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DOSSIER POUR LA SCIENCE - SOCIOLOGIE - ÉCONOMIE - ART DE VIVRE - ARCHÉOLOGIE

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N° 88 Juillet-Septembre 2015
DOSSIER

commerciaux et des épidémies


dans la chute de l’Empire romain.
Le rôle des inégalités, des déficits
de la nôtre

ARCHÉOLOGIE D’UN EFFONDREMENT


sexualité différente
Fresques, accessoires,
graffitis… révèlent une
POMPÉI, CITÉ DES PLAISIRS

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Belgique : 8,90€- Canada/S : 12,50 CAD-Guadeloupe/Martinique/Guyane/Réunion/St Martin/S : 8,90€-Luxembourg : 8,50€-Maroc : 100 DH- Nlle Calédonie Wallis /A : 2 290 CFP-Nlle Calédonie Wallis / S : 1 260 CFP-Polynésie Française /A : 2 290 CFP-Polynésie Française / S : 1 260 CFP-Suisse : 16,20 CHF-Portugal : 8,50€
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Dossier Pour la Science
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L’Essentiel Cerveau & Psycho
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PUBLICITÉ FRANCE fut inspiré par Joseph Stiglitz, le prix Nobel d’économie s’insurgeant contre le
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(jf.guillotin@pourlascience.fr)
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97• Fax : 01 43 25 18 29 que les 99 autres. Un rapide calcul (effectué dans ce numéro) montre que
SERVICE ABONNEMENTS dans l’Empire romain, la proportion des privilégiés par rapport à l’ensemble
Nada Mellouk-Raja Tél. : 01 55 42 84 04 de la population était à peu près équivalente à celle d’aujourd’hui. On peut
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http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience alors imaginer un mouvement Occupy Roma qui, sur les places de Rome,
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr aurait fait entendre : « Sumus undecentum centesimi ! »
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DIFFUSION POUR LA SCIENCE


« Sumus undecentum centesimi ! »
Contact kiosques : À Juste Titres Benjamin Boutonnet
Tél : 04.88.15.12.41 De fait, deux Rome coexistaient : l’une d’une richesse appréciable, sinon
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada.
fabuleuse, l’autre aux revenus permettant seulement de survivre au jour le jour.
Suisse : Servidis : Chemin des Châlets, Néanmoins, et l’archéologie le prouve, l’économie a connu un âge d’or qui a
1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies
peu ou prou profité à tous. Mais ce succès reposait sur un équilibre précaire.
- 1130 Bruxelles.
La civilisation romaine, fragilisée par de criantes inégalités en termes de reve-
Autres pays : Éditions Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
nus et aussi d’accès à l’éducation, n’était pas prête à être éternelle. Elle n’a pas
SCIENTIFIC AMERICAN
résisté aux assauts, entre autres, des barbares et des épidémies.
Editor in chief : Mariette DiChristina.
Editors : Fred Guterl, Ricky Rusting, Philip Yam, Robin Lloyd,
Aujourd’hui, les inégalités sont plus que jamais présentes, et l’ocde a
Mark Fischetti, Seth Fletcher, Christine Gorman,
Michael Moyer, Gary Stix, Kate Wong.
rappelé en mai qu’elles n’avaient jamais été aussi fortes. Plus encore, un point
President : Steven Inchcoombe.
Executive Vice President : Michael Florek.
critique aurait été atteint ! Or, ces inégalités nuisent à la cohésion sociale, et
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public aussi à la croissance. Pour assurer notre avenir, regardons vers le passé et lisons
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins
ou les documents contenus dans la revue « Pour la Science », ce numéro : nous avons peut-être des leçons à tirer de la chute de Rome.  n
dans la revue « Scientific American », dans les livres édités par
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Ce numéro comporte un encart d’abonnement Pour la Science,
3
jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé
sur toute la diffusion abonné. Des offres d’abonnement
3
exceptionnelles sont proposées également en pages 39 et 113.
ROME, une civilisation
qui se pensait éternelle

3 ÉDITO de Loïc Mangin 40 Un empire d’inégalités


6 Rome et l’histoire du monde Nicolas Tran
Jean-Pierre Brun L’Empire romain était traversé de diverses lignes de fracture.
Richesses et pouvoirs politiques étaient aux mains d’une élite.
Aujourd’hui, les vestiges archéologiques complètent les
sources écrites et révèlent une autre histoire des Romains.
Les moteurs fragiles de la croissance
Jet-set, élite et aristocratie
50 Commerçants
12 Baia, le Saint-Tropez et artisans de Pompéi
de l’Antiquité Jean-Pierre Brun
Theodor Kissel
Pompéi fourmillait de nombreux artisans aux spécialités
Les empereurs romains venaient mener une vie oisive variées. Quelle était leur place dans la cité ?
dans la première des grandes stations thermales d’Europe.
18 Une collection d’art
56 ENTRETIEN AVEC André Tchernia
impériale recollée Une balance commerciale
Bernard Andreae
romaine déséquilibrée
Des archéologues ont reconstruit les statues de la villa 60 Les fortunes
de l’empereur Tibère : histoire d’un gigantesque puzzle. de la roue… à eau
24 PORTFOLIO Pompéi en 3D Jean-Pierre Brun
Les moulins à eau prouvent que l’innovation et l’amélioration
28 Une éducation des techniques avaient leur place dans l’Empire romain.
bien trop élitiste
Bernard Legras
66 PORTFOLIO
Les murs murmurent
Dans l’Empire romain, l’éducation n’était réservée qu’aux
plus aisés. Cet élitisme a-t-il précipité la chute de Rome ? 70 Une économie
34 Le verre, reflet d’une époque aux pieds d’argile
Véronique Arveiller Willem Jongman
Pour les Romains, le verre fut d’abord une matière précieuse L’archéologie révèle que l’économie romaine a connu un âge
importée d’Orient. Puis, il devint un matériau courant. d’or, mais il reposait sur un équilibre précaire.

4 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


Sommaire

Dossier Pour la Science


N° 88 Juillet-Septembre 2015
Shutterstock.com/ Barnuti Daniel Ioan

Avant-propos
Jean-Pierrre BRUN

Le peuple, entre plaisirs et précarité Constituez votre collection


Dossier Pour la Science
78 Du vin pour tous
Tous les numéros
Jean-Pierre Brun
Tous les Romains buvaient du vin. Les élites se régalaient de
depuis 1996
grands crus tandis que les autres s’enivraient du tout-venant. sur www.pourlascience.fr
84 Rome, combien de divisions ?
Elio Lo Cascio
Les Romains étaient-ils 4 ou 15 millions au début de notre
ère ? La population a-t-elle augmenté ou diminué ? Rendez-vous par Loïc Mangin
88 PORTFOLIO Chauds Latins 110 Rebondissements
92 L’omniprésente prostitution Les a priori des robots ● Un nouveau plan
Karl-Wilhelm Weeber pour les singes ● Une désintégration rare ● Du bleu
La prostitution était présente partout dans les villes sur la planète rouge ● Une prothèse plus fluide
romaines. Bienvenue dans un monde de débauche !
114 Données à voir
98 Des sexes malades Avec Eric Fischer, artiste et développeur, explorez
et des dieux un « monde de tweets » qui réserve des surprises
Marc Durand et Danielle Gourevitch
Au ier siècle, les dieux romains étaient invoqués pour
116 Les incontournables
soigner les organes génitaux déformés par la maladie. L’exposition du moment, mais aussi des podcasts,
des applications, des vidéos, des livres, des sites…
102 Rome, ville ouverte...
aux épidémies 118 Spécimen
Dominique Castex L’araignée pélican et assassin
et Sacha Kacki
120 Art et science
La cité antique affronta des épidémies dévastatrices. Ces
Michel-Ange a affublé plusieurs de ses personnages
épisodes ont-ils causé la chute de l’Empire ? d’une incisive supplémentaire. Pourquoi ?
108 À LIRE EN PLUS

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRET 2015 / © POUR LA SCIENCE 5


Rome
et l’histoire du monde
Dans la reconstitution de l’Antiquité, les sources écrites sont aujourd’hui
contrebalancées par les vestiges archéologiques. Ils révèlent une autre histoire
des Romains, dans son ensemble mais aussi dans ses détails. Il est donc urgent
de sauver les sites de fouilles, en Europe et surtout au Moyen-Orient.

D
epuis la Renaissance, au moins, Rome fas- contribution fondamentale, mais toujours partielle
cine par sa grandeur et par sa chute. La et souvent biaisée, le corpus des textes n’augmente
relative rareté des sources manuscrites, pratiquement plus. Sauf hypothétique découverte
notamment des archives comptables et tech- exceptionnelle dans les sables de l’Égypte où l’ari-
niques presque toutes disparues dans le naufrage dité du climat permet au papyrus de se conserver,
de la documentation écrite au cours du Haut le renouvellement des études sur l’histoire ancienne
Moyen Âge, laisse la place des interprétations ne viendra pas des manuscrits.
et des théories divergentes sur des questions
aussi essentielles que la démographie, le progrès L’archéologie à la rescousse
technique et sa diffusion, le niveau d’activité Mais d’autres sources sont désormais exploi-
commerciale, les performances économiques, tables, celles fournies par les fouilles archéo-
la connectivité des marchés, l’évolution de la logiques. Leurs résultats, par leur masse et
répartition de la richesse et l’existence ou non leur diversité, compenseront à terme la rareté
d’une croissance sur le long terme. URBI ET ORBI. et la partialité des sources écrites. D’ores et
Les historiens manquent d’instruments de Pendant cinq siècles, le déjà, des pans entiers d’histoire peuvent être
mesure, de séries de comptes, de listes de prix, de territoire contrôlé par révisés grâce à cette accumulation de données
les Romains n’a cessé
tableaux statistiques. Tout au plus dispose-t-on de s’étendre. À la fin
apportée surtout par les fouilles préventives qui,
de quelques chiffres isolés, mille fois savamment du Ier siècle avant notre devenues systématiques en France, permettent
commentés, mais rarement de façon concluante. ère, la République céda d’appréhender des phénomènes historiques
Or, mis à part les inscriptions qui apportent une la place à l’Empire. majeurs tels que la conquête ou l’abandon

Guerres puniques
de 264 à 146
avant notre ère
Rome Rome

Carthage

Royauté République Empire Royauté République Empire


Nathalie Ravier

-753 –509 –27 +476 -753 –509 –27 +476


-600 -400 -200 0 200 400 -600 -400 -200 0 200 400

6 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


AVANT-PROPOS

Jean-Pierre BRUN
est archéologue et spécialiste de l’histoire
des techniques. Il dirige actuellement
des recherches à Pompéi et à Cumes.

des terroirs, l’urbanisation et ses modalités, la seconde moitié du ier siècle de notre ère et le
l’expansion des cultures méditerranéennes milieu du iiie siècle. Cette évidence vient confor-
en Gaule interne, notamment la formidable ter la nouvelle interprétation des sources sur les
et rapide diffusion de la viticulture après la recensements et indique qu’il faut réévaluer en
conquête romaine (voir Du vin pour tous, par hausse les estimations de peuplement.
J.-P. Brun, page 78). Cette patiente accumu-
lation de faits qui est encore loin d’avoir livré Une démographie fluctuante
tous ses fruits autorise de nouvelles questions Ailleurs en Méditerranée, en Afrique, en
qu’on ne pensait pas pouvoir poser. Ainsi Syrie, de tels comptages donnent des périodi-
la problématique de la croissance peut être cités différentes qui montrent que les grands
désormais abordée par plusieurs fronts (voir ensembles, Europe, Afrique, Orient n’évoluent
Un empire d’inégalités, par N. Tran, page 40). pas de la même façon. En Syrie du Nord
Le premier est celui de la démographie avec par exemple, après un premier pic aux ier et
le comptage des sites ruraux occupés dans telle iie siècles, la population diminue au iiie siècle,
ou telle région pour peu qu’elle soit bien pros- puis augmente à nouveau fortement au ive et
pectée (voir Rome, combien de divisions ?, par surtout au ve siècle pour connaître un coup
E. Lo Cascio, page 84). Partout sur le pourtour d’arrêt au début du viie siècle.
nord de la Méditerranée occidentale, on assiste à Un autre front important est la diffusion du
une conquête de nouveaux terroirs dès Auguste progrès technique (voir Les fortunes de la roue...
et à une occupation maximale du territoire entre à eau, par J.-P. Brun, page 60). Les sciences et les

Conquête des Gaules


de 58 à 51 avant notre ère

Rome Rome
Macédoine
Royaume
Carthage Grèce de Pergame Carthage

Royauté République Empire Royauté République Empire


-753 –509 –27 +476 -753 –509 –27 +476
-600 -400 -200 0 200 400 -600 -400 -200 0 200 400

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techniques ont-elles stagné sous l’Empire romain ? de l’ensemble des provinces : le blé d’Afrique
Les archéologues commencent à répondre à cette et d’Égypte, l’huile d’Espagne puis d’Afrique,
question pendante. Certes nous n’avons pas de le vin de Gaule et de Crète, le thon salé et les
traité technique, mais les fouilles prouvent que sauces de poissons de Bétique (l’Andalousie
des inventions, telles que la vis pour actionner des actuelle), de Tingitane (le nord du Maroc) et
pressoirs et le moulin à eau avec ses engrenages, de Lusitanie (le Portugal).
se sont diffusées rapidement dans les provinces
occidentales, en pratique quelques années seule- Le luxe venu de loin
ment après la conquête romaine. De bien plus loin venaient les produits de luxe
Cette diffusion est probablement due à par des voies caravanières et par d’audacieuses
l’action de l’armée et des vétérans. Ces derniers navigations hauturières à travers la mer Rouge
ont répandu dans les propriétés rurales qu’ils et l’océan Indien : l’encens et la myrrhe d’Arabie
exploitaient les techniques acquises durant leur et de la Corne de l’Afrique, les perles, le poivre
service. De même, ils faisaient connaître les et le coton d’Inde, la soie de Chine. Toutefois,
aménités de la vie qu’étaient alors les installations l’indice fourni par le dénombrement des épaves,
thermales, les mosaïques ou les peintures murales. pour important qu’il soit, doit être calibré selon les

« Si la taille moyenne des individus augmente,


c’est qu’ils bénéficient tous, peu ou prou,
d’une amélioration de leur régime alimentaire,
notamment durant leur enfance. »
L’évaluation du commerce est le deuxième périodes : le brusque déclin du nombre des épaves
front (voir l’entretien avec A. Tchernia, page 56). au iie siècle reflète non un déclin du commerce,
Les épaves antiques retrouvées en Méditerranée, mais une amélioration de la sécurité maritime, avec
en mer Rouge et en mer Noire offrent un échan- la création de ports plus sûrs et un changement
tillon représentatif du nombre de navires ayant de conteneurs. Aux amphores indestructibles et
navigué. Leur comptage systématique définit aisément repérables, succèdent les tonneaux de
de grandes phases du commerce (voir Une bois qui se désagrègent, rendant plus difficile la
économie aux pieds d’argile, par W. Jongman, découverte des épaves.
page 70) : un extraordinaire essor à partir de la Un troisième front plus inattendu concerne
seconde moitié du iie siècle avant notre ère de la taille moyenne des hommes et des femmes.
l’exportation du vin italien vers la Gaule, puis Des mesures systématiques prises sur les
un renversement des trafics à partir d’Auguste fémurs provenant de tombes datées retracent
où le ventre de Rome attire les marchandises une augmentation de la taille des individus au

Francs
Rhi

Rhi

Alamans Goths
n

Danub Danub
e 260 e
Règne d’Auguste 271
de 27 à 14 avant notre ère
268
Rome Rome 268

Euph Euph
Carthage rate Carthage rate

Royauté République Empire Royauté République Empire


-753 –509 –27 +476 -753 –509 –27 +476
-600 -400 -200 0 200 400 -600 -400 -200 0 200 400

8 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


AVANT-PROPOS

ier siècle avant notre ère et au suivant, un palier l’apprentissage (voir Une éducation bien trop
au iie siècle et une diminution après le ive siècle. élitiste, par B. Legras, page 28) dont nous savons
Voilà enfin une mesure statistiquement fiable l’importance, elle est susceptible de susciter
de la croissance économique : si la taille des de nouvelles approches et de provoquer une
individus augmente c’est qu’ils bénéficient tous, réinterprétation des sources écrites.
peu ou prou, d’une amélioration de leur régime
alimentaire, notamment durant leur enfance. L’érosion du futur
L’essor économique dont les archéolo- L’archéologie est donc le futur de l’histoire de
gues perçoivent les effets dans les campagnes l’Antiquité. Mais ce futur s’érode plus rapide-
romaines et dans les aménagements urbains a ment que nous ne pouvons le déchiffrer. La
certes surtout profité aux riches propriétaires destruction massive de sites archéologiques à
qui se firent édifier des demeures luxueuses, laquelle on assiste depuis quelques années dans
mais aussi, dans une certaine mesure, à l’en- les pays qui bordent le sud et l’est du bassin
semble de la population. méditerranéen compromet définitivement la
connaissance de notre passé au moment où les
Une histoire réécrite techniques de fouilles et de datation sont en
La prise en compte et la mise en série des docu- mesure d’apporter des données fiables.
ments que l’archéologie met au jour laisse donc L’extraordinaire amélioration des conditions
augurer la réécriture d’une histoire ancienne de la recherche à laquelle nous avons assisté en
qui ne sera plus statique ni globale à l’échelle de France, avec les lois sur l’archéologie préven-
l’Empire. On commence à dessiner, région par tive de 2001 et 2002, la création de l’Institut
région, province par province, des évolutions national de la recherche archéologique préven-
chronologiques que l’on sait désormais diffé- tive (inrap), la multiplication des services des
rentes, tant des densités de population que des collectivités locales et des entreprises privées,
types de culture ou des intensités d’échanges. l’investissement d’un certain nombre d’univer-
Il ne s’agit pas de réhabiliter d’idée d’un sités dans la formation des jeunes archéologues,
Empire romain précurseur du monde moderne : les avancées scientifiques apportées par les
nous savons que les conditions culturelles, sociales chercheurs et les techniciens du cnrs, ne doit
et économiques étaient radicalement différentes pas masquer le naufrage du patrimoine archéo-
des nôtres. Mais il s’agit de mieux comprendre les logique de l’Irak, de la Syrie, de la Libye et les
dynamiques en œuvre. Quel fut sur l’économie attaques qu’il subit aussi dans les pays voisins.
l’impact de l’évolution environnementale, de Si nous ne parvenons pas à arrêter cette
l’état sanitaire des populations, des épidémies hémorragie, un nouveau déséquilibre se créera
(voir Rome, ville ouverte... aux épidémies, par dans notre façon d’écrire l’histoire ancienne :
D. Castex, page 102), de l’insécurité, de la diffu- l’Europe où les conditions de la recherche sont
sion de telle ou telle invention, des mesures fiscales DE L’APOGÉE À LA CHUTE. relativement bonnes disposera de données
et juridiques ? Sur tous ces points, l’archéologie Du règne d’Auguste nombreuses, bien datées, établies selon des procé-
jusqu’à la fin du iiie siècle,
apporte des séries de données. l’Empire romain a connu
dures fiables, mais on sera bien en peine de les
Elles sont plus ou moins pertinentes selon son âge d’or. Puis vinrent comparer avec celles des pays dont le patrimoine
les domaines, mais même dans ceux qu’elle les Barbares, la scission aura été ravagé. Il est urgent donc de sauver les
renseigne difficilement, tels l’enseignement et et, enfin, la disparition... hommes, mais aussi leur histoire ! n

Empire Romain
d’Occident Empire Byzantin
Vandales Empire Romain
Suèves
Rhi

Rhi

d’Orient
Alains
n

406-409 Danub
e
Danub
e
W
412 410 isi go
ths
Rome Constantinople Rome Constantinople

Euph Euph
429 Carthage rate Carthage rate

Vandales Prise de Carthage


439

Royauté République Empire Royauté République Empire


-753 –509 –27 +476 -753 –509 –27 +476
-600 -400 -200 0 200 400 -600 -400 -200 0 200 400

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L’EMPEREUR CALIGULA
richement vêtu est entouré
de ses conseillers.
Dans une salle au luxueux
décor, ils accueillent des
ambassadeurs étrangers.

C. J. Burton/Corbis

JET-SET, ÉLITE
ET ARISTOCRATIE
Villas somptueuses en bord de mer, collections d’art à couper le souffle,
éducation auprès des meilleurs professeurs... La vie des nantis de l’époque
romaine peut faire rêver. Cependant, on aurait tort d’opposer d’un bloc
cette élite au reste de la population. Certes, les inégalités étaient criantes,
mais les rapports de hiérarchie étaient plus subtils qu’il n’y paraît.
Baia, le Saint-Tropez
de l’Antiquité
Une petite ville du golfe de Naples fut la première
des grandes stations thermales d’Europe.
Même les empereurs romains venaient mener
une vie oisive dans cette villégiature de luxe.

Theodor KISSEL
est un spécialiste de l’histoire
ancienne attaché à l’Université
de Mayence, en Allemagne.

C’
est probablement l’une des plus anciennes submergea les luxueuses villas que les riches
plaintes de voisinage : « J’habite juste Romains s’étaient fait construire pour s’adonner à
au-dessus de bains. Imagine-toi tant de la dolce vita à Baia. Même le palais de l’empereur
types de voix, que je finis par haïr ma propre ouïe. Claude (41-54) sombra. Ce que les dieux donnent,
Quand des costauds soulèvent des poids ou des ils peuvent aussi le reprendre ! Ce palais submergé
haltères, quand ils s’entraînent ou du moins font constitue aujourd’hui la principale attraction d’un
semblant, je les entends souffler. [...] Ou alors, parc archéologique de 80 000 mètres carrés, qui
L’ESSENTIEL quand un paresseux se contente d’un ordinaire s’étend sous les eaux de la baie.
• Baia était une ville
pommadage, j’entends les claquements de mains La chronique instabilité géologique de la
de thermes et de luxure sur ses épaules. [...] Il y a encore ceux qui sautent région de Baia, à l’origine de sa submersion,
jusqu’en 300. dans les bassins, provoquant de grands bruits fascinait tant les Anciens qu’ils lui firent jouer un
d’éclaboussement... » Le mécontent n’est autre grand rôle dans la mythologie. Une légende veut
• Construite sur un
volcan, elle bénéficiait
que le philosophe Sénèque, l’une des plus grosses par exemple qu’Énée, le dernier roi de Troie, s’y
de la chaleur naturelle fortunes romaines, qui n’a pas goûté son séjour soit réfugié après une longue errance. Il aurait
du sous-sol. dans la première grande station thermale d’Europe. également creusé sur la rive du lac d’Averne
C’est sans doute un des seuls, tant on trouve (voir la carte page 14) un passage vers le monde
• Pendant des siècles,
toutes les célébrités
chez les auteurs anciens mille souvenirs brillants souterrain, afin de rechercher son père défunt
romaines eurent une et colorés que Baia a laissés dans leur esprit. Il Anchise. Énée se serait ensuite installé dans le
résidence à Baia. faut dire que la ville a vu passer du beau monde ! Latium, et son fils Jules aurait fondé la ville
Jules César, Cicéron, Énée, l’empereur Hadrien, Alba Longa, où sont nés Romulus et Rémus, les
• C’était une profusion
d’édifices mirobolants...
Ovide, Caligula, Messaline, et même Ulysse,
que la mer submergea. auraient goutté aux joies de la cité huppée.
Pourquoi a-t-elle attiré, plusieurs siècles durant, LES THERMES et les bains sont une pratique d’origine
Shutterstock.com/ivan bastien

• C’est aujourd’hui un grecque. Dans la baie de Naples, où vapeurs et eaux


toute la jet-set romaine ? chaudes sourdent du sol en de nombreux endroits, ils sont
musée archéologique
Pour le savoir, les archéologues doivent revêtir devenus une industrie, très lucrative pour les propriétaires
sous-marin.
un équipement de plongeur, car en 300 la mer d’établissements (ci-contre, les bains du forum à Pompéi).
❙ ❚ ■ SAINT-TROPEZ
fondateurs légendaires de Rome. C’est pourquoi Au ive siècle avant notre ère, les Romains
Énée est l’ancêtre fondateur des Romains. étendent leur domination à la Campanie, trans-
formant le Kymé grec (Cumes) en la colonie
Ulysse, le premier curiste ? romaine Cumae. À partir de cette période, les
Ulysse aurait aussi abordé dans la baie de Naples auteurs romains commencent à évoquer les sources
pour y enterrer son timonier Baios, dont provien- thermales de Baia, que l’on nomme au début Aquae
drait le nom de Baia. À l’inverse des héros mytho- Cumanae, c’est-à-dire « eaux de Cumes ». La station
logiques qui ne faisaient que de brèves visites dans thermale prend son essor en 178 avant notre ère,
la baie, les pionniers grecs qui arrivèrent au xiiie quand le consul Gnaeus Cornelius parvient à y
siècle avant notre ère s’installaient pour rester. Ils guérir ses rhumatismes !
fondèrent le port de Kymé, aujourd’hui Cumes. Diverses installations de bains y existent déjà au
C’est à partir de cette première colonie que la culture tournant de notre ère, qui ne cèdent en rien à celles
grecque, dont celle des bains, s’est répandue en Italie. de Rome quant au confort (voir la figure page 11).
Ils avaient bien choisi leur lieu d’implantation, car « Toutes les commodités sont disponibles », vante
le sol volcanique de la région de Cumes est favorable un propriétaire de bains au-dessus de la porte de
à la culture des oliviers, des châtaigniers, des légumes son établissement thermal. Les autres besoins des
et des arbres fruitiers… Ils y introduisirent la vigne baigneurs étaient aussi satisfaits grâce à de nombreuses
qui donna naissance au vin de Falerne, l’un des plus cuisines, restaurants et autres services de restauration
grands crus de l’Antiquité. On comprend alors le rapide placés tout autour des bains. Outre les joies
nom que ces premiers Grecs d’Italie donnèrent à de l’hygiène et des cures, les thermes de Baia propo-
la région : Campania Felix, c’est-à-dire campagne saient aussi une grande variété de loisirs, tant sportifs
heureuse. Pourtant, ce paradis sur Terre est installé que culturels. Toute cette activité était bruyante, et
sur les marmites bouillonnantes de l’enfer ! De fait, Sénèque, on l’a vu, ne l’appréciait guère.
les Grecs nommaient également champs phlégréens La culture romaine des bains était l’une des
(les « champs de feu ») cette région pleine de cratères, facettes du style de vie raffiné que l’on pratiquait
de lacs et d’épanchements de lave. dans la capitale et dans tout l’Empire depuis le
En effet, les champs phlégréens sont un ier siècle de notre ère. Les Romains ont d’abord
immense volcan (voir la figure ci-dessous), ce qui méprisé cette pratique, car ils pensaient que les bains
explique l’activité sismique et volcanique de la affaiblissent le corps ! Ils n’ont commencé à adopter
région. Malgré ces effrayants géants souterrains, les commodités grecques, dont les thermes, qu’aux
la Campanie et ses cratères sont apparus aux Grecs dernières heures de la République, au milieu du
comme un cadeau des dieux, tant le volcanisme a iie siècle avant notre ère. L’intérêt curatif de l’eau avait
de bons côtés. C’est au moins depuis Hypocrate, déjà été identifié au début du ier siècle avant notre
c’est-à-dire depuis environ 460 avant notre ère, que LA BAIE DE NAPLES (a) est ère par Asclépiade de Pruse, médecin originaire de
les médecins connaissent les vertus curatives des peuplée depuis plus de Bythinie (aujourd’hui en Turquie). L’alternance de
3 000 ans, malgré la proximité
sources chaudes minérales et des vapeurs soufrées. de deux volcans dangereux bains chauds et froids était censée soigner le corps.
Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien (23-79) et en activité : le Vésuve Le médecin impérial Galien (129-199) comparait
révèle que : « Nulle part ne jaillissent les sources et les champs Phlégréens l’hydrothérapie à la trempe du fer.
en plus grand nombre et avec une plus grande (a, le rectangle beu). La À Baia, l’hydrothérapie, les bains de vapeur,
vertu curative qu’à Baia ». Il précise : « Certaines chambre magmatique de de boue ou encore les cures consistant à boire de
ces derniers (b, la structure
soignent de par leur contenu en soufre, d’autres annulaire) a été révélée par l’eau thermale représentaient une énorme activité
de par l’alun et d’autres encore par les sels qu’elles un interférogramme dans le économique. La proximité de la mer permettait de
contiennent. » cadre du projet Serapis. pratiquer en plus la thalassothérapie, pour soigner

a Pouzzoles b
Solfatara
Lac
d’Averne
Naples
Cumes
Vésuve
Baia Baia
Bacoli
Aldo Zollo, Université de Naples

Pompéi
Baie
© Shutterstock/Arid Ocean

Ischia de Naples
Champs
Phlégréens

14 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ SAINT-TROPEZ

a
LE TEMPLE DE VÉNUS (a) n’a jamais été un
temple, mais plutôt un grand établissement
thermal. On l’a confondu avec un sanctuaire
à cause de ses dimensions imposantes,
dont une coupole en béton romain de
26 mètres de diamètre. En b, une des salles
typiques. Des trous étaient ménagés dans
le plafond (c) pour permettre la sortie
de l’air chaud et l’entrée d’air frais.

b
Frédéric Lontcho/Archéologie nouvelle

les douleurs articulaires à l’aide d’eau de mer et distingue des baignoires creusées dans le tuf. Ces
d’algues. Sur la plage, on proposait des bains de sable installations illustrent le genre d’établissements de
chaud aux patients souffrant de rhumatismes ou de cure installés dans la nature, en vogue au iie siècle.
troubles nerveux. Et l’on attribuait aussi des vertus Les Romains chauffaient leurs thermes en
curatives aux bains de mer ou à la gymnastique. utilisant le système grec des hypocaustes – hypo-
Plusieurs des thermes de la Baia antique sont caustos signifie en grec « chauffer par-dessous ».
encore visibles aujourd’hui. À cause de leur carac- Toutefois, alors qu’ailleurs l’air était chauffé par
tère imposant, on les a pris pour des sanctuaires : un feu, puis transporté dans le sol à l’intérieur
sous la coupole du « temple de Mercure » se de tuiles creuses, les thermes à Baia étaient tout
trouvait une piscine ; le « temple de Diane » était simplement connectés au circuit de chauffage
une ancienne étuve ; le « temple de Vénus » (voir de la nature : « Les habitants amènent la vapeur
la figure ci-dessus) contenait peut-être les bains par l’intermédiaire de tuyaux vers les pièces
privés de l’empereur Hadrien, qui mourut en 238 supérieures, où on l’utilise sous la forme de bains
à Baia. Pour leur part, les thermes de Sosandra de vapeur », décrit Dion Cassius au iiie siècle de
constituent l’un des plus imposants complexes notre ère. Des températures du sol allant jusqu’à
thermaux romains, puisqu’ils sont étendus sur 60 degrés n’étaient pas rares, comme l’ont constaté
plusieurs terrasses descendant vers la mer. On y les archéologues suite à des essais.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 15


c f

a
d

i k
n m

g h

AKG/Peter Connolly
j

LES THERMES ROMAINS offraient de nombreuses activités. Une fois entré par la on passait dans une salle chauffée (h), où l’on se préparait à la température
porte principale (a), on se retrouvait dans la palestre, le lieu des entraînements des bains chauds (i). Une chaufferie (j) servait à faire fonctionner les bains
sportifs (b), jouxtant ici une piscine (c) et les salles de massage (d). Un de vapeur (k). À côté des thermes pour hommes existaient des thermes
système de pompage (e) permettait de remplir un réservoir d’eau (f). Dans pour femmes, comprenant eux aussi un vestiaire (l), une salle chaude (m)
les thermes proprement dits, le parcours commençait au vestiaire (g), puis et des bains chauds (n).

« Les bains chauds de Baia, écrit le géographe Que tout cela ait été l’occasion de rapproche-
grec Strabon, servent non seulement à traiter les ments entre hommes et femmes va de soi. Baia était
maladies, mais aussi au plaisir. » De fait, certains des un lieu où l’on « consommait la chaleur corporelle »
curistes ne venaient pas à cause des sources, mais tout des autres, se moquait Sénèque. Moins subtilement,
simplement pour fuir le stress quotidien, se reposer il nommait la station balnéaire l’« auberge des
et jouir de l’otium bainum (oisiveté baianaise), si vices » et attribuait à la dépravation de l’endroit une
célèbre que l’expression était passée dans le langage influence dévastatrice, à laquelle même une personne
courant. D’autres, et ils étaient nombreux, étaient d’une grande rigueur de mœurs ne saurait résister.
davantage attirés par les plaisirs de la chair…
« L’eau de Baia se trouva une fois être froide. Deux as pour une passe
Vénus y fit alors nager le dieu de l’Amour, Amor. À Baia, la haute société romaine n’était pas la seule à
Une étincelle de sa torche y tomba et l’enflamma. chercher son plaisir. Chaque soir, la ville se remplis-
Depuis, toute personne qui s’y baigne endure les sait de visiteurs avides d’expériences, en général des
flammes du désir », décrit un poète antique du nom marins issus de la base voisine de Misenum ou des
de Regianus. Martial, un autre poète (40-104), journaliers venus du port commercial de Pouzzoles.
vante la « rive dorée de la bienheureuse Vénus et Ils s’amusaient et buvaient bruyamment dans les
de l’enivrant Bacchus ». La relation entre Baia, la nombreux débits de vin bon marché, où d’autres
déesse de l’Amour, et le dieu du Vin n’était pas que pratiques pouvaient avoir lieu : une brève passe avec la
poétique, comme le prouvent deux vers trouvés sur servante dans l’arrière-salle ne coûtait qu’un à deux as.
une pierre tombale : « Les bains, le vin et l’amour Ce genre de commerce était toutefois mino-
ruinent notre corps, mais sont la vie. » Dans la ville ritaire. « Baia n’a jamais été une ville ordinaire,
ensoleillée se rassemblait la bonne société pour y mais une station balnéaire de luxe, quelque chose
célébrer des fêtes sur la plage ou se complaire en comme le Saint-Tropez de l’Antiquité », souligne
promenades nocturnes en mer. Paola Miniero, l’archéologue en chef de la ville de

16 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ SAINT-TROPEZ

Naples. S’y rencontraient non seulement les riches terres n’y renonçaient pas : le gourmet Lucullus
et les puissants de l’élite romaine, mais aussi les fit par exemple construire un canal traversant la
sénateurs de la République ainsi que, plus tard, montagne pour alimenter son bassin avec de l’eau
les empereurs. Ceux qui étaient venus chercher le de mer. Cet aménagement, qui coûta plus que
calme d’une petite ville rurale comprenaient vite la villa entière, lui attira le surnom de Xerxès en
qu’ils s’étaient trompés, car des citoyens romains toge. Une allusion au roi perse Xerxès, qui, en 490,
de plus en plus nombreux y faisaient construire au cours de sa campagne contre la Grèce, perça
des villas. Le consul et républicain de cœur l’isthme qui unissait le mont Athos au continent.
Cicéron (106 à 43 avant notre ère) possédait une
confortable résidence secondaire à Baia, comme Une ville thermale impériale
son adversaire politique Jules César. Les empereurs romains aussi appréciaient les agré-
Ces palais étaient équipés de tout le luxe et ments de la luxueuse station balnéaire. Plusieurs
le raffinement possible. Des jardins aménagés et fois par an, ils venaient s’y adonner aux plaisirs
des volières colorées ornaient des cours intérieures du gaspillage. Le mégalomane Caligula (37-41)
entourées de colonnes. Les jeux d’eau réjouissaient obtint un grand succès en mettant en scène et en
de leur joyeux tintamarre tant les visiteurs que les réalisant son « galop sur la mer » : il traversa la baie
habitants des palais. On appréciait particulièrement de Naples sur un pont de bateau de cinq kilomètres
les bassins à poissons dotés d’un de long établi spécialement pour
système d’alimentation en eau douce
et en eau de mer réglable. Le summum
Antonia la Jeune, l’occasion, entre Pouzzoles et Bauli.
La même baie paisible a égale-
était toutefois atteint par les systèmes la mère de l’empereur Claude, ment servi de coulisse à un attentat
de tuyaux dans les colonnades, à partir aussi spectaculaire que sordide : la
desquels jaillissaient des jets d’eau. avait orné sa murène préférée faisant embarquer sur un bateau
Les architectes de la région saboté, Néron tenta de noyer sa
construisaient de façon de plus en de boucles d’oreilles ! mère. Sa carène devait céder en
plus hardie. Crassus, l’homme le pleine mer, et la cahute où reposait
plus riche de Rome, utilisait les gaz chauds sortant Agrippine l’assommer en s’effondrant. Trop
du sol directement dans ses bains de vapeur. compliqué, le plan échoua, de sorte que Néron
Certains palais de luxe s’étendaient dans la mer. revint à la bonne vieille méthode du meurtre de
Cette prouesse était rendue possible par un béton commande.
naturel employé par les architectes romains. Dans Baia lui était bien connue puisque son beau-
son ouvrage, Sur l’architecture, Vitruve, un auteur père, l’empereur Claude, y avait fait construire
spécialisé en la matière, évoque sa recette : si on lui pour sa famille une résidence de prestige sur
ajoute du calcaire, la pouzzolane, une terre volca- la mer : le Praetorium Baianum. Le bâtiment
nique mélangeant argile fine et graviers, donne un disparut complètement dans la mer vers 300 avant
mortier qui prend sous l’eau. notre ère, après qu’un bradyséisme (un séisme
C’est avec ce mortier « hydraulique » que l’on a lent) a fait descendre de six mètres toutes les
construit la villa du beau-père de Jules César, Lucius zones côtières de la baie de Naples. Tous les
Piso. Les archéologues ont identifié cette villa au bâtiments situés en bord de mer, villas, thermes,
fond de la mer grâce à des tuyaux de plomb portant installations portuaires ou môles, disparurent
le nom du propriétaire. Outre un sol en mosaïque, alors petit à petit sous l’eau.
ils ont retrouvé les restes d’un bassin d’élevage de Des siècles durant, le palais de Claude resta
poissons de mer. On suppose que des loups de mer, dissimulé, jusqu’à ce que des archéologues du
des murènes, des mulets, des poissons-perroquets Centre pour la recherche sous-marine de Naples
et d’autres espèces très prisées s’y ébattaient par en découvrent une partie, face au lieu-dit Punta
bancs entiers. Nombre de ces piscinarii, comme dell’ Epitaffio. Les archéologues ont ensuite dégagé
Cicéron appelait ces « propriétaires de villa de haute une grande salle de 9,5 par 18 mètres, dont les
naissance », ne possédaient des poissons que pour voûtes s’étaient effondrées. Dans ce champ de
afficher leur appartenance sociale. Cette attitude gravats, ils ont notamment retrouvé les statues
n’allait pas sans extravagance : ainsi, Antonia la qui se trouvaient dans les niches murales de la
Jeune, la mère de l’empereur Claude, avait, selon pièce, dont des sculptures de la famille impé-
Pline, orné sa murène préférée de boucles d’oreilles ! riale, d’Ulysse et de son compagnon Baios. Ces
D’autres faisaient de l’élevage de poissons une article personnages décoraient une salle à manger dans
activité lucrative. • A. AVALLONE et al., laquelle des bateaux pouvaient pénétrer depuis
Pendant le ier siècle de notre ère, toute villa se Subsidence of Campi Flegrei la mer par un canal. La mer a finalement pris le
(Italy) detected by sar
devait d’avoir sa piscine, qu’elle soit destinée aux interferometry, Geophysical
dessus pour longtemps. Elle s’est installée, a chassé
loisirs ou au commerce. Même certains proprié- Research Letters, vol. 26, tous les habitants, et a recouvert cette Sodome et
taires de maisons situées loin à l’intérieur des pp. 2303-2306, 1999. Gomorrhe à la romaine.n

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Une collection d’art
impériale recollée
Bernard ANDREAE L’empereur Tibère disposait d’une somptueuse villa à Sperlonga, en bord de mer.
est archéologue à
l’Institut archéologique Dans une grotte du domaine, de magnifiques sculptures en marbre représentaient
allemand de Rome.
les exploits d’Ulysse. Réduites en milliers de fragments par des moines, elles ont
été reconstruites par des archéologues : histoire d’un gigantesque puzzle.

F
ait divers à la romaine. Un soir de l’année 26, Tibère dîne devant
la grotte qui fait sa fierté, dans sa propriété de Sperlonga. Soudain,
un éboulement. Un rocher se détache et chute. L’issue eut été
fatale pour l’empereur romain sans le réflexe de Sejan, préfet du
prétoire, qui s’est jeté sur lui, au péril de sa vie, et l’a protégé du bloc
de pierre. Heureux dénouement : Tibère, convaincu de sa loyauté, se
retira à Capri, le laissant gouverner à sa place jusqu’en 31.
Cette histoire, rapportée par Suétone et Tacite, se déroula à
120 kilomètres au sud de Rome, sur la côte de la mer Tyrrhénienne.
Du rivage, on aperçoit la fameuse grotte de Sperlonga (le nom dérive
du latin spelunca qui signifie grotte). Lorsqu’elle faisait partie de sa
villa Praetorium Speluncae, Tibère, empereur romain de 14 à 37 y fit
édifier de magnifiques sculptures en marbre. Cinq siècles plus tard,
en 511, l’abbé Honoratus prit possession de la villa de Sperlonga
avec 200 moines à qui il ordonna de réduire en pièces les œuvres
afin d’éliminer toute trace païenne du lieu. Les dizaines de milliers
de fragments de marbre furent ensuite jetés au fond d’un puits dans
la grotte. Nous les avons sortis de là et reconstitué les statues. Ce fut
l’un des plus grands puzzles de l’histoire !

Un puzzle géant... en plastique


Les quelque 30 000 fragments de marbre ont été découverts en 1957
quand des archéologues ont fouillé la villa. Les morceaux laissaient
supposer que Tibère avait transformé la grotte en un vaste théâtre
naturel, habité de personnages sculptés. Afin de le démontrer, nous
devions assembler les pièces pour redonner « vie » aux statues de
marbre. Pour accomplir cette tâche prométhéenne, la patience ne
suffisait pas : le marbre est un matériau relativement fragile et se
casse facilement lorsque l’on essaye d’ajuster des fragments sans idée
préalable sur leur position. Pour contourner cette difficulté, nous
avons d’abord fabriqué des moulages en plastique des fragments, afin
de ne pas abîmer les originaux lors des essais d’assemblage. Ensuite,
grâce à des recherches sur les textes et sur la statuaire antique, nous
nous sommes fait une idée des scènes que les sculptures pouvaient
représenter. Au terme de cette entreprise, nous avons découvert que
Tibère le Romain vouait un culte à Ulysse, le héros grec. Pour
quelles raisons ? L’histoire de la reconstruction des
statues de Sperlonga nous le dira.

18
❙ ❚ ■ SCULPTURES

L’ESSENTIEL
• Dans la grotte de sa
villa de Sperlonga,
l’empereur Tibère fit ériger
d’impressionnantes statues
de marbre.
• Elles furent détruites au
vie siècle par des moines qui
jetèrent les fragments au
fond d’un puits.
• Depuis près de 60 ans,
des archéologues s’attachent
à les reconstruire. Elles
représentent plusieurs
épisodes de la vie d’Ulysse.
• Selon Tibère, le héros
grec Ulysse, ainsi qu’Énée,
le fondateur de Rome,
étaient ses ancêtres.
• L’empereur aimait
à recevoir dans le décor
grandiose et luxueux
de sa grotte, où pourtant
il faillit mourir.

ULYSSE ET SES COMPAGNONS sont sur le point d’aveugler


Polyphème, le cyclope endormi, avec un tronc d’olivier porté
au rouge. Les archéologues ont assemblé cette sculpture
(3,5 mètres de hauteur et 6 mètres de longueur) avec
3 000 fragments de marbre découverts dans l’ancienne
villa maritime de l’empereur Tibère, à Sperlonga.
Sauf indication contraire, toutes les images sont reproduites avec l’aimable autorisation de Bernard Andreae.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE


Les groupes de sculptures les plus importants du culte d’Apollon, il commit un sacrilège en se
représentent deux des épreuves qu’Ulysse a traver- mariant, enfreignant son vœu de célibat, ce qui
sées lors de son retour chez lui après la guerre de attira sur lui la colère du dieu. Lors du siège de
Troie : le passage entre les monstres Charybde et Troie, il lança un javelot contre le célèbre cheval
Scylla (7 000 fragments, 3,7 mètres de hauteur de bois pour montrer aux citoyens que ses flancs
et 2,9 mètres de longueur) et l’aveuglement du rendaient le son d’une cavité où s’entrechoquaient
géant Polyphème (3 000 fragments, 3,5 mètres des armes. Il voulait ainsi les dissuader d’intro-
de hauteur et 6 mètres de longueur). duire cette forteresse camouflée dans la ville. À
L’histoire de la reconstitution des sculptures de ce moment, deux énormes serpents sortirent de
Sperlonga a commencé avec la découverte d’une la mer et se jetèrent sur le prêtre impie et sur ses
plaque de marbre, lors des fouilles de 1957. Le texte fils, les enlaçant et les étouffant ainsi. Cependant,
gravé proclamait que cette œuvre d’art avait été les Troyens pensèrent que seul son refus de faire
taillée dans le marbre par Athenodoros, Hagesandros pénétrer le cheval de bois dans la cité avait provoqué
et Polydoros, trois sculpteurs de Rhodes. la colère des dieux. Ils ouvrirent donc les portes de
L’historien romain, Pline l’Ancien, rapporte leurs remparts et précipitèrent la ruine de la ville.
que ce trio avait déjà sculpté le groupe du Laocoon
(voir la figure page ci-contre), qui ornait le palais Pline l’Ancien, mal traduit
de l’empereur Titus à Rome. Selon la légende, En 1506, la statue du Laocoon fut redécouverte à
Laocoon était le fils d’un prince troyen. Chargé Rome, lors de fouilles archéologiques, en présence
de Michel-Ange. Elle fut alors achetée par le pape
Jules ii qui l’exposa dans la cour du Belvédère, au
les épreuves d’ulysse Vatican. Pline avait mentionné le Laocoon et sa
remarque fut traduite au xve siècle : on lui faisait
S
elon la légende, Charybde, fille de Poséidon et de Gaïa, avait un appétit
féroce et déroba quelques têtes de bétail à Héraclès pour les dévorer.
dire que le Laocoon était la plus remarquable de
Zeus la frappa de la foudre pour la punir et la précipita dans un gouffre du toutes les œuvres d’art, le plus grand chef-d’œuvre
détroit de Messine (qui sépare la Sicile du continent). Charybde engloutissait de l’Antiquité. Cependant, lorsque l’inscription de
trois fois par jour d’énormes paquets d’eau et attirait ainsi les navires dans Sperlonga fut découverte en 1957, la remarque de
ses tourbillons, puis les rejetait trois fois par jour également, dans un mugis- Pline fut réinterprétée : il avait en fait souligné que
sement terrifiant. Les marins qui changeaient de cap pour éviter Charybde la statue du Laocoon était supérieure à toute pein-
étaient rejetés vers Scylla. Avant d’être changée en monstre, Scylla était une ture ou à toute sculpture de bronze représentant
nymphe d’une grande beauté, mais elle était trop fière de ses charmes pour le même thème, parce qu’elle était en marbre. Il
les dispenser au premier venu. Le dieu marin Glaucos, éperdument amou- s’intéressait aux matières avec lesquelles les œuvres
reux d’elle, la poursuivait en essuyant, jour après jour, les refus dédaigneux d’art étaient réalisées et, pour lui, le marbre était le
de l’orgueilleuse. Ne sachant comment parvenir à ses fins, Glaucos appela à mieux adapté, car plus proche de la peau humaine
son aide la magicienne Circé. Celle-ci, éprise de Glaucos, prépara un poison que les autres matériaux.
qu’elle versa dans la fontaine où la nymphe avait coutume de se baigner. Au début de leur entreprise, les archéologues
Lorsque Scylla y plongea, son corps aux formes parfaites se métamorphosa de Sperlonga furent induits en erreur par le
en un monstre, pourvu de douze pattes griffues et de six têtes de chiens qui commentaire de Pline, mal traduit. Parce que
hurlaient comme des lions. Voyant sa laideur soudaine, Scylla se jeta dans l’inscription portait les noms des trois sculpteurs
les flots et s’établit sur un rocher, en face de Charybde. Nourrissant une du Laocoon, ils pensèrent que la sculpture de
rancœur inépuisable, elle effrayait les matelots. Ceux-ci se sentant happés Sperlonga représentait le même thème. Avec
par le monstre, abandonnaient leur navire et se laissaient dévorer. C’est ainsi
entêtement, ils forcèrent sur les fragments pour
que périrent six compagnons d’Ulysse.
qu’ils s’adaptent en un groupe représentant un
Polyphème était un géant, qui n’avait qu’un œil au milieu du front et qui
géant mis à genoux par des monstres à queue de
se nourrissait de chair humaine. Ce fils de Poséidon et de la nymphe Thoosa
poisson. Le géant était flanqué des deux hommes
demeurait dans une caverne en Sicile, non loin du mont Etna ; il faisait paître
son immense troupeau de moutons sur la montagne. Ulysse aborda sur ses
gesticulants, que l’on pensait être ses fils.
terres et lui demanda l’hospitalité. Pour toute réponse, Polyphème saisit
Cette tentative fut un échec et illustre les
deux des compagnons du héros grec, et les dévora en faisant craquer les os dangers qu’il y a à reconstituer des sculptures
des malheureux entre ses énormes mâchoires. Ensuite, il enferma tous les anciennes en se fondant uniquement sur les
autres marins dans une antre en bloquant l’entrée par une grosse pierre. Le morceaux de marbre d’origine. Comme nous
lendemain matin, il mangea deux autres prisonniers et le soir deux autres l’avons souligné, le marbre se casse facilement et,
encore. C’est alors qu’il but le vin que lui présentait Ulysse et sous l’effet de lors de cette première reconstitution, bon nombre
l’ivresse, il s’endormit. Aussitôt, le héros fit rougir l’extrémité d’un tronc d’arbre de pièces n’étaient pas à leur place. On comprend
dans un feu, et, avec l’aide de ses compagnons, le planta dans l’œil du cyclope. pourquoi : essayez de faire sortir un Picasso du
Pour sortir de la caverne, Ulysse et ses compagnons s’accrochèrent sous le puzzle d’une toile de Monet !
ventre des moutons, trompant la vigilance de Polyphème, qui caressait le Nous avons alors décidé de faire des copies
dos des bêtes, afin de s’assurer qu’aucune n’emportait ses hôtes sur son dos. des fragments dans un matériau léger, mais
robuste. Nous voulions d’abord fabriquer des

20 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ SCULPTURES

moules des fragments en latex, puis mouler des et les crocs de Scylla, 27 furent retrouvées. Seul
copies en plastique renforcé à la fibre de verre. le coude de l’homme aux prises avec le chien à
Cependant, les matériaux disponibles en 1969 gauche de Scylla manquait. Les crocs fermement
n’étaient pas tout à fait adaptés : le latex n’était resserrés autour de son cou, le chien l’avait repê-
pas assez élastique pour que les moules, une ché dans l’eau. Comme il lui restait l’avant-bras,
fois fabriqués et retirés du fragment initial, agrippé à la patte du chien, ainsi que son bras,
reprennent leur forme d’origine. En outre, il il ne fut pas difficile de combler le vide. Toutes
restait collé aux fragments. Le plastique utilisé les pièces manquantes ne furent pas remplacées,
pour les copies ne remplissait pas le moule jusque mais seulement celles qui étaient indispensables à
dans les moindres interstices, de sorte que toutes la compréhension de la composition générale de
les aspérités n’étaient pas reproduites, ou bien il la sculpture, telles les têtes des trois compagnons
n’était pas suffisamment robuste pour supporter d’Ulysse à l’avant du groupe. Si on ne les avait
des essais d’ajustement répétés. pas ajoutées, on aurait pu penser que les chiens
En fin de compte, nous avons utilisé du caout- les avaient arrachées.
chouc synthétique (du silicone) qui permettait de La sculpture représente Ulysse passant près
fabriquer de très grands moules et qui ne collait de Scylla dans son bateau à voile. Le monstre a
pas au marbre, ne le colorait pas et ne l’endomma- déjà arraché trois hommes au navire et les a jetés
geait en aucune façon. Pour les copies, nous avons aux chiens. De la main droite, Scylla attrape le
choisi un composite contenant 90 % de poudre timonier et de la main gauche, elle fait tournoyer
de marbre. Les fragments copiés ne pouvaient le gouvernail du bateau au-dessus de sa tête. Selon
pratiquement pas être distingués des fragments le récit d’Homère, c’est à ce moment qu’Ulysse
originaux. Ils avaient la même forme, étaient plus LAOCOON (1,84 mètre de s’aperçut qu’il n’y avait plus personne à la barre et,
solides et beaucoup plus légers, parce que creux. hauteur) et ses fils furent s’élançant vers la poupe, il vit que deux hommes
attaqués par des serpents
Avec ces copies, le puzzle géant en trois sortis des flots. Cette supplémentaires, également représentés sur la
dimensions pouvait commencer. Lentement, sculpture orna le palais de sculpture, avaient été balayés par les queues de
laborieusement, nous avons fait renaître les anciens l’empereur Titus, à Rome. poisson de Scylla.
chefs-d’œuvre, même si des vides ont subsisté. En Dans les textes antiques, les philo-
effet, lors de la destruction des sculptures, logues ont découvert que le groupe
les fragments les plus importants avaient de Scylla était la copie, commandée
été brûlés et transformés en chaux pour par l’empereur Tibère aux trois sculp-
faire du mortier. teurs Athenodoros, Hagesandros et
À plusieurs reprises, la chance nous a Polydoros, d’une statue en bronze
souri. D’abord, nous avons trouvé et identifié qui se trouvait sur l’île de Rhodes.
un fragment amorphe de quelques centimètres
seulement : il reliait les queues de poisson de Scylla
qui battaient l’air et nous avons ainsi déterminé
la distance exacte qui les séparait. Cette
découverte nous a beaucoup aidés à
reconstituer le monstre mythique dont
les jambes avaient été transformées en
nageoires (voir la figure page suivante).
De la taille du monstre surgissent
le torse et la tête de six chiens, qui
mangeaient tout ce qui passait à
leur portée. La partie supérieure du
monstre représente le torse d’une jeune
fille, mais il fut complètement détruit par
les moines, ainsi que sa tête. Par chance,
une statuette de Scylla avait été découverte
dans la carrière d’où provient le marbre
qui a servi à façonner le groupe de Scylla,
à Afyon, au centre de la Turquie. Nous en
avons fait une copie que nous avons agrandie
cinq fois pour que l’échelle corresponde à
celle du groupe de Sperlonga.
Notre bonne fortune a continué. Sur les
28 articulations (genoux et coudes) des sept
compagnons d’Ulysse pris dans les griffes

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE


Dédiée à ceux qui étaient morts en combattant c’est un petit bronze de 27 centimètres, conservé
les pirates, cette statue datait de 180 avant notre à Jérusalem. La scène a quelques points communs
ère, alors que la civilisation hellénistique était à avec le groupe de Scylla. Elle représente le dieu
son apogée. Selon la mythologie, Scylla était une marin Triton, à l’aspect humain au-dessus de la
sorte de pirate puisqu’elle enlevait les hommes taille, mais doté de nageoires et d’une queue de
des navires qui passaient près d’elle. Pour cette poisson. Il accompagne le vaisseau des Argonautes,
raison, la statue de bronze servit de monument en forme d’hippocampe, alors qu’il navigue sur un
aux morts durant la longue guerre que livrèrent LE MONSTRE SCYLLA attaque lac en direction de la mer. La scène a été décrite par
les habitants de Rhodes aux pirates. La statue, des marins que dévorent Apollonius, un poète de Rhodes, dans son œuvre
qui représente Ulysse en train de sauver son six chiens émergeant de épique sur les Argonautes, datant du iiie siècle
navire et son équipage, devint célèbre car elle son corps. Dans la sculpture avant notre ère. Elle nous a servis à comprendre
de Sperlonga, elle s’en
fut transportée à Constantinople au vie siècle prend au navire d’Ulysse le groupe de Scylla. Nous avions enfin un bronze
où, selon plusieurs manuscrits du Moyen Âge, et a déjà jeté trois de ses qui venait probablement de Rhodes, et qui datait
elle s’élevait sur la place centrale, non loin de compagnons aux chiens. de la même période que la sculpture originale du
l’obélisque. C’est là qu’elle a été détruite par les La prochaine victime est le groupe de Scylla.
Francs pendant la quatrième croisade, en 1205, timonier, qu’elle agrippe de
la main droite, en faisant
fondue et transformée en pièces de monnaie... tournoyer, de l’autre main,
L’aveuglement du cyclope
On connaît une autre statue de la période le gouvernail du bateau À Sperlonga, le groupe de Scylla était au centre de
hellénistique, probablement sculptée à Rhodes : au-dessus de sa tête. la scène naturelle de la grotte, où des personnages
de marbre semblables à des acteurs jouaient une
pièce sur Ulysse, pour les invités de l’empereur
Tibère. Les autres groupes de marbre représentent
également les aventures d’Ulysse. Le plus important
était celui de Polyphème (voir la figure page 19),
dont la reconstitution s’est révélée particulièrement
difficile. Les essais ont duré plus de trente ans et
n’ont abouti qu’à la troisième tentative.
Initialement, nous pensions que la sculpture
représentait l’instant même où le cyclope avait
été aveuglé, alors qu’il était allongé, hébété par
l’alcool. À l’époque, cette hypothèse avait semblé
la meilleure, mais la partie supérieure du corps
manquait. Pendant la préparation d’une expo-
sition à Munich, nous avons fait un pas décisif :
nous avons trouvé la place de cinq fragments,
qui formaient un pilier de soutien en marbre,
reliant le petit doigt de la main gauche du géant
à sa hanche droite. Une fois ce pilier en place,
nous avons retrouvé la position de Polyphème, de
l’orteil gauche à l’épaule droite. Bien que le torse
fût irrémédiablement perdu, nous savons à quoi il
ressemblait grâce à une autre statue de Polyphème,
conservée à Rome. Quant à la tête du géant, nous
l’avons presque entièrement reconstruite, en
faisant correspondre une centaine de fragments.
Nous nous sommes fondés sur ces divers éléments
pour reconstituer la scène représentée par cette
impressionnante œuvre d’art.
Elle montre Polyphème juste avant qu’il ne
soit aveuglé, tel que le décrit Homère : Ulysse avait
escaladé un mur derrière les rochers sur lesquels
le géant ivre dormait ; pendant ce temps, deux
de ses hommes lui apportaient un tronc d’olivier
dont l’extrémité a été chauffée au rouge. Ulysse
est en train de guider cette extrémité vers l’œil
du géant. C’est ensuite au spectateur d’imaginer
comment les hommes vont soulever le pieu et
l’enfoncer dans l’œil du géant et comment ils

22 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ SCULPTURES

vont s’enfuir. D’un instant à l’autre, le géant va


se lever d’un bond, arracher le pieu ensanglanté
de son œil et trébucher dans la grotte, en essayant
d’attraper les Grecs. Dans la grotte, deux autres
compositions montraient comment Ulysse
avait réussi à récupérer le cadavre d’Achille et
comment lui et son inséparable compagnon
Diomède s’étaient glissés dans la ville de Troie
pour y voler le Palladion, statue protectrice de
la cité. Le dernier groupe représentait Ulysse,
Diomède et Philoctète, qui avait remporté la
victoire sur Pâris.

Le destin de Tibère
Le siège de Troie et son sac tiennent une place
importante dans l’histoire du monde antique, car
Énée, gendre de Priam, le roi de Troie, s’enfuit de
la cité en flammes. Il émigra en Italie, où il fonda
le premier peuplement romain. L’empereur Tibère
considérait qu’Ulysse, qui avait conquis Troie grâce
à son stratagème du cheval de bois, et Énée, le
fondateur de Rome, avaient été les instruments
du destin qui l’avaient mis sur le trône. C’est pour
cette raison qu’il plaça la statue de Ganymède
au-dessus de la grotte. Ganymède, fils de Priam,
était réputé pour sa beauté (voir la figure ci-contre).
Zeus, qui en était tombé amoureux, s’était
changé en aigle pour l’enlever et l’emporter dans
les airs entre ses serres. Ayant acquis l’immor-
talité, Ganymède avait pour tâche de verser de
l’ambroisie à l’assemblée des dieux. Héra, l’épouse de Terracine le mont Circé. Ce dernier semblait GANYMÈDE (2,55 mètres
de Zeus, fut piquée de jalousie. Si Zeus avait jugé émerger, telle une île à l’horizon, rappelant l’île de de hauteur) fut enlevé par
que Ganymède était le plus beau des mortels, la magicienne Circé, qui transforma quelques-uns Zeus métamorphosé en
aigle, qui en était tombé
elle voulait au moins être reconnue comme la des compagnons d’Ulysse en pourceaux. Le héros amoureux. La statue était
plus belle des immortels. Cependant, Aphrodite avait neutralisé le breuvage que lui offrait Circé perchée en haut de la grotte
et Athéna revendiquèrent aussi ce titre. Pour les en y mêlant les brins d’une herbe magique. Ainsi de Sperlonga, mais vu d’en
départager, Zeus en appela au jugement de Pâris, préservé des enchantements de la magicienne, il bas, Ganymède semblait
fils cadet de Priam. la contraignit à restituer à ses navigateurs leur être emporté dans les airs
par l’aigle, car on ne voyait
Les trois déesses se présentèrent devant lui. Pour forme humaine. pas le flanc de la montagne.
être choisie, Héra lui promit la souveraineté sur Cependant, Circé, qui n’avait aucun des
l’Asie, Athéna la gloire des guerriers et Aphrodite traits hideux que l’on prête aux sorcières, séduisit
la plus belle des femmes. Pâris choisit Aphrodite, Ulysse. Elle le retint auprès d’elle plus d’une
qui, afin d’exaucer sa promesse, lui permit d’enlever année et conçut un enfant de lui, Telegonos. Ce
Hélène, épouse de Ménélas, roi de Sparte. Telle fut dernier aurait fondé la famille des Claudiens, à
l’origine de la guerre de Troie et des événements qui laquelle appartenait l’empereur Tibère. De plus,
suivirent, notamment la fuite d’Énée, la fondation Énée était censé avoir fondé la famille des Juliens,
du peuplement romain et finalement, l’élection de celle de l’empereur Auguste, prédécesseur et père
Tibère comme empereur romain. C’est l’histoire adoptif de Tibère. Ainsi, Tibère était claudien
gravée dans les statues de Sperlonga. de naissance et julien d’adoption : il pouvait se
Nous avons reconstitué la statue de Ganymède présenter à la fois comme descendant d’Énée
articles
• B. ANDREAE, Problèmes
et l’avons replacée au sommet de la grotte, à l’aide et d’Ulysse. En vertu de ces liens mythiques, de l’histoire de l’art du
d’un hélicoptère. Lorsque l’empereur dînait dans il était le seul, en tant qu’empereur, à pouvoir Laocoon, Revue germanique
sa villa en compagnie de ses invités, le décor défendre les intérêts de tous ses sujets : des internationale, vol. 19,
était impressionnant. Le repas était servi sur Romains, descendants d’Énée, aux Grecs, qui pp.33-55, 2003.
une île artificielle en forme de U, dans un bassin formaient l’autre moitié des citoyens de l’Empire • B. ANDREAE, Sperlonga et
le problème d’histoire de
rectangulaire qui se trouvait à l’entrée de la grotte. romain, et dont Ulysse, l’ancêtre de Tibère, était l’art du Laocoon, Skulptur
L’empereur apercevait un aigle qui portait vers lui le héros. C’est pourquoi les statues de Sperlonga des Hellenisurus, München,
Ganymède, lequel regardait de l’autre côté du golfe célébraient les exploits d’Ulysse.n pp. 121-131, 2001.

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Pompéi en 3D
Le projet Digital Pompéi associe Microsoft, l’Inria ainsi que les start-up Iconem
et Cintoo3D. L’objectif est un modèle tridimensionnel intégral de la ville.
Il aidera à la conception d’abord d’un outil de gestion du site,
puis d’une application de visite virtuelle interactive pour le grand public.

L
a première étape a consisté en la captation des 8 kilomètres
carrés du site sous la forme de 30 000 photos prises à 30 mètres
d’altitude avec un drone et un ballon. Les images recueillies ont
servi à la création d’un modèle tridimensionnel avec une précision au
centimètre près. Cette précision a été permise par la mise au point
de techniques de « photogrammétrie » (on utilise la parallaxe obtenue UNE VUE AÉRIENNE
entre des images acquises selon des points de vue différents) à une du grand théâtre
échelle jusque-là inédite : celle d’une ville entière. Le modèle a ensuite de Pompéi et le même
endroit dans le modèle.
été conçu à l’issue de 1  200 heures de calculs à l’aide des algorithmes
Saurez-vous les distinguer ?
développés par l’Inria.

Shutterstock.com/Italianvideophotoagency

24 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙❚■ INGRÉDIENTS
❙❚■ PORTFOLIO
© Iconem, Inria, Microsoft Research

N° /   / © POUR LA SCIENCE /   / © POUR LA SCIENCE  / © POUR LA SCIENCE / © POUR LA SCIENCE 25


VUE D’UN DRONE
L’une des 30 000 photos
prises par les drones
qui ont survolé Pompéi.
On distingue au premier
plan la basilique (1),
au centre, le temple
d’Apollon (2) et à droite
le forum (3).

➋ ➌

© Iconem, Inria, Microsoft Research


VUE D’ORDINATEUR
➊ Sur cette vue du modèle
tridimensionnel, on repère
la maison des Vettii (1),
la maison de Castor et
Pollux, dite aussi
maison des Dioscures (2)
et enfin la maison
de Salluste (3).


© Iconem, Inria, Microsoft Research

26 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ PORTFOLIO

RECONSTITUTION
À partir du modèle et
des différentes vues
qu’il offre (1 et 2, une
partie de la basilique),
on peut dresser le plan ➊
et tenter de compléter
ce qui manque (3).


© Iconem, Inria, Microsoft Research

PAR JUPITER !
Cette image associe le
modèle (ici, le temple
de Jupiter) et une
restitution tridimen-
sionnelle hypothétique
du bâtiment.
© Iconem, Inria, Microsoft Research

RENAISSANCE
La villa de Diomède
surgit du passé dans
son intégrité grâce à
la superposition d’une
vue restituée et d’une
autre photogrammé-
trique. Plus d’informa-
tions sur cette villa ici :
villadiomedeproject.org
© Iconem, Inria, Microsoft Research, ENS H. Dessale

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 27


Une éducation
bien trop élitiste
À Rome et dans les provinces de l’Empire, l’éducation était réservée aux plus aisés.
Les classes populaires n’y avaient pas droit. Certains ont vu là une fragilité
qui aurait participé à la chute de la civilisation romaine.

L
a réforme des collèges voulue par la ministre et surtout au père. Elle se fonde sur la structure
Bernard LEGRAS de l’Éducation a provoqué une levée de patriarcale de la famille romaine ancienne, où
est professeur d’histoire
ancienne à l’Université boucliers. Ses détracteurs, nombreux, lui le pater dispose de droits d’une grande rigueur
Paris 1 Panthéon-Sorbonne reprochent la suppression de l’apprentissage des sur tous les enfants, qu’ils soient biologiques ou
(umr 8210 anhima). langues anciennes tels le latin et le grec. Najat adoptés, garçons ou filles.
Vallaud-Belkacem rétorque que ces enseignements
seront toujours là, mais sous une autre forme. Le pouvoir du pater familias
Les élites romaines, qui parlaient couramment le Cette puissance paternelle prend fin avec la mort
grec et le latin, s’empoignaient aussi à propos de du père, par le mariage du fils ou de la fille, ou
l’instruction. Pour les uns, les « Vieux Romains », encore par une décision du père de la rompre
l’instruction doit être réservée à la famille selon volontairement par une émancipation. Elle s’exerce
un schéma patriarcal. Pour d’autres, elle doit être dès la naissance de l’enfant, puisque le père a
donnée dans le cadre collectif d’écoles où des un droit de vie et de mort sur le nouveau-né. Il
professionnels offrent une compétence rémunérée. l’intègre à la famille en le prenant dans ses bras
Les débats sur l’éducation sont éternels... et en l’associant au culte familial.
L’ESSENTIEL La ministre annonce aussi vouloir lutter contre Ce droit sera cependant dans les faits limité
• L’éducation des enfants
l’uniformité du collège unique et « redonner de par la religion, la morale ou les sentiments. Cette
a longtemps été du seul la pertinence à la promesse républicaine » d’un autorité absolue se tempère durant l’époque clas-
ressort de la famille. enseignement souple, interdisciplinaire et néan- sique (du ier au iiie siècle) par des relations familiales
moins adapté à tous. Là, c’est une différence désormais marquées par la notion de « piété ». Elle a
• Le modèle grec
des écoles a ensuite
avec l’instruction à l’époque romaine. Réservée à une traduction juridique dans l’obligation alimen-
été importé dans l’aristocratie, elle consistait fondamentalement en taire pour les enfants qui apparaît sous Auguste,
l’Empire romain. la reproduction de l’élite, qui se distinguait socia- dans l’obligation du respect pour les parents, et
lement par l’acquisition d’une culture (humanitas dans l’obligation pour le père de doter sa fille et
• Très stricts, ces
établissements
en latin et paideia en grec) fondée sur la maîtrise de ne pas déshériter les enfants sans motif grave.
n’étaient réservés des belles lettres et de la rhétorique. Cette mise à Le droit de vie et de mort à la naissance disparaît
qu’aux élites. l’écart du plus grand nombre aurait été fatale… au ive siècle, mais une constitution impériale de
En effet, l’historien français Henri-Irénée Marrou 323 le dit encore « autorisé ».
• C’était le cas dans
toutes les provinces,
a vu dans le « caractère aristocratique » de l’éducation, Dans ce cadre traditionnel de l’éducation en
de la Gaule à l’Égypte. dans ce « privilège des classes dirigeantes […] une famille, la mère (ou une parente d’âge mûre) est
cause redoutable de fragilité ». Selon lui, une partie l’éducatrice privilégiée de son enfant avant l’âge
• Cette aristocratisation
importante de la population de l’Empire se serait de 7 ans. Durant cette période, l’éducatrice prend
de l’éducation aurait
ainsi trouvée « réfractaire à la romanisation », ce qui en charge toute la descendance du pater familias.
été une des faiblesses
face aux invasions
serait l’un des éléments d’explication, « à l’heure Elle régle par la discipline et la sévérité tous les
barbares : le peuple ne des grandes catastrophes », du caractère irrésistible aspects de la vie des enfants, d’un côté les études
se sentait pas romain. « des invasions barbares ». Jusqu’où cette hypothèse et les devoirs, de l’autre les distractions et les jeux.
est-elle vraie ? Pour le savoir, ouvrons notre livre au L’objectif, selon Tacite, dans son Dialogue des
• Néanmoins, ce modèle
a perduré bien après la
chapitre consacré à l’éducation chez les Romains. orateurs, est que « ces âmes pures, innocentes […]
chute de l’Empire. La tradition des « Vieux Romains » considère se jettent de tout leur cœur sur les arts libéraux,
que l’éducation des enfants revient à la famille, et que, quelle que fût la carrière vers laquelle les

28 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉDUCATION

L’ÉDUCATION MATERNELLE peut faire des ravages.


Coriolan (ici joué par Laurence Olivier dans
la pièce de Shakespeare), très tôt orphelin
de père, a été éduqué uniquement
par sa mère Volumnia (ici, Sybil Thorndike).
Plutarque se demandait si c’était
la raison de sa haine envers Rome…
© Heritage Images/Corbis

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 29


porterait leur goût […], elles s’y adonnent tout
entières et s’en pénètrent complètement ».
Tacite mentionne de fait le rôle majeur joué
par les mères des leaders politiques de premier plan
pour les iie et ier siècles avant notre ère : Cornelia
pour les Gracques (deux frères dont les projets de
réforme agraire ont été contrecarrés), Aurélia pour
César, Attia pour Octavien-Auguste… L’auteur
souligne aussi que cette éducation n’était donnée
qu’aux enfants des « grandes maisons », c’est-à-dire
de l’aristocratie romaine.
L’absence de père, liée aux veuvages provoqués
par les guerres ou la différence d’âge entre les
époux, donne parfois une influence plus durable
à la mère. C’est le cas de Coriolan, issu d’une

Imaging Papyri Project, Université d’Oxford


vieille famille patricienne, les Marcii, pour lequel
Plutarque se demande si l’hostilité criminelle envers
sa cité, Rome, n’est pas fondée précisément sur sa
condition d’orphelin de père.
À partir de 7 ans, quand commence la pueritia,
l’éducation échoit au père. Cet idéal a été exalté par
Caton l’Ancien (iie siècle avant notre ère) qui se fait
le défenseur des valeurs traditionnelles romaines. Cet UN ÉTUDIANT se plaint de son fils. Le jeune aristocrate romain consacre ensuite
homme cultivé qui savait le grec et qui appréciait ses maîtres dans ce courrier une année d’« apprentissage de la vie publique » chez
la culture hellénistique veut défendre le système (un papyrus écrit en grec) un ami de la famille, avant de partir pour l’armée
adressé à son père. Il les
ancien des valeurs, en particulier l’autorité du père, présente comme souvent où il sert vite comme officier d’état-major.
celui-ci devant être la seule source de connaissance. absents, incompétents et
Il le prouve avec un ouvrage qu’il dédie à son fils, passablement onéreux. La diffusion du modèle grec
les Livres à son fils Marcus (Libri ad Marcum filium). Ce modèle d’éducation restera le seul jusqu’au
Cette encyclopédie comprenait, pour ce qui nous iie siècle avant notre ère et la « seconde hellénisa-
est parvenu, des livres de droit, de médecine, d’art tion » qui voit la cité de Rome s’ouvrir massivement
militaire, de rhétorique et d’agriculture. à la culture grecque. Au ier siècle, le professeur de
L’objet se veut pratique : il s’agit de former le rhétorique (le rhéteur) Quintilien (30-95) présente
jeune aristocrate à l’activité d’un « gentilhomme dans l’Institution oratoire les arguments en faveur
campagnard » et de lui transmettre le savoir et les de la scolarisation des enfants et la supériorité de
compétences indispensables pour tenir son rang et l’école par rapport à l’éducation familiale.
ses responsabilités d’aristocrate romain. Il lui ordonne L’élargissement du monde méditerranéen par la
notamment de se méfier de la science, de la littérature conquête et la découverte conduit à son unification.
et de la philosophie grecques. Plutarque raconte qu’il Désormais, pour une classe de Romains cultivés et
« prédisait que les Romains perdraient leur empire riches, la langue grecque est une seconde langue,
quand ils se seraient gorgés de littérature grecque ». sinon la première. On discute sérieusement de
Cette défense de l’éducation paternelle tradi- l’intérêt dans les écoles d’apprendre d’abord le
tionnelle allait de pair avec la dénonciation de grec, puis seulement le latin, la langue maternelle
l’ostentation de richesses nées des conquêtes, avec et paternelle, afin d’accéder plus aisément à un
l’exaltation d’une autarcie économique italienne, authentique bilinguisme.
et avec l’exigence du respect du rôle des magistrats Maîtriser le grec signifiait appartenir à l’élite de la
dans la République. Cette implication du père culture, le grec étant la langue mondiale de l’époque,
se rencontre chez Paul-Émile, contemporain de et ouvrant l’accès à la philosophie, à la rhétorique,
Plutarque, chez Cicéron attentif à l’éducation de à l’histoire, aux sciences dominées par les savants
son fils et de ses neveux et chez l’empereur Auguste hellénophones, qu’ils vivent à Athènes, à Alexandrie
qui apprend lui-même la lecture à ses petits-enfants. ou à Pergame. La connaissance des œuvres grecques
La fin de l’enfance et le passage à la puberté se est largement facilitée par le transfert à Rome de
marque par un changement de vêtement : la prise de bibliothèques prises comme butin de guerre. Par
la toge virile. Ce rite de passage s’accomplit devant exemple, celle de Persée, roi de Macédoine, arrive
l’autel familial et s’achève par un sacrifice. Il avait lieu à Rome en 167 grâce au triomphe de Paul-Émile.
normalement à 16 ans, alors que la puberté légale Des intellectuels grecs s’installent à Rome. Ils
était à 14 ans, et l’accès à la pleine citoyenneté à sont esclaves, déportés, ambassadeurs, artistes…
17 ans. Il revenait au père de constater la puberté de D’autres encore sont des intellectuels de passage,

30 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉDUCATION

arrivés spontanément dans cette ville désormais L’enseignement est bilingue en latin et en grec.
cosmopolite. Ces savants bénéficient lors de leur Comme aujourd’hui avec l’anglais, les familles
séjour de la protection d’un noble romain, qui s’enri- romaines de l’élite s’efforcent de recruter des nour-
chit intellectuellement à leur contact. C’est le cas de rices grecques afin de rendre leur langue familière
Scipion Émilien avec le stoïcien Panétios de Rhodes, à l’enfant le plus tôt possible. Saint Augustin se
de Blossius de Cumes, précepteur des Gracques, de plaint dans les Confessions d’avoir appris le grec
Théophane de Mytilène proche de Pompée. comme une langue étrangère et non dès la naissance
L’élite romaine voyage elle-même dans le en raison du milieu social de ses parents.
monde hellénophone et dans une partie du monde La condition sociale du litterator et du gram-
« barbare ». Diodore de Sicile visite une grande maticus reste modeste. L’État romain n’intervient,
partie de l’Europe et de l’Asie ; il est à Alexandrie en matière de politique scolaire, que par le biais de
en 55 avant notre ère. Caton l’Ancien découvre la la fiscalité en déterminant, à partir de Vespasien,
Grèce, l’Afrique, l’Espagne, la Sicile, la Sardaigne, des privilèges fiscaux pour les enseignants ou
la Gaule et la péninsule italienne. Cicéron visite en prenant en charge des « chaires officielles ».
Athènes, Rhodes et l’Asie Mineure. Quintilien est ainsi le premier titulaire de la chaire
L’Empire romain est un empire bilingue, où de rhétorique latine à Rome. L’édit de Dioclétien,
les empereurs maîtrisent les deux langues, et où le en 301, fixe une rétribution quatre fois supérieure
grec est la langue de l’administration dans toute la LES CHÂTIMENTS corporels pour le grammairien par rapport à l’instituteur, qui
partie orientale. Le latin s’y diffuse avec les progrès étaient fréquents dans reçoit 200 deniers par élève et par mois, mais cela
de la romanisation, mais sa propagation est lente. les écoles romaines, où ne représente que quatre journées de travail d’un
la discipline était sévère.
Néanmoins, il devient peu à peu indispensable pour Ici (d’après une fresque
ouvrier qualifié. Seuls les rhéteurs, les maîtres de
faire carrière dans la haute administration ou l’armée. de Pompéi, les couleurs l’enseignement supérieur, pouvaient prétendre à
sont reconstituées), un des rémunérations élevées. Juvénal, au début du
L’école à la romaine élève est fouetté par iie siècle, donne le chiffre de 2 000 sesterces par élève
L’école romaine dispense un enseignement privé, le maître. À gauche, un et par an, soit quatre fois le salaire du grammairien.
pédagogue. Les élèves
accessible seulement aux enfants dont les parents portent la toge réservée
Les modalités et l’ampleur de l’accès à l’école
peuvent rémunérer le maître. L’éducation confiée à aux enfants, et tiennent leur varient notablement d’une province à l’autre. En
un précepteur privé, esclave ou affranchi, concerne tablette enduite de cire. Afrique et en Espagne, avant la conquête romaine,
les familles les plus en vue de l’aristocratie romaine
dès le iiie ou le iie siècle avant notre ère. La forma-
tion des esclaves lettrés relève aussi de la formation
domestique. Ces esclaves, souvent affranchis par
leur patron, ont un niveau d’éducation et des
responsabilités importantes.
L’un des mieux connus est Tiron (Tiro),
affranchi de Cicéron. En tant que secrétaire, il joue
un rôle d’auxiliaire dans la vie politique et littéraire
de son ancien maître. Il est aussi l’inventeur d’un
La Documentation par l’image 1952

système d’écriture rapide sous la dictée, très utile


à Cicéron. Il sait même écrire des lettres imitant
celles de son maître quand celui-ci est trop fatigué.
Tiron, homme d’une immense culture, joue un
rôle central dans l’édition de l’œuvre de Cicéron
et rédige aussi une Vie de Cicéron.
L’école romaine, qui est une structure collec- la frange supérieure de la population a accès à la
tive, s’organise en trois niveaux. Le litterator ou culture écrite. En Gaule, on doit distinguer la partie
magister ludi est le maître de « l’école primaire ». méridionale où l’influence de la cité grecque de
Il forme l’enfant aux savoirs fondamentaux de 7 Marseille avait considérablement développé l’écrit,
à 11 ou 12 ans. Ensuite vient le grammaticus qui surtout pour des raisons commerciales. Dans le
accueille l’adolescent jusqu’à sa prise de la toge reste de la Gaule, la « Gaule chevelue », l’éducation
virile. Enfin, le rhéteur achève cette éducation assurée par les druides reste purement orale.
avec des jeunes hommes de 20 ans, voire plus. La conquête césarienne permet de diffuser le
L’école est ouverte aux filles, qui fréquentent modèle éducatif romain adapté du modèle hellé-
surtout l’école « primaire » où l’on apprend à lire, nistique à toutes les Gaules. L’étendue de cette
écrire et compter. Quelques « institutrices » sont romanisation par l’école fait débat. Henri-Irénée
attestées dans les papyrus grecs de l’Égypte romaine. Marrou considère que le « destin de Rome » a été
Cet enseignement est marqué par la sévérité de diffuser dans tout l’Empire « ses écoles, et avec
des maîtres et le recours aux punitions corporelles. elles sa langue (ses deux langues) sa culture », mais

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 31


que cette école conserve un « caractère aristocra- scolaire de l’État romain laisse le domaine de
tique ». En conséquence, « les classes populaires et l’éducation aux cités, voire aux particuliers, qui
les milieux ruraux seront toujours sacrifiés et, par ont fondamentalement le souci du maintien de
suite, longtemps réfractaires à la romanisation ». leur position sociale et économique.
Ces limites sont confirmées par des études Le programme d’enseignement vise à assurer la
récentes montrant que cette haute culture gréco- maîtrise littéraire et rhétorique du discours pour les
latine reste limitée aux familles influentes des élites élites. Les rhéteurs considèrent qu’elle ouvre tout
urbaines. Dans l’Orient helléno- naturellement aux plus hautes charges
phone, la paideia grecque et hellénis-
tique perdure. Athènes, Alexandrie,
Les classes populaires de l’État et qu’elle ne saurait rechercher
une « formation professionnelle » plus
Pergame, Smyrne et Antioche seront toujours sacrifiées technique. L’empereur lui-même fonde
demeurent des centres majeurs de sa légitimité sur les talents oratoires
la culture grecque. Quant à l’Égypte et, par suite, longtemps acquis dans ses années de formation.
romaine, les papyrus révèlent que
les illettrés appartiennent, dans leur réfractaires à la romanisation. L’historien et moraliste Aurélius
Victor, au ive siècle, considère que
immense majorité, aux couches le savoir confère l’autorité. Le jeune
moyennes et basses de la société égyptienne. Octavien, remarquable orateur tant en latin qu’en
L’élite urbaine hellénophone offre à ses enfants, grec, apprend la rhétorique auprès d’Apollodore
garçons et filles, l’accès à l’école, où les méthodes de Pergame avant de parfaire sa connaissance de
et les programmes varient peu par rapport à la la paideia grecque avec le philosophe alexandrin
période hellénistique tant est grand le conserva- Areios et ses fils Denys et Nicanor.
tisme de l’institution scolaire. On entend ce genre
de reproches encore aujourd’hui ! Mais seule une Ausone fait son trou
infime minorité réussit à s’élever socialement grâce Certains rhéteurs accèdent eux-mêmes aux plus
à une éducation coûteuse. Une partie des élites hautes responsabilités politiques. Toujours au
urbaines même n’atteint qu’un niveau faible de ive siècle, Ausone, issu de la bourgeoisie municipale
culture lettrée. L’Égypte romaine en donne un bordelaise, devient préfet du prétoire des Gaules,
exemple avec « ceux qui écrivent lentement », une d’Italie et d’Afrique, et membre du Conseil impé-
catégorie de la population bien attestée dans les rial. À la même période, Symmaque devient préfet
lettres privées et les contrats. Qui sont-ils ? Ce sont de la ville en 384, puis consul en 391.
des adultes qui savent former leurs lettres, quelques Nous l’avons dit, selon certains, le caractère
mots également, mais de façon maladroite. Dans aristocratique de l’éducation aurait fragilisé l’Em-
certains documents, l’utilisation de majuscules pire romain et aurait facilité sa chute. Cependant,
confirme les difficultés à écrire du signataire, sans les causes de cette chute et de l’installation des
qu’il puisse être qualifié d’illettré. barbares sont avant tout militaires, les armées
La connaissance du latin, qui se développe à d’invasion étant très aguerries. Une part de la
partir du iiie et du ive siècles n’efface pas l’usage faiblesse résultait aussi de la séparation de l’Empire
du grec qui, parallèlement, demeure la langue romain en deux États autonomes et sur l’absence
quotidienne et la langue administrative, jusqu’à de commandement ferme en Occident.
la conquête arabo-musulmane au viie siècle. Le Il est incontestable que les campagnes sont
papyrus retrouvé d’un étudiant alexandrin en livres restées culturellement en dehors de la paideia hellé-
atteste (voir la figure page 30). On note qu’il • C. LAES et J. STRUBBE, nistique et romaine. Mais le degré de résistance des
n’apprécie guère ses professeurs… Youth in the Roman Empire. cultures des peuples conquis a varié. Les Grecs de
The Young and the Restless
Les enfants de la caste sacerdotale des prêtres Years, Cambridge University Grèce propre, ceux d’Asie, les peuples non grecs
égyptiens, de plus en plus bilingues (le grec et l’égyp- Press, 2014. d’Anatolie, les Juifs, les Syriens, les Égyptiens, les
tien), continuent à fréquenter les écoles égyptiennes • B. LEGRAS, Éducation et Puniques, les Ibères, les Celtes ou les Illyriens ont
pour apprendre le démotique et les hiéroglyphes. Des culture dans le monde grec élaboré des relations non uniformes envers la roma-
tessons de poterie (les ostraca) trouvés à Narmouthis, (viiie siècle av. J.-C.-ive siècle nisation formant autant de sociétés multiculturelles.
ap. J.-C.), Armand Colin, 2002.
en Égypte, témoignent d’une telle école « sacerdotale » Néanmoins, la culture classique ne meurt
• B. LEGRAS, Lire en Égypte
bilingue construite près du temple de cette bourgade d’Alexandre à l’Islam, Paris,
pas avec la fin de l’Antiquité païenne. Elle a été
au iie et au iiie siècles. La « renaissance copte » atteste Picard, 2002. intégrée aux valeurs chrétiennes, qui en redéfinit la
que la vénérable langue égyptienne demeure vivante • P. LE ROUX, « La signification en la mettant au service de la démons-
durant toute la période romaine. romanisation en question », tration évangélique. Cette culture d’aristocrates
L’idée moderne d’un progrès général du dans Annales. Histoire, lettrés devient alors celle des clercs chrétiens. En
sciences Sociales, 59e année,
niveau éducatif mis en œuvre par l’État, la pp. 287-311, mars-avril 2004.
fin de compte, l’aspect élitiste et aristocratique de
« démocratisation de la réussite par l’éducation » • H.-I. MARROU, Histoire de
l’éducation grecque et romaine perdure après la
vantée par Najat Vallaud-Belkacem, est absente l’éducation dans l’Antiquité, chute de l’Empire romain dans le monde médiéval
des mentalités antiques. Ce déficit de politique Paris, Seuil, 1965. d’Occident et d’Orient. Jusqu’à aujourd’hui ?n

32 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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W W W. P O U R L A S C IE NC E . F R
Le verre,
reflet d’une époque
Pour les Romains, le verre était d’abord une matière
précieuse que l’on importait d’Orient. Puis, après l’invention
du soufflage et l’introduction des techniques de production,
il est devenu un matériau courant. La variété et la qualité
de la verrerie en ont pâti.

Véronique ARVEILLER
est chargée de recherche
au musée du Louvre
et enseignante à
l’École du Louvre.

C. Durand, CCJ-CNRS
❙ ❚ ■ VERRE

D
ans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien en stabilisants, ce qui explique l’implantation
raconte l’invention du verre : « Il est dans L’ESSENTIEL des ateliers primaires de production de verre
la Syrie une contrée nommée Phénicie, • Le verre utilisé par les en Palestine.
confinant à la Judée, et renfermant, entre les Romains serait né sur la Quant à l’autre ingrédient antique du verre,
racines du mont Carmel, un marais qui porte côte syrio-palestinienne le natron, il s’agit d’un minéral naturel produit
le nom de Cendevia. On croit qu’il donne au viiie siècle avant par l’évaporation de mares riches en sodium. Il
naissance au fleuve Bélus, qui, après un trajet notre ère. est composé de carbonate de sodium hydraté
de cinq mille pas, se jette dans la mer auprès de • Ce matériau est resté (na2co3, 10h2o) ainsi que d’une roche évapo-
la colonie de Ptolemaïs. (…) On raconte que un produit d’importation ritique (produite par l’évaporation d’une mare
des marchands de nitre y ayant été relâchés, jusqu’au début de notre chargée en sédiments) contenant du carbonate
préparaient, dispersés sur le rivage, leur repas ; ère, ce qui en faisait un de sodium (naco3) et surtout du bicarbonate
produit de luxe réservé
ne trouvant pas de pierres pour exhausser leurs de sodium (nahco3). À l’époque romaine, on
à l’aristocratie.
marmites, ils employèrent à cet effet des pains le trouve essentiellement dans les lacs du Wadi
de nitre de leur cargaison : ce nitre soumis à • L’introduction du Natrun (qui a donné son nom au matériau)
l’action du feu avec le sable répandu sur le sol, savoir-faire de l’Orient entre Le Caire et Alexandrie et c’est presque
ils virent couler des ruisseaux transparents d’une dans l’Empire romain et exclusivement le natron d’Égypte qui est utilisé.
le développement de la
liqueur inconnue, et telle fut l’origine de verre. » Ainsi, pendant des siècles, les officines occi-
technique du soufflage
Un bel exemple de hasard fécond ! ont changé la donne.
dentales dépendent des centres de production
Si le matériau est né sur la côte syrio-pales- orientaux, dépendance qui durera du iiie siècle
• Le verre est alors
tinienne, les plus anciens objets de verre (du avant notre ère à la fin du viie siècle, soit un
devenu un bien de
iiie millénaire avant notre ère) n’ont pour autant millénaire ! Le verre que refondaient les artisans
consommation courante.
pas été découverts dans cette région, mais en occidentaux provenait probablement en grande
Mésopotamie. Au iie millénaire, des artisans • Il en a résulté partie de Syrie-Palestine. Certes la région n’a pas
mésopotamiens réalisaient de petits récipients une standardisation et encore livré d’atelier primaire d’époque impériale
une uniformisation
à partir d’éléments préfabriqués ou les mode- (à partir de la fin du ier siècle avant notre ère), mais
de la production.
laient à partir d’un noyau de verre. Toutefois, la découverte exceptionnelle de 17 fours primaires
un vrai artisanat du verre ne s’est probablement de la fin du vie ou du début du viie siècle, à Bet
développé qu’à partir du viiie siècle avant notre Eli’ezer près d’Hadera, en Israël, atteste d’une
ère dans le monde assyrien. Puis la production certaine tradition et permet de comprendre la
verrière s’est développée au Proche-Orient et en fabrication du verre durant le ier millénaire.
Égypte à l’époque hellénistique. Ainsi, le verre fut Seules les parties inférieures des fours sont
d’abord une matière précieuse venue d’Orient que conservées. Ils étaient divisés en deux parties : la
les navires commerciaux transportaient jusqu’en chambre de chauffe et celle de fusion. À l’avant sont
Occident. Il conserva ce statut de produit de placées deux chambres de chauffe triangulaires,
luxe pendant l’ère romaine jusqu’à l’invention tandis qu’une chambre de fusion rectangulaire (de
du soufflage. La production manufacturière 2 mètres sur 4) est située à l’arrière. Le sable et
désormais facilitée suscita une telle demande le natron étaient déposés dans le bassin avant
que le verre devint usuel dans tout l’Empire la fermeture de la voûte et l’allumage de feux
romain. Retour sur cette épopée d’un maté- dans les chambres de chauffe où ils étaient
riau pas comme les autres. entretenus pendant dix à quinze jours. Cette
durée de cuisson est encore en vigueur chez
Des siècles de dépendance d’actuels verriers traditionnels indiens, dont les
On a découvert récemment à quel point procédés sont semblables à ceux des Romains.
l’Occident antique dépendait de l’Orient Le chauffage portait les matériaux à
pour l’approvisionnement en verre. L’analyse 1 100 °C grâce au rayonnement des parois. Puis
chimique de nombreux verres romains le verre devait être refroidi rapidement à l’eau
retrouvés en Occident a montré que leur afin que ses composants ne recristallisent
Archivio Fotografico Soprintendenza Archeologica della Lombardia

élaboration se faisait en deux phases. Le pas, au risque que le matériau ne perde son
matériau brut était d’abord produit dans aspect homogène. Pour ce faire, les artisans
des ateliers primaires localisés au Proche- démontaient la partie haute du four afin
Orient. Ensuite, il était transformé en
produits manufacturés dans des ateliers UN BLOC DE VERRE BRUT (page ci-contre) se
secondaires situés en Occident. trouvait à bord d’un navire romain, qui coula
Au cours de l’élaboration de leur verre, près de l’île des Embiez au large de Toulon à la
les stabilisants (chaux, alumine, magné- fin du iie siècle. Les verriers romains importaient
ce matériau du Proche-Orient et le refondaient
sie…) étaient tous apportés par le sable ou afin de produire divers objets usuels, telle cette
par le natron (voir l’encadré page suivante). Le amphore à décor moucheté du ier siècle (ci-contre)
sable syrio-palestinien avait une teneur idéale trouvée à Carpenedolo près de Brescia.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 35


Dans la passe des Sanguinaires, à la sortie du golfe
d’Ajaccio, les plongeurs de l’association ont remonté
plus de 550 kilogrammes de verre, sous la forme de
fragments de lingots, mais aussi de restes d’objets
manufacturés (voir la figure ci-contre).
Au large de la Croatie, le naufrage d’un bateau
au ier siècle nous renseigne sur la nature des
cargaisons de verre à l’époque romaine : outre les
habituelles amphores, il contenait une centaine
de kilogrammes de blocs de verre bleu-vert. Avec

Hervé Alfonsi/ ARASM


les siècles, le volume des échanges verriers entre
l’Orient et l’Occident n’a cessé d’augmenter, ce
que confirment les épaves des iie et ive siècles.
Fouillée en 2003 par Marie-Pierre Jézégou du
UN PLONGEUR d’accéder à la dalle de verre de 8 à 9 tonnes qui département des recherches archéologiques subaqua-
de l’Association pour avait été produite à l’intérieur. Une fois refroidie, tiques et sous-marines du ministère de la Culture,
la recherche archéologique la dalle était attaquée à la masse afin d’obtenir des l’épave des Embiez au large de Toulon contenait
sous-marine, en Corse,
remonte un bloc de verre
blocs transportables. plusieurs tonnes de verre incolore dont les plus gros
brut trouvé dans une épave Des installations similaires ont été découvertes blocs atteignent 25 kilogrammes. Transportée à la
d’époque hellénistique en Israël, à Apollonia et à Bet She’arim. D’autres fin du iie siècle ou au début du iiie siècle, la cargaison
(iiie siècle avant notre ère) l’ont été en Égypte au cours des fouilles menées comprenait aussi du verre à vitre et de la vaisselle.
échouée dans la passe des en 2005 dans le Wadi Natrun sous la direction de On ignore encore sa provenance.
Sanguinaires à l’entrée
du golfe d’Ajaccio.
Marie-Dominique Nenna : dans certains fours à Cette présence de verre à recycler n’est guère
bassin, on aurait produit jusqu’à 16 tonnes de verre. surprenante : étant donné la valeur du matériau trans-
parent pendant l’Antiquité, le recyclage s’imposait, et
La « mondialisation » du verre les fouilles sous-marines révèlent régulièrement des
Longtemps, les énormes quantités de verre retrou- cargaisons de verre à recycler. Ce fut par exemple le
vées à Pompéi et à Herculanum en Campanie ont cas à Grado, dans le golfe de Trieste, où une épave
fait croire que des ateliers primaires existaient aussi trouvée au large de l’île contenait un tonneau rempli
dans la région du Vésuve. Cette possibilité semblait de tessons de verre destinés au recyclage.
d’autant plus plausible que dans son Histoire natu- Le verre à vitre est un autre produit usuel
relle, Pline l’Ancien évoque le sable blanc verrier du des cargaisons. Dans la baie d’Ajaccio, près de
fleuve Volturne entre Cumes et Literne. Cependant, Porticcio, l’équipe d’Hervé Alfonsi a retrouvé
les analyses des fragments de verre brut et celles des l’épave d’un navire de transport romain chargé
objets de verre découverts à Pompéi ne font que de vitres. Elle a remonté plus de 3 000 fragments,
confirmer l’origine syrio-palestinienne du verre brut. soit une masse totale de 231 kilogrammes, corres-
Cette organisation antique de la production pondant à la fois à de la vaisselle et à des vitres.
du verre engendrait tout un commerce transmé- Le navire aurait contenu quelque 85 vitres d’une
diterranéen, sur lequel nous renseignent les épaves surface de 85 centimètres sur 35.
découvertes dans la Mare Nostrum, la Méditerranée. Toutefois, le commerce maritime du verre
Fouillée par Hervé Alfonsi et les membres de son brut ne concernait pas seulement la Méditerranée,
équipe de l’Association pour la recherche archéolo- puisque Le Périple de la mer Érythrée, un guide
gique sous-marine, en Corse, une épave du iiie siècle du voyageur de commerce du milieu du ier siècle,
avant notre ère prouve l’exportation de verre indique que le verre brut transitait par les ports
d’Orient en Occident dès l’époque hellénistique. de la mer Rouge vers l’Indus et l’Inde.
Une fois livré en Occident, le verre brut était
la recette du verre refondu, puis mis en forme dans des ateliers
secondaires. Longtemps, ceux-ci ont appliqué
P line l’Ancien souligne la part due au hasard dans l’invention du matériau
et donne l’idée que les Anciens s’en faisaient : un mélange fusible de
sable et de natron (du carbonate de sodium). Nous savons aujourd’hui que
les techniques mises au point au Proche-Orient
à l’époque hellénistique, voire avant : moulage
sur noyaux d’argile (technique vite abandonnée)
trois ingrédients sont nécessaires pour obtenir du verre : environ 60 % de
silice (l’agent vitrifiant), de la soude ou de la potasse pour abaisser le point
ou dans un moule (ouvert ou fermé). Il s’agit du
de fusion entre 1 000 et 1 100 °C (l’agent fondant) et de la chaux (ou tout
savoir-faire d’un artisanat de luxe, où le matériau
autre agent stabilisant) pour rendre le verre résistant et l’empêcher de se de base, onéreux, est travaillé à chaud ou à froid.
dissoudre à long terme. La recette antique, quant à elle, ne comprend que Sont produits des verres mosaïqués (certains
deux ingrédients. En fait, les stabilisants étaient présents naturellement dans dorés) ou rubanés, des récipients de luxe, quelques
le natron utilisé comme agent fondant. sculptures, etc. Toutes ces réalisations représentent
un faible volume.

36 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ VERRE

La situation change à partir de l’arrivée au pouvoir deux quadrangulaires. L’industrie verrière romaine
d’Auguste en 27 avant notre ère. Le développement était aussi très présente dans la capitale des Gaules,
spectaculaire des ateliers verriers prouve que de la Lyon, où, en 1965 et 1966, puis en 2000 et 2001,
main-d’œuvre et surtout le savoir-faire de l’Orient quatre implantations différentes d’ateliers verriers
ont été introduits dans l’Empire romain. Ainsi, le ont été retrouvées. Ils datent du ier siècle de notre
nord de la Péninsule, mais aussi Rome et la Campanie ère. Deux siècles plus tard, un corps d’artisans
attirent nombre d’artisans orientaux comme en verriers travaillait toujours dans la ville.
témoigne la présence de marchands nabatéens, juifs, L’étude des fours verriers retrouvés à Lyon a livré
héliopolitains et tyriens spécialisés dans le verre à de nombreuses informations. Le plus souvent, le four
Pouzzoles au nord de Naples. est circulaire, d’un diamètre interne variant de 0,50
Que s’est-il passé ? À Jérusalem, la à 1,18 mètre, et construit en briques et en tuiles.
fouille d’un atelier de verrier conte- L’alandier, c’est-à-dire l’accès pour alimenter en bois
nant un récipient de toilette en verre et retirer les cendres, peut être un simple passage
soufflé et des monnaies d’Alexandre situé au même niveau que le foyer. Au-dessus de ce
Jannaeus (roi juif ayant régné entre dernier, les matières vitreuses sont refondues dans
105 et 78 avant notre ère) suggère une chambre de fusion avant d’être prélevées du
que le soufflage du verre a été inventé bout de la canne. Un des fours de manutention
au Moyen-Orient au cours de la lyonnais est équipé d’une arche de recuit, c’est-
première moitié du ier siècle avant à-dire d’un lieu où l’on laissait les verres refroidir
notre ère. Cette hypothèse est corro- lentement pour éviter qu’ils ne se brisent.
borée par la découverte à Ein Gedi Que produit-on ? Alors qu’au début du ier siècle
en Israël d’une bouteille soufflée dans la vaisselle moulée monochrome ou polychrome
un cimetière qui fut abandonné vers domine encore les modèles souvent inspirés de
31 avant notre ère. la céramique ou du métal, la mode change
progressivement au profit du verre bleu-vert,
Un souffle nouveau surtout pour la vaisselle courante. À
Quoi qu’il en soit, l’invention du partir du ier siècle, on voit apparaître
soufflage est la plus grande décou- des pièces plus raffinées en verre
verte verrière depuis l’invention incolore de belle qualité parfois
du… verre. Le nouveau procédé ornées d’un décor gravé de facettes.
de soufflage permet de produire Désormais, le verre fait partie du
avec une canne de la vaisselle de quotidien et n’est plus un produit de
verre beaucoup plus vite et avec luxe comme aux époques antérieures.
moins de matière. Cette invention se Il reste néanmoins cher.
perfectionne en Italie et fait passer l’art
verrier du statut d’un artisanat de luxe à Du verre au parfum
celui d’une production de masse. Ainsi voit-on apparaître une multitude de
Les artisans exploitent toutes les possi- petits balsamaires, petits flacons destinés à
bilités, à tel point que les Anciens s’étonnent contenir des parfums. On sait que les parfums
de la malléabilité du verre et de l’habileté avec jouent un rôle important dans la vie quotidienne
laquelle les souffleurs le transforment. CETTE CRUCHE BLEUE et religieuse des Anciens. La Campanie avec
C’est aussi en Italie que la production secon- à décor de cabochons Pompéi, Capoue et Pouzzoles étaient célèbres pour
daire est la plus importante. Les auteurs anciens blancs illustre la mode des leurs parfums à la rose et les verriers sont installés à
récipients bleus décorés à
nous apprennent l’existence d’un vicus vitrarius chaud, par exemple avec côté des parfumeurs. Le verre est le contenant idéal
(quartier verrier) à Rome. Ils mentionnent aussi un des morceaux de verre pour le parfum car il est lisse, brillant, transparent
clivus vitrarius unguentarius (quartier des verriers et blancs collés à la surface. et étanche. Il remplace les céramiques à parfums
parfumeurs) à Pouzzoles, où les verriers fournissent et donne des flacons sphériques ou allongés, de
aux nombreux parfumeurs campaniens de quoi condi- petite ou moyenne contenance, faciles à fabriquer.
tionner leurs parfums. D’autres spécialités existaient On trouve aussi des récipients sphériques, souvent
probablement à Aquilée, en Lombardie actuelle, ornés de filets en spirale, en forme d’oiseaux, dont
au Piémont et au Tessin actuels, puisque les traces certains conservent encore des traces de poudre
d’énormes productions verrières y ont été retrouvées. ou de fard, et de très nombreux petits flacons
D. Stokic, musée archéologique de Nîmes

Des ateliers secondaires sont aussi implantés dotés de cols cylindriques, de panses allongées et
dans d’autres parties de l’Empire, notamment en de lèvres évasées, arrondies ou coupées.
Gaule et en Germanie, en pays helvète, en Espagne Le service en verre s’impose aussi progressivement
et en Grande-Bretagne. Besançon par exemple a sur la table des Romains aux côtés de la vaisselle en
livré un complexe artisanal construit en bordure du céramique et métallique. On voit surgir tout un
Doubs, où fonctionnaient sept fours circulaires et vaisselier formé de gobelets, bols, assiettes, coupes,

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 37


UNE BOUTEILLE,
de la vaisselle, un vase à
anses du ier siècle… Après
l’invention du soufflage,
de nombreux Romains ont
utilisé quotidiennement
des ustensiles en verre, un
matériau devenu courant.

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H.L

coupelles, cruches, bouteilles, amphores, mais aussi Un autre usage du verre apparaît au ier siècle avec
des formes plus raffinées pour les banquets comme l’emploi massif du verre à vitre. Les architectes romains
le rhyton (corne à boire), le calice ou le skyphos ont compris l’intérêt de la transparence du verre pour
(verre à boire à deux anses). faire pénétrer la lumière dans les édifices publics et
Les peintres de Pompéi et d’Herculanum privés, et les auteurs anciens l’ont bien perçu comme
témoignent de cet engouement pour ce matériau un signe de modernité. Ainsi, au ier siècle, Sénèque
transparent avec des natures mortes présentant des oppose-t-il la rusticité des thermes de la villa de Scipion
coupes profondes remplies de fruits divers (pêches, à peine éclairés au luxe des bains modernes. Le verre
abricots, coings, raisins), de légumes ou de vin. Dans est aussi utilisé pour la composition de mosaïques
la seconde moitié du ier siècle, on voit apparaître des en tesselles de verre (des petits cubes irréguliers de
vases destinés au stockage des denrées et au transport : différentes couleurs) comme celles qui décorent les
ce sont des pots sphériques ou ovoïdes avec ou sans nymphées de certaines villas de Pompéi.
anses, souvent réutilisés comme urnes cinéraires. Cette production est impressionnante, mais
On trouve aussi quantité de récipients à panse nous ignorons tout des verriers à qui on la devait.
cylindrique ou carrée, à parois épaisses et solides. Qui étaient-ils ? Seuls quelques noms apposés sur
En témoignent ces bocaux carrés retrouvés dans la des flacons soufflés dans un moule, ou imprimés
Maison de Ménandre à Pompéi. Ces formes sont sur des anses ou des médaillons nous renseignent
exécutées par soufflage dans un moule, procédé sur les noms de ces ouvriers souvent d’origine syrio-
apparu vers la fin du ier siècle. Le moule peut être palestinienne, tels Ennion, Jason, Aristeas, Meges,
livres en pierre, en terre cuite ou en plâtre. D’autres pièces Neikais ou Artas, mais qui pouvaient être aussi…
• F. SLITINE, Histoire du
verre : l’Antiquité, Paris,
au décor moulé plus soigné sont aussi fabriquées : « bourguignons », tel Amaranthus.
Massin, 2005. gobelets ou bouteilles à décor végétal, en forme de Ainsi, durant les deux premiers siècles de l’Empire,
• V. ARVEILLER-DULONG tête, de fruit (dattes, raisins...), etc. on assiste à une diffusion de l’artisanat verrier dans des
et M.D. NENNA, Les verres régions qui auparavant n’en avaient aucune connais-
antiques du musée du Louvre : Vers plus de transparence sance. Le soufflage du verre augmente et accélère la
vol. II : Vaisselle et contenants
du Ier siècle au début du
Les verriers ont aussi recours à une multitude de production. Le répertoire des formes s’enrichit peu
VIIe siècle après J.-C., Paris, procédés pour orner les vases. Ils les décorent à à peu comme on le constate par exemple pour le
Musée du Louvre éditions chaud de fils appliqués dessinant divers motifs, service de table et dans les cités vésuviennes.
et Somogy, Éditions d’art, de pastilles, d’éléments préfabriqués (masques, On a pu dire que la vaisselle en verre (voir la
2005.
coquillages, rosettes, médaillons) ou pratiquent figure ci-dessus) avait pris la place de la céramique
• D. FOY ET M.D. NENNA,
des dépressions avec un outil. Ils créent des décors fine, même si cette situation n’est sans doute pas
Tout feu, tout sable : mille
ans de verre antique dansle mouchetés en roulant la paraison sur le marbre applicable à tout l’Empire. La créativité des verriers
Midi de la France, Marseille, parsemé de grains de verre coloré (voir la figure se développe encore tout au long des iiie et ive siècles,
2001 (exposition au musée page 35) ou des décors marbrés en mélangeant des et les productions tendent à s’individualiser à
d’Histoire de Marseille ),
verres colorés pour évoquer le jaspe ou l’albâtre. travers certaines formes ou décors spécifiques. Ainsi
Aix-en-Provence, Edisud, 2001.
Et que dire du verre camée (constitué d’une Cologne et son atelier des « filets serpentant », Rome
article double couche de verre), une spécialité italienne et les verres gravés ou à « fond d’or », la Syrie et ses
• M. D. NENNA, La Route illustrée par le célèbre Vase bleu découvert à Pompéi flacons compte-gouttes, ou encore l’Égypte et ses
du verre : ateliers primaires en 1837. Les artisans décorent aussi le verre à froid verres peints ou gravés du ive siècle. Mais à partir du
et secondaires de verriers à l’or ou en le peignant, et ils le gravent à main ve siècle, la verrerie de luxe disparaît et le répertoire
du second millénaire av. J.-C.
levée ou à l’aide de petites meules pour obtenir des formes s’appauvrit ainsi que la qualité du verre.
au Moyen Âge, Travaux de la
Maison de l’Orient, n° 33, tantôt de simples motifs géométriques, tantôt des Devenu un bien de consommation de masse, le
Lyon, 2000. représentations figurées élaborées. verre n’est plus ce qu’il était.n

38 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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Un empire
d’inégalités
Riches ou pauvres, esclaves ou libres, citoyens
ou non… Du ier siècle avant notre ère au iie siècle,
l’Empire romain était traversé de nombreuses lignes
de fracture. Une élite a longtemps accaparé
les richesses et les pouvoirs politiques. Elle était
également au cœur de réseaux clientélistes.

À
l’automne 2011, quelque mille individus
Nicolas TRAN manifestent dans les environs de Wall
est professeur d’histoire
romaine à l’Université Street, à New York, puis s’installent dans
de Poitiers. le parc Zuccotti. C’est la naissance d’Occupy
Wall Street, un mouvement pacifique de
contestation dénonçant les abus du capita-
lisme financier. L’idée fait florès et atteint son
paroxysme le 15 octobre quand on dénombre
des rassemblements dans 1 500 villes à travers
82 pays. L’un des slogans les plus célèbres du
L’ESSENTIEL mouvement Occupy fut : « Nous sommes les
• L’Empire romain 99 pour cent ! » Il serait inspiré d’un article
était structuré par dans lequel le prix Nobel d’économie Joseph
de multiples hiérarchies Stiglitz critique les inégalités économiques
sociales. criantes. Il dénonce le fait qu’un pour cent
• En haut, une élite de la population américaine détient autant
accaparait les terres, de richesses que les 99 autres. Quel aurait
les privilèges et les été le slogan d’un hypothétique mouvement
leviers du pouvoir. Occupy Roma, au tournant de notre ère ?
• Elle exploitait la
plèbe et surtout les Occupy Roma
esclaves qui, à eux deux, Tentons une estimation. L’Empire romain,
composaient l’essentiel qui dura du i er siècle avant notre ère au
de la population.
iiie siècle, comptait entre 50 et 70 millions
• Toutefois, les clivages d’hommes et de femmes (voir Rome, combien
ont évolué durant de divisions ?, par E Locascio, page 84). Un
l’Empire. Par exemple, recensement en 70 avant notre ère ne réper-
la citoyenneté romaine toria que 910 000 citoyens romains. Or, cette
© National Geographic Creative/Corbis

était accordée de plus


élite civique, qui participait à la conduite des
en plus facilement.
affaires, ne faisait qu’un avec l’élite écono-
• La civilisation romaine mique. La proportion des privilégiés par
était donc un écheveau rapport à l’ensemble, à cette époque, est donc
complexe de réseaux
à peu près équivalente à celle d’aujourd’hui,
sociaux.
de un à deux pour cent. Rêvons un peu et

40 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INÉGALITÉS

LES ESCLAVES constituaient


une partie importante
de la population romaine.
Il en arrivait de partout
au moment de la conquête
du bassin méditerranéen.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 41


imaginons s’élever des places de Rome : « Sumus été abandonnés à la naissance et recueillis par leur
undecentum centesimi ». maître. Tous partageaient le même statut juridique,
Cependant, cette situation varia au cours de à savoir l’absence de droits. Un esclave était un bien
la période qui nous intéresse. L’Empire romain aliénable et transmissible. Le droit romain laissait
n’était pas homogène, tant s’en faut. Ses provinces à son propriétaire un pouvoir total à son égard. Un
regroupaient des centaines de communautés auto- esclave ne pouvait solliciter la justice, ni se marier,
nomes. C’est pourquoi il est préférable de parler ni détenir un patrimoine. Il était privé de tout ce
des sociétés de l’Empire romain, en considérant que le droit prévoyait pour protéger les hommes
la société romaine comme un champ d’enquête libres. Une autre catégorie de la population était
trop restrictif. La meilleure approche consiste celle des pérégrins. Issus des populations conquises,
néanmoins à s’interroger sur cette distinction et ils étaient sujets de l’Empire, mais étrangers à la
sur les interactions entre la société romaine et les communauté des citoyens romains.
sociétés de l’Empire.
Certes, la société romaine n’était autre que la Les citoyens romains,
communauté organisée des Romains, mais les indi- une minorité
vidus pouvant se prévaloir de cette qualité étaient Les citoyens romains quant à eux étaient très
très différents au début et à la fin de l’Empire. Lors minoritaires dans l’Empire du ier siècle avant notre
du recensement que nous avons évoqué, tous les ère. Pourtant, ils en vinrent peut-être à constituer
hommes libres d’Italie furent recensés comme des près du tiers des populations provinciales à la fin du
citoyens romains. Cette définition se traduisit par ier siècle et peut-être la moitié à la fin du iie siècle.
un doublement du corps civique précédent. Par la Ainsi, la diffusion de la citoyenneté romaine fut
suite, des franges de moins en moins étroites des un phénomène très progressif, mais de grande
populations provinciales reçurent la citoyenneté ampleur. Elle concerna d’abord une poignée de
romaine, avant que l’empereur Caracalla l’accorde grands personnages, récompensés de leur soutien
à tous les hommes libres de l’Empire, en 212. à Rome. Puis, des mécanismes de promotion
Ce processus empêche de considérer le monde collective prirent de plus en plus d’importance.
romain comme une mosaïque de sociétés locales Des communautés bénéficièrent du droit latin,
qu’il faudrait distinguer de la société romaine. qui offrait la citoyenneté aux notables pérégrins
L’Empire romain n’avait rien d’uniforme, mais en exerçant des fonctions politiques locales. L’armée
écrire l’histoire suppose d’en analyser la cohérence, fut aussi une pourvoyeuse de nouveaux citoyens.
dans ses lignes de force et ses faiblesses. Mais parallèlement à sa diffusion, la citoyenneté
romaine évolua dans son contenu et dans sa
Une pluralité de clivages portée sociale.
juridiques DEUX RICHES NÎMOIS. À l’origine, la citoyenneté apportait des droits
Le monde romain était traversé par de profondes Sur cet autel funéraire, politiques bien réels. Réuni en assemblée, le
inégalités, ce qui ne constitue pas un trait vrai- l’homme était issu d’une peuple romain votait les lois et élisait ses magis-
ment distinctif. L’importance de certains clivages famille gauloise promue à trats. Cependant, à partir 70 avant notre ère,
juridiques et la façon dont ils conditionnaient des la citoyenneté romaine et seule une petite minorité de citoyens exprimait
appartenait à l’élite de la
inégalités de toute nature sont plus originales. Selon société (l’ordre équestre). ses suffrages. De fait, la plupart des Italiens et les
le juriste Gaius, « la principale distinction relative Son épouse fut prêtresse citoyens installés dans les provinces ne pouvaient
au droit des personnes est que tous les hommes du culte impérial. se déplacer jusqu’à Rome pour le faire.
sont soit libres soit esclaves ». Tous les Romains
considéraient cette barrière comme fondamentale.
Les esclaves représentaient entre un quart et
un tiers de la population italienne au ier siècle
avant notre ère, alors que la conquête du bassin
méditerranéen avait entraîné un énorme afflux de
captifs dans la péninsule. La proportion d’esclaves
a probablement un peu diminué par la suite. Elle
fut sans doute du même ordre dans certaines
régions (en Asie Mineure notamment), mais plus
faible ailleurs (comme en Égypte ou en Gaule). Il y
avait pourtant des esclaves partout ou presque : en
© Musée archéologique de Nîmes.

ville comme à la campagne, dans tous les secteurs


économiques, dans les maisons des riches comme
dans celles de maîtres plus modestes.
Certains avaient été capturés et réduits en
esclavage. D’autres étaient nés esclaves ou avaient

42 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INÉGALITÉS

L’émergence du Principat, le régime politique qui


se substitua à la République à la fin du Ier siècle avant
notre ère et qui fit d’Auguste le premier empereur
romain, ne fit que confirmer cette évolution. Dès lors,
la citoyenneté fut surtout perçue comme un élément
de prestige, reposant sur l’appartenance au peuple
qui dominait le monde. Dans les communautés
provinciales, elle devint un attribut par excellence
de la puissance sociale. Pour les autorités romaines,
le don de la citoyenneté devait récompenser une
fidélité sans faille à l’égard de Rome.
Les recensements visaient à dénombrer
les citoyens romains et à les classer selon leur
fortune. À l’époque républicaine, les plus riches
formaient l’ordre équestre. Après avoir servi
comme officiers, les chevaliers pouvaient se
Ostia Antica (inv. 1258).

présenter aux élections et entamer une carrière


de magistrat. Entre leurs magistratures annuelles,
les aristocrates siégaient au Sénat.

Un poste à 1 000 000


Ce conseil délibérait de toutes les affaires de CE MONUMENT honore grande. Néanmoins, son statut social se définissait
Rome et ses avis déterminaient la politique de la la mémoire d’un jeune par une richesse relative, qui le rendait apte à
cité. Nous l’avons dit, l’élite économique et l’élite décurion d’Ostie. Son exercer une forme de pouvoir public. Dans le droit
père était un affranchi,
civique ne faisaient qu’une. Auguste modifia sa enrichi par la profession pénal du iie siècle, les notables de toutes les cités
structure, tout en conservant sa logique censitaire, de charpentier de marine, de l’Empire (de même que les sénateurs, cheva-
c’est-à-dire fondée sur la citoyenneté et les reve- comme le soulignent liers et vétérans) furent intégrés à la catégorie des
nus. L’ordre sénatorial et l’ordre équestre furent les outils et les gouvernails honestiores (des plus honorables), privilégiée par
distingués. Au moins un million de sesterces sculptés sous l’inscription. rapport à celle des humiliores (des plus humbles).
étaient nécessaires pour appartenir au premier, En deçà des classes dirigeantes, la plèbe
et 400 000 pour le second. (le reste des citoyens romains hormis ceux des
En marge des magistratures traditionnelles, ordres déjà cités) était structurée par de fines
les sénateurs et une minorité de chevaliers étaient distinctions hiérarchiques, dont beaucoup étaient
appelés à exercer des fonctions administratives de nature civique. À Rome, des citoyens aisés
ou militaires. Ainsi, les aristocrates tiraient du prestige de leur qualité
romains perdirent la réalité du d’appariteurs des magistrats et des
pouvoir, mais les empereurs leur Les esclaves représentaient prêtres. Une partie de la popula-
confièrent des missions essentielles
à l’équilibre de l’Empire.
entre un quart et un tiers tion (200 000 citoyens, à partir
d’Auguste) profitait des distributions
Toutefois, là encore, soulignons de la population italienne gratuites et mensuelles de céréales.
que les sénateurs et les chevaliers Le bénéfice de ces frumentationes
romains étaient bien différents au au siècle avant notre ère.
ier définissait une catégorie privilégiée,
début et la fin de l’Empire. Le recru- dont les représentants appartenaient
tement géographique des deux ordres s’est élargi aux couches intermédiaires de la société, une sorte
à mesure de l’accès des élites provinciales à la de classe moyenne.
citoyenneté romaine (voir la figure page ci-contre). Enfin, des magistrats de quartier de modeste
Au iie siècle, l’ordre sénatorial avait des airs de jet-set, condition, sans faire partie des plus pauvres, étaient
détenant des attaches dans presque tout l’Empire ! désignés chaque année. Cependant, à Rome comme
Les communautés locales eurent tendance à dans l’Empire, la moitié de la population n’était
reproduire les structures censitaires romaines. Les intégrée à la vie civique que de façon marginale, car
cités de l’Orient hellénophone généralisèrent des il était impensable que les femmes votent ou exercent
modes de gouvernement oligarchiques : un petit un pouvoir officiel. Certaines femmes pouvaient
nombre de notables y accaparait le pouvoir. De néanmoins se voir confier des sacerdoces publics.
même, les cités d’Occident étaient dirigées par Or ces prêtrises soulignaient l’appartenance de leurs
des décurions (les membres des « curies »), des titulaires aux familles les plus riches.
magistrats locaux choisis parmi les plus riches. L’élite était non seulement civique, mais aussi
Certes, un décurion d’une petite collectivité foncière : les aristocrates concentraient dans leur
était d’une moindre condition que celui d’une patrimoine une partie significative des terres de

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 43


l’Empire. Ils partageaient leur existence entre la par essence, dans sa promptitude à se rallier aux
ville et la campagne, où ils séjournaient dans de entreprises subversives notamment. On souligne
fastueuses villas. Leurs demeures étaient au centre de que la pauvreté dont parlent les auteurs tend à
domaines dont ils devaient vérifier la bonne gestion. mêler dans un même ensemble les petites gens et
De condition servile, leurs intendants comman- les plus démunis.
daient d’autres esclaves, qui exploitaient des terres Néanmoins, l’opposition binaire et statique
en faire-valoir direct, et traitaient avec des fermiers, entre riches et pauvres ne peut rendre compte du
qui cultivaient des parcelles en faire-valoir indi- monde romain. Les villes de l’Empire abritaient des
rect. Les notables locaux reproduisaient ce mode ateliers et des commerces dont les gérants n’étaient
de vie, si bien que les élites n’étaient ni rurales ni ni riches ni pauvres, mais plus ou moins aisés.
urbaines, mais les deux à la fois. Certains étaient nés libres. Beaucoup étaient des
L’acquisition et l’exploitation de biens agricoles affranchis et exerçaient un métier appris durant leur
n’étaient pas la seule façon de s’enrichir, mais période de servitude. D’autres encore étaient des
la jouissance d’un patrimoine foncier dont les esclaves préposés à la gestion d’une affaire, contre
revenus permettaient de vivre dans l’opulence, une rétribution qui ressemblait fort à un salaire.
sans travailler, était l’un des critères premiers
d’appartenance à l’élite. Cette assise économique Entre violence et solidarité
n’empêchait pas de compléter ses revenus par des Les artisans et les commerçants libres appartenaient
investissements dans des activités non agricoles, à une catégorie qualifiée de « plèbe moyenne » par
mais, dans ce cas, l’implication des membres de très rares inscriptions. Ses membres tentaient de
des élites ne s’apparentait en rien au travail d’un s’élever socialement. La loi empêchait les affran-
financier ou d’un négociant. chis de briguer les magistratures locales, mais les
La richesse et la misère se côtoyaient. L’extrême anciens esclaves pouvaient compenser cet interdit
dénuement n’était pas l’apanage d’une catégorie en assumant des sacerdoces mineurs. En outre,
juridique. De fait, bien que les esclaves fussent ils reportaient leurs espoirs sur leurs fils, si bien
censés ne rien posséder, certains hommes libres qu’une fraction des élites locales était constituée de
n’hésitaient pas à volontairement devenir des descendants d’esclaves (voir la figure page précédente).
esclaves contre la promesse d’être nourris à leur Ainsi, la stratification très marquée des sociétés de
faim. Dans les sociétés paysannes, les ouvriers agri- l’Empire n’excluait pas une certaine fluidité. En
coles, les fermiers et même les petits propriétaires outre, elle ne résume pas à elle seule ces sociétés
peinaient à assurer leur subsistance. que des relations interpersonnelles transcendant
À Rome, la plèbe vivait dans des appartements les clivages horizontaux contribuaient à structurer.
aux loyers élevés, que les plus pauvres ne pouvaient L’étude des relations sociales nouées par les
payer. Ces derniers en étaient donc réduits à habitants de l’Empire romain invite à la nuance.
vivre dans des cabanes, sous un pont ou quelque Il serait aussi trompeur d’en brosser un tableau
portique. Les riches jugeaient très durement la trop sombre que d’en proposer une vision trop
pauvreté. La populace était réputée immorale idéale. Les relations entre maîtres et serviteurs

Museo archeologico nazionale d’Aquileia (inv. 166).

LE MAÎTRE ET L’APPRENTI
sur un pied d’égalité ?
C’était peut-être le cas
dans cette forge où le
maître travaille tandis que
son assistant entretient
le foyer. Ce bas-relief
ornait la partie inférieure
d’une stèle funéraire.

44 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INÉGALITÉS

LA DEVISE Senatus
populusque romanus,
souvent abrégée en
spqr, associe le pouvoir
politique (Senatus) et le
peuple romain (populusque
romanus). Pourtant, dans
les faits, le pouvoir n’était
détenu que par une élite
pas toujours au service du
peuple. Cette mosaïque est
visible à Milan, au centre
de la galerie marchande
Victor-Emmanuel II.
Shutterstock.com/Pinosub

illustrent cette complexité, car malgré l’unicité qu’un tel crime devait être réprimé par l’exécution
du statut juridique des esclaves, le sort qui leur de tous les esclaves de la victime. La perspective de
était réservé variait notablement. ce châtiment collectif devait prévenir les passages
La population servile avait sa propre hiérarchie. à l’acte, en instaurant un équilibre de la terreur.
Les cultivateurs et les mineurs étaient traités comme Néanmoins, les relations entre maîtres et esclaves
des bêtes de somme. Enchaînés le jour, enfermés n’étaient pas réductibles à une domination par la
la nuit, ils vivaient à la façon des prisonniers. crainte et la violence. Sur des pierres tombales, des
Néanmoins, le personnel qui encadrait ces malheu- maîtres témoignent de leur affection à l’égard de
reux était servile lui aussi. Les chefs d’équipe suivaient serviteurs décédés. Quand les défunts sont jeunes,
les ordres des intendants. Ces derniers étaient des on soupçonne qu’il s’agit d’enfants conçus par
hommes de confiance du maître, au même titre des maîtres et leurs servantes. Mais ce n’était pas
que les esclaves employés en tant que trésoriers ou toujours le cas et rien ne prouve que les sentiments
secrétaires particuliers. On peut parler d’élite servile à affichés aient été feints. Une réelle familiarité pouvait
propos de ces domestiques qui cumulaient les privi- exister entre certains esclaves et leurs propriétaires.
lèges, tels que la possession d’un pécule confortable Les uernae étaient nés dans la maison du maître.
ou le droit de former un couple stable. N’ayant connu que l’esclavage, beaucoup ne
Toutefois, le maître pouvait revenir sur les contestaient nullement leur statut, d’autant que la
avantages concédés, et la menace d’une rétrograda- vie d’un esclave bien traité semblait plus enviable
tion à l’échelon le moins enviable de la hiérarchie que celle d’un homme libre et miséreux. En outre,
servile était efficace. Les mauvais traitements subis les maîtres pouvaient obtenir de certains esclaves
par les plus malchanceux servaient d’épouvantail une fidélité irréprochable en promettant de les
et visaient à garantir l’obéissance de tous. affranchir, comme cela se faisait souvent.
Recevoir des coups était indissociable de la
condition d’esclave. Les femmes étaient les proies Clientèles, amitiés et réseaux
sexuelles de leur propriétaire. Les fugitifs repris Des hommes libres pouvaient aussi être dépen-
étaient marqués au fer rouge. L’esclavage repo- dants d’individus plus puissants, en étant à la fois
sait sur la violence et, si la morale réprouvait la leur obligé et leur protégé. Ce lien de clientèle
cruauté, les Romains n’avaient à rendre compte à impliquait un échange de services. Un patron
personne des châtiments infligés à leurs serviteurs. devait aider matériellement ses clients. Il devait
Les rapports entre maîtres et esclaves étaient en répondre à leurs demandes quand ils venaient le
bonne partie fondés sur la peur, mais en fait, saluer chez lui, en se conformant à un rituel social
celle-ci était partagée. très ancien. Ces salutations donnaient au patron
Les maîtres savaient qu’ils pouvaient susci- un sentiment de puissance : l’éprouver était l’une
ter une haine qui poussait au meurtre. L’effroi des contreparties des dépenses engagées.
s’emparait des aristocrates quand ils apprenaient Toutefois, les patrons attendaient aussi divers
l’assassinat de l’un des leurs. Une vieille loi stipulait soutiens. À Rome (jusqu’à ce que le pouvoir impérial

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 45


attribue l’élection des magistrats au Sénat) et dans défuntes. Des enfants et des adolescents apprenaient
les cités du monde romain, les clients devaient leur métier tout en contribuant à la production.
porter leur suffrage sur leur protecteur ou sur un Certains apprentis étaient esclaves, d’autres libres,
candidat soutenu par ce dernier. Un affranchi avait qu’il s’agisse des fils des entrepreneurs ou de jeunes
son ancien maître pour patron : l’acquisition de la placés auprès d’un artisan par contrat.
liberté transformait leur relation, plus Dans le cadre du travail, les
qu’elle ne la rompait.
Or l’aide que les patrons appor-
Les clients devaient rapports hiérarchiques étaient plus
ou moins marqués, et plus ou moins
taient aux affranchis artisans ou porter leur suffrage pesants. Dans de petites unités
commerçants prenait souvent la dont la production reposait sur des
forme de prêts. C’est par ce biais sur leur protecteur ou sur savoirs techniques assez poussés,
que les élites investissaient dans des les relations entre employeurs et
activités non agricoles. La clientèle se un candidat qu’il soutenait. employés pouvaient s’apparenter à
plaçait sur un terrain social, moral et un compagnonnage relativement
non juridique. Les patrons pouvaient vilipender égalitaire (voir la figure 44). Du moins, les petits
l’ingratitude de certains clients, mais ne pouvaient entrepreneurs apparaissent eux-mêmes comme
les contraindre à remplir leurs devoirs. Au-delà de des travailleurs manuels. Telle est l’image que
quelques déconvenues, le système perdurait parce donnent des forgerons ou d’autres métallurgistes.
que toutes les parties, si inégales fussent-elles, en Il en va autrement de professionnels que l’on
tiraient avantage. aurait pu croire peu différents. Par exemple, des
Par ailleurs, des textes littéraires et des inscrip- maîtres boulangers et des maîtres foulons sont
tions décrivent comme de l’amitié des relations décrits ou représentés comme des donneurs d’ordre,
qui semblent aller bien au-delà de la sympathie dirigeant des travailleurs manuels sans partager leur
mutuelle. Cet usage masque parfois un lien entre condition. Ces métiers ne demandaient guère de
un obligé et un protecteur. Ainsi, il aurait été incon- technicité, mais exigeaient des ouvriers un travail
venant pour un chevalier de se présenter comme pénible et répétitif, tout en rapportant de solides
un client. Quand il était proche d’un sénateur revenus aux gérants.
influent, grâce à qui il escomptait faire une brillante
carrière administrative, il préférait donc recourir à L’autonomie des esclaves
un euphémisme et s’en dire l’ami. Dans d’autres secteurs, l’autorité des entrepreneurs
Les relations interpersonnelles de ce type struc- s’exerçait de façon très distante. L’armement et
turaient la haute société, en donnant naissance à des le commerce maritime obligeaient les maîtres à
clans. En contrôlant le corps électoral, à l’époque accorder une large autonomie à leurs esclaves.
républicaine, ou en ayant l’écoute du prince, par Ces derniers pouvaient commander un navire
la suite, leur objectif était d’accaparer de lucratives marchand, représenter une maison de commerce
fonctions publiques. De telles solidarités jouaient dans un port lointain ou encore accompagner une
aussi à des niveaux inférieurs, au sein des élites cargaison dont leur maître avait financé l’achat.
locales notamment. Dans les milieux d’affaires, Ainsi, les entrepreneurs comme les employés
l’amitié permettait de se faire confiance et de prenaient place aux différents échelons de hiérar-
travailler ensemble. Elle se développait dans le chies complexes.
cadre d’associations de métier, dont l’organisation En somme, le monde romain était structuré
était très hiérarchisée elle aussi. par l’existence de multiples hiérarchies sociales.
Un même individu pouvait prendre place dans
Les rapports de travail plusieurs d’entre elles : la combinaison de ses diffé-
Des esclaves travaillaient dans tous les secteurs rentes positions définissait son statut social. C’est
économiques, mais aucune activité ne leur était pourquoi le risque de simplification abusive guette
exclusivement réservée. Les domaines agricoles l’historien. La dépendance à l’égard d’autrui était
employaient des travailleurs libres, notamment ambivalente, car elle signait une forme d’infério-
comme main-d’œuvre saisonnière, de même rité, tout en conférant des atouts et des avantages
que les mines, les chantiers de construction et les indéniables à qui acceptait de s’y soumettre.
ateliers d’artisans. Ces individus vivaient dans des De même, comment déterminer si un affranchi
conditions précaires, car leur subsistance dépendait enrichi par le commerce maritime et honoré d’un
des besoins ponctuels des employeurs. Beaucoup sacerdoce public était inférieur ou supérieur à un petit
étaient embauchés à la journée.
livres propriétaire foncier, fier d’être né libre, mais bouclant
• J. ANDREAU, L’Économie du
La diversité de la main-d’œuvre tenait aussi monde romain, Ellipses, 2010.
difficilement les fins de mois ? Mieux vaut renoncer à
au sexe et à l’âge. Des bas-reliefs représentent des • J. ANDREAU et R. DESCAT,
répondre, en prenant acte de la complexité observée.
femmes se livrant à des activités de vente ou de Esclave en Grèce et à Rome, On peut néanmoins constater que l’ascenseur social
fabrication. Des épitaphes indiquent la profession de Hachette Littératures, 2006. fonctionnait correctement ! n

46 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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de la Sicile.

LES MOTEURS FRAGILES


© Ivan Vdovin/JAI/Corbis

DE LA CROISSANCE
L’économie romaine était fondée essentiellement sur l’agriculture,
l’artisanat et le commerce qui ont profité d’innovations technologiques.
L’Empire a connu un âge d’or dont a bénéficié toute la population.
Cependant, ce modèle économique n’était pas robuste : il a notamment été
fragilisé par une fuite des moyens de paiement vers l’Orient.
C.J. Burton/Corbis
Commerçants et
artisans de Pompéi
Jean-Pierre BRUN Pompéi fourmillait de nombreux artisans aux spécialités variées.
est archéologue et
spécialiste de l’histoire Des fouilles ont révélé leurs techniques et l’ampleur de leurs productions :
des techniques.
Il dirige actuellement
beaucoup de ces travailleurs étaient modestes, mais d’autres étaient à la
des recherches
à Pompéi et à Cumes.
tête de petites entreprises prospères. Quelle était leur place dans la cité ?
Quels liens entretenaient-ils avec l’aristocratie foncière et les élites ?

C’
est jour de flânerie dans cette petite ville que Terracine ou Minturnes. Or c’est bien la
moyenne de la côte italienne. Vous errez médiocrité de Pompéi qui nous intéresse ici. Plus
dans les rues commerçantes animées, sans que la vie des aristocrates que les fouilles de Rome
objectif précis, et vos yeux se promènent sur les ou de Baia laissent entrevoir (voir Baia, le Saint-
étals où les artisans proposent leur production : Tropez de l’Antiquité, par T. Kissel, page 12), nous
textiles chamarrés, parfums, lainages, ouvrages en recherchons comment vivaient les gens ordinaires,
cuir, ferronneries, paniers... Le choix et la variété les « classes laborieuses », et quelles techniques ils
impressionnent. Où êtes-vous ? À Pompéi, mais utilisaient. Travaillaient-ils seulement pour satis-
avant l’éruption du Vésuve de 79 ! faire les besoins de la population de Pompéi et de
De fait, la cité est exemplaire... parce que ses environs ou bien fabriquaient-ils des produits
L’ESSENTIEL
c’est une ville moyenne. Sans les circonstances manufacturés qu’ils exportaient vers Naples,
• Pompéi, une ville exceptionnelles de son ensevelissement et de son Rome et d’autres villes, voire vers les provinces de
moyenne de la côte dégagement à partir du xviiie siècle qui l’ont l’Empire romain ? Comment s’organisait leur vie
italienne, abritait
rendue célèbre, Pompéi serait restée l’une de ces professionnelle dans la cité ? Pour répondre, une
beaucoup d’artisans :
parfumeurs, teinturiers,
villes méconnues de la région, sans plus de relief visite de l’« Empire romain d’en bas » s’impose.
plombiers, forgerons,
tanneurs...
• Les fouilles de la ville
ensevelie en 79 en ont
révélé le quotidien.
Celui-ci avait évolué
depuis le tremblement
de terre de 62.
• L’essentielde ces
activités restait
modeste, mais
certaines dépassaient
le stade de la
production artisanale.
• L’aristocratie et les
élites s’appuyaient
sur ces artisans
et commerçants pour
accéder au pouvoir
et le conserver.

50 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ARTISANAT

Nous nous appuierons sur des observations terre de 62 ou 63. Détruisant beaucoup de maisons
de terrain recueillies dans le cadre du programme et une part notable du patrimoine, le séisme aurait
consacré à l’artisanat coordonné par le centre Jean provoqué des mutations de propriétés qui se seraient
Bérard, un centre de recherche archéologique traduites notamment par l’envahissement des vieilles
français installé à Naples depuis cinquante ans. maisons des nobles par des artisans et des commer-
Au cours de ces recherches menées par plusieurs çants, le plus souvent d’anciens esclaves affranchis.
équipes du cnrs, divers aspects de l’artisanat urbain Depuis, les archéologues ont restitué une situation
antique ont été étudiés : la tannerie, la parfumerie, socio-économique plus nuancée de la quinzaine
la teinture, la vannerie, la plomberie, l’artisanat d’années qui a séparé les deux catastrophes.
du fer et celui de la peinture. La plupart des boutiques et des ateliers ont
certes été reconstruits ou restructurés après le
Un paysage remodelé tremblement de terre, mais ils succédaient souvent
À Pompéi, des vestiges d’artisanats urbains ont été à des officines antérieures que les archéologues
mis au jour dès les premiers dégagements. Les plus ont des difficultés à interpréter, car elles ont été
évidents furent ceux des boulangeries avec leurs détruites avant qu’elles ne soient rénovées ou
grands moulins actionnés par des ânes. Ensuite, reconstruites. Les recherches montrent une situa-
sortirent de terre des ateliers de bronziers, de tion diversifiée et complexe : certains des ateliers
forgerons, de teinturiers, de foulons (qui foulent ont résisté au tremblement de terre au prix de
les vêtements pour les nettoyer), de tanneurs, quelques réparations, d’autres ont été totalement
etc. L’identification ne résulte pas toujours de la transformés, d’autres encore ont été installés en
présence évidente d’un atelier, mais parfois d’une façade ou même à l’intérieur de demeures vendues
inscription, telle cette mention de peaux sur le mur par leurs anciens propriétaires.
d’une pièce de la région I, ou encore d’un outil, Puis s’est naturellement posée la question
telle cette enclume de forgeron dans la boutique de l’évaluation de l’impact de l’artisanat sur la
de l’insula 6 de la région I. Progressivement, à la vie économique de la ville. La filière textile, par
fin du xixe siècle et au début du xxe, ces vestiges exemple, avec ses laveries de laine, ses teinture- DE PETITS AMOURS illustrent
sont devenus les modèles des divers types d’artisa­ ries, ses ateliers de tissage et ses fouleries pour la le monde des artisans
nats antiques. finition des tissus, avait-elle une réelle importance (ici, la fabrication d’un
parfum) sur cette longue
Très vite, les archéologues se sont demandé à économique ? Les artisans travaillaient-ils pour
J.-P. Brun/Soprintendenza Archeologica Pompei

fresque de la maison des


quand remontaient ces ateliers. Pour l’essentiel, ils l’exportation ou seulement pour répondre à la Vettii. De droite à gauche,
n’avaient dégagé que la dernière phase d’occupation, demande locale ? Étant donné le nombre et la on passe de l’extraction
celle qui fut fossilisée par l’éruption. À ce propos, l’un relative concentration de ces ateliers, certains de l’huile servant de base
des surintendants de Naples, longtemps directeur archéologues pensent que la production était aux parfums à la vente :
complètement à gauche,
des fouilles de Pompéi, Amedeo Maiuri, pensait que excédentaire, à destination de la région, voire des une cliente essaie un parfum
la grande majorité des ateliers avait été implantée autres villes méditerranéennes. D’autres se sont sur son poignet tandis que
dans de riches demeures après le tremblement de attachés à montrer que la production des artisans le vendeur tient un flacon.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 51


de Pompéi était absorbée par la Le plombier nous explique qu’il
population locale. Les deux thèses s’est installé après le tremblement
ont été soutenues avec fougue, avec de terre, quand la restauration du
des arguments tous aussi fragiles les réseau d’eau de la ville a offert du
uns que les autres. Comment tran- travail. Avec les autres plombiers,
cher en la matière, faute d’archives ? qui ont ouvert plusieurs nouvelles
Pour tenter de répondre à cette officines, il a contribué à rétablir
question sur de nouvelles bases, il d’urgence l’approvisionnement en
fallait retourner étudier les installations eau des foulons et des teinturiers. Pour
mises au jour par nos prédécesseurs, les aller plus vite, ils ont posé certaines des
dater pour en dégager les caractéristiques canalisations sans les enfouir !
et évaluer la place réelle de l’artisanat dans À la veille de la catastrophe de 79, la vie
l’économie. Dans chaque atelier, nous nous sommes des plombiers est redevenue plus calme. Dans
demandé s’il s’agissait d’un artisan de quartier ou son atelier, notre homme fond des feuilles de
d’une installation à vocation industrielle, c’est-à-dire plomb et coule des objets de commande. À
inscrit dans une filière de production. Partons à la quoi ressemblait sa boutique ?
rencontre de ces artisans qui faisaient l’animation Pour répondre, le mieux est de se transporter à
des rues de Pompéi et d’Herculanum. Herculanum, où un atelier de plombier aménagé
dans la façade de la Casa del Salone Nero a été
Le forgeron et le plombier réétudié par Nicolas Monteix, de l’Université de
Celui que nous rencontrons le plus facilement Rouen. Dégagé en 1961, il a livré un banc de travail
est le forgeron. En nous promenant sur l’une des en pierre, des creusets pour la fonte du plomb, des
voies passantes de la ville, la Via dell’Abbondanza, lingots, une caisse à eau en cours de fabrication,
J.-P. Brun

nous en apercevons un à l’ouvrage. Ainsi situé, il une statue de bronze prête à être soudée sur son
est vite trouvé par l’esclave venu faire réparer un socle, etc. L’analyse d’un tas de cendres composé
outil ou par le voyageur cherchant à faire recercler de fragments de charbon de bois et de déchets de
la roue de son chariot. Malheureusement, ouvrant plomb a confirmé que le plombier coulait des feuilles
sur la rue, les forges ont été parmi les premiers à partir desquelles il fabriquait de nombreux objets,
ateliers dégagés, à une époque où les fouilleurs ne surtout destinés à contenir de l’eau.
s’intéressaient guère à l’artisanat. C’est pourquoi
elles sont souvent mal localisées et dégradées, Un peintre électoral
mais on sait qu’elles furent nombreuses à Pompéi. UN MARTEAU de forgeron, Passant devant une teinturerie, nous remarquons
Marie-Pierre Amarger, de l’Université Paris x, conservé dans des pierres un peintre à l’œuvre. Debout sur un trépied, il
a étudié une forge dégagée en 1913 sur la Via ponces, trahit l’échoppe réalise une enseigne qui, curieusement, est aussi
dell’Abbondanza dans l’îlot 6 de la région I. d’un tel artisan dans la Via une peinture électorale. Elle montre, d’une part,
Identifiée grâce à une enclume, cette forge s’ouvre dell’Abbondanza, à Pompéi. les ouvriers au travail, et conseille, d’autre part,
sur la rue par un large seuil en basalte. Elle contient d’élire un certain Vettius Firmus comme édile
un foyer de forge placé au centre et trois bassins (magistrat préposé aux édifices, aux jeux, à la police
utilisés pour la trempe du métal. Une arrière-pièce et à l’approvisionnement). Le peintre nous confie
comporte un plan de travail servant lui aussi de qu’il est installé depuis longtemps dans une petite
foyer de forge ; la fumée était évacuée par un maison de la région i, où il prépare ses couleurs
conduit constitué de tronçons d’amphores. Dans pour approvisionner ses chantiers, qu’ils soient de
l’angle de la plate-forme, une vingtaine de lampes rénovation ou de création de peintures. Dégagée
à huile ont été découvertes. L’endroit n’évoque pas en 1952, cette maison fut d’abord identifiée comme
une production industrielle, mais l’activité d’un celle d’un marchand de couleurs, car on y avait
forgeron d’une petite ville. trouvé 150 petits godets contenant des colorants.
Autre artisan de quartier, le plombier est plus Toutefois, lorsque Marie Libre, du cnrs, y a
difficile à trouver. Toutefois, chacun peut nous conduit de nouvelles fouilles, il est apparu qu’elle
indiquer son adresse, tant cet artisan et son art devait être attribuée non pas à un marchand, mais
jouaient un rôle central dans la civilisation romaine. bien à un ou à plusieurs peintres.
Au point qu’on a même avancé, avec une grande Dans la pièce où des godets avaient été décou-
exagération, que le saturnisme avait abattu l’Empire ! verts, plusieurs fosses ont été retrouvées, dont une
Plus sérieusement, le plomb, ce sous-produit de a livré une sorte de palette de peintre formée d’un
l’extraction de l’argent, était utilisé pour toutes grand tesson d’amphore associé à des coquilles
les adductions d’eau sous la forme de tuyaux, de d’œufs. On a aussi découvert des pilons, des mortiers
répartiteurs, de caisses à eau, de chaudières, de cuves, à broyer les couleurs, des spatules, des couteaux,
etc. ; il servait aussi à fabriquer nombre d’objets des poids. Ces vestiges montrent que les artistes qui
usuels, par exemple des poids, et à réparer les jarres. vivaient dans la maison au moment de l’éruption

52 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ARTISANAT

pratiquaient aussi bien la peinture sur chevalet que avec du saule suggère une production de claies, de
la peinture murale, et même la peinture... électorale. coffres et de sièges, autant de produits que Pompéi
Toutefois, nous ne cherchions pas un peintre, et les villes de la région absorbaient.
mais un vannier. S’il est un artisanat difficile à étudier Un panier au bras, nous nous rendons ensuite
et à identifier sur le terrain, c’est bien la vannerie, chez le parfumeur. L’endroit est toujours intéressant
puisqu’elle emploie des matériaux organiques, donc par les personnes que l’on y côtoie : une élégante
périssables. De fait, on est en général réduit dans jeune femme de bonne famille écoute le commerçant
l’étude de la vannerie romaine à l’étude des textes lui présenter une nouvelle spécialité. Son attitude
et à celle des représentations peintes ou sculptées. assurée trahit son appartenance au corps des parfu-
À Pompéi toutefois, nous pouvons profiter d’une meurs, bien représenté dans toute la Campanie. La
chance exceptionnelle : celle de rendre visite à un région est propice à la parfumerie : elle produit une
vannier, dont l’atelier, installé dans la cuisine d’une huile d’olive réputée qui sert de base à la préparation ;
ancienne habitation privée, a été en partie préservé. de nombreuses fleurs, dont des roses, y poussent.
Dégagé au début des années 1990, l’endroit a été
étudié sous la direction de Magali Cullin, du cnrs. La puissance des parfumeurs
Ce vannier est sans doute arrivé après 62 ou 63, car Quatre peintures de Pompéi et d’Herculanum nous
la bâtisse qu’il occupait a eu deux emplois successifs : renseignent sur le processus employé pour fabriquer
elle fut d’abord l’habitation d’un Pompéien relati- un parfum. La plus complète, celle de la Maison
vement aisé, puis l’atelier d’un vannier encore actif des Vettii, illustre l’extraction de l’huile à l’aide
au moment de l’éruption de 79. L’artisan aurait été d’un pressoir, le chauffage et le broyage des essences
attiré par la possibilité d’acheter ou de louer une aromatiques (voir la figure page 51). Un tel pressoir
maison devenue inhabitable. Peut-être est-il aussi a été retrouvé dans la Via degli Augustali au nord DANS LES TEINTURERIES,
venu en ville pour profiter des nombreux chantiers du forum, dans une boutique dégagée vers 1820. la laine et des fils en
écheveaux sont lavés et
de reconstruction, où l’on utilisait force paniers pour Deux cuves y ont été fouillées ainsi qu’une chau- traités. Dans des chaudières
transporter les matériaux ? dière qui servait à chauffer de l’eau ou peut-être à à revêtement interne de
Une fois installé, le vannier n’a apporté aux « enfleurer » les parfums. La parfumerie, qui était plomb (a), les fibres sont
structures bâties d’origine que des modifications en activité en 79, avait été reconstruite en 65 après chauffées dans un bain
minimes liées à son activité artisanale, construisant le tremblement de terre sur les ruines arasées d’une contenant de l’alun qui
favorise la fixation du
par exemple un bassin long et étroit pour faire officine qui produisait déjà de l’huile. colorant. Les écheveaux
tremper les tiges. Chance extraordinaire, il a été Cette boutique se trouvait dans une rue remplie de laine y sont teints par
possible de déterminer les végétaux qu’il utilisait, de parfumeurs, ce qui suggère qu’à Pompéi, mais trempage dans des bains
car ils avaient été carbonisés, puis fossilisés par les aussi dans toute la Campanie, la production de chaux additionnée de
cendres volcaniques. Pour l’essentiel, il s’agissait de parfum avait une certaine ampleur. Activité plantes tinctoriales. En b,
des ouvriers préparent le
de tiges de graminées et de branches de saule. Les ancienne, elle avait atteint un niveau quasi indus- feutre (une étoffe de laine
graminées servaient certainement à la confection de triel à Capoue, la capitale des parfumeurs, mais agglomérée par foulage) en
nattes et de récipients de vannerie. Leur association aussi à Paestum et à Pompéi, où deux fabricants le trempant dans un bain.

a b
Ph. Borgard
J.-P. Brun

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 53


a

J.-P. Brun
sont nommément connus par des inscriptions. PRÈS DE L’ODÉON et du brute, comportant deux tables de pierre et une
Marchandise à faible volume, mais à forte valeur théâtre était installée chaudière, ainsi qu’un groupe de neuf chaudières à
la tannerie de la porte
ajoutée et se conservant bien, les parfums de Pompéi de Stabies (a, à gauche).
revêtement de plomb destinées au mordançage et à
constituaient sans doute une valeur d’échange idéale Curieuse implantation, car la teinture des écheveaux. Un autre atelier, dégagé
pour les marchands. l’odeur devait être difficile en 1937, est bien conservé. Construit à l’arrière
à supporter pendant les d’une grande demeure après le tremblement de
Petit et grand teints spectacles ! Agrandie après terre, il comprend une salle semi-enterrée pour-
le tremblement de terre
Alors que nous lui achetons l’une de ses précieuses de 62 ou 63, cette tannerie
vue de tables de marbre et d’une chaudière pour
fioles, le parfumeur nous conseille de visiter deux comportait 15 cuves (b, le lavage de la laine ainsi que d’une teinturerie
teintureries implantées dans la région v. Comme page ci-contre), ce qui lui abritée par un portique. Cette dernière comprend
plusieurs autres teintureries à Pompéi, ces deux assurait une production une grande cuve à mordancer et des chaudières
officines ont fait l’objet de recherches menées importante. Quoi qu’il plus petites, dont l’intérieur, revêtu d’une feuille
en soit, le tanneur était
par Philippe Borgard, du cnrs. Construites manifestement fier de sa
de plomb, servait à la coloration.
après le tremblement de terre, elles ont livré les réussite, puisqu’il avait fait À Pompéi, en 79, fonctionnaient donc nombre
installations de base de la teinturerie réparties installer un jardin et d’ateliers de lavage de toisons, de teintureries,
dans deux ou trois pièces. Les boutiques ouvrant une salle à manger d’été d’officines de fouleurs et de boutiques où l’on
sur la rue comportaient plusieurs chaudières à au milieu de son atelier fabriquait du feutre. Toutes ces activités, essen-
(c, page ci-contre),
revêtement interne de plomb. La plus grande, où il pouvait donner
tielles pour la production de fil, de feutre, mais
située à l’entrée, servait au « mordançage » de la des réceptions devant aussi de draps, suggèrent qu’une filière de la laine
laine, une opération consistant à faire chauffer les ses ouvriers. existait, et qu’elle exploitait la matière première
fibres dans un bain contenant de l’alun (mélange fournie par les nombreux troupeaux de moutons
astringent et caustique de sulfate de potassium de Campanie, voire par ceux des montagnes de
et d’aluminium) de façon à préparer la laine à l’arrière-pays (Molise). Certaines teintureries,
fixer les colorants. Les autres chaudières étaient dites « au petit teint », jouaient un rôle modeste
utilisées pour teinter les écheveaux de laine en les et se contentaient, par exemple, de raviver des
faisant tremper dans des bains chauds, où étaient vêtements ou d’en changer la couleur à l’occasion
ajoutées les plantes tinctoriales. Les arrière-salles d’un nettoyage. Dans les teintureries au « grand
abritaient des bassins de rinçage des fibres ; l’un teint », on fixait définitivement la couleur dans les
d’eux était construit en fragments d’amphores de fibres de laine grâce au mordançage à l’alun, ce qui
Lipari ayant servi au transport de l’alun depuis représentait une activité plus importante, où l’on
les îles Éoliennes. travaillait en série.
Ces deux teintureries ont quelque chose
d’industriel puisqu’elles s’inscrivent dans la filière Déjeuner à la tannerie
compliquée de la laine. Une impression confir- Nous nous présentons finalement près de la porte
mée par la visite d’un autre atelier implanté dans de Stabies chez le tanneur, qui nous a invités à
la Casa della Regina d’Inghilterra le long de la un banquet pour parler de son activité. Pendant
Via dell’Abbondanza, où les archéologues ont que ses ouvriers s’affairent, il nous décrit le fonc-
reconstitué la chaîne opératoire. L’atelier a été tionnement de sa petite usine. Dans des cuves
construit avant le tremblement de terre, au détri- cylindriques et profondes enduites d’un revêtement
ment d’un ancien jardin d’agrément qui occupait étanche, les ouvriers disposent peaux fraîches et
le fond d’une belle demeure. Il se divisait en deux écorces de chêne en couches alternées avant de
parties : un ensemble voué au lavage de la laine remplir d’eau. Il faudra ensuite attendre que le

54 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ARTISANAT

b c
J.-P. Brun

J.-P. Brun
tan contenu dans l’écorce migre dans le cuir et Ainsi, l’artisan mangeait avec ses invités tout
le rende imputrescible. Après deux ou trois mois en surveillant sa manufacture. La satisfaction
de trempage durant lesquels il convient de brasser de prendre du bon temps tout en surveillant
les peaux, le cuir est sorti des cuves, rincé, battu, ses ouvriers, des esclaves sans doute, valait bien
graissé dans l’atelier sous le portique équipé d’un de supporter l’odeur des peaux en cours de
établi en pierre et de grandes jarres pour le rinçage. traitement...
Curieusement installée à l’intérieur des murs Notre promenade s’achève et le statut des
malgré son odeur, cette tannerie est une aubaine artisans de Pompéi apparaît de façon plus
pour les archéologues, puisqu’elle est la mieux réaliste, c’est-à-dire dans sa variété. Tandis que
conservée des tanneries romaines mises au jour certains petits artisans ne travaillaient que pour
et fouillées. Découverte en 1873-1874, elle a été répondre aux besoins de leur quartier, d’autres,
rapidement identifiée grâce à des graffitis, à des rassemblés dans les mêmes endroits et organisés
outils de tanneur en fer et à des cuves caractéris- en filières, produisaient beaucoup. Exportaient-
tiques. Les recherches entreprises sur cette tannerie ils ? Difficile de le dire, mais au regard des vestiges
sous la direction de Martine Leguilloux, du Centre archéologiques, il apparaît que Pompéi était
archéologique du Var, ont montré que l’îlot restée au ier siècle une ville où l’élite foncière et
d’habitation qui inclut la tannerie était occupé la classe laborieuse cohabitaient. Elle n’était pas
par une maison qui a connu plusieurs aménage- devenue, comme le voulait Amedeo Maiuri, une
ments. Au début du ie siècle, elle comportait des cité à vocation « industrielle », d’où les artisans
pièces et un portique alors transformés par la avaient chassé les riches propriétaires fonciers livres
construction de cuves et d’un atelier de finition en investissant leurs vastes demeures devenues • N. MONTEIX, Les lieux de
des cuirs. Après le tremblement de terre, elle fut inhabitables. L’histoire de nombreux ateliers le métier. Boutiques et ateliers
restructurée et le nombre des cuves porté à quinze prouve : à Pompéi, comme à Herculanum, l’élite d’Herculanum. Rome, École
française (befar)/Naples,
(voir la figure ci-dessus). louait ou vendait aux artisans des appartements, Centre J. Bérard
des ateliers ou les boutiques occupant la partie (coll. 34), 2011.
Un métier d’avenir frontale de leurs demeures. Les membres de l’élite • J.-P. BRUN (éd.), Artisanats
Aussi est-ce un petit industriel que nous écoutons. exploitaient parfois eux-mêmes des boutiques antiques d’Italie et de Gaule.
L’avenir lui semble assuré, tant les besoins de cuir avec leurs esclaves, notamment pour vendre Mélanges offerts à Maria-
Francesca Buonaiuto, Naples,
sont énormes : on emploie cette matière pour l’habil- leurs productions agricoles. Peut-être certains Centre J. Bérard, 2009.
lement, l’armement, la sellerie, nombre d’usages d’entre eux s’étaient-ils lancés dans l’« industrie »
industriels, la fabrication de gourdes, d’outres, etc. en employant des esclaves-artisans ? Peut-être articles
Le tanneur nous conduit dans son atelier où, consentaient-ils des prêts aux artisans prometteurs, • J.-P. BRUN, La production
sous la treille, trois lits de maçonnerie forment un souvent des affranchis ? des parfums dans l’Antiquité.
u autour d’une table. La mosaïque qui la décore Ainsi, loin de rechercher la ségrégation sociale, L’apport des analyses,
de la céramologie et de
montre un crâne humain entouré des symboles de les élites foncières entretenaient des rapports l’épigraphie à l’étude des
la richesse et de la pauvreté. L’allusion à l’égalité étroits avec les artisans, qui constituaient ses agents parfums antiques, Annuaire
devant la mort n’est pas le seul message de cette électoraux lors des élections aux magistratures. du Collège de France, vol.113,
œuvre : placée sur une table de banquet, elle Le monde de l’artisanat et du petit commerce pp. 465-485, 2014.
incite les convives à jouir sans retenue de la vie et, s’il a existé, celui de l’industrie pompéienne • J.-P. BRUN, The production
of perfumes in Antiquity. The
et de l’instant présent. La recherche a montré que ne s’opposaient pas à l’aristocratie foncière, mais cases of Delos and Paestum,
le triclinium du tanneur (son installation pour étaient parmi ses plus constants soutiens tant sur Am. J. of Archaeology,
manger couché) date de l’époque de la tannerie. le plan économique que politique.n vol. 104, pp. 277-308, 2000.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 55


André Tchernia
Une balance commerciale
romaine déséquilibrée
L’Empire romain était marqué par des zones où le commerce florissait et d’autres qui restaient
à l’écart des grands flux de marchandises. L’essentiel des échanges extérieurs se faisait
avec l’Inde où l’on dépensait sans compter. Au risque de fragiliser l’économie impériale ?

■■ Quels sont les grands par l’Égypte et l’Afrique du Nord, même ■■ Outre le blé, quels autres
flux commerciaux au sein si du blé arrivait également de Sicile, de produits faisaient l’objet d’un
de l’Empire romain ? Sardaigne et même de la Gaule. commerce important ?
André Tchernia : Rappelons d’abord que Ces flux dessinent une sorte de « pieuvre » André Tchernia : Depuis une cinquantaine
Rome abritait un million d’habitants ! On dont Rome est le centre et qui s’étend vers d’années, l’accent est mis sur les amphores
ne retrouvera une telle concentration qu’à les garnisons cantonnées sur le Rhin, sur le qui sont beaucoup étudiées alors qu’elles
Londres à la fin du xviiie siècle ou à Paris Danube et quelques autres endroits. Ces étaient négligées auparavant. Elles constituent
vers le milieu du xixe siècle. Or Rome est armées, par leurs besoins, faisaient la pros- d’importants témoignages du commerce.
située dans une région beaucoup moins périté des campagnes environnantes. Les trois grands produits que l’on trans-
riche et la ville est desservie par un fleuve, À côté de ces régions bien approvision- porte dans ces récipients sont le vin, l’huile et
le Tibre, qui n’a pas l’envergure de la Seine nées, d’autres restent terriblement enclavées. les « conserves » de poissons (avec du sel ou
ou de la Tamise. La capitale de l’Empire Ce sont les territoires éloignés de la mer sous la forme de sauce). Ajoutons les olives
est donc notablement moins favorisée que et des grands fleuves. Des textes anciens et, on l’a découvert récemment, l’alun, un
Paris ou Londres. Pourtant, pendant les sont très explicites. Ainsi, au ive siècle, minéral indispensable en teinturerie pour
deux premiers siècles de notre ère, cette Grégoire de Naziance raconte à propos fixer les pigments. On a retrouvé dans des
invraisemblable population y a vécu. d’une famine à Césarée, en Cappadoce : amphores de l’alun produit dans les îles
Tout est dit ! Comment a-t-on pu sub- « Les régions côtières supportent sans dif- Éoliennes, au nord de la Sicile, et dans l’île
venir aux besoins de tous ces individus si ficultés de telles pénuries parce qu’elles de Milos, en Grèce.
ce n’est par une domination politique qui livrent leurs produits et reçoivent ce qui N’oublions pas ce qui n’était pas trans-
s’est traduite par une domination commer- vient de la mer, mais les continentaux que porté en amphores : le blé, dont nous avons
ciale et une faculté d’approvisionnement nous sommes ne peuvent tirer profit de déjà parlé, était certainement, en quantité, le
tout à fait extraordinaire. leurs excédents ni trouver les moyens de produit numéro 1 des échanges ; des métaux
Ainsi, de nombreux flux de marchan- se procurer ce qui leur manque. » (plomb, cuivre, étain...) dont des lingots ont
dises convergent vers Rome. D’autres ont Selon certains, le transport terrestre était été trouvés dans certaines épaves ; des tissus,
un sens centrifuge et sont orientés vers aisé, mais c’est exagéré. Il ne pouvait être sur lesquels on a peu de renseignements ; et
les armées. Par exemple, l’Empire a placé organisé, sur de longues distances, que par bien entendu des esclaves, que Polybe classait
100 000 soldats sur le Rhin. Ils sont ins- l’État ou en faveur d’individus disposant parmi les biens indispensables à la vie, et qui
tallés avec leurs esclaves, leurs aides, leurs de beaucoup d’argent. Un archéologue ont, eux, l’avantage de marcher...
compagnes locales… Au total, c’est près qui n’est pas attentif aux quantités peut Lorsqu’on s’intéresse à la distribution
de 500 000 individus qui vivaient répartis s’extasier de trouver des traces d’huile de des amphores, on distingue une zone qui
sur une zone de 200 à 300 kilomètres. Bétique partout (une huile d’olive réputée s’étend à partir de la mer sur 15 à 40 kilo-
Les soldats romains recevaient du blé qui était exportée depuis la province de mètres selon les régions. Dans cette bande,
à prix fixe et réduit, ce qui augmentait Bétique, dans le sud de l’Espagne). Cepen- on trouve de tout ! Et puis, brutalement,
leur pouvoir d’achat pour d’autres pro- dant, ces vestiges ne correspondent qu’à au-delà de cette zone particulière, les pro-
duits, nous y reviendrons. Ce blé était quelques amphores dans la plupart des duits d’importation se raréfient : on est alors
produit partout dans les provinces pour régions. Cette huile n’était abondamment dans les régions continentales décrites par
nourrir les armées. Rome était ravitaillée livrée qu’à Rome et sur le Rhin. Grégoire de Naziance.

56 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ENTRETIEN AVEC

Rouge : Bérénice et Myos Hormos. De là,


des convois rejoignaient le Nil à Coptos,
l’endroit où le fleuve est le plus proche du
rivage. Les produits rejoignaient ensuite
Alexandrie (la seconde ville de l’Empire,
avec 500 000 habitants), puis Rome.
■■ Que fait-on venir d’Orient ?
André Tchernia : De Chine venaient le plus
souvent des soieries. Elles arrivaient via plu-
sieurs ports de la côte orientale de l’Inde.
L’Inde exportait surtout des pierres précieuses
(émeraude, béryl…) et du poivre, qui était
un produit de luxe, un signe ostentatoire.
Les sommes en jeu pour ces deux marchés
étaient sans doute équivalentes. Ajoutons
certaines plantes aromatiques nécessaires à
la confection de parfums, et puis l’ivoire qui
était aussi une marchandise importante aux
yeux des Romains.
Peu de chose venait d’Afrique subsa-
harienne. Mentionnons quand même les
fauves. Ces animaux faisaient l’objet d’un
commerce organisé soit par l’empereur soit
par quelques grands notables qui offraient de
temps en temps des spectacles. Une mosaïque
à Ostie témoigne de ces échanges, mais ils
n’étaient pas économiquement essentiels.
■■ Et dans l’autre sens,
›› Bio express les Romains exportaient-ils ?
André Tchernia : Je n’ai pas l’impression
que cette fuite monétaire a été compensée
1936 Naissance à Paris. 1987 Directeur scientifique par des exportations. Peut-être était-ce
1967 Directeur national des recherches adjoint des Sciences de l’Homme le cas du vin, mais en petites quantités.
archéologiques sous-marines. et de la Société au cnrs. Dans Le Périple de la mer Érythrée, une
sorte de guide pratique pour commercer
1984 Thèse d’État : Le vin de l’Italie 1990 Directeur d’études, puis directeur
entre l’Égypte, l’Arabie et l’Inde, le vin est
romaine. Essai d’histoire économique d’études émérite à l’École des hautes souvent mentionné, mais toujours avec la
d’après les amphores. études en sciences sociales. précision « un peu ». Seul le corail, dont
les Indiens aimaient décorer leurs édifices
religieux, a pu jouer un rôle important.
■■ Qu’en est-il Précisons que l’on ignore l’origine de À l’inverse, en Inde, on a découvert de
du commerce extérieur ? l’estimation de Pline. Elle résulte probable- nombreux trésors monétaires (des deniers
André Tchernia : L’empire est une zone très ment d’un calcul à partir des déclarations d’argent et des pièces d’or) qui confirment
vaste, mais relativement bien fermée. Les douanières. Or ces prix à l’arrivée sur le l’ampleur des achats des Romains en Orient !
contacts avec l’extérieur se font surtout vers territoire romain étaient sans doute supé-
l’Orient, notamment avec l’Inde, l’Arabie rieurs aux prix réels des achats en Inde. ■■ Comment expliquer cet
et, indirectement, la Chine. Pline déplore : incroyable engouement ?
« Cent millions de sesterces partent chaque ■■ Où était la zone de contact André Tchernia : La raison principale de ce
année de l’Empire vers l’Inde, l’Arabie et la entre Indiens et Romains ? commerce avec l’Inde est le spectaculaire
Chine tant nous coûte le luxe des femmes. » André Tchernia : La plaque tournante enrichissement de l’élite en moins de cent
Cette somme correspond à l’équivalent d’une d’échanges est l’Égypte. Certaines marchan- cinquante ans, entre 180 et 40 avant notre
grosse fortune personnelle. Par comparaison, dises, particulièrement la soie, pouvaient, ère. Les Romains ont conquis de nombreuses
le budget de l’Empire est d’un peu moins grâce aux caravanes, suivre la voie terrestre provinces qu’ils ont pillées, leur butin étant
de 100 milliards de sesterces et Sénèque, et arriver à Pétra (en Jordanie) ou à Pal- rapatrié vers Rome. Les impôts qu’ils ont
l’un des plus riches Romains, détenait près myre (en Syrie). Mais l’essentiel arrivait par ensuite institués et prélevés de la façon la plus
de 300 millions de sesterces. bateau dans les ports égyptiens sur la mer brutale, surtout à l’époque de la République,

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 57


ENTRETIEN AVEC ■ ❚ ❙

ont continué à drainer les richesses vers la considérés comme invraisemblables, se romain, mais uniquement sur des durées
capitale. Là, elle était entre les mains de révèlent ultérieurement plausibles. de plusieurs siècles. Jusqu’à la séparation,
quelques centaines d’individus qui déte- L’un des inconvénients du déséquilibre Rome recevait tout ce qui enrichissait le
naient le pouvoir. Tout d’un coup, à la tête commercial pourrait être une fuite des moyens monde un peu partout. Après, Constan-
d’immenses fortunes, ils se sont mis à vivre monétaires. Les mouvements financiers vers tinople est devenue un autre centre poli-
d’une autre façon. l’Orient diminuaient probablement les tique qui avait le même droit de drainer
Plusieurs textes en attestent en regrettant réserves impériales d’or et d’argent. les richesses que Rome.
que plus personne ne songe à la gloire ou à
combattre pour l’honneur de son pays. Seul ■■ L’Ouest semble absent des ■■ Revenons à l’Empire : peut-
l’argent compte désormais. Ce sont des lieux échanges commerciaux… on parler de mondialisation ?
communs, mais on peut y déceler du vrai. André Tchernia : À l’ouest de l’Empire, André Tchernia : Nous devons d’abord nous
Dans les environs de Rome et en il n’y a rien que l’océan Atlantique. Des entendre sur les mots. J’ai l’impression que
Campanie, les nantis ont édifié des villas voies maritimes sont bien ouvertes vers la par « mondialisation » on entend aujourd’hui
qui ressemblaient plus à des petits palais. Bretagne (la Grande Bretagne actuelle), une sorte de percolation universelle des
Là, le grand plaisir de la vie, dit Cicéron, surtout à partir de la conquête de Claude, produits : on peut produire en tout endroit
consistait à organiser des dîners où l’on en 43, mais elles sont sans commune mesure du monde des biens dont on espère qu’ils
cherchait à éblouir les convives avec les avec les échanges avec l’Orient. Ces voies seront achetés partout. Or, nous l’avons
plus belles œuvres d’art, les étoffes les plus occidentales sont empruntées pour ravi- dit, ce n’est pas du tout le cas de l’Empire
précieuses, les mets les plus fabuleux… tailler les armées cantonnées le long des romain où règne une inégalité territoriale
Pline l’Ancien en donne un bel exemple : murs d’Hadrien et d’Antonin, à la frontière énorme. Les régions les mieux loties sont
« J’ai vu Lollia Paulina, qui fut la femme avec l’Écosse. situées près de la mer ou d’un fleuve impor-

« L’un des inconvénients du déséquilibre


de la balance commerciale romaine a pu être,
via les mouvements financiers, une fuite
des moyens monétaires vers l’Orient. »
de l’empereur Caligula… couverte sur sa ■■ Ce déséquilibre géographique tant, où bien près d’un grand centre urbain,
tête tout entière, dans ses cheveux, à ses a-t-il eu des conséquences ? telles que les villes de Rome, d’Alexandrie
oreilles, à son cou, à ses doigts, d’émeraudes André Tchernia : Il traduit surtout un état et plus tard de Carthage.
et de perles, plus resplendissantes d’être de fait. Les richesses naturelles – le blé Les zones où sont installées les armées
entrelacées. L’ensemble valait 40 millions égyptien l’illustre – sont plutôt situées sont également privilégiées, car les militaires
de sesterces… » Tout venait d’Inde. Cette en Orient. C’est aussi le cas des pays qui ont des aides et des liaisons que n’ont pas
somme est à rapprocher des chiffres que comptent en dehors de l’Empire romain les autres populations. En outre, ils ont une
nous avons indiqués précédemment. et avec qui celui-ci peut commercer. solde faible, mais régulière, et qui augmente
Si conséquences il y a eu, elles sont à de 50 %, puis de 100 %, dès qu’ils sont
■■ Ce déséquilibre chercher dans le long terme. Le déséqui- promus au grade supérieur : les centurions
dans la balance commerciale libre entre l’enrichissement de l’Orient disposent d’une petite fortune. Enfin, ils
a-t-il posé des problèmes ? et celui de l’Occident est apparu après la sont encadrés par l’état-major constitué de
André Tchernia : La réponse dépend de la division de l’Empire à la fin du iiie siècle grands personnages venus passer quelques
quantité de métaux précieux extraite des et la fondation de Constantinople en 324. années aux confins de l’Empire. Ces notables
mines. Couvrait-elle largement les besoins Dès lors, les empereurs d’Orient ont sans sont venus avec tout le luxe qui leur sied
monétaires de ce commerce ? Des chiffres doute collecté plus d’impôts que les empe- et l’entretiennent sur place.
avancés par Pline concernant la production reurs d’Occident. Hormis ces pôles très commerçants,
des mines d’or d’Espagne semblent indi- Précisons que lorsqu’on évoque la fin le reste du territoire, pour l’essentiel, se
quer que c’était bien le cas. Cependant, de l’Empire romain, c’est celle de l’Empire ravitaille localement. Les biens courants
des ingénieurs actuels mettent en doute d’Occident, à la fin du ve siècle. Sous le (ceux de luxe peuvent échapper à cette règle)
la véracité de ces données, les considérant nom d’Empire byzantin, l’Empire romain cheminent sur des routes frayées par l’État
comme impossibles. d’Orient a perduré jusqu’à la prise de sa en fonction de ses propres besoins. Aussi
On peut certes supposer une erreur capitale, Constantinople (l’ancienne ne peut-on pas parler de mondialisation à
de transmission des manuscrits, ce que Byzance) par les Ottomans en 1453, soit la romaine ! n
n’hésitent pas à faire certains de mes collè- mille ans de plus !
gues. Mais il est déjà arrivé que des chiffres Un déséquilibre géographique a peut- Propos recueillis
fournis par les auteurs anciens, un temps être contribué à la chute de l’Empire par Loïc MANGIN

58 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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N 75 – avr.-juin 2012
o
N 74 – janv.-mars 2012
o
N 73 – oct.-déc. 2011
o DEPUIS 1996 SUR
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Les fortunes
de la roue… à eau
L’innovation peut-elle se propager dans un monde sans média ?
Les techniques peuvent-elles s’améliorer dans une société
où d’innombrables esclaves constituent une main-d’œuvre bon marché ?
Contre toute attente, la réponse est à chaque fois oui. Le cas des moulins
à eau dans l’Empire romain le prouve.

Jean-Pierre BRUN
est archéologue et
spécialiste de l’histoire
des techniques. Il dirige
actuellement des recherches
à Pompéi et à Cumes.
❙ ❚ ■ INNOVATION

A
CETTE MACHINE HYDRAULIQUE ujourd’hui, les grands pays industrialisés entendent favoriser

Shutterstock.com/Valery Shanin
(une noria, ici à Hama, en l’innovation, car ils y voient un levier de croissance important
Syrie, construite par les pour leur économie. De fait, dans de nombreux pays, elle est
Romains) utilise le courant prise en charge par une instance gouvernementale de haut-niveau.
de la rivière pour hisser En France, dans le second gouvernement de Jean-Marc Ayrault,
l’eau dans un aqueduc. De
là, elle irriguera les cultures elle relevait de Fleur Pellerin, alors ministre déléguée aux Petites et
et fera tourner des moulins. Moyennes Entreprises, à l’Innovation et à l’Économie numérique.
Pour qu’elle remplisse sa mission, l’innovation, notamment tech-
nique, doit se propager dans la société. Mais comment peut-elle
se diffuser dans un monde sans média ?
Cette question semble absurde dans le monde actuel, mais elle ne
l’est pas pour le monde romain. Lorsqu’on se penche sur ce dernier, une
autre interrogation surgit : des progrès sont-ils possibles dans des sociétés

L’ESSENTIEL
• Selon certains,
l’énergie hydraulique
était peu développée
chez les Romains,
car ils disposaient
de nombreux esclaves.
• Pourtant, les vestiges
de moulins et les meules
montrent le contraire.
• Ces installations ont
essaimé à travers
toutes les provinces
de l’Empire.
• Les Romains
les ont améliorées
à plusieurs reprises.
• Ils ont aussi utilisé
les moulins à eau pour
d’autres usages que
la seule meunerie.
• Leur essor a suivi
l’expansion économique
puis la régression.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE


esclavagistes où la valeur du travail est basse ? Ces deux mesure d’en imposer l’usage à leurs dépendants
questions ont longtemps sous-tendu les études sur moyennant une redevance.
le progrès technique dans l’Antiquité, sur l’existence D’autres historiens, bénéficiant d’archives
ou non d’une réelle croissance économique et sur le relativement abondantes à partir du xiie siècle, ont
poids des facteurs sociaux dans le développement. eu tendance à dater de cette période la diffusion
Après tout, quel est l’intérêt du progrès technique des moulins et leur extension à d’autres fonctions
dans des sociétés où les esclaves, en grand nombre, que celle de moudre les céréales. Certains ont
s’acquittent à faible coût des tâches répétitives ? même contesté l’authenticité des vers qu’Ausone,
De fait, forts de cet argument, certains ont prati- vers 367, consacra aux scieries de marbre qu’un
quement dénié à la période impériale romaine toute affluent de la Moselle actionnait par l’intermédiaire
forme d’innovation. Tout au plus concédait-on que de roues à aubes.
les Romains, par leur empire immense, avaient pu Ainsi le degré d’utilisation de l’énergie hydrau-
diffuser – lentement – quelques inventions dues lique a focalisé les débats portant sur la diffusion
aux Grecs de la période classique ou hellénistique. du progrès technique et sur l’impact réel de cette
Le cas de la diffusion du moulin à eau a été innovation dans la vie économique, la réponse
choisi par ces historiens pour prouver le désintérêt étant généralement négative.
des possédants à investir dans des innovations L’approche commença à changer avec Örjand
techniques économisant la force de travail. Le fait Wikander, à partir des années 1980. On restitua
mérite qu’on le raconte en détail, car il montre à l’Antiquité un usage répandu et multiforme de
comment on a écrit l’histoire ancienne à partir l’énergie hydraulique, montrant que la documen-
des rares documents qui nous sont parvenus. tation était biaisée par la nature des écrits qui ont
subsisté. L’impression d’une augmentation de
De l’eau au moulin… l’usage des moulins à eau à la fin de l’Antiquité
des progressistes ne reflète pas la situation réelle, mais découle d’un
Dans un article paru en 1935, l’historien du changement de la nature des sources, plus attentives
Moyen Âge Marc Bloch concluait que l’utilisation à la vie quotidienne.
de l’énergie hydraulique dans l’Antiquité avait été Mais la véritable mutation est en cours :
peu développée, car la disponibilité de nombreux depuis 1990, la systématisation de l’archéologie
esclaves la rendait inutile. Il n’ignorait certes pas préventive, en France, en Suisse et en Allemagne,
que des moulins mus par l’eau existassent au moins apporte des informations nouvelles sur cette question
dès le ier siècle avant notre ère au moins suite à une devenue essentielle dans l’historiographie. Toutefois,
COMMENT DÉCOUPER du invention qui eut probablement lieu au iiie siècle. l’archéologie est encore loin d’offrir un tableau
marbre avec de l’eau ? Grâce Mais selon lui, le machinisme, représenté par cette complet et bien daté de la diffusion des moulins
à un moulin hydraulique première forme de système complexe, ne s’était à eau. En effet, la documentation présente de très
tel que celui mis au jour véritablement répandu qu’à la fin de l’Antiquité fortes distorsions géographiques dues à l’attention
à Gérasa, en Jordanie, et et surtout au Moyen Âge lorsque l’esclavage eût variable que les archéologues portent à ces vestiges
daté du ve siècle (en a, une
reconstitution de J. Seigne perdu sa position dominante dans la production souvent humbles.
et Th. Morin, en b, les agricole et artisanale. En pratique, le moulin à eau Ainsi, l’Italie, sauf Rome, et la péninsule ibérique
traces de l’installation). se serait généralisé lorsque les seigneurs furent en sont presque dépourvues de moulins alors que leur

a b
Mission archéologique de Jerash
J. Seigne et Th. Morin

62 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INNOVATION

densité devait être au moins aussi forte qu’en Gaule.


Cette situation découle du désintérêt manifesté pour
ces vestiges. Le même phénomène est visible sur la
carte de France où les concentrations de moulins,
notamment dans le Midi, sont dues à l’activité de
tel ou tel archéologue. L’étude en cours des meules
conservées dans les musées et des dépôts de fouilles
compense partiellement ces déséquilibres.

Les moulins de la Gaule


Malgré ces biais et ces lacunes, quelques questions
historiques peuvent être d’ores et déjà résolues.
La première concerne la date et les modalités de
diffusion des premiers moulins en Gaule. La docu-
mentation sur le ier siècle présente un paradoxe : les
plus anciens moulins connus par l’archéologie ne
sont pas situés au sud de la France où on les atten-
E. Patlagean

drait, mais au nord-est et au centre. Les moulins


d’Art-sur-Meurthe et de Saint-Doulchard, près de
Bourges, datent de la fin du Ier siècle avant notre
ère et du début du siècle suivant, soit à peine un DANS LE GRAND PALAIS On est loin du Domesday Book qui, en 1086, recensa
demi-siècle après la conquête des Gaules par Jules construit pour Justinien à 6 082 moulins dans l’Angleterre nouvellement
César achevée en 52 avant notre ère. Constantinople, une mosaïque conquise par les Normands. Le pic du iie siècle n’est
représente un moulin à eau.
Une diffusion aussi profonde dans l’intérieur des toutefois pas uniquement dû au hasard : il coïncide
Gaules et de la Germanie supérieure ne peut s’expli- avec un pic démographique dans l’occupation des
quer que par l’armée romaine. Elle seule était capable villes et des campagnes en Gaule et Germanie.
de diffuser cette technologie d’origine orientale. En Au iiie siècle, les témoignages archéologiques
effet, l’armée disposait d’architectes aux fonctions de moulins se raréfient : dix à peine sont connus,
d’ingénieurs militaires, rompus à l’utilisation et à dont certains sont encore utilisés aujourd’hui. Au
l’adaptation de toutes sortes de machines comme ive siècle, les moulins repertoriés par les fouilles se
Philon de Byzance et Vitruve. L’association fréquente réduisent à quatre.
des moulins hydrauliques avec les forts du Mur Cette diminution apparente des découvertes de
d’Hadrien en Grande-Bretagne confirme ce lien. moulins à eau est peut-être due à une lacune docu-
Mais les moulins se sont aussi diffusés rapidement mentaire. Elle pourrait aussi refléter un déclin réel
dans la société civile, probablement grâce de leur nombre qui suivrait la décroissance
à l’action des vétérans sur les domaines
agricoles qu’ils ont exploités et grâce à
Le nombre d’esclaves démographique. Par ailleurs, alors que
la mouture artisanale (celle de meuniers
l’exemple qu’ils ont donné. rendait parfois rentable professionnels) dominait durant le Haut-
En Narbonnaise, les premiers moulins Empire, on assiste après le ive siècle à un
connus datent du milieu du ier siècle l’investissement dans retour de la mouture manuelle réalisée
de notre ère dans les villas de Vareilles à la maison, surtout par les femmes. La
(Hérault) ou de la Gardanne (Bouches- un moulin hydraulique. conjugaison des deux phénomènes (déclin
du-Rhône). Ils se multiplient partout démographique et recours aux meules
dans la seconde moitié du siècle, à Avenches et à main) a vraisemblablement entraîné une nette
Rodersdorf (Suisse), Vannes (Morbihan), Fréjus diminution du nombre des moulins artisanaux
(Var). Le pic est atteint au iie siècle : 23 moulins sont qu’ils soient actionnés par des animaux ou par l’eau.
alors en activité tant dans les agglomérations (Lyon, La deuxième question en passe d’être résolue par
Clermont-Ferrand, Vichy) que dans les campagnes. la multiplication des fouilles de moulins et les études
Implantée sur un aqueduc alimentant Arles, la de meules concerne la diffusion de ces machines
meunerie de Barbegal, longtemps datée au ive siècle, durant le Haut-Empire romain. Les terroirs les mieux
a pu être correctement attribuée au début du iie siècle connus, tel le Var et l’Hérault, montrent qu’à cette
par les fouilles dirigées par Philippe Leveau. C’est période presque toutes les grandes exploitations et
la plus grande installation connue dans le monde certainement toutes les agglomérations en étaient
romain : elle est dotée de seize chambres de mouture pourvues. À partir du ier siècle, le moulin hydraulique
comportant autant de roues et de meules. est un équipement courant, aussi systématique que
En France, cette vingtaine de moulins fouillés les pressoirs pour l’huile ou le vin.
et les quelques centaines de meules jusqu’à présent Les possédants les installaient soit sur des cours
étudiées constituent la partie émergée d’un iceberg. d’eau, soit le plus souvent sur des dérivations

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 63


a

ot
ard
Gir
hie
Sop

J.-P. Brun
LE BRUIT ET L’ODEUR. d’aqueduc afin de contrer l’irrégularité des préci- L’efficacité des moulins à grain a été accrue
Une tannerie de Saepinum, pitations. Dès lors que la technologie était bien par des modifications du système d’entraînement
en Italie (en a, une vue connue et relativement peu coûteuse et qu’un des meules avec la mise au point de l’engrenage
aérienne, en b, une
reconstitution de Sophie corps d’artisans spécialisés s’était progressivement « à lanterne », qui accroît considérablement la
Girardot) exploitait un moulin constitué, l’investissement majeur ne concernait vitesse de rotation des meules, et par l’invention
hydraulique. L’engin, équipé pas le moulin, mais l’amenée d’eau. de l’anille, une barrette métallique centrée sous la
d’un arbre à cames qui Or, quelle agglomération de Narbonnaise, meule tournante et transmettant le mouvement
mettait en mouvement des quelle grande ferme n’a pas eu son aqueduc ? Le de rotation. La forme des meules elle-même et
pilons, écrasait avec force
les écorces nécessaires au besoin élémentaire d’accès à l’eau fut d’abord leur provenance ont aussi connu des changements
traitement des peaux. couvert par des puits, mais la demande crût notables : durant le Haut-Empire, les grands
considérablement lorsque l’usage des thermes se moulins s’équipent avec des meules standardisées
répandit au point de devenir une nécessité cultu- produites par des meulières spécialisées, telles que
relle. Je pense que toute construction d’aqueduc celles du Massif central et de l’Eifel.
s’est accompagnée de l’édification de moulins Mais c’est surtout l’application du principe de
hydrauliques comme cela a été montré pour de la roue motrice actionnée par l’eau à d’autres usages
nombreux endroits. Les villas romaines sises sur que la meunerie qui signe une mutation. Elle fut
la commune de La Garde à l’est de Toulon offrent appliquée à des usages artisanaux qui nécessitaient
un bon exemple de cette utilisation systématique. une modification des engrenages. Les roues hydrau-
Les grandes exploitations de Saint-Michel et de liques furent adaptées à l’écrasement du minerai
La Chaberte, situées à moins de deux kilomètres d’or, à la fabrication du tanin utilisé pour traiter
l’une de l’autre, sont toutes deux dotées de moulins les cuirs et au sciage des plaques de marbre très
vers la fin du ier siècle. largement utilisées dans la construction romaine.
Dans les deux premiers cas, il a fallu transformer
Innovation à la romaine le mouvement circulaire produit par la roue en un
La généralisation de l’usage du moulin à eau mouvement alternatif et donc inventer l’arbre à
dès le Haut-Empire ruine la théorie de l’utilisa- cames. Les cames, protubérances fixées sur l’arbre
tion parcimonieuse de la force hydraulique. Et horizontal entraîné par la roue motrice, soulèvent
l’archéologie mine aussi celle du blocage des tech- des pilons qui, retombant sur une pierre, écrasent
niques à l’époque romaine. En effet, on pourrait le minerai ou l’écorce. Ces appareils, nommés à
continuer de prétendre que les Romains n’ont l’époque moderne « bocards », sont attestés dans
fait que diffuser, certes plus massivement qu’on les mines d’or romaines du Pays de Galles et au
ne le pensait, une innovation mise au point par nord-est de la péninsule ibérique.
les Grecs, probablement en Asie Mineure au iiie Les fouilles récentes de Saepinum, en Italie, ont
siècle avant notre ère, sans apporter d’amélioration montré qu’un moulin à tan avait été construit dans
ou d’extension de son usage. Or les découvertes une tannerie dans la seconde moitié du iiie ou au
récentes montrent que ce n’est pas le cas. D’une début du ive siècle afin de mécaniser ce travail qui
part, le fonctionnement des moulins à grain a été était jusqu’alors effectué par des hommes (voir la
sensiblement amélioré au cours des premiers siècles figure ci-dessus).
de notre ère. D’autre part, la force hydraulique a Pour scier les plaques de marbre, une autre
été employée pour d’autres usages artisanaux que invention a dû être mise au point : le couple bielle-
la mouture des céréales. manivelle. En effet, les scies à marbre, qui consistent

64 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ INNOVATION

en des cadres pourvus de fils métalliques sans dents LES MOULINS, tel celui de
utilisés avec un abrasif, étaient animées d’un mouve- La Chaberte, dans le Var, ne
ment alternatif transmis par des bielles actionnées laissent que peu de traces.
par une manivelle fixée sur l’arbre moteur.
Cet assemblage complexe, dont l’invention
était attribuée jusqu’à récemment au Moyen Âge,
nécessitait un savoir-faire incontestable dont les
praticiens étaient fiers. De fait, sur un sarcophage
du iiie siècle, découvert à Hiérapolis en Phrygie,
un certain M. Aurelios Ammianos a fait graver le
mécanisme d’une double scie hydraulique à bielles
dédiée à la découpe de blocs de pierre !
Ce sont des machines de ce type qu’a vues
fonctionner Ausone sur les bords de la Moselle

J.-P. Brun
au ive siècle. Mais elles devaient exister partout
où une grande quantité de plaques de marbre
était requise pour des constructions publiques.
Les vestiges de scieries de marbre ont été dégagés sur ce poste. De plus, les esclaves formaient des
dans deux grandes villes du bassin oriental de la concentrations dans des exploitations agricoles et
Méditerranée : Gérasa, en Jordanie (voir la figure leur nombre rendait rentable l’investissement dans
page 62), et Éphèse, en Turquie. Trouvées au cœur un moulin hydraulique.
de ces cités, elles témoignent de la récupération de En ville, l’accroissement de la population et
blocs de monuments antérieurs pour décorer des la sophistication des échanges aux ier et iie siècles
églises au vie siècle. Les scieries de marbre des siècles ont aussi nécessité la construction de meuneries
précédents étaient au contraire situées à l’extérieur de grande ampleur. Ces installations étaient des
des villes, sur des cours d’eau ou des aqueducs ; elles signes de progrès et de dignité urbaine au point
sont encore à découvrir. que, dans une inscription d’Orcistus, en Phrygie,
datée d’environ 329, la possession de nombreux
Enquête Que choisir : moulins hydrauliques est un des arguments avancés
moulins ou esclaves ? pour solliciter du pouvoir impérial l’élévation de
La multiplication des découvertes de moulins l’agglomération au statut de cité. Leur omniprésence
hydrauliques remet donc en cause le modèle était telle que, dans Rome assiégée en 536 par les
avancé par Marc Bloch et ses émules : les esclaves Goths, la coupure de l’alimentation en eau posa un
n’ont pas bloqué la diffusion des moulins à eau. problème majeur pour la mouture du grain.
La réalité ne dépend pas d’une attitude philo-
livres Les conditions socio-économiques des deux
• J.-P. BRUN et J.-L. FICHES
sophique, mais des coûts relatifs. L’énergie des (éds.), Énergie hydraulique
premiers siècles de l’Empire ont été favorables
muscles humains est faible : un moulin hydrau- et machines élévatrices à une expansion rapide des moulins à eau. En
lique tournant continûment pouvait remplacer de d’eau dans l’Antiquité, Actes revanche, à partir du iiie siècle, la chute du coût
nombreux hommes. Chaque fois qu’il a été possible du colloque international du travail, le déclin démographique ainsi que la
du Pont du Gard, 20-22
de substituer à l’homme une force supérieure pour sept. 2006, Naples, Centre
désorganisation des villes et des circuits commer-
un coût acceptable, les Anciens l’ont fait. J. Bérard, 2007. ciaux ont entraîné une régression vers des formes
La recherche de la rentabilité s’applique parti- • Ö. WIKANDER, Handbook plus simples de mouture.
culièrement aux esclaves utilisés dans les grands of ancient water technology, Ce recul n’a toutefois pas été absolu. Au
domaines. Même quand leur prix d’achat était Leyden/Boston/Köln, cours de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen
Brill, 2000.
bas, ils représentaient un investissement. Leur Âge, des moulins à eau étaient toujours présents,
entretien (logement, nourriture…) avait un coût articles mais principalement dans les grands domaines ou
non négligeable. Les exploitants agricoles qui • J.-P. BRUN et M. BORRÉANI,
dans les monastères. Les polyptyques carolingiens
produisaient des denrées destinées à la vente dans Deux moulins hydrauliques montrent que certains domaines ecclésiastiques
les villes avaient tout intérêt à maximiser l’emploi romains en Narbonnaise étaient bien équipés en moulins hydrauliques. Les
de la main-d’œuvre, qu’elle soit servile ou salariée. (villae des Mesclans, grands domaines laïcs en disposaient également.
La Crau, et de Saint-Pierre,
Le bon sens commandait donc d’employer Les Arcs, Var), Gallia,
Ainsi l’archéologie actuelle, celle qui s’intéresse
les esclaves à des tâches plus rentables lorsqu’on vol. 55, pp. 279-326, 1998. à tous les aspects de la vie des hommes, même des
pouvait disposer d’appareils épargnant un travail • M. BLOCH, Avènement et masses laborieuses, à l’économie et à l’environ-
quelconque. C’est crucial pour la production de conquête du moulin à eau, nement, détruit peu à peu un édifice solidement
farine qui, au moins dans les grandes exploita- Annales d’histoire économique argumenté, mais faiblement documenté. Elle le
et sociale, vol. 36, pp. 538-563,
tions, servait principalement ou exclusivement à 1935. Réed. Mélanges
remplace par des faits qui bouleversent l’interpré-
nourrir la main-d’œuvre du domaine. Moudre le historiques, pp. 800-821, tation de l’histoire. Même sans ministre dédié, les
grain ne rapportait rien, et mieux valait épargner Paris, EHESS, 1983. romains n'étaient pas rétifs à l'innovation !n

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 65


Les murs
murmurent
Les murs antiques ont gardé
les traces ténues de la vie quotidienne
des Romains. Simples graffitis
ou peintures soignées, ces témoignages
spontanés parlent d’amour, de sexe,
de commerce, des dieux, de chasse...
Merci au musée romain de Lausanne-Vidy,
organisateur de l’exposition Les murs murmurent.
Catalogue à voir ici : http://bit.ly/PLS-Murs

Sauf mention contraire toutes les images sont créditées par le musée romain de Lausanne-Vidy. À côté de chaque image sont mentionnés les noms de ceux à qui on doit le cliché.
LA FEMME DU BOULANGER
Les inscriptions laissées sur les murs
sont le plus souvent faites avec un stylet,
tel celui que tient la femme du boulanger
Neo sur cette fresque de Pompéi. Elle
tient également une tablette d’argile,

Cl. A. Barbet
tandis que lui porte un rouleau.
W. Krenkel, Pompejanische Inschriften

PAS DE POT... DE CHAMBRE


Ce graffiti (ci-dessus) laissé par les clients d’une
auberge atteste de la facilité avec laquelle les
habitants de Pompéi écrivaient. Le texte, Miximus
in lecto, fateor peccavimus hospes / si dices quare
nulla matella fuit, signifie « Nous avons pissé dans
tes lits. J’en conviens, ce n’est pas bien, mais si
Soprintendenza Archeologica Pompei

tu veux savoir pourquoi, c’est parce qu’il n’y avait


pas de pot de chambre ! » Précieuses sources
d’information, les graffitis pompéiens ont malheu-
reusement souvent été abîmés, comme en atteste
l’inscription laissée par un touriste du début du
xixe siècle (ci-contre).

66 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ PORTFOLIO

AMOUR ET PROSTITUTION
Les messages d’amour sont fréquents sur les
murs de Pompéi. Ci-contre, un amoureux parle à
sa belle : Felicem somnum qui tecum nocte quies-
cet hoc ego si facere, multo felicior esse, c’est-à-
dire « Qui passera la nuit avec toi en un sommeil
heureux ? Si seulement c’était moi, j’en serais
tellement heureux ! » Un autre graffiti retrouvé
Viviane Siffert, Univ. de Genève

dans une maison de passe (ci-dessus) est plus


vulgaire : Arphocras hic cum Drauca bene futuit
denario, soit « Aphrocas a bien baisé avec Drauca
pour un denier. » Un tel prix indique que Drauca
était sans doute une prostituée de luxe.

N’OUBLIE PAS LES SARDINES !


Avant l’invention des Post-it, les
Romains notaient sur les murs les
listes de courses, de dettes, de dons
ainsi que les dates à se rappeler. À
Narbonne, quelques produits sont énu-
mérés : pain, sardines, huile et vin. Les
prix étaient sans doute indiqués, mais
Cl. R. Sabrié

ils n’ont pas été conservés.

UNE DATE SANS ANNÉE


À Avanches, en Suisse, une date a été retrouvée
dans l’angle d’une paroi : le 2 avril, le mardi (jour
de Mars). L’enduit gravé et le lieu de la découverte
restreignent à deux périodes, entre 35 et 45, ou
entre 70 et 80. L’indication d’un mardi ne laisse
que trois possibilités : le 2 avril 48, 54 ou 65.
Jour de marché ou date importante uniquement
pour l’auteur ?
Cl. A. Wagner

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 67


UN GLADIATEUR
Les jeux soulevaient la joie
de la population. Certains
habitants n’hésitaient pas
à reproduire sur les murs
les combattants avec
suffisamment de détail

Cl. Römer-museum Augst


pour que l’on puisse les
identifier. Ainsi, à Augst,
en Suisse, un amateur a
représenté un venator, un
chasseur des arènes, armé
de sa lance et vêtu d’une
tunique à croisillons.

LE MUSCLÉ MASCLUS
Dans la domus (la maison) de
Vésone, à Périgueux, on adorait
les gladiateurs au point d’en
mettre partout sur les murs !
Dans une salle, les propriétaires
ont notamment fait peindre le
combat d’un rétiaire et d’un
sécutor sous l’œil d’un arbitre.
L’un des deux combattants se
nommait Masclus.
F. Ory
et
et
. Barb
A
Cl.

a brié
R. S
Cl.

EXERCICE DE STYLET
La rosace (ici à Narbonne) est l’un des motifs
géométriques les plus fréquents dans les graffitis
romains. Confectionnées avec un compas, elles
n’ont pas été gravées à la sauvette. Elles témoignent
plutôt d’un sens artistique et d’une recherche
esthétique complexe.

68 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ PORTFOLIO

Cl. A. Wagner

À LA CHASSE !
La chasse (organisée en spectacle ou menée
en forêt) est un loisir encore plus souvent
représenté que les jeux. Les deux activités
Cl. A. Barbet

étaient parfois organisées de conserve. Sur


ce fragment mis au jour à Avanches, on
distingue au moins deux cerfs courant vers
la droite. Sur d’autres exemples, on reconnaît PAON ET PIGEON
des sangliers et des chiens. Le paon est un motif récurrent sur les murs. Animal décoratif par excellence, il
fut représenté sous la forme de graffitis ou, comme ici, de peintures. Sur cette
fresque de Pompéi, il est accompagné d’un pigeon, dans un beau jardin.

UN PEU DE POÉSIE
On s’amuse avec la langue
sur les murs en y gravant des
anagrammes, des acrostiches,
des palindromes. On trouve
aussi des citations littéraires
et même de la poésie comme
vraisemblablement sur ce
mur, à Orange.
Cl. J.-F. Lefèvre

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 69


Une économie
aux pieds d’argile
L’économie romaine a longtemps été vue comme figée,
paralysée par des normes sociales strictes. Pourtant,
l’archéologie révèle qu’elle a été florissante pendant au moins
quelques siècles. Mais cet âge d’or reposait sur un équilibre
précaire qui s’est effondré avec l’arrivée de graves épidémies.

Willem JONGMAN
est professeur d’histoire
économique et sociale
romaine, à l’Université de
Groningue, aux Pays-Bas.

70 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉCONOMIE

R
ome, fin 1527. Vous avez survécu au sac de la L’analyse de Moses Finley était un tour de force
L’ESSENTIEL ville par les troupes espagnoles et italiennes, intellectuel : elle intégrait tout élément nouveau
• L’économie romaine ainsi que par les mercenaires de l’empereur dans une vision globale cohérente. Qui plus est,
n’était ni primitive Charles Quint. Vous êtes aussi sorti indemne elle donnait à l’Antiquité une place précise dans
ni sous-développée. de la peste qui a suivi. Assis sur une pierre, vous l’histoire du monde préindustriel. Cependant, le
• De nombreuses contemplez ce qui reste : un champ de ruines problème est qu’il a oublié d’examiner les perfor-
séries de vestiges peuplé de seulement quelques dizaines de milliers mances économiques réelles de l’Antiquité. Une
archéologiques révèlent d’habitants. Vous vous souvenez qu’ici se dressait fois posée l’absence de croissance économique,
qu’elle a connu un fièrement une cité impériale où vivait près d’un de commerce international et d’innovations, les
âge d’or du milieu du million d’habitants ! Vous pleurez… études non plus d’intérêt.
ier siècle avant notre
Cette splendeur disparue n’a cessé d’être admirée Ces idées imprégnèrent les recherches des
ère jusqu’au iiie siècle.
depuis la Renaissance. Ce n’est pas sans raison. La décennies suivantes. La plupart des travaux se
• Ce succès était sans civilisation romaine a légué à l’Europe une religion, concentraient sur l’analyse sociale de l’écono-
égal avant la révolution un système législatif complexe, un style architectural, mie afin d’en expliquer les échecs. Par exemple,
industrielle. la littérature, la philosophie, et même un art de la l’agriculture n’était étudiée que sous le prisme
• Cet apogée a ses guerre... Sans nier l’apport réel du Moyen Âge, on des relations entre propriétaires et paysans. De
racines dans une doit reconnaître que l’héritage classique a façonné la sorte, ceux qui s’intéressaient à l’économie
agriculture florissante, notre culture et notre société. L’Antiquité, en tant antique négligèrent les nouveaux résultats appor-
un État solide et que modèle de civilisation, n’a pas eu de concurrent tés par l’archéologie. À leur décharge, ce champ
une conjonction de
jusqu’à la révolution industrielle. Alors seulement d’investigations était balbutiant à cette époque.
conditions favorables.
les accomplissements des Anciens furent surpassés De leur côté, les archéologues n’accordaient que
• Cependant, cet d’un point de vue technique, militaire, économique, peu d’importance aux modèles historiques qu’ils
équilibre était fragile démographique... En quelques siècles, l’Antiquité ne pouvaient donc utiliser comme guide dans leurs
et n’a pas résisté aux devint alors un « monde perdu ». C’était une erreur ! fouilles. La situation a changé sur deux fronts.
coups du sort.
L’historien américano-britannique Moses Finley D’abord, on étudie désormais empiriquement
a été un de ceux qui a le plus creusé le fossé entre le la santé, bonne ou mauvaise, de l’économie
monde moderne et la civilisation antique. Inspiré antique. Bien sûr, elle n’était pas aussi perfor-
par les idées de Karl Marx et de Max Weber, il mante qu’aujourd’hui et n’atteignait pas les 2 %
s’efforça de faire coïncider la naissance de la moder- de croissance par an, ou plus, dont nous sommes
nité avec l’essor de la bourgeoisie commerçante coutumiers. Néanmoins, évitons la dichotomie
du Moyen Âge. Dans les années 1970, ses travaux brutale entre passé et présent et envisageons que
eurent une grande influence et l’Antiquité classique les économies d’avant la révolution industrielle
fut reléguée à un rôle de précurseur primitif. n’aient pas toutes été semblables. Qu’en est-il de
L’histoire économique de cette période en celle de la Rome antique ?
pâtit. Les spécialistes nièrent l’existence de marchés
connectés et affirmèrent que le commerce et la Le spectre de Malthus
production n’étaient que peu développés, car Était-elle un triste exemple de la logique malthu-
restreints essentiellement à une échelle locale. Cet sienne préindustrielle où la croissance de la popu-
état de fait s’expliquait par des raisons sociales lation, inéluctable, s’est faite au détriment de la
et culturelles. Ainsi, des normes strictes auraient prospérité du peuple ? La richesse que l’on devine
interdit à l’élite de se compromettre dans de telles dans les vestiges n’était-elle que celle d’une petite
activités qui furent abandonnées à des catégories élite qui exploitait le peuple ? Était-elle celle d’une
sociales inférieures, notamment aux esclaves affran- capitale impériale qui « suçait le sang » des provinces
chis. Ces derniers n’auraient donc pas bénéficié des périphériques ? Ou bien est-elle le signe d’une
capitaux que les nantis auraient pu investir. Dans économie préindustrielle florissante qui a profité
ces conditions, comment se développer et innover plus largement qu’à un petit nombre de privilégiés ?
(à part dans un cadre militaire, les armées étant S’est-elle construite sur la base de technologies
naturellement bien financées) ? avancées, d’une division du travail, du commerce,
Moses Finley insiste : sans une bourgeoisie d’institutions solides et d’un gouvernement fiable
commerçante éclairée et dotée de moyens, aucune apte à assurer la paix et la sécurité ? Montre-t-elle
croissance économique n’était possible. Selon lui, que l’on a pu, dès cette époque, échapper à l’em-
l’élite, propriétaire terrienne, profitait des rentes prise de Malthus, au moins pour un temps ? Pour
Shutterstock.com/Zdenek Chaloupka

d’une exploitation traditionnelle sans se soucier répondre à toutes ces questions, l’autre front sur
d’amélioration technique ni d’efficacité écono- lequel l’influence de Moses Finley s’est estompée
PALMYRE, aujourd’hui en mique. En d’autres termes, elle n’avait pas le sens est indispensable : il s’agit de celui des données.
Syrie, fut une cité romaine
prospère. Elle témoigne des affaires ! Du côté institutionnel, ce « sous- Pour l’Antiquité, nous n’avons pas de statistiques
de l’économie, un temps développement » économique se traduisait par semblables à celles que les États modernes compilent
florissante, de l’Empire. un système monétaire et financier sans envergure. et conservent. L’État romain en a bien produit

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 71


250

200

150

Nombre d’épaves
100

shutterstock.com/ Michael Rosskothen


50

0
–1500 –1000 –500 0 500 1000 1500
Date (en années)

LE NOMBRE DE NAVIRES quelques-unes, mais peu ont subsisté en dehors a probablement été l’État le plus peuplé de l’époque.
romains en service (illustré de celles préservées par l’aridité du désert égyptien. La Chine était sans doute en deuxième position.
ici par le nombre d’épaves Quand les historiens et les économistes Le poids démographique de Rome apparaît
trouvées en Méditerranée)
selon les époques est un modernes s’aventurent à l’époque romaine, ils nettement lorsqu’on porte un regard chronologique.
bon indicateur de la santé s’appuient sur les quelques données dont on C’est l’objet de deux études récentes de prospection
économique. Pas de doute, dispose à propos des salaires et des prix, sans au sol (field survey en anglais), cette technique
elle a été florissante au mentionner combien elles sont éparses pour un consistant à repérer sur le sol d’éventuels indices
tournant de notre ère. si grand Empire qui a duré autant de siècles ! archéologiques. Cette méthode permet aussi de
Par exemple, déterminer le produit intérieur retracer l’occupation du sol à grande échelle. Les
brut (le pib) romain en agglomérant des chiffres travaux menés dans la vallée d’Albegna (en Toscane)
correspondant à des régions différentes et à des et à Nettuno (près de Rome) ont révélé une indé-
époques éloignées interdit toute reconstitution niable expansion démographique, à partir de la fin
d’une histoire de l’économie. Or, l’évolution à du ive ou du début du iiie siècle avant notre ère, qui
travers le temps de cette économie est essentielle. atteint un plateau au début de l’époque impériale
On peut remédier à ce problème grâce à (au milieu du ier siècle avant notre ère), suivi d’un
l’archéologie moderne. En effet, par rapport à il effondrement à la fin du iie et au iiie siècle. Les
y a quelques années, le volume d’informations valeurs absolues de la population sont à manipuler
archéologiques a considérablement augmenté, et avec précaution, mais les tendances sont solides.
il ne concerne plus seulement les élégantes villas D’ailleurs, des prospections en Rhénanie, en
romaines. Le défi est désormais de transformer ces Allemagne, ont confirmé ce scénario. La résolution
sources multiples et isolées en une image cohérente. chronologique est notablement inférieure à celles
C’est ce que nous allons tenter de faire. dont on dispose pour l’Italie seule, mais elle suffit
à montrer qu’à l’époque romaine, une région
La démographie galopante déserte s’est soudainement hérissée de fermes, de
La question importante concernant les 10 000 à villas et de villages avec une densité remarquable.
12 000 dernières années est celle de la croissance Le déclin qui a suivi n’en est que plus dramatique :
démographique. À la fin du dernier âge glaciaire, les paysages mérovingiens étaient désolés.
la Terre abritait très peu d’humains, puis la popu- L’exemple de la Rhénanie est important, car
lation a augmenté, de plus en plus rapidement, il révèle que l’expansion démographique romaine
jusqu’à la période classique où elle aurait atteint un n’était pas limitée à la capitale, au cœur impérial,
plateau. Où se situe Rome dans ce scénario ? Pour mais qu’elle concernait tout l’Empire. Cet essor
répondre, on doit évaluer la population romaine démographique allait de pair avec une spectaculaire
par rapport à celle du monde (voir Rome, combien redistribution vers cette population croissante,
de divisions ?, par E. Lo Cascio, page 84). même dans les provinces.
Entre le ier siècle avant notre ère et le ier siècle, À partir de la fin du ive et du début du iiie siècle
on estime qu’environ 55 millions d’individus avant notre ère, toute la péninsule italienne, par
peuplaient l’Empire, ce qui représentait le quart de exemple, connaît une importante urbanisation
la population mondiale. Certains spécialistes ont (qui sera suivie elle aussi par une chute) : le nombre
récemment proposé des chiffres bien supérieurs, et la taille des villes augmentent. Au début de la
allant jusqu’à 100 millions. Quel que soit le bien- période impériale, 431 villes ont été recensées en
fondé de ces hypothèses, on peut supposer que Rome Italie, dont Rome, hors normes, avec un million

72 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉCONOMIE

d’habitants. Plus tard dans l’Empire, on comptera Méditerranée ne dépasse pas la cinquantaine. Puis,
2 000 autres villes voire plus, dont au moins une en peu de temps, il augmente pour atteindre plus
dizaine abritera 100 000 habitants ! de 200 au ier siècle. Ensuite, ce nombre s’écroule et
Comment expliquer une telle explosion ? Était- retrouve ses valeurs d’antan en trois siècles.
elle la conséquence d’une économie florissante ? Ou L’intérêt de ces séries de données réside dans
bien a-t-elle conduit à un monde de pauvreté où le fait que l’on retrouve des évolutions similaires
l’exploitation de la plupart par un petit nombre pour de nombreux autres aspects de l’économie
aurait précipité la chute de l’Empire ? Rome a-t-elle romaine. Il en va ainsi de la distribution chrono-
échappé, au moins un temps, à Malthus, à l’instar logique de la quantité de bois (datée également
de l’Angleterre et des Pays-Bas ? On trouve des par les cernes de croissance) mise au jour par les
éléments de réponse en se penchant sur l’agriculture. archéologues en Allemagne de l’Ouest. Là encore,
cet indice de la construction suit la même courbe,
Se libérer des diktats... avec un maximum entre le milieu du ier siècle avant
L’Empire romain était encore un monde où la notre ère et le iiie siècle.
production de nourriture figurait au centre de toute Cette chronologie a une résolution annuelle, ce
l’activité économique. Les sécheresses pouvaient qui est rare en archéologie. Le bois quantifié a été
diminuer drastiquement les récoltes et donc le pib, utilisé pour ériger des œuvres d’infrastructures, tels des
entraînant des troubles sociaux. Quelques famines ponts, ainsi que des maisons. Pendant la période faste,
ont des origines humaines, telles les guerres, mais ces dernières ont non seulement été plus nombreuses,
la plupart coïncident avec des années météorolo- mais aussi plus spacieuses et confortables.
giquement difficiles, comme en attestent les cernes Ajoutons que la qualité des équipements, tels
de croissance des arbres. L’économie romaine ne les gonds des portes, les serrures, les vitres, a suivi
s’est pas libéré des diktats de la nature ; seule la la même évolution. Le mobilier et les accessoires
révolution industrielle l’y a autorisée. (service de table, ustensiles de cuisine, lampes à
Cependant, ces désastres réguliers ne doivent huile...) ont connu leur heure de gloire à la même
pas nous faire oublier les tendances sur le long époque que le bois de construction, les bateaux...
terme. Pour les appréhender, nous devons d’abord Ce faisceau d’informations semble dire que de
nous intéresser aux tendances de la production et grands pans de la population, quand elle était à son
de la consommation dans leur ensemble, puis à maximum, avaient acquis un confort domestique
celles des revenus et des dépenses par individu. bien supérieur à ce qu’il était quelques siècles avant
LA LUMIÈRE DANS LES
Les données concernant les navires romains, ou après. Le défi est maintenant de transformer ces
TÉNÈBRES. Les lampes à
recueillies par Keith Hopkins il y a longtemps huile, de plus en plus raffinées observations « impressionnistes » en arguments solides.
et actualisées récemment par Andrew Wilson, (ici des modèles en bronze Pour le relever, on doit d’abord reconstituer
sont éclairantes (voir la figure page ci-contre). Elles et en terre cuite trouvés à toute l’histoire de ces produits, c’est-à-dire les
renseignent sur l’ampleur de la navigation au long Pompéi), étaient produites volumes, la chronologie et la distribution géogra-
en très grandes quantités.
cours. C’était la première tentative de compilation phique. La deuxième chose est de reconstruire le
Elles augmentaient le nombre
de données en archéologie, et elle marqua une étape d’heures de travail possibles, contexte social. Bien sûr, l’élite romaine vivait dans
importante dans cette discipline. Jusqu’au ive siècle notamment dans les provinces d’élégantes villas meublées avec goût, mangeait dans
avant notre ère, le nombre de navires retrouvés en du nord et pendant l’hiver. de la vaisselle raffinée, s’éclairait avec des lampes
à huile finement ouvragées... Mais jusqu’à quelle
profondeur dans les couches de la société ce mode
de vie plongeait-il ? Combien de fresques (et de
quelle qualité) ornaient les murs d’un logement
modeste, celui de la classe moyenne ? Et s’il y avait
manifestement un marché important pour certains
de ces produits, étaient-ils fabriqués en masse ?
Pour cette dernière question, les gigantesques
ateliers de poteries, par exemple dans le Sud de
la France, exportant dans tout l’Empire, ou les
manufactures verrières de Rome semblent répondre
par l’affirmative. On sait aujourd’hui, à l’inverse
de ce que l’on croyait il y a quelques décennies,
que de gigantesques moulins à eau ont été utilisés
shutterstock.com/ Marzolino

de façon extensive, à la fois à la campagne, mais


aussi en ville (voir, Les fortunes de la roue... à eau,
par J.-P. Brun, page 60).
Un autre aspect révélateur de l’économie
est celui de l’alimentation. L’apport minimum

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 73


énergétique (en moyenne 2 000 kcals par individu De nouvelles espèces ont été importées, parfois de
et par jour, en tenant compte du profil démogra- très loin, comme les figues, puis, pour certaines,
phique de telles sociétés avec beaucoup d’enfants) cultivées sur place. Après la chute de l’Empire
était-il assuré ? Certes, les récoltes fluctuaient romain, ces denrées ont disparu de l’ordinaire
beaucoup d’une année à l’autre selon les précipi- local. La même histoire peut être racontée à
tations. Toutefois, les famines sévères étaient rares propos d’autres régions de l’Empire, mais avec
dans l’Antiquité, car les paysans appliquaient des une précision moindre.

shutterstock.com/Konstantin Chagin
stratégies qui minimisaient les risques. Ils y étaient Une illustration saisissante de la richesse et de
tenus en l’absence d’un marché d’importations, la variété de l’alimentation est la découverte de riz
qui auraient pu être moins touchées par les séche- indien en Allemagne ou bien le prix bas, attesté, du
resses ou les invasions de criquets. En outre, les poivre. Ces exemples soulignent l’importance d’un
autorités locales ou étatiques mettaient en place commerce de la nourriture sur de longues distances,
des mesures pour atténuer les crises. voire, d’un commerce intercontinental, spécialement
L’exemple le plus spectaculaire était les distribu- pour les produits de qualité. Des cas similaires plus
tions de 400 kilogrammes de grains, gratuitement, anciens et moins exotiques concernent le vin, l’huile
à quelque 200 000 individus dans la ville de Rome. et les conserves de poisson.
Cela représentait entre la moitié et les deux tiers De même, le nombre d’os d’animaux dans les
des besoins caloriques de la population libre. Cette sites montre que, sous domination romaine, la
distribution était alimentée par les énormes stocks de consommation de viande a beaucoup augmenté
grains, récupérés via les taxes, dans les silos d’Ostie pour ensuite décliner en même temps que l’éco-
et de Rome. C’est important, car les citadins étaient nomie. Les travaux d’Erica Rowan sur le grand
particulièrement vulnérables. Sans intervention des collecteur d’Herculanum corroborent les résultats
autorités sur un marché laissé libre, l’urbanisation précédents : ils ont révélé un régime alimentaire
MANGEZ ÉQUILIBRÉ.
fantastique de Rome aurait été impossible. L’alimentation, à l’apogée spectaculairement riche et varié.
de l’Empire romain, était Toutes ces études ont leurs biais et peuvent
Cinq fruits et légumes par jour riche et diversifiée. Outre être améliorées ; mais prises ensemble et parce
Néanmoins, du pain et de la bouillie ne constituent les céréales (a, un pain qu’elles sont indépendantes, elles révèlent une
pas seuls une alimentation correcte. Avec des revenus carbonisé de Pompéi), on alimentation qui s’est notablement améliorée à
consommait de la viande,
croissants, les populations complétèrent les céréales des fruits (b, des figues sur l’apogée de l’économie romaine.
bon marché avec des produits alternatifs, certes plus une fresque de Pompéi), Comment l’expliquer ? Comment l’économie
chers, mais aussi plus ragoûtants, tels la viande, les des légumes, du vin... romaine a-t-elle pu réussir au début de notre ère, là
fruits, les légumes et, dans le monde romain, l’huile où la plupart des économies médiévales ou prémo-
a
d’olive et le vin (voir la figure ci-dessous). dernes ont dû attendre la révolution industrielle ?
Pour les Pays-Bas, nous disposons d’une Aucun facteur unique ne peut rendre compte
grande quantité de vestiges archéologiques de l’ensemble et nous devons rechercher une
d’origine végétale. Ils révèlent une trans- série de mécanismes imbriqués qui auraient
formation de l’alimentation après l’arrivée permis, pour quelques siècles, de mainte-
des Romains. Toutes sortes de fruits et de nir à un haut niveau de performance un
légumes apparaissent soudain au menu. équilibre par ailleurs fragile.
La première clé de ce succès est l’État
romain. Il garantissait la sécurité à l’intérieur
b des frontières, un système juridique plus
ou moins unifié qui protégeait les droits à la
propriété et empêchait l’arbitraire, un système
monétaire stable pendant longtemps, un système
de mesures fiable... Tous ces éléments ont contribué
à réduire l’incertitude dans le monde des affaires.
L’État a aussi pourvu l’Empire d’un système
d’infrastructures sans précédent incluant routes,
ports, aqueducs. Il a aussi subvenu aux besoins
des citadins les plus démunis, à Rome et ailleurs.
Pain : Musée archéologique national de Naples

Les empereurs romains du principat (de la fin du


ier siècle avant notre ère au iiie siècle) étaient fiers
shutterstock.com/photogolfer

de leur bonne gouvernance, et avec raison. Leurs


bienfaits s’étendaient au-delà du noyau italien de
l’Empire, jusqu’aux provinces reculées.
Cependant, beaucoup de ces avantages n’ont
été permis que par les succès économiques de

74 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉCONOMIE

d’argent. On calcule que pour un vin de qualité


moyenne, le revenu par hectare pouvait être 20 à
25 fois supérieur à celui des céréales.
Pour conclure, nous devons prendre conscience
de deux éléments. Le premier est, aux grandes
heures de l’Empire, la réduction de l’agriculture
de subsistance : les denrées étaient produites pour
être vendues, souvent sur les marchés urbains. Elles
étaient donc intégrées dans un réseau commercial
incluant transport et information.
Le deuxième est l’existence ou l’émergence d’une
large communauté de consommateurs assez aisés
pour s’acheter de la nourriture plus chère et de la
vaisselle raffinée. La spécialisation et une produc-
l’Empire. Pendant les siècles de l’apogée, l’État L’ARGENT COULAIT-IL À FLOTS ? tivité élevée n’ont de sens que dans une société
a réussi là où dans un contexte différent il aurait Revenus et salaires n’ont suffisamment prospère. Comment a-t-elle émergé ?
pu échouer. Quels autres atouts ont joué en sa fait qu’augmenter au On peut avancer deux explications qui sont
cours de l’âge d’or de
faveur ? On peut en distinguer deux déjà évoqués : l’Empire romain, du milieu compatibles. La première est l’impérialisme romain.
l’agriculture et l’urbanisation, qui sont liées. du ier siècle avant notre L’organisation de l’Empire était bénéfique au moment
Nous l’avons vu, à cette époque, le niveau ère jusqu’au iiie siècle. de son apogée, mais ce n’était pas le cas dans la phase
d’urbanisation des Romains était significative- initiale caractérisée le plus souvent par des conquêtes
ment supérieur à celui de la plupart des régions brutales et violentes. Durant cette période, précisé-
européennes pendant les époques médiévale et ment à la fin du ive siècle avant notre ère, d’énormes
prémoderne. On en déduit d’abord que l’agricul- richesses ont été injectées dans le système.
ture a été suffisamment productive pour nourrir La seconde explication réside dans des condi-
la population. Ensuite, l’économie a dû procurer tions météorologiques inhabituellement favorables.
assez de pouvoir d’achat aux individus pour leur La population commença à augmenter et l’agricul-
permettre l’acquisition de tous ces biens et services ture à changer au moment de ce que l’on nomme
allant au-delà des simples besoins de subsistance. « l’optimum climatique romain ». Pendant quelques
Dans la mesure où les salaires des citadins siècles, le climat fut plus chaud et plus humide.
étaient supérieurs à ceux des ruraux (ils le sont L’effet est identique à celui d’un progrès technique :
le plus souvent), un taux d’urbanisation par les mêmes surfaces et les mêmes quantités de travail
exemple de 20 % correspond à une participation produisent soudainement beaucoup plus !
de la production urbaine au pib bien supérieure.
Aussi l’urbanisation est-elle un bon indicateur des Un équilibre précaire
performances économiques. Ainsi, cet âge d’or romain correspondait à une
conjonction de conditions favorables. Pour un
Les bienfaits de la spécialisation temps, le plafond malthusien fut aboli, ou au
Tournons-nous maintenant vers l’agriculture. moins un peu surélevé. Ce ne fut toutefois pas
Le problème était de faire face à la pression livres une période de croissance économique au sens où
démographique. La croissance de la population • W. JONGMAN, Re-constructing nous l’entendons aujourd’hui. L’équilibre était
se traduit par un nombre plus élevé d’individus the roman economy, in L. NEAL précaire. Qu’un seul des rouages soit grippé, et
travaillant sur un même territoire. Toutes choses and J. WILLIAMSON (eds.), tout le système s’effondre. Et c’est ce qui arriva...
étant égales par ailleurs, cela conduit à une baisse The Cambridge History of À la fin du iie siècle, la première d’une série d’épi-
Capitalism, vol. 1, pp. 75-100
de la productivité marginale du travail et donc à Cambridge CUP, 2014 démies décima la population, notamment celle des
celle des revenus du travail. Comment l’éviter ? • W. JONGMAN, Roman
villes. Les échanges longue distance et donc l’artisanat
La solution a peut-être été la spécialisation Economic Change and the urbain en furent perturbés. À la campagne, les petits
agricole, c’est-à-dire que les agriculteurs se sont Antonine Plague : Endogenous, fermiers ont souffert plus que quiconque.
concentrés sur un type de culture, celui où ils étaient Exogenous, or What ?, in À l’inverse de l’Europe médiévale après la peste
E. LO CASCIO (ed.) L’impatto
les meilleurs. Ce faisant, ils ont abandonné la culture della peste Antonina, Bari,
noire du xive siècle, le déclin de la population n’a pas
de subsistance et laissé les activités non agricoles à des Edipuglia, pp. 253–263, 2012. inauguré une période de grande prospérité pour le
ouvriers urbains. On dispose de nombreuses preuves • W. SCHEIDEL et al., (eds.), travail, caractérisé par l’introduction de technologies
de cette stratégie de spécialisation, notamment pour The Cambridge Economic plus efficaces. Ce fut plutôt pour les Romains une
le vin, l’huile, mais aussi pour les légumes. History of the Greco-Roman ère de répression et d’exploitation. L’État romain
World. Cambridge CUP 2007.
Les cultivateurs pouvaient ainsi produire jusqu’à passa d’une forme socialement ouverte à une autre
• P. GARNSEY et R. SALLER,
5 fois plus de calories par hectare. De plus, puisqu’elles L’Empire romain. Économie,
renfermée sur elle-même. Et, pour citer les écono-
correspondaient souvent à des produits plus chers société et culture, mistes Daron Acemoglu et James Robinson, « c’est
que les simples céréales, ils pouvaient en retirer plus La Découverte, 2001. ainsi que les nations échouent »...n

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 75


LES THERMES étaient l’un
des plaisirs les plus appréciés
des Romains. Toute la population
fréquentait ces établissements.

Shutterstock.com/Bill Perry

LE PEUPLE, ENTRE
PLAISIRS ET PRÉCARITÉ
Combien y avait-il de Romains pendant l’Empire : 4 ou 15 millions ?
La question divise, mais une chose est sûre, ils étaient nombreux,
et les esclaves représentaient une large part de la population. Au quotidien,
ce peuple buvait beaucoup de vin, fréquentait les prostituées, se plaignait
aux dieux de sexes malades et... subissait de terribles épidémies.
LA RECETTE ROMAINE DU VIN. Versez le raisin dans un fouloir
(à gauche), d’où le moût s’écoule dans une cuve en contrebas.
Placez ensuite les grappes sous le pressoir (en haut) et
ceinturez-les d’une grosse corde. Manœuvrez le levier du
pressoir à l’aide d’un treuil. Le moût s’écoule alors sur la
dalle du pressoir et dans une seconde cuve. Une fois qu’il a
décanté, placez-le dans des jarres enterrées jusqu’au col,
disposées en rangées dans un cellier (au premier plan). Enfin,
transvasez le vin dans des amphores, puis faites-le vieillir.

78
❙ ❚ ■ VIN

Du vin pour tous


Puissants ou misérables, tous les Romains buvaient du vin. Les élites se
régalaient de millésimes exceptionnels, la plèbe et les esclaves s’enivraient
du tout-venant pour oublier leur condition. Grâce aux témoignages
de l’époque, nous avons redonné vie aux vins romains. À votre santé !

L
Jean-Pierre BRUN, es auteurs antiques l’ont maintes fois souligné, employés dans les domaines agricoles, l’un d’eux
est archéologue et au ier siècle avant notre ère, les Gaulois avaient révélant même l’intérieur d’un chai. Enfin, dans le
spécialiste de l’histoire un faible prononcé pour le vin. Les millions de bassin méditerranéen, plusieurs centaines de sites
des techniques. Il dirige tessons d’amphores retrouvés sur les sites d’habitat archéologiques ont aidé à restituer les conditions
actuellement des recherches
à Pompéi et à Cumes.
le confirment. Ce n’était pas les seuls ! À Rome, matérielles dans lesquelles le vin était produit.
où la population disposait d’un pouvoir d’achat Mieux, en reconstituant une cave romaine, chez
supérieur à celui des provinces, on consommait un vigneron du Gard, nous avons mis à l’épreuve le
aussi beaucoup de vin, quelle que soit la catégorie savoir-faire des viticulteurs romains. Pour retrouver
sociale, du plus haut au plus bas de l’échelle. les saveurs des vins antiques, l’idéal est de les goûter !
Mais à quoi ressemblait la carte des vins ?
Pour répondre, nous disposons de Enivrer la plèbe
trois sources : des textes, des repré- Qui buvait quoi ? Dans la Rome antique, nous
sentations iconographiques et des l’avons dit, tout le monde boit du vin. Au quoti-
vestiges archéologiques. La littérature dien, chez soi, il est le complément indispensable
antique comprend plusieurs ouvrages du pain. Dans les banquets, hommes et femmes
d’« agronomie », traitant entre autres de partagent la boisson pendant le repas (l’interdic-
viticulture et de vinification. Quelques tion ancienne faite aux femmes honorables de
bas-reliefs représentent des pressoirs boire du vin a été levée à la fin de la République,

L’ESSENTIEL
• Le vin était consommé
sans modération
par les Romains.
• Des élites aux esclaves,
chaque individu en buvait
plusieurs dizaines
de litres par an.
• Le vin venait d’Italie,
mais aussi de tout le
pourtour méditerranéen.
• L’auteur a reconstitué
les techniques antiques
et élaboré des vins.
• Ils ressemblaient aux
xérès, aux vins jaunes du
Jura, aux vins grecs...
• Des vins aromatisés
Delphine Bailly

étaient aussi prescrits en


tant que médicaments.

DOSSIER
DOSSIER N°88
N°88 // JUILLET-SEPTEMBRE
JUILLET-SEPTEMBRE 2015
2015 // ©
© POUR
POUR LA
LA SCIENCE
SCIENCE 79
a b

Jean-Pierre Brun
VUE AÉRIENNE de après la mort de Jules César en 44 avant notre ère, on se contentait d’écraser le raisin et de faire
l’installation vinicole de la ère). Les convives, allongés sur des lits, boivent fermenter le jus dans des jarres. Le développement
villa romaine des Toulons (a), diverses qualités de vin selon leur rang social. de la culture de la vigne accompagna l’essor des
à Rians, dans le Var. Dans
l’aile droite (b) se trouvaient Les plus distingués, installés près du maître de civilisations mésopotamienne, égyptienne, hittite,
les pressoirs et les cuves maison, consomment un millésime exceptionnel puis assyrienne. Progressivement, les procédés et
(à gauche) ainsi que le chai de vieux falerne (l’un des vins romains les plus installations vinicoles se perfectionnèrent.
(à droite), contenant plus prisés), tandis que les convives les plus humbles,
de 200 jarres enterrées. relégués sur des lits éloignés, doivent se contenter Une exploitation modèle
d’un vin de qualité médiocre, tel celui de Ligurie, À Rome, chaque propriété comprenait des
décrié pour son âpreté. vignobles et des installations vinicoles attenantes.
Le peuple s’avine dans les tavernes où se mêlent La vigne était rampante ou soutenue par des
des hommes libres, mais pauvres, des affranchis, piquets, voire des arbres. Elle était plantée en
des esclaves et des prostituées. Les débits de rangées, et parfois en quinconce à l’intérieur des
boisson, qui servent aussi des repas chauds, sont rangées ou en carrés, dans le cas des vignes sur
nombreux dans les villes (on en a dénombré arbre. Caton l’Ancien donne comme exemple une
plus de cent dans la partie dégagée de Pompéi). exploitation « modèle » s’étendant sur 25 hectares
Là, pour une somme modique, on boit du vin et occupant 16 personnes. Les vendanges avaient
local, tiré directement de la jarre, de l’outre ou du lieu assez tard pour que le raisin soit très mûr et
tonneau. Sur les murs d’une taverne de Pompéi, contienne beaucoup de sucre (les vins saturés en
on peut lire que le vin ordinaire est vendu un as, sucre risquaient moins de tourner en vinaigre). La
le supérieur deux as et le falerne quatre as. La mosaïque de Sousse, en Tunisie, indique que l’on
plèbe urbaine y trouve un réconfort permanent vendangeait en septembre, mais d’autres sources
au point que les scènes d’ivrognerie, les bagarres, montrent qu’on récoltait aussi en octobre.
voire les émeutes sont fréquentes. Les vendangeurs déversaient le raisin dans un
Dans son traité d’agriculture, Caton prévoit fouloir : une cuve maçonnée pourvue d’un déver-
d’octroyer chaque année 260 litres de vin à tout soir donnant dans une cuve de décantation. Dans
esclave enchaîné. La consommation des habitants des certains cas, on foulait directement sur une aire
grandes villes est probablement supérieure, l’admi- située à côté du pressoir, sur un pavement fait de
nistration veillant à ce que les denrées alimentaires, chaux et de briques concassées. Après le foulage,
dont le vin, soient toujours disponibles à bas prix. on plaçait les grappes sous le pressoir et on les
Le vin était exclusivement produit en Italie, ceinturait d’une grosse corde progressivement
mais ce n’était pas assez pour satisfaire la demande. déroulée. Le pressoir était constitué d’un tronc
Après la conquête du bassin méditerranéen, des d’arbre horizontal, encastré dans un mur ou dans
fermes vinicoles, ou villas, sont apparues dans des montants de bois. Différents dispositifs utili-
tout l’Empire. Les vignobles du pourtour médi- sant un treuil ou une vis permettaient de soulever
terranéen se sont étendus aux côtes tyrrhéniennes ou d’abaisser le tronc et de comprimer le marc.
et adriatiques, à la région de Barcelone, à la côte Les Romains cherchaient souvent à produire
de Narbonnaise et à la vallée du Rhône, au delta des vins blancs, tels le falerne et le cécube, et ils
égyptien, à la Turquie et à l’Algérie. séparaient, dès le foulage, le jus du marc. Mais
La fabrication du vin ne requiert pas d’équipe- certains clients réclamaient du vin rouge et
ment très élaboré. Aux origines de la viticulture, souvent d’ailleurs, à cause de la chaleur ambiante,
dans le Proche-Orient du ive millénaire avant notre la fermentation commençait dès le foulage : les

80 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ VIN

peaux coloraient alors le vin, donnant des rosés, des


clarets, voire des vins plus foncés. Le navire de la
Madrague de Giens, qui a coulé vers 65 avant notre
ère, était chargé d’amphores italiques contenant
un résidu de vin encore rouge destiné aux Gaulois.
En contrebas du fouloir et du pressoir, le moût
s’écoulait sous l’effet de la gravité dans des cuves
enduites de mortier fait de chaux et de tuiles pilées :
la plupart des peaux et des pépins tombaient au fond.
Des cuves, le moût était canalisé dans des rigoles
vers des jarres enterrées jusqu’au col et disposées
en rangées dans le cellier (voir la figure ci-contre).

Jean-Pierre Brun
Selon Caton l’Ancien, une exploitation modèle
devait être équipée de suffisamment de jarres pour
contenir cinq vendanges. Plusieurs domaines viti-
coles, notamment en Provence et en Languedoc,
possédaient des chais comprenant jusqu’à 200, concentrés », ou defrutum, que l’on obtenait CE CHAI À VIN de la villa
voire 300 jarres d’une contenance moyenne de étaient utilisés pour renforcer le degré alcoolique Regina (à Boscoreale,
1 500 litres chacune. et la teneur en sucre des vins. Ils étaient ajoutés en en Italie) a été enseveli
par l’éruption du Vésuve
Après la fermentation, qui durait quelques proportions variables au cours de la fermentation. en 79. Les jarres enterrées
jours, les jarres étaient bouchées, puis, lorsque le Les vins ainsi confits dans le sucre couraient sont fermées par un
vin était prêt à être vendu, on le puisait ou on le moins le risque de se transformer en vinaigre (en couvercle en terre cuite.
pompait pour le transvaser dans des amphores. l’absence de traitement au soufre, le sucre bloquait
Parfois, ces récipients étaient produits dans les la multiplication des bactéries acétiques). Toutefois,
domaines eux-mêmes, qui disposaient alors de ces vins épais et sucrés étaient peu agréables à boire
fours pour les cuire ; mais souvent les amphores purs. C’est pour cette raison que les Romains, à la
étaient achetées à des potiers. suite des Grecs, les diluaient dans l’eau.
Durant les trente dernières années, des centaines Les foudres et les tonneaux en bois furent
de villas ont été mises au jour dans le bassin médi- introduits dès le début de l’Empire et leur usage
terranéen, révélant certaines innovations dans les se répandit rapidement pour la conservation du
installations et les méthodes de vinification. On vin et pour son transport en Italie du Nord et
sait ainsi que les pressoirs à levier actionnés par des en Gaule non méditerranéenne. Les foudres et
câbles ont été progressivement remplacés par des les tonneaux ne sont apparus que plus tard en
pressoirs à vis à partir du ier siècle de notre ère. Dans Italie méridionale et en Narbonnaise. Les longs
le type le plus évolué, la vis servait non plus à la hangars, dont on a retrouvé les vestiges, devaient
manœuvre du levier, mais directement au pressurage abriter des foudres qui ont pourri sans laisser de
du marc. Soit le pressoir était logé dans un cadre traces. Ainsi, le moût était vinifié dans des foudres
de bois, soit il était ancré dans le sol (voir la figure tant en Aquitaine (à Cognac et à La Rochelle par
page suivante). Ces pressoirs présentaient l’avan- exemple) qu’en Germanie (autour de Trèves et
tage d’être faciles à construire, peu encombrants, dans le Palatinat), et probablement dans la vallée
transportables (lorsqu’ils étaient dans un cadre) du Rhône, en Bourgogne et dans la vallée de la
et relativement efficaces. Édifiés en bois, ils n’ont Loire. Ils étaient placés sur de petits socles qui les
généralement pas laissé de traces archéologiques, surélevaient et les calaient.
mais la fouille de la villa de Bapteste à Moncrabeau, Certains vins étaient vieillis de façon artificielle :
dans le Lot-et-Garonne, a révélé l’empreinte d’une on les faisait chauffer, pour accélérer leur madéri-
de ces presses parfaitement conservées sous une sation et leur donner un goût caractéristique des
mosaïque du Bas-Empire. vins vieux. On mettait les amphores au soleil, ou,
dans les régions plus froides, dans des chambres
Du vin confit, puis dilué enfumées situées au-dessus de fours ou de thermes.
En Italie et en Gaule, les fouilles ont révélé aussi Marseille s’était fait une spécialité de ces fumaria.
des installations destinées à concentrer le moût. Depuis quelques années, les archéologues ont
On le faisait réduire dans des chaudrons, à feu retrouvé, dans des chais antiques d’Aquitaine et
doux, en y ajoutant des coings, du fenugrec, de en Germanie, des installations de chauffage qui
l’iris et du jonc odorant. Lors des fouilles de la auraient servi à ce vieillissement artificiel.
villa de la Ramière à Aramon, dans le Gard, on a Après avoir étudié les textes, réinterprété l’ico-
dégagé une installation de chauffage, constituée de nographie et disséqué les vestiges archéologiques,
deux chaudières accolées au pressoir qui pourrait nous avons mis notre scénario à l’épreuve des faits.
avoir servi à cette cuisson du moût. Les « moûts Hervé Durand, propriétaire d’un domaine viticole,

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 81


selon un modèle décrit par Héron d’Alexandrie au

Jean-Pierre Brun
a
ier siècle de notre ère. Au cours du pressurage, on
place des planches dans l’ouverture supérieure de
la cage et des cales qui leur transmettent la pression
du levier. Lorsque le volume du marc diminue, la
cage est progressivement démontée. Ces éléments
ne sont pas jointifs, de sorte qu’ils retiennent le
marc, mais pas le moût. Ce dernier s’écoule sur les
côtés, puis sur la dalle du pressoir.
On manœuvre le levier à l’aide de câbles, soit
pour le relever, soit pour le tirer vers le bas, lorsque
son poids ne suffit plus. À mesure qu’il s’éloigne
de la position horizontale (lorsqu’on le tire vers le
bas), son efficacité diminue : on cale alors l’autre
extrémité du levier à un niveau inférieur (voir le
dispositif de réglage avec des planches sur la figure
page 78), et l’on reprend les opérations.
b c d Les cépages utilisés dans l’Antiquité n’étant
pas encore précisément identifiés, nous avons
choisi d’exploiter les raisins disponibles au Mas
des Tourelles. Le villard blanc utilisé a le double
avantage d’être résistant (on le cultive pratiquement
sans traitement) et de produire un vin léger, peu
aromatique, dont le goût neutre devait se prêter à
l’adjonction des plantes aromatiques préconisées
à Beaucaire, dans le Gard, André Tchernia, de LE PRESSOIR À LEVIER décrit par Columelle.
l’École des hautes études en sciences sociales, et par Caton a été reconstitué Grâce aux vinifications effectuées chaque année,
moi-même avons entrepris de construire une cave à Beaucaire, dans le Gard (a). nous avons retrouvé certaines caractéristiques des
Les grappes une fois foulées
et un pressoir romains et d’y appliquer les procédés sont placées dans une sorte vins antiques. Le jus de raisin fermente naturelle-
de vinification décrits par Columelle et Palladius. de caisse en bois ajourée, qui ment grâce à la présence de levures sur la peau des
Nous avons choisi de reconstruire le modèle laisse le moût s’écouler. La grains. La fermentation transforme le sucre contenu
décrit de façon assez précise par Caton, le plus partie supérieure de la caisse dans le fruit en alcool et en dioxyde de carbone, dont
courant au début de l’Empire. Notre pressoir est est démontée à mesure le dégagement fait bouillonner le liquide. Toutefois,
du pressurage. Différents
en chêne, avec des montants de bois verticaux de modèles de pressoir se sont le produit obtenu, le vin, est instable. Le contact
3,55 mètres de hauteur et un levier de 0,70 mètre succédé : ceux à contrepoids avec l’oxygène de l’air conduit à une multiplication
de diamètre et de 7,4 mètres de longueur. Ce de pierre (b) ont évolué des bactéries qui transforment l’alcool en vinaigre.
dernier exerce une pression de 15 tonnes. Le jusqu’au modèle à vis ancré De plus, le vin est sujet à diverses « maladies » qui
fouloir, parallèle au pressoir, est une dalle de béton dans le sol (d). Celui de lui donnent mauvais goût. Depuis le xviiie siècle,
Beaucaire, intermédiaire, est
de tuileau pourvue d’une goulotte. À l’extrémité mû par des treuils fixés entre on le protège par un traitement au soufre, mais
du fouloir et du pressoir, deux cuves ont été deux montants de bois (c). dans l’Antiquité, comment procédait-on ?
bâties pour recueillir le jus de goutte (résultant du Dès le début de la fermentation, on ajoutait
foulage) et le jus de presse (après passage dans le les ingrédients nécessaires à la bonne conservation
pressoir), respectivement de 44 et de 35 hectolitres. du vin. Nous l’avons évoqué, les anciens saturaient
Ces installations ont été copiées sur des modèles leur vin en alcool et en sucre, afin d’empêcher la
archéologiques. Onze jarres, d’une capacité de prolifération des bactéries acétiques. C’est pour-
50 hectolitres, ont été enfouies dans le sol. quoi, on cueillait les raisins très mûrs ou on les
faisait sécher au soleil pour en concentrer le jus et
Retrouver les goûts d’antan l’on ajoutait du defrutum. On traitait aussi les vins
Depuis 1995, chaque année, nous produisons du à la résine de divers arbres et à la poix (un goudron
vin avec ces installations. Le raisin est cueilli à la végétal obtenu par distillation de bois de résineux).
main afin que les grappes ne soient pas abîmées. Les Dotées d’un pouvoir antiseptique, ces substances
corbeilles sont apportées au chai et déversées dans le empêchaient le vin de se gâter. Elles donnaient
fouloir. Une équipe de quatre fouleurs en moyenne également une bonne odeur au vin, c’est-à-dire,
écrase les grappes avec les pieds. Pour contenir le le plus souvent, qu’elles masquaient l’odeur de la
marc pendant le pressurage, nous utilisons une cage piqûre acétique. La résine contenant de l’huile
de bois démontable (une variante du ceinturage du de térébenthine, soluble dans l’alcool, donnait
marc) en forme de cube, de un mètre de côté. Elle est au vin un goût caractéristique que l’on retrouve
faite d’éléments qui s’emboîtent les uns sur les autres aujourd’hui dans les retsinas grecques, et la poix

82 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ VIN

transmettait un goût de goudron fumé décrié Nos expériences au Mas des Tourelles nous ont
aujourd’hui, mais qui était apprécié des anciens. aidés à préciser le mode de vieillissement des vins
Aussi produisait-on des vins additionnés de poix, romains antiques. Tout d’abord, en poissant les
particulièrement en Narbonnaise. jarres, nous avons compris que, dans ses recom-
mandations, Columelle traite non du premier
Le vin est bon pour la santé poissage, mais du renouvellement que l’on doit
Toutes les jarres, amphores et cruches qui contenaient effectuer chaque année. Une fois cette opération
le vin étaient fabriquées en terre cuite, un matériau terminée, nous avons suivi le procédé de vinifica-
poreux : la seule façon de les rendre étanches était tion qu’il préconise : nous avons fait cuire du vin
d’enduire l’intérieur de poix. Le vin, même non pour obtenir du moût concentré, nous avons laissé
poissé à l’origine, en tirait donc ce goût particulier. fermenter le moût tiré de la cuve pendant deux
On ajoutait aussi du sel, souvent sous forme d’eau de jours, versé le concentré, laissé fermenter pendant
mer bouillie, en vertu de ses propriétés deux jours supplémentaires, ajouté
antiseptiques et de son rôle dans la du sel et du fenugrec et, à la fin de
clarification du vin (il fait précipiter les Les vins aromatisés tenaient la fermentation, du plâtre. Puis nous
impuretés). Un autre produit, le plâtre,
était fréquemment ajouté aux vins
une grande place dans la avons posé des couvercles sur les jarres
et attendu quelques semaines.
méditerranéens, notamment en Italie pharmacopée antique. Ils Par rapport à un vin témoin, où
et en Tunisie, pour leur donner de rien n’avait été ajouté, l’efficacité des
l’acidité. Du fait de l’extrême maturité faisaient office de remèdes ! ingrédients préconisés par Columelle
du raisin, le vin en manquait parfois. est indéniable, même s’ils ne suffisent
Enfin, l’addition d’épices, utilisées pour leurs pas toujours à éviter les « accidents ». Ainsi, la
effets antiseptique et aromatique, est signalée à chaptalisation par le defrutum, qui augmente à la
maintes reprises. Le fenugrec, par exemple, avait fois le degré alcoolique et la concentration en sucre,
peut-être un effet antiseptique en plus de son apport stabilise le produit. Avec les ajouts de Columelle,
aromatique (il conférait au vin un goût madérisé). on évite également l’oxydation brutale.
D’autres épices étaient plutôt destinées à relever Le goût du vin que nous avons obtenu se
le goût des vins ou à masquer leurs défauts : iris, rapproche de celui du vin jaune du Jura et du
jonc odorant, nard, myrrhe, souchet (une plante xérès. Il a des arômes de fruits secs et de noix, qui
semi-aquatique très parfumée). Parfois, l’addition livres caractérisent les vins « de voile ». Généralement,
de certains aromates transformait totalement le • M. POUX, J.-P. BRUN et quand un vin vieillit en tonneau, on remplace
M.-L. HERVÉ, La vigne et le
goût des vins au point d’en faire des vins spéciaux, vin dans les Trois Gaules,
régulièrement la « part des anges », c’est-à-dire ce
proches des apéritifs et des digestifs d’aujourd’hui, Gallia, n° 60(1), 2011. qui s’évapore, afin d’éviter que le vin ne soit en
souvent dotés de vertus médicinales. Pline en • J.-P. BRUN, Archéologie contact avec l’air. Au contraire, on n’ajoute jamais
dénombre 66 additionnés, d’asperge, de sarriette, du vin et de l’huile en de complément pour obtenir le vin jaune du Jura,
de roseau odorant, de myrrhe, de gentiane, de nard Gaule romaine, Paris, qui vieillit durant plus de six ans en tonneau (sans
Errance, 2005.
celtique, etc. Ces vins aromatisés tenaient une ajout) : il se forme à sa surface un épais voile blanc
grande place dans la pharmacopée antique. Le vin • J.-P. BRUN, Le vin et de levures mortes qui l’isole de l’air, d’où son nom
l’huile dans la Méditerranée
était assimilé à un fortifiant, souvent même à un antique : viticulture, de vin de voile.
remède, chacun ayant ses propres vertus curatives. oléiculture et procédés Les chimistes ont montré que la même molé-
Les jarres étaient vidées, en général, chaque de transformation, Paris, cule se forme par un processus biologique dans le
automne, pour y mettre le vin de la nouvelle Errance, 2003. vin jaune et par un processus physico-chimique
récolte, de sorte que le vin vieillissait en amphores. • J.-P. BRUN et dans le vin au goût de rancio. Or, cette molécule
F. LAUBENHEIME, La
En effet, les grands vins de l’Italie romaine ne viticulture antique en Gaule,
est présente dans le fenugrec. Ainsi, en préconisant
se buvaient que lorsqu’ils avaient atteint l’âge Gallia, n° 51, 2001. l’ajout de cet aromate, Columelle recherchait-il
de 10, 15 voire 20 ans pour le falerne et 25 ans • A. TCHERNIA et J.-P. BRUN, ce goût apprécié. Le voile, lorsqu’il se développe,
pour le sorrentin. Le vin romain antique, garantit une bonne conservation jusqu’à la mise
Certains vins étaient coupés avec d’autres : Grenoble, Glénat, 1999. en amphore, comme nous l’avons expérimenté.
lorsque les vins vieux devenaient trop amers, on Ainsi, les vins romains ressemblaient-ils, par
les utilisait pour accélérer le vieillissement des vins
articles certains côtés, d’une part, aux retsinas grecques et,
• A. TCHERNIA, L’archéologue
plus jeunes. En outre, les Romains recherchaient le et le viticulteur. Comment
d’autre part, aux vins liquoreux élevés au contact
goût de rancio que prennent les vins de liqueur en on a retrouvé le goût du vin de l’air, tel le banyuls, le xérès, ou encore le madère
vieillissant, tel le banuyls ou le xérès aujourd’hui. Il romain, L’Histoire, n° 241, et le rivesaltes. Ces vins étaient très différents de
apparaissait avec le temps dans les amphores, mais pp. 78-83, mars 2000. ceux qui sont les plus prisés aujourd’hui, tels les
les impatients ou les escrocs pouvaient donner à • A. TCHERNIA, La vinification vins de Bordeaux. D’ailleurs, fruits d’une autre
des Romains, Le vin
leur production un goût de vin vieux, soit en le des historiens, Suze-la-
civilisation, ils n’étaient pas jugés selon les mêmes
coupant avec un vin très vieux et très concentré, Rousse, Université du vin, critères : Cicéron n’aurait probablement pas aimé
soit en faisant chauffer les amphores. p. 65-73, 1990. le Château-Margaux.n

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 83


Rome, combien
de divisions ?
Les Romains étaient-ils 4 ou 15 millions à la fin du ier siècle avant
notre ère ? Vivaient-ils en majorité en Italie ou bien dans les
provinces ? La population a-t-elle augmenté ou diminué ?
Des réponses à ces questions en dépend une autre plus essentielle :
l’économie romaine était-elle en bonne santé ?

Elio LO CASCIO
est professeur d’histoire
romaine à l’Université
La Sapienza, à Rome, en Italie.

L’ESSENTIEL
• Le nombre d’habitants
dans l’Empire romain
fait débat.
• En effet, les chiffres
connus se réfèrent aux
citoyens, mais on ignore
quelle proportion
de l’ensemble
des habitants ils
représentaient.
• Pour comprendre les
résultats de différents
recensements, on doit
s’accorder sur ce qui a
été compté.
• Selon certains, la
population a diminué,
tandis que d’autres
pensent le contraire.
• La question est
d’importance, car la
croissance économique
dépend directement de
la démographie.

84
❙ ❚ ■ DÉMOGRAPHIE

E
n avril 2015, la Commission européenne a l’Empire romain du Russe Michel Rostovtzeff (1926)
publié une note dans laquelle elle s’inquiète et L’Économie antique de l’Americano-Britannique
du vieillissement démographique. Selon ce Moses Finley (1973), l’aspect démographique est
document, les pays riches auront du mal à retrouver absent. La situation a changé.
la croissance économique qu’ils connaissaient avant Depuis une trentaine d’années, on assiste à
la crise financière de 2008 en raison de la baisse de la une explosion des études sur la démographie
population en âge de travailler. Par exemple, celle-ci du monde antique et en particulier du monde
devrait diminuer de 9 % en Europe d’ici 2040. La romain. Dans une première phase, ces études
fiscalité et le financement de la protection sociale ont porté sur la structure et la dynamique des
en seront bouleversés. Démographie et économie populations anciennes. Elles étaient comparées à
sont intimement liées. Et pourtant, ces relations ont d’autres populations du passé, caractérisées elles
longtemps été oubliées par ceux qui s’intéressent à aussi par une forte mortalité, surtout périnatale
l’histoire économique... de l’Empire romain. et infantile, et par un fort taux de natalité. Ces
Pourquoi ? Parce qu’ils manquaient simplement caractéristiques se traduisent par une croissance
d’informations détaillées ! L’« absence de preuve » ROME, MÉGAPÔLE ANTIQUE. démographique modeste.
présumée devenant une « preuve de l’absence », ils La cité a abrité plusieurs Cet « Ancien Régime » démographique est suivi
mettaient entre parenthèses l’impact du facteur démo- centaines de milliers, voire d’une « transition démographique », une période
graphique sur l’évolution de l’économie romaine. De un million d’habitants. en deux temps. D’abord, le taux de mortalité
Elle était la plus grande
fait, dans les deux œuvres les plus influentes du siècle ville de l’Empire romain diminue drastiquement, en raison de l’amélio-
passé, celles qui ont dominé le débat sur la nature des et donc du monde au ration des conditions hygiéniques et sanitaires
économies antiques, l’Histoire économique et sociale de début de notre ère. et de la nourriture. Ensuite, un peu plus tard, le
taux de natalité décroît. Entre ces deux étapes,
les conditions d’une croissance démographique
plus forte sont réunies.
En l’absence de séries fiables de données sur les
recensements, on a utilisé, outre la documentation
comparative, les model life tables. Il s’agit de modé-
lisations mathématiques des populations stables,
c’est-à-dire celles dont les taux de mortalité et de
natalité restent constants. Ces populations sont
par conséquent caractérisées par un taux constant
de croissance ou de déclin, que l’on peut vérifier
par la stabilité des proportions des classes d’âge.

Une population invraisemblable


Grâce à ces comparaisons, on peut resserrer la
fourchette de données possibles des « statistiques de
vie » pour Rome et ses provinces. Par exemple, on
peut prouver que les données concernant le taux de
mortalité ou la structure par âge de la population
qu’on croit pouvoir déduire des inscriptions funé-
raires portant l’âge du défunt, sont invraisemblables,
voire impossibles, car ces données sont, pour un
certain nombre de raisons, désespérément biaisées.
Au cours des vingt dernières années, les pers-
pectives ont été élargies et l’intérêt des chercheurs
s’est tourné vers le problème peut-être le plus
épineux, et inévitablement le plus controversé, de
l’estimation des populations antiques et celle des
Romains en particulier. On a ainsi remis en cause
la reconstruction qu’en avait donnée l’Allemand
Karl Julius Beloch dès la fin du xixe siècle et qui
était restée pratiquement incontestée, notamment
après que ses grandes lignes furent réaffirmées par
shutterstock.com/Croato

Peter Brunt au début des années 1970.


La reconstruction de Beloch, puis celle de
Brunt, est fondée sur une interprétation particu-
lière du huitième chapitre de Res gestae divi Augusti

85
(le testament politique de l’empereur Auguste)
qui donne les chiffres des trois recensements des
cives Romani, soit les citoyens romains officiels de
l’Empire (voir Un empire d’inégalités, par N. Tran
page 40). Ces trois recensements ont été ordonnés
par Auguste en 28 et en 8 avant notre ère, puis en 14.
Lors de ces recensements, Auguste aurait intro-
duit une innovation importante par rapport à ceux
de la période républicaine. Alors que ces derniers
n’auraient compté que les citoyens romains adultes
de sexe masculin, les trois recensements augustéens
et ceux qui suivirent auraient pris aussi en compte
les femmes et les enfants. Disons d’emblée qu’il
n’y a aucune trace de cette innovation dans la
documentation. Pourquoi l’a-t-on supposée ? Pour
rendre plausibles les chiffres dont on dispose.
Musée du Louvre

Un bond en avant... ou en arrière ?


Entre le dernier recensement républicain connu,
celui de 70-69 avant notre ère, et le recensement de
28 avant notre ère, la population de citoyens serait OPÉRATION RECENSEMENT. romains établis dans les provinces formaient ou
passée de quelque 900 000 citoyens à 4 063 000 ! Sur ce bas-relief de l’autel non une proportion importante de l’ensemble
Selon Beloch et ses successeurs, ce bond démogra- de Domitius Ahenobarbus, du corps civique. De 90 à 88 avant notre ère, la
un employé assis enregistre
phique ne peut s’expliquer par la seule augmen- la déclaration d’un citoyen. « guerre sociale » opposa Rome à ses alliés italiques
tation du corps des citoyens romains par l’octroi À côté, d’une main sur qui réclamaient la citoyenneté romaine.
de la citoyenneté à un grand nombre de pérégrins l’épaule, le censeur La controverse n’est pas une simple querelle
(les hommes libres des provinces conquises par affecte un individu d’érudits. L’un des enjeux est de savoir si les citoyens
Rome), notamment ceux de la Cisalpine, la région à une centurie militaire. romains à l’époque d’Auguste étaient quatre à cinq
correspondant à peu près à la vallée du Pô. Ils ont millions ou bien trois fois plus. Un autre est de déter-
donc proposé que l’identité des personnes recensées miner si les deux derniers siècles de la République,
avait changé et que ce n’étaient plus seulement les ceux de la conquête de la Méditerranée par Rome,
mâles adultes qui étaient comptés. ont vu une croissance de la population ou un déclin
Toutefois, les opposants à cette théorie ont fait inexorable. Un troisième enfin est de définir si les
valoir que la solution proposée est invraisemblable. citoyens romains recensés en 70 puis en 28 avant
En effet, pour comparer les deux recensements, on notre ère étaient dans leur grande majorité domiciliés
doit diviser le résultat du second par 3 ou 4 pour dans la péninsule italienne ou, dans une mesure
obtenir le nombre présumé de mâles adultes. Dans ce croissante, dans les provinces.
cas, on constate une chute du nombre de citoyens au Les réponses à ces questions conditionnent
cours des quarante dernières années de la République la façon dont on a reconstruit les aspects les plus
romaine, ce qui est difficile à imaginer, car durant significatifs d’une période décisive de l’histoire
cette période, l’octroi de la citoyenneté a été élargi politique, sociale et économique de Rome, de l’Italie
à de nombreuses catégories de la population. En romaine et de son Empire. La controverse entre les
outre, la proposition de Beloch implique l’absence high counters et les low counters n’est toujours pas
d’accroissement démographique naturel. tranchée. Aucun consensus ne semble se dessiner,
Une autre explication a donc été avancée : le pour- quand bien même ces dernières années certains ont
centage des incensi, c’est-à-dire de ceux qui n’étaient soutenu une solution moyenne, le middle count.
pas recensés, se serait considérablement réduit entre Toutefois, ce différend a suscité des tentatives
70 et 28 avant notre ère suite à une réforme (attri- nouvelles et sophistiquées pour sortir de l’impasse
buée à César) des critères pour l’enregistrement des en prenant en compte la documentation archéolo-
citoyens. Cette nouvelle procédure aurait grandement gique, notamment celle des prospections de surface.
amélioré l’efficacité du recensement. Ce type de recherche a débordé du territoire
Nous devons également tenir compte du fait de l’Italie pour porter sur des régions où une telle
que ces enquêtes, aussi bien celles de l’époque enquête est d’autant plus nécessaire qu’on ne
républicaine que celle sous Auguste, se réfèrent aux dispose pas d’autres indicateurs sur la taille de la
civium capita (les citoyens) quel que soit leur lieu de population et son évolution. Mais les estimations
domicile. Il importe donc de déterminer si, outre de population des différentes régions de l’Empire
les habitants de l’Italie qui avaient tous obtenu la sont inévitablement fondées sur des comparaisons
citoyenneté après la « guerre sociale », les citoyens avec l’Italie, par exemple pour les densités. Déjà,

86 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ DÉMOGRAPHIE

avec Beloch, la population de l’Empire était restituée Quant au poids des épidémies dans l’évolution
sur la base d’une comparaison avec celle de l’Italie. à long terme de la population de l’Empire, les avis
Il proposait que la population totale de l’Empire à sont partagés. Les effets de la « peste antonine »,
l’époque d’Auguste soit de 54 millions d’individus. qui a touché la quasi-totalité de l’Empire durant
À certains égards, on procède encore de la même plus de vingt ans à partir de l’année 165, doivent
façon aujourd’hui, car la densité de population dans être relativisés, surtout lorsqu’on les compare avec
les régions de l’Empire ne peut être radicalement les ravages de la peste de Justinien, cette fois une
différente de celle de l’Italie du fait de conditions vraie peste bubonique, qui affecta périodiquement
environnementales similaires. Ainsi le choix d’un la Méditerranée et l’Europe méridionale pendant
high count ou d’un low count de la population de plus de cent vingt ans entre le vie et le viie siècle.
l’Italie a des conséquences sur l’évaluation de la
population de tout l’Empire. Les chiffres proposés Deux destins distincts
varient de 40 à 100 millions au début de l’Empire Dans tous les cas, quelle que soit la façon dont
ou au moment du pic de la population au iie siècle on interprète les indices, il semble assuré que
de notre ère, à la veille de la « peste antonine » (voir l’évolution démographique de l’Empire à partir
Rome, ville ouverte… aux épidémies, par D. Castex, du iiie siècle est caractérisée par un écart gran-
page 102) sous Marc-Aurèle et Commode. Le débat dissant entre deux ensembles dont les histoires
est encore vif. s’apprêtent à diverger (l’Empire
En revanche, tous les cher-
cheurs estiment que la population
La question n’est romain sera divisé en deux à la fin
du ive siècle) : tandis que la partie
a globalement crû au cours des pas pourquoi l’Empire romain occidentale de la Méditerranée voit
premiers siècles de l’Empire romain. sa population se réduire, la partie
Ils s’accordent aussi à dire que cet a disparu, mais pourquoi orientale, et en particulier la Syrie et
accroissement fut plus prononcé
dans la partie occidentale de l’Em- il a duré si longtemps. la Palestine, enregistre une augmen-
tation démographique continue.
pire, la moins peuplée à l’origine. En parallèle, le taux d’urbanisation
Une autre conclusion consensuelle concerne le taux diminue en Occident bien que les centres urbains
d’urbanisation. On compte au moins 2 000 villes, les plus importants subsistent.
c’est-à-dire des centres urbains qui ont le statut de Rome aussi résiste bien jusqu’au sac d’Alaric
la ville, et nombre d’entre elles ont une population en 410 et dans une certaine mesure jusqu’au sac
supérieure à 100 000 habitants. Ces villes, telles des Vandales en 455. Toutefois, dans la seconde
Alexandrie, Antioche, Carthage et bien sûr Rome, moitié du v e siècle, puis au cours du vi e, la
étaient donc des « mégapoles ». population s’effondre : elle passe de quelques
centaines de milliers de personnes à quelques
Une question de croissance dizaines. La fin de Rome comme mégapole est
Une discussion peut-être plus importante s’est emblématique de la fin de l’Empire (celui d’Occi-
ouverte récemment sur les évolutions démogra- dent) ainsi que de la fin de la seule période où le
phiques à long terme. Certains, dans une perspective bassin méditerranéen a été uni politiquement.
néomalthusienne, considèrent que la population Or cette période dura sept siècles !
croissante de l’Empire s’est approchée, au moins Cette longue période d’unité engendra une
dans certaines régions, de la carrying capacity (la prospérité extraordinaire. Ce qui pousse les
capacité d’un territoire à assurer la subsistance de la livres chercheurs à s’interroger sur la relation causale
population), de sorte que se seraient déclenchés les • S. HIN, The demography entre unité et prospérité. Dans cette réflexion, les
of Roman Italy. Population
« freins préventifs ». La population n’aurait donc pas dynamics in an ancient données démographiques jouent un rôle essentiel,
diminué drastiquement avant l’événement historique conquest society 201 bce-14 ce, puisque, en dehors du cas de l’Italie qui reste
considéré comme essentiel par certains, la « peste Cambridge, 2013. controversée, certaines régions de l’Empire ont
antonine » (en réalité une épidémie de variole). • K. J. BELOCH, Die Bevölkerung atteint des niveaux de population qui ne seront
À l’inverse, d’autres spécialistes, plus optimistes der griechisch-römischen Welt, retrouvés qu’au xixe voire au xxe siècle. C’est le cas
Leipzig, 1886.
quant aux performances de l’économie romaine, de l’Anatolie et de l’Afrique du Nord par exemple.
ont lié l’augmentation progressive de la population articles On peut ainsi affirmer que, dans la longue
à une croissance économique « intensive ». Celle-ci • G. KRON, The Augustan
histoire de la Méditerranée, peuplement et
correspond à une augmentation des biens par habitant census figures and the prospérité vont de pair. C’est essentiel pour
résultant de gains d’efficacité réalisés par une utilisation population of Italy, Athenaeum, comprendre la remarque de l’historien britan-
plus rationnelle des ressources et par une spécialisation vol. 93, pp. 441-495, 2005. nique Edward Gibbon, auteur de l’Histoire du
plus poussée de la production. Selon ces chercheurs, • E. LO CASCIO, The size of the déclin et de la chute de l’Empire romain : nous ne
Roman population : Beloch and
le taux d’« inégalité » de la répartition des revenus the meaning of the Augustan
devrions pas nous demander pourquoi l’Empire
n’était pas significativement plus élevé que celui des census figures, J. of Roman romain a disparu, mais comment il a été en
autres peuples antiques, et même plutôt inférieur. Studies vol. 84, pp. 23-40, 1994. mesure de subsister si longtemps. n

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 87


Chauds Latins
Les Romains, que l’on associe facilement aux orgies débridées, étaient aussi
pudiques : ils plaçaient la vertu civique et familiale au-dessus des voluptés de
la chair. C’était avant que la civilisation judéo-chrétienne n’impose ses tabous.
Aussi, en matière de plaisirs charnels, les idées des Romains, leurs désirs ou leurs
interdits semblent bien éloignés des nôtres. Démonstration avec quelques objets.
Merci au musée romain de Lausanne-Vidy, organisateur de l’exposition Chauds Latins.
Catalogue à voir ici : http://bit.ly/PLS-Chauds

UN GRIGRI PUISSANT
Le sexe masculin et sa force vitale
étaient parés de vertus protectrices.
Portés en talisman, notamment au
cou des enfants, le pénis en érection
et la main faisant un geste de péné-
tration éloignaient le mauvais œil.

Sauf mention contraire toutes les images sont créditées par le musée romain de Lausanne-Vidy/Arnaud Conne.

UNE CHIMÈRE
Cette créature hybride, entre
un chien et un phallus, était
intégrée dans le mur d’un
logis. Elle protégeait le lieu et
portait bonheur.

88 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ PORTFOLIO

VERGE ET VERGERS
Priape, le sexe toujours dressé,
était le dieu de la nature féconde.
Il protégeait les jardins, les vergers,
les récoltes...

TENIR LA CHANDELLE
Plusieurs exemples de lampes à huile,
accessoires nocturnes par excellence,
sont ornés de scènes érotiques. D’autres
se contentent d’un petit Amour ailé.

ATTOUCHEMENTS
Une femme nue et lascive
a été modelée à la surface
d’une poterie en terre cuite.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 89


shutterstock.com/Viacheslav Lopatin
À BONNE ENSEIGNE
Les phallus sculptés sur le mur d’un
établissement à Pompéi ne trompent
CANONS ROMAINS pas : c’était bien un bordel.
Vénus, la déesse de l’amour,
de la beauté et de la
séduction, était un modèle
de féminité. Les critères de
l’époque sont-ils semblables
à ceux d’aujourd’hui ?

AMOUR ENFLAMMÉ
Sur cette bague a été
gravé Vivas diu m(ihi),
c’est-à-dire « Puisses-tu
vivre longtemps à mes
côtés. »

90 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ PORTFOLIO

SE FAIRE BELLE LA TAILLE NE COMPTE PAS


Dans la société romaine où le plaisir du citoyen mâle À en croire les effigies antiques, la grosseur du sexe
prime, les femmes se paraient de parfums (ci-dessus masculin n’était pas un critère de séduction.
un flacon en forme d’oiseau) et de bijoux (ci-dessous, Une figure grotesque a ainsi un sexe énorme
des broches en laiton parfois émaillé) pour plaire et pendant (ci-dessus, à droite). Et le poids ? On
à ces messieurs. Cependant, rien ne devait être trop l’ignore, mais on pesait parfois les marchandises
ostentatoire. avec des sexes en bronze (ci-dessus, en haut).
©Fibbi-Aeppli, Grandson

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 91


L’omniprésente
prostitution
La prostitution était présente partout dans les villes romaines.
Bon marché, mais pratiqués dans des conditions sordides,
les services sexuels complétaient souvent l’offre des auberges
et des restaurants de la ville. Bienvenue dans un monde de débauche !

Karl-Wilhelm WEEBER
est professeur d’histoire
ancienne à l’Université
de Wuppertal, en Allemagne.
❙ ❚ ■ PROSTITUTION

D
ans la Satire vi, Juvénal raconte l’une des débauches de
L’ESSENTIEL Messaline : « Puis, cachant ses noirs cheveux sous une perruque
• La prostitution était blonde, elle entre dans le lupanar moite aux tentures usées,
courante dans les villes dans sa cellule vide, sa cellule à elle ! Alors, elle s’expose nue, les seins
de l’Empire romain. dans une résille d’or, sous une inscription qui lui donne le faux nom
• Acceptée par tous, elle de " Lycisca ". [...] Elle accueille avec des caresses celui qui se
protégeait les femmes présente et lui demande de l’argent. Et culbutée, allongée,
honorables : le recours à elle reçoit en elle les chocs de ses nombreux clients. » La cinquième
des prostituées n’était femme de l’empereur Claude, la mère de Néron, qui fut à l’origine
pas un adultère... de nombreux scandales, s’est-elle vraiment prostituée dans une
• La plupart des maison de passe de bas étage ?
maisons de passe Quelle que soit la réponse, la provocation du satiriste fonc-
étaient sordides, mais tionnait bien, car son auditoire imaginait aisément une situation
ornées de fresques aussi familière. Juvénal nous livre donc une description réaliste
aguicheuses. du déroulement d’une passe à l’époque romaine : protégée par
• La prostitution était un faux nom, la prostituée travaille nue, les seins serrés dans une
aussi pratiquée dans résille dorée et perçoit elle-même le prix de sa passe. À Pompéi,
les restaurants, les l’archéologie confirme ce témoignage et montre que le « plus vieux
tavernes... où les métier du monde » a d’abord été un métier d’esclaves, qui, dans
clients laissaient
de petites chambres isolées ou dans l’arrière-salle des restaurants,
parfois des graffitis
proposaient un complément sexuel aux repas quotidiens.
explicites.
• Les établissements Un lupanar restauré
proposant les services
Une visite de Pompéi s’achève en général par une visite du lupa-
de prostituées en
nar d’Africanus. La Soprintendenza, l’instance qui supervise les
faisaient de la publicité.
recherches, la conservation et le tourisme à Pompéi, a investi
plusieurs centaines de milliers d’euros pour restaurer l’endroit,
et tout particulièrement ses peintures érotiques. De fait, l’établis-
sement (quartier vii, bloc 12, entrées 18-20) est la seule maison
de prostitution antique bien identifiée. Il est situé à la croisée
de deux rues, où il offre deux entrées aux passants. Son atrium,
c’est-à-dire son vestibule, dessert cinq chambres, le lieu d’activité
des prostituées : elles ne renferment pour tout meuble que des
« divans » construits en maçonnerie et sont trop étroites pour
accueillir un autre meuble. Cinq autres chambres identiques, tout
aussi austères, se trouvent au premier étage. Une seule d’entre elles
LES FRESQUES ÉROTIQUES est dotée d’une fenêtre. Sous l’escalier sont installées des latrines.
des maisons de passe de Un aménagement d’une austérité peu engageante ! De fait,
Pompéi stimulaient les l’ambiance enfumée de l’établissement ainsi que l’intérieur étroit,
clients pendant qu’ils inconfortable et sentant le renfermé, étaient peu propices au
attendaient leur tour ou raffinement. Même si l’on imagine que les bancs de pierre étaient
montaient vers la chambre
de la prostituée. Ce qui recouverts de coussins et de couvertures, les chambres font plus
les attendait était plus penser à des débarras ou à des appentis qu’à des lieux consacrés
sordide que cette manifeste aux plaisirs érotiques.
complicité entre amants. Cette austérité ne s’explique pas par le caractère provincial
de Pompéi, mais caractérise de façon générale la prostitution à
l’époque romaine. Les auteurs qui, tels Juvénal, nous parlent de
la Lupanaria à Rome – le terme lupa, c’est-à-dire louve, était une
appellation grivoise pour désigner les prostituées – confirment
l’impression qui se dégage du lupanar d’Africanus. Ils jettent une
sombre lumière sur les conditions de travail dans les maisons
de passe romaines, dont celles de Pompéi. Il s’agissait de lieux
lugubres et nauséabonds, où les passes se succédaient toutes les
10 minutes. Les empreintes d’usures relevées sur certains bancs
© Mimmo Jodice/Corbis

montrent que la plupart des clients ne se donnaient pas la peine


de retirer leurs chaussures. Il est probable qu’une cruche d’eau
se trouvait dans chaque cellule, afin que la femme puisse se laver
sommairement avant de recevoir le client suivant.

93
Lycisca-Messaline prélevait d’emblée son voile soutenant les seins, et qu’elle ne prenait pas la
salaire. Dans les maisons pompéiennes, le paiement peine d’enlever. Aujourd’hui, les visiteurs viennent
se faisait sans doute directement aux prostituées, surtout pour voir ces images érotiques. Ces fresques
mais peut-être existait-il une sorte de caisse centrale ont toujours l’effet publicitaire voulu par le tenancier,
au milieu de l’atrium, que surveil- il y a plus de deux millénaires !
lait le tenancier. Une variante que
suggère la décoration plus riche du
La prostitution était Des chiffres nous aident à estimer
le caractère sordide de la prostitution
vestibule. L’entrée de chaque cellule une soupape de sécurité : à Pompéi. Ils sont nombreux dans les
de prostituée était surmontée d’une graffitis, et nous renseignent sur les
fresque, ce qui leur donnait une elle protégeait les femmes prix pratiqués. Celui d’une simple
touche un peu plus luxueuse. Ces passe était de 2 as, soit le prix de
peintures représentent des scènes honorables, mariées ou pas. deux pains ou de un demi-litre de
érotiques se déroulant sur un divan vin de qualité. Dans certains cas, la
capitonné et couvert de couvertures moelleuses. prostituée devait pour le même prix effectuer aussi
Sur ces images, les cellules sont décorées de guir- une fellation. Ensuite, le prix variait en fonction de
landes multicolores, et les « dames », adoptant des l’apparence de la prostituée et des désirs du client.
positions lascives, invitent leurs amants du regard. Certaines prostituées demandaient 4, voire 8 as.
Une certaine Attice demandait même 16 as, et
De la publicité mensongère Fortunata, qui portait bien son nom, 23 as. Même
Ces fresques faisaient miroiter des plaisirs érotiques un pareil prix était modeste si on le compare au
raffinés qui, en fait, étaient réservés par les prostituées gain d’un ouvrier employé à la journée : 16 as.
de luxe aux riches clients qui les faisaient venir dans Les prix élevés constituaient des exceptions,
leurs appartements. Ces représentations éloignées puisque le tarif de base de 2 as est mentionné dans
de la réalité donnaient au client l’illusion de profiter 16 des 28 graffitis donnant le prix des amours
des mêmes plaisirs que la classe supérieure. Cette vénales. La « gentille Grecque Eutychis », ou
illusion disparaissait sans doute dès qu’il soulevait encore la « suceuse Lahis » qui sont évoquées sur
le rideau, posait son regard sur la misérable cellule. ces graffitis se prostituaient donc certainement
Pour l’émoustiller quand même, la prostituée se pour ce prix-là.
présentait, soit nue, soit seulement recouverte d’un Comment expliquer des prix aussi bas ? Pour le
comprendre, il faut d’abord réaliser qu’à Pompéi,
comme dans les autres villes romaines, la prostitu-
tion était omniprésente. Elle avait la fonction d’une
soupape de sécurité, dont l’existence protégeait les
femmes honorables, mariées ou pas. Cette fonction
était reconnue par la société. Aussi, les Romains
ne trouvaient pas gênant d’être vus à l’entrée ou
à la sortie d’une maison de passe. Selon la loi, un
rapport avec une prostituée n’était pas un adultère
puisque, pour les Romains, une telle femme n’avait
pas d’honneur. Par ailleurs, les esclaves fournis-
saient un stock inépuisable de jeunes filles et de
femmes. Les esclaves affranchies, qui n’avaient rien
connu d’autre, restaient souvent dans ce milieu
qu’elles connaissaient, même après avoir changé
de statut. La plupart des prostituées venaient des
couches sociales les plus basses. Il arrivait toutefois
que des femmes libres vendent leurs corps dans
des lupanars afin de gagner leur vie.
Ainsi, dans la société romaine, à une forte
demande répondait une offre de services plus
grande encore, ce qui maintenait les prix bas. Les
LES FAST-FOODS ROMAINS services d’une prostituée restaient donc accessibles
(ici à Pompéi) soignaient aux petits salaires et aux esclaves ne disposant que
leur clientèle. La population d’un peu d’argent de poche.
laborieuse y mangeait Quelles étaient les répercussions de ces plaisirs
Shutterstock.com/khd

et, si affinités, pouvait


également s’offrir les faciles sur la santé de la population ? Généralement,
services de prostituées, on associe une prostitution généralisée à de
voire ceux des serveuses. fréquentes maladies vénériennes. Ce fut aussi

Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


shutterstock.com/ Boris Stroujko ❙ ❚ ■ PROSTITUTION

l’opinion de Julius Rosenbaum, qui, en 1839, CETTE FRESQUE ÉROTIQUE les villes romaines comme à Pompéi, il existait
écrivit un ouvrage remarqué sur ce sujet : Les Fléaux émoustillait les clients aussi des tabernae (auberges), cauponae (bistrots)
du désir pendant l’Antiquité. Depuis, les idées ont des bordels il y a deux et autres popinae (fast-foods) sans prostituées.
mille ans, à Pompéi.
évolué : si des affections inoffensives, tel l’herpès Dès lors, comment distinguer aujourd’hui
génital, sont bien documentées, nous n’avons les établissements avec prostituées et les établis-
aucune preuve que les deux principales maladies sements sans ? À Pompéi, où l’on dénombre des
vénériennes contemporaines, la blennorragie et la dizaines de restaurants, la tâche n’est pas simple.
syphilis, sévissaient. L’étude de milliers de sque- Les archéologues disposent essentiellement de
lettes n’a pour le moment apporté aucune preuve deux types d’indices : la présence de nombreux
de l’existence de l’une de ces deux maladies. Un graffitis obscènes, tels ceux qui ornent le lupanar
graffiti trouvé à proximité d’un lupanar – distillatio d’Africanus, d’une part, et les symboles sexuels
me tenet, c’est-à-dire « La goutte me tient » – peut explicites, telles les représentations de pénis, d’autre
à la rigueur s’interpréter comme un indice de part. Il est probable que certains tenanciers se
l’existence de la blennorragie, mais il pourrait soient servi de la stimulation déclenchée par de
aussi bien s’agir d’un rhume ! tels symboles pour attirer les clients.
Les graffitis étaient également laissés par des
Bienvenue clients, qui y précisaient les prix et les spécialités des
à l’auberge aguicheuse filles. Un certain Scordopodornicus, par exemple,
Parmi les loci inhonesti « les lieux infâmes », on se réjouit d’avoir « bien baisé ici », tandis qu’un
comptait notamment les tavernes, les restaurants autre se vante d’avoir « beaucoup baisé ». Rien
rapides et les petits hôtels. Toutes les activités que dans le lupanar d’Africanus, pas moins de
de restauration et d’hôtellerie étaient plus ou 120 déclarations de ce genre ont été conservées.
moins associées à la prostitution (voir la figure Grâce aux graffitis, les archéologues de Pompéi
page ci-contre). Ainsi, l’offre d’une salax taberna, sont certains qu’en au moins trois endroits – la
Shutterstock.com/ppl

littéralement « auberge aguicheuse », compor- maison vii 9, 33, nommée aujourd’hui « maison
tait son lot de servantes dociles, ou, du moins, du roi de Prusse », la maison vi 10, 1 et le café
rendues dociles par le tenancier. « Nombreux de Lucieus Numisius ou vii 7, 18 – une activité
sont ceux qui, sous le couvert d’un débit de de prostitution complétait l’activité normale de
CE PÉNIS EN ÉRECTION
boisson, emploient des femmes qui se pros- indique un établissement restauration ou de débit de boisson. Dans ces
tituent », constatait laconiquement le juriste qui ne proposait pas endroits, on pouvait aussi bien se payer un verre
Domitius Ulpian. Bien entendu, dans toutes que des boissons... et un repas qu’une femme.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 95


Viviane Siffert, Univ. de Genève
Que nous apprennent les graffitis érotiques ? LES PLAISIRS DU VIN et supposé que Pompéi avait compté 50 maisons
Tout d’abord que, comme aujourd’hui, la plupart ceux de l’amour étaient de passe, on pense aujourd’hui que leur nombre
des prostituées utilisaient des pseudonymes, tels associés chez les Anciens. n’a pas dépassé les 20.
Ci-dessus, l’une des
Optata (désirée), Spes ou Helpis (espérance), peintures des thermes La plupart n’étaient que de petites entreprises
Fortunata, Felicia, Faustilla (la bienheureuse), suburbains de Pompéi de prostitution, avec le plus souvent une seule
Victoria ou encore Vica (en grec, la victoire). montre un des participants cellae meretricia (cellule de passe). Qu’elles aient
D’autres étaient nommées par leurs clients Fellatrix à une orgie en train de se été construites exprès ou obtenues en réaména-
(qui pratique la fellation), Extaliosa (beau derrière), verser une coupe de vin. geant un local, ces cellules se reconnaissaient à
Pamhira (l’assoiffée), ou encore Callidrome (jolie leur entrée séparée de celle de la maison prin-
démarche). L’une des plus prometteuses à en croire cipale dont elles faisaient partie, mais dont les
les graffitis était Panta, une prostituée qui proposait habitants ne voulaient pas croiser les clients
toutes les prestations. D’autres graffitis décrivent qui attendaient leur tour dans le couloir. Elles
des scènes de sexe, dont certaines en groupes. sont en général trop petites pour contenir autre
chose qu’un lit de pierre. De 1,60 à 1,70 mètre
Une prostitution homosexuelle ? de longueur pour une largeur de 80 centimètres,
Dans les vestiaires des Thermae Suburbanae, on a ces emplacements de lit occupaient toute la
aussi découvert de nombreuses peintures obscènes longueur du plus long mur de la cellule. Environ
aux motifs variés et notamment homosexuels. une dizaine de ces « minuscules lupanars » sont
Cela signifie-t-il que des prostitués des deux sexes connus à Pompéi, répartis dans toute la ville. À
proposaient leurs services dans l’établissement Pompéi ou à Rome, il n’existait pas de quartiers
sous la direction des maîtres de bains ? La ques- où se regroupaient les prostituées.
tion n’est pas tranchée, car ces peintures peuvent Si les archéologues ont aujourd’hui du mal à
n’avoir été qu’une simple décoration. Pendant retrouver les lupanars antiques, leurs clients, eux,
l’Antiquité, les motifs sexuels ne se rencontraient les repéraient facilement. Pendant la journée, les
pas seulement dans la sphère de la prostitution, prostituées habillées de vêtements provocants se
mais aussi sur des objets de la vie quotidienne, tenaient debout ou assises devant leur cellule ou
tels des lampes, des vases ou des bijoux. Les objets partaient flâner et racoler dans les lieux fréquentés,
évoquant des scènes érotiques étaient présents tels les thermes ou les théâtres.
dans toutes les demeures et n’étaient pas réservés Les maisons de passe et les cafés propo-
à la chambre à coucher. livres sant des services supplémentaires se faisaient
Depuis que l’on a compris cela, les spécialistes • P. VEYNE et L. JERPHAGNON, connaître par des pancartes publicitaires expli-
de l’Antiquité sont devenus bien plus prudents Sexe et pouvoir à Rome, cites, telle cette représentation d’un phallus
dans leurs appréciations de l’usage de pièces Tallandier, 2005. flanqué de l’inscription Hoc habitat felicitas,
ornées de peintures érotiques. La présence de • J. CLARKE, Le Sexe à Rome, c’est-à-dire « Le bonheur réside ici », ou ce pénis
La Martinière, 2004.
fresques érotiques au mur n’implique plus ailé peint sur un mur. Pendant la nuit, des lampes
• Ph. MOREAU, Corps romains,
nécessairement que l’on a affaire à un repaire Éd. Jérome Millon, 2002.
guidaient les clients, non pas au moyen d’une
du vice ou à un lupanar, ce qui a aussi relativisé • J.-N. ROBERT, Éros romain :
lumière rouge, mais par un réalisme dépourvu
la réputation de ville de tous les péchés qu’était Sexe et morale dans l’Ancienne de toute ambiguïté : elles reproduisaient un
celle de Pompéi. Alors que l’on a longtemps Rome, Pluriel, 1998. pénis en érection.n

96 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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Des sexes malades
et des dieux
Au ier siècle, dans un temple dédié, les dieux romains
étaient invoqués pour soigner les organes génitaux
déformés par la maladie. Des centaines de sculptures
à l’effigie des patients en témoignent : ces objets étaient
l’expression d’un vœu de guérison.

Marc DURAND
C
ardiologie, dermatologie, neurologie, pédia- Les dieux auxquels ce temple était consacré
était archéologue pour trie, allergologie... la liste des spécialités sont tous muets ; leurs statues se trouvaient dans
la ville de Senlis.
médicales reconnues par l’ordre des médecins la cella, et seule a été exhumée la statue d’une
Danielle GOUREVITCH est longue. On imagine qu’elle est née avec la femme enceinte, de 1,45 mètre de hauteur, sans
était directrice d’études médecine moderne, mais il n’en est rien. Dès le tête. Selon certains spécialistes, elle représente la
à l’ephe (histoire
de la médecine). début de notre ère, on distingue déjà des champs déesse égyptienne Isis romanisée, la divinité protec-
d’application pour les praticiens. La preuve : un trice des mères et des enfants. L’analyse chimique
temple antique au nord de Senlis (Augustomagus), a montré que la pierre de la statue provient des
à la limite de la forêt d’Halatte et aux confins de la carrières des environs et qu’elle a été sculptée par
commune d’Ognon dans l’Oise, était spécialisé au des artistes locaux ou itinérants, contrairement
ier siècle de notre ère dans la guérison des maladies aux hypothèses antérieures d’importation.
des organes génitaux.
L’ESSENTIEL Du temple, il ne reste aujourd’hui que les Du fruste au faste
• Dans l’Antiquité, des fondations. Une baisse de la démographie à la fin Les ex-voto se classent en quatre catégories :
temples où l’on venait du iiie siècle fait que les terres les moins fertiles de la animaux, enfants, femmes, hommes. Excepté
se faire « soigner » région retournèrent à la friche et que s’installèrent ceux des animaux, ils représentent presque tous
étaient spécialisés dans taillis, bois et, enfin, la forêt. Aussi, le temple a été des pathologies dont les ravages sont figurés plus
certaines catégories de détruit et recouvert par les arbres au tout début du ou moins adroitement. Les pèlerins, en quête
maladies. ve siècle, après avoir servi de carrière de pierres. d’une guérison ou d’un soulagement de leurs
• L’un de ces temples, Dans ces conditions, comment a-t-on identifié la maux, venaient au temple avec des offrandes et un
dans la forêt d’Halatte, spécialité de l’établissement ? Grâce à une série de ex-voto sculpté représentant la partie malade de
dans l’Oise, était statues ex-voto dont les organes génitaux externes leur corps. Les enfants en bas âge étaient emmail-
uniquement consacré sont incontestablement atteints. lotés (comme ce fut le cas jusqu’au xxe siècle). La
aux maladies des
Une première campagne de fouilles en 1873 facture des ex-voto va d’une élaboration soignée
organes génitaux.
et quatre autres de 1996 à 1999 ont mis au à des représentations rustiques, schématiques,
• Les patients sollicitaient jour 364 ex-voto dont 360 en pierre et 4 en voire caricaturales. Les gens aisés confiaient à des
une guérison des dieux alliage cuivreux. La sous-représentation de ces professionnels l’exécution de ces statuettes et il
grâce à des ex-voto : des
derniers s’explique par la récupération des statues existe, parmi les ex-voto d’Halatte, de très beaux
statuettes reproduisant
métalliques, au fil du temps, par les fondeurs de visages finement ciselés par des artistes (voir la
les affections.
métaux et, de nos jours, par les fouilleurs clan- figure b, page 100) ; les plus modestes sculptaient
• Plusieurs centaines destins munis de détecteurs. Les pèlerins avaient probablement eux-mêmes leurs ex-voto.
d’entre elles ont été peut-être déposé des ex-voto en bois, mais ces Une série tout à fait exceptionnelle dans le
retrouvées à Halatte,
objets ont tous disparu à cause de l’acidité du monde gallo-romain est constituée de statues
offrant ainsi une galerie
des maladies génitales
sol et des insectes xylophages, alors que le milieu d’hommes et de bébés dont les organes géni-
répandues au début de humide où les parasites du bois ne se développent taux externes sont incontestablement atteints.
notre ère. pas a permis leur conservation à Chamalières L’abondance de ces malades permet de supputer une
(Puy-de-Dôme) ou aux sources de la Seine. grande crainte dans la population. Ainsi, sur l’un

98 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


des ex-voto (voir la figure d, page 100), le pénis est
gonflé comme sur les statues de Smyrne (en Turquie)
et des historiens ont supposé une tumeur ou un
œdème, due à la filariose (une infection causée par
des vers parasites) ou une balanite à gonocoques
(une inflammation de la muqueuse du gland).
Un autre ex-voto est encore plus impressionnant
(voir la figure e, page 100) : un homme nu présente
un scrotum (l’enveloppe des testicules) aussi large
que sa cuisse et qui s’étire jusqu’aux genoux. La
tuméfaction occupe surtout la partie inférieure
des bourses et n’englobe pas les testicules qui sont
repoussés vers le haut, des deux côtés de la verge.
Hydrocèle (épanchement dans les bourses), vari-
cocèle (dilatation des veines des testicules), hernie
scrotale, œdème du scrotum ? Il serait difficile de le
dire sans un rapprochement frappant avec une autre
figurine smyrniote remarquable et avec une fresque
inattendue des thermes suburbains de Pompéi repré-
sentant un poète couronné au scrotum monstrueux
qui faut pencher en faveur de l’hydrocèle.

Soulevez votre tunique


Plusieurs ex-voto d’Halatte (voir les figures f, g et h,
page 100) représentent la partie inférieure d’un tronc
masculin : le sujet n’a pas le corps nu, mais il relève
sa tunique des deux mains pour rendre visibles ses
organes. Sur certaines statues, leur taille est à peu
près normale, sur d’autres, ils sont gonflés, pénis ou
scrotum, ou les deux. Une sculpture sur stèle (voir
la figure f, page 100) présente un scrotum énorme
qui fait presque disparaître le pénis.
Cette série à la tunique relevée évoque certaines
statues de bois des sources de la Seine ; contrai-
rement à ce que l’on a parfois écrit, le geste n’est
pas obscène, il est simplement efficace : on ne
prend jamais assez de précautions pour que la
divinité comprenne bien ce que veut le pèlerin.
Néanmoins, le schéma artistique adopté par le
sculpteur a pu s’inspirer de celui, fréquent aux
époques hellénistique et romaine, de Priape ou
d’Hermaphrodite se dévoilant, sese monstrans.
D’autres ex-voto d’Halatte présentent, juste
au-dessus du bourrelet formé par la tunique relevée,
une sorte de boule, que d’aucuns ont pris pour un
mystérieux cadeau à la divinité. Il n’en est rien, et on
ne doit pas songer non plus à une hernie. En effet,
la situation et la forme de ce globe correspondent
tout à fait à une vessie distendue : le médecin Galien
(iie siècle de notre ère) savait déjà qu’un gonflement
apparaissant au niveau de l’abdomen peut indiquer
une vessie trop pleine quand la miction est gênée
Musée d’art et d’archéologie/Senlis

UN HOMME AUX BOURSES HYPERTROPHIÉES s’est


présenté il y a 2 000 ans au temple d’Halatte, dans l’Oise.
Pour guérir, il y a déposé une statuette à son effigie
(un ex-voto). Le petit chien dans les bras témoigne
d’une offrande. Il a probablement été sacrifié.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 99


a c e g

Avec l’aimable autorisation de Marc Durand et du Musée d’art et d’archéologie de Senlis


d
h

ou complètement arrêtée (ce qui peut se produire Tentons un essai d’interprétation sur l’ex-voto
en cas d’adénome de la prostate, de calculs ou de de la page 99 : le pauvre homme représenté, avec
rétrécissement de l’urètre). son visage imberbe et pathétique, est assis jambes
écartées à cause de ses énormes organes génitaux.
Un scrotum Les bourses gonflées rendent les testicules invi-
en battant de cloche sibles ; le pénis lui-même est alourdi. Dans son
Un tel globe vésical est ainsi associé à un énorme giron, il tient un chien, animal qui joue un rôle
scrotum en battant de cloche sur d’autres ex-voto important dans les cultes sanitaires, et qui sert
(voir les figures g et h, ci-dessus). Pour souvent d’offrande de substitution.
voir une hernie, il faut revenir aux On imagine l’histoire du pauvre
sources de la Seine où un tronc Il s’agit de bien faire hère : atteint dans ses parties viriles,
masculin en bois présente une
hernie inguinale droite, de gros
comprendre à la divinité il vient sur le sanctuaire supplier la
divinité et apporter un cadeau pour
testicules ronds et un petit pénis. que les futurs parents forcer la bienveillance divine. Le petit
Un bébé, au moins, doit être chien est offert, peut-être sacrifié, dans
ajouté à cette troublante série : souhaitent un fils. l’idée que le dieu pourra se contenter
une statue de pierre (voir la figure i, de la vie de l’animal et renoncera
ci-dessus), qui a perdu tête et pieds, représente un à troubler celle du malade. Le malade, s’il est
enfant dans des langes. Une sorte de fenêtre a été satisfait, reviendra au sanctuaire pour remercier
ouverte dans le maillot pour montrer que c’est un le dieu : cette fois il offrira la statue de pierre,
garçon (nous ne connaissons pas de cas parallèle racontant le don du chien et immortalisant le
pour une fille) : il s’agit de bien faire comprendre souvenir de la maladie guérie.
à la divinité que les futurs parents souhaitent un De quelle maladie – assez répandue et assez
fils. Bien que la sculpture soit assez maladroite, crainte pour avoir conduit à une série d’ex-
on constate que, chez cet enfant aussi, les organes voto – peut-il s’agir ? La naïveté des images
génitaux sont gonflés avec, peut-être, une tumé- autorise l’icono-diagnostic, appuyé sur une vérité
faction vers le haut. L’enfant était malade ou ses morphologique perçue et présentée par l’artisan-
parents craignaient qu’il ne le fût. artiste ingénu, sans qu’elle soit conditionnée,

100 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


vers Samarobriva
(Amiens) vers Augusta Suessionum Structures
(Soissons) mises au jour
vers Caesaromagus OISE N
Structures
(Beauvais) Campilocus (Champlieu) mises au jour
puis démontées
Temple
d'Halatte Structures
annexes
(SENLIS) La Nonette Fossés
oppidum AUGUSTOMAGUS
Structures
vers non dégagées
Rotomagus vers Chemin
(Rouen) vers Lugdunum Lieu de culte 10 mètres
Lutetia (Lyon)
(Paris)

i j
EX-VOTO dénotant, pour la plupart, une pathologie des organes génitaux.
(a) Enfant emmailloté. (b) Visage de femme finement sculpté présentant une
maladie oculaire. (c) Femme enceinte schématisée. (d) Corps d’homme sculpté,
en ronde-bosse, cassé à la base de la poitrine. (e) Grande stèle cassée (il manque
une partie du thorax et la tête) représentant un corps d’homme nu, debout, les
bras le long du corps. (f) Ex-voto sur stèle représentant un homme relevant ses
vêtements pour montrer ses organes génitaux ; tête et bas des jambes cassés.
(g) Fragment d’ex-voto sur stèle où manquent le haut et le bas du corps d’un
homme relevant sa tunique. (h) Fragment d’ex-voto sur stèle, mutilé et dégradé par
l’érosion, représentant un pèlerin relevant sa tunique sur ses organes génitaux.
(i) Partie d’un ex-voto sculpté (il manque la tête et le bas du corps) représentant
un enfant dans ses langes ouverts pour montrer son sexe. (j) Corps de femme nue,
sculpté sans la tête et le bas des jambes, seins esquissés et pubis anormalement
développé. Ci-dessus, une carte indique l’emplacement du temple dans son
environnement antique et un plan rend compte de l’état actuel du temple.

transformée ou normalisée par un savoir médical. sanctuaires nous sont connues, nous constatons
L’hypothèse de l’hydrocèle s’impose ici avec ces que les femmes enceintes n’étaient pas autorisées à
scrotums gonflés dénotant un régime alimentaire y accoucher à cause de l’impureté qu’on attribuait
déficient, notamment en protéines. au sang et aux sanies (la matière purulente mêlée
Les maladies que les Anciens appelaient de sang qui s’écoule des plaies infectées).
« maladies des femmes » ne sont pas explicitement
représentées dans la série d’Halatte. Pourtant, il Seins en paires, ou non
arrive que les organes génitaux féminins externes À Halatte, on a retrouvé des restes périnataux
soient l’objet de plainte auprès des dieux de la dans les fossés limites, mais pas dans le temple
Gaule romaine, comme à Châtillon-sur-Seine ou même ; les femmes enceintes qui étaient inquiètes
à Dijon : triangle pubien isolé ou triangle pubien restaient à distance. Au temple même, venaient
très marqué sur un corps de femme grossièrement des femmes anxieuses, désireuses de devenir
ébauché. À Halatte, le corps d’une femme nue enceintes. Elles offraient des ex-voto qui les repré-
(voir la figure j, ci-dessus), dont la tête et le bas des livre sentaient ou qui évoquaient schématiquement le
jambes n’ont pas été sculptés, présente précisément • M. GRMEK et D. GOUREVITCH, désir de grossesse (voir la figure c, ci-dessus). Les
un triangle pubien très développé alors que les Les maladies dans l’art bébés de pierre, soigneusement emmaillotés, très
seins sont à peine esquissés. antique, Fayard, Paris, 1998. nombreux aux sources de la Seine, et de la taille
Et il était extrêmement fréquent dans le approximative d’un nouveau-né, témoignent
monde étrusco-romain que des utérus de formes
article probablement aussi de ce désir d’enfant. D’autres
• M. DURAND et al., Le temple
diverses soient offerts. On en connaît des milliers, gallo-romain de la forêt
femmes venaient au temple parce qu’elles souhai-
tous côtelés, probablement pour montrer qu’on d’Halatte (Oise), n° 18, Revue taient allaiter l’enfant qu’elles attendaient, ou
avait plus ou moins compris l’importance des archéologique de Picardie, qu’elles avaient déjà : on a découvert à Halatte
contractions dans l’expulsion de l’enfant au Amiens, 2000. 23 seins en paires ou représentés isolés.
moment de l’accouchement. Ces ex-voto sont des témoignages de la misère
Grossesse, accouchement, santé des bébés et internet humaine, de l’importance des maladies génitales
• Une salle du Musée d’art
allaitement constituent les motivations principales et d’archéologie de Senlis
de nos ancêtres et de leurs croyances en des lieux
des femmes se rendant en pèlerinage. Une remarque est consacrée aux ex-voto : de pèlerinages spécialisés où officiaient, pensaient-
cependant : chaque fois que les lois régissant les http://bit.ly/PLS-Ex-voto ils, les dieux romains qu’ils avaient adoptés.n

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 101


Rome, ville ouverte...
aux épidémies
La cité antique, surpeuplée, affronta des épidémies dévastatrices qui
décimèrent sa population. Ces épisodes ont-ils causé la chute de l’Empire ?
On l’ignore, mais une visite dans les catacombes révèle
comment était géré l’afflux de cadavres en grand nombre.

L
a ville de Rome connut à la période antique de plusieurs épidémies meurtrières survenues au
Dominique CASTEX une prospérité et un dynamisme économique, cours des premiers siècles de notre ère, des crises
et Sacha KACKI social et démographique hors du commun, qui s’imposent comme des repères chronologiques
sont respectivement qui la hissèrent au rang de cité la plus importante et historiques essentiels. Ainsi, l’épidémie de 189
directrice de recherche cnrs
et doctorant au Laboratoire d’Occident. Du milieu du iiie siècle avant notre ère aurait fait plus de 2 000 victimes par jour, à en
de la préhistoire à l’actuel : jusqu’au Haut-Empire, au iie siècle, la population croire l’historien grec Dion Cassius qui fut l’un
culture, environnement, passa de 250 000 à 750 000, voire à un million des rares auteurs à fournir une narration quasi
anthropologie (pacea,
umr 5199, cnrs et Université d’habitants. Rançon du succès, la ville éternelle contemporaine de l’épidémie. Cette estimation est
de Bordeaux), à Bordeaux. devint surpeuplée, ce qui a contraint les classes les débattue, mais elle montre le caractère massif de
plus démunies à vivre dans une grande promis- la mortalité durant certaines crises épidémiques.
cuité. Ces conditions favorisèrent la diffusion des
maladies au sein de la population et expliquent 24 000 cadavres empilés
au moins en partie le caractère récurrent des Le traitement funéraire des individus victimes
épidémies qui marquèrent durement la ville. d’épidémies est beaucoup moins bien connu. Les
Parmi ces épisodes, certains se distinguèrent par rares mentions textuelles dont nous disposons se
L’ESSENTIEL leur ampleur et leur virulence. rapportent majoritairement à la période républicaine :
• Rome a subi plusieurs C’est notamment le cas de la peste dite anto- les morts auraient parfois été jetés dans le Tibre ou,
épidémies, dont la peste nine, qui frappa l’Empire à la fin de la dynastie plus fréquemment, enterrés dans le fossé qui bordait
dite antonine qui, dit- des Antonins, durant les règnes de Marc Aurèle la muraille Servienne (une enceinte du ive siècle avant
on, fragilisa l’Empire. et de Commode, entre notre ère). Une découverte
• Dans les cas de morts
en masse, les cadavres
165 et 190. On dit
même, mais l’idée est La peste dite antonine, archéologique de la fin du
xixe siècle se fait d’ailleurs
n’étaient plus inhumés
dans des tombes
très discutée, qu’elle
fut un des facteurs
à la fin du siècle, iie l’écho de cette seconde
pratique.
individuelles. de la fin de l’Empire a peut-être contribué Les fouilles dans le
• La catacombe des romain ! Comment quartier de l’Esquilin, à
saints Pierre et les autorités romaines à la fin de l’Empire romain. l’est de Rome, avaient
Marcellin montre qu’ils faisaient-elles face à ces mis au jour un cimetière
étaient plutôt entassés crises où les cadavres affluaient ? Pour répondre, d’époque républicaine, ainsi qu’une partie de l’en-
dans des chambres
nous devons plonger dans les textes, mais aussi ceinte défensive. La muraille était bordée d’un fossé
sépulcrales.
dans les catacombes. de 100 pieds de large et 30 pieds de profondeur,
• Ce traitement collectif L’histoire de ces pics de mortalité liés à des qui s’est révélé être comblé de squelettes humains
n’empêchait pas les agents infectieux est plutôt bien documentée, sur toute sa hauteur, sur une portion mesurant
rites funéraires.
en particulier pour la période de la République. 106 pieds de long. Les archéologues ont estimé
• Les corps étaient De nombreuses sources rendent compte de crises qu’environ 24 000 cadavres y auraient été déposés.
© D. Gliksman/Inrap

enduits de plâtre et épidémiques, dont le nombre varie selon la période. Pour la période impériale, les informations sur
parfois accompagnés Les données sont moins nombreuses pour la la gestion des morts en masse sont notablement
d’objets précieux. période impériale, mais elles témoignent cependant plus rares. On sait que l’utilisation du fossé de la

102 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉPIDÉMIES

LA CATACOMBE des saints


Pierre et Marcellin, à Rome,
abrite des empilements de
squelettes. Leur examen
minutieux montre que ce
sont probablement ceux
de victimes d’épidémies.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 103


muraille Servienne a été progressivement régulée particularité de renfermer les ossements d’un grand
puis totalement interdite sous le règne d’Auguste nombre d’individus (voir la figure page précédente).
au ier siècle avant notre ère. Après une première intervention par une équipe
De nouveaux lieux d’inhumations ont donc dû italienne, qui avait démontré que les assemblages
être utilisés, mais quels furent-ils ? Les textes anciens osseux résultaient de dépôts de cadavres et non
restent muets et, jusqu’à récemment, l’archéologie d’os secs, plusieurs missions archéologiques se
n’avait apporté aucune réponse à cette question. sont succédé de 2005 à 2010, dans le cadre d’un
Pourtant, les interventions archéologiques sont partenariat entre diverses institutions (cnrs,
nombreuses dans la capitale italienne. Néanmoins, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine,
les fouilles menées depuis dix ans dans le secteur Comission pontificale pour l’archéologie sacrée,
central de la catacombe des saints Pierre et Marcellin Institut national de recherches archéologiques
offrent l’opportunité unique de discuter, sur la préventives et École française de Rome).
base de données archéologiques, de l’existence Ces interventions ont permis, d’une part, la
d’une ou plusieurs crises de mortalité de grande fouille exhaustive de deux petites salles et, d’autre
ampleur survenues à Rome entre les ier et iiie siècles. part, la fouille partielle de deux salles plus grandes.
Explorons les lieux. Les squelettes d’au moins 500 individus ont
déjà été dégagés. Dans les deux petites salles, les
L’ouverture des catacombes niveaux de corps étaient séparés par des couches
Cette catacombe, aussi nommée cimetière « aux de sédiments, à l’inverse des deux grandes où seuls
deux lauriers », est un réseau funéraire souterrain des restes squelettiques composent la séquence
qui fait partie des soixante catacombes recensées à stratigraphique.
Rome et dans ses environs. Elle est située le long Les éléments de datation disponibles, à savoir
de l’ancienne Via Labicana (actuelle rue Casilina), quelques vestiges mobiliers et monétaires, ainsi que
à environ trois kilomètres au sud-est de la cité plusieurs analyses radiocarbones des ossements et
antique. Elle couvre trois hectares et rassemble des tissus, fixent l’utilisation funéraire des diffé-
4,5 kilomètres de galeries souterraines disposées rentes salles entre la fin du ier siècle et le premier
sur trois niveaux superposés. Elle aurait accueilli tiers du iiie siècle. Les dépôts de cadavres datent
entre 20 000 et 25 000 inhumations entre le dernier donc de la période impériale et sont antérieurs
tiers du iiie siècle et le début du ve siècle. à l’utilisation de la catacombe comme cimetière
En 2004, un effondrement dans le secteur communautaire chrétien.
central de la catacombe autorisa l’exploration
approfondie d’une zone jusqu’alors inacces- La dynamique
sible. Les espaces funéraires alors découverts se des dépôts de cadavres
distinguent de ceux du reste de la catacombe. En L’amoncellement d’un grand nombre de squelettes
effet, tandis que sa majeure partie correspond à en un même lieu peut traduire des inhumations en
des galeries rectilignes flanquées de loculi (des relation avec une crise de mortalité. Pour le montrer,
tombes individuelles simples), son secteur central on doit prouver que les cadavres ont été déposés
renferme plusieurs salles de dimensions variées, simultanément, et non accumulés sur le long terme
pour certaines interconnectées. Originales par leur dans un contexte de mortalité ordinaire. Cette
forme et leur disposition, elles avaient en outre la question fut l’objet de la première étape de l’analyse.

PLUSIEURS CADAVRES ont


© D. Gliksman/Inrap

été déposés simultanément.


La préservation de
l’intégrité des connexions
anatomiques en atteste.

104 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


Malgré un état de conservation médiocre
des ossements, les observations ostéologiques
ont mis en évidence que les juxtapositions et
les superpositions de corps n’ont pas altéré les
connexions anatomiques ni entraîné de pertur-
bation. Ces caractéristiques sont bien celles d’un
dépôt simultané ou quasi simultané d’individus
entretenant une proximité.

© R. Giuliani/Commission pontificale pour l’archéologie sacrée


L’analyse de la gestion des corps a par ailleurs
révélé que les individus ont été le plus souvent
déposés selon un agencement rigoureux, couchés
sur le dos, fréquemment côte à côte, parfois tête-
bêche. Les jeunes enfants remplissaient les espaces
libres entre les adultes. Cette gestion raisonnée
conforte l’hypothèse du dépôt simultané des corps
appartenant à un même niveau sans pour autant
révéler la relation chronologique entre individus
appartenant à des niveaux distincts.

Un volume trop important DES SOLDATS en tunique (voir la figure ci-dessus). Sur cette représentation
Pour affiner notre analyse de la dynamique des militaire gardent l’accès figurent en effet plusieurs personnages en tuniques
dépôts de corps, d’autres éléments ont été étudiés. à l’une des chambres militaires, ainsi que deux autres, plus grands, qui
funéraire de la catacombe
Une première question était de savoir si le nombre des saints Pierre et pourraient être les saints éponymes de la catacombe
important des sujets dans chaque tombe et la taille Marcellin. Ces saints sont (saint Pierre et saint Marcellin).
restreinte de ces salles étaient compatibles avec le peut-être aussi représentés. Dans l’iconographie des catacombes, ce type
scénario d’un dépôt simultané de la totalité des de représentation se retrouve souvent à proximité
corps. En d’autres termes, était-ce matériellement de la tombe d’un ou plusieurs martyrs chrétiens,
possible ? Une restitution tridimensionnelle des ce qui laissait envisager que les tombes mises au
niveaux de cadavres a clairement infirmé cette jour pussent être celles de martyrs. Cette hypo-
hypothèse : le volume cumulé des corps (avant thèse a toutefois été démentie par les résultats de
décomposition) excédait notablement l’espace l’étude anthropologique menée sur les restes des
disponible dans les salles sépulcrales. Tous les premiers 500 individus exhumés, une analyse qui
cadavres n’ont pas été déposés en une seule fois n’a révélé aucune lésion traumatique spécifique
(voir la figure ci-dessous). liée à des violences interhumaines.
Nous nous sommes aussi intéressés à l’évolu- En l’absence d’arguments paléopathologiques,
tion des dépôts, non plus en considérant chaque l’hypothèse d’une crise de mortalité de nature
squelette individuellement, mais en assimilant épidémique reste donc, à ce jour, la plus recevable.
les niveaux de cadavres à des entités stratigra-
phiques. Certains de ces niveaux ont un profil REDONNER CHAIR aux squelettes (a) de l’une b
de cuvette, tandis que des positions osseuses des chambres sépulcrales montre que les
cadavres n’y ont pas été déposés en une seule
vont à l’encontre des capacités physiologiques
fois : le volume corporel est trop important (b) !
de flexion des articulations. Ces anomalies (on
parle d’effets de sous-tirage) plaident pour une
décomposition synchrone des corps appartenant a
à plusieurs niveaux.
En fin de compte, la totalité des cadavres n’a
donc pas été déposée en une seule fois, mais des
dépôts simultanés ont bel et bien eu lieu dans
chacune des salles. Ces chambres sépulcrales
auraient donc été utilisées à plusieurs reprises
pour des inhumations de masse, à l’occasion de
plusieurs crises de mortalité.
La relation de l’ensemble sépulcral avec
plusieurs pics de mortalité étant établie, se posait
alors la question de la cause des décès. Une peinture
© G. Sachau-Carcel

murale du haut Moyen Âge scellant le couloir


d’accès à l’une des chambres semblait au premier
abord apporter quelques éléments de réponse

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 105


En effet, dans le cas d’épidémies fulgurantes, la
a
rapidité d’action des germes infectieux exclut le
développement de lésions osseuses.
Le nombre élevé de défunts suggère que la ou
les épidémies responsables des décès furent très
meurtrières. S’agit-il de la peste antonine, que les
historiens de la médecine pensent être une virulente
épidémie de variole ? La chronologie des sépultures
constituerait un argument en ce sens. Toutefois, les
premières analyses de paléobiochimie moléculaire
n’ont mis en évidence aucune séquence d’adn
d’un quelconque agent pathogène.
b Seules de nouvelles analyses permettraient
peut-être d’apporter une réponse définitive à la
question. Remarquons également que la cause
des décès n’est peut-être pas unique : ils peuvent
résulter de plusieurs épidémies successives ou bien
de l’association d’épidémies et de crises de mortalité
d’une autre nature. En attendant, l’examen des
sépultures a apporté un éclairage singulier sur
l’appareil funéraire accompagnant les défunts.

Or, ambre, encens et… plâtre


Des vestiges récurrents suggèrent que de
c nombreux corps furent enduits de plâtre de la
tête aux pieds, puis enveloppés dans des draps de
lin (voir la figure ci-contre). Certains tissus sont
particulièrement raffinés et parfois associés à des
fils d’or. Sur des squelettes ou dans le plâtre, on
a aussi mis au jour un grand nombre de fines
particules rouges : ce sont des fragments d’ambre
en provenance de la mer Baltique. Enfin, l’analyse
de résidus brunâtres a révélé la présence de deux
types de résines, de la sandaraque et de l’encens
en provenance du Yémen.
Plusieurs de ces matériaux, réputés rares et
d
chers, sont intrigants. Ils soulèvent quantité de
questions, à la fois sur les pratiques funéraires mises
en œuvre et sur les individus qui en ont bénéficié.
Les défunts, ou au moins une partie d’entre eux,
jouissaient probablement d’un statut social plutôt
élevé. Cette interprétation est confortée par les
rares vestiges mobiliers découverts, parmi lesquels
une paire de boucles d’oreilles en or ainsi qu’un
anneau en jais (du bois fossilisé).
Quelle est la raison de ce traitement funéraire
élaboré qui n’a aucun analogue à Rome durant la
e période antique ? Un lien avec la nature des décès
est possible, tout du moins en ce qui concerne
certaines de ses composantes. Les populations
INÉDIT À ROME,
le traitement funéraire antiques ne reconnaissaient aucune vertu prophy-
de la catacombe des lactique au plâtre, mais l’encens a pu jouer le rôle
saints Pierre et Marcellin de protecteur contre les maladies épidémiques.
impliquait des matériaux Les conceptions médicales de tradition
divers : du plâtre (a, détail hippocratique véhiculaient en effet l’idée qu’un
de la gangue entourant
Dominique Castex

un crâne), du tissu (b), air malodorant est dangereux, car pourvoyeur


de l’ambre (c), des fils de miasmes, et l’on tentait donc de s’en prému-
d’or (d) et de l’encens (e). nir en emplissant l’air d’odeurs plus agréables.

106 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


❙ ❚ ■ ÉPIDÉMIES

L’ambre est également reconnu pour sa valeur servi de façon récurrente à l’occasion de crises
prophylactique et pourrait donc avoir participé de mortalité successives. Ces pratiques n’ont
d’une même volonté. vraisemblablement pas été généralisées à toute
la population romaine et pourraient n’avoir été
Une pratique venue d’ailleurs ? utilisées que par certaines communautés spéci-
livre
• D. CASTEX et al. (eds),
Selon une seconde interprétation, ce traitement fiques, peut-être d’origine étrangère. Le regroupement des
funéraire complexe rendrait compte de l’identité Pour autant, cette catacombe n’est pas un cas morts. Genèse et diversité
des défunts. En effet, la cité romaine était cosmo- isolé. En 1910, l’archéologue italien Giuseppe archéologique, Ausonius et
polite, accueillant en son sein de nombreuses Wilpert avait mis au jour, dans la catacombe msha Ed., Coll. Thanat’Os, 2011.

communautés étrangères. Ces pratiques pourraient de saint Calixte, une séquence stratigraphique
alors témoigner d’une tradition funéraire propre à constituée d’une accumulation de squelettes
articles
• S. KACKI et al., Réévaluation
un groupe d’individus particulier. Cette hypothèse humains, similaire par son organisation et de même des arguments de simultanéité
est particulièrement recevable en ce qui concerne chronologie. À Rome, l’utilisation de chambres des dépôts de cadavres :
le plâtre, dont l’utilisation dans le rituel funéraire sépulcrales souterraines a donc pu constituer une l’exemple des sépultures
pourrait être originaire du nord de l’Afrique. De modalité de gestion des morts de masse relati- plurielles de la catacombe
des saints Pierre et Marcellin
fait, dans de nombreux sites en Tunisie et en vement fréquente durant la période impériale. (Rome), Bulletins et Mémoires
Algérie, un matériau blanc semblable à du plâtre Face à l’afflux de cadavres, on a enfoui les corps de la Société d’Anthropologie de
recouvrait les corps. Cette pratique funéraire ensemble plutôt que séparément. Paris, vol. 26, pp. 88-97, 2014.
a pu se diffuser dans le monde romain durant Reste à savoir, en supposant qu’il s’agit de la • G. SACHAU-CARCEL, From
l’époque impériale à la faveur de migrations de peste antonine, si elle a joué un rôle dans la chute field recording of plural burials
to 3D modelling. Evidence
populations. D’ailleurs, on retrouve cette pratique de l’Empire. Selon les travaux de plusieurs spécia- from the catacomb of Sts.
dans différents pays d’Europe. listes, la mortalité oscilla entre 7 et 33 % dans la Peter and Marcellinus, Italy,
L’étude de la catacombe des saints Pierre et population romaine. Dans la fourchette basse, le Anthropologie, Int. of Human
Marcellin rend compte d’un mode de gestion bilan est modéré et sans effet notable : les raisons Diversity and Evolution,
pp. 285-297, 2014.
des morts en masse jusqu’alors insoupçonné du déclin de l’Empire sont à chercher ailleurs. En
• R. DUNCAN-JONES, The
dans la Rome antique. Les victimes de crises de revanche, si c’est bien un tiers des Romains qui a impact of the Antonine plague,
mortalité importantes auraient été déposées dans disparu à cause de l’épidémie, nul doute qu’elle J. of Roman Archaeology,
des chambres souterraines, lesquelles auraient eut un impact décisif !n vol. 9, pp. 108-136, 1996.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 107


À LIRE EN PLUS ■ ❚ ❙

L’Empire romain Les bas-fonds


À son apogée, comment l’immense territoire de l’Antiquité
de l’Empire romain était-il contrôlé ? Les
exigences du gouvernement central ont- Voici la face cachée de l’Antiquité : cabarets,
elles stimulé la croissance économique ou tripots et lupanars, filles à matelots et petits
l’ont-elles mise en péril ? Comment étaient voyous, médiocres arnaqueurs et assassins
compensés les effets des inégalités sociales au petit pied, grands seigneurs débauchés qui
économiques ? Dans cet ouvrage devenu un titubent au matin après une nuit d’ivresse...
classique, les auteurs (professeur à l’Université Paul Veyne Dans son livre très documenté, l’auteure
de Cambridge pour l’un et à l’Université de (208 pages, nous emmène visiter l’envers du décor, en
Chicago pour l’autre) répondent. Il s’agit de 8,10 euros), l’occurrence un monde parfois stupéfiant où
la première introduction aussi complète à la Points Histoire, règnent les proxénètes et les courtisanes.
société, l’économie et la culture de l’Empire poche, 2007. Un regard cru et sans complexe sur
romain. Pour spécialistes et profanes. la réalité du passé.
Sexe et pouvoir à Rome
Selon Ovide, les Romains auraient célébré et
magnifié l’amour et la sexualité. Étaient-ils
vraiment aussi libres dans leurs mœurs et
dans leurs pensées que le laissent imaginer
leurs fresques, leurs poèmes érotiques, leurs
statues ? L’auteur, professeur honoraire au
Collège de France, nous donne de Rome
une tout autre image, celle d’une civilisation
pleine de tabous. Il aborde les questions de la
Peter Garnsey
politique et de la corruption, de l’avortement, Catherine Salles
et Richard Saller
de l’homosexualité, du suicide... Il en ressort (368 pages,
(366 pages,
une société paradoxale où coexistaient raffi- 9,15 euros),
13 euros),
nement et brutalité, vertu et violence... Payot, 2004.
La Découverte
Poche, 2001.

LE BEAU LIVRE
Les Romains
et le commerce Pompéi,
L‘auteur, un pionnier de l’archéologie l’Antiquité retrouvée
sous-marine, a contribué à l’émergence Jean-Marc Irollo (288 pages, 39,95 euros),
des amphores comme source de l’histoire Éditions Place des Victoires, 2013.
économique. Ici, il rassemble une douzaine
d’articles publiés depuis les années 1980 Revivez le quotidien des Pompéiens à la veille de
et qui décrivent en détail l’organisation du l’une des plus grandes catastrophes naturelles de
commerce chez les Romains, la navigation, l’humanité, l’éruption du Vésuve en 79. Enfoui et
les interventions du pouvoir impérial... Le oublié pendant des siècles, le site est redécouvert
recueil s’ouvre par un texte de synthèse au xviiie siècle : maisons et monuments surgissent
qui dessine les caractères originaux du de leur gangue volcanique, bien conservés.
commerce romain et traite de quelques Fresques, mosaïques, sculptures, objets sont alors
questions débattues : les rapports entre mis au jour en grand nombre. Présentés dans
propriétaires et commerçants, la condition ce beau livre abondamment illustré, ils éclairent
des marchands, l’étendue du marché et d’un jour nouveau les mœurs romaines.
l’imbrication privé/public... Un ouvrage pour
tous ceux qu’intéresse la vie économique.

André Tchernia
(439 pages,
30 euros), cnrs
cjb-ccj, 2011.

108 ROME, UNE CIVILISATION QUI SE PENSAIT ÉTERNELLE ©POUR LA SCIENCE


Rebondissements
»» p.110
Des actualités sur
des sujets abordés dans
les Dossiers précédents

Données à voir
»» p.114
Des informations
se comprennent mieux
lorsqu’elles sont mises
en images

Les incontournables
»» p.116
Des livres, des expositions,
des sites internet, des
applications, des podcasts…
à ne pas manquer

Rendez-vous
Spécimen
»» p.118
Un animal étonnant choisi
parmi ceux présentés sur
le blog Best of Bestioles

Art et science
»» p.120
Comment l’œil
d’un scientifique offre
un éclairage inédit
sur une œuvre d’art
RENDEZ-VOUS

Rebondissements
DOSSIER 87 ROBOTS

Les a priori des robots


U n article du Dossier n° 87 : Les
robots en quête d’humanité vantait
les exploits d’une machine développée
les mouvements permis par son anato-
mie (à raison de trois articulations pour
chacune de ces six pattes). Cette phase
résultat est impressionnant : malgré
une patte coupée en deux, le robot
trouve une façon efficace de boiter en
à l’Université Pierre-et-Marie-Curie, d’exploration, effectuée sur un ordina- deux minutes ! La même méthode a été
qui utilise l’évolution artificielle pour teur, conduit à la création d’une carte appliquée avec succès à un bras articulé
trouver par elle-même de nouvelles d’un espace où chaque comportement dont la tâche consiste à lâcher une balle
façons de marcher après un dommage. est associé à sa performance (en vert, dans une boîte.
À l’époque, il lui fallait quelque vingt orange et bleu sur la figure ci-dessous). Encore cantonnés au laboratoire,
minutes pour s’en sortir : aujourd’hui, Sur cette carte se dégagent environ des robots dotés d’une telle résilience,
ce temps d’adaptation a été ramené à 13 000 comportements cohérents. et donc plus autonomes, seraient utiles
deux minutes ! Un deuxième algorithme nommé pour aider des secouristes à la recherche
Le robot mis au point par l’équipe Intelligent Trial and Error (essai-erreur de survivants après une catastrophe.
d’Antoine Cully, de Jean-Baptiste Mouret intelligent) est mis en œuvre quand le Ils pourraient aussi explorer avec plus
et de Danesh Tarapore (upmc-Sorbonne robot est confronté à une panne, par d’efficacité des milieux hostiles, faisant
Universités/cnrs umr 7222), en colla- exemple une patte paralysée. La machine fi d’éventuels accidents.n
boration avec Jeff Clune (Université du passe alors en revue de façon optimisée  A. Cully et al., Nature,
Wyoming) est inspiré de la faculté des (c’est là qu’intervient l’algorithme) les vol. 521, pp. 503-507, 2015.
http://bit.ly/PLS-Rob
êtres vivants à s’adapter aux blessures : solutions précédentes pour identifier
par exemple, un chien amputé d’une patte un nouveau comportement efficace
peut encore jouer, sauter, courir… Plutôt compte tenu de son handicap. Antoine Le robot hexapode (a) et sa matrice
que de tout réapprendre en partant de Cully explique : « Le robot dispose d’a d’a priori (les carreaux dans la bulle),
zéro, l’animal utilise son intuition afin de priori à propos des différentes actions qui c’est-à-dire les performances asso-
choisir un comportement efficace parmi pourraient fonctionner et il commence ciées à chacun de ses comportements
quelques-uns à essayer. Le robot fait de par les tester. Chaque action qu’il possibles. En l’explorant après une
même ! De quelle façon ? essaie est comme une expérience qui panne, la machine trouve rapidement
Grâce à un couple d’algorithmes. confirme ou infirme ses hypothèses. un comportement efficace malgré son
D’abord, avec un nouveau type d’algo- Si une action ne fonctionne pas, l’algo- handicap. Un bras articulé chargé
rithme évolutionniste nommé map-Elites rithme élimine de manière intelligente de mettre des balles dans une boîte
inspiré de l’évolution darwinienne, le des catégories entières d’actions pour fonctionne de la même façon (b).
robot teste pendant plusieurs jours tous essayer des choses différentes. » Le

b
Antoine Cully/UPMC
Antoine Cully/UPMC & Jean-Baptiste Mouret/UPMC
Rebondissements

»»Des drones DOSSIER 86 GRANDS SINGES


aux ailes d’oiseaux
Le Dossier n° 87 : Les robots en quête Un nouveau plan pour les singes
d’humanité relatait la mise au point
de drones agiles et robustes. Des
chercheurs de l’Université Stanford
ont fait un pas de plus dans cette
L e Dossier n° 86 : Nos cousins les grands
singes s’en inquiétait : les populations
de gorilles de plaine de l’Ouest et de chim-
singes au cours des dix prochaines années.
Ils ont par exemple défini dix huit « paysages
prioritaires » à préserver pour espérer
direction en s’inspirant des ailes panzés d’Afrique centrale ne cessent de sauver les primates.
d’oiseaux et de chauves-souris. Le se réduire. Un récent document de l’uicn Ils constatent également que les aires
mécanisme mis au point à partir de (Union internationale pour la conservation protégées n’abritent que 21 % de la population
simulations inclut une petite char- de la nature) intitulé « Plan d’action régional des grands singes, ce qui souligne la nécessité
nière qui permet le repliement de l’aile pour la conservation des gorilles de plaine de de gérer et de préserver efficacement des
lors d’un contact avec un obstacle. l’Ouest et des chimpanzés d’Afrique centrale grandes superficies à l’extérieur des zones
De la sorte elle ne casse pas. Comme 2015–2025 » se fait encore plus alarmiste. protégées pour maintenir les populations. Ce
chez les animaux, elle se redéploie Les représentants des autorités en plan sera-t-il efficace ? Rendez-vous dans dix
tout de suite après de façon passive charge de la faune, les ong, des chercheurs... ans pour le savoir.n
uniquement grâce au battement. En se sont réunis pour évaluer les besoins en
 Le plan en pdf :
outre, le dispositif serait économe en matière de conservation de ces grands http://bit.ly/PLS-UICN
énergie, un atout important pour un
drone. En récupérant facilement après Les gorilles de plaine de l’Ouest Gorilla gorilla gorilla (a) et les chimpanzés d’Afrique centrale
un impact, l’« oiseau » mécanique, Pan troglodytes troglodytes (b) sont de plus en plus menacés. Peut-on encore les sauver ?
de 40 centimètres d’envergure, a b
pourrait traverser une forêt. Le
Pentagone est très intéressé…
A. Stowers et D. Lentink, Bioinspir. Biomim.,
vol. 10(2), 025001, 2015. http://bit.ly/PLS-Wings

»»Des ceintures
Ian Nichols

de glace sur Mars


WCS

Un article du Dossier n° 84 : Mars,


embarquement immédiat ! détaillait DOSSIER 85 CERN
les calottes glaciaires de la planète
rouge. Cependant, les glaces ne se
limitent pas nécessairement aux
Une désintégration rare
pôles. Nanna Bjørnholt Karlsson, de
l’institut Niels Bohr, à Copenhague, M ises à l’honneur dans le Dossier
n° 85 : Cent ans de particules, les
collaborations cms et lhcb du cern viennent
d’une désintégration encore plus rare, celle
du b0 (un cousin du b0s) en deux muons.
Dans les deux cas, les probabilités de
et ses collègues ont montré que
Mars est aussi entourée de ceintures encore de se distinguer. Elles ont détecté désintégration (à confirmer pour le b0) sont
une désintégration très rare du méson b0s en en accord avec le Modèle standard. Celui-ci
de glace aux latitudes moyennes,
deux muons, un événement qui se produit continue donc de résister aux tentatives de
et ce dans les deux hémisphères.
quatre fois par milliard de désintégrations ! le prendre en défaut afin d’ouvrir une porte
Ces glaciers, dissimulés par des
À partir des données recueillies par le vers une physique nouvelle. n
poussières, ont été mis en évidence
lhc qui ont permis cette mise en évidence, cms Collaboration & lhcb Collaboration, Nature,
par des radars embarqués sur des
les physiciens ont aussi repéré les indices vol. 522, pp. 68–72, 2015. http://bit.ly/PLS-CMSLHCb
satellites. Composés d’eau, et non de
dioxyde de carbone, ils représentent
un volume conséquent (150 milliards
de mètres cubes) : répartie sur toute Représentation de
la surface, cette eau tapisserait la deux événements
planète d’une couche de plus d’un candidats pour la
mètre d’épaisseur ! Un réservoir désintégration d’une
pour les futurs voyages sur Mars ? particule B0s en deux
muons dans le
© LHCb/CERN

N. B. Karlsson et al., Geophysical Research Letters,


vol. 42(828), pp. 2627–2633, 2015. détecteur lhcb
http://bit.ly/PLS-Karlsson

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 111


Rebondissements

Dossier 84 MARS »»Des singes alcooliques


Du bleu sur la planète rouge Le Dossier n° 87 : Nos cousins
les grands singes inventoriait de

M ars est longuement décrite dans le


Dossier n° 84 : Mars, embarquement
immédiat !. Ses paysages, son histoire, son
Sur Mars, seules subsistent dans l’hémis-
phère sud quelques rémanences locales
d’un champ magnétique ancien, mais elles
nombreuses caractéristiques que
l’on croyait réservées aux êtres
humains avant de les découvrir
atmosphère… Peut-on voir autre chose que suffisent à illuminer l’atmosphère riche en chez des primates. Une nouvelle
du rouge sur la planète… rouge ? Oui, du co2 de la planète. Quand vous irez sur Mars, vient de rejoindre la liste : l’attrait
bleu, sous la forme d’aurores polaires ! C’est pensez à lever les yeux…n pour l’alcool ! En effet, une équipe
ce qu’affirme une équipe internationale a observé en Guinée entre 1995
J. Lilensten et al., Planetary and Space Science,
(ipag - cnrs/Université Joseph Fourier, nasa, prépublication en ligne, 2015. et 2012 des chimpanzés se régaler
esa et Université Aalto en Finlande). Elle l’a http://bit.ly/PLS-aurores
d’une sève fermentée d’un palmier
montré grâce à des simulations numériques qui titrait jusqu’à 6,9 % d’éthanol.
et un simulateur d’aurores, la Planeterrella. En dix-sept ans, 51 beuveries ont
Les aurores polaires résultent de l’exci- été répertoriées. À l’aide de feuilles
tation (et de la désexcitation) des atomes qu’ils mâchent préalablement pour
et des molécules de l’atmosphère par des en faire une sorte d’éponge, ils
particules chargées d’origine solaire guidées en consommaient suffisamment
par le champ magnétique de la planète. pour atteindre un état d’ébriété
avancé : par exemple, certains, très
excités, sautaient d’arbre en arbre,
Une sphère (celle de la Planeterrella) d’autres devenaient agressifs. Le
simule une planète magnétisée mâle le plus enclin à la boisson a
avec une atmosphère de co2 participé à 14 apéros ! Les auteurs
et bombardée par du vent solaire. de l’étude en déduisent que
© D. Bernard

Des aurores bleues y apparaissent. l’ancêtre commun à l’être humain et


à ces singes ne dédaignait pas les
aliments contenant de l’éthanol.
K. Hockings et al., Royal Society Open
DOSSIER 87 ROBOTS Science, 150150, 2015. http://bit.ly/PLS-Hips

Une prothèse plus fluide »»Le lhc, saison 2


P lusieurs exemples de prothèses comman-
dées par la pensée étaient détaillés
dans le Dossier n° 87 : Les robots en quête
Dans le Dossier n° 85 : Cent ans
de particules, Frédérick Bordry
racontait comment, après plus de
d’humanité, mais la plupart souffrent de deux ans de maintenance, le lhc
quelques défauts. L’un d’eux est le fait que du cern allait redémarrer. C’est
le mouvement est saccadé. Une équipe désormais chose faite depuis le
de l’Institut de technologie de Californie a 3 juin ! Les faisceaux permettent
résolu le problème. aujourd’hui d’atteindre une énergie
Le plus souvent les électrodes sont de 13 TeV au point de collision (près
implantées dans les régions du cerveau qui du double de l’énergie acces-
contrôlent les mouvements. Cette fois, les sible lors de la première période
médecins ont choisi de les connecter aux d’exploitation). Les données
neurones des aires (dans le cortex pariétal commencent à être collectées pour
postérieur) où les décisions des gestes sont pousser durant les trois prochaines
prises. Des essais sur un patient tétraplégique années le Modèle standard dans
depuis dix ans ont été concluants.n
Spencer Kellis et Christian Klaes/Caltech

ses retranchements. À la clef, un


portrait plus précis du boson de
T. Aflalo et al., Science,
vol. 348, pp. 906-910, 2015. Higgs, mais peut-être aussi, qui sait,
http://bit.ly/PLS-Motor la nature de la matière noire et la
découverte de la supersymétrie.
Erik Sorto a contrôlé un
bras robotisé pour boire. Le communiqué du cern :
http://bit.ly/PLS-LHC-S2

112 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


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tweet home
Eric Fischer, artiste et développeur, a collecté pendant trois ans et demi
plus de six milliards de tweets géolocalisés. Il en a rendu visibles
environ 9 % sur une carte grâce aux outils de Mapbox Studio.
C’est l’occasion d’explorer un « monde de tweets » qui réserve quelques surprises.

À
l’échelle mondiale (a), les tweets se concentrent dans a
les grandes métropoles américaines (nord et sud Un monde de tweets
du continent), européennes et asiatiques. Ailleurs,
quelques points se distinguent, par exemple Lagos, au
Nigeria, La Mecque en Arabie Saoudite, l’agglomération de
Prétoria-Johannesburg en Afrique du Sud... En Europe (b),
l’Angleterre et les Pays-Bas apparaissent très connectés !
En zoomant sur Paris (c), on reconnaît les grands axes, les
deux bois qui flanquent la ville (on y tweete notablement
moins qu’ailleurs) et les centres touristiques. Parmi eux, le
château de Versailles (d) est très prisé. Dans la capitale, le
cimetière du Père-Lachaise (e) ne serait pas un lieu propice
à la navigation sur les réseaux sociaux, à l’inverse de la tour b
L’Europe en tweets
Eiffel (f), où les points lumineux sont très nombreux. Au
Louvre (g), trois points focalisent l’attention et les appareils
photos des smartphones : l’arc du Carrousel, la pyramide
et... La Joconde.
Lorsqu’il s’agit de quitter Paris, on peut tweetter dans le
taxi vers l’aéroport et surtout dans les terminaux où l’attente
est parfois longue (h). On peut aussi préférer le train, notam-
ment le tgv. Le bateau semble une option pour quelques-uns,
en témoignent les points verts sur la Seine (i).
À en croire les concentrations de tweets, les îles anglo-
normandes de Guernesey et Jersey (j) sont une autre desti- c
nation prisée. Pour le tourisme, ou pour des raisons moins Paris, ville lumière
avouables ? Dans ces îles, on tweete notablement plus qu’à
Cherbourg pourtant plus peuplée. La comparaison avec une
autre île, en l’occurrence Belle-Île (k) est révélatrice... Bois de Boulogne
Lorsqu’ils sont dans la région de Naples (l), les touristes
sont beaucoup plus nombreux à visiter Pompéi qu’à gravir le
Vésuve. Dans le Sud de la France, on tweete à Saint-Tropez
plus que dans les autres villages du golfe, Port Grimaud et Bois de Vincennes
Sainte-Maxime (m). Une histoire de chanson ? Château de Versailles
Vous pouvez explorer la carte ici : http://bit.ly/PLS-Tweet

114 ROME, UNE CIVILISATION QUI SE PENSAIT ÉTERNELLE © POUR LA SCIENCE


Données à voir
d i Ligne TGV
Le château de Versailles En train et en bateau

Le Vert de Maisons

Seine

e j
Les morts ne tweetent pas Lumières sur les paradis fiscaux

Cherbourg
Guernesey

Cimetière
du Père-Lachaise Jersey

f k
Pic de tweets sur la tour Eiffel Belle-Île-en-tweet

Tour Eiffel

g l
Le Louvre : sa pyramide et sa Joconde Tweets sous la cendre
Data from the Twitter streaming API, visualized by Eric Fischer at Mapbox. Base map © OpenStreetMap contributors and Mapbox

Vésuve
Pyramide
Arc du Carrousel

Pompéi

Joconde

h m
Un tweet à l’aéroport Tweets à Saint-Tropez

Sainte-Maxime

Aéroport Roissy-
Autoroute Charles-de-Gaulle Port-Grimaud

Saint-Tropez

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 115


À LIRE
Tout peut ments le système capitaliste fondé sur suscitent et les formes de diffusions
changer l’exploitation des ressources fossiles. qui les caractérisent.
Naomi Klein,
Est-ce irréversible et donc désespéré ? Les articles explorent les relations
(640 pages, 24,80 euros), Pas nécessairement, car Naomi Klein y entre hommes et virus dans les sys-
Actes Sud, 2015. voit un appel puissant à la mobilisation tèmes biologiques et informatiques. Par
et à la convergence des luttes. Selon exemple, Antonio Casilli s’intéresse aux
elle, seuls des mouvements sociaux liens entre imaginaire du corps, savoirs
d’envergure pourront sauver l’humanité. médicaux et conflictualité politique, en
Oubliez tout ce que vous croyez savoir L’alternative est simple : changer... revenant sur l’affaire de la « disquette
sur le réchauffement climatique. La ou disparaître. Sida », conçue en 1989 par le mystérieux
« vérité qui dérange » ne tient pas aux Docteur Popp dans un but de prévention
gaz à effet de serre, la voici : notre mais qui, une fois insérée dans un ordi-
modèle économique est en guerre contre nateur, en perturbait le fonctionnement.
la vie sur Terre.
Virus Nicolas Auray, quant à lui, remarque
Au-delà de la crise écologique, c’est N. Auray et F. Keck (dir.) que « virus », « vers géants » ou
une crise existentielle qui est en jeu, celle Revue Terrain, « machines zombies » ne se propagent
d’une humanité défendant à corps perdu n° 64, mars 2015 qu’en exploitant la curiosité des inter-
un mode de vie qui la mène à sa perte. (176 pages, 20 euros). nautes. Dès lors, comment les experts
http://bit.ly/PLS-Vir
Pourtant, prise à rebours, cette crise en sécurité peuvent-ils les chasser ?
pourrait bien ouvrir la voie à une trans- Charlotte Brives et Frédéric Le Mar-
formation sociale radicale susceptible de Comment vit-on avec les virus ? C’est cis traitent d’un virus réel, celui du sida
faire advenir un monde non seulement la question que se pose Terrain, une en Côte d’Ivoire, et mettent au jour
habitable, mais aussi plus juste. revue semestrielle d’ethnologie. Si les des relations inédites entre le corps, le
C’est le pari du dernier livre de la virus se situent au croisement des ima- virus, soi et les autres.
journaliste canadienne, célèbre pour ginaires du poison et de la contagion, De son côté, Thierry Bardini regarde
son No Logo. L’ouvrage, complet et très les contributeurs de tous horizons les virus avec un œil positif et les consi-
documenté, résulte de cinq années interrogent leur mode d’existence, par- dère comme des agents fondamentaux
d’enquête. Il dénonce avec force argu- delà les réactions ambivalentes qu’ils de l’évolution du vivant.

À VISITER À CLIQUER

Un joyau du patrimoine à visiter Les 25 ans de Hubble


Le domaine de Villarceaux, dans le Vexin français, havre Cette année, on fête les 25 ans de la mise sur orbite du
de paix autrefois réservé à l’aristocratie, est un endroit premier télescope spatial. Après quelques avanies (sa
idéal pour concilier promenade au vert et histoire de célèbre myopie corrigée en 1993), il n’a cessé de nous
France. En effet, ce « jardin remarquable » où un savant livrer des images spectaculaires qui ont bouleversé
jeu de parterres, de terrasses et de perspectives est ja- notre compréhension de l’Univers, notamment son âge
lonné de bassins et de fontaines est géré de façon 100 % et son expansion. Grâce à cet engin, on en sait plus sur
écologique. Par exemple, tous les engrais et autres pro- les trous noirs, les galaxies, la formation et le cycle de
duits phytosanitaires chimiques ont été supprimés. vie des étoiles... Tous ces services rendus valaient bien
Quant à l’histoire, il suffit de savoir qu’en 900 ans il fut un site dédié ! Et ce d’autant plus que les jours du téles-
notamment la propriété de la riche famille de Mornay, la cope sont comptés : il perd régulièrement de l’altitude
retraite amoureuse de Ninon de Lenclos, la demeure des et sera détruit lors de son entrée dans l’atmosphère
descendants de Jacques Cartier, découvreur du Canada... entre 2030 et 2040. D’ici là, il aura été remplacé par le
pour avoir envie de parcourir ce lieu pétri de culture. télescope spatial James Webb prévu en 2018.
http://bit.ly/PLS-Villar http://hubble25th.org

116 ROME, UNE CIVILISATION QUI SE PENSAIT ÉTERNELLE © POUR LA SCIENCE


Incontournables
PÊLE-MÊLE À VOIR
L’appli Mars Globe HD est
l’outil idéal pour s’y retrouver
sur la planète rouge, surtout
à l’approche de la sortie du
film de Ridley Scott, Seul sur
Mars, prévue cet automne.
La visite de Mars se fait
grâce à un globe virtuel
qui associe des images en
haute définition enregistrées
par les satellites à des
informations concernant
l’altitude et la topographie.
Après cet aperçu vu du
ciel, une visite guidée des
endroits les plus intrigants
est proposée. Vous pouvez
aussi vous éloigner et sortir
des sentiers battus.
Casson Mann

Mais attention à ne pas


vous perdre !
0,99 euro: http://bit.ly/PLS-MGHD
La préhistoire Périgord (afsp), une entreprise spéciali-
sée et renommée pour son savoir-faire
en Périgord en la matière. Dans Lascaux iv, des salles
La vidéo Litríkur Stormur,
Vous cherchez encore une destination d’exposition et des espaces numériques
de Stephane Vetter, est un
pour les vacances ? Pourquoi pas la Dor- compléteront la visite.
festival de couleurs ! Le
dogne et son Périgord ? C’est l’une des Pour prolonger le retour à la préhis-
15 mars 2015 une éruption
destinations touristiques majeures en toire, allez faire un tour au Thot (le
solaire (au niveau de la
France avec trois millions de visiteurs Centre d’interprétation de la préhistoire),
tache AR2297) a envoyé une
chaque année. Ils viennent pour la gas- un site qui regroupe un musée, un parc
grande quantité de particules
tronomie, mais aussi, et peut-être sur- animalier et un atelier d’art pariétal. Là,
vers la Terre. Elles ont interagi
tout pour l’incomparable patrimoine pré- le Miroir temporel (une animation en réa-
avec le champ magnétique
historique que recèle la région. Plusieurs lité augmentée) vous permet d’interagir
de notre planète et entraîné
sites sont mis en valeur par la société avec des animaux aujourd’hui disparus :
la formation d’aurores
d’économie mixte Semitour-Périgord mammouth, rhinocéros laineux, mégacé-
polaires d’une intensité
exceptionnelle ! Pour preuve, mandatée par le Conseil général. Petite ros et, depuis cette année, la hyène des
elles ont été observées visite pour vous aider à choisir. cavernes et l’antilope saïga.
jusqu’en France. Le photo- À tout seigneur tout honneur, com- Autre nouveauté, une salle est dé-
graphe avait installé son mençons par la plus célèbre grotte préhis- diée à la climatologie de la préhistoire
équipement à quelques torique, celle de Lascaux. La grotte origi- avec notamment un film d’animation
kilomètres de Reykjavik et nale a fermé en 1963, mais à 200 mètres qui raconte les fluctuations du climat
a profité d’un incroyable de là, un fac-similé (Lascaux ii) en offre pendant plus de deux millions d’années.
spectacle : des draperies une réplique exacte depuis 1983. L’endroit Le parc animalier est l’occasion de ren-
féeriques et surtout des a fait l’objet d’une importante restaura- contrer les cousins actuels des animaux
couleurs (bleu, violet et tion entre 2009 et 2012. du paléolithique (aurochs, chevaux de
rouge, en plus du vert Grâce à Lascaux iii, un échantillon de Prjewalski, bisons...)
habituel) dans toutes les quelques reproductions parcourt le Dernier site de ce circuit autour de la
directions. D’ailleurs Litríkur monde. Un autre avatar bien plus ambi- préhistoire, les abris de Laugerie Basse
Stormur signifie « tempête tieux de la grotte est aujourd’hui en inscrits au patrimoine mondial de
de couleurs » en islandais. construction : le Centre international de l’unesco, ces deux cavités ont livré des
La musique qui accompagne l’art pariétal, aussi nommé Lascaux iv, témoignages spectaculaires, telles la
les images saisissantes a été dont l’ouverture est prévue en 2016, ras- Vénus impudique, et la « femme au
composée par Eric Aron. À semblera la totalité des œuvres de nos renne ». Préparez vos valises !
voir en mode plein écran ! ancêtres. La confection des fac-similés a
http://vimeo.com/127443936 été confiée à l’Atelier des fac-similés du Semitour Périgord : www.semitour.com.

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 117


118 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE
Spécimen

L’araignée
pélican et assassin
Les araignées de la famille des Archaeidae
sont nommées Pelican spiders en anglais.
De fait, elles ressemblent à ces oiseaux :
leur tête (le céphalothorax) est allongée
verticalement tandis que les crochets
(les chélicères), eux aussi très longs,
évoquent un bec de pélican.
©Hannah Wood

Grâce à ces chélicères, l’araignée capture


ses proies (d’autres araignées) en les
transperçant. Ce comportement lui vaut
aussi le surnom d’araignée assassin
(assassin spider en anglais).
Hannah Wood et ses collègues ont récem-
ment étudié l’évolution de ces araignées
à Madagascar et l’ont comparée à celle en
d’autres endroits (Australie et Afrique).
Résultat ? La diversification est supérieure
à Madagascar, mais elle a été très lente.
H. Wood et al., Why is Madagascar special ? The extraordinarily
slow evolution of pelican spiders (Araneae, Archaeidae),
Evolution, vol. 69(2), pp. 462–481, 2015.

Cette photographie est extraite


du blog Best of Bestioles :
http://bit.ly/PLS-BOB.
Retrouvez tous les billets
de ce blog en flashant
le code ci-contre.
©Paul Bertner

DOSSIER N°88 / JUILLET-SEPTEMBRE 2015 / © POUR LA SCIENCE 119


Jésus est mort
à 33 dents
Michel-Ange a affublé plusieurs de ses personnages d’une incisive supplémentaire.
C’est le cas du Jésus de sa Pietà, dans la basilique Saint-Pierre, à Rome. Cette anomalie de dentition
existe réellement, mais comment expliquer son usage fréquent par l’artiste italien ?
Loïc Mangin

L
e 21 mai 1972, jour de la Pentecôte, sciemment la dentition des personnages
Laszlo Toth marche dans la basilique qu’il a représentés ?
Saint-Pierre de Rome. Insensiblement, D’abord, il a vraisemblablement observé
il s’approche de La Pietà (voir la figure page cette anomalie chez certains de ses contempo-
ci-contre), sculptée par Michel-Ange en 1499. rains, car elle existe bel et bien. Cette incisive
Tout d’un coup, il sort un marteau et s’attaque supplémentaire, nommée mésiodens, est le
à la sculpture. Avant d’être neutralisé, il a le cas le plus fréquent de dent surnuméraire.
temps de frapper quinze coups et de mutiler la Elle apparaît chez 0,15 à 1,9 % de la popula-
CINQ INCISIVES ! La symétrie vierge, notamment en lui brisant le nez. Depuis, tion. On sait peu de chose de son étiologie,
du Jésus de La Pietà est brisée
par une dent supplémentaire. l’œuvre d’art a été restaurée et est à présent mais on suspecte que des facteurs génétiques
protégée par une vitre blindée. Tout s’est et la prolifération de la lamina dura (une
passé très vite et on ignore si le déséquilibré bande osseuse autour des racines dentaires)
a eu le temps de jeter un coup d’œil au visage sont en cause. La dent indésirable n’est pas
de Jésus. Peut-être alors aurait-il suspendu toujours une incisive ! Ainsi, dans certains
son mouvement, interloqué. Qu’aurait-il vu ? cas, ce sont les quatrièmes molaires ou les
Un nombre étonnant d’incisives dans la troisièmes prémolaires qui sont dédoublées.
mâchoire supérieure : 5 au lieu de 4 (voir la Ce phénomène était déjà connu à l’époque de
COMBIEN DE DENTS ? Un démon du figure ci-contre, en haut) ! Le cas n’est pas Michel-Ange. On en trouve la trace dans deux
Jugement dernier de Michel-Ange, unique, tant s’en faut. Par exemple, en bas à ouvrages, dont l’un de Realdo Colombo, un
dans la chapelle Sixtine, a une gauche du Jugement dernier, derrière l’autel médecin avec qui l’artiste disséquait de temps
Colonne de gauche : les 3 images sont dans le domaine public/Page de droite : shutterstock.com/Bryan Busovicki
incisive en trop : c’est la marque
de la chapelle Sixtine, un des démons peints à autre des cadavres !
de l’absence de grâce divine.
par Michel Ange est affublé de cette curio- L’hypothèse d’une erreur est donc à
sité anatomique (voir la figure ci-contre, au écarter. Dès lors, comment expliquer cette
centre). Au plafond de la même chapelle, la « coquetterie » dentaire récurrente ? Marco
sybille de Delphes (une prophétesse) a aussi Bussagli y réfléchit depuis vingt ans et a
une incisive en trop (voir la figure ci-contre, livré les fruits de ses pensées dans un livre
en bas). Marco Bussagli, titulaire de la chaire récemment publié. Selon lui, la dent surnumé-
d’Anatomie artistique de l’Académie des raire représenterait aux yeux de l’artiste une
beaux-arts de Rome, et professeur à l’Univer- entorse à la symétrie, à l’idéal de l’harmonie
sité de Rome et à celle de Palerme, s’en est et de l’âme. L’incisive supplémentaire devient
aperçu sur un échafaudage lors d’une opéra- un symbole, celui de l’absence de grâce divine.
tion de restauration de la chapelle Sixtine On la retrouve donc chez des personnages
en 1996. On trouve d’autres exemples dans qui ont vécu avant notre ère : c’est le cas de
plusieurs œuvres de l’artiste, tel un dessin Cléopâtre, de la sybille de Delphes... Quant
de Cléopâtre. Réputé pour son réalisme et au Jugement dernier, on comprend que les
son souci d’exactitude de l’anatomie, Michel- démons et les damnés en soient pourvus.
LA SYBILLE de Delphes a vécu avant
notre ère. Pour l’indiquer, Michel-Ange Ange aurait-il fait une erreur, qui plus est à Et le Jésus de la Pietà ? Pourquoi a-t-il la
l’a affublée d’une incisive surnuméraire. plusieurs reprises ? Ou bien a-t-il modifié « dent du mal » dans sa bouche ? Simplement

120 Rome, une civilisation qui se pensait éternelle © POUR LA SCIENCE


Art et science

parce qu’il aurait accumulé sur lui tout le LA PIETÀ de Michel-Ange


mal du monde, tous les pêchés des hommes. est désormais protégée
L’incisive serait ainsi le signe de la miséricorde par une vitre blindée dans
la basilique Saint-Pierre,
de Jésus. Marco Bussagli étaie cette idée par à Rome. On ne peut plus
une enquête minutieuse du contexte culturel compter les dents de Jésus !
dans lequel vivait Michel-Ange, très au fait en
matière de théologie. Il montre comment les
textes fondamentaux, la littérature, la philoso-
phie, la théologie, l’iconographie... ont influencé
l’artiste et l’ont aidé à développer son répertoire
de symboles. L’étrange dentition est donc en
accord avec la doctrine. Michel-Ange n'avait
pas de dent contre Jésus !n

M. Bussagli, I denti di Michelangelo,


Medusa, 2014.

DOSSIER N°87 / AVRIL-JUIN 2015 / © POUR LA SCIENCE 121


Prochain numéro
en kiosque début octobre
Nous pouvons tout changer !
À l’approche de la cop21 et d’un possible accord sur
le climat, il est temps de retrousser nos manches.
Nous connaissons la situation et ce qui nous attend
si on ne fait rien. Les moyens technologiques pour
changer les choses existent et nous sommes les
mieux placés pour influer sur les politiques à mettre
en œuvre et... changer nos habitudes.

shutterstock.com/ Stefano Tinti


Shutterstock.com/Francesco Dazzi
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Achevé d’imprimer chez Roto Aisne (02) - N° d’imprimeur N°15/06/0028- N° d’édition M0770688-01 - Dépôt légal : juillet 2015. Commission paritaire n°0917K82079 du 19-09-02, Distribution : Presstalis, ISSN 1 246-7685, Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.
           
       

La Rome antique dans les publications de


       
   
           
           

l’École française de Rome


       
         
    
          




 
 


  
 

 


     

    

L'Urbs :
        
 
 
  
 
 
  
 

 
 la petite cité possédait un tissu commercial et
         
         productif d’ampleur locale resté aux mains des
espace urbain et histoire
 



 








 

 
 

 
 
  
élites pendant le Ier s. de notre ère en dépit des
perturbations provoquées par l’activité sismique.
(I siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C.)
      
er           
L’urbs

            Espace urbain et histoire


         Ier siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.-C.

Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et


Avec des outils nouveaux, de nouveaux concepts de Rome 344 (2011)
(fonctions urbaines,  réseaux, etc.), l’ouvrage qui, 478 p., ill. n/b et coul., 9 dépl., € 75
en 1987, a jeté un regard renouvelé sur la ville de C L a s s I q u E s ISBN: 978-2-7283-0891-0
Rome, est à nouveau disponible dans les Classiques
   école française de Rome
  

de l’École française de Rome.


L’Urbs n’est plus une collection de monuments
mais un « espace urbain ». Grâce à la collaboration Splendor aedilitatum :
entre spécialistes de l’architecture
Splendor et de l’urbanisme
l'édilité à Rome
collection
de l’école française

aedilitatum
de rome

(Pierre Gros) et historiens des institutions et des L’édilité à Rome (Ier s. avant J.-C. – IIIe s. après J.-C.)

(Ier s. avant J.-C.-IIIe s. après J.-C.)


par Anne Daguet-Gagey

idées politiques (Claude Nicolet), le cadre de la L’édilité, apparue au début du Ve s. av. J.-C., prit place, au sein du cursus honorum sé-
natorial, parmi les magistratures inférieures. Cette charge, détenue par deux, puis quatre,
puis finalement six titulaires (les édiles de la plèbe, les édiles curules et les édiles de Cérès),
ANNE DAGUET-GAGEY
Splendor aedilitatum
ville de Rome n’est pas un décor dont il s’agirait
par Anne Daguet-Gagey
vit ses attributions se multiplier dans le cours de l’époque républicaine au point de se muer
SPLENDOR
en une fonction clef pour la vie quotidienne des habitants de l’Vrbs. Cicéron, édile en
69 av. J.-C., reconnaissait aux édiles trois domaines de compétences : la cura ludorum, qui
AEDILITATUM L’édilité à Rome
impliquait l’organisation d’un certain nombre de fêtes et de jeux, la cura Vrbis, qui incluait
(Ier s. avant J.-C. – IIIe s. après J.-C.)
de préciser les contours afin de comprendre la vie
la sécurité des lieux publics et des édifices urbains, la cura annonae, enfin, qui comprenait
la supervision du ravitaillement urbain, la surveillance et la réglementation des marchés
alimentaires, le contrôle et la juridiction sur les ventes d’esclaves et de bétail. Ces trois par Anne Daguet-Gagey
champs d’activité sont successivement analysés par l’auteur, qui retrace l’évolution d’une

des hommes, mais l’expression d’une géographie


charge, à son acmé à la fin de la République. Auguste devait lui porter un coup sérieux et
rogner ses prérogatives en instituant des services (vigiles, annone, eaux, travaux publics),

Ce livre retrace l’évolution d’une charge, à son


qui la vidèrent progressivement de sa substance. L’édilité, toutefois, devait conserver cer-
taines missions et subsister jusque dans la seconde moitié du IIIe s. ap. J.-C., époque à
laquelle les édiles disparaissent des sources (littéraires et épigraphiques). En appendice est

urbaine, d’un urbanisme, considérés dans leur


proposée une traduction des fragments et commentaires conservés de l’Édit des édiles

acmé à la fin de la République. L’édilité, apparue


curules, source du droit des obligations et des contrats actuellement en vigueur dans plu-
sieurs pays d’Europe.

dynamisme politique, économique et religieux.


Anne Daguet-Gagey, Professeur d’histoire romaine à l’Université d’Artois et à l’Institut

au début du Ve s. av. J.-C., prit place au sein du


Catholique de Paris, étudie l’histoire politique et administrative de Rome et de l’Empire
romain. Auteur d’une thèse sur les travaux publics à Rome (Les opera publica à Rome,
180-305 ap. J.-C., Paris, 1997), elle a également publié une biographie de l’empereur
Septime Sévère (Septime Sévère. Rome, l’Afrique et l’Orient, Paris, 2e éd. 2008).

cursus honorum sénatorial parmi les magistratures


Classiques École française de Rome (2015) www.publications.efrome.it ISBN 978-2-7283-1057-9

inférieures. Cette charge vit ses attributions se


806 p., ill. n/b, € 20, ISBN: 978-2-7283-1113-2
Histoire
€ 60,00 Archéologie
498

multiplier au point de se muer en une fonction


Sciences sociales

clef pour la vie quotidienne de l’Vrbs. Cicéron leur


reconnaissait trois domaines de compétences : la
cura ludorum, pour l’organisation d’un certain
Les lieux de métier : NICOLAS MONTEIX nombre de fêtes et de jeux, la cura Vrbis, pour la
sécurité des lieux publics et des édifices urbains,
boutiques et ateliers LES LIEUX DE MÉTIER
BOUTIQUES ET ATELIERS D’HERCULANUM et la cura annonae, pour la supervision du
d’Herculanum, ravitaillement urbain, la surveillance des marchés
alimentaires, le contrôle et la juridiction sur les
par Nicolas Monteix ventes d’esclaves et de bétail. Auguste devait lui
porter un coup sérieux et rogner ses prérogatives
en instituant des services (vigiles, annone, eaux,
Ce livre développe une véritable grammaire des
travaux publics…), qui la vidèrent peu à peu de sa
aménagements présents dans les boutiques et ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME

substance.
CENTRE JEAN BÉRARD

les ateliers d’Herculanum. L’étude des pratiques


Reste que les édiles furent à l’origine d’une
(alimentation et production textile) permet
législation qui demeure une des sources du droit
d’esquisser une archéologie des techniques pour le
des obligations et des contrats actuellement en
Ier s. de notre ère.
vigueur dans plusieurs pays d’Europe.
L’analyse des différentes constructions qui ont été
associées au cours de leur histoire à des lieux de Collection de l'École française de Rome 498 (2015)
métier, permet ensuite d’étudier le développement 806 p., ill. n/b, € 60, ISBN: 978-2-7283-1057-9
commercial et productif de la ville du Ier s. av. J.-C.
à l’éruption du Vésuve, en parallèle avec les
transformations de l’habitat.
Actuellement disponibles sur
Au terme de cette enquête, l’image d’Herculanum www.deboccard.com
apparaît profondément renouvelée : loin d’être une
ville brusquement envahie par des marchands,
www.publications.efrome.it
dans les pas des Césars

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