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DES MÊMES A U T E U R S

V. A. Joukovski et le préromantisme russe, p a r Marcelle EHRHARD,


d o c t e u r ès Lettres, Paris, Champion, 1938.
Le Prince Cantemir à P a r i s (1738-1744), p a r Marcelle EHRHARD,
Paris, Les Belles-Lettres, 1938.

A n n a Akhmatova, u n e é t u d e de J e a n n e RUDE a v e c u n c h o i x de
poèmes, Paris, Seghers, 1968.
A n n a AKHMATOVA, Poème sans héros, p r é s e n t é e t t r a d u i t p a r J e a n n e
RUDE, édition bilingue, Paris, Seghers, 1970.
Véra FIGNER, Mémoires d'une révolutionnaire, t r a d u i t p a r Victor
SERGE e t J e a n n e RUDE. P r é s e n t a t i o n de F e r n a n d RUDE, Paris,
Denoël-Gonthier, 1973.
N a t a l i a BARANSKAÏA, Une semaine comme une autre et quelques récits,
t r a d u i t p a r J e a n n e RUDE e t Hélène SINANY, Paris, E d i t i o n s des
F e m m e s , 1976.
Michel BAKOUNINE, De la guerre à la Commune, t e x t e s établis e t
présentés p a r F e r n a n d RUDE, Paris, A n t h r o p o s , 1972.
Michel BAKOUNINE, Le socialisme libertaire, t e x t e s établis et pré-
sentés p a r F e r n a n d RUDE, Paris, Denoël-Gonthier, 1973.

ISBN 2 13 036005 x
7 édition : 3 trimestre 1979
© Presses Universitaires de France, 1948
108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris
INTRODUCTION

La littérature russe, presque ignorée en France


jusqu'au célèbre ouvrage de Melchior de Voguë, Le
roman russe, exerce depuis trois quarts de siècle un
attrait qui ne s'est jamais démenti. Le lecteur fran-
çais recherche dans les œuvres russes une impression
de nouveauté, de dépaysement ; en effet, malgré les
emprunts faits à l'Occident, elles restent profondé-
ment originales. La Russie, par sa situation géogra-
phique et un ensemble de conditions historiques,
s'est développée en marge de l'Europe. Le christia-
nisme reçu de Byzance à la veille du schisme la
séparait déjà de Rome quand l'invasion tatare ache-
va de l'isoler. Lorsqu'elle se fut libérée, elle s'était
habituée à former un monde clos et, dans sa fierté
d'être la Troisième Rome, gardienne de la vraie foi,
elle éprouvait à l'égard des autres pays européens
une méfiance qui ne s'est jamais entièrement dissi-
pée. Les rapports qui s'établirent avec l'Occident
depuis Pierre le Grand ne touchèrent jamais qu'une
couche superficielle de la société. De même qu'au
Moyen âge la culture avait été réservée à quelques
moines, de même au XVIII et au XIX siècles une
coupure profonde a séparé l'aristocratie et « l'intelli-
gence » européanisées de la masse illettrée, restée
exclusivement russe. La littérature aurait de ce
fait risqué de perdre son originalité ethnique, si
les intellectuels n'avaient douloureusement ressenti
la rupture, s'ils n'avaient éprouvé le besoin de se
rapprocher du peuple, de l'instruire et de s'instruire
à son contact. Ceci donne, d'une part, à la littéra-
ture russe son accent sérieux, son refus de l'art
pour l'art, ses tendances didactiques ; d'autre part,
de ce désir de rapprochement procède l'étude réaliste
des hommes et des choses russes. Les grands écri-
vains ont d'abord plus ou moins appris leur art à
l'école de l'étranger, mais ils ne l'appliquent qu'à
peindre la Russie — ce qui, d'ailleurs, par l'attention
qu'ils apportent à scruter les âmes, les amène à dé-
passer leur but et à être des psychologues largement
humains.
Par l'effort conscient des intellectuels s'est ainsi
peu à peu comblé le fossé qui les séparait du peuple.
Depuis la Révolution, la large diffusion de l'instruc-
tion, le labeur et la souffrance communs, puis la
lutte et la victoire communes contre l'envahisseur,
ont favorisé cette fusion longtemps chimérique. En
même temps s'est encore renforcé le caractère na-
tional de la littérature russe.
CHAPITRE P R E M I E R

LA TRADITION ORALE

Le peuple russe, d e m e u r é j u s q u ' à la R é v o l u t i o n


de 1917 p r e s q u e t o t a l e m e n t illettré, sans c o n t a c t
avec la l i t t é r a t u r e écrite, mais doué à u n h a u t degré
de sensibilité, d ' i m a g i n a t i o n , de sens musical, a
trouvé sa joie dans une a b o n d a n t e littérature p o p u -
laire u n i q u e m e n t transmise p a r la t r a d i t i o n orale et
qui n ' a d'égale en a u c u n pays.

1. Poésie épique. — Alors que la poésie épique est m o r t e


chez la p l u p a r t des peuples depuis des siècles, on trouve encore
aujourd'hui dans le Nord de la Russie, les régions d'Olonetz
et d'Arkhangelsk, des aèdes-paysans qui récitent les chansons
de geste russes ; la critique littéraire a pris l'habitude d'ap-
peler ces chansons bylines (récits vrais), bien que le peuple
ne les connaisse que sous le nom de stariny (récits d'autrefois).
Ces chants posent de nombreux problèmes. On est aujour-
d'hui d'accord pour n ' y pas voir des créations spontanément
populaires, mais l'œuvre de poètes du genre de nos jongleurs
et de nos trouvères, les « skomorokhi » qui, venus pour la
p l u p a r t de Byzance et des pays slaves du Sud, chantaient
à la cour des princes. Pourchassés par l'Eglise, ennemie de
tout divertissement profane, ils conservèrent p e n d a n t l'occupa-
tion t a t a r e et les siècles suivants une grande faveur dans les
fêtes populaires ; ils transmirent leur art à de simples paysans
et paysannes. E n même temps ces chants qui avaient d'abord
fleuri en Ukraine se réfugièrent dans l'Extrême Nord, par
suite des persécutions, t o u t en continuant à décrire leur pays
d'origine, les steppes du Sud. Certains chanteurs, comme
le vieux Riabinine qui f u t amené à Saint-Pétersbourg à la
fin du X I X siècle, savaient par cœur plus de cinquante mille
vers. Il f a u t dire que la tâche est facilitée par l'emploi de
« pièces mobiles », c'est-à-dire de développements passe-
p a r t o u t dépeignant par exemple le héros sellant son cheval,
le héros c o m b a t t a n t , le héros festoyant, qui prennent place
indifféremment dans plusieurs bylines. Le vers comporte
trois accents, séparés par u n nombre variable de syllabes non
accentuées et s'achève par deux syllabes non accentuées ;
le c h a n t est une mélopée monotone, sans accompagnement
d'instrument. Le plus ancien recueil de bylines, dit de Kircha
Danilov, p a r u t en 1804 ; plus complets sont ceux de R y b -
nikov (1868) et de Hilferding (1872).
On a, suivant la mode du moment, attribué aux bylines
des origines mythiques, historiques, hindoues, persanes. Des
études récentes plus sérieuses ont décelé des influences litté-
raires très variées, en provenance de Byzance, des pays
slaves du Sud et même d'Occident, des souvenirs de l'Ancien
T e s t a m e n t et des Evangiles apocryphes. Les bylines se
groupent en plusieurs cycles, dont le plus i m p o r t a n t est celui
de Kiev. On y distingue deux groupes de preux ou bogatyrs.
Les « anciens » bogatyrs (qui sont probablement d'origine
plus récente que les autres et au sujet desquels les théories
mythiques se sont donné beau jeu) sont le géant Sviatogor, si
lourd que la terre peut à peine le porter et qui périt cependant,
victime de l'orgueil de sa force, Volga Sviatoslavovitch, qui
p e u t se changer en toute sorte d ' a n i m a u x et le vigoureux
paysan Mikoula, qui porte d'une seule main une charrue que
t r e n t e hommes n ' o n t pu soulever d u sol.
Les autres bogatyrs sont au service du prince Vladimir
le Beau Soleil ; le plus populaire est Ilia de Mourom, fils de
paysan, paralysé j u s q u ' à l'âge de trente-trois ans et doué,
après sa guérison par des pèlerins, d'une force prodigieuse ;
il disperse les ennemis, délivre les villes, capture le « rossignol-
brigand » ; c'est u n héros audacieux, mais prudent, sans
orgueil et sans égoïsme, dévoué à la défense de la terre russe
e t de la foi chrétienne. A côté de lui l u t t e n t contre les infidèles
Dobrynia Nikititch, t u e u r d u dragon, libérateur d'une prin-
cesse captive, et Aliocha, fils de pope, v a n t a r d , rusé, attiré
p a r les femmes e t l'argent, mais capable de folle bravoure.
A Novgorod, la ville des marchands et des marins, les
bylines, très différentes de celles de Kiev, chantent les exploits
de Sadko, le riche marchand qui rendit deux fois visite au
Roi de la mer, le charma p a r sa musique et en reçut des
trésors, ou ceux de l'aventurier Vassili Bouslaévitch.
A Moscou, à une époque plus tardive, naissent des chants
consacrés à Ivan le Terrible, libérateur de K a z a n et pro-
tecteur d u peuple contre les boïars. On trouve même des
bylines sur le Faux-Dmitri et sur Pierre le Grand, mais d ' u n
a r t dégénéré.
A côté de ces chants d'inspiration profane, le peuple russe
est riche en chants religieux (doukhovnye stikhi), composés
par des moines d'après l'Ancien et le Nouveau Testaments,
les Evangiles apocryphes, les légendes byzantines. Dans le
Livre des colombes, le roi David explique au prince Vladimir
la création du monde.

2. Contes et proverbes. — Au genre épique encore, mais


dans le domaine plus familier de la prose, appartiennent les
contes. Il en a été fait de nombreux recueils depuis le
XVIII siècle, n o t a m m e n t celui d'Afanasiev. E u x aussi ont
des rapports avec le folklore d'Europe et d'Asie, et les sources
les plus inattendues ; ainsi le héros populaire Bova, fils de roi,
n'est autre que Bueve d'Antone, russifié après u n long périple.
On retrouve maints thèmes connus en France, mais traités
avec u n mélange bien russe de réalisme, de poésie et d'humour.
C'est toujours le frère humilié, le naïf, l'orpheline qui arrive
au bonheur. La sorcière Baba-Yaga navigue parfois dans une
auge à travers les airs, mais préfère rester dans sa cabane
de la forêt, plantée sur des os de poulet et p i v o t a n t pour
laisser entrer le visiteur. Le dragon, plutôt que de dévorer
la princesse, préfère l'épouser et en avoir u n fils. La reine m e t
au monde u n enfant après avoir mangé le brochet aux nageoires
d'or, la princesse se cache sous les plumes d ' u n cygne. Des
liens étroits unissent bêtes et hommes, animaux fantastiques
ou animaux bien connus, le loup, l'ours ou le cheval fidèle.
La forêt et l'izba sont le décor habituel, animé par les lutins
des bois et de la maison.
Ample aussi est le trésor de dictons et de proverbes ; on
y retrouve des souvenirs historiques (« U n convive non invité
est pire q u ' u n Tatar »), des traits de mœurs paysannes (« Le
printemps est beau, mais il a faim »), des observations de
bon sens et des pensées religieuses. De nombreuses formules
mêlent la magie à la religion pour guérir les maladies des
hommes et d u bétail, protéger les récoltes, les maisons, les
voyageurs.

3. Poésie lyrique. — Des chœurs célèbres ont fait goûter


au public d'Occident l'incomparable charme des chansons
russes. Certaines remontent aux temps les plus anciens ;
d'autres, v e n a n t de la littérature écrite, ont eu l'insigne
honneur d'être adoptées par le peuple. Les premières sont
toujours sans rimes, avec des accents séparés par u n nombre
irrégulier de syllabes.
Le peuple russe a des chansons pour toutes les circonstances.
Ses danses s'en accompagnent toujours ; chaque fête de
l'année a les siennes ; il y a des chansons de printemps e t des
chansons de Noël qu'on chante de porte en porte ou qui
animent, à la veillée, les rites traditionnels de bonne aventure.
Les paroles n ' o n t parfois pas grand sens, suggèrent la fuite
d ' u n oiseau, la course d ' u n cheval dans la steppe, la blancheur
du bouleau, les grappes de sang du sorbier, le tourbillon des
flocons de neige. Les chansons d ' a m o u r sont presque toujours
tristes, et plus encore celles de la jeune fille que le mariage
va arracher à la maison paternelle : elle e t ses amies supplient
son père de ne pas la livrer à une famille étrangère, son frère
de la défendre. Les noces campagnardes suivent des rites
archaïques, simulent parfois encore le r a p t primitif, gardent
les usages des mariages de boïars au Moyen âge ; ces rites
accompagnés de chansons constituent de véritables repré-
sentations dramatiques, mais auxquelles est attachée une
valeur presque magique. Tristes aussi les chansons de soldats
qui, dans l'ancienne Russie, étaient des adieux presque
définitifs au village, à la femme aimée. E t il y a aussi des
plaintes sur les morts, immuables depuis des siècles, plaintes
de la mère, de l'épouse qui perd son « faucon », sa « lumière »
et sera vouée désormais à la misère.
La richesse musicale de ces poésies, le r y t h m e joyeux ou
triste, la beauté des voix russes, qui s'assemblent si bien en
chœurs, m e t t e n t en valeur cet incomparable trésor lyrique.

4. Théâtre populaire. — Les« skomorokhi» ont certainement


représenté des farces, peut-être de courts drames, mais sur
ces spectacles que l'Eglise proscrivait avec acharnement,
nous n'avons aucun renseignement. Plus tard, on a adapté
dans certaines régions au goût populaire les drames religieux
qui se jouaient au XVII et au XVIII siècle dans les Académies
ecclésiastiques.
Le théâtre de marionnettes, venu d'Allemagne, a sa place
dans toutes les foires. Son personnage principal, Pétrouchka
(sorte de polichinelle, de guignol), à la fois naïf et malin et
quelque peu grossier, symbolise la confiance en soi d u peuple
russe. Toujours vainqueur, immortel, il a persisté j u s q u ' à
nos jours et inspiré à Stravinsky l'un de ses meilleurs ballets.
CHAPITRE II

LA LITTÉRATURE ÉCRITE
AVANT PIERRE LE GRAND

1. Avant l'invasion tatare. — La religion chrétienne a


été le foyer de civilisation de la Russie comme de l'Occident
au Moyen âge ; le moine a été seul, pendant des siècles, à
entretenir la petite flamme vacillante de la culture.
Le fait que la Russie ait reçu sa foi de Byzance a eu d'incal-
culables conséquences. Elle aurait pu, semble-t-il, bénéficier
de la tradition grecque, mais les méfiances ecclésiastiques
réduisirent cet apport au seul enseignement des Pères de
l'Eglise. Elle fut privée de tout contact avec le classicisme
latin, avec les mouvements d'idées du Moyen âge et de la
Renaissance. La langue d'Eglise que lui avaient apportée
ses premiers apôtres, c'est-à-dire le dialecte bulgare dans
lequel Cyrille et Méthode avaient traduit les textes sacrés
et auquel on donne le nom de slavon ou slave d'Eglise, avait
l'immense avantage d'être aisément comprise des populations,
mais en revanche privait les clercs de la connaissance de
l'antiquité où les aurait incités l'usage du grec ou du latin.
L'invasion tatare acheva d'isoler la Russie ; elle vécut pendant
des siècles sur le fonds littéraire qui lui était parvenu avant
1240, de Byzance, par l'intermédiaire surtout de l'Empire
bulgare dans tout son éclat au X siècle. Elle possédait une
abondante littérature d'édification : Evangiles et Apocryphes,
sermons de saint Jean Chrysostome et de saint Basile, vies
de saints ; il s'y ajoutait des chroniques byzantines, quelques
souvenirs de la guerre de Troie, d'Alexandre, des empereurs
romains. Tout ceci fut recopié dans les monastères dans une
langue qui, peu à peu, se déforma pour se rapprocher du
russe et qui, produit hybride, resta jusqu'au XVIII siècle
a langue littéraire.
Le plus ancien manuscrit russe, richement enluminé, est
l'Evangile d'Ostromir, ainsi appelé d'après le dignitaire pour
qui le diacre Grégoire copia, en 1056, des extraits des Evangiles
pour les dimanches et fêtes de l'année. Les Izborniki (recueils),
faits quelques années plus tard pour le prince Sviatoslav,
renferment des pages des Pères de l'Eglise, des vies de saints,
une histoire des empereurs romains et même des principes de
rhétorique. Déjà l'émulation russe s'éveille : des prédicateurs
rédigent des sermons à l'imitation de saint Jean Chrysostome
et, ce qui est infiniment plus intéressant pour nous, des chro-
niqueurs, à l'instar de ceux de Byzance, consignent l'histoire
de leur pays. Vers 1113, dans un monastère de Kiev, se
composent les Annales des temps passés (ou Chronique, dite
de Nestor), qui furent souvent recopiées et complétées ; l'un des
plus anciens manuscrits que nous en possédions, dû au moine
Laurent de Souzdal, date de 1377. Le chroniqueur remonte
au déluge pour établir la filiation des Slaves, descendants
de Japhet, rapporte la légende qui fait venir en Russie l'apôtre
André, mais l'intérêt de son récit commence à l'époque toute
proche de lui de la fondation de Kiev par les Varègues, de la
vengeance d'Olga sur les Drevlianes, de la mort d'Oleg, de la
conversion de Vladimir qui baptise son peuple dans le Dniepr,
après y avoir précipité la statue du dieu Péroun ; ces faits,
mi-légendaires, mi-réels, sont narrés avec vie, clarté, pitto-
resque et avec une visible fierté de Russe et de chrétien.
Captivante aussi par les renseignements qu'elle nous donne
sur les mœurs du temps, ainsi que sur la remarquable person-
nalité de son auteur, est l'Instruction de Vladimir Monomaque
(1054-1125) à ses fils : aux principes religieux et moraux se
joignent de judicieux conseils sur les devoirs d'un prince,
émaillés de souvenirs personnels. Monomaque insiste notam-
ment sur l'hospitalité due aux étrangers.
A cette époque, les Russes avaient encore des rapports
avec les pays étrangers ; les moines n'hésitaient pas à entre-
prendre de longs pèlerinages ; les plus lettrés en faisaient le
récit. En 1106-1107, l'higoumène Daniel va jusqu'à Jérusalem
et y reçoit du roi Baudoin un aimable accueil ; il décrit les lieux
saints, particulièrement l'église du Saint-Sépulcre, avec beau-
coup d'exactitude ; il y assiste à l'office nocturne de Pâques,
voit s'allumer par le feu miraculeux du ciel les lampes des
orthodoxes à qui les Latins doivent demander l'aumône de
la flamme. Fier d'appartenir à l'Eglise d'Orient, il l'est aussi
d'être Russe et ne manque en aucun sanctuaire de prier pour
sa patrie et ses princes. La description par l'archevêque
Antoine de Novgorod des monuments religieux de Constan-
tinople et des reliques qui y étaient conservées, est d'autant
plus précieuse que son voyage, en 1200, précède de peu le
sac de la ville par les Croisés.
Le très célèbre Dit de la bataille d'Igor est le récit de l'expé-
dition malheureuse qu'entreprirent deux cousins du prince
S v i a t o s l a v , j a l o u x d e s a g l o i r e , I g o r e t V s é v o l o d , c o n t r e les
P o l o v t s e s ; a p r è s u n e d é f a i t e s a n g l a n t e les p r i n c e s s o n t f a i t s
p r i s o n n i e r s , les i n f i d è l e s e n v a h i s s e n t e t p i l l e n t l a t e r r e r u s s e ;
Igor c e p e n d a n t p a r v i e n t à s ' é c h a p p e r . Il y a de t o u t d a n s
c e t t e œ u v r e , écrite d a n s u n e prose p o é t i q u e parfois très belle,
parfois o b s c u r e : des c o m b a t s e t des p a y s a g e s , de la m y t h o l o g i e
slave e t des pensées c h r é t i e n n e s , des c o n s i d é r a t i o n s politiques
pleines de sagesse e t de patriotisme, e t u n b e a u passage
l y r i q u e , l a l a m e n t a t i o n d e l a f e m m e d ' I g o r q u i , s u r les r e m p a r t s
d e P o u t i v l , a c c u s e les é l é m e n t s p e r f i d e s d ' a v o i r c a u s é l a p e r t e
d e s R u s s e s . L e m a l h e u r e s t q u e l ' a u t h e n t i c i t é d u D i t de l a
bataille d ' I g o r e s t t r è s c o n t e s t é e . L e s e u l m a n u s c r i t q u i e n
a i t é t é c o n n u , p u b l i é e n 1800 p a r le c o m t e M o u s s i n e - P o u c h k i n e ,
a été brûlé dans l'incendie de Moscou ; aucune vérification
n ' e s t donc possible. Il p o u r r a i t bien s ' a g i r d ' u n e m y s t i f i c a t i o n
s e m b l a b l e à celle d e l ' O s s i a n d e M a c p h e r s o n ( a v e c l e q u e l
d'ailleurs apparaissent des ressemblances). L a principale
s o u r c e d ' i n s p i r a t i o n s e r a i t u n p o è m e d u X V siècle, l a Z a d o n c h -
tchina, récit de la b a t a i l l e d e K o u l i k o v o , q u e la c r i t i q u e
russe considère habituellement c o m m e une imitation d u
D i t d ' I g o r ; le c o n t r a i r e e s t f o r t p o s s i b l e .
V i n t le g r a n d c a t a c l y s m e q u i i n t e r r o m p i t t r a g i q u e m e n t
l ' é v o l u t i o n de la Russie, l ' i n v a s i o n t a t a r e , suivie de d e u x
siècles d ' u n e s e r v i t u d e q u i , b i e n q u e les c o n q u é r a n t s n ' a i e n t
cherché à imposer ni leur administration, ni leur langue,
n i l e u r r e l i g i o n , d é m o r a l i s a p r o f o n d é m e n t le p a y s . A u p o i n t
d e v u e i n t e l l e c t u e l , ce n e f u t p a s s e u l e m e n t u n e é p o q u e d e
s t a g n a t i o n , m a i s u n e é p o q u e d e r é g r e s s i o n . A u X V siècle,
les b o ï a r s s o n t p r e s q u e t o u s i l l e t t r é s ; b e a u c o u p d e p r ê t r e s ,
f a u t e d e s a v o i r lire, r é c i t e n t les o f f i c e s p a r c œ u r .

2. A p r è s l a l i b é r a t i o n . — Q u a n d I v a n I I I p r o c l a m e e n f i n
s o n i n d é p e n d a n c e e n r e f u s a n t le t r i b u t a u x T a t a r e s t r o p
a f f a i b l i s p o u r l ' e x i g e r , le v i s a g e d e l a R u s s i e s ' e s t e n t i è r e m e n t
t r a n s f o r m é . P l u s d e p r i n c i p a u t é s i n d é p e n d a n t e s ; les g r a n d s
princes de Moscou o n t « r a s s e m b l é » la terre russe sous leur
autorité, et, puisque Constantinople est à son t o u r réduite
en esclavage, Moscou libérée e n t e n d prendre sa place c o m m e
c a p i t a l e d e l a v r a i e c h r é t i e n t é . E l l e y e s t a i d é e p a r les r é f u g i é s
de C o n s t a n t i n o p l e e t des p a y s slaves d u S u d : u n e nouvelle
v a g u e de c u l t u r e lui v i e n t d e la m ê m e source q u e la p r e m i è r e ;
parfois s'y mêle u n mince c o u r a n t d'Occident. D'Italie v i e n n e n t
les a r c h i t e c t e s d u K r e m l i n e t a u s s i M a x i m e , d i t le G r e c , A l b a -
nais d'origine, disciple d e Savonarole, que Vassili I I I appelle
p o u r v é r i f i e r les t r a d u c t i o n s r u s s e s d e s t e x t e s s a c r é s . T â c h e
jeunes s'est enlisé dans la négligence et la routine, et lui insuf-
f l a n t leur ardeur. Loin de Moscou d'Ajaev exalte le courage
des ingénieurs qui construisent un pipe-line en Sibérie orientale,
au milieu de difficultés inouïes. E n « oubliant » de parler du
travail forcé !
D'autres romans nous initient à de nouvelles méthodes dans
les usines du Donbass ou les pêcheries du Don, ou encore nous
conduisent chez les peuplades hier encore sauvages, nomades
souvent, de l'Asie centrale qui entrent sans transition dans le
courant de la vie moderne. Ces œuvres proposent toutes à la jeu-
nesse u n idéal de travail dans l'oubli de soi pour l'avenir du
pays ; elles sont simplistes et ne font guère de place aux compli-
cations sentimentales, encore moins à l'inquiétude métaphy-
sique.

Toutefois, une étude psychologique plus nuancée


s'annonce dans deux b e a u x romans d'un écrivain
de l'ancienne génération, F é d i n e : Premières joies
e t U n été e x t r a o r d i n a i r e . D a n s L ' H i s t o i r e d ' u n e v i e ,
P a o u s t o v s k i r e n o u e lui aussi avec la t r a d i t i o n de
T o l s t o ï e t de G o r k i e n e n c a d r a n t ses s o u v e n i r s
d'enfance de c h a r m a n t e s descriptions d ' U k r a i n e .
Le t h è m e de la guerre continue à tenir une place
importante, mais on remarque déjà une nouvelle
t e n d a n c e , le désir d e l a v é r i t é , la v o l o n t é d e m e t t r e
a u j o u r l a d é b â c l e i n i t i a l e , les p e r t e s , les e r r e u r s
— t e n t a t i v e s q u i f u r e n t a u s s i t ô t v i o l e m m e n t cri-
tiquées. Aussi F a d é e v dut-il écrire u n e d e u x i è m e
v e r s i o n de l a J e u n e Garde (1951) et K a t a e v r e m a n i e r
P o u r le p o u v o i r des S o v i e t s ( 1 9 4 8 - 1 9 5 1 ) . D e s « j e u n e s »
d é c r i v e n t « sans b a t t a g e » la vie d a n s u n t r a i n sani-
t a i r e ( C o m p a g n o n s de v o y a g e , d e V é r a P a n o v a ) o u
D a n s les t r a n c h é e s de S t a l i n g r a d , c o m m e V i c t o r
N e k r a s o v , d o n t l e s e c o n d r o m a n , L a Ville n a t a l e
(1954) « déstalinise » a v a n t l a l e t t r e . K a z a k é v i t c h
r a c o n t e l ' o c c u p a t i o n en A l l e m a g n e ( L a M a i s o n s u r la
p l a c e ) . V. O v é t c h k i n e p o s e d e n o u v e a u les p r o b l è m e s
de la c a m p a g n e (Les j o u r s ouvrables d u district).
A n d r é ï P l a t o n o v (1899-1951), r é d u i t a u silence,
avait fini comme concierge, laissant une œuvre
inédite considérable, témoignage bouleversant sur
« notre monde de beauté et de fureur », qui paraîtra
plus tard, surtout en Occident (son roman Tcheven-
gour à Paris en 1972), et dont l'influence sera très
grande sur les jeunes écrivains.
7. Le dégel. — Une nouvelle d'Ehrenbourg ainsi
intitulée a donné son nom à la période qui s'est
ouverte après la mort de Staline (1953). La dénon-
ciation par Khrouchtchev du « culte de la per-
sonnalité » au X X Congrès du Parti (février 1956)
s'accompagne d'un renouveau.
Très frappant le jaillissement de la poésie lyrique
qui redécouvre les découvertes des années 1912-1920
et revient aux thèmes éternels de l'homme devant
la nature et devant l'amour. Dès 1956, deux poèmes
d'Akhmatova (dont deux petits fragments du
Poème sans héros) ont paru dans l'almanach Moscou
littéraire. Stoïque et digne dans les dures épreuves
de sa vie de femme et de poète, elle avait connu
successivement les sommets de la gloire, l'oubli
presque total pendant dix ans, les privations et
la misère, le silence forcé, pour réapparaître et
atteindre une renommée mondiale. Dans son pays,
qu'elle n'a jamais voulu quitter tout en restant
étrangère au régime, ne furent publiés que ses vers
lyriques et patriotiques, mais des « feuillets errants »
répandus clandestinement ont popularisé son Re-
quiem. Ce cri d'épouvante et de détresse atteint les
limites de l'inexprimable. Le poète lie étroitement sa
propre tragédie à celle de toutes les femmes russes à
qui leurs proches furent arrachés. Les éléments per-
sonnels et collectifs se mêlent dans un ensemble
bouleversant où, « par sa bouche, crie un peuple de
cent millions » et qui mesure la résistance humaine
devant le destin. Le Poème sans héros (800 vers),
dont on ne connaît en Russie que des fragments,
est la somme de toute sa vie : en 1940, revivent dans
la mémoire du poète les « ombres » de la « belle
époque » (avant la guerre de 1914) avec sa « bohème »,
son milieu intellectuel décadent ; et l'épilogue chante
« sa Ville » assiégée, Leningrad, au moment où
Akhmatova est évacuée à Tachkent. C'est un des
plus beaux poèmes de notre temps.
Poète philosophe d'une fraîcheur juvénile, S. Mar-
chak (1887-1964) refuse le genre didactique et re-
vient à un thème oublié par la poésie soviétique :
le tragique de la condition humaine. Il est connu
surtout par ses traductions de Burns et des sonnets
de Shakespeare (et également par ses inoubliables
contes d'enfants). Il rappelle Tiouttchev par la
perfection de la forme.
N. Zabolotski (1903-1958) s'était consacré à
l'étude poétique des mystères de l'univers ; il chante
la gloire des savants qui cherchent à les pénétrer,
tout en ressentant profondément la misère de
l'homme. Passionné par la quête et par la définition
de la beauté, par la musique et par la peinture, il
n'avait pu échapper aux sujets sociaux et politiques.
L. Martynov (né en 1905) recherche toute nouveauté
dans le monde. Son œuvre est fantaisie, appel à
la vérité, à la liberté. Le temps et l'histoire obsèdent
B. Sloutski (né en 1919), avide de la vie dans toutes
ses manifestations. Le héros de sa poésie, plus simple
que celui de Martynov, le rejoint quand il déclare
que « le présent n'est pas une forme verbale, mais
un corps à corps entre le passé et l'avenir ». Après
avoir fait revivre la réalité quotidienne de la guerre
et de l'armée, les visages des « soldats inconnus »,
E. Vinokourov (né en 1925) réfléchit sur l'homme et
cherche à atteindre l'âme à travers le superficiel.
« Aimez la densité du monde, la chaleur de la terre »,
proclame-t-il.
Malgré l'abondance de sa production, E. Evtou-
chenko (né en 1933) séduit par ses accès et ses
accents de sincérité. Rapprochant les notions les plus
différentes, les plus inattendues, A. Voznessensky
(né en 1933) développe la métaphore comme moyen
de connaissance du monde. On doit le lire à haute
voix, comme Maïakovski. Ses recueils les plus re-
marquables sont Les Antimondes et L'Ombre du son,
ses thèmes favoris, les rapports entre l'homme et
l'univers ; pour lui la beauté est « convulsive ».
C'est incontestablement le plus grand des poètes
vivant actuellement en U.R.S.S.
D'humeur romantique, Novella Matvéeva (née
en 1934) chante la nature, l'âme des êtres et des
choses (Le petit bateau, Pierre Breughel le Vieux),
et Bella Akhmadoulina (née en 1937), très douée,
la liberté et l'amour (Ma Généalogie).
Très populaire, Boulat Okoudjava (né en 1924)
est entré dans la carrière poétique comme chan-
sonnier. Il exprime la philosophie d'un homme très
simple ; ses poèmes lyriques cachent un dramatique
intérieur intense, parfois naïf, mais toujours prenant.
C'est le folklore de la ville, plus précisément des
cours de Moscou.
La prose évolue dans le même sens que la poésie.
Avec une recherche de la qualité, apparaissent de
nouveaux procédés d'expression et des personnages
nouveaux. On cherche « toute la vérité sur la vie ».
Le titre d'un roman de Doudintsev : L'homme ne vit
pas seulement de pain est à lui seul un programme.
Pasternak, qui s'était consacré à la traduction des
tragédies de Shakespeare, croit le moment venu
de faire paraître Le Docteur Jivago. La publication
en Italie de ce chef-d'œuvre valut à son auteur
injures et persécutions et, en 1958, le prix Nobel
qu'il dut refuser ; il mourut peu après dans un
triste isolement. Son roman n'attaquait nullement
la Révolution, mais revendiquait courageusement
les droits de l'individu et de l'artiste. Le Docteur
Jivago ne ressemble à aucun autre roman dans la
littérature russe ; c'est une œuvre complète, ly-
rique, philosophique, historique, psychologique. On
y trouve du réalisme et du rêve, des scènes cruelles
et des paysages d'un charme envoûtant, des aperçus
profonds sur l'art et la destinée humaine, l'histoire
d'une époque et une belle histoire d'amour, et c'est,
comme toute l'œuvre de Pasternak, un fervent
hymne à la vie.
Les meilleurs récits de Tendriakov (L'icône mira-
culeuse, E n mission apostolique) traitent avec une
certaine compréhension des solides survivances reli-
gieuses et de la foi dans le surnaturel. Les œuvres du
Kirghiz Tchinguiz Aïtmatov ont obtenu un grand
succès. Les plus intéressantes sont Adieu Goulsary
et Jamilia, histoire d'une jeune femme qui défend
contre les préjugés son droit au bonheur.
Tvardovski, rédacteur en chef de Novy Mir,
publie Le lointain derrière le lointain où son héros
déclare : « Je suis responsable de tout. » Kataev
déstalinise Pour le pouvoir des Soviets et réédite
sous le nouveau titre Les Catacombes ce récit des
exploits des partisans dans Odessa occupée. La
guerre inspire toujours les romans-reportages-sou-
venirs de K. Simonov (Les vivants et les morts,
On ne naît pas soldats). Parmi toute une série
d'œuvres sur l'inadaptation du démobilisé à la vie
civile, « normale » (avec tout ce que cela comporte),
après les temps héroïques, citons Le calme de
Bondarev. Avec Véra Guéorguierna (1961), V. Né-
krasov évoque le retour d'un déporté.
Dans Billet pour les étoiles, V. Aksionov se pas-
sionne pour la génération des dix-sept ans. Avec
Oranges du Maroc, il sacrifie à l'exotisme. Après
avoir subi les foudres de la critique patentée,
V. Grossman (1905-1964) écrit surtout « pour le
tiroir ». Il aborde en 1956 le problème de l'objection
de conscience dans sa nouvelle Le 6 août (Hiroshima)
où il dénonce l'assassinat collectif au milieu duquel
son héros devient fou.
On observe aussi une expansion de la prose
lyrique : récits à la première personne, œuvres dites
« confessionnelles ». Tels Astres du jour de O. Ber-
gholz et de V. Solooukhine, Une goutte de rosée et
Planches noires (la passion d'un collectionneur
d'icônes). Et c'est une floraison de mémoires, de
romans historiques : V. Chklovski (né en 1893)
réapparaît ; K. Paoustovski poursuit le roman de
sa vie ; I. Ehrenbourg trouve enfin le courage de
parler des maudits : M. Tsvetaeva, O. Mandelstam,
I. Babel (Les Hommes, les années, la vie).
Les sujets ne sont plus limités — jusqu'à un
certain point. A. I. Soljenitsyne (né en 1918) publie
Une journée d'Ivan Dénissovitch (1962) où il ose
lever le rideau sur un camp de concentration et il est
aussitôt reconnu à juste titre comme un écrivain
d'un talent exceptionnel ; bientôt La maison de
Matriona, qui renoue avec les plus belles traditions
du réalisme russe, simple, ému, attire sur lui l'atten-
tion de la censure. En janvier 1966, paraît dans
Novy Mir, un dernier récit Zacharie l'escarcelle.
V. Bykov, dans Les morts ne souffrent pas, traite
encore de la responsabilité morale de chaque indi-
vidu. Le bouleversant Baby Iar de A. Kouznetsov,
mutilé par la censure, ne paraîtra intégralement que
plus tard, en Occident. Et les tartufferies ne man-
quent pas. Tel le « roman-pamphlet » de I. Chevtsov,
Vermine, « reflet » peu convaincant des discussions
esthétiques (à la suite de la réaction de Khroucht-
chev, hostile à l'art abstrait), que A. Siniavski
éreintera dans Novy Mir (décembre 1964).
Après plusieurs recueils de poèmes, Okoudjava se
consacre à la prose : Salut, bleu !, Le photographe
Jora et Pauvre Avrossimov (1966), tissé d'allusions à
la réalité actuelle et dont le thème est la trahison
involontaire des décembristes. Romantique du
XXe siècle, avec un sourire ironique qui s'adresse
d'abord à lui-même.
Au milieu de tout cela, la révélation des œuvres
de M. Boulgakov (1891-1940) représente un véritable
événement. Quelques-unes de ses pièces interdites
paraissent enfin en 1965. Et dans son admirable
roman, publié seulement en 1966-1967, Le maître et
Marguerite, on retrouve la grande tradition du
roman russe et un univers où le réel et le fantastique
se lient étrangement. Cette farce satirique, d'un
humour féroce et déchirant, à la Gogol, cache une
œuvre philosophique : le mythe de Faust renouvelé ;
le diable visite le monde socialiste pour y trouver
son héros dans un hôpital psychiatrique, où celui-ci
écrit l'histoire de Ponce Pilate et de Jésus. La
nouvelle Cœur de chien, publiée en Occident, part
des expériences d'un savant qui greffe l'hypophyse
et les testicules d'un citoyen soviétique, ivrogne,
menteur et fourbe, sur un chien auquel il est fina-
lement obligé de rendre ses organes et son apparence.
Ironie et satire amères caractérisent les meilleures
œuvres de cet écrivain.

8. Le regel. — Après la floraison des années 1956-


1966, sous la pression de la censure, les écrivains
retrouvent leur application à « refléter »la lutte pour
le communisme et la formation d'un homme nou-
veau. Tout n'est pourtant pas à dédaigner dans la
production des années suivantes.
Faut-il déplorer la « débâcle du lyrisme » ? Peu
de noms nouveaux dans la poésie. Mais, loin de
Moscou, a paru l'œuvre du poète-kazakh O. Sou-
leimenov (né en 1936 à Alma-Ata), Le livre de
glaise et Azia, répliques insolites et quelque peu
insolentes au Dit du prince Igor.
Des demi-vérités se font encore jour dans les
œuvres de Kataev, Le puits sacré, L'herbe de l'oubli.
Après Le Grand Filon (1961), G. Vladimov (né
en 1931) publie Trois minutes de silence. Déjà
Le Fidèle Rouslan commençait à circuler clandesti-
nement. Dans un des derniers numéros du Novy
Mir de Tvardovski, on pouvait lire Une semaine
comme une autre (1969), où N. Baranskaïa (née
en 1909) décrit sans outrance ni commentaires
l'étouffement domestique d'une femme (chercheur
scientifique et mère de famille) là-bas comme ici.
Ses nombreux récits s'inscrivent dans la tradition
tchékhovienne, mais avec des nuances neuves et
bien à elle. Pouchkiniste distinguée, elle a publié
récemment une remarquable évocation de Nathalie
Gontcharova-Pouchkine, Couleur de miel foncé.
Parmi les écrivains satiriques, signalons Fazil
Iskander (né en 1929 en Abkhasie), gai, mordant et
spirituel : La constellation du Chevraurochs.
VI. Voïnovitch (né en 1932) commémore le
30e anniversaire de la mort de Véra Figner par un
récit historique, Le Degré de confiance (1972). S'ins-
pirant lui aussi des « Mémoires de V. Figner »,
I. Trifonov (né en 1925), dans Impatience (1973),
romance la vie passionnée des narodniki. E t dans
La Maison du quai (1976), il évoque l'atmosphère
empoisonnée de l'époque stalinienne. V. Raspoutine
(né en 1937) peint admirablement les paysages et
les visages de sa Sibérie natale (Le Dernier délai,
Adieu à Matiora).
Malgré ces heureuses exceptions, le bilan est
mince, comparé à celui de la « grande décennie »
(1917-1927), ou à celui du « dégel ». Mais peut-on
impunément imposer à l'art, à la poésie, au roman,
un rôle immédiat, pratique, en lui demandant de
servir le parti au pouvoir et d'épouser le moment
présent ? Car la littérature se venge : elle entre
dans la clandestinité ou/et elle s'expatrie.

9. Le samizdat. — Mot nouveau dans la langue


russe, mais pas un fait nouveau dans la Russie de
toujours, depuis Radichtchev jusqu'à Akhmatova.
Avec la déstalinisation, le samizdat (auto-édition)
a pris toutefois d'extraordinaires proportions. De
la plume, puis de la machine à écrire, on est passé à
la photocopie, au microfilm, à la bande magnétique.
Parmi les pionniers, citons Essénine-Volpine (né
en 1925), fils du poète et poète lui-même, Valéri
Tarsis (né en 1906), avec Le Conte de la mouche bleue,
d'une force explosive rare, Le Rouge et le Noir,
biographie romancée du stendhalien russe Vino-
gradov, La Salle n° 7 (d'un hôpital psychiatrique),
et l'auteur inconnu de La découverte de Victor
Vielski, confession d'un enfant du siècle de Staline,
qui avoue sa trahison d'un ami, analyse sa crise de
conscience, conte son voyage à Berlin, où il renonce
à passer en Occident, et comment il découvre
« son Evangile et son Apocalypse », sa fin de « para-
site » dans un hôpital psychiatrique. Le Docteur
Jivago circule aussi en samizdat.
Depuis 1958, Iosif Brodski (né en 1940) fait
volontiers « des vers antiques sur des pensers nou-
veaux ». Des poèmes parfois fort longs et fort beaux :
Collines, La Grande Elégie à John Donne, Isaac et
Abraham, Procession. A la fois réaliste et visionnaire,
voire surréaliste. Condamné à la déportation comme
« parasite » en 1964, libéré l'année suivante, il
émigrera aux Etats-Unis en 1972. Parmi les nova-
teurs, citons Guennadi Aïgui (né en 1934) et sa
recherche de formes nouvelles dans ses poèmes
« impressionnistes ».
Une grande partie de l'œuvre du poète-chan-
sonnier Okoudjava n'est connue que par le samizdat.
Un autre « ménestrel », d'abord auteur dramatique,
A. Galitch (1919-1977), férocement satirique (Bal-
lade sur la plus-value, Le Triangle rouge) se rattache
au folklore des « maudits » et du lumpen-prolétariat
des camps. Sa popularité est immense, mais on
n'imprime ses recueils qu'à l'étranger, où il a fini
par émigrer, en 1974, et par mourir, tout récem-
ment, à Paris.
Sous le pseudonyme d'Abram Terts, A. Siniavski
(né en 1925) publie en Occident son essai Qu'est-ce
que le réalisme socialiste ?, ses Récits fantastiques,
à la Gogol, dont L'audience est ouverte, et Lioubimov.
Démasqué ainsi que son ami louli Daniel (Nikolaï
Arjak), extrêmement audacieux dans ses nouvelles
(Ici Moscou, etc.), ils sont arrêtés et condamnés en
février 1966 à sept et cinq ans de « privation de
liberté » pour « calomnies contre l'avenir de la so-
ciété humaine » ! Ce procès aboutit à la création
en U.R.S.S. du mouvement pour la défense des
droits de l'homme. Avec ses Pensées impromptues
(1966) et Une Voix dans le chœur (composé en dé-
portation et publié en 1973 après son arrivée en
France), Siniavski se classe parmi les écrivains
russes les plus remarquables par leur originalité et
la profondeur de leur pensée.
Une nouvelle génération pousse très loin la déri-
sion, voire le sacrilège. Tels Les Troubles des temps
actuels ou les étonnantes aventures de Vania Tchmo-
tanov, qui osent toucher au mythe de Lénine. L'un
des auteurs de ce récit, N. Bokov (né en 1945),
avait écrit à vingt et un ans un très moderne
« Disangile » où se mêlent satire bouffonne, ré-
flexions philosophiques, fantaisie poétique, Nikto.
Le meilleur de la littérature russe s'exprime dé-
sormais par le samizdat. Ainsi Tout coule, roman
posthume de V. Grossman, une œuvre capitale sur
la réalité du régime lénino-stalinien, pose nettement
le problème des camps de concentration, le problème
de la liberté et de ce fanatisme qui « haïssait par
amour ». Ainsi les ouvrages qui ont valu à Solje-
nitsyne le Prix Nobel 1970 : Le Pavillon des cancéreux
évoque la Russie stalinienne comme un pavillon
de contagieux où se propagent le caméléonisme, la
calomnie et la cruauté, où règnent la terreur et
la lâcheté. Pourtant, quelques belles âmes demeu-
rent pures et droites. Le Premier cercle décrit les
conditions dans lesquelles vivent et travaillent des
savants détenus. C'est le premier cercle de l'enfer
de Dante. Ici l'être humain paraît être né pour des
souffrances et des privations inutiles, pour un avenir
inconnu, mais, là aussi, il conserve malgré tout sa
dignité, son jugement et retrouve « le courage de
ceux qui ont tout perdu ». Nous reconnaissons les
idées de Tolstoï et de Dostoïevski. « Bénie soit la
prison, elle m'a fait réfléchir », s'écrie Soljenitsyne,
qui a passé lui-même dix années de sa vie dans les
prisons, les camps et l'exil. Après Août 14, récit
d'une puissance exceptionnelle de la défaite russe
en Prusse orientale (on n'oubliera plus la figure
pathétique du général Samsonov), paraît enfin un
poignant témoignage collectif sur l'univers concen-
trationnaire soviétique, L'Archipel du Goulag (paru
à Paris à partir de décembre 1973). En février 1974,
Soljenitsyne est arrêté et expulsé d'U.R.S.S.
Très nombreux d'ailleurs les souvenirs sur le
Goulag : Evguénia Guinsbourg (communiste, vingt
ans de camp et d'exil), D. Panine, qui partagea
la détention de Soljenitsyne, prototype de Sologdine
dans Le Premier Cercle, E. Kouznetsov et ses Jour-
naux de prison et de camp. Ajoutons ceux de
Nadejda Mandelstam, la veuve du poète, Contre
tout espoir, d'une qualité et d'une importance
exceptionnelles.
En 1974 également, VI. Maximov (né en 1932)
quitte son pays pour la France où ont déjà paru
Les Sept Jours de la Création et La Quarantaine
et où il publiera Un Adieu de nulle part.
Voïnovitch fait circuler La Vie et les aventures
extraordinaires du soldat Ivan Tchonkine, une étour-
dissante satire qui le fera connaître en Occident.
Avec Les Hauteurs béantes et L'Avenir radieux,
deux dénonciations monumentales de l'idéologie et
de la structure totalitaires, vient de se révéler comme
un nouvel écrivain contestataire un philosophe
logicien, Alexandre Zinoviev (né en 1922), qui a
récemment obtenu un passeport pour l'Allemagne
de l'Ouest.
Ainsi se constitue une « troisième émigration »
(après celles de la révolution de 1917 et de la
deuxième guerre mondiale), unissant à la dure expé-
rience de la vie en régime dit socialiste, une haute
valeur intellectuelle. E t le flot monte de la litté-
rature russe « maudite ». Tant est irrépressible,
malgré toutes les contraintes, le dur désir de liberté.

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