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Collection de la Maison de l'Orient

méditerranéen ancien. Série


littéraire et philosophique

Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin


du Ve siècle av. J.-C.
Madame Danièle Aubriot-Sévin

Citer ce document / Cite this document :

Aubriot-Sévin Danièle. Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du ve siècle av. J.-C. Lyon : Maison
de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1992. pp. 3-604. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen ancien.
Série littéraire et philosophique, 22);

https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_1992_mon_22_1

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Daniele AUBRIOT-SEVIN

PRIERE ET CONCEPTIONS

RELIGIEUSES

en Grèce ancienne

jusqu'à la fin du Ve siècle av. J.-C.

Ouvrage publié avec le concours du Conseil Général du Rhône


et de l'Association des Amis de la Maison de l'Orient

COLLECTION DE LA MAISON DE LORIENT MÉDITERRANÉEN N° 22


SÉRIE LITTÉRAIRE ET PHILOSOPHIQUE 5
Πέρας γαρ ούδεν μή δια γλώσσης Ιόν
Eur., Suppl. 112

« Rien n'aboutit qu'au moyen du langage »

AVANT-PROPOS

Ce livre est issu de ma thèse de Doctorat d'État, soutenue en janvier 1990 à la


Sorbonne. M. Jacques Bompaire, rapporteur, M. François Jouan, président du jury,
après m'avoir beaucoup aidée de différentes manières, m'ont fait l'honneur d'insister
pour qu'elle soit adaptée à la publication : à tous deux je suis très redevable. Le sujet
m'avait été proposé, voici de nombreuses années, par M. Fernand Robert dont la
disparition récente, si vivement ressentie par tous, constitue pour moi une perte
inestimable : je serais bien en peine de donner, de tout ce que je lui dois, une
expression qui soit à la mesure de mon admiration, de mon attachement, de ma
reconnaissance. Aussi est-il naturel que je dédie ce volume, qu'il se réjouissait de voir
paraître, à sa mémoire.
Ce témoignage de piété quasi filiale ne diminue en rien la dette qui m'oblige, à
des titres divers, envers les regrettés Victor Goldschmidt et Robert Clavaud, tout
comme envers Mme de Romilly et MM. Jean Irigoin, André Motte, Jean-Louis Perpillou.
Pour l'évolution de mon travail aussi bien qu'en vue de sa publication, directement ou
non, MM. Daniel Babut et Jean Pouilloux m'ont prodigué tant d'encouragements et
d'aides de toute sorte qu'il m'est impossible d'en faire le compte : la relecture
minutieuse des différents états de ce texte n'en est que la partie la plus visible, mais
l'attention, la sympathie, la confiance qu'ils m'ont témoignées m'ont fourni le meilleur
soutien. Enfin, l'équipe des publications de la Maison de l'Orient s'est dépensée avec un
zèle admirable. Que tous veuillent bien trouver ici l'expression de mes remerciements
les plus vifs.
Enfin diverses améliorations, des plus menues aux plus importantes, m'ont été
suggérées lors de la soutenance : j'ai eu plaisir à les mettre à profit et je tiens à
exprimer ici toute ma reconnaissance à chacun des membres du jury.
Mais ce livre, par rapport à la thèse dont il est issu, offre nombre de
modifications. Destiné à un public cultivé, mais point nécessairement spécialiste, il a été
AVANT-PROPOS

allégé de certaines argumentations trop techniques : le lecteur curieux en trouvera la


substance dans des articles signalés en note. Sans sacrifier la rigueur ni le recours aux
textes, sans lesquels il n'est pas de réflexion qui vaille, cet exposé se voudrait
accessible à l'honnête homme, en même temps qu'utile à l'historien, au philosophe, à tout
lecteur intéressé par les réalités religieuses. Si, en éclaircissant des points de
vocabulaire controversés, il peut contribuer à revenir sur des idées encore souvent admises
et à reconsidérer l'orientation et la valeur des conceptions religieuses de la Grèce
ancienne, son but sera atteint.
Les traductions des textes grecs, sauf exceptions signalées, seront empruntées aux
éditions des Belles Lettres (Collection des Universités de France).
*
INTRODUCTION

II ne nous est pas facile de comprendre une religion polythéiste. Comme l'écrivait
déjà voici vingt-cinq ans J. Rudhardt : « Celui qui étudie une religion antique
rencontre une difficulté fondamentale : il peut en énumérer les dieux, en recenser les
croyances, en analyser les rites, mais comme il ne croit pas à l'existence de ces dieux,
à la vérité dé ces croyances ni à l'efficacité de ces rites, ils lui demeurent étrangers et,
dans cette étrangeté, incompréhensibles » 1. Plus récemment encore, A. Motte faisait
encore observer que la religion grecque est occultée d'un côté par la mythologie et de
l'autre par les pratiques ritualistes 2. Eu égard à ces difficultés, l'étude de la prière
pourrait sembler un moyen précieux d'approcher cette religion de l'intérieur, en
replaçant l'observateur dans les préoccupations des fidèles, en le plongeant d'emblée au
cœur de ce qui concerne la relation à la divinité, et en ouvrant des perspectives
directes sur les conceptions religieuses. Mais l'entreprise est loin d'être simple. Car,
justement à proportion de son caractère « intérieur » qui doit la rendre
particulièrement utile pour « comprendre », la prière constitue un poste d'observation
encore plus sujet à caution qu'un autre. C'est que, s'il est d'une manière générale bien
difficile d'entendre s'intéresser aux conceptions religieuses d'une religion païenne sans
projeter à son insu des notions anachroniques, cela est particulièrement vrai de ce
domaine où interviennent plus qu'ailleurs les rapports personnels, où il est plus délicat
de faire abstraction de ses conceptions intimes, conscientes ou inconscientes. Même
en étant attentif à cette embûche, on demeure trop facilement la proie de présupposés
qui ne se laissent pas aisément identifier comme tels dans le contexte monothéiste qui

• On trouvera écrit en capitales le nom des auteurs d'ouvrages directement utiles à l'étude
de la prière : la liste alphabétique s'en trouve dans la première partie de la bibliographie, en fin
de volume ; sont en minuscules les noms des auteurs d'ouvrages occasionnellement cités et
d'intérêt plus général : leur liste forme la seconde partie de la bibliographie.
1. C'est la remarque liminaire de Rudhardt, 1964, p. 189. Cet article serait à citer
intégralement.
2. Motte, 1986 a, p. 112.
INTRODUCTION

est le nôtre depuis deux mille ans. Essayons d'évoquer rapidement les principaux
écueils à éviter.
Des contemporains n'ont pas pu s'empêcher de succomber au préjugé que
l'élément le plus précieux de la prière était de toute évidence un certain caractère
d'intimité, ou le mouvement d'adoration qui s'y inscrit parfois aussi. Ainsi voit-on
fleurir (sans le moindre commencement de la justification qui serait nécessaire quand
il s'agit de la Grèce antique), des affirmations comme celle de la primauté de la prière
individuelle 3, ou celle de la supériorité des hymnes 4. La contradiction qui existe entre
ces deux attitudes aide à mesurer ce que l'une et l'autre comporte d'arbitraire ; mais
chacun des deux auteurs, prisonnier de son point de vue, avait sans doute l'impression
de formuler un postulat irréfutable, situé assurément aurdelà de toute démonstration
possible ou même souhaitable. Encore la part de contingence mise en lumière par ce
genre de divergences dans les idées préalables n'est-elle pas le seul dommage que
suscite cette façon de procéder. Il en est un autre, plus grave : c'est que prendre les
choses dans ce sens interdit toute possibilité de comprendre la prière grecque, pour le
cas où d'aventure ces critères (de l'intimité, de l'intensité de l'adoration) ne lui seraient
pas, en fin de compte, applicables - ce qui est au moins probable, s'agissant d'une
religion à tous égards si différente de celles qui nous sont familières. Il est pour nous
regrettable (mais peut-être significatif) qu'à la différence de ce qu'ils ont élaboré pour
le sacrifice, les Grecs n'aient pas, de la prière, organisé de commentaire mythique
permettant de construire un système symbolique original 5, qu'ils n'aient pas davantage
transmis d'indication circonstanciée et précise concernant le bon usage des prières.
Mais c'est ainsi.

3. KLUG, p. 6. Dans son livre La prière, qui fait autorité sur le sujet, HEILER s'aventure
beaucoup, semble-t-il, en écrivant l'assertion suivante : « Sans aucun doute, la première prière
prononcée fut un appel désespéré adressé à un être supérieur » (p. 54). Plus récemment,
MEHAT affirme encore que la prière est un « acte relevant de la vie intérieure » : col. 2202. On
voit dans quel cercle vicieux font tourner les jugements préconçus : si l'on part d'un postulat de
ce genre, on est amené à dénier le nom de prière par exemple à la célèbre formule des Mystères
d'Eleusis, ΰε κύε (MEHAT, col. 2203 : « C'est un élément d'un rituel de fécondité agraire à
base de symbolisme sexuel, qui relève de la magie et non de la prière ») ; dès l'instant qu'on ne
la compte pas au nombre des prières, on ne l'étudié pas comme telle ; et à partir du moment où
l'on a restreint son corpus aux prières qu'on veut bien accepter d'appeler ainsi, on est condamné
à devoir se passer de tous les témoignages qui auraient été les plus propres à faire comprendre la
spécificité de la prière antique par opposition à la prière chrétienne.
4. DES PLACES, 1969 : « L'hymne, cette forme supérieure de la prière » p. 220 ; cf. p.
153. On trouve par ailleurs ici et là la suggestion d'une dichotomie possible, entre la tentation de
la magie et l'effort vers le « spirituel » (p. 213) ; d'une manière générale, il ne semble pas que le
vocabulaire chrétien (« rémunérations temporelles » p. 267) soit vraiment adéquat.
5. Cf.Vernant,1981,p. 11.
INTRODUCTION

Οι chercher à apprécier la prière grecque à la lueur de conceptions modernes


conduit à fausser irrémédiablement les tentatives. Tantôt on a mis l'accent sur un
aspect de contrat plus ou moins mercantile, ou sur une tentative de contrainte plus ou
moins « magique » 6 : ces remarques allaient de pair avec une certaine réprobation,
tacite ou explicite ; tantôt au rebours ont été recherchées les traces de relation fervente,
voire personnelle et intime à la divinité (les seules jugées estimables) : la découverte
de ces indices s'accompagnait d'un vrai soulagement, car leur présence semblait suffire
à excuser les marques d'extériorité qu'on ne peut se dispenser de lire partout ailleurs 7.
Toujours est-il que les uns et les autres se sont préoccupés, soit de constater avec
déception que la prière grecque n'était pas exempte de tout caractère intéressé, soit au
contraire de faire observer avec satisfaction qu'elle avait pu, à l'occasion, se hausser à

6. Cela se produit surtout quand la prière grecque est étudiée en bloc avec la prière romaine
(VON LAS AULX), ou quand on en reste à un mode d'approche extérieur. Mais VERSNEL a pu
apporter un correctif à l'idée reçue (1981 a, p. 4) selon laquelle l'antiquité ignora (ou peu s'en
faut) les prières de gratitude, en montrant que la reconnaissance s'exprimait à travers έπαινος
(p. 50 sq.) et μνήμη (ρ. 59 sq.). Rudhardt a excellement exprimé le double risque qui guette
ceux qui s'intéressent à la religion grecque : lui faire perdre « sa spécificité religieuse ou sa
spécificité hellénique » (1964, p. 191 sq.). Quant à la question de la « contrainte » que le fidèle
aurait prétendu exercer sur le dieu par la prière, ce savant, dont la recherche s'appuyait
uniquement sur les textes, est revenu à plusieurs reprises sur son manque de fondement
(RUDHARDT, 1958, p. 193 ; 197-8 ; 199).
7. D'une manière générale, quand des modernes ont entrepris de se pencher sur la prière
grecque, ils ont été tentés de la disculper des « tares » qu'on pouvait lui imputer, en montrant
qu'elle n'avait pas tout à fait ignoré ces « formes les plus hautes » que sont l'adoration confiante
et la communion. C'est là la démarche de prédilection de A.J. Festugière dans un livre au titre
aussi éloquent que L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile : Festugière, 1981 (1932) ; mais
aussi dans Festugière, 1950 a, on trouve, p. 51 : «Le culte matérialise les sentiments de
l'âme » ; (cf. encore p. 358 sq., ou Festugière, 1954, p. 10, ou encore en général Festugière,
1977). Cette tendance est illustrée surtout par DES PLACES (cf. en partie. 1959 b, p. 511 ; et
1967, p. 465). Encore cette approche « moralisée » de la prière grecque n'est-elle que la
perpétuation d'une tradition bien établie : on peut citer aussi bien Brémond, La piété grecque,
que H. SCHMIDT (p. 3-6) ou BRAUNE (p. 14). En contraste avec ces tendances apologétiques,
K. VON FRITZ a brossé un tableau très équilibré quand, reconnaissant (p. 7 à 10, et encore p.
16) qu'une prière mystique et méditative n'a pu trouver en Grèce à haute époque un climat
favorable (et que même, une tentative d'union personnelle à la divinité aurait été regardée non
comme pieuse, mais comme impie), il souligne en revanche la part importante de la louange et
de l'adoration (p. 38). Dans la même ligne, Rudhardt a vigoureusement dénoncé cette tendance
- au reste ancienne (cf. Clément d'Alexandrie, Protrept. VI, 68 sq. ; VII, 73 sq.) - à tenir les
croyances antiques pour une première approximation des religions ultérieures (monothéisme
primitif, ou même christianisme) : voir RUDHARDT, 1958, p. 3, n. 2 (et aussi Rudhardt, 1964,
p. 189). Signalons que d'une manière générale, nous reprendrions volontiers à notre compte les
considérations méthodologiques qu'il expose dans ses pages 3 à 6. Bien plus : reconnaissons
d'emblée qu'en ce qui concerne la réflexion globale sur le polythéisme, sur la religion grecque,
notre dette à l'égard du savant genevois est incommensurable.
10 INTRODUCTION

un autre plan, estimé moralement supérieur. Les deux attitudes semblent trahir une
certaine gêne - ce qui est tout à fait hors de propos. Ce qu'il faut, c'est tenter de se
libérer de toute habitude de pensée, tant pour éviter de partir de prémisses fausses, que
pour s'abstenir de tout jugement moral déplacé. La seule chose qui nous intéresse ici
est de guetter la relation originale à la divinité que les prières grecques se trouvent
éventuellement exprimer.

Mais les efforts qu'on peut faire en ce sens sont plus ingrats en cette matière
qu'en aucune autre. Ces difficultés aident à saisir pourquoi on trouve relativement peu
d'appui dans les publications antérieures. Cette constatation est la première qui
retienne l'attention de H. Limet quand il présente les Actes du Colloque consacré à
L'expérience de la prière dans les grandes religions 8 : « La prière, mode spécifique
de relations avec la divinité, ce dialogue dont on n'entend jamais qu'un protagoniste,
est une démarche fondamentale de toutes les religions. Il serait normal, par
conséquent, qu'on en ait souvent traité, mais, constatation surprenante, il n'en est
rien ». En effet la prière (en Grèce pas plus qu'ailleurs), n'a guère fait l'objet de
nombreuses recherches, et celles qui existent n'abordent que timidement son rapport
avec les conceptions religieuses, si bien que la disproportion semble immense, entre
l'intérêt du sujet, et le nombre ou l'étendue des travaux qui lui sont consacrés. Ainsi, il
n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur la prière grecque, et K. von Fritz pouvait à juste
titre se plaindre de ce que 9 personne ne s'est vraiment intéressé à « what would seem
the most important aspect of prayer as an expression of ancient Greek religion,
namely, the characteristic relation between the praying individual and the deity or

8. Limet, p. 14. Faisons observer à titre de curiosité qu'on chercherait en vain la rubrique
« prière » à l'index de La cité antique de Fustel de Coulanges, mais aussi à celui de Dietrich,
1974 (et l'on pourrait multiplier les ex.). Voir aussi les remarques de MEHAT au seuil de son
art., col. 2202. L'importance de la prière dans une religion est proclamée très régulièrement dans
des ouvrages extrêmement divers par leur date comme par leur point de vue : cf. HEILER, p. 8
sq., citant un grand nombre de théologiens ; Berguer, p. 153-4 ; PULQUERIO-FUTRE, p. 60-1.
Mais il faut prendre garde que dans l'esprit de la plupart des théologiens cités par HEILER (à
qui tout le monde renvoie à son tour), il est question de « prière intérieure », de « vie religieuse
de l'âme », de « dignité morale », d'intimité, de confiance ou d'abandon, toutes notions dont il
reste à prouver qu'elles pourraient n'être pas déplacées dans la religion grecque, pour la période
qui nous occupe.
9. VON FRITZ, p. 5. Remarquant la relative désaffection qui a atteint la question
spécifique de la prière, alors que les ouvrages sur la religion grecque étaient déjà nombreux, ΓΑ.
relie cet état de fait à l'observation que nous ne trouvons pas dans les prières grecques les
qualités que nous sommes habitués à tenir pour caractéristiques des formes les plus hautes de la
prière dans les autres religions (p. 6). Il parle en effet d'une séparation irrémédiable entre
hommes et dieux (« unpassable », p. 9 ; « unbridgeable », p. 11, « gulf between men and
gods » ; cf. encore p. 16).
INTRODUCTION 11

deities invoked ». Ce regret, qui maintenant date de quatre décennies, est presque
toujours de saison. Pourtant K. von Fritz lui-même a commencé sur le champ à
combler ce vide avec une fermeté et une justesse admirables dans un article bref : sans
étude de détail antérieure, il offre une réflexion systématique, soucieuse de prendre en
compte tous les aspects de la question - quoiqu'il reste plus qu'évasif sur la question
du vocabulaire. L'ouverture de ses préoccupations ainsi qu'une étonnante perspicacité
confèrent à ce travail la valeur d'outil de référence qu'il se proposait d'atteindre. Par
ailleurs dès 1958 les Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes
constitutifs du culte dans la Grèce classique de J. Rudhardt comprenaient un chapitre
consacré aux prières, qui constitue aussi une approche remarquablement neuve et libre
d'esprit de la question. Malheureusement, à ces aperçus près, il n'existe pas, pour la
prière dans la religion grecque, d'ouvrage à la fois global et spécifique 10 car aucune
tentative, à notre connaissance, n'a été accomplie pour considérer les prières grecques
dans toute l'étendue de leurs divers aspects.
Cependant, le sujet n'est pas vierge pour autant. La bibliographie est loin d'être
inexistante, et la prière en Grèce a donné lieu à différentes « vagues » de travaux. Le
début du siècle a vu paraître quelques études descriptives si générales qu'elles
englobent même parfois la religion romaine n. Le pendule de la mode semble être

10. Le chapitre sur les prières dans RUDHARDT, 1958, se trouve aux p. 187-202. En dépit
de son titre, le livre de Segond, La prière, n'est d'aucune utilité pour la Grèce ancienne (il faut
dire que les têtes de chapitre en sont « recueillement », « aspiration », « sentiment de
présence ») Celui, homonyme, de HEILER, n'est pas spécifiquement consacré à la prière
grecque. Les ouvrages généraux sur la religion grecque se révèlent le plus souvent assez
pauvres d'informations concernant la prière : ni Wilamowitz (1931), ni Nilsson, G.G.R. (1941),
n'apportent sur ce chapitre de grandes lumières. Nous n'avons pas pu consulter Papachatzis,
1987. Les articles de dictionnaire, si intéressants soient-ils, ne sauraient prétendre vider la
question (ne serait-ce que par la nécessité où ils sont de procéder par articles séparés, ou de se
lancer - en l'absence d'un consensus - dans des synthèses discutables). Si l'on veut proposer une
liste récapitulative des principaux articles disponibles, on mentionnera les suivants :
GREEVEN ; VON SEVERUS ; MICHEL ; Kötting ; CALAME, 1973 ; EBNER, 1973 a ;
BECK ; MEHAT. Les rubriques des art. se rapportant à la prière dans le D.A. et dans la R.E.
sont énumérées infra dans la n. 23, avec la remarque qu'on y relève d'étonnantes lacunes. Pour
l'art, de MAIR dans YE.R.E., cf. infra, n. 24. Notons enfin que Townsend-Vermeule comporte
un passage cursif sur ευχή et άρή, ρ. 100.
1 1. Le XIXe siècle et l'aube du XXe ont vu se multiplier les études relatives à « la prière »
(HEILER, Segond), à ses différentes formes « chez les Grecs et les Romains » (VON
LASAULX, VOULLIEME, AUSFELD ; il est significatif d'observer qu'en 1986 MEHAT parle
encore de « saisir dans ses grands traits ce que fut la prière chez les Grecs et les Romains », col.
2203) ; à l'usage qui en est fait par les orateurs (KUETTLER), ou par différents auteurs
(PFIFFNER) ; au jugement qui est porté sur elle par les philosophes (H. SCHMIDT ; cet auteur
cite trois études antérieures dt caractère général, que nous n'avons pu consulter : celles de
Brouerius de Niedeck, de Stëïidlin, p. 135-68, de Chételat) ; aux rites (MEULI ; STENGEL,
12 INTRODUCTION

revenu ensuite vers des recherches au contraire précises, qui ont donné lieu à des
monographies 12, consacrées soit à un auteur, soit à un aspect particulier de la question
(par exemple les gestes de la prière). Enfin sont venues les nécessaires recherches de
vocabulaire, suivies d'aperçus relativement synthétiques dont l'un en tout cas est né de
l'intérêt porté dans ces dernières années aux « mentalités » 13. Mais les constatations
dispersées qu'on peut ainsi glaner sont trop souvent loin de répondre à l'attente et de
préparer le terrain à une vue d'ensemble : rares en effet sont ceux qui se sont
abstenus 14 de toute généralisasion hâtive ; au contraire, la plupart de ces travaux,

1898 ; STENGEL, 1910 ; SCHWENN). Parallèlement, étaient étudiés le serment (ZIEBARTH,


1892) ; la malédiction (VALLOIS ; et, d'un point de vue différent, J.Th. Kakridis, 1929).
12. Monographies consacrées à des auteurs : KÜHNLEIN (orateurs) ; STRITTMATTER,
1922 (Eschyle) ; 1925 (Homère) ; BECKMANN (Homère) ; KLEINKNECHT, 1937
(comiques) ; CREAGHAN (Sophocle) ; RAMSEY (Eschyle) ; KLUG (lyriques) ; HORN,
(Aristophane) ; LANGHOLF (Euripide). RAMSEY qui range les prières en fonction de leur contenu
(requêtes, actions de grâces, serments, malédictions, plaintes, exclamations) peut être cité en
exemple de l'inutilité d'un classement « fonctionnel » moderne. Monographies consacrées à une
question : la forme (ZIEGLER, 1905) ; les hymnes (KEYSSNER) ; le mode d'élocution
(SUDHAUS ; BALOGH) ; les gestes et les attitudes (VOULLIEME ; SITTL ; Ch. PICARD,
1936 a ; DELATTE, 1951 ; NEUMANN ; VAN STRATEN, 1974).
13. Pour les travaux relatifs au vocabulaire, voir infra, n. 23. Sur la « mentalité religieuse »,
cf. VERSNEL, 1981 a. Des Places est à mettre à part ; car ses exposés, en dépit de titres parfois
généraux, ne sont souvent fondés que sur un certain nombre, très limité, de textes qu'il estime
révélateurs : la prédilection de ΓΑ. le porte vers les prières cultuelles (ou les hymnes). On voit
bien contre quoi s'effectue sa réaction : contre la tendance, qui dans certaines conditions peut
être dommageable il est vrai, à ne considérer pour l'étude de la prière que des sources littéraires.
Mais son désir d'authenticité lui-même n'est pas sans risque ; car à privilégier comme il le fait
volontiers quelques témoignages, principalement hymniques, dont on est sûr qu'ils ont servi
dans le culte, (donc en excluant les hymnes réputés littéraires), d'une part il se condamne à
parler de la prière en s'appuyant surtout sur des hymnes (ce qui est cohérent avec l'idée
préalable dont nous avons parlé, supra, n. 4, mais qui au moins exigerait discussion ou
démonstration avant d'être admis) ; d'autre part il se contraint à rapprocher des textes d'époques
très diverses, ce qui ne va pas de soi, même si l'on veut bien faire droit à son argument selon
lequel un certain conservatisme religieux autorise ces juxtapositions : ce n'est vrai que dans une
certaine mesure, et nous restons pour notre part extrêmement gênée de voir le dithyrambe d'Élis
mis sur le même plan que l'Hymne de Mésomède (DES PLACES, 1969, p. 153 sq.). Il est fait
allusion ici à deux articles relatifs à la prière cultuelle : DES PLACES, 1959 a et b. Ces textes
sont repris (à quelques petites modifications près) dans DES PLACES, 1967 ; un chapitre
« Prière cultuelle » se retrouve encore dans la troisième section de DES PLACES, 1969 (p. 153-
70). De ces exposés très voisins, le plus complet est celui de 1959 a. Il s'intéresse
successivement à : la prière dans la poésie classique ; la prière cultuelle ; la prière des Mystères
d'Eleusis ; la prière des philosophes ; la prière pour les morts ; l'extase ; la prière au dieu
inconnu.
14. Comme PERPILLOU, 1972.
INTRODUCTION 13

reflétant la conscience d'une lacune dans un domaine important, ont eu le souci


d'apporter une contribution qui ouvrît des perspectives, quand elle ne débouchait pas
sur des conclusions - ambition téméraire pour des études qui ne s'étaient pas toujours
donné les moyens d'y prétendre 15.
Cela n'est pas dit dans un esprit de dénigrement. Il est juste en effet de
reconnaître qu'entre les deux pôles, de l'extrême généralité et de l'extrême précision,
l'équilibre est difficile à trouver. Si la généralité expose aux jugements préconçus, les
monographies consacrées à un auteur, qu'elles se présentent sous forme d'article 16, ou
même sous forme de dissertation ou de chapitre de quelque étendue 17, échouent à
laisser concevoir une notion globale de la prière en Grèce : on demeure frappé du
caractère forcément descriptif et partiel de leurs constatations ; mais en même temps,
on est obligé de prendre acte de l'impossibilité d'aller plus loin tant qu'on s'en tient à
des descriptions ; examiner la question de la prière, même globalement mais chez un
seul auteur, ne peut mettre en mesure d'esquisser, à partir d'un terrain d'enquête si
limité, une réflexion de quelque amplitude qui soit fondée. Aussi les meilleurs de ces
travaux offrent-ils les qualités de ce qu'on pourrait appeler une « exhaustivité
fragmentaire » ; mais en aucun cas ils ne sauraient permettre d'accéder à des
conclusions générales solidement assurées.
A fortiori en va-t-il de même des recherches qui ont attaqué la question d'un
point de vue très particulier, au reste fort utile, comme les aspects uniquement
formels 18, ou uniquement rituels 19. Quant aux courtes dissertations de la fin du siècle

15. Cf. par ex. Delatte et sa théorie de la supplication (DELATTE, 1951) ; l'A. prétend
trouver un caractère social aux origines de la supplication, et soutient que ce rite se serait étendu
au domaine religieux en vertu des conceptions anthropomorphiques de la religion grecque. Les
travaux plus récents montrent en général plus de circonspection. Ainsi on pourrait encore citer,
si l'on veut rester dans les mêmes préoccupations, la question de savoir dans quelle mesure il est
juste de dire que « les Grecs s'agenouillaient devant leurs dieux », pour reprendre le titre d'un
article qui a fait quelque bruit (VAN STRATEN, 1974). Ce titre lui-même, assez elliptique, ne
précise pas (mais tout le développement montre) qu'il s'agit de prière ; mais de quel genre de
« prière » ? de celle qui est désignée par quel mot grec ? On a peu de chances de saisir le fil
directeur qui préside aux usages embrouillés correspondant à ce qu'on appelle « la prière » en
Grèce, si l'on n'a pas examiné les différentes sortes de prières qui coexistaient en Grèce antique
- et encore cet examen ne peut-il se révéler fécond qu'à condition d'avoir été mené « de
l'intérieur » (entendons par là cette fois en partant des termes mêmes qui désignent la prière,
comparés aux usages mis en pratique). Mais il faut reconnaître qu'en l'occurrence, l'auteur a la
prudence d'en rester à une description et de ne pas échafauder de théorie.
16. Cf. à titre d'ex., BICKEL ou LANG.
17. Voir les réf. mentionnées supra, n. 12.
18. Sur la syntaxe, sur les hymnes, cf. ZIEGLER, 1905, ou KEYSSNER.
19. Comme par ex. les gestes, la prolation sonore ou inaudible : cf. les travaux cités supra,
n. 12.
14 INTRODUCTION

dernier ou du début de ce siècle, qui n'ont pas abdiqué toute prétention globalisante,
elles présentent les qualités et les défauts des travaux universitaires de cette époque :
brèves et synthétiques au point de mêler souvent les époques et les civilisations, elles
valent par l'aperçu apparemment commode qu'elles offrent, mais, plus sensibles aux
points communs qu'aux différences entre les auteurs, les genres, les périodes, les mots,
elles ne cherchent pas à entrer dans le détail des faits. Entre autres défauts, elles ont
ceci de particulièrement nocif qu'elles sont responsables de l'idée reçue 20 selon
laquelle la prière antique, grecque aussi bien que romaine, était un marchandage fondé
sur le principe dit du « do ut des » : comme les instruments de travail ont continué trop
longtemps de répercuter fidèlement les résultats de ces dissertations anciennes ou du
moins ne les ont pas infirmés, cette idée et son expression latine circulent encore à
propos de la religion grecque, en dépit de quelques mises au point sporadiques 21.
Enfin certaines études récentes ont tenté, par des méthodes différentes, de dégager
quelques constantes de la prière grecque : E. Des Places par le biais de ce qu'il appelle
(sans distinguer entre prière et hymne) la « prière cultuelle », dont l'authenticité lui a
paru propre à offrir des garanties suffisantes et indiscutables, et H.S. Versnel en
s'intéressant à la « mentalité ». Toutefois, ce dernier reconnaît 22 qu'il est difficile de
trouver une spécificité à la prière grecque, du point de vue thématique ou émotionnel.

20. Au nombre de ces recherches on peut citer VON LAS AULX ; BRAUNE, p. 10 ; et
même AUSFELD. A vrai dire, la préoccupation prétendument mercantile des prières n'est pas la
seule idée reçue qui se soit colportée de génération en génération : on pourrait ajouter, au plan
syntaxique, la conviction que l'optatif est plus « respectueux » que l'impératif (elle sous-tend les
exposés de Humbert : dans sa Syntaxe grecque, il parle p. 119 à propos du premier mode, de
« souhait poli », et p. 123 à propos du second, d'ordre ; on pourrait aussi évoquer la question des
temps de l'impératif, débattue ibid. p. 181) ; on pourrait mentionner encore, en ce qui concerne
le schéma, l'affirmation, passée dans les travaux de vulgarisation comme une certitude acquise,
selon laquelle une prière grecque est normalement organisée en trois parties (voir par ex.
Chamoux, p. 196). Toutes ces questions formelles seront examinées dans notre chap. ΠΙ.
21. Cf. par ex. HEILER, p. 158. Mais en 1975, on trouve encore des prières classées selon
les rubriques « do ut des, da quia dedi, quia dedisti », etc. (LANG) ; et en 1973, CALAME se
réfère encore au « schéma traditionnel du do ut des » (col. 1169). L'étude de FESTUGIERE
« 'Av# ών. La formule " en échange de quoi " dans la prière hellénistique », (FESTUGIERE,
1976), a montré depuis que la notion de réciprocité présente dans beaucoup de dédicaces « n'a
pas le côté sordide d'un contrat », mais qu'il s'agit d'un échange amical de bons procédés - et ce,
depuis le VIIe siècle.
22. VERSNEL, 1981 a, p. 10. Il est dans ce contexte d'autant plus important de souligner
une fois de plus la nouveauté du double apport de VON FRITZ et de RUDHARDT, 1958 -
d'autant que ce dernier travaillait dans des conditions qui ne lui permettaient pas d'avoir accès à
l'article de son prédécesseur. Lui aussi observe que, de la communication que le Grec cherche à
établir avec les dieux, il semble « n'éprouver aucune jouissance, aucune émotion spécifique. La
prière du Grec, de ce point de vue, n'est pas une oraison » (p. 201). En cette absence d'émotion
précisément pourrait bien résider une spécificité de la prière grecque.
INTRODUCTION 15

Ce faisant, il met en évidence l'inconvénient majeur qu'il y a, quel que soit l'intérêt des
remarques qu'il peut faire par ailleurs, à ne pas considérer la forme.

*
* *

Aussi bien aurait-on dû se sentir gêné (pour parler de « la » prière en Grèce) par
la constatation qu'il y a, en grec précisément, au moins trois verbes capables
d'exprimer ce que nous mettons sous ce mot « prière » : εύχομαι, άράομαι, et
λίσσομαι. Cela aurait dû rendre attentif à la possibilité au moins virtuelle de trois
types de prières différents. Avec les progrès de la philologie, divers travaux à peu près
contemporains les uns des autres ont contribué à éclaircir séparément le sens de tel ou
tel de ces verbes servant à exprimer l'idée de prière 23. Mais dès 1918 un premier
tableau général était brossé par Mair dans la grande encyclopédie britannique de
religion et de morale 24. L'auteur y présentait ainsi le rapport entre les trois verbes :

23. BOLELLI ; CITRON ; ADKINS, 1969 a ; BENVENISTE, 1969, II, p. 237 sq. ;
PERPILLOU, 1972 ; MUELLNER ; REYNEN. On aurait pu trouver normal de rencontrer un
semblable classement, selon les mots, dans les encyclopédies, car c'est une pratique qui
ressemble assez à celle d'un dictionnaire. On est surpris de constater qu'il faut attendre les
encyclopédies récentes (Th. Wb., L.F.E.) pour la voir se généraliser. Le R. L. possède bien de
courts articles Ara, Arantides, et Litai, mais, comme on pouvait le prévoir, il examine ces mots
du point de vue de la mythologie et non de la religion. On chercherait en vain dans la R.E. un
article Eukhe. On trouve bien Ara (WERNICKE BÜRCHNER), Litai (J. SCHMIDT) et Litaios
(KRUSE) ; ou Hymnos (WÜNSCH, 1914), Paian (BLUMENTHAL), Dithyrambos (CRUSIUS,
1903) ; sont recensés également Kultus (Pfister, 1922), Epiphanie (PFISTER, 1924 a), Mageia
(Hopfner), Epode (Pfister, 1924 b), ou encore Eid (ZIEBARTH, 1905), Erirys (WÜST),
Exsecratio (PFAFF), Fluch (ZIEBARTH, 1909), Fluchtafeln (ZIEBARTH, 1940) ; mais point
de Eukhe ni même de Gebet. On se doute que la multiplicité des rubriques et des auteurs ne
permet pas d'espérer une perspective générale (encore moins une théorie) de la prière en Grèce.
Et il en va de même dans le D.A., où il faut aller chercher les renseignements un peu partout
aussi, entre autres s.v. Adoratio (SAGLIO), Cyclicus Chorus (Castets & Pottier), Devotio
(BOUCHÉ-LECLERCQ), Donarium (HOMOLLE), Hymnus (REINACH, 1900), Jusjurandum
(GLOTZ, 1900), Magia (Hubert), Paean (REINACH), Saltatio (Séchan), Salutatio (FABIA),
Votum (TOUT AIN). De surcroît, la terminologie latine n'aide pas - mais il faut dire que c'est
encore pire dans la R.E., qui mélange les noms allemands, latins, et grecs. Le premier
dictionnaire à avoir consacré un véritable article à εύχομαι (après άρα) est le Th.Wb. : άρά
(BUCHS EL) ; εύχομαι (GREEVEN). On y trouve une brève description de « l'évolution » du
sens de άράομαι, selon laquelle ce verbe, chez Horn., signifiait volontiers « prier », tandis que
dans le N.T. il exprime la malédiction. Quant à εύχομαι, le développement qui lui est consacré
se ramène à l'idée qu'il marque la demande ou l'appel adressés au dieu. Pour ce verbe
également, l'étude se présente selon un plan chronologique. C'est dire que la méthode est
uniquement descriptive (mais sans doute est-ce prudent dans un résumé si succinct).
24. L'E.R.E. mérite une mention spéciale, en raison de la clarté et de la perspicacité avec
lesquelles MAIR a rédigé la rubrique Prayer. En un espace remarquablement réduit, il a trouvé
16 INTRODUCTION

εύχομαι serait le terme « normal » pour exprimer l'idée de prière ; il serait relatif au
futur. Λίσσομαι impliquerait des prières propitiatoires, ou de pénitence ; il serait
relatif au passé. Quant à άράομαι, il pourrait, soit constituer un équivalent
approximatif de εύχομαι (principalement chez Homère), soit désigner la malédiction
(comme on le constate dans la tragédie). Mair insiste bien sur le fait que deux de ces
mots, sur les trois, connaissent aussi un emploi séculier, εύχομαι pouvant signifier à
peu près « se vanter de », et λίσσομαι étant susceptible d'emploi dans des rapports
« horizontaux » (par exemple d'homme à homme) ; en sorte que άράομαι demeure le
seul verbe à ne pouvoir être utilisé que dans un sens religieux. Ajoutons pour notre
part qu'encore faudra-t-il s'interroger, même à l'intérieur de ce registre, sur ce que
signifie ce double usage d'un même verbe, à la fois pour la prière aux dieux et pour la
malédiction contre d'autres hommes ; car il peut sembler paradoxal que le seul des
trois verbes absolument impropre à désigner autre chose que des rapports à la
puissance divine, soit en même temps celui qui, dans le cas de la malédiction, souffre
le rapport le plus facultatif à la divinité. Dans ce tableau, on le voit, άράομαι est le
seul verbe qui possède une spécificité religieuse, et λίσσομαι le seul qui possède une
spécificité sémantique, εύχομαι représentant le cas le plus complexe d'un verbe qui
joue sur les deux registres, social et religieux, et ce, avec deux sens différents.
Par la suite A. Corlu, dans sa thèse spécifiquement consacrée aux « mots relatifs
à l'idée de prière », s'est attaché à élaborer une nouvelle synthèse qui permît de
proposer une interprétation d'ensemble concernant au moins le vocabulaire 25.
Considérant successivement les trois verbes εύχομαι, άράομαι, et λίσσομαι dans leurs
emplois « d'Homère aux tragiques », son étude a débouché sur un essai de définition
des trois familles les unes par rapport aux autres. Il arrive ainsi à opposer la première à
la seconde en ce que άράομαι (qui devait ultérieurement servir à exprimer la
malédiction) aurait signifié plutôt originellement « prier contre autrui », tandis que

le moyen de donner un aperçu suggestif des rapports qui unissent entre eux les verbes aptes à
exprimer l'idée de prière, en même temps qu'il examine les points essentiels concernant la
formulation d'une prière. Il offre, à notre connaissance, le résumé le plus commode et le plus
précis sur la question. En ce qui regarde le vocabulaire, il observe, - anticipant les constatations
énoncées également par Benveniste - que λίσσομαι est à rapprocher de litare (BENVENISTE,
1969, II) ; et s'il faut maintenant, à la lumière du mycénien et des travaux qui ont été plus
récemment menés sur εύχομαι (cf. surtout PERPILLOU, 1972), revenir sur l'opposition qu'il
croyait pouvoir établir entre ce verbe et λίσσομαι, en ce que l'un aurait été relatif à l'avenir et
l'autre au passé, on peut dire néanmoins qu'il établit, à propos de λίσσομαι et des λιταί, une
série de constatations pertinentes (en particulier en faisant valoir leur usage dans le contexte de
ce qu'il appelle « atonement », et qui tient à la fois de la (ré)conciliation et de la propitiation).
Quant à ses remarques sur άράομαι, elles sont, dans leur concision, étonnamment justes. On ne
peut qu'être déconcerté par le peu d'écho dont a joui cette encyclopédie, négligée apparemment
au profit des travaux germaniques.
25. CORLU. Il serait faux d'affirmer que l'A. contredit MAIR : il semble l'ignorer.
INTRODUCTION 17

εύχομαι aurait désigné la « prière pour soi ». Λίσσομοα enfin, qui voudrait dire
« supplier », aurait vu son domaine s'étendre des relations entre hommes où on le
trouve principalement dans l'épopée, aux rapports de l'homme à la divinité. Donc,
abolissant (à son insu apparemment) les résultats de Mair, A. Corlu établit une
adéquation entre λίσσομοα et « supplier » (c'est-à-dire qu'il en fait un doublet de
Ίκνέομοα) - ce qui ajoute un élément de confusion supplémentaire 26. En revanche, il
pense pouvoir dégager un éclaircissement en opposant l'un à l'autre εύχομαι et
άράομαι (comme une prière en bonne part pour soi-même, et une prière en mauvaise
part contre autrui). Ce travail avait l'immense mérite de s'attaquer à une question
difficile et, à l'époque encore, relativement peu débrouillée. Mais il faut dire que cette
thèse n'a pas répondu aux espérances qu'elle avait fait naître. Passons sur le fait
normal qu'il est hors de propos d'attendre d'une étude purement sémantique des
développements substantiels concernant les conceptions religieuses. Mais surtout,
l'opposition entre εύχομαι et άράομαι qui s'y trouve défendue n'a pas emporté la
conviction : ces conclusions sont battues en brèche par trop de textes pour pouvoir être
tenues pour acquises 27. Il est vrai que les instruments de travail publiés après les
Recherches sur les mots relatifs à l'idée de prière y renvoient volontiers comme à des
certitudes définitives ou du moins provisoires 28. Toutefois, Cl. Calame élève des
contestations au sujet du sens de άράομαι 29, et il est significatif que des études aient

26. Cette confusion, de fait, est l'une des plus tenaces, et s'exerce sur deux plans, celui du
grec et celui du français. Il y a en effet ceux qui, négligeant aussi bien les intuitions de MAIR
que la mise en garde de BENVEN1STE, persistent à affirmer que λίσσομαι et ίκνέομαι sont
une seule et même chose (LETOUBLON, 1980) ; et ceux qui, confondant en français prier (pris
au sens étroit de « demander ») et supplier, emploient « supplication » pour « requête » (Bowra,
1957, tr. fr. 1969 ; il faut dire qu'en ce cas on a affaire à une traduction de l'anglais, ce qui
multiplie les risques d'erreur). Quant à Bufficrc, il emploie indifféremment la traduction « les
Prières » ou « les Supplications » pour parler des Λιταί du chant IX de l'Iliade (p. 336). Un ex.
particulièrement probant d'amalgame est offert dans CALAME, 1973, col. 1170 : « Λίσσομαι
et λιτανεύω sont distincts de ά. ; concernant rarement une relation entre un homme et un dieu,
ce sont des verbes de sollicitation et de supplication pour offrir et obtenir une réparation » ; on
trouve là mêlées les trois notions distinctes de sollicitation, de supplication, et de réparation.
27. Déjà RUDHARDT avait fait observer que « αρά et ses dérivés désignent aussi des
prières bienveillantes, tandis qu'εύχήet ses dérivés signifient des prières d'hostilité » (1958, p.
196).
28. Ainsi fait VON SEVERUS (col. 1136) et, avec plus de réserves, Chantrainc dans son
D.E. (s.v. λίσσομαι, p. 644, il renvoie à CORLU, et « surtout» à BENVENISTE, qui le
contredit !).
29. CALAME, 1973, col. 1171 et 1174, et Calame, 1970.
18 INTRODUCTION

continué de paraître, s'attachant principalement à éclaircir le sens de εύχομαι 30. Au


nombre de celles-ci, il faut citer surtout celle de J.L. Perpillou grâce à qui, selon toute
probabilité, la question du sens de ce verbe se trouve enfin élucidée (cf. n. 14).
Mais la découverte d'une solution satisfaisante pour rendre compte du sens de ce
verbe ne dispense pas de poursuivre la réflexion. Au contraire, la question a été
compliquée par le fait qu'entre temps, Bcnvenistc était revenu pour λίσσομαι à un
sens voisin de celui que proposait Mair (« offrir ou demander réparation »), mais en
situant presque exclusivement l'emploi de ce verbe dans un contexte humain - ce qui
implique de n'en considérer l'emploi religieux qu'à titre secondaire, comme une
extension du premier sens ; par ailleurs, il avait fait basculer le sens de εύχομαι du
côté du vœu (les deux séries d'emplois, séculiers et religieux, se regroupant sous la
notion unique d'engagement personnel). Muellncr de son côté soutenait que εύχομαι
entretient un rapport consubstantiel avec la forme tripartite, prétendument canonique,
de la prière 31. On voit que la question, fort embrouillée, est loin d'être réglée. Compte
tenu des critiques et des contradictions qui ont été apportées au livre d'A. Corlu 32, la
recherche doit être reprise systématiquement, au plan des mots aussi, faute de quoi
serait invalidé d'avance tout effort de réflexion sur la prière en Grèce. C'est pourquoi
l'étude du vocabulaire doit constituer une part importante de cet ouvrage, même si son
objectif principal est bien de scruter les divers aspects possibles de la prière en Grèce,
et de mener une réflexion générale sur ce sujet.

Par ailleurs, un point de méthode relatif au travail d'A. Corlu s'est révélé utile à
méditer : c'est celui qui résulte de sa conception de l'histoire religieuse et littéraire.
Estimant que chaque auteur constitue un reflet objectif et pour ainsi dire
« mécanique » du langage de son époque, il ne songe pas qu'une œuvre puisse jouer
d'un usage singulier du vocabulaire (en tout cas du vocabulaire religieux) pour mettre
en évidence certains choix concernant la conception de l'homme et du monde, ou

30. Ces travaux figurent dans la liste énumérée supra, n. 23. Il convient de leur ajouter le
livre classique : BENVENISTE, 1969. Etudiant les racines indo-européennes, il est souvent
conduit à des développements spécifiques relatifs au vocabulaire grec (sur εύχομαι, II, p. 237-
43 ; sur λίσσομαι, II, p. 247). Particulièrement intéressant est celui qu'il consacre au radical
*///- pour effectuer un rapprochement, sur lequel nous reviendrons, entre le grec λιτή et le latin
litare ; mais il ne se penche ni sur άρα, ni sur άράομαι, et ne se préoccupe pas d'étudier la
prière spécifiquement. Notons qu'il ne fait aucune référence explicite à la thèse d'A. Corlu (peut-
être parce que les délais d'impression ne l'ont pas permis).
31. MUELLNER ; sur cette question du schéma souvent tripartite de la prière, voir infra le
chap. III.
32. Il est vrai que ces critiques ou contradictions sont implicites chez BENVENISTE, 1969
et chez Chantrainc (cf. supra, n. 28) ; mais elles sont explicites dans CALAME, 1973 et surtout
dans PERPILLOU, 1972.
INTRODUCTION 19

certaines influences littéraires. Dans ces conditions, A. Corlu examine sur le même
pied un passage épique, une ode pindarique ou une phrase d'Hérodote, une comédie
d'Aristophane et une tragédie d'Eschyle ou d'Euripide, indépendamment du sujet, en
considérant les uns et les autres textes comme on examine des strates géologiques. A
procéder ainsi, on ne peut qu'être gêné par les disparates qu'on relève, quand on croit
devoir les attribuer forcément à une évolution chronologique. A. Corlu s'est en
particulier, nous semble-t-il, engagé dans une impasse, en prétendant trouver dans
Homère un témoignage qu'il fallait toujours et obligatoirement regarder comme un
point d'origine. Il nous apparaît au contraire, à la lumière d'une enquête menée par
principe sur tous les plans et chez tous les auteurs à la fois - sans privilégier (mais
sans ignorer non plus) la notion d'évolution historique - que la seule manière de
rendre compte de certaines particularités des poèmes épiques est de regarder ces
œuvres comme un tout concerté visant à suggérer certaines remarques : si Homère
emploie toujours (sauf exception) λίσσομαι sur un plan « horizontal », peut-être y a-t-
il à cela d'autres raisons qu'une supposée appartenance originelle de ce terme au
vocabulaire des relations sociales - hypothèse qui condamne à des difficultés
insurmontables. Dans la mesure où les emplois homériques de plusieurs mots accusent
une spécificité frappante, on est obligé d'en venir à se l'expliquer par une intention
délibérée. Or prendre conscience de ce fait conduit à accepter l'idée que 33 l'unité de
chacun des poèmes épiques leur a été conférée par une intelligence qui se plaisait à
jouer sur les rapports, les échos, et les contrastes, et qui n'hésitait pas à utiliser certains
termes dans un sens particulier, pour parfaire sa peinture d'un monde héroïque hors du
commun (et cependant modèle d'humanité), épris de raison et de maîtrise de soi.
Il ne nous échappe pas qu'énoncer cette affirmation revient à prendre position sur
un problème aussi débattu que la question homérique. Mais faute de passer par une
réflexion sur l'épopée, une enquête sur les mots relatifs à l'idée de prière est vouée à
l'aporic. Aussi bien avons-nous exposé ailleurs 34 un certain nombre de recherches
parallèles qui nous ont amenée à cette conclusion qu'on pouvait, qu'on devait discerner
dans les poèmes homériques des indices clairs d'un projet concerté qui donnait à

33. A mesure que notre travail progressait, nous avons eu la satisfaction de voir que
d'autres avançaient dans le même sens : on se reportera en particulier aux travaux très suggestifs
de Nagy et de J. Strauss-Clay. Nous ne voulons pas entrer ici dans l'épineuse « question
homérique », qui a donné lieu dans les vingt dernières années à deux excellentes mises au
point : celle de Hcubcck, et celle de J. de Romilly, 1983. Sans en méconnaître les difficultés,
nous considérerons Y Iliade et YOdyssée comme deux poèmes entiers, dont nous continuerons
d'attribuer la mise en forme décisive à quelqu'un que nous nommerons Homère. C'est bien à
celte conclusion qu'invite J. de Romilly, p. 15 sq., en parlant d'oeuvre « littéraire » et de
« composition ». Des arguments venant à l'appui de cette conception sont présentés dans les
articles mentionnés dans la n. suivante.
34. Cf. D. Aubriot, 1984 a; 1985 a; 1985 c; 1989. Ces différentes «remarques»
trouveront leur unité dans un ouvrage consacré à Achille, modèle divin d'humanité.
20 INTRODUCTION

chacune de ces deux œuvres une vigoureuse unité et une tonalité spécifique. Plusieurs
procédés artistiques concourent à ce résultat. Parmi eux se trouve un usage particulier
de certains termes, surtout religieux. Du point de vue qui nous occupe ici, cela
entraîne comme corollaire que les emplois les plus traditionnels des mots ne doivent
pas obligatoirement être cherchés chez Homère. Il est impossible de résoudre sans
l'aide de cette constatation la question du sens des verbes relatifs à l'idée de prière : en
particulier, voir dans λίσσομαι un terme originellement consacré aux rapports entre
hommes (comme on est induit à le supposer si l'on prend Homère pour point de
départ) laisse démuni pour expliquer sa fortune « ultérieure » dans le domaine rituel ;
et pour άράομαι aussi, s'imaginer que les poèmes homériques représentent un état
précoce propre à nous livrer le sens premier de ce verbe suscite mille embarras. Si ces
deux verbes étaient les seuls à exiger le recours à une explication par une intention
délibérée du poète, un certain scepticisme ne serait pas déplacé. Mais nous pensons
avoir montré que pour d'autres mots, d'autres usages également, cette solution était la
seule satisfaisante ; en sorte que les résultats présentés ici doivent être appréciés à la
lumière de ces constatations convergentes.

Notre projet étant d'éclairer les conceptions religieuses de la Grèce archaïque et


classique, il n'implique pas que nous embrassions toute la période qui s'étend
d'Homère à l'époque chrétienne 35. Sans doute le terminus post quern s'impose-t-il de
lui-même : l'épopée sera le premier témoignage retenu, avec ce qu'il comporte de
traditions mycéniennes et d'innovations ducs à l'époque géométrique. Plus délicat
peut-être est le choix de l'autre terminus, mais il se dégage également sans trop de
difficulté, car la crise qui marqua la fin du Ve siècle, avec les recherches des
Sophistes, la réflexion de Socrate, la fin de la guerre du Péloponnèse, détermine une
sorte de clivage mainte fois souligné et étudié 36, dans la pensée, dans les mœurs,
comme dans la religion, qui se moralise. De ce clivage témoigne en particulier, sur le
plan religieux, la montée au IVe siècle de dieux comme Asclépios ou Dionysos,

35. La plupart de ceux qui se sont intéressés à la prière ont eu conscience de l'impossibilité
absolue où l'on est de traiter l'ensemble du sujet ; et récemment, VERSNEL commençait son
étude sur « la mentalité religieuse dans la prière antique » (1981 a, p. 2) par le rappel de
l'avertissement d'Origène : Έν των αδυνάτων όσον έπι τη ασθένεια ημών πείθομαι
τυγχάνειν τρανώσαι τόν περί της ευχής ακριβό*; και θεοπρεπώς πάντα λόγον (Origène,
Περί ευχής Koctschau, Leipzig, 1899, 1, II, 1).
36. Cette crise (à laquelle correspond tout un chap, du livre de Lévcque : « La génération
de la guerre du Péloponnèse et la crise de la conscience grecque », p. 304 sq. ; cf. aussi Nilsson,
G.G.R., I, p. 831 sq. ; Lévy, 1976) se présente sous divers aspects, analysés ou évoqués dans de
multiples travaux. Citons entre autres : Rivicr, p. 53 ; Rudhardt, 1964, p. 209 ; J. de Romilly,
1976. On a pu aller jusqu'à parler de « désintégration de l'ancienne piété » (Ginouvès, p. 414).
INTRODUCTION 21

accompagnée du développement d'une religiosité personnelle de plus en plus affirmée.


Parallèlement, Platon contribue à diffuser une idée de dieu plus abstraite et théorique,
d'un dieu en la personne de qui se concentrent les notions de toute puissance et de
toute bonté, et auquel il convient de « s'assimiler le plus possible » 37. Toutes ces
modifications ne pouvaient évidemment pas rester sans retentissement direct sur la
prière, encore moins sur la qualité du sentiment religieux qui s'y exprime. Il n'est pas
question d'empiéter sur le vaste continent qui se découvre alors. Aussi apparaît-il
nécessaire de s'arrêter pour cet exposé, non seulement avant le syncrétisme qui marqua
la période alexandrine, mais encore avant ces bouleversements, qui affectèrent le
sentiment religieux en Grèce au point de le rendre progressivement perméable à la
notion de monothéisme 38.

Des limites sont aussi à fixer, concernant ce qu'il faut entendre par le mot
« prière ». Contrairement aux apparences, c'est loin d'être évident. Déjà en français, le
terme n'est pas univoque, et peut désigner aussi bien une requête adressée à un homme
qu'un mouvement vers la divinité. Dans ce dernier cas (le seul qui nous intéresse ici),
la définition courante, celle qu'on trouve par exemple dans le grand Larousse, est la
suivante : « parole que les hommes adressent à la divinité pour lui exprimer leurs
besoins et leur respect » 39. Telle qu'elle est formulée, cette définition apparaît

37. Plat., Théét. 176 b.


38. Ce n'est pas qu'on n'ait prétendu en découvrir quelques indices auparavant, en
particulier chez un penseur comme Xénophane, ou dans quelques passages d'Eschyle.
Concernant Xénophane ces prétendus indices, auxquels Jaîgcr avait essayé de donner droit de
cité (1966 {1947}, p. 51-62, et passim) ont été réfutés par Β abut, 1974 a, p. 22-27 ; et 1974 b.
Sur certains passages d'Eschyle, cf. infra, chap. II, η. 140. Nous avons déjà abordé ces questions
supra, n. 7.
39. Parmi les ouvrages qui traitent de la prière, beaucoup ne se sont pas préoccupés de
définir de quoi ils parlaient. Certains cependant s'y sont attachés. Il n'est que de jeter un coup
d'oeil sur un certain nombre de ces définitions générales de la prière pour se persuader de la
difficulté à laquelle sont voués, s'ils n'y prennent garde, les modernes, plus ou moins marqués
par le christianisme. HEILER énumère (p. 489) trois conditions essentielles pour qu'il y ait
prière : 1) croyance à un dieu personnel (il est suivi en cela, non sans embarras, par DES
PLACES, 1969, p. 176) ; 2) foi dans sa présence réelle et immédiate ; 3) communication
dramatique avec un être divin. Festugièrc se contente de supposer nécessaire la croyance dans
une quatrième dimension (1954, p. 1). LANGHOLF définit la prière comme une « allocution à
un dieu ou aux êtres divins » (p. 9) ; mais il faut reconnaître que ce choix restrictif peut s'être
trouvé guidé par certaines caractéristiques propres à l'auteur étudié (encore est-il moins limitatif
que la formule de MEHAT : « La prière est un entretien avec Dieu », col. 2203). Bastide en
revanche, dont l'étude est très générale, pense pouvoir arriver pour la prière païenne à la
définition suivante : « Elle est une communication, qui peut se faire par des objets, des gestes,
des paroles, le plus souvent par un complexe des trois, entre les hommes et les puissances
surnaturelles, dans une relation posée comme asymétrique » (p. 142) ; il revient dans les pages
22 INTRODUCTION

limitative, tant au plan des termes qu'à celui du contenu : n'envisageant que la
« parole », elle exclut les gestes silencieux, les cris, aussi bien que les chants et a
fortiori les danses, ce qui déjà pose problème par rapport aux modes d'expression de la
religion grecque 40. Mais ce n'est pas tout : du point de vue de l'objet, privilégiant
besoins et respect elle évince les interjections, les questions, les insultes. C'est un
choix concevable par rapport à tous les emplois du mot en français. Mais quand il
s'agit du grec et de la religion grecque, ne court-on pas le risque que cette restriction
ne soit très inadéquate ou du moins qu'elle ne soit inapte à constituer un point de
départ indiscutable 41 ? En particulier, semblable définition suppose résolue la

suivantes sur « une relation asymétrique » (p. 147) ; « pas de prière sans sentiment de
dépendance, et c'est ce qui la distingue de la formule magique » (p. 148) ; « une relation de
communication » afin d'abolir la coupure née de la transcendance du sacré {ibid.). On voit
combien ces définitions peuvent être différentes les unes des autres. Notre propos n'est pas de
nous attarder sur chacune d'elles ; mais enfin, observons que même des termes comme
« allocution », « êtres divins », « transcendance », « dépendance» (pourtant visiblement choisis
à dessein de laisser ouvertes certaines possibilités) se révèlent trop étroits quand il s'agit de
religion grecque ; le premier parce qu'il implique une adresse exclusivement discursive ; le
deuxième parce qu'il présuppose la croyance en des dieux personnels : même si « êtres divins »
est moins limitatif que ne serait « dieux », cette expression exclut « la puissance » immanente -
tout comme fait « transcendance » ; le dernier, sans être choquant, ne peut être employé sans
explications ; d'abord, il faut s'assurer qu'il n'exclut pas les invectives et les reproches ; mais
surtout il faut éviter de se trouver, sans examen préalable, induit à regarder la prière comme
appartenant « plutôt à la structure que Lévi-Strauss désigne du terme de structure de
subordination-domination par opposition à celle qu'il appelle d'échange égalitaire » (Bastide, p.
142). Or nous verrons dans le chap. Ill qu'au moins le sens originel de εύχομαι impose de
revenir sur ce présupposé (sans compter que selon nous les emplois de άράομοα amènent aussi
à contester cette façon de voir : cf. infra, chap. IV). Nous ne récusons donc pas le terme de
« dépendance » - à condition de garder présentes à l'esprit les réserves qui sont de mise.
40. Par ex., Zieglcr faisait déjà observer qu'un simple χοαρε était plus qu'un salut : une
véritable prière (1913, p. 346 sq., cité par KLEINKNECHT, 1937, p. 25, n. 3). Gemet &
Boulanger ne font pas difficulté d'assimiler prière, cri, chant accompagné de danse (p. 225). Au
reste, Eustathe allait jusqu'à assimiler όλολύζειν et έπεύχεσθοα {Comment, à l'Od. XXII,
403), ce qui montre à quel point la notion grecque de la prière est éloignée de nos habitudes de
pensée.
41. Que les interjections soient à regarder comme de véritables prières est rendu évident
par au moins trois passages. Dans le Phil, de Soph. (ν. 736-7) comme dans Les Troy. d'Eur. (v.
1280), un personnage s'écrie ίώ θεοί ; son interlocuteur le reprend, ou lui-même se ravise : τί
τους θεούς καλώ ; (τί τους θεούς ούτως άναστένων καλείς ;). On voit la même réaction se
produire dans l.T. 780 : à l'exclamation d'Oreste ώ θεοί sa sœur répond τί τους θεούς
ανακαλείς ; ce qu'on aurait pu prendre pour une simple exclamation de douleur au contenu
religieux très atténué voire inexistant était donc un véritable appel aux dieux ; et cet appel avait
bien la nature d'une prière, puisque le texte des Troy. se poursuit ainsi : ίώ θεοί. Και τί τους
θεούς καλώ ; / και πριν γαρ ουκ ήκουσαν ανακαλούμενοι - « Ο dieux ! mais à quoi
bon invoquer les dieux ? Dans le passé déjà ils n'ont pas entendu mes appels » (Hécube parle).
INTRODUCTION 23

question de ce qu'on appelle « la divinité ». Or aurions-nous raison d'expulser sans


examen d'une étude comme la nôtre les souhaits qui, môme en l'absence de tout dieu
nommé, semblent bien exprimer malgré tout une relation à des forces supérieures (δ
μη γένοιτο, ολοιο, εύτυχοίην) ? Et peut-on, s'agissant de la religion grecque, parler
tranquillement de divinité, sans au moins se demander si le sac.'é « de puissance » n'y
occupe pas une place aussi importante que le sacré « de personne » 42 ?
Une définition comme celle du Larousse est donc tout à fait insuffisante. On ne
soulignera de toute façon jamais assez à quel point il est peu satisfaisant de parler de
« la prière » en Grèce 43. Les confusions nées de ce qu'on traduit par un mot apparenté
au nom « prière », indifféremment les termes des trois familles (de άράομαι et de
λίσσομαι, aussi bien que ceux qui relèvent de εύχομαι) sont ce qu'il y a de plus
préjudiciable à l'intelligence des différentes démarches qu'accomplissaient en Grèce
ancienne les hommes, pour simplement s'adresser à la divinité, pour obtenir une aide
ou une attention bienveillante, ou pour déclencher un processus. Puisque nous

Nous reviendrons sur cette question infra, chap. II, n. 148. De même, un regret (//. XVII, 561-
66), une question (Thcognis, 743-52), un reproche (//. III, 365-68 : cf. LABARBE) peuvent être
considérés comme une prière ; il n'est pas jusqu'à un crachat qui ne puisse tenir lieu de prière
apotropaïque (Thcr., Chanteurs bucol. 39 ; cf. Perpillou, 1987, p. 34).
42. · Par « sacré de personne », nous entendons la forme de religion qui fait adorer des dieux
plus ou moins anthropomorphiques, en tout cas doues de personnalité. Sur l'opposition entre
puissance et personne, voir l'art, essentiel de Vcrnant, 1960, en partie, p. 86-7. Sur le sacré « de
puissance », cf. Rudhardt, 1964, p. 194 (l'auteur y résume son interprétation des mots Ιερός et
όσιος). Sur ses diverses manifestations possibles, voir la contribution fondamentale de Motte,
1986 a, p. 127.
43. Cela peut entraîner des confusions - de portée plus générale que celles que nous
signalions {supra, n. 27) entre λίσσομαι εΐίκνέομαι. Révélatrice est l'énumération de VON
LASAULX qui aligne (p. 5) des mots qu'il ne se préoccupe pas un instant de distinguer les uns
des autres (mais sa dissertation date de 1842). Strittmattcr n'en use pas autrement, et mélange
sans scrupule toutes les formes de prière, dans la plus totale indifférence aux verbes qui les
désignent (STRITTMATTER, 1925). Il faut avouer que la manière dont MEHAT présente à la
suite (col. 2204) la prière de Théanô à Athéna (//. VI, 304-11 : les deux verbes εύχομαι et
άράομαι sont employés), celle d'Ulysse au fleuve de Phéacic (Od. V, 444-53 ; c'est alors le
seul εύχομαι), et l'épisode des Λιταί (//. IX, 496-512) laisse craindre qu'il n'en fasse autant -
surtout qu'un peu plus loin (col. 2205) il appelle la prière de Chrysès (//. I, 37-43)
successivement une « imprécation » et une « supplication ». BENVENISTE a formulé une mise
en garde qui est toujours d'actualité (1969, II, p. 249-50) : « Nous avons toujours tendance à
transposer en d'autres langues les significations dont les termes de même sens sont affectés pour
nous. Prier, supplier, nous ne voyons là que des notions à peu près pareilles partout ou ne
différant que par l'intensité du sentiment. Les traduisant ainsi, nous privons les termes anciens
de leur valeur spécifique : là où l'on percevait une différence, nous répandons l'uniformité... »
Quand on pense qu'il n'existait pas moins de six mots en hittite pour désigner la prière,
(Laroche, p. 4), on perçoit encore mieux la nécessité d'analyser aussi soigneusement que
possible l'originalité de chacun.
24 INTRODUCTION

récusons la définition des dictionnaires courants, nous allons devoir lui en substituer
une autre, fût-elle provisoire, et ainsi délimiter ce dont nous nous occuperons. Nous
retiendrons pour l'objet de notre étude toute démarche par laquelle l'homme, ou
bien s'adresse à la divinité, ou bien tente de recourir à des puissances supérieures
pour obtenir un résultat ^. Une semblable définition nous laisse évidemment surtout
dans un domaine verbal, mais pas uniquement. Nous n'ignorons pas que différentes
répartitions ont été proposées (dans l'Antiquité ou de nos jours) pour classer les prières
grecques 45. Mais comme aucune, môme parmi les plus anciennes, ne remonte à
l'époque qui nous intéresse, nous ne les prendrons pas pour point de départ. Pour
éviter de nous fonder sur des postulats - comme par exemple celui selon lequel la
prière est un « acte relevant de la vie intérieure » 46 - , nous nous abstiendrons de tout
présupposé de nature (une prière peut consister en une insulte, en un crachat), de
contenu (par exemple, la présence d'une requête ne sera pas tenue pour indispensable à
l'existence d'une prière), de formulation (une exclamation, un cri peuvent suffire), de
fonction 47. Essayant donc d'esquiver ces diverses limitations possibles, nous
entendrons, dans le principe, par prière tout mouvement vers la divinité ou la
« puissance », verbal le plus souvent - en admettant à l'occasion des variantes ou des
substituts de la parole : danse, chant, postures, gestes, silence, interjections, cris.

*
* *

Cela étant, encore convient-il d'établir les sources retenues ici. Aucune n'est
négligée par principe, et l'iconographie aussi bien que l'epigraphie peuvent intervenir
ici ou là comme adjuvants. Mais l'essentiel est fondé sur les textes, d'abord parce qu'il

44. Précisons que le second terme de cette alternative nous est imposé par le sens que nous
avons cru pouvoir reconnaître comme celui de άράομαι. 11 ne doit en aucun cas laisser
supposer que nous incluons les entreprises magiques dans nos recherches. Sur la distinction que
nous pensons devoir établir entre efficacité « automatique » et contrainte magique, nous nous
expliquerons infra, chap. IV, p. 357.
45. Signalons entre autres, pour l'Antiquité, Isocr. V, Philippe 117 ; Jamblique, Myst. 5,
26 ; Proclus, In Timœum, 65 f.
46. Cf. supra, n. 3.
47. Cf. supra, n. 40 ; 41. Van der Lecuw semble assimiler prière et requête quand il écrit :
« Qui croit adore. Il ne se borne pas à prier. La prière procède du souci. La détresse fait prier
mais... elle n'enseigne pas à adorer» 1970 {1933}, p. 525). On voit combien cette manière
d'exprimer les questions est inadéquate quand il s'agit de prière grecque. En ce qui concerne la
fonction, rappelons simplement ici (cf. supra, n. 44) qu'Isocrate distinguait rites d'aversion et de
propitiation, et que Proclus attribuait aux prières trois grands buts virtuels en les divisant en
« démiurgiques, cathartiques, vivifiantes » (cf. infra, chap. I, n. 15).
INTRODUCTION 25

sont les plus nombreux à nous renseigner, mais aussi parce que pour eux la marge
d'interprétation est relativement réduite grâce au contexte - ce qui importe
particulièrement quand il s'agit comme ici, non de description pure et simple, mais de
réflexion sur des conceptions religieuses 48. Ce n'est pas que nous méconnaissions les
ambiguïtés que développe toute œuvre littéraire, au contraire ; mais nous
revendiquons le droit de raisonner sur elles. Les nécessités d'un genre ou d'une
situation dramatique, les sentiments des personnages ou leur rang héroïque, entre
autres facteurs, risquent assurément de nous masquer les usages objectifs. Mais il nous
semble que, même dans ces conditions, un texte nous laisse moins démunis que tout
autre témoignage devant l'interprétation nécessaire - d'autant que la multiplicité des
œuvres considérées semble devoir permettre les corrections souhaitables. C'est un
premier point.
Par ailleurs, sans doute voulons-nous éviter par-dessus tout la position extrême,
imperméable aux considérations historiques, qui consiste à dire que la vraie piété
d'une époque se caractérise par les quelques esprits d'élite en qui « vit l'esprit éternel et
toujours actif de la religion » 49. Au rebours de celle attitude, la remarque suivante de
H. Limct nous semble indiquer une réaction salutaire : « D'une manière générale, la
forme de la prière, son contenu et la mentalité du fidèle évoluent avec le temps. Une
prière, en fait, n'est jamais personnelle même si elle est individuelle car, pour marquer
son respect à l'égard de la divinité, pour la supplier, pour lui témoigner sa gratitude, le
fidèle coule sa pensée dans des formules que lui dicte son éducation religieuse ; il ne
réagit que dans des limites traditionnellement permises ; il respecte les modèles que
lui tracent les prêtres ; il reste tributaire des idées admises par la communauté dont il

48. Aucune source ne sera négligée délibérément, mais nous ne saurions prétendre mettre
en œuvre toutes les sciences de l'homme qui peuvent être impliquées dans l'étude d'une religion
(Crahay, p. 19 ; Bastide parle d'anthropologie et d'ethnologie : p. 125 sq.). Par ailleurs, même
l'iconographie n'est pas d'interprétation facile et, comme l'écrit RUDHARDT, 1958, p. 5 :
« Dans le domaine de la religion, un mot, un geste, n'ont pas de signification en eux-mêmes,
mais doivent leur valeur et leur sens à la conduite dans laquelle ils s'intègrent, à l'ensemble des
pensées et des sentiments qui s'associent à eux ; il en résulte que le même mot, le même geste
peuvent avoir des valeurs différentes ». Quant au matériel épigraphique, il n'a pas constitué une
source systématiquement et complètement dépouillée : sauf exception (VOLLGRAFF, 1934, et
Townscnd-Vermcule, p. 167-8, le chap, intitulé « Frühgricchischc religiöse Inschriften »), notre
source d'information a été principalement le recueil de FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT. Nous
renvoyons de surcroît aux quelques dédicaces commentées par Van Slratcn, 1981, p. 70 sq.
HEILER reconnaissait aux prières littéraires une « valeur documentaire de premier ordre » (p.
34). Les auteurs en effet n'inventent pas hors de toute réalité : leur œuvre se trouve ainsi, même
à travers des distorsions, forcément révélatrice. Et, tout comme « l'attitude intellectuelle d'un
peuple ne se définit pas par une " moyenne des idées " » (Gernet & Boulanger, p. 233), on
pourrait en dire autant de ce qui touche aux conceptions religieuses.
49. Cf. DES PLACES, 1969, p. 152.
26 INTRODUCTION

fait partie » 50. C'est là un avertissement qu'il importe de garder présent à l'esprit.
Toutefois l'exemple de l'épopée homérique nous enseigne sur ce point la
circonspection ; et si l'assertion du savant belge est vraie en principe, elle ne dispense pas de se
rendre attentif aux modifications que peut faire subir un auteur aux usages ordinaires,
pour les besoins de son œuvre. C'est môme bien pourquoi on ne peut fonder aucune
conclusion sur une monographie. Ce qui a chance en revanche d'être révélateur, c'est
la confrontation des différents textes et des différents auteurs. En sorte que
paradoxalement l'extension du sujet au domaine littéraire, dans la mesure même où
elle accroît la masse des informations (avec les dangers que cela comporte), diminue
les risques de jugements hâtifs et partiels, en même temps qu'elle nous place en
présence de diverses conceptions de l'homme et des dieux dont chacune a sa
cohérence. Ce n'est donc pas seulement en raison de sa masse quantitative que nous
avons fait de la littérature notre source principale d'information 51 ; il nous semble que
des œuvres artistiques constituent un terrain d'élection pour l'examen des
« conceptions religieuses ».

Enfin, concernant la méthode à employer, nous dirons seulement que nous avons
essayé de ne nous fermer aucun moyen d'accès. De fait, il n'y a pas de question
circonstancielle concernant la prière qui puisse s'épuiser en une description purement
objective : qu'on examine les lieux, les moments ou les objets qui déterminent une
prière, ou bien l'expression corporelle ou vocale servant à la traduire, on en arrive
nécessairement à des questions de fond. C'est pourquoi nous avons choisi de ne rien
sacrifier délibérément. Sans doute avons-nous dû aller à l'essentiel, renvoyer aussi
souvent que possible à des éludes antérieures et nous contenter parfois de poser des
questions ; mais nous nous sommes intéressée aussi bien à la personne des orants
(sexe, condition sociale, condition sacerdotale...), qu'aux lieux ou aux moments
propices à la prière, à son contenu, à sa formulation (schéma, vocabulaire, tournures,
temps, modes, personnes des verbes), aux gestes qui l'accompagnent, aux préparatifs
qui éventuellement la précèdent, aux termes qui la désignent. Il a fallu aussi considérer
la place du cri et de l'hymne par rapport à la prière, voir s'il y avait lieu de discerner
entre démarches collectives et démarches individuelles, examiner s'il convenait de
distinguer les prières cultuelles des autres, et en quoi 52. Enfin il a été estimé

50. Limet, p. 15 ; renvoi à Mauss, I, p. 375 sq.


51. Outre qu'on voit mal comment on aurait pu se dispenser de recourir au témoignage
offert par les sources littéraires, on peut tenir pour admis maintenant que prière populaire et
prière littéraire ne sont pas aussi radicalement séparées que certains ont voulu le croire : voir
VERSNEL, 1981 a, p. 3, n. 5, citant CAMERON, p. 1 sq. ; et Festugière, 1972 (1958).
52. Cette préoccupation, en effet, se trouve au cœur de la distinction d'AUSFELD, qui
sépare nettement prières « cum actione sacra » et prières « sine actione sacra ». Parallèlement,
Des Places ne retient de ses études antérieures sur la prière, pour son livre La religion grecque,
INTRODUCTION 27

nécessaire d'accorder quelque attention à des rites apparentés : à la malédiction et au


serment parce qu'il leur arrive de faire appel aux dieux, parce qu'ils sont censés
déclencher une manifestation de la « puissance », et parce qu'ils utilisent les pouvoirs
de la parole ; à la supplication parce que, môme si son destinataire peut être humain
aussi bien que divin, et même si elle fait fond surtout sur le pouvoir des gestes et du
contact, c'est un usage par lequel les dieux sont estimés engagés dans un processus où
la prière est au moins facultative, mais où l'initiative revient au fidèle. On voit que ces
divers points de vue, dans leur multiplicité, justifieraient le recours à des spécialistes
de plusieurs disciplines : l'anthropologie, l'histoire des religions, la linguistique, la
philosophie du langage et la philosophie tout court, entre autres, ne seraient pas de
trop pour venir à bout d'une telle entreprise. Aussi vaut-il mieux abdiquer d'emblée
toute prétention et reconnaître que le présent travail aura atteint son but s'il aide à
poser des questions et s'il suscite des prolongements 53.

La diversité même des points à aborder a exigé des regroupements, selon une
progression qui chemine vers ce qui est le plus central, et qui est l'objet propre de ce
travail : le sens et les différentes fonctions possibles de la prière en Grèce 54. C'est
pourquoi l'étude des rites précédera celle des mots et des intentions qui s'y expriment.

que le chapitre relatif à la prière cultuelle (DES PLACES, 1969, p. 153 sq.). Ces choix
semblaient poser l'indication d'une séparation nécessaire entre prière cultuelle et prière « libre ».
N'est-il pas toutefois instructif, quant au sentiment religieux des Grecs, de constater que tout
moment, tout besoin appelaient une prière, et que par conséquent ces prières « de circonstance »
faisaient partie du culte au même titre que les autres, suscitées par une obligation rituelle ? On
voit que nous avons résolument laissé de côté la question de savoir si une forme de prière
« libre » et personnelle a précédé certaines formes institutionnelles et fixes (comme semble
l'indiquer HEILER, p. 1 1 : « C'est dans ses sources et dans ses sommets que la religion doit être
étudiée, là où clic surgit librement et spontanément, avec toute sa force créatrice, de l'expérience
spirituelle, et avant qu'elle ne soit figée dans des formules cultuelles stables et conventionnelles,
avant qu'elle ne soit étouffée par une mythologie explicative et une spéculation philosophico-
théologique »), ou si c'est l'inverse. De même, nous avons renoncé à nous poser la question
d'une antériorité éventuelle de la prière par rapport aux autres rites cultuels, en particulier au
sacrifice (cf. MEULI, 1946, p. 185 sq. ; et d'une manière générale, sur cette question des
origines, SCHWENN, 1927, p. 62 sq.). Nous accordons pleine adhésion à la remarque de
RUDHARDT (1958, p. 4) : « Les documents ne nous permettent jamais de remonter dans le
passé jusqu'à un phénomène premier : l'histoire expose l'évolution d'un usage ou d'une croyance,
elle n'en élucide pas le sens ».
53. Nous nous réservons de publier ensuite une série de monographies séparées pour
approfondir telle ou telle question.
54. Il est bien évident que cette étude, à proportion même de sa diversité, ne saurait le
moins du monde prétendre à l'cxhaustivité ; et nous pourrions reprendre les termes de
L. Gemct : « On ne se propose pas, bien entendu, de dresser un catalogue ou un bilan. On se
résigne d'avance à l'incomplet. On s'expose peut-être au reproche d'arbitraire » (1954, p. 175).
28 INTRODUCTION

II eût en effet été inconcevable de ne pas commencer par certaines constatations


objectives (ce qui ne veut pas dire forcément évidentes ni superficielles) : les
circonstances extérieures qui entourent ou déterminent la prière ; l'existence
d'éventuels impératifs sociaux qui guideraient ou empêcheraient sa prolation ; les
préoccupations qui se laissent apercevoir dans les prières ; les jugements qu'elles ont
fait naître, sont autant de considérations qui amènent déjà à effectuer quelques
constats et à poser quelques questions. Tout le côte circonstanciel et social afférent à
la prière sera donc exposé dans le premier chapitre, suivi par ce qui concerne la
prolation proprement dite : l'expression corporelle avec la place des gestes, des
postures, des mouvements ou des larmes ; et l'expression vocale de la prière, avec la
part du discours ou de la simple émission phonique, du cri ou du chant, ou encore du
silence.

Une fois posés tous ces jalons plus ou moins descriptifs, mais déjà révélateurs, il
sera temps d'aborder les questions de vocabulaire. Car, comme l'écrit J. Rudhardt 55
« si le vocabulaire grec présente apparemment quelque confusion, il reste notre
meilleur guide pour classer... et pour... comprendre ». C'est ainsi que les trois derniers
chapitres, sans être à proprement parler des études sémantiques, rencontreront les trois
verbes qui, en grec, sont aptes à désigner un aspect de ce que nous traduisons par
« prière ». En effet, en voulant considérer les questions formelles concernant la prière,
scruter le bien-fondé de sa structure prétendument traditionnelle ou « liturgique »,
étudier sa syntaxe, l'usage qu'elle fait du langage pour persuader (voire tenter
d'obliger ?) une volonté, ou pour déclencher un processus sans s'adresser directement
à une personne divine, on se trouve nécessairement au cœur des emplois de άράομαι
et de εύχομαι ; le sens de ce verbe a été élucidé par les travaux de J.L. Perpillou, mais
encore faut-il voir quand il est en situation, quand au contraire on a affaire à un autre
type de prière. Le troisième chapitre sera donc consacré aux questions formelles
relatives à la prière 56, lesquelles ne sont pas séparablcs du sens de εύχομαι, puisque la
signification de ce terme implique un côté discursif essentiel. Cela amène de toute
évidence à revenir sur le sens de άράομαι, qui avait donné lieu à des pressentiments 57

55. RUDHARDT, 1958, p. 214.


56. Mieux vaudrait dire « à un certain nombre de questions formelles », car divers points
ont été laissés de côté, comme l'étude du style et du lexique propres à la prière, avec les
hyperboles (qui au demeurant appartiennent surtout au style hymnique), le choix des épithètes,
du vocabulaire, des tournures - tous sujets qui ont été traites de manière très satisfaisante par
KEYSSNER.
57. RUDHARDT, 1958, p. 201 : « Les deux familles de mots s'appliquent aux mêmes
prières, mais, en les désignant, ευχή attire notre attention sur les dieux qu'elles intéressent,
tandis qu'àpa et ses dérives soulignent en elles leur simple vertu de parole agissante ». Cette
importance de la « force de la parole » quand il s'agit de άράομαι a été bien vue également de
INTRODUCTION 29

mais dont il restait à rendre compte : il s'éclaire par comparaison avec les remarques
du chapitre précédent. Il faut dès lors reprendre aussi les implications de άρά, ses
rapports à la malédiction, ainsi que divers rites qui la font intervenir, en particulier le
serment : c'est l'objet du quatrième chapitre. Enfin la supplication (que certains font
entrer dans l'étude de la prière quoiqu'elle puisse aussi s'adresser aux hommes) doit
également être abordée, ne serait-ce que pour faire justice de l'adéquation souvent
défendue entre les demandes qu'appuient ses rites, et les requêtes accompagnées du
verbe λίσσομοα. Or ce verbe présente selon nous une spécificité qu'il est important de
saisir, si l'on veut se faire une idée juste des conceptions religieuses grecques. On le
voit: cette recherche qui, en vue d'aider à mieux comprendre les conceptions
religieuses de la Grèce archaïque et classique, doit s'intéresser aux aspects multiples et
divers qui affectent ou composent la prière, ne peut se priver d'aucun moyen
d'approche ; aussi la plupart des questions qu'on peut se poser seront-elles abordées
plus ou moins brièvement. Mais la nature même du sujet exige qu'une place
prépondérante soit accordée au vocabulaire 58.

On s'étonnera peut-être de ne pas trouver (ou exceptionnellement) de statistiques,


si fort prisées d'ordinaire. Ce n'est pas un oubli : les choix exposés ci-dessus laissent
assez aisément comprendre les raisons de leur absence. Il n'est en effet matériellement
possible de réaliser ce genre de tableaux que si l'on prend en compte un nombre de
données excessivement restreint. Par exemple, même un tableau apparemment simple,
selon les dieux priés, est impraticable (ou pour mieux dire inutile) : mettra-t-on sur le
même plan une simple invocation {a fortiori une exclamation) et une prière en forme ?
une prière à l'impératif cl une prière à l'optatif (ou une prière qui conjugue les deux
modes) ? à la première ou à la seconde personne ? une prière à un seul dieu, et une
prière adressée à plusieurs divinités ? et alors, complcra-t-on autant de prières qu'il y a
de dieux invoqués, ou une seule ? où meltra-t-on, dans un semblable tableau, les
prières en quelque sorte « limitrophes », que seul le contexte désigne comme

CORLU (et déjà de BOLELLI qu'il cite, p. 286), et n'a jamais été remise en cause à notre
connaissance.
58. Les traductions offertes seront en général celles de la CUF. Sans cloute ne nous
donnent-elles pas satisfaction dans la manière dont elles rendent les mots qui nous occupent :
l'absence de consensus relativement à la signification de ces termes - ou tout simplement des
nécessités stylistiques (par ex. le désir d'éviter des répétitions)-, ont fait que ces traductions
contiennent souvent des disparates (le même mot étant traduit tour à tour suivant les contextes
par prier, supplier, invoquer, faire vœu, etc.) dont nous espérons éliminer ici les causes. Il n'a
toutefois pas semblé inutile de laisser ce témoignage des contradictions à réduire.
30 INTRODUCTION

prières 59 ? Ce qui donne à une prière sa souplesse d'expression, sa tonalité propre, ce


sont tous les mélanges possibles, des circonstances où elle prend place ; des mots qui
l'annoncent ; des modes, des temps, des personnes des verbes qui l'expriment ; des
tournures, des mots, du ton et du vocabulaire qui y sont employés ; des dieux
invoqués. Toutes ces nuances ne peuvent évidemment figurer dans un tableau ; et un
tableau simplifié à l'extrême fourvoie plutôt qu'il n'éclaire, ou plutôt ne donne que les
lumières artificielles et trompeuses du schématisme.

59. Au chant XVII de 17/. (v. 561 sq.) Ménélas, pris à partie par Phénix, lui répond : « Ah !
Phénix, mon bon vieux père, si seulement Athene me donnait la force et détournait (ει γαρ
Άθήνη / δοίη κάρτος έμοί, βελέων δ' άπερύκοι έρωήν) l'élan des traits, alors, je serais tout
prêt à assister, à défendre Palrocle... ». La déesse lui vient en aide, dans sa joie qu'il l'ait
« priée » la première : non seulement elle considère qu'elle a reçu une prière, mais le verbe
employé est même άράομαι, le seul qui ne puisse désigner qu'une démarche à valeur religieuse
- alors que l'Atride ne s'adressait pas à Athena ! Des réserves sur l'utilisation des statistiques ont
déjà été présentées par Ruijgh, 1957, p. 22. Et l'on peut reprendre les termes de RUDHARDT,
1958 (p. 189) : « II résulte de la spontanéité caractéristique de la prière que les mots prononcés
présentent une richesse, une variété qui défient toute description, toute analyse exhaustives ».
CHAPITRE PREMIER

CIRCONSTANCES DE LA PRIERE

CONSIDÉRATIONS EXTÉRIEURES,
OCCASIONS DE LA DÉMARCHE
ET CONTENU DE LA REQUÊTE
CIRCONSTANCES DE LA PRIERE

PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES

Une question préliminaire doit être posée - et écartée - d'emblée : celle de la


distinction éventuelle qu'il conviendrait d'établir entre prière cultuelle et prière
« libre », comme si la première seule devait, par définition, s'avérer capable de nous
renseigner sur la prière grecque. Cette opinion ne serait peut-être pas dépourvue de
justesse si nous possédions de multiples prières cultuelles, mais il se trouve que,
surtout pour la période qui nous intéresse, leur nombre est singulièrement limité.
Restreindre l'examen à ce corpus serait donc se condamner à se faire une idée très
bornée et fragmentaire sur le sujet : la nature de nos documents ne nous permet pas de
concevoir une réflexion sur la prière qui négligerait l'exploitation des sources
littéraires. Cela dit, on pourrait néanmoins estimer souhaitable de mener l'étude en
respectant la dichotomie entre prières plus ou moins « authentiques » et prières
artistiques. Mais même cette distinction se heurte à des difficultés insurmontables.
D'une part en effet il est logique de penser que les prières forgées dans les œuvres d'art
n'étaient pas composées sans souci de la vraisemblance - quelque dessein qui ait pu en
marquer le développement ou le ton l. De l'autre il ne faut pas perdre de vue que toute

1. Il est vrai que l'humanité héroïque de l'épopée, du lyrisme, de la tragédie (nous voulons
dire sa mise en scène artistique sans laquelle cette humanité n'existe pas) a chance de nous avoir
présenté un miroir déformant. C'est à nous de tenter de corriger cette déformation optique ; mais
nous n'avons pas pour cela à nous priver du témoignage de ces œuvres qui, tout gauchi qu'il est,
pourra nous apporter de précieux renseignements. Nous reprendrions volontiers à notre compte
les réserves de JACKSON, p. 14, n. 3, avertissant qu'il appellera « littéraires » des prières
« without intending to agree with Heiler p. XVIII, that "... formal, literary prayers arc merely
the weak reflection of the original, simple prayer of the heart". This evaluation is based on a
view of literary art foreign to Greeks of the classical period. For them art and religion were not
necessarily separate provinces. The best example of the close connection of art and religion is
tragic poetry, which originated and flourished as part of the festivals of Dionysus. Cf. R. C.
Flickinger, The Greek Theater and Its Drama, (Chicago : Univ. of Chicago Press, 4th cdn.,
1936), p. 1 19-32. In any case, Heiler does not hold to his view ; he admits that poets may write
prayers which reflect the simple piety of naive people (p. XXIV). ». Cf. AUBRIOT, 1993.
34 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

poésie était élaborée pour être récitée lors d'une cérémonie religieuse, ou du moins se
plaçait sous l'invocation de la divinité ; en sorte que, jusqu'à l'époque classique en tout
cas, la plupart des poèmes sont à eux seuls une sorte de prière, ou du moins d'offrande
cultuelle ; si cette qualité n'entraîne pas pour conséquence qu'une comédie ou une
tragédie soient positivement assimilables à une prière, il en va différemment pour
d'autres poèmes, par exemple les Hymnes homériques ou les Odes pindariques 2, qui
certes sont des œuvres d'art, mais qui justement par là sont restituées à la divinité en
reconnaissance de sa faveur, et qui lui sont directement adressées. Inversement, ce
n'est pas parce que le dithyrambe d'Élis possède en quelque sorte un certificat
d'authenticité cultuelle qu'il est dénué d'élaboration artistique et devrait apparaître
comme radicalement différent d'un autre appel à Dionysos, par exemple celui que
lance le chœur dans l'hyporchème tenant lieu de cinquième stasimon vers la fin
d'Antigone 3. En somme la distinction entre prière cultuelle et prière libre n'a rien
d'inéluctable, et vouloir fonder sur elle des différences dans la nature des prières
exigerait une justification dont nous n'apercevons pas les fondements 4.
Toutefois il faut reconnaître qu'on ne peut considérer cette distinction comme
inexistante. Elle n'est même pas sans mérite, à condition qu'on ne s'y laisse pas
assujettir comme à une vérité donnée, inaccessible à la critique. Elle va offrir
provisoirement quelque commodité pour nous aider à effectuer un premier classement
extérieur sommaire.

Si, par « cultuelles », il faut entendre « prières prononcées lors d'une cérémonie
en l'honneur des dieux », cette précision en entraîne immédiatement d'autres,
concernant les circonstances (effectives ou supposées) de leur prolation, sur lesquelles
il nous faudra revenir : cette prière prendra place dans un sanctuaire, au moment d'une
fête ou d'un sacrifice, et aura toutes les chances d'avoir donné lieu à des préparatifs

2. Qu'on s'interroge, à propos des Hymnes de Callimaque (entre autres) sur la question de
savoir s'ils furent ou non récités pour une fête religieuse ne change rien à l'affaire ; une fois
acquise la vraisemblance de la destination rituelle, peu importe, de notre point de vue, que cette
destination ait été réelle ou fictive : il suffit justement qu'on puisse se poser la question pour que
nous nous sentions obligée de considérer ces textes comme dignes d'intérêt de notre point de
vue. Cf. infra, n. 16.
3. Soph., Ant. 1115-54.
4. DES PLACES commençant le chapitre qu'il consacre à la prière cultuelle (1969, p. 153)
formule également des réserves : « La répartition des pièces ne va pas sans arbitraire ». Cf. déjà
DES PLACES, 1959 b, p. 343 ; 1967, p. 466. A propos de l'acte rituel, on pourrait reprendre les
termes de Henrichs (p. 217) : «The most conspicuous characteristic of ritual ac'.ion, viz.
repetition ». Nous n'avons évidemment aucune intention d'entrer dans la question de savoir ce
qui est premier, de la prière libre ou de la prière cultuelle (voir supra, Introd., n. 51).
Mentionnons, juste pour information, que selon HEILER (p. 52-3 ; 166-7), la seconde serait une
sorte de solidification de la première ; ce postulat nous semble aussi irréfutable
qu'indémontrable.
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 35

particuliers (entre autres le choix des exécutants et l'organisation de répétitions pour


des chants choraux, ou seulement pour des textes proférés par toute l'assistance). Mais
cette précision ne préjuge pas forcément du caractère authentique de ces prières ; car
parmi elles, il nous faudra distinguer les prières historiquement, et les prières
fictivement cultuelles.
Parmi les premières, sont à citer celles qui sont le plus incontestablement
cultuelles, celles dont nous savons que le texte était, au fil des années, récité au cours
de cérémonies traditionnelles, ou celles qu'un clergé a pris soin de faire graver et
d'exposer dans un sanctuaire. Encore la revue de ces formules qui nous sont connues
pour avoir appartenu au rituel de tel ou tel sanctuaire n'est-elle pas sans appeler
certaine réserve liminaire ; car dans quelle mesure convient-il de refuser la même
appréciation à une requête comme « Pleus ; sois enceinte », et à une révélation comme
« La Forte a enfanté le Fort » 5 ? La valeur de la parole proférée est-elle différente
suivant qu'il s'agit d'une demande ou d'une affirmation ? Rien n'est moins sûr. Aussi
serait-il intéressant d'étudier pour elles-mêmes toutes les expressions cultuelles qui
nous sont parvenues 6 : en tant que formulations fondées sur le langage, elles
permettraient d'éclairer notre réflexion sur l'usage de l'expression parlée dans le culte.
Mais notre projet est déjà bien assez vaste sans que nous allions l'élargir encore. Il va
falloir au contraire, pour les besoins de l'exposé, borner notre domaine avec un

5. Sur ϋε κύε, cf. infra, η. 8 ; « La Forte a enfante le Fort », cf. Hippol., Ref. 5, 8, 40 :
Νυκτός εν Έλευσΐνι ΰπό πολλώ πυρι τελών τα μεγάλα και άρρητα μυστήρια βοά καΐ
κέκραγε λέγων Ιερόν ετεκε πότνια κοΰρον, Βριμώ Βριμόν, τουτέστιν Ισχυρά Ίσχυρόν.
(Sur cette formule, cf. Schuhl, p. 206 et n. 3). Nous prenons soin de rester dans le même cadre
rituel qui, comme on sait, est celui des Mystères d'Eleusis : cf. Burkert, 1983 (1972), p. 289, et
n. 70).
6. Nous pensons en partie, à divers textes consignes par Tresp : au chant de 1'εΐρεσιώνη
(p. 61-3 ; cf. Van der Leeuw, 1970(1933}, p. 95) ; à celui des hirondelles, qui n'est ni hymne ni
prière (Trcsp, p. 148-9) ; au chant en l'honneur de Demeter, dit « hymne » : ουλον, ουλον 'ίει,
ιουλον 'ίει (Tresp, p. 200-1 ; voir infra, n. 10) ; à l'injonction άλει, μύλα, άλει (Carm. Pop.
43) ; ou encore au fameux σύνθημα des Mystères que nous transmet Clément d'Alexandrie
{Protrept. II, 21, 2 ; cf. DES PLACES, 1969, p. 211 ; Burkert, 1977, p. 426-7) : « J'ai jeûné ; j'ai
bu le cycéon ; j'ai pris dans la ciste et, après avoir manié, j'ai remis dans le calathos ; j'ai repris
dans le calathos et mis dans la ciste ». Sans doute n'est-ce pas une prière. Cependant, à qui
s'adressait la déclaration dont il se compose : aux prêtres ? aux divinités ? En tout cas c'est un
texte sacramentel que chaque myste devait prononcer pour son compte personnel - et sans
accent ni bégaiement, faute de quoi il n'était pas admis à participer aux Mystères. Sur ce texte et
sur les Mystères, cf. Nilsson, G.G.R., I, p. 658 ; Burkert, 1983 (1972), p. 269. Sur la
signification du terme σύνθημα, cf. le chap. II de Delatte, 1955, p. 12 sq. D'une manière
générale, les formules qui étaient prononcées pendant les Mystères d'Eleusis sont rassemblées
par DES PLACES, 1967, p. 483-4, et 1969, p. 211-2. Les Mystères phrygiens comprenaient eux
aussi une formule rituelle comparable : « J'ai mangé dans le tympanon, j'ai bu dans la cymbale »
(cf. Boyancc, 1935, p. 160-4). Delatte aborde cette question du « moulin sacré de la déclaration
du myste » (1955, p. 3 sq.).
36 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

arbitraire relatif. Donc, sans que cela suppose d'exclusive théorique portée sur ces
textes religieux, puisque intégrés au culte, mais ne répondant pas à la définition de la
prière que nous avons retenue7 nous mentionnerons seulement, comme prières
authentiquement cultuelles :
- le ϋε κύε des Mystères d'Eleusis 8
- la « prière des Athéniens » qui nous est transmise par Marc Aurèle : Ευχή
'Αθηναίων "ΠΌον, ΰσον, ώ φίλε Ζεϋ, κατά της άρούρας της 'Αθηναίων και των
πεδίων" ήτοι ου δει ευχεσθαι ή οϋτως απλώς και ελευθέρως 9
- la « prière » à Demeter : οΰλον ούλονϊει, ΐουλον'ίει10

7. Cf. supra Introd., p. 24.


8. Proclus, In Plat. Tim., Ill, 176, 26 sq. : « Pleus ; sois enceinte ». Sur ϋε κύε, cf. J.E.
Harrison, 1903, p. 161 ; SCHWENN, 1927, p. 3 sq. ; Deubner, 1966, p. 86 ; Burkaert, 1983, p.
293, n. 89.
9. Marc Aurèle, Εις εαυτόν, 5, 7 : « Pleus, pleus, Zeus notre dieu, sur les champs des
Athéniens et leurs plaines ». La trad, de Trannoy (CUF, 1964) est la suivante : « Prière des
Athéniens : "Arrose, arrose, cher Zeus, les champs des Athéniens et les plaines." Ou il ne faut
pas prier, ou il faut prier ainsi, naïvement, franchement ». Nous substituons pour φίλε la trad.
« notre » à la trad, reçue « cher », pour éviter les connotations affectives, et pour essayer de
rendre l'idée d'appartenance à une même collectivité qui marque cet adj. (sur φίλος, cf. Burkert,
1977, p. 410, et infra, n. 82, et chap. II, n. 46 ; chap. V, n. 10). Il ne convient pas selon nous de
parler de relations personnelles (SCHWENN, 1927, p. 5, sur l'appel à « liebe Zeus » ; toutefois
il signale, n. 11, la mise en garde de Wilamowitz conseillant de ne pas attribuer à φίλος un sens
par trop intime). Par ailleurs, on aimerait savoir comment il convient de comprendre
ελευθέρως : comme « libre de toute contrainte de rhétorique » (ainsi que nous semble y inviter
le voisinage de απλώς), ou comme « de manière personnellement désintéressée », au sens où
Platon trouve la marque de la liberté dans le loisir (Théét. 175 e), dans l'absence de
préoccupation mercantile (Lois, 919 d-e) ? S'il en était ainsi, Marc Aurèle qualifierait de
« libre » la prière exempte de toute notion d'intérêt individuel. C'est en ce sens que paraît
s'orienter Farquharson (t. I, p. 329). Mais dans aucun des commentaires mentionnés ci-après on
ne trouve d'allusion à cette question. Sur cette prière, cf. VON LASAULX, p. 6 ; H. SCHMIDT,
qui insiste (p. 38) d'une part sur le fait que cette formule constitue l'une des rares prières
« vulgaires » qui nous aient été transmises, et d'autre part sur l'intérêt que présente la requête
pour la collectivité ; BRAUNE, p. 43 ; SCHWENN, 1927, p. 7-8 ; DES PLACES, 1959 b, p.
345-6, où l'A effectue un rapprochement intéressant avec un fragment des Danaïdes d'Eschyle
(fgt 44, Nauck 2) ; 1967, p. 466-8 ; 1969, p. 154-5 ; MEHAT, col. 2204. La différence
syntaxique qui oppose les impératifs présents de la prière ϋε κύε et les impératifs aoristes de la
prière des Athéniens est commentée par BAKKER, p. 109 ; la question des temps dans la prière
sera examinée infra au chap. III.
10. De ce refrain qu'on chantait pour Demeter (Tresp, p. 200-1), une trad, possible serait :
« Envoie de grandes gerbes, des gerbes, envoie des gerbes » ; cf. HEILER, p. 177 ; STENGEL,
1920 (1898), p. 81 ; Kern, 1926, p. 154. Cependant Chantraine, D.E., χ.ν.ΐουλος pense avoir
affaire avec les deux termes ούλος εΐΐουλος à des doublets qui désigneraient le « premier
duvet ». Ce texte n'est pas sans rappeler l'injonction « tourne, moulin » (cf. supra, n. 6), mais il
faut distinguer l'appel à une divinité et l'espèce de suggestion exercée sur la chose (voir Dover,
p. 200, et Motsopoulos, p. 102 sq., citant Eur., Cycl. 652 sq. et II. 1385-9).
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 37

- le dithyrambe d'Élis :
Έλθέιν ήρω Διόνυσε
Άλείων èc ναόν,
άγνόν συν Χαρίτεσσιν
ες ναόν τω βοέφ ποδΊ θυων.
"Αξιε ταύρε, άξιε ταύρε 1 1
- et, sur un autre plan, les trois hymnes d'Épidaure (à Pan, à la Grande Mère, à
Hygic) appartenant probablement au Ve siècle 12.

Ainsi qu'on le voit cette liste est courte. Encore attirc-t-elle l'observation que ce
bref catalogue ne comporte (sur sept textes) que trois « prières » qui ne soient pas en
môme temps des hymnes, c'est-à-dire des poèmes. Mais quel que soit leur style
(versifié ou non), les uns et les autres de ces textes sont si marqués par la recherche

11. Cf. Plut., Qu. Gr. 36 : « Viens, héros Dionysos, dans le temple sacré des Éléens, viens,
accompagné des Charités, dans le temple, bondissant avec ton pied bovin. Digne taureau, digne
taureau » (tr. pers. : la trad, de Van der Leeuw pour θΰων , « en fureur », ne nous semble pas
satisfaisante : 1970 {1933}, p. 417). Sur le dithyrambe d'Élis {Anthol. lyrica, ed. E. Diehl S.
206, Nr 46), cf. Farncll, Cuits, V, p. 126 ; Harrison, 1903, p. 438-9 ; HEILER, p. 181-2 : selon
cet auteur, ce chant cultuel (ou prière poétique) serait un rudiment d'hymne, constitué au fur et à
mesure, à partir de cris rituels spontanés, en une élaboration collective ; le noyau en serait
surtout le bref refrain άξιε ταΰρε, et le cri έλθειν (ρ. 181) : c'est bien possible, mais nul n'en
sait rien. SCHWENN, 1927, p. 8-17, rapproche ce chant de l'hymne de Palseocastro (cf. infra
dans cette n.). Cf. encore Kern, 1926, p. 154-5 ; Van der Leeuw, 1970 ( 1933), p. 95 et surtout
417 ; Festugièrc, 1950 a, p. 57, n. 2 ; Jeanmaire, 1951, p. 50 et 349 ; DES PLACES, 1959 b, p.
344 ; 1967, p. 466 ; 1969, p. 153-4 ; Calame, 1977, 1, p. 152 sq. et 244 : selon l'A., « la présence
dans ce chant d'un refrain induit à penser que ce dithyrambe était chanté par une seule femme et
que le chœur de ses compagnes reprenait le refrain » (p. 152) ; MEHAT, col. 2208. Sur
Dionysos-taureau, on relira avec plaisir les quelques pages très suggestives que Grégoire avait
consacrées à « Bacchos le taureau », et naturellement le classique Dionysos, de Jeanmaire, en
partie, p. 45. Sur l'iconographie, voir Cl. Bérard, 1976, et l'abondante documentation concernant
Dionysos dans le LIMC, III, 1, 1986, p. 414-514 (art. de C. Gaspard), et III, 2, 1986, p. 296-,
406. Enfin le texte de l'hymne de Palaeocastro « au grand Couros » se trouve dans LATTE,
1913, p. 45-6, (et dans Latte, 1968, p. 49) ; dans Nilsson, 1950 {1927}, p. 463 sq. ; dans WEST,
1965, p. 149-50 ; dans BREMER, 1981, p. 205 (et bibliogr. p. 206, n. 49) ; on trouvera une trad,
de cet hymne dans DES PLACES, 1969, p. 158.
12. Ces hymnes ont été édités par MAAS, 1933 ; cf. DES PLACES, 1969, p. 155-6 (avec
bibliogr. dans la n. 18). On pourrait évidemment ajouter les hymnes énumérés ibid. p. 156-9
(notamment l'hymne de Palaeocastro : cf. n. précédente) qui, quoique postérieurs au Ve s.,
peuvent (en raison du conservatisme religieux) sembler révélateurs d'une tradition plus
ancienne, à supposer même qu'ils n'en représentent pas seulement la consignation tardive. A
cette liste on pourrait songer à ajouter (en raison de leur inspiration populaire) des textes comme
Philostrate, Her. 19, 4 ou Héliodore, Ethiop. 3, 4. D'une manière générale, qui voudrait se
donner une idée cursive de la plupart des textes grecs intéressant la religion pourrait se reporter
à l'album établi par Kittel....
38 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

des rythmes et des assonances 13, qu'on ne peut manquer d'en être frappé. L'autre
caractère dominant qui affecte ces prières est la prépondérance d'une préoccupation
d'intérêt collectif qu'on pourrait, à la suite d'A. Motte, appeler « vitaliste » 14. Il est
d'ailleurs permis de penser que ces deux points sont liés, et que le fait d'imprimer un
rythme à un texte le rendait plus entraînant, plus « tonique » à tous les sens du terme,
et ainsi plus propre à obtenir un résultat efficace, en un mot plus actif et efficient, -
visée dont l'importance était essentielle, précisément dans le domaine vital. En tout cas
recherche de sonorités frappantes et souci d'obtenir la fécondité et la vie au sens
général sont les deux points que les commentaires soulignent à l'envi et qu'il nous faut
retenir de ce bref recensement des textes authentiquement rituels.

13. HEILER souligne (p. 177) que le dithyrambe d'Élis est rythmé violemment. Il serait
imprudent, selon nous, d'inférer des conclusions hâtives du fait que les « incantations
magiques » sont également fondées sur l'importance des rythmes et des rimes (cf. Heim, p. 544-
50). Autant vaudrait assimiler les comptines enfantines et le style de Péguy, sous prétexte que
les répétitions et les homéotéleutcs se retrouvent dans les deux : le désir d'expressivité peut bien
expliquer le parallélisme de certains procédés des unes et de l'autre ; mais la comparaison
s'arrête là. La différence entre la religion et la magie ne saurait, en Grèce du moins, être trouvée
avec certitude dans une différence d'attitude intérieure à l'égard des désirs exprimes, ni dans une
différence de formulation (nous verrons infra, chap. IV, p. 321 sq., que nous pensons pouvoir
lui trouver un fondement en rapport avec Δίκη : nous définissons comme relevant de la religion
ce qui est estimé conforme aux lois de causalité naturelle ou aux exigences sociales garanties
par les dieux ; et comme relevant de la magie les tentatives individuelles appuyées sur des
caprices personnels et indifférentes à cette sorte d'ordre des choses).
14. Motte, 1973, p. 146-53 (avec un développement particulier réservé à ϋε κύε, ρ. 218).
Deubncr parlait (1966 {1932}, p. 86) de fécondité et de magie. Ce caractère nous surprend
d'autant moins qu'il ressort également de la classification des prières établie par Proclus {In Tim.
65 0 : « Nous distinguons différents genres de prières. D'abord d'après les genres et les espèces
des dieux : la prière peut être démiurgique, cathartique, vivifiante. Démiurgique, comme pour la
pluie et le vent, car leur apparition doit être rapportée aux dieux démiurges auxquels, à Athènes,
s'adresse la prière des prêtres chargés d'assoupir les vents (Εΰδάνεμοι) ; cathartique : on en a
des formules écrites dans les temples, pour écarter les maladies contagieuses et toutes
infections ; vivifiante : elle s'adresse alors, pour les fruits de la terre, aux meilleurs que nous
(aux dieux nos maîtres), auteurs de la naissance des vivants ». La trad, est celle de DES
PLACES (1959 b, p. 346). Les quatre premières prières que nous avons citées (dans la mesure
où le dithyrambe d'Élis est appel à un dieu fécondant) se rattachent à la première ou à la
troisième catégorie. Ces prières, consistant en un impératif (ou un équivalent) ou organisées
autour de lui (ϋε, υσον, Ίει, έλθει ν), ont, par leur forme autant que par leurs préoccupations,
toutes les apparences de formules fort anciennes. Quoique cela ait prêté à discussion (cf.
Guthrie, p. 70, n. 5 ; et Motte, 1973, p. 218), leur relation évidente avec les réalités agraires,
aussi bien que le caractère traditionnel de leur formulation, nous conduisent à leur supposer une
origine qui se perd dans la nuit des temps ; on pense naturellement aux rois faiseurs de pluie
qui, menant le peuple en procession s'essayaient, comme Salmonée, à provoquer la foudre et la
pluie fécondante (cf. Schuhl, p. 48 sq.) ; ces prières (ϋε, ύσον) constitueraient-elles ce qui reste
de ce genre de cérémonies ? C'est impossible à dire.
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 39

Toujours à vocation cultuelle (quoiqu'elles n'aient peut-être été exécutées qu'une


seule fois) sont les œuvres hymniques ou lyriques qui, à nous, peuvent sembler
appartenir plutôt à la littérature en raison de notre éloignement par rapport à la religion
grecque, mais qui avaient bel et bien été composées sur commande d'un sanctuaire ou
du vainqueur d'un concours religieux. Sans doute aurions-nous du mal à placer au
même plan ϋε κύε, et une ode pindarique. Il nous semblerait dommageable pourtant de
ne pas mentionner, parmi les textes à valeur religieuse, les hymnes et odes qui nous
sont parvenus, étant donné que leur caractère cultuel n'est pas ou guère douteux. Mais
dans quelle mesure sont-ce vraiment des prières ? Plus ils sont élaborés, moins cela est
évident. Ainsi ceux des Hymnes homériques, très courts, qui se bornent à une
invocation et à un salut (accompagné ou non d'une demande de bénédiction), ou la
brève XIIe Olympique ont trop peu d'étendue pour que le poète y insère un long récit
des exploits du dieu ou d'un héros, et gardent ainsi un caractère de prière assez net 15.
En revanche dès que les proportions de l'œuvre prennent de l'ampleur, les invocations
et saluts paraissent noyés dans le reste du texte ; mais il ne s'ensuit pas pour autant que
le caractère religieux et la destination du poème soient changés. Ces œuvres artistiques
peuvent donc à juste titre être considérées comme de valeur historiquement cultuelle,
quoique leur caractère de prière au sens étroit du terme apparaisse quelque peu dilué
dans leur développement poétique 16.

15. Pour les hymnes courts, cf. par ex. //.//. Aphr. ΙΠ. L'emploi de la première personne
chez Pd. n'est nullement un obstacle à ce caractère cultuel de ses odes ; il a été montré au
contraire (M. Rosenthal-Lefkowitz) que cet usage était à mettre en rapport avec le rôle
professionnel et les devoirs officiels du poète. A ce sujet, voir encore Demont, 1990, p. 80, n.
79.
16. Il ne saurait être question d'aborder ici le problème des rapports de la poésie et de la
religion, mais nous pouvons évoquer deux séries de remarques ; la première consisterait à
rappeler que certains rythmes ont été divinisés ; qu'il suffise de mentionner le couple Iambos /
Iambè : cf. Nagy, p. 243 sq. ; Ölender, p. 21-3, où il est bien montré que Iambè, « associée au
rythme iambique et à son mètre insultant »,... « allie les mots de la langue aux gestes du
corps », qui sont liés à la musique et à la danse ; ce rapport avec le rythme et la musique avait
aussi retenu l'attention de Dumézil, 1982, p. 49. La seconde remarque attirerait l'attention sur les
rapports constants qui sont établis entre la poésie et la religion : cf. J. de Romilly, 1973, p. 155-
60 et la bibliogr. de la n. 17 ; rappelons le fait que même un poème didactique comme Les
Travaux et les Jours est défini par son auteur comme un « hymne » (v. 662) ; que la Théogonie
aussi a pu être appelée « hymne à Zeus » (Cornford, 1952, p. 192) ; que même un poème qui se
veut « rationaliste », comme celui de Parménide (D.K., B. I, 8-10), ne trouve d'autre moyen
d'exprimer cette orientation qu'en se plaçant sous l'inspiration des Héliades, diurnes et dévoilées
(tandis que les Muses d'Hésiode se présentaient de nuit, et voilées : cf. Dolin, p. 94-5).
L'invocation aux Muscs en effet est un début obligé de tout poème : cf. entre autres Masson,
1962, p. 62 ; 64 ; 168-70 pour la parodie des invocations homériques ; Dodds, 1965 (1951), p.
34, n. 63 ; Calame, 1977, II, p. 109 ; MANTZIOU, p. 464, n. 4 et p. 478. Nous reviendrons
ailleurs sur les intéressantes perspectives ouvertes par ΜΓΝΤΟΝ (1960 & 1962).
40 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

La question se pose autrement pour les prières que nous proposons d'appeler
fictivement rituelles : ce sont celles qui, intérieures à une œuvre, sont censées, dans la
fiction poétique, être prononcées au sein de circonstances possédant valeur cultuelle.
Parmi elles, on pourrait distinguer entre chants du chœur et prières à une seule voix.
Des premiers on citerait en exemple le chant des bénédictions appelées par les
Danaïdes sur Argos à la suite de l'accueil reçu par leur supplication 17, ou celui du
chœur des femmes qui, dans Les Thesmophories, d'abord invitent les dieux à assister à
leurs travaux 18, puis, en réponse à l'imprécation que l'une d'elles profère contre une
traîtresse éventuelle 19, souhaitent tous les bienfaits à celles qui seront conseillères
fidèles 20. Ces chants interviennent dans une situation (tragiquement ou comiquement)
grave, chaque fois à l'instigation du coryphée ou d'un personnage qui, jouant le rôle
d'une sorte d'officiant, donne le signal de la prière chorale 21 ; ce détail, qui suggère
l'imitation des circonstances réelles (où il est probable qu'un chef de chœur donnait le
signal de l'exécution du morceau), confère à ces chants un air apprêté, qui les
distingue de ceux que la convention artistique présente comme spontanés 22. C'est
donc bien un indice supplémentaire du fait qu'à l'intérieur de l'œuvre même, ces chants
veulent passer pour reproduire une démarche rituelle authentique. Ils attirent notre
attention sur un caractère peut-être plus courant de la prière grecque qu'il n'est
d'ordinaire reconnu : la prière « amœbée », pourrait-on dire, avec, sinon « versets et
répons », du moins alternance de chants exécutés par un officiant et d'un refrain repris
par l'assemblée 23.

17. Esch., Suppl. 625 sq.


18. Aristoph., Thesm. 312-30 (cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 20 sq.).
19. Aristoph., Thesm. 331-51 : cette « prière » entrerait dans la catégorie suivante, celle des
prières officielles - fictives et, pour celle-ci, parodiques - à une seule voix.
20. Aristoph., Thesm. 352-71.
21. Esch., Suppl. 625 : « Allons, que nos vœux appellent sur Argos... » (λέξωμεν... εύχας
άγαθάς) ; Aristoph., Thesm. 310 : « Adressez ces vœux au ciel et priez » (Ταυτ εύχεσθε); cf.
350-1 : άρασθε... εύχεσθε . Jseger affirme hautement la valeur de document exact que
posséderaient ces passages. Il écrit (1964 { 1933 }) : (dans la tragédie) « Les hymnes où l'on prie
pour la prospérité d'Athènes dans la procession finale sont calqués sur les paroles et le rite des
cérémonies religieuses publiques » (p. 298) ; ou encore : « Dans Eschyle, les chœurs des
Euménides (916) et des Suppliantes (625) qui, l'un et l'autre, sont une prière solennelle pour le
salut de la cité (respectivement Athènes et Argos) nous renseignent sur les formes rituelles et
sur la nature de la prière publique, ceci en l'absence de toute tradition directe à ce propos » (p.
550, n. 44). Cet optimisme est peut-être un peu excessif, mais enfin il est vrai que ces passages
sont les plus suggestifs que nous ayons.
22. Cf. par ex. Esch., Suppl. 41 sq.
23. La succession de versets et de répons est, selon Dhorme (p. 247 sq., p. 256) l'un des
traits distinctifs essentiels des prières assyro-babyloniennes comparées aux prières grecques ; ce
que nous pouvons en effet retenir, c'est que les prières assyro-babyloniennes sont organisées se-
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 41

Des prières à une seule voix, on pourrait citer comme exemples, outre le passage
des Thesmophories déjà mentionné (cf. n. 19), la deuxième prière de Chryscs ou celle
de la prêtresse Théanô dans l'Iliade 24, qui présente la particularité d'être proférée dans
un temple - et qui est suivie de Γόλολυγή des femmes 25 ; ou encore la prière matinale
de la Pythie qui ouvre Les Euménides, pour laquelle Eschyle a chance de s'être inspiré
d'assez près des formules rituelles effectivement en usage ^ Toutes ces prières (aussi
bien que les chants collectifs que nous avons évoqués précédemment), ne peuvent pas
avoir été composées indépendamment des habitudes cultuelles connues de tous. Il
n'est pas douteux qu'elles sont conformes à des usages établis, mais elles ne laissent
nullement supposer l'existence d'un formulaire immuable. Sans doute représentent-
elles une élaboration artistique particulièrement soignée et réussie, mais nous
pouvons, du point de vue qui nous occupe, en accueillir le témoignage avec une
certaine confiance.

Cette confiance devra sans doute se faire plus circonspecte en ce qui concerne les
prières (aussi bien simples que collectives) que nous pourrions qualifier de « libres »,
par opposition aux prières cultuelles : entendons celles qui sont prononcées sous le
coup d'une libre inspiration, et non imposées par une circonstance rituelle. Or celles-ci
constituent de loin l'essentiel de notre corpus. Chacune soulève des questions

Ion un parallélisme, une dichotomie propices aux alternances régulières, tandis que les prières
grecques sont plus souples et, dans leur organisation discursive, volontiers assez proches d'une
réplique qui pourrait s'adresser à un homme (cf. infra, chap. Ill, p. 217-218 et 233 sq.). Mais les
prières cultuelles semblent avoir réservé une place relativement importante soit à une expression
alternée d'une personne et d'un groupe, comme on le voit dans la scène des Thesm. mentionnée
supra, n. 18-20, soit à la reprise en commun d'un refrain (comme ίή παιάν : cf. FAIRBANKS,
p. 18, 34 ; HEILER, p. 58-9) ou d'un cri cultuel comme Γόλολυγή (cf. infra, n. 25). Rappelons
qu'il a même été supposé (par Calamc : cf. supra, n. 11) qu'un texte aussi bref que le dithyrambe
d'Élis était chanté par une officiante, le refrain seul étant repris en chœur. Quelque crédit qu'il
faille accorder à cette supposition, la longueur d'une œuvre et sa complication n'étaient pas un
obstacle à son exécution en chœur. Mais il est évident que cela exigeait des répétitions
soigneuses (sur la difficulté desquelles insiste Calame, 1977, II, p. 117). La question des prières
à plusieurs va être abordée dès les p. qui suivent ; nous nous occuperons des hymnes et des cris
cultuels au chap. II.
24. //. VI, 297 sq. : elle a pour objet le salut de Troie ; la seconde prière de Chrysès au
chant I de 17/. (v. 450-7) demande également (au cours d'une cérémonie sacrificielle) le salut du
groupe qui offre le sacrifice.
25. //. VI, 301 ; sur 1'όλολυγή, cf. infra, chap. II, n. 154 et 159.
26. Esch., Eum. 1 sq. Cf. Pouilloux (1986 {1952}, p. 208-9) : « Eschyle était assez averti
du monde de Delphes pour avoir suivi dans ce prologue un ordre rituel ; s'il a mis dans la
bouche de la Pythie une prière plus «poétique» sans doute que les formules traditionnelles, il y a
tout lieu de croire que ces prières « cardinales » faisaient ainsi partie du formulaire habituel »
(p. 209).
42 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

particulières que nous pourrons retrouver chemin faisant, mais qu'il ne saurait être
question d'énumérer ici. Contentons-nous pour le moment de répertorier
sommairement les divers cas qui peuvent se présenter dans la perspective qui est la
nôtre ; et commençons par les prières collectives. Comment imaginer qu'un groupe de
personnes puisse, autrement que par convention artistique, exprimer en chœur les
mômes paroles si elles n'ont pas été apprises au préalable ? C'est pourtant bien ce
qu'on nous invite à supposer chaque fois qu'on nous montre une prière collective
spontanée. L'Iliade nous offre ainsi quelques exemples de prières prononcées par toute
l'armée, comme celles qui accompagnent le combat singulier de Paris et de Ménélas ^
ou le tirage au sort destiné à désigner les champions 28. Mais leur brièveté d'une part,
de l'autre la possibilité d'un certain brouhaha (suggérée, semble-t-il, par l'indéfini τις
et par le fréquentatif εΐπεσκεν permettent d'imaginer les prières des soldats autrement
que proférées avec l'ensemble d'un chœur de théâtre ; c'est-à-dire que ces expressions

27. //. ΠΙ, 318 sq. : Λαοί δ' ήρήσαντο, θεοίσι δε χείρας άνέσχον, /ώδε δε τις
ειπεσκεν 'Αχαιών τε Τρώων τε. Le contenu de la prière tient en quatre vers : « Zeus Père,
maître de l'Ida, très glorieux, très grand ! fais que celui des deux qui à nos peuples apporta ces
soucis meure et entre chez Hadès, tandis que nous, nous conclurons un pacte loyal de bonne
amitié ! ». Un peu plus haut (296-301), le texte du serment dont chaque soldat accompagne pour
sa part l'engagement solennel des chefs était annoncé par le même hémistiche : ώδε δέ τις
ειπεσκεν. Sur le rapport entre prière et condition sociale, cf. infra, p. 1 12 sq.
28. //. VII, 177-8 ; cf. 200-1 :
Λαοί δ* ήρήσαντο, θεοίσι δε χείρας άνέσχον,
ώδε δέ τις εΐπεσκενίδών είς ούρανόν εΰρύν (177-8) ;
ΤΩς εφατ οι δ* εΰχοντο Διι Κρονίωνι ανακτι
ώδε δέ τις εΐπεσκενίδών είς οΰρανόν εύρύν (200-1).
Le contenu de la première prière comprend seulement deux vers, et celui de la seconde
quatre ; (sur ces prières, cf. infra, chap. Ill, n. 148 et 294). L'hémistiche commun à ces quatre
passages : ώδε δέ τις ειπεσκεν contient justement les éléments (l'indéfini et le suffixe itératif)
qui portent les indications possibles d'un certain flou de nature à rendre la scène plus
vraisemblable. On peut remarquer que ces deux mots (τις ειπεσκεν) se retrouvent dans 17/.
chaque fois que le poète veut suggérer des paroles prononcées ou échangées par les gens dans la
foule (cf., outre ces 4 ex. : II, 271 ; IV, 81 ; 85 ; XVII, 414 ; 423 ; XXII, 372 ; 375). Cf. infra,
p. 67-68. De ces textes on pourrait rapprocher la mention des prières de l'armée perse, avant le
passage du Strymon superficiellement gelé : prier avant le passage d'un fleuve est une obligation
rituelle (Hés., TJ. 737-41), et la colonne en marche fait une pause pour s'acquitter de ce devoir
(Esch., Perses, 500) ; mais il revient apparemment à chaque soldat d'y pourvoir pour son
compte, et le messager évoque le spectacle de chacun (même les plus incrédules naguère)
humblement prosterné en prière (Esch., Perses, 497-9 ; προσκυνών peut soit souligner le
soudain excès de dévotion des plus sceptiques, soit constituer un trait de couleur locale
orientale ; cf. infra, chap. II, n. 35 ; 43 ; 44) : θεούς δέ τις/τό πριν νομίζων ούδαμοΰ τότ
ηΰχετο / λιταΐσι, γαιαν οΰρανόν τε προσκυνών. On retrouve l'indéfini qui était employé
dans 17/. : d'un côté comme de l'autre, chaque membre d'une armée doit s'associer
personnellement (dans une forme libre) à une démarche collective qui répond à une obligation
rituelle.
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 43

évoquent peut-être une superposition de prières individuelles plutôt qu'une prière


collective. En revanche une méditation comme ce qu'on appelle l'hymne à Zeus dans
XAgamemnon 29 s'écoule des lèvres des choreutcs comme si le chœur était une entité et
non un groupe : cette apparente spontanéité de la réflexion qui chemine ne saurait se
concevoir comme issue avec ensemble de plusieurs personnes différentes. Nous avons
donc affaire à une stylisation artistique qui n'est acceptable que par convention, et il
est bien évidemment exclu que de semblables mouvements aient eu un répondant dans
la réalité.
Quant aux prières à une seule voix, prononcées par les personnages au gré de
leurs désirs ou de leurs besoins, il n'est pas facile d'apprécier si elles répondent à une
réaction qu'on aurait pu attendre dans la vie courante, ou si elles révèlent un choix
artistique, et en quelle mesure. Ainsi, il est révélateur de constater que dans l'épopée
on chercherait en vain à connaître le contenu des prières prononcées par un chef au
moment d'un grand sacrifice olympien 30, c'est-à-dire dans une circonstance censément
rituelle, et en même temps laissant place à l'inspiration du personnage intéressé.
L'étonnante discrétion du poète concernant ces prières solennelles (qui pourtant sont
toujours mentionnées avec grand soin) soulève des interrogations car l'exemple
semble en avoir été volontiers suivi : sans qu'on puisse songer à comparer les raisons
des deux poètes, Pindare imite Homère en ne faisant qu'allusion à la prière prononcée
par Jason, lors des cérémonies officielles qui précèdent l'embarquement des
Argonautes 31 ; et si l'on considère par exemple l'œuvre de Sophocle, on se trouve

29. Esch., Ag. 160 sq. Ce chant a donné lieu à de multiples études spécifiques : Fraenkel
1964 (1931) ; Treu 1965 ; Dawc ; Bergson ; Eagan ; Clinton 1979 ; Smith. Sur ce texte, cf.
infra, chap. II, η. 140.
30. Il se trouve en effet curieusement que toutes ces grandes cérémonies homériques,
instructives relativement au sacrifice (cf. RUDHARDT, 1958, p. 253 sq.) présentent, pour ce
qui est de la prière, une particularité : c'est que son contenu échappe le plus souvent, à moins
qu'elle ne soit remarquable à un certain point de vue. Ainsi, le sacrifice d'Agamcmnon au chant
II de 17/. est accompagné (v. 412-8) d'une requête qui est énoncée, car elle est outrecuidante à
plusieurs égards (cf. infra, chap. Ill, η. 297), mais en partie, en ce que, sans un mot pour les
autres, l'Atridc ne parle que de ses propres exploits. Mais quand rien de particulier n'est à noter,
la prière est omise ; ainsi le sacrifice des Pylicns qui ouvre le chant III de XOd. est pris en cours,
et nous n'en connaissons pas la prière (un autre sacrifice est offert un peu plus loin, mais la
prière qui l'accompagne est tout juste mentionnée : v. 445) ; il en va de même pour le sacrifice
corrompu du chant XII (quand les compagnons d'Ulysse mangent les vaches du Soleil : v. 359) ;
et de même encore pour le sacrifice qu'offre Euméc pour accueillir Ulysse (XIV, 423 et 436 ;
mais ce sacrifice est par ailleurs particulier lui aussi, dans la mesure où le porcher peut être
regardé comme un personnage ambigu, à la fois serviteur et double d'Ulysse : cf. Bonnafé, 1984
a ; sur le thème du sacrifice et du banquet dans XOd., cf. Said, 1979) ; en sorte que les « grands
sacrifices homériques », dont on aurait pu attendre qu'ils nous renseignent sur le contenu d'une
prière prononcée dans des conditions rituelles, ne nous instruisent guère. Peut-être n'est-ce pas
un hasard.
31. PythAV, 193 sq.
44 CIRCONSTANCES DE LA ΡΡΠ-Rli

encore devant des constatations parallèles : l'énorme abondance de prières


individuelles et spontanées est encore plus frappante si on la compare au tout petit
nombre de démarches qui se préoccupent de rites cultuels 32. On a donc l'impression
que les poètes ont privilégié les prières « libres ». Devant une telle disproportion, on
ne peut se défendre de penser qu'elle a des causes délibérées : résident-elles dans la
considération du peu d'intérêt qu'eût présenté pour l'œuvre l'énoncé d'une prière
officielle, partant sans surprise et sans conséquences pour la connaissance du caractère
des personnages ? ou bien les poètes usaient-ils parcimonieusement de la
représentation d'une cérémonie cultuelle pour lui garder, au besoin, le caractère d'une
solennité exceptionnelle, ou même pour ne pas en galvauder l'aspect sacré ? Toutes les
suppositions sont permises. En tout cas la littérature nous renseigne mieux sur les
démarches personnelles que sur les prières prononcées lors des cérémonies cultuelles ;
et, parmi ces dernières, nous sommes (dans l'épopée aussi bien que dans la tragédie)
invités à considérer avec prédilection celles qui sont dites par des prêtres ou des
prêtresses 33, comme si les héros devaient apparaître comme des personnes plutôt que
comme les officiants qu'ils étaient pourtant parfois.

32. Toutes les prières des sept pièces de Sophocle sont répertoriées par CREAGHAN, p. 6-
51 (liste récapitulative p. 68 sq. : 191 passages y sont dénombrés). Sur ce grand nombre de
prières, une cérémonie fastueuse et une précaution rituelle obligée sont évoquées - mais non
montrées - (Tr. 764 : invocation d'Héraclès lors du grand sacrifice qu'il offre au cap Cénéen ;
Phil. 1077 : prières avant l'embarquement) ; deux prières sont faites en scène, qui
s'accompagnent de la mention d'offrandes cultuelles, l'une pour les présenter à la divinité (c'est
la prière de Clytemnestre à Apollon Lycien : El. 634 sq.), l'autre pour s'excuser de n'en pas avoir
(El. 1376-83) ; enfin le texte d'une prière est indiqué au style direct, sans que nous assistions à la
scène où elle est prononcée pour de bon : c'est la demande de réparation aux Euménidcs (O.C.
486-487). On voit que Soph., qui ne recule pas devant le grand spectacle de la supplication qui
ouvre O.R., afin de mieux faire valoir le renversement de la situation du héros, se montre par
ailleurs ménager des scènes où peut-être un recours officiel aux dieux serait en mesure de
restaurer la confiance des personnages qui doutent et qui souffrent.
33. Aux prières qui sont mentionnées supra, n. 24 et 26, on peut ajouter les cérémonies
conduites par Thconoé dans Hél., et par l'héroïne dans I.T. (Hél. 865 ; I.T. 1226 sq. ; 1327 sq. :
récit du messager). Mais il est frappant de constater que, là encore, le poète ne juge bon de nous
faire connaître le contenu d'une prière que lorsqu'il peut nous instruire sur le personnage en tant
que personne, et non en tant qu'officiant : Hél. comporte le récit - et la mention des propres
termes - de Ménélas invoquant Poséidon pendant qu'il immole rituellement le taureau, au lieu
de commémorer les défunts (v. 1584-7) ; mais c'est une prière personnelle. De même la sœur
d'Oreste invoque bien Artemis dans un contexte cultuel (I.T. 1230-4), mais c'est une prière à
double entente, qui en fin de compte est toute personnelle tandis que la prétendue cérémonie
n'est que duperie, comme dans Hél.. Dans I.A. (1570-7), Achille a des raisons personnelles
d'être l'officiant comme Néoptolème dans liée. (534-41) ; mais sur I.A., cf. la n. de Jouan ad
loc. (dans la C.U.F.). Et dans El. (d'Eur.) Égisthe fête les Nymphes à titre privé, semble-t-il (v.
626-7 ; prière aux v. 805-7). Dans ces conditions, il faut reconnaître qu'on en est réduit aux
conjectures pour inférer ce que faisait l'assistance pour accompagner la prière d'un officiant.
HEILER propose (p. 57) : « Les autres membres du groupe expriment leurs désirs
silencieusement, par leur simple présence ou par leurs gestes et leur attitude ». C'est probable,
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 45

Quoi qu'il en soit, les prières dont nous possédons de multiples exemples sont les
prières personnelles, dont les personnages principaux ne sont pas avares. Elles nous
fournissent un sujet d'examen qui, outre son intérêt en soi, offre matière à réflexion en
stimulant notre curiosité : dans quelle mesure ces démarches individuelles sont-elles
capables de nous laisser entrevoir la réalité quotidienne ? Il pourrait être opportun
d'introduire une différence, suivant qu'elles sont préparées ou improvisées. Ainsi
Clytemnestre allant prier Apollon de la délivrer de ses terreurs nocturnes 34 s'était,
munie de présents, rendue en un endroit spécialement choisi ; peut-être accomplissait-
elle un acte dont n'importe quel particulier aurait pu réaliser l'analogue : les ex-voto
(en général plus tardifs il est vrai) nous montrent que les fidèles n'hésitaient pas à
demander des faveurs comparables 35. Mais quand Diomèdc invoque Athéna pendant
que Sthénélos le soigne 36, n'use-t-il pas d'une privautc héroïque ? Encore a-t-il
l'excuse de la hâte, de l'urgence de la situation. En revanche quand le poète décrit
Achille implorant les Vents ou invectivant contre le Sperchios, il nous montre le héros
qui se livre à loisir et pour ainsi dire avec préméditation à des démarches dans
lesquelles il ne craint pas de s'adresser à des divinités pour servir ses intérêts
personnels 37. N'est-ce pas là faire preuve d'une bien grande désinvolture, et ces

mais peut-être insuffisant : il n'est pas exclu (cf. supra, n. 28) que chacun ait pu proférer une
courte prière pour sa part (mais que devient alors l'injonction εύφημεΐσθε : cf. infra, chap. II, n.
96), ou en tout cas jeter un cri rituel (cf. infra, chap. II, n. 159). Quoi qu'il en soit, les prières
très historiquement réelles que firent les Athéniens au moment de s'embarquer pour l'expédition
de Sicile semblent bien avoir comporté la répétition en commun, à la suite du héraut (The. VI,
32, 1 : υπό κήρυκος), de formules qui leur étaient dictées, et que chacun reprenait en chœur
(VI, 32, 2 : ξυνεπηύχοντο) ; ensuite de quoi fut chanté un péan et furent versées des libations
(ibid.) ; sur ce passage, cf. Croiset, p. 154 ; MEHAT, col. 2207.
34. Soph., El. 634 sq. ; cf. supra, n. 32.
35. Cf. les ex. enumerés par Van Stratcn, 1981, p. 71 sq., ou par Cl. Bérard, in Bérard,
Ducrey, Paunicr, p. 136 et 139 sq.
36. //. V, 115 sq. ; ou quand Antiloque suggère qu'Eumèlc aurait dû invoquer les dieux
pendant la course de chars (//. XXIII, 546-7).
37. //. XXIII, 144-51 (au Sperchios ; il est vrai qu'aucun verbe indiquant la prière n'est
employé ; mais cela suggère peut-être encore mieux qu'Achille s'adresse au fleuve comme à un
égal) ; 194-8 (aux Vents ; le texte de la prière n'est pas donné au style direct, mais son contenu
est très clairement exprime ; sur cette prière, cf. infra, chap. IV, p. 310). Notons que ces deux
« prières » interviennent dans un cérémonial à tous égards exceptionnel : cf. A. Schnapp-
Gourbcillon, 1982, p. 86-7 (cette explication nous semble bien mieux rendre compte en
particulier de la prière aux Vents, que les suppositions embarrassées de Rohde, 1952 {1893}, p.
12-9, et les hypothèses hasardées de Buffièrc, p. 484). D'une manière générale, le caractère
personnel et héroïque des prières homériques (développé au détriment des prières pour la
collectivité) a déjà été souligné par Bianchi, 1953, p. 86. Par ailleurs, concernant le fils de
Thétis, plusieurs indices nous montrent le soin qu'a pris le poète de distinguer « le divin
Achille » du reste des mortels. Sur cette question, cf. D. Aubriot, 1985 c et 1989. Cf. aussi infra,
p. 54 et n. 69
46 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

exemples peuvent-ils à bon droit passer pour révélateurs des relations que les fidèles
entretenaient effectivement avec la divinité ? Il faut avouer qu'on se sent gêné pour en
décider.
C'est en effet le plus difficile à savoir : si les humbles pratiquaient couramment
cette habitude de prier aussi « à chaque pas dans la vie » 38, comme on voit faire aux
grands dans les œuvres, ou s'ils s'en abstenaient. Ainsi, quand la servante qui moud le
grain dans YOdyssée se croit obligée d'ajouter à sa curieuse prière la tournure à valeur
concessive : « Exauce aussi mon souhait de pauvre femme » 39, est-ce parce que nous
sommes dans un poème épique, et que l'auteur veut faire sentir la différence entre le
monde des serviteurs et le monde des héros, ou parce que les petits hésitaient
effectivement à importuner les dieux de leurs désirs quotidiens ? Là encore, comme
presque toujours dans les œuvres littéraires, des particularités du texte et du contexte
fourniraient peut-être une explication 40 - mais cela ne nous aiderait en rien pour
présumer de la facilité avec laquelle les gens osaient s'adresser aux dieux dans la vie
courante. Plus directement utile pour inférer que les prières les plus quotidiennes et les
plus humbles étaient recommandées, nous est le poème d'Hésiode Les Travaux et les
Jours : il y apparaît à chaque vers que tout moment, toute action gagnaient à être
placés sous l'invocation de la divinité 41 . L'œuvre d'Aristophane 42, sur un mode moins

38. F. Robert, 1950, p. 58.


39. Od. XX, 1 15. Cf. infra, p. 69 ? (circa n. 127-8).
40. Observons que cette « prière » est bizarre : ni avant ni après, le poète ne nous dit que la
femme prie, mais qu'elle parle, qu'elle profère un κλεηδών (ν. 1 1 1 : έπος φάτο, σήμα άνακτι,
et ν. 120 : ώς άρ εφη χάίρεν δε κλεηδόνι διος 'Οδυσσεύς/... φάτο γάρ...) ; il ne s'agit donc
que de parole (et non de requête ni de prière), en rapport à Ulysse ; et elle-même le souligne qui,
après une exclamation adressée à Zeus à la seconde personne, lui dit : κρήνον νυν και έμοι
δειλή έπος, δττί κε εΐπω, faisant suivre cette « parole » de deux souhaits à l'optatif (et à la
troisième personne) ; si bien qu'elle ne prétend pas formuler un souhait personnel (έέλδωρ, dit
Chrysès : //. I, 41 ; 455), qu'elle n'adresse pas de requête directe à Zeus : c'est Ulysse qui, mains
levées, lui avait demandé (εύξατο, ευχόμενος : ν. 97-102, mais usage de la troisième personne
de l'impératif) un mot et un signe ; elle ne fait, elle, qu'accomplir ce désir ; c'est-à-dire que sa
parole même n'est que l'instrument de Zeus ; la seule chose qu'elle lui demande, c'est de
l'accomplir (κρήνον ; mais cela est normal, car tout « accomplissement » relève de la puissance
divine). On voit combien il est difficile, dans ces conditions, de parler d'initiative d'un humble
personnage. (Sur l'emploi des modes et des temps dans la prière, cf. infra, chap. III). Sur le
« clédonisme », voir Jouan, 1978, p. 81, n. 41.
41. Hcs., T.J. 465-7 ; 724 sq. C'est le lieu de rappeler la formulation platonicienne de cette
idée (Timée, 27 c) : « Mais oui, Socrate, tous les hommes, pour peu qu'ils participent tant soit
peu à la sagesse, quand ils sont sur le point d'entreprendre une affaire pclite ou grande,
invoquent toujours de quelque façon la divinité » (cf. infra, n. 257).
42. Jalonnée qu'elle est d'exclamations qui mettent en cause les dieux. Sans vouloir entrer
dans le débat (cf. entre autres Ehrcnberg, 1951 ; Seel ; Whitman, 1964 ; Brelich, 1969 a)
concernant les rapports entre la comédie et la réalité (la question principale étant de savoir si
l'on doit chercher dans Aristoph. surtout une « photographie » de l'époque contemporaine, ou un
PRIÈRES CULTUELLES ET PRIÈRES LIBRES 47

grave, nous invite à incliner dans le même sens ; et, s'il faut attendre le IVe siècle pour
voir les préoccupations individuelles prendre une extension inconnue jusqu'alors, il
n'en apparaît pas moins que ce type de religiosité nouvelle plongeait ses racines dans
la piété des époques précédentes, qui faisait à chacun une obligation de ne rien
accomplir qu'il n'eût mis sous le regard des dieux 43. Mais la limite n'est pas aisée à
marquer, entre la piété qui dissuade de rien entreprendre sans s'être recueilli un instant
pour confier l'issue de son action à la divinité, et le « sans-gêne » qui sollicite
l'approbation d'une initiative ou l'exaucement d'un désir pour la conception desquels
les dieux n'ont pas été consultés. Toujours est-il qu'on n'est pas mal fondé, semble-t-il,
à prendre les poèmes pour un écho de la réalité - moyennant le réajustement
nécessaire pour tenir compte du contexte héroïque et laisser de côté ce qui, propre à ce
contexte, serait déplacé dans la vie courante.
De plus, la question est peut-être encore plutôt une question de dieux priés
qu'une question de prières adressées ou retenues par une sorte d'auto-censurc. Il a été
remarqué 44 que des divinités moins solennelles sinon « inférieures » (Héraclès par

spectacle poétique), nous pouvons, pour l'aspect qui nous occupe, nous appuyer sur le détail des
répliques, sur les invocations, les adjurations, et les prières dont l'examen n'est pas modifie,
quelle que soit l'interprétation générale choisie. Il est sûr en tout cas que la prière lui paraissait
un révélateur particulièrement efficace des préoccupations et de la personnalité des gens : il
n'est pour s'en convaincre que de voir les deux prières opposées d'Eschyle et d'Euripide dans
Les Gren. (v. 886-7 et 892-894) ; cf. J. de Romilly, 1986, p. 13. Signalons tout de suite que nous
n'aurons jamais lieu, dans ce travail, d'utiliser l'article de Hewitt, 1917 : son extrême généralité
le rend impropre à notre usage.
43. Cette continuité qui, en dépit des importantes modifications intervenues, fait de la
prière hellénistique l'héritière (à plus d'un égard) de la prière archaïque, a été déjà soulignée par
FESTUGIERE, 1976, p. 417-8. De fait, les représentations figurées nous apportent un précieux
secours pour saisir certaines modifications qui intervinrent dans la sensibilité religieuse au Ve
siècle. Ainsi, A. Verbanck-Piérard fait remarquer (p. 227-8) : « Les scènes de procession et de
sacrifice collectif, bien attestées en figure noire, subissent au Ve s. la concurrence des altar
scenes... où le fidèle est représenté seul devant le bômos... il serait justifié de formuler
l'hypothèse selon laquelle, au VIe s., la piété collective paraît plus importante à montrer que la
piété individuelle, en plein avènement de l'époque classique ». Encore doit-on distinguer cette
piété individuelle de l'époque classique de la vision « héroïque » qui nous est offerte dans
l'épopée (cf. supra, n. 37) : la relation à la divinité y est affaire personnelle plus que collective,
mais cette attention portée à la personne des héros est à l'opposé d'un intérêt d'ordre étroitement
individuel, et ouvre au contraire des perspectives largement humanistes, comme nous avons
essayé de le montrer dans les deux art. cités supra n. 37.
44. Nilsson souligne (1948, p. 68-9) que, pendant que les grandes divinités étaient de plus
en plus étroitement reliées à l'État, le peuple était plus près des divinités inférieures plus
accessibles, et à l'intervention de qui les petites gens croyaient davantage. A cet égard,
l'exemple d'Héraclès est particulièrement probant : sur sa place dans les croyances du Grec
moyen, voir Guthric, p. 261 sq. ; sur l'invocation à Héraclès (ώ Ήράκλεις), héros tutélairc,
« courante chez les comiques pour exprimer l'étonnement, et ceci dans toutes les classes
48 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

exemple) pouvaient toujours recevoir des apostrophes qu'on hésitait à adresser à Zeus.
Donc les prières « libres » rencontrées dans les œuvres qui appartiennent aux « grands
genres » (épopée, lyrisme, tragédie) peuvent bien être affectées d'une certaine
solennité qui leur est particulière, mais il ne semble pas que leur existence même dans
la bouche des héros ait eu de quoi surprendre comme une privauté inaccoutumée ; et la
démarche de prudence confiante qui consiste à chercher la force d'agir dans la
résignation de son initiative entre les mains des dieux, ou à leur rapporter les faits
qu'on voit arriver, semble avoir pu être adoptée par tous les fidèles, indépendamment
de leur appartenance au monde héroïque.
Si bien que nous nous trouvons confrontée d'entrée de jeu à un problème qui
surgit déjà de la seule comparaison des quelques textes que nous venons d'évoquer :
insensiblement ce classement entre prières cultuelles et prières libres, qui se voulait
seulement approche commode pour faire un premier tour, formel et extérieur, de la
question, nous a amenée à formuler des remarques déjà lourdes de conséquences. Si
les prières authentiquement cultuelles nous semblaient dominées par la prépondérance
d'une préoccupation vitaliste, il ne semble pas invraisemblable que la piété
quotidienne ait pu, en Grèce aussi et indépendamment des modèles héroïques de
l'épopée, du lyrisme, et encore en une certaine mesure de la tragédie, remplir une
fonction plus large et plus personnelle à la fois, celle d'exutoire à l'angoisse qu'on lui
reconnaît dans d'autres sociétés. Sans exiger un rapport forcément personnel à la
divinité, cette fonction suppose au moins que le fidèle ose s'impliquer personnellement
dans sa relation aux forces supérieures dont il a le sentiment de dépendre. Cette
suggestion permettrait de comprendre pourquoi certains ont cru pouvoir défendre
l'idée d'une dimension personnelle de la prière en Grèce, tandis que d'autres
maintenaient à juste titre qu'elle était radicalement étrangère au mysticisme 45. Mais
elle doit être mise à l'épreuve des faits, dans un examen qui s'efforcera de tenir compte
de tous les aspects de la prière grecque : des quelques prières étroitement rituelles que
nous connaissons (qui se trouvent toutes être des prières collectives), et des prières
individuelles quotidiennes que nous en sommes réduits à deviner. Entre ces deux
extrêmes (pour nous difficilement saisissablcs), se trouve l'immense continent de la
littérature, qui va bien devoir constituer notre source principale d'information, mais
qu'il nous faut interroger avec circonspection. Commençons donc par considérer d'un
peu plus près, à travers les textes, ce qui concerne la personne de l'orant et ses rapports
à la prière.

sociales... ces vocatifs [étant] plus proches de l'exclamation que de l'apostrophe », cf. Th.
Beaupère, II, p. 29.
45. Les noms les plus révélateurs de la première attitude seraient sans doute ceux d'A.J.
Festugière et d'E. Des Places, tandis que K. von Fritz représente avec éclat la seconde : cf.
supra, Inlrod., n. 7 et 9.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 49

PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS

Prière pour soi ou pour autrui

Les questions afférentes à la personne de l'orant ou des orants vont nous


permettre d'effectuer quelques constatations supplémentaires. En effet nous nous
sommes contentée jusqu'à présent de distinguer prière cultuelle et prière « libre », en
essayant à chaque fois, s'il était possible, de séparer prière personnelle et prière
collective. Mais ce point concernant la pluralité des personnes intéressées mérite qu'on
s'y attarde un peu, car il ne suffit pas qu'une prière soit faite à plusieurs pour qu'elle
puisse être dite collective. On pourrait à la rigueur hésiter pour les prières qu'Ulysse et
Ajax prononcent au chant IX de l'Iliade en longeant la grève pour se rendre à la
baraque d'Achille ^, ou pour celles qu'Ulysse et Diomède adressent l'un après l'autre à
Athéna pour la réussite de leur embuscade au chant X 47 : ces deux dernières prières
pourraient être considérées simplement comme deux prières personnelles successives,
et rien ne nous dit que celles du chant IX, qui ne sont que mentionnées, n'aient pas été
sur le même modèle. Mais celles que, dans la tragédie, Orcste et Electre profèrent à
l'adresse de leur défunt père, pour qu'il vienne favoriser de son aide leur vengeance
légitime, sont entremêlées de manière à ne former, pour ainsi dire, qu'une seule prière
prononcée en duo chez Eschyle 48, et en trio chez Euripide - puisque ce poète fait
aussi intervenir à ce moment le vieux serviteur dans Electre ou, lors d'une
circonstance comparable, Pylade dans Oreste 49. De ce système de prières associées, si

46. //. IX, 183-4. Leur mission est officielle, et à ce titre ils représentent le roi et l'armée :
sans doute ; mais en même temps c'est bien eux qui vont devoir rivaliser d'à-propos pour
convaincre Achille ; et leur prière « qu'ils puissent sans trop de peine convaincre l'âme
orgueilleuse de l'Éacide » les concerne bien tous les deux (aussi le duel est-il employé), et non
point l'armée entière.
47. //.X,277sq.
48. Esch., Choéph. 479-510. Les préoccupations du frère et de la sœur sont légèrement
distinctes en ce qu'Orestc demande à son père d'envoyer la justice combattre avec les siens,
tandis qu'Electre pense à la survie de la race. Cette orientation des prières de l'un et de l'autre
personnage (au début du 1er épisode), a retenu l'attention de Saintillan, 1987, p. 188. Il observe
que la prière d'Electre (123 sq.) « féminine, se tourne vers le monde d'en-bas et sollicite la
colère du mort » tandis que l'autre (246 sq.), masculine, « se réclame de l'oracle du dieu d'en-
haut, Apollon, et à travers lui de la Justice de Zeus ». Sur ces prières, cf. AUBRIOT, à paraître.
49. Eur., El. 671-83 ; le côté tripartite de cette démarche est encore accentué du fait que la
prière à Agamemnon est précédée d'une triple requête à Zeus, et d'une triple requête à Héra. Or.
1225-40. Sur ces prières « à tour de rôle », cf. HEILER, p. 61 (il les conçoit comme un jalon
50 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

l'on peut dire, la poésie est seule (à notre connaissance) à nous offrir des exemples
explicites. Mais Platon nous montre à plusieurs reprises des personnages se joignant
plus simplement à une prière qui vient d'être prononcée, au moyen d'un verbe comme
συνεύχομοα50 ; et il est permis de supposer que ces exemples littéraires évoquent,
d'une manière sans doute différente et stylisée, les prières communes ou mutuelles que
les membres d'une même famille formulaient réciproquement les uns pour les autres,
ou pour la famille entière. Les prières de ce genre ne sont pas personnelles, dans la
mesure où plusieurs personnes sont impliquées, à la fois comme orants et comme
bénéficiaires, mais elles ne sont pas non plus collectives, en ce que ce sont des intérêts
prives qui sont en jeu.

De ces prières « associées » on pourrait rapprocher les quelques prières


d'intercession qui nous ont été transmises. On ne peut dire qu'elles répondent à un
usage bien attesté et confirmé, par exemple, au moyen de représentations figurées qui
leur donneraient valeur d'institution : on ne voit guère, sur les reliefs ou sur les
peintures, que les orants soient présentés à la divinité par un intermédiaire, comme
c'est le cas en Mésopotamie51. Sans être tout à fait exceptionnelles, elles ne
constituent pas une catégorie d'usage fréquent, et ne se rencontrent que dans certaines
circonstances. Il n'est pas très facile de dire pourquoi Ajax demande à ses compagnons
d'armes de prier pour son succès pendant qu'il s'arme avant d'aller affronter Hector 52 ;
remarquons que lui-même ne prie pas ; est-ce parce que le soin qu'il met à s'armer le
prive de la disponibilité d'esprit nécessaire ? ou parce que, sur le point de se battre
pour les Achécns, il estime normal qu'ils contribuent au succès par leur prière ? ou
parce que des prières multiples seront plus efficaces qu'une prière individuelle ? ou

intermédiaire entre la prière individuelle, qu'il estime première, et la prière collective, dont il
regarde le développement comme uliérieur). Voir aussi infra, chap. Ill, n. 112. Sur les prières
avec un έξάρθων, cf. supra, p. 40 ? et n. 23.
50. Cf. par ex. Phèdre, 257 b 8 ; 279 c 5 (encore faut-il, à propos de ce passage, rappeler
l'observation de CORLU, p. 241 : « Le préverbe note, non pas l'association de deux personnes
qui prient, mais celle, pour un même orant, de deux bénéficiaires ») ; Lois, III, 687 d 1 ; 687 e
4 ; /X, 931 c 2 ; Epin. 980 c 5 (cette prière présentant en outre la particularité d'être silencieuse :
cf. infra, chap. Π, η. 99) ; sur ces textes, cf. JACKSON, p. 36 (où l'auteur met en évidence la
valeur sociale de la prière chez Platon) ; MOTTE, 1980, p. 182, et surtout p. 192-3, à propos de
« la dimension foncièrement altruiste » de la prière du philosophe. RUDHARDT insistait déjà
sur l'attention portée à l'intérêt de la communauté dans ce genre de prières réciproques (1958, p.
194-5). Il faut noter que le chœur, dans le passage des Thesm. cité plus haut (cf. supra, n. 20 : v.
352), utilisait aussi ce verbe συνεύχομοα pour enchaîner sa prière à celle qui venait d'être dite,
dont il reprenait plus ou moins les termes. Cf. aussi supra, n. 33. Sur les prières à tour de rôle,
voir HEILER, p. 61.
51. Cf. Dhorme, p. 249, sur la « présentation » de l'adorateur, motif de prédilection de la
glyptique suméro-accadienne.
52. //. VII, 193 sq. Cf. infra, chap. II, η. 104.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 51

enfin parce que son personnage n'est guère marqué par la dévotion - mais c'est quand
même lui qui leur demande de prier 53 ? Entre toutes ces raisons possibles - qui au
reste ne s'excluent pas - il est difficile de savoir laquelle est la bonne. Quoi qu'il en
soit, cette scène assurément présente un cas rare, car d'ordinaire ce rôle d'intermédiaire
semble en général volontiers dévolu aux femmes. Au chant VI de l'Iliade, Hector
suggère aux Troyennes d'accomplir une démarche auprès de la déesse, pendant que lui
retournera se battre 54. De même dans Les Sept contre Thèbes, Étéocle envoie les
Thébaines prier les dieux tandis que les hommes vaqueront aux travaux guerriers 55 :
dans les deux cas il s'agit d'un responsable militaire qui recourt, dans l'intérêt de l'État,
aux prières collectives des femmes.
Des préoccupations parallèles commandent aussi des interventions personnelles.
Ajax chez Sophocle ordonne à Tecmesse de prier pour lui pendant qu'il veille à sa
« purification » 56 : sans doute, dans la situation grave qui est la sienne, trouve-t-il
quelque réconfort à penser que, même si elle se trompe sur la « fin » qu'il convient
d'implorer des dieux, sa femme prononce des prières que les dieux, eux, auront de
bonnes raisons de comprendre en dépit de leur ambiguïté involontaire. Dans des
circonstances moins ultimes, Xouthos demande semblablemcnt à Creuse de soutenir
par ses prières la requête qu'il va présenter à Apollon en accomplissant les rites
prescrits 57. Même si l'on peut avoir l'impression qu'envoyer une femme prier est un
moyen à la fois de s'affranchir de ses cris, et de canaliser son émotion en la chargeant
d'une mission solennelle, on ne peut dire que ce ne soit que cela ; Hector et Xouthos,
mais aussi Ajax et jusqu'à Étéocle sont bien aises de voir leurs efforts matériels
soutenus par des oraisons féminines ; et ces quelques exemples semblent laisser
apparaître que n'étaient pas négligées les vertus des prières d'intercession. Enfin il est
des cas où les femmes prennent elles-mêmes l'initiative de prier pour les hommes de

53. Le fait qu'un groupe plus nombreux donne plus de solennité à une démarche religieuse
est souligne par Kontoléon, p. 45. De multiples anecdotes relatives à Ajax devaient le fixer dans
son caractère d'esprit fort, au point que c'est encore le trait essentiel que retient Bay le dans son
Dictionnaire (vol. I, p. 123). Pour le passage qui nous occupe, remarquons que, des l'instant
qu'Ajax prend la parole (en partie, v. 197-9), il aurait pu aussi bien s'adresser directement aux
dieux dans sa réplique.
54. //. VI, 269 sq. Sur ce texte et ses répétitions dans le chant VI, cf. infra, Chap. IV, p. 326
sq.
55. Esch., Sept 222 ; 236 ; et surtout 265 sq. où Étéocle demande aux femmes de répondre
à sa prière en poussant Γόλολυγμός.
56. Soph., Aj. 685-6 : Ajax demande à Tecmesse d'aller, à l'intérieur, prier pour lui pendant
qu'il se rend où il doit aller (δια τέλους ευχου τελεΐσθοα).
57. Eur., Ion 422-5 (sur quoi cf. Amandry, p. 126). Il n'est pas opportun d'ajouter à cette
liste l'exemple de Thétis allant implorer Zeus en faveur d'Achille, car tout se passe là sur un
plan très différent (en dépit de BRAUNE, p. 7, n. 1, qui veut y voir une invitation à prier comme
les autres).
52 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

leur famille qu'elles estiment en situation difficile : ainsi font Pénélope pour
Télémaque, Electre pour Oreste et Pylade et, dans la réalité, Sappho pour son frère 58.

L'impression globale qu'on retire de ces passages est que les femmes, inaptes à
l'action, peuvent néanmoins contribuer à son succès en implorant la faveur des dieux,
sans laquelle aucun effort ne peut être fructueux : on sait que dans l'épreuve du tir à
l'arc lors des jeux en l'honneur de Patrocle, Teucros a manqué la colombe, faute
d'avoir pensé à invoquer Apollon 59 ; entre deux actions d'égale valeur en effet, c'est
l'intervention divine qui fait que l'une réussit et que l'autre échoue. En sorte que la
prière est loin d'être un luxe facultatif : elle s'avère un élément fondamental de l'action,
une condition indispensable du succès. Donc, faute de pouvoir s'en acquitter soi-même
avec tout le loisir nécessaire, on a intérêt à solliciter un soutien extérieur ; et il est
normal que ce service soit demandé à ceux qui ne sont pas directement engagés dans
les besognes urgentes. Aussi bien voit-on dans Les Bacchantes Tirésias engager
Cadmos à prier60, et un proverbe fait-il de ce soin l'apanage des vieillards61. On
remarque que ces deux catégories de personnages, femmes et vieillards, constituent
souvent les membres des chœurs de tragédie ; se sentant intéressés à l'action en cours
mais impuissants à l'infléchir par leur intervention directe, ils sont libres pour en
prendre à leur charge la part « inactive » : la méditation ou la prière. Aucune
connotation péjorative ne doit, dans le principe du moins, être attachée à cette
répartition des tâches. Si la prière, loin d'être inutile ou superflue, est déterminante
pour le succès, la confier aux femmes ou aux vieillards n'est pas seulement une façon
d'occuper sans dommage des personnes impropres à l'action directe ; c'est une manière
positive de tirer parti des aptitudes de chacun en vue du bien commun 62. Toutefois, on

58. Od. IV, 765 ; Soph., El. 1376-83 ; Sappho, fgt. 25 (Pucch). Selon Rose, 1957, le rôle
religieux des femmes, cantonné surtout au culte domestique, aurait tenu pour une bonne part
dans la prière ; voir aussi Thrade, col. 207-8.
59. //. XXIII, 859 sq. (cf. encore les v. 546-7 où Antiloque parle d'Eumcle).
60. Eur., Bacch. 360-3 : il s'agit pour tous deux de prier en faveur (υπέρ) de Pcnthée qui
s'égare et menace ainsi la cité (cf. J. Roux, I, p. 40-1).
61. Hés., Fgt 321 (MERKELBACH-WEST) : « Les actes, voilà le domaine des jeunes
gens ; les décisions, celui des hommes d'âge mûr ; les prières, celui des vieillards » ( έργα
νέων, βουλαι δε μέσων, εΰχαι δε γερόντων).
62. Ainsi, le chœur prie pour qu'Œdipe obtienne une bonne mort (O.C. 1556-79) ; ou, dans
Ion, il se tourne vers Athéna et Artémis pour que soit délivré un oracle favorable (v. 452-71), et
plus loin vers Einodie, pour la sauvegarde du pouvoir légitime des Erechtides (v. 1048-60) : cf.
PULQUERIO FUTRE, p. 90. De ces remarques on pourrait rapprocher celles qui ont été faites
concernant le rôle des femmes et des vieillards dans l'imagerie : représentant l'espace de la cité,
les uns et les autres accueillent les guerriers qu'on ramène du combat, terrassés par « la belle
mort » ; cf. Lissarrague Schnapp, p. 292-6 ; sur « le rapport entre le guerrier et les membres du
groupe familial, femme ou vieillard », cf. Lissarrague, p. 41 .
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 53

conçoit bien que le moindre fléchissement dans la piété risquait d'amener à considérer
la prière comme secondaire. Et il faut croire que ce risque était très proche, puisqu'au
terme d'une évolution le substantif ευχή a parfois fini par signifier « vœu pieux » 63.
Ce qui vient d'être dit permet d'évaluer avec plus de richesse une prière de
l'Iliade dont le caractère est unique à tous les égards : c'est celle qu'Achille adresse à
Zeus, « debout au milieu de l'enclos » 64, pour la gloire et le salut de Patrocle ;
conccrne-t-elle l'intérêt commun, ou n'est-elle pas plutôt faite en faveur seulement de
son compagnon ? et peut-on dire alors qu'elle vise autrui, ou seulement l'autre lui-
même qu'Achille autorise à combattre à sa place, sous ses propres armes ? Elle est,
avec un luxe de précautions inégalé, adressée à un Zeus tout particulier, l'auguste
« dieu de Dodonc et des Pélasges » 65. Enfin, elle est tellement hors des normes, qu'on
est incertain si elle est publique ou solitaire 66. Dans ce contexte, il peut sembler
intéressant de relever qu'Achille, le héros par dessus tous apte au combat et à l'action -
si, comme il le reconnaît lui-même un peu plus loin avec amertume 67 « au conseil il
en est de meilleurs » - a accepté, pour complaire à Patrocle, de résigner entre ses
mains son apparence de guerrier et de se confiner à la part si l'on peut dire passive de
l'action : la prière. Il s'en acquitte avec toute la grandeur imaginable et c'est - en même
temps que sa singulière dévotion à Zeus 68 - ce qui nous vaut cette prière
exceptionnelle à tous les sens du terme 69 ; mais enfin ce sacrifice qu'il consent en

63. Cf. infra, chap. ΙΠ, p. 248-249. Il est difficile de dire si c'est déjà le sens de ευχή dans
le proverbe cite n. 59.
64. //. XVI, 231 . L'importance dramatique de cette scène a été notée par Whitman, p. 250,
et par Edwards, qui en relève les détails minutieux (1980, p. 2).
65. Cf. F. Robert, 1977, p. 425, où est bien montré tout ce que cette invocation a d'étrange :
« En ce sommet religieux de l'Iliade, pour s'adresser au dieu du ciel, le plus fervent de ses
adorateurs ne trouve rien d'autre que les désignations topographiques et cultuelles qui traduisent
les emprunts faits par Zeus à un culte oraculaire de la Terre ».
66. Griffin, 1986, p. 36-57.
67. //. XVIII, 106.
68. F. Robert dit d'Achille qu'il est un « dévot de Zeus » (1977, p. 424).
69. Achille ne prie vraiment ni pour les Myrmidons ni pour lui, mais pour Patrocle qui est
un autre lui-même (cf. //. XVIII, 82). Parallèlement, on ne sait si Achille prie seul ou au nom de
l'armée et devant elle. De plus, il se livre à des préparatifs exceptionnels (cf. supra, n. 62) : nulle
part ailleurs il n'est question d'une semblable coupe réservée à un usage aussi exclusif ; nulle
part non plas de purification au soufre des objets du culte. La purification du palais d'Ulysse
après le châtiment des prétendants et des servantes infidèles relève de pratiques différentes (Od.
XXII, 481 sq.) et évoque l'épuration qu'accomplit, ou est censé accomplir Zeus, quand il
foudroie les compagnons d'Ulysse (Od. XII, 417 ; XIV, 307 ; sur tous ces passages, cf. Segal,
1967, p. 334-5). L'usage du soufre à des fins cathartiques est bien attesté (il était déjà utilisé
dans les cultes sumériens et accadiens : cf. Reiner, p. 4) et Xllél. d'Eur. montre, en une scène
célèbre et inusitée, Théonoé purifiant l'air (v. 866 ; cf. n. ad loc). Mais la coupe qu'Achille
réserve au culte de Zeus est le seul objet à être ainsi désinfecté. Sur les fumigations cathartiques,
54 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

faveur de Palrocle et à son instigation ne rachète pas celui qu'il a refusé de faire aux
ambassadeurs ; aussi cette prière, la plus longue, la plus fervente, la plus belle de toute
Ylliade, est-elle la charnière qui fournit au poète l'occasion de signifier la ruine toute
prête de Patrocle 70 - et consécutivement celle d'Achille. Or cette ruine survient pour
un excès strictement parallèle à celui d'Achille : Patrocle, incapable de s'arrêter à
temps, prétend poursuivre trop loin son avantage 71. C'est assez dire que, de quelque
faveur divine qu'on puisse se prévaloir, quelque piété ardente qu'on applique à ses
devoirs religieux, on ne saurait obtenir des dieux une faveur personnelle quand on s'est
montré indifférent au bien public : Achille priait moins pour le succès des Myrmidons
que pour « sa gloire » 72. Il n'avait pas compris que la vraie gloire lui fût venue, de
Zeus comme des Achéens, s'il eût fait preuve du sens de l'intérêt commun 73.

À ces prières que nous avons appelées « d'intercession », il faudrait en joindre


d'autres, qu'on pourrait désigner comme « de substitution », ou qualifier de
« déléguées » : il s'agit des cas où un personnage s'en remet à un autre pour accomplir
à sa place une démarche rituelle. Il est remarquable en effet que ces cas de substitution
totale concernent en général une démarche plus complexe qu'une simple prière.
Disons tout de suite qu'un passage d'Euripide atteste précieusement la valeur
historique au moins possible de ces témoignages : en faisant demander par Electre à sa
mère d'accomplir pour elle les rites afférents à une naissance, il nous livre en même
temps l'usage courant en ces matières, qui était de recourir pour ces pratiques à la
femme qui avait délivré l'accouchée 74. Nous ne sommes donc pas dans des situations
purement fictives, inventées pour les besoins de la mise en scène, quand, à trois
reprises au moins, la tragédie nous montre une personne chargée par l'un des siens de
s'acquitter d'un devoir religieux à sa place et dans son intérêt. Les textes concernés
sont : le début des Choéphores ; la très fameuse prescription rituelle reçue par Œdipe

cf. Parker, p. 227, n. 114 pour la bibliogr.. Dans son livre (au demeurant inégal), Rodfield
avance (p. 74) une explication plausible de l'emploi du soufre quand il dit « because sulfur is the
stuff of which thunderbolts are made » ; mais le début de sa phrase apparaît plus
problématique : « The Homeric Greeks purified objects with sulfur » : la chose est loin d'être
pratiquée aussi couramment qu'il le laisse entendre. Il reste que la prière d'Achille aussi bien
que les préparatifs qui l'accompagnent sont singuliers.
70. //. XVI, 250-2.
71. //. XVI, 684 sq.
72. //. XVI, 84 : « II s'agit de me conquérir τιμήν μεγάλην και κΰδος », dit Achille à
Patrocle ; et, lui recommandant un peu plus loin de ne pas céder à la tentation de se conquérir un
κΰδος personnel, il précise : « Ce serait me rendre άτιμότερον» (ν. 90). Sur le sens de κΰδος,
cf. BENVENISTE, 1969, II, p. 57-69.
73. //.IX.605.
74. Eur., El. 1124 sq.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 55

et exécutée par Ismène pour apaiser les Euménides dans Œdipe à Colone ; et la
discussion à la suite de laquelle, dans Oreste, Hélène se décide à envoyer sa fille
Hermione au tombeau de Clytemnestre ; à quoi on pourrait ajouter, dans l'Electre de
Sophocle, la mention du service demandé à Chrysothémis par Clytemnestre et dévoyé
par Electre 75. Chacun de ces passages nous apprend, de manière directe ou implicite,
quelque chose de nouveau relativement aux conditions dans lesquelles une personne
pouvait s'en remettre à une autre pour la remplacer dans un devoir pieux.
Au début des Choéphores Electre, apportant au tombeau d'Agamemnon les
offrandes envoyées par Clytemnestre, se demande avec embarras comment elle
pourrait formuler une prière qui répondît aux ordres de sa mère, sans se rendre elle-
même coupable d'un outrage au mort ; si le chœur n'était pas là pour le lui suggérer 76,
elle ne penserait pas, apparemment, à contredire ouvertement les intentions de celle
qui l'envoie. Clytemnestre a des raisons de penser avoir fait preuve de discernement en
choisissant sa fille Electre pour apporter au tombeau d'Agamemnon des offrandes
réparatrices. Celle-ci est en effet, par sa fidélité à la mémoire paternelle, toute
désignée pour faire agréer de l'ombre du mort les libations qu'elle répandra de ses
mains. Toute la difficulté de la situation d'Electre vient de ce qu'elle est prise entre des
obligations religieuses antinomiques : verser les libations conformément aux ordres de
sa mère, mais empêcher qu'elles ne soient reçues comme un outrage par son père.
C'est là qu'apparaît en pleine lumière l'importance de la prière : les gestes restant les
mêmes, toute la signification de la cérémonie est suspendue aux termes choisis par
Electre ; d'où son insistance à bien marquer le sens de ses paroles 77. Elle commet, en
retournant nettement les intentions de sa mère, un véritable coup de force auquel
Clytemnestre était loin de s'attendre (sinon cette délégation deviendrait
incompréhensible), et auquel Electre elle-même n'oserait se résoudre sans les conseils
du chœur. Nous sommes donc amenés à découvrir (en même temps que la jeune fille)
qu'une personne mandée par une autre pour accomplir un office religieux peut, par une
initiative que le poète nous invite à regarder comme une nouveauté, se dérober à la
conformité d'intention supposée par la conformité des gestes à accomplir et des
paroles sacramentelles à prononcer. La fille d'Agamemnon ne se satisfait pas de la
possibilité qu'elle entrevoit de formuler les paroles consacrées en y mettant une

75. Esch., Choéph. 84 sq. ; Soph., O.C. 466 sq. ; Eur., Or. 92 sq. ; Soph., El. 405 sq.
(Electre joue dans cette pièce le rôle que tenait le chœur vis-à-vis de son personnage dans Les
Choéph., cl c'est elle qui suggère à sa sœur de faire une autre offrande, et une autre prière que
celles qu'elle était chargée de porter ; il semble difficile de ne pas voir là une allusion à la
tragédie d'Esch.).
76. Esch., Choéph. 106 sq. A propos de cette scène des Choéph., on consultera avec intérêt
Jouan, 1979.
77. Esch., Choéph. 87 (τί φώ,) ; 88 (πώς εύφρον εΐπω; πώς κατεΰξομαι πατρί;) ; 89
(πότερα λέγουσα..;) ; 91 (ούδ* εχω τί φώ) ; 93 ("Η τοΰτο φάσκω τοΰπος...;).
56 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

intention opposée et en jouant sur l'ambiguïté des termes 78, pas plus qu'elle ne peut se
résoudre au silence qui est outrageux 79. Elle se voit donc contrainte de détourner
complètement et explicitement le sens de son message, ce qui est présenté comme une
initiative inattendue.
Le passage d'Oreste n'est pas sans faire écho au texte des Choéphores. Il se situe
au début de la tragédie, quand Hélène, ayant vergogne à affronter les Argiens, pense
envoyer Electre à sa place au tombeau non d'Agamemnon, mais de Clytemnestre pour,
cette fois encore, porter c^s offrandes. Devant le refus de sa nièce, elle lui fait
observer qu'il est honteux de s'en remettre pour cela à des serviteurs 80. Electre lui
suggère alors de déléguer Hermione, car elle fut élevée par Clytemnestre 81. Hélène
estime cet argument irréfutable 82 et, malgré la jeunesse de sa fille, l'envoie, non sans
lui avoir fait des recommandations circonstanciées 83 : soit défiance envers
l'inexpérience de l'enfant, soit souci naturel d'exactitude en un domaine si délicat,
Hélène indique textuellement les mots qu'elle veut voir prononcés sur le tertre de sa
sœur, ne laissant à sa fille aucune initiative. Pour nous, l'intérêt essentiel de ce
dialogue réside toujours dans le souci marqué concernant la formulation, mais aussi
dans l'affirmation qu'Hélène doit faire taire ses scrupules concernant le jeune âge
d'Hermione, en considération des soins dont celle-ci est redevable à Clytemnestre : à
sa qualité de parente de la morte s'ajoute la dette de gratitude qu'elle a contractée. Ce
genre d'obligation vient renforcer le devoir plus général qui impose aux personnes les
plus proches du défunt de s'acquitter elles-mêmes, sans s'en remettre à des serviteurs,
des cérémonies du culte funéraire.
La confrontation de ces deux textes est instructive. Remarquons d'abord que tous
deux (aussi bien que celui de YÉlectre de Sophocle auquel nous faisions allusion)
concernent la famille des Atrides, famille comme on sait particulièrement fertile en
haines intestines hors du commun : on comprend donc que les conditions du culte
familial y apparaissent quelque peu perturbées. Cela dit, nous n'en apprenons pas
moins que pour des rites funéraires (puisque c'est à chaque fois de cela qu'il s'agit), la
délégation de pouvoirs apparaît licite du moment qu'elle s'effectue à l'intérieur de la

78. Esch., Choéph. 94 (άντιδοΰναί).


79. Esch., Choéph. 96 (σι γ άτίμως). Non seulement le silence est outrageux, mais il fait
courir un risque à qui s'y renferme : il faudrait qu'Electre soit sûre que son père attribuera bien
cette insulte à Clytemnestre, et non à elle-même. Or il est bien évident qu'Electre n'a pas cette
certitude.
80. Eur., Or. 106.
81. Eur., Or. 107-9 : « El. - Que n'y envoies-tu donc Hermione, ta fille ? Hél. - Se mêler à
la foule ne sied pas à des vierges. El. - Elle paierait le prix de ses soins (τίνοι... αν) à la
morte ».
82. Eur., Or. 1 10 : « - Hél. - A tes justes raisons je me rends, jeune fille. ».
83. Eur., Or. 112-25.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 57

famille. L'opposition des sentiments entre le mandant et le mandé chez Eschyle ne


constitue pas un obstacle ; au contraire, semble-t-il, Clytemnestre caresse l'espoir que
l'affection réciproque de la fille et du père pourra servir ses desseins et que ses dons,
présentés de la main d'Electre, seront mieux accueillis. La situation est opposée dans
la tragédie d'Euripide : si Hélène se proposait de recourir aux services d'Electre, ce ne
pouvait être en considération de l'amour qui unissait celle-ci à sa mère ; et de fait,
Electre ne se sent nullement tenue de se prêter à un acte de dévotion au tombeau de
Clytemnestre : ce qui justifie la tentative d'Hélène pour obtenir le concours d'Electre,
c'est uniquement sa qualité de fille de la défunte. La solution de rechange à laquelle
elle va devoir se rallier fait intervenir quelqu'un de moins hostile sans doute, et de plus
redevable à la reine, mais aussi de moins étroitement proche par le sang : Hermione.
On voit dans ces textes se superposer considérations morales et préoccupations
d'ordre religieux. On pourrait, pour simplifier, dire que ce qui est en jeu, ce sont deux
conceptions différentes, et parfois (dans cette famille) antinomiques, de la φιλία : celle
qui existe, de facto, par les liens de consanguinité, indépendamment des sentiments, et
la φιλία au sens ultérieur, affectif du terme 84. Chaque texte à sa manière (celui
d'Eschyle comme celui d'Euripide) joue subtilement sur les deux : la Clytemnestre du
premier, l'épouse haïe, envoie à Agamemnon sa fille, sa fille aimante et aimée ; chez
le second, Hélène compte que la reconnaissance d'Hcrmionc compensera le lien de
parenté un peu plus lâche qui est celui de tante à nièce, tandis qu'Electre eût été une
fille détestée. Dans les deux œuvres, ce jeu est rendu sensible grâce à la prière.
L'embarras d'Electre chez Eschyle, les précautions d'Hélène chez Euripide nous
montrent que, pour une même cérémonie et des gestes identiques, la moindre
maladresse d'élocution peut tout faire basculer et compromettre le résultat de la
démarche.
Toutefois, le poids des exigences rituelles était tel qu'aucun des personnages de
ces deux tragédies ne songeait à placer la conformité d'intention avant les
considérations de parenté. Comment se fait-il que Sophocle ait, lui, franchi le pas ?
Dans Œdipe à Colone il relègue au second plan la nécessité, pour un acte rituel dont
on ne peut s'acquitter soi-même, de recourir à un membre de la famille : « quelqu'un
d'autre », une « unique autre personne », suffit 85. En revanche on voit surgir une autre
préoccupation ; encore faut-il que ce « quelqu'un » soit εύνους :
"Αρκειν γαρ οιμαι κάνυ μυρίων μίαν

84. Sur les mots de celte famille, voir en dernier lieu les art. de Hamp et de Taillardat,
1982 : cf. infra, chap. V, η. 10 et 47.
85. C'est le mot ψυχή qui est employé. Renvoyant surtout à ce passage, Webster observe
(1957, p. 151) que ce terme ne désigne souvent rien d'autre, chez Soph, et chez Eur., que la
personne, sans accent particulier mis sur l'idée que l'âme est distincte du corps, mais plutôt peut-
être avec la reconnaissance implicite que l'âme exerce sur le corps un contrôle.
58 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

ψυχήν τάδ' έκτίνουσαν, ην ευνους παρη 86.


La date d'Œdipe à Colone est certes tardive dans le Ve siècle. Mais on ne peut
dire qu'Orestc soit de longtemps antérieur 87. Plutôt que d'invoquer des conceptions
particulières à Sophocle 88, on serait sans doute mieux inspiré en remarquant qu'il
s'agit dans les autres textes de culte funéraire, et par conséquent familial, tandis que
rien de tel n'entre en compte dans la tragédie de Sophocle. Quoi qu'il en soit, il reste
qu'est affirmée l'équivalence, en tout cas dans les cérémonies qui n'exigent pas
l'appartenance à un même sang, entre des personnes différentes, à la réserve près que
les intentions soient les mêmes.

Qu'elles soient prières d'intercession ou prières faites, si l'on peut dire, par
délégation, ces démarches offrent pour nous matière à recueillir quelques
renseignements : d'une part elles nous aident à bien mesurer le rôle primordial tenu en
fait durant toute la période qui nous intéresse par le discours articulé qu'est la prière ;
il apparaît indispensable, à la fois en ce qu'il présente une garantie de clarté en un
domaine où l'on ne saurait trop se garder des confusions, et en ce qu'il représente par
lui-même une marque d'honneur, c'est-à-dire un élément constitutif du culte : aucun
acte rituel (offrande, libation) ne saurait être accompli sans l'accompagnement d'une
prière, car le silence est un outrage. Les substitutions de personne, pour les gestes
comme pour la prolation des mots, sont possibles (ce qui déjà témoigne d'une absence
de formalisme remarquable), mais soumises à certaines conditions d'ordres divers ;
après un accouchement, le truchement doit être une femme qui a participe de près à la
naissance : celle qui a assuré la délivrance ; les personnes unies à l'intéressé par un
lien familial étroit semblent particulièrement bien habilitées à accomplir des
cérémonies en faveur de leurs parents - et c'est même, semble-t-il, une condition
requise pour les actes du culte familial ; enfin le texte d'Œdipe à Colone nous offre un
témoignage isolé, mais considérable, de la nécessité d'une conformité d'intention entre
le mandant et son délégué - condition qu'on pouvait supposer ne faire qu'un avec les

86. Soph., O.C. 498-9 : « S'il n'est que de pourvoir à telle obligation, un seul être, je crois,
peut parler pour bien d'autres, pourvu qu'il se présente avec de bonnes intentions » (la trad, de
Mazon « avec un cœur pieux » nous semble fausser le sens de εΰνους).
87. Pas plus de deux ans, vraisemblablement.
88. Comme on le ferait si l'on pensait par ex. à une éclatante adhésion donnée par Soph,
aux valeurs personnelles ; mais alors, comment imaginer qu'Eur. ait pu être en retrait ? (sur
l'ébauche, puis le surgissement de la notion de « personne » en Grèce, cf. Détienne, 1973, et J.
de Romilly, 1984). Il serait oiseux de se demander si, à supposer que le choix lui en eût été
laissé, Œdipe n'eût pas préféré envoyer un délégué masculin ; mais on peut observer que, chez
Esch. comme chez Eur., une femme se faisait remplacer par une autre femme (là encore, par
nécessité ?), tandis qu'Œdipe ne craint pas d'envoyer à sa place l'une de ses filles, ce qui, à
l'altérité de personne, ajoute une disparité de sexe. Peut-être faut-il chercher là la raison de ces
deux vers d'explication.
NNi·: ι·:τ condition des orants 59

liens du sang, dans des circonstances normales. En tout cas, un point mérite d'être
noté ; c'est l'absence de recours à un prêtre pour prier à la place d'un particulier : seule
la collectivité sollicite ce service.

Le rôle des prêtres

Cette inaptitude des prêtres à jouer un rôle d'intermédiaire dans les dévotions
privées semble tout à fait en accord avec ceruiins traits distinctifs de ces personnages,
volontiers mis en relief par les commentateurs qui accusent leur caractère de
fonctionnaires. Le livre général de Gcrnct et Boulanger par exemple, Le génie grec
dans la religion, insiste à plusieurs points de vue sur l'absence de corps sacerdotal en
Grèce ancienne 89. Tout au plus existait-il quelques familles dont les membres
recueillaient héréditairement certaines obligations et certaines qualifications
religieuses 90. Pour le reste, qu'il s'agisse de rois, de chefs militaires, ou de magistrats,
ils font fonction d'officiants dans les cérémonies en tant qu'ils représentent le « sujet
religieux collectif» 91. Et ces deux catégories de prêtres (par suite d'une hérédité

89. Gernct & Boulanger, p. 209 ; 359 ; cf. encore Rose, 1946, p. 44-5 ; Nilsson, 1948, p. 4 ;
Fcstugicre, 1972, p. 1 15 ; 228 ; Dodds, 1973 a, p. 142. Le livre de B. Jordan montre que tout le
personnel sacré avait de multiples tâches et attributions (dont beaucoup administratives ou
materielles) mais nulle part il ne parle des prières.
90. Les Bouzygcs, les Heudanémoi, les Ancmokoitai, et naturellement les familles des
dignitaires éleusiniens, Eumolpidcs ou Kéryces. Cf. Pfister, 1922, col. 2123, et surtout 2132-37.
Sur les Εύδάνεμοι à Athènes et, à Corinthc, les Άνεμοκοΐται, les textes et la bibliogr. sont
recenses dans L. BODSON, p. 165, n. 2, et dans Brillante, p. 191, n. 70 (l'interprétation de
Nilsson « Wind/.aubcrcr » lui semble « plutôt limitative »).
91. Gcrnet & Boulanger, p. 305 ; ce livre, si commode à tous égards, nous offre une vue
synthétique de la question ; mais des indications allant dans le même sens se trouvent eparses à
peu près partout. Citons entre autres Holderman, p. 3 (le premier chap, est intitulé « Patriarchal
Worship») ; STENGEL, 1920 (1898), p. 33-4 ; Ehrenberg, 1982 (1932), p. 44 ; Nilsson,
G.G.R., I, p. 55 ; RUDHARDT, 1958, p. 194 ; Gaudemcl, p. 137 ; Finlcy, 1973, p. 157-8 ;
Clinton, passim ; Burkert, 1977, p. 157-63. On trouve des traces de l'existence de rois-prêtres,
comme l'archonte-roi à Athènes, et les Basilai à Olympic (Paus. VI, 20, 1) : cf. Willetts, p. 49.
Cependant cette constatation n'autorise pas (selon nous) à inférer, à la suite de HEILER (p. 57)
et de Van der Lceuw, 1970 (1933), p. 213 que l'existence de prêtres « suppose déjà une
systématisation de la vie religieuse et un refoulement des libres rapports avec la divinité »
(HEILER) ; rien en effet ne nous semble moins assuré que l'existence originelle de « libres
rapports avec la divinité ». Quant aux prêtres, en Grèce en tout cas, on les voit de tout temps
coexister avec les rois : Chrysès, Théanô, Liodès exercent bien des fonctions sacerdotales ; les
tablettes mycéniennes renferment les mots ijereu ιερεύς, ijereja ιέρεια, ijerowoko ιερουργός,
« termes génériques » pour un personnel cultuel aux fonctions exactes imprécises peut-être,
mais spécifiquement en rapport avec les sanctuaires (Gérard-Rousseau) ; et Papachatzis relève
que le roi (de Mycènes) « n'étail pas chargé des obligations sacerdotales, parce qu'à Mycèncs
existait un collège de prêtres autonome » (1988, p. 81). Il semble intéressant dans ce contexte de
signaler qu'une certaine qualification artistique paraît avoir conféré une sorte d'habilitation
60 CIRCONSTANCIES DE LA PRIÎ-RE

familiale ou d'une responsabilité politique) ne semblent pas avoir possédé l'une plus
que l'autre de vocation à servir d'intermédiaire entre les simples particuliers et les
dieux. En outre, de même que le rôle de l'État n'est pas présent d'égale manière dans
toutes les fêtes, de même les ministres du culte interviennent à des degrés divers selon
les rituels, après avoir obtenu la qualification spéciale parfois exigée, soit par
l'observance de certains interdits, soit au moyen de consécrations positive 92. Mais
même dans ces cas, « la prêtrise apparaît..., le plus souvent, comme une fonction
sociale pour laquelle tous les citoyens, en principe, sont également qualifiés : et
Isocrate peut dire, en ce sens, qu'elle appartient à tous » 93. Toutefois (et il est
important de le souligner) « cela ne veut pas dire que, même pour eux, le sacerdoce
déchoie à quelque formalité administrative » 94 ; mais on voit clairement se dessiner le
fait que, si les prêtres sont qualifiés pour exercer certaines fonctions, rien ne
justifierait qu'un particulier recourût à eux pour leur demander d'accomplir au moyen
d'une technique spéciale des actes rituels en leur laveur. A la différence de ce que
nous pouvons savoir des clergés babylonien ou hittite qui, assez diversifiés scmblc-t-
il, comprenaient des sortes de « prieurs » spécialisés 95, la religion grecque -qui au
demeurant n'avait pas donne lieu à l'organisation d'un clergé - faisait bien entrer dans
les attributions de certains prêtres la prononciation de certaines formules % ; mais, s'il
pouvait arriver qu'il revînt aux prêtres justement de proférer certaines prières précises,
cela n'a rien à voir avec la possession éventuelle d'une technique particulière de la
prière, qui les eût destinés à s'entremettre avec succès dans les cas personnels.

religieuse, la chorège jouant parfois un « rôle d'intermédiaire entre les jeunes filles et la
déesse », car clic seule est en possession de la voix et du talent qui permettront de toucher la
divinité (Calame, 1977, II, p. 116-7). On pourrait évoquer aussi la dignité singulière dont
jouissait Pindare. Il semble donc qu'on aurait intérêt à distinguer avec Cornford officiant, prêtre
et devin - sans prétendre accorder à cette distinction une rigidité excessive (Cornford ajoute
encore une catégorie supplémentaire qui comprendrait poète et philosophe : 1952, p. 138 ; 144).
Par ailleurs, M. Delcourt esquisse la délimitation essentielle qui sépare prêtre et devin, ce qui
donne corps à ce classement (1955, p. 173 : « Le prêtre, en Grèce, est chargé d'un ordre précis
de liturgies restreintes au culte d'un seul dieu »). Au reste, il n'entre pas dans notre propos
d'examiner ces questions dans le détail. Mais il semble prudent de se mettre en garde contre les
confusions d'une part, contre l'établissement d'une antériorité problématique de l'autre.
92. Gcrnct & Boulanger, p. 205-7 ; sur le rôle de l'Étal inégal selon les fêtes, cf. ibid. p.
308-9.
93. Isocr. II, 6 ; cf. Gcmet & Boulanger, p. 207.
94. Gernet & Boulanger, p. 208.
95. Cf. Delaporte, p. 167 sq. pour la Babylonie ; p. 346 sq. pour l'Assyrie ; et encore
Dhormc, p. 198 sq. ; Dussaud, p. 350-1.
96. Cf. Ziehen, 1913, col. 1422 sq. D'une manière générale sur les prêtres, on pourra
consulter également les art. de Legrand, Woodhouse ; ou encore le chap. « Kultus » de Kern, I,
p. 161 sq.
PERSONS'!·; ET CONDITION DES ORANTS 61

Les quelques exemples qui sont invoques d'ordinaire quand on veut montrer que
cette situation souffrait des exceptions sont loin d'être probants 97. Il convient en effet
de mettre à part les usages de Delphes, selon lesquels les consultants devaient se faire
introduire auprès du dieu par un proxcne 9g. C'est une règle particulière au sanctuaire
de Delphes, plutôt qu'une « exception » à l'habitude qui voulait qu'on priât d'ordinaire
pour soi, sans recourir à un prêtre ; aussi bien un proxène n'cst-il pas un prêtre. Quant
à l'exemple avancé à partir du fgt 144 d'Eschyle ", qui montre en effet un prêtre
intercédant pour autrui, il ne prouve guère non plus qu'un particulier puisse s'adresser
à un Ιερεύς, puisqu'il ne concerne justement pas un particulier mais, ainsi qu'il est
précisé explicitement, δέσποτας ; comme de surcroît il est question de prières
apparentées au péan (εύχαις... παιωνίαις), et présentées par le prêtre d'un fleuve, on
est en droit de supposer qu'il peut vraisemblablement s'agir de démarches concernant
le salut (σωζοις) non seulement des « maîtres » désignés, mais aussi par suite de tout
le groupe qu'ils dirigent. En tout cas un certain côté officiel semble plus probable
qu'une portée strictement individuelle.
Le seul indice, à notre connaissance, qui fasse éuit des services d'un prêtre pour
affaire privée vient, a contrario, confirmer ce que nous venons de voir. Il est à
chercher dans la disposition que se propose d'adopter l'Athénien des Lois, pour
supprimer les initiatives personnelles sur le plan religieux, et ce qu'elles peuvent avoir
de malencontreux et d'extravagant : « Personne n'aura de sanctuaire à soi dans sa
maison »... ; chacun sera tenu désormais de présenter « ses offrandes aux prêtres et
aux prêtresses qui ont la charge de les consacrer. Il s'associera aux prières, lui et toute
personne qu'il voudra s'adjoindre pour prier » lü0. Sans ambiguïté, d'après ce passage
et son contexte, la plus grande liberté régnait, et le philosophe entend faire cesser cette
anarchie : à la possibilité de posséder des sanctuaires domestiques prives, où l'on
accomplissait offrandes et prières à sa guise, devra succéder l'obligation d'utiliser les
sanctuaires publics, et partant de recourir aux prêtres. Il est clair par conséquent que le
domaine de la fonction sacerdotale est en rapport étroit avec la religion publique.

97. COR LU, p. 21 1, cite Esch., fgt 144, 2 et Eur., Ion 638.
98. Eur., Andr. 1 103 sq. ; on pourrait songer à ajouter, quoique ce texte soit moins clair,
Ion 638 sq. Cette intervention des fonctionnaires delphiques semble bien avoir consisté surtout
en une sorte de présentation, à l'issue de laquelle les consultants priaient normalement de leur
côté pour eux-mêmes {Andr. 1113 ; 1117).
99. Esch. fgt 144 Nauck : ποταμού Καίκου χαίρε προίτος ύργεών, /εύχαις δε σορζοις
δέσποτας παιωνίαις (« Salut, premier prêtre du fleuve Caïque ; puisses-tu, par les prières qui
guérissent, sauver nos maîtres »).
100. Plat. Lois, X, 909 d-e ; sur ce texte, cf. Reverdin, p. 60 ; notons que son importance
historique semble fondamentale à Willetts (p. 300). Parallèlement, Feslugicre observe (1972, p.
18) qu'il faut attendre une époque tardive, semble-l-il, pour qu'un particulier demande à un
prêtre de sacrifier à sa propre place. Dans le même sens va la législation qu'édicté Platon
concernant l'attitude à l'égard des étrangers (cf. Piérart, 1974, p. 214-5).
62 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

Une fois marquées ces limites, il serait naturellement très faux de laisser croire
que les prêtres (entendons les officiants), pour s'appeler d'un nom qui évoque plutôt le
sacrifice : 'ιερεύς, n'étaient pas particulièrement désignés pour prier ; ceux qui étaient
chargés de consacrer les victimes devaient aussi s'acquitter de la prière qui est une
partie obligée du sacrifice. Laissons de côté l'exemple très particulier de la seconde
prière de Chrysès qui accompagne le sacrifice expiatoire des Achéens 101 ; c'est une
occurrence rare d'un prêtre qui n'appartient pas à la même communauté que celle qui
offre le sacrifice et pour laquelle il prie ; il importait en effet à l'économie de l'Iliade
que Chrysès apparût le seul capable de délier ce qu'il avait lié. Mais d'ordinaire les
officiants avaient pour fonction conjointement de recevoir les victimes et d'offrir les
prières aux dieux pour le bénéfice de la collectivité qu'ils représentaient 102. La prière
formait donc une part importante des devoirs réguliers de ceux qui, pour une durée
plus ou moins longue, étaient investis de charges publiques incluant des obligations
religieuses. Nous ne nous étendrons pas sur ces prières publiques que le représentant
accrédité de la collectivité prononçait dans son intérêt de manière usuelle : « Cette
forme de religion politique est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'insister » 103.
En revanche nous attirerons l'attention sur certaines attributions précatoires qui
semblent avoir pu revenir à des prêtres - entendons cette fois non des magistrats
investis de fonctions sacerdotales, mais des hauts dignitaires religieux se transmettant
héréditairement ces fonctions. C'est ainsi que prêtres et prêtresses furent requis de
prononcer les imprécations (καταρασθαι) contre Andocidc selon le récit du pseudo-
Lysias, et contre Alcibiade selon celui de Plutarque 104. Le premier texte suggère qu'il
s'agissait là d'une coutume ancestralc (« Les prêtresses et les prêtres, debout, tournés
vers le couchant, ont prononcé des imprécations en agitant leurs robes de pourpre,
selon l'usage antique de nos pères » : κατά το νόμιμον το παλαιόν και άρχαΐον). Ces
imprécations sont à chaque fois intervenues après un sacrilège qui risquait de

101. //. 1,447 sq.


102. Cf. Eschinc, Cire Clés. 18 (τας εύχας ύπερ υμών προς τους θεούς ευχόμενους·.
Cf. DES PLACES, 1969, p. 143-4. Notons que parallèlement, dans le domaine qui est le leur,
les devins pouvaient voir leur office directement relié à la prière, comme c'est le cas au chant I
de 17/., où la fonction officielle et publique de Calchas est mise en rapport (v. 87) avec les
prières qu'il adresse à Apollon.
103. Vernant, 1971 (1965), II, p. 80 ; il faudrait citer toute la page, par exemple : « L'agent
religieux opère comme représentant d'un groupe, au nom de ce groupe, dans et par lui. Le lien
du fidèle au dieu comporte toujours une médiation sociale ». On peut encore renvoyer à
Atherton, p. 318-20.
104. Ps.-Lys. VI, Contre Andocide, 51 ; Plut., Alcib. 22, 5. Que faut-il penser de la
malédiction lancée par Œdipe dans O.R. (v. 236-54) ? Si le roi se substitue à un prêtre pour la
proférer, est-ce le souvenir d'un usage antérieur, ou le souci de tout concentrer en la seule
personne du héros, pour qu'il puisse succomber à la fin à sa propre condamnation (v. 1291) ?
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 63

compromettre les relations de la société souillée à ses dieux, et par conséquent de


corrompre ses forces vitales 105 ; il convenait donc de prendre des mesures
prophylactiques destinées à écarter ce danger de la communauté en le canalisant sur le
caupablc ; et l'on conçoit très bien que ce type d'interventions ait exigé une
habilitation particulière, et ait par conséquent été confié à des personnages
spécialement proches des réalités de la fécondité, de la vie et de la mort, comme c'était
le cas pour les familles sacerdotales éleusiniennes, comme aussi ce l'était (on peut du
moins le présumer) des prêtres de divinités redoutables ou courotrophes, qu'on
nommait (s'il faut en croire l'Iliade) άρητήρ plutôt que ιερεύς106. Ces démarches, qui
semblent fondées sur l'idée que certaines personnes étaient par nature plus indiquées
pour agir sur le domaine vital (par la vertu des paroles et des formules dont une
transmission familiale leur assurait la maîtrise), ont chance de remonter à des usages
extrêmement anciens et spécifiques.
Mais le texte de Plutarque introduit un élément quelque peu troublant quand il
précise qu'une prêtresse se déroba à ce qui lui était officiellement demandé, en
déclarant « qu'elle était prêtresse pour prier, non pour maudire » (φάσκουσαν ευχών,
ού κατάρων Ίέρειαν γεγονέναι). Cette allégation de la prêtresse, pour ainsi dire
calquée (en substance) sur le vers célèbre d'Antigone : ούτοι συνεχθεΐν άλλα
συμφιλείν εουν 107, semble dictée par des considérations morales. Cependant cette
formulation semble superposer plusieurs séries de préoccupations : d'abord elle garde
trace d'un ancien état de choses, dans lequel on s'en remettait aux gens de l'art pour
proférer certaines formules particulièrement dangereuses (άραί) ; mais aussi, dans le
temps même où le devoir de proférer ce type de prières est mentionné comme inclus
dans les obligations des prêtres, c'est pour être contesté. Ensuite cette phrase oppose
άραί à εύχαί, et laisse penser que les secondes étaient également du ressort des
prêtres, de ces prêtres issus des familles sacerdotales. Faudrait-il, de ce texte, inférer
que les εύχαί s'opposaient aux άραί comme des « prières en bonne part » 108 à des
prières néfastes ? Nous verrons quand nous examinerons le vocabulaire de la prière
que, même si cette dichotomie convient dans ce passage, on aurait tort d'en tirer des
conclusions générales trop systématiques en ce sens.
Mais quoi qu'il en soit de la signification propre des mots, il apparaît que des
prières moins spécifiques que les άραί ont pu passer dès le Ve siècle (s'il faut en
croire le témoignage de Plutarque) pour faire partie des attributions intrinsèques d'un

105. Cf. infra, chap. IV, n. 178.


106. Cf. infra, chap. IV, n. 268. Nous insistons sur les prêtres d'Eleusis, car il semble que
les imprécations contre Alcibiadc (consécutives à la parodie des Mystères) aient été lancées
surtout par les Eumolpidcs et les Kéryccs (cf. la n. de Flacclicre et Chambry aux Vies, t. III, p.
246).
107. Soph., Ant. 523. Sur cette prêtresse Théano, voir Germain, 1972, p. 265.
108. Pour reprendre l'expression de CORLU (cf. par ex. p. 287). Cf. supra, Introd., p. 16.
64 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

prêtre. Il est difficile, relativement à cette anecdote, de faire la part des usages
religieux effectifs, du désir éventuel de la prêtresse de déguiser son refus sous des
prétextes controuvés, et des modifications qu'a pu subir l'anecdote entre le Ve siècle et
Plutarque. Mais si flou qu'il soit, il ne nous est pas possible d'évincer ce témoignage.
Or il laisse au moins ouverte la possibilité que toutes les sortes de prières (εύχαί
comme άραί) aient fait partie intégrante des obligations des prêtres engagés à vie dans
les devoirs cultuels - mais observons qu'il s'agit toujours d'une tâche à accomplir en
faveur de la communauté. Il nous est impossible pour le moment d'entrer plus avant
dans les problèmes d'une distinction éventuelle entre καταραί et εύχαί, entre άρητήρ
et Ιερεύς, puisque le pseudo-Lysias tout comme Plutarque n'emploient que le
deuxième nom propre à désigner le prêtre. Tout ce que nous pouvons faire consiste
simplement à prendre note de ce qui semble quand même ressortir de cette brève
enquête : tous ceux qui exerçaient la prêtrise, soit par qualification héréditaire, soit en
tant que magistrats (ou responsables politiques de toute sorte), étaient habilités à
présenter au nom du groupe et en sa faveur les prières qui accompagnaient les
offrandes communes, et en particulier les sacrifices. Quand il était nécessaire au salut
public de faire proférer des imprécations pour neutraliser un sacrilège, s'acquittaient
plutôt de cette mission, semble-t-il, non des citoyens investis occasionnellement de
charges religieuses, mais des prêtres dont la vie était vouée à certains cultes.
Il faut enfin réserver une place à part à des personnages exceptionnels qui,
étrangers ou non à l'État concerné, mais simples particuliers, étaient mandés par ses
autorités pour apaiser un fléau d'une portée particulière : ainsi du Cretois Épiménide à
qui les Athéniens demandèrent de purifier leur cité après le massacre des Cyloniens,
ou de Pindarc, appelé à Thèbes « dans le moment de terreur que fut. . . le signe d'une
éclipse totale de soleil » 109. Ces personnages, sans appartenir aux familles
sacerdotales du lieu, sans être investis d'aucune magistrature, passaient pour marqués
d'une élection particulière les rendant aptes à remédier à un danger extraordinaire. Il
serait hors de propos d'entrer dans le détail des mesures cathartiques qui purent
prendre place dans ces circonstances, car elles dépassent de beaucoup le cadre d'une
étude sur la prière 110.. Retenons seulement qu'à une situation particulièrement critique
répondait un remède inhabituel, un recours officiel à un individu plus ou moins
étranger aux cadres religieux ou politiques de l'État, mais personnellement hors du
commun. Si bien que nous retrouvons la remarque rencontrée précédemment
concernant une certaine absence de formalisme de la religion grecque ; nous l'avions
formulée à propos des prières personnelles ; clic trouve ici à s'appliquer à des
circonstances exceptionnelles certes, mais officielles.

109. Pour Épiménide, cf. Paus. I, 14, 4. Pour Pindarc, cf. Guillon, p. 35-6, n. 37 (avec les
réf. bibliogr.).
1 10. Sur les purifications, les ouvrages de référence sont Wächter, Moulinier, et Parker.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 65

Par conséquent ce qui frappe quand on s'attache à réfléchir à la personne de


l'orant en Grèce c'est, en dépit d'usages assez nettement codifiés, une liberté
relativement grande : sur le plan individuel chacun priait normalement pour soi et pour
les siens ; mais les prières « associées » ou « déléguées », qu'on devine originellement
confinées à la famille, ont pu être étendues à d'autres personnes, sous la réserve
qu'existât une communauté d'intention. Les prêtres (par appartenance familiale ou par
investiture politique) n'étaient jamais requis de prier pour des particuliers (à la période
qui nous intéresse, et hormis dans le cas de sanctuaires comme Delphes, où chacun
pouvait pour consulter le dieu en son nom propre accéder individuellement au lieu
saint). C'est que les sanctuaires communs étaient le lieu des dévotions civiques, pour
lesquelles seules on recourait à un truchement officiel qui exprimait les prières de la
communauté. Il semble alors que les officiants, tout en se conformant sans doute
globalement à des usages établis, aient joui d'une certaine marge de liberté, et aient pu
adapter le détail de leur formulation aux besoins du moment. Plus étroitement rituels
étaient sans doute les recours à des prêtres à vie pour conjurer de grands désastres. On
est toutefois étonné de voir une prêtresse refuser d'obtempérer aux ordres de l'État au
nom de sa conscience, ou de voir faire appel à des personnages illuminés d'une aura
particulière. L'une et l'autre constatation nous montre qu'il serait imprudent de croire à
un ritualisme strict, même en ces matières.

Prière et condition sociale

Quand on essaie de s'interroger sur les rapports qui pouvaient bien exister entre
la personne des orants, leur condition sociale, et les prières dont ils s'acquittaient, on
ne sait s'il faut insister davantage sur la liberté qu'avait chacun de prier m, ou sur
l'espèce de censure à laquelle semblent s'être plies spontanément les gens du peuple -
s'il faut en croire certains témoignages littéraires.
Il est tout d'abord nécessaire de dissiper une ambiguïté : les questions qu'on peut
se poser concernant l'incidence de la condition sociale sur la prière n'ont pas (ou
guère) à tenir compte de considérations particulières qui regarderaient les esclaves.
Cette catégorie peut en effet prêter à une double appréciation : ou ils sont considérés

111. Il existe en effet des religions où cette liberté n'existe pas, comme en Chine, où « tout
se passait en cérémonies publiques, où offrandes et prières étaient faites pour un groupe
constitué, famille, seigneurie, etc. par son chef, et jamais pour une personne en particulier » :
ceux qui avaient des demandes personnelles à adresser aux dieux devaient aller chercher des
intermédiaires (Maspéro, p. 34). Or nous avons vu (supra, p. 60) que justement ce recours à des
intermédiaires n'était pas en usage en Grèce : de cette impossibilité la pratique des prières libres
est un corollaire.
66 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

comme des membres étrangers au corps social, et ils sont l'objet des mêmes exclusions
que les étrangers tout court (par exemple lors des multiples cérémonies civiques) ; ou,
si la religion d'État n'est pas en cause, ils sont regardés comme des subalternes certes,
mais sans différence sensible par rapport à des hommes libres qui seraient de
condition inférieure, le sentiment de la « liberté » ne trouvant guère à s'appliquer aux
relations avec les dieux. On n'est même pas toujours sûr qu'il faille introduire des
distinctions suivant le type d'esclavage dont il s'agit - esclaves de naissance (esclaves
par nature, si l'on peut dire) et esclaves de guerre 112. Par exemple, on ignore si la
condition servile du vieillard qui invite Hippolyte à ne pas dédaigner Aphrodite est
naturelle ou acquise ; mais s'estimant quitte par l'emploi d'une réserve - « avec le
langage qui sied à des esclaves, nous prierons » 113 -, il ne se fait pas faute de donner
des conseils de longanimité à la déesse ; c'est-à-dire que, priant non point en tant que
personne mais en tant que membre de la maison de son maître m, il peut, quoique
esclave, s'adresser à une divinité, à condition de s'effacer et de ne rien demander pour
lui-même. Pour ce qui est des vieilles nourrices, Kilissa et la nourrice de Phèdre 115, le
fait qu'elles soient esclaves ne semble en rien modifier leur discours ; elles parlent
simplement en adoptant le ton d'humilité qui convient ; en sorte qu'il n'y aura pas lieu
de considérer ces personnages autrement que d'autres petites gens.
Pour les cérémonies publiques, elles sont naturellement réservées aux personnes
libres qui composent la communauté civique ; y participer suppose et confère valeur
d'intégration sociale ; aussi n'est-il pas question d'y admettre, puisqu'elles scellent
l'unité et l'intégrité de l'État, un corps étranger quel qu'il soit (non plus qu'une

1 12. On sait qu'Aristote distingue les esclaves « par accident », pour ainsi dire (ceux qui
étaient libres et qui tombent en esclavage à la suite d'un fait de guerre, par ex. Cassandre dans
Ag. ou les membres du chœur dans les Choéph. : v. 76-7), et les esclaves « par nature », ceux
qui sont nés dans l'esclavage (Polit. I, 6, 1 = 1255 a).
1 13. Hipp. 1 15-6. Cette prière est humble dans la mesure où le vieux serviteur ne parle pas
de lui et ne formule pas de demande dans son propre intérêt ; mais il peut sembler étrange qu'un
mortel d'une condition subalterne ose donner un avis aux dieux.
1 14. Cette prière est d'ailleurs un salut (προσεύχομαι) - cf. CORLU, p. 234-40 -, et non
une revendication, la formulation d'une juste prétention (εύχομαι) : cf. infra, chap. ΙΠ, p. 207.
On ne sait au juste si les servantes qui suivent Pénélope (Od. IV, 751 : άμφιπόλοισι) sont ou
non esclaves (probablement le sont-elles) ; mais elles se contentent d'assister à sa prière, sans
pousser avec la reine Γόλολυγή (ν. 767).
1 15. Ce qu'on peut noter, c'est la propension des nourrices à formuler seulement des
souhaits à l'optatif, sans invocation ; par ex. Kilissa : γένοιτο δ' ώς άριστα συν θεών δόσει,
« que la faveur divine tourne tout au mieux » (Choéph. 782) ; la nourrice de Médée : « Qu'il
meure, non ! » (δλοιτο μεν μή : Méd. 83) ; « que mon lot soit de vieillir hors des grandeurs »
(v. 123-4) ; la nourrice de Phèdre, sans prier, raisonne sur les dieux : v. 359-61 ; 443 sq. On voit
encore les servantes pousser des clameurs de prière, devant un fait joyeux ou lamentable (Méd.
1 173 ; 1 176), mais il n'y a pas là non plus d'invocation (et les verbes n'ont même pas un nom de
divinité pour sujet ; cf. infra, n. 154 et chap. Ill, p. 274 sq.).
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 67

personne souillée). En revanche, quand il s'agit d'une cérémonie privée, il est remis à
la liberté du maître de maison d'admettre ou non un étranger de passage, ou les
esclaves du domaine 116. Enfin si c'est une cérémonie, publique peut-être, qui est en
cause, mais dépourvue de caractère civique et requérant des assistants une
participation seulement individuelle, comme c'est le cas des Mystères d'Eleusis, tout le
monde pouvait y être admis, sans distinction de sexe, d'âge, de nationalité, de
condition 117. C'est assez dire que les clivages s'établissaient en fonction de la finalité
des cultes et des prescriptions qui, en chaque sanctuaire, déterminaient admissions et
exclusions. Que les esclaves, qui ne faisaient pas partie du corps politique, aient été
évincés des cérémonies destinées à resserrer la cohésion civique, n'a rien d'étonnant.
En revanche, on sait que certains sanctuaires avaient pour ainsi dire vocation à servir
d'asile aux esclaves fugitifs 118. Puisque pour le reste, sur le plan individuel, ils ne
semblent pas devoir être considérés autrement que tout autre personnage de condition
sociale modeste, on peut dire qu'ils n'étaient pas dépourvus des secours de la religion,
et à titre personnel, et en tant que catégorie sociale. Ils n'avaient simplement pas lieu
d'être confondus, en ce domaine plus qu'en un autre, avec des hommes libres. Les faits
sont infiniment plus difficiles à élucider quand on essaie de discerner si la condition
sociale des gens pesait sur leur droit à la prière : les disparités chronologiques et
géographiques en effet, ajoutées à la vision probablement déformante (mais à des
degrés divers) que nous imposent les œuvres d'art, rendent toute certitude à ce sujet
quasiment impossible à atteindre. Aussi ne pourrons-nous qu'essayer de poser
correctement les questions.

L'idée qu'on se fait du rapport entre prière et condition sociale est étroitement
tributaire des textes qu'on a dans l'esprit. Si c'est l'Iliade, on a du mal à savoir ce qu'il
faut penser de l'accès des petits à la prière - comme à la parole ; car hormis Thersite
qui fait au chant II une intrusion verbale remarquée 119 et dont l'attitude est donnée par

116. Dans Y El. d'Eur., Égisthc admet pour sa perte l'étranger en qui il n'a pas reconnu
Oreste (v. 784 sq.). Excepté ce nouveau venu, l'usurpateur n'effectue son sacrifice privé qu'en
présence de sa domesticité (v. 629). Il est plus fréquent de voir les cultes gentilices éviter
d'admettre des étrangers à leurs rites, pour en garder l'efficacité exclusive (cf. Dém., Ctre Néére
73, où il apparaît qu'une jeune fille είδεν ά ου προσήκεν αυτήν όράν ξένην οΰσαν : voir
CASEL, ρ. 19, η. 4, renvoyant à Η. SCHMIDT, p. 59) ; cette crainte d'une divulgation
préjudiciable sert en général à expliquer le silence « mystique » (cf. infra, chap. II, η. 99 &
242).
1 17. Par le mot « admis », nous entendons admis à solliciter l'initiation, naturellement. La
πρόρρησις, comme on sait, exclut seulement les barbares et les meurtriers : Schol. aux Gren.
d'Aristoph., 369 ; Isocr. IV, 157 ; cf. Deubner, 1966 (1932), p. 72 ; Kern, 1938, p. 197.
118. Ainsi du tombeau de Thésée (Plut. Vies, I, 36, 4), ou de Yhieron d'Hébé à Phlionte
(A.F. Laurens, 1987, p. 60).
119. //.Il, 21 1-78.
68 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

là-même en exemple de ce qui suscite réprobation et dégoût, le vulgaire n'apparaît


qu'en groupe. Et son intervention, ou plutôt son commentaire de la situation ou son
adhésion donnée aux ordres d'un supérieur, sont présentés de manière identique
quelles que soient les circonstances ; que les Achéens expriment une opinion ou
formulent une prière, les termes de présentation sont : ώδε δε τις εΐπεσκεν 120 ; en sorte
que les conditions du droit à la prière ne semblent pas différentes de celles qui
régissent l'accès à la parole 121 -c'est-à-dire fort limitées. Quand Ulysse au début de
ce même chant remet chacun à sa place selon son rang, en réprimandant avec hauteur
le tout-venant et en usant d'adroite courtoisie envers les rois, il met en évidence l'idée
que les grands sont respectables par la raison que « l'honneur leur vient de Zeus » 122 ;
et quand un peu plus loin les uns et les autres prient les dieux, ils le font en fonction de
leurs situations respectives, les uns se contentant de demander la vie 123, tandis
qu'Agamemnon entraîne « les Anciens, élite des Panachéens » 124 dans une prière
ayant plus haute prétention 125. Le poète a jugé suffisant de nous indiquer seulement
de manière indirecte l'objet de la prière des soldats ; celle de l'Atride en revanche nous
est retranscrite in extenso et, quoique son succès éventuel signifie bien évidemment la
victoire de l'armée entière, tout est rapporté à la personne du roi 126. Une scholie à ce
passage souligne parfaitement comment les différences sociales se répercutent dans
les prières des uns et des autres : άλλ' ol μεν εΰχοντο μόνον το ζήν (ήρκει γαρ αύτοις),
ό δε βασιλεύς τό εύκλεώς ζήν 127. Il en va de môme dans les autres circonstances où

120. //. II, 271 pour désapprouver Thcrsite ; //. III, 297 pour s'associer au pacte en prêtant
serment ; //. VIT, 178 pour prier Zcus. On peut se demander si le suffixe itératif ajouté à un
thème d'aoriste (cf. Chantraine, G.H., I, 1973 {1958}, p. 323-4) n'aboutit pas à suggérer la
reprise par chacun individuellement de la même opinion, plutôt que sa répétition à proprement
parler : « Jl s'agit d'actes répétés, mais qui chaque fois sont considérés comme des actes purs et
simples et ne se déroulent pas dans la durée » (p. 324). Cf. supra, p. 43.
121. Nous aurons l'occasion de souligner {infra, chap. Ill, p. 217-218 ; 243) que
l'organisation d'une prière suit (avec peut-être un peu d'avance) les règles contemporaines de la
rhétorique, ce qui souligne un autre aspect des liens qui apparentent la prière au discours. On
voit encore les Myrmidons pleurer Patrocle sous la conduite d'Achille (//. XVIII, 355) et les
Troyennes répondre en chœur aux lamentations des parentes d'Hector (//. XXIV, 746 ; 760 ;
776) ; mais leurs paroles ne nous sont pas rapportées, autre marque de la différence qu'établit le
poète entre les nobles et les autres.
122. //. I, 278-9 ; II, 197 : τιμή δ* έκ Διόςέστι.
123. IL II, 401.
124. //.Il, 404.
125. Nous laissons de côté le fait que le poète use probablement de dérision envers le fol
orgueil de l'Atride : cf. supra, n. 30 et infra, chap. Ill, p. 286 ; l'essentiel ici est que la prière
puisse passer pour une sorte de révélateur de la condition sociale.
126. //.Il, 414.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 69

l'armée prie, c'est-à-dire quand se produit un fait d'importance qui est censé déterminer
l'issue de l'expédition. Le poète emploie pour « reprendre » la prière l'hémistiche λαοί
ff ήρήσαντο 128. Il ne nous cite à chaque fois que quelques mots assez brefs, exempts
de tous les « attendus » honorifiques qui caractérisent les prières des grands 129.
Si donc ce n'est pas nous fourvoyer que de prendre au sérieux cette scholie, il
nous semble entrevoir que même un poème aristocratique comme Ylliade ne refuse
pas, en ce qui concerne la prière, toute initiative aux gens du commun, mais qu'il
suggère que la forme, et tout autant la teneur de ces prières, ne sont pas les mêmes que
celles des prières prononcées par les héros : ce qu'on appelle la pars epica est
absente 130, et la demande concerne la survie (et même la survie globale de l'armée
aux chants III et VII) et non la gloire. Sont donc gommés les rapports personnels, les
requêtes d'intérêt individuel, mais demeurent les démarches de contribution au salut
public. Il est impossible d'en dire plus, vu le nombre infime des occurrences sur lequel
nous nous appuyons.
L'Odyssée nous permet dans une certaine mesure de confirmer ces vues, par un
autre biais toutefois, car ce poème nous offre une palette de personnages bien plus
nuancée, du point de vue de leur appartenance sociale ; et des représentants des classes
subalternes y sont dotés d'une personnalité propre, et amenés - quoique rarement - à
prononcer des prières 131. Cependant là aussi il apparaît que la prière personnelle
semblait réservée aux seuls grands, et que faire état devant la divinité d'un souhait
personnel (même s'il ne concernait pas son intérêt propre) ressemblait, quand il
s'agissait de quelqu'un du menu peuple, à une sorte d'outrecuidance dont il était
prudent de s'excuser. C'est ce que fait la servante qui moud le grain quand un éclair
dans un ciel serein lui annonce un signe divin : « Ο Zeus le Père, ô roi des dieux et des
humains ! dans les astres du ciel quel éclat de ta foudre ! ... Pourtant pas un nuage ! ...
C'est un signe de toi !... Alors exauce aussi mon vœu de pauvre femme (κρήνον νύν
και έμοι δείλη έπος δττί κε εΐπω) ! fais que les prétendants, en ce manoir d'Ulysse,

127. BRAUNE, p. 46, n. 2. Le parallèle entre la condition sociale et la relation à la divinité


chez Homère est souligné par Snell, 1953 (1947), p. 33.
128. //. III, 318 ; VII, 177 (cf. supra, n. 120).
129. On est induit à penser que le verbe άράομαι suffit à résumer les préoccupations dont
parlait le scholiastc : celles qui concernent la vie (cf. infra, chap. IV, p. 385).
130. Cf. infra, chap. Ill, n. 9.
131. Au chant III de YOd., Pisistrate affirme (v. 48) : «Tout homme... a... besoin des
dieux ». Le bouvier Philœtios n'hésite pas à apostropher Zeus (XX, 201) ; ou à lui rapporter un
souhait (XX, 236-7). Au chant XIV, Eumée ne doute pas que le travail des humbles puisse aussi
bénéficier de la bénédiction divine (v. 65) ; il est habilité à faire un sacrifice (v. 74 ; 420-47) et
par conséquent à prononcer les prières qui l'accompagnent (v. 435-6) ; ou même d'autres (XX,
238-9) ; il essaie de vivre conformément à la piété, pour ne pas démériter de la bienveillance de
Zeus (v. 406). Or Eumée est un porcher. Toutefois ce porcher n'est pas n'importe qui, comme l'a
montré A. Bonnafé (1984 a).
70 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

viennent prendre aujourd'hui le dernier des derniers de leurs joyeux festins ! ... Ils
m'ont brisé le cœur et rompu les genoux à moudre leur farine !... Qu'ils dînent
aujourd'hui pour la dernière fois ! » 132. Le souhait qu'elle adresse à Zeus ne la
concerne qu'indirectement, mais sa condition vile en même temps que féminine lui
donne scrupule à solliciter l'attention divine. Encore n'est-on pas sûr que l'initiative de
la prière lui revienne entièrement : elle se permet de prendre cette liberté sans aucun
doute inaccoutumée parce qu'elle vient d'apercevoir un signe qui manifestement venait
du dieu ; mais surtout, elle répond ce faisant à un souhait formulé par Ulysse 133.
Toujours est-il qu'elle n'est pas jugée indigne de servir de truchement dans une
intervention décisive pour son maître ; mais elle s'acquitte de ce rôle avec la modestie que
lui imposent les bienséances. En somme, comme il est normal, les dieux sont censés
partager les conceptions sociales des hommes, aux termes desquelles chacun doit se
tenir strictement à sa place (et ce d'autant plus qu'aucune élévation ou aucun
abaissement ne survient dans la société sans leur aveu). À cette condition d'exercer avec
discernement l'autocensure qui convient, chacun pouvait, semble-t-il, recourir à la
prière. Cette présomption se renforce du fait que YOdyssée marque de place en place
une intention moralisatrice appuyée, les hommes y étant donnés comme responsables
de leurs fautes 134, et les dieux ne dédaignant pas de s'employer à châtier même les
plus subalternes.
Un tel esprit n'est guère différent de celui dans lequel Hésiode nous explique que
trente mille dieux inspecteurs parcourent le monde pour y assurer une police
satisfaisante, ou dans lequel Théognis nous affirme que nulle faute ne reste sans
châtiment 135 : si les dieux portent intérêt même aux petits, cela entraîne comme
corrélat qu'il appartient à chacun de les prier avec assiduité, et c'est bien en effet ce
que nous enseignent Les Travaux et les Jours, aussi bien que Théognis 136. Il serait
très faux d'insinuer que le poète d'Ascra ignorait les inégalités sociales, lui qui eut à
souffrir autant que personne du fait des « rois mangeurs de présents » 137. Mais il est

132. Od. XX, 1 12-20 ; cf. supra, n. 40.


133. Od. XX, 100-1 : « Zeus Père... qu'en cette maison un mot soit prononcé par les gens
qui s'éveillent, et qu'un signe de toi apparaisse au dehors ». Aussi bien la prière de la femme est-
elle appelée κλεηδών (ν. 120), i.e. « présage » (cf. Chantraine, D.E., s.v. κλέος). Cf. supra, n.
40.
134. Cf. par ex. Od. X, 79 ; XXII, 317 ; 416 ; et naturellement la mise en garde du chant I,
où le poète d'abord (v. 7), Zeus ensuite (v. 34) engagent à considérer tout le poème sous cet
éclairage. Sur ce point, on trouvera un développement intéressant dans le livre de J. Strauss-
Clay, p. 35-6.
135. Hés., TJ. 252 sq. ; Théognis, 197-208.
136. Hés., TJ. 335 sq. ; 465 sq. ; Théognis, 171-2.
137. Hés., TJ. 220-1 ; 264.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 71

remarquable que, une fois condamnées leurs « sentences torses » 138, tous ces grands
soient «à son égard comme s'ils n'étaient point»139: les conseils de piété
extrêmement circonstanciés qu'il distribue s'adressent uniquement aux paysans 140 ; et,
si nous n'avions que son œuvre, nous aurions autant de mal à soupçonner que la
divinité pouvait être, par d'autres, montrée si socialement sélective et si partiale dans
l'octroi de sa bienveillance, que nous en éprouverions, en lisant la seule Iliade, à
imaginer le monde laborieux d'Hésiode - tant ces deux témoignages, pourtant à peu de
chose près contemporains 141 semblent à bien des égards contradictoires.
En fait, ce que nous rencontrons par la suite (dans un contexte historique et non
point artistique) nous rapproche plus d'Hésiode que d'Homère : on peut trouver un
prolongement aux conceptions du poète didactique dans la morale dclphique 142.
Quand le dieu déclare par la bouche de la Pythie qu'il sait dénombrer les grains de
sable de la mer et entendre le sourd-muet, cela implique, non seulement que la
divinité, omniprésente et omnisciente, est capable de « sonder les reins et les
cœurs » 143, mais encore qu'elle s'intéresse à une semblable enquête, et tient chacun
pour comptable de ses faits et gestes, et même, apparemment, de ses intentions. Mais
il arrive facilement que les projets artistiques ne laissent pas place à la mise en
évidence de ces conceptions, même chez un poète tout imprégné des doctrines
delphiques. Ainsi cet intérêt de la divinité pour la moralité de chacun est un point que
Pindare n'a pas lieu de souligner, lui qui se meut dans les hautes sphères et qui exalte
en tout ce qui occupe une place supérieure. Tout au plus peut-on inférer de son
adhésion aux idées delphiques 144 que selon lui la divinité, prompte à s'offenser de tout

138. Hés., TJ. 262.


139. La Bruyère, Caractères, XI, 121 .
140. Hcs., TJ. 299 sq. ; le poète recommande encore au paysan d'invoquer « Zeus Infernal
et la Pure Demeter » (TJ. 465) au début du labour ; mais il est remarquable que, selon la Vita
Herodotea, Homère en personne ait dû s'entremettre pour prier Athena en faveur des potiers : ει
uiv δώσετε μισθόν άείσω ώ κεραμήες « δεΰρ' άγ' Άθηναίη και ύπείρεχε χείρα
καμίνου, /ευ δε μελανθέΐεν κότυλοι κ.τ.λ. » (llomeri Opera, V, ALLEN, 1912, p. 212 ;
poème repris dans les Fragmenta hesiodea, ed. MERKELBACH & WEST, p. 302) : « Si vous
devez me payer, potiers, je chanterai ceci : « Viens ici, ô Athéna ; tiens ta main étendue au-
dessus du four ; puissent les cotyles noircir comme il faut, etc. » (sur ce texte, cf. Dctienne-
Vernant,1974, p. 185-6).
141. Cf. Lloyd-Jones, 1971, p. 18. Aussi l'auteur propose-t-il d'attribuer les différences
objectives relevées d'un poète à l'autre, moins à une altérité chronologique qu'à une altérité
sociale : cf. D. Aubriot, 1984 b, p. 24.
142. Les réserves introduites par Defradas, 1972 (1954), p. 45-54 nous semblent quelque
peu excessives sur ce point.
143. Pour reprendre l'expression biblique (Ps. 7, 10). Cf. Hdt. I, 47, 1. 12-3.
144. Attestée, pour le point qui nous occupe, dans une histoire comme celle de Coronis
(Pyth. III, 28-9).
72 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

manquement, pouvait exiger de chacun ι ne soumission en rapport avec son rang. Mais
à vrai dire, son œuvre ne nous fournit pas l'occasion d'en recevoir confirmation
objective, et la tournure qu'il donne à certaines prières les rapproche avant tout de
celles de l'Iliade, avec une mise hors de pair du héros encore plus appuyée 145. Par
ailleurs les déclarations delphiques semblent être assez longtemps restées à l'état de
principe, et il a même pu être avancé qu'Apollon pythien touchait plutôt « une manière
d'élite intellectuelle ou sociale » 146.
L'œuvre d'Hésiode est donc pour nous d'autant plus riche de sens et instructive,
qu'elle nous rappelle opportunément des traits de la religion grecque que nos autres
sources littéraires estompent : dès l'instant que les humbles avaient aussi la charge
d'un foyer, sans doute leur fallait-il bien remplir les devoirs religieux qui y afféraient
et s'acquitter des prières quotidiennes 147. Mais en même temps nous devons
reconnaître que cette attitude constitue dans la littérature grecque une parenthèse : les
auteurs s'accordent plutôt en général à observer que la pauvreté prive d'honneur et de
dignité, qu'elle impose de ne parler qu'avec circonspection, et qu'elle amoindrit jusqu'à
la noblesse 148. Une tragédie comme Y Electre d'Euripide, qui contient en la personne
du laboureur un hommage à ce qu'on pourrait appeler « l'éminente dignité des
pauvres » 149, nous montre en même temps l'héroïne appréhendant de participer aux
fêtes et aux chœurs en raison de sa déchéance. Honteuse d'exhiber sa disgrâce devant
les autres, elle continue toutefois de prononcer des prières privées, d'intérêt personnel,
en vraie fille d' Agamemnon qu'elle demeure, même en cet état 15°. Les scrupules dus à
sa condition sociale interviennent donc diversement dans son attitude envers la
religion et les dieux.

145. Ainsi en partie, des prières de Pélops (01. I, 75 sq.), d'Iamos (01. VI, 58 sq.),
d'Héraclès (Isthm. VI, 42), de Jason (Pyth. IV, 195 sq.). La volonté du poète de mettre ces héros
sur un pied de familiarité exceptionnelle avec la divinité est marquée par les verbes employés
pour annoncer ou désigner ces prières : ce sont des termes qui indiquent la conversation
(respectivement : είπε, έκάλεσσε, αύδασε, έκάλει). Sur les ressemblances et les différences
entre ces prières et les appels héroïques dans Homère, cf. infra, chap. IV, p. 333 sq.
146. Daux, p. 56.
147. T.J. 335 sq. Sur la piété domestique, cf. Gemet & Boulanger, p. 364 sq. ; Nilsson,
1955, p. 20 ; DES PLACES, 1969, p. 149 sq.
148. Cf. Alcée : « Nul pauvre n'obtient ni honneur ni dignité » (fgt 138 C.U.F.) ; Aristoph. :
« Pardonne-moi si j'ai pu, mendiant que je suis, avoir quelques écarts de langue » (Ach. 578-9) ;
Eur. : « Dans la bouche des gens obscurs et dans celle des hommes en vue, le même langage n'a
pas la même force » (liée. 294-5) ; et, sur l'idée que la pauvreté amoindrit jusqu'à la noblesse,
cf. El. 37-8 (et n. ad loc.) ; Phén. 442. Dans Les Gren., Aristoph. peint l'indignation d'Esch.
quand Eur. se vante d'avoir fait parler tout le monde sur le même pied (v. 948 sq.).
149. Pour reprendre l'expression de Bossuet, empruntée à Vincent de Paul.
150. Eur., El. 175 sq.; 310.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 73

Tant que le succès fut regardé comme le résultat d'une ordalie, que la noblesse et
la richesse semblèrent le fruit d'une bénédiction particulière, et que l'organisation
sociale fut fondée sur des différences de droits et de devoirs, on conçoit que les petits
et les pauvres n'aient pas pensé pouvoir prier avec le môme espoir que les puissants de
ce monde - du moins en ce qui concerne les prières à objet particulier, différentes de
celles qui étaient destinées à obtenir les nécessités vitales. Même si, en droit, on ne
trouve aucune trace d'une loi, d'un usage, qui empêche un petit de prier à son gré, en
fait une personne de petite extraction, confondue dans la foule, ne peut pas prétendre
comme un noble à des revendications dont l'exaucement supposerait un rapport
privilégié avec la divinité : ce serait faire acte d' ϋβρις. Les humbles devaient donc,
semble-t-il, s'en tenir à demander la seule prorogation des biens que les dieux leur ont
accordés, au premier rang desquels on trouve la vie et les moyens de subsistance.

Mais une telle conception de l'élévation sociale comme marque de la protection


divine pouvait-elle se prolonger dans un régime démocratique ? El les leçons
enseignées par Solon au roi Crésus (qui en ressent l'irritation que l'on sait) ne sont-
elles pas un témoignage d'une évolution au terme de laquelle la notion de bonheur a
changé de sens 151 ? Si la faveur des dieux ne se reconnaît plus à un sort d'exception et
d'éclat, mais au contraire à une prospérité mesurée et discrète, fondée sur le civisme
(Tellos) ou la piété (Cléobis et Biton), chaque citoyen peut y prétendre. Mais il n'a
plus besoin pour l'obtenir de demander un succès qui l'illustre. Il lui faut au contraire
faire parler de lui le moins possible. La nécessité des prières individuelles à objet
particulier s'évanouit donc tout à fait. On demeure frappé de la constatation que le
théâtre d'Aristophane n'en fournit pour ainsi dire aucune occurrence, tandis que les
tragédies, à tant d'égards tributaires de l'épopée, en maintiennent la tradition. L'œuvre
du comique juxtapose plusieurs sortes de prières. Certaines sont des chants du chœur
qui constituent, peut-on penser, un document assez fidèle sur le genre d'hymnes qui
vraisemblablement étaient exécutés lors des cérémonies traditionnelles ; et, burlesques
ou non, ces scènes nous renseignent assez fidèlement sans doute sur la piété de la
communauté athénienne, dont la préoccupation essentielle était de s'assurer la venue et

151. Hdt. I, 30 sq. On observe dans le texte un glissement de όλβιώτατος (30, 1. 13 ; 14 ;


18 ; 31, 1. 2) à εύδαιμονίη (32, 1. 1 ; 3) ; cf. infra, n. 296. Le côté social de la religion grecque
(cf. supra, n. 100) éclate à toutes les pages du livre de Gcmet & Boulanger (en partie, p. 164-5 ;
251-2 ; 294 sq. ; 301 sq. ; 349 ; 372-3 ; 379) ; cf. Rcverdin, p. 185 ; 190 ; voir aussi les
remarques synthétiques de Pettazzoni, p. 9 ; parallèlement, Berve, Gruben, Hirmen soulignent
« l'enchevêtrement fort étroit de l'État et de la religion », dont on trouve une analyse précise
dans Nock, 1972, 1, p. 407 ; II, p. 545 ; plus spécifiquement, les rapports entre la démocratie et
la religion font l'objet du livre d'Oliver. La question de l'incidence de la politique sur les prières
est abordée par Pohlcnz, 1966 (1955), p. 12 et n. 6 (p. 183) ; et indirectement par BOWRA,
1958, p. 237 sq. (repris dans Bowra, 1961, p. 404-15).
74 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

le concours des divinités qui dispensent la vie 152. Mais pour les prières à une seule
voix, si l'on excepte celles qui sont une parodie des grands genres ou des prières
officielles 153, elles se réduisent, à peu de chose près, à des exclamations, à des
adjurations, ou à des jurons 154. En sorte qu'entre la représentation des manifestations
publiques solennelles et la parodie des prières privées, on trouve surtout abondance de
jurons, ou d'exclamations plus ou moins galvaudées, mais point de traces de prières
individuelles sérieuses.
Nous venons de suggérer qu'une évolution dans la conception du bonheur et,
partant, de la faveur divine, pouvait constituer une explication de ce fait. Mais n'y en
aurait-il pas d'autres possibles ? et faut-il s'en tenir à cette hypothèse d'ordre historique
selon laquelle un sentiment de retenue politique et d'humilité sociale ou religieuse
aurait empêché les citoyens de formuler des requêtes privées, jugées malséantes et
déplacées dans leur bouche 155 ? Nous ne devons pas perdre de vue que l'expérience

152. Cf. par ex. Lysistr. 1280 sq. (avec, de part et d'autre, les couplets parallèles du
laconien).
153. Cf. par ex. Nuées, 269-1 A (sur ce passage, voir Galy, p. 178-9). Non sans malice, le
poète suggère qu'on multipliait volontiers le nombre des prières officielles afin de se donner
l'occasion de boire (Ass. F. 141 ; Thesm. 295 sq.). Toutes ces prières sont étudiées par
KLEINKNECHT, 1937, et par HORN.
154. On compte un certain nombre de serments (par ex. Lysistr. 187 sq. ; 203 sq.) ; mais on
rencontre surtout d'innombrables assertions appuyées du nom d'un dieu (par ex. Lysistr. 873 ;
897 ; 908 ; 917 ; 922 ; 927 ; 933 ; 934 ; 938 ; 939 ; 942 ; 949). Us quelques souhaits véritables
qui se trouvent exprimés le sont volontiers sous forme de tournures à l'optatif, dont
éventuellement le nom d'un dieu peut être sujet (par ex. Ass. F. 776), mais qui peuvent aussi se
passer de référence divine explicite (ainsi Lysistr. 147 ; 285 ; 531 ; 914 ; 972 sq. ; Ass. F. 906-
11; 977).
155. Cette hypothèse à vrai dire a pour elle l'évolution ultérieure qui survint dans les
habitudes de la prière, et dont témoignent les nombreux ex-voto dont on garde trace à partir du
IVe siècle (il est difficilement imaginable que la rareté des ex-voto pour les siècles antérieurs
soit imputable uniquement à la fragilité des supports) : visiblement la retenue par rapport aux
prières privées particulières qu'il nous semble apercevoir au Ve siècle ne s'est pas poursuivie
après, quand les préoccupations individuelles l'eurent emporté sur le souci de l'État et de la
cohésion publique (sur les renseignements que nous fournissent les documents figurés, cf. A.
Verbände- Pier ard). Ce n'est pas que les gens n'aient prié pour eux, sans doute, avant le IVe
siècle (encore faut-il observer que dans son livre intitulé Personal Religion among the Greeks,
1954, Festugière n'en parle que fort peu, et surtout à propos de la prière d'Hippolyte à Artémis, à
tant d'égards particulière : cf. infra, chap. ΙΠ, η. 116) ; mais ce que nous voyons nous porte à
croire qu'ils le faisaient de manière en quelque sorte globale (et c'est bien ce que vient confirmer
le petit nombre et la teneur des ex-voto des VIIe au Ve siècles av. J.C., recensés par le même
FESTUGIERE, 1976, p. 417 ; les demandes de bénédictions y sont assez générales, le plus
souvent résumées sous le terme χάριν, (ou l'expression χαρίεσσαν άμοιβάν) ; tandis que le
IVe siècle (en particulier avec le culte en plein essor des divinités guérisseuses : cf. F. Robert,
1981, p. 122) semble avoir vu se développer l'usage de requêtes extrêmement précises, pour
demander la guérison de tel organe chez telle personne, par ex. Encore RUDHARDT fait-il
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 75

du christianisme nous induit à considérer comme naturelle l'habitude de pratiquer la


prière personnelle. Mais cela ne nous amène-t-il pas à une lourde erreur de
perspective, et ne conviendrait-il pas mieux que nous inversions notre manière de voir,
que nous fassions l'effort de concevoir comme coutume « normale », à partir de
laquelle il faut raisonner (pour la Grèce ancienne), non pas la prière individuelle, mais
la prière collective ? A ce compte, ce qu'il faudrait expliquer serait non pas le petit
nombre des prières privées hors de la tradition épique, mais son grand nombre dans
cette tradition. Il n'est pas du tout impossible en effet que les poèmes épiques et
lyriques contribuent, dès le début de la littérature grecque, à nous entretenir dans cette
erreur d'optique. En effet les revendications individuelles furent-elles vraiment, même
à haute époque, d'un usage aussi aisé que ces textes nous le laissent penser ? En
d'autres termes, les héros des poèmes n'auraient-ils eu autant de facilité à prier les
dieux quand bon leur semblait, pour leur propre compte, qu'en raison du mythe qui
faisait de ces dieux leurs parents ou amis, leurs protecteurs familiers ou leurs
adversaires proches ? Cela revient à se poser la question de savoir s'il convient de
parler seulement d'évolution historique (en faisant comme si l'épopée nous renseignait
sur des usages qui eurent cours effectivement), ou s'il ne faut pas également mettre en
cause la notion d'une déformation artistique (tout en concédant qu'elle est d'une portée
difficile à apprécier pour nous). Qu'une forme plus communautaire ou surtout plus
« populaire » de religion ait pu gagner de l'importance au cours des époques
géométrique et archaïque, au détriment d'une religion « des nobles » qui serait plus en
conformité avec la civilisation mycénienne, est un fait au moins possible - et même
peut-être probable 156. Mais que chacun (à condition qu'il fût noble) ait pu dans ces
temps reculés invoquer les dieux avec une totale liberté 157 au gré de ses désirs
personnels ne doit sans doute pas être admis sans circonspection.
Il n'est donc pas facile de se faire une idée claire du rapport qui pouvait exister
entre prière et condition sociale. Il semble bien qu'on puisse estimer qu'il n'a jamais
été interdit à personne de se tourner vers les dieux ; sans doute même était-il il jugé
pieux, et convenable pour tous, de s'adresser à eux avant toute entreprise. Mais une
règle tacite paraît avoir imposé de borner ses désirs à des requêtes essentielles

observer (1958, p. 191 ; 194-5 : cf. supra, n. 48) que l'intérêt de la communauté ne perdit jamais
ses droits ; d'une manière générale, il importe de garder présente à l'esprit sa mise en garde
salutaire : « Religion sociale et religion personnelle dans la Grèce antique », 1981 (1976).
156. Cf. Gemet & Boulanger, p. 108-10 sq.
157. Nous constaterons cette liberté sur tous les plans : lieu, moment, préparatifs (ainsi
Hector peut-il, au chant VI de 17/., affirmer d'abord qu'il ne saurait faire libation à Zeus les
mains souillées de sang, puis prier ce dieu : v. 264 sq., puis 475 sq.), ordre du discours : cf.
infra, et chap. III. Mais ce sont deux questions différentes, que celle de la liberté des prières, et
celle de savoir s'il était licite d'y exprimer toutes sortes de désirs personnels (voir les remarques
formulées supra n. 9 sur le sens qu'il convient d'attribuer à l'adverbe ελευθέρως dans la prière
des Athéniens).
76 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

concernant ce que chaque personne, une fois au monde, a le droit d'espérer : les
moyens de vivre, d'élever ses enfants à l'abri des disettes, de faire face à toutes les
difficultés de la vie. Aussi bien ces demandes « vitales » constituent-elles la teneur des
prières cultuelles qui nous sont parvenues. Cela étant, que les requêtes des chefs aient
dû comporter également des clauses pour éviter les guerres meurtrières, pour implorer
la paix ou la victoire dans l'intérêt commun, est un fait qu'on peut supposer avec
vraisemblance. Mais si la victoire impliquait pour eux-mêmes un regain d'honneur,
jusqu'à quel point le souci de l'intérêt commun pouvait-il leur permettre de formuler
des demandes les concernant eux, personnellement, et leur permettant d'augmenter
leur gloire ? Il n'est pas aisé de le déterminer : ne pas prier avant l'action était
assurément s'exposer à l'échec 158 ; mais prier avec une véhémence insistante pour
croître en renom ne servait à rien 159. L'Iliade même ne nous suggère-t-elle pas qu'une
demande outrecuidante portait en elle sa propre condamnation et que, là où la seule
gloire personnelle était en jeu, voire la gloriole, aucun espoir d'exaucement n'était
permis 160 ? Il restait donc à maintenir l'objet de ses prières dans des bornes licites, et à
savoir prier avec mesure. Si l'épopée vise à nous transmettre ce message alors qu'il s'y
agit de la geste de héros mythiques, combien l'homme du commun ne devait-il pas se
montrer plus circonspect et modeste dans ses requêtes ? Voir les choses de cette
manière réduit considérablement l'hiatus à première vue si béant dans l'épopée entre
prières des grands et prières des petits, et amenuise d'autant la différence entre les
époques. Une seule règle commune demeure : celle qui commande d'éviter Γ ϋβρις.
Mais il n'y a pas de seuil absolu de cette faute qu'est l'outrecuidance. Il semble qu'on
pourrait utiliser, pour définir cette notion, les termes de Montaigne : c'est « espérer
enjamber plus que de l'estanduë de [ses] jambes » 161 ; par conséquent, plus on est
puissant, plus reculent les limites de Γ ϋβρις. Il appartient à chacun de connaître les
siennes. Quant à la véritable évolution vers une sorte d'individualisme, qui se fait jour
aux environs du IVe siècle, elle signale et détermine dans les conceptions religieuses
de la Grèce antique (comme nous l'avons indiqué dans l'introduction), un tournant
d'une telle importance, que nous n'avons pas pensé pouvoir inclure cette période dans
notre étude.

158. Cf. //. XXIII, 862 sq. : échec de Teucros qui dans sa précipitation a oublié d'invoquer
Apollon (cf. supra, n. 58) ; 870 sq. : succès de Mérion qui a pensé à prier le dieu.
159. Même Achille n'en tire aucun bénéfice, et sa grande prière à Zeus, au chant XVI de
17/. (v. 233 sq.) n'est exaucée que partiellement : Patrocle « repousse des nefs la bataille et sa
clameur » (v. 246), mais il ne revient pas « sain et sauf, avec toutes ses armes » (v. 247-8).
160. Outre la prière d'Achille évoquée à la n. précédente, on peut rappeler celle
d'Agamcmnon (//. Π, 412 sq. ; cf. supra, n. 30 et 125).
161. Montaigne, Essais, Π, 12 (Éd. Garnier, 1952, p. 317). Bacchylide fait observer que le
pauvre a même désir des petites choses que le riche des grandes (VII, 29, v. 171-3).
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 77

Dans un semblable tableau, quelle place était faite aux femmes ? Nous avons
déjà vu qu'on recourait volontiers à elles pour s'acquitter de certaines prières. Par
ailleurs, on pouvait dans certains cas préférer des prêtresses à des prêtres. Toutefois
dans la mesure où la religion était, comme nous l'avons rappelé, une affaire
principalement politique 162, la femme n'avait pas lieu d'y occuper une place plus
grande que dans la vie civique. Son rôle, lors d'un grand sacrifice, se bornait à pousser
Γ όλολυγή qui accompagnait et saluait la chute de la victime 163 ; et il n'est pas
nécessaire d'attendre les Conjugalia prœcepta de Plutarque 164 pour se douter que les
femmes sont à certains égards inférieures aux hommes, d'une infériorité qui confine à
l'infériorité de condition sociale. Mais il convient de cerner nettement les limites de
cette sujétion, et d'évaluer le rôle de chacun en ce qui concerne la prière.

La place des femmes

Éliminons tout de suite les cérémonies qui étaient exclusivement réservées aux
hommes, tout comme d'autres l'étaient aux femmes. Nous n'entreprendrons pas
d'énumérer les divers rituels qui imposaient une ségrégation des sexes : c'est un point
auquel sont amenés à toucher tous les manuels de religion grecque, et qui a fait l'objet
d'une attention soutenue 165. Mais si ces exclusions ont été examinées et répertoriées
de longue date, A. Brelich a particulièrement bien montré, dans un passé plus récent,
que la séparation des sexes est une exigence inhérente aux rites initiatiques et à toutes
les cérémonies religieuses qui y ont trait 166. Encore plus que d'un souci de congruité
entre les officiants ou les participants à un culte et la divinité qui reçoit ces dévotions
- préoccupation qu'on désigne volontiers au moyen de l'expression similia

162. Cf. supra, p. 69 sq.


163. Cf. infra, chap. II, n. 159. Sur l'homologie entre pouvoir politique et pratiques du
sacrifice, cf. Détienne, 1979 (avec une exception aux Thesmophorics où, hormis regorgement,
les femmes font tout : p. 202 ; 207-8) ; sur les femmes comme officiantes : ibid., en partie, p.
186 ; 195 ; 202 ; 207. L'auteur signale (p. 194) l'utilité possible de Farnell, 1904.
164. Plut., Conj. Prœc, 19, p. 140 D : une femme ne doit pas adorer d'autres dieux que son
mari, « car aucun dieu ne prend plaisir à des cérémonies accomplies furtivement par une
femme ». Il s'agit là, on le constate, de discipline domestique plutôt que civique. Quand Aristote
affirme (Poét. 1454 a, 1. 18-21) l'infériorité de la femme et de l'esclave, les questions de sexe et
de condition sociale apparaissent mélangées.
165. Parmi les divers manuels, citons seulement (outre les instruments de travail
mentionnés à la n. 94) Gcrnet & Boulanger, p. 52-3 ; 200 ; Festugicre, I960, p. 489. On
trouvera des renseignements systématiques dans Wächter, en partie, p. 125-34. La question se
trouve encore abordée à des points de vue divers par J.E. Harrison, 1903, p. 120 sq. ; E.S.
Holderman, p. 25-6 ; Ch. Picard, 1923, p. 246-9 ; Jeanmaire, 1939, p. 321 ; Lefkowitz & Fant,
1977 ; Ch. Sourvinou-Inwood.
166. Brelich, 1969 b, p. 21, 41, 56, 67, 68, 81, 108, 166, 452.
78 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

similibus 167 -, ces dispositions relèvent de la nature même des cérémonies ; et, si elles
sont à l'évidence fondées sur un sentiment d'altérité, elles n'impliquent à aucun degré
de discrimination qualitative 168. A. Brelich montre très justement 169 que les femmes
sont naturellement exclues des initiations masculines, tout comme au rebours les
hommes ne participent pas aux initiations féminines ; que ces dernières cérémonies
sont moins bien connues car les auteurs (qui sont surtout des hommes) n'y avaient pas
accès ; mais que la moitié féminine faisait bien partie du groupe actif, religieusement
parlant, de la société.
Une fois ce point nettement précisé, il est vrai que femmes et hommes n'étaient
pas placés dans des conditions de participation égale quand il s'agissait d'actes rituels
pour lesquels, en principe, la mixité était admise. En ce qui concerne les sacrifices et
les libations, il eût évidemment été inconcevable qu'une femme, même une reine, pût
s'en acquitter à la manière d'un homme. Holderman a déjà observé (p. 4) que
Pénélope, en l'absence d'Ulysse, priait Athena à peu près comme il eût pu le faire,
mais qu'elle avait substitué un sacrifice végétal (effectué dans des appartements privés
pourrait-on ajouter) à un sacrifice sanglant (accompli en public). Si son mari peut la
féliciter d'être « un roi parfait », c'est uniquement dans la mesure où elle représente...
comme épouse du prince, la permanence de l'autorité royale » 170. Mais il n'est pas
question qu'elle exerce effectivement la souveraineté sur Ithaque, que par conséquent
elle puisse sacrifier 171. De même, Clytcmncstre seule n'est rien sur le trône d'Argos ;
et s'il est vrai qu'Égisthe ne peut, sans elle, exercer la royauté 172, elle ne le peut pas

167. Cf. par ex. Wächter, p. 26.


168. On ne s'est jamais, en Grèce ancienne (et pour cause !) demandé si les femmes avaient
une âme - ce qui, dans l'ère chrétienne, n'a été acquis qu'en 585 au Concile de Mâcon. Leur
statut à part est dû à des considérations moins ontologiques que sociales et politiques.
169. Brelich, 1969 b, p. 20 sq. Parallèlement, Polignac définit très clairement la part de
chacun des deux sexes dans la vie religieuse ; il montre que « les femmes sont exclues de toute
vie publique : politique, bien entendu, mais aussi sacrificielle, l'une et l'autre étant liées quand il
s'agit des grands cultes officiels » (p. 77) ; mais aussi qu'un univers sacré était réservé à la
femme, lui conférant une sorte de « citoyenneté cultuelle » (p. 78 ; cf. aussi p. 114 sq. ; 117).
170. Od. XIX, 109 sq. (sur l'idée que cette comparaison se réfère au portrait d'Ulysse avant
son départ pour Troie, voir Maronitis) ; cf. Vcrnant, 1974, p. 78. A la suite de Vian (1963, p.
190) Meillier conçoit les choses de manière analogue en ce qui concerne Jocaste (p. 31) : « La
reine... a un rôle considérable, au point que l'on peut dire qu'elle paraît détenir la souveraineté,
sans toutefois l'exercer, et qu'ainsi elle peut la transmettre ».
171. Prier officiellement est une garantie et inversement une marque de légitimité. Les
prétendants, eux, ne sacrifient ni ne prient comme il est d'usage : cf. Vidal -Naquet, 1970 b, p.
1291 ; S. Said, 1978, p. 313 ; ces manquements symbolisent leurs infractions à toutes les
normes morales et sociales (cf. S. Saï'd, 1979).
172. Cf. Vernant, 1971 (1965), I, p. 134.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 79

davantage, sans époux 173. Sur ce point, la situation n'a guère changé à l'époque
classique, même si le système du mariage a évolué 174 ; et il demeure bien reconnu que
les femmes n'ont pas plus leur place dans le culte civique que dans les affaires
politiques. C'est pourquoi Aristophane peut tirer, de la situation hautement fantaisiste
qu'il imagine dans YAssemblée des Femmes, de si plaisants effets comiques 175.
Pas plus qu'accomplissant un sacrifice solennel on ne voit des femmes verser des
libations comme les hommes 176. Dans l'Iliade, avant le départ de Priam pour racheter
le corps d'Hector, à Hécube revient l'initiative de demander à Zeus un présage qui
marque son approbation de la dangereuse démarche entreprise par le roi 177. Le
vieillard suit ses conseils non seulement dans l'intention, mais à la lettre puisqu'il
répète mot pour mot, en priant, les termes suggérés par son épouse. Mais c'est lui, et
non pas elle, qui accomplit les gestes de la libation et de la prière, et qui formule la
demande. Au chant VI, elle avait de même encourage Hector à « [faire] libation à
Zeus Père et aux autres dieux » 178, sans imaginer un instant - non plus que son fils -
qu'elle pourrait s'acquitter elle-même de cette marque de piété 179. La démarche que le
héros lui suggère d'accomplir à la place est différente, aussi bien par sa nature que par
son destinataire : c'est une divinité poliade et guerrière 18°, sans doute, mais féminine,
qu'Hector l'envoie prier, accompagnée des Anciennes de Troie ; et la libation est
remplacée par une remise de voile, c'est-à-dire par une sorte d'offrande qui apparaît
caractéristique des femmes 181. Quant aux cérémonies religieuses traditionnellement
réservées aux hommes que le théâtre d'Aristophane nous montre accomplies par des
femmes, elles constituent des scènes de parodie qui ne font que mieux souligner
l'incongruité de la chose 182. Pour les libations et autres pratiques lustratoires que dans

173. Cf. Esch., Ag. 1431-8.


174. Cf. Vcmant, 1974 a, p. 57 sq.
175. En partie. Ass.F. 103 sq.
176. On aurait pu imaginer que les femmes n'avaient pas, faute de force physique, vocation
à officier dans les sacrifices sanglants : cet argument est sans valeur pour la libation.
177. //. XXIV, 283-321.
178. 11. VI, 258-9.
179. Il est dans l'épopée un cas ambigu : c'est celui d'Arété. A l'arrivée d'Ulysse chez
Alkinoos, la reine assiste (Od. VII, 134 sq.) aux libations collectives, et les grands honneurs
dont elle est entourée (ibid. 53-78) ne nous permettent pas d'affirmer qu'elle en est exclue. On
remarque cependant que le poète choisit de passer ce point sous silence. Sur cette question de la
situation occupée par Arété au palais d'Alkinoos, cf. Finlcy, 1969 (1954), p. 89-90 et surtout
l'art, très suggestif de Newton.
180. //. VI, 279.
181. Voir par ex. Esch., Sept 101. Cf. Gcrnet, 1968, p. 202. Voir infra, chap. IV, η. 51.
182. Cf. Aristoph., Lysistr. 181 sq. ; Ass. F. 132 sq. ; Thesm. 295 sq. (en partie. 371 :
καίπερ γυναιξιν οΰσαις) : pour l'étude de tout ce passage, cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 33
80 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

Œdipe à Colone Ismène se propose d'accomplir à la place de son père, il s'agit d'une
réparation personnelle sans aucun caractère public et pour laquelle, comme nous
l'avons vu 183, une personne est censée en valoir une autre, pourvu qu'elle se présente
avec les mêmes intentions que celle qui l'envoie. C'est que les libations dont il s'agit
dans ce texte sont des χοαί c'est-à-dire des libations de type funéraire, dont il n'est pas
rare de voir les femmes s'acquitter 184. Les textes en revanche ne nous montrent pas
volontiers de femme offrant une σπονδή185.
Si véritablement la principale discrimination entre hommes et femmes du point
de vue de la part prise dans les actes constitutifs du culte s'accommodant de la mixité,
résidait dans le fait que les secondes n'en pouvaient être exécutrices quand il s'agissait
de cérémonies publiques et officielles, on peut s'attendre à ce que la prière, en ce point
comme en d'autres, nous offre un terrain plus difficile à éclaircir nettement. En effet,
dès l'instant qu'on n'a pas affaire à une prière accompagnant sacrifice, libation,
serment ou tout autre acte public du culte, il n'y a plus les mêmes raisons pour qu'une
femme ne soit pas, dans ses rapports avec les dieux, sur le même pied qu'un homme.
Toutefois, même alors, on observe certaines propensions particulières. Ainsi les
femmes prient plus volontiers des divinités féminines, comme on s'est plu à le
remarquer depuis longtemps 186 ; mais cette distinction n'a rien de définitif, et elles
peuvent invoquer tout naturellement Zeus, Apollon ou un autre dieu mâle quand la

sq., en partie, p. 34, et HORN, p. 106 sq. Il arrive en d'autres circonstances que les femmes aient
la même réaction d'humilité (de façon sérieuse, cette fois) ; ainsi en Ew., Or. 680, quand le
Coryphée se joint aux supplications d'Oreste à Ménélas : « Et moi aussi, je te supplie, quoique
simple femme » (Κάγώ σ Ικνοΰμαι και γυνή περ οΰσ ομως).
183. Soph., O.C. 466 sq. et 498-9. Cf. supra, p. 58.
184. Le titre de la tragédie Ai Χοηφόροι a même pour nous immortalisé les femmes dans
celle fonction - ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu'elle soit interdite aux hommes ; cf. par
ex. Od. XI, 23 sq. ; Eur., liée. 527 sq. Sur σπονδή et χοή, cf. RUDHARDT, 1958, p. 240-9.
185. Là encore, Aristoph. nous offre une parodie plaisante, avec le curieux serment que
prêtent les femmes dans Lysistr. (y. 195 sq.). Toutefois, il y aurait de la hardiesse à affirmer que
les banquets féminins comme ceux qui étaient donnés en l'honneur d'Ares Γυναικοθοίνας en
Arcadie à Tégée s'effectuaient sans libations (Paus. VIII, 48, 4).
186. La même règle, commandée par la loi résumée sous l'expression similia similibus
recommandait qu'une femme s'adressât à un destinataire divin de même sexe qu'elle, et qu'une
prêtresse fût chargée du sacerdoce d'une divinité féminine (cf. STENGEL, 1920 {1898}, p. 34,
§ 18 ; E.S. Holdcrman, p. 1). Il est intéressant de constater que cette sorte de loi, qui s'étendait
aussi aux jurons, régissait également les rêves, c'est-à-dire que les mêmes notions étaient sous-
jacentes aux conceptions du rêve et de la prière : cf. Meier, p. 297 (il est alors question de
« règle du suum cuique »). Toutefois, il est frappant que cette règle s'impose surtout à sens
unique, si l'on peut dire : une femme doit plutôt avoir affaire à une déesse, mais un homme
connaît moins ce genre de restriction ; ainsi, c'est bien Athéna qui apparaît en rêve à
Bellérophon pour lui donner le mors (Pd., Ol. XIII, 65).
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 81

situation les y invite 187. Ce qui est incontestable, c'est qu'on ne voit guère de femme
en relation privilégiée avec une divinité masculine, comme Ulysse l'est avec Athéna
ou Hippolyte avec Artémis. Parallèlement, on peut constater encore que les femmes
prêtent plutôt serment par Artémis ou par Demeter (ou par une autre divinité
féminine), tandis que les hommes jurent plus volontiers (mais là encore sans exclusive
nette) par Zeus, Poséidon, Apollon, ou Héraclès 188. Tout se passe donc comme si les
hommes avaient eu une plus grande liberté de choisir le dieu qu'ils vont prier, tandis
que les femmes demeuraient dans un cercle plus limité. Quant à la proportion de
prières masculines et de prières féminines que nous présentent les textes, elle est
variable selon les auteurs : Homère ou surtout Pindarc nous livrent incomparablement
plus de prières d'hommes que de femmes, ce que le genre et le sujet des œuvres
rendent normal ; c'est l'inverse dans des tragédies comme Les Suppliantes d'Eschyle,
comme Antigone, ou Electre de Sophocle (hormis les chants du chœur). On voit qu'il
n'y a pas lieu de chercher à établir des statistiques en ce domaine : elles risqueraient de
renseigner sur le thème des œuvres plutôt qu'elles n'autoriseraient à tirer des
conclusions sur des questions proprement religieuses.
Un examen de l'importance respective des prêtres et des prêtresses montrerait
que, même si le nombre des secondes a eu tendance à diminuer, leur valeur qualitative
ne s'était nullement affaiblie, et qu'elles apparaissaient au contraire comme détentrices
d'une qualification religieuse particulière 189. De fait il semble que deux manières de
voir ont coexisté, que les femmes, étant senties autres que les hommes, ont pu être
regardées (tour à tour ou simultanément - et peut-être plus en fonction des exigences
d'une œuvre d'art que par conviction religieuse) comme supérieures ou inférieures sur
le plan religieux. Cela étant, la tradition nous livre avec prédilection des indices en
faveur de leur infériorité. Est-ce seulement parce que les auteurs étaient des hommes ?
en tout cas ils nous ont présenté une sorte de caricature de la pieté féminine, l'opposant

187. On pourrait citer, comme exemples de ce fait, Od. XX, 1 12-20 ; Esch., Suppl. 206 ;
Ag. 973 ; 1085 ; Soph., Ant. 658-9 ; El. 637 sq. ; Eur., Méd. 168-71 ; Ion 881 sq.
188. Une fois de plus, Aristoph. est instructif par les bévues qu'il fait commettre à ses
personnages. Dans Y Ass. F., les compagnes de Praxagora se trahissent en jurant par des divinités
mal appropriées, et inversement se rattrapent en jurant par un dieu mâle, ce qui est présenté
comme suffisant à donner le change (cf. v. 155-60 ; 189 ; 213 ; et au contraire : 336 ; 339 ; 344 ;
357, et tous les jurons qui émaillent la centaine de vers qui suit). Par ailleurs, comme l'a bien vu
N. Loraux, « on ne saurait trop insister sur la symbolique des jurons dans Lysistrata » (1981 b,
p. 191 et n. 149) ; d'une manière générale, sur la division entre les sexes, on relira surtout, dans
la 2e partie de ce livre, le chap, intitulé « L'Acropole comique », p. 157-97.
189. « Particulière » ne veut pas dire « supérieure », comme le voudrait Pestalozza. N.
Loraux préfère en rester à l'affirmation plus neutre que les femmes connaissaient un statut
complémentaire en même temps qu'isolé (1981 b, p. 75-117) ; cf. aussi Rudhardt, 1986, en
partie, p. 246.
82 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

à celle de Xhomo politicus 19° par son caractère d'émotivité : dans presque toute la
tradition littéraire - d'Homère à Platon en tout cas -, la manière d'être féminine à
l'égard des dieux a fait l'objet des plus vives réserves. L'épopée nous montre volontiers
des femmes incapables de réfréner des passions excessives et promptes à lancer des
malédictions ; et l'Athénien des Lois éprouve une défiance méprisante analogue : il
rapporte tout naturellement à la gent féminine une aptitude particulière à manier
l'injure si ce n'est l'imprécation, tout autant qu'une hâte étourdie et fâcheuse à
consacrer ou à promettre aux dieux n'importe quoi, ce qui l'incite à réglementer
sévèrement la piété individuelle191. On peut considérer qu'Eschyle résume
parfaitement bien la façon de voir commune quand il fait réprimander les Thébaines
des Sept par Étcocle pour l'affolement qui préside à leurs appels aux dieux :
Άνδροΐν τάδ' εστί σφάγια και χρηστήρια
θεοΐσιν έρδειν πολεμίων πειρωμένους
σόν δ* αΰ τό σιγάν και μένειν εΐσω δόμων 192.
Autrement dit, la religion officielle et civique est affaire d'hommes ; c'est un
point acquis. Cela ne revient pas à dénier aux femmes « le droit d'honorer les
dieux » 193 ; mais elles doivent observer la discrétion car, du moins selon Étcocle, elles

190. Cf. Vernant, 1973, p. 28-9 (où l'on relève l'expression de « religiosité émotive »), et p.
33 (« la vraie piété suppose sagesse et discipline... ; elle s'adresse à des dieux dont elle
reconnaît la distance, au lieu de chercher comme la religion des femmes à la combler »).
Reconnaître l'altérité des sexes relève des constatations inévitables. Il n'est pas sûr qu'on gagne à
transporter dans la Grèce antique des problèmes sociaux contemporains. Rudhardt, 1986,
s'inscrit en faux contre la prétendue misogynie du poète béotien. Sur un mode mi-plaisant, mi-
sérieux, M.R. Lefkowitz (qui a souligné l'importance de la femme : 1981 et 1986), se moque
des excès auxquels peut porter un « militantisme féministe » débridé (1988, p. 804 et 808).
191. Il est remarquable que dans les deux passages homériques où αρά, άράομαι portent
une connotation de malédiction (//. IX, 566 ; Od. XVII, 496 ; cf. infra, chap. IV, p. 315 ; 332),
ce soient des femmes qu'on estime capables de recourir à cette solution. Il n'est pas impossible
que dans le contexte épique l'appel à l'Erinys suggère la faiblesse de qui dispose de cette seule
vengeance. Sur la nécessité pour les femmes (qui ne possèdent ni Kratos, ni Bia, valeurs viriles)
de s'en remettre à la ruse, cf. F. Frontisi-Ducroux, 1975, p. 189. Cette aptitude des femmes à
lancer des imprécations est stigmatisée dans Plat., Lois, XI, 934 e (ajoutons que le sexe féminin
passait pour bien doué pour la magie : sans parler de Circé ou de Médée, rappelons que Sophron
avait composé un mime intitulé Ται γυναίκες α'ί ταν θεόν φαντι έξελάν - sur quoi cf.
Arena -, et que Théocrite fait d'une femme l'héroïne de ses Φαρμακευτρίαι ). Sur la
réglementation de la pieté individuelle dans les Lois, cf. supra, n. 99.
192. Esch., Sept 230-3 : « C'est aux hommes à offrir aux dieux des hécatombes, à
questionner le sort en tâtant l'ennemi. Ton rôle, à toi, est de te taire et de rester dans ta maison ».
Signalons, sur les prières d'Étéocle dans les Sept, l'excellent commentaire de VON FRITZ (p.
19).
193. Esch., Sept 236 : Οΰτοι φθονώ σοι δαιμόνων τιμάν γένος.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 83

ne sont pas capables de se maintenir dans les bornes que leur assigne la raison 194.
Quand Eschyle veut, par la bouche de Promethée, qualifier avec tout le mépris qui
convient une demande insistante et déshonorante, c'est aux façons de faire des femmes
qu'il rapporte sa comparaison : « Ne t'imagine pas qu'un beau jour, effrayé de l'arrêt de
Zeus, je me ferai un cœur de femme et m'en irai, singeant les femmes, supplier, les
mains renversées, celui que plus que tout j'abhorre (θηλύνους γενήσομοα / και
λιπαρήσω τόν μέγα στυγούμενον / γυναικομίμοις ύπτιάσμασιν χερών) de me
détacher de ces liens » 195. On comprend que le tragique ait donné un relief particulier
à ces troupes de femmes épouvantées qui lui permettent la mise en œuvre des ressorts
principaux de son théâtre 1%. A peine saurait-on taxer le poète marathonomaque d'une
misogynie particulièrement accentuée, car il ne fait que cristalliser d'une manière
saisissante une façon de voir probablement assez répandue. De fait, il est aisément
concevable que les femmes se soient volontiers livrées à des démonstrations
excessives : privées comme elles l'étaient de tout autre moyen d'action, angoissées par
la passivité qui était leur lot 197, elles n'avaient pour seul exutoire à leur anxiété, et
môme pour seul moyen d'espérer infléchir le cours des événements, que les clameurs
qu'elles poussaient vers les dieux ; en sorte qu'il convient de ne pas prendre l'effet pour
la cause. C'est peut-être moins parce qu'elles criaient leur peur et leur désespoir
qu'elles devaient être renfermées chez elles que l'inverse : ne serait-ce pas plutôt
l'impossibilité d'agir où elles se trouvaient qui les conduisait à exagérer les
manifestations de leur angoisse ? Quoi qu'il en soit, les femmes ne se voyaient pas, en
effet, « dénier le droit d'honorer les dieux » ; et elles n'avaient sur ce plan à se plaindre
d'aucune ségrégation. Mais comme là se bornait ce à quoi on les autorisait, et qu'on
leur refusait à l'occasion, non seulement le droit à l'action ou à la décision, mais même

194. Cela ne l'empêche pas de reconnaître (v. 943-4) que les femmes aussi ont droit à la
protection des dieux.
195. Esch., P.E. 1002-7.
196. Son système dramatique explique cette mise en scène de personnages féminins
excessivement bouleversés par « la crainte et l'angoisse ». Ce parti-pris apparaît encore plus
sensible quand on compare une tragédie d'Eschyle avec une autre, de sujet analogue (cf. par ex.,
sur l'économie différente des Sept et des Phén., J. de Romilly, 1958, p. 12). Pour l'opposition
entre les prières affolées des femmes hurlantes et la prière sereine du chef d'État « lucide et
ferme », cf. J. de Romilly, 1970, p. 58-61. La « psychologie d'Étéocle » a été étudiée par Vidal-
Naquet, 1986 (1978), p. 115 sq.
197. Il est intéressant de noter que la même opposition était représentée dans l'art
plastique : Déonna observe que le regard est indiqué différemment suivant les sexes, que les
artistes donnent plus de vie et d'énergie aux yeux des hommes (1965, p. 1 14-5).
84 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

le droit au conseil 198, condamnées à ne faire que prier, elles étaient induites à prier
avec l'outrance qu'on leur reproche.
Toutefois il ne faut peut-être pas chercher ailleurs, semble-t-il, que dans ces
mômes circonstances, les raisons de la qualification particulière qui est implicitement
reconnue aux femmes pour la prière. Comme nous l'avons vu en effet les hommes, une
fois quittes de l'instant de recueillement où ils se tournaient vers les dieux pour
solliciter le succès de l'action entreprise, demandaient volontiers aux femmes de leur
entourage de prier pour eux pendant qu'ils étaient occupés à agir 199 : c'est donc qu'ils
faisaient cas des prières féminines. Cette affirmation n'a rien de contradictoire avec ce
qui vient d'etre dit si l'on s'avise d'un détail : il faut considérer le lieu où il est licite
pour les femmes d'exercer leur intervention. A regarder avec un peu d'attention tous
les textes où les femmes se voient reprocher leurs cris et leurs gémissements, on peut
remarquer que la désapprobation masculine porte moins sur les manifestations de
crainte en elles-mêmes, que sur l'endroit où elles s'expriment, si cet endroit est un lieu
public. Ce qui fait scandale, c'est "que les Thébaines soient « sorties pour crier leur
épouvante dans la ville » 200 ; le tort de Tccmesse est de rester sur le seuil de sa tente
pour gémir : Ajax la fait rentrer, et Sophocle insiste assez sur le fait que la prière doit
être prononcée à l'intérieur 201. D'une manière générale, les femmes n'ont pas à sortir,
et doivent se cantonner dans un espace clos, qu'il s'agisse de quelque expression que
ce soit : pas plus les prières calmes (si elles sont féminines) que les lamentations n'ont,
c'est le cas de le dire, droit de cité. Déjà dans l'Iliade, Andromaque s'enfermait chez
elle pour pleurer avec ses servantes sur Hector encore vivant. Et si, dans Antigone, le
brusque départ d'Eurydice n'inquiète pas trop le Messager, c'est que, connaissant la
mesure de sa maîtresse et son sens des convenances, il présume qu'elle est rentrée

198. Sur ce point, la tragédie apparaît plus restrictive que l'épopée : Andromaque n'essuie
aucune remarque désobligeante de la part d'Hector lorsqu'elle lui donne un conseil stratégique
(//. VI, 433-40 ; il faut dire que le personnage d'Andromaque est particulier : cf. Segal, 1971 a,
surtout p. 43 sq. ; Wathelet, 1988, I, p. 282) ; Hécube trouve même son époux docile à ses
conseils (//. XXIV, 300). En revanche Esch. (Sept 200-1 ; 232 : cf. supra, n. 137) et Soph. (Aj.
293 : « La parure des femmes, femme, c'est le silence », qui est donne comme un adage mille
fois ressassé) pouvaient faire affirmer par leurs personnages en termes parfois brutaux
l'obligation, pour les femmes, de se taire. Eur. pour sa part utilise diversement ce type de
discours : ou un personnage masculin vilipende « la bavarde intempérance de la langue » d'une
femme (Méd. 525), ou une femme parvient à faire entendre une proposition, après qu'elle a
dûment commencé par affirmer qu'elle connaît et applique d'ordinaire cette consigne du silence
(par ex. lleraclides 476-8 ; Suppl. 40-41 ; 297-301).
199. Cf. supra, p. 51 sq.
200. Pour reprendre l'expression de S. Said, 1978, p. 378.
201. Soph., Aj. 684-6. Sur l'intérieur clos, lieu féminin, cf. Vernant, 1971 (1965), I, p. 124-
70, et N. Loraux, 1986, p. 36, n. 6. Dans Les Troy. d'Eur. (v. 647-53), Andromaque énumère les
vertus féminines qu'elle s'est appliquée à pratiquer : elle mentionne avant tout l'obligation de
demeurer dans sa maison, observant le silence autant qu'il est possible.
PERSONNE ET CONDITION DES ORANTS 85

comme il sied parce que sans doute « il lui répugne de gémir à travers toute la
ville » 202. Quant aux Anciennes de Troie qui viennent essayer de fléchir Athéna sur le
conseil d'Hector, elles pénètrent dans le temple que leur ouvre Théanô, et c'est à
l'intérieur de l'édifice - dont la mention est plutôt rare dans l'épopée - que la prêtresse
prononce sa prière 203. Une autre prière féminine remarquable des poèmes homériques
est celle qu'au chant IV de YOdyssée Pénélope, sur le conseil d'Euryclée, adresse à
Athéna, après avoir calmé ses transports, fait des ablutions, et mis des vêtement
propres 204 : prière extrêmement solennelle, à la fois fervente et calme, proférée dans
l'appartement de la reine, et, comme la prière de Théanô, soutenue de Γ όλολυγή 205.
En dépit de la solennité, du calme et de la gravité qui marquent ces prières, le lieu
convenable pour leur expression est un espace privé, ou en tout cas abrité des regards
et habité de présences seulement féminines.
Il apparaît donc que les initiatives dont les femmes sont les maîtresses d'œuvre
peuvent se dérouler en toute liberté, même si elles sont solennelles et requièrent un
accomplissement collectif, à condition qu'elles ne viennent pas compromettre le moral
des citoyens ou des guerriers, qu'elles prennent place dans l'espace qui est réservé au
sexe féminin, c'est-à-dire l'espace clos des maisons, l'intimité de leur appartement, ou
du moins un édifice fermé au public - fût-ce momentanément 206. Le domaine
religieux vient donc confirmer la démonstration de J.P. Vernant selon laquelle intérieur et
extérieur s'opposent comme un espace réservé aux femmes et un espace réservé aux
hommes 207 ; en sorte que ce qui reste en question est moins affaire de droit à la prière
que de droit à la présence dans un certain lieu 208. En effet, une fois effectuée cette

202. //. VI, 497 sq. ; Soph., Ant. 1246-50.


203. //. VI, 298 sq.
204. Od. IV, 758-68.
205. //. VI, 301 ; Od. IV, 767.
206. Il serait évidemment vain de supputer quelles étaient les conditions d'ouverture du
temple de l'acropole d'Ilion. Mais on sait que Théanô, qui apparemment en détient les clefs (//.
VI, 89) l'ouvre exprès pour Hécube et les Anciennes. Notons qu'on voit apparaître des
klawiphoroi féminines sur les tablettes mycéniennes (Vcntris & Chadwick, p. 128) ; cf. ibid., p.
254 : « This female title is that of a religious office (« temple superintendent » ?). Compare Att.
κλειδούχος « priestess ». Peut-être, les prêtresses étaient-elles spécialement habilitées à
détenir les clefs permettant d'ouvrir ces espaces intérieurs qu'étaient les temples (en tout cas,
relativement à l'ancienneté, et à la pérennité de cette fonction sacerdotale, voir Dubois, 1988).
Plus généralement, à propos de la place des femmes dans les fonctions religieuses, voir Hiller.
207. Cf. Vemant, 1971 (1965), I, p. 124 sq.
208. De même Alceste fait ses adieux, non à la lumière, comme Ajax (Aj. 859), mais aux
différents autels dressés à l'intérieur du palais (Aie. 157 sq.). On peut cependant trouver
quelques exceptions, quand les circonstances obligent les femmes à être ou à venir dehors : par
ex. Ant. 808-9 ; 842 sq. où l'héroïne se dirige vers son tombeau ; Clytemncstre vient implorer
Phœbos Préservateur (Soph., El. 634 sq.), tout comme Atossa sort aussi pour une cérémonie
86 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

réserve concernant l'endroit où il est pour les femmes licite de s'exprimer (elle se
double d'une autre réserve, relative aux divinités auxquelles elles s'adressent, comme
nous l'avons vu plus haut), on n'aperçoit pas de différence substantielle objective entre
les prières des hommes et les prières des femmes. Sans doute arrive-t-il plus souvent
dans ces dernières que l'émotion et l'intensité occupent une place prépondérante ; mais
c'est une question de dosage et non de nature : ni sur le plan de la rhétorique mise en
œuvre, ni sur celui des temps, des modes, de la syntaxe ; ni pour le contenu, ni pour le
résultat ; ni enfin pour le vocabulaire employé, on n'est en mesure d'établir une
discrimination qui montrerait qu'on a affaire à deux séries d'entreprises différentes.
C'est si vrai, que la prière de Pénélope est même proposée par F. Chamoux comme
parangon de prière traditionnelle 209. Nous nous trouvons donc ramenée à notre point
de départ : les femmes ne souffrent d'aucune infériorité ontologique, mais là où elles
n'ont pas d'existence politique, il est normal qu'elles ne possèdent pas non plus de droit
à s'exprimer en public ; les restrictions qu'elles subissent sont moins affaire de nature,
que de circonstances.
Au terme de ce tour d'horizon concernant la personne et la condition des orants, les
différences qu'on aurait pensé pouvoir saisir apparaissent beaucoup moins nettes qu'on
ne s'y attendait. Si l'on excepte des déformations probablement dues aux exigences des
genres littéraires plus encore qu'à des différences d'époque (quoiqu'il faille leur faire
aussi leur place), il semble bien que tous les membres du corps social aient été soumis
aux mêmes limitations, et aient bénéficié de droits comparables, en ce qui concerne
l'usage de la prière : cet usage, strictement réduit quand la communauté est en jeu
(seuls doivent formuler alors les prières des personnages officiels, le groupe ne
pouvant que s'y associer d'une manière ou d'une autre), se voit au contraire élargi, dans
le cadre des intérêts privés, à toutes les sortes de circonstances possibles, puisque
chacun doit, quand il est sur le point d'entreprendre une action (quelle qu'elle soit :
labourage, tir à l'arc, expédition militaire), la placer sous l'invocation de la divinité.
Ces « indications » de la prière, théoriquement sans limites, en connaissent une
cependant : il est prudent de se garder de l'outrecuidance. Mais on voit que cette
obligation (sinon ses modalités d'application) est la même pour tous. On en revient
donc au caractère social et politique (si souvent souligné) de la religion grecque : ou
bien les prières sont faites pour le groupe, par un de ses représentants ; ou bien,
chaque personne ne possédant d'existence légitime qu'en relation avec la communauté
dont elle fait partie, les prières individuelles doivent (à la place qui est assignée à

apotropaïque (Perses 201 sq.) ; Ismène s'acquitte également en plein air de l'offrande lustrale
qu'elle présente à la place de son père (O.C. 466 sq.) ; enfin toutes les cérémonies qui prennent
place à un tombeau et dans lesquelles les femmes jouent un rôle actif ont évidemment lieu
dehors.
209. Chamoux, p. 196. On trouvera infra (chap. Ill) une étude formelle de bon nombre de
prières : il est facile, en s'y reportant, de s'apercevoir qu'il n'y a aucun lieu, de ce point de vue,
d'établir des distinctions suivant le sexe de l'orant.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 87

chacun), borner leur objet à des requêtes modestes, qui vont dans le sens de l'intérêt
public, ou du moins qui ne le contrarient pas. Une fois cette règle observée, tout est
possible (les prières associées, déléguées, les intercessions), dans les conditions que
nous avons vues ; sur ce plan, la religion grecque ne se montre pas formaliste. Mais on
comprend que le recours aux prêtres ne puisse - dans la période qui nous occupe -
relever de l'initiative privée : il serait coupable de dévoyer à son profit une entremise
qui doit être au service de tous. Ces circonstances sont propres à rendre compte du fait
que le fidèle se trouve dans un rapport à la fois distant et direct à la divinité : distant en
ce que toute relation personnelle d'ordre mystique serait déplacée, voire impie, comme
l'observe K. von Fritz 210 ; direct en ce que chacun est maître, pour ce qui le regarde,
de s'adresser sans intermédiaire à la divinité.

LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES DE LA PRIÈRE


LIEU, MOMENT, PRÉPARATIFS

Nous venons de voir que la principale différence qui séparait les prières des
femmes de celles des hommes résidait dans leur lieu de prolation, les femmes étant
reléguées à l'intérieur tandis que les hommes n'étaient pas soumis à cette restriction.
Aussi bien le lieu d'où le fidèle proclamait sa prière n'était-il pas indifférent : on voit
se dessiner certaines préférences, en fonction de préoccupations diverses.

Au premier rang des lieux de prière privilégiés, il convient naturellement de


placer tous les sanctuaires, qu'il s'agisse d'un temple, demeure de la divinité
matériellement présente sous la forme de son idole211, ou d'un simple sanctuaire

210. VON FRITZ, p. 10 (passage cité supra, n. 44) ; l'auteur parle ensuite à plusieurs
reprises (p. 11 ; 16) de « the special quality of the nearness and the remoteness of the gods » ;
cf. encore p. 23, sur l'infranchissable distance entre dieu et mortel qui est toujours
soigneusement observée, et en même temps l'espèce de proximité supposée par la mise en
œuvre d'une psychologie subtile pour s'adresser aux dieux.
211. Ainsi en //. VI, 297 sq. Cf. RUDHARDT, 1958, p. 188, avec renvoi à Od. VI, 321-7.
Que les prières aient été adressées avec prédilection aux images des dieux est un fait indéniable
(voir Nilsson, 1955, p. 89 et 125). Il ne s'ensuit pas automatiquement, loin de là (comme nous
allons le voir), qu'elles aient eu lieu à l'intérieur des temples. Dès la période archaïque, des
philosophes ont exprimé leur mépris pour ce type de prière, qui peut passer pour une expression
de ce que nous appellerions du fétichisme : cf. Xénophane Β 15 (D.K., I, p. 132-3) ; Heraclite Β
5 {ibid., p. 151-2) ; Β 128 {ibid. p. 180) ; Diogène le Cynique in Diog. Laert. VI, 2, 37. Il faut
toutefois se garder d'imaginer que la divinité était simplement censée résider dans son idole :
importante est la remarque de VON FRITZ qui fait observer (p. 17-8) que même une prière
prononcée devant une image cultuelle n'exclut pas la conception que la divinité a lieu d'être
appelée. Il donne l'ex. de la fameuse prière de Sappho à Aphrodite ; on pourrait ajouter celui
CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

champêtre, comme l'antre des Nymphes à Ithaque 212. Rares en effet sont ceux dont les
habitants divins étaient si redoutables qu'on dût passer auprès « sans regard, sans voix,
sans parole, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement » 213. Sans parler des
actes cultuels (sacrifices, libations, offrandes de toute sorte, qui étaient forcément
accompagnés d'une prière), presque toujours, la seule présence au voisinage d'un lieu
consacré, ou simplement devant des images divines, commandait la prière. Sans
vouloir préjuger pour l'instant des différences qui peuvent séparer un simple salut
d'une requête plus spécifique, rappelons qu'Ulysse arrivant en Phéacie se montre
soucieux de ne pas passer à côté du sanctuaire d'Athéné sans invoquer la déesse,
qu'Orestc rentrant dans le palais de ses pères s'incline devant les images divines qui en
gardent la porte, et que, selon les Hymnes homériques, les divinités se plaisaient
πολυλλίστω ένι νηω 214.
Mais les enclos nommément voués à une divinité n'étaient pas seuls à donner lieu
à ces hommages, et les Grecs voyaient volontiers dans les endroits plaisants irrigués et
ombragés, ou au contraire sauvages de la nature, des emplacements dont les qualités
opposées révélaient une présence divine bénéfique ou redoutable. On était enclin à
respecter ces lieux, qu'on les sût ou non sûrement consacrés, parce que de toute
manière la présence divine au moins virtuelle s'y faisait sentir 215 : sommets, cavernes,

d'Esch., Eum. 243 et 397. Autre est la question de la localisation des sanctuaires, urbains et non
urbains, dans la naissance de la cité (à laquelle la « médiation cultuelle » est indispensable) ;
contentons-nous de renvoyer à Polignac.
212. Od. XIII, 355-61. Toutes ces circonstances (concernant les lieux et les moments où
l'on prie le plus volontiers) sont passées en revue avec plus ou moins de détails dans
AUSFELD, p. 51 1 ; BECKMANN, p. 64 sq. ; BRAUNE, p. 18-9 ; CORLU, p. 88-9.
213. Soph., O.C. 131-3 ; encore cela ne signifie-t-il pas qu'on n'accomplît pas de prières
dans ces sanctuaires, comme nous le montre la suite de la tragédie (v. 485 sq.) ; mais leur
formulation et leurs modalités étaient étroitement codifiées. Sur l'expression citée ici, cf. infra,
chap. II, n. 94 et 116.
214. //.//. Dém. 28 ; cf. //.//. Ap. 347. La traduction communément reçue est « dans un
temple plein de prières ». Il convient toutefois, devant cet adjectif, de réserver son jugement, car
(nous le verrons infra, chap. V, p. 464 sq.) il est au moins possible que λίσσομαι ne soit pas,
avec la prière, en rapport aussi simple qu'on le prétend d'ordinaire. Ulysse en Phéacie : Od. VI,
321 sq. ; Oreste en son palais : Soph., El. 1374 (προσκυνώ). Saluts devant des images divines :
Eur., Hipp. 99 (προσεννέπω) ; 102 (ασπάζομαι) ; 116 (προσεύχομαι) ; cf. AUSFELD, p.
508 {« ne quis deorum statuas prœtereat nisi precibus effusis »). Les autels : en Eur., Phén.
1749, des λιτάς sont qualifiées de βωμίους. Les tombeaux : Eur., Aie. 995 sq. (tombeau objet
d'un culte) ; llél. 1165 sq.
215. De multiples ouvrages s'attachent à énumérer les divers lieux où se manifeste
particulièrement le « numineux ». Cf. Otto, p. 176-7 ; Pettazzoni, 1953 (1921), p. 50 ; Kern,
1926, p. 87 sq. ; Ch. Picard, 1930, p. 60 ; BECKMANN, p. 66 ; Gcrnet & Boulanger, p. 46-7 ;
101 ; 191 sq. ; Nilsson, G.G.R., p. 66 ; Dumortier, p. 11 ; Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 43
sq. ; 385-7 ; Festugière, I960, p. 467 ; RUDHARDT, 1958, p. 224-5 ; Bcrve Gruben Hirmen, p.
7 ; Pestalozza, p. 27 ; M. Gérard-Rousseau, p. 256 sq. ; Treu, 1968 (1955), p. 107 ; Motte, 1973,
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 89

sources ou marécages, arbres et rochers, « prairies et jardins » 216 suscitaient


l'adoration des hommes aussi bien que le choix des divinités désireuses de s'établir un
sanctuaire 217. Enfin des éléments du paysage en rapport avec l'activité humaine,
comme les carrefours de routes, les portes des villes 218 déterminaient un signe de

p. 100-2 (sur l'attrait de certains lieux naturels qui conduit à y fonder un sanctuaire) ; 120 sq. ;
188 ; F. Robert, 1976 ; 1981, p. 89 ; Thesleff ; A. Bonnafé, 1984 b, p. 79-80 ; 1987, p. 128.
Nous n'avons pas pu lire l'art, (en russe) de Press.
216. Pour reprendre l'expression qui sert de titre à la thèse d'A. Motte. Les sommets sont
les lieux cités le plus fréquemment ; par ex. dans les textes : H. H Αρ., 21 sq. ; ll.HAphr. I, 100 ;
Soph. Track., 1191 ; Call., (Orig. : Acontios et Kydippé, 34 sq.) mentionne une famille
sacerdotale dont la mission était de prier (οάτεΐσθαι... παραι Διός), « sur la cime des monts »,
pour adoucir la funeste canicule et obtenir la brise ; dans les ouvrages : Cook, 1964 (1914), p.
100 sq. ; Rose, 1946, p. 13 ; Germain, 1950, p. 95 ; Guthrie, p. 124-5 ; 235, n. 1 ; Defradas,
1972 (1954), p. 105 ; E. Will, p. 102 ; Ch. Picard, 1962 b, p. 67-8 ; Zervos, Π, p. 568 ; Nock,
1972, 1, p. 420-1 ; 427 ; Vernant, 1974 a, p. 107 ; Éliade, 1976, p. 145-6. Dodds rappelle même
que certains établissent un rapport entre Mousa et mons (1965 {1951}, p. 103, n. 111) ; et,
estime-t-il (p. 120), cette préférence pour les « lieux écartés et montagneux » répondait
probablement à des expériences authentiques. Mais sont mentionnés également entre autres les
grottes, cavités, antres divers (par ex. Od. ΧΠΙ, 355 sq. ; //.//. Herrn. I, 2 ; 6 sq. ; Paus. X, 32, 2
sq. ; Willetts, p. 141-7 ; Motte, 1973, p. 18-9 ; Burkcrt, 1977, p. 55-8) ; les caps {Od. III, 178 ;
Pd., Pyth. IV, 203 sq. ; Soph., Track. 750 sq.) ou les arbres (//. II, 305-8 ; Od. IX, 200 : έν
άλσεϊ δενδρήεντι ; /■/.//. Αρ. Ι, 245 : άλσεα δενδρήεντα ; Soph., Track. 754, parle de
τεμενίαν... φυλλάδα ; cf. O.C. 16-9 ; 675-6 : ταν άβατον θεοΰ / φυλλάδα ; Plat., Phèdre
230 b-c ; 238 d ; Festugière, 1960, p. 474 ; Reverdin et Hœgler, passim ; Gallet de Santcrre, p.
391 ; Motte, 1973, p. 18 ; 26 sq. ; 32-3) ; comme on le sait, le nom du sanctuaire d'Olympie,
l'Altis, n'indiquerait rien d'autre, selon Pausanias (V, 10, 1, cf. D.E., s.v. άλσος), que le
caractère boisé de l'endroit ; en Esch., Suppl. 509, un sanctuaire est encore nommé άλσος On
pourrait ajouter que les travaux de N. Platon et de P. Faure, (1960, 1964, 1972) s'attachent à
montrer la continuité de tradition entre la Crète et la Grèce, relativement aux lieux estimés
hautement chargés de puissance. Au reste, la montagne est apparue territoire sacré dans bien
d'autres religions : cf. Chalus, passim. Selon Dietrich, ces cultes crétois des cavernes et des
sommets (qui apparaissent volontiers liés entre eux) plongent leurs racines dans la préhistoire
via l'Anatolie néolithique (1974, p. 69-127 ; 290-307).
217. Par ex. //.//. Ap. I, 245 ; ou encore la citation de Plut, faite par Festugière, 1960, p.
480, col. 2 ; cf. Nilsson, 1955, p. 15-6.
218. Notons que le caractère sacré des portes (qui était loin d'appartenir spécifiquement aux
conceptions grecques : cf. Harmand, p. 59) était déjà explicitement remarqué dans l'Antiquité :
Porphyre, Antre des Nymphes, 27. Au reste, l'ultime prière de Socrate a été pour demander
« l'heureux succès de ce changement de résidence d'ici là-bas » (Phédon, 117 c) -prière qu'il
semblerait hasardeux de définir avec Crahay (p. 61) comme «proche... des croyances
chrétiennes ». Portes, seuils, et passages, lieux à « potentialité particulière » (Van der Lecuw,
1970 {1933}, p. 388 ; aussi ces lieux sont-ils propices à la proclamation de malédictions
efficaces : Gcrnct, 1968, p. 233) ; cf. Gernet & Boulanger, p. 290 ; Éliade, 1965, p. 24-5 ;
Pouilloux, 1954, 1, p. 378 et n. 4 ; 1986 (1955), p. 37 ; 1986 (1979), p. 105 ; Ch. Picard, 1962, p.
65-68 ; Van Effenterre-Trocmé, p. 431 ; M. Delcourt, 1965, p. 44 ; L. Kahn, 1978, p. 178 ; et
90 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

recueillement : addition d'une pierre à un Hermaion, geste ou parole de salutation 219.


Il est difficile d'affirmer si ces marques de respect étaient obligatoires, seulement assez
régulières, ou parfaitement facultatives. Les choses, sans doute, ont pu varier selon les
époques et selon les personnes. Mais ce que nous pouvons retirer de cet usage, c'est
l'idée que partout où l'on avait le sentiment de côtoyer des manifestations de la
puissance ou d'effectuer un passage, de franchir un seuil (au sens restreint ou au sens
large), il était recommandé d'invoquer la divinité. Aussi bien l'instant précis du
passage, du franchissement, a-t-il son importance dans le déclenchement de la prière,
au môme titre que le lieu : les deux séries de circonstances sont liées. C'est au moment
môme de franchir un seuil qu'on est amené à prier ; quand on rentre chez soi, surtout
après une longue absence, ou au contraire quand on s'en va 220 ; il n'est pas
indispensable de prier quand on longe un fleuve ; mais il faut le faire à l'instant où l'on
entreprend de le traverser 221 ; si bien que le temps est au moins aussi déterminant que
l'endroit.

1979 ; Sartre ; F. Létoublon, 1985, p. 257, n. 75. Carrefours : cf. R.L., s.v. Hecate, en partie, col.
1888-92 ; Caillois, 1937 a, p. 164 ; Halliwell.
219. Même si, pour Hermès, « the etymology from 'έρμα « cairn » is disproved by the
absence of f- in early Cretan inscriptions and in Homer » (Ventris & Chadwick, p. 288), il n'est
pas toujours facile de distinguer llerma et Hermaia. Sur ces tas de pierres, cf. par ex. Paus.
VIII, 34, 6 ; 35, 2 ; Dcubner, 1966 (1932), p. 217 ; Gernet & Boulanger, p. 193 ; 196 (les A.
soulignent un caractère de purification ou d'offrande pour ces tas de pierres) ; 268 (avec réf.
bibliogr.) ; Van der Lceuw, 1970 (1933), p. 25 ; 41 ; Éliade, 1976, p. 288 ; mais la page la plus
suggestive qui ait (à notre connaissance, et en dépit d'un vocabulaire selon nous inadéquat) été
écrite sur cette question est sans doute celle de Bastide, p. 133 : l'A., avançant « tout un
ensemble d'observations concordantes », montre qu'il ne s'agit pas, avec ces pierres ajoutées au
tas par chaque passant, d'offrandes, mais de « la matérialisation de l'oraison, [qu']il s'agit de
faire prier le bois, l'effigie, la pierre qui deviennent l'expression extériorisée du sentiment de
dépendance de l'homme, de son besoin d'adoration ou de son action de grâce ».
220. Les saluts pour des départs ou des arrivées abondent dans la tragédie : ainsi (entre
autres) de Esch., Ag. 89 ; 518-21 ; Soph., El. 1374 ; Phil. 533-5 ; Eur., II.F. 583-4 ; 609 ; Hipp.
1092-8 ; 1 191-3 ; ces rites de transition ont été soulignés à mainte reprise (BRAUNE, p. 43 ; G.
Roux, 1960 : l'A. relève, p. 27-8, que ces saluts semblent s'être effectués selon un ordre
traditionnel {dieux ύπατοι, χθόνιοι, θυράίοι, αγοραίοι}, mais il ne fait pas intervenir la
notion de transition pour commander ces démarches ; Ch. Picard, 1964, p. 566) ; L. Gernet parle
(à propos des retours : 1968, p. 396) de « rites qui ont valeur tout ensemble de désacralisation et
de réintégration ». De fait, il convient d'étendre cette notion de passage à tous les moments
critiques où interviennent des changements non seulement de lieux ou de temps, mais aussi des
changements d'état (cf. Burkert, 1977, p. 396-402), en partie, le passage de la vie à la mort
(Soph., Aj. 823-65 ; in El. 1413-4, le chœur fait une invocation pendant le meurtre de
Clytemnestre ; on rappellera évidemment à nouveau l'ultime prière de Socrate : Phédon, 117 c),
ou celui de la virginité à la vie conjugale (schol. à Eur., Phén. 2>A1 : cf. infra, n. 228).
221. Cf. Hés., 7.7. 738 (prière mentionnée par MEHAT, col. 2205). Notons une remarque
intéressante sur la personnalité particulière des « passeurs d'eau » (comme Charon ou Nessos),
dans Ch. Picard, 1956, p. 21, n. 1. Rose explique (1946, p. 26) qu'il faut prier la rivière pour
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 91

Un point important pour nous est que ce mouvement - qu'il soit d'adoration, de
soumission, ou de simple politesse - ait pu consister en démarches qui ne sont pas
forcément verbales. À vrai dire, secondaire est à nos yeux la question de savoir en
quoi consistait exactement la position des doigts dans le geste de salut mentionné par
les dictionnaires. Il est vrai que nos textes n'en font pas mention. Mais cette absence
n'est pas déterminante, car il est normal qu'on n'éprouve pas le besoin de mentionner
quelque chose d'évident. Ce qui nous intéresse, c'est qu'un geste - la main approchée
de la bouche, nous dit-on 222 - ait pu être l'équivalent d'un mot (comme par exemple le
verbe προσεύχομαι ou l'impératif χαίρε) ; qu'un mouvement (gestuel ou verbal mais
éventuellement dépourvu de contenu discursif) ait dû marquer tout sentiment de
proximité avec le sacré dans des conditions telles que l'un avait la môme valeur que
l'autre, le salut, affirmé ou mimé, se suffisant à lui-même 223. Nous en retiendrons en
effet l'idée qu'une attitude de politesse, voire de recueillement, ne semblait pas
superflue dans cette religion qu'on a si volontiers tendance à qualifier de mercantile. Il
nous apparaît donc que diverses « réponses » étaient possibles devant la présence
présumée du sacré, entre lesquelles la formulation d'une courte prière n'était qu'une
solution parmi d'autres, la plus respectueuse peut-être, mais un geste ou un simple mot
pouvant la remplacer, à condition de ne pas contrevenir aux usages de l'endroit quand
il y en avait d'institués 224.

s'excuser de troubler ses eaux ; c'est bien possible ; mais cette explication, à supposer qu'elle
soit juste, ne saurait être la seule : pourquoi, alors, prier avant une assemblée (Aristoph., Thesm.
331 sq. ; cf. Gernet & Boulanger, p. 355) qui ne va déranger aucune divinité ? En effet, il faut
aussi prier avant tout embarquement (Od. XV, 222-3 ; Thgn. 691-2 ; IA. 1603 ; cf. Popp, p. 63
sq. ; Détienne- Vernant, 1974, p. 223 sq. ; 271) ; ou avant d'entreprendre un labourage (T.J. 465
sq. : prière également mentionnée par MEHAT, col. 2205) - ce que Nilsson interprète pour sa
part (1948, p. 31) comme une consécration du travail qui rappellerait la piété protestante,
suggestion qui, telle quelle, nous semble irrecevable : comment, alors, expliquer les prières qui
précèdent une action différente d'un travail ? Mieux vaut s'en tenir à la notion générale de
transition (comme y invite Platon à propos du « commencement », αρχή : Lois, 775 e, et encore
753 e 6, et 765 e 3 sq.).
222. Sur la sorte de baiser que, nous dit-on (SAGLIO, p. 80-2), les Anciens adressaient de
loin aux images divines en signe d'adoration, les textes que nous avons dépouillés ne nous ont
apporté aucune lumière. Ce geste, dans certaines civilisations, fournit l'idéogramme de la prière
(cf. infra, chap. II, n. 21).
223. Mutatis mutandis, on pourrait comparer l'attitude du fidèle grec dans ces circonstances
à celle de qui se signe devant un calvaire : point n'est besoin d'articuler des paroles pour que le
geste ait valeur de disposition pieuse, sinon de prière vague.
224. Mais il en est rarement fait mention ; cf. cependant O.C. 124-38 ; 166-70 ; 171-2 ; ou
encore Paus. VII, 22, 2-3 : la consultation à Hermès de Pharai comportait seulement offrande
d'encens et question à voix basse (mais apparemment pas de prière avec invocation).
92 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

Afin d'éviter toute ambiguïté, il convient de distinguer nettement, au moins dans


le principe, lieux qui suggèrent un salut à la divinité de l'endroit, par respect et
dévotion, et lieux propices à une prière dont les mobiles sont personnels. Cette
question interfère naturellement avec celle, que nous avons évoquée, des prières à
mobile et à objet individuels, dont il est si difficile de discerner quelle place elles
tenaient réellement dans les préoccupations quotidiennes des fidèles. Il faut d'abord
préciser que, pour les prières qu'on pouvait improviser dans les différentes
circonstances de la vie, nulle part il n'apparaît qu'on diffère sa démarche pour le motif
qu'on se trouve dans un lieu impropre à ce genre de manifestation religieuse ; on peut
môme prier en marchant, en se laissant emporter par un char au galop, en se livrant
aux mouvements d'un combat 225. Il est permis d'en conclure qu'aucun lieu, aucune
attitude, aucun mouvement, ne semblent devoir être proscrits.
En revanche, quand un personnage entend donner quelque solennité à sa prière, il
ne la fait guère tout bonnement là où il se trouve : il cherche à gagner l'un de ces
endroits particulièrement « numineux », sanctuaire 226, jardin, ou lieu sauvage dont
nous parlions. Son premier soin consiste parfois à rechercher la solitude ; de plus,
remarque-t-on, l'élément aquatique semble jouer un rôle non négligeable, en plusieurs
occurrences de Ylliade, de YOdyssée, et des odes pindariques 227. Que l'eau, d'un
fleuve ou do la mer, semble constituer une chance supplémentaire pour le mortel de se
faire entendre de la divinité est un fait au moins possible 228. Il se trouve en effet que,

225. //. V, 115 : au cours d'un combat, Diomède prie pendant que Sthcnélos le soigne ; IX,
182-3 : les ambassadeurs prient tout en se dirigeant vers la baraque d'Achille ; XXIII, 546-7 :
Antiloque estime qu'Eumcle n'aurait peut-être pas trébuché comme il l'a fait s'il eût invoqué les
Immortels (pendant la course, donc depuis son char emporté au galop). Sur le fait qu'aucun lieu
ne semblait impropre à la prière, cf. BECKMANN, p. 67.
226. Alceste sentant sa mort proche, se rend successivement devant chacun des autels du
palais (Eur., Aie. 157 sq.). Et naturellement c'est encore plus indispensable quand il y a des
offrandes à présenter : Théognis, 1381-2 ; Esch., Perses 203 ; Soph., El. 631.
227. //. I, 34 sq. ; 350 sq. ; Od. II, 260 sq. ; XII, 336 (si Ulysse, au milieu de l'île, peut se
laver les mains, c'est qu'il est près d'un point d'eau, source ou ruisseau) ; Pd., 01. 1, 71 sq. ; VI,
58 sq., où de plus le choix d'une heure nocturne ne semble pas indifférent (voir infra, n. 256).
Cette recherche de la proximité de l'élément aquatique paraît sans rapport, au moins direct, avec
le fait que les fleuves, comme les flots marins, sont des divinités {Od. V, 444 sq. ; Hés., T.J.
737 ; Esch., Perses 745-6 ; Plat., Rép. 391 b) : cf. Farncll, Culls, V, p. 420 sq. ; MANTZIOU, p.
495.
228. L'une est fécondante, et l'autre purifiante : le livre le plus complet à ce sujet est celui
de Rudhardt, 1971 ; cf. en partie, p. 100-1, à propos des rites prénuptiaux lors desquels les
fiancés s'aspergeaient de l'eau des fleuves et des sources - à cause de ses vertus fécondantes -
en priant pour avoir des enfants (παιδοποιίαν ευχόμενοι, έπει ζωοποιόν τό ύδωρ και
γόνιμον : Schol. à Eur., Phén. 347). Quand une grave souillure a été encourue, le pays est
frappé de stérilité et de maladies, et les fleuves se tarissent (Plut., Vie de Thésée, 18, 1) : l'eau
étant une marque de la présence divine à l'œuvre dans les forces de vie, tenter d'en capter la
puissance en s'en rapprochant le plus possible peut avoir semblé une manière d'augmenter son
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 93

pour Chrysès comme pour Achille au chant I de YHiade, autant que pour Télémaque
au chant II de l'Odyssée, pour Pélops et Iamos dans les Olympiques, chaque prière
prononcée sur une grève ou dans l'eau fut exaucée. Mais on ne peut en dire autant
d'Ulysse auprès de sa source sur les hauteurs, au chant XII de l'Odyssée. En sorte que
le choix d'un lieu humide n'apparaît pas en relation constante avec l'efficacité des
requêtes. Par ailleurs, ce choix est peut-être déterminé par d'autres raisons, en rapport
avec la divinité priée. Ainsi, Achille se rend au bord de la mer pour appeler Thétis qui
séjourne dans ses profondeurs : rien de plus normal. Parallèlement Chrysès, longeant
la grève, se tourne vers Ténédos où réside le dieu des sanctuaires qu'il invoque ; il se
rapproche le plus possible du dieu des îles auquel il s'adresse comme font, dans Les
Phéniciennes d'Euripide, Polynice et Étéoclc qui s'orientent pour prier, l'un en
direction d'Argos, l'autre vers le sanctuaire thébain de Pallas 229 ; la présence de
l'élément marin dans ce cas ne serait qu'un épiphénomcne. Quant à Télémaque, s'il va
prier « le dieu d'hier » sur la plage, peut-être est-ce parce que ce personnage lui a dit
qu'il devait repartir en bateau, ou parce qu'il lui a donné le conseil de s'embarquer lui-
même 23° autant que par choix rituel : il est impossible d'en décider.
Quel crédit apporter à l'interprétation de Beckmann, selon qui « le bruit des
vagues exerce une attirance particulière sur le personnage épique quand il est
malheureux et voit qu'il n'y a plus de force humaine pour l'aider » 231 ? Elle nous
semblerait pouvoir être reléguée à un plan tout à fait secondaire, n'étaient les très
beaux vers du chant XXIII de l'Iliade qui nous montrent Achille s'endormant
d'épuisement sur le rivage dans le temps où il préparc les funérailles de Patroclc 232.
Sans doute ce texte ne comportc-t-il pas de prière. Mais l'apparition du défunt en
songe au Péléide peut a posteriori conférer à cet endormissement involontaire une
valeur de rite d'incubation en un lieu privilégié, et autoriser une interprétation
religieuse du texte. Pourtant, il n'est pas du tout exclu qu'on doive, dans ce cas, faire la
part large à l'attrait de la nature sauvage pour une âme tourmentée, aux qualités
poétiques du paysage et de la situation ainsi évoques - comme l'a récemment encore
souligné J. Griffin, après que ce double registre sur lequel joue l'artiste eut été déjà

propre pouvoir vital, comme cela semble net dans les rites de passage : c'est l'interprétation que
nous proposons pour Iamos.
229. Eur., Phén. 1364-77 (sur le sanctuaire de Pallas, cf. Vian, 1963, p. 140-1).
Parallèlement dans Esch., Suppl. 41 sq., le chœur se préoccupe de sa situation (en Argolide, où
paissait Io), du lieu d'où il appelle Épaphos au-delà des mers.
230. Repartir en bateau : Od. I, 303-4 ; s'embarquer lui-même : Od. I, 180 sq.
231. BECKMANN, p. 67. Cf. encore Wilamowitz, 1973 (1931), p. 155 ; 177 sq. ; Dodds,
1965 (1951), p. 132, n. 90.
232. //. XXIII, 59 sq. ; sur ce sommeil, et sur le bref assoupissement qui le suit (v. 231-2),
cf. D. Aubriot, 1985 c, p. 16.
94 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

bien mis en relief par F. Robert 233. Ce passage, qui exige une interprétation nuancée,
nous impose donc la prudence quand il s'agit de rendre compte des textes dans
lesquels un personnage solitaire va prier près des flots : peut-être l'affirmation de
Beckmann comporte-t-elle plus de vérité que sa formulation sentimentale ne nous
inclinait à le présumer. Il nous semble cependant que, les prières au bord de la mer
que nous livre l'épopée pouvant toutes s'expliquer par des raisons de convenance
religieuse, il serait inopportun d'accorder une considération distante à ces motifs et de
concentrer l'explication sur des raisons « romantiques ».
L'interprétation religieuse en tout cas est inévitable pour les prières de Pélops et
d'Iamos dans les Olympiques de Pindare 234. Quelle que soit la beauté des deux
évocations des héros appelant les dieux au bord de l'eau ou même, pour Iamos, dans le
cours du fleuve, l'explication religieuse de ce choix s'impose à l'évidence. Si nous ne
possédions que la première Olympique, le commentaire que nous en ferions pourrait se
ramener à celui que nous suggérions pour les prières du chant I de l'Iliade, et en
particulier pour celle d'Achille à Thctis 235 : Pélops, implorant l'aide du dieu au trident,
du dieu qui fait gronder l'abîme, se tourne naturellement vers lui au bord de la mer.
Mais dans la sixième Olympique Iamos, s'adressant en même temps à Poséidon et à
Apollon, descend pour ce faire au milieu de l'Alphée. Sans doute Poséidon règne-t-il
sur l'élément liquide au sens large. Mais cet argument n'est pas essentiel, comme le
prouve le fait que la réponse vient d'Apollon. De plus, il faut justifier l'immersion : ni
Achille, ni Chrysès, ni Télémaque, ni Ulysse, ni Pélops ne vont jusque là 236. On est
donc tenté de mettre ce geste en rapport avec la nature de la demande du héros, plutôt
qu'avec la personnalité des dieux auxquels il s'adresse ; ce qu'il demande, c'est
λαοτρόφον τιμάν, « une dignité princière », qu'Apollon lui octroie sous la forme d'un
« double trésor de prophétie » 237. Or on sait que l'immersion comporte une valeur de
consécration, et apparaît comme la « condition d'initiations diverses » 238, auxquelles
préside volontiers Apollon, et qui prennent place à l'âge qui est celui d'Iamos :

233. Cf. F. Robcrt,1937, et Griffin, 1986, en partie, p. 53 et 55.


234. Pd., 01. 1, 71 sq. ; VI, 58 sq. Sur ces deux dernières prières, cf. J. Th. Kakridis, 1928 ;
Ginouvès, p. 342 ; 419, n. 5 ; nous aurons l'occasion d'y revenir infra, chap. IV, η. 109.
235. //. I, 350 sq. ; cf. supra, p. 91.
236. On ne peut, comme le fait J.Th. Kakridis, (1928, p. 426, n. 5) invoquer les v. 737 sq.
d'Hés., T.J., car il est clair qu'Iamos ne prie pas le dieu du fleuve, qu'il ne prie pas pour une
raison de circonstance extérieure (comme serait la nécessité de traverser le fleuve, par ex. : cf.
supra, n. 221), mais qu'il descend dans le fleuve exprès pour appeler les dieux qui sont ses
ancêtres.
237. Pd., 01. VI, 60, à quoi répond l'expression θησαυρόν δίδυμον/ μαντοσύνας (ν. 65-
6). Sur la valeur de la parole prophétique, trésor royal, précisément, cf. Dumézil, lere partie.
238. Jeanmaire, 1939, p. 337 ; cf. aussi Gcmet & Boulanger, p. 85.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 95

« Quand l'Adolescence à la couronne d'or lui eut apporté son doux fruit » 239 En dépit
des similitudes, donc, il convient, semble-t-il, de distinguer les autres prières au bord
de l'eau et celle d'Iamos, en plein cours du fleuve : la recherche d'un endroit solitaire,
numineux, et apte à rapprocher du dieu invoqué, est vraisemblablement ce qui guide le
choix des uns, tandis que l'autre s'engage dans la pratique d'un rite de passage.

Cela étant, un point est commun à ces différentes prières ; c'est qu'elles ont lieu
en plein air 240 ; et cette considération nous fait retrouver une constatation abordée à
propos du sexe des orants. La proportion des hommes et des femmes dans les œuvres
littéraires (nettement en faveur des premiers dans l'épopée et le lyrisme) fait que les
prières qui nous sont décrites prennent place dans l'espace qui est celui des hommes :
l'extérieur 241. Les exigences du théâtre aboutissaient au même résultat, en l'amplifiant
encore, dans la mesure où les décors des Anciens ne faisaient jamais - pas plus pour la
comédie que pour la tragédie - pénétrer le spectateur à l'intérieur d'un édifice ; en
sorte qu'on y voit même des femmes prier dehors. Ces prières féminines à l'extérieur
sont parfois justifiées par des exigences rituelles : si Clytemnestre doit venir raconter
son rêve au Soleil, il est clair qu'elle ne peut le faire de la maison ; et il en est de même
pour toutes les cérémonies qui ont lieu à un tombeau, pour les supplications à un autel,
ou pour les saluts adressés aux images des dieux devant les palais 242. La fiction de
certaines comédies, où les femmes sont travesties en hommes, les conduit également à
prier comme leurs maris, dehors 243. Mais de plus, même sans exigence rituelle
particulière, les femmes étaient censées accomplir leurs dévotions dans les lieux
saints, comme tout le monde, c'est-à-dire à l'extérieur - et ce, non seulement lors des
processions publiques, mais encore seules, comme en témoigne la commisération de
Chrysothemis qui plaint Electre de se voir refuser le droit de sortir du palais même
pour aller prier les dieux 244. Si bien que toutes sortes de raisons plus ou moins

239. Pd., 01. VI, 57-8.


240. L'adjectif utilisé par Pd. est υπαίθριος (01. VI, 61). Remarquons qu'au chant XVI de
l'Od., Athéna apparaît à Ulysse « devant la porte » : il sort pour lui parler, et la discrétion n'est
peut-être pas la seule cause de cette précaution (v. 159-66). En effet, en Od. XX, 97, Ulysse sort
à nouveau, pour prier Zeus, cette fois, sans qu'aucun motif de secret puisse être invoqué.
241. Cf. supra, p. 85-87.
242. Clytemnestre au Soleil : Soph., El. 424-5 ; un peu plus loin, elle implore Apollon
Lycien : v. 516 sq. (ces v. confirment la situation extérieure de la scène ; la démarche
proprement rituelle commence au v. 630) ; cf. supra, n. 208. Inversement, les exigences du culte
domestique devaient conduire les hommes à prier aussi à l'intérieur, mais ces scènes ne nous
sont pas montrées.
243. Cf. en partie. Lysistr. et YAss. F.
244. Soph., El. 911-2.
96 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

adventices se conjuguent pour que le théâtre en tout cas nous montre uniquement des
prières faites à l'extérieur, fussent-elles prononcées par des femmes.

Toutefois il y aurait peut-être lieu de se demander si une prière extérieure n'était


pas malgré tout, d'une manière générale et indépendamment de toute autre
considération, préférable à une autre, pour la même raison de fond qui amenait à
laisser certains temples au moins partiellement découverts, c'est-à-dire d'une part peut-
être pour ménager un accès direct de l'orant à la divinité, de l'autre pour ne pas risquer
des contaminations dangereuses en se confinant dans un lieu clos 245. Sans doute voit-
on affirmées ici ou là, en même temps que l'ubiquité de la divinité, son aptitude à ouïr
les prières, même de loin, voire son omniscience ; cela n'empêche pas qu'on ait dû
attendre fort longtemps avant que ces considérations aient dissuadé de formuler des
prières précises, a fortiori aient rendu totalement indifférent le lieu de la prière 246. Il
est remarquable en effet que, même dans le cas d'une prière adressée à la divinité d'un
sanctuaire dans lequel on se trouve, on ne pénètre pas habituellement dans la cella
pour la prononcer, en dépit de la présence de l'idole cultuelle, qui semblerait devoir
multiplier les chances d'être entendu ; et cela est vrai, non seulement des prières
accompagnant des sacrifices - ceux-ci se déroulant la plupart du temps à l'extérieur, la
prière est normalement prononcée dehors 247 -, mais encore des prières « libres »,
articulées à loisir dans un enclos consacre 248, ou même de prières très officielles et

245. C'est du moins le prétexte qu'Iphigénic, avec une terreur feinte, avance devant Thoas,
pour expliquer qu'elle emporte la statue d'Artémis hors du temple (Eur., I.T., 1177). Sur les
temples hypèthres, cf. F. Robert, 1939, p. 224. Sur certaines cérémonies qu'il faut accomplir
υπαίθριος cf. Köchling, p. 19.
246. Cf. supra, p. 87 sq. On trouve dès 17/. l'affirmation qu'un dieu peut « en tout lieu
prêter l'oreille au mortel en souci » (XVI, 515-6 ; cf. par ailleurs Eur., Bacch. 392-5) ; sur ce
« pouvoir de déplacement instantané », qui est l'un des principaux privilèges des dieux, cf.
ZIEGLER, p. 59 (mais, souligne-t-il, les morts ne le possèdent pas également, et il est bon de
les invoquer sur leurs tombeaux) ; Détienne- Vcmant, 1974, p. 1 14. C'est un thème qui n'est pas
propre à la religion grecque (cf. l'hymne à Amon cité par Morenz, p. 133-4) ; mais son
corollaire, le thème de l'omniscience divine, a été exploité avec prédilection, volontiers en
rapport avec les Muses (cf. G. Lanata, 1963, p. 78) et avec Apollon (par l'apologétique
delphique : Pd., Pyth. III, 29 ; Hdt. I, 47).
247. Cf. entre maint autre ex. Pd., Pylh. IV, 193 sq. Gernet & Boulanger, p. 195-6, notent
qu'il n'y a en général pas de raison de prier dans un temple car « le temple n'est pas précisément
un lieu de culte » (p. 195).
248. Cf. Eur., Ion 422-5, où Xouthos demande à Creuse de prier pour l'heureux succès de la
consultation qu'il entreprend ; ces prières, à prononcer « autour des autels », doivent
évidemment être faites à l'extérieur.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 97

solennelles mais non accompagnées de sacrifices 249. Quant à celles qui ne peuvent
avoir lieu dans un sanctuaire, elles sont accompagnées de précautions d'orientation 250.

Le choix des lieux de la prière peut donc répondre à des préoccupations


extrêmement variées. Entre les prières intégrées au culte, formulées dans un sanctuaire
ou auprès d'un autel domestique, et celles qui sont commandées par l'occasion et
prononcées en pleine action, n'importe où, sans exclusion d'aucun lieu, il faut faire une
place à part aux prières entourées d'une plus ou moins grande solennité, ou d'une
gravité particulière, pour lesquelles le fidèle choisit un endroit écarté qui peut se
désigner à son attention par ses frais ombrages abrités, ou au contraire par son
exposition aux vents et aux bruits du large, ou par toute autre particularité naturelle.
Mais il est difficile d'apprécier la différence entre le caractère sacré des sanctuaires
officiels et celui de ces lieux vénérables où l'on sent la divinité proche ; encore toutes
les nuances existent-elles entre un sanctuaire panhellénique comme celui d'Apollon
Pythien et un petit bosquet champêtre 251 : sanctuaire localement connu et révéré

249. Ainsi d'Esch., Eum. 1 sq. Avec ou sans offrande, on vient se placer devant une statue
pour prier (Hdt. I, 31 ; Eur., Hipp. 73 sq.) ou devant un autel (Od. ΧΙΠ, 187 ; Eur., Aie. 162 ;
170 ; Andr. 1 1 12-3 ; cf. aussi tous les ex. rassemblés par LANGHOLF, p. 56-7), à telle enseigne
que s'approcher des autels ou d'une idole semble une métomymie pour « prier » dans Eur., Aie.
973-6. Prier devant une statue passait pour accroître les chances d'être entendu (cf. VERSNEL,
1981 a, p. 30-1), avec les réserves faites par VON FRITZ et rappelées supra, n. 205 bis. Mais
on peut se demander dans quelle mesure cette statue devait être celle qui était à l'intérieur du
temple ; elle était en effet difficile d'accès (cf. Hewitt, 1909 ; L. Robert, 1937, p. 32 ; Corbett) ;
ne suffisait-il pas d'être devant le temple pour s'estimer devant la statue ? D'une manière
générale, la proximité d'un lieu saint sanctifie l'action qu'on y accomplit : ainsi, une sentence
rendue près d'un temple est plus sainte (Reverdin, p. 190, n. 1 : cf. Plat., Lois, 778 d). Toutefois
cet usage de prier devant les statues a été senti comme ridicule par certains philosophes, à
commencer par Heraclite (cf. supra, n. 206), mais il a fallu attendre l'ère chrétienne pour qu'une
évolution se fasse dans le sens d'une oraison perpétuelle (cf. HEILER, p. 233 ; BRAUNE, p.
17).
250. HEILER ne mentionne guère pour la Grèce la question d'orientation, ailleurs
primordiale (Jérusalem, La Mecque..., p. 148 sq.) ; pourtant Porphyre soutient {Antre des
Nymphes, 3) que les statues étaient presque toujours tournées vers l'est, ce qui conduisait les
fidèles à prier en regardant vers l'ouest, cf. infra, chap. Π, η. 36. Quoi qu'il en soit, quand on est
éloigné d'un sanctuaire ou de la résidence naturelle d'un dieu, on prie assurément en se tournant
dans sa direction.
251. Cf. Nilsson, 1948, p. 1 1 . Motte fait très bien sentir (1973, p. 26-37) que les δαιμόνιοι
τόποι suscitaient attirance et admiration, mais aussi appréhension ; et il souligne l'importance
des lieux d'hiérophanie pour édifier des sanctuaires ultérieurs ; en sorte qu'il n'y a pas de
solution de continuité entre les lieux « numineux » en raison d'une particularité naturelle, et les
lieux « numineux » par l'institution d'un autel (sur les divers autels, cf. Tresp, p. 90-3), d'une
statue, d'un temple (Nilsson, 1948, p. 3-4 ; Dodds, 1973, p. 144-5). C'est que la première de ces
conditions déterminait d'ordinaire la seconde. Remarquant qu'un trophée pouvait être honoré
exactement comme une statue, G.Ch. Picard (p. 23) induit à conclure qu'en plus des lieux
98 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

comme celui des Euménides à Colone (et qui constitue une exception en ce que la
prière y est déconseillée), ou simple autel dans un enclos qui peut passer inaperçu 252.
De fait, comme nous l'avons vu, tous les lieux peuvent appeler la prière, ou inciter au
recueillement : plages, caps, embouchures, sources, rochers, grottes, groupes d'arbres,
eminences du terrain, sommets ; sans compter tous les lieux de « passage », carrefours
ou portes. Mais autre chose est de sentir la présence du sacré et de s'acquitter par un
mot, un geste, d'un signe de respect, et autre chose de formuler solennellement une
requête explicite, nommément adressée à une divinité 253. Par ailleurs d'autres séries
de circonstances interviennent parallèlement pour commander une prière, à
commencer par les moments du jour, du mois, de l'année, ou de la vie.

Un examen de ces moments lors desquels il était conseillé de prier peut être
mené de manière tout à fait parallèle aux constatations qui concernent le lieu, avec
toutefois cette réserve que des événements imprévus pouvaient à tout instant survenir,
de nature à déclencher un besoin de prier - tandis qu'on se trouve rarement dans un
lieu sans l'avoir désiré 254. De môme que la présence dans un sanctuaire incitait à prier,
de même les occasions cultuelles (fêtes, processions, sacrifices), auxquelles chaque
fidèle participait régulièrement, s'accompagnaient de prières 255. Mais déterminait
également un mouvement vers la divinité le franchissement de tous les « seuils », si
l'on peut employer ce mot aussi pour désigner des passages situés, cette fois, dans le
temps plus que dans l'espace : aux circonstances que nous avons déjà signalées
(départs, retours, traversées), il convient d'ajouter les jalons réguliers ; ainsi des

naturels où se respire le divin (cf. supra, n. 215), et des lieux consacrés par l'usage (sanctuaires,
etc.), on trouvait aussi des lieux consacrés à l'occasion d'une circonstance précise, qui n'étaient
pas marqués par l'érection d'un monument durable, mais simplement par une effigie faite de
matériaux périssables (p. 35) ; dans ces cas, par une interférence des catégories
spatiotemporelles, des lieux sont devenus « numineux » en raison d'une circonstance précise.
252. Ainsi dans Pd., Pyth. IV, 206 ; Soph., Phil. 270 (et η. ad loc.) ; Plat., Phèdre 229 c.
253. La relation du τόπος au λόγος a été mise en évidence par Motte, 1963.
254. Cependant Ulysse, se reconnaissant brusquement à Ithaque, s'empresse de baiser le sol
et de prier : Od. ΧΠΙ, 354-60. Il n'est pas étonnant qu'un parallèle puisse être établi entre lieux et
moments propices à la prière, puisque espace et temps sont des notions qui ont connu une
élaboration analogue en Grèce (cf. Gernet & Boulanger, p. 180 sq.).
255. Le lien entre sacrifice et prière, en partie, est exprimé à mainte reprise ; cf. par ex.
Aristoph., Ois. 903 ; 1060; Plat., Lois 887 d. Cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 20-21 (avec
renvois à AUSFELD, p. 506 sq. ; HEILER, p. 71 sq.) ; RUDHARDT, 1958, p. 187. Prière et
libation : Pd., Pyth. IV, 193 sq. ; Isthm. VI, 39 sq. ; Esch., Choéph. 124 sq. ; Aristoph., Ass. F.
140-1 (où il est suggéré que le pourquoi de beaucoup de prières était à chercher dans les
libations qui les accompagnaient). Enfin The. fournit un témoignage historique (VI, 32, 1-2) de
la possibilité d'accentuer la solennité des prières avant une entreprise importante au moyen de
libations.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 99

prières, parfois mentionnées, du matin, du midi, et du soir256. Ces moments


prévisibles, où il était habituel de se tourner vers la divinité, étaient doublés de tous
ceux qui étaient marqués par un signe inopiné des dieux : vol d'oiseau, coup de
tonnerre, étemuement 257. C'est-à-dire qu'on retrouve les mécanismes aperçus à propos
des endroits : dans la catégorie du temps aussi, il y a les moments « numineux » par
eux-mêmes (lever du soleil ou d'une constellation, etc., comme, dans la catégorie de
l'espace, la présence d'une montagne ou d'une source), et les moments qui suscitent
l'appréhension par suite d'un caractère « acquis », si l'on peut dire, parce qu'une
manifestation de la puissance divine les a affectés fortuitement (orage, comme lieu
foudroyé). Le point commun entre toutes ces circonstances extérieures qui
commandent la prière réside dans la notion de transition, ce qui nous oriente vers une
fonction possible de la prière : il peut au moins se faire qu'elle tienne lieu d'une sorte
de « rite de passage » - en tout cas, qu'elle soit censée aider à « passer » un « endroit »
délicat.
Cela dit, le parallèle entre lieux ou moments aptes à déterminer une prière, ne
peut être mené jusqu'au bout : une différence est sensible dans la mesure où tout
besoin, tout commencement d'entreprise (voire tout jalon important d'une création
artistique) pouvait, devait faire naître une prière. C'est dire que le fidèle était à tout
instant en situation de prendre l'initiative de prier ; et qu'il était bien plus souvent
amené à s'adresser aux dieux spontanément, pour une raison d'opportunité personnelle,

256. Prières au lever du soleil : Plat., Bqt 220 d ; Lois, X, 887 e ; cf. AUSFELD, p. 509 ; H.
SCHMIDT, p. 7 ; KUETTLER, p. 4 ; Calame, 1977, II, p. 124-5. Prières du matin et du soir :
Hés., TJ. 338-9 ; cf. BECKMANN, p. 67-69 ; Derenne, p. 25 ; BAUMSTARK, col. 9-12 ; DES
PLACES, p. 358-9 ; 1969, p. 168 ; MEHAT, col. 2205. Prières du matin, du soir, et du midi : cf.
Van der Leeuw, 1970 ( 1933), p. 133 ; 380-1. Rites familiaux quotidiens : cf. Gernet &
Boulanger, p. 291. HEILER mentionne encore (p. 47) les changements de lunaison, de saison, la
période des semailles, des récoltes. De fait, tout comme ces occasions régulières et ordinaires
« amenées par la succession des jours » (p. 47-9), les besoins exceptionnels donnaient lieu aussi
à des prières (par ex. Hdt VII, 53-4 ; The. II, 74 ; cf. HEILER, p. 46-7) ; en sorte que n'importe
quel moment pouvait sembler requérir une prière (p. 210-1) ; s'en acquitter conférait de la
solennité à cet instant.
257. Vol ou cri d'oiseau : //. X, 276 ; aboiement : Thcr., Magic. 35-6 (en « réponse » à cette
marque de la présence divine, le personnage n'entreprend pas de prier, mais de faire résonner
l'airain) ; étemuement : Od. XVII, 541-6 (quoique la « réponse », là, ne soit pas exactement une
prière) ; coup de tonnerre : //. VII, 480-2 (où λεΐψαι a chance d'être une métonymie recouvrant
à la fois libation et prière) ; Od. XX, 1 13 sq. ; mais là encore la « réponse » pouvait consister en
un geste plutôt qu'en une adresse verbale όταν βροντά, γήν θιγείν : (Jamblique, Vit. Pyth., 28,
cité par MULLACH, p. 508, n° 61). De fait il convient de distinguer, parmi les signes, ceux qui
précèdent et déclenchent une prière (signa oblctiva), et ceux qui surviennent à la suite d'une
prière (signa impetrativa ou impetrita) : cf. Cuillandre, p. 328-9.
1 00 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

en rapport avec le temps qu'en rapport avec l'espace 258. Lorsqu'il avait ainsi le loisir
de préméditer sa prière, il l'appuyait volontiers d'offrandes, de libations, et alors la
faisait précéder de préparatifs qui en soulignaient la solennité.
C'est en tout cas un point souligné avec insistance depuis le siècle dernier, que
cette prétendue obligation de rites purificatoires (surtout d'ablutions) précédant la
prière. F. Chamoux, définissant dans sa Civilisation grecque la notion de pureté
rituelle, affirme qu'elle intervient dans toutes [les] opérations [cultuelles] comme une
condition préliminaire indispensable » 259 : il rappelle aussi bien la grande prière
d'Achille à Zeus au chant XVI ou les serments du chant III de l'Iliade, que la prière de
Télémaque au chant II de l'Odyssée ; et il rapproche ces textes des conseils que donne
Hésiode dans Les Travaux et les Jours : « Jamais, à l'aube, il ne faut offrir ni à Zeus ni
aux autres dieux des libations de vin sombre sans s'être lavé les mains : car alors ils ne
t'écoutent pas et repoussent avec dégoût tes prières » 260, pour montrer que des
ablutions rituelles furent et restèrent nécessaires «avant tout geste pieux»261.
Secondaire est ici la question de savoir si la souillure dont on prétend ainsi se
débarrasser par des ablutions est ou non purement matérielle 262. L'essentiel est pour

258. Hormis dans les cas de rencontre avec un lieu prédestiné (comme dans O.C. 44-5 et 84
sq., où Œdipe se met en prière quand il se sait dans le sanctuaire des Euménides), le mortel a
rarement l'occasion de s'adresser aux dieux spontanément en raison du lieu où il se trouve ;
tandis que la précaution de prier « au début de toute entreprise importante » (« ne quid ageretur
nisi deis aduocatis », dit AUSFELD, p. 508, en alignant de nombreux ex.) fait naître une
multitude de prières spontanées (cf. Plat., Timée 27 c ; Proclus, Théol. platon., I, 1 ; et voir
FAIRBANKS, p. 19 ; MAIR, p. 186, col. 1 ; KEYSSNER, p. 9-14 ; BRAUNE, p. 7 & η. 5 ;
RUDHARDT, 1958, p. 187-8 ; cf. aussi F. Robert, 1950, p. 57 ; MOTTE, 1980, p. 185).
259. Chamoux, p. 192-3. On observait la même confusion dans l'art, de MAIR où l'auteur,
prétendant parler des préparatifs pris en vue de la prière, s'occupe en fait de prières publiques et
solennelles (Pd., Pyth. IV, 188 sq ; The. VI, 32 ; Hdt Vu, 35 ; VII, 167).
260. //. XVI, 220 sq. (cf. supra, n. 69) ; ΠΙ, 245 sq. ; Od. II, 260 sq. (sur cette prière, cf.
infra, chap. ΙΠ, p. 221 sq.) ; Hés., TJ. 724-7.
261. Chamoux, p. 193. L'idée sous-jacente est évidemment celle de purification ; cf.
Pfister, 1935, col. 160 ; sur le lien entre purification et action religieuse, cf. Gernet &
Boulanger, p. 202-3 ; pour la purification dans ses rapports avec la « thysia », cf. Yerkes, p.
130. Sur la purification en général, cf. Parker, p. 19-20 & n. 6 sur les ablutions.
262. Le pour et le contre ont été soutenus. L'un des extrêmes est constitué par l'opinion
traditionnelle qui peut être représentée par VOULLIEME (p. 24) : « Cum ueteres ad adorandum
deum manus uiua fluminis uel fontis aqua perluebant, se casto animo «scelerisque puros» ad
deorum cultum accessuros esse exprimebant ». L'autre se trouve dans la thèse de Moulinier
selon qui, la souillure étant identique à la saleté, la recherche de la propreté ne traduit qu'un
souci d'hygiène (cf. infra, chap. IV, η. 202). La discussion est menée à partir principalement de
l'interprétation qu'on propose de donner aux v. 737-42 des TJ. d'Hés. (cf. infra, n. 269 ; notons
que Moulinier considère comme douteuse leur authenticité : p. 35 sq.). Sur ces vers, cf.
Defradas, 1972 (1954), p. 50-51. A la trad, de Mazon : « Lavé sa conscience et ses mains », il
propose de substituer celle de : « Conjuré le mauvais sort », et il renonce « à trouver dans ces
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 101

nous de savoir s'il convient vraiment d'effectuer cette assimilation pure et simple de la
prière à un « geste pieux » comme un autre, alors que, nous l'avons vu, la prière est
loin d'être automatiquement « rituelle ». Ce scrupule est d'autant plus nécessaire, qu'à
ne le point avoir, on risquerait de devoir taxer Homère d'inconséquence. Ainsi Hector
affirme-t-il au chant VI de l'Iliade : ουδέ πη εστί κελαινεφέι Κρονίωνα / αίματι και
λΰθρω πεπαλαγμένον εύχετάασθαι 263 ; mais il avait commencé par dire : χερσι δ'
άνίπτοισιν Διι λείβειν αΐθοπα οινον / άζομαι 264, si bien que nous devons nous ranger
à l'avis du scholiaste qui, confrontant ce refus avec la prière que peu de temps après
Hector prononce sans difficulté pour son fils, explique : ού γαρ ταύτόν έστιν
έπισπένδειν και απλώς δια λόγων εύχεσθαι265. Ce n'est pas que l'épopée ne nous
montre des personnages se lavant les mains avant une simple prière, dépourvue de la
mention de toute libation ou offrande quelconque : ainsi fait Ulysse dans l'île du
Trident, ou Télémaque s'en allant invoquer « le dieu d'hier » et se lavant les mains
« dans la frange d'écume » 266. Mais elle nous montre aussi des héros négligeant cette
mesure : aussi bien Chrysès qu'Achille s'en dispensent, au chant I de l'Iliade 267,
quoiqu'ils soient tous deux de même au bord de la mer. En fait, des ablutions

vers une conception religieuse nouvelle qui donnerait une signification morale à la
purification » (p. 51), tout en se tenant à l'écart d'une interprétation purement matérielle (mais
Ginouvès ne s'estime pas convaincu par cette proposition : p. 413). Sur la signification qu'il
convient d'accorder aux rites purificatoires et en particulier aux ablutions, on consultera la
contribution de Vemant, « Le pur et l'impur » (1974 a, p. 121-40), qui met en cause (p. 130 sq.
en partie.) les thèses de Moulinier, et propose de restituer quelque valeur symbolique et
religieuse aux actes lustratoires et en particulier aux ablutions. Ginouvès insiste sur leur qualité
positive (p. 317).
263. //. VI, 267-8 : « II n'est jamais permis d'adresser des prières au Cronidc à la nuée
noire, quand on est souillé de sang et de boue ».
264. //. VI, 266-7 : « Quant à faire à Zeus libation d'un vin aux sombres feux avec des
mains impures, je n'ose ».
265. Schol. de Β : « Car ce n'est pas la même chose de répandre une libation et de prier
simplement au moyen de mots » (cf. CORLU, p. 126) ; la prière que prononce Hector pour
Astyanax se trouve en //. VI, 476. Ex. de prières assorties d'autres rites, et précédées
d'ablutions : //. ΠΙ, 270 ; IX, 171 ; XXIV, 302 sq.
266. Od. ΧΠ, 333 sq. (cf. supra, n. 222) ; Π, 260-67 (l'eau de mer passait pour avoir, plus
que toute autre, un pouvoir que G. Lanata appelle « immunizante » : 1967, p. 46 & n. 134).
D'une manière générale, l'épopée ne multiplie pas à plaisir les scrupules concernant la
purification ; sur cette oblitération (qui n'est pas ignorance) de traditions anciennes, voir
Ginouvès, p. 408-9 (avec la bibliogr. contenue p. 408, n. 7).
267. //. I, 34 sq. ; 348 sq.
1 02 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

précédant une simple prière sont plutôt rares que régulières 268 ; et si l'on veut bien se
donner la peine de regarder les textes un par un, on se persuade que, partout où il y a
des ablutions mentionnées, des circonstances adventices peuvent les justifier.
Considérons par exemple les fermes prescriptions d'Hésiode : « Que tes pieds ne
franchissent pas les belles ondes des fleuves éternels avant que tu n'aies, les yeux
tournés vers leur beau cours, fait une prière, tes mains d'abord lavées dans l'onde
aimable et blanche : qui traverse un fleuve sans avoir conjuré le mauvais sort et lavé
ses mains attire sur lui le courroux des dieux » 269. Rien ne dit que l'action de se laver
les mains ne répond pas à une précaution utile avant le passage d'un fleuve, plutôt qu'à
une nécessité avant une prière. Au reste, quand le même poète prescrit au paysan de
prier Demeter avant le labour, il n'est pas question de la moindre ablution, quoiqu'il
s'agisse d'un acte solennel, duquel dépend la récolte à venir 270. Aussi bien la
formulation, dans le passage qui nous occupe ici est-elle : "Ος ποταμόν διαβή χείρας
άνιπτος, ce qui détermine à penser que le lavement des mains est en rapport avec le
passage du fleuve et point avec autre chose. On peut présumer que cette précaution
visait à éviter de commettre une intrusion agressive en pénétrant brutalement et sans
transition dans les ondes du fleuve : n'avons-nous pas vu que les transitions devaient
s'effectuer avec ménagements ? Ici, à la prière de mise pour accompagner tout
passage, s'ajouterait peut-être une mesure d'ordre apotropaïque plutôt que catharlique,
en rapport avec la divinité aquatique à laquelle on va infliger sa présence 271.
La situation de Télémaquc n'est pas sans ressemblance : lui aussi souhaite
traverser les flots et sollicite les moyens d'y parvenir. Cela explique-t-il les ablutions
qu'il pratique avant sa prière ? ou leur cause est-elle à chercher dans son désir de
compenser en quelque sorte, par une marque supplémentaire de déférence, l'embarras
où il se trouve pour invoquer le dieu dont il ignore le nom ? Les deux explications ne

268. On n'a même pas le recours de vouloir interpréter à toute force le silence habituel des
textes sur ce point comme la simple omission d'un fait trop connu : la plupart du temps, les
exigences de l'action imposent de constater que les personnages prient comme ils sont, sans se
soucier le moins du monde d'effectuer des ablutions. Ce qui risquerait d'être omis, c'est la
présence de libations dans des cas où des ablutions sont mentionnées (comme cela commence
par se produire en //. IX, 171 sq., où le texte ne signale qu'après que des libations accompagnent
la prière indiquée d'abord seule).
269. Hés., TJ. 737-42 (cf. supra, n. 262) :
Μηδέ ποτ αίενάων ποταμών καλλίρροον ΰδωρ
ποσσι περάν, πρίν γ εύξη ίδών ες καλά ρέεθρα
χείρας νιψάμενος πολυηράτω ΰδατι λευκώ.
Ός ποταμόν διαβή κακότητ ίδε χείρας άνιπτος,
τω δε θεοί νεμεσώσι και αλγεα δώκαν όπίσσω.
270. Hés., TJ. 465 sq.
271. Observons qu'Ulysse arrivé à l'embouchure du fleuve de Phéacie le prie d'excuser son
intrusion, en même temps qu'il lui demande son aide : cf. infra, chap. V, n. 147.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 103

s'excluent pas. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est qu'un poète aussi méticuleux
qu'Homère, qui sait prendre son temps, n'eût sans doute pas manqué de nous signaler
au moins ici ou là le lavement des mains avant les prières, s'il eût été nécessaire, tout
comme il nous le signale avant les libations 272.
Et de fait, là réside la source de confusion fondamentale : l'intention d'effectuer
des libations ou une offrande, l'assistance à un sacrifice, toutes circonstances
nécessairement accompagnées de prières, requièrent des ablutions antérieures ; mais
celles-ci nous semblent bien être en rapport avec l'acte cultuel qui détermine une
participation à ce que J. Rudhardt a défini comme le ιερόν, plutôt qu'avec la seule
prière. A l'appui de cette interprétation vient la présence des περιρραντήρια qui se
trouvaient à l'entrée des sanctuaires de quelque importance ; tandis qu'on ne voit pas
qu'il y en ait aux carrefours, ou bien auprès des statues ou des autels, dont la proximité
constituait cependant, nous l'avons vu 273, une incitation à la prière. Ces
περιρραντήρια étaient là, non pas pour qu'on pût se laver avant de prier, mais afin
qu'on ne pénétrât point dans un lieu consacré sans s'être purifié. La preuve en est que
εντός ou εξω περιρραντηρίων είναι signifie « être à l'intérieur ou à l'extérieur du
sanctuaire » 274, ce qui accuse la relation au lieu et non aux prières qu'on y prononce.
Parallèlement, le fait de n'être pas baigné de frais, d'avoir des vêtements malpropres
ou en haillons empêche de participer à un sacrifice ou de prendre part à des chœurs,
mais non pas de prier 275 ; et l'on sait que les cérémonies éleusiniennes exigeaient des

272. Cf. supra, n. 265. On ne peut dire que l'usage propre des ablutions offre toute la clarté
souhaitable (cf. RUDHARDT, 1958, p. 253 ; CORLU, p. 89-91) : les mots χέρνιψ,
χερνίπτεσθαι reviennent constamment quand il est question de sacrifice. Il arrive même qu'ils
puissent, par métonymie, désigner le sacrifice tout entier (Eur., Or. 1602) ; mais ces termes,
dont pourtant la formation évoque le lavement des mains, ne semblent pas employés pour
désigner les ablutions du sacrificateur ou des participants : //. I, 312-5 et Eur., El. 791-5
paraissent indiquer qu'un nettoyage plus complet, voire un bain (λουτρά), sont condition
requise pour pouvoir « se tenir auprès de l'eau lustrale (χερνίβων πέλαφ ».
273. Cf. supra, p. 85 sq. Pour άπο- ou περι-ρραίνεσθαι, cf. Fcstugicre, 1950 a, p. 125-6.
Quelqu'un qui aurait perdu toute connaissance directe de la religion catholique pourrait de
même s'étonner de la présence de bénitiers à l'entrée des églises, tandis que l'Angélus de Millet
représente bien une prière faite en plein travail.
274. Cf. Wächter, p. 8 ; les textes réunis par CASEL, p. 18, n. 1 ; Ginouvès, p. 301 et 307.
Sur le fait que l'entrée dans un lieu consacré, même pour une simple visite, s'accompagnait de
pratiques lustratoires, cf. Nilsson, 1948, p. 14 ; Moulinier, p. 102 ; RUDHARDT, 1958, p. 188 ;
Chamoux, p. 193 ; Ginouvès, p. 299 sq. Parallèlement les représentations figurées laissent
apercevoir que « libations et invocations sont liées... à divers «temps du rite » » (Durand, p. 227
et la n. 5, p. 240).
275. Cf. Eur., El. 185 sq. où l'héroïne décline l'invitation à participer aux chœurs, mal vêtue
comme elle l'est ; cela ne l'empêche pas un peu plus loin (v. 221) de prier. A son arrivée en
Phéacie Ulysse, en tel état qu'il n'ose pas aborder Nausicaa, n'avait pas hésité à prier (Od. V,
444-50). Il est vrai que le cas de Pénélope semble un peu particulier : elle profère au chant IV de
YOd. (759 sq.) une solennelle prière précédée d'ablutions et d'un changement de vêtements ;
1 04 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

observances particulières dont le bain dans la mer n'était qu'une entre autres, mais qui
comportaient aussi le jeûne, certaines abstinences, certaines obligations, comme celle
du silence, par exemple 276. Il faut donc se garder de tout confondre, d'aligner les unes
sur les autres toutes les circonstances : autant il est bien avéré que des précautions de
purification attentive étaient requises pour certaines cérémonies, autant il est vrai
d'affirmer qu'une prière, en dehors d'exigences rituelles particulières, pouvait se faire
absolument dans n'importe quel état de « souillure » 277 physique ou morale - si tant
est qu'il soit opportun de les distinguer 278.

mais comme elle accomplit une offrande de céréales, les précautions prises pourraient l'être en
vue de cette circonstance. Pourtant les mêmes formules sont répétées au chant XVII (v. 48 sq.)
alors que Pénélope va cette fois se contenter, semble-t-il, d'une simple prière ; la reine,
qu'afflige un chagrin incessant, est-elle condamnée à des précautions supplémentaires toutes les
fois qu'elle veut invoquer une divinité, pour effacer toute trace de larmes (cf. infra, chap. Π,
p. 144-5) ou appuie-t-elle sa prière - solennelle et faite à loisir dans un cas comme dans l'autre -
d'un acte cultuel qu'il est superflu de décrire la seconde fois ? En tout cas, en l'absence de
certitude, décider que la prière est la seule cause des ablutions accomplies serait la conclusion la
plus téméraire car la moins probable. Quant à la question des vêtements, il faut distinguer
vêtements neufs et vêtements propres. Ceux-ci étaient nécessaires pour prendre part aux prières
publiques (Wächter, p. 15-6). L'exigence de vêtements neufs était peut-être de règle dans
certains cas d'inauguration (cf. Soph., Tr. 764) ; mais il ne s'agit de rien de cela pour Pénélope.
276. Ch. Picard, qui a tenté de définir l'importance des ablutions à Eleusis, conclut à leur
caractère relativement restreint (1958 a, p. 144). Pour une description rapide des Mystères, cf.
DES PLACES, 1969, p. 210-2.
277. Cela est vrai même pour le meurtrier, même pour le parricide : si dans Les Eum. (v.
276 sq.) Oreste raisonne sur son droit d'élever la voix devant Athéna, c'est qu'il est dans son
sanctuaire. Mais dans YOr. d'Eur., le premier mot du héros (qui pourtant ne s'est pas baigné
depuis le meurtre de sa mère : v. 42) est pour prier le Sommeil (v. 211-4) et un peu plus loin
pour invoquer Phoibos (v. 260). En ce sens, la prière apparaît bien comme le dernier refuge de
ceux qui n'en ont plus d'autre (cette valeur pathétique de la prière semble particulièrement prisée
d'Eur., mais elle est aussi utilisée par les autres tragiques ; voir infra, η. 289) : H. F. 1389 ; Or.
174 ; 260 ; 579 ; 1031 ; 1225 sq. ; 1299-1300.
278. Mais L. Gernet a bien montré que, pendant un certain temps au moins, cette
distinction n'était guère adéquate (1917, p. 243-4). En revanche, à partir du IVe siècle, la pureté
morale commence à paraître souhaitable pour les actes du culte (et est requise au IIe siècle av.
J.C. : cf. Reverdin, p. 65). Il n'est pas impossible que cette exigence se soit fait jour d'abord à
propos de la prière, dont le caractère verbal a pu entraîner à se poser plus tôt la question de la
cohérence entre la valeur morale de l'orant et la nature des souhaits qu'il formule dans ses
prières : quand Xénophane recommande de solliciter dans ses prières la capacité d'agir
justement (εύξαμένους τα δίκαια δύνασθαι / πρήσσειν : Β 1, D.K. ; cf. infra, n. 316), il
ouvre en quelque sorte la voie aux préceptes développés dans le Second Alcib. (qui marquent un
aboutissement plus qu'une révolution) ; mais on ne peut dire que cette exigence soit de l'ordre
des « préparatifs » nécessaires avant une prière.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 105

Nous inclinons donc à croire que les ablutions qui étaient d'usage dans toutes les
occasions quelque peu solennelles de la vie 279 et qui par conséquent se trouvaient
souvent de facto reliées à une prière, n'entretiennent avec celle-ci qu'un rapport de
concomitance et non de nécessité 28°. En sorte que nous proposons de reprendre en
l'élargissant la prudente mise au point de Beckmann qui s'avère la plus exacte et peut
se traduire cursivement ainsi : « Le respect des dieux recommandait d'avoir les mains
propres pour prier, mais cette condition qui n'était point indispensable était souvent
laissée de côté - d'où la rareté des mentions qui en sont faites. On se dispensait
d'accomplir ces ablutions quand on n'avait pas d'eau, ou quand on était pressé : cela
demandait en effet une certaine quiétude et une ambiance de fête qui ne correspondait
pas toujours au cadre de la réalité vivante ; quand un mortel appelait les dieux en
pleine détresse, il laissait de côté toutes ces cérémonies, et les dieux ne lui en
voulaient pas » 281. Cette notion d'ambiance de fête, même si elle ne s'impose pas
toujours à l'évidence 282, mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Car il ne s'agit pas d'une
circonstance adventice, mais bien d'une condition très particulière de l'exercice du
sentiment religieux, qui nous remet devant la distinction d'où nous avions essayé de
nous éloigner, entre prière cultuelle et prière libre. Il apparaît en effet que les actes
rituels pour lesquels il était nécessaire d'effacer toute souillure étaient ceux qui avaient
des conséquences pour la communauté, et ceux qui étaient destinés à augmenter ou à
renouveler son potentiel vital 283 : les danses, les chœurs, la participation aux
sacrifices et, à un degré officiel plus restreint, les différentes sortes d'offrandes, en
particulier les libations. Mais il est justement hautement révélateur de constater que,

279. Elles semblent avoir été en usage surtout avant des actes de caractère collectif :
banquet (cf. Aristoph., Oisx 130-3), discours public {ibid. 463-4).
280. Cela nous conduit à nuancer, sur ce point, l'affirmation de RUDHARDT, selon qui
« l'orant doit posséder des qualités voisines de celles que la religion requiert pour le contact
avec la puissance » (1958, p. 188) : ce n'est pas proprement la prière qui exige des ablutions
préalables ; ce sont les offrandes, les libations, le contact avec un lieu sacré dont elle peut
s'accompagner. Éliadc nous semble plus proche de la réalité quand il écrit à propos des
ablutions : « Elles précédaient les principaux actes religieux, préparant ainsi l'insertion de
l'homme dans l'économie du sacré ; les ablutions avaient lieu avant d'entrer dans les temples et
avant les sacrifices » (1953, p. 173).
281. BECKMANN, p. 70-1.
282. Il convient de le reconnaître en partie, pour Od. XII, 333 sq. (cf. supra, n. 227).
283. La valeur des bains rituels pour promouvoir la fécondité est en effet chose bien
connue : cf. Éliade, 1953, p. 173-4 ; Ginouvès, p. 284-92 pour respectivement Aphrodite, Héra,
Demeter, Artemis, Athéna ; pour le Scamandre, prié de prendre la virginité des jeunes filles
avant leur mariage, voir ibid., p. 268 et 422, n. 2 ; et Motte, 1973, p. 214.
1 06 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

hormis en ces circonstances, on ne trouve aucune trace nette d'exigence


particulière 284.

De cet examen il ressort que l'idée plus ou moins accréditée selon laquelle
certains préparatifs sont de rigueur avant une prière n'est juste que partiellement 285 :
elle est parfaitement fondée dans les cas où la prière est jointe à un autre acte cultuel,
fût-ce une simple libation ; cela entraîne, ipso facto, sa validité pour la plupart des
prières publiques qui, nous l'avons vu, sont normalement associées à une autre

284. Il est légitime de ne pas prendre en compte, en tant qu'acte préparatoire à la prière, la
cérémonie qui consiste à brûler des substances aromatiques (par ex. encens ou myrte).
L'ambiguïté d'une tournure comme ΐθι νυν λιβανωτόν δεΰρό τις και πυρ δότω / όπως άν
εύξωμαι (Aristoph., Gren. 871-2 : « Allons, qu'on me donne ici de l'encens et du feu : je veux
prier» ; cf. encore Guêpes 871-2) cède à la comparaison avec d'autres textes qui montrent
nettement que la combustion de ces substances constituait une offrande, et non un rite
préliminaire à la prière (Aristoph., Thesm. 37-8 ; Ploutos, 1114-6 ; cf. Casabona, p. 73). De
même pour les grains d'orge qui étaient répandus d'ordinaire à l'occasion d'un sacrifice, et une
seule fois en l'absence de tout sacrifice, lors de la prière de Pénélope au chant IV de VOd. (cf.
supra, n. 275). On peut discuter sur leur valeur (cf. CORLU, p. 89-91) ; mais on ne saurait y
voir des préparatifs liés à la prière.
285. Tout ce qui a été dit des ablutions pourrait se vérifier aussi à propos des vêtements (cf.
supra, n. 275) ou, au rebours, de la nudité rituelle (cf. Heckenbach, p. 12-7 ; Déonna, 1930, p.
76 sq.), qui apparemment était de mise dans certains rites initiatiques (Brelich, 1969 b, p. 31 ;
72 ; 158 ; 172 ; 200 ; 225 ; 452). Il en va de même aussi à propos des parfums (cf. la n.
précédente), des couronnes (utilisées dans toutes sortes de rites religieux ; voir Hill, p. 343 ;
dans les sacrifices : Pley, p. 26 sq. ; « in rebus sacris » : Köchling, p. 33 sq. ; la couronne de
fleurs que brandit Hippolyte en priant Artémis est une offrande qu'il consacre à la déesse : Eur.,
Hipp. 74, sur quoi voir MEHAT, col. 2206 ; cf. aussi Aie. 171). On pourrait encore en dire
autant de la nécessité, requise par certains rituels, d'être chaussé d'un seul pied (Déonna, 1935),
ou pieds nus, ou cheveux dénoués (sur ces prescriptions d'ordres divers, alimentaires,
vestimentaires, etc. cf. G. Lanata, 1967, p. 56 sq. ; Ginouvès, p. 294 ; sur l'exceptionnelle
purification au soufre, se reporter supra, n. 69) : toutes ces précautions ont ceci de commun
qu'elles ne concernent pas directement la prière. La seule qui peut-être fasse exception est celle
qui consisterait à se voiler les mains, apparemment pour prier, et que semblent indiquer
certaines représentations figurées ; mais l'un des auteurs qui en font état ne les met pas en
relation avec la prière (cf. LATTE, 1913 : il fait, p. 90-1, mention de danses féminines, en
général en rapport avec la religion bachique, accomplies mains voilées, et donne, p. 90, n. 2, un
répertoire des représentations figurées) ; et l'autre se montre extrêmement réservé dans ses
suppositions (Ch. PICARD, 1936 a, p. 150, à propos d'un bas-relief votif d'Argos publié par
Vollgraff, B.C. H., 44, 1920, p. 222, fig. 2 & p. 223). En sorte que ces indices nous semblent
bien minces - sans compter que ce genre de prière, à supposer qu'il ait existé, apparaît
étrangement rare. Toutes ces précautions permettaient également (comme les ablutions : cf.
RUDHARDT, 1958, p. 173) d'obtenir une consécration particulière ; aussi pouvaient-elles, à
l'occasion, s'avérer utiles pour autoriser la participation à des chœurs (cf. supra, n. 275) ; mais,
comme nous allons le voir (infra, chap. II, p. 172 sq.), il ne faut pas confondre prière et hymne.
LES CIRCONSTANCES MATÉRIELLES 107

manifestation religieuse 286. Mais lorsque seule une prière est en jeu, ni la propreté
matérielle ni la pureté morale ne sont condition absolument indispensable. Les seuls
exemples qui pourraient être invoqués pour illustrer l'affirmation qu'une souillure
rendait inapte à prononcer des prières concernent en fait les prières publiques, ou des
prières accomplies dans un lieu consacré 287. La prière individuelle, effectuée sans
apprêts rituels, hors de tout lieu de culte, restait au contraire la seule démarche
religieuse permise à un homme marqué par une souillure, même récente, de quelque
nature qu'elle fût.
Cette remarque, de portée limitée au plan des faits 288, n'est pas sans importance au
plan des principes : la religion grecque, garante de l'ordre social par la participation
collective aux rites de la cité, ne laissait cependant pas l'individu totalement démuni.
Même exclu du groupe, il pouvait trouver dans la prière un refuge psychologique,
voire l'espoir d'un appui efficace 289, en attendant que sa réintégration devînt licite, au
terme de rites expiatoires dûment accomplis et à l'issue d'un exil itinérant destiné à
« user » sa souillure 290. Et si le réconfort psychologique demeurait peut-être au
second plan dans un contexte où la participation à la religion d'État était

286. Cf. supra, p. 98.


287. Cela ressort aussi bien du discours d'Eschine Sur l'Ambass. (§ 158) allégué par
RUDHARDT, 1958 (p. 188) pour affirmer la nécessité d'une purification avant une prière, que
de l'imprécation proférée par Œdipe dans la tragédie de Soph. (O.R. 239-40). Dans les deux cas,
il s'agit de prières qui engagent la collectivité. Dans la revue qu'il fait des rites lustratoircs qui
sont nécessaires dans les différentes circonstances de la vie, Moulinier ne rencontre les
ablutions avant la prière que lorsqu'il s'agit d'une oraison dans un lieu saint (p. 102).
288. Les textes concernés sont principalement Esch., Choéph. 1057-8, et Soph., O.R. 1478-
1479.
289. Cf. supra, n. 277. Fustel de Coulanges écrit (p. 235) : « L'exilé, en laissant sa patrie
derrière lui, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler et
le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était
ôté ». Que l'exilé se soit senti en quelque sorte orphelin, religieusement parlant, est plus que
probable ; mais la prière personnelle est justement la seule chose qui lui reste : Œdipe n'hésite
pas à prier (O.C. 44, et surtout 84 sq.) et Apollon est le refuge d'Oreste meurtrier (Choéph.
1057 ; cf. supra, n. 272). D'une manière plus large, pour illustrer les rapports entre prière et
psychologie, on peut penser à la conclusion affective de la monodie d'Electre signalée par
Schadewaldt, 1926, p. 75 (Soph., El. 110 sq) ; ou encore à Eur., Bacch. 403 sq. ; Hipp. 732 sq. ;
Hél. 1479 sq. ; LT. 1 137 sq. ; Phén., 226 sq. ; Or. 983 sq., tous textes signalés par Arthur, p. 154
(sur ce qu'il appelle « escape-prayer »). Dans le même ordre d'idées, J. de Romilly parle du
« chant des souhaits impossibles » (1986, p. 1 1 1), et de la « fuite dans l'art » (p. 108). Toutefois
ce point nous amène à souligner combien il est délicat d'apprécier la signification religieuse de
ces souhaits, dans lesquels la recherche de valeur artistique semble primer toute autre
préoccupation.
290. Cf. Esch., Eum. 238 ; 280-6.
1 08 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

fondamentale 291, il n'en joua pas moins, peut-on penser, un rôle essentiel dans la
naissance de la perception de la personne 292 et par conséquent dans l'évolution des
idées morales. Théognis ou Solon n'avaient-ils pas de leur côté choisi la forme de la
prière pour exprimer ce qui leur tenait le plus à cœur 293 ? Ce nous est là une occasion
de plus de saisir, sur un point concret très étroitement circonscrit, l'ambiguïté du statut
de la prière dans la religion grecque : d'un côté elle fait partie intégrante des
cérémonies qui visent directement à maintenir l'intégrité vitale du groupe et même, si
l'on veut bien accepter de faire entrer les hymnes au nombre des prières, elle en
constitue un élément essentiel, étant bien, à ce titre, un « geste pieux » de caractère
cultuel ; de l'autre elle est la seule démarche à laquelle n'importe qui, dans n'importe
quelle situation, pouvait toujours recourir à titre personnel, quand bien même tous les
actes officiels du culte lui étaient interdits ; en cela, elle échappe au rituel et possède
un caractère personnel très original dans cette religion. Cette question des préparatifs
de la prière vient donc confirmer nettement ce que nous avions aperçu chemin faisant :
sans qu'il soit possible de découvrir une distinction de fond qui permettrait de
dissocier dans leur nature prières cultuelles et prières personnelles, il n'est pas inutile,
quand on demeure au plan des circonstances, de séparer prières accomplies cum et
sine actione sacra, comme disait Ausfeld 294. Cette distinction continue-t-elle d'être
pertinente quand on passe à l'examen du contenu de la prière ?

291. Dans le récit étiologique de la fête des Conges tel qu'Eur. le fait faire par Oreste (J.T.
947 sq.), l'accent est mis sur la détresse de celui qui est exclu des festivités collectives.
292. Cf. Snell, 1953 (1947), p. 56-7 et surtout p. 65. Mais on peut déjà, nous semble-t-il, en
discerner un premier jalon avec le personnage d'Achille dans 17/. : peut-être son ascendance
divine est-elle ce qui lui donne assez de confiance pour faire sécession d'avec les autres
(sécession marquée par une prière à sa mère, toute personnelle et originale à bien des égards :
cf. infra, chap. II, η. 70 ; IV, η. 65 ; V, η. 85) ; mais le poète de 17/. ne s'attache-t-il pas à
présenter Achille comme un modèle d'homme (cf. D. Aubriot, 1985 c cl Achille, modèle divin
d'humanité, en prépar.) ?
293. Théognis, 1-18 ; 341-50, et surtout 373-80 ; Solon, Élégie aux Muses.
294. AUSFELD, p. 506.
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 1 09

OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE


OBJET ET CONTENU DE LA REQUÊTE

Nous avons vu qu'en fin de compte, tout lieu, tout moment, pouvait voir naître
une prière ; que n'importe qui pouvait prier, n'importe où, n'importe quand. Il nous
reste à découvrir que tout pouvait être objet de prière, et presque tout légitimement.
Toutefois, il est nécessaire d'examiner dans quelles conditions on est en droit d'en
venir à pareille affirmation. Par ailleurs, exprimer les choses ainsi d'emblée est
s'exposer à quelque confusion ; aussi est-il préférable de suivre la tradition, qui
consiste à classer les prières selon les registres des biens demandés.
Encore nous faut-il, avant d'en venir à une semblable récapitulation, nous
expliquer d'un point capital : le fait que nous emboîtions (provisoirement) le pas à
ceux qui répartissent les différentes prières suivant l'objet des demandes qui y sont
formulées ne constitue pour nous qu'une commodité d'exposition, et n'implique
nullement que nous adhérions tacitement à l'idée qu'il n'est point de prière sans
requête 295. Nous avons, d'entrée de jeu, rappelé qu'une simple exclamation pouvait
être regardée comme une prière. De plus, une invocation peut contenir en soi une
requête : le seul fait de s'écrier « Apollon », ou « Paian » 2% tient parfois lieu de prière
apotropaïque, ou de demande de remède. Il conviendrait également de tenir compte
des prières qu'on pourrait appeler « de présentation » : consistant simplement dans le
commentaire verbal d'un geste d'offrande, elles ne comportent pas forcément de
requête explicite, ce qui ne les empêche pas d'être tenues par certains (à tort selon

295. C'est l'idée de laquelle part Jeanncrct (ce livre nous intéresse dans la mesure où il y est
question d'Hom.)· L'A. pense pouvoir établir que la « formule » minimale de la prière est ID (=
fonction invocative et demande), tandis que celle de l'hymne est 10 (= fonction invocative et
fonction objective, i.e. «l'ensemble des éléments relatifs au dieu»: p. 15). De même
LABARBE (citant Stengel) estime que la prière de requête représente le cas le plus ordinaire (p.
137). Nous espérons pour notre part montrer (infra, chap. Ill) qu'aucune des parties
traditionnellement répertoriées comme nécessaires à la prière (ni l'invocation nominale, ni la
requête, ni a fortiori \apars epica ) n'est positivement indispensable.
296. Sur l'exclamation considérée comme prière, cf. supra, Introd., n. 40). Pour des
invocations qui valent des requêtes, cf. par ex. Thcr., Chanteurs bucol., 27 (ωΠοαάν) ; ou déjà
Esch., Ag. 1257 (Λυκει* "Απολλον) ; Choéph. 1057 (άναξ "Απολλον). L'œuvre de Soph, est
jalonnée d'appels à Zeus, ponctuant des phrases qui autrement ne seraient marquées d'aucune
tonalité religieuse évidente ; ainsi O.C. 1456 : « L'élhcr a tonné. Ah ! Zeus ! » (cf. encore 1471,
ou El. 1466) ; O.C. 143 : « Ο Zeus Préservateur (Ζεϋ Άλεξήτορ), qu'est-ce que ce vieillard ? »
Quant à l'exclamation de Clytemnestre à l'annonce de la mort prétendue d'Orestc (*Ω Ζεΰ, τί
ταΰτα ; Soph., El. 766), elle exprime à la fois la surprise du soulagement inespéré, et
l'apparence d'une certaine peine.
1 10 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

nous, mais peu importe ici) pour les seules prières authentiques 297. L'expression
formelle ne laisse donc pas toujours apparaître de demande nette : cette absence n'est
pas de nature à remettre en cause le caractère de prière du message concerné. Une fois
rappelé ce point, nous nous attachons seulement ici aux objets qu'on voit sollicités
dans les prières quand une requête est explicitement présentée. Qu'il demeure clair
cependant que cet intérêt porté aux différents objets qui peuvent être demandés dans
une prière ne constitue pour nous qu'une étape, et ne suppose aucune restriction de
notre définition de la « prière » 298.

Nombreux sont ceux qui ont entrepris de dresser un inventaire de ce qui faisait
l'objet le plus régulier des prières en Grèce : Ausfeld, Braune 2" - pour ne citer que
les classements les plus méthodiques -, se sont successivement attachés à répéter,

297. Il nous semble indubitable que ces apostrophes ou dédicaces, quoique dépourvues de
requête, sont néanmoins de vraies prières. Il faut être attentif, cependant, à ne pas tomber dans
l'excès inverse auquel nous faisions allusion (qui consiste à soutenir que la seule vraie prière est
présentation de sacrifice) : c'est à peu près ce qui arrive à Gusdorf qui, s'appuyant (p. 63, n. 3)
sur un texte de Sallustius, laisse entendre que la prière n'a de sens véritable qu'accompagnant un
sacrifice ; dans le même sens va Yerkes quand il prétend (p. 133), que εύχομαι signifiant
« vouer », « la thysia était la forme la plus souhaitable que pouvait prendre une prière » ; ce
n'est pas parce que les mots θυειν et εύχεσθαιβε trouvent parfois volontiers associés (sa n. 25)
qu'on doit se porter jusqu'à pareille réduction ; d'une part comme nous le verrons infra, chap. ΙΠ,
personne ne pense plus aujourd'hui que εύχομαι soit à mettre en rapport avec le vœu ; mais
indépendamment de toute considération étymologique, le simple examen des faits, la
considération évidente de toutes les prières qui sont faites sans sacrifice, auraient dû préserver
d'une conclusion aussi excessive. Mentionnons par ailleurs les exécutions musicales qui
accompagnaient un acte cultuel (comme par ex. la fustigation du φαρμακός au son de « l'air de
la branche de figuier », κραδίης νόμος: cf. Gebhard, p. 6 sq. ; Masson, 1962, p. 111) dont il
est impossible de dire si c'était un simple accompagnement instrumental ou un chant, et en ce
cas en quoi il consistait.
298. Cf. supra, Introd., p. 24.
299. AUSFELD, p. 516 sq. ; 539 sq. ; HEILER, p. 224 ; BRAUNE, p. 22 sq. ; 34-62, entre
autres ; mais la perspective de ce dernier est à tel point obérée de préjugés qu'il va jusqu'à
comparer (p. 9) la prétendue alternative offerte entre le Bien et les biens à celle où se trouvait
Héraklès entre le Vice et la Vertu ; de tels excès font mieux mesurer la nécessité de se situer sur
un terrain historique. HEILER ne se porte pas à ces extrémités, encore qu'il qualifie de
« primitives » les prières n'ayant pas pour objet le bien moral (p. 65 et 72). La hiérarchie des
biens retient encore l'attention de Festugière, 1950 a, p. 49 et n. 3. L'attitude de RUDHARDT
tranche sur les habitudes quand il attire l'attention (1958, p. 193) sur le fait que même les prières
de la vie courante, à l'époque classique, laissaient aux dieux une totale liberté, l'orant se
soumettant implicitement à leur décision, puisqu'ils « savent mieux que tout autre en quoi le
bien consiste ». Comme le fait très justement observer Longo (p. 106, n. 1) à propos du sacrifice
que, selon Pausanias (14, 27, 6), les Thébains offraient en temps de guerre à Dionysos et à
Apollon Isménios : les sacrifices visent à « vérifier, plus encore qu'à conditionner, la volonté
divine avant la bataille ».
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 111

avec de légères variantes dans les rubriques ou dans leur ordre, les différents biens
dont l'obtention pouvait être sollicitée de la divinité. Le tout peut être résumé
schématiquement selon les trois têtes de chapitre suivantes. Viennent généralement en
tête (à la fois sans doute comme les moins nobles et comme les biens le plus
couramment demandés) les biens extérieurs les plus divers : fécondité, prospérités de
toute sorte, succès (à la guerre ou en amour), aide, victoire, salut, paix, richesse,
bonheur, honneur, gloire, la liste serait interminable 30° ; bref, chacun pouvait
solliciter l'obtention de « ce qu'il désirait » 301. On place d'ordinaire ensuite les biens
physiques, au premier rang desquels figure la santé 302. Et l'usage est de finir sur les
biens « spirituels » : vertu, justice, sagesse... 303. On voit comment cette troisième
catégorie de l'énumération est propre à faire passer des biens au Bien, et quel parti on
peut en tirer concernant l'évolution morale des idées religieuses - ce que nos
prédécesseurs n'ont pas manqué de mettre en évidence 304. Mais laissons cela dans

300. Des ex. historiques se trouvent dans Willctts, p. 49 et 1 15 (à Magnésie du Méandre, un


taureau était présenté à Zeus Sosipolis avec des prières pour le salut de la cité, la paix, la
prospérité et une bonne moisson) ; p. 266 (sur les staphylodromies des Carneia et des
Oschophories, accompagnées de prières pour la prospérité de la cité) ; p. 282-3 (cf. Paus. V, 3,
2, prières des femmes d'Élis pour concevoir à leur première union, après le sac de la ville par
Héraklès). A ces témoignages on pourrait joindre les épigrammes rassemblées par
FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, p. 134-5 (avec des prières comparées de Théognis et de Pd.).
En tout cas, les préoccupations civiques, la finalité communautaire des prières, suscitent
l'approbation (cf. H. SCHMIDT, p. 38).
301. Théognis prend l'énumération au rebours (v. 255-6) : « Rien de plus beau que la plus
stricte justice ; de plus utile que la santé ; de plus doux que d'obtenir ce qu'on désire »
(Κάλλιστον τό δικαιότατον, λοοστον δ' ΰγιαίνειν, / πράγμα δε τερπνότατον, του τις
έρά,
I-4' τό τυχεΐν). La substance de ce distique est reprise, sous d'autres formes, par Sappho, 27 a,
(Diehl2) ; Soph., fgt 329 N2 = 356 Pearson ; Plat., Gorg. 451 e, 2-5 ; Aristt., Elh. Nie. I, 9,
1099 a, 26 (Dirlmcicr, dans sa trad, de XElh. à Nie, renvoie à Fränkel, note sur Ag. 900, p. 254,
et à Wilamowitz, 1973 (1931), Π, 254) ; Rhét. II, 1, 1378 b, 3.
302. Cf. l'énumération de KEYSSNER, p. 146 (où l'on remarque que ΰγίεια va souvent de
pair avec ειρήνη, πλούτος, voire όλβος). Et pour une période ultérieure, comme on peut s'y
attendre, les stèles d'Épidaurc nous fourniraient de multiples exemples (cf. entre autres Syll. , 3e
éd., n° 1168, 56 a).
303. On pourrait considérer que Pindare (après Xénophane : cf. infra, n. 316) en poursuit
l'énumération avec Ευνομία, Δίκα, Είράνα, (les Heures) qu'il demande dans VOL XIII, 10 ;
mais toutes ces notions, plus ou moins apparentées à la Χάρις, possèdent des connotations qui
sont loin d'être uniquement morales (voir Saintillan, 1986, en part. p. 61 ; 66). Cf. HEILER, p.
212-3. C'est surtout chez les philosophes qu'est prônée cette manière de prier pour « ce qui est
bon » en général (avec néanmoins des réserves concernant Socrate et Platon : cf. les ouvrages
cités infra, n. 310). Sur ce point, voir le mémoire de H. SCHMIDT, et le résumé qu'en donne
VERSNEL, 1981 a, p. 25.
304. La notion de ce qui est bon à obtenir varie évidemment suivant l'idée qu'on se fait de
ce qui est bien ou de ce qui est mal ; nous n'entrons pas ici dans cette question et renvoyons à
Greene. Qu'il suffise de rappeler le coup de théâtre ménagé par Apollon quand, dans sa
1 12 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

l'immédiat pour remarquer qu'en somme, on demande aux dieux des « biens » en
général : αίτέΐν αγαθά, c'est ainsi qu'un personnage d'Euripide résume le but des
démarches pieuses 305.
Observons que d'autres s'y sont pris un peu autrement pour classer les différents
objets des prières, en préférant une formulation qui fait apparaître non plus le résultat
demandé (la victoire, la santé), mais l'action sollicitée du dieu (venir, aider, porter
remède...) ; ainsi procèdent Ziegler et Keyssner 306. Mais si cette différence mérite
d'être notée, c'est pour mieux faire apparaître la profonde unité à laquelle ramènent ces
deux modes d'expression. En effet, il ne faut pas croire que l'existence de ces deux
manières de présenter l'objet des requêtes doive conduire à souligner deux pôles de la
prière grecque, l'un dans lequel l'action humaine serait le centre, et l'autre où le fidèle
attendrait tout de la divinité. Sans doute permettent-elles de mettre en évidence deux
faces de la prière, puisque d'une part on envisage la demande qui est faite aux dieux
d'octroyer ceci ou cela (le bonheur, la santé...), et que de l'autre on met l'accent sur
l'invitation qui leur est adressée à accomplir telle action, à être ceci ou cela (être là, se
montrer bienveillant). C'est-à-dire que les prières sont présentées comme ayant lieu
d'un côté pour obtenir un bien, et de l'autre pour déclencher une manifestation
favorable de puissance. Mais rien ne serait plus faux que d'imaginer entre ces deux
faces une différence dans la manière de considérer l'action divine. En effet - et c'est là
peut-être un point caractéristique des conceptions religieuses des Grecs - c'était pour
eux une seule et même chose que de demander le succès (ou tout autre « bien »), et de
solliciter la venue (ou la bienveillance) de la divinité 307. La preuve nous en est

bienveillance, il octroie à Cléobis et à Biton... la mort (Hdt. I, 31-2). Pour un aperçu commode,
cf. HEILER, p. 222 sq.
305. Eur., Hél. 753-4 : τοις θεοίσι χρή / θύοντας αίτέΐν αγαθά. La formule semble
avoir été traditionnelle ; cf. l'épigramme de l'acropole d'Athènes (I.G. I2 700) citée par
FRIEDLÄNDER & HOFFLEU sous le n° 147, p. 138.
306. ZIEGLER (p. 58 sq.) effectue son classement selon les mots (traduits en latin)
employés dans la prière : audiendi, uidendi, ueniandi, seruandi, custodiendi, dandi, iuuandi... ;
KEYSSNER donne une liste plus précieuse, car plus fidèle et plus détaillée (p. 87 sq. ; 101 sq.).
AUSFELD a recouru successivement aux deux formulations, celle qui demande aux dieux
d'accorder quelque chose, et celle qui les invite à faire preuve d'une qualité (p. 516 ; 539).
Encore convient-il de noter qu'en priant la divinité de se montrer ευφρων, εψενής,
ευάντητος, σύμμαχος, ήπιος, on l'appelle à faire montre d'une qualité positive, active,
impliquant une explosion de force et de vie. Il est intéressant de noter qu'aux ex. épigraphiques qu'ils
citent, de prières contenant un adjectif comme εΰφρων, πρόφρων, κ.τ.λ, FRIEDLÄNDER &
HOFFLEIT joignent des exemples, littéraires (p. 105).
307. Nous en voulons pour preuve la tournure traditionnelle qui consiste à demander δίδου
6 άρετήν τε και δλβον - garantie aussi bien par des témoignages épigraphiques : cf.
FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, n° 37, p. 40, que par certains textes : //.//. Héracl. 9 ; Héph. 8
(cf. KEYSSNER, p. 158 sq. ; Bowra, 1953 {1938 b}, p. 7), et encore Call., H. Zeus 94-6. Ή
αρετή, talent, valeur, ou vertu, bien personnel s'il en est, ne peut cependant être obtenue que par
le soutien de la divinité, et prendre effet que par elle (Eur., Suppl. 596-7 : « La seule valeur
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 113

administrée par deux répliques consécutives de l'Hélène d'Euripide. Dans la première


(qui appartient à la célèbre tirade du messager, indigné de l'impéritie voire de la
duplicité des devins), les termes sont : τοις θεοΐσι χρή / θύοντας αΐτεΐν αγαθά,
μαντείας δ ' εάν. Dans sa réponse, le chœur, qui se déclare en plein accord avec lui, a
conscience d'exprimer la même idée ; or la forme est toute différente : τους θεούς έχων
τις αν / φίλους άρίστην μαντικήν εχα δόμοις. 308. Par conséquent, il ne faut pas
s'arrêter au point de vue adopté pour formuler la prière : demander des biens, et
demander à avoir l'alliance des dieux sont une seule et même chose ; tout regain de
force, de fécondité, pouvait être attribué à la présence salutaire, voire à une sorte
d'épiphanie de la divinité 309. Aussi bien Keyssner a-t-il nettement mis en relief ce lien

n'apporte rien aux hommes, si la faveur des dieux n'est là pour l'assister ») ; aussi n'est-ce pas
une possession (en dépit de son caractère intime) dont le mérite revienne à l'homme. Pour le
contenu du mot αρετή dans la moralité populaire, voir l'éd. de Plat., Euthyd., par M. Canto,
Paris, 1989, p. 84, n. 40, avec une bibliogr. récente, de laquelle on retiendra surtout ici M.
Nussbaum, p. 16-7, et à laquelle on pourra ajouter Patzer. Sur le fait que cependant la
constatation inverse - pas de soutien de la divinité sans αρετή (cf. infra, n. 323, et chap. ΠΙ, n.
178 bis) - n'est pas moins caractéristique de la conception grecque et ne revient pas moins
souvent dans les textes ; et sur le fondement que cette relation à double sens peut trouver dans la
signification exacte du verbe εύχομαι, cf. infra, chap. ΙΠ, p. 207. Quant à όλβος, c'est un
terme qui désigne richesse et prospérité, et qui comme tel semble supposer des biens donnés
objectivement, de l'extérieur, si l'on peut dire ; toutefois, même ce mot (cf. D.E.) n'est pas
exempt de certaines connotations morales (de cette formule άρετήν τε και δλβον, on pourrait
parfaitement estimer que l'expression τυχην εύδαιμονίην τε qui clôt le Second //.//. Athéna
constitue un équivalent en chiasme). Or, comme l'affirme Callim. (//. Zeus, 95-6), l'un de ces
dons sans l'autre « ne saurait mettre l'homme en haut point ». De fait, l'idée d'opposer le Bien et
les biens, qui s'épanouit à l'aise dans la pensée philosophique du IVe siècle, est tout à fait
anachronique par rapport à la période archaïque - a fortiori par rapport aux périodes
antérieures, où toutes les prospérités étaient censées s'épanouir au contact même des dieux
appelés par les prières et les chœurs (cf. KEYSSNER, p. 168-9). Sur cette δύναμις des dieux,
on se reportera à Pfister, 1924 a, col. 300 et à Fascher, 1959, en partie, col. 419-22.
308. Eur., Hél. 753-4 : « Sacrifions aux dieux, implorons leurs bienfaits, et laissons la
divination » ; 759-60 : « Oui, l'amitié des dieux, mieux que tous les oracles, assurera la
prospérité du foyer ». On remarquera que les mots αγαθά, et φίλους se trouvent l'un à la coupe,
et l'autre au début du vers, avec une belle hyperbate. Sur ces vers, « pressante exhortation à
adorer les dieux de façon inconditionnelle en renonçant à la médiation de la mantique », voir
Cerri, p. 203-4.
309. Cf. l'épiphanie saisonnière d'Apollon manifestée par l'abondance du lait chez les
femelles du bétail, ou par la profusion de la friture de poisson (voir Gemet & Boulanger, p. 42 ;
65) ; on pense par ex. à Eur., Aie. 569 sq. Au reste, KEYSSNER a de longue date multiplié les
exemples propres à montrer que la parousie des dieux est censée apporter tous les biens vitaux
(enumeration très fournie entre les p. 136 et 158).
1 14 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

entre parousie divine d'une part, et prospérité, paix, santé, jeunesse, joie, force, et
autres explosions de vie de l'autre 31°.
Ces deux modes d'expression, qu'on peut résumer par les impératifs δος ou έλθέ
(dont la récurrence est si fréquente dans les prières), reviennent donc au même, et leur
présence concurrente attire notre attention sur une particularité originale des
conceptions religieuses grecques : on ne peut sans doute pas dire que les dieux sont
seulement, - mais il faut voir en tout cas assurément qu'ils sont aussi - ce qui advient
dans le monde et parmi les hommes. Ce n'est pas une autre idée qu'exprime, effaré, le
Coryphée au dernier vers des Trachiniennes : « Et dans cela, rien où ne soit Zeus » 3U.
Constatons ici que (pour employer des termes modernes) l'immanence est une qualité
des dieux grecs au moins aussi importante que la transcendance 312 - en restreignant le
sens de ces termes à une opposition entre une manifestation « horizontale » de
puissance, et une capacité de présence personnelle s'imposant pour ainsi dire
« verticalement ». Si vraiment, comme nous le pensons, celte remarque trouve son
origine au cœur de l'expérience religieuse grecque, nous ne saurions manquer d'en
observer dans la suite des conséquences affectant la forme même de la prière.

Si l'on en revient à la considération des différents biens qui font l'objet des
requêtes formulées dans les prières, force est d'observer qu'un tel catalogue n'est
aucunement spécifique de la Grèce : en examinant les prières d'autres civilisations, on
découvre que celles de Mésopotamie, d'Egypte, de partout pour ainsi dire, présentent
sensiblement les mêmes types de demandes à leurs dieux 313. Par ailleurs, à tout
récapituler dans le détail, on s'aperçoit aussi qu'il n'est rien (si l'on s'attache également
aux prières littéraires) qui ne puisse être demandé en prière : même la mort d'un époux
se voit sollicitée, moyennant quelque euphémisme - au reste effrayant 314. Que tirer,

3 10. KEYSSNER, p. 136-9. Sur les aspects « vitalistes » de la religion grecque, on trouvera
de nombreux développements suggestifs dans Motte (1973).
311. Soph., Track. 1278 ; cf. Esch.,/4g. 1488.
3 12. En entendant par « immanence » l'idée qu'une puissance divine est à l'œuvre dans le
monde, et par « transcendance », strictement la virtualité d'intervention personnelle de divinités
douées de volonté et de sentiment. On peut évoquer la formulation de RUDHARDT (1958, p.
338) : « Des expériences religieuses analogues reçoivent des expressions diverses ou des
interprétations différentes suivant les niveaux de conscience où l'on se situe » (cf. encore p. 136-
7 ; 306-8).
313. Cf. par ex. Laroche, p. 17 ; Delaporte, p. 348-9. Comparables sont les effets de la
présence d'Amon auprès de Ramsès en difficulté (cf. Daumas, p. 410). Par ailleurs, HEILER et
Bastide qui successivement se sont occupés de la prière, du sacré (montrant par leurs titres qu'ils
estimaient avoir affaire à une notion cohérente à travers les diverses manifestations qui peuvent
l'affecter), retrouvent les mêmes préoccupations à travers les temps et les lieux.
314. Esch., Ag. 972-4 : il s'agit du fameux jeu sinistre sur les mots τέλειος, τελεΤν, qui
reviennent quatre fois en trois vers. S'il est bien vrai qu'on peut tout voir demandé en prière, il
faut se montrer circonspect quand on considère ces requêtes : elles ne sont assurément pas
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 115

peut-on se demander, d'un inventaire qui n'est pas original, et d'un registre si large
qu'il n'exclut rien ? De fait, à condition de ne pas confondre la règle et l'exception, des
constantes se laissent dégager ; et une semblable enumeration, loin d'apparaître stérile,
est instructive.
D'abord, disions-nous, elle laisse clairement percevoir l'importance, de plus en
plus nette au fil du temps, attachée aux exigences morales : c'est d'une évidence
indiscutable. Aussi n'aurons-nous pas à y revenir, d'autant qu'il n'y a rien là d'étonnant.
Il est normal en effet qu'une évolution constatée dans d'autres domaines se fasse sentir
aussi à propos du sentiment religieux ; et les prières pour acquérir la beauté intérieure
(Phèdre, 279 b), pour conformer ses souhaits à ce que veut la divinité (Timée, 27 c),
n'ont rien qui surprenne dans le contexte de la pensée platonicienne 315. Il nous
intéressera davantage de cerner les conditions de ce passage, en soulignant qu'il s'agit
là d'un glissement et non d'une révolution. Il est vrai qu'il faut attendre un philosophe
du VIe siècle - encore n'est-ce pas une époque si tardive - pour voir figurer la capacité
d'agir selon la justice parmi les objets de requête 316 ; mais cela ne signifie pas que
régnait auparavant (ou chez les poètes) une indifférence complète aux valeurs
morales : qui oserait prétendre qu'Homère, Hésiode, ou plus tard Théognis et ses
contemporains, ne se souciaient . i de la justice ni du bien, même si ces mots ne
possédaient pas encore vraiment d'existence reconnue ? Mais, pense-t-on d'ordinaire,
ils ne songeaient guère à demander aux dieux de leur octroyer ces valeurs abstraites,
ou même de leur accorder la force et le discernement nécessaires pour les respecter ou
les mettre en œuvre. Et l'on voit le plus souvent dans cette attitude une sorte de lacune
morale qui aurait affecté la religion. Pourtant, quand mainte prière à haute époque
(aussi bien « littéraire » qu'épigraphique) utilise une formule comme δίδου δ' άρετήν

toutes à mettre sur le même plan ; ainsi, des prières pour que dure la jeunesse telles qu'en
formule Théognis (11 19-23 ; 1 153-4 ; 1155-6), il est permis de se demander si Eur. n'offre pas
une parodie, plutôt qu'une reprise dans un esprit traditionnel (H elides, 851-3 ; cf. infra, chap.
IV, n. 132). Par ailleurs, les souhaits prêtés à certains héros (Pelée en//. VII, 130-1) ou formulés
par d'autres (Pollux dans la Ném. X, v. 76 sq.) pour demander leur propre mort, tirent tout leur
relief de leur caractère exceptionnel qui contredit un thème consacré.
315. Revcrdin, p. 248 ; cf. aussi BICKEL ; BRAUNE, p. 54 ; JACKSON ; Babut, 1974 a,
p. 96 sq. ; MOTTE, 1980 ; Meijer, p. 240 sq.
316. Dans son élégie Le Banquet, citée par Athénée, XI, 462 c, Xénophane commence par
décrire la pureté, tant rituelle que matérielle qui est exigée des participants, puis il en vient aux
libations et aux « prières où l'on demande le pouvoir d'agir selon la justice (εύξαμένους τα
δίκαια δύνασθαι /πρήσσειν) car c'est bien là ce qui est le plus à notre portée (ταΰτα γαρ
ών έστι προχειρότερον) » (cf. 21 Β 1 D.K. ; trad, et commentaire par Defradas, 1962 ; cf.
surtout Babut, 1974 c, qui prend la peine de situer ce texte de Xénophane dans l'ensemble de ce
qu'on peut reconstituer de sa pensée ; par rapport à cet art., celui de Mcijcr, qui sauf erreur
l'ignore, est en retrait (en partie, p. 232 sq.) ; voir encore Motte, 1985, p. 162 et n. 16, et 1986 a,
p. 228 sq.
1 16 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

τε και δλβον317, que trouve-t-on là d'autre que l'union de la demande de valeur


personnelle (au demeurant pas seulement morale), et de la demande de prospérité ? Et
quel lieu aurait-on de les séparer, puisque la victoire, le succès, la réussite, la
prospérité, ne sont pas regardés comme des superfluités anecdotiques (l'idéal du sage
stoïcien n'a pas de sens à la période dont nous nous occupons), mais bien comme les
signes qui accompagnent la croissance vitale synonyme de bénédiction divine ? Le
succès apparaît comme une sorte d'ordalie qui prouve, ipso facto, la valeur de qui sait
l'obtenir - sans qu'il puisse être question, avant le VIe siècle au plus tôt, de discerner la
valeur tout court de la valeur morale. En un sens, donc, il ne saurait y avoir de
distinction entre demander le succès et demander la valeur qui en rend digne.
En sorte que l'évolution semble moins se faire dans le sens de la découverte des
valeurs morales (elles n'ont jamais été ignorées, même si l'on n'avait pas eu l'idée de
les isoler nettement de la noblesse), que dans celui, peut-être, d'un détachement
croissant à l'égard des valeurs temporelles, à mesure que se fait sentir leur contingence
par rapport à ces mêmes valeurs morales, à mesure aussi que le groupe social et ses
valeurs perdaient de l'importance au profit de la personne. Ce serait donc quand le
succès extérieur cessa de passer pour révélateur de l'élection divine et par conséquent
de la qualité personnelle, qu'on aurait cessé parallèlement de le solliciter, pour ne plus
demander que les biens afférents à la personne 318. Une autre raison a pu se joindre à
celle-là, résultant, pour le coup, d'un changement survenu peu à peu dans les
conceptions morales - mais différent (quoique corrélatif) de l'évolution qu'on souligne
d'ordinaire. Au lieu de dire « l'idéal de ce qui est souhaitable à obtenir est peu à peu
passé des biens au Bien, en vertu d'un progrès moral », n'aurait-on pas plutôt raison de
prendre les choses à l'inverse, et de suggérer « en raison d'interrogations morales de
plus en plus pressantes, d'un doute croissant au sujet de la capacité de l'homme à
mettre en pratique ce qu'il a décidé, ce qu'il veut, on en est venu à estimer nécessaire
l'aide divine pour pratiquer la vertu » ? Cela n'est-il pas conforme en effet à la leçon
que nous enseigne la tragédie où si souvent, comme Déjanire, un personnage « fait
mal en croyant bien faire » 319 ? Alors qu'au début on ne s'interrogeait pas sur ce qu'il

317. Cf. n. 307. Notons la formule de Théognis (147) : Έν δε δικαιοσύνη συλλήβδην


πασ αρετή στιν.
318. Cette affirmation qui, telle quelle, peut sembler un peu abrupte, ne vise en fait qu'à
suggérer à grands traits la nécessité de lutter contre une évaluation trop dépréciative de la prière
à haute époque. A vrai dire, Théognis sait déjà que le succès va à qui ne le mérite pas, ce qui ne
l'empêche pas de continuer à priser ce succès. Mais n'est-il pas normal que l'époque archaïque,
qui précisément représente une charnière dans l'évolution des conceptions morales comme dans
l'évolution des conceptions politiques, porte trace des contradictions qui l'ont tiraillée et qui
justement lui ont permis de déboucher sur le nouvel idéal du citoyen ? Il semble que l'attitude de
Théognis peut s'expliquer par les difficultés que sans doute il éprouva, à concilier l'évidence des
injustices du sort avec son attachement aux anciennes valeurs aristocratiques.
319. Soph., Track. ; l'hémistiche du v. 1123 : ήμαρτεν ούχ έκουσία se précise en celui
du v. 1136 : ήμαρτε χρηστά μωμένη (cf. encore Ant. 1340). On pourrait rappeler aussi
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 1 17

y avait lieu de demander, et que semblait incertaine seulement l'obtention du succès et


non sa nature profonde, peu à peu les conceptions se modifient et l'on commence à
éprouver le besoin de solliciter un secours supérieur pour savoir ne formuler que des
demandes bonnes 32°.
Il ne semble pas opportun de reprendre ici le détail de l'évolution subie par l'idée
que les Grecs se sont faite de ce qui était bien ou mal à demander dans les prières : K.
von Fritz en a admirablement tracé les linéaments principaux 321. Il importe en
revanche de bien souligner qu'on ne va pas, en parcourant le chemin qui sépare la
poésie épique et archaïque de la philosophie platonicienne, d'un respect moins grand
vers un respect plus grand. Il ne s'agit pas de plus ou de moins : c'est plutôt que les
catégories du respect ont changé. On n'aurait pas pensé, dans l'Iliade par exemple, à
importuner la divinité pour quelque chose dont on pensait devoir venir à bout soi-
même : « Mon enfant, la victoire, c'est Athéné, Héré, qui te la donneront - si elles le
veulent ; mais c'est à toi qu'il appartient de maîtriser (συ δε.. Τσχειν) ton cœur superbe
en ta poitrine », aurait recommandé Pelée au départ de son fils 322. C'est assez dire que
la force de l'emporter, la victoire, exigeaient l'assistance des dieux, tandis que la
maîtrise de soi n'était à demander qu'à soi-même : on trouvait donc normal, prudent et
pieux de s'en remettre aux dieux pour tout ce qui est le moins du monde contingent,
mais il eût semblé cavalier de leur demander ce qui relevait de soi. On peut estimer
découvrir là des signes précurseurs de ce qui allait constituer la grande distinction des
Stoïciens, entre « les choses qui dépendent de nous » et « les choses qui ne dépendent

Bacchyl. XVII, 43-4 (Bgk) : « II n'est pas facile de se garder du mal quand on agit », et Pd., 01.
Vu, 26 : « Nul ne sait ce qui est le meilleur à obtenir ».
320. VON FRITZ, p. 31-2. Dès que se présente seulement l'idée de constituer une
hiérarchie des biens, il est normal que les biens « spirituels », comme nous disons, en occupent
le sommet ; on peut emprunter à D. Babut une phrase qui en résume les raisons : la «justice,
bien suprême de l'âme, est la condition nécessaire et suffisante du bonheur de l'homme » (1983,
p. 44).
321. Ibid., p. 33-6. Cette question est abordée par H. SCHMIDT, p. 7 sq., « but he does not
make very much use of it », comme dit VON FRITZ (p. 37 ; c'est aussi l'avis de Festugière,
1981 { 1949}, Π, p. 322, n. 2).
322. //. IX, 254-6. Aussi n'y a-t-il pas lieu de partager l'étonnement de RAMSEY quand il
note avec surprise (p. 65) que chez Eschyle on s'adresse aux dieux pour être tiré d'affaire dans la
souffrance, jamais pour l'endurer ou pour en apprendre quelque chose, quoique ce poète,
remarque-t-il lui-même, suggère que la sagesse vient par la souffrance ! Cela s'inscrit dans le
droit fil de nos constatations présentes.
118 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

pas de nous » 323 ; mais au lieu de ne s'intéresser qu'aux premières, et de regarder les
dernières avec indifférence, on s'employait, à l'époque archaïque, à les faire tourner à
son profit en sollicitant l'aide divine. Les témoignages sont unanimes : on ne peut rien
accomplir, rien faire passer dans l'ordre des faits, sans les dieux 324. Aussi est-il
indispensable de les prier à chaque instant. Le recours aux dieux était donc réservé à
ce qui, par définition, échappe à l'homme, c'est-à-dire réservé à l'issue, qui peut être
favorable ou néfaste, d'une action à laquelle cependant il a accordé tous ses soins :
d'où la nécessité, chez Homère, de prier « à chaque pas dans la vie » 325. Cette prière
n'est pas l'acte d'outrecuidance de quelqu'un qui ne craint pas d'importuner les dieux
pour des détails matériels : c'est l'acte d'humilité, si l'on peut dire, de quelqu'un qui sait
bien qu'il ne peut rien « si Dieu ne lui prête extraordinairement la main » 326.

323. Épictète, Manuel, 33, 2. La distinction, de fait, remonte loin, et Clément d'Alexandrie
rapporte comme ancienne l'anecdote selon laquelle un athlète « qui avait entraîné longtemps son
corps à la vaillance..., se rendit aux jeux d'Olympie ; le regard tourné vers le Zeus de Pisa, il
dit : « Si je me suis acquitté comme il faut, Zeus, de toute la préparation au concours, accorde-
moi en retour libéralement la victoire » (εί πάντα, ώ Ζεΰ, δεόντως μοι τα προς τόν αγώνα
παρεσκεύασται, άπόδος φέρων δικαίως την νίκην έμοί) » (Stromate VII, 7, 48, 4-5 = t. ΠΙ,
ρ. 36, 10 Stählin). Dans le même sens, on peut évoquer Démocrite se moquant (68 Β 234 D.K.)
des gens qui, au lieu d'observer une hygiène de vie propre à se procurer la santé ou à se la
conserver, la réclamaient aux dieux ; cf. Freeman, 1946, p. 317 ; 1952, p. 38 ; Motte, 1986 a, p.
239. C'est en quelque sorte un conseil parallèle à celui du fabuliste : « Aide-toi, le ciel t'aidera »
(cf. RUDHARDT, 1958, p. 192 ; MEHAT, col. 2207). Sur les « efforts répétés » que suppose la
morale de Démocrite, voir Motte, 1982 (p. 4). Un rapprochement est fait par Lloyd avec les
écrits médicaux (p. 42).
324. Od. III, 48 ; cf. déjà, exprimée avec un léger humour, la protestation d' Antiloque
contre l'intention manifestée par Achille de dédommager Eumèle : « Tu veux m'enlever le prix
parce que tu songes que, s'il a trébuché avec char et chevaux, il est pourtant un brave. Mais
pourquoi n'a-t-il pas invoqué les Immortels ? » (//. XXIII, 544-7) ; Théognis 133-42 ; 171-2 ;
358 ; Pd., Pyth. VIII, 76 (l'idée acquiert toute son ampleur si l'on interprète correctement les v.
77-8 : cf. Taillardat, 1986, p. 232-7) ; Esch., Suppl. 823 ; Sept 625 ; Soph., El. 696-7 ; Eur.,
Hclides, 608 sq. ; Suppl. 734 sq. Hél. 268 ; Phén. 1197-1200 ; Or. 354-5. Cf. les formules θεοΰ
θέλοντος, δυνατά πάντα γίγνεται (trag, adesp. et, pour le génitif absolu : Eur., Suppl. 1146 ;
1226) ; σύν θεώ (Soph., Aj. 383 ; 765 sq., où le héros commet son acte de jactance initial en
repoussant justement cette formule ; 779 ; Eur., Suppl. 1226 ; Phén. 634-5, où l'expression est
pervertie puisque appliquée au meurtre d'un frère). On peut comparer la formulation de Platon :
συλλαμβανόντων θεών (Lett. VII, 327 c), ou les incises, nombreuses chez Dém., άν θεός
έθέλτ) (cf. encore Xén., Econ. V, 19-20 ; VI, 1 ; on pourrait aller jusqu'au conseil de Marc
Aurèle, VI, 23 : εφ' άπασι δε θεοί ς έπικαλοΰ) ; rappelons enfin que maint décret gravé sur la
pierre commence par le mot θεοί, qui selon toute apparence (même s'il n'implique pas la
consécration de la stèle) confie aux dieux la décision prise et la place sous leur invocation : par
ex. I.G., Vu, 4254 (Sylloge*, 298) ; cf. Traywick ; Pounder ; sur ces questions, cf. déjà supra,
n. 307.
325. F. Robert, 1950, p. 58.
326. Montaigne, Π, 12, dernière page.
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 119

Donc l'évolution, plus que d'un prétendu progrès des idées morales (même si
notre héritage judéo-chrétien nous donne trop facilement l'illusion d'un progrès), naît
d'un changement dans la conception de l'homme : d'un optimisme qui porte à penser
que seul le succès peut éventuellement faire défaut, on passe graduellement à un doute
sur les facultés humaines qui amène à croire l'assistance divine indispensable, même
pour prier. Quoi qu'il en soit, il semble indéniable qu'il faille regarder cette plus
grande défiance de soi comme un progrès ; mais que cela signifie un progrès dans le
sens du respect de la divinité ne nous paraît pas assuré du tout. Cette autre attitude
d'esprit, qui débouchait à chaque instant sur la réaffirmation du peu qu'est l'homme et
sur sa dépendance par rapport à la divinité, était loin d'être dépourvue de valeur
morale. Qui n'aurait jamais contrevenu à cette règle aurait été du même coup protégé
de Γ ΰβρις.
Cette valeur morale de la prière « à chaque pas dans la vie » se précise si l'on
accorde l'intérêt qu'il mérite à un avertissement qui revient dans Eschyle 327, et selon
lequel plus qu'en ce qu'on demande, le danger réside dans l'opiniâtreté avec laquelle
on demande 328 : il convient d'en user avec mesure, même avec les dieux, et de ne
point leur adresser de requêtes indiscrètes ou trop pressantes. On voit donc bien que
les prières multipliées pour des objets les plus divers répondent à la précaution de
quelqu'un qui se défie de ses forces, plutôt qu'à une insistance indélicate. On pourrait
même dire que d'un bout à l'autre de son histoire, ce qui fait la grande originalité, car
la grande constante de la prière grecque, c'est le sens de la mesure qui y est conseillé :
toute la construction de Ylliade n'est-elle pas fondée sur l'excès d'Achille qui, en vue
d'assouvir une vengeance personnelle, fait parvenir à Zeus la requête folle car
démesurée qui entraîne la mort de ses compagnons, de Patrocle en particulier ? Or
pour arriver à ses fins - à ses tristes fins ! -, Achille ne cesse de se signaler,
directement ou indirectement, par des prières ou des supplications inhabituelles : il

327. On voit à plusieurs reprises des personnages (ou plus exactement le chœur) se
préoccuper de la manière dont ils pourront proférer une prière « équilibrée » ; cf. par ex.
Choéph. 858 : « Zeus, Zeus, que dois-je dire ? comment commencer ma prière, mon appel aux
dieux ? Et, dans la ferveur de mes vœux, comment l'achever et dire juste ce qu'il convient de
dire (ύπό δ' εύνοιας/ πώς ίσον είποΰσ' άνύσωμοα;) ? » Ou encore Suppl. 1060 sq., où les
suivantes invitent les Danaïdes à formuler des prières « mesurées » (Μέτριόν νυν έπος
ευχου), à respecter la règle « Rien de trop » même envers les dieux (Τα θεών μηδέν
άγάζειν) ; cf. RUDHARDT, 1958, p. 192. Avant que des conclusions explicites n'en soient
tirées concernant le bon usage des prières, cette notion avait été exprimée clairement par
Théognis (v. 401-6) : « Point de zèle excessif ; l'à-propos est, dans tous les actes humains, la
qualité suprême ; tel souvent, dans l'espoir d'un profit, poursuit la vertu avec zèle, que son
démon s'empresse d'entraîner dans une grande erreur, après lui avoir fait sans peine juger bon ce
qui est mauvais, et mauvais ce qui est utile ». Il est aisé de s'apercevoir que ce sermon est propre
à justifier la prière « à chaque pas » tout autant que la défiance envers soi-même.
328. La mesure dans les souhaits semble avoir, plus que leur objet, préoccupé les Grecs :
cf. Pd., Pyth. ΠΙ, 59-60 (il ne faut demander aux dieux que ce qui convient à des cœurs mortels).
1 20 CIRCONSTANCES DE LA PRIÈRE

commence par appeler sa mère assis, dans un cri désinvolte de revendication ; il


poursuit en l'envoyant présenter à Zeus une supplication pervertie et déraisonnable
(encore la déesse se garde-t-elle de donner suite à sa suggestion de chantage !) ; et
enfin, en dépit de toutes les marques extérieures du respect le plus attentif, il finit par
adresser à Zeus une prière unique à tous les sens du terme, mais dont la moindre
particularité n'est pas l'outrecuidance du héros, qui prétend utiliser la faveur de Zeus
pour une démonstration du crédit dont il jouit, et nullement pour apporter une aide
réelle aux Achéens, puisqu'il vient encore de souhaiter leur mort en des termes d'un
égocentrisme inouï 329. En conséquence, tacitement dans l'Iliade (mais déjà lisible
chez Homère sous la crainte affichée d'Atè), explicitement ensuite, l'absence requise
d'opiniâtreté et de caprice personnel dans les prières constituait une marque de respect,
qu'il nous semblerait injuste de méconnaître. Autre assurément est le respect qui
s'exprime dans la confiance faite à la divinité pour savoir ce qui est bon : autre, mais
non pas plus grand.
On se tromperait donc sans doute en imaginant que cette évolution, ce
glissement, selon lequel on passe de la demande des biens au désir de savoir
rechercher le Bien, marque un passage d'une période d'égoïsme primaire (au sens le
plus étroit du mot « égoïsme ») à une période de sens moral plus évolué. C'est ce qu'on
incline à penser quand on se représente la période où l'on priait pour obtenir « les
biens » comme entachée d'étroitesse morale, et fondée sur l'intérêt. Si l'on veut bien au
contraire discerner tout ce que cette démarche renferme de sens des réalités, de
défiance raisonnable devant les forces humaines livrées à elles-mêmes, on en juge tout
autrement. De plus, les biens qui peuvent être demandés légitimement sont ceux qui,
directement ou non, intéressent la communauté : ainsi la santé, la fécondité, la vie,
sont évidemment utiles à celui qui en jouit, mais également au groupe social dont il
fait partie ; comme de surcroît elles sont une marque de la présence divine, il n'y a pas
trace d'une préoccupation étriquée de son intérêt personnel, à les solliciter. En
revanche, demander son propre succès et un nouveau lustre à sa propre gloire, quand
cela ne rend service à personne d'autre ou (qui pis est) si cette passion personnelle met
le groupe en danger, c'est là un caprice qu'il est, dès l'épopée, insultant de demander
aux dieux d'assouvir. On voit donc qu'à haute époque comme ultérieurement, des
sortes de barrières morales ont fait une règle de ne pas présenter en prière des requêtes
inconsidérées ; et que l'attitude à l'égard de la divinité se recommande, dès le début,
par des marques de respect qui ne sont pas toujours conformes à nos conceptions, mais
dont il n'y a néanmoins pas lieu de douter.

329. //. XVI, 225 sq. ; les apprêts spectaculaires de cette prière ne font que mieux ressortir
le manque de respect de l'intention qui y préside (sur cette prière, cf. supra, n. 69 ; 159 ; infra,
chap. ΙΠ, η. 127). Achille a souhaité la mort des Achéens, comme des Troyens, aux v. 97-100.
OCCASIONS QUI DÉTERMINENT UNE PRIÈRE 121

Au terme de ce premier chapitre, il se confirme que l'étude de la prière en Grèce


pose des problèmes délicats, et qu'en particulier tous les classements auxquels on
aurait pu songer se révèlent inaptes à donner une image satisfaisante des faits,
débouchant sur une meilleure compréhension. En effet, aussi bien les distinctions
extérieures que les différences établies en fonction de l'objet même de la requête,
échouent à faire concevoir une idée claire et distincte de ce que pouvait être,
spécifiquement, la prière en Grèce : il se révèle inefficace de prétendre distinguer
prière cultuelle et prière libre, prière personnelle et prière pour autrui, prière
improvisée et prière préparée ; parallèlement, le catalogue des différents biens qu'on
trouve sollicités n'apprend rien de vraiment neuf. Tout au plus peut-on tirer de ce
premier examen la leçon qu'il convient de se défier des idées reçues : il n'est pas sûr
que les prières authentiquement cultuelles soient nettement plus révélatrices que les
autres - et, en tout cas en ce domaine de la prière, le culte n'a pas forcément à occuper
une place privilégiée par rapport à la littérature - ; il n'est pas évident que les prêtres
en général aient eu vocation particulière à prier, que les femmes aient occupé en ce
domaine une position mineure ; même si les prières du matin et du soir étaient
recommandées, aucun formalisme n'asservit de manière positive et uniforme à des
obligations absolues de prier ici ou là, à tel moment plutôt qu'à tel autre : il appartient
à chacun de discerner lesjiansiilons importantes de sa vie, les « seuils » au sens
propre ou figuré, qui rendent prudente et souhaitable une prière de sa part ; de même
qu'il lui appartient de savoir s'il juge préférable de s'acquitter de tels ou tels
préparatifs ; enfin, on aurait tort d'estimer que l'évolution des préoccupations
impliquées au fil des siècles dans les requêtes suppose assurément un progrès dans la
qualité du sentiment religieux. Qu'elle recouvre une évolution des idées morales
semble certain ; que cela aille de pair avec un prétendu passage d'une sorte de
désinvolture à un respect accru de la divinité n'apparaît pas une déduction nécessaire.
En somme les perspectives qui se dégagent au terme de cette première approche vont
plutôt dans le sens d'une incitation à la défiance, en attendant que d'autres
investigations nous renseignent de manière plus positive sur ce qui faisait la spécificité
des prières en Grèce.
Continuant à cerner la question de l'extérieur, mais progressant légèrement vers
le centre, nous en venons à ce qui concerne la prolation physique de la prière, aux
moyens d'expression corporelle et vocale qui l'accompagnent.
CHAPITRE II

EXPRESSION CORPORELLE
ET
EXPRESSION VOCALE DE LA PRIÈRE
EXPRESSION CORPORELLE ET EXPRESSION

VOCALE DE LA PRIÈRE

Une étude comme la nôtre ne peut évidemment pas se dispenser de s'arrêter


quelque peu sur les différents truchements physiques servant à exprimer la prière.
Mais ce chapitre relatif à toutes les manifestations du corps et de la voix
accompagnant ou constituant la prière ne va pas seulement nous amener à évoquer,
comme on s'y attend, les gestes accomplis, les postures, les attitudes prises pendant
une prière, à rencontrer la question du droit aux larmes, celle de l'expression à voix
haute ou à voix basse, et par suite celle du cri. Puisque la musique et la danse font
aussi partie de l'expression corporelle et vocale, nous allons devoir aborder ici
également quelques points touchant aux hymnes, à leurs aspects communs et à leurs
différences par rapport à la prière. Ainsi ce développement apparemment consacré
encore à des questions circonstancielles nous introduira cependant au cœur d'une
distinction fondamentale.

GESTES ET ATTITUDES DE LA PRIÈRE -LARMES

La question des gestes et attitudes de la prière, pour matérielle qu'elle soit, n'est
pas aussi simple qu'on l'a longtemps cru. À la considérer d'un peu loin, on pouvait
l'estimer assez nettement circonscrite, et s'en tenir à l'idée commune selon laquelle les
Grecs priaient debout, mains levées - en précisant cependant que la prière
« funéraire » exigeait une autre posture et une position des bras différente. Mais cette
dichotomie, quoiqu'acceptable dans la plupart des cas l, apparaît singulièrement

1. Elle s'autorise, il est vrai, de garanties de poids, et Soph, parle bien, ici de oi άνω θεοί
(Ant. 1072), là de oi κάτω θεοί (El. 292), tandis qu'Isocr., on le sait, distingue entre Olympiens
qu'on appelle et Chthoniens qu'on renvoie (V, 1 17 ; cf. encore Porphyre, Antre des Nymphes, 3).
Toutefois, cette dichotomie comporte quelque chose d'artificiel, pour deux raisons : la première
est qu'une même divinité peut être considérée tour à tour comme olympienne et chthonienne ;
cf. pour Zeus Cook, 1965 (1925), p. 1107 sq. ; pour Hélios F. Robert, 1939, p. 253 et 390 ; pour
1 26 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

simpliste : d'une part elle ne tient aucun compte des prières qu'on pourrait dire
« horizontales » adressées, par exemple, à la mer, aux fleuves, dans la direction d'une
statue 2 ; d'autre part a été soulevée avec éclat voici quelque temps par F.T. van
Straten, la question de savoir si les Grecs ne s'agenouillaient pas devant leurs dieux 3.
Une fois de plus Mair avait, dès le début du siècle, cherché à dégager utilement la
caractéristique principale de l'attitude grecque dans la prière. Renonçant à une
description objective détaillée, il avait mis le doigt sur un principe directeur, qu'il
désigne au moyen de l'expression « directness of address » ; c'est-à-dire qu'on
s'adresse aux dieux d'en haut en regardant le ciel, aux dieux d'en bas en se tournant
vers le sol, aux dieux qui résident à la surface de la terre en dirigeant son regard ou ses
mains à l'horizontale, vers la divinité priée 4. Toutefois, le fait de se croire en droit de
présenter une interprétation aussi générale ne le conduisait pas à des simplifications
dogmatiques, et il signalait déjà scrupuleusement que, si les Grecs priaient
normalement debout, un témoignage figuré montrait une femme agenouillée devant
Asclépios et touchant son Ιμάτιον de sa main droite 5 ; ou encore que Polyphème

Hécate Moulinicr, p. 301. La seconde est qu'il n'y a pas de rites uniquement négatifs (Gcrnct &
Boulanger, p. 220-1 ; et encore p. 187 ; 212-4 ; 288). Souvent, même ceux qui hésitent à séparer
les dieux se sont accordés pour maintenir l'idée d'une distinction entre les rituels : STENGEL,
1920 (1898), p. 110 sq. et 133 sq. ; Rohde, p. 123 sq. ; J.E. Harrison, 1903, p. 1-12 ; MEULI,
1946, p. 187 sq. ; Ch. PICARD, 1936 a ; Rose, 1964 , p. 18 sq. ; 1946, p. 10 ; Guthrie, p. 44 ; 50
sq. ; Moulinier, p. 297 ; et l'on part volontiers de cette idée comme d'un point acquis : Détienne,
1963 a, p. 25, s'appuyant sur Gcmet & Boulanger, p. 243 et 259. Sous l'angle des
représentations figurées, le fascicule Images et rituel nous renseigne sur les gestes et les
moments rituels - mais la prière n'occupe qu'une place restreinte. .
2. Achille appelle Thétis « les yeux sur le large aux teintes lie de vïn » (//. I, 350), et
s'adresse au Sperchios par delà les flots « regardant la mer aux teintes lie de vin » (//. XXIII,
143) ; la mère de Cléobis et de Biton, « debout en face de la statue divine, pria la déesse » (Hdt.
I, 31, i. 20-1). Au Mont Lycée en Arcadie, le prêtre priait, « tourné vers l'eau » (Paus., VIII, 38,
4 : προσευξάμενος ες τό ΰδωρ).
3. VAN STRATEN, 1974. La question des gestes de la prière avait été abordée auparavant
principalement par VOULLIEME, S1TTL, (avec bibliogr., p. 174, n. 1), NEUMANN. Nous
n'avons pu consulter la thèse de Grajew, p. 15 sq. Pour un résumé rapide concernant gestes et
attitudes de la prière, voir RUDHARDT, 1958, p. 188. A vrai dire, l'agenouillement devant les
dieux autres qu'infernaux n'était pas méconnu avant VAN STRATEN ; il était simplement, soit
attribué à une dévotion exagérée peu digne d'un homme libre (textes de Théophraste, Plutarque,
Diogène Laerce mentionnés par SAGLIO, p. 81), soit rapporté à la supplication (Zuntz, p. 171),
hypothèse qui nous semble loin d'être périmée : cf. infra, p. 133.
4. MAIR, p. 183, col. 2 et p. 184, col. 1 . Il renvoie, pour le regard et les mains tournés vers
le ciel dans une prière à Zeus, à //. ΙΠ, 364 sq. ; pour les regards « horizontaux », à //. I, 351 ;
ΧΧΠΙ, 143 sq. ; pour les mains tournées vers le sol dans une prière à une divinité chthonienne, à
//. XIV, 271 sq. (serment) et à Bacchyl., V, 42, Vu, 41 ; et pour un frappement du sol, à //. IX,
565 sq., H. II. Αρ. 332 sq., 340 sq., Paus. VIII, 15, 3 (cérémonies au Petrôma).
5. Réf. à R.E.G., 29, 1916, p. 78. Il s'agit d'un bas-relief de l'Asclépieion d'Épidaure.
GESTES ET ATTITUDES 1 27

adressant une prière à Poséidon levait les mains vers le ciel étoile 6. En sorte que cet
article, dans sa brièveté, respectait la complexité des faits. Notre projet n'est pas ici
d'apporter des certitudes. Mais puisque cette recherche sur la prière nous donne
l'occasion de considérer - fût-ce cursivement - la situation dans son ensemble, nous
voudrions avancer une hypothèse que sa simplicité ne devrait pas nécessairement
discréditer.
Mais il convient auparavant de procéder à un inventaire succinct de la question.
On expose traditionnellement que la prière aux Ouraniens s'effectue en général debout
(στάς), mains levées (χείρας άνασχών), yeux tournés vers le ciel (ίδών εις ούρανόν
εύρύν). Cette description se retrouve, plus ou moins complète, depuis Homère jusqu'à
la fin du Ve siècle av. J.C. et au-delà 7. Elle est parfaitement nette et ne laisse place à

6. Od. IX, 527. Dans le cas des mains levées pour certains serments qui attestent plusieurs
divinités, les unes « ouraniennes », les autres chthoniennes (comme par ex. en //. ΙΠ, 275 : Zeus,
Soleil, Fleuves, Terre, dieux souterrains ; XIX, 257 : Zeus, Terre, Soleil et Erinyes), il semble
que ce geste est alors un symbole de prise à témoin (notamment du Soleil, « vengeur des
forfaits » : cf. CUMONT, en partie, p. 74 & 77).
7. Debout : II. XVI, 231 (= XXIV, 306) ; XXIII, 194 ; 582 ; XXIV, 306 ; Od. XII, 356 ;
XIII, 185 ; ll.UAp. 492 ; Pd., Ném. V, 11 ; Hdt. I, 31, 1. 20 ; Aristoph., Oisx. 621. Quelques
textes cependant laissent entendre qu'une prière pouvait être proférée en position assise ; en
particulier, l'appel d'Achille à Thétis en //. I, 349, a lieu dans ces conditions, probablement en
raison du caractère familier de cet appel d'un fils à sa mère (cf. supra, chap. I, n. 323). La chose
est laissée incertaine dans deux textes de YOd. (VI, 321-4 et XX, 58-61). De cela on pourrait
rapprocher les remarques de JACKSON observant (p. 36, n. 111) que Socrate priait aussi bien
debout, couché, ou assis (notons que Plut, fait état d'un précepte qui aurait commandé de
s'asseoir après avoir adoré les dieux - prescription qu'il met en rapport avec la durée des biens
escomptés : Numa, 14, 7 ; 10). Enfin Bianchi rassemble (1976, fig. 47 ; 49 ; 50 ; 51) des
représentations figurant des candidats à l'initiation ou des scènes de Mystères, où l'on voit un
personnage assis, voilé, faisant mine de toucher le Dioskôdion de la main droite ; mais ce
personnage est-il en train de prier ? Sur la θρόνωσις, voir Burkert, 1983 (1972) : p. 266 sq. On
trouvera des représentations de ce rite dans C. Bron, 1987, p. 149-52. Sur les valeurs de la
position assise, cf. infra, chap. V, η. 17 et 85. Les mains levées (en général χείρας ανασχώ\) :
//. I, 351 (χείρας όρεγνυς) ; 450 ; III, 275 ; 318 (= VII, 177) ; V, 174 ; VI, 257 (= métonymie
pour la prière) ; VI, 301 (vers le ciel ou vers la statue ? cf. CORLU, p. 91, n. 4 avec bibliogr.) ;
VII, 130 ; VIII, 347 (= XV, 369) ; XV, 371 (χειρ' όρέγων) ; XVIII, 75 ; XDC, 254 ; XXII, 37
(χείρας όρεγνυς) ; XXIV, 301 ; Od. ΧΠΙ, 355 ; XVII, 239 ; XX, 97 ; Bacchyl. Epin., XI, 100
(Sncll) ; Pd., Ol. VII, 65 ; lsthm. VI, 41 ; (άνατείνω) ; Bacchyl., Dithyr. XV, 45 (Sncll) :
άνίσχοντες χέρας ; Aristoph., Oisx. 623 ; Eur., LT. 269 (άνέσχε χείρφ ; quant aux verbes du
radical de πίτνημι, il est difficile de décider s'ils font référence, à l'extension des bras ou au
déploiement des mains (cf. par ex. Pd., Ném. V, 11 ; Bacch., Dithyr. XVFI, 72, Snell) ; la même
incertitude se présente à propos de la tournure employée par Eur. {Hipp. 1 190) : άναπτύξας
χέρας. Dans Eur., Ilél. 1095-6 (όρθας ώλένας ρίπτονθ' (ρίπτοντα), l'adjectif όρθας semble
indiquer que les coudes ne sont pas plies ; le verbe ρίπτω que le mouvement est exécuté avec
une sorte de véhémence ; Finley, 1973, p. 74, parle de statuettes de Mycènes, « bras dressés ou
tendus »). Il convient de rapprocher la tournure comparable qu'on trouve dans Esch., Sept 172 :
κλύετε, παρθένων, κλύετε πανδίκως χειροτόνους λιτάς et que le scholiaste commente
1 28 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

aucune incertitude sauf en ce qui concerne la position exacte des mains, dont le geste
précis n'est pas aussi facile à définir que la multiplicité des sources pourrait le laisser
croire. L'auteur qui s'est le plus attaché à éclaircir ce détail est sans doute Voullième 8
mais sa démonstration, qui brouille les temps (il ne cesse d'aller des faits grecs aux
exemples romains et inversement) et surtout les différentes sortes de demande
(demandes adressées à un homme, à un dieu, supplication aux genoux), est confuse et
n'aboutit pas à des résultats convaincants. Sans doute est-ce la raison pour laquelle
ceux qui évoquent après lui la question des gestes de la prière citent sa dissertation,
mais sans mentionner ses conclusions. A peu près contemporain était le livre de C.
Sittl, Die Gebärden der Griechen und Römer. L'ouvrage le plus récent à notre
connaissance qui traite de ce sujet est le livre de G. Neumann, Gesten und Gebärden
in der Griechischen Kunst 9 ; mais, orienté comme il l'est autour de préoccupations
artistiques, il ne s'intéresse que de loin à ce qui concerne la religion.

ainsi : κλύετε ημών δικαίως εις ούρανόν άνεχουσών τας χείρας- τοΰτο δε την εκ ψυχής
ίκετείαν δηλοί (cf. VOULLIEME, p. 26) ; toutefois, comme le souligne bien le substantif
ίκετείαν qu'emploie le scholiaste, il s'agit d'une démarche qui n'est pas éloignée de la
supplication (cf. infra, chap. V) - quoique l'expression έκ ψυχής lui ajoute une tonalité
affective. L'expression « lever les mains » apparaît même si caractéristique de la prière qu'elle
peut servir de métonymie pour la désigner : //. V, 174 ; VI, 257 ; VII, 130 (άνα χείρας
άείραι), XXIV, 301 ; Od. IX, 294 ; Eur., El. 592 ; VOULLIEME signale (p. 26) une inscription
portant : χείρας άνασχόντες μακάρεσσιν ες ούρανόν εύρύ(ν). Les mains élevées
constituent également un geste de prière dans les peintures ornant le palais de Mari (Ch. Picard,
1961, p. 106) ; voir déjà un relief du IXe siècle av. J.C. en Babylonie, reproduit dans Cook,
1964 (1914), p. 269, fig. 190 ; cf. aussi, pour l'élévation de la main, signe de prière en Assyrie,
Delaporte, p. 348 ; Contenau, 1951, p. 90-1. Les gestes d'adoration Cretois semblent avoir été
plus variés : mains au front ou aux yeux, sur la poitrine, mais aussi mains levées
(Charbonneaux, 1960, p. 455, col. 2 ; Demargne, p. 285, n. 2) ; ou plus tard coudes au corps,
poings tendus en avant (Faure, 1964, p. 91). Les yeux levés vers le ciel : II. III, 364 ; Vu, 178 (=
201) ; XVI, 232 ; XIX, 257 ; XXI, 272 ; XXIV, 307. Ce mouvement du regard peut être signalé
conjointement avec celui des bras (VII, 178 ; XIX, 257 ; au reste, on sait qu'en iconographie,
« la direction du regard est régulièrement soulignée par le geste d'une main », comme le
rappelle F. Frontisi-Ducroux, 1987, p. 101, n. 12). Mais il arrive aussi qu'il soit mentionné seul,
parce que l'orant répand en même temps une libation (XVI, 232 ; XXIV, 307), parce qu'il veut
éviter d'attirer l'attention (Vu, 201) ou parce qu'il n'a pas le loisir d'en faire plus (ΙΠ, 364 ; XXI,
272). Sur la statue du IVe siècle dite « L'enfant en prière » (éphèbe en bronze du Pergamon
Museum de Berlin), regards dirigés vers le ciel, les deux mains élevées, attribuée à Boëdas, fils
de Lysippe, cf. Collignon, 1897, p. 483-4, et MEHAT, col. 2206. Notons que dans les textes, la
description des gestes et attitudes de la prière est volontiers présentée dans une participiale,
comme le remarque Führer, 1967, p. 133 (& n. 25).
8. VOULLIEME, p. 18 sq. Sur les difficultés posées par la question de la position exacte
des mains, cf. infra, n. 15.
9. SITTL, p. 174-99 ; NEUMANN, p. 77 sq. ; SAGLIO ; on trouve aussi des
renseignements dans HEILER, p. 103 sq. ; STENGEL, 1920 (1898), p. 78 sq., en partie, p. 80 ;
Kern, II, p. 287 ; BECKMANN, p. 69 sq. ; Grundmann, cjI. 955 ; (et, pour les regards, t. II, col.
GESTES ET ATTITUDES 1 29

Toujours est-il que, des publications de Voullième, de Sittl, de Neumann, se


dégage un fait qui mériterait d'être examiné systématiquement (ce que nous ne
saurions faire ici) : c'est que les mains levées en vue d'une prière peuvent avoir la
paume tournée vers l'extérieur - le poignet est alors un peu cassé 10 -, ou tournée vers
le haut, soit en oblique, soit à plat - la main se trouvant dans le prolongement de
l'avant-bras n. Il ne nous semble pas du tout avéré que dans le premier cas, seule la
main droite soit levée et que, dans le second, les deux mains soient impliquées comme
Voullième le prétend 12 ; Sittl consigne des exemples où les deux mains sont
concernées, d'autres où il s'agit d'une seule, d'autres enfin où une élision ne permet pas
de savoir s'il faut lire χείρα ou χεΐρε13. Il nous paraît encore plus douteux que le
premier geste soit en rapport avec « le vœu » et le second avec « la supplication »,
comme Voullième essaie de nous en persuader 14. Il est en revanche évident que les
deux gestes existent 15 et que leurs significations, probablement, doivent être
distinguées. Que l'un soit plus spontané que l'autre, qu'il exige une tension musculaire
moindre, est un point évident : il est plus facile de lever l'avant-bras avec la main dans
le prolongement du poignet, que de tendre le bras, poignet cassé et main tournée vers
l'extérieur comme pour dire « halte ». Doit-on, selon la suggestion de Voullième, en

430) ; Kontoléon, p. 15-6 ; BRANDT ; CORLU, p. 91-2 ; Cl. Bérard, 1974, p. 71 ; Van Straten,
1981, p. 82-3 (&n. p. 145-6).
10. VOULLIEME, p. 20 : « Manus ad deum spectat ».
11. En oblique, cf. ibid., p. 35 : « Precantes brachiis in eandem regionem ita ad caelum
sublatis ut palmas inter se aspiciant, eas pariter resupinabant, quo modo ita uertuntur, ut ad
caelum spectent ». A plat : cf. infra, n. 18.
12. Observant que le geste de lever la main droite convient au discours aussi bien qu'à la
prière, VOULLIEME en conclut qu'il reflète une attitude trop intellectuelle pour appartenir à la
véritable adoration, et il lui attribue une valeur intéressée, à sa place par ex. en cas de vœu-
promesse (p. 23). Ce genre de remarque est visiblement contemporain d'un temps où l'on croyait
la prière antique encline aux tractations mercantiles (cf. supra, Introd., n. 6 & 21) - et où de
surcroît (mais la coïncidence est-elle due au seul hasard ?) on estimait pouvoir établir un rapport
intrinsèque entre ευχή et le vœu : cf. infra, chap. Ill, p. 246 sq. Au contraire, pour J.
Karageorghis (p. 89-90), la position de la main tendue fait interpréter la représentation comme
une scène d'hommage. Déjà HEILER (p. 219) mentionnait le rapport d'amitié, et non de
servilité, qu'exprime l'attitude du corps.
13. Cf. encore CORLU, p. 91, selon qui le plus souvent c'est le pluriel qui est employé.
14. VOULLIEME, p. 39, n. 28.
15. Cf. les réf. signalées par Ch. PICARD, 1936 a, p. 141, n. 2, et les représentations
figurées reproduites par SITTL, fig. 18, p. 186 ; par NEUMANN, fig. 38 ; 39 ; 40, p. 80. De
fait, ce sont bien plus de deux gestes qui existent, mais il n'est pas possible d'entrer ici dans les
détails.
1 30 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

conclure que l'un soit plus adéquat que l'autre à exprimer la prière 16 ? C'est plus que
douteux. Et encore faudrait-il préciser de quelle prière on parle. Assurément, l'un des
gestes possibles ressemble exactement à celui que, dans le formulaire des conventions
archaïques régissant les figurations, on appelle le geste de la prise de parole 17. Mais
serait-il faux de regarder la prière comme un entretien avec la divinité ? Nous verrons
au contraire qu'une prière, le plus souvent, ressemble fort à un discours 18. Cela étant,
il n'y aurait rien d'étonnant à ce que les gestes accompagnant une elocution discursive
se ressemblent, que le destinataire en soit divin ou humain. On pourrait alléguer que
ce mouvement de l'avant-bras est parfois effectué à l'horizontale, la paume se trouvant
tournée, non plus vers l'intérieur en biais, mais en l'air, en position 19 dite « supine »
(ύπτιας χείρας) ; et que ce geste évoque celui d'un mendiant. Mais Voullième a raison
de considérer que le fidèle qui « tend les mains » ainsi ne quémande pas ; peut-être
esquisse-t-il un mouvement dans la direction des dieux qu'il suppose à portée de voix
sinon de toucher (cf. n. 16) ; il semble en tout cas se présenter avec la modestie d'un
qui s'estime démuni et qui s'en remet à plus puissant que soi. Il n'est pas plus
inopportun d'y voir une marque d'impuissance et d'interrogation que de mendicité.
Au contraire lorsque le fidèle, poignets cassés, tourne ses paumes vers l'extérieur,
n'est-on pas fondé à trouver dans ce geste le symbole sinon le substitut d'un toucher
appuyé, intentionnel, d'une véritable « imposition des mains » ? Toutefois il faut
reconnaître que le contact propre, justement, n'est pas institué. De là à conclure qu'il
est évité, il n'y a qu'un pas puisque, quand on prie devant une statue, aucun obstacle
matériel ne s'oppose à ce qu'on la touche. Mais il n'est pas évident que ce pas doive
être franchi. On pourrait aussi supposer que le geste des bras étendus avec ostentation,
qui ressemble si fort au geste de la divinité « aux mains levées », était une sorte
d'imitation par laquelle le fidèle essayait de rejoindre le dieu en mimant son attitude.

16. VOULLIEME estime le geste simple « plus naturel » : esquissant un mouvement dans
la direction des dieux, il ressemble (prétend-il p. 41) à « amplexum non plane perfectum ». Sur
ce geste d'approche, sans contact, cf. NEUMANN, p. 91.
17. Charbonneaux parle du « geste de la main levée, qui signifie qu'un personnage adresse
la parole à un autre » (1945, p. 51) ; cf. supra, n. 12. En ce domaine, la voie avait été frayée par
Déonna, 1913. Pour un aperçu relatif aux rapports (très débattus) entre les rites et les gestes
d'expression (selon ΓΑ., les premiers sont la source des seconds), cf. Gombrich, p. 228-30.
18. Cf. infra, chap. ΙΠ, p. 215-217.
19. Cette position des mains pouvait passer pour la marque d'une soumission excessive
(γυναικομίμοις ύπτιάσμασιν χερών, dit le Titan dans P.E. 1005). Au reste, on ne trouve (y
compris P.E.) que trois attestations des mots ύπτιος / ύπτίασμα « in scriptis optimae a;tatis »
(VOULLIEME, p. 33) : Aristoph., Ass. F. 782 où il s'agit, non de la position des orants mais de
celle des statues divines, qui quémandent ; et Esch., Ag. 1284 (άξει νιν ύπτίασμα κειμένου
πατρός) : « L'appel suppliant (trad. Mazon) de son père abattu le conduira au but ». Cf. encore
SITTL.p. 174.
GESTES ET ATTITUDES 131

Mais on doit avouer qu'on n'en a pas le premier commencement de preuve 20. Il
faudrait encore faire une place au claquement des doigts, aux doigts repliés 21, tous
détails dont il nous semble inutile de scruter le sens ici, puisqu'en l'absence de
commentaire textuel, nous ne saurions atteindre autre chose que des suppositions
ponctuelles, n'apportant rien concernant la signification et la portée de la prière en
Grèce.
En tout cas, si la position exacte des mains est difficile à préciser au juste,
l'interprétation qu'il convient de proposer pour les divers gestes possibles est encore
plus délicate à déterminer. Nous en resterons donc à l'expression courante : « tendre »
ou « élever les mains » (άνατείνειν, άνασχέϊν τας χείρας), quelles que soient ses
implications de détail, puisque même en ce qui concerne cette simple description des
attitudes générales qu'adoptaient les Grecs en priant, il faut reconnaître que nous
sommes en pleine incertitude. Les textes en effet, qui peuvent fournir des indications
sur le type de prière auquel on a affaire, laissent dans l'obscurité la position exacte des
mains ; les monuments figurés en revanche, de nature à être moins ambigus sur le
geste, ne sauraient nous indiquer avec netteté quel genre de prière un personnage est

20. NEUMANN consacre un développement (p. 91 sq.) à cette élévation symétrique des
deux bras d'idoles masculines et surtout féminines, qui ont longtemps été prises pour des orants
(n. 385) ; mais il s'arrête (p. 92) à l'interprétation de ce geste des bras levés comme un signe de
l'épiphanie, marquant un avènement puissant. Sur la difficulté d'interprétation des monuments
figurés (principalement pour décider s'il s'agit du geste d'une prêtresse ou d'une idole, cf.
Collignon, 1911, p. 21-3. De même, CUMONT souligne l'ambiguïté du signe de la main isolée
levée (capable de marquer la prière ou l'adoration, ou bien la bénédiction divine : p. 71).
Comme on le sait, les représentations de la déesse « aux bras levés » se trouvaient déjà en
Crète : cf. St. Alexiou, en partie, p. 243 sq. ; 288 ; 292 ; on peut consulter aussi V.
Karageorghis, et J. Karageorghis, p. 129 sq. Sur Γ « Epiphaniegestus », cf. encore Burkert,
1977, p. 53 (ou bien, antérieurement, Schweitzer, p. 128 & fig. 92 ; p. 220 & pi. 238 ;
Snodgrass, p. 418) ; Dietrich, 1986.
21. Doigts repliés : le majeur et l'index, ou l'index seul, demeurant étendus, signe de
retenue timide, selon NEUMANN, p. 82. Heckenbach mentionne aussi (p. 100) - avec, à
l'appui, deux réf. que nous n'avons pu vérifier - une pression des doigts de la main gauche les
uns contre les autres (mais la coutume de ce geste semble avoir été répandue plutôt chez les
Romains). A en croire SAGLIO (cf. supra, chap. Ι, η. 217), on rencontre un salut adressé aux
dieux par un geste de la main ; il ajoute même qu'on appuyait sur le pouce le premier doigt, et
qu'on n'ouvrait que légèrement la main ; que ce geste, avec les doigts repliés, devait précéder
d'ordinaire immédiatement celui qui indiquait plus particulièrement l'invocation et la prière
(avec une main, ou les deux mains, ouvertes et tendues) ; que dans l'adoration proprement dite,
le geste de la main était seulement accompagné d'ordinaire d'une légère inclinaison de tête. Tout
cela est peut-être vrai de la religion romaine (les seuls auteurs cités sont Pline, Apulée,
Quintilien), mais il nous semble difficile d'en inférer que ces précisions valaient aussi pour la
religion grecque. De même, il ne nous apparaît pas du tout évident qu'on doive discerner en
Grèce certains cas d'oraisons « aux mains voilées » (cf. Ch. PICARD, 1936 a, p. 150). Sur la
position des doigts dans le geste d'adoration, on peut encore renvoyer à DELATTE, 1951, p.
431-2, ou à Amandry, p. 69 (et p. 74).
132 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

en train de prononcer. Cette incertitude croît encore quand on en vient aux prétendues
prières « funéraires ».

Celles-ci, ou encore les prières adressées aux divinités chthoniennes, offrent


volontiers des attitudes et des gestes nettement différents. Sans doute le type de prière
que nous venons de décrire est-il le plus courant, le plus public aussi, à tel point qu'il
est devenu comme l'emblème de la prière en Grèce. Le Pseudo-Aristote déclare en
effet sans restriction : Πάντες ol άνθρωποι άνατείνομεν τας χείρας εις τόν ούρανόν
εύχας ποιούμενοι 22. Ch. Picard rectifie : « C'est sans doute à dessein qu'il néglige
d'indiquer le geste confidentiel qu'on faisait aussi en certains cas, mais de la main
gauche, vers la terre, pour prier les pouvoirs infernaux », car ce genre de prière « attira
moins publiquement l'attention, à cause de son caractère secret, tantôt redoutable,
tantôt maléfique » 23. Il conclut à l'existence possible de deux types distincts de prières
du point de vue des attitudes : l'une, qui s'adressait aux dieux d'en haut, et dont les
postures et les gestes étaient ceux que nous avons décrits plus haut ; l'autre, accomplie
pour solliciter les dieux d'en bas, qu'on prononçait en tournant les mains vers le sol, ou
même accroupi en frappant la terre (position proche de l'agenouillement). Toutefois,
l'article de van Straten a renouvelé les perspectives 24, en attirant l'attention sur des
monuments figurés qui amènent à reconsidérer cette idée d'une dichotomie, reçue
depuis Ch. Picard. On ne pourrait plus, maintenant, se montrer aussi péremptoire, et il
faut convenir qu'on voit « tendre les mains » vers les dieux infernaux et, comme van
Straten le met en évidence, s'agenouiller devant des dieux qui ne sont pas
spécifiquement chthoniens. Aussi bien la question se complique-t-elle de l'existence
des gestes de la προσκύνησις, qui équivaut souvent à un prosternement ou à un
agenouillement, et qui est loin de s'adresser uniquement à des dieux infernaux 25.
Évoquons brièvement les différents aspects de cette discussion.

22. Ps. Aristt., De M undo, VI, 400 a 16.


23. Ch. PICARD, 1936 a, p. 142 ; cf. encore Ch. Picard, 1935, p. 94 ; 1948, p. 169 (sur la
Lamax de Haghia Triada) ; Guthrie, p. 247 ; Cl. Bérard, 1974, p. 80 (avec bibliogr.). Que la
droite soit réservée aux Olympiens et la gauche toute désignée pour invoquer les puissances
infernales, ressort de Plat., Lois, IV, 717 a. Cuillandre a rassemblé (p. 469-73) des réf. montrant
que cette conception n'était pas spécifiquement grecque. On pourrait encore renvoyer à
Needham.
24. VAN STRATEN, 1974.
25. Outre VAN STRATEN, 1974 (qui rouvre le débat soulevé par l'interprétation du mot
προσκύνησις et par la question de savoir si le terme implique l'agenouillement), il faut
mentionner DELATTE, et Geraci (avec la bibliogr., p. 209-11), qui souligne que le
προσκύνημα « appelle la protection de la divinité sur celui qui prononce la prière, sur ceux
qui, éventuellement, s'associent à lui, sur tous ceux - parents, enfants, amis, animaux - pour qui
il la formule » (L. BODSON, p. 156, n. 63). Mais Geraci s'intéresse surtout à la question telle
qu'elle se présente en Egypte. Il ne saurait être question ici de réexaminer cette question de la
προσκύνησις.
GESTES ET ATTITUDES 133

Pour ce qui est de « tendre les mains » (en les élevant) vers les dieux infernaux, il
n'est que de considérer les premières illustrations rassemblées par J.E. Harrison au
début de ses Prolegomena to the Study of Greek Religion 26 : elles nous montrent des
adorants devant Zeus Meilichios (représenté soit sous des traits humains soit sous la
forme d'un énorme serpent). Ils sont debout, le regard dirigé horizontalement vers le
dieu, la dextre avancée comme elle pourrait l'être dans le cas d'une prière aux
ouraniens. Cela est une incitation à penser qu'il en allait de même chaque fois que le
fidèle se trouvait devant une statue, même une statue d'une divinité des forces du sol :
comment au juste s'adressait-on à Damia et Auxèsia dont les statues agenouillées se
trouvaient à Égine 27 ? Quel geste accomplissait-on vers Trophonios en lui adressant la
prière dont on devait s'acquitter envers lui avant d'entreprendre la catabase que
comportait sa consultation 28 ? Puisqu'il s'agissait de contempler la statue, de lui
accorder des soins et de lui adresser une prière, ne dirigeait-on pas les mains - en tout
cas à coup sûr les regards - vers l'image cultuelle plutôt que vers le sol ? Le texte de
Pausanias nous oriente vers la supposition que l'idole cultuelle n'occupait pas, pour le
consultant qui était admis à la contempler, une autre situation que n'eût fait une statue
d'ouranien : si le fidèle devait lever les mains vers elle, en quoi son attitude était-elle
spécifique d'une prière chthonienne ? Il serait inconcevable de voir ignorer une statue
cultuelle quand elle est dressée à proximité. Mais s'il faut admettre que l'orant se
tournait vers elle, qu'elle représentât une divinité céleste ou infernale, cela serait une
raison de plus de réduire considérablement la portée de la dichotomie qu'on avait pris
l'habitude d'instituer entre gestes de la prière ouranienne et gestes de la prière
funéraire. Il faut, semble-t-il, s'y résoudre avec détermination : tout comme il serait
trompeur d'imaginer une solution de continuité entre sacrifices ouraniens et sacrifices
chtoniens ^, il serait encore plus inexact de méconnaître la multiplicité des situations

26. J.E. Harrison, 1903, p. 19-22 : fig. 2 ; 3 ; 5 ; 6 ; cf. aussi Cook, 1965 (1925), 2,
Appendix M (Zeus Meilichios) fig. 942 ; 943 ; 946 ; 947 ; 967.
27. Cf. Hdt. V, 85-6 ; Paus. Π, 30, 4.
28. Cf. Paus. IX, 39, 8 : « Après avoir considéré (θεασάμενος) la statue faite, disent-ils,
par Dédale,... après lui avoir rendu des soins et adressé des prières (θεραπευσας τε και
εύξάμενος), il {le consultant} se dirige vers l'oracle ». Même si ce héros a acquis la qualité de
dieu (Foucart, p. 22 sq.), il n'en demeure pas moins, comme l'indiquent son nom et la
disposition souterraine de son oracle, un maître des forces d'en bas. De toute façon, la célèbre
critique d'Heraclite (22 Β 5, D.K.) : τοις άγάλμασι δε τουτέοισιν εύχονται, όκοΐον ει τις
δόμοισι λεσχνεύοιτο, ου τι γινώσκων θεούς ούδ' ήρωας ο'ί τινές είσι (« Et ils adressent
des prières à ces statues, comme si l'on devait converser avec des maisons, sans savoir le moins
du monde ce que sont les dieux et les héros ») montre bien qu'il peut s'agir de statues de héros
autant que de dieux.
29. L'existence de deux rituels absolument séparés (cf. supra, n. 1) a été révoquée en
doute : Nock, 1972 (1944), p. 576 sq. ; en particulier, les « exceptions » qu'il passe en revue à
partir de la p. 578 prouvent à l'évidence que les deux types de rituels peuvent se trouver
1 34 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

intermédiaires qui pouvaient, concrètement, se présenter aux fidèles quand il s'agissait


de prier. On est obligé de reconnaître qu'on voit des fidèles « tendre les mains » vers
des dieux infernaux. D'un autre côté, van S traten a administré des preuves irréfutables
obligeant à reconnaître également que des orants pouvaient s'agenouiller devant des
dieux d'en haut ; et ce dernier aussi bien que G. Geraci (cf. n. 25) font valoir l'aptitude
de ces gestes à accompagner des recours aux dieux « sauveurs ». La question semble
donc fort embrouillée.
C'est qu'en tout cela, personne à notre connaissance ne s'est préoccupé de définir
nettement quel est le type de prière concerné. Si ces orants agenouillés sont en train
d'accomplir une supplication qui non seulement tolère, mais recommande le contact et
la position accroupie ou agenouillée 30, où est la surprise ? Or on ne suppliait pas que
les dieux infernaux. Parler de « dieux sauveurs » demeure excessivement allusif :
puisque le rapprochement établi par les auteurs modernes entre cette posture et le
recours aux « dieux sauveurs » implique bien qu'il s'agisse de demandes vitales, - ce
que sont précisément celles qui déterminent l'usage de la supplication 31 - il nous
semble préférable de proposer clairement un rapport explicite. Dans ces conditions, si
la prière ainsi représentée sur les monuments figurés correspond à une démarche
désignée par ίκνέομοα et non par εύχομαι, la position tapie au sol n'a rien d'incongru,
même pour des dieux dits «d'en haut», comme nous le verrons (cf. n. 31).
Inversement, on ne recourait pas aux dieux infernaux uniquement pour les supplier ou
pour les évoquer, - démarches qui, s'accompagnant toutes deux d'un contact, étaient
nécessairement effectuées avec les mains dirigées vers le sol, voire en le frappant
effectivement 32 ; et quand il s'agissait simplement de présenter une requête

mélangés ; Brelich, 1958, p. 16-8 ; Burkert, 1983 (1972), p. 16 sq. & n. 41 ; 1977, p. 306-12 ;
Éliade, 1976, p. 460-1, n. 95.
30. Cf. supra, n. 3. Dans ce sens va la suggestion de Berranger qui parle (p. 250) d'une
suppliante ; mais il est vrai que les divinités concernées (les Nymphes) ne sont pas exemptes de
tout aspect chthonien {ibid.). Sur έδρα. θάκημα, cf. infra, chap. V, p. 429.
31. Cf. Ίφα, chap. V, p. 426.
32. On peut assurément citer en réf. des textes prouvant que l'évocation des puissances
infernales s'effectuait en martelant le sol (cf. VOULLIEME, p. 25 ; Ch. PICARD, 1936 a, p.
144 sq.) : Althaea suscite ainsi l'Erinys mortelle contre son fils (//. IX, 568) ; à cet ex. épique,
Rohde ajoute (p. 99, n. 1) : Plut., Amator. Narrât. 3, 774 b ; Paus., VIII, 15, 3 ; Jamblique, V,
156 : Pythagore aurait enjoint de toucher la terre (της γης άψασθαι) quand il tonne. On peut
penser encore à d'autres passages : Héra, invoquant Gaia pour enfanter seule un rejeton
redoutable, fait trembler la terre en la frappant à plat (//.//. Ap. 333) ; les enfants d' Agamemnon
implorent le secours de leur père (Esch., Choéph. 315-509) ; les vieillards perses prient Darius
de revenir de chez les morts pour les éclairer de ses conseils {Perses 632-80) : notons au reste
que ces deux évocations exigent de la persévérance, car les morts ont peine à entendre les
appels qu'on leur adresse (Esch., Choéph. 315-8 ; Perses 632-5) ; Rhéa, frappant le sol, obtient
le jaillissement d'une source (Call., //. à Zeus, 31-2). Ce sont là des ex., fournis par la littérature,
qui nous font assister au surgissement d'une puissance chthonienne. A ces réf. littéraires, il faut
GESTES ET ATTITUDES 135

argumentée - que ce fût aux dieux d'en bas comme à ceux d'en haut - , où eût été le
besoin d'effectuer autre chose qu'un geste de prise de parole ?
Cette supposition permet de rendre compte de l'apparente dichotomie qui a si
longtemps retenu presque exclusivement l'attention, au point de faire croire (en dépit
des difficultés) qu'il y avait deux types de prière : l'une pour les dieux d'en haut ;
l'autre réservée aux dieux d'en bas. En effet, comme les divinités infernales ou
chthoniennes se trouvent, par leur nature même, en rapport avec les réalités de la vie et
de la mort, on comprend qu'elles aient le plus souvent reçu des prières où un contact
était institué pour obtenir un salut vital. Ainsi se trouverait expliquée la fréquence des
agenouillements, des mouvements vers le sol dans les prières dites « funéraires ».
Mais ainsi également seraient justifiées les prétendues exceptions à cette « règle » de
la dichotomie des gestes, qu'il s'agisse de bras levés devant des dieux infernaux, ou
d'agenouillement et de contact devant des dieux « ouraniens ». La disparité des
postures et des gestes ne proviendrait pas de la nature différente des dieux auxquels on
s'adresse, mais de la nature différente des démarches qu'effectue le fidèle : dans un cas
simple requête, démarche discursive s'accommodant d'un geste de prise de parole ;
dans l'autre, effort désespéré, démarche vitale exigeant un engagement « à corps
perdu » et l'établissement d'un contact - surtout du contact étroit et de haute valeur
symbolique obtenu par l'agenouillement. Évidemment, la nature même des
monuments figurés nous impose de demeurer dans le domaine de l'incertain ; mais il
faut reconnaître que notre hypothèse permettrait de concilier la diversité des
témoignages.
En tout cas, quand il ne s'agissait pas de supplication et de salut vital, on peut en
revenir au principe de Mair, « directness of address », qui semble en effet présider
d'une manière générale aux postures et aux gestes de la prière. Ainsi les divinités
aquatiques (en tout cas quand elles étaient invoquées en tant que telles) recevaient des
prières pour lesquelles les fidèles dirigeaient mains et regards horizontalement, vers

ajouter les témoignages concernant les cérémonies de fustigation du sol effectuées à l'Éleusinion
de Phénée en Arcadie (Paus. VIII, 15, 1-3 ; cf. Ch. PICARD, 1936 a, p. 146-7), et d'une manière
générale tous les témoignages relatifs aux scènes d'anodos (cf. Cl. Bérard, 1974, p. 75 sq. et en
partie, p. 82 ; 86-7). Mais tous ces ex. sont empruntés d'une part à des récits mythologiques,
d'autre part à des cérémonies rituelles très particulières, qui n'étaient entreprises que dans des
conditions très « spéciales » (cf. Ch. PICARD, 1936 a, p. 145), avec de multiples précautions (le
martèlement s'effectuait au moyen d'instruments, et le prêtre officiant au Πέτρωμα, usait de
verges, et était masqué). Dans ces conditions, il est assez peu étonnant que « nous n'ayons guère
de représentations figurées du rite de battement de main » (Ch. PICARD, 1936 a, p. 147) : un
recours aussi extrême et périlleux aux puissances infernales, avec appel cogné, ne faisait
assurément pas partie de la religion quotidienne, et nul n'aurait osé s'y exposer individuellement
dans un acte de dévotion personnelle et de sa propre initiative, comme fait Althaea dans la
fiction épique (le seul ex. historique auquel Ch. PICARD fasse allusion, p. 153, de prières que
les Athéniens adressaient à Héraclès, à genoux, « peut-être en touchant le sol des mains », est
loin d'être assuré). Il convient donc de prendre ces mentions littéraires pour ce qu'elles sont : des
exceptions impressionnantes.
136 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

les flots : c'est la position d'Achille appelant la déesse marine, sa mère 33 ; et Hésiode
affirme nettement qu'on prie un fleuve Ιδών ες καλά ρέεθρα Μ. En revanche, lorsque
Poséidon n'est pas invoqué comme dieu marin, Forant qui fait appel à lui peut lever ses
mains vers le ciel, comme l'observait déjà Mair 35. Par ailleurs, il suffisait qu'une
divinité, olympienne ou non, fût considérée comme résidant dans un sanctuaire, même
s'il était lointain, pour qu'elle reçût des prières orientées géographiquement 36, si l'on
peut dire, et non pas tournées vers le haut ou vers le bas. Un exemple très clair de ce
fait est fourni par Les Phéniciennes d'Euripide : au moment où les deux frères vont
entamer le combat fatal, il semble naturel qu'Étéocle adresse sa prière à Athéna en
regardant le sanctuaire de cette déesse, situé à proximité ; mais quelques vers avant,
Polynice avait prié Héra, les yeux tournés dans la direction de la lointaine Argos, et
non point autrement 37. L'épopée homérique nous offre d'autres témoignages
analogues : pour demander réparation des outrages d'Agamemnon, Chrysès se tourne
vers la résidence cultuelle du dieu dont il est le prêtre, c'est-à-dire Apollon, l'Apollon

33. //. I, 350 ; on peut évoquer aussi les invectives que le même héros adresse au Sperchios
par delà le large (//. ΧΧΙΠ, 143). Cf. supra, n. 2. S'il est bien vrai qu'Achille use de privautés
particulières dans la prière qu'il adresse à sa mère (cf. supra, chap. I, n. 328), le regard dirigé
vers le large ne nous semble pas en constituer une (à la différence de ce que veut RUDHARDT,
1958, p. 189, n. 2).
34. Hés., T.J. 738.
35. Od. LX, 527. Cf. supra, n. 6.
36. Cette question de l'orientation (cf. supra, chap. I, n. 250) mériterait aussi une étude
spécifique qui serait ici hors de saison. Ce qu'on sait, au milieu des incertitudes qui marquent ce
point, c'est qu'on se tournait vers le couchant pour prononcer des imprécations (Ps. Lysias, VI,
Contre Andocide, 51), et que les questions d'orientation semblent avoir été importantes en Crète
(Ch. Picard, 1927 b, p. 361 ; 368 & n. 2). Les mouvements giratoires, circumambulatoires -
rites anciens et répandus (cf. Goblet d'Alviella, p. 2) - ne semblent guère avoir occupé une
place importante en Grèce, en tout cas en rapport direct avec la prière, stricto sensu (cf.
cependant Plut., Numa, 14, 7-8) ; on en jugerait sans doute différemment si l'on comptait les
hymnes au nombre des prières.
37. Eur., Phén. 1365 sq. ; de même en //. XXIV, 284 sq., Priam prie en direction de l'Ida
(cf. Cuillandre, p. 145-8). Deux vers de YHél. d'Eur. sont bien propres à montrer qu'on prie vers
le séjour où réside la divinité, tout en expliquant qu'on se tourne souvent de préférence vers le
ciel : αΐτούμεθ' όρθας ώλένας προς ούρανόν/ ρίπτονθ' ϊν' οίκεις αστέρων ποικίλματα
(1095-6 : « Nous te prions, levant au ciel nos mains tendues vers le rayonnement des astres, ton
séjour » ; l'héroïne s'adresse à Héra). L'orientation de la prière vers la résidence des dieux (cf.
Paus. II, 12, 5) est un phénomène bien connu : voir entre autres Sll'l'L, p. 187-8, n. 8 (cit. de
Simplicius et de Philoponos) ; p. 193 sq. ; STENGEL, 1920 (1898), p. 80, n. 5 ; BECKMANN,
p. 71 ; CUMONT, p. 69. Cela étant, dans bien des cas, il nous faut ignorer l'attitude choisie ;
ainsi quand Esch., dans Les Gren.., invoque Demeter pour être digne de ses mystères (v. 886-7),
lève-t-il simplement les mains vers le ciel ? ne se toume-t-il pas plutôt dans la direction
d'Eleusis ? Quelque probabilité qui nous semble exister en faveur de la seconde solution, nous
ne pouvons avoir aucune certitude.
GESTES ET ATTITUDES 137

« qui règne sur Chrysé, Ténédos, et Killa la divine » 38 : c'est donc bien la divinité de
ces sanctuaires qu'il invoque ainsi à distance, même si l'archer est décrit descendant de
l'Olympe 39. Cette considération, relative à l'orientation géographique toujours
possible des prières, constitue un argument supplémentaire pour nous dissuader
d'accorder une importance démesurée à la nature des dieux invoqués, quand il s'agit de
rendre compte des gestes de la prière. Nous préférons donc, sur cette question, en
rester à l'hypothèse selon laquelle les attitudes de la « prière » sont régies plutôt par la
nature de la démarche - supplication ou requête discursive - ; et, dans un cas comme
dans l'autre, la préoccupation principale nous semble avoir été de se tourner, autant
qu'il est possible, vers la direction qui rapproche au mieux de la divinité concernée,
dans la fonction où précisément elle est concernée.
L'absence de formalisme que nous avions notée au chapitre précédent se retrouve
donc en une certaine mesure dans l'étude des mouvements du corps pendant la prière.
La multiplicité des gestes, la possibilité d'exceptions ou d'intermédiaires, montrent
qu'on n'a pas affaire à un code réglé une fois pour toutes, à des mouvements
mécaniquement accomplis, mais à des attitudes dans lesquelles l'initiative n'est pas
interdite : tout autant que l'élocution verbale 40, l'expression corporelle est utilisée avec

38. //. I, 37 sq. ; sur les caractéristiques chthoniennes de l'Apollon qui descend, cf. F.
Robert, 1950, p. 125.
39. Cependant, comme il s'agit d'un dieu propagateur de la peste, c'est-à-dire plutôt
chthonien, il est permis de se demander si le poète n'a pas jugé plus expédient de le faire appeler
par Chrysès d'une manière neutre, qui ne fût précisément ni « ouranienne » ni « infernale »
(selon la manière traditionnelle de s'exprimer), d'une part pour souligner les mérites que le
prêtre s'est acquis en servant ce dieu local, de l'autre pour éviter de mettre en évidence son
caractère chthonien, ce qui est en accord avec les choix habituels de l'épopée. Il y aurait peut-
être lieu d'adopter une explication du même genre, mutatis mutandis, pour rendre compte de
l'invocation des Phén. dont nous faisions état à l'instant : Polynice, au lieu d'invoquer
l'olympienne épouse de Zeus, s'adresse à sa nouvelle divinité poliade pour obtenir le succès de
ses armes contre son ancienne patrie ; c'est-à-dire qu'un dieu local peut être estimé plus proche,
donc plus apte à défendre des intérêts particuliers. Quoi qu'il en soit, il reste que le fidèle
possède au moins la possibilité de se tourner vers le séjour géographique présumé (si éloigné
soit- il) du dieu auquel il adresse sa prière.
40. Cf. supra, chap. I, p. 35-36 : les prières à texte fixe sont peu nombreuses ; infra , p. 151
sq., sur tous les degrés qui peuvent exister entre une prière proférée à haute voix et une prière
silencieuse. Il suffit, pour attester la multiplicité des gestes possibles, de relire les
recommandations d'Hés. aux paysans concernant le début du labour (J.J. 465-9) : « Priez Zeus
Infernal et la pure Demeter de rendre lourd en sa maturité le blé sacré de Demeter au moment
même où, tenant en main la poignée qui termine le mancheron, vous toucherez le dos des bœufs
qui tirent sur la clef du joug ». (Sur cette prière, cf. supra, chap. I, n. 256). Cette invitation, loin
d'être présentée dans une intention de nouveauté, l'est au contraire dans un esprit de tradition. Or
pour cette prière comme pour le serment exigé d' Antiloque par Ménélas pendant la course de
chars (//. XXIII, v. 581 sq.), les gestes précis recommandés sont extrêmement particuliers,
gouvernés dans les deux cas par la notion d'une étroite solidarité entre les bêtes, les hommes qui
les mènent, et le résultat obtenu de cette collaboration.
138 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

une marge de liberté assez grande. Notons qu'un tel parallélisme n'a rien pour
surprendre puisque, comme l'a fait observer R. Bastide 41, la prière corporelle n'est pas
un simple « accompagnement » de la prière verbale ou mentale, mais qu'elle est bien
en elle-même réellement prière ; ou plutôt que la prière est un rite « total », engageant
des postures, des gestes, des mimiques, et non seulement un rite oral. Cela dit, les
attitudes, les gestes de la prière en constituent l'élément le plus spectaculaire. Ils
étaient forcément porteurs d'un sens - même si celui-ci n'est pas explicite - pour ceux
qui accomplissaient ces gestes et pour ceux qui voyaient ces attitudes. En tout cas une
méditation sur la prière, sur les conceptions religieuses qu'elle révèle pour une
civilisation donnée, ne saurait en rester à la simple description, et se dispenser de
rechercher ce sens, en dépit des embûches. Les difficultés apparaissent en effet
particulièrement redoutables sur ce point, dans la mesure où se dressent des images
non seulement incertaines (puisque les positions possibles des mains, du corps, sont
multiples), mais muettes. Tout en réservant la part des interrogations insolubles,
surtout en ce domaine, c'est sur cette signification que nous voudrions maintenant
présenter une amorce de réflexion.

La station debout n'est nullement spécifique de la religion grecque et Heiler note


dans son ouvrage général que c'est, de loin, l'attitude la plus répandue,

41. Bastide, p. 134-5 (et encore 142). Il semblerait effectivement fâcheux de minimiser la
part des gestes et des attitudes ; car les représentations figurées ne sont pas seules à nous en
attester l'importance : il faut encore remarquer que les textes mêmes leur accordent une place de
prédilection (cf. par ex. //. IX, 568-71). D'abord diverses figures de style viennent en rehausser
le relief : les métonymies servant à désigner la prière (« lever les mains vers » est la plus
fréquente ; ex. net en //. Vu, 130) semblent suggérer avec évidence leur importance. Ensuite les
évocations plastiques ont visiblement été très soignées dans certains textes (par ex. 01. 1, 71-85 ;
VI, 57-61, sur quoi voir Des Places, 1949, p. 73-4, à la suite de J.Th. KAKRIDIS, 1928, p. 428-
9. On peut évoquer également Ném. V, 10-11 ; Isthm. VI, 37-49). Le parallèle du v. 592 de YEl.
d'Eur. est éloquent pour montrer que les gestes sont exactement sur le même pli η que le
discours (άνεχε χέρας, ανεχε λόγον, ϊει λιτας/ ες θεούς ; voir encore Phén. 313 : χερσι
και λόγοισι ou Η. F. 498-9 : χειρ 'ές ούρανόν δικών / αύδώ). D'une manière générale, la
prière se trouve pour ainsi dire à la croisée du langage et de l'action : si le verbe εύχομαι en
grec indique essentiellement une prise de parole (cf. infra, chap. ΠΙ), il est un certain nombre de
langues indo-européennes dans lesquelles des verbes qui ont pris le sens de « prier » désignaient
originellement des gestes, des attitudes du corps (Vendryès). Par ailleurs, en Mésopotamie, « le
terme courant pour désigner la prière, en tant qu'hommage rendu à la divinité, est l'accadien
ikribu... dont l'idéogramme représente la main touchant à la bouche » (Dhorme, p. 248). Au
reste, en grec même, un certain nombre de performatifs (cf. supra, Introd., n. 26) : γουνοΰμαι,
Ικνέομαι (c'est à dessein que nous omettons λίσσομαι, pour des raisons que nous exposerons
au chap. V) permettent, dans une sphère proche de la prière, de remplacer le geste par le mot qui
le désigne. Et quand bien même il ne s'agirait pas d'un usage passé dans la langue, on observe
que la plupart des prières qui accompagnent la présentation d'une offrande, ne sont rien d'autre
que l'explicitation verbale du geste. Ainsi Eur., Ion 1384 : *Ω Φοίβε., άνατίθημι (cf. encore
par ex. Hclides 928).
GESTES ET ATTITUDES 139

l'agenouillement ne venant qu'ensuite 42. Devant la généralité de cet usage, il serait


sans doute présomptueux d'essayer d'avancer une explication globale. Encore peut-on
dire positivement que, pour les Grecs, cette attitude les opposait aux Barbares qui
cultivaient la coutume, avilissante aux yeux des Hellènes, du prosternement 43. Se
rouler à terre devant quelqu'un est dès l'Iliade un opprobre qui prive de toute
dignité 44. Plus tard, il est apparu que se prosterner devant les dieux aurait été faire
d'eux des émules du Grand Roi, c'est-à-dire d'un maître qui ne reçoit que des
hommages d'esclaves, condition humiliante pour le maître même, alors que l'adoration
d'hommes libres est infiniment plus glorieuse. Il est permis de penser que les Grecs
interprétaient leur habitude de prier debout comme une marque de virile liberté, et cela
est au plus haut point révélateur de leur attitude à l'égard de la divinité : le témoignage
de respect le plus estimable à leurs yeux dont on pût honorer un dieu était celui qui
excluait la flagornerie ou la crainte excessive. Il n'est pas sûr toutefois que Heiler
résume bien la situation quand il affirme 45 que l'attitude du corps en Grèce exprime
« l'amitié » - à supposer que ce mot ait pour la période qui nous intéresse un sens net,
et comparable à celui que nous lui donnons ^, En revanche, Berguer est certainement
bien avisé quand, attirant l'attention sur l'importance de la posture du corps qui
déterminer^· une certaine tonalité des rythmes vitaux », il marque qu'elle « règle la
conscience cénesthésique » 47. Et de fait, la station debout, l'extension des bras
supposent une certaine tonicité du corps dont l'agenouillement et l'affaissement au sol,
la prostration à terre peuvent être exempts 48, en sorte que l'un des traits frappants de

42. HEILER, p. 105.


43. Esch., Perses 152 ; Eur., Phén. 294-5 ; Or. 1507 ; Théophr., Car. 16, 5.
44. //. XXII, 221.
45. HEILER, p. 219.
46. Le terme φιλία auquel on pourrait penser pour le traduire évoque avant tout l'espèce de
parenté que confèrent non seulement la consanguinité ou le mariage, mais encore l'hospitalité, la
supplication agréée (cf. infra, chap. V, η. 10), qui implique l'appartenance ou du moins la
participation au même foyer, et qui se traduit par la possibilité du contact physique (poignée de
mains, menton ou genoux touchés) ; or justement les Grecs n'allaient pas jusqu'à ce genre de
contacts dans la prière aux bras levés. Mais HEILER n'avait en vue, probablement, que le sens
moderne du mot « amitié ».
47. Berguer, p. 157.
48. Outre les verbes άνέχω, πίτνημι, que nous avons vus revenir dans la n. 7, il faut
souligner que le verbe τείνω contenu dans une expression comme χειροτόνους (Esch., Sept
172), ou le participe δικών (Eur., II. F.. 498 : χεΐρ' ές ούρανόν δικών) marquent un geste
appuyé et presque violent. En contraste, pour bien apprécier la valeur négative conférée à
l'affaissement physique, il n'est que de voir avec quelle insistance Eur. se plaît à souligner
comment les personnages anéantis par le malheur se traînent au sol ; cf. par ex. Troy. 37 ; 98 ;
1 13-4 ; 465 ; 467 ; 507-8, etc.
140 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

la posture la plus fréquente de la prière en Grèce est son caractère actif et nullement
replié.
Cela ne doit pas faire penser que le fidèle estimait se trouver sur un pied d'égalité
avec la divinité. Parler d'amitié en tout cas ne semble pas adéquat. Il serait faux de
s'imaginer que l'anthropomorphisme des Grecs - au reste moins omniprésent peut-être
que notre fréquentation des œuvres artistiques ne nous porte à le concevoir- les
amenait à une familiarité de plain-pied avec la divinité. Les rencontres face à face qui
peuvent se produire entre un mortel et un personnage divin constituent une marque de
faveur tout à fait exceptionnelle, et seuls des héros hors de pair en sont bénéficiaires :
Achille est normalement l'objet de la sollicitude maternelle 49 ; mais même une
protection aussi avouée que celle dont Athéna le favorise (lui, aussi bien qu'Ulysse),
ne va pas sans quelque discrétion 50. Seul Pélops, chez Pindare, voit Poséidon se
rendre à son appel παρ ποδί 51 ; mais Iamos ne fait qu'entendre une voix, Bellérophon
que recevoir en songe une visite d'Athéna dont le mors qu'il trouve à son réveil pour
dompter Pégase constitue le seul gage tangible 52. Sappho se prévaut d'une intimité
enviable avec Aphrodite ; mais ces relations relèvent-elles de l'imagination poétique
ou de l'expérience religieuse 53 ? Enfin, Hippolyte que pourtant Artémis honore d'une
dilection très particulière, n'a avec la déesse qu'une communication limitée, semble-t-
il, à la conversation ou à la perception de parfums 54. En un mot, même
l'anthropomorphisme étalé dans les œuvres artistiques reste discret. Dans l'expérience
religieuse courante, quand la divinité daigne apparaître au commun des mortels, elle
se contente d'intervenir de manière relativement indirecte, soit par des signes -
tonnerre, oiseaux 55 -, soit, lors des cérémonies religieuses, par l'intermédiaire des

49. En font foi les interventions de Thétis à l'appel de son fils aux chants I et XVIII de 17/.
On trouvera certains éléments propres à alimenter une réflexion sur l'utilisation artistique des
epiphanies dans D. Aubriot, 1989.
50. Cf. //. I., 198 ; Od. XIII, 341-3. Il est vrai qu'au rebours certains personnages se
targuent de parvenir à reconnaître la divinité, ou de la voir εναργής (//. ΧΠΙ, 72 ; Od. ΙΠ, 420 ;
VII, 201). Mais il faudrait étudier de près les conditions dans lesquelles interviennent ces
déclarations flatteuses pour le locuteur.
51. Pd.,0/.I, 74.
52. Pd., ΟΙ. ΧΠΙ, 66 sq.
53. Sappho, Fgt 1 (Bgk). Sur l'espèce d'intimité relative qui peut unir certains privilégiés
aux dieux, cf. Bowra, 1969 (1957), p. 65.
54. Eur., Hipp. 1391 ; cf. Amandry, p. 222 et surtout n. 2.
55. Cf. supra, chap. I, n. 257.
GESTES ET ATTITUDES 141

idoles qui canalisent l'influx divin et n'en transmettent au mortel qu'une dose dont
l'innocuité est assurée 56.
Le caractère ambigu de la présence divine, à la fois bénéfique et dangereux -
même lorsqu'il s'agit de divinités dites ouraniennes -, nous semble recevoir, dans le
geste des mains levées vers la divinité, une réponse admirablement bien adaptée. Que
le fait de « tendre les mains » vers les dieux constitue un appel, un mouvement dans la
direction des pouvoirs supérieurs paraît un point indéniable ; il n'est peut-être pas
déraisonnable d'aller même jusqu'à avancer que ce geste peut évoquer (au moins
quand les mains sont déployées face à l'interlocuteur) comme l'esquisse d'un contact,
un simulacre de toucher 57. Mais cette interprétation possible doit faire sa place à la
constatation inévitable que ce contact est peut-être suggéré, amorcé, mais qu'il n'est
pas réalisé. Ce caractère incomplet est d'autant plus significatif que les fidèles ne
répugnaient pas toujours à toucher les objets sacrés : les rites de la supplication, nous
le verrons, comportaient l'installation sur l'autel ou l'embrassement étroit de l'image
divine 58. Si donc les fidèles s'abstiennent de tout contact effectif pendant la prière,
cette abstention doit avoir un sens. Il n'est peut-être pas inutile, pour le discerner, de se

56. Il pourrait bien se faire que les représentations aniconiques de la divinité aient paru à la
fois imprégnées fortement d'influx divin, et en même temps moins immédiatement redoutables
qu'une idole anthropomorphe (qu'on se souvienne de la scène impressionnante du chant VI de
17/., où la déesse « fait non » : VI, 286 sq. ; cf. F. Frontisi-Ducroux, 1975, p. 112 ; cf. infra, n.
58) ; c'est un point difficile à éclaircir. Différentes représentations aniconiques sont possibles :
arbre (Pestalozza, p. 38-9) ; colonne (Ch. Picard, 1927 a ; Déonna, 1949, p. 298-9) ; poutre ou
planche (Collignon, 1892, p. 103-4). Sur les relations entre la statuaire grecque, la figuration
anthropomorphe du dieu, et les « ébauches de la personne », cf. Détienne, 1973, p. 46 ; Vernant,
1971 (1965), II, p. 89 ; Ducat, p. 248. Sur les forces vivantes efficaces contenues dans une
statue, cf. Déonna, 1930, 1, p. 51 ; 56 ; Boyancé, 1936, p. 55 sq. ; Ch. Picard, 1965, p. 211 ; E.
Cassin, p. 129-30 (en Mésopotamie) ; Vernant, 1974 a, p. 133 ; F. Frontisi-Ducroux,1975, p.
102 sq. ; E. Loucas-Durie, p. 151-62 ; voir surtout la comparaison, établie dans YEpinomis, 984
a, entre les statues dues à des artistes humains et les astres, αγάλματα fabriqués par les dieux,
caractérisés par « [l'Jéclat, [la] majesté, [la] vitalité de toute sorte ». Les vertus des idoles
cultuelles peuvent encore être accrues par des rites comme l'onction, le bain, la vêture (cf. infra,
chap. IV, η. 51). Plus spécifiquement, sur les kouroi et les korai, on consultera Richter, 1959 ;
1968 ; Brelich, 1969 b, p. 448-9.
57. Cf. supra, p. 130 ; Ch. PICARD parle (à propos de la prière « funéraire », il est vrai),
d'un « résidu de contact » (1936 a, p. 142).
58. Cf. infra, chap. V, lère partie : La supplication. On n'a pas fini d'explorer ce qui
concerne les vertus du contact dans les conceptions religieuses de la Grèce antique (cf. Gernet,
1968, p. 204-6 ; Festugière, 1960, p. 494, col. 1 ; Vemant, 1974 a, p. 136), ce contact pouvant
s'établir (mais à des degrés divers) aussi bien par le regard que par le toucher, puisque le regard
suppose une sorte de contact à distance : cf. Robin, p. 144 ; Gomperz, p. 273 ; Freeman, 1946,
p. 311-7 ; Delatte, 1934, p. 36-37 ; Déonna, 1965, p. 70-1 ; 143-7 ; 153-4 ; 159 ; 172 ; 251 ; ou
encore, d'un point de vue plus particulier, Paquet ; Pigeaud, p. 222-3 ; F. Frontisi-Ducroux,
1987, p. 95-6.
1 42 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

reporter aux significations profanes du geste des mains levées. Voullième avait déjà
pris soin d'en répertorier un certain nombre sans avoir l'esprit prévenu, puisqu'il ne
cherchait pas à en tirer de conclusion. Or, de manière frappante, il oriente les
significations possibles des mains levées autour de deux grands axes 59 : ce geste peut,
selon lui, exprimer la stupeur, l'admiration, la joie, mais aussi la crainte ou l'horreur ω.
C'est également, fait-il observer, le mouvement de ceux qui went des coups 61. Il met
enfin en garde62 contre la confusion qui pourrait se prcduire, tant l'identité est
saisissante, dans l'interprétation des monuments figurés, avec le geste de défense. Ces
dernières acceptions peuvent toutes se regrouper autour de l'idée de recul. L'ambiguïté
du geste des bras levés apparaît donc évidente : mouvement apte à exprimer le
rapprochement, le contr.ct suggéré, mais aussi mouvement de répulsion. En ce qui
concerne la prière, la signification fondamentale de ce geste serait à chercher dans le
fait que le contact y est à la fois symbolisé et évité.
S'il est possible de tirer de cette hypothèse quelque enseignement sur l'attitude
mentale du Grec en prière telle que la traduit sa posture, on pourrait avancer qu'on se
trouve devant une attitude dynamique à double orientation qui, sollicitant la présence
divine en ce qu'elle a de salvateur et de vivifiant, la repousse au contraire en ce qu'elle
comporte de dangereux, voire de néfaste. Une telle conclusion serait d'autant moins
surprenante que le culte hellénique apparaît en une certaine mesure fondé sur cette
bipolarité : le cri de Γ όλολυγη par exemple a été analysé par J. Rudhardt comme
devant remédier aux « dangers que la présence divine, d'ailleurs sollicitée, peut
comporter » 63, et le déroulement des Anthestéries assure successivement l'accueil des

59. VOULLIEME, p. 22-3. Outre la difficulté qu'on éprouve à interpréter correctement ce


geste des mains levées, dans la prière et dans d'autres contextes, il faut souligner la rareté des
représentations sûres de scènes de prière. Par ex., A. Verbanck-Piérard parle d'images « de
sacrifice », et d'images « à l'autel », mais pas d'images de prière (p. 227 ; cf. supra, chap. I,
n. 43). De même pour Webster, 1972, et pour l'ouvrage collectif Images et rituel. Un chapitre y
est consacré aux scènes cultuelles (p. 126-51) mais il n'y est pas question de scènes de prière,
répertoriées en tant que telles. Bien au contraire, les rares mentions qui en sont faites se
distinguent par leur caractère dubitatif (p. 146-7-8 ; p. 231 : « Perhaps prayer » ; p. 131 : « In
greeting or prayer »).
60. VOULLIEME, p. 28-9. Il serait trop long de répertorier tous les aveux d'incertitude,
quand il s'agit d'interpréter un geste d'élévation des mains ; citons seulement encore Ch. Picard,
1914, p. 233 (salutation ou prière ?) ; Snell, 1953 (1947), p. 33 ; ou encore, parmi les recherches
iconographiques modernes, si précises et éclairantes, A. F. Laurens, 1987, parle (p. 64) d'un
geste « ambivalent qui peut être autant de simple conversation que de prière ». Il arrive aussi
que ce soit le lecteur qui soit perplexe : en quoi les gestes représentés sur les figures 154 et 160
a du livre collectif La cité des images, évoquent-ils plus la « surprise » (Cl. Bérard, 1984, p.
1 14) que la prière ?
61. VOULLIEME, p. 33, n. 22 (sur l'expression identique : χείρας άνασχέιν).
62. VOULLIEME, p. 23, n. 16.
63. Cf. RUDHARDT, 1958, p. 180.
GESTES ET ATTITUDES 1 43

morts le jour des Χόες puis leur renvoi le jour des Χύτροι 64. Point n'est besoin de
multiplier les exemples pour rappeler que le fidèle ne cessait de s'employer à
maintenir ou à rétablir l'équilibre, toujours précaire, entre la présence dangereuse et
l'absence mortelle de la divinité ; d'où une série de mouvements pendulaires, oscillant
entre l'appel et les rites apotropaïques. Mais il ne faut pas oublier non plus que le
mouvement de la main levée est, dans les représentations artistiques comme aussi
apparemment dans les mimiques un peu solennelles de la vie 65, le geste par
excellence de la prise de parole, et que la prière reste avant tout (même si les gestes en
font partie intégrante) une entreprise verbale : cette similitude pourrait attirer notre
attention - plutôt que sur une prétendue « amitié » entre hommes et dieux - sur une
relation discursive essentielle au moins possible, établie dans et par la prière. Enfin, on
lève aussi la main pour saluer, pour rendre une sorte d'hommage 66 ; en sorte qu'il ne
convient pas d'exclure la signification honorifique que peut aussi comporter ce geste
dans la prière. Nous verrons si la suite de nos recherches nous permet de confirmer ces
aspects discursif et honorifique de la prière. Il convient présentement de souligner
l'importance de la force de persuasion contenue dans le timbre et le ton de la voix, et
aussi de faire une place à cette autre sorte de langage que constituent les larmes.

Sur cette question, comme sur bien d'autres qui concernent la prière, les
renseignements qu'on peut recueillir apparaissent à première vue contradictoires. D'un
côté en effet les textes indiquent l'interdiction de pleurer pendant une cérémonie et
auprès des autels. Concédons que le témoignage du chant IV de V Odyssée est difficile

64. Deubner, 1966 (1932), p. 1 12-4.


65. Dans l'art : cf. supra, n. 17 ; dans la conversation : cf. //.//. Herrn. 367 (et n. ad loc, p.
131) ; Eur., Cycl. 418 (αράς χείρα: pour faire l'éloge du vin). La polysémie du geste des mains
levées (ou d'une „eule) apparaît nettement quand on feuillette un livre comme celui de Metzger ;
ainsi, la main droite levée est regardée tour à tour comme indiquant la supplication (p. 10, n°
5) ; un salut (p. 11, n° 7) ; l'enseignement (p. 48, à propos des n° 14 & 28, décrits
respectivement p. 36 & 39) ; la prière (p. 81, n° 11 ; ou encore -mais les indications sont
floues - p. 35, n° 10 ; p. 38, n° 23 ; p. 69, n° 27 ; p. 121) ; d'autres fois encore, la signification
du geste n'est pas indiquée (p. 18, n° 35 ; p. 28, n° 65 ; p. 39, n° 28 ; p. 82, n° 14 ; p. 85, n° 27),
ou bien l'interprétation est incertaine (p. 15, n° 26 : « Un geste de salutation (ou un geste
rituel ?) ». La même constatation est effectuée à propos du livre de NEUMANN par Dasen, p.
62 (« Le bon fonctionnement de ce répertoire est entravé par la polysémie des gestes »). Voir
supra, n. 60.
66. On peut rappeler l'expression de Gcrnet & Boulanger (p. 226) : « Une paumée
d'hommage ». On peut surtout évoquer l'adieu aux morts, si fréquemment représenté sur les
stèles, auquel plusieurs textes font allusion : Eur., Aie. 768 (ούδ' έξέτεινα χεΐρ(α), regret dont
l'intensité est propre à indiquer que ce rite n'est pas facultatif ou indifférent ; Suppl. 772 :
« Levons la main pour faire honneur aux morts... pour l'adieu aux amis » (αίρω χειρ'
άπαντησας νεκροΐς... φίλους προσαυδών). Comme le rappelle Kontoléon (p. 11, n. 1),
Zschietzschmann relevait déjà (p. 24) que le geste « d'adoration » ressemble au geste
« processionnel » (extension de la main droite vers le haut et en avant).
1 44 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

à interpréter : Pénélope s'effondre en larmes à la nouvelle du départ clandestin de


Télémaque ; avant de la montrer priant Athéna, le poème précise qu'Euryclée calme
les lamentations et les pleurs de la reine (v. 758 : της δ' ευνησε γόον, σχέθε δ' δσσε
γόοιο) ; et la mère inquiète n'entreprend sa prière qu'une fois baignée (ou le visage
baigné ?), revêtue de vêtements propres 67 et munie d'une corbeille d'orge : s'agit-il là de
notations psychologiques, ou de précautions obligées avant l'offrande des graines ? Il
est malaisé d'en décider. De même dans Iphigénie à Aulis, on se demande d'abord si
c'est par souci de convenance rituelle ou par désir de l'encourager que la jeune fille
demande à sa mère de ne pas pleurer (v. 1466 : ούκ έώ στάζειν δάκρυ, « je ne veux
pas que tu verses des larmes »). Mais un peu plus loin, elle justifie qu'elle-même ait
les yeux secs : « Mère vénérée, je ne t'offrirai pas mes larmes : elles ne conviennent
pas dans les sacrifices » 68. Et quelques vers plus loin encore, Agamemnon
« détournant la tête, ... versait des larmes, le manteau tendu devant les yeux » (v.
1549-50) ; le roi, donc, cache la manifestation de douleur dont il n'est pas le maître.
Parallèlement dans Les Suppliantes, Thésée, rappelant sa mère au sentiment des
convenances - encore ^Ethra avait-elle pris la peine de se voiler les yeux -, l'invite à
cesser de pleurer « au foyer sacro-saint de Déô » 69. Par conséquent, la présence dans
un sanctuaire, la participation à une cérémonie religieuse, semblent bien ne pas
s'accommoder de pleurs - au moins de pleurs visibles.
Et cependant on voit des prières prononcées par un orant qui verse de chaudes
larmes. Passons sur l'appel d'Achille à Thétis au chant I de Ylliade : nous avons déjà
vu 70 que cette prière, prononcée par le héros assis, était marquée de privautés
exceptionnelles ; de plus ces larmes ne ressemblent guère à celles de la douleur ou aux

67. Od. IV, 759 : ή δ' ύδρηναμένη, καθαρά χροΐ ε'ίμαθ' έλουσα... Sur les larmes dans
la prière, on trouvera des renseignements dans Meuli, 1975, p. 374-5 ; VON SEVERUS, col.
1163 ; VERSNEL, 1981 a, p. 30etn. 117.
68. Eur., I.A. 1487-90 : Ου δάκρυα γέ σοι/ δώσομεν άμέτερα· /παρ' ίερόίς γαρ ού
πρέπει ; cependant dans une autre tragédie la même Iphigéjiie raconte à son frère retrouvé que
« des pleurs, des sanglots ont coulé à l'autel » : I.T., 860 (Παρά δε βωμόν ην δάκρυα και
γόοι).
69. Eur., Suppl. 286-90.
70. //. I, 348 sq. (ν. 349 : δακρύσας; ν. 357 : ώς φάτο δάκρυ χέων) ; cf. supra, chap. I,
n. 287. MUELLNER fait judicieusement observer, pour le v. 357, l'intention expressive
marquée par la rupture de la formule ordinaire (p. 23) : ώς εφατ' ευχόμενος, à laquelle est
substitué l'hémistiche ώς φάτο δάκρυ χέων (précisons que cela ne nous conduit pas à le suivre
quand il qualifie, ibid., cette prière de « substandard » ; nous dirions plutôt qu'elle est
inhabituelle, comme l'a entrevu Edwards, 1980, p. 17-9). Un écho de ce passage se trouve au
chant XVni (v. 35 ; 70 : βαρύ στενάχοντι ; 73 : τί κλαίεις;). Voir encore //. IX, 569-71.
GESTES ET ATTITUDES 145

« larmes de la prière » 71 : elles ont sans doute plus à voir avec le dépit et l'indignation
qu'avec la nécessité de rendre plus persuasif un appel qui ne risque guère d'être
méconnu. Mais les pleurs de Crésus sur son bûcher dans le récit d'Hérodote, ou de
Pollux implorant Zeus de mourir avec son frère dans la Xe Néméenne, semblent bien
constituer un moyen de pression possédant une efficace propre 72. En sorte que la
supposition de Le Blant n'est pas fondée : cet auteur prétendait 73 que les pleurs furent
très répandus dans le christianisme parce que le Christ était accessible aux larmes ; et
qu'en revanche c'est l'impassibilité requise chez les dieux grecs 74 qui aurait fait une
loi aux hommes de ne pas pleurer. Même si elles constituent plutôt des exceptions, les
prières en pleurs d'Achille et surtout de Crésus et de Pollux (ou encore d'Héraclès en
//. VIII, 364) empêchent de s'en tenir strictement à cette explication. Cela étant, il est
vrai que ces prières ne répondent pas à une habitude répandue ; elles ont pour point
commun une certaine familiarité avec la divinité (lien de filiation sauf pour Crésus),
ou du moins un certain « négligé », dû à l'urgence de la situation ou à l'intensité de
l'émotion. Il reste que, si les larmes n'étaient assurément pas un « moyen »
couramment utilisé dans l'espoir d'attendrir la divinité, elles n'étaient pas non plus
absolument prohibées pendant une prière intime. On peut dire que, loin de posséder
une valeur religieuse intrinsèque, les pleurs étaient seulement tolérés dans des cas
extrêmes, et encore, uniquement en dehors des lieux sacrés et des cérémonies
religieuses, puisque sans doute il eût été imprudent de menacer par cette marque de
chagrin, voire de deuil, l'exubérance de vie qui doit y régner 75.

71. Cf. Le Blant. Comme ex. antique (quoique tardif) on pourrait citer l'hymne de Proclus
au Soleil, v. 52-3 : « Accepte cette prière accompagnée de larmes abondantes » (cf. Meunier, p.
54 sq.).
72. Hdt., I, 87, 1. 7 : δακρύοντα έπικαλέεσθαι ; Pd., Ném. X, 75 sq. : θερμά δη τέγγων
δάκρυα στοναχάΐς / δρθιον φώνασε ; Déonna va jusqu'à parler (1965, p. 150) d'une « vertu
efficace » des larmes de la prière. En tout cas, on pourrait faire l'observation que se hasardent à
prier de cette manière des personnages importants : ainsi pourrait-on mentionner encore, à la
suite de SUDHAUS, //. VIII, 364, où, parlant d'Héraclès, le poète fait dire à Athéna : κλαίεσκε
προς ούρανόν.
73. Sur cette question, cf. encore H. SCHMIDT, p. 71, n. 1.
74. Cf. Eur., llipp. 1396 ; H. F. 1115 ; Troy. 837 ; voir KEYSSNER, p. 121 ; 130-3 (sur la
joie, attribut des dieux) ; mais cette impassibilité requise (selon nous pour ne pas mêler joie et
pleurs, justement) n'empêche pas la pitié (Eur., El. 1329-30 ; ce sont les Dioscures qui parlent,
divinités spécialement compatissantes ; mais ils affirment que les autres habitants du ciel aussi
savent s'apitoyer sur les misères humaines).
75. Cette raison invoquée doit bien être prise seulement pour ce qu'elle est : une hypothèse.
Nous ne méconnaissons pas, en effet, la valeur inverse qu'H. Monsacré propose (p. 178-82)
d'accorder aux larmes : elles appartiendraient au champ sémantique de la fécondité. Si cette
interprétation devait être confirmée, il faudrait penser que les pleurs sont interdits dans les
sanctuaires non parce qu'ils constituent un signe de deuil, mais parce qu'ils sont une sécrétion
vitale (et l'on ferait alors le rapprochement avec la prohibition des unions sexuelles dans les
146 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

LE TIMBRE ET LE TON DE LA VOIX :

La même difficulté à apprécier la valeur religieuse d'un mode d'expression se


retrouve quand on cherche à examiner s'il valait mieux formuler sa prière à voix haute,
ou la murmurer. L'habitude, chez les Grecs, est que la prière soit prononcée à haute
voix, les prières inaudibles qui leur sont opposées en bloc n'apparaissant que comme
des exceptions à cette sorte de « règle » : les auteurs qui se sont intéressés à la
question sont unanimes à le constater, quoiqu'ils ne mettent pas tous l'accent sur les
mêmes motifs pour rendre compte de cet usage ou des contraventions qui y sont
faites 76.
Ausfeld, qui sans doute est le plus net sur ce sujet, l'examine de plusieurs points
de vue successifs. Il commence par souligner 77 que les textes rappellent souvent la
coutume de prier « clara uoce », et il introduit un rapport entre l'énergie du débit et la
vigueur de la prière ; et de citer //. 1, 450 : Χρυσής μεγάλ εύχετο, ainsi qu'//. Ill, 275 :
Άτρεΐδης μεγάλ' ευχετο et VIII, 347 : μεγάλ' εύχετόωντο έκαστος. Schœmann avait
supposé 78 que la recommandation d'Ajax exigeant une prière silencieuse (en //. VII,
193) permettait de conclure qu'il était usuel de s'adresser aux dieux σιγή. Ausfeld
repousse cette hypothèse 79. Il refuse de remettre en question la « règle » de la prière à

lieux consacrés). De toute façon, les registres de la vie et de la mort sont étroitement
complémentaires (cf. entre autres Saintillan, 1986, p. 51-70).
76. Sur cette question, on pourra consulter AUSFELD, p. 514 ; SUDHAUS (notons que
BALOGH n'apporte rien sur la Grèce) ; MAIR, p. 184 ; Kern aborde brièvement la question de
la valeur magique des paroles (I, p. 149 sq.) ; H. SCHMIDT termine sa dissertation par un
Supplementum : De precationibus aut tacitis aut clara uoce prolatis, p. 55-71 (qui suit
SUDHAUS, en creusant davantage le côté moral, c'est-à-dire en insistant sur l'aspect positif de
la prière silencieuse). On trouvera encore quelques indications sur des points plus ou moins
généraux chez BECKMANN, p. 72-3 ; BRAUNE, p. 18-9 (avec bibliogr.) ; CORLU, p. 84-7 ;
VON SEVERUS, p. 1156-7 ; VERSNEL, 1981 a, p. 25-6 (signale entre autres, dans sa n. 96,
quelques observations de Wagenvoort, 1980, p. 206 sq. et 210 sq.) ; Medda, p. 20.
77. AUSFELD, p. 5 14. Ce passage de 17/. (la prière de Chrysès en //. 1, 450) est discuté par
CORLU et Medda, loc. cit. Le rapport entre le débit de la voix et la tonalité de la prière ressort
clairement de Plut., De la superstition, 169 e (εύχεται φωνή παλλόμενη), où il apparaît que
prier d'une voix saccadée et tremblante est le fait d'une crainte superstitieuse qui met obstacle à
la valeur anagogique de la prière, selon Pythagore.
78. Schœmann, Griech. Altertümer, II, 4, 1902, p. 265 (réf. indiquée par AUSFELD, p. 505
et 514, et que nous n'avons pas vérifiée). Sur cette prière, cf. infra, p. 153.
79. Tout en concédant (AUSFELD, p. 514) que, parmi les ex. qu'il invoque, //. 1, 450 et ΠΙ,
275 pourraient être regardés comme peu probants dans la mesure où l'obligation faite à un seul
voix 147

voix haute, et incline décidément à penser que d'une manière générale, plus le timbre
de la voix était puissant, plus la prière était véhémente.
De fait, il se réfère surtout à un argument de type moral pour expliquer cette
coutume (cf. n. 77) : selon Clément d'Alexandrie (έμοι δοκεΐ), le précepte des
Pythagoriciens μετά φωνής εΰχεσθαι s'expliquait, « non parce qu'ils imaginaient la
divinité incapable d'entendre ce qui était prononcé à voix basse, mais parce qu'ils
voulaient que fussent justes les prières qu'on n'aurait pas scrupule à faire au vu et au su
de beaucoup de gens » 80. Cette considération attire particulièrement l'attention de
Schmidt 81 : il montre qu'on pouvait se prévaloir de cette formulation à haute voix
pour affirmer le caractère licite et « honnête » des prières adressées à la divinité, et
qu'au rebours, certains auteurs se sont indignés de la facilité introduite par cette
coutume d'exprimer devant la divinité - quitte à baisser un peu la voix quand c'était
vraiment trop inavouable- des turpitudes qu'on n'osait même pas révéler à ses
semblables. C'est là une préoccupation intéressante à noter, mais probablement
anachronique par rapport à la période qui nous concerne : il n'est pas sûr que Schmidt
ait raison en attribuant82 à la Clytemnestre de Sophocle un scrupule vis-à-vis
d'Apollon (Soph., El. 655 sq.). Si elle recule devant une prière explicite, ce n'est pas
qu'elle ait honte devant le dieu de souhaiter la mort de son fils, c'est (comme elle
l'avoue elle-même) qu'Electre, témoin hostile, est présente. Il faut remarquer que la
reine se résout à une formulation allusive, mais ne choisit pas de baisser la voix. C'est
donc à tort que Schmidt utilise ce texte pour appuyer les autres témoignages qu'il

personnage de s'exprimer au nom de plusieurs serait une explication possible de la nécessité


d'une prière à voix haute.
80. Clément d'Alexandrie, Strom. IV, 26, 171, 1 (Clemens Alexandrinus, Stromata I-VI,
G.C.S. II, 19854, éd. O. Stählin, L. Früchtel, U. Treu) ; cf. MULLACH, p. 508 : ούχ ότι το
θείον φόντο μή δύνασθοα των ήσυχη φθεγγομένων έπαΐειν, άλλ ' ότι δικαίας
έβούλοντο είναι ευχας ας ούκ αν τις α'ιδεσθείη ποιεΐσθαι πολλών συνειδότων. Comme
le fait observer VERSNEL (1981 a, p. 26, n. 98) l'injonction est pythagoricienne, l'interprétation
est de Clément. Sur ce point, cf. BRAUNE, p. 19, n. 9.
81. H. SCHMIDT, p. 55-7 ; mais les témoignages qu'il invoque datent principalement de
l'époque romaine. Le secret dans la prière est condamné par Plut., De def. oracul. VII, 413 sq. et
par Macrobe, Saturn. I, 76 (cf. O' Connor).
82. H. SCHMIDT, p. 56, n.4. Cf. aussi Kitto, p. 130, qui parle d'exemple inégalable de
blasphème. Sans doute la prière de la reine constitue-t-elle en fait un blasphème, mais elle
explique clairement que c'est la présence d'Electre qui l'oblige à parler en termes voilés (v. 638-
40). D'autres ex. de prière à double entente sont offerts par Esch., Ag. 972-5 (prière de
Clytemnestre : Ζεΰ Τέλειε) ; Soph., Phil. 779-81 (prière de Néoptolème : « Qu'une traversée
heureuse et facile nous mène où il plaira aux dieux et où notre but est fixé ») ; Eur., IT. 1230-4
où l'héroïne, promettant à Artémis « si je lave ceux-ci de leur crime, si je puis sacrifier dans les
lieux où la chose convient, tu pourras habiter un sanctuaire sans tache... », ajoute : « Je ne dis
que cela, et pourtant, je me sais entendue, et des dieux qui en savent plus long, et de toi, ô
Déesse ! ». Sur ces prières, cf. D. AUBRIOT, 1993.
148 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

avance (et qui datent principalement de l'époque romaine). Par conséquent, il ne


semble pas recommandé d'établir un rapport (avant une date tardive en tout cas) entre
formulation à voix haute et exigence morale 83.
Ausfeld accorde enfin une importance prépondérante à un autre élément qu'il
mentionne (cf. n. 77) pour rendre compte de la nécessité de prier à haute voix : il
s'agit, comme l'avait déjà avancé Lasaulx 84, comme devait le reprendre Braune 85,
d'expliquer cet usage par la conception des Anciens, selon qui la parole articulée aurait
possédé une valeur magique. On demeure toutefois saisi de voir ainsi admise, répétée,
et surtout généralisée sans preuves suffisantes, une théorie aussi lourde de
conséquences. Deux séries d'objections en effet nous semblent interdire d'accorder
créance, sans autre examen, à pareil postulat. D'une part une pareille affirmation est
contredite par la constatation inverse, selon laquelle certaines prières effectuées à voix
basse auraient possédé une efficacité supérieure sur ce même plan magique 8^ bls.
D'autre part il semble pour le moins délicat - même en se replaçant dans l'état d'esprit
des érudits du début de ce siècle - de poser comme un donné le caractère
prétendument magique de « la prière antique » (puisque c'est le plus souvent de cette
notion composite qu'il s'agit dans leurs travaux), alors qu'ils n'hésitent pas d'un autre
côté à parler du caractère mercantile de ces mêmes prières 86. Or il faut choisir : ou ils
estiment avoir affaire à une entreprise de persuasion et ils peuvent alors (s'ils y
tiennent), parler de tractations mercantiles - mais ils doivent renoncer à parler de
magie (qui suppose une efficacité automatique, donc indépendante d'éventuels
arguments) ; ou c'est l'inverse : ils font prévaloir la créance que l'efficacité intrinsèque
des mots dominait tout, et ils n'ont plus à s'occuper d'un quelconque rapport de
personne à personne (fût-il vénal) entre le fidèle et le dieu.

83. Cependant, VON FRITZ signale (p. 29, n. 55) un vase publié par C. Robert, p. 181 sq.,
portant en inscription : « Zeus Père, puissé-je être riche » (Ζεΰ πάτερ, πλούσιος γενοίμαν).
De l'analyse de l'un et de l'autre, il semble résulter que la prière ait été silencieuse ; mais cette
prière proche de la restriction mentale, malhonnête, ne semble pas à VON FRITZ typiquement
révélatrice d'une religion plutôt que d'une autre.
84. VON LASAULX, p. 5, n. 8.
85. BRAUNE, p. 18 : « Ut aut grauitas augeatur, aut... preces habeant uim magicam ». S'il
fallait penser que la prolation sonore des prières relève de la magie, on aboutirait au paradoxe
qu'aucun-î prière ne serait exclusivement religieuse et indemne de tout caractère magique ; or les
prières les plus officielles étaient proférées par un héraut tant la fonction de proclamation,
vraisemblablement, y est importante (cf. Ephore, et schol. à Pd. cités par Vian, 1963, p. 217-8 :
F.GrMst. II A 70 F 16, tiré de schol. à Pd., Pyth. V, 101 b).
85 bis. SUDHAUS, p. 199 ; cf. infra, n. 97.
86. Cf. supra, Introd., n. 7 ; 20 ; 21. En tout cas, c'est ce que fait BRAUNE quand il
prétend, p. 14, que les prières sont, ou commerciales ou magiques, ce qui montre « uilior
sententia de dis ». Voir supra, n. 12 ; cf. SUDHAUS, p. 188 ; Gemet & Boulanger, p. 225.
voix 149

Cette précipitation pour affirmer le caractère magique de la prière à haute voix


est par conséquent suspecte à plus d'un titre. Elle est surtout beaucoup trop vague : il
n'est pas impossible en effet que certaines prières en Grèce 87 aient pu revêtir un
aspect qui les apparente à la magie (encore faudrait-il définir préalablement ce qui est
au juste entendu par là). Mais il faut toujours en revenir à la constatation qu'il existe en
grec au moins trois verbes pour signifier l'idée que nous rendons par « prier »,
auxquels, doit-on raisonnablement penser, pourraient bien correspondre trois types de
prière : il serait hautement improbable que ces catégories (qu'il faut évidemment se
donner pour tâche de distinguer) aient été toutes trois uniformément passibles d'une
connotation magique. Il faut donc surtout éviter de partir d'idées reçues et péjoratives
- d'autant plus injustifiées si on ne les appuie que sur un seul des aspects de la
question : ce n'est pas le seul examen de l'émission vocale, (pas plus que le seul
examen de l'aspect gestuel par exemple) qui permettra de formuler un avis motivé
concernant le sens de la prière en Grèce ou ailleurs. Une plus grande circonspection
est de mise, des investigations plus approfondies sont nécessaires, avant que soient
autorisées des conclusions aussi lourdes de conséquences. Nous nous bornerons donc
à constater qu'on priait d'ordinaire en Grèce à voix haute, en nous gardant d'embrasser
d'emblée l'explication trop générale et trop limitée à la fois qui consisterait à mettre
cette habitude sur le compte d'une quelconque « magie » de « primitifs ».
On pourrait enfin penser plus expédient d'imaginer que la voix haute était requise
pour satisfaire le besoin objectif de se faire entendre du dieu. Mais cela relève d'un
raisonnement assez puéril ; car, là encore, ou l'on prête aux dieux des facultés
auditives analogues à celles de l'homme (un peu plus développées, peut-être) ; et dès
lors il est ridicule d'invoquer une divinité qui n'est pas à portée de voix ; ou l'on
suppose - comme au reste l'indiquent les textes - les dieux capables d'entendre, même
de loin, et alors une distance plus ou moins grande est indifférente 88. Parallèlement, si

87. Dans cette catégorie entreraient certaines imprécations (Esch., Ag. 135-6) ; mais encore
faut-il s'expliquer sur ce qu'on entend par « magie » : cf. infra, η. 97, et chap. IV, p. 358.
88. Achille fait appel à Zeus dieu de Dodone, quoiqu'il réside au loin (τηλόθι ναίων, //.
XVI, 233) et Glaucos invoque Apollon où qu'il soit, puisqu'il « peu(t) en tout lieu prêter l'oreille
au mortel en souci » (//. XVI, 515-6) ; ces affirmations de la capacité, pour un dieu, de
percevoir ou d'agir de loin, sont naturellement aptes à déboucher sur l'éloge de son ubiquité ou
de son omniscience : cf. Od. ΠΙ, 231 ; Esch., Suppl. 100 sq. ; Eum. 292 sq. ; 397 sq. ; Soph.,
Ant. 184 ; El. 658-9 ; Eur., Ion 911 ; Aristoph., Acharn. 435-6 ; et surtout l'anecdote
apologétique concernant le dieu delphique rapportée en Hdt I, 47, 1. 13 (ού φωνεΰντος
ακούω) ; cf. Pd. Pyth. IX, 42 sq. ; ZIEGLER fait remarquer, p. 59-60, que les morts sont plus
durs d'oreille : cf. par ex. Eur., H. F. 490-1 ; Suppl. 1 143. STRITTMATTER fait observer à juste
titre qu'on choisit d'invoquer un dieu pour qui on a une révérence particulière, plutôt qu'un dieu
qui, résidant auprès, serait à même d'entendre plus facilement (1924-5, p. 87).
1 50 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

l'on constate chez un même auteur 89 - pour augmenter le bien-fondé de la


comparaison - de quoi conforter à la fois la conception que la prière gagne à être
clamée, et la croyance en l'omniscience de la divinité (qui a pour corollaire évident
l'inutilité des messages), on ne peut éviter de se dire qu'interpréter l'usage des prières à
haute voix par la nécessité de se faire entendre sensoriellement du dieu, risque fort de
constituer une explication tout à fait insuffisante. Il est sûr néanmoins qu'on nous parle
de dieux qui entendent, écoutent, ont des oreilles : mais ne semble-t-il pas plus
satisfaisant de penser qu'il faut prendre « entendre » au sens large, et que cette
« audition » inclut la bienveillance (impliquée au reste dans l'adjectif si fréquent
έπήκοος) ? Percevoir en effet le son produit par une prière ne suppose pas
automatiquement son exaucement par le dieu : l'Athéna de Troie a parfaitement entendu la
prière des Anciennes, puisqu'elle « fait non » (//. VI, 311) ; et Zeus, qui n'exauce que
partiellement la prière d'Achille en faveur de Patrocle, sait pertinemment ce qu'il fait,
puisque cette prière « ne lui échappe pas » (XVI, 232), qu'il « l'entend » (XVI, 249),
mais que έτερον μεν δώκε πατήρ, έτερον δ' άνένευσε (XVI, 250). Demander à une
divinité de se montrer έπήκοος ne peut par conséquent signifier simplement l'exhorter
à entendre : ce qui lui est demandé, c'est non seulement de tendre l'oreille mais de
prêter une oreille favorable 90.

89. Comme ex. d'une prière à laquelle une proclamation haute et claire ajoute de la force,
on peut citer Pd., Ném. X, 76 ; mais pour l'affirmation de l'omniscience divine, cf. Pyth. ΙΠ, 28-
30 (et déjà//. 1,365).
90. Cf. par ex. Aristoph., Thesm. 1154 sq. Sur cette question, on consultera Zingerle, et
surtout la mise au point de VERSNEL qui consacre une dizaine de pages au chapitre « Hearing
gods » (1981 a, p. 26-37) ; il montre que les divinités sont dites έπήκοοι quand la prière est
exaucée ; de toute la bibliogr. à laquelle il renvoie, on retiendra principalement Weinreich,
1912. Ce sens « élargi » de έπήκοος n'empêche pas qu'on représentait parfois des oreilles pour
figurer l'audience bienveillante escomptée : cf. sa p. 36 ; Déonna (1965, p. 235) rapporte un
passage des Moralia de Plut, soulignant qu'une statue de Zeus en Crète était dépourvue
d'oreilles « pour n'écouter aucun mortel en particulier » ; cf. par ailleurs J.&L. Robert, 1980, p.
408. Enfin pour montrer que la signification sensorielle du mot έπήκοος n'était pas totalement
exclue, on peut évoquer le v. 209 de La Paix d'Aristoph., où Hermès explique à Trygée que les
dieux ont dû déménager pour se soustraire à l'importunité qui résultait pour eux de ces
criailleries continuelles et contradictoires.
Il est d'ailleurs bien connu que la divinité était d'abord priée d'entendre : un bon nombre
de prières homériques commencent par κλΰθί μευ (par ex. //. I, 37), et cet usage s'est perpétué
au moins jusqu'à la fin de la période classique, comme les te.vtes en font foi (par ex. Esch.,
Choéph. 800 ; Eum. 306 ; Eur., Phén. 676-90), et comme les commentateurs l'ont relevé (par ex.
ZIEGLER, p. 61-7, qui fait observer, p. 64-5, que κλύω appartient à la langue hymnique, et est
tombé en désuétude à l'époque classique où il a été remplacé par ακούω). Mais il n'est pas
douteux que ces tournures demandent avant tout un assentiment (cf. Soph., El. 1376-84, où
l'hémistiche 'ίλεως αύτοιν κλύε renvoie semble-t-il à une prière muette).
voix 151

Examinons maintenant quelques traits concernant les prières à voix basse.


Comme, à l'inverse de Braune, Sudhaus ne tombe jamais dans les généralisations
péremptoires, nous pouvons rappeler brièvement les diverses étapes de son
développement. Sans chercher à simplifier les faits, il mentionne tous les degrés qui
peuvent exister entre une prière proférée à haute voix et une prière silencieuse. Il fait
observer 91 que la personnalité de celui qui prie, que d'éventuelles relations
privilégiées avec le dieu, que d'une manière générale toutes sortes de circonstances,
peuvent déterminer des prières plus ou moins naïves ou maîtrisées, plus ou moins
conventionnelles ou ardentes, et que le débit s'en ressent naturellement. Il montre
également 92 que les modalités de l'expression variaient suivant les cultes,
qu'Aphrodite recevait des prières chuchotées, que le silence était requis à la tombe
d'Œdipe, mais qu'il ne fallait pas aller sans bruit vers Pan 93. On pourrait ajouter
qu'apparemment la prière à voix basse était recommandée dans certains cas où l'on
s'adressait à une divinité redoutable, comme si l'on eût craint de la braver en lui faisant
entendre une prière trop sonore 94. Sur cet aspect précis, Schmidt apporte une très
précieuse mise au point et, en rassemblant des textes de toutes les époques relatifs à
cette question, complète heureusement les constatations de Sudhaus. Son
développement est particulièrement éclairant quand il rappelle, à la suite de Rohde et

91. SUDHAUS, p. 189.


92. Ibid.
93. On chuchote parfois aux oreilles des idoles : cf. Cook, 1965 (1925), 2, p. 1043-4 ;
Gernet & Boulanger, p. 199. Sur Έρμης ψιθυριστής et 'Αφροδίτη ψίθυρος cf. SUDHAUS,
p. 189 sq. ; H. SCHMIDT, p. 55 ; VON FRITZ, p. 28-29 ; V. Pirenne-Delforge, 1988, n. 29.
Pour le silence requis devant Coré, cf. Eur., Hclides, 600-1 ; devant les Euménides : Soph., O.C.
489 ; à la tombe d'Œdipe : Soph., O.C. 1762 (on peut aussi se reporter aux textes rassemblés par
CASEL, p. 23 ; et à une page suggestive dans Vemant, 1971 (1965), II : p. 74). Sans doute
s'agit-il, à l'égard de toutes ces forces redoutables, d'éviter l'institution d'un « contact auditif »
trop net tout comme on évite (cf. supra, n. 58) d'instituer un contact par le regard (comparer la
réaction d'Œdipe qui regrette de n'avoir pu se rendre sourd en même temps qu'aveugle pour
« verrouiller » son pauvre corps : O.R. 1386-9, ou celle d'Hippolyte qui, pour avoir entendu des
horreurs, se croit obligé de se laver les oreilles : Hipp. 653-5). Sur l'interdiction d'aller
silencieusement vers Pan, cf. SUDHAUS, p. 189 ; peut-être ce bruit doit-il être considéré
comme un moyen d'effrayer (ou au contraire de ne pas surprendre) cette divinité vers laquelle
on va, avec une certaine hardiesse, alors que d'ordinaire on demande plutôt aux dieux de « venir
au-devant » (άντιάν) des fidèles (cf. infra, n. 194).
94. Ainsi, on doit se taire aux abords du sanctuaire des Euménides (O.C. 131-2) : (le choeur
avertit Œdipe : les Vierges « dont nous tremblons de prononcer le nom et près desquelles nous
passons) sans regard, sans voix, en n'usant que d'un langage, celui du recueillement » ; 489 :
Ismène est invitée à présenter l'offrande lustrale « d'une voix qu'on n'entende pas, dont le son
n'aille pas plus loin ».
1 52 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

de Usener95, que le silence rituel avait même été divinisé, devenant un héros :
Σιγηλός, "Ησυχος ou Εύφημος 96. Il a de surcroît le mérite de présenter un état de la
question assez nuancé pour faire la distinction entre les invocations à voix basse
recommandées dans les cérémonies « magiques » 97, le silence craintif et pour ainsi
dire négatif qu'on devait, à l'époque classique, observer par prudence auprès des
tombeaux, des herôa, et d'une manière générale de toutes les puissances
chtoniennes 98, et enfin le silence recommandé par les auteurs chrétiens, qui n'est pas
vacuité, mais plénitude et parole mentale intense 99 ; car il existe différentes sortes de

95. Pour Rohde, H. SCHMIDT renvoie (p. 65) à la p. 223 de l'éd. originale, ce qui
correspond à la p. 200 de la tr. fr. Pour Usener, il se réfère (p. 66, n.) aux p. 265 sq.
96. H. SCHMIDT, p. 65-6. Il ne nous semble pas, pour notre part, que ces trois
personnalités soient identiques, ni qu'il faille confondre le silence rituel imposé pendant une
cérémonie (ευφημία : cf. par ex. Aristoph., Oisx. 958-9 ; Gren. 354 sq. ; Eur., I.T. 1226 ;
Bacch. 69-70) avec une prière silencieuse, ί/ευφημία en effet n'est silence que par la défiance
où sont les fidèles de proférer sans le vouloir un son inconvenant : comme le mot même
l'indique, il s'agit en fait de parole, et non de silence (le prouve aussi l'expression φθέγμα...
οσιον d'H.F. 927, quoique cette précaution conduise évidemment au silence : cf. I.A. 1564,
εύφημίαν... και σιγήν). Mais cela est secondaire ici. Sur ευφημία, on peut consulter
WEINREICH, 1968 (1929), p. 212; KLEINKNECHT, 1937, p. 21-2; Benveniste, 1966
(1949) ; Burkert, 1983 (1972), p. 4, et 1977, p. 307. Sur l'utilisation du thème par Soph., voir
Segal, 1975, p. 50-1. Cf. infra, p. 154 sq. Il n'est sans doute pas indifférent de remarquer que ce
silence rituel est commandé également avant une exécution chorale (Eur., H.F. 761, I.T. 123-6 ;
Call., H. Ap. 17), ce qui laisse présumer la possibilité d'un aspect musical dans cette prescription
(serait en cause moins le côté discursif d'une parole malencontreuse que le risque d'un son
parasite discordant, d'une « fausse note », au sens propre comme au figuré ; cf. Plut., Numa, 14,
4).
97. Relativement aux cérémonies « magiques », AUSFELD (p. 514) et surtout H.
SCHMIDT (p. 59-64) montrent qu'elles étaient généralement proférées πάση φωνή, βοήσι
(Hdt. VII, 191, en admettant la conjecture de Madvig), mais qu'il pouvait arriver, en cas de
danger particulier, ou dans une intention d'efficacité accrue, qu'on renonçât à s'y exprimer
bruyamment pour préférer la formulation à voix basse : cf. Thcr., Mag. 11, « car c'est à toi que
je vais adresser à voix basse mes incantations, déesse » ; cf. l'affirmation de Van der Leeuw
selon qui « l'élocution à voix basse, le mot à peine perceptible apporte aussi une puissante
décision » (1970 {1933}, p. 398 ; cf. déjà SUDHAUS, p. 197).
98. H. SCHMIDT, p. 64-67, en partie, p. 67, n. 1.
99. Ibid., p. 67-71. Cf. aussi Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 424-5. Il peut être intéressant
de noter qu'une prière mentale est présentée dans YEpinomis avec une connotation positive (980
a-c). Les aspects positifs du silence ont retenu l'attention de CASEL, p. 1-2 ; 27, et de Motte,
1986 b. Dans le prolongement de cet art., notons deux remarques : d'une part il importe, de
notre point de vue, de distinguer le secret entourant les mystères d'Eleusis (arrhètos,
aporrhètos), du silence, siôpei (Hippolyte, Ref. hœr., V, 8, 39) qui accompagnait la phase finale
de leur déroulement ; de l'autre, des interprétations comme celle de Brelich (cf. infra, n. 114) ne
sont nullement incompatibles avec l'insistance éleusinienne sur la « valeur du silence, du
recueillement, de l'attention » (art. cité, p. 326).
voix 153

silence comme diverses sortes de prières inaudibles - mais il importe de ne pas


confondre les époques et les conceptions.

Les prières inaudibles en effet ne sauraient être réduites à un objet unique, et il


faut distinguer prière mentale et prière à voix basse 100· La prière mentale, à vrai dire,
ne se rencontre, pour l'époque qui nous occupe, que dans des circonstances
exceptionnelles : Ulysse, priant le fleuve de Phéacie, est contraint de le faire ov κατά
θυμόν parce que, suffoqué par l'effort et par l'immersion prolongée, il ne peut articuler
un mot ; ou bien, au chant XXIII de l'Iliade, parce que l'épreuve de la course l'a mis
hors d'haleine 101 ; il s'agit donc d'impossibilités physiques. Sudhaus signale encore 102
qu'on voit des personnages s'abstenir de proférer publiquement leur prière, pour
s'adapter à des circonstances extérieures défavorables. C'est la solution qu'Euripide
fait adopter à Oreste pour contrebalancer la prière publique que prononce à ses côtés
Égisthe 103 : il est bien évident qu'il ne saurait prier à haute voix sans se trahir. Mais il
est remarquable que le poète ne renonce pas à mentionner explicitement qu'il prie de
son côté pour demander « le contraire ». Une pareille lutte de prières contradictoires
était, semble-t-il, couramment mise en œuvre et redoutée, puisque l'Iliade nous
présente déjà Ajax invitant l'armée à faire une prière silencieuse 104 - préoccupation

100. On a tenté de fonder cette distinction sur le vocabulaire : CORLU a attiré l'attention
(p. 87 et n. ad loc.) sur la valeur de σιγή pour distinguer ce terme de σιωπή, et il peut sembler
raisonnable d'admettre après lui que le premier mot peut signifier « à voix basse », tandis que le
second veut dire « sans paroles ». Cependant, sans doute serait-il imprudent de systématiser à
l'excès ces conclusions, et Chantraine n'engage pas à distinguer constamment un mot de l'autre :
voir D.E., s.v. σίγα et σιωπάω. Cf. Plat., Théét. 190 a, où σιγή signifie « mentalement » (ου
μέντοι προς άλλον ούδε φωνή, άλλα σιγή προς αυτόν).
101. Les réf. sont à Od. V, 444 (cf. BRAUNE, p. 19), et à //. ΧΧΠΙ, 769 (sur les limites de
ce genre d'explication réaliste, cf. infra, chap. Ill, p. 221). A propos du passage de YOd.,
CORLU consigne (p. 86, n. 5) une scholie qui précise μη φθέγγεσοαι, άλλα τω λογισμω την
εύχήν έκφέρειν, ex. qui semble recommander la distinction entre le son produit et les valeurs
discursives de la prière.
102. SUDHAUS, p. 194 ; cf. aussi H. SCHMIDT, p. 59-60.
103. Eur., El. 803-10 : « Mais, prenant des grains d'orge, l'amant de ta mère les répand sur
l'autel en prononçant ces mots : « Ο Nymphes des rochers, puissions-nous vous offrir souvent
des sacrifices, moi et la Tyndaride maîtresse à mon foyer, vivant comme aujourd'hui tandis que
le malheur frappe nos ennemis ! » II voulait dire Oreste et toi. De son côté mon maître, sans
proférer les mots de sa prière (Δεσπότης δ' έμός/ τάναντι' ηΰχετ, ου γεγωνίσκων λόγους^
demandait de recouvrer le palais de ses aïeux ». Notons que les emplois du verbe γέγωνα, qui
semble porter une idée de publicité donnée à la prière, sont consignés par Führer, 1967, p. 133,
n. 23. Par ailleurs, CORLU, renvoyant à Schwyzer, affirme (p. 86, n. 2) que ce mot signifie
proprement « faire l'acte par lequel on est reconnu ».
104. //. VII, 194-5 : « Priez, vous autres, Sire Zeus fils de Cronos, sans ouvrir la bouche,
pour vous, afin que les Troyens ne s'en doutent pas » (ύμεΐς ευχεσοε Διι Κρονίωνι ανακτι /
σιγή έφ' ύμείων, 'ίνα μη Τρώες γε πύθωνται). REYNEN mentionne cette prière (p. 41) en
1 54 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

qui trouve écho dans des textes ultérieurs 105. A. Corlu pense qu'Ajax appelle à une
prière inaudible car « le recours à la divinité pouvait... être interprété par l'adversaire
comme une manifestation de crainte » 106. Il poursuit : « Ainsi s'explique, selon nous,
cette discrétion dans la prière et non, comme le veut Buchholz, par le désir d'empêcher
les Troyens de faire de la surenchère auprès de Zeus ». Peut-être ; mais les deux
interprétations ne sont pas incompatibles ; et le vers suivant rectifie seulement : ήε και
άμφαδίην, έπει ου τίνα δείδιμεν εμπης107. Puisque le fils de Télamon ne craint
(prétend-il) personne, ni la hardiesse que pourraient concevoir les ennemis à l'entendre
invoquer les dieux ni aucune prière de leur part ne sauraient rien changer à son
courage, ni l'intimider et faire chanceler sa confiance ; et c'est pourquoi il se ravise 108.
La prière mentale, donc, se rencontre dans des cas d'impossibilités physiques - ou
parfois sociales - que l'on contourne, et dont on espère que le dieu voudra bien aussi
s'accommoder. De fait, il faut attendre la période hellénistique pour voir cet usage
devenir systématique et recommandable 109. Auparavant, ce n'est qu'un pis-aller où

renvoyant à SUDHAUS. On pourrait encore citer Kern, I, p. 151, ou BRAUNE, p. 18-9, mais en
prenant garde que cet auteur est coutumier des confusions ; il prétend en l'occurrence (à cause
de βή δ' άκέων au ν. 34, et faute sans doute d'avoir bien lu le έπειτα du v. 35) que la prière de
Chrysès au chant I de 17/. est silencieuse. MUELLNER croit pouvoir parler (p. 134-5) d'une
« overtly agonistic quality of sacral speech » dans certains cultes indo-européens. En tout cas, la
« prière » d'Ajax a fortement marqué les esprits, depuis Lucien, qui la parodie dans son Jup.
Trag., 34, jusqu'à Bayle, qui lui donne une place de choix (s.v. Ajax, cf. supra, chap. I, n. 53).
105. Cf. H. SCHMIDT, p. 59, n. 1.
106. CORLU, p. 87 et n. ad loc. (cf. aussi p. 209). A vrai dire, diverses considérations de
prudence peuvent entraîner une prière mentale : par ex. Hdt, II, 181, 1. 13 (εύχεται έν τω
νόω) ; cf. infra, chap. ΙΠ, n. 28.
107. //. VII, 196 : « Ou même ouvertement puisque, après tout, nous ne craignons
personne ». L'allusion est à Buschholz, p. 267-8.
108. De toute manière, H. SCHMIDT rassemble (p. 59, n. 1) des témoignages anciens
sinon antiques, interdisant de rejeter l'opinion de Buschholz qui n'est autre que la leur. Quoi
qu'il en soit, il nous semble que la solitude recherchée d'une part par Chrysès, de l'autre par
Achille pour prier respectivement Apollon et Thétis, a une cause bien particulière (cf. infra,
chap. IV, n. 44 et 265, et concl., n. 27), et ne s'explique pas par un désir de prudence.
109. De fait cette tendance commence à se faire jour avec les néo-platoniciens. Il est vrai
qu'on trouve dans YEpinomis (980 a-c) un ex. de prière silencieuse (cf. supra, n. 99, et voir
MOTTE, 1980, p. 189) ; mais les autres, même si elles s'écartent de certaines habitudes
traditionnelles, en particulier en ce qu'elles ne comportent pas de pars epica (cf. JACKSON,
p. 34), n'en sont pas moins proférées à haute voix. Sur les signes précurseurs, dans l'Antiquité,
de l'usage de la prière mentale, cf. Nock, 1972 (1928), I, p. 94. Mais il faut attendre l'époque
chrétienne pour voir affirmer nettement par certains la primauté générale de la prière mentale
qui se passe du secours de tout organe, et qui même ouvre carrière à l'effusion ineffable : cf.
Eusèbe, Prép. évang., IV, 13, cité dans SUDHAUS, p. 200, n. 1, à quoi on peut ajouter tous les
textes mentionnés par H. SCHMIDT, p. 68-71. Cette conception nous semble indiscutablement
assurée par toutes ces réf. et c'est, selon nous, à tort, que SUDHAUS invoque saint Augustin
voix 155

l'on est obligé de faire crédit au dieu, comme dans les prières à double entente qu'on
profère à mots couverts pour déjouer l'attention d'auditeurs hostiles n0.
Les prières chuchotées au contraire se distinguent par un désir de formulation
explicite que n'arrive pas à contrecarrer le besoin d'éviter les vibrations sonores.
Quelle que soit la cause de cette discrétion : désir d'éviter la surenchère des ennemis,
souci de respecter la pudeur et l'intimité quand on s'adresse à Aphrodite, ou crainte de
heurter les oreilles de divinités irascibles et redoutables dont il convient de ne pas
attirer l'attention 1U, dans tous ces cas, le fait même de ne pas renoncer à articuler les
mots et les phrases, même s'ils doivent demeurer inaudibles, montre combien était
essentiel le besoin de formulation explicite. Seul le côté sonore de l'élocution verbale
est rejeté, mais on garde le bénéfice de l'explication discursive, qui constitue en
quelque sorte une assurance contre des erreurs ou des malentendus possibles.
Quant au silence parfois obligatoire, il doit être distingué de l'absence de bruit
qui est le corollaire obligé de la prière mentale accidentelle ; mais on peut reconnaître
des degrés dans les valeurs négatives qui sont les siennes. Pour prévenir tout risque de
confusion en français, rappelons que le silence rituel requis pendant les cérémonies
cultuelles n'est pas exprimé par les verbes σιγαν ou σιωπαν, mais par εύφημειν qui
peut, en un sens, être regardé comme leur contraire. Or même le silence recommandé
par εύφηματε ne saurait être tenu pour plus pregnant de sens qu'une prière formulée :
en dépit de Casel qui, tout plein de son sujet, voudrait à tout prix nous convaincre
qu'un silence positif a existé de tout temps 112, il semble difficile d'accepter cette
théorie. On ne voit pas comment le silence auquel aboutit l'injonction εύφημειτε
pourrait se voir attribuer de valeur autre que négative. Sorte de « toile de fond » de la
prière officielle, Γεύφημία n'est rien d'autre qu'une précaution contre les accidents
toujours possibles, qui n'aboutit à l'absence de son proféré que par défiance ; mais la
composition même du mot implique l'idée de déclaration 113. Pour ce qui est des autres
sortes de silence, qu'il s'agisse de l'abstention prudente exigée devant des divinités
redoutables, ou du mutisme de règle lors de certaines épreuves des rituels initiatiques,
rien ne vient suggérer qu'il soit plénitude. Pour le dernier, l'interprétation de Brelich,
qui propose d'y voir une imitation de l'impuissance du nouveau-né à parler 114 semble
hautement recommandée par le fait que le terme consacré pour désigner cet état paraît

qu'il cite p. 193 (Civ. Dei, 22, 8), pour affirmer que, même pour les Chrétiens, la prière
silencieuse n'était qu'un pis-aller : à considérer de près le contexte, on se rend compte que la
phrase évoquée ne désigne pas une vraie prière ; il demeure cependant que, dans ce passage,
saint Augustin fait l'éloge d'une prière expressive.
1 10. Cf. supra, p. 147.
111. Cf. supra, p. 151-152.
1 12. CASEL, p. 3 sq. Sur Γεύφημία, cf. supra, n. 96 ; voir aussi n. 99.
113. Cf. D.E., s.v. φημί, 1196.
1 14. Cf. Brelich, 1969 b, p. 80.
156 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

être άναυδος, c'est-à-dire un mot à sens privatif 115. Quant au silence qu'il convient
d'observer par prudence devant des divinités redoutables ou quand on est soi-même en
état de souillure, on nous concédera sans doute qu'il est encore négatif 116. Lors donc
que le silence est prescrit, il l'est par défiance d'une parole indue, par imitation d'une
impuissance, ou encore par un sentiment de réserve décente. En revanche, quand se
produit le silence là où la parole est attendue, c'est, comme nous l'avons vu 117
positivement un outrage. Toutes ces attitudes laissent, d'une manière ou d'une autre,
supposer la supériorité de la parole ou du langage.
On voit en tout cas à quel point ce que les dissertations du début de ce siècle
regroupaient sous l'expression vague « leises Beten » recouvre de nuances différentes.
Elles sont de plusieurs sortes, regroupant les prières chuchotées, les prières mentales,
et certaines formes du silence. Le caractère commun de ces types d'expression
volontairement limités est que le côté de proclamation y est au moins occulté en ce
qu'elles s'abstiennent d'être sonores. Mais hormis en ce point tout extérieur, consistant
en l'absence de bruit, il ne nous semblerait pas opportun de les rapprocher trop ; car
rien ne permet, selon nous, de laisser entendre que les prières mentales constituent
l'ultime degré jusqu'où pourrait s'avancer une prière chuchotée. Aussi apparaît-il
indispensable de bien préciser l'objet qu'on a en vue quand on parle d'une prière à voix
haute ou à voix basse. Il importe en fait, ici comme ailleurs, de séparer le côté

115. "Αναυδος est l'adjectif qui désigne aussi bien Ulysse exténué par la tempête et
suffoqué par l'eau de mer (Od. V, 456), que le dieu qui s'est parjuré sur l'eau du Styx (Hés., Th.
797) ; Ulysse, avant de se concilier Circé, est aussi ίσος άναύδω (Od. Χ, 378). Voir encore en
partie. Esch. Sept, 82 ; Suppl. 180 ; Soph., O.C. 1274 ; Eur., Méd. 1183. L'adjectif, d'après ses
différentes occurrences, semble signifier « qui ne peut, ou ne veut pas parler ».
116. Révélateurs sont les mots employés par le chœur dans O.C. pour faire comprendre à
quel point la consigne de silence qui prévaut au sanctuaire des Euménides (cf. supra, n. 94) ne
peut être formulée qu'au moyen de termes indiquant l'absence de parole et de son : (il est
question du « bois interdit des Vierges Invincibles ») « dont nous tremblons de prononcer le
nom (άς τρέμομεν λέγειν) et près desquelles nous passons sans regard, sans voix, sans parole,
en n'usant que d'un langage, celui du recueillement » (v. 131-3 : άφώνως, άλόγως τό τας/
εύφάμου στόμα φροντίδος / ίέντες). Aucun mot n'indique positivement le silence (comme
pourraient le faire les verbes σιγαν, σιωπαν) : la voix et la parole sont le point de réf. à partir
duquel se marque l'abstention. Il ne nous semble pas indiqué de rapprocher ce texte de passages
« où se retrouve la clause sur l'indétermination du nom divin » (DES PLACES, 1969, p. 335-6 ;
cf. infra, n. 139).
117. Esch., Choéph. 96 (σίγ άτίμως ou encore Soph., O.C. 1273-4: άτιμάσας...
άναυδος) ; cf. supra, chap. I, p. 56. Cela est vrai aussi dans les relations sociales : Philoctète
fait observer aux « étrangers » (Néoptolème et son entourage) que leur réserve est aussi
déplacée que le serait son propre mutisme (ούκ εΙκός Soph., Phil. 230-1). On voit que le
silence, en ce qu'il marque un éloignement, paraît hostile et par conséquent malséant. Sur la
qualité négative du silence de Médée, voir Pigeaud, p. 404. Inversement, c'est pour Ulysse une
manière de rendre hommage à ses compagnons défunts, que de héler trois fois chacun d'eux au
départ de chez les Cicones (Od. IX, 65 : άΰσαι).
voix 157

discursif et le côté sensoriel : on peut être désireux d'expliciter un discours sans pour
autant le clamer tout haut - tout comme on peut juger utile au contraire dans d'autres
cas de frapper les oreilles du dieu, fût-ce au moyen d'instruments autres que la voix.
Mais puisqu'on doit aussi choisir de retenir ou de pousser des cris si l'on veut en user à
bon escient, il devient évident que la décision ne consiste pas à envisager une simple
alternative entre parole et silence inarticulé : le bruit aussi peut être inarticulé tandis
qu'une prière chuchotée peut être élaborée logiquement. Dans cette mesure, on
pourrait aller jusqu'à dire que les prières mentales et les prières chuchotées procèdent
de conceptions divergentes. Or ce sont bien les conceptions qui nous importent.

Pour essayer de les scruter, considérons dans quelle mesure une prière formulée à
haute voix peut être regardée comme différente d'une prière inarticulée. Certains
textes témoignent sans doute qu'il n'est pas illégitime d'attribuer parfois une efficacité
vraiment drastique à la parole proférée : Esch., Ag. 235-6 peut être invoqué pour
montrer que le juste ressentiment d'Iphigénie entraînera pour son père et pour l'armée
des conséquences moins lourdes s'il ne trouve pas à s'exprimer à haute voix 118 ; c'est-
à-dire que, l'intention de la princesse restant la même, elle ne pourra prendre effet qu'à
la suite d'une expression verbale. Mais il n'échappe à personne que ce dont il importe
d'empêcher, en ce cas, renonciation, est une malédiction, et non une prière à
proprement parler ; or nous verrons que l'imprécation a ceci de particulier qu'elle est
censée atteindre infailliblement son but et (ajouterons-nous) que la volonté des dieux
n'y est pas directement sollicitée 119 ; il est donc compréhensible que les malédictions
- comme les bénédictions qui sont leur complément inverse - n'existent que par leur
prolation verbale ; et cette remarque nous fait retrouver l'inconvénient, déjà signalé,
qu'il y a à parler pour la Grèce de « prière », sans autre précision, sans référence au
vocabulaire grec. Toutefois, une fois éliminées les malédictions pour la raison qu'elles
constituent des « prières » d'un genre particulier, il demeure vrai que l'énoncé d'une
prière, même censée s'adresser à l'intelligence clairvoyante d'un dieu, n'est pas chose
indifférente, et qu'on y regarde à deux fois avant d'en choisir les termes. Ainsi,
disions-nous, Electre dans Les Choéphores hésite longuement avant de décider de
quelles prières elle va accompagner ses χοαί et sollicite les conseils du chœur 120.
D'une manière générale, on élève la voix ou l'on se tait en fonction de la situation,
selon les bienséances, et l'on essaie d'observer la règle qui impose de bien distinguer

118. Les commentaires à Ag. 235-6 sont assez décevants sur cette question (Fränkel ;
Bollack & Judet de la Combe, ad loc.). Sur ce passage, voir J. de Romilly, 1958, p. 40.
119. Cf. infra, chap. IV, p. 351. Les rites du serment et de la supplication partagent ce
caractère avec la malédiction.
120. Esch., Choéph. 84 sq. (RUDHARDT utilise ce passage comme preuve qu'une prière
vient habituellement compléter des χοαί : 1958, p. 247) ; à propos de l'importance des mots
dans la prière et de l'embarras qui peut s'ensuivre pour trouver la meilleure formulation, voir
encore les v. 855 sq. Cf. supra, chap. I, n. 77.
1 58 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

joie et peine (Esch., Ag. 636-7 : cf. infra, η. 123) ; par exemple dans YÉlectre de
Sophocle, Chrysothémis retient d'abord un cri de joie en voyant des cheveux sur la
tombe de son père (v. 905), et plus loin Electre voudrait saluer le retour inespéré de
son frère en parlant, et non par le silence (v. 1260-3). Comme il est dit dans la même
tragédie : « Les actes créent les mots » 121. Mais peut-on affirmer que le rapport des
mots aux actes soit d'une nature particulière quand il s'agit d'une prière ? Ainsi, dans
YÉlectre de Sophocle, la réplique d'Égisthe (v. 1467 : ει δ' επεστι νέμεσις, ου λέγφ
semble empreinte d'une réserve remarquable (et ce, quelle que soit l'interprétation du
texte choisie). Or il n'est pas absolument sûr que ce soit une prière. S'il n'y avait
l'invocation ώ Ζεΰ qui commence sa réplique, Égisthe pourrait passer pour effectuer
une simple constatation 122. Il est impossible de dire si le prince ferait preuve de la
même attention à surveiller son langage s'il n'eût point invoqué le dieu. Cette
incertitude aussi est en elle-même instructive ; elle nous oblige à reconnaître que nous
sommes incapables, dès que nous ne sommes plus dans des formes indubitables de la
prière, de distinguer à coup sûr si nous avons affaire à une exclamation simple, ou à
une exclamation placée d'un bout à l'autre sous l'invocation divine : leurs contenus ne
sont pas sensiblement différents, et la nécessité de peser ses termes n'apparaît pas
nettement plus révélatrice d'un mode d'élocution que de l'autre. Ce texte peut aussi
bien passer pour un exemple d'un ώ Ζεΰ qui « reste en l'air » ; cependant, même si
Égisthe ne fait que « parler », encore a-t-il conscience de parler devant la divinité.
Pareil exemple amène à se demander s'il y a, d'une manière générale, possibilité
de parler autrement que devant la divinité (même en l'absence de toute exclamation
invoquant un dieu) ; tout discours, prière ou non, n'est-il pas sujet à entraîner des
conséquences dans les faits -et ce, non forcément par l'enclenchement d'un
mécanisme autonome, mais peut-être seulement parce qu'expliciter une volonté
aboutit à lui conférer déjà une sorte d'existence objective ? Le même Sophocle, dans la
même tragédie, nous induit à affirmer que, avec ou sans invocation, il n'est pas de
parole anodine: Agamemnon en fit 'la cuisante expérience, lui qui dut, comme
l'explique Electre, sacrifier Iphigénie pour avoir laissé échapper une parole de jactance
pendant un exploit de chasse 123. Il est vrai que ce mot présomptueux semble avoir été

121. Soph., El. 625 ; cf. Motsopoulos, p. 65 et n. 18 ; 19.


122. Soph., El. 1466 : "Ώ. Ζεΰ, δέδορκα φάσμ' άνευ φθόνου μεν ευ /πεπτωκός· ει δ'
επεστι νέμεσις, ού λέγω : «'J'ai là sous les yeux le spectacle d'une mort heureuse » (ευ; CUF,
éd. Dain-Mazon ; la trad, se poursuit ainsi : « Je le dis sans vouloir scandaliser personne, et si le
mot paraît choquant, je le retire ») ; « Je contemple la vision d'un homme qui n'est pas tombé
sans l'intervention de la jalousie des dieux» (ού : CUF, rév. J. Irigoin, rétablissant
opportunément la leçon des manuscrits ; la suite est : « Mais s'il s'y ajoute une juste rétribution,
je ne le dis pas »).
123. Ibid. 568 : έκκομπάσας έπος τι τυγχάνει βαλών. En ce sens, Van der Leeuw peut
dire que l'Antiquité ignore « les mots qui ne sont que des mots », ou parler du « mot qui est un
acte » (1970 {1933}, p. 395) ; il est toutefois significatif que, voulant montrer l'efficacité
concrète de la parole, il situe cette efficacité principalement sur les plans de la vie, de la santé,
voix 159

lancé dans l'enclos d'Artémis, où vraisemblablement le roi avait abattu le cerf. Mais
toute la tirade de sa fille suggère qu'il n'avait, comme l'écrit P. Mazon 124, « aucune
idée malveillante à l'égard d'Artémis » ; et rien ne laisse entendre - loin de là ! - qu'il
avait eu la maladresse d'emprunter la forme de la prière. Il a donc suffi à la déesse,
pour se courroucer, d'une simple « parole » qui, pas plus dans son intention que dans
sa formulation, ne la mettait, pour autant que nous sachions, directement en cause ;
d'une simple « parole » qui seulement trahissait une attitude intérieure reprehensible,
une manifestation d' ΰβρις. De semblables histoires, qui remplissent la mythologie,
témoignent abondamment du fait que la parole, même proférée hors d'un contexte
spécifiquement religieux, passait pour n'être pas sans incidence sur les faits, moins
sans doute par « prise de corps » magique que par la révélation d'une tare intime dont
les conséquences ne peuvent manquer de se faire sentir. Il n'y a donc pas lieu de
distinguer à ce point de vue prière et discours. Aussi bien le fait de « dire » renferme-
t-il en lui-même des connotations religieuses 125 ; en sorte qu'il n'y aurait rien
d'étonnant à déceler un rapport intrinsèque entre discours et prière (au moins un
certain type de prière). Au reste pour l'une comme pour l'autre, on pourrait réconcilier
valeur logique et valeur prétendument magique de la parole en leur appliquant les
remarques pénétrantes d'A. Leroi-Gourhan : « Une des propriétés du langage ou plus
largement de la faculté de symbolisation... veut que le symbole commande l'objet,
qu'une chose n'existe que lorsqu'elle est nommée, que la possession du symbole de
l'objet ait faculté d'agir sur lui. Cette attitude prêtée aux "sociétés primitives" dans leur
comportement "magique" est aussi réelle dans le comportement le plus scientifique,
puisqu'on n'a de prise sur les phénomènes que dans la mesure où la pensée peut, à
travers les mots, agir sur eux en construisant une image symbolique à réaliser
matériellement » 126.
Cette relation du mot à l'acte, sentie comme évidente en Grèce antique autant
qu'ailleurs, était perçue d'une manière ambivalente, comme une force et un danger à la
fois. C'était une force, assurément, au pouvoir des dieux ; et les poètes s'extasient
volontiers sur le fait que les dieux, eux, maîtrisent indifféremment et dans les mêmes

de la fécondité (ibid., p. 415), i.e. précisément sur les plans qui font volontiers l'objet de
« prières » à l'optatif, dont nous marquerons plus loin la particularité : cf. infra, chap. ΙΠ, p. 393
sq. Parallèlement, Jouan accorde un développement important au thème de la « valeur magique
du verbe comme instrument de connaissance et d'action » (1978, p. 87), où il fait une place de
choix au serment, à la malédiction, aux « formules apotropaïques du type ö μήποτε γένοιτο »
(p. 81-2), c'est-à-dire là encore au même genre d'entreprises qui privilégient le souhait à
l'optatif. (Cette question des rapports du nom et de la personne est encore abordée par Moreau,
1988).
124. N. ad loc., p. 158.
125. Cf. Fournier, p. 1-12.
126. Leroi-Gourhan, II, p. 162-4.
1 60 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

conditions parole et acte 127. Quand Pindare veut indiquer le résultat d'une prière
pleinement efficace, il utilise l'expression ούδ' άκράντοις έφάψατο/ Ιπεσι 128 car
alors, par la grâce divine, le mortel peut espérer autant que le dieu, que souvent on prie
précisément de κραννειν. Mais dans les circonstances ordinaires, les pauvres humains
ont à pâtir de deux risques : ou bien, malgré leurs désirs et leurs efforts, leurs paroles
demeurent vaines, quand sur elles prévaut la sentence d'un dieu 129 ; ou bien les mots,
une fois prononcés, soit les trahissent soit acquièrent une existence propre, mal
contrôlable et par suite éminemment redoutable. C'est ce que craint Égisthe. Sans
aller chercher une déclaration aussi solennelle que la prière par laquelle Thésée perd
Hippolyte sans retour possible, puisqu'elle tient de la malédiction 13°, on peut rappeler
la manière dont Oreste, au début de ï'Électre de Sophocle, essaie de se rassurer, après
qu'il vient d'enjoindre au précepteur de porter au palais la nouvelle de sa mort 131 -

127. Ainsi par ex. Esch., Suppl. 598-9 : « Aussi prompt que le mot, l'acte est à ses ordres
(πάρεστι δ' έργον ώς έπος) pour achever sur l'heure ce que lui propose le Conseil de ses
Pensers » ; on pourrait encore évoquer H.H. Dém. 323 (άλλ'ΐΟι, μηδ' άτέλεστον έμόν έπος
έκ Διός έστω), où Iris présente comme inconcevable qu'une parole commandée par Zeus reste
sans effet ; ou bien Esch., P.E., 1033, ou encore Eur., Phén. 916 (il s'agit cette fois d'un oracle).
Cf. infra, chap. ΙΠ, n. 305. Sur cette parole « réalisante », cf. Détienne, 1981 (1967), p. 53.
128. Pd., 01. 1, 86 (trad, à peu près littérale : « II s'était mis là à des paroles qui ne restèrent
pas sans effet» ; comparer Esch., Choéph. 720-1 : στομάτων... ίσχύν, « la force de la
bouche ») ; on remarque le sens concret de άπτομαι, qui, évoquant le fait de toucher, désigne
un geste et non une parole ; on pourrait remarquer aussi qu'en réponse à ce « discours » (είπε
l'annonce au v. 75, et non un terme indiquant la prière), à ce discours valant acte, le dieu lui
octroie un présent glorieux (un char d'or et des chevaux merveilleux) du type de ceux qu'on
offre d'ordinaire aux dieux, ainsi que le suggère le participe άγάλλων, comme si Pélops, pour
un temps, s'était trouvé doté de privilèges qui d'ordinaire sont réservés aux dieux. La formule
épique τόδε μοι κρήηνον έέλδωρ (cf. par ex. //. I, 41 ; 504) est doublement orientée vers
l'aboutissement de l'action (et par le verbe et par le nom : cf. D.E., s.v. έλδομαι).
129. De cela 17/. offre au chant I une formulation particulièrement nette : à Achille qui
s'était imaginé avoir barre sur l'avenir (τό δε και τελέεσθαι όίω, ν. 204), Athéna rétorque que
les choses se passeront comme elle l'entend, et non autrement (τό δέ και τετελεσμένον έσται,
ν. 212) ; on trouve un hémistiche voisin en Od. XLX, 487 (dans la bouche d'Ulysse).
130. Eur., Hipp. 887-90 ; cf. infra, chap. IV, n. 176.
131. Soph., El. 59-61 : « Et pourquoi, après tout, m'affligerais-je d'être mort en paroles,
quand en fait je reste vivant (όταν λόγω θανών / έργοισι σωθώ)... Il n'est pas de mot, je
pense, capable de faire du mal, lorsqu'il assure un avantage... (ούδεν ρήμα συν κέρδεί
κακόν) ». Il importe de bien voir que cette sorte de valeur augurale des mots est indépendante
de la prière, comme le prouve le dégoût d'Œdipe sur le point de mentionner ses forfaits (O.R.
1409) : ού γαρ αύδαν έσθ' α μηδέ δραν καλόν - tant il est vrai que Van der Leeuw est trop
restrictif quand il écrit : « II est impossible d'établir une distinction entre la sentence de
puissance et la prière », (1970 {1933}, p. 414). Il n'est question pour Oreste de mourir qu'en
récit ; c'est un récit également qui préoccupe le messager dans Esch., Ag. 636-7 quand il doit
raconter la tempête où disparut la flotte argienne (« II ne convient guère de souiller un jour de
voix 161

dont la seule mention lui donne des craintes. Ainsi la maîtrise des dieux apparaît
enviable, car eux savent en toute circonstance faire coïncider intentions, paroles, et
réalisation. Pour les mortels en revanche, il peut arriver que la réalisation ne vienne
pas couronner le souhait exprimé, ou au contraire qu'elle se produise dans un sens
fâcheux, amenant à son achèvement une formulation maladroite ou inopportune et
contraire aux intentions. Quoi qu'il en soit, la prière n'apparaît en ce domaine que
comme une catégorie du discours, plus exposée sans doute à entraîner des accidents
regrettables, mais nullement spécifique.
L'énonciation à haute voix d'un nom 132, d'un fait, d'un souhait, ne peut en effet
jamais demeurer neutre. Aussi loin que les textes permettent de remonter, on distingue
une appréhension certaine devant les forces recelées par le langage, qu'il s'agit de
capter à son profit - comme Ulysse demandant à Zeus qu'un mot soit prononcé pour
lui servir de présage 133 - ou au moins de ne pas déclencher à l'étourdie : Eumée a
scrupule à nommer Ulysse absent 134. Irait-on pour autant jusqu'à parler de magie ?
Ces forces et ces risques, sensibles dans la moindre conversation, se trouvent, comme
on peut s'y attendre, décuplés quand il s'agit d'élever solennellement la voix ; et cela
est vrai aussi bien du poète 135 que de l'orant, dont les efforts ne visent la plupart du
temps qu'à obtenir la mise en acte de son discours - quand encore ce discours ne

joie par un langage de deuil »). Des questions de cet ordre sont au cœur de l'art, de Judet de la
Combe, 1984.
132. Sans vouloir entrer dans les détails, signalons deux faits importants et inégalement
remarqués : A) le grand nombre des verbes (employés en rapport avec la prière) qui marquent
l'idée d'élever sensiblement la voix, si ce n'est de crier : άπύω (Pd., 01. 1, 72 ; cf. sur ce verbe
Ruijgh, 1957, p. 131-2) ; αύδάω (Pd., Ném. X, 80 ; sur ce verbe voir les art. du L.F.E. {à ce
mot et aux termes apparentés}, 9, p. 1534-44) ; βοάω (fgt d'Hipponax 3 Masson : έβωσε
Μαίης πάΐδα ... « Έρμη... δευρο » ; έπιβώσασθαι... έπικαλεφιενον : Hdt. I, 87) ; γέγωνα
(cf. BUCK, p. 143 ; voir supra, n. 103) ; γηρύω (Pd., 01. 1, 3, il est vrai, dans un contexte de
célébration plus que de prière ; cf. CORLU, p. 190, n. 4) ; καλέω (Pd., 01. VI, 58 ; cf. DES
PLACES, 1969, p. 220) ; προσεννέπω (Esch., Ag. 162) ; φωνέω(φώνησε ορθιον: Pd., Ném.
X, 76). A ces réf. on ajoutera les ex. consignés par CORLU, p. 86. De plus, il faudrait
parallèlement méditer sur la valeur de l'appel à Crataïs en Od. XII, 124 (βωστρεΐν δε
Κράταιιν) et de l'appel aux morts en Od. IX, 65 (cf. supra, n. 117). B) L'importance, dans la
prière et plus encore dans l'hymne, de l'invocation du dieu par des noms ou épiclèses
appropriés : ce trait a été mainte fois souligné et la πολυωνυμία des dieux est bien connue (cf.
infra, chap. ΠΙ, n. 188). Sur les mots, imitation de l'essence, cf. Cox Miller (et voir infra, n.
138).
133. Od.XX, 100.
134. Od. XIV, 138-47, en partie. 145.
135. D'une vaste bibliogr., on peut extraire Détienne, 1981 (1967), p. 9-27 ; et déjà 1963 b,
p. 43 ; et encore, plus récemment, Hadot, p. 436-41.
1 62 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

prétend pas, de lui-même, susciter sa mise en acte 136. Mais là, justement, se situe une
ligne de clivage dont il va falloir préciser le tracé, car on sent bien qu'on ne parle pas
de la même chose suivant qu'on pense à un orant qui attend tout du dieu à qui il s'en
remet du succès de son action, comme Mérion, ou à quelqu'un qui a le sentiment de
déclencher, par la seule force de sa parole, des conséquences infaillibles, comme
Œdipe 137 : il devient clair qu'on ne va pas pouvoir continuer longtemps à parler de
« la prière » en Grèce comme s'il s'agissait d'une notion univoque, et qu'il va bientôt
apparaître nécessaire d'en venir à des définitions mieux marquées.
Toujours est-il, pour en finir provisoirement avec la puissance intrinsèque des
mots, qu'il semble inutile de revenir sur l'importance qu'il y a à savoir invoquer par le
nom qui convient la divinité à laquelle on s'adresse : ce point a été mainte fois
souligné 138. Nous insisterons plutôt, là encore, sur la souplesse de conceptions qui
permettent de prier malgré tout, même un dieu dont on ignore le nom, comme font
Télémaque invoquant « le dieu d'hier », ou Ulysse suppliant le fleuve de Phéacie δτις
έσσι139, ou encore comme font les vieillards du chœur, incertains du nom qui agrée à

136. Les orants qui disent quelque chose comme τόδε μοι κρήηνον έέλδωρ cherchent à
obtenir la mise en acte de leur discours (cf. par ex. //. I, 41 ; 504 ; cf. supra, n. 128) ; nous
montrerons plus bas (dans le chap. IV) comment nous pensons pouvoir suggérer qu'il est un
certain type de « prières » (précisément les souhaits présentés au moyen de άράομοα) pour
lesquelles renonciation même constitue déjà un début de mise en acte.
137. Mcrion : //. XXIII, 872 ; Œdipe : O.R., 236 sq.
138. Sur l'importance de la propriété du nom du dieu, cf. Norden, p. 145-7 ; Van der
Leeuw, 1970 (1933), p. 414 ; VON SEVERUS, p. 1155, col. 1. L'idée le plus communément
développée veut que cette invocation ait valeur magique, que la possession du nom correct du
dieu ait permis de le réduire à sa volonté et de le contraindre. Ces affirmations, à notre avis, sont
loin de s'imposer de manière péremptoire. S'il est vrai qu'on veillait à invoquer les divinités dans
leur sanctuaire du nom requis par le rite (cf. par ex. STRITTMATTER, 1924-5, ou MEHAT,
col. 2205-6) ; s'il est patent qu'on choisissait les épithètes en rapport avec le service qu'on
attendait du dieu (cf. par ex. Aristoph., Ach. 682 et la n. ad loc.) ; si par conséquent il est
évident qu'on accordait la plus grande importance au nom dont on appelait le dieu en essayant -
courtoisie élémentaire ! - de ne pas se tromper, il est non moins frappant de voir que
l'ignorance du nom « propre >> d'un dieu n'a jamais empêché de prier. Qu'on l'ignore
effectivement (cf. immédiatement infra, n. 139), ou qu'on se demande dans quelle mesure la
dénomination reçue est adéquate et suffisante (n. 140), on ne renonce pas à formuler sa requête
ou sa méditation ; observons que jamais on ne voit un dieu venir malignement à la place d'un
autre, comme une mauvaise fée, sous prétexte qu'il s'est cru appelé.
139. Télémaque : Od. II, 262 (δ χθιζός θεός ήλυθες· ; Ulysse : Od. V, 445. Cf.
SCHWENN, 1927, p. 62 ; DES PLACES, 1969, p. 178. Il faut distinguer ces requêtes à une
divinité dont le nom est tout à fait inconnu, de la vieille précaution pieuse qui fait, dans les
prières, invoquer les dieux « sous les noms, n'importe lesquels, ni de quelle origine, qui leur
plaisent » (Plat., Crat. 400 e ; cf. Euthyd. 288 a), sur quoi voir DES PLACES, 1969, p. 335-6, et
la n. suivante.
voix 163

Zeus dans XAgamemnon 140. En tout cas, si la relation du mot à l'acte (souhaitée ou
redoutée selon les cas) plane peut-être d'une manière particulièrement lourde sur les
prières, elle n'autorise pas à introduire une distinction spécifique entre une prière
adressée à un dieu et un discours adressé à un homme : la différence, dans la mesure
où elle existe, serait de degré et non de nature.
En conséquence de toutes ces remarques, il ne semble pas satisfaisant de se
contenter, pour expliquer l'usage grec de la prière formulée à haute voix, des diverses
explications proposées - non qu'elles soient inadéquates, mais elles sont insuffisantes.
S'il convenait de prier dar a uoce, ce n'était ni seulement parce qu'une voix bien
timbrée et un débit énergique possèdent une sorte de pouvoir d'entraînement
dynamique, ni pour offrir une preuve d'honnêteté, ni simplement par nécessité de se
faire ouïr, ni uniquement pour mettre en œuvre la capacité d'agir sur les faits qu'offre
la formulation des mots. D'autres explications doivent s'ajouter à celles-là, prenant en
compte plusieurs valeurs de la parole, du discours, et de la voix.
Parmi elles, il ne faudrait pas négliger tout d'abord la garantie de clarté qu'offre
un langage explicite : s'exprimer d'une manière nette est un souci qui affleure
constamment - aussi bien dans les protestations dont se rassurent ceux qui sont
obligés de recourir à la prière mentale 141, que dans la précaution des prières formulées
selon plusieurs hypothèses 142. De toute évidence en effet, une elocution claire et

140. Esch., Ag. 160. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur la prévention qui fait volontiers
évoquer plus ou moins explicitement, devant cette expression d'Esch., une sorte de
pressentiment du monothéisme : cf. SCHWENN, 1927, p. 62 ; Van der Leeuw, 1970 {1933}, p.
182 ; sur la « spiritualité » de ce « grand hymne choral à Zeus », Kenney, p. 276 (suivant en cela
la tradition de Fränkel dans son commentaire) ; ces réf. viennent s'ajouter à la liste très
précieuse et claire consignée par Bollack & Judet de la Combe, I, 1, p. 203 sq. Signalons que
l'ouvrage de SMITH s'inscrit en faux contre une lecture « romantique » de ce passage. C'est en
revanche une prévention inverse qui joue quand il s'agit d'Eur. : devant par ex. le Ζευς δ', όστις
ό Ζευς d'Eur. (II. F. 1264 ; ou le fgt 480 de Mélanippe philosophe) on incline à parler plutôt
d'athéisme (cf. M. Lefkowitz, 1987).
141. Cf. supra, n. 82.
142. Du point de vue du sentiment religieux il convient, nous semble-t-il, de distinguer les
prières formulées selon plusieurs hypothèses (comme celle d'il. VII, 202-5, ou de Soph., Trach.
303-5 : cf. supra, chap. Ι, η. 316) des prières qu'on pourrait dire « restreintes » (comme la prière
de Pindare pour les Etnéens, formulant sa requête sous la condition « si c'est possible » : Ném.
IX, 28 ; cf. aussi Eur., Hipp. 871-4 : ει πως εστί ; et surtout comme la célèbre prière de Danaé
dans le fgt 27 de Simonide). Les unes et les autres ont sans doute en commun une disposition
d'esprit mettant en évidence des égards pour la volonté divine. Mais les secondes s'en remettent
beaucoup plus vaguement au jugement du dieu, tandis que les premières, tout en faisant preuve
d'une certaine modestie, maintiennent une requête capable (dans l'esprit du fidèle) d'ajuster les
projets de la divinité à ses propres désirs : de fait, les prières selon plusieurs hypothèses
représentent peut-être surtout un effort pour obtenir au moins une satisfaction partielle ; à cette
fin, le locuteur compte sur l'éclaircissement qu'apporte la rectification exprimée après la
première demande.
1 64 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

distincte permet de mieux dominer les risques que font courir restrictions mentales et
formulations ambiguës, voulues ou non 143 : le besoin de netteté, d'autant plus
indispensable à satisfaire que les conséquences possibles sont plus importantes,
recommande la formulation explicite. De plus, une expression en quelque sorte
officialisée par une prolation nette peut ensuite tenir lieu de référence, un peu à la
manière dont les Platéens reconnaissent que « les mots qu'on ne dit pas suscitent le
reproche qu'ils auraient tout sauvé si on les avait dits » 144. C'est ainsi qu'Ulysse utilise
comme argument la surdité d'Athéna à ses prières antérieures, pour obtenir enfin son
aide quand il arrive chez les Phéaciens 145 : s'il ne pouvait se référer à ces requêtes
explicitement formulées, il n'aurait pas cette ressource à sa disposition pour peser sur
la situation présente. Nous pensons rencontrer là un caractère prépondérant de la
prière consistant en un discours articulé et argumenté comme l'est souvent la prière à
laquelle nous avons affaire dans les textes 146 : en même temps que sa valeur
discursive interne, apparaît son importance comme jalon dans l'enchaînement de désirs
et d'actions dont se compose une vie humaine. Cependant, tout comme il a semblé
insuffisant de s'en tenir aux explications qui prétendaient faire fond avant tout sur le
poids « magique » des mots, il paraît difficile de s'arrêter à une interprétation qui ne
voudrait tenir compte que de la valeur logique et persuasive de ce type de discours. Il
faut bien convenir en effet que le simple fait d'élever la voix, indépendamment de
toute signification nette, entre déjà pour quelque chose dans la démarche de la prière :
comment expliquer autrement l'usage des exclamations ou des cris cultuels qui,
quoique dépourvus de sens discursif, n'en sont pas moins une manière de s'adresser à
la divinité ?

Il est nécessaire d'adopter cette perspective, si l'on veut comprendre un très grand
nombre de répliques que bien souvent les monographies consacrées à la prière,

143. Sans qu'on doive pour autant recourir à une explication qui mettrait en jeu une
prétendue « valeur magique » des mots, c'est bien l'une des principales astuces de ceux qui sont
doués de μήτις, que de maîtriser un langage double (comme surtout Ulysse : cf. Détienne &
Vernant, 1974, p. 62, n. 2 ; L. Basset). Mais ceux dont la vigilance est insuffisante se laissent
prendre aux ruses du langage : soit du leur, comme Éos qui oublia de demander pour Tithon la
jeunesse avec l'immortalité (//.//. Aphr. 220-4), ou comme Kydippé, qu'un serment involontaire
engage à Acontios (Call., Orig. IV, 22 sq. ; cf. SUDHAUS, p. 190, n. 2), soit de celui des
oracles, comme Crésus qui n'entrevit pas dans la réponse de la Pythie : « Tu détruiras un grand
empire » la possibilité de voir survenir la ruine du sien propre (Hdt., I, 53).
144. The. ΠΙ, 53, 3.
145. 0</.VI,325.
146. La présence d'arguments a même semblé si révélatrice des prières grecques, que
certains ont voulu voir dans leur structure ordinairement tripartite une forme « canonique » (cf.
supra, Introd., n. 20, et surtout infra, chap. Ill, p. 208 sq.).
voix 165

choisissant de ne s'intéresser qu'aux requêtes discursivement organisées 147, ont


laissées pour compte, et qui cependant répondent à une authentique démarche vers les
puissances supérieures ; ainsi d'exclamations comme ίώ θεοί ou ώ Ζεΰ, τί λέγω; 148. De
telles formules, à l'évidence, précèdent ou remplacent tout commentaire logiquement
élaboré d'une situation confondante. Il n'est certainement pas indifférent qu'elles soient
placées sous l'invocation de la divinité, que le nom des dieux soit ce qui se trouve
articulé en premier dans un cas d'aporie. Dans une semblable réaction, il faut sans
doute relever le « réflexe phonique », pour reprendre l'expression de Marot 149, mais
aussi (et c'est peut-être tout un) le fait que se tourner vers la divinité soit regardé
comme un soulagement. Cette simple remarque nous place devant une fonction
possible de la prière, celle qui lui permet de jouer un rôle de refuge 15° : une prière -
ce type de prière très succinct, qui est à peine plus qu'une exclamation rapportée aux
dieux - est ce qu'on dit quand précisément on ne sait que dire ni où se tourner. Mais,
de même qu'il faut prendre au sérieux la première partie, ώ Ζεΰ, en la regardant
comme une véritable invocation, de même il convient de considérer dans son sens
plein l'interrogation τί λέγω. Aucune de ces deux expressions n'est purement
machinale, et le sens ne perd pas ses droits, comme nous le prouve l'exclamation de Creuse
dans Ylon d'Euripide : « Ο splendeur de l'espace éthéré, quel cri vais-je pousser, quelle
clameur lancer ? » 151. L'invocation ne concerne pas là un dieu personnel ; il y a

147. Cf. supra, Introd., n. 3.


148. Ίώοιι ώ θεοί : Soph., Phil. 736 (cf. supra, Introd., n. 40) ; Eur., Troy. 1280 ; I.T.
780 ; Phén., 608 (ces exclamations sont ponctuées par un commentaire indiquant qu'elles sont
regardées comme un appel aux dieux : ανακαλούμαι, ou ανακαλείς) ; Hél. 855. Ίώ Ζεΰ :
Eur., Phén. 1290 ; en Aristoph., Lysistr. 716, à la fois la valeur d'authentique recours aux dieux
et la valeur de cri sont soulignées par la réplique du vers suivant : τί Ζην' άϋτεΐς ; cf. Esch.,
Choéph. 855 : Ζεΰ Ζεΰ, τί λέγω;.
149. Marot pousse fort loin l'importance qu'il attache à ces « réflexes phoniques », puisqu'il
ne faudrait en certains cas, selon lui, pas chercher ailleurs l'origine de la prière comme de la
divinité (1936, p. 260). Il est évident que certains faits de la religion grecque inclineraient à lui
donner raison, et que des cris ont été divinisés : Εύοΐ, "Ιαχκος, Παιάν (cf. PFIFFNER, p. 72,
n. 9, citant Kern, I, p. 154) - à moins que ce ne soit l'inverse, et que le nom du chant ou du cri
ne dérive du nom du dieu invoqué (comme l'affirme Motsopoulos sur la foi, peu probante, de
passages des Bacch. inaptes à autoriser par eux-mêmes une telle conclusion : p. 1 10, n. 25). On
hésite toutefois à systématiser une hypothèse comme celle de Marot : le fait même qu'on soit
tout de suite en mesure de citer quelques cas où elle semble plausible tandis que les autres
semblent tout à fait différents n'invite pas à la généraliser. Il faut dire que Marot lui-même
s'abstient d'un tel excès.
150. Cf. supra, chap. I, p. 107. Il est intéressant de noter que les mots se présentent, suivant
la manière dont on les envisage, soit comme le refuge des faibles, enfants ou femmes, qui par
nature sont incapables d'agir (cf. par ex. //. XX, 200 ; 211 ; 244 ; 248 sq.), soit au contraire
comme l'ultime possibilité d'action, un aveu comme ούκ έχω ο τι εΐπω représentant le dernier
degré de l'impuissance et du désespoir.
1 66 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

invocation cependant. Ce qu'il y a aussi surtout, c'est l'interrogation fiévreuse sur ce


qu'il convient de faire entendre : parole ? cri ? Cette formule (τίν' αύδαν άύσω,
βοάσω;), moins stéréotypée que τί λέγω, témoigne d'une véritable incertitude sur
l'expression sonore la plus propre à venir commenter ou sanctionner ce qui est en train de
se produire - en l'occurrence un grand bonheur.
A la fois justiciables d'une analyse similaire et tout à fait opposées sont certaines
prières auxquelles on accorde souvent le qualificatif de « primitives » - comme le μα
Γα des Suppliantes d'Eschyle ou le φεΰ δα des Phéniciennes d'Euripide 152 - dans
lesquelles le contenu du discours compte moins que les exhalaisons sonores. Elles sont
opposées en ce que la réflexion n'est pas ce qui y domine ; mais elles atteignent un but
similaire en soulageant celui qui les prononce d'une anxiété insupportable. De tels
textes amènent à penser que la prière - ou au moins un certain type de prière - peut
trouver à s'épuiser dans l'émission d'un son, peu ou point articulé, véritable cri de
surprise ou de douleur, arraché parfois presque à l'insu de celui qui le lance, mais dont
l'émission, qui correspond à un besoin physique, libère une sorte de soulagement.
Quand il en est ainsi, « élever la voix » semble le fait en lui-même important,
indépendamment de l'élaboration verbale - encore moins logique - du discours, mais
aussi indépendamment de tout projet visant à peser sur les faits. On pourrait même
presque dire qu'il s'agit du mécanisme inverse : au lieu que ce soient les mots qui
cherchent à infléchir la réalité, c'est la constatation des faits qui semble commander un
commentaire verbal adéquat, réflexion ou cri. Cette réponse vocale apportée à un fait
brut a pour effet de lui donner un écho qui l'introduit dans le domaine de la vie, de la
signification ajoutée par les hommes. On peut encore aller plus loin, et d'une certaine
façon assimiler aux cris plus ou moins inarticulés les bruits (claquements de langue ou
de doigts, frappements de gong) qu'il convient de faire entendre dans certaines
circonstances ou lors de certaines cérémonies 153. On n'est même plus alors dans le
domaine phonique, mais seulement dans le domaine sonore.

151. Eur., Ion 1445-7. Sans doute convient-il de distinguer ces interrogations sur
l'opportunité d'une prolation sonore, des inquiétudes relatives aux modalités de la formulation
(cf. infra, chap. ΙΠ, η. 1).
152. Esch., Suppl. 890-2 ; 899-901 : μα Γα μα Γα.../ ώ πα, Γας παΐ, Ζεΰ (sur cette prière,
voir VON FRITZ, p. 13); cf. encore Ag. 1072-3 : Ότοτοτοΐ πόποι δα /'Απόλλων,
'Απόλλων ; Choéph. 45 : ίώ γαία μαΐα; Eum. 842, 874 : Oioî δα, φεΰ ; Eur., Phén. 1296 :
Φεΰ δα. On peut, sans adhérer nécessairement aux conclusions qu'il en tire, souligner avec
Motsopoulos que le théâtre de Soph, offre moins d'effets de ce genre (p. 77).
153. Par ex. faire entendre un claquement de langue (ποππύζω) quand il éclaire (Aristoph.,
Guêpes, 626 ; cf. HEILER, p. 51) ; ou faire résonner un disque d'airain (ρόμβος? ΐυγξ ? en tout
cas χαλκέον) quand l'aboiement nocturne d'un chien signale la présence d'Hécate aux
carrefours (Thcr., Magic. 35-6) ; sur l'existence à Eleusis d'un ΰμνος ^TiTiKOçaccompagné de
gong, cf. Boyancé, 1936, p. 53. Une scholie de Lucien nous parle du bruit (κρότον, 1. 10) qui
accompagnait le retrait des objets sacrés des μέγαρα (Schol. Lucien, Dial, meretr., 2.1, éd.
Rabe, Leipzig, 1906, p. 276) ; le son de la trompette soutint la prestation de certains serments
voix 167

II serait instructif d'examiner à fond s'il en va de même des cris cultuels 154 : nous
ne voulons plus parler ici d'éventuels « réflexes » phoniques spontanés, mais bien de
cris nettement déterminés et précis, que les fidèles étaient appelés à pousser
rituellement dans certaines circonstances ou lors de certaines cérémonies du culte. De
fait cette question des cris cultuels, de leurs rapports aux prières et aux hymnes, est
beaucoup trop vaste et délicate pour qu'on puisse envisager de la traiter en passant, et
nous nous proposons d'y revenir plus tard. Mais il n'est pas possible non plus, pour qui
s'interroge sur le sens de la prière dans les conceptions religieuses de la Grèce, de
passer tout à fait ces interrogations sous silence. Aussi nous bornerons-nous dans
l'immédiat à quelques remarques directement utiles à notre propos.
Tout d'abord les cris cultuels, plus encore que les exclamations dont nous
parlions à l'instant, sont sonores et dépourvus de sens. Les efforts mômes qui, à
l'occasion, ont été déployés pour leur en trouver un, témoignent avant tout d'une totale
perplexité 155. Les seules constatations que l'on puisse faire sur ce terrain concernent le
fait que certains cris se laissent regrouper par familles : ainsi de ίή, Ιώ, ίου, ou de
έλελεύ, άλαλα, όλολυγή 156. Dire qu'ils possèdent une valeur expressive paraît in-

(L. Robert, 1938, p. 315) ; en général sur les pouvoirs apotropaïques et fertilisants du bruit du
métal, cf. Gernet & Boulanger, p. 80-1.
154. Laissant pour notre part complètement de côté la question des origines, et le détail de
la bibliogr. relative aux cris nous citerons : Ziehen, 1902, p. 394 sq. (qui réunit les sources
concernant 1'όλολυγή) ; STENGEL, 1910, p. 14 sq. ; Eitrem, 1920, p. 44 sq. (qui rassemble
commodément un grand nombre de textes) ; THEANDER (qui veut établir un parallèle avec le
Alleluia sémitique : p. 47) ; SCHWENN, 1927, p. 35 sq. ; WEGNER ; DEUBNER, 1941, p. 3
sq. (son hypothèse, p. 28, est que Γόλολυγή aurait une origine égéenne, tandis que la clameur
άλαλα appartiendrait au domaine indo-européen) ; l'étude la plus éclairante et la plus complète
est sans doute celle de GERNET, 1932 : elle renferme une revue très dense des différentes
circonstances où était poussée 1'όλολυγή, des réf. aux textes et des études parues ; par ailleurs,
l'A. serait favorable à l'idée d'une origine indo-européenne de Γόλολυγή, tandis que les cris du
genre Ιού remonteraient au substrat égéen (p. 240) ; RUDHARDT, 1958, p. 176-80 ; CORLU,
p. 86 ; D.E., s.v. icq Ιήιος, Ιά, ίου, άλαλα, έλελεΰ, ολολύζω, παιάν; αΐλινος, λίνος,
"Ιακχος, ύμήν (2), avec, pour chaque terme, la bibliogr. y afférente. Klauser, en partie, col. 219
sq. ; Burkert, 1983 (1972), p. 5, n. 19 ; p. 54 ; Calame, 1977, 1, p. 149 sq.
155. Comme on le sait, « un rapport est établi par étymologie populaire avec ϊημι dans la
forme de Pd., Péan 6, 120 ίήτε » {D.E., s.v. ίήιος ; pour la bibliogr., nous renvoyons à cet
art.) ; cf. Call., II. Αρ. 103. Pour άλαλα, « l'hypothèse de M. Leumann, Hont. Wörter, 211, que
άλαλητός est proprement tiré du pf. άλάλημαι et a été rattaché à άλαλα par fausse
interprétation d'il. XVI, 78, est invraisemblable » (D.E., s.v. άλαλα). Sur la destruction des
illusions du langage par des mots alphabétiques qui livrent passage à une thérapie, cf. Cox
Miller, p. 495. Sur les exclamations et cris rituels, cf. F. Létoublon, 1988, p. 145 sq.
156. La parenté de ίώ, ίή, ίά, ίούεβΐ affirmée par GERNET, 1932, p. 241-2. Ces cris sont
de rythme iambique -ίαμβος- au nom de quoi ils ne sont peut-être pas étrangers ; sur ίαμβος
(ou Iambè), cf. les considérations très diverses de Meuli, 1975, I, p. 415 ; Nagy, p. 243-52 ;
Dumézil, p. 49 ; Vemant, 1985 b, p. 34 (et voir supra, chap. I, n. 16). Sur ίή, Îe'cf. CRUSIUS,
1894 : p. 6 sq. ; 71 sq. ; le D.E. rapproche ces cris les uns des autres (« ίή est une interjection
1 68 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

discutable, mais n'apporte rien quant à leur signification, ne renseigne pas sur
d'éventuelles circonstances particulières où ils seraient indiqués ; la preuve en est que
les premiers peuvent scander la joie comme la détresse, que les seconds sont cri de
douleur, cri de guerre, ou pour Γ όλολυγή sur laquelle nous reviendrons dans un
instant, cri aux multiples indications. Ils sont donc assurément expressifs, mais sans
spécificité de l'émotion à exprimer. D'autres cris semblent plus individualisés, à la fois en
ce que leur forme est plus variée, et en ce qu'ils paraissent avoir présenté une aptitude
particulière à se confondre avec une personnalité divine : ainsi de Ύμένοαε, Παιάν,
Εύόΐ, "Ιαχκε 157 ; aussi bien interviennent-ils dans des circonstances plus spécialisées,
un peu mieux circonscrites : lors des mariages, dans des cérémonies piaculaires, dans

primaire comme ίου etc. », s.v. ίή) mais consacre à chacun une brève rubrique. S.v. ίήιος
« épithète d'Apollon invoqué par le cri ίή ποαών, ίήϊε παιάν », Chantraine ne mentionne pas
de rapport avec ίάομαι, comme le voulait THEANDER, p. 33. Sur ces cris, cf. encore M.
MANTZIOU, p. 458. Sur les cris de la deuxième série, cf. D.E., s.v. άλαλα, έλελευ, ολολύζω
(on lit dans ce dernier art., à propos de ολολύζω et des termes apparentés : « Termes expressifs
qui doivent reposer sur une onomatopée avec redoublement ») ; Perpillou, 1982, p. 269 sq. On
notera qu'un fragment de Pindare (n° 7 des dithyr., Puech p. 155), est une prière à Alala, fille de
Polémos, cri de guerre personnifié. Sur les interjections έλελεΰ ιού ίου qu'on clamait aux
Oschophories, voir Plut., Thésée, 22, 4 (cf. J.E. Harrison, 1974 {1912}, p. 318). Rappelons que
Bowra souligne l'influence considérable de ces refrains, comme « étape intermédiaire entre le
chant strictement communautaire et le chant strictement individuel » (1971, p. 221).
157. Ou encore (mais c'est peut-être tout un, ou en tout cas plus proche qu'il ne nous
semble) à être assimilé à un genre de poème ou de refrain (cf. supra, n. 149) ; cf. Pd., Fgts
d'orig. incert. 22 (Puech) ; voir Von BLUMENTHAL ; sur Linos, αΐλινος, cf. Kern, I, p. 153 ;
Burkert, 1983 (1972), p. 108 ; M. Alexiou, p. 55 sq. ; F. Mawet, p. 43 ; M. MANTZIOU p. 492-
3 ; sur αιλινος, ΊήΛώ Παιάν, ίόβακχος Calame, 1977, 1, p. 158-9 ; sur l'hyménée, Maas,
1907, p. 594, n. 14 ; Muth ; Calame, 1977, 1, p. 159-62. Sur Iacchos, Gernet & Boulanger, p.
127 ; Grégoire. Sur le péan et le cri ίή παιάν, la bibliogr. est immense ; aux réf. déjà citées, qui
en traitent ici ou là, ajoutons entre autres l'art. Pacan de Th. REINACH, et l'étude fondamentale
de FAIRBANKS ; Wilamowitz, 1913, p. 246-57 ; LATTE, 1913, p. 75 ; Nilsson, G.G.R., I, p.
159 ; 512. Zuntz fait observer que ces cris sont moins nombreux en Grèce qu'à Rome (p. 342).I1
serait intéressant de creuser la question des rapports qui peuvent unir hymne et cri ; on pourrait
alors produire comme ex. d'un texte limitrophe l'hymne à Héraclès traditionnellement attribué à
Archiloque (Lasserre, p. 270) :
*Ω καλλίνικε, χαΐρ άναξ Ήράκλεες,
τήνελλα καλλίνικε,
αυτός τε κάί 'Ιόλαος, αίχμητα δύο
τήνελλα χαίρ'
καλλίνικε,
Ώ καλλίνικε, αναξ Ήράκλεες,
τήνελλα καλλίνικε.
Comme on le voit, cet « hymne » est avant tout un salut répété, (redoublé en son milieu),
appuyé sur un triple refrain, et la syntaxe y est réduite au minimum. On pourrait aussi se fonder
sur une comparaison de Γόλολυγή et du péan pour montrer qu'ils représentent deux degrés
d'élaboration de la même démarche (c'est un point sur lequel nous comptons revenir ailleurs).
voix 169

le culte de Dionysos ou pendant la procession des Mystères d'Eleusis. Mais doit-on en


conclure qu'ils sont de nature différente des premiers ? Ce qu'on remarque, c'est que
souvent un cri de la première catégorie précède ou soutient ceux-ci : les uns et les
autres apparaissent ainsi volontiers couplés, dans des conditions telles que les
premiers gardent leur valeur de cri pur, tandis que les seconds acquièrent une sorte de
personnalité (ύμήν,'ΐμέναιε ; Ιή Παιάν; αι Λίνον). Ce genre d'observtaions a même
donné lieu à des supputations sur une origine phonique éventuelle des noms (et par
conséquent de la personnalité) des dieux 158. Sans s'avancer jusqu'à des conclusions
aussi radicales, on peut au moins retirer de cela l'idée que les cris cultuels occupaient
dans la religion une place qui est loin d'être secondaire, et qu'ils n'étaient pas sans
rapport avec la notion d'une présence divine. Cette remarque, que l'existence de cris
personnifiés conduit à avancer, apparaît d'autant plus fondamentale qu'elle est
corroborée par ce qu'on pense savoir des valeurs d'un cri aussi inarticulé que Γ όλολυ-
γη 159, à propos duquel J. Rudhardt avait, rappelons-le, écrit voici trente ans déjà qu'il
« paraît prévenir les dangers que la présence divine, d'ailleurs sollicitée, peut
comporter ». C'est donc au sens plein de l'adjectif qu'un cri comme Γ όλολυγή peut
être dit « cultuel ».
Mais en même temps qu'on souligne cette particularité des cris cultuels (au
moins de certains) consistant en leur aptitude à susciter ou à saluer la présence de la

158. C'est l'hypothèse de Marot, 1936 (cf. supra, n. 149). Si intéressante que soit cette idée,
elle ne peut s'appliquer qu'à un petit nombre de cas, et de toute manière serait impropre à rendre
compte du phénomène de la religion.
159. Voir RUDHARDT, 1958, p. 180 (cf. supra, p. 142 et n. 63) ; que 1'όλολυγή soit en
rapport avec une présence divine, quelque forme qu'elle revête, est un point qui ressort des
textes et qui a été mainte fois souligné (e.g. Kern, I, p. 150-1). Par ex. dans la Médée d'Eur., une
servante voyant agoniser la princesse crie ainsi, croyant qu'un dieu manifeste ses οργάς (Méd.
1171-3 ; cf. la scholie ad loc. : μετ' ευχής έβόησε) ; mais le texte le plus net à cet égard est
sans doute un fgt d'Eur. (Erechtheus, 351 Nauck = 41 Austin) : όλολύζετ', ώ γυναίκες, ώς
ελθη θεά (cf. Motsopoulos, p. 85, n. 18 ; BREMER, p. 194). Aussi Γόλολυγμός est-il dit
Ιερός (Esch., Sept 268 ; cf. Harvey, 1957, p. 218-9), adjectif dont on connaît le rapport avec une
manifestation de la puissance (RUDHARDT, 1958, p. 28-9 ; Motte, 1986 a, p. 119 ; 121). De
tous les cris cultuels, Γόλολυγή est celui qui a le plus retenu l'attention ; aux travaux déjà cités
(cf. supra, n. 144) ajoutons entre autres : Nilsson, G.G.R., I, p. 157 sq. ; Burkert, 1977, p. 123 ;
127 ; 388. En particulier ce cri lors d'un sacrifice salue la chute des victimes (e.g. Esch., Sept
269 ; cf. Gemet & Boulanger, p. 218 ; DEUBNER, 1941, p. 22 ; MEULI, 1946, p. 268 ;
RUDHARDT, 1958, p. 254 ; CORLU, p. 121 ; Segal, 1975, p. 39 et n. 17 ; S. Saïd, 1978, p.
353 ; Kirk, p. 66). Il est aussi poussé quand les forces de fécondité sont à l'œuvre, lors d'une
naissance (surtout d'un garçon) ou d'un mariage (GERNET, 1932, p. 245 ; c'est le cri que
lancent les déesses à la naissance d'Apollon : H.H. Ap.l, 1 19. Sans doute n'est-il pas indifférent
que cette réponse à une épiphanie puisse être aussi le fait de divinités. S'il en était besoin on
pourrait (pour venir appuyer l'affirmation qu'un cri peut être regardé comme identique, dans sa
nature, à une prière) rappeler la définition (citée par DEUBNER, 1941, p. 23, n. 1) :
άλαλάζειν : το οξεία και έμμελεΐ φωνή ευχεσθαι , ou encore la scholie όλολύζειν :
ευχεσθαι (Schol. Ven. Aristoph., Paix 97 ; cf. Eur., fgt 351 Nauck).
1 70 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

divinité, on ne peut en rester là, et circonscrire aussi étroitement leur fonction. Et


même à propos d'un cri virtuellement aussi lourd de valeurs cultuelles que Γ όλολυγή,
on retrouve la possibilité de lui voir jouer un rôle analogue à celui que nous avions
dégagé pour certaines exclamations : rôle d'intégration d'un fait brut à la trame d'une
action signifiante, par le truchement de la voix. Ainsi dans YÉlectre d'Euripide,
l'héroïne prévient son frère : « S'il arrive de toi une nouvelle heureuse, ce ne seront
que cris de joie dans la maison (όλολύξεται παν δώμα) ; si tu meurs, ce seront des cris
contraires » 160. Peu importe que nous soyons ici à mi-chemin entre le cri cultuel
attendu et la réaction spontanée de joie ou de deuil : ce qu'il faut en retenir, c'est
qu'une action n'acquiert pas toute sa plénitude tant qu'elle n'est pas soutenue par une
intervention vocale adéquate. Dans ce contexte, on comprend que le silence puisse
être « outrageux », s'exercer άτίμως 161, c'est-à-dire dans l'indifférence de ce qui
revient à chacun. En effet, un acte qui se déroule, une présence qui se fait sentir,
n'acquièrent valeur catégoriquement positive ou négative qu'après qu'ils ont été
dûment désignés ou célébrés : le cri (rituel ou non) vient mettre comme un point
d'orgue à une manifestation qui autrement serait restée désordonnée, et dont l'intensité
n'aurait recelé qu'une confusion dangereuse. La force avec laquelle est proféré le cri
fait écho à la puissance de l'événement qui se produit ; c'est un peu comme si le
retentissement du cri rejoignait et englobait les vibrations déclenchées par ce
paroxysme de puissance, pour les canaliser et les orienter, les calmer et les intégrer à
la vie normale qui pourra reprendre dans l'ordre, une fois le silence revenu.
Nous n'entreprendrons pas ici de mesurer le caractère émotif de ces différents
cris. Même si, comme l'écrit J. Rudhardt, (cf. n. 159) la clameur de Γ όλολυγή est
poussée dans un « climat émotif... que le cri, tout à la fois, exprime et contribue à
créer », il ne faut pas perdre de vue que « nous avons affaire... à un usage social du
cri : celui-ci fait partie de l'expression obligatoire des sentiments ; il est d'ordre
" institutionnel "... il émane d'une troupe qui impose à ses membres la discipline du
rythme et d'une mélodie élémentaire » 162. Pourtant, toujours est-il que là encore,
comme nous l'avons déjà aperçu par ailleurs 162 bls, la religion grecque n'est pas
formaliste et que ces cris, tout cultuels qu'ils étaient, pouvaient aussi à l'occasion être
clamés spontanément. Prenons encore l'exemple de Γ όλολυγή qu'Ulysse retient
Euryclée de pousser, mû par un scrupule analogue à celui qui vient tardivement à

160. Eur., El. 690-3.


161. Esch., Choéph. 96 : σΐγ' άτίμως (cf. supra, n. 117).
162. GERNET, 1932, p. 247 ; 248 ; cf. encore p. 249 : « L-'όλολυγή... subsiste dans le
domaine religieux comme un témoin ou un souvenir de l'efficace que des sociétés très anciennes
ont pu prêter à leurs gestes collectifs ».
162 bis. Cf. supra, chap. I, p. 121 ; chap. II, p. 137-138.
voix 171

Égisthe devant le cadavre prétendu d'Oreste 163. Si l'un et l'autre mouvement sont
comparables, c'est que le cri purement réflexe de l'une - étouffé de justesse par le
maître - et les paroles de soulagement qui montent presque sans réflexion aux lèvres
de l'autre, représentent deux manières d'exprimer le môme mouvement. On peut
trouver là une preuve éloquente de l'identité de nature et de fonction entre les divers
degrés de l'émission vocale ou verbale : "ri rituel commandé, cri spontané, réflexion
tournée vers les dieux, toutes ces manifestations sonores plus ou moins articulées ont
pour point commun de scander une action qui sans eux serait muette et dépourvue de
sens. On voit à quel point un semblable commentaire nous dissuade de réduire la
prière en Grèce à de simples entreprises de mendicité ou à l'exercice d'un prétendu
pouvoir magique. Toutes ces remarques confirment l'intérêt que l'on trouve, pour la
conception de la prière, à s'interroger sur les significations respectives de la voix et du
silence, de la parole et du cri, les émissions vocales jouant un rôle de lien non
seulement entre les hommes et les dieux mais encore entre les faits objectifs et leur
aperception 164.
Puisque certains cris portent des noms qui désignent aussi un chant, il nous reste
maintenant à essayer d'évaluer rapidement les conditions et la valeur de cette
adéquation, et pour ce faire à examiner les rapports qui peuvent exister entre les
hymnes, les cris, et la prière.

163. Il est fait référence ici à Od. ΧΧΠ, 41 1 , et à Soph. El. 1467 (cf. supra, n. 121 ). Sur Od.
XXII, 411, cf. CORLU, p. 121-2 ; le silence est bien, dans ce passage, une victoire sur le cri.
Cela ne doit pas conduire à affirmer qu'il en est toujours ainsi et nous ne saurions nous associer
aux vues exprimées par Motsopoulos, selon qui les cris se présentent comme une manifestation
irrationnelle en face du silence qui serait en rapport avec la raison (p. 116 sq.). Il nous semble,
quant à nous, que cette analyse peut être fondée quand il s'agit de réactions individuelles, mais
qu'il est déplacé de l'étendre sans restriction ; et qu'en particulier elle ne tient aucun compte des
expressions « institutionnelles » dont parle GERNET. Au reste un mot figurant au début du
péan composé par Soph, en l'honneur d'Asclépios (BREMER, p. 204 et n. 46) semble suggérer
sans ambiguïté qu'un hymne suscite normalement des cris : άρξομαι ΰμνον ey£pGißoav(tous
les composés avec έγερσί- en premier terme entraînent bien la traduction « qui éveille ceci ou
cela ») ; on sait par ailleurs que Dionysos était aussi « Bruyant » (Bromios), Artémis
κελαδεινή ou ίοχέαιρα(« retentissante », « qui lance des cris ») : cf. GERNET, 1932, p. 242 ;
tout cela montre bien que la valeur des cris est cultuelle et non seulement émotive.
164. Rappelons qu'on a pu proposer de chercher en ce domaine du « lien » le sens propre
de la « religion » (pour ceux qui s'arrêtent à l'étymologie : religare). Il est évident que le sens
originel, quel qu'il soit, d'un mot qui n'est pas grec, ne saurait en aucune manière nous éclairer
sur la religion grecque. Mais il ne nous semble pas inintéressant, à titre de simple curiosité,
d'attirer l'attention sur ce rôle de médiation multiple au moins possible de l'émission verbale,
vocale, ou seulement sonore - d'autant qu'au double lien introduit entre hommes et dieux, et
entre un phénomène matériel brut et sa « réception » humaine, s'ajoute le fait que certains cris
eux-mêmes apparaissent portés à devenir proprement des divinités, c'est-à-dire aptes à ménager,
par leur seule prolation sonore, un accès direct au monde divin.
1 72 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

HYMNE, CRI ET PRIÈRE

On a prétendu que la distinction entre prière et hymne devait s'établir en fonction


de la présence ou de l'absence de requête. C'est à quoi aboutit le travail de Jeanneret,
selon qui le schéma minimal d'un hymne comporte nécessairement une invocation
(qu'il symbolise par la lettre I) et une louange du dieu (ce qu'il appelle un « tagmème
de fonction objective » : symbolisée par O), tandis qu'une prière lui semble
caractérisée par deux éléments indispensables aussi, dont l'un est semblable et l'autre
différent : l'invocation d'une part et la demande (symbolisée par D) de l'autre. Cela le
conduit à proposer les formules 10 pour définir l'hymne, et ID pour définir la
prière 165. Cette systématisation est intenable, dans la mesure où certaines prières -
comme par exemple la très célèbre adoration d'Hécube dans Les Troyennes 166 - ne
formulent aucune requête, et où en revanche les hymnes sollicitent couramment la
venue du dieu. Elle n'en est pas moins révélatrice d'une tendance très nette des prières
et des hymnes les uns par rapport aux autres : il est vrai que les hymnes ne présentent
pas de demande particulière et ponctuelle, que toujours, d'une manière ou d'une autre,
les intérêts qui peuvent y être en jeu dépassent le cadre étriqué de la vie personnelle
(ce qui au reste est bien normal pour une manifestation collective). De fait, entre un

165. Jeanneret, p. 195 (cf. supra, chap. I, n. 295). Sans doute s'occupe-t-il d'abord du
domaine latin, mais des incursions qu'il fait dans l'épopée grecque rendent son travail utilisable
ici. A propos du contenu des hymnes, on peut rappeler deux formulations « modernes » dont la
différence de style ne doit pas masquer la convergence des constatations : HEILER disait (p.
204) que la requête - passant après la contemplation (sic) et la louange - y est ordinairement
courte et d'ordre général, demandant des biens terrestres et non des grâces spirituelles (pour
l'époque qui nous occupe en tout cas, la précision semble superflue, mais HEILER traite de
l'hymne en général, indépendamment de tout temps et de tout lieu) ; Jeanneret souligne
« l'absence de tagmèmes de fonction situative, qui confirme l'hypothèse selon laquelle l'hymne
est beaucoup moins lié à des événements précis (et souvent inopinés) que la prière » (p. 184).
Tout cela revient à dire que dans l'hymne la requête ponctuelle et argumentée qui souvent
caractérise la prière laisse place à une demande générale de bénédiction (qui peut coïncider avec
l'appel du dieu), volontiers accompagnée d'éléments laudatifs (ou du moins descriptifs de
l'action divine). Soulignons d'ailleurs une remarque de RUDHARDT, 1958, p. 199) : c'est que
l'hymne est souvent substitué à la prière pour exprimer l'action de grâces - et rapprochons dès
maintenant cette observation de celle que nous ferons nous-même infra, p. 182, selon laquelle
l'hymne est une offrande.
166. Eur., Troy., 884 sq. ; ajoutons qu'il se trouve quelques prières dépourvues d'invocation
véritable : cf. infra, chap. Ill, p. 220 sq. Il ne nous échappe pas que SCHWENN part de
l'affirmation : « " Beten " ist " bitten " » (1927, p. 62) ; mais s'il fût parti du vocabulaire grec,
peut-être aurait-il eu quelque scrupule à énoncer sans preuve ευχεσοαι (a fortiori άρασθαι,
λίσσεσθαι) est « demander ».
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 73

hymne qui demande la prospérité pour le groupe et un hymne qui sollicite la venue du
dieu, il n'y a pas de différence à établir, puisque la seconde condition garantit la
première. Il semble donc bien que les hymnes échappent au grief d'étroitesse qu'on fait
souvent aux prières. Mais ce grief lui-même n'est-il pas bien injuste ? S'il est
indubitable que souvent les prières débouchent sur une requête assez précise et
ponctuelle, la présentation d'une demande est loin d'être une condition indispensable
de la prière.
Cette affirmation serait encore plus aisément constatable si nous avions des
traces de toutes les nombreuses prières quotidiennes aux dieux familiers, qui peut-être
n'étaient guère plus qu'un salut 167. Mais il nous reste, nous l'avons vu 168 des traces de
ces mouvements vers la divinité qui aboutissent à exprimer confiance, perplexité,
voire doute : on les trouve volontiers (mais pas nécessairement) dans des chants du
chœur 169. La quadruple prière qui ouvre les Élégies de Théognis offre un bon
exemple de l'équivalence entre une louange et une requête d'ordre général ; et les
remontrances d'Ion à Apollon témoignent de ce qu'on ne s'adressait pas toujours aux
dieux pour les solliciter 17°. Ces textes nous permettent de rejoindre des remarques que

167. Dans YEl. de Soph. Orcste, sur le point d'accomplir sa mission, commence par
s'incliner avec Pylade devant les images des dieux qui gardent son palais (v. 1374-5 ; seul le
verbe προσκυνώ indique cette intention et aucune parole n'est prononcée en scène).
Semblablement chez Eur., Héraclès de retour commence par saluer (προσειπειν) son foyer
(II. F. 599) et les dieux de sa demeure (v. 609) ; Ménélas fait de même (Or. 356 sq.).
Inversement le même verbe (προσειπείν) est employé pour designer l'adieu que Polynice
adresse à Phoibos, à son palais, à ses compagnons, aux autels divins (Phén. 631-6 ; voir encore
Ion 1613, quand Creuse quitte le portail delphique : προσεννέπω) ; et les dernières paroles
d'Hécube et des Troyennes sont pour « saluer (ως άσπάσωμαι την ταλαίπωρον πόλιν, Troy.
1276) une dernière fois [leur] malheureuse cité », ce qui, après plusieurs adieux (Ιώ γα, 1302 ;
Ιώ, extra metrum après 1311 ; ίώ θεών μέλαθρα και πόλις φίλα, 1317 ; lep 1327), se résout
dans le mot final du chœur : ίώ τάλαινα πόλις (ν. 1331). On pourrait multiplier les ex. de ce
genre de salutations. Mais quotidiennement un simple salut de la main pouvait suffire : cf.
Burkert, 1977, p. 128. FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, dans leur recueil d'épigrammes,
consignent plusieurs ex. de salutations aux morts (p. 82 ; 88 sq.).
168. De ces morceaux, on pourrait donner pour ex. le fameux « hymne à Zeus » de YAg.
(cf. supra, n, 140), le couplet sur Éros dans Ant. (781-800) ou celui sur Ares dans Les Phén.
(784-800) ; l'introït de la même tragédie, qui est un récit de Jocaste placé sous l'invocation du
Soleil ; l'invocation réprobatrice d'Hécube à Héphaistos (Troy. 343-5) ; ou bien l'apostrophe à la
Fortune de Ion, perplexe et interrogatif (Ion 1512-7 ; ou ses remontrances à Apollon : 436-51 ;
ou encore les reproches d'Amphitryon à la terre de Cadmos (H. F. 217 sq.) ; là de même, il serait
facile d'allonger la liste à l'infini. Ces morceaux commencent par des invocations et se
poursuivent sous forme d'une méditation (le plus souvent à l'indicatif) dont le rapport à la
divinité apparaît parfois assez lâche ; et c'est toujours une grande source d'embarras, que de
déterminer si de tels textes sont ou non des prières.
169. Ainsi par ex. de Soph., El. 1466, cité supra, n. 122.
170. Théognis au début de ses élégies (que ces vers soient authentiques ou non ne change
rien pour nous) fait alterner deux prières demandant audience et bénédiction (sous forme
1 74 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

nous faisions à propos des cris, relativement à l'habitude d'effectuer une mise en
rapport entre un réflexe phonique et la divinité - en y ajoutant le besoin plus subtil de
surmonter l'incohérence des faits au moyen de l'organisation du langage. Si l'on veut
bien accepter avec nous de considérer comme des prières, non seulement les saluts,
mais aussi ces laudes, insultes, ou simples méditations - autrement dit si l'on ne part
pas du préjugé que la prière grecque doit obligatoirement renfermer une requête, on
n'aboutit pas, en cercle vicieux, à la conclusion que toute prière grecque comporte une
requête. On ne saurait en conséquence retenir l'affirmation qu'un hymne se distingue
d'une prière par un prétendu caractère désintéressé : les différences qui, sur ce plan,
peuvent exister, nous semblent là encore plus de degré que de nature. La prière
n'implique pas plus nécessairement une requête, que l'hymne ne s'épuise en une
fonction « objective », pour reprendre la terminologie de Jeanneret, car l'exécution des
hymnes répond aussi à l'expression d'un besoin. Enfin, prière, cri et hymne ont en
commun de constituer une réponse verbale ou en tout cas vocale à un fait ou à une
situation, pour essayer de les comprendre, ou du moins de les dire, en les mettant en
relation avec la divinité : on ne peut donc trouver en cela de quoi les regarder comme
radicalement distincts les uns des autres sur ce plan. En sorte que nous sommes
toujours à la recherche d'une pierre de touche qui nous permettrait de distinguer
hymne et prière.

Le fait le plus évident, pour qui s'efforce de fonder la distinction, réside dans le
constat extérieur mais important, que l'hymne a reçu une mise en forme poétique 171 -

positive : κλΰθι... δί-δου, ν. 4, puis sous forme apotropaïque : κλΰθι... άλαλκε, ν. 13) avec
deux prières énoncées à l'indicatif pour décrire une scène divine ; la louange de la force vitale
d'Apollon à sa naissance (v. 5-10) peut bien n'être qu'une manière détournée de demander qu'il
en reverse une partie sur ses fidèles ; Eur. Ion 436 sq.
171 . C'est un point qu'avait parfaitement mis en lumière HEILER, quand il explique (p. 176
sq.) que l'hymne diffère de la prière en ce que c'est un chant, i.e. une composition poétique, une
œuvre d'art dont les éléments formels sont le rythme et la rime (ou tout au moins l'assonance), le
parallélisme des membres, la versification (et ajoute-t-il à tort selon nous, la division en
strophes). Mais il invite à distinguer (p. 182 sq.) « le chant cultuel... simple prière en prose,
versifiée et rythmée » (p. 185 ; nous préférerions quant à nous éviter le mot « versifiée ») au
nombre desquelles il met le dithyrambe d'Élis (p. 181), poème populaire ; l'hymne cultuel et
sacramentel, auquel il attribue une origine exclusivement sacerdotale ; et l'hymne littéraire (p.
198 sq.), catégorie dans laquelle il range les hymnes homériques. Il concède cependant que les
moyens stylistiques sont à peu près les mêmes. Aussi bien ces distinctions n'apparaissent-elles
pas parfaitement claires. Sans entrer dans les détails, essayons de fixer des limites nettes : il n'y
a d'hymne que poétique ; tout hymne est cultuel, dans le sens indiqué par Jeanneret (p. 168 :
« L'hymne authentique est cultuel par définition, de fait ou d'intention ») ; mais il serait faux de
prétendre que toute formule rythmée d'usage cultuel soit un hymne. Les liens généraux qui
peuvent unir le chant et la prière donnent lieu à des remarques dans HEILER, p. 59 ; Nilsson,
G.G.R., I, p. 157 sq. ; voir aussi les art. άείδω (L.F.E., fasc. 1, 1955, signé R. Ph., col. 155-9) et
άοιδή (L.F.E. , fasc. 6, signé J. G., col. 976-80) ; et l'art, άείδω (Lessico politico).
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 75

ce qui suppose un caractère forcément préparé, composé, appris 172. Au contraire des
prières humbles que chaque fidèle était amené à adresser quotidiennement à son
Hermès familial, sous forme au moins de salut ; au contraire des prières héroïques
individuelles que nous rapporte la littérature ; au contraire même des prières pourtant
publiques que les officiants prononçaient lors d'un sacrifice, les hymnes - non
seulement choraux mais même monodiques - ne pouvaient pas être improvisés.
Cette différence risque de nous apparaître quelque peu masquée par la tradition
littéraire 173, mais une prière (théoriquement au moins) n'est pas en vers. Assurément
les œuvres poétiques qui se trouvent constituer l'essentiel de notre documentation nous
livrent des prières au style direct, qui sont composées dans le mètre qui est celui de
l'œuvre. Mais si l'on prend l'exemple du théâtre, où les parties lyriques nous
permettent de distinguer conventionnellcment « prose » (dialogue) et « poésie »
(chants du chœurs), on voit bien que tous les hymnes sont chantés tandis que les
prières s'insèrent dans le mètre de la conversation, c'est-à-dire principalement les
trimètres iambiques 174. Chez Homère, le texte nous offre mainte prière au style direct,
c'est-à-dire dans le mètre dactylique qui est celui du récit épique, tandis que les
hymnes sont seulement l'objet d'allusions 175 : ils ne sont pas rapportés in extenso. Ce
n'est pas que l'hexamètre fût impropre à la composition d'hymnes, au contraire ; les
Hymnes homériques ou ceux de Callimaque le prouvent suffisamment. Mais le mètre
qui servait à la narration apparaissait probablement inapte à traduire, dans le même
contexte, le mode d'expression hymnique 176. On constate un phénomène analogue

172. HEILER, p. 169 ; Jeanneret, p. 151 ; 207.


173. Aussi Kirkwood prend-il soin de faire le départ entre des poèmes similaires dans leur
forme, leur substance, leur fonction apparente (p. 8-9 sq.) ; sa réflexion s'exerce surtout à partir
de poèmes de Sappho (mais aussi d'Alcée ou d'Archiloquc). Les pièces examinées montrent que
la question est loin d'être simple. Aussi bien Grégoire n'hésite-t-il pas à suggérer que l'hymne
épigraphique à la Grande Mère, trouvé à Épidaure, dérive peut-être du chœur de Xllél. d'Eur. (v.
1301 sq.) sur la Grande Mère (Notice, p. 14, n. 1, dans le t. 5 de la C.U.F.). Sur les rapports
entre les hymnes épigraphiques et littéraires, cf. infra, n. 180.
174. Cf.'Aristt., Poét. 1449 a, 1. 24-5 : μάλιστα γαρ λεκτικόν των μέτρων τό Ίαμβεΐόν
έστιν.
175. //. Ι, 472-4 (cf. infra, n. 217).
176. Cela n'exclut pas que d'autres raisons d'ordre littéraire aient pu concourir à ce que le
péan des Achéens soit seulement mentionné et non rapporté intégralement. Notons que, selon le
D.E. (s.v. μέλπομαι), ce verbe ajoute l'idée de la danse à celle du chant contenue dans άείδω
L'importance du mètre ressort par ex. de l'étude de KOLK sur le nome pythique (p. 40-1) ; selon
l'A. les mètres différents qui sont employés dans ce poème s'expliquent par les phases
différentes du combat décrit, mais aussi par la fidélité à la tradition des rythmes qu'employa le
dieu (les dactyles étant réservés à la célébration, les iambes au combat). Quant à l'hexamètre,
loin d'être impropre à la composition d'hymnes, il aurait été au contraire selon Durante un vers
religieux, d'usage sacerdotal, conservé dans les oracles, adopté dans les hymnes homériques
1 76 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

dans Les Perses : le célèbre récit de la bataille de Salamine comprend bien quelques
vers qui restituent le style direct ; mais il s'agit de « l'immense appel » qui précède
immédiatement l'affrontement. Pour ce qui est du péan, il est seulement mentionné par
le messager, qui au reste précise bien son caractère poétique et rythmé 177. On pourrait
invoquer aussi le témoignage des orateurs. Le discours Sur la couronne de
Démosthène s'ouvre comme on sait sur une prière : la place de choix de ce morceau,
tout en tête du plaidoyer, autant que son caractère sacré, lui vaut assurément d'être
travaillé avec un soin particulier 178 ; mais tout ce soin n'a pas amené l'auteur à quitter
la prose pour les vers. En revanche, le péan d'Isyllos, les hymnes d'Aristonoos 179, de
valeur littéraire assez médiocre, sont bel et bien versifiés. En un mot, sur ce plan
strictement formel, la distinction entre prière et hymne ne doit pas être cherchée dans
l'effort artistique plus ou moins grand, mais dans le mode spécifique de l'expression,
suivant qu'elle est rythmée régulièrement ou non 18°.
Si cette préoccupation, moins littéraire peut-être que prosodique, imposait une
mémorisation exacte interdisant toute spontanéité dans l'exécution des hymnes, des
répétitions étaient rendues nécessaires également par leur caractère musical et
orchestique 181 - trait qui allait de pair avec leur caractère collectif. Sans vouloir entrer
dans les délicats problèmes que posent les questions d'exécution et sans prétendre que
tous les hymnes étaient d'un bout à l'autre chantés « en chœur », on peut avancer en

(« qui, surtout les brefs, continuent assurément des modèles traditionnels ») et dans l'épopée : il
aurait été emprunté par Homère, à la poésie religieuse continentale (et non l'inverse).
177. Esch., Perses, v. 389 : μολπηδόν ; 393 : παιαν' εφύμνουν σεμνόν ; « l'immense
appel » vient ensuite (πολλήν βοήν, ν. 402).
178. Dém., Cour. 1-2. Le discours de Lycurgue Contre Léocrate commence également par
une prière ; cf. aussi l'exorde du Paphlagonien devant Démos (Aristoph., Cav. 763).
179. Le péan d'Isyllos (I.G., IV 2, 1, 128, 19) date de la fin du IVe s. av. J.C. (sur les péans
à Asclépios, cf. DES PLACES, 1969, p. 156-7). Le péan d'Aristonoos est reproduit par
CRUSIUS, 1894, p. 4-5. Sur son hymne à Hestia, cf. AUDIAT.
180. La preuve en est qu'on a jugé bon de rendre un hommage épigraphique à des
versificateurs, pour avoir honoré dignement la divinité dans leurs compositions : cf. CRUSIUS,
1894, p. 132-3. FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, comparant des prières épigraphiques à des
poèmes hymniques (Solon, Théognis, Pindare) suggèrent (p. 66) la possibilité d'un écho, dans
les inscriptions, du poème chanté dans l'enceinte sacrée (cf. supra, n. 173).
181. La danse a toujours eu un rôle important dans les cérémonies religieuses (et d'après
Xén., Hell., II, 4, 20, il apparaît bien que c'est un ciment d'union civique) ; cf. Castets & Pottier ;
Séchan, saltatio ; LATTE, 1913, p. 64-87 (bibliogr. p. 64, n. 1 ; l'A. montre bien, p. 66, que la
danse n'est pas un épiphénomène décoratif, mais fait partie intégrante des cérémonies sacrées) ;
Gemet & Boulanger, p. 196 ; 198 ; Déonna, 1953, p. 78 sq. ; Yerkes, p. 140 ; (notons que James
intègre ces rites à des traditions immémoriales : 1959, p. 161, et 1960, p. 23-7) ; Zervos, p. 573-
4 ; G. Prudhommeau, I, p. 313 sq. ; Brelich, 1969 b, p. 492 sq. ; Calame, 1977, 1, en partie, p. 46
sq. ; p. 173 ; BREMER, p. 198 ; Mullen. La musique tenait aussi une place de choix dans le
culte (cf. Haldane).
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 77

tout cas qu'il étaient au moins accompagnés de danses collectives et de « répons » 182,
que certaines parties, et au moins les refrains ou les cris rituels, étaient repris par le
groupe. Quoi qu'il en soit de précisions dont l'étude dépasserait le cadre de cette
recherche, il semble probable que, même dans les cas où ils étaient monodiques, les
hymnes comportaient un aspect de fête, de cortège, de danse, intéressant tout ou partie
de la communauté - élément qu'on peut regarder comme essentiel 183. Ces deux
points, que sont l'exécution musicale et orchestique (partiellement solidaire de la
composition en vers), et la participation collective, constituent selon nous les traits qui
distinguent fondamentalement l'hymne de la prière 184. Or cette opposition entre le
discours d'une part et le chant, la musique, la danse de l'autre, toute formelle qu'elle
puisse nous sembler, ne laisse pas de répondre en Grèce à quelque chose de
profondément senti : d'un poète comme Solon à un philosophe comme Platon,
l'appréciation est univoque. Non seulement tous deux opposent une forme
d'expression à l'autre, mais encore tous deux laissent entendre combien l'apport de la
musique leur semble un atout supplémentaire par rapport au simple discours 185. Ces

182. Toutes ces questions ont été fort débattues. On peut en donner un état sommaire en
indiquant que certains hymnes étaient processionnels (par ex. le péan), que d'autres étaient
chantés autour d'un autel (soit par un chœur immobile, soit avec des évolutions circulaires) ; cf.
Crusius, 1888 ; Pfuhl (cité par Burkert, 1983 {1972}, p. 3, n. 8) ; Färber, II, p. 14-19 ;
BREMER, p. 197 etn. 21. Sur procession et circularité, cf. Calame, 1977, 1, p. 76-93 ; 128-43.
183. Que l'on adopte ou non l'idée de Brelich (1969 b, p. 436 sq.), selon laquelle les rites
collectifs sont issus de rites initiatiques anciens, qui furent récupérés à la période archaïque par
des cérémonies destinées à fêter des cultes divins, publics et civiques, il reste que le caractère
cultuel et communautaire de ces festivités solennelles, scandées par des chants et de la musique,
leur est inhérent (cf. supra, chap. I, p. 105, et aussi Calame, 1977, Π, p. 10-13).
184. Même si un cri rituel pouvait être poussé par tous les assistants, également pour se
joindre à une prière (cf. supra, n. 154 et 157). Le caractère cultuel et communautaire de l'hymne
et de la danse a été bien dégagé par Jeanneret, p. 198 ; mais surtout, c'est un point sur lequel
insistent beaucoup Gernet & Boulanger, p. 156 ; 303. En tout cas, l'expression « prendre part
aux chœurs » est, pour une femme, synonyme d'être présente dans sa patrie, d'y participer à la
vie commune (Eur., IT. 1138-51 ; cf. encore Troy. 149-53 ; 551-5 ; Phén. 1754-8 ; il semble
que pour un homme, on mentionne de préférence la participation à l'eau lustrale : Esch., Eum.
655-6).
185. Solon, 2, 1-2 (Diehl) : « En héraut... je suis venu... dormant à mes paroles l'ornement
du chant et non celui du discours » (κόσμον έπέων φδήν άντ' άγορής θέμενος ; cf. encore
chez Théognis 1055-6 l'opposition λόγος / Μουσαί) ; Plat., Ménex. 239 b-c : « Comment se
défendirent (les pères de ces morts)... le temps me manque pour le raconter dignement, et
d'ailleurs les poètes ont déjà chanté magnifiquement en vers (εν μουσική ύμνήσαντεφ et
signalé leur valeur à tout le monde ; si donc nous entreprenions à notre tour de glorifier en
simple prose (λόγω ψιλω κοσμεΐν) les mêmes sujets, peut-être paraîtrions-nous n'occuper que
le second rang » ; Phèdre, 258 d 9-1 1 : εν μέτρω ώς ποιητής ή άνευ μέτρου ώς Ίδιώτης(ΰί.
Babut, 1987, ρ. 274, η. 81). On sait qu'il est arrivé à Plat, de ménager dans certaines de ses
phrases des « suites rythmées en général ïambiques » (Clavaud, p. 237 ; on pourrait évoquer
aussi les témoignages anciens selon lesquels les dialogues étaient à regarder comme un genre
1 78 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

témoignages sont de nature à bien mettre en évidence le fait qu'il ne s'agit pas
simplement de deux modalités d'expression, comme son maître de philosophie
l'enseignait à M. Jourdain, mais de deux étages, pour ainsi dire, dans les possibilités
formelles offertes par le langage : l'étage « simple » (ψιλω) pour se faire comprendre
d'une assemblée (άγορής), c'est-à-dire un moyen de communication à fonction sociale,
et l'étage élaboré, rythmé, soutenu par un art supérieur : ωδήν et μουσική, dont on ne
sait jamais si la traduction par « musique » suffit à rendre compte de tout ce que le
terme suggère de religieux, en raison du nom des Muses qui s'y trouve contenu 186.
Le fait donc de se fonder sur l'opposition entre la prose et la poésie pour séparer
la prière de l'hymne, est moins extérieur et artificiel qu'il n'y paraît au premier abord.
Cela présente au contraire l'avantage d'attirer opportunément l'attention sur une
éventuelle fonction particulière que pourraient remplir les hymnes à cause de leur
caractère poétique. En effet - c'est une précision presque superflue pour l'époque qui
nous occupe - qui dit poésie dit poésie inspirée : dans ce genre d'expression,
l'initiative revient aux dieux, de qui les poètes tiennent l'inspiration qu'il leur
appartient seulement de mettre en œuvre sous la direction divine 187 ; en sorte que
l'exécution d'une œuvre poétique n'est que retour fait aux dieux d'une grâce qu'ils ont
octroyée 188. De là découlent deux conséquences importantes pour mieux saisir ce

poétique : voir Laborderie, p. 53-4 ; enfin, sur les traits de langue poétiques utilisés par Plat., cf.
ibid. p. 474 sq.), mais qu'en général, « la " prose d'art " répugne à user des mètres de la poésie »
(Clavaud, p. 237, n. 65, renvoyant à De Groot, p. 2). Cela ne remet évidemment pas en cause
l'affirmation que Plat, défend la supériorité de l'inspiration sur la technique (cf. Babut, 1987, p.
263, et n. 36).
186. Cf. Motsopoulos, 1962, p. 405.
187. Cette conception de la poésie est trop connue pour qu'on s'y attarde (cf. Plat., Ion) ;
d'Hésiode à Pindare, en passant par Solon ou Théognis, ses rapports avec la religion ont déjà été
mainte fois soulignés et sont affirmés dans les manuels comme une chose notoire (e.g. déjà
Gernet & Boulanger, p. 373-4) ; sur ce sujet, G. Lanata, a apporté des précisions en suggérant
qu'à la doctrine de l'inspiration par les Muses a succédé une idée de collaboration, le poète
revendiquant de plus en plus sa part dans l'élaboration de l'œuvre - mais l'intervention du dieu
demeurant toujours nécessaire (1963, p. 50-1) ; de son côté, Segal a également contribué à
éclaircir l'évolution de cette notion (1987, p. 18). Il faut enfin rappeler que les dieux sont les
inventeurs des instruments de musique (voir par ex. Bacch. 58-9 ; cf. Danckert ; Motsopoulos,
p. 106, n. 7), que les chœurs possèdent des paradigmes divins et mythiques : cf. Calame, 1977,
I, p. 102-15. Sur ces questions relatives à la poésie, on peut encore mentionner les articles de
Svoboda (1951 et 1955) ; et d'Accame, 1963.
188. Sur la fonction réellement religieuse de l'œuvre d'art en tant qu'offrande dédiée à la
divinité, cf. Webster, 1975 ; M. MANTZIOU, p. 459, n. 47 ; Finley, 1973, p. 170. Au reste il
était, nous dit-on, d'usage de déposer dans des sanctuaires les manuscrits des œuvres poétiques
(Lasserre, p. 271). Aussi bien les hymnes sont-ils dus aux dieux (Pd., Pyth. IV, 3), tout comme
la lamentation est due aux morts (épigramme citée sous le n° 135 par FRIEDLÄNDER &
HOFFLEIT, p. 124) : bibliogr. dans N. Loraux, 1981 a, p. 371, n. 175 et 176. La notion
complexe de χάρις (ici au cœur des échanges entre hommes et dieux) peut être étudiée de
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 179

qu'est un hymne : d'une part l'inspiration poétique témoigne d'une participation du


dieu à l'œuvre composée en son honneur ; de l'autre cette œuvre lui est restituée
comme une offrande.

Commençons par le premier point. Si le talent de s'exprimer en vers s'obtient de


la divinité, ou plutôt si le poète est comme le porte-parole ou le medium de la divinité
qu'il appelle -ainsi qu'en témoignent les traditionnelles invocations initiales 189 -,
inversement l'expression rythmée est la marque d'une possession divine, comme
Socrate en fait l'expérience dans le Phèdre 190. On comprend donc que la composition
en vers ait pu passer à la fois pour une condition et pour une preuve de la présence des
dieux appelée dans les chœurs et sollicitée par les hymnes 191. Car les hymnes ne
demandent pas moins que la venue des dieux. De ce fait témoigne le grand nombre
des hymnes dits clétiques qui, en quelque manière, provoquaient le dieu à se rendre
parmi ses fidèles : l'abondance des verbes έπικαλείν, έπικαλεΐσθοα, des appels έλθέ,

plusieurs points de vue : on pourra consulter Latacz, 1966, p. 78-98 ; Lamberterie ; la thèse en
cours de Saintillan. Sur l'importance de l'invitation χαίρε, caractéristique de la langue
hymnique pour marquer un honneur rendu à la divinité ainsi saluée (mais d'interprétation
délicate, comme celle en latin de salue qui connaît aussi un usage profane : Jeanneret, p. 176),
cf. Buchholz, p. 7 ; 21 ; 24 ; 28 ; 42 ; 58, STENZEL, p. 12 sq., et Jeanneret, p. 131. Selon
Arrighetti, p. 23, à la fonction propre de l'aède qui est de « glorifier », le poète inspiré des
Muses ajoute la capacité d' « apaiser », sans qu'on sache nettement (en une ambiguïté
significative) s'il s'agit surtout d'apaiser les souffrances des hommes ou le courroux des dieux.
En tout cas, le caractère d'offrande à la divinité qui marquait les œuvres poétiques est bien mis
en évidence par la dernière occupation de Socrate qui, comme on sait, prend pour soin ultime de
composer « en musique » avant sa mort, sur l'ordre de songes répétés, d'abord pour servir le
dieu (Phédon, 61 a-b).
1 89. Il n'est pas sûr que MINTON, dont les analyses sur les invocations sont par ailleurs si
suggestives, ait raison de reléguer celles-ci au rang de « stock theme », en leur déniant tout
caractère de « genuine appeals » (1960, p. 292) : son propos ne serait pas altéré, semble-t-il, s'il
leur reconnaissait quelque authenticité religieuse. Il paraît d'ailleurs avoir tempéré
(relativement) son point de vue dans un second art. sur ce sujet (1962). Sur les invocations
initiales, voir aussi Calame, 1977, II, p. 109. Notons que la tournure άμφί μοι, qui, formule
traditionnelle de début d'hymne (cf. //.//. 7, 19, 22, 33, et le nome de Terpandre : P.L.G., fgt 2
Bergk, t. ΠΙ, 4e éd.), semble indiquer que le poète est en quelque sorte investi par l'inspiration,
est reprise par Eur. au début d'un chant choral (Troy. 511 sq.).
190. Plat., Phèdre, 241 d-e.
191. Ce point était déjà souligné par Buchholz, p. 4 ; FRÄNKEL, 1931, p. 4-6. On pense
aux vers d'Aristoph. (Jhesm. 39) : « Que le peuple entier se recueille, bouche close ! Car ici
séjourne un thiase de Muses, dans la demeure de mon maître, en train de composer un chant » :
l'œuvre de création poétique suppose donc la présence des Muses ; cf. Mayer ; Motsopoulos, p.
48 sq.. De même, Burkert rappelle (1983 {1972}, p. 130) : « Music was the primary mode of
experiencing the Delphic god's epiphany ».
1 80 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

ερχεο, μόλε, βαίνε, φάνηθι, δεΰρο, δεΰτε, a été dûment remarquée et consignée 192.
Mais ce qui peut-être a été moins remarqué, c'est le côté dynamique de cette présence
divine : tout comme les fidèles la suscitent en dansant, le dieu survient - sous quelque
forme que ce soit 193 -, escorte, accompagne, vient au-devant, plutôt qu'il n'est là,
simplement 194. De même que, pour les mortels, la possibilité de se mouvoir est le
symbole de la vie 195, on a l'impression que pour les dieux, le miroitement de leur
sourire et de leur γόνος, le mouvement de leur corps, est ce qui assure la diffusion de
leur puissance et de leur force vitale. Aussi semble-t-il que les fidèles aient attendu du

192. Cf. Calame, 1977, 1, p. 233. Sur les hymnes dits « clétiques », voir KEYSSNER, p.
98-9 ; Nilsson, G.G.R., I, p. 159 ; Spyropoulos, p. 113 (signalons à ce sujet qu'il nous a été
impossible de nous procurer ADAMI) ; BREMER (p. 194), mais il y aurait sans doute intérêt à
distinguer plus nettement que ne le fait l'A. en cette page prière et hymne ; cela dit, il est juste
de marquer que le cri de Γόλολυγη demande une parousie divine (cf. supra, n. 159), comme
fait un hymne. Cf. encore M EH AT, col. 2209.
193. Sur les formes différentes que peut revêtir une épiphanie, cf. Weniger ; F. Robert,
1950, le chapitre « Aspects choisis par les dieux », p. 33-41. Pour les epiphanies sur les
monuments figurés, voir entre autres Beckel ; Metzger, p. 10, n. 1, 2, 3 ; C. Bron, 1983, p. 49.
194. Cf. par ex. Pd., Pyth. VIII, 59 ; Aristoph., Nuées, 425 ; Péan d'Isyllos, 1. 69... Il serait
difficile de n'omettre aucune des études qui soulignent ce point et attirent l'attention sur les
diverses formules marquant la venue dynamique du dieu (en partie, sur la récurrence du verbe
άντιαν ou άπανταν ; mais aussi cf. Aristoph., Gren. 399 : συνακολούθει, et le refrain
συμπρόπεμπέ με, ν. 403 ; 408 ; 413 ; ou en Eur., I.T. 1488, la promesse d'Athéna :
συμπορεύσομοα) ; signalons entre autres LATTE, 1913, p. 49, n. 2 ; Pfister, 1924 a, col. 280 ;
Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 103 ; 368-9 ; CAMERON, p. 6 sq. ; Nilsson, G.G.R., II2, p. 183
et 226-7 ; Koch, p. 226-227 ; DES PLACES, 1969, p. 124. Notons que Dietrich souligne" en la
pompé un trait familier du culte minoen-mycénien (1986, p. 56 ; voir déjà Gebhard, p. 77-8, ou
Burkert, 1977, p. 127 ; 163-9 ; et ensuite Motte, 1987, p. 104-109). Plat, dit très nettement que
les dieux accompagnent la danse et la musique des fidèles (Lois VII, 791 a : όρχουμένους τε
και αύλουμένους μετά θεών) ; en I.T. 181-5, Hadès lui-même chante (υμνεί) le thrène que
va clamer le chœur (έξαυδάσω) ; voir les ex. consignés par Motsopoulos, p. 145, n. 9 et 10.
L'importance de ce caractère dynamique semble bien marquée par l'accent volontiers mis dans
les textes sur le rythme, la cadence, le mètre (cf. e.g. H.H. Αρ. 514 sq. ; Eur., El. 180 ; 855 ;
859-66 ; 873-80 : cris, danse, musique sont intimement liés ; Troy. 148-52 ; Hclides, 781-3).
195. Cette adéquation du mouvement et de la vie est marquée dans d'innombrables
passages ou expressions ; entre une multitude d'ex., citons //.//. Dêm. 365 ; H.H. Aphr. I, 233-
4 ; et Plat., Timée, 37 d ; ερπετά synonyme de ζώα dans Ap. Rh., Argon. I, 502 (et la tournure
homérique « tout ce qui respire et qui marche » : voir Ruijgh, 1957, p. 133). Elle est reflétée
aussi dans la vertu qui était attachée aux statues dédaliques parce que, semblant prêtes à bouger,
elles paraissaient douées de vie (Déonna, 1930, 1, p. 217 ; F. Frontisi-Ducroux, 1975, p. 100 ;
107), par opposition aux κολοσσοί (cf. G. Roux, 1960, p. 18 ; 35-6). Cf. Snell, 1953 (1947), p.
7-8 ; Détienne- Vernant, 1974, p. 94. Dans le même sens, il a été soutenu dans un article
intéressant que la dépense d'activité pour elle-même et sans utilité objective, telle qu'elle
s'exerce dans les jeux, permettait aux hommes de jeter un regard sur le monde des dieux
(Atherton, p. 327).
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 181

dieu moins une apparition statique qu'une participation dynamique, soit qu'il vînt à
leur rencontre, soit qu'il se mêlât à leur procession ou à leur danse 196. De fait, il n'est
pas étonnant que le dieu vienne se joindre aux évolutions des chœurs qui se déroulent
en son honneur, si l'on pense que la seule dépense d'énergie exigée par la danse, tout
comme la mélodie et le rythme du chant, sont déjà une manifestation de sa présence et
de sa vitalité. C'est donc au fond une seule et même chose, que de participer à
l'exécution d'un hymne, et de susciter la présence de la divinité au sein du groupe qui
chante et qui danse. Cela permet de comprendre pourquoi, alors que la prière est
toujours permise 197, on ne saurait prendre part à des chœurs quand on est souillé, ou
même seulement quand on n'est pas dans une situation favorable 198 ; c'est que les
chœurs font participer le fidèle au Ιερόν, dont l'approche est interdite à qui est marqué
par le deuil ou par une souillure 199.
En cette proximité instituée avec l'épiphanie du dieu, les chœurs nous permettent
de retrouver, amplifié, un aspect déjà dégagé à propos du cri, que nous avions vu
propre à la fois à saluer la présence divine et à en conjurer les éventuels effets dangereux
(c'est-à-dire à s'assurer de son innocuité, voire à se concilier sa bienveillance). Aussi
bien une scène d'Aristophane nous offre-t-elle une confirmation de cette analogie entre
l'hymne et le cri. Dans un passage parodique des Grenouilles, l'invitation de
l'hiérophante à « appeler le dieu » est suivie d'un hymne à Dionysos ; or un peu plus loin ,

196. Le vocabulaire de l'épiphanie a donné lieu à des études qui ont montré ce caractère (cf.
supra, n. 194). Il faut noter aussi la fréquence relative avec laquelle revient le mot « pied » dans
les chants qui invitent le dieu à venir : on pense naturellement au dithyrambe d'Élis (où
Dionysos est invité à bondir « avec son pied bovin »), à l'hymne de Palaeocastro (où le θόρε
adressé au Grand Couros signifie : « Fais jaillir ta semence en bondissant » ; sur la danse
fécondante assimilée à un acte sexuel : cf. R.H. Blum & Ε. Blum, p. 288, et surtout Motte,
1973, p. 50 sq., et en partie. 56 sq.) ; mais on peut aussi se reporter à Soph., Ant. 1144 (μολείν
καθαρσίω ποδί). Sur l'importance parallèle de la tête dans ces contextes, voir Cl. Bérard, 1974,
p. 61-70. Que le chant ait contribué à faire croître la vie est attesté à la fois par des légendes
comme celle des troupeaux que fait prospérer l'art d'Apollon (Call., H. Αρ. Π, 50-4), et par le
fait que les Charités, protectrices de tout ce qui naît de la terre, régnent aussi sur la danse, la
musique, et la poésie : cf. Escher, col. 2160-3 ; Zielinsky, 1924 ; 1936, Π, p. 258-67 ; G. Lanata,
1963, p. 29 ; Deichgräber, 1971, p. 39 sq. Sur la correspondance entre recherche de rythmes et
préoccupations « vitalistes », cf. supra, chap. I, p. 38.
197. Cf. supra, chap. I, n. 275.
198. Electre, dans la triste situation où elle est réduite, s'interdit de participer aux chœurs
(Eur., El. 175 sq. ; 310 ; 1197), dont le chant doit se taire dans les désastres (Troy. 120-1 ; cf. a
contrario, Méd. 190 sq.). Voir supra, chap. I, p. 72. Inversement, après le retour du maître
légitime, Thèbes passe des larmes à la liesse et aux chœurs (H. F. 763 sq.). Quant à Antigone
dans Les Phén., au lieu de participer aux danses joyeuses de Bromios où elle aurait dû avoir sa
place, elle va devoir, après la catastrophe familiale, être la « Bacchante des cadavres » (cf.
Podlecki, p. 369 sq.).
199. Hés., TJ. 742-3. Cf. RUDHARDT, 1958, p. 28.
1 82 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

quand cette même invitation donne lieu à une répétition comique, le scholiaste donne
une information intéressante : « Le dadouque, tenant la torche, dit : "Appelez le dieu",
et les assistants crient en réponse : "Fils de Sémélé, Iacchos, dispensateur de
richesses" » 200 ; c'est-à-dire qu'entre un hymne véritable, et la scansion du cri
« Iacchos », il n'y a pas, au plan religieux, de différence. Si nous nous souvenons que
certains noms de cris sont en même temps des noms d'hymnes, il ne restera plus de
doute sur les liens qui unissent l'un à l'autre, par le truchement de la parousie à la fois
suscitée et canalisée 2Oi.

La seconde conséquence découlant de la qualité poétique et orchestique des


hymnes, concerne leur caractère d'offrande. Point n'est besoin que nous soyons en
présence d'un hymne fort long et élaboré pour le voir accompagné d'une formule
comme : Και συ μεν οϋτω χαίρε, αναξ', ΐλαμαι δέ σ'άοιδή 202. Ce genre d'expression
montre que le poète (ou le chœur) a conscience d'effectuer une entreprise propitiatoire
en chantant cet hymne, si court soit-il. D'autres œuvres, comme les odes de Pindare, se
distinguent par leur caractère de composition personnelle beaucoup plus savante. Or
c'est justement de ces poèmes (dont les qualités littéraires pourraient laisser croire aux
modernes qu'ils sont plus éloignés d'une destination cultuelle sérieuse) que les auteurs
nous disent qu'ils sont comme une « libation », une « couronne », un tissu brodé, tous
objets dont on sait bien qu'ils constituaient des offrandes rituelles 203, offrandes qui

200. Aristoph., Gren. 373-96 et 479 ; cf. J.E. Harrison, 1974 (1912), p. 421 (son
commentaire, n. 3, est significatif : elle croit bon d'expliquer que plus tard, ayant perdu la
signification primitive d'évocation, on crut que l'Olympien était appelé προς άρωγήν ; mais de
fait l'évocation elle-même n'avait pas d'autre résultat qu'une recrudescence de vitalité et de
prospérité).
201. Rétrospectivement, cela nous confirme que nous avons bien eu raison de regarder les
cris comme d'authentiques prières (car si l'on ne peut assurément pas dire que les prières soient
des cris ou des hymnes, il est en revanche possible d'affirmer que les cris, qui sont apparentés
aux hymnes, sont des prières - mais des prières d'un caractère particulier).
202. H.H. Ap. II, 5. Cf. infra, chap. V, n. 161. On a même affirmé au contraire que plus ces
hymnes sont courts, plus ils sont proches du schéma traditionnel (cf. supra, n. 176). Le rôle
rituel à la fois expiatoire et propitiatoire des chœurs a été très bien mis en évidence par Calame,
1977, 1, en partie, p. 192 sq. Il est remarquable en tout cas qu'un chœur d'Eur. nous montre Zeus
envoyant des divinités musiciennes pour apaiser le courroux de Demeter (Hél. 1341-52) : cf.
Motsopoulos, p. 106, n. 8. Il serait évidemment déplacé de tirer argument de là pour rendre
compte de certaines déviances magiques qui se rencontrent par ex. dans l'utilisation de certains
vers d'Hom. qu'on récitait sans suite (ainsi la séquence //. X, 521, 564, 572 dont la succession ne
forme aucun sens), un peu comme la formule abracadabra (cf. Heim, p. 517-8).
203. Sur l'hymne-libation, voir le fgt 1 de Terpandre cité dans Cornford, 1923, p. 30
(« libation hymn ») ; cf. Pd., Pyth. VIII, 57 (ραίνω... ϋμνω) ; Isthm. VI, 2-3 (κρατήρα
Μοισαίων μελέων) ; ce genre de métonymie n'a évidemment rien à voir avec la concomitance
habituelle (soulignée par CORLU, p. 76) entre prière et libation. Le chant est aussi une parure
pour la divinité (Pd., Isthm. I, 32-3 : «Tandis que je pare de mon chant Poséidon»,
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 83

n'avaient pas seulement valeur de cadeau, mais qui, par leur nature même, étaient
porteuses de pouvoirs en quelque sorte régénérants.
Au reste, les chœurs étaient bien considérés comme un élément essentiel du
culte, dont l'institution équivalait à la reconnaissance officielle d'un dieu : « J'ai, dit
Dionysos dans Les Bacchantes, déployé mes chœurs, institué mes rites, pour me
manifester aux hommes comme un Dieu » 204 ; et parallèlement, la même tragédie
renferme des affirmations réciproques selon lesquelles les chœurs sont un honneur
rendu au dieu : τιμώσας χοροΐς205 - lequel à son tour suscite la présence bienveillante
de la divinité, tant il est vrai que la χάρι ς circule dans les deux sens 206. À la

περιστέλλων άοιδάν). L'hymne est parfois aussi comparé à une couronne ou à un diadème
(Pd., Ném. VIII, 13-5 ; l'expression « une couronne de chants » se trouve dans Eur., H. F. 355) ;
voir aussi la tournure μολπή τεθαλυΐα, H.H. Herrn. 452, ou Isthm. V, 62-3 où la couronne et le
bandeau du vainqueur sont mis sur le même plan que l'hymne ; sur les couronnes, voir la
bibliogr. de Burkert, 1977, p. 101, n. 5. Sur les hymnes tressés (le verbe étant soit πλέκω soit
υφαίνω), cf. Pd., 01. VI, 86 ; Ném. IV, 94 ; Isthm. VII, 66 ; VIII, 73 ; fgt 179 (170) : voir
Svenbro, p. 191-3 et cf. infra, chap. V, n. 52. A vrai dire, une des etymologies proposées pour
ΰμνος rapproche ce mot de υφαίνω (une autre supposait un rapport avec ύμήν, « couture,
suite » : D.E., s.v. ύμήν, p. 1156, col. 2) : le D.E. reste (s.v. ΰμνος, ibid.) réservé devant
l'hypothèse philologique mais il est permis, sans préjuger de l'origine du mot, de souligner la
concomitance des emplois. Resterait à savoir si l'on a raison de la rapporter à la composition de
l'hymne : divers textes inclinent à penser que ce rapprochement pourrait être avec plus de
fondement rapporté à l'exécution orchestique du poème. Il y a non seulement, dans Les Eum.,
l'hymne des Erinyes, destiné à « enchaîner » Oreste en l'enfermant dans les cercles que décrit
autour de lui le chœur pendant son chant (Eum. 306 ; 332 = 344, sur quoi on peut consulter
FARAONE), mais encore les hymnes aux replis glorieux de Pindare (01. I, 105 : ΰμνων
πτυχάίς). La formule constitue-t-elle, comme le prétend la n. de Puech ad loc, une
comparaison avec un vêtement de fête, ou fait-elle allusion aux évolutions du chœur (cf. 01. 1,
100-1 : στεφανώσαι... Ιππίω νόμω) ? On peut se poser la même question à propos d'Ol. VI,
86-7. En tout cas libations, couronnes, rameaux, vêtements, flocons de laine sont des offrandes
destinées à réactiver les forces de vie - ce qui est congruent à la fonction de l'hymne.
204. Eur., Bacch. 21.
205. Ibid. 220 ; cf. encore 184 ; 192 ; 207-8. Cet « honneur » s'exprime souvent au moyen
d'un récit (présenté à la 2e ou à la 3e pers. de l'indic.) des exploits du dieu, un rappel de ses
attributions, une louange de son pouvoir (cf. KEYSSNER, p. 48 sq.). Cette laude contribue à la
pérennisation et à la réactivation des qualités évoquées.
206. La réciprocité qui marque la χάρις (cf. supra, n. 188) est bien indiquée dans un
passage comme Eur., Phén. 1756-7, où Antigone constate amèrement qu'en participant aux
chœurs, elle a rendu aux dieux χάριν άχάριτον ; sur ce point, voir VERSNEL, 1981 a, p. 47
avec la n. Pour les rapports des Charités et de la poésie, on peut consulter G. Lanata, 1963, p.
57 ; p. 81-2, et Rocchi. L'hymne de Cléanthe à Zeus contient un vers admirable pour faire saisir
l'échange de τιμή que constitue l'hymne (v. 36) : δφρ' αν τιμηθέντες άμειβώμεσθά σε τιμή
ύμνοΰντες. Sur la χάρις en relation avec la propitiation (ίλάσκομαι), cf. Burkert, 1977, p.
410 ; sur cette notion d'échange de τιμή, voir KEYSSNER, p. 168-9 ; sur les valeurs complexes
de réciprocité mises enjeu dans l'ode pindarique, cf. Demont, 1990, p. 80-1.
1 84 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

différence des prières qui sont attribuées à l'initiative humaine, les chœurs sont, avec
une constance significative, regardés comme dus à la divinité qui passe pour en être
l'initiatrice : la danse de la géranos, le péan delphique entre autres (mais on pourrait en
dire autant des évolutions et des interjections qui marquaient les Oschophories...) ont
été institués dans le temps mythique, et les fidèles ne font, pour ainsi dire, que
remettre leurs pas dans les pas de la divinité - tout comme les Mystères d'Eleusis
passent, selon quelques allusions de XHymne homérique à Démêler, pour avoir vu les
gestes des candidats à l'initiation « fondés » par la déesse 207. Le chant, la danse, sont
donc des moyens de se couler dans les rythmes 208, de reproduire les évolutions qui
plaisent au dieu et dont lui-même donna l'exemple pour enseigner aux hommes à
l'honorer comme il convenait. Selon Platon, les pratiques cultuelles auraient été
instituées par amour pour l'humanité 209 : on peut convenir que les dieux, soucieux que la
répartition des τιμαί s'effectue au mieux pour préserver l'ordre du monde, ont pris soin
d'indiquer aux hommes par quels moyens ils pourraient « se rendre leur cœur
propice » 210.
Or il se trouve que les hymnes, chœurs et fêtes, qui constituent un honneur rendu
à la divinité, apportent en même temps de la joie aux hommes ; et c'est même en ce
caractère festif (qui implique la mise à l'écart des afflictions de toutes sortes) que,
comme l'a bien marqué K. von Fritz, réside l'élément de culte agréable à la divinité.
Observant que les œuvres d'art peuvent être des offrandes aux dieux indépendamment
de toute congruité de leur contenu avec la personnalité divine, il poursuit en
substance : « L'essentiel est, non pas la notion de "sacrifice" à faire à Dieu comme ce
serait dans la religion chrétienne, mais la notion d'exultation, de dépense intense et
joyeuse d'activité : là est l'offrande la plus appropriée aux dieux » 2U. Il est donc
difficile de dire ce qui est la cause et ce qui est l'effet, de l'hommage cultuel ou de la
bienveillance de la divinité ; et tous les rapports entre le fidèle et le dieu apparaissent
réciproques : les rires, les danses, les fêtes entrent (avec la richesse, la santé, la vie, la

207. Cf. en partie, v. 21 1 ; 273.


208. Ainsi dans le mythe platonicien les cigales désignent-elles à chacune des Muses les
hommes qui se sont employés à leur dévotion « selon la façon dont chacune est spécialement
honorée » (Plat., Phèdre, 259 d).
209. Le texte fondamental à cet égard se trouve au début du 1. Π des Lois (653 c- 654 a) :
« Dans leur pitié pour notre race naturellement vouée à la peine, les dieux ont institué...
l'alternance des fêtes qui se célèbrent en leur honneur. . . [ils] nous ont donné un sens du rythme
et de l'harmonie accompagné de plaisir... et ils ont appelé cela des chœurs, du nom de la joie
qu'on y ressent » (sur ce texte, cf. Reverdin, p. 69 sq.). Remarquons que ÏH.H. Ap. décrit bien
ainsi (v. 513 sq.) l'institution du péan delphique et de la danse qui l'accompagne, Apollon
donnant l'exemple.
210. Ainsi fait Demeter fondant elle-même les Mystères d'Eleusis {H.H. Dém. 273-4 : ώς
dv... έμόν νόον Ίλάσκοισθε).
211. VON FRITZ, p. 26.
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 85

jeunesse, la paix, le lait) au nombre des promesses que font aux mortels des divinités
bienveillantes 212 ; tandis que les hymnes sont une offrande qui ajoute au γάνος de la
divinité autant qu'à la puissance vitale de la communauté des fidèles. L'allégresse de la
fête célébrée en commun 213, la dépense d'énergie, le surplus d'être, si l'on peut dire,
que font éprouver le chant et la danse, étaient toujours en quelque manière attribués,
en tout cas rapportés à la présence du dieu ainsi ressentie par les participants. Il est à
cet égard remarquable que les hymnes aient pu servir avec prédilection à appeler les
dieux, et tout aussi bien à être chantés en retour quand la divinité approche 214. En
somme, en un mouvement d'échange dont il ne faut pas chercher à serrer de trop près
la logique, la présence de la divinité apparaît, cause ou conséquence, comme
indissolublement liée à la manifestation cultuelle collective qui s'exprime en un chant
rythmé plus ou moins soutenu d'une exécution chorale et orchestique. Manifestation
de la bénédiction divine agissant parmi les mortels, l'œuvre poétique retourne aux
dieux qui l'ont inspirée, sous forme d'offrande destinée à leur être agréable, et ainsi
propre à obtenir la faveur de leur bienveillance 215.
Cette notion de festivité propitiatoire, en tout cas apte à gagner ou à restaurer
l'humeur favorable des dieux 216 permet de comprendre pourquoi la poésie est
volontiers considérée comme un « remède ». Le chant I de l'Iliade ne nous apprenait-il
pas déjà que les Achéens réussirent à rentrer dans les bonnes grâces d'Apollon au
moyen de trois séries de mesures réparatrices : la rétrocession de Chryséis
évidemment, mais aussi l'immolation d'une hécatombe, et l'exécution d'un péan qui ne
dure pas moins d'une journée entière 217 ? C'est même précisément au moyen de ce
péan, dit le texte, qu'ils cherchent et parviennent à « apaiser » l'Archer qui « se plaît à

212. Aristoph., Oisx. 723-37.


213. Peut-être faut-il voir comme un parallèle laïcisé de ce sentiment des forces décuplées
procuré par une assemblée, dans la γνώμη que Thucydide formule au 1. ΠΙ, 45, 6.
214. Cf. WEINREICH, 1968 (1929) ; BREMER, p. 194.
215. Il ne faudrait pas méconnaître la nature essentiellement ambiguë de la relation à la
divinité qui s'exprime par ce moyen de la liesse générale organisée, et soigneusement canalisée
dans le chant et la danse auparavant appris et répétés : s'il importe tant de s'assurer de la venue
favorable de la divinité, c'est que sa présence dangereuse est toujours à redouter ; aussi
trouve-ton des hymnes άπευκτικοί tout comme des hymnes εύκτικοί (Bowra, 1961, p. 408-9) ; mais
de fait, l'expulsion des forces redoutables n'est que l'autre face de l'appel des forces bénéfiques,
dont elle est solidaire ; et, globalement, il demeure vrai de dire que l'hymne possède des vertus
vivifiantes (cf. Détienne, 1981 {1967}, p. 54-5).
216. D'où la fréquence des mots de la famille de 'ίλαος, ίλάσκομοα : cf. KEYSSNER, p.
91-3 ; Versnel, 1981 b, a bien rappelé (p. 162) l'appartenance de ce terme au vocabulaire
stéréotypé des catégories lustratoires, purificatoires, et expiatoires du sacrifice ; voir aussi infra,
chap. V, p. 463.
217. //. 1, 472 (oi δε πανημέριοι μολπή θεόν Ίλάσκοντο). Sur ce péan, cf. Kerenyi, p.
81 ; Vernant, 1973, p. 121 etn. 104, 105 ; Nagy, p. 75.
1 86 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

les ouïr » 218. Ce n'est pas ici le lieu de revenir sur les vertus curatives de la musique
en général, mais il est sûr que le péan des Achéens est l'offrande même qui est
agréable au dieu et qui réussit à venir à bout de son courroux 219. Or le vocabulaire du
ressentiment (μήνας, μήναμα), ou de la propitiation (ίλαος, ίλάσκεσθοα) qui marque si
fortement le début de l'Iliade 220, se retrouve précisément dans tous les contextes où il
est nécessaire, pour apaiser le courroux d'une divinité offensée, d'instaurer de
nouveaux rites cultuels, au nombre desquels les chœurs sont en bonne place à côté des
sacrifices. En sorte que nous découvrons là une fonction essentielle de l'hymne : celle
qu'il occupe en tant qu'offrande propitiatoire ou piaculaire, présentée au dieu par un
groupe, pour le bénéfice de la collectivité. Les hymnes relèvent en effet d'une piété
nettement communautaire, tant par leur exécution que par leur destination ; peut-être
faut-il chercher dans ce caractère la raison qui les fait juger, toujours et de manière
univoque, positifs 221.
On aperçoit les conséquences de ces remarques : nous partions de l'aptitude que
les hymnes partagent avec certains cris d'appeler ou de conjurer, en tout cas de saluer
la présence divine - ce que d'aucuns auraient pu avoir tendance à mettre du côté de la
magie, si le caractère frappant de louange qui affecte ces compositions ne les eût

218. //. 1,474.


219. Wächter a passé en revue (p. 40 sq.) les mesures cathartiques qui permettent de
remédier à un fléau : à l'emploi de certains végétaux et des fibres animales s'ajoute celui de la
parole rythmée. Par ailleurs, l'usage de la danse pouvait constituer une sorte de prière
propitiatoire (cf. LATTE, 1913, p. 64 sq. ; 82-4). Les rapports des chœurs avec la notion de
guérison sont loin d'être univoques : si les bacchants frénétiques sont « guéris » (ίάσει, Lois,
790 e) « par le mouvement combiné de la danse et de la musique » appropriées (ibid.), nous
savons aussi que des chœurs de femmes furent institués en remerciement de la guérison des
filles de Prœtos (Bacchyl., Epin. XI, 112, Snell p. 39) ; aux vertus curatives s'ajoute donc un
rôle d'actions de grâces (les unes redonnant vigueur aux autres, probablement) : le péan semble
avoir possédé à un haut degré ce caractère composite, à la fois apotropaïque, curatif, et
gratulatoire. Parmi l'immense bibliogr. afférente à cette question, nous signalerons uniquement
G. Lanata, 1967, en partie, p. 50 sq.
220. Avec des implications littéraires sur lesquelles nous reviendrons ailleurs.
221. Jamais on n'a dit au sujet des hymnes (comme on l'a fait à propos de prières) qu'il
fallait être circonspect, prendre garde à ce qu'on y demandait (cf. chap. I, p. 1 10 sq.). Cela vient
sans doute entre autres de ce qu'on n'y demandait rien de précis et de ponctuel, mais qu'on y
présentait uniquement les requêtes d'elles-mêmes légitimes qui concernent la vie au sens large
(cf. supra, n. 165) ; mais cette circonstance, justement, est liée au caractère collectif des
hymnes.
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 87

retenus 222 ; or, parallèlement à cet aspect qui connecte étroitement chant, musique,
danse, et épiphanie divine, nous entendons dégager aussi le rôle des hymnes en tant
qu'offrande agréable à la divinité et salutaire à la communauté. Cette double valeur,
qui relie les hymnes à la fois à la parousie des dieux et à leur propitiation (deux
notions qui ne semblent pas devoir être séparées) nous paraît de toute évidence d'ordre
proprement religieux.
On voit qu'en tout cela, nous ne retrouvons aucunement au premier plan les
aspects d'ordinaire considérés comme constitutifs de la prière antique : un prétendu
caractère contraignant ou « magique » d'une part ; un prétendu caractère intéressé de
l'autre 223. Sans doute était-il question à l'instant des hymnes et non de la prière ; et
l'on pourrait objecter que les constatations qui valent pour les uns sont inadéquates
quand il s'agit des autres, qui souvent font la part plus large à la requête. Mais, si nous
avons essayé de marquer aussi nettement que possible les différences qui séparent
hymnes et prière, chant et discours, nous n'en avons pas moins été amenée à souligner
au fur et à mesure un certain nombre de points communs auxquels on ne peut se
dispenser de prêter attention. Rappelons que les glissements s'effectuent sans solution
de continuité, entre la prière logiquement composée et les exclamations, entre les
exclamations et les cris, spontanés ou cultuels : on voit des cris soutenir une prière ;
mais on voit aussi des cris scander un hymne ; et nous avons constaté l'homonymie
qui existait entre certains cris et certains genres d'hymnes (le péan étant peut-être le
plus caractéristique à cet égard). En sorte que les distinctions nécessaires ne doivent
pas conduire à méconnaître la parenté de ces divers mouvements vers la divinité.
Toutes ces expressions ayant précisément en commun d'être marquées par une
élévation de la voix, il nous faut en revenir à la réflexion d'où nous étions partis,
concernant la valeur de la prolation sonore dans les rapports à la divinité.

Même en laissant à part les aspects musical, orchestique, collectif, et partant


spécifiquement cultuel des hymnes, il reste que l'intérêt du caractère sonore des autres
formes d'adresse à la divinité est au moins triple : d'abord il attire notre attention sur la
possibilité de concevoir certaines invocations comme des « réflexes phoniques », avec
le cortège d'interrogations que cela entraîne 224 ; ensuite, il marque corrélativement la
fonction d'exutoire à une angoisse excessive, que peut remplir ce type d'exclamation
ou de prolation ; enfin, il garantit l'importance des cris, des mots, ou des chants

222. Nous pensons ici à des hymnes comme les //.//. ou ceux de Call.. Même si les hymnes
provoquent le dieu à venir rejoindre le cortège ou le chœur mis en place en son honneur, ils
n'ont rien de « magique » et de contraignant : utilisant seulement ce qui plaît aux dieux pour les
attirer et les mettre de bonne humeur, ils assurent au groupe social leur bienveillance en même
temps que leur participation à la fête.
223. Nous ne revenons pas sur la contradiction qui aurait dû dissuader d'avancer en même
temps ces deux affirmations : cf. supra, p. 148.
224. Cf. supra, n. 149.
1 88 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

considérés comme commentaire indispensable d'une situation : le fait de superposer


un son, signifiant ou non, à un phénomène ou à une action, constitue pour ainsi dire
une façon d'établir, voire de définir une relation entre le fait objectif et celui qui le
subit, une manière pour le sujet d'appréhender ce fait et de l'intégrer à son expérience.
Mais surtout, il convient de revenir sur une notion dont nous avons cru devoir
contester le bien-fondé quand il s'agissait de l'appliquer au plan moral, mais qui peut-
être est à reconsidérer d'un autre point de vue : c'est celle de légitimité. Nous avons
soutenu que, pour la période qui nous occupe, la prolation d'une prière à haute et
intelligible voix n'était pas en rapport avec une éventuelle assurance de moralité. Ce
n'est pas à dire qu'une sorte de droit ne soit attaché à la possibilité d'une elocution
claire et distincte ; mais ce « droit » là n'a rien à voir avec la morale au sens où nous
l'entendons. Il existe une autre sorte de légitimité, qui consiste à se trouver en situation
d'élever la voix sans faire courir de danger à personne, sans enfreindre aucun interdit :
cette possibilité comporte bien, en elle-même, l'affirmation d'un droit. En effet, un
homme qui se sent souillé par un malheur, par un deuil, a fortiori par un meurtre, en
un mot un homme qu'atteint un germe de mort, doit se couper des autres, autant que
possible se murer en lui-même, et en tout cas ne pas infliger à autrui le son de sa voix
- dont la perception est censée s'instituer par une sorte de contact, et qui donc pourrait
contaminer 225. À vrai dire, s'amputer de ce droit à la parole haute et claire équivaut à
se retrancher (au moins provisoirement) du monde des vivants, comme fait Héraclès
dans Les Trachiniennes quand il a compris que son mal était voulu par les dieux et
qu'il ne lui restait qu'à mourir 226. Significatif est le fait que ceux qui se retirent ainsi
dans le silence vouent en même temps volontiers leur corps à l'exténuation par la
pratique du jeûne, comme font Ulysse chez Circé ou Demeter après le rapt de sa
fille 227. Aussi bien les rapports de la voix et de la vie, du silence et de la mort, ont-ils
déjà fait l'objet de mainte remarque 228. Autrement dit, se taire est une manière de se
supprimer, et les tragiques n'ont pas manqué de souligner à plusieurs reprises le

225. On se rappelle les réactions d'Œdipe après qu'il vient d'apprendre la souillure qui
pesait sur lui : murer son corps, ne plus pouvoir susciter ni recevoir aucune perception, tel serait
son souhait (O.R. 1371 sq.). En particulier, l'obligation du silence pour le meurtrier est chose
bien connue : cf. Esch., Eum. 277 sq. ; 448 ; Eur., El. 1292 sq. ; Or. 75 ; 481 ; 512 sq. ; 1605 ;
H. F. 1219 ; 1282 sq. ; l.T. 95 ; voir Moulinier, p. 177. Quelqu'un qui a tué un membre de son
groupe, en même temps qu'il a l'obligation de n'infliger à personne le son de sa voix, doit
s'expatrier ou aller chercher purification, et pendant ce temps, ne possède plus aucune existence
sociale, autant dire plus aucune existence du tout.
226. Soph., Track. 1260-3.
227. Ulysse : Od. Χ, 375-9 ; Demeter : //.//. Dém., 197-201.
228. Cf. par ex. Vernant, 1971 (1965), Π, p. 74 ; Détienne, 1981 (1967), p. 55 ; Motte,
1973, p. 185 ; Buxton, 1987, p. 172 (sur les rapports entre le silence, la tête couverte, et la mort
réelle ou symbolique).
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 1 89

mutisme inquiétant de personnages qui sortaient de scène pour se donner la mort 229.
On voit que l'enjeu en cause dépasse de beaucoup la possibilité du sentiment,
subjectivement perçu par Forant, que sa prière (par le fait d'être clamée) possède en quelque
sorte une existence plus réelle que si elle est renfermée d'une manière ou d'une autre :
la jouissance que procure l'usage de la parole et du langage, l'espèce de jubilation que
l'on éprouve à dire sa joie, ou la sorte de consolation que l'on trouve dans l'expression
de ses peines, tout cela sans doute apparaît ici ou là dans les textes 23°. Mais il y a
plus.
Si vraiment on doit aller jusqu'à établir un rapport essentiel entre le fait de parler
et le fait d'affirmer son existence, on pourra estimer que peut-être il n'était ni
indifférent ni fortuit que le verbe εύχομαι, dont nous verrons que le sens premier est «
formuler une juste prétention » 231, ait servi, dans le monde des héros homériques, à
décliner - non sans une certaine délectation - son identité. En tout cas, il convient
certainement de tenir compte, pour la prière comme pour un autre discours, du fait
qu'une entreprise de prolation verbale possède le pouvoir de situer le locuteur en tant
que sujet autonome par rapport aux autres 232. De même qu'être condamné au silence
est une manière de ne pas exister (cf. n. 228), inversement, être habilité à prendre la
parole signifie qu'on jouit du plein exercice de ses droits, et qu'on n'est privé d'aucun
mode de participation à la vie commune : Alceste revenant des Enfers peut être vue et
même touchée par son époux avant d'être autorisée à lui adresser la parole 233. Que
cette faculté soit le symbole de sa réintégration dans le monde des vivants attire notre
attention sur le sens à accorder aux derniers discours de mourants. On sait qu'il n'est
pas un héros grec, pour ainsi dire, qui se résolve à quitter cette vie sans avoir « salué »
le Soleil, ses amis, ou les divers objets de son cadre familier 234. Le plus souvent, on
est en peine de préciser si ces tirades sont ou non des prières. Qu'on se décide pour
l'une ou pour l'autre solution ne change pas grand-chose : l'important est de saisir la
juste valeur de cette prise de parole, qui n'a pas pour fonction de rassembler des
souvenirs, ou de s'apitoyer sur soi-même, mais plutôt de réaffirmer une dernière fois
son existence et son identité avant de les perdre à jamais. Suivant les circonstances,
suivant les tempéraments, cette ultime proclamation de soi est faite face aux dieux ou
face aux hommes, ou, comme procède Antigone, face aux deux successivement : il ne

229. Soph., Track 813 ; Ant. 1245 ; O.R. 1075.


230. Cf. par ex. Soph., Ant. 884 ; El. 1236-63 ; Phil. 225-35.
231. Cf. infra, chap. ΙΠ, p. 203-206.
232. CORLU rappelle (p. 86, n. 2) que γέγωνα « signifie proprement " faire l'acte par
lequel on est reconnu " » (renvoi à Schwyzer, G.G. II, p. 770 et n. 10 pour la bibliogr.). Cf.
supra, n. 103.
233. Eut., Aie. 1131-46.
234. Cf. par ex. Soph., Trach. 904 sq. ; Ant. 806-16 ; Aj. 856 sq. ; Eur., Aie. 170-96.
1 90 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

semble pas que le sens du discours en soit altéré. Une fois de plus, il est permis de
constater qu'on s'adresse aux hommes ou aux dieux suivant les mêmes modalités, et
que par conséquent la fonction de la prière, en cela du moins, n'est pas sensiblement
différente de celle du discours 235. Il sera bon de garder en mémoire ces constatations,
pour nous en souvenir quand nous examinerons le sens et les emplois du verbe
εύχομαι.
Mais le fidèle n'est évidemment pas censé être le centre principal ou le seul
bénéficiaire de son initiative : le dieu aussi trouve son compte à cette prise de parole, en
recevant par là une marque d'honneur. Lorsqu'au chant XVII de l'Iliade Athéna « se
réjouit de voir que [Ménélas] l'a invoquée la première » 236, de fait l'Atride n'avait pas
« prié » stricto sensu la déesse : il s'était contenté, dans une réplique adressée à Nestor,
d'exprimer à haute voix le regret de son absence et la certitude que son aide le tirerait
d'affaire. De cette seule marque de confiance, Athéna recueille la même satisfaction
que d'un appel, et en témoigne une joie proportionnelle à l'honneur dont elle s'est
sentie gratifiée 237. C'est que, comme il a été démontré excellemment par I. Tamba-
Mecz et P. Veyne 238, « dire » est toujours un éloge, à moins de blâmer expressément.
Si l'on applique leurs fines remarques à la prière proférée à haute voix, elle aussi peut
apparaître comme un « acte d'autorité » qui « valorise », ainsi que tout langage. Aussi
au début d'Hippolyte le vieillard s'offusque-t-il de voir le jeune homme passer son
chemin sans saluer Aphrodite, ce qui constitue à ses yeux une marque de mépris
hautement déraisonnable 239. Cela nous semble montrer que la prière à voix haute
constituait pour la divinité un honneur auquel elle pouvait estimer avoir droit. Hormis
les cas finalement très rares où une prescription rituelle faisait obligation de prier sans
bruit, une prière inaudible ou faite en termes voilés pouvait dans certaines
circonstances apparaître comme un substitut acceptable, mais non souhaitable. Le fait
cependant que cette solution de rechange soit considérée comme possible nous prouve
que les dieux, qui censément s'attendaient à l'honneur des discours, étaient regardés

235. Cf. supra, p. 129-130.


236. //. XVII, 567.
237. Le fait de regarder toute adresse verbale comme une marque honorifique est bien
signalé dans YAie. d'Eur. quand la servante, pour faire l'éloge de la gentillesse et de la générosité
de sa maîtresse, indique qu'elle eut à cœur de saluer toute la maisonnée avant son trépas (v. 193-
5). Sans doute faut-il chercher de ce côté l'explication d'une tournure comme l'hémistiche
homérique έπος τ' έφατ' εκ τ' ονόμαζε (dont Calhoun avait dès longtemps indiqué la valeur
affective : 1935, a) ; i1 a été montré depuis que cette tournure possédait une valeur « celebrativo
ο in qualche modo elogiativo », et qu'elle était utilisée dans des situations solennelles ou
pathétiques (D'Avino, p. 22-4). Par ailleurs, la valeur honorifique du vocatif au début d'un
discours a été (a contrario) bien dégagée par S.E. Basset ; il montre (p. 145) que le fait de parler
de quelqu'un à la 3e personne frise le manque de courtoisie.
238. Tamba-Mecz & Veyne, p. 94, n. 15.
239. Eur., Hipp. 88 sq.
HYMNE, CRI ET PRIÈRE 191

comme capables de s'adapter, quand ils y consentaient, à des situations moins


favorables. Il ne doit pas nous induire à conclure que le silence à leur égard était identique
à la parole - encore moins qu'il pouvait posséder, en tout cas pour la période qui nous
occupe 24°, valeur de vénération suprême.
Cette nouvelle remarque, concernant l'honneur dont une invocation ou un simple
salut sonore gratifiaient les dieux, semble introduire un point qui serait presque
commun aux prières et aux hymnes, dans la mesure où les unes et les autres
apparaissent comme représentant un hommage rendu à leur puissance. Mais de fait, on
commettrait une erreur en n'établissant pas de distinction, car marque d'honneur et
offrande ne se situent pas sur le même plan. Si toutes deux peuvent être commandées
par un sentiment de dépendance, l'une procède d'une démarche discursive pour ainsi
dire sociale, adaptée à toutes les circonstances ; tandis que l'autre est à proprement
parler la présentation, dans le cadre du culte, d'une offrande spécifiquement
propitiatoire. En sorte que le seul point commun (qui n'a rien pour surprendre dans un
contexte religieux) réside dans le caractère de respect, marqué précisément par l'usage
de la parole.
Si l'on compare, de ce point de vue, les usages grecs à ceux d'autres religions -
par exemple les religions égyptienne ou védique, qui s'accommodaient du silence, ou
des litanies et psalmodies, où la voix en elle-même cependant comptait 241 -, il semble
qu'on ait des raisons de mettre l'accent sur une importance surprenante accordée à la
question du langage. Non sans quelque paradoxe apparent en effet, les cris étaient
admis dans la religion grecque, mais point une utilisation douteuse ou hésitante de la
langue. On sait que les barbares étaient exclus des rites éleusiniens, et qu'une voix
intelligible sinon harmonieuse, une elocution claire, étaient au nombre des conditions
à remplir pour se faire initier aux Mystères d'Eleusis 242. Mais, même sans mettre en

240. Cf. supra, n. 109. Il est frappant de voir que, tant que la valeur de l'action n'a pas été
mise en doute, la parole a occupé une place centrale ; quand des incertitudes ont commencé à
surgir concernant la possibilité d'agir bien (cf. supra, chap. Ι, η. 316 - et, concernant ce qui est
bien, n. 319), le silence a commencé d'acquérir valeur positive ; il n'est que de penser au « bon
crampon de fer » dont Héraclès se propose de sceller sa bouche quand il découvre la vérité de sa
perte, au lieu de commenter sa mort comme il est d'usage (Soph., Track. 1259-63). En un mot,
tout se passe comme si l'histoire de la religion grecque allait de la parole au silence religieux (cf.
Meunier, p. 73, n. 9). Il semble qu'on soit fondé à relier ces remarques aux réflexions exposées
par Segal concernant l'écriture qui « amène avec elle une intériorisation de l'expérience », et qui
par conséquent laisse place à l'émergence de la notion de personne (1987, p. 31). Sur cette
question, on trouvera des éléments dans Mortley.
241. Cf. Renou, p. 2 ; Contenau, 1952, p. 139 ; Morenz, p. 144.
242. Sur l'exclusion des étrangers lors de Mystères d'Eleusis, cf. Wächter, p. 118-23 ;
Schuhl, p. 203 (surtout n. 5) ; cf. supra, chap. I, n. 117. Sur la nécessité de parler grec,
proclamée dans la πρόρρησις, cf. Origène, Contre Celse, III, 59 ; Wächter, p. 9 ; Gernet &
Boulanger, p. 325 ; Boyancé, 1936, p. 52-4 ; Éliade, 1976, p. 307 ; 308. Et, d'une manière
générale, sur les rapports entre le silence ou le secret et le nationalisme, cf. CAS EL, p. 19.
192 EXPRESSION CORPORELLE ET VOCALE

cause des cérémonies aussi codifiées que les initiations, on peut affirmer que, pour
être présentée dans les meilleures conditions, une prière devait en général être
articulée, non seulement à haute voix, mais en bon grec : on voit à deux reprises, dans
le théâtre d'Eschyle, des personnages indiquer leur souci de s'exprimer dans une
langue que comprenne la divinité à laque1 le ils s'adressent 243. C'est peut-être, autant
qu'une sécurité destinée à éviter les malentendus, une question de connivence. En
effet, tout comme il était jugé normal de s'adresser aux dieux en grec, les fidèles aussi
utilisaient cette participation à une même langue, à titre d'argument pour solliciter
comme un droit la protection divine - tant la communauté de langage, dont ils ne
doutent pas, leur semble un point déterminant dans leurs relations à la divinité.
On a volontiers remarqué qu'il était à l'occasion fait appel, dans les prières, au
sentiment de l'intérêt des dieux : s'ils défendent une cité, ils défendent du même coup
les sanctuaires qu'ils y possèdent, et par conséquent les honneurs dont ils jouissent 244.
Mais sans doute une notion différente de celle d'intérêt immédiat entre-t-elle en ligne
de compte ; en effet, on voit des sanctuaires réservés à certains groupes ethniques à
l'exclusion d'autres ; qu'il suffise de rappeler que l'entrée de l'Érechthéion était
interdite aux Doriens, même en dehors de toute menace armée 245. On ne peut dire que
ce soit une surprise, de trouver en Grèce des dieux non seulement nationaux, mais
étroitement nationalistes. Toutefois ces faits n'ont peut-être pas un chauvinisme
mesquin pour seule explication ; et les divinités se trouvaient, semble-t-il, liées au pays où
elles avaient leur résidence, plus profondément que par une communauté d'intérêts
mesquine et superficielle. L'espèce de symbiose qui, par la participation à la vie de la
même terre, les unissait à leurs fidèles était également inscrite dans la manière dont on
s'adressait à eux - ce qui donnait naissance à des tournures dont Aristophane nous
rend la saveur originale 246. On peut penser aussi aux lapidaires qui se faisaient un
devoir de respecter scrupuleusement sur la pierre toutes les formes dialectales, tant

243. Esch., Sept, 72-3 ; 170. Relativement au premier passage et aux rapports entre prière,
situation d'énonciation, et actualisation, on consultera avec intérêt l'art, de Judet de la Combe,
1987, p. 212 sq. Notons encore que le dialogue en stichomythïe qui oppose les frères ennemis
dans Les Phén. (v. 596 sq.) fait apparaître comme scandaleuses les invocations que Polynice se
permet d'adresser aux dieux de sa patrie originelle : Étéocle l'envoie brutalement se réclamer
des dieux de l'Argolide, sa nouvelle patrie (v. 608 ; 613 ; άνακαλείν revient encore au v. 617).
244. Cf. Esch., Sept, 76-7. Aristoph. tire de plaisants effets (Paix, 405 sq.) du thème
complémentaire de la cupidité des dieux, qui peut les conduire à « trahir », comme font « Séléné
et ce coquin d'Hélios [qui] pour les barbares trahissent l'Hellade ».
245. Hdt, V.72.
246. Aristoph., Paix, 214 : Ναι τω σιώ, νυν Ώττικίων δώσει δίκαν (« Ah, par les deux
divinités, à présent M. l'Attique me le paiera ») ; 217-8 : έξαπατώμεσθα, / νή τήν Άθηνάν
(« On nous trompe, oui, par Athéna ») ; 220 : ό γοΰν χαρακτήρ ημεδαπός των ρημάτων
(« C'est bien la marque du style de chez nous »). Sans doute le « style » politique est-il en cause
autant que le « style » religieux, mais les expressions ne sont pas dissociables.
HYMNE, CRI ET PRIERE 193

l'idiome de chacun semblait faire corps avec son engagement par serment, et même
pour ainsi dire avec son identité 247. Si bien que la part prise par les dieux à la
prospérité du pays était, si l'on peut dire, tissée dans la texture même de leur
personnalité, et non dictée par une vénalité extérieure.

En sorte que porter intérêt à la prééminence de l'expression à haute voix en Grèce


ancienne oriente vers deux types d'observations fondamentales pour qui s'interroge sur
ce que la prière peut révéler quant aux conceptions religieuses de cette civilisation :
d'une part les relations entre le fidèle et son dieu s'établissent sur un pied qu'on
pourrait presque qualifier de social, puisque le dieu reçoit un surcroît d'honneur quand
on l'invoque et qu'on recourt à lui, et puisque l'oralcur-orant 248 exalte, par la prise de
parole qui marque sa prière, comme une confirmation de son existence ; la personne
de chacun, dieu ou fidèle, s'en trouve donc renforcée. D'autre part ces remarques,
attirant notre attention sur les exigences de clarté dans l'énoncé et dans
l'argumentation, nous sont un nouvel avertissement d'avoir à considérer les rapports de
la prière et du discours, sinon de la prière et de la rhétorique en Grèce.

247. Cf. Pouilloux, 1960, p. 107.


248. Il n'est pas sans intérêt de souligner au passage, pour le français, l'origine commune de
ces mots.
CHAPITRE III

QUESTIONS FORMELLES
CONCERNANT LA PRIÈRE
jo-}

QUESTIONS FORMELLES

Après avoir examine les points extérieurs concernant la prolation vocale et


gestuelle de la prière, et les circonstances qui l'accompagnent, il est temps d'en venir aux
questions formelles relatives à son texte môme : elles ont chance de s'avérer au plus
haut point révélatrices pour notre recherche, et le choix des mots et des tournures était
tenu pour essentiel par les Anciens. En effet, certains indices irréfutables nous
assurent que la formulation des prières n'était pas, comme l'absence de textes
canoniques pourrait inciter à le croire, le fruit du hasard ou de l'indifférence, mais
qu'elle revêtait au contraire une importance déterminante.
Le premier de ces indices est constitué par l'embarras d'Electre au début des
Choéphores dans une scène que nous avons déjà citée au chapitre I l. Chacun se
souvient que la fille d'Agamemnon, envoyée par sa mère pour présenter au roi défunt des
offrandes expiatoires, ne sait de quels mots accompagner sa démarche pour être
irréprochable à l'égard de son père. Ses hésitations font foi de la vigilance dont il
fallait faire preuve, particulièrement dans une situation délicate, pour trouver des
termes adéquats ; (on pourrait évoquer aussi les recommandations exactes qu'adresse
Hélène à sa fille au début d'Oreste 2 : elles relèvent d'un souci analogue). Un peu plus
loin dans la même pièce d'Eschyle 3, c'est le Coryphée qui se demande : « Zeus, Zeus,

1. Esch., Choéph. 87 sq. (ce texte a déjà été utilisé supra, chap. I, p. 55-56, d'un autre point
de vue) : τί φώ; πώς... εΐπω; πώς κατεύξομαι πατρί; / "Η τούτο φάσκω τοΰπος, ώς νόμος
βροτοΐς, / εσσθλ' άντιδοΰναι... / ή σΐγ' άτίμως... Comme on peut le voir, l'inquiétude
d'Electre porte bel et bien sur la formulation même de la prière : « Que dire en répandant ces
libations funèbres ? où trouver des mots qui agréent ? en quels termes prier mon père ? Vais-je
dire qu'à l'époux aimé j'apporte les présents d'une épouse aimante... des présents de ma mère ?
Je n'en ai pas le cœur et ne sais plus que dire en versant cette offrande au tombeau paternel. - A
moins que je n'emploie les termes consacrés et le prie d'accorder à qui lui envoie ces hommages
" une heureuse récompense ",... une récompense digne de leurs crimes ! Ou qu'en silence
encore, outrageusement... » (Sur cette question, cf. supra chap. Π, n. 1 17).
2. Eur., Or. 1 12 sq.
3. Esch., Choéph. 855-9 ; Mazon {ad loc.) rapproche ce passage de la discussion qui, dans
Les Suppl. (v. 1060-63), oppose le chœur aux suivantes : μέτριόν νυν έπος εΰχου, conseillent
198 QUESTIONS FORMELLES

que dois-je dire ? (Ζευ, Ζεΰ, τί λέγω ;) Comment commencer ma prière, mon appel aux
dieux ? Et, dans la ferveur de mes vœux, comment l'achever et dire juste ce qu'il
convient de dire ? » Ces paroles mêmes montrent les personnages à la fois maîtres du
choix de leurs termes, et soucieux de ne pas proférer au cours d'une prière des paroles
incongrues, déplacées et partant dangereuses. Mais le texte le plus clair, peut-être,
pour mettre en lumière l'importance fondamentale des phrases et des mots proférés, se
trouve dans Œdipe à Colone, au moment où le héros, invité à faire une offrande
lustrale aux Euménides dont il a foulé le sol, s'enquiert des modalités exactes à observer ;
après l'avoir renseigné avec la dernière précision sur tous les détails matériels, le
Coryphée en vient à lui enjoindre τάσδ' έπεΰχεσθαι λιτός (ν. 484) ; sur quoi Œdipe
intervient (v. 485) : « C'est là ce que je veux entendre, car c'est là le plus important
(μέγιστα γάρ) ». Si la manière d'exprimer la prière est ce qu'il y a de « plus
important », alors que tous les renseignements énumérés auparavant semblaient répondre à
des obligations déjà méticuleusement définies, c'est que vraiment le ton de la voix,
mais également la correction des termes sont essentiels.
Aussi allons-nous essayer de considérer quelques points formels sur lesquels les
travaux antérieurs laissent des précisions à apporter. Sans revenir sur le vocabulaire
qui a été étudié avec toute la minutie souhaitable, par Keyssner en particulier 4, nous
nous attacherons principalement à deux questions : celle du schéma de la prière, qui
passe traditionnellement pour bâti sans conteste selon un rythme ternaire, ce qui
entraîne des conclusions concernant le sentiment religieux (dans la mesure où la partie
médiane, dont l'argumentation se fonde volontiers sur des services antérieurs, suggère
un certain type de relations de l'homme à la divinité) ; cette question se révélera
corrélative de celle du sens de εύχομαι qu'un ouvrage assez récent a voulu lier à cette
structure tripartite. Le second point qui nous retiendra regardera la syntaxe des
prières : nous entendrons par là principalement la syntaxe des verbes - non que le
sujet soit vierge, il s'en faut ; mais les recherches antérieures, ou sont anciennes et
liées à des idées reçues qui ont depuis été remises en cause, ou sont trop précisément
limitées dans leur objet pour permettre une réflexion d'ensemble sur les conceptions
religieuses telles qu'on peut les induire d'une étude formelle de la prière. Nous
commencerons donc par examiner ce qui concerne l'organisation générale, le plan le
plus fréquent (si l'on peut en définir un) d'une prière.

ces dernières ; et Mazon commente (Esch. C.U.F., I, p. 51, n. 1) : « Une prière trop pressante
peut offenser les dieux » (cf. supra, chap. I, n. 327).
4. KEYSSNER, Gottesvorstellung und Lebensauffassung im griechischen Hymnus.
Comme l'indique le titre, ce sont les hymnes qui sont concernés, plus que les prières. Mais du
point de vue du vocabulaire qui nous occupe ici, cette recherche est utile également pour la
prière.
ETXOMAl: PRIÈRE ET DISCOURS 199

ΕΎΧΟΜΑΙ. : PRIÈRE ET DISCOURS

S'il est un point sur lequel il semble superflu de revenir, c'est bien celui qui
concerne le schéma d'une prière grecque. R. Jeanneret (dont au reste l'étude a Virgile pour
centre) a été le seul à affirmer nettement qu'une prière était caractérisée par un plan en
diptyque comprenant invocation et demande, ce qu'il exprime par la formule I.D. 5 ;
sans méconnaître l'existence éventuelle d'une partie intermédiaire consistant en
l'énoncé d'arguments propres à persuader le dieu, il estime que c'est là un point
adventice et que sa formule I.D. correspond au minimum requis. Tous les autres ont
relevé avec ensemble que le plan ordinaire d'une prière grecque se conformait au
schéma ternaire qu'on peut résumer ainsi : invocation, arguments, requête 6. C'est ce
qu'exposent aussi bien les ouvrages généraux, les ouvrages de vulgarisation 7, les
travaux consacrés à la religion grecque sans plus de précision 8, que les études portant
sur la prière grecque en particulier 9, ou sur les prières chez tel ou tel auteur 10. Il est

5. Jeanneret (cf. supra, chap. Π, η. 165) étend sa réflexion à l'épopée homér. (p. 215 sq.).
Mais cet ouvrage est pour nous inutilisable, parce que le corpus de « prières » qui y est pris en
compte ne correspond pas du tout à celui que nous avons choisi : d'une part il inclut des
demandes adressées par un mortel à un autre, reconnu supérieur ; de l'autre, il laisse de côté des
interjections adressées aux dieux.
6. Convenons, pour alléger la suite de l'exposé, que quand nous ferons référence aux
éléments 1-2-3 d'une prière, chacun de ces numéros renverra à la partie correspondante : 1 =
invocation ; 2 = arguments ; 3 = requête.
7. Cf. Lavedan, s.v. Prière. On peut citer aussi bien des ouvrages généraux sur la prière
(HEILER, p. 62 sq.), que des livres consacrés à la civilisation grecque - en général (Chamoux,
p. 196), ou vue sous un angle particulier (cf. par exemple. Medda, p. 25, n. 41).
8. Pfister, 1922.
9. AUSFELD, cf. infra, η. 79 ; KNOKE ; SCHWENN, 1927, cf. infra, η. 80 ; DES
PLACES, 1967, p. 448 sq., en partie, p. 449 ; en revanche, il n'en est pas question dans DES
PLACES, 1959 b ; MANTZIOU, p. 5. Ces différents auteurs réservent volontiers à la partie
médiane un nom à part : « pars epica » (AUSFELD), « pars media » (KNOKE), « Begründung »
(SCHWENN). Il convient d'autant plus de donner à CORLU acte du fait qu'il ne succombe pas
à cette tentation ; bien au contraire, à deux reprises, il s'inscrit en faux contre des décisions
arbitraires inspirées par cette idée reçue, selon laquelle une prière grecque comporte
obligatoirement trois parties ; la première fois (p. 68, n. 3), il conteste qu'on puisse, avec V.
Bérard, condamner la fameuse prière de Télémaque « au dieu d'hier » dans YOd. (II, 261-7), sur
le simple prétexte qu'elle ne comporte pas de demande ; la deuxième (p. 70, n. 2), il
désapprouve MULDER de refuser à Od. VII, 330 sq. le caractère d'une vraie prière pour une
raison analogue.
200 QUESTIONS FORMELLES

volontiers concédé que les trois mouvements qui se succèdent « normalement » dans
une prière peuvent se présenter suivant un ordre variable, ou même voir leur nombre
réduit, l'élément 2 (les « arguments ») semblant le plus facultatif ; le schéma ternaire
n'en est pas moins regardé comme une sorte de règle, les variations qu'il peut subir
étant mises au compte de la hâte, de l'émotion, bref d'une circonstance accessoire. Les
modifications apparaissent donc comme des accidents qui n'affectent nullement la
composition essentielle de ce schéma de référence.
Un pas de plus en ce sens a été franchi quand, voici une douzaine d'années L. Ch.
Muellner, qui étudiait les sens de εύχομαι chez Homère H, a prétendu qu'il existait un
lien consubstanticl entre le genre de prière que désigne ce verbe quand il est employé
dans un contexte religieux, et cette composition tripartite. Si vraiment cette adéquation
devait être tenue pour démontrée, cela entraînerait une multitude de conséquences
pour l'appréciation du sentiment religieux et de la prière en Grèce, et en particulier le
corpus des textes qui peuvent être regardés comme des prières serait considérablement
restreint. Aussi va-t-il être nécessaire, avant d'étudier comment est constituée une
prière, de chercher à élucider le sens de εύχομαι, afin de discerner dans quelle mesure
il convient de tenir compte des hypothèses de Muellner.
De fait, les études qui s'intéressent au sens de εύχομαι ne sont pas rares 12. En
effet, la polysémie de ce mot a semblé étrange. Pour simplifier grossièrement les faits,
on peut dire que tous les auteurs visent à démêler ce qui est premier, du sens religieux
ou du sens profane de ce verbe 13. Cela revient à se demander si la signification
originelle de εύχομαι est « prier », « souhaiter », « faire vœu », à partir de quoi il faudrait
tirer les sens de « se vanter », et de « déclarer » ; ou s'il convient de poser au départ
une acception neutre « dire », qui aurait connu un double développement parallèle vers
les sens religieux et vers les sens profanes ; ou encore si l'on doit s'orienter vers
l'hypothèse de l'antériorité du sens séculier, juridique ou non. Disons tout de suite que
nous n'allons pas reprendre l'examen pour notre propre compte, alors que tant d'études
sont parues sur ce sujet, alors surtout que J.L. Pcrpillou a donné des arguments selon
toute apparence définitifs en faveur de la dernière hypothèse. Il nous suffira d'effectuer

10. BECKMANN, p. 24 sq. ; CREAGHAN, p. 52 ; RAMSEY, p. 6. ; VON FRITZ, p. 18-


23 ; Bowra, 1969 (1957), p. 63 ; 1961, p. 201 ; HORN, p. 46 ; Lasso de la Vcga, p. 147.
1 1. MUELLNER, p. 31 ; cf. infra, p. 21 lsq.
12. Outre les ouvrages dont il sera directement question ici, mentionnons ceux de VON
LASAULX, p. 3 sq. ; VOULLIEME ; AUSFELD ; ZIEGLER ; L. Radermacher, ARW. 11,
1908, p. 17 sq. ; Hedén ; SCHWENN, 1927, en partie, p. 30, n. 62 ; MULDER, 1929, p. 35 sq. ;
1930, p. 7 sq. ; BECKMANN ; Gernet & Boulanger, p. 225 ; BRAUNE ; Greindl, p. 51 sq. ; 95
sq. ; R1TOOK ; RUDHARDT, 1958, p. 187 sq. ; les art. de BECK.
13. Les dictionnaires alignent en général trois rubriques : 1) adresser une prière, un vœu ;
2) faire vœu de, promettre ; 3) se flatter de, se glorifier de - et par suite simpl. affirmer,
déclarer, dire (Bailly). 1) pray ; 2) vow, or promise to ; 3) profess loudly, boast, vaunt (LSJ). 1)
beten, bitten, flehen ; 2) geloben, weihen ; 3) wünschen, bitten (Kittel).
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 201

un bref tour d'horizon des principaux travaux consacrés à ce verbe, et de consigner les
conclusions principales que nous retiendrons.

Parmi les tenants de la première solution (qui est conforme à l'opinion


traditionnelle, selon laquelle la signification religieuse est originelle), on trouve principalement
E. Benveniste, et plus récemment, H. Reynen 14. Benveniste propose de tout ramener à
la double signification du « vœu » qu'il reconnaît à la racine *weghw~ : 1) « chose
vouée solennellement, 2) assurance demandée en échange de la dévotion » 15. Selon
lui, à la première valeur se rattache, pour εΰχεσθαι, le sens de « se vanter » ou mieux
« se porter garant solennellement de la réalité qu'on proclame » ; de la deuxième
procède le sens de « prier » ou plutôt « appeler de ses vœux une protection divine » (p.
233) ; et il explique (p. 240) le sens de « se flatter de » comme résultant d'une
« consécration métaphorique » en laquelle il ne faut rien voir d'autre qu'une « variété »
de l'emploi religieux. Bcnvcnislc n'invoque pas le témoignage de la tablette
mycénienne PY Ep 704 ; mais rien ne se serait opposé vraisemblablement, si l'on se
situe dans la ligne de son interprétation, à ce qu'il vît dans les protestations de la
prêtresse Eritha un engagement personnel résultant d'une consécration métaphorique.
Si sa théorie ne semble pas pouvoir être retenue, c'est avant tout parce que trop de
textes, même homériques, refusent de se plier à cette hypothèse ; cela dit, pour peu
que la prétention proclamée ait voulu asseoir sa légitimité sur une promesse, on
comprend les relations indéniables de εύχομαι avec le vœu - et en même temps leur
irrégularité. Les rapports qui ont été commentes entre ce verbe et le vœu-promesse ne
sont donc pas niés ; ils sont simplement remis à leur juste place : le verbe εύχομαι
n'entretient pas avec le vœu de rapport nécessaire, mais seulement un rapport possible.

14. « L'opinion traditionnelle » est représentée par exemple aussi bien par Ernout-Meillct,
que par 1' E.R.E., (MAIR, p. 183) ; elle est suivie aussi par BENVENISTE, 1969, II, p. 233-
243 ; et par REYNEN ; nous laisserons provisoirement de côté le livre de MUELLNER, dont la
position est ambiguë (cf. infra, p. 207). Mentionnons pour mémoire une autre proposition
étymologique : « On avait admis jadis le sens primitif de " tendre (les bras) " qui rappelait une
attitude rituelle de la prière (Prellwit/., Etym. Wtb., 2e éd. s.v.) ; cette etymologic paraît
aujourd'hui abandonnée », écrivait Vcndrycs (p. 6).
15. Dès l'instant qu'on établit un rapport étymologique entre εύχομαι et voveo, la notion de
vœu, ou à tout le moins d'engagement semble s'imposer. Ceux qui proposent de rapprocher
εύχομαι de *wekw' arguent du fait que *wekw- et *weghw~ pourraient être apparentés ;
εύχομαι en effet appartient à une racine dont il représente le thème I : *deu-gw^ ~ ; « *wekw~,
" parler ", est une pseudo-racine et représente le thème II *w-ékw- » auquel correspond le thème
I *déu-kw' ; l'élément commun « *deu- admettrait divers suffixes ou élargissements » : *-gwh- /
egwh-, ou *-kw~ I -ekw' (cf. CORLU, p. 17-8). Dès lors, il n'est plus nécessaire de s'assujettir à
trouver un rapport entre εύχομαι et le vœu. Comme l'écrit Pcrpillou (1970) : « Si une notion
d'engagement peut apparaître..., ce ne peut être qu'à cause des garanties ou des avantages
offerts, notamment à un dieu en échange de l'appui ou de l'accord fourni à une prétention
avancée ».
202 QUESTIONS FORMELLES

En dépit d'efforts qu'il fait pour affirmer son impartialité entre sens religieux et sens
profanes originels, Reynen va dans le même sens que Benveniste. Sa monographie,
refusant (p. 18) de prendre en compte le mycénien et ce qu'il apporte à la recherche
d'une valeur fondamentale de εύχομαι, se prive d'un élément de discussion renouvelé
et se voue par là à ne pas quitter une problématique selon laquelle, à moins d'éléments
nouveaux, on ne peut plus guère progresser 16.

A. Corlu, dans sa thèse (p. 17-18), se montrait partisan d'une origine neutre de
εύχομαι. Favorable à l'hypothèse d'un rapprochement de la racine de εύχομαι avec la
racine *wekw~ (p. 18 & n.4 et 5), il cite l'expression d'Ernout et Meillet selon qui
*wekw~ « indiquait l'émission de la voix, avec toutes les forces religieuses et
juridiques qui en résultent ». Aussi construit-il son chapitre relatif à εύχομαι autour d'une
dichotomie récurrente : 1) déclaration ne comportant pas de relation entre un homme
et un dieu ; 2) déclaration comportant une relation entre un homme et un dieu. A ses
yeux, la signification centrale de εύχομαι est à trouver dans une « affirmation... à la
fois personnelle et solennelle » (p. 117) ; pour ce qui est de la série d'emplois
religieux, il lui semble « raisonnable d'admettre qu'elle a son point de départ dans le vœu-
promesse » (p. 118), le tout pouvant se résumer sous l'idée d'une « attestation publique
portant sur soi-même » (ibid.). Autant l'expression de « vœu-promesse » apparaît trop
étroite pour recouvrir la complexité des faits, autant la tournure « attestation portant
sur soi-même » s'entoure d'une prudence qui lui permet d'être confrontée à toutes les
occurrences de ce verbe de manière à peu près satisfaisante 17.

Tour à tour, A. Citron et A.W.H. Adkins ont défendu le troisième point de vue,
selon lequel le sens social et séculier de εύχομαι était primitif 18. L'étude de Citron est
plus descriptive que démonstrative. Celle d'Adkins part d'un point de vue social ; son
raisonnement est mené au fil d'une analyse psychologique où il souligne que, dans la
société où vit le héros homérique, il a besoin de proclamer face à autrui (hommes ou
dieux) son existence, sa valeur, ses prétentions ; et c'est précisément en cette
proclamation qu' Adkins fait résider le sens de εύχομαι 19. De fait, la cause semble
maintenant entendue après la démonstration serrée de J.L. Perpillou 2°, dont il nous faut
relever les principales étapes. Observant que les emplois de ce verbe dans l'épopée se

16. Cf. Perpillou, 1985.


17. CITRON, p. 73 sq. ; ADKINS, 1969 a.
18. Cf. D.E., s.v. Εύχομαι : « Tous les emplois se rapportent à une attestation insistante et
solennelle » (p. 389, col. 1), avec (ibid., col. 2) renvoi à CORLU ; mais ce fascicule du D.E. est
paru en 1970, tandis que l'art, de PERPILLOU date de 1972.
19. ADKINS, 1969 a, p. 33 : « It is the claim, and one's psychological condition in making
it, that is in the forefront ».
20. PERPILLOU, 1972 ; nous nous permettons d'y renvoyer le lecteur.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 203

répartissent en trois groupes, selon les circonstances dans lesquelles s'effectue l'action,
J.L. Perpillou distingue :
1) environ 45 passages où le sujet, « soit parce qu'inconnu de ses interlocuteurs,
soit parce que méconnu ou affectant de se croire tel,... affirme des titres dont il se
prévaut socialement » (p. 169). « Ce qui est affirmé dans ces passages n'est pas seulement
un fait, mais un titre qui est décisif pour la relation d'un individu à un groupe... il s'agit
donc expressément de la proclamation solennelle et contraignante d'une situation à
laquelle s'attache un droit permanent » (p. 170). Sur cette catégorie il conclut : « Ce
premier type d'emplois exprime donc, dans la majorité des cas, une exigence du sujet :
la reconnaissance de sa situation au sein d'un groupe, ou par rapport à ce groupe » (p.
172).
2) environ 35 passages où le sujet s'adresse à son adversaire au moment de le
combattre, et surtout après le combat, - la série la plus nombreuse étant celle qui peint
l'attitude du vainqueur vis-à-vis du vaincu. Plutôt que la nature concrète de l'avantage
remporté, « ce qui paraît essentiel..., c'est le titre conquis lui-même, avec sa
signification psychologique et sociale » : il donne lieu à « une proclamation pour
revendiquer une victoire dont on veut faire prendre acte » (p. 173) - cette prévalence
que le vainqueur désire se voir reconnaître étant désignée par le substantif ευχο£ (cf.
p. 174).
3) enfin, dans 90 passages environ, le sujet est en rapport avec les dieux, et ce
sont là les emplois qui nous intéressent ici directement et sur certains desquels nous
aurons l'occasion de revenir à d'autres points de vue. Mais de prime importance pour
la conception qu'il convient de se faire de la prière chez Homère est l'observation de
J.L. Perpillou : « L'objet de la déclaration est tout d'abord, ici encore, de (se) faire
reconnaître un droit » (p. 174-5)...« revendiqué par le sujet et de son point de vue » (p.
176) - ce droit faisant volontiers référence à des considérations de type social (p. 177).
Cette conclusion en effet ouvre une perspective selon laquelle, si le verbe εύχομαι a
connu ses premiers emplois dans la sphère juridique, il en a gardé des traces
perceptibles jusque dans les textes où il appartient à un contexte religieux.
Il appert donc que les emplois εύχομαι recensés jusqu'ici offrent une cohérence
remarquable. Dans chacun de ces trois groupes, y compris dans le troisième qui
montre le sujet face à la divinité, le verbe est porteur de la même signification :
« Proclamer une juste prétention » ; et la formule ως εφα* ευχόμενος signifie
simplement : « Voilà ce qu'il affirma pour faire valoir son droit » (p. 177, n. 1 1), ce
qui explique qu'on la trouve aussi dans des contextes non religieux21. Cette
interprétation se recommanderait déjà par son admirable unicité qui, fondée qu'elle est
sur une analyse très convaincante, dispense désormais de toutes les acrobaties
auxquelles on devait recourir auparavant pour justifier le passage d'un sens aux autres.

21. Aux deux exemples qu'il invoque (//. V, 106 ; XX, 393), PERPILLOU aurait pu ajouter
celui d'il. VIE, 198, où la tournure conclut l'exhortation qu'Hector vient de lancer à ses chevaux.
Ce passage est utilisé dans un sens convergent par ADKINS, 1969 a (p. 26-7) : cf. infra, n. 62.
204 QUESTIONS FORMELLES

Mais elle est encore confirmée par l'étude du mycénien euketo dans deux documents
corrélatifs concernant les démêlés de la prêtresse Eritha 22 avec le damos (cf. p. 179-
80 et η . 15), où il est question d'une protestation juridique ; et qui plus est par le
rapprochement éloquent de ces mêmes documents avec un passage épineux de l'Iliade,
celui qui raconte le procès figuré sur le Bouclier d'Achille (//. XVIII, 497-508) : ô μεν
εΰχετο πάντ'άποδοΰναι / δήμω πιφαύσκων, ό δ' άναίνετο μηδέν έλέσθαι (499-500).
Cette scène a fait couler beaucoup d'encre 23 et il serait aussi long que dénué
d'intérêt de rendre un compte précis des opinions de chacun ; les points difficiles
portent sur les sens de εύχομαι et de άναίνομαι, et sur l'emploi de l'infinitif aoriste ά-
ποδοϋναι. La traduction de P. Mazon (C.U.F., t. III, p. 186) : « L'un prétend avoir tout
payé... l'autre nie avoir rien reçu » se heurte aux objections d'E. Benveniste
(Vocabulaire, II, p.241) ; elles sont de deux ordres ; les unes, linguistiques, contestent
que l'antériorité puisse être indiquée par un simple aoriste άποδοϋναι, et que le sens de
« nier » puisse être attribué à un verbe qui signifie « seulement et toujours
"refuser" » ; les autres concernent les institutions et secondairement le résultat
artistique - dans l'œuvre ciselée ; faisant observer qu'il n'y aurait pas lieu de
convoquer les Anciens pour trancher une question de fait et qu'un pareil débat se
traduirait difficilement en images, Benveniste propose d'accorder à la scène « une tout
autre portée », qui en ferait un débat entre le droit antique (la loi du talion qui exige
sang pour sang), et la règle adoucie aux termes de laquelle un meurtre peut être
racheté par un versement en argent. Aussi traduit-il : « L'un s'engage à tout payer...
l'autre refuse de rien recevoir » ; et d'insister sur le parti que peut en tirer l'artiste pour
représenter la scène. Corlu (p. 331-6) consacre de son côté à ce passage un
développement séparé, et retient en définitive la traduction suivante : « L'un souhaitait
tout payer... l'autre refusait de recevoir quoi que ce soit ». En sorte que l'un et l'autre
sont bien d'accord pour ne pas rapporter εύχομαι à une action passée ; mais
Benveniste pour qui εύχομαι implique un engagement personnel (p. 240) le traduit en
conséquence, tandis que Corlu qui va jusqu'à supposer que « le souhait s'adresse ici,

22. PERPILLOU, 1972, p. 179-80 et n. 15 ; voir aussi les indications bibliog. qui se
trouvent commodément rassemblées dans CORLU, p. 327.
23. Hofmeister, p. 443 sq. ; Lipsius, 1890, p. 225 sq. ; Leaf, p. 610 sq. ; Lipsius, 1905, p.
4 ; Ehrenbcrg, 1921, p. 55 ; Calhoun, 1927, p. 76 ; Bonner & Smith, p. 32 sq. ; Latte, 1931, p.
129 ; Schadewaldt, 1938, p. 66 et 75, n. 13 ; Lesky, 1940, p. 48 sq. ; Pflüger, p. 140 sq. ; Wolff,
1946, p. 34 sq. ; 1950, p. 272 sq. ; Fränkel, 1962 (1950), III, p. 789 sq. (en partie, p. 790, n. 1) ;
Köstler, p. 66 sq. ; Wackernagcl, p. 175 ; Gernet, 1951, p. 71 sq. (repris dans 1968, p. 218 sq.) ;
Chantraine, G .IL, II, 1953, p. 310 et 335-6 ; Munding, p. 169 ; Wolff, 1961, p. 6 sq. ;
Schadcwaldt, 1965, p. 353 et 365, n. 2 ; CITRON, p. 83 sq. et 120 ; CORLU, p. 331 sq. ;
BENVENISTE, 1969, II, p. 237 sq. ; Homme], 1969, p. 15 sq. ; PERPILLOU, 1972, p. 177-9 ;
MUELLNER, p. 100 sq. ; Adkins, 1969 b, p. 9 ; REYNEN, p. 122 sq. ; Gagarin, p. 13-16 (avec
bibliog., p. 13, n. 18 ; mais faute de s'intéresser au mot du point de vue linguistique, aussi bien
qu'au sens littéraire et artistique de la scène, cet auteur n'apporte rien sur ce passage de 17/.) ; D.
Aubriot, 1985 a.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 205

mais implicitement, aux dieux » (p. 335) adapte également sa traduction dans le sens
qu'il soutient.
L.Ch. Mucllner, sur le livre de qui nous devrons revenir, adopte une solution
ambiguë, car il traduit : « L'un déclarait avoir tout payé... l'autre refusait de rien
recevoir » 24, mais il ajoute aussitôt : « La contestation ne porte pas sur le fait de savoir si
l'amende a été effectivement payée ; il ne s'agit pas non plus d'un conflit relatif à
l'histoire de la loi du talion. Le litige porte sur la question de savoir si le parent du
mort doit effectivement accepter la compensation qui lui est offerte » (p. 106) ; et il a
le mérite de voir qu'il faut rapprocher cette scène de celle de l'ambassade où Ajax
remontre à Achille que même pour un parent mort on accepte compensation ; c'est-à-
dire qu'il attribue à cette figuration sur le bouclier d'Achille une valeur qui affecte le
poème entier 25. Mais pour ce qui est du détail de ce passage, on a la surprise de voir
la traduction infirmée en quelque sorte par le commentaire. Puisqu'il lient εύχομαι
pour un simple équivalent « marqué » de « dire » (cf. p. 113-4), il est normal qu'il
traduise l'infinitif aoriste par un passé 26. Mais comme il a bien senti les limites de
l'interprétation ainsi impliquée et aperçu les liens qui unissent cette scène au thème
entier de l'Iliade, il a biaisé et mis en relief grâce à son commentaire ce que sa traduction
eût pour le moins caché, c'est-à-dire qu'il s'agit non pas de déclarer avoir tout payé,
mais de prétendre régler la question en payant tout.
Le seul à avoir fait cadrer tous les éléments les uns aux autres est J.L. Pcrpillou
dont la solution permet de résoudre la problématique qu'avait très bien posée P.
Chantraine dès 1953, mais sans en venir à bout parce qu'il butait sur le sens de
εύχομαι : « La difficulté du passage provient du fait que, d'une part, εύχετο semble
signifier « il affirmait » plutôt que « il promettait » (en ce sens on attend l'infinitif
futur...) ; mais que, d'autre part, chez Homère, άναίνομαι signifie " refuser "... ; là où
l'on peut traduire par " nier "..., l'idée de " se refuser à, ne pas accepter " est
sensible » 27. Partant de la constatation que άναίνομαι veut bien dire « refuser », et
rapprochant cette scène du texte mycénien pour lequel il établit que εύχομαι indique
le fait de « protester individuellement d'un droit qui dépend de l'acquiescement de

24. MUELLNER, p. 105-6 : « One man was saying he paid in full, the other was refusing
to take anything ». Cette scène dite « du jugement » donne lieu à un très bon commentaire dans
Myrcs, p. 200-209.
25. Cf. D. Aubriot, 1985 a, p. 271-4, en partie, p. 273-4 : « Muellncr fait même observer
que l'emploi de la négation μηδέν dans la phrase ό δ' άναίνετο μηδέν έλεσθαι « is in fact an
epic obscenity, this being the only attestation in the whole Homeric corpus of what must be
considered an un-cpic word » (MUELLNER, p. 106 et n. 22). C'est dire à quel point la tournure
était peu faite pour passer inaperçue, à quel point par conséquent le poète a attaché d'importance
à souligner les rapports qui unissent le litige figure sur l'ouvrage divin et le refus d'Achille lors
de l'ambassade - regardé par Ajax comme scandaleux ».
26. Cf. Chantraine, G. II., H, p. 310.
27. Ibid. p. 336, note.
206 QUESTIONS FORMELLES

l'autre, l'autre lui opposant... une opinion collective » (p. 180) - ce qui amène pour
εύχομαι au sens de « proclamer une juste prétention » (p. 181) -, J.L. Perpillou est
fondé à parvenir à la déduction suivante, qui s'impose par son caractère de nécessité :
« Un refus ne s'oppose pas à un engagement, car un engagement suppose un accord
sur le principe même d'un paiement, et rien ne signale ici un tel accord ; il s'oppose,
avant tout engagement, à une prétention ; "l'un prétend se libérer entièrement par un
versement, l'autre refuse de rien recevoir" » ™.
Cela posé, il effectuait déjà, avant Muellner et avec plus de précision que lui, le
rapprochement de ce texte avec le passage de l'ambassade cité plus haut ; et pour
souligner qu'Achille agissait de manière scandaleuse en refusant la transaction pour un
dommage infiniment moindre qu'un meurtre, l'enlèvement d'une fille, il rappelait que
Zeus avait, lui, usé de la procédure du dédommagement à l'égard de Trôs pour
l'enlèvement de Ganymede (p. 179). Il suggérait clairement par là combien ce passage
est capital non seulement pour l'histoire des institutions, mais pour la valeur artistique
- du poème cette fois. En effet - nous espérons l'avoir montré dans nos Remarques sur
le chant IX de l'Iliade -, le poème entier est émaillé d'annonces et de rappels qui lui
assurent une profonde unité ; au nombre de ces échos signifiants 29 figure en bonne
place cette scène, dite du jugement, représentée sur le bouclier d'Achille : l'ouvrier
divin, loin de sculpter n'importe quel sujet a choisi, sur son œuvre immortelle, de
proposer à la méditation du héros une réflexion sur l'opportunité de vaincre son
ressentiment et d'accepter les accommodements.
Si l'on consent, conformément à l'interprétation que nous avons avancée, à
considérer que la composition globale de Ylliade peut se lire comme organisée autour du
thème du rachat (rachat d'un outrage, puis rachat d'un meurtre ou d'un mort), on
prendra un vif intérêt aux perspectives qu'ouvre la découverte de J.L. Perpillou : dans
la mesure où le débat prend forme juridique, conclut-il en substance (p. 179), l'un
cherche à obtenir que le droit lui soit reconnu de s'en tirer par indemnisation... ; mais
si l'autre refuse, un arbitrage est inévitable. Or on sait qu'au chant XXIV Achille, mûri

28. PERPILLOU, 1972, p. 178 ; quant à l'aor. άποδοΰναι, il « n'exprime pas plus
qu'ailleurs une antériorité, mais... une action en projet » (ibid.).
29. Persuadée que la composition de 17/. répond à un projet d'ensemble, nous avons essayé
de montrer dans cet art. que le chant IX marquait le passage du thème de la part d'honneur ravie,
de la femme dont Achille s'est vu spolier - humiliation dont aucune concession matérielle ne
pouvait, disait-il, le dédommager - au thème du rachat d'un proche tué, à quoi Achille doit se
résoudre à la fin du poème. Or il nous semble que, dans la lente maturation du héros qui le fait
progresser de ses refus du chant LX à son acceptation du chant XXIV, le chant XVIII et tout
particulièrement cette scène ouvrée sur son nouveau bouclier occupent une place de choix ; et
l'une des raisons qui nous le font penser est précisément l'usage qui est fait ici du verbe
άναίνομαι, en écho à d'autres textes : cf. art. cité, p. 273, n. 2. Depuis la préparation de cet art.,
la lecture du livre de Griffin, 1980 (cf. en partie, le chap. « Death, Pathos, and Objectivity », p.
103 sq., sur la récurrence de certains thèmes) et de ceux de J. de Romilly, 1983 (en partie, p. 15
sq.), et 1985 (p. 39 sq.) n'a fait que nous renforcer dans cette manière d'apprécier Horn..
ΕΤΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 207

dans le chagrin et dans les larmes, accepte quasiment d'emblée la transaction que vient
lui proposer Priam. Sans que les dieux aient à intervenir, sans qu'aucun arbitrage par
conséquent, même divin, puisse enlever du prix à sa libre acceptation, il consent à
rendre le corps d'Hector 30. Nous abusons-nous en estimant que l'avertissement ciselé
par Héphaistos sur son grand œuvre a porté ses fruits et que le héros, instruit par le
di^u, a compris que sa gloire la plus grande résidait dans l'exercice de sa liberté ? Quoi
qu'il en soit, revêtir ce litige d'une importance sociale, comme le propose J.L.
Perpillou au terme de son analyse sur le sens de εύχομαι, non seulement a l'avantage
d'aligner ce texte sur les autres emplois de ce verbe, mais encore semble en même
temps hautement satisfaisant du point de vue de la signification générale de Xlliade.
Toutes les raisons sont donc rassemblées pour qu'on estime convaincantes les
conclusions de cet article, et pour qu'on se range à l'idée d'une signification unique de
εύχομαι, « signification juridique et sociale différemment actualisée selon les
contextes » 31 qui est : «prodamer une juste prétention ».
On aura constaté que dans cette revue des suggestions avancées pour rendre
compte de εύχομαι, aucun développement spécifique n'a encore été consacré au livre
de Muellner. C'est à dessein que ce fascicule a été laissé provisoirement de côté car il
était impossible d'en examiner le contenu sans aborder une discussion relative au
schéma de la prière traditionnellement regardé comme canonique : le schéma ternaire.
En effet, L.Ch. Muellner estime nécessaire, dans une prière introduite par εύχομαι, la
succession des trois parties que nous avons mentionnées plus haut : invocation,
arguments, requête. Il est difficile de discerner si l'auteur se rallie catégoriquement à la
thèse d'une antériorité des sens religieux de εύχομαι (comme il semble apparaître p.
66, par ex. : « The word has a sacral meaning », et comme l'indique J.L. Perpillou
dans son compte-rendu de la Revue de Philologie, 1979, t. 53/2, p. 31 1-2) ; ou s'il ne
penche pas plutôt 32, avec Corlu, pour une acception à l'origine polyvalente de ce
terme qui aurait connu une triple évolution, vers le sens profane et héroïque (« se
vanter de »), vers le sens légal (« affirmer », « établir »), et vers le sens sacré (« prier ») ;
ainsi déclare-t-il au début de sa conclusion : « Thus we can make the simple
hypothesis that an original meaning " say (in a functionnally marked context) "
became specialized in two functionnally marked contexts, one secular, resulting in the
meaning " say (proudly, contentiously, accurately) ", the other legal, perhaps resulting
in a meaning " state, plead, allege " » (p. 107). C'est en tout cas autour de cette
spécialisation dans ces sphères (héroïque, juridique, religieuse) qualifiées toutes trois

30. Sur les conséquences de ces rem. pour l'appréciation du personnage d'Achille, cf. D.
Aubriot, 1985 c, p. 16 sq. Sur le thème de l'inspiration divine et de la motivation personnelle qui
sont des composantes complémentaires et non exclusives de l'activité des mortels, on consultera
Lesky,
»ivy, i7ui,
1961, μ.
p. j-jî..
5-52.
31. Cf. C.R. du livre de MUELLNER par Perpillou, 1979, p. 311.
32. MUELLNER, p. 1 12-3 ; cf. p. 98.
208 QUESTIONS FORMELLES

de « sociales » 33, à partir de la signification globale « dire » (« au sens concret », dit-il


p. 113), qu'il charpente son épilogue et résume les grandes lignes de ce qu'il pense
pouvoir présenter comme acquis. Mais il semble aussi que, parallèlement, il privilégie
dans les emplois religieux de εύχομαι la notion de ce qu'il appelle le « sens concret »
de ce verbe 34 : il entend par là un discours qui, même adressé à la divinité, n'a rien de
spécifique de ce que nous sommes portés à regarder comme une prière ou un vœu au
sens moderne, mais qui se caractérise par le fait de proférer, en « un acte physique de
communication » (p. 36), des mots organisés selon la séquence 1) invocation, 2)
arguments, 3) requête 35 .
Cette idée de lier le sens même du verbe εύχομαι à un schéma tripartite qui serait
le schéma par excellence de la prière est tout à fait originale et n'avait, à notre
connaissance, jamais été défendue avant Mucllncr. Il la fonde sur la constatation que la
plupart des prières homériques observent ce schéma. On pourrait faire remarquer que
des prières introduites et reprises par αράομαι l'observent également (Od. IV, 761-7) ;
qu'inversement toutes les prières désignées par εύχομαι ne s'y plient pas (//. XXIV,
308-14). Mais d'autres objections peuvent être avancées : comment concevoir que,
quand on passe du contexte religieux au contexte séculier, la spécificité sémantique du
verbe soit située, cette fois, au plan des manières d'expression (« say proudly,
accurately, contentiously », p. 78), et non plus à celui de la structure du discours ? Les
choses ne sont pas plus faciles quand on en arrive au contexte juridique puisque,
comme nous l'avons vu, faire de εύχομαι un verbe déclaratif amène l'auteur à une
traduction qu'il doit compléter au moyen d'un commentaire qui l'infirme ? Que dire enfin
des difficultés auxquelles il se serait heurte s'il avait essayé de rendre compte de
l'évolution ultérieure de ce verbe ? Car, ainsi que nous l'apprend le témoignage de
Platon, εύχομαι à l'époque classique était regarde couramment comme signifiant
« faire une demande aux dieux » (cf. Euihyphron, 14c : Ούκοϋν το θύειν δωρεΊσθαί
έστι τοΊς θεοΤς, το δ' εΰχεσθαι αίτείν τους θεούς ;). Comment passer de la simple idée
de discours - fier ou ternaire, peu importe ici - à celle de requête ? tandis qu'on voit
très bien comment la demande a pu sortir de la « juste prétention ».
Toutes ces difficultés accumulées nous laissent perplexe, en dépit de l'intérêt
qu'offrent beaucoup d'analyses de détail exposées dans ce livre. La position tranchée
de Muellner concernant l'organisation du discours qu'il estime nécessairement
entraînée par εύχομαι va nous obliger à examiner de plus près le prétendu schéma
traditionnel de la prière en Grèce ; mais il nous faut d'abord rassembler ce qui semble
pouvoir être retenu des études précédentes qui ont été évoquées relativement au sens
de εύχομαι. Nous partirons des conclusions de J.L. Pcrpillou - qui donc l'amènent à

33. Ibid., p. 1 14.


34. Ibid., p. 38 : « εύχομαι refers primarily to a concrete act, uttering words ».
35. /&/</., p. 27-8.
ΕΤΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 209

proposer le sens de « proclamer une juste prétention » - pour les rapprocher de


certaines remarques de ses devanciers et en tirer des prolongements éventuels.

Il convient d'abord de scruter les rapports qui peuvent unir εύχομαι et la parole.
En effet qui dit proclamation dit forcément valeur essentielle accordée à l'expression
orale. Chez Corlu, reviennent à toutes les pages les expressions « déclaration »,
« affirmation prononcée » (p. 27), « attestation » (p. 28), et il consacre tout un
développement à εύχομαι « verbe de parole » (p. 84 sq. ; cf. encore p. 33, p. 117).
Bcnveniste, rappelant les articles des dictionnaires étymologiques, commence par
poser la question de savoir si « proclamer à haute voix... ne serait pas le vrai sens » (p.
238) ; puis il en vient à proposer les termes d1 « affirmation proférée » (p. 240), « acte
de parole »,... « action énoncée en paroles » (p. 243). Adkins estime 36 que εύχομαι, à
la différence de άπειλείν exige des paroles explicitement formulées. Enfin - et c'est un
point que Perpillou souligne comme intéressant 37 -, Muellner fait apparaître « une
association formulaire entre εύχομαι, terme marqué, et ψημί, terme non marqué ». Il
vaut la peine d'observer ici que Perpillou donne suite à la suggestion de Corlu selon
laquelle εύχομαι pourrait être apparenté à la racine de *wekw~ 38. La notion de parole
semble donc indubitablement fondamentale ; et si l'on doit rattacher εύχομαι à la
racine *wekw-, il faut assurément concevoir cette parole comme proférée à haute voix.
Toutefois, il convient de se rappeler qu'une prière à voix basse ou même une prière
mentale peuvent être annoncées ou rappelées par εύχομαι - tout comme par ώς φάτο -
sans que cette circonstance de l'élocution silencieuse empêche l'orant de dire au
dieu κλϋθι, ni le poète de reprendre la tournure του δ' εκλύε39. En sorte que les faits
nous obligent à en rabattre : si nous voulons regrouper tous les passages, il vaudra
mieux suggérer que εύχομαι implique formulation verbale sans doute, orale le plus
souvent, mais sans exclure qu'il suffise à cette formulation d'être élaborée
mentalement, même si elle demeure - dans des cas exceptionnels - inaudible. Donc, quand
nous parlerons d'expression verbale, ce sera en la concevant comme plus étroitement
liée à l'élaboration au moyen du langage qu'à l'élocution orale, voire à la sonorité
vocale.

36. Adkins, 1969 b, p. 19. Le D.E. souligne aussi que ce terme exprimait primitivement
« la déclaration à haute voix » (p. 389, col. 2).
37. Perpillou, 1979, p. 31 1-2.
38. CORLU, p. 18; PERPILLOU, 1972, p. 182; MUELLNER aborde aussi cette
question : p. 129 et 134-5.
39. Ainsi en //. XXIII, 769 et 771 ; Od. V, 444 et 451 ; on pourrait évoquer encore Hdt II,
181, 1.13 : εύχεται εν τω νόω; cf. CORLU, p. 84-6. Sur ces questions, voir supra, chap. II, p.
146sq.
210 QUESTIONS FORMELLES

Si cette proclamation consiste en la protestation individuelle d'un droit qui


dépend de l'acquiescement de l'autre, le sujet qui la profère a nécessairement une
grande importance - constatation qui en elle-même n'est pas surprenante quand on se
place dans le contexte de la prière ; en effet, comme l'observait M. Mauss, « quand on
prie, on attend généralement quelque résultat de sa prière, pour quelque chose, ou pour
quelqu'un, ne fût-ce que pour soi » 40. Nos prédécesseurs s'y étaient déjà montrés
sensibles : Corlu pensait même pouvoir conclure que les deux familles de άράομαι et
de εύχομαι se sont spécialisées en fonction l'une de l'autre, spécialisation qui peut
aboutir à une opposition entre « imprécation contre autrui » et « prière en bonne part
pour soi-même » (p. 287) ; il n'est pas indispensable d'accepter cette conclusion 41
pour convenir qu'elle n'a pas tort de souligner l'un des caractères que présente presque
constamment le verbe εύχομαι, celui de concerner une action tournée vers le sujet ; et
l'on pourrait à ce propos estimer opportun de rappeler que εύχομαι est l'un de ces
verbes qui possèdent seulement la diathèse moyenne. Sans doute est-il loisible d'en
rendre compte en alléguant que toute prière vise finalement à l'intérêt de l'orant, - que
son souhait concerne directement lui-même ou autrui 42. Mais il peut se faire aussi que
le moyen indique purement et simplement « un procès dont le sujet est le siège », pour
reprendre l'expression d'E. Benveniste dans un article général consacré à l'opposition
« actif et moyen dans le verbe » 43 ; toutefois, ce même savant, dans son Vocabulaire
des Institutions indo-européennes, parlait pour εύχομαι spécifiquement «
d'engagement », et il allait jusqu'à écrire : « II y a dévotion véritable à l'appui d'une
affirmation » M ; là encore, point n'est besoin de se rallier à sa théorie pour reconnaître que

40. Mauss, p. 414.


41. Cf. infra, chap. IV, p. 299 sq. ; mais CORLU reconnaît lui-même (p. 64) à propos d'il.
VI, 275-278 que « le malheur de l'adversaire et le salut de la cité sont inséparables ».
42. Cf. PERPILLOU, 1972, p. 174-5, n. 9.
43. Benveniste, 1950, p. 125.
44. BENVENISTE, 1969, II, p. 240. Benveniste n'utilisait pas le mycénien ; mais même
indépendamment de cette lacune et à s'en tenir au texte homér., il est évident que εύχομαι ne
peut pas désigner l'expression d'un engagement, car trop de passages ne sauraient s'en
accommoder : ainsi de toutes les occurrences du chant I de 17/., pour s'en tenir là (v. 43 ; 87 ;
381 ; 450 ; 453 ; 457 ; 458). Mais, comme le rétablit PERPILLOU, « certes, une offrande peut
être promise, mais plutôt qu'un engagement du sujet, elle constitue une anticipation qui doit
engager le dieu... Mais la promesse n'est pas une procédure constante et il existe d'autres
arguments (c'est nous qui soulignons) qui tous engagent non celui qui prie, mais celui qu'il
prie» (1972, p. 176). ADKINS note (1969 a, p. 28) que quatre occurrences seulement sont
nettement en rapport avec le vœu : //. IV, 101 et 1 19, Od. XVII, 50 et 59. Nous ne suggérons
pas ici que εύχομαι soit inapte à se trouver en rapport avec un vœu (on aurait beau jeu de nous
opposer les inscriptions consignées par FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, p. 115-6 ; 119) mais
seulement que ce rapport possible ne répond qu'à une des utilisations (entre autres) du verbe
εύχομαι (cf. Burkert, 1977, p. 1 19), et qu'il ne faut pas en étendre excessivement la portée.
ΕΤΧΟΜΛΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 211

Benveniste avait souligné le côté réfléchi de ce type de démarche ; et Adkins faisait la


même constatation en estimant εύχομαι (toujours par rapport à άπαλαν) « much more
subject-centred » (p. 19). L'accord sur ce point aurait donc pu sembler parfait.
Muellner est le seul à ne pas souligner ce trait ; il insiste en revanche sur l'idée de
communication, de réciprocité qui se dégage du contenu des discours (p. 22, 36, 57) :
il s'agit là selon lui d'une sorte de contrat unissant le sujet qui prie à la divinité, dans
des rapports qui sont de réciprocité et non de hiérarchie (p. 57). Il insiste par ailleurs
sur une idée ouvertement agonistique du langage (p. 135), y compris du langage
sacré ; aussi trouve-t-il comme point commun à tous les emplois de εύχομαι (emplois
juridiques, profanes, religieux) d'être sous-tendus par une idée de contestation. Cet
aspect que nous avons déjà eu l'occasion de mentionner 45 a été relevé aussi par Corlu,
après Buchholz qui l'avait aussi aperçu 46. Ces auteurs, ainsi que Muellner (p. 135),
entendaient que toute requête à la divinité courait le risque, au moins virtuel, de se
voir contrariée par la requête opposée d'un adversaire. La question est clairement
posée à propos de la recommandation d'Ajax au chant VII de l'Iliade, mais semblable
préoccupation est aussi peut-être suggérée dans le théâtre de Sophocle et
d'Euripide 47 ; et, selon Muellner, il s'en rencontrerait des parallèles dans d'autres
cultures indo-européennes 48.
En sorte que trois personnes, si l'on peut dire, peuvent se trouver virtuellement
impliquées par une prière : l'orant, un rival éventuel, et le dieu. Dans les emplois
séculiers de εύχομαι, la rivalité se situe au plan de l'adversaire qui est en même temps le
destinataire du discours de revendication introduit par εύχομαι 49. Mais dans le cas
d'un discours adressé à un dieu, on imagine mal que le dieu puisse apparaître
franchement comme une partie adverse, encore que l'idée d'échange soulignée par Muellner 50
implique bien qu'il y ait deux parties ; cet aspect d'altérité en tout cas, dans la mesure
où il existe, est atténué au point qu'on ne le discerne guère ; on pourrait même dire au

45. Cf. supra, chap. II, η. 104.


46. Cf. CORLU, p. 87 et n. 4.
47. //. VII, 193 ; Soph., El. 637 sq. ; Eur., El. 809 ; et voir la parodie de Lucien,
Icaroménippe, 25. Il convient toutefois de reconnaître que cet élément, s'il affleure parfois, est
bien souvent absent ; on a même pu présenter la prière comme une première forme d'expression
de soi (ainsi en use Esch. : cf. Schadewaldt, 1926, p. 38) ; et J. de Romilly note que les héros de
Soph., même lorsqu'ils parlent en présence de tous, se parlent surtout à eux-mêmes, la prière
comptant parmi ces sortes d'effusions qui leur permettent d'exprimer leurs sentiments (1984, p.
80-1 et n. 27).
48. MUELLNER évoque « the possibility that prayer was agonistic in its Indo-European
setting as well, that speech, in order to communicate with divinity, had to win out over the
speech of competitors » (p. 135).
49. Cf. PERPILLOU, 1972, p. 172-4.
50. MUELLNER, p. 57.
212 QUESTIONS FORMELLES

rebours que tout est fait par l'orant pour mettre en évidence les liens qui pourraient
l'unir à la divinité. En revanche, ce qu'on discerne encore très bien dans un texte de
Plutarque sur lequel nous aurons à revenir 51, c'est un exemple de recours à un dieu
pour obtenir justice dans une contestation où son adversaire Iobatès a refusé de faire
droit aux légitimes revendications de Bellérophon. Ce passage, qui insiste bien sur la
question du droit (δικαίων, άδικώτατος semble venir confirmer que des liens ont pu
subsister, par delà les siècles, entre la prière et l'obtention du droit. Le dieu apparaît
alors comme une sorte d'arbitre devant lequel on plaide, même en l'absence de son
contradicteur. Il ne faut pas oublier non plus que la recommandation de formuler les
prières à haute voix était par les Anciens présentée comme une garantie de leur
« légitimité » 52. Il n'est donc pas déplacé de marquer l'existence au moins possible
d'un certain contexte juridique et agonistique. Mais cela ne doit rien enlever à
l'affirmation prépondérante d'un caractère réfléchi de la prière présentée au moyen de
εύχομαι : les deux remarques ne sont pas contradictoires, au contraire ; et ces deux
traits - réfléchi et agonistique - peuvent très bien être complémentaires dans une
même prière. Donc, sans vouloir accorder à cet aspect de contestation une importance
démesurée, on peut s'en tenir à la formulation de J.L. Perpillou : « L'important n'est
finalement pas le dieu en tant que tel, mais la reconnaissance du droit revendiqué par
le sujet et de son point de vue » (p. 176).

Se montrer prêt à accepter pour εύχομαι la thèse d'emplois juridiques premiers,


qui auraient ensuite connu une extension vers le domaine religieux, suppose qu'on
accepte corrélativement une certaine conception des dieux et des rapports que les fidèles
entretiennent avec eux. Si εύχομαι désignait bien à l'origine 53 une prise de parole
revendicatrice effectuée devant des égaux (le sujet exige « la reconnaissance de sa
situation au sein d'un groupe »), voire devant des égaux par qui le locuteur prétend se voir
reconnaître un litre de prévalence (« proclamation pour revendiquer une victoire dont
on veut faire prendre acte »), l'usage de ce même verbe à l'égard des dieux oblige à
supposer que (dans l'œuvre homérique au moins, où l'on est à chaque page exposé à se
voir rappeler l'existence parallèle d'emplois profanes, où donc ce sens ne peut être
oblitéré), on doit garder cette origine présente à l'esprit, même quand il s'agit
d'emplois religieux ; cela demeure nécessaire, même si le dieu n'est pas considéré à
proprement parler comme une partie adverse mais plutôt comme un arbitre, quand le
sujet n'exerce pas ses prétentions vis-à-vis de la divinité mais vise à faire ratifier par
elle ses revendications de prévalence sur un adversaire. Rester conscient de cette
origine permet de situer dans sa juste perspective l'impression de liberté qui se dégage

51. Plut., Mul. Virt., 284 a ; cf. infra, chap. IV, η. 15.
52. Cf. supra, chap. II, η. 80 - encore que nous ayons vu en quel sens restreint il serait,
selon nous, opportun de parler de « légitimité ».
53. PERPILLOU, 1972, p. 170-74.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 213

parfois des prières homériques (en particulier quand elles expriment une exigence
revendicatrice, voire récriminatoire) et en même temps de comprendre l'importance de
la partie argumentative qui vient souvent dans l'épopée étayer et justifier les requêtes
adressées à la divinité. De toute manière, il convient d'observer dès maintenant - et
nous aurons à y revenir - que la notion de justice est pour les Grecs au centre des
rapports qui relient l'homme à la divinité, à telle enseigne que, quand H. van
Effenterre veut en une page tracer les caractères essentiels de la religion grecque, le
point sur lequel il insiste est la préoccupation de la justice 54 ; on sait quelle place elle
occupe dans Les Travaux et les Jours 55 ; et partout, de Théognis 56 à Euripide 57, en
passant par Heraclite 58, on retrouve l'idée que l'ordre du monde garanti par les dieux
implique au premier chef la « Justice », dans des conditions telles que voir triompher
le respect de la Δίκη est une preuve de l'existence des dieux, tout comme un doute
concernant sa suprématie entraîne naturellement l'incrédulité religieuse. On comprend
donc sans difficulté qu'une référence à la justice soit fréquente dans les prières ; mais
corrélativement, le seul fait d'y glisser une allusion place en quelque sorte, même en
l'absence de tout contradicteur, dans un contexte « juridique » au sens large.

Ces considérations nous font rejoindre la question, laissée pendante, du schéma


de la prière. En effet il passe traditionnellement, avons-nous constaté, pour organisé en
trois parties : invocation, arguments, requête. Cette organisation a même semblé,
relevions-nous, si spécifique à Muellner, qu'il a pensé pouvoir rattacher cette forme de
discours en triptyque au sens propre des emplois religieux de εύχομαι: « Finally, on
the basis of this stylistic criterion, analysis of formulaic transformations, and structural
analysis of the speeches which sacral εύχομαι introduces, we arrived at positive
evidence that it designates an act of speech with a fixed tripartite structure whose
essence is formal communication or exchange with divinity » 59. Or, si Muellner pense

54. Van Effenterre, p. 228. Il est bien évident que la notion de Justice n'est pas un
« donné » préalable qui préexisterait à l'histoire de la pensée grecque ; elle a dû s'élaborer au fil
des siècles, et a revêtu en Grèce des caractères propres (cf. infra, n. 263). Sur la notion de
justice, on peut citer en partie. Hirzel, 1966 (1907) ; Bonner & Smith, p. 1-11 ; Guérin, ;
Loenen ; Myres, (en partie, p. 167-240) ; Lloyd- Jones.
55. Hés., T.J. 202 sq. ; cf. D. Aubriot, 1984 b ; 1985 b, en partie, p. 30 et n. 25.
56. Théognis, 73 1 -53, en partie. 747-53.
57. Cf. par exemple la prière « toute nouvelle » d'Hccube dans les Troy. 884-9 (cf. infra, n.
1 18) ; ou encore Cycl. 353-6 ; 606-7.
58. Heraclite, Fgt 94 D.K.
59. MUELLNER, p. 67 (c'est nous qui soulignons) ; cf. encore p. 31 : « Εύχομαι in sacral
contexts relates to the whole tripartite structure of Homeric prayers », et p. 113.
214 QUESTIONS FORMELLES

devoir repousser la suggestion de J.L. Perpillou qui veut voir dans l'emploi juridique
de εύχομαι l'origine des autres usages, (religieux et séculier) du mot, c'est pour des
raisons relatives au schéma tripartite traditionnellement reçu comme caractéristique de
la prière. En effet, raisonne-t-il en substance (p. 1 1 1-2 et n. 15), on ne saurait admettre
une filiation de εύχομαι religieux par rapport à εύχομαι juridique, que si le second
élément contenu dans toute prière complète (l'énoncé des arguments qu'il appelle « the
claim-to-favour portion ») apparaissait nettement et constamment « prominent ». Et
c'est justement parce qu'il ne juge pas ce point assez fermement établi qu'il refuse de
se rendre aux raisons de Perpillou. Selon Muellner en effet (p. 31), « εύχομαι dans ses
contextes religieux se réfère à la structure tripartite intégrale des prières homériques,
et non à un élément seulement » (à savoir le deuxième). En conséquence, il n'admet le
verbe εύχομαι comme justifié que dans le cas d'une prière tripartite. Il est obligé
toutefois de reconnaître (p. 29) que ce schéma souffre des variations « de surface »,
qui peuvent aller de la plus ou moins grande élaboration d'un des éléments à sa
suppression pure et simple ; (il peut sembler pertinent de rappeler que, selon
Jeanneret 60, le schéma minimal de la prière comportait seulement invocation et
requête). Il lui reste alors, pour justifier la présence du verbe εΰχομαι dans de telles
conditions, à invoquer « the globally conceived deep structure » 61.
On devine à quelle part d'arbitraire cette concession ouvre la porte si, devant une
prière formellement « incomplète », il lui suffit d'estimer la structure globale
tacitement respectée pour estimer cette « lacune » nulle et non avenue. Inversement,
l'adéquation qu'il établit entre prière et schéma tripartite est pour lui si contraignante
qu'elle l'amène l considérer comme une prière l'exhortation d'Hector à ses chevaux au
chant VIII de l'Iliade 62 ; tandis que, quand εύχομαι n'est pas présent dans le contexte,

60. Cf. supra , n. 5.


61. C'est-à-dire que quand il se trouve devant des prières qui manquent à observer le
schéma traditionnel (comme par exemple //. XXIII, 770 ; XXIV, 308-14), il doit, pour les
considérer comme prières, réussir à « justifier » à ses propres yeux ces lacunes ; il peut alors
invoquer des raisons extérieures (comme la hâte, l'essoufflement, pour Ulysse dans l'épreuve de
la course, ou bien la libation concomitante qui dispense Priam d'exposer les arguments qui
appuient sa requête, cf. p. 28), ou la psychologie du héros : ainsi la prière de Télémaque « au
dieu d'hier » (Od. II, 262-7), sans invocation ni requête spécifique est-elle qualifiée de
« depressed and helpless » et de « substandard in form » (p. 22).
62. L'exhortation d'Hector à ses chevaux se trouve en //. VIII, 185-98. Pour pouvoir
avancer cette interprétation, MUELLNER est obligé de se livrer à des supputations - au reste
intéressantes -sur la divinité des chevaux en question (p. 29-30, en partie, n. 26 ; Luria, avait
déjà formulé une suggestion allant dans ce sens : p. 50-52 ). Il faut dire que ce passage, tant qu'il
n'avait pas été éclairé par les analyses de PERPILLOU, a constitué un casse-tête pour ceux qui
ont essayé d'en rendre compte ; par exemple CORLU a formulé de son côté des suppositions
aujourd'hui périmées : p. 33 ; ADKINS (1969 a, p. 26-7) a pressenti que les raisons de la
présence de ce verbe ici étaient à chercher dans l'existence de droits que s'est acquis Hector sur
les animaux, par les bons traitements qu'il leur a fait prodiguer ; mais ce n'est là qu'une intuition
ad sensum ; PERPILLOU en revanche, sans même faire explicitement référ. à ce passage précis,
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 215

il ne songe pas à désigner comme prières tous les discours pourtant également tripar-
tites qui jalonnent l'épopée 63. Comme on le voit, cette attitude est aussi illogique dans
un sens que dans l'autre : il y a, de son point de vue, la même espèce d'inconséquence
à refuser le nom de prières à des discours cependant ternaires, qu'à l'accorder à
d'autres qui ne le sont pas. On ne peut donc adhérer à sa proposition d'établir des
rapports consubstantiels entre le verbe εύχομαι et la prière tripartite.

Il s'en faut toutefois que l'insistance de Muellner à souligner la récurrence chez


Homère des prières construites selon un schéma ternaire soit dénuée d'intérêt. Mais si
cette remarque doit prendre toute sa valeur c'est, nous semble-t-il, non pas du tout
parce que prononcer un discours tripartite serait « make the sacral speech » (p. 33),
mais au contraire parce que la structure tripartite se retrouve volontiers dans des
discours qui ne sont pas des prières, ce qui cadre tout à fait avec les analyses de
Perpillou. En effet, le suivre lorsqu'il propose de faire dériver les emplois religieux de
εύχομαι des emplois juridiques, conduit à attendre une sorte d'unicité d'expression,
une absence de spécificité du discours sacré par rapport au discours profane, - ce que
postulait déjà Adkins M à la suite de considérations générales sur la psychologie du
héros homérique affronté à la société des hommes et des dieux. Nous avons eu
l'occasion de relever dans notre introduction 65 qu'il n'était pas toujours aisé d'isoler

fournit une explication qui vaut pour tous quand, concluant (p. 177) que εύχομαι n'est pas un
terme spécifiquement religieux, il ajoute en note (n. 1 1) : « II en résulte que la formule ώς εφατ'
ευχόμενος signifie simplement : " Voilà ce qu'il affirma pour faire valoir son droit ". Fréquente
dans les contextes religieux, elle n'y est d'ailleurs pas limitée et on peut la trouver à propos du
combattant : //. V, 106 ; XX, 393 ». On voit avec quelle justesse elle s'applique aussi à la mise
en demeure qu'Hector adresse à ses chevaux.
63. On pourrait citer par exemple en //. II, 157-65, l'admonestation d'Héré à Athéna
composée de : apostrophe (1 vers), considérants (5 vers), ordre (3 vers) ; un peu plus loin,
Athéna répète à Ulysse le même discours (à quelques détails près) suivant la même séquence (v.
173-81) ; de même aussi IV, 358-63 ; 412-8 ; V, 243-50 ; V, 277-9 ; IX, 644-55 ; dans 17/.//.
Aphr. (v. 92-106), Anchise adresse à Aphrodite un discours rigoureusement tripartite, mais
εύχομαι n'est pas présent ; dans le Bouclier (peu nous importe que ce passage soit ou non
d'Hés.), Héraclès adresse à Iolaos une réplique qui a toutes les apparences d'une prière : v. 117-
21 ; cf. infra, η. 72 ; et cette liste n'est pas limitative.
64. ADKINS, 1969 a, p. 21-2. Rappelons que nous avons, au ehap. précédent (p. 143),
observé que la main levée de la prière correspondait précisément au geste de la « prise de
parole », ce qui constituait un premier jalon propre à souligner la similitude de la relation
discursive dans la prière et dans la conversation.
65. Cf. supra , Introd., p. 21 sq. Il faudrait encore, pour bien faire, étudier la question des
prières qui dégénèrent en discours à quelqu'un d'autre, comme il se produit par exemple en Od.
XVII, 239-46. Le vers d'introduction est νείκεσ' έσάντα Ίδών, μέγα δ* εύξατο χείρας
άνασχών. Adkins proposait (1969 b, p. 9) d'y voir, en une sorte de chiasme, la succession d'un
développement correspondant à εύξατο (ν. 239-43), et d'un autre répondant à νείκεσε ; nous
216 QUESTIONS FORMELLES

nettement les prières, que l'incertitude pouvait se glisser devant certaines apostrophes
d'interprétation délicate, et que l'on pouvait en tout cas discuter pour savoir si l'on
avait ou non affaire à des prières, - ce qui n'est pas signe d'une spécificité nettement
définie de ce genre de prise de parole. Mais d'un autre côté même quand une prière se
présente typiquement comme telle (selon les vues traditionnelles), c'est-à-dire quand
elle observe la structure ternaire « canonique », est-elle tellement spécifique d'un
discours de nature particulière, qui serait exclusivement propre à être adressé aux
dieux ? N'a-t-on pas lieu plutôt de s'estimer frappé par la ressemblance qui existe entre
cette progression et celle qui affecte les discours conformes aux règles de la
rhétorique ?
Quand le regretté Ch. Perelman abordait, dans L'Empire rhétorique ***, les parties
du discours et leur ordre, la dispos itio, il soulignait bien que « quand il s'agit
d'argumenter en vue d'obtenir l'adhésion de l'auditoire, l'ordre importe ». Or, sans
vouloir entrer dans le détail des discussions concernant les divisions traditionnelles du
discours qui « ne valent que pour tel ou tel genre oratoire », et tout en tenant compte
de l'avertissement d'Aristote contre l'abus des divisions 67, on peut noter que lui-même
faisait la remarque suivante : « L'exorde, la comparaison des arguments, la
récapitulation ne se trouvent dans les harangues que lorsqu'il y a débat contradictoire » (Rhét.
III, 1414 b, 2-3). Ne rencontrons-nous pas là précisément ce qui caractérise une
prière ? L'invocation tient en quelque sorte lieu d'exorde : elle peut passer pour un
appel à l'attention ou une sorte de captatio benevolentiae : τό ευνουν ποιήσαι (1415 a,
35), τό προσεκτικόν ποιήσαι (1415 a, 36) ; il n'est pas jusqu'à l'excitation de la colère,
recommandée parfois par Aristote (του όργίσαι, 1415 a, 36), qu'on ne trouve sollicitée
en cette place dans l'épopée homérique 68. La partie argumentative occupe la même
place dans les discours et dans les prières, et l'on peut même observer qu'elle est
parfois étayée d'une « narration » 69 dans les unes comme dans les autres ; ainsi quand
au chant XVI de l'Iliade Glaucos prie Apollon de le mettre en mesure de défendre le
corps de Sarpédon, il compte sur le seul récit des faits pour persuader le dieu : « J'ai
reçu là une rude blessure ; mon bras est assailli par des douleurs aiguës ; mon sang ne
peut sécher, et mon épaule en est tout alourdie. Je ne suis pas en état de tenir ma pique
ferme, ni d'aller me battre avec l'ennemi. Le plus vaillant des hommes est mort,
Sarpédon, le fils de Zeus - mais Zeus ne défend pas son fils ! - » (517-22). Rappel de

suggérerions d'y lire une superposition de la revendication sociale et de son énonciation à la


face de la divinité.
66. Perelman, p. 161 sq. ; D. Aubriot, 1991.
67. Ibid. ; cf. Aristt., Rhét. III, 1414 a 30 -1414 b 19.
68. //.ΧΧΠ, 15.
69. Sur la narration, partie centrale du discours judiciaire, voir Navarre, p. 243.
ΕΤΧΟΜΛΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 217

relations antérieures donc, promesse d'offrandes à venir 70, mais aussi le simple exposé
d'une situation scandaleuse, en un mot tout ce qui peut avoir prise sur le dieu
(exactement à la manière dont ce serait déterminant pour un homme), peut être utilisé
pour entraîner son adhésion. Enfin l'exposé de la requête vient clore la prière, tout
comme la récapitulation ou la péroraison terminent le discours en exhortant l'auditoire
à prendre une décision conforme aux désirs de l'orateur 71. Il ne semble donc pas
déplacé de comparer le schéma ternaire d'une prière à la structure d'un discours
appartenant à un débat contradictoire, d'un plaidoyer composé selon les règles de la
rhétorique 72. En faveur de cette interprétation milite l'usage fait par Aristote dans ses
ouvrages théoriques des mots ευχή, εύχομαι : les rares fois où il les emploie, c'est pour
les faire servir à une analyse de figures ou de types de discours 73.
On voit quelle cohérence les conclusions de J.L. Perpillou permettent d'apporter
à cette similitude entre prière et plaidoyer : si εύχομαι trouve ses emplois originels
dans la sphère juridique, il n'est pas étonnant que tout discours argumentatif quelque
peu circonstancié ait eu tendance à épouser la même progression, qu'il ait été adressé
aux hommes ou aux dieux. Mais s'il en est bien ainsi, on sera amené à reconsidérer,
peut-être, la manière dont on avait l'habitude déjuger les prières organisées selon ce
rythme ternaire : sera-t-il encore légitime de prendre leur belle ordonnance pour un
signe de respect ? Loin d'en faire l'expression du « sacral speech » par excellence, ne
devra-t-on pas plutôt estimer que le dieu y est considéré comme un interlocuteur sur
qui il est licite et bon de peser par l'énoncé de droits et de devoirs, devant qui l'on peut
faire valoir des revendications, donc presque comme un égal - ce qui, naturellement,
n'exclut pas les égards 74 ? Cela conduira-t-il à chercher ailleurs que dans ces prières

70. Cf. CORLU, p. 62 sq. pour le vœu ; p. 70 sq. pour les autres arguments.
71. Peut-être serait-on fondé à alléguer un autre rapprochement, avec le plan ordinairement
suivi dans les décrets, tel qu'il est dégagé par J. et L. Robert (1976, p. 446). On peut regrouper
les rubriques ainsi : 1) titre, intitulé, auteur de la proposition ; 2) considérants ; 3) formule
« hortative », formule de résolution, dispositif.
72. Sur la « disposition » d'un discours, cf. Kibcdi-Varga, p. 35 ; p. 69 sq. ; par ailleurs,
Burke avait déjà affirmé (p. 35-6) que le discours à la divinité n'a, primitivement, rien de
spécifique. Ce schéma ternaire correspond à ce que Dclaunois appelle « le plan logique...
étudié » (p. 14-16) ; aux exemples homériques qu'il cite, on ajouterait avec profit l'exhortation
d'Héraklès à Iolaos (cf. supra, n. 63) qui offre l'avantage de présenter cette progression et de
ressembler de très près à une prière sans toutefois en être une : Hés., Bouclier 118-22. Il
conviendrait enfin de faire observer que BECKMANN avait suggéré brièvement (p. 24) qu'il
n'existait pas de solution de continuité entre discours sacré et discours profane.
73. Cf. Aristt, Rhét. ΙΠ, 2, 1405 a 18 ; Poét. 19, 1456 b 1 1 et 16 ; De Interpr. 4, 17 a 4 ; cf.
Pépin, 1971, p. 272 ; une nuance cependant nous semblerait nécessaire à apporter : de ce que la
prière constitue dans les catégories d'Aristote un type de discours, il ne s'ensuit pas qu'on doive
à la suite de l'auteur l'estimer privée de tout « contenu religieux... authentique ».
74. Cette sorte de familiarité (qui n'a rien de désinvolte, est-il besoin de le dire ?) nous
semblerait moins surprenante si nous étions sûrs qu'une tradition attribuait même origine aux
218 QUESTIONS FORMELLES

les marques de révérence authentique, de véritable effroi, ou de familiarité héroïque


conformes à l'idée que nous nous faisons volontiers d'une prière antique, ou nous
amènera-t-il à conclure que la prière grecque était entièrement différente de ce que
nous nous sommes habitués à en attendre ? Afin d'éclairer cette question, il va être
nécessaire de reconsidérer les idées reçues concernant ce discours ternaire, en
commençant par voir dans quelle mesure il est vraiment « canonique ».

Nous en sommes en effet restés plus haut à l'idée reçue, selon laquelle la
séquence 1) invocation, 2) arguments, 3) requête constituait aux yeux de presque tous
le plan « normal » d'une prière. Pourtant, il est au moins un fait - d'importance - qui
devrait faire reculer devant cette affirmation : c'est qu'aucune des prières
authentiquement cultuelles (rares il est vrai mais néanmoins d'un poids considérable)
que nous a livrées la tradition ne l'observe. Devant le ΰε κύε des Mystères d'Eleusis ou
le dithyrambe des femmes d'Élis, on pourrait se dire qu'il s'agit peut-être de prières
d'un type particulier, inaptes à cire désignées par un terme de la famille de εύχομαι.
Mais pour la « prière de Athéniens », que Marc-Aurèlc nous transmet sous l'intitulé
ευχή των 'Αθηναίων, cette objection n'est pas rcccvable 75.
Aussi, quand Des Places parle pour le schéma ternaire de tradition «
liturgique » 76, est-on amené à penser qu'il y avait pour le moins (à supposer qu'il ait
raison) deux traditions distinctes, celle des prières cultuelles d'une part, et celle des
prières qu'il faut bien appeler littéraires de l'autre. Or nous avons vu la caducité de
cette séparation. Mais est-il seulement légitime de parler de tradition liturgique à
propos des prières ternaires ? Nous laisserons pour l'instant de côté la remarque que
nous soulignions il y a un instant, selon laquelle cette structure tripartite est celle d'un
plaidoyer aussi bien que celle d'une prière, et nous nous interrogerons sur la pertinence
de l'affirmation prétendant que c'est le plan auquel se conforment « en général » les
prières que nous livre la tradition littéraire.
Il est vrai que si l'on prend Homère comme texte de référence à partir duquel il
convient de tout examiner, on comprend comment cette idée a pu naître et subsister :
car assurément l'épopée nous offre avec prédilection des prières de ce type ; certaines

hommes et aux dieux ; mais le célèbre début de la sixième Ném. de Pd. souffre, comme on sait,
deux acceptions (cf. Dornseiff, p. 191 ; Wolde, p. 143 ; Bianchi, 1972, p. 284 et n. 3 ; Dietrich,
1986, p. 89) ; le fameux v. 108 des T.J. sur lequel s'appuient les tenants de l'origine commune
n'est pas moins contesté (cf. le comment, de West, 1978, p. 178 ; Vernant, 1985 a, p. 49) ; il
reste le v. 336 de YH.II.Ap. Sur cette question, cf. Des Places, 1964, en partie, p. 22 ; 26-7, et n.
5.
75. Nous avons souligné plus haut (chap. I, n. 302), que les prières cultuelles ne se pliaient
pas au schéma tripartite.
76. DES PLACES, 1969, p. 177 : « Les trois parties essentielles à toute prière liturgique en
Grèce » ; cf. encore 1967, p. 449.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 219

sont très connues et volontiers citées 77 ; d'autres le sont moins, qui pourraient venir
aussi comme preuves à l'appui de cette constatation 78. Nous nous contenterons de
rappeler pour mémoire les textes qui servent d'exemple à Ausfeld, à Schwenn et à
Chamoux.
Le premier commence par affirmer 79 : « Plerumque sunt divisae preces in très
partes, quarum una comprehendit invocationem, altéra semper fere media, si modo
ab ceteris partibus accuratius secerni potest, omnia continct, ut generaliter dicam, quae
neque ad invocationem neque ad tertiam partem, preces ipsas, pertinent ; ut facile très
illas partes cognoscas..., conféras //. I, 37: κλύθί μοι, άργυρότοξ' δς Χρύσην
άμφιβέβηκας Κίλλαν τε ζαθέην, Τενέδοιό τε ιφι άνάσσεις, Σμινθευ; pars altéra : εΐ
ποτέ τοι χαριέντ έπχ νηόν έρεψα ή ει δη ποτέ τοι κατά πίονα μηρί' εκηα ταύρων ήδ'
αιγών, τόδε μοι κρήηνον έέλδωρ ; tertia pars : τίσειαν Δαναοί έμα δάκρυα σοϊσι
βέλεσσιν». Le second choisit, pour établir la séquence « Anrufung, Begründung...,
Bitte » 80, la prière de Diomèdc au chant V de l'Iliade (v. 1 14 sq.) :
κλΰθί μευ, αίγιόχοιο Διός τέκος άτρυτώνη,
ει ποτέ μοι και πατρι φίλα φρονέουσα παρέστης
δηίω εν πολεμώ, νϋν αΰτ' έμεφΐλαι, Άθήνη·
δός δέ τε μ' άνδρα έλεΐν και ες όρμήν εγχεος έλθεΐν,
δς μ' έβαλε φθάμενος και έπεύχεται, ουδέ με φησιν
δηρον έτ' οψεσθαι λαμπρόν φάος ήελίοιο.

77. Ce sont principalement //. I, 37 sq. ; 451 sq. ; V, 1 15 sq. ; X, 278 sq. ; 284 sq. ; XVI,
233 sq., et quelques autres.
78. On pourrait citer par exemple //. XIV, 233-42 (avec l'adjonction d'une promesse) ; XVI,
514-26 ;Od. VI, 324-8.
79. AUSFELD, p. 514-5. 1) « Entends-moi, dieu à l'arc d'argent, qui protèges Chrysé et
Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain ! Ο Sminthée, 2) si jamais j'ai élevé pour toi un
temple qui t'ait plu, si jamais j'ai pour toi brûlé de gras cuisseaux de taureaux et de chèvres,
accomplis mon désir : 3) fassent tes traits payer mes pleurs aux Danaens ». Puisqu'il n'est
question que de schéma, nous reproduisons ici la trad, de Mazon par commodité ; mais έρεψα
est plutôt en rapport avec la couverture qu'avec l'édification d'un temple (cf. F. Robert, 1950, p.
124, et BECKMANN, p. 65).
80. SCHWENN, 1927, p. 50-1. 1) « Entends -moi, fille de Zeus qui tiens l'égide,
Infatigable ! 2) si jamais, clémente à mon père, tu l'assistas au combat meurtrier, aujourd'hui, à
mon tour, aime-moi, Athéné ! 3) Accorde-moi de tuer cet homme et, pour ce, fais qu'il vienne
sous le jet de ma lance, lui qui m'a touché le premier, qui en triomphe et qui prétend que je ne
dois plus longtemps voir le brillant éclat du soleil ». Cf. encore p. 48-9. Il faut rendre justice à
BECKMANN, qui ne s'est pas fourvoyé dans ces jugements trop rapides : étudiant la prière
chez Homère spécifiquement, il avait eu tout loisir de s'apercevoir de l'extrême variété qu'on y
trouvait (p. 10 sq., et p. 44 sq.).
220 QUESTIONS FORMELLES

Enfin, F. Chamoux s'arrête à la prière que Pénélope adresse à Athéna au chant IV de


Y Odyssée 81 :
Κλΰθί μευ, α'ιγιόχοιο Διός τέκος, άτρυτώνη,
εϊ ποτέ τοι πολύμητιςένα μεγάροισιν 'Οδυσσεύς
ή βοός η* διος κατά πίονα μηρί' εκηε,
τάδννΰ"νμ<η μνήσαι καί μοι φίλον υια σάοοσον,
μνηστήρας δ' άπάλαλκε κακώς ύπερηνορέοντας.
Sans le moindre doute, la similitude de ces textes est frappante : chaque fois, la prière
débute par un vers d'invocation ; puis, la mention de relations antérieures venant à
l'appui du présent appel est introduite par la tournure ει ποτέ τοι (ou μοι) ; une
demande générale reliant le présent au passé 82 est alors formulée : τόδε μοι κρήηνον
έελδωρ, νυν αύτ' έμε φΐλαι, των νυν μοι μνήσαι (ce système est parfois supplanté par
l'enchaînement ώς... οΰτως ; enfin vient la requête précise. Il est certain qu'on a
l'impression d'avoir affaire à une structure relativement rigide. Cependant, les prières
qui se conforment à ce schéma ne constituent pas, et de loin, le tout du corpus
homérique ; beaucoup d'autres suivent un plan différent. Même sans parler des
souhaits, dont l'organisation est tout autre 83, on peut évoquer certaines prières, tout à fait
solennelles, qui sont organisées autrement ; par exemple celle de Priam au chant
XXIV de Ylliade (v. 308-14) : « Zeus Père, maître de l'Ida, très glorieux, très grand !
accorde-moi, chez Achille, où je vais, de trouver tendresse et pitié. Envoie-moi ton
oiseau, rapide messager, l'oiseau qui t'est cher entre tous et qui a la force suprême : qu'il
se montre à notre droite, afin qu'après l'avoir vu de mes yeux, je gagne sans crainte les
nefs des Danaens aux prompts coursiers !» ; ou celle de Nestor au chant III de
l'Odyssée (v. 380-5) : « Reine, sois-nous propice ! donne-nous beau renom, à moi, à
mes enfants, à ma digne compagne ! je te sacrifierai une vache d'un an, une bête
indomptée, dont nul n'ait encore mis au joug le large front, et je te l'offrirai, les cornes
plaquées d'or » 84. Ces prières qui échappent à la structure prétendument canonique

81. V. 762-7 : « 1) Entends-moi, fille de Zeus à l'égide, Atrytonce ! 2) Si autrefois en ton


honneur le sage Ulysse a fait brûler dans ce palais les cuisses de grasses victimes, génisse ou
brebis, souviens-t'en aujourd'hui en ma faveur 3) et sauve mon fils ! Des prétendants déjoue
l'impudente entreprise ! » (Chamoux, p. 196).
82. Sur ces tournures qui indiquent la mise en relation du passé avec le présent, cf.
AUSFELD, p. 525 et 537 ; SCHWENN, 1927, p. 48-9 ; KEYSSNER, p. 134 ;
KLEINKNECHT, 1937, p. 25 ; Lasso de la Vcga, p. 130, n. 138.
83. Des exemples variés en seraient déjà fournis par Od. VII, 330-33 ; VIII, 410-1 ; XV,
112 ; XVII, 354-5 ; on trouve aussi bien l'infin. prescriptif que l'opt., le nom de Zeus (ou
d'autres dieux) au vocatif ou au nominatif (sujet de l'opt.) - entre autres tournures possibles,
pour l'étude desquelles on consultera ZIEGLER, 1905, p. 9 sq.
84. On pourrait encore citer //. II, 412-19 ; VIII, 236-44, où la partie 2 est traitée de
manière très particulière, sous forme de reproches ; X, 460-65, en ajoutant éventuellement à ces
refer, la liste de celles qu'indique CORLU, p. 70.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 221

(puisque l'élément 2 en est absent) ne sont jamais citées ; encore ne leur conteste-t-on
pas le titre de prières.
Mais d'autres perturbent à tel point les philologues qu'ils sont tentés de leur
dénier l'existence. Or on aurait tort d'attacher une moindre importance à ces autres
prières qui ne se conforment pas du tout à ce schéma tripartite ; encore plus tort,
évidemment, de prétendre profiter de cette « particularité » pour les éliminer du texte
homérique 85 - malgré l'avantage immédiat qu'apporte une éviction pour renforcer la
théorie selon laquelle toutes les prières homériques sans exception sont organisées en
trois parties ; mais on se trouve alors dans un cercle vicieux : plus aisément on manie
l'argument de l'interpolation, plus on se rend les statistiques favorables, assurément ;
mais aussi plus on fausse les bases de la réflexion. C'est pourtant un fait que, même
indépendamment de ces solutions extrêmes qui conduisent à expulser ce qui semble
gênant, l'habitude est de considérer les prières par rapport au schéma estimé
« normal » ; ainsi, on explique qu'Ulysse, essoufflé par la course (//. XXIII), ou
suffoqué par l'eau qui lui découle des narines (Od. V), n'a pas le loisir d'élaborer son
discours comme il conviendrait 86. Quant à Télémaquc, le caractère inhabituel de sa
prière « au dieu d'hier » est mis au compte de sa détresse. Il a en effet, si l'on veut
raisonner selon les critères ordinaires, de quoi être embarrassé : il ne sait ni quel dieu
il doit invoquer, ni même au juste ce qu'il peut lui demander. Mais il excipe de la
précédente visite du dieu et de l'ordre qu'il a reçu alors pour faire valoir son droit à
être mis en situation d'exécuter cet ordre. « Faire valoir son droit », n'est-ce pas là
précisément le sens de εύχομαι ? et n'a-t-on pas affaire à une vraie prière, alors qu'il
prend soin de s'écarter des autres 87 et de se laver les mains ? Athéna qui arrive
immédiatement à son secours, n'a-t-ellc pas compris que l'appel s'adressait à elle,

85. Aussi CORLU a-t-il pleinement raison de repousser les doutes de V. Bérard et de
MULDER (cf. CORLU, respectivement p. 68, n. 3 pour Od. II, 261-7, et p. 70-1, n. 2 pour Od.
VII,331-4):cf.j«prfl,n.9.
86. Cf. MUELLNER, p. 22 et 27-8 : cf. supra, n. 61. Les limites de ce type d'explication
réaliste apparaissent clairement au chant XVII de 17/. quand Ajax fait succéder à un long
discours (629-45) qui à deux reprises met Zeus en cause, une brève prière adressée à ce même
dieu (v. 645-8) : « Zeus père, sauve de cette brume les fils des Achcens, fais-nous un ciel clair ;
permets à nos yeux d'y voir ; et, la lumière une fois faite, eh bien ! tu nous détruiras, puisque tel
est ton bon plaisir ». On ne peut alléguer qu'Ajax soit pressé par la fatigue ou par le temps,
puisqu'il prononce près de vingt vers ; or sa prière n'en compte que trois, et se dispense du
second élément. Il est vrai que le verbe εύχομαι n'est pas présent dans le contexte ; mais il est
indubitable aussi que Zens, apitoyé, exauce cette requête - ce qui dissuade d'établir une
hiérarchie entre les prières, et d'en estimer certaines plus « substandard » que d'autres. On
observera que cette prière faisant suite à un discours constitue pour ainsi dire le symétrique de
l'invocation de Ménclas à Zeus qui, elle, précède un discours (on la trouve au début de ce même
chant : XVII, 20 sq.). Mais il faut reconnaître que chacune de ces prises de parole est annoncée
par une formule d'où εύχομαι est absent.
87. Cf. infra, chap. IV, η. 69.
222 QUESTIONS FORMELLES

quoiqu'elle n'eût point été nommée ? On objectera peut-être que nous sommes dans le
merveilleux épique ; mais nous sommes toujours, chez Homère, dans le merveilleux
épique, môme - et peut-être surtout - lorsque nous sommes en présence de prières
bien réglées. Retenons juste pour le moment que le nombre, peut-être, ne doit pas
forcément faire loi, et que la multiplicité incontestable des prières tripartites dans
l'épopée ne doit pas nous empêcher de considérer également d'autres textes, qui
échappent à ce schéma, comme de vraies prières.
Qu'en est-il chez les lyriques ? On trouve encore dans le cours de leurs poèmes
quelques prières ternaires - encore l'ordre des trois parties n'y est-il pas volontiers
respecte 88. Quant à la poésie archaïque, elle semble ignorer cette structure : ni Hésiode,
ni Hipponax, ni Théognis, ni Solon 89 ne s'assujettissent à ce plan. Et l'on s'avise

88. Il l'est dans la très fameuse Ode I de Sappho. Sur l'imitation littéraire des prières homér.
dans ce poème, cf. SCHWENN, 1927, p. 57-59 ; sur certains traits stylistiques typiques du
genre de la prière (comme l'évocation d'une épiphanie précédente), cf. Führer, 1967, p. 60, avec
la bibliog. consignée dans la n. 101 ; sur une interprétation « psychologique » touchant l'usage
de l'argument : « Si tu m'as déjà écouté », cf. Fcstugière, 1972 (1958), p. 266 ; pour une étude
générale concernant ce poème, cf. entre autres Perrotta, 1935, p. 53-7 ; CAMERON ; KLUG, p.
92 sq. ; Page ; Unger, p. 40 ; KRISCHER ; et surtout Lasso de la Vega, p. 15-170. Il arrive que
l'ordre traditionnel soit respecté dans la grande lyrique chorale : cf. Bacchyl., Dithyr. 17, 50-75
(Snell, p. 61) ; toutefois, la célèbre prière de Pélops à Poséidon en Ol. I, 75-86, et celle
d'Héraclès à Zeus en Isthm. VI, 42-9 offrent bien les trois parties en question, mais l'invocation
(brève) est située au milieu de la « seconde » partie. La prière de Pollux à Zeus dans \aNém. X,
76-9 fait preuve d'une liberté comparable : l'ordre des éléments 2) et 3) y est inversé. Le plus
souvent, après une attaque traditionnelle marquée par κλΰθι ou κλΰτε (cf. BOWRA, 1958, p.
234), l'invocation est directement suivie par la requête ; BOWRA en cite en ex., outre la prière
aux Moires qu'il attribuerait volontiers à Simonide, deux fgts, l'un d'Archiloque (fgt 75 D),
l'autre de Pd (fgt 61. 1 Bo.).
89. On pourrait citer par ex., sur le mode sérieux, la prière à Zeus Infernal et à la pure
Demeter qu'Hés. conseille d'accomplir au début du labour (T.J. 465-9) : « Priez... de rendre
lourd en sa maturité le blé sacré de Demeter... » : il est clair que l'important est la requête bien
adressée, et appuyée sur les gestes adéquats (v. 467-9) ; l'élément discursif n'y aurait que faire,
non plus que dans les conseils qu'il donne par ailleurs concernant la prière (v. 336-42, 737-40) :
les questions de forme n'y occupent aucune place. Sur le mode plaisant, Hipponax nous propose
une prière interrogative : « Zeus père,... pourquoi ne m'as-tu pas donné de l'or ? » (fgt 38
Masson) qui se passe tout à fait de la mention de liens antérieurs. Théognis, aussi bien dans ses
quatre invocations initiales, que dans les recours à Zeus qui jalonnent son œuvre (par exemple
v. 337-41 ; 341-51 où l'expression αντί κακών seule pourrait tenir lieu d'argument) n'use pas
de cette seconde partie ; il s'adresse à la divinité en des termes dont la liberté a été relevée
(C.U.F., éd. Carrière, 1975, p. 79, n. 1) dans les v. 373-81 : « Zeus, mon dieu, je ne puis te
comprendre : tu règnes sur l'univers, seul détenteur de l'honneur et de la puissance ; tu connais
l'esprit et les sentiments de chaque homme ; ton empire domine toutes choses, ô roi : comment
donc, ô Cronide, ton jugement osc-t-il confondre dans un même destin les criminels et les
justes, ceux dont l'esprit se tourne vers la sagesse comme ceux que l'exemple de l'injustice
corrompt et conduit à l'outrance ? » Enfin l'élégie de Solon aux Muses n'a rien d'une prière
« homérique ».
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 223

(même à lire Pindare ou Bacchyiide) d'une constatation qui amène à réfléchir : c'est
que jamais le poète, mandaté par une collectivité pour offrir en son nom au dieu
l'œuvre d'art que constitue l'ode, et pour prier à son intention, jamais donc le poète, qui
lui se trouve bel et bien dans une situation cultuelle, n'emploie les tournures attendues
du schéma ternaire. Il invoque le dieu, assurément, formule une requête (d'ordre
général le plus souvent, i.e. demandant la prospérité pour le groupe social), mais on
cherche en vain les ώς... οΰτως, ει ποτέ... νυν qui présentent les arguments de manière
persuasive 90. On est alors conduit à remarquer rétrospectivement que les invocations
du poète épique non plus ne faisaient aucune place à cet élément discursif : qu'il
s'agisse des invocations initiales de l'Iliade et de l'Odyssée, ou des autres invocations à
la Muse qui se retrouvent dans le cours du poème, aucune n'est bâtie selon un rythme
ternaire ; et l'on peut en dire autant de celles d'Hésiode ou des Hymnes homériques 91.
Sans doute le verbe εύχομαι n'accompagnc-t-il pas toujours ces invocations ou ces
« envois » ; mais enfin il n'en est pas toujours absent non plus 92, et de surcroît, cette
question d'un rapport éventuel entre le verbe εύχομαι et la forme de la prière n'a
préoccupé, à notre connaissance, que Mucllncr. C'est dire que rien n'aurait dû
empêcher les autres d'attirer l'attention sur cette particularité, selon laquelle, liées ou
non à εύχομαι, les prières mises au compte du poète lui-même (quel qu'il soit)

90. Sur la fonction réellement religieuse de l'œuvre d'art, en tant qu'offrande dédiée à la
divinité, cf. Webster, 1975 ; M. MANTZIOU, p. 459, n. 47, et voir supra, chap. Π, p. 174 sq. ;
et infra, chap. V, η. 164. Sur l'importance de la présentation des arguments pour la force
persuasive de la prière, cf. infra, p. 255. Nous ne nous attardons pas ici sur la teneur des
arguments employés pour tenter de persuader les dieux : c'est un point bien résumé par MAIR.
91. Cf. //. II, 484 sq. ; 761 ; XI, 218 ; XIV, 508 ; XVI, 112. Dès 1956, G. Lanata avait
formulé, sur le rôle des invocations dans la poésie grecque, des rem. suggestives (1956, p. 168
sq.) qu'elle reprend et développe ensuite (1963). Par ailleurs, cette question des invocations du
poète (en partie, dans l'épopée) a été traitée de manière remarquable par MINTON, 1960 et
1962 (cf. supra, chap. II, η. 189) ; les perspectives qu'il permet d'entrevoir (concernant le
problème des rapports entre la prière et l'œuvre littéraire) sont si vastes que nous nous réservons
d'y revenir ultérieurement. Sur cette question, cf. aussi J. Strauss-Clay. Parmi d'autres exemples
d'invocation du poète à la Muse, on peut citer : II. H. Herrn. I, 1 sq. ; ll.ll.Aphr. I, 1 sq., entre
autres ; Hés., Théog. 104-116 ; T.J. 1 sq. ; cf. Führer, p. 58, n. 82. La tentation et en même
temps l'impossibilité de tirer d'Hom. « un certain nombre de points de cristallisation qui forment
l'ébauche du moule dans lequel se développera - et se figera - la prière rituelle » (Jeanneret, p.
229) sont clairement mises en lumière par la tentative de Jeanneret lui-même : n'adhérant pas à
l'idée d'un schéma ternaire canonique, et en même temps impressionné par la récurrence dans
l'épopée de certaines expressions, c'est en elles qu'il cherche à trouver l'origine de « formules
rituelles qu'il était indispensable de réciter sans faute » (p. 225) ; comme on le voit, l'antiquité
du texte homér. en a poussé beaucoup à vouloir le regarder à toute force comme un initiateur au
plan de la prière (comme à bien d'autres).
92. Cf. par exemple Pd., Pyth. VIII, 67 ; Dithyr. 1, 15 (Puech, Fgts, p. 142) ; 2, 21 (ibid., p.
149) ; Parthénée 1,11 {ibid., p. 167) ; ou encore la prière aux Moires attribuée à Simonidc (cf.
BOWRA, 1958).
224 QUESTIONS FORMELLES

n'observent pas le schéma ternaire ; or cette disparité d'emploi, même dans un contexte
d'appréciation par le nombre, n'est pas assez rare pour pouvoir être regardée comme
négligeable.
Enfin, si l'on doit être détourné d'estimer canonique l'organisation ternaire d'une
prière, c'est bien par l'examen des pièces de théâtre, non seulement comiques, mais
aussi tragiques ; non seulement comiques, disons-nous, parce que la nature même de
la comédie pourrait faire considérer l'emploi de formes familières comme une
nécessité du genre 93 ; mais cet argument ne vaudrait rien pour la tragédie. Or il se
trouve que les tragiques n'offrent qu'un nombre extrêmement restreint de prières
tripartites. Eschyle n'en présente à la vérité aucun exemple qui soit strictement
identique aux exemples homériques - en tout cas aucun hors des chants du chœur.
Ramsey, abusé par la nécessité où il se croyait obligé d'en trouver à tout prix,
propose 94 de réduire à ce modèle les v. 69-77 des Sept contre Thèbes : « Zeus, Terre,
dieux de ma patrie, et toi, Malédiction, puissante Érinys d'un père, épargnez du moins
ma cité : n'arrachez pas du sol avec ses racines, entièrement détruite, proie de
l'ennemi, une ville qui parle le vrai parler de la Grèce, des maisons que protège un
foyer ! Ne courbez point un pays libre, une ville fondée par Cadmos, sous un joug
d'esclave. Soyez notre secours. Je parle dans votre intérêt autant que dans le mien, je
crois : une ville prospère, seule, honore ses dieux ». Si la forme de cette prière doit
prouver quelque chose, c'est bien la prééminence de l'intention sur le respect extérieur
des formes ; il n'est pas possible de suivre Ramsey quand il affirme (p. 6) avant de
prendre (p. 7) cet exemple à l'appui : « Generally, prayers are divided into three parts,
of which one includes the invocation, the second, almost always in the middle,
embraces everything which belongs neither to the invocation nor to the third part » (ce
qu'il appelle un peu plus loin « the grounding, or rational basis of the prayer »), and
the third part, expressing the essence of the prayer » (il entend par là la requête). En
effet, la tirade d'Étéocle formule bien une invocation suivie d'une requête étayée sur
des raisons persuasives, mais il est trop clair que sa prière ne se laisse pas pour autant
découper selon les trois parties qu'il prétend (traduisant, de fait, Ausfeld en anglais) y
distinguer, en un mot que sa forme, puisque c'est de forme qu'il est question, ne se
conforme nullement au modèle homérique. Même si nous laissons de côté le fameux
chant du chœur $ Agamemnon (v. 160 sq.), dont les commentateurs se sont plu à
souligner le caractère particulier 95, les prières de l'œuvre d'Eschyle témoignent d'une

93. üncore cet argument ne serait-il pas forcément probant, s'agissant de prières, c'est-à-
dire d'une forme d'expression que les modernes s'attendent à voir entourée d'une certaine
solennité.
94. RAMSEY, p. 7 ; STRITTMATTER, quant à lui, n'en avait rien dit (1922).
95. Sur le caractère à la fois traditionnel et renouvelé de cet hymne, cf. FRÄNKEL, 1931,
en partie, p. 14-17 ; ce texte a également retenu l'attention de Van der Lecuw, 1970 (1933), p.
182 ; de DES PLACES, 1969, p. 220, de Fcstugière, 1954, p. 31, et de SMITH, avant d'être à
nouveau commenté dans deux éd. importantes : celle de Fränkel, 1962 (1950), II, p. 99-101 ;
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 225

grande variété d'usages, mais se coulent étonnamment peu dans le moule


prétendument canonique. Il suffira pour s'en convaincre de considérer quelques
exemples tirés à dessein des passages les plus incontestablement rituels.
La grande scène d'installation des Danaïdes sur le tertre qui va leur servir d'asile
comporte une succession de prières d'importance cultuelle, puisque Danaos doit guider
ses filles et leur donner des indications afin d'éviter toute omission ou bévue 96 : nulle
trace de prière tripartite. Ensuite, pendant que Pélasgos s'est absenté pour réunir le
peuple, elles invoquent leur ancêtre Zeus dans un chant 97 dont la première strophe est
constituée par trois vers d'invocation suivis de quatre vers de requête ; tout le reste est
consacré à un récit qui, rappelant les bontés de Zcus pour Io leur aïeule, peut passer
aussi bien pour une justification de leur demande que pour une laude du dieu 98. On
pourrait faire valoir que les bénédictions qu'elles appellent un peu après (v. 630 sq.)
sur la terre des Argiens semblent relativement conformes au schéma attendu :
l'invocation, qui ne comporte aucun nom précis (3 v.) est suivie d'une brève demande
(4 v.) ; puis viennent quinze vers de justification avant que ne se déroule, jusqu'à la
fin, la longue enumeration des bienfaits qu'elles appellent sur Argos. Mais, outre que
la séquence explicative est insérée, de fait, dans la suite des requêtes, on doit observer
qu'elle n'est pas du tout de même nature que celles qui étayaient les prières
homériques : au lieu d'établir ce qui, à l'égard des dieux, fonde la prétention qu'elles
expriment, les Danaïdes expliquent (οϋνεκα : v. 639 ; τοίγαρτοι : v. 654) les raisons
qui les amènent, elles, à formuler ces souhaits en faveur des Argiens. On pourrait
remarquer encore que cet appel de bénédictions n'épouse pas la forme habituelle en ce
que les dieux n'y sont pas directement sollicités : hormis le KXwixedu vers 631, on ne
trouve qu'infinitifs prescriptifs, optatifs ou impératifs à la troisième personne du
singulier " ; et l'on peut compléter la liste de ces particularités en ajoutant que tous
ces souhaits sont précédés d'un autre, adressé nommément à Zeus cette fois, pour le
rendre témoin de l'action rituelle que les jeunes filles s'apprêtent à accomplir en
appelant toutes les sortes de prospérités sur leurs bienfaiteurs. En un mot, nous avons
là affaire à un type de prière auquel Homère ne ncKis a nullement habitués, et il ne
semble guère fondé, à proprement parler, d'employer avec Ramsey pour définir cette

112-4 ; et celle de Bollack & Judet de la Combe, I, 2, p. 200-248, en partie. 201-19. Cf. supra,
chap. II, η. 140.
96. Esch., Suppl. 206 sq. ; sans doute est-il question avant tout d'invoquer les dieux :
Κίκλήσκειν (ν. 212 ; 217) ; mais si la prière ternaire avait été vraiment « liturgique », le
moment eût été mal choisi de la négliger.
97. Esch., Suppl. 524-600.
98. Cf. n. de Mazon ad loc, p. 32 (C.U.F) : on voit qu'un examen non prévenu fait ressortir
l'élaboration du plan, qui ne se réduit pas au simple schéma ternaire et qui, quand bien même on
voudrait s'en tenir à celte simplification, bouleverse l'ordre des parties.
99. Cf. infra, p. 271 sq.
226 QUESTIONS FORMELLES

« prière » le mot « requête » (« petition for others », p. 68). C'est dire que les
différences nous semblent beaucoup plus frappantes que les similitudes extérieures.
Que penser du stasimon suivant (v. 776 sq.) qui, quoique commençant par une
invocation, se poursuit par des cris d'effroi ? Le chœur cependant marque bien qu'il a
conscience d'effectuer une prière (v. 808-17) : on voit à quel point le schéma ternaire
est loin.
Et cela est vrai non seulement des chants du chœur, mais aussi des prières
formulées par les personnages 10° ; qu'il suffise d'évoquer celle qu'Electre prononce au
tombeau de son père dans Les Choéphores (v.124 sq.) : elle mérite une attention
spéciale par sa longueur d'une part, mais également par le soin avec lequel elle a été
préparée. Electre a scrupuleusement pesé son contenu avec le chœur, étudié les mots à
dire ou à éviter. Or si la partie médiane (v. 132-8) comporte bien un récit propre à
montrer la légitimité de la requête d'Electre, le plan global de la prière est, là encore,
beaucoup plus compliqué que n'était le simple schéma ternaire. Pour autant que le
texte, corrompu, le laisse apercevoir, la jeune Atride confie à Hermès un message
destiné aux dieux souterrains et à la Terre, cependant qu'elle appelle son père ; et c'est
à l'intérieur de cette prière à Agamemnon, qui, elle, ne renferme pas d'invocation, que
se trouve la justification de son appel. La requête qui suit est aussi contournée
puisque, soucieuse de bien préciser qui elle veut voir heureux et qui elle veut voir
puni, Electre s'y reprend à deux fois pour opposer les uns aux autres 101. On voit donc
que les éléments du schéma « traditionnel » sont présents (et dans la mesure où chacun
de ces éléments possède un fondement logique, cela n'est guère étonnant) ; mais ils
sont ordonnés autrement, et avec beaucoup plus de complexité que dans les prières
homériques. On peut enfin noter avant de quitter le théâtre d'Eschyle que la prière
qu'entre toutes on est disposé à qualifier de cultuelle, celle de la Pythie à son entrée
dans le sanctuaire (Eum. 1 sq.), ne répond nullement au schéma tripartite.
On le voit : c'est peu de dire que la séquence invocation-arguments-requête se
rencontre rarement chez Eschyle ; on ne l'y trouve presque jamais et surtout jamais de

100. Pour en finir avec les chants du chœur, il faudrait encore évoquer la lamentation des
Perses - qui est mise sous l'invocation de Zeus : v. 532 sq. - à l'annonce du désastre ; la prière
affolée du chœur des Thébaines dans Les Sept (v. 110-180), entrecoupée d'interrogations
angoissées et de gémissements d'épouvanté ; ou même celle, plus brève et plus calme, qu'elles
prononcent pour souhaiter la victoire de leur patrie (v. 481-5 -et ne parlons pas des
imprécations des v. 452-6 !) : aucune de ces prières ne répond au schéma tripartite. On en dirait
autant des souhaits du chœur dans P.E. (v. 526-36), ou de l'invocation indignée qui clôt cette
tragédie (v. 1091-3) ; de la demande sur laquelle s'ouvre l'Ag. (v. 1 sq.), et qui tourne aussitôt en
récit pour se terminer sur un souhait (v. 20-1) ; du chant d'adoration dont le chœur accueille
l'annonce de la victoire (v. 355-67), des saluts que le héraut (v. 503 sq.) puis le roi (v. 810 sq.)
adressent à leur patrie et à leurs dieux ; des prières d'Oreste puis d'Electre au tombeau de leur
père (Choéph. 1 sq. ; 124 sq.). Enfin, le chant des Érinyes, qui commence comme une prière,
s'achève en incantation (Eum. 321 sq.) ; cf. J. de Romilly, 1958, p. 91-2.
101. Choéph. 142 ; 147 ; sur cette insistance, cf. n. 1, p. 85 (ad loc.) de Mazon.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 227

manière nette. Sophocle en offre, dans les parties parlées, une occurrence - sur
laquelle encore il faudrait faire des réserves ; il s'agit de la prière qu'Electre adresse à
Apollon pendant que Pylade, le précepteur et Oreste entrent dans le palais pou:
accomplir la vengeance : « Sire Apollon, prête-leur une oreille favorable - et à moi
aussi, qui me suis bien souvent présentée devant toi, portant dans mes mains
suppliantes le peu que je pouvais t'offrir. Cette fois, Apollon Lycien, sans autres
offrandes, je te prie, te supplie et t'implore de prêter à nos desseins ton généreux
concours et de faire voir aux mortels quels châtiments les dieux réservent à l'impiété »
(£7. 1376-84). Cette prière appelle à peu près les mêmes remarques que celles du
théâtre d'Eschyle : là encore on retrouve un mot d'invocation, le rappel d'offrandes
antérieures et une demande d'aide ; en sorte que les trois thèmes attendus sont
présents. Mais il s'en faut que cela donne une prière d'organisation vraiment tripartite,
puisqu'un argument supplémentaire est inséré dans la requête 1O2.De même, la grande
prière que Clytemncstre avait adressée au même Apollon (v. 637-659), qui peut passer
pour un modèle de prière circonstanciée, n'épousait pas non plus le rythme
ternaire 103 ; enfin, de multiples prières, très brèves en général, peuvent à la rigueur
sembler renfermer un mot ou une allusion 104 qui ressemble à la « justification »
homérique ; mais il faut avouer que beaucoup de bonne volonté - et même de
prévention - est nécessaire pour voir là un héritage de la prière tripartite.

102. Il faut dire que le mot qui est employé ici est, après un verbe de demande (αιτώ) et un
verbe de supplication (προσπίτνω), le verbe λίσσομοα et non point εύχομαι; et que, si la
requête est bien marquée comme légitime (puisque mise en relation avec la justice), il s'agit
quand même avant tout d'une prière propitiatoire ("ίλεως αΰτοϊν κλύε) qui survient comme une
intercession, en quelque sorte, à la suite des saluts muets qu'Orestc vient d'effectuer devant les
images divines (sur λίσσομαι , cf. infra, chap. V). On s'expliquerait donc que la partie
argumentative soit absente ou sacrifiée ; or ce n'est pas le cas : simplement, l'ordre n'est pas
régulier.
103. Là, pourrait-on objecter encore, un caractère apotropaïque marqué est sensible,
capable d'expliquer à la rigueur une composition particulière ; mais la seconde prière de Chrysès
aussi, dans 17/., était apotropaïque, et cela ne l'empêchait pas d'être parfaitement ternaire. Quant
à la longue prière composite qu'Œdipe adresse aux Euménides pour obtenir leur accueil (O.C.
84-110), elle combine divers éléments : invocation (v. 84), considérants (v. 84-5), requête (v.
86), récit de la prédiction de Phoibos (v. 87-95), raisonnement sur la probabilité de son
accomplissement (v. 96-101), requête (v. 101-3) interrompue par une supposition contraire (v.
104-5) ; et enfin requête pour de bon (v. 106-1 10).
104. Ainsi, par exemple de Soph., El. 411 : « Dieux de mes pères, venez cette fois à mon
aide ! » (*Ω θεοί πατρώοι, συγγένεσθέ γ' άλλα νϋν) ; si l'on tient à toute force à retrouver les
trois parties, il faudra accepter 1) de voir dans άλλα νυν une partie véritable, un argument
faisant état d'un abandon antérieur pour obtenir présentement une protection (que l'idée soit
présente nous semble indubitable ; mais que ces deux mots puissent passer pour tenir lieu
d'argumentation paraît difficile à concevoir) ; 2) de tenir pour négligeable le fait que la requête
précède l'argument.
228 QUESTIONS FORMELLES

En effet, il serait plus juste de reconnaître qu'on ne peut plus parler de « parties ».
Qu'on en juge sur l'exemple que Creaghan estime « typique » entre tous de cet usage
« traditionnel » de l'argumentation 105 : « Qu'Hermès, dieu de la ruse, qui est à nos
côtés, nous serve de guide à tous deux, avec Athéna la Victoire, protectrice de ma cité,
qui partout est ma sauvegarde » (Phil. 133-4) ; on comprend bien ce qu'il veut dire :
Hermès est invoqué en tant que Πομπός et Δόλιος et Athéna en tant que Πολιάς et
protectrice attitrée d'Ulysse ; certes ; mais si ces adjectifs (ou participe : ό πέμπων ou
relative : ή σώζει) peuvent tenir lieu de partie argumentative, l'ensemble ne constitue
pas pour autant une prière tripartite. Plutôt qu'à une quelconque ressemblance, nous
serions pour notre part sensible à la différence formelle qui éloigne cette prière
d'Ulysse dans Philoctète de celle que prononce son « prototype » épique dans des
circonstances similaires : 1) « Entends-moi, fille de Zeus porte-égide, 2) toi qui
toujours m'assistes dans tous mes travaux, et qui ne me perds pas des yeux, chaque
fois que je m'ébranle ; 3) cette fois encore et surtout, aime-moi, Athéné, et donne-nous
de revenir chargés de gloire vers nos nefs, après avoir achevé un exploit dont se
souviennent les Troyens » 106 ; et l'écart serait encore plus net si l'on voulait considérer
la prière de Diomèdc qui suit immédiatement celle d'Ulysse et qui voit, elle, sa partie
médiane nettement découpée au moyen des expressions ως δτε (ν. 285) et ώς vßv(v.
291).
En revanche, on trouve dans un chœur de Sophocle un recours aux dieux très
nettement construit en trois parties (O.R. 158-68) : 1) « C'est toi que j'invoque d'abord,
toi, la fille de Zeus, immortelle Athéna ; et ta sœur aussi, reine de celle terre, /
Artémis, dont la place ronde de Thèbcs forme le trône glorieux ; et, avec vous,
Phœbos l'Archer ; allons ! / tous trois ensemble, divinités préservatrices, apparaissez à
mon appel ! 2) Si jamais, quand un désastre menaçait jadis notre ville, / vous avez su
écarter d'elle la flamme du malheur, 3) aujourd'hui encore, accourez »106 bls. La
séquence est bien celle qu'on observait dans l'épopée (à ceci près qu'un premier appel
clôt l'invocation), et le balancement ει ποτέ... και νυν est présent également. Toutefois,
il est juste de remarquer que ce passage occupe seulement une antistrophe (c'est-à-dire
un sixième) de la parodos, qui n'est qu'une seule et longue prière entrecoupée de

105. CREAGHAN, p. 54. On doit à la vérité de reconnaître que lui-même commence par
relever bon nombre de prières beaucoup plus « simples », comme il dit (p. 53) ; entre autres Aj.
186-7 ; 387-91 (nous rectifions les référ. inexactes) ; Aj. 824 sq. rassemble des exemples de
prières à la fois « simples » car dépourvues de tout considérant, et complexes car il s'agit d'une
association de prières ; El. 411 ; O.R. 80 ; 830-4. Mais il faudrait éviter de confondre comme il
le fait prière nettement adressée à un dieu et souhait mis sous l'invocation de la divinité (O.R.
830-34). La liste qu'il propose se trouve p. 53, n. 3.
106. //. X, 278-83. La différence essentielle (outre l'emploi du verbe ήρατο chez Horn.)
réside dans la forme du verbe : impér. 2e pers. dans l'épopée ; opt. 3e pers. dans la tragédie.
106 bis. Cette parodos d'O.R. a retenu l'attention de Longo, qui y distingue (p. 104-5) à la
fois une prière « liturgique », et une prière renversée.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 229

plaintes ; en sorte que l'ensemble n'observe pas le schéma homérique. Isolé comme il
l'est dans le théâtre de Sophocle, ce recours à la tradition semble être attribuable soit à
une intention artistique de variatio sermonis, pour éviter la lassitude en dépit de la
multiplication des invocations et des requêtes dans ce passage, soit au désir de ne
négliger aucun élément capable d'augmenter la solennité anxieuse qui règne sur tout ce
début de tragédie, et en particulier sur ce chant du chœur ; on pourrait aussi le lire tout
simplement comme un hommage à une tradition de l'épopée perpétuée dans la lyrique
- hommage qui serait tout à fait à sa place dans une partie chorale. En tout cas, cette
sorte û'hapax apparaît par là-même, sans doute, porteur d'un relief particulier : nous
sommes bien loin de la notion de séquence quasi-obligée, ou « normale » ; et encore
s'agit-il d'un passage lyrique ! Pour ce qui est des dialogues du théâtre de Sophocle, on
peut dire la même chose que de celui d'Eschyle : les prétendues prières tripartites que
l'on a cru pouvoir y discerner n'ont pu sembler telles qu'aux yeux de commentateurs
soucieux d'avance de les y retrouver - tant est forte l'impression laissée par l'épopée.
Quant à Euripide, il est plus difficile à caractériser, à ce point de vue comme à
bien d'autres. Son œuvre en effet n'est pas tout à fait dépourvue de prières qui sont
près de ressembler à des prières de type homérique. Cependant, même dans ces cas
rares, à chaque fois intervient un élément différent qui empêche de retrouver
exactement le schéma ternaire. Ainsi, dans Le Cyclope, Ulysse invoque
successivement Athéna et Zeus (ν. 350-56) : « Ο Pallas, ô maîtresse, fille de Zeus,
déesse, maintenant, maintenant, à l'aide ! Pires que les épreuves d'Ilion sont celles où
je touche : me voici au bord du péril ! Et toi, qui des astres brillants habites le séjour,
Zeus hospitalier, vois mon sort : s'il échappe à tes regards, en vain te reconnaît-on
pour le dieu Zeus : tu n'es rien ». La première prière (avec son invocation, la tournure
νυν αρηξον et la mention de l'urgence du péril) possède bien les trois parties dont nous
parlons ; on pourrait même dire que l'avertissement « pires sont mes épreuves » est
une manière de suggérer « si tu m'as aidé là-bas, aide-moi encore maintenant ». Mais
on voit que l'ordre des éléments auquel il nous semblait légitime d'accorder la plus
grande attention, n'est pas respecté. Quant à la deuxième, elle est encore plus
elliptique. Passons sur le fait que l'invocation, qui place Zeus parmi les astres, ne soit
guère dans la tradition homérique : nous considérons ici la forme seule, et à ce point
de vue l'essentiel est qu'il y ait une invocation. Mais il n'y a pas de demande
explicitement formulée ; et surtout la phrase qui lient lieu d'argumentation ressemble
plutôt à du chantage qu'à un effort pour établir ou rappeler des liens entre l'orant et le
dieu 107. Si bien que, des deux éléments formels qui subsistent seuls (ce qui ne suffit
pas à faire une prière ternaire), on peut dire de surcroît qu'ils sont fort éloignés de l'état
d'esprit antérieur : là encore, les différences nous apparaissent plus sensibles que les
ressemblances, ou au moins, les contrebalancent (cette double tendance, à l'écart et à

107. Un peu plus loin (Cycl. 599-608), Ulysse adresse à nouveau une prière à Héphaïstos et
au Sommeil : dans la première partie, la requête est confondue avec l'argument ; dans la
seconde, l'argument vient après l'invocation et la requête, assorti là encore d'un chantage.
230 QUESTIONS FORMELLES

l'imitation, pouvant s'expliquer par le fait que nous sommes dans un drame satyrique,
où la parodie des grands genres a sa place).
D'autres prières du théâtre d'Euripide portent trace d'un souvenir de la tradition
littéraire, mais on ne trouve guère ce respect exact qu'on attendrait s'il s'agissait
vraiment d'une tradition cultuelle. Ce sont de préférence des prières solennelles
accomplies par un officiant, publiquement ; ainsi de celle qu'effectue l'héroïne dans
Iphigénie en Tauride 108 : « Ο maîtresse, ô toi qui, dans les vallons d'Aulis, m'as
sauvée de la main mortelle de mon père ! sauve-moi une fois encor, sauve ceux-ci !
ou, par ta faute, Loxias aura cessé d'être un prophète véridique pour les hommes.
Daigne, daigne sortir de ce pays barbare. Pars pour Athènes : il ne convient pas que tu
restes en ces lieux : la cité bienheureuse t'attend ». La forme ternaire apparaît à
première vue indiscutable, avec le parallélisme ήπερ... εσωσας... σώσόν με και νυν109 ;
mais si l'on considère de près tout le développement de cette prière, on se rend compte
qu'on a affaire, de fait, à une succession entrelacée d'arguments et d'impératifs. Tout se
passe donc derechef ici comme si l'on avait affaire à une reprise des éléments
traditionnels, mais pour les utiliser d'une manière beaucoup plus complexe et
mouvante. Cette constatation va dans le même sens que nos remarques selon
lesquelles la prière homérique tripartite apparaissait gouvernée par la rhétorique avant
la lettre. Quand Euripide reprend un canevas analogue, il le complique de retours et
d'entrelacs, selon un procédé qui rappelle la tendance générale de ses discours telle
que la relève F. Jouan dans son article « Euripide et la rhétorique » H0 en montrant
qu'elle est marquée par l'éloquence de son époque. Le grand trait de ressemblance

108. Eur., I.T. 1082-9 ; nous reproduisons la trad, de Parmentier et Grégoire, mais en
rétablissant l'ordre des vers. Il faudrait citer aussi le récit du sacrifice de Polyxène que fait
Tallhybios à l'héroïne dans liée. (y. 534-42) : il présente bien les éléments 1) et 3) ; mais pour
considérer que l'élément 2) existe aussi, il faut aller le chercher dans l'invocation (v. 534 : Ώ
παϊ Πηλέως, πατήρ δ' έμόφ ; le même cas se présente dans Les Suppl. (d'Eur., v. 628-631) :
« Ο Zeus, toi qui rendis fécond le sein de la génisse (Ιώ Ζευ... παΐδογόνε) mère de notre race et
fille d'Inachos, ah ! sois pour notre ville un allié propice ». Une autre prière accompagnant un
sacrifice humain comparable à celui de Polyxène se trouve dans I.A. 1570-77 (comparaison
suggérée par AUSFELD, p. 530), mais on a encore affaire à un procédé différent : l'invocation,
plus longue, comprend deux vers ; mais ce qui à la rigueur peut passer pour tenir lieu
d'argument (3 v.) et la requête (2 v.) sont mis sur le même plan au moyen de deux impér. aor.
parallèles coordonnés (δέξαι... και δός...) ; la formulation n'est donc pas celle à laquelle nous
avait habitués l'épopée ; cependant, on peut déceler un souci net de conformité à ce modèle
(dans le choix des mots en particulier).
109. Un peu plus loin (I.T. 1398-1402), Iphigénie adresse une nouvelle prière à Artémis :
après l'invocation, un argument est inclus dans la requête cette fois (« je suis ta prêtresse »), et
l'autre est rejeté ensuite : « Tu aimes, n'est-ce pas, ô déesse, ton frère ? Eh bien donc trouve bon
que j'aime aussi le mien ».
1 10. Jouan, 1984, p. 3-7 ; cf. aussi J. de Romilly, 1984, p. 92 sq., en partie, p. 96-7, où elle
parle de la peinture de la douleur « désordonnée, spontanée, lyrique au sens moderne du terme »
qui s'exprime souvent dans des monodies.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 231

entre les deux poètes résiderait donc dans l'usage parallèle qu'ils font de la forme de la
prière et des techniques du discours H1.
Il faut reconnaître que l'utilisation des prières chez Euripide est extrêmement
variée, et défie toute tentative de réduction à une norme 112. Beaucoup sont très brèves,
limitées à une apostrophe suivie d'une requête rapide :*Ω ΦοΧβ' "Απολλον, προσπίτνω
σε μη θανέϊν, demande l'héroïne dans l'Electre (ν. 221) f Ω μέγα σεμνή Νίκη, τον έμόν
/ βίοτον κατέχοις/ και μη λήγοις στεφανοΰσα constituent les derniers mots prononcés
dans Iphigénie en Tauride (v. 1497-9). Il arrive même que toute requête soit absente :
« Ο fille de Léto à la brillante ceinture, Séléné, lumineux orbe d'or, comme avec calme
et mesure il (Amphiaraos) porte au garrot de ses deux coursiers l'aiguillon qui les
dirige! » (Phén. 175-9). Bien mieux ; on trouve des prières sans texte : καλώ θεούς,
profère simplement Electre (EL 566), alors que le vieillard vient de lui conseiller
explicitement εΰχου ... θεοΐς (ν. 563). De fait, les exclamations que les personnages
adressent à la divinité ne sont pas guidées par d'autres cheminements, ni formulées
autrement que celles qu'ils adressent à d'autres hommes ou à eux-mêmes. Une simple
invocation, comme « Apollon », peut tenir lieu à elle seule de prière apotropaïque 113.
Elle peut aussi être renforcée d'une constatation marquant l'effroi, comme dans Les
Phéniciennes (v. 109-112) : « Ο puissante fille de Léto, Hécate ! Couverte d'airain,
toute la plaine étincelle ». Le lien logique qui unit l'une à l'autre phrase est elliptique,
et il appartient au spectateur aussi bien qu'au dieu de restituer mentalement le rapport
implicite (la crainte) qui relie les deux parties. Ailleurs, Zeus reçoit une curieuse prière
sous forme d'avertissement : « Moi, j'élève la main vers le ciel, ô Zeus, et je t'avertis :
si tu veux porter aide à ces enfants, interviens ; bientôt, tu ne pourras plus rien pour
eux » (H.F. 498-501). Cette déclaration monitoire suppose qu'Amphitryon espère
encore en Zeus ; mais elle n'implique pas cette confiance aveugle en la toute-puissance
divine qu'Euripide se plaît à faire répéter dans le couplet final qui termine plusieurs de
ses tragédies : « De maints événements Zeus est le dispensateur dans l'Olympe, et

111. L'étude de la composition des discours dans 17/. menée par Lohmann l'a conduit à
rencontrer la prière (en partie, p. 24 ; 60 ; 64 ; 84 ; 280).
112. Nous n'avons pas cité les prières « associées », qui se complètent l'une l'autre,
d'Electre, d'Oreste et du Vieillard dans El. 671-85 (procédé repris dans Or. 1225 sq. pour
Oreste, Electre, et cette fois Pylade ; cf. supra, chap. I, p. 49) ; ni la prière mêlée d'Hélène (Hél.
1093-1107) qui s'adresse à Héra, puis à Cypris, et qui fait se succéder argument, requête,
souhait restreint, réprobation, flatterie. De fait, la multiplicité des nuances est telle qu'il ne
semble pas possible de la recenser sans rien laisser de côté. Après ZIEGLER, qui avait
considéré la question de l'expression formelle de la prière dans son ensemble, LANGHOLF l'a
reprise en centrant son étude sur Eur. ; son travail, exhaustif autant qu'on peut le souhaiter au
plan des formulations, ne prend pas en considération l'ordre des parties du discours à la manière
dont nous essayons de nous y intéresser ici ; il faudrait, pour être complet, pouvoir prendre en
compte tous les paramètres simultanément - ce qui est une gageure.
113. II. F. 538 ; il est à noter qu'on trouve une exclamation analogue, due à l'indignation,
dans 17/. (XVII, 19).
232 QUESTIONS FORMELLES

maintes choses inopinément sont accomplies par les dieux. L'attendu ne se réalise pas,
et à l'inattendu la divinité ouvre passage » 114. L'apostrophe d'Amphitryon, telle qu'elle
est, pourrait bien s'adresser à un homme.
Sans doute le verbe εύχομαι est-il absent de la plupart de ces textes - tout
comme un autre, et l'on ne trouve pas plus λίσσομαι et encore moins άράομαι dans les
passages qui viennent d'être cités - ; mais le genre dramatique interdit, pour clore un
discours, les « reprises » habituelles dans la narration épique et V. Langholf a montré
clairement que commencer une prière par εύχομαι ne constituait qu'une des
nombreuses possibilités utilisées par Euripide 115. Tous ces textes, qui sans ambiguïté
s'adressent aux dieux, sont bien des prières, et cependant, ils ressemblent fort peu aux
prières homériques. Encore ne parlons-nous pas de la fameuse oraison d'Hippolyte à
Artémis 116, car elle constitue une sorte d'exception dans son genre ; ce n'est pas qu'il
soit absolument impossible d'y retrouver, brièvement exprimé (ώ δέσποινα), un
« tagmème de fonction in vocative », pour reprendre la terminologie de Jeanncret, et
un souhait qui pourrait, non sans imprécision, être rangé comme « demande »
(« Puissé-je tourner la dernière borne comme j'ai commencé ma vie ») ; mais chacun a
bien ces vers assez présents à l'esprit pour se rendre compte que, dans la forme comme
dans le ton, ils n'ont rien de commun avec une prière de l'Iliade ; A.J. Festugière a pu
les commenter avec prédilection comme un texte fleurant déjà une sorte d'intimité
mystique, sinon de contemplation 117. Encore laissons-nous également de côté la toute

114. Aie, Méd., Andr., Hél., Bacch., et Hipp, dans deux des manuscrits (et il faut encore
observer qu'à ces formules, on peut ajouter le v. 331 des Suppl. du même Eur. : ό γαρ θεός
πάντ' αναστρέφει πάλιν). Sur cette fin formulaire, cf. Katsouris, p. 243-56, cité par M.
MANTZIOU, p. 490. On trouve la même idée déjà dans Théognis, 161-73.
1 15. LANGHOLF, p. 63-4. Cf. Ghedini, p. 191 sq. ; KLEINKNECHT, 1937, p. 32.
116. Hipp. 73-88. Cet exemple nous semblerait assez impropre à exploiter ici en ce que,
justement, Eur. s'est appliqué tout au long de sa pièce à souligner combien la dévotion du jeune
héros, dans la forme exacerbée et exclusive qu'elle prenait, pouvait paraître singulière sinon
reprehensible. Son exigence de pureté est excessive ; et le poète, qui a pris soin d'en faire
percevoir la beauté, s'est attaché aussi à en montrer l'étroitesse. L'ensemble de la prière est
commenté dans l'éd. de Barrett, p. 167-76. Sur cette prière, cf. encore Festugière, 1950 a, p. 50
sq. ; 1954, p. 10-19, et Motte, 1973, p. 93-103. On trouvera une étude suggestive du personnage
d'Hippolyte dans l'art. d'Orban, en partie, (en rapport avec ce qui nous occupe ici) p. 204-5 ; sur
l'ambivalence de ses vertus, voir Calame, 1977, 1, p. 415 sq. Nous n'avons pas pu consulter la
thèse de Corelis.
117. Cf. Festugière, 1950 b (1945); 1954, p. 1-18; 1969, p. 35-9. Sur l'orphisme
d'Hippolyte, cf. DES PLACES, 1969, p. 200-1.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 233

« nouvelle » prière d'Hécube dans Les Troyennes m, puisque le poète lui-même prend
soin de marquer expressément son caractère non conformiste (έκαίνασοκ;, ν. 889).
Il arrive cependant à Euripide, qui utilise toute la palette des possibilités qui lui
sont offertes, de reprendre assez strictement l'ordre du discours homérique (sinon sa
mise en forme). C'est dans une prière à la fois violente et presque insolente, où la
mention par les héros homériques d'actes cultuels agréables aux dieux est remplacée
par le rappel effrayant que fait Ménélas du « service » dont il a honoré Hadès, en lui
envoyant tant de morts : 1) « Hadès, roi des Enfers, toi aussi je t'invoque : fais-toi mon
allié, 2) toi qui, pour cette femme, as reçu tant de corps moissonnés par mon glaive. Ο
Hadès, j'ai payé largement tes services. 3) Restitue à présent tous ces morts à la vie, ou
force la prêtresse à dépasser encore en piété son père, à me rendre ma femme » (Ilél.
969-975). Dans cette tragédie d'Hélène, marquée par la lassitude et l'indignation que
suscite la guerre, peut-on faire autrement que de voir là une intention sardonique ?
Cela nous ramène une fois de plus à une explication d'ordre littéraire.
Aussi bien une étude méticuleuse comme l'est celle de Langholf ne fait-elle
aucune place aux prières tripartites, alors qu'il a consacré une quinzaine de pages si
précises aux différents types de prière dans l'œuvre d'Euripide ll9. Il a scrupuleusement
relevé toutes les sortes d'invocation (épithète cultuelle, adjectif qualificatif, ou
expression précisant la fonction de la divinité ; indication généalogique sur le dieu), puis
toutes les sortes d'expression de la demande (modes, temps, personne, sujet du verbe) ;
mais aucune page n'est consacrée à ce qui serait relatif à une argumentation destinée à
fonder la requête. Il semble donc bien, au terme de cette revue rapide, qu'Euripide
fasse parfois quelque place à une utilisation lointaine du schéma de la prière
homérique ; c'est pour lui un moyen (entre autres) de marquer un passage d'une
coloration de solennité particulière - procédé que nous avions déjà vu employé par
Sophocle - ; mais aucun trait ne suggère qu'on doive attribuer à ces prières un
caractère liturgique particulier.

Il n'est pas nécessaire d'interroger longuement les comédies d'Aristophane, qui


ont fait l'objet d'une étude détaillée de H. Kleinknccht et, plus récemment, de
W. Horn 120. Elles nous confirment dans cette impression que le recours à une prière

1 18. Troy. 884-9. Sur cette prière, cf. encore Festugièrc 1950 b (1945), en partie, la n. 20,
p. 172-3. La « nouveauté » de cette prière ne nous semble pas résider dans l'absence de
demande, comme le veut Crahay, p. 115 ; nous venons d'essayer de montrer en effet que,
contrairement à l'idée communément reçue, aucune des trois parties passant traditionnellement
pour composer une prière n'y est indispensable. Ce qui est inattendu, c'est le Zeus « dieu des
philosophes » pour reprendre l'expression de Pascal : cf. Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 557-
8 ; et déjà Lesky, 1965 (1938), p. 169.
119. LANGHOLF, p. 51-65.
120. KLEINKNECHT, 1937. Voir aussi ADAMI ainsi que la bibliog. consignée par DES
PLACES, 1969, p. 230, n. 4, à laquelle on ajoutera HORN.
234 QUESTIONS FORMELLES

de schéma tripartite relève de l'imitation - chez lui de la parodie - des grands genres
plutôt que de la fidélité cultuelle. Qu'il s'agisse de la prétention ridicule du
Paphlagonien dans Les Cavaliers (« A notre maîtresse Athéna, qui régit la cité, je fais
cette prière : si pour le peuple athénien je me suis montré le plus méritant des
hommes... 121 puissé-je, comme maintenant, sans avoir rien fait, dîner dans le
prytanée », v. 763-7), ou de la prière comiquement noble de Strepsiade dans Les
Nuées (« Salut donc, ô maîtresses ; et maintenant, si jamais vous le fîtes pour quelque
autre, faites-moi entendre votre voix dans toute l'étendue du ciel, ô reines du monde »,
v. 356-7), la même interprétation parodique s'impose 122. On peut même aller plus
loin, et situer cette dernière prière dans le droit fil d'un jeu qui déjà s'inscrivait dans un
écho répercuté de VIliade à ï Odyssée 123.
On sait - et nous l'avons souligné ailleurs 124 - que l'Iliade tire une grande partie
de sa cohérence et de sa beauté de rappels de vers ou d'expressions ; au nombre de ces
rappels signifiants et propres à accroître la densité humaine de l'œuvre, se trouvent
trois vers très exactement reproduits du chant I au chant XVI : ce sont trois vers qui
font partie respectivement de la seconde prière de Chrysès à Apollon, et de la grande
prière d'Achille à Zeus ; tour à tour, chacun de ces deux personnages, pour des raisons
diverses chèrement aimés des dieux, et placés dans des situations parallèles puisqu'il
leur appartient de revenir sur une prière antérieure à la suite d'un revirement suscité
par l'attitude d'autrui 125, prononce les trois vers suivants, identiques à un détail

121. Cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 54-6, et en partie, p. 55 n. 1, rapprochement avec la


première prière de Chrysès (//. I, 39-40) : « Si jamais j'ai pour toi couvert un temple (cf. supra,
n. 79) qui te soit agréable, si jamais j'ai pour toi brûlé de gras cuisseaux de taureaux et de
chèvres ». De fait, le rapprochement doit être effectué avec précaution, car il s'agit dans les Cav.
de la première partie d'un serment formulé, comme c'est souvent le cas (cf. D. Aubriot, 1991, p.
92) selon deux conditions. Les circonstances ne sont donc pas comparables - ce qui rend la
parodie formelle d'autant plus piquante.
122. Cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 25-6. On pourrait encore évoquer la méditation
silencieuse de Cav. 634 sq. : cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 60 ; et toutes les référ. qu'indique
HORN, p. 46 sq., en partie. Ach. 404-6.
123. Il est curieux que KLEINKNECHT, qui a si opportunément souligné le rapport entre
Cav. 763-7 et //. I, 39-40, n'ait pas remarqué, semble-t-il, que le passage des Nuées qui nous
occupe, devait lui aussi être rapproché de l'épopée ; HORN reprend la question de manière
systématique dans son 3e chap. = p. 33 sq. ADKINS pour sa part, avait bien aperçu (1969 a, p.
24) le rapport entre Od. VI, 324 sq. et //. XVI, 236 sq. ; mais évidemment, Aristoph. était hors
de son champ d'investigation.
124. Cf. D. Aubriot, 1985 a et 1985 c.
125. Chrysès intervient une seconde fois auprès d'Apollon pour demander la fin du fléau
que sa première prière avait déclenché. Achille, après avoir réclamé la défaite des Achéens,
sollicite leur succès sous la conduite de Patrocle.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 235

près 126 : « Tu as déjà entendu ma prière, tu m'as rendu hommage en frappant


lourdement l'armée des Achéens : cette fois donc encore, accomplis mon désir ».
Devant de telles répétitions, on a deux solutions : ou bien on peut y voir le fruit du
hasard, des habitudes de la diction épique, en un mot d'une sorte d'inadvertance ; ou
bien on incline à penser que le poète a fait exprès d'utiliser à deux reprises le même
passage, dans une intention d'insistance dont il nous reste à percer les causes. En
l'occurrence, nous proposerions volontiers une explication recoupant d'autres analyses
qui ont été exposées ailleurs 127. Quoi qu'il en soit, ce qui nous intéresse directement
ici, c'est seulement de savoir si cette répétition précise est ou non délibérée et chargée
de conséquence.
Or l'Odyssée nous fournit un argument capable de nous orienter dans le sens
positif : il est offert par la prière qu'Ulysse adresse à Athéna au moment où il va entrer
dans la ville des Phéaciens (Od. VI, 324-8) : « Fille du Zeus qui tient l'égide,
Atrytonée, exauce ma prière ! C'est l'heure de m'entendre, ô toi qui restas sourde aux
cris de ma détresse, quand j'étais sous les coups du glorieux Seigneur qui ébranle la
terre ! Fais que les Phéaciens m'accueillent en ami et me soient pitoyables ! » On voit
tout l'intérêt qu'ajoute à l'appréciation de cette prière la comparaison avec ses sœurs

126. Les deux textes (//. I, 453-6, et //. XVI, 236-9) sont strictement identiques, au premier
hémistiche près :
/ήδη μεν ποτ' έμεϋ πάρος / εκλυες εύξαμένοιο
/ ήμεν δή ποτ' έμόν έπος Ι " " "
τίμησας μεν έμε μέγα δ^ΐψαο λαόν 'Αχαιών
ή δ* ετι και νυν μοι τόδ* έπικρήηνον έέλδωρ.
Sur ce rapprochement, cf. SCHWENN, 1927, p. 48-50.
127. Nous espérons avoir montré (1985 a, p. 262-4) qu'Achille, en repoussant l'ambassade
au chant IX, se rendait coupable d'une erreur identique à celle d'Agamemnon au Chant I
renvoyant brutalement Chrysès. Mais un parallèle pourrait être tracé aussi entre le prêtre et le
fils de Thétis, qui ont tous deux réussi à déclencher un fléau (la pestilence ou la défaite) contre
l'Atride qui les a outragés, le punissant sur son armée. Or Chrysès, aussitôt sa fille rendue,
revient sur son ressentiment, tandis qu'Achille s'entête dans le sien, même après qu'on est venu
l'implorer officiellement en lui offrant réparation ; toutefois, sur l'intercession de Patrocle, il
finit au chant XVI par relâcher de sa colère, mais dans des conditions qui ne peuvent plus lui
valoir même honneur, comme l'en avait averti Phénix (cf. D. Aubriot, 1985 c, p. 11), puisqu'il
cède « à son cœur » et non à la considération de l'intérêt commun. C'est à ce moment-là, bien
tard et quand sa faute l'a mis en mauvaise posture vis-à-vis des dieux, qu'il profère sa prière
pour que Zeus accorde à Patrocle la victoire et la vie sauve ; c'est trop demander, surtout pour
quelqu'un qui s'est lui-même montré avare de sa générosité : Zeus accorde l'une et pas l'autre
(cf. supra, chap. I, n. 158 et 329). Il semble bien qu'en cette occurrence encore, la reprise des
mêmes vers, dans des circonstances à la fois parallèles et inversées (puisque, des deux offensés,
l'un se montre accessible à la réparation offerte tandis que l'autre demeure intraitable jusqu'à ce
que des raisons personnelles le poussent à revenir enfin), il semble donc que cette répétition ait
justement pour but et pour résultat de faire percevoir cette similitude et en même temps cette
différence radicale.
236 QUESTIONS FORMELLES

inverses de Ylliade. Si l'argument employé par Ulysse n'appelait aucune remarque, sa


prière se fondrait dans le reste du récit sans attirer l'attention ; au lieu qu'en y voyant
une utilisation a contrario d'une raison marquante du point de vue de la construction
de Ylliade, on est du même coup porté à apercevoir quel rôle elle joue elle-même en ce
qui concerne l'organisation de YOdyssée : elle marque exactement le tournant, souligné
par F. Robert, où le héros, libéré de la poursuite de Poséidon, va enfin pouvoir
bénéficier à nouveau de l'aide d'Athéna qui « en fait, depuis Troie jusqu'à Schérie l'île
phéacienne..., ne pouvait rien pour Ulysse, sinon de loin » 128. Tout se passe donc à
nos yeux comme si une sorte de signal, qui s'était révélé opérant pour faire percevoir
certains échos instructifs quant à l'architecture de Ylliade, se retrouvait, inversé, pour
remplir la même fonction par rapport à l'architecture de YOdyssée.
Dans ces conditions, la parodie d'Aristophane prend un autre relief : en faisant
dire à Strepsiadc « χαίρετε τοίνυν, ώ δέσποινοα· και νυν, εΐπερ τινά κάλλω... », il
invente une trouvaille qui à son tour acquiert une profondeur accrue, si vraiment elle
se fonde, non seulement sur une imitation de l'un des poèmes épiques, mais sur une
référence qui touche les deux épopées à la fois 129. Ce que nous voulions souligner à
propos d'Aristophane se borne là : cela ne fait que confirmer les conclusions de
Kleinknecht, qui a scruté avec tout le soin voulu les divers indices permettant
d'apercevoir dans ses comédies des imitations plaisantes du style religieux. Or parmi
toutes les allusions qu'il examine 13°, les seules qui soient relatives au schéma, c'est-à-

128. Cf. F. Robert, 1950, p. 154. Révélateurs à cet égard sont les v. 329-31 du chant VI,
que V. Bérard expulse bien malencontreusement du texte homér. « (Athéna l'exauça), mais sans
paraître encore devant lui face à face, par respect pour son oncle... ». La mise en forme de cette
prière est loin d'être indifférente : la répétition des deux formes verbales άκουσον et
άκουσας, à la coupe et à la fin du ν . 325, ainsi que le jeu, au v. 326, de ραιομένου en rejet et
avant la coupe trihémimère, repris à la voix active à la coupe hephthémimère (ερραιε), n'est pas
sans humour. Sur ce passage, cf. J. Strauss-Clay, p. 44.
129. Théognis a repris une idée analogue sous une forme plus ramassée (v. 342). On trouve
comme une preuve de ces échos volontaires quand on compare la manière dont Soph, fait
formuler par Electre (El. 411) un appel très voisin pour le fond de celui qu'Ulysse adresse à
Athéna à la fin d'Od. VI Γ Ω θεοί πατρώοι, συγγένεσθέ γ' άλλα νυν. Eur. propose à son tour
des variations sur ce thème (Jlél. 1441-51 ; Phén. 84-8) : l'appel à un équilibre entre bonheur et
malheur à l'intérieur d'une même vie, se voit concurrencé par un appel à une plus juste
répartition de l'un et de l'autre entre les hommes.
130. Allusions aux hymnes : KLEINKNECHT, 1937, p. 24-5 ; aux prières officielles que
les Athéniens accomplissaient dans les différentes circonstances de leur vie politique, p. 27 sq. ;
sur le choix des épiclèses, p. 45 sq. ; sur le vocabulaire, cf. entre autres, p. 46 et 63 sq. Il est
remarquable qu'une étude si complète ait relativement peu à dire sur cette question de la prière
tripartite ; puisqu'on en trouve quand même quelques exemplaires, on ne saurait aller imaginer
que le côté « sacré » de ce type de prières aurait fait reculer Aristoph. (supposition déjà en elle-
même peu probable). Peut-être faut-il penser que, pour faire rire ses contemporains, il a préféré
faire porter sa caricature sur des caractères moins abstraits que la construction générale (mais
plutôt sur le vocabulaire, les tournures syntaxiques), et le plus souvent sur des auteurs moins
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRK ET DISCOURS 237

dire celles auxquelles nous avons fait référence ici, conduisent à la constatation que,
sur ce terrain en tout cas, sa parodie est d'ordre littéraire beaucoup plus que
religieux 131.
Enfin, s'il fallait chercher encore une preuve du fait qu'il n'y a pas plus de
relations entre prière ternaire et sentiment religieux, qu'entre prière ternaire et forme
liturgique, on signalerait que Platon ne devait pas user de ce type de prière 132.

Donc, ce schéma tripartite, qu'on trouve principalement chez Homère, mais que
même toutes les prières homériques n'observent pas ; qu'ignorent tout à fait les prières
authentiquement cultuelles ; que les auteurs ultérieurs ne reprennent, apparemment,
que pour se situer par rapport à la tradition épique (dans le sens d'une imitation ou
d'une parodie), ce schéma semble bien ne posséder aucune valeur religieuse
particulière. Il n'est pas vrai en effet de soutenir que cette structure constitue une
constante des prières que nous offrent les textes grecs ; tout ce qu'on peut reconnaître,
c'est qu'elle est très répandue dans l'épopée homérique ; on ne saurait déclarer
toutefois qu'elle ait été supplantée ultérieurement par un autre plan qui serait devenu à
son tour plus ou moins régulier : dès que les prières n'observent plus ce schéma
ternaire, leur construction semble livrée à une liberté qui décourage les efforts de
généralisation. Donc, à la vérité, plutôt que de parler de plan traditionnel ou consacré
(a fortiori liturgique), mieux vaudrait concéder que, relativement rare ailleurs mais
assez fréquent chez Homère, ce schéma constitue le seul plan vraiment apparent,
aisément analysable, le seul à offrir quelque régularité saisissable : aucun autre ne
vient se présenter en concurrence avec une clarté comparable. Ce peut être là l'une des
raisons qui expliquent pourquoi on a pu si longtemps s'accorder à y voir le plan
canonique de la prière grecque.
Une autre de ces raisons doit être cherchée dans le fait que, si l'on ne peut pas
parler à partir de ce schéma d'une évolution qui se laisserait cerner avec netteté, il est
indubitable qu'on retrouve volontiers dans les prières ultérieures les éléments de
l'invocation, de l'argumentation, de la requête ; même s'ils sont autrement organisés,
s'ils sont entrelacés, télescopés, fondus les uns dans les autres, ils sont assez souvent
discernables à l'examen attentif sinon à première vue. C'est donc que leur présence
correspond à une sorte de nécessité : celle-ci ne peut pas être d'ordre rituel ; sinon, elle

éloignes dans le temps qu'Hom. : les lyriques et les tragiques, en partie. Eur. : cf.
KLEINKNECHT, 1937, p. 87 sq. (bibliog. p. 87, n. 1).
131 . C'est du moins ce qui selon nous ressort du chap, qu'il consacre à la prière rituelle (p.
20 sq.), aussi bien que de celui qu'il réserve spécifiquement à la parodie littéraire (p. 87 sq.).
132. Cf. par ex. Phèdre, 257 a-b ; 279 a-c ; Timée, 27 c et Critias, 106 b et 108 c, qui sont
des prières pour demander une inspiration adéquate avant l'exposé d'une cosmogonie ou d'une
théogonie ; Lois, 712 b; Epinomis, 980 b-c (si ce dialogue peut être compté au nombre des
œuvres de Platon). Sur les prières dans Platon, cf. KUETTLER, p. 17 sq. et supra, chap. I, n.
315.
238 QUESTIONS FORMELLES

serait absolue et ne souffrirait pas de modifications. A comparer les similitudes qui, à


travers les différentes époques, marquent discours sacré et discours profane, on ne
peut douter que cette nécessité soit d'ordre logique ou, si l'on veut s'exprimer
autrement, relève du désir de persuader, ce qui nous ramène à la rhétorique. A toutes
les époques, semble-t-il, il s'agit de remontrer au dieu, comme on ferait à un homme,
que la prière à lui adressée s'appuie sur des justifications recevables ; en la nature de
ces justifications, tout comme en leur mode de présentation, se marque l'influence de
l'époque : nettement détachées en une partie spécifique, et volontiers liées à des
considérations généalogiques chez Homère, elles se fondent de plus en plus au fil du
temps sur des arguments de droit (au sens large) intercalés dans un discours au schéma
moins rigide et suivant davantage les inflexions de la passion. On pourrait, pour
illustrer cette tendance, rappeler deux prières qu'Euripide fait prononcer à son héroïne
dans Iphigénie en Tauride : « Ο maîtresse... sauve-moi... sauve ceux-ci ! Ou par ta
faute, Loxias aura cessé d'être un prophète véridique pour les hommes » et « Ο fille de
Léto, sauve-moi, moi qui suis ta prêtresse, et fais-moi, délivrée des barbares, rentrer
en Grèce : à mon larcin sois indulgente. Tu aimes, n'est-ce pas, ô déesse, ton frère ? Eh
bien donc, trouve bon que j'aime aussi le mien » 133. On voit que l'argumentation
utilisée dans les prières à la fin du Ve siècle ne fait plus seulement appel à la justice,
mais aussi au sens de l'intérêt du dieu, ou même qu'elle se fonde sur des considérations
psychologiques portant la marque des préoccupations de l'époque 134.
Cet appel à la cohérence dans la bienveillance accordée et dans l'action chez
Homère, ou ce recours au raisonnement et à l'appréciation du juste, voire de l'utile, par
la suite, constituent comme la face positive d'un certain crédit fait au dieu, alors que
l'omission de l'invocation ou de la requête en serait la face négative : d'un côté l'orant
considère que la divinité est accessible et sensible à des arguments, de l'autre il estime
qu'elle est assez perspicace et bienveillante pour comprendre même ce qui n'est pas
dit. Et cela se trouve déjà dans la prière de Télémaquc « au dieu d'hier » : dès Homère,
il peut se faire qu'une prière moins bien ordonnée soit plus efficace qu'un discours
ternaire soigneusement équilibré 135. Donc, le souci d'avancer des arguments probants
peut sembler, dans un certain contexte, le meilleur moyen d'attirer l'attention de la
divinité, tandis qu'ailleurs plus d'al?andon, un désir plus marqué d'émouvoir le dieu, ou
une détresse sincère et sans apprêts pourront s'avérer préférables en vue du même
résultat. En somme, du moins pour la période qui nous occupe, les tendances
profondes restent les mêmes : en cas d'urgence, d'anxiété extrême, ou par suite d'un
choix autre, on est toujours dans le cas de rencontrer un personnage priant
« négligemment », à la hâte et apparemment sans adresse. Quand en revanche le héros

133. Eur., IT. 1082-9, et 1392-1403 : cf. supra, p. 497 et n. 109.


134. Sur les arguments employés, cf. AUSFELD, p. 525 sq. ; HEILER, p. 88 sq. Pour
« l'essor » de la psychologie dans Eur., cf. J. de Romilly, 1984, p. 92 sq.
135. Cf. par ex. //. XVII, 561-7 ; 645-8.
ETXOMAI: PRIÈRE ET DISCOURS 239

est moins pressé par les circonstances ou par l'angoisse, quand il a loisir d'organiser
comme il l'entend son discours, là se marque la différence : dans l'épopée, cet effort
d'organisation aboutit en général à une prière tripartite nettement structurée tandis
qu'ultérieurement, en particulier dans la tragédie, le plan est plus souple et tolère
retours et nuances. Mais ce n'est pas tant l'attitude devant la divinité qui a changé, que
les modes du discours en rapport avec l'évolution des idées.
De fait, d'une manière permanente, le dieu se voit affecté des mêmes réactions
supposées que celles qu'on prête à des interlocuteurs humains, et la remarque de
Xénophane aurait pu s'appliquer à la représentation morale qu'on se faisait des dieux,
et non seulement à leurs représentations figurées 136. Mais, selon les époques, selon les
auteurs, ces réactions diffèrent. A propos du schéma homérique et des tournures qui
reviennent si souvent pour relier la troisième partie à la seconde 137, on a pensé
pouvoir parler d'une sorte d'enchaînement magique du dieu, le côté en quelque
manière circulaire de la phrase constituant comme un lien qui le contraindrait 138.
Mais J. de Romilly a bien montré que la rhétorique était l'une des formes les plus
achevées de la magie, en sorte que ces corrélations sont passibles d'une interprétation
au moins ambivalente 139. Il est sûr en tout cas qu'on aurait tort, chez Homère surtout,
de privilégier l'interprétation par l'enchaînement magique, car une prière comme celle
d'Ulysse à la fin du chant VI de l'Odyssée laisse clairement voir la prédominance de
l'élément intellectuel : le héros disant à Athéna « si tu ne m'as pas écouté » ne lui
demande évidemment pas de conformer son attitude présente à son attitude
antérieure ; au contraire, il fait appel à son sens de l'équilibre pour contrebalancer un
abandon momentané par une bienveillance renouvelée. Le νϋν δή περ... έπεί du v. 325
avec la répétition άκουσον... ου ποτ' άκουσας semble relever à l'évidence du
raisonnement intellectuel plus que de la contrainte magique. Au reste, faut-il faire
observer à quel point une notion de contrainte magique prédominante aurait de quoi
étonner dans le contexte épique, qui d'ordinaire élimine autant que possible cette
forme de relation à la puissance ?

Il semble donc déplacé de parler de magie dans le cas d'une prière ternaire. Cela
ne signifie pas que nous accepterions de regarder ce schéma épique de la prière

136. Xénophane, fgt 15 (D.K. = 1. 1, p. 132-133).


137. Cf. supra, p. 220 sq ; sur la démarche analogique dans 17/., son rôle dans l'économie
du récit, son articulation autour du « pivot » ώς... ώς cf. A. Bonnafé, 1983, p. 79-80 ; de façon
moins méthodique, M.L. LANG comparait les « paradeigmata » mythologiques dans les
discours et, précisément, « reason and purpose » (c'est-à-dire les arguments, relatifs au passé ou
à l'avenir) dans les prières.
138. Cf. AUSFELD, p. 526 : « Quasi vinculo quodam ».
139. J. de Romilly, 1974, p. 13 sq. ; cf. Boyancé, 1936, p. 128-9. Les affinités de la
persuasion et de la magie sont explicitement affirmées par Esch., Eum. 885-6.
240 QUESTIONS FORMELLES

comme « liturgique », selon le mot d'E. Des Places, ni même comme plus
« religieux » qu'un autre, ainsi que l'insinue A. Corlu 140. Sa netteté de mise en œuvre,
aussi bien que sa reprise dans des imitations de l'épopée, ont pu le faire prendre pour
un modèle ; mais on s'est, croyons-nous, mépris en interprétant un trait stylistique
comme un signe cultuel. Corrélativement, il n'est pas adéquat non plus de prétendre
que les schémas plus « négligés » trahissent moins de révérence dans le sentiment
religieux : les prières moins raides ne comportent pas plus de « négligences » que les
discours de Démosthène, par exemple, - dont ce sont, comme chacun sait « [les] plus
grands artifices ». Ce qu'ils trahissent, c'est une autre conception artistique. Quant aux
véritables prières cultuelles qui nous sont parvenues 141, elles nous laissent apercevoir
des usages où la rhétorique est réduite à sa plus simple expression (si l'on entend par là
l'enchaînement du discours), mais où de multiples figures rythmiques et sonores
principalement 142 possèdent peut-être un peu plus de chances d'être passibles d'une
interprétation magique - encore que ce terme reste à définir. En tout cas, les prières
discursives de l'épopée ne sont pas mieux placées que les prières contournées ou retorses du
théâtre d'Euripide pour nous donner une idée de la syntaxe directe, sans détours,
appuyée sur les inflexions de la voix et du chant collectif, sur une mimique gestuelle
codifiée, des prières comme le ΰε κΰε des Mystères d'Eleusis, le dithyrambe d'Élis, ou la
prière des Athéniens. Encore ces prières ont-elles surtout en commun les
préoccupations relatives à la fécondité, et certains traits de vocabulaire y afférents ; et, du point
de vue de l'expression, la simplicité. Mais on serait bien en peine d'en inférer un plan
qui pourrait passer pour un modèle de prière cultuelle. En un mot, nous ne devons pas
nous laisser abuser par l'erreur de perspective à laquelle nous condamne notre
fréquentation presque exclusive des textes littéraires : il existe des prières cultuelles,
mais il n'existe pas de schéma canonique de la prière « liturgique » 143.

Si donc il est un point dont notre examen du schéma de la prière peut nous
amener à prendre conscience, c'est bien la radicale différence qui sépare les prières
authentiquement utilisées dans le culte des prières littéraires. Sans doute possédons-
nous extrêmement peu de prières cultuelles ; mais enfin, dans deux sur les trois qui
nous restent de haute époque, apparaît (et en bonne place) le verbe pleuvoir, dont le

140. CORLU, p. 102, souligne « le caractère religieux... en somme peu accusé » après l'âge
épique des prières qui souvent se ramènent « à une demande assez libre adressée aux dieux » se
traduisant (dit-il p. 99), « par une expression complexe et variée ».
141. Cf. s'ipra, chap. I, p. 36-37.
142. Anaphores, répétitions, assonances, allitérations, homéotélcutes, entre autres peuvent
y être relevées : cf. DES PLACES, 1969, p. 153 sq., avec les indications bibliog.
143. Aussi bien DES PLACES reconnaît-il lui-même (1959 b, p. 344), que « les mêmes
textes se chantent, presque immuables, pendant sept ou huit siècles », ce qui prouve
l'attachement à chaque détail formel et non seulement au canevas.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 241

moins qu'on puisse dire est qu'il ne connaît pas même fortune dans la littérature ! Le
dithyrambe d'Élis se distingue par son attaque abrupte plutôt inhabituelle. Quant à
l'hymne de Palaiocastro, avec son appel réitéré, ce sont bien en effet les hymnes qu'il
évoquerait 144 plutôt que les prières, parmi les textes littéraires qui nous sont familiers.
Donc, tout en effectuant les réserves auxquelles nous oblige la minceur de nos points
de comparaison, nous pouvons noter que, pour ce qui est du vocabulaire, de la
longueur, de l'élaboration syntaxique et discursive, les différences entre prières littéraires
et prières cultuelles l'emportent de loin sur les ressemblances.
Cette constatation doit être rapprochée de plusieurs faits : d'abord les parodies
des auteurs ne touchent pas à ces très vieux textes ; en revanche, on a parfois
l'impression d'un dialogue qui se poursuit à l'intérieur de la tradition littéraire : sur un
schéma (le fameux schéma ternaire), sur un argument (« tu m'as déjà écouté »), on
croit assister à des variations autour d'un thème fourni par Homère : les
renversements, les surenchères, les trouvailles, les glissements s'apprécient mieux par
comparaison avec le modèle épique. D'où celui-ci tira-t-il son originalité ? C'est une
question à laquelle il n'est pas possible de répondre pour le moment : héritage d'une
tradition épique indo-européenne 145 ? initiative proprement homérique ? L'un et
l'autre est concevable. Ce que nous percevons, c'est que pour ainsi dire toutes les
prières qu'on trouve dans l'épopée portent une marque particulière, qui les distingue
d'une demande simple et directe de fécondité ; quand Xlliade ou l'Odyssée font
allusion à des prières pour lesquelles toute formulation discursivement élaborée eût
été déplacée - comme c'est le cas pour l'appel d'Althxa aux Érinyes ou la prière
d'Ulysse aux morts 146 - , le poète se garde bien de nous les transcrire au style direct.
Nous ignorons donc comment il les eût exprimées. Il serait hasardé d'en dire plus.
Autre fait saisissable, à l'autre bout de la tradition : Marc-Aurèle, nous communiquant
après bien des siècles la « prière des Athéniens », nous la livre avec une appréciation
très élogieusc ; or, ce qu'il loue, ce sont précisément la simplicité et la liberté. Il n'est
pas facile de savoir au juste ce qu'il entend par « liberté » : est-ce l'absence
d'engagement votif, ou l'indépendance par rapport aux règles du discours ? En tout cas
la « simplicité », elle, semble bien devoir être entendue comme le caractère direct de
l'expression, ce qui est, pour les fidèles contemporains de l'empereur, une incitation à
se dégager des influences diverses, entre autres littéraires.

144. Les hymnes constituent comme un domaine mitoyen entre la prière cultuelle et la
prière littéraire ; en effet, composés sur commande pour le culte, versifiés, ils ont reçu une
élaboration littéraire (même si les résultats en sont inégaux). Aussi n'est-il pas étonnant de les
trouver parodiés avec prédilection par Aristoph. (KLEINKNECHT, p. 21-33 ; HORN, p. 61
sq.).
145. La question des origines « mycéniennes » de la tradition épique est fort débattue : on
en trouvera un état commente dans le « Bulletin égéo-analolien » de Raison ; voir aussi
Durante.
146. //. IX, 565 sq. ; Od. XI, 29 sq.
242 QUESTIONS FORMELLES

Nous avons en effet suggéré qu'à toutes les époques, déroulement d'une prière
littéraire « soignée » et forme de l'éloquence apparaissaient solidaires. Sans doute serait-
il intéressant d'examiner dans quelle mesure l'initiative des innovations ne se trouve
pas, justement, dans des prières : de même qu'il a été montré en quoi la prière
représentait comme une première forme du monologue 147, on pourrait tirer profit d'une
étude recherchant si les progrès de l'éloquence ne se font pas sentir d'abord (ou du
moins très tôt) dans la prière 148, si l'on ne serait pas fondé à établir une sorte de
precedence de l'expression de la prière sur l'évolution du genre hortatif. Une telle étude
excède de beaucoup les bornes du présent travail : aussi nous contentons-nous ici de
poser la question, nous réservant de l'examiner ailleurs 149. Mais ces remarques
concernant un écho (contemporain ou anticipé) des progrès de la rhétorique qui
retentiraient volontiers dans les prières, rapprochées du conseil donné par Marc-
Aurèle, nous montrent à quel point cette question du schéma introduit au cœur de
certaines notions essentielles concernant la prière. Les conclusions de Muellner, même
si nous ne les adoptons pas, sont au plus haut degré révélatrices d'un lien intrinsèque
qui, dans les œuvres littéraires en tout cas, unit la prière à l'ordre du discours. A cet
égard, il est important pour nous que le sens premier de εύχομαι soit à chercher dans
la sphère juridique, même si le sens et l'emploi de ce verbe ont eux aussi connu des
modifications.
En effet, une fois élucidé le sens premier de ce verbe, il reste que εύχομαι peut
signifier « prier » à tous les âges de la langue, même chez Homère : suffiront à en faire
foi deux exemples pour lesquels le contexte rendrait tout à fait inutile le détour par
l'idée de « proclamer une juste prétention ». Il s'agit tout d'abord de la formule

147. Aux ouvrages déjà anciens de Leo et de Schadewaldt (1926), s'ajoute maintenant celui
de Medda, où les rapports de la prière et du monologue chez Homère sont abordés dans la
première partie.
148. A l'appui de cette suggestion, on trouverait chez Homère la prière selon plusieurs
hypothèses que les Achéens adressent à Zeus en //. VII, 202-6 : un effort d'objectivité
remarquablement précoce l'inspire - à moins qu'il ne faille parler d'un effort pour obtenir de
toute manière quelque chose, quitte à restreindre ses désirs (cf. supra, chap. Ι, η. 3 1 6). Quant à
Eur., en même temps qu'il offre des antilogies rigoureusement construites comparables à celles
qu'on trouve chez The (comme par ex. les deux discours antithétiques d'Hélène et d'Hécube
dans Les Troy., dont les trois parties se répondent exactement : 969-983-1010-1032 répondant
respectivement à 919-937-951-965), il fait prononcer à ses personnages des prières au plan
complexe (cf. supra, p. 229 sq.) dont l'équivalent, dans l'éloquence, ne devait pas se trouver
avant Démosthène. Sur la prière comme œuvre d'art, cf. SCHWENN, 1927, p. 53 sq., et Festu-
gière, 1972 (1958), p. 263. Sur la question connexe de l'œuvre d'art en tant qu'offrande, voir
supra, n. 90 et infra, chap. V, η. 164.
149. Initialement, une seconde partie était prévue à cette étude: elle aurait abordé les
rapports de la prière et de la littérature ; les résultats en seront publiés sous forme d'art,
différents.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 243

qu'emploie Achille au chant I de Ylliade pour caractériser la fonction de Calchas :


ού μα γαρ Απόλλωνα Διι φίλον, ω τε συ Κάλχαν,
ευχόμενος Δαναοΐσι θεοπροπίας άναφαίνεις 15°.
La traduction de P. Mazon semble parfaitement adéquate : « Non, par Apollon cher à
Zeus, à qui, Calchas, va ta prière, lorsque tu veux aux Danaens révéler les arrêts du
ciel ». C'était là un personnage qui parlait ; mais un emploi analogue se trouve plus
loin dans le récit du poète - ce qui garantit une unité d'usage 151 -, quand il raconte le
combat qui se livre autour du corps de Patrocle : Automédon se bat avec l'énergie du
désespoir ; et, dit l'aède 152 : ό δ' εύξάμενος Διι πατρι/ αλκής καΐ σθένεος πλήτο
φρένας άμφιμέλαινας ; il ne nous transcrit pas sa prière, mais se montre seulement
soucieux, semble-t-il, d'expliquer que le cocher, conformément au dessein de Zeus (v.
451-3), parvienne à rentrer sain et sauf avec l'attelage de l'Éacide, après avoir évité la
pique d'Hector et même immolé un guerrier 153. Il semble évident que nous avons là
affaire au type de prière nécessaire avant toute action 154 : sans en garantir le
succès 155, au moins est-elle indispensable pour le rendre possible. L'idée est trop
cohérente avec le reste du poème pour qu'on puisse douter du sens et des implications de ce
fragment de récit. Cette affirmation n'invalide nullement ce qui a été dit plus haut du
sens premier de εύχομαι ; on n'aurait pas de peine en effet à montrer que ce sens
premier ne serait pas hors de propos si l'on voulait presser à fond la signification des
deux passages qui viennent d'être rappelés ; mais il est douteux que ce sens premier
doive s'imposer à l'esprit. Bien au contraire, tout porte à croire que l'idée de prière

150. //. 1,86-7.


151. On sait en effet que l'idée de Jörgensen (p. 366-7) a été reprise et systématisée par
Hedén (p. 21-25) : elle consiste à souligner une différence marquée entre certaines conceptions
reflétées par les répliques attribuées à des personnages (« Volksglaube ») et d'autres que
suggèrent les vers appartenant au récit du poète (« epische Auffassung ») ; cf. Calhoun, 1937, p.
20, n. 21 ; 1940 ; J. Strauss-Clay, p. 21 sq. On peut donc conférer valeur significative à un
emploi uniforme dans les deux séries de circonstances. Nous n'entrons pas ici dans la question
des rapports entre la poésie homér. et la poésie sacerdotale, sur quoi on pourra consulter
Durante, p. 19.
152. //. XVII, 498-9 : « Celui-ci a déjà invoqué Zeus Père, et ses noires entrailles se sont
remplies de vaillance et de force ».
153. Ibid., 538-9.
154. Cf. F. Robert, 1950, p. 2-3, et les rem. de Babut, 1975, p. 22, n. 2, et p. 26-7.
155. Automédon lui-même le sait et le dit : « Je me charge de jeter mon trait ; le reste sera
l'affaire du Ciel » (XVII, 515). Cette conception, selon laquelle les prières sont nécessaires,
mais non suffisantes, est fréquente dans la pensée grecque. Il est intéressant de la trouver
encore, plusieurs siècles plus tard, dans un domaine extra-littéraire : voir la position des
médecins hippocratiques qui recommandent la conjonction d'un traitement rationnel et de
prières (cf. Jouanna, 1988 b, p. XXII). Sur cette attitude, qu'on peut appeler celle du « Aide-toi,
le ciel t'aidera », cf. supra, chap. I, n. 323.
244 QUESTIONS FORMELLES

l'emporte sur le reste. Ainsi, nous nous croyons en droit de penser que l'épopée
n'ignorait pas le sens qui allait demeurer le sens ordinaire du verbe εύχομαι : prier.
Autre est la question de savoir comment ce verbe a acquis ce sens : le possédait-
il couramment avant les poèmes homériques ? ou la manière dont il fut employé dans
ces poèmes a-t-elle contribué à l'en charger ? Il semble impossible de répondre. En
tout cas par la suite, les emplois séculiers ont été en nette régression et la signification
de prier s'est imposée, comme l'a bien montré Corlu 156. D'une manière générale,
εύχομαι apparaît le verbe propre à désigner l'action de prier sur une initiative
spontanée, mais aussi bien comme résultat d'une prescription rituelle : qu'il s'agisse des
conseils d'Hésiode aux laboureurs {TJ. 465-9) ou de l'usage reçu à Onchestos en cas de
rupture de l'attelage (H.II.Ap. 237-28), c'est εΰχεσθαι Διί κ.τ.λ. ou οί δε άνακι/
εύχονται que l'on trouve. Εύχομαι est aussi le terme spécifique de la prière dans la
mesure où celle-ci représente, avec le sacrifice, l'un des deux actes cultuels
complémentaires obligés : une inscription dialectale découverte à Dodone nous rapporte une
question adressée à l'oracle ; un paysan interroge le dieu pour savoir « auquel des
dieux ou des héros ou des démons ils doivent, lui et sa femme, adresser leurs prières et
leurs sacrifices ευχόμενοι και θύοντες pour obtenir une plus grande félicité pour eux-
mêmes, leur maison, maintenant et pour tout le temps à venir » 157. La collection
hippocratique renferme également des conseils relatifs à l'opportunité de la prière dans
certains cas : tout en précisant que cela ne doit pas dispenser d'une prise en charge
personnelle de la situation, le traité Du Régime 158 recommande de penser à εύχεσθαι
de manière appropriée aux circonstances ; il ne serait évidemment pas concevable,
dans ce contexte, d'imaginer pour ce verbe un sens autre que celui de « s'adresser aux
dieux dans une prière » 159. Nous nous en tenons volontairement à des témoignages
que leur nature même rend exempts de toute implication subjective qui pourrait -
comme c'est si souvent le cas en poésie - rendre ambivalent le sens de εύχομαι, en
mêlant la notion de juste prétention à l'idée de prière.
Sans chercher à trancher la question de savoir si Homère n'a fait qu'utiliser une
polysémie reçue à l'époque, s'il a redonné vie à un usage déjà archaïsant en utilisant le
sens séculier de εύχομαι, ou s'il lui revient d'avoir imprimé un mouvement d'évolution

156. CORLU, p. 118 ; 244. On peut faire état d'une nuance supplémentaire, mise en
évidence par Brunei (p. 239-40) : le verbe simple désigne l'acte de la prière, tandis que son
composé κατεύχομαι représenterait plutôt la prolation de la prière dans un réel désir
d'exaucement.
157. Cf. Détienne, 1963 a, p. 40 ; la cit. est donnée dans la n. 4 sous la réf. Collitz,
Dialektinschriften, t. II, n° 1582 A. Cf. Michel, RIG, n° 845. Pour s'en tenir aux prescriptions
rituelles, on pourrait ajouter Hés., TJ. 738 ; H.llAp., 510.
158. Hippocr., Du Régime, 87, 1.10-14 ; 89, § 14 ; 90, § 7 (éd. C.U.F). Pour l'emploi des
verbes signifiant « prier » chez Hippocr., cf. F. Robert, 1985, 33-4.
159. On pourrait en dire autant de Plat., Lois VII, 821 d ; cf. Reverdin, p. 66.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 245

définitive à ce verbe en l'orientant vers le sens de la prière aux dieux, il reste que nous
devons tenir compte de la double constatation objective à laquelle nous sommes
obligés : 1) les emplois homériques, confirmés par le mycénien, nous mettent devant
une origine sociale et non religieuse du verbe ; 2) ses emplois ultérieurs rendent
indubitable sa propriété pour exprimer l'idée de prière.

Cette double constatation trouve en quelque sorte un parallèle dans l'usage qui
est fait des substantifs de la même famille. Choix ou conformité à l'usage courant ?
Toujours est-il que l'épopée offre mainte occurrence de ευχος160 et une seule de
ευχή,161, tandis que par la suite la proportion s'inverse. En marge de cette remarque,
on peut relever le reproche que Protagoras a éprouvé le besoin de faire à Homère, de
ce qu'il avait adressé à la Muse une injonction trop impérieuse, croyant lui faire une
prière : Πρωταγόρας επίτιμα οτι ευχεσθαι οίόμενος έπιτάττει εΙπών μήνιν άειδε
θεά" 162. Sans examiner ici cette réprimande dans le détail 163, notons que le même
Protagoras, qui ne savait quelle attitude intellectuelle adopter à l'égard de la
divinité 164 était bien persuadé que, dès l'instant qu'on entreprenait de s'adresser à elle,
il convenait d'en user d'une manière tout à fait spécifique, et non point du tout
« sociale ». Il n'en reste pas moins vrai qu'à l'origine (où qu'on veuille la situer), un
verbe appartenant à la sphère sociale et même peut-être juridique n'a pas été jugé
inapte à subir un transfert dans là sphère religieuse, ce qui suggère une conception
qu'on pourrait dire « égalitaire » des rapports entre hommes et dieux. Peut-être un
semblable transfert apparaît-il plus plausible dans un univers héroïque comme celui de
l'épopée que dans un contexte historique, quel qu'il soit. Mais ce n'est là qu'une
suggestion.

Avant d'en finir avec les mots de la famille de εύχομαι, il convient d'aborder au
moins la question de la nature des prières qui étaient subsumées sous ces termes.
Personne, avant l'époque classique, ne s'est soucié de définir théoriquement ce qu'il
fallait entendre par ευχεσθαι et ευχή, et il nous appartient de scruter les textes qui
nous transmettent des prières. Il a été constaté de toutes parts 165 qu'il était

160. Cf. CORLU, p. 173-94 ; ADKINS, 1969 a, p. 29 sq. ; PERPILLOU, 1972, p. 174,
176, 181.
161 . Od. X, 526 ; cf. CORLU, p. 207 sq. ; en revanche, Homère offre douze occurrences de
εύχωλή, employé tantôt dans un sens social (ce qui est propre à 1 épopée), tantôt dans un sens
religieux : cf. CORLU, p. 151-71.
162. Cf. Aristt., Poét. 19, 1456 b, 1. 15-17.
163. Cf. infra, n. 238.
164. Cf. Protagoras, Περί θεών, D.K., II, p. 265, fgt 4.
165. Cf. entre autres AUSFELD, p. 508 ; BRAUNE, p. 7 sq. ; HEILER, p. 210. Cf. aussi
DA. (TOUTAIN).
246 QUESTIONS FORMELLES

recommandé de prier avant toute action - ce qu'il nous est loisible d'interpréter comme
une marque de révérence honorifique, ou de prudence (désintéressée ou non), ou des
deux à la fois - ; et qu'une prière mal avisée pouvait s'avérer désastreuse pour son
auteur - ce qui incline à favoriser l'idée qu'une prière consiste avant tout en une
requête - ; cette façon de voir semble bien être confirmée par les promesses
conditionnelles que renferment parfois les prières, auquel cas on les appelle volontiers
« vœu-promesse » 166. Or il se trouve, comme nous l'avons vu 167 qu'on a pendant un
temps pensé pouvoir mettre le mot εύχομαι en rapport avec le radical *weghw~, qui
désigne le vœu ; et que la Souda ou Origène s'expriment sur ce sujet de manière à
laisser penser que ευχή et vœu sont en étroite connexion 168. Ces témoignages sont
tardifs. Mais, outre que cela ne les empêche pas d'être éventuellement porteurs d'une
tradition ancienne, une habitude épigraphique nous oblige à revenir sur cette question
de liens éventuels entre prière et vœu. C'est celle qui consistait à graver en tête d'une
inscription portant mention d'un ex-voto : εύχήν à l'accusatif, qu'on doive interpréter
ce cas comme désignant l'attribut de l'objet offert, ou comme un accusatif adverbial.
Cet usage est évidemment de nature à alimenter tous les commentaires 169 au moyen
des expressions do ut des, da quia dedi et autres expressions latines évoquant le
contexte d'rn marchandage « donnant-donnant », et par conséquent aboutissant à faire
peser ipso facto une lourde suspicion sur la qualité morale de la plupart des prières
grecques.
A vrai dire, si cette appréciation morale, au demeurant anachronique, était seule
en cause, on pourrait en rester là et ne pas chercher autre chose. Mais récuser la racine
*weghw~ comme origine de εύχομαι conduit à poser à nouveau la question du sens de
εύχήν épigraphique. Sans doute n'en a-t-on pas d'attestation à haute époque : faut-il
incriminer la fragilité des supports éventuels ? ou bien l'usage des dédicaces ne s'était-
il pas encore répandu ? L'incertitude où nous sommes sur ce point rend encore plus
perplexe devant l'interprétation à proposer : quand ce mot apparaît sur les
monuments 17°, est-il sûr qu'on doive considérer son origine étymologique comme trop
lointaine et oubliée pour avoir le moins du monde influencé son emploi ? Autrement
dit, est-on fondé à imaginer que εύχήν pourrait avoir, ni plus ni moins, le sens de ex-

166. Cf. CORLU, p. 208-9.


167. Cf. supra, p. 201.
168. Cf. les citations données par BRAUNE, p. 8, n. 11 ; 1) de la Souda (II, p. 480, nr.
3819, ed. Adler): -; 2) d'Origène : « Origenes nomine ευχή preces ipsas et vota
comprehendit » (orat. 3, 2).
169. Cf. D.A., (TOUT AIN) ; CORLU, p. 208 ; BREMER, p. 196. Sur la fonction de l'ace,
εύχήν (cf. par ex. Bull, épig., R.E.G., 95, 1982, p. 352), cf. VOLLGRAFF, 1934, p. 147-50, et
en partie, p. 149, n. 4 ; LAZZARINI ; et, sur les monuments et objets votifs, Naumann et
Hausmann.
170. Réf. dans VOLLGRAFF, 1934, p. 147, n. 1.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 247

voto ? Si en revanche les considérations étymologiques doivent entrer en ligne de


compte, ne devrait-on pas chercher le sens de cet εύχήν du côté de la proclamation
faite par l'orant à son propre sujet, plutôt que du côté de l'idée de contrat, qui implique
des relations bilatérales en forme, analogues à celles que laisse voir la religion
romaine 171 ? Εύχήν à ce compte voudrait dire quelque chose comme : « J'avais
proclamé à l'appui de ma juste prétention à obtenir tel avantage que je ferais ceci ; je m'en
acquitte (ce qui rétrospectivement démontre que je ne m'étais pas targué d'une
prétention extravagante) ». Dans ces conditions, cet incipit pourrait constituer un gage de
loyauté tout autant qu'une preuve, administrée a posteriori par l'issue favorable, de la
légitimité de la prétention qui avait fait l'objet de la requête 172. Matériellement, rien
n'est changé aux conditions de l'érection du monument, mais c'est le contexte
psychologique qui n'est pas le même : au lieu de faire de cette initiative une obligation dont
on s'acquitte, on peut y voir une marque réaffirmée du bien-fondé de la prière (que
l'ordalie du succès est venue démontrer) propre à la légitimer après coup. Dans ces
conditions, il est normal que le bénéficiaire démontre qu'il ne s'était pas indûment fait
fort de matérialiser les témoignages qu'il invoquait à l'appui de sa déclaration.
Peut-être sommes-nous en train de raffiner sur des intentions que nul n'a le
moyen objectif de sonder avec certitude ; et sans doute y avait-il autant de dispositions
intérieures que de dédicants. Mais enfin, il faudrait cesser d'employer les expressions
do ut des et « marchandage » (où l'idée de vénalité est très marquée) qui trop souvent
ont eu cours sans autre examen 173, comme si ces termes allaient de soi. Car, à
reconsidérer tout le matériel réuni par Corlu (p. 215-7), on se persuade que, si l'on met
de côté les cas où ευχή est évidemment porteur du sens de « prière » ou de « requête
adressée en prière » - et encore cela n'exclut-il pas forcément la notion de
revendication fondée en droit -, presque tous les emplois du mot qu'il rapproche du souhait ou

171. Cf. HEILER, p. 173-4, qui compare la prière «juridique » des Romains à un acte
notarié. Mieux vaudrait adopter la formulation prudente de Demont qui parle (1990, p. 80-1) de
« complexité des rapports d'échange entre les différents partenaires du culte ».
172. Comme on le voit, cette interprétation permettrait de mieux rendre compte du lien
étroit qui existe à l'évidence entre ευχή et εύχομαι , mais aussi de préserver une unité
sémantique entre ευχή (et εύχωλή), et ευχος.
173. Peut-être faut-il penser que le D.A. a exercé une influence déterminante. On y trouve
par ex. (.ï.v. votum) la prière caractérisée comme un « commerce quelque peu étroit et intéressé
entre les hommes et les dieux », tandis qu'un peu plus loin, le vœu est nommé « contrat ». Cette
idée est reprise par RAMSEY entre autres, sous les termes : « pact, bargain..., contract » (p. 9,
p. 10). Mais il faut reconnaître que les ouvrages récents se dégagent de cette idée reçue : Van
Straten, commentant les expressions épigraphiques (κατ') εύχήν, εύξάμενος, fait une place à
la notion de marchandage, mais il inclut aussi celle de reconnaissance (1981, p. 70-72).
Précisons bien que nous n'entreprenons pas ici d'accréditer l'idée - hors de saison - que les
prières grecques portent partout et toujours la marque du désintéressement le plus parfait. Il
suffit qu'on nous concède que la notion de « marchandage » (au sens le plus mercantile et étroit
du terme) est loin de s'imposer au premier plan.
248 QUESTIONS FORMELLES

du vœu (vœu-promesse ou vœu « pieux »), pourraient se regrouper sous l'idée unique
de «juste revendication », appuyée ou non sur un témoignage qui peut consister en
une promesse 174. Cela permet de rendre compte de l'unique emploi homérique de
ευχή (Od. Χ, 526) que Corlu classe sous la rubrique « vœu-promesse » (p. 208-209),
mais aussi de tous les exemples répertoriés comme « vœux-souhaits adressés aux
dieux ». Ainsi tout particulièrement de Théognis 341 : Άλλα Ζεύ" τέλεσόν μοι καίριον
εύχήν, où l'adjectif καίριον sert à souligner la légitimité de la requête ; d'Ag. 973, où
l'épithète Τέλειε remplit la même fonction ; de Suppl. (d'Esch.) 625, où l'idée de
qualification acquise par des suppliants accueillis semble particulièrement nette 175.
Cette interprétation aurait encore l'avantage d'expliquer que, comme en convient Corlu
(p. 213), ευχή puisse « recouvrir à la fois des vœux de bonheur et de malheur » : si
l'accent est mis sur la justice de la revendication formulée, il est normal qu'elle puisse
s'exercer à double sens pour que soient bénis les justes et châtiés les coupables ; par
exemple la prétention d'Electre n'cst-elle pas légitime entre toutes, qui vise à restaurer
l'ordre au palais paternel, chacun y retrouvant la place qui lui est due 176 - ce qui
implique évidemment le retour en force des uns et l'anéantissement des autres - ?
De plus, à regarder ainsi les choses, on retirerait un bénéfice supplémentaire :
celui de comprendre sans difficulté le dernier sens dégagé par Corlu de « vœu pieux »,
« quand on fait abstraction de la réalité et de la possibilité de réalisation » (p. 214) :
comment ne pas voir un rapport direct (au moins virtuel) entre une juste prétention
d'une part, et de l'autre une prétention qui réduit ses préoccupations « à la définition de
ce qui réunit toutes les perfections, en d'autres termes de l'idéal » (ibid.), indépendam-

174. Ainsi, en plusieurs réf. commentées par CORLU, p. 212-3, on pourrait très bien
donner à ευχή un sens proche de l'étymologie : c'est le cas de Théognis 341, Esch., Ag. 973,
Suppl. 625, qui sont repris ici ; mais on pourrait en dire autant de Choéph. 149. Quant à Pd.,
Pyîh. DC, 89, (commenté ibid. p. 209), il tombe exactement sous le coup de cette interprétation
(tandis que les exemples tirés de Soph, et d'Hdt., analysés p. 208 concernent vraiment le vœu),
puisque le poète se fait fort de chanter Héraclès, lui qui a déjà donné la preuve qu'il n'était point
condamné au silence (v. 92), alors qu'il faudrait être muet (v. 87) pour se taire sur un sujet
pareil. En conséquence, le v. 89 : τοΐσι τέλειον έπ' εύχα κωμάσομαί τι παθών έσ/λόν
pourrait vouloir dire : « Pour eux je chanterai, éprouvant un bienfait accompli répondant aux
compétences que je revendique » plutôt que : « en réponse à un vœu », comme propose de le
comprendre CORLU, en accord avec la trad, de Puech qui, rapide, se contente de « ils
réaliseront mes vœux, et je les chanterai » ; le « bienfait accompli » dont il s'agit, survenant έπ'
εύχα, est évidemment la faculté de chanter les fils d'Alcmène comme il se doit, ce pour quoi le
poète s'estime parfaitement qualifié, sans avoir besoin de « vouer » la moindre offrande pour
obtenir cette grâce ; et l'opt. qui suit immédiatement (v. 89-90) : « Puisse la pure lumière des
Muses mélodieuses ne jamais me faire défaut » n'a rien d'un vœu (cf. infra, p. 273 sq, pour
d'autres exemples de divinités requises d'accomplir la fonction qui leur est propre).
175. Les exemples répertoriés ibid. p. 213 sous la rubrique « souhaits » acquerraient une
cohérence accrue s'ils étaient rapportés à l'idée de « juste prétention » (le seul à cet égard dont
l'interprétation ne soit pas aisée est Hés. fgt 220).
176. Esch., Choéph. 126 ; 142 ; 149.
ΕΎΧΟΜΑΙ'. PRIÈRE ET DISCOURS 249

ment des possibilités d'accomplissement - ce qui est le sens de κατ' ευχή ν dans
plusieurs passages d'Aristote 177 ? En un mot, saisir le substantif ευχή en ce sens
amènerait à une totale cohérence de tous les termes de la famille de εύχομαι, ce qui serait
hautement satisfaisant.
En effet, on semble autorisé à relever que, selon une fréquence remarquable, le
sens de ευχή, comme celui de εύχομαι - et, en une moindre mesure 178, celui de
εύχωλή -, continue de renfermer l'idée de revendication que le locuteur juge légitime
de voir reconnue fondée à son propre sujet. Or la plus sûre ratification, ou pour mieux
dire la seule qu'on puisse obtenir, vient des dieux. Puisque rien n'arrive à réalisation
sans qu'ils l'aient permis et amené à l'existence, l'apparition dans l'ordre des faits de
l'objet d'une revendication vaut preuve que cette revendication était justement fondée.
Ainsi pourrait s'expliquer une contradiction apparente qu'on relève ici ou là dans les
textes. D'une part on trouve exprimée de manière récurrente l'affirmation qu'on ne
peut rien accomplir sans les dieux, que même Γάρετή ne peut être obtenue « que par le
soutien de la divinité, et prendre effet... que par elle », selon la formule d'Euripide
iSuppl. 596-7). Mais d'autre part la constatation inverse - pas de soutien de la divinité
sans αρετή - n'est pas moins caractéristique de la conception grecque, et ne revient
pas moins souvent^8 bis j^a considération du sens propre de εύχομαι pourrait nous
aider à résoudre cette apparente antinomie ; car si ce verbe exprime bien la prétention
à recevoir confirmation dans les faits de ce dont on s'estime digne, cette signification
peut offrir un fondement satisfaisant de cette relation à double sens que l'on voit
affirmée dans les textes, où Γάρετή à la fois suscite la faveur divine, et n'existe que par
elle. Parallèlement, dans le domaine mythologique, les anecdotes nous montrant
Minos, Thésée, ou d'autres 179, capables de faire reconnaître leur filiation divine grâce
à l'exaucement miraculeux d'une prière, sont propres à mettre en évidence la croyance
selon laquelle tout succès constituait une ordalie -c'est-à-dire la confirmation
objective d'une valeur intrinsèque. Mais il est bon d'observer que l'usage, en ces
matières, était de faire retour à la divinité du signe probatoire qu'elle avait bien voulu oc-

177. Les réf. sont citées dans CORLU, p. 214 (BRAUNE, p. 8, cite aussi Dem., XXIV, 68,
mais il fait un contre-sens).
178. Sur εύχωλή, cf. CORLU, p. 152-171 ; ADKINS, 1969 a, p. 29 ; cf. infra n.183.
178 bis Pour l'idée selon laquelle l'initiative humaine est présence divine, voir Graz, p.
1403. On trouvera au chap. I, n. 319, des textes se référant à la première attitude d'esprit. L'idée
inverse figure dans nombre de passages ; citons entre autres Archil., fgt 57 d = 112 Lasserre-
Bonnard = 111 West (et déjà //. VII, 101-2...) ; le traité hippocr. Du régime, IV, 87, 2 ; Esch.
Sept, 208 sq., 216 sq., 223 sq., 236 sq., 265-6 ; fgts 625 et 673 (Mette) ; Soph., fgt 841 Nauck ;
Eur., IT. 910-1, et lc fgt 432 N. ; également Xén., Cyr. I, 6, 6 (cf. Mém. I, 1, 9) ; Hdt. VII, 139,
25-6, à rapprocher de Plat., Lois ΙΠ, 699 b (voir Kleinknecht, 1940, p. 249-50) ; Hdt., Vin, 60,
32-34. On peut naturellement descendre plus bas, cf. Epicure, Sent. Vat., 65, Ménandre, fgt 494
Körte, et les textes cités dans Babut, 1969, p. 493 sq.
179. Bacchyl. XVII. Sur la contestation entre Minos et Thésée, cf. Gemet, 1968, p. 110.
250 QUESTIONS FORMELLES

troyer ; et l'on sait ce qu'il en a coûté à Minos d'avoir négligé ce devoir et gardé le
taureau.
Cela nous ramène à l'emploi épigraphique de εύχήν. En effet si, au moment de
l'affirmation de sa « juste prétention », l'intéressé a jugé bon de l'appuyer de
l'assurance qu'il se faisait fort d'en apporter un témoignage matériel, on a affaire à ce
qu'on nomme un « vœu » 18° - et l'on sait que l'offrande votive aussi était désignée du
nom ευχή. Ce qu'on appelle dans le vocabulaire ordinaire l'accomplissement du vœu,
n'est rien d'autre en fait que la restitution, légitime elle aussi, d'un « signe de
reconnaissance » au double sens du terme : le dieu a octroyé une marque (miracle ou
simplement succès), qui a garanti, « reconnu », le bien-fondé de la revendication ; il
est normal que le bénéficiaire à son tour « reconnaisse » que ce signe lui a bien été
accordé en le restituant publiquement - puisqu'aussi bien il constituait un témoignage
public d'adhésion - à la divinité. Et comme tout le monde n'est pas Minos, Atrée ou
Phrixos, pour être en mesure de sacrifier un taureau, un agneau ou un bélier
positivement miraculeux, ce sont des substituts qui sont offerts, animaux immolés, simples
offrandes périssables, ou monuments érigés. En ces gestes, il n'est pas sûr que la
gratitude (au sens affectif du terme) ait plus de part que la « reconnaissance » (selon une
acception plus intellectuelle, voire théologique) de ce qu'on doit aux dieux, et s'il ne
semble pas nécessaire d'éliminer l'idée d'action de grâces, encore faut-il l'entendre au
sens de « donner acte de la grâce reçue » plutôt qu'en celui de « remercier avec
effusion » 181.
Le vœu a donc, on le voit, de quoi être relié radicalement aux mots de la famille
de εύχομαι 182. Mais il est nécessaire, si l'on veut comprendre la cohérence des termes
et les liaisons de leurs divers sens, de faire le détour par l'acception originelle. Cette
manière d'envisager les liens sémantiques entre ces différents mots à partir du sens
dégagé par Perpillou pour εύχομαι permet d'apercevoir le rapprochement qui existe

180. Cf. //. IV, 100 ; Od. XVII, 50 ; ADKINS relève (1969 a, p. 28) que ce sont là les deux
seuls passages (avec leurs contextes, i.e. II. IV, 119 ; Od. XVII, 59) où εύχομαι doive
obligatoirement être traduit par « faire vœu » (cf. supra, n. 44).
181. L'idée d'actions de grâces, au sens courant du terme, est aussi étrangère à ευχή qu'à
εύχομαι : pour ευχή même CORLU n'avance aucun exemple en ce sens (p. 207-15) ; quant à
l'ex. qu'il citait pour εύχομαι (//. Vu, 298, analysé p. 82), PERPILLOU en a fait justice (1972,
p. 177, n. 12). Cette interprétation permettrait d'éclairer d'un autre jour la question de la
réciprocité engagée dans la prière : plutôt que d'aller chercher des expressions inadéquates,
comme do ut des pour le « vœu » et « actions de grâces » pour la « reconnaissance », on serait
mieux fondé, semble-t-il, à subsumer ces notions sous les termes de la famille de χάρις, aptes à
indiquer à la fois le supplément d'honneur recueilli par le dieu destinataire de la « prière » ; le
supplément de vigueur qu'il est par suite amené ipso facto à déverser sur le fidèle ; le
témoignage de reconnaissance dont ce dernier lui donne acte. Nous reprendrons la question
ailleurs.
182. Sur tous ces termes on ne peut ici qu'esquisser à grands traits un schéma général de
leurs relations.
ΕΥΧΟΜΑΙ: PRIÈRE ET DISCOURS 251

entre ευχή ou εύχωλή et ευχος : les féminins sont de l'ordre du discours, de la


revendication formulée dans des mots 183 ; le neutre désigne la manifestation objective
qui vient lui donner suite en retour dans l'ordre des faits et ainsi montrer que les dieux
ont reconnu la validité de Γεύχή. Elle permet également de saisir comment on a pu
passer de ce sens de « proclamation d'une juste prétention » à celui de « prière » dans
la mesure où cette proclamation, faite à la face des dieux, ne peut se trouver confirmée
que par leur ratification ; et enfin de comprendre que la « prière » soit intrinsèquement
reliée au vœu, dans la mesure où cette légitimation est d'autant plus manifeste et
tangible qu'elle est marquée par un signal convenu qui consacre son irréversibilité. Cet
enchaînement de relations entre les divers mots de la famille de εύχομαι est rendu
plausible par sa cohérence. Mais il serait difficilement niable qu'il représente une
reconstitution théorique : selon toute probabilité, les usagers n'avaient pas ces
préoccupations, et quel qu'ait pu être à l'origine le principe des offrandes votives, il est permis
de penser que dans l'esprit de la plupart des gens, la notion d'engagement contracté
(explicitement, par une promesse formulée au moment de la demande, ou tacitement,
dans la simple conviction qu'une obligation en appelle une autre), l'emportait sur toute
autre considération éventuelle. Le seul point objectif qu'il nous semble important de
voir retenir, c'est la nécessité de se montrer très circonspect avant d'appliquer à la
religion grecque des termes qui sans doute conviennent mieux à la religion romaine : s'il
y a engagement réciproque, sans doute s'agit-il plus d'une obligation morale que d'un
contrat, et les termes qui évoquent la contrainte nous semblent, dans ce type de
relation au moins, devoir être proscrits.
Une fois cette réserve faite, sans doute est-il vrai que le sens spécifique des mots
de la famille de εύχομαι s'était estompé déjà très tôt ; peut-être même cette évolution
vers un sens religieux exclusif avait-elle commencé avec ευχή ; ce serait une
explication possible de l'emploi parcimonieux que fait Homère de ce nom ; ce serait aussi une
explication possible de la concurrence (rare il est vrai, mais existante) du substantif
άρά par rapport à ευχή sur certaines offrandes votives. Publiant, voici plus de
cinquante ans, « une offrande à Enyalios » W. Vollgraff 184 donnait de l'inscription
portée sur cette petite plaquette de bronze la transcription suivante : « τόνυ^αλίοι άρα,
c'est-à-dire τω Ένυαλίφ άρα» (p. 143) ; et, interprétant άρα comme « un de ces

183. Pour faire vite, on pourrait dire que εύχωλή semble se situer entre ευχή et ευχος
(rappelons que PERPILLOU définit ευχος comme un signe de prévalence légitime :
« reconnaissance d'un titre de supériorité », 1972, p. 174, « nom institutionnel de l'avantage
recherché », « nom de la reconnaissance des mérites ou des droits du sujet » p. 181). En effet, si
εύχωλή est bien de l'ordre du discours, ce nom à quatre reprises dans /'//. (Π, 160 ; 176 ; IV,
173 ; XXII, 433), sur dix occurrences dans ce poème, est attribut d'un nom de personne : Hélène
ou Hector, dont la présence constitue pour les Troyens un sujet d'orgueil et de jubilation ; cet
« orgueil » donne lieu à expression verbale, mais εύχωλή est quand même l'attribut d'un
personnage.
184. VOLLGRAFF, 1934.
252 QUESTIONS FORMELLES

nombreux adverbes qui sont d'anciennes formes nominales détachées de la


déclinaison » (p. 148-9), il y voit une sorte de parallèle à εύχήν qu'il regarde aussi
« comme un adverbe ayant, lui, la terminaison de l'accusatif » (p. 149) ; en sorte qu'il
estimait les deux mots strictement parallèles. Des sept textes épigraphiques
comparables dont il faisait état, il tirait argument pour « prouver » que « αρά a signifié
vœu dans les dialectes achéen et dorien » (p. 146). Parallèlement à ce que nous venons
de voir à propos de ευχή, ce détour par le sens de « vœu » ne nous semble pas plus
indispensable quand il s'agit de άρά Ce que nous retiendrons en revanche, c'est que,
dès la fin du VIIe siècle (date avancée par Vollgraff p. 142 pour l'offrande à Enyalios),
άρα et εύχήν pouvaient remplir même fonction, tous deux étant propres à porter
parallèlement le sens de « prière » (avec les implications éventuelles concernant le
« vœu » dont nous venons de parler). Que l'emploi de άρά reflète une divergence
dialectale, comme le suggère Vollgraff, ou ait répondu anciennement à un genre spécial
de prière dont la spécificité aurait dès ce moment commencé d'échapper 185, c'est un
point sur lequel il est d'autant plus difficile de trancher que les deux facteurs ont pu se
combiner. En tout cas, ces emplois parallèles d'un mot et de l'autre sont de nature à
nous mettre en garde contre toute systématisation ; mais cela n'implique pas que nous
renoncions à chercher le sens spécifique des mots de la famille de άράομαι.

Avant d'en venir là et d'essayer d'avancer davantage dans la recherche d'une


différenciation religieuse éventuelle des prières en rapport avec les termes qui les
désignent, il est souhaitable d'effectuer encore quelques remarques concernant leur
forme et leur expression. Aussi bien cet aspect de l'étude, nécessaire à la poursuite de
notre recherche, est-il corrélatif des considérations intéressant le schéma de la prière.
En effet, certaines habitudes de langage qu'on s'est plu à relever comme
caractéristiques du style de la prière sont en fait solidaires du schéma ternaire - tant il
est vrai qu'ont été longtemps examinées avec prédilection les mêmes prières. Nous
serons en revanche. amenée, en considérant les modes d'expression servant à présenter
les demandes, à toucher pour ainsi dire du doigt l'existence de procédés totalement
opposés à ceux-là, ce qui ne saurait manquer d'entraîner des conséquences relatives à
une distinction éventuelle entre différents types de prières.
Il va nous falloir observer successivement les questions de choix des mots et des
tournures, qui relèvent de la stylistique, et celles qui regardent à proprement parler la
syntaxe - entendons la syntaxe des formes verbales. En effet, si le matériel afférent à
l'un et à l'autre sujet de préoccupation a été commodément rassemblé depuis
longtemps, il s'avère nécessaire de revenir en particulier sur le second aspect, car un

185. Divergence dialectale : p. 146. Nous ne prenons pas parti pour le moment sur
l'affirmation de VOLLGRAFF (1934, p. 144, n. 2) : « Ευχή, synonyme de άρά, s'emploie dans
les trois sens » (il veut dire : prière, imprécation, vœu). Nous verrons au chap. IV en quoi άρά
nous semble désigner un type de prière spécifique.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 253

certain nombre de travaux concernant la syntaxe des temps et des modes ont été
publiés dans les dernières décennies, et les conclusions auxquelles ils aboutissent
obligent à reconsidérer les idées qui avaient cours relativement à l'appréciation du
caractère plus ou moins impérieux ou respectueux des prières.

LA FORMULATION DE LA REQUÊTE

Concernant les tournures récurrentes et leur agencement stylistique, par quoi


nous commencerons, nos réflexions se borneront à quelques remarques indispensables
à la suite, pour diverses raisons. La première et la plus évidente est solidaire des
limites de ce livre. La deuxième est que l'étude du vocabulaire, qui devrait entrer dans
un examen formel des prières, a déjà été menée par d'autres 186 ; nous en retiendrons
simplement la multiplicité des appels à la venue du dieu, ou à l'octroi d'une faveur,
exprimés au moyen des impératifs έλθέ, μόλε, &fc (Keyssncr, p. 98 sq.). La troisième
provient de ce que, pour la multitude des prières qui ne sont pas bâties selon le schéma
tripartite, il faudrait pour en saisir l'agencement mener un examen « au coup par
coup », ce qui transformerait cette recherche sur la prière en étude littéraire. Et encore,
même en se restreignant aux prières tripartites, une étude stylistique de détail n'est pas
possible ici : trop de « paramètres », comme on dit, entrent en ligne de compte, et cela
nous mènerait trop loin. Nous ne choisissons cependant pas de passer purement et
simplement sur cette question sans l'aborder, parce que certaines remarques qu'elle
nous inspire viennent constituer un complément logique à ce qui précède.

Au fil de nos réflexions concernant le schéma de la prière, nous avons eu


l'occasion de souligner la récurrence fréquente, dans le cas de prières tripartites, de
tournures comme « de même que jadis... de même aujourd'hui », ou « si vraiment
autrefois... encore maintenant », qui reliaient la partie 3) à la partie 2) ; et nous avions
vu que ce mouvement syntaxique binaire était également volontiers sensible, quoique
de manière moins fortement marquée, dans des prières qui n'observaient pas une
structure aussi nettement partagée en trois 187. Il est simplement du domaine de la
constatation d'observer d'une part qu'architecture logique d'une prière et tournure des
phrases sont liées, de l'autre que la présence ou l'absence d'une partie discursive, que

186. Indications dispersées dans la plupart des ouvrages ; mais le livre de référence
concernant le vocabulaire demeure celui de KEYSSNER. De fait, de nombreuses questions de
détail seraient à reprendre : par ex. celle que fait naître la rem. de F. Létoublon, 1985, p. 245, n.
61 (sur l'unique exemple homér. de l'emploi absolu de έλθέ). Il est pour le moins curieux que le
poème le plus fertile en epiphanies personnelles soit aussi celui où la venue des dieux est le
moins directement demandée. Mais nous sommes obligée ici d'aller à l'essentiel.
187. Cf. supra, p. 224 sq.
254 QUESTIONS FORMELLES

nous avons appelée l'élément 2), était déterminante pour le schéma de la prière. En
effet (quoiqu'elles puissent l'être aussi) invocation ou requête sont moins volontiers
omises que cette partie médiane explicative. Or cet élément, intermédiaire par sa
place, s'avère en même temps intermédiaire - et déterminant - par sa fonction.
Expliquons-nous.
Si l'on considère les éléments 1) et 3) que sont l'invocation et la requête, on a vite
fait de s'apercevoir que le seul trait stylistique sur lequel ils puissent jouer l'un et
l'autre est celui, qu'on peut définir comme linéaire, de l'accumulation. Dans
l'invocation, on peut trouver la multiplication des noms du dieu (ou des dieux), des
épithctcs 188, des participes qui précisent ses modes d'intervention 189. La requête de
son côté peut être rendue insistante par l'accumulation de verbes différents, volontiers
disposés en parataxe, pour donner comme un effet de grêle, de crépitement staccato,
ainsi que dit Frœnkel 190 ; ou encore par l'utilisation de l'anaphore, de la répétition, ou
de la rime 191 ; tous ces procédés plus ou moins litaniques ont en commun d'être fon-

188. Outre les art. de MINTON (1960 et 1962) qui concernent la valeur littéraire des
invocations du point de vue global de l'œuvre, on peut signaler d'autres études où cette question
est analysée sous plusieurs angles. Les diverses formes d'invocation possibles ont fait (après les
rem. d'AUSFELD, p. 518-9), l'objet d'une recherche spécifique de la part de PFIFFNER (point
de vue surtout stylistique). Voir aussi BLASZCZAK. E. Brunius-Nilsson souligne (p. 52)
l'importance des vocatifs avec épithètes. Sur le côté rituel, on pourra consulter l'étude d'A. C.
Schlesinger (intéressante et utile avec, p. 1 13 sq., un appendice : « Epithets and Relationships of
the Gods », inspiré de Bruchmann). D'une manière générale, presque tous les ouvrages qui
s'intéressent à la prière consacrent un développement à cette question, pour montrer que les
divinités sont invoquées en fonction de ce qu'on leur demande d'accomplir (cf. par ex.
AUSFELD, p. 520 sq., ou KUETTLER, p. 44). Sur les épiclèses, cf. Laager. Sur la πολυωνυμία des
dieux, qui les rend πολυτίμητοι, voir KEYSSNER, p. 46 sq. (cf. plaisamment Aristoph., Plou-
tos, 1164) ; ou l'ouvrage ancien de Usener, p. 334, en partie, n. 7.
189. Cf. Gildersleeve, p. 148-9, n., repris avec intérêt par Crusius, 1889, p. 198, n. 12, puis
par FAIRBANKS, p. 114.
190. Ces questions de forme sont examinées avec prédilection par ceux qui se sont
intéressés aux hymnes. Tous soulignent ces traits avec plus ou moins d'insistance : outre les
travaux déjà cités, cf. Führer, 1967, p. 142, n. 37. Sur syntaxe et parataxe, cf. Lasso de la Vega,
p. 63, et son renvoi à Schadewaldt, 1926. L'usage de la parataxe par Théognis avait retenu
l'attention de J. Carrière, p. 273.
191. Sur toutes ces questions, voir Norden (en partie, sur les épiclèses, p. 147 ; sur les
anaphores, p. 149 sq.) ; Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 397 sq. ; J. de Romilly, 1974, p. 16-18
(avec de nombreux exemples et des références bibliographiques). Sur les accumulations (le
« καί-Stil »), cf. DEICHGRÄBER, 1933, p. 360-1. Sur les répétitions, Van der Valk / Rumpt,
p. 128 et n. 12. Sur les asyndètes, Schadewaldt, 1926, p. 81, n. 1. Ces effets d'accumulation, de
balancement rimé et rythmé sont encore parfois accentués par la structure disjonctive de la
phrase (είτε double ou triple) : KEYSSNER, p. 130 ; Pépin, 1971, p. 262 sq. ; Lasso de la Vega,
p. 1 19, n. 304, (N.B. sur les anaphores, p. 93). Ces figures de style typiques ont donné lieu à des
parodies : cf. Norden, p. 146 sq. ; KEYSSNER, p. 136 ; KLEINKNECHT, 1937, p. 18-24 ;
HORN, p. 47. On pourrait faire observer que tous ces traits sont loin d'être spécifiques de la
FORMULATION DE LA REQUÊTE 255

dés sur la succession accumulative hachée des éléments. En ce caractère linéaire, ils
s'opposent aux traits de composition cyclique marquant les comparaisons introduites
par les tournures ώς.,.οΰτως, ει ποτέ... ήδ' ετι και νυν ou autres constructions similaires
qui, par la récurrence d'éléments parallèles, renforcés au besoin au moyen
d'allitérations, d'assonances 192, constituent tout un réseau d'échos intérieurs aboutissant à
un effet de labyrinthe. Or l'usage de ces tournures est fonction de l'existence de la
partie argumentative.
L'élément 2) apparaît donc comme une possibilité de variatio utilisant un rythme
circulaire entre deux séquences qui elles, sont fondées sur une accumulation
nécessairement rcctiligne. L'effet produit par cet intermède est double : unissant syntaxique-
ment ως... οΰτως, l'élément 3) à l'élément 2), il amène à suggérer un autre
enchaînement, de cause à effet pour ainsi dire, entre une raison présentée comme
déterminante et la demande formulée, dans des conditions telles qu'il n'y ait guère
d'échappatoire (ni logique, ni même « matérielle ») possible ; d'autre part, introduisant
avec une certaine brusquerie οΰτως, ήδ' ετι και νυν, αλλά) la requête présente, il
interrompt l'espèce d'assoupissement engendré par la succession des invocations et
l'exposé des raisons, et presse ainsi l'accomplissement de l'action sollicitée. De fait, les
deux procédés se complètent admirablement en ce qu'ils concourent, par des moyens
différents, à la même impression d'insistance, d'étourdissement, -que tendent
également à faire naître par ailleurs l'usage de la composition strophique, ou de danses

prière grecque : celle du rituel d'Amon citée par Daumas, p. 351 sq. en offrirait un bon ex., et
Dhorme consacre (p. 256) une mise au point au style et à la prosodie de la prière dans les
religions de Babylonie et d'Assyrie, qui l'amène à souligner entre autres le parallélisme,
l'accumulation des synonymes et des épithètes.
192. Sur les allitérations et les assonances, HEILER, p. 154 ; Führer, 1967, p. 133, surtout
n. 25 (et p. 73, sur l'enchaînement à la fois chronologique et logique déterminé par l'emploi de
ε'ι). Sur les rimes internes, cf. Lasso de la Vega, p. 1 19-20 et son renvoi (n. 306) à Gygli-Wyss,
p. 78-80. Sur les homophonies qui hypnotisent, on trouvera des exemples intéressants dans J.Th.
Kakridis, 1971, p. 127-8 : citant la formule πλείστον οΰλον οΰλον ΐει, ΐουλον ΐει (Athen. 14,
618 Ε), il propose une série de rapprochements éloquents tirés de l'épopée, (et en partie, de la
première scène de /'//. avec Chrysès), où le souci de l'homophonie est de même évident (et il
signale un certain nombre d'ouvrages où sont relevés des faits analogues : p. 128, n. 7). E.
Brunius-Nilsson donne des exemples des différentes manières dont un locuteur fait effort pour
expliquer son désir aussi vigoureusement que possible, et en même temps parsème son discours
de termes destinés à atténuer son âpreté pour ne pas apparaître outrecuidant (p. 51-2). Enfin on
pourrait rappeler que Pd parle volontiers des «replis » de ses hymnes (01. I, 105) ; de la
« tresse » qu'ils composent (01. VI, 86-7 ; cf. supra, chap. Π, n. 203) ; de l'enlacement de leurs
mots (Ném. IV, 93-4), soulignant ainsi ce côté « circulaire » que montre par ailleurs la
disposition strophique soutenue par l'exécution orchestique.
256 QUESTIONS FORMELLES

scandées et tournoyantes 193 - tout en permettant de déboucher sur une demande


d'intervention qui se détache nettement 194, parce que sa soudaineté impérieuse tranche
sur tous les éléments préliminaires.
Il est clair (puisque nous pensons avoir montré que le schéma prétendument
canonique dont nous venons de commenter brièvement l'organisation de détail était en
fait relativement rare) que ces suggestions ne visent qu'à indiquer une première
approche des procédés utilisés dans les prières les plus nettement charpentées. Encore
est-elle utile pour relever que les prières formellement soignées nous semblent donc
avoir fait fond surtout sur deux procédés (parfaitement aptes à se conjuguer) : celui de
l'accumulation linéaire, et celui de l'enchaînement dans une révolution curviligne qui,
ou en ajoutant les titres propres à justifier une intervention, ou en englobant les raisons
de la provoquer, représentent une tentative savamment menée pour peser sur la
volonté du dieu. Mais ces considérations nous autoriseraient-elles à parler de
« contrainte » ? Et dans quelle mesure pourrait-on être fondé à estimer qu'il arrivait
aux Grecs de donner des ordres à leurs dieux ? C'est ce qu'on ne saurait démêler sans
consacrer quelque attention aux temps, aux personnes et aux modes des verbes.

Cette question des formes verbales est de la plus haute importance. Selon toute
probabilité, l'influence des Syntaxes traditionnelles -et, en particulier pour un public
français, celle de la Syntaxe grecque de J. Humbert 195 - a durablement accrédité l'idée
que l'optatif était un mode moins impérieux et par conséquent plus respectueux que

193. Pour être complet, l'exposé devrait consacrer un développement aux rapports entre la
syntaxe, la composition, et éventuellement les gestes ou les attitudes, voire les pas, qui
marquent l'expression d'une prière (par ex., le fait de se tourner alternativement vers le ciel, puis
vers la terre en disant ΰε κύε - cf. Proclus, In Timaeum, 293 c {ΙΠ, 176, 24 Diehl} - soulignait
le balancement incantatoire de ces deux mots). Bornons-nous à signaler que des rem. générales
ont été faites sur la composition cyclique dans la littérature et en partie, dans la poésie grecque :
Van Otterlo, 1944 a ; 1944 b ; 1948 ; J. Haig-Gaisser ; J. Strauss-Clay, p. 57, n. 6 ; Lasso de la
Vega (p. 60 sq.) sur la dilection des Grecs pour «la " composicion anular"... para la
organisacion del material conceptual ».
194. Il a été noté que cette sorte de rupture de rythme était volontiers obtenue à l'aide de la
particule αλλά (qui peut également servir à introduire la prière, comme dans Théognis, 341:
άλλα, Ζεΰ, τέλεσόν μοι, 'Ολύμπιε, καίριον εύχήν ; cf. Eur., Phén. 84-8 ; 151 sq.). Il est
intéressant que la rem. ait été faite aussi bien par des linguistes (DENNISTON, Particles, p. 15-
6), que par des auteurs qui s'intéressaient aux questions formelles en général (Van Groningen, p.
155 ; Führer, 1967, p. 63, bibliog. dans la n. 130), ou par des commentateurs qui se sont
attachés, d'un point de vue littéraire, à des œuvres particulières (Beattie, p. 181 ; Lasso de la
Vega, p. 144).
195. Il définit clairement (p. 118; l'opt. comme le mode de la prière, et (p. 123) l'impér.
comme le mode de l'ordre.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 257

l'impératif. Cette idée à vrai dire est ancienne : elle se trouvait déjà chez Ziegler qui le
premier consacra dès 1905 une étude très fouillée à ces notions de forme de la
prière 196 - mais sans s'interroger sur les présupposés relatifs aux sens des modes - ; et
c'est en vertu de cette conception que Ziegler pensait pouvoir conclure que l'œuvre
d'Euripide, qui renferme un plus grand nombre de prières à l'optatif que celle
d'Eschyle, était marquée par un respect plus net de la divinité. Parallèlement, il était
admis en général que la troisième personne est signe d'une révérence plus grande que
la deuxième 197. Là-dessus se greffaient des considérations de temps, l'idée
communément reçue voulant que l'aoriste fût plus brutal que le présent 198. En sorte
que, parmi les diverses combinaisons possibles, l'optatif présent à la troisième
personne avait toutes chances de passer pour la tournure usant des plus grands
ménagements, tandis qu'une deuxième personne d'impératif aoriste devait représenter
l'injonction la plus dénuée de délicatesse, et même l'ordre pur et simple. Ainsi voit-on
Humbert proposer (p. 181), pour expliquer l'abondance relative des impératifs aoristes
dans les prières, de tenir compte de deux facteurs : 1) « l'impatience d'un être
éphémère » qui pense devoir « presser les Immortels » ; 2) la constatation que « toute
prière de demande est déterminée dans ses termes et dans son objet et, au moment
même où elle est prononcée, individuelle et singulière ». Toutes ces explications
trahissent un certain embarras, car l'auteur avait peine à faire cadrer ce qu'on croyait
savoir des temps et des modes en grec, et l'idée qu'il se faisait d'une prière. De cet
embarras nous tirent des études plus ou moins récentes, menées d'une part sur les
modes, de l'autre sur les temps. Comme ces études sont dispersées, et d'un accès qui
n'est pas toujours aisé, nous allons nous permettre d'en exposer les conclusions
méthodiquement, en remontant même à Ziegler pour mieux souligner la continuité des
recherches.

Son travail est donc, à notre connaissance, le premier qui ait été
systématiquement consacré à l'emploi des modes dans la prière 199. Il demeure infiniment précieux
par les références qu'il accumule, mais il est entaché d'un défaut qui doit empêcher ab-

196. ZIEGLER, 1905.


197. Peut-être ce postulat provenait-il des usages sociaux en honneur dans les cours
occidentales depuis plusieurs siècles.
198. Humbert se montre (p. 141 sq., en partie, p. 177-81) extrêmement circonspect, et s'en
tient aux notions sur lesquelles il s'explique p. 178, n. 1, de déterminé et indéterminé. Toutefois,
grossièrement, on peut dire que le caractère « intemporel » reconnu à l'aor. par l'école française
principalement - cf. Β AKKER, p. 20, n. 8 - a tendance à entraîner, quand il s'agit de l'impér., la
conception qu'il désigne un ordre dégagé des contingences matérielles et par conséquent absolu.
En ce sens va la dernière p. (181) de Humbert, mais l'idée est présentée prudemment sous forme
de suggestion, et non d'affirmation.
199. ZIEGLER, 1905 cite (p. 9, n. 1) un travail de Wünsch que nous n'avons pas pu
consulter.
258 QUESTIONS FORMELLES

solument de s'y fier : alors qu'il offre toutes les apparences d'une compilation
méticuleuse et complète, il omet (involontairement ?) les textes qui iraient contre sa théorie.
Sans doute était-il exposé, défrichant un terrain vierge et quasiment démesuré, à
n'avancer que des conclusions approximatives. Mais en privilégiant l'aoriste aux
dépens du présent 200 et surtout en prétendant que ni Homère ni les lyriques pour ainsi
dire ne recourent à l'optatif, tandis que Pindare serait le premier à le mettre en
honneur 201, il a gravement altéré la vérité. Il peut bien, ensuite, présenter une liste des
emplois de l'impératif et de l'optatif 202 chez les tragiques et Aristophane, et gloser sur
l'évolution du sentiment religieux qui, moins profond avant le Ve siècle, se serait alors
contenté de l'impératif, tandis qu'une piété mieux conçue comme celle de Pindare (p.
1 1) ou des auteurs ultérieurs (p. 14-16) aurait été cause du développement de l'optatif :
plus rien n'est crédible, dès l'instant que ses données de départ sont fausses. Il avait
cependant fait œuvre utile en classifiant différentes manières selon lesquelles une prière
pouvait être présentée 203. Comme on ne saurait lui faire grief d'avoir omis certains
types de mouvements vers la divinité (cris, phrases nominales, laudes ou insultes à
l'indicatif) qu'il pouvait pour sa part refuser de considérer comme des prières, son
travail peut encore rendre service par l'apport documentaire dont il reste riche malgré les
omissions signalées, mais ses conclusions ne sauraient plus retenir l'attention de
personne.

200. ZIEGLER, 1905, p. 9.


201. Ibid., p. 10-1.
202. Ibiu., p. 11 sq. ; seuls les modes sont signalés, non les temps.
203. C'est pourquoi il vaut la peine de recopier ici le début de son travail (p. 9), qui
distingue cinq séries possibles :
« 1) Ad ipsum deum oratio mittitur ita, ut usurpetur persona altéra vel imperativi vel
optativi vel coniunctivi aoristi cum μη. Haec sint exempla :
a - ώ θεοί, δότε μοι αγαθά,
b - ώ θεοί, δοΐτέ μοι αγαθά
c - ώ θεοί, μη μοι δώτε κακά.
2) Invocatis deis, ut aliquid fiat, orat homo adhibita optativi qualibet persona vel
imperativi persona tertia :
a - ώ θεοί, γένοιτο μοι αγαθά
b - ώ θεοί, γενέσθω μοι αγαθά
3) Pro formis 1 et 2 infinitivus adhibetur :
a - ώ θεοί, δοΰναί μοι αγαθά
b - ώ θεοί, γενέσθαι μοι αγαθά.
4) Usurpata tertia vel optativi vel imperativi persona, di invocantur hune in modum :
a - οί θεοί αγαθά μοι δοΐεν.
b - ol θεοί αγαθά μοι δόντων.
5) Homo pleniore usus sententia hunc in modum precatur :
a - ώ θεοί εύχομαι ύμΐν αγαθά μοι δούναι,
b - εύχομαι τοις θεοΐς αγαθά μοι δούναι».
FORMULATION DE LA REQUÊTE 259

Beschewliew, toujours sans remettre en cause l'appréciation respective des deux


modes, impératif et optatif, s'oppose à Ziegler en soutenant que la fréquence plus
grande de l'optatif dans les prières après le Ve siècle n'avait pas pour cause une
modification du sentiment religieux. Il commence par rétablir la vérité en montrant que
l'optatif fut employé dès avant Pindare ; puis, il développe une curieuse théorie, qu'on
peut résumer à partir de sa conclusion selon laquelle ce mode pouvait apparaître dans
trois séries d'usages :
1) l'optatif de souhait, qui exprime des souhaits pour autrui 2M ;
2) l'optatif exprimant des exhortations, qui se trouve seulement dans les hymnes ;
il en explique l'emploi en disant que, comme l'origine d'un hymne ne réside pas dans
une situation concrète mais que c'est un chant de louange, l'optatif, dans sa « modestie
respectueuse », y est parfaitement adapté 205 ;
3) l'optatif dans des prières adressées à des divinités inférieures. Mais il y a, dans
ce troisième usage répertorié, quelque chose d'un peu gênant : admettons, comme le
veut Beschewliew, que l'optatif soit un mode « discret » ; comment comprendre que
ce mode, employé à l'égard de ces puissances mal connues (par crainte, pour se
ménager de bonnes relations avec elles ?) ait été supplanté par l'impératif dès que ces
puissances devinrent plus familières 206 ? On demeure perplexe. Ces essais d'interprétation
sont, on le voit, dominés par l'idée préalable que l'optatif est un mode plus
respectueux, plus modeste que l'impératif. Mais est-il vraiment raisonnable de supposer que
mieux on connaît une divinité, plus sa personnalité acquiert de traits spécifiques, et
plus on se trouve autorisé à s'adresser à elle sur un pied de familiarité en employant
l'impératif (nous restons évidemment dans l'hypothèse de l'auteur) ? N'y aurait-il pas
plus de logique à inférer de la même constatation, que l'optatif au contraire était
employé à l'égard de divinités moindres parce que c'était un mode moins
« respectueux » ? Sans doute ; mais encore faudrait-il le démontrer. Or l'idée que
l'impératif est un mode plus « impérieux », tandis que l'optatif serait plus « poli » 207
ne semblait pas offrir matière à révision et l'on ne songeait pas à s'aviser que la
question était plus compliquée, et qu'il aurait aussi fallu tenir compte de la personne
du verbe. Ancrée comme l'était cette idée d'une prétendue préséance d'un mode sur
l'autre, (et formulée en ces termes dichotomiques), elle menait à des conclusions dont
son autorité empêchait d'apercevoir les inconséquences : nous venons de souligner à
quel illogisme se condamnait Beschewliew plutôt que de la remettre en cause.

204. BESCHEWLIEW, p. 43 sq. : entre autres ex., il cite Pd., Pyth. V, 1 19.
205. Ibid., p. 48 ; cf. Pd., ΟΙ. ΧΙΠ, 25 sq. ; XIV, 15.
206. Ibid., p. 55 sq. ; il cite entre autres Sappho, fgt 45, et Plat., Phèdre, 279 b.
207. C'est ainsi que MUELLNER parle comme d'une chose naturelle de l'opt. de politesse
(p. 22, n. 11).
260 QUESTIONS FORMELLES

Quoique Wackernagel eût déjà dûment constaté les faits 208, Ziegler avait, nous
l'avons vu, situé l'apparition de l'optatif comme mode couramment employé dans les
prières dans l'œuvre de Pindare, afin de pouvoir en tirer des conclusions sur l'éminente
piété de ce poète. Mais même sans falsifier les faits, il était bien difficile de les
interpréter de manière satisfaisante à partir de cet a priori. Pour sa part, Beckmann,
étudiant la prière chez Homère 209, n'a pas pu méconnaître les nombreux emplois de
l'optatif dans les prières de l'Odyssée. Mais, si ses recherches lui ont permis d'éviter
une erreur de documentation, les suggestions qu'il en tire ne sont pas moins sujettes à
caution : du fait que l'Odyssée recourt souvent à l'optatif alors que l'Iliade en fait
rarement usage, Beckmann conclut que cette différence est due à l'état de civilisation
relativement sauvage qui est dépeint dans le poème guerrier.

Il est évident que dans l'esprit de ces auteurs, l'impératif si fréquent dans les
prières est entaché d'une lourde présomption d'irrespect : l'un relie la préférence pour
ce mode dans certaines prières à l'attitude qu'on résume d'ordinaire par l'expression do
ut des 210 ; l'autre y discerne la marque d'un effort pour contraindre magiquement les
dieux 2U : marchandage d'un côté, contrainte magique de l'autre. Comme nous l'avons
vu, ces deux interprétations sont aux antipodes l'une de l'autre. Elles n'ont pour point
commun que le désir de puissance. Il a fallu l'étude menée par J. Gonda : The
Character of the indo-european moods, Wiesbaden, 1956, pour montrer combien les
nuances se révélaient nécessaires si l'on voulait rendre des situations un compte aussi
exact que possible, au lieu de fausser les choses en les simplifiant au départ et en
perpétuant des préjugés lourds d'une réprobation morale bien anachronique. Son étude,
extensive, ne s'attache que brièvement aux modes en grec et, dans le passage où il en
est question, les réflexions portant à proprement parler sur la prière occupent elles-
mêmes une place restreinte. Cette recherche s'est donc avérée importante pour nous
sur le plan heuristique plutôt que par une longue discussion qu'elle n'abordait ni ne
prétendait aborder. Mais chaque propos de Gonda, dans son extraordinaire densité,
offrait matière à la réflexion. Nous pourrions résumer son apport précis en ces termes.

208. Wackernagel, Κ. Ζ. 33, 1895, ρ. 28 sq. (cit. donnée par Gonda, 1956, p. 54, n. 1).
209. BECKMANN, p. 49 sq.
210. Havers, p. 134 (réf. de Gonda, /./.)· Non seulement l'usage de l'impér. n'est pas une
marque d'irrespect, comme nous allons le voir ; mais en outre, il a été reconnu depuis un certain
temps que la conception do ut des est trop étroite, et qu'on ferait mieux de parler d'échanges de
reconnaissance (Van Straten, 1981, p. 70 sq. : cf. supra, n. 181). Sur cette question, cf.
FESTUGIERE, 1976, p. 389-418, en partie, p. 417, qui parle de réciprocité de dons
« amicaux ».
211. Van der Valk, 1954, p. 150 (cf. cit. in Gonda, ibid.). Sur le caractère contradictoire de
ces deux manières de voir, cf. supra, chap. Π, ρ. 148.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 26 1

J. Gonda ne conteste pas que l'optatif ait vocation à être moins directement
pressant que l'impératif (mais cela ne signifie pas qu'il fût toujours employé là où la
politesse moderne - concept qui n'est rien moins qu'absolu - laisserait attendre une
circonlocution). Ce qu'il conteste (et c'est un point fondamental), c'est que l'impératif ne
puisse exprimer qu'une demande exigeante. J. Gonda affirme quant à lui (p. 54, n. 1)
que l'impératif « is more direct, not impolite ; it is assertive and decided ». A la
différence de l'optatif, dit-il, il ne laisse guère de place à des circonstances contingentes, si
bien qu'il se prête à être plus insistant. Toutefois, comme il le fait observer à propos de
la fréquence des impératifs chez Homère (surtout dans Vlliade), « the attitude of
Homeric man towards the anthropomorphic god cannot be called magic » 212 ; les
choses sont donc bien nettes : l'impératif n'est entaché d'aucune présomption
d'outrecuidance. Il apparaît ici ou là, poursuit-il, que l'impératif est évité parce qu'il est
ressenti comme trop direct. Mais si ce mode est considéré comme parfois
« dangereux », il semble que ce soit plus eu égard à des considérations psychologiques
qu'à des attendus « magiques ». Il arrive aussi qu'une demande de caractère général
présentée à l'impératif soit suivie de souhaits plus particuliers formulés à l'optatif213.
Gonda propose alors de comprendre : « Give in any case... ; please, fulfill also this
desire ». On pourrait songer à une autre interprétation, en mettant en avant la
différence de souhaits exprimés ; ainsi, pour la prière qu'Hector prononce pour son fils 214
au chant VI de l'Iliade (texte qu'il prend comme exemple), il dépend des dieux
qu'Astyanax règne et soit vaillant ; Hector leur demande donc : δότε ; une fois cela

212. De plus, il note avec intérêt que l'opt. est le mode employé avec prédilection quand il
s'agit d'un dieu qui, sous une forme humaine, converse avec un homme. A la raison qu'il
suggère en substance (les héros d'Hom. se représentent les dieux comme trop analogues à eux
pour qu'ils puissent envisager d'exercer sur ces personnages les techniques de puissance en quoi
consiste la magie), on pourrait en ajouter une autre : une des tendances reconnues de la religion
homér. consiste justement à restreindre la part du monde chthonien, qui va d'ordinaire de pair
avec les procédés « magiques » (cf. J. de Romilly, 1983, p. 23 ; p. 35 ; 1985, p. 87 sq.).
213. La rem. avait déjà été faite par BECKMANN, comme le note Gonda ; cf. par ex. Od.
VII, 22.
214. //. VI, 476-81 ; on pourrait conduire le même raisonnement à propos d'Od. IX, 530
sq. : il s'agit de la prière de Polyphème à Poséidon pour empêcher le retour d'Ulysse ; là encore,
la prière commence par demander une faveur (δός μη... οΐκαδ* Ικέσθαι) ; ensuite (si le « lot »
d'Ulysse comporte son retour), vient un souhait de substitution concernant les conditions de ce
retour (ελθοι, εύροι) ; sans doute ce souhait connaîtra-t-il son exaucement grâce à l'action de
Poséidon, mais les entraves qu'il devait apporter au retour du héros étaient comprises dans δός
κ.τ.λ. ; une fois ces traverses mises en place, le souhait peut porter sur les conséquences de cette
situation pour Ulysse. La prière de Sappho pour le retour de son frère (fgt 25 Puech) se laisse
réduire exactement à la même analyse : elle sollicite d'abord des dieux son retour (δότε τυίδ'
ϊκεσθαι) ; puis elle passe à des opt. 3e sg. pour des souhaits dont la réalisation pourrait
s'expliquer par l'évolution normale des réactions humaines (« des ennemis, puissions-nous n'en
jamais connaître ! Puisse-t-il s'efforcer de faire rendre à sa sœur tout l'honneur qui lui est
dû... »).
262 QUESTIONS FORMELLES

accordé en revanche, victoire, propos élogieux des hommes, joie de sa mère devraient
s'ensuivre logiquement ; on peut donc estimer qu'il y aurait abus de langage à solliciter
l'intervention des dieux pour des conséquences qui devraient naître spontanément, une
fois la prière exaucée. Aussi bien Gonda lui-même insinue-t-il un peu plus loin une
explication analogue ; car, observe-t-il, l'optatif se trouve principalement hors de la
seconde personne, si bien que « the question may be posed whether a direct address in
the 2nd pers. of the imp. would be a common alternative (cf. e.g. ι 534f.) or whether
the 3rd pers. would be syntactically equivalent : it expresses a command or
exhortation to be executed by a person who is not directly addressed 215 ; so, in calling upon
a god to achieve a man's belated home-coming, (ι 534f. ; Π 238ff. ; ρ 240), it would
be somewhat " illogical " to use an (active) imper. in connection with the absent man.
We are for the rest reminded of the suppletive relation between imper. and subj.-opt.
in other languages»216. On ne peut poser la question plus clairement217, et
l'opposition se situe peut-être au moins autant entre personnes qu'entre modes.
De la brève étude de J. Gonda, nous retiendrons surtout une conclusion négative :
l'impératif n'est pas « impoli ». Il va être nécessaire de la compléter, en particulier à
l'aide d'une étude des temps ; mais ses remarques, étayées sur un examen attentif de
l'emploi des modes dans les diverses langues issues de l'indo-européen, nous semblent
mériter qu'on en tienne le plus grand compte en vue d'une évaluation mesurée de
l'usage qui est fait, dans les prières, de l'impératif et de l'optatif. Elles apparaissent en
tout cas fondamentales pour entamer l'idée jusque là reçue que l'impératif était le
mode le plus « contraignant ». De plus, pouvons-nous ajouter, il faut se défaire de
l'habitude de joindre urgence et irrespect, détour et révérence. L'optatif semble, il est
vrai, mal convenir dans des situations de détresse aiguë, exigeant un remède immédiat.
Il ne s'ensuit pas que l'impératif, qui est d'ordinaire préféré dans ces circonstances,
trahisse des prétentions de contrainte, encore moins de marchandage.
Enfin, il faut bien se persuader que parler d'optatif et d'impératif, sans autre
précision, ne saurait conduire qu'à des indications assez vagues ; non seulement les
dispositions psychologiques peuvent être aussi déterminantes que le sentiment
religieux pour commander l'expression de la prière, mais encore deux autres facteurs
méritent d'être pris en compte : la personne et le temps du verbe. C'est dire la vanité,
ou du moins l'insuffisance des statistiques fondées seulement sur les modes : comment
oser se lancer dans une interprétation globale des chiffres qu'avance Beckmann, par
exemple ? Son comput aboutit pour l'Iliade à 54 cas, et pour YOdyssée à 29 cas de
prières à l'impératif, contrel5 et 53 cas, respectivement, d'emploi de l'optatif218. A
quelle personne sont employés ces verbes ? A quel temps ? Que faire des prières qui

215. C'est le cas en //. VI, 476 sq. ; cf. encore par ex. Od. XX, 115 sq.
216. Il renvoie à //. XI, 189, cité par Chantraine, G. H., Π, p. 229.
217. Renvois à Meillet-Benveniste, p. 142 sq. ; Bally, p. 179.
218. BECKMANN, p. 49 sq. (tableau, p. 50).
FORMULATION DE LA REQUÊTE 263

comportent successivement les deux modes 219 ? Il ne faudrait pas tomber d'un excès
dans l'autre, et aller prétendre que ce genre de comparaisons est tout à fait inutile.
Mais enfin il ne faut pas s'y fier aveuglément, et surtout, il faut prendre garde à
l'interprétation qu'on en propose : celle de Beckmann (qui aboutit à la conclusion
inacceptable que si l'Iliade renferme plus d'impératifs que YOdyssée, c'est en raison
d'une plus grande « sauvagerie ») nous prouve la nécessité de la circonspection. Aussi
faut-il, après la question des modes, considérer celle des temps. L'étude tout à fait
remarquable de W.F. Bakker : The Greek Imperative. An Investigation into the
Aspectual Differences Between the Present and Aorist Imperatives in Greek Prayer
from Homer, up to the Present Day, Diss. Utrecht, Amsterdam, 1966, a donné un
nouvel éclairage à cette question. Ayant bénéficié des avis de J. Gonda, et des
publications antérieures en particulier de Post220 et de Grassi221, son livre,
extrêmement bien informé, mérite qu'on s'y arrête pour tirer profit de ses acquis 222.

Contestant les vues proposées jusqu'à ces dernières décennies pour rendre
compte du système des temps en Grec (p. 19-20), il annonce d'emblée qu'il place ses
recherches dans le sillage des travaux de M. Ruiperez ; c'est dire qu'il part de l'idée
centrale selon laquelle le présent et l'aoriste s'opposent en ce que l'un est « marqué »
tandis que l'autre ne l'est pas, la notion de base étant celle de durée (p. 20-21) ; ainsi,
le présent est le terme « marqué », c'est-à-dire qu'il exprime la notion de base de
l'opposition (la durée), tandis que l'aoriste est le terme « non marqué », c'est-à-dire
qu'il dénote l'absence de cette notion de base 223. En conséquence, l'aoriste exprime le
contraire de la notion de base, à savoir la ponctualité (en valeur négative), ou
l'indifférence à la notion de durée (en valeur neutre). Mais W.F. Bakker montre (p. 27)
que quand on parle de « durée » ou de « ponctualité », ce qu'on a le souci de désigner
n'est pas une certaine période de te Tips prise dans la réalité objective, que l'espace de
temps de la réalité objective qui est occupé par une action n'a rien à voir avec l'aspect,

219. Ainsi d'Esch., Suppl. 630 sq. qui offrent un mélange de modes (cf. infra, p. 278 sq.) ;
ZIEGLER ne s'attaque pas à la question de manière satisfaisante en reprenant ce texte
successivement comme un exemple de prière à l'optatif, puis comme un exemple de prière à
l'infinitif (p. 20 et 28).
220. Post.
221. GRASSI.
222. Il commence naturellement par retracer les étapes franchies par ses devanciers ;
avaient commencé à défricher ce délicat problème notamment : Grimra, Mozley, Kieckers,
Kretschmer, Poutsma (cf. la bibliog. de BAKKER, et ses p. 11 à 17, avec les n.), sans compter
BESCHEWLIEW, Post, et GRASSI, dont nous avons parlé. Ces fondements solides entraînent
comme résultat le grand crédit dont jouit le travail de BAKKER : le citent et l'utilisent aussi
bien LANGHOLF (p. 64-5) que Lasso de la Vega (p. 50).
223. Un résumé clair de la théorie de Ruiperez se trouve dans Jacquinod, p. 47.
264 QUESTIONS FORMELLES

car l'aspect dénote une vue subjective de celui qui s'exprime, portant sur un procès qui,
lui, prend bien place dans la réalité objective 22A.
Ayant ainsi exposé le fondement de son travail, Bakker s'attache à démontrer (p.
31-66), à l'aide de nombreux exemples divers choisis dans des textes qui n'ont aucun
rapport avec la prière, que l'impératif confirme les règles de la théorie « aspectuelle »
qu'il a proposée : que l'impératif aoriste désigne un fait absolu, « a mere process » (p.
32), tandis que l'impératif présent se réfère à une action considérée dans sa
perspective, à une action qui doit également coïncider avec une autre notion 225.
L'auteur ne cache pas la complexité des analyses qu'il faut mener pour rendre compte
de chaque emploi, dans le détail. Mais il s'attache à le faire avec une parfaite
honnêteté, sans reculer devant les cas difficiles, en sorte qu'il emporte la conviction.
Ainsi préparé et persuadé par cette élaboration lente et sûre, le lecteur est tout
disposé à se laisser guider par Bakker, pour retirer les fruits de son analyse en ce qui
concerne l'expression de la prière (p. 98-127). L'auteur adopte pour mener son étude
les catégories du livre que Heiler a consacré à la prière en général 226, et il fait ressortir
qu'on peut compter trois situations 227 dans lesquelles un être humain formule une
prière (p. 99) :
1) un cas de détresse réelle, dans lequel un homme, vu les circonstances
difficiles où il se trouve placé, s'adresse à un dieu d'une manière émotionnelle (p. 100-
107) ; c'est alors, dans les cas « normaux », l'aoriste et, quand il y a une véhémence
particulière, le présent ;

224. Comme l'écrivait Chantraine dans son C.R. (R. Ph., 47, 1968, p.126-7) : « On
retiendra, p. 27, la remarque que le thème de présent apparaît duratif de façon subjective et en
liaison avec une autre notion verbale ». BAKKER insiste beaucoup sur la nécessité de ne pas
s'en tenir à la théorie courante, selon laquelle le thème d'aor. exprime l'action momentanée,
tandis qu'il appartiendrait au thème de présent de marquer l'action continue ; et, citant (p. 27, n.
33) la rem. de Seiler, il conclut : « Cette définition est à rejeter en tant qu'elle se réfère à la
durée de l'action - critère extérieur, logique et non linguistique ».
225. Il retrouve le même parallèle entre une défense exprimée par μή suivi du subj. aor. et
une défense présentée au moyen de μή et du subj. prés. : la première forme est utilisée pour
donner un conseil pour ainsi dire abstrait, dépourvu de rapports avec aucune autre notion
verbale (p. 39) - ce, dans l'esprit de celui qui parle, naturellement -, tandis que la deuxième
tournure indique, de la part du locuteur, le désir impérieux de voir cesser immédiatement
l'action en cours (p. 41-3). Si bien que, dans les emplois du subj. comme de l'impér., au prés, et
à l'aor., la seule référ. constante à laquelle on puisse s'en remettre pour expliquer le choix d'un
temps plutôt que de l'autre est l'idée de connexion - dans l'esprit du locuteur - avec une autre
notion verbale (cf. p. 65-6).
226. HEILER, p. 44-51.
227. Il est évident que cette réduction à trois des circonstances qui conduisent à prier ne
permet pas de rendre compte de la complexité des faits ; mais il est commode de s'en contenter
momentanément.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 265

2) un souhait surgissant de la situation existante ; les circonstances,


cependant, ne sont pas critiques au point de communiquer à la prière une grande émotion (p.
107-1 16) ; l'aoriste est alors le plus fréquent ;
3) un souhait de caractère général dont l'origine n'est pas à chercher dans la
situation existante ; dans ce cas, l'homme ne sollicite pas une intervention précise,
mais des actions répétées ou un état durable (p. 1 16-1 18) ; et c'est alors le présent qui
est le plus courant. Reprenons ces divers cas de figure.
Lorsqu'un personnage se trouve en position de détresse aiguë et urgente, le
sentiment de complètes dépendance et soumission dans lesquelles il se trouve à l'égard
de celui, homme ou dieu, dont il implore le secours, le conduit à formuler sa requête à
l'aoriste, que ce soit sous la forme d'un impératif228, ou d'un subjonctif précédé de
μή229. Ainsi d'Ajax pendant la lutte autour du corps de Patrocle (//. XVII, 645 sq.) :
Ζεΰ πάτερ, άλλα συ ρΰσαι ύπ' ήερος mac 'Αχαιών,
ποίησον δ" αϊθρην, δός δ* όφθαλμοΐσιν Ιδέσθαι·
εν δε φάει και δλεσσον, έπει νύ τοι εΰαδεν οΰτως230
ou de Théanô implorant Athéna (//. VI, 305 sq.), ou d'Io se tournant vers Zeus (P.E.,
582 sq.) :
πύρι με φλέξον, ή χθονι κάλυψον, / ή ποντίοις δάκεσι δός βοράν, / μηδέ μοι
φθονήσης / εύγμάτων, άναξ231.
Les cas de supplication dans lesquels, par définition, « l'arrivant » se fait humble,
recommandent également l'emploi de l'aoriste 232. Il existe toutefois des exceptions (p.
103-7) - qu'il s'agisse de requérir une intervention divine ou humaine - : on les trouve
quand, l'émotion étant à son comble, toutes les formes traditionnelles sont rejetées
pour demander avec véhémence un remède immédiat ; et c'est alors l'impératif présent
qui est employé 233, comme par exemple dans le cri de détresse de Sappho : μη...

228. Cf. par ex. //. VI, 305 sq. ; XVII, 645 sq. ; Esch., P.E. 582 sq. ; d'autres exemples sont
cités par BARKER, p. 102-3, n. 1 1.
229. Cf. par ex. Esch., P.E. 584 ; Soph., El. 71 ; d'autres exemples sont cités par BARKER,
p. 103, n. 13.
230. Trad. : cf. supra, n. 86..
231. « Brûle-moi de ta flamme, cache-moi sous la terre, donne-moi en pâture aux monstres
de la mer ; ne me refuse pas, Seigneur, ce que de toi j'implore ! »
232. Cf. par ex. //. XXII, 57 ; Od. XV, 263 ; Soph., Phil. 470, 486, 1181-2 ; Eur., Bacch.
1 120-1 ; d'autres exemples sont cités par BARKER, p. 103, n. 13.
233. Cf. par ex. //. VIII, 242 sq. ; XV, 375-6 ; XXII, 338-9 (impér. prés, suivant des impér.
aor. ; Sappho, 1,1; Esch., Perses 630 (aor.), 640 sq. (aor.), 644 sq. (prés.) : la demande se fait
de plus en plus pressante ; SuppL 900 sq. ; (BARRER fait observer que des impér. prés,
dénotant ainsi une angoisse extrême sont particulièrement fréquents chez Esch. (exemple p.
105, n. 17), ce qui peut servir de confirmation aux développements de J. de Romilly (1958,
passim) ; Soph., Track. 1031 sq. ; Eur., Ale. 220 sq. ; Méd. 1258 sq. ; El. 671 sq.
266 QUESTIONS FORMELLES

δάμνα (1,3), ou dans le chœur des Perses évoquant l'ombre de Darios (ν. 630 sq.) ;
toute la progression de ce passage qui, commençant par des impératifs aoristes, passe
au présent quand crainte et anxiété sont devenues insurmontables, donne lieu à une
analyse particulièrement fine et probante. Ces tournures demeurent exceptionnelles,
comme les occasions qui les suscitent (p. 107).
Venons-en au deuxième cas. Quand une prière est formulée, non pas dans une
situation difficile, mais pour demander un bien désirable d'une manière générale,
l'émotion est totalement absente 234. L'aoriste, ici encore, est employé le plus souvent,
le locuteur laissant entièrement à la bonne volonté de l'auditeur de réaliser son souhait
quand il le voudra 235. Il en donne pour exemple la prière qui scelle le pacte au chant
III de l'Iliade (v. 320 sq.) : « Zeus Père,... fais que (Ζεΰ πάτερ,... δόφ celui des deux
qui à nos peuples apporta ces soucis meure et entre chez Hadès ». Notons que Bakker
observe sans autre précision que l'optatif, dans de tels cas, remplace volontiers
l'impératif236. Le présent peut cependant se trouver quand on estime normale et
atténue la collaboration de la divinité, qui est alors moins priée que mise en demeure
d'accomplir sa fonction (p. 110-12). C'est ainsi que Bakker explique la progression qui
se trouve dans la fameuse prière de Pélops à Poséidon dans la lère Olympique de Pin-
dare : après avoir formulé sa requête avec modestie (76 : πέδασον, 77 : πόρευσον, 79 :
πέδασον), le jeune héros, trouvant bien naturel que Poséidon assure son succès,
conclut sans plus se gêner sur un impératif présent (85 : δίδοι). Peut-être convient-il
aussi d'observer que le héros exprime à l'aoriste les souhaits particuliers qui requièrent
une intervention personnelle du dieu, tandis qu'il formule au présent une demande
globale pour obtenir la réussite à laquelle il estime avoir droit, - à moins qu'il n'ait
voulu marquer dans le dernier mot de sa prière l'impatience passionnée qui est la
sienne. De même, Clytemnestre considère comme allant de soi que Zeus Τέλει«
doive prendre en charge l'accomplissement de son plan (Esch. Ag., 973 : τας εμάς
ευχας τέλει). Homère enfin, quand il invoque la Muse au début de l'Iliade et de
l'Odyssée (άαδε, εννεπε), ne lui demande rien d'autre que d'assumer sa fonction et
d'être prête par conséquent à lui rendre un service immédiat (p. 111-2). Ainsi fait
Alcman 237. En retrouvant l'accent d'exigence qui nuance ces prières à l'impératif
présent, Bakker rend compréhensibles les reproches que, selon Aristote, Protagoras avait
adressés à Homère de ce que, dans l'ouverture de l'Iliade, il intimait à la Muse un

234. BAKKER, p. 107 sq. ; cf. HEILER, p. 43.


235. Cf. par ex. //. ΠΙ, 320 sq. ; VI, 476 sq. ; Sappho, 5, 1-2 ; Pd., Pyth. XII, 5 ; Eur., l.T.
1084 sq. et autres réf. citées p. 109-10, en partie, n. 29. Sur les deux formulations possibles pour
la demande de pluie, celle de la « prière des Athéniens » (ύσον) et celle des Mystères d'Eleusis
(ΰε), voir les commentaires et la bibliog. de BAKKER, p. 109, en partie, n. 27.
236. BAKKER cite Od. IX, 534, 535 ; Sappho, 5, 7 ; 5, 9 ; 15, 9 ; Bacchyl., Epin. 9, 2
(Snell) ; Esch., Choéph. 812.
237. Alcman, 14 a Page ; on trouvera d'autres réf. dans BAKKER, p. 1 12, n. 35.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 267

ordre plutôt qu'il ne lui présentait une prière 238. Enfin, cette explication permet de
rendre compte des impératifs présents qui, dans les chœurs et les hymnes, servent à
prier la divinité de venir se joindre aux réjouissances organisées en son honneur et où
par suite elle a sa place, bien naturellement 239. Il en va de même pour les souhaits de
caractère général qui constituent la troisième série (dans cette catégorie entrent tous
les saluts et congés, et autres souhaits de bénédiction prolongée, comme ceux qu'on
trouve dans les Hymnes homériques ; ainsi de H.H. 13, 3 : Χαίρε θεά και τήνδε σόου
πόλιν, άρχε δ' αοιδός).
On comprend qu'il soit extrêmement difficile de faire le départ entre les présents
« hortatifs » impérieux et les présents qui demandent placidement à une divinité de
remplir sa fonction : il faut avouer que, pour 01. 1 et Ag. 973, la discussion semblerait
au moins permise. Mais W.F. Bakker lui-même est bien conscient de la part
importante de l'appréciation personnelle dans ce genre d'interprétation (p. 1 14), et ne
cherche pas à la minimiser. De toute manière, qu'on opte, en fonction des cas
particuliers, pour l'une ou l'autre solution, la théorie de l'auteur n'en est pas affectée. Il en
ressort que, contrairement à l'idée reçue, l'impératif aoriste sert à transmettre une
demande plus « modérée » que l'impératif présent. En effet, au terme de la
démonstration de Bakker, il apparaît que l'aoriste intervient
a) dans une situation de complète dépendance
b) quand l'émotion est absente et le souhait pour ainsi dire abstrait,
tandis que le présent semble opportun
a) « pour demander avec véhémence un remède immédiat »
b) pour mettre la divinité « en demeure d'accomplir sa fonction »
c) pour obtenir une action répétée ou un état durable.
Relevant de ces emplois du présent dans les prières, une question intéressante est
provoquée (p. 115) par la constatation qu'on trouve chez Pindare, chez Bacchylide et
dans les Hymnes homériques beaucoup plus d'impératifs présents que chez Homère et
chez les tragiques. Kieckers et Poutsma l'avaient tour à tour observé dans les uns et les
autres poèmes, et Besehe wliew a proposé 24° de rendre compte de ce fait en opposant
les situations d'urgence dans lesquelles se trouvent d'ordinaire les héros d'Homère et
des tragiques aux généralités majestueuses qui alimentent le plus souvent les odes ou
les hymnes. W.F. Bakker suggère, pour sa part, d'expliquer les nombreux impératifs
présents des poètes lyriques par le sentiment - dont étaient pénétrés ces

238. Cf. supra, p. 245 Tout le monde prend pour accordé que ce qui choque Protagoras est
l'emploi de l'impér., au lieu de l'opt. : Chantraine, G. H., II, p. 231, Rem. ; CORLU, p. 169 ;
Dupont Roc-Lallot, p. 313 ; mais le texte ne précise pas le moins du monde que c'est le mode
qui est en cause ; que « le grief » soit, « selon toute apparence,... grammatical » (ibid.) semble
en effet bien probable ; mais pourquoi incriminer le mode plutôt que le temps ? et pourquoi ne
serait-ce pas le choix du présent de l'impér. qui serait en cause ?
239. Cf. Pd., 01. V, 2 sq. ; Aristoph., Thesm. 987 sq. ; Gren. 384 sq.
240. Réf. dans BAKKER, p. 1 15, n. 45 ; 46 ; 47.
268 QUESTIONS FORMELLES

« prophètes » - d'une intime familiarité avec les dieux. Mais, là encore, les
interprétations avancées ne doivent pas, selon nous, être conçues comme s'excluant
l'une l'autre : Bakker lui-même en effet accorde dans son exposé (p. 1 16-7) une place
aux vœux généraux appelant une bénédiction durable ou renouvelable, et pour autant
formulés au présent - qu'il s'agisse d'un présent de l'impératif241 ou de l'optatif242, ou
encore d'un présent de l'infinitif dépendant d'un verbe « demander » 243. On n'est donc
pas obligé, en ce qui concerne les lyriques, de choisir entre l'interprétation par les
généralités et l'interprétation par la familiarité : il se pourrait que les deux sortes de
considérations aient concouru à recommander, conjointement ou successivement, pour
des raisons diverses mais propres à se conjuguer, l'emploi du présent.
On voit combien ténues sont les nuances qui colorent ces diverses expressions, -
d'autant que Bakker ajoute encore une autre catégorie de situations qui peuvent
donner matière à employer un impératif présent : ce sont celles qu'il explique (p. 118-
9) par le ton de conversation familière que les hommes se permettent parfois d'adopter
avec la divinité 244 ; cette considération, à vrai dire, nous semble (au contexte près)
extrêmement proche de ce qu'il analysait un peu plus haut comme un sentiment de
« plain pied » avec les dieux ; mais le détail des circonstances n'est pas analogue ; or il
est de prime importance pour comprendre exactement le ton d'une prière. Il reste que
le travail de W.F. Bakker contribue puissamment à circonscrire aussi précisément que
possible la juste signification d'un texte à l'impératif, - ou les différentes solutions
entre lesquelles on peut hésiter. En outre, si son exposé a le grand mérite de ne pas
trancher d'une manière autoritaire dans le sens d'une interprétation univoque là où
l'hésitation lui semble permise, il possède en même temps une autre grande qualité :
celle de la clarté ; et le dédale des considérations dont il s'est fait un devoir de tenir
compte ne l'empêche pas de dégager en toute netteté les conclusions auxquelles il
pense être parvenu. On peut les résumer ainsi.
Sur la somme des trois situations lors desquelles un homme s'adresse aux dieux
au moyen de la prière, l'impératif aoriste apparaît au total comme prédominant 245.
Dans le choix de l'orant entre le système du présent ou celui de l'aoriste, plusieurs fac-

241. BAKKER cite //.//. 13, 3 ; 15, 9 ; Pd., Pyth. VIII, 98-9. On pourrait ajouter entre
autres Pd., 01. Vu, 88 ; 89 ; 92.
242. De même : Eur., I.T. 1497 sq.
243. De même : Pd., Ném. LX, 30.
244. Cf. //. V, 348 ; XVIII, 126 ; Od. V, 215 ; Aristoph., Paix 648-9 ; Gren. 521. Cette
surprenante privauté dans laquelle certains personnages se trouvaient parfois avec leurs dieux a
déjà fait l'objet des rem. de KLEINKNECHT, 1937, p. 1 19 sq.
245. Les choses, d'ailleurs, ne sont guère modifiées quand la requête s'adresse à un
compagnon en humanité (BAKKER, p. 100 sq.) ; ainsi, le cri d'Io vers Zeus {P.E. 582 sq.), ou
l'imploration d'Œdipe à ses compagnons (O.R. 1410 sq.) sont exprimés de même au moyen
d'impér. aor. ; cf. encore Soph., El. 67 sq., comparé à Eur., Méd. 711 sq. (BAKKER, p. 102).
FORMULATION DE LA REQUÊTE 269

teurs entrent en ligne de compte : la situation dans laquelle il se trouve ; les émotions
qui le possèdent (p. 103 sq.) ; la facilité qu'il escompte pour persuader la personne à
laquelle il s'adresse ; son désir d'obtenir une action concrète et précise, ou bien un état
durable ou des actions qui se répètent. En un mot, il se guide suivant la possibilité et le
désir qu'il a d'exprimer un rapport avec la situation existante, ou non. Des raisons de
divers ordres l'amènent à préférer l'impératif aoriste : ou bien il conçoit ses désirs
comme pouvant donner lieu à une réalisation future, indépendante des circonstances
présentes ; il en envisage la mise en œuvre pour ainsi dire abstraitement et non en
rapport avec une action positive qui devrait être entreprise à l'instant même. Ou bien
des considérations de tactique - ou de respect véritable - le conduisent à laisser son
libre arbitre à la personne qu'il sollicite dans une supplication ou un souhait, et à ne
pas la placer maladroitement devant un ordre. L'emploi - exceptionnel - du présent se
justifie soit par le caractère très général des souhaits formulés, soit par la pression
d'une situation de crise, d'émotion intense qui contraint l'homme à crier sa misère et à
demander un remède immédiat, sans songer qu'il fait bon marché de la liberté de
l'auditeur.
W.F. Bakker, qui a pris la peine de comparer les véritables prières adressées aux
dieux et celles (au sens large) que les hommes peuvent se présenter mutuellement,
s'est aperçu que, dans les trois situations qui apparaissent particulièrement propres à
susciter un recours respectueux à autrui - qu'on peut nommer « prière » à condition de
ne pas se restreindre au sens strictement religieux auquel nous avons décidé de nous
limiter ici -, la proportion des impératifs présents et des impératifs aoristes ne variait
guère, qu'on considérât les requêtes adressées à un homme ou à des dieux. En
revanche, les situations de conversation familière dans laquelle on relâche beaucoup
des égards dus à l'autre, se présentent naturellement bien plus souvent au sein des
relations humaines qu'entre hommes et dieux. Or c'est précisément dans ces situations
qu'étant moins attentif à surveiller ses propos, on emploie plus souvent l'impératif
présent. Ainsi s'expliquent les variations d'emploi entre les deux systèmes, du présent
et de l'aoriste : la qualité de l'interlocuteur apparaît un facteur moins important que le
ton des relations qu'on entretient avec lui ou, dirions-nous, le pied sur lequel on se
trouve avec lui ; mais de fait, il se trouve que l'usage de l'impératif présent pour les
dieux est plus limité.
Un autre résultat essentiel de cette analyse, pour qui s'essaie à une recherche sur
les conceptions religieuses est obtenu par la comparaison menée par Bakker entre les
prières aux dieux et les « prières » adressées aux hommes : elle se révèle infiniment
précieuse en ce qu'elle permet de mettre en lumière qu'il n'y a pas deux catégories
distinctes d'expression, l'une qui serait réservée aux uns, et l'autre qui vaudrait pour les
autres 246, mais qu'il y a bel et bien deux modalités d'expression : l'une, qui est mo-

246. Cf. Chantrainc, C.R., p. 127 (réf. supra, n. 224) : « L'auteur montre que les emplois
(dans les prières) ne diffèrent pas des emplois courants ».
270 QUESTIONS FORMELLES

deste et respectueuse (l'aoriste), l'autre (le présent) qui est impérieuse, voire qui exige
un dû, l'une comme l'autre pouvant s'adresser à des interlocuteurs divins ou humains,
même s'il reste vrai que les dieux sont le plus souvent honorés d'un discours à l'aoriste.
Non seulement la langue grecque n'offrait pas de moyen de s'adresser à la divinité
avec plus de révérence qu'on n'eût fait à des mortels, (comme le permet le thon
anglais, par exemple) ; mais encore on rencontre parfois, sans qu'un tel oubli des
convenances puisse être mis au compte d'une situation urgente, des injonctions adressées
aux dieux avec un sans-gêne surprenant pour nous, au moyen du présent qu'on peut
nommer « hortatif ». Il est employé dans des circonstances où la terreur et l'angoisse
n'ont pas de place, et ressemble plus à un ordre qu'à une prière 247. Sans qu'on puisse
affirmer qu'il a raison, Bakker voit dans cette sorte de « prières » injonctives une
conséquence de l'attitude extrêmement familière qu'on rencontre parfois en Grèce à
l'égard de la divinité : il pouvait arriver, argumente-t-il (p. 113-4), que les dieux
fussent considérés non comme des êtres distants et invisibles, mais comme des
assistants, des aides, qui se tiennent aux côtés des humains pour les soutenir dans
toutes leurs actions. On pourrait préférer étendre à ces cas l'autre explication (suggérée
par Bakker lui-même) qui, au lieu de recourir à l'argument de la familiarité
(problématique, nous semble-t-il), attribuerait ces tournures hortatives à la situation
particulière où se trouve un orant qui requiert la divinité d'intervenir dans la fonction
qui est la sienne (et non d'octroyer une faveur particulière). Sans doute le résultat
n'est-il guère différent, mais il permet d'éviter le mot « familiarité », dont rien
n'autorise à penser qu'il soit opportun.
Il reste que le bénéfice de ce travail est double : d'une part il nous montre que le
labyrinthe des faits particuliers, des situations spécifiques, les nuances innombrables
qui peuvent modifier l'appréciation, d'un cas à l'autre, ne mettent pas en mesure
d'établir une comparaison autre qu'approximative entre les usages qu'on trouve chez
les différents auteurs, ou dans les différentes œuvres. Il nous rappelle donc qu'il faut se
garder de tout dogmatisme en cette matière, plus encore qu'en une autre. En second
lieu, ses analyses nous invitent à reconsidérer avec un œil neuf les textes auxquels
nous sommes confrontés, en nous dégageant de l'idée longtemps reçue, selon laquelle
l'aoriste servait à exprimer une demande bien plus abrupte que le présent.

Ces deux études, de Gonda pour les modes et de Bakker pour les temps sont
donc, on le voit, aussi neuves que complémentaires. On peut en retenir globalement
l'idée que l'impératif n'est pas forcément plus impérieux que l'optatif, ni l'impératif
aoriste plus que l'impératif présent. Toutefois, ces conclusions demandent à être
maintenant examinées et confrontées entre elles, car les deux réflexions ont été
conçues séparément : cette circonstance se présente comme un avantage dans la
mesure où elle exclut absolument l'intervention d'un esprit de système. Mais il nous

247. D'où peut-être la réflexion de Protagoras (cf. supra, n. 238).


FORMULATION DE LA REQUÊTE 27 1

faut maintenant revenir sur la question des formes verbales dans les prières et de leurs
implications éventuelles quant au sentiment religieux, en tenant compte des différentes
séries de considérations. Des deux questions que nous venons de considérer, celle qui
reste la plus épineuse est celle du mode car Bakker a vidé celle du temps avec une si
grande maîtrise qu'on n'a plus qu'à exploiter le bénéfice de ses résultats tandis que
Gonda n'a fait que lancer une idée directrice.
Sans doute Bakker travaillant sur les temps ne remet-il pas en question
l'interprétation communément acceptée pour les modes et peut-il ainsi suggérer sans
réserve une parfaite et indiscutable congruité de l'optatif pour exprimer un souhait
général formulé dans un état d'esprit détendu 248. Certes, le fait est patent. Mais a-t-on
pour autant raison de discerner dans ce mode, sans autre examen, la nuance de
« modestie respectueuse » dont on s'accorde en général à le colorer ? Et qui dit
« souhait général » dit-il forcément souhait moins énergique et moins urgent ? D'une
part il semble opportun de rappeler que l'optatif ne se réfère pas obligatoirement au
futur comme on l'a pensé, opinion qui entraînait nécessairement des idées corrélatives de
contingence et d'éloignement : un article de Hulton a fait justice de cette idée
reçue 249. Mais de l'autre, on peut faire observer que les souhaits formulés à l'optatif
sollicitent moins une intervention active sur un point précis, que l'acquisition ou la
pérennisation d'un état - pour soi ou pour autrui. Cela semble bien lier justement ces
souhaits au caractère de « non-urgence » qui a déjà été souligné (et qui ne signifie pas
« non-insistance »).
Par ailleurs, Gonda reconnaît à ce mode plus de réserve virtuelle qu'à l'impératif.
Mais en remarquant nettement que l'optatif n'est souvent pas à la seconde personne, il
pose clairement la question essentielle : doit-on mettre les passages de l'un à l'autre
mode dans une même prière sur le compte d'une relation supplétive entre impératif et
subjonctif-optatif, telle qu'elle existe dans d'autres langues 25° ? ou le fréquent
changement de sujet qui accompagne le changement de mode doit-il être compris comme
une garantie contre une tournure qui manquerait de logique ? Car, s'étant aperçu que
très souvent c'était un homme qui était le sujet du verbe à l'optatif, il conclut (comme
nous l'avons vu) fort justement qu'il y aurait quelque illogisme à employer un
impératif à l'égard de quelqu'un qui n'est même pas présent pour entendre l'ordre à lui
adressé 251. S'il en était ainsi, la prétendue discrétion qu'on croit entrevoir ne pourrait-
elle tenir au détour que constitue l'usage de la troisième personne plutôt qu'à l'optatif ?

248. BAKKER, p. 107 sq.


249. Hulton, s'insurgeant contre l'idée communément reçue que l'opt. se réfère au futur,
montre qu'il existe des opt. du passé, et qu'en tout cas on trouve un grand nombre d'opt. a-
temporels (δλοιτο), ou qui prennent leur racine dans le présent (ce que ne contredit nullement
la Syntaxe de Humbert : cf. p. 118-9).
250. Gonda, 1956, p. 54, n. 1, renvoie à Meillet-Benveniste, et à Bally, (cf. supra, n. 217).
251. Cf. supra, p. 262.
272 QUESTIONS FORMELLES

Cette remarque nous amène à la nécessité de considérer aussi de manière


méthodique l'usage qui est fait des personnes verbales. Imaginons différentes expressions
possibles :
Ζεύς'ίλαοςΐσθι
Ζευς ΐλαος έστω
Ζεύς'ίλαοςεΐης
Ζευς ϊλαος εΐη
On remarquera que pour simplifier la réflexion, nous gardons à dessein le même
temps. Pourquoi donc la troisième personne marquerait-elle plus de respect 252 ? Cela
pourrait se concevoir dans une religion où le fidèle se trouverait indigne de s'adresser
directement à la divinité ; mais si cela était, les prières cultuelles donneraient
l'exemple : il n'en est rien 253. Nous avons vu au contraire que la multiplicité des
invocations (qui va de pair avec l'usage de la deuxième personne) était une marque
honorifique 254. Aujourd'hui encore, hormis dans certaines étiquettes (Sa Majesté, Sa
Sainteté, « Madame est servie »- mais c'est alors toujours la fonction qui est
considérée et non la personne ), ou dans les formules de politesse de certaines langues
comme l'italien, parler de quelqu'un en sa présence à la troisième personne comme s'il
était absent, ou du moins comme si on ne lui demandait pas son avis, n'est guère en
faveur d'un excès de considération et ne l'était pas davantage en Grèce 255. Un point

252. Ainsi que le suggère ZIEGLER, 1905, p. 33 sq. (« in grauioribus precationibus ») ; il


faut dire toutefois que le chap, qu'il consacre à ces prières exprimées à la 3e pers. est loin d'être
univoque ; car, avant d'en venir à ces prières « grauioribus », il avait consacré trois pages à
relever des exemples de souhaits brefs, volontiers en incise, auxquels il accorde visiblement une
moindre importance. Il ne se préoccupe pas d'accorder entre elles ces différentes constatations
(nous essaierons de le faire infra, p. 281).
253. Il n'en est rien parce que les prières cultuelles qui nous ont été conservées ne se
trouvent pas offrir d'opt. ; mais on peut aussi rappeler que les gestes de la prière sont loin de
montrer une propension systématique à l'abaissement du fidèle (cf. supra, chap. II, p. 138 sq.).
254. Cf. supra, n. 188.
255. Par Segal (1987, p. 104) ; il s'agit là de la manière dont Œdipe parle de son fils (O.C.
1351-3). Mais ce fait a aussi été bien aperçu au sujet de la prière par Van der Valk, 1967 ; à
propos d'ilipp. 1268-81, il écrit : « Dans le chant, Érôs est toujours indiqué par la troisième
personne, tandis que pour Aphrodite, le poète se sert de la deuxième personne... L'emploi de
l'apostrophe directe est caractéristique pour la prière, et de cette manière le chœur montre son
respect pour la déesse » (p. 128, n. 61). On pourrait citer comme autre exemple la réplique de
Néoptolème parlant de Philoctète avec une indifférence affectée (v. 526 ; cf. comment, de Jebb
ad loc.) : il emploie une 3e pers. de l'impér. (όρμάσθω). On pourrait rappeler également le soin
que prend Hippolyte de bien marquer son éloignement par rapport à Aphrodite {Hipp. 102) :
cela n'est pas signe (on le sait de reste) d'un excès de respect. Il semble de fait qu'on ait intérêt à
distinguer deux types d'expression à la 3e pers. : celle, assez condescendante, qui ignore
l'interlocuteur, et celle, hymnique, qui le met sur un piédestal. La grande différence est que le
deuxième de ces types d'expression est narratif, et ne demande rien (tandis que les opt. 3e pers.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 273

commun entre tous ces emplois de la troisième personne est le désir d'éviter tout
rapport direct avec celui auquel, cependant, on veut faire entendre quelque chose 256.
Nous avons dit que ce désir n'était pas, en Grèce, suscité par un sentiment d'humilité
excessif devant la divinité. Nous ne suggérons pas pour autant, évidemment, qu'il ait
été fait de mépris, ou seulement de désinvolture, mais il faut reconnaître que l'usage de
la troisième personne est plus impersonnel (entendons par là moins attentif à la
personne même de l'interlocuteur). Si nous prenons pour exemple différentes formules
de serment possibles, celle de l'Atride concluant le pacte au chant III de Xlliade : ύμεΐς
μάρτυρ<Η εστε, φυλάσσετε δ' δρκια πιστά (ν. 280) - qui au reste suit quatre vers
d'invocations solennelles -, nous paraît infiniment plus pleine de révérence envers les
dieux que celle qui revient à trois reprises dans l'Odyssée (XIV, 158-9 ; XVII, 155-6 ;
XX, 230-31), dans laquelle Zeus voit son nom utilisé, « volens-nolens » :
ΐστω νυν Ζευς πρώτα θεών ξενίη τε τράπεζα
Ίστίη τ' Όδυσήος άμύμονος, ην άμφικάνω.
Là encore, là surtout peut-être, il serait déplacé de parler d'irrespect envers Zeus ; mais
enfin l'ensemble de la phrase montre bien que sa volonté n'est pas plus sollicitée que
celle de la table ou du foyer : l'effroi qu'inspire ce dieu est peut-être plus grand encore,
mais il n'y a pas place pour le respect de sa volonté - à moins que Zeus n'ait pas à
exercer de volonté dans le domaine de l'accueil des suppliants, parce que celui-ci ferait
automatiquement partie de ses attributions, sans délibération possible. Cette
supposition, si elle devait se confirmer, nous orienterait dans le sens d'une distinction,
dans la manière dont on s'adresse à eux, entre dieux fonctionnels et dieux personnels,
ou plutôt, puisqu'il ne s'agit pas de dieux différents, entre puissance et personne
divine.
On pourrait objecter qu'il s'agissait là d'un impératif, et que justement un optatif,
même à la troisième personne, eût marqué plus d'égards. Peut-être ; mais pas autant
d'égards qu'un emploi de la seconde personne. Au milieu de toute une triade consacrée
au héros le chœur, dans Ajax, formule un souhait rapide (v. 186-7) : άλλ' άπερύκοι /
και Ζευς κακαν και Φοίβος Άργείων φάτιν. Il le rattache explicitement à Zeus et à
Phoibos : il s'agit donc assurément d'une vraie prière ; on voit bien cependant que ce
n'est pas une prière « en forme », marquant une pause dans le reste du texte. On
pourrait en dire autant de la brève invocation de Polynicc en faveur de ses sœurs vers
la fin d' Œdipe à Colone (v. 1435) : Σφών δ* εύοδοίη Ζευς. Au reste, est-ce un hasard si
les souhaits de ce genre sont volontiers rapportes « aux dieux », ou à « la divinité » en

marquent un souhait) ; cf. les rem. de Ccrri, p. 209, sur le « récit à la 3e personne, très
synthétique et efficace, caractéristique de l'hymne religieux », opposé au dialogue.
256. On peut en prendre pour exemple la précaution d'Orcstc dans Les Eum. (v. 297), lors
de son premier « contact » verbal avec Athéna (ελθοι). 11 s'agit là d'une véritable délicatesse
car, s'il se sait purifié, le meurtrier sait également qu'il doit en user avec discrétion. Aussi
attend-il qu'Amena le lui demande pour lui adresser directement la parole (v. 443 sq.).
274 QUESTIONS FORMELLES

général, selon une tradition, apparemment, qui remonte à Homère : θεοί δε τοι ολβία
δοΐεν257 - à moins que justement ils ne requièrent une divinité d'accomplir la fonction
qui lui est propre, comme Artemis et Apollon de tuer les jeunes gens, Hermès et
Hadès d'accueillir les morts 258 - ? Pourrait-on dire que Zeus, quand il est impliqué
(car c'est lui surtout qui l'est, quand un dieu est nommé), soit un nom donné à la
divinité en général, et que ce nom lui-même n'ait guère plus de charge religieuse que
la formule de politesse « Dieu vous bénisse » dont on entend encore parfois souligner
les éternuements d'autrui 259 ? Rien n'est moins sûr. Ainsi dans Les Suppliantes
d'Eschyle, c'est successivement Zeus Άφίκτωρ (ν. 1) et Zeus γεννήτωρ(ν. 206) qui est
prié de tourner son regard salvateur sur les suppliantes qui sont de sa race (έπίδοι,ϊδοι,
ΐδοιτο= ν. 210). Il n'y a donc pas moyen de penser à une sorte de formule de
politesse, et ce sont bel et bien des prières, même quand « les dieux » sont le sujet du
verbe. Il faut aller plus loin : il n'est pas jusqu'aux optatifs exempts de tout rapport
syntaxique avec les dieux qui ne soient aussi en quelque manière des prières ; et tous
les souhaits, à toutes les personnes, comme : δ μη τύχοι, ο μή γένοιτο, δλοιτο, ou
δλοιο, όνοάμην260 sont passibles de cette interpretation ; c'est ce que prouve llél. 645-
6, où Ménélas vient de dire, parlant de son tardif bonheur : « Puissé-jc en jouir »
(όναίμην) ; le chœur lui répond : « Oui, puisscs-tu en jouir », δναιο δήτα· ταύτα δη
ξυνεύχομαι ? 261 A vrai dire, des confirmations de ce genre sont bienvenues, mais

257. Od. VIII, 413 = //.//. Ap. 466 ; cf. //.//. Dent. 225 ; Pd., 01. IV, 12-13 (θεός εύφρων
εΐη). Dans la trag. : Soph., Phil. 528 (σωζοιεν) ; 627 (συμφέροι ) ; Eur., llél. 1006-7 (ή
Κύπρις δε μοι / 'ίλεως μεν εΐη) 1405.
258. Cf. par ex. le fgt d'Hipponax que ZIEGLER cite (1905, p. 31) sous le n° 31, et Eur.,
Aie. 743 (qu'il cite p. 32).
259. Sur l'usage du nom de Zcus pour désigner, en une sorte de métonymie, les dieux en
général, cf. Calhoun, 1937, p. 16-7 (où il renvoie aussi à Hedén, p. 50).
260. θάνοιμι : Eur., Ion, 763 ; I.A. 1007. Μη νυν όναίμην, αλλ' άραΐος... όλοίμην
(imprécation de serment) : O.R. 644-5. Autre exemple de lcre pers. : Pd., Ném. VIII, 35-40 : « Ο
Zcus, puissé-je rester fidèle aux voies de la franchise ». Deuxième pers. : εύδαιμονοίης (Eur.,
El. 231) ; δναιο(/Λ. 1008) ; εύτυχοΐτεκ.τ.λ(ί7>ίί/. 1357-8) ; εύτυχοίτην (ibid. 716). Trois,
pers. : ων έμοι δοίη δίκην (Eur., El. 269) ; δλοιτο (cf. par ex. Sept 452 sq., ou Phén. 350, IT.
535) ; δλοιντο (Ι Λ. 658) ; γένοιτο σοι καλώς (ibid. 1626) ; combinaison lèrc et 3e pers. (ibid.
554 sq.). Outre dans les référ. citées à la n. suivante, où le caractère de prière est explicitement
désigné, tous les souhaits sont en rapport plus ou moins lâche avec la divinité ; ainsi, en Phén.
242, le chœur lance un δ μή τύχοι en simple incise ; mais au v. 571, Jocastc en dit autant, dans
un contexte religieux souligné par προς θεών. Cf. encore un fgt d'Eur. (Nauck, T.G.E., 953, v.
28 : δ μή γένοιτο, Ζεΰ φίλ(ε)). Si l'on veut prendre des exemples hors du théâtre, Thcognis
formule en faveur de sa cité ou de lui-même des souhaits qui, en l'absence de toute référ. à un
dieu, sont cependant des sortes de prières (v. 52 ; 97). Que ces souhaits soient introduits par ει
γάρ, είθε (cf. les réf. citées par ZIEGLER, 1905, p. 23) ne change rien (exemple : Eur., liée.
1067-9 : le voc. "Αλίε accompagne un semblable souhait ; cf. encore Ion 410-13).
261 . Ce texte n'est pas le seul où l'on trouve le verbe εύχομαι ou un composé après un
souhait à l'opt. et pour le désigner : cf. Esch., Ag. 1249 : μή γένοιτο πως 1250 : συ μεν
FORMULATION DE ΙΛ REQUÊTE 275

elles ne sont pas indispensables. En effet tous les vœux, bénéfiques ou maléfiques,
qu'un suppliant peut déverser sur le pays où il « arrive », suivant qu'il y a été accueilli
ou non, qui sont marqués d'une valeur religieuse indubitable - et même infiniment
redoutable -, se trouvent d'ordinaire exprimés à l'optatif. D'une manière générale et
indépendamment du contexte de la supplication, il apparaît qu'un souhait de
bénédiction ou de malédiction - autrement dit le déclenchement d'un processus vital,
régénérant ou léthifère 262 - se trouve presque constamment exprimé à l'optatif 263.

κατεύχη; au v. 1019 de Phil., à ολοιο répond ηύξάμην; ibid., à δλοισθ(ε) de 1285 répond
(έ)πεύξτ) au v. suivant ; en Méd. 920-1, Jason prononce υηΐδοιμι κ.τ.λ. qui est suivi (v. 930)
dcέξτ|ύχoυ ; scmbl ablernen l, cf. Or. 1174 (mais les faits y sont différents, puisque les opt.
expriment une supposition, qui certes équivaut à un souhait, mais qui syntax iquement n'en est
pas un).
262. Cf. infra, chap. IV, η. 154 et 165. Entrent naturellement dans cette catégorie tous les
ολοιο, δλοιτο qui en constituent une part importante. Particulièrement précieuse nous est une
prière conservée dans une scholic d'Hom. : παις μοι τριτογενής εΐη (Schol. BT ad Homère 11.
VIIF, 39, citée par J. E. Harrison, 1974 {1912}, p. 499, n. 4) ; or la Souda, s.v. Tritopatorcs,
nous indique : Φανόδημος δέ έν 'έκτω φησιν cm μόνοι 'Αθηναίοι θύουσί τε και εύχονται
αύτοΐς ύπερ γενέσεως παίδων δταν γαμεΐν μέλλωσιν (cite par J.E. Harrison, 1903, p. 179,
n. 2 ; voir la communie, de Taillardat, 1987, p. XII), ce qui ne laisse pas de doute sur le
caractère de véritable prière de ce « souhait ». Ce texte, qui fait référ. à un rite effectivement en
usage, est décisif pour nous encourager à interpréter dans le même sens tous les souhaits
concernant (positivement ou négativement) la fécondité : Esch., Choéph. 1005-6 : « Ah ! qu'une
telle compagne n'entre jamais (γένοιτο ) dans ma maison ! όλοίμην πρόσθεν εκ θεών
άπαις»; Eur., Ρ hén. 1060-7: γενοίμεθ'... εΰτεκνοι... Παλλάς... . Il est parfaitement
cohérent avec cette rem. que toutes les bénédictions ou malédictions conditionnelles qui
accompagnent un serment ou une supplication soient exprimées, comme c'est l'usage, à l'opt. :
les témoignages sur ce point sont remarquablement convergents, depuis Homère (//. III, 299-
301) jusqu'à la trag. (Esch., Suppl. 659 sq. ; Eum. 902 sq.) cl à la corn. (Aristoph., Paix AA sq.),
en passant par Hdt., III, 65, pour ne citer que de grandes scènes ; (cf. ZIEGLER, 1905, p. 31-3,
où il accumule les exemples de manière d'autant plus probante qu'il n'a pas aperçu la conclusion
à laquelle le rapprochement de ces textes aurait pu l'amener). C'est que le respect ou la
négligence de ces règles constituait au sens propre une question de vie ou de mort. Pour bien
saisir la différence qui sépare ces processus automatiques d'un appel à l'action personnelle des
dieux, sollicitée comme une grâce, on pourra se reporter au début du 4e dithyrambe de Pd (éd.
Puech, p. 153), qui voit se succéder les impér. à la 2e pers..
263. Il est impossible de citer toutes les référ. qui pourraient venir à l'appui de cette
affirmation (on s'en donnerait une idée en consultant les monographies consacrées à tel ou tel
auteur ; par ex. pour Horn., BECKMANN, p. 58-9 ; pour Soph., CREAGHAN, p. 52 sq. ; la
distinction que nous cherchons à établir ici n'a pas du tout retenu leur attention, mais la liste de
citations qu'ils offrent montre tacitement le bien-fondé de notre hypothèse). Contentons-nous de
quelques ex.. En //. VI, 164, Antce (l'épouse de Proitos) le voue à la mort s'il ne tue
Bellérophon : τεόναίη«:, ώ Προΐτ' ή κάκτανε Βελλεροφόντην ; on voit que l'ordre est à
l'impér., et le souhait de mort à l'opt. ; en revanche, quand Achille se charge de tuer Lycaon, il
lui dit bel et bien Θάνε (//. ΧΧί, 106). Dans le même sens, Carrière rapproche (C.U.F, p. 132, n.
1) pour mieux les opposer deux quatrains de Thcognis ; le premier à l'opl. (v. 1119-22) :
« Puissé-je avoir ma duc part de jeunesse... » ; le second à l'impér. (v. 1323-7) : « Fille de
276 QUESTIONS FORMELLES

Dans tous ces cas, il semble que le locuteur suscite pour ainsi dire « une force qui
va » 264, relativement à laquelle les dieux jouent un rôle de garants plutôt que d'agents.
On observera de surcroît que ce genre de souhait est d'ordinaire, comme on peut s'y
attendre, dépourvu de partie argumentative, ce que certains pourraient regarder comme
une marque de discrétion ; et cette circonstance n'a peut-être pas peu contribué à
entretenir l'idée que ces prières étaient plus modestes - et partant plus
rccommandablcs - que d'autres. Il nous semble qu'il n'en est rien ; qu'à rendre Ζευς...
έπίδοι par « Daigne Zeus... » on ne fait qu'accentuer indûment ce trait 265 : il suffit de
considérer la violence des malédictions exprimées à l'optatif et leur indifférence à la
volonté divine pour se persuader que ces marques excessives de respect qui affleurent
volontiers dans les traductions sont hors de saison. Dans ces conditions, nous
proposerions d'interpréter ces souhaits, môme lorsqu'ils sont rapportés aux dieux, au
rebours de ce que suggère la tradition. Loin de voir dans l'emploi de l'optatif, de la
troisième personne (et par ailleurs dans l'absence d'argumentation), une preuve
d'humilité, nous préférerions formuler une suggestion qui irait en sens inverse : ces
prières, qui se passent de l'appel à la volonté de l'autre que suppose la seconde
personne ; qui corrélativement excluent toute argumentation ; et où même les dieux
vont jusqu'à être facultatifs, ces « prières » donc, nous semblent constituer un essai de
mise en œuvre d'un processus automatique, garanti par les dieux sans doute, mais pour
lequel leur consentement n'a pas besoin d'être redemandé à chaque fois.
Assurément, la question se pose d'une tout autre manière quand l'optatif est
employé à la seconde personne, avec le nom d'un dieu pour sujet ; entre cette tournure et
une deuxième personne de l'impératif, on peut légitimement se demander laquelle des
deux est la plus discrète. Le temps du verbe devrait entrer en ligne de compte, un
présent marquant de toute façon moins de réserve, ou plus d'insistance qu'un aoriste. Mais
toutes choses étant égales par ailleurs, nous serions bien en peine pour attribuer la
palme du respect à un mode plutôt qu'à l'autre. Et quand, à deux reprises dans l'Hélène

Chypre, mets un terme à mes peines... ». Il précise que la seconde prière est « plus directe » que
la première, en raison de l'emploi de l'imper.. Il est intéressant de noter qu'on trouve l'opt.
employé avec prédilection quand justice (l'un des facteurs vitaux, constituants de l'ordre du
monde, cf. supra, n. 54), est demandée : //. I, 42 ; Od. XX, 169 ; Thcognis, 337 (ou encore
1089-90) ; Soph., Track. 808-9 ; Aj. 1389-91 ; et l'on pourrait ainsi continuer jusqu'à des
témoignages très postérieurs (ZIEGLER, 1905, p. 19 sq. y aiderait). De fait, tout processus
« naturel » est apte à être ainsi stimulé par un souhait qui n'a pas besoin de recourir à la volonté
divine par l'usage de la 2e pers. et de l'imper, (cf. Thcognis, 997-1003 ; Pd., Ad. Pucch 35).
Aussi en va-t-il le plus souvent de même des appels à la réciprocité de la χάρις (cf. supra, n.
181) : voir les épigrammes citées par FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, p. 42 (χαίρουσα
διδοίης, sous le n° 39), p. 43 (Κύπρις χάριν άνταποδοίη, sous le n° 40, avec le comment, de
la p. 44).
264. Selon l'expression de Hugo, Ilernani 992.
265. Esch., Suppl. 1, trad. Mazon. Mais comment faire autrement ? Le français ne possède
pas d'opt., et est tributaire de ses propres traditions de pensée et de langue.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 277

d'Euripide l'héroïne d'une part (v. 167 sq.), le chœur de l'autre (v. 1111), font appel
respectivement aux Sirènes et au rossignol pour répondre à leurs chants de deuil, y a-t-
il une différence radicale entre εϊθ(ε) μόλοιτ(ε) et έλθ(έ)? En effet, ce que nous venons
de dire de l'optatif nous laisse sur l'idée qu'il ne faudrait pas s'exagérer ses vertus de
discrétion. Cela dit, nous n'irons pas jusqu'à affirmer qu'il soit plus incisif que
l'impératif employé dans les mêmes conditions de personne et de temps. De fait,
quand il s'agit d'emplois à la seconde personne, les faits sont extrêmement délicats à
analyser, et il semblerait paradoxal de soutenir que μόλοις est moins respectueux que
μόλε. Et pourtant, à condition de laisser ce terrain de l'insistance ou de la discrétion
sur lequel des modernes ont tendance à se placer alors qu'il s'avère décidément si
inadéquat, ne trouverait-on pas dans les textes matière à consolider l'hypothèse que,
même à la deuxième personne, l'optatif marque plus d'éloignement, de distance par
rapport à ce qui est désiré, que l'impératif ? Est-ce parce que les souhaits à l'optatif
portent plus souvent sur un état, et les requêtes à l'impératif plus souvent sur une
action 266 ? Toujours est-il que l'orant nous semble moins directement impliqué dans
un souhait à l'optatif, sans qu'il soit toujours opportun (il s'en faut !) de faire intervenir
des notions de réserve ou de respect : peut-être tout simplement la nature même de son
souhait l'amènc-t-elle à estimer sans objet une demande d'intervention, si ce dont
l'obtention est en cause ne relève pas de ce domaine. Or s'il s'agit de se ménager, d'une
manière générale, les bonnes dispositions de la divinité, il n'y a pas lieu pour cela de
faire intervenir de demande précise - sans qu'on soit pour autant fondé à parler de

266. Cela est corrélatif de la distinction que nous suggérions d'établir entre souhait rapporté
à la puissance et prière adressée à la personne. Ainsi, une prière des Phén. adressée « aux
dieux » présente successivement un opt. et un impér., nuance dont la traduction est impuissante
à rendre compte (v. 586-7) : *Ω θεοί, γένοισθε τοδνδν άπότροποι κακών / και ξύμβασίν
τιν' Οίδίπου τέκνοις δότε. (« Ο dieux, daignez détourner ces malheurs, et octroyer aux
enfants d'Œdipe quelque moyen d'accord »). Comme on le voit, l'opt. demande aux dieux de se
trouver dans une certaine disposition, d'accomplir une fonction, tandis que l'impér. sollicite la
découverte et l'octroi d'un moyen d'accord, ce qui requiert une action véritable. Nombreux sont
les exemples qui vont dans le même sens (cf. Eur., Hipp. 522-3 : Κύπρι, συνεργός εΐης ; ou
encore 83 et 87 : Hippolyte offrant la couronne à sa divine patronne lui dit à l'impér. δέξαι;
formulant ensuite un souhait concernant sa propre vie, il ajoute - cf. supra, p. 232 - κάμψαιμ(ι)).
Mais il n'est pas nécessaire d'attendre Platon {Phèdre 279 b-c) pour trouver une 2e pers. d'opt.
« modeste » ; ainsi du désir exprimé par le bouvier Philoitios (Od. XXI, 200-201) : Ζεΰ πάτερ,
αϊ γαρ τοΰτο τελευτήσειας έέλδωρ / ώς ελθοι μεν κείνος άνήρ· άγάγοι δέ έ δαίμων.
Sans doute la tournure αϊ γαρ contribue-t-elle à atténuer l'expression. On notera en revanche
que le souhait άγάγοι δέ έ δαίμων apparaît comme une illustration de ce que nous avons vu
concernant les divinités inférieures à qui on ne fait pas l'honneur de les solliciter directement
(cf. supra, n. 255). A. Bonnafé propose (1984 a, p. 186, n. 5) de comparer les «prières
parallèles » de Philoitios (XX, 235-9) ; sans doute ont-elles des points communs ; mais la
première, qui est formulée à la 3e pers. de l'opt., n'est pas qualifiée de « prière » (XX, 240 :
άγόρευον) comme l'est la seconde, où la 2e pers. est employée (XXI, 203 : ώς δ" αΰτως
Εύμαιος έπεύχετο ; 21 1 : εύξαμένου).
278 QUESTIONS FORMELLES

réserve. Ce n'est là qu'une suggestion, qui demanderait à être examinée à la lumière de


revues exhaustives. Notre propos présent consistait simplement à empêcher qu'on ne
continue d'affirmer sans autre examen que l'optatif était plus respectueux que
l'impératif.
Cela dit, encore voudrions-nous suggérer la nécessité de ne pas considérer tous
les optatifs sur le même plan. Tout d'abord il importe (c'est évident, mais encore faut-il
le dire) de ne pas assimiler optatif de souhait et optatif d'affirmation atténuée appuyé
sur dv ; quand, dans l'Electre de Sophocle, Clytemnestre commence sa prière à
Apollon (v. 637) par κλύοις αν ήδη, nous avons bien affaire à une invitation polie (ou
au simple reflet peut-être de l'embarras de la reine, au début de sa démarche ; car elle
s'enhardit ensuite (v. 643) jusqu'à user de l'impératif présent : άκουε). Mais même en
comparant des tournures formellement parallèles, il est évident qu'entre le μόλοις du
péan à Asclcpios que Sophocle composa pour les Athéniens 267 et la prière de Socrate
à Pan et aux autres dieux (Plat., Phèdre 279 b-c) : δοίητέ μοι καλώ γενέσθαι, il existe
un gouffre, sur le plan du sentiment religieux. Par ailleurs, quand les Danaïdes, dans
Les Suppliantes d'Eschyle demandent (v. 630-631), avant de verser leurs bénédictions
sur les Argiens θεοί / Διογενεϊς κλύοιτ(ε), l'impression produite n'est encore pas
exactement la même. Et ce κλύοιτ(ε) à son tour doit être distingué des autres optatifs
qui le suivent et qui, pour appartenir à la même prière, n'en sont pas moins tout à fait
différents selon nous. Considérons les mots essentiels (pour ce qui nous occupe) de la
suite du texte 268 :
μήποτε λοιμός ανδρών
τάνδε πόλιν κενώσαι...
ήβας δ" άνθος αδρεπτον269
έστω, μηδ' Άφροδίτας
εύνάτωρ βροτολοιγός
"Αρης κέρσειεν άωτον...
Μηδέ τις... λοιγός έπελθέτω..
νούσων δ' εσμός άπ' αστών
ϊζοι κρατός άτερπής,

267. Sur ce péan, dont le litre et les premiers mots ont été trouvés sur une inscription {IGT-
Π 4510), et qui a été édité par Oliver, cf. BREMER, p. 204, n. 46.
268. Esch., Suppl. 659 sq. : « Que la peste jamais ne vide d'hommes leur cité... mais que la
fleur de leur jeunesse demeure sur sa tige, et que l'amant meurtrier d'Aphrodite, Ares, n'en
fauche point l'espoir !... Que nul fléau meurtrier ne vienne... Que l'essaim douloureux des
maladies aille se poser loin du front des Argiens ; et qu'Apollon Lycien soit propice... Que Zeus
enfin fasse à jamais cette terre fertile... Que les brebis qui paissent ses champs soient fécondes !
Que sa prospérité en tout s'épanouisse sous la faveur des dieux... ».
269. Sur cette expression, cf. Borthwick : l'auteur rassemble rapprochements et arguments
pour montrer que άνθος ne désigne pas la « fleur », mais la trame bien étoffée et moelleuse
d'un tissu floconneux. Curieusement, il néglige (sauf erreur de notre part) ce passage des Suppl.,
en dépit de l'aide qu'il lui aurait apportée pour confirmer le rapport qu'il établit (p. 1 et 7) entre
άνθος et άωτος.
FORMULATION DE ΙΛ REQUÊTE 279

ευμενής δ' ό Λΰκειος 6- / στω...


Καρποτελή δε τοι Ζευς έπικραινέτω / (γαν)
πρόνομα δε βότ' άγρόΐς πολύγονα τελέθοι*
το παν τ' εκ δαιμόνων θάλοιεν.
On voit que sont enlacés optatifs et impératifs à la troisième personne, avec
alternativement pour sujets des noms de dieux ou d'autres noms, désignant les
calamités que les suppliantes entendent écarter de leurs bienfaiteurs, ou les prospérités
qu'elles veulent attirer sur eux. Comme dans le cas du serment par Zeus et par la table
d'Ulysse, il ne semble pas que la volonté, à proprement parler, des dieux concernés
soit sollicitée, mais qu'une série de processus soit enclenchée. Plutôt que le mode, c'est
la personne du verbe qui communique cette impression. Au début en effet, les
Danaïdes s'adressaient bien aux dieux, en leur disant κλύοιτ(ε) . Mais il est
remarquable, précisément, que les dieux soient appelés à être seulement auditeurs ; et
il nous semble bien que l'optatif les éloigne, les dispense pour ainsi dire de tout
engagement, à la différence de ce qu'eût sollicité κλΰθι ou κλΰτε270 ; ensuite, elles ne
s'adressent plus à eux à la seconde personne, mais mentionnent au besoin les noms de
ceux d'entre eux dont elles attendent une action en faisant d'eux le sujet de verbes qui
sont soit à l'infinitif 271, soit à la troisième personne (de l'optatif, ou de l'impératif). Les
dieux n'apparaissent pas comme des interlocuteurs, ou au moins comme les
destinataires du discours. Ils ont seulement été priés d'ouïr, au début. Ensuite, on a
presque l'impression qu'ils sont des instruments fonctionnels, de pures puissances,
dont les Danaïdes suscitent l'action ou le repos, indépendamment de leur volonté
propre. Mais on ne saurait dire non plus qu'il soit question de la contraindre, cette
volonté, puisqu'on ne s'adresse pas à elle. Il semble plutôt que les Danaïdes
accompagnent de leur chant et de leurs paroles un processus en quelque sorte
considéré comme naturel et attendu. De même qu'elles auraient estimé nécessaire de
maudire explicitement les Argicns s'ils les eussent repoussées - quoique sur un pays
dans lequel une souillure a été commise, un fléau puisse s'abattre indépendamment de
toute malédiction verbalement proférée 272 -, de môme elles s'acquittent envers leurs
bienfaiteurs d'une sorte de dette de reconnaissance : (εύχας αγαθός αγαθών ποινας, ν.
626), en aidant, par leur « imprécation retournée » 273, à la mise en acte des différents
aspects de la prospérité qui doit récompenser Argos.
Ce chant du chœur des Suppliantes apparaît donc comme une appréhension, dans
la catégorie du langage, de processus qui auraient de toute façon agi d'eux-mêmes,

270. Cf. supra, n. 15.


271 . Κτίσαι (ν. 636), dont le sujet : τόν... "Αρη, est à l'accus., doit être compris comme un
infin. prescriptif. Deux infin. dépendent de εύχόμεθα au v. 675.
272. En font foi aussi bien la crainte de Pélasgos dans Les Suppl. (413-7), que l'histoire de
Charila dans l'arctalogie delphiquc (Plut., Quaest. gr. 12).
273. Mazon, C.U.F, p. 36, n. 1 .
280 QUESTIONS FORMELLES

mais qui reçoivent de cette prise en charge verbale comme un « ordre » au double sens
du terme : « donner un ordre » et « mettre en ordre ». On peut considérer ces
bénédictions rituelles à la fois comme un signal de départ et comme des directives précises
destinées à répartir sans désordre et sans omission les forces de vie qui ne demandent
qu'à éclater. La prolation verbale ne crée pas l'explosion de vie, mais elle contribue à
l'orienter.
Il est frappant de constater que si la parole des hommes ne peut recevoir
d'accomplissement que par l'assentiment divin, les processus « naturels » en revanche
(en particulier ceux qui conduisent la mort ou la vie) apparaissent censément aidés, ou
du moins canalisés, par la force de la parole humaine. Mais il faut également souligner
le rôle que jouent les dieux dans des déroulements de ce genre. Car, autant il y aurait
d'erreur à regarder les bénédictions des Danaïdes comme une prière adressée
directement aux dieux, autant on se tromperait en considérant comme pure clause de
style le κλύοιτε du début : les dieux personnels sont interpellés comme auditeurs
seulement sans doute, mais leur puissance n'est pas évincée, car elle est à l'œuvre dans
le déroulement des faits conformes aux lois dont les Danaïdes ne font que promouvoir
l'exécution par leur chant 274. Toute personne se sentant en situation de proférer des
paroles qui ne font que s'accorder avec ces grandes lois « naturelles » garanties par les
dieux (au premier rang desquelles se trouve le respect des serments, des parents, des
suppliants, des hôtes), est en quelque sorte dispensée de solliciter l'assentiment divin.
Un père qui maudit son fils indigne, des suppliants qui bénissent la communauté qui
les a accueillis, une épouse trahie qui invoque vainement les serments du mariage 275,
estiment être comme les exécutants des dieux, en même temps qu'ils se font leur porte-
parole : ils apparaissent ainsi fondés à disposer du nom des dieux sans s'adresser à eux
à la seconde personne. Il semble même légitime que parfois, usurpant pour ainsi dire
la place de la divinité, ils édictent, comme une prophétie, au futur de l'indicatif, ce qui

274. C'est là bien évidemment soulever la question des rapports entre magie et religion.
Nous serions d'accord pour suivre Farnell dans sa réfutation de la thèse (de Frazer, ou de J.E.
Harrison), d'une première phase, purement magique et sans dieux, de la religion grecque
(Farnell, 1914, en partie, p. 18 sq.) -non point que nous puissions nous appuyer sur une
certitude, mais parce que les témoignages nous manquent pour l'affirmer ; aussi loin qu'on
remonte, on trouve les dieux objectivement associés aux rites qui peuvent bien sembler reposer
sur un fondement « magique ». Cela n'entraîne pas que nous suivions Farnell lui-même quand il
suggère que la « religion » (ou le « théisme »), est « supérieure » à la magie (ibid., p. 30). On
trouvera des éléments de réflexion dans Pettazzoni, 1953 (1921), p. 36 sq. ; Festugière, 1960, p.
482 et 495 ; Burkert, 1977, p. 100 et n. 4.
275. Malédiction paternelle : Hipp. 889 ; suppliants accueillis : Esch., Suppl. 656 sq. ;
épouse trahie : Méd. 163. On pourrait évoquer encore le cas de qui défend les droits des morts :
Aj. 1175 sq.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 28 1

sera le sort du personnage concerné : ainsi par exemple d'Achille prédisant sous
serment à Agamemnon ce qui l'attend à la suite de l'outrage qu'il lui inflige Z16.
Ces manières de s'exprimer apparemment indifférentes à l'assentiment divin,
parce qu'on le suppose acquis au départ, sont donc tout à fait à leur place dans les
usages qui régissent les relations humaines censément garanties par les dieux, ou
quand il s'agit de stimuler des fonctions naturelles de croissance ou de
dégénérescence. Là réside peut-être le fondement de la contradiction qu'on peut
relever chez Ziegler 277 : étudiant les troisièmes personnes de l'optatif il souligne, sans
chercher la cause de ce phénomène, que cette manière de s'exprimer donne le plus
souvent lieu à la formulation d'un souhait assez bref, quand il ne consiste pas en une
simple incise ou en un simple mot - ce qui lui semble la marque d'une importance
réduite - ; mais qu'inversement sont tournées de même quelques prières dont la
gravité ne lui échappe pas. Si l'on s'avise que tous ces souhaits à la troisième personne
de l'optatif sont censés déclencher ou orienter un processus vital fondé sur les règles
de la « Justice » qui gouvernent la fécondité et la fertilité, on est dissuadé d'estimer les
souhaits brefs comme peu importants, et par conséquent l'on ne s'étonne plus de
devoir les mettre en parallèle avec des prières redoutables.

De toutes les considérations qui viennent d'être proposées, on peut chercher


comme une confirmation latente dans l'Iliade. Elle est d'autant plus inattendue qu'on
connaît la répugnance marquée dans ce poème à l'égard de tout ce qui ressemblerait à
une propagation automatique plus ou moins assimilable à une contamination
magique 278 ; elle n'en est que plus révélatrice. Il s'agit de la première prière de Chrysès
au chant I de l'Iliade.
Il est, dans ce poème, peu de prières plus diligemment et plus complètement
exaucées que celle-ci. Or si le poète la fait respectueusement adresser par le prêtre -
qui est un άρητήρ, rappelons-le - à l'Apollon du littoral troyen, pour nous montrer
ensuite, dans une splendide image, l'Olympien descendant, « semblable à la nuit » (v.
47), il a peut-être plus d'une raison. Sans doute est-on fondé à voir là un exemple de
cette superposition bien connue entre dieux de l'Olympe et dieux des sanctuaires 279.
Mais le moins qu'on puisse dire est que le texte ne fait rien pour atténuer la
disparate 280. Si l'on considère que l'épidémie infligée par les traits du dieu est un fléau qui

276. //. I, 240 sq. Sur ces « prophéties », cf. Führer, 1967, p. 1 14-5.
277. Cf. supra, n. 152.
278. Cf. F. Robert, 1950, p. 208.
279. Cf. F. Robert, 1950, p. 123 sq.
280. Et cependant, il a donné des exemples, de sa maîtrise en ce domaine (cf. J.Th.
Kakridis, 1971, p. 104-7).
282 QUESTIONS FORMELLES

tue indistinctement hommes et bêtes 281, tout comme la pestilence qui ravage Thèbes à
la suite de l'inceste et du parricide d'Œdipe (et attribuée, là encore, au ressentiment
d'Apollon), on voit qu'on a affaire à l'une de ces catastrophes que déclenche
automatiquement le viol d'une loi essentielle, comme celle qui commande le respect dû aux
parents, aux hôtes, aux suppliants, aux hérauts ou aux prêtres. Le texte nous précise bien
que Chryscs tenait « en main, sur son bâton d'or, les bandelettes de l'archer Apollon »
(v. 14-5) - précision qui relève d'un choix du poète : il lui eût suffi de dire que
Chrysès, sans autre appareil, s'était constitué le suppliant (Ικέτης) des Achéens 282 ; il
a préféré rapporter son caractère sacré à son service du dieu - ; or Agamemnon, s'il n'a
pas molesté le vieillard, l'a publiquement menace et outragé, méprisant explicitement
ses attributs sacrés (v. 28). Ce seul refus brutal était suffisant pour déclencher le fléau.
Cependant le prêtre nous est montré confiant sa vengeance au soin de son dieu, dans
une prière à certains égards si spécifique des prières homériques, qu'elle est volontiers
citée comme parangon de prière tripartite 283. Elle commence par un impératif aoriste :
κλΰθί μευ, suivi d'une série d'invocations ; se poursuit par l'énoncé « régulier » (ει
ποτέ τοι) d'arguments - consistant justement en la mention de devoirs religieux
accomplis avec un zèle exceptionnel -, mis en rapport avec le présent au moyen de la
tournure attendue : τόδε μοι κρήηνον έέλδωρ, dans laquelle on relèvera l'impératif
aoriste κρήηνον; et clic se termine par la requête. Du point de vue du schéma, il n'y a
pas plus conforme à la tradition de Xlliade que cette prière. Mais du point de vue de
l'expression, on éprouve une surprise : au lieu du δός ou autre impératif aoriste
habituel 284, on trouve un optatif à la troisième personne, - dont le sujet qui plus est
n'est même pas le nom du dieu : τίσειαν Δαναοί έμα δάκρυα σοΐσι βέλεσσιν. Le sens,
aussi bien que la forme de ce verbe, ne laissc-t-il pas percer ce que cette « juste
rétribution » peut avoir d'automatique ? Mais le reste de la prière autorise à se
demander si le poète, toujours soucieux de gommer les aspects de la religion qui ne
sont pas olympiens 285, ne s'est pas employé à dissimuler ce mécanisme de la
propagation de la pestilence derrière une invocation solennelle et une intervention
ostensible du dieu en personne, sous sa forme anthropomorphique. Il semble bien que le
prêtre, sous l'cpithètc de Σμινθεΰ ait appelé un dieu rat 286 - ce qui déjà représente un
degré de rationalisation scmblc-t-il méconnu - ; il n'est pas douteux qu'il ait mis tout
son talent à nous décrire un archer. Il n'en reste pas moins vrai que la tournure τίσειαν

281. Cf. Jouanna, 1987, p. 111.


282. Cf. infra, chap. V, n. 136.
283. Cf. supra, p. 219.
284. Cf. CORLU, p. 254.
285. Cf. J.Th. Kakridis, 1949, p. 16 sq. ; J. de Romilly, 1983, p. 15.
286. Cf. F. Robert, 1950, p. 125 ; J.Th. Kakridis, 1971, p. 133, n. 18 ; Grmek, 1983, p. 43
(en partie, n. 29).
FORMUI-ATION DE ΙΛ REQUÊTE 283

Δαναοί donne à entendre que les « traits » qui, grâce à leur place ultime, occultent ce
qui précède, et qui préparent l'arrivée du dieu au carquois, ne sont que le moyen choisi
pour nous masquer le mode d'extension d'un fléau de contagion déclenché par le
renvoi même du vieillard et dirigé sur les Danacns par ses paroles 287. En revanche,
quand il s'agit de mettre fin à cette contamination naturelle - et qui, comme telle,
aurait tendance à se répandre d'elle-même -, il faut que le dieu intervienne à la manière
dont interviennent ordinairement les dieux homériques ; c'est ce qui lui est demandé
sous la forme, « traditionnelle » dans Ylliade, d'un impératif aoriste, et au moyen d'un
verbe appartenant au vocabulaire de la bataille : ήδη νυν Δαναοΐσιν άεικέα λοιγόν
άμυνον288, donc appartenant au vocabulaire anthropomorphique. En conséquence il
nous semble que, loin de devoir nous faire conclure à la « sauvagerie » de l'Iliade, le
petit nombre des optatifs qu'on y rencontre est au contraire de nature à confirmer les
constatations que nous pouvons faire par ailleurs, relativement au degré d'élaboration
de ce poème et au caractère anthropomorphique accusé de la religion homérique.
Il semble donc se dégager nettement que, lorsqu'un processus naturel ou vital est
en jeu, l'optatif est le mode qui sert à faire croître ou dépérir, indépendamment de la
volonté personnelle des dieux 289. Quand en revanche il s'agit d'obtenir tel ou tel
événement, succès, ou bien telle ou telle action particulière, il faut solliciter
l'intervention ou au moins l'assentiment des dieux ; et cette démarche s'effectue
d'ordinaire au moyen d'un impératif adressé directement (c'est-à-dire à la seconde
personne) à la divinité. Nous ne nous dissimulons pas que l'emploi de la deuxième
personne de l'optatif avec un nom de dieu pour sujet 29° constitue une solution
mitoyenne de laquelle on hésite à décider si elle marque modestie et respect comme le
prétend l'idée reçue (mais l'idée reçue ne distinguait pas selon les personnes du verbe),
ou si elle est provoquée par une assurance qui se croit fondée à infléchir la volonté
divine. Il nous semble en effet que l'impératif mette nettement la divinité devant la
double solution d'une acceptation ou d'un refus (et Homère signale en conséquence la
réaction des dieux), tandis que l'optatif (2e pers.) serait plus insinuant, ne demanderait
pas de réponse immédiate, mais ne laisserait guère place, d'un autre côté, à un refus
net. Ce n'est là qu'une suggestion dont il faudrait assurer les fondements par une

287. Sur tout ce passage, cf. J.Th. Kakridis, 1971, p. 125 sq., et en partie, son remarquable
comment, sur le v. 42, p. 133.
288. V. 456. Sans doute n'cst-il pas indifférent que la même expression, λοιγόν άμΰναι,
se retrouve en I, 67 ; 341 ; 398 ; IX, 485 ; XVIII, 450 ; et XXIV, 489.
289. La 3e pers. de l'imper, semble jouer un rôle voisin, mais un lien éventuel avec les
processus de croissance est moins net.
290. Cette tournure, à vrai dire, est relativement rare ; ZIEGLER en dénombre (1905, p.
11-2) six exemples, chez Pindare, deux chez Bacchylidc, six dans le théâtre d'Eschyle, cinq dans
celui de Sophocle et quinze dans l'œuvre d'Euripide. Il ne manque pas de faire observer que leur
nombre est incomparablement moins grand que celui des optatifs à la 3e pers., et surtout que
celui des impératifs.
284 QUESTIONS FORMELLES

enquête exhaustive. En revanche, pour ce qui est de l'opposition la plus marquée, entre
impératif deuxième personne (surtout impératif aoriste), et optatif troisième personne
(ou optatif à sujet autre qu'un nom de dieu), il nous paraît difficile d'échapper aux
conclusions qui nous ont semblé se dégager de notre examen 291, et qui aboutissent à
un résultat diamétralement opposé à l'idée jusqu'ici acceptée : selon ce que nous avons
pu constater, l'impératif s'adressant directement à la divinité pour lui demander une
intervention ponctuelle, s'avère plus « respectueux » de sa volonté que l'optatif - du
moins que l'optatif employé à la troisième personne.
Sans doute faudrait-il pour faire le tour des modes d'expression possibles,
considérer également les phrases nominales, comme ΐλαος, ώ δαΐμον, Ίλαος292 ; les
infinitifs prescriptifs, qu'ils aient le nom d'un dieu pour sujet : έλθεΐν, ήρω Διόνυσε293,
ou un autre nom : Ζεΰ πάτερ, ή Αΐαντα λαχεΐν, ή Τυδέος υΐόν294 ; sans compter les
« prières » qu'on pourrait appeler descriptives et qui, par un récit des actions du dieu à
l'indicatif295, chantent une louange dont on comprend qu'elle est en même temps

291. Cela ne signifie pas que les choses soient simples, et que nous suggérions d'attribuer
un rôle analogue à tous les opt.. Ainsi, dans une tragédie, δλοιτο a toutes les chances d'être une
malédiction lourde ; dans Phil., par ex., quand le héros maudit Néoptolème, puis se ravise pour
rendre sa malédiction explicitement conditionnelle, il faut bien penser qu'il a conscience de
déclencher un processus redoutable (v. 961-2) : « Puisses-tu périr (δλοιο) !... Mais, non, non,
pas encore, pas avant que je sache si tu ne prendras pas d'autres sentiments. Sinon, va, péris
misérablement (ει δε μή, θάνοις κακώς) ». Qui oserait faire le même pari dans les comédies
d'Aristoph. (Nuées 6 ; 1236) ? Quand Hector prie les dieux pour Astyanax (//. VI, 476 sq.), et
finit par souhaiter qu'Andromaque ait lieu de se réjouir de la valeur de son fils, quelque
interprétation qu'on donne aux opt. (cf. supra, p. 261), on ne peut leur attribuer valeur aussi
efficace qu'à la malédiction conditionnelle accompagnant le serment du chant III, qui voue le
parjure éventuel à voir sa cervelle répandue au sol (v. 300 : εγκέφαλος χαμάδις ρέοι). Chacun
des groupes d'usages que nous avons répertoriés, par conséquent, n'est pas monolithique. Il
n'empêche que nous pensons pouvoir séparer radicalement les adresses directes aux dieux, et les
souhaits.
292. Soph., O.C. 1480 : « Sois-nous clément, ô dieu, sois-nous clément ». Il se trouve de
ces tournures nominales dès 17/. ; cf. ΠΙ, 365, le reproche que Ménélas adresse à Zeus : Ζεΰ
πάτερ, ου τις σειο θεών όλοώτερος άλλος (« Ah ! Zeus père ! il n'est pas de dieu plus
exécrable que toi »). Le ton n'est évidemment pas le même.
293. Sur le dithyrambe d'Élis, cf. supra , chap. I, p. 37 et n. 11.
294. //. VII, 179-80. Cette prière à l'infin. prescriptif, rapprochée de celle qui lui fait suite
peu après (v. 202-5), qui est exprimée à l'impér. aor. (δός... οπασσον), et formulée selon deux
hypothèses pour réserver les préférences éventuelles de Zeus, nous semble offrir un contraste
analogue à celui que nous avons cru discerner (cf. supra, n. 214) entre opt. et impér. : ce dernier
mode, utilisé à la 2epers. (et qui plus est à l'aor.) s'adresse à la volonté divine pour solliciter une
faveur ponctuelle ; tandis que l'infin. comme l'opt. semble en rapport avec un effort pour peser
sur le cours des choses, plutôt qu'avec une entreprise de persuasion (cf. par ex. Od., XVII, 354-
5).
295. De fait, ces « prières » à l'indic. semblent particulièrement propres à prendre acte
d'une situation ou d'un accomplissement ; et cette constatation peut trouver à s'effectuer sur le
FORMULATION DE LA REQUÊTE 285

demande de protection ; et aussi les prières interrogatives 296. Nous y renonçons pour
ne pas allonger démesurément ce chapitre, et aussi parce que nous n'aurions, selon
toute apparence, que de minces résultats supplémentaires à en escompter pour notre
recherche : si les phrases nominales sont ambiguës, les infinitifs prescriptifs semblent
partager avec la troisième personne de l'optatif une dispense de référence à la volonté
du dieu ; toutefois, dans la mesure où un vocatif est présent, cela n'est pas exactement
identique (encore devons-nous nous souvenir de la prière de Chrysès : κλϋθι ....
τίσειαν) ; de plus, ce n'est pas un processus naturel qui est stimulé (έλθεΐν, λαχεΐν).
Un indice nous conduit à penser que ces prières semblaient - à l'auteur de l'Iliade en
tout cas - relativement dénuées de respect. Il est constitué par la prière d'Agamcmnon
au chant II de l'Iliade (v. 41 1 sq.) quand, grisé par le songe que lui a dépêché Zcus, il
accumule les imprudences. Fort qu'il est, le pauvre sot (νήπκκ, ν. 38), d'une fausse
assurance, il adresse à Zcus une prière malséante car il ne fait que s'acquitter devant
son armée d'une prière de convenance, tant il croit son objet déjà assuré par les dieux,
alors que le Songe l'a berne :
Ζεΰ κύδιστε μέγιστε, κελαινεφές, αίθέρι ναίων,
μή πριν έπ' ήέλιον δΰναι και επί κνέφας έλθεΐν,
πρίν με κατά πρηνες βαλέειν Πριάμοιο μέλαθρον
α'ιθαλόεν, πρήσαι δε πυρός δηίοιο θύρετρα,
Έκτόρεον δε χιτώνα περί σθήτεσσι δαίξαι

mode de la laude comme sur celui de l'insulte, ou du moins du reproche ou de l'indignation.


Pour la louange, on pourrait citer par ex. Théognis, 5-1 1 : « Phoibos, lorsque Lcto... t'enfanta...
la terre... sourit... » (cf. sur un autre ton, v. 1117-8, à Ploutos) ; Pd., Isthm. 3, v. 4 ; Péan 8
(Pucch), v. 24 sq. : « Ο Zcus... voici que tu réalises maintenant... » (cf. encore le début de la
VIIIe Ném.) ; ou Esch., Ag. 160 sq. (le fameux « hymne à Zcus ») ; Eur., Troy. 884-90 : « Zcus...
toujours... tu mènes selon la justice les affaires des mortels ». En sens inverse, cf. les invectives
de Mcnélas (//. III, 365-9 ; mais il s'agit en fait d'une phrase nominale ; cf. supra, n. 292) ; les
reproches qu'Ulysse adresse aux dieux quand il s'aperçoit que les vaches du Soleil ont été tuées
(Od. XII, 370-75) : « Vous m'avez couche en (un) sommeil perfide... » ; ceux de Théognis à
Érôs (1231-5) : σχέτλι' "Epcoc... έκ σέθεν ώλετο... (à Zcus : 373-81 ; à Cypris : 1385-9). Des
sentiments mêlés de crainte et de révérence s'expriment dans Ant. 781 sq., tandis que Sappho
emploie des mots voisins dans un contexte incertain (fgt 77 Puech). Enfin PFIFFNER donne (p.
30 sq.) une liste d'ex. - tirés principalement d'Eur. - dans lesquels un récit scandalisé de ce qui
se passe fait office de demande indirecte d'intervention. Souvent proches (par le contexte) de
ces « prières » à l'indic. sont les prières qui posent une question aux dieux (cf. n. suiv.) :
PFIFFNER en fait également l'inventaire p. 30. Ces différents modes d'expression par lesquels
les fidèles éprouvent le besoin de communiquer avec la divinité hors de toute demande précise
se révèlent pour nous très instructifs dans la mesure où ils nous montrent l'homme aux prises
avec la nécessité de tout rapporter aux dieux, sous forme de constat ou de question si ce n'est de
demande.
296. Cf. par ex. Soph., Aj. 387-91 : « Ο Zcus, mon aïeul, comment pourrais-jc... » (l'emploi
de κατεύχη et de εύχουβυχ ν. 392 et 393 nous garantit qu'il s'agit bien d'une prière) ; ou le fgt
d'Hipponax : « Zcus... pourquoi ne m'as-tu pas donné de l'or ? » (fgt 38, Masson) ; ou encore
Esch., Sept 822 : « Ο grand Zcus,... dois-je me réjouir... ou pleurer ? ».
286 QUl-STIONS lORMIiLLl-S

χαλκψ ρωγαλέον πολέες δ' άμφ' αυτόν εταίροι


nprivéec εν κονίησιν όδαξ λαζοίατο γαΐαν297.
Apres un vers sacramentel d'invocation, il se laisse aller à l'oubli des convenances,
comme s'il devait contribuer par un signe ostensible à sa confusion. Au lieu de
demander la victoire comme il est séant, il fait insolemment porter sa demande sur une
question de délai, prenant pour accordé que le résultat ne fait aucun doute. Le coucher
du soleil et l'arrivée de l'ombre, phénomènes naturels, n'ont pas à être octroyés par
Zcus (hormis dans des circonstances exceptionnelles, mais cela est loin de l'esprit du
roi). L'Atridc ne pense pas devoir demander le succès de ses armes, dont il se sent trop
sûr ; quant à la déroute ennemie, elle lui apparaît comme une conséquence naturelle
des ravages complets qui auront illustre sa puissance : λαζοίατο n'implique pas plus
directement les dieux que δΰναι ou έλθέϊν ; en sorte que la prière triomphaliste
d'Agamcmnon porte finalement seulement sur les deux mots μη πρίν, ce qui est une
double impertinence : par le temps entraîne d'un côte ; par l'expression de la défense
de l'autre.
De cet exemple, comme de certains autres qui précédaient, il nous semble
pouvoir inférer que l'auteur de ïlliade attachait une importance particulière à l'emploi
de l'impératif, et singulièrement de l'impératif aoriste, dans les prières. Qu'il ait fait de
celte expression le modèle de ce qu'il estimait souhaitable (dans celte épopée) de
proposer en illustration des rcl lions héroïques entre l'homme à la divinité ne nous
paraît pas douteux. Mais que cette décision relève d'un projet artistique ne nous le
paraît pas davantage. Sans vouloir nous lancer dans une discussion générale relative à
l'Iliade 298, nous retiendrons deux cléments de preuve : le premier consiste à souligner
que ce choix (de montrer certaines relations entre les hommes et les dieux, faites d'un
mélange d'égalité et d'égards pour la volonté d'autrui) est propre au poème de Y Iliade,
-où il s'avère cohérent avec le monde qui y est décrit et le sens qui est donné au
récit, - mais ne se retrouve tel quel nulle part ailleurs, pas même dans YOdysscc, dont
les ressorts sont tout autres ; le second est imposé par la comparaison avec l'hymne à
Dionysos, dans la forme duquel il est exclu de voir la moindre insistance déplacée, a
fortiori la moindre impertinence, et qui cependant égrène les infinitifs prescriptifs.
Cela nous est un nouvel avertissement d'avoir à tenir compte des présupposes des
auteurs avant de proposer une appréciation des prières que contiennent leurs œuvres.

297. //. II, 41 1-19 : « Ο Zeus très glorieux, très grand ! Zcus à la nuée noire, qui habites
l'éther ! ne laisse pas le soleil se coucher et l'ombre survenir, que je n'aie d'abord jeté bas, la face
en avant, le palais de Priam, noirci par la flamme, et livre ses portes au feu dévorant ; que je
n'aie aussi, au moyen du bronze, déchiré, mis en pièces, autour de sa poitrine, la cotte d'Hector,
et vu, à ses côtés, ses compagnons, en foule, tomber le front dans la poussière, prenant la terre
entre leurs dents ! »
298. On trouvera les différents éléments de la question commodément exposés dans J. de
Romilly, 1 983 Nous avons essayé d'apporter quelques arguments nouveaux en faveur de l'unité
^ 17/ Π Aubriot, 1984 a ; 1985 a ; 1985 c.
IORMUIATION DK ΙΛ RRQUÊTK 287

Visiblement, Ylliade est pleine d'exigences qui lui sont propres. Mais ce fait, à
certains égards bien connu (on sait bien qu'Homère ne parle pas plus de souillure du
meurtre qu'il ne parle explicitement de magie), avait échappe, semble-t-il, en ce qui
concerne la prière. C'est assez compréhensible, car deux séries de circonstances (qui
se recoupent) le masquent en partie. On peut les résumer ainsi : d'une part les poètes
qui se sont nourris de ce chef d'œuvre, les artistes qui s'en sont inspirés ont repris, au
moins partiellement, cet héritage, et nous ont habitués à regarder une représentation
anthropomorphique de la divinité (avec les rapports de familiarité plus ou moins
respectueuse qui s'ensuivent) comme à peu près normale en Grèce ; de l'autre, cette
conception de la divinité a rencontre la faveur des modernes, qui ont longtemps oblitéré
les aspects qui leur étaient moins directement compréhensibles : les apparitions des
dieux sous des formes animales, par exemple 2", étaient mises au compte du
merveilleux épique plus que de la religion. Ils étaient donc peu préparés à considérer
dans toute son originalité le type de rapports aux dieux que nous présente l'épopée,
principalement l'Iliade. Mais notre étude nous amène à soupçonner que les
« préjugés » d'Homère touchaient peut-être aussi l'expression de la prière, et qu'il a
sans doute beaucoup contribué à communiquer l'idée qu'une prière gagnait en dignité à
recevoir une expression conforme aux règles de la rhétorique (même s'il faut en
l'occurrence en parler « avant la lettre »). Il n'est même peut-être pas tout à fait exclu
qu'il ait aussi contribué à en infléchir le vocabulaire, et qu'il ail joue un rôle dans
l'évolution de εύχομαι vers le sens de « prier ». Il nous est impossible d'en décider.
Mais révélateurs sont nos tâtonnements et nos incertitudes quand nous cherchons à
nous informer sur la prière.

Quoi qu'il en soit, toutes ces observations concernant modes, temps et personnes
des verbes qui servent à exprimer une prière nous amènent à reconsidérer la question
de l'expression formelle de la prière sous un autre angle. Nous avons découvert
progressivement que l'optatif n'était pas forcément plus « respectueux » que
l'impératif, que l'aoriste n'était pas plus impérieux que le présent. Mais nous avons vu
de surcroît qu'il n'est pas suffisant de s'attacher aux modes ou aux temps, sans
s'occuper de la personne ; et que la troisième personne ne représentait pas l'expression
la plus modeste qu'on puisse imaginer. Il nous a fallu reconnaître aussi que le choix du
mode semblait pour une grande part déterminé par la nature de la demande ; que
l'impératif sollicitait une action du dieu, prête à s'exercer au cours d'une action
volontaire et par là-même contingente, tandis que l'optatif agissait directement sur la
permanence ou sur la propagation pour ainsi dire immanente d'états et de processus
bénéfiques ou maléfiques (mais en rapport avec la vie et la croissance, la mort cl le
dépérissement), qu'entretient ou contrarie naturellement, automatiquement, le respect

299. Par ex. quand ils se posent sur un arbre sous forme d'oiseau (//. VII, 59 ; XIV, 290-1 ;
cf. F. Robert, 1950, p. 103), ou quand Leucothéa « plonge » dans la mer, semblable à une
« corneille de mer » (Od. V, 337 et 353 ; cf. Détienne & Vcrnant, 1974, p. 204).
288 QUESTIONS FORMELLES

des grandes lois commandées et sanctionnées par les dieux. Cette sanction accordée
une fois pour toutes dispense le fidèle de quêter l'adhésion du dieu : sous le regard
divin sans doute, et en référence à la divinité (d'où l'usage du nom des dieux), mais
sans leur intervention (d'où l'usage de la troisième personne), il appartient à l'homme
de canaliser les grandes forces à l'œuvre dans l'univers (et dans la société qui en fait
partie) en déclenchant pour ainsi dire des courants positifs ou négatifs, vivifiants ou
mortifères. Apparentée peut-être à ce grand mécanisme apparaît la faculté d'obtenir, au
moyen d'une incitation proférée à la deuxième personne de l'optatif, la mise en branle
d'une divinité sommée d'accomplir sa fonction.
Il ne nous semble guère possible, pour peu qu'on examine l'ensemble du corpus
laissé par la tradition, d'échapper à ces constatations. Et cependant il faut bien aborder
une objection majeure : c'est que toutes ces prières, indifféremment, sont désignées
par le verbe εύχομαι ou un terme de la même famille 30°, alors que le sens originel de
ce verbe, tel que nous avons cru pouvoir le saisir, ne semblait le rendre adéquat que
pour des demandes relevant de la revendication ponctuelle. Il y a plus : le nom de
l'optatif en grec était ευκτική έγκλισις ce qui, en contradiction avec l'étymologie de
εύχομαι, et au rebours de tout ce que nous avons cru remarquer, laisse supposer une
adéquation particulière entre le souhait et le fait de εΰχεσθαι. Tout le présent chapitre
aboutit à montrer que nous ne saurions, dans le principe, accepter cette supposition.
Mais cette contradiction s'estompe et disparaît, si l'on veut bien tenir compte de deux
séries de faits travaillant dans le même sens. D'une part, justement en ce qu'ils
donnaient le signal d'un déclenchement automatique, les optatifs avaient pu voir leurs
emplois étendus, dans un désir d'expressivité301, et ainsi, perdre de leur caractère de
parole efficace. Mais surtout, l'appellation ευκτική έγκλισις est tardive : si l'on en
croit Diogcne Lacrce 302, c'est Protagoras qui le premier « avait... distingué les
propositions optatives, interrogatives, affirmatives, imperatives » (εύχωλή, έρώτησις,
άπόκρισις εντολή). Or, comme nous l'avons marque, le sens originel de εύχομαι s'est
très vite perdu ; à telle enseigne que sans le témoignage du mycénien, il n'est pas sûr
qu'on aurait pu le reconstituer, ci dépit des indices renfermés dans l'épopée ; ce qui est
certain en revanche, c'est qu'au Ve siècle, ses connotations de juste prétention et de
libre adresse étaient oubliées depuis longtemps. Et si vraiment (comme les emplois

300. Cf. supra, p. 208.


301 . Encore cette extension d'emploi a-t-clle clé relativement restreinte, ce qui semble bien
confirmer la valeur initiale redoutable des souhaits de ce genre. On se ferait sans doute une idée
assez juste des limites dans lesquelles elle s'est maintenue en parcourant les exemples
rassembles par Humbert (sans le moindre souci de ce qui nous occupe, bien entendu), Synt. gr.,
p. 118-9. En tout cas, pas plus que de valeur « voloniativc » (rem. de la p. 119) de l'aor., il ne
nous semble opportun de parler de courtoisie ou de « politesse » {ibid. : « souhait poli ») pour
l'opt., même si ces nuances ont pu s'ajouter ultérieurement. Ce qui nous semble en cause au
départ, c'est bien le transfert d'une parole dans l'ordre des faits.
302. Cf. Croiset, Litt, gr., IV, p. 54, n. 3 ; CORLU, p. 169. Cf. supra, n. 238.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 289

polyvalents qu'il fait volontiers du verbe εύχομαι, ainsi que l'usage du schéma
ternaire 303 permettent de le penser) Homère a voulu privilégier une certaine idée de la
prière conçue comme une sorte de conversation héroïque affectée d'un caractère
revendicatif marqué, cette idée ne semble guère avoir survécu au contexte épique. Plus
le nom ευχή s'est imposé comme nom de la prière, et plus le verbe εύχομαι a perdu
son sens originel. Dans de pareilles conditions, où le sens de εύχομαι et les emplois de
l'optatif à la fois avaient tendance à perdre de leur spécificité, on peut comprendre les
chevauchements entre le domaine de la prière et celui du souhait - d'autant que celui
du souhait est loin d'être étranger à la religion et même aux dieux, et qu'il ne possède
pas de mot particulier pour le désigner.
Une fois faite cette mise au point de vocabulaire nécessaire, il ne nous semble
pas moins vrai d'affirmer que la prière en Grèce, du moins à haute époque 304, a connu
pour ainsi dire un double langage : l'un qui, volontiers accompagné de techniques
persuasives, s'adressait à la volonté des dieux pour en obtenir des grâces, une aide, des
interventions, langage que l'on pourrait qualifier de « volitif », qui trouve son expression
la plus nette dans l'emploi de l'impératif aoriste. Loin de pouvoir être soupçonné
d'irrévérence, ce langage nous semble au contraire porter toutes les marques du
respect, dans la mesure où il s'adresse à l'autre comme à une personne ; mais il est vrai
qu'il est affecté d'un sentiment nuancé de liberté et d'égalité sur lequel des modernes
ont pu se méprendre. L'autre va droit au but, sans avoir que faire d'arguments, sans
même toujours s'adresser aux dieux ; en tout cas, il ne s'adresse jamais aux personnes
divines, mais seulement aux puissances : c'est un langage efficace grâce auquel,
presque, « dire, c'est faire », même pour les hommes 3O5. Mais ce langage efficace ne
peut exercer ses pouvoirs que dans un domaine très restreint : celui de la fécondité -
sur lequel encore il n'a prise que conformément aux lois de la justice distributive.
On voit que nous évitons autant que possible de parler de « magie ». Le mot en
effet nous semble de nature à épaissir l'obscurité plus qu'à la dissiper, hormis s'il faut,

303. Cf. supra, p. 219 sq.


304. Pour la période postérieure au Ve s., notre étude ne s'est pas poursuivie
systématiquement. Mais il nous semble que cette distinction ne s'avérerait pas caduque dans son
principe, même par la suite, moyennant des réserves dues au fait que, selon toute apparence, le
langage « volitif » avait eu lieu de perdre beaucoup de terrain : le monde héroïque avait au
théâtre cédé la place à des intrigues contemporaines ; la piété personnelle des petites gens, qui a
contribué au développement de cultes comme celui d'Asclépios, a demandé à la religion plus de
« douceur » et d'intimité (cf. F. Robert, 1981, p. 122-3) ; il était moins question, par conséquent,
de formuler des requêtes sollicitant une intervention particulière, que de présenter des demandes
« fonctionnelles » ; toutes ces raisons ont pu concourir au développement de l'opt. - lequel alors
a pu effectivement acquérir, à mesure que son usage se « banalisait », une valeur de modestie.
305. Pour la formule, cf. le titre français : Quand dire, c'est faire, du livre d'Austin. Pour
l'idée, cf. les nombreux aphorismes émaillant la poésie grecque, selon lesquels c'est seulement
pour les dieux que pensée ou parole, et acte, coïncident (cf. par ex. //.//. Hermès 46) : voir
supra, chap. Π, n. 41 et 127.
290 QUESTIONS FORMELLES

après J. de Romilly, parler en même temps de rhétorique : tous les procédés qui, dans
l'expression de la prière, ont été soulignés à plaisir comme magiques (l'emploi des
homéotéleutes, des allitérations...) sont de ceux qui devaient alimenter avec le plus de
prédilection l'arsenal de la rhétorique 306 ; les tournures de la captatio benevolentiae
(« Prêtez-moi une oreille favorable ») étant analogues dans la prière et dans
l'éloquence 307, on observe une parfaite homogénéité, du point de vue de la finalité du
discours, que le destinataire soit un homme ou un dieu ; et, dans une prière argumen-
tée, c'est la tentative de persuasion qui l'emporte. Peut-être une plus grande contention
avait-elle amené la prière à prendre quelque avance ; mais dès que s'élabora une
réflexion théorique sur la puissance du langage (c'est-à-dire principalement avec
Gorgias), les procédés d'homophonie qui, empiriquement peut-être, avaient fait
fortune dans la prière, furent repris d'une manière systématique par quiconque avait le
désir de persuader 308. Dès Homère, d'une manière éclatante, structure du discours et
structure de la prière étaient identiques ; et ultérieurement, quand cette organisation
ternaire eut cédé le pas à des schémas plus compliques, l'identité se retrouva au plan,
cette fois, des ressorts psychologiques utilisés. On voit que nous échouons, pour notre
part, à détecter où que ce soit, des expressions d'un « sacral speech » par
excellence 309. En sorte que là où la divinité nous apparaît comme personnelle, nous
sommes incapable (sur le terrain du discours à elle adressé) de lui reconnaître une
quelconque spécificité divine. Dans cette prière saisie comme une entreprise de
persuasion, il n'y a pas de place pour la magie 310, car la divinité y est conçue comme
anthropomorphique à tous égards.
Si nous pouvions être tentée de parler de magie, ce serait, paradoxalement, à
propos du type de prière que la tradition s'accordait à créditer du plus grand « respect »
envers la divinité : la prière exprimée à la troisième personne de l'optatif, et dénuée de
toute argumentation. La tentation s'expliquerait par le fait que ce genre de prières nous
a semblé fondé sur la conception d'une aptitude à déclencher automatiquement des
forces naturelles, sans recours direct à la volonté divine. Mais même en ce domaine, la
terminologie de la magie nous semble impropre. Car en aucune manière il n'était
question pour « l'orant » de prétendre ployer les forces naturelles ou divines à ses caprices :

306. Cf. supra, n. 139.


307. Cf. Führer, 1967, p. 112-21 (surtout p. 112-3, où il donne des exemples de discours
homériques commençant par κλΰτέ μευ).
308. Gorgias ayant beaucoup contribué à accentuer cette assimilation formelle, on
comprend qu'il ait affirmé la nécessité de distinguer prière et discours par autre chose, en
l'occurrence le respect.
309. Pour reprendre l'expression de MUELLNER et revenir à la question posée, cf. supra,
p. 213 sq.
310. Cette question a été traitée avec une fermeté et une clarté remarquables par VON
FRITZ, en partie, p. 16-7.
FORMULATION DE LA REQUÊTE 29 1

il ne pensait pas faire autre chose, selon toute apparence, que stimuler selon l'ordre -
qui avait fini par coïncider avec le nom de Δίκη311 - des puissances de toute façon à
l'œuvre dans l'univers et dans la société, et garanties par les dieux. Que de telles
relations semblent plus en rapport avec une religion de la puissance qu'avec une
religion de la personne, c'est un point dont nous ne disconviendrons pas. Mais nous
nous garderons pour notre part d'assimiler religion de la puissance et magie, nous
réservant de n'employer ce mot que dans les cas où il y aurait prétention individuelle à
déclencher un processus anarchique (pour faire descendre la lune sur la terre, par
exemple, ou revivre un mort).
Nous proposons donc d'interpréter l'existence de deux sortes de prières possibles
(les unes à la deuxième personne de l'impératif, les autres à la troisième de l'optatif,
les unes argumentées, les autres non, - sans nier la possibilité de contamination entre
les deux -), comme une nouvelle marque du double courant de la religion grecque si
bien mis en évidence par J. Rudhardt 312 : l'un qui conduit à la vénération des dieux en
tant que personnes, et l'autre à leur adoration en tant que puissances. Mais cette
proposition gagnerait en intérêt s'il était possible de la fortifier par l'étude d'autres
domaines concernant la prière. C'est à quoi nous allons essayer de nous employer
maintenant.

311. Cf. supra, n. 263. On pourrait allonger démesurément la bibliog. sur ce sujet ; qu'il
suffise de rappeler les p. 137-9 (« la part due à laquelle chacun peut prétendre sans outrepasser
ses droits ») de Jaeger, 1964 (1933) ; mais il ne remonte pas aux origines qui permettraient
d'expliquer cette signification. Au lieu que, si l'on voit dans δίκη « la manière dont les choses
doivent se passer », comme il en reste un souvenir dans l'accusatif adverbial δίκην, « à la
manière de » (suggestion dont je suis redevable à M. F. Robert), on comprend que Δίκη ait pu
régir à la fois l'ordre de l'univers (comme le montre bien le fgt 94, D.K., d'Heraclite ; cf. D.
Aubriot, 1985 b, p. 30 et n. 25) et les rapports sociaux (cf. Dodds, 1965 { 1951 }, p. 62-3, n. 34,
et le renvoi qu'il y fait au livre de Kelsen où est étudiée « l'interprétation présocratique de la loi
naturelle en tant que diké »). Des réflexions particulièrement pénétrantes avaient été consacrées
à cet aspect de la religion grecque par RUDHARDT, 1958, p. 108-111 ; elles sont reprises et
encore approfondies dans son art. de 1964, en partie, p. 202-3. Ce n'est pas le lieu d'aborder ici
la question de l'étymologie de ce mot, et nous renvoyons au D.E. De la magie, en revanche,
relève la prétention fanfaronne du Coryphée in Eur. Cycl. 646-7 : il s'agit d'une επωδή.
312. Cf. RUDHARDT, 1958, p. 37-8 ; 136-7 ; 1964, p. 194-5.
CHAPITRE IV

ΆΡΑΟΜΑΙ, ΆΡΑ

LA MALÉDICTION
ET
LE SERMENT
LA MALEDICTION ET LE SERMENT

II est temps d'explorer le domaine des mots άρά, άράομαι, que nous avons
jusqu'ici laissés complètement de côté, alors qu'a été affirmée par le passé avec une
constance remarquable leur équivalence globale par rapport aux termes de la famille
de εύχομαι1. Mais à vrai dire, les choses sont plus compliquées que cela : tout le
monde convient que άράομαι est spécifiquement apte à désigner la malédiction ;
cependant comme il faut bien par ailleurs reconnaître que ce verbe sert parfois - et
même très souvent chez Homère - pour des prières qu'à première vue rien ne distingue
de prières présentées au moyen de εύχομαι, la plupart se sont résolus à accepter avec
plus ou moins d'assurance l'idée que ces deux verbes, « à l'origine », durent être
équivalents 2. Qu'il faille s'en tenir à cette notion de similitude, ou qu'on doive au
contraire résoudre en faveur d'un domaine propre à chaque famille, l'examen de
άράομαι devra nous renseigner sur les conceptions religieuses qui sous-tendent la
prière en Grèce.

Nous ne saurions prétendre que cette préoccupation soit nouvelle et différents


efforts ont été tentés pour circonscrire le sens de ce terme, au sujet duquel il convient
d'abord de rappeler quelques faits objectifs : άράομαι, est loin d'être un verbe courant
à l'époque classique. Pour dire « prier », on lui préfère εύχομαι, et pour dire
« maudire », on emploie plus volontiers καταρώμαι, dans lequel le sens d'hostilité est
indiqué peut-être plus par le préverbe que par le verbe. Les prosateurs l'ignorent,
hormis Hérodote, ainsi que les poètes - à l'exception des tragiques - ; Aristophane ne

* Les occurrences de ce verbe n'étant pas innombrables, il a semblé commode de les


rassembler en un corpus séparé, qu'on trouvera en Appendice, p. 537 sq.
1. NILSSON, G.G.R., p. 158. Sur ce verbe, cf. CALAME, 1973, et sur ce point col. 1175.
Voir aussi EBNER, 1973 b, et VOIGT. Le simple άράομαι semble appartenir soit au langage
archaïsant, soit au langage solennel et rituel, l'un et l'autre pouvant coïncider. Cette circonstance
justifie qu'on procède à l'examen de ce verbe en partant d'Homère.
2. DES PLACES, 1969, p. 368. D'après le Thesaurus, le Bailly, et le L.S.J., le verbe
άράομαι a comme premier sens « prier », son sens regardé comme le plus fréquent à l'époque
classique de « lancer des imprécations » ne venant qu'ensuite.
296 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

l'emploie qu'une fois, dans une prière parodique (Thesm. 350), et lui préfère aussi
ailleurs soit εύχομαι, soit καταρώμοα (Nuées 871 ; Gren. 746 ; Guêpes 614 ; Lysistr.
815), suivant que l'un ou l'autre sens est requis (mais il s'agit plutôt, dans les
références mentionnées, Renvoyer au diable, que de maudire sérieusement).
Mair soulignait surtout (en 1918, dans YE.R.E.) l'absence de distinction nette
entre άράομαι et εύχομαι chez Homère, puis la fréquence du sens de « maudire » pour
άράομαι chez les tragiques (tout en reconnaissant que Sophocle se distingue par ses
trois exemples de άράομαι, au sens de « prier »). La formule essentielle de son article
semble bien être : « The fact is that "prayer" and "curse" are essentially
undifferentiated » 3, affirmation qui, si elle devait se vérifier, serait lourde de
conséquences. J.Th. Kakridis propose pour sa part une distinction qui s'établirait selon
le bénéficiaire et le caractère positif ou négatif de la requête : les prières, dit-il, « sont
de deux sortes : elles s'adressent à la divinité soit en vue de l'utilité personnelle de
l'orant, soit en vue du dommage d'un adversaire. La première catégorie embrasse les
εύχαί, la deuxième les κατάραι» 4 ; aussi conclut-il (p. 7) : « Chez les Anciens,
άράομαι, signifie tantôt εύχομαι, et tantôt καταρώμαι qui sont essentiellement la
même chose ». Dire : 1) que άράομαι est identique à εύχομαι, sauf lorsqu'il signifie
« maudire » ; 2) que, quand il signifie « maudire », c'est qu'il s'agit d'une catégorie
spéciale de prière, la prière en mauvaise part, dire cela aboutit à introduire une
distinction pour l'annuler aussitôt. Cet enchaînement nous ramène à Mair, et se trouve
d'ailleurs en parfait accord avec les articles des autres dictionnaires. En effet, le
Thesaurus, Bailly, Liddell-Scott- Jones, indiquent comme premier sens « prier », pour
ajouter ensuite une précision comme « surtout en mauvaise part, d'où maudire » 5 ; et
même P. Chantraine (D.E., s.v. άρά) s'est résigné à se borner à l'indication, pourtant

3. Cf. MAIR, p. 103. CALAME, 1973, aboutit en fait au même résultat décourageant. Il
énonce d'un côté des différences de sens « entre à. (prononciation d'une prière articulée et
solennelle) et εύχομαι (prononciation d'une simple invocation pour doubler le rite de la
parole)... » : col. 1170 ; et de contexte rituel : il renvoie à son art. Calame, 1970. Mais il avoue
de l'autre que « plus fréquent qu'a., εύχομαι s'en distingue difficilement dans son emploi
hom. » (col. 1169) ; et il accumule ensuite les « recoupements sémantiques » qui tendent à
effacer la distinction entre les deux verbes (col. 1 170 à 1 174). Autant dire qu'il abolit peu à peu
l'affirmation de laquelle il partait. Par ailleurs l'impression de fréquence du sens de « maudire »
pour άράομαι chez les tragiques se dégage de la consultation des lexiques et indices, dont les
rubriques indiquent ce qui suit ; pour Esch., seulement deux occurrences : deux imprecor (P.E.
912 ; Sept 633) ; pour Soph., trois precor ou vota fado (Tr. 48 ; Aj. 509 ; O.C. 1445), et six
imprecor (Ant., 1428 ; O.R. 251 ; 1291 ; O.C. 952 ; 1389 ; 1406) ; pour Eur., trois precor (Hipp.
1 168 ; Or. 1 138 ; Hclides 851), et quatre imprecor (Phén. 67 ; Méd. 607 ; Aie. 714 ; Rhés. 505),
ce qui donne un total de six precor contre douze imprecor (ou exsecror). La signification
« souhaiter ardemment » ne fait l'objet d'aucune rubrique.
4. J.Th. Kakridis, 1929, p. 5.
5. C'est la démarche suivie par le Bailly. De fait, le L.S.J. donne trois sens : 1) prayer ; 2)
vow ; 3) curse.
LA MALÉDICTION ET LE SERMENT 297

bien peu satisfaisante : « Demander par des prières », d'où « lancer des imprécations
contre ». Ce qui gêne ici principalement est le « d'où » ; mais il faut avouer que le
doubje sens de l'adjectif verbal άρατός ne contribue pas peu à entretenir l'obscurité ;
nous lisons en effet (ibid.) : « Maudit », mais aussi « désirable, souhaité » (c'est nous
qui soulignons) ; on semble bien avoir affaire à une ambivalence consubstantielle au
mot ; mais se résoudre à la situer sans autre examen au plan d'une identité présumée
entre prière et malédiction nous semble étrange. Revenons à Kakridis et reconnaissons
qu'il ne s'en tient pas tout à fait là : plus positive est sa suggestion de mettre l'accent -
après Schwenn 6 - sur l'idée de désir dans la signification de ce verbe, qu'on doit
parfois traduire en effet par « souhaiter ardemment ». Mais il en reste à la constatation
et n'explique rien.

Le premier à proposer un exposé vraiment argumenté a été Bolelli qui suggère, à


partir du sens de « prier », une double évolution : l'une vers le sens de « souhaiter
ardemment », l'autre vers celui de « maudire » 7. Pour rendre compte de ces trois
significations, il avance une interprétation historique, dont on peut résumer ainsi les
grandes lignes. Partant de l'affirmation que εύχομαι désigne simplement l'action de
prier, il en distingue άράομαι, en ce qu'au moyen de ce verbe, on scelle par la force de
la parole une demande, une prière, représentée dans son aspect de durée (p. 80) ; il
présume que άρή = ruine (avec un α bref) a pu influer sur άρά = prière (avec un α
long), par l'intermédiaire de la forme ήράτο, qui ne laisse pas deviner la quantité de Γα
initial (p. 83). Selon lui, le sens homérique de « prier » (avec les nuances susdites) a
prêté à une évolution vers le sens de « souhaiter ardemment ». Cette signification (qui
représenterait une innovation chez Homère) devait, dit-il, devenir le sens normal en
éolien et en ionien (Sappho, Hérodote) ; mais il l'estime inconnue des auteurs attiques.
En revanche, le sens de « maudire » est à ses yeux une création attique, en rapport
avec l'élaboration d'un nouveau concept éthique - d'où la nécessité selon lui de
considérer le récit de Phénix au c.iant IX de VIliade comme interpolé, en raison des
malédictions d'Althaea sur Méléagre. En somme, pour Bolelli, άράομαι signifie
« prier » en ajoutant les nuances suivantes : 1) force de la parole scellant une prière
représentée dans son aspect de durée (propre à faire comprendre l'évolution vers le
sens de « souhaiter ardemment ») ; 2) idée de ruine (propre à faire comprendre
l'évolution vers le sens de « maudire »).
L'article de Bolelli se signale par de grands mérites : d'abord, l'auteur se rend
compte qu'il n'est pas possible de continuer à confondre εύχομαι et άράομαι, comme
on l'avait fait jusqu'à lui ; ensuite, il propose une explication du prétendu passage de

6. SCHWENN, 1927,-p. 25. J.Th. Kakridis s'efforce (1929, p. 5) d'unifier les deux idées, de
désir et de malédiction, en disant que άρά désigne une prière où l'accent est mis sur le désir et
le profit escomptés - ceux-ci pouvant consister en dommage pour autrui.
7. BOLELLI.
298 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

« prier » à « maudire », qui autrement reste mystérieux ; enfin, il dégage clairement un


troisième sens, exempt de référence aux dieux (au moins de référence nette et
explicite), et tente d'en rendre compte. Toutefois, son article prête le flanc à deux
objections majeures, qui se situent au plan de la méthode comme à celui des résultats.
La première vient de ce qu'on ne saurait accepter de voir (p. 90-1) déclarer « tardif»
tel passage du texte homérique, dès l'instant qu'il contient un élément estimé
indésirable, car incompatible avec l'idée que chacun, séparément, peut être amené à se
faire des emplois primitifs ou postérieurs de tel ou tel mot 8. De toute façon, se
débarrasser des malédictions d* Althaea au chant IX de l'Iliade ne règle pas le problème
de l'expression άρήσετ' 'Epivoçau chant II de l'Odyssée (v. 135), dont la connotation
de malédiction s'impose si nettement. En sorte que l'idée d'un « passage » du sens de
« prier » à celui de « maudire » entre Homère et la période classique nous apparaît
ruinée au départ. Inversement, il nous semble au moins discutable que le sens de
« souhaiter ardemment » auquel Bolelli veut donner une coloration spécifiquement
éolienne (ou ionienne), ait été inconnu des auteurs attiques 9. Au plan des résultats,
Bolelli n'éclaircit pas vraiment (même si d'un bout à l'autre de son exposé, il la
suppose soulevée, au moins implicitement) la question de rapports qui auraient pu unir
- ou distinguer - άράομαι et εύχομαι. Si cet article n'obtient pas, malgré de
remarquables efforts d'élucidation, d'emporter l'adhésion de son lecteur, c'est que
celui-ci ne parvient pas à saisir clairement la spécificité du verbe άράομαι à travers les
différents sens mentionnés : plus il est persuadé que la signification centrale de
άράομαι n'est pas « maudire », plus il se demande à quoi correspondait la coexistence,
chez Homère, de deux verbes pour signifier « prier » (en laissant de côté λίσσομαι). Si
bien qu'en dissipant l'obscurité d'un côté, cette recherche, de l'autre, l'épaissit. De plus,
Bolelli part de présupposés discutables, relativement aux sens dans lesquels άράομαι
serait employé par les différents auteurs 10, ce qui empêche de se fier à ses
conclusions. Toutefois, chacun reste très redevable à son travail qui présente, outre le
mérite de s'être attaqué à un verbe jusqu'alors peu étudié, celui d'avoir donné un état
descriptif de la question satisfaisant.

A. Corlu pour sa part n a dégagé clairement un trait spécifique du verbe


άράομαι, en mettant l'accent sur l'idée d'actualisation dont la prépondérance ressort sans

8. Nous espérons avoir montré au contraire que cette initiative était particulièrement mal
venue, s'agissant du discours de Phénix au LXC chant de 17/., et dans ce discours, de la prétendue
digression sur Méléagre : elle nous semble absolument nécessa;re, non seulement au passage
dans lequel elle s'insère, mais encore à l'architecture globale du poème ; cf. D. Aubriot, 1984 a,
et 1985 a, surtout p. 274-5.
9. Cf. infra, p. 336 sq.
10. Ces inexactitudes ont été relevées par CORLU, p. 285-6.
11. CORLU, p. 249-91. Sur le point qui nous occupe, il a été suivi par VON SEVERUS, p.
1136, col. 2, et par CALAME, 1973 selon qui (col. 1173) άράομαι situe une prière « comme
LA MALÉDICTION ET LE SERMENT 299

discussion possible des divers emplois de ce mot qu'il analyse. Il va même jusqu'à
parler de recours, « en usant parfois de rites magiques, à l'action divine » 12. Il
souligne (p. 255) qu'on ne trouve jamais άράομοα employé en relation avec une prière
mentale 13 ; enfin, dit-il, « ce qui est particulièrement notable avec άράομαι, c'est que
l'orant sollicite une action positive de la divinité... L'essentiel n'est pas d'invoquer telle
ou telle divinité, mais de proférer le vœu que la divinité accomplisse tel ou tel acte
salutaire ». Bolelli, parlant d'une demande scellée par la parole et représentée dans son
aspect de durée (p. 80) formulait une remarque qui allait dans ce sens ; mais il n'en
tirait guère de conclusion nette, à l'inverse d'A. Corlu qui fait ressortir l'idée de « mise
en acte », en la montrant effectivement essentielle aux différents emplois du verbe
άράομαι. A cela, il ajoute une constatation tout à fait bienvenue, en soulignant (p. 253
et 258) la rareté de rites sacrificiels mentionnés dans le contexte de ce verbe
(cf. n. 13). Toutefois, il ne tire pas de cette analyse judicieuse toutes les conséquences
qu'on pouvait en attendre ; ébranlé peut-être par la tradition selon laquelle εύχομαι et
άράομαι n'avaient rien, à l'origine, qui les distinguât, il perd le bénéfice dont nous
parlions à l'instant, qui consistait à avoir dégagé un sens spécifique, et il laisse
finalement le lecteur dans l'obscurité d'où il avait espéré sortir. Car si εύχομαι et άράομαι
avaient été, primitivement, indistincts, on ne s'expliquerait pas l'intensité qu'a prise le
second, relativement à l'idée d'efficacité dans la mise en acte, qu'A. Corlu n'a pas
méconnue et même a été le premier à souligner avec une franche vigueur.
Or l'auteur, dont le propos consistait à étudier comparativement εύχομαι,
άράομαι et λίσσομαι, a surtout, en l'occurrence, fini par opposer le premier au second
(puisqu'il verse le troisième dans le vocabulaire de la supplication) en soutenant, pour
résumer, qu'au terme d'une évolution parallèle, εύχομαι voulait dire principalement
« prier pour soi », tandis que άράομαι signifiait « prier défavorablement contre
autrui » 14. Sans doute une semblable affirmation trouve-t-elle à s'étayer sur un certain
nombre d'exemples d'après lesquels le verbe εύχομαι semble effectivement signifier
« prier », et άράομαι « maudire » - ce qui ne souligne pas le progrès que ce travail a
permis d'accomplir à la recherche depuis le début du siècle. Mais le seul fait qu'on
rencontre au rebours des textes où les intentions bénéfiques et maléfiques qu'on a cru
pouvoir attribuer à chacun des deux verbes sont inversées, suffit à montrer la fragilité

un acte décisif infléchissant le cours des événements » : il lui reconnaît un caractère magique
(col. 1168 Β ; 1174,3).
12. Cf. CORLU, p. 254 ; les ex. à l'appui sont //. IX, 567 ; //.//. Ap. 332.
13. Il établit ces rem. en opposition avec ce qui se passe dans le contexte de εύχομαι.
Cependant après avoir (p. 255) souligné l'absence de prière mentale, et les relations particulières
de άράομαι avec un accomplissement « positif » (ce qui contribue à distinguer άράομαι de
εύχομαι), il se livre à un rapprochement avec le vœu (cf. aussi p. 258) qui, tel qu'il est présenté,
laisse croire à une similitude d'emploi entre les deux verbes.
14. CORLU, p. 287.
300 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

d'une semblable hypothèse. On citera seulement, pour un sens « en mauvaise part » de


εύχομαι le récit que relate Plutarque de l'aventure de Bellérophon (Mul. Virtut. 284
a) : ηύξατο κατ' αύτοΰ τω Ποσειδώνα την χώραν άκαρπον γενέσθαι και άνόνητον15.
Sans doute pourrait-on arguer que le sens défavorable vient de l'usage de la
préposition κατά suivie du génitif, et non du verbe lui-même. Mais au moins est-on
obligé de concéder que εύχομαι ne porte, intrinsèquement, aucune présomption
unilatéralement favorable. Il faudrait faire observer par ailleurs que άράομαι aussi est
susceptible de recevoir des précisions qui accusent son sens de malédiction, sans être
regardées comme pléonastiques ; on peut citer chez Aristophane (Thesm. 349-50) :
κακώς άπολέσθαι... / άρασθε. Cela est si vrai qu'on trouve même des textes où au
contraire άράομαι est suivi d'un complément qui impose de lui donner un sens de
bénédiction : εσλα chez Sappho (fgt. 124-5 Puech, si la restitution est fiable), αγαθά
chez Hérodote (I, 132). Sans doute sont-ce là des auteurs dont Bolelli avait voulu
montrer qu'ils illustraient l'une des évolutions possibles du verbe άράομαι vers le sens
de « souhaiter ardemment », tandis qu'en attique, ce verbe avait développé une autre
évolution, vers le sens de « maudire ». Mais que faire alors du souhait de Polynice en
faveur de ses sœurs dans Œdipe à Colone (v. 1444-5) : Σφων δ" ούν εγώ/ θεοΐς άρώμαι
μη ποτ' άντησαι κακών16, ou de celui qu'imagine Pylade dans Oreste (v. 1138), si le
héros et lui parviennent à tuer Hélène : σοι πολλά κάμοι κέδν' άρώμενοι τυχειν17 ? II
s'agit forcément là de souhaits favorables. On se prend donc à regretter de retomber (si
l'on suit cet ouvrage) dans l'idée reçue selon laquelle άράομαι signifie « maudire » -
en particulier quand il a été aperçu que la notion d'actualisation pouvait tenir lieu en
quelque sorte de noyau pour rendre compte de tous les emplois, bénéfiques ou
maléfiques, de ce verbe.
De plus, il y a peut-être quelque paradoxe à affirmer (comme le fait Corlu) d'un
côté que primitivement εύχομαι et άράομαι étaient à peu près indistincts, et de l'autre
que l'acception de « maudire » était inhérente au sens de άράομαι « dès Homère ».
Que le sens de « maudire » virtuellement présent dans ce verbe puisse appartenir de
plein droit au vocabulaire homérique même si les exemples en sont rares, c'est un
point qu'on ne saurait nier sans artifice : il vient d'être reproché à Bolelli d'avoir
succombé à cette tentation. Mais vouloir au rebours introduire l'idée que ce sens était
« en germe » (p. 287) dès Homère, serait privilégier l'hypothèse d'une évolution à
partir des emplois homériques, au terme de laquelle la signification de « maudire »
s'imposerait à l'évidence. Or rien n'est moins sûr, malgré l'opinion communément
admise. De fait, une semblable orientation ne nous semble pouvoir provenir que du

15. « II priait contre lui Poséidon, lui demandant que sa terre fût privée de récoltes et ne
rapportât point » (trad. pers.).
16. « Quoi qu'il en soit pour vous, c'est moi qui... demande (aux dieux) qu'ils ne placent pas
de malheurs sur votre chemin ».
17. « A toi et à moi l'on souhaitera maintes félicités ».
LA MALÉDICTION ET LE SERMENT 301

désir de retrouver dans les emplois homériques un sens qu'on croit être celui de
l'époque classique. Donc cette thèse d'A. Corlu, malgré une intuition intéressante
constituée par l'idée d'actualisation, nous laisse perplexe quant aux sens comparés de
εύχομαι et de άράομαι, puisqu'il est bien évident qu'on ne peut se satisfaire de
l'opposition 18 : εύχομαι = « prier pour soi » / άράομαι = « prier contre autrui ».

Nous voici alors au carrefour d'une série de difficultés, qui peuvent se résumer de
deux manières, suivant que nous pensons aux acquis obtenus par nos prédécesseurs,
ou aux problèmes qui subsistent.
Dans le premier cas, nous rappellerons les points suivants : 1) Bolelli dissocie
les domaines de άράομαι et de εύχομαι dans des conditions telles que le premier
renverrait à une prolation pour ainsi dire concrète et effective, tandis que le second
serait plutôt en rapport avec l'idée en quelque sorte abstraite de prière (n'ayant pas
étudié le sens εύχομαι, il utilise là une notion sur laquelle il ne s'explique pas). A cela,
il pense pouvoir superposer une évolution historique divergente selon les domaines
dialectaux, qui aboutirait ici au sens de « maudire », là au sens de « souhaiter
ardemment ». 2) Corlu, quoiqu'il ait saisi un point sur lequel une spécificité du verbe
άράομαι aurait pu se voir appréhendée (l'idée d'actualisation), le laisse échapper et en
revient finalement à l'ancienne distinction fonctionnelle entre άράομαι et εύχομαι,
distinction qu'il estime secondaire et consécutive à des habitudes de langage acquises
au cours de la période historique {cf. n. 18) - ce qui ne résout pas la question
d'éventuelles distinctions entre les sens premiers de ces deux verbes. On pourrait
établir sommairement le bilan de la situation sous la forme suivante : les conclusions
de Bolelli offrent une explication claire, mais elles ne tiennent pas compte de tous les
faits 19 ; celles de Corlu, pour tenir compte de la majorité des faits, renoncent à fournir
une explication.
Le deuxième point de vue selon lequel on peut résumer l'état de la question est
celui qui met en évidence les contradictions entre les faits. A)- Quand nous trouvons,
dans Homère, le texte (au style direct) d'une prière introduite par άράομαι, il ne nous
apparaît en rien différent - ni au plan de la composition, ni à celui de la
formulation 20 -, de celui d'une prière introduite par εύχομαι. Β)- D'un autre côté, il
n'est pas niable que άράομαι possède une aptitude particulière à signifier « maudire »,
en particulier après Homère, mais perceptible déjà chez lui. Cependant, il n'est pas
contestable non plus que l'épopée fasse un usage remarquablement parcimonieux de ce
verbe employé en ce sens. C)- Par ailleurs, Homère n'ignore pas le sens de « souhaiter

18. Cf. p. 287 : « Ces deux verbes se sont spécialisés en fonction l'un de l'autre ».
19. Cf. supra, p. 298-299.
20. Cf. par ex. les deux prières d'Ulysse et de Diomcde in II. X (v. 277-96) ; pour celle de
Diomède au chant V (reprise par ώς έφατ" ευχόμενος, mais annoncée par ήρατο), qui est
même citée comme modèle de prière tripartite (ν. 114-121), cf. supra, chap. ΠΙ, ρ. 219.
302 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

ardemment » (l'épopée regroupe donc les trois emplois que Bolelli voulait égrener au
fil du temps ou selon les régions). D)- Enfin, les auteurs attiques (et en particulier
Sophocle) n'ignorent pas l'usage « homérique » de ce verbe dans un contexte de prière,
- non plus que ses connotations bénéfiques éventuelles. Il s'ensuit que toutes les
distinctions successives qu'on a pensé pouvoir utiliser pour eclaircir les emplois de ce
verbe s'avèrent irrecevables. Cette situation nous met dans la nécessité de chercher à
notre tour ce que nous apprend une analyse de ces emplois, et des contextes de
άράομαι.

LES EMPLOIS DE ΆΡΑΟΜΑΙ DANS LES TEXTES

Une remarque liminaire s'impose : άράομαι se distingue fondamentalement de


εύχομαι en ce qu'il est inapte à être employé pour des relations d'homme à homme 21.
Un dieu n'est pas toujours nettement impliqué : même l'usage homérique de ce terme
(qui lui fait désigner avec prédilection la prière) donne lieu à des exemples d'emploi
de ce verbe indépendamment de tout recours religieux explicite (en particulier quand
il s'agit de souhait ardent). Mais il est sûr qu1 άράομαι n'est pas un mot qui puisse
servir à un usage social, ce qui le différencie radicalement de εύχομαι. Deux points
sont donc d'emblée manifestes à la suite de ce qui a été rappelé jusqu'ici :
premièrement ce verbe est étranger à la sphère sociale ; deuxièmement il connaît, dans
la sphère religieuse, des emplois variés, (en relation plus ou moins directe avec les
dieux), dont certains apparaissent (chez Homère du moins) compatibles avec εύχομαι,
et d'autres non. Il semble important de s'attaquer avant tout à démêler ces rapports.

Άράομαι chez Homère

Si l'on soupçonne que l'emploi du verbe άράομαι dans l'épopée est d'intérêt
primordial, ce n'est pas en raison de sa fréquence dans le vocabulaire homérique :
quoique plus employé chez Homère que partout ailleurs (et de beaucoup), il est
nettement moins fréquent que εύχομαι, ou même λίσσομαι22. Mais ce terme retient
l'attention sur quelque plan qu'on se place.
Tout d'abord, un disciple de M. Parry aurait vite fait de remarquer qu'il n'a pour
ainsi dire pas été intégré à des formules métriques fixes : on trouve deux occurrences
de l'hémistiche άραται δε τάχιστα (//. IX, 240 = XIII, 284) ; et deux autres de ήρατο

21. C'est ce que constatait aussi d'emblée CORLU, p. 251.


22. Au total, et sans préjuger du sens de ces verbes, CORLU compte chez Homère 37 (38
avec II.II.Ap. 332) emplois de άράομαι (ρ. 251), contre plus de 180 pour εύχομαι et environ
80 pour λίσσομαι (p. 293).
les emplois de άράομαι 303

δ' Άθήνη (//. Χ, 277 = Od. IV, 761) ; deux encore de ήράτο βοήν αγαθός Διομήδης
(//. V, 114 = Χ, 283) ; mais on ne rencontre jamais ce verbe plus de deux fois
exactement dans la même structure 23. L'ensemble des deux épopées offre un exemple
unique de ώς ήράθ' ό γέρων (//. XXIII, 149) dont les deux premiers mots cependant
sonnent comme une formule qui aurait pu faire fortune. En un mot, la diversité des
emplois métriques de ce verbe semble dépasser ce qu'un corpus même aussi restreint
pouvait laisser prévoir, et confère à ce terme une sorte d'insistance et de nouveauté à
chaque fois retrouvées ^,
L'étude des emplois syntaxiques ou sémantiques ne nous montre pas plus
d'uniformité. Si l'on part de la revue établie par Corlu (p. 256) pour examiner « la
structure des complétives qui dépendent de άράομαι », on sera amené à la nuancer ; et
à observer tout d'abord que ce verbe ne donne pas toujours lieu à une complétive -
remarque en elle-même déjà importante : 1) en Od. II, 135 (άρήσετ' Έρινΰφ, on ne
voit pas comment on pourrait traduire autrement que par « appeler les Érinyes », ce
qui n'est au juste ni prier, ni à proprement parler maudire (quoique le contexte soit
évidemment celui d'une malédiction), ni souhaiter ardemment 25 ; 2) quand άράομαι a
toutes les chances de signifier « prier », il peut être construit avec le datif du nom du
dieu invoqué (ex. : ήράτο δ' Άθήνη,//. Χ, 277, cf. 296), mais il peut aussi connaître
un emploi absolu (v. 283 : Δεύτερος αΰτ' ήράτο βοήν αγαθόν Διομήδης, cf. V, 114 ;
Od. Ill, 62 et 64). Sans doute le contexte (et à certains égards aussi la présence du
verbe εύχομαι) peut-il nous garantir qu'il s'agit bien de ce que nous appelons une
prière, c'est-à-dire en l'occurrence d'un discours adressé à une divinité 26. S'ensuit-il
que nous devions obligatoirement traduire ήράτο par « prier », traduction qui se révèle

23. On pourrait mentionner encore d'une part ήράτο Διός κούρη μεγάλοιο (//. VI, 304 ;
Od. VI, 323), tournure proche de celle d'il. X, 296 ; et de l'autre ήρήσατο χείρας όρεγνύς(//.
I, 351) et ήρήσατο χείρας άνασχών (Od. XIII, 355) qui sont très voisines, sans pourtant
constituer une tournure formulaire bien établie. Et la même rem. vaudrait pour ήράθ1 ό γεραιός
(//. I, 35), ήρήσατο Πηλεύς (//. ΧΧΙΠ, 144), ήρήσατο πάντων (//. XVII, 568) où, si la
construction est la même, la forme verbale diffère, - ou bien l'inverse. Tous les vers contenant
ce verbe sont consignes dans le corpus réuni infra, p. 537. Notons que même les disciples de
Parry ont bien été obligés de reconnaître que la liberté du poète était évidente, au moins dans
certains cas : Stanford, 1959 ; Bowra, 1963 ; Hainsworth ; Hockstra ; Edwards, 1966 ; 1968.
Bien antérieurement déjà, Calhoun avait souligné que répétitions et formules servaient à l'art
d'Homère : 1933 ; 1935 a. Enfin tout récemment, voir Babut, 1989, par ex. les n. 18 ; 19 ; 24 ;
26; 28; 42; 73; 75; 77; 91; 96.
24. On pourrait ajouter qu'un certain nombre de vers semblent composés de manière que
ήράτο soit juste avant la coupe : //. V, 1 14 ; VI, 304 ; IX, 567 ; X, 283 ; Od. III, 62 ; VI, 323 (=
//.//. Ap. 332) ;Vn, 1.
25. La syntaxe de άράομαι a donné lieu à deux colonnes très denses de CALAME, 1973,
qui procède à des regroupements systématiques accompagnés de toute la bibliog. nécessaire.
Ces questions syntaxiques seront récapitulées infra, p. 33 1 sq.
26. Ainsi //. X, 277 et 283 ; Od. VI, 323 et VU, 1 .
304 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

inadéquate en d'autres endroits ? Ne devrions-nous pas chercher un autre sens, qui


pourrait servir de commun dénominateur à tous les emplois ? Ainsi par exemple, les
deux fois où il est question d'une démarche collective, on se trouve devant le même
distique (//. III, 318-9 = VII, 177-8) : λαοί δ' ήρήσαντο, θεόϊσι δε χείρας άνέσχον, /
ώδε δε τις εΐπεσκεν 'Αχαιών τε Τρώων τε, repris par le simple ώς άρ' έφαν; on peut
toujours se demander si l'invocation à Zeus qui commence chacune de ces deux
« prières » ne répond pas à θεοΐσι δε χείρας άνέσχον, plutôt qu'à λαοί δ' ήρήσαντς
qui pourrait passer pour un emploi absolu dont il faudrait déterminer le sens exact. En
un mot, les occurrences où l'on serait tenu de choisir la traduction « prier » à
l'exclusion de toute autre, pourraient être moins nombreuses qu'on ne le croit. Peut-
être est-ce là faire un usage excessif du doute systématique ; mais il faudrait le
prouver. Réexaminons donc d'un peu plus près les passages où άράομαι est en rapport
avec une prière.

Tout se passe comme si le poète avait décidé dès le début de frapper un grand
coup du point de vue de l'usage de ce verbe. L'Iliade s'ouvre, comme on sait, sur la
détresse de Chrysès dont la prière déclenche l'intervention d'Apollon, qui à son tour
suscite le rapt de Briséis par Agamemnon ; et de là naît la fameuse querelle entre
Achille et l'Atride. Ainsi, on peut dire qu'avant de dépendre de la demande de Thétis à
Zeus, Ylliade sort de l'appel d'Achille à sa mère, et de celui que Chrysès adresse à
Apollon. Or ces deux « prières » ont ceci de commun, qu'elles possèdent une efficacité
totale et immédiate, et qu'elles sont toutes deux annoncées par άράομαι (//. I, 35 ;
351). Ce sont deux initiatives importantes par leur enjeu : pour Achille comme pour
Chrysès, il s'agit de quelque chose de vital ; elles le sont également par la ferveur (ceci
dépend de cela) ou l'intensité passionnelle qu'elles dénotent, tout autant que par la
qualité religieusement privilégiée du prêtre et du héros. Ces deux recours à la divinité
sont cependant séparés par une différence remarquable de notre point de vue : c'est
que l'un offre matière à l'emploi concomitant du verbe εύχομαι (ν. 43 : ως εφατ'
ευχόμενος), tandis que l'autre est repris autrement (v. 357 : ως φάτο δάκρυ χέων). Ce
genre de situation, où les deux verbes άράομαι et εύχομαι sont employés
successivement pour désigner la même intervention auprès de la divinité (comme dans
le cas de l'appel de Chrysès), se retrouve à plusieurs reprises dans l'épopée. A chaque
fois, le contenu de la prière est formulé au style direct ; à chaque fois donc, il est
possible de s'assurer qu'on a bien affaire à une revendication présentée comme fondée
en justice 27, ce qui signifie qu'on peut contrôler la pertinence de l'emploi du verbe

27. Cela peut être vérifié dans toutes les occurrences, qui sont égrenées au fil des pages
suivantes. Le cas le moins net serait constitué par Od. Ill, 56 sq. : la prière y est proférée par
Athéna elle-même, s'adressant censément à Poséidon (v. 54-5), mais prenant soin de l'exaucer
personnellement (v. 62), ce qui pourrait justifier quelque irrégularité ; encore la formule
χαρίεσσαν άμοιβήν (ν. 58) établit-elle la demande comme légitime, puisque fondée sur la
réciprocité (cf. supra, chap. ΠΙ, n. 181).
les emplois de άράομαι 305

εύχομαι dans ce contexte 28. Mais quel est le point commun d'une autre nature qui
pourrait faire comprendre la congruité de l'emploi parallèle du verbe άράομαι ? Il
faudrait en déceler un qui puisse être retrouvé dans les quelques exemples où l'épopée
nous livre une requête formulée au style direct, qui ne soit pas mise en rapport en
même temps avec εύχομαι. Nous avons vu que remplissaient cette condition, outre les
passages de serment et de tirage au sort mentionnés à la page précédente, l'appel
d'Achille à sa mère en //. I, 351, à quoi on doit ajouter //. XVII, 568, et Od. XIII,
355 29. Convenons donc de n'accepter pour sens de άράομαι qu'une signification
capable de rendre compte de ces cinq emplois « purs ». Mais nous commencerons par
faire le tour de quelques situations remarquables où l'on trouve άράομαι proximité de
εύχομαι.
Nous reviendrons d'abord sur la prière de Théanô en //. VI. Il semble impossible
de reprendre l'analyse de Corlu (p. 258) selon qui, la tournure ευχόμενη δ' ήρατο (ν.
304) « ouvre une prière, accompagnée d'un vœu-promesse, dans laquelle la prêtresse
sollicite le malheur d'autrui : chacun des deux verbes trouve ici sa justification ;
εύχομαι est là pour l'invocation, άράομαι, pour la prière contre l'ennemi faite dans
l'intérêt de la cité ». Outre le fait que nous avons récusé tout rapport radical entre
εύχομαι et le vœu ou l'invocation 30, cette solution bloque toute possibilité de rendre
compte de ήρατο en Od. III, 62, où Athéna, en même temps qu'elle prie pour
Télcmaque et pour elle-même, intercède aussi dans l'intérêt de Nestor et de ses fils. Il
n'est donc pas opportun de s'engager sur la voie selon laquelle άράομαι serait justifié
par la présence d'un souhait concernant autrui, de préférence en mal (Corlu, p. 257 :
« généralement »). Mais on ne peut même pas davantage s'arrêter à la suggestion plus
large que άράομαι désigne d'ordinaire des demandes intéressant « le plus souvent
autrui simultanément » (Corlu, p. 256) : non seulement Corlu lui-même énumère
quatre références (//. X, 233 ; 296 ; Od. XII, 337 ; XIX, 367) qui n'entrent pas dans ce

28. A l'opposé de ce qu'affirme CORLU, p. 258.


29. Au chant XVII de 17/., pendant un combat qui tourne à l'avantage des Troyens, Ménélas
se voit pris à partie par Athéna qui a adopté l'apparence de Phénix ; et il lui répond (προσέειπε,
ν. 560, sans savoir que c'est elle) : « "Ah ! Phénix, mon bon vieux père, qu'Athéné seulement
me donne la force et détourne l'élan des traits..." Il dit, et Athéné... a grande joie qu'il l'ait
invoquée (ήρήσατο) la première entre les divinités » cf. infra, p. 307. Au chant XIII de YOd.,
Ulysse, de retour à Ithaque, « invoque » (ήρήσατο) les Nymphes qu'il ne pensait plus revoir.
La prière de Pénélope en Od. IV est bien introduite par le seul ήρατο (ν. 761), mais l'injonction
d'Euryclée au v. 752 (εύχε(ο)^υΐ la détermine, fait que ce passage devra être plutôt examiné en
même temps que ceux qui renferment les deux verbes.
30. Cf. supra, chap. ΙΠ, p. 246 sq. Au sujet de cette prière, J.Th. Kakridis prétend (1949, p.
63) qu'elle est une malédiction contre Diomède qui rappelle les κατάδεσμοι et l'expression
pindarique πέδασον εγχος Οινόμαου (ΟΙ. Ι, 76). C'est justement cette ressemblance entre 17/.
et YOd., appuyée du fait que Pd., lui, n'emploie pas le mot άράομαι, qui nous conduit à penser
que cette demande d'intervention personnelle de la déesse est plutôt à mettre au compte de
εύχομαι. Cf. infra, p. 325 ; 336.
306 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

cadre, mais deux autres (Od. VI, 323 ; VII, 1), qu'il pense pouvoir fournir comme
preuves à l'appui de son interprétation 31 ne semblent pas devoir la confirmer. Que l'on
considère en effet la construction d'Od. VI, 327 (où Ulysse demande à Athéna
d'arriver dans des conditions favorables en Phéacie), et l'on verra que le sujet de ελθεϊν
est με; les deux attributs φίλον... ήδ' έλεεινόν confirment que la requête est formulée
par rapport à Ulysse et non par rapport aux Pheaciens. On est donc obligé de conclure
qu'àpac^ou est en situation aussi bien pour des demandes qui intéressent le locuteur,
que pour des requêtes s'appliquant à autrui ; en sorte qu'aucun moyen de
discrimination entre les deux verbes ne semble pouvoir être obtenu par la
considération du bénéficiaire. Il est bien vrai que les prières introduites par εύχομαι
concernent le plus souvent celui qui les profère, comme l'avait justement observé
Corlu. Le sens originel de ce verbe tel que l'a établi J.L. Perpillou suffit à étayer cette
constatation car « formuler une juste prétention » a forcement rapport au locuteur 32.
Mais on ne peut dire au contraire de άράομαι qu'il concerne le plus souvent autrui : il
arrive que ce soit le cas, tout comme il arrive que ce ne le soit pas. On doit constater, a
fortiori, que άράομαι ne véhicule pas de sens néfaste manifeste, ce qui élimine une
nouvelle possibilité : celle d'une discrimination par la qualité de la requête. Il faut
donc chercher ailleurs la spécificité de ce verbe.
Or si l'on considère la plupart des références qui viennent d'être mentionnées, on
s'avise d'un point commun qui apparemment avait échappé jusqu'ici : c'est qu'à chaque
fois qu'une divinité est priée dans son sanctuaire (ce qui est le cas pour Athéna en //.
VI et en Od. VI, et pour les Nymphes en Od. XIII), on rencontre le verbe άράομαι.
Cette remarque, observera-t-on, ne concerne que trois textes ; par ailleurs, elle a
besoin de s'insérer dans une interprétation plus générale, faute de quoi elle restera sans
signification. Sans doute. Aussi doit-elle être complétée par d'autres. Considérons
l'appel d'Achille à Thétis : il ne demande rien à sa mère ; mais le résultat direct de
cette « prière » est sa venue. On pourrait en dire autant de celle de Chrysès à Apollon :
nous avons vu qu'il n'avait pas sollicité du dieu une intervention ponctuelle - dont la
demande eût été formulée à l'aide d'un impératif employé à la deuxième personne 33 -,
mais qu'il avait souhaité (à la troisième personne de l'optatif) l'activation d'un
processus fondé sur le principe de réversibilité ; mais nous avons vu aussi quel soin
avait mis le poète à nous dépeindre l'arrivée du dieu en personne 34. Rapprochons ces
considérations de la curieuse réplique de Ménélas au chant XVII de Vlliade ; elle
constitue si peu une « prière » à Alhéna qu'elle est annoncée comme ce qu'elle est :

31. CORLU, p. 257.


32. Cf. supra, chap. Ill, p. 210 sq.
33. Cf. supra, chap. Ill, p. 281 sq.
34. Cf. supra, chap. Ill, p. 282.
les emplois de άράομαι 307

une simple réponse - προσέειπε - 35, et qu'elle est adressée censément à Phénix ; mais
que contient-elle ? Un souhait pour qu'Athéné l'assiste. Il n'en faut pas plus pour que
la déesse se réjouisse 36 δττί ρά οί πάμπρωτα θεών ήρήσατο πάντων. Tout cela ne
conslitue-t-il pas un faisceau d'indices intéressants en faveur d'un rapport entre
άράομαι et la présence divine ? Car cette explication vaut aussi pour les « prières »
dans les sanctuaires, où les divinités sont supposées résider, où donc leur présence est
pour ainsi dire acquise.
Encore faudrait-il que cette suggestion puisse être étendue à d'autres occurrences
voire à toutes. Peut-être n'en sommes-nous pas loin. En effet, si nous nous retournons
vers les prières de Diomède et d'Ulysse aux chants V et X de l'Iliade 37, nous nous
rendons compte que l'argumentation sur laquelle elles s'appuient est parfaitement
propre à expliquer la présence de εύχομαι, mais aussi que, dans la perspective qui
vient d'être suggérée, la mention appuyée d'une demande d'assistance pourrait être la
cause de l'emploi de άράομαι. Considérons d'abord le texte du chant V 38 ; il s'agit du
passage où Diomède blessé fait appel à Athéna (ήρατο) : « Entends-moi, fille de Zeus
qui tient l'égide, Infatigable ! si jamais, clémente à mon père, tu l'assistas au combat
meurtrier, aujourd'hui, à mon tour, aime-moi, Athéné (ει ποτέ μοι και πατρί...
παρέστης' νυν αύτ' έμε φΐλαι) ! Accorde-moi de tuer cet homme et, pour ce, fais qu'il
vienne sous le jet de ma lance, lui qui m'a touché le premier, qui en triomphe et qui
prétend que je ne dois plus longtemps voir le brillant éclat du soleil. » La prière est
reprise par ως εφατ' ευχόμενος ce qui n'a rien de surprenant, étant donné la présence
de considérants, qui, plus est, formulés tout à fait dans la manière étudiée au chapitre
précédent. Mais si l'on admet ce que nous venons de proposer, l'usage de άράομαι se
comprend également parfaitement bien, puisque l'objet de la demande porte sur
l'assistance, au double sens du terme, de la divinité. Observons que cette requête
obtient un plein succès : non seulement Athéna intervient en redonnant force et
souplesse au héros (v. 122) -ce qui déjà suffirait à indiquer sa présence-, mais
encore elle lui parle, άγχοϋ δ' ιστάμενη, et dissipe la brume qui lui obscurcissait les
yeux, ce qui, de quelque manière qu'on veuille le comprendre 39, indique une
proximité indiscutable.

35. « De ce qu'il l'ait invoquée la première ». Cf. supra, n. 29. Sur cette prière, cf.
CALAME, 1973, col. 1173.
36. On remarquera l'emploi (v. 567) du verbe γήθησεν ; cf. infra, n. 5 1 .
37. Cf. supra, n. 20.
38. //.V, 114-21.
39. Il est en effet difficile de dire si les conseils donnés au héros doivent être tenus pour
sensoricllement perceptibles, ou si leur mention constitue une manière d'exprimer sa confiance
retrouvée. Comme on le sait, l'ex. de Plut., qui éprouva le besoin d'expliquer comment la
divinité intervient dans les affaires humaines (Çoriolan, 32, 4 à 8) n'a cessé d'être suivi (cf. par
ex., dans une formulation très datée, Girard, p. 68) ; cf. F. Robert, 1950, p. 33-41 ; J.Th.
Kakridis, 1971, p. 95. Il faut noter la récurrence insistante de verbes comme παριστάναι,
308 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Cette façon de voir trouve matière à confirmation dans les prières, à tant d'égards
parallèles, que profèrent Diomède encore et Ulysse au chant X ; le verbe άράομαι n'y
apparaît pas à moins de trois reprises (v. 277 ; 283 ; 296), ce qui constitue une densité
exceptionnelle ; cependant là encore, l'usage parallèle de εύχομαι n'est pas déplacé,
puisqu'il s'agit toujours de prières argumentées ; mais on ne peut douter qu'une
circonstance particulière exige l'emploi triple de άράομαι. On n'est pas en peine de la
trouver : l'un et l'autre héros répète le thème de la demande d'assistance, dans des
termes très voisins de ceux du chant V (v. 278 sq. : ή τέ μοι αίεί I... παρίστασαι/ ν\5ν
αΰτε μάλιστα με φίλαι ; ν. 285 sq. · σπεΐό μοι ώς δτε πατρι αμ'&σπεο... /... "Ως vßv μοι
έθέλουσα παρίστασο καί με φ&ασσε). Mais il y a plus : ces deux prières n'ont pas été
tout à fait spontanées de la part des intéressés ; elles ont été induites par l'envoi d'un
présage, apparu sous la forme d'un héron dépêché sur leur droite par Athena ; encore
leurs yeux ne le voient- ils pas ; ils ne font que l'entendre ; d'un seul mouvement,
(comme le rythme du vers 277 le montre bien), Ulysse perçoit cette présence divine et
la salue : χαίρε δε τω ορνιθ' Όδυσευς, ήρατο δ' Άθήνη. En sorte qu'en cette
occurrence, il nous semble que ces « prières » sont la conséquence encore plus que la
cause, peut-être, de la présence divine (relevons cependant que la relation
« fonctionne », si l'on peut dire, dans les deux sens, puisque conformément à leur
demande, Athéna ne les quitte pas, et qu'on la retrouve à leurs côtés vers la fin de
l'expédition, au vers 508 : έγγύθεν ιστάμενη). Quoi qu'il en soit, ce texte nous semble
établir la nécessité de poser un rapport entre cette présence divine et l'usage de
άράομαι40.

Un passage de l'Odyssée va nous permettre de retrouver la notion d'assistance


lice au contexte d'une prière désignée par άράομαι, malgré d'importantes différences
circonstancielles. Il s'agit en effet cette fois de Pénélope ; l'épouse d'Ulysse accomplit
une prière qui peut être regardée comme une sorte d'hapax, dans la mesure où c'est la
seule prière « régulière » 41 qu'accomplisse une femme au cours des poèmes (hormis
Thcanô qui est une prêtresse et officie au nom de la communauté). Au chant IV,
mortellement inquiète au sujet de son fils, elle reçoit d'Euryclce le conseil de prier
Athéna ; εύχε(ο) avait dit la nourrice au vers 752 ; le salut de Télémaque devait être
l'objet de cette prière (v. 753 : σαώσαι) ; et Euryclée avait suggéré à la reine
l'argument qui pouvait fonder sa requête : il ne semble pas que la race d'Arkésios soit

έλθεΐν : cf. entre autres //. V, 1 16 ; X, 279-80 ; 285 (σπέσθαι) ; 290, 291 ; ΧΧΠΙ, 197, 209 ;
Od. Ill, 222 (Athéna se présentant en toute clarté aux côtés d'Ulysse : άναφανδα παρίστατο) ;
sur cette « assistance » sollicitée ou obtenue, cf. SCHWENN, 1927, p. 50 sq. Sur ces appels à la
divinité donnant lieu à des venues supposées, cf. infra, n. 70.
40. Cette analyse trouve matière à confirmation dans les quelques scholies qui glosent
άράομαι par un verbe marquant l'appel (cf. CALAME, 1973, col. 1 168).
41 . Entendons par là préparée, et tripartite.
les emplois de άράομοα 309

en haine aux Immortels ; elle lui conseille donc de faire appel à la cohérence logique
des dieux pour obtenir la prorogation d'une bénédiction antérieure. Pénélope suit ce
conseil, mais en en modifiant l'accomplissement sur au moins deux points : d'une part
elle ajoute une offrande de graines ; de l'autre, nous dit le texte (v. 761) : ήρατο S
Άθήνη, et ensuite (v. 767) : ολόλυξε ; de plus, elle se permet de se prévaloir
explicitement des offrandes antérieures d'Ulysse pour étayer sa demande, qui porte en
effet sur le salut de son fils. Comment interpréter ces divers éléments ?
D'un côté la reine - dont le poète nous dit ailleurs qu'elle est « comme un roi
parfait », βασιλήος άμύμονο^*2 - renchérit sur les conseils qu'elle a reçus et se met
pour ainsi dire à la place de son époux (quoiqu'elle ne soit pas, elle, en état d'offrir de
sacrifice sanglant) en prenant argument de ses sacrifices passés pour en réclamer
reconnaissance aujourd'hui (v. 765 : των νυν μοι μνήσαι) ; et tout cela est, nous
l'avons vu, du domaine de εύχομαι. Mais d'un autre côté, elle sollicite le salut de son
fils un peu à la manière dont Althaea obtient la perte du sien ou Chrysès celle des
Achéens, en activant les forces de vie ou de mort. Cependant, elle requiert d'Athéna
une intervention ambiguë car ce qu'elle demande est à la fois de l'ordre du salut, c'est-
à-dire de l'activation de la puissance, et de l'ordre de la demande ponctuelle, (puisque
formulé à l'aide d'un impératif 2e pers.). On peut rappeler que scmblablement les
appels d'Ulysse ou de Diomède dans Ylliade étaient appels à une divinité, même s'ils
devaient se solder par une intervention qui, elle, est de l'ordre de la puissance ; et que
la sollicitation de Chrysès, en dépit de son invocation et de ses attendus, était la mise
en branle d'un processus. C'est ici l'appel à la puissance salvatrice qui nous semble
justifier l'emploi du verbe άράομαι et du nom άρής (ν. 767), mot qu'il paraît peu
indiqué de traduire par « imprécation » comme le fait Bérard : le désir de voir échouer
les prétendants n'est que le corrélat secondaire de sa demande positive, qui consiste en
une prière de salut. En ce qui concerne la question d'une venue de la divinité que nous
avions cru pouvoir mettre en rapport avec une prière introduite par άράομαι, cette
occurrence nous apporte une confirmation, car la présence effective de la divinité se
fait sentir en réponse à cet appel : Athéna endort la reine et lui dépêche en songe un
fantôme qui se déclare expressément envoyé par la fille de Zeus, émue de compassion
devant son angoisse (v. 828-9). Il y a plus : si Pénélope avait sollicité l'assistance
d'Athéna à ses propres côtés seulement, la seule apparition du songe constituerait une
réponse suffisante. Mais l'expression καί μοι φίλον υια σάωσον montrait qu'elle priait

42. Od. XIX, 109. Du point de vue de l'étude de la prière, la manière dont est présentée et
formulée celle de Pénélope est particulièrement intéressante : l'absence du verbe εύχομαι dans
le contexte nous offre une confirmation a posteriori du caractère juridique de ce verbe, qui le
rend impropre quand il s'agit d'une démarche féminine (celle de Théanô est particulière en ce
que c'est la prêtresse qui officie à titre public) ; mais en raison de sa qualification particulière
(sur laquelle insiste Vemant, 1974 a, p. 57-81 et surtout p. 78), Pénélope se voit créditée par le
poète d'une prière tripartite, étayée d'arguments.
310 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

la déesse de veiller aussi, et surtout, sur Télémaque. Or le fantôme de sa sœur déclare


à la reine (v. 825 sq.) :
θάρσει, μηδέ τι πάγχυ μετά φρεσι δείδιθι λίην.
τοίη γάρ οί πομπός &μ' έρχεται, ήν τε και άλλοι
άνέρες ήρήσαντο παρεστάμεναι- δύναται γάρ-
Παλλας Άθηναίη 43
On ne saurait souhaiter exaucement plus précis et plus adéquat : Athéna fait elle-
même annoncer à Pénélope qu'elle est sans cesse aux côtés de son fils ; mais le texte
ajoute même, aubaine pour nous : « Un guide que voudraient à leurs côtés bien
d'autres », ήρήσαντο παρεστάμεναι. Cette formule offre pour notre analyse un double
avantage : elle nous prouve qu'il n'y a pas de solution de continuité entre les deux sens
de άράομαι qu'on trouve d'ordinaire répertoriés sous deux rubriques différentes
(« prier » et « souhaiter ardemment ») ; elle nous confirme que nous n'avions pas tort
de vouloir établir un lien entre άράομαι et assistance (qu'on prenne ce mot dans l'une
ou l'autre de ses significations, puisque παρεστάμεναι est, comme « assistance »,
susceptible de deux acceptions parallèles qui mettent l'accent tantôt sur la présence,
tantôt sur l'aide apportée).
Si cette notion de présence divine doit être considérée dans la pleine acception du
terme, cela devrait entraîner des conséquences perceptibles. Il peut être éclairant à cet
égard de souligner le constat d'un point commun qui unit un certain nombre de
démarches où intervient le verbe άράομαι : il réside dans le choix, par celui qui
s'apprête à s'adresser ainsi à la divinité, d'un lieu écarté ; qu'il s'agisse de Chrysès ou
d'Achille au chant I de l'Iliade, on retrouve la même précaution **. On pourrait même
observer que le poète nous montre avec prédilection Achille recourant, solitaire, à
cette sorte d'appel : en effet, tout comme il s'éloigne des autres pour crier vers sa mère
au début du poème, il s'écarte du lieu où tous sont réunis pour demander aux Vents de

43. Od. IV, 825-8 : « Du courage ! ton cœur doit bannir toute crainte. Il a, pour le conduire,
un guide que voudraient à leurs côtés bien d'autres, car ce guide est puissant : c'est Pallas
Athéna ».
44. //. 1, 35 : άπάνευθε κιών; 349 : έτάρων άφαρ νόσφι λιασθείς. La prière de Chrysès
a été étudiée en particulier par SCHWENN, 1927, p. 26 sq. ; BECKMANN, p. 14 ; 85 ; J.Th.
Kakridis, 1971, p. 125 sq. ; Edwards, 1980, p. 8-9 ; Griffin, 1980, p. 150 ; THORNTON, 1984,
p. 109-10 ; MEHAT, col. 2205. Sur ces prières solitaires, cf. Medda, p. 20-23, et la référence
qu'il fait (p. 23, n. 35) à MULDER, 1929, p. 49. A la suite de BRAUNE (cf. supra, chap. Π, n.
104), J.Th. Kakridis a suggéré (1949, p. 63), que la prière de Chrysès était en même temps
silencieuse. Mais le texte dit simplement que le prêtre, frappé de crainte, part silencieusement le
long de la plage. Ensuite, se retirant à l'écart, il prie : l'adverbe έπειτα du vers 35 nous semble
déterminant. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas là de quoi accréditer une interprétation « magique »
de ces circonstances, comme l'a bien vu Medda (loc. cit.), après KLUG, p. 122 ; celui-ci a
contesté le point de vue de SCHWENN qui défendait (1927, p. 27) l'interprétation magique,
après Heim, p. 518. Mais il nous semblerait tout aussi déplacé de nous contenter d'y voir un
simple élément de pathos, selon la suggestion de Leo, p. 2, reprise par Snell, 1971 , p. 43-6.
les emplois de άράομαι 311

venir enflammer le bûcher de Patrocle (//. XXIII, 194 : στας άπάνευθε πυρής) ; car il
est bien question, là encore, avant tout d'un appel, comme en fait foi le rejet qui met en
relief l'infinitif έλθέμεν au début du vers 197, ainsi que la reprise du même verbe, dans
des conditions stylistiques encore remarquables, au cours du message transmis par Iris
au vers 209 : έλθεΐν άραται45. De même dans YOdyssée, Ulysse marque sans
ambiguïté qu'il recherche délibérément la solitude quand il espère obtenir d'un dieu
qu'il lui montre le chemin du retour : άπέστιχον (XII, 333), et plus encore ήλυξα
εταίρους (ν. 335), sont clairs. On pourrait ajouter qu'il recherche aussi un endroit
pourvu d'un point d'eau et abrité du vent (v. 336) : χείρας νιψάμενος, δθ' έπι σκέπας
ην άνέμοιο. Pourquoi la deuxième condition ? Ne faudrait-il pas évoquer le fait que le
silence de la nature était regardé comme favorable aux epiphanies 46 ? Quant au
premier point, on peut certes l'expliquer objectivement par l'intention d'Ulysse de se
laver les mains. Mais sans doute aurait-on avantage à ne pas en rester là ; car Achille
pour appeler sa mère était allé au bord de la mer (//. I, 350 : θϊν' εφ' άλας πολιήφ ; et
de même Chrysès pour invoquer Apollon (//. I, 34 : παρά θϊνα πολυφλοίσβοιο
θαλάσσης). Quand on rapproche ces textes 47 des conditions qui entourent les très
fameuses prières de Pélops et d'Iamos dans les Olympiques de Pindare 48, on est induit
à considérer avec faveur une explication qui ferait entrer en ligne de compte le
caractère « numincux » du lieu, et peut-être aussi ses vertus purificatrices, cathartiques
et fécondantes 49. Quoi qu'il en soit, il semble bien qu'on puisse difficilement éviter de
regarder ce choix comme signifiant : un lieu pour ainsi dire pregnant de forces vitales
a tout pour sembler propice à la manifestation de la puissance ou de la divinité, et l'on
comprendrait aisément que la solitude apparaisse nécessaire à de telles évocations.
Mais avant de se laisser séduire par une semblable explication, il est prudent de
se montrer circonspect, car il serait facile d'observer qu'à l'inverse, il existe des

45. Cet hémistiche, tout de longues, est étroitement lié au vers précédent par un
enjambement. On a, au v. 194 : ήρατ(ο). Ici comme en //. I, 35, on a affaire à une forme
contracte irréductible (G. IL, I, p. 51). Plutôt que d'en tirer argument pour soupçonner ces
passages d'inauthenticité, on pourrait au rebours suggérer d'y voir la marque de la dernière
main, de celle qui a donné sa cohésion ultime au poème.
46. Cf. Théocr., Magic. 38. Sur les hiérophanies dans des cadres naturels, on trouvera des
renseignements dans Motte, 1973, p. 148 sq.
47. On pourrait imaginer que cette précaution a pour but aussi de se rapprocher du séjour
d'une divinité de la mer ou des îles. Ce n'est pas impossible, surtout en ce qui concerne Thétis ;
mais Apollon descend « des cimes de l'Olympe » (v. 44).
48. Cf. infra, n. 109 ; il faut évoquer aussi les circonstances de la prière de Bellérophon
dans Plut., Mul. Virtut., 284 a (cf. supra, n. 15).
49. Sans doute le texte de Pd. ne comporte-t-il pas άράομαι, mais il s'y agit bien d'appels.
Sur les vertus des lieux humides et de l'eau, cf. Rudhardt, 1971, en partie, p. 83 sq. ; la n. 1 de la
p. 101 cite la scholic à Eur., Phén 347 : ζωοποιόν τό ϋδωρ και γόνιμον; Motte, 1973, p.
214 ; Calame, 1977, 1, p. 262. Voir supra, chap. I, p. 94.
312 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

démarches, elles aussi désignées par άράομαι qui, à des degrés divers, ressemblent
fort à une cérémonie rituelle accomplie devant un public plus ou moins nombreux.
C'est à l'évidence le cas dans les deux scènes de serment et de tirage au sort, quand
l'armée collectivement s'adresse aux dieux ; d'une part (//. III, 318 sq.) pour que
chacun ait son dû : que le coupable soit voué à la mort, et que les autres bénéficient
d'un pacte loyal ; d'autre part (//. VII, 177 sq.) pour que saute hors du casque le sort
d'un vaillant. Deux autres exemples, en quelque manière parallèles à leur tour, en sont
fournis par des passages possédant cette particularité de mettre en cause des femmes :
ce sont les interventions déjà mentionnées 50 de Théanô dans l'Iliade et de Pénélope
dans l'Odyssée, faites l'une et l'autre devant d'autres femmes, pour demander le salut
de leurs proches, à la confusion de leurs ennemis. Ces deux prières possèdent un
caractère cultuel marqué : il est dû à la fois à l'offrande, ici de graines, là d'un voile 51 ;
à des préparatifs ; à leur caractère collectif souligné les deux fois par Γόλολυγή52. De
plus à Troie, la solennité de la cérémonie est renforcée par le caractère sacré du lieu et
par la présence de l'idole cultuelle.
On est donc obligé de convenir que la solitude, qui nous a semblé un point
important à relever dans certains cas, est loin de se montrer nécessaire en toute
circonstance ; en sorte que l'on pourrait être tenté de penser que la grande affaire est
de communiquer au lecteur une impression globale de solennité, par un moyen ou par
un autre. Encore celte préoccupation de solennité - ou plus précisément de gravité -
resterait-elle à expliquer. Chaque fois en effet, on a affaire à une démarche d'une
importance déterminante pour la suite de l'action : dans la scène du serment au chant

50. Cf. supra, p. 305 et 308 sq.


51. Le voile, offrande typiquement féminine -cf. supra, chap. I, n. 129 ; voir aussi
Calame, 1977, Π, p. 128-129- est volontiers offert à des statues de divinités (principalement
féminines elles aussi) pour leur redonner vie, restaurer leur γάνος ; cf. Demargne, p. 287 ;
Vian, 1963, p.149 ; E. Cassin, p. 1 10-1. Le culte, les prières, donnent du « lustre » à un dieu : cf.
l'hymne crétois au grand Kouros, v. 6 sq., γέγαθι μολπα; et, pour Dionysos, Hés., Théog. 941 ;
7.7. 614. Or il nous est déjà arrivé de rencontrer un passage où l'appel à une divinité est pour
elle l'occasion d'un regain de γάνος : c'est celui où Ménélas, sans prier véritablement Athéna,
souhaite sa présence (//. XVII, 567 : cf. supra, n. 29 et 36) ; le D.E. nous garantit (s.v. γηθέω)
que γηθέω est apparenté à γάνυμαι. La présence de γήθησεν à la suite de l'exclamation de
Ménélas constitue un indice en faveur d'un rapport entre άράομαι et la splendeur de
l'hiérophanie suscitée (ou la force communiquée au héros). Il n'est donc pas impossible que
cette démarche, qui consiste à άρασθαι, détermine en quelque sorte un surcroît de présence du
dieu.
52. On sait (cf. supra, chap. II, p. 167 sq.), que 1'όλολυγή était un cri rituel destiné tout
autant à saluer la manifestation de la présence divine, qu'à se prémunir contre les dangers qu'elle
fait courir. Or au chant VI de 17/., la présence de l'Athéna d'Ilion est certaine, non seulement
parce que les femmes sont dans son sanctuaire, mais encore parce que la déesse fait un signe. Il
est - ô déception - hostile (cf. F. Robert, 1950, p. 75), mais elle est là ; au chant IV de l'Od.
aussi, puisqu'elle dépêche un songe.
les emplois de άράομαι 3 13

III, même si Zeus « Père » est invoqué, on sait bien qu'il ne s'agit pas d'un Zeus
ouranien, et la précaution apotropaïque qui nous est signalée (v. 325 : άψ όρόων) tout
autant que le contexte du serment des grands - où le même Zeus a été invoqué dans
les mêmes termes en compagnie de divinités chthoniennes (v. 276 sq.), où les libations
sont répandues d'un seul coup (v. 296), où la chair des victimes n'est pas consommée
(v. 310) -, sont là pour nous en persuader ; dans la scène du chant VII (v. 175 sq.), la
divinité est censée intervenir, comme dans tout tirage au sort 53, et la démarche est loin
d'être anodine. Quant aux offrandes des femmes, leur nature (cf. n. 51) comme leur
destinataire féminine montrent qu'elles honorent une puissance redoutable, à l'œuvre
dans les forces obscures de la vie et de la mort ; et le cri de Γόλολυγή a la même
fonction que le geste apotropaïque du tirage au sort (cf. n. 52). Donc, isolement d'une
part, précautions rituelles de l'autre 54 pourraient être deux manières de se préparer à
un contact particulièrement terrible, que sert à procurer la sorte d'appel désigné par
άράομαι. De cette apparente antinomie entre les conditions favorables pour άρασθαι,
solitude d'une part, présence d'un public nombreux de l'autre, on est fondé à induire
que l'épopée réserve une place inattendue aux démarches solitaires : à côté des
cérémonies cultuelles collectives analogues à celles qui nous sont décrites tout au long
de l'antiquité, et qui ont chance d'avoir existé déjà en Crète 55, Homère semble
privilégier une autre catégorie d'interventions plus originales sollicitées dans l'intimité
cette fois, répondant à un mode de relation entre l'homme et la divinité qui serait
plutôt de type personnel et partant héroïque. Mais cette différence n'entame nullement
le caractère d'appel à une présence que nous avons pensé pouvoir discerner dans la
démarche désignée par ce verbe.
Pourtant, une observation a sans doute beaucoup contribué à oblitérer cette
spécificité que nous croyons entrevoir dans les emplois de άράομαι : elle s'applique à
la présence relativement fréquente d'une promesse de sacrifice en cas de succès. Ce
contexte, qu'on peut appeler « votif», semble recommander une assimilation au moins
partielle entre άράομαι et εύχομαι, et détruire l'impression de cohérence qui
commençait à se dégager de la comparaison d'un bon nombre d'occurrences où figure
άράομαι. A. Corlu est allé jusqu'à en conclure (p. 255) que la signification « former
un vœu » était rccevable parmi les sens de άράομαι (cf. p. 258 : « άράομαι valant pour
la prière ou le vœu-promesse »). De fait Thcanô promet conditionnellement à Athéna

53. Le côté religieux du tirage au sort a été souligné par Gernet & Boulanger, p. 208 ;
Schuhl, p. 64. ; J. Bordes, 1987, p. 148. Un rapport entre l'action divine et les résultats d'un
tirage au sort est assurément supposé par Plat., Lois, 757 b et e.
54. Notons que l'étude d'un autre domaine donne lieu à des observations parallèles aux
nôtres : Lonis rem. aussi (p. 109-10) que le seul fait qu'un sacrifice soit favorable peut passer
pour une sorte de preuve de la présence divine (voir encore p. 195 pour une sorte d'identité entre
le rituel même et la présence active des dieux). Pour des considérations plus générales, cf.
Bayet.
55. Cf. Ch. Picard, 1948, p. 139 sq.
314 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

« douze génisses d'un an ignorant encore l'aiguillon » 56. Achille nous rappelle au
chant XXIII que Pelée avait demandé son salut au Sperchios, moyennant l'engagement
réciproque de lui offrir la chevelure de son fils et une « sainte hécatombe » constituée
de cinquante boucs entiers, c'est-à-dire en pleine possession de leurs pouvoirs
reproducteurs (v. 144 : ήρήσατο et 149 : ήρατ(ο) ; cf. 147 : ενορχα). Un peu plus loin,
le Péléide lui-même promet à Borée et à Zéphyr « de splendides victimes » (v. 194 :
ήρατ(ο) ; v. 195 : Ιερά καλοί) s'ils le favorisent de leur présence. Et de même Diomède
au chant X s'engage à remercier Athéna de son assistance et de sa protection en lui
immolant une génisse... d'un an, indomptée, qu'aucun mortel n'a encore mise sous le
joug », dont il aura doré les cornes (v. 292-5). L'Odyssée n'ignore pas cette corrélation
de άράομαι avec le vœu 57 : au chant XIII, Ulysse s'adresse aux Nymphes en leur
promettant des présents (v. 358) si Athéna lui accorde sa propre vie et la croissance de
son fils. Et au chant XIX, Euryclée rappelle les hécatombes choisies qu'offrait Ulysse
en demandant de pouvoir atteindre une vieillesse prospère et nourrir un fils
resplendissant (cf. v. 367-8, avec les deux adjectifs λιπαρόν et φαίδιμον).
Ces quelques exemples sont d'autant plus irréfutables que des inscriptions
syllabiqucs de Rantidi-Paphos offrent un témoignage de άρα + gén. au sens de « ex-
voto de », sens déjà connu par des dédicaces Cretoises de la région de Gortyne 58.
L'existence de semblables usages dans la vie courante est donc là pour nous garantir
que les exemples, présentés par l'épopée, de άράομαι en relation avec un vœu
répondent à une coutume réelle au moins sporadique. Mais d'un autre côté, toutes les
autres occurrences du verbe άράομαι en dehors d'un contexte de vœu nous démontrent
quant à elles que ce lien n'est pas obligatoire ; qu'il n'est donc pas essentiel au sens de
άράομαι - pas plus qu'il n'est essentiel au sens de εύχομαι, avec lequel aussi on le voit

56. //. VI, 308-10. Il vaut la peine d'observer que le but ultime de la prière de Théanô est
bien d'obtenir le salut de la ville : le bris de la pique de Diomède et sa propre chute, c'est-à-dire
la force de repousser l'agresseur qui est demandée à Athéna έρυσίπτολι (ν. 305-7) semblent
n'être que des moyens d'obtenir ce salut. En effet, ces moyens ne sont mentionnés que dans la
prière proprement dite, tandis que la fin recherchée se trouve indiquée (et dans des termes
complémentaires cf. infra, p. 325 sq.) aussi bien dans le conseil d'Hélénos à qui revient
l'initiative de la démarche, que dans l'injonction d'Hector transmettant cette suggestion, et enfin
dans la prière même (v. 95 ; 1 15 ; 310).
57. On peut penser en effet à Od. III, 58-9, où Athéna déguisée demande à Poséidon
d'accorder χαρίεσσαν άμοιβήν άγακλειτης εκατόμβης Mais cette prière relève à la fois de
εύχομαι et de άράομαι, en sorte que le lien n'est ni certain ni spécifique. (Cf. supra, n. 28).
58. Cf. Dubois, 1984, p. 270. Pour d'autres ex., cf. CORLU, p. 260-1, et, sur la question des
rapports entre άράομαι et vœu (dont il entreprend de nier l'existence chez Homère, tout en
reconnaissant qu'on en trouve de multiples ex.), p. 252 et 258 (cf. supra, n. 13). CALAME
estime (1973, col. 1173-4) que άράομαι est intrinsèquement lié au vœu-promesse. Le nom άρά
enfin, au sens de « prière ex-voto », semble signalé comme un mot rare en épigraphie (liste
critique des occurrences établie par MASSON, 1987).
les emplois de άράομοα 315

volontiers coexister 59. On ne peut donc pas nier que la démarche entreprise au moyen
de l'action α'άρασθαι soit compatible avec un vœu ; mais cela ne nous renseigne en
rien sur l'esprit dans lequel est fait ce vœu - dont l'accomplissement pourrait passer
pour une sorte de banale offrande de prémices, et dont le sens par conséquent pourrait
être différent de l'intention qui préside à un vœu-ευχή (cf. n. 59). Cela ne nous
renseigne en rien non plus sur le sens de άράομαι, et nous apprend seulement qu'il
convient de chercher ailleurs une signification spécifique éventuelle de ce verbe.
Pour ce faire, on pourrait se bien trouver d'accorder quelque attention à l'objet
visé par les demandes qui sont formulées en rapport avec άράομαι. Un regard suffit,
sur celles que nous venons d'évoquer brièvement à propos du vœu, pour apercevoir
qu'elles sont toutes en relation avec un domaine qu'on pourrait appeler « de la vitalité
actualisée ou réactualisée », étant entendu qu'une demande portant sur la préservation
de la vie de l'intéressé ou des siens est solidaire de la requête visant à la mort de qui
menace cette survie : les deux désirs sont complémentaires. Des deux faces de la
même réalité que constitue le souhait de vie ou de succès pour soi, et de défaite ou de
mort pour l'adversaire, il arrive très souvent que le premier seul soit explicite chez
Homère - à l'inverse de ce qui se passe ultérieurement, dans les textes où l'on croit
pouvoir traduire άράομαι par « maudire » - : ainsi de la prière de Diomède à Athéna
au chant V de Y Iliade, de celles d'Ulysse et du même Diomède au chant X (encore que
le vers 289 y laisse planer l'espérance d'un désastre pour l'ennemi) ; ainsi également du
souhait de Pelée pour le retour de son fils (//. XXIII), duquel on peut rapprocher dans
YOdyssée les prières d'Ulysse pour sa vieillesse, auxquelles fait allusion Euryclée (Od.
XIX) ; ou encore, de manière plus indirecte, le salut d'Ulysse aux Nymphes qui
sollicite en même temps l'aide d'Alhéna (Od. XIII) ; et le même aspect uniquement
positif se retrouve encore ailleurs 60. Inversement, de la demande de Chrysès résulte
un fléau de mort (//. I) ; et les deux appels aux Érinycs, celui d' Althaea (//. IX) et celui,
supposé, de Pénélope (Od. II), sont censés devoir aboutir normalement au trépas 61.
Homère n'ignore donc pas le côté négatif unilatéral que peut porter ce genre de
requêtes. Mais il fait du mot un usage beaucoup plus large, qui excède même les
limites du domaine strictement vital, comme on le voit par exemple dans le cas de
l'appel d'Achille aux Vents.
Il faut donc en arriver pour άράομαι à l'hypothèse d'un sens d'appel à une
présence « actuelle » (si l'on peut reprendre ce vocabulaire), le plus souvent chez

59. Cf. supra, chap. Ill, p. 246 sq. Lonis fait d'intéressantes rem. (p. 147-8) sur les rapports
qui unissent acte propitiatoire, vœu, et actions de grâces ; et, sans préjudice de la confusion qu'il
fait entre άράομαι et imprécation, il établit des liens qui nous semblent justes entre le vœu qui
peut accompagner άράομαι, et la consécration des prémices.
60. Od. ΠΙ. 55 ; VI, 327 ; XII, 337.
61. En //. IX, 571, il est dit expressément qu'Altha;a demandait παίδι δόμενθάνατον. Sur
l'utilisation, dans ce passage, de différentes traditions relatives à la mort de Méléagre, cf. D.
Aubriot, 1984 a, p. 356-7.
316 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Homère positive et vivifiante, mais aussi bien mortifère. Si l'on s'avise alors que
même les occurrences répertoriées d'ordinaire sous le sens de « désir ardent » peuvent
s'expliquer par cette hypothèse, en raison de l'intense désir d'actualisation qui les
caractérise tous, (et qui de surcroît trouve assez souvent à s'appliquer au domaine de la
procréation ou de l'épanouissement vital), on se montrera favorable à l'idée que la
notion autour de laquelle se laissent rassembler tous les emplois de άράομαι est la
notion que Corlu nommait « mise en acte » ; qu'on pourrait appeler aussi, comme nous
l'avons fait, « actualisation » ou, pour s'exprimer autrement, notion d'entrée dans
l'ordre des faits ; quoi qu'il en soit, Homère la donne comme possible le plus souvent
grâce à la puissance vitale, salvatrice ou léthifère, de la présence divine ainsi suscitée.
Toutefois, il est évident que dans les cas où il s'agit d'un simple désir ardent, on n'a pas
lieu de parler de venue d'une puissance supérieure. Cela semble introduire une
différence fondamentale. Pour en mesurer la portée il convient, avant d'en arriver à
l'examen des occurrences où άράομαι indique un désir ardent, de s'arrêter brièvement
sur les modalités de cette présence divine.

En effet, parler d'appel ou d'intervention effective n'est pas préjuger des


modalités de cette intervention. La familiarité qui semble exister entre dieux et
hommes dans l'épopée produit sur nos esprits une si vive impression qu'elle nous
induit à imaginer, entre protagonistes humains et divins, des conversations à caractère
anthropomorphique. Qui plus est, l'emploi de verbes comme παριστάναι ou κλύειν
nous amène à nous figurer des réponses et des secours analogues à ce qui se rencontre
dans les relations humaines. Mais un examen plus attentif nous montre que nous
sommes là victimes d'une sorte d'erreur d'optique, sans doute voulue et entretenue par
le poète au bénéfice de ce qui allait devenir un élément obligé des épopées sous le
nom de « merveilleux épique », mais qui n'en est pas moins un mirage incapable de
résister à des investigations méthodiques.
Prenons pour exemple l'arrivée d'Apollon à la demande de Chrysès au chant I de
l'Iliade. Les termes qui reviennent insistent sur trois registres : son courroux (v. 44 :
χωόμενος κήρ ; ν. 46 : χωομένοιο) ; son « dynamisme » (ν. 44 : βή ; ν. 47 : αύτοΰ
κινηθέντος· ό δ ήιε νυκτι έοικώς62, image qui relie les deux thèmes, de la colère et du
mouvement) ; sa panoplie d'archer (v. 45 : τόξ(α)... φαρέτρην ; 46 : οίστοί ; 48 : ιόν ;
49 : βιοΐο; 51 : βέλος). Assurément, ces termes aussi bien que tout le contexte nous
invitent à nous représenter ce dieu comme doué de forme humaine (le mot le plus
déterminant à cet égard est ώμοισνν au v. 45, répété au v. suivant : ώμων). Mais on
peut admirer le caractère ambigu de tout le reste du vocabulaire qui, sans infirmer
cette représentation, ne fait à peu près rien pour l'accréditer et s'attache plutôt à nous
montrer le fléau qui s'abat (flèches) et se propage (dynamisme) malignement

62. C'est l'occasion de mentionner la thèse de F. Létoublon, « // allait, pareil à la nuit »,


1985.
les emplois de άράομαι 317

(courroux). Si le poète avait voulu nous suggérer une épidémie s'étendant par les
progrès naturels de la contamination, tout en marquant bien qu'il tenait à la rapporter à
une action divine, il n'eût point agi autrement. Le lecteur (ou l'auditeur) est pour ainsi
dire mis dans la confidence d'une venue divine qu'il est invité à s'imaginer comme
anthropomorphe, mais les intéressés (dans le cours du récit) n'en perçoivent que les
conséquences dans l'ordre des faits naturels : ici, la propagation du fléau, ailleurs, la
dissipation d'un brouillard, la reprise de courage d'un guerrier qui se ressaisit après un
moment de recueillement, la vision d'un songe. Notre propos n'est nullement de récrire
ce qui a été excellement exprimé par d'autres, concernant les dieux des Grecs, aptes à
être saisis comme personnes ou comme puissances 63. Nous voulons plus
spécifiquement essayer de cerner quels résultats étaient escomptés de la prière, en
l'occurrence du type d'appel désigné par άράομαι.

Observons tout de suite qu'aucun indice, jusqu'ici, n'a été remarqué, qui soit de
nature à laisser penser à une quelconque contrainte de l'homme sur la divinité.
L'examen des emplois du verbe εύχομαι nous avait conduite, à la suite de J.L.
Perpillou, à mettre l'accent sur l'aspect discursif très marqué que revêt volontiers la
prière des personnages de l'épopée homérique : une entreprise de persuasion - même
si elle peut se révéler d'une certaine manière contraignante M - est le contraire d'une
violence qui force la volonté. Or les quelques textes en rapport avec άράομαι que nous
venons de considérer se distinguent des premiers, non point par l'ordre du discours
(nous avons souligné que le développement de ses différentes phases se présentait
sensiblement de la même manière), mais par le résultat qui nous est indiqué, et qui
aboutit à une présence efficiente, sinon à une épiphanie de la divinité. Si bien que nous
voyons se dessiner, assez confusément encore, une hypothèse selon laquelle la prière-
εύχομαι, si l'on peut dire, s'adresserait plutôt aux personnes divines, douées de volonté
et accessibles à la persuasion, tandis que la prière-άράομαι ne serait pas sans rapport
avec un processus plus obscur, de fonctionnement automatique appliqué au
déclenchement d'une puissance. Toutefois on c^i gêné, pour tracer une semblable
perspective, par le double fait (et les deux éléments en sont corrélatifs) qu'άpάoμαι
n'est pas, chez Homère, incompatible avec le recours à une divinité particulière du
panthéon précisément nommée, et que cette divinité peut être priée en même temps au
moyen du verbe εύχομαι. Autrement dit, il semble bien que le poète joue en quelque
sorte sur les deux registres, en présentant les dieux à la fois comme des personnes,
voire comme des personnages, et comme des puissances agissantes.
Cette ambiguïté est sensible jusque dans une scène apparemment aussi marquée
par l'anthropomorphisme que la revendication adressée par Achille à sa mère au chant

63. Cf. NILSSON, G.G.R. I, p. 210 sq. ; 218 sq. ; 739 sq. ; Rudhardt, 1981 (1964), p. 27.
Voir infra, n. 83.
64. Cf. supra, chap. Ill, p. 255 sq.
318 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

I de l'Iliade. Ce n'est pas en effet une prière en tout point comme les autres, en dépit de
certains traits qu'on retrouve ailleurs (la recherche de la solitude, le geste des mains, la
direction du regard) : contrairement aux usages, le héros est assis, le visage baigné de
larmes qu'il ne se soucie pas de laver ; son discours n'est pas formulé comme une
requête, mais ressemble plutôt à une récrimination : il n'a pour but que de faire venir
sa mère 65. Elle vient. Dès ce moment, on oublie la prière : la tournure de l'entretien,
avec un échange de répliques, la posture de Thétis, assise elle aussi (v. 360) à côté de
son fils, un geste qu'elle fait pour le caresser (v. 361), tout nous conduit à imaginer
une conversation presque normale. Et cependant J.Th. Kakridis a déjà fait observer ^
que Thétis arrivait ήΰτ' ομίχλη (ν. 359) : « Comme une vapeur ». On ne nous dit pas
qu'Achille la voie, ni qu'il essaie de la toucher 67, comme il fait quand lui apparaît en
songe l'ombre de Patroclc (//. XXIII, 99-100), à un moment - il faut le noter - où le
héros est encore seul sur le rivage de la mer, les autres étant rentrés dans leurs
baraques (XXIII, 58). En sorte que même devant son fils, il n'est pas certain,
finalement, que Thétis se présente véritablement comme une apparition à forme
humaine. Il reste toutefois que, vapeur ou personne visible, elle est venue efficacement
à son secours, et qu'il a pu lui demander de transmettre sa requête à Zeus, que donc
son appel (plutôt que sa prière) a été couronne de succès. On hésite en effet à parler de
« prière » véritable, en raison de sa formulation autant que de son contenu ; on hésite
également en raison de l'hémistiche qui sert à « reprendre » cette réplique : ce n'est pas
ως έφατ' ευχόμενος (qui eût été strictement équivalent sur le plan métrique), mais ως
φάτο δάκρυ χέων. On peut penser que le poète a jugé important d'insister sur les
larmes d'Achille 68 ; mais il faut voir aussi que l'expression ώς έφατ' ευχόμενος n'eût
pas été adéquate. Sans doute le héros se plaint-il que Zeus ne lui ait pas fait droit. Mais
son indignation explose sans ordre, plutôt qu'elle ne l'amène à plaider sa cause : il n'a
pas assez de maîtrise pour présenter une requête en forme ; il ne fait que sangloter un
appel. Ce passage constitue une preuve du fait que, là où l'appel seul est en cause,
άράομαι seul est en situation 69. Peut-être faut-il attribuer aux caractéristiques de

65. Cf. supra, p. 305 ; chap. I, n. 291 ; chap. Π, n. 70.


66. J.Th. Kakridis, 1971, p. 104-7.
67. Il n'essaie pas davantage en //. XVIII, 71. Peut-être cette incertitude sur la véritable
apparence de Thétis, corps ou vapeur (cf. Edwards, 1980, p. 10 et n. 22), trouve-t-elle aliment
dans le reproche qu'adresse Patrocle à son compagnon inflexible (XVI, 33 sq.) : « Non... tu n'as
pas eu... pour mère Thétis ; c'est la mer aux flots pers qui t'a donne le jour ».
68. H. Monsacré montre (p. 137 sq.) que l'explosion de douleur fait partie intégrante de la
peinture du héros. Cf. supra, chap. II, p. 145.
69. Encore faut-il que ce soit un appel délibéré. Sinon, un texte semblerait infirmer ce qui
vient d'être dit : c'est celui dans lequel Télémaquc (Od. II, 260-67) finit, dans son désarroi, par
s'adresser « au dieu d'hier » (sur cette prière, cf. BECKMANN, p. 67 ; 70-71 ; 86 ; F. Robert,
1950, p. 60-61 ; CALAME, 1973, col. 1174). Il lui tient un discours qui n'est pas sans point
commun avec celui d'Achille à Thétis (à telle enseigne qu'on a proposé d'y voir une imitation de
les emplois de άράομαι 3 19

l'épopée le trait qui consiste à suggérer que ces appels peuvent donner lieu à une venue
personnelle. Quoi qu'il en soit, il reste que, môme dans l'œuvre homérique, les
interventions de la divinité empruntent le déguisement d'un processus naturel plus
souvent qu'elles ne sont anthropomorphes 70.

Il s'en faut toutefois que la notion de « présence divine » soit toujours explicite -
et môme impliquée - ; aussi est-il temps de revenir sur les emplois du verbe άράομαι
pour exprimer le désir ardent. L'appel d'Achille à Borée et Zéphyr peut sur ce point
nous servir de transition. En effet, le mode épique du récit conduit à l'évocation (mais
point à l'énoncé : peut-être est-ce un détail à relever) d'une véritable prière,
apparemment, accompagnée de libations et de promesse d'offrandes. Mais entre cet
appel censément adresse à des dieux personnels (Iris les trouve banquetant, et
d'humeur galante : v. 200-204), et un désir ardent de voir le vent se lever, quelle
différence matérielle cxiste-t-il du point de vue du résultat ? Toute la nuance ne
résidc-t-clle pas dans la conception des cléments naturels que sont les Vents,
(personnages divins ou forces purement physiques), sur laquelle on veut fonder le
récit 71 ? En tout cas, ce texte nous semble de nature à bien faire saisir le lien entre
« prière » et désir ardent. Le poète ici a voulu marquer l'épisode d'une solennité
religieuse 72. Mais un autre choix apparemment lui eût été ouvert. Cette manière de
voir reçoit une sorte de confirmation du rapprochement de deux autres textes où il est
question, non plus de faire agir des forces physiques : les vents, mais de trouver son

17/. : cf. MULDER, 1929, et 1930, p. 25 ; Mcdda, p. 21 ; Tracy, p. 15) ; l'un comme l'autre
attendait légitimement, puisque de l'aveu même des dieux, d'un côté la gloire, de l'autre la
possibilité de partir s'enquérir ; mais pour l'un comme pour l'autre, cette promesse est contredite
par les faits. Tous deux se plaignent donc et en appellent à un dieu, au dieu qui leur avait donné
l'espoir.
70. Les appels à la divinité donnant lieu à des venues supposées, et le vocabulaire afférent
ont été étudiés d'une manière générale par KEYSSNER, p. 98 sq. (avec indic. bibliogr.). La
préoccupation d'Homère visant à exclure les manifestations d'un surnaturel anecdotique a été
bien dégagée par Calhoun, 1937, p. 16-7 (cf. aussi F. Robert, 1950, p. 14 sq.). Sur la rareté des
epiphanies « claires » (voir//. XX, 130 sq. ; Od. XIII, 312), cf. Pfister, 1924 a, col. 317 ; Babut,
1975, p. 59, n. 126. Enfin Griffin a défendu l'idée que le caractère unique d'Homère par rapport
aux épopées du Cycle réside dans le mélange de miracle et d'humanité qui se retrouve à tous les
niveaux (1977 ; cf. 1980, p. 147 ; 151) ; cf. encore J. de Romilly, 1985, p. 90.
71. Cette ambiguïté est loin d'être rare dans les conceptions mythologico-religicuscs de la
Grèce ; cf. Vcrnant, 1971 (1965), II, p. 101 sq. ; Rudhardt, 1981, p. 227-9.
72. Le caractère délibéré de cette orientation religieuse nous semble marqué par l'usage -
exceptionnel, nous l'avons souligné après CORLU {supra, p. 298 sq.) - des rites sacrificiels.
Sur la valeur littéraire de cet intermède d'Iris chez les Vents, cf. F. Robert, 1937. Par ailleurs,
RUDHARDT formulait déjà la constatation perspicace que le fait d'àpaGOai est d'ordinaire
indépendant des dieux (1958, p. 201).
320 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

salut dans une capacité physique (qui n'est pas forcément celle de l'intéressé, mais peut
être celle de ses chevaux, ce qui constitue une circonstance voisine de l'appel aux
vents) : la rapidité permettant la fuite. Une fois, la demande est censée passer par Zeus
et les autres dieux (//. XIII, 818) : « Pour toi », dit Ajax à Hector, « je t'en réponds, le
moment est proche où, fuyant, tu supplieras (sic) Zeus Père, ainsi que tous les dieux,
de rendre vos chevaux... plus rapides... (άρήση Διί πατρι και άλλοις άθανάτοισι /
θάσσονας... εμεναι... Ίππους) » ; l'autre fois, aucun dieu n'est mentionné, quoique le
contenu du souhait soit en substance analogue (Od. 1, 164) : « Ah ! si dans son Ithaque
ils le voyaient rentrer, comme ils donneraient 73, tous, pour des pieds plus légers, les
trésors les plus lourds... (πάντες κ' άρησαίατ' ελαφρότεροι πόδας είναι / ή... κ.τ.λ.) ».
Cette similitude est d'une aide considérable pour qui cherche à saisir pourquoi le verbe
unique άράομαι passe pour désigner parfois la prière et parfois le désir ardent :
rapporté ou non aux dieux, le salut par la fuite donne lieu à l'expression d'un désir qui,
dans les deux cas, est apte à être subsume sous le terme άράομαι. C'est donc bien la
demande d'un potentiel physique capable d'assurer la survie qui commande l'emploi
du verbe άράομαι.
On pourrait en dire autant de deux autres textes dont le rapprochement est
également instructif : à chaque fois, il s'agit de désirer une union plus ou moins
légitime - et de la désirer, pourrait-on ajouter, à des fins de procréation -. Quand
Ulysse de retour règle ses comptes, il soupçonne Liodès d'avoir souhaité s'approprier
sa femme et assurer par elle sa descendance 74 :
Ει μεν δή μετά τοΐσι θυοσκόος εΰχεαι είναι,
πολλάκι που μέλλεις άρήμεναι εν μεγάροισι
τηλοΰ έμόί νόστοιο τέλος γλυκεροϊο γενέσθαι,
σοι δ'άλοχόν τε φίλην σπέσθαι και τέκνα τεκέσθαι
II est frappant de voir comme le contexte (la qualité d'haruspice de Liodès, peut-
être la présence du verbe εύχεαι) induit V. Bérard à rendre ici άρήμεναιραΓ « prier »,
tandis que pour la tournure, qui revient par ailleurs à deux reprises 75 et montre les
prétendants tenaillés du désir d'être couches près de Pénélope, (πάντες δ' ήρήσαντο
παραι λεχέεσσι κλιθήναι), il traduit : « Ils n'avaient tous qu'un vœu : être couchés près

73. Nous gardons à dessein la traduction de Bérard, pour montrer combien il s'est tenu
éloigné de l'idée de prière, et même de souhait direct.
74. Od. XXII, 321 sq. : « C'est toi qui t'honorais d'être leur haruspice ! alors, tu dus souvent
prier en ce manoir pour éloigner de moi la douceur du retour et me prendre ma femme et en
avoir des fils ! » C'est ici le seul emploi actif du verbe άράομαι, mais cela ne semble pas
modifier son sens.
75. Od. 1,366 = XVIII. 213.
les emplois de άράομαι 321

d'elle » 76. Non seulement la confrontation de ces deux traductions nous oblige à
constater combien peut être ténue la nuance qui conduit à traduire άράομαι parfois par
« prier » et parfois par « souhaiter » (laissons de côté le mot « vœu »),
indépendamment de nécessités évidentes, mais encore le premier texte aide à
comprendre le second, en nous suggérant d'y voir peut-être non point seulement de la
concupiscence, mais également un souhait - au moins aussi déplacé - de procréation
avec Pénélope. Si l'on refuse de suivre V. Bérard dans sa politique d'éviction des
doublets, on pourra faire valoir que la répétition de ce vers du chant I au chant XVIII
éclaire la présence des prétendants au foyer d'Ulysse et leur guet-apens contre
Télémaque d'un jour particulier : leur criminelle entreprise ne vise pas à moins qu'à
l'éradication totale de la race d'Ulysse - ce qui rend sa vengeance d'autant plus
légitime 77. Et à ceux qui hésiteraient à accepter cette suggestion, nous ferions
observer que ce sens très précis se recommande assurément dans au moins un autre
emploi, extérieur à X Odyssée : il s'agit des vers 16-17 du deuxième Hymne homérique
à Aphrodite, où la déesse éveille le désir de tous les Immortels : « Chacun d'eux
désirait faire d'elle sa légitime épouse (ήρήσαντο.../ είναι κουριδίην άλοχον) et
l'emmener en sa maison ». Enfin, comme pour nous donner l'assurance qu'il n'y a pas
lieu de distinguer άράομαι « prier » et άράομαι « désirer ardemment » (en particulier
désirer ardemment une descendance), X Hymne homérique à Apollon nous montre Héra
priant Terre, Ciel et les Titans de l'aider à concevoir Typhon 78. Il semble donc bien
que la notion de survie, pour soi-même ou par sa descendance, constitue un pôle
important autour duquel tournent certains emplois du verbe άράομαι même quand il
est utilisé dans le sens traditionnellement répertorié comme celui de « désirer
ardemment ».
On ne sait (puisque, sauf erreur, il n'en parle pas) comment Bolelli aurait classé
le souhait de Pénélope mentionné par Eurynomé au chant XVIII de XOdyssée (v. 175-
6), quand celle-ci dit à la reine : « Voici que ton fils est à cet âge, enfin ! de la
première barbe où, de le voir un jour, tu priais tant les dieux ! » ( ôv συ μάλιστα / ήρώ
άθανάτοισι γενειήσαντα ίδέσθαι). Sans doute la mention des dieux l'aurait-elle amené
à y voir plutôt une « prière ». Peu importe. Ce que nous retenons, c'est qu'il est
question des souhaits que Pénélope a formés de voir Télémaque γενειήσαντα. Il est
évidemment peu probable que ce participe suggère une note esthétique ! Le souci de la

76. Remarquons que Bérard s'efforce de garder une connotation religieuse à l'aide du mot
« vœu », probablement dans le souci d'uniformiser autant que possible ses différentes trad, de
άράομαι.
77. L'importance dans l'économie de YOd. des thèmes du sacrifice et de l'hospitalité a
donné lieu à plusieurs rem. ou études : cf. A. Thornton, 1970, p. 38-46 ; Fenik, 1974 (ch. I) ;
Stagakis, p. 94-112 (cette étude n'est pas la plus réussie du volume) ; F. Bader ; Stewart ; S.
Said, 1979.
78. II. II. Αρ. 334-9. Cette « prière » est effectuée à l'écart, en frappant le sol du plat de la
main, et elle est dénuée de partie argumentative.
322 Ι.Λ MALÉDICTION ET LE SERMENT

mère était de voir son fils parvenu à l'âge adulte, c'est-à-dire capable de prendre en
main la maison de son père, et d'y faire respecter ses biens et ses hôtes ; (aussi bien
est-ce en ce sens-ci qu'elle formule son admonestation publique au jeune homme aux
v. 215 sq., pour l'exhorter à faire respecter les droits de l'hospitalité ; cf. en particulier
le v. 217 : « Te voilà grand ; tu vas entrer dans l'âge d'homme » - νυν δ' δτε δη μέγας
έσσι και ήβης μέτρον ικάνεις). Mais le souci de Pénélope était également de le voir
capable de procréer à son tour des enfants de la race royale, ce qui, dit-elle
insidieusement sous le couvert d'un prétendu discours d'Ulysse, la dispensera de se
montrer plus longtemps rebelle à un autre mariage : c'est bien en ce sens-là qu'elle
tient aux prétendants le discours fallacieux où elle lie à la barbe de Télémaque, si l'on
peut dire, sa liberté retrouvée : « Plus tard, quand tu verras de la barbe à ton fils »
(γενειήσαντα, ν. 269), lui aurait recommandé Ulysse en partant, « épouse qui te plaît
et quitte la maison ! » 79.
La même idée est filée en sens inverse au chant suivant, ce qui nous permet de
comprendre un emploi de άράομαι qui autrement eût été bien difficile à expliquer,
sinon par le sens neutre de « désir ardent ». C'est le passage où Pénélope, se confiant à
l'hôte qu'elle n'a pas encore reconnu, lui raconte le songe où elle a vu ses oies
déchiquetées par un aigle, et lui demande conseil relativement à son remariage
éventuel. En effet, lui dit-elle (inversant la situation par rapport au chant précédent),
Télémaque est las de voir ses biens dévorés par les prétendants, et désirerait être le
maître chez lui (Od. XIX, 532 sq.) : νυν δ' οτε δή μέγας έστι και ήβης μέτρον ίκάνει /
και δή μ' άραται πάλιν έλθέμεν εκ μεγάροιο80. Le parallèle formel entre ces deux
passages (aussi bien que le contexte dans lequel s'insère le second) nous montrent
qu'en souhaitant - à ce que prétend Pénélope - voir partir sa mère, Télémaque se
soucie avant tout de la préservation de son patrimoine. Si bien que là comme
précédemment, nous nous trouvons en présence d'emplois de άράομαι qui se ramènent
à la notion de pérennité et de prospérité de la souche familiale.
Au terme de cette revue des emplois de άράομαι traditionnellement répertoriés
sous le sens de « souhaiter ardemment », il reste deux occurrences auxquelles notre
interprétation ne soit pas applicable et où l'on soit, semble-t-il, réduit à accepter la
signification habituellement reçue, avec ce qu'elle a de neutre. La première se situe au
chant XIII de Y/liade, quand Idoménce définit le lâche et le brave. Ce dernier, dit-il (v.

79. Notons que cette tirade suit la seconde description du « désir » des prétendants d'être
couchés près de Pénélope (XVIII, 213), que nous avons proposé (supra, p. 320) de lier à un
désir de procréation (et par conséquent d'usurpation du trône). Très habilement, la reine leur
donne à entendre qu'elle ne saurait céder à leurs assiduités qu'une fois Télémaque arrivé en âge
de donner un héritier légitime à la souche royale, ce qui frustre les traîtres de leur espérance
téméraire. Ces rem. rejoignent les analyses de Vernant, 1974 a, p. 78-81.
80. « (Mon fils) est grand maintenant ; il entre à l'âge d'homme ; il désire ne plus me voir
en ce manoir... » Le v. 532 (qui reprend presque exactement le v. 217) attire notre attention sur
le parallélisme des passages. Le songe sur les oies est commenté dans F. Robert, 1950, p. 21-2.
les emplois de άράομαι 323

286), « n'a plus qu'un vœu (άραται) : être engagé au plus vite dans la sinistre mêlée ».
A moins de voir là un jeu de mots (favorisé par l'infinitif μιγήμεναι) qui amène à
considérer la mêlée au combat comme une sorte d'épousailles 81, on ne discerne pas
quelle connotation spéciale a pu amener l'usage du verbe άράομαι82. De même en //.
IV, 143 ; c'est, par rapport à ceux que nous avons examinés jusqu'ici, un emploi qui
offre deux particularités : la première réside dans le fait que le terme se trouve dans
une comparaison ; la seconde dans celui que, non seulement le poète a la parole -
comme il est habituel dans les comparaisons - mais encore qu'il l'a pour une de ces
invocations remarquables où, s'adressant à un guerrier en une sorte d'apostrophe 83, il
s'apprête à chanter sa geste. En ce passage solennel, l'aède raconte comment Ménélas
reçoit la flèche traîtresse décochée par Pandare : grâce à Athéna, l'Atride n'en est
qu'egratigné, mais ses jambes se teignent de sang du haut en bas ; et cette coulée
pourpre sur la peau est comparée à la teinture d'un ivoire, joyau royal, « que plus d'un
cavalier appelle de ses vœux » (πολέες τέ μιν ήρήσαντο / ίππήες φορέειν) : il faut
avouer qu'on est assez en peine de justifier le choix de ce verbe, si ce n'est par l'idée de
possession (traduite avec vivacité par l'intensif φορέειν placé à la coupe), pouvant
passer pour un écho de la notion d'actualisation qui nous avait semblé spécifique de
certaines demandes amenées au moyen de ce verbe ; peut-être aussi la solennité du
morceau entrc-t-cllc en ligne de compte pour expliquer cet emploi. Mais nous avons
assurément affaire, avec ces deux derniers textes, à des passages délicats, dans
lesquels de toute façon la traduction par « souhaiter ardemment » suffira sans doute -
pour autant qu'on puisse s'en rendre compte - à épuiser les nuances de ce terme. Ils
sont loin toutefois de présenter une incompatibilité qui ruinerait notre interprétation ;
simplement, ils n'en offrent non plus aucune confirmation.

81. Le verbe en effet dans 17/. désigne les deux sortes de « rapprochement » : cf. par ex.,
pour l'union sexuelle, VI, 25 ; 161 ; 165 ; IX, 133 = XIX, 176 ; XXI, 143 ; pour le combat : IV,
354 ; V, 143 ; X, 365. Sur les images erotiques de la guerre, cf. H. Monsacrc, p. 63-78.
82. Encore les deux domaines de la guerre d'une part, du mariage et de la fécondité d'autre
part, sont-ils loin d'être étrangers l'un à l'autre dans la civilisation grecque : cf. LATTE, 1913, p.
48 (qui renvoie aussi bien à des textes qu'à des inscriptions) ; Schwerin, 1923 /4 ; G.Ch. Picard,
p. 26 ; Van Windckens ; Vian, 1963, p. 162-3 ; 1968, p. 55 ; Vcrnant, 1974 a, p. 33 ; Calame,
1977, I, p. 39. Enfin, nous verrons (infra, p. 358 sq.) que les malédictions, justement, - ou les
bénédictions qui en sont complémentaires : άραί - portent avec prédilection sur les domaines
connexes de la vie assurée par la descendance et par la fertilité des champs et des troupeaux,
mais aussi de la paix, « amie de la fécondité », selon l'hémistiche d'Eur. (Suppl. 490 : τέρπεται
S ευπαιδία).
83. Cf. MINTON, 1960. Celte double perspective qui se déploie tout au long de 17/., selon
que l'on adopte le point de vue du lecteur (ou du poète), ou celui des héros, a retenu l'attention
de Nagy, p. 160, et de Vernant, 1985 a, p. 57 ; mais la mise au point la plus systématique est
celle de J. Strauss-Clay, p. 21 .
324 LA MALÉDICTION Eï LE SERMENT

Dans toutes les autres occurrences qui émaillent Ylliade et YOdyssée, le verbe
άράομαι connaît des emplois dont la cohérence s'organise autour de deux grands
pôles : l'idée d'assistance, de venue divines, voire d'épiphanie, semble pouvoir réunir
les uns, tandis que la notion de salut (pour soi-même et pour sa descendance), paraît
propre à rassembler les autres. (Nous ne revenons pas pour le moment sur les
demandes orientées vers la perte d'autrui, les estimant une variété des souhaits de
bonheur pour soi). Encore n'est-on amené à distinguer ces deux types de demandes
que pour la clarté de l'expression, car rien n'est moins assuré que la pertinence d'une
distinction entre salut et assistance divine. De fait, ces deux domaines, de l'appel, et du
souhait de salut, ont souvent lieu de se recouper, comme le prouve le déroulement du
chant IV de YOdyssée : nous avons vu voici un instant que Pénélope, à l'instigation
d'Eurycléc, demandait à Athéna le salut de son fils et la ruine des prétendants. Sans
doute eût-il été inconcevable qu'une femme osât solliciter une présence divine à ses
côtés ; et cependant un sommeil aussitôt la terrasse 84, pendant lequel Athéna lui
dépêche un « rêve clair » 85 qu'elle a façonné elle-même (v. 796) et qu'elle lui envoie
(v. 799 et 829) ; n'avons-nous pas souligné qu'il appartenait à ce fantôme, justement,
d'avertir la reine que son fils bénéficiait du secours permanent d'un guide dont les
autres « appelleraient l'assistance » (ήρήσαντο παρεστάμεναι) : Pallas Athéna en
personne ? En sorte que l'aide efficace de la divinité se paiîage entre la mère et le fils,
assurant le salut de ce dernier.
On pourrait objecter qu'un emploi de άράομαι n'a pas encore fait l'objet du
moindre commentaire, alors qu'il semble à première vue échapper à notre
interprétation. Il s'agit de la prière qu'ordonne Nestor avant le départ des ambassadeurs
au chant IX de Ylliade (v. 171-2) : « Apportez maintenant de l'eau pour les mains ;
puis ordonnez le silence », οφρα Διι Κρονίδη άρησόμεθ', άΐ κ' έλεήση. Ce recours à
Zeus s'inscrit parmi les exemples de ce verbe employé au plurcl (ce qui était le cas
pour les deux tirages au sort, des chants III et VII), et accompagnant une démarche
effectuée pour le bénéfice de la collectivité (ce qui permet d'englober également dans
cette série la prière de Thcanô). Les deux tirages au sort requéraient l'intervention
active de la divinité, et celui du chant III en même temps demandait le salut pour les
innocents et la consomption des coupables (v. 321-3). En tout cas, si brièvement que
ce soit (en quatre vers au chant III, en deux au chant VII), le poète nous indiquait au
style direct la teneur de ces invocations faites par les Achéens. Par rapport à ces
références, cette occurrence du chant IX présente une particularité : alors qu'après la
réplique de Nestor, le poète consacre quatre vers à décrire la cérémonie des ablutions
et des libations, il n'indique pas, contrairement à son habitude, le texte de la prière. Par

84. Sur le rôle du sommeil dans YOd., cf. Segal, 1967, en partie, p. 325-9.
85. Od. IV, 841 : εναργές δνειρον; sur la valeur prophétique du rêve, proportionnelle à
son degré de réalité, qui lui-même dépend du degré de clarté de la vision, cf. Jouanna, 1982, p.
44.
les emplois de άράομαι 325

conséquent, le seul élément qu'on possède pour en deviner le contenu est constitué par
l'expression αι κ' έλεήση. Si ce verbe έλεέϊν devait impliquer seulement un sentiment
et relever du domaine exclusif de la psychologie, nous pourrions être assez
embarrassés, et contraints à nous rabattre sur des explications incertaines alléguant le
degré d'intensité de la requête pour justifier le choix du verbe άράομαι.. Mais un indice
fourni par les différentes tournures utilisées au chant VI nous semble de nature à
montrer la possibilité de relations essentielles entre la demande d'eXeoç86, la demande
de salut, et άράομαι. En effet, au moment du retour d'Hector à Troie, on trouve à
quatre reprises mention, sous des formes diverses, de la démarche des Anciennes pour
concilier l'aide d'Alhcna à leur cité. L'initiative en revient à Hélénos (v. 86 sq.) : « Va
parler à notre mère... Qu'elle convoque les Anciennes dans le temple..., qu'elle se
fasse... ouvrir les portes... ; puis, prenant le voile... le plus beau..., qu'elle s'en aille le
déposer sur les genoux d'Athéné... Et qu'en même temps elle fasse vœu de lui immoler
dans son temple douze génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon, at κ' έλεήση /
άστυ τε και Τρώων άλόχους καΐ νήπια τέκνα, et si elle veut bien de la sainte Ilion
écarter le fils de Tydée... ». Hector ensuite la résume pour les guerriers (v. 113-5) :
«Je m'en vais... parler... à nos femmes afin δαίμοσιν άρήσασθαι ύποσχέσθαι δ'
έκατόμβας 87 ». Ύποσχέσθαι est repris textuellement du vers 93, mais άράομαι
semble bien récapituler la formule : « Si elle daigne prendre en pitié notre ville, et les
épouses des Troyens, et leurs fils encore tout enfants ». Inversement, quand il suggère
à son tour la démarche à sa mère, il reprend la tournure développée (v. 269 sq.) :
« C'est à toi d'aller au temple... avec des offrandes en mains, après avoir convoqué les
Anciennes. Puis, prenant le voile..., va-t'en le déposer... Et, en même temps, fais vœu
de lui immoler dans son temple douze génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon, al
κ'έλεήση / άστυ τε και Τρώων άλόχους και νήπια τέκνα, et si elle voudra de la sainte
Ilion écarter le fils de Tydée... ». Enfin quand Hécube se trouve au temple avec les
Anciennes, le poète présente brièvement la prière que Théanô prononce en leur nom
par la formule introductive (v. 304 sq.) : ευχόμενη δ' ήρατο Διός κούρη μεγάλοιο,

86. Le terme α'έλεος signifie traditionnellement « pitié ». Sans vouloir méconnaître les
valeurs d'humanité lumineusement mises en relief par Burkert, 1955, et soulignées ensuite par J.
de Romilly, 1979 (en partie, p. 13 sq.), on peut remarquer qu'une certaine générosité faisait
partie des devoirs religieux (c'est notamment le cas de l'obligation qui commandait l'accueil des
suppliants, qui donne si souvent lieu à l'emploi du terme έλεος). Par ailleurs, la seule
etymologic envisagée pour ce mot (D.E., s.v.) consisterait à le rapprocher d'une interjection
comme έλελεϋ, dont on connaît les affinités avec le cri cultuel ιού Ίου que désigne le nom
όλολυγή (Gernet, 1932 : cf. supra, chap. II, p. 167 sq.). Or nous avons relevé que l'action
d'àpàcrGai était parfois accompagnée de Γόλολυγή, nous voyons qu'elle semble faire
volontiers appel à έλεος (Lonis souligne, p. 148-9, l'impression de solennité obtenue par la
répétition des mêmes termes), et il arrive que les deux se trouvent joints (Gcrnet, 1932, consigne
p. 243 les emplois d'ôλoλυγή chez Homère) : tous ces indices sont convergents.
87. La trad, de Mazon par « supplier » est ambiguë : cf. infra, n. 98 ; sur la prière de
Théanô qui nous a déjà occupée (supra, p. 312) cf. CALAME, 1973, col. 1171.
326 - LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

tandis que son exposé in extenso voit le retour de la formule explicite : « Puissante
Athene... ah ! brise donc la pique de Diomède... et aussitôt dans ton temple, nous
t'offrirons douze génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon, al κ' έλεήσης/ άστυ τε
και Τρώων άλόχους και νήπια τέκνα ». On est donc amené à penser qu'à l'introduction
ήράτο, répond le contenu αϊ κ' έλεήσης κ. τ. λ... Nous le garantit l'entrelacement des
expressions αϊ κ' έλεήση et άράομαι qui les trois premières fois se substituent l'une à
l'autre, comme si άράομαι désignait le défini, et αϊ κ' έλεήση la définition, si l'on peut
dire. Or à quoi est censée s'appliquer la « pitié » salvatrice de la déesse ? Au groupe
civil des Troyens 88, et au réservoir de vie que sont les femmes et les enfants - on peut
même préciser les femmes en tant qu'épouses : άλόχους et les enfants en tant que
rejetons nouvellement enfantés : τέκνα. Tout porte à croire, en conséquence, d'une
part qu'une aide effective demandée quand la situation en est à une crise vitale, relève
bien des emplois de άράομαι, comme nous l'avions soupçonné, et de l'autre qu'elle
peut être précisée au moyen de la tournure αϊ κ' έλεήση qui revient à trois reprises au
chant VI, et qu'on trouve aussi au chant IX 89. En tout cas, assistance et présence
salvatrices semblent, de manière de moins en moins douteuse, être des notions
constitutives de l'actualisation suscitée au moyen de άράομαι.

Si nous nous retournons vers les cinq passages « purs » que nous avions relevés
plus haut (p. 305) et décidé d'adopter comme pierres de touche du sens auquel nous
pourrions arriver pour rendre compte de άράομαι, parce que ce verbe y était employé
à l'exclusion de tout autre, il est facile de voir qu'ils se laissent parfaitement
comprendre à l'aide de la clef proposée ici. L'appel d'Achille à Thétis (//. I, 351), le
regret de Ménélas de n'avoir pas Athéna à ses côtés (//. XVII, 568), le salut d'Ulysse
aux Nymphes qu'il retrouve (Od. XIII, 355), ainsi que les deux scènes de tirage au sort
(//. III, 318 ; VII, 177), tous ces passages ont pour point commun de demander ou de
saluer une intervention supérieure effective, traduite en un résultat concret, dans une
affaire vitale.

88. Sur άστυ et πόλις, cf. Ktèma, 8, 1983, avec les art. de Casevitz, Lévy, Woronoff.
89. On peut rappeler qu'Ulysse à son arrivée en Phéacie demandait à Athéna δός μ* ες
Φαίηκας φίλον έλθεΐν ήδ' έλεεινόν {Od. VI, 327). Toutefois, ce rapprochement ne peut être
effectué qu'avec prudence. En effet, au mot Φαίηκας près (il est alors remplacé par
Άχιλλήος), ce vers se retrouve terme pour terme en //. XXIV, 309, quand Priam se rend chez
Achille. Or ce n'est pas άράομαι comme dans YOd., qui est employé dans 17/., mais εύχομαι;
si l'on refuse de penser que les deux verbes sont interchangeables, il faut conclure que l'essentiel
de la prière du vieux roi consiste en la formulation d'une prétention - ce que confirme la
demande d'un signe -, tandis que pour Ulysse, l'accent est placé sur son désir de survie (ainsi
que l'a excellemment mis en lumière Newton, p. 15-6 ; voir aussi Tracy, p. 43-4). D'un autre
point de vue (puisqu'il s'agit de confronter différents passages où est exprimé un sentiment de
compassion, divine ou humaine), Medda a relevé (p. 47-8) les occurrences de différents mots de
la famille de έλεος.
les emplois de άράομαι 327

Une fois cette question du sens relativement débrouillée, il convient de revenir


sur les emplois syntaxiques de άράομαι, afin de s'assurer qu'il n'existe pas plus de
solution de continuité entre les constructions quand le verbe désigne une prière ou un
désir ardent, qu'il n'en existe entre les contenus des souhaits impliqués dans ces deux
circonstances. Il est en effet essentiel d'élucider la question de savoir dans quelle
mesure l'action α'άρασθοα était un acte religieux. Il peut sembler bizarre qu'on soulève
seulement la question, quand il s'agit d'un verbe reconnu impropre aux relations
d'homme à homme, d'un verbe qui, nous venons de le voir, n'est pas déplacé pour
désigner des appels à la divinité faisant partie de démarches très officielles ou très
héroïques 90. Mais on ne peut pas pour autant supposer la question résolue, puisqu'il
existe des emplois qui semblent faire échapper ce verbe à la sphère religieuse. Et
cependant, nous l'avons vu, il n'est pas possible de dissocier, du point de vue de
l'intervention sollicitée, l'appel aux vents du désir d'avoir des chevaux rapides. Il est
donc temps maintenant de réexaminer la situation syntaxique du texte, pour voir si les
remarques qui viennent d'être présentées concernant une unité de sens qu'on pourrait
centrer sur l'idée d'actualisation et de venue, ne trouveraient pas à s'appuyer sur
d'autres qui regardent, elles, la syntaxe du verbe άράομαι.

Comme les exemples que nous avons analysés nous ont permis de le constater,
ce verbe est au moins apte à désigner un certain type de prière : sa construction
fréquente avec le datif d'un nom de dieu 91, comme pour εύχομαι, de môme que la
« reprise » 92 par ώς εφατ' ευχόμενος ne permettent pas d'en douter. Toutefois, quand

90. Il est permis de se demander si la « prière » des Achéens avant l'ambassade (qui donne
lieu à la simple indication αϊ κ1 έλεήστ)) ne devrait pas être regardée comme un parallèle, sur le
plan héroïque, de celle des Anciennes à Troie, sur le plan officiel. Le bref rappel formel ne
serait sans doute pas suffisant, à lui seul, pour induire à avancer une telle supposition ; mais il
est frappant que chacun des deux groupes se tourne vers la divinité qui entre toutes est la plus
déterminée (par l'effet de sa promesse pour Zeus, par choix personnel pour Alhéna) à poursuivre
la perte de qui lui demande ainsi la vie. On ne peut se soustraire à l'impression que ces deux
entreprises solennelles, pareillement vouées à l'échec, contribuent au pathétique muet qui se
dégage de 17/. (et que Griffin a si bien mis en évidence à partir d'un certain nombre d'épisodes
qu'il nomme « Symbolic Scenes », dans son premier chap, de Homer on Life and Death).
Observons en tout cas le parallélisme des circonstances (la recherche d'un moyen de salut pour
la collectivité) qui commandent l'emploi du verbe άράομαι.
91. La construction d'άpάoμαι avec le datif d'un nom de dieu se trouve dans les conditions
suivantes : Διι Κρονίδη, //. IX, 172 ; Άπόλλωνι άνακτι, //. I, 36 ; Διός κούρη μεγάλοιο, //.
VI, 304 ; Χ, 296 ; Od. VI, 323 ; Άθήνη, //. Χ, 277 ; Od. VI, 761 ; oî(même déesse), //. XVII,
568 ; Νύμφησ(ι), Od. XIII, 355 ; άνέμοισ;//. XXIII, 194 ; δαίμοσιν //. VI, 115; θεοΐσι, //.
IX, 566 ; πάντεσσιθεοΐσι, Od. XII, 337 ; enfin, en un emploi un peu particulier, μητρι φίλη,
//.I, 351.
92. Reprise par ώς εφατ* ευχόμενος d'une prière annoncée au moyen d'άpάoμαι : //. I,
35 ; V, 1 14 ; VI, 304 ; X, 277 sq. ; Od. VI, 323.
328 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Achille adresse à sa mère (//. I, 351 : μητρι φίλη ήρήσατο; la construction est la
,même) quelques mots amers dont le contenu n'a rien d'une prière à proprement parler,
cette prise de parole se clôt comme nous l'avons vu sur ως φάτο δάκρυ χέων (ν. 357) ;
on remarque que P. Mazon, en dépit de χείρας όρεγνύς, a renoncé à employer dans sa
traduction le verbe « prier ». Toutefois encore, dans l'épisode de l'appel aux Vents
pour enflammer le bûcher de Patrocle, le verbe άράομαι est utilisé à deux reprises
pour désigner la même demande d'Achille ; mais les constructions employées
semblent appartenir à deux registres différents. On trouve en effet d'un côté δοιοΐς
ήρατ' άνέμοισι (ν. 194), comme lorsque ce verbe marque un rapport à la divinité, et P.
Mazon, au vu du contexte, traduit : « Adresse un vœu à deux Vents » ; mais un peu
plus loin, Iris transmet en ces termes le message : Άλλ' Άχιλευς Βορέην ήδε Ζέφυρον/
κελαδεινόν έλθεΐν άραται... (ν. 208-9). Mazon choisit ici « supplie », probablement
pour marquer l'insistance. Cette traduction semble malencontreuse sous deux
rapports : d'une part, elle introduit une ambiguïté avec le vocabulaire de la
supplication proprement dite 93 ; de l'autre, l'infinitif έλθεΐν est omis. Or cette notion
de venue semble loin d'être superfétatoire, comme nous l'avons déjà aperçu et comme
d'autres exemples le confirment: Télémaque, au chant II de l'Odyssée (v. 135),
emploie transitivement άράομαι, dans une expression (άρήσετ1 Έρινυφ où il faut bien
traduire ce verbe, comme le fait V. Bérard, par « appeler ». Quand on compare cette
tournure avec les vers dans lesquels Phénix raconte comment Althaea recourut aux
dieux pour demander le châtiment de son fils Méléagre, on ne peut manquer de relever
que l'emploi de άράομαι + datif se double d'un participe indiquant la notion d'appel, et
même d'appel répété (//. IX, 566-9) : θεόΐσι... ήρατο... κικλήσκουσ(α)94. Donc, ou
bien le datif d'un nom désignant une divinité, - et très souvent l'emploi conjoint d'un
mot de la famille de εύχομαι95 -, nous garantit que nous avons affaire à une prière ; et
dans ce cas, nous avons vu que son but le plus sensible était d'obtenir une présence
efficace (et le dernier exemple, tiré du chant IX de l'Iliade, en apporte une nouvelle
confirmation) ; ou bien la construction est autre, mais l'idée d'appel est encore plus
évidente 96.
Or, si l'on s'en tient aux similitudes de construction, on est obligé de rapprocher
le vers dans lequel Ulysse, parlant d'Hector, dit : άραται δε τάχιστα φανήμεναι Ήώ
δϊαν (//. IX, 240), et la formulation du message qu'Iris transmet aux Vents : Βορέην...

93. Cf. infra, chap. V, p. 407 sq. Mazon traduit : « Mais Achille «supplie» Borée et le
bruyant Zéphyr ; (il vous promet de splendides offrandes)... »
94. Nous aurons l'occasion de remarquer infra, p. 339 sq. que les trois emplois de άράομαι
au sens de « prier » chez Soph, sont relatifs à une demande habituelle.
95. Aux réf. citées supra, n. 92, il convient d'ajouter : Od. III, 54 ; IV, 759 ; XII, 334 ; ΧΙΠ,
322.
96. Pour le sens, les choses reviennent au même, qu'on estime avoir affaire à une
proposition infinitive ou à un infinitif de but.
les emplois de άράομοα 329

έλθεϊν άραται. Pourtant, quand Bolelli effectue la revue des sens de άράομαι, il classe
le second passage avec les textes pour lesquels il convient de retenir un sens voisin de
« prier » (p. 77), et il affecte au premier la signification « désirer violemment » (p. 90).
Mais à y bien regarder, de quel droit introduit-on une semblable distinction ? Y a-t-il
vraiment de quoi justifier que Mazon traduise ici : « II supplie Borée et le bruyant
Zéphyr », et là : « II souhaite voir au plus vite la divine Aurore apparaître » ? La
construction n'est-elle pas exactement la même ? Or on n'envisage pas qu'il puisse
s'agir d'une prière à l'Aurore. En tout cas, la notion de prière est à écarter sûrement
pour //. XIII, 286 : άραται δε τάχιστα μιγήμεναι έν δαι λυγρ-fj, puisque les dieux ne
sont aucunement mentionnés, ni de près, ni de loin ; elle l'est a fortiori pour une raison
syntaxique, si l'on en croit Corlu ; en effet, on a là affaire à une construction dont il
signale qu'on ne la trouve pas « lorsque [άράομαι] exprime une demande adressée aux
dieux : celle de l'infinitif avec l'orant pour sujet » (p. 256). Mais cette remarque n'est
pas déterminante car, sans doute, la môme tournure apparaît encore à trois reprises (//.
IV, 143 ; Od. 1, 164 ; 366) dans des conditions analogues, où le sujet de l'infinitif est le
même que celui de άράομαι, ce qui semble exclure (selon les observations de Corlu)
le sens de « prier » ; et pourtant YOdyssée nous offre bien un exemple de άράομαι
construit à la fois avec un datif indiquant que les dieux sont sollicités 97, et un infinitif
possédant même sujet que le verbe άράομαι : ήρώ άθανάτοισι... ίδέσθαι (Od. XVIII,
176). En sorte que cette question du sujet de l'infinitif ne nous semble pas devoir être
retenue pour déterminer le sens du verbe - ce qui ne veut pas dire que nous
contestions l'absence de référence perceptible à la prière dans la plupart des exemples
qui viennent d'être cités.
Les faits se prêtent aussi malaisément à toute tentative de systématisation quand
le sujet de l'infinitif est autre que celui du verbe principal ; et ce flottement se reflète
dans les traductions. On lit d'un côté (Od. XIX, 533, Pénélope parle de Tclémaquc) :
« II désire ne plus me voir en ce manoir » ; et de l'autre (Od. XXII, 322, Ulysse
s'adresse à Liodès) : « Tu dus souvent prier » 98, alors qu'aucun nom de dieu ne se
trouve à proximité. En revanche, le fantôme d'Iphthimé (Od. IV, 827) parle d'un
« guide que voudraient à leurs côtés bien d'autres » tandis que, l'assistance d'un dieu
étant en cause, on pourrait penser que l'idée de prière n'est pas loin. Point n'est besoin
de multiplier les exemples. Notre propos n'est pas de faire grief aux traducteurs de
l'embarras où ils se sont trouvés : il n'est que trop compréhensible. Nous voudrions

97. On remarque même que V. Bérard n'a pas reculé devant la traduction : « Tu priais... les
dieux ».
98. Cf. supra, n. 74. Nous pourrions encore mentionner l'expression employée pour
exprimer le désir des prétendants : « Ils n'avaient tous qu'un vœu ». Enfin, si l'on se tourne vers
17/. (XIII, 818-9), où la référence à Zeus et aux autres Immortels est claire : άρήση Διι πατρι
και άλλοις άθανάτοισι / θάσσονας ίρήκων εμεναι καλλίτριχας ίππους c'est la trad. :
« Tu supplieras... » qui est adoptée par Mazon (comme en //. VI, 1 15) - autre solution qui n'est
pas plus satisfaisante ici qu'ailleurs.
330 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

simplement rompre la tradition d'un classement suivant les sens du verbe, qui sert
ensuite de base à la réflexion... sur les sens du verbe, précisément, ce qui conduit à
tourner dans un cercle vicieux. On ne peut, pour cela, se dispenser de s'interroger sur
le point nodal où se rencontrent les différentes acceptions possibles de ce terme
indépendamment de tout souci immédiat de traduction. Car, si l'on comprend que le
désir de rendre ce verbe en fonction du contexte fasse aboutir à diverses solutions
(prier, désirer ou vouloir, supplier, faire le vœu que), cela ne nous éclaire en rien sur la
signification propre du mot - et même les considérations syntaxiques se révèlent
inaptes à orienter le choix à coup sûr ". Ces approximations se recommandent
d'autant moins qu'elles ne permettent pas, telles quelles, d'expliquer le prétendu
passage ultérieur au sens de « maudire ».

Reprenons donc sur de nouveaux frais la tentative de recherche fondée sur la


syntaxe. Si nous essayons de récapituler les constructions possibles de άράομαι, nous
obtenons la liste suivante 10° :

99. Nous avons parle d'infinitif sans autre précision. Mais l'unique occurrence (en Od. XIX,
367) de άράομαι suivi de έιος + opt. « dont le sens final est net » (Chantraine, G. II., II, p.
261 ; il s'agit bien de l'opt., et non du subj., comme l'indique par erreur CORLU p. 256), nous
donne à penser qu'on pourrait être bien inspiré en n'excluant pas, pour ces infinitifs, le sens final
à côté du sens complétif ; cf. infra, p. 330 sq. Cependant, il serait chimérique de prétendre
atteindre des certitudes ; car si l'interprétation par le « sens final net » n'a pas à être mise en
doute, elle ne permet pas de tirer des conséquences certaines relativement au sens de άράομαι.
Ainsi, ne pourrait-on proposer de traduire les vers (il s'agit d'offrandes de cuisseaux et
d'hécatombes) δσσα συ τω έδίδους άρώμενος ειος 'ίκοιο / γηράς χε λιπαρόν θρέψαιό τε
φαίδιμον υίόν par « que tu offrais à Zeus en le priant de t' assister afin que tu parvinsses à une
vieillesse opulente et que tu élevasses ton noble fils » ? Rien n'interdit en effet de considérer
qu'on a affaire à un emploi absolu de άράομαι, et que c'est l'ensemble de l'expression έδίδους
άρώμενος qui est suivi d'une proposition circonstancielle (au contenu de laquelle il est
instructif de prêter attention : on rem. qu'il concerne les mêmes caractères de prospérité
éclatante dont nous avions déjà discerné l'importance en rapport avec άράομαι ; cf. supra,
p. 315; 320 sq.).
100. Des rem. d'ordre syntaxique ont déjà été présentées supra, p. 303 sq. et n. 91 . Les réf.
sont : 1- pour les emplois absolus : //. ΠΙ, 318 ; V, 114 ; VII, 177 ; X, 283 ; XXIII, 149 ; Od. ΠΙ,
62 ; ΙΠ, 64 ; VII, 1 ; 2- pour les emplois avec un datif : //. I, 35 (Chrysès) ; I, 351 (Achille) ; VI,
115 (les Troyenncs : Hector parle) ; 304 (Théanô) ; LX, 172 (les Achéens) ; IX, 567 (Althœa) ;
X, 277 (Ulysse) ; X, 296 (Ulysse et Diomède) ; XIII, 818 (Hector, dans la prédiction d'Ajax) ;
XVII, 568 (Ménélas) ; XXIII, 144 (Pelée) ; ΧΧΙΠ, 194 (Achille) ; Od. IV, 761 (Pénélope) ; VI,
323 (Ulysse) ; XII, 337 (Ulysse) ; XIII, 355 (Ulysse) ; XVIII, 176 (Pénélope : Eurynomé parle).
On observe : - a) que cette construction d1άpάoμαι + dat. du nom d'un dieu particulier est plus
fréquente dans 17/. que dans VOd. - b) que 17/. l'emploie presque exclusivement pour des héros
achéens : des Troyenncs et d'Althaia, on nous dit qu'elles prient « les dieux » ; seule Théanô
s'adresse ainsi à Athéna dont elle est la prêtresse. - c) que l'Od. l'emploie seulement pour le
couple Ulysse / Pénélope.- d) que la prière de Pénélope en Od. IV répond en quelque sorte à
celle de Théanô en //. VI, chacune constituant pour le poème auquel elle appartient une
les emplois de άράομαι 331

1- emplois absolus
2- emplois avec un datif
3- emplois avec un infinitif dont le sujet est le même que celui de άράομαι
4- emplois avec une infinitive - à moins qu'on n'envisage de faire de
l'accusatif, non pas le sujet de l'infinitive en question, mais un complément d'objet
direct de άράομαι (comme dans le cas n°5), et qu'on ne regarde alors l'infinitif comme
un infinitif de but. Ainsi, pour l'appel d'Achille aux Vents, on peut penser à : « Achille
prie (ou demande ardemment) que Borée et Zéphyr viennent », ou à : « Achille
appelle Borée et Zéphyr pour qu'ils viennent ». Le sens, en fin de compte, n'est pas
sensiblement différent ; mais la considération de ces différentes possibilités nous aide
à réfléchir au sens de άράομαι.
5- un emploi avec un complément d'objet direct (Od. II, 135)
6- enfin, un exemple (Od. XIX, 367) de άράομαι suivi d'une finale (ειος +
opt.) - qu'il faille ou non faire dépendre cette finale du seul άράομαι -, qu'un contexte
sacrificiel im oblige à situer dans le domaine religieux.

On est enclin d'emblée à rapprocher les emplois « absolus » de ceux qui


comportent un nom de dieu au datif. Il se trouve en effet que le contexte, à chaque
fois, garantit que l'intéressé va s'adresser, ou s'est adressé à une divinité 102, ce qui
amène de facto à considérer tous les emplois « absolus » de άράομαι comme en
rapport avec une démarche qu'il faut bien continuer de nommer une prière. La
situation est différente dans les faits, mais non dans le principe, en ce qui concerne

exception, dans la mesure où il s'agit d'une prière spécifiquement féminine et cependant


rapportée au style direct, solennelle, appuyée d'offrandes elles aussi féminines (cf. supra, n. 51),
et soutenue de Γόλολυγή. 3- pour les emplois avec un infinitif dont le sujet est le même que
celui de άράομαι : //. IV, 143 ; XIII, 286 ; Od. 1, 164 ; I, 366 ; XVIII, 213 ; 4- pour les emplois
avec une infinitive : //. IX, 240 ; XXIII, 209 ; Od. IV, 827 ; XIX, 533 ; ΧΧΠ, 322. Dans ces
deux derniers ex., la supposition formulée ici ne peut être retenue, et il faut considérer qu'on a
affaire à une proposition infinitive ; en effet, l'accusatif ne représentant pas un dieu mais d'une
part Pénélope et de l'autre Ulysse, il est impossible de supposer que ces deux personnages
puissent être complément d'objet direct de άράομαι.
101. Il s'agit de sacrifices sanglants, dont CORLU a souligné (p. 253) le caractère
exceptionnel auprès de άράομαι. Il est loisible de présumer que ce rapprochement unique est
facilité par la mention d'un acte pour ainsi dire doublement éloigné : par son ancienneté dans le
temps, et par la majesté de son auteur, Ulysse, encore grandi par le souvenir. Sur la construction
syntaxique, cf. supra, n. 99.
102. Dans les deux passages parallèles d'il. III, 318 et VII, 177, Zeus Père va être invoqué.
En //. ευχόμενος;
εφατ1 V, 114, άράομαι
même annonce
intrication
unedes
prière
deuxqui
verbes
est «aureprise
chant »X au
: άράομαι
v. 121 paraux
l'hémistiche
v. 277 ; 283ώς;
296 ; εύχομαι au v. 295. La demande de Pelée au Sperchios (//. XXIII, 144 et 149) appuyée sur
une promesse d'offrandes ne peut qu'avoir donné lieu à une prière. Les dévotions d'Athéna cl de
Télémaque chez Nestor sont désignées tantôt par εύχομαι (ν. 54, 56), tantôt par άράομαι (ν.
62, 64).
332 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

άράομαι suivi d'un infinitif ou d'une infinitive. En effet, dans un cas comme dans
l'autre, il peut se faire que la réalisation du désir soit confiée à l'action divine. Il s'en
faut qu'un nom de dieu soit explicitement mentionné à chaque fois, mais il suffit que
la possibilité s'en trouve ouverte pour exclure d'éliminer de ce type de constructions
l'idée qu'elles sont virtuellement compatibles avec le sens de « prier » pour
άράομαι103. Cependant, il est indéniable que dans cinq occurrences 104, l'absence de
toute mention divine ou cultuelle d'aucune sorte semble fortement recommander le
sens de « souhait ardent ».
Il reste enfin la construction transitive, utilisée une seule fois dans l'épopée, mais
qui devait se retrouver dans la tragédie (avec pour complément ordinaire αράς) : le
fameux άρήσεΥ 'Epivuçdu chant II de l'Odyssée. Elle oblige à constater qu'on peut
donner à άράομαι une signification religieuse au sens large (car les dieux n'y sont pas
impliqués), sans estimer adéquat de le traduire par « prier » ; la seule possible semble
bien être « appeler », selon la traduction traditionnelle, ce qui constitue une
proposition supplémentaire. Par ailleurs, on ne peut se soustraire à la constatation
qu'appeler sur quelqu'un les Érinyes (surtout quand on est sa mère), signifie le
maudire. En sorte qu'à considérer l'esprit, sinon la lettre, l'épopée connaît bien pour ce
verbe au moins un emploi qui l'apparente à la malédiction. Ajoutons que si l'on voulait
sortir de Xlliade et de YOdyssée, on trouverait dans la Thébaïde έπαράς / άργαλέας
ήροτο105, c'est-à-dire un groupe (accusatif d'objet interne + adjectif) promis à un
brillant avenir dans la tragédie. Mais môme si nous restons dans le corpus le plus
étroitement homérique, Xlliade nous offre encore un texte dans lequel l'idée
d'imprécation est présente au voisinage d'apac^ai. Il concerne le courroux mortel qui
anime la mère de Mélcagre (//. IX, 567). Mazon n'hésite pas à rendre la tournure par
« lançait des imprécations vers les dieux », en raison peut-être de l'hémistiche qui
précède de peu (v. 566) : εξ άρέων μητρός κεχολωμένος, en raison surtout de l'appel à
Hadès et à Persephone pour demander la mort de Méléagrc ; or cet appel est entendu
de l'Érinyc comme, fictivement, au chant II de V Odyssée. On est amené à penser que
cette indication est ce qui détermine la traduction mentionnée, car au chant XXIII de
Xlliade, quand Achille fait appel aux Vents et qu'Iris sert de messagère, άράων άίουσα

103. Άράομαι + infinitif à même sujet, mais mention des Immortels : Od. XVIII, 176 ;
άράομαι + infinitive avec un nom de dieu exprimé au datif: //. XIII, 818 ; άράομαι +
infinitive avec un nom de dieu possible comme sujet de l'infinitif : //. LX, 240 ; ΧΧΠΙ, 209 ; Od.
IV, 827 ; Od. XXII, 322 représente un cas particulier, car aucun dieu n'est mentionné, mais
l'accent est mis sur la fonction religieuse de Liodès en rapport avec son désir (ce passage se
distingue aussi des autres en ce qu'il offre le seul ex. de ce verbe à l'actif).
104. //. IV, 143 ; XIII, 286 ; Od. I, 163 ; 366 ; XIX, 533.
105. Fgt 2, v. 8. Cf. l'éd. d'Allen, 1965 (1912), V, p. 113. Faisons observer, outre la
répartition des mots έπαράς et άργαλέας à la fin d'un vers et au début du suivant, et la place de
ήρατο à la coupe, que cette séquence έπαράς / άργαλέας ήρόότο est suivie de l'hémistiche
θεών δ1 ού λάνθαν' έρινύν, qui accuse les rapports entre 'Αρά et fEpiV"ua(cf. infra, n. 149).
les emplois de άράομαι 333

(ν. 199), Mazon traduit « entendant ses prières » 106. La présence du substantif άρά
n'est donc pas décisive pour infléchir les traductions dans le sens de « maudire »,
encore que Bolelli ait des chances d'être tombé juste en supposant que άρή = « ruine »
a pu influencer άρά = « prière ». Quoi qu'il en soit des traductions retenues ici ou là, il
est clair qu'au moins une fois dans l'Iliade et une fois dans Y Odyssée, άράομαι
appartient au contexte de la malédiction. Il est clair par conséquent (comme nous
l'avons déjà signalé) qu'Homère n'ignorait pas cette virtualité portée par le mot.
Nos constatations, on le voit, sont différentes de celles dont on avait l'habitude,
en ceci : premièrement, l'emploi de άράομαι pour désigner dans l'épopée un souhait
ardent sans rapport indique avec les dieux se trouve dans la proportion approximative
de un septième des cas, proportion qui est à la fois faible et non négligeable.
Deuxièmement, le sens de « maudire », ou plutôt l'idée qu'une malédiction
concomitante est déclenchée, ne sont pas inconnus du poète : deux occurrences en font
foi. Troisièmement ce qui, de loin, domine le tableau des emplois de ce verbe, c'est la
mention (directe ou non), d'un ou de plusieurs dieux à qui s'adresse cette démarche,
avec môme, le plus souvent, l'énoncé de la prière au style direct. Cette fréquence
remarquable, et peut-être aussi la similitude de construction (avec le datif du nom du
dieu) par rapport à εύχομαι107, est ce qui a pu accréditer la conviction que άράομαι
servait à exprimer l'idée de prière, sur le même pied que εύχομαι.
L'unité sémantique que nous avons cru discerner dans les diverses occurrences
homériques du verbe άράομαι se double de la remarque selon laquelle les différents
sens traditionnellement étiquetés ne correspondent pas à des usages syntaxiques
particuliers, - autre argument en faveur d'une unité globale de ces divers emplois.
Mais si l'on doit pouvoir retenir cette hypothèse d'une cohérence sous-jacente, et
comprendre les raisons de son « éclatement » en significations diverses, il convient
d'examiner l'utilisation ultérieure qui est faite de ce verbe, et d'essayer de saisir
comment s'articulent la large désaffection des auteurs après Homère pour le sens de
« prier », et leur prédilection - non exclusive cependant - pour le contexte de la
malédiction.

106. Cf. encore Od. IV, 767.


107. On observera par ex. qu'//. VI, 312 et X, 296 sont très proches :
ώς αϊ μεν ρ" εύχοντο Διός κούρη μεγάλοιο
οί S έπει ήρήσαντο Διός κούρη μεγάλοιο.
Il n'en est que plus frappant qu'on trouve, après Homère, le datif employé pour désigner le
bénéficiaire humain des souhaits exprimés par άράομαι. Cette construction se rencontre aussi
bien chez Sappho (fgt 124-125) que chez Eur. (Aie. 714 ; Or. 1 138), pour s'en tenir à ces ex. (cf.
infra, p. 341). Or on ne peut, comme dans le cas de εύχομαι (dans la tournure τοΐοι δε -sujet-
μεγάλ' εύχετο χείρας άνασχών), dire que ce datif désigne « non tant des bénéficiaires que
des témoins en présence desquels est faite la prière » (PERPILLOU, 1972, p. 174-5, n. 9).
Quand il s'agit de άράομαι + datif d'un personnage humain, il ne peut s'agir que du bénéficiaire
du souhait.
334 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Les epiphanies chez Pindare

Mais avant d'en venir à l'examen de άράομαι dans le domaine ionien et éolien,
que Bolelli voulait isoler, et chez les tragiques, puisque c'est d'eux qu'il va s'agir
surtout à présent, il est bon de s'interroger sur la demande de venue héroïque et ce qu'il
en advient en dehors de l'épopée, c'est-à-dire dans le lyrisme et principalement chez
Pindare. Une observation va en effet nous permettre de faire avancer notre recherche,
quoiqu'elle semble au premier abord contradictoire avec tout ce qui vient d'être dit.
Elle porte sur le fait que Pindare, qui peut en une certaine mesure sembler un
spécialiste des epiphanies divines, n'emploie pas une seule fois άράομαι.
Indépendamment de tout ce que son œuvre déploie par ailleurs comme témoignages
de dilection pour l'héroïsme grandiose (surtout dans la partie médiane de ses épinicies,
qui évoque un contexte mythique), on relève dans ses odes trois passages dans
lesquels un mortel privilégié est favorisé, à la suite d'un appel, d'une apparition face à
face, ou au moins d'une réponse clairement articulée, même si du dieu qui vient à lui il
n'entend que la voix.
Pélops, dans la première Olympique, bénéficie d'une véritable conversation avec
son ancien amant Poséidon, qui lui accorde une épiphanie toute proche : ό δ' αύτω/
παρ πόδι σχεδόν φάνη (κ. 117-8). De même, dans la Néméenne X, Pollux déclenche la
venue de Zeus, qui lui parle pour le rassurer (κ. 149-50) : Ζευς δ' άντίος ήλυθέ ο'ι, /
και τόδ1 έξαύδασ1 έπος. Παρ πόδι', άντίος, l'explication verbale, ne laissent aucun doute
sur le côté anthropomorphique de ces visitations. Iamos, dans la sixième Olympique,
ne voit pas son père Apollon ; mais le poète insiste sur la clarté de la voix et la netteté
avec laquelle est articulée sa réponse : Άντε- / φθέγξατο δ* άρτιεπής/ πατρία δσσα (κ.
104-6). Héraklès dans la VIe Isthmique, et Jason dans la IVe Pythique ne reçoivent que
des signes. Sans doute sont-ils clairs, et présentés comme une réponse directe de la
divinité, mais enfin l'aigle que Zeus dépêche au premier (κ. 72-3), et le tonnerre
entouré d'éclairs qu'il fait entendre au second (κ. 350-54) ressemblent à des epiphanies
indirectes, si l'on peut dire, du type de celles qu'on rencontre dans l'Iliade. Au moins
rcstc-t-il trois passages dans lesquels une venue anthropomorphe, discernable par la
vue ou par l'usage du langage, se manifeste. Le clivage entre venue personnelle et
envoi d'un signe est peut-être commandé par le caractère solitaire ou public de l'appel
lancé par l'intéressé : après la mort des Apharétidcs - dont Pucch souligne la solitude
pathétique 108 -, Pollux se trouve bien auprès de son frère Castor ; mais celui-ci
suffoque au moment de mourir (v. 74), et il appartient à Pollux, après le succès de sa
prière, de lui rouvrir l'œil et de ranimer sa voix (v. 90) ; en sorte qu'on peut considérer
que Pollux était seul auprès de Castor inconscient, cadavre virtuel. Quant à Pélops et à
Iamos, les précautions qu'ils ont prises tous deux pour s'assurer la solitude - au bord

108. Cf. n. au v. 72 de la Ném. X, en commentaire à έρημο (ad loc., p. 139, n. 1).


les emplois de άράομοα 335

de la mer et dans l'obscurité pour l'un (Ol. Ι, κ. 1 14-5), au milieu du cours de l'Alphée
pour l'autre (Ol. VI, κ. 98-9) - ont donné lieu à suffisamment d'études et de
commentaires pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir ici 109. En revanche,
Herakles et Jason prient, l'un en présence des Argonautes, l'autre devant l'hôte pour
qui il s'entremet, ce qui semble interdire l'épiphanie personnelle.
Toujours est-il qu'aucune de ces interventions, quel que soit son degré de netteté,
n'est déclenchée au moyen de άράομαι qui nous avait semblé chez Homère si propre à
en susciter de pareilles : ce sont toujours des verbes marquant la voix clairement
élevée qui sont employés no. Qu'il soit ou non opportun d'y privilégier l'idée d'appel
ou simplement celle d'articulation sonore et nette, n'importe pas ici : il nous suffit de
constater que ces démarches connaissent une issue très comparable à celle des prières
qui sont, dans l'œuvre homérique, le plus souvent mises en rapport avec le verbe
άράομαι. Quant à la qualification des héros qui sont favorisés chez Pindarc d'un
semblable privilège, on ne peut dire qu'elle dépasse les prétentions de certains
personnages homériques ; et au moins Achille, Énée, ou surtout Sarpédon, fils de
Zeus, auraient semblé pouvoir revendiquer des faveurs aussi éclatantes. Or aucun
d'eux ne reçoit de visitation semblable à celle dont sont honores Pclops ou Pollux, ni
même de réponse aussi clairement articulée par une voix qui se donne comme divine,
que celle d'Apollon à Iamos.

109. Cf. par ex. VON LASAULX, p. 10 ; AUSFELD, p. 509 ; 51 1 ; 532 ; il est curieux de
constater en revanche que KLUG choisit de ne pas parler de ces prières dans le chap, qu'il
consacre à Pd. (p. 179-92) ; Ch. Picard, 1960, rappelle (n. 27, p. 142) les fonctions de
courotrophic et les pouvoirs d'investiture princière que possédaient la mer et les fleuves (cf.
supra, n. 49) ; d'un autre point de vue, Des Places ne manque pas de souligner l'intimité du
sentiment qui affecte la prière d'Iamos (il reste muet en revanche sur celle de Pélops) : 1949, p.
73-4 ; DES PLACES, 1967, p. 454 ; 1969, p. 181 ; d'un point de vue formel, cf. Führer, 1967, p.
62 ; mais l'élude la plus spécifique et la plus intéressante qui ait été consacrée à ces deux prières
reste celle de J.-Th. KAKR1DIS, 1928, reprise dans Άραί en 1929 (p. 116-35) ; l'auteur y
examine en particulier, entre autres choses, les questions du lieu solitaire (et aquatique), de
l'heure nocturne, et du contenu de la demande dans c^ prières ; il est frappant qu'il entreprenne
de justifier par ces trois séries de considérations un lien, que pourtant le poète n'explicite pas,
entre ces démarches et des Άραί (il met sous ce mot des pratiques magiques en rapport avec la
malédiction). Les pages présentes montrent que nos raisons d'évoquer ces textes à propos de
άράομαι sont entièrement différentes.
1 10. Cf. Isthm. VI, κ. 61 : (Héraclès) αύδασε... έπος (ou encore, en parlant de la prière de
Pélops à Poséidon : ούδ' άκράντοις έφάψατο / επεσι, ΟΙ. Ι, κ. 137-9) ; Ném. Χ, κ. 143 :
(Pollux) δρθιον φώνησε (sur ce passage, cf. Führer, p. 132-3). L'appel aussi est noté ; cf. Ol.
VI, κ. 99 : (Iamos) έκάλεσσε ; Pyth. IV, κ. 346 : (Jason) έκάλει ; voir supra, chap. I, n. 144.
Pour άπυεν (ΟΙ. Ι, κ.1 16 : Pélops), on peut se demander si c'est la notion de voix qui domine,
ou l'idée d'appel : l'art, du D.E. (s.v. ήπύω) semble autoriser les deux interprétations. Enfin,
pour la seule Ol. VI, on peut noter l'emploi des noms οσσα, φάμας, φωνάν, (respectivement κ.
106 ; 109 ; 112) ; sur Apollon et la « voix », cf. Dumézil.
336 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Ces remarques nous amènent à nous demander si chacun des deux poètes n'aurait
pas élaboré un système qui lui est propre : Homère en utilisant volontiers άράομαι
mais en évitant les epiphanies directes, Pindare en recourant à ce type d'épiphanies
personnelles, mais en proscrivant le verbe άράομαι. En l'absence d'une étymologie
connue pour ce terme, il serait vain de supputer qu'un mot d'origine préhellénique
semblait impropre à s'intégrer au vocabulaire de ce poète « dorien » ln ; si cela était,
n'aurait-il pas hésité aussi à employer le substantif αρά, qu'on rencontre une fois dans
son œuvre, précisément dans la prière d'Héraklès en faveur de Télamon 112? Et
surtout, ce genre de supputation ne repose sur rien de verifiable. En revanche, ne
serait-il pas plus satisfaisant (du point de vue de ce qui précède) de supposer que ce
verbe lui semblait choquant lorsqu'il s'agissait de susciter une cpiphanic personnelle et
héroïque ? Nous avons en effet commencé d'entrevoir à propos d'Homère qu'autant
εύχομαι semblait en situation pour s'adresser à des personnes, y compris à des
personnes divines, autant άράομαι semblait réservé à des emplois différents, où la
notion de mise en action d'une puissance efficace pouvait toujours se laisser deviner,
môme dans les cas où le poète s'employait à cultiver l'ambiguïté, et à laisser croire
parallèlement à une intervention personnelle des dieux. Comme Pindare au contraire
fait tout pour présenter les héros dont il rappelle les exploits comme de plain pied avec
la divinité, (que les rapports évoqués soient d'amour, de filiation, ou simplement de
commensalité), il n'aurait que faire de l'évocation, qui même contrarierait son projet,
d'une puissance qui se communique en vertu de processus pour ainsi dire naturels. Il
est difficile d'en dire plus pour le moment : l'étude des emplois de άράομαι chez les
tragiques devrait nous aider à éprouver cette hypothèse.

Άράομαι chez les tragiques

Selon Bolelli, les tragiques se seraient montrés les continuateurs d'Homère, du


point de vue de l'utilisation de άράομαι, en ce qu'ils emploient encore ce verbe au sens
de « prier », mais bien plus souvent, ils auraient innové, en lui prêtant la signification
« maudire ». Il est vrai que si l'on se contente de consulter les lexiques, et de jeter un
coup d'œil au nombre des références groupées respectivement sous precor et sous
exsecror ou imprecor, on est frappé de la disproportion qui laisse croire exactement à

111. Cf. le titre du livre de Méautis, Pindare, le dorien.


1 12. Islhm. VI, K. 62 ; il est frappant de constater que la prière proférée par Héraclès
concerne précisément une demande de progéniture ; mais Pd. emploie le nom άρά, qui pour
ainsi dire synthétise l'intervention sans en montrer le déroulement concret comme eût fait le
verbe άράομαι ; de plus, en le rapportant au passé, et en utilisant pour le présent (νϋν σε, νΰν
εύχαις ύπό θεσπεσίαις / λίσσομαι...) des termes autres, dont le choix autant que la
disposition solennelle accentue le côté personnel et respectueux de sa requête, il met tout en
œuvre pour que soit prépondérant l'aspect héroïque de cette intercession du fils de Zeus. Cf.
infra, chap. V, η. 250.
les emplois de άράομαι 337

un emploi au sens de « prier » pour deux au sens de « maudire » dans l'ensemble des
tragédies conservées, la signification « souhaiter ardemment » ne faisant l'objet
d'aucune rubrique 113. La cause semble entendue: le sens de «prier» est une
survivance homérique, et il ne reste plus qu'à « expliquer le passage de la prière à la
malédiction » (Corlu, p. 250). Cependant, si l'on se donne la peine de reprendre les
occurrences de ce verbe une à une, en examinant le contexte hors de toute idée reçue,
on est confronté à des perplexités instructives.

Les contestations peuvent surgir sur deux plans, suivant qu'il s'agit de textes
classés sous la rubrique precor, ou sous la rubrique imprecor. Ainsi, Or. 1138 est
rangé sous le sens de precor, parce qu'il y est question άρασθαι κέδν(α)... τυχεϊν, ce
qui évidemment ne constitue pas une malédiction, mais son contraire. N'y a-t-il pas
toutefois quelque prévention à décider sans explication qu'il s'agit d'une prière, alors
qu'aucun nom de dieu n'est mentionné ? Parallèlement, dans les passages qui figurent
sous la rubrique imprecor, le contexte, au sens large, des propositions où est employé
άράομαι, évoque bien des situations dans lesquelles les souhaits qu'on mentionne sont
défavorables. Mais enfin il appert que dans un certain nombre de ces passages,
άράομαι ne signifie sûrement « maudire » qu'en raison de la présence d'un autre mot,
qui en précise le sens. Il s'agit le plus souvent d'un accusatif d'objet interne ; or il est
vrai que le substantif άρά se trouve employé chez les tragiques uniquement en des
circonstances fâcheuses 114 ; mais surtout, dans quatre cas sur cinq, ce substantif est
lui-môme flanqué d'un adjectif clairement péjoratif115. On rencontre aussi à quatre
reprises l'emploi d'un neutre pluriel assez suggestif pour rendre le sens
indubitablement défavorable 116 ; mais nous venons de voir avec l'exemple d'Ores te

113. Cf. supra, n. 3. Nous ne réserverons pas de développement particulier à l'étude de


άράομαι chez Aristoph., puisque (cf. supra, n. 1) on ne trouve qu'une fois ce verbe dans
l'œuvre de ce poète, dans une parodie de texte rituel (cf. infra, n. 262).
114. Cf. par ex. à propos d'Esch., RAMSEY, p. 63 ; à propos de Soph., CREAGHAN, p.
59-60 : « The noun άρά is restricted entirely to curses (Ant. All ; O.R. 295 ; 744 ; 820 ; El.
1417 ; Phil. 1121 ; O.C. 865 ; 952 ; 1375 ; 1384 ; 1407), while in several instances, a secondary
meaning is indicated as the punishment resulting of the curses (Tr. 1239 ; O.R. 418 ; El 111).
When this noun is used with the verb άράομαι, it specifies the meaning, for otherwise, the verb
is used only in petitions ». On rem. qu'il ne précise pas si le nom άρά possède ce sens par lui-
même, ou en raison des adjectifs qui le qualifient. Ces rem. concernant les tragiques ne
vaudraient pas pour Homère (//. XV, 378 ; 598 ; XXIII, 199), Hés. (T.J. 726), Pd. (Isthm. VI,
43), Hdt. (VI, 63).
1 15. P.E. 912 est le seul ex. tragique où le substantif άρά ne soit pas qualifié (άρά.. .ην...
ήρατο) ; sinon, on trouve les adj. κακάς (Ant. 427), πικράς (O.C. 951), ανόσιους (Mêd.
607), άνοσιωτάτας (Phén 67) ; on peut rappeler l'ex. de άργαλέας dans la Thébaïde (cf.
supra, n. 105). Dans un cas, c'est un adjectif qui joue le même rôle : άράΐος(£λ/?. 1291). D'une
manière générale, pour un relevé des adjectifs qui qualifient άρά, cf. CORLU, p. 273.
116. O.R. 251 ; O.C. 1389 ; 1406 ; Rhés. 505.
338 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

qu'il n'est nullement fatal que le contexte oblige à conclure en ce sens. Il faut donc
bien penser que c'est le contexte, plutôt que le verbe lui-même, qui impose ou qui
exclut l'idée de malédiction 117 - sauf à trouver normal le recours systématique au
pléonasme. De fait, sur tout le corpus de άράομαι chez les tragiques, il ne reste qu'un
seul emploi absolu, dans lequel on soit obligé d'accepter qu'apac^ou signifie
« maudire » par sa seule vertu 118. On reconnaîtra que c'est peu, pour un verbe qui
passe si généralement pour signifier « maudire » sans discussion possible.
On aura intérêt de surcroît à prêter attention au fait que dans aucun de ces
exemples -où άράομαι chez les tragiques est employé dans un contexte de
malédiction (évitons désormais de répéter après autrui : « signifie maudire ») - les
dieux ne sont mentionnés. On alléguera que c'est parce que les dieux d'en haut
répugnent à ces basses œuvres - encore cet argument ne vaudrait-il pas pour un
passage comme celui é'Oreste, où le souhait est favorable et où pourtant les dieux ne
sont pas nommes non plus. Mais il faudra alors s'étonner avec nous qu'un verbe qui
aurait primitivement signifié « prier », comme on le dit, qui se serait signalé par son
inaptitude à désigner des rapports sociaux, ait pu changer d'emploi radicalement, au
point d'évincer les dieux de son contexte dans la plupart de ses occurrences : ou il faut
trouver à cette modification supposée une raison satisfaisante, ou il faut scruter les
faits pour chercher si cette prétendue modification correspond bien à une réalité. Corlu
pour sa part effectue le glissement de la prière à la malédiction grâce à l'intermédiaire
du mot « souhait » (cf. par ex. p. 265, ou 268) ; mais cela est inconciliable avec la
position de Bolclli qui soutient de son côté que le sens de « souhaiter ardemment »
était inconnu des auteurs altiqucs. Quoi qu'il en soit, « c'est toujours l'unité qu'il
convient de rechercher sous la diversité. Si un terme semble remplir, dans un
vocabulaire donné, plusieurs emplois, plus que la codification de ces emplois, c'est
l'unité profonde du terme qu'il faut tenter de trouver, par delà les faits de langue ou de
style » 119. Il nous avait semblé voir se dégager des emplois homériques une certaine
cohérence. Il nous appartient maintenant d'examiner ce qu'il advient quand on
considère le corpus tragique.

Nous commencerons par Sophocle, parce que les trois occurrences de ce verbe
dans son théâtre pour exprimer la prière se signalent par des particularités d'emploi
assez remarquables. Reprenons les textes dans le détail. Dans Les Trachiniennes,
Déjanirc s'inquiète de la longue absence d'Héraklès :
Κάστιν τι δεινόν πήμα· τοιαύτην έμοι

117. On pourrait ajouter encore le procédé de la coordination de άροδμαι avec


κατεύχομαι, à qui son préverbe confère obligatoirement un sens négatif (Sept 633).
118. Aie. 714, cité infra, n. 126.
1 19. Cette citation est extraite de Tichit, p. 205.
les emplois de άράομαι 339

δέλτον λιπών εστειχε, την εγώ θάμα


θεοΐς άρώμαι / / πημονής άτερ λαβείν 120.
Dans Ajax, Teemesse supplie le héros :
αϊδεσαι δε μητέρα
πολλών ετών κληροΰχον, ή σε πολλάκις
θεοΐςάροται/ / ζώντα προς δόμους μολεΐν 1 21 .
Enfin, dans Œdipe à Colone, Polynice dit adieu à ses sœurs :
Σφών S ούν εγώ
θεοΐς άρώμαι / / μη ποτ1 άντήσαι κακών122.
Outre la séquence rythmique, une circonstance est commune à ces trois passages : le
personnage qui parle mentionne une prière que lui ou un autre a coutume de faire, ou
plutôt une prière qui exprime un désir prolongé et, si l'on peut dire, habituel, de la part
de celui qui l'accomplit. Cela est flagrant dans les deux premiers cas : cette répétition
presque quotidienne de la prière est suggérée par un adverbe (θαμά, πολλάκιφ, placé
en fin de vers, immédiatement avant θεοΐς άρώμαι (ou άραται). Polynice, de même,
exprime non pas une prière isolée, faite en une occasion déterminée, mais un souhait
permanent. En revanche, à chaque fois qu'un personnage s'adresse directement à un
dieu pour solliciter une faveur particulière, il emploie un verbe autre qu'àpdk^ai ; et il
en est de même lorsqu'un personnage mentionne une prière accomplie par un tiers : si
la circonstance et la requête sont précises, un verbe autre qu'apdix^at est choisi 123. Il
semble donc que ce verbe ne soit employé dans le théâtre de Sophocle pour désigner
la prière qu'à condition que toute demande ponctuelle soit exclue, et même, pourrait-
on remarquer, quand la demande permanente concerne un souhait de bénédiction, de
survie familiale, de bonheur (auquel on comprend que s'attache justement ce caractère
permanent). En somme, on retrouve la catégorie de préoccupations, concernant la vie
et la mort, dont le lien avec άρώμαι avait déjà été mis en évidence 124, mais en ces
trois occurrences dans un sens exclusivement bénéfique. On peut en recueillir
l'impression que Sophocle n'emploie άρώμαι en référence aux dieux qu'avec une
certaine circonspection, comme s'il gardait de la tradition homérique seulement l'usage
qui exclut la demande héroïque d'épiphanie (aussi s'agit-il de θεοΐς, et non d'un dieu

120. Tr. 46-8 : « Oui ! il y a là quelque affreux malheur : j'en dois croire la tablette qu'il m'a
laissée en partant et que je prie souvent les dieux de n'avoir pas reçue pour mon propre
malheur ».
121. Aj. 507-9 : « (Aie égard à) ta mère chargée d'ans, qui adresse à celte heure mainte
prière aux dieux, pour que tu rentres un jour vivant dans ta demeure ».
122. O.C. 1444-5 : « Pour vous, c'est moi qui leur demande (aux dieux) qu'ils ne placent
pas de malheurs sur votre chemin ». Dans ces trois ex., on rem. l'organisation métrique
particulière qui aboutit à mettre l'expression θεοΐς άρώμαι (ou άραται) en relief.
123. Aj. 684 : εΰχου ; El 453 αϊτού.
124. Cf. supra, p. 327 sq.
340 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

particulier), et comme s'il ne tolérait de mettre ces mêmes dieux qu'en rapport avec la
bénédiction, et non avec son contraire, qui constitue pourtant le volet complémentaire
du premier. En revanche, quand l'idée de malédiction s'impose - qu'un accusatif
d'objet interne, un neutre pluriel éloquent, ou bien encore la présence de l'adjectif
άραΐος rendent la chose évidente 125 -, il n'est pas question de dieux. On peut donc
retenir deux points. Le premier est que Sophocle s'abstient d'établir un rapport entre
les dieux et la malédiction. Le second est que cette corrélation qui chez lui existe entre
άρώμαι et « les dieux » quand il s'agit d'évoquer des souhaits généraux, répétés, et
salutaires, apparaît à la fois comme la garantie d'un rapport voulu avec le monde divin,
et en même temps comme le refus de l'établissement d'un rapport avec un dieu
particulier.
Les deux occurrences du verbe άρώμαι offertes par Eschyle se passent tout à fait
de la mention des dieux. Dans Les Sept contre Thèbes (v. 633), il est question du sort
appelé par Polynice sur sa patrie : πόλει / οίας άραται και κατεύχεται τύχας Le verbe
άρώμαι n'apparaît là chargé de virtualités néfastes qu'en raison du contexte. Dans
Prométhée enchaîné (v. 912), le Titan prédit l'accomplissement de la malédiction que
Cronos appela sur Zeus, « le jour où il tomba de son trône antique » : πατρός S άρα /
Κρόνου τότ" ήδη παντελώς κρανθήσεται, / ην έκπίπτων ήρ<Χτο δηναιών θρόνων. On
voit que, là non plus, les dieux ne sont pas mentionnés, et que la présence du
substantif αρά est ce qui incline à donner au verbe άρώμαι un sens funeste clair. Pour
ce qui est d'Eschyle donc, dont ce sont là les deux seuls emplois de άρώμαι dans les
tragédies conservées, l'utilisation qu'il fait de ce verbe se ramène exactement à celle
qu'en fait Sophocle dans les six cas où il n'entend pas lui attribuer un sens qui évoque
la prière ramenée aux dieux, et où parallèlement il se trouve que le souhait en question
est néfaste.
Le nombre d'exemples en cause n'est pas si élevé qu'il permette des statistiques,
mais enfin tout semble bien se passer, autant qu'on puisse dire, comme si ces deux
poètes, pour les prendre ensemble, ne conservaient de l'usage homérique de άράομαι
rapporté aux dieux qu'une utilisation limitée : les prières dont il s'agit sont adressées
« aux dieux » en général ; leur intensité provient non pas d'un quelconque caractère
impérieux, qui n'est pas rendu sensible, mais de leur côté répétitif; toutefois,
l'insistance ainsi suggérée est en même temps comme diluée par le fait que ces
démarches donnent lieu à de simples mentions et jamais à une expression directe.
Toutes ces circonstances, à vrai dire imputables au seul Sophocle, empêchent de
s'imaginer une prière au sens le plus commun du terme, avec un destinataire et un
objet précis. Pourtant il semble bien que l'un comme l'autre tragique évite d'associer
les dieux à la notion de malédiction, sans qu'on puisse préciser au juste si cette

125. Accus, d'objet interne : Ant. 428 ; O.C. 952 ; neut. plur. : O.R. 251 ; O.C. 1389, et en
une certaine mesure, 1406 ; adjectif: O.R. 1291 ; cf. supra, n. 115 et 116. Sur la malédiction
chez Soph., cf. Knox, p. 31-2.
les emplois de άράομαι 34 1

abstention est due à une inadéquation fondamentale entre l'idée d'intervention divine
et celle de malédiction, ou si elle doit être attribuée à un scrupule moral.

Chez Euripide, la question est plus complexe, car sa palette des emplois de
άρώμοα apparaît beaucoup plus diversifiée. Son œuvre propose, comme nous l'avons
mentionne plus haut 126, un exemple unique d'un emploi absolu, où άρώμοα semble
bien vouloir dire « maudire » : Άρα γονεΰσιν, « Tu maudis tes parents ! » s'indigne
Phérès (Aie. 714). Encore cet emploi ne peut-il être dit « absolu » que par comparaison
avec d'autres, qui tolèrent un complément d'objet direct, ou comportent un datif du
dieu invoqué : ici, le datif désigne le destinataire humain de ce qu'il faut bien appeler
la malédiction. Relevons simplement pour le moment qu'il est curieux de voir le datif
employé tantôt pour désigner le dieu prié, tantôt pour indiquer le bénéficiaire humain
d'un souhait. Sophocle connaissait aussi cet emploi (Ant. 428 ; O.R. 251 ; O.C. 951-2).
Cette même construction se retrouve dans les deux exemples du théâtre d'Euripide où
άρώμαι est employé avec un accusatif d'objet interne qui aide à préciser son sens. L'un
est tiré de Médée (v. 607) ; son épouse, dit Jason, s'est contrainte à l'exil « en lançant
sur le roi d'impies malédictions » : Αράς τυράννοις άνοσίους άρωμένη. L'autre se
trouve dans Les Phéniciennes (v. 67), où l'exposé de la situation comporte
naturellement la mention des imprécations qu'Œdipc lança contre ses fils : 'Αράς
άραται παισιν άνοσιωτάτας. On peut noter que ces deux occurrences, parallèles quant
à la construction grammaticale, s'avèrent aussi très proches quant au sens général :
dans les deux cas, il s'agit d'un personnage qui rapporte les malédictions d'un autre en
les condamnant - et qui plus est, en fondant sa réprobation sur un scrupule religieux,
comme invile à le comprendre l'adjectif ανόσιος127. Donc, non seulement les dieux ne

126. Il est intéressant de relever les connexions de cet emploi avec δίκη d'une part, et la
notion de survie de l'autre. Ce qui provoque l'exclamation indignée de Phérès est le souhait (en
réponse à son refus de sacrifice) que prononce Admète : « Puisses-tu donc vivre plus longtemps
que Zeus ! » ce qui équivaut pour un mortel à un souhait d'humiliante décrépitude, pire que la
mort (et l'on sait que ce thème avait alimenté les légendes de Tithônos aimé de l'Aurore, de
Pelée marié à Thétis). L'excès de mal inclus dans ce souhait semble inique au vieillard, qui n'a
pas conscience d'avoir contrevenu à l'ordre des choses (c'est-à-dire à δίκη) en refusant de
donner sa vie pour son fils (Aie. 714) : Άρα γονεΰσιν, ούδεν εκδικον παθών ; « Tu maudis
tes parents, sans qu'ils t'aient fait nul tort ? »
127. RUDHARDT donne de l'adj. ανόσιος une définition s' appliquant très précisément à
ce qui caractérise, selon nous, le fait de άράσθαι, à savoir un effort pour peser sur des
processus qui engagent la vie et la mort. Il écrit (1958, p. 37, parlant des entreprises fautives qui
résultent d'une méconnaissance ou d'une négligence de la règle ou de l'ordre) : « Elles
perturbent l'équilibre de la famille et de la cité, l'harmonie du monde ; elles constituent un
danger grave parce qu'elles dérèglent, dans les cadres qui lui sont appropriés, l'exercice de la
puissance. C'est ce que signifie l'adjectif ανόσιος ». On conçoit à quel point il est vrai de dire
que des malédictions injustifiées peuvent constituer une perturbation de caractère ανόσιος. Sur
ce terme, on lira la mise au point claire et synthétique de Motte (1986 a, p. 165 sq. ; bibliog. n.
83).
342 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

sont pas mentionnés, mais l'acte qui consiste à lancer des malédictions est qualifié
d'impie, de « déplacé » par le personnage qui parle 128.
Inversement - mais le résultat obtenu n'est pas opposé pour autant - on trouve un
cas de malédiction rapportée expressément à une divinité, dans un texte qui présente
une construction inhabituelle : il s'agit de l'imprécation qui a causé le trépas
d'Hippolyte. Le prince est mort, raconte à Thésée le messager, « victime de son propre
attelage » άρα{ τε τοΰ σοΰ στόματος, ας συ σω πατρί / πόντου κρέοντι παιδός ήράσω
πέρι (ν. 1 167-8), « et des imprécations parties de ta bouche, celles qu'à ton père le roi
des mers, tu avais ad essées contre ton fils ». D'ordinaire, la tournure αράς άρασθαι
semble devoir être convenablement traduite par « lancer des malédictions » ; mais
dans ces conditions, le datif qui accompagne volontiers cette construction désigne la
victime des dites imprécations. Ici au contraire, le datif désigne le dieu son père, à qui
recourt Thésée, ce qui dissuade de traduire de la même manière qu'ailleurs. Sans le
moindre doute, ce sont bien des imprécations qui sont commises aux soins du dieu,
mais la construction invite à garder quelque chose du sens de « prière » (on pourrait
trouver un compromis dans l'expression « prières imprécatoires »). Ce détail pourrait
sembler superflu si, étayé sur des considérations stylistiques 129, il ne permettait
d'apercevoir une nuance de réprobation analogue à celle qu'introduisait dans d'autres
tragédies l'usage de l'adjectif ανόσιος. Ici, l'effet produit est à la fois plus subtil et plus
amer : le dieu a eu la cruauté de mettre tout son zèle à seconder trop bien la folie de
Thésée, et à susciter une perte que lui pourtant savait inique. On trouve volontiers
affirmée - et nous aurons lieu d'y revenir 13° - l'idée que les malédictions marchent
toutes seules et, une fois proférées, vont droit à leur but. Mais nous venons de voir
quel soin d'ordinaire les poètes mettaient à préserver les dieux de toute complicité
expressément avouée avec ce genre de pratiques. Il semble difficile d'imaginer
qu'Euripide n'ait pas eu d'intention spéciale en dénonçant comme il l'a fait
l'empressement de Poséidon.

128. Le même datif « du destinataire humain », si l'on peut dire, se retrouve dans l'un des
ex. d'Eur. où άράομαι tire son sens néfaste du contexte (Rhés. 505) : πολλά S Άργείοις
κακά ήράτο.
129. Elles portent principalement sur la place et le poids respectifs des deux termes de
parenté qui servent à désigner Poséidon et Hippolyte. Tous deux sont considérés dans leur
rapport à Thésée : père et enfant ; mais aussi, la toute-puissance de l'un (κρέοντι) est opposée,
grâce au mot παις, à la fragilité de l'autre ; la disjonction παιδός ήρασο πέρι a pour effet
d'isoler encore davantage le génitif du nom de l'enfant, et la disproportion des forces est ainsi
rendue tacitement criante, par rapport à la majesté du σω πατρι / πόντου κρέοντι. Si l'on
ajoute que la responsabilité de Thésée est lourdement soulignée au moyen de τοΰ σου
στόματος et de συ, on aboutit à un effet de réprobation analogue à celui qu'expriment dans
d'autres tragédies des adj. qualifiant αράς.
130. Sur le déroulement « automatique » des malédictions, cf. infra, n. 149 ; sur Thésée
maudissant Hippolyte, cf. infra, n. 176.
les emplois de άράομαι 343

Ce passage n'est pas le seul où, renouant lui aussi à sa manière avec la tradition
homérique, ce poète ait employé άροδμαι dans des vers où l'on est bien obligé de
traduire ce verbe par « prier » ou « faire appel à ». Il s'en trouve dans Les Héraclides
un exemple assez étrange. Le messager s'apprête à raconter à Alcmène, non sans
scepticisme, le rajeunissement miraculeux d'Iolaos : « En dépassant à Pallène le tertre
auguste de la divine Athéna, il aperçut le char d'Eurysthée ; alors, » ήράσαΐ "Ηβη
Ζηνά θ* ήμέραν μίαν / νέος γενέσθαι κάποτείσασθαι δίκην / εχθρούς131. Prier Hébé de
redevenir jeune, c'est bien d'une certaine manière prier la jeunesse de revenir : il
pourrait donc s'agir d'une sorte d'appel ; mais la construction avec l'infinitif, tout
autant que la deuxième partie de la prière, qui s'adresse à Zeus pour demander justice,
conduit à préférer la traduction « faire appel à ». Cette utilisation de άροδμαι semble
nous ramener aux usages homériques ; et peut-être n'est-ce pas un hasard si l'on est
tenté, à propos de ce passage, de se demander s'il ne contiendrait pas une intention
humoristique : la qualité tout à fait merveilleuse du miracle sollicité - et obtenu ! - par
Iolaos, la réserve du messager qui relate ce prodige avec prudence 132, justifient qu'on
se pose au moins la question. Or on connaît le goût d'Euripide pour ce genre de
parodies respectueusement sarcastiques 133. Quoi qu'il en soit, une allusion à la
tradition homérique semble difficilement niable. Elle l'est d'autant moins qu'Euripide
est le seul à reprendre une tournure qui existait chez Homère, mais dont on ne trouve
plus trace actuellement dans l'œuvre des autres tragiques ; c'est la construction de
άρώμαι avec un infinitif, qu'on lit au vers 1138 û'Oreste, quand le héros se plaît à
imaginer les bénédictions qu'on appellera sur lui s'il tue « l'homicide Hélène » : σοι
πολλά κάμοι κέδν1 άρώμενοιτυχεΐν. Cet exemple méritait d'être repris en dernier pour
plusieurs raisons : il nous permet de confirmer l'assurance que, si en effet le contexte
de malédiction est fréquent au voisinage de άρώμαι, il s'en faut de beaucoup que ce
verbe signifie inéluctablement « maudire » chez les auteurs attiques - même dans les
cas où l'on ne peut retenir assurément l'idée de prière ; d'autre part, (et c'est corrélatif),
il nous garantit que survivait encore chez eux, pour le sens et pour la construction,
l'usage de ce terme dans l'acception de souhaiter ardemment, même quand le contexte
est bénéfique.

131. Hclides, 851-3 : « II implora d'Hcbè et de Zeus la faveur de rajeunir pour un jour et de
tirer vengeance de l'adversaire ».
132. Ibid., 847-8 : « Le reste, c'est sur la foi d' autrui que je le conterai : jusqu'ici j'ai parlé
en témoin oculaire » (cf. la notice de Mendier, C.U.F., p. 194). L'enjambement ήμέραν μίαν /
νέος γενέσθαι nous encourage dans l'interprétation humoristique du passage, ce qui ne veut
pas dire que άράομαι ne soit là que par dérision puisque l'objet final convoité :
άποτείσασθαι δίκην / εχθρούς est bien de l'ordre de la mise en acte d'un juste retour,
analogue à celui que demandait Chrysès : τίσειαν.
133. La plus célèbre est évidemment celle d'Esch. dans la scène de la reconnaissance άΈΙ .
509 sq. Cf. la notice à cette pièce de Parmcnticr -Grégoire, C.U.F., p. 184 ; et la mise au point de
Lesky, 1965 (1938), p. 169-72.
344 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

De fait, sans doute gagnerait-on à distinguer « les sens dus à la langue, et les sens
dus aux circonstances » 134 : comme les sujets des tragédies, empruntés souvent à
l'histoire des grandes familles maudites, conduisaient à rencontrer le thème de
l'imprécation familiale, on n'a pas lieu de s'étonner que la notion de malédiction se
rencontre volontiers dans les œuvres en question. A ce point de vue, il pourrait être
intéressant de s'aviser que, chez Sophocle, tous les exemples de άρώμαι auxquels le
contexte impose une connotation de malédiction, sont tirés de tragédies concernant les
Labdacides 135. Mais même dans ces cas, il n'est pas nécessaire de supposer l'existence
de rapports intrinsèques entre άρώμαι et la malédiction (nous avons vu que cette clef
se révélait bien trop souvent inadéquate) ; et l'on a avantage à exploiter l'hypothèse,
suggérée à propos d'Homère, de relations essentielles avec la notion d'appel ou de
mise en branle de forces vitales. Une scène a' Œdipe à Co lone nous semble à cet égard
particulièrement révélatrice : c'est celle où Œdipe, poussé à bout par Polynice, finit par
le maudire. Il commence (v. 1375-6) par rappeler à son aide les malédictions qu'il a
naguère déjà lancées sur ses fils : Τοιάσδ' 'Αράς... ανακαλούμαι ξυμμάχους έλθέϊν
έμοί ; puis, il renvoie le malheureux accompagné de nouvelles imprécations (v. 1384-
5) : ερρ(ε)... τάσδε συλλαβών 'Αράς, / ας σοι καλούμαι ; enfin, ayant bel et bien
appelé différents maux sur lui (la défaite et le double meurtre), il termine ainsi (v.
1389) : ΤοιαΰΎ άρώμαι, qu'on n'est pas obligé de traduire par : « Voilà comment je te
maudis », mais qu'on peut aussi bien comprendre : « Voilà de quelle nature est ce que
j'appelle sur toi » ; sur quoi il « invoque » des divinités (l'ombre du Tartare, les
déesses du lieu, Ares) : c'est alors l'actif καλώ qui revient à trois reprises. On remarque
que dans les cas d'appel effectif, devant déboucher sur une mise en acte (nous
retrouvons la notion d'actualisation, qui se dégageait des emplois homériques de ce
verbe), c'est le moyen (καλούμαι, comme άρώμαι) qui est utilisé, tandis que l'actif est
préféré quand il s'agit d'une notion plus abstraite 136. On remarque surtout que toiaCf
άρώμαι sert à reprendre l'ensemble des souhaits (en l'occurrence néfastes) appelés à se
réaliser sur la tête de Polynice, et que par conséquent άρώμαι est ici l'équivalent de
καλούμαι αράς. Du contenu des άραίεη question dépend la visée de l'appel impliqué
par άρώμαι, qui en lui-même est neutre.

134. Celte mise en garde était faite par J. Humbert lors de la soutenance de thèse de M. A.
Corlu.
135. Cf. supra, n. 125.
136. Cf. Benveniste, 1950. (Quand nous parlons de concret et d'abstrait, nous ne perdons
pas de vue que l'appel à un dieu reste forcément - dans les conditions de la vie normale - sans
suite sensoriellement perceptible). En dépit de la similitude de construction, on notera la
différence de sens entre άρήσεΐ 'Epivuçde l'épopée et τοιαύΐ άρώμαι de la tragédie ; le
strict équivalent de la tournure épique semble être à chercher dans les formules comportant
καλούμαι (O.C. 1385) ; sur cette scène d'O.C, renvoyons à la discussion nuancée de Taplin, p.
159-63.
les emplois de άράομαι 345

Le point central sur lequel il convient d'insister au terme de cette brève


récapitulation des emplois de άρώμαι par les tragiques est probablement la mise en
doute de la prépondérance - estimée par Bolelli certaine, et neuve, - du sens de
« maudire » ; et, par voie de conséquence, la récusation de l'idée que cet emploi
prétendument dominant répondrait à l'élaboration d'un nouveau concept éthique. Bien
au contraire, dans la mesure où l'on peut parler de concept éthique, ce sera pour
souligner la réprobation dont sont marquées à l'occasion les antiques malédictions
dont le theme était transmis par le mythe, et sur le mécanisme desquelles il sera
nécessaire de nous arrêter quelque peu. Mais avant d'en venir là, il faut terminer la
revue des occurrences de άρώμαι dans la période qui nous intéresse, en faisant une
incursion dans un domaine que Bollclli considère comme isolé, c'est-à-dire chez
Sappho et chez Hérodote.

Άρώμαι chez Sappho et chez Hérodote

Bolelli, au terme de sa recherche sur le sens de άράομαι, prétend (p. 93)


discerner « une véritable différence sémantique dialectale » qui opposerait l'utilisation
de άρώμαι par les tragiques, à celle qu'en font « l'ionien et l'éolicn ». Toutefois sa
seule argumentation, qui tient (en ce qui concerne Sappho et Hérodote) dans une
partie de la page 92, se borne à contester les traductions proposées par Liddell-Scott
pour deux passages d'Hérodote (III, 65 et VIII, 94, pour lesquels le dictionnaire
britannique indique « pray that »), et à faire valoir, en utilisant les deux textes de
Sappho (Bcrgk 51, Dichl 135-6) et d'Hérodote (I, 132), que le sens de « souhaiter »
serait plus rccommandablc pour les unes comme pour les autres occurrences. A vrai
dire la modification, telle qu'elle est suggérée, semble d'une conséquence
disproportionnée par rapport au cas qu'en fait l'auteur. Il nous semble, quant à nous,
qu'on pourrait faire l'économie de toutes ces distinctions, à condition - il faut toujours
en revenir là - de s'expliquer sur le type de « prière » qui pourrait être en cause. Or si
l'on veut bien considérer le détail des faits impliqués dans ces textes, on ne peut
qu'être frappé de la cohérence qu'ils offrent avec certains points que nous avons
remarqués.

Nous commencerons par Sappho, dont les quelques emplois de άράομαι


présentent, dans les passages dont le texte se laisse lire sûrement, une homogénéité qui
nous dispensera de nous étendre longuement. Il convient lout d'abord de relever
ensemble les fragments 17 et 22 (L.P.) 137, dans lesquels il semble bien que άράομαι,

137. Le fgt. 17 (LOBEL-PAGE) présente au v. 3 l'adj. verbal άράταν (cf. CORLU, p. 276-
7) ; si les restitutions proposées par Puech (dans l'éd. de qui ce fgt porte le n° 28) étaient fiables,
on pourrait s'appuyer sur les mots παρέστα (ν. Ι), ^ίδον (ν. 3), άντιάσαι (Puech, ou
άντίασον καλέσαι, L.P., ν. 9), pour montrer la présence des thèmes de l'cpiphanie et de
l'assistance. Mais le texte est trop corrompu pour autoriser de semblables analyses. Ce passage
346 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

ou son dérivé, désigne une prière qui serait adressée une fois à Héra, et l'autre à
Aphrodite, et même, autant qu'on puisse dire, une prière en rapport avec une
hiérophanic, ce qui nous place dans le droit fil des emplois homériques. Les trois
occurrences qui restent concernent bien un souhait, conformément à ce que dit Bolelli
(sans se référer à tous ces passages) du sens de άράομαι chez Sappho ; mais dans deux
cas au moins, il ne s'agit pas de n'importe quel souhait. Passons sur le fragment 27
(Pucch, v. 22), où la corruption du texte ne permet pas de savoir assurément quel désir
est visé (encore qu'il semble bien que ce soit un désir amoureux, ou du moins un désir
de bonheur). Mais les deux fragments : 112 138, et 141 (v. 4) se situent dans le même
contexte de mariage et d'épithalame ; dans le premier, le jeune marié est félicité de
posséder enfin la vierge qu'il désirait (ώς άραο) ; et dans le second (des noces divines
sont en cause), les invités « souhaitent mille bonheurs au nouvel époux » (άράσαντο...
εσλα τώι γάμβρωι). Les incertitudes de détail ne laissent pas mettre en doute l'emploi
du verbe, qu'on retrouve, pour ces passages encore, pleinement conforme à un usage
homérique qui avait été souligné : nous avions vu 139 qu'à plusieurs reprises dans
YOdyssée et dans les Hymnes homériques, le « désir ardent » impliqué par άράομαι
était un désir amoureux, et même plus précisément un désir de procréation. En sorte
que l'œuvre de Sappho ne nous semble pas introduire de modifications, par rapport à
Homère, concernant l'emploi de άράομαι. Peut-être doit-on au genre de ses poèmes

est examiné par Kirkwood, p. 125-6. Le fragment 22 (L.P. = 36 Puech, sauf erreur non
mentionné par CORLU) semble contenir une allusion à une prière adressée par l'auteur à la
déesse de Chypre : άραμα|ι (ν. 9).
138. Le fgt 27 (Puech, v. 22; ce fgt porte dans L.P. le n° 16, mais il s'arrête au v. 20) est
cité à plusieurs reprises par CORLU (p. 266-7) dans le chap, qui concerne les emplois
posthomériques de άράομαι au sens de « désirer, souhaiter ». Le fgt. 112 (L.P. = 106 Pucch, dont
nous n'avons pas trouvé de commentaire chez CORLU, mais que cite Kirkwood, p. 139, en
traduisant : « The marriage for which you prayed »), pourrait, si le texte adopté par Kirkwood
(qui est celui de L.P.) est accepté, prêter à une rem. stylistique intéressante. Il propose de lire,
conformément à la source : όλβιε γάμβρε, σοι μεν δη γάμος, ώς άραο / έκτετέλεστ', εχης
δε πάρθενον αν άραο (mais, comme disent les éd. anglais, « άραο is suspect » : Page, p. 122,
n. 3). On s'avise que, hormis l'effet de rime produit par la répétition, qui aboutit à mettre le
verbe άράομαι dans un relief inhabituel (mais c'est justement cette répétition que Reinach-
Puech trouvaient intolérable), les mots sont organisés selon un chiasme, les substantifs γάμος et
πάρθενον se répondant, tandis que les deux verbes au centre (avec le rejet de έκτετέλεστ(αι))
indiquent puissamment la possession consommée ; dans ce contexte, il ne nous semble pas que
la répétition du verbe άράομαι ait de quoi choquer, au contraire ; les divers traits stylistiques
mis en œuvre concourent au même effet, en plaçant fortement l'accent sur la notion d'union - ce
qui est approprié à la situation ; quant à l'idée de prière, mise en avant par la traduction de
Kirkwood, elle nous semble ici très secondaire. Le fgt 141 (L.P. = Puech, 124-5) est répertorié
par CORLU (p. 266) sous le sens « formuler un souhait ».
139. Cf. supra, p.320 sq. Il faut toutefois noter que dans l'épopée, les intéressés désiraient
eux-mêmes obtenir ce genre de satisfactions, tandis que chez Sappho, ce sont les invités qui
souhaitent mille bonheurs au nouvel époux (un peu comme dans Or. 1 138).
les emplois de άράομαι 347

plutôt qu'à une particularité dialectale l'absence d'occurrence de άράομαι dans un


contexte de malédiction : nous n'en savons rien. Mais à vrai dire, peu nous importe
puisque, comme nous l'avons déjà marqué, la provocation à la vie ou à la mort ne sont
que les deux faces opposées de la même réalité. Ce qui compte pour nous est que
Sappho ait employé άράομαι justement quand il s'agissait de désigner un souhait
portant sur le renouvellement de la vie.

Il nous reste enfin les exemples tirés d'Hérodote pour nous permettre d'éprouver
notre opinion concernant le type d'appel sollicité par άράομαι. Il n'y a pas à craindre,
en effet, que cet historien prosateur ait voulu imiter les effets poétiques d'Homère. Son
œuvre est donc pour nous d'un poids décisif au moment où nous devons cerner aussi
exactement que possible la signification de ce verbe. Pour rester dans l'ordre d'idées
dans lequel nous étions à l'instant, nous pourrons invoquer l'explication qu'il fournit au
livre VI, 63, du nom de Démarate (Δημάρητος) : elle est à chercher, dit-il, dans les
« prières » publiques (άρήν έποιήσαντο παΐδα γενέσθαι) qui précédèrent la naissance
de l'enfant 140 ; on ne peut espérer plus nette application à une demande portant sur la

140. De même dans Od., XIX, 404 (cf. encore U.ll.Dém. 220), un enfant longtemps
souhaité était qualifié de πολυάρητος ; ce terme est bien connu comme nom propre : cf.
Kontoléon, p. 59, n. 3 ; (sur ce nom, proposé par Euryclée pour Ulysse, et son rapport possible
au nom d' 'Οδυσσεύς finalement choisi par Autolycos, voir J. Strauss-Clay, p. 59-60 sq.) ; et
quand Nausicaa évoque pour Ulysse les propos sans aménité qui ne manqueraient pas de courir
sur son compte si elle rentrait en ville avec un étranger, elle imagine ainsi les discours supposés
des gens (Od. VI, 277 sq.) : « Est-ce un mari pour elle ?... Le dieu de son attente est-il, « à sa
prière », venu du haut du ciel pour la prendre à jamais ? » Et c'est encore πολυάρητος qui
exprime cette idée de « l'attente » d'un mari, dieu ou homme, pour la posséder (έξει). Ces ex.
confirment pleinement l'aptitude de l'adj. verbal à être utilisé, comme άράομαι, pour un désir
d'union ou de procréation. Un emploi tiré de Théognis (819 : « Nous voici tombés dans un
malheur abominable », πολυάρητος) viendra confirmer son aptitude inverse à figurer dans le
contexte d'un souhait de mort ; et J. Carrière (n. ad loc.) rappelle à juste titre les emplois
parallèles de άρατός dans //. XVII, 37 (= XXIV, 741), et dans Ant. 972, où il faut penser que
πολυάρητος acquiert son sens « abominable » au terme du détour par l'idée « conforme à ce
qu'on obtient après de nombreux souhaits de mort ». Le rapprochement des unes et des autres
attestations se trouve être en pleine cohérence avec les constatations que nous avons faites
concernant les emplois ambivalents du verbe lui-même. Quant à l'épithète cultuelle de Poséidon
Σουνιάρατος (Aristoph., Cav. 560), elle corrobore le lien que nous avons cru pouvoir établir
entre άράομαι et une demande de venue divine : Poséidon est en effet prié de « venir » (δευρ'
ελθ'
εις χορόν, ν. 559). Il n'y a pour nous guère à tirer de l'existence du nom propre
"Αρματος > "Αρατος attesté à Rantidi-Paphos (cf. Dubois, 1984, p. 270). Par ailleurs, ce serait
une longue et délicate entreprise que de chercher les raisons du choix des noms Άρήτη ou
'Αμφιάραος Sur ce dernier, les propositions abondent : Wclcker (p. 322, « der Beter ») ;
Farnell, 1921 (p. 62, « the very sacred one »). Graves (p. 629, « le deux fois maudit ») ;
Froidefond (p. 212, « celui qui réunit les deux frères dans une même imprécation ») ; et Vidal-
Naquet élargit cette suggestion en traduisant « l'homme à la double imprécation », ce qui
dispense de choisir entre le sens actif et le sens passif du thème verbal (1978, p. XVI). Jouan
préfère le sens actif (1978, p. 74, « celui qui lance des malédictions de part et d'autre » ; mais cf.
348 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

continuation de la vie. Nous pourrons songer aussi aux craintes inspirées à la fille de
Polycrate par la vision qu'elle avait eue en songe (III, 124) : son père, impatienté de la
voir s'opposer à ses desseins, « la menaça, s'il revenait sain et sauf, de la laisser
longtemps fille » ; ή δε ήρήσατο έπιτελέα ταΰτα γενέσθαι· βούλεσθαι γαρ
παρθενεύεσθαι πλέω χρόνον ή του πατρός έστερήσθαι141. La traduction de Legrand
précise « elle pria les dieux ». Mais comme on le voit, le grec ne dit rien des dieux. De
même que pour la .naissance de Démarate, on sait seulement qu'est exprimé - et
rapporté aux puissances supérieures, sans doute, mais sans précision non plus - un
souhait qui a rapport à la conception ou à l'absence de progéniture ; et que ce souhait
appelle un accomplissement effectif de son objet (γενέσθαι au sens fort de naissance
d'un côté, έπιτελέα γενέσθαι de l'autre ; remarquons que le désir de la fille de
Polycrate s'applique de fait au salut de son père, préféré à un prompt mariage). C'est
tout. Par conséquent on se rend compte une fois de plus que le grec ne permet pas
d'établir de distinction entre les emplois que les lexiques répertorient au sens de
« désirer ardemment », et ceux qu'ils consignent sous la rubrique « prier » ; hormis
dans des cas très précis et rarissimes après Homère, les dieux ne sont pas
explicitement désignés, et le fond du souhait porte sur les mômes réalités de la vie ou
de la mort.
Les deux acceptions, bénéfique ou léthifère, apparaissent en effet maintenant
sans contestation possible comme les deux versants de la même réalité, ainsi que nous
le prouve la confrontation de deux autres textes d'Hérodote : 1, 132, et III, 65. Dans le
premier passage, où il décrit les usages religieux des Perses, l'auteur explique qu'il
« n'est pas permis à celui qui offre un sacrifice de se souhaiter du bien à lui seul en
particulier » (άράσθαι αγαθά) ; on pourrait aussi suggérer la traduction « appeler des
bienfaits sur sa seule personne », pour mieux faire sentir l'idée du souhait d'entrée
dans l'ordre des faits ; mais l'essentiel est de bien noter l'absence de référence directe
aux dieux (alors même qu'il s'agit d'une cérémonie religieuse), et l'aspect favorable du
désir en question qui garantit la contingence du lien possible entre άράομαι et la
malédiction.
Le second passage est encore plus révélateur du sens, des implications, des
emplois de άρώμαι. Il se trouve dans le récit de la mort de Cambyse quand le roi,
sentant sa fin proche, convoque les plus considérables d'entre les Perses pour leur
recommander de la manière la plus pressante de ne pas laisser les Mèdes s'emparer du
pouvoir : « Si vous le faites, puisse la terre porter pour vous des fruits, vos femmes et
vos troupeaux être féconds, et vous, être libres à tout jamais ; mais si au contraire vous

aussi p. 85, réf. n. 53 et p. 86, ainsi que von Kamptz, p. 101-2). Enfin Vicaire opte (p. 2, n. 1, à
la suite de Heubeck et de Fick) pour une relation avec "Αρης . Quoi qu'il en soit de
l'interprétation à donner au nom de la reine Arétè, on peut être persuadé qu'il n'est pas
indifférent (cf. J. Strauss-Clay, p. 55 et 60, bibliog. de la n. 12).
141. « Mais elle pria les dieux que cela pût s'accomplir ; car elle aimait mieux, disait-elle,
rester plus longtemps fille que d'être privée de son père ».
les emplois de άράομαι 349

ne récupérez pas le pouvoir et que vous ne l'essayez pas, je fais des vœux pour que le
sort inverse vous échoie (τα εναντία τούτοισι άρώμαι ύμΐν γενέσθαι), et, en outre,
pour que chacun des Perses ait une fin telle que la mienne ». Ce texte constitue une
malédiction conditionnelle, bâtie selon un type dichotomique tout à fait traditionnel ;
le nom de άρά peut s'appliquer à l'ensemble, aussi bien qu'à l'un seulement des deux
volets 142. Ici, les souhaits bénéfiques sont exprimés à l'aide d'optatifs à la troisième
personne (έκφέροι, τίκτοιεν), formulation adaptée, nous l'avions vu 143, à la
stimulation d'un processus, plutôt qu'à l'intervention sur une volonté ; et les souhaits
inverses, au lieu de donner lieu à une expression négative parallèle, in extenso, sont
résumés sous la formule globale : τα εναντία τούτοισι άρώμαι ύμϊν γενέσθαι. Cette
tournure est bien de nature à démontrer l'équivalence entre la formulation de souhaits
bénéfiques et celle de souhaits maléfiques, affectant les réserves vitales. En effet les
réalités en cause sont surtout ici, directement et explicitement, celles de la vie et de la
mort, lices au domaine (qui est le leur propre) de la fertilité et de la fécondité. Nous
avions antérieurement souligné que le domaine de la guerre pouvait parfois intervenir
dans le même genre de préoccupations, par la double raison que la guerre et la paix
sont aussi un moyen de prolonger ou d'interrompre la vie, et que des liens cultuels
existaient entre divinités guerrières et divinités présidant à la fécondité 144 : on ne
s'étonnera pas, des lors, que la dernière occurrence de άρώμαι chez l'historien qu'est
Hérodote serve à indiquer le souhait d'une victoire militaire.
Au terme de son récit de la bataille de Salamine (VIII, 94), il rapporte l'histoire
de l'embarcation miraculeuse qui se serait approchée des vaisseaux corinthiens en
fuite, pour faire honte à leur commandant de sa lâcheté ; et les occupants mystérieux
de la barque auraient ainsi apostrophé Adcimantos : « Tu l'es pressé de fuir, trahissant
les Grecs ; mais eux déjà remportent la victoire, et triomphent des ennemis » (ο'ι δε και
δη νικώσι) όσον αύτοι ήρώντο έπικρατήσαι των εχθρών. Là encore, la traduction de
Legrand (« aussi complètement qu'ils le demandaient dans leurs prières ») laisse
vaguement présumer que les dieux sont mentionnés. En fait, il n'en est rien. Si nous
voulons mettre ce texte très strictement en accord avec ce qui a été aperçu auparavant,
il faudra conclure ceci : lés Grecs avaient adressé des prières aux dieux, c'est certain ;
mais il faut croire aussi qu'ils avaient formulé des souhaits (dont rien ne nous assure
qu'ils aient été rapportés à la volonté divine, ni surtout qu'ils aient pris la forme d'une
demande de faveur particulière) pour qu'interviennent leur victoire et leur salut
effectifs : c'est à ces souhaits que, selon nous, se rapporte ici précisément l'usage du
verbe άράομαι.

142. En note à ce texte (Hdt., III, 65, ad loc.), Legrand renvoie à deux passages (I, 132 ; VI,
63) qui viennent confirmer l'ambivalence des termes άρώμαι, άρή.
143. Cf. supra, chap. Ill, p. 275.
144. Cf. supra, n. 82.
350 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

On voit donc, au terme de cette revue des emplois de άράομαι, que ce verbe
entretient avec la malédiction (au sens funeste de ce mot en français) un rapport qu'il
serait vain de nier, mais qui est loin d'être nécessaire, ou même prépondérant ; et que
parallèlement l'évolution qu'on avait pensé pouvoir établir entre le sens de « prier » et
celui de « maudire » (avec une branche latérale qui aurait développé la signification de
« souhait ardent ») est loin d'être aussi nette qu'on le prétendait, si même elle a
quelque existence. Mais avant de tirer de ces analyses les conclusions que, nous
semblc-t-il, elles imposent, nous ne pouvons nous dispenser d'accorder quelque
attention au substantif άρά qui, selon toute apparence, est pour beaucoup dans l'idée
reçue selon laquelle άράομαι avait vocation à signifier esssentiellcment « maudire ».
Aussi devons-nous examiner maintenant la teneur des souhaits de bénédiction ou de
malédiction qui nous sont connus, pour nous assurer de la nature et du fonctionnement
de Γάρά

NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L'apa

Éliminons tout de suite une source de confusion entraînée par le vocabulaire


français : pour nous, « maudire » contient « mal ». Or nous avons constaté qu'on
pouvait, à tous les âges de la langue, άρασθαι αγαθά ; que donc il est impossible de
penser à traduire simplement άρασθαι par « maudire ». Vallois a, depuis longtemps,
parlé de « malédiction conditionnelle » établissant « une fois pour toutes, entre l'acte
et ses conséquences pénales, une relation nécessaire » 145 - sous certaines conditions,
justement. Or, si (en dépit de la composition du mot malé-diction) l'expression de
Vallois suggère la possibilité d'une issue autre que mauvaise, grâce à l'adjectif
« conditionnelle », elle ne donne pas de véritable explication sur le caractère double
du mécanisme mis en place par renonciation d'une αρά146. C'est donc là une question

145. VALLOIS, p. 260. Outre cet art., fort important, on peut consulter : Rapp ;
WERNICKE ; ZIEBARTH, 1895 ; 1909 ; 1940 ; STENGEL, 1920 (1898), p. 75-7 et 82-5 ;
BOUCHÉ-LECLERCQ, Devotio ; Wünsch, 1900 ; AUDOLLENT (à l'exception, indique-t-il,
des inscriptions altiqucs qui ont été, sous le titre Defixionum Tabulae, rassemblées dans un
Appendice au Corpus Inscriptionum Alticarum ; dans BŒCKH les defixiones magicae attiques
se trouvent sous les rubriques 538 sq., p. 486 sq.) ; CRAWLEY, 1911 ; Latte, 1964 (1920), p.
61-96 ; PFAFF ; J.Th. Kakridis, 1929 (mais comme son titre l'indique, l'étude est mythologique
et ne comporte guère de renseignements sur le fonctionnement de Γάρά) ; BUCHS EL ; Gernet,
1968 (1951) ; WÜST ; SPEYER ; Drew-Bear ; MASSON, 1972 ; PREISENDANZ ; EBNER,
1973, a. Nous n'avons pu consulter D.R. Jordan.
146. Nous garderons le grec άρά, à chaque fois que les noms français « malédiction » ou
« imprécation », qui tous deux sont porteurs d'une signification unilatéralement hostile, seront
insuffisants pour rendre compte des virtualités composites du mot grec. On ne peut dire que
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 35 1

qui est à éclaircir. Par ailleurs, même si l'on se tient sur le terrain de l'acception
négative, est-t-il le moins du monde pertinent d'en rester à l'idée qu'une άρά est
simplement une prière (ou à la rigueur un souhait) contre autrui 147 ? Ces deux points à
vrai dire ne sont pas dissociables.

Rappelons tout d'abord que Γάρά, h*çative ou positive, ne nous a pas semblé (à
la différence de la prière) apte à présenter une requête particulière. Hormis dans
l'épopée, qui offre du verbe άράομαι un usage d'autant plus original que la présence
simultanée de εύχομαι contribue à compliquer les observations, on ne voit pas qu'une
άρά serve à demander à un dieu une intervention ponctuelle, pas plus dans un sens que
dans l'autre ; il a été remarqué 148 que les dieux, lorsqu'ils sont invoqués (ce qui est
facultatif), le sont à titre de garants plutôt que d'agents directs. Quant à l'objet du
souhait, il est formulé en général à l'optatif et à la troisième personne, conformément à
ce que nous avions constaté comme habituel quand il s'agit de déclencher un
processus. L'entité divine qu'une malédiction « appelle » proprement, c'est le vecteur
de la force que cette malédiction déclenche ou active, qu'on veuille lui donner le nom
d'Érinys ou celui d' Άρά149, précisément (ambiguïté révélatrice !) : c'est elle qui vient,

VALLOIS ait méconnu ce caractère double au moins possible de Γάρά (cf. p. 258-9). Mais il
s'attache surtout aux imprécations.
147. La définition à laquelle aboutit CORLU dans sa conclusion sur άράομαι est (p. 287) :
« Son domaine, c'est ... surtout la prière de demande, celle-ci concernant généralement autrui, le
plus souvent en mauvaise part ».
148. VALLOIS le signale (p. 262-3) à la suite d'AUDOLLENT pour s'en étonner, car, dit-
il, « on sait cependant quel pouvoir ont les noms divins, quelle place importante ils tiennent
dans tous les actes religieux et en particulier dans celui qui se rapproche le plus de
l'imprécation, le serment » (mais voir D. AUBRIOT, 1991) ; cf. Van der Lecuw, 1970 (1933), p.
400 ; Nock, 1972, II, p. 592. Cette question est solidaire des rem. presentees infra, n. 151. Cette
incompatibilité entre άρά et prière « égoïste » a déjà été soulignée par CALAME, 1973, col.
1168.
149. Cf. CRAWLEY, 1911, p. 373-4; VALLOIS, p. 256-7, insiste beaucoup sur
l'assimilation possible de l'une et de l'autre (cf. par ex. Sept 695, Eum. 416-7), mais il souligne
en même temps le côté verbal accentué de Γάρά (ce qui n'ira pas jusqu'à nous faire dire avec lui
-p. 257- qu'elle soit «plus intelligente que l'Érinyc ») ; Cook, 1965 (1925), 2, p. 1102 ;
WÜST, col. 1 16 ; Bréal, p. 221-4 ; Gernet, pour sa part, se montre sensible à la nécessité de ne
pas les confondre à tout coup (1917, p. 324) ; en général, il est juste de concevoir l'Érinys
comme se rendant à un appel (//. IX, 569 ; Sept 574) tandis qu'une 'Αρά semblerait plutôt
désigner cet appel (cf. Rohde, p. 220-1). En tout cas, ce sont des forces qui possèdent une
existence extérieure (Van der Leeuw, 1970 {1933}, p. 400). Mais il faut abandonner la
suggestion de Ch. PICARD (1936 a, p. 145) selon qui 'Αρά signifie toute prière, et Έρινύς
particularise la prière infernale. L'Érinys est peut-être dotée d'une valeur concrète plus appuyée :
Demont rappelle (1978) que les Érinyes sont nées du sang d'Ouranos mutilé, qui est tombé sur
la terre et qui a « pris », de même que le sang d'une victime « prend » sur le sol (Esch., Choéph.
66-70) ; cf. déjà VALLOIS, p. 257. L'Érinys est aussi apte à durer : Gcrnct souligne (1917, p.
352 LA MALÉDICTION ΕΓ LE SliRMENT

elle qui tue ; et la possibilité de nommer Άρα cette force montre qu'il n'y a pas de
différence entre la prolation verbale de Γάρά et son efficacité. Cela revient-il à dire
que l'initiative soit entièrement au pouvoir des hommes qui la sollicitent ? C'est à la
fois vrai et faux. C'est vrai dans la mesure où même dans un contexte autre que
mythique, c'est-à-dire dans un contexte où le résultat n'apparaît pas manifestement
aussi immédiat et automatique, la malédiction est donnée comme un dispositif mis en
place par l'homme, dont les termes peuvent aller jusqu'à prendre valeur de disposition
légale inscrite dans les faits : des clauses précisent une fois pour toutes dans quelles
conditions on tombe sous le coup des malédictions publiques, ou au contraire les
précautions qui permettent d'y échapper 15°. Mais des l'instant que les conditions sont

328-9) son caractère familial et non individuel (d'où le fait qu'elle soit associée à la fertilité de la
terre et à la fécondité des femmes), car elle habite dans une famille. Tout cela paraît donner une
existence très forte à l'Érinys. Sur ces personnifications, cf. encore SPEYER, col. 1 196 ;
BOLELLI, p. 88. Mais Γάρά ne semble parfois pas loin d'en posséder autant ; ainsi, en Esch.,
Sept 954, Γάρά est une force quasi objective ; thème repris par Soph. (cf. Bowra, 1965 { 1944},
p. 170-5) ; CRAWLEY va dans le même sens en utilisant Dém., Contre Aristogiton, I, 52 (191 1,
p. 374, col. 1). Ces figures sont actives : elles peuvent « attendre » leur victime (7V. 1339), la
« chasser » (O.R. 1417-8) ; les malédictions s'accomplissent infailliblement : « Les imprécations
s'accomplissent (τελοϋσ' άραί) : ils sont vivants, les morts couchés sous terre. Les victimes
d'autrefois prennent en représailles le sang de leurs assassins » (Soph., El 1419-21) ; on les
redoute à la manière d'un danger objectif (Eur., Suppl. 150) ; elles sont meurtrières (Eur., Phén
765). Pour expliquer tout cela, on invoque d'ordinaire la puissance de la parole proférée ; il est
en revanche une constatation qui reste à faire (VALLOIS y fait juste une allusion, p. 257 :
« Certains actes créent eux-mêmes leur châtiment » ; l'analyse de J. de Romilly sur
l'entraînement psychologique qui fait concourir un coupable à sa perte relève d'un domaine
différent : 1962, p. 20-1) ; c'est qu'il arrive que leur fonctionnement soit supposé à tel point
automatique, qu'on craint leur efficacité alors même que leur prolation effective n'est pas
intervenue (cf. les φόνιοι κατάροα d'Eur., El. 1323-4 : Electre et Oreste se sentent chassés par
les imprécations de Clytemncstre... qu'on ne l'a pas entendue prononcer !). C'est là, semble-t-il,
une preuve de ce que les malédictions ne font pas surgir les calamités ex nihilo, mais les dirigent
seulement (cf. supra, chap. Ill, η. 272). De toute façon, la vengeance du meurtre a longtemps
répondu à une nécessité exigée par Δίκη (cf. Schnaufer, p. 156-8), quels que fussent les
sentiments et les scrupules du vengeur (sur le « scrupule d'Oreste », voir G. Roux, 1974, p. 56-
60). Aussi les άραί peuvent-elles être facultatives : dans Ant., Créon étant παιδοκτόνω, il
suffit à Eurydice de lui souhaiter κακας πράξεις sans autre précision (v. 1304-5) ; dans Médée,
l'héroïne (ταν / όλομέναν γυναίκα: ν. 1252-3), s'arrogeant des pouvoirs redoutables, s'est
pour ainsi dire faite elle-même l'Érinye qui a tué ses enfants pour punir Jason (ν. 1260) ; comble
de l'horreur : après un forfait aussi inouï, c'est le Soleil lui-même -qu'invoque le chœur dans
son indignation (v. 1251-2) et à qui sont d'ordinaire commises les vengeances légitimes - qui la
sauve ! Dès le v. 764, elle invoquait Zeus, la justice de Zeus, la lumière du Soleil pour τείσειν
δίκην (ν. 767).
150. L'apa est une mesure politique qui s'apparente aux rites du φάρμακος; cette
préoccupation, d'exempter le groupe, même a priori, de toute complicité avec un coupable, se
retrouve dans Γάρά pour ainsi dire générale de la loi contre tout meurtrier (cf. Plat., Lois, 871 a-
c, et Rcverdin, 1945, p. 190). Ces rapports entre άρά et loi (mis en évidence par ZIEBARTH,
1909, par CRAWLEY, 1911, p. 373, col. 2, par VALLOIS, p. 254, 261) sont encore abordés par
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 353

remplies, l'efficacité de Γάρά n'est pas mise en doute : Γάρά n'est pas une requête
confiée au bon vouloir de la divinité, c'est « une force qui va ». En cela, la décision de
proférer une άρά appartient bien aux hommes. Mais c'est faux, dans la mesure où il
faut éliminer la notion de caprice personnel qui pourrait paraître impliquée dans une
telle affirmation. En effet, comme nous le verrons, la marge est restreinte, dans
laquelle il est licite de lancer une άρά : il n'y a donc pas dans ce domaine entière
liberté, et l'initiative dont nous parlions (qui certes existe) est contenue dans des
bornes très strictement définies.
Toutefois, il est indubitable qu'une fois observées les règles qui limitent son
déclenchement, Γάρά va seule à son but. Cet aspect de déroulement automatique est, à
notre connaissance, unanimement reconnu 151. Mais sa contrepartie, à savoir les
restrictions à respecter, n'a pas, selon nous, retenu suffisamment l'attention. Ce défaut
nous semble solidaire de l'empressement qu'on a mis à parler de magie à propos de
Γάρά, comme si cette démarche était à placer sur le même plan que les defixiones
(selon le terme consacré), ou, pour rester dans le vocabulaire grec, les κατάδεσμοι. Or
il ne nous paraît pas du tout que cette assimilation soit opportune. Pour examiner ce
point, essayons d'approfondir un peu cette question du fonctionnement et de la portée
de Γάρά.

Schuhl (p. 43). On peut en quelque sorte parler de « contrat », comme l'a fait Festugièrc (1972,
p. 228) : à celui qui le respecte, on souhaite les prospérités traditionnelles ; à celui qui le viole,
le contraire. Il existait des dispositions particulières (par ex., pour Thasos, cf. Pouilloux, 1960, 1,
p. 118-21). Sur 1'άρά πολιτική, cf. SPEYER, col. 1207-9.
151. La formule imprécatoire agit d'elle-même, elle « marche à son but sans défaillance »
(Esch., Sept 840). Un terme qui revient volontiers dans ces contextes de processus spontanés est
l'adj. αυτόματος. Ainsi des récoltes spontanées qui favorisaient la race d'or dans Hés., T.J.
117-8 (cf. Vernant, 1971 {1965}, I, p. 73) et les hommes sous le règne de Cronos dans Plat.,
Polit. 272 a (or il est bien évident qu'il n'y a pis la moindre allusion à la magie dans ces textes) ;
ainsi encore de la commensalité spontanée qui unit les mortels (s'ils sont justes) aux dieux
(Bacchyl., Fgt 22 Snell) ; ou de la mort naturelle qui atteint normalement chaque homme (et qui
s'oppose à la « belle » mort qu'on obtient à la guerre : Lys. II, 79 et, sur ce texte, Dirichlet, p.
45 ; sur la « belle mort », cf. Vernant, 1982, p. 60-1) ; pour l'établissement d'un rapport entre les
emplois de l'adj. αυτόματος et les epiphanies, voir WEINREICH, 1968 (1929), p. 210 ; 222-3.
En somme, on peut dire qu'est αυτόματος tout ce qui provient spontanément de l'ordre des
choses ou (c'est tout un) de la volonté divine (rappelons que Rulten propose de traduire δίκη
par « sentence divine ») : ainsi, la corde des Cyloniens se rompt αυτομάτως (Plut., Sol. 12) ;
sans doute peut-on trouver des perversions de cet ordre naturel (et l'on tombe alors dans la
magie), comme il arrive au moment où un Satyre prétend lâchement se dispenser d'enfoncer le
pieu dans l'œil de Polyphème (Eur. Cycl. 646-7), sous prétexte qu'il connaît une incantation
(επωδή) d'Orphée pour qu'il s'enfonce de lui-même (αύτόματον) ; mais d'ordinaire il s'agit ou
des biens dispensés par la nature, ou des faveurs octroyées par les dieux selon leur bon plaisir,
comme dans l'expression proverbiale αυτόματα ό θεός άνίησι τάγαθά qu'on appliquait επί
των άπραγμόνως εΰδαιμονούντων (sur cette expression et ses diverses formulations dans la
littérature, cf. Goosscns, 1935, p. 429-30.
354 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Le caractère virtuellement double de Γάρά

Le prototype de Γάρά négative est le souhait qui consiste à appeler la disparition


totale, l'extermination du maudit et de sa race (de manière qu'il soit πανώλεθρος) :
Teucros souhaite (Aj. 1 178) à celui qui ne respecterait pas le corps d'Ajax de « voir sa
race entière fauchée jusqu'en sa racine » 152. Il n'est pas rare, il est même habituel que
soient précisées les conditions auxquelles cette ruine devra se produire. Œdipe, pour
sa recherche du coupable, exige la collaboration de tous les Thébains, faute de quoi il
les voue à des maux effroyables : « Ne pas laisser la moisson sortir de leur sol, ne pas
laisser naître d'enfants de leurs femmes, mais... les faire périr tous du mal dont nous
mourons, si ce n'est d'un pire encore... A vous au contraire, à tous les Cadméens qui
obéiront ici à ma voix, je souhaite de trouver comme aide et compagne (ξυνεΐεν) la
Justice, ainsi que les dieux, à jamais ! » 153. C'est-à-dire qu'il prend soin de distinguer
explicitement ceux qui contribueront à la santé de l'État et ceux au contraire qui, par
leur complicité, ajouteront à son mal : il place les uns sous le coup d'une άρά
pernicieuse, tandis qu'il souhaite aux autres de prospérer dans la Justice. La prospérité
de tous ordres, contraire des calamités de la pestilence, est bien en effet ce qui est
implique par le souhait du roi de voir les citoyens honnêtes à jamais accompagnés de
Δίκη: Hésiode surtout a mis en place ce tableau dichotomique d'une manière
définitive, mais Homère n'ignorait pas la relation entre « εύδικία » et prospérité 154.
Une άρά est donc par nature double ou, si l'on peut dire, bifrons : c'est une seule
et même chose que de vouer à l'extermination ceux qui menacent le groupe social, et

152. Cf. Latte, 1964 (1920), p. 68 et 75.


153. Soph., O.R. 269 sq. ; on a déjà souligne les affinités de ce texte avec la πρόρρησις
des Mystères d'Eleusis et avec d'autres textes littéraires (Esch., Suppl. 659 sq. : cf. supra, chap.
Ill, n. 268 ; Eum. 907-9 ; Aristoph., Gren. 354 sq. ; Plat., Lois, X, 907 d 6 ; Eschinc, Ctre Clés.,
111) : DES PLACES, 1969, p. 210 ; 221 ;226.
154. De fait, le texte le plus explicite à cet égard est probablement celui dans lequel Hés.
évoque la prospérité des pays régis par un roi juste (TJ. 227 sq.) ; il ne s'y agit pas de
malédiction, mais sont passés en revue tous les domaines qui peuvent être concernés dans les
cas où il y en a une (il faudrait citer toute la p. 258 de VALLOIS : « Les effets de Γάρά sont les
mêmes que ceux de Δίκη », etc.) ; cf. Od. XIX, 108 sq., et les textes mentionnés dans la n.
précéd. Particulièrement précieux est Eschine, Ctre Ctés. 110-1, pour nous garantir que ce ne
sont pas là amplifications poétiques. Comme le précise L. ROBERT (1978, p. 260-1), on
souhaite la perte non seulement du coupable, mais encore de ses enfants de préférence άωροι,
(afin sans doute qu'ils n'aient pas pu procréer ; cf. la formule consignée par L. Robert, 1965, p.
97 : τέκνα άωρα προθοΐτο, « qu'il fasse l'exposition funèbre de ses enfants morts
prématurément » ; et sinon, on vise τέκνα τέκνων : ibid.) ; et (p. 281, n. 40), la « carcasse
d'une malédiction traditionnelle » vise οίκω, βίω, σώματι (ce qui implique que βίος soit plus
vaste que σώμα). Un semblable fléau est désigné du nom de λοιμός (cf. SPEYER, col. 1177-
8).
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L* αρά 355

de souhaiter l'exaltation de ceux qui le préservent. Ces souhaits, atteignant toutes les
manifestations de la vie, sont censés aboutir à Γέξώλεια, c'est-à-dire à la ruine totale du
maudit, à l'anéantissement de ses forces vitales, qui entraîne dans sa perte non
seulement les siens, mais ses biens vivants, animaux et végétaux. On voit que le
simple trépas personnel n'est que peu de chose, au prix de l'atteinte létale contagieuse
ici en cause, de l'extension d'une pestilence qui peut aller jusqu'à prendre toutes les
allures de ces « fléaux » qui ont été si bien décrits 155. L'existence de ce domaine
spécifique, dans lequel la mort est plus que la cessation accidentelle de la vie, nous
semble confirmée par l'usage d'un vocabulaire spécial : nous avons cru reconnaître
dans les mots des familles de όλλύναι et φθείρεσθαι des termes possédant vocation
particulière à désigner ce genre de contamination lethifère et exter/rinatrice. Sans
pouvoir, dans les limites de cette recherche, approfondir l'enquête systématique qui en
apporterait la preuve, au moins invitons-nous à en constater la récurrence à chaque
fois que l'occasion s'en offrira 156. Deux traits apparaissent donc déjà, en quoi une άρά
n'est pas un simple « souhait contre autrui » : d'un côte en ce que ce souhait est
réservé, puisque soumis à des conditions ; de l'autre en ce que son objet dépasse la
personne.

Le caractère social et religieux de 1'άρά

En effet, le caractère le plus évident de Γάρά qui apparaît ici est son aspect
social, dans tous les sens du terme, car il se retrouve sur tous les plans. D'une part des
personnages dûment mandatés par le groupe social pouvaient se voir chargés de
prononcer, au nom de ia collectivité, des imprécations contre ceux qui mettraient en
péril la prospérité ou la cohésion de l'État ; et ces pratiques - comme les βουζύγειοι
άραί157, dont l'origine se perd dans la nuit des temps - étaient encore en usage en

155. Cf. M. Delcourt, 1938, p. 9 sq. ; sur 1'έξώλεια, cf. VALLOIS, p. 258-9, et Gcrnet &
Boulanger, p. 282-3. Le coupable doit être détruit «jusqu'en sa racine à venir » : πρόρριζος
revient dans nombre de textes (cf. SPEYER, col. 1199) ; on trouve également souvent la
tournure ώλη πανώλη (cf. L. Robert, 1965, p. 132).
156. Qu'il suffise ici de rappeler qu'on trouve un verbe appartenant au radical de όλλύναι
des premiers vers de 17/. (I, 1.0 : όλέκοντο δε λαοί^ la Médée d'Eur. (v. 1329 : δλοιο; 1389-
90 : 'Αλλά σ' Έρινύς όλέσειε τέκνων / φονία τε Δίκη), en passant par Les Choéph., où l'on
voit la Justice souffler sur ses adversaires un ressentiment « mortel » (v. 952 : όλέθριον) ou par
Les Suppl. d'Esch., où Pélasgos vit dans la crainte de s'attacher « le dieu de ruine » (v. 414 : τον
πανώλεθρον θεόν). Dans la malédiction, c'est un autre souhait que celui de la simple mort qui
est formulé.
157. Cf. ZIEBARTH, 1909, col. 2772 ; VALLOIS, p. 255 ; 260 ; Deubner, 1966 (1ère éd.
1932), p. 172 ; SPEYER, col. 1196-7 ; 1203-4. Les rapports entre malédiction et prospérité ont
été soulignés par Farnell, 1970 (1921), p. 156-7 et 358 (où, s'appuyant sur des scholies, il
rapproche la malédiction lancée par le βουζύγης contre qui a laissé un corps sans sépulture
dans le pays, de Soph., Ant. 255 ; car en tant que ministre attique du culte agraire, il ne peut
356 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

pleine époque classique : nous pouvons rappeler que des imprécations publiques
avaient été lancées contre Alcibiade au moment des sacrilèges commis en 415 ;
Plutarque précise que l'assemblée dut voter « que les Eumolpides et les Kéryces
rétracteraient les malédictions qu'ils avaient prononcées contre lui sur l'ordre du
peuple » 158. On sait aussi que, lors des guerres médiques, un décret fut promulgué,
selon lequel les prêtres lanceraient des imprécations contre les traîtres 159. On voit
donc que les malédictions étaient prononcées au nom du groupe social car elles
avaient pour but de le protéger contre des agressions pernicieuses - et sacrilèges de ce
fait même, puisque toute atteinte à l'État, à la famille, au groupe social en un mot, est
atteinte à Δίκη. D'autre part, la relation peut fonctionner en sens inverse : dans la
mesure où la solidarité qui unit les différents membres d'une société est chose
effective et indépendante des volontés, un groupe entier peut se voir menacé de
souillure par la faute d'un seul 160, surtout si le coupable exerce quelque autorité
officielle ; et c'est ce qui effraie tant Pélasgos dans les Suppliantes d'Eschyle : sa
décision engage la totalité de son pays, et il en a bien conscience. Enfin la teneur
même de l'âpacst de nature sociale : la stérilité, l'interdiction de sacrifier 161, d'obtenir
une sépulture dans la patrie 162, sont autant de manières d'être exclu du groupe. Il est

souffrir que la terre qui appartient au pays soit souillée et par conséquent privée de sa force de
fertilité). Ils apparaissent aussi clairement dans le rituel des sacrifices accomplis pour Héraclès à
Lindos (cf. Apd., Bibl. II, 5, 11). Mais sans aller chercher des cas aussi particuliers, on peut
rappeler que chaque séance de l'Ecclésia était précédée de lustrations et d'imprécations (cf.
Oém.,Ambass.lO-\).
158. Plut., Alcib. 33. On sait que Solon liait Δίκη (au fonctionnement de laquelle se
rattachent les άραί, cf. supra, n. 149) à Eunomic : cf. Unger, p. 172. Hés. fait de même des trois
filles de Thémis : Dike, Eunomic, Eirénè, les trois*Qpai (cf. Chantrainc, 1953 b, p. 77). Sur les
malédictions officielles, cf. CRAWLEY, 191 1, p. 371 sq. ; VALLOIS, p. 255.
159. Cf. Plut., Vie d'Aristide, 6.
160. Cf. SPEYER, col. 1 177 ; voir Hés., T.J. 240 ; 260-62 ; Pd., Pyth. III, 36-7 ; Esch., Sept
598-608 ; Eur., Suppl. 226-8, nous donne pour ainsi dire la théorie de ces constats ; on y
remarque l'emploi des mots νοσεΐν, αδικεί ν, όλλύνοα
161. Cf. ZIEBARTH, 1909, col. 2772 ; Latte, 1964 (1920), p. 77 ; RUDHARDT, 1958, p.
298, n. 3. Toutes sortes d'exclusion peuvent se rencontrer : Eur., I.T. 947 sq. ; Antiphon, Tétr. I,
1, 10 ; on peut mentionner tous les souhaits visant à priver un coupable du retour dans sa patrie
(par ex. Od. IX, 530 sq. ; Eur., liée. 943-52 ; Troy. 1110 ; cf. J. Th. Kakridis, 1929, p. 101),
τόπος par rapport auquel le souhait de Chrysès en faveur des Achéens s'ils lui rendent sa fille
(//. I, 19) prend figure de ce qu'il est : une véritable bénédiction, pour des gens qui sont hors de
chez eux. On trouvera une excellente mise au point et une série d'ex, probants dans Schuhl, p.
33 sq.
162. Cf. Latte, 1964 (1920), p. 71. On se contentera de rappeler la malédiction de Teueres
(Aj. 1 175 sq.) : « Si quelqu'un dans l'armée prétend t' arracher de force à ce mort, que misérable,
misérablement, il s'en aille, expulsé de ce pays, où il ne devra plus trouver de sépulture, et qu'il
voie sa race entière fauchée jusqu'en sa racine... » ; comme le fait observer Jebb (dans son
comment, au v. 1 177), Teucros oublie que l'armée est sur les côtes d'Asie Mineure : il prononce
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 357

donc net que les άραί, dont l'initiative revient aux responsables politiques et religieux,
dont les clauses possèdent, par leur nature comme par leur étendue, une portée sociale,
ont tendance à revêtir un caractère public quasi obligé. C'est là un point fondamental
par lequel une malédiction se distingue non seulement d'une requête personnelle, mais
encore d'un banal souhait contre autrui.
Aussi bien faut-il se montrer prudent sur la confusion largement répandue, à
travers le mot de « magie », entre deux choses qui sont radicalement différentes : d'un
côté des interventions ponctuelles et précises (visant à paralyser l'adversaire ou à
l'obliger à faire ce qu'on veut), effectuées grâce à des supports matériels extérieurs,
choisis à cet effet (les κατάδεσμοι) ; elles nous semblent seules relever de la magie ;
de l'autre, des démarches purement orales (les άραί), à but moins déterminé, plus
proches des racines de la vie reliées aux forces de croissance ou de dépérissement à
l'œuvre dans l'univers, propres à en infléchir le jeu naturel indépendamment de toute
notion de succès ou d'échec, voire de mort anecdoliques 163.
Cependant la confusion entre les deux séries est excusable, et d'autant plus
tentante que souhaiter l'échec de l'adversaire comprend parfois le souhait de sa mort,
d'une mort dont il est bien difficile de dire si elle est conçue comme une ultime
paralysie, ou comme une maladie consomptive : cela constitue, entre Γάρά et la
defixio, une sorte de cas médian, ambigu et atypique. Un bon exemple en serait fourni
par la requête de Théanô au chant VI de Xlliade : « Brise... la pique de Diomède ; fais
qu'il tombe lui-même, front en avant, devant les portes Scces ». Comme nous l'avons
vu 164, cette prière a été prise pour une imprécation, dont on s'est plu à souligner le

sa malédiction rituelle comme si lui-même et l'offenseur éventuel se trouvaient dans leur pays.
Cette clause de la privation de sépulture afin de répudier toute solidarité, même post mortem,
nous semble fondamentale pour apprécier la portée de Γάρά, qui ne s'épuise pas dans un souhait
de mort.
163. Nous étudierons ailleurs les différences qui séparent άραί et κατάδεσμοι.
164. Cf. supra, p. 305 ; d'autres textes pourraient à la rigueur (mais c'est un peu se faire
« l'avocat du diable » que d'y penser) accréditer aussi les confusions ; ce sont les scènes de
serment au chant III de 17/. (cf. D. AUBRIOT, 1991, p. 99), et de tirage au sort au chant VII (cf.
supra, p. 304 et 312) : la première parce que le souhait de mort contre le responsable des maux
est ce qui saute aux yeux d'abord (cf. CORLU, p. 257) ; mais il suffit de lire jusqu'au bout pour
voir qu'on a bien affaire à une intervention du type de Γάρά bifrons (mise sous l'invocation de
Zeus) : « Zeus père... ! fais que celui des deux qui à nos peuples apporta ces soucis meure et
entre chez Hadès, tandis que nous, nous conclurons un pacte loyal de bonne amitié » (//. III,
320-24) ; la seconde parce que le caractère impérieux du désir de voir le sort favoriser un brave
(Ajax, Diomède, ou même Agamemnon), peut passer pour un souhait de nature à entraîner la
mort de l'autre champion ; mais là encore, il n'est que de lire la suite pour constater qu'il n'y a
rien d'acerbe dans le désir des Achécns, qu'ils demandent seulement une victoire sportive, voire
se contenteront d'un combat égal (on a même aux v. 202-6 une prière remarquablement modérée
dans ses termes, puisqu'elle fait cas des préférences éventuelles de Zeus) ; le désir d'échec de
l'adversaire nous semble donc tout à fait secondaire dans ce passage (nous ne nous satisferons
358 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

caractère magique. Pourtant, ni « caractère magique » ni « imprécation » ne nous


semblent pouvoir constituer des gloses pertinentes : d'une part, parce que le recours à
la divinité est trop net, et trop nettement appuyé sur des arguments pour laisser place à
la moindre imputation de « technique de puissance », si l'on veut bien définir ainsi
sommairement la magie ; de l'autre, parce que le souhait de mort impliqué ne porte
que sur le trépas de Diomède, et non point sur une sorte de gangrène qui infecterait
toute sa souche.
Toutefois, on conçoit qu'il y ait matière à discussion ; on conçoit encore mieux
qu'il y ait matière à confusion, à la faveur de l'emploi (pour introduire la prière de
Théanô) de ήρατο qui passait pour avoir vocation à signifier « maudire » 165. En sorte
qu'une certaine ambiguïté des emplois de άράομαι (et surtout de άρά) se trouve déjà
en grec. C'est là une constatation qu'on est bien obligé d'accepter, et qui constitue,
selon nous, une cause possible de la stagnation de la recherche sur le sens des termes
de cette famille. Mais si l'on veut bien, sensible à tout ce qui vient d'être avancé au fil
des analyses de détail qui précèdent, considérer que l'emploi de άράομαι peut trouver
sa justification ailleurs que dans l'idée de souhait néfaste à autrui, on sera prêt à
accepter que ce verbe soit employé au chant VI de l'Iliade en raison du contexte de la
demande de salut. Il y aurait mauvaise grâce, cependant, à ne pas reconnaître que la
demande de catastrophe pour Diomède (qui selon nous n'est qu'un corollaire
secondaire de la demande de salut pour les Troyens) a pu se trouver au nombre des
phénomènes qui ont facilité l'emploi ultérieur de άρά pour désigner un souhait néfaste
privé. En effet, le plus délicat pour nous à expliquer est bien la collusion entre d'une
part le sens que nous croyons être le sens spécifique de άράομαι (intervenir sur la
direction des forces de vie ou de mort), et d'autre part des emplois que nous ne
pouvons pas méconnaître, de άρά désignant un souhait de malheur individuel. Sans
doute n'est-ce pas plus délicat que de chercher à expliquer le passage du sens de
« prier » à celui de « maudire », mais ce l'est assez pour justifier que nous laissions ce
point pour le moment, en nous proposant d'y revenir quand nous aurons avancé dans
notre enquête.
Contentons-nous pour l'heure de constater que ce sont deux choses différentes,
que d'entreprendre, par la vertu des seules paroles, d'infléchir la propagation de la vie
ou de la mort pour un groupe (et même pour une personne), et par ailleurs de
prétendre, en s'appuyant sur des supports matériels, paralyser un organe de quelqu'un,
l'obliger à agir contre son gré, ou obtenir son échec dans une entreprise. A supposer
qu'on tienne à parler de magie dans les deux situations, il ne peut s'agir de la même
magie. Convenons en tout cas ici de n'employer nous-même « magie » que pour

pas non plus de la suggestion de CORLU, p. 256, visant à justifier la présence de άράομαι par
la rem. que « la faveur sollicitée... concerne autrui »).
165. Cf. supra, n. 31 ; la confusion est faite par J. Th. KAKRIDIS, 1928, p. 424, et 1949, p.
63.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 359

désigner une tentative visant à exercer une puissance dans un domaine particulier ;
tandis qu'à l'autre intervention, pour déclencher un processus vital ou léthifère, nous
réserverons l'expression de « propagation automatique ».

Pour en revenir à l'exemple û'Œdipe Roi qui nous avait servi de point de départ
dans celte réflexion, peut-être est-il intéressant de souligner qu'Œdipe profère ses
imprécations en tant que roi, ce qui, ipso facto, fait tomber sous leur coup tous les
Thébains. Il a en effet été remarqué depuis longtemps 166 qu'un père avait autorité pour
maudire ses enfants (surtout s'il est mourant), ou un roi ses sujets, avec une force
particulière. L'explication de ce fait nous semble se trouver dans la concomitance,
souvent constatable, d'une imprécation et d'un appel à Δίκη, et dans les connexions de
l'une et de l'autre avec la loi du talion. Nous avons rappelé qu'Œdipe souhaitait la
compagnie de Δίκη à quiconque apporterait son concours à la mise hors la loi du
coupable. Pareillement les Danaïdes, sollicitant l'accueil de Pélasgos, lui répètent qu'il
doit avoir égard à la « Justice », et par conséquent agréer leur supplique, faute de quoi
il ferait encourir à son pays des peines terribles 167. Une fois acceptées sur le sol
argien, tout en appelant sur leurs protecteurs des bénédictions qui sont l'envers des
malédictions dont elles eussent accablé des supplies refractaires (on retrouve le côté
bifrons de Γάρά), elles leur souhaitent de continuer à se montrer respectueux de la
« Justice » 168.
Sans entrer pour le moment dans la justification des rapports qui unissent le
respect des suppliants à Δίκη, bornons-nous à les constater et à les rapprocher du
passage très fameux où Hésiode énumère les bénédictions qui accompagnent les
hommes justes : faisant sonner avec insistance le nom de Δίκη aux oreilles de Perses,

166. VALLOIS le signale (p. 254-5), et tous les instruments de travail mentionnés supra, n.
145 le répètent après lui (par ex. SPEYER, col. 1193-4). On se demande ce qui fonde
l'assurance de Dodds pour parler, à propos des légendes où intervient une malédiction
paternelle, de « produits d'époques relativement tardives » (1965 { 1951 }, p. 56 et n. 102).
167. Esch., Suppl. 340 sq. ; la « justice » revient à presque tous les vers : 384 ; 395 ; 404 ;
406 ; 430 ; 437.
168. Esch., Suppl. 703 ; 709. Les affinités entre supplication et malédiction sont soulignées
dans Gemet, 1968, p. 236 ; nous y reviendrons au chap. V. Par ailleurs, on peut remarquer que
le même adjectif βαρύς, qu'Esch. emploie avec insistance dans Les Suppl. (cf. infra, n. 201)
pour qualifier le courroux qui pèserait sur des suppliés refractaires, sert à Soph, à propos de la
malédiction qui pèserait sur Hyllos s'il désobéissait à Héraclès (Tr. 1202). Rappelons
qu'Aristoph. montre (Gren. 145 sq. ; 273 sq.) semblablement plongés dans la boue ceux qui se
sont rendus coupables envers les morts, les parents, les serments, les suppliants, les lois de
l'hospitalité (cf. Rohde, p. 258) ; on s'accorde d'ordinaire à mettre en relief « les trois principaux
commandements de la morale grecque : "Honore les dieux, respecte les hôtes, vénère tes
parents" » (cf. la notice de Parmenlier & Grégoire à Eur., Suppl., C.U.F., p. 87 ; Rudhardt,
1986, p. 243 et n. 56) ; voir Hés., T.J. 179-201 ; 282-3 ; 327-32 ; Esch., Suppl. 698-709 ; Eum.
270-1 ; 544-6.
360 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

il lui explique comment ceux qui savent la respecter toujours « s'épanouissent en


prospérités sans fin » 169 ; c'est-à-dire qu'ils connaissent la paix, qu'ils échappent aux
famines et aux désastres, qu'ils jouissent abondamment des biens de la terre, que leurs
troupeaux sont prospères et leurs femmes fécondes. A ceux en revanche qui la
bafouent sont réservés les maux inverses, en une revue qui joint également le succès
des armes aux préoccupations de la fertilité et de la fécondité 17°. Que ces divers types
d'action soient intrinsèquement ou accidentellement joints ne change rien pour nous
ici : ce que nous voulons retenir, c'est le rapport qui, lui, n'est assurément pas
secondaire, entre ces différents ordres de prospérité - qui coïncident exactement avec
ce que vise une άρά- et l'exercice de Δίκη.
L'idée de conséquence inéluctable entre l'un et l'autre s'impose même à tel point
qu'on se demande si l'on ne serait pas fondé à interpréter ce lien de causalité entre la
pratique de la Justice et l'épanouissement florissant comme une application d'une sorte
de principe de sympathie ou plutôt d'osmose, qui se trouverait à l'œuvre d'une manière
comparable à ce qui se passe dans l'exercice de la loi du talion 171 : tout comme une
personne qui lance une imprécation se trouve particulièrement habilitée à souhaiter à
autrui de subir les maux dont elle est affligée (et qu'elle peut pour ainsi dire lui
communiquer directement), de même, le non-respect de la justice pour un roi qui doit
la garantir constitue un désordre tel qu'il contamine le groupe entier, perturbant
mortellement tous ses « ordres » de fécondité. Peut-être ce détour rend-il plus facile
notre perception des rapports qui unissent Γάρά à Δίκη. En effet, nous sommes plus
habitués à voir intervenir la notion de « Justice » à propos de talion, qu'à propos de
malédiction. C'est que notre vocabulaire français nous donne une vue restrictive de la
malédiction : quand on se pénètre bien du caractère bilatéral de Γάρά en grec, et de sa
fonction sociale très particulière, on est mieux préparé à saisir ces rapports.

169. Hés., TJ. 236 θάλλουσιν δ" άγαθοΐσι διαμπερές.


170. Il est loisible d'entendre cette enumeration au sens large et d'attribuer le mélange de
ces divers ordres d'action (les succès militaires d'un côté, et la prospérité, pour résumer d'un mot
le second aspect) au simple bon sens, la guerre entraînant forcément des dévastations, des
pillages, des morts, qui nuisent à la population comme aux récoltes. Mais peut-être n'est-il pas
hors de propos de rappeler qu'Ares, à ses attributions nettement militaires, joint des liens, encore
vivaces en certains lieux, avec les réalités agraires (ce qui rappelle certains traits du Mars des
Latins). Les réticences dont use Vian (1968, p. 54) semblent d'une réserve excessive quand on
songe que la pratique surtout guerrière à laquelle les Romains devaient donner le nom de
devotio mais qui existait en Grèce (cf. infra, n. 173) était en rapport avec la fertilité de la terre
(cf. Gernet & Boulanger, p. 102). Ce lien peut trouver à s'exprimer par le fait que les deux noms
αρά et "Αρης ont été rapprochés dans Esch., Sept 944-6 (cf. Jouan, 1978, p. 71). Sur les
relations entre les domaines militaire et agraire, cf. supra, n. 82.
171. Il faut prendre bien garde de ne pas confondre loi du talion et « sympathie » magique.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' αρά 361

Un roi, un père de famille, ont à répondre de l'exercice de Δίκη dans ce qui


relève de leur autorité. Or quelque étymologie qu'on veuille proposer pour le mot 172,
Δίκη semble bien désigner la « manière » dont les choses doivent se passer selon la
norme - cosmique ou sociale. On s'explique dès lors les raisons et les modalités selon
lesquelles intervient une άρά : un fauteur de trouble doit être, par le responsable du
groupe menacé, mis hors d'état de nuire par son éviction, si cette mesure doit suffire à
restaurer l'intégrité entamée des forces collectives. Si elle ne suffit pas, c'est-à-dire si
les forces mortelles déchaînées sont trop virulentes pour être simplement expulsées, il
devient nécessaire de les orienter sur le coupable, et de lui faire porter, à lui et aux
siens, toute la charge de désordre qu'il avait soulevée et qui ne peut se trouver
annulée 173 : et c'est là, très précisément, que s'insère le recours à la loi du talion. Elle
doit jouer pour un désordre dont on ne peut enrayer purement et simplement les effets,
et qu'il faut reporter tel quel sur la tête de son auteur. Ces considérations nous
permettent de comprendre le caractère salutaire éventuel (car thérapeutique) de la
malédiction : c'est une mesure de salubrité publique qu'ordonne Œdipe quand il bannit
le coupable (O.R., v. 245-55), afin que la terre de Thèbcs puisse recouvrer, une fois le
miasme expulsé, la santé qui donne la vie. On voit que cela n'a rien de commun avec
des préoccupations mesquines de vengeance personnelle : s'il s'agit de faire respecter
Δίκη, de recourir au talion, c'est pour préserver un équilibre quasi naturel 174. Mais on
voit du même coup en quoi consiste la marge dont nous parlions plus haut 175 dans
laquelle il est licite de lancer une άρά : le recours à Γάρά n'est possible que dans le cas
d'une atteinte à Δίκη, c'est-à-dire à un principe, si l'on peut ainsi l'appeler, qui dépasse

172. Cf. Thalhcim ; Hirzel, 1966 (1907), p. 56 sq. ; D.E., s.v. δίκη; à quoi il faut ajouter
Benvcniste, 1969, II, p. 107-110 ; en dernier lieu, Rutten opte pour le rapprochement avec
δείκνυμι (cf. Motte, 1986 a, p. 172), suggéré principalement par Gonda, 1929, et admis aussi
par M. Schmidt.
173. Cf. Soph., O.R. 100-1 ; 135 ; 245 où il apparaît que le héros se constitue le σύμμαχος
du dieu et du mort : tout son désir vise à se faire le champion de l'ordre en expulsant le germe
qui le menace ; mais on voit en même temps qu'en ce combat, il ne peut être qu'un « allié » à qui
l'initiative n'a pas lieu d'appartenir, parce que les forces en présence sont déjà déchaînées. En
effet, quand une atteinte à Δίκη a été commise, la consomption s'ébranle et chemine d'elle-
même, rampante (έφέρπειν), à la manière d'une maladie qui se propage sourdement : cf. Eum.
500 ; 943 (άκαρπος έφερπέτω νόσος ; cf. n. 1 60). En tout cas, il semble que dieux et hommes
conjuguent leurs actions en une sorte de « synergeia » pour défendre les grandes règles : la
Justice doit accompagner ceux qui l'aident (O.R. 269 sq. ; cf. supra, p. 361-2), combattre avec
qui la défend (Esch., Suppl. 342 ; cf. infra, n. 217). Aussi faut-il insister sur le côté bénéfique de
la malédiction, qui se présente comme une sorte de mesure de salut public.
174. Nous ne voulons pas dire un équilibre moral (cf. Bcaujon, p. 69 sq.), mais un équilibre
qui ressemble davantage à celui de la loi du talion, à la manière tranchée dont elle est exprimée
dans l'Ancien Testament (cf. Exode, 21, 23-25 ; Lévitique, 24, 17-20) : « Œil pour œil, dent
pour dent ». Encore ne faut- il pas confondre la loi biblique avec la Δίκη
175. Cf. supra, p. 353.
362 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

infiniment les personnes. Certes, cette atteinte peut se faire par l'intermédiaire d'un
outrage à une personne (par exemple d'un fils à son père) ; mais alors celui qui est lésé
n'est fondé à mettre en branle une άρά que pour le rétablissement, salutaire à tous, de
Δίκη, et non pour assouvir une rancœur personnelle. Si le souci de son intérêt privé et
immédiat l'aveugle au point d'oublier de faire toutes les réserves traditionnelles
(maudire son fils si et seulement si sa culpabilité est effective), il lui arrive ce qu'a subi
Thésée : un châtiment d'autant plus atroce qu'il l'a lui-même déclenché 176.
Ces considérations éclairent en même temps la nécessité du caractère double de
Γάρά177 : si le bon fonctionnement de Δίκη est menacé, il est indispensable de se
désolidariser du coupable ; mais si jamais il ne l'était pas, on aurait imprudemment
remué des forces difficiles à faire rentrer en repos, animées qu'elles sont d'un
nécessaire mouvement compensatoire. Aussi est-il bien avisé de soigner sa
formulation, de réserver toutes les éventualités, voire de préciser très soigneusement
qu'on souhaite que les maux n'arrivent pas, au cas où le coupable présumé ou virtuel
serait en fait innocent. Ainsi procèdent les hommes de l'art : et l'hiérophante
Théodoros avait eu la prudence de ne maudire Alcibiadc que s'il était coupable envers
l'État 178, ce qui le dispensa de rétracter ses imprécations. On se rend compte de
l'immense différence qui sépare toutes ces précautions formelles de l'espèce de
confiance parfois presque désinvolte qui se laissait discerner dans les appels
personnels aux dieux : il serait tout à fait inconcevable de trouver dans une
malédiction un recours à des arguments ; a fortiori des allusions, des sortes de
restrictions mentales analogues à celles dont on use parfois dans les prières adressées à
des personnes divines : « Entends-moi... à mots couverts... Le reste, même si je le
tais, je suppose, en tant que dieu, que tu le sais », dit Clytcmnestrc gênée par la
présence d'Electre pour prier Apollon 179. C'est le contraire qui se produit dans Γάρά;
cela va de pair avec le choix de l'optatif : au lieu de demander directement à une
divinité (à l'impératif, et à la deuxième personne) qu'elle intervienne dans une action

176. Eur. Hipp. 889-90. Par le mauvais usage qu'il fait de son άρά, confondant prière et
malédiction, dévoyant l'expression nécessaire de la condition qui doit l'accompagner par
prudence en ultimatum adressé à un dieu, Thésée constitue un paradigme de personnage
tragique aveuglé par sa passion. Il est loisible de supposer que ce jeu sur les mots, certainement
mémorable, a pu contribuer à entretenir ou à développer une certaine propension du terme άρά
à être pris dans le sens exclusivement pernicieux de « malédiction ».
177. Cf. supra, p. 353.
178. Plut., Alcib. 33 (cf. supra, n. 158). Attirons l'attention sur la phrase: «Tous les
rétractèrent, sauf l'hiérophante Théodoros qui déclara : "Pour moi, je ne l'ai maudit que s'il était
coupable envers l'État" » (ούδε κατηρασάμην αύτω κακόν ουδέν, εί μηδέν αδικεί την
πόλιν).
179. Soph., El 637 sq. ; pour une autre prière à mots couverts, cf. I.T. 1233 ; ces
considérations peuvent être regardées comme une suite récapitulative sommaire des rem.
amorcées supra, chap. II, p. 146 sq., et chap. Ill, n. 47 et p. 278.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L1 άρά 3 63

particulière, on suscite la mise en œuvre d'une puissance latente (même si cette


puissance est rapportée à une divinité) ; mais ces déclenchements de processus ne
peuvent pas plus faire fond sur l'intelligence du dieu qu'ils ne font appel à sa volonté ;
et ils exigent une formulation minutieusement circonstanciée.
Il serait inconcevable, dans ces conditions, de confondre une άρά, même dans
son aspect négatif, avec une prière préjudiciable à autrui d'une part, avec une
entreprise magique de paralysie ou de contrainte de l'autre : Γάρά est une mise en
branle, selon Δίκη - c'est-à-dire d'intérêt général - de processus léthifères ou vitaux à
propagation automatique, pouvant s'étendre à un groupe entier.

Nous voici donc parvenus à un commencement de définition de Γάρά : nous


avons souligné son caractère double et dynamique, sa propension à affecter, par voie
de contagion spontanée, tous les membres d'une collectivité familiale et politique, et
cela nous a amenés à insister sur son caractère social. Mais dans quelle mesure un tel
phénomène, dont le rapport avec les dieux a été déclaré pour le moins contingent,
peut-il être dit « religieux » ?
Commençons par reprendre ce qui concerne le caractère social de Γάρά. Certes,
άρά et loi apparaissent solidaires dans la mesure où semblent particulièrement
habilitées à proférer des άραί les autorités légitimes que sont le père, le roi, ou le
magistrat dûment investi de pouvoirs publics ; garants de Δίκη dans le groupe dont ils
ont la charge, ils sont tenus de la faire respecter pour assurer l'intégrité de la société
dont ils sont responsables ; et leurs édits prennent force de loi, comme l'imprécation
d'Œdipe et l'interdiction de Créon. Mais Δίκη est loin de s'épuiser dans les décrets
humains, même s'ils prétendent s'efforcer de la refléter - comme le Créon à'Antigone
en fait l'amère expérience 18°. Et son domaine déborde de beaucoup le domaine
politique : car ce n'est pas en tant que représentants de l'autorité politique (ou sociale)
que les chefs sont habilites à déclencher des άραί, mais seulement dans la mesure où
cette qualité leur confère aussi une qualification religieuse. Il est patent en effet que
dans l'affaire des malédictions lancées contre Alcibiade, la décision sans doute
appartint à l'instance politique : l'Assemblée ; mais que l'exécution revint aux
membres les mieux placés pour s'en acquitter : ceux qui appartenaient aux familles
sacerdotales 181.
De fait, les malédictions semblent bien être l'affaire de ceux qui ont la garde de
l'intégrité du foyer ou de l'autel, suivant que l'on se place au niveau familial ou
civique. Ainsi, au premier rang des personnes habilitées à proférer des malédictions

180. Soph., Ant. 451, 667, 1113-4.


181. Cf. supra, n. 158 et 182. Peut-être ce genre de spécialisation peut-il contribuer à
expliquer la survivance de familles sacerdotales, en marge des magistrats dont la fonction
civique comportait des attributions religieuses. Cf. supra, chap. I, p. 62-3.
364 ΙΛ MALÉDICTION ET LE SERMENT

tout spécialement efficaces, Vallois avait placé les parents 182. Comme exemples à
l'appui de son affirmation il avançait, outre celui d'Œdipe, celui de Méléagre et celui
de Phénix 183. Il rappelait aussi en note la célèbre formule de Platon : άραϊος... γονεύς
έκγόνοις184. Tant les exemples proposés par Vallois que la formulation du législateur
nous laissent penser qu'il ne convient pas, dans ce domaine, d'établir des distinctions
entre père et mère : les malédictions d'Althaea et celles du père de Phénix contre leurs
fils respectifs sont sur le même plan, aussi redoutables et efficaces les unes que les
autres, et le terme γονεύς dans son ambivalence rend explicite le fait que l'autorité du
chef de famille n'est pas ici en cause. Ce qui compte, c'est la qualité de géniteur qui
appartient à la mère comme au père ; et ceux qui ont donne la vie, apparemment, sont
en même temps les mieux placés pour souhaiter la voir se tarir, moins peut-être en
raison de l'idée qu'ils auraient droit de vie et de mort sur leurs enfants, que par leur
situation au centre de la famille, qui leur permet de ressentir et d'évaluer la gravité des
atteintes portées à son harmonieux développement 185.
Si ne devaient entrer en jeu que des raisons d'autorité, les femmes, les mères en
particulier, ne posséderaient pas le redoutable pouvoir imprécatoire qu'on leur connaît.
Télémaquc redoute de se voir maudit par Pénélope ; mais ce n'est pas qu'il s'incline
devant son autorité morale : il a assez montré qu'il entendait, en l'absence d'Ulysse,
être le maître 186. Quand il revendique ses droits de chef de famille, Pénélope est
surprise, mais elle se soumet avec une parfaite docilité : son fils, sur ce plan, n'a rien à
redouter d'elle. Si en revanche il prétendait évincer du foyer celle qui l'a enfanté et
nourri (ή μ' ετεχ' ή μ1 έθρεψε), elle ne manquerait pas d'appeler sur lui les Érinyes 187,
hypothèse qui remplit Télcmaque d'effroi. Parallèlement dans l'Iliade, Méléagre meurt
par la volonté de sa mère. Il est frappant de voir qu'elle-même agit par fidélité à ses

182. VALLOIS, p. 254 ; cf. aussi J.Th. Kakridis, 1929, p. 27, n. 1 ; Gemct, 1968, p. 236-8.
183. Les réf. principales pour les noms cités ici sont : pour Œdipe, O.C. 421-30 ; 1370-97 ;
pour Méléagre, //. IX, 566 sq. ; pour Phénix, //. LX, 454 sq. Comme le fait observer Bowra,
1965 (1944), p. 325, la responsabilité sembla si lourde à Soph, qu'il fit en sorte que la querelle
des deux frères eût commencé avant, et qu'Œdipe n'ait eu qu'à rendre l'issue indubitable.
184. Lois, XI, 931 c ; le texte insiste sur le fait qu'il en va tout autrement entre étrangers :
ώς ούδεις έτερος άλλοις ; et sur la conformité à la justice : δικαιότατα (mais le philosophe
s'est placé sur le terrain moral de la justice divine, et il ne s'agit plus de Δίκη) ; VALLOIS, p.
255, n. 3, rappelle que Plut, exprime la même idée : Mor. 766 c. Sur le texte de Plat., cf. le
comment, de Gcrnet, 1917, p. 283.
185. Aussi Froidefond fait-il observer (p. 220-22) que le fait, pour Étéocle et Polynice,
d'être issus d'une union incestueuse, les rend plus vulnérables à la malédiction paternelle. De
même, on voit des imprécations prononcées entre frères et sœurs (cf. WÜST, col. 116-7), ce qui
prouve bien que c'est l'appartenance au même sang et non l'autorité morale qui en fait tout le
danger ; cf. Eur., Or. 411.
186. Od. 1,345 sq.
1 87. Od. II, 1 30 sq. ; on remarquera la solennité de l'hémistiche cité.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' àpa 365

parents en prenant la défense de ses frères : Althaea, par sa malédiction, déclenche la


perte de son fils parce qu'il a tué ses oncles maternels. Il est permis de penser que, sans
l'exprimer, elle obéit au même principe qui dicte aussi la conduite d'Antigone. Dans
un passage célèbre, l'héroïne de Sophocle explique qu'elle devait impérativement
assurer la sépulture de Polynice, au prix de tous les risques car, son père et sa mère
étant morts, il était impossible qu'ils pussent jamais lui donner un autre frère 188. On a
voulu expliquer ce raisonnement, qui semble étrange, par la contamination d'idées
venues de l'Inde et colportées par Hérodote 189. Mais dans une tragédie comme
Antigone, où l'intérêt rituel est si central, quel avantage aurait pu trouver le poète à
introduire comme ressort majeur un élément importé qui eût surpris les spectateurs et
diminué l'émotion en soulignant l'étrangeté de la conduite de son héroïne ? N'est-il pas
plus plausible de penser que l'argumentation (quelque peu contournée, il est vrai) de la
jeune fille, visait au contraire à réhabiliter une règle ancienne qui faisait d'un frère, né
du même père et de la même mère, l'homme le plus proche et le plus précieux pour
une femme qui avait perdu ses parents ? C'est aussi hypothétique que d'éventuels
rapports avec l'Inde (qu'il n'y a d'ailleurs pas de raison d'exclure, et qui peuvent avoir
apporté un cachet anecdotique supplémentaire) ; mais la supposition, pour perdre en
exotisme, ferait gagner en cohérence dramatique et religieuse.
Quoi qu'il en soit d'un souvenir possible d'Homère chez Sophocle 190, qui ne nous
semble rien moins qu'assuré, le rapprochement qui, lui, nous paraît posséder un degré
de probabilité plus grand, concerne les conceptions religieuses. L'attitude d'Antigone
et d'Althaea relève du même sentiment qu'il convient de protéger avant tout le rejeton
irremplaçable de ses parents morts, c'est-à-dire le rameau poussé de leur foyer, pour
reprendre l'image du songe de Clytemnestre dans Y Electre du même Sophocle 191.
Aussi bien voit-on Althaea, dans certaines versions, susciter la mort de son fils en
replaçant dans le feu le tison auquel était attachée sa vie 192 : image claire de son acte,
qui consiste à faire s'anéantir dans le foyer d'où il était sorti l'enfant qui a commis
contre sa mère le forfait le plus grave, tuer ses frères. Même si nous n'avions pas

188. Soph., Ant. 912 : οΰκ εστ1 αδελφός όστις αν βλαστοί ποτέ.
189. Le passage d'Hdt. auquel il est fait allusion ici se trouve au livre III, 119, et concerne
le choix de la femme d'Intaphcrnès devant Darios (cf. n. ad loc. dans la C.U.F.). L'hypothèse
d'origines orientales de cette idée a été développée par Germain, 1967.
190. Rien n'est suggéré en ce sens dans Bernard-Moulin, mais l'orientation de ce travail est
tout autre.
191. Soph., El 417 sq. ; le symbolisme sexuel de ce rêve (particulièrement intéressant à
relever dans l'optique de notre interprétation) a été bien mis en lumière par Vcrnant, 1971
(1965), I, p. 134-8.
192. Sur l'utilisation par Homère de ces deux traditions différentes, cf. Leaf, p. 471, n. au v.
529 ; Gcrnct, 1968, p. 233 sq. ; et sur un sens possible de cette apparente incohérence, cf. D.
Aubriot, 1984 a, p. 356-8.
366 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

d'autres raisons de penser qu'il existe un lien entre malédiction et foyer, cette image
fournie par le mythe en équivalence à l'imprécation maternelle nous obligerait à nous
interroger sur la nature de ces rapports.
Or nous avons bel et bien d'autres raisons de penser qu'un tel lien existe, au
premier rang desquelles on trouve la faculté imprécatoire des suppliants. En effet,
aussitôt après les malédictions familiales, estimées les plus importantes, Wüst
ajoute 193 celles des suppliants éconduits ou trahis, en suggérant qu'elles constituent
une extension des premières. Le point commun qui permet de relier les unes aux
autres ne peut être précisément que le foyer, où le suppliant s'installe en demandant
l'hospitalité, et duquel il participe quand il l'a obtenue 194 : l'hôte, une fois agréé,
devient pour ainsi dire un membre de la famille qui l'a reçu ; rappelons que Phénix
estime avoir été traité par Pelée comme un fils unique (//. IX, 480-82), tandis que
Palroclc emploie pour louer la même hospitalité le mot de Télcmaque à propos de
Pénélope : ετρεφέ τ! ένδυκέως (//. XXIII, 90) ; l'entretien du nouveau venu, sa
« nourriture » au sens large, sont intégralement à la charge de celui qui l'a accueilli et
réciproquement il est, à l'égard du chef de famille, soumis au moins aux mêmes
devoirs qu'un fils envers son père. Toutefois, comme il se présente d'abord en
demandeur, en étranger, nous pourrions être portés à croire qu'il ne possède alors
aucun droit, et que s'arroger celui de proférer des malédictions quand sa supplique
échoue est d'une outrecuidance inouïe : c'est une idée d'une logique trop moderne,
qu'il faut abandonner ; nous espérons en avancer quelques raisons quand nous
traiterons de la supplication 195. Qu'il suffise ici de constater le fait : les droits des
suppliants passent pour absolus, et les grandes prescriptions morales qui sont toujours
associées chez les auteurs grecs ne trouvent rien de plus important à préserver, avec le
respect des dieux et des parents, et la fidélité aux serments, que le respect des
suppliants. Sur les serments, nous reviendrons dans un instant. Mais en ce qui
concerne les suppliants, la seule raison qu'on aperçoive pour justifier l'étendue de leurs
devoirs, de leurs droits et de leurs pouvoirs est à chercher dans leur participation
(établie par le contact) au même foyer, c'est-à-dire aux mêmes forces vitales, qu'elles
s'exercent dans un sens positif ou négatif.
L'importance des femmes ou des suppliants dans ce contexte de la malédiction
dissuade d'expliquer l'épouvante éprouvée devant les imprécations parentales par une
quelconque notion morale d'autorité paternelle : elles contribueraient à la renforcer

193. WÜST, col. 117.


194. De fait, nous verrons que toute supplication ne s'effectue pas « au foyer » (cf. infra,
chap. V, p. 407 sq.), et nous aurons lieu de revenir en partie, (p. 434 sq.) sur la supplication
d'Eurysacès agenouillé auprès du corps d'Ajax (Aj. 1171 sq.) ; cependant, il n'est pas faux de
dire que dans le cas d'un sacrilège, la souillure finit toujours par atteindre le foyer (cf. Ant.
1083).
195. Cf. infra, chap. V, p. 427 sq.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' αρά 367

plutôt qu'elles n'en découleraient. Il en est de même du « respect de Zeus » qu'on se


fait gloire d'observer en accueillant les suppliants : ceux-ci ne sont protégés par Zeus
que parce qu'ils représentent un rouage de l'ordre du monde, dont la sauvegarde passe
pour être commise à l'autorité de ce dieu. Il nous semble qu'on fait fausse route en
pensant que la nécessité de respecter les suppliants provient de l'obligation d'obéir à
Zeus 196. C'est là reculer la question : pourquoi Zeus ordonnait-il qu'on respectât les
suppliants ? Il paraît peu plausible d'imaginer que la commisération pour la détresse,
l'exil, la pauvreté, a constitué une valeur qui aurait pu s'imposer par sa seule vertu
morale dans la société mycénienne (dont on sait si peu de chose, mais dont on n'a pas
lieu de présumer qu'elle faisait large place à la compassion) ; il est vrai que ce sont des
sentiments que l'on trouve exprimes dans la tragédie 197 ; mais Adkins a assez montré
que la société homérique n'était point fondée sur de telles valeurs 198. Et même si l'on
estime qu'il a minimisé la part des sentiments courtois chez les héros d'Homère 199, on
ne peut qu'être d'accord avec lui pour ce qui est de la description générale du monde
achéen. Or ce monde achéen connaissait la nécessité d'accueillir les suppliants. On
pourrait même dire qu'en une certaine mesure, l'Iliade et l'Odyssée sont bâties autour
du thème de la supplication 20°. Il faut donc que les raisons de cette nécessité aient été
autres que morales (et c'est les placer sur le plan moral et non pas religieux comme on

196. Cf. par ex. Beaujon, p. 57-83.


197. Les réactions de Déjanire (Jr. 298 sq.), de Clytemnestre même, dans une certaine
mesure (Ag. 1042-7) et en tout cas du chœur (Ag. 1069-72), l'attestent.
198. Cf. en partie. Adkins, 1960, chap. II et III ; on pourrait trouver aussi (indirectement)
des cléments convergents dans ses art. 1969 b ; 1972 a.
199. Les descriptions homériques ne doivent pas toujours être prises « au premier degré » ;
et Segal a consacré un chap, éclairant aux « Homeric Values » (1971 b, p. 9-17) ; voir depuis
Griffin, 1980 ; D. Aubriot, 1985 c, p. 16. Sur le difficile problème de la validité des poèmes
homériques comme témoignage sur la civilisation mycénienne, cf. Finley, 1973 (1970).
200. C'est, pour 17/., la thèse d'A. THORNTON, 1984 ; mais s'accommodant de l'idée reçue
selon laquelle λίσσεσθαι signifie « supplier », elle est amenée à confondre en un seul et même
commentaire les scènes de supplication à proprement parler (cf. par ex. Lycaon, in //. XXI, 34
sq.), et les scènes que nous proposons d'appeler, pour éviter la confusion, d'imploration (comme
la démarche de Chryscs in II. I, 12 sq.). A cette différence près (mais clic nous semble capitale
pour comprendre l'originalité de 17/.), nous proposons une interprétation voisine, fondée sur
l'idée que le passage relatif aux Λιταί au chant IX est pour 17/. central et essentiel (1984 a ;
1985 a ; 1984 b ; 1985 b). Nous aurons l'occasion d'y revenir infra à propos de λίσσομοα. Il
n'en reste pas moins vrai que, comme le livre d'A. Thornton le met en lumière, le thème de la
supplication est fort important dans 17/. (entre autres pour marquer la différence de traitement
qu'Achille réserve aux prisonniers de guerre avant et après la mort de Patrocle : cf.
THORNTON, 1984, p. 138 ; D. Aubriot, 1985 a, p. 268 et n. 4). Pour YOd.. nous nous réservons
de montrer ultérieurement en quoi le thème de la supplication (à proprement parler, cette fois),
est essentiel à la composition du poème.
368 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

croit le faire, que de prétendre que Zeus ordonnait qu'on prît la défense du pauvre et de
l'orphelin).
Selon nous, ce qui oblige un supplié à accueillir un suppliant, c'est la crainte des
malédictions qui autrement déverseraient sur son pays un fléau exterminateur. Sans
doute cette crainte dans Les Suppliantes d'Eschyle, est-elle exprimée tantôt dans les
termes du coryphée : « Terrible est le courroux de Zeus suppliant », et tantôt sous la
forme que lui donne Pélasgos : « Que... je n'aille pas, en vous livrant ainsi
agenouillées aux autels de nos dieux, m'attacher pour rude compagnon le dieu de
ruine, le génie vengeur qui, même dans l'Hadès, ne lâche point le mort ». Ce sont, au
Ve siècle, deux formulations possibles de la même réalité. On peut encore trouver des
termes comme « violation de Δίκη» 201. Toutes ces expressions n'empêchent pas, à
nos yeux, la perte des coupables d'être moins un châtiment dû à une quelconque
intervention de la Justice distributive au sens moderne (même si la notion a pu s'en
faire jour assez vite), qu'une atteinte, à la suite d'un phénomène de contagion, des
forces létales qu'ils ont eux-mêmes déclenchées en contrevenant aux normes selon
lesquelles se perpétue une vie florissante, en l'occurrence en laissant souiller leur
propre foyer par une malédiction 202.

201. Esch., Suppl. 346 : Βαρΰς γε μέντοι Ζηνός Ίκεσίου κότος.


ν. 413-7. μήτ" εν θεών 'έδραισιν ώδ ' ίδρυμένας
έκδόντεςύμας τόν πανώλεθρον θεόν
βαρύν ξύνοικον θησόμεθ ' άλάστορα,
δς ούδ' εν "Αιδου τόν θανόντ ' ελεύθεροι.
On remarquera que le parallélisme de ces craintes est souligné par la place identique des deux
adjectifs βαρΰς. Le même parallèle, en chiasme, revient un peu plus loin dans le discours du
roi : μίασμα (ν. 473) ; Ζηνός... κότον / Ίκτήρος (ν. 478-9) ; et derechef dans celui de
Danaos, avec une nouvelle inversion de l'ordre : (Ίκεσίου Ζηνός κότον (ν. 616) ; μίασμα(ν.
619). Le mot δίκη (ou un équivalent) revient partout dans les préoccupations des Danaïdes
comme de Pélasgos ; cf. par ex. v. 342, 430, 437, 726, 916.
202. Comme on le voit, cette position ne se laisse rattacher vraiment à aucune école (à
notre connaissance). On peut, pour simplifier, rappeler qu'on trouve deux conceptions
extrêmes ; d'une part selon Moulinicr (cf. supra, chap. I, n. 261) il n'existe pas d'autre souillure
à proprement parler, que la saleté (p. 425 sq.) ; cependant, il semble bien indiscutable que dans
Les llclides, Iolaos parle de souillure quand il s'écrie (v. 70-71) : « Nous, suppliants de Zeus qui
veille sur les places, on nous fait violence, on souille nos guirlandes » (στέφη μιαίνεται) ; or
aucune « tache » matérielle n'est survenue. Adkins va plus loin, et adopte une attitude d'un
extrémisme surprenant, quand (1960, p. 99) il dénie tout sérieux à la notion de souillure,
puisqu'on peut tuer (un meurtrier non exilé, un adultère), sans être souillé ; c'est, à nos yeux,
méconnaître absolument le fonctionnement de ces processus de contamination, que de
confondre un meurtre qui sème la contagion avec un meurtre qui y met fin. A ces façons de
voir, caractérisées à des degrés divers par une sorte de positivisme, s'oppose l'attitude de Lloyd-
Jones qui a voulu dénoncer l'excès de ces conceptions. Mais il est à son tour sans doute allé trop
loin dans le sens de la « moralisation » en prétendant que le sentiment de la justice qui existait
chez Eur. et The. se rencontrait déjà tel quel chez Homère Nous tentons pour notre part de
montrer que Δίκη, qui est une notion religieuse (puisque garantie par les dieux), mais qui
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L* άρά 369

Or ces craintes de laisser se propager une souillure qui répandrait la mort


répondent à un souci qu'on peut qualifier de religieux 203. Sans doute les dieux n'y
sont-ils, en règle générale, pas directement impliqués ; mais enfin ils n'y sont pas
nécessairement étrangers, et l'on trouve assez souvent des bénédictions ou des
malédictions confiées à l'action de la divinité, qui est alors volontiers considérée
comme une puissance mise en demeure d'assumer sa fonction 204 ; et de toute façon,
leur adhésion est supposée acquise. Si l'on peut se dispenser de leur redemander leur
intervention pour soutenir Δίκη à chaque fois que l'occasion s'en présente, ce n'est pas
parce qu'ils seraient indifférents : c'est seulement parce que leur appui est acquis
d'avance, aussi « automatiquement » 205 que la calamité qui suit une souillure. On ne
saurait en effet, à notre connaissance, citer aucune occurrence laissant planer un doute
sur l'accord qui règne entre les dieux et les grandes lois de l'univers ; la justice des
dieux est parfois mise en cause (Euripide ne s'en prive pas), mais pas Δίκη206.

fonctionne « automatiquement », en vertu de règles de propagation spontanée que nous


essayons de débusquer, est peu à peu devenue la « justice », au sens moderne du mot, quand les
tribunaux ont eu codifié les cas ; cette justice a fait place aux intentions, aux plaidoyers, à la
controverse par conséquent, toutes choses qui eussent été inconcevables à l'égard de Δίκη: nous
avons essayé de montrer ailleurs (1984 b) que si Homère avait en effet adopté des positions d'un
« modernisme » étonnant, ce n'était pas en témoignant d'une quelconque avance portant sur la
conception de Δίκη, mais en présentant - d'une manière que nous avons des raisons de croire en
un sens « révolutionnaire », cf. infra, chap. V, p. 459 sq. - une théorie des Λιτού. Notre position
concernant ces réalités religieuses fondées sur la notion de souillure se situerait dans la ligne de
Gernct, à ceci près que nous éWterions d'utiliser le terme de « magie » à propos de ces
phénomènes de contamination automatique. Nous préférerions parler de « caractère
infectieux», pour reprendre l'expression de Dodds (1965 {1951}, p. 63-4, n. 43 sq.), en
précisant que toute atteinte à Δίκη donne naissance à un μίασμα de nature contagieuse. Sur les
rapports entre contagion et souillure, cf. Pigeaud, p. 218-9 ; il est intéressant de noter que la
notion de contagion par propagation a pu surgir de ces conceptions religieuses.
203. J. Rudhardt les place parmi les « Notions fondamentales de la pensée religieuse ».
204. Cf. supra, chap. Ill, p. 274 sq.
205. Cf. supra, n. 151. Aussi bien constate-t-on avec intérêt que Parker termine son livre
relatif à la souillure sur une adéquation entre le respect de ce que nous appelons les lois de
Δίκη, et la pureté (p. 327).
206. Sur l'exigence de justice divine, qui n'est pas toujours satisfaite, cf. J. de Romilly,
1970, p. 142-3 ; S. Said, 1978, p. 427 sq. En revanche, les « grandes lois » (qui exigent le
respect des dieux, des morts, des parents, des suppliants ; cf. supra, n. 168) ne sont jamais
remises en cause : il n'est que de voir le respect avec lequel on parle, même dans les pièces
d'Eur., de τα των θεών (Suppl. 301), de νόμος παλαιός δαιμόνων (ibid. 563). Chez le même
Eur. en effet coexistent les deux acceptions de δίκη: la justice au sens moderne, et l'antique loi ;
voler au secours des morts (qui n'a rien à voir avec notre « justice » - qu'on trouve pourtant par
ex. dans Ion 442) est un acte conforme à δίκη ce qui laisse /Ethra persuadée que son fils ne
risque rien en engageant cette «juste » guerre : Suppl. 328 (mais, détail révélateur, on n'écrit
plus le mot avec une majuscule).
370 ΙΛ MALÉDICTION ET LE SERMENT

Cette notion d'intégrité du foyer permet de comprendre une remarque de Vallois,


qui autrement reste sans explication. « La portée de l'imprécation », observe-t-il 207,
« n'est pas infinie. Parfois, elle ne semble efficace qu'à l'intérieur d'un groupe social ».
On pourrait même ajouter que c'est une condition requise ; qu'elle ne peut être efficace
qu'à l'intérieur d'un groupe social. En effet, pour que la contagion puisse se répandre,
il faut qu'il y ait contact. En un mot, tout nous semble se passer en ces matières
comme dans le cas d'une maladie qu'on transmet : on la transmet par contact, direct ou
indirect, et on transmet précisément la maladie dont on souffre soi-même. C'est là qu'il
faut chercher les raisons de la virulence des malédictions des mourants. La proximité
du trépas qu'ils portent déjà en eux (en quoi justement ils sont aptes à le transmettre)
les rend redoutables à tous, mais en particulier à ceux qui sont cause de l'extrémité où
ils se trouvent, puisqu'ils peuvent alors de surcroît exciper contre eux de la loi du
talion. C'est ainsi que, dans Œdipe à Colone, Polynice ne recueille de son insistance
qu'un résultat catastrophique puisque le vieillard, outré, finit par lâcher contre lui les
imprécations que l'on sait, alors que sa mort imminente les rend encore plus
dangereuses 208. Le cas du suicide -en particulier du suicide par pendaison, mort
impure entre toutes, et de surcroît dans un sanctuaire - n'est qu'un cas particulier
spécialement grave '2m.
Donc, plus on est proche (dans tous les sens du terme) de celui qu'on maudit 210,
plus on est soi-même affecté des maux qu'on lui souhaite, mieux on est en mesure de

207. VALLOIS, p. 254 ; il ajoute : « Elle ne dépend pas, en général, des circonstances qui
la motivent, non plus que de la sainteté de la personne qui la lance, mais uniquement du pouvoir
de cette personne sur les êtres qu'elle frappe ». Cf. supra, n. 168.
208. O.C. 1380 sq., avec encore le même rapprochement de la Justice et des lois de Zeus
(ν. 1381-2). Ce passage est commenté par Machin, 1981, p. 304. A propos du danger représenté
par la vindicte des mourants ou des morts (cf. VALLOIS, p. 255, n. 7), on pourrait évoquer la
menace de malédiction contre un profanateur éventuel, qu'on trouve sur plusieurs épitaphes
d'époque tardive (mais la croyance, elle, a toute chance de remonter haut, ainsi que le prouve le
plus vieil ex., remontant au VIe siècle, trouvé à Rhodes, d'un type appelé à un grand avenir : cf.
FRIEDLÄNDER & HOFFLEIT, p. 36-7) ; cf. Gemet, 1968, p. 235-6 ; sur la formule
d'épitaphe : φθιμένων ώκυτάτη Νέμεσις, cf. L. ROBERT, 1978, en partie, p. 166-7.
209. En font foi les histoires de Charila, d'Érigoné (Apd., Bibl., III, 14, 7), et l'épouvante
semée par les menaces des Danaïdes dans Les Suppl. d'Esch. (v. 457 sq.). Sur les pendaisons de
femmes, cf. N. Loraux, 1985, p. 38 sq.
210. Proche par le sang ou l'alliance, proche aussi matériellement : nous essaierons de
montrer au chap, suivant que la supplication passe par un contact physique aussi étroit que
possible (à défaut, par un contact figuré). Ainsi s'explique, selon nous, la très particulière
supplication d'Eurysaccs accroupi auprès du corps de son père, et la très virulente malédiction
de Teucros contre un profanateur éventuel (Aj. 1171 sq.) : non seulement ils sont les deux plus
proches parents du défunt, mais, par la position de l'enfant, par la précaution aussi du dépôt de
leurs cheveux (en substitut de leurs personnes) sur le mort, l'étroitesse du contact ainsi maintenu
avec le corps du héros unit à lui son frère, sa femme, son enfant, dans une sorte de foyer
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L* αρά 37 1

les lui transmettre. Aussi dans un groupe social dont l'intégrité forme un tout
indivisible, la moindre atteinte contre l'un de ses membres ne peut-elle à la longue que
porter préjudice à la communauté tout entière. L'aphorisme d'Hésiode reçoit une
pleine confirmation : « C'est contre soi-même qu'on prépare le mal préparé pour
autrui : la pensée mauvaise est surtout mauvaise pour qui l'a conçue » 2U. Cette
sentence ne nous semble puiser sa vérité que secondairement dans une confiance plus
ou moins naïve, d'ordre moral, en la Justice immanente. Si une semblable maxime
peut être énoncée comme juste, toujours et partout, avec une foi inébranlable, c'est en
vertu du principe selon lequel celui qui, contre l'ordre des choses (ou la Justice), porte
atteinte au groupe dont il fait partie, doit tôt ou tard, quand la contagion du mal aura
suffisamment cheminé, s'en trouver lésé à son tour. Mais ce processus attendu d'action
en retour pourrait, s'il n'était pas aidé, se dérouler selon un cycle assez long 212 ; et
dans l'intervalle, c'est toute la collectivité qui pâtirait, à défaut de savoir qui atteindre
pour que l'équilibre soit rétabli, au moyen d'une compensation qui soit à la fois remède
et réparation. Là intervient la malédiction ; et en cela réside son rôle social et son
utilité : dirigeant vers le seul coupable les forces de mort qu'il a mises en branle (par
un meurtre, un inceste, un sacrilège, par exemple), la malédiction en exempte du
même coup les autres, tous les innocents qui autrement risqueraient de payer en même
temps 213.

contagieux qui diffuse autour du cadavre, (la malédiction s'ajoutant au contact) une souillure
porteuse de redoutables fléaux (cf. infra, chap. V, p. 435).
211. Hés., T.J. 265-6 : 61 y αύτω κακά τεύχει άνήρ άλλω κακά τευχών, / ή δε κακή
βουλή τω βουλεύσαντι κάκιστη. On pourrait rapprocher le fgt 297 de Démocritc (commenté
par Motte, 1986 a, p. 238) : « La sanction de l'injustice n'est pas à attendre dans une autre vie,
elle est immanente et c'est l'homme lui-même qui, par ses fautes, provoque son malheur ».
212. On sait qu'en une époque où la responsabilité personnelle prenait le pas sur la
responsabilité familiale et collective, Théognis s'est insurgé (v. 345-7 sq.) contre l'iniquité de
cette «justice » trop longtemps différée : cf. D. Aubriot, 1985 b, p. 30. Voir aussi Solon, Élégie
aux Muses, v. 27 sq. (sur quoi on peut se reporter à L. Massa Positano, p. 40 sq. ; aux
intéressantes rem. de VON FRITZ, p. 32-3 ; à A. Spira). Esch. quant à lui se montrait plus
confiant : Choéph. 61 sq.
213. Cf. supra, n. 173, où nous remarquions que celui qui dirige la malédiction sur le
coupable, peut être dit l'allié à la fois du mort, de la divinité, du pays qui autrement subirait des
ravages aveugles. Rappelons ici que l'alliance est bilatérale, et que Δίκη « combat avec qui la
défend » (Esch., Suppl. 395, parle de ξύμμαχον... δίκαν; et au v. 342 énonce la sentence :
Άλλ' ή δίκη γε ξυμμάχων ύπερστατεΐ) - à une condition près (qui est fondamentale pour
saisir combien Adkins a tort de parler de « meurtre » dans l'abstrait : cf. supra, n. 202) : Είπερ
' άπ1 αρχής πραγμάτων κοινωνός ην (ibid. ν. 343) : « Oui, si du premier jour elle fut avec
γ
vous », c'est-à-dire si vous n'avez jamais eu de tort envers elle ; en sorte qu'il convient de
distinguer entre un meurtre qui est une atteinte à Δίκη, et un meurtre qui se veut une
restauration de Δίκη. On peut suggérer un rapport possible entre cette manière de comprendre
Γάρά comme « dirigeant » la souillure et le fléau, et la signification de προστρόπαιος , telle
que l'a bien tirée au clair RUDHARDT (1958, p. 53-5). En effet ce mot dont ni Chantraine
372 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Sans doute n'est-il pas nécessaire d'insister ici sur cette double fonction, à la fois
destructrice (pour le coupable) et curative (pour le reste de la collectivité), de la
malédiction ; c'est un point en effet que Vallois avait bien mis en évidence 214 et qui ne
prête plus à discussion 215. Ce que nous voudrions souligner, c'est le processus de
réverbération, au sens étymologique du terme, qui semble ainsi déclenché, canalisant
en retour sur le coupable les puissances de mort que son atteinte à l'ordre des choses
n'a pu manquer de libérer. Une faute contre les qualités vitales du foyer auquel on a
part (grâce à la filiation, à l'alliance matrimoniale ou à l'hospitalité) est censée
provoquer un fléau global, exterminant la communauté entière, à moins que le
coupable ne soit, par une malédiction, officiellement désolidarisé du groupe familial
ou social 216 et voué à une mort qui, concentrant et épuisant sur lui toute la pestilence
- sans cela aveuglément répandue sur le groupe -, laissera les autres indemnes de cette
contamination léthifère. Il ne nous semble pas indifférent d'observer que ce
phénomène, qui aboutit à ce que nous appelons (dans un vocabulaire de rétribution, et
non plus de réverbération) la punition du coupable, soit précisément le sens qu'a pris
le mot δίκη au fil de l'élaboration du droit et de rétablissement des tribunaux : δίκη,
comme on sait, désigne à la fois le châtiment, reçu (δίκην διδόναι) ou appliqué (δίκην
λαμβάνειν), et la justice, dans son acception moderne. De cette manière s'explique le
passage, sans solution de continuité, de l'antique conception de Δίκη, « servante des

(D.E.) ni Benvcnistc (1969) ne disent rien, trouve une explication conforme au sens des
éléments qui le composent (celui qui « oriente » [Γαγος sur le coupable]) dans l'indication d'un
grammairien (και ό προστρόπαιος ό προστρέπων άγος αύτοΐς : Excerp. ex cod. Paris
2635 ; Tresp, n° 8 ; citée par RUDHARDT, 1958, p. 54) ; mais celui-ci tout en n'envisageant ce
terme que dans ses rapports au meurtre, fait allusion à des « supplications » et à des « menaces »
qui pèseraient sur les parents du mort ; or le seul ex. de Phil. 930 suffirait à montrer qu'il existe
entre le mot προστρόπαιος et la supplication, même hors de tout contexte de meurtre, des
relations évidentes. Notre proposition, de vouloir faire dire à ce mot quelque chose comme,
« porteur » ou plutôt « conducteur de souillure, de contagion » (en étendant son champ d'action
à tous les domaines qui sont ceux de Γάρά), devrait permettre de rendre compte de tous ses
emplois d'une manière satisfaisante. Nous aurons l'occasion d'y revenir à propos de la
supplication (cf. infra, chap. V, n. 49).
214. VALLOIS, p. 259. Il est normal que les puissances vitales puissent s'exercer dans le
sens positif ou négatif; cf. la formule de l'hymne orphique cité par LATTE, 1913, p. 50 :
τροφέες τε και αύτ" όλετήρες. De plus, toute action peut être regardée comme prégnante de
conséquences ambiguës, bénéfiques aux uns, néfastes aux autres (cf. O.C. 460 ; The. III, 13, 2 :
έν τω αύτω). Dans ces conditions, on ne saurait s'expliquer trop clairement.
215. Cf. par ex. Bowra, 1965 (1944), p. 174.
216. C'est ce que Gernet appelle une « excommunication » (1917, p. 205 ; 1968, p. 227-8).
Par ailleurs, M. Delcourt note (1965, p. 109), qu'une imprécation accompagne d'ordinaire le
geste si caractéristique de la table renversée, qui sanctionne une rupture des liens de φιλία (cf.
Ag. 1601). Cf. encore Gernet, 1968, p. 238.
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 373

Érinyes » 217, incarnation de l'ordre des choses, aussi bien cosmique que social (auquel
Zeus ne pouvait faire autrement que de donner son adhésion et sa garantie, sous peine
de mettre en péril l'ordre du monde), à la Justice, que « le père des dieux et des
hommes » a peu à peu récupérée dans ses attributions 218.

Si la malédiction est particulièrement puissante lorsque celui qu'elle atteint est de


la même famille que celui qui la lance, a fortiori l'est-elle quand elle est dirigée contre
celui-là même qui la profère. Œdipe, en maudissant le criminel qui souillait Thèbes, se
trouve avoir prononcé contre lui-même la plus terrible malédiction. Il serait bien
inutile qu'il cherchât à s'y soustraire ; il le sait ; c'est pourquoi « il parle en homme qui
s'apprête à s'exiler lui-même du pays, qui ne peut plus y demeurer, puisqu'il se trouve
sous le coup de sa propre imprécation » : άραΐος ώς ήράσατο219. Mais cette

217. On connaît le célèbre fgt d'Heraclite : « Le soleil ne franchira pas ses limites, sinon les
Érinyes, ministres de la Justice ( Ερινύες... Δίκης επίκουροι), sauront bien le découvrir »
(cité par Plut., De Exil. 1 1, 604 a = fgt Β 94 D.K., I, p. 172). Hani, dans son éd. du traité de Plut.
(C.U.F., ad loc.) signale que l'auteur glose ce passage dans le De hide 48, 370 D, en expliquant
μέτρα par τους προσήκοντας ορούς, ce qui va tout à fait dans le sens de ce que nous
essayons de montrer. WÜST fait observer avec à propos (col. 102) que ce sont également les
Érinyes qui arrêtent la voix de Xanthos, le cheval d'Achille miraculeusement doué de voix
humaine par Héré (//. XEX, 407-18 ; cf. Dodds, 1965 {1951}, p. 19-20 ; sur les Érinyes dans
l'épopée, cf. R. Aélion, II, p. 195). Les Érinyes sont donc d'un côté explicitement déclarées
« ministres de la Justice », de l'autre visiblement chargées de faire cesser un miracle qui
contrevient à l'ordre naturel des choses, - et ce, chez des auteurs fort différents. Cela amène à
souligner que l'ordre cosmique, ou naturel, est, au même titre que l'ordre social, du ressort de
Δίκη (comme le prouve le fgt d'Anaximandre 2 Β 1 D.K., I, p. 89 sur les éléments qui se paient
mutuel tribut pour leur manquement à Δίκη : cf. Kirk & Raven, p. 117-9). On comprend en
conséquence que la traduction de Δίκη par Justice soit, dans bon nombre de passages, trop
étroite : ce point n'a rien de bien nouveau (son lien avec les llorai était déjà souligné par J.E.
Harrison, 1974 {1912}, p. 514 sq. ; sur l'extension de Δίκη au champ politique, cf. Bowra, 1938
a, p. 78 sq. ; sur une influence parallèle de la pensée juridique sur la science et le langage
scientifique, voir Muglcr, p. 38, n. 2, à propos du fgt d'Heraclite concernant les bornes imposées
au Soleil, cité ci-dessus). Mais on peut se croire également fondé à franchir un pas de plus et à
dire qu' 'Αρά , parfois positivement assimilée à Érinys (cf. supra, n. 149), est aussi une
auxiliaire de Δίκη .
218. Il ne semble pas nécessaire de revenir sur le processus général d'intériorisation des
notions morales, dont l'examen a donné lieu à plusieurs pages définitives ; cf. entre autres
Onians, chap. I et II ; B. Snell, 1953 (1947), chap. I ; J. de Romilly, 1958, p. 98-106 ; Machin,
1983, p. 269. Nous laissons en retrait Jaeger et Van der Lecuw qui ont traité de la question en
passant, et d'une manière assez schématique pour des raisons diverses (Jaeger, 1964 {1933}, p.
137-9 ; Van der Leeuw, 1970 {1933}, p. 18). En tout cas, J.E. Harrison rappelait déjà (1903, p.
232) que chez les Orphiques, Δίκη semble avoir été une divinité de la purification plutôt que de
la « vengeance », ce qui empêche de donner sans autre examen à cette notion un sens moral de
châtiment.
219. O.R. 1290-1. Une centaine de vers plus loin (1377-86) Œdipe, expliquant pourquoi il
s'est aveuglé, insiste sur le fait que c'est lui-même qui a dénoncé sa propre souillure : εγώ
374 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

imprécation contre soi-même n'est que le résultat d'une tragique ignorance. C'est un
cas exceptionnel. D'ordinaire, de semblables malédictions servent à garantir la véracité
d'une déclaration ou la solennité d'un engagement. Dans Œdipe-Roi encore, Créon
donne de sa loyauté envers Œdipe la plus solide affirmation, en se vouant lui-même à
sa perte s'il ment : Μη νΰν όναίμην, άλλ' άραΐος, ει σε τι / δέδρακ' όλοίμην, ων έπαιτιφ
με δραν220. Cette imprécation contre soi-même en cas de trahison ne constitue rien
d'autre qu'un serment. Quelques vers plus loin, le chœur se défend au moyen du même
procédé, et avec autant de véhémence, de vouloir du mal au roi : Ου τον πάντων θεών
θεόν πρόμον / "Αλιον έπει άθεος άφιλος δ τι πυματον / όλοίμην, φρόνησιν εΐ τάνδ1
εχω221. Ce souhait présente par rapport au précédent la différence qu'il est appuyé sur
l'attestation solennelle d'un dieu. A cela près, il est formulé ici et là à l'aide du même
verbe (όλοίμην), et subordonné des deux côtés à une condition (εΐ...) : on voit que le
serment peut ne constituer qu'un cas particulier de la malédiction qu'on appelle sur soi.

Les rapports de l'àpd et du serment

A vrai dire, les questions relatives au serment sont multiples et complexes. Aussi
ne saurait-on songer, en dépit de leur intérêt, à les étudier ici. Mais, même en
renonçant à scruter le fonctionnement du serment il est, dans la perspective d'une
réflexion sur les conceptions religieuses, intéressant de relever deux remarques que

(1379) ; έμαυτόν, αυτός (1381) ; εγώ, έμήν(1384). Cette explication religieuse, on le voit, est
totalement indépendante (mais nullement exclusive) d'une signification symbolique éventuelle
du geste d'Œdipc (cf. N. Loraux, 1986, p. 38).
220. O.R. 644-5 : « Que toute chance m'abandonne et que je meure à l'instant même sous
ma propre imprécation, si j'ai jamais fait contre toi rien de ce dont tu m'accuses ». Les ex.
illustrant le rapport qui unit la malédiction contre soi et le serment sont innombrables et
appartiennent à tous les « genres » (cf. Hés., fgt 204, v. 78-9 Merkelbach & West, p. 101 ;
Théognis, 869-73, ou Antiphon, Sur le meurtre d'il érode, 11) ; un lien analogue à celui que
nous avons souligné entre 'Αρά et 'Ερινύς se retrouve entre les Érinyes et "Ορκος, les unes
entourant la naissance de l'autre, selon Hés. (T.J. 803-4 ; sur l'étendue du rôle des Érinyes, cf.
Dodds, 1965 {1951}, p. 19-20) ; ces liens sont universellement reconnus et incontestés : voir
entre autres SPEYER, col. 1178 et 1196 ; WÜST, col. 112 ; VALLOIS, p. 263 ; Wilamowitz,
1973 (1931), I, p. 31 ; Ch. PICARD, 1936 a, p. 148 ; Willetts, p. 197-8 se montre même
persuadé qu'il s'agit là d'un héritage Cretois. Si l'on peut trouver sous la plume de CALAME
(1973, col. 1174, 2 b; cf. aussi col. 1170, début) avec renvois à CORLU, p. 75 sq. et à
CITRON, p. 93 sq. l'assertion suivante : « Dans le contexte du serment, on attend εύχομαι»,
c'est par référence à la prière qui peut accompagner un serment, mais qui en reste distincte,
comme l'a très bien montré RUDHARDT, 1958, p. 202 sq., dans un chap, effectivement
« fondamental » ; mais il semble prudent, ne serait-ce que par méthode, de maintenir pour le
moment les deux domaines nettement séparés.
221. O.R. 660-63 : « Non, j'en prends à témoin le dieu qui prime tous les dieux, j'en prends
à témoin le Soleil, que je périsse ici dans les derniers supplices, abandonné des dieux,
abandonné des miens, si j'ai telle pensée ».
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 375

nous avons faites ailleurs 222. La première souligne que la formulation d'un serment
peut s'effectuer selon deux modalités différentes : l'une consiste en un souhait, formulé
comme il est naturel à l'optatif, sans rapport nécessaire avec une divinité, mais
constituant une imprécation contre soi-même en cas de dol ; l'autre consiste à
prononcer par devant une divinité une promesse solennelle (qui peut porter sur le
passé, le présent ou l'avenir) exprimée à l'indicatif. Ces deux types de démarches,
caractérisées par des expressions et des modalités bien distinctes, apparaissent fondées
sur des conceptions religieuses qui nous semblent, à nous modernes, radicalement
différentes en ce que les unes privilégient la religion de la puissance, tandis que dans
les autres, le recours aux personnes divines est essentiel. Mais (et c'est là l'objet de la
seconde remarque) ces deux modes de formulation sont loin de s'exclure
réciproquement : religion de la puissance et religion de la personne, en Grèce, ne
doivent pas être dissociées, encore moins tenues pour antinomiques, mais regardées
comme complémentaires.

Aussi est-il d'autant plus nécessaire de méditer sur l'usage extrêmement répandu
de gestes ou d'actes, à l'appui d'un serment solennel. Comme nous l'avons vu 223, pas
plus l'invocation de la prière que la malédiction n'exigent d'apprêt extérieur. Or le
serment qui semble apparenté à l'une et à l'autre s'effectue rarement sans gestes. On
peut apparemment les classer en deux grandes catégories, suivant qu'un simple contact
est évoqué, ou qu'une action (sacrifice ou libation) exigeant certains préparatifs est
accomplie. Nous ne nous étendrons pas sur les sacrifices juratoires, que J. Rudhardt a
excellemment décrits et commentés ; contentons-nous de rappeler que « les serments
importants sont... associés à des rites sacrificiels qui en renforcent l'efficacité : qui
jure touche l'autel ou la victime, et, plus fréquemment encore, il manie une part de
l'animal égorgé... Le geste de trancher la gorge, qui donne son nom au rite entier
ορκια τάμνειν], paraît essentiel ; ou plus précisément l'écoulement du sang qu'il
provoque » 224. Outre la libation sanglante, semblent fondamentaux la répartition des
poils des victimes entre tous ceux qui jurent, et le maniement (ou au moins le contact)
de parties de la victime, l'un et l'autre geste visant à « les rendre solidaires dans
l'accomplissement du rite » (cf. n. 224). Sans doute convient-il de ne pas oublier que le
plus important réside dans la prolation attentive et surveillée, par chacune des parties

222. Toutes ces questions se trouvent maintenant exposées dans D. AUBRIOT, 1991 .
223. Pour la prière, cf. supra, chap. I, p. 103-104 ; chap. Π, ρ. 137.
224. Cf. RUDHARDT, 1958, p. 282. En //. IV, 158-9 Agamemnon, se lamentant sur la
rupture du pacte, énumère les trois gages principaux : « Le sang des agneaux, le vin pur des
libations, les mains qui se sont serrées ». On trouve aussi des serments sur une pierre (est-ce à
dire par une pierre ?) : όμνύντας... τωπετρώματι (Paus. VIII, 15, 2) ; cf. Gemet, 1968, p. 216.
De toutes ces manières de prêter serment, on trouvera un bon échantillonnage dans
RUDHARDT, 1958, p. 202-3. L'importance essentielle du contact dans la prestation du serment
a été bien soulignée par Fcstugicre, 1960, p. 493. Cf. aussi Burkert, 1983 (1972), p. 35 sq.
376 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

contractantes, des termes de l'engagement ; mais il est essentiel aussi de bien saisir que
la notion de contact est primordiale.

En cela réside la différence patente qui sépare Γάρά et Γ όρκος : dans un acte
rituel ou au moins un geste fondés sur la vertu du contact. Sans doute ne s'agit-il pas
d'une nécessité absolue, et il était possible de prêter serment sans aucun soutien
gestuel 225 ; mais l'usage des gestes, très répandu, semble avoir conféré au serment une
puissance supplémentaire. C'est même sans doute la fréquence de ces prises en main et
de ces contacts qui a amené l'idée que όρκος pouvait n'être rien d'autre qu'un « objet
sacralisant », qu'on saisit 226. Par ailleurs, il arrive qu'un rapport soit explicitement
établi entre l'acte accompli et la malédiction appelée en cas de parjure : « Tout comme
je répands ce vin, que soit répandue à terre la cervelle. . . » disent les guerriers au chant
III de VIliade ; et l'exemple historique le plus frappant de ce genre de serments est sans
doute celui des κολοσσοί de Cyrènc 227. Toutefois, cette différence ne doit pas amener
à minimiser les similitudes, par ailleurs si frappantes, qui incitent à rapprocher όρκος
et άρά ; car, à y regarder de près, on s'aperçoit que la saisie d'un objet dans le cas
d'une promesse unilatérale spontanée est et demeure facultative. En revanche, quand
l'engagement est pris à la requête d'autrui, il se rencontre plus souvent qu'un geste soit
demandé en garantie supplémentaire : le contact redouble l'efficacité des mots, et par
conséquent le danger du parjure. Enfin c'est un usage constant, pour un engagement
bilatéral, de le matérialiser au moyen d'un contact réciproque actif chez l'une et l'autre
partie (« les droites qui se sont serrées »), ou bien d'un geste scellant une communauté
irréversible : libation commune où l'on répand tout, prise en main par chacun de
morceaux des mêmes victimes, voire absorption d'un même breuvage après qu'on l'a
chargé de vertus redoutables 228. On voit donc qu'il existe des degrés entre les

225. Ainsi fait Egée dans Médée, 746 sq.


226. C'est l'hypothèse de BENVENISTE, 1948.
227. Il s'agit d'une inscription de Cyrène relatant un serment prêté par les habitants de
Théra (S.E.G., IX, 1938, n° 3, 1. 44-52, publiée en 1925 : Ferri ; cf. Schuhl, p. 60, n. 3). Elle a
donné lieu à trois art. importants : Chantraine, « Kolossos » ; Benveniste, 1932 ; G. Roux, 1960.
Par ailleurs le colossos en tant que « figuration de l'invisible et catégorie psychologique du
double » a fait l'objet d'un chap, de Vemant, 1971 (1965), II, p. 65-78. L'essentiel de
l'inscription consiste en ceci : « Ils prêtèrent le serment... et prononcèrent des imprécations
contre tous ceux qui transgresseraient et n'observeraient pas ces décisions... En même temps ils
brûlèrent des images de cire qu'ils avaient préparées ; et tous ceux qui étaient réunis, hommes et
femmes, garçons ou filles, proférèrent pendant ce temps des imprécations ; celui qui ne tiendrait
pas ce serment mais le transgresserait, devait fondre et s'écouler comme ces figures, lui-même,
ses descendants, et ses biens ; mais tous ceux qui observeraient ce serment... il devait leur
échoir beaucoup de bien, à eux et à leurs descendants ».
228. Le texte le plus impressionnant à cet égard est sans doute celui dans lequel Plat, fait
décrire à Critias le cérémonial du serment des rois de l'Atlantide : Critias, 119 d sq. ; Aristoph.,
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 377

différents serments, que plus nombreux sont les participants, plus nécessaires
apparaissent les marques concrètes de leur participation au serment et de leur
engagement personnel.
Une sorte de hiérarchie se dégage, selon laquelle la nécessité d'une participation
créant une communauté est proportionnelle à l'éloignement primitif des contractants
qui faisait d'eux des étrangers les uns par rapport aux autres : si l'on prend, de sa
propre initiative, un engagement personnel, on peut se contenter de la prolation
verbale ; Γάρά garantit la promesse, puisque tout se passe entre soi et soi. Il devrait en
être de même entre φίλοι ; demander dans ces conditions la garantie supplémentaire de
la poignée de mains relève d'une suspicion particulière ; aussi Hyllos s'étonne-t-il de la
défiance de son père : 'Ως προς τί πίσπν τήνδ* άγαν επιστρέφεις ; 229. Cette précaution
visiblement le surprend comme une mesure superflue. En revanche, entre gens qui
n'étaient pas naturellement φίλοι, la poignée de mains a pour effet d'établir cette
qualité ; ensuite de quoi on peut prendre des engagements, réciproques ou non. La
participation à la même communauté, scellée par ce geste solennel, garantit l'efficacité
immédiate de 1'έξώλεια qu'on appellera sur soi, puisqu'on lésant un φίλος on se lèse
ipso facto soi-même. Et dans les cas où des groupes entiers sont concernés, la façon la
plus directe d'établir la solidarité nécessaire au bon fonctionnement de Γάρά est un
recours à une action sacrificielle accomplie en commun. Voilà donc, très
schématiquement esquissée, une explication qui nous semble plausible, de cette
disparité d'usages entre άρά et serment. On ne peut appeler d'àpâque sur un φίλος; les
mécanismes de la τιμή qui est due à chacun selon Δίκη sont alors naturellement en
place. Un serment en revanche peut servir à faire naître et à établir dans la durée des
liens de φιλία qui n'existaient pas auparavant 230. Il s'agit alors de mettre sur pied les
mécanismes de la τιμή qui sera due aux nouveaux contractants, selon une Δίκη dont
l'engagement a précisément pour but de fixer les modalités. Or pour susciter des liens
de φιλία, il est nécessaire d'établir un contact. Il nous semble donc que les rites
particuliers au serment peuvent s'expliquer par la nécessité d'instituer, au moins sur ce
qui fait l'objet de l'engagement, un lien indissoluble entre les contractants. En effet,
nous avons vu qu'une malédiction était d'autant plus efficace que son auteur et son

Lysistr. 239 nous apprend que c'est justement l'ingestion du même breuvage qui rend les
participants φίλοι.
229. Soph., Tr. 1 182 : « Pourquoi insistes-tu sur cette garantie ? »
230. Dans cette perspective, les suggestions de Taillardat (1982) concernant un rapport
étymologique possible entre πίστις et φίλος pourraient être intégrées à un ensemble cohérent :
la τιμή est due réciproquement dans le cercle des φίλοι ; si un engagement par serment a pour
résultat de faire participer les contractants à la φιλία l'un de l'autre (ce qui est évident dans le
cas du mariage), un nouveau réseau d'obligations est créé, en raison de la πίστις qui s'est ainsi
établie entre eux, les astreignant à en user les uns à l'égard des autres avec la τιμή qui leur est
due. (Priest souligne avec vigueur un parallèle possible avec des usages hittites selon lesquels
une sorte de fraternité s'établirait entre les contractants d'un serment : p. 55).
378 LA MALÉDICTION ET ΙΣ SERMENT

destinataire étaient plus proches. Si, comme cela se produit dans le cas d'une alliance,
ceux qui vont être par le serment unis dans la même communauté, étaient par
définition au départ des étrangers, il y a lieu de s'assurer que chaque personne s'agrège
bien au groupe qui se forme. Or appeler la consomption sur soi-même et les siens en
cas de parjure est une garantie qui se suffit à elle-même ; mais encore faut-il que cette
imprécation soit effectivement prononcée syllabe par syllabe 231 par chacun
personnellement, faute de quoi plus rien n'est sûr. Aussi a-t-il pu sembler plus prudent
d'obtenir de chaque contractant qu'il manifeste au moyen d'un contact visible sa
participation effective à la communauté constituée pour et par le serment.
Toutefois cette analyse n'est recevablc que dans le cas d'un engagement pris pour
l'avenir. Quand le serment formule une promesse portant sur le passé, d'une part il n'a
pas lieu d'être réciproque, de l'autre la prise en main (qui se trouve être à nouveau
facultative, comme on s'y attend) d'un objet par le seul jurcur possède alors, comme le
serment, une autre valeur : elle n'est pas signe d'agrégation à un groupe de personnes
par la vertu du même geste accompli en commun, mais possède une valeur de
témoignage, ou pour mieux dire, d'ordalie. Nous ne reviendrons pas sur ces assertions,
car l'essentiel a été dit sur le serment « ordalie en parole ». On connaît le célèbre
passage d'Antigone dans lequel {Ant. 264 sq.) les gardes étaient prêts, dit leur collègue
délégué auprès de Créon, à « prendre en main des fers rouges, à marcher à travers la
flamme, à jurer les dieux... » ; ce sont là plusieurs possibilités parallèles qui sont
énumérées : jurer les dieux en se maudissant en cas de mensonge est aussi probant que
s'exposer au feu. L'ordalie en acte a l'avantage de la rapidité : on voit tout de suite qui
est coupable ou innocent ; mais à cela près, l'ordalie en parole est plutôt plus
redoutable, car on y engage la totalité de sa personne et de sa vie, ainsi que ses espoirs
de descendance 232. Mais pour ce qui est de l'efficacité, elle ne semble pas avoir paru

231. La fameuse scène du serment dans Lysistr. (v. 181 sq.), à tant d'égards révélatrice,
nous enseigne entre autres choses la nécessité pour chacune des parties de répéter les phrases de
l'engagement terme à terme (Gernet, 1968, p. 216, n. 172 insiste sur le fait que, dans le serment,
geste et parole sont à l'œuvre conjointement) ; cf. la rem. de Pouilloux (1960, 1, p. 107) sur
l'exactitude dialectale des inscriptions, prouvant qu'on a gravé précisément les formes qui
avaient été prononcées. Observons à ce sujet qu'à la différence des άραί simples, les serments
officiels sont d'ordinaire gravés (Critias, 1 19 d sq. ; Paus. 1, 30, 4 ; GLOTZ, 1900, p. 748 sq.).
232. Sur l'ordalie, cf. infra, η. 236. Sur le serment, « ordalie en paroles », cf. Schuhl, p. 59
sq. ; « ordalie anticipée » : BENVENISTE, 1969, II, p. 164 ; cf. encore Gernet, 1968, p. 242,
245 ; la rem. s'applique en particulier à l'eau du Styx, sur laquelle les dieux ne jurent pas
impunément : Hés., Théog. 775-806 ; cf. Détienne & Vcrnant, 1974, p. 123 ; Rudhardt, 1971, p.
94-7. A propos des conséquences du serment, ordalie en paroles, rappelons la réponse de la
Pythie à Glaucos qui méditait d'utiliser un serment pour une tromperie : « Certes dans
l'immédiat il y a profit à vaincre ainsi par un serment et à s'emparer des richesses. Jure donc,
puisque la mort attend aussi bien celui qui garde parole. Mais il y a un fils du Serment,
anonyme, sans mains ni pieds. Rapide cependant il poursuit (le parjure) jusqu'à ce qu'il ait saisi
et qu'il détruise sa descendance entière et toute sa maison ; tandis que la descendance de celui
qui garde parole aura dans la suite meilleur sort » (Hdt. VI, 86 ; trad. BENVENISTE, 1969, II,
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L* άρά 379

sujette à caution, et nul ne songe à mettre en doute le danger qu'encourt (et que fait
encourir à ses proches, par voie de contagion) un parjure.
Ce bref aperçu concernant le fonctionnement du serment nous conduit à penser
que dans un grand nombre de cas, sa prestation n'a pas plus besoin d'être étayée de
gestes que la prolation d'une malédiction dont il est une application particulière. Les
seules circonstances où un soutien concret ait semblé vraiment nécessaire sont celles
où le projet d'agréger des éléments primitivement étrangers les uns aux autres a fait
éprouver le besoin d'un truchement matériel servant en quelque sorte de trait d'union.
Mais, dans ces cas comme dans ceux où un contact matériel doit avoir valeur
d'ordalie, la relation à la fécondité et à la survie du jureur semble essentielle. C'est
évident pour le sceptre sur lequel jure Achille, pour le toucher des mains, pour le
contact avec la terre effectivement établi 233 ou seulement symbolisé par un geste en
direction du sol 234, pour le contact avec la tête de Zeus 235 ; ce l'est aussi pour les

p. 171). On remarquera que l'admonestation de la Pythie oppose le profit immédiat (κέρδιον, 1.


47) et la véritable prospérité, ou consomption, à longue échéance, qui concerne la race (1. 52 :
όλέστ) γενεήν). Pour avoir seulement conçu cette mauvaise pensée, Glaucos ne possède plus ni
descendance, ni foyer (1. 60 : άπόγονον, Ιστίη), et il a été exterminé jusqu'à sa racine (1. 61 :
έκτέτριπται... πρόρριζος).
233. //. XIV, 271-6 ; Sommeil demande à Héra de jurer « par l'eau inviolable du Styx, en
touchant d'une main le sol nourricier et, de l'autre, la mer étincelante ». L'épithète
πουλυβότειραν suffit à faire entendre que ce sont bien les vertus de fertilité du sol qui sont en
cause ; quant à la mer, ses liens avec la fécondité d'une part, avec Héra déesse du mariage de
l'autre ont été rappelés à plusieurs reprises par Rudhardt (1971, p. 35 sq. ; 65 ; 89 ; 99 sq.).
D'une manière générale, la nécessité d'un contact semble intervenir quand sont en jeu les réalités
de la fécondité, et ce, même pour une simple prière, comme le suggère la prière des laboureurs :
Hés., T.J. 465-9 (cf. Ch. PICARD, 1936 a, p. 144, et 1948, I, p. 120). Le geste n'est guère
différent de celui d' Antiloque prêtant serment en touchant ses chevaux, fouet en main (//. ΧΧΙΠ,
581-5).
234. Sur le sens du geste de l'imposition de la main, cf. HIRZEL, 1902, p. 28 sq. ; Ch.
PICARD 1936 a, p. 148 sq.
235. Cf. 11.11 Aphr. I, 26 ; II. H. Herrn. I, 274. Le serment que prononce Héra non seulement
par la Terre, le Ciel, Styx, mais aussi « par la tête » de Zeus et par leur lit conjugal (//. XV, 39)
est particulièrement adapté aux circonstances, après l'épisode célèbre de leur hiérogamie sur le
mont Gargaros. Les Praxidikai, dont le nom dit assez que leur rôle est de faire passer Δίκη en
actes, étaient des déesses du serment : cf. La Souda, s.v. Πραξιδίκη ; R.E., s.v. Érinys, col. 91 ;
Vian, 1963, p. 107 et 230 ; elles étaient aussi des déesses-têtes (cf. Vcrnant, 1985 b, p. 65 sq.).
Si les guerriers achéens souhaitent que la cervelle des parjures soit répandue (//. III, 298-301),
ce n'est pas un détail « expressionniste » : c'est que la cervelle passait pour contenir les liquides
séminaux (cf. Onians, p. 118-9 ; cf. Plat., Timée, 77 d parle de : γόνιμος μυελός; rappelons
qu'Athéna naît du crâne de Zeus).
380 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

tisons qu'on propose de saisir, ou pour le foyer et la table d'hospitalité par lesquels on
jure 236.
Il nous semble que cette relation constante qu'établit le jureur avec ses propres
sources de vie, en les liant à sa loyauté, permet de bien comprendre pourquoi étaient si
souvent invoqués des éléments : Terre, Fleuves, les oliviers et autres cultures,
arbustives et céréalières, invoquées par les éphèbes 237 ;· quant au Soleil, il avait de
multiples raisons d'être pris à témoin des serments : « œil qui voit tout », il est crédité
d'une omniscience particulièrement évidente et qu'on lui a toujours reconnue 238 ; doué
d'une marche régulière qui assure les saisons et par conséquent tous les aspects de la
vie qui en dépendent, il a pu passer pour le représentant de l'ordre de l'univers, et à ce
titre pour une sorte d'incarnation de Δίκη239 ; on pourrait encore penser à d'autres
explications 2A0 ; quoi qu'il en soit, le Soleil possédait largement de quoi être regardé

236. Dans le C. Conon de Dém. (LIV, 40), il est question de jurer δια του πυρός (cf.
Soph., Ant. 264-5 ; Aristoph., Lysistr. 133 ; Xén., Bqt. IV, 16) ; ces réf. ne suffisent pas à rendre
certain l'usage historique de ce type d'ordalie, mais elles en attestent au moins le souvenir. Si
l'on voit revenir dans XOd. un serment « par le foyer et par la table d'Ulysse » (XIV, 158-9 ;
XVII, 155-6 ; XIX, 304 ; XX, 230-1), c'est que son rapport à la vie domestique et familiale est
évident : cf. Van der Leeuw, 1970 (1933), p. 51, 189-90 ; et surtout l'important art. de Gernet
sur « le foyer commun » (1968, en partie, p. 386 sq.). De l'offre des gardes de se soumettre à
l'ordalie par le feu dans Ant., il faut rapprocher la vertu fécondante qui passait pour contenue
dans le foyer, dont témoignent aussi bien la légende de Méléagre (cf. Détienne, 1973 { 1970}, p.
298 sq.) que l'interprétation du rêve de Clytemnestre dans Y El de Soph. (cf. supra, n. 191) ; sur
le feu « géniteur », cf. Plut., Vie de Camille, XX, 4 ; Qucest. conviv., VII, 4, 3 (cf. Vernant, 1971
{1965}, I, p. 129).
237. Sur le serment des éphèbes athéniens, cf. HEILER, p. 1 18-9 ; Gcrnct & Boulanger, p.
313 ; L. Robert, 1938, p. 296-307 ; CONOMIS ; Pélékidis, p. 110-3 ; Détienne, 1968, p. 126-7 ;
Vidal-Naquct, 1968, p. 177 ; Détienne, 1973 (1970), p. 304 sq. ; SIEWERT, 1977 ; Mac
Culloch & Cameron. De même, c'est le caractère fécondant des pierres qui selon nous explique
leur importance dans la prestation de certains serments (cf. GLOTZ, 1900, § 2 ; Soph., O.C.
15934 ; Aristt., ΆΘ Πολ, LV, 5).
238. Cf. CUMONT ; Pettazzoni, 1956, p. 5-12 ; Bemand, 1985, p. 317 sq. ; d'une manière
générale, il semble que les orbes (des yeux ou du Soleil), la lumière, la vision (cf. Déonna,
1965, p. 256) soient devenus aptes à constituer une expression de la conscience morale (cf.
Machin, 1983, p. 268-9).
239. Hclite, fgt 94 ; comme le rappelle Chantraine en commentant le nom de Thémis (1953
b, p. 71), Δίκη constitue avec ses sœurs Εύνομίη et Ειρήνη la triade dcsTQpoa, ce qui montre
combien les notions qui nous semblent composer plutôt l'ordre social sont tributaires de l'ordre
naturel.
240. Il ne nous semblerait pas inutile de chercher du côté d'un rapport possible entre le
Soleil et les gouttes de sang répandues indûment. En effet dans Les Tr., Dcjanire est amenée à
s'inquiéter de son geste qu'elle croyait innocent, parce qu'elle a vu le flocon de laine imprégné
du philtre se liquéfier au soleil. Nessos lui avait recommandé de garder la précieuse liqueur
(dont on peut imaginer que le temps l'avait desséchée) « loin du feu, à l'abri de tout rayon
capable de l'échauffer » (v. 685-6 : άπυρον άκτΐνός τ1 άει / θερμής άθικτον), « à l'abri du
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 381

comme un principe de vie essentiel, et sa présence dans les serments apparaît


parfaitement cohérente avec le contexte que nous venons d'indiquer. On pourrait en
dire autant pour Styx par laquelle jurent les dieux ; sans doute sont-ils immortels ;
mais Hésiode nous décrit l'état de mort apparente dans lequel ils sombrent s'ils se
parjurent, tout signe de vie les abandonnant pendant un temps 7Ai. Enfin, ce rapport
que nous pensons pouvoir établir entre fidélité aux serments et intégrité des forces de
vie rend évidentes les causes de l'emploi fréquent, comme τόμια, des testicules des
victimes ; on a même voulu les regarder comme les δρκια par excellence 242 ; même
s'il est inconcevable 243 qu'on doive penser δρχις partout où il y a ορκια il reste que
l'emploi au moins possible de ces réservoirs de fécondité est assez significatif, et
propre à confirmer ce que nous avons vu par ailleurs. De plus, supposer pour όρκος un
sens mettant en jeu la fécondité du jureur permettrait de donner une interprétation
satisfaisante de επίορκος, en revenant avec de nouvelles raisons à l'hypothèse de
Schwyzxr, qui a l'avantage d'être la plus simple 244. Il n'est d'ailleurs pas étonnant de

soleil » (v. 691 : άλαμπες ηλίου) ; or, après usage de ce morceau de laine, « le hasard a
voulu », dit-elle, « que je l'eusse jeté en plein dans le feu, entendez : au milieu d'un rayon de
soleil » (v. 696-7 : ες μέσην φλόγα, / άκτΐν' ες ήλιώτιν) ; on connaît la suite : à la chaleur, le
flocon se dissout, se défait, s'épand à terre, semblable à un vin épais ; « et de l'endroit où il gisait
à terre s'élève maintenant une écume sanglante » θρομβώδεις αφροί (ν. 702). Sans vouloir
rappeler ici le miracle de St Janvier, et en remarquant seulement en passant que ce thème de la
liquéfaction du sang a durablement sollicité les imaginations, bornons-nous à constater que le
soleil est responsable d'une sorte de transformation grâce à laquelle, conformément à l'oracle
reçu par Héraklès, un mort va tuer un vivant (v. 1 159 sq.). Le soleil confère à ce sang caillé une
sorte de seconde vie qui le rend aussi virulent qu'à sa sortie de la blessure, et qui va lui
permettre de communiquer directement la mort.
241. Sur Styx, cf. Hés., Théog. 775 sq. : le dieu parjure commence, comme on sait, par
gésir sans souffle (v. 795 : κέϊται νήυτμος) une année entière, privé de nectar et d'ambroisie,
c'est-à-dire des aliments d'immortalité ; il reste ainsi gisant sans respirer ni parler, en état de
mort apparente (v. 798 : κακόν δέ έ κώμα καλύπτει) ; à la suite de cette « maladie » (v. 799 :
νοΰσον), il subit encore une « quarantaine » de neuf ans.
242. STENGEL, 1910, p. 78 sq. ; cf. encore Gcrnet & Boulanger, p. 219 ; Van der Leeuw,
1970 (1933), p. 402-3.
243. RUDHARDT, 1958, p. 283. Il avait observé cependant (p. 211) « que les maux
auxquels s'expose (un parjure) procèdent exactement d'un dérèglement du pouvoir créateur » ;
on pourrait rappeler aussi (comme il le fait p. 203) que les serments s'effectuaient entre autres
καθ' ιερών τελείων, c'est-à-dire, nous semblc-t-il, sur des victimes possédant les mêmes
caractéristiques que les ενορχα... μήλ(α) promis par Pelée au Sperchios (//. XXIII, 147 ; cf. v.
144 : ήρήσατο) le jour où Achille de retour couperait en son honneur sa chevelure.
244. Le terme επίορκος est aussi important (voir par ex. Burkert, 1977, p. 381) que
difficile à expliquer (l'hypothèse de N. ROLLANT qui lui fait proposer pour le sens de
επίορκος tantôt « voué au serment », p. 273, tantôt « qui attire sur soi le όρκος d'un dieu », p.
271, ne nous semble pas satisfaisante). Schwyzer (p. 255 : cf. D.E., s.v. όρκος., ρ. 820) « pense
que le mot équivaut à ό έπι ορκω <βάς>. Il ne nous semble pas possible d'accepter l'hypothèse
de BENVENISTE (1969, II, p. 170-1), selon qui « le terme επίορκος révèle qu'on appuyait
382 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

découvrir une identité entre les conceptions qui fondent les rites oraux et les rites
gestuels du serment. Tout cet ensemble nous ramène exactement à ce qui nous avait
semblé être aussi l'enjeu de la malédiction : la parenté superficielle évidente qui se
laisse reconnaître au premier coup d'œil entre serment et imprécation se double donc
d'une cohérence profonde entre les conceptions religieuses impliquées par l'une
comme par l'autre démarche.

Aussi ne serait-il pas utile de revenir sur la part des dieux dans ces mécanismes
autonomes (puisque là encore, comme pour la malédiction, ils interviennent seulement
comme garants, adjuvants, témoins), si l'on ne se trouvait, une fois de plus, devant une
sorte de contradiction apparente. Il est évident en effet qu'aucune infraction à un
serment ne saurait être admise, si justifiée soit-elle logiquement. La question n'a même
pas de sens : le serment institue une sorte de loi physique à la causalité nécessaire. Sur
cette certitude indiscutable sont fondés aussi bien l'abnégation révoltée d'Hippolyte 245
que le mariage d'Acontios et de Kydippé 246 : même arraché par force ou par ruse, un
serment constitue une nécessité avec laquelle on ne transige pas. Et cependant, on voit
les dieux se plaire à une certaine rouerie, et apprécier dans des mortels justement
l'aptitude à duper leurs adversaires au moyen de faux serments : Autolycos, et même
Ulysse, après leur maître en la matière, Hermès, ont su conquérir la bienveillance
amusée de Zeus ou d'Athcna grâce à la fourberie dont ils s'étaient fait un art 247. On

facilement d'un όρκος une promesse qu'on n'avait pas l'intention de tenir ou une affirmation
qu'on savait fausse ». A supposer même que cette hypothèse puisse valoir pour un grand
nombre de cas où sont impliqués les hommes - ce qui est loin d'être vrai -, que faire alors de
Styx, μέγας όρκος des dieux ? Comment supposer à titre constitutif « une liaison implicite
entre le serment proféré et la parole mensongère qu'il appuie » (p. 170) ? C'est là vraiment faire
bon marché de tout ce que peut enseigner un examen attentif au fonctionnement du serment en
Grèce. Au contraire, même l'espèce d'indulgence dont bénéficient les fourbes habiles ne remet
absolument pas en cause la rigueur inflexible avec laquelle on considère les parjures : si la
formulation prend soin de réserver place à une interprétation ambiguë, les formes sont sauves et
il n'y a rien à redire.
245. Eur., llipp. 611-5 : le héros trouve moyen d'affirmer à la fois son mépris pour le
procédé qui consiste à extorquer un serment et la nécessité à laquelle il s'estime tenu de le
respecter malgré tout. Aussi est-il particulièrement inique que son second serment (1025-31),
malgré sa terrible solennité, ne rencontre que scepticisme ; toute la scène roule sur cette dérision
(v. 1033 ; 1036-7 ; 1055).
246. Call., Orig., 22 sq.
247. Sur les dons précoces d'Hermès en la matière, cf. H. H. Herrn. 368 sq., et le comment,
de L. Kahn, 1978, p. 153 sq. ; sur la transmission qu'il en a faite à Autolycos (Od. XIX, 395), le
grand-père d'Ulysse (et celui qui lui donne son nom ambigu), cf. J. Strauss-Clay, p. 54 sq. et en
partie, p. 62 ; toute son étude sur l'héritage d'Autolycos dans le personnage d'Ulysse se termine,
p. 89, sur l'établissement d'une fine différence entre les parjures du grand-père et les « paroles
trompeuses » du petit-fils) voir Od. XIX, 395 sq. ; on peut évoquer aussi les stratagèmes
d'Étéarque ou d'Ariston racontés par Hdt (respectivement IV, 154 et VI, 62 : à chaque fois,
NATURE ΙΓΓ FONCTIONNEMENT DE L' άρά 383

pourrait un instant se croire devant une contradiction irréductible : c'est tout le


contraire. En effet, la contrainte qui pèse sur les uns d'une part, et la liberté procurée
aux autres par leur duplicité d'autre part, ne sont que les deux faces de la même réalité,
sur laquelle nous avons déjà attiré l'attention : le serment n'a rien à voir avec la bonne
foi. Celle-ci peut être surprise (quand on se laisse arracher un serment dont on n'a pas
entrevu les conséquences) ou dupée (quand on reçoit d'un malin un serment ambigu
qu'on estime satisfaisant mais dont la formulation, passible d'une autre interprétation,
laisse le jureur libre de toute astreinte) : il n'y a pas de différence ; dans un cas comme
dans l'autre, un esprit inattentif se laisse prendre au piège des mots qui, une fois
proférés, entraînent des conséquences irréversibles, aussi irrécupérables que le sang
versé 248. Mais celui dont la duplicité est habile à tourner un discours ambigu est
irréprochable, tant il est vrai que ce que nous appelons la morale est en ces matières
une denrée qui peut n'avoir pas cours.
Néanmoins, ces cas où l'admiration pour l'intelligence l'emporte sur l'éloge de la
loyauté sont rares, et il y aurait évidemment beaucoup d'artifice à prétendre que la
civilisation grecque ait fait l'économie de la morale, et que les dieux s'y soient
vraiment montrés indifférents. Au contraire, la préoccupation en parcourt toute la
littérature - et ce, bien avant Platon 249. De cette longue évolution qui a permis aux
notions morales de se dégager et peu à peu de prendre le pas sur des obligations
religieuses qui ne souffraient ni exception ni discussion, un jalon important est marqué
par XOrestie. Tout le monde s'accorde à le reconnaître, mais il peut être intéressant de
notre point de vue de faire observer que dans la dernière tragédie de la trilogie, le
chœur a sans cesse Δίκη à la bouche 250 ; on ne peut dire que les autres dieux s'en
montrent insoucieux, mais dans la grande discussion finale qui oppose Athéna aux
Érinyes qui vont devenir les Euménidcs, la déesse ne cesse d'opposer le nom, la
sagesse, la volonté de Zeus aux antiques divinités qui psalmodient en refrain Δίκη,

comme dans l'épopée, un mot de la famille de απάτη intervient) : voir BENVENISTE, 1969, II,
p. 171 qui soutient qu'existe un lien nécessaire entre serment et parjure. Sans aller aussi loin,
Latte estime (1964 { 1920}, p. 38) qu'il faut tenir compte des serments ambigus qui trompent les
hommes sans blesser les dieux, et qui ont contribué à détruire la confiance dans les serments.
248. Empédocle déclare celui qui a fait un faux serment aussi criminel que celui qui a versé
le sang (D.K. ΚΑΘΑΡΜΟΙ 115) : εύτέ τις άμπλακίηισι φόνωι φίλα γυΐα μιήνηι, /
< νείκεΐ θ" > δς κ(ε) έπίορκον άμαρτήσας έπομόσσηι. Les deux fautes étant parallèles, les
connotations de fécondité contenues dans φίλα γυΐα nous semblent trouver en έπίορκον un
répondant exact.
249. Les livres de Jacgcr, 1964 (1933), de Schuhl, de Schasrer (1958) et, plus récemment,
d'Adkins (1972 b) en font foi, chacun à sa manière.
250. Cf. Eum. 163 ; 492 ; 511 ; 515 ; 524 ; 539 ; 550 ; 554 ; 564 pour ce qui précède la
discussion finale. Sur la fonction de Δίκη chez Esch., on pourra consulter Kaufmann-Bühlcr.
384 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

Δίκη251. Comme elle le dit elle-même, la fille de Zeus ne souhaite rien d'autre que
faire prévaloir la « Persuasion » 252 - qu'elle présente comme un attribut de Zeus. La
tragédie - et la trilogie - se terminent, comme on sait, sur une réconciliation ; mais il
vaut la peine d'en méditer les termes ultimes (v. 1045-6) : Ζευς Παντόπτας / οϋτω
Μοϊρά τε συγκατέβα253 ; c'est-à-dire que l'antique partage est tempéré par la
clairvoyance de Zeus qui, sans renier Δίκη, invite à la respecter dans la considération
éclairée 254 des raisons particulières pouvant exiger que la persuasion intervienne pour
apporter des adoucissements à la loi aveugle. Ainsi Zeus récupère-t-il une δίκη
intelligente, résultat d'un compromis entre Μοίρα, proche de l'ancienne Δίκη, et la
Persuasion, qui permet d'obtenir des accommodements : qualifié de Παντόπτας, il
possède une vision universelle aussi perçante que celle du Soleil, mais orientée vers
un jugement motivé 255 plutôt que vers une récapitulation impitoyable visant à
l'administration d'une sanction globale. Toute la fin des Euménides témoigne de ce
constant désir d'ouverture aux raisons ; mais la modération et la prudence avec
lesquelles il s'exprime méritent d'être soulignées : tout l'effort d'Athéna consiste à faire
tourner seulement au bien l'action des Euménides 256, sans rien retrancher de leurs
prérogatives. Il ne s'agit pas de substituer un droit à un autre mais, sans remettre en
cause les principes qui fondent l'exercice de Δίκη, de l'adoucir en la rendant accessible
aux raisons.
Moyennant cette évolution, Δίκη a pu devenir δίκη, et être totalement intégrée -
tout conflit possible dépassé - au domaine de Zeus. On ne saurait en dire autant
d'àpa : confinée à un domaine beaucoup plus directement concret, elle n'a pas pu

251. Il est révélateur que Mazon ait traduit ces appels Δίκη, Δίκη par « Vengeance,
Vengeance ! » (v. 785 ; 815). Athéna chaque fois répond par le nom de Zeus (ν. 797 ; 826 ;
850).
252. Cf. Eum. 970 ; 974 ; 885-6 ; sur le thème de la persuasion dans la trag, en général, voir
Buxton, 1982 ; et, chez Esch., Strohm.
253. Cf. Eum. 1045-6 ; rapprocher des v. 961 sq. ; cf. n. ad loc. Le v. 897 met en évidence
la conciliation entre Zeus et Δίκη , entre Athéna et les Érinyes.
254. Au sens figuré, mais aussi au sens propre ; les derniers vers de la trag, répètent avec
insistance que le cortège des Euménides doit recevoir l'illumination de torches : v. 1005 ; 1022 ;
1029 ; 1041 et la n. 2 de Mazon (p. 170). Nous avons rappelé {supra, n. 236) la valeur
fécondante du feu en général, et du foyer en partie. ; ajoutons ici que les divinités φωσφόροι
étaient celles qui amenaient à la lumière de la vie (cf. Bloch, p. 4 et 8-9, dans un chap, où il est
question de divinités grecques).
255. L'appréciation de « l'esprit » venant contrebalancer le poids des faits ; cf. Eum. 611-3.
256. En opposition à ce qu'Apollon reprochait (v. 185 sq.) aux Érinyes d'avoir pour
domaine (les « lieux où la justice abat des têtes et arrache des yeux, où l'on ouvre des gorges,
où, pour tarir leur fécondité, la fleur de leur jeunesse est ravie aux enfants, où on mutile, où on
lapide, et où gronde la longue plainte des hommes plantés sur le pal »), Athéna ne parle (v. 858
sq.) que de « bénédictions à répandre, bénédictions à recevoir ».
NATURE ET FONCTIONNEMENT DE L' άρά 385

donner lieu à une évolution morale analogue. Aussi n'a-t-elle subsisté, sauf exception
peut-être, que pour désigner les mesures officielles et collectives intéressant les
sacrilèges (par exemple ceux qui cultiveraient la terre sacrée).

*
* *

II est temps maintenant de jeter un regard rétrospectif sur ce qui a été acquis, et
de revenir sur les questions qui ont été laissées en suspens. Nous partions d'un état de
chose dans lequel on s'accordait globalement à dire ceci : άράομοα avait désigné la
prière au môme titre que εύχομαι; mais il avait très vite (hormis, selon Bolelli, un
diverticule éolien qui lui avait fait exprimer le souhait ardent) évolue vers le sens de
maudire (en entendant par là prier au détriment d'autrui) : c'était là son sens normal à
l'époque classique - sauf imitation homérique. Nous contestons les deux points : et
qu'apac^ai ait été primitivement un équivalent de εύχομαι, et qu'il ait au Ve siècle
désigné essentiellement la prière « en mauvaise part ».

Prenons d'abord la seconde affirmation. Les prétendues filiations, « évolutions »,


ne sont satisfaisanlcs à aucun point de vue. Elles ne le sont pas au point de vue de la
succession reconstituée, puisqu'on fait les trois sens qu'on veut séparer coexistent à
tous les âges de la langue, chez Homère aussi bien que chez les Tragiques : il y a
autant d'artifice à éliminer du corpus homérique les occurrences nécessairement en
rapport avec la malédiction (Althaea), qu'à privilégier chez les Tragiques les emplois
où le sens imprécatoire l'emporte. Elles ne sont pas non plus satisfaisantes au point de
vue sémantique : il serait bizarre qu'un môme verbe puisse signifier ici « souhaiter
ardemment », là « maudire », s'il n'existait une tierce signification sous-jacente à ces
deux-là. De fait, selon ce que nos analyses ont pu nous apprendre, άράομαι entretient
bien avec la malédiction (au sens où nous l'avons définie) des rapports qui à la fois ne
sont pas fortuits, et ne concernent qu'une partie des emplois. Ces deux précisions
conjointes sont rendues nécessaires par le fait que Γάρά est, à ce que nous avons pu
voir, un souhait potentiellement ambivalent, censé intervenir comme adjuvant Ce
Δίκη, pour sanctionner, dans le sens bénéfique ou maléfique, une conduite propre à
préserver ou à menacer les pouvoirs vitaux du groupe social : une conduite « pieuse »
(respect d'un serment, accueil de suppliants) appelle une prospérité ravivée par Γάρά ;
au rebours une altitude pernicieuse exige une αρά opposée pour que seuls les
responsables soient atteints par les forces mortelles qui ne vont pas manquer de se
déchaîner. Dans ces conditions, άράομαι est apte à signifier aussi bien « souhaiter la
fécondité de » que « souhaiter la consomption de » - ou les deux, s'il y a alternative ;
et en tout cas (nous retrouvons là une constatation qui n'est pas nouvelle, qui môme a
été la seule à faire pour ainsi dire l'unanimité), ce verbe se trouve en relation constante
386 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

avec la notion d'arrivée dans la catégorie des faits (rajoutons explicitement : que ce
soit en bien ou en mal).
Cette ambivalence constitutive du mot permet de rendre compte d'une manière
cohérente des trois acceptions traditionnellement répertoriées, et de l'usage, autrement
déconcertant, qui est fait de ce verbe dans l'épopée. Il semble qu'on puisse passer
rapidement sur ce qui concerne les souhaits de consomption, à condition de bien
rappeler que nous entendons par là autre chose qu'un souhait néfaste à autrui : nous
pensons nous être assez expliquée sur ce processus radicalement (au sens propre)
léthifère, qui touche globalement pays et descendance, pour ne pas y revenir ici. En
second lieu, le sens généralement étiqueté comme celui de « souhait ardent » recouvre
le plus souvent des souhaits portant sur la vitalité, que ce soit celle de l'intéressé ou
celle des siens ; (les quelques exceptions que nous avons relevées pouvaient
s'expliquer par le désir d'actualisation constamment supposé par ce verbe) ; c'est dire
que, là non plus, nous ne sortons pas de la signification que nous avons reconnue pour
essentielle. Vient le troisième sens, celui que d'ordinaire on place en premier à tous
égards (historique et sémantique) : le sens de « prier ». Pourtant, l'usage le plus
« excentrique » d'apotc^cu est assurément celui qu'en fait Homère puisque, non
content de rapporter un désir « aux dieux » comme devait faire Sophocle à trois
reprises, il se plaît à représenter (en employant ce verbe) des personnages qui lancent à
une divinité précise un appel donnant lieu à une épiphanie - dont on a même des
raisons de supposer parfois qu'elle pourrait être anthropomorphe 257. Le côté concret
du résultat escompté et obtenu de cette intervention désignée par άράομαι est sauf,
mais son aspect de processus adjuvant de Δίκη est entièrement masqué au profit d'une
apparence de faveur personnelle, et il faut un examen attentif pour retrouver, derrière
ce déguisement que le poète semble s'ingénier à privilégier, le même substrat que dans
les autres initiatives décrites au moyen de άράομαι. En somme, l'action α'άρασθαι se
propose bien pour but la réactivation de la capacité vitale du bénéficiaire, mais cette
réactivation est volontiers représentée chez Homère comme due à une assistance
divine effective. De là les confusions trop compréhensibles qui ont été effectuées entre
le domaine de άράομαι et celui de εύχομαι (surtout que le sens de ce dernier verbe n'a
lui-même été élucide que ces dernières années).

Cela nous ramène au premier point de désaccord mentionné plus haut,


concernant la prétendue équivalence de ces deux verbes. Nous avons pour notre part
essayé de délimiter à grands traits, aussi nettement que possible, les domaines de
εύχομαι et de άράομαι, comme ceux de la personne cl de la puissance, de la tentative
de persuasion et du déclenchement d'un processus automatique, donnant lieu à des
interventions exprimées de préférence à l'aide de l'impératif d'un côté, de l'optatif de

257. Il peut encore se faire qu'il appelle άρά une prière annoncée par εύχομαι, comme en
//. XV, 378.
l'ambivalence d' άράομαι 387

l'autre. Sans doute y aurait-il étroitesse et fausseté à schématiser les faits à l'extrême ;
il ne serait pas juste de donner l'impression que l'on se trouve positivement devant une
dichotomie constante, car toutes les sortes de chevauchements de nature à paraître
accréditer l'idée d'une confusion possible peuvent se rencontrer - et ce, à tous les âges
de la langue. On n'est à l'abri d'aucun mélange : mélange entre εύχομαι et άράομαι,
entre une invocation solennelle et le déclenchement d'un processus et, parallèlement,
entre l'usage de l'impératif et celui de l'optatif258, tout existe. Enfin, cette possibilité
de chevauchement entre les deux types d'intervention semble se trouver pour ainsi dire
institutionnalisée dans la succession usuelle des deux démarches d'un serment : la
prise à témoin des dieux (même si ce n'est qu'une attestation et non une invocation) et
l'appel de Γέξώλεια sur soi et les siens. Si l'on ajoute à cela que les termes des deux
familles ont pu être utilisés pour désigner le vœu ; et que εύχομαι après Homère a
beaucoup perdu de la spécificité qui rattachait ce mot au domaine du discours pour
basculer entièrement dans le domaine de la prière, tandis que parallèlement άράομαι
semblait délaisser ordinairement le champ de la prière personnelle où Homère l'avait
introduit pour se spécialiser dans le sens d'un souhait néfaste, on voit combien la
réalité est mouvante et la prudence nécessaire.

Toutefois il n'est pas interdit de proposer des hypothèses, de souligner des


probabilités et de tracer des lignes de force ; or, même en tenant compte de toutes les
réserves qui s'imposent, la ligne de démarcation que nous avons cru pouvoir indiquer
nous semble capable de résister aux doutes et aux objections qui peuvent se présenter.
Assurément, il nous faut reconnaître que les différences peuvent parfois sembler fort
ténues. C'est une évidence : si elles avaient été patentes, les deux verbes n'auraient pas
été aussi longtemps confondus. Mais une fois les fils débrouillés par ailleurs, il devient
loisible de mieux saisir chaque nuance des textes qui au premier abord offraient
l'apparence de la confusion. Ainsi dans Xlsthmique VI de Pindare Héraclès est montré
effectuant une prière que le héros lui-même nomme successivement ευχή dans la
mesure où il sollicite de Zeus son père une faveur personnelle, et άρά parce que, cette
faveur étant relative à la fécondité de Tclamon, elle est rapprochée des autres άραί
d'Héraclès qui ont déjà été couronnées de succès 259. De même dans Œdipe Roi, le
héros souhaite la consomption des rebelles, et la félicité des sujets dociles à sa voix ;
conformément à une formulation toujours possible, il rattache l'une à l'action des

258. Mélange entre εύχομαι et άράομαι : //. VI, prière de Théanô ; entre une invocation
solennelle et le déclenchement d'un processus : //. I, première prière de Chrysès à Apollon ;
entre l'usage de l'impér. et celui de l'opt. : dans cette même prière, se succèdent κρήηνον et
τίσειαν. Voir tous les ex. des différents mélanges syntaxiques possibles rassemblés par
ZIEGLER, 1905, p. 50 sq.
259. Pd., Isthm. VI, v. 41 sq. ; cette prière, de surcroît, est présentée au moyen du verbe
λίσσομαι, ce qui ajoute encore une nuance supplémentaire.
388 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

dieux, tandis que l'autre fait l'objet d'un souhait à la troisième personne de l'optatif260 ;
le coryphée ne s'en estime pas moins « pris dans les liens de [s]on imprécation » (v.
276 : άραϊον). On observe la même double possibilité dans un texte à valeur
historique, le Contre Ctésiphon 261 : « Que le coupable soit (troisième personne du
singulier de l'impératif : έστω) εναγής d'Apollon, d'Artémis, de Léto et d'Athéna ; και
έπεύχεται αύτοΐς μήτε γήν καρπούς φέρειν κ.τ.λ. (+ infinitifs) ; puis le discours direct
reprend, et le texte se poursuit à l'optatif : « Puissent-ils ne jamais etc. (μήποτε...
θύσειαν..) » ; l'ensemble de ces parties constitue Γάρα', comme le précise
explicitement l'orateur. La double formulation se trouve encore dans une parodie
comique de malédiction rituelle 262. A l'invitation à prier tous les dieux (εύχεσθε est
alors employé), succède une longue liste de considérants introduits par ει ; ensuite
vient la double invite : κακώς άπολέσθαι τούτον αυτόν κωκίαν / άρασθε, ταΐς 5
άλλάϊσιν ύμΐν τους θεούς / εΰχεσθε πάσαις πολλά δούναι κάγαθά. Ce texte des
Thesmophories a semblé décisif à Corlu pour soutenir que άράομαι et εύχομαι avaient
acquis des valeurs opposées : « Les deux verbes... », dit-il 263, « ainsi que les mots
appartenant aux mômes familles, se sont spécialisés en fonction l'un de l'autre et, s'il
leur arrive parfois de confondre leurs emplois, ils sont le plus souvent soit
complémentaires, soit surtout opposés : un des meilleurs exemples est fourni par Ar.,
Th., où άρασθε (v. 350) exprime une imprécation contre autrui et εύχεσθε (v. 351) une
prière en bonne part pour soi-même ». Mais la comparaison avec les autres textes
précédemment cités montre qu'il n'est pas pertinent de lier souhait néfaste et αράομαι
d'une part, souhait favorable et εύχομαι de l'autre ; dans le texte d'Eschine, c'est bien
un composé de εύχομαι qui est utilisé pour les souhaits négatifs. On ne peut donc en
rester à cette proposition.
La différence entre les deux verbes, selon nous, réside dans une question de
relation à la divinité d'une part (εύχομαι), d'accent mis sur l'accomplissement effectif
en rapport avec certaines réalités de l'autre (αράομαι). Corrélativement, cette
différence se double d'un développement inégal des précisions concernant le détail des
résultats désirés : quand l'action des dieux était sollicitée (ce qui n'avait rien d'anormal,
même pour obtenir non pas une faveur particulière mais une consomption délétère ou
un regain de vie), il était nécessaire de spécifier les points sur lesquels leur
intervention était requise ; tandis que le verbe άράομαι, impliquant par lui-même une
relation à la fécondité et à la vie, se contentait d'un résumé plus succinct ; à lui seul, il
suffisait à désigner sans autre précision la mise en branle du processus global qui

260. Félicite rattachée à l'action des dieux (v. 269) : εύχομαι θεούς + infinitifs ; souhait à
la trois, pers. de l'opt. (v. 274-5) : Δίκη/ χο'ι πάντες ευ ξυνεΐεν είσαει θεοί.
261. Eschine, Ctre Clés. 110-1.
262. Aristoph., Thesm. 331 sq. ; sur ce texte, cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 33 sq. ; HORN,
p. 106 sq. ; Détienne, 1979, p. 200, et n. 2.
263. CORLU, p. 287.
l'ambivalence d1 άράομαι 389

concernait la survie du groupe dans tous ses ordres de fécondité : femmes, troupeaux,
champs. Εύχομαι et άράομαι se présentent donc l'un par rapport à l'autre comme à la
fois distincts et complémentaires, avec cependant la possibilité que l'un (άράομαι)
tienne parfois lieu de sous-catégorie de l'autre (εύχομαι). En effet, comme tous les
aspects de la croissance et de la fécondité (ou inversement de la mort) pouvaient être
rapportés aux dieux, il n'y a aucune raison pour que εύχομαι soit déplacé dans ces
contextes ; si bien qu'en principe, rien ne s'opposait à ce que εύχομαι connût un usage
très vaste, et fût donc utilisé aussi bien pour solliciter une faveur particulière que pour
agir, par l'intermédiaire explicitement mentionné des dieux, sur les facultés vitales ;
(on peut même soupçonner que, hors du contexte héroïque qui alimente la poésie, il
était plus souvent question dans les prières de demandes essentielles en rapport avec la
survie en général, que de faveurs exceptionnelles). Mais la réciproque n'est pas vraie,
et άράομαι, lui, ne pouvait être en situation que dans les cas où ces forces de vie et de
mort étaient engagées. Même Homère, qui privilégie autant qu'il le peut la religion
anthropomorphique, n'a pu nous masquer tout à fait ce phénomène, puisque c'est dans
l'épopée que nous avons aperçu tout d'abord ce « dénominateur » commun à toutes les
« prières » introduites par άράομαι. On comprend donc à la fois les « recoupements
sémantiques » entre άράομαι et εύχομαι, signales en maint endroit par Cl. Calame 264,
et la spécificité malgré tout sensible du verbe άράομαι : εύχομαι était apte à recouvrir
les emplois de άράομαι, tandis que ce dernier verbe n'a cesse de concerner un champ
d'action remarquablement homogène à travers les divers auteurs, et ce dès l'épopée, en
dépit des présupposés qui (selon nous) ont conduit à y gommer son aspect spécifique,
et qui ainsi ont contribué à créer ou à entretenir la confusion entre l'un et l'autre mot.

Au terme de cette analyse, on attend peut-être une proposition de traduction.


Nous devons avouer que nous avons échoué à en trouver une qui à la fois soit
succincte et convienne à toutes les occurrences : « souhaiter ou susciter
l'accomplissement de » peut convenir à certaines, « appeler » à d'autres. Il nous
semble en tout cas possible de faire l'économie de la traduction « maudire ». Mais
pour les tournures homériques comme ήρατο S Άθήνη, nous ne voyons pas comment
traduire autrement que par « pria Athéna ». Il en va de même pour άρά, pour quoi il
serait ridicule de recommander l'approximation encombrante : « déclenchement
automatique d'un processus d'ordre vital » ; ce peut être une définition, mais en aucun
cas une traduction. Donc sur ce plan pratique, il faut bien en revenir aux habitudes
traditionnelles, moyennant quelques aménagements, comme de s'en tenir le plus
souvent possible aux mots de désir, de souhait, d'appel, et d'éviter, autant que faire se
peut, l'introduction de notions adjacentes ou trop spécialisées, comme celles du vœu
ou de la malédiction. L'essentiel est de garder toujours présentes à l'esprit les réalités

264. Cf. les réf. énumérees supra, n. 3. RUDHARDT avait de même suggéré de confondre
sous certains aspects ευχή et άρά (1958, p. 196).
390 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

impliquées par ces termes. Il pouvait, aux modernes que nous sommes, sembler
paradoxal que, parmi les trois verbes passant pour exprimer globalement l'idée de
prière, le seul à ne pouvoir être employé d'homme à homme : άράομαι, fût
précisément celui qui souffre le rapport aux dieux le plus facultatif. Il nous paraît que les
analyses qui viennent d'être présentées permettent de fournir justification de ce fait, et
en même temps de confirmer en le précisant l'éclairage que J. Rudhardt avait porté sur
la religion grecque : notre étude nous donne une nouvelle occasion de saisir que la
religion grecque ne s'épuisait pas dans ses dieux - surtout à la manière dont nous
avons tendance à les concevoir trop souvent.

C'est pourquoi, avant d'en terminer avec le verbe άράομαι, nous voudrions
insister encore une fois sur son caractère authentiquement religieux. Nous n'avons
aucun moyen de deviner s'il y eut un temps où άράομαι servit pour des entreprises
dont le fonctionnement, supposé « automatique », n'était pas encore rapporté aux
dieux, tandis que εύχομαι aurait de son côté connu une carrière purement laïque.
Supposer cela sans doute est possible, mais ne repose sur aucun commencement de
preuve. A la base des emplois de άράομαι, peut être restituée une conception du
monde selon laquelle tout est organisé selon un ordre (qu'on peut à bon droit nommer
« cosmique », à condition de n'en pas évincer les réalités sociales), dans lequel tout
peut s'expliquer par un système de réactions en chaîne, la moindre atteinte à une pièce
de l'édifice menaçant ipso facto les autres. Mais ce n'est pas parce que la notion de
contact, ou de contagion, est prépondérante dans un tel système, qu'il convient de lui
appliquer nécessairement l'épithète de « magique » : loin de vouloir plier les lois du
monde à sa volonté, voire à ses caprices, celui qui accomplit l'acte d'apâoôai se
montre au contraire solidaire et allié de cet ordre qu'il contribue à maintenir ou à
restaurer par son initiative salutaire ou curative. Et la solitude que recherchent les
personnages homériques quand ils entreprennent d'àpâaôai265 nous semble due bien

265. Nous avions en effet remarqué {supra, n. 44) que nombre de prières homériques en
rapport avec άράομαι se faisaient dans la solitude. Or comme très peu d'entre elles pouvaient
être regardées comme constituant une malédiction, il semble improbable qu'on doive suivre
aveuglément le scholiaste qui affirme (au sujet de la seconde prière de Chrysès, après que sa
fille lui a été rendue : //. I, 450) : επί σωτηρία ευχόμενος παρρησίαν άγει* δτε δε
κατηρατο (Ι, 35) ήσυχη ηΰχετο· έπ1 όλέθρω γαρ ανθρώπων ή αίτησις J.Th. Kakridis
adopte cette interprétation (1949, p. 63, et encore 1971, p. 132-3), en même temps qu'il pense
pouvoir nommer « curse » le premier appel de Chrysès - tout comme la prière de Théanô dont il
s'occupe immédiatement après ; mais il ne s'explique ni sur le fait que cette prière de Théanô
soit alors proférée en public, ni sur la solitude qui apparaît requise aussi dans d'autres cas où il
ne saurait être question de malédiction. Pour d'autres epiphanies survenant à l'abri des regards,
cf. Od. IV, 367 (ή μ' οΐω ερροντι συνήντετο νόσφιν εταίρων). Un fgt de Phérécyde que
J.Th. Kakridis rapproche lui-même (1971, p. 106) de l'appel d'Achille à Thétis, nous montre
Persée recevant la visite bienfaisante d'Hermès au moment où il s'en est allé seul pour pleurer
sur les ordres cruels de Polydectès {F. H. G., 3 F 11). Enfin dans Andr. d'Eur., Pelée s'est assis au
bord de la mer, à l'écart (1265 : κοίλον μυχόν indique une retraite), pour attendre d'être enlevé
l'ambivalence d' άράομαι 39 1

plus au caractère d'épiphanie que le poète a choisi de mettre en valeur, qu'au prétendu
aspect magique de leur démarche - dont on ne comprendrait pas que l'auteur, si
attentif (de l'avis unanime) à l'estomper par ailleurs, le mît ici bien maladroitement en
relief. Rappelons en effet que là où la scène n'est pas traitée dans le sens d'une
épiphanie escomptée ou réalisée dans un contexte solennel ou héroïque, le fait
d'apôfoôoa ne s'accompagne pas d'une recherche de solitude 266. Il nous est donc
impossible, et de parler de magie, et même d'inférer, à partir des témoignages que
nous possédons, qu'il put y avoir une période de l'histoire du verbe άρασοαι où ce
terme servit hors du contexte religieux que nous avons essayé d'appréhender. Mais
sans vouloir remonter dans un passé devant lequel nous sommes démunis, il n'est pas
interdit de réfléchir au tableau que nous avons cru pouvoir brosser à partir de l'étude
des textes.
Si donc on s'en tient, comme il est prudent de le faire, à ce qui est observable, le
premier système d'expression organisé qui soit proposé à notre réflexion est l'épopée
homérique. Du fait que c'est en même temps le texte où le sens premier de εύχομαι est
encore le plus nettement perceptible (puisque ses emplois dans le contexte de la prière
en jouxtent d'autres, qui relèvent des contextes social et juridique), on retire de sa
lecture l'impression d'une sorte de disparité entre deux façons de chercher à infléchir
le cours des choses au moyen de la prière : l'une qui place nettement l'homme en
position de partie adverse plaidant sa cause, sollicitant des faveurs particulières
appuyées sur une argumentation justificative, l'autre qui laisse transparaître, en dépit
de l'affabulation héroïque, des demandes d'intervention roborante présentées comme
d'effet infaillible, sinon jugées « automatiques ». Ces deux attitudes à l'égard des
puissances supérieures ont de quoi apparaître fort différentes, pour ne pas dire
antinomiques. Et cette disparité laisse dans une perplexité qu'attise l'absence

par les Néréides et enfin divinisé. Le rapport qui s'établit entre un dieu qui vient
personnellement secourir un mortel et le héros privilégié qui est le bénéficiaire de cette faveur
apparaît exclure à tel point tout caractère public qu'en //. I, 198, quand Athéna se précipite aux
côtés d'Achille pour calmer sa colère, le poète prend soin de nous dire avec insistance qu'elle est
« visible pour lui seul : nul autre ne la voit ». Il ne nous semble donc pas douteux que l'attente
d'une épiphanie exige la solitude, et que ce soit là, et non dans un quelconque caractère magique
qui contredirait tout ce que nous savons par ailleurs des choix d'Homère, que soit à chercher la
cause des circonstances parfois particulières qui accompagnent l'action d'àpdoôou. Cet épisode
d'Achille calmé par Athéna n'a cessé d'exciter l'intérêt ; voir en partie. Edwards, 1980, p. 13 ;
Schrœdcr, p. 343 ; D. Aubriot, 1989.
266. Bomons-nous à quelques ex. ; cas où la scène est traitée dans le sens d'une épiphanie
escomptée : la démarche d'Ulysse pour apprendre des dieux le chemin du retour en Od. XII ;
épiphanie réalisée dans un contexte solennel : Apollon décochant ses flèches sur l'armée
achéenne pour donner satisfaction à Chrysès ; dans un contexte héroïque : Thétis se rendant à la
demande d'Achille (//. I). Quand il ne s'agit pas d'un héros ou d'un prêtre en situation privilégiée
(i.e. quand il n'y a pas espérance d'épiphanie), il n'y a pas de recherche de solitude (//. IX, 172),
voire il y a appareil rituel incluant la présence d'une assistance (//. VI, 304 ; Od. IV, 761).
392 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

d'étymologie indo-européenne sûrement reconnaissable pour άράομαι ; de là à


imaginer qu'on pourrait être en présence de deux modes de relation au divin, l'un qui
serait indo-européen, exprimé par un verbe de racine indo-européenne identifiable,
εύχομαι, et l'autre, άράομαι, qui appartiendrait à un autre substrat, la tentation est
grande. Elle l'est d'autant plus que d'une part les tablettes mycéniennes ont livré un
mot permettant peut-être de remonter à un nom ποτνίαρ^ος qui serait le titre d'un
prêtre très important 267 ; que d'autre part Aristote nous apporte un témoignage qui
nous trouble quand il nous apprend 26S que le substantif άρητήρ est un mot forgé par
Homère. Là encore, notre curiosité est excitée : qu'est-ce au juste qui a été controuvé
par Homère ? la fonction en même temps que le mot qui la désigne ? ou seulement
(puisque des fonctions sacerdotales réelles portaient un nom formé sur άρά) le dérivé
hybride qui résulte de l'adjonction d'un suffixe indo-européen de nom d'agent à un
radical qui, lui, ne l'était peut-être pas ? Si cette deuxième hypothèse devait retenir
l'attention, elle offrirait l'avantage évident d'être parfaitement congruente à l'usage
modifié (pour autant que nous ayons pu nous en rendre un compte exact), que fait
l'épopée du verbe άράομαι. Nous aurions alors en effet (sur le terrain de l'emploi des

267. Pour l'étymologie de άρά, cf. Frisk, et Chantraine, D.E., s.v. ; différentes étymol.
indo-européennes ont été proposées à titre d'hypothèses, qui toutes se heurtent à des difficultés ;
en sorte que pour le moment, l'étymol. de ce mot est inconnue. Concernant *Ποτνίαρ/Γος,
l'hypothèse est de Ruijgh, 1967, p. 123 : interprétant la forme po-ti-ni-ja-wi-jo (PY Qa 1299)
comme Ποτνίαρ^Ίος« appartenant au prêtre de la Maîtresse », il propose de regarder cet adj.
comme dérivé d'un mot hypothétique *Ποτνίαρ^ος qu'il compare, du point de vue sémantique,
à άρητήρ chez Homère
268. Aristt., Poét. 1457 b, 1. 33 dit que άρητήρ serait un nom forgé par Homère à la place
de Ιερεύς. Deux personnages portent le titre d'άpητήp dans 17/. ; ce sont Chrysès, άρητήρ
d'Apollon (//. I, 1 1 ; 94), d'Apollon dont la suite montre bien les pouvoirs dont il dispose sur la
vie et la mort ; et Dolopion, άρητήρ du Scamandre (//. V, 78), un fleuve, donc une divinité
nourricière et en particulier courotrophe. De Dolopion, la seule chose que le poète ait cru bon de
nous préciser est qu'il était « honoré comme un dieu » (précision qui n'est pas indifférente) ;
quant à Chrysès, les deux fois où ce titre lui est donné, c'est en rapport avec l'outrage
d'Agamemnon, et le mot toujours mis en relief d'une manière stylistique ou d'une autre. Il
semble donc évident, quoi qu'il en soit de la responsabilité d'Homère dans la formation du mot
άρητήρ, qu'il l'a utilisé d'une manière propre à montrer l'importance qu'il lui accordait. Sur les
deux noms du prêtre : άρητήρ et ιερεύς, cf. STENGEL, 1920 (1898), p. 33 ; sur άρητήρ,
SCHWENN, 1927, p. 25 ; 68 ; H. MEYER, p. 9 sq. ; Nilsson, 1955 (1941), I, p. 158 ; Burkert,
1977, p. 127 ; Medda, p. 24 affirme que la qualité ^άρητήρ confère une habilitation qui rend
puissant. Quoi qu'il en soit de la relation de ces deux mots entre eux, et du point exact sur lequel
porte l'innovation homérique, cette création accrédite l'idée que άρασθαι était plutôt du
domaine du « faire » (par opposition à εύχομαι, qui appartenait au domaine du « dire », et
même, du « dire » individuel) ; rappelons les analyses de Benveniste, 1948 (en partie, p. 1 12), et
le résumé qu'en a donné Vernant, 1979 a, p. 88-9 : « Dans le cas des noms d'agent en -τήρ,
l'agent se trouve immergé dans son action, laquelle est conçue comme une fonction ; l'agent se
confond avec l'activité à laquelle il est voué et où, par destination, aptitude ou nécessité, il est
enfermé ; -τήρ tend donc à abolir l'individualité de l'agent dans la fonction qui l'absorbe ».
l'ambivalence d' άράομαι 393

mots de cette famille) deux indices convergents propres à confirmer la tendance, par
ailleurs bien connue 269 de ce poète à gommer les aspects préhclléniqucs de la
civilisation qu'il décrit, au bénéfice des aspects indo-européens. Il est
malheureusement impossible de faire plus que poser la question : nous manquons,
pour l'instant du moins (à notre connaissance), d'indices suffisants pour la résoudre.

Nous devrons donc apparemment en rester là. Faute de mesurer exactement la


part d'innovation homérique dans l'emploi des deux verbes εύχομαι et άράομαι, nous
devons nous contenter d'examiner tel quel le donné que constitue pour nous l'épopée,
et de le rapprocher des emplois ultérieurs, en nous rappelant toujours qu'Homère ne
doit pas nécessairement être pris pour point d'origine 270. Cette comparaison nous
amène à attribuer l'originalité épique du sens de « prier un dieu » pour άράομαι271 à
un parti-pris théologique, si l'on peut dire, qui cadre parfaitement avec ce que nous
connaissons des préoccupations religieuses du poète 272. Que ce choix soit celui d'une
classe sociale ou celui d'un sanctuaire, qu'il réponde à un projet apologétique ou
artistique, il y a bien un choix. Il consiste, en ce qui concerne άράομαι, à estomper
tout ce qui peut en faire un verbe de déclenchement d'un processus (automatique car
lié à l'exercice de Δίκη), pour le laisser apparaître soit comme un verbe désignant une
prière d'appel à un dieu personnel, soit comme un verbe exprimant un ardent désir de
voir arriver quelque chose dans les faits. En somme, on pourrait dessiner cette double
inflexion imprimée par Homère au sens du mot en disant que sa signification a été
tirée en deux sens opposés : d'un côté vers un caractère religieux 273 à dominante
anthropomorphique accentuée, de l'autre vers un caractère laïque dans lequel ne
subsiste de l'acception primitive que le point d'application (concernant la vie) des
souhaits en question. Tout se passe donc pour nous comme si l'épopée évitait
systématiquement ce domaine, dont pourtant il est impossible qu'il lui eût été inconnu,
d'une religion de la puissance dans laquelle les forces adorées ou redoutées étaient
totalement étrangères à l'apparence et aux sentiments des hommes 274. Mais une fois

269. Cf. F. Robert, 1977, p. 426.


270. C'est ce que réaffirmait vigoureusement Vian (1973, p. 126) : « On ne saurait trop
redire qu'Homère n'est pas un commencement d'où tout procède par voie de développement : à
bien des égards, le phénomène homérique est un phénomène marginal ».
271. Puisque là où les tragiques réutilisent ce sens, on peut tenir qu'il s'agit d'une imitation
épique : cf. supra, p. 336 sq.
272. C'est ainsi qu'Homère feint d'ignorer la souillure du sang versé, et la nécessité de la
purification après un meurtre (cf. infra, chap. V, p. 413 sq.).
273. Au sens, devenu traditionnel pour nous de ce mot, de « qui a rapport avec la divinité »
- alors que les autres emplois de άράομαι en font un verbe d'action sur la puissance.
274. La religion homérique a donné lieu à d'innombrables études qu'il n'est pas question
d'énumérer ici. Nous citerons seulement deux livres relativement récents, qui nous semblent
situer la question dans une juste perspective : Griffin, 1980, p. 144-78, et J. Strauss-Clay, p.
394 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

faite la part de cette restriction, qui ne concerne que l'épopée homérique, et qui même
là est étroitement délimitée puisqu'elle n'affecte que la forme et non le fond des
souhaits désignés par ce terme, le verbe άράομοα est constamment employé quand il
s'agit d'une réactivation, par le pouvoir intrinsèque de la parole, des forces roborantes
ou consomptives dont le jeu constitue le processus vital qui anime l'univers. En sorte
que ce qui frappe dans l'emploi de ce mot n'est pas, comme le prétendait Bolelli, une
spécialisation de ses significations suivant les époques, les genres, ou les lieux, mais
bien au contraire une remarquable homogénéité.

Cela étant, on serait mal fondé à soutenir que ses liens avec la prière ne sont pas
ambigus à nos yeux : caractérisé à la fois par l'intense désir d'actualisation donc
d'efficacité jqu'il véhicule, et par l'aspect très facultatif du recours aux dieux qu'il
suppose, ce verbe a de quoi nous paraître « frôler la magie », comme dit Schwenn 275,
- et ce d'autant plus qu'on a pu en arriver à l'employer de plus en plus au sein de
contextes surtout négatifs, et dans des conditions telles qu'on est incertain de la
légitimité de l'appel à Δίκη. C'est là revenir sur les rapports, secondaires peut-être
mais indéniables et spectaculaires, de άράομαι avec des souhaits néfastes à portée
individuelle. Deux facteurs principaux nous semblent capables d'expliquer cette
particularité d'emploi, qui n'est pas contradictoire avec nos conclusions, mais dont il
convient de rendre compte. Ces deux facteurs, loin de s'exclure, étaient de nature à se
conjuguer. Le premier réside dans le caractère même de la tragédie qui, représentée au
théâtre, avec tous les prestiges de la musique, de la danse, de la mise en scène, était
propre à impressionner et à laisser des souvenirs durables : Œdipe, Thésée 276, Étéocle

133-85 (avec une bibliog. sobrement et clairement commentée au fur et à mesure) ; elle suggère
avec beaucoup d'esprit et de discrétion (p. 134 sq.) les mésaventures auxquelles expose un parti-
pris qu'on pourrait appeler de sublime et d'extase. Particulièrement épineuse est la question des
éléments dits « populaires » dans la religion homérique (Hedén y consacre un développement,
p. 15-26, pour conclure au mélange d'éléments populaires et d'éléments épiques ; Tsagarakis
aboutit à l'idée que la croyance de « l'homme homérique » repose dans une large mesure sur la
religion populaire, conclusion qui nous semble bien hasardée).
275. SCHWENN, 1927, p. 27. En revanche, J. de Rorhilly a bien vu que prières,
malédictions et serments appartenaient au domaine de la religion et non à celui de la magie
(1973, p. 155-6).
276. Le Thésée d'IIipp. Il faut observer que les desseins littéraires (ou les projets
d'édification morale incitant à la juste mesure et à la maîtrise de soi) semblent bien avoir parfois
conduit les auteurs à charger ceux qui se permettent d'outrepasser leur droit en lançant des
malédictions que les poètes qualifient souvent d'impies ou de cruelles ; cf., à propos des Sept, la
notice de Mazon (p. 105) soulignant que l'imprécation d'Œdipe contre ses fils est l'œuvre d'un
furieux qui a dépassé son droit (rappelons que les problèmes juridiques articulés aux devoirs
religieux sont au centre des tragédies d'Esch.) ; et, à propos du même Œdipe et d'Althaca, les
rem. de Bianchi (1953, p. 88-9, n. 3), selon lesquelles les malédictions peuvent constituer des
réactions excessives qui outrent les proportions et la justice. Ajoutons deux rem. concernant
l'ambivalence d1 άράομαι 395

avaient dû imprimer dans les esprits une marque indélébile et, même s'ils constituaient
des cas particuliers et extrêmes, s'offrir comme des modèles. A leur sujet se
confondaient la pitié pour l'excès de leur malheur, et l'effroi, la « terreur » devant
l'aveuglement qui les fait contribuer à leur perte et à celle de leurs proches. On conçoit
que la puissance de Γάρά, de laquelle dépend pour une bonne partie toute « la
catastrophe de la tragédie » 277, ait été ressentie comme le nœud où se concentre
l'essentiel de Γάμαρτία du héros 278. Qu'il s'agisse de l'injuste malédiction dont
Héraclès accable Déjanire dans Les Trachiniennes, de celle dont Œdipe s'est lui-même
involontairement chargé dans Œdipe Roi, de celle sous laquelle succombent Hippolyte
ou encore Étéocle et Polynice dans Les Phéniciennes aussi bien que dans Les Sept
contre Thèbes, on retrouve, plus ou moins clairement exploité, le thème du châtiment
perverti, du remède pire que le mal qu'il prétendait guérir : ni Hippolyte, ni même
Déjanire n'avaient attenté (ou voulu attenter) aux droits vitaux de leur père et de leur
époux ; et leur mort (en dépit du projet de qui les maudit) ne constitue à aucun degré
une réintégration dans l'ordre des choses ; elle ne fait qu'amener à l'existence un
scandale de plus, aussi stérile que la perturbation (effective ou prétendue) à laquelle
Γάρά était censée remédier ; quant aux « frères ennemis », l'imprécation qui les
anéantit sous leurs coups réciproques peut bien avoir pour résultat d'exterminer les
fruits de l'inceste abominable ; il n'est pas pour autant plus évitable de la regarder
comme désastreuse.
Comme on le voit, ce regard inquiet jeté sur Γάρά et sur ses conséquences est
solidaire des modifications qui sont intervenues dans la conception de Δίκη, et
parallèlement, dans la prépondérance accordée à la responsabilité personnelle :
Déjanire n'ayant pas voulu son crime, et Hippolyte étant totalement innocent de celui
qu'on lui impute, Héraclès et Thésée apparaissent encore plus jaloux de défendre ce
qui leur revient personnellement que désireux de secourir une Δίκη qui n'a plus guère
d'existence objective ou de sens, et au respect de laquelle se sont substituées des
exigences morales. En sorte que quelle que soit leur bonne foi en croyant vouer un
coupable à un juste châtiment, ce sont eux qui sont montrés coupables d'excès. Ces
modifications elles-mêmes sont liées à une évolution dans le sentiment religieux. Sans
qu'on puisse dire vraiment ce qui est la cause et ce qui est l'effet, la religion de la
puissance a dû céder le pas à la religion de la personne, à mesure que la collectivité
sociale perdait de l'importance, au profit justement des personnes : évolution dont les

Œdipe chez Soph. : dans O.R., le héros n'était pas obligé d'ajouter à la malédiction contre
l'assassin de Laïos (que sa fonction lui faisait un devoir de proférer = v. 237 sq.) une autre
malédiction, contre un rebelle éventuel (v. 269 sq.) ; dans O.C. (v. 1385), il décoche contre
Polynice l'atroce malédiction que l'on sait en employant (et c'est un hapax chez Soph.) le moyen
du verbe καλέω : αράς ας σοι καλούμαι, ce qui ajoute une intensité cruelle à son initiative
déjà lourde.
277. Racine, Première Préface d'Andromaque.
278. Cf. S. Said, 1978, passim (par ex. p. 26 sq. à propos des « fautes » d'Œdipe).
396 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

poèmes homériques semblent porter trace, - à moins qu'ils n'aient contribué à la


précipiter. En tout cas c'est le reflet que nous offre la tragédie où Γάρά, pour garder
quelque chose de son ancien caractère automatique, n'en apparaît pas moins, dans ses
conséquences fatales, imputable à la responsabilité divine : dépouillée de son
automatisme amoral, ne gardant qu'une infaillibilité cruelle et parfois inique, Γάρά,
dans la mesure où elle est (comme il arrive) explicitement commise à l'exécution des
dieux, peut sembler accuser leur injustice.
Sans doute est-ce là qu'il faut chercher l'explication de la tendance que nous
avons cru discerner chez certains poètes, à disculper les dieux des châtiments aveugles
qui viennent écraser certains innocents soupçonnés à tort et maudits 279. C'est qu'en
môme temps que surgissent des discussions sur ce qui est juste et ce qui ne l'est pas,
apparaissent des malédictions plus ou moins légèrement dévoyées, qui se prévalent
des lois de Δίκη pour assouvir des passions personnelles ; c'est net et explicite dans le
cas de Thésée ; c'est implicite dans celui d'Iphigénie, qui est empêchée par son père
d'appeler sur lui la rétribution qu'il mérite 28° ; ce bâillon, comme on sait, n'empêche
pas Δίκη de se mettre en marche et le roi de « payer » - preuve que l'imprécation eût
été légitime. Mais Agamemnon, qui prétend agir pour le bien de l'armée, a affecté de
croire que sa fille pourrait n'exhaler qu'un ressentiment personnel ; et si cela eût été, sa
précaution qui lui clôt la bouche eût été efficace. Le roi n'a pas aperçu la contradiction
sur laquelle se fondait son attitude : même dans l'optique (qui est la sienne) d'une
efficacité intrinsèque des paroles proférées, empêcher sa fille de le maudire ne pouvait
réussir que s'il était innocent ; dans le cas contraire qui correspond à la réalité (comme
il ne pouvait l'ignorer sans une aberration étrange), il faisait encourir à son armée un
fléau aveuglément répandu, faute que le coupable ait été clairement désigné en sa
personne ; lui qui prétend agir pour le bien de l'expédition en expose ainsi tous les
membres pour se dérober aux conséquences de sa décision dictée par l'ambition.
L'évocation de cette image magnifique et révoltante d'Iphigénie bâillonnée a permis à
Eschyle d'accuser tacitement la duplicité de son personnage, et ainsi d'accroître la
culpabilité qui justifie son châtiment 281.
La malédiction se présente donc comme l'une des ressources exploitées par les
poètes pour souligner les ambiguïtés tragiques. Elle est en effet infaillible et garantie
par les dieux dans la mesure où elle est, comme il est normal, désintéressée et dictée
par le seul intérêt général qui coïncide avec Δίκη. Mais il peut se faire qu'il y ait abus,
erreur, ou au moins discussion possible ; qu'un point de départ non dépourvu d'une
certaine légitimité s'avère en fin de compte trop mince (car entaché d'un sentiment
personnel exacerbé de son bon droit de la part de celui qui maudit) pour justifier une
intervention exterminatrice aussi radicale. Or l'antique croyance à l'efficacité

279. Cf. supra, p. 338 sq.


280. Cf. Esch., Ag. 232 sq.
281. Cf. J. de Romilly, 1958, p. 40, et surtout 1971, p. 72.
l'ambivalence d' άράομαι 397

automatique des άραι demeure, alors même que ces άραί ont plus souvent lieu d'être
néfastes que bénéfiques. Œdipe devait-il vraiment condamner ses fils comme il l'a
fait ? N'a-t-il pas outrepassé ses droits ? Les réponses données implicitement à cette
question sont fluctuantes, difficiles à interpréter. On se souvient que les άραί qui sont
jetées reçoivent volontiers dans la tragédie un qualificatif péjoratif 282. Est-ce là une
précaution que prennent Eschyle et Sophocle pour dégager la responsabilité morale
des dieux impliqués à leur corps défendant, et pour souligner la désapprobation qui
s'applique à ces démarches ? Ou bien veulent-ils simplement souligner la gravité
redoutable de ces malédictions ? Il est malaisé d'en décider. Ces qualificatifs ne
semblent pas avoir toujours même valeur, et la nuance péjorative qui leur est
commune ne doit pas répandre l'uniformité dans nos appréciations. Ainsi Antigone,
défendant pieusement les droits des morts, lance contre le profanateur de la sépulture
qu'elle avait donnée à Polynice 283 des αράς qui sont κακάς, c'est-à-dire (comme nous
l'avons vu) de nature à compromettre la capacité vitale du coupable ; mais aucun
jugement moral n'est explicitement mis en avant. On comprend bien pourquoi : le
garde qui fait le récit redoute probablement de subir les conséquences de ces
malédictions, dont cependant il ne se sent pas en droit de contester le bien-fondé ; il
emploie donc un adjectif qui, à l'exactitude religieuse, joint l'imprécision morale. En
revanche, quand Créon veut dans Œdipe à Colone justifier devant Thésée sa conduite
brutale envers Œdipe, il laisse entendre qu'il a été poussé à bout par la légèreté des
imprécations πνκράς(ν. 951) que le vieillard osa décocher contre lui et sa race ; et que
devant une conduite aussi outrée, il n'eut d'autre ressource que de la payer de retour (v.
953) : Άνθ" ών πεπονθώς ήξίουν τάδ' άντιδραν. Aussi bien a-t-il conscience de
« fournir de bonnes raisons » (v. 957 : δίκαι(α) λέγ(ειν)). On se rend bien compte que
dès qu'on peut plaider, dès que Δίκη ne s'impose plus sans discussion mais devient
matière à controverse, les άραί à leur tour deviennent - au moins virtuellement -
entachées d'illégitimité, d'injustice, et qu'elles perdent la valeur sociale qui les rendait
éminemment dignes du respect universel, pour être mises au service d'un ressentiment
privé peu honorable, même s'il se dissimule sous des dehors licites. A vrai dire, cette
suggestion n'a rien pour surprendre. Il n'est pas bien étonnant, ayant cru voir le lien
que nous avons aperçu entre les άραί et Δίκη, que nous trouvions celles-ci modifiées
en même temps que celle-là. Au contraire, ce parallélisme est en quelque sorte une
confirmation a posteriori des liens en question.
Cette façon de voir les choses permet d'intégrer dans un tout cohérent l'évolution
que l'on peut discerner dans l'emploi du mot άρά ainsi que dans la réalité qu'il désigne.
Demeurant liée aux conditions d'exercice de Δίκη Γάρά, qui avait valeur de mesure
salutaire pour la collectivité (que cela dût passer par la prospérité ou l'anéantissement
des personnes) a tendance à devenir - en même temps que Δίκη se pulvérise dans les

282. Cf. supra, p. 338 sq.


283. Soph., Ant. All.
398 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

différentes δίκαι- une entreprise de rétribution privée, soumise aux appréciations


personnelles. Dans un tel contexte, la place dévolue aux aspects positifs de l'ôpatend
à s'amenuiser, et inversement ses aspects négatifs se cristallisent volontiers sous la
forme d'un châtiment que l'on s'évertue à continuer de présenter comme légitime, mais
dont on ne peut empêcher le caractère personnel d'apparaître de plus en plus
nettement. Le côté tragique de ces actions justicières à la fois fatales et contestables,
en même temps que la difficulté de débrouiller le sens de άράομαι sous-jacent à tous
ses emplois divers, nous semble être ce qui a le plus contribué à entretenir la question
dans l'obscurité où nous l'avons trouvée, et à laisser croire à une adéquation
constitutive entre άρά et la malédiction, en dépit des occurrences qui auraient dû
depuis longtemps prouver le contraire.

Ayant, espérons-nous, rendu compte et du sens primordial de άράομαι, et de


l'évolution de ses emplois, nous pouvons maintenant revenir sur certaines questions
que nous nous étions posées chemin faisant. Nous nous demandions 284 s'il
conviendrait de distinguer différents types de prière, en fonction de divers modes
d'expression : il semble qu'en effet on doive s'acheminer vers une conclusion de cette
nature, non sans avoir pris la précaution de redire nettement combien toute
systématisation excessive serait malencontreuse. Cette réserve posée, ce n'est
probablement pas un hasard si, en appréhendant la question de deux manières
entièrement différentes, nous avons abouti à des constatations parallèles. D'un côté
l'étude menée d'un point de vue purement syntaxique nous a conduite en premier
lieu 285 à constater que l'optatif - dont nous observions l'emploi fréquent dans les
malédictions et les serments 286 - sollicite moins une intervention active que
l'acquisition ou la pérennisation d'un état (pour soi ou pour autrui) ; et en deuxième
lieu 287 à faire la remarque objective que l'optatif remplace volontiers l'impératif pour
agir sur une fonction vitale, tandis que ce mode est régulièrement employé pour
solliciter une grâce. Parallèlement l'étude, menée d'un tout autre point de vue, des
implications du verbe άράομαι et des mécanismes qui régissent le fonctionnement de
Γάρά, nous a fait apercevoir qu'il s'agissait précisément de processus vitaux, et non
point d'interventions ponctuelles ni de faveurs sollicitées ; et cette conclusion nous est
apparue d'autant plus irréfutable qu'elle s'impose même chez Homère, c'est-à-dire dans
des œuvres où tout est fait pour accréditer l'idée que les héros s'adressent
exclusivement à des dieux personnels qu'on peut solliciter d'intervenir dans des

284. Cf. supra, chap. Ill, p. 284.


285. Cf. supra, chap. Ill, p. 274.
286. Cf. supra, chap. Ill, n. 263.
287. Cf. supra, chap. Ill, p. 277 et n. 266.
l'ambivalence d' άράομαι 399

circonstances particulières et d'accorder des faveurs spéciales. Il semble donc bien que
soit pertinente la distinction entre deux formes de tentatives pour infléchir les faits au
moyen de la prière : l'une qui essaie de peser sur des volontés divines, et l'autre qui
entreprend de collaborer au bon déploiement de l'élan vital qui anime le monde et les
sociétés.
Corrélative est la question de savoir 288 si la prière grecque reposait sur l'ordre et
sur la contrainte : qui dit « peser sur les volontés divines » pourrait laisser croire à des
prétentions impérieuses ; qui dit « collaborer au déploiement de l'élan vital » pourrait
paraître impliquer des facultés d'ordre magique. Il n'en est rien. Aucun indice ne
permet de conclure à une quelconque tentative de contrainte sur les dieux, à moins
d'entendre ce mot au sens de « contrainte de la persuasion » 289 ; si l'on accepte de
prendre ce détour, on devra convenir qu'en effet, toutes les techniques de la persuasion
étaient mises en œuvre pour obtenir ce qu'on voulait de la divinité ; mais de là à
l'imposition d'un ordre, il nous semble qu'il y a loin, et que môme il y a contradiction.
Nous avons vu 29° que l'emploi de l'impératif présent représentait une sorte de mise en
demeure, qui aux modernes que nous sommes ne semble pas exempte d'une certaine
outrecuidance ; mais cette manière de s'exprimer était d'ordinaire réservée à des
invitations faites à la divinité d'accomplir sa fonction, ce qui tempère beaucoup le
caractère d'exigence qui peut au premier abord sembler marquer ces requêtes ; quant
aux cas, peu nombreux sinon exceptionnels, où une demande ponctuelle est présentée
en ces termes pressants, ils semblent correspondre à un projet artistique visant à faire
valoir l'émotion, plutôt qu'à un moyen de transcrire la réalité cultuelle. Pour l'optatif, il
est vrai qu'il représente, employé à la troisième personne, une démarche qui ne prend
guère en considération la volonté de l'autre. Mais c'est qu'alors il n'y avait pas de
volonté à sonder ou à persuader ; en particulier, que l'entreprise désignée par άράομαι
se présentait comme un effort pour contribuer au fonctionnement d'une loi respectée
des dieux mêmes et non comme un désir de se concilier leur bienveillance : s'il y avait
déclenchement automatique, c'était de puissance et non de personne, et surtout c'était
pour venir en aide à l'ordre garanti par les dieux, et non pour extorquer la satisfaction
d'un caprice privé.
Nous devons donc, laissant de côté les catégories qui sont les nôtres, nous
convaincre que (d'après ce que nous avons pu apercevoir jusqu'à présent) pas plus
l'ordre que la contrainte, a fortiori la contrainte prétendument « magique », n'étaient

288. Cf. supra, chap. Ill, p. 256 sq. La question est résolue de manière très nette (et à notre
avis fausse) par CRAWLEY qui écrit (191 1, p. 374, col. 1) : « Even in Greek religion, the deity
is constrained to effect a curse or a blessing » (c'est nous qui soulignons ; il renvoie pour cette
affirmation à Farnell, 1905, p. 196).
289. Cf. J. de Romilly, 1974, p. 12 sq. Cf. aussi les rem. que nous esquissions supra, chap.
ΠΙ, ρ. 256.
290. Cf. supra, chap. Ill, p. 269.
400 LA MALÉDICTION ET LE SERMENT

des moyens ordinairement mis en œuvre par la prière grecque. Sans doute tout ce qui
peut faire aux yeux de certains de nous la qualité du sentiment religieux (la ferveur
personnelle, l'intimité, le mysticisme) est-il absent de ces recours que faisaient les
Grecs à leurs dieux. Mais K. von Fritz a bien marqué depuis longtemps 291 que ces
caractères, que nous sommes habitués à tenir pour positifs, auraient semblé en Grèce
antique entachés d'une outrecuidance coupable ; en effet, le respect et la piété selon
une conception judéo-chrétienne ne sont pas le respect et la piété dans une religion
polythéiste, encore moins dans le polythéisme hellénique, encore moins pour la
période qui nous occupe.
Aussi avouons-nous être totalement déconcertée par une approche comme celle
de M. Eliade, qui estime la religion grecque, et singulièrement la conception grecque
de la prière, formées « sous le signe du pessimisme » 292. Le Grec, dit-il, prenant
« conscience de la précarité de la condition humaine », et se rendant compte qu'il
« n'est pas, stricto sensu, la "créature" d'une divinité..., n'ose pas espérer que ses
prières pourront établir une certaine "intimité" avec les dieux » 293. Il faut reconnaître
qu'Eliadc déclarait se placer « dans la perspective judéo-chrétienne » (cf. n. 292). Mais
c'est justement là ce qui nous semble étrange et contestable. Apprécier une religion à
la lumière des valeurs d'une autre religion a-t-il un sens ? Les Grecs pouvaient-ils
vraiment souffrir de ne pas se sentir la « créature » d'une divinité, et cela pouvait-il
avoir des conséquences sur leur conception de la prière ? Confessons que nous ne
parvenons pas à saisir ce que veut dire Eliade : ou il reste à la place d'un moderne, ou
il essaie de se replacer mentalement dans l'optique d'un ancien, mais comment peut-il
parler, en restant dans la perspective judéo-chrétienne, de ce dont un Grec « prit
conscience » ? J. Rudhardt au contraire nous semble avoir redonné (après K. von
Fritz) à la réflexion sur ces matières une impulsion saine en recommandant :
« L'historien doit reproduire ou mimer intérieurement, et à chacun des niveaux qui
conviennent, l'expérience religieuse d'un peuple, pour éprouver en lui cette cohérence
et pressentir quelle intuition inspire comportements, sentiments ou croyances, s'il veut

291. Comme nous l'avons déjà souligné ici ou là (Introd., n. 7 et 9 ; chap. I, n. 43 bis et 205
bis), VON FRITZ a excellemment indiqué certaines différences essentielles qui nous demandent
devant la prière grecque un certain effort d'adaptation (p. 6) : « We do not find in Greek prayers
those qualities which we are accustomed to consider characteristic of the highest forms of
prayer in other religions... The Greeks seem to have lacked completely, or almost completely,
the passionate self- scrutiny, the yearning for intimate personal communication with the god, and
the striving for mystic extinction of the personal ego in the deity which are generally
acknowledged to be the most profound expression of the religious spirit in the Christian, Jewish,
and Muhammedan faiths » ; et p. 10 : « The general attitude of the Greeks of the classical period
seems to indicate that, to them, a prayer seeking a mystic union with a god would have seemed
impious, rather than an expression of the highest piety ».
292. M. Eliade, 1976, 1, p. 272.
293. Ibid. p. 273.
l'ambivalence d' άράομαι 401

leur reconnaître un sens, s'il veut apprécier la valeur d'une religion pour ceux qui l'ont
pratiquée, ou simplement la comprendre » 294. Si nous essayons de nous situer dans
cette perspective (qui ne sera peut-être pas autant qu'on pourrait le souhaiter celle d'un
« Grec », mais qui s'efforcera de dépouiller une manière de voir anachronique, et qui
tentera en tout cas de s'abstenir d'être « la perspective judéo-chrétienne »), les diverses
formes de prière qu'on trouve utilisées dans les textes grecs et à travers les divers
témoignages qui nous sont accessibles, ne nous semblent ni désespérées ni
irrespectueuses. Quelle que soit la conception de la divinité que supposent l'existence
et l'usage concomitant de termes de deux familles pour désigner la prière (en excluant
pour le moment λίσσομαι), nous n'avons trouvé trace -au plan institutionnel- ni
d'ordre, ni de contrainte.
Il nous apparaît en effet que εύχομαι et άράομαι délimitent bien deux domaines
séparés dans la prière grecque ; mais ce ne sont pas ceux qu'on croyait. Au lieu de
tenir ces deux verbes pour identiques dans leur fondement, c'est-à-dire servant tous
deux de même à présenter une requête à la divinité, et distingués en fonction du
caractère (positif pour soi, négatif contre autrui) de cette requête, nous proposons de
les tenir pour en principe distincts dans leurs fondements, même si les
chevauchements possibles montrent que les deux conceptions de la divinité qu'ils
suggèrent ne s'excluent pas, et que le « génie grec » avait réussi - et ce, dès ce que
nous appréhendons comme début - à les concilier.

294. RUDHARDT, 1958, p. 306.


CHAPITRE V

LA SUPPLICATION

ET

LES DÉMARCHES CONCILIATRICES


OU PIACULAIRES
LA SUPPLICATION

ET

LES DÉMARCHES CONCILIATRICES

OU PIACULAIRES

Si l'on veut bien accepter l'idée que les deux verbes εύχομαι et άράομαι sont en
quelque sorte complémentaires en ce que le premier, qui originellement était adapté à
des rapports sociaux, a ensuite servi à désigner des requêtes argumentées adressées à
des divinités personnelles, tandis que le second, qui a toujours été inapte à marquer
des relations entre hommes, n'a cessé de concerner des appels destinés à susciter la
puissance (et comme tel tantôt a été rapporté aux dieux, tantôt les a laissés à l'écart),
on ne voit pas du tout, de prime abord, où pourrait venir se situer le verbe λίσσομαι; il
semble en effet avoir en commun avec εύχομαι son aptitude à regarder les dieux aussi
bien que les hommes, mais il passe par ailleurs pour lié à la supplication. De là à faire
glisser tout bonnement ce verbe du vocabulaire de la prière à celui de la supplication,
il n'y a qu'un pas, qui a été franchi par A. Corlu, quand il a affirmé que Ικέτης tenait
lieu de nom d'agent à λίσσομαι, dont la famille n'en comportait pas l. De même F.

1. CORLU, p. 298-9. L'auteur attribue d'emblée au verbe λίσσομαι le sens de « solliciter


instamment (quelqu'un), en faisant appel à sa bienveillance, de (faire quelque chose) » : p. 293 ;
il passe ensuite insensiblement au vocabulaire de la supplication (dès la p. 294 il parle
constamment de « la personne suppliée ») et, en somme, prend pour accordé que le verbe
λίσσομαι est propre à désigner la démarche du suppliant, comme il le manifeste en intitulant
« Les rites de la supplication » son chapitre V (p. 298-301) dans lequel il décrit essentiellement
l'attitude de la personne qui vient embrasser les genoux de celui qu'elle supplie, c'est-à-dire la
forme de supplication la plus visible dans l'épopée, sinon la plus caractéristique d'Homère.
Partant de ce présupposé et convaincu de l'étroite connexion de λίσσομαι et de la supplication,
il ne peut que s'étonner (p. 299) devant des passages comme Od. V, 444 ou XIII, 231, qui sont à
l'évidence des supplications, et où le mot λίσσομαι n'occupe pas la place qu'il escompterait. Or
justement, nous nous proposons de montrer qu'Homère fait un emploi particulier du verbe
406 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Létoublon classe λίσσομαι parmi les termes de la supplication 2, et A. Thornton,


étudiant le motif de la supplication dans l'Iliade 3, englobe indifféremment dans son
commentaire les scènes où ίκνέομαι est employé, et celles qui comportent seulement
λίσσσομαι. D'un autre côté, on trouve systématisée chez Benveniste 4 l'affirmation,
déjà esquissée dans YE.R.E. 5, que λίσσομαι implique une idée de réparation
demandée ou offerte. Sans doute y a-t-il du vrai dans chacune de ces deux voies :
λίσσομαι se trouve fréquemment dans un contexte de supplication, et comporte
souvent une offre de réparation. Mais aucune des deux n'est pleinement satisfaisante :
comme nous le verrons λίσσομαι, en dépit d'une concomitance fréquente, est loin
d'être indispensable à l'expression de la supplication (dont le vocabulaire technique
appartient à la famille de Ικνέομαι) ; et parallèlement l'idée de réparation est loin
d'épuiser les sens de ce verbe.

Il va donc nous falloir réexaminer successivement ces deux points partiellement


corrélatifs : en quoi consiste une supplication, et quelles sont les implications de

λίσσομαι (cf. infra, p. 444 sq.), et que cette circonstance fournit l'explication de la liaison
artificielle qu'il établit entre λίσσομαι et la supplication aux genoux.
2. F. LETOUBLON, 1980. A propos de ικέτης, elle rappelle d'emblée (dans sa n. 2) que
Chantraine (D.E., s.v. ΐκω) et BENVENISTE (1969, II, p. 252 sq.) sont revenus au
rapprochement traditionnel de ce nom avec le radical de ίκάνω, ΐκω, qui porte l'idée d'atteindre
(cf. infra, n. 7 bis). A aucun moment nous n'aurons lieu de parler de l'art, de Lake qui, en dépit
de son titre, n'a rien à voir avec la Grèce. Nous laissons également de côté les art. sur la prière
qui ne se soucient pas du sens des mots, et qui utilisent indifféremment des exemples où sont
concernés aussi bien εύχομαι ou άράομαι que λίσσομα<£.#. STRITTMATTER, 1924-5, ou
MEHAT).
3. A. THORNTON, 1984.
4. BENVENISTE, 1969, II, p. 252 sq. Ayant démontré que les verbes ΐκω, Ικάνω,
ίκνέομαι ne signifient pas seulement « arriver » mais encore « atteindre », « toucher (au terme
d'un effort) », il met en lumière le rapport qui unit ces verbes au substantif 'ικέτης. L'acquis
principal de cette démonstration (confirmée par F. Létoublon, 1985) réside dans le fait que son
auteur établit entre la supplication et le contact un rapport mainte fois signalé dans les
descriptions, mais désormais rendu patent dans les mots mêmes ; remarquons à ce sujet que Van
Gennep plaçait la supplication parmi les rites d'agrégation par contact direct (p. 45, 47). Quant à
λίσσομαι, Benveniste lui découvre (p. 249) un sens tout autre, suggéré par le rapprochement
formel avec le latin litare, qui est accomplir une « prière pour offrir réparation à celui, dieu ou
homme, qu'on a outragé, ou en vue d'obtenir du dieu pour soi-même réparation d'un outrage ».
5. M AIR, surtout p. 183. Le côté propitiatoire est mis en avant, et l'auteur parle de
« prayers of penitence ». Le D.E. de Chantraine indique (p. 644, s.v. λίσσομαι) : « Voir sur ce
groupe Corlu, p. 291-326 et surtout Benveniste, Vocabulaire, II, p. 248, qui pense que la λιτή
est une prière pour offrir réparation (à un dieu ou à un homme) » ; c'est suggérer une préférence
pour les vues de BENVENISTE tout en renvoyant à CORLU : il ne prend pas vraiment parti
entre ces deux solutions quoiqu'en fait, telles qu'elles sont formulées, elles s'excluent l'une
l'autre.
LA SUPPLICATION 407

λίσσομαι. Nous commencerons par le premier pour plusieurs raisons. D'abord ι otre
étude de άράομοα nous a déjà fait rencontrer plusieurs fois la supplication et les
suppliants ; il est donc urgent d'éclaircir et de confirmer les constatations rencontrées
alors. De plus une réflexion relative à la prière se doit de mettre au net la question de
savoir pourquoi on peut supplier aussi bien un homme qu'un dieu 6 : le développement
religieux de εύχομαι, avions-nous vu, portait témoignage sur l'affinité profonde qui
existe entre un certain type de prières et la technique du discours - et partant, sur une
conception de la divinité. Le fait que la supplication ne s'adresse pas obligatoirement à
un destinataire humain nous ramène à une interrogation comparable, et qui cependant
se pose en termes tout à fait différents : il convient d'élucider en quoi. Ensuite, avant
de décider si λίσσομαι peut oui ou non vouloir dire « supplier », il est indispensable,
du point de vue de la méthode, d'avoir d'abord défini ce que nous entendons par
« supplication ». Enfin, l'examen du verbe λίσσομαι nous permettra de revenir sur des
points fondamentaux concernant la signification, l'objet, et la fonction de la prière en
Grèce ancienne, ce qui nous acheminera naturellement vers notre conclusion.

LA SUPPLICATION

Ses différents rites

Ils ne nous retiendront que dans la mesure où certaines de leurs modalités (ou
certains détails) ont été passés sous silence par J. Gould dans son article fondamental :
« Hikcteia » 7. Du point de vue de la description des rites, les points essentiels qu'il
met en évidence sont : - a) les deux possibilités de supplier : soit en prenant les
genoux, le menton, les mains de celui qu'on implore (p. 75-77), soit en se réfugiant

6. Irrecevables en effet sont les vues très réductrices de Richard (p. 305-6), selon qui la
véritable supplication est celle qui est présentée à un autel. Les constatations essentielles que
nous avons pu glaner au fil de notre réflexion concernant άράομαι sont relatives à la nécessité,
dans le cas de la supplication (comme dans celui du serment), de certains gestes effectivement
accomplis, d'un contact rendu matériellement effectif, pour obtenir le caractère d'un φίλος qui
met le suppliant en état d'àpâOGai. Cf. supra, chap. IV, p. 375 sq.. En conséquence, ce qui
reste à établir, c'est plutôt la raison pour laquelle on peut supplier également un dieu (cf. infra,
p. 425 sq. ; et η. 108).
7. GOULD. A la bibliographie qu'il indique dans sa n. 7 (à laquelle nous renvoyons), il
convient d'ajouter GOSSEN et Karadimitriou ; on peut également glaner quelques informations
dans Parker, p. 146 ; 181-2 ; 315. Pour la représentation des gestes de la supplication, on
consultera en dernier lieu NEUMANN, p. 70 sq. Au livre (qui n'est pas pour autant devenu
inintéressant) de Séchan, 1967 (1926), fait contrepoids celui de Moret. Ces deux ouvrages, dans
des perspectives opposées, passent en revue nombre de scènes de supplication.
408 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

dans un lieu consacré, foyer domestique ou autel d'un dieu (p. 77-8) ; - b) la nécessité
d'un contact (p. 77-8 ; 81), ce qui ne surprend pas, si ικ est un radical qui indique
l'idée de « toucher » 7 bis. Il souligne (p. 78-82) la signification des gestes d'accueil
effectués par le supplié : relever le suppliant par la main, le faire asseoir à ses côtés,
lui offrir de la nourriture 7 ter ; tous ces gestes manifestent une solidarité, offerte d'un
côté, acceptée de l'autre ; au bout de cette procédure, suppliant et supplié sont l'un
pour l'autre des φίλοι (η. 36).
Il montre très nettement que l'épopée nous offre surtout des exemples de
supplication adressée directement à un autre homme, tandis que les textes ultérieurs
présentent plus volontiers des tableaux où figure le refuge dans un sanctuaire ; et,
soulignons-le en passant, en dépit de ce qui est selon nous une erreur de perspective
mais à laquelle induit si facilement Homère, il a le mérite de se garder (quoiqu'il ne
s'attaque pas à la question du vocabulaire pour elle-même), d'effectuer l'adéquation
entre les termes qui désignent effectivement la supplication (qui sont les mots de la
famille de ίκνέομαι), et λίσσομαι , qu'on trouve il est vrai souvent employé chez
Homère en concomitance avec une supplication « aux genoux » 8. S'insurgeant ensuite
(n. 38) contre l'idée exprimée par Dodds 9 selon laquelle la supplication n'est jamais

7 bis . Le sens originel de « toucher » pour les mots de radical Ικ— a été établi par F.
Létoublon, 1985, p. 144 sq., en partie, p. 148-9, et 151 : « Dès l'époque d'Homère, le groupe de
ίκ- a évolué sémantiquement vers un sens de contact avec l'objet dans la direction duquel on
s'est déplacé, et semble alors correspondre au français "arriver" ». Ruijgh (1957, p. 132-3) pense
que'ÎKû) appartiendrait au substrat achéen.
7 ter . L'importance du foyer dans la supplication, la signification des gestes d'accueil
énumérés par GOULD, sont en parfaite cohérence avec la fonction du foyer telle que la définit
Vernant, 1971 (1965), p. 143. Par ailleurs l'importance de la commensalité qui établit les liens
d'hospitalité est bien marquée dans le rituel historique des suppliants tel qu'il est édicté dans la
loi de Cyrène : cf. Ch. Picard, 1936 b ; SERVAIS, 1960 ; SOKOLOWSKI, Lois sacrées , Suppl.
Paris, 1962, n° 115.
8. GOULD, η. 1 et 12. Avant le livre de NEUMANN et l'art, de GOULD, on trouvait la
description des gestes qui accompagnent la supplication dans VOULLIEME, p. 14-5 et dans
SITTL ; voir aussi CORLU, p. 299 sq.
9. Dodds, 1965 (1951), p. 42. Il souligne la différence, sur ce point, entre Ylliade et
l'Odyssée. Il est vrai que ce second poème accorde une place de premier plan au thème de
l'hospitalité (comme le rappelle encore récemment Tracy, p. 16 ; 22) ; mais c'est là une raison
supplémentaire de se garder des appréciations qui ne tiennent aucun compte des visées
artistiques de l'un et de l'autre poème : nous nous proposons de montrer ailleurs que les scènes
de supplication jouent un rôle différent dans 17/. et dans YOd., car visiblement les valeurs
exaltées par les deux épopées ne sont pas exactement les mêmes. Dès maintenant, on pourra se
faire une idée de la complexité de la question en consultant Bellmont, Braswell (qui consacre un
développement à la supplication d'il. I, 394) ; Fenik, 1974, p. 5 sq. sur la supplication d'Ulysse à
Arété (qui avait déjà longuement retenu l'attention de Kilb, p. 29-107) et p. 233 sq. sur celle de
Théoclymène ; Stagakis a intitulé l'un de ses chapitres « IK.ETAI in the Homeric Society »
(mais sa "démonstration", toute formelle, est curieuse : puisque, raisonnc-t-il en substance, 1°)
LA SUPPLICATION 409

couronnée de succès dans Xlliade, il fait voir que la réalité n'est pas si tranchée, et
explique les cas où cette notion de supplication méprisée trouve à s'appliquer par une
sorte de « casuistique » du contact rompu (ou non établi), en un développement (p. 80-
1) où la finesse se joint à la concision. Ce passage de l'article de Gould offre en outre
l'intérêt de montrer que ce qu'il appelle la supplication « figurative » (p. 77 ; 81), c'est-
à-dire exprimée au moyen d'un performatif ne constitue pas une protection aussi
efficace que le contact réellement assuré 9 bis. En effet, ces rites apparaissent fondés
sur ce qu'il nomme des « règles du jeu » (il en donne des exemples historiques : p. 82-
85), ce qui implique un certain formalisme ; mais une fois que ces règles sont
respectées à la lettre, les infractions qui y sont faites sont, et demeurent au fil des
siècles, choquantes, une Ίκετεία correctement conduite devant nécessairement être
payée d'ai6coç(p. 85-90).
La partie la plus originale de l'article de Gould est certainement constituée par
ses deux derniers éléments, relatifs respectivement au rapport entre étranger et
suppliant (p. 90-94), et à l'interprétation des conduites du suppliant et du supplié (p.
94-100). Pour le premier, il met l'accent sur l'incidence sociale de l'usage de la
supplication : l'utilité du rituel pour dominer l'anxiété née d'une situation inhabituelle,
l'importance de la τιμή accordée au nouvel arrivé (p. 91-2), la prédominance des
« idées d'échange et de réciprocité des relations », l'espèce de parenté qui se crée par
l'accueil d'un suppliant (p. 93), tous ces thèmes que nous avions nous-meme
rencontrés ou aperçus ici ou là 10, se trouvent exploités indépendamment par Gould

ξεϊνος implique des relations réciproques, 2°) se trouvent les deux formules parallèles ξεινος
(Ικέτης) δέ τοι εύχομαι είναι, c'est que Ικέτης implique aussi des relations réciproques) ;
plus intéressants sont les art. de Edwards, 1975 -étude approfondie dans Edwards, 1980, où il
se livre à une utile comparaison des différents gestes possibles ; malheureusement ce travail,
entaché qu'il est de la confusion entre λίσσομαι et Ικνέομαι, ne permet pas d'accéder à des
conclusions convaincantes. On pourra aussi se reporter à F. Bader, p. 22-3 ; 31 ; et à S. Saïd,
1979. On lira avec un intérêt particulier l'art, nuancé de Pcdrick, sur lequel Newton renchérit
encore en finesse. Par ailleurs J. Strauss-Clay fait justement remarquer (p. 89 sq.) qu'en dépit de
points communs (leur qualité d'archers, le fait qu'ils soient descendus aux Enfers, leur
participation à un sac de Troie), Héraclès et Ulysse s'opposent comme la force à la métis, et
qu'en particulier la violation brutale par Héraclès des lois de l'hospitalité (par le meurtre
d'Iphitos : cf. Od. XXI, 24-29) « stands in emphatic contrast to Odysseus' pious regard for
them » (p. 91, n. 68, avec référence à Bielohlavck). C'est un autre indice de l'importance
primordiale du thème de la supplication et de l'hospitalité dans l'Odyssée. R.B. Rutherford va
jusqu'à affirmer (1986, n. 4) : « The pattern of hospitality and generosity .... is as vital to the
poem's structure as to its ethics ».
9 bis. En vertu de ce que l'histoire des religions appelle traditionnellement la « magie de
contact » : cf. les références indiquées par Kopperschmidt, p. 11, n. 2 (Freud, Frazer, Nilsson).
10. Dans le chapitre précédent, nous avons eu l'occasion de remarquer (p. 355 sq.) le
caractère social de Γάρά, de quoi l'incidence sociale de la supplication est à certains égards
solidaire ; ces implications sociales et non point affectives de la supplication ont été relevées à
4 10 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

dans l'optique de la supplication. Ils l'amènent à formuler (avec prudence : n. 100 a)


l'hypothèse que la supplication au foyer est première, et que la supplication face à face
(ce qu'il appelle « battlefield form ») n'est rien d'autre que l'extension de ces pratiques
à un cas critique : la seconde forme constituerait en quelque sorte une « adaptation
métaphorique » de la première ; c'est là une interprétation qui nous semble hautement
plausible, et sur laquelle nous nous proposons de revenir n ; enfin, la supplication à
l'autel ne serait qu'un développement secondaire de la supplication au foyer, - manière
de voir qui ne saurait manquer d'entraîner des conséquences concernant le type
d'intervention, ou de participation au rituel, requis de la divinité.
Corrélative de réflexions de ce genre est l'interprétation des conduites du
suppliant et du supplié que propose Gould. Il commence par insister sur l'impression
de total abaissement, d'infériorité, exhibés dans les gestes et attitudes du suppliant,
tandis qu'est exaltée la τιμή dont jouit le supplié, et il y décèle un renoncement
ostentatoire au « contest-system » des relations sociales qui caractérise normalement
la conduite entre non-φίλοι; ainsi, les schémas normaux de conduite sont intervertis, le
suppliant réclamant protection en échange de l'honneur que sa soumission répand sur

mainte reprise (entre autres Calhoun, 1963, p. 450-1 ; Gaudemet, p. 141-143 ; Adkins, 1969 a,
p. 24-5 ; 1972 a, p. 9 sq. ; 1972 b, p. 16). Ces considérations, fondées sur des analyses
historiques, s'opposent à l'interprétation de Beaujon citant (en épigraphe) Péguy : il serait
contradictoire avec tout ce que nous savons par ailleurs de dire que le respect des suppliants
trouve au départ son fondement dans « l'émincnte dignité des pauvres ». Tout aussi éloignée de
la réalité nous apparaît la proposition opposée de DELATTE selon qui la supplication aurait une
origine sociale, et n'aurait acquis une valeur religieuse qu'avec le temps (1951, p. 442 sq.) ; cette
idée semble favorisée par la confusion qu'il effectue (comme Couch) entre supplication et
προσκύνησις; ainsi que l'indique bien GOULD (p. 75, en partie, n. 10), la distinction
s'impose, en dépit de certaines interférences, et elle avait été établie dès le siècle dernier par
Sll'l'L (p. 157-8, 169-171 ; 178, n. 8 ; 182, n. 7). Nous avons souligné également l'importance
des échanges de τιμή pour respecter Δίκη (chap. IV, n. 221), à mettre en parallèle avec le rôle
de la Χάρις réciproque (chap. II, n. 188 ; 206 ; chap. Ill, n. 181) ; en ce qui concerne la
« parenté » qui s'établit avec un suppliant accueilli, GOULD, qui pour la commenter emprunte
(n. 99) à l'ethnographie de la Grèce moderne les expressions « spiritual kin » ou « ritual
kinship », aurait pu effectuer le rapprochement avec ce que désignent les termes de la famille de
φίλος, - dont Hamp a justement montré depuis que le premier sens exprimait non pas une
notion de sentiment (« ami ») mais une relation sociale envers le ξένος (« suus ») ; nous
renvoyons à cet art. pour la bibliogr. concernant les mots de cette famille (pour le
développement d'un sens plus large, faisant place au sentiment, voir infra, n. 47). Sur la ξεινίη
et la φιλότης en tant que notions sociales, cf. Finley, 1956, p. 109 sq. ; Adkins, 1972 b, p. 16.
Notons qu'on trouve des traités sanctionnant ξεινίη et φιλίααυίαηΐ que συμμαχία (Calderone,
p. 42), et qu'une supplication pouvait donner lieu à un monument épigraphique, comme le
montre la « laminetta » (I.G. IV, 492) trouvée sur l'acropole de Mycènes, datée de la fin du VIe
ou du début du Ve siècle (M. Guarducci).
11. En attendant, on trouvera des suggestions intéressantes dans Meringer ; Déonna, 1939 ;
Festugière, 1951 ; Onians, p. 174 sq. ; Führer, 1982 ; et, pour les domaines extérieurs à la
Grèce : Loth ; Benvcnistc, 1926 ; Cahen ; Meillet.
LA SUPPLICATION 411

le supplié 12. Quant à ce dernier, il est touché en des endroits vitaux : genoux, menton,
et mains passaient en effet pour des réservoirs de vie, qu'ils fussent regardés comme le
siège de la force physique d'un homme, ou comme le centre de ses facultés de
reproduction 13. Deux interprétations du symbolisme de ce contact sont présentées par
Gould, accompagnées de l'affirmation qu'elles ne s'excluent nullement l'une l'autre (p.
97). La première consiste à dire que le pouvoir vital du supplié est considéré comme
s'écoulant de lui, depuis ces points privilégiés, jusqu'au suppliant. La seconde, partant
du fait que les endroits touchés sont les parties les plus vulnérables du corps du
supplié (en ce qu'y réside sa force vitale), propose de voir dans les gestes du suppliant
une atteinte symboliquement agressive quoique indolore et inoffensive, dirigée contre
ce que le supplié doit être le plus désireux de protéger. Tel est, suivi de remarques
suggestives concernant le foyer et le rôle des femmes dans la supplication (p. 97 sq.),
et d'une conclusion marquant le caractère de rite de passage que possède la
supplication, l'essentiel de l'apport de cet article très riche, sur le détail duquel il nous
faudra revenir chemin faisant.

En effet, les vues pénétrantes qui font apprécier cette lecture ne nous
dispenseront pas de reprendre sur quelques points l'élude de la supplication. Il y a à
cela deux raisons. La première est que J. Gould, allant à l'essentiel, a négligé certains
rites cependant importants, comme le port des rameaux ou la position assise, ou
certains cas particuliers qui pourtant sont éclairants, comme le refuge d'un meurtrier
ou la supplication aux morts. La seconde est qu'il n'avait pas à se préoccuper du sens
exact de λίσσομοα, et qu'il a par conséquent laissé cette question de côté, ce que nous
ne saurions faire.
Cela étant, un point doit être bien entendu : nous ne nous proposons aucunement
d'aborder à nouveau la question des suppliants, des droits qu'ils parviennent ou
échouent à faire respecter, sous l'angle de l'évolution des idées morales. Ces questions,
qui trouvent leur place aussi bien dans des études relatives au pathétique dans la
tragédie grecque 14, que dans des réflexions d'intérêt historique, relatives aux « lois de
la guerre » 15, ou au statut de l'étranger 16, ont déjà fait l'objet de travaux importants.

12. Cf. GOULD, p. 93 sq. ; on pense à Isocrate : « Qui... s'aviserait de supplier soit ses
inférieurs, soit des gens soumis à d'autres ? » (Panég. 57).
13. Ibid. p. 96 ; cf. aussi les réf. citées supra, n. 11, auxquelles on peut ajouter H.
Monsacré, p. 54 et 210, n. 19, et Jouanna, 1988 a, p. 523.
14. Cf. J. de Romilly, 1961, p. 58 sq. ; Lattimore ; Kopperschmidt, dont le livre est
spécifiquement consacré à cette question ; Burian, 1971 ; Vickcrs ; R. Aélion, I, p. 240-242 ; II,
p. 15-61.
15. E. SCHLESINGER, p. 28 sq. ; Wenger, col. 837-839 ; Schilling, p. 141 sq. ; Latte,
1964 (1920), p. 108 ; Ducrey, 1968, p. 56 sq., 289-311, et en partie. 295-300 ; Pritchett ; Ga-
wantka ; le livre à la vaste perspective de Bravo concerne plutôt l'histoire du droit. Le sens du
verbe συλαν avait été étudié par Gemet, 1917, p. 265 sq. Enfin, sur l'asylic particulièrement
412 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCI IES

Notre projet se borne à essayer de comprendre les fondements de la supplication (et ce


faisant, à éprouver la justesse des hypothèses de Gould), ainsi qu'à rechercher la
spécificité du verbe λίσσομαι par rapport au domaine de la supplication, avec lequel
on l'a souvent confondu 17.

La supplication d'un meurtrier

Quand il examine des exemples de supplications présentées à un foyer, Gould ne


réserve aucun traitement spécial à un cas pourtant particulier de ce type d' « arrivées »,
la supplication d'un meurtrier qui vient, en même temps que l'accueil, demander
purification. Plus encore que tous les autres usages qu'il nous revient d'étudier, celui-là
est lié aux conditions historiques, puisqu'à son aspect rituel s'ajoute évidemment une
incidence juridique. Toutefois, cette orientation nous retiendra moins que les questions
de souillure, de sang versé, qui sont fondamentales pour la compréhension des
mécanismes mis en jeu par les rites de la supplication 18.

respectée de certains sanctuaires, voir entre autres travaux, Ch. Picard, 1962 b ; Baladié, p. 331,
n. 199, et p. 334.
16. Monceaux ; Clerc ; H. Hommel, 1932 ; les rapports entre supplication et prédroit sont
abordés par L. Gernet, 1968 (en partie, p. 232) ; pour les questions historiques voir Ehrenberg,
1982 (1932) : sur les métèques, p. 78 (avec bibliographie) ; sur l'importance de la supplication
en politique internationale, p. 174 ; cf. aussi Gauthier (p. 108 sq. sur les métèques, avec
bibliogr. dans la n. 1) ; M.F. Basiez (p. 29 sq. ; et, sur les proxènes, p. 39 sq.) ; le livre de Vatin
évite de reprendre la question traitée par Gauthier.
17. Une remarque préliminaire s'impose : le mot « supplier » en français est ambigu. En
l'absence, dans nos propres coutumes, de rites de supplication comparables aux cérémonies
particulières que nous décrivent les textes grecs, ce verbe et les mots de la même famille ne
véhiculent pas pour nous de sens rituel (hormis dans les traductions d'auteurs anciens,
précisément). Nous essaierons cependant de ne pas répandre la confusion d'entrée de jeu ;
jusqu'à preuve du contraire, nous partirons des remarques de Benveniste sur ίκνέομαι ;
GOULD en confirme le bien-fondé (p. 75-77) ; F. LETOUBLON ne l'infirme pas (1980, p.
326), et même y souscrit (Létoublon, 1985, p. 149) ; nous emploierons donc les termes français
de « supplication », « suppliant », « supplier », exclusivement pour les scènes qui nous
décrivent des gestes (sur lesquels, outre les ouvrages déjà cités, cf. STENGEL, 1920 (1898), p.
80 ; Stanford, 1963, comment, des v. 1173-1175 d'/ty.), une posture, un contact rituels, en
réservant des expressions comme « demander, solliciter instamment, implorer » à la requête que
présente le suppliant, i.e. souvent au verbe λίσσομαι Au reste, cette prééminence des gestes
dans la supplication est déjà considérée comme un donné depuis longtemps : cf. Détienne, 1981
(1967), p. 52.
18. Les rites de la purification d'un meurtrier, dont nous ne ferons pas de rappel complet et
méthodique, ont été décrits en partie, par Wächter, p. 64 sq. ; STENGEL, 1920 (1898), p. 155
sq. (olivier, laine : p. 159 ; eau, sang, feu : p. 162) ; RUDHARDT, 1958, p. 271 ; Festugière,
1960, p. 490 ; 492, col.l ; Ginouvès, p. 319-325 ; Parker, p. 375 sq. Cf. encore infra, n. 49. La
LA SUPPLICATION 413

En dépit de l'absence, dans ïlliade, de toute mention de la purification, nous nous


tournerons, une fois de plus, d'abord vers ce poème. Nous y trouvons quatre exemples
d'un homme coupable d'un meurtre ou d'une faute aussi grave qui, banni du cercle des
siens, dut chercher refuge à un foyer étranger et qui, à la suite d'un accueil généreux,
fut intégré à la maison - à la « maisnie » pourrait-on dire pour reprendre un
vocabulaire féodal - de son bienfaiteur, voire regardé comme son fils 19 : Phénix,
Épigcc, Patrocle, Lycophron furent les bénéficiaires de ce type d'accueil. Peut-être
n'cst-il pas indifférent de souligner que trois de ces épisodes, tout à la gloire de Pelée,
semblent saluer une tradition familiale d'hospitalité particulièrement fastueuse et
notoire 20. Mais indépendant est le cas de Lycophron, dont nous apprenons qu'il devint
l'écuycr d'Ajax après avoir supplié Télamon à la suite d'un meurtre commis dans son
pays, et qu'Ajax aussi bien que Teucros l'honoraient à l'égal de leurs parents. Ce qui
apparaît très frappant dans les relations que l'épopée nous dépeint entre Achille et
Phénix, ou surtout Patrocle (comme entre Ajax et Lycophron), c'est que, si se sont
institués des sentiments très réciproques d'affection profonde, « l'arrivant » garde,
envers son hôte, une reconnaissance qui fait de lui son obligé à vie. Des sentiments
sincères s'ajoutent, mais la notion d'agrégation sociale semble fondamentale. L'Iliade
ne nous en dit pas plus, et ainsi prête à croire que la seule gratitude pour une aide
matérielle durable commande le dévouement de ces sortes d'hommes-liges. Cela a
conduit un certain nombre de savants à laisser entendre qu'Homère ignorait la
purification du meurtre 21. Il faut dire que Y Odyssée semble aller dans le même sens :
il est parfaitement vrai qu'au moment où Théoclymènc aborde Télémaque 22, le poète
nous décrit la supplication par laquelle il sollicite son admission à bord (d'où
s'ensuivra son accueil au foyer du jeune prince) sans insinuer le moindre mot qui
évoque la nécessité d'une purification. Pourtant Télémaque est occupé à une activité

purification d'Orcstc, en partie, a donné lieu à une iconographie abondante (cf. entre autres G.
Roux, 1976, p. 128, et pi. XX ; XXIV).
19. Phénix (IX, 461) : cf. supra, Chap. IV, η. 175 ; et D. Aubriot, 1984 a, p. 348-9).
Lycophron : XV, 429 sq. Épigée : XVI, 571 sq. Patrocle : XXIII, 84 sq. Signalons encore
Médon, « bâtard du divin Oïlée et frère d'Ajax » (XIII, 695-698 = XV, 334-336). Il n'est pas
sans intérêt de relever que dans Le Bouclier (qu'il soit ou non d'Hésiode), l'histoire
d'Amphitryon est contée en des termes parallèles (v. 81 sq.), où le rapport est fait explicitement
entre l'arrivée d'un meurtrier et sa qualité d'ÎKéTrjç. Sur le sort de l'exilé, qui fait de lui un
suppliant, cf. Bcrnand, 1985, p. 331 sq.
20. Cf. D. Aubriot, 1985 c, p. 18 et n. 36.
21. Rohdc, p. 223. Dodds 1965 ( 1951), p. 25. Peut-être convient-il de distinguer entre un
meurtre « premier », si l'on peut dire, et un meurtre par vengeance légitime : Oreste en effet
recueille dans YOd. des louanges unanimes (Defradas, 1972 { 1954), p. 161-164). Sur Homère et
la purification, cf. Ginouvès, p. 319, 320, et 325 ; sur le traitement de l'homicide dans l'épopée,
Gagarin, p. 5 sq.
22. Cf. Od. XV, 222 sq.
4 14 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

religieuse ; de plus, il est sur le point de s'embarquer, instant délicat où il est prudent
de ne pas lier son sort à un homme chargé d'une tare, qui peut entraîner ses
compagnons dans sa perte 23. Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu'il fût
effrayé du sacrilège. Or le poète le représente d'un calme imperturbable.

Cependant, il semble difficile d'imaginer qu'Homère ignorât la souillure du


meurtre : d'une part on voit mal, historiquement parlant, comment le meurtre d'un des
siens aurait pu commencer par sembler chose religieusement inoffensive, pour
apparaître redoutable ensuite seulement 24 ; de l'autre certains indices montrent
qu'Homère n'était pas dans l'ignorance de ces rites : en fait foi la comparaison qui
souligne l'arrivée de Priam auprès d'Achille, comme l'a très bien vu Gould 25. Même
Rohde, qui accorde à l'absence de purification après un meurtre dans les poèmes
homériques l'importance que l'on sait, n'allait pas jusqu'à affirmer catégoriquement
cela, et préférait penser que « l'idée de l'impureté religieuse (contractée par l'homme
chaque fois qu'il entre en contact avec les choses qui inspirent de la répulsion) »,
quoique « très ancienne ». . .« avait été bannie de l'horizon intellectuel homérique » 26.
Il est malaisé d'apprécier la portée de ce « choix » homérique : le poète
prétendrait-il exalter la liberté d'esprit, ou plutôt la générosité de personnages que leur
noblesse met au-dessus des craintes vulgaires (ανδρός ες άφνειοΰ) ? ou doit-on
regarder comme révélateur le détail qu'il nous livre en comparant Priam à un meurtrier
ένι πάτρη, au pays de ses pères, qui doit quitter sa patrie pour « arriver » (όξίκετο)
dans une communauté étrangère (άλλων... δήμον) ? A ce compte, il faudrait penser
que la souillure existe bien, mais seulement à l'intérieur du groupe social dans lequel
s'est produit le meurtre. Qu'on ne puisse nier l'existence de cette souillure
« intérieure » est un point qui nous semble assuré par l'histoire controuvéc dont Ulysse
paie Athéna au chant XIII de l'Odyssée (v. 267 sq.) : devant quoi fuit-il s'il a, comme il
le prétend, réussi un crime parfait ? Quand Priam se trouve miraculeusement devant
Achille, les assistants, nous dit le texte, sont saisis de θάμβος. Même s'il faut concéder
que les mots de cette famille « ne sont pas chargés d'une valeur religieuse

23. Sur le danger de s'embarquer avec un μιαρός, cf. Antiphon, Sur le meurtre d'IIérode,
82 (cf. supra, chap. IV, n. 160). Cf. BOUCHE-LECLERCQ, Lustratio, p. 1415.
24. BOUCHE-LECLERCQ propose {ibid., p. 1413) l'hypothèse datée selon laquelle l'idée
de la purification nécessaire après un meurtre (immorale puisque indépendante de l'intention),
« doit avoir été empruntée à l'Orient ».
25. GOULD, p. 96 ; de ce passage d'il. XXIV, 477 sq. sont tirées les cit. faites dans les
lignes qui suivent. Sur le sens qu'on peut attribuer à cette scène par rapport à la composition
générale de l'épopée, cf. D. Aubriot, 1985 a, en partie, p. 267.
26. Rohde, p. 223 (voir les réserves exprimées supra, n. 21). L'affirmation de Dodds (1965
{1951}, p. 25) que la crainte de la pollution avait été éliminée des poèmes homériques, est
énoncée sans explication.
LA SUPPLICATION 415

particulière » 27, il est néanmoins remarquable de constater que le θάμβος est éprouvé,
dans un nombre non négligeable de cas, devant une manifestation qui tient du
surnaturel 28. Pour Achille et ses compagnons devant Priam, on veut bien imaginer
que le θάμβος leur vient de la surprise qu'ils éprouvent devant une telle démarche ; il
s'y môle aussi probablement la certitude que le vieillard n'a pu venir seul 29. Mais
quand il s'agit du θάμβος (évoqué par le poète dans la comparaison dont l'arrivée de
Priam est le point de départ) que provoque à son arrivée un étranger homicide, est-il si
sûr qu'il soit fait simplement de surprise ? Et peut-on affirmer tranquillement que la
répulsion dont un meurtrier est l'objet soit totalement dénuée de la moindre résonance
religieuse ? Par quoi peut se justifier l'exil auquel était astreint le meurtrier même
involontaire (comme Patrocle), si ce n'est par l'idée que quelque chose s'interpose
entre lui et les siens, lui interdisant désormais la résidence parmi eux ? Qu'on appelle
ce quelque chose « souillure » 30 ou autrement, toujours était-ce un élément en rapport,
non pas avec le fait de tuer en général - la répulsion eût été la même pour tous -, mais
avec le fait de tuer un membre du groupe auquel on appartient, ένί πάτρη31. Cette
marque, cette tache (ou quelque autre nom qu'on veuille lui donner), sans effet marqué
sur des étrangers, est cependant assez indélébile pour entraîner un interdit de séjour
définitif pour le meurtrier - et ce, même dans les conceptions homériques. Et ce n'est
pas parce que le poète ne parle pas explicitement de purification qu'il l'ignore : c'est le
moment de se rappeler les mises en garde de prudence contre l'argument ex silentio
chez Homère.

27. Chantraine, D.E., s.v.


28. Par ex. devant la foudre (//. VIII, 77), devant une divinité (//. I, 199), ou devant un
songe qui fait apparaître un mort, donnant ainsi à réfléchir sur la vie de l'au-delà et ses
interférences avec le monde des vivants (//. XXIII, 101). Mais le cas d'Achille est à mettre à part
(cf. D. Aubriot, 1989).
29. //. XXIV, 563 sq. Hermès le guide, Hermès dieu de l'hospitalité car dieu du passage (cf.
L. Kahn, 1978, p. 180). Hermès est représenté sur un relief corinthien de Berlin datant du milieu
du VIe s. (Johanscn), reproduit par O. Touchefeu-Meynier (//., n° 10) - cf. LIMC, s.v. Achilleus,
n° 642 -, aussi bien que sur le stamnos de Munich décrit par Séchan 1967 (1926), p. 1 18.
30. Adkins fait preuve d'une assurance qui n'est peut-être pas bien inspirée quand il
affirme : « Pollution has no part in this » (1960, p. 87) ; sur le passage d'il. XXIV que nous
venons de mentionner, cf. sa n. 13, p. 109.
31. Cf. BENVENISTE, 1969, II, p. 156. Mais l'effroi suscité par le meurtre d'un membre
du clan est de toutes les époques, de tous les lieux : cf. Caillois, 1950 (1939), p. 104-106 (« Le
meurtre d'un membre du clan, suicide partiel »). En Grèce, toutes les coutumes convergent vers
l'exclusion, même post mortem, de qui a versé un sang proche (cf. O.C. 407 ; la trahison est un
crime analogue, qui risque de priver le coupable de la sépulture au pays de ses pères : The. I,
138, 6). On sait qu'à l'époque classique encore, un meurtrier était exclu de tous les νόμιμα: cf.
Piérart, 1973, p. 427, avec les textes cités dans la n. 2 et la bibliog. (sur toutes ces questions, le
livre ancien de Glotz, 1904, peut toujours offrir quelque utilité). Pour le statut rituel du
meurtrier à Athènes, cf. Gagarin, en partie, p. 120-129, et Parker, p. 366 sq.
416 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

D'autre part, on ne saurait nier qu'une idée voisine de celle de vengeance soit au
cœur de l'Iliade 32. Assurément, le zèle que met Achille à faire payer la mort de
Patrocle ressemble plus à un ressentiment naturel qu'à une obéissance à un code de ce
qu'on a pris l'habitude d'appeler la « vendetta » 33. Mais enfin il faut bien dire que dans
l'idée de πότμος έτοιμος M, de « mort prête » pour Hector et surtout pour Achille (à la
suite du trépas qu'ils infligent respectivement à Patrocle et à Hector), on peut discerner
quelque chose d'apparenté à la conception selon laquelle il faut un sang pour racheter
un sang 35. Il n'est pas interdit de supposer un rapprochement entre cette idée et celle,
dont la formulation est ultérieure, de 1'άλάστωρ né du sang versé, qui n'a point de
repos que le meurtrier n'ait payé 36. Quoi qu'il en soit il appert que, si souillure et
purification sont, à la lettre, inconnues d'Homère, leurs fantômes rôdent dans l'épopée,
comme d'ailleurs on le reconnaît d'ordinaire 37. Cette façon de voir nous semble bien

32. De YOd. aussi, mais d'une autre façon. En un sens, Ulysse est l'homme d'une
vengeance, tandis que 17/. est parcourue par une multiplicité de vengeances différentes mais
interférentes. Sur le thème de la vengeance, en partie, dans 17/., on se reportera à Saintillan,
1987, p. 179 sq.
33. Nous avons suggéré plus haut l'inadéquation de ce terme, qui implique l'idée morale de
vengeance estimable, alors que, nous semblc-t-il, la notion de rétribution est secondaire par
rapport à celle de réverbération automatique (cf. supra, chap. IV, p. 361 sq.). Mais pour ce qui
est d'Achille, le sentiment qu'il doit faire payer au centuple la mort de Patrocle commande toute
sa conduite, succédant à l'autre sentiment qui le poussait à faire payer (et même avec usure)
l'outrage fait à son honneur. Nous avons essayé de montrer (D. Aubriot, 1985 a) que la
succession de ces deux mouvements vindicatifs déterminait le plan de 17/. (le thème du rachat
d'un mort prenant la relève du thème de la réparation après spoliation d'une part d'honneur, avec
une articulation située dans la scène de l'ambassade). Sans doute n'est-il pas indifférent, dans la
perspective qui est ici la nôtre, que l'apologue des Λιτού exalte le bien-fondé de démarches qui
évitent le recours au sang versé.
34. //. XVIII, 96 ; cf. XVI, 852-855 ; XXII, 358-361.
35. Le fait qu'Achille tue en Hector un ennemi de guerre est au second plan : dans ce
combat singulier extraordinaire, il immole Hector à Patrocle, bien plus qu'il n'accomplit un
exploit militaire (cf. D. Aubriot, 1985 a, p. 268). La conception suivant laquelle il faut un sang
pour racheter ou pour « laver » un sang devait être exprimée ultérieurement à mainte reprise :
cf. par ex. Esch., Choéph. 400 sq. ; Eum. 264 ; Soph., O.R. 99-100 ; Eur. 11. F. 40 ; Ι.Ύ. 1233 ;
Phén. 1051. Nous ne pensons pas toutefois (comme Rohdc, p. 326) qu'il soit nécessaire de faire
intervenir la notion de ressentiment du mort.
36. C'est, semble-t-il, Rohde qui, malgré les précautions dont s'entourait sa formulation (cf.
supra, p. 414), a donné le branle à cette idée. Il est remarquable que le mot άλάστωρ n'existe
chez Homère que comme nom propre (//. IV, 295 ; V, 677 ; VIII, 333 ; ΧΙΠ, 422). Il est vrai
que Patrocle apparaît en songe à Achille (XXIII, 69 sq.) ; mais c'est pour lui réclamer des
funérailles : Hector a déjà été tué.
37. Cf. Gernct, 1917, p. 228-9 (en partie, p. 229, n. 124) ; p. 326, n. 68 ; de plus il
mentionnait (p. 128, n. 120) pour //. XXIV, 482, « la correction d'O. Müller ανδρός ές
άγνίτεω, que lisaient d'anciens scholiastes ». Cf encore Lloyd-Jones, p. 74.
LA SUPPLICATION 417

supérieure à l'attitude qui prétendrait dégager l'historique de cette notion ; et plutôt que
de parler, avec Adkins, de « beginnings », de « spring » 38, nous préférerions situer la
question sur un plan autre que chronologique. Quand on raisonne sur l'épopée
homérique, on a volontiers tendance à le faire en termes de période historique plutôt
qu'en termes d'origine géographique. Or l'Asie mineure a constitué, depuis un très haut
archaïsme, un creuset de réflexion qui s'est montré fécond dès un moment où la Grèce
propre ne donnait encore naissance qu'à fort peu de penseurs ou de poètes. Sans
prétendre décider si des influences orientales plus ou moins directement sensibles 39
sont en cause, ou si semblable phénomène serait attribuable à un concours local de
circonstances 40, on peut remarquer en tout cas que l'Asie mineure semble s'être
distinguée sur beaucoup de plans avant la Grèce propre.
Cela étant, n'y aurait-il pas lieu d'établir un rapport au moins éventuel entre la
discrétion d'Homère à l'égard de la souillure et les libertés étonnantes que, dans
Hérodote 41, Crésus prend avec elle ? Dans l'histoire bien connue de la purification
d'Adraste, fils de Gordias, par le roi de Lydie, le bénéficiaire semble quelque peu en
retrait par rapport à la générosité de son hôte, qui l'embarrasse et l'angoisse plus
qu'elle ne le comble. Il n'apparaît donc pas impossible que certains courants de pensée
aient relégué à un plan secondaire la souillure du meurtre non point en raison d'un
retard ou d'une ignorance (supposition irrecevable en tout cas pour Crésus), mais parce
qu'ils étaient au contraire en avance : on observe en effet que la considération que leur
acte était involontaire semble avoir contribué au bon accueil que reçurent les
meurtriers de l'Iliade ; et c'est une évidence pour Adraste, dont l'historien ne cesse de
proclamer l'innocence morale, et dont le nom au reste est éloquent 42. Ajoutons qu'il

38. Adkins, 1960, p. 109, n. 13.


39. C'est en ce sens que sont orientés la plupart des travaux de J. Duchemin.
40. Dans lequel on peut imaginer que la première colonisation en Mer Noire et la migration
ionienne auraient joué un rôle - les deux séries de causes ayant pu se combiner. Il est difficile
de dire quelle importance il convient d'accorder, dans ce développement précoce, à l'antériorité
des civilisations qui ont brillé dans les Cycladcs dès le Ille millénaire.
41. Hdt. I, 35-45. Le crime qui avait fondu sur Adraste était grave, puisqu'il s'agissait du
meurtre d'un frère. Crésus néanmoins ne cesse d'encourager le jeune prince à surmonter ce
malheur et essaie d'y contribuer autant qu'il est en lui - avec plus de délicatesse que de
prudence, fait observer Legrand, p. 55, n. 1.
42. Hérodote lui-même met l'accent sur ce nom significatif : 43, 1. 6. Sur ce personnage, cf.
J. Defradas, 1972 (1954), p. 223. L'innocence «morale» de Patrocle est la seule à être
explicitement affirmée (ΧΧΠΙ, 88), mais la discrétion observée pour Epigée et Lycophron,
l'absence de toute désapprobation, rendent la leur probable aussi. Pour Adraste, cf. Hdt. I, 35, 1.
14 : άέκων ; 41, 1. 2 : ούκ όνειδίζω ; 43, 1. 7 : άμαρτάνει ; 45, 1. 10 : ού συ μοι τοϋδε του
κακοΰ αίτιος. On peut observer que sa situation vis-à-vis du fils de Crésus correspond à peu
près à celle des « écuyers » homériques à l'égard de l'héritier de la famille qui les a accueillis (il
doit le protéger, comme Patrocle pour Achille). Le malheureux est en retrait par rapport à la
générosité de son hôte : il ne consent à se rendre à cette chasse que parce qu'il n'a rien à refuser
418 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

paraît peu probable que la notion de souillure entraînée par un meurtre, par le meurtre
d'un proche, ait pu survenir à époque historique, à partir d'un état de choses dans
lequel elle aurait été ignorée. Il est donc à tous égards plus satisfaisant d'estimer
qu'Homère a délibérément choisi de passer la cérémonie de purification sous silence.
Quoi qu'il en soit, de tous ces textes il résulte qu'un meurtrier qui se présentait en
suppliant à un foyer étranger perdait son identité première 43 pour s'agréger à la
maison dont il sollicitait l'accueil. Il ne s'agissait pas de simples relations d'hospitalité
bilatérales, comme celles qu'Ulysse souhaite voir s'instituer entre les Phéaciens et sa
famille, ou comme celles qui unissent Glaucos et Diomède **. Le processus engagé
était comparable à une nouvelle naissance 45, et le nouvel arrivé était volontiers
regardé comme un fils bâtard, jouissant d'une situation parfois enviable 46, et en tout
cas oblige envers son bienfaiteur comme envers un père. On ignore si ses relations
avec sa famille d'origine étaient complètement abolies ; mais il devenait en tout cas le
φίλος de plein droit du groupe qui l'avait accueilli, dans des conditions telles que ces
nouvelles relations étaient plus étroites et plus contraignantes que toutes les autres :
Achille peut rappeler à Phénix qu'il ne saurait se sentir libre de disposer de lui-

à Crésus (42), mais il éprouve de la répugnance à se mêler aux autres ; de même, en se donnant
la mort, il va au-delà de ce que commandaient les réactions de Ciésus (45). Si vraiment il n'est
pas inopportun de déceler dans les poèmes homériques une insinuation visant à atténuer
relativement la faute d'un meurtrier involontaire, il pourrait n'être pas impossible qu'un rapport
ait existé entre le succès dont jouirent ces poèmes à Athènes pendant la période archaïque, et
l'évolution du droit, qui allait dans ce sens.
43. Entendons par là son identité sociale, et non pas personnelle : Lycophron est « le fils de
Mastor » (XV, 429) ; de même Patrocle reste bien « le fils de Ménœtios » : non seulement on le
désigne encore par son patronyme, mais le poète nous indique qu'il est demeuré très attaché à
son père (//. XVI, 14-17), à qui Achille se flattait de le ramener « couvert de gloire » (XVIII,
324-327).
44. //. VI, 1 19 sq.
45. M. Delcourt suggère (1955, p. 179) : « L'homme ruisselant, semblable à l'enfant qui
sort du sein maternel, était peut-être supposé passer ainsi par une seconde naissance ». On sait
en effet qu'on purifiait un meurtrier suppliant au moyen du sang d'un jeune animal encore à la
mamelle (Ap. Rh., Argon. IV, 705-6), en particulier d'un porc, parce que l'espèce en est
πολυτόκον (cf. schol. à Lucien, Dial, des Court., 276, 21), ce qui va de pair avec πολύγονον
(cf. Dcubner, 1966 { 1932}, p. 40). L'humidité, les vertus nourrissantes et revitalisantes du lait et
du liquide amniotique devaient réactiver les forces vives attaquées par la souillure du meurtre.
En tout cas, le meurtrier purifié était intégré à la famille de son bienfaiteur. Lycophron était
honoré par les fils de Télamon à l'égal de leurs parents (//. XV, 439) ; le poème dit
explicitement que Pelée traita Phénix comme un fils particulièrement chéri (//. IX, 480-483).
Quant à Patrocle, il était une sorte de double d'Achille (//. XVIII, 81-2) ; le rapport entre les
deux héros a été étudié par Finlay ; cf. aussi D. Aubriot, 1985 a, p. 266-7 ; du point de vue du
rituel des funérailles, A. Schnapp-Gourbeillon a pu mont cr qu'Achille procédait en quelque
sorte aux siennes propres en assurant celles de Patrocle \ 1982).
46. //. IX, 483 : « II me fit riche », dit Phénix en parlant de Pelée.
LA SUPPLICATION 421

Le port des rameaux

Quand un suppliant avait eu le loisir de préparer son intervention, il se présentait


muni des attributs rituels que sont des rameaux entourés ou non de bandelettes de
laine. Ce n'était pas un élément indispensable ; on ne peut dire non plus qu'il soit
anciennement mentionné, puisque Homère n'en parle pas ; mais il passait à l'époque
classique pour particulièrement représentatif de la supplication, à tel point que le nom
donné au rameau de suppliant (Ικετηρία) a pu devenir synonyme de supplication en
général 52. Celte précaution assurément est loin d'etre adventice : la littérature ne nous
offre guère d'exemple qu'une semblable démarche se soit vue repoussée 53 ; et
Euripide nous montre un suppliant qui s'excuse de ne pas avoir de rameaux 54. Dans la
tragédie qui, entre toutes, nous renseigne le mieux sur la supplication - nous voulons
parler des Suppliantes d'Eschyle -, le poète nous présente les rameaux comme le

52. C'est ainsi qu'on peut parler de ίκετηρία των ΰμνων (Proclos, cité dans J.E. Harrison,
1974 {1912}, p. 438). Mais le rapprochement est peut-être encore plus étroitement signifiant
qu'il ne paraît ; en effet, les rameaux suppliants (qui peuvent retenir les mouvements comme
ferait une « chaîne » : δεσμον... άδεσμον, Eur., Suppl. 32) sont entortillés de bandelettes,
entrelacement qui peut être rendu (cf. par ex. Esch., Suppl. 24 ; 192 ; Soph., O.R. 3) par un mot
forgé sur le radical στεφ-, lequel ne doit pas forcément évoquer l'image d'une couronne (cf.
Köchling ; Deubner, 1933 ; Baus ; Onians, p. 455 sq. ; D.E., s.v. στέφω, ρ. 1024, col. 2 ;
Burkert, 1977, p. 101) ; par ailleurs, les mouvements mêmes des suppliants autour du supplié
peuvent être exprimés également à l'aide de ce radical qui exprime l'entrelacement (cf. Hclides,
124 ; 226 ; ou H. F. 839) ; enfin les hymnes constituent aussi une autre sorte d'entrelacement (cf.
supra, chap. II, n. 103), de tissu (υφαίνω), ou de tresse (πλέκω) formant des replis (πτυχαΐς),
bref, des sor-tes de « bandelettes » qui, se déroulant en évolutions plus ou moins curvilignes,
pouvaient aussi former comme des liens, des chaînes (qu'on se rappelle Γ ύμνος δέσμιος des
Euménides, et la valeur rituelle des nœuds : cf. Déonna, 1935, p. 59) venant à l'occasion
redoubler l'efficacité des végétaux portés (cf. les thallophories, oschophories, daphnéphories, et
évidemment les processions du Steptérion à Delphes) ; en sorte que les hymnes ont peut-être de
bonnes raisons d'être assimilés à une Ίκετηρία. On peut méditer sur la conclusion de la Ve
Isthmique : Λάμβανε, οι στέφανον, φέρε δ" ευμαλλον μίτραν, / και πτερόεντα νέον
σύμπεμψον ϋμνον. (« Prends pour lui la couronne, porte lui le bandeau de fine laine, et fais
voler vers lui ce nouveau chant »). Sur μαλλός, cf. infra, n. 59.
53. Avouons qu'il s'en faut de peu dans Les Suppl. d'Eur., où Adraste fait mine de constater
l'échec de la supplication pourtant dûment appuyée de tous les rites souhaitables (v. 258-263).
54. Andr. 892-896. Cf. infra, n. 62.
422 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

symbole par excellence, σήμειον, τέκμαρ, de cette démarche rituelle 55 : à la valeur


matérielle de l'usage rituel, s'ajoutait donc une valeur symbolique.
Dans quelle mesure sommes-nous en droit de dissocier ces deux aspects ? Et à
quoi correspond au juste la valeur rituelle des rameaux suppliants ? La question se
pose d'emblée, car ceux qui s'y sont intéressés avancent des explications différentes,
mais dont aucune ne nous semble aller au cœur des choses. Jebb, dans son
commentaire à Œdipe Roi, explique ainsi l'expression Ίκτηρίοις κλάδοισι 56 : « The
suppliant carried a branch of olive or laurel, round which were twined festoons of
wool... He laid his branch on the altar (Eur., Her. 124 : βωμόν καταστέψαντεφ, and
left it here if unsuccessful in his petition (Eur., SuppL 259) ; if successful, he took it
away (ibid. 359) ». Mais M. Delcourt propose une interpretation plus nuancée 57 : « Le
rameau n'a de force contraignante que s'il est tenu en main par le suppliant à côté de
l'autel d'un dieu. Dès qu'on quitte l'autel, la supplication rituelle cesse, que l'on garde
ou non les branches sur la saignée du bras gauche. Les rameaux déposés sur l'autel
pouvaient aussi bien signifier une protestation contre la surdité d'un roi qui se refuse à
entendre l'ordre des dieux (comme c'est le cas dans la pièce d'Euripide), ou un acte de

55. Les rameaux sont désignés comme σημεΐον ποίνου au ν. 506 (observons que la trad,
de Mazon : « Symbole de ta peine » est peut-être inutilement restrictive ; « symbole de peine »
eût mieux réservé l'ambiguïté : car s'il y a peine pour le suppliant, il y a épreuve aussi pour le
supplié) ; ils sont nommés τησδ* άφίξεως τέκμαρ au ν. 483. Leur mention revient à toutes les
scènes : v. 20-24, 159, 192-3, 241-243, 345, 481 sq. Il n'est que plus frappant de remarquer que
les rameaux suppliants n'apparaissaient pas chez Homère : est-ce ignorance, ou choix ? De fait
la supplication dans l'épopée se présente avec des caractères très différents de ceux qu'elle allait
revêtir à l'époque classique : Homère nous montre surtout ce qu'on a pris l'habitude d'appeler
des supplications « aux genoux », mais le terme Ικέτης - rare au demeurant dans son œuvre
(cf. infra, p. 451 sq. et n. 147) - ne se présente pas dans ce contexte simple ; il n'y est jamais
question de brandir un rameau ; mais il n'en est pas davantage question quand est suggérée ou
décrite une supplication à un foyer (ni non plus dans le seul cas où se présente l'éventualité
d'une supplication à un autel). En revanche l'usage des rameaux (ou d'un substitut) est
mentionné régulièrement plus tard (à chaque fois que les circonstances avaient permis de s'en
munir), surtout dans le cas d'une installation sur un autel (qui est aussi le cas le plus
fréquemment décrit à l'époque classique), mais également quel que soit le mode de supplication
envisagé. Doit-on supposer que le port des rameaux, rendu nécessaire par l'intrusion dans un
sanctuaire, s'est ensuite étendu aux autres modes de supplication ? ou faut-il encore présumer
qu'Hom. a négligé de mentionner une coutume qui lui semblait apparentée à la superstition ?
56. P. 6, n. au v. 3. Köchling aboutissait à des conclusions identiques en raisonnant
principalement à partir des Suppl. d'Eur. (p. 16 sq.). Dans son commentaire, L. Roussel indique
(p. 2-3) des rapprochements précieux avec d'autres textes.
57. M. Delcourt, 1937, p. 69-70 (repris par M. F. Basiez, p. 36). Dans les cas où les
rameaux étaient laissés pour attester « d'inutiles prières », ce geste est peut-être à mettre en
rapport avec la coutume de laisser in situ des ruines ou monuments pour attester un acte
ό'ΰβρις, même ancien (cf. Gemet, 1917, p. 204-5). L'étude de la supplication en tant que forme
dramatique a été menée par Kopperschmidt.
LA SUPPLICATION 419

même 47. Il ne suffit pas, après un accueil 48 de ce type, d'éviter de se combattre entre
hôtes (précaution que respectent Glaucos et Diomède) : il faut encore venir en aide de
toutes ses forces aux membres de sa nouvelle maison, en épousant leurs querelles
jusqu'à la mort inclusivement.
Nous avons donc de bonnes raisons de penser qu'Homère n'ignorait pas la
souillure du meurtre et les rites de supplication et d'agrégation qui s'ensuivent, que par
conséquent son œuvre ne saurait constituer une objection à l'hypothèse, formulée par
Gould, d'une priorité à accorder à la supplication au foyer. De plus, ces quelques
remarques concernant la supplication d'un meurtrier à un foyer, jointes à ce qu'on sait

47. //. IX, 615 (l'idée se retrouve chez Sophocle : O.C. 186-7) ; le vieillard lui-même avait
commencé son long discours en assurant Achille de son soutien indéfectible (IX, 434-448).
Pour un sens un peu large, non dénué de connotations affectives, attribué aux mots apparentés à
φίλος, cf. H.J. Kakridis, en partie, p. 43-45 (Lasso de la Vega lui emboîte le pas, p. 116). De
même, Fraisse part (p. 35 sq.) pour les mots de la famille de φίλος, d'un « sens mi-possessif,
mi-affectif » qu'il résume sous le terme d'intimité (notons au passage que le sens possessif a été
défendu par Landfester) ; il fait bon accueil à la suggestion d'Adkins (1963) selon laquelle les
relations des φίλοι pouvaient s'expliquer par un sentiment d'insécurité qui caractérisait la
société homérique - ce qui lui permet de rendre compte du lien privilégié qui existe entre ces
termes et la pratique de l'hospitalité. Toutefois il mentionne également l'observation de
Dirlmeicr selon qui « l'une des composantes primitives de la notion de philotès... est sa liaison
avec l'idée de syngeneia » (p. 40). Depuis ce temps, Taillardat a proposé (1982) de voir en
φίλος un mot formé sur la racine *bhei- dénotant la confiance ; les rapprochements qu'il
propose sont séduisants ; mais, si cette parenté sémantique doit être retenue, nous serions pour
notre part tentée de prendre les choses au rebours, et de faire surgir la notion morale de
confiance de la notion sociale d'appartenance à une même communauté, plutôt que l'inverse
(d'autant qu'il existe des liens de φιλία naturelle, ceux qui sont fondés sur la consanguinité,
pour lesquels il n'y a pas besoin de « fœdus ») ; cela nous ramènerait donc plutôt, pour
appréhender le sens de φίλος, à l'art, de Hamp. Il convient en tout cas de garder présente à
l'esprit la définition du scholiastc de 17/. (Erbse, p. 413) : ή τε ομοτράπεζος κοινωνία
πάντας φίλους ποιεί.
48. Il est intéressant de remarquer que chez Horn., pour désigner l'accueil du suppliant
meurtrier, est employé le verbe deéqomai (//. XXIII, 89 ; cf. plus tard Esch., Eum. 204 ; 236 ;
Hdt. I, 41 ; 44), - et, du point de vue du personnage reçu, un terme marquant la résidence ou la
« nourriture » accordées dans la demeure d'accueil (//. IX, 484 ; XV, 430-1 ; 439 ; XXIII, 84,
89, 90). Il ne semble pas évident, en revanche, que le terme έφέστιος, qui allait par la suite être
propre à désigner un suppliant (et en partie, un suppliant meurtrier : cf. entre autres Esch., Eum.
669 ; 577 ; Hdt. I, 35 ; 44 ; Ap. Rh., Argon. IV, 704) soit employé en ce sens dans l'épopée : sur
les quatre emplois homériques (//. II, 125 ; Od. III, 234 ; VII, 248 ; XXIII, 55), un seul {Od. Vu,
248) est ambigu à ce sujet, tous les autres désignant le foyer propre respectivement des Troyens,
d'Agamemnon, d'Ulysse.
420 LA SUPPLICATION HT LES DÉMARCHES

de reste des rites décrits ultérieurement de la purification 49, amènent à confirmer au


moins l'une des deux hypothèses avancées par Gould sur l'interprétation à proposer du
contact établi par le suppliant qui « arrive » : celle qui suggère l'idée du gain d'un
nouvel influx vital pour le suppliant ; l'agrégation à une nouvelle famille, le début
d'une nouvelle vie en quelque sorte, semblent aller tout à fait dans ce sens. Quant à la
menace larvée contre les forces essentielles du supplié - qui l'amène à devoir faire
cesser au plus vite l'état de crise déclenché par l'irruption d'un étranger porteur d'une
souillure qu'il faut effacer 50 -, elle est attestée plutôt dans les textes ultérieurs 51. Mais
le bien-fondé de cette interprétation nous apparaît confirmé par le sens d'un rite qui n'a
guère été étudié jusqu'ici : le port des rameaux.

49. Sans aborder vraiment ici la question de la purification, renvoyons pour les rites (outre
les réf. citées supra, n. 18) à Pfistcr, 1935, à quoi on pourra ajouter Adkins, 1960, p. 86 sq.,
Dyer, et J. Duchemin, 1983. Sur le point particulier des conceptions relatives au « sang versé »,
on peut consulter Rusche et Waszink. Nous formulerons seulement deux remarques. 1) Nous
avons vu {supra, n. 31) que le meurtre d'un membre du clan rendait intolérable la présence du
meurtrier dans son pays d'origine (ci.O.R., 96 sq. ou I.T. 1175). Ce n'est donc pas un
compatriote qui peut l'accueillir (et par conséquent le purifier, quand on peut parler de
purification : cf. supra, p. 413). Cela implique que les cérémonies d'accueil soient
nécessairement accompagnées d'une intégration à un nouveau groupe, et que ce type de
supplication plus encore que les autres soit marqué par une valeur sociale nette (sur l'accueil
d'un suppliant, qui lui donne participation à la citoyenneté, cf. Vidal-Naquet, 1986, p. 187 sq.).
2) Le suppliant meurtrier était, plus encore qu'un suppliant « simple », volontiers appelé
προστρόπαιος. Moulinier en relève commodément différents sens possibles (p. 219 ; 220 ;
235 ; 261 sq. ; 302 ; 396 ; cf. déjà Gernet, 1917, p. 255) ; et Rudhardt, 1958, p. 53-55, dégage
(en s'appuyant sur les grammairiens anciens : p. 54) le lien capable de rassembler ces différents
sens ; tous peuvent se subsumer sous la signification que nous proposions (supra, chap. IV, n.
217) de « conducteur » de souillure (à la manière dont on parle de conduction d'un courant
électrique ; sur cette comparaison, cf. GOULD, n. 1 13), c'est-à-dire personnage qui en véhicule
voire en dirige les miasmes (notre adjectif « contagieux » en donnerait une adéquation
insuffisante peut-être, mais assez juste). En tout cas l'explication avancée par Cook, 1965
{1925}, II, 2, p. 1099, n. 1), et généralement acceptée (cf. par ex. la n. l,p. 161 de V.Martin et
G. de Budé, ad Esch., Ambass. 158), selon laquelle le προστρόπαιος était celui qui « se
tourne » en suppliant vers autrui pour lui demander purification ou vengeance ne nous semble
pas suffisante, car elle ne saurait s'appliquer à tous les cas (le D.E., s.v. τρέπω, n'en dit rien).
50. A cette menace il faut ajouter celle, qui parfois dut être pressante, de la famille de la
victime venant réclamer son dû, en une scène parallèle à celle qu'évoque le bouclier d'Achille
(//. XVIII, 500) : la solidarité établie par l'accueil du suppliant rend la famille entière qui l'a reçu
à son foyer, comptable de toute atteinte qui pourrait être portée contre lui.
51. Significative est la déclaration d'Athéna à Oreste (Eum. 474) : Ικέτης προσήλθες
καθαρός άβλαβης δόμοις, « Tu es venu en suppliant pur, sans danger pour ma demeure »
(trad, pers.), ce qui insinue nettement que la venue d'un suppliant dans certaines conditions peut
exposer à des dommages ; un meurtrier purifié en revanche est redevenu άβλαβης. Sur βλάβη,
nuisance qui pollue ou tarit la fertilité de la terre et la fécondité des femmes, cf. Gernet, 1917, p.
224-5.
LA SUPPLICATION 423

confiance dans un roi qui fait sien le conseil de la divinité (comme c'est le cas dans
celle d'Eschyle). Au surplus, on comprend bien pourquoi les feuillages restent sur la
scène dans Les Suppliantes d'Eschyle et sont emportés à la fin du prologue d'Œdipe.
Le thème du respect aux suppliants domine tout le drame d'Eschyle, et la verdure
sacrée en est le symbole visible. Au contraire la requête à Œdipe, qui sera bientôt
oubliée en présence d'événements plus importants sert simplement à montrer le respect
presque religieux dont il est l'objet ». Les références de M. Delcourt imposent une
constatation inévitable et obligent à conclure à sa suite que l'utilisation des rameaux
pouvait être laissée à l'initiative des suppliants en fonction des circonstances.
Mais si M. Delcourt rend mieux compte que Jebb des modalités de cet usage, pas
plus que lui elle ne se préoccupe d'en dégager le sens. Si nous voulons nous y essayer,
nous relèverons quelques détails supplémentaires : les rameaux étaient frais coupés
(cela conduit à inférer qu'ils ont été cueillis sur place), feuillus et verts 58, entourés de
bandelettes de laine - il faut entendre de laine non travaillée - 59. Quant à l'affirmation
de Delatte 60 selon laquelle ces rameaux étaient d'olivier ou de laurier, nous n'en
trouvons à notre connaissance de confirmation explicite qu'en ce qui concerne
l'olivier, précision qui n'est peut-être pas dénuée d'importance : les liens qui unissent
l'olivier à la fécondité sont en effet bien connus 61. Or nous possédons d'autres preuves

58. Cf. Esch., Suppl. 354 ; Eur., Suppl. 10 ; 258-9.


59. Cf. Esch., Suppl. 23 ; 191 ; Eum. 43-4. Sur cet usage, cf. Pley ; STENGEL, 1920
(1898), p. 80, et naturellement l'art, de La Souda, s.v. Διός κώδιον. Une revue commode des
textes concernant le Διός κωδιον se trouve dans Tresp, p. 86-89. La mention commentée qu'en
fait Schuhl dans le développement qu'il consacre à la contagion de la souillure (p. 36) permet de
saisir par comparaison ce que la laine apportait aux « rameaux » des suppliants : elle constituait,
si l'on peut dire, comme une sorte de « tampon » destiné à atténuer, à absorber la souillure (que
ce fût celle qui maculait le suppliant meurtrier depuis son acte, ou celle que développait le viol
d'un lieu consacre, viol accompli précisément par l'installation du suppliant à un autel ou dans
un sanctuaire d'ordinaire interdit : cf. infra, p. 433). Ces flocons laineux, volontiers appelés
μαλλός (d'un nom dont l'origine, égéenne ou indo-européenne, est encore controversée : cf. J.
Raison, p. 108) jouaient un rôle cathartique qui ne semble pas douteux. Il n'est pas surprenant
qu'ils aient joué (surtout dans le contexte fréquent de άνθος ou de άωτος) aussi un rôle
fécondant (cf. les rem. de Bowra, 1964, p. 416, à propos d'Ol. V, 1 ; IX, 19 ; Isthm. VI, 4) ; cf.
supra, chap. ΠΙ, η. 269.
60. DELATTE, 1951, p. 442.
61. Sur Γ Ικετηρία constituée par un rameau d'olivier, cf. par ex. Esch., Eum. 43 ; ce point
est également suggéré par l'adj. γλαυκήν dans Les Suppl. d'Eur. (v. 258) ; cf. l'indication de
Mazon (dans son éd. des Suppl. d'Esch., C.U.F., n. 1 de la p. 14). Toutefois les rameaux de
lauriers, qui étaient requis pour la purification (cf. Moulinier, p. 88-9) auraient pu se trouver
tout indiqués dans les cas où il s'agissait de la supplication d'un meurtrier qui demandait à être
purifié. En ce sens vont Paus. Π, 31, 8, et Tertullien {De cor. 7, 5 ; cf. Brelich, 1969 b, p. 390).
Mais on reste frappé de constater que le « rameau votif » (l'expression est de Jeanmaire, 1939,
p. 312) déposé par Thésée au Delphinion avant son expédition Cretoise consistait en une
branche d'olivier (Plut. Thésée, 18), alors que le laurier nous eût semblé à première vue plus
424 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

- outre l'usage de la supplication aux genoux - qui attestent l'existence de rapports


entre la supplication et la pérennité de la vie : elles résident principalement dans la
possibilité d'utiliser une autre sorte de « rameau » (un corps jeune et bien vivant mais
menacé) comme instrument de supplication. Iphigénie supplie son père en ces termes :
ίκετηρίαν δε γόασιν έξάπτω σέθεν / το σώμα τούμόν όπερ ετικτεν ήδε σοι 62. Et à cette
scène tragique fait pendant la scène historique de Thémistocle suppliant Admète avec
le fils du roi dans les bras : ώσπερ και έχων αυτόν έκαθέζετο, και μέγιστον ην
ίκέτευμα τούτο 63 ; de part et d'autre, l'enfant, l'enfant du supplié, tient lieu de rameau
suppliant. Dans ces initiatives est impliquée l'idée - dont le rêve de Clytemnestre dans
YÉlectre de Sophocle donne une image célèbre 64 - qu'une famille, un « foyer » se
développe comme un arbre qui pousse des rameaux, et que la santé de cet arbre
dépend de l'intégrité du foyer, à laquelle une supplication repoussée porte atteinte.

approprié à Apollon Delphinios. On pourrait en dire autant du « long rameau d'olivier » qui,
selon Esch. (Eum. 43), est dans la main d'Oreste assis à l'omphalos. Si le laurier, qu'on pourrait
croire particulièrement recommandé pour remplir un rôle lustratoire, semble ainsi s'effacer
devant l'olivier, ce ne peut être qu'en raison des vertus de fécondité attribuées à ce végétal.
Rappelons que Callimaque avait composé un apologue appelé « Débat du laurier et de l'olivier »
dans lequel la pureté du laurier était vantée, tandis que l'olivier était prisé comme feuillage de
vie nourrissant (v. 57 sq.). Voir aussi Porphyre, Antre des Nymphes (§ 33). Sur ces deux arbres,
cf. Köchling, p. 31 ; sur la description et la composition de 1'ίκετηρία, Deubner, 1966 (1932),
p. 200-1 ; enfin, sur les liens du Delphinion avec la génération, Defradas, 1972 (1954), p. 191,
n. 2 (s'appuyant sur Isée, 12, 9, et Dém. 40, 11). L'importance de ce sanctuaire du point de vue
du rapport entre pénalité et religion a été soulignée par Cl. Bérard, 1982, p. 148. Les liens entre
la collectivité humaine et l'olivier ont été nettement dégagés par Détienne, 1973 (1970), p. 294
sq.
62. I.A. 1216-7 : « Mon rameau de suppliante, c'est ce corps que je presse contre ton genou
et que ma mère a mis au monde pour toi » ; cf. encore Or. 383, ou Andr. 894-5 : « Ils valent des
rameaux suppliants, ces bras que je porte à tes genoux » (cf. supra, n. 54) ; et surtout liée. 836-
840 : « Que ne peuvent mes bras, mes mains, ma chevelure, mes pieds prendre voix par l'art de
Dédale ou d'un dieu, pour s'attacher tous à la fois à tes genoux, pleurant et t'adjurant avec tous
les langages ! » ; ailleurs, le groupe de suppliants constitue comme une bandelette, une
« couronne » (cf. supra, n. 52). D'une manière générale, le corps humain est senti comme
pourvu d'affinités avec les végétaux et leur feuillage. De multiples légendes en font foi, ainsi
que le témoignage des poètes (cf. J. de Romilly, 1971, p. 129, n. 6 - et déjà Treu, 1968 {1955},
p. 97). Remarquons que le λειχήν appelé par les Érinyes à s'abattre sur Athènes, sous
l'invocation de Δίκα {Eum. 785 ; 815), est conjointement άφυλλος, ατεκνος
63. The. I, 137, 1. On devait trouver un subterfuge identique dans les deux tragédies
perdues de Télèphe d'Esch. et d'Eur. : cf. Séchan, 1967 (1926), p. 120-128 ; 503-519, et les
peintures reproduites (cf. encore C. Robert, p. 146 sq.). Une parodie s'en trouve dans Aristoph.,
Thesm. 689 sq. Aussi Plutarque a-t-il soupçonné que la supplication de Thémistocle pourrait
être fondée sur une scène tirée de la tragédie (Gomme, p. 438-9).
64. Soph., El. 417 sq.
LA SUPPLICATION 425

Aussi bien Iphigénie est-elle pour sa mère, comme Achille pour la sienne 65 un fruit,
un rejeton, ερνος Selon Pindare ^, le rejeton mâle d'une famille peut même être par
excellence θάλος άρωγόν, expression qui réunit deux termes fréquemment utilisés
dans le contexte de la supplication 67 ; en sorte que la cohérence du vocabulaire et des
images n'a pas à souffrir de la diversité des « rameaux » présentés : rejetons végétaux
ou humains poussés sur le sol d'accueil 68, leur sens est le même. Assurer la
préservation, intacte et à l'abri de tout miasme, de leur vie jeune et drue, est pour le
père (comme pour le responsable du foyer ou de l'autel où a lieu la supplication) le
gage môme qui garantit la pérennité de sa race, l'intégrité de son sol. Nous retrouvons
donc, appliquée à un plan cette fois matériellement extérieur à la personne du supplié
(et non plus à une partie de son corps), la signification de démarche mettant en jeu ses
forces de reproduction, ses facultés vitales. Nous avions évoqué 69 après Gould une
double interprétation possible du symbolisme de cet acte qui consiste à entrer en
contact avec les réservoirs de vie du supplié : transmission d'un influx vital du supplié
au suppliant, ou atteinte symboliquement menaçante du suppliant envers le supplié.
Les quelques remarques qui viennent d'être ajoutées ici concernant les rameaux
permettent maintenant, nous semble-t-il, d'accréditer la seconde hypothèse. On ne
saurait dire en effet que le port des rameaux apporte par lui-même quelque chose au
suppliant : s'il se révèle salvateur, c'est dans la mesure où le supplié s'estime obligé de
remédier à la menace ainsi constituée.
Cette interprétation a pour elle de mettre en évidence la cohérence qui existe
entre les différentes modalités de la supplication : toucher les genoux (ou toute autre
partie vitale) de quelqu'un quand on est dans une détresse mortelle, s'installer à son
foyer quand on est porteur d'une souillure contagieuse, ou s'asseoir sur un autel (ou un

65. Iphigénie : Ag. 1525 ; Achille : //. XVIII, 437 etc.. ; on pourrait répertorier une
multitude d'autres expressions suggérant la même image, comme έβλαστεν dans Eur., Méd.
1256.
66. 01. II, 49 ; le même mot de θάλος se retrouve en 01. VI, 68. Sur ces notions, cf. Van
der Leeuw, 1970 (1933), p. 203 ; Oepke ; L. Robert, 1940. Par ailleurs C. Meillicr souligne (p.
24) l'aptitude du mot θάλος à désigner le rejeton mâle d'une famille.
67. En effet, un suppliant demande souvent au supplié d'embrasser sa défense, de devenir
son αρωγός (cf. Esch., Suppl. 377 ; 726 ; 774). Par ailleurs l'huile, liqueur tirée de l'olivier, est
άρωγόν πόνων (Porphyre, Antre des Nymphes, 33).
68. L'obligation que les rameaux soient « frais cueillis » invite à comprendre que le
suppliant les rassemble sur place, au moment même de sa démarche, c'est-à-dire dans le pays du
supplié. De même, l'enfant-ramcau appartient d'aussi près que possible au supplié : c'est dans
l'histoire de Thémistocle le propre fils d'Admctc ; quant à Iphigénie suppliant son père, elle
insiste comme de juste sur les liens congénitaux qui les unissent, avec sentimentalité sans doute
(cf. la n. de F. Jouan ad loc), mais aussi pour mettre toutes les chances rituelles de son côté (en
fait foi également la mention du genou).
69. Cf. supra, p. 409 sq.
426 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

foyer) alors que, dans une situation désespérée, on a pris soin de s'assurer d'une
solidarité anticipée avec la communauté suppliée en saisissant des gages vivants de
son épanouissement, toutes ces démarches sont passibles de la même explication.
Le suppliant, de sa propre initiative - mais en y étant autorisé par l'urgence de la
situation où il est acculé 70 -, s'en remet entièrement, corps et âme si l'on peut ainsi
parler, à quelqu'un d'apparemment florissant. Sa seule chance d'être accueilli
(l'altruisme ne constituant pas une valeur prisée pour elle-même) est d'avoir barre sur
la personne ou sur le groupe qu'il sollicite ; pour ce faire, le meilleur moyen est de
faire peser sur cette personne ou sur ce groupe une menace qui les concerne d'aussi
près que possible. Cette menace est obtenue par un contact qui en lui-même est
dangereux, puisqu'il implique contamination ; le danger encouru par le supplié est
donc proportionné à la misère ou à la souillure du suppliant ; en sorte que le plus
faible et le plus misérable se trouve être en même temps le plus fort, car le plus
menaçant. On pourrait là, s'il n'était question de menace, avoir l'impression de
retrouver, avant la lettre, des vertus chrétiennes comparables à celles que prône Jésus
dans les Béatitudes 71. Mais entre les motivations de Pélasgos, par exemple, et celles
qui guident la parole : « Donne à celui qui te demande » 72, le contexte n'est pas le
même. Cette erreur de perspective a bien pu abuser Péguy, qui ne considérait pas la
Grèce pour elle-même, mais nous devons nous en abstenir. Dans le contexte de la
supplication, le faible est fort non pas parce que la faiblesse en elle-même mériterait
d'être cultivée comme une qualité méritoire, mais parce que la proximité, encore plus
le contact d'un misérable à la dernière extrémité, représente un danger rituel de
contagion auquel il faut à tout prix se soustraire 73. La solution pour obtenir ce résultat
est de faire cesser la misère ou la souillure du suppliant en l'accueillant, dût-on pour
cela faire face à un ressentiment humain, voire entamer une guerre incertaine : c'est un
dilemme que la tragédie s'est plu à exploiter 74, en exaltant toujours la solution
conforme à la « piété ».

70. Cf. Soph., O.C. 1 1 63 : « On ne prend pas une telle attitude pour un objet insignifiant ».
71. Matth. V, 3 sq.
72. Matth. V, 42. Cf. supra, n. 10. Il ne nous appartient pas de rechercher ici dans quelle
mesure l'antiquité a pu frayer la voie à certaines pratiques chrétiennes. D'une part l'existence de
l'église comme asile ne semble pas dénuée de tout rapport avec l'asylie grecque. De l'autre, il est
vrai que les effets de ce qu'on peut appeler l'égoïsme païen et de la charité chrétienne ne sont
pas très dissemblables. Mais les motivations le sont. Nous n'irons pas plus avant.
73. Ce danger virtuel de contagion semble à l'évidence ressortir d'une « loi des aïeux » qui
interdisait de déposer un rameau de suppliant dans l'Éleusinion d'Athènes pendant les Mystères,
i.e. dans une période critique (Andoc., Myst. 110 sq.) ; cf. Clinton, p. 90-1.
74. Citons en partie. Les Suppliantes ou Les Héraclides . On peut rappeler le conseil
qu'aurait donné Pythagore (Diod. XII, 9, 2 sq. = D.K. I, p. 102) de sauver des suppliants, quitte
à soulever une guerre.
LA SUPPLICATION 427

Cela étant, on ne peut éviter de remarquer que de toutes parts la menace est
présente ; exprimer l'appréhension qu'elle suscite en disant qu'on redoute la divinité,
Zeus ou autre, qui protège les suppliants 75, ne change rien à la question. Selon un
mécanisme que nous avons déjà vu à l'œuvre à propos du fonctionnement de Γάρά,
Zeus en est le garant 76, dans la mesure où elle se conforme (comme fait aussi la
supplication) aux lois de Δίκη , de Δίκη représentant « le jeu normal des lois de
causalité » (c/. n 76) plutôt que la « justice ». Qu'on utilise un vocabulaire évoquant
une religion de la personne - en parlant de divinités protectrices des suppliants -, ou
qu'on s'en tienne à des termes propres à la religion de la puissance - en parlant de la
contrainte imposée par une posture, par un contact, et dans ce cas on parle de
« remède » à appliquer 77 -, le résultat est le même, et l'intérêt que Zcus porte aux
suppliants n'est pas différent de l'intérêt qui lui fait garantir une αρά, en un mot, de
l'intérêt qu'il attache à Δίκη. La meilleure preuve des connexions internes qui relient
entre eux ces différents domaines est à chercher dans la proclamation solennelle qui
suit une supplication : en maudissant s'il est repoussé, en bénissant s'il est accueilli, le
suppliant ne se contente pas de distribuer la vainc expression de sa reconnaissance ou
de sa rancœur. Il vient confirmer, par le pouvoir de la parole proférée, un mécanisme
déjà déclenché par les actes du supplié : si celui-ci a permis par ses refus que se fane
la verdure apportée par un suppliant, il a du même coup interrompu un processus
vivant qui le concerne. Il est donc normal que, subissant la contamination de cette
flétrissure, il aille vers un « fléau », un Λοιμός 78 qui ravagera sa famille, voire son

75. Cette crainte habite Pélasgos (Esch., Suppl. 346, 385, etc..) aussi bien que Thésée qui
en rappelle la nécessité à Œdipe (O.C. 1 180).
76. Cf. supra, chap. IV, p. 359. Sur Zeus (Ίκέσιος, Ίκετήσιος, Ξείνιος cf. Burkert,
1955, p. 72, n. 1. J. Roux exprime excellemment le caractère inéluctable et par conséquent
garanti par les dieux de certains enchaînements de faits quand elle dit (p. 40) que ce qui est
dangereux, c'est d'aborder « une force divine sans observer les règles de conduite édictées par
les traditions anccstrales... La sanction se produit automatiquement, non par décision de justice,
mais par le jeu normal des lois de causalité » (voir aussi RUDHARDT, 1958, p. 27). En
conséquence, des suppliants qui se présentent à un autel en ayant pris les précautions
cathartiques requises (s'être muni de rameaux avant de s'y asseoir) ont agi d'une manière qui ne
laisse rien à désirer (Esch., Suppl. 241-2) ; et un supplié qui accède à leur requête est un « pieux
proxène » (v. 419), qui agit selon Δίκη (ν. 418 ; 430 ; 437). Il apparaît que cette Δίκη impose
des devoirs (en partie, aux suppliés) plutôt qu'elle n'octroie des droits (aux suppliants) : ce n'est
donc que par une sorte de licence verbale qu'on peut parler de « droits des suppliants ».
77. Contrainte (Soph., O.C. 1 179) : τό θάκημ1 εξαναγκάζει. « Remède » : cf. infra, n. 87.
78. Ce genre de λοιμός atteignait les trois ordres de fécondité, végétal, animal, humain (cf.
par ex. O.R. 25-28). Sur la solidarité de ces trois aspects de la vie, voir M. Delcourt, 1938 (chap.
I) ; 1955, p. 166-7 ; mais Gernet déjà avait signalé les conséquences d'un attentat sacrilège
(1917, p. 251-2). Sur les rapports entre les conceptions médicales et ces « pestilences », voir
Jouanna 1987 ; les liens qui unissent la purification à la médecine semblent clairement attestés
par des inscriptions (cf. Defradas, 1972 {1954}, p. 193, n. 4) ; sur ces questions, cf. encore
Grmck, 1979, p. 148 sq. ; et (sur la « pestilence » qui « sévit dans l'armée achéenne devant
428 LA S IMPLICATION ET LES DÉMARCI IES

pays 79 : Γάρά ne fait que contribuer à diriger 80 ce fléau. Si en revanche il a su


préserver la vigueur des rameaux en pleine sève 81 en redonnant vie au suppliant par
son accueil, il s'est ménagé à lui-même une prospérité totale ; et la vie des siens aussi
bien que la fécondité de ses troupeaux et la fertilité de ses champs sont assurés. Le
vers 362 des Suppliantes d'Eschyle (ποτιτρόποαον αίδόμενος εύπορε!) atteste bien
qu'il ne faut pas interpréter cette conviction dans le sens d'une croyance morale à la
justice immanente : il s'agit d'éviter effectivement la contagion automatique d'une
souillure. Et nous nous retrouvons devant la nécessité de réaffirmer une double mise
en garde : il y aurait autant d'erreur à privilégier dans ces matières Zeus et ce qu'il
connote d'une religion exclusive de la personne, qu'il y en aurait à parler sans
précaution de « magie » sympathique. Sans doute les feuillages fanés communiquent-
ils leur dessèchement en vertu d'une sorte de « sympathie » ; mais il n'y a là rien
d'autre que le jeu « automatique » d'une règle qui est celle de Δίκη, et qui comme telle
peut être qualifiée de pleinement et d'exclusivement religieuse.
Il est seulement nécessaire de faire observer que, comme c'était déjà le cas pour
le serment, une supplication survient comme un élément nouveau, né d'une initiative
humaine, venant se superposer aux rapports de φιλία naturelle qui relèvent
spontanément de Δίκη. Il n'est donc pas étonnant de constater que, comme dans le cas
du serment, prennent une importance prépondérante les rites d'agrégation fondés
surtout sur le contact physique et sur des gestes ou des postures qui l'établissent (alors
que, nous l'avions vu, les gestes étaient superflus dans le cas de rapports entre
consanguins). Au nombre de ces attitudes figurent le toucher des genoux ou du
menton (entre autres), le port de rameaux prélevés sur le sol du supplié et destinés à
rendre effective la solidarité par laquelle le suppliant se lie aux forces de fécondité du
pays dont il sollicite l'accueil, mais aussi la position assise.

Troie »), Grmek, 1983, p. 43 et n. 29 ; enfin les efforts accomplis (à des degrés divers) par les
historiens pour rationaliser ces notions sont étudiés par Dcmont, 1983 ; 1988 ; 1990 b. Notons
en passant qu'Epiménidc n'avait demandé aux Athéniens en remerciement de la purification
qu'il avait effectuée qu'une branche de l'olivier sacré (Plut., Sol. XII, 12). Il est remarquable de
constater que ces trois ordres de fécondité passaient pour compromis, de même, en cas de faute
religieuse, aux yeux d'autres peuples indo-européens (Dussaud, p. 349).
79. Ainsi dans l'histoire de Charila : Plut., Quœst. gr. 12 ; cf. M. Delcourt, 1955, p. 36
(bibliog. dans la n. 1), et surtout Gernet, 1968 (1951), p. 231.
80. Cf. supra, chap. IV, n. 177 et 178.
81. Cette idée se renforce du contraste avec le dessèchement évoqué en cas de refus. Mais
il faut dire qu'aucun texte ne nous apprend ce qu'un supplié accueillant faisait des rameaux. Le
prologue d'O.R. semble laisser entendre que les suppliants les remportaient (v. 143) ; outre le
fait qu'il ne faut pas sous-estimer l'importance de la mise en scène dans l'exploitation de ce
thème au début de cette pièce (cf. supra, n. 57), on est en peine pour tirer de ce prologue des
indications précises : rien ne nous permet de deviner ce que devenaient ces rameaux.
LA SUPPLICATION 429

La position assise

Une certaine confusion peut être entretenue par l'existence de formules comme
προσπίτνω (προσπίπτω) σε γόνασι 82, qui suggèrent une posture accroupie plutôt
qu'assise. On est exposé à en retirer l'idée globale que le suppliant souhaite faire
montre d'une humilité de sentiments particulière au moyen d'une position abaissée 83.
Cela sans doute est vrai dans le cas d'une supplication adressée à un homme, c'est-à-
dire principalement dans ce que Gould appelle « battlefield form », mais qui recouvre
aussi bien la supplication de Thétis à Zeus, celle de Philoctète à Néoptolème, ou celle
d'Andromaque à Hermione 84. Toutefois, cette interprétation n'est absolument pas
rccevable quand il s'agit d'un suppliant assis à l'autel d'un dieu : un homme en cette
posture non seulement s'est immobilisé, rendant évident pour tous le fait qu'il renonce
à fuir par ses propres moyens (et on peut concéder que l'intention ainsi manifestée
n'est pas sans rapport avec celle du suppliant « aux genoux », désarmé, passif), mais
encore il s'est proprement assis en un lieu consacré, et cela n'a rien à voir avec un
accroupissement aux genoux de quelqu'un. 1) Assis, 2) en un lieu consacré : les deux
termes de cette proposition sont chargés de sens et méritent commentaire.
D'une part la supplication est la seule circonstance où l'on s'installe ainsi sur un
foyer ou un autel, prenant en quelque sorte possession d'un espace réservé à des actes
cultuels ; ni un foyer, ni un autel n'ont la destination d'un siège, fût-ce d'un siège
cultuel. Il y a donc une hardiesse certaine à les « investir » de cette manière ; il y a

82. Soph., Phil. 485 ; on trouve encore προσπεσεϊν... γόνυ (Andr. 165), en des vers où
Hermione se plaît justement à humilier sa rivale. Mais le fait qu'un peu plus loin dans la même
tragédie d'Eur. (v. 261-268) il soit question avec insistance d'obliger Andromaque à ne pas
rester assise sur l'autel de Thétis, mais à se lever, avec la répétition significative des mots έδρα
et έξανιστάναι, montre bien qu'en ce passage, c'est la po-sition assise en elle-même, sans
notion annexe d'abaissement, qui est en cause. On pourra se donner une idée de celte posture en
consultant les peintures (inspirées de l'Alcmène d'Euripide) reproduites par Séchan, 1967
(1926), pi. V et p. 244 (fig. 73) ; des épisodes de la prise de Troie montrant Priam réfugié sur un
autel sont reproduits et analysés par Ducrey, 1987, p. 208, fig. 12 et 13).
83. Cf. Bcaujon, p. 58 : il part de l'idée que le suppliant doit s'abaisser matériellement pour
exalter sa souffrance et lui faire prendre « dans le monde des valeurs » (p. 59) un poids qui
contrebalance la puissance temporelle du supplié (cf. supra, n. 10). SERVAIS, insiste bien plus
justement sur le fait que « ce qui importe avant tout, c'est un contact avec l'objet sacré, et sans
doute aussi une certaine humilité dans l'attitude fléchie : un suppliant n'est jamais figuré
debout » (1960, p. 144, n. 2) ; il s'agirait plutôt d'une espèce de « prostration », pour reprendre
l'expression de Gcrnet (1968, p. 232, n. 237). Cette position semble la seule possible pour se
jeter parfois avec frénésie sur quelqu'un sans avoir l'air d'user de violence.
84. « Battlefield form » : cf. les ex. cités par GOULD (cf. supra, p. 407 sq.) ; Thétis à
Zeus : //. I, 500 sq. ; Philoctète à Néoptolème : Soph., Phil. 468 sq. ; Andromaque à Hermione :
Eur., Andr. 165 (ou encore 891-895 : Hermione à Oreste).
430 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

même dans certains cas infraction positivement déclarée à un interdit 84 Hs. De l'autre
la position assise possède des valeurs à la fois rituelles et symboliques que L. Gernet
résumait ainsi : « Elle représente tour à tour l'état de deuil, le mort aux Enfers, le
condamné, le candidat à la purification ou à l'initiation » 85. De fait, quand Œdipe se
sait arrivé dans le sanctuaire des Euménides, il s'écrie : « Eh bien donc ! qu'elles
accueillent avec faveur leur suppliant ! je ne bougerai plus de ce coin de terre où je
suis assis ». Bien plus, il considère comme prémonitoire l'inspiration sous laquelle, par
fatigue, il s'est assis dans leur domaine : « Jamais sans cela... je n'eusse pris place sur
cette pierre redoutable que nul n'a jamais taillée » 86. Il vaut donc la peine de méditer
quelque peu sur la position assise du suppliant à l'autel (ou au foyer).
Que le suppliant ait pu être considéré comme un candidat à la purification est
chose évidente dans le cas du meurtrier. Mais également tout suppliant, demandant un
« remède » à sa peine, et en même temps à la situation critique que vient de susciter
son intrusion dans un lieu saint 87, sollicite en quelque sorte une intervention

84 bis. La question craintive des Danaïdes (Esch., Suppl. 509) : Και πώς βέβηλον άλσος
αν ρύοιτό με ; (« Quelle protection m'offre le sanctuaire là où il s'ouvre à tous ? ») montre
nettement qu'elles s'étaient installées dans la partie du sanctuaire qui constituait Γάβατον.
85. Gernet, 1968 (1951), p. 232. Sur l'iconographie de la position assise du candidat à
l'initiation (Urne Lovatelli, Sarcophage de Torrenova), cf. P. Roussel ; Bianchi, 1976, fig. 47,
49, 50, 51 et p. 28 sq. La position assise comme signe de deuil : Andronicos, p. 7, fig. 3. La
position assise du condamné (type de pénalité infamante) : Cl. Bérard, 1982, p. 144-5. Sur des
cas où une sorte d'agenouillement précède le fait de s'asseoir sur l'autel : VAN STRATEN,
1974, p. 183-4. Toutes ces p. sont précieuses pour le grand nombre de références à des
représentations figurées qu'elles contiennent. Burkcrt nous semble méconnaître totalement ces
connotations rituelles quand il suggère que se tenir assis signifie être calme ; cela le conduit à
interpréter (1979, p. 45) le fait de toucher les genoux dans la supplication comme une incitation
au calme (mais quoi qu'il en dise, toucher les genoux de quelqu'un n'est pas l'inviter à s'asseoir,
et si quelqu'un est assis dans la supplication, c'est le suppliant et non le supplié), tout comme il
interprète (p. 43-4) le port des rameaux comme une marque de l'intention de préparer un lit pour
le repos du supplié afin qu'il dépose toute tension et agressivité (il ne semble ni attentif au fait
que l'agression vient du suppliant, ni gêné que les rameaux semblent nécessaires surtout dans le
cas d'une supplication à l'autel). Bien au contraire, la supplication est une violence qui n'a rien à
voir avec une quelconque tentative de persuasion (non plus qu'avec la connaissance du juste),
comme l'a montré Motte, 1981, p. 565 ; cf. aussi infra, n. 108.
86. Soph., O.C. 44-5, puis 98-101 ; à la signification de la position assise s'ajoute ici celle
de la pierre. Sur cette scène, le partage entre l'espace άβατον et βέβηλον, voir Vidal-Naquet,
1986, p. 208-9.
87. Comportant la violation d'un interdit, la supplication elle-même est souillure (cf., selon
l'interprétation de Séchan, 1967 {1926}, p. 601, Pélias se réfugiant à l'autel d'Héra pour apaiser
la déesse dont il vient de souiller le sanctuaire). L'étude du καθαρμός prescrit à Œdipe pour
« le purifier de l'outrage fait aux Déesses en profanant le bosquet qui leur est consacré » (O.C.
466 sq., et n. ad loc.) le confirme (l'importance de ce texte est soulignée par Germain, 1954, p.
38). L'histoire de Néoptolèmc et de sa mort viendrait apporter une nouvelle confirmation (cf. en
partie. Eur., Andr. 1085-1165 ; Pd., Nêm. VII, 33-50 ; Péan VI, 104-122 ; Apd., Epitome, VI,
LA SUPPLICATION 431

cathartique. De plus, il se pourrait que la posture du suppliant ne soit pas non plus sans
rapport avec l'état de deuil ; en effet, il semble implicitement reconnu qu'un suppliant
qui a pris place dans un sanctuaire est prêt à s'y laisser dépérir, voire à s'y donner la
mort - comme menacent de le faire les Danaïdes, comme le font les Corcyréens 88 -,
s'il n'obtient pas gain de cause. Quand Œdipe déclare qu'il ne bougera plus de la pierre
où il s'est assis, il faut sans aucun doute comprendre qu'il était prêt à y rester jusqu'à la
mort si sa situation n'avait pris meilleure tournure. Pausanias réfugié au sanctuaire
d'Athéna Chalkioikos 89 n'avait certainement pas besoin qu'on l'y emmurât pour y
demeurer (cette mesure devait seulement empêcher qu'il ne fût nourri). Et surtout un
texte d'Euripide nous prouve que procéder à une supplication rituelle signifie avoir fait
abandon de sa vie 90.
Il peut sembler y avoir quelque paradoxe à constater conjointement qu'une
supplication équivalait à une demande de salut, et qu'elle devait s'accompagner d'un
renoncement à la vie. Ce paradoxe n'est qu'apparent si l'on se souvient que deux sortes
de « mort », pour ainsi dire, peuvent être distinguées : la mort-θνήσκειν et la mort-
δλλυσθαι, ou encore la simple cessation de la vie et l'anéantissement total, existence
sociale et facultés vitales comprises 91. Déjà chez Homère, le suppliant appelé 'ικέτης
demandait à être intégre dans un groupe social d'adoption ; et c'est précisément là,
apparemment, ce qui lui méritait la dénomination propre, au sens le plus strict et le
plus étroit du terme, d'ÎKÉ^ç 91 bis ; en sorte qu'il ne demandait pas seulement la vie
sauve (ce qui peut s'exprimer par έαν, comme en //. XXIV, 557 ; 569 ; 684), mais
aussi l'intégration totale et définitive (rendue d'ordinaire par quelque chose comme
δέχομαι). En contrepartie, nous l'avons vu, il était censé ne pas ménager ses forces ni

14) ; « Néoplolèrne à Delphes » a retenu l'attention de Dcfradas, 1972 (1954), p. 146-156 ; les
différents récits de cette mort, ainsi que les documents figurés qui s'y rapportent, sont passes en
revue et commentés dans Pouilloux et Roux, 1963, p. 102 sq. ; cf. aussi G. Roux, 1964 ; M.
Delcourt, 1965, p. 31 sq. ; Nagy, p. 118 sq. ; Henrichs, p. 214, n. 4. D'une manière générale, il
se trouve que le remède à la souillure du supplié consiste dans le remède au malheur du
suppliant (cf. Esch., Suppl. 367 ; 456 ; cf. surtout Eur., Suppl. 252-3 : « Je ne t'ai point choisi
pour juger mes erreurs, mais pour guérir mes maux ainsi qu'un médecin »).
88. The. III, 81. Brclich suggère avec à propos (1969 b, p. 397) que cette attitude prostrée
pourrait indiquer quelqu'un en position d'être purifié, ou d'être sacrifié.
89. The. I, 134.
90. Eur., iléracl. 517-8 : « Pourquoi venir ici avec des rameaux suppliants quand vous-
mêmes tenez tant à vivre ? » (φιλοψυχοΰντες).
91. Cf. supra, chap. IV.
91 bis. Peut-être même est-ce en cela que Γ'ικέτης se différencie du ξέϊνος, décidé à
retourner chez lui. Mais il est difficile de décider si cette spécificité apparente répond à une
réalité historique ou reflète un choix de l'épopée. En tout cas, les deux mots ne désignent pas la
même réalité, comme on peut l'inférer de l'affirmation : Διό δ" άμφω ίκέται τε / και ξεϊνοι
(Αρ. Rh. II, 1 132). Sur ces questions, voir Lccrivain ; Lconhardt ; Fascher, 1972.
432 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

même sa vie, en cas de besoin, au profit de ceux à qui il devait tout. Après Homère, le
nom ύΊκέτης s'est trouvé approprié à toutes les sortes de supplications 91 tor, mais les
emplois les plus solennels et les plus marquants de ce mot sont devenus (à la suite des
réalités historiques) afférents non plus à l'arrivée à un foyer domestique d'un suppliant
meurtrier, mais à l'arrivée d'une personne ou d'un groupe dans un sanctuaire ; et les
qualités de l'une de ces « arrivées » se sont transférées sur l'autre. En conséquence,
une supplication de cette nature implique aussi un renoncement total à ce qu'on était,
une sorte de trépas, au sens propre du terme : le mode violent de pénétration d'un
sanctuaire et de prise de possession d'un endroit consacré constitue une espèce de mort
virtuelle, ouvrant la porte à un passage vers autre chose 92. Dans cette optique, la
position assise se charge d'une signification très suggestive ; non seulement le contact
intime qu'elle permet d'établir avec les Ιερά rend le suppliant ιερός lui-même 93, mais
encore elle implique une « dévotion » totale, au sens où le suppliant se donne, se
« voue » complètement à la divinité 94 : c'est une sorte d'engagement « à corps

91 ter. Même à la supplication « aux genoux », situation qui ne devait pas répondre à des
circonstances quotidiennes : la tragédie en a fait un ressort pathétique, la comédie l'a utilisée en
imitation de la tragédie, et l'éloquence y a recouru comme à un moyen (purement verbal et
figuré) d'apitoyer les juges (cf. infra, p. 489 sq.) ; quant aux redditions militaires, elles n'étaient
plus individuelles, mais étaient devenues collectives et exprimées par l'image de « tendre les
mains » (cf. par ex. The. III, 58, 3). Les supplications à un foyer domestique n'avaient sans
doute plus guère lieu de se présenter (hormis s'il s'agissait d'un foyer royal, comme celui
d'Admète où se réfugie Thcmistoclc). En venant à Delphes, Oreste se présente dans un
sanctuaire en même temps qu'au foyer du dieu (Eum. 179 : δωμάτων; 185 : δόμοισι) ; et les
Danaïdes dans le sanctuaire des dieux d'Argos sont à une sorte de « foyer commun » de l'État
(Esch., Suppl. 365-370). Les conditions historiques ont donc amené, de fait, à une succession
entre supplication à un foyer domestique et supplication à un autel, foyer civique. Pour des
rapports possibles entre ήκωεΐ le pèlerinage, cf. Geraci, p. 12-3 (citant Bernand, 1969, p. 9).
92. Un phénomène semblable est suggéré d'une autre manière par la légende suivant
laquelle quiconque entrait dans le sanctuaire de Zeus Lykaios perdait son ombre (cf. Gernet,
1968, p. 164-5).
93. Cf. l'oracle de Dodone : Ίκεταί δ1 Ιεροί τε και αγνοί cité par Paus. VII, 25, 1 (cf.
GOSSEN).
94. Eur., Ion 1285 : (Ιερόν τό σώμα τω θεω δίδωμ' εχειν(« Je consacre mon corps, et le
donne à ce dieu »). Sur le sens de Ιερά:, cf. RUDHARDT, 1958, p. 22 sq. ; Motte, 1986 a, p.
125. Le suppliant ayant acquis la qualité de Ιερός ne pouvait plus être touché. Aussi devait-on
recourir à des procédés particuliers pour le réduire à quitter son refuge, ou le mettre à mort. Les
plus courants sont l'encerclement par le feu (Eur., H. F. 244-246 ; Andr. 257-259 ; voir les
scholies à H. F. 243 ; 285 et à Andr. 256), la famine (Eur., H. F. 51-55) ou le chantage (Eur.,
Andr. 380 sq. ; Soph. OC. 818-9). A l'usage de ces procédés était sous-jacente l'idée qu'il était
toujours possible à la divinité d'éteindre le feu, par ex., comme l'aurait fait Zeus pour sauver
Alcmène (cf. Scchan, 1967 { 1926}, p. 215 et 245, n. 3).
LA SUPPLICATION 433

perdu », très strictement parlant, que matérialisent le contact avec les objets sacrés et
la posture adoptée 95.
Donc la position assise, en même temps qu'elle symbolise la demande d'une
purification ou l'acceptation d'une mort virtuelle, établit un contact décisif avec des
éléments sacrés du pays appartenant au supplié : autel, foyer, simple pierre, ou même
seulement sol - tous éléments qu'on baise ou qu'on salue lors d'un départ ou au retour
d'un voyage ou d'une guerre %. Il tient à la décision du supplié que ce contact, qui
établit une solidarité effective, soit pour les deux parties salutaire ou mortel. Ce
contact apparaît donc fondamental 97, et la position assise en redouble la portée.
Toutefois sa virulence (d'autant plus redoutable au suppliant que Yabaton violé est
plus sacré) peut être atténuée pour l'intrus par le port des rameaux 97 bis ; au rebours, le
fait qu'ils contiennent les virtualités de vie végétale (et animale avec la laine) du pays
du supplié, rend cette précaution plus dangereuse pour lui. Mais les rameaux, du fait
même de leur qualité prophylactique, demeurent facultatifs ; en revanche, ce qui ne
l'est pas, c'est bien, pour que la supplication soit effective, le contact assuré avec un
objet (meuble ou immeuble) chargé de puissance, Ιερόν, quand bien même ce serait
avec un cadavre.

95. Que rétablissement d'un contact puisse équivaloir à une sorte de deuotio est indiqué par
Déonna, 1935, p. 66, et par Ch. PICARD, 1936 a, p. 153-4. Cf. encore Van Hcrten, p. 98.
96. Il convient de ne pas minimiser l'importance religieuse de ces « saluts » de retrouvailles
ou d'adieux (cf. par ex. Esch., Ag. 503 sq. ; Soph., Phil. 533 ; 1452 sq.). Aussi bien des légendes
comme celle d'Antée, que des expressions comme φυσιζόου αϊ ης {ll.HAphr. I, 125) prouvent
la valeur « vitale » du contact avec le sol ; cf. Wagenvoort, 1957, col. 407-409.
97. Cette importance déterminante du contact, même indirect, éclate dans divers récits
historiques : Hdt. I, 46 ; ΙΠ, 48 ; V, 71 ; VI, 68 ; The. I, 126 ; III, 104, 2 ; Plut., Sol. 12. Motte
souligne la « conception très matérialisante de cette puissance sacrée » (1987, p. 101 ; et déjà
1886 a, p. 125-6 et 150-152). Cf. encore Tarran, p. 96.
97 bis. L'épopée ne parle jamais de rameaux. Deux suppositions semblent possibles (nous
excluons l'hypothèse que cet usage ait une origine postérieure à la période géométrique) : ou
c'est parce que le poète ne montre pas de supplication à un autel (Phémios en Od. XXII, 333 ne
fait qu'y penser), ou c'est parce que, soucieux d'éviter les mentions de souillure, il laisse de côté
tout ce qui pourrait en évoquer le danger (cf. supra, n. 55).
434 LA S IMPLICATION ET LES DÉMARCHES

La supplication aux morts

II est en effet un type de supplication qui en dépit de son importance qualitative


est d'ordinaire passé sous silence 98. C'est la supplication aux morts. Elle peut revêtir
des formes diverses et, quand elle est effectuée à un tombeau, se présenter comme
proche d'une supplication à l'autel ". Mais un texte offre un exemple très remarquable
d'inviolabilité obtenue grâce au contact avec un cadavre : c'est celui qui indique la
supplication à laquelle Teucros conseille au jeune Eurysacès de recourir, dans l'Ajax
de Sophocle. Il s'agit non pas de présenter une requête suppliante, mais de prendre une
posture suppliante pour empêcher que le corps d'Ajax et l'enfant lui-même ne soient
maltraités pendant que Teucros ira « assurer sa tombe à ce mort » 10° : « Viens petit,
viens plus près ; touche en suppliant (ικέτης εφαψαι) le père à qui tu dois le jour.
Agenouille-toi là, "implorant son appui" (θάκει δε προστρόποαος), et ayant en main
nos cheveux, à moi, à ta mère, à toi-même. Les suppliants n'ont pas d'autre trésor
(Ικτήριον θησαυρόν). Si quelqu'un prétend l'arracher de force à ce mort, que,

98. Kopperschmidt n'en parle pas plus que les autres. Les seuls à y faire peut-être
vaguement allusion sont ceux qui parlent de la souillure communiquée par un cadavre (et en
particulier par un cadavre privé de sépulture), comme Richard, p. 305 ; mais il ne souffle mot de
la supplication. Il est d'autant plus important dans ce contexte de souligner l'éclatante exception
constituée par Burian, 1972.
99. Proche, mais sans doute aussi encore plus redoutable, car les puissances chthoniennes
auxquelles elle octroie participation n'ont jamais cessé de susciter un effroi immédiat et intense.
La littérature offre quelques exemples de supplication à un tombeau : Hél. 64-66 (μνήμα
προσπίτνω Τόδε / Ίκέτις) ; cf. encore 528 ; il est suggéré dans la suite (v. 800) qu'un refuge à
un tombeau pour obtenir l'inviolabilité apparaît exceptionnel aux yeux d'un Grec, mais qu'il
s'explique par l'absence d'autel. Dans Les Choéph. au contraire, ce n'est pas l'inviolabilité que
cherchent à son tombeau les enfants d'Agamemnon, mais son aide ; ils n'en sont pas moins assis
en suppliants (τάφος δ" ίκέτας δέδε/κτοα φυγάδας θ' ομοίους: 336-7 ; έφημένους τάφφ:
501). Mais dans Or. le héros désire être conduit sur le tombeau de son père « pour le supplier
(ΐκετευσω) de [me] sauver » (v. 797). On voit que les motivations de ceux qui recourent à cette
attitude sont différentes. Ces exemples tragiques trouvent un écho dans le discours que
Thucydide prête aux Platéens après la reddition de leur ville en 427 (III, 59, 2 : ίκέται
γιγνόμεθα υμών των πατρώων τάφων...) ; ils demandent à être épargnés, comme le faisaient
dans 17/. des suppliants se jetant aux genoux de leurs vainqueurs. Entre toutes ces démarches on
retrouve clairement pour seul point commun la recherche du salut au sens large : salut non
seulement de la vie, mais de la reconnaissance légitime de ses biens et de sa filiation, ou de ses
liens conjugaux authentiques.
100. Soph., Aj. 1171-1180 (cf. supra, chap. IV, n. 167). On trouve comme un écho très
affaibli d'une supplication de ce genre dans Eur., Phén. 1665 : quand Créon vient de renouveler
à Antigone l'interdiction d'ensevelir Polynice, elle l'implore au nom de la défunte Jocaste sa
mère, dont elle montre le corps, à moins qu'elle n'aille jusqu'à le toucher : Ναι προς σε τήσδε
μητρός Ίοκάστης (cf. Burian, 1972, p. 153-4).
LA SUPPLICATION 435

misérable, misérablement, il s'en aille, expulsé de ce pays, où il ne devra plus trouver


de sépulture, et qu'il voie sa race entière fauchée jusqu'en sa racine, tout comme ici je
coupe, moi, cette boucle sur mon front. Prends-la, enfant, garde-la bien. Que personne
ne te fasse bouger d'ici ; reste accroché au sol où s'appuient tes genoux (προσπεσών
έχου) ». Tous les thèmes importants que nous avons déjà abordés sont ici rassemblés :
celui du contact (έφάψοα), de la posture (θάκει, προσπεσών), de la souillure 101, de la
malédiction appelant Γέξώλεια sur toute personne qui oserait rompre ce contact 102 ; il
faut y ajouter le rite des cheveux coupés et tenus en main 103. On voit bien qu'il n'y a
aucune demande en jeu, ni au mort, ni aux dieux 104, ni aux chefs de l'armée achéenne.
Le seul but à atteindre est que le corps, l'enfant, les personnes de Tccmesse et de
Teucros soient inviolables pendant le temps que dureront les démarches de ce dernier.
El par un curieux et unique phénomène de réciprocité, c'est le contact du cadavre qui
assurera la sécurité de l'enfant et des proches du mort, tandis que la posture suppliante
est ce qui rendra le corps intouchable : les deux souillures, du mort et du suppliant,

101 . Il serait en effet tout à fait dommage de priver le mot προστρόπαιος des ré-sonances
relatives à la souillure qu'il évoque (cf. supra, chap. IV, η. 217, et supra, n. 49), et l'hémistiche
gagnerait en richesse, à être traduit : « Reste là, accroupi, souillure virtuelle » (la précision
syntaxique n'y perdrait pas non plus, le présent étant ainsi mieux rendu). Le plus souvent, un
suppliant dégage une souillure qui menace le supplié, ou directement en sa personne, ou via ses
Ιερά. Cette supplication d'Eurysacès, exceptionnelle à plus d'un titre (et par là apte à nous faire
mieux saisir, hors de toute ritualisation habituelle, le fondement de ses différentes
composantes), nous montre un danger qui menace, non pas le supplié (il n'y en a pas, à
proprement parler), mais quiconque oserait toucher le groupe formé par le cadavre et l'enfant en
posture de suppliant. Un cadavre déjà suffit à rendre un lieu impur (cf. Wächter, p. 43 sq., et
Gernet, 1917, p. 245) ; assurer, au moyen de la posture suppliante, du contact, de la saisie en
main des cheveux, le lien entre ce cadavre et ces trois vivants disséminés dans le camp, c'est
provoquer un risque de contagion immédiatement répandue.
102. Sur les malédictions accompagnant une supplication, cf. supra, chap. IV, p. 366 ; ici
l'interruption définitive de la vie du coupable appelée par Γέξώλεια est figurée par la boucle de
cheveux séparée de la tête de Teucros qui parle ; son discours et la malédiction qu'il véhicule
sont donc intrinsèquement reliés à la supplication d'Eurysacès.
103. Sur la valeur des cheveux, cf. Van Gennep, p. 238 (avec la bibliog. de la n. 1) ;
Sommer ; Mculi, 1975, p. 346-7 ; Burkert, 1977, p. 120, n. 29 ; Calame, 1977, Π, p. 112-3 ;
Vernant, 1982, p. 60-63. Non seulement les cheveux peuvent jouer un rôle en tant que substitut
de la personne (cf. Schnaufer, p. 163-4, avec la bibliog. dans les n. et FESTUGIERE, 1976, p.
405-407), mais le fait même que Teucros les coupe sur place, près du cadavre, ne peut
qu'ajouter à leur activité virulente (cf. Hés., T.J. 742-3).
104. Jebb, dans son commentaire aux v. 1 172-1 175, mélange l'efficacité propre des gestes,
qu'il semble apercevoir, et un prétendu appel à l'esprit du mort et aux χθόνιοι θεοί, qui ferait
de toute violence une offense à Zeus Hikesios ; de même, il parle de « gift of hair » ;
Kamcrbeek, tout en le suivant d'une certaine manière (p. 225), attire l'attention surtout sur le
danger encouru par qui ose interrompre un geste sacré, et il rappelle à juste titre la valeur
rituelle des cheveux (Schredelseker, p. 67 sq. ; Eitrem, 1915, p. 344 sq.).
436 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

avec la posture et les attributs rituels, s'ajoutent, ou plutôt se multiplient, dégageant un


complexe miasmatique d'une virulence épouvantable 105.
Il nous semble tenir, avec cette scène, un élément décisif pour montrer que a
supplication est une atteinte, voire une souillure, et que le suppliant acquiert par là son
caractère inviolable ; pour prouver aussi que dans certaines circonstances au moins,
les gestes (attitude et contact) peuvent constituer à la fois le moyen et la fin de la
supplication, en vertu de règles non point magiques, mais « automatiques » de
propagation de la souillure. Sans doute n'est-ce pas un hasard si de pareils contextes
excluent l'emploi du verbe λίσσομαι. Mais avant d'aborder enfin l'étude des emplois
de ce verbe, il nous faut revenir sur les implications exactes et précises de la
supplication, y compris d'une supplication à un autel, c'est-à-dire, aurait-on pu croire,
adressée à un dieu. Ces précisions nous permettront de mieux cerner les rapports entre
supplication et prière.

Premièrement, dans le cas d'une supplication par prise de position sur un autel,
comme dans les autres formes de supplication, il n'est pas nécessaire de formuler une
requête : le seul but d'une supplication est l'obtention de la vie sauve, en entendant « la
vie » au sens large que nous avons vu. Et ce but est censé être atteint lorsqu'un contact
(qui doit se suffire à lui-même) est établi. La conduction est alors nécessairement
assurée : conduction de mort passant du suppliant à ce qu'il touche, ou, si le
« courant » est inversé, conduction de vie, passant de ce qui est touché (d'où
l'importance de toucher des parties chargées d'une puissante force vitale : genou,
menton, foyer, autel) au suppliant qui en est revigoré.
On comprend qu'au sortir d'une crise pareille le suppliant, accueilli ou éconduit,
soit fondé à déverser (sur ceux avec qui il vient d'établir ou non une communauté de
fait, une φιλία virtuelle) des bénédictions ou des malédictions particulièrement
efficaces : pregnant de virtualités toutes fraîches de vie ou de mort, il est hautement
apte à les propager. Suivant que ces souhaits sont formulés dans la perspective d'un
déroulement automatique ou, par égard pour les dieux, rapportés à leur volonté, on
peut trouver utilisé l'un ou l'autre domaine de la prière, celui de εύχομαι ou celui de
άράομαι, celui de l'impératif ou celui de l'optatif, ou même un mélange des deux
(comme nous le voyons dans Les Suppliantes d'Eschyle, v. 625 sq., où le substantif
εύχαί est suivi d'optatifs). Mais ces « prières », de quelque nature qu'elles soient,
n'interviennent qu'après le résultat acquis de la supplication, et n'interfèrent pas avec

105. Précisons qu'à la double souillure dégagée par le cadavre et par la posture suppliante,
s'ajoute le fait qu'elle soit redoublée au moyen de substituts symbolisant la « dévotion » de tous
les proches du mort, tenus en main par le rejeton nouvellement sorti de cette souche mais
fortement menacé dans sa vie toute neuve. De plus, les paroles de la malédiction augmentent
encore l'effet des gestes et des attitudes.
LA SUPPLICATION 437

elle 105 bis. Pour la supplication, la volonté, du supplié ou des dieux dont l'autel est
utilisé, n'est nullement consultée. Tout au plus voit-on interprétées comme des
ordalies une « arrivée » inopinée en un endroit consacré 106, ou au contraire une
rupture « automatique » du contact établi 107. Hormis en ces cas exceptionnels, la
supplication est effective dès qu'il y a contact, que le supplié (ou le dieu de l'autel) le
veuille ou non 108. On peut même dire qu'une supplication constitue parfois
naturellement un viol d'dßaxov : elle exige alors des mesures cathartiques
particulières. Par son caractère extrême, la supplication se désigne comme la
démarche désespérée de quelqu'un qui, dépourvu de toute autre solution, en est réduit
à miser sur la nature fondamentalement ambivalente du sacré 109, et à espérer que la
« puissance » religieuse qu'il se hasarde à toucher, en une sorte de coup de force,
s'avérera salvatrice et non mortelle. Là encore par conséquent, il agit d'abord, et songe
seulement ensuite à prolonger son action par une réparation ou des purifications :
comme les άραί les καθαρμοί interviennent après. Une initiative suppliante n'exige
donc aucune explication n0 : un suppliant peut éprouver le besoin d'en donner, par
courtoisie, ou pour soutenir sa démarche (dont l'efficacité doit être « automatique »)
de raisons discursives qui sont une incitation de plus à l'accueillir en même temps
qu'un égard. Mais ces explications ne relèvent pas de la supplication proprement dite.

105 bis. Quelques combinaisons de différents termes propres à indiquer l'idée de prière sont
citées et commentées infra, p. 48 1 sq.
106. Comme dans O.C. (cf. supra, n. 86).
107. Plut., Sol. 12, 1, 1. 6 : αυτομάτως
108. Quelqu'un qui refuse d'être supplié s'arrange pour éviter d'être touché (cf. //. VI, 61
sq. ; en XX, 468, incertain est le cas de Trôs tué par Achille : il est difficile de savoir s'il le
touchait ou cherchait à le toucher ; Eur. liée. 342-345). Dire que la supplication est effective dès
l'instant qu'il y a contact, indépendamment de la volonté du supplié, homme ou dieu, nous
amène à répondre à la question posée supra (n. 6) : on s'asseoit à un autel, non pas pour
demander quelque chose au dieu, maïs pour se rendre 'ιερόν (cf. supra, n. 94). Redisons bien
qu'il s'agit d'une qualité qui s'acquiert « automatiquement », et que l'obligation morale de
protéger les suppliants est seconde (cf. supra, n. 76). En effet, si l'on considère que la
supplication est affaire de contact en lui-même périlleux (et placé sous la juridiction de Zeus au
même titre, ni plus ni moins, que les autres lois de causalité qui régissent l'univers), on
s'explique que tous, dieux et hommes, s'estiment contraints (non pas magiquement mais par un
sens de leur intérêt bien compris) d'adopter une position qui fasse cesser les miasmes véhiculés
par le suppliant en détresse, c'est-à-dire d'affirmer la nécessité de lui porter secours. Sur le fait
que les lois de la supplication ont permis à la civilisation grecque de respecter des principes
d'humanité tout en faisant l'économie du pardon (et même en évitant que la question du pardon
eût à être posée), cf. D. Aubriot, 1987, p. 26-7.
109. Caillois, 1950 (1939), p. 34-70 ; Chantraine & Masson. Cf. supra, n. 87.
1 10. Une bonne preuve que les intentions, en tout cas la valeur persuasive des arguments,
n'ont rien à faire dans la supplication proprement dite, c'est l'efficacité absolue de la supplication
d'Eurysacès dans Aj., alors qu'il n'est pas en âge de les faire valoir.
438 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Aussi la supplication en tant que telle (même présentée à un autel) ne saurait-elle avoir
rien de commun avec la prière, surtout pas avec la prière discursivement fondée que
nous avons vue être le propre de la prière désignée par εύχομαι 1Π.
Au terme de ces brèves remarques la supplication, réduite à sa plus simple
expression, nous apparaît comme un acte muet 112, consistant en l'établissement d'un
contact et si possible en la prise de certaines attitudes ; elle s'accompagne
facultativement du port φ matières vivantes (rameaux, laine, cheveux, enfant), pour
décupler les relaticns à la fécondité qu'elle implique, ou pour constituer une précaution
apotropaïque, mais elle est loin d'appeler nécessairement un discours ; en aucun cas
elle ne saurait se voir confondue avec une entreprise de persuasion. Et pourtant, si
l'acte même de la supplication ne réside pas dans une entreprise discursive, il ne
l'exclut pas non plus. En cette faculté qu'il a d'être confirmé, pour ainsi dire redoublé
sur un autre plan par une prise de parole 113, sont à chercher, selon nous, les raisons de
l'emploi assez particulier de λίσσομαι^ο fait Homère.

111. La supplication nous semble à séparer nettement de la prière, surtout de la prière


désignée par εύχομαι, non seulement par son côté étranger au domaine du discours, mais
encore par le caractère au moins problématique de son origine sociale. DELATTE (1951 ; cf.
supra, n. 10) croyait pouvoir affirmer que la supplication était un rite d'origine sociale (et il lui
attribuait alors un fonctionnement « magique »), qui n'avait acquis valeur religieuse qu'avec le
temps. La question des origines est forcément obscure. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que la
supplication semble avoir toujours entraîné des conséquences d'ordre social. Cela dit, peut-être
n'a-t-il rien voulu signifier d'autre que ceci (pour remettre les choses dans le vocabulaire auquel
nous avons choisi de nous conformer ici) : la supplication était censée fonctionner
« automatiquement » (ce que nous ne séparons pas de l'ordre du religieux, mais que nous y
intégrons via le concept de Δίκτ), et l'idée d'une obligation morale sanctionnée par des divinités
personnelles était secondaire. De cela (si ce n'est pas mal interpréter sa pensée), formulé ainsi,
nous pourrions volontiers lui donner acte.
1 12. Cf. l'étiologie de la fête des Conges, donnée par Eur., I.T. 947 sq. : Oreste meurtrier
est reçu « en silence » (σιγή en relief au début de l'éloquent v. 951, et à la coupe du v. 956) ; cf.
aussi Ap. Rh., Argon. IV, 695 sq. : c'est à leur comportement et à leur attitude que Circé
comprend que Médée et Jason lui demandent purification (cf. Cook, 1965 {1925}, 2, p. 1097).
113. Il peut même arriver, dans certains cas exceptionnels sur lesquels nous reviendrons
plus tard (p. 444), que les gestes soient remplacés par des mots « performatifs » ; cf. les
hésitations célèbres d'Ulysse avant de se décider à supplier Nausicaa à distance et seulement en
paroles (Od. VI, 149 sq.). Ces hésitations mêmes soulignent le caractère exceptionnel d'une
supplication purement verbale.
les emplois de λίσσομαι 439

ΛΙΣΣΟΜΑΙ

Variété des emplois de λίσσομαι selon les textes

Avant tout essai d'analyse portant sur le sens de ce verbe, il convient en effet de
prendre quelque distance par rapport aux textes où on le trouve employé, et de ne pas
considérer l'ensemble du corpus des occurrences de ce mot comme un tout brut, uni et
indissociable. Ainsi, on aura profit à méditer l'observation d'A. Corlu 114, que les deux
épopées homériques privilégient pour les mots de cette famille un emploi exprimant
des relations « entre pairs ». Mais il ne sera pas superflu d'ajouter qu'entre Ylliade et
YOdyssée déjà, on note une forte disproportion numérique : 46 λίσσομαι et 4
λιτανεύω d'une part ; 28 λίσσομαι et 2 λιτανεύω de l'autre. De 50 à 30, la différence
est sensible ; et la proportion des mots de la famille de λίσσομαι dans Ylliade est
exorbitante. Elle apparaît d'autant plus significative si l'on s'avise que sur les 46
occurrences de Ylliade, 9 se trouvent au chant IX, dont 8 dans le discours de Phénix
lui-même, et que 19 de ces démarches s'adressent à Achille qui est le sollicité 115. Si
l'on veut bien se souvenir, comme nous espérons l'avoir montré, d'une part que le
discours de Phénix, et singulièrement l'apologue des Λιταί présentait un relief unique
dans Ylliade par l'enseignement qui y est exprimé, de l'autre que cette scène de
l'ambassade était centrale et développait des harmoniques dans le poème entier 116, on
concevra qu'il nous semble difficile de ne pas établir de rapport entre l'emploi qui est
fait de λίσσομαι dans cette œuvre, et la leçon générale qui s'en dégage. Il nous
apparaît donc indispensable de ne pas adopter sans examen l'idée d'une évolution
d'emploi à partir d'un domaine en quelque sorte laïque pour arriver à un domaine
religieux 117, idée qui se présente naturellement à l'esprit quand on considère

114. Cf. CORLU, p. 303. Il ne semble pas nécessaire de chercher un sens particulier à
λιτανεύω, qui peut être regardé comme une forme insistante de λίσσομαι indiquant l'intensité
ou la répétition de l'action.
115. Cf. J.A. Rosner, p. 321, n. 18 ; outre ces remarques, elle fait encore observer que 7
occurrences apparaissent dans des expressions répétées, dont 5 impliquent (comme solliciteurs)
les dieux et 2 Chrysès ; et que 2 des expressions répétées concernent Thétis implorant Zeus en
faveur d'Achille.
1 16. Cette argumentation fait l'objet de plusieurs articles qui se suivent logiquement : D.
Aubriot, 1984 a ; 1985 a ; 1984 b ; 1985 b ; et, indirectement, 1985 c.
1 17. Cf. CORLU, p. 313. L'A. se laisse abuser, selon nous, par la forte disproportion qu'il
signale (p. 303) entre l'immense majorité des occurrences où λίσσομαι désigne, chez Homère,
des relations « entre pairs », et les 6 cas (sur 80 en comptant les H.H. : //. IX, 501 ; Od. X, 526 ;
440 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

simplement les chiffres ; il vaut mieux se demander s'il n'y a pas des raisons internes
au poème épique, qui permettraient d'expliquer cette étonnante exception que
constitue un emploi presque exclusif de λίσσομαι pour des relations d'homme à
homme dans Ylliade. Cette question se trouve complémentaire de celle qui surgit
quand on relève l'exception inverse qu'offre la poésie lyrique (cf. n. 1 14), où λίσσομαι
est presque toujours employé pour un homme s'adressant à la divinité. Nous ne
saurions par conséquent arguer d'une prétendue évolution entre un emploi qui serait
« normal à l'origine » (cf. n. 1 14) parce que très largement attesté dans l'épopée
(λίσσομαι exprimant comme « relation première » « des prières entre pairs, c'est-à-
dire le plus souvent entre hommes »), et un emploi secondaire, dans lequel le verbe
aurait fini par s'adapter tant bien que mal à désigner une initiative humaine tournée
vers les dieux. Il nous semble au contraire que le v. 501 du chant IX de Ylliade, dans
lequel Phénix donne sa définition des Λιταί en situant délibérément leur intervention
sur un plan religieux, ne permet pas de penser qu'Homère ait ignoré l'usage rituel de ce
mot118.
Quand nous parlons d'usage rituel, il va de soi que nous n'entendons pas faire
référence à une pratique qui serait apparentée à la supplication : nous venons d'inciter
à la circonspection en ce domaine. Nous voulons parler de l'habitude (discernable en
particulier dans les Hymnes homériques et chez Pindare) qu'ont les poètes investis
d'une mission solennelle, de présenter leur œuvre qui est en même temps une offrande
à la divinité, en implorant sa bienveillance au moyen du verbe λίσσομαι . La remarque
nous paraît d'autant plus importante qu'elle n'a, à notre connaissance, jamais retenu
l'attention. Nous devrons donc y revenir. Mais nous voulions d'entrée de jeu mettre en
place les données du problème dans leur diversité, en nous dégageant des ornières où
risque de faire tomber une trop grande docilité envers la tradition 119 : on ne peut pour
λίσσομαι accepter comme démontré ni le sens de « supplier » (de préférence un
« pair »), ni celui de « demander ou offrir (à un dieu ou à un homme) réparation d'une
offense » ; et, s'il y a à reconstituer une histoire des emplois du mot, il n'est pas sûr
qu'il faille prendre Ylliade pour point de départ. Nous allons donc examiner à notre
tour la question aussi brièvement que possible. Nous nous aiderons naturellement des
remarques objectives établies par nos prédécesseurs, mais en les situant dans la
perspective qui est celle de notre étude.

XI, 34-35 ; XIV, 406 ; //.//. Aphr. 184 ; H.H. Ascl. 5), où il s'agit dune relation d'homme à dieu
(ou, pour les deux premières références de Y Od., aux morts).
1 18. Cf. D. Aubriot, Achille, modèle divin d'humanité (en prépar.).
119. Nous y reviendrons infra, p. 455 sq. ; sur la double « tradition » dont il est question
ici, cf. supra, les n. 1 à 5. Il faut rendre justice à l'intéressant art. de M.P. BOLOGNA : elle n'a
pas méconnu le sens religieux essentiel de λίσσομαι . Mais, ne s'intéressant pas à la prière
grecque pour elle-même, elle n'a pas pu apercevoir les caractères particuliers du type de prière
concerné.
les emplois de λίσσομαι 44 1

Nous commencerons par constater que l'Iliade fait un usage extrêmement


parcimonieux du substantif Ικέτης, et en tout cas ne l'emploie jamais dans le contexte
d'une "supplication" aux genoux. Le terme le plus généralement utilisé alors, qu'il y ait
ou non contact suppliant, est λίσσομαι . Cela posé, si l'on veut récapituler l'orientation
des remarques de Corlu concernant ce verbe, on peut énumérer ces différents points :
1) Chez Homère, l'immense majorité des emplois de λίσσομαι se trouve
concerner des interventions d'égal à égal 12° ; par la suite en revanche, la disproportion
s'amenuise, et il n'est plus exceptionnel que λίσσομαι désigne une requête adressée à
un dieu 121.
2) La démarche qui consiste à λίσσεσθαι suppose une pression, une tentative de
persuasion (p. 305) ; aussi ce verbe est-il volontiers accompagné d'autres termes
marquant une injonction 121 bis ; mais, loin de pouvoir désigner un ordre, il indique
toujours une attitude de soumission 121 tcr. Le mode employé pour présenter la requête
est presque exclusivement l'impératif (p. 308), en quoi Corlu discerne la marque d'une
vivacité pressante - en quoi nous proposerions de voir seulement une confirmation de
l'aspect discursif qui vient d'être indiqué 122. Notre interprétation cadre parfaitement
avec deux remarques précises effectuées par Corlu lui-même. La première :
« Λίσσομαι ne signifie pas que l'on demande tel ou tel objet que l'on convoite » (p.
296)... « Mais le sens de "solliciter avec instance" est manifeste » (p. 297), se trouve
confirmer pleinement ce que laisse supposer l'usage de l'impératif ; λίσσομαι servirait
moins à désigner le contenu d'une requête présentée, qu'à mettre l'accent sur l'effort de
persuasion impliqué par la démarche. Quant à la seconde : « Joints à λίσσομαι ,
έπέεσσιν et λόγοις montrent que λίσσομαι n'est pas lui-même un verbe déclaratif » (p.
297), elle souligne opportunément le fait que λίσσεσθαι s'exprime au moyen d'un

120. Cf. supra, n. 117.


121. Ibid. : « Le fait est beaucoup plus fréquent après l'âge épique : 16 emplois sur 43 ». Et,
ajoute-t-il, même alors, il est habituel que le dieu soit regardé comme matériellement présent
(dans sa statue par exemple), ou au moins comme proche. Pour CORLU, cette circonstance n'est
que le reflet des liens qui unissent le fait de λίσσεσθαι et la supplication, dont les rites exigent
un contact.
121 bis. CORLU l'établit (p. 320-1), mais en relation avec le substantif λιτή. La même
remarque a été faite à propos de λίσσομαι et πείθω par Lasso de la Vega, p. 112-116.
121 ter. C'est ainsi qu'E. Brunius-Nilsson, qui a étudié l'apostrophe δαιμόνιε, a remarqué
(p. 52) qu'elle n'apparaissait jamais dans les situations d'humilité où λίσσομαι est de mise.
Parallèlement, Buxton montre (1982) que la persuasion s'oppose à la contrainte.
122. En effet, à la suite des analyses exposées plus haut, nous avons cru pouvoir conclure
que l'optatif était le mode qui servait à déclencher des enchaînements quasi-mécaniques de faits,
tandis que l'impératif était employé quand il s'agissait de deux volontés en présence, dont l'une
tâchait d'infléchir l'autre plus ou moins impérieusement (selon qu'était employé le présent ou
l'aoriste) : cf. supra, chap. ΙΠ, p. 289.
442 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

discours, sans toutefois que le sens de ce verbe s'épuise dans la désignation de cette
prise de parole 123.
De la deuxième série de constatations relevées par Corlu, on peut donc retenir, en
les situant par rapport aux acquis du présent exposé, les points suivants : a) - L'action
de λίσσεσθαι est souvent marquée par l'emploi de l'impératif, ce qui indique une
tentative de persuasion s'exerçant sur la volonté d'autrui. b) - Elle ne s'applique pas au
contenu de la requête, mais désigne le fait d'implorer en lui-même, dans ce qu'il
comporte d'effort et d'insistance de la part du solliciteur, c) - Elle ne concerne pas
davantage le fait précis de la prise de parole, mais bien plutôt, apparemment, ses
modalités ou son fondement - dans des conditions qui restent à déterminer.

Aligner ces différentes remarques, mais en évitant de les associer


automatiquement (en dépit d'une idée reçue, ancrée de longue date) aux réalités de la
supplication, prépare à accueillir avec faveur les suggestions de Benveniste. Ce
dernier a puissamment contribué à débrouiller les choses en incitant comme il l'a
fait 124 à définir nettement en quoi consistait une supplication, et en s'attachant par
ailleurs à préciser la signification de λίσσομοα : soucieux de justifier le rapprochement
entre λίσσομαι cl litare, il s'est appuyé principalement sur l'allégorie des Λιταί
présentée par Phénix au chant IX de l'Iliade 125. C'est en effet le seul texte de toute la
littérature grecque où il soit question d'expliquer de manière quelque peu méthodique
quand une démarche désignée par λίσσομαι est en situation. Il s'attache
particulièrement au v. 501 : « Les hommes "supplient" (sic, p. 249) les dieux quand ils
ont péché par transgression ou erreur », pour en retenir l'idée d'offre de réparation,
qu'il croit essentielle au sens des mots de cette famille. Il évoque ensuite rapidement
quatre autres passages pour montrer d'une part que cette initiative peut avoir pour
destinataire un homme aussi bien qu'un dieu (c'est même une sorte de règle dans
Ylliade), d'autre part qu'elle peut être, en quelque manière, réversible, et consister non
en une offre, mais en une demande de réparation. Toutefois, en dépit de cette
concession qui ouvre un peu la perspective du champ d'emploi de ce verbe, l'idée de
réparation en elle-même semble encore trop étroite pour rendre compte de toutes les
occurrences où apparaît λίσσομαι. Il demeure frappant en outre que, dans le temps

123. Adkins relève de son côté le fait qu'il est très conforme au style homérique d'utiliser
plus d'un verbe pour introduire un discours direct (1969 b, p. 9).
124. Cf. supra, n. 4, et rappelons que MAIR avait ouvert cette voie.
125. //. IX, 496-527. Les 4 autres passages qu'il évoque sont : //. I, 15 [= 374] (Chrysès aux
Achécns) ; I, 502 (Thétis à Zeus) ; IX, 553 (ses parents à Mcléagre) ; XXIII, 608 (Antiloque à
Ménélas). Mais de fait, le passage concernant Chrysès est loin d'être simple à analyser (cf. infra,
η. 136). M. P. BOLOGNA estime pour sa part (p. 158, n. 42) que la notion de réparation est
beaucoup trop étroite pour λίσσομαι , qu'elle ne peut convenir qu'au passage de l'ambassade ;
la première de ces propositions nous semble juste ; mais la seconde à son tour nous semble trop
étroite.
les emplois de λίσσομαι 443

même où il établissait qu'une supplication est fondée sur un contact, où par ailleurs il
mettait en garde contre la traduction, trop vague selon lui, de λίσσομαι par
« supplier » 126, Benveniste n'ait pas clairement et définitivement éliminé tout rapport
entre λίσσομαι et la supplication, et qu'il continue lui-même à laisser échapper parfois
la traduction par « supplier ». Tout cela s'explique probablement par le fait que
Benveniste, attaché à tracer des lignes de réflexion, a mené son exposé de manière
cursive, sans se soucier des détails. Car, même en restant dans la seule Iliade, il se
trouve de multiples occurrences du verbe λίσσομαι qui ne sauraient voir leur sens
éclairci de manière satisfaisante si l'on s'en tient à la notion de réparation.
En somme, la question n'est pas épuisée. Le verbe λίσσομαι semble bien ne
pouvoir entretenir avec la supplication que des rapports de concomitance et non
d'identité ; en effet, outre qu'il est assez normal de supposer que, là où il y a deux
familles de mots (ΐκνέομαι et λίσσομαι ), il y a deux réalités distinctes, serait-il
concevable de regarder comme une seule et même chose une démarche rituelle fondée
sur la valeur du contact et des gestes, et une entreprise relevant de l'ordre de la
persuasion, si vraiment il convient de chercher dans cette sphère le sens de λίσσομαι ?
L'orientation de Benveniste semble donc la bonne. Mais quand, essayant de cerner
quel pourrait être le contenu exact de ce verbe, il s'arrête à l'idée de réparation, on voit
s'amonceler les objections qui rendent insuffisant ce sens trop précis. Il convient donc
d'abord d'éclaircir les rapports de λίσσομαι à la supplication, et ensuite de dégager, s'il
est possible, la spécificité de ce terme.

126. BENVENISTE 1969, Π, p. 249-250. Rappelons que les dictionnaires usuels proposent
les traductions suivantes. Bailly : « Demander avec instance, prier, supplier » ; Magnien-
Lacroix : « Prier, supplier, faire une prière, adresser une prière » ; L.S.J. : « Beg, pray » (mais
pas « beseech », qui est à Ίκνέομαι) ; D.E. (s.v. λίσσομαι , ρ. 643-4, en invoquant les
conclusions de CORLU) : « Supplier, demander à un dieu... franchement différent de εύχομαι,
proche de Ικετεύω». MAIR, qui délibérément ne s'occupe (p. 183) que des emplois de
λίσσομαι adressés à un dieu, arrive au sens de « présenter des prières de pénitence ou de
propitiation ». CALAME écrit (1973, col.1170) : « λίσσομαι et λιτανεύω sont distincts de ά. ;
concernant rarement une rela-tion entre un homme et un dieu, ce sont des verbes de sollicitation
et de supplication pour offrir ou obtenir une réparation... à noter cependant Y 194. 196, où
λιτανεύω reprend a). » (sur ce passage, cf. infra , p. 482 et n. 249). M. P. BOLOGNA croit
pouvoir aligner les deux différences, celle qui concerne les formes, et celle qui concerne les
destinataires : λίσσομαι serait la forme « laïcisée » (p. 198-9), adaptée aux rapports entre pairs,
tandis que λίτομαι (et d'une manière générale toutes les formes comportant un τ) conviendrait
pour les prières d'homme à dieu (p. 161-2), le tout étant coiffé par les réalités de la supplication,
qu'elle ne sépare pas de ce qu'expriment ces mots (p. 157 ; 158 ; 166), et par la notion, en effet
omniprésente, du côté pressant de la requête (p. 161-2).
444 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Λίσσομαι et la supplication chez Homère

Notre premier soin va être de vérifier la nature des rapports qui peuvent unir
λίσσομαι à la supplication chez l'auteur qui semble le plus propre à accréditer une
confusion, c'est-à-dire Homère, et nous commencerons par la tournure litigieuse
λίσσομαι γουνών. Pour éviter de reprendre dans le détail les textes invoqués par Corlu
à l'appui de sa thèse, et d'avoir à revenir ensuite sur les exemples avancés par F.
Létoublon afin de prouver que λίσσομαι est un « performatif » de la supplication,
nous ferons observer d'emblée que les occurrences de λίσσομαι qui militent le plus en
faveur d'une attribution de ce mot au vocabulaire de la supplication sont précisément
celles qui entrent dans des formules comme λίσσομαι γουνών. En effet, nous le
verrons, tous les exemples qui comportent λίσσομαι utilisé au voisinage d'un terme
spécifique de la supplication se prêtent assez facilement à une interprétation
disjunctive, selon laquelle Ίκνέομαι désigne la réalité même de la supplication, les
gestes qui sont accomplis ou esquissés, tandis que λίσσομαι renvoie à la présentation
de la requête 127. Au reste, cette disjonction est encouragée par tous les cas dans
lesquels λίσσομαι est employé dans des contextes tout à fait indépendants de la
supplication 128. Mais une tournure comme λίσσομαι γουνών semble renfermer, dans
le tissu syntaxique lui-même, un lien consubstantiel. C'est donc par elle qu'il faut
commencer.

Quand F. Létoublon traite du vocabulaire de la supplication en grec, elle prend


pour accordé que λίσσομαι signifie « supplier » 129 et, ayant démontré que la formule
rituelle τα σα γούναθ' ίκάνω signifiait «je touche tes genoux», elle part de la
« supposition » (p. 334) d'une base indo-européenne *lit- signifiant « toucher » 13°.

127. Ainsi de la supplication, doublée d'une imploration, de Thétis à Zeus (//. I, 500-502) :
« Elle s'accroupit à ses pieds, de sa gauche saisit ses genoux, de sa droite le prend au menton, et,
l'implorant, parle ainsi à sire Zeus » (trad. Mazon, sauf pour « l'implorant » qui remplace
« suppliante »). Rien n'oblige à penser que cette démarche est une et indivisible. On conçoit très
bien au contraire qu'on puisse mettre d'un côté les gestes de la supplication (καθέζετο, λάβε
γουνών, ύτί άνθερεώνοχς έλουσα), et de l'autre la prise de parole persuasive (λισσομένη
προσέειπε). D'autres ex. seront donnés infra, p. 453. Sur cette scène, voir Edwards, 1980, p.
25-6.
128. A titre d'ex., on peut citer //. I, 283 ; II, 15 ; 32 ; 69 ; IX ; 698 ; X, 118 (cf. encore
infra, p. 447).
129. Cf. supra, n. 2.
130. Hypothèse sur laquelle Chantraine ne se prononce pas (D.E., p. 644), que CORLU
considère (p. 292) comme « bien libre », en signalant que Frisk estimait « ce rapprochement...
très douteux ». M. P. BOLOGNA de son côté (dont peut-être F. LETOUBLON n'a pu connaître
les emplois de λίσσομαι 445

Elle élabore alors l'hypothèse d'un parallèle entre l'expression τα σα γούαθ' Ικάνω et
« une locution, non attestée, qui avait déjà disparu à l'époque d'Homère *λιτ-γομαι το
γόνυ, "je touche ton genou"... On trouverait », poursuit-elle, « un témoignage indirect
de l'ancien syntagme avec accusatif direct. . . dans le syntagme attesté avec le génitif
partitif λίσσεσθαι γούνων » (ibid.). Elle doit toutefois reconnaître que (si l'on se situe
dans l'état de langue homérique), « dans tout le paradigme, le sens ancien "toucher"
est effacé » (ibid.). De fait son développement est fondé sur l'affirmation que gouénwn
est un génitif partitif. Mais ce point ne nous semble pas aussi évident qu'elle semble le
penser131.
En effet les vers épiques nous font bien aller de tournures comme ελών
έλλίσσετο γούνων (//. XXI, 71), ou γούνων λίσσοιτο λαβών (Od. VI, 142), à
l'hémistiche έμε λισσέσκετο γούνων (//. IX, 451), en passant par γούνων λίσσοιτο
προσαΐξας Όδυσήα (Od. XXII, 337). Et, à considérer ces expressions l'une par
rapport à l'autre, la première idée qui se présente peut être effectivement de considérer
ces génitifs comme partitifs, dans le cas intermédiaire comme dans les deux autres -
ce qui conduit à l'affirmation que - λίσσομαι γούνων indique un contact. Mais il n'est
plus possible de raisonner ainsi quand on s'avise qu'on peut trouver λίσσομαι construit
avec le génitif d'un nom propre, qui pis est d'un nom de dieu, ce qui invalide
absolument cette interprétation. Aussi nous rangerons-nous aux propositions de
Chantrainc, qui permettent de tenir compte de tous les cas de figure. Lui qui dans sa
Grammaire homérique étudiait les emplois du génitif sans accorder une attention
particulière aux valeurs rituelles ou discursives des verbes auprès desquels on trouvait
ce cas, ne faisait pas difficulté de partir d'une construction dans laquelle il est
impossible que le génitif marque un contact. Ses explications, données dans deux
passages différents de son ouvrage, peuvent semble-t-il être exposées synthétiquement
ainsi : « Le verbe λίσσομαι pouvait être suivi d'un génitif ablatif d'origine, désignant
la personne au nom de qui l'on "supplie" : Od. II, 68 λίσσομαι ήμεν Ζηνός 'Ολυμπίου

à temps les travaux) ne se montre pas favorable (p. 194-197) à l'idée du rapprochement avec lit.
liesti, lyteti, entre autres raisons parce qu'elle aboutit à faire regarder comme secondaire le
rapport avec lat. litare (et cependant l'auteur ne remet pas en cause les rapports de λίσσομαι
avec la supplication (cf. supra, n. 126). M. P. BOLOGNA préfère une autre interprétation, celle
qui accorde « pour ainsi dire la priorité à litare par rapport à λίσσομαι » (p. 197), qui fait de
tous ces termes des vocables religieux (voire « sacerdotaux ») au départ : développant (p. 197
sq.) les suggestions de Boisacq (s.v. *λήτωρ) rappelées par CORLU (p. 292, n. 4), et faisant
appel à un parallèle avec le couple άλείτης / άλιτεΐ-ν, elle se prononce en faveur d'une
origine religieuse des termes de la famille λίσσομαι / litare, en expliquant que le grec a connu
une « laïcisation » des emplois de λίσσομαι .
131. G. H., Synt., p. 53 R et 65. Ajoutons que la propre remarque de F. Létoublon nous
semble plutôt inciter à la circonspection (1985, p. 259, n. 16) : « Nous n'avons pas relevé
d'exemple de ίκ- avec un génitif partitif. Mais on peut interpréter l'existence d'un syntagme
homérique λίσσομαι γούνων comme la trace de la construction de ce verbe avec un génitif
partitif dans le sens "toucher" ».
446 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

ήδέ θεμιστος. L'analogie de ce tour et celle de λαμβάνειν, απτεσθαι ont conduit à des
expressions du type de //. IX, 451 : έμε λισσέσκετο γούνων(ς/". Od. Χ, 481 : γουνών
έλλιτάνευσα, ou XXII, 337), i.e. λίσσομαι + gén. du nom de la partie du corps que
l'on touchait. D'où une expression comme //. XXII, 345 : Μη με... γουνών γουνάζεο
μηδέ τοκήων, «Ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents» (renvoi à Manu
Leumann, Homerische Wörter, p. 189). L'analogie a été aidée par des tours où λίσσομαι
et λαβών (ou bien ελών) se trouvent associés : λαβών έλλίσσετο γουνών (//. VI, 45 ;
XXI, 71 ; Od. VI, 142 ; XXI, 310) » {cf. n. 131) II nous semble important que
Chantraine soit parti d'un « génitif ablatif d'origine », comme l'impose le
rapprochement (à partir duquel il construit son raisonnement) avec des passages
strictement parallèles mais où aucune p"Jtic du corps n'est concernée.
De fait, la parole cruelle d'Achille à Hector dans leurs ultimes répliques (//.
XXII, 345 : Μή με... γουνών γουνάζεο μηδέ τοκήων), répondait à la requête bien
connue dans laquelle l'époux d'Andromaque excipait du droit aux funérailles en
commençant ainsi (//. XXII, 338) : Λίσσομαι υπέρ ψυχής και γουνών σων τε
τοκήων132. D'une part la construction des génitifs du vers 338, à l'aide de la
préposition υπέρ, indique nettement la cause invoquée pour justifier la demande
introduite par λίσσομαι 133, ce qui autorise à ne pas chercher ailleurs que dans une
signification causale le sens de λίσσομαι γουνών (comme λίσσομαι Ζηνός) avec un
génitif sans préposition. D'autre part le v. 345, qui offre une construction directe du
génitif (avec, de surcroît, un verbe presque tout désigné pour appeler un génitif
partitif, puisqu'il indique un geste), mais qui coordonne τοκήων à γουνών, détourne
également de choisir pour ces génitifs le sens concret marquant le contact 133 bis. Enfin
la tournure qui allait rester très en faveur : λίσσομαι προς θεών 133ler indique aussi non

132. Peut-être n'est-il pas indifférent de faire observer qu'Hector avançait un argument à
l'appui de cette requête légitime en elle-même : une offre de rançon (v. 340-1), ce qui intègre cet
emploi de λίσσομαι à toute la série de ceux dans lesquels une transaction est proposée (cf. D.
Aubriot, 1984 a, p. 360-1).
133. On rencontre des ex. parallèles en //. XV, 660 ; XXIV, 465-467. Le sens précis de
υπέρ + gén. = « pour la défense de », « dans l'intérêt de », semble orienter vers l'idée qu'un
refus opposé à une requête ainsi formulée entraînerait une menace de dommage pour celui qui,
sollicité dans ces conditions, se montrerait récalcitrant. Parallèlement, l'expression προς θεών,
ou προς Διός, (qui, se trouvant aussi volontiers au voisinage de λίσσομαι , devait prévaloir
après Homère : CORLU, p. 298) suggère l'idée d'une recommandation faite par la divinité (cf.
infra, p. 488 ; sur l'emploi de cette locution fréquente dans la tragédie, cf. PFIFFNER, p. 1 1-2 ;
19 sq. ; 33 sq. ; 46 sq. ; on la trouve aussi dans le style soutenu de Dcmosthènc, cf. G. Rönnet,
p. 13). Sans doute n'y a-t-il pas lieu de confondre ces deux séries d'arguments, mais enfin elles
ont en commun d'être des arguments.
133 bis. Il est remarquable que même γουνοϋμαι soit employé en un sens plus large que
celui qui désignerait le simple geste ; parallèlement, F. Létoublon remarque elle-même (1985, p.
260, n. 45 et 46) que Ικνοΰμαι évolue vers un verbe de parole.
133 ter. Cf. Soph., El. 428 ; Eur., //. F. 1127 ; Ilél. 900 ; Suppl. 312 ; Troy. 1045.
les emplois de λίσσομαι 447

point un contact, mais une raison supérieure (la recommandation des dieux) sur
laquelle s'appuie l'injonction. Ces éléments s'inscrivent donc dans la perspective qui a
été tracée un peu plus haut (p. 442), mais en y ajoutant une précision supplémentaire :
l'action désignée par λίσσομαι concerne une tentative pour entraîner l'adhésion
d'autrui, et s'effectue au moyen d'un discours faisant volontiers appel à la nécessité
d'embrasser la défense d'une obligation supérieure (avoir égard à ses « genoux », à ses
parents), ou à l'autorité des dieux (προς θεών).
Il n'en reste pas moins vrai - et la fréquence des tournures comportant le nom des
parties du corps qu'on touche dans la supplication, en particulier les genoux, ne nous
permet pas d'en douter - que le verbe λίσσομαι entretient avec les termes spécifiques
de la supplication un rapport qu'il serait imprudent de prétendre évincer : la
concomitance (chez Homère et dans le cas de la supplication aux genoux) est trop
fréquente pour n'être pas significative. Il n'en est que plus important de s'assurer qu'on
ne peut pas la tenir pour constitutive : quelques exemples suffiront à le montrer. On
nous concédera sans doute que le chant IX de l'Iliade constitue le passage, entre tous,
dans lequel le fait de λίσσεσθαι occupe une place privilégiée puisque, non seulement
ce verbe revient à mainte reprise dans le discours de Phénix, mais que le précepteur
d'Achille y recourt à l'apologue des Λιταί pour essayer de décider son pupille à faire
droit à la demande des Achéens. Or la récurrence tout à fait remarquable de ce terme
ne correspond pas à une idée fixe du vieillard : c'est bel et bien le mot précis propre à
désigner la mission des délégués, puisque c'est celui qu'emploie Diomède quand il
reconsidère l'opportunité de cette initiative. Il s'écrie alors (//. IX, 698-699) : « Tu
n'aurais pas dû ainsi "supplier" (sic) le Péléidc sans reproches ni lui offrir force
présents : il est assez orgueilleux sans cela » 134. Si λίσσομαι devait vraiment renvoyer
à des rites suppliants (ce que déjà la scène en elle-même ne montre pas), la mise en
rapport qu'effectue Diomède entre cela et l'orgueil d'Achille serait tout bonnement
incompréhensible - tout autant que les présents.
Le même contexte est implicite dans la réplique exaspérée d'Agamemnon
pendant la querelle : Achille vient de le menacer de s'en retourner, puisque sa valeur
est bafouée ; le roi répond par un insultant « Fuis donc », et poursuit : ουδέ σ' έγωγε /
λίσσομαι εΐνεκ1 έμεΐο μένειν 134bis ; λίσσομαι suggère que l'Atride ne s'abaisse pas à
une demande qui pourrait renforcer l'attitude orgueilleuse du héros 135. Un peu plus
loin, Nestor intervient pour conseiller au roi : αΰταρ εγωγε / λίσσομ' Άχιλλήι μεθέμεν

134. De fait « implorer » et offrir des présents ne constituent pas deux actions distinctes,
mais la seconde est l'une des formes que peut prendre la première : Μη δφελες λίσσεσθαι
άμύμονα Πηλεΐωνα, / μυρία δώρα SiSovc "θ δ* άγήνωρ εσύ και άλλως.
134 bis. //. Ι, 173-4 : « Ce n'est pas moi qui te "supplie" de rester ici pour me plaire ».
Mazon, jouant sur les nuances du verbe « supplier » en français, l'emploie pour traduire
λίσσομαι , mais il a bien senti la nécessité d'ajouter « pour me plaire » qui rend moins εΐνεκ'
έμεΐο que λίσσομαι .
135. Cette attitude lui est reprochée un peu plus loin (//. I, 286-291).
448 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

χόλον 135 bis, en une séquence rythmique très comparable à la précédente, et bien de
nature à montrer le caractère de requête personnelle pleine de réserve respectueuse,
qui marque ce genre d'interventions. Au chant XIX, quand Achille est abîmé dans le
deuil de Patrocle, les Achéens l'exhortent avec quelque insistance à songer quand
même à se nourrir (v. 304 : λισσόμενοι δειπνήσαι). Le héros refuse, en leur
demandant de l'en « croire » (v. 305 : λίσσομαι , ει τις εμοιγε φίλων έπιπείθεθ'
εταίρων). Aucun mot, aucun geste, ni d'eux à lui, ni de lui à eux, ne fait penser à une
supplication 136 - non plus, remarquons-le en passant, qu'à une offre de réparation.
L'idée impliquée est plutôt celle de demande d'une grâce qu'on voudrait obtenir. Et
cette notion de grâce est plus à l'opposé que voisine de celle de violence que nous
avons discernée dans la supplication.
Un cas analogue se trouve dans une œuvre différente : l'Hymne homérique à
Demeter. Quand la déesse, outrée de se voir séparée de sa fille, a fait peser pendant
quelque temps son courroux sur la terre, Zeus s'inquiète et délègue d'abord Iris en
mission. Les termes employés (repris par l'hémistiche du v. 324 : « "Ως φάτο
λισσομένη) obligent à constater qu'il n'est question que de paroles et de persuasion 137.

135 bis. Sur ce passage, cf. R. Van Bennekom.


136. Ce passage, où Achille refuse toute nourriture, est commenté de manière très
intéressante par R.B. Rutherford (1982), qui le met en parallèle avec le moment où le héros à
son tour offre de la nourriture à Priam au chant XXIV (p. 159). La démarche de Chrysès au
chant I de 17/. (v. 15 : λίσσετο) est plus ambiguë : il vient au camp des Danaens pour obtenir le
rachat de sa fille, en une scène dont l'ambassade du chant IX apparaît à tant d'égards comme une
suite (cf. D. Aubriot, 1984 a, p. 357-8 ; 1985 a, p. 260-265), et qui par ailleurs se trouve en
correspondance symétrique avec la venue de Priam auprès d'Achille au chant XXIV (cf. D.
Aubriot, 1985 a, p. 268-271 ; 275-277 ; et cf. supra, n. 25). Aucun mot appartenant nettement
au vocabulaire de la supplication n'est employé : il n'est question que d'une transaction offerte.
Cependant, la mention du sceptre et des bandelettes portés par le prêtre, attributs qui devraient
assurer son inviolabilité (cf. Burkert, 1955, p. 70, n. 4 ; Servais, 1967), la mention également du
châtiment directement décoché par le dieu (et non pas infligé via des manifestations d'Atè du
coupable), laissent planer l'idée qu'Agamemnon a repoussé non seulement une offre honorable,
mais aussi presque une supplication. Toutefois il demeure frappant que Chrysès, au lieu de jeter
sur l'armée (au moyen d'une αρά traditionnelle) une contamination irréversible, passe par
Apollon. Sur ce passage, cf. supra, chap. Ill, p. 282 sq. Notons que, comme F. Létoublon le fait
observer (1985, p. 245, n. 64) pour un passage parallèle, la formule de renvoi de Chrysès avec
ιθι (//. I, 32) pourrait recouvrir une malédiction voilée.
137. H.H.Dém. 320 sq. :
Καί μιν φωνήσασ' επεα πτερόεντα προηύδά
Δήμητερ, καλέει σε πατήρ Ζευς άφθιτα είδώς
' λθέμεναι μετά φϋλα θεών άειγενετάων.
Αλλ'
ιθι, μη δ άτέλεστον εμον επχ: εκ Διός έστω.
"Ως φάτο λισσομένη της S ούκ έπεπεί θετό θυμός.
Profitons de cette référence pour renvoyer, sur le sens de cet hymne, à l'art, fondamental
deRudhardt, 1981 (1976 a).
les emplois de λίσσομαι 449

Devant l'échec de cette première ambassade, Zeus envoie d'autres dieux qui, à cet
appel, ajoutent l'offre de présents (v. 327 : κίκλησκον ml πολλά δίδον περικαλλέα
δώρα). La déesse, aussi « courroucée » qu'Achille sollicité par les envoyés achéens, ne
se laisse pas non plus « persuader », et « repousse » durement leurs « propos » 138.
Aucun geste n'est esquissé, aucun mot dans ce texte n'appartient à la famille de
Ίκνέομοα. En revanche λίσσομαι est ici encore (comme dans tous les cas de rançon
proposée qui jalonnent l'Iliade) le terme qui sert à désigner une démarche où l'on
s'efforce d'obtenir un apaisement. Si l'on ajoute que le verbe λίσσομαι est par ailleurs
régulièrement employé quand il s'agit de montrer un chef militaire faisant appel au
loyalisme de ses troupes 139, c'en sera semble-t-il assez pour prouver que λίσσομαι
semble tout à fait apte à désigner certaines démarches insistantes visant à obtenir une
faveur d'autrui, sans que le vocabulaire ni le contexte de la supplication apparaissent le
moins du monde indispensables.
Quand il se produit, comme il arrive dans quelques exemples, que λίσσομαι
jouxte des rites suppliants, sans doute s'agit-il toujours de prendre les genoux de
quelqu'un dont on veut désarmer l'hostilité, mais en plaidant sa cause - soit d'une
façon purement verbale, soit en appuyant ces sollicitations d'une offre matérielle.
Ainsi des cas - répertoriés ou commentés par Corlu et par Gould 140 -, d'Adraste
promettant rançon à Ménélas (//. VI, 45), ou Hector à Achille (XXII, 338), de Dolon

138. U.ll.Dém. 339 : μεταλήξειε χόλοιο ; 329 : πεΐσαι; 330 : στερεώς $ ήναίνετο
μύθους (sur άναίνομαι, cf. D. Aubriot, 1985 a, p. 273, n. 2).
139. //. I, 174 ; V, 491 ; X, 118 ; XII, 49 ; XV, 660. En cette occurrence, déjà évoquée
supra, n. 133, Nestor stimule l'ardeur de chaque guerrier en l'implorant au nom de ses parents
« aussi bien celui qui les a encore que celui qui les a perdus » : ce détail montre bien qu'il fait
appel au sens du devoir qu'enseignent les parents, et que n'efface pas la mort, ce qui confirme
l'interprétation proposée dans la n. 133 : les « arguments » sont importants dans l'action
exprimée par λίσσομαι. (Notons que CORLU parle aussi de « crédit », d'égards : p. 302-3). A
ces exemples, où λίσσομαι est employé par un chef qui veut ranimer le courage de ses
compagnons, font pendant des occurrences où il s'agit d'un parent qui veut modérer la témérité
d'un proche : //. XXII, 35 ; 91 ; 240. Au reste, toutes sortes de demandes sont ainsi concernées :
des requêtes (//. IV, 371-381 ; V, 358) ; ou des exhortations (//. I, 173 ; 283). Une incursion
dans YOd. nous offre un nombre non négligeable de références dans lesquelles ce qu'un
personnage implore en disant λίσσομαι est un renseignement qui lui est précieux à un titre ou à
un autre : Od. III, 19 = 327 ; ΙΠ, 98 ; IV, 328-331 ; 347 ; XV, 261-264 ; XVII, 138. Le même
verbe est utilise par Télémaque pour qu'on le laisse seul (II, 68) ; par Ulysse pour demander à
être délié du mât quand il entend le chant des Sirènes (XII, 53 ; 163), ou par les compagnons
pressés de prendre la fuite après qu'ils ont volé les fromages de Polyphème (IX, 224). Toute
cette enumeration d'occurrences dans lesquelles il semble difficile d'imaginer que λίσσομαι
veuille dire beaucoup plus que : « Sois gentil, fais cela pour moi » nous montre qu'il n'est pas
plus possible de suivre la voie indiquée par BENVENISTE, qu'il n'est satisfaisant de se
contenter de l'interprétation traditionnelle par « supplier ». La remarque de M.P. BOLOGNA (p.
151 , n. 27) va dans le même sens.
140. Cf. CORLU, p. 301 ; GOULD, p. 80 sq.
450 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

s'apprêtant à implorer Diomède (X, 455), de Trôs conjurant le Péléide d'épargner en


lui un contemporain (XX, 469), de Lycaon demandant aussi la vie sauve (XXI, 71 ;
98), et sur la réplique de qui nous allons revenir ; ainsi encore, si l'on se tourne vers
l'Odyssée, du plaidoyer d'Euryloque épouvanté (X, 264), ou de Circé démasquée par
Ulysse (X, 324), et de l'espèce de triptyque formé par les démarches successives de
Liodès, de Phémios, et de Médon (XXII, 311 sq.) pour ne pas tomber pendant la
vengeance. Cette triple scène contient même une hésitation instructive (de la part de
Phémios) entre un procédé de pure supplication (aller s'asseoir à l'autel de Zeus, ce qui
constitue un hapax chez Homère), et une requête empreinte d'humilité, même si elle
est appuyée sur des gestes insistants (aller implorer Ulysse en se jetant à ses genoux).
L'aède choisit cette seconde solution, en dépit du spectacle que vient de lui offrir la
mort de Liodès qui s'y était pris de même ; sans doute préfère-t-il chercher à émouvoir
Ulysse en lui remontrant la sainteté de son inspiration et son innocence, plutôt que de
s'en remettre à l'efficacité automatique des rites, qui ne distingue pas entre les mérites,
et ne permet pas de rendre hommage à la magnanimité du supplié. Toujours est-il que
ce texte renferme une sorte d'opposition entre ces deux procédés possibles (de la
supplication automatique et de l'appel à la mansuétude) pour se tirer d'affaire 140 bis -
preuve irréfutable que ces procédés sont bien distincts.

Nous voici donc devant une situation où il apparaît que λίσσομοα entretient avec
la supplication des rapports de concomitance fréquente, mais parfaitement facultatifs :
ce n'est pas parce qu'on peut ajouter l'insistance de certains gestes suppliants quand on
veut conjurer quelqu'un de ne pas se montrer irréconciliable, que la supplication et
l'imploration doivent être confondues. Encore des réserves seraient-elles nécessaires,
et faudrait-il s'assurer de la nature et de la portée de ces rapports, quand ils existent.
En effet, nous n'en avons jusqu'ici constaté l'existence qu'en ce qui concerne des
exemples de supplication aux genoux. Parallèlement, il est facile de s'apercevoir que
toute une série de scènes correspondant sans le moindre doute possible à des
supplications semblent exclure l'usage de λίσσομαι . Ce sont, quel qu'en soit le
contexte, les supplications présentées à un foyer, ou du moins les supplications qui
demandent l'admission à l'hospitalité du supplié. Qu'on veuille bien relire le passage

140 bis. Différentes sont les hésitations d'Ulysse avant d'aborder Nausicaa : il sait bien
qu'elle n'est pas habilitée à l'accueillir comme hôte ; aussi se propose-t-il (Od. VI, 144) de lui
demander seulement « le chemin de la ville et de quoi se vêtir » (tout au plus lui dit-il au v.
176 : σέ... èç πρώτην ίκόμην; c'est Nausicaa qui déclare le regarder comme un suppliant : v.
193). Aussi sa délibération porte-t-elle uniquement sur le fait de savoir s'il doit où non
s'approcher d'elle et lui prendre les genoux ; mais, de loin ou de près, il ne parle que de
λίσσεσθαι (ν. 142 ; 144 ; 146 ; ce n'est que bien après : VII, 292, qu'il dit την Ικέτευσ(α)).
Sur ce passage, cf. GOULD, p. 77, et Tracy, p. 40 sq. Observons de plus que γουνοϋμαι ne
semble pas renvoyer à une supplication rituelle, mais qu'on trouve ce verbe volontiers en
rapport avec λίσσομαι (dans les mêmes conditions que λίσσεσθαι γουνών, cf. Od. VI, 149) ,
dans un contexte de rançon offerte (cf. //. XI, 130 sq. ; XXII, 345) ; cf. supra, n. 133 bis.
les emplois de λίσσομαι 45 1

où Diomèdc s'aperçoit qu'il est uni à Glaucos par des relations d'hospitalité 141 : il n'est
question que de ξεινίζειν (ν. 217), de ξεινήια (ν. 218), de ξεΐνος φίλος ou πατρώιος
(ν. 224 ; cf. aussi 215 ; 231), de ίκέσθαι (ν. 225), mais λίσσεσθοα n'apparaît pas.
Dans aucun des textes de l'Iliade qui évoquent « l'arrivée » d'un meurtrier il n'y a place
pour λίσσομαι . Si le substantif ικέτης n'est jamais présent dans ces exemples tirés de
l'Iliade 142, le poète, d'une manière ou d'une autre, marque toujours nettement qu'un
accueil définitif est intervenu : ύπέδεκτο (//. IX, 480), par ex. Notons qu'au chant XVI
de l'Odyssée, quand Eumée présente Ulysse déguisé à Télémaque : Ικέτης δέ τοι
εΰεται εΐναι (ν. 67), le jeune homme s'inquiète : πώς γαρ δη τον ξένον έγών
ύποδέξομαι οίκω ; (ν. 70) ; ναΐ(ε) ένδον έόντα(//. XV, 431 ; 438) ; Ικέτευσε (XVI,
574) ; δεξάμενος (XXIII, 89). Il est donc bien question d'accueil. Or on ne trouve
aucun mot de la famille de λίσσομαι, ni aucun terme indiquant la persuasion, a fortiori
l'offre de dédommagement. L'idée se présente donc qu'à un mot indiquant « l'arrivée »
(même si ce n'est pas Ικέτης, mais par ex. έξικόμην, comme en //. IX, 479 ; cf.
έξίκετο, en //. XXIV, 481), correspond un terme suggérant l'accueil, tandis qu'à un
vocable de la famille de λίσσομαι répond une tournure indiquant une disposition
psychologique (positive ou négative) : persuasion (//. VI, 51 : έπειθε ; XX, 466 :
πείσεσθαι; XXII, 357 : πείσειν), ou attendrissement (XX, 467 : ού γάρ τι γλυκύθυμος
άνήρ ην ούδ" άγανόφρων; XXI, 98 : άμείλικτον ; XXII, 357 : σιδήρεος.. θυμός).
Donc, qu'il s'agisse d'une simple demande d'accueil, ou d'une « arrivée » après un
homicide, le verbe λίσσομαι semble hors de propos. L'Iliade ne nous permet pas
d'affirmer catégoriquement que ces « arrivants » ont bien droit au titre α'Ικέτης, si
probable que ce soit. Mais ce qu'on sait, c'est qu'ils obtiennent d'être intégrés à la
famille dans laquelle ils « arrivent » sans que le terme λίσσομαι soit employé. Ce
verbe est donc exclu des l'instant que le contact est assuré avec un lieu sacré, le plus
souvent dans l'épopée un foyer, mais aussi dans le cas de Phcmios un autel 142bis .

Il en résulte déjà que les risques de mélange entre les deux séries, de la
supplication et de l'imploration, n'ont lieu de se présenter que dans le cas restreint de
la « supplication aux genoux ». Ce serait à soi seul une limitation importante pour qui
prétendrait que les deux démarches n'en font qu'une. Mais même là, la confusion est-

141. //. VI,215sq.


142. Cf. supra, p. 412 sq. Remarquons qu'Hérodote n'emploie pas non plus une seule fois
le mot λίσσομαι à propos de la demande de purification d'Adraste, ni Thucydide à propos de la
supplication de Thémistocle chez Admètc (qui pourtant n'est qu'une demande de vie sauve et
non d'intégration à la famille ; mais elle est présentée au foyer).
142 bis. Ajoutons qu'il nous semble révélateur que dans Les Suppl. d'Eschyle, le seul
λίσσομαι de la pièce soit adressé par les jeunes filles à leur père, pour l'implorer de ne pas les
abandonner - c'est-à-dire que là encore, le verbe est réservé à une entreprise personnelle sans
rapport avec la supplication.
452 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

elle autorisée ? Nous avons exposé plus haut qu'il n'était pas jusqu'à la tournure
λίσσεσθαι γουνών qui ne semblât passible d'une interprétation « abstraite », le génitif
marquant plutôt l'origine que le contact avec la partie touchée. Parallèlement l'examen
des circonstances dans lesquelles on rencontre à la fois des gestes suppliants et le
verbe λίσσομαι conduit à la circonspection : les passages qui pourraient au premier
abord laisser croire à une confusion d'emploi acquièrent rigueur et précision quand on
les regarde attentivement. Ainsi, quand Lycaon demande à Achille de lui laisser la vie
encore une fois 143, le texte indique έλλίσσετο (ν. 71), puis fait dire au malheureux :
αντί τοί είμ' ικέταο (ν. 75). Mais la suite immédiate nous éclaire à l'instant sur les
raisons pour lesquelles Lycaon peut se réclamer de cette qualité d'^cé-niç : παρ γαρ σοι
πρώτψ πασάμην Δημήτερος άκτήν. C'est donc bien aux réalités de l'accueil que
renvoie le mot ικέτης, et non à la requête d'un don gracieux. Encore l'exactitude
oblige-t-cllc à observer que Lycaon ne se déclare pas à présent, à proprement parler,
Ικέτης, mais « comme un Ικέτης » ; en effet la commensalité 144 a déjà été obtenue.
Elle n'a donc plus à être réclamée. Or c'est par rapport à elle et à elle seule que dans
l'Iliade un suppliant est clairement désigné comme un Ικέτης. En conséquence le jeune
homme, par cet hémistiche αντί τοί είμ" Ίκέταο, trouve moyen de résumer de manière
émouvante le caractère exceptionnel de sa situation : lui qui est déjà un φίλος
d'Achille 145 est obligé de lui redemander la vie sauve comme à un ennemi. Quant au
reste de la réplique de Lycaon, c'est un appel à la mansuétude fondé sur un plaidoyer

143. //.XXI, 64 sq.


144. Commensalité analogue à celle dont Achille honore Priam suppliant au chant XXIV.
Remarquons que cette démarche aussi est ambiguë - tout comme celle de Chrysès dont elle est
symétrique (cf. supra, n. 136) - : le vieux père vient pour racheter le corps de son fils, et cela est
indiqué au moyen de λίσσομαι (ν. 467 ; 485) ; mais il est aussi le suppliant d'Achille ; il ne se
prévaut pas de ce titre, mais les gestes parlent : v. 478 ; 504-506, ainsi que la comparaison qui
est faite, du vieillard avec un meurtrier qui « arrive » (v. 481). D'ailleurs Achille le reconnaît
comme ικέτης (ν. 570) et l'accueille comme tel (v. 621 sq.) avec repas et coucher,
conformément à ce que Zeus attendait de lui (v. 156-159 = 185-188). Sur ce passage, cf. supra,
n. 25. Il n'est pas sans intérêt de relever qu'Achille suit peut-être une tradition familiale (cf.
supra, n. 20). Si l'on veut rapprocher cette tradition d'une coutume historique connue, on
rappellera que la civilisation thrace se faisait une haute idée des obligations envers les hôtes (cf.
The. II, 97 ; Xén., Anab. VII, 3 ; et voir BENVENISTE, 1969, I, p. 94-5). Le fait qu'Achille
obéisse à des coutumes qui lui sont propres est bien montre par Griffin, 1986, p. 53-56.
145. Cf. la réplique d'Achille, dont l'émotion culmine au v. 106 : Άλλα, φίλος, Θάνε και
σύ, où il nous semble bien que le nominatif φίλος exprime un sens concessif très fort (« tout
mon hôte que tu es ») ; avec une économie de moyens surprenante, le poète arrive à nous faire
saisir qu'Achille connaît et mesure le scandale de sa conduite actuelle : cf. D. Aubriot, 1985 a, p.
268, n. 4. Fenik considère (1968, p. 213 sq. ; cf. aussi 1974, p. 101) la "supplication" de Trôs
(XX, 463) comme un « doublet anticipatoire » de celle de Lycaon, qu'elle précède de peu. C'est
probable, mais il y a entre les deux une gradation qu'il nous semble dommage de négliger. Sur
cette scène, on pourra consulter la bibliog. de Stagakis, p. 69 et n. 40, à laquelle il faut ajouter
Mac Farland ; A. THORNTON, 1984, p. 138 sq. ; Wathclct, 1986.
les emplois de λίσσομαι 453

(je suis uni à toi par des liens de commensalité ; tu m'as déjà épargné ; je ne suis pas
de la même mère qu'Hector) ; à ce titre, il relève bien du fait de λίσσεσθαι. Aussi bien
les autres demandes de vie sauve formulées sur un champ de bataille (ce que Gould
appelle « battlefield form » de la supplication), qui sont toutes introduites par
λίσσομαι 146, n'entraînent-elles pas l'emploi du nom ικέτης car il n'y a pas demande ou
octroi d'hospitalité consécutive à cette démarche 147.
Continuons la revue des textes qui peuvent sembler accréditer une confusion
entre le fait de λίσσεσθαι et la supplication, et considérons l'arrivée d'Ulysse au palais
d'Alkinoos 148. Il peut sembler d'abord que le λιτάνευεν du v. 145, entre deux Ίκάνω
(aux v. 141 et 147) infirme ce que nous voulons montrer. Mais regardons le texte d'un
peu plus près : Ulysse se présente certes en suppliant qui sollicite l'hospitalité, mais il
demande aussi la reconduite, et ces deux requêtes doivent être distinguées l'une de
l'autre, tout comme elles sont nettement disjointes dans le discours d'Alkinoos (v. 186
sq.). En effet, la question de l'hospitalité ne laisse place à aucune délibération : une
fois passé le premier moment de stupeur, Alkinoos aussi bien que ses commensaux
appellent Ulysse ξεΐνος (ν. 162 ; 190) parce qu'ils ont vu en lui un suppliant ; mais le
roi, tout en prenant ce point pour un fait acquis, réserve sa décision quant à la
demande précise de reconduite, et remet au lendemain la réflexion commune à ce sujet
(v. 191-192) : έπειτα δε κάί περί πομπής/ φρασσόμεθ(α). Les doubles dispositions
d'Alkinoos (« nous traiterons notre hôte et ensuite, nous réfléchirons à son retour »)
montrent bien qu'Ulysse avait effectué une double démarche. Il semble tout naturel de
penser que l'une est exprimée par Ικάνω, et l'autre par λιτανεύω. Ce l'est d'autant plus
que dans les mensonges qu'Ulysse débite à Athéna (Od. XIII, 273), il prétend, après
un meurtre, non pas avoir « supplié » des marins phéniciens, mais les avoir
« implorés » (έλλισάμην) « de (le) mettre à Pylos ou de (le) débarquer en Élide », en
leur offrant de se dédommager sur son butin. La demande de se faire convoyer 149
quelque part n'est donc pas un genre de requête qui relève de la supplication : c'est un
service particulier qui à l'occasion peut être demandé moyennant contrepartie, alors

146. //. VI, 45 ; X, 455 ; XX, 469 ; XXI, 71 ; 98. Cf. supra, p. 446-7.
147. Aussi bien les occurrences de 'ικέτης dans 17/. sont-elles rares (4 seulement).
Observons en effet que personne ne se permet de dire, comme dans l'Od. (V, 450 ; IX, 269 ;
XVI, 67), «je suis un Ικέτης », ni Ίκάνω ου'ίκομαι(οη ce sens), au présent. Le poète (ou des
personnages), dans 17/., nous racontent ce type d'arrivées, après coup ; Zeus s'assure qu'Achille
épargnera un suppliant (XXIV, 158 = 187) ; Achille menace Priam de sa colère, quoiqu'il soit
son suppliant (XXIV, 570), mais personne (hormis Lycaon dans le cas particulier évoqué à
l'instant) ne formule en une déclaration directe l'affirmation qu'il est suppliant. Remarquons
enfin que dans 17/. les quatre occurrences de 'ικέτης sont en rapport plus ou moins direct avec
Achille.
148. Od. VII, 139 sq.
149. CORLU souligne lui-même (p. 302) que « le besoin d'assistance » exprimé par
λίσσομαι « peut revêtir des formes très diverses qu'il serait vain d'énumérer ».
454 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

qu'on n'offre jamais d'argent à un supplié. En revanche, dans cette histoire d'Ulysse
comme dans le cas de Chrysès, dans celui des ambassadeurs d1 Agamemnon, ou du
meurtrier désireux d'arriver à accommodation dans la scène du jugement ouvrée par
Héphaïstos sur le bouclier d'Achille, ou encore de Priam venant négocier le rachat du
corps d'Hector, une démarche désignée par λίσσομαι est appuyée sur une offre
matérielle.

Donc il est permis de dire que, sans la désigner, λίσσομαι peut accompagner
une supplication ; mais il peut apparaître seul. La présence de λίσσομαι implique
toujours qu'il y ait requête particulière, appuyée dans un nombre non négligeable de
cas sur une offre matérielle de dédommagement, ou bien simplement sur une demande
de reconnaissance d'un droit : qu'un chef exhorte ses soldats à la vaillance (ou des
parents leur fils à la prudence), que ses compagnons engagent Achille à se sustenter ou
que lui revendique la liberté de mener un deuil intransigeant, le mouvement est
toujours le même ; il consiste en la recherche d'un terrain d'entente, il lance un appel à
l'adhésion de l'autre pour que soit obtenu un accord. Et cette notion d'accord,
d'adhésion sollicités du bon vouloir d'autrui, constitue le noyau dur autour duquel
peuvent se regrouper les emplois de ce verbe. On voit donc bien, et pourquoi l'action
de λίσσεσθαι est radicalement différente d'une supplication, et en quoi il est
concevable que ces deux démarches à l'occasion se conjuguent : elles sont différentes
en ce que l'une constitue (même si Homère occulte ce fait) une contrainte qui ne
souffre pas discussion, tandis que l'autre se rapproche d'une tentative pour amener le
partenaire à ses raisons. Toutefois, elles ne sont pas antinomiques dans la mesure où
un suppliant peut trouver intérêt à dissimuler la violence de son entreprise derrière le
paravent d'une recherche d'adhésion, et où au contraire un personnage désireux de ne
pas voir échapper l'accord qu'il sollicite peut estimer plus sûr de recourir en même
temps à la supplication, montrant ainsi qu'il attache un intérêt proprement vital à cet
accord : du premier cas on citerait pour exemple le choix de Phémios qui préfère se
jeter aux genoux d'Ulysse et λίσσεσθαι plutôt que d'aller s'asseoir à l'autel, et du
deuxième l'intervention de Thétis auprès de Zeus en faveur d'Achille : celui-ci lui
avait demandé seulement Δία λίσαι (//. I, 394), en allant jusqu'à suggérer à sa mère
des arguments irréfutables ; elle les évoque avec discrétion et préfère insister par ses
gestes, tandis qu'en paroles elle affecte de se résigner à un refus éventuel. On voit
donc que non seulement une supplication peut être doublée d'une requête particulière
(chacune constituant une démarche distincte, comme dans l'exemple d'Ulysse en
Phéacie, demandant l'accueil et par ailleurs le retour), mais encore qu'elles peuvent,
par une sorte d'extension de leurs domaines respectifs, se compléter en vue du même
résultat 15°.

150. L'ex. d'Ulysse en Phéacie offrait, par rapport aux autres ex. homériques, cette
particularité qu'il ne concernait pas une supplication « aux genoux », mais « au foyer » ; or
les emplois de λίσσομαι 455

Le sens cultuel de λίσσομαι et son emploi


apparemment sécularisé chez Homère

II est temps d'aborder la question de la grande particularité d'emploi de ce verbe


que présente Homère et surtout l'Iliade. Comme nous l'avons souligné d'emblée à la
suite de Corlu, l'épopée (sauf exception) n'emploie λίσσομαι que pour désigner des
interventions d'égal à égal, alors que la répartition des destinataires divins et humains
allait se trouver beaucoup plus équilibrée ultérieurement. Si l'on se refuse, comme le
faisait déjà Benveniste, à accepter pour λίσσομαι la traduction par « supplier », il faut
chercher une autre signification qui puisse convenir aussi bien à des relations « entre
pairs » qu'à des relations entre hommes et dieux ; et sans doute est-ce ainsi que
Benveniste est parvenu à sa conclusion, aux termes de laquelle λίσσομαι implique
offre ou demande de réparation d'un tort causé. En effet, partant 151 du sens
propitiatoire qui se retrouve dans le latin litare, et attentif à la théorie de Phénix, selon
laquelle les hommes viennent implorer les dieux « après quelque transgression ou
erreur » (//. IX, 501), mais sensible d'autre part à tous les cas où une rançon est
proposée, sur un champ de bataille ou ailleurs, il a pensé pouvoir trouver dans l'idée
de réparation le dénominateur commun qui manquait. Et de fait il avait raison - au
mot de réparation près, qui est beaucoup trop étroit et ne permet ni d'englober ni de
comprendre tous les passages où il est fait appel à la mansuétude voire à la
coopération du partenaire sollicité, ni même la plupart de ceux où il est question de

l'habitude épique n'inclut pas l'usage de λίσσομαι dans ces circonstances. Il est donc naturel
qu'alors chacun des deux mots ait concerné son domaine propre. En revanche la supplication
« aux genoux » tolérant une plus grande liberté d'emploi (cf. la démarche de Thétis), le fait de
λίσσεσθαι peut s'appuyer (en un tout moins facile à démêler) sur des gestes indiquant le
contact.
151. BENVENISTE, 1969, II, p. 248. M.P. BOLOGNA a introduit une distinction
originale, assurément intéressante mais difficile à accepter, quand elle a remarqué (p. 162 sq.)
que la forme λίσσομαι était plus souvent employée pour des rapports entre pairs, tandis que les
formes en τ (λιτοίμην, λιτέσθαι, λίτομαι, λιτή) semblaient plus indiquées pour exprimer des
rapports à la divinité. Une semblable affirmation n'est vraie, à peu près, que chez Homère (et
encore faudrait-il mentionner l'importante exception que constitue à ce point de vue //. IX, 501,
où λισσόμενοι marque une démarche adressée aux dieux et même accompagnée de cérémonies
piaculaires, et l'exception inverse d'il. XVI, 47, où λιτέσθαι - au reste employé dans un
contexte syntaxique inhabituel qui ne lui a pas échappé : cf. M.P. BOLOGNA, p. 164 - sert
dans des rapports humains) ; les ex. ultérieurs (quoiqu'elle les reconnaisse, p. 167 sq., en
continuité de style avec l'épopée) sont beaucoup moins marqués, de ce point de vue, et surtout
les emplois de Pindare infirment absolument ce jugement. Cela dit, on lira avec beaucoup
d'intérêt les observations qu'elle présente (p. 142 sq.) concernant les emplois homériques de
λίσσομαι à la première personne (surtout de l'indicatif) ou à d'autres formes, suivant qu'il s'agit
du récit du poète, d'un récit ou d'un discours d'un personnage.
456 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

rançon. En effet, si son interprétation peut bien trouver à s'appliquer au passage où


Antiloque s'efforce de désarmer le courroux de Ménélas qu'il a battu à la course en
trichant 152, ou encore plus à la scène dans laquelle Poséidon tente d'amadouer
Héphaïstos trompé par Ares, en se portant garant qu'il paiera le prix de l'adultère 153 ;
si à la rigueur Thétis implorant Zeus pour Achille peut passer pour réclamer quelque
chose qui ressemble à la réparation d'un outrage, il n'en est plus du tout de même pour
Chrysès proposant le rachat de sa fille 154 ni pour tous les guerriers demandant la vie
sauve (encore moins, a fortiori, pour tous les passages où le sens de λίσσομαι apparaît
encore plus imprécis). L'idée de réparation d'un outrage est donc, on le voit,
excessivement étroite, alors que celle de recherche d'une cessation d'hostilités, voire
de tentative de propitiation ne se heurte à aucun obstacle et nous semble adéquate dans
tous les cas 155.

152. //. XXIII, 608 sq. ; ce texte, de fait, n'est pas d'une interprétation aussi aisée qu'il y
paraît.
153. Od. VIII, 344 sq. Si la notion de réparation s'avère trop étroite dans un grand nombre
de passages (cf. supra, n. 125), il n'en est pas moins vrai que λίσσομαι convient, dans la
tragédie encore, pour exprimer un cri de remords comme celui que lance tardivement Agave
vers le dieu dans Eur., Bacch. 1344 : Διόνυσε, λισσόμεσθά σ1, ήδικήκαμεν (la trad, de
Grégoire : « Pitié, nous t'avons offensé », fait assez bien sentir le désir d'apaisement que
comporte ce verbe).
154. Chryséis a été prise selon les lois de la guerre et nul, jusque là, n'est coupable. Son
père ne vient donc ni solliciter la rétrocession gracieuse d'un bien qui désormais appartient aux
Achéens, ni exiger réparation d'une offense qui n'a pas eu lieu : il propose une transaction
honorable, qu'il amorce par un souhait bénéfique, et qu'il poursuit par l'offre d'une rançon plus
que décente ; c'est-à-dire qu'il cherche un terrain d'entente qui puisse paraître profitable à l'une
comme à l'autre partie ; mais comme le pouvoir et la décision sont du côté des Achéens, il
effectue sa tentative de conciliation avec une certaine humilité ; et tous les cas de rachat, qui
justement donnent lieu à l'usage du verbe λίσσομαι , sont passibles du même commentaire.
L'idée de réparation d'un outrage est donc, on le voit, excessivement restreinte. Que dira-t-on de
l'attitude d'Arion (Hdt. I, 24 ; cf. infra, n. 193) qui, proie de marins malhonnêtes, en est réduit à
leur proposer l'abandon de ses biens en échange de la vie sauve : où est le tort qu'il a commis, et
de quelle réparation s'agirait-il ?
155. Dans les cas les plus graves, le fait de λίσσεσθαι permet d'échapper à la mort
(θανάτου προβολάν : Eur., Or. 1487-8). On peut encore invoquer (pour le sens figuré cette
fois) Hipp. 311-2, quand Phèdre, se jugeant « anéantie » (άπώλεσάς με) par les paroles de la
nourrice, la conjure (λίσσομαι) de se taire désormais. Un texte pourrait être cite, qui semble
infirmer de manière péremptoire ce qui vient d'être proposé ici : c'est le vers dans lequel
Homère nous avertit que Patrocle, en demandant qu'on le laisse se battre, n'implore rien d'autre,
finalement, que la mort (//. XVI, 47) : οι αύτω θάνατον τε κακόν και κήρα λιτέσθαι Ce
qui nous semble constituer un paradoxe du point de vue du sens est par ailleurs signalé par
CORLU (p. 297 ; suivi par M.P. BOLOGNA, p. 164 ; cf. supra, n. 151) comme une exception
d'ordre syntaxique ; en effet, le verbe λίσσομαι (ou en l'occurrence un équivalent : λιτέσθαι)
connaît là un emploi transitif inhabituel, avec pour régime direct non point le destinataire de la
requête, mais le terme indiquant son objet. Ce passage, unique à bien des égards (cf. D. Aubriot,
les emplois de λίσσομαι 457

II semble môme qu'on puisse faire intervenir à juste titre la notion de


contestation, au moins implicite ou virtuelle, ou celle de mise en valeur d'une sorte de
droit dont la reconnaissance offre matière à discussion : nul n'est « contraint » d'agréer
une rançon proposée (Agamemnon au chant I, Achille au chant IX le montrent assez) ;
Nestor est rebuté quand il exhorte l'Atride à relâcher de son courroux ; les Achéens
n'arrivent pas à persuader le Péléide de rompre son jeûne avant le combat. S'il en est
bien ainsi, nous ne pouvons éviter de constater que cette signification est très voisine
de celle que Benveniste donne comme le sens propre du verbe latin precor, « chercher
à obtenir, demander par des paroles appropriées ce à quoi on estime avoir droit » 156 -
avec la restriction que ce « droit » n'est pas formel et objectif, et que son obtention est
toujours soumise au bon vouloir d'autrui. « Les Latins, poursuit-il (p. 247), avaient
conscience d'une parenté entre les termes grec et latin, et certains l'expliquaient par un
emprunt au grec "...alii ex Gracco, a precibus quas illi λιτάς dicunt" (Fcstus 103,
13) ». Celte notice de Fcstus serait de nature à confirmer le sens de λίσσομαι que nous
avons cru pouvoir dégager, s'il pouvait s'avérer que l'usage religieux de λίσσομαι n'est
pas secondaire, comme on est enclin à le croire quand on prend l'Iliade pour point de
départ de l'histoire de ce mot.
Or un texte d'Hérodote vient à notre secours. Il est particulièrement précieux, car
il nous transcrit les termes d'un oracle de la Pythie : ce n'est donc pas un emploi qui
risque d'être « gauchi » par un projet littéraire ; de plus il a valeur quasiment cultuelle.
Il s'agit du second oracle rendu aux Athéniens avant Salamine : « Pallas ne peut rendre
Zeus Olympien tout à fait propice, bien qu'elle use pour le "supplier" de beaucoup de
paroles et d'une prudence avisée » 157. Ce qu'Athéna est impuissante à obtenir, en dépit
d'une démarche (λισσομένη) exécutée selon toutes les règles de l'art, c'est-à-dire en
n'épargnant ni les discours ni l'intelligence habile 158, c'est de « propiticr », d'apaiser
totalement (έξιλάσασθαι) son père, afin qu'il se montre sans réserve favorable aux
Athéniens. Ce texte est à vrai dire le seul qui rende aussi explicite l'idée que le fait de
λίσσεσθαι peut avoir pour but d'apaiser un dieu. Mais ce rapport entre λίσσομαι et
l'idée de propitiation, de fait, transparaît à travers maint exemple. Corlu l'avait déjà
relevé pour sa part (p. 302-303). Qu'il suffise de renvoyer aux trois passages de

1985 a, p. 276), et qui scelle le début des revirements et de l'évolution d'Achille, gagne en
profondeur si l'on perçoit tous les prolongements, dans le reste du poème, de l'ironie tragique et
en même temps douloureuse qu'il contient. Un effet comparable se trouve comme repris au v.
154 de la Médée d'Euripide, quand le chœur frissonne d'entendre l'héroïne appeler son trépas et
lui conseille : μηδέν τόδε λίσσου.
156. BENVENISTE, 1969, II, p. 246. Il poursuit en soulignant que c'est un « procès qui
exige l'intermédiaire de la parole » (à la différence de quœro qui indique qu'on essaie de se
procurer quelque chose par un moyen matériel approprié : p. 159).
157. Hdt. VII, 141 : Ού δύναται Παλλάς Δί" 'Ολύμπιον έξιλάσασθαι, / λισσομένη
πολλοίσι λόγοις και μήτιδι πυκνή.
158. Sur les rapports entre les Λιταί cl la μήτις, cf. D. Aubriol, 1984 b, p. 22-3.
458 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

l'Odyssée dans lesquels il est question de λίσσεσθαι un dieu : la signification


piaculaire n'y fait aucun doute 159. Si l'on rapproche cela du fait que dans l'Iliade, le
jeu complémentaire des deux familles de mots : λισσομαι et ίλάσκομαι implique un
parallélisme de sens 160, on devra se convaincre que le verbe λισσομαι pouvait
entretenir (au moins dans ses emplois « forts ») un rapport étroit avec l'idée de
propitiation, de nature à accuser sa parenté avec le latin litare. Ce rapprochement se
recommande d'autant plus si l'on considère l'utilisation que font certains autres textes
du verbe λισσομαι : ils l'emploient pour présenter à la divinité une demande de
bénédiction (en particulier accompagnant l'offrande d'une œuvre d'art). On peut citer
les Hymnes homériques 161, la première Ode de Sappho - où l'auteur demande
précisément à la déesse de ne pas l'accabler sous les maux 162 -, et surtout Pindare, dont
Corlu note (p. 303) que chez lui « λισσομαι vaut toujours pour une prière de l'homme
à la divinité » - et, pourrait-on ajouter, volontiers pour une prière du poète 163.
En sorte que nous nous trouvons devant un faisceau assez convergent d'emplois
propres à nous laisser apercevoir que λισσομαι semble avoir été le terme technique
pour indiquer une tentative d'apaisement de la divinité, en particulier lors d'une
démarche rituelle et publique, comme les cérémonies dans lesquelles prennent place

159. Od. X, 526 ; XI, 35 ; XIV, 406 ; rappelons que M.P BOLOGNA souligne [p. 162] que
ce sens religieux est corrélatif d'une forme en τ: cf. supra, n. 151. On peut mentionner deux
emplois comparables chez Aristoph. : Thesm. 313-4 ; Paix, 382 sq. ; cf. infra, n. 199.
160. Cf. D. Aubriot, Achille, modèle divin d'humanité (en prepar.).
161. //.//. Ascl. 5, à quoi il faut ajouter Il.lI.Ap. II, 5, et //.//. Pan 48, dans lesquels les
manuscrits ou éditeurs hésitent, pour la formule de congé (qui, selon Humbert, p. 78 de son éd.
des Belles Lettres, « a chance d'être ancienne ») entre λίτομαι οίΐλαμαι δέ σ' άοιδη. Cf.
encore //.//. Aphr. I, 184, qui est nettement une prière piaculaire, et //.//. Dém. 324, sur laquelle
cf. supra, p. 448. Callim., dont on connaît les préoccupations archaïsantes, termine son //. Dém.
par la formule : "Ιλαθί μοι, τρίλλιστε. D'ailleurs, la tradition ne s'est pas interrompue dans la
littérature hymnique (cf. //. Orph. ; λίτομαι : 5, 6 ; 10, 29 ; 21, 6 ; 41, 9 ; 44, 10 ; 71, 10 ; 72,
9 ; 85, 9 ; 86, 10 ; λιτόμεσθα: 82, 6, ed. Quandt, Berlin, 1955) ; cf. M.P. BOLOGNA, p. 163,
n.58.
162. Comme chacun sait, la première strophe de la première ode de Sappho est : « Toi dont
le trône étincelle, ô immortelle Aphrodite, fille de Zeus, ourdisseuse de trames, je t'implore
(λισσομαι σε) : ne laisse pas, ô souveraine, dégoûts ou chagrins affliger mon âme ». Ce
poème, son caractère d'ode, d'hymne, de prière, ont été longuement étudiés par Lasso de la
Vega ; en partie, il souligne, p. 112 sq., les rapports entre λισσομαι et πείθειν^ιιτ la bibliog.
relative à ce poème, cf. supra, chap. Ill, n. 88).
163. Cf. par ex. Ol. XII, 1 ; Pyth. I, 71 ; Ném. III, 1 ; Péan VI, 3. Il a été remarqué (M.
Rosenthal-Lefkowitz, 1962) que quand Pindare utilise la première personne, c'est ou quand il
parle de ses devoirs officiels (conduire une célébration, offrir une prière, louer le vainqueur), ou
quand il parle de son habilitation comme poète et de ses buts artistiques. Nous proposerions
volontiers de lier ces deux séries de circonstances. Pour une nouvelle preuve (indirecte) de ce
rapport, cf. Taillardat, 1986, p. 227-229.
les emplois de λίσσομαι 459

les récitations chantées des hymnes et des odes. Que l'œuvre d'art (en l'occurrence le
poème) ait pu constituer par elle-même le moyen d'apaiser la divinité, c'est une
supposition que ne contredit pas ce que nous savons par ailleurs de la fonction de la
poésie 164, et que confirme la manière dont les Achéens, dans leur expédition
piaculaire à Chrysé, sont venus à bout du courroux d'Apollon : ils ont dû, nous dit
YHiade, passer leur journée à chanter en son honneur 165. Il semble donc bien que la
dépense de μήτις verbale (et musicale) mise en œuvre dans un poème ait eu par-dessus
tout de quoi réjouir un dieu, et en particulier Apollon 166, à telle enseigne que le fait de
λίσσεσθαι, (tout spécialement par le truchement de la poésie) puisse apparaître
comme un remède aux maux envoyés par les dieux. Or les Λιτού dont Phénix fait
l'éloge à Achille en une page célèbre 167 sont présentées aussi comme un remède. Tout

164. Cf. par ex. l'ouvrage ancien de Rouse (où il est clairement montré, p. 310-317,
qu'offrir une œuvre d'art est une manière de se concilier une divinité ou de racheter une faute) ;
ou, pour un aperçu rapide, Svoboda, 1955 ; mais surtout G. Lanata, 1963, et le très éclairant
premier chap, de J. Strauss-Clay. L'équivalence entre des offrandes matérielles et un hymne (et
même la supériorité de ce dernier) est démontrée à l'évidence par un oracle tardif de Didyme
(cf. Hommel, 1963). Sur la valeur d'offrande pieuse des poèmes, comme prémices du talent du
poète (comme de l'artisan), cf. VERSNEL, 1981 a, p. 55 (et n. 230) ; le rapport est nettement
visible au début de la Ném. V, où est affirmée la supériorité du poète sur le sculpteur (or on ne
peut comparer que des choses comparables). Sur les relations entre la musique et le culte, voir
Shelmerdine. Perrotta avait déjà fait remarquer depuis longtemps que, si la Muse inspire le
poète, celui-ci peut aussi lui faire don en retour de son œuvre (1924, p. 251 sq. ; voir aussi sur
ce point Massa Positano, p. 16 sq.). Et J. Carrière a bien souligné (p. 143-4) que des poèmes
propitiatoires servaient de préambule au recueil clégiaque de Théognis.
165. //. 1,472-3.
166. Ce dieu en effet « patronne les modes et les effets de la voix articulée, significative,
efficace » (Dumézil, p. 107 ; cf. encore p. 43).
167. //. IX, 502 sq. : « C'est qu'il y a les Λίταί, les filles du grand Zeus. Boiteuses, ridées,
louches des deux yeux, elles courent, empressées, sur les pas d'Erreur. Erreur est robuste, elle a
bon pied ; elle prend sur toutes une large avance et va, la première, par toute la terre, causer du
dommage aux humains. Les Implorations (Λιτοά), derrière elles, tâchent à guérir ce mal. A
celui qui respecte les filles de Zeus lorsqu'elles s'approchent de lui, elles prêtent un puissant
secours, elles écoutent ses vœux. Celui qui leur dit non et brutalement les repousse, elles vont
implorer Zeus, fils de Cronos, de le faire suivre par Erreur, afin qu'il subisse des dommages et
paie sa peine. Allons ! Achille, à ton tour, accorde aux filles de Zeus l'hommage qui les doit
suivre et qui sait faire plier le vouloir d'autres héros. Si le fils d'Atrce ne t'apportait pas de
présents, s'il ne t'en assurait pas d'autres pour plus tard, s'il s'obstinait dans son violent dépit, ce
n'est certes pas moi qui te conseillerais d'aller, jetant là ta colère, prêter secours aux Argiens,
quelle que pût être leur détresse. Mais en fait, il t'offre beaucoup dès ce jour, il te promet pour
plus tard davantage ; il t'envoie, pour t'implorer (λίσσεσθαι), les plus braves guerriers de
l'armée achéenne ; il fait choix des héros qui te sont les plus chers parmi les Argiens : ne rends
pas vains leurs propos, leur démarche. Jusqu'à ce jour, nul ne t'eût fait grief de garder ton
courroux. C'est là déjà ce que nous apprenait la geste des vieux héros. Un dépit violent pouvait
prendre l'un d'eux : ils restaient sensibles aux présents, ils se laissaient ramener par des mots
(δωρητοί τε πέλοντο παράρρητοί τ" έπέεσσι)». Cette page était célèbre dans l'Antiquité, et
460 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

semblerait donc relativement simple, n'était ce parti pris de l'Iliade de réserver (sauf en
l'unique occurrence de IX, 501) λίσσομαι aux rapports entre « pairs ». Il va donc être
nécessaire de revenir une fois encore sur ce passage (d'autant que Benveniste en tire
son principal argument pour affirmer que λίσσομαι veut dire « demander ou offrir
réparation »). Puisqu'il contient cette singularité remarquable, à l'entrée du texte
paradigmatique entre tous pour nous éclairer sur le sens de ce mot, c'est qu'une raison
de poids en a déterminé la présence en cet endroit choisi 168. Si nous arrivions à
trouver la clef des emplois de λίσσομαι dans l'Iliade, le principal obstacle au
rapprochement de λίσσομαι et de litare, et la principale difficulté concernant le
domaine propre à ce verbe (c'est-à-dire la question de savoir si c'est un verbe religieux
ou non), seraient levés.

Au fil des diverses éludes que nous avons consacrées à ce passage, il nous a
semblé pouvoir montrer tout d'abord que le personnage de Phénix et son discours, en
dépit de ce qu'ils ont parfois d'apparemment maladroit, ne pouvaient pas être récusés
comme des interpolations 169, mais que la comparaison de certains échos formels entre
cet épisode et le reste de l'Iliade (aussi bien dans ce qui le précède que dans ce qui le
suit) rendait perceptible le caractère non seulement nécessaire, mais primordial, de
cette longue allocution par rapport au projet artistique de l'œuvre. Cela acquis nous
avons tenté (considérant le discours de Phénix comme un tout dont il convenait
d'expliquer et non d'évincer les formules à première vue embarrassantes), de rendre
compte de la construction de cette réplique ; il nous est apparu qu'elle était à la fois
équilibrée matériellement autour de l'apologue des Λιταί, et centrée logiquement, par

le chant IX était par les Anciens appelé Λιταί (cf. Plat., Hipp. min. 364 e ; Crat. 428 c) ; elle
l'est restée par la suite, et Voltaire en souligne l'importance dans son Essai sur la poésie épique .
Ce passage est utilisé par W. Jœgcr (1964, { 1933), p. 53-57 ; 75-6). La tradition s'accorde en
général à voir dans ce portrait des Λιταί celui, transposé, des suppliants : cf. CORLU, p. 315,
BOLOGNA, p. 160, n. 51 ; il convient toutefois de noter que la R.E. indique (s.v. Λιταί, J.
SCHMIDT) : « Personifikation der reumütigen, flehentlichen Bitten », l'adjectif « reumütigen »
suggérant une notion de repentance plus adaptée au contexte d'une démarche propitiatoire qu'à
celui d'une supplication. Nous avons proposé une interprétation qui s'éloigne de la tradition (D.
Aubriot, 1984 b).
168. Alors que toutes les occurrences de λίσσομαι dans 17/. présentent une cohérence
étonnante qui élimine toute relation de l'homme à la divinité, Phénix, au moment précis où il
entame son objurgation et va proposer à Achille l'apologue central et essentiel des Λιταί,
commence précisément par lui faire valoir l'exemple des dieux, en lui montrant qu'eux se
laissent fléchir « au moyen d'offrandes et d'hommages réjouissants - libations et fumée de
sacrifices -, quand les hommes tentent de les apaiser après quelque faute ou erreur » (trad.
Mazon modifiée).
169. Cf. les art. cités supra, n. 116.
les emplois de λίσσομαι 46 1

son projet et par sa mise en œuvre, sur le fait de λίσσεσθαι, son architecture globale
étant la suivante :
1) - v. 434-495 : le cas personnel de Phénix. Il existe des requêtes mal fondées.
J'ai accédé à certaines, mais j'ai su en éviter d'autres. En conséquence, tu peux m'en
croire ; je sais par expérience comment il convient d'en user avec les Λιτού, quand on
peut les repousser, et quand on doit les accueillir.
2) - v. 496-523 : la situation d'Achille. Sans la moindre hésitation possible, elle
est de celles qui exigent le respect des Λιταί, parce que la démarche d'Agamemnon lui
offre une satisfaction à laquelle il n'y a rien à redire.
3) - v. 524-605 : l'exemple de Méléagre. Son père était coupable envers Artemis,
comme Agamemnon le fut envers Apollon, et un fléau s'en est suivi auquel mit fin
Méléagre (tout comme Achille en donnant le conseil de consulter Calchas). Une
querelle survint qui provoqua la sécession de Méléagre (comme celle du Péléide).
Mais là, le héros eut à se plaindre d'une atteinte infiniment plus grave que celle qui
toucha Achille : sa propre mère alla jusqu'à attenter (par ses malédictions) à sa vie (et
non seulement à son honneur comme l'Atridc « manquant » au plus valeureux de ses
guerriers). Nonobstant cette circonstance atténuante qui pourrait sembler plaider en sa
faveur, les refus de Méléagre d'accéder aux Λιταί de ses compagnons sont totalement
et exclusivement coupables ; et aucun mérite n'est à porter à son crédit d'avoir cédé,
ensuite, aux implorations de sa femme, puisqu'il n'obéissait alors qu'à une émotion
personnelle et non au sentiment de l'intérêt collectif.
On voit que ce discours de Phénix peut tout entier passer pour une sorte de
« manuel du bon usage des Λιταί», et que les apparentes digressions qui en alimentent
la première et la troisième parties possèdent, non seulement un intérêt en rapport avec
l'action - ce qui n'était pas méconnu 170 -, mais encore une importance relative à la
déontologie nécessaire devant des Λιταί. Or dans cette perspective, il ne saurait être
indifférent de faire observer que Phénix appuie son objurgation non seulement sur
l'exemple de son cas personnel et sur celui de la geste de Méléagre, mais encore sur
rien moins que l'exemple d'Apollon. Reportons-nous aux événements du chant I, au
moment où Chrysès, outragé par l'Atridc, déclenche par sa prière le châtiment du dieu.
Le prêtre avait demandé vengeance : τίσειαν (ν. 42). Apollon descend de l'Olympe,
courroucé : χωόμενος έχώσατο (ν. 44 ; 46 ; 64). Devant le fléau Calchas, requis par
Achille de dire la vérité, lâche le mot qui rappelle immanquablement l'incipit de
Xlliade : μήνινφ l'initiale du v. 75 comme il est à l'initiale du v. 1). Le dieu a donc lui
aussi subi un outrage d'Agamemnon ; toutefois ce même ressentiment qu'il a éprouvé
également s'est laissé apaiser par la réparation offerte au nom du roi sous la direction,

170. Comme il a été bien aperçu : cf. Severyns, p. 54 (à propos de ce qu'il dénomme « Le
lai de Méléagre ») ; ou encore (de façon quelque peu confuse) J. Haig-Gaisscr, p. 18-9 ; cf.
surtout, des 1925, E. Bethe, Rhein. Mus., 74, cite par W. Jœgcr, p. 484, n. 40.
462 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

là encore, d'Ulysse 171 : bel exemple à suivre pour Achille. Cependant l'allusion
pourrait sembler bien discrète. Elle apparaît plus nette si l'on s'avise que Phénix, dans
son fameux sermon du chant IX, en fait probablement un rappel direct, précisément
dans les vers 496-502 : « Non, ce n'est pas à toi d'avoir une âme impitoyable alors que
les dieux mêmes se laissent toucher. N'ont-ils pas plus que toi mérite, gloire et force ?
Les hommes pourtant les fléchissent avec des offrandes, de douces prières, des
libations et la fumée des sacrifices quand ils les viennent implorer après quelque faute
ou erreur ». Cette référence aux dieux constitue, nous l'avons vu, un hapax du point de
vue des emplois de λίσσομαι dans YIliade 172, et par conséquent aussi dans le discours
de Phénix : après le v. 502, il appert que le vieillard situe leur champ d'action au sein
des rapports entre humains, Zeus étant présenté seulement comme le garant et
l'initiateur du châtiment. Mais cette même référence aux dieux acquiert un relief dont
on comprend le sens, si l'on s'aperçoit que par les mots εύχωλής et κνίση Phénix
renvoie de toute évidence à la démarche piaculairc du chant I qui avait amené ces
termes à plusieurs reprises 173.
Le recours de Phénix à l'exemple des dieux offre l'avantage d'une habileté au
moins double : à l'adresse psychologique qui consiste à proposer à son élève
« semblable aux dieux » 174 seulement des modèles divins, il joint l'efficacité de la
persuasion par l'exemple. Apollon, lui, ne s'est pas montré rebelle à toute tentative de
réconciliation et a accepté, sur la seconde prière de son prêtre, d' « écarter des Danaens
le fléau outrageux » 175. Or λοιγον άμΰναι, c'est précisément le souci qui avait conduit
Achille à s'opposer à Agamemnon 176 et à rechercher la cause du courroux divin ; mais
c'est précisément aussi ce que le même Achille a refusé de faire après l'ambassade,

171. //. I, 31 1 ; 430. Il vaut la peine de remarquer que l'occasion du discord était la même :
une fille. Le caractère homéotéleute des deux noms de Chryséis et de Briséis ne fait que
souligner la similitude. Rappelons, à la suite de Watkins et de J. Strauss-Clay, p. 65-67, que
μήνις dans 17/. n'est employé que pour les dieux - hormis une exception : Achille (cf. infra, n.
231). Le parallèle n'en est que plus frappant. D'une manière générale, μήνις, μήνιμο^οηΐ des
termes spécifiquement appropriés à l'expression d'un courroux divin : cf. par ex. Soph., Aj. 656 ;
ce thème dans les légendes thébaines est suivi par Longo, p. 102-103.
172. Cf. supra, p. 459 sq. Cette disproportion a fait croire à CORLU (p. 303) qu'à l'origine,
l'emploi « normal » de λίσσομαι était séculier.
173. Pour κνίση, cf. //. I, 66 ; 317 ; 460 (l'emploi de ce mot dans différents sens est
détaillé par Kirk, p. 79, n. 1. Pour εύχωλή, cf. //. I, 65 ; 93. Ces offrandes sont ce à quoi les
dieux se plaisent le plus, ce qui constitue très spécifiquement leur gcérac (//. IV, 49 ; XXIV,
70).
174. Phénix interpelle ainsi Achille (//. IX, 494) : θεόϊς έπιείκελ' Άχιλλευ~ II est
intéressant d'observer que l'héroïsme pour Soph, consisterait au rebours, selon Knox (p. 12-19)
à résister aux « prières » de ses proches.
175. //. 1,456.
176. 7/.I.67.
les emplois de λίσσομαι 463

comme Thétis l'explique plus tard à Héphaïstos 177, et comme il l'avait en personne
annoncé aux hérauts venus pour prendre Briséis 178. Tous ces rapprochements,
quoique muets, ainsi que l'unique emploi (dans l'Iliade) de λίσσομαι appuyé sur des
sacrifices aux dieux sont propres à nous convaincre du désir marqué par le poète de
nous faire établir un parallèle entre la mansuétude d'Apollon envers les Achéens
repentants, et le caractère inflexible d'Achille. En l'occurrence donc, l'attitude divine
en général est présentée comme un modèle pour Achille, et il lui est implicitement
suggéré de ne pas se montrer plus irréconciliable qu'Apollon, dont les démêlés avec
Agamemnon offrent tant de points communs avec les siens propres.
Or ce rapprochement, si l'on en accepte la pertinence, nous oriente lui aussi pour
λίσσομαι vers un sens à peu près équivalent à celui de Ίλάσκομαι. En effet, au chant I,
à deux reprises (au v. 444 : δφρ' Ίλασόμεσθα ανακτά, et au ν. 472 : οί δεπανημέριοι
μολπη θεόν ίλάσκοντο), le verbe ίλάσκομαι est employé dans le même contexte
d'apaisement demandé, et appuyé sur des offrandes, pour désigner exactement la
même chose que ce qu'exprime λίσσομαι au chant IX (v. 501). Si l'on se rappelle que
la variante 'ίλαμαι est dans les Hymnes homériques en concurrence avec λίτομαι dans
tous les endroits où le poète présente personnellement son chant à la divinité 179, on
est enclin à se dire que λίτεσθαι άοιδη a probablement des raisons essentielles de
constituer une expression assez exactement synonyme de ίλάσκεσθαι μολπη. Pourtant,
s'il est probable qu'Apollon fut satisfait de l'hécatombe qui lui fut offerte à Chrysé, le
poète ne nous en informe pas ; en revanche il clôt l'épisode de cette mission piaculaire
sur l'hémistiche : ό δε φρένα τέρπει άκούων (ν. 474), qui exprime le plaisir ressenti
par le dieu à l'audition d'un beau chant (μολπη, καλόν άείδοντες παιήονα, μέλποντες) ;
et ce plaisir est la preuve que les Achéens ont atteint leur but, et qu'ils ont réussi, par
leur chant (un péan, précisément), à remédier à l'hostilité du dieu, et à se concilier sa
bienveillance. On ne s'étonne pas dès lors de voir Sappho demander par ce mot sa
guérison à Aphrodite, de voir Pindare présenter son 6e Péan au moyen de ce verbe
λίσσομαι 18°, l'offrande piaculaire consistant à chaque fois en une composition

177. //. XVIII, 450 : ήναίνετο λοιγόν άμύναι.ΙΙ est probablement significatif que Phénix
se soit également servi de la même tournure pour exprimer le soutien qu'il espérait recevoir
d'Achille (//. IX, 495) ; mais le sens est, là, légèrement différent puisqu'il s'agit d'assurer un
salut personnel analogue à celui que Pelée ne peut plus attendre de son fils ( //. XXIV, 489).
178. //. 1,341.
179. Cf. supra, n. 161. Sur les emplois de λίσσομαΐα la 1ère pers., cf. ZIEGLER, 1905, p.
39-40 ; 43 (comparé avec εύχομαι: p. 36-7 ; 43), et BOLOGNA, p. 142 sq.
180. Ce genre d'offrande n'est pas sans rapport avec la τιμή d'un dieu, puisqu'un dieu
άλιστος est un dieu dénué de τιμή: //.//. Herrn. 168-172 (cf. infra, p. 474 sq.). L'octroi ou la
privation de τιμή, qui modifient la place qu'on occupe dans la société (conséquence
d'importance majeure) peuvent apparaître influencés par les « λιται',» qu'on adresse ou qu'on
reçoit, et par la manière dont on se comporte à leur égard. Le caractère central du thème de la
464 LA SUPPLICATION ET LliS DÉMARCHES

poétique. Il nous semble donc voir se confirmer l'idée que λίσσομαι était le verbe
technique qui convenait quand il s'agissait de propitier une divinité, de la rendre
ϊλαος En faveur de cette hypothèse intervient encore l'existence des épithètes
cultuelles composées - πολύλλιστος, τρίλλιστος 181 -, qui se trouvent avec
prédilection dans la littérature hymnique : présentant une œuvre qui est elle-même une
manière de λιτή, le poète trouve avantage à faire fonds sur le plaisir qu'éprouve
d'ordinaire la divinité à ce genre d'hommages. Λίσσομαι , si tous ces rapprochements
ne nous abusent pas, serait donc un verbe appartenant au vocabulaire cultuel, et
servant à désigner la tentative de propitiation entreprise au moyen, en particulier, de
l'offrande d'un poème.

Nous nous trouvons devant deux séries de constatations parallèles : d'une part
λίσσομαι dans Ylliade voit son usage restreint (à une exception près) aux relations
entre personnes de la même catégorie (c'est-à-dire en particulier entre hommes), en un
sens qui va de la tentative officielle de conciliation à la simple recherche d'un terrain
d'entente ; de l'autre, l'unique exception de Ylliade, aussi bien que quelques œuvres à
vocation ou à coloration cultuelle, laissent apercevoir en λίσσομαι le terme rituel
spécifique servant à désigner la propitiation d'un dieu au moyen d'une offrande (et
spécialement, scmblc-t-il, d'une offrande poétique). Devant cet état de fait, deux
solutions sont possibles : ou on invoque l'antériorité de Ylliade par rapport à tous les
autres textes pour affirmer la congruence originelle de λίσσομαι à l'expression de
relations entre pairs, et supputer une évolution ultérieure vers des emplois
religieux 182 ; ou au contraire d'une part la comparaison avec le latin, de l'autre la
considération que l'intrusion (si rapide de surcroît) d'un terme originellement séculier
dans le vocabulaire étroitement cultuel aurait de quoi surprendre, portent à supposer
plutôt que λίσσομαι était bien un terme authentiquement religieux. Cette seconde
hypothèse (étayée de plus sur le fait que λίσσομαι est un verbe quasi exclusivement
poétique) semble préférable, d'autant que l'unique exception de Ylliade fait aussi
incliner en ce sens, dans la double mesure où elle trahit l'existence de l'usage religieux
de λίσσομαι dès l'époque de la mise en forme définitive de Ylliade, et où son emploi
singulier trouve à s'expliquer pour des raisons à la fois morales et artistiques.

répartition des τιμαί est au cœur des réflexions de Nagy (chap. 1 1) et de Rudhardt, 1981 (1976
a).
181. Cf. par ex. //. VIII, 488 (mais cet ex. n'est pas le plus probant) ; Od. V, 445 ; //.//.
Dém. 28 ; Call. //. Délos, 316. Sur ces épithètes, cf. infra, p. 471 sq.
182. CORLU, p. 326 ; mais si λίσσομαι était un verbe originellement dénué de tout
caractère religieux, comment expliquer son emploi « à peu près exclusivement poétique » {ibid.
et cf. BOLOGNA, p. 169) ? N'oublions pas par ailleurs que M. P. Bologna, au terme d'une étude
menée d'un point de vue linguistique, a pu conclure aussi dans le sens d'une antériorité des
emplois religieux (cf. supra, n. 130). Nous ne faisons donc rien d'autre ici que d'ajouter de
nouvelles raisons de croire à l'appartenance primitive de λίσσομαι au domaine religieux.
les emplois de λίσσομαι 465

En effet, si (comme nous avons tenté de le montrer ailleurs) l'épisode des Λιται,
avec l'enseignement qu'il propose 183 est non seulement central, mais aussi primordial,
et détermine sous un certain angle le sens entier de l'Iliade, on comprend les raisons
qui ont fait restreindre aux rapports entre pairs les démarches relevant du fait de
λίσσεσοαι. On saisit également pourquoi ce verbe est revenu avec insistance pour
désigner la reddition de guerriers vaincus, et la remise de leurs personnes à la
discrétion des vainqueurs : non seulement il permet d'éviter une allusion au processus
de contamination automatique impliqué par Ικάνω (processus presque éliminé de
Ylliade), mais encore son usage met le poète à même de nous présenter des situations
nuancées, justement parce que la grâce est confiée à la libre disposition de celui qui
est sollicité. Ces scènes de reddition par conséquent, loin d'être stéréotypées comme le
suppose Fcnik 183bis, donnent lieu à une palette d'expression variée propre à mettre en
valeur la générosité respective des héros, tout en faisant réfléchir sur l'aptitude qu'ils
ont à maîtriser leurs passions, et par suite à exercer leur liberté (en dépit de ce que ce
mot peut avoir d'anachronique).
Donc l'usage particulier de λίσσομαι dans Ylliade nous semble bien pouvoir se
justifier pour des raisons, entre autres, littéraires. Ailleurs, les choses se passent tout
autrement -- comme on l'aperçoit déjà dans Y Odyssée : ce poème en effet, sur 28
occurrences de λίσσομαι (contre 46 dans Ylliade), en comporte trois (contre une seule
dans Ylliade) qui désignent des rapports de l'homme à la divinité ; et ces trois offrent
le sens piaculaire que nous avons indiqué 184. Les Hymnes homériques présentent un
tableau dans lequel la proportion (des destinataires divins et humains) s'est
inversée 185 ; cela semble normal si l'on considère que ces poèmes constituent,
réellement ou fictivement, des offrandes cultuelles consistant en une œuvre d'art - et
même, pourrait-on ajouter, en une œuvre d'art dans laquelle l'élément du langage est
essentiel sinon prépondérant. Or le fait de λίσσεσθαι semble bien avoir supposé une
offre certes (de cadeaux matériels ou artistiques), mais présentée au moyen d'une
démarche particulière dont les modalités (témoignage de modestie ou cérémonie

183. Dans les différents art. où nous avons réfléchi à la scène des Λιτ,αί et au personnage
d'Achille (cf. supra, n. 116), les suggestions que nous avons cru pouvoir reconnaître et signaler
au fil du poème, visant à donner un enseignement sur la conduite à tenir devant une démarche
implorante, nous ont semblé contribuer à forger une image très nuancée du héros homérique tel
qu'il est chanté dans 17/. Ces considérations seront développées dans Achille, modèle divin
d'humanité.
183 bis. Cf. supra, n. 145.
184. Pour les réf. et le sens piaculaire de ces emplois, cf. supra, n. 159.
185. Sur les trois passages (//.//. Dém. 325 ; //.//. Aphr. 185 ; //.//. Ascl. 5) où λίσσομαι
(ou λίτομαι) n'est pas en concurrence 3νεϋϊλαμαι(εχ. qui sont encore plus démonstratifs pour
notre propos : cf. supra, n. 161), un seul (//.//. Dém. 325) concerne une requête d'égal à égal (cf.
supra, p. 448).
466 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

cultuelle) en même temps que l'expression verbale sont un honneur. En effet s'il nous
était apparu que le discours annoncé par εύχομαι faisait fond sur la rhétorique, sur un
usage logique et pour ainsi dire intellectuel des arguments, les paroles prononcées
pour λίσσεσθαι semblent plutôt choisies en fonction de l'accueil affectif qu'elles
pourront rencontrer chez le destinataire, grâce principalement à l'honneur accru
qu'elles lui valent. Aussi cette « persuasion » obtenue au moyen de présents, qui allait
par la suite prêter parfois à une imputation de vénalité, avait-elle été montrée d'abord
sous un jour favorable, comme un espoir laissé aux coupables ou simplement aux
pauvres humains, que leur faute ou leur misère n'étaient pas sans remède 186.
Même si l'on trouve par la suite des sortes de souvenirs de l'Iliade, où λίσσομοα
est employé dans un contexte séculier - soit, peut-on présumer, par imitation littéraire
comme dans l'un des deux emplois de Bacchylidc 187, soit peut-être aussi par désir
d'expressivité, comme chez Théognis ou Alcce 188 -, les textes ultérieurs nous
orientent nettement dans le sens d'un usage de λίσσομοα restreint au domaine cultuel,
ou du moins réservé à des circonstances rares et graves. L'autre emploi de
Bacchylide 189 d'abord, est un exemple où le sens de propitiation rituelle est évident,
puisqu'il s'agit de la démarche d'Œnée pour apaiser Artémis. On peut penser que le
passage comporte une allusion à l'Iliade par son vocabulaire (v. 98-99 : παϋσεν.../...
χόλον Αρτέμιδος) et par son sujet (geste de Méléagrc). Mais le discours de Méléagre

186. Δωρητοί : //. IX, 526. Δώρα θεούς πείθει était un refrain populaire contre lequel
Plat, proteste dans le Sec. Alcib. 149 e (cf. encore Rép. 390 e ; Eur. Méd. 964 : cf. infra, n. 286).
A l'origine, l'idée globale semble avoir été d'exalter la possibilité d'une sorte de miséricorde.
Celle-ci n'était concevable, sous peine d'une imputation de faiblesse, voire de lâcheté, que
moyennant une compensation honorifique ôtant toute ambiguïté à cette sorte d'indulgence et
faisant ressortir seulement sa magnanimité. Mais peut-être certains exemples de vénalité (à
commencer par ceux que donnaient les « rois mangeurs de présents » d'Hés. : TJ. 38-9) ont-ils
contribué à détourner ces expressions de leur sens homérique - qu'il ait ou non été leur sens
originel -, et à préparer la condamnation de Plat. (cf. D. Aubriot, 1985 b, p. 34-36).
187. Bacchyl. X (Snell) Ode pour Alexidame de Métaponte, v. 69. L'imitation de 17/. paraît
sensible, car leurs peuples implorent Acrisios et Prœtos de mettre fin à leur querelle, comme
Nestor exhortant Achille et Agamemnon à se réconcilier : //. I, 283. De plus ils les conjurent de
chercher eux-mêmes une solution à leur différend, πριν άργαλέαν πεσεΐν άνάγκαν (ν. 72) ;
ce détail rappelle aussi 17/. en ce qu'il montre qu'accéder à une imploration peut prévenir la
disgrâce d'être ensuite soumis à la nécessité ou à un arbitrage extérieur (cf. D. Aubriot, 1985 a,
p. 271-2; 1985 c, p. 13etn. 14).
188. Théognis, 1330 ; Alcée, fgt 102 (Puech). Dans les deux cas il s'agit d'une imploration
amoureuse, et l'on peut penser que l'amant estime habile et excusable d'implorer son aimé
comme un dieu. Le fragment d'Hipponax 56 D3 (= 40 Masson) est d'interprétation malaisée (cf.
Masson, 1962, p. 128-9), mais on voit qu'il s'agit d'une prière adressée à une divinité, pour ne
pas subir de sévices ; (cf. aussi Alcm. 5, fgt 2 i 22 Ρ qui serait une invocation à la Musc).
189. Bacchyl., Ode V, 100 (Snell) : Ode pour I Héron de Syracuse. Rappelons que Sappho
utilise le verbe λίσσομαι pour demander à Aphrodite la fin de ses peines (cf. supra, n. 162).
les emplois de λίσσομοα 467

commence par une réflexion générale établissant nettement que l'entreprise désignée
par λίσσεσθαι consistait en un effort (estimé difficile) des hommes pour fléchir une
divinité :
Χαλεπόν
θεών παρατρέψαι νόον / /
άνδρεσσιν έπιχθονίοις (en rejet sur l'antistrophe).
Indiquant une déesse (qui plus est sœur d'Apollon), Artémis, comme destinataire
de ces tentatives d'apaisement, il contribue par là même à faire sentir combien la
« propitiation »... d'Achille dans l'épopée avait de quoi surprendre ; c'est-à-dire qu'il
confirme exactement ce que laissait apercevoir le parallèle que nous avons cru pouvoir
tracer entre le fils de Thétis et celui de Léto offensés par Agamemnon dans l'Iliade.
Donc finalement ce texte de Bacchylide semble bien faire écho à l'Iliade, mais pour en
souligner l'originalité ; et il se range dans la catégorie des emplois cultuels de
λίσσομοα . L'unique occurrence chez Empédocle 19° est moins aisément exploitable,
car les manuscrits sont partagés entre deux leçons. Suivant l'une (λισσόμενον), ceux
qui ne savent pas s'abstenir du sacrifice sanglant courent le risque d'égorger un parent
qui les implore de lui laisser la vie sauve ; on aurait alors affaire (mais dans une
circonstance cultuelle) à un sens rappelant les redditions de YIliade. Selon l'autre
(λισσόμενοι) ces mêmes fous poussent l'égarement jusqu'à prétendre apaiser la
divinité au moyen d'un sacrifice qui n'est que sauvagerie et impiété ; cette acception,
pleinement rituelle, rappellerait alors YOdyssée, où Eumce avait conscience de la
contradiction qu'il y aurait à espérer se concilier Zeus après un sacrilège - en
l'occurrence tout en étant coupable envers des suppliants 191. Quoi qu'il en soit, ces
deux lectures ont en commun l'emploi de λίσσομοα dans un contexte relatif au culte,
mais il faut reconnaître que le sens de propitiation proprement cultuelle ne serait à
retenir certainement que si la leçon λισσόμενοι était assurée. Empédocle passait bien
«aux yeux d'Aristote pour le plus homérique... de tous les savants qui l'ont
precede » 192, mais il semble impossible de décider s'il a chance de s'être souvenu de
X Odyssée plutôt que de Y Iliade.
En tout cas, rappelons que le verbe λίσσομαι est à peu près exclu de la prose, ce
qui est en faveur d'un usage restreint à des circonstances très particulières. Encore l'un
des trois seuls exemples de λίσσομαι employé en prose, (chez Hérodote) est-il
nettement en relation avec une démarche cultuelle où l'on cherche à obtenir d'une

190. Empédocle, fgt 137 D.K. : « Le père, saisissant son fils qui a changé de forme,
l'égorgé lout en priant, l'insensé ; tandis que les autres ne savent ce qu'ils font en sacrifiant la
victime qui les implore » : oi S άπορευνται/ λισσόμενον θύοντες.... ou, (var. :
λισσόμενοι), « en essayant d'apaiser la divinité par ce sacrifice ». Sur ce texte, voir Bignone, p.
503.
191. Cf. supra, n. 159.
192. Cf. Bollack, 1964, 1, p. 283.
468 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

divinité un remède à une situation critique 193. Même Hésiode n'utilise pas ce verbe -
ce qui aurait de quoi surprendre si l'emploi « entre pairs » était aussi courant que veut
le faire croire l'Iliade. Quant à Pindare, peu suspect de laxisme (surtout quand il s'agit
de religion), il n'emploie λίσσομαι (et λιτανεύω) que pour une prière de l'homme à
la divinité, et encore, faut-il observer, quatre fois sur six en son nom propre, en tant
que poète inspiré 194 : cette constatation accrédite l'hypothèse d'une vocation cultuelle
de λίσσομαι, pour désigner la présentation d'un hymne ou d'une ode à la divinité (et
pour attirer sa bienveillance) par son auteur ou ses mandataires. Il est visible par
conséquent que ce terme est employé avec précaution, quasi exclusivement en poésie,
c'est-à-dire là où sa présence peut se justifier soit par un contexte rituel véritable ou
supposé (toute œuvre rythmée étant mise sous l'inspiration de la Musc et censée rendre
hommage à la divinité), soit par la tradition homérique.
Cela étant, les tragiques sont les seuls à reprendre - en tout cas avec quelque
fréquence- l'usage extra-cultuel que fait l'épopée de λίσσομαι . Encore cette
fréquence est-elle très relative et réduite : aucun des trois grands tragiques n'utilise ce
mot dans des circonstances neutres. Le théâtre d'Eschyle ne nous garde qu'une
occurrence de ce verbe 195 ; Sophocle et Euripide sont fort loin des proportions

193. Hdt. I, 24 : le poète Arion, cherchant à amadouer les pirates qui l'ont enlevé, les
implore en faisant abandon de ses biens et en leur demandant la vie sauve ; mais il ne peut les
« persuader » (cf. supra, n. 121 bis sur la persuasion ; n. 154 sur le passage d'Hdt) ; VI, 61 : il
s'agit de prières, effectuées dans un sanctuaire d'Hélène, pour lui demander de guérir de sa
laideur une enfant physiquement disgraciée ; IX, 91 : demande instante du Samien Hégésistratos
au Lacédémonicn Leutychidcs (πολλός ην λισσόμενος). Hdt. Vu, 141 est un oracle en vers :
cf. supra, n. 157. Deux de ces occurrences (VI, 61 et VII, 141) répondent donc clairement à des
emplois cultuels. Le plus neutre est celui du livre IX, l'histoire d'Arion étant assez équivoque :
l'offre d'une sorte de rançon pour obtenir la vie sauve évoque 17/., mais le poète ensuite chante,
et trouve dans l'exécution de cette œuvre d'art son salut (non du fait des marins il est vrai, mais
grâce au fameux dauphin ; toujours est-il que l'action de λίσσεσθαι est suivie d'un chant,
même si le lien n'est pas clairement établi). Notons que ces trois exemples de λίσσομαι en
prose se trouvent chez Hdt, l'auteur de tous le plus « homérisant » (cf. BOLOGNA, p. 168, n.
70).
194. On ne rencontre chez Hés. que λιτανεύω, une seule fois (Théog. 469) quand Rhéa,
lasse du sort que Cronos impose à ses enfants, conjure Ouranos et Gaia de l'aider à former un
plan. Aux quatre occurrences de Pd. déjà citées (01. XII, 1 ; Pyth. I, 71 ; Ném. III, 1 ; Péan 6-
Puech, 2 ; cf. supra, n. 163), il faudrait ajouter, pour λιτανεύω, le Péan 9, v. 38 (en rapport
avec sa consécration comme poète) ; les autres occurrences sont : Pyth. IV, 207 ; Isthtn. VI, 42 ;
sans compter, pour λιτανεύω, Ném. V, 32 (on retrouve l'imploration amoureuse : cf. supra, n.
188), et Ném. VIII, 8 (on retrouve la simple demande instante). Sur λίσσομαι chez Pd., cf.
STENZEL, p. 11, n. 1.
195. Suppl. 748 ; les Danaïdes s'adressent à leur père (cf. supra, n. 142 bis). Quant au nom
λιταί, cette tragédie en comporte quatre occurrences : aux v. 174, 270, et 521, il est question de
prières collectives effectuées dans un contexte cultuel (le v. 174 a ceci d'équivoque qu'on ne sait
quel rapport entretiennent ces λιταί avec la présente supplication) ; au v. 378, le roi confesse
les emplois de λίσσομαι 469

homériques. D'une part les scènes de supplication les plus spectaculaires du théâtre
(l'ouverture d'Œdipe Roi, Les Suppliantes d'Eschyle, Les lléraclides) se passent de
l'usage de λισσομαι - ce qui est une nouvelle incitation à bien distinguer les deux
domaines. Par ailleurs, s'il est vrai qu'on trouve dans les tragédies un certain nombre
d'emplois 196 qui semblent provenir de l'héritage d'Homère (ce qui n'a rien de
surprenant), on y rencontre aussi une proportion non négligeable d'occurrences de
λισσομαι pour désigner des requêtes adressées à la divinité (2 sur 7 chez Sophocle, 4
sur 10 chez Euripide) ; et, détail remarquable, toutes ces occurrences offrent un sens
de propitiation plus ou moins accusé. Enfin Aristophane, pour qui la parodie des
cérémonies et du langage religieux constitue un ressort comique de premier ordre 197,
se cantonne pour λισσομαι - à une petite réserve près, concernant une imitation de
l'Andromède d'Euripide 198 - à des circonstances étroitement cultuelles (où la notion

qu'il lui serait pénible άτιμάσαι λιτός : il s'agit cette fois de ses hésitations à faire droit à la
requête des Danaïdcs, qui implique la guerre pour Argos.
196. Chez Soph. : O.R. 650 ; 1064 ; Aj. 348 ; El. 428 ; Ant. 1230 ; le point commun entre
ces diverses occurrences est l'extrême gravité de la situation : à chaque fois une question de vie
ou de mort (au propre ou au figuré). Dans El. 1380 et O.C. 1559, λισσομαι est utilisé pour
désigner des requêtes propitiatoires adressées aux dieux. Sur les occurrences de λισσομαι chez
Soph., cf. CREAGHAN, p. 59. Chez Eur., presque la moitié des occurrences concernent les
dieux (Aie. 251 ; M éd. 154 ; Bacch. 1344 ; fgt 773 {Nauck}, 52) ; mais sur ces quatre référ.,
deux cas sont assez vagues : la divinité n'y est pas clairement nommée. Le but piaculaire
s'estompe sous l'appel à la pitié (Aie.) ; ou bien il est déformé (Méd. cf. supra, n. 155). En
revanche dans Les Bacch., Dionysos est explicitement requis de s'apaiser devant l'aveu d'un tort
(Lacroix, ad loc. va jusqu'à faire une comparaison avec la prière du pénitent chrétien). Enfin le
fgt du Phaeton nous laisse ignorer quelle divinité est concernée, mais λισσομαι y est
assurément en rapport avec une prière, et avec un chant nuptial. Ce dernier ex., qui appartient à
une partie lyrique, nous replace dans des circonstances cultuelles où l'offrande d'un chant doit
attirer la bienveillance de la divinité. Eur. nous offre donc, concernant les emplois de λισσομαι
en rapport avec les dieux, une gamme complète des nuances possibles, allant du sens le plus
strictement rituel ou le plus nettement piaculaire, aux significations les plus gauchies par le
pathétique (appel à la pitié, délivrance par la mort). Les occurrences de λισσομαι « entre
hommes » (Aie. 202 ; Andr. 299 ; 529 ; 972 ; Ilclides, 829 ; Hipp. 314) prêteraient à des
remarques convergentes montrant qu'en ce registre aussi Eur. à la fois suit la tradition, et innove
en fonction de ses préoccupations propres.
197. Cf. KLEINKNECHT, 1937, p. 20-126 ; HORN ; Spyropoulos.
198. Thesm. 1041, φωτά λιτομένα, parodie de YAndromède d'Eur. où l'on observe à la fois
la forme, qui peut sembler (non sans réserves) plus spécifiquement rituelle en t, et le
complément, en même temps « noble » et sarcastique : φώτα Ce passage est classé par HORN
(p. 61) parmi les prières rituelles ; mais à l'intérieur du morceau choral qui se donne en effet
pour une prière rituelle, se trouve une invitation à chanter un péan, et c'est au milieu de cet
élément que figure l'expression ; en sorte que cette occurrence peut passer pour appartenir à une
circonstance cultuelle (le péan étant un chant apolropaïque), et aussi pour s'écarter des
conditions du culte, puisque c'est un « mortel » qui est ainsi imploré. Toutefois, la présence de
φώτα ne doit pas empêcher de comprendre λίτομαι dans un sens religieux : c'est une
470 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

d'apaisement sollicité est perceptible), et, en dépit de l'usure naturelle des mots, ne
galvaude pas ce verbe 199. Non seulement il l'emploie bien dans le sens de « conjurer
l'inimitié de », « propitier », mais on peut même observer que le choix de λίτομαι
dans les parties lyriques recommande peut-être l'idée d'une spécialisation plus
étroitement cultuelle (ou en tout cas littérairement plus recherchée) de cette forme 200.
Par ailleurs, lui qui fait grand usage des Ικετεύω, αντιβολω en incise, n'en use jamais
ainsi avec λίσσομοα 201. Le fait qu'Aristophane, malgré les exagérations de la
comédie, se soit abstenu de tout emploi extensif et dévalorisé de ce terme, nous
semble une indication de nature à confirmer sa valeur rituelle.

plaisanterie analogue à celle qui conduit Hdt. (VIII, 112) à parler de «propitier»
(Ιλάσκεσθαι)... Thémistocle, avec de l'argent ! (pour un effet comparable, cf. Ploutos, 681).
Le sens de propitiation, pour être implicite et plaisamment utilisé, ne nous semble pas moins
tout à fait adapté à ce passage.
199. Les deux autres emplois de λίσσομαι chez Aristophane (cf. supra, n. 159) se
trouvent - a) encore dans les Thesm., v. 313. Le chœur chante une prière qui n'est rien moins
qu'une demande d'épiphanic (sur ce texte, cf. supra, chap. IV, p. 388) : le désir de « faire
plaisir » à la divinité en l'honorant d'un chant - qui plus est dans le contexte d'un péan - intègre
parfaitement cet exemple à la liste des passages où λίσσομαι (ou λίτομαι) est employé en un
sens cultuel ; - b) dans La Paix, v. 382, où, sur le mode plaisant, il est question pour Trygée de
s'attirer les bonnes grâces de son « petit Hermès ». Là encore nous nous trouvons dans un
contexte piaculaire, l'apaisement étant censé s'obtenir au moyen d'un chant immédiat, et de la
promesse de cérémonies religieuses. On voit que les emplois - rares - de λίσσομαι chez
Aristoph. sont loin d'être insignifiants. Notons par ailleurs que λίσσομαι et λιτή sont absents
de Plat., hormis dans les passages où il fustige Homère (cf. l'index de Brandwood, et infra, n.
274 et 275).
200. Cette forme semble en effet avoir volontiers relayé λίσσομαι dans les emplois
particulièrement travaillés : c'est celle qu'on trouve déjà en concurrence avec ΐλαμαι dans
certains //.//. (cf. supra, n. 161), et on la rencontre encore par la suite (par affectation
d'archaïsme ? Ainsi A. P. 5, 150 et 164, où il s'agit respectivement d'une parodie probable
d'Eschyle, et d'une prière à la Nuit, cf. infra, n. 233). Parallèlement, on relève la création de
λιταίνω chez Eur., El. 1215 (cf. CORLU, p. 324), ou l'emploi de λιτάζομακίαΐ« un Hymne à
Zeus (Jnscr. Perg. 324). Comme beaucoup d'ex, qui viennent d'être consignés le montrent (cf.
en partie, supra, n. 196, à propos de Soph.), la forme λίσσομαι n'est nullement inapte à se
trouver dans des contextes religieux ; si l'on peut entrevoir une préférence pour λίτομαι, c'est
plutôt dans les situations proprement rituelles. Il est difficile de supputer le rôle qu'a pu jouer le
souvenir homérique (où λίσσομαι est si volontiers « sécularisé ») dans ces choix.
201. Dans Les Gren., par ex., on ne rencontre pas moins de quatre fois Ικετεύω en incise
(v. 11 ; 167 ; 299 ; 745 ; le théâtre d'Eur. en fournirait aussi des ex. : Ion, 1119). Quant à
άντιβολω, il faudrait signaler plus de vingt occurrences dans les différentes comédies. Les abus
de la supplication sont matière à plaisanterie {Ploutos, 382-386) - ou au contraire à indignation
morale (cf. Eur. Hipp. 385-6, s'il est vrai que la mention de la double αίδώς doive contenir une
allusion à la supplication ; et surtout Ion, 1312 sq.). Au rebours, λίσσομαι en incise est rare,
aussi bien dans la tragédie que dans la comédie (cf. par ex. Esch., Suppl. 748 ; Soph., Aj. 368 ;
O.R. 650 ; Ar., Paix, 382). Ces injonctions chez Soph, sont relevées par Knox, p. 12.
les emplois de λίσσομαι 47 1

Nous avons jusqu'ici rencontré des indices en faveur d'une propriété possible de
ce verbe pour désigner une propitiation effectuée par le truchement d'une offrande
poétique, et nous avons vu qu'à l'appui de cette hypothèse, on pouvait alléguer l'usage
qui est fait dans les hymnes d'adjectifs composés au moyen de l'adjectif verbal -λιστος
ou -λιτός202. Les Hymnes orphiques en offrent plus d'un exemple 203 et, quelle que
soit leur date, le conservatisme religieux impose de tenir compte de ce témoignage. On
peut en dire autant de Callimaque qui à deux reprises invoque une divinité au moyen
de l'épilhète πολύλλιτε: Apollon Carnéios d'une part, dont les autels, nous précise-t-il
dans le même vers 204 sont chargés de fleurs au printemps ; de l'autre Astérie, qui de
surcroît est πολύβωμε 205 et autour du grand autel de qui s'effectuent des flagellations
auxquelles tous ont à cœur de prendre part (v. 321). Le voisinage des epithètes autant
que la mention des cérémonies accomplies autour de Yautel nous confirment que
l'adjectif πολύλλιτος est bien en rapport avec des manifestations extérieures du culte ;
mais on voit que ces manifestations peuvent consister en autre chose qu'en une
exécution poétique, musicale, ou orchestique. La date tardive de ces textes ne doit faire
peser sur eux aucun soupçon de « néologisme ». Bacchylide en effet 206 parle d'un
βωμόν... πολύλλιστον qui fut édifié en l'honneur d' Artemis ; et deux des plus anciens
parmi les Hymnes homériques nous peignent des divinités installées dans leurs
temples πολύλλιστοι, en train d'y recevoir ou d'y attendre de belles offrandes :
« C'était dans ses temples πολύλλιστοι que, contente de ses offrandes, restait la noble
Hera aux larges yeux » 207, et : « Mais il (le Soleil) siégeait alors loin des dieux dans
un temple πολύλλιστος, et attendait des hommes mortels leurs belles offrandes » 208. Il
n'est pas évident que la traduction généralement acceptée de πολύλλιστος par « plein
de prières » soit adéquate. En effet, non seulement il n'est pas habituel que les prières

202. Cf. supra, p. 463.


203. Cf. en partie. 32, 14 ; 12, 4 ; sur l'emploi de ce genre d'adjectifs dans les hymnes, cf.
KEYSSNER, p. 46.
204. Call., //. Αρ. 80.
205. Call., H. Dél. 316.
206. Bacchyl. 10, 41 (Snell).
207. //.//. Αρ. 347-348 : Άλλ" ή y εν νηοΐσι πολυλλίστοισι μένουσα / τέρπετο οις
ίεροισι βοώπις πότνια "Ηρη. On remarque que la satisfaction de la déesse est exprimée par le
verbe τέρπομαι, comme en //. I, 474.
208. //.//. Dém. 28-29 : ΤΗστο θεών άπάνευθε πολυλλίστφ ένα νηώ / δέγμενος Ιερά
καλά παρά θνητών ανθρώπων. Sur ces expressions, on voudra bien se reporter {supra, chap.
I, p. 88) à notre suggestion suivant laquelle leur sens pourrait être plus proche de « propre à
recevoir mainte cérémonie piaculaire » que de « plein de prières ». On peut y joindre
l'association d'Eur. (Phén. 1749) : βωμίους λιτός Tous ces rapprochements font présumer que
les litaié sont, plus que d'autres prières, en rapport avec les sanctuaires, les temples, les autels,
où l'on apportait les offrandes piaculaires.
472 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

aient lieu à l'intérieur des temples 209, mais les victimes (ou offrandes d'autre sorte)
explicitement mentionnées dans les Hymnes homériques, et évoquées ailleurs par le
nom βωμός qui sont à chaque fois rattachées à la présence d'un composé en -λιστος,
semblent attirer l'attention, pour cerner le sens des termes de la famille de λισσομαι,
vers un domaine qui jusqu'ici ne lui avait pas été rapporté : celui des offrandes
honorifiques - lesquelles peuvent consister aussi bien en fleurs, en animaux de sacrifice,
qu'en flagellations, ou en belles cérémonies où l'effort artistique accompagne ou
constitue le don offert à la divinité.
Que toutes ces marques d'honneur cultuelles aient une finalité piaculaire n'a rien
pour surprendre : l'un des buts du culte est bien de se concilier la faveur des dieux,
voire, si c'est nécessaire, de désarmer leur hostilité. Mais ce sur quoi nous insisterons
surtout, c'est sur le rapport indissociable qui existe entre ce caractère piaculaire et ce
caractère honorifique. Ce rapport nous semble inscrit dans les relations - qui, nous
l'avons vu 210 paraissent bien n'être pas seulement occasionnelles - qu'entretiennent
λίσσομαι et Ιλάσκομοα. Révélatrice à cet égard est encore la formule de congé utilisée
par Callimaque dans son Hymne à Demeter 2Π : "Ιλαθί μο^ τρίλλιστε, μέγα κρείοισα
θεάων. Ce vers joint les deux termes, la faveur étant liée à l'honneur reçu. Si λίσσομαι
peut servir à présenter un hymne ou une ode, c'est que ces œuvres parent la divinité
d'un lustre supplémentaire. La formule de congé des Hymnes homériques : λίσσομαι
δε σ' άοιδη ne veut pas tant dire : « Ce chant est ma prière », que : « Je t'honore par ce
chant » ; et l'on comprend l'existence du doublet (qui se trouve à plus d'une reprise) :
ϊλαμαι δε σ' άοιδη, « Je me (nous) concilie ta bienveillance par ce chant ». Car c'est
une seule et même chose, que d'honorer une divinité, et de s'attirer sa faveur. Les
autres formules de congé le confirment : les expressions les plus courantes sont soit
ΐλαθι, « sois-nous propice », soit και σεΐο και άλλης μνήσομ1 άοιδής, « je penserai à
toi encore dans d'autres chants » 212. Elles semblent les deux faces de la même réalité :
le chant monte vers le dieu comme un honneur, et le dieu, illustré par le chant,
dispense une faveur qui en est d'autant plus nourrie et efficace. Aussi peut-on trouver
l'une ou l'autre tournure (suivant les hymnes, ou suivant les manuscrits) : l'affirmation
de l'honneur rendu ou la demande de bienveillance, ou bien les deux. Ainsi, l'Hymne à
Pan nous fournit une sorte d'équivalent de l'hémistiche de Callimaque (Ίλαθί μοι,
τρίλλιστε), en se finissant sur les vers : Και συ μεν οΰτω χαίρε, αναξ, ϊλαμαι δε σ1

209. Sauf exception ; cf. supra, chap. I, p. 85 sq.


210. Cf. supra, p. 457 sq.
211. Call., //. Dém. 138 : « Ο toi qui es triplement {i.e. très) honorée, sois-moi propice,
Toute-Puissante entre les déesses ». Humbert traduit τρίλλιστερ^ « trois fois priée ».
212. « Sois propice » : //.//. lléph. 8 ; //.//. Zeus, 4. « Je penserai à toi dans d'autres
chants » : //.//. Dém. 495 ; //.//. Ap. 546 ; //.//. Herrn. 580 ; //.//. Aphr. II, 21 ; ΙΠ, 6 ; //.//. Art.
II, 22 ; //.//. Muses, 1 ; //.//. Ath. 18 ; //.//. liest. 14 ; //.//. Terre, 19 ; //.//. Diosc. I, 19.
les emplois de λίσσομαι 473

άοιδη; αύταρ εγώ και σεΐο και άλλης μνήσομ1 άοιδής213 qui relient l'honneur à la
faveur, en un échange naturel où il faudrait beaucoup de prévention pour discerner du
marchandage. Ces remarques orientent donc pour λίσσομαι vers un sens qui inclurait
la notion d'honneur rendu.
Cette interprétation permettrait d'éviter la gêne qu'on éprouve quand, croyant que
λίσσομαι veut dire « supplier », on doit rendre compte des deux passages où Homère
emploie un adjectif composé en -λιστος 214. Il est alors difficile de justifier la
traduction « je viens à toi que j'ai maintes fois supplié » pour la prière muette d'Ulysse
au fleuve de Phéacie (Od. V, 445 : πολύλλιστον δε σ" ίκάνω) ; car il est impossible
qu'Ulysse, arrivant pour la première fois sur ce rivage, ait déjà « supplié » le dieu. Il
ne serait guère plus satisfaisant d'utiliser la traduction reçue dans les hymnes
homériques « plein de prières », ou même « objet de nombreuses prières » : Ulysse n'a
pas plus prié que supplié le dieu, et il ignore en quoi consiste le culte que peuvent lui
rendre les gens du pays. En revanche, si πολύλλιστον veut dire quelque chose comme
« très honoré », « objet de beaucoup d'honneurs » 215, la supposition n'engage pas
Ulysse dans des précisions hasardées, et la caplalio benevolentiœ n'en est que plus
habile. Ce sens a de plus l'avantage de ne pas obliger à une proposition différente pour
comprendre le passage de l'Iliade (VIII, 488) où la nuit est qualifiée de τρίλλιστος,
passage dans lequel, selon Corlu, « le sens premier, "supplié trois fois" a fait place à
celui de "trois fois souhaité" que le contexte postule » (cf. n. 214). Convenons que le
sens que nous suggérons, « la nuit trois fois honorée », n'ajoute pas au texte une
nuance fondamentale ; mais, outre le fait qu'il permet l'économie d'une nouvelle
signification inexpliquée, le sens « objet d'un triple hommage » est assez vague pour
ne rien offrir de choquant. Enfin, serait explicable aussi de manière satisfaisante et
homogène au reste, la leçon λιστοί qui se lit dans certains manuscrits à la place de
στρεπτοί, en //. IX, 497 : στρεπτοί δε τε και θεοί αύτο'ι, « Les dieux eux-mêmes aussi
se laissent fléchir ». Plutôt que d'imaginer de nouveau (pour le simple λιστοί cette
fois) un passage « du sens de "invoqué par des supplications" à celui de "qui peut être
invoqué (et avec succès) dans des supplications" » 216, il semble qu'on gagnerait à
comprendre cet adjectif verbal comme signifiant « accessibles, sensibles aux
honneurs ». On y gagnerait sur le plan de l'unité sémantique des mots de la famille de
λίσσομαι , et aussi sur le terrain de la compréhension générale de Ylliade.
En effet, la déviation d'emploi qu'on observe dans ce poème prendrait une
dimension nouvelle et les détails de l'utilisation du verbe λίσσομαι dans cette épopée

213. //.//. Pan, 48-49 : « Ainsi donc je le salue, Seigneur, et par mes chants recherche tes
faveurs ; pour moi, je penserai à toi dans mes autres chants ».
214. Cf. CORLU, p. 322.
215. Ces honneurs pourraient aussi bien consister en offrandes d'animaux jetés dans les
eaux du fleuve, ou en offrandes de cheveux (cf. //. XXIII, 144-152).
216. Cf. CORLU, p. 323.
474 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

deviendraient plus aisément compréhensibles. Réservant au culte l'usage des mots de


la famille de Ιλάσκομαι 217, l'Iliade n'emploie λίσσομαι (à une exception près) que
pour désigner des rapports « entre pairs ». Or justement, même dans ces conditions,
nous avions constaté que le discours de Phénix semblait établir une distinction
radicale entre les démarches officielles et nettement honorifiques, qui devaient obliger
leur destinataire à un accueil favorable, et les démarches en quelque sorte usurpées, où
n'était rendu qu'un faux honneur, dont il était légitime par conséquent de ne pas se
tenir satisfait. Cette constatation extérieure tirée de l'examen du seul discours de
Phénix 218 reçoit une confirmation intéressante si elle peut être rattachée au sens
constitutif de λίσσομαι . De plus, nous avions pu éclaircir un certain nombre
d'emplois de ce mot dans Ylliade par l'idée de recherche d'apaisement, ou du moins
d'accommodement qui est souvent présente dans ce verbe ; mais certaines occurrences
laissaient perplexe, leur spécificité ne se prêtant pas à être clairement dégagée 219.
Cette notion d'honneur permet de tout rassembler. Non seulement on saisit mieux
toutes les nuances du chant I - où Chrysès commence par rendre ce qu'il leur doit aux
Achécns, où Agamemnon refuse de s'abaisser devant Achille en lui demandant de
rester, mais où Nestor flatte le roi pour obtenir qu'il ne s'entête pas à prendre Briséis à
Achille -, mais on comprend que Diomcde ait pu s'irriter de voir l'ambassade
renforcer l'orgueil d'Achille 220. On ne peut λίσσεσθοα qu'un puissant, et c'est lui
rendre hommage que de recourir à lui. Par l'emploi de ce terme, les héros homériques
sont hissés en quelque sorte au rang de dieux - à charge à eux de se montrer dignes de
l'honneur qui leur est fait, et de savoir retenir tout mesquin ressentiment personnel.
Cette notion d'octroi de τιμή, qui nous semble essentielle au fait de λίσσεσθαι,
est assez souvent clairement exprimée dans le contexte, non seulement dans
Ylliade 221, mais aussi ailleurs. Aussi bien Yllymne homérique à Hermès, que Humbert
tenait pour antérieur au Ve siècle av. J.C. 222, fait-il expliquer au jeune dieu qu'il
n'entend pas rester avec sa mère άδώρητοι και άλιστοι(ν. 168), mais qu'il compte
bien s'employer à obtenir une τιμή comparable à celle d'Apollon (v. 172-3) ; la
traduction « à ne recevoir ni offrandes ni prières » semble bien modeste pour s'adapter aux

217. A l'exception du seul'iXaov d'il. IX, 639, réservé à Achille, tandis qu'inversement //.
IX, 501 connaît le seul emploi de λίσσομαι dans le poème pour une démarche cultuelle (cf.
supra, p. 460).
218. Cf. D. Aubriot, 1984 a, p. 351 sq.
219. Cf. supra, p. 446 sq. ; cf. CORLU, p. 304.
220. Cf. supra, p. 446.
221 . Cf. par ex. //. I, 505 ; 507 ; 509 ; 510.
222. Cf. l'cd. Humbert, p. 1 14-5. L'éd. de Allen, Halliday, Sikes le fait même remonter (p.
275-6) au VIIe s. Au témoignage de 17/.//. Herrn., on pourrait joindre celui de 17/.//. Dém. : la
délégation infructueuse d'Iris auprès de la mère irritée (v. 324 : λισσομένη) est suivie d'une
ambassade de tous les dieux lui offrant περικαλλέα δώρα / τιμάς τε (en rejet, v. 327-8).
les emplois de λίσσομαι 475

espérances d'un dieu qui a le sens du réel, qui ne songe qu'à devenir « riche, opulent,
prospère » (v. 171), et à piller trépieds, chaudrons, métaux, et étoffes à Delphes (v.
178-181). Ce que convoite Hermès, ce sont des marques d'honneur officielles et
visibles, sinon palpables 223. Mais les offrandes de toute nature que peut recevoir un
dieu perdraient beaucoup de leur valeur à ses yeux si elles ne lui étaient présentées en
y mettant les formes, voire solennellement. En tout cas, rester άδώρητοςεί t&unoçest
être privé de τιμή. Que cette τιμή consiste parfois seulement en poèmes, ou même en
humbles requêtes, ne constitue nullement un obstacle à la satisfaction des dieux,
surtout quand ils sont moins avides qu'Hermès. Car si présenter une offrande sans un
mot est injurieux, la parole en revanche, peut se suffire à elle-même, faute de
mieux 224. Elle constitue à elle seule un honneur auquel le dieu est sensible, et qui
requiert une sorte d'honneur en retour.
Au destinataire près, nous voilà ramenés à l'Iliade, à la faute d' Agamemnon - qui
consiste précisément en un manquement au respect dû à Chrysès et à sa
démarche 225 -, et à la harangue protreptique de Phénix, qui recommandait à Achille
d'accorder aux Λιταί filles de Zeus « l'hommage qui les doit suivre », et de ne pas rendre
vains « propos et démarche » des ambassadeurs 226. La τιμή apparaît si naturellement
due aux Λιταί que le poète se sert dans les v. 513-4 d'une brachylogie qui a retenu
l'attention 227 ; elle va jusqu'à laisser entendre que les Λιταί pour ainsi dire portent en
elles l'honneur qui leur est dû, sans en être dissociables. En sorte que si Homère a dans
Yfliade (sauf l'exception significative de IX, 501) réservé λίσσομαι à un usage
strictement « horizontal », il n'a pas modifié les autres conditions d'emploi de ce mot,

223. Sur ce passage, cf. Jeanmaire, 1945, p. 82-84 ; BENVENISTE, 1969, II, p. 67 ; L.
Kahn, 1978, p. 65-73.
224. Cf. Soph., El. 1376-1384.
225. //. I, 94 : ήτίμησ(ε) ; cf. 507 : ήτίμησεν, en rejet.
226. //. IX, 514 : τιμήν en rejet ; //. IX, 522-3.
227. ANDERSEN. La trad, de Mazon pour le v. 514 (τιμήν, ή τ' άλλων περ έπιγνάπτει
νόον έσθλών), réussit à être exacte sans être choquante : « (Accorde aux filles de Zcus)
l'hommage qui les doit suivre et qui sait faire plier le vouloir d'autres héros ». Mais à suivre
rigoureusement la lettre du texte, on serait amené à quelque chose comme : « (Fais en sorte, loi
aussi, que suive les filles de Zeus) l'honneur qui sait faire plier le vouloir d'autres héros » ; alors
que bien évidemment ce ne saurait être « l'honneur » à proprement parler, mais ou les Λιταί
elles-mêmes ou « la considération de l'honneur » qui leur est dû, qui pourrait « faire plier » les
esprits. Que l'honneur soit naturellement dû aux Λιταί n'a rien d'étonnant puisqu'elles sont
assimilées à des déesses, étant même en état d'exaucer des prières (//. IX, 509 ; cf. BOLOGNA,
p. 158, n. 1).
476 LA S IMPLICATION ET LES DÉMARCI IES

et en particulier n'a pas oblitéré son rapport à la τιμή 228. A-t-il voulu suggérer que les
héros (et en particulier Achille) étaient dignes d'honneurs quasi-divins ? ou son
intention était-elle, tout en exaltant la valeur et la gloire de ces héros, de montrer que
la τιμή dont ils sont l'objet les oblige à une τιμή réciproque envers le groupe qui les
honore ? Il semble bien en effet que l'octroi ou la privation de τιμή qui modifient la
place qu'on occupe dans la société (conséquence d'importance majeure) peuvent
apparaître influencés par les λιτοά qu'on adresse ou qu'on reçoit, et par la manière dont
on se comporte à leur égard ; en sorte que la maîtrise de soi, qui conduit à être le plus
et le mieux soi-même, est en même temps ce qui conduit à être aussi le plus et le
mieux honoré des autres.
Quoi qu'il en soit de ces propositions concernant Ylliade -qui au reste ne
s'excluent pas -, s'adresser à quelqu'un, homme ou dieu, fût-ce pour lui demander en
grâce de faire quelque chose, est une marque de τιμή, lout comme répondre
favorablement ou opposer un refus à ces sollicitations est aussi de l'ordre de la
τιμή 229, le vocabulaire restant le même quels que soient les destinataires. On constate
donc qu'entre l'emploi spécifique de λίσσομαι dans l'Iliade et l'usage cultuel de ce
verbe (en particulier pour présenter des hymnes offerts à la divinité en vue de se
concilier ses bonnes grâces), la différence n'est pas aussi béante qu'on aurait pu s'y
attendre : il est bien toujours question de demander une grâce, de préférence en
donnant solennité à sa requête au moyen de présents « concrets », si l'on peut dire
(mais à défaut, sans), de manière à témoigner le plus d'honneur possible à celui dont
on sollicite l'appui. En échange de cet honneur dont on gratifie celui qu'on estime
assez pour le requérir de préférence à un autre, on escompte « l'honneur » d'une
humeur favorable, voire d'une aide protectrice. Chacune des deux parties a tout à
gagner à une circulation harmonieuse de cet « honneur » bilatéralement consenti. Que
ce type de démarche ait pu inclure des offres de réparation est tout à fait
compréhensible : en cas de « transgression ou d'erreur », comme dit Phénix, quand la
divinité faisait peser son courroux sur les coupables, il était urgent de l'apaiser grâce à

228. La notion de timhc a donné lieu à bon nombre de travaux, entre lesquels nous citerons
Gernet, 1917, p. 282 sq. (qui insiste sur la réciprocité des honneurs qui circulent entre hommes
et dieux) dans sa thèse et Riedinger. Réagissant selon nous à juste titre contre les vues
réductrices d'Adkins, il met l'accent sur l'idée que la τιμή est accordée par la société, en
fonction de services à elle rendus. Il n'a pas manqué de remarquer et de commenter
excellemment (p. 250 sq., en partie, p. 251, n. 2) l'importance du discours de Phénix pour la
timhé d'Achille. (Les idées d'Adkins sont exposées dans son livre Merit and Responsibility,
chap. Ill, et dans plusieurs art. cités par Riedinger dans sa n. 2 de la p. 244).
229. Faire droit à une requête présentée verbalement peut se dire τιμαν λόγον (Esch.,
Choéph. 509), et inversement les paroles prononcées pour présenter cette requête peuvent être
tenues pour un honneur (en l'occurrence pour le tombeau du roi) : λόγον,/ τίμημα τύμβου
(510-1). Si la requête est repousséc, chez Esch. comme dans 17/., on parle encore de άτιμάσοα
λιτάς (Suppl. 378 ; cf. 171-174 ; Ag. 228-230 ; cf. Pd., 01. VIII, 4 ; ou encore Soph., O.C.
1273-4; 1278-9).
les emplois de λίσσομαι 477

des initiatives piaculaires exceptionnelles. Mais régulièrement, dans des cérémonies


cultuelles périodiques, des chœurs allaient propiticr les dieux, sans que la notion de
réparation eût à entrer en jeu : elle ne semble pas constitutive du sens de λίσσομαι .
Ce sens, pour qui essaie de le cerner, ne nous semble pas devoir être resteint à
l'excès : on fera prudemment en s'orientant vers l'idée, assez large, d'apaisement, de
recherche de bonnes relations à maintenir par la considération équilibrée de ce qui
revient à chacun. Cela implique des démarches appropriées, fondées sur l'usage de la
parole pour honorer l'autre aussi bien que pour obtenir l'adhésion sollicitée. Mais,
même si le recours à des arguments peut sembler opportun pour parvenir à la fin
souhaitée, l'usage de la parole, indispensable dans ces circonstances par l'honneur qu'il
jette sur le destinataire, n'a intrinsèquement rien à voir avec la mise en ordre
discursive, appuyée sur la rhétorique qui fonde la démarche désignée par εύχεσθαι 229
bis. Des ressemblances superficielles peuvent être observées - d'autant que les
différences, à la longue, ont pu s'amenuiser, que l'emploi de plus en plus large de
εύχομαι pour désigner « la prière » a pu contribuer à estomper les contours de ce
verbe, et à le rendre propre à désigner tous les types de prières. C'est le contraire qui
serait étonnant. Mais la disposition intérieure n'est pas la même chez quelqu'un qui
revendique une chose à laquelle il pense avoir droit légitimement, et chez quelqu'un
qui demande en grâce quelque chose. Cette idée de conciliation, d'accord recherché,
constitue un point commun entre les emplois de YIHade et les autres. Comme ce verbe
paraît bien avoir possédé un sens technique qui en recommandait l'usage dans les
hymnes ou les odes, un sens qui marque un effort pour rendre la divinité propice à soi-
même ou à la communauté ; comme de surcroît, surtout dans les occurrences où ce
mot s'adresse à d'autres hommes, la requête est le plus souvent solennelle, et en tout
cas fort pressante, il nous semble que le terme français le moins inadéquat pour rendre
compte de toutes ces considérations pourrait être le verbe « conjurer ». Il est en effet
de mise dans les relations entre hommes empreintes de quelque gravité, mais il est
aussi parfaitement à sa place pour marquer un rapport à la divinité ; enfin il peut servir
dans des expressions comme « conjurer un malheur », ce qui le rend apte à être utilisé
dans à peu près tous les contextes qui sont ceux de λίσσομαι . Il présente toutefois un
inconvénient : c'est que le substantif correspondant « conjuration » ne peut, lui, pas
être retenu. Si donc on veut éviter le terme de « prière », comme trop vague 23°, et
celui de supplication, que nous réservons à des usages précis, il reste le mot
d'imploration, qui ajoute malencontreusement une idée de larmes mais qui rend bien
l'urgence de la requête, ou celui de demande en grâce.

229 bis. M. P. BOLOGNA fait observer avec justesse que les verbes εύχομαι et λίσσομαι
(p. 156-7, n. 38) et les tournures ώς φάτο λισσόμενος et ώς εφατ' ευχόμενος (ρ. 153) étant
métriquement équivalentes, le choix entre les deux n'a pu se fonder que sur des raisons
sémantiques.
230. Encore qu'après tout, en français non plus, le terme de prière ne soit pas réservé à
l'oraison ; mais il vaut mieux s'abstenir de tout risque de confusion avec εύχομαι ou άράομαι.
478 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCI IES

Avant d'examiner brièvement ce que peuvent nous apprendre les substantifs, il


reste à reconsidérer la question de savoir si λίσσομαι était originellement ambivalent
et a eu tendance ensuite à se spécialiser dans le domaine religieux, ou si c'était un
terme spécifiquement religieux au départ, que le dessein gouvernant son emploi dans
l'Iliade a autorisé à utiliser par la suite d'une manière élargie.
Il nous semblerait hasardé de prétendre en décider sûrement. Sans doute le
rapprochement avec le latin incline-t-il à faire pencher du côté d'un sens religieux
primitif. D'une démarche destinée à se concilier la divinité, le latin, plus pratique,
aurait retenu le résultat : « obtenir des présages favorables » ; le grec, moins « terre à
terre », aurait mis en avant l'honneur qui rejaillit de cette dépendance et de cette
soumission. Mais cette interprétation - au reste proposée par M.P. Bologna dans son
important article « Gr. λίσσομαι e lat. litare » 23° bis - impliquerait qu'on attribue à
Homère une innovation d'une hardiesse difficile à concevoir - d'autant plus difficile
peut-être qu'il nous a déjà semblé devoir lui en attribuer une concernant l'usage de
άράομοα : le même poète aurait-il pu se résoudre à prendre la double liberté de
dévoyer l'usage de άράομοα jusqu'à en faire un verbe d'appel à une divinité
personnelle (et même volontiers pourvue d'une apparence anthropomorphe) alors que
ce terme nous semble d'ordinaire en rapport avec un déclenchement de la puissance, et
de dévoyer parallèlement les emplois de λίσσομαι jusqu'à en faire dans Yfliade (à une
seule exception près) un verbe approprié aux relations sociales ? C'est aller fort loin.
Mais d'un autre côté, ces deux projets ne sont-ils pas corrélatifs, en sorte qu'il n'y
aurait pas plus d'excès à accepter les deux qu'à en admettre un seul ? Le poète qui, se
souvenant du sens originel de εύχομαι, ne l'utilisait pas pour la seule prière, n'a-t-il pas
trouvé avantage à rehausser l'image qu'il donnait à la fois des héros et des dieux en
destinant aux uns des demandes en grâce dont les autres étaient dignes, et en attribuant
aux seuls dieux (présentés comme des personnes et non seulement comme des forces
divines), la possibilité d'infuser vie et mort aux hommes ? Dans cette hypothèse,
άράομαι restait le seul verbe à ne pas pouvoir désigner des démarches « entre
pairs » 23° ler cl plaçait l'action des dieux sur le terrain redoutable de la vitalité

230 bis. Réf. supra, n. 119 et 130. Selon l'auteur les deux mots (dont la relation s'explique
par l'héritage d'un patrimoine culturel et linguistique commun) sont liés à l'idée de l'acte
cultuel ; mais alors qu'en latin cet acte s'identifie au sacrifice, en grec il est essentiellement
prière et son aspect oral est nettement souligné. La sorte de matérialité de la parole poétique
suggérée par les comparaisons auxquelles elle donne lieu (avec le tissage, par exemple),
souligne son aptitude à devenir une offrande (cf. Svcnbro, p. 186 sq.).
230 ter. Cette comparaison avec les deux autres verbes permet d'avancer que, vu les
relations anthropomorphiques entre hommes et dieux si complaisamment mises en scène par les
poètes (et surtout par Horn.), si άράομαι avait le moins du monde été un verbe capable de
marquer une relation sociale, il aurait été employé pour un homme. Dans cette amorce de cette
mise en parallèle des trois verbes, il est impossible de suivre M.P. BOLOGNA, dans la mesure
les emplois de λίσσομαι 479

redoublée ou tarie. Non seulement Homère poursuivait son propos d'élimination des
aspects de la religion qui pouvaient évoquer la magie, mais il refondait les relations du
monde héroïque au monde divin en modifiant les proportions, hommes et dieux
sortant grandis de son creuset, à la fois comparables les uns aux autres, et
irrémédiablement distants. Accepter cette idée suppose qu'on a admis une certaine
interprétation de l'Iliade, celle qui reconnaît que le poème est organisé autour de
l'ambassade, autour de l'apologue des Λιτού et de la maturation d'Achille 231.
Si l'on refuse toutes les analyses qui permettent de préférer ces conclusions, on
devra s'en remettre, pour décider de la question de l'antériorité éventuelle du sens
religieux de λίσσομαι , à quelque chose qui ressemble à la liberté d'indifférence. Sans
doute n'cst-il pas impossible que le terme grec se soit charge, dès une époque
immémoriale, de virtualités multiples 232. Mais rien n'est sûr. En tout cas une
hypothèse nous semble à écarter : c'est celle qui imagine une évolution d'un sens
originellement séculier vers un sens religieux. Si nous ne pouvons affirmer en toute
certitude que le sens religieux soit primitif -et encore avons-nous l'intime conviction
qu'on pourrait le faire -, au moins faut-il (selon nous) reconnaître que le verbe eut, dès
les premiers témoignages qui nous sont accessibles, la double possibilité, de décrire
des rapports « horizontaux » ou des relations d'homme à dieu. Quoi qu'il en soit, il
reste que tout au long de son histoire, ce terme a été employé dans les deux séries de
circonstances 233, et que, s'il a pu ici ou là connaître des emplois plus larges, il est du

où clic pense (cf. p. 166) que εύχομαι et άράομαι forment un couple servant à exprimer l'idée
de prière, et donc concernant un destinataire divin, et qu'à ce couple s'oppose λίσσομαι qui, au
terme d'un processus de laïcisation, connaît en grec un emploi extensif, non marqué du point de
vue du destinataire.
231. Cette interprétation est proposée dans les articles cités supra, n. 116, principalement
1984 a, 1985 a, 1985 c. Une telle façon de voir, qui n'implique rien moins qu'un système
homérique d'expression cohérent (et délibéré), est moins singulière qu'il ne peut y paraître au
premier abord. En effet, sans parler (parce qu'elles sont relatives à des faits de syntaxe, ce qui
est légèrement différent) des suppositions de F. Létoublon sur l'existence possible d'une
« langue d'Homère » (1985, p. 259, n. 18), nous pourrons invoquer l'ex. de J. Strauss-Clay, qui
établit (p. 65-68 : cf. supra, n. 171) que μηνις et όδύσασθαι sont employés exclusivement
pour les dieux dans 17/. et YOd. respectivement, mais aussi (et c'est la seule exception), pour
Achille et Ulysse respectivement. On trouvera des remarques parallèles supra, n. 217.
232. Casabona faisait observer (p. 297, à propos de χέω) que « la destinée de certains
termes, en grec, a été originale ».
233. Même les emplois tardifs semblent porter le reflet de cette double tradition : tantôt
étroitement cultuelle (cf. CORLU, p. 292, n. 4), tantôt « élargie », l'intention piaculaire pouvant
s'étendre à un humain (cf. par ex. les épitaphes métriques implorant le passant de respecter le
tombeau, comme celle que cite L. Robert, 1978, p. 243). Dans ΥΛ.Ρ. le ton est celui de la
parodie (V, 150 ; V, 164, v. 1 et 2). Le verbe se trouve encore à d'autres reprises (//. Orph., cf.
supra, n.161 ; Opp., Cynég. 1, 367 ; et cf. n. 203). 11 reste que l'emploi de λίσσομαιροΜ· faire
avancer en quelque sorte une « procédure » d'accommodement (comme il est ordinaire dans
17/.) ne se trouve qu'assez rarement hors de l'épopée. Est-ce parce que cet usage a pu tomber en
480 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

moins demeuré le terme technique de la propitiation des dieux dans la littérature


religieuse.

Les substantifs

II ne semble guère nécessaire de s'appesantir sur les sens du substantif λιτα'ι qui,
comme il a déjà été observé 234, n'offre pas de caractères très différents de ce que
représente la démarche qui consiste à λίσσεσθαι : il n'est employé que deux fois chez
Homère, davantage ensuite, mais toujours de préférence au pluriel, ce qui nous permet
d'inférer que chaque fait de λίσσεσθαι ne constitue pas, avant une certaine époque,
une λιτή, nom qui pourrait recouvrir quelque chose de relativement défini, mais un
ensemble de λιτα'ι, dont le nombre pluriel jette sur la démarche entreprise une lueur de
généralité. A la différence des ευχαί qui, simples affirmations (et pouvant comme
telles apparaître au singulier autant qu'au pluriel), n'ont rien qui les porte à être ou à
devenir Filles de Zcus, les Λιταί ont pu être présentées, même en hapax , comme
divines 235. C'est que le processus officiel qu'elles supposent les a rendues aptes à être
personnifiées en une allégorie collégiale, qui illustre même leur première apparition
dans les textes. Toutefois ces divinités, permettant de dégager abstraitement les
caractères de ce processus, sont différentes de ce que représente le nom commun λιτα'ι
qui, lui, évoque l'effort vers un résultat concret. Il faut même croire que ce genre
d'initiatives pouvait revêtir des formes assez variées pour qu'on ne puisse penser
qu'existait un procédé unique et codifié à quoi les λιτα'ι eussent répondu, puisqu'il
n'existe probablement pas de nom d'agent correspondant à cette famille de mots 235 bis.
Aussi les λιταί représentent-elles moins l'ensemble des moyens divers - άοιδη 236,

desuetude quand les tribunaux eurent rendu inutiles les démarches personnelles à retentissement
juridique ?
234. Cf. CORLU, p. 322. BOLOGNA suggère une idée intéressante (p. 160, à la suite de sa
discussion - à laquelle nous renvoyons, p. 159, avec la bibliog. - concernant les rapports
réciproques du nom et du verbe) : λιτή serait (et serait resté) un déverbatif abstrait parce que
construit sur le thème d'aoriste λιτέσθαι. Cette remarque nous semble complémentaire de celle
que nous faisons ici concernant l'usage de ce mot principalement au pluriel.
235. Les Λιταί divinisées en effet n'apparaissent qu'en //. IX et dans l'épigramme
parodique d'Automédon (A.P. XI, 361), où l'on ne peut parler de postérité : il s'agit d'une simple
reprise plaisante. Sur les Λιταί, leur portrait, sa signification possible, cf. D. Aubriot, 1984 b.
Sur les « dieux pluriels », cf. Van der Lecuw, 1970 (1933), p. 143.
235 bis. Le rapprochement qui a été proposé par Boisacq, entre λίσσομαι et λητήρ /
λείτωρ (cf. CORLU, p. 292) est loin d'emporter une adhésion unanime, et le D.E. se montre
(s.v. λήτωρ) prudent.
236. Dans les H.H. cités supra, n. 161.
les emplois de λίσσομαι 48 1

θυσίαις 237 ou εύχαΐς par exemple 238 - pouvant être employés pour λίσσεσθαι, que
l'intention globale, la pression exercée qui résume le but de la démarche tout entière ;
et il importe de ne pas perdre de vue que cette pression destinée à « persuader », à
prolonger de bonnes relations ou, le cas échéant, à faire cesser une hostilité en
obtenant un revirement favorable, relevait fondamentalement en Grèce de l'ordre du
langage, puisque même une offre ou une offrande matérielle ne pouvait être présentée
décemment sans accompagnement oral 238 bis.
On décèle un changement quand le mot λιτή peut commencer à être employé au
singulier, c'est-à-dire avec Pindare, et surtout avec Euripide 239. Le singulier semble
impliquer que le substantif est alors devenu apte à désigner un contenu précis, et à ne
plus faire référence seulement à un ensemble - à moins qu'on ne veuille y voir un
singulier collectif. Quoi qu'il en soit, aucune de ces modalités d'emploi du substantif
n'est de nature à remettre en cause ses implications, qui sont les mêmes que celles du
verbe : les λιταί honorent les dieux 240 ; elles s'appuient volontiers sur des
sacrifices 241 ; elles constituent des tentatives d'apaisement242, des témoignages de
soumission 243 ; elles servent à présenter des demandes instantes 244 ; les λιταί Icomme
λίσσομαι impliquent l'espoir et la possibilité d'un revirement, ce qui les oppose à

237. Pd. 01. VI, 78 (λιτάϊς θυσίαις). Cf. Soph., Ant. 1019 (θυστάδας λιτάς).
238. Cf. infra, n. 246.
238 bis. Cf. supra, n. 230 bis.
239. CORLU, p. 315, n. 1. Sur le prétendu adj. λιτός (et les expressions λιτός τ1
έπαοιδάς, Pyth. IV, 217, et λιταΐς θυσίαις, ΟΙ. VI, 78), nous renvoyons à la mise au point de
CORLU, p. 315, n. 1, et aussi 322, n. 3, et 323, n. 2.
240. Soph., O.C. 1558 : λιταΐς σεβίζειν ; cf. aussi Esch. Suppl. 270 ; Pd., 01. VI, 78.
Notons que dans certains dialectes de grec moderne λιτή n'a pas perdu son sens cultuel :
Andriotis donne (p. 357) les sens de « Prozession, Umzug, Bittgang, Bittgebet » (cité par
BOLOGNA, p. 173, n. 87).
241. Cf. supra, n. 237.
242. Esch., P.E., 1008 ; Eur., liée. 148.
243. Qui s'opposent aux menaces (cf. Gorgias, fgt Β 27, D.K. : άνεμίσγοντο δε λιταΐς
άπειλαι και εύχαΐς οίμωγαί), et peuvent sembler proches de l'apitoiement plus ou moins
facile, voire de la flagornerie, mais qui peuvent aussi marquer l'adoration et confiner à l'action
de grâces. Pour l'apitoiement, on citera \JApologie de Palamède de Gorgias (D.K. Gorg. Β 11
a), où il est affirmé que pitié, implorations (οίκτος... λιταί, mots repris en chiasme), entremise
des amis sont utiles pour plaider devant une foule, mais superflus devant les premiers des
Grecs ; rappelons qu'en //. XXIV, 467, Hermès avait déjà conseillé à Priam d'implorer Achille
au nom des siens « pour émouvoir son cœur » (λίσσεο... 'ίνα oi σύν θυμόν όρίνης). C'est un
fragment de Pythagore (D.K., D 7) qui rapproche λιτανεία de θωπεία^ de δέησις; c'est dire
que ce nom contient les deux idées de demande instante et de flatterie, ou du moins de
ménagement. Enfin des litaié exprimant l'adoration se trouvent en Eur., El. 593.
244. Esch., Sept, 172 ; Eur., El. 592 sq. ; Or. 383.
482 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Μοίρα ou à ανάγκη 245. Mais surtout (et c'est pour nous fondamental), le substantif
λιτού, quand il entre dans des combinaisons de mots, apporte sa nuance propre qu'on
gagne toujours à identifier et à élucider avec exactitude, car elle aide à préciser le sens
du texte : non seulement cela est vrai de tous les exemples accumulés par Corlu, p.
320-1, mais la vérification de ce fait s'avère particulièrement précieuse quand λιτοά
voisine avec un autre mot du vocabulaire de la prière. Ainsi λίσσεσθαι εύχαΐς246 n'est
pas une tournure redondante, mais signifie exactement « honorer ; ou se concilier les
dieux par des prières » (tout comme on pourrait les honorer d'autre chose) ;
inversement, εΰχεσθαι λιταΐσι (Perses, 499) veut dire « adresser des prières en
implorant humblement » (expression destinée à accentuer le contraste entre l'impiété
antérieure des soldats et leur humilité présente) ; et έπεύχεσθαι λιτάς247 désigne
proprement la formulation de la prière apotropaïque grâce à laquelle Œdipe réussira,
s'il suit à la lettre les conseils reçus, à apaiser les Euménides dont il a involontairement
violé le sanctuaire. Au chant XXIII de l'Iliade, λιτανεύω « reprend » peut-être άράο-
μοα 248 ; mais d'abord la nuance n'est pas la même, et ensuite il ne le « reprend » que
partiellement : ήρατ(ο) suffisait à indiquer la demande de venue effective ; λιτάνευεν
souligne l'insistance ; mais pour qu'on sache que cette insistance s'applique à un appel,
il faut préciser (en un rejet saisissant) έλθέμεν 7Α9. Parmi ces voisinages délicats, le cas
le plus complexe est sans doute constitué par la prière que prononce Héraclès dans
Xlsthmique VI :
Ό 5 άνατείναις ούρανω χείρας αμάχους
αΰδασε τοιούτον έπος- Ει ποτ" έμαν, ώ Ζεΰ πάτερ,
θυμω θέλων άραν άκουσας,
νυν σε, νυν εύχαΐς ύπό θεσπεσίαις
Τάσσομαι παϊδα θρασύν εξ Έριβοίας
άνδρι τωδε, ξεϊνον άμόν

245. Car ανάγκη est inaccessible aux λιταί ; cf. fgt 2 de Moschion (Nauck, p. 812) : ώ
λιταΐς άτεγκτε δυστήνων βροτών / πάντολμ' ανάγκη ; un tel fragment confirme bien le
lien que nous pensons pouvoir établir entre λιταί et liberté ; mais il s'agit ici, non de la liberté
de celui qu'on implore, comme dans 17/., mais de la liberté de qui aimerait fléchir la nécessité.
246. Od. X, 526 = εύχησι ; Eur. Phaéton = fgt 773 (Nauck) 52, cité supra, n. 196 :
ευ)χαΐς... λισσομένα.
247. O.C. 484. Aussi faudrait-il perdre l'habitude de raisonner comme si λιταί était l'exact
équivalent de εύχαί (cf. par ex. Ch. Picard, 1936 a, p. 138, n. 1).
248. //. XXIII, 194 ; 196 ; cf. CALAME, 1973.
249. Cf. supra, chap. IV, p. 31 1 ; et supra, n. 126.
les emplois de λίσσομαι 483

μοιρίδιον τελέσαι· 250


Nous proposerions de comprendre le détail de cette phrase ainsi : la prière
présente d'Héraclès ayant pour objet de demander à Zeus d'octroyer une descendance à
Télamon (et d'en assurer la conception effective : τελέσαι), il est normal que les
prières antérieures analogues dont il se réclame soient des prières du type άρά des
prières concernant l'épanouissement de la vie 251 ; λίσσομαι se justifie parce que le
héros sollicite une faveur en faisant appel à la bienveillance de Zeus ; mais, énonçant
en même temps une requête légitime et argumentée (car sa filiation divine lui donne
en quelque sorte des droits), il peut à juste titre placer la demande en grâce qu'il

250. Pd., lsthm. VI, 41 sq. : « Héraclès alors, levant vers le ciel ses mains invincibles, fit
entendre ces paroles : "Si jamais, ô Zeus mon père, tu as écouté de bon cœur mes vœux, /
maintenant, oui maintenant, entends ma sainte prière ! Je te demande de donner à cet homme, le
temps révolu, un fils hardi, né d'Éribée, qui sera notre hôte" ». Sur cette prière, cf. supra, chap.
IV, η. 112. Cette traduction (Puech) nous semble soulever des difficultés : outre qu'il ne nous
paraît pas assuré du tout que « έμαν... άρον s'applique à des vœux adresses à Zcus » (CORLU,
p. 263 ; nous avouons ne pas saisir ce qui dans le contexte peut recommander la traduction
« vœux »), il nous paraît encore bien moins probable qu'il faille, à la suite du L.S.J. (« with
prayers to the god »), supposer un sens particulier pour θεσπέσιος dans ce texte (CORLU, p.
211 : « Par l'action des prières que j'adresse à ta divinité »). Il est bien plus économique, donc
bien préférable selon nous, de comprendre θεσπέσιος dans un de ses sens ordinaires,
« conforme à la volonté divine » (cf. D.E., s.v.) ; cette solution offre en outre l'avantage de
garder aussi à υπό son sens le plus simple, « sous ». La proposition de CORLU en effet (p.
263 : « εύχαϊς ύπό θεσπεσίοας... désigne les prières en tant qu'elles constituent des moyens
de pression {ύπό} sur la divinité, pour obtenir l'exaucement ») nous semble d'une complication
inutile - et qui plus est préjudiciable au sens. En conséquence, nous inclinerions volontiers pour
cette prière vers une traduction comme : « Si jamais, Zeus mon père, tu as d'un cœur consentant
écoute mes souhaits solennels (άραν), maintenant, oui maintenant, sous le couvert de prières
[légitimes] avouées des dieux (εύχαϊς ΰπο θεσπεσίαις), je te le demande en grâce
(λίσσομαι)... ».
251. L'utilisation dans ce contexte du substantif άρά mérite de retenir toute l'attention :
d'une part c'est l'unique occurrence de ce mot chez Pd. ; de l'autre, on peut remarquer que ce
poète, non seulement n'emploie jamais άράομαι non plus, mais encore semble même éviter,
lorsqu'il s'agit de ses héros, les verbes ordinaires de la prière - alors que quand il prie en son
nom propre, il use volontiers de εύχομαι (Pyth. VIII, 67 ; Dilhyr. 2 {Pucch}, 21), ou surtout de
λίσσομαι (cf. supra, p. 458 et n. 163). Il préfère visiblement, sans doute pour accentuer le
caractère de liberté supérieure (appel direct ou conversation) dont il veut affecter les prières
héroïques de son œuvre, des verbes exprimant la prise de parole ou le cri (cf. supra, chap. IV, η.
110) : 01. I, 71 sq. (Pélops : άπυεν, είπε, εννεπεν, επεσιν) ; ΟΙ. VI, 58 sq. (Iamos :
(έ)κάλεσε... α'ιτέων) ; Pyth. IV, 192 (Jason έκάλει) ; Ném. V, 10 (Eacides : θέσσαντο. où
domine l'idée de désir ardent, comme l'indique la racine, qui est celle de ποθέω: cf. D.E., s.v.
θεσσάσθαι, p. 432) ; Ném. X, 79 (Pollux à Zeus : εννεπε). Dans ces conditions, l'emploi de
άρά par Héraclès dans Ylsthm. VI prend un relief accentué. Cependant, on peut faire observer
que cette prière elle-même est annoncée et reprise par αύδασε... έπος, et φαμένω : c'est donc
le poète qui souligne une certaine liberté des héros à l'égard des dieux ; mais le discours direct
de ces héros ne renferme aucune familiarité.
484 LA S IMPLICATION ET LES DÉMARCHES

formule (λίσσομαι) sous l'invocation de « prière autorisée par la divinité, conforme à


la volonté divine » (εύχαΐς υπό θεσπεσίαις). Sans doute n'est-il pas facile de faire
passer ces nuances dans la traduction. On n'imaginerait pas qu'on puisse laisser : « Si
jamais, ô Zcus mon père, tu as écouté de bon cœur mes demandes vitales, /
maintenant, oui maintenant, dans la ligne de prières conformes à l'agrément des dieux,
je te demande en grâce de donner effectivement à cet homme, le temps révolu, un fils
hardi, né d'Éribée, qui sera notre hôte », mais il est important pour la compréhension
d'identifier le sens de chaque mot avec exactitude.
Les termes de la famille de λίσσομαι sont donc aptes à se combiner avec des
mots appartenant aux familles de άράομαι ou de εύχομαι, sans que la précision de
chaque expression ainsi composée ait à en souffrir, au contraire. Mais il est évident
que les combinaisons de loin les plus fréquentes sont celles qui joignent un terme
appartenant au vocabulaire de la supplication, et un qui relève de la demande en
grâce ; comme nous l'avons vu, en effet, ces deux démarches, quoique différentes,
peuvent être regardées comme complémentaires ; et dans ces cas encore, à condition
qu'on prenne soin d'éviter la confusion, les tournures composites obtenues gagnent en
finesse. Ainsi, en parlant de ses προστροπαίους... λιτάς, Polynice dénonce
involontairement sa faute, dans Œdipe à Colone (v. 1309) : ce fils coupable aurait dû
éprouver des scrupules à prétendre obliger par une supplication le père qu'il a bafoué ;
en se réclamant d'Aiôc5ç(v. 1267 sq.), en lui reprochant son silence (v. 1272 sq.), en se
prévalant de sa posture de suppliant (v. 1284 sq.), il laisse déjà transparaître que son
humilité est feinte ; aussi n'est-il pas étonnant qu'au moment où il veut la proclamer en
usant du nom λιτά£, il se trahisse par l'emploi outrecuidant de l'adjectif
προστροπαίους, qui évoque non seulement les contraintes, mais aussi les souillures
qui atteignent le supplié ; il en reçoit le prix qu'il a mérité : des malédictions « plus
fortes... que (s)a supplique » (v. 1380-1). Parallèlement dans Andromaque, Ικετεύειν...
λιταΐς 252, loin d'être une fade tautologie, marque de la part de Ménélas un raffinement
de cruauté, puisqu'il entend montrer au malheureux enfant de l'héroïne 253 que tous ses
efforts, de quelque nature qu'ils soient, sont vains. D'une manière générale, ces
tournures qui unissent le vocabulaire de la supplication et de l'imploration se trouvent

252. Eur., Andr. 538. Un passage plus délicat est constitué par Hdt. VI, 69, où λιτησι seul
est employé dans la réponse que fait l'épouse d'Ariston à son fils, alors qu'il y a eu
préalablement supplication spectaculaire de Démarate, et demande d'engagement par serment ;
mais de même que la femme (quoique requise de prononcer un serment et tenant les entrailles
de la victime que son fils lui a mises dans les mains) évite de jurer vraiment, de même elle se
ménage en usant du terme, plus flatteur pour elle, λιτησι, pour ne pas sembler livrer sous la
contrainte l'embarrassante vérité de la naissance de son fils. A vouloir confondre les
vocabulaires de la supplication et de l'imploration, on perdrait cette nuance.
253. Sa mère l'avait encouragé à recourir au contact suppliant aussi bien qu'à l'imploration
(Eur., Andr. 528-9) : Λίσσου, γούνασι δεσπότου/ χρίμπτοίν
les emplois de λίσσομαι 485

dans les tragédies, en des endroits dont ils renforcent le pathétique 2S4 ; on pourrait en
multiplier les exemples, en particulier chez Euripide qui, nous l'avons déjà vu 255,
utilise le vocabulaire même de la supplication à une fin identique (le corps-rameau) ;
c'est-à-dire que ces expressions nous apprennent plus sur l'intention des auteurs que
sur la supplication ou sur l'imploration proprement dites.
Cela est particulièrement vrai et éclairant pour Les Suppliantes d'Euripide, où il
est fait un usage remarquablement dense de λίσσομαι et de λιτοά dans le contexte
d'une supplication à l'autel. Faudrait-il donner raison à ceux qui pensent que λίσσομαι
veut dire « supplier » ? Mais comment expliquer alors que la tragédie homonyme
d'Eschyle, que même Les Heraclides d'Euripide, dont le sujet est si voisin de celui de
ses Suppliantes, n'offrent pas cette particularité 256 ? Il nous semble que tout peut
s'éclairer par la considération qu'Euripide, tout en donnant à sa tragédie le même titre
IKETIDES, entreprit de bâtir une pièce fondée sur d'autres ressorts que celle
d'Eschyle : celle-ci nous faisait mesurer le poids de la contrainte rituelle, indépendamment de
tout argument avancé, de toute pression accompagnée d'effet pathétique. Euripide au
contraire nous montre l'autorité des rites insuffisante ou incertaine, /Ethra interdite,
Thésée hésitant, à l'idée de lier le sort de sa cité à celui de l'imprudent Adraste ; en
sorte qu'il devient nécessaire d'argumenter, d'apitoyer pour persuader un roi qui n'en
aura que plus de mérite à choisir le parti de la générosité. Ces remarques vont tout à
fait dans le sens de celles qui nous faisaient souligner qu'Euripide modifiait volontiers

254. Soph., Ant. 1230 ; Phil. 495 ; Eur., Or. 290 ; Phaeton = fgt 781 Nauck, 73.
255. Supra, n. 62, et aussi, pour l'imploration, n. 196.
256. Sur les rapprochements qu'on peut établir entre Les Iléracl. et Les Suppl. d'Eur., cf. J.
de Romilly, 1970, p. 116-119. Il est intéressant d'observer la fréquence, dans une tragédie, des
emplois des termes de la famille de λίσσομαι . On a vite fait de s'apercevoir qu'elle est
corrélative d'un certain pathétique des scènes, celui qui est fondé sur l'attente d'une décision
cruciale (la même remarque vaudrait pour le théâtre de Soph., dans lequel O.C., i.e. la tragédie
la plus statique, est particulièrement fertile en mots de cette famille : 484, 1011, 1309, 1558,
1560, - sans que l'exceptionnelle longueur de la pièce puisse arriver à expliquer une telle
disproportion - contre trois occurrences dans El. : 139, 428, 1380 ; deux dans Ant. : 1019,
1230 ; deux dans O.R. : 650, 1064 ; deux dans Phil. : 60, 495 ; et une dans Aj. : 368). Cinq
tragédies d'Eur. en offrent deux occurrences : Aie. 202, 251 ; Méd. 154, 325 ; 11. F. 148, 1127 ;
El. 593, 1215 ; Phén. 680, 1749. Une en offre trois : Or. 290, 383, 1487. Et deux seulement vont
jusqu'à quatre : Andr. 299, 529, 538, 972 ; et justement Suppl. 24, 60, 262, 312, où de surcroît
les quatre occurrences sont concentrées dans le prologue, la parodos, et le premier épisode,
c'est-à-dire précisément dans la partie de la pièce qui est occupée par la supplication
concomitante des Argiennes et d'Adraste à vEthra puis à Thésée. En comparaison avec cette
densité, l'unique emploi de λίσσομαι dans Les Heraclides. (v. 829) forme un contraste d'autant
plus net qu'il se trouve dans un récit du messager racontant comment Hyllos conjure ses alliés
(conformément à un emploi homérique exempt de pathétique) de se battre vaillamment : autant
dire que, du point de vue qui nous occupe, Les Heraclides. ne comptent aucune occurrence de
λίσσομαι ou de λιταί.
486 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

le thème des rameaux rituels, en faisant du corps même du suppliant le « rameau » le


plus émouvant 257.
Elles peuvent nous guider pour l'interprétation d'une expression unique et
difficile : quand Adraste vient de subir la rude admonestation de Thésée, il fait mine
de croire sa démarche repoussée, et engage les vieilles à abandonner sur l'autel leurs
rameaux, en prenant à témoin les dieux, la terre, Demeter et le Soleil, que, dit-il (v.
262), ούδεν ήμϊν ήρκεσαν λιται θεών. Grégoire, dans sa traduction, prend parti pour le
sens objectif du génitif : « Que nous fîmes au Ciel d'inutiles prières ». Mais
comprendre θεών comme un génitif subjectif donnerait une orientation intéressante,
indiquant que les dieux ont repris à leur compte les requêtes présentées par
l'intermédiaire d'une supplication à leur autel, et qu'ils recommandent d'accéder aux instances
des Argienncs. De plus, cette manière de comprendre semble découler du déroulement
même de la supplication des vieilles femmes. Elles étaient peut-être venues, de fait,
pour s'adresser aux dieux, mais c'est d'abord iEthra qu'elles pressent de défendre leur
cause auprès de Thésée. C'est en effet aux genoux de la'reine qu'elles se sont jetées
d'emblée 258 ; c'est à elle qu'elles ont demandé le droit d'ensevelir leurs fils, en lui
disant par deux fois 'ικετεύω (ν. 42 ; 68). Toutefois jEthra, sans préciser de quelle
supplication il s'agit (à elle ou aux dieux - et sans doute n'est-ce pas sans intention -),
définit globalement le résultat qu'elles espèrent retirer de leur démarche comme
άνάγκας Ίκεσίους (ν. 39). Les suppliantes quant à elles, avouent que si elles se sont
assises à l'autel divin (v. 93-4 ; 271), c'est, non par piété, mais par nécessité (v. 63-
65) ; par ailleurs on ne les voit pas s'adresser directement aux dieux. En revanche, à
deux reprises, elles demandent à la mère de Thésée de persuader son fils : πεΐσαι
λιταΐς (ν. 24) ; παράπεισον... έλθει ν, λισσόμεθα(ν. 60). Le verbe λίσσομαι désigne
la requête instante qu'elles adressent à la reine, tandis que l'expression précédente
exprimait les efforts persuasifs qu'elles priaient JEÛira de déployer en leur faveur.
Mettre sous le tour λιται θεών l'idée que les dieux reprennent à leur compte les
désirs des vieilles mères, et usent cux-aussi de leur influence pour entraîner l'adhésion
de Thésée offre plus de cohérence que d'effectuer une double distorsion dans le
passage comme on s'y oblige quand on voit en θεών un génitif objectif; on est alors
contraint en effet, puisque les femmes n'ont pas adressé de supplique verbale aux
dieux, premièrement de rompre l'harmonie en écho des mots de la famille de λίσσομαι
qui sont employés dans ce texte, en les justifiant ici par une posture rituelle alors qu'on
leur attribue là un sens marquant un effort de persuasion ; et deuxièmement de faire

257. Cf. supra, n. 54 et 62.


258. V. 10 ; 42-44 ; cependant, la mention, dès le vers 10, des rameaux, et un peu plus loin
(v. 36) des bandelettes, montre bien que les mères des Sept étaient venues dans l'intention
délibérée d'effectuer, aux autels des dieux, une supplication en forme : il n'en est que plus
frappant que ce projet soit estompé derrière les relations humaines. La dimension humaine et
politique de la supplication dans Les lléraclides. et dans Les Suppl. d'Eur. a été bien aperçue par
S. Said, 1978, p. 434-5.
les emplois de λίσσομαι 487

passer au premier plan l'installation, visiblement secondaire, des femmes sur


l'autel 259, alors que toute la scène est construite, à l'évidence, autour des réactions
escomptées de Thésée, et par conséquent d'Athènes 260 : si le roi était rituellement
assujetti à une décision où son libre arbitre n'aurait aucune part, les ressorts de la
tragédie seraient tout autres, et reprendraient le même thème qu'Eschyle. Il nous
semble tout au contraire qu'Euripide, jouant sur l'analogie du titre, s'est plu à faire
glisser l'intérêt du plan des obligations religieuses à celui des choix : ceux-ci se
forment à partir des efforts persuasifs des demandeurs, mais aussi ils s'appuient sur la
haute exigence morale à laquelle s'astreint Thésée pour se conduire conformément à
l'idée qu'il se fait de lui-même et de sa cité 761. D'ailleurs Adraste, qui prononce le vers
qui nous occupe, s'est de son côté constitué suppliant mais, quant à lui, de Thésée et
de sa cité : σος Ικέτης και πόλεως ήκω σέθεν (ν. 1 14 ; cf. 128 et 130) ; c'est devant les
genoux du roi qu'il s'est prosterné (v. 165) et qu'il a conseillé aux vieilles de se jeter à
leur tour. On ne saurait dire par conséquent qu'il se soit directement tourné vers les
dieux. Comme les Argiennes non plus ne leur ont pas adressé de requête, mais bien à
la mère de Thésée, et que seule leur position assise à l'autel a signifié qu'elles se
mettaient sous la sauvegarde divine, il semble préférable de considérer que
l'expression λιται θεών fait pendant aux λιτού qui sont sollicitées d'^thra, et dont
l'exposé va effectivement persuader Thésée 262.

259. On pourrait objecter que le titre de la tragédie, Les Suppi, milite en faveur de
l'importance du rituel. L'objection ne semble guère recevable : bien plutôt Eur., dont l'art se
fonde sur la rhétorique (cf. Jouan, 1984 et J. de Romilly, 1986, p. 120 sq.), et qui fait s'insurger
l'un de ses personnages les plus ostensiblement pieux et dévots contre les contraintes
irrationnelles de la supplication {Ion, 1312 sq.), a entendu, par la similitude même des titres,
accentuer le contraste entre d'une part les modalités et l'enjeu du rite de la supplication chez
Esch., et d'autre part le sens de l'honneur et de la pitié auquel il est fait appel dans sa propre
tragédie.
260. Sur l'exaltation des vertus athéniennes dans Les Suppl., cf. N. Loraux, 1981 a, p. 207-
8 ; 216-218. Même si l'on compare Eur., non plus à Esch., mais à Soph., le silence des
Argiennes et d' Adraste devant les dieux (et leurs implorations adressées à /Ethra et à Thésée)
forment un contraste frappant avec le soin que prend Œdipe à se constituer longuement et sans
témoins suppliant des Euménides (O.C. 81-112).
261 . C'est pourquoi il est important que la conduite d'Adraste fournisse de quoi nourrir ses
hésitations. Sur ces fautes, cf. S. Said, 1978, p. 465. On sait que le thème de l'accueil des
opprimés et des proscrits alimentait l'éloge traditionnel d'Athènes, dont il était devenu un
développement obligatoire : Isocr. Panég. 55 sq. et la n. ad loc. (p. 28, n. 2) de Mathieu-
Brémond ; cf. N. Loraux, 1981 a, p. 67-69.
262. V. 291 sq. Il ne nous échappe pas que dans Esch., Sept 214, le génitif (μακάρων
λιτός) est objectif. Mais faut-il aligner les deux passages l'un sur l'autre (BOLOGNA, p. 172,
n. 84) ? Par ailleurs, l'interprétation que nous suggérons ici n'a pas lieu de susciter la perplexité,
à la réflexion que λίσσομοα, indiquant toujours (comme nous le notions p. 441, n. 121 ter)
« une attitude de soumission », ne saurait être employé quand il s'agit de dieux s'adressant à des
hommes. Sans doute cela est-il vrai pour le verbe (dont on ne semble jamais avoir oublié qu'il
488 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Cette suggestion, qui invite à comprendre le génitif de la tournure λιται θεών


comme subjectif, permet de retrouver le sens de l'expression προς θεών que nous
avions déjà cru déceler plus haut 263, et fait pencher pour l'attribution à cette formule
d'un sens plein : « au nom des dieux », c'est-à-dire « de la part des dieux », en
l'entendant comme si celui qui parle se considérait vraiment comme l'interprète de la
volonté divine. Malgré le grand nombre d'exemples dans lesquels ce « nom des
dieux » est assurément « pris en vain » 264, par manière de parler usée, cette acception
se recommande dans de multiples cas où elle permet de redonner sa pleine vigueur à
un passage qui autrement peut sembler pâle. Ainsi dans Oreste, quand le héros se
surprend à prononcer les mots προς θεών, il marque un temps d'arrêt, à la pensée que
sa situation lui interdit de telles exclamations (Or. 579-80) ; ou encore, lorsque dans
Les Iléraclides le Coryphée rappelle à l'ordre Démophon qui s'emporte : « Par les
dieux (προς θεών), ne te risque à frapper un héraut » (v. 271), le texte prend un autre
relief si l'on considère que le roi, si légitime que soit sa colère, se voit remémorer à
temps une loi réellement garantie et imposée par les dieux. On aurait tort, par
conséquent, de négliger des tournures de ce genre et de les entendre machinalement,
sans penser à leur sens propre. L'usure à laquelle elles étaient naturellement soumises
doit d'autant moins nous dissuader de leur attribuer, à chaque fois que c'est possible,
un sens plein, que leur examen, mené en comparaison avec celui d'autres locutions
proches, vient confirmer cette idée des dieux « synégorcs », si l'on peut dire, que nous
semble contenir l'expression προς θεών. En effet, si l'on observe les divers
compléments qui peuvent suivre la préposition προς dans ce type d'expressions, on constate
que l'emporte de beaucoup le nombre des noms de personnes, en des conditions telles
que πρός+ gén. ne signifie pas seulement « par devant, à la face de tel ou tel », mais
aussi « de la part de » ; en sorte que les personnes en question sont fréquemment la
cause, l'origine de l'objurgation ainsi présentée. En revanche, après la préposition υπέρ
(« pour la défense de »), interviennent plus souvent des noms de parties du corps, à
côté des noms de parents ou de dieux « dans l'intérêt de qui », cette fois, l'action est
conseillée. En sorte que ces deux séries de tournures, avec προς et avec υπέρ, ne sont
pas interchangeables, car l'une semble plutôt du domaine de la recommandation
morale (et, partant, en situation quand il est question de λίσσεσθαι un autre homme),
tandis que l'autre viserait davantage la défense de tout ce qui peut garantir
l'épanouissement vital (et serait par conséquent afférente à la sphère de la
supplication). Sans doute avons-nous vu que ces deux domaines étaient appelés à

fut propre à l'usage cultuel). Mais le substantif paraît avoir été susceptible d'emplois plus
étendus.
263. Cf. supra, p. 446 et n. 133 ter.
264. Exode, 20, 7 ; Deutéronome, 5,11.
les emplois de λίσσομαι 489

voisiner, mais à considérer les choses stricto sensu l'une et l'autre tournure n'ont pas la
même portée 265.
Quoi qu'il en soit la signification que nous croyons pouvoir attribuer à
l'expression λιται θεών, autant que de l'évolution d'Euripide, est révélatrice du sens
des mots λίσσομαι, λιταί, tel que nous l'appréhendons dans les textes qui nous sont
restés : appropriés en tout temps et en toute circonstance à la présentation d'une
démarche conciliatrice, ces termes ont même pu en arriver, dans l'exemple extrême
que constitue cette expression d'Euripide, à exprimer l'intérêt d'un nouveau genre
qu'on veut prêter aux dieux pour les supplications qui leur sont adressées. Dans cette
réplique d'Adraste, la crainte du sacré « de puissance » qui auparavant faisait la force
contraignante de la supplication, est loin. La supplication présentée aux autels et jugée
efficace par le simple contact n'est plus qu'un souvenir, qu'un cadre formel, qu'un
moyen visant (par l'utilisation de vieux réflexes traditionnels estimés plus ou moins
fondés sur la superstition, ou appuyés sur la peur du « qu'en dira-t-on »), à faire
pression sur un interlocuteur humain. On ne peut dire que la valeur religieuse de la
supplication ait disparu : ce serait faux. Elle s'est déplacée. L'effroi devant une
propagation anarchique du Ιερόν a cédé le pas à la notion morale selon laquelle il est
désobligeant pour les dieux de repousser qui se réclame d'eux 266. C'est en cela, nous
scmblc-t-il, que les dieux peuvent être estimés « synégores » des suppliants, qui ne
sont désormais guère plus que des demandeurs officiels, troquant volontiers leurs
attributs rituels contre des paroles émouvantes ; dans ce contexte, présenter les dieux
comme des garants moraux qui embrassent la défense du pauvre et de l'orphelin, qui
enjoignent de faire droit à l'imploration des misérables 267, constitue un argument de
plus, un élément de pathétique supplémentaire, dont on a loisir d'observer la mise en
œuvre de plus en plus fréquente, dans le courant du Ve siècle, à travers la locution
προς θεών.

265. Sur προς θεών, cf. supra, η. 133 ; on trouve quelquefois ύπερ δαίμονος (Od. XV,
261), ou ύπερ μακάρων (Ap.Rh., Ill, 701), mais bien plus souvent « par ta vie », ou « par tes
genoux », ou « par tes parents (enfants) », etc.. (//. XXII, 338 ; XXIV, 466 ; Od. XV, 261...).
Sur υπέρ + gén., cf. supra, n. 133. Rappelons cependant qu'au moment de mourir, Hector
implore (λίσσομαι) Achille en ces termes : ύπερ ψυχής και γουνών σών τε τοκήων (//.
XXII, 338) - ce qui montre qu'il ne faut pas être trop dogmatique en ces matières.
266. Aussi bien le verbe Ικετεύω et ceux qui lui sont apparentés sont-ils les plus
décolorés ; cf. entre une multitude d'ex., Hclides 844 (Iolaos demande qu'on l'aide à monter sur
son char). Par ailleurs il n'est pas douteux que les mots de cette famille ont vu, chez Eur. en tout
cas, leur emploi glisser vers le contexte de la persuasion qui pourtant leur était étranger ; cf. par
ex. LA. 1015 : « Supplie (Ίκέτευ(ε)) d'abord Agamemnon de ne pas tuer ses enfants... Si tu
obtiens par la persuasion ce que tu désires... » ; et encore un peu après, en substance : « Plus
besoin de la force si la raison suffit ». Dans ce passage, par conséquent, supplication est
synonyme de persuasion par le raisonnement : on mesure le chemin parcouru !
267. Tout comme on fait parler les morts : Soph., El. 548.
490 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Cette esquisse d'une évolution discernable concernant la manière de considérer la


supplication et l'imploration comparées (mêlée aux considérations qu'on peut faire sur
le rôle nouveau de λίσσομαι ou λιταί) était nécessaire, d'un simple point de vue
d'usage du vocabulaire. Il faudrait l'approfondir et l'affiner, ce qui ne saurait entrer
dans le cadre de cette recherche. Mais, telle qu'elle se présente dans ces perspectives,
elle offre ceci de rassurant qu'elle n'a rien pour surprendre : les progrès de la
rhétorique et du prestige dont elle a joui, l'évolution du pathétique 268, la modification
du sentiment religieux, tout concourt à rendre normal que le côté personnel de la
religion ait gagné du terrain au détriment de ses rites estimés automatiquement
efficaces, que par suite λίσσομαι ait vu son emploi élargi, tandis que Ίκνέομαι, ou
plutôt Ικετεύω, devenait de plus en plus pâle et formel. Ce qui demeure le plus
frappant, c'est que le premier texte de la littérature grecque ait en quelque sorte
anticipé cette évolution, que le projet de composer un poème à la plus grande gloire
d'Achille (et des dieux dans la mesure où ils lui servent de modèle) ait pu susciter des
particularités d'emploi comparables à celles qui devaient résulter d'une élaboration
bien ultérieure, dont la signification historique nous est perceptible. Pouvons-nous
présumer que les emplois homériques répondent eux aussi à l'édification progressive
d'un idéal héroïque partagé par toute une société - que donc ces emplois eurent
quelque répondant historique ? ou devons-nous imaginer que la seule construction du
poète est à l'origine de cette particularité - et nous faut-il alors en tirer des conclusions
relativement à l'unité d'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée 269 ? Ce sont là des
hypothèses entre lesquelles il ne nous semble pas possible de choisir à l'heure actuelle,
faute d'éléments déterminants. Quoi qu'il en soit, il reste que les poèmes homériques,
du point de vue de l'emploi de λίσσομαι, constituent une exception d'une précocité et
d'une homogénéité remarquables.
Puisque l'examen des noms ne fait que confirmer ce qu'apprend l'étude des
verbes, il nous semble permis désormais de tenir pour acquis que (sauf utilisation
particulière) les mots de la famille de λίσσομαι étaient des termes aptes à marquer une
certaine relation à la divinité : celle qui découle de la tentative de propitiation. Or cette
constatation entraîne plusieurs questions. Si ces tentatives n'avaient eu à intervenir que
dans des circonstances paisibles et régulières, nous pourrions nous borner à observer
que le culte hellénique ne comportait pas seulement l'aspect intéressé qu'on s'est plu
longtemps à souligner Z1° - et que cependant nous n'avons guère remarqué au premier
plan -, mais qu'il faisait une place notable à l'honneur rendu aux dieux, à l'honneur

268. Cf. supra, n. 14.


269. Puisque l'Odyssée, respecte (pour ce qui est du verbe) les habitudes de l'Iliade.
270. C'est ainsi que H. SCHMIDT part (p. 1) de l'idée que le culte traditionnel est un
commerce comme d'un point établi. On parle de pacte contraignant (AUSFELD, p. 525-6 ; cf.
Nestle, p. 40) ; de contrat (Toutain, 1915, p. 264) ; ou de « do ut des » (Van der Leeuw, 1920-1,
p. 241 sq., mais il est vrai qu'il développe une idée originale) ; BRAUNE, p. 10.
les emplois de λίσσομαι 49 1

transfiguré par la parole. Ce serait déjà une remarque importante, d'autant plus que
l'étude des autres termes servant à exprimer l'idée de prière nous a amenée à observer
que d'autres fonctions de la parole pouvaient être mises en œuvre dans les différents
genres de prières : la parole organisée en discours argumenté, pour plaider une cause
estimée légitime (εύχομαι) ; et la parole efficiente, dont la prolation est nécessaire à la
libération des forces dont le monde est plein (άράομαι). A ces deux types de parole,
les mots de la famille de λίσσομαι viennent en ajouter un troisième : la parole
honorifique, la parole de gloire qui illustre, et confère une τιμή renouvelée 271 - en
somme la parole des hommes la plus utile qui soit aux dieux. Dans ce contexte de
primauté accordée à la parole, il ne saurait être indifférent que tous les honneurs
rendus aux dieux passent par elle.
Mais dans la mesure où ces tentatives propitiatoires pouvaient aussi viser à
restaurer une situation compromise « après quelque transgression ou erreur », elles
soulèvent d'autres réflexions : la possibilité d'infléchir la volonté des dieux afin
d'éviter les rigueurs du châtiment ne fait-elle pas concevoir des doutes sur leur
justice ? S'il y a moyen d'espérer une sorte de remise, ou plutôt de commutation de
peine - sinon de pardon 272 -, la porte est ouverte à l'idée que les dieux peuvent être
sensibles à la faveur personnelle plutôt qu'à la stricte justice 273. On sait avec quelle
véhémence Platon s'est élevé contre la seule idée de cette iniquité, qui avait de quoi le
choquer d'autant plus qu'elle entraînait comme corrélat une imputation concernant la
vénalité des dieux 274. En effet tout ce qu'il nous a semblé intéressant de relever
comme valeur civilisatrice des Λιταί a au contraire paru au philosophe porter la
marque d'une odieuse perversion de l'idée de dieu. Car supposer les dieux
influençables et accessibles à cette παραγωγή 275 de la persuasion qui sait déguiser
l'injustice sous des dehors honorables pour éviter d'en payer le prix lui semblait
inadmissible.

271. Il n'est pas indifférent que cette parole là soit en rapport avec l'expression poétique.
D'une manière générale, sur la parole de gloire poétique, cf. Détienne, 1981 (1967), p. 9-27.
272. D. Aubriot, 1987.
273. VON FRITZ a excellemment suggéré (p. 30-1) l'importance, pour l'histoire de la
prière grecque, de cette implication.
274. Plat., Rép. II, 364 d 6 ; 364 e 2 ; 366 a 3. Cf. Babut, 1974 a, p. 96. Cependant le
Socrate de La Rép. prise fort celui « qui... se montre sensible aux prières, aux leçons et aux
remontrances de son semblable » (δεομένω ή διδάσκοντι ή μεταπείθοντι : 399 b) ; mais les
hommes ne sont pas des dieux, et ce sont deux choses différentes que d'être accessible aux
remontrances, et de céder à une persuasion séductrice - et c'en est encore une autre que d'être
« contraint » par des paroles magiques, « des sacrifices et des incantations » θυσίαις τε και
έπφδαϊς : Rép. Ill, 364 c 1, formule qui dans ce contexte n'est pas sans rappeler le fameux
λιτας έπαοιδάς de Pd., Pyth. IV, 217 : cf. Chantraine, 1953 a) ; sur cette « contrainte », cf. G.
Lanata, 1967, p. 42.
275. Rép. 364 d ; 365 e. Cf. D. Aubriot, 1985 b, p. 35 et n. 57.
492 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

Ce n'est assurément pas un hasard si Platon concentre son hostilité à ce genre


d'attitude autour de rappels du discours de Phénix ; en effet c'est bien ce texte et pas
un autre qui suggère la possibilité d'échapper à la juste colère des dieux moyennant
quelques cérémonies et offrandes. Et l'on comprend bien que le disciple de Socrate,
aux yeux de qui la meilleure prière était celle qui s'en remettait aux dieux de savoir ce
qui était bon à demander 276, ait jugé intolérable, offensante, - et stupide ! - la seule
idée qu'on puisse déployer tant de naïveté cynique. Pour comprendre l'attitude de
Platon, qui d'une part conseille 277 de s'en tenir aux usages traditionnels (lesquels
comportent ces cérémonies piaculaires), et qui de l'autre fulmine l'anathème contre
ceux qui se font de la divinité une image si mercantile qu'ils escomptent la possibilité
de racheter (au sens le plus vénal du terme) une erreur, il est nécessaire de faire deux
séries de remarques. La première consiste à relever qu'on voit, à partir du Ve siècle
surtout, des personnages demander « pardon » pour leur propre compte, après avoir
commis en effet « transgression ou erreur », mais personnelles : Hérodote nous relate
l'inutilité du remords de Glaucos 278 ; Aristophane nous montre Strepsiadc dans Les
Nuées et Philocléon dans Les Guêpes demandant aux dieux de ne pas tenir compte
d'aberrations qu'ils regrettent 279 ; et nous avons vu Agave implorer l'indulgence de
Dionysos dans Les Bacchantes d'Euripide 28°. Mais souvenons-nous que Phénix non
plus n'incitait pas à une longanimité systématique devant toute imploration, sans
discernement, et qu'en particulier il faisait fi des implorations personnelles et égoïs-

276. Xén. Mém. I, III, 2 (εύχετο δε προς τους θεούς απλώς τάγαθα διδόναι... ώς τους
θεούς κάλλιστα ε'ιδότας όποια αγαθά έστι) ; sur ce texte, voir BICKEL, p. 541-542.
Toutefois JACKSON fait observer (p. 35 et n. 106) que les prières de Socrate mentionnées par
Platon (liste p. 15-6) avaient un contenu spécifique, qu'il priait pour la sagesse, la tempérance, la
beauté (cf. aussi DES PLACES, 1969, p. 244-5). On trouvera une excellente mise au point sur
la prière chez Plat, dans MOTTE, 1980.
277. Cf. Babut, 1974 a, p. 95.
278. Hdt. VI, 86, 1. 54 : « Glaucos demanda au dieu de lui « pardonner » ce qu'il avait dit
(σχτγγνώμην τον θεόν παραιτέετο αύτωίσχειν των ρηθέντων) mais la Pythie déclara que
mettre le dieu à l'épreuve et commettre l'action projetée étaient fautes égales ». Voir aussi la
prière de Danaé dans le fgt 13 Diehl de Simonide (v. 19-22 ; cf. supra, chap. I, n. 31 1). On voit
comment nous proposerions de clore le débat entre ceux qui soutiennent que la demande de
pardon a sa place dans la prière grecque, et ceux qui prétendent qu'elle n'y entre pas (cf.
MEHAT qui soutient, col. 2206, cette seconde proposition contre Des Places) : il suffit de
s'entendre sur le sens qu'on donne à συγγνώμη.
279 Nuées, 1479 : « Ne sois pas en colère contre moi et ne va pas m'écrascr ; pardonne-moi
si j'ai été égaré par du verbiage (συγγνώμην εχε / έμοΰ παρανοήσαντος άδολεσχία) » ;
Guêpes, 1001 : « J'ai absous un accusé !... Ah ! dieux très vénérés, pardonnez-moi. C'est malgré
moi que je l'ai fait et contre mon tempérament (ξύγγνωτέ μοι / άκων γαρ αΰτ" έδρασα κού
τούμοΰ τρόπου) ». VERSNEL estime surprenant de rencontrer ces prières pour demander
pardon dans la vie quotidienne (1981 a, p. 10 et n. 30).
280. Eur., Dacch. 1344. Cf. supra, n. 153.
les emplois de λίσσομαι 493

tes 281 ; sans doute s'agissait-il à ce moment là de démarches intervenant d'homme à


homme ; mais le principe n'en est pas affecté. Or il nous semble qu'une prière pour
demander « pardon » d'une offense (c'est-à-dire une démarche individuelle, pour un
fait ponctuel) est d'autre nature qu'une démarche commune (surtout si elle est
régulière, mais même si elle est occasionnelle), pour perpétuer ou restaurer les bonnes
relations du groupe à la divinité - ce qui paraît avoir constitué les conditions
ordinaires d'emploi de λίσσομαι adressé à un dieu pendant fort longtemps. Il n'y a pas,
alors, présentation d'excuses 282 ni appel à la « compréhension » (συγγνώμη), comme
chez Aristophane, mais simple offrande propitiatoire appuyée d'un chant sanctionnant
la soumission sans conditions.
La deuxième remarque se rapporte à la notion d'intention 283, dont l'importance
croissante se reflète aussi bien dans l'évolution juridique que dans l'histoire des idées
morales. A cet égard le rapprochement de deux passages d'Hérodote, tous deux en
rapport avec le sanctuaire delphique, offre matière à réflexion. Le premier se trouve au
livre I 284 : c'est l'histoire, bien connue, de Crésus qui, une fois sincèrement converti à
la sagesse à lui enseignée par Solon, voit Apollon éteindre in extremis le feu de son
bûcher. Le second est précisément l'histoire de Glaucos qui eut le front de mettre le
dieu à l'épreuve et de lui demander de couvrir un sacrilège ; en dépit de ses regrets
tardifs, il ne fut point épargné : « La Pythie lui déclara que mettre le dieu à l'épreuve et
commettre l'action projetée étaient fautes égales » (VI, 86) ; par conséquent, Apollon
punit l'intention comme il eût fait le geste. De ces deux histoires édifiantes il résulte
que la culpabilité ne se mesure pas uniquement aux actes. De ce point de vue (qui était
aussi celui qu'adoptait Platon), où compte avant tout l'innocence morale, prétendre
fléchir les dieux en leur offrant des avantages extérieurs, perd toute signification.
Toutefois il est évident que c'est une façon de voir qui est solidaire d'une certaine
époque, et qui ne pouvait pas avoir cours tant que geste et intention n'étaient pas
dissociés 285. Mais comme de surcroît rien n'était plus étranger à Platon que l'idée
selon laquelle tout droit excessif peut faire naître un tort, et que pour lui le bien et le

281 . Cf. supra, p. 460 sqq.


282. En partie, en mettant en avant la notion d'involontaire, comme dans l'ex. des Guêpes
cite dans la n. 279.
283. Sur la notion d'intention dans la religion platonicienne, voir Rcvcrdin, p. 20 (cf.
Babut, 1974 a, p. 95).
284. Hdt. I, 87 ; sur « cette scène étrange de Crésus au bûcher », cf. Defradas, 1972 (1954),
p. 224 sq.
285. Nous ne voulons pas dire, naturellement, que la catégorie de l'involontaire fût ignorée
des poèmes homériques : Patrocle tua un de ses compagnons de jeu par emportement sans
doute, mais ούκ έθέλων(//. ΧΧΙΙΙ, 88). Mais la divinité dans l'épopée, pour apprécier les
culpabilités, n'a pas lieu de distinguer entre l'intention et son résultat, qui sont toujours supposés
homogènes l'un à l'autre (Γάτη entraînant automatiquement un désastre).
494 LA SUPPLICATION ET LES DÉMARCHES

mal étaient indiscutablement et définitivement séparés l'un de l'autre, il n'avait aucune


raison de se montrer accueillant à l'idée que la recherche d'un remède au mal commis
pouvait être autre chose qu'une lâcheté tardive. L'horizon de Platon n'était donc pas, à
beaucoup près, le même que celui des époques géométrique ou archaïque (ou même
du début du Ve siècle).
Enfin, il convient de reconnaître que l'exhortation de Phénix apparaît
singulièrement isolée, et que cette apologie des Λιταί regardées comme un facteur de
civilisation et d'élévation morale n'a guère eu de postérité. Au rebours, le proverbe qui
nous est rapporté sous des formes très proches par Euripide et par Platon 286 était déjà
connu d'Hésiode : Δώρα θεούς πείθει 287. Cela nous conduit à nous interroger une
nouvelle fois sur la nature de l'originalité d'Homère : est-elle duc à son antériorité
chronologique par rapport à tout le reste de la littérature grecque, à une altérité
géographique, ou à un choix ? En effet, hormis dans l'Iliade, le contexte de cet
aphorisme semble bien avoir été celui de l'indignation, ou du moins de la résignation -
en tout cas, assurément pas de la louange. Sans doute rien ne permet-il d'avancer un
commencement de preuve pour défendre cette idée, mais on peut se demander si
Homère ne connaissait pas ce proverbe 288, et s'il n'a pas cherché à en présenter
délibérément une interprétation opposée à son sens courant. Quelque valeur que l'on
attribue à cette hypothèse, on doit du moins convenir que c'est bien contre Homère
que Platon part en guerre, contre Homère qui a joint les deux thèmes de l'imploration
et des présents (alors que le proverbe ne parle que de δώρα), et qui les a présentés sous
un jour favorable. Ne peut-on trouver dans cette animosité envers le poète -jugé
d'autant plus coupable et nocif qu'il jouit de l'admiration unanime - un indice accusant
sa responsabilité, donc sa libre intervention ?
Quels qu'aient pu être les projets d'Homère et quelle qu'ait été la réprobation
platonicienne, l'un et l'autre témoignage nous assure de l'existence de pratiques
cultuelles honorifiques à fonction propitiatoire, en relation avec le verbe λίσσομαι .

286. Eur., M éd. 964 : πείθειν δώρα και θεούς λόγος ; Plat., Rép. Ill, 390 e : δώρα
θεούς πείθει, δώρ' αίδοίους βασιλέας (refrain populaire contre lequel il proteste encore
dans le Sec. Alcib. 149 e) ; cf. supra, n. 186.
287. Hés., fgt 361 (Merkelbach- West) : δώρα θεούς πείθει (cf. VERSNEL, 1981 a, p. 56).
288. Serait-il concevable qu'il ait eu le temps d'apparaître et de se répandre entre Homère et
Hés. ? Mais il est possible aussi qu'il faille faire entrer en ligne de compte une modification
éventuelle du sens de δώρα: Gernet a bien montré que les « présents », dans une civilisation du
don et du contre-don, étaient parfaitement étrangers à l'idée de valeur marchande, qui ne devait
commencer d'avoir cours qu'avec la monnaie (1968 {1948}, p. 94-99). Sur le don comme
honneur rendu, cf. Svcnbro, p. 126-7.
CONCLUSION
CONCLUSION

Toute étude de la prière ne peut qu'être entachée d'incertitudes insurmontables.


Nous nous y sommes heurtée dès le début. Les textes littéraires en effet, qui
constituent nécessairement l'essentiel de notre documentation, accréditent l'impression
de tout lecteur « honnête homme », que la prière personnelle en Grèce était très libre
et d'un usage extrêmement répandu. Les quelques textes authentiquement cultuels que
nous possédons, au contraire, semblent orienter vers l'idée d'un nombre relativement
restreint de prières communautaires à forme fixe.
À première vue, les deux remarques n'offrent rien de contradictoire. Pourtant,
une attention plus méticuleuse apportée aux œuvres littéraires nous conduit à
soupçonner que la tradition épique a eu un poids décisif pour amener les poètes à
multiplier les prières de leurs héros : cette tradition, très vivante dans la poésie, se
prolonge dans la tragédie, mais se répercute aussi en une certaine mesure dans la
comédie, par parodie des grands genres ; en sorte que c'est presque tout le corpus sur
lequel nous travaillons, qui est affecté de ce caractère de fréquence qu'on n'ose dire
exceptionnel, et qui pourtant ne répond probablement pas aux usages courants. Les
quelques œuvres en prose datant de l'époque dont nous nous occupons (à savoir
principalement celles d'Hérodote et de Thucydide, puisque les fragments des
présocratiques ne nous permettent pas d'observations sur ce sujet, et que les traités
hippocratiques ne prêtent guère à ce genre d'étude), semblent en effet suggérer un
emploi beaucoup plus parcimonieux et officiel de la prière. Certes, les genres, les
styles, les sujets sont entièrement différents - et l'on connaît le rationalisme de
Thucydide ; mais il semble que si la prière (personnelle sinon intime) eût été d'un
usage aussi répandu que la poésie nous le laisse croire, on en aurait bien quelques
reflets, au moins chez Hérodote. Ce n'est pas le cas et cet auteur, dont cependant le
sentiment religieux n'est pas à mettre en doute, brosse un tableau dans lequel la prière
demeure un acte solennel. On est donc incité à une grande circonspection. Puisqu'on
ne peut (surtout pour la période qui précède 404) se passer du témoignage des textes
poétiques, il convient évidemment de le mettre à profit. Mais il convient aussi de
l'accueillir avec quelque réserve. De plus, en dépit des efforts auxquels on peut
s'évertuer, rien n'est plus difficile à saisir que les conceptions, plus opaque à pénétrer
que le sentiment religieux, de fidèles dont on ne partage pas les croyances. Il ne faut
498 CONCLUSION

donc jamais perdre de vue que l'impossibilité d'atteindre en ces matières à des
certitudes est irréductible. Il reste qu'on peut proposer des hypothèses constructives.

*
* *

Les deux premiers chapitres, relatifs aux circonstances extérieures ou sociales


aussi bien qu'aux conditions matérielles et physiques pouvant accompagner, susciter,
ou déterminer une prière, nous ont déjà permis de faire un certain nombre de
constatations : toutes les remarques de détail que nous avons pu avancer, concernant la
personne des orants, ou aussi bien les circonstances matérielles de la prière,
convergent vers un petit nombre de points. Tout d'abord, il faut relever l'absence de
formalisme qui, en principe au moins, permet à chaque particulier si humble soit-il, de
prier à son gré pourvu qu'il le fasse discrètement, c'est-à-dire à la fois sans troubler
l'ordre public et sans hasarder de requêtes entachées d'excès. Il faut retenir ensuite le
caractère indispensable du discours articulé qu'est la prière, pour marquer tous les
« passages » (dans l'espace, le temps, aussi bien que les paliers d'une œuvre) : peu
importait, apparemment, la forme précise, mais il fallait en quelque sorte tout placer
sous l'invocation de la divinité, fût-ce au moyen d'un simple προσεύχομαι. Cette
présence obsédante de l'adresse verbale impliquant respect scrupuleux et soumission,
constitue sans doute l'un des traits les plus remarquables de ce que nous avons pu
noter à propos de ces points circonstanciels. Quant à la recommandation de modestie,
elle se retrouve dans l'objet et le contenu, mais aussi dans l'esprit de la requête : le
fidèle devait être attentif, non seulement à ne rien demander qui fût outrecuidant, mais
surtout à ne rien demander de manière présomptueuse ; et en cette matière, le
glissement qu'on voit peu à peu s'opérer de la sollicitation de biens extérieurs à la demande
de vertus morales, témoigne plutôt d'une évolution dans la conception de l'homme que
d'un progrès dans le sentiment du respect dû à la divinité. Enfin nous avons eu dès ce
premier chapitre l'occasion de souligner que les deux manières de s'adresser aux dieux
(pour leur demander d'accorder quelque chose, ou pour les inviter à faire preuve d'une
qualité) impliquaient qu'on les regardât comme appartenant à la fois aux catégories de
« l'immanence » et de ce qu'on pourrait appeler « la transcendance ». Absence de
formalisme, valeur du discours articulé, attention portée au sens de la mesure dans les
requêtes, perception extensive des modalités de l'existence divine, tels sont les aspects
dont nous avons cru pouvoir dégager l'importance. Tous montrent à quel point même
une approche, non pas superficielle mais extérieure de la prière en Grèce, engage déjà
de conséquences relativement aux conceptions religieuses. A fortiori en est-il de
même quand on entre dans les questions concernant l'expression corporelle et vocale
de l'orant.
Sur ce point, il a fallu abandonner définitivement l'idée reçue selon laquelle
gestes et attitudes dépendaient de la nature des dieux priés (suivant que ceux-ci étaient
ouraniens ou chthoniens) ; certaines divinités en effet étaient à la fois olympiennes et
CONCLUSION 499

infernales. D'autre part on ne peut non plus distinguer simplement une prière qui se
ferait debout, mains levées, et une autre pour laquelle le fidèle serait accroupi ou
agenouillé, mains au sol (ou du moins « basses ») : outre que cette description trop
simple souffre plus d'une exception (voire plus d'un démenti), mille situations
intermédiaires peuvent se présenter, sources de multiples complications et
incertitudes. Il semble dès lors plus expédient de porter les différences qu'on observe
en cette matière au compte d'une distinction affectant moins les dieux priés que les
genres de prières : l'agenouillement, le contact éventuel, seraient en rapport avec des
demandes vitales, tandis que la posture érigée, de face, proche de celle de la
conversation, aurait accompagné les démarches discursives où le caractère d'hommage
paraît sensible. À ce point de la réflexion, la prière semble pouvoir remplir deux
fonctions, celle d'exigence vitale et celle d'hommage. On pourrait être tenté de les
mettre en parallèle avec la distinction - qu'on pense pouvoir établir par ailleurs - entre
religion de la personne et sacré de puissance. Mais les choses sont plus compliquées
qu'il n'y paraît au premier abord.
Puisque (comme l'a très bien montré van Straten) on voit des fidèles agenouillés
devant les dieux, c'est que cette explication est insuffisante. Il faut bien admettre que
des dieux personnels pouvaient recevoir des demandes vitales - ce que confirme la
littérature. Au reste, cette question des gestes et des attitudes de la prière est
particulièrement délicate : c'est une de celles pour lesquelles nous sommes le moins
bien renseignés car il est malaisé, devant une représentation figurée (relativement
explicite sur le plan plastique), de savoir à quel genre de prière elle renvoie ;
inversement les textes, qui laissent entrevoir sur ce point des clartés relatives, sont
muets quant aux gestes adéquats. D'autre part les diverses sortes de démarches elles-
mêmes que nous croyons apercevoir derrière les verbes propres à exprimer ce que
nous subsumons en français sous le mot « prière » n'étaient pas forcément séparées les
unes des autres par des cloisons étanches ; il pouvait arriver aussi qu'on les vît se
superposer, se conjuguer, et qu'une demande vitale fût présentée de manière
discursive, ou bien une revendication légitime appuyée sur une présentation
d'offrandes. En sorte qu'on est obligé à des conclusions très modestes : les gestes de la
prière semblent offrir une palette de nuances variée, peut-être bien propre à répondre à
l'existence de plusieurs verbes en grec pour désigner l'idée de prière. On ne peut aller
au-delà pour l'instant.
En effet, si l'on considère les deux postures extrêmes qui peuvent marquer la
prière proprement dite (la position debout, mains levées, et l'accroupissemcnt au sol),
elles reflètent des attitudes mentales opposées, mais elles sont elles-mêmes passibles
d'acceptions diverses. L'une, active, tonique même si elle est statique, peut signifier le
salut, l'hommage, l'appel, l'attente (dans le cas des mains dites « supines ») ou
l'entretien libre mais respectueux, appuyé sur un mouvement d'approche relative qui
n'est pas incompatible avec le maintien d'une distance. L'autre en revanche apparaît
plus passive, dans la mesure où elle semble indiquer la prostration ; mais quand elle
désigne un abandon si ultime qu'il fait résoudre à l'établissement d'un contact
500 CONCLUSION

dangereux en même temps que virtuellement salvateur, y a-t-il initiative plus décisive
et plus tournée vers l'action ? Si l'on ajoute à cela la danse et le chant qui, superflus
pour l'expression d'une simple prière, trouvent leur place dès qu'il s'agit d'une ode,
d'un hymne, péan, dithyrambe ou autre - en un mot de tous les poèmes offerts à la
divinité - on voit combien multiples et variées sont les diverses expressions
corporelles convenables pour s'adresser aux puissances supérieures, et combien leur
interprétation est difficile.
La danse et le chant, dont on ne saurait trop souligner le caractère dynamique,
sont censés provoquer la venue du dieu dans des conditions (assurées par l'usage du
rythme adéquat) d'innocuité et même de réintégration dans des forces vitales
régénérées : cette parousie, à la fois supposée et manifestée par le surcroît de dépense
physique exigé, est rendue sensible par le sentiment d'énergie (ενεργεία) prodiguée et
par conséquent reçue. Ces bienfaits, obtenus collectivement dans un cadre cultuel,
apparaissent consécutifs à une démarche apparentée à la prière, en ce que le langage y
intervient, mais aussi distincte d'elle, puisque appuyée sur l'exécution orchestique et
musicale d'un poème (ou du moins d'un texte rythmé). Ces divers éléments du rythme,
de la musique, de la poésie, du chant, de la danse constituent, dans le tout qu'ils
forment, un hommage entre tous agréable à la divinité - qui au reste passe souvent
pour l'avoir exigé, quand elle n'est pas censée en avoir elle-même institué l'usage.
Aussi les offrandes propitiatoires de caractère collectif que sont ces œuvres d'art ne
prêtent-elles jamais à contestation, comme c'est parfois le cas pour d'autres formes de
prières qui peuvent bien avoir valeur d'hommage mais qui n'ont pas valeur d'offrande
(en particulier en ce qu'elles sont dépourvues de caractère artistique). On voit donc
que la considération des divers gestes et attitudes ou mouvements de la prière et des
autres clameurs lancées vers la divinité, sans contredire la probabilité de l'existence
d'une double voie assez nette (celle qui induit à distinguer initiative discursive et
démarche vitale), oblige cependant aussi à mettre à part les sortes de prières chantées
et dansées que sont les hymnes. Par là, elle oriente vers une voie triple plutôt que
double, mais dans des conditions dont le détail reste à définir.

Cette appréhension composite des faits se confirme quand on scrute les motifs
qui pourraient expliquer l'usage ordinaire de la prolation à voix haute, et en tout cas de
l'expression verbale d'une prière. Le silence en effet n'apparaît jamais, pour la période
qui nous occupe, comme une possibilité supplémentaire et positive d'expression
ineffable, mais comme le « creux » d'une parole qu'il faut, pour une raison ou une
autre, s'abstenir de proférer. On se trouve, en ce domaine encore, devant des
constatations comparables à celles que suggérait l'examen des gestes et des postures
de la prière. On oscille en effet, pour apprécier la valeur de la parole dans la prière
proprement dite, entre deux pôles : celui de la garantie de clarté et de logique qu'offre
le langage explicite, dont la formulation peut étayer une argumentation ultérieure ; et
celui de l'efficacité quasi drastique de la parole proclamée. Cette bipolarité permet de
retrouver les deux aspects déjà entrevus : l'aspect discursif et l'aspect efficient, portant
CONCLUSION 501

sur le domaine vital (que nous répugnons à désigner du mot « magique »). Mais à cela
il faut ajouter le rythme et le chant, qui se situent hors de la prière au sens étroit du
terme, mais qu'on ne saurait négliger ; en sorte qu'on se retrouve devant l'éventualité
d'une tripartition. Toutefois, même à s'en tenir à la simple parole, on se fourvoierait en
considérant seulement son usage logique ou son efficacité directe supposée : là non
plus, on ne peut se fier à l'idée d'une dichotomie claire et facile. Plusieurs raisons
interviennent pour en dissuader.
La première, essentielle, est que cette distinction ne concerne, comme nous le
disions, que la prière à proprement parler, et laisse entièrement de côté l'aspect de
« parole de gloire », si évident dans les hymnes, mais discernable parfois aussi dans
les prières les plus éloignées du modèle cultuel (qu'on pense à la fameuse prière
d'Hécube dans Les Troyennes). Cela mis à part, même si l'on s'en tient aux prières les
plus nombreuses et les plus courantes (celles qui présentent une requête), elles
suggèrent plus de souplesse dans l'usage ou dans l'interprétation.
D'abord la relation du mot à l'acte semble avoir été ressentie d'une manière trop
générale pour qu'on puisse en faire un point spécifique de la prière ; par conséquent il
n'est pas sûr qu'on soit fondé à parler en ce domaine d'une efficience particulière,
hormis dans certains cas extrêmement précis sur lesquels nous reviendrons.
Parallèlement, il resterait à vérifier si la valeur des intentions peut jamais être tout à
fait éliminée de quelque discours que ce soit : dès l'instant qu'on n'est pas dans une
récitation de formules dépourvues de sens (comme abracadabra), dès lors que des
termes signifiants sont employés, ne doit-on pas supposer que leur sens et leurs
implications peuvent être utilisés ? En sorte qu'il apparaît là encore difficile de parler
tout bonnement de mots qui seraient efficaces par eux-mêmes. De plus, l'expression
verbale (ou seulement vocale) semble passible d'une troisième fonction, à mi-chemin
entre la persuasion et la « contrainte » (si l'on veut bien laisser passer ce mot
provisoirement par commodité), et qui relèverait plutôt d'un domaine en quelque sorte
psychologique. Cette fonction consisterait non plus à relier le mot à l'acte (pour
provoquer la venue à l'existence de ce qui est proféré) mais à subordonner l'acte (ou
du moins la situation) au mot (ou seulement au son) : il est des cas en effet où élever la
voix (fût-ce en un simple cri) peut être saisi comme une manière de faire entrer dans le
domaine de l'action humaine, de l'expérience subjective, les faits les plus opaques, les
circonstances matérielles les plus surprenantes. La parole, ou le cri rituel, se présentent
alors comme une sorte de refuge contre les données brutes et l'anxiété qu'elles
engendrent : qu'il s'agisse d'un simple réflexe phonique ou du commentaire verbal
d'une situation, livrer passage à une expression, à une formule, à un son, en relation
avec les dieux, peut être regardé comme un exutoire à l'angoisse, un premier moyen de
se rassurer. Il permet en effet en une même explosion vocale, et d'affirmer son
existence ou même son identité au moyen de sa voix, voire de son discours, et de se
persuader inconsciemment que d'autres (les dieux auxquels on rend hommage)
possèdent la clef de ce qu'on ne comprend pas. Ces remarques conduisent donc à tenu-
compte de cette sorte de parole à la fois réconfortante pour le sujet et honorifique pour
502 CONCLUSION

le dieu l qui, indépendamment de la parole de gloire, vient s'ajouter à la parole


discursive et à la parole efficiente.
Le seul point commun entre toutes ces diverses fonctions discernables de la
prière en Grèce, est constitué par la prédominance de la prolation verbale. Cette
importance prépondérante de la parole permet de comprendre à la fois le distinguo qui
faisait séparer ceux qui possèdent « le vrai parler de la Grèce » 2 de ceux qui en sont
exclus, et l'attitude de réserve observée à l'égard de la prière mentale : en aucun cas la
concentration intérieure ne peut tenir lieu d'une expression claire et nette -ou
astucieusement ambiguë mais ce, dans des conditions telles que la parole proférée y
soit encore essentielle. Pour le reste, les fonctions possibles de ce discours particulier
qu'est la prière sont multiples. Elles se rejoignent toutefois autour d'un caractère
commun à toutes les sortes de prières : celui qui en fait un lien : lien entre le passé et
le présent (par la référence à des rapports antérieurs entre l'homme et le dieu) ; lien
entre les différentes parties de l'espace comme du temps (habitude ou recommandation
de prier à chaque « passage »), entre les faits objectifs et l'appréhension discursive
qu'en ont les hommes ; lien éventuel entre des actes délictueux et la juste rétribution
qui doit, s'abattant sur le coupable, décharger le groupe atteint ; lien enfin et surtout
entre les hommes et les dieux (ce qui pourrait bien être le propre de ce que nous
appelons « la religion ») ; ce lien lui-même est sensible de plusieurs manières, non
seulement en ce que les fidèles s'adressent aux dieux dans la plupart de leurs prières,
pour les saluer, leur rendre hommage, les adorer, les solliciter, les appeler ou les
apaiser, mais aussi en ce que des cris ou des chants ont pu être divinisés, preuve
manifeste d'un rapport intrinsèque entre l'élévation accentuée de la voix et une sorte de
présence divine.

De ce premier bilan se dégagent deux séries de remarques : d'une part on pense


discerner deux points d'ancrage relativement nets, qui suggéreraient de distinguer
démarches discursives et demandes vitales ; de l'autre cette dichotomie s'avère
insuffisante en raison d'une multiplicité d'éléments qui n'entrent pas dans ce cadre
limité. Cette aporie nous confirme bien, a posteriori, la nécessité de mener une
enquête du point de vue des conceptions religieuses, à partir des trois verbes
principaux capables d'exprimer l'idée de prière. Il semble logique en effet que
l'existence de trois familles de mots pour désigner une adresse verbale aux puissances
supérieures entraîne la nécessité de distinguer, au moins virtuellement, trois types de

1. Dans le prologue des Bacch., Dionysos se plaint que Penthée l'oublie dans ses prières
(cf. v. 45 et 46 : ούδαμοϋ μνείαν έχει) ; or les dieux se réjouissent d'être honorés : Hipp. 8, et
les prières constituent une marque d'honneur assurée (Eur., El. 196-7 ; Plat., Epin. 984 e :
ευχαϊς τιμαν). Elles semblent jouer en cela un rôle comparable à celui des libations : selon
Casabona (p. 231 sq.), σπένδω était un « très vieux mot religieux »..., issu d'une racine
« exprimant l'idée de "traiter avec respect, considération" » ; contra, cf. D.E., s.v. σπένδω.
2. Esch., Sept 72-3.
CONCLUSION 503

prière. Mais il s'en faut que l'insuffisance d'une bipartition autorise une tripartition,
encore moins une tripartition qui justement cadrerait sans difficulté avec les trois
termes concernés. C'est pourquoi on ne pouvait se dispenser, non seulement de
poursuivre la réflexion concernant l'expression même du discours qu'est la prière, ses
rapports à la malédiction ou à la supplication, mais encore de revenir sur le sens et les
implications des mots relatifs à l'idée de prière.

*
*

Le chapitre concernant les questions formelles a permis un certain nombre de


constatations décisives. Il nous a montré que le schéma tripartite souvent adopté dans
les prières qui nous sont transmises par les œuvres littéraires, principalement épiques,
n'avait rien de « liturgique », mais devait être regardé plutôt comme un effort
d'organisation logique, et qu'aussi bien il était destiné à se retrouver dans les
plaidoyers. Cette structure, fondée sur trois parties souvent bien distinctes : la captatio
beneuolentiae (ou l'invocation avec les épiclèses) ; la « narration », si l'on peut dire,
(ou plutôt la mise en œuvre des considérants propres à entraîner l'adhésion du dieu) ;
enfin l'exposé de la requête, n'est en effet pas spécifique de la prière. Sans aller jusqu'à
soutenir qu'elle évoque, au moins virtuellement, un contexte agonistique dans lequel
deux parties rivalisent pour recueillir l'approbation d'un arbitre (juge ou dieu), elle
apparaît lice en tout cas à une situation dans laquelle un personnage fait valoir son
droit. Cette conclusion, que laisse pressentir une simple étude formelle, semble
d'autant plus plausible que J.L. Perpillou a montré à l'aide du mycénien le caractère
social primitif du terme εύχομαι - encore perceptible chez Homère. C'est le verbe
propre à indiquer l'exposé d'une revendication jugée légitime. On conçoit qu'elle soit,
comme telle, souvent étayee d'arguments, dans un style volontiers inspiré de ce qui
allait devenir la rhétorique. Puisque εύχομαι a fini par prévaloir pour désigner la
prière, l'importance, relativement aux conceptions religieuses, de l'origine sociale de
ce mot est évidente. Elle amène en effet à présumer que la conception
anthropomorphique de la divinité, si marquée à une date ultérieure dans les arts
plastiques, était vivante - au plan de la représentation mentale cette fois - dès le
premier témoignage littéraire qui nous soit parvenu 3. Cet aspect, déjà souligné par
d'autres d'un point de vue différent 4, est fondamental. Aussi aurons-nous à y revenir.

3. D'autant plus remarquable qu'Homère la diffuse aussi au plan de la représentation


figurée, puisque Héphaistos ouvre sur le Bouclier d'Achille une scène où les dieux sont
simplement plus grands que les hommes. Cf. //. XVIII, 516-9 ; voir n. 42 infra.
4. Il est parfaitement dégagé par exemple, à propos de la libation, par A. F. Laurens qui
montre (1985, p. 56), que « le rituel de la libation est un des meilleurs exemples permettant
d'observer que les Grecs sont allés jusqu'au bout de la logique d'une religion
anthropomorphique : pour les dieux existent une gestualité et une spatialité qui sont pensées à
504 CONCLUSION

Les tablettes mycéniennes ne nous permettent pas de dire si le verbe εύχομαι


était déjà employé pour ce que nous appelons la prière ; tout au plus n'est-ce pas
impossible, mais nous n'en possédons, à notre connaissance, aucun indice positif. En
tout cas, dans l'épopée, les deux sortes d'usage, entre hommes d'une part et d'homme à
dieu de l'autre, se concurrencent, ce qui apporte une sorte de confirmation de l'unicité
de la notion de Δίκη vouée à s'appliquer aussi bien au domaine religieux, sinon
cosmique, qu'au domaine social. Mais ils se concurrencent dans des conditions telles
que l'usage religieux l'emporte largement, alors que les textes mycéniens semblent
faire pencher vers un usage exclusivement social de ce verbe, ou en tout cas
témoignent en faveur de la proportion inverse. Peut-on parler d'évolution générale qui
aurait amené le mot à coïncider de plus en plus souvent avec l'expression de la prière ?
ou faut-il attribuer cette forte proportion de prières liées à εύχομαι au sujet même, et
aux présupposés d'Homère (celui-ci, on le sait, bannit autant qu'il le peut les éléments
d'une religion de la puissance pour privilégier des aspects personnels de la divinité, et
corrélativement s'attache à nous montrer ses héros dans la familiarité des dieux) ? Il
est malaisé d'en décider. Il reste la constatation suivante : en réservant principalement
l'emploi de εύχομαι au domaine de la prière, le texte homérique allait dans le sens de
conceptions qui laissaient apparaître un parallèle entre usages sociaux et usages
religieux. Même si le poète a innové (ce que nous ne saurions pas plus nier
qu'affirmer) en utilisant εύχομαι pour une revendication présentée devant un dieu, il a
été plus que largement suivi, puisque les emplois sociaux de ce verbe sont tombés
complètement en désuétude par la suite. Il nous est donc impossible pour le moment
de mesurer l'originalité dont l'épopée aurait pu faire preuve pour l'usage de εύχομαι .
De toute manière, qu'elle ait inauguré les emplois religieux de ce verbe, ou qu'elle n'ait
fait que donner une éclatante adhésion à une évolution déjà amorcée, elle a enclenché
un processus irréversible et le sens de prière l'a ensuite définitivement emporté pour
εύχομαι .
Quoi qu'il en soit, tel qu'il se laisse saisir dans les textes, ce verbe semble bien
dénoter des rapports intrinsèques de la prière à la persuasion, à l'éloquence, si ce n'est
à la rhétorique. Parmi les moyens stylistiques fréquemment employés dans les prières,
on relève surtout l'accumulation linéaire et la corrélation circulaire : à la fois opposés
et complémentaires, ces procédés possèdent des effets propres à se conjuguer pour
peser sur la volonté du dieu. Mais ces efforts pour entraîner l'adhésion, ne permettent
pas qu'on s'estime fondé à parler de contrainte - à moins qu'on ne veuille prendre ces
mots en un sens large, comme le fait J. de Romilly, selon qui la rhétorique est la plus
grande contrainte 5. En tout cas il semble important de ne pas mêler le mot « magie » à
ce contexte sans définition préalable. Quant à l'emploi fréquent des mots de la famille

travers la gestualité et la spatialité des hommes. Si bien qu'on aboutit à cette iconographie
paradoxale de dieux qui exécutent les gestes du rite ».
5. J. de Romilly, 1974.
CONCLUSION 505

de εύχομαι dans un contexte votif, il doit être, le plus souvent, lavé de l'imputation
trop répandue de mercantilisme : il convient de ne pas expliquer les usages des Grecs
par ceux des Romains. Dans le fait ^εΰχεσθαι, apparaît centrale l'idée de
revendication à laquelle le locuteur juge légitime de voir faire droit. Mais cela est loin d'être
incompatible avec la notion, trop rarement rappelée quoique bien établie depuis
longtemps 6, selon laquelle la prière respecte la liberté du dieu et consiste seulement à
« faire entrer l'action humaine dans l'ordre religieux » en sollicitant une marque de
l'approbation divine. C'est bien là en effet ce qui permet de saisir l'ambivalence du
substantif ευχή, apte à désigner la prétention à la reconnaissance d'un droit (par
l'exaucement de la prière), et aussi, réciproquement, la « reconnaissance » (en un autre sens
et au moyen cette fois d'une offrande tangible) du fait que l'exaucement est venu
couronner dûment cette juste prétention et garantir ainsi de manière irréversible sa
légitimité.
Enfin on aperçoit les conséquences qu'il convient de tirer de l'origine sociale de
εύχομαι telle que l'a établie J.L. Perpillou : s'il y a un type de prière grecque que
l'étymologie nous montre héritière d'usages sociaux, sinon juridiques, ce caractère
d'entretien, voire de plaidoyer, qui nous avait paru discernable déjà à travers certains
gestes, à travers la nécessité de la prolation à voix haute, n'a pas à être expliqué
comme le résultat d'une évolution, de l'extension progressive d'un aspect social de la
prière, mais semble solidaire de l'acte même ά'εΰχεοθαχ . La remarque en effet a déjà
été avancée 7 que le geste des mains levées était signalé avec prédilection dans le cas
d'une prière-ευχεσθαι, tandis que la mention en est exceptionnelle quand il s'agit
d1 άρασθαι ou de λίσσεσθαι. Tout cela forme un ensemble parfaitement cohérent dans
lequel l'étymologie de εύχομαι, les gestes qui accompagnent une prière de ce type, la
technique d'expression persuasive qu'elle met en œuvre, se joignent pour en accuser le
caractère discursif.

*
* *

6. Sur la question de la liberté du dieu, cf. VON FRITZ, p. 21 et 23 (où est présentée l'idée
que ce respect de la liberté divine est une habileté psychologique supplémentaire). Sur la
question d'un lien entre la prière de requête et le souci pour le fidèle d'inscrire son action dans
l'ordre voulu par les dieux, cf. RUDHARDT, 1958, p. 198, et 1981 (1964), p. 24. Il est
intéressant de noter que ces deux études sont antérieures aux importantes publications de
l'auteur sur le mythe (cf. la troisième partie du recueil de 1981, intitulée « Le langage et la
pensée mythique »), qui ont ensuite apporté des confirmations supplémentaires de ce point de
vue.
7. Cf. CORLU, p. 91-2 pour décrire le geste des mains levées accompagnant le fait
ά'ενχεσΟαι ; p. 253 pour signaler la rareté de ce geste dans le contexte de άράομαι ; p. 298 sq.
pour mentionner les gestes de supplication qu'il pense pouvoir attribuer à la présence de
λίσσομαι.
506 CONCLUSION

Mais la cohérence de cet ensemble ne peut prendre toute sa spécificité que si l'on
est en mesure de l'opposer à d'autres formes de la prière en Grèce. Or l'épopée nous
montre tant de prières « introduites » par άράομοα et qui suivent le plan ternaire
logique, qui sont proférées à voix haute, parfois bras tendus, voire qui s'accommodent
de la présence de εύχομαι dans le même contexte, que cette spécificité peut paraître
échapper. Pourtant, à condition de mettre provisoirement l'épopée à part, un certain
nombre de traits particuliers nous paraissent devoir être dégagés concernant άράομοα,
propres à laisser apercevoir son champ d'action spécifique par rapport à celui de
εύχομαι. Nous ne nous arrêterons pas à un point qui a beaucoup retenu l'attention
concernant ce verbe, et qui est son aptitude (surtout à mesure qu'on descend dans le
temps) à se trouver mis en rapport avec la malédiction. Bolelli aussi bien que Corlu
avaient insisté sur ce caractère, qu'ils liaient volontiers à une « action magique » 8, tout
en reconnaissant que ce verbe donnait lieu à des emplois moins étroits que
« maudire ». De fait il nous a semblé que la physionomie propre de άράομαι gagnerait
à être tracée de manière plus générale et plus nuancée à la fois, en termes de captation
d'une puissance de vie ou de mort - d'une mort qui ne s'épuise pas dans un simple
trépas, d'un anéantissement dont la menace est particulièrement virulente à l'intérieur
d'un groupe social, entre φίλοι. Mais puisque le domaine de ce verbe englobe la
fécondité autant que son contraire, il n'y a pas à restreindre sa signification dans un
sens négatif. Par ailleurs, en dépit de l'aptitude de άράομαι à ébranler une force active
potentiellement mortelle, il semble inopportun là encore de parler de magie, dans la
mesure où il n'est pas question de faire surgir ex nihilo une force capable de
s'appliquer à n'importe quel domaine, mais d'activer un processus, vital ou léthifère,
déjà à l'œuvre dans le monde. En ce sens, άράομαι aussi voit son action s'intégrer à
celle de Δίκη, mais d'une manière tout à fait différente de celle εύχομαι; car, si
εύχομαι s'appuyait sur une représentation de droits et sur une tentative de persuasion,
άράομαι en revanche laisse à l'homme l'initiative d'un déclenchement automatique de
puissance - automatique mais nullement anarchique, puisque l'un des rôles de Γάρά
est de contribuer au retour d'un équilibre préalablement menacé : dans Γάρά la parole,
douée d'une valeur curative à portée sociale, joue proprement un rôle d'adjuvant de
Δίκη pour diriger la consomption sur les coupables et prévenir la propagation d'une
pestilence contagieuse qui autrement pourrait affecter aveuglément tout le groupe 9.
En cela réside l'un des points les plus particuliers à souligner concernant le
fonctionnement de Γάρά : à la fois elle tire son efficacité immanquable de sa parfaite
conformité à Δίκη, et, par un phénomène de réciprocité, elle ajoute quelque chose à
cet ordre global en circonscrivant son déploiement. Dans la première perspective, on
peut en effet dire ceci : consistant en quelque sorte à proférer la mise en place de ce

8. CORLU, p. 287.
9. Celle-ci sérail alors πανώλεθρον : Esch., Sept 71 ; on songe naturellement aussi au
début d'O.R.
CONCLUSION 507

qui revient naturellement à chacun (la vie pour ce qui, par sa conformité à l'ordre,
s'auto-féconde, et la consomption pour ce qui, troublant cet ordre, s'auto-détruit), elle
revient à affirmer une foi en la Justice immanente dont elle actualise en même temps
l'exercice. En ce sens celui qui, proférant une άρά, se serait cru l'auteur véritable de
conséquences imputables de fait à la causalité naturelle, pourrait faire penser à
Chantecler qui par son chant matinal s'imaginait faire lever le soleil. Toutefois (et là
joue le phénomène réciproque), il serait insuffisant d'interpréter Γάρά comme la
simple formulation verbale d'un enchaînement causal fondé sur la contagion, qui serait
à l'œuvre avec ou sans elle : elle n'est pas la simple reduplication, sur le plan verbal,
d'un état de fait de toute manière en cours d'accomplissement. C'est particulièrement
net dans le cas du serment, où c'est Γάρά qui crée en les énonçant les conditions d'une
infraction à Δίκη. Mais c'est évident aussi pour toute atteinte portée aux « lois
inébranlables des dieux » 10, comme un meurtre, un outrage à suppliants, ou un refus
de sépulture : à strictement parler, la malédiction pourrait ne pas sembler
indispensable pour assurer la vengeance qui devrait s'abattre d'elle-même. Elle l'est cependant,
pour guider la puissance vengeresse (Άρά ou Έρινύς) vers le vrai coupable, et
épargner ainsi les innocents. Telle est bien la vertu de la proclamation du souverain au
début $ Œdipe Roi u : faire cesser la pestilence généralisée en dirigeant ses miasmes
sur le seul responsable de la mort de Laïos. Telle est aussi la préoccupation d'Étéocle
dans Les Sept : plutôt accomplir la malédiction qui le perd, que de voir le mal
s'étendre à la cité entière 12. Aussi conçoit-on, puisque c'est un devoir d'utilité publique
que de prononcer quand il le faut des άραί bien adressées et judicieusement formulées,
qu'ait existé une fonction spécialisée d'aprixn'p, alors que la famille de εύχομαι,
concernée par des représentations d'intérêt particulier, n'avait pas lieu de fournir de
nom d'agent. Cela étant, s'il est sans doute important de rappeler comme on l'a fait que
des valeurs efficientes du langage sont mises en œuvre dans Γάρά, il ne l'est pas moins
de souligner que ce résultat ne saurait être obtenu hors de la conformité à l'ordre.
Nous voyons en effet avec Γάροί apparaître une autre valeur de la parole en
relation avec Δίκη. Il ne s'agit plus de faire valoir des revendications estimées par le
locuteur conformes à cet ordre, mais de corroborer par la parole le déroulement de
Δίκη à l'œuvre dans le monde, voire de préciser son action, en l'assénant étroitement
sur les responsables, ou en définissant des modalités conditionnelles de son
intervention. Redisons-le : la possibilité d'une concomitance entre le fait d'àpdaGai et
un context? plus ou moins magique ne doit pas conduire à estimer άράσοαι
essentiellement sQlidaire des entreprises magiques ; il est fondamental de ne pas intégrer

10. Soph., Ant. 454.


11. Soph., O.R. 236-51 ; 269-75.
12. Esch., Sept 69-72 ; cf. encore au v. 608 : μάστιγι παγκοίνω Observons que l'Érinys
stimulée et dirigée par une άρά est inflexible, non pas par cruauté, mais parce qu'on n'échappe
point aux lois de la causalité naturelle.
508 CONCLUSION

l'accident à la définition. Au contraire, la solidarité intrinsèque de Γάρά avec la Justice


distributive est précisément ce qui garantit son indépendance primitive par rapport à la
magie, ce qui assure son caractère hautement religieux. Elle autorise en même temps à
faire l'économie de la question de savoir si par cette initiative les fidèles espéraient
« contraindre » le dieu : il n'y a pas lieu de la poser, puisque les dieux sont les garants,
sans doute, mais n'ont pas à être les agents de processus auxquels ils ont une fois pour
toutes accordé leur adhésion. Les liens étroits qui unissent άράσθαι, comme ευχεσθαι,
à Δίκη, sont donc nets ; mais en même temps on perçoit à quel point ils sont différents
dans un cas et dans l'autre. Dans le fait ευχεσθαι, le locuteur se fonde sur les principes
de Δίκη pour développer son argumentation ; dans l'entreprise d'apâcrôai, il appartient
à celui qui l'assume de susciter, d'orienter, ou de compléter l'action de Δίκη par la
prolation de sa parole. Dans l'un Δίκη est un principe de référence, dans l'autre, c'est
une force naturelle à laquelle on s'accorde.

Notre étude de άράομαι s'est donc révélée, en proportion même des difficultés
qu'elle a rencontrées d'abord, extrêmement féconde. Elle nous a permis en effet de
percevoir en pleine clarté qu'une entreprise comme celle à laquelle se rapporte le verbe
άράσθαι peut être à la fois authentiquement religieuse, et en principe indépendante
des dieux et des sacrifices qu'on leur offre. C'est en effet un caractère que nous avons
rencontré plus d'une fois dans le déclenchement d'un tel phénomène : les dieux sont en
retrait. C'est perceptible dans la syntaxe même de la prière, où nous avons pu nous
apercevoir que ces processus automatiques étaient volontiers appelés à l'existence au
moyen d'une troisième personne de l'optatif dont le sujet est autre qu'un nom de dieu
(sur le modèle : δλοιτο) - formulation ne laissant aucune prise à la volonté divine. Ce
type d'intervention, qui n'est pas dirigé vers des dieux personnels, se rattache
nettement à une mise en branle de la puissance. Aussi proposerions-nous volontiers
d'écarter en un premier temps pour le verbe άράομαι, à chaque fois que c'est possible,
la traduction par « prier », et de penser plutôt à une expression qui laisse les dieux de
côté, comme « proférer un souhait solennel », ou « souhaiter solennellement » ; encore
ces suggestions sont-elles très imparfaites en ce qu'elles oblitèrent l'aspect de mise en
acte et celui de conformité ou de retour à l'ordre normal des choses. Surtout, elles ne
sont pas toujours viables. Mais elles auraient l'avantage de rompre le réflexe qui nous
mène à penser confusément que άράομαι désigne une prière comme une autre. Sans
doute certaines prières composites donnent-elles lieu à l'usage concomitant de εύχομαι
(et d'une deuxième personne de l'impératif) pour marquer la communication avec la
personne divine, et de άράομαι pour se référer plutôt au souhait qui n'est pas rattaché
à une action personnelle. Elles nous rappellent opportunément que nous serions mal
venus de chercher à établir une dichotomie là où les Grecs percevaient une
complémentarité. Mais enfin, à l'usage des Modernes que nous sommes, qui ont perdu
l'appréhension directe de ces nuances, il pourrait sembler de bonne méthode d'essayer
de réduire, sinon d'éviter tout à fait les risques de confusion.
CONCLUSION 509

Une autre marque en effet de la distance où sont tenus les dieux dans l'action
d'àpâoGai réside dans l'extrême rareté, soulignée de longue date, des rites sacrificiels
simultanés 13 : à quelques exceptions près, la mention de sacrifices sanglants ne figure
normalement pas en concomitance avec l'emploi de ce verbe 14. Cette observation
importante qui n'avait, à notre connaissance, pas reçu d'explication satisfaisante, nous
semble se comprendre tout naturellement dans la perspective que nous permettent de
tracer les études de J. Rudhardt après celles de J.P. Vernant : puisqu'on s'accorde à
reconnaître 15 dans le sacrifice olympien l'acte destiné à renouveler l'accord primitif
qui situe les hommes et les dieux les uns par rapport aux autres, et qui scelle la
répartition de leurs différentes τιμαί, il apparaît que ce geste sacrificiel a pour fonction
de renouer une sorte d'alliance entre des parties contractantes. Autant une semblable
démarche, fondée sur un acte assignant à chacun sa place, trouve son complément
nécessaire dans une action comme celle ά'ευχεοΒαι , qui indique une revendication
légitime proclamée avec l'intention d'obtenir d'autrui ce à quoi on pense avoir droit,
autant doit lui être étranger un terme dont le sens implique une propagation de
puissance indépendante de l'action divine 16. Aussi le sacrifice olympien est-il
normalement absent du contexte de άράομαι, tandis que le terme εύχομαι semble tout
indiqué pour désigner la prière qui accompagne cet acte cultuel à valeur pour ainsi
dire « juridique » en même temps que religieuse.
Il peut nous sembler difficilement concevable qu'un rite, et plus encore une
démarche à nos yeux aussi étroitement associée à l'idée de relation personnelle que la
prière, soient désolidarisés de l'idée de divinité (ou du moins qu'elle lui soit reliée

13. Cf. CORLU, p. 253. La mention concomitante de rites sacrificiels se trouve seulement
en Od. XIX, 367, où la présence du verbe άρώμαιηο^ semble s'expliquer par le contexte de
vitalité concerné ; de plus il s'agit d'une simple allusion à un moment passé, réunissant peut-être
dans le souvenir deux actions qui furent différentes dans leur déroulement.
14. CORLU, p. 286.
15. Vernant, 1974 a, en partie, p. 192 ; 1979 b, en partie, p. 42-3. Ces études sont
prolongées par celles de Rudhardt, 1981 (1970), en partie, p. 214-5 ; 1981, en partie, p. 272-7.
Mais on trouverait aussi l'expression de la même idée dans son art. 1981 (1976 b), p. 87.
16. Différentes sont les offrandes de graines (Od. IV) ou de voile (//. VI), qui ont pour but
de réactiver la vie : aussi bien constale-t-on leur mention occasionnelle à proximité d'une
démarche désignée par άράομαι. Rappelons qu'une expression comme « action divine » ne doit
pas être entendue au sens qui serait le plus évident pour nous : à nos yeux, action, agent,
personne sont liés. Ce n'est pas le cas pour les Grecs dans les conceptions desquels l'agent n'est
pas individualisé, mais intérieur à l'action qui surtout les intéresse : dans cette perspective, la
réalisation d'une action coïncide avec une manifestation de puissance, qui ne peut qu'être divine
(cf. la discussion qui a suivi l'exposé de Vernant au colloque de Royaumont (1960, p. 43).
Soulignons le chemin parcouru depuis l'introd. où (n. 51) nous renoncions à nous interroger sur
une antecedence éventuelle entre prière et sacrifice : les découvrir liés est une manière de
dépasser la question. Au reste Plat, met sur le même plan « les prières, les offrandes, et le culte
sous toutes ses formes » (Lois, IV, 716 d-717 a ; cf. Revcrdin, p. 65).
510 CONCLUSION

lâchement et pour ainsi dire à la manière d'un épiphénomène). Là réside probablement


l'une des causes de la répugnance qui avait empêché jusqu'à présent d'appréhender les
implications de άράομαι : on a préféré parler de magie (sur laquelle nul ne voit
d'objection à jeter un certain discrédit), que de persister à parler de « prière » quand les
dieux ne sont pas directement en cause. Le fait est que, vu le sens du mot « prière » en
français, il y a là quelque chose d'un peu gênant. Mais pour qui veut bien approcher la
religion grecque à partir des catégories qui lui appartiennent en propre et non d'un
point de vue judéo-chrétien, cela n'a plus rien d'étonnant. Bien plus, cela nous permet
de saisir l'un des aspects spécifiques de la religion grecque : sa capacité à considérer
comme hautement sacré ce qui relève directement de la puissance ; et, chose peut-être
encore plus étonnante pour nous, son aptitude à superposer, voire à confondre ces
deux aspects sous lesquels peut se présenter le divin : la puissance et la personne.
Encore ce double caractère est-il rendu encore plus troublant par le fait qu'Homère
s'en est emparé pour en jouer. Et c'est là semble-t-il un autre des acquis importants, du
point de vue de la méthode cette fois, de cette étude ; nous en sommes arrivée à la
certitude que, même ou surtout pour examiner des points de religion, il est licite et
fructueux de considérer les textes littéraires en prenant en compte ce qu'ils sont avant
tout : des œuvres d'art.
Il est temps en effet de souligner maintenant avec force l'énormité de la déviance
qu'à nos yeux l'épopée a fait subir aux emplois de άράομαι, utilisant le potentiel
d'actualisation de ce verbe pour en faire le terme même qui exprime la demande
d'assistance immédiate, si ce n'est d'épiphanie. Peut-être estimera-t-on périlleux de
nous voir parler de déviance, comme si l'on connaissait pour ce verbe des emplois
antérieurs à ceux de l'épopée 17. Nous pensons nous en être expliquée suffisamment.

17. De fait, cette position est défendue par un raisonnement fondé sur les divers sens du
mot et sur une réflexion relative aux usages épiques. Si en effet (selon la suggestion de
CORLU) l'emploi homérique de « prier » au sens effectif de « s'adresser à un dieu » (dont on
trouve un ex. en //. IX, 172) répondait au sens originel de άράομαι, on serait assez en peine
d'expliquer à la fois l'autre emploi homérique au sens de « souhait ardent », tout à fait
désolidarisé de la notion de divinité, et le prétendu « passage » de ce verbe au sens de
« maudire » : ce serait prêter aux dieux une malignité propre à rendre la religion grecque
inintelligible (rappelons que CORLU, p. 250, parle explicitement d'un « passage de la prière à la
malédiction » ; que l'idée de cette évolution forme l'une des bases de l'art, de BOLELLI - qui
l'explique par une influence de άρή « ruine » ; que CALAME en revanche { 1973, col. 1 168-9 },
se référant à SCHWENN, admet bien que l'utilisation au sens de « prier » est secondaire).
Parallèlement, on comprendrait mal pourquoi ce sens de « prier », supposé originel et
impliquant de surcroît une « prière » particulièrement solennelle et efficace, aurait rencontré par
la suite un succès aussi parcimonieux ou une pareille dépréciation. Au rebours l'hypothèse
inverse (puisque, dans un cas comme dans l'autre, nous en sommes, faute de témoignages
antérieurs, réduits aux hypothèses) peut donner lieu à des explications parfaitement
satisfaisantes. Si l'on part d'un sens comme « susciter la puissance », les rapports des divers
emplois entre eux deviennent compréhensibles. On saisit en effet aisément qu'un emploi
affaibli, pour ainsi dire minimal de ce mot, ait pu l'amener dans certains passages à ne pas
CONCLUSION 511

Toujours est-il que le poète s'est emparé du mot άράομοα pour donner du relief à
certaines interventions divines : rien ne marque mieux, justement, cette répugnance à
montrer des déclenchements automatiques, qu'un usage de ce verbe gauchi pour
l'adapter aux relations personnelles à la divinité. L'actualisation de puissance
impliquée par le mot vient alors conférer force et pouvoir évocateur à la mise en scène
spectaculaire d'interventions divines dans la vie héroïque, que l'épopée se plaît à
exalter. En même temps, on s'explique que les poètes ultérieurs aient pu, au reste dans
un nombre de cas assez restreint, sacrifier à la tradition littéraire de l'imitation épique,
mais qu'ils s'en soient le plus souvent tenus à un usage plus strict du terme.
Ainsi, Homère a probablement beaucoup contribué à brouiller les choses. On
demeurerait confondu et perplexe devant sa hardiesse à faire un usage si particulier de
άράομοα dans l'épopée, si d'autres exemples n'étaient là pour confirmer les libertés
qu'il ose prendre avec le vocabulaire religieux 18.

*
* *

Au nombre de ceux-ci, il ne saurait être indifférent de trouver λίσσομαι, pour


lequel nous proposons une interprétation nouvelle, fondée précisément sur son
utilisation singulière dans Ylliade. Au sujet de ce verbe en effet, nous pensons devoir
prendre nos distances par rapport aux idées traditionnellement reçues, et remettre en
cause d'une part la conviction que λίσσομαι est originellement approprié à des
rapports « entre pairs », et de l'autre l'affirmation que ce terme est synonyme de
supplication.
La supplication en effet (ικνέομαι) consiste en une contrainte rituelle exercée sur
un homme ou sur un dieu, qui est placé devant un fait accompli : le contact établi de
force par le suppliant avec un objet au plus haut point conducteur de virtualités de vie
ou de mort, essentiellement le foyer de celui auquel il « arrive ». Ce contact oblige le
supplié à faire cesser la souillure constituée par cette intrusion grâce à un accueil qui
agrège le nouveau venu au groupe familial ou social, et l'intègre parmi les φίλοι. Tout
se passe au début par gestes, et le personnage requis n'a guère le choix de son attitude :
il lui faut, bon gré, mal gré, accueillir le suppliant, sous peine d'attirer un fléau sur lui
et les siens. Il n'y a pas de plus grande violence que l'obligation où accule cette
initiative d'un désespéré. Λίσσομαι au contraire relève du domaine de la propitiation,
de la demande en grâce. Il y a bien une pression exercée, mais par des moyens qui,
rendant hommage à la personne sollicitée, font en contrepartie appel à sa générosité :
ces moyens n'ont rien de contraignant. On ne saurait imaginer démarches plus

signifier plus que « désirer ardemment » ; c'est d'autant mieux concevable dans le contexte
homérique d'oblitération des processus autonomes.
18. Cf. D. Aubriot, 1989.
512 CONCLUSION

radicalement distinctes. S'il peut arriver que des mots des deux familles coexistent
dans un même contexte, encore faut-il nuancer et préciser autant que possible les
conditions d'emploi de ces deux séries de termes. Il nous est apparu que dans les cas
très précis où une supplication doit déboucher sur une commensalite, le terme d"ncéxr|ç
semble alors, dans l'épopée, seul adéquat. C'est dire l'étroitesse des rapports que la
supplication à proprement parler peut entretenir avec la notion d'intégration sociale :
souvenons-nous que Gould de son côté, sans s'occuper de ces questions de
vocabulaire, s'était cru en droit de proposer l'hypothèse neuve (dont nous suggérons ici
une confirmation) que la supplication au foyer représentait le stade originel de ce rite.
Quand en revanche il n'est question que d'obtenir une faveur d'ordre différent, fût-elle
vitale, l'usage de λίσσομοα n'apparaît pas illégitime dans Homère, chez qui ce verbe
semble apte à être employé dans le contexte de n'importe quelle requête. Assurément
rien n'est, dans son principe et dans ses moyens, plus opposé à la supplication que
l'imploration désignée par λίσσομαν. Cependant on voit bien que, les visées de l'une et
de l'autre action étant comparables, un suppliant quelque peu délicat a tout intérêt à
masquer son coup de force sous les allures d'un recours gracieux, infiniment plus
flatteur pour celui qui est requis. Aussi trouve-t-on souvent réunis des mots apparentés
aux deux familles. Il n'y a pas lieu pour autant de les confondre.
On peut être tenté de distinguer à nouveau un jeu de deux séries de vocables,
parallèle au couple formé par άράομαι et εύχομαι: comme άράομαι, ίκνέομαι se
passe de l'adhésion de qui que ce soit, car les deux verbes impliquent l'enclenchement de
mécanismes fondés sur les mêmes notions de contagion et de propagation
automatiques ; λίσσομοα en revanche, comparable en cela à εύχομαι, tente d'exercer une
pression pour emporter l'approbation d'une autre partie. Le point commun le plus frappant
entre άράομαι et ίκνέομαι réside sans doute dans la distance qu'y observe le fidèle par
rapport à la divinité, dans la liberté octroyée à l'homme de déclencher de sa propre
initiative et de capter à son profit la puissance de vie et de mort à l'œuvre dans le
monde. Nous l'avons rappelé à propos de Γάρά ; il en va de même pour la supplication.
Elle aussi s'appuie sur les rapports entre φίλοι, qu'elle utilise ou qu'elle crée : parents
et hôtes possèdent déjà ce caractère ; la supplication le confère à un étranger, soit que,
accueilli, il devienne un hôte, soit que, éconduit, il veuille se prévaloir du contact qu'il
a établi de son propre chef pour lancer contre qui renonce à secourir sa détresse des
imprécations aussi efficaces que celles d'un père sur ses enfants. Aussi bien,
supplication et αρά ont entre elles un rapport de succession, la première démarche ayant
toujours la seconde (orientée en bien ou en mal) pour conséquence. La parenté qui
semble unir ces deux interventions se laisse observer également sur d'autres registres.
Et tout d'abord ces deux termes ont vocation à désigner une action, comme le
prouve l'existence, pour l'un comme pour l'autre, d'un nom d'agent : Ικέτης, άρητήρ-
alors que les radicaux de εύχομαι et de λίσσομαι n'en possèdent probablement pas.
Mais si ces deux noms invitent à opposer άράομαι et Ίκνέομαι d'une part, εύχομαι et
λίσσομαι de l'autre, ils ne prêtent pourtant pas à un parallèle strict. L'un (άρητηρ) ne
donne lieu qu'à des occurrences extrêmement rares et poétiques ; il semble désigner
CONCLUSION 513

une fonction officielle permanente, ce qui vient confirmer les liens que nous avions
aperçus entre cette démarche lourde de conséquences et l'intérêt collectif. L'autre en
revanche (Ικέτης) convient pour un homme se trouvant dans un état occasionnel,
transitoire (un Ικέτης accueilli devenant un ξένος), que l'intéressé se confère de sa
propre initiative. Par ailleurs, άρασθαι exige la formulation explicite d'un contenu en
quoi consiste justement Γάρά, tandis que, faute d'un contact effectif, la simple
déclaration Ίκάνω se suffit à elle-même, constituant un performatif au moyen duquel
le suppliant est bien celui qui au moins dit : « J'arrive », « je touche »A19, sans autre
formule explicative. On voit que ces deux familles de mots se competent à certains
égards de manière parallèle, mais aussi réservent des différences qui semblent
provenir du rapport de l'une et de l'autre à la déclaration. En tout cas un point demeure
commun : c'est l'affinité des deux verbes (άράομοα et Ίκνέομαι) avec l'action, à cette
réserve près qu'ici l'action est un geste, et que là, elle consiste en une prolation
verbale. En effet, même si άρασοαι consiste en une prise de parole, le résultat qui
s'ensuit n'est pas de l'ordre du discours (comme pour εύχομαι), mais de l'ordre de
l'acte, ainsi que nous l'avons rappelé 20. Tout cela nous confirme à quel point il peut
être inadéquat de faire comme si άρασθαι, qui de fait est à la charnière de la parole et
de l'action, signifiait simplement « prier », avec les seules implications verbales que
nous entendons nécessairement sous ce mot. Quoi qu'il en soit, on voit que les
rapports qui se laissent établir entre άράομαι et ίκνέομαι demeurent relativement
limités.
De leur côté, εύχομαι et λίσσομαι ne sont pas non plus à mettre sur le même
plan sans autre examen. Si λίσσομαι est passible d'un certain parallèle avec εύχομαι,
en ce que ces deux démarches sont motivées par le projet de peser sur le jugement ou
sur l'appréciation d'autrui, leurs fondements sont radicalement différents : le fait
d'εύχεσθαι ne peut devenir une entreprise de persuasion que parce qu'il pose au départ
une revendication de légitimité ; il appartient exclusivement à l'ordre du langage, et la
persuasion dont il s'agit est essentiellement logique et fondée sur le droit. L'action qui
consiste à λίσσεσθαι, au contraire, loin de se présenter comme une prétention à établir
un droit, sollicite une grâce, et fonde son espoir d'obtenir satisfaction sur des égards
appelés à se manifester parfois dans un discours habile et insinuant, mais parfois aussi
dans des offrandes qui ne relèvent pas nécessairement du domaine du langage (comme
c'est le cas d'une œuvre d'art poétique), et qui peuvent également consister en présents
matériels, αγάλματα de toute sorte. Aussi la « persuasion » en question est-elle plutôt
aptitude à fléchir qu'à convaincre21. On voit là encore combien le parallèle qui peut

19. Cf. BENVEN1STE, 1969, Π, p. 252-4 ; F. LÉTOUBLON, 1980.


20. Nous sommes là dans les cas d'efficience particulière de la parole visés supra, p. 500.
Mais nous pensons avoir suffisamment insisté dans tout ce travail sur les conditions très
particulières de cette efficacité qui, théoriquement, n'a rien à voir avec la magie.
21. C'est celle-là qui excite l'indignation de Plat. ; cf. D. Aubriot, 1985 b, en partie, p. 34-5.
Sur les affinités superficielles et, de fait, la profonde opposition entre les deux allégories, cf.
514 CONCLUSION

être mené entre les deux domaines a une portée restreinte. Les rapprochements
simplificateurs sont donc à bannir d'une manière générale, mais surtout celui qui
voudrait confondre le fait de λίσσεσθαι et les rites de la supplication. Le crédit dont il
jouit le rend en effet particulièrement dommageable. De fait, les deux actions de
λίσσεσθαι et d'ÎKvaoOaise laissent distinguer avec netteté, dans la mesure où il s'agit
d'opposer une contrainte à une requête gracieuse, un geste impérieux à une offre, voire
à une offrande.

Nous arrivons'à l'autre point sur lequel nous entendons nous démarquer de nos
prédécesseurs en ce qui concerne λίσσομαι : il ne nous paraît pas possible de
continuer à affirmer à la suite d'A. Corlu que ce verbe, originellement approprié aux
rapports entre hommes, a vu peu à peu son domaine s'étendre aux relations d'hommes
à dieux ; et nous proposons d'en revenir tout bonnement aux suggestions de Mair, qui
voyait dans ce mot un terme authentiquement religieux, en relation avec des
démarches propitiatoires. Selon nous, le sens propre de λίσσομαι n'est pas le sens
large dans lequel l'utilisent l'Odyssée et surtout l'Iliade, pour désigner des implorations
présentées entre pairs, en faisant volontiers appel au sens moral du personnage requis
(soit pour le rappeler à son devoir - par exemple dans le cas d'un chef exhortant ses
compagnons au courage -, soit pour lui recommander la magnanimité). Le sens propre
de λίσσομαι à nos yeux est à chercher dans ses emplois ultérieurs (c'est à vrai dire
déjà l'emploi retenu au point culminant de l'apologue des Λιταί), quand ce verbe
marque une demande de grâce, soit à titre proprement « gracieux », soit après quelque
« transgression ou erreur » 22 c'est-à-dire quand il s'agit plutôt de solliciter un retour en
grâce. En somme cette proposition ramène à la suggestion de Benvcniste, mais en
évitant l'embarras où il s'était trouvé en prétendant adapter cette intuition, juste par
ailleurs, au texte homérique qui justement se donne pour tâche d'en gauchir
l'application.
Cette suggestion offre plusieurs avantages, à commencer par celui de rendre sa
pleine justification au lien étymologique de λίσσομαι et de litare (dont personne n'a
osé repousser positivement la validité) ; ensuite, elle éclaire à la fois les disparates et
la continuité entre les emplois homériques et les emplois ultérieurs ; elle permet enfin
de souligner l'unité de vues saisissante qui marque les usages épiques du vocabulaire
des relations de l'homme à la divinité - et en particulier de la prière. Si nous nous
retournons en effet sur les remarques que nous avons présentées chemin faisant sur
l'usage par les textes homériques des termes qui nous intéressent, nous nous
apercevons que pour chacun des mots abordés, nous avons dû souligner des
singularités d'emploi. Chacune de ces observations, prise séparément, pouvait sembler

1984 b. On pourrait même soutenir qu'Homère développe l'idée qu'en l'action de λίσσεσθαι
réside précisément un recours contre les excès du bon droit, sinon du droit.
22. //. IX, 501.
CONCLUSION 515

curieuse et hardie, mais leur ensemble constitue un faisceau d'une cohérence qui
mérite considération, et dont il convient de récapituler brièvement les traits saillants.
Pour εύχομαι, nous avons observé à la suite de J.L. Perpillou un glissement du
domaine séculier au domaine religieux. Il est impossible de dire s'il est ou non le fait
d'Homère. Sous ce rapport, il serait donc vain de se demander en quelle mesure
l'épopée a pu contribuer à développer une conception anthropomorphique de la
divinité. La question des origines nous échappe irrémédiablement 23. Nous devons
nous borner à enregistrer ce simple fait : dès le moment où des textes nous mettent en
mesure de percevoir des conceptions religieuses, celles-ci nous apparaissent marquées
par un fort caractère anthropomorphique des représentations mentales, voire
plastiques 24. La portée de cette remarque peut être soulignée sur deux points. Le
premier concerne l'un des deux aspects de la religion grecque dégagés par J. Rudhardt,
celui qu'il a défini comme relevant de « l'ordre ». Si εύχομαι signifie « exposer une
requête légitime » le fidèle, par cet acte effectué devant la divinité, pose une
revendication aux multiples retentissements : elle le situe dans la visée de la Justice,
en le faisant participer au bon fonctionnement de Δίκη ; elle contribue par là au
maintien de l'ordre assignant à chacun sa juste place, et exigeant que lui soit accordé
ce qui lui revient. Elle s'intègre en conséquence dans le prolongement de la répartition
à laquelle ont contribué Zeus, Prométhéc, et Deucalion, et au terme de laquelle sont

23. Vemant, 1974 a, p. 103 : « Une recherche des origines est toujours difficile. Dans le cas
grec nous sommes en pleine obscurité. Aussi loin que nous remontions dans le passé (c'est-à-
dire, depuis le déchiffrement du linéaire B, jusqu'à l'époque mycénienne), nous avons affaire à
un système religieux qui a déjà connu bien des transformations ». Notons cependant l'insistance
du poète à faire comme si la référence normale pour le verbe εύχομαι était un dieu : on la
remarque dans l'emploi de la formule εύχομαι ως τε θεφ(Οά. XIII, 231 ; ou encore //. XXII,
394 ; Od. VIII, 467 ; XV, 181, où il s'agit de εύχετάομαι). Cette insistance peut paraître
légèrement suspecte et donner quelque poids à la présomption qu'Homère s'employait à
accréditer les relations de εύχομαι à la divinité.
24. Cela à vrai dire ne devrait pas nous surprendre : outre les représentations figurées en
effet, qui nous montrent avec prédilection les dieux sous forme humaine, l'architecture des
temples est là pour nous convaincre que ce qui convenait aux hommes passait pour convenir
aussi aux dieux. Pourtant, à considérer les choses d'un peu plus près, une telle attitude mérite
d'autant plus d'être notée, qu'on n'en trouve pas de reflet sur les documents figurés de l'époque
géométrique : comme l'a très justement noté Finley, 1973 (1970), p. 103, l'attitude
anthropomorphique à peu près omniprésente dans les poèmes homériques (et clairement lisible
en partie, dans //. XVIII, 518-9) est absente des arts plastiques. Jouan par ailleurs s'est attaché à
préciser divers points sur lesquels s'exerçait la différence d'esprit qu'on peut constater entre
Homère et les autres épopées (1987, en partie, p. 49 ; 52-3 ; cf. aussi Griffin, 1977).
Corrélativement, on a souligné que ces poèmes ont marqué l'avènement de nouveaux rapports à
la divinité, de nouvelles conceptions religieuses (cf. Musschc, p. 54) ; cf. supra, n. 3 et 4. Cl.
Bcrard pour sa part attire l'attention sur le fait que le temple des dieux « est calqué directement
sur l'architecture laïque protogéométrique » (1986, p. 10), ce qui reflète des conceptions
analogues à celles que suggère l'évolution de εύχομαι, verbe devenu spécifique du vocabulaire
religieux, à partir d'une origine laïque.
516 CONCLUSION

consacrées à la fois la séparation des hommes et des dieux, et la possibilité entre eux
d'une communication renouvelée par la θυσία Que l'action d' εΰχεσθαι accompagne
ou non un sacrifice 25, elle peut toujours être regardée comme faisant implicitement
référence à ce droit, qui a été octroyé à l'homme, de revendiquer les conditions lui
permettant d'occuper la place qui lui revient dans le monde. C'est là une première suite
qu'on peut tirer de l'application du verbe εύχομαι à la prière. Le second point, qui n'est
pas étranger au premier, est afférent à la notion de divinité. Nous en soulignions le
caractère anthropomorphique, supposé par l'utilisation pour la prière d'un terme aux
connotations sociales. Or J. Rudhardt a montré que, dans le processus cosmogonique,
l'apparition des dieux différenciés était justement contemporaine de la répartition par
Zeus des honneurs et des charges, conformément à son « dessein » de mise en ordre
du monde 26 et qu'on pouvait, à partir de ce moment là, parler de dieux au caractère
personnel de plus en plus affirmé. À cet égard, il apparaît parfaitement cohérent que
nous puissions dégager entre εύχομαι et la notion d'ordre c'est-à-dire de Δίκη, une
relation qui se double d'une autre, complémentaire, entre εύχομαι et la notion de dieux
personnels. L'examen du vocabulaire vient sur ce point confirmer et prolonger ce
qu'avait appris une étude des mythes ; et c'est là un nouveau jalon propre à asseoir le
rapport déjà dessiné par J. Rudhardt entre mythologie et pratiques religieuses.
Pour άράομαι il semble que nous soyons mieux en mesure de cerner la part de
l'originalité épique. On sait en effet que dans ces poèmes l'héroïsme personnel est la
grande valeur, et qu'une des manières de l'exalter consiste à peindre le héros dans la
familiarité des dieux qui le favorisent. Il apparaît congruent à ce présupposé que
άράομαι, qui partout ailleurs désigne un déclenchement quasi automatique de la
circulation (positive ou négative) d'une sorte de courant vital immanent, ait été utilisé
là d'une manière qui gomme cet aspect pour ainsi dire « mécanique » de la religion,
fondé sur l'immanence de « la puissance » et étranger à la fréquentation de personnes
divines. Prenant dans la majorité des cas le contrepied de l'emploi usuel, les poèmes
homériques font comme si άράομαι avait été, à la manière d'εύχoμαι, approprié à
l'expression de la prière personnelle - avec cette réserve que l'aptitude ordinaire de ce
verbe à entraîner des conséquences concrètes, trouve un écho transformé dans les
multiples epiphanies qu'il déclenche : leur caractère anthropomorphique est parfois
pour le moins douteux, mais il est suggéré aussi souvent que possible, et il arrive qu'il
soit orchestré avec un pouvoir évocateur visiblement soigné - preuve manifeste du
parti pris du poète en faveur d'une intimité possible entre héros et dieu. Quant à
λίσσομαι, il est employé dans des conditions telles que l'usage épique de ce verbe a
longtemps fait croire à sa destination originellement « horizontale » ; mais une étude
attentive de Ylliade menée de ce point de vue suggère l'idée d'un transfert délibéré de

25. CORLU insiste, p. 71-6, sur la présence relativement fréquente d'une libation ou d'un
sacrifice au voisinage d'ευχεσθαι.
26. Cf. les art. de Rudhardt cités supra, n. 15.
CONCLUSION 517

ce mot, de la sphère religieuse à la sphère sociale, pour mieux mettre Achille en


parallèle avec les dieux. D'une manière générale, ce verbe trouve sa place dans
l'épopée quand il s'agit d'obtenir une faveur importante, dont on veut attribuer le
mérite au libre arbitre du personnage sollicité à la manière d'un dieu qu'on se rend
propice par des offrandes et des marques d'honneur.
Ces trois séries de remarques imposent donc de mettre l'accent sur un caractère
anthropomorphique de la divinité nettement mis en valeur par le texte homérique, non
seulement à travers l'emploi de εύχομαι, mais aussi à travers celui de άράομαι et de
λίσσομοα. D'abord dans le postulat de similitude entre personnes humaines et divines
impliqué par l'utilisation de εύχομαι vis-à-vis d'un dieu comme à la face d'un homme ;
ensuite dans le refus de la puissance captée pour déclencher une propagation
automatique, et qui plus est dans l'usage diamétralement opposé de άράομαι au voisinage
d'épiphanies ; enfin dans le désir de combler l'hiatus entre les héros épiques
(principalement Achille) et le monde divin, que suggère l'emploi social de λίσσομαι, se lit
une seule et même préoccupation : rapprocher les dieux et les héros épiques, et même
mêler leurs mondes et confondre leurs rangs (sans pour autant procéder à une
assimilation pure et simple, puisque la souffrance et la mort les distinguent de manière
essentielle). Pour cela, non seulement on les montre vivant en presque totale intimité
les uns avec les autres, mais encore on décrit leurs rapports mutuels à l'aide d'un usage
équivoque du vocabulaire : εύχομαι passe du domaine social au domaine religieux,
tandis qu'une modification inverse se produit pour λίσσομαι. Quant à άράομαι, le seul
des trois termes à n'avoir jamais pu être adéquat pour des relations humaines, encore
son emploi homérique sert-il le même but par des moyens différents : au projet d'agir
directement sur la propagation automatique de la puissance, il substitue ce qui dans la
religion grecque lui est le plus opposé, à savoir celui de susciter une épiphanie
pouvant passer pour anthropomorphe. Ce faisant, άράομαι accuse cette tendance du
poète à privilégier la notion de personne divine, et en même temps permet la mise en
lumière de relations exceptionnelles, proprement « héroïques », de l'homme à la
divinité ™ .

27. On pourrait proposer une explication parallèle d'un fait que nous avions souligné
chemin faisant : lors de certaines grandes prières insistantes qu'Homère fait prononcer à ses
héros pour obtenir l'assistance immédiate sinon l'épiphanie d'une divinité, nous avons vu que le
poète s'attachait à marquer la solitude recherchée par le personnage. Or ces prières sont, par une
singularité épique que nous venons d'évoquer, mises en relation avec le verbe άράομαι, même
si εύχομαι peut servir à les désigner aussi (en particulier dans la reprise ώς εφατ1 εύχόμενοφ.
Peut-être sommes-nous maintenant à même de compléter les suggestions que nous avions
présentées dans le chap. IV. Il nous était apparu alors que celte recherche de solitude pouvait
s'expliquer par l'imminence de la venue du dieu demandée dans la prière - épiphanie qui
censément, même si elle n'était pas positivement anthropomorphique, ne pouvait s'accommoder
d'aucun témoin indiscret. Il faut aller plus loin : nous nous demandons si l'indication de cette
précaution exceptionnelle ne servirait pas en quelque sorte de signal pour attirer l'attention sur
les conséquences à inférer de cet emploi inattendu de άράομαι, relativement au statut tout à fait
518 CONCLUSION

Ces diverses constatations et hypothèses se fortifient mutuellement, et trouvent


confirmation dans les conceptions générales des poèmes homériques. Elles
apparaissent en effet parfaitement en accord, par exemple, avec l'effort dé, loyé pour
masquer l'usage (probablement connu cependant) des procédures rituelles de
purification ; car cette omission se présente dans des conditions qui la font ressembler
plutôt à un refus délibéré qu'à une ignorance véritable. La raison de ce silence semble
résider dans le fait que ces rites sont, comme la supplication, fondés sur la conception
d'une propagation automatique de la souillure. Cette façon d'appréhender les choses
permet également de comprendre les différences qui séparent l'Iliade de l'Odyssée du
point de vue, précisément, de l'usage de la supplication. Nous avons vu en effet que
l'Iliade refusait à ce que nous avons nommé « supplication » au combat (c'est-à-dire à
une démarche où cependant le contact avec les genoux semblait important), d'être
assimilée à une forme de supplication stricto sensu , donnant lieu à l'usage d'un terme
apparenté à Ικέτης. Or à première vue, on ne saisit pas bien en quoi le fait qu'il y a en
outre reddition appuyée sur une promesse de rançon, pourrait empêcher l'existence
d'une vraie supplication, et pourquoi les deux entreprises, de la supplication et de
l'imploration, ne pourraient pas être superposées ; en effet, il existe bien - dans
l'Odyssée justement - des supplications aux genoux qui donnent droit au titre α'ίκέτης.
Cela ne viendrait-il pas de ce que le simple contact physique, indépendamment de tout
intérêt accordé à la considération sociale, pourrait passer alors pour constituer le seul
mobile d'un consentement qui s'épuise dans l'octroi pur et simple de la vie sauve ? et
que cela élimine toute possibilité de choix et de libre arbitre ? Or quelle gloire morale
y a-t-il à céder à une obligation rituelle ? Au lieu que le type d'accueil que le poète se
plaît à exalter dans l'Iliade est celui qui, fondé sur une générosité aristocratique
librement consentie (et pour cela, il faut oblitérer la notion de contrainte religieuse), va
bien au delà de la vie épargnée, et se signale par l'octroi de fiefs et de richesses : on
sait quel mérite est fait à Pelée d'avoir pratiqué ce genre d'hospitalité avec un luxe
inégalé. Si, dans l'Odyssée, la pierre de touche de la valeur sociale et religieuse d'une
personne réside dans sa capacité à accueillir comme il faut « hôtes et suppliants »,
l'homme supérieur dans l'Iliade est celui qui, surtout, sait s'honorer de faire droit à la
considération d'autrui, au-dessus de toute passion et hors de toute contrainte.
Notre projet n'étant pas ici d'étudier le vocabulaire ou l'art homériques (sur
lesquels nous nous réservons de revenir ultérieurement), ce faisceau de remarques
convergentes nous semble suffisant pour assurer la légitimité de notre démarche : les
constatations qu'on peut effectuer dans l'épopée relativement au vocabulaire religieux
s'inscrivent dans un ensemble vaste et cohérent. Les emplois particuliers qu'on y
décèle, loin de devoir donner lieu à une interprétation par l'antériorité historique de ces

extraordinaire, presque divin dont jouit le héros. Cette suggestion sera développée
ultérieurement.
CONCLUSION 519

textes, apparaissent infiniment plus instructifs, et sur l'épopée elle-même, et sur le sens
propre des mots, si l'on reconnaît leur cohérence artistique et leur valeur délibérément
« humaniste ».

Nous sommes maintenant en mesure d'en revenir une bonne fois aux conceptions
religieuses qui se laissent discerner à travers notre étude générale de la prière grecque.
Il apparaît tout d'abord qu'il n'est guère facile de décider s'il faut s'arrêter, comme nous
nous l'étions demandé, à la solution d'une voie double ou encore d'une voie triple,
pour rendre compte des phénomènes afférents à la prière en Grèce. De fait, tout
dépend de la décision qu'on adopte relativement à la supplication : si l'on se détermine
à l'agréger à la prière, on se trouve devant quatre termes qui se laissent plus ou moins
regrouper deux à deux ; si l'on préfère l'évincer, il reste trois verbes assez nettement
distincts pour qu'on soit surtout sensible à la spécificité de chacun. Examinons
successivement chacune de ces solutions, avec leurs conséquences relatives aux
conceptions religieuses.

Si nous nous plaçons dans la première de ces hypothèses, nous nous retrouvons
devant deux séries possibles de deux couples qui ne se laissent meure en parallèle que
dans des conditions extrêmement restreintes. Nous avons expliqué en quoi le
regroupement traditionnel de άράομαι et de εύχομαι d'une part, de λίσσομαι et de
ίκνέομαι d'autre part, nous semblait insuffisant à rendre compte de la complexité des
faits. Sans doute avons-nous tenu à montrer aussi les limites de la proposition qui
consiste à apparier άράομαι et ίκνέομαι d'un côté, εύχομαι et λίσσομαι de l'autre.
Toutefois, en dépit des restrictions qu'on peut formuler relativement à ce dernier mode
de classement, il est vrai qu'il a pour lui certains arguments.
Il permet en particulier de retrouver la dichotomie familière entre religion de la
puissance et religion de la personne, puisque les deux premiers verbes ont en commun
de s'appuyer sur une notion de propagation automatique, tandis que le second couple
est lié au domaine de la persuasion, et par conséquent de la relation personnelle. Mais
si ces deux aspects sous lesquels on pouvait révérer ou adorer les puissances
supérieures prêtent à une distinction commode, il s'en faut, nous l'avons vu, qu'on
doive regarder les deux domaines comme opposés, encore moins comme exclusifs l'un
de l'autre. Non seulement, ainsi que nous l'avons rappelé, une même prière peut tenir
successivement de Γάρά et de Γεύχη' (comme la première prière de Chrysès à
Apollon), mais encore des points afférents à la texture même des formulations 28

28. Relevons par ex. un point qui, pour cire de détail, n'en est pas moins révélateur. Nous
l'avions noté quand, examinant la structure syntaxique d'un bon nombre de prières, nous nous
étions rendu compte que des tournures comme ει ποτέ... και νυν, ώς... ούτως trouvaient le
520 CONCLUSION

montrent qu'on peut guetter, jusque dans l'élaboration formelle d'une même prière, des
indices de cette double tendance à s'exprimer à la fois selon l'idée que des forces
naturelles peuvent être mises en branle, et selon une logique discursive. Qui plus est,
un double caractère analogue se retrouve, encore plus accusé, quand on observe la
manière dont un fidèle qui lance une άρά s'emploie le plus souvent à se concilier en
même temps la collaboration active des dieux 29. C'est même précisément dans la
mesure où ces dieux, et au premier chef Zeus, sont les garants de Δίκη, (ce qu'à
certains égards on penserait pouvoir apprécier comme le degré le plus « moralisé » de
la religion grecque), qu'ils doivent se faire les auxiliaires des mécanismes à
fonctionnement automatique. En sorte que ces deux aspects de la religion, celui qui se
fonde sur une notion de propagation autonome, et celui qu'on peut regarder comme
établi sur une sorte de contrat, loin d'être à isoler l'un de l'autre, se compénctrent au

moyen de fonder leur efficacité sur un enchaînement à la fois automatique et logique,


hypnotique et rigoureux, circulaire et linéaire. Tout en évitant la confusion trop fréquente et déjà
dénoncée avec le domaine de l'efficacité magique, rappelons que la magie sympathique devait
utiliser des formules analogues, comme en font foi les deuxième et troisième quatrains de
Simaitha dans Les Magic, de Thcr. (v. 24-31) : « (Je brûle cette branche de laurier) ; et comme
(ώφ elle craque fort en prenant feu, comme elle s'est embrasée tout d'un coup sans même laisser
de cendre visible, ainsi (οΰτω) puisse la chair de Delphis s'anéantir (άμαθύνοι ) dans la
flamme... ». Sans doute ne saurait-on assimiler terme à terme cette démarche, où un geste
actuel doit présager ce qui arrivera à l'amant infidèle, et une prière (comme celle du chœur dans
O.R. 164-7), où l'intervention passée du dieu doit servir de modèle à ce qu'on attend de lui dans
le présent. Cela n'empêche pas de remarquer, d'un point de vue formel, que cette phrase
présente la particularité de joindre la corrélation ώς... οΰτως (dont nous avons marqué la
fréquence dans des prières fondées sur des considérants), et l'emploi de l'opt. à la trois, pers.,
désolidarisé de tout réfèrent personnel (dont la présence nous a semblé plutôt caractéristique des
prières désignées par άράομοα). Il en est exactement de même dans le quatrain suivant.
(Notons que sur ce point, on pourrait rappeler également les remarques de VON FRITZ, p. 1 1, à
propos d'un texte de Callim.). En sorte qu'on se trouve devant des procédés à la fois parallèles et
différents : parallèles par l'usage des mêmes articulations syntaxiques, mais différents par le
choix du mode et de la personne du verbe. Rappelons que, dans le domaine de la prière, c'est le
plus souvent dans des requêtes argumentées (donc correspondant plutôt à l'entreprise désignée
par εύχομαι) qu'on trouve ces tournures. Quelle meilleure preuve de ce que l'originalité de la
prière réside dans l'utilisation de ces procédés, non comme des recettes mécaniques, des
« Sésame, ouvre-toi », mais comme les moyens élaborés d'une persuasion fondée en même
temps sur la force entraînante de l'exemple préalable (de ce qu'on pourrait appeler la
jurisprudence, qui table sur l'habitude supposée avoir pris force de règle plus que sur la
réflexion), et sur l'exigence purement logique de non-contradiction ?
29. Nous en avons, chemin faisant, cité maint ex. Qu'il suffise d'évoquer un texte littéraire
(Soph., O.R., ν. 269-76 ; le mouvement était analogue un peu plus haut à propos du meurtrier de
Laïos : 246 : κατευχομαι; 251 : ήρασάμην,- à cette réserve près que κατευχομοα n'avait
pas de nom de dieu pour complément), et un texte possédant valeur historique (Eschine, C.
C tés. UO-l).
CONCLUSION 521

contraire totalement, dans la prière comme dans d'autres domaines religieux 30. C'est
dire qu'il ne saurait être question de chercher lequel a chance d'être premier par
rapport à l'autre : quand nous les saisissons, ils apparaissent imbriqués dans des
conditions telles que prétendre établir l'antécédence de l'un sur l'autre est
probablement tout à fait dépourvu de sens. Il est sans doute plus utile de prendre note
de leur intrication et de réfléchir sur leur corrélation, sur le fait que le nom même de
Δίκη peut être invoqué à la fois, de manière ambiguë, comme l'équilibre présidant à
l'ordre du monde et comme la « Justice » ; mais c'est là un projet qui dépasse notre
propos présent. Contentons-nous pour l'instant de relever que l'étude de la prière nous
a permis d'obtenir une pleine confirmation de la complémentarité de ces deux aspects.
Cette constatation, en même temps qu'elle nous éclaire sur les conceptions
religieuses de la Grèce archaïque et classique, nous invite à la prudence. Nous
commencions en effet cette recherche en soulignant combien il était difficile à un
contemporain de s'abstraire de ses propres habitudes de pensée, de ses croyances
personnelles. Si nous prenons acte de cette originalité de la religion grecque que nous
venons de souligner à notre tour, nous serons mieux armés pour éviter de raisonner
comme si une expérience moderne de la prière pouvait être transférée telle quelle à la
Grèce antique, sans prise en compte de tout le reste du culte hellénique. Assurément la
prière semble y constituer un îlot de liberté, d'improvisation, qui nous la fait paraître
plus proche que le reste des manifestations de la piété grecque. Elle ne doit pas pour
autant cesser d'être appréciée au sein même de ces manifestations dont elle est
solidaire, c'est-à-dire d'un point de vue historique. Parallèlement notre affirmation
relative à άράομαι, selon laquelle ce genre d'intervention peut être empreint du
caractère religieux le plus frappant, le plus indéniable, et en même temps se présenter
comme ce qu'il y a de plus éloigné de ce que d'ordinaire nous appelons « prière »
(avec les connotations habituelles pour nous de relation plus ou moins personnelle et
respectueuse à la divinité), constitue probablement l'une de nos remarques les plus
salutaires. En somme, qu'on se tourne vers la manière d'appréhender la divinité ou
vers les modalités de certaines prières, on se voit pénétré d'un sentiment d'altérité
radicale.
Loin de chercher à en minimiser la portée, nous devons méditer sur cette
différence et en approfondir les implications. Nos chances de comprendre la religion
grecque sont en effet inversement proportionnelles à notre désir de lui trouver des
points communs avec les religions issues de la Révélation mosaïque. Nous devons

30. Cf. Rudhardt, 1981 (1964), p. 18. Il est fondamental pour notre propos de rappeler le
passage du Sophiste où l'étranger et Théétète évoquent les deux manières possibles pour décrire
les phénomènes de la croissance : les attribuer à une opération divine, ou dire que la nature les
engendre par une causalité spontanée (άπό τίνος αιτίας αυτόματης); et, ajoute Théétète,
« quant à moi, peut-être à cause de mon âge, je passe bien souvent d'une opinion à l'autre » (265
c-d). Cette compénétration radicale est soulignée à mainte reprise : cf. en partie. WEINREICH,
1929, p. 54.
522 CONCLUSION

nous défaire autant que nous le pouvons de nos présupposés judéo-chrétiens pour nous
enrichir d'une expérience totalement étrangère à la nôtre, et saisir les préoccupations
qui sont les siennes : s'il s'agit de la divinité, elle est à considérer à la fois dans son
immanence (la puissance) et dans sa « transcendance » (les personnes divines) ; s'il
s'agit des hommes, on ne leur suppose de pouvoir effectif (άράομαι) que comme
adjuvants de Δίκη c'est-à-dire comme participants à l'ordre de Zeus ; pour le reste ils
s'entretiennent avec les dieux dans des relations qui sont le calque (εύχομαι) ou le
modèle (λίσσομαι) de relations sociales. Mais entre les dieux nantis d'honneurs et de
charges auprès desquels il faisait valoir le bien-fondé de ses revendications ou qu'il
essayait de fléchir, et les lois de la causalité naturelle auxquelles il faisait appel en s'y
conformant, le fidèle grec n'établissait pas de solution de continuité. Les différentes
démarches entreprises au moyen de la prière sont liées au contraire par une puissante
unité. Elle réside dans le souci de l'homme, constamment manifesté à travers ces
divers efforts, de se maintenir à sa place dans l'ordre du monde. Cette préoccupation
centrale se laisse peut-être encore mieux discerner quand, abandonnant l'opposition
virtuelle entre deux couples, on examine directement les termes concernés dans leur
individualité.

*
* *

Si en effet, quittant cette façon binaire de considérer les choses, on en revient à


chacun des trois verbes traditionnellement regardés commes capables d'exprimer une
notion apparentée à ce que nous nommons la prière, on se trouve alors porté à aborder
autrement les conceptions religieuses impliquées par les différentes formes de la prière
grecque.
Il serait peut-être délicat de prétendre élaborer des conclusions fermes à partir du
fait que tous ces verbes 31 ne se conjuguent pas à la voix active mais n'existent qu'au
moyen. Il est en revanche une remarque qui s'impose : le résultat le plus notable peut-
être de cette enquête est de montrer qu'aucun de ces trois verbes, εύχομαι, άράομαι,
λίσσομαι, - pas plus, évidemment, que Ικνέομαι hors de cause ici - ne contient par
lui-même l'idée de demande ou de quête. Sans doute nos trois termes ont-ils connu
une évolution qui les a rapprochés de la requête : nous avons essayé de suivre certains
de ces glissements, de souligner en particulier les emplois ambigus de άρώμαι chez

31. Au reste, ce serait vrai aussi de Ικνέομαι qu'on peut trouver à la place de ίκάνω. On
pourrait évidemment être tenté de mettre cette remarque en rapport avec la forte implication
personnelle supposée par ces démarches : non seulement le locuteur est étroitement concerné,
mais encore il est nécessairement le siège du procès. Toutefois on peut rappeler que Humbert,
sensible à cet aspect des media tantum qui interdit la comparaison avec des emplois actifs
parallèles, estimait hasardé d'en tirer des conséquences au plan de leur valeur sémantique (cf.
son intervention à la soutenance de la thèse d'A. Corlu).
CONCLUSION 523

Sophocle. Sans doute également la demande a-t-clle pu occuper parfois une place non
négligeable - au point que Platon donne la définition suivante 32 : εύχαι παρά θεο&ν
αιτήσεις είσίν - ; et l'on ne saurait nier que des verbes comme αί τέω justement se
rencontrent assez souvent dans les prières. Il n'empêche que l'idée de requête ne
constituait le fondement originel d'aucun des mots servant à désigner un type de prière
proprement dit. Cette absence de requête est de grande conséquence quant à la
fonction de la prière : cette notion si répandue, que la prière doit être considérée dans
la Grèce antique comme une démarche intéressée, est pour le moins à reléguer au
second plan.
Cela permet de jeter un autre regard sur la prétendue vénalité des dieux grecs :
les sacrifices, les offrandes sont capables de les apaiser. Mais il n'est que de voir la
congruence du verbe λίσσεσθαι à la présentation d'une œuvre d'art 33, pour se
persuader que ce qui est agréable aux dieux, c'est avant tout l'honneur qu'on leur rend.
Cette remarque est en parfaite harmonie avec les modalités jugées adéquates à
l'expression d'une action de grâces : les modernes, avant de s'offusquer de la rareté des
« prières d'actions de grâces », devraient se souvenir que έπαινος et μνήμη, ainsi que
des offrandes accompagnées d'une simple présentation, étaient propres à en tenir
lieu 34, en sorte que les Grecs faisaient peut-être preuve d'une délicatesse supérieure à
la nôtre en ces matières. Enfin ces considérations ne devraient pas rester sans
conséquence sur l'interprétation des gestes de la prière, que certains se sont sans doute un
peu trop hâtes d'assimiler à des sollicitations de quémandeur : peut-être aurait-on
intérêt à réviser ce jugement et à se demander si la notion de présentation ne devrait pas
être, dans le cas des mains dites « supines », estimée primordiale, tandis que les autres
positions orientent vers les contextes de contact esquissé, ou de prise de parole.

Or en ce point précisément consiste la deuxième remarque sur laquelle il semble


fondamental d'insister : pour chacun des trois verbes considérés, la parole est
essentielle. À la différence du nom « prière » en français, les verbes relatifs à l'idée de
prière en grec 35 ne désignent pas un contenu, mais, à des titres divers, une action ou
une forme - qui ont pour point commun de concerner le domaine verbal : qu'il s'agisse
d'une elocution à valeur d'affirmation juridique, d'une prolation actualisante, ou d'une
présentation (d'offrande, de chant, de parole) dans une intention piaculaire, c'est

32. Lois VII, 801 a 9.


33. Comme nous l'avons remarqué au sujet des Hymnes homériques, ou des odes
pindariques, VON FRITZ avait fait observer à plusieurs reprises qu'un des rôles essentiels de la
prière est d'honorer la divinité (p. 19 ; 36) en particulier par l'offrande d'une œuvre d'art (p. 25-
6). Celte idée est reprise par Festugière, 1954, p. 166, n. 56.
34. Cf. supra, Introd., n. 6.
35. Peut-être ne saurait-on en dire exactement autant des noms, qui ont tôt ou tard fini par
désigner un contenu.
524 CONCLUSION

toujours une déclaration qui est en cause. On peut envisager cette prééminence
évidente de la parole de deux points de vue, suivant qu'on considère les qualités
propres du discours tenu, ou son importance pour le locuteur.
Si l'on s'en tient à la première perspective, on se rend compte que dans toutes ces
interventions de la parole, jamais l'intelligence ne perd ses droits. Il demeure toujours
nécessaire de prêter la plus grande attention à la formulation qu'on choisit, car aucun
crédit ne sera fait à une ambiguïté involontaire : une expression maladroite ne peut
manquer de porter tort ; et nous avons vu combien était jugée aléatoire la validité des
prières muettes. Plutôt que d'attribuer ces faits à une prétendue valeur « magique » des
mots - explication dont nous avons essayé de montrer les limites 36 -, il nous semble
préférable de mettre l'accent sur leur valeur logique. Et tout comme Thucydide fait
dire à Périclcs qu'aux yeux des Athéniens « la parole n'est pas... un obstacle à l'action,
mais que c'en est un au contraire, de ne pas s'être d'abord éclairé par la parole avant
d'aborder l'action à mener » 37, de même cette phrase pourrait être appliquée à la
prière. Qu'on la considère sous son aspect proprement discursif, efficient, ou
reconciliateur, dans les trois formes de prière suggérées par les différents verbes, la
parole est intelligence qui élucide les raisons ou les faits 38.
Cette qualité intellectuelle peut semble-t-il être attribuée à la relation que chacun
des trois verbes suppose avec Δίκη. Chacun des types de prière en effet apparaît lié à
un certain aspect de la notion de droit ; et c'est là un point qui les unit fortement l'un à
l'autre. L'étude de εύχομαι que nous avons menée nous a permis de découvrir combien
la préoccupation de légitimité y était essentielle : par l'origine du verbe d'abord 39 ;
parce qu'on fait valoir ce qu'on sollicite comme justifié et qu'on veille à ne demander
que τα δίκαια; enfin, par l'importance accordée à l'absence d'opiniâtreté ; par tous ces
traits qui valorisent l'argumentation, εύχομαι présente une parenté avec les qualités

36. Cela est vrai même dans le cas de l'imprécation d'Iphigénie arrêtée par un bâillon
(Esch., Ag. 234-7) ; c'est l'accusation explicite et publique qui est évitée, plutôt que le châtiment
- comme bien le prouve la trilogie elle-même, qui montre ce châtiment en marche (nous
choisissons cet ex. à dessein, car il est volontiers retenu par ceux qui prétendent affirmer la
valeur magique des mots).
37. The. II, 40, 2.
38. Cela est parfaitement conforme au sens de λόγος qui, comme le rappelle encore J. de
Romilly, est « à la fois parole et raison » (1986, p. 181). Elle insiste également sur le fait qu'au
Ve siècle, on cherchait la vérité de l'homme du côté de la lucidité (p. 179-81).
39. A condition de ne pas vouloir trop presser cet argument. J. de Romilly a bien montré
(1986, p. 160-1) la complémentarité, dans le discours humain, des « arguments de droit » et des
« raisons de reconnaissance » (elle offre un ex. emprunté à Eur. et l'autre à The). Ces dernières
interviennent sur un autre plan certes (qui dans la relation avec les dieux est du domaine de
λίσσομαι), mais s'ajoutent aux arguments proprement fondés sur το δίκαιον (qui sont, stricto
sensu, le propre de εύχομαι). C'est bien pourquoi on peut voir des expressions comme celle de
Circé, citée plus haut : αύταρ έπήν ευχησι λίση κλυτα εθνεα νεκρών (Od. Χ, 526).
CONCLUSION 525

intellectuelles du discours. On pourrait trouver la chose moins claire pour άράομαι ;


cependant l'action désignée par ce verbe fonde son pouvoir d'actualisation sur sa
conformité à Δίκη ; c'est pour y atteindre pleinement qu'est nécessaire la clarté de
l'élocution permettant de déterminer avec exactitude ceux qui doivent, en stricte
«justice», voir retomber sur eux bénédictions vivifiantes ou miasmes léthifères.
Λίσσομοα enfin se distingue par un caractère particulier : c'est un verbe qui n'est pas
en relation directe avec Δίκη, et qui semble s'accommoder d'une utilisation plus
tortueuse du langage ; le désir de persuader ou plutôt de fléchir, le recours aux
prestiges de l'art poétique ou musical peuvent laisser croire un moment qu'il asseoit
ses vertus sur la séduction plutôt que sur la recherche de la clarté logique. Et pourtant
λίσσομαι joue bien, dans l'effort de mise en ordre, un rôle effectif, et appuyé sur un
calcul fondé en raison. En effet même lorsqu'un groupe humain offre à la divinité
réparation d'une faute, il ne saurait être question de lui demander tout simplement
« pardon » 40 ; cette notion suppose une grâce « gratuite » (si l'on peut dire), qui
échappe à la justice et partant répugne à la pensée grecque. Lorsqu'un fidèle est en
situation de faire vraiment appel à l'indulgence, à la pitié, à la mansuétude des dieux, il
n'oserait formuler une demande sans contrepartie, ce qui relèverait d'une prétention
grossière : il leur présente sa requête assortie d'une offrande (volontiers poétique ou
artistique). Et cette offrande n'est rien d'autre qu'un argument propre à leur donner des
raisons de céder sans manquer à la stricte justice.
En sorte que cette grâce, qui de toute évidence va au-delà de Δίκη comprise en
un sens étroit, ne semble la contrarier que pour permettre de mieux revenir sous ses
lois. Faute de cette possibilité de réparation en effet, toute atteinte aux normes de la
Justice serait définitive ; et en cela l'équilibre qui justement est le fondement de Δίκη
serait irrémédiablement compromis - ce qui serait une situation encore plus grave et
intolérable qu'un accommodement. En offrant une possibilité de « retour » sous la
double influence, comme le dit Phénix, de « présents » et de « mots » 41, l'action de
λίσσεσθαι à la fois s'inscrit dans la visée de Δίκη - conçue cette fois en un sens

40. Cf. D. Aubriot, 1987. Quand la Danaé de Simonidc redoute de s'être aventurée hors des
limites du bon droit en demandant son salut et celui de son fils, c'est à la « compréhension »
(συγγνώμη) des dieux qu'elle fait appel, et non à proprement parler à leur « pardon » ; cf.
supra, chap. I, n. 31 1, et chap. V, n. 278.
41. //. IX, 526 : δωρητοί τε πέλοντο παράρρητοί Υ έπέεσσι.
526 CONCLUSION

large 42 - et se situe au plan des « arguments » qui consistent pour moitié en présents,
et pour moitié en paroles. C'est pourquoi « les dieux mêmes se laissent fléchir » 43.
On saisit le poids de cet aphorisme pour étayer notre affirmation suivant laquelle
λίσσομαι, à la fois est en rapport indirect avec Δίκη , et s'appuie sur un usage
intelligent du langage. Mais on conçoit en même temps comment il a pu être invoqué
par ceux qui prétendent démontrer la vénalité des dieux grecs. De fait il faut, nous
semble-t-il, bien définir ce qu'on entend par δώρα ; et il nous paraît nécessaire pour
cela de distinguer nettement les présents offerts comme marque d'allégeance purement
honorifique (dans une civilisation du don et du contredon), et les « cadeaux » qui
purent être à partir d'un certain moment (sans doute parallèlement à l'introduction de
la monnaie) regardés comme une rétribution, un vulgaire achat, répondant à une
intention vile et intéressée. Hésiode, Euripide, colportent l'adage δώρα θεούς πείθει
dans des contextes plus ou moins ambigus, et Platon s'insurge contre ce dévoiement
dans le sens d'un marchandage M. Cette évolution vient de ce que la signification des
présents a totalement changé 45. Que des esprits médiocres aient pu espérer acheter les
faveurs des dieux (ce dont le témoignage platonicien ne permet pas de douter)
n'entraîne pas que la démarche qui consiste à λίσσεσθαι doive être considérée en
principe comme une vile tractation commerciale. Mais ce détournement lui-même
montre bien que l'action désignée par ce verbe n'était nullement contradictoire avec
une entreprise d'ordre intellectuel consistant à « soupeser » des « arguments », de
quelque nature qu'ils puissent être.

Ainsi donc εύχομαι, άράομαι, aussi bien que λίσσομαι sont en relation avec
Δίκη, c'est-à-dire en fin de compte avec la position de l'homme dans le monde et par
rapport aux dieux. Elle est toujours à ressaisir exactement, à redéfinir en chaque
occurrence. C'est pourquoi les valeurs d'clucidation rationnelle du langage sont à
chaque fois si essentielles. En faisant appel à des arguments, en précisant les modalités

42. Il a été montre que les deux images de la rectitude et de la torsion qui servent à
symboliser la Δίκη d'une part, les Λιταί de l'autre, n'étaient pas aussi opposées qu'il pouvait
paraître au premier abord puisque les louvoiements des Λιταί sont à regarder comme des étapes
nécessaires au maintien dans une visée rectiligne, et non comme des gauchissements fâcheux
(en ce sens, le respect de Δίκη reste bien l'objectif à atteindre en dernier ressort) : D. Aubriot,
1984 b, p. 14-5.
43. //. ΓΧ, 497 : στρεπτοι δε τε κάί θεοί αυτοί
44. Pour ce refrain populaire, voir Eur., Méd. 964, et la n. de Méridier ad loc. Cf. D.
Aubriot, 1985 b, p. 35, et supra, chap. V, n. 186.
45. Cf. D. Aubriot, 1984 b, p. 12-3. Observons de surcroît qu'Homère se garde d'employer
un mot qui pourrait être accusateur de ce point de vue ; cf. //. IX, 499-500 : θυέεσσι και
εύχωλης άγανησι / λοιβη τε κνίση τε, est-il dit pour présenter le modèle divin ; le mot
δώρα est donc employé pour les compensations offertes à Achille (v. 515), mais soigneusement
évité quand il s'agit des dieux.
CONCLUSION 527

selon lesquelles doit se dérouler une juste rétribution, en usant d'une habile persuasion,
toujours le discours frappe par la dimension de clarté intellectuelle qu'il ajoute aux
situations. Cet aspect a pour corollaire l'absence, qui peut surprendre, d'une dimension
de sentiment, d'amour, ou d'union mystique 46. Mais il est fondamental de ne pas se
méprendre sur sa signification.
Il importe en effet au premier chef de ne pas confondre cette absence d'émotion
avec de l'indifférence, voire de la désinvolture. Tout nous prouve au contraire que le
fidèle grec était pénétré d'un profond respect envers les puissances qui gouvernent le
monde et la société, et qu'il ne les regardait pas comme de simples utilités à mettre à
son service : le dithyrambe d'Élis, la prière des Athéniens, les rites des Mystères
d'Eleusis, montrent bien que toute vie était attendue des dieux ; et tout le corpus
littéraire, même l'Iliade, même le théâtre d'Euripide, attestent ce sentiment de
dépendance de l'homme qui perçoit vivement son impuissance à faire aboutir seul la
moindre action. Sans doute la prière n'a-t-cllc pas pour rôle de supprimer tout effort
personnel et, comme le fait observer K. von Fritz (p. 16) : « There is no room for
sudden conversions, or for a rebirth in which the old Adam is cast off and a new
person is born », car les dieux peuvent aider à l'action humaine (et en cela il est utile
de les prier), mais c'est l'homme qui se change. Aussi, en dépit de l'affirmation répétée
par les textes, selon laquelle tout est facile aux dieux, tout arrive à accomplissement
quand un dieu le veut47, cette dépendance, quoique ressentie à tout moment,
n'entraînait-elle pas une lâche passivité 48. Mais comme ces efforts sont totalement
vains si la divinité n'y « prête extraordinairement la main » 49, comme aux dieux seuls
il appartient de « faire tourner » un projet au succès ou à la confusion de son auteur, la
prière est nécessaire - même si elle n'est pas toujours (loin de là !) suffisante. En un
mot, le couplet par lequel Euripide termine volontiers ses tragédies résume assez
clairement la situation de l'homme par rapport à l'action : « L'attendu n'arrive pas à son
terme, et à l'inattendu le dieu fraie un passage » 50. Les prévisions humaines sont sans

46. Ces rem., avec la bibliog. qu'elles appellent, faisaient l'objet de la n. 7 de l'introd.
Ajoutons sur ce point que Van der Lceuw donne un aperçu suggestif des différentes finalités
possibles de la prière (1970 { 1933}, p. 418-21).
47. Cf. par ex. Eur., Phén. 689. Il ressort évidemment du contexte que la prière de type
εύχομαι est celle qui est principalement concernée ici.
48. La nécessité de l'effort humain est affirmée par Théognis, v. 463-4 ; elle est répétée au
Ve siècle (cf. par ex. Eur., I.T. 910-1). Que cette dépendance n'ait pas ouvert la voie à la
passivité est encore sensible chez Plut, qui dit.que « la divinité est espoir de valeur, non excuse
de lâcheté » (De la Superstition, 169 b-c). Sur cette morale, qu'on peut appeler du « Aide-toi, le
ciel t'aidera », voir en partie. VERSNEL, 1981 a, p. 24-5. Cf. supra, chap. Ill, n. 155.
49. Montaigne, Essais, II, 12 (sub fin.). On peut trouver un équivalent de cette expression
dans des termes comme αρωγός, σύμμαχος.
50. Eur., Andr. 1286-7 (cf. infra, η. 54) : τα δοκηθέντ" ούκ έτελέσθη, των S αδόκητων
πόρον ηύρε θεός.
528 CONCLUSION

cesse prises en défaut : quelle que soit la valeur du mortel, il sait bien qu'il ne peut rien
sans les dieux. Aussi bien ceux-ci constituent-ils le dernier espoir de ceux que les
conditions objectives laissent totalement démunis. En tout cas la seule attitude d'un
homme raisonnable consiste à toujours reprendre, sans jamais se lasser, son effort
pour remontrer aux dieux que son entreprise est licite ou justifiée (ou encore que sa
faute est excusable ou ses désirs compréhensibles).
Donc, si l'action humaine était requise au départ, elle ne pouvait aboutir sans un
concours supérieur. De toute évidence, il était séant de le solliciter ; ne pas le faire eût
été, soit considérer l'aide des dieux comme un dû, soit en faire fi. Dans un cas comme
dans l'autre, c'était tomber dans une attitude présomptueuse et injurieuse. Aussi la
prière (nous avons en vue pour le moment surtout la prière désignée par εύχομαι),
même quand elle formule une demande, est-elle tout le contraire d'une prétention
outrecuidante ou d'une tractation intéressée : elle est avant tout un acte de soumission
nécessaire. Mais en s'en acquittant, le fidèle ne se contente pas de s'en remettre
respectueusement aux dieux. Il accomplit une démarche lourde de sens, en ce qu'elle
le situe à la fois par rapport à lui-même et par rapport au reste du monde. En effet il
prend le temps de se recueillir avant de se lancer dans son entreprise : en en formulant
explicitement le projet, il affine les mobiles et les buts de sa propre action. En cela, il
se donne les moyens de mieux la dominer. Mais aussi, en se tournant vers plus haut
que lui dans une démarche qui marque sa reconnaissance de la nécessité d'une aide
supérieure, il souhaite la réussite de son effort avec une modestie bien venue. La
prière apparaît donc comme ce qui tout à la fois solcnnise l'importance de l'action
humaine par rapport au sujet, et n'en sollicite pas moins l'intégration à l'ordre général
du monde, puisque nul ne saurait réussir sans l'agrément des dieux qui garantissent cet
ordre - puisque par conséquent un exaucement éventuel pourra être regardé comme un
signe de légitimité51.
En somme, non seulement cette absence d'émotion n'est pas un défaut, mais
encore elle apparaît comme une valeur constitutive de la prière grecque en ce qu'elle a
de plus original : ce sont ses qualités intellectuelles de discours qui permettent à la
prière de jouer un rôle dans la délicate recherche d'un équilibre, toujours remis en
question, entre les hommes et les dieux. C'est sans doute plus net en ce qui concerne
εύχομαι, mais à leur manière, άράομαι et λίσσομαι aussi représentent une contribu-

51 . La certitude que les actions humaines qui n'ont pas reçu l'aval des dieux n'auront pas
une durée plus longue qu'un château de sable au bord de la mer, est affirmée déjà dans 17/. - de
manière d'autant plus solennelle que ce sont Zcus et Poséidon qui s'entretiennent de ce grave
sujet (VII, 446 sq.) : pour n'avoir pas communiqué leur dessein aux Immortels (en appuyant sur
d'illustres hécatombes leur demande d'agrément pour leur projet), les Achéens se condamnent à
édifier un mur voué à disparaître sans laisser de traces - si grande est l'inanité d'une action qui
n'a pas été avouée des dieux. Ce texte prouve bien - ce qui est pour nous de la plus haute
importance - que sacrifice et prière sont liés, l'un et l'autre devant permettre à l'homme d'œuvrer
de manière licite, et par conséquent efficace.
CONCLUSION 529

lion à cette quête permanente d'équilibre. Άράομαι en effet apporte une aide (et une
précision accrue) à la bonne répartition de Δίκη, en quoi il sanctionne la contribution
volontaire de l'homme à l'ordre du monde. Quant à λίσσομαι, il accuse d'une façon
générale la soumission des hommes aux dieux ; et, dans la mesure plus particulière où
il peut servir à offrir réparation d'une infraction à leurs lois, il répond d'une certaine
manière encore mieux à un souci de restauration de l'équilibre.

La deuxième constatation relative à l'importance de la parole pourra sembler


moins spécifique de la religion grecque. Mais à l'instant où l'on vient d'affirmer
l'importance des qualités intellectuelles du discours énoncé pour remettre l'homme à
sa place en face des dieux, il ne semble pas secondaire de souligner parallèlement le
poids qui pouvait être celui des mots ou des sons, du point de vue de l'orant lui-même.
En effet, si la prière avait été seulement ou avant tout un exercice amenant l'homme à
reconsidérer à chaque étape de la vie sa place dans le monde, c'eût été une ascèse
excessivement dure, inaccessible au commun des mortels, un modèle qui pouvait
constituer une leçon bonne à rappeler au théâtre, principalement dans des passages
empreints d'une gravité particulière ; mais elle n'aurait été d'aucun usage dans la vie
courante. Pourtant il faut reconnaître que la religion grecque ne privait pas ses fidèles
des consolations apportées par un épanchement opportun ; simplement, cet
épanchement n'avait pas à prendre des allures d'états d'âme. Aussi ne voit-on jamais la
prière posséder une valeur deliberative 52 : un fidèle ne se serait pas permis d'exposer
ses hésitations dans une prière. S'il pouvait arriver qu'il doutât sur l'action à mener, il
délibérait d'abord, et priait ensuite. Cela se comprend aisément, dans ce contexte où la
prière, même quand elle était personnelle, ne revêtait cependant aucun caractère
d'intériorité, mais était un discours « social », c'est-à-dire adressé à autrui, et non un
monologue intérieur. Cependant, leur mouvement vers les dieux pouvait, pour les
fidèles, correspondre à une décharge d'angoisse.
Passons sur le rôle de certains cris qui, en tant que réflexes phoniques, pouvaient
servir à scander une situation, à conjurer une crainte, à exprimer une anxiété - toutes
circonstances où l'on note le soulagement dû à ces élévations de la voix. Et soulignons
plutôt les relations privilégiées que la prière semble entretenir avec les notions d'espoir
et de désespoir, puisqu'un événement inespéré amène une prière et qu'inversement,

52. VON FRITZ parle (p. 16) de « dissociation of meditation and self-scrutiny from
prayer ».
530 CONCLUSION

dans une situation désespérée, l'ultime recours réside dans la prière 53. Le couplet final
de cinq pièces d'Euripide commence par une affirmation 54 où les mots
s'entrechoquent pour rapprocher l'accomplissement effectif (κραίνουσι) et l'espoir
abandonné (άέλπτως). En sorte que le rôle de la prière comme secours 55 pour
l'homme (puisqu'elle est son dernier refuge dans le malheur et la désespérance) ne
saurait être négligé sans une grande perte pour la compréhension du sentiment
religieux en Grèce antique. Toutefois il ne faut jamais perdre de vue que même en
cette décharge d'angoisse ou en cet ultime espoir - qui survit par-delà toute raison -, le
dieu reste un autre, et demeure à la place qui est la sienne : accessible peut-être, mais
radicalement différent et séparé. Le temps n'est pas encore venu, des consolations
miséricordieuses que devaient offrir Asclépios ou Dionysos à partir du IVe siècle 56.

En ce soulagement procuré par le mouvement vers les dieux réside peut-être à la


fois le caractère le plus universel qu'il nous soit donné de saisir dans la prière grecque,

53. Théognis exalte les vertus de l'Espoir (1 135-50), qu'il met en rapport avec la prière :
« Que l'homme cependant, tant qu'il vit et voit la lumière, reste pieux et conserve l'Espoir ; qu'il
prie les dieux et qu'il fasse brûler de splendides cuisseaux sur l'autel de l'étemel Espoir » (1 143-
6). Dans Ant., le garde épargné par Créon sort sur ces mots : « Contre tout espoir, contre ma
propre attente (εκτός ελπίδος γνώμης τ1 έμήςϊ, je suis encore en vie : c'est un beau merci que
j'en dois aux dieux ! ». Au début d'Alc, les deux moitiés du chœur ne voient pas comment
« délivrer les souverains du destin qui les presse », et se demandent s'il est déjà temps de
prendre le deuil ; à quoi le premier demi-chœur répond : « II n'est que trop clair, mes amis, oui,
trop clair ! Pourtant prions les dieux : des dieux le pouvoir est immense » (217-9). C'est donc à
l'instant précis où est avoué le désespoir que se fait urgent le besoin de prier.
54. Les cinq pièces qui se terminent ainsi sont Aie, Méd., Andr., IléL, Les Bacch.
L'expression à laquelle nous faisons allusion est : πολλά δ' άέλπτως κραίνουσι θεοί (cf. n.
50).
55. Encore importe-t-il de bien apprécier l'exacte portée de ce réconfort, sans en exagérer le
caractère intime. Sans doute la prière apparaît-elle comme un soutien psychologique, dont le
rôle n'est jamais mieux ressenti que quand il est retiré. Ainsi Antigone se plaint de ne savoir
plus vers quel dieu se tourner, puisque « [sa] piété [lui] a valu le renom d'une impie » (Soph.,
Ant. 922-4) ; et dans Les Phén., la solitude tragique de Polynice et son désarroi croissent à
chaque fois que son frère lui interdit d'invoquer les dieux, les forces naturelles, ou ses attaches
familiales thébaines (Eur., Phén. 604 sq.). Mais justement ce passage est bien propre à montrer
que ce rôle de réconfort ne saurait guère s'exercer dans une situation sociale par trop perturbée,
puisqu'être au ban d'une société interdit d'en prier les dieux - preuve supplémentaire du fait que
prier signifie occuper sa place dans le monde et la société.
56. Cf. F. Robert, 1981, p. 72-3. Même si le sentiment en est exclu, il ne reste pas moins
que dans le type de prière dont nous nous occupons l'homme apparaît central. Ce n'est pas
toutefois par anthropocentrisme de principe (c'eût été manquer à la réserve qui lui commande de
« se connaître », de ne pas perdre de vue la modeste place qu'il occupe dans le monde) - mais
par son incapacité, dont il a conscience, à penser la divinité : cf. Rudhardt, 1981 (1964), p. 22-
3; 1981 (1966 b), p. 74-5.
CONCLUSION 531

et le commencement d'une solution à la difficile question de savoir en quelle mesure


l'expérience des textes nous instruit sur la prière des « gens ordinaires » 57. Fort
probablement la piété quotidienne ne possédait pas le caractère intellectuel que nous
avons souligné (en tout cas pas aussi nettement). Il n'est nullement impossible qu'elle
se soit accommodée au jour le jour de témoignages de respect et de confiance
beaucoup plus modestes, tandis que la prière élaborée aurait été réservée aux
personnages officiels et aux grandes occasions. Selon toute apparence, saluts, marques
de déférence modestes, vœux, petites offrandes, devaient avoir cours plus souvent que
les prières à l'architecture nette, formulées dans un style soutenu. Mais doit-on pour
autant en venir à s'interroger sur l'existence et la profondeur d'un gouffre éventuel
entre la piété personnelle et la religion officielle ? N'y a-t-il pas plus de justesse à
recourir au même type de raisonnement que celui de J. de Rom illy à propos des
observations générales qui émaillent les tragédies d'Euripide 5S ? Cela mènerait à
suggérer que cette tendance des poètes (pour la prière en effet, Euripide n'est pas seul
concerné) à exprimer lucidement les désirs ou les souhaits des personnages, ne doit
pas être interprétée autrement que comme la manière naturelle, selon le goût et les
conventions artistiques de l'époque 59, de transposer dans une œuvre en fonction des
règles du λόγος ce que l'expérience quotidienne peut avoir d'informel, voire de
chaotique. En somme, pour ce qui est du soulagement que pouvait apporter la prière
dans une circonstance critique, il n'y aurait pas à s'effrayer d'une disparate possible
(probable même) entre la qualité de l'expression artistique qui nous est parvenue, et les
formulations vraisemblablement plus communes à tous égards qui devaient trouver
place ordinairement, car les conceptions religieuses y seraient moins en cause que des
habitudes de langage. Quant à la question de fond, J. Rudhardl a bien montré qu'au
lieu d'opposer religion sociale et religion personnelle en Grèce antique, il convenait
d'en cerner la complémentarité, « la religion politique [trouvant] sa source dans la
relation personnelle d'individus privilégiés avec le divin », tandis que « la religion
sociale éclaire... pour chaque individu le sens de son existence personnelle » ω. Donc
même si les modestes prières de chaque citoyen pouvaient, dans le détail de leur
expression, déroger aux règles de clarté intellectuelle que nous avons cru apercevoir
(ce qu'au demeurant nous ignorons : ce n'est là qu'une présomption), cette supposition

57. Pour reprendre une expression de Dodds, 1973, p. 140-55 (cf. en partie, p. 143). Sur ce
point le texte de référ. est l'art, de Rudhardt, 1981 (1976 b).
58. J. de Romilly, 1986, p. 166 sq., en partie, p. 168 : « Les choeurs de tragédie, avant
Euripide, n'avaient jamais manque de désigner à tous, dans l'action en cours, une manifestation
de la condition humaine en général ».
59. En dépit de différences évidentes, nous pensons pouvoir considérer Homère comme un
précurseur (très avancé) du rationalisme qui devait représenter l'une des tendances essentielles
du Ve siècle.
60. Rudhardt, 1981 (1976 b), p. 91. Il faudrait tout citer.
532 CONCLUSION

n'a qu'une importance restreinte pour notre propos puisque la piété quotidienne et
individuelle n'existait qu'à l'ombre de la société et de ses pratiques cultuelles
communes.
Si l'on exclut les œuvres littéraires à sujet héroïque, où le succès du héros est
conçu comme une ordalie, qui par ricochet semble l'habiliter à la prière (en un va-et-
vient où il serait absurde de chercher à savoir ce qui est la cause et ce qui est l'effet), il
demeure, comme nous l'avons vu, que les prêtres sont requis par la communauté, qu'ils
sont habilités à prier comme tous les dignitaires, mais (sauf cas exceptionnel) sans
privilège particulier ; que les dévotions privées sont suspectes - avec cette réserve que
la prière est peut-être un élément qui détermine une marge de liberté dans cette trame
assez contraignante. Ce caractère communautaire et social (voire sociologique) de la
prière, en même temps que son rapport à Δίκη - et les deux selon nous sont
corrélatifs - semblent donc bien être les éléments qui peuvent dispenser de s'interroger
sur une éventuelle adéquation (ou disparité) entre ce que nous apprennent les textes et
ce qui avait lieu effectivement pour chacun. De cela, nous trouverions un indice dans
le fait que pour un temps (précisément celui qui nous occupe), on n'éprouva pas le
besoin de mettre en cause la légitimité des prières et même des requêtes. Quand en
revanche les préoccupations personnelles l'emportèrent, on commença d'incriminer
avec quelque persévérance le bien-fondé des requêtes particulières. Il semble au moins
douteux qu'on doive rapporter ces réserves à un sentiment supposé nouveau de
l'omnisciencc divine : Homère, Pindare en affirmaient déjà la majesté 61 sans pour
autant jeter la suspicion sur les demandes présentées dans les prières. De fait, ce sont
plutôt des modifications dans la manière générale de concevoir le monde et la divinité
qui entraînèrent ce changement par rapport à la prière.
Les conceptions religieuses qui nous semblent avoir régi la période concernée
dans ce travail s'appuyaient sur la vision d'une hiérarchie dans laquelle les dieux
occupaient une place supérieure, certes, mais relative aux autres êtres (et aux hommes,
en particulier), sans solution de continuité si ce n'est celle qu'introduit la mort pour les
hommes 62. Dans ce tableau, la notion essentielle était celle de κόσμος dont la
cohésion est maintenue par Δίκη : l'important pour chacun est d'y occuper exactement
la place qui lui est dévolue, sans empiétement ni lacune. Cet état de pensée est
solidaire d'un temps où la question de l'un et du multiple ne se pose pas en ce qui
concerne l'idée de divinité. Quand le « sentiment... de la transcendance du divin à
l'égard des appellations et des figures divines » 63, ainsi que l'affaiblissement parallèle

61. //. I, 365 ; Pyth. III, 27-30.


62. Cf. Rudhardt, 1981 (1970) ; 1981 (1976 a) ; 1981 (1980) contient, p. 201, un résumé
très clair de ce point.
63. Rudhardt, 1981 (1966 b), p. 81. D'une manière plus traditionnelle, Van der Lceuw
mettait l'accent sur l'évolution morale qui a conduit à la dissolution de la prière telle que nous
letudions (1970 { 1933}, p. 173-5).
CONCLUSION 533

des structures sociales eurent fait évoluer les relations de l'homme à la divinité - ce
dont témoignent au moins les conceptions religieuses sous-jacentes à l'épicurisme et
au stoïcisme -, apparut et se renforça l'idée de la vanité, voire de la nocivité de
requêtes particulières. Et déjà, un peu après la condamnation de Socrate pour avoir
contribué au delitement de la religion officielle et à l'avènement d'une religion plus
intériorisée, Platon commençait à formuler les premières restrictions systématiques
pour tenter de réglementer l'usage de la prière, et d'obtenir qu'on n'y demandât plus
que ce qui plaît à la divinité 64. Le respect total et absolu de cette divinité
transcendante, omniprésente hors de nous et en nous, conduit soit à la dissolution pure
et simple de toute prière de requête - Dieu sachant mieux que nous ce qui nous
convient, les paroles étant superflues puisqu'il sait nos désirs (et la prière muette put
commencer d'être préconisée) -, soit à une recherche de fusion extatique et mystique,
dans laquelle tout aussi bien les mots peuvent apparaître impuissants à rendre la réalité
ineffable de pareille expérience religieuse. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle
conception de la divinité, de ses modes d'existence, de ses rapports à l'humanité,
conduit en tout cas à la dissolution de la prière telle qu'elle se présentait aux époques
archaïque et classique.
Or tel était bien l'objet de notre étude : essayer de comprendre les modalités de la
prière, précisément avant qu'on ne commence à y voir transparaître des préoccupations
qui peuvent ressembler aux nôtres. Le sentiment religieux qui nous apparaît alors est
loin d'être naïf ou primitif- encore moins vulgaire et intéressé. À égale distance de ce
qui pourrait sembler à des adeptes d'un monothéisme, d'une part hautement
souhaitable, de l'autre tout à fait vil, la prière grecque que nous avons considérée n'avait sans
doute aucune tendance à l'union mystique, mais elle n'avait non plus aucune
propension essentielle au marchandage et à la contrainte. Exercice de la tempérance, de la
maîtrise de soi, en même temps qu'effort réfléchi vers une action dont on se soucie
d'asseoir la légitimité, elle est avant tout exigence de discernement intelligent,
d'attention vigilante pour jouer sa partie sans négligence mais aussi sans excès dissonant,
sans jamais déroger de sa place et en ayant la sagesse de suspendre son jugement
quand on ne comprend pas 65. Entre l'homme et la divinité, les entreprises de com-

64. S'il est permis d'évoquer un dialogue que la critique moderne s'accorde à considérer
comme apocryphe, le Second Alcib., on y trouve les principes affirmés par Plat, poussés jusqu'à
leurs dernières conséquences ; c'est-à-dire que devant l'incapacité des hommes à distinguer les
souhaits qui sont licites de ceux qui s'avéreraient néfastes (surtout étant donné que les prières
prennent naissance dans un moment d'incertitude ou d'exaltation), l'ultime conseil que donne le
Socrate du dialogue à son jeune interlocuteur est de s'abstenir de toute démarche religieuse ; sur
quoi Alcibiade, embarrassé de la couronne dont il prétendait appuyer sa prière, ne trouve de
meilleur emploi à en faire que d'en ceindre le front de Socrate - digne épilogue d'un dialogue
qui, pour apprendre à ne pas mal prier, enseigne presque à ne plus prier du tout.
65. Les Trach. se terminent sur ce dernier mot du coryphée : κούδέν τούτων δ τι μη Ζευς
(ν. 1278).
534 CONCLUSION

munication sont assurément nécessaires, et dans la plupart des civilisations la prière y


tient une place essentielle. Mais l'une des originalités de la religion grecque réside
dans le souci de maintenir, à travers cette communication même, une distance que rien
ne doit compromettre. Tout dans la prière y contribue : gestes, structure ^, syntaxe,
rôle contrôlé de l'émotion ne résultant pas d'un défaut mais d'une maîtrise, tout est
mesuré pour établir un instant un lien, sans réduire l'écart entre hommes et dieux que
dans des proportions licites et prudentes. Sans méconnaître l'utilité personnelle de la
prière pour le fidèle 67, nous choisissons de mettre l'accent sur son caractère social et
en même temps « logique » : dans la période que nous considérons la parole adressée
à la divinité, et même l'expression de désirs ponctuels, sont non seulement permises,
mais souhaitables, puisque se taire et manquer à soumettre au dieu ses projets serait
manquer à lui rendre honneur.

On voit en tout cas qu'en cette prise de parole qu'est essentiellement la prière
convergent de multiples motivations : par-delà l'intention de politesse prudente qui
incite à saluer au passage toute image divine (mais un geste alors peut suffire), on
trouve le mouvement d'hommage qui conduit à tout rapporter aux dieux (et là
vraiment une expression verbale est indispensable). Sans doute s'y mclc-t-il souvent
de la part du fidèle un fort désir de voir seconder son action ; mais la présence
facultative d'une requête n'incite pas à insister sur cet aspect - d'autant qu'il n'a déjà
été que trop privilégié. Au reste même dans les cas où la présentation d'une demande
semble bien le but avoué de la démarche, encore la trouve-t-on formulée avec toutes
les précautions oratoires non seulement pour que la liberté du dieu soit respectée 68,
mais encore pour que cette entreprise ait comme résultat d'intégrer les visées humaines
à l'ordre voulu par les dieux. Aussi bien cette valeur de la prière pour situer l'homme
par rapport au monde et aux dieux nous apparaît-elle comme l'élément de cohérence le
plus saisissant entre les différents types de prière concernés par les trois mots étudiés :

66. En affirmant que la structure des prières vise à maintenir la distance souhaitable entre
hommes et dieux, nous avons en vue non seulement l'armature logique de la plupart d'entre elles
(dont nous avons parlé au chap. Ill), mais encore la valeur qu'il convient probablement
d'accorder aux invocations multiples : elles nous semblent avoir pour fonction, moins de
rapprocher, que d'éloigner la divinité si grande, si admirable, si louée. C'est un point que nous
nous proposons de traiter ailleurs en relation avec l'étude de la tournure homérique έπος t1 εφατ"
εκ τ' ονόμαζε. On pourrait trouver encore un écho de celte conception selon laquelle hommes
et dieux demeurent éloignés alors même qu'ils communiquent entre eux dans l'affirmation de
Diotime selon laquelle les démons ont pour fonction de combler le vide qui les sépare (Bqt 202
d-203 a) ; cf. Reverdin, p. 136.
67. Des l'Od. la pieuse affirmation de Pisistrate : πάντες δε θεών χατέουσ' άνθρωποι
(III, 48) est ambiguë, le « besoin » des dieux pouvant se faire sentir aussi bien à titre personnel
qu'au plan de l'action. Notons au passage que le verbe χατέουσι est bien propre à souligner la
« distance » dont nous parlions.
68. Cf. supra, n. 6.
CONCLUSION 535

que le fidèle énonce ses désirs en rapportant leur accomplissement aux dieux pour
confirmer leur légitimité (εύχομαι) ; qu'il prenne sur lui de contribuer à diriger au plus
juste la rétribution des biens et des maux engageant l'ordre du monde (άράομαι) ; ou
enfin qu'il entreprenne d'obtenir par grâce un remède à une situation critique
(λισσομαι), dans ces trois cas l'homme assume un projet par lequel il s'inscrit dans la
hiérarchie des puissances qui constituent le monde et la société. Aussi bien quand il
demande l'aval des dieux pour ne rien accomplir de dissonant, quand il s'emploie pour
sa part et dans la mesure de ses forces à faire triompher l'ordre de Δίκη, ou quand il
fait acte d'allégeance pour fournir aux dieux une raison d'exercer leur mansuétude
envers ces êtres faibles que sont les hommes, le fidèle prend part, depuis la place
modeste qui est la sienne, à l'ordonnance générale du monde. C'est là selon nous le
trait essentiel qui caractérise la prière grecque : par elle, l'homme revendique, assume,
ou sollicite la part qui lui revient au milieu du κόσμος.
APPENDICE

CORPUS DES OCCURRENCES DE ΆΡΑΟΜΑΙ

Α. DANS L'EPOPEE

L'ILIADE

πολλά δ' επειτ' άπάνευθε κιών / ήραθ' ό γεραιός


Άπόλλονι άνακτι Ι, 35
πολλά δε μητρι φίλη / ήρήσατο χείρας όρεγνύς Ι, 351
λαοί δέ ήρήσαντο Ι θεοισι δε χείρας άνέσχον III, 318
(= VII, 177)
κείται δ' εν θαλάμφ, πολέες τέ μιν ήρήσαντο.. φορέειν IV, 143
δή τότ1 επειτ' ήρατο Ι βοήν αγαθός Διομήδης V, 114
δαίμοσιν άρήσασθαι Ι ύποσχέσθαι δ έκατόμβας VI, 115
ευχόμενη δ ήρατο Ι Διός κούρη μεγάλοιο VI, 304
οφρα Διί Κρονίδη άρησόμεθ', αι κ' έλεήση IX, 172
άραται δέ τάχιστα φανήμεναι Ήώ διαν IX, 240
πόλλ' άχέουσ' ήρατο Ι κασιγνήτοιο φόνοιο IX, 567
χαΐρε δέ τω ορνιθ' Όδυσεύς, / ήρατο δ Άθήνη Χ, 277
Δεύτερος αύτ* ήρατο Ι βοήν αγαθός Διομήδης Χ, 283
οι δ' έπει ήρήσαντο Διός κούρη μεγάλοιο Χ, 296
άραται δέ τάχιστα μιγήμεναι εν δαϊ λυγρτ( XIII, 286
δπποτε...
άρήση Διί πατρί και άλλοις άθανάτοι.σι XIII, 818
538 Appendice

οττί ρά oi πάμπρωτα θεών / ήρήσατο πάντων XVII, 568


Σπερχεί1, άλλως σοί γε πατήρ / ήρήσατο Πηλεύς XXIII, 144
ώς ήρατ' ό γέρων, / συ δε οι νόον ουκ έτέλεσας XXIII, 149
στας άπάνευθε πυρής / δοιοις ήρατ' άνέμοισι XXIII, 194
έλθεΐν άραται, Ι και ύπίσχεται ιερά καλά XXIII, 209

L'ODYSSEE

πάντες κ1 άρησαίατ" ελαφρότεροι πόδας ει ναι 1, 164


πάντες S ήράσαντο παρά <έ> λέχεσσι κλιθήναι Ι, 366
(et XVIII, 213)
δώσει, έπει μήτηρ / στυγερός άρήσετ' Έρινΰς II, 135
ώς άρ' επειτ" ήρατο Ι και αυτή πάντα τελεύτα III, 62
ως S αύτως ήρακθ* / 6 γ1 > Όδυσσήος φίλος υιός III, 64
εν δ' εθετ' ούλοχύτας κανέφ, / ήρατο Άθήνη IV, 761
κόμπος... ην...
άνέρες ήρήσαντο παρεσταμεναι, — δύναται γάρ — IV, 827
Αύτίκ' επειτ' ήρατο Ι Διός κούρη μεγάλοιο VI, 323
ώς ο μεν ενθ' ήρατο Ι πολύτλας διος Όδύσσευς VII, 1
ήρώμην πάντεσσι θεοΐσ", οι "Ολυμπον εχουσιν XII, 337
Αύτίκα δε Νύμφησ" / ήρήσατο χείρας άνάσχων XIII, 355
ήρώ άθανάτοισι γενειήσαντα ιδέσθαι XVIII, 176
δσσα συ τφ έδίδους / άρώμενος, είος 'ίκοιο XIX, 367
και δή μ' άραται πάλιν έλθέμεν εκ μεγάροιο XIX, 533
πολλάκι που μέλλεις άρήμεναι εν μεγάροισι XXII, 322

Le composé καταρώμαι

πολλά κατηρατο, στυγερας δ' έπεκέκλετ1 Έρινύς // . IX, 454


τφ δε καταρώνται πάντες, βροτοι άλγέ' όπίσσω Od. XIX, 330
Appendice 539

L'adjectif verbal άρητόν

άρητον δε τοκεΰσι γόον και πένθος εθηκας //. XVII, 37


(= XXIV, 741)

HYMNES HOMÉRIQUES

Αύτίκ' επειτ" ήρατο Ι βοώπις πότνια'Ήρη //.//. Αρ., 332


χερσί τ" έδεξιόωντο / και ήρήσαντο έκαστος
είναι κουριδίην άλοχον και οικαδ" άγεσθαι //.//. Aphr., Il, 16

THÉBAÏDE

Αύταρ ο Υ ως φράσθη παρακείμενα πατρός έοΐο


τιμήεντα γέρα, μέγα οι κακόν έμπεσε θυμψ,
αιψα δε παισιν έοΐσι μετ' άμφοτέροισιν επαροαζ
άργαλέας ήρατο Π, 5-8

Β. APRES HOMERE

SAPPHO

πεδέχην S αρασθαι fgt 27 Pucch

Πλάσιον δή μίοί ποτ' οναρ παρέστα fgl 28 Pucch


πότνι' ΤΗρα, σα χίαρίεσσα μόρφα,
ταν άράταν Άτρίέϊδαι f ίδον κλύ-
τοι βασίληες

Κ]υπρογέν[ηα / τ]άς αραμάι fgt 36 Pucch

όλβιε γάμβρε, σοι μεν δή γάμος, ως άρα fgl 106 Pucch


έκτετέλεστ" , έχης δε πάρθενον αν αραο (texte de Lobel-Pagc)

και ελειβον άράσαντο δε πάμπαν εσλα τώι γάμβρωι fgt 125 Pucch
540 Appendice

HÉRODOTE

Έωυτφ μεν δή τφ θύοντι Ιδίη μούνφ ου οι έγγίγνεται άρασθαι


αγαθά, ό δε τοΐσι πασι τε Πέρσησι κατεύχεται ευ γίνεσθαι και τφ
βασιλεί. (Ι, 132)
(Cambyse parle :) Και δή ύμΐν τάδε έπισκήπτω θεούς τους
βασιληίους έπικαλέων, και πασι ύμΐν και μάλιστα Άχαιμεναδέων
τοίσι παρεοΰσι, μή περιιδεΐν τήν ήγεμονίην αύτις ές Μήδους
περιελθοΰσαν, άλλ' εϊτε δόλφ εχουσι αυτήν κτησάμενοι, δόλφ
άπαιρεθήναι υπό ύμέων, είτε και σθένεί τεφ κατεργασάμενοι,
σθένεΐ κατά το καρτερόν άνασώσασθαι. Και ταΰτα μέν ποιεΰσι
ύμΐν γή τε καρπον έκφέροι και γυναίκες τε και ποΐμναι τίκτοιεν,
έοΰσι ες τον απαντά χρόνον έλευθέροισι* μή άνασωσαμένοισι δε
τήν αρχήν μηδ έπιχειρήσασι, τα εναντία τούτοισι άρώμαι ύμΐν
γενέσθαι, και προς έτι τούτοισι τό τέλος Περσέων έκάστφ έπιγε-
νέσθαι οίον έμοι έπιγέγονε. (III, 65)
Ό δέ (Polycraie) οι ήπείλησε, ην σόος άπονοστήση, πολλόν μιν
χρόνον παρθενεύεσθαι* ή δε ήρήσατο έπιτελέα ταΰτα γενέσθαι*
βούλεσθαι γαρ παρθενεύεσθαι πλέω χρόνον ή του πατρός έστερήσ-
θαι. (III, 124)
"Αδείμαντε, συ μεν άποστρέψας τας νέας ές φυγήν ορμησαι
καταπροδούς τους "Ελληνας· οι δέ και δή νικώσι δσον αύτοι ήρώντο
έπικρατήσαι τών εχθρών. (VIII, 94)

ESCHYLE

πόλει
ο'ίας άραται και κατεύχεται τύχας Sept 633

πατρός S άρα...
ην έκπίτνων ήρατο δηναιών θρόνων P.E. 912

SOPHOCLE

Κάστιν τι δεινόν πήμα· τοιαύτην έμοι


δέλτον λιπών εστειχε, τήν εγώ θαμαέ
θεοΐς άρώμαι Ι Ι πημονής άτερ λαβείν Track. 46-8

αιδεσαι δέ μητέρα
πολλών ετών κληροΰχον, ή σε πολλάκις
θεοΐς άραται Ι Ι ζώντα προς δόμους μολεΐν Aj. 507-9
Appendice 541

Σφφν δ1 ούν εγώ


θεοΐς άρώμαι Ι Ι μή ποτ1 άντήσαι κακών O.C. 1144-5

γόοισιν έξώμωξεν, έκ δ1 apex κακας


ήρατο τοΐσι τοΰργον έξειργασμένοις Ant. 427-8
παθείν απερ τοΐσδ' άρτίως ήρασαμην Ο β. 251
άραΐοζ ώς ήράσατο ΟΧ. 1291
και ταΰτ* αν ουκ έπρασσον, ει μή μοι πίκρας
αύτω τ' αράς ήρατο και τώμφ γένει O.C. 951-2
Τοιαΰτ' άρώμαι O.C. 1389
επει
τα σκληρά πατρός κλύετε τοΰδ άρωμένου O.C. 1405-6

EURIPIDE

'ApQi γονεΰσιν, ουδέν εκδικον παθών; Ale. 714


ήράσαθ'
"Ηβη Ζηνί θ1 ήμέραν μίαν
νέος γενέσθαι κάποτείσασθαι δίκην
εχθρούς I leraclides 851-3

όραί τε του σου στόματος, ας συ σφ πατρϊ


πόντου κρέοντι παιδος ήράσω περί Hipp. 1167-8

'Apec: τυράννοις ανόσιους άρωμένη Med. 607


Όλολυγμός έσται πυρ τ' άνάψουσιν θεοΐς,
σοι πολλά κάμοϊ κέδν' άρώμενοι τυχεΐν Or. 1137-8

αράς άραται παισιν άνοσιώτατας Phén. 67


πολλά δ' Άργείοις κακά ήρατο Rhés. 505

ARISTOPHANE

εΐ τις...
κακώς άπολέσθαι τούτον αυτόν κωκιαν
άρασθε, ταις δ' άλλαισιν ύμίν τους θεούς
εύχεσθε πάσαις πολλά δούναι κάγαθά Thesm. 349-51
BIBLIOGRAPHIE GENERALE

INSTRUMENTS DE TRAVAIL

Textes :
Sauf mention contraire, les textes et traductions des auteurs grecs sont empruntés à la
Collection des Universités de France.
Ont été régulièrement utilisés en outre :

II orner i Opera, t. V, cd. ALLEN T.W., Die Fragmente der Vorsokratiker, ed.
Oxford, 1965 (réimpr. de l'éd. de DlELS H. et KRANZ W., 3 vol., Berlin,
1946; lreéd. 1912). 1934-37 (6e éd. 1951-52; nombr.
Fragmenta Ilesiodea, ed. MERKELBACH R. réimpr.) : abrév. D.K. Quelques
et West M.L., Oxford, 1967. références sont faites également aux
Fragmenta Philosophorum Grœcorum,
Anthologia lyrica grœca, cd. DiEllL E., 3 coll. MULLACH F.G.A., Paris, 1860-67
vol., Leipzig, 1949-52 (3e éd.). : abrév. F. P. G.
Poetarum Lesbiorum Fragmenta, ed. Proclus, In Timœum, ed. DlEHL, Teubner,
Lobel E. et Page D., Oxford, 1955. 1903.
Bacchylidis Carmina cum fragmentis, ed. Les fragments des tragiques sont souvent
S NELL B., Leipzig, 1961. cités d'après l'édition de NAUCK Α.,
Fragments du poète Hipponax, éd. Tragicorum Grœcorum Fragmenta,
MASSON O., Paris, 1962. Supplementum adiecit SNELL B.,
Hildeshcim, 1964 : abrév. T.G.F.
Poet ce Melici G rceci, ed. Page D.L.,
Oxford, 1962.
Supplementum Lyricis Grœcis, cd. Page
D.L., Oxford, 1974.

Ont été consultés également :


AUSTIN C. (ed.), Noua Fragmenta Euri- KANNICHT R. et SNELL B., Tragicorum
pidea in Papyris reperta, Berlin, Grœcorum Fragmenta, Göttingen, vol.
1968. 1, nouv. éd. 1986 ; vol. 2 1981.
MUELLER C. & Th., Fragmenta Uisto-
METTE HJ., Die Fragmente der Tragödien
des Aischylos, Berlin, 1959. ricorum Grœcorum, Paris, 1841-70:
abrév. F.H.G.,
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JACOBY F., Fragmente der griechischen KAIBEL G., Comicorum Grcecorum


Historiker, Berlin, 1923 (réimpr. fragmenta, Berlin, 1899.
1957) : abrév. F. Gr. Hist. KOCK Th., Comicorum Atticorum
fragmenta, Leipzig, 1880-88.
Les autres éditions et commentaires modernes qui ont été utilisés sont cités ad loc. et
répertoriés dans les références bibliographiques.

Scholies et commentaires anciens


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uetera), ed. Erbse H., Berlin, 1969- Drachmann A.B., 3 vol., Leipzig,
1971. 1903-1927.
Scholia grœca in Homeri Odysseam, éd. EUSTATHE, Commentarii ad Homeri
Dindorf G., 2 vol., Oxford, 1855. Iliadem et Odysseam , 7 vol., Leipzig,
Scholia uetera in Hesiodi Theogoniam, 1825-1830.
éd. Dl Gregorio L., Milan, 1975. HESYCHIUS, Lexicon, cd. Latte Κ.,
Copenhague, 1953-66.

Recueils d'inscriptions
AUDOLLENT R., Defixionum Tabellœ Verse from the Beginnings to the
prœter Allicas, Paris, 1904 (les Persian Wars, Berkeley / Los Angeles,
attiques sont rassemblées par R. 1948 : abrév. FRIEDLANDER &
WUENSCII in I.G., III, 3, App.) : abrév. HOFFLEIT.
AUDOLLENT. HILLER VON GAERTRINGEN F.,
BOECKH Α., Corpus Inscriptionum Inscriptions Grœcœ , I2 : inscriptions
Grœcarum, Berlin, 1828-77 : abrév. attiques antérieures à 403-402, Berlin
C.I.G. 1924 : abrév. LG.
D1TTENBERGER W., Sylloge KIRCHNER J., Inscriptiones Grœcœ ,
Inscriptionum Grœcarum3, Leipzig, 1915-24 II/III2 : inscriptions attiques
(réimpr. Hildesheim, 1960) : abrév. postérieures à 403-402, Berlin 1913-40 :
S.I.G. abrév. LG.
FRIEDLANDER P. et HOFFLEIT H., SOKOLOWSKI F., Lois sacrées des cités
Epigrammata. Greek Inscriptions in grecques, Paris, 1969.

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quœ apud poetas Grœcos leguntur, 1950 (= Schweizerische Beiträge zur
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CHANTRAINE P., Grammaire homérique, NILSSON M.P., Geschichte der
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Oxford, 1934. 2 vol., Munich, 1934-39, (=
FRISK H., Griechisches Etymologisches Handbuch der Altertumswissenschaft,
Wörterbuch, Heidelberg, 1954-72 : begründet von Iwan von Müller) :
abrév. G.E.W. abrév. Gr. Gr.
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Mythologie, Hildesheim, 1965 (réimpr. de, Dictionnaire de spiritualité
en 7 vol., lre éd. Leipzig, 1884-1937, ascétique et mystique, (continué par Rayez
6 vol. et 3 suppl.) : abrév. R.L. Α.), Paris, 1937- (l'art. Prière se
trouve dans le t. 12, 1986).

OUVRAGES CONCERNANT LA PRIERE

Le nombre des ouvrages concernant la religion, la pensée, la philosophie grecques,


qui, à un titre ou à un autre, se trouvent offrir quelques lignes (voire quelques pages) de
généralités ou de mise au point sur la prière, étant incalculable, il ne pouvait être question de
les faire figurer ici : on les trouvera mentionnés éventuellement dans les références
bibliographiques.
Notre propos a été de n'inclure dans cette revue que des titres, de valeur inégale sans
doute, mais directement utiles à l'étude de la prière en Grèce, dans les différents aspects que
nous en avons retenus.

AD AMI = ADAMI Fr., « De Poetis scae- BARKER = BARKER W.F., The Greek
nicis Graecis hymnorum sacrorum Imperative : An Investigation into
imitatoribus », Jahrb. f. klass. Phi- the Aspectual Differences Between the
lol., Suppl. Bd 26, 1901, p. 213-62. Present and Aorist Imperatives in
ADKINS 1969 a = ADRINS A.W.H., Greek Prayer from Homer up to the
« Εύχομαι, εύχωλή and εύχος in Present Day, Diss. Utrecht, 1966.
Homer », C.Q., 19, 1969, p. 20-33. BALOGH = BALOGH J., « Lautes und
ALLEN 1949 = ALLEN T.W., « Solon's leises Beten», A.R.W. , 23, 1925, p.
Prayer to the Muses», Τ.Α.Ρ.Λ., 80, 345-48.
1949, p. 50 sq. BAUMSTARK = BAUMSTARK Α., s.v.
ANDERSEN = ANDERSEN 0., « Litai und «Abendgebet», R.A.C., I,
Ehre : Zu Ilias IX, 513 sq. », Glotta, Stuttgart, 1950, col. 9-12.
60, 1982, p. 7-13. BECK = BECK W., Ευχή, (έπ)εύχομαι,
AUBRIOT 1991a = AUBRIOT D., « εύχος et εύχωλή, L.F.E., 12, 1987,
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conceptions religieuses en Grèce BECRMANN = BECRMANN Th., Das
ancienne », Kernos 4, 1991, p. 91-103. Gebet bei Homer, Würzburg, 1932.
AUBRIOT à paraître = AUBRIOT D « Sur BENVENISTE 1947-8 = BENVENISTE E.,
la valeur religieuse de quelques prières « L'expression du serment dans la
dans la tragédie grecque » à paraître Grèce ancienne», R.H.R., 134, 1947
dans Journal des Savants, 1993. bis-48, p. 81-94, repris dans
AUDIAT = AUDIAT J., « L'hymne d'Aris- BENVENISTE 1969, II, p. 165 sq.
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BLASZCZAK = BLASZCZAK W., Th.Wb., I, 1949, p. 449-52.
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CHÉ-LECLERCQ Α., s.v. Devotio, Oath, E.R.E., IX, 1917, p. 430-34.
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INDICES

Index des principaux passages cités in extenso ou commentés.

Alcman :
Fgt 14 a (Page) ch. III, p. 266.

Aristophane :
Ass. F. 132 sq. ch. I, n. 182.
Cav. 763-767 ch. III, p. 234.
Gren. 373-396 ch. II, p. 181-182.
Gren. 886 sq. ch. I, n. 42.
Lysistr. 181 sq. ch. I, n. 154, 182, 185 ; ch. IV, n. 231.
Nuées 263-274 ch. I, n. 153.
Nuées 356-357 ch. III, p. 234.
Paix 382 sq. ch. V, n. 159, 199.
Thesm. 282-37 1 ch. I, p. 40-4 1 ; n. 2 1 , 50, 22 1 ; ch. IV, p.
300,388;ch.V,n. 159, 199.

Aristote :
Poét. 19, 1456 b, 15-17 ch. III, p. 245, 266.
Rhét. 3, 1414 b, 2-3 ch. III, p. 216.

Bacchylide :
V,100(Snell) ch.V,p.466.
X,69(Snell) ch.V,p.466.
Dithyr. 1 7, 50-75 ch. III, n. 88.

Empédocle :
Fgt 31 B 137 (D.K.) ch. V, p. 467.

Eschine :
Ore. Clés. 1 10-1 11 ch. IV, n. 154 ; p. 388 ; concl., n. 29.
588 INDICES

Eschyle :
Ag. 1 sq. ch. III, n. 100.
Ag. 160 sq. introd. n. 38 ; ch. I, n. 29 ; ch. II, n. 140 ;
ch. III, n. 95.
Ag. 234-237 ch. II, p. 157 ; concl., n. 36.
Ag. 972-974 ch. I, n. 313 ; ch. III, p. 248, 266.
Choéph. 87 sq. ch. I, p. 55-56 ; ch. II, p. 155, 157 ; ch. III,
n. 1.
Choéph. 124 sq. ch. III, p. 226.
Choéph. 479-510 ch. I, n. 47.
C/ισφΑ. 855-859 ch.II,n. 148 ; ch. III, p. 197-198.
£w/n. 1 sq. ch. I, n. 26, 249 ; ch. III, p. 226.
Eum. 243 ch.I,n.211.
£wm. 297 ch. III, n. 256.
Eum. 306 sq. ch. II, n. 203.
£um. 397 ch.I,n. 211.
Fgt 144 (N) ch.I,p.61.
Perses 203 ch. I, n. 226.
Perses 497499 ch. I, n. 28.
Perses 630 sq. ch. III, p. 266.
T3. £. 526-536 ch. III, n. 100.
Λ Ε. 582 sq. ch. III, p. 265.
Λ £.912 ch. IV, p. 340.
P. E. 1002-1007 ch.I,p.83.
Sept 69-77 ch. III, p. 224.
Sep/ 213-223 ch.I,n.55.
Sep/ 230 sq. ch.I,p.82.
Sept 236 ch. I, n. 55.
Sep/ 265 sq. ch. I, n. 55.
Sep/481485 ch. III, n. 100.
Sept 633 ch. IV, p. 340.
Swpp/. 346 ch. IV, n. 201.
Suppl. 413-417 ch. IV, n. 201
Swpp/. 625 sq. ch. I, n. 21 ; ch. III, p. 225 sq., 248, 278 sq
Swpp/. 659 ch. III, n. 262, 268.
S«pp/. 890 sq. ch. II, p. 166.

Euripide :
Aie. 157 sq. ch. I, n. 226, 249.
Aie. 714 : ch. IV, p. 341.
A/c. 973-976 ch. I, n. 249.
Andr. 538 : ch. V, p. 484.
INDICES 589

Bacch.ll ch. II, p. 183.


Bacch. 360-363 ch. I, n. 60.
Bacch. 1344 ch. V, n. 153 ; p. 492.
Cycl. 350-355 ch. III, p. 229.
El. 221 ch. I, n. 275 ; ch. III, p. 231.
£7.566 ch. III, p. 231.
El. 671-683 ch.I,n.49.
El. 791-795 ch.I,n.272.
El. 803 sq. ch. I, n. 33 ; ch. II, p. 153 ; ch. III, n. 47.
Hél. 645-646 ch. III, p. 274.
77é/.753sq. ch.I.p. 112.
Hél. 865 ch. I, n. 33.
Hél. 969-975 ch. III, p. 233.
Hél. 1093 sq. ch. II, n. 37.
Hél. 1441-1451 ch. III, n. 129.
Hclides 849 sq. ch. IV, p. 343.
Hipp. 73 sq. ch. I, n. 249, 285 ; ch. III, n. 1 16 ; p. 232.
Hipp. 115-116 ch.I.n. 113.
Hipp. 887-890 ch. II, n. 130 ; ch. IV ; n. 176.
Hipp. 1 167-1 168 ch. IV, p. 342.
H. F. 498-501 ch. III, p. 231.
Ion 1445-1447 ch. II, p. 165-166.
I.A. 1216-1217 ch.V,p.424.
/. T. 1082-1085 ch. III, p. 230, 238.
I.T.Un ch.I,n.245.
I.T. 1226 sq. ch.I,n.33.
7.7. 1327 sq. ch.I,n.33.
/. T. 1397-1404 ch. III, n. 109 ; p. 238.
/. T. 1497-1499 ch. III, p. 231.
Méd.ffîl: ch. IV, p. 341.
Or. 106 sq. ch. I, p. 56 ; ch. III, n. 2.
or. 211-214 ch.I,n.277.
Or. 260 ch. I, n. 277.
Or. 1138 ch. IV, p. 300, 343.
Or. 1225-1240 ch. I, n. 49 ; ch. IV, p. 337.
Phén. 67 ch. IV, p. 341.
Phén. 84-87 ch. III, n. 194.
Phén. 109-112 ch. III, p. 231.
Phén. 151 sq. ch. III, n. 194.
PhénAlS-m ch. III, p. 231.
Phén. 1364 sq. ch. I, n. 229 ; ch. II, p. 136.
Suppl. 262 ch. V, p. 485.
590 INDICES

Troy. 884-889 eh. II, p. 172 ; η. 166 ; eh. Ill, η. 57 ; p.


233; η. 118 et 295.

Heraclite :
Fgt22B5(D.K.) eh. II, η. 28.

Hérodote :
1,31 eh. I, η. 249 et 304.
1,91 eh. V, p. 493.
1,132 eh. IV, p. 300, 345 sq.
II, 181 eh. Ill, n. 39.
111,65 eh. IV, p. 348-349.
111,119 eh. IV, η. 189.
VI, 69 eh. V, η. 252.
VI, 86 eh. V, p. 493; η. 278.
VII, 35 eh. Ι, η. 259.
VII, 141 eh. V, p. 457.
VII, 167 eh. I, η. 259.
VIII, 94 eh. IV, p. 345 sq.

Hésiode :
Bouclier 117-121 eh. Ill, n. 63, 72.
Γ. Λ 265-266 eh. IV, η. 211.
Γ. y. 465-469 eh. Ι, η. 41, 140, 221 ; p. 102 ; eh. II, η. 40 ;
eh. Ill, η. 89 ; p. 244 ; eh. IV, η. 233.
Γ. 7. 724 sq. eh. I, η. 41; p. 100.
Γ. Λ 738 eh. I, η. 221, 262, 269 ; eh. II, p. 136.

Homère, Iliade :
1,1 Ch. HI, p. 245, 266.
1, 37 sq. eh. I, n. 227 ; p. 101 ; ch. II, n. 38, 39, 90,
108 ; ch. HI, p. 219, 281 sq. ; n. 121, 192,
263 ; ch. IV, p. 304 ; n. 44, 265 ; p. 311,
316 sq. ; n. 258, 265, 266 ; ch. V, n. 136 ; p.
461,473.
1, 173 sq. ch. V, p. 447-448.
1,198 ch. IV, n. 265.
I, 348 sq. ch. I, n. 227 ; p. 93-94, 101 ; n. 292 ; ch. II,
p. 135-136 ; n. 70, 108 ; ch. IV, p. 304-305,
311,318.
INDICES 591

1, 450 sq. eh. Ι, η. 24 ; p. 62 ; eh. II, p. 146 ; η. 176,


217 ; eh. Ill, η. 77, 126 ; eh. IV, p. 304 sq. ;
η. 265.
1,500-502 eh. V, η. 127.
II, 41 1 sq. eh. Ι, η. 30 ; p. 68 ; eh. Ill, p. 285-286 ; η.
84,297.
III, 245 sq. eh. I, η. 260.
Ill, 270 sq. eh. Ι, η. 265 ; eh. II, p. 146 ; eh. Ill, p. 273.
Ill, 296 sq eh. I, n. 27, 120 ; eh. Ill, n. 262.
Ill, 318 sq. eh. I, n. 27 ; eh. Ill, p. 266 ; eh. IV, p. 304,
312 ;n. 164.
V, 114-121 eh. I, n. 36, 225 ; eh. Ill, n. 21, 77 ; p. 219 ;
ch. IV, p. 303, 307.
VI,215sq. ch.V,p.451.
VI, 269 sq. ch. I, n. 54 ; p. 101 ; ch. Ill, n. 41 ; ch. IV,
p. 325-326.
VI, 297 sq. ch. I, n. 24, 203 ; p. 85 ; ch. Ill, p. 265 ; ch.
IV, p. 305 sq., 312 sq. ; η. 51, 52, 56 ; p.
325-326, 358 ; η. 258, 265, 266.
VI, 475 sq. ch. Ι, η. 157, 265 ; ch. Ill, p. 261 ; η. 291.
VII, 177 sq. ch. I, η. 28, 120 ; ch. Ill, p. 284 ; ch. IV, p.
304,312.
VII, 193 sq. ch. I, p. 50-51 ; n. 52 ; ch. II, p. 146-147 ;
153-154 et n. 104 ; ch. Ill, n. 47.
VII, 202-206 ch. Ill, n. 148.
VII, 466 sq. concl., n. 5 1 .
VIII, 198 : ch. Ill, n. 21 ; p. 214-215.
VIII, 236-244 ch.III,n.84
IX, 171 sq. ch. I, n. 46, 225, 265, 268 ; ch. IV, p. 324.
IX, 240 : ch. IV, p. 302, 315, 328.
IX, 451 sq. ch. IV, p. 364 ; ch. V, p. 446.
IX,502sq. ch. V, p. 439, 442 sq., 447, 459 sq.; 475
sq. ; concl., p. 526.
IX, 566 sq. ch. I, n. 191. ; ch. Ill, p. 241 ; ch. IV, p.
328,364.
X, 277 sq. ch. I, p. 49 ; ch. Ill, n. 77 ; ch. IV, p. 303,
307-308,315.
X, 460-465 ch.III,n.84.
XIV, 233-242 ch.III,n.78.
XIV, 271-275 ch.IV,n.233.
XVI, 97-100 ch.I,n.329.
592 INDICES

XVI, 220 sq. eh. I, p. 53-54 ; n. 64, 69, 159, 329 ; eh. II,
p. 150. ; eh. III, n. 126, 127.
XVI, 514 sq. eh. I, n. 246 ; eh. II, n. 88 ; eh. III, p. 216-
217 ; n. 78.
XVII, 20 sq. eh. III, n. 86.
XVII, 498-499 eh. III, p. 243.
XVII, 560 sq. introd., n. 59 ; eh. II, p. 190 ; eh. IV, n. 29 ;
p. 306-307 ;n. 51.
XVII, 645 sq. eh. III, n. 86 ;p. 265.
XVIII, 497 sq. eh. III, p. 204 sq.
XIX, 304-305 eh. V, p. 448.
XX, 393 eh. III, n. 21.
XXI, 64 sq. eh. V, p. 452-453.
XXII, 338 et 345 eh. V, p. 446.
XXIII, 143-151 eh. I, n. 37 ; eh. II, n. 33 ; eh. IV, p. 314.
XXIII, 193 sq. eh. I, n. 37 ; eh. IV, p. 311, 319 sq., 328 ;
eh. V, n. 248.
XXIII, 546-547 ch.I,n.36,225.
XXIII, 581 sq. eh. II, n. 40.
XXIII, 769-771 eh. III, n. 39, 61 ; p. 153,221.
XXIII, 859 sq. eh. I, n. 59.
XXIV, 302 eh. I, n. 265.
XXIV, 308-314 eh. III, p. 220.
XXIV, 563 sq. eh. V, n. 29.

Homère, Odyssée :
1,1 eh. III, p. 266.
11,68 eh. V, p. 445-446.
II, 135 eh. IV, p. 298, 303, 315, 328, 332, 364.
II, 260 sq. eh. I, n. 227 ; p. 100 sq. ; eh. II, p. 162 ; eh.
III, n. 9, 61 ; p. 221, 238, eh. IV, n. 69.
Ill, 380-385 eh. III, p. 220.
IV, 750 sq. eh. I, n. 58, 1 14 ; p. 85 ; n. 275, 284 ; eh. II,
p. 143-144 ; eh. III, p. 208, 220 ; eh. IV, p.
303 ; n. 29 ; p. 309 sq., 312, 324, 329 ; n.
266.
V, 444 sq. eh. I, n. 271 ; 275 ; eh. II, p. 153 ; 162 ; eh.
III,n.39;ch.V,p.473.
VI, 321 sq. eh. I, n. 211 ; eh. II, n. 7 ; eh. III, n. 78 ; p.
235, 239 ; eh. IV, p. 306 ;n. 89.
VII 139 sq. ch.V,p.453.
VII, 330 sq. eh. III, n. 9.
INDICES 593

IX, 527 sq. chll.p. 136 ; ch. III, n. 214.


Χ, 526-529 ch. III, p. 248 ; concl., n. 39.
XI, 29 sq. ch. III, p. 241.
XII, 333 sq. ch. I, n. 227, 266, 282 ; ch. IV, n. 266.
XII, 370-375 ch.III,n.295;ch.IV,p.311.
XIII, 354-360 ch. I, n. 212, 254 ; ch. IV, p. 306, 314.
XIV, 158-159 ch. III, p. 273.
XV, 222 sq. ch.V, p. 413-414.
XVII, 48 ch. I, n. 275.
XVII, 155-156 ch. III, p. 273.
XVII, 239-246 ch.III,n.65.
XVII, 496 ch.I.n. 191.
XVIII, 175-176 ch. IV, p. 321, 329.
XIX, 109 sq. ch. I, n. 40, 170 ; ch. IV, n. 42.
XIX, 367-368 ch. IV, p. 314.
XIX, 532 sq. ch. IV, p. 322.
XX, 97 ch. I, n. 240.
XX, 100-101 ch.Ln. 133 ; ch. II, p. 161.
XX, 112 sq. ch. I, p. 69-70.
XX, 230-231 ch. III, p. 273.
XXI, 200-201 ch. III, n. 266.
XXII, 321 sq. ch. IV, p. 320 sq., 329.

Hymnes homériques :
Η. Η. Αρ. 237-238 ch. III, p. 244.
H. H. Αρ. 331-341 ch.ILn. 32;ch.IV,p.321.
H. H. Αρ. Π, 5 ch. II, p. 182 ;ch. V,n. 161.
H. H. Dém. 320 sq. ch. V, p. 448-449.
H. //. Herrn. 168 ch. V, p. 474-475.

Ps. Lys. :
VI, Ctre Andoc., 51 ch. I, p. 62.

Pindare :
Isthm. VI, 41 sq. ch. I, n. 145, 255 ; ch. III, n. 88 ; ch. IV, p.
334 sq., 387 ; n. 259 ; ch. V, p. 482-483 ; n.
250.
Ném. VI, 1 ch. III, n. 74.
Ném. X, 75-80 ch. II, n. 89 ; ch. III, n. 88 ; ch. IV, p. 334.
0/.I,71sq. ch. I, n. 145, 227 ; p. 94 ; n. 234 ; ch. II, n.
41 ; p. 140, 160 ; ch. III, n. 88 ; p. 266 ; ch.
IV, p. 334-335.
594 INDICES

01. VI, 57 sq. eh. I, n. 145, 227 ; p. 94 ; n. 234. 236, 237 ;


ch. II, n. 41 ; eh. IV, p. 334-335.
01. VI, 78 eh. V, p. 481.
Pyth. IV, 188 sq. ch. I, n. 145, 255, 259 ; ch. IV, p. 334 sq.
/'y/A. IV, 217 ch.V,p.481.
Pyth. IX, 87-90 ch.III.n. 174.

Piaton :
Bqt. 220 d ch. I, n. 256.
Épin. 980 c ch. I, n. 50.
Euthyphron 14 c ch. III, p. 208.
Lois 653 c-654 a ch. II, n. 209.
Lois 687 d-687 e ch. I, n. 50.
Lois 801 a concl., p. 523.
Löw 931e ch. I, n. 50.
PhédonlUc ch. I, n. 220.
Phèdre 257 b ch. I, n. 50.
PA&fo? 279 c ch.I, n. 50.
/>Aèdre279b-c ch. III, p. 278.
/?φ. II, 364-6 ch.V,p.491;n,274.
Sophiste, 265 c-d concl., n. 30.

Plutarque :
Alcib. 22, 5 ch.I,p.62.
A/c/fc. 33 ch. IV, p. 356.
Mut. Vin. 284 a ch. III, p. 212 ; ch. IV, p. 300.

Sappho :
Fgtl ch. II, p. 140 ; ch. III, n. 88 ; p. 265-266 ;
ch. V, p. 458.
Fgt 25 (Puech) ch. III, n. 214.
Fgt. 124-125 (Puech) ch. IV, p. 300.
Fgt 135-136 (Diehl) ch. IV, p. 345.

Simonide :
Fgt. 13 (Diehl), 19-22 ch. V, n. 278 ; concl., n. 40.

Solon :
Élégie aux Muses ch. III, n. 89.

Sophocle :
Aj. 186-187 ch. III, p. 273.
INDICES 595

Aj. 507-509 ch. IV, p. 339.


Aj. 685-686 ch. I, n. 56.
Aj.misq. ch. IV, n. 162, 194, 210 ; ch. V, p. 434 sq.
Ant. 264 sq. ch. IV, p. 378.
Ant. 523 ch. I, p. 63.
El. HOsq. ch. I, n. 289.
E/.424 ch. I, n. 242.
£/.516sq. ch.I,n.242.
£/.630sq. ch. I, p. 45 ; n. 226, 242 ; ch. II, p. 147 ; ch.
III, n. 47 ; p. 227, 278 ; ch. IV, p. 362 et n.
179 ; n. 220.
El. 1376 sq. ch. I, n. 32, 58 ; ch. III, p. 227.
EL 1466 sq ch.II.p. 158.
0. C. 84 sq ch. I, n. 258, 289 ; ch. III, n. 103.
O. C. 484 sq. ch. I, n. 32 ; ch. III, p. 198.
O. C. 498-499 ch. I, p. 57-58, 79-80.
O. C. 1375-1392 ch. IV, p. 344, 370 ; n. 276 ; ch. V, p. 484.
O. C. 1435 ch. III, p. 273.
O. C. 1444-1445 ch. IV, p. 300, 339.
O. C. 1480 ch. III, n. 292.
O. R. 1 sq. ch. V, p. 422.
O./?. 158-168 ch. III, p. 228 ; concl., n. 28.
O. R. 236 sq. ch. I, n. 104, 287 ; ch. IV, p. 354 sq.,
passim ; p. 395 ; concl., n. 29.
O./?. 644-645 ch.IV,?.374;n.22O.
O./?. 660-663 ch.IV,p.374;n.221.
/»Ai/. 133-134 ch. III, p. 228.
/»Ai/. 736 introd., n. 41 ; ch. II, n. 148.
Trach. 46-48 ch. IV, p. 338 sq.
Track. 1(A ch. I, n. 32.
Trach. 1181 sq. ch. IV, p. 377.

Théocrite :
Chanteurs Bucol. 27 ch. I, n. 296
. 24-31 concl., n. 28.

Théognis :
1, 1 sq. ch. II, p. 173 ; ch. III, n. 295.
1, 337-341 ch. III, n. 89, 194.
1,341-351 ch. III, n. 89, 129 ; p. 248.
1, 373-380 ch. III, n. 89.
1,1119-1122 ch. III, n. 263.
596 INDICES

II, 1323-1326 ch. Ill, n. 263.


Π, 1381-1382 eh. I, n. 226.

Thucydide :
1,134 ch.V,p.431.
1,137 ch.V,p.424.
111,81 ch.V,p.431.
VI, 32 ch. I, n. 33, 255, 259.

Xénophane :
Fgt 21 Β 1 (D.K.) ch.I,n. 316.
Fgt21B15(D.K.) ch. Ill, p. 239.

Divers :
Dithyrambe d'Élis ch.I.n. 1 1 ; ch. Ill, p. 284.
Prière des Athéniens ch.I,n.9;ch.III,p.218,242
Prière des potiers à Athéna ch. I, n. 140.
Serment des éphèbes athéniens ch. IV, n. 237.
Παις μοι τριτογενής ειη ch. Ill, n. 262.
'Ύε κύε ch. I, n. 8 ; ch. Ill, n. 193, 235
INDICES 597

Index de quelques mots, noms, expressions ou notions utiles.

ablutions ch. I, p. 100 sq.


actions de grâces eh. III, n. 181.
Adraste (fils de Gordias : Hdt 1, 35-45) ch.V,p.417;n. 142.
« Aide-toi, le ciel t'aidera » ch. I, n. 323 ; ch. III, n. 155 ; concl., n. 48.
Ajax ch. I, p. 50-51 ; n. 52, 324 ; ch. II, p. 146-
147, 153-154 et n. 104 ; ch. III, n. 47 ; ch.
IV ; n. 162, 194, 210 ; ch. V, n. 100, 101.
« Altar Scenes » ch. I, n. 43 ; ch. II, n. 59.
Althaea ch.IV,p.365;n.276.
Amphiaraos ch. IV, n. 140.
άναυδος ch. II, n. 115.
απάτη ch. IV, n. 247.
άράομοα ch. IV, passim.
αρετή ch. I, n. 307 ; ch. III, p. 249.
άρετήρ ch. IV, n. 268.
αυτόματος ch.IV,n. 151.
άωτος ch. III, n. 269 ; ch. V, n. 59.
Bellérophon ch. III, p. 212.
Bible ch.IV,n. 174;ch.V,n.71,72.
βουζύγης ch.IV.n. 157.
bruits ch. II, p. 166 ; n. 163.
γόνος ch.II.p. 180;ch.IV,n.51.
γέγωνα ch.II.n. 103, 132,232.
chant / discours ch. II, n. 185.
Charila ch. III, n. 272 ; ch. IV, n. 209 ; ch. V, n. 79
chœurs (participation à) ch. I, p. 105-106.
chœurs / guérison ch. II, n. 219.
clédonisme ch. I,n.40, 133 ; ch. II, p. 161.
« contrainte » ch. II, p. 148 ; ch. III, p. 260 ; ch. IV, p.
357.
couronnes ch. I, n. 285.
danse ch. II, n. 181.
Démarate ch. IV, p. 347.
dépendance ch. I, p. 1 17-1 19 ; ch. III, p. 249 sq. ; concl
p. 527.
δίκη (étymologie) ch. IV, n. 172.
598 INDICES

Δίκη ch. III, p. 212 sq. ; 291 et n. 311 ; ch. IV, p.


354 sq., 359 sq. ; n. 217 ; p. 383-384 ; ch.
V, p. 427 et n. 76 ; concl.p. 506 ci passim ;
concl., n. 42.
Διός κ(ρδιον ch.V,n.59.
δώρα θεούς πείθει ch. V, n. 186 ; p. 494 et n. 286 ; concl., p.
526.
éloquence (et prière) ch. III, p. 237 sq.; 290.
έξώλεια ch. IV, p. 354 sq.
επίορκος ch.IV,n.244,248.
épiphanie ch. II, p. 180 ; ch. IV, n. 266.
« équilibre » (= mesure) dans les prières ch.I,n.327,328,329.
έπος τ εφατ εκ i ονόμαζε ch. II, n. 237 ; concl., n. 66.
Érigoné ch. IV, n. 209.
Érinys ch. IV, n. 149,220.
Érinyes ch.IV,n.217,256.
« Escape-prayer » ch. I, n. 289.
espoir concl., p. 529-530.
Euripide (couplet final de qques trag.) ch. III, p. 232 sq ; n. 114 ; concl., p. 527-
528.
Euripide (Hclides et Suppl) ch. V, n. 256.
ευφημία ch. ΙΙ,ρ. 152, 155.
εύχήν ch. III, p. 246 sq.
εύχομαι ch. Ill, passim.
εύχολή ch. III, n. 161 ; p. 249 sq. ; n. 178, 183.
exclamations introd., n. 41 ; ch. II, n. 148 ; p. 166.
« grandes lois » ch. III, p. 280 ; ch. IV, n. 168 ; p. 366, 369
et n. 206.
Homère (originalité) ch. III, p. 286 sq. ; ρ 261 ; ch. IV, n. 270 et
p. 391 sq. ; concl., p. 504.
hymnes ch. II, n. 171, 203 ; ch. III, n. 144, 192.
hymnes tressés ch. II, n. 203.
hymne / éloge ch. II, n. 171.
hymne / offrande ch. I, p. 34 ; ch. II, p. 182 sq. ; ch. III, n.
90 ; ch. V, n. 164.
Iambos, Iambè ch. I, n. 16 ; ch. II, n. 156.
ικετηρία ch.V,n.61.
ικέτης dans YIHade ch. V, p. 450 sq. ; n. 55, 147 ; concl., p.
518.
ιλάσκομαι ch. II, p. 184-185 ; ch. V, p. 463 sq., 472 sq.
invocation ch. I, n. 16, 295, 296 ; ch. II, n. 138, 189 ;
ch.III,n.91,188.
INDICES 599

κολοσσοί eh. IV, p. 376 et n. 227.


larmes eh. II, p. 143-145 ; eh. IV, n. 68.
λίσσομαι eh. V, passim.
λιταί eh. V, p. 439, 442 sq., 447, 459 sq., 475
sq., 480 sq. ; concl., p. 526.

λοιμός eh. V, n. 78.


« magie » et religion introd., n. 44 ; eh. I, n. 13 ; eh. II, p. 148-
149, 152, 159 ; eh. III, n. 274 ; p. 291 ; eh.
IV, 357-358.
mains voilées ch.I,n.285.
μαλλός eh. V, n. 59.
« marchandage » introd., n. 6, 20, 21 ; eh. II, p. 148 ; eh. III,
p. 260 ; eh. V, n. 270.
Méléagre eh. IV, p. 365; eh. V,p. 461.
mesure cf. équilibre
μήνις ch.II.p. 186;ch.V,n. 171.
μήτις eh. II, n. 143 ; eh. V, n. 158 ; p. 459.
mourants (derniers discours des) eh. II, p. 188-189.
ολολυγή eh. II, p. 142, 167 sq. (en partie, n. 154 et
159) ; n. 192.
omniscience eh. I, n. 246 ; eh. II, n. 88.
δρχις eh. IV, p. 381.
ordalie (et serment) eh. IV, p. 378 et n. 232.
ordalie constituée par le succès ch. III, p. 249.
parole / acte eh. II, n. 41 ; p. 159 sq. ; ch. III, p. 289 ; n.
305.
πίστις ch. IV, n. 230.
Platon (et la prière) ch. I, n. 315.
πολυάρητος ch. IV, n. 140.
πολύλλιστος ch. V, p. 471 sq.
πολυωνυμία ch.II.n. 132 ; ch. III, n. 188.
Praxidikai ch. IV, n. 235.
prières à la troisième personne ch. II, n. 237 ; ch. III, p.272.
prières selon plusieurs hypothèses
ou conditionnelles ch. II, n. 142.
procession et circularité ch. II, n. 182.
προς θεών ch.V,n. 133; p. 488 sq.
προσκύνησις ch. II, p. 132 ; ch. V, n. 10.
προστρόπαιος ch.IV,n.213;ch.V,n.49, 101.
Protagoras ch. III, p. 245, 266-267.
600 INDICES

refuge (« prière-refuge ») ch. Ι, η. 277 ; p. 107-108 ; eh. II, p. 165 ;


concl., p. 530.
religion et société ch. I, n. 103, 151 ; concl., n. 55 ; p. 531.
reproches ch. Ill, n. 295.
rêve ch. IV, n. 85.
rêve de Clytemnestre (Soph. El. 417 sq.) ch. IV, n. 191 ; 236.
sang caillé ch. IV, n. 149, 240.
serment (des Éphèbes athéniens) ch. IV, p. 380 et n. 237.
solidarité des membres d'une société ch. IV, p. 356 ; ch. V, n. 23.
solitude (pour αρασθαι) ch. IV, p. 310-311.
solitude (en rapport avec αρασθαι) ch. IV, n. 44.
Sophron ch.I.n. 191.
soufre (purification) ch. I, n. 69.
souillure ch. I, n. 262 ; ch. IV, n. 202.
statues ch. II, n. 20, 28, 56-58 ; ch. IV, n. 51.
συγγνώμη ch. V, n. 278, 279, p. 493 ; concl. p. 525 et
n.40.
τήνελλα καλλίνικε d'Archiloque ch. II, n. 157.
τιμή ch. II, n. 1 17 ; ch. III, n. 206 ; ch. IV, n. 230
et p. 377 ; ch. V, n. 10, n. 180, p. 474 sq. et
n. 228.
τρίλλιστος ch. V, p. 471 sq.
vénalité (des dieux) ch.V.n. 186,286.
vœu ch. III, p. 247-248.
voile ch.IV,n.51.
Vollgraff / Enyalios / άρά ch. III, p. 251-252.
φιλία, φίλος ch. I, n. 9 ; p. 57 ; ch. II, n. 46 ; ch. IV, n.
216 ; p. 377-378 ; ch. V, n. 10, 47 ; concl.,
passim.
χάρις réciproque ch. II, n. 188, 206 ; ch. III, n. 181 ; ch. V, n.
10.
CORRIGENDA

Toutes les erreurs n'ont pu être corrigées avant l'impression, particulièrement


dans les renvois internes. L'index et les corrigenda suivants devraient en partie pallier
cet inconvénient.

Page 20 n. 35 lire : Έν.


23 n. 42 lire : όσιος.
n. 43 ligne 2 lire : supra, n. 26.
24 n. 47 ligne 5 lire : supra, n. 45.
34 n. 4 ligne 8 lire : n. 52.
36 n. 9 ligne 7 lire : infra, n. 84.
41 n. 23 ligne 6 lire: 237 sq.
42 fermer la parenthèse après εϊπεσκεν.
n. 27 dern. ligne lire: 112 au lieu de 67.
46 n. 39 suppr. : ? {circa n. 127-128).
n. 40 lire : ως au lieu ως.
50 n. 49 dern. ligne lire : έξάρχων. et suppr. ? après 40
n. 50 ligne 9 lire: 20 au lieu de 21.
53 n. 69 ligne 3 lire : supra, n. 64.
57 dem. ligne lire : Άρκειν.
63 n. 108 lire : p. 17.
68 n. 120 dern. ligne lire : supra, p. 42.
n. 121 prem. ligne lire : p. 242.
73 n. 151 ligne 2 lire : infra, n. 301.
75 n. 155 prem. ligne lire : n. 50.
77 n. 165 ligne 2 lire : n. 96.
79 n. 182 dern. ligne lire : οΰσαις.
84 n. 198 ligne 5 lire: supra, n. 141.
87 n. 210 ligne 1 lire : supra, n. 45.
94 n. 235 lire : supra, p. 92.
97 n. 249 ligne 6 lire : supra, n. 210.
ligne 13 lire: supra, n. 211.
103 n. 273 lire : p. 87 sq.
107 n. 286 lire : p. 87 sq.
109 n. 296 ligne 1 lire : Introd., n. 41.
111 n. 303 ligne 7 lire: infra, n. 315.
602 CORRIGENDA

Page 126 η. 3 fin lire: p. 134-5.


127 η. 7 ligne 5 lire : n. 292.
131 η. 21 ligne 5 lire : n. 222.
137 η. 40 ligne 7 lire : chap. I, p. 102.
144 η. 70 ligne 2 lire : n. 292.
153 η. 103 ligne 5 lire : τάναντί*.
154 η. 104 fin lire: p. 50-51.
η. 106 ne pas se référer au chap. III.
165 η. 148 lire : Introd., n. 41.
191 η. 242 lire : n. 1 16.
235 η. 127 ligne 14 lire : n. 159.
249 η. 178 bis ligne 2 lire : n. 324.
318 η. 65 lire : n. 292.
335 η. 110 ligne 4 lire : n. 145.
368 η. 202 ligne 3 lire : n. 262.
375 η. 223 ligne 1 lire : chap. I, p. 105 sq.
400 η. 291 ligne 1 lire : chap. I, n. 45 et 210.
419 η. 48 ligne 2 lire : δέχομαι.
451 ligne 9 lire : εύχεται είναι.
462 η. 173 ligne 3 lire : γέρας.
476 η. 228 ligne 1 lire : notion de τιμή.
481 η. 243 4 1. av. la fin lire : ol.
482 η. 246 lire : εύχαΐς.
492 η. 278 ligne 4 lire: n. 316.
503 η. 3 fin lire : infra, n. 24.
509 η. 16 ligne 9 lire : n. 52.
520 η. 28 ligne 3 lire : ποτέ.
525 η. 40 suppr. la réf. au chap. I.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos 5

Introduction 7

CHAPITRE PREMIER

Circonstances de la prière 33
Prières cultuelles et prières libres 33
Personne et condition des orants 49
Les circonstances matérielles de la prière 89
Occasions qui déterminent une prière 111

CHAPITRE II

Expression corporelle, expression vocale de la prière 125


Gestes et attitudes de la prière - Larmes 125
Le timbre et le ton de la voix 146
Hymne, cri et prière 172

CHAPITRE III

Questions formelles 197


Εύχομαι : prière et discours 199
La formulation de la requête 253
604 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE IV

Άράομαι, dpa : la malédiction et le serment 295


Les emplois de άράομαι 302
Nature et fonctionnement de Γάρά 350
L'ambivalence d'apox^ca 385

CHAPITRE V

La supplication et les démarches conciliatrices ou piaculaires.... 405


La supplication 407
Les emplois de λίσσομαι 439

CONCLUSION 497

Appendice 537
Bibliographie 543
Indices 587
Corrigenda 601

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