Résumé
La langue de Séféris mérite d'être étudiée en raison même du contraste qu'offre sa simplicité avec la profondeur de la pensée
qu'elle exprime. La syntaxe fait apparaître une prédominance de la phrase nominale et de la coordination dans les rapports
interpropositionnels. Le vocabulaire intéresse moins par les créations lexicales que par les relations qu'établit le poète entre les
mots pour renouveler les images et rechercher de nouvelles associations. C'est un retour à la simplicité et au concret, qui a sa
place dans l'histoire moderne de la langue littéraire, spécialement de la langue poétique, en Grèce.
Mirambel André. Georges Séféris et la langue poétique dans la Grèce moderne. In: Revue des Études Grecques, tome 79,
fascicule 376-378, Juillet-décembre 1966. pp. 660-697;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1966.3888
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1966_num_79_376_3888
figure
Georges
de précurseur
Séféris fait,
et d'initiateur.
dans l'histoire
Dès ladepublication
la poésie de
néohellénique,
son premier
recueil Στροφή (qui signifie « Strophe » ou « Stance », mais aussi
«Tournant»), en 1931, la poésie dite «moderne» (1) pénètre dans
la poésie grecque, avec la double tendance des poètes « hyper-
conscients » et des poètes « voyants », opposés par le tempérament,
mais soucieux également de ramener à l'unité cosmique la variété
des apparences et des faits de l'univers (2). L'originalité de Séféris,
l'importance, la place de ce poète dans la poésie de la Grèce Moderne,
ont été plus d'une fois déjà soulignées et analysées. L'attribution
en 1963 du Prix Nobel (3) a attiré sur lui une particulière attention.
On a montré, on a rappelé comment il avait renouvelé la poésie
néohellénique du point de vue de l'inspiration, de la sensibilité et
des idées. On a moins parlé de l'expression elle-même, de la langue (4).
. j
.
. JJ . .
I. Phrase nominale.
— III —
(1) Cf. Georges Séféris, Prix Nobel 1963, op. cit., p. 71-72.
(2) Cf. D. Pétropoulos, Ελληνικά δημοτικά τραγούδια, t. Β', ρ. 161.
674 ANDRÉ MIRAMBEL
« Nous avons dépassé bien des caps, bien des îles, la mer qui mène à
l'autre mer... Mais les voyages n'avaient pas de fin... Les compagnons
sont morts tour ci tour, les yeux baissés » (trad. Lévesque).
Il n'est aucun mot ici, employé par le poète, qui ne pourrait se
rencontrer dans la chanson populaire.
2°) Le second caractère du vocabulaire de Séféris, sur lequel
nous reviendrons, est la prédominance de V association des mots sur
la composition. Par « association », nous entendrons ici l'expression
des diverses sensations, également les contrastes ou oppositions,
les métaphores ou les images. Ce sont, d'une manière générale, les
ressources que le poète trouve dans le contact des mots, sous des
formes diverses. Le rendement (1) peut être supérieur même à la
composition, car celle-ci aboutit à un enrichissement du vocabulaire
en unités dont le nombre s'accroît, mais reste limité aux éléments
de la composition : καρδιοχτύπι «battement de cœur» ajoute,
certes, à καρδιά « cœur » et à χτύπος « coup » ; mais, une fois créé le
composé, la valeur sémantique reste fixée. Les associations de mots,
au contraire, sont illimitées. Que l'on pense au parti qu'il est
possible au poète, dans cette perspective, de tirer par exemple de
mots comme σκοτάδι « obscurité, ombre », καρδιά « cœur », πέλαγος
ou θάλασσα « mer ». On a, par exemple, pour ce mot (Μυθιστόρημα,
p. 63) : ή θάλασσα .... βαθεια κι ανεξερεύνητη « mer... profonde
et insondable» (trad. Lacarrière), et (ibid., p. 64), ailleurs (Γυμνο-
παιδία, p. 81) : στη θάλασσα τη σκοτεινή « sur la mer obscure »
(id.) ; ou (Τετράδιο Γυμνασμάτων, Σχέδια για ενα καλοκαίρι,
Επιφάνια 1937, ρ. 145) : σαν την ανθρώπινη φωνή της νυχτερινής
θάλασσας στα χαλίκια « comme la voix humaine de la mer nocturne
sur les galets » (trad. Lévesque) ; το χαμογέλιο της θάλασσας
« le sourire de la mer» (id.); et ή θάλασσα, θρυμματισμένο γυαλί
(« Κίχλη », ρ. 232) « la mer vitre émiettée » (trad. Lacarrière) ; στα
σαγόνια της θάλασσας ('Ημερολόγιο Καταστρώματος Γ', ρ. 243)
«dans les mâchoires de la mer» (id.) ; στή θάλασσα τήν παντοτινή
«vers la mer éternelle» (Τετράδιο, ρ. 141, trad. Lacarrière). Et,
pour πέλαγος (ou πέλαγο), (id.) : το πέλαγο τόσο πικρό για τήν
ψυχή σου ... τώρα γεμάτο χρώματα « la mer, rude jadis à ton âme ...et
maintenant pleine de couleurs » (trad. Lacarrière) ; (Στέρνα, ρ. 42) :
όταν βυθίσουν όλα τα πανιά στην άκρη του πελάγου « quand toutes
voiles se sont perdues aux confins de la mer » (trad. Lévesque) ;
(Τετράδιο Γυμνασμάτων, p. 148) : στρώνοντας τ6 πέλαγο ως πέρα στον
ορίζοντα « aplanissant la mer jusqu'à l'horizon » (trad. Lacarrière) ;
(Μυθιστόρημα, p. 52) : το χρυσάφι του πελάγου « Vor de la
mer », etc. Le lexique populaire, soit de la littérature orale,
soit de l'usage courant, présente, pour ces divers aspects de
la mer qu'évoque le poète, des mots composés : άνοιχτοπέλαγο,
άσκοθάλασσα, κοντοθάλασσο, φουσκοθαλασσιά, πελαγοδαρμος, πικρο-
θάλασσα, θαλασσόπατο, θαλασσόβραση, θαλασσοταραχή, θαλασσό-
φρυδο, etc. (1).
3°) Un troisième caractère du vocabulaire chez Séféris est la
transposition de la langue ancienne dans le grec démotique actuel
commun (2). C'est en partant des œuvres de la littérature grecque
ancienne, évoquées à propos de telle vision récente de la Grèce, de
tel paysage, de telle scène, de telle attitude ou de tel acte de
personnages, que l'expression antique impose ou suggère au poète l'actuelle
expression à laquelle il s'arrête. Nous nous bornerons ici à la seule
expression, sans aller au-delà du vocabulaire pour examiner, par
exemple, l'influence du mythe antique sur la poésie séférienne (3).
Souvent le texte antique est transcrit en tête du poème, pour être
utilisé dans le développement même de la pièce, mais dans une langue
transposée. Voici quelques exemples. On lit dans Μυθιστόρημα
(p. 53) :
... τα κουπιά τους
δείχνουν τό μέρος πού κοιμούνται στ' ακρογιάλι.
Κανείς δεν τους θυμάται
« ...leurs avirons désignent V endroit de la grève où ils dorment. Nul
ne se souvient d'eux» (trad. Lévesque).
πέρα μακριά...
« il tremblait tellement... il tremblait tellement... là-bas au loin... là-bas
au loin... ».
Enfin ('Ημερολόγιο Καταστρώματος Γ', ρ. 239), où chaque
strophe du poème commence par λάδι :
G. SÉFÉRIS ET LA LANGUE POÉTIQUE DANS LA GRÈCE MODERNE 681
{id. p. 55) :
... το χώμα κι ό χυμός των δέντρων
θα όρμοΰν άπο τη μνήμη σου για να χτυπήσουν
πάνω στο τζάμι αύτο πού το χτυπά ή βροχή
άπο τον εξω κόσμο
« ...la terre et la sève des arbres surgiront de ta mémoire, pour venir
frapper cette vitre que frappe la pluie venant du monde extérieur. »
Les exemples pourraient être multipliés. Ceux qui viennent d'être
mentionnés suffisent à montrer, d'une part, la tendance du poète à
attribuer aux choses une volonté, une pensée (ce sont les portes qui
s'ouvrent comme des bouches de fauves, c'est le souvenir qui
frappe une vitre, c'est le vent qui aiguise une lame ou qui dépouille
les os de leur chair), d'autre part, la tendance à traiter les faits de
pensée comme des objets (le souvenir qui gonfle les voiles, la mémoire
toile blanche), etc.
(Στέρνα, ρ. 33) :
λάμπουν ξάφνου πορφυρά της μνήμης τα κοράλια
« ils brillent soudain d'un rouge de pourpre, les coraux de la
mémoire » ;
(Μυθιστόρημα, ρ. 65) :
τρία κόκκινα περιστέρια μέσα στο φως
« trois pigeons tout rouges en plein dans la lumière » ;
[id., p. 68) :
πόσοι αιμάτινοι κύκλοι...
« que de cercles de sang... ».
Séféris associe fréquemment des sensations de nature différente,
ainsi luminosité et son (« Κίχλη », p. 132) :
θ' αδειάσουν τα μάτια σου
άπ'
το φώς της μέρας
πώς σταματούν ξαφνικά
κι' δλα μαζί τα τζιτζίκια
« tes yeux vont se vider de la lumière du jour ainsi que se taisent tout
d'un coup ensemble les cigales » (trad. Lacarrière) ;
lumière et mouvement (Μυθιστόρημα, ρ. 76) :
θα ίδοϋμε τις αμυγδαλιές ν' ανθίζουν
τα μάρμαρα να λάμπουν στον ήλιο
τη θάλασσα να κυματίζει
« nous verrons les amandiers fleurir, les marbres resplendir au soleil,
la mer onduler » ;
(id., p. 72) :
κι αν ό αγέρας φυσά δε μας δροσίζει
κι ό 'ίσκιος μένει στενός κάτω άπ' τα κυπαρίσσια
« et si le vent souffle, il ne nous rafraîchit pas, et l'ombre reste étroite
sous les cyprès » ;
(« Κίχλη », p. 223) :
(ή) σουσουράδα πού γράφει νούμερα στο φώς μέ τήν ουρά της
« (la) bergeronnette qui trace des chiffres dans la lumière avec sa
queue » ;
G. SÉFÉRIS ET LA LANGUE POÉTIQUE DANS LA GRÈCE MODERNE 689
(id.) :
ψυχές μαραγκιασμένες άπό δημόσιες αμαρτίες
« des âmes flétries par des péchés publics ».
(id., p. 175) :
ή θάλασσα γκρίζα με λίμνες φωτεινές
« la mer grise avec des lacs aux couleurs vives ».
D'une manière générale, les éléments naturels occupent une
large place dans la poésie séférienne : l'air, le vent, le feu, l'eau,
et particulièrement la mer, qui pourrait à elle seule donner lieu à
une étude ; on ne peut ici que citer quelques exemples :
le vent : ζερβά μας ό νοτιάς φυσάει και μας τρελαίνει
« sur notre gauche le vent du sud souffle à nous rendre fous » (trad.
Lacarrière) (Μυθιστόρημα, ρ. 56) ;
τδ κορμί πεθαίνει, τ6 νερό θολώνει, ή ψυχή
διστάζει
κι δ αγέρας ξεχνάει δλο ξεχνάει
« le corps meurt, l'eau se trouble, l'âme hésite, et le vent oublie, oublie
sans cesse» (id.) (Τετράδιο, ρ. 124) ;
le feu :
μα ή φλόγα δεν αλλάζει
« mais la flamme ne change pas » (id.) :
... προσμένοντας
την ώρα της φωτιάς
« ...attendant l'heure du feu » (id., p. 110) ;
ρίχνουν αλάτι μέσα στις φλόγες για να πλαταγίζουν
« ils jettent du sel dans les flammes pour qu'elles crissent » (trad.
Lacarrière) (id., p. 120) ;
... τί θυμάται
ή μαύρη στεκάμενη φλόγα πάνω στον γκρίζο ουρανό ;
«que se rappelle la flamme noire et droite sur le ciel gris?» (trad.
Lacariière) (id., p. 148) ;
φορώντας χρώματα ανοιχτά
σαν ανθισμένη αμυγδαλιά
μέσα σε φλόγες κίτρινες
«parée de couleurs vives comme un amandier plein de fleurs parmi
des flammes jaunes» (trad. Lacarrière) (('Ημερολόγιο A', p. 178) ;
κι'
ή φωτιά στο πλάι του βουνού σηκώνοντας παλάμες
άπδ σούρφανο και φύλλα του φθινοπώρου
694 ANDRÉ MIRAMBEL