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N° 88 Juillet-Septembre 2015
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SERVICE ABONNEMENTS dans l’Empire romain, la proportion des privilégiés par rapport à l’ensemble
Nada Mellouk-Raja Tél. : 01 55 42 84 04 de la population était à peu près équivalente à celle d’aujourd’hui. On peut
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Avant-propos
Jean-Pierrre BRUN
D
epuis la Renaissance, au moins, Rome fas- contribution fondamentale, mais toujours partielle
cine par sa grandeur et par sa chute. La et souvent biaisée, le corpus des textes n’augmente
relative rareté des sources manuscrites, pratiquement plus. Sauf hypothétique découverte
notamment des archives comptables et tech- exceptionnelle dans les sables de l’Égypte où l’ari-
niques presque toutes disparues dans le naufrage dité du climat permet au papyrus de se conserver,
de la documentation écrite au cours du Haut le renouvellement des études sur l’histoire ancienne
Moyen Âge, laisse la place des interprétations ne viendra pas des manuscrits.
et des théories divergentes sur des questions
aussi essentielles que la démographie, le progrès L’archéologie à la rescousse
technique et sa diffusion, le niveau d’activité Mais d’autres sources sont désormais exploi-
commerciale, les performances économiques, tables, celles fournies par les fouilles archéo-
la connectivité des marchés, l’évolution de la logiques. Leurs résultats, par leur masse et
répartition de la richesse et l’existence ou non leur diversité, compenseront à terme la rareté
d’une croissance sur le long terme. URBI ET ORBI. et la partialité des sources écrites. D’ores et
Les historiens manquent d’instruments de Pendant cinq siècles, le déjà, des pans entiers d’histoire peuvent être
mesure, de séries de comptes, de listes de prix, de territoire contrôlé par révisés grâce à cette accumulation de données
les Romains n’a cessé
tableaux statistiques. Tout au plus dispose-t-on de s’étendre. À la fin
apportée surtout par les fouilles préventives qui,
de quelques chiffres isolés, mille fois savamment du Ier siècle avant notre devenues systématiques en France, permettent
commentés, mais rarement de façon concluante. ère, la République céda d’appréhender des phénomènes historiques
Or, mis à part les inscriptions qui apportent une la place à l’Empire. majeurs tels que la conquête ou l’abandon
Guerres puniques
de 264 à 146
avant notre ère
Rome Rome
Carthage
Jean-Pierre BRUN
est archéologue et spécialiste de l’histoire
des techniques. Il dirige actuellement
des recherches à Pompéi et à Cumes.
des terroirs, l’urbanisation et ses modalités, la seconde moitié du ier siècle de notre ère et le
l’expansion des cultures méditerranéennes milieu du iiie siècle. Cette évidence vient confor-
en Gaule interne, notamment la formidable ter la nouvelle interprétation des sources sur les
et rapide diffusion de la viticulture après la recensements et indique qu’il faut réévaluer en
conquête romaine (voir Du vin pour tous, par hausse les estimations de peuplement.
J.-P. Brun, page 78). Cette patiente accumu-
lation de faits qui est encore loin d’avoir livré Une démographie fluctuante
tous ses fruits autorise de nouvelles questions Ailleurs en Méditerranée, en Afrique, en
qu’on ne pensait pas pouvoir poser. Ainsi Syrie, de tels comptages donnent des périodi-
la problématique de la croissance peut être cités différentes qui montrent que les grands
désormais abordée par plusieurs fronts (voir ensembles, Europe, Afrique, Orient n’évoluent
Un empire d’inégalités, par N. Tran, page 40). pas de la même façon. En Syrie du Nord
Le premier est celui de la démographie avec par exemple, après un premier pic aux ier et
le comptage des sites ruraux occupés dans telle iie siècles, la population diminue au iiie siècle,
ou telle région pour peu qu’elle soit bien pros- puis augmente à nouveau fortement au ive et
pectée (voir Rome, combien de divisions ?, par surtout au ve siècle pour connaître un coup
E. Lo Cascio, page 84). Partout sur le pourtour d’arrêt au début du viie siècle.
nord de la Méditerranée occidentale, on assiste à Un autre front important est la diffusion du
une conquête de nouveaux terroirs dès Auguste progrès technique (voir Les fortunes de la roue...
et à une occupation maximale du territoire entre à eau, par J.-P. Brun, page 60). Les sciences et les
Rome Rome
Macédoine
Royaume
Carthage Grèce de Pergame Carthage
Francs
Rhi
Rhi
Alamans Goths
n
Danub Danub
e 260 e
Règne d’Auguste 271
de 27 à 14 avant notre ère
268
Rome Rome 268
Euph Euph
Carthage rate Carthage rate
ier siècle avant notre ère et au suivant, un palier l’apprentissage (voir Une éducation bien trop
au iie siècle et une diminution après le ive siècle. élitiste, par B. Legras, page 28) dont nous savons
Voilà enfin une mesure statistiquement fiable l’importance, elle est susceptible de susciter
de la croissance économique : si la taille des de nouvelles approches et de provoquer une
individus augmente c’est qu’ils bénéficient tous, réinterprétation des sources écrites.
peu ou prou, d’une amélioration de leur régime
alimentaire, notamment durant leur enfance. L’érosion du futur
L’essor économique dont les archéolo- L’archéologie est donc le futur de l’histoire de
gues perçoivent les effets dans les campagnes l’Antiquité. Mais ce futur s’érode plus rapide-
romaines et dans les aménagements urbains a ment que nous ne pouvons le déchiffrer. La
certes surtout profité aux riches propriétaires destruction massive de sites archéologiques à
qui se firent édifier des demeures luxueuses, laquelle on assiste depuis quelques années dans
mais aussi, dans une certaine mesure, à l’en- les pays qui bordent le sud et l’est du bassin
semble de la population. méditerranéen compromet définitivement la
connaissance de notre passé au moment où les
Une histoire réécrite techniques de fouilles et de datation sont en
La prise en compte et la mise en série des docu- mesure d’apporter des données fiables.
ments que l’archéologie met au jour laisse donc L’extraordinaire amélioration des conditions
augurer la réécriture d’une histoire ancienne de la recherche à laquelle nous avons assisté en
qui ne sera plus statique ni globale à l’échelle de France, avec les lois sur l’archéologie préven-
l’Empire. On commence à dessiner, région par tive de 2001 et 2002, la création de l’Institut
région, province par province, des évolutions national de la recherche archéologique préven-
chronologiques que l’on sait désormais diffé- tive (inrap), la multiplication des services des
rentes, tant des densités de population que des collectivités locales et des entreprises privées,
types de culture ou des intensités d’échanges. l’investissement d’un certain nombre d’univer-
Il ne s’agit pas de réhabiliter d’idée d’un sités dans la formation des jeunes archéologues,
Empire romain précurseur du monde moderne : les avancées scientifiques apportées par les
nous savons que les conditions culturelles, sociales chercheurs et les techniciens du cnrs, ne doit
et économiques étaient radicalement différentes pas masquer le naufrage du patrimoine archéo-
des nôtres. Mais il s’agit de mieux comprendre les logique de l’Irak, de la Syrie, de la Libye et les
dynamiques en œuvre. Quel fut sur l’économie attaques qu’il subit aussi dans les pays voisins.
l’impact de l’évolution environnementale, de Si nous ne parvenons pas à arrêter cette
l’état sanitaire des populations, des épidémies hémorragie, un nouveau déséquilibre se créera
(voir Rome, ville ouverte... aux épidémies, par dans notre façon d’écrire l’histoire ancienne :
D. Castex, page 102), de l’insécurité, de la diffu- l’Europe où les conditions de la recherche sont
sion de telle ou telle invention, des mesures fiscales DE L’APOGÉE À LA CHUTE. relativement bonnes disposera de données
et juridiques ? Sur tous ces points, l’archéologie Du règne d’Auguste nombreuses, bien datées, établies selon des procé-
jusqu’à la fin du iiie siècle,
apporte des séries de données. l’Empire romain a connu
dures fiables, mais on sera bien en peine de les
Elles sont plus ou moins pertinentes selon son âge d’or. Puis vinrent comparer avec celles des pays dont le patrimoine
les domaines, mais même dans ceux qu’elle les Barbares, la scission aura été ravagé. Il est urgent donc de sauver les
renseigne difficilement, tels l’enseignement et et, enfin, la disparition... hommes, mais aussi leur histoire ! n
Empire Romain
d’Occident Empire Byzantin
Vandales Empire Romain
Suèves
Rhi
Rhi
d’Orient
Alains
n
406-409 Danub
e
Danub
e
W
412 410 isi go
ths
Rome Constantinople Rome Constantinople
Euph Euph
429 Carthage rate Carthage rate
C. J. Burton/Corbis
JET-SET, ÉLITE
ET ARISTOCRATIE
Villas somptueuses en bord de mer, collections d’art à couper le souffle,
éducation auprès des meilleurs professeurs... La vie des nantis de l’époque
romaine peut faire rêver. Cependant, on aurait tort d’opposer d’un bloc
cette élite au reste de la population. Certes, les inégalités étaient criantes,
mais les rapports de hiérarchie étaient plus subtils qu’il n’y paraît.
Baia, le Saint-Tropez
de l’Antiquité
Une petite ville du golfe de Naples fut la première
des grandes stations thermales d’Europe.
Même les empereurs romains venaient mener
une vie oisive dans cette villégiature de luxe.
Theodor KISSEL
est un spécialiste de l’histoire
ancienne attaché à l’Université
de Mayence, en Allemagne.
C’
est probablement l’une des plus anciennes submergea les luxueuses villas que les riches
plaintes de voisinage : « J’habite juste Romains s’étaient fait construire pour s’adonner à
au-dessus de bains. Imagine-toi tant de la dolce vita à Baia. Même le palais de l’empereur
types de voix, que je finis par haïr ma propre ouïe. Claude (41-54) sombra. Ce que les dieux donnent,
Quand des costauds soulèvent des poids ou des ils peuvent aussi le reprendre ! Ce palais submergé
haltères, quand ils s’entraînent ou du moins font constitue aujourd’hui la principale attraction d’un
semblant, je les entends souffler. [...] Ou alors, parc archéologique de 80 000 mètres carrés, qui
L’ESSENTIEL quand un paresseux se contente d’un ordinaire s’étend sous les eaux de la baie.
• Baia était une ville
pommadage, j’entends les claquements de mains La chronique instabilité géologique de la
de thermes et de luxure sur ses épaules. [...] Il y a encore ceux qui sautent région de Baia, à l’origine de sa submersion,
jusqu’en 300. dans les bassins, provoquant de grands bruits fascinait tant les Anciens qu’ils lui firent jouer un
d’éclaboussement... » Le mécontent n’est autre grand rôle dans la mythologie. Une légende veut
• Construite sur un
volcan, elle bénéficiait
que le philosophe Sénèque, l’une des plus grosses par exemple qu’Énée, le dernier roi de Troie, s’y
de la chaleur naturelle fortunes romaines, qui n’a pas goûté son séjour soit réfugié après une longue errance. Il aurait
du sous-sol. dans la première grande station thermale d’Europe. également creusé sur la rive du lac d’Averne
C’est sans doute un des seuls, tant on trouve (voir la carte page 14) un passage vers le monde
• Pendant des siècles,
toutes les célébrités
chez les auteurs anciens mille souvenirs brillants souterrain, afin de rechercher son père défunt
romaines eurent une et colorés que Baia a laissés dans leur esprit. Il Anchise. Énée se serait ensuite installé dans le
résidence à Baia. faut dire que la ville a vu passer du beau monde ! Latium, et son fils Jules aurait fondé la ville
Jules César, Cicéron, Énée, l’empereur Hadrien, Alba Longa, où sont nés Romulus et Rémus, les
• C’était une profusion
d’édifices mirobolants...
Ovide, Caligula, Messaline, et même Ulysse,
que la mer submergea. auraient goutté aux joies de la cité huppée.
Pourquoi a-t-elle attiré, plusieurs siècles durant, LES THERMES et les bains sont une pratique d’origine
Shutterstock.com/ivan bastien
a Pouzzoles b
Solfatara
Lac
d’Averne
Naples
Cumes
Vésuve
Baia Baia
Bacoli
Aldo Zollo, Université de Naples
Pompéi
Baie
© Shutterstock/Arid Ocean
Ischia de Naples
Champs
Phlégréens
a
LE TEMPLE DE VÉNUS (a) n’a jamais été un
temple, mais plutôt un grand établissement
thermal. On l’a confondu avec un sanctuaire
à cause de ses dimensions imposantes,
dont une coupole en béton romain de
26 mètres de diamètre. En b, une des salles
typiques. Des trous étaient ménagés dans
le plafond (c) pour permettre la sortie
de l’air chaud et l’entrée d’air frais.
b
Frédéric Lontcho/Archéologie nouvelle
les douleurs articulaires à l’aide d’eau de mer et distingue des baignoires creusées dans le tuf. Ces
d’algues. Sur la plage, on proposait des bains de sable installations illustrent le genre d’établissements de
chaud aux patients souffrant de rhumatismes ou de cure installés dans la nature, en vogue au iie siècle.
troubles nerveux. Et l’on attribuait aussi des vertus Les Romains chauffaient leurs thermes en
curatives aux bains de mer ou à la gymnastique. utilisant le système grec des hypocaustes – hypo-
Plusieurs des thermes de la Baia antique sont caustos signifie en grec « chauffer par-dessous ».
encore visibles aujourd’hui. À cause de leur carac- Toutefois, alors qu’ailleurs l’air était chauffé par
tère imposant, on les a pris pour des sanctuaires : un feu, puis transporté dans le sol à l’intérieur
sous la coupole du « temple de Mercure » se de tuiles creuses, les thermes à Baia étaient tout
trouvait une piscine ; le « temple de Diane » était simplement connectés au circuit de chauffage
une ancienne étuve ; le « temple de Vénus » (voir de la nature : « Les habitants amènent la vapeur
la figure ci-dessus) contenait peut-être les bains par l’intermédiaire de tuyaux vers les pièces
privés de l’empereur Hadrien, qui mourut en 238 supérieures, où on l’utilise sous la forme de bains
à Baia. Pour leur part, les thermes de Sosandra de vapeur », décrit Dion Cassius au iiie siècle de
constituent l’un des plus imposants complexes notre ère. Des températures du sol allant jusqu’à
thermaux romains, puisqu’ils sont étendus sur 60 degrés n’étaient pas rares, comme l’ont constaté
plusieurs terrasses descendant vers la mer. On y les archéologues suite à des essais.
a
d
i k
n m
g h
AKG/Peter Connolly
j
LES THERMES ROMAINS offraient de nombreuses activités. Une fois entré par la on passait dans une salle chauffée (h), où l’on se préparait à la température
porte principale (a), on se retrouvait dans la palestre, le lieu des entraînements des bains chauds (i). Une chaufferie (j) servait à faire fonctionner les bains
sportifs (b), jouxtant ici une piscine (c) et les salles de massage (d). Un de vapeur (k). À côté des thermes pour hommes existaient des thermes
système de pompage (e) permettait de remplir un réservoir d’eau (f). Dans pour femmes, comprenant eux aussi un vestiaire (l), une salle chaude (m)
les thermes proprement dits, le parcours commençait au vestiaire (g), puis et des bains chauds (n).
« Les bains chauds de Baia, écrit le géographe Que tout cela ait été l’occasion de rapproche-
grec Strabon, servent non seulement à traiter les ments entre hommes et femmes va de soi. Baia était
maladies, mais aussi au plaisir. » De fait, certains des un lieu où l’on « consommait la chaleur corporelle »
curistes ne venaient pas à cause des sources, mais tout des autres, se moquait Sénèque. Moins subtilement,
simplement pour fuir le stress quotidien, se reposer il nommait la station balnéaire l’« auberge des
et jouir de l’otium bainum (oisiveté baianaise), si vices » et attribuait à la dépravation de l’endroit une
célèbre que l’expression était passée dans le langage influence dévastatrice, à laquelle même une personne
courant. D’autres, et ils étaient nombreux, étaient d’une grande rigueur de mœurs ne saurait résister.
davantage attirés par les plaisirs de la chair…
« L’eau de Baia se trouva une fois être froide. Deux as pour une passe
Vénus y fit alors nager le dieu de l’Amour, Amor. À Baia, la haute société romaine n’était pas la seule à
Une étincelle de sa torche y tomba et l’enflamma. chercher son plaisir. Chaque soir, la ville se remplis-
Depuis, toute personne qui s’y baigne endure les sait de visiteurs avides d’expériences, en général des
flammes du désir », décrit un poète antique du nom marins issus de la base voisine de Misenum ou des
de Regianus. Martial, un autre poète (40-104), journaliers venus du port commercial de Pouzzoles.
vante la « rive dorée de la bienheureuse Vénus et Ils s’amusaient et buvaient bruyamment dans les
de l’enivrant Bacchus ». La relation entre Baia, la nombreux débits de vin bon marché, où d’autres
déesse de l’Amour, et le dieu du Vin n’était pas que pratiques pouvaient avoir lieu : une brève passe avec la
poétique, comme le prouvent deux vers trouvés sur servante dans l’arrière-salle ne coûtait qu’un à deux as.
une pierre tombale : « Les bains, le vin et l’amour Ce genre de commerce était toutefois mino-
ruinent notre corps, mais sont la vie. » Dans la ville ritaire. « Baia n’a jamais été une ville ordinaire,
ensoleillée se rassemblait la bonne société pour y mais une station balnéaire de luxe, quelque chose
célébrer des fêtes sur la plage ou se complaire en comme le Saint-Tropez de l’Antiquité », souligne
promenades nocturnes en mer. Paola Miniero, l’archéologue en chef de la ville de
Naples. S’y rencontraient non seulement les riches terres n’y renonçaient pas : le gourmet Lucullus
et les puissants de l’élite romaine, mais aussi les fit par exemple construire un canal traversant la
sénateurs de la République ainsi que, plus tard, montagne pour alimenter son bassin avec de l’eau
les empereurs. Ceux qui étaient venus chercher le de mer. Cet aménagement, qui coûta plus que
calme d’une petite ville rurale comprenaient vite la villa entière, lui attira le surnom de Xerxès en
qu’ils s’étaient trompés, car des citoyens romains toge. Une allusion au roi perse Xerxès, qui, en 490,
de plus en plus nombreux y faisaient construire au cours de sa campagne contre la Grèce, perça
des villas. Le consul et républicain de cœur l’isthme qui unissait le mont Athos au continent.
Cicéron (106 à 43 avant notre ère) possédait une
confortable résidence secondaire à Baia, comme Une ville thermale impériale
son adversaire politique Jules César. Les empereurs romains aussi appréciaient les agré-
Ces palais étaient équipés de tout le luxe et ments de la luxueuse station balnéaire. Plusieurs
le raffinement possible. Des jardins aménagés et fois par an, ils venaient s’y adonner aux plaisirs
des volières colorées ornaient des cours intérieures du gaspillage. Le mégalomane Caligula (37-41)
entourées de colonnes. Les jeux d’eau réjouissaient obtint un grand succès en mettant en scène et en
de leur joyeux tintamarre tant les visiteurs que les réalisant son « galop sur la mer » : il traversa la baie
habitants des palais. On appréciait particulièrement de Naples sur un pont de bateau de cinq kilomètres
les bassins à poissons dotés d’un de long établi spécialement pour
système d’alimentation en eau douce
et en eau de mer réglable. Le summum
Antonia la Jeune, l’occasion, entre Pouzzoles et Bauli.
La même baie paisible a égale-
était toutefois atteint par les systèmes la mère de l’empereur Claude, ment servi de coulisse à un attentat
de tuyaux dans les colonnades, à partir aussi spectaculaire que sordide : la
desquels jaillissaient des jets d’eau. avait orné sa murène préférée faisant embarquer sur un bateau
Les architectes de la région saboté, Néron tenta de noyer sa
construisaient de façon de plus en de boucles d’oreilles ! mère. Sa carène devait céder en
plus hardie. Crassus, l’homme le pleine mer, et la cahute où reposait
plus riche de Rome, utilisait les gaz chauds sortant Agrippine l’assommer en s’effondrant. Trop
du sol directement dans ses bains de vapeur. compliqué, le plan échoua, de sorte que Néron
Certains palais de luxe s’étendaient dans la mer. revint à la bonne vieille méthode du meurtre de
Cette prouesse était rendue possible par un béton commande.
naturel employé par les architectes romains. Dans Baia lui était bien connue puisque son beau-
son ouvrage, Sur l’architecture, Vitruve, un auteur père, l’empereur Claude, y avait fait construire
spécialisé en la matière, évoque sa recette : si on lui pour sa famille une résidence de prestige sur
ajoute du calcaire, la pouzzolane, une terre volca- la mer : le Praetorium Baianum. Le bâtiment
nique mélangeant argile fine et graviers, donne un disparut complètement dans la mer vers 300 avant
mortier qui prend sous l’eau. notre ère, après qu’un bradyséisme (un séisme
C’est avec ce mortier « hydraulique » que l’on a lent) a fait descendre de six mètres toutes les
construit la villa du beau-père de Jules César, Lucius zones côtières de la baie de Naples. Tous les
Piso. Les archéologues ont identifié cette villa au bâtiments situés en bord de mer, villas, thermes,
fond de la mer grâce à des tuyaux de plomb portant installations portuaires ou môles, disparurent
le nom du propriétaire. Outre un sol en mosaïque, alors petit à petit sous l’eau.
ils ont retrouvé les restes d’un bassin d’élevage de Des siècles durant, le palais de Claude resta
poissons de mer. On suppose que des loups de mer, dissimulé, jusqu’à ce que des archéologues du
des murènes, des mulets, des poissons-perroquets Centre pour la recherche sous-marine de Naples
et d’autres espèces très prisées s’y ébattaient par en découvrent une partie, face au lieu-dit Punta
bancs entiers. Nombre de ces piscinarii, comme dell’ Epitaffio. Les archéologues ont ensuite dégagé
Cicéron appelait ces « propriétaires de villa de haute une grande salle de 9,5 par 18 mètres, dont les
naissance », ne possédaient des poissons que pour voûtes s’étaient effondrées. Dans ce champ de
afficher leur appartenance sociale. Cette attitude gravats, ils ont notamment retrouvé les statues
n’allait pas sans extravagance : ainsi, Antonia la qui se trouvaient dans les niches murales de la
Jeune, la mère de l’empereur Claude, avait, selon pièce, dont des sculptures de la famille impé-
Pline, orné sa murène préférée de boucles d’oreilles ! riale, d’Ulysse et de son compagnon Baios. Ces
D’autres faisaient de l’élevage de poissons une article personnages décoraient une salle à manger dans
activité lucrative. • A. AVALLONE et al., laquelle des bateaux pouvaient pénétrer depuis
Pendant le ier siècle de notre ère, toute villa se Subsidence of Campi Flegrei la mer par un canal. La mer a finalement pris le
(Italy) detected by sar
devait d’avoir sa piscine, qu’elle soit destinée aux interferometry, Geophysical
dessus pour longtemps. Elle s’est installée, a chassé
loisirs ou au commerce. Même certains proprié- Research Letters, vol. 26, tous les habitants, et a recouvert cette Sodome et
taires de maisons situées loin à l’intérieur des pp. 2303-2306, 1999. Gomorrhe à la romaine.n
F
ait divers à la romaine. Un soir de l’année 26, Tibère dîne devant
la grotte qui fait sa fierté, dans sa propriété de Sperlonga. Soudain,
un éboulement. Un rocher se détache et chute. L’issue eut été
fatale pour l’empereur romain sans le réflexe de Sejan, préfet du
prétoire, qui s’est jeté sur lui, au péril de sa vie, et l’a protégé du bloc
de pierre. Heureux dénouement : Tibère, convaincu de sa loyauté, se
retira à Capri, le laissant gouverner à sa place jusqu’en 31.
Cette histoire, rapportée par Suétone et Tacite, se déroula à
120 kilomètres au sud de Rome, sur la côte de la mer Tyrrhénienne.
Du rivage, on aperçoit la fameuse grotte de Sperlonga (le nom dérive
du latin spelunca qui signifie grotte). Lorsqu’elle faisait partie de sa
villa Praetorium Speluncae, Tibère, empereur romain de 14 à 37 y fit
édifier de magnifiques sculptures en marbre. Cinq siècles plus tard,
en 511, l’abbé Honoratus prit possession de la villa de Sperlonga
avec 200 moines à qui il ordonna de réduire en pièces les œuvres
afin d’éliminer toute trace païenne du lieu. Les dizaines de milliers
de fragments de marbre furent ensuite jetés au fond d’un puits dans
la grotte. Nous les avons sortis de là et reconstitué les statues. Ce fut
l’un des plus grands puzzles de l’histoire !
18
❙ ❚ ■ SCULPTURES
L’ESSENTIEL
• Dans la grotte de sa
villa de Sperlonga,
l’empereur Tibère fit ériger
d’impressionnantes statues
de marbre.
• Elles furent détruites au
vie siècle par des moines qui
jetèrent les fragments au
fond d’un puits.
• Depuis près de 60 ans,
des archéologues s’attachent
à les reconstruire. Elles
représentent plusieurs
épisodes de la vie d’Ulysse.
• Selon Tibère, le héros
grec Ulysse, ainsi qu’Énée,
le fondateur de Rome,
étaient ses ancêtres.
• L’empereur aimait
à recevoir dans le décor
grandiose et luxueux
de sa grotte, où pourtant
il faillit mourir.
moules des fragments en latex, puis mouler des et les crocs de Scylla, 27 furent retrouvées. Seul
copies en plastique renforcé à la fibre de verre. le coude de l’homme aux prises avec le chien à
Cependant, les matériaux disponibles en 1969 gauche de Scylla manquait. Les crocs fermement
n’étaient pas tout à fait adaptés : le latex n’était resserrés autour de son cou, le chien l’avait repê-
pas assez élastique pour que les moules, une ché dans l’eau. Comme il lui restait l’avant-bras,
fois fabriqués et retirés du fragment initial, agrippé à la patte du chien, ainsi que son bras,
reprennent leur forme d’origine. En outre, il il ne fut pas difficile de combler le vide. Toutes
restait collé aux fragments. Le plastique utilisé les pièces manquantes ne furent pas remplacées,
pour les copies ne remplissait pas le moule jusque mais seulement celles qui étaient indispensables à
dans les moindres interstices, de sorte que toutes la compréhension de la composition générale de
les aspérités n’étaient pas reproduites, ou bien il la sculpture, telles les têtes des trois compagnons
n’était pas suffisamment robuste pour supporter d’Ulysse à l’avant du groupe. Si on ne les avait
des essais d’ajustement répétés. pas ajoutées, on aurait pu penser que les chiens
En fin de compte, nous avons utilisé du caout- les avaient arrachées.
chouc synthétique (du silicone) qui permettait de La sculpture représente Ulysse passant près
fabriquer de très grands moules et qui ne collait de Scylla dans son bateau à voile. Le monstre a
pas au marbre, ne le colorait pas et ne l’endomma- déjà arraché trois hommes au navire et les a jetés
geait en aucune façon. Pour les copies, nous avons aux chiens. De la main droite, Scylla attrape le
choisi un composite contenant 90 % de poudre timonier et de la main gauche, elle fait tournoyer
de marbre. Les fragments copiés ne pouvaient le gouvernail du bateau au-dessus de sa tête. Selon
pratiquement pas être distingués des fragments le récit d’Homère, c’est à ce moment qu’Ulysse
originaux. Ils avaient la même forme, étaient plus LAOCOON (1,84 mètre de s’aperçut qu’il n’y avait plus personne à la barre et,
solides et beaucoup plus légers, parce que creux. hauteur) et ses fils furent s’élançant vers la poupe, il vit que deux hommes
attaqués par des serpents
Avec ces copies, le puzzle géant en trois sortis des flots. Cette supplémentaires, également représentés sur la
dimensions pouvait commencer. Lentement, sculpture orna le palais de sculpture, avaient été balayés par les queues de
laborieusement, nous avons fait renaître les anciens l’empereur Titus, à Rome. poisson de Scylla.
chefs-d’œuvre, même si des vides ont subsisté. En Dans les textes antiques, les philo-
effet, lors de la destruction des sculptures, logues ont découvert que le groupe
les fragments les plus importants avaient de Scylla était la copie, commandée
été brûlés et transformés en chaux pour par l’empereur Tibère aux trois sculp-
faire du mortier. teurs Athenodoros, Hagesandros et
À plusieurs reprises, la chance nous a Polydoros, d’une statue en bronze
souri. D’abord, nous avons trouvé et identifié qui se trouvait sur l’île de Rhodes.
un fragment amorphe de quelques centimètres
seulement : il reliait les queues de poisson de Scylla
qui battaient l’air et nous avons ainsi déterminé
la distance exacte qui les séparait. Cette
découverte nous a beaucoup aidés à
reconstituer le monstre mythique dont
les jambes avaient été transformées en
nageoires (voir la figure page suivante).
De la taille du monstre surgissent
le torse et la tête de six chiens, qui
mangeaient tout ce qui passait à
leur portée. La partie supérieure du
monstre représente le torse d’une jeune
fille, mais il fut complètement détruit par
les moines, ainsi que sa tête. Par chance,
une statuette de Scylla avait été découverte
dans la carrière d’où provient le marbre
qui a servi à façonner le groupe de Scylla,
à Afyon, au centre de la Turquie. Nous en
avons fait une copie que nous avons agrandie
cinq fois pour que l’échelle corresponde à
celle du groupe de Sperlonga.
Notre bonne fortune a continué. Sur les
28 articulations (genoux et coudes) des sept
compagnons d’Ulysse pris dans les griffes
Le destin de Tibère
Le siège de Troie et son sac tiennent une place
importante dans l’histoire du monde antique, car
Énée, gendre de Priam, le roi de Troie, s’enfuit de
la cité en flammes. Il émigra en Italie, où il fonda
le premier peuplement romain. L’empereur Tibère
considérait qu’Ulysse, qui avait conquis Troie grâce
à son stratagème du cheval de bois, et Énée, le
fondateur de Rome, avaient été les instruments
du destin qui l’avaient mis sur le trône. C’est pour
cette raison qu’il plaça la statue de Ganymède
au-dessus de la grotte. Ganymède, fils de Priam,
était réputé pour sa beauté (voir la figure ci-contre).
Zeus, qui en était tombé amoureux, s’était
changé en aigle pour l’enlever et l’emporter dans
les airs entre ses serres. Ayant acquis l’immor-
talité, Ganymède avait pour tâche de verser de
l’ambroisie à l’assemblée des dieux. Héra, l’épouse de Terracine le mont Circé. Ce dernier semblait GANYMÈDE (2,55 mètres
de Zeus, fut piquée de jalousie. Si Zeus avait jugé émerger, telle une île à l’horizon, rappelant l’île de de hauteur) fut enlevé par
que Ganymède était le plus beau des mortels, la magicienne Circé, qui transforma quelques-uns Zeus métamorphosé en
aigle, qui en était tombé
elle voulait au moins être reconnue comme la des compagnons d’Ulysse en pourceaux. Le héros amoureux. La statue était
plus belle des immortels. Cependant, Aphrodite avait neutralisé le breuvage que lui offrait Circé perchée en haut de la grotte
et Athéna revendiquèrent aussi ce titre. Pour les en y mêlant les brins d’une herbe magique. Ainsi de Sperlonga, mais vu d’en
départager, Zeus en appela au jugement de Pâris, préservé des enchantements de la magicienne, il bas, Ganymède semblait
fils cadet de Priam. la contraignit à restituer à ses navigateurs leur être emporté dans les airs
par l’aigle, car on ne voyait
Les trois déesses se présentèrent devant lui. Pour forme humaine. pas le flanc de la montagne.
être choisie, Héra lui promit la souveraineté sur Cependant, Circé, qui n’avait aucun des
l’Asie, Athéna la gloire des guerriers et Aphrodite traits hideux que l’on prête aux sorcières, séduisit
la plus belle des femmes. Pâris choisit Aphrodite, Ulysse. Elle le retint auprès d’elle plus d’une
qui, afin d’exaucer sa promesse, lui permit d’enlever année et conçut un enfant de lui, Telegonos. Ce
Hélène, épouse de Ménélas, roi de Sparte. Telle fut dernier aurait fondé la famille des Claudiens, à
l’origine de la guerre de Troie et des événements qui laquelle appartenait l’empereur Tibère. De plus,
suivirent, notamment la fuite d’Énée, la fondation Énée était censé avoir fondé la famille des Juliens,
du peuplement romain et finalement, l’élection de celle de l’empereur Auguste, prédécesseur et père
Tibère comme empereur romain. C’est l’histoire adoptif de Tibère. Ainsi, Tibère était claudien
gravée dans les statues de Sperlonga. de naissance et julien d’adoption : il pouvait se
Nous avons reconstitué la statue de Ganymède présenter à la fois comme descendant d’Énée
articles
• B. ANDREAE, Problèmes
et l’avons replacée au sommet de la grotte, à l’aide et d’Ulysse. En vertu de ces liens mythiques, de l’histoire de l’art du
d’un hélicoptère. Lorsque l’empereur dînait dans il était le seul, en tant qu’empereur, à pouvoir Laocoon, Revue germanique
sa villa en compagnie de ses invités, le décor défendre les intérêts de tous ses sujets : des internationale, vol. 19,
était impressionnant. Le repas était servi sur Romains, descendants d’Énée, aux Grecs, qui pp.33-55, 2003.
une île artificielle en forme de U, dans un bassin formaient l’autre moitié des citoyens de l’Empire • B. ANDREAE, Sperlonga et
le problème d’histoire de
rectangulaire qui se trouvait à l’entrée de la grotte. romain, et dont Ulysse, l’ancêtre de Tibère, était l’art du Laocoon, Skulptur
L’empereur apercevait un aigle qui portait vers lui le héros. C’est pourquoi les statues de Sperlonga des Hellenisurus, München,
Ganymède, lequel regardait de l’autre côté du golfe célébraient les exploits d’Ulysse.n pp. 121-131, 2001.
L
a première étape a consisté en la captation des 8 kilomètres
carrés du site sous la forme de 30 000 photos prises à 30 mètres
d’altitude avec un drone et un ballon. Les images recueillies ont
servi à la création d’un modèle tridimensionnel avec une précision au
centimètre près. Cette précision a été permise par la mise au point
de techniques de « photogrammétrie » (on utilise la parallaxe obtenue UNE VUE AÉRIENNE
entre des images acquises selon des points de vue différents) à une du grand théâtre
échelle jusque-là inédite : celle d’une ville entière. Le modèle a ensuite de Pompéi et le même
endroit dans le modèle.
été conçu à l’issue de 1 200 heures de calculs à l’aide des algorithmes
Saurez-vous les distinguer ?
développés par l’Inria.
Shutterstock.com/Italianvideophotoagency
➋ ➌
➌
© Iconem, Inria, Microsoft Research
RECONSTITUTION
À partir du modèle et
des différentes vues
qu’il offre (1 et 2, une
partie de la basilique),
on peut dresser le plan ➊
et tenter de compléter
ce qui manque (3).
➋
© Iconem, Inria, Microsoft Research
PAR JUPITER !
Cette image associe le
modèle (ici, le temple
de Jupiter) et une
restitution tridimen-
sionnelle hypothétique
du bâtiment.
© Iconem, Inria, Microsoft Research
RENAISSANCE
La villa de Diomède
surgit du passé dans
son intégrité grâce à
la superposition d’une
vue restituée et d’une
autre photogrammé-
trique. Plus d’informa-
tions sur cette villa ici :
villadiomedeproject.org
© Iconem, Inria, Microsoft Research, ENS H. Dessale
L
a réforme des collèges voulue par la ministre et surtout au père. Elle se fonde sur la structure
Bernard LEGRAS de l’Éducation a provoqué une levée de patriarcale de la famille romaine ancienne, où
est professeur d’histoire
ancienne à l’Université boucliers. Ses détracteurs, nombreux, lui le pater dispose de droits d’une grande rigueur
Paris 1 Panthéon-Sorbonne reprochent la suppression de l’apprentissage des sur tous les enfants, qu’ils soient biologiques ou
(umr 8210 anhima). langues anciennes tels le latin et le grec. Najat adoptés, garçons ou filles.
Vallaud-Belkacem rétorque que ces enseignements
seront toujours là, mais sous une autre forme. Le pouvoir du pater familias
Les élites romaines, qui parlaient couramment le Cette puissance paternelle prend fin avec la mort
grec et le latin, s’empoignaient aussi à propos de du père, par le mariage du fils ou de la fille, ou
l’instruction. Pour les uns, les « Vieux Romains », encore par une décision du père de la rompre
l’instruction doit être réservée à la famille selon volontairement par une émancipation. Elle s’exerce
un schéma patriarcal. Pour d’autres, elle doit être dès la naissance de l’enfant, puisque le père a
donnée dans le cadre collectif d’écoles où des un droit de vie et de mort sur le nouveau-né. Il
professionnels offrent une compétence rémunérée. l’intègre à la famille en le prenant dans ses bras
Les débats sur l’éducation sont éternels... et en l’associant au culte familial.
L’ESSENTIEL La ministre annonce aussi vouloir lutter contre Ce droit sera cependant dans les faits limité
• L’éducation des enfants
l’uniformité du collège unique et « redonner de par la religion, la morale ou les sentiments. Cette
a longtemps été du seul la pertinence à la promesse républicaine » d’un autorité absolue se tempère durant l’époque clas-
ressort de la famille. enseignement souple, interdisciplinaire et néan- sique (du ier au iiie siècle) par des relations familiales
moins adapté à tous. Là, c’est une différence désormais marquées par la notion de « piété ». Elle a
• Le modèle grec
des écoles a ensuite
avec l’instruction à l’époque romaine. Réservée à une traduction juridique dans l’obligation alimen-
été importé dans l’aristocratie, elle consistait fondamentalement en taire pour les enfants qui apparaît sous Auguste,
l’Empire romain. la reproduction de l’élite, qui se distinguait socia- dans l’obligation du respect pour les parents, et
lement par l’acquisition d’une culture (humanitas dans l’obligation pour le père de doter sa fille et
• Très stricts, ces
établissements
en latin et paideia en grec) fondée sur la maîtrise de ne pas déshériter les enfants sans motif grave.
n’étaient réservés des belles lettres et de la rhétorique. Cette mise à Le droit de vie et de mort à la naissance disparaît
qu’aux élites. l’écart du plus grand nombre aurait été fatale… au ive siècle, mais une constitution impériale de
En effet, l’historien français Henri-Irénée Marrou 323 le dit encore « autorisé ».
• C’était le cas dans
toutes les provinces,
a vu dans le « caractère aristocratique » de l’éducation, Dans ce cadre traditionnel de l’éducation en
de la Gaule à l’Égypte. dans ce « privilège des classes dirigeantes […] une famille, la mère (ou une parente d’âge mûre) est
cause redoutable de fragilité ». Selon lui, une partie l’éducatrice privilégiée de son enfant avant l’âge
• Cette aristocratisation
importante de la population de l’Empire se serait de 7 ans. Durant cette période, l’éducatrice prend
de l’éducation aurait
ainsi trouvée « réfractaire à la romanisation », ce qui en charge toute la descendance du pater familias.
été une des faiblesses
face aux invasions
serait l’un des éléments d’explication, « à l’heure Elle régle par la discipline et la sévérité tous les
barbares : le peuple ne des grandes catastrophes », du caractère irrésistible aspects de la vie des enfants, d’un côté les études
se sentait pas romain. « des invasions barbares ». Jusqu’où cette hypothèse et les devoirs, de l’autre les distractions et les jeux.
est-elle vraie ? Pour le savoir, ouvrons notre livre au L’objectif, selon Tacite, dans son Dialogue des
• Néanmoins, ce modèle
a perduré bien après la
chapitre consacré à l’éducation chez les Romains. orateurs, est que « ces âmes pures, innocentes […]
chute de l’Empire. La tradition des « Vieux Romains » considère se jettent de tout leur cœur sur les arts libéraux,
que l’éducation des enfants revient à la famille, et que, quelle que fût la carrière vers laquelle les
arrivés spontanément dans cette ville désormais L’enseignement est bilingue en latin et en grec.
cosmopolite. Ces savants bénéficient lors de leur Comme aujourd’hui avec l’anglais, les familles
séjour de la protection d’un noble romain, qui s’enri- romaines de l’élite s’efforcent de recruter des nour-
chit intellectuellement à leur contact. C’est le cas de rices grecques afin de rendre leur langue familière
Scipion Émilien avec le stoïcien Panétios de Rhodes, à l’enfant le plus tôt possible. Saint Augustin se
de Blossius de Cumes, précepteur des Gracques, de plaint dans les Confessions d’avoir appris le grec
Théophane de Mytilène proche de Pompée. comme une langue étrangère et non dès la naissance
L’élite romaine voyage elle-même dans le en raison du milieu social de ses parents.
monde hellénophone et dans une partie du monde La condition sociale du litterator et du gram-
« barbare ». Diodore de Sicile visite une grande maticus reste modeste. L’État romain n’intervient,
partie de l’Europe et de l’Asie ; il est à Alexandrie en matière de politique scolaire, que par le biais de
en 55 avant notre ère. Caton l’Ancien découvre la la fiscalité en déterminant, à partir de Vespasien,
Grèce, l’Afrique, l’Espagne, la Sicile, la Sardaigne, des privilèges fiscaux pour les enseignants ou
la Gaule et la péninsule italienne. Cicéron visite en prenant en charge des « chaires officielles ».
Athènes, Rhodes et l’Asie Mineure. Quintilien est ainsi le premier titulaire de la chaire
L’Empire romain est un empire bilingue, où de rhétorique latine à Rome. L’édit de Dioclétien,
les empereurs maîtrisent les deux langues, et où le en 301, fixe une rétribution quatre fois supérieure
grec est la langue de l’administration dans toute la LES CHÂTIMENTS corporels pour le grammairien par rapport à l’instituteur, qui
partie orientale. Le latin s’y diffuse avec les progrès étaient fréquents dans reçoit 200 deniers par élève et par mois, mais cela
de la romanisation, mais sa propagation est lente. les écoles romaines, où ne représente que quatre journées de travail d’un
la discipline était sévère.
Néanmoins, il devient peu à peu indispensable pour Ici (d’après une fresque
ouvrier qualifié. Seuls les rhéteurs, les maîtres de
faire carrière dans la haute administration ou l’armée. de Pompéi, les couleurs l’enseignement supérieur, pouvaient prétendre à
sont reconstituées), un des rémunérations élevées. Juvénal, au début du
L’école à la romaine élève est fouetté par iie siècle, donne le chiffre de 2 000 sesterces par élève
L’école romaine dispense un enseignement privé, le maître. À gauche, un et par an, soit quatre fois le salaire du grammairien.
pédagogue. Les élèves
accessible seulement aux enfants dont les parents portent la toge réservée
Les modalités et l’ampleur de l’accès à l’école
peuvent rémunérer le maître. L’éducation confiée à aux enfants, et tiennent leur varient notablement d’une province à l’autre. En
un précepteur privé, esclave ou affranchi, concerne tablette enduite de cire. Afrique et en Espagne, avant la conquête romaine,
les familles les plus en vue de l’aristocratie romaine
dès le iiie ou le iie siècle avant notre ère. La forma-
tion des esclaves lettrés relève aussi de la formation
domestique. Ces esclaves, souvent affranchis par
leur patron, ont un niveau d’éducation et des
responsabilités importantes.
L’un des mieux connus est Tiron (Tiro),
affranchi de Cicéron. En tant que secrétaire, il joue
un rôle d’auxiliaire dans la vie politique et littéraire
de son ancien maître. Il est aussi l’inventeur d’un
La Documentation par l’image 1952
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W W W. P O U R L A S C IE NC E . F R
Le verre,
reflet d’une époque
Pour les Romains, le verre était d’abord une matière
précieuse que l’on importait d’Orient. Puis, après l’invention
du soufflage et l’introduction des techniques de production,
il est devenu un matériau courant. La variété et la qualité
de la verrerie en ont pâti.
Véronique ARVEILLER
est chargée de recherche
au musée du Louvre
et enseignante à
l’École du Louvre.
C. Durand, CCJ-CNRS
❙ ❚ ■ VERRE
D
ans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien en stabilisants, ce qui explique l’implantation
raconte l’invention du verre : « Il est dans L’ESSENTIEL des ateliers primaires de production de verre
la Syrie une contrée nommée Phénicie, • Le verre utilisé par les en Palestine.
confinant à la Judée, et renfermant, entre les Romains serait né sur la Quant à l’autre ingrédient antique du verre,
racines du mont Carmel, un marais qui porte côte syrio-palestinienne le natron, il s’agit d’un minéral naturel produit
le nom de Cendevia. On croit qu’il donne au viiie siècle avant par l’évaporation de mares riches en sodium. Il
naissance au fleuve Bélus, qui, après un trajet notre ère. est composé de carbonate de sodium hydraté
de cinq mille pas, se jette dans la mer auprès de • Ce matériau est resté (na2co3, 10h2o) ainsi que d’une roche évapo-
la colonie de Ptolemaïs. (…) On raconte que un produit d’importation ritique (produite par l’évaporation d’une mare
des marchands de nitre y ayant été relâchés, jusqu’au début de notre chargée en sédiments) contenant du carbonate
préparaient, dispersés sur le rivage, leur repas ; ère, ce qui en faisait un de sodium (naco3) et surtout du bicarbonate
produit de luxe réservé
ne trouvant pas de pierres pour exhausser leurs de sodium (nahco3). À l’époque romaine, on
à l’aristocratie.
marmites, ils employèrent à cet effet des pains le trouve essentiellement dans les lacs du Wadi
de nitre de leur cargaison : ce nitre soumis à • L’introduction du Natrun (qui a donné son nom au matériau)
l’action du feu avec le sable répandu sur le sol, savoir-faire de l’Orient entre Le Caire et Alexandrie et c’est presque
ils virent couler des ruisseaux transparents d’une dans l’Empire romain et exclusivement le natron d’Égypte qui est utilisé.
le développement de la
liqueur inconnue, et telle fut l’origine de verre. » Ainsi, pendant des siècles, les officines occi-
technique du soufflage
Un bel exemple de hasard fécond ! ont changé la donne.
dentales dépendent des centres de production
Si le matériau est né sur la côte syrio-pales- orientaux, dépendance qui durera du iiie siècle
• Le verre est alors
tinienne, les plus anciens objets de verre (du avant notre ère à la fin du viie siècle, soit un
devenu un bien de
iiie millénaire avant notre ère) n’ont pour autant millénaire ! Le verre que refondaient les artisans
consommation courante.
pas été découverts dans cette région, mais en occidentaux provenait probablement en grande
Mésopotamie. Au iie millénaire, des artisans • Il en a résulté partie de Syrie-Palestine. Certes la région n’a pas
mésopotamiens réalisaient de petits récipients une standardisation et encore livré d’atelier primaire d’époque impériale
une uniformisation
à partir d’éléments préfabriqués ou les mode- (à partir de la fin du ier siècle avant notre ère), mais
de la production.
laient à partir d’un noyau de verre. Toutefois, la découverte exceptionnelle de 17 fours primaires
un vrai artisanat du verre ne s’est probablement de la fin du vie ou du début du viie siècle, à Bet
développé qu’à partir du viiie siècle avant notre Eli’ezer près d’Hadera, en Israël, atteste d’une
ère dans le monde assyrien. Puis la production certaine tradition et permet de comprendre la
verrière s’est développée au Proche-Orient et en fabrication du verre durant le ier millénaire.
Égypte à l’époque hellénistique. Ainsi, le verre fut Seules les parties inférieures des fours sont
d’abord une matière précieuse venue d’Orient que conservées. Ils étaient divisés en deux parties : la
les navires commerciaux transportaient jusqu’en chambre de chauffe et celle de fusion. À l’avant sont
Occident. Il conserva ce statut de produit de placées deux chambres de chauffe triangulaires,
luxe pendant l’ère romaine jusqu’à l’invention tandis qu’une chambre de fusion rectangulaire (de
du soufflage. La production manufacturière 2 mètres sur 4) est située à l’arrière. Le sable et
désormais facilitée suscita une telle demande le natron étaient déposés dans le bassin avant
que le verre devint usuel dans tout l’Empire la fermeture de la voûte et l’allumage de feux
romain. Retour sur cette épopée d’un maté- dans les chambres de chauffe où ils étaient
riau pas comme les autres. entretenus pendant dix à quinze jours. Cette
durée de cuisson est encore en vigueur chez
Des siècles de dépendance d’actuels verriers traditionnels indiens, dont les
On a découvert récemment à quel point procédés sont semblables à ceux des Romains.
l’Occident antique dépendait de l’Orient Le chauffage portait les matériaux à
pour l’approvisionnement en verre. L’analyse 1 100 °C grâce au rayonnement des parois. Puis
chimique de nombreux verres romains le verre devait être refroidi rapidement à l’eau
retrouvés en Occident a montré que leur afin que ses composants ne recristallisent
Archivio Fotografico Soprintendenza Archeologica della Lombardia
élaboration se faisait en deux phases. Le pas, au risque que le matériau ne perde son
matériau brut était d’abord produit dans aspect homogène. Pour ce faire, les artisans
des ateliers primaires localisés au Proche- démontaient la partie haute du four afin
Orient. Ensuite, il était transformé en
produits manufacturés dans des ateliers UN BLOC DE VERRE BRUT (page ci-contre) se
secondaires situés en Occident. trouvait à bord d’un navire romain, qui coula
Au cours de l’élaboration de leur verre, près de l’île des Embiez au large de Toulon à la
les stabilisants (chaux, alumine, magné- fin du iie siècle. Les verriers romains importaient
ce matériau du Proche-Orient et le refondaient
sie…) étaient tous apportés par le sable ou afin de produire divers objets usuels, telle cette
par le natron (voir l’encadré page suivante). Le amphore à décor moucheté du ier siècle (ci-contre)
sable syrio-palestinien avait une teneur idéale trouvée à Carpenedolo près de Brescia.
La situation change à partir de l’arrivée au pouvoir deux quadrangulaires. L’industrie verrière romaine
d’Auguste en 27 avant notre ère. Le développement était aussi très présente dans la capitale des Gaules,
spectaculaire des ateliers verriers prouve que de la Lyon, où, en 1965 et 1966, puis en 2000 et 2001,
main-d’œuvre et surtout le savoir-faire de l’Orient quatre implantations différentes d’ateliers verriers
ont été introduits dans l’Empire romain. Ainsi, le ont été retrouvées. Ils datent du ier siècle de notre
nord de la Péninsule, mais aussi Rome et la Campanie ère. Deux siècles plus tard, un corps d’artisans
attirent nombre d’artisans orientaux comme en verriers travaillait toujours dans la ville.
témoigne la présence de marchands nabatéens, juifs, L’étude des fours verriers retrouvés à Lyon a livré
héliopolitains et tyriens spécialisés dans le verre à de nombreuses informations. Le plus souvent, le four
Pouzzoles au nord de Naples. est circulaire, d’un diamètre interne variant de 0,50
Que s’est-il passé ? À Jérusalem, la à 1,18 mètre, et construit en briques et en tuiles.
fouille d’un atelier de verrier conte- L’alandier, c’est-à-dire l’accès pour alimenter en bois
nant un récipient de toilette en verre et retirer les cendres, peut être un simple passage
soufflé et des monnaies d’Alexandre situé au même niveau que le foyer. Au-dessus de ce
Jannaeus (roi juif ayant régné entre dernier, les matières vitreuses sont refondues dans
105 et 78 avant notre ère) suggère une chambre de fusion avant d’être prélevées du
que le soufflage du verre a été inventé bout de la canne. Un des fours de manutention
au Moyen-Orient au cours de la lyonnais est équipé d’une arche de recuit, c’est-
première moitié du ier siècle avant à-dire d’un lieu où l’on laissait les verres refroidir
notre ère. Cette hypothèse est corro- lentement pour éviter qu’ils ne se brisent.
borée par la découverte à Ein Gedi Que produit-on ? Alors qu’au début du ier siècle
en Israël d’une bouteille soufflée dans la vaisselle moulée monochrome ou polychrome
un cimetière qui fut abandonné vers domine encore les modèles souvent inspirés de
31 avant notre ère. la céramique ou du métal, la mode change
progressivement au profit du verre bleu-vert,
Un souffle nouveau surtout pour la vaisselle courante. À
Quoi qu’il en soit, l’invention du partir du ier siècle, on voit apparaître
soufflage est la plus grande décou- des pièces plus raffinées en verre
verte verrière depuis l’invention incolore de belle qualité parfois
du… verre. Le nouveau procédé ornées d’un décor gravé de facettes.
de soufflage permet de produire Désormais, le verre fait partie du
avec une canne de la vaisselle de quotidien et n’est plus un produit de
verre beaucoup plus vite et avec luxe comme aux époques antérieures.
moins de matière. Cette invention se Il reste néanmoins cher.
perfectionne en Italie et fait passer l’art
verrier du statut d’un artisanat de luxe à Du verre au parfum
celui d’une production de masse. Ainsi voit-on apparaître une multitude de
Les artisans exploitent toutes les possi- petits balsamaires, petits flacons destinés à
bilités, à tel point que les Anciens s’étonnent contenir des parfums. On sait que les parfums
de la malléabilité du verre et de l’habileté avec jouent un rôle important dans la vie quotidienne
laquelle les souffleurs le transforment. CETTE CRUCHE BLEUE et religieuse des Anciens. La Campanie avec
C’est aussi en Italie que la production secon- à décor de cabochons Pompéi, Capoue et Pouzzoles étaient célèbres pour
daire est la plus importante. Les auteurs anciens blancs illustre la mode des leurs parfums à la rose et les verriers sont installés à
récipients bleus décorés à
nous apprennent l’existence d’un vicus vitrarius chaud, par exemple avec côté des parfumeurs. Le verre est le contenant idéal
(quartier verrier) à Rome. Ils mentionnent aussi un des morceaux de verre pour le parfum car il est lisse, brillant, transparent
clivus vitrarius unguentarius (quartier des verriers et blancs collés à la surface. et étanche. Il remplace les céramiques à parfums
parfumeurs) à Pouzzoles, où les verriers fournissent et donne des flacons sphériques ou allongés, de
aux nombreux parfumeurs campaniens de quoi condi- petite ou moyenne contenance, faciles à fabriquer.
tionner leurs parfums. D’autres spécialités existaient On trouve aussi des récipients sphériques, souvent
probablement à Aquilée, en Lombardie actuelle, ornés de filets en spirale, en forme d’oiseaux, dont
au Piémont et au Tessin actuels, puisque les traces certains conservent encore des traces de poudre
d’énormes productions verrières y ont été retrouvées. ou de fard, et de très nombreux petits flacons
D. Stokic, musée archéologique de Nîmes
Des ateliers secondaires sont aussi implantés dotés de cols cylindriques, de panses allongées et
dans d’autres parties de l’Empire, notamment en de lèvres évasées, arrondies ou coupées.
Gaule et en Germanie, en pays helvète, en Espagne Le service en verre s’impose aussi progressivement
et en Grande-Bretagne. Besançon par exemple a sur la table des Romains aux côtés de la vaisselle en
livré un complexe artisanal construit en bordure du céramique et métallique. On voit surgir tout un
Doubs, où fonctionnaient sept fours circulaires et vaisselier formé de gobelets, bols, assiettes, coupes,
vre
ou
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an
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H.L
coupelles, cruches, bouteilles, amphores, mais aussi Un autre usage du verre apparaît au ier siècle avec
des formes plus raffinées pour les banquets comme l’emploi massif du verre à vitre. Les architectes romains
le rhyton (corne à boire), le calice ou le skyphos ont compris l’intérêt de la transparence du verre pour
(verre à boire à deux anses). faire pénétrer la lumière dans les édifices publics et
Les peintres de Pompéi et d’Herculanum privés, et les auteurs anciens l’ont bien perçu comme
témoignent de cet engouement pour ce matériau un signe de modernité. Ainsi, au ier siècle, Sénèque
transparent avec des natures mortes présentant des oppose-t-il la rusticité des thermes de la villa de Scipion
coupes profondes remplies de fruits divers (pêches, à peine éclairés au luxe des bains modernes. Le verre
abricots, coings, raisins), de légumes ou de vin. Dans est aussi utilisé pour la composition de mosaïques
la seconde moitié du ier siècle, on voit apparaître des en tesselles de verre (des petits cubes irréguliers de
vases destinés au stockage des denrées et au transport : différentes couleurs) comme celles qui décorent les
ce sont des pots sphériques ou ovoïdes avec ou sans nymphées de certaines villas de Pompéi.
anses, souvent réutilisés comme urnes cinéraires. Cette production est impressionnante, mais
On trouve aussi quantité de récipients à panse nous ignorons tout des verriers à qui on la devait.
cylindrique ou carrée, à parois épaisses et solides. Qui étaient-ils ? Seuls quelques noms apposés sur
En témoignent ces bocaux carrés retrouvés dans la des flacons soufflés dans un moule, ou imprimés
Maison de Ménandre à Pompéi. Ces formes sont sur des anses ou des médaillons nous renseignent
exécutées par soufflage dans un moule, procédé sur les noms de ces ouvriers souvent d’origine syrio-
apparu vers la fin du ier siècle. Le moule peut être palestinienne, tels Ennion, Jason, Aristeas, Meges,
livres en pierre, en terre cuite ou en plâtre. D’autres pièces Neikais ou Artas, mais qui pouvaient être aussi…
• F. SLITINE, Histoire du
verre : l’Antiquité, Paris,
au décor moulé plus soigné sont aussi fabriquées : « bourguignons », tel Amaranthus.
Massin, 2005. gobelets ou bouteilles à décor végétal, en forme de Ainsi, durant les deux premiers siècles de l’Empire,
• V. ARVEILLER-DULONG tête, de fruit (dattes, raisins...), etc. on assiste à une diffusion de l’artisanat verrier dans des
et M.D. NENNA, Les verres régions qui auparavant n’en avaient aucune connais-
antiques du musée du Louvre : Vers plus de transparence sance. Le soufflage du verre augmente et accélère la
vol. II : Vaisselle et contenants
du Ier siècle au début du
Les verriers ont aussi recours à une multitude de production. Le répertoire des formes s’enrichit peu
VIIe siècle après J.-C., Paris, procédés pour orner les vases. Ils les décorent à à peu comme on le constate par exemple pour le
Musée du Louvre éditions chaud de fils appliqués dessinant divers motifs, service de table et dans les cités vésuviennes.
et Somogy, Éditions d’art, de pastilles, d’éléments préfabriqués (masques, On a pu dire que la vaisselle en verre (voir la
2005.
coquillages, rosettes, médaillons) ou pratiquent figure ci-dessus) avait pris la place de la céramique
• D. FOY ET M.D. NENNA,
des dépressions avec un outil. Ils créent des décors fine, même si cette situation n’est sans doute pas
Tout feu, tout sable : mille
ans de verre antique dansle mouchetés en roulant la paraison sur le marbre applicable à tout l’Empire. La créativité des verriers
Midi de la France, Marseille, parsemé de grains de verre coloré (voir la figure se développe encore tout au long des iiie et ive siècles,
2001 (exposition au musée page 35) ou des décors marbrés en mélangeant des et les productions tendent à s’individualiser à
d’Histoire de Marseille ),
verres colorés pour évoquer le jaspe ou l’albâtre. travers certaines formes ou décors spécifiques. Ainsi
Aix-en-Provence, Edisud, 2001.
Et que dire du verre camée (constitué d’une Cologne et son atelier des « filets serpentant », Rome
article double couche de verre), une spécialité italienne et les verres gravés ou à « fond d’or », la Syrie et ses
• M. D. NENNA, La Route illustrée par le célèbre Vase bleu découvert à Pompéi flacons compte-gouttes, ou encore l’Égypte et ses
du verre : ateliers primaires en 1837. Les artisans décorent aussi le verre à froid verres peints ou gravés du ive siècle. Mais à partir du
et secondaires de verriers à l’or ou en le peignant, et ils le gravent à main ve siècle, la verrerie de luxe disparaît et le répertoire
du second millénaire av. J.-C.
levée ou à l’aide de petites meules pour obtenir des formes s’appauvrit ainsi que la qualité du verre.
au Moyen Âge, Travaux de la
Maison de l’Orient, n° 33, tantôt de simples motifs géométriques, tantôt des Devenu un bien de consommation de masse, le
Lyon, 2000. représentations figurées élaborées. verre n’est plus ce qu’il était.n
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Un empire
d’inégalités
Riches ou pauvres, esclaves ou libres, citoyens
ou non… Du ier siècle avant notre ère au iie siècle,
l’Empire romain était traversé de nombreuses lignes
de fracture. Une élite a longtemps accaparé
les richesses et les pouvoirs politiques. Elle était
également au cœur de réseaux clientélistes.
À
l’automne 2011, quelque mille individus
Nicolas TRAN manifestent dans les environs de Wall
est professeur d’histoire
romaine à l’Université Street, à New York, puis s’installent dans
de Poitiers. le parc Zuccotti. C’est la naissance d’Occupy
Wall Street, un mouvement pacifique de
contestation dénonçant les abus du capita-
lisme financier. L’idée fait florès et atteint son
paroxysme le 15 octobre quand on dénombre
des rassemblements dans 1 500 villes à travers
82 pays. L’un des slogans les plus célèbres du
L’ESSENTIEL mouvement Occupy fut : « Nous sommes les
• L’Empire romain 99 pour cent ! » Il serait inspiré d’un article
était structuré par dans lequel le prix Nobel d’économie Joseph
de multiples hiérarchies Stiglitz critique les inégalités économiques
sociales. criantes. Il dénonce le fait qu’un pour cent
• En haut, une élite de la population américaine détient autant
accaparait les terres, de richesses que les 99 autres. Quel aurait
les privilèges et les été le slogan d’un hypothétique mouvement
leviers du pouvoir. Occupy Roma, au tournant de notre ère ?
• Elle exploitait la
plèbe et surtout les Occupy Roma
esclaves qui, à eux deux, Tentons une estimation. L’Empire romain,
composaient l’essentiel qui dura du i er siècle avant notre ère au
de la population.
iiie siècle, comptait entre 50 et 70 millions
• Toutefois, les clivages d’hommes et de femmes (voir Rome, combien
ont évolué durant de divisions ?, par E Locascio, page 84). Un
l’Empire. Par exemple, recensement en 70 avant notre ère ne réper-
la citoyenneté romaine toria que 910 000 citoyens romains. Or, cette
© National Geographic Creative/Corbis
LE MAÎTRE ET L’APPRENTI
sur un pied d’égalité ?
C’était peut-être le cas
dans cette forge où le
maître travaille tandis que
son assistant entretient
le foyer. Ce bas-relief
ornait la partie inférieure
d’une stèle funéraire.
LA DEVISE Senatus
populusque romanus,
souvent abrégée en
spqr, associe le pouvoir
politique (Senatus) et le
peuple romain (populusque
romanus). Pourtant, dans
les faits, le pouvoir n’était
détenu que par une élite
pas toujours au service du
peuple. Cette mosaïque est
visible à Milan, au centre
de la galerie marchande
Victor-Emmanuel II.
Shutterstock.com/Pinosub
illustrent cette complexité, car malgré l’unicité qu’un tel crime devait être réprimé par l’exécution
du statut juridique des esclaves, le sort qui leur de tous les esclaves de la victime. La perspective de
était réservé variait notablement. ce châtiment collectif devait prévenir les passages
La population servile avait sa propre hiérarchie. à l’acte, en instaurant un équilibre de la terreur.
Les cultivateurs et les mineurs étaient traités comme Néanmoins, les relations entre maîtres et esclaves
des bêtes de somme. Enchaînés le jour, enfermés n’étaient pas réductibles à une domination par la
la nuit, ils vivaient à la façon des prisonniers. crainte et la violence. Sur des pierres tombales, des
Néanmoins, le personnel qui encadrait ces malheu- maîtres témoignent de leur affection à l’égard de
reux était servile lui aussi. Les chefs d’équipe suivaient serviteurs décédés. Quand les défunts sont jeunes,
les ordres des intendants. Ces derniers étaient des on soupçonne qu’il s’agit d’enfants conçus par
hommes de confiance du maître, au même titre des maîtres et leurs servantes. Mais ce n’était pas
que les esclaves employés en tant que trésoriers ou toujours le cas et rien ne prouve que les sentiments
secrétaires particuliers. On peut parler d’élite servile à affichés aient été feints. Une réelle familiarité pouvait
propos de ces domestiques qui cumulaient les privi- exister entre certains esclaves et leurs propriétaires.
lèges, tels que la possession d’un pécule confortable Les uernae étaient nés dans la maison du maître.
ou le droit de former un couple stable. N’ayant connu que l’esclavage, beaucoup ne
Toutefois, le maître pouvait revenir sur les contestaient nullement leur statut, d’autant que la
avantages concédés, et la menace d’une rétrograda- vie d’un esclave bien traité semblait plus enviable
tion à l’échelon le moins enviable de la hiérarchie que celle d’un homme libre et miséreux. En outre,
servile était efficace. Les mauvais traitements subis les maîtres pouvaient obtenir de certains esclaves
par les plus malchanceux servaient d’épouvantail une fidélité irréprochable en promettant de les
et visaient à garantir l’obéissance de tous. affranchir, comme cela se faisait souvent.
Recevoir des coups était indissociable de la
condition d’esclave. Les femmes étaient les proies Clientèles, amitiés et réseaux
sexuelles de leur propriétaire. Les fugitifs repris Des hommes libres pouvaient aussi être dépen-
étaient marqués au fer rouge. L’esclavage repo- dants d’individus plus puissants, en étant à la fois
sait sur la violence et, si la morale réprouvait la leur obligé et leur protégé. Ce lien de clientèle
cruauté, les Romains n’avaient à rendre compte à impliquait un échange de services. Un patron
personne des châtiments infligés à leurs serviteurs. devait aider matériellement ses clients. Il devait
Les rapports entre maîtres et esclaves étaient en répondre à leurs demandes quand ils venaient le
bonne partie fondés sur la peur, mais en fait, saluer chez lui, en se conformant à un rituel social
celle-ci était partagée. très ancien. Ces salutations donnaient au patron
Les maîtres savaient qu’ils pouvaient susci- un sentiment de puissance : l’éprouver était l’une
ter une haine qui poussait au meurtre. L’effroi des contreparties des dépenses engagées.
s’emparait des aristocrates quand ils apprenaient Toutefois, les patrons attendaient aussi divers
l’assassinat de l’un des leurs. Une vieille loi stipulait soutiens. À Rome (jusqu’à ce que le pouvoir impérial
DE LA CROISSANCE
L’économie romaine était fondée essentiellement sur l’agriculture,
l’artisanat et le commerce qui ont profité d’innovations technologiques.
L’Empire a connu un âge d’or dont a bénéficié toute la population.
Cependant, ce modèle économique n’était pas robuste : il a notamment été
fragilisé par une fuite des moyens de paiement vers l’Orient.
C.J. Burton/Corbis
Commerçants et
artisans de Pompéi
Jean-Pierre BRUN Pompéi fourmillait de nombreux artisans aux spécialités variées.
est archéologue et
spécialiste de l’histoire Des fouilles ont révélé leurs techniques et l’ampleur de leurs productions :
des techniques.
Il dirige actuellement
beaucoup de ces travailleurs étaient modestes, mais d’autres étaient à la
des recherches
à Pompéi et à Cumes.
tête de petites entreprises prospères. Quelle était leur place dans la cité ?
Quels liens entretenaient-ils avec l’aristocratie foncière et les élites ?
C’
est jour de flânerie dans cette petite ville que Terracine ou Minturnes. Or c’est bien la
moyenne de la côte italienne. Vous errez médiocrité de Pompéi qui nous intéresse ici. Plus
dans les rues commerçantes animées, sans que la vie des aristocrates que les fouilles de Rome
objectif précis, et vos yeux se promènent sur les ou de Baia laissent entrevoir (voir Baia, le Saint-
étals où les artisans proposent leur production : Tropez de l’Antiquité, par T. Kissel, page 12), nous
textiles chamarrés, parfums, lainages, ouvrages en recherchons comment vivaient les gens ordinaires,
cuir, ferronneries, paniers... Le choix et la variété les « classes laborieuses », et quelles techniques ils
impressionnent. Où êtes-vous ? À Pompéi, mais utilisaient. Travaillaient-ils seulement pour satis-
avant l’éruption du Vésuve de 79 ! faire les besoins de la population de Pompéi et de
De fait, la cité est exemplaire... parce que ses environs ou bien fabriquaient-ils des produits
L’ESSENTIEL
c’est une ville moyenne. Sans les circonstances manufacturés qu’ils exportaient vers Naples,
• Pompéi, une ville exceptionnelles de son ensevelissement et de son Rome et d’autres villes, voire vers les provinces de
moyenne de la côte dégagement à partir du xviiie siècle qui l’ont l’Empire romain ? Comment s’organisait leur vie
italienne, abritait
rendue célèbre, Pompéi serait restée l’une de ces professionnelle dans la cité ? Pour répondre, une
beaucoup d’artisans :
parfumeurs, teinturiers,
villes méconnues de la région, sans plus de relief visite de l’« Empire romain d’en bas » s’impose.
plombiers, forgerons,
tanneurs...
• Les fouilles de la ville
ensevelie en 79 en ont
révélé le quotidien.
Celui-ci avait évolué
depuis le tremblement
de terre de 62.
• L’essentielde ces
activités restait
modeste, mais
certaines dépassaient
le stade de la
production artisanale.
• L’aristocratie et les
élites s’appuyaient
sur ces artisans
et commerçants pour
accéder au pouvoir
et le conserver.
Nous nous appuierons sur des observations terre de 62 ou 63. Détruisant beaucoup de maisons
de terrain recueillies dans le cadre du programme et une part notable du patrimoine, le séisme aurait
consacré à l’artisanat coordonné par le centre Jean provoqué des mutations de propriétés qui se seraient
Bérard, un centre de recherche archéologique traduites notamment par l’envahissement des vieilles
français installé à Naples depuis cinquante ans. maisons des nobles par des artisans et des commer-
Au cours de ces recherches menées par plusieurs çants, le plus souvent d’anciens esclaves affranchis.
équipes du cnrs, divers aspects de l’artisanat urbain Depuis, les archéologues ont restitué une situation
antique ont été étudiés : la tannerie, la parfumerie, socio-économique plus nuancée de la quinzaine
la teinture, la vannerie, la plomberie, l’artisanat d’années qui a séparé les deux catastrophes.
du fer et celui de la peinture. La plupart des boutiques et des ateliers ont
certes été reconstruits ou restructurés après le
Un paysage remodelé tremblement de terre, mais ils succédaient souvent
À Pompéi, des vestiges d’artisanats urbains ont été à des officines antérieures que les archéologues
mis au jour dès les premiers dégagements. Les plus ont des difficultés à interpréter, car elles ont été
évidents furent ceux des boulangeries avec leurs détruites avant qu’elles ne soient rénovées ou
grands moulins actionnés par des ânes. Ensuite, reconstruites. Les recherches montrent une situa-
sortirent de terre des ateliers de bronziers, de tion diversifiée et complexe : certains des ateliers
forgerons, de teinturiers, de foulons (qui foulent ont résisté au tremblement de terre au prix de
les vêtements pour les nettoyer), de tanneurs, quelques réparations, d’autres ont été totalement
etc. L’identification ne résulte pas toujours de la transformés, d’autres encore ont été installés en
présence évidente d’un atelier, mais parfois d’une façade ou même à l’intérieur de demeures vendues
inscription, telle cette mention de peaux sur le mur par leurs anciens propriétaires.
d’une pièce de la région I, ou encore d’un outil, Puis s’est naturellement posée la question
telle cette enclume de forgeron dans la boutique de l’évaluation de l’impact de l’artisanat sur la
de l’insula 6 de la région I. Progressivement, à la vie économique de la ville. La filière textile, par
fin du xixe siècle et au début du xxe, ces vestiges exemple, avec ses laveries de laine, ses teinture- DE PETITS AMOURS illustrent
sont devenus les modèles des divers types d’artisa ries, ses ateliers de tissage et ses fouleries pour la le monde des artisans
nats antiques. finition des tissus, avait-elle une réelle importance (ici, la fabrication d’un
parfum) sur cette longue
Très vite, les archéologues se sont demandé à économique ? Les artisans travaillaient-ils pour
J.-P. Brun/Soprintendenza Archeologica Pompei
nous en apercevons un à l’ouvrage. Ainsi situé, il une statue de bronze prête à être soudée sur son
est vite trouvé par l’esclave venu faire réparer un socle, etc. L’analyse d’un tas de cendres composé
outil ou par le voyageur cherchant à faire recercler de fragments de charbon de bois et de déchets de
la roue de son chariot. Malheureusement, ouvrant plomb a confirmé que le plombier coulait des feuilles
sur la rue, les forges ont été parmi les premiers à partir desquelles il fabriquait de nombreux objets,
ateliers dégagés, à une époque où les fouilleurs ne surtout destinés à contenir de l’eau.
s’intéressaient guère à l’artisanat. C’est pourquoi
elles sont souvent mal localisées et dégradées, Un peintre électoral
mais on sait qu’elles furent nombreuses à Pompéi. UN MARTEAU de forgeron, Passant devant une teinturerie, nous remarquons
Marie-Pierre Amarger, de l’Université Paris x, conservé dans des pierres un peintre à l’œuvre. Debout sur un trépied, il
a étudié une forge dégagée en 1913 sur la Via ponces, trahit l’échoppe réalise une enseigne qui, curieusement, est aussi
dell’Abbondanza dans l’îlot 6 de la région I. d’un tel artisan dans la Via une peinture électorale. Elle montre, d’une part,
Identifiée grâce à une enclume, cette forge s’ouvre dell’Abbondanza, à Pompéi. les ouvriers au travail, et conseille, d’autre part,
sur la rue par un large seuil en basalte. Elle contient d’élire un certain Vettius Firmus comme édile
un foyer de forge placé au centre et trois bassins (magistrat préposé aux édifices, aux jeux, à la police
utilisés pour la trempe du métal. Une arrière-pièce et à l’approvisionnement). Le peintre nous confie
comporte un plan de travail servant lui aussi de qu’il est installé depuis longtemps dans une petite
foyer de forge ; la fumée était évacuée par un maison de la région i, où il prépare ses couleurs
conduit constitué de tronçons d’amphores. Dans pour approvisionner ses chantiers, qu’ils soient de
l’angle de la plate-forme, une vingtaine de lampes rénovation ou de création de peintures. Dégagée
à huile ont été découvertes. L’endroit n’évoque pas en 1952, cette maison fut d’abord identifiée comme
une production industrielle, mais l’activité d’un celle d’un marchand de couleurs, car on y avait
forgeron d’une petite ville. trouvé 150 petits godets contenant des colorants.
Autre artisan de quartier, le plombier est plus Toutefois, lorsque Marie Libre, du cnrs, y a
difficile à trouver. Toutefois, chacun peut nous conduit de nouvelles fouilles, il est apparu qu’elle
indiquer son adresse, tant cet artisan et son art devait être attribuée non pas à un marchand, mais
jouaient un rôle central dans la civilisation romaine. bien à un ou à plusieurs peintres.
Au point qu’on a même avancé, avec une grande Dans la pièce où des godets avaient été décou-
exagération, que le saturnisme avait abattu l’Empire ! verts, plusieurs fosses ont été retrouvées, dont une
Plus sérieusement, le plomb, ce sous-produit de a livré une sorte de palette de peintre formée d’un
l’extraction de l’argent, était utilisé pour toutes grand tesson d’amphore associé à des coquilles
les adductions d’eau sous la forme de tuyaux, de d’œufs. On a aussi découvert des pilons, des mortiers
répartiteurs, de caisses à eau, de chaudières, de cuves, à broyer les couleurs, des spatules, des couteaux,
etc. ; il servait aussi à fabriquer nombre d’objets des poids. Ces vestiges montrent que les artistes qui
usuels, par exemple des poids, et à réparer les jarres. vivaient dans la maison au moment de l’éruption
pratiquaient aussi bien la peinture sur chevalet que avec du saule suggère une production de claies, de
la peinture murale, et même la peinture... électorale. coffres et de sièges, autant de produits que Pompéi
Toutefois, nous ne cherchions pas un peintre, et les villes de la région absorbaient.
mais un vannier. S’il est un artisanat difficile à étudier Un panier au bras, nous nous rendons ensuite
et à identifier sur le terrain, c’est bien la vannerie, chez le parfumeur. L’endroit est toujours intéressant
puisqu’elle emploie des matériaux organiques, donc par les personnes que l’on y côtoie : une élégante
périssables. De fait, on est en général réduit dans jeune femme de bonne famille écoute le commerçant
l’étude de la vannerie romaine à l’étude des textes lui présenter une nouvelle spécialité. Son attitude
et à celle des représentations peintes ou sculptées. assurée trahit son appartenance au corps des parfu-
À Pompéi toutefois, nous pouvons profiter d’une meurs, bien représenté dans toute la Campanie. La
chance exceptionnelle : celle de rendre visite à un région est propice à la parfumerie : elle produit une
vannier, dont l’atelier, installé dans la cuisine d’une huile d’olive réputée qui sert de base à la préparation ;
ancienne habitation privée, a été en partie préservé. de nombreuses fleurs, dont des roses, y poussent.
Dégagé au début des années 1990, l’endroit a été
étudié sous la direction de Magali Cullin, du cnrs. La puissance des parfumeurs
Ce vannier est sans doute arrivé après 62 ou 63, car Quatre peintures de Pompéi et d’Herculanum nous
la bâtisse qu’il occupait a eu deux emplois successifs : renseignent sur le processus employé pour fabriquer
elle fut d’abord l’habitation d’un Pompéien relati- un parfum. La plus complète, celle de la Maison
vement aisé, puis l’atelier d’un vannier encore actif des Vettii, illustre l’extraction de l’huile à l’aide
au moment de l’éruption de 79. L’artisan aurait été d’un pressoir, le chauffage et le broyage des essences
attiré par la possibilité d’acheter ou de louer une aromatiques (voir la figure page 51). Un tel pressoir
maison devenue inhabitable. Peut-être est-il aussi a été retrouvé dans la Via degli Augustali au nord DANS LES TEINTURERIES,
venu en ville pour profiter des nombreux chantiers du forum, dans une boutique dégagée vers 1820. la laine et des fils en
écheveaux sont lavés et
de reconstruction, où l’on utilisait force paniers pour Deux cuves y ont été fouillées ainsi qu’une chau- traités. Dans des chaudières
transporter les matériaux ? dière qui servait à chauffer de l’eau ou peut-être à à revêtement interne de
Une fois installé, le vannier n’a apporté aux « enfleurer » les parfums. La parfumerie, qui était plomb (a), les fibres sont
structures bâties d’origine que des modifications en activité en 79, avait été reconstruite en 65 après chauffées dans un bain
minimes liées à son activité artisanale, construisant le tremblement de terre sur les ruines arasées d’une contenant de l’alun qui
favorise la fixation du
par exemple un bassin long et étroit pour faire officine qui produisait déjà de l’huile. colorant. Les écheveaux
tremper les tiges. Chance extraordinaire, il a été Cette boutique se trouvait dans une rue remplie de laine y sont teints par
possible de déterminer les végétaux qu’il utilisait, de parfumeurs, ce qui suggère qu’à Pompéi, mais trempage dans des bains
car ils avaient été carbonisés, puis fossilisés par les aussi dans toute la Campanie, la production de chaux additionnée de
cendres volcaniques. Pour l’essentiel, il s’agissait de parfum avait une certaine ampleur. Activité plantes tinctoriales. En b,
des ouvriers préparent le
de tiges de graminées et de branches de saule. Les ancienne, elle avait atteint un niveau quasi indus- feutre (une étoffe de laine
graminées servaient certainement à la confection de triel à Capoue, la capitale des parfumeurs, mais agglomérée par foulage) en
nattes et de récipients de vannerie. Leur association aussi à Paestum et à Pompéi, où deux fabricants le trempant dans un bain.
a b
Ph. Borgard
J.-P. Brun
J.-P. Brun
sont nommément connus par des inscriptions. PRÈS DE L’ODÉON et du brute, comportant deux tables de pierre et une
Marchandise à faible volume, mais à forte valeur théâtre était installée chaudière, ainsi qu’un groupe de neuf chaudières à
la tannerie de la porte
ajoutée et se conservant bien, les parfums de Pompéi de Stabies (a, à gauche).
revêtement de plomb destinées au mordançage et à
constituaient sans doute une valeur d’échange idéale Curieuse implantation, car la teinture des écheveaux. Un autre atelier, dégagé
pour les marchands. l’odeur devait être difficile en 1937, est bien conservé. Construit à l’arrière
à supporter pendant les d’une grande demeure après le tremblement de
Petit et grand teints spectacles ! Agrandie après terre, il comprend une salle semi-enterrée pour-
le tremblement de terre
Alors que nous lui achetons l’une de ses précieuses de 62 ou 63, cette tannerie
vue de tables de marbre et d’une chaudière pour
fioles, le parfumeur nous conseille de visiter deux comportait 15 cuves (b, le lavage de la laine ainsi que d’une teinturerie
teintureries implantées dans la région v. Comme page ci-contre), ce qui lui abritée par un portique. Cette dernière comprend
plusieurs autres teintureries à Pompéi, ces deux assurait une production une grande cuve à mordancer et des chaudières
officines ont fait l’objet de recherches menées importante. Quoi qu’il plus petites, dont l’intérieur, revêtu d’une feuille
en soit, le tanneur était
par Philippe Borgard, du cnrs. Construites manifestement fier de sa
de plomb, servait à la coloration.
après le tremblement de terre, elles ont livré les réussite, puisqu’il avait fait À Pompéi, en 79, fonctionnaient donc nombre
installations de base de la teinturerie réparties installer un jardin et d’ateliers de lavage de toisons, de teintureries,
dans deux ou trois pièces. Les boutiques ouvrant une salle à manger d’été d’officines de fouleurs et de boutiques où l’on
sur la rue comportaient plusieurs chaudières à au milieu de son atelier fabriquait du feutre. Toutes ces activités, essen-
(c, page ci-contre),
revêtement interne de plomb. La plus grande, où il pouvait donner
tielles pour la production de fil, de feutre, mais
située à l’entrée, servait au « mordançage » de la des réceptions devant aussi de draps, suggèrent qu’une filière de la laine
laine, une opération consistant à faire chauffer les ses ouvriers. existait, et qu’elle exploitait la matière première
fibres dans un bain contenant de l’alun (mélange fournie par les nombreux troupeaux de moutons
astringent et caustique de sulfate de potassium de Campanie, voire par ceux des montagnes de
et d’aluminium) de façon à préparer la laine à l’arrière-pays (Molise). Certaines teintureries,
fixer les colorants. Les autres chaudières étaient dites « au petit teint », jouaient un rôle modeste
utilisées pour teinter les écheveaux de laine en les et se contentaient, par exemple, de raviver des
faisant tremper dans des bains chauds, où étaient vêtements ou d’en changer la couleur à l’occasion
ajoutées les plantes tinctoriales. Les arrière-salles d’un nettoyage. Dans les teintureries au « grand
abritaient des bassins de rinçage des fibres ; l’un teint », on fixait définitivement la couleur dans les
d’eux était construit en fragments d’amphores de fibres de laine grâce au mordançage à l’alun, ce qui
Lipari ayant servi au transport de l’alun depuis représentait une activité plus importante, où l’on
les îles Éoliennes. travaillait en série.
Ces deux teintureries ont quelque chose
d’industriel puisqu’elles s’inscrivent dans la filière Déjeuner à la tannerie
compliquée de la laine. Une impression confir- Nous nous présentons finalement près de la porte
mée par la visite d’un autre atelier implanté dans de Stabies chez le tanneur, qui nous a invités à
la Casa della Regina d’Inghilterra le long de la un banquet pour parler de son activité. Pendant
Via dell’Abbondanza, où les archéologues ont que ses ouvriers s’affairent, il nous décrit le fonc-
reconstitué la chaîne opératoire. L’atelier a été tionnement de sa petite usine. Dans des cuves
construit avant le tremblement de terre, au détri- cylindriques et profondes enduites d’un revêtement
ment d’un ancien jardin d’agrément qui occupait étanche, les ouvriers disposent peaux fraîches et
le fond d’une belle demeure. Il se divisait en deux écorces de chêne en couches alternées avant de
parties : un ensemble voué au lavage de la laine remplir d’eau. Il faudra ensuite attendre que le
b c
J.-P. Brun
J.-P. Brun
tan contenu dans l’écorce migre dans le cuir et Ainsi, l’artisan mangeait avec ses invités tout
le rende imputrescible. Après deux ou trois mois en surveillant sa manufacture. La satisfaction
de trempage durant lesquels il convient de brasser de prendre du bon temps tout en surveillant
les peaux, le cuir est sorti des cuves, rincé, battu, ses ouvriers, des esclaves sans doute, valait bien
graissé dans l’atelier sous le portique équipé d’un de supporter l’odeur des peaux en cours de
établi en pierre et de grandes jarres pour le rinçage. traitement...
Curieusement installée à l’intérieur des murs Notre promenade s’achève et le statut des
malgré son odeur, cette tannerie est une aubaine artisans de Pompéi apparaît de façon plus
pour les archéologues, puisqu’elle est la mieux réaliste, c’est-à-dire dans sa variété. Tandis que
conservée des tanneries romaines mises au jour certains petits artisans ne travaillaient que pour
et fouillées. Découverte en 1873-1874, elle a été répondre aux besoins de leur quartier, d’autres,
rapidement identifiée grâce à des graffitis, à des rassemblés dans les mêmes endroits et organisés
outils de tanneur en fer et à des cuves caractéris- en filières, produisaient beaucoup. Exportaient-
tiques. Les recherches entreprises sur cette tannerie ils ? Difficile de le dire, mais au regard des vestiges
sous la direction de Martine Leguilloux, du Centre archéologiques, il apparaît que Pompéi était
archéologique du Var, ont montré que l’îlot restée au ier siècle une ville où l’élite foncière et
d’habitation qui inclut la tannerie était occupé la classe laborieuse cohabitaient. Elle n’était pas
par une maison qui a connu plusieurs aménage- devenue, comme le voulait Amedeo Maiuri, une
ments. Au début du ie siècle, elle comportait des cité à vocation « industrielle », d’où les artisans
pièces et un portique alors transformés par la avaient chassé les riches propriétaires fonciers livres
construction de cuves et d’un atelier de finition en investissant leurs vastes demeures devenues • N. MONTEIX, Les lieux de
des cuirs. Après le tremblement de terre, elle fut inhabitables. L’histoire de nombreux ateliers le métier. Boutiques et ateliers
restructurée et le nombre des cuves porté à quinze prouve : à Pompéi, comme à Herculanum, l’élite d’Herculanum. Rome, École
française (befar)/Naples,
(voir la figure ci-dessus). louait ou vendait aux artisans des appartements, Centre J. Bérard
des ateliers ou les boutiques occupant la partie (coll. 34), 2011.
Un métier d’avenir frontale de leurs demeures. Les membres de l’élite • J.-P. BRUN (éd.), Artisanats
Aussi est-ce un petit industriel que nous écoutons. exploitaient parfois eux-mêmes des boutiques antiques d’Italie et de Gaule.
L’avenir lui semble assuré, tant les besoins de cuir avec leurs esclaves, notamment pour vendre Mélanges offerts à Maria-
Francesca Buonaiuto, Naples,
sont énormes : on emploie cette matière pour l’habil- leurs productions agricoles. Peut-être certains Centre J. Bérard, 2009.
lement, l’armement, la sellerie, nombre d’usages d’entre eux s’étaient-ils lancés dans l’« industrie »
industriels, la fabrication de gourdes, d’outres, etc. en employant des esclaves-artisans ? Peut-être articles
Le tanneur nous conduit dans son atelier où, consentaient-ils des prêts aux artisans prometteurs, • J.-P. BRUN, La production
sous la treille, trois lits de maçonnerie forment un souvent des affranchis ? des parfums dans l’Antiquité.
u autour d’une table. La mosaïque qui la décore Ainsi, loin de rechercher la ségrégation sociale, L’apport des analyses,
de la céramologie et de
montre un crâne humain entouré des symboles de les élites foncières entretenaient des rapports l’épigraphie à l’étude des
la richesse et de la pauvreté. L’allusion à l’égalité étroits avec les artisans, qui constituaient ses agents parfums antiques, Annuaire
devant la mort n’est pas le seul message de cette électoraux lors des élections aux magistratures. du Collège de France, vol.113,
œuvre : placée sur une table de banquet, elle Le monde de l’artisanat et du petit commerce pp. 465-485, 2014.
incite les convives à jouir sans retenue de la vie et, s’il a existé, celui de l’industrie pompéienne • J.-P. BRUN, The production
of perfumes in Antiquity. The
et de l’instant présent. La recherche a montré que ne s’opposaient pas à l’aristocratie foncière, mais cases of Delos and Paestum,
le triclinium du tanneur (son installation pour étaient parmi ses plus constants soutiens tant sur Am. J. of Archaeology,
manger couché) date de l’époque de la tannerie. le plan économique que politique.n vol. 104, pp. 277-308, 2000.
■■ Quels sont les grands par l’Égypte et l’Afrique du Nord, même ■■ Outre le blé, quels autres
flux commerciaux au sein si du blé arrivait également de Sicile, de produits faisaient l’objet d’un
de l’Empire romain ? Sardaigne et même de la Gaule. commerce important ?
André Tchernia : Rappelons d’abord que Ces flux dessinent une sorte de « pieuvre » André Tchernia : Depuis une cinquantaine
Rome abritait un million d’habitants ! On dont Rome est le centre et qui s’étend vers d’années, l’accent est mis sur les amphores
ne retrouvera une telle concentration qu’à les garnisons cantonnées sur le Rhin, sur le qui sont beaucoup étudiées alors qu’elles
Londres à la fin du xviiie siècle ou à Paris Danube et quelques autres endroits. Ces étaient négligées auparavant. Elles constituent
vers le milieu du xixe siècle. Or Rome est armées, par leurs besoins, faisaient la pros- d’importants témoignages du commerce.
située dans une région beaucoup moins périté des campagnes environnantes. Les trois grands produits que l’on trans-
riche et la ville est desservie par un fleuve, À côté de ces régions bien approvision- porte dans ces récipients sont le vin, l’huile et
le Tibre, qui n’a pas l’envergure de la Seine nées, d’autres restent terriblement enclavées. les « conserves » de poissons (avec du sel ou
ou de la Tamise. La capitale de l’Empire Ce sont les territoires éloignés de la mer sous la forme de sauce). Ajoutons les olives
est donc notablement moins favorisée que et des grands fleuves. Des textes anciens et, on l’a découvert récemment, l’alun, un
Paris ou Londres. Pourtant, pendant les sont très explicites. Ainsi, au ive siècle, minéral indispensable en teinturerie pour
deux premiers siècles de notre ère, cette Grégoire de Naziance raconte à propos fixer les pigments. On a retrouvé dans des
invraisemblable population y a vécu. d’une famine à Césarée, en Cappadoce : amphores de l’alun produit dans les îles
Tout est dit ! Comment a-t-on pu sub- « Les régions côtières supportent sans dif- Éoliennes, au nord de la Sicile, et dans l’île
venir aux besoins de tous ces individus si ficultés de telles pénuries parce qu’elles de Milos, en Grèce.
ce n’est par une domination politique qui livrent leurs produits et reçoivent ce qui N’oublions pas ce qui n’était pas trans-
s’est traduite par une domination commer- vient de la mer, mais les continentaux que porté en amphores : le blé, dont nous avons
ciale et une faculté d’approvisionnement nous sommes ne peuvent tirer profit de déjà parlé, était certainement, en quantité, le
tout à fait extraordinaire. leurs excédents ni trouver les moyens de produit numéro 1 des échanges ; des métaux
Ainsi, de nombreux flux de marchan- se procurer ce qui leur manque. » (plomb, cuivre, étain...) dont des lingots ont
dises convergent vers Rome. D’autres ont Selon certains, le transport terrestre était été trouvés dans certaines épaves ; des tissus,
un sens centrifuge et sont orientés vers aisé, mais c’est exagéré. Il ne pouvait être sur lesquels on a peu de renseignements ; et
les armées. Par exemple, l’Empire a placé organisé, sur de longues distances, que par bien entendu des esclaves, que Polybe classait
100 000 soldats sur le Rhin. Ils sont ins- l’État ou en faveur d’individus disposant parmi les biens indispensables à la vie, et qui
tallés avec leurs esclaves, leurs aides, leurs de beaucoup d’argent. Un archéologue ont, eux, l’avantage de marcher...
compagnes locales… Au total, c’est près qui n’est pas attentif aux quantités peut Lorsqu’on s’intéresse à la distribution
de 500 000 individus qui vivaient répartis s’extasier de trouver des traces d’huile de des amphores, on distingue une zone qui
sur une zone de 200 à 300 kilomètres. Bétique partout (une huile d’olive réputée s’étend à partir de la mer sur 15 à 40 kilo-
Les soldats romains recevaient du blé qui était exportée depuis la province de mètres selon les régions. Dans cette bande,
à prix fixe et réduit, ce qui augmentait Bétique, dans le sud de l’Espagne). Cepen- on trouve de tout ! Et puis, brutalement,
leur pouvoir d’achat pour d’autres pro- dant, ces vestiges ne correspondent qu’à au-delà de cette zone particulière, les pro-
duits, nous y reviendrons. Ce blé était quelques amphores dans la plupart des duits d’importation se raréfient : on est alors
produit partout dans les provinces pour régions. Cette huile n’était abondamment dans les régions continentales décrites par
nourrir les armées. Rome était ravitaillée livrée qu’à Rome et sur le Rhin. Grégoire de Naziance.
ont continué à drainer les richesses vers la considérés comme invraisemblables, se romain, mais uniquement sur des durées
capitale. Là, elle était entre les mains de révèlent ultérieurement plausibles. de plusieurs siècles. Jusqu’à la séparation,
quelques centaines d’individus qui déte- L’un des inconvénients du déséquilibre Rome recevait tout ce qui enrichissait le
naient le pouvoir. Tout d’un coup, à la tête commercial pourrait être une fuite des moyens monde un peu partout. Après, Constan-
d’immenses fortunes, ils se sont mis à vivre monétaires. Les mouvements financiers vers tinople est devenue un autre centre poli-
d’une autre façon. l’Orient diminuaient probablement les tique qui avait le même droit de drainer
Plusieurs textes en attestent en regrettant réserves impériales d’or et d’argent. les richesses que Rome.
que plus personne ne songe à la gloire ou à
combattre pour l’honneur de son pays. Seul ■■ L’Ouest semble absent des ■■ Revenons à l’Empire : peut-
l’argent compte désormais. Ce sont des lieux échanges commerciaux… on parler de mondialisation ?
communs, mais on peut y déceler du vrai. André Tchernia : À l’ouest de l’Empire, André Tchernia : Nous devons d’abord nous
Dans les environs de Rome et en il n’y a rien que l’océan Atlantique. Des entendre sur les mots. J’ai l’impression que
Campanie, les nantis ont édifié des villas voies maritimes sont bien ouvertes vers la par « mondialisation » on entend aujourd’hui
qui ressemblaient plus à des petits palais. Bretagne (la Grande Bretagne actuelle), une sorte de percolation universelle des
Là, le grand plaisir de la vie, dit Cicéron, surtout à partir de la conquête de Claude, produits : on peut produire en tout endroit
consistait à organiser des dîners où l’on en 43, mais elles sont sans commune mesure du monde des biens dont on espère qu’ils
cherchait à éblouir les convives avec les avec les échanges avec l’Orient. Ces voies seront achetés partout. Or, nous l’avons
plus belles œuvres d’art, les étoffes les plus occidentales sont empruntées pour ravi- dit, ce n’est pas du tout le cas de l’Empire
précieuses, les mets les plus fabuleux… tailler les armées cantonnées le long des romain où règne une inégalité territoriale
Pline l’Ancien en donne un bel exemple : murs d’Hadrien et d’Antonin, à la frontière énorme. Les régions les mieux loties sont
« J’ai vu Lollia Paulina, qui fut la femme avec l’Écosse. situées près de la mer ou d’un fleuve impor-
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Jean-Pierre BRUN
est archéologue et
spécialiste de l’histoire
des techniques. Il dirige
actuellement des recherches
à Pompéi et à Cumes.
❙ ❚ ■ INNOVATION
A
CETTE MACHINE HYDRAULIQUE ujourd’hui, les grands pays industrialisés entendent favoriser
Shutterstock.com/Valery Shanin
(une noria, ici à Hama, en l’innovation, car ils y voient un levier de croissance important
Syrie, construite par les pour leur économie. De fait, dans de nombreux pays, elle est
Romains) utilise le courant prise en charge par une instance gouvernementale de haut-niveau.
de la rivière pour hisser En France, dans le second gouvernement de Jean-Marc Ayrault,
l’eau dans un aqueduc. De
là, elle irriguera les cultures elle relevait de Fleur Pellerin, alors ministre déléguée aux Petites et
et fera tourner des moulins. Moyennes Entreprises, à l’Innovation et à l’Économie numérique.
Pour qu’elle remplisse sa mission, l’innovation, notamment tech-
nique, doit se propager dans la société. Mais comment peut-elle
se diffuser dans un monde sans média ?
Cette question semble absurde dans le monde actuel, mais elle ne
l’est pas pour le monde romain. Lorsqu’on se penche sur ce dernier, une
autre interrogation surgit : des progrès sont-ils possibles dans des sociétés
L’ESSENTIEL
• Selon certains,
l’énergie hydraulique
était peu développée
chez les Romains,
car ils disposaient
de nombreux esclaves.
• Pourtant, les vestiges
de moulins et les meules
montrent le contraire.
• Ces installations ont
essaimé à travers
toutes les provinces
de l’Empire.
• Les Romains
les ont améliorées
à plusieurs reprises.
• Ils ont aussi utilisé
les moulins à eau pour
d’autres usages que
la seule meunerie.
• Leur essor a suivi
l’expansion économique
puis la régression.
a b
Mission archéologique de Jerash
J. Seigne et Th. Morin
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J.-P. Brun
LE BRUIT ET L’ODEUR. d’aqueduc afin de contrer l’irrégularité des préci- L’efficacité des moulins à grain a été accrue
Une tannerie de Saepinum, pitations. Dès lors que la technologie était bien par des modifications du système d’entraînement
en Italie (en a, une vue connue et relativement peu coûteuse et qu’un des meules avec la mise au point de l’engrenage
aérienne, en b, une
reconstitution de Sophie corps d’artisans spécialisés s’était progressivement « à lanterne », qui accroît considérablement la
Girardot) exploitait un moulin constitué, l’investissement majeur ne concernait vitesse de rotation des meules, et par l’invention
hydraulique. L’engin, équipé pas le moulin, mais l’amenée d’eau. de l’anille, une barrette métallique centrée sous la
d’un arbre à cames qui Or, quelle agglomération de Narbonnaise, meule tournante et transmettant le mouvement
mettait en mouvement des quelle grande ferme n’a pas eu son aqueduc ? Le de rotation. La forme des meules elle-même et
pilons, écrasait avec force
les écorces nécessaires au besoin élémentaire d’accès à l’eau fut d’abord leur provenance ont aussi connu des changements
traitement des peaux. couvert par des puits, mais la demande crût notables : durant le Haut-Empire, les grands
considérablement lorsque l’usage des thermes se moulins s’équipent avec des meules standardisées
répandit au point de devenir une nécessité cultu- produites par des meulières spécialisées, telles que
relle. Je pense que toute construction d’aqueduc celles du Massif central et de l’Eifel.
s’est accompagnée de l’édification de moulins Mais c’est surtout l’application du principe de
hydrauliques comme cela a été montré pour de la roue motrice actionnée par l’eau à d’autres usages
nombreux endroits. Les villas romaines sises sur que la meunerie qui signe une mutation. Elle fut
la commune de La Garde à l’est de Toulon offrent appliquée à des usages artisanaux qui nécessitaient
un bon exemple de cette utilisation systématique. une modification des engrenages. Les roues hydrau-
Les grandes exploitations de Saint-Michel et de liques furent adaptées à l’écrasement du minerai
La Chaberte, situées à moins de deux kilomètres d’or, à la fabrication du tanin utilisé pour traiter
l’une de l’autre, sont toutes deux dotées de moulins les cuirs et au sciage des plaques de marbre très
vers la fin du ier siècle. largement utilisées dans la construction romaine.
Dans les deux premiers cas, il a fallu transformer
Innovation à la romaine le mouvement circulaire produit par la roue en un
La généralisation de l’usage du moulin à eau mouvement alternatif et donc inventer l’arbre à
dès le Haut-Empire ruine la théorie de l’utilisa- cames. Les cames, protubérances fixées sur l’arbre
tion parcimonieuse de la force hydraulique. Et horizontal entraîné par la roue motrice, soulèvent
l’archéologie mine aussi celle du blocage des tech- des pilons qui, retombant sur une pierre, écrasent
niques à l’époque romaine. En effet, on pourrait le minerai ou l’écorce. Ces appareils, nommés à
continuer de prétendre que les Romains n’ont l’époque moderne « bocards », sont attestés dans
fait que diffuser, certes plus massivement qu’on les mines d’or romaines du Pays de Galles et au
ne le pensait, une innovation mise au point par nord-est de la péninsule ibérique.
les Grecs, probablement en Asie Mineure au iiie Les fouilles récentes de Saepinum, en Italie, ont
siècle avant notre ère, sans apporter d’amélioration montré qu’un moulin à tan avait été construit dans
ou d’extension de son usage. Or les découvertes une tannerie dans la seconde moitié du iiie ou au
récentes montrent que ce n’est pas le cas. D’une début du ive siècle afin de mécaniser ce travail qui
part, le fonctionnement des moulins à grain a été était jusqu’alors effectué par des hommes (voir la
sensiblement amélioré au cours des premiers siècles figure ci-dessus).
de notre ère. D’autre part, la force hydraulique a Pour scier les plaques de marbre, une autre
été employée pour d’autres usages artisanaux que invention a dû être mise au point : le couple bielle-
la mouture des céréales. manivelle. En effet, les scies à marbre, qui consistent
en des cadres pourvus de fils métalliques sans dents LES MOULINS, tel celui de
utilisés avec un abrasif, étaient animées d’un mouve- La Chaberte, dans le Var, ne
ment alternatif transmis par des bielles actionnées laissent que peu de traces.
par une manivelle fixée sur l’arbre moteur.
Cet assemblage complexe, dont l’invention
était attribuée jusqu’à récemment au Moyen Âge,
nécessitait un savoir-faire incontestable dont les
praticiens étaient fiers. De fait, sur un sarcophage
du iiie siècle, découvert à Hiérapolis en Phrygie,
un certain M. Aurelios Ammianos a fait graver le
mécanisme d’une double scie hydraulique à bielles
dédiée à la découpe de blocs de pierre !
Ce sont des machines de ce type qu’a vues
fonctionner Ausone sur les bords de la Moselle
J.-P. Brun
au ive siècle. Mais elles devaient exister partout
où une grande quantité de plaques de marbre
était requise pour des constructions publiques.
Les vestiges de scieries de marbre ont été dégagés sur ce poste. De plus, les esclaves formaient des
dans deux grandes villes du bassin oriental de la concentrations dans des exploitations agricoles et
Méditerranée : Gérasa, en Jordanie (voir la figure leur nombre rendait rentable l’investissement dans
page 62), et Éphèse, en Turquie. Trouvées au cœur un moulin hydraulique.
de ces cités, elles témoignent de la récupération de En ville, l’accroissement de la population et
blocs de monuments antérieurs pour décorer des la sophistication des échanges aux ier et iie siècles
églises au vie siècle. Les scieries de marbre des siècles ont aussi nécessité la construction de meuneries
précédents étaient au contraire situées à l’extérieur de grande ampleur. Ces installations étaient des
des villes, sur des cours d’eau ou des aqueducs ; elles signes de progrès et de dignité urbaine au point
sont encore à découvrir. que, dans une inscription d’Orcistus, en Phrygie,
datée d’environ 329, la possession de nombreux
Enquête Que choisir : moulins hydrauliques est un des arguments avancés
moulins ou esclaves ? pour solliciter du pouvoir impérial l’élévation de
La multiplication des découvertes de moulins l’agglomération au statut de cité. Leur omniprésence
hydrauliques remet donc en cause le modèle était telle que, dans Rome assiégée en 536 par les
avancé par Marc Bloch et ses émules : les esclaves Goths, la coupure de l’alimentation en eau posa un
n’ont pas bloqué la diffusion des moulins à eau. problème majeur pour la mouture du grain.
La réalité ne dépend pas d’une attitude philo-
livres Les conditions socio-économiques des deux
• J.-P. BRUN et J.-L. FICHES
sophique, mais des coûts relatifs. L’énergie des (éds.), Énergie hydraulique
premiers siècles de l’Empire ont été favorables
muscles humains est faible : un moulin hydrau- et machines élévatrices à une expansion rapide des moulins à eau. En
lique tournant continûment pouvait remplacer de d’eau dans l’Antiquité, Actes revanche, à partir du iiie siècle, la chute du coût
nombreux hommes. Chaque fois qu’il a été possible du colloque international du travail, le déclin démographique ainsi que la
du Pont du Gard, 20-22
de substituer à l’homme une force supérieure pour sept. 2006, Naples, Centre
désorganisation des villes et des circuits commer-
un coût acceptable, les Anciens l’ont fait. J. Bérard, 2007. ciaux ont entraîné une régression vers des formes
La recherche de la rentabilité s’applique parti- • Ö. WIKANDER, Handbook plus simples de mouture.
culièrement aux esclaves utilisés dans les grands of ancient water technology, Ce recul n’a toutefois pas été absolu. Au
domaines. Même quand leur prix d’achat était Leyden/Boston/Köln, cours de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen
Brill, 2000.
bas, ils représentaient un investissement. Leur Âge, des moulins à eau étaient toujours présents,
entretien (logement, nourriture…) avait un coût articles mais principalement dans les grands domaines ou
non négligeable. Les exploitants agricoles qui • J.-P. BRUN et M. BORRÉANI,
dans les monastères. Les polyptyques carolingiens
produisaient des denrées destinées à la vente dans Deux moulins hydrauliques montrent que certains domaines ecclésiastiques
les villes avaient tout intérêt à maximiser l’emploi romains en Narbonnaise étaient bien équipés en moulins hydrauliques. Les
de la main-d’œuvre, qu’elle soit servile ou salariée. (villae des Mesclans, grands domaines laïcs en disposaient également.
La Crau, et de Saint-Pierre,
Le bon sens commandait donc d’employer Les Arcs, Var), Gallia,
Ainsi l’archéologie actuelle, celle qui s’intéresse
les esclaves à des tâches plus rentables lorsqu’on vol. 55, pp. 279-326, 1998. à tous les aspects de la vie des hommes, même des
pouvait disposer d’appareils épargnant un travail • M. BLOCH, Avènement et masses laborieuses, à l’économie et à l’environ-
quelconque. C’est crucial pour la production de conquête du moulin à eau, nement, détruit peu à peu un édifice solidement
farine qui, au moins dans les grandes exploita- Annales d’histoire économique argumenté, mais faiblement documenté. Elle le
et sociale, vol. 36, pp. 538-563,
tions, servait principalement ou exclusivement à 1935. Réed. Mélanges
remplace par des faits qui bouleversent l’interpré-
nourrir la main-d’œuvre du domaine. Moudre le historiques, pp. 800-821, tation de l’histoire. Même sans ministre dédié, les
grain ne rapportait rien, et mieux valait épargner Paris, EHESS, 1983. romains n'étaient pas rétifs à l'innovation !n
Sauf mention contraire toutes les images sont créditées par le musée romain de Lausanne-Vidy. À côté de chaque image sont mentionnés les noms de ceux à qui on doit le cliché.
LA FEMME DU BOULANGER
Les inscriptions laissées sur les murs
sont le plus souvent faites avec un stylet,
tel celui que tient la femme du boulanger
Neo sur cette fresque de Pompéi. Elle
tient également une tablette d’argile,
Cl. A. Barbet
tandis que lui porte un rouleau.
W. Krenkel, Pompejanische Inschriften
AMOUR ET PROSTITUTION
Les messages d’amour sont fréquents sur les
murs de Pompéi. Ci-contre, un amoureux parle à
sa belle : Felicem somnum qui tecum nocte quies-
cet hoc ego si facere, multo felicior esse, c’est-à-
dire « Qui passera la nuit avec toi en un sommeil
heureux ? Si seulement c’était moi, j’en serais
tellement heureux ! » Un autre graffiti retrouvé
Viviane Siffert, Univ. de Genève
LE MUSCLÉ MASCLUS
Dans la domus (la maison) de
Vésone, à Périgueux, on adorait
les gladiateurs au point d’en
mettre partout sur les murs !
Dans une salle, les propriétaires
ont notamment fait peindre le
combat d’un rétiaire et d’un
sécutor sous l’œil d’un arbitre.
L’un des deux combattants se
nommait Masclus.
F. Ory
et
et
. Barb
A
Cl.
a brié
R. S
Cl.
EXERCICE DE STYLET
La rosace (ici à Narbonne) est l’un des motifs
géométriques les plus fréquents dans les graffitis
romains. Confectionnées avec un compas, elles
n’ont pas été gravées à la sauvette. Elles témoignent
plutôt d’un sens artistique et d’une recherche
esthétique complexe.
Cl. A. Wagner
À LA CHASSE !
La chasse (organisée en spectacle ou menée
en forêt) est un loisir encore plus souvent
représenté que les jeux. Les deux activités
Cl. A. Barbet
UN PEU DE POÉSIE
On s’amuse avec la langue
sur les murs en y gravant des
anagrammes, des acrostiches,
des palindromes. On trouve
aussi des citations littéraires
et même de la poésie comme
vraisemblablement sur ce
mur, à Orange.
Cl. J.-F. Lefèvre
Willem JONGMAN
est professeur d’histoire
économique et sociale
romaine, à l’Université de
Groningue, aux Pays-Bas.
R
ome, fin 1527. Vous avez survécu au sac de la L’analyse de Moses Finley était un tour de force
L’ESSENTIEL ville par les troupes espagnoles et italiennes, intellectuel : elle intégrait tout élément nouveau
• L’économie romaine ainsi que par les mercenaires de l’empereur dans une vision globale cohérente. Qui plus est,
n’était ni primitive Charles Quint. Vous êtes aussi sorti indemne elle donnait à l’Antiquité une place précise dans
ni sous-développée. de la peste qui a suivi. Assis sur une pierre, vous l’histoire du monde préindustriel. Cependant, le
• De nombreuses contemplez ce qui reste : un champ de ruines problème est qu’il a oublié d’examiner les perfor-
séries de vestiges peuplé de seulement quelques dizaines de milliers mances économiques réelles de l’Antiquité. Une
archéologiques révèlent d’habitants. Vous vous souvenez qu’ici se dressait fois posée l’absence de croissance économique,
qu’elle a connu un fièrement une cité impériale où vivait près d’un de commerce international et d’innovations, les
âge d’or du milieu du million d’habitants ! Vous pleurez… études non plus d’intérêt.
ier siècle avant notre
Cette splendeur disparue n’a cessé d’être admirée Ces idées imprégnèrent les recherches des
ère jusqu’au iiie siècle.
depuis la Renaissance. Ce n’est pas sans raison. La décennies suivantes. La plupart des travaux se
• Ce succès était sans civilisation romaine a légué à l’Europe une religion, concentraient sur l’analyse sociale de l’écono-
égal avant la révolution un système législatif complexe, un style architectural, mie afin d’en expliquer les échecs. Par exemple,
industrielle. la littérature, la philosophie, et même un art de la l’agriculture n’était étudiée que sous le prisme
• Cet apogée a ses guerre... Sans nier l’apport réel du Moyen Âge, on des relations entre propriétaires et paysans. De
racines dans une doit reconnaître que l’héritage classique a façonné la sorte, ceux qui s’intéressaient à l’économie
agriculture florissante, notre culture et notre société. L’Antiquité, en tant antique négligèrent les nouveaux résultats appor-
un État solide et que modèle de civilisation, n’a pas eu de concurrent tés par l’archéologie. À leur décharge, ce champ
une conjonction de
jusqu’à la révolution industrielle. Alors seulement d’investigations était balbutiant à cette époque.
conditions favorables.
les accomplissements des Anciens furent surpassés De leur côté, les archéologues n’accordaient que
• Cependant, cet d’un point de vue technique, militaire, économique, peu d’importance aux modèles historiques qu’ils
équilibre était fragile démographique... En quelques siècles, l’Antiquité ne pouvaient donc utiliser comme guide dans leurs
et n’a pas résisté aux devint alors un « monde perdu ». C’était une erreur ! fouilles. La situation a changé sur deux fronts.
coups du sort.
L’historien américano-britannique Moses Finley D’abord, on étudie désormais empiriquement
a été un de ceux qui a le plus creusé le fossé entre le la santé, bonne ou mauvaise, de l’économie
monde moderne et la civilisation antique. Inspiré antique. Bien sûr, elle n’était pas aussi perfor-
par les idées de Karl Marx et de Max Weber, il mante qu’aujourd’hui et n’atteignait pas les 2 %
s’efforça de faire coïncider la naissance de la moder- de croissance par an, ou plus, dont nous sommes
nité avec l’essor de la bourgeoisie commerçante coutumiers. Néanmoins, évitons la dichotomie
du Moyen Âge. Dans les années 1970, ses travaux brutale entre passé et présent et envisageons que
eurent une grande influence et l’Antiquité classique les économies d’avant la révolution industrielle
fut reléguée à un rôle de précurseur primitif. n’aient pas toutes été semblables. Qu’en est-il de
L’histoire économique de cette période en celle de la Rome antique ?
pâtit. Les spécialistes nièrent l’existence de marchés
connectés et affirmèrent que le commerce et la Le spectre de Malthus
production n’étaient que peu développés, car Était-elle un triste exemple de la logique malthu-
restreints essentiellement à une échelle locale. Cet sienne préindustrielle où la croissance de la popu-
état de fait s’expliquait par des raisons sociales lation, inéluctable, s’est faite au détriment de la
et culturelles. Ainsi, des normes strictes auraient prospérité du peuple ? La richesse que l’on devine
interdit à l’élite de se compromettre dans de telles dans les vestiges n’était-elle que celle d’une petite
activités qui furent abandonnées à des catégories élite qui exploitait le peuple ? Était-elle celle d’une
sociales inférieures, notamment aux esclaves affran- capitale impériale qui « suçait le sang » des provinces
chis. Ces derniers n’auraient donc pas bénéficié des périphériques ? Ou bien est-elle le signe d’une
capitaux que les nantis auraient pu investir. Dans économie préindustrielle florissante qui a profité
ces conditions, comment se développer et innover plus largement qu’à un petit nombre de privilégiés ?
(à part dans un cadre militaire, les armées étant S’est-elle construite sur la base de technologies
naturellement bien financées) ? avancées, d’une division du travail, du commerce,
Moses Finley insiste : sans une bourgeoisie d’institutions solides et d’un gouvernement fiable
commerçante éclairée et dotée de moyens, aucune apte à assurer la paix et la sécurité ? Montre-t-elle
croissance économique n’était possible. Selon lui, que l’on a pu, dès cette époque, échapper à l’em-
l’élite, propriétaire terrienne, profitait des rentes prise de Malthus, au moins pour un temps ? Pour
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d’une exploitation traditionnelle sans se soucier répondre à toutes ces questions, l’autre front sur
d’amélioration technique ni d’efficacité écono- lequel l’influence de Moses Finley s’est estompée
PALMYRE, aujourd’hui en mique. En d’autres termes, elle n’avait pas le sens est indispensable : il s’agit de celui des données.
Syrie, fut une cité romaine
prospère. Elle témoigne des affaires ! Du côté institutionnel, ce « sous- Pour l’Antiquité, nous n’avons pas de statistiques
de l’économie, un temps développement » économique se traduisait par semblables à celles que les États modernes compilent
florissante, de l’Empire. un système monétaire et financier sans envergure. et conservent. L’État romain en a bien produit
200
150
Nombre d’épaves
100
0
–1500 –1000 –500 0 500 1000 1500
Date (en années)
LE NOMBRE DE NAVIRES quelques-unes, mais peu ont subsisté en dehors a probablement été l’État le plus peuplé de l’époque.
romains en service (illustré de celles préservées par l’aridité du désert égyptien. La Chine était sans doute en deuxième position.
ici par le nombre d’épaves Quand les historiens et les économistes Le poids démographique de Rome apparaît
trouvées en Méditerranée)
selon les époques est un modernes s’aventurent à l’époque romaine, ils nettement lorsqu’on porte un regard chronologique.
bon indicateur de la santé s’appuient sur les quelques données dont on C’est l’objet de deux études récentes de prospection
économique. Pas de doute, dispose à propos des salaires et des prix, sans au sol (field survey en anglais), cette technique
elle a été florissante au mentionner combien elles sont éparses pour un consistant à repérer sur le sol d’éventuels indices
tournant de notre ère. si grand Empire qui a duré autant de siècles ! archéologiques. Cette méthode permet aussi de
Par exemple, déterminer le produit intérieur retracer l’occupation du sol à grande échelle. Les
brut (le pib) romain en agglomérant des chiffres travaux menés dans la vallée d’Albegna (en Toscane)
correspondant à des régions différentes et à des et à Nettuno (près de Rome) ont révélé une indé-
époques éloignées interdit toute reconstitution niable expansion démographique, à partir de la fin
d’une histoire de l’économie. Or, l’évolution à du ive ou du début du iiie siècle avant notre ère, qui
travers le temps de cette économie est essentielle. atteint un plateau au début de l’époque impériale
On peut remédier à ce problème grâce à (au milieu du ier siècle avant notre ère), suivi d’un
l’archéologie moderne. En effet, par rapport à il effondrement à la fin du iie et au iiie siècle. Les
y a quelques années, le volume d’informations valeurs absolues de la population sont à manipuler
archéologiques a considérablement augmenté, et avec précaution, mais les tendances sont solides.
il ne concerne plus seulement les élégantes villas D’ailleurs, des prospections en Rhénanie, en
romaines. Le défi est désormais de transformer ces Allemagne, ont confirmé ce scénario. La résolution
sources multiples et isolées en une image cohérente. chronologique est notablement inférieure à celles
C’est ce que nous allons tenter de faire. dont on dispose pour l’Italie seule, mais elle suffit
à montrer qu’à l’époque romaine, une région
La démographie galopante déserte s’est soudainement hérissée de fermes, de
La question importante concernant les 10 000 à villas et de villages avec une densité remarquable.
12 000 dernières années est celle de la croissance Le déclin qui a suivi n’en est que plus dramatique :
démographique. À la fin du dernier âge glaciaire, les paysages mérovingiens étaient désolés.
la Terre abritait très peu d’humains, puis la popu- L’exemple de la Rhénanie est important, car
lation a augmenté, de plus en plus rapidement, il révèle que l’expansion démographique romaine
jusqu’à la période classique où elle aurait atteint un n’était pas limitée à la capitale, au cœur impérial,
plateau. Où se situe Rome dans ce scénario ? Pour mais qu’elle concernait tout l’Empire. Cet essor
répondre, on doit évaluer la population romaine démographique allait de pair avec une spectaculaire
par rapport à celle du monde (voir Rome, combien redistribution vers cette population croissante,
de divisions ?, par E. Lo Cascio, page 84). même dans les provinces.
Entre le ier siècle avant notre ère et le ier siècle, À partir de la fin du ive et du début du iiie siècle
on estime qu’environ 55 millions d’individus avant notre ère, toute la péninsule italienne, par
peuplaient l’Empire, ce qui représentait le quart de exemple, connaît une importante urbanisation
la population mondiale. Certains spécialistes ont (qui sera suivie elle aussi par une chute) : le nombre
récemment proposé des chiffres bien supérieurs, et la taille des villes augmentent. Au début de la
allant jusqu’à 100 millions. Quel que soit le bien- période impériale, 431 villes ont été recensées en
fondé de ces hypothèses, on peut supposer que Rome Italie, dont Rome, hors normes, avec un million
d’habitants. Plus tard dans l’Empire, on comptera Méditerranée ne dépasse pas la cinquantaine. Puis,
2 000 autres villes voire plus, dont au moins une en peu de temps, il augmente pour atteindre plus
dizaine abritera 100 000 habitants ! de 200 au ier siècle. Ensuite, ce nombre s’écroule et
Comment expliquer une telle explosion ? Était- retrouve ses valeurs d’antan en trois siècles.
elle la conséquence d’une économie florissante ? Ou L’intérêt de ces séries de données réside dans
bien a-t-elle conduit à un monde de pauvreté où le fait que l’on retrouve des évolutions similaires
l’exploitation de la plupart par un petit nombre pour de nombreux autres aspects de l’économie
aurait précipité la chute de l’Empire ? Rome a-t-elle romaine. Il en va ainsi de la distribution chrono-
échappé, au moins un temps, à Malthus, à l’instar logique de la quantité de bois (datée également
de l’Angleterre et des Pays-Bas ? On trouve des par les cernes de croissance) mise au jour par les
éléments de réponse en se penchant sur l’agriculture. archéologues en Allemagne de l’Ouest. Là encore,
cet indice de la construction suit la même courbe,
Se libérer des diktats... avec un maximum entre le milieu du ier siècle avant
L’Empire romain était encore un monde où la notre ère et le iiie siècle.
production de nourriture figurait au centre de toute Cette chronologie a une résolution annuelle, ce
l’activité économique. Les sécheresses pouvaient qui est rare en archéologie. Le bois quantifié a été
diminuer drastiquement les récoltes et donc le pib, utilisé pour ériger des œuvres d’infrastructures, tels des
entraînant des troubles sociaux. Quelques famines ponts, ainsi que des maisons. Pendant la période faste,
ont des origines humaines, telles les guerres, mais ces dernières ont non seulement été plus nombreuses,
la plupart coïncident avec des années météorolo- mais aussi plus spacieuses et confortables.
giquement difficiles, comme en attestent les cernes Ajoutons que la qualité des équipements, tels
de croissance des arbres. L’économie romaine ne les gonds des portes, les serrures, les vitres, a suivi
s’est pas libéré des diktats de la nature ; seule la la même évolution. Le mobilier et les accessoires
révolution industrielle l’y a autorisée. (service de table, ustensiles de cuisine, lampes à
Cependant, ces désastres réguliers ne doivent huile...) ont connu leur heure de gloire à la même
pas nous faire oublier les tendances sur le long époque que le bois de construction, les bateaux...
terme. Pour les appréhender, nous devons d’abord Ce faisceau d’informations semble dire que de
nous intéresser aux tendances de la production et grands pans de la population, quand elle était à son
de la consommation dans leur ensemble, puis à maximum, avaient acquis un confort domestique
celles des revenus et des dépenses par individu. bien supérieur à ce qu’il était quelques siècles avant
LA LUMIÈRE DANS LES
Les données concernant les navires romains, ou après. Le défi est maintenant de transformer ces
TÉNÈBRES. Les lampes à
recueillies par Keith Hopkins il y a longtemps huile, de plus en plus raffinées observations « impressionnistes » en arguments solides.
et actualisées récemment par Andrew Wilson, (ici des modèles en bronze Pour le relever, on doit d’abord reconstituer
sont éclairantes (voir la figure page ci-contre). Elles et en terre cuite trouvés à toute l’histoire de ces produits, c’est-à-dire les
renseignent sur l’ampleur de la navigation au long Pompéi), étaient produites volumes, la chronologie et la distribution géogra-
en très grandes quantités.
cours. C’était la première tentative de compilation phique. La deuxième chose est de reconstruire le
Elles augmentaient le nombre
de données en archéologie, et elle marqua une étape d’heures de travail possibles, contexte social. Bien sûr, l’élite romaine vivait dans
importante dans cette discipline. Jusqu’au ive siècle notamment dans les provinces d’élégantes villas meublées avec goût, mangeait dans
avant notre ère, le nombre de navires retrouvés en du nord et pendant l’hiver. de la vaisselle raffinée, s’éclairait avec des lampes
à huile finement ouvragées... Mais jusqu’à quelle
profondeur dans les couches de la société ce mode
de vie plongeait-il ? Combien de fresques (et de
quelle qualité) ornaient les murs d’un logement
modeste, celui de la classe moyenne ? Et s’il y avait
manifestement un marché important pour certains
de ces produits, étaient-ils fabriqués en masse ?
Pour cette dernière question, les gigantesques
ateliers de poteries, par exemple dans le Sud de
la France, exportant dans tout l’Empire, ou les
manufactures verrières de Rome semblent répondre
par l’affirmative. On sait aujourd’hui, à l’inverse
de ce que l’on croyait il y a quelques décennies,
que de gigantesques moulins à eau ont été utilisés
shutterstock.com/ Marzolino
shutterstock.com/Konstantin Chagin
stratégies qui minimisaient les risques. Ils y étaient Une illustration saisissante de la richesse et de
tenus en l’absence d’un marché d’importations, la variété de l’alimentation est la découverte de riz
qui auraient pu être moins touchées par les séche- indien en Allemagne ou bien le prix bas, attesté, du
resses ou les invasions de criquets. En outre, les poivre. Ces exemples soulignent l’importance d’un
autorités locales ou étatiques mettaient en place commerce de la nourriture sur de longues distances,
des mesures pour atténuer les crises. voire, d’un commerce intercontinental, spécialement
L’exemple le plus spectaculaire était les distribu- pour les produits de qualité. Des cas similaires plus
tions de 400 kilogrammes de grains, gratuitement, anciens et moins exotiques concernent le vin, l’huile
à quelque 200 000 individus dans la ville de Rome. et les conserves de poisson.
Cela représentait entre la moitié et les deux tiers De même, le nombre d’os d’animaux dans les
des besoins caloriques de la population libre. Cette sites montre que, sous domination romaine, la
distribution était alimentée par les énormes stocks de consommation de viande a beaucoup augmenté
grains, récupérés via les taxes, dans les silos d’Ostie pour ensuite décliner en même temps que l’éco-
et de Rome. C’est important, car les citadins étaient nomie. Les travaux d’Erica Rowan sur le grand
particulièrement vulnérables. Sans intervention des collecteur d’Herculanum corroborent les résultats
autorités sur un marché laissé libre, l’urbanisation précédents : ils ont révélé un régime alimentaire
MANGEZ ÉQUILIBRÉ.
fantastique de Rome aurait été impossible. L’alimentation, à l’apogée spectaculairement riche et varié.
de l’Empire romain, était Toutes ces études ont leurs biais et peuvent
Cinq fruits et légumes par jour riche et diversifiée. Outre être améliorées ; mais prises ensemble et parce
Néanmoins, du pain et de la bouillie ne constituent les céréales (a, un pain qu’elles sont indépendantes, elles révèlent une
pas seuls une alimentation correcte. Avec des revenus carbonisé de Pompéi), on alimentation qui s’est notablement améliorée à
consommait de la viande,
croissants, les populations complétèrent les céréales des fruits (b, des figues sur l’apogée de l’économie romaine.
bon marché avec des produits alternatifs, certes plus une fresque de Pompéi), Comment l’expliquer ? Comment l’économie
chers, mais aussi plus ragoûtants, tels la viande, les des légumes, du vin... romaine a-t-elle pu réussir au début de notre ère, là
fruits, les légumes et, dans le monde romain, l’huile où la plupart des économies médiévales ou prémo-
a
d’olive et le vin (voir la figure ci-dessous). dernes ont dû attendre la révolution industrielle ?
Pour les Pays-Bas, nous disposons d’une Aucun facteur unique ne peut rendre compte
grande quantité de vestiges archéologiques de l’ensemble et nous devons rechercher une
d’origine végétale. Ils révèlent une trans- série de mécanismes imbriqués qui auraient
formation de l’alimentation après l’arrivée permis, pour quelques siècles, de mainte-
des Romains. Toutes sortes de fruits et de nir à un haut niveau de performance un
légumes apparaissent soudain au menu. équilibre par ailleurs fragile.
La première clé de ce succès est l’État
romain. Il garantissait la sécurité à l’intérieur
b des frontières, un système juridique plus
ou moins unifié qui protégeait les droits à la
propriété et empêchait l’arbitraire, un système
monétaire stable pendant longtemps, un système
de mesures fiable... Tous ces éléments ont contribué
à réduire l’incertitude dans le monde des affaires.
L’État a aussi pourvu l’Empire d’un système
d’infrastructures sans précédent incluant routes,
ports, aqueducs. Il a aussi subvenu aux besoins
des citadins les plus démunis, à Rome et ailleurs.
Pain : Musée archéologique national de Naples
Shutterstock.com/Bill Perry
LE PEUPLE, ENTRE
PLAISIRS ET PRÉCARITÉ
Combien y avait-il de Romains pendant l’Empire : 4 ou 15 millions ?
La question divise, mais une chose est sûre, ils étaient nombreux,
et les esclaves représentaient une large part de la population. Au quotidien,
ce peuple buvait beaucoup de vin, fréquentait les prostituées, se plaignait
aux dieux de sexes malades et... subissait de terribles épidémies.
LA RECETTE ROMAINE DU VIN. Versez le raisin dans un fouloir
(à gauche), d’où le moût s’écoule dans une cuve en contrebas.
Placez ensuite les grappes sous le pressoir (en haut) et
ceinturez-les d’une grosse corde. Manœuvrez le levier du
pressoir à l’aide d’un treuil. Le moût s’écoule alors sur la
dalle du pressoir et dans une seconde cuve. Une fois qu’il a
décanté, placez-le dans des jarres enterrées jusqu’au col,
disposées en rangées dans un cellier (au premier plan). Enfin,
transvasez le vin dans des amphores, puis faites-le vieillir.
78
❙ ❚ ■ VIN
L
Jean-Pierre BRUN, es auteurs antiques l’ont maintes fois souligné, employés dans les domaines agricoles, l’un d’eux
est archéologue et au ier siècle avant notre ère, les Gaulois avaient révélant même l’intérieur d’un chai. Enfin, dans le
spécialiste de l’histoire un faible prononcé pour le vin. Les millions de bassin méditerranéen, plusieurs centaines de sites
des techniques. Il dirige tessons d’amphores retrouvés sur les sites d’habitat archéologiques ont aidé à restituer les conditions
actuellement des recherches
à Pompéi et à Cumes.
le confirment. Ce n’était pas les seuls ! À Rome, matérielles dans lesquelles le vin était produit.
où la population disposait d’un pouvoir d’achat Mieux, en reconstituant une cave romaine, chez
supérieur à celui des provinces, on consommait un vigneron du Gard, nous avons mis à l’épreuve le
aussi beaucoup de vin, quelle que soit la catégorie savoir-faire des viticulteurs romains. Pour retrouver
sociale, du plus haut au plus bas de l’échelle. les saveurs des vins antiques, l’idéal est de les goûter !
Mais à quoi ressemblait la carte des vins ?
Pour répondre, nous disposons de Enivrer la plèbe
trois sources : des textes, des repré- Qui buvait quoi ? Dans la Rome antique, nous
sentations iconographiques et des l’avons dit, tout le monde boit du vin. Au quoti-
vestiges archéologiques. La littérature dien, chez soi, il est le complément indispensable
antique comprend plusieurs ouvrages du pain. Dans les banquets, hommes et femmes
d’« agronomie », traitant entre autres de partagent la boisson pendant le repas (l’interdic-
viticulture et de vinification. Quelques tion ancienne faite aux femmes honorables de
bas-reliefs représentent des pressoirs boire du vin a été levée à la fin de la République,
L’ESSENTIEL
• Le vin était consommé
sans modération
par les Romains.
• Des élites aux esclaves,
chaque individu en buvait
plusieurs dizaines
de litres par an.
• Le vin venait d’Italie,
mais aussi de tout le
pourtour méditerranéen.
• L’auteur a reconstitué
les techniques antiques
et élaboré des vins.
• Ils ressemblaient aux
xérès, aux vins jaunes du
Jura, aux vins grecs...
• Des vins aromatisés
Delphine Bailly
DOSSIER
DOSSIER N°88
N°88 // JUILLET-SEPTEMBRE
JUILLET-SEPTEMBRE 2015
2015 // ©
© POUR
POUR LA
LA SCIENCE
SCIENCE 79
a b
Jean-Pierre Brun
VUE AÉRIENNE de après la mort de Jules César en 44 avant notre ère, on se contentait d’écraser le raisin et de faire
l’installation vinicole de la ère). Les convives, allongés sur des lits, boivent fermenter le jus dans des jarres. Le développement
villa romaine des Toulons (a), diverses qualités de vin selon leur rang social. de la culture de la vigne accompagna l’essor des
à Rians, dans le Var. Dans
l’aile droite (b) se trouvaient Les plus distingués, installés près du maître de civilisations mésopotamienne, égyptienne, hittite,
les pressoirs et les cuves maison, consomment un millésime exceptionnel puis assyrienne. Progressivement, les procédés et
(à gauche) ainsi que le chai de vieux falerne (l’un des vins romains les plus installations vinicoles se perfectionnèrent.
(à droite), contenant plus prisés), tandis que les convives les plus humbles,
de 200 jarres enterrées. relégués sur des lits éloignés, doivent se contenter Une exploitation modèle
d’un vin de qualité médiocre, tel celui de Ligurie, À Rome, chaque propriété comprenait des
décrié pour son âpreté. vignobles et des installations vinicoles attenantes.
Le peuple s’avine dans les tavernes où se mêlent La vigne était rampante ou soutenue par des
des hommes libres, mais pauvres, des affranchis, piquets, voire des arbres. Elle était plantée en
des esclaves et des prostituées. Les débits de rangées, et parfois en quinconce à l’intérieur des
boisson, qui servent aussi des repas chauds, sont rangées ou en carrés, dans le cas des vignes sur
nombreux dans les villes (on en a dénombré arbre. Caton l’Ancien donne comme exemple une
plus de cent dans la partie dégagée de Pompéi). exploitation « modèle » s’étendant sur 25 hectares
Là, pour une somme modique, on boit du vin et occupant 16 personnes. Les vendanges avaient
local, tiré directement de la jarre, de l’outre ou du lieu assez tard pour que le raisin soit très mûr et
tonneau. Sur les murs d’une taverne de Pompéi, contienne beaucoup de sucre (les vins saturés en
on peut lire que le vin ordinaire est vendu un as, sucre risquaient moins de tourner en vinaigre). La
le supérieur deux as et le falerne quatre as. La mosaïque de Sousse, en Tunisie, indique que l’on
plèbe urbaine y trouve un réconfort permanent vendangeait en septembre, mais d’autres sources
au point que les scènes d’ivrognerie, les bagarres, montrent qu’on récoltait aussi en octobre.
voire les émeutes sont fréquentes. Les vendangeurs déversaient le raisin dans un
Dans son traité d’agriculture, Caton prévoit fouloir : une cuve maçonnée pourvue d’un déver-
d’octroyer chaque année 260 litres de vin à tout soir donnant dans une cuve de décantation. Dans
esclave enchaîné. La consommation des habitants des certains cas, on foulait directement sur une aire
grandes villes est probablement supérieure, l’admi- située à côté du pressoir, sur un pavement fait de
nistration veillant à ce que les denrées alimentaires, chaux et de briques concassées. Après le foulage,
dont le vin, soient toujours disponibles à bas prix. on plaçait les grappes sous le pressoir et on les
Le vin était exclusivement produit en Italie, ceinturait d’une grosse corde progressivement
mais ce n’était pas assez pour satisfaire la demande. déroulée. Le pressoir était constitué d’un tronc
Après la conquête du bassin méditerranéen, des d’arbre horizontal, encastré dans un mur ou dans
fermes vinicoles, ou villas, sont apparues dans des montants de bois. Différents dispositifs utili-
tout l’Empire. Les vignobles du pourtour médi- sant un treuil ou une vis permettaient de soulever
terranéen se sont étendus aux côtes tyrrhéniennes ou d’abaisser le tronc et de comprimer le marc.
et adriatiques, à la région de Barcelone, à la côte Les Romains cherchaient souvent à produire
de Narbonnaise et à la vallée du Rhône, au delta des vins blancs, tels le falerne et le cécube, et ils
égyptien, à la Turquie et à l’Algérie. séparaient, dès le foulage, le jus du marc. Mais
La fabrication du vin ne requiert pas d’équipe- certains clients réclamaient du vin rouge et
ment très élaboré. Aux origines de la viticulture, souvent d’ailleurs, à cause de la chaleur ambiante,
dans le Proche-Orient du ive millénaire avant notre la fermentation commençait dès le foulage : les
Jean-Pierre Brun
Selon Caton l’Ancien, une exploitation modèle
devait être équipée de suffisamment de jarres pour
contenir cinq vendanges. Plusieurs domaines viti-
coles, notamment en Provence et en Languedoc,
possédaient des chais comprenant jusqu’à 200, concentrés », ou defrutum, que l’on obtenait CE CHAI À VIN de la villa
voire 300 jarres d’une contenance moyenne de étaient utilisés pour renforcer le degré alcoolique Regina (à Boscoreale,
1 500 litres chacune. et la teneur en sucre des vins. Ils étaient ajoutés en en Italie) a été enseveli
par l’éruption du Vésuve
Après la fermentation, qui durait quelques proportions variables au cours de la fermentation. en 79. Les jarres enterrées
jours, les jarres étaient bouchées, puis, lorsque le Les vins ainsi confits dans le sucre couraient sont fermées par un
vin était prêt à être vendu, on le puisait ou on le moins le risque de se transformer en vinaigre (en couvercle en terre cuite.
pompait pour le transvaser dans des amphores. l’absence de traitement au soufre, le sucre bloquait
Parfois, ces récipients étaient produits dans les la multiplication des bactéries acétiques). Toutefois,
domaines eux-mêmes, qui disposaient alors de ces vins épais et sucrés étaient peu agréables à boire
fours pour les cuire ; mais souvent les amphores purs. C’est pour cette raison que les Romains, à la
étaient achetées à des potiers. suite des Grecs, les diluaient dans l’eau.
Durant les trente dernières années, des centaines Les foudres et les tonneaux en bois furent
de villas ont été mises au jour dans le bassin médi- introduits dès le début de l’Empire et leur usage
terranéen, révélant certaines innovations dans les se répandit rapidement pour la conservation du
installations et les méthodes de vinification. On vin et pour son transport en Italie du Nord et
sait ainsi que les pressoirs à levier actionnés par des en Gaule non méditerranéenne. Les foudres et
câbles ont été progressivement remplacés par des les tonneaux ne sont apparus que plus tard en
pressoirs à vis à partir du ier siècle de notre ère. Dans Italie méridionale et en Narbonnaise. Les longs
le type le plus évolué, la vis servait non plus à la hangars, dont on a retrouvé les vestiges, devaient
manœuvre du levier, mais directement au pressurage abriter des foudres qui ont pourri sans laisser de
du marc. Soit le pressoir était logé dans un cadre traces. Ainsi, le moût était vinifié dans des foudres
de bois, soit il était ancré dans le sol (voir la figure tant en Aquitaine (à Cognac et à La Rochelle par
page suivante). Ces pressoirs présentaient l’avan- exemple) qu’en Germanie (autour de Trèves et
tage d’être faciles à construire, peu encombrants, dans le Palatinat), et probablement dans la vallée
transportables (lorsqu’ils étaient dans un cadre) du Rhône, en Bourgogne et dans la vallée de la
et relativement efficaces. Édifiés en bois, ils n’ont Loire. Ils étaient placés sur de petits socles qui les
généralement pas laissé de traces archéologiques, surélevaient et les calaient.
mais la fouille de la villa de Bapteste à Moncrabeau, Certains vins étaient vieillis de façon artificielle :
dans le Lot-et-Garonne, a révélé l’empreinte d’une on les faisait chauffer, pour accélérer leur madéri-
de ces presses parfaitement conservées sous une sation et leur donner un goût caractéristique des
mosaïque du Bas-Empire. vins vieux. On mettait les amphores au soleil, ou,
dans les régions plus froides, dans des chambres
Du vin confit, puis dilué enfumées situées au-dessus de fours ou de thermes.
En Italie et en Gaule, les fouilles ont révélé aussi Marseille s’était fait une spécialité de ces fumaria.
des installations destinées à concentrer le moût. Depuis quelques années, les archéologues ont
On le faisait réduire dans des chaudrons, à feu retrouvé, dans des chais antiques d’Aquitaine et
doux, en y ajoutant des coings, du fenugrec, de en Germanie, des installations de chauffage qui
l’iris et du jonc odorant. Lors des fouilles de la auraient servi à ce vieillissement artificiel.
villa de la Ramière à Aramon, dans le Gard, on a Après avoir étudié les textes, réinterprété l’ico-
dégagé une installation de chauffage, constituée de nographie et disséqué les vestiges archéologiques,
deux chaudières accolées au pressoir qui pourrait nous avons mis notre scénario à l’épreuve des faits.
avoir servi à cette cuisson du moût. Les « moûts Hervé Durand, propriétaire d’un domaine viticole,
Jean-Pierre Brun
a
ier siècle de notre ère. Au cours du pressurage, on
place des planches dans l’ouverture supérieure de
la cage et des cales qui leur transmettent la pression
du levier. Lorsque le volume du marc diminue, la
cage est progressivement démontée. Ces éléments
ne sont pas jointifs, de sorte qu’ils retiennent le
marc, mais pas le moût. Ce dernier s’écoule sur les
côtés, puis sur la dalle du pressoir.
On manœuvre le levier à l’aide de câbles, soit
pour le relever, soit pour le tirer vers le bas, lorsque
son poids ne suffit plus. À mesure qu’il s’éloigne
de la position horizontale (lorsqu’on le tire vers le
bas), son efficacité diminue : on cale alors l’autre
extrémité du levier à un niveau inférieur (voir le
dispositif de réglage avec des planches sur la figure
page 78), et l’on reprend les opérations.
b c d Les cépages utilisés dans l’Antiquité n’étant
pas encore précisément identifiés, nous avons
choisi d’exploiter les raisins disponibles au Mas
des Tourelles. Le villard blanc utilisé a le double
avantage d’être résistant (on le cultive pratiquement
sans traitement) et de produire un vin léger, peu
aromatique, dont le goût neutre devait se prêter à
l’adjonction des plantes aromatiques préconisées
à Beaucaire, dans le Gard, André Tchernia, de LE PRESSOIR À LEVIER décrit par Columelle.
l’École des hautes études en sciences sociales, et par Caton a été reconstitué Grâce aux vinifications effectuées chaque année,
moi-même avons entrepris de construire une cave à Beaucaire, dans le Gard (a). nous avons retrouvé certaines caractéristiques des
Les grappes une fois foulées
et un pressoir romains et d’y appliquer les procédés sont placées dans une sorte vins antiques. Le jus de raisin fermente naturelle-
de vinification décrits par Columelle et Palladius. de caisse en bois ajourée, qui ment grâce à la présence de levures sur la peau des
Nous avons choisi de reconstruire le modèle laisse le moût s’écouler. La grains. La fermentation transforme le sucre contenu
décrit de façon assez précise par Caton, le plus partie supérieure de la caisse dans le fruit en alcool et en dioxyde de carbone, dont
courant au début de l’Empire. Notre pressoir est est démontée à mesure le dégagement fait bouillonner le liquide. Toutefois,
du pressurage. Différents
en chêne, avec des montants de bois verticaux de modèles de pressoir se sont le produit obtenu, le vin, est instable. Le contact
3,55 mètres de hauteur et un levier de 0,70 mètre succédé : ceux à contrepoids avec l’oxygène de l’air conduit à une multiplication
de diamètre et de 7,4 mètres de longueur. Ce de pierre (b) ont évolué des bactéries qui transforment l’alcool en vinaigre.
dernier exerce une pression de 15 tonnes. Le jusqu’au modèle à vis ancré De plus, le vin est sujet à diverses « maladies » qui
fouloir, parallèle au pressoir, est une dalle de béton dans le sol (d). Celui de lui donnent mauvais goût. Depuis le xviiie siècle,
Beaucaire, intermédiaire, est
de tuileau pourvue d’une goulotte. À l’extrémité mû par des treuils fixés entre on le protège par un traitement au soufre, mais
du fouloir et du pressoir, deux cuves ont été deux montants de bois (c). dans l’Antiquité, comment procédait-on ?
bâties pour recueillir le jus de goutte (résultant du Dès le début de la fermentation, on ajoutait
foulage) et le jus de presse (après passage dans le les ingrédients nécessaires à la bonne conservation
pressoir), respectivement de 44 et de 35 hectolitres. du vin. Nous l’avons évoqué, les anciens saturaient
Ces installations ont été copiées sur des modèles leur vin en alcool et en sucre, afin d’empêcher la
archéologiques. Onze jarres, d’une capacité de prolifération des bactéries acétiques. C’est pour-
50 hectolitres, ont été enfouies dans le sol. quoi, on cueillait les raisins très mûrs ou on les
faisait sécher au soleil pour en concentrer le jus et
Retrouver les goûts d’antan l’on ajoutait du defrutum. On traitait aussi les vins
Depuis 1995, chaque année, nous produisons du à la résine de divers arbres et à la poix (un goudron
vin avec ces installations. Le raisin est cueilli à la végétal obtenu par distillation de bois de résineux).
main afin que les grappes ne soient pas abîmées. Les Dotées d’un pouvoir antiseptique, ces substances
corbeilles sont apportées au chai et déversées dans le empêchaient le vin de se gâter. Elles donnaient
fouloir. Une équipe de quatre fouleurs en moyenne également une bonne odeur au vin, c’est-à-dire,
écrase les grappes avec les pieds. Pour contenir le le plus souvent, qu’elles masquaient l’odeur de la
marc pendant le pressurage, nous utilisons une cage piqûre acétique. La résine contenant de l’huile
de bois démontable (une variante du ceinturage du de térébenthine, soluble dans l’alcool, donnait
marc) en forme de cube, de un mètre de côté. Elle est au vin un goût caractéristique que l’on retrouve
faite d’éléments qui s’emboîtent les uns sur les autres aujourd’hui dans les retsinas grecques, et la poix
transmettait un goût de goudron fumé décrié Nos expériences au Mas des Tourelles nous ont
aujourd’hui, mais qui était apprécié des anciens. aidés à préciser le mode de vieillissement des vins
Aussi produisait-on des vins additionnés de poix, romains antiques. Tout d’abord, en poissant les
particulièrement en Narbonnaise. jarres, nous avons compris que, dans ses recom-
mandations, Columelle traite non du premier
Le vin est bon pour la santé poissage, mais du renouvellement que l’on doit
Toutes les jarres, amphores et cruches qui contenaient effectuer chaque année. Une fois cette opération
le vin étaient fabriquées en terre cuite, un matériau terminée, nous avons suivi le procédé de vinifica-
poreux : la seule façon de les rendre étanches était tion qu’il préconise : nous avons fait cuire du vin
d’enduire l’intérieur de poix. Le vin, même non pour obtenir du moût concentré, nous avons laissé
poissé à l’origine, en tirait donc ce goût particulier. fermenter le moût tiré de la cuve pendant deux
On ajoutait aussi du sel, souvent sous forme d’eau de jours, versé le concentré, laissé fermenter pendant
mer bouillie, en vertu de ses propriétés deux jours supplémentaires, ajouté
antiseptiques et de son rôle dans la du sel et du fenugrec et, à la fin de
clarification du vin (il fait précipiter les Les vins aromatisés tenaient la fermentation, du plâtre. Puis nous
impuretés). Un autre produit, le plâtre,
était fréquemment ajouté aux vins
une grande place dans la avons posé des couvercles sur les jarres
et attendu quelques semaines.
méditerranéens, notamment en Italie pharmacopée antique. Ils Par rapport à un vin témoin, où
et en Tunisie, pour leur donner de rien n’avait été ajouté, l’efficacité des
l’acidité. Du fait de l’extrême maturité faisaient office de remèdes ! ingrédients préconisés par Columelle
du raisin, le vin en manquait parfois. est indéniable, même s’ils ne suffisent
Enfin, l’addition d’épices, utilisées pour leurs pas toujours à éviter les « accidents ». Ainsi, la
effets antiseptique et aromatique, est signalée à chaptalisation par le defrutum, qui augmente à la
maintes reprises. Le fenugrec, par exemple, avait fois le degré alcoolique et la concentration en sucre,
peut-être un effet antiseptique en plus de son apport stabilise le produit. Avec les ajouts de Columelle,
aromatique (il conférait au vin un goût madérisé). on évite également l’oxydation brutale.
D’autres épices étaient plutôt destinées à relever Le goût du vin que nous avons obtenu se
le goût des vins ou à masquer leurs défauts : iris, rapproche de celui du vin jaune du Jura et du
jonc odorant, nard, myrrhe, souchet (une plante xérès. Il a des arômes de fruits secs et de noix, qui
semi-aquatique très parfumée). Parfois, l’addition livres caractérisent les vins « de voile ». Généralement,
de certains aromates transformait totalement le • M. POUX, J.-P. BRUN et quand un vin vieillit en tonneau, on remplace
M.-L. HERVÉ, La vigne et le
goût des vins au point d’en faire des vins spéciaux, vin dans les Trois Gaules,
régulièrement la « part des anges », c’est-à-dire ce
proches des apéritifs et des digestifs d’aujourd’hui, Gallia, n° 60(1), 2011. qui s’évapore, afin d’éviter que le vin ne soit en
souvent dotés de vertus médicinales. Pline en • J.-P. BRUN, Archéologie contact avec l’air. Au contraire, on n’ajoute jamais
dénombre 66 additionnés, d’asperge, de sarriette, du vin et de l’huile en de complément pour obtenir le vin jaune du Jura,
de roseau odorant, de myrrhe, de gentiane, de nard Gaule romaine, Paris, qui vieillit durant plus de six ans en tonneau (sans
Errance, 2005.
celtique, etc. Ces vins aromatisés tenaient une ajout) : il se forme à sa surface un épais voile blanc
grande place dans la pharmacopée antique. Le vin • J.-P. BRUN, Le vin et de levures mortes qui l’isole de l’air, d’où son nom
l’huile dans la Méditerranée
était assimilé à un fortifiant, souvent même à un antique : viticulture, de vin de voile.
remède, chacun ayant ses propres vertus curatives. oléiculture et procédés Les chimistes ont montré que la même molé-
Les jarres étaient vidées, en général, chaque de transformation, Paris, cule se forme par un processus biologique dans le
automne, pour y mettre le vin de la nouvelle Errance, 2003. vin jaune et par un processus physico-chimique
récolte, de sorte que le vin vieillissait en amphores. • J.-P. BRUN et dans le vin au goût de rancio. Or, cette molécule
F. LAUBENHEIME, La
En effet, les grands vins de l’Italie romaine ne viticulture antique en Gaule,
est présente dans le fenugrec. Ainsi, en préconisant
se buvaient que lorsqu’ils avaient atteint l’âge Gallia, n° 51, 2001. l’ajout de cet aromate, Columelle recherchait-il
de 10, 15 voire 20 ans pour le falerne et 25 ans • A. TCHERNIA et J.-P. BRUN, ce goût apprécié. Le voile, lorsqu’il se développe,
pour le sorrentin. Le vin romain antique, garantit une bonne conservation jusqu’à la mise
Certains vins étaient coupés avec d’autres : Grenoble, Glénat, 1999. en amphore, comme nous l’avons expérimenté.
lorsque les vins vieux devenaient trop amers, on Ainsi, les vins romains ressemblaient-ils, par
les utilisait pour accélérer le vieillissement des vins
articles certains côtés, d’une part, aux retsinas grecques et,
• A. TCHERNIA, L’archéologue
plus jeunes. En outre, les Romains recherchaient le et le viticulteur. Comment
d’autre part, aux vins liquoreux élevés au contact
goût de rancio que prennent les vins de liqueur en on a retrouvé le goût du vin de l’air, tel le banyuls, le xérès, ou encore le madère
vieillissant, tel le banuyls ou le xérès aujourd’hui. Il romain, L’Histoire, n° 241, et le rivesaltes. Ces vins étaient très différents de
apparaissait avec le temps dans les amphores, mais pp. 78-83, mars 2000. ceux qui sont les plus prisés aujourd’hui, tels les
les impatients ou les escrocs pouvaient donner à • A. TCHERNIA, La vinification vins de Bordeaux. D’ailleurs, fruits d’une autre
des Romains, Le vin
leur production un goût de vin vieux, soit en le des historiens, Suze-la-
civilisation, ils n’étaient pas jugés selon les mêmes
coupant avec un vin très vieux et très concentré, Rousse, Université du vin, critères : Cicéron n’aurait probablement pas aimé
soit en faisant chauffer les amphores. p. 65-73, 1990. le Château-Margaux.n
Elio LO CASCIO
est professeur d’histoire
romaine à l’Université
La Sapienza, à Rome, en Italie.
L’ESSENTIEL
• Le nombre d’habitants
dans l’Empire romain
fait débat.
• En effet, les chiffres
connus se réfèrent aux
citoyens, mais on ignore
quelle proportion
de l’ensemble
des habitants ils
représentaient.
• Pour comprendre les
résultats de différents
recensements, on doit
s’accorder sur ce qui a
été compté.
• Selon certains, la
population a diminué,
tandis que d’autres
pensent le contraire.
• La question est
d’importance, car la
croissance économique
dépend directement de
la démographie.
84
❙ ❚ ■ DÉMOGRAPHIE
E
n avril 2015, la Commission européenne a l’Empire romain du Russe Michel Rostovtzeff (1926)
publié une note dans laquelle elle s’inquiète et L’Économie antique de l’Americano-Britannique
du vieillissement démographique. Selon ce Moses Finley (1973), l’aspect démographique est
document, les pays riches auront du mal à retrouver absent. La situation a changé.
la croissance économique qu’ils connaissaient avant Depuis une trentaine d’années, on assiste à
la crise financière de 2008 en raison de la baisse de la une explosion des études sur la démographie
population en âge de travailler. Par exemple, celle-ci du monde antique et en particulier du monde
devrait diminuer de 9 % en Europe d’ici 2040. La romain. Dans une première phase, ces études
fiscalité et le financement de la protection sociale ont porté sur la structure et la dynamique des
en seront bouleversés. Démographie et économie populations anciennes. Elles étaient comparées à
sont intimement liées. Et pourtant, ces relations ont d’autres populations du passé, caractérisées elles
longtemps été oubliées par ceux qui s’intéressent à aussi par une forte mortalité, surtout périnatale
l’histoire économique... de l’Empire romain. et infantile, et par un fort taux de natalité. Ces
Pourquoi ? Parce qu’ils manquaient simplement caractéristiques se traduisent par une croissance
d’informations détaillées ! L’« absence de preuve » ROME, MÉGAPÔLE ANTIQUE. démographique modeste.
présumée devenant une « preuve de l’absence », ils La cité a abrité plusieurs Cet « Ancien Régime » démographique est suivi
mettaient entre parenthèses l’impact du facteur démo- centaines de milliers, voire d’une « transition démographique », une période
graphique sur l’évolution de l’économie romaine. De un million d’habitants. en deux temps. D’abord, le taux de mortalité
Elle était la plus grande
fait, dans les deux œuvres les plus influentes du siècle ville de l’Empire romain diminue drastiquement, en raison de l’amélio-
passé, celles qui ont dominé le débat sur la nature des et donc du monde au ration des conditions hygiéniques et sanitaires
économies antiques, l’Histoire économique et sociale de début de notre ère. et de la nourriture. Ensuite, un peu plus tard, le
taux de natalité décroît. Entre ces deux étapes,
les conditions d’une croissance démographique
plus forte sont réunies.
En l’absence de séries fiables de données sur les
recensements, on a utilisé, outre la documentation
comparative, les model life tables. Il s’agit de modé-
lisations mathématiques des populations stables,
c’est-à-dire celles dont les taux de mortalité et de
natalité restent constants. Ces populations sont
par conséquent caractérisées par un taux constant
de croissance ou de déclin, que l’on peut vérifier
par la stabilité des proportions des classes d’âge.
85
(le testament politique de l’empereur Auguste)
qui donne les chiffres des trois recensements des
cives Romani, soit les citoyens romains officiels de
l’Empire (voir Un empire d’inégalités, par N. Tran
page 40). Ces trois recensements ont été ordonnés
par Auguste en 28 et en 8 avant notre ère, puis en 14.
Lors de ces recensements, Auguste aurait intro-
duit une innovation importante par rapport à ceux
de la période républicaine. Alors que ces derniers
n’auraient compté que les citoyens romains adultes
de sexe masculin, les trois recensements augustéens
et ceux qui suivirent auraient pris aussi en compte
les femmes et les enfants. Disons d’emblée qu’il
n’y a aucune trace de cette innovation dans la
documentation. Pourquoi l’a-t-on supposée ? Pour
rendre plausibles les chiffres dont on dispose.
Musée du Louvre
avec Beloch, la population de l’Empire était restituée Quant au poids des épidémies dans l’évolution
sur la base d’une comparaison avec celle de l’Italie. à long terme de la population de l’Empire, les avis
Il proposait que la population totale de l’Empire à sont partagés. Les effets de la « peste antonine »,
l’époque d’Auguste soit de 54 millions d’individus. qui a touché la quasi-totalité de l’Empire durant
À certains égards, on procède encore de la même plus de vingt ans à partir de l’année 165, doivent
façon aujourd’hui, car la densité de population dans être relativisés, surtout lorsqu’on les compare avec
les régions de l’Empire ne peut être radicalement les ravages de la peste de Justinien, cette fois une
différente de celle de l’Italie du fait de conditions vraie peste bubonique, qui affecta périodiquement
environnementales similaires. Ainsi le choix d’un la Méditerranée et l’Europe méridionale pendant
high count ou d’un low count de la population de plus de cent vingt ans entre le vie et le viie siècle.
l’Italie a des conséquences sur l’évaluation de la
population de tout l’Empire. Les chiffres proposés Deux destins distincts
varient de 40 à 100 millions au début de l’Empire Dans tous les cas, quelle que soit la façon dont
ou au moment du pic de la population au iie siècle on interprète les indices, il semble assuré que
de notre ère, à la veille de la « peste antonine » (voir l’évolution démographique de l’Empire à partir
Rome, ville ouverte… aux épidémies, par D. Castex, du iiie siècle est caractérisée par un écart gran-
page 102) sous Marc-Aurèle et Commode. Le débat dissant entre deux ensembles dont les histoires
est encore vif. s’apprêtent à diverger (l’Empire
En revanche, tous les cher-
cheurs estiment que la population
La question n’est romain sera divisé en deux à la fin
du ive siècle) : tandis que la partie
a globalement crû au cours des pas pourquoi l’Empire romain occidentale de la Méditerranée voit
premiers siècles de l’Empire romain. sa population se réduire, la partie
Ils s’accordent aussi à dire que cet a disparu, mais pourquoi orientale, et en particulier la Syrie et
accroissement fut plus prononcé
dans la partie occidentale de l’Em- il a duré si longtemps. la Palestine, enregistre une augmen-
tation démographique continue.
pire, la moins peuplée à l’origine. En parallèle, le taux d’urbanisation
Une autre conclusion consensuelle concerne le taux diminue en Occident bien que les centres urbains
d’urbanisation. On compte au moins 2 000 villes, les plus importants subsistent.
c’est-à-dire des centres urbains qui ont le statut de Rome aussi résiste bien jusqu’au sac d’Alaric
la ville, et nombre d’entre elles ont une population en 410 et dans une certaine mesure jusqu’au sac
supérieure à 100 000 habitants. Ces villes, telles des Vandales en 455. Toutefois, dans la seconde
Alexandrie, Antioche, Carthage et bien sûr Rome, moitié du v e siècle, puis au cours du vi e, la
étaient donc des « mégapoles ». population s’effondre : elle passe de quelques
centaines de milliers de personnes à quelques
Une question de croissance dizaines. La fin de Rome comme mégapole est
Une discussion peut-être plus importante s’est emblématique de la fin de l’Empire (celui d’Occi-
ouverte récemment sur les évolutions démogra- dent) ainsi que de la fin de la seule période où le
phiques à long terme. Certains, dans une perspective bassin méditerranéen a été uni politiquement.
néomalthusienne, considèrent que la population Or cette période dura sept siècles !
croissante de l’Empire s’est approchée, au moins Cette longue période d’unité engendra une
dans certaines régions, de la carrying capacity (la prospérité extraordinaire. Ce qui pousse les
capacité d’un territoire à assurer la subsistance de la livres chercheurs à s’interroger sur la relation causale
population), de sorte que se seraient déclenchés les • S. HIN, The demography entre unité et prospérité. Dans cette réflexion, les
of Roman Italy. Population
« freins préventifs ». La population n’aurait donc pas dynamics in an ancient données démographiques jouent un rôle essentiel,
diminué drastiquement avant l’événement historique conquest society 201 bce-14 ce, puisque, en dehors du cas de l’Italie qui reste
considéré comme essentiel par certains, la « peste Cambridge, 2013. controversée, certaines régions de l’Empire ont
antonine » (en réalité une épidémie de variole). • K. J. BELOCH, Die Bevölkerung atteint des niveaux de population qui ne seront
À l’inverse, d’autres spécialistes, plus optimistes der griechisch-römischen Welt, retrouvés qu’au xixe voire au xxe siècle. C’est le cas
Leipzig, 1886.
quant aux performances de l’économie romaine, de l’Anatolie et de l’Afrique du Nord par exemple.
ont lié l’augmentation progressive de la population articles On peut ainsi affirmer que, dans la longue
à une croissance économique « intensive ». Celle-ci • G. KRON, The Augustan
histoire de la Méditerranée, peuplement et
correspond à une augmentation des biens par habitant census figures and the prospérité vont de pair. C’est essentiel pour
résultant de gains d’efficacité réalisés par une utilisation population of Italy, Athenaeum, comprendre la remarque de l’historien britan-
plus rationnelle des ressources et par une spécialisation vol. 93, pp. 441-495, 2005. nique Edward Gibbon, auteur de l’Histoire du
plus poussée de la production. Selon ces chercheurs, • E. LO CASCIO, The size of the déclin et de la chute de l’Empire romain : nous ne
Roman population : Beloch and
le taux d’« inégalité » de la répartition des revenus the meaning of the Augustan
devrions pas nous demander pourquoi l’Empire
n’était pas significativement plus élevé que celui des census figures, J. of Roman romain a disparu, mais comment il a été en
autres peuples antiques, et même plutôt inférieur. Studies vol. 84, pp. 23-40, 1994. mesure de subsister si longtemps. n
UN GRIGRI PUISSANT
Le sexe masculin et sa force vitale
étaient parés de vertus protectrices.
Portés en talisman, notamment au
cou des enfants, le pénis en érection
et la main faisant un geste de péné-
tration éloignaient le mauvais œil.
Sauf mention contraire toutes les images sont créditées par le musée romain de Lausanne-Vidy/Arnaud Conne.
UNE CHIMÈRE
Cette créature hybride, entre
un chien et un phallus, était
intégrée dans le mur d’un
logis. Elle protégeait le lieu et
portait bonheur.
VERGE ET VERGERS
Priape, le sexe toujours dressé,
était le dieu de la nature féconde.
Il protégeait les jardins, les vergers,
les récoltes...
TENIR LA CHANDELLE
Plusieurs exemples de lampes à huile,
accessoires nocturnes par excellence,
sont ornés de scènes érotiques. D’autres
se contentent d’un petit Amour ailé.
ATTOUCHEMENTS
Une femme nue et lascive
a été modelée à la surface
d’une poterie en terre cuite.
AMOUR ENFLAMMÉ
Sur cette bague a été
gravé Vivas diu m(ihi),
c’est-à-dire « Puisses-tu
vivre longtemps à mes
côtés. »
Karl-Wilhelm WEEBER
est professeur d’histoire
ancienne à l’Université
de Wuppertal, en Allemagne.
❙ ❚ ■ PROSTITUTION
D
ans la Satire vi, Juvénal raconte l’une des débauches de
L’ESSENTIEL Messaline : « Puis, cachant ses noirs cheveux sous une perruque
• La prostitution était blonde, elle entre dans le lupanar moite aux tentures usées,
courante dans les villes dans sa cellule vide, sa cellule à elle ! Alors, elle s’expose nue, les seins
de l’Empire romain. dans une résille d’or, sous une inscription qui lui donne le faux nom
• Acceptée par tous, elle de " Lycisca ". [...] Elle accueille avec des caresses celui qui se
protégeait les femmes présente et lui demande de l’argent. Et culbutée, allongée,
honorables : le recours à elle reçoit en elle les chocs de ses nombreux clients. » La cinquième
des prostituées n’était femme de l’empereur Claude, la mère de Néron, qui fut à l’origine
pas un adultère... de nombreux scandales, s’est-elle vraiment prostituée dans une
• La plupart des maison de passe de bas étage ?
maisons de passe Quelle que soit la réponse, la provocation du satiriste fonc-
étaient sordides, mais tionnait bien, car son auditoire imaginait aisément une situation
ornées de fresques aussi familière. Juvénal nous livre donc une description réaliste
aguicheuses. du déroulement d’une passe à l’époque romaine : protégée par
• La prostitution était un faux nom, la prostituée travaille nue, les seins serrés dans une
aussi pratiquée dans résille dorée et perçoit elle-même le prix de sa passe. À Pompéi,
les restaurants, les l’archéologie confirme ce témoignage et montre que le « plus vieux
tavernes... où les métier du monde » a d’abord été un métier d’esclaves, qui, dans
clients laissaient
de petites chambres isolées ou dans l’arrière-salle des restaurants,
parfois des graffitis
proposaient un complément sexuel aux repas quotidiens.
explicites.
• Les établissements Un lupanar restauré
proposant les services
Une visite de Pompéi s’achève en général par une visite du lupa-
de prostituées en
nar d’Africanus. La Soprintendenza, l’instance qui supervise les
faisaient de la publicité.
recherches, la conservation et le tourisme à Pompéi, a investi
plusieurs centaines de milliers d’euros pour restaurer l’endroit,
et tout particulièrement ses peintures érotiques. De fait, l’établis-
sement (quartier vii, bloc 12, entrées 18-20) est la seule maison
de prostitution antique bien identifiée. Il est situé à la croisée
de deux rues, où il offre deux entrées aux passants. Son atrium,
c’est-à-dire son vestibule, dessert cinq chambres, le lieu d’activité
des prostituées : elles ne renferment pour tout meuble que des
« divans » construits en maçonnerie et sont trop étroites pour
accueillir un autre meuble. Cinq autres chambres identiques, tout
aussi austères, se trouvent au premier étage. Une seule d’entre elles
LES FRESQUES ÉROTIQUES est dotée d’une fenêtre. Sous l’escalier sont installées des latrines.
des maisons de passe de Un aménagement d’une austérité peu engageante ! De fait,
Pompéi stimulaient les l’ambiance enfumée de l’établissement ainsi que l’intérieur étroit,
clients pendant qu’ils inconfortable et sentant le renfermé, étaient peu propices au
attendaient leur tour ou raffinement. Même si l’on imagine que les bancs de pierre étaient
montaient vers la chambre
de la prostituée. Ce qui recouverts de coussins et de couvertures, les chambres font plus
les attendait était plus penser à des débarras ou à des appentis qu’à des lieux consacrés
sordide que cette manifeste aux plaisirs érotiques.
complicité entre amants. Cette austérité ne s’explique pas par le caractère provincial
de Pompéi, mais caractérise de façon générale la prostitution à
l’époque romaine. Les auteurs qui, tels Juvénal, nous parlent de
la Lupanaria à Rome – le terme lupa, c’est-à-dire louve, était une
appellation grivoise pour désigner les prostituées – confirment
l’impression qui se dégage du lupanar d’Africanus. Ils jettent une
sombre lumière sur les conditions de travail dans les maisons
de passe romaines, dont celles de Pompéi. Il s’agissait de lieux
lugubres et nauséabonds, où les passes se succédaient toutes les
10 minutes. Les empreintes d’usures relevées sur certains bancs
© Mimmo Jodice/Corbis
93
Lycisca-Messaline prélevait d’emblée son voile soutenant les seins, et qu’elle ne prenait pas la
salaire. Dans les maisons pompéiennes, le paiement peine d’enlever. Aujourd’hui, les visiteurs viennent
se faisait sans doute directement aux prostituées, surtout pour voir ces images érotiques. Ces fresques
mais peut-être existait-il une sorte de caisse centrale ont toujours l’effet publicitaire voulu par le tenancier,
au milieu de l’atrium, que surveil- il y a plus de deux millénaires !
lait le tenancier. Une variante que
suggère la décoration plus riche du
La prostitution était Des chiffres nous aident à estimer
le caractère sordide de la prostitution
vestibule. L’entrée de chaque cellule une soupape de sécurité : à Pompéi. Ils sont nombreux dans les
de prostituée était surmontée d’une graffitis, et nous renseignent sur les
fresque, ce qui leur donnait une elle protégeait les femmes prix pratiqués. Celui d’une simple
touche un peu plus luxueuse. Ces passe était de 2 as, soit le prix de
peintures représentent des scènes honorables, mariées ou pas. deux pains ou de un demi-litre de
érotiques se déroulant sur un divan vin de qualité. Dans certains cas, la
capitonné et couvert de couvertures moelleuses. prostituée devait pour le même prix effectuer aussi
Sur ces images, les cellules sont décorées de guir- une fellation. Ensuite, le prix variait en fonction de
landes multicolores, et les « dames », adoptant des l’apparence de la prostituée et des désirs du client.
positions lascives, invitent leurs amants du regard. Certaines prostituées demandaient 4, voire 8 as.
Une certaine Attice demandait même 16 as, et
De la publicité mensongère Fortunata, qui portait bien son nom, 23 as. Même
Ces fresques faisaient miroiter des plaisirs érotiques un pareil prix était modeste si on le compare au
raffinés qui, en fait, étaient réservés par les prostituées gain d’un ouvrier employé à la journée : 16 as.
de luxe aux riches clients qui les faisaient venir dans Les prix élevés constituaient des exceptions,
leurs appartements. Ces représentations éloignées puisque le tarif de base de 2 as est mentionné dans
de la réalité donnaient au client l’illusion de profiter 16 des 28 graffitis donnant le prix des amours
des mêmes plaisirs que la classe supérieure. Cette vénales. La « gentille Grecque Eutychis », ou
illusion disparaissait sans doute dès qu’il soulevait encore la « suceuse Lahis » qui sont évoquées sur
le rideau, posait son regard sur la misérable cellule. ces graffitis se prostituaient donc certainement
Pour l’émoustiller quand même, la prostituée se pour ce prix-là.
présentait, soit nue, soit seulement recouverte d’un Comment expliquer des prix aussi bas ? Pour le
comprendre, il faut d’abord réaliser qu’à Pompéi,
comme dans les autres villes romaines, la prostitu-
tion était omniprésente. Elle avait la fonction d’une
soupape de sécurité, dont l’existence protégeait les
femmes honorables, mariées ou pas. Cette fonction
était reconnue par la société. Aussi, les Romains
ne trouvaient pas gênant d’être vus à l’entrée ou
à la sortie d’une maison de passe. Selon la loi, un
rapport avec une prostituée n’était pas un adultère
puisque, pour les Romains, une telle femme n’avait
pas d’honneur. Par ailleurs, les esclaves fournis-
saient un stock inépuisable de jeunes filles et de
femmes. Les esclaves affranchies, qui n’avaient rien
connu d’autre, restaient souvent dans ce milieu
qu’elles connaissaient, même après avoir changé
de statut. La plupart des prostituées venaient des
couches sociales les plus basses. Il arrivait toutefois
que des femmes libres vendent leurs corps dans
des lupanars afin de gagner leur vie.
Ainsi, dans la société romaine, à une forte
demande répondait une offre de services plus
grande encore, ce qui maintenait les prix bas. Les
LES FAST-FOODS ROMAINS services d’une prostituée restaient donc accessibles
(ici à Pompéi) soignaient aux petits salaires et aux esclaves ne disposant que
leur clientèle. La population d’un peu d’argent de poche.
laborieuse y mangeait Quelles étaient les répercussions de ces plaisirs
Shutterstock.com/khd
l’opinion de Julius Rosenbaum, qui, en 1839, CETTE FRESQUE ÉROTIQUE les villes romaines comme à Pompéi, il existait
écrivit un ouvrage remarqué sur ce sujet : Les Fléaux émoustillait les clients aussi des tabernae (auberges), cauponae (bistrots)
du désir pendant l’Antiquité. Depuis, les idées ont des bordels il y a deux et autres popinae (fast-foods) sans prostituées.
mille ans, à Pompéi.
évolué : si des affections inoffensives, tel l’herpès Dès lors, comment distinguer aujourd’hui
génital, sont bien documentées, nous n’avons les établissements avec prostituées et les établis-
aucune preuve que les deux principales maladies sements sans ? À Pompéi, où l’on dénombre des
vénériennes contemporaines, la blennorragie et la dizaines de restaurants, la tâche n’est pas simple.
syphilis, sévissaient. L’étude de milliers de sque- Les archéologues disposent essentiellement de
lettes n’a pour le moment apporté aucune preuve deux types d’indices : la présence de nombreux
de l’existence de l’une de ces deux maladies. Un graffitis obscènes, tels ceux qui ornent le lupanar
graffiti trouvé à proximité d’un lupanar – distillatio d’Africanus, d’une part, et les symboles sexuels
me tenet, c’est-à-dire « La goutte me tient » – peut explicites, telles les représentations de pénis, d’autre
à la rigueur s’interpréter comme un indice de part. Il est probable que certains tenanciers se
l’existence de la blennorragie, mais il pourrait soient servi de la stimulation déclenchée par de
aussi bien s’agir d’un rhume ! tels symboles pour attirer les clients.
Les graffitis étaient également laissés par des
Bienvenue clients, qui y précisaient les prix et les spécialités des
à l’auberge aguicheuse filles. Un certain Scordopodornicus, par exemple,
Parmi les loci inhonesti « les lieux infâmes », on se réjouit d’avoir « bien baisé ici », tandis qu’un
comptait notamment les tavernes, les restaurants autre se vante d’avoir « beaucoup baisé ». Rien
rapides et les petits hôtels. Toutes les activités que dans le lupanar d’Africanus, pas moins de
de restauration et d’hôtellerie étaient plus ou 120 déclarations de ce genre ont été conservées.
moins associées à la prostitution (voir la figure Grâce aux graffitis, les archéologues de Pompéi
page ci-contre). Ainsi, l’offre d’une salax taberna, sont certains qu’en au moins trois endroits – la
Shutterstock.com/ppl
littéralement « auberge aguicheuse », compor- maison vii 9, 33, nommée aujourd’hui « maison
tait son lot de servantes dociles, ou, du moins, du roi de Prusse », la maison vi 10, 1 et le café
rendues dociles par le tenancier. « Nombreux de Lucieus Numisius ou vii 7, 18 – une activité
sont ceux qui, sous le couvert d’un débit de de prostitution complétait l’activité normale de
CE PÉNIS EN ÉRECTION
boisson, emploient des femmes qui se pros- indique un établissement restauration ou de débit de boisson. Dans ces
tituent », constatait laconiquement le juriste qui ne proposait pas endroits, on pouvait aussi bien se payer un verre
Domitius Ulpian. Bien entendu, dans toutes que des boissons... et un repas qu’une femme.
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Marc DURAND
C
ardiologie, dermatologie, neurologie, pédia- Les dieux auxquels ce temple était consacré
était archéologue pour trie, allergologie... la liste des spécialités sont tous muets ; leurs statues se trouvaient dans
la ville de Senlis.
médicales reconnues par l’ordre des médecins la cella, et seule a été exhumée la statue d’une
Danielle GOUREVITCH est longue. On imagine qu’elle est née avec la femme enceinte, de 1,45 mètre de hauteur, sans
était directrice d’études médecine moderne, mais il n’en est rien. Dès le tête. Selon certains spécialistes, elle représente la
à l’ephe (histoire
de la médecine). début de notre ère, on distingue déjà des champs déesse égyptienne Isis romanisée, la divinité protec-
d’application pour les praticiens. La preuve : un trice des mères et des enfants. L’analyse chimique
temple antique au nord de Senlis (Augustomagus), a montré que la pierre de la statue provient des
à la limite de la forêt d’Halatte et aux confins de la carrières des environs et qu’elle a été sculptée par
commune d’Ognon dans l’Oise, était spécialisé au des artistes locaux ou itinérants, contrairement
ier siècle de notre ère dans la guérison des maladies aux hypothèses antérieures d’importation.
des organes génitaux.
L’ESSENTIEL Du temple, il ne reste aujourd’hui que les Du fruste au faste
• Dans l’Antiquité, des fondations. Une baisse de la démographie à la fin Les ex-voto se classent en quatre catégories :
temples où l’on venait du iiie siècle fait que les terres les moins fertiles de la animaux, enfants, femmes, hommes. Excepté
se faire « soigner » région retournèrent à la friche et que s’installèrent ceux des animaux, ils représentent presque tous
étaient spécialisés dans taillis, bois et, enfin, la forêt. Aussi, le temple a été des pathologies dont les ravages sont figurés plus
certaines catégories de détruit et recouvert par les arbres au tout début du ou moins adroitement. Les pèlerins, en quête
maladies. ve siècle, après avoir servi de carrière de pierres. d’une guérison ou d’un soulagement de leurs
• L’un de ces temples, Dans ces conditions, comment a-t-on identifié la maux, venaient au temple avec des offrandes et un
dans la forêt d’Halatte, spécialité de l’établissement ? Grâce à une série de ex-voto sculpté représentant la partie malade de
dans l’Oise, était statues ex-voto dont les organes génitaux externes leur corps. Les enfants en bas âge étaient emmail-
uniquement consacré sont incontestablement atteints. lotés (comme ce fut le cas jusqu’au xxe siècle). La
aux maladies des
Une première campagne de fouilles en 1873 facture des ex-voto va d’une élaboration soignée
organes génitaux.
et quatre autres de 1996 à 1999 ont mis au à des représentations rustiques, schématiques,
• Les patients sollicitaient jour 364 ex-voto dont 360 en pierre et 4 en voire caricaturales. Les gens aisés confiaient à des
une guérison des dieux alliage cuivreux. La sous-représentation de ces professionnels l’exécution de ces statuettes et il
grâce à des ex-voto : des
derniers s’explique par la récupération des statues existe, parmi les ex-voto d’Halatte, de très beaux
statuettes reproduisant
métalliques, au fil du temps, par les fondeurs de visages finement ciselés par des artistes (voir la
les affections.
métaux et, de nos jours, par les fouilleurs clan- figure b, page 100) ; les plus modestes sculptaient
• Plusieurs centaines destins munis de détecteurs. Les pèlerins avaient probablement eux-mêmes leurs ex-voto.
d’entre elles ont été peut-être déposé des ex-voto en bois, mais ces Une série tout à fait exceptionnelle dans le
retrouvées à Halatte,
objets ont tous disparu à cause de l’acidité du monde gallo-romain est constituée de statues
offrant ainsi une galerie
des maladies génitales
sol et des insectes xylophages, alors que le milieu d’hommes et de bébés dont les organes géni-
répandues au début de humide où les parasites du bois ne se développent taux externes sont incontestablement atteints.
notre ère. pas a permis leur conservation à Chamalières L’abondance de ces malades permet de supputer une
(Puy-de-Dôme) ou aux sources de la Seine. grande crainte dans la population. Ainsi, sur l’un
ou complètement arrêtée (ce qui peut se produire Tentons un essai d’interprétation sur l’ex-voto
en cas d’adénome de la prostate, de calculs ou de de la page 99 : le pauvre homme représenté, avec
rétrécissement de l’urètre). son visage imberbe et pathétique, est assis jambes
écartées à cause de ses énormes organes génitaux.
Un scrotum Les bourses gonflées rendent les testicules invi-
en battant de cloche sibles ; le pénis lui-même est alourdi. Dans son
Un tel globe vésical est ainsi associé à un énorme giron, il tient un chien, animal qui joue un rôle
scrotum en battant de cloche sur d’autres ex-voto important dans les cultes sanitaires, et qui sert
(voir les figures g et h, ci-dessus). Pour souvent d’offrande de substitution.
voir une hernie, il faut revenir aux On imagine l’histoire du pauvre
sources de la Seine où un tronc Il s’agit de bien faire hère : atteint dans ses parties viriles,
masculin en bois présente une
hernie inguinale droite, de gros
comprendre à la divinité il vient sur le sanctuaire supplier la
divinité et apporter un cadeau pour
testicules ronds et un petit pénis. que les futurs parents forcer la bienveillance divine. Le petit
Un bébé, au moins, doit être chien est offert, peut-être sacrifié, dans
ajouté à cette troublante série : souhaitent un fils. l’idée que le dieu pourra se contenter
une statue de pierre (voir la figure i, de la vie de l’animal et renoncera
ci-dessus), qui a perdu tête et pieds, représente un à troubler celle du malade. Le malade, s’il est
enfant dans des langes. Une sorte de fenêtre a été satisfait, reviendra au sanctuaire pour remercier
ouverte dans le maillot pour montrer que c’est un le dieu : cette fois il offrira la statue de pierre,
garçon (nous ne connaissons pas de cas parallèle racontant le don du chien et immortalisant le
pour une fille) : il s’agit de bien faire comprendre souvenir de la maladie guérie.
à la divinité que les futurs parents souhaitent un De quelle maladie – assez répandue et assez
fils. Bien que la sculpture soit assez maladroite, crainte pour avoir conduit à une série d’ex-
on constate que, chez cet enfant aussi, les organes voto – peut-il s’agir ? La naïveté des images
génitaux sont gonflés avec, peut-être, une tumé- autorise l’icono-diagnostic, appuyé sur une vérité
faction vers le haut. L’enfant était malade ou ses morphologique perçue et présentée par l’artisan-
parents craignaient qu’il ne le fût. artiste ingénu, sans qu’elle soit conditionnée,
i j
EX-VOTO dénotant, pour la plupart, une pathologie des organes génitaux.
(a) Enfant emmailloté. (b) Visage de femme finement sculpté présentant une
maladie oculaire. (c) Femme enceinte schématisée. (d) Corps d’homme sculpté,
en ronde-bosse, cassé à la base de la poitrine. (e) Grande stèle cassée (il manque
une partie du thorax et la tête) représentant un corps d’homme nu, debout, les
bras le long du corps. (f) Ex-voto sur stèle représentant un homme relevant ses
vêtements pour montrer ses organes génitaux ; tête et bas des jambes cassés.
(g) Fragment d’ex-voto sur stèle où manquent le haut et le bas du corps d’un
homme relevant sa tunique. (h) Fragment d’ex-voto sur stèle, mutilé et dégradé par
l’érosion, représentant un pèlerin relevant sa tunique sur ses organes génitaux.
(i) Partie d’un ex-voto sculpté (il manque la tête et le bas du corps) représentant
un enfant dans ses langes ouverts pour montrer son sexe. (j) Corps de femme nue,
sculpté sans la tête et le bas des jambes, seins esquissés et pubis anormalement
développé. Ci-dessus, une carte indique l’emplacement du temple dans son
environnement antique et un plan rend compte de l’état actuel du temple.
transformée ou normalisée par un savoir médical. sanctuaires nous sont connues, nous constatons
L’hypothèse de l’hydrocèle s’impose ici avec ces que les femmes enceintes n’étaient pas autorisées à
scrotums gonflés dénotant un régime alimentaire y accoucher à cause de l’impureté qu’on attribuait
déficient, notamment en protéines. au sang et aux sanies (la matière purulente mêlée
Les maladies que les Anciens appelaient de sang qui s’écoule des plaies infectées).
« maladies des femmes » ne sont pas explicitement
représentées dans la série d’Halatte. Pourtant, il Seins en paires, ou non
arrive que les organes génitaux féminins externes À Halatte, on a retrouvé des restes périnataux
soient l’objet de plainte auprès des dieux de la dans les fossés limites, mais pas dans le temple
Gaule romaine, comme à Châtillon-sur-Seine ou même ; les femmes enceintes qui étaient inquiètes
à Dijon : triangle pubien isolé ou triangle pubien restaient à distance. Au temple même, venaient
très marqué sur un corps de femme grossièrement des femmes anxieuses, désireuses de devenir
ébauché. À Halatte, le corps d’une femme nue enceintes. Elles offraient des ex-voto qui les repré-
(voir la figure j, ci-dessus), dont la tête et le bas des livre sentaient ou qui évoquaient schématiquement le
jambes n’ont pas été sculptés, présente précisément • M. GRMEK et D. GOUREVITCH, désir de grossesse (voir la figure c, ci-dessus). Les
un triangle pubien très développé alors que les Les maladies dans l’art bébés de pierre, soigneusement emmaillotés, très
seins sont à peine esquissés. antique, Fayard, Paris, 1998. nombreux aux sources de la Seine, et de la taille
Et il était extrêmement fréquent dans le approximative d’un nouveau-né, témoignent
monde étrusco-romain que des utérus de formes
article probablement aussi de ce désir d’enfant. D’autres
• M. DURAND et al., Le temple
diverses soient offerts. On en connaît des milliers, gallo-romain de la forêt
femmes venaient au temple parce qu’elles souhai-
tous côtelés, probablement pour montrer qu’on d’Halatte (Oise), n° 18, Revue taient allaiter l’enfant qu’elles attendaient, ou
avait plus ou moins compris l’importance des archéologique de Picardie, qu’elles avaient déjà : on a découvert à Halatte
contractions dans l’expulsion de l’enfant au Amiens, 2000. 23 seins en paires ou représentés isolés.
moment de l’accouchement. Ces ex-voto sont des témoignages de la misère
Grossesse, accouchement, santé des bébés et internet humaine, de l’importance des maladies génitales
• Une salle du Musée d’art
allaitement constituent les motivations principales et d’archéologie de Senlis
de nos ancêtres et de leurs croyances en des lieux
des femmes se rendant en pèlerinage. Une remarque est consacrée aux ex-voto : de pèlerinages spécialisés où officiaient, pensaient-
cependant : chaque fois que les lois régissant les http://bit.ly/PLS-Ex-voto ils, les dieux romains qu’ils avaient adoptés.n
L
a ville de Rome connut à la période antique de plusieurs épidémies meurtrières survenues au
Dominique CASTEX une prospérité et un dynamisme économique, cours des premiers siècles de notre ère, des crises
et Sacha KACKI social et démographique hors du commun, qui s’imposent comme des repères chronologiques
sont respectivement qui la hissèrent au rang de cité la plus importante et historiques essentiels. Ainsi, l’épidémie de 189
directrice de recherche cnrs
et doctorant au Laboratoire d’Occident. Du milieu du iiie siècle avant notre ère aurait fait plus de 2 000 victimes par jour, à en
de la préhistoire à l’actuel : jusqu’au Haut-Empire, au iie siècle, la population croire l’historien grec Dion Cassius qui fut l’un
culture, environnement, passa de 250 000 à 750 000, voire à un million des rares auteurs à fournir une narration quasi
anthropologie (pacea,
umr 5199, cnrs et Université d’habitants. Rançon du succès, la ville éternelle contemporaine de l’épidémie. Cette estimation est
de Bordeaux), à Bordeaux. devint surpeuplée, ce qui a contraint les classes les débattue, mais elle montre le caractère massif de
plus démunies à vivre dans une grande promis- la mortalité durant certaines crises épidémiques.
cuité. Ces conditions favorisèrent la diffusion des
maladies au sein de la population et expliquent 24 000 cadavres empilés
au moins en partie le caractère récurrent des Le traitement funéraire des individus victimes
épidémies qui marquèrent durement la ville. d’épidémies est beaucoup moins bien connu. Les
Parmi ces épisodes, certains se distinguèrent par rares mentions textuelles dont nous disposons se
L’ESSENTIEL leur ampleur et leur virulence. rapportent majoritairement à la période républicaine :
• Rome a subi plusieurs C’est notamment le cas de la peste dite anto- les morts auraient parfois été jetés dans le Tibre ou,
épidémies, dont la peste nine, qui frappa l’Empire à la fin de la dynastie plus fréquemment, enterrés dans le fossé qui bordait
dite antonine qui, dit- des Antonins, durant les règnes de Marc Aurèle la muraille Servienne (une enceinte du ive siècle avant
on, fragilisa l’Empire. et de Commode, entre notre ère). Une découverte
• Dans les cas de morts
en masse, les cadavres
165 et 190. On dit
même, mais l’idée est La peste dite antonine, archéologique de la fin du
xixe siècle se fait d’ailleurs
n’étaient plus inhumés
dans des tombes
très discutée, qu’elle
fut un des facteurs
à la fin du siècle, iie l’écho de cette seconde
pratique.
individuelles. de la fin de l’Empire a peut-être contribué Les fouilles dans le
• La catacombe des romain ! Comment quartier de l’Esquilin, à
saints Pierre et les autorités romaines à la fin de l’Empire romain. l’est de Rome, avaient
Marcellin montre qu’ils faisaient-elles face à ces mis au jour un cimetière
étaient plutôt entassés crises où les cadavres affluaient ? Pour répondre, d’époque républicaine, ainsi qu’une partie de l’en-
dans des chambres
nous devons plonger dans les textes, mais aussi ceinte défensive. La muraille était bordée d’un fossé
sépulcrales.
dans les catacombes. de 100 pieds de large et 30 pieds de profondeur,
• Ce traitement collectif L’histoire de ces pics de mortalité liés à des qui s’est révélé être comblé de squelettes humains
n’empêchait pas les agents infectieux est plutôt bien documentée, sur toute sa hauteur, sur une portion mesurant
rites funéraires.
en particulier pour la période de la République. 106 pieds de long. Les archéologues ont estimé
• Les corps étaient De nombreuses sources rendent compte de crises qu’environ 24 000 cadavres y auraient été déposés.
© D. Gliksman/Inrap
enduits de plâtre et épidémiques, dont le nombre varie selon la période. Pour la période impériale, les informations sur
parfois accompagnés Les données sont moins nombreuses pour la la gestion des morts en masse sont notablement
d’objets précieux. période impériale, mais elles témoignent cependant plus rares. On sait que l’utilisation du fossé de la
Un volume trop important DES SOLDATS en tunique (voir la figure ci-dessus). Sur cette représentation
Pour affiner notre analyse de la dynamique des militaire gardent l’accès figurent en effet plusieurs personnages en tuniques
dépôts de corps, d’autres éléments ont été étudiés. à l’une des chambres militaires, ainsi que deux autres, plus grands, qui
funéraire de la catacombe
Une première question était de savoir si le nombre des saints Pierre et pourraient être les saints éponymes de la catacombe
important des sujets dans chaque tombe et la taille Marcellin. Ces saints sont (saint Pierre et saint Marcellin).
restreinte de ces salles étaient compatibles avec le peut-être aussi représentés. Dans l’iconographie des catacombes, ce type
scénario d’un dépôt simultané de la totalité des de représentation se retrouve souvent à proximité
corps. En d’autres termes, était-ce matériellement de la tombe d’un ou plusieurs martyrs chrétiens,
possible ? Une restitution tridimensionnelle des ce qui laissait envisager que les tombes mises au
niveaux de cadavres a clairement infirmé cette jour pussent être celles de martyrs. Cette hypo-
hypothèse : le volume cumulé des corps (avant thèse a toutefois été démentie par les résultats de
décomposition) excédait notablement l’espace l’étude anthropologique menée sur les restes des
disponible dans les salles sépulcrales. Tous les premiers 500 individus exhumés, une analyse qui
cadavres n’ont pas été déposés en une seule fois n’a révélé aucune lésion traumatique spécifique
(voir la figure ci-dessous). liée à des violences interhumaines.
Nous nous sommes aussi intéressés à l’évolu- En l’absence d’arguments paléopathologiques,
tion des dépôts, non plus en considérant chaque l’hypothèse d’une crise de mortalité de nature
squelette individuellement, mais en assimilant épidémique reste donc, à ce jour, la plus recevable.
les niveaux de cadavres à des entités stratigra-
phiques. Certains de ces niveaux ont un profil REDONNER CHAIR aux squelettes (a) de l’une b
de cuvette, tandis que des positions osseuses des chambres sépulcrales montre que les
cadavres n’y ont pas été déposés en une seule
vont à l’encontre des capacités physiologiques
fois : le volume corporel est trop important (b) !
de flexion des articulations. Ces anomalies (on
parle d’effets de sous-tirage) plaident pour une
décomposition synchrone des corps appartenant a
à plusieurs niveaux.
En fin de compte, la totalité des cadavres n’a
donc pas été déposée en une seule fois, mais des
dépôts simultanés ont bel et bien eu lieu dans
chacune des salles. Ces chambres sépulcrales
auraient donc été utilisées à plusieurs reprises
pour des inhumations de masse, à l’occasion de
plusieurs crises de mortalité.
La relation de l’ensemble sépulcral avec
plusieurs pics de mortalité étant établie, se posait
alors la question de la cause des décès. Une peinture
© G. Sachau-Carcel
L’ambre est également reconnu pour sa valeur servi de façon récurrente à l’occasion de crises
prophylactique et pourrait donc avoir participé de mortalité successives. Ces pratiques n’ont
d’une même volonté. vraisemblablement pas été généralisées à toute
la population romaine et pourraient n’avoir été
Une pratique venue d’ailleurs ? utilisées que par certaines communautés spéci-
livre
• D. CASTEX et al. (eds),
Selon une seconde interprétation, ce traitement fiques, peut-être d’origine étrangère. Le regroupement des
funéraire complexe rendrait compte de l’identité Pour autant, cette catacombe n’est pas un cas morts. Genèse et diversité
des défunts. En effet, la cité romaine était cosmo- isolé. En 1910, l’archéologue italien Giuseppe archéologique, Ausonius et
polite, accueillant en son sein de nombreuses Wilpert avait mis au jour, dans la catacombe msha Ed., Coll. Thanat’Os, 2011.
communautés étrangères. Ces pratiques pourraient de saint Calixte, une séquence stratigraphique
alors témoigner d’une tradition funéraire propre à constituée d’une accumulation de squelettes
articles
• S. KACKI et al., Réévaluation
un groupe d’individus particulier. Cette hypothèse humains, similaire par son organisation et de même des arguments de simultanéité
est particulièrement recevable en ce qui concerne chronologie. À Rome, l’utilisation de chambres des dépôts de cadavres :
le plâtre, dont l’utilisation dans le rituel funéraire sépulcrales souterraines a donc pu constituer une l’exemple des sépultures
pourrait être originaire du nord de l’Afrique. De modalité de gestion des morts de masse relati- plurielles de la catacombe
des saints Pierre et Marcellin
fait, dans de nombreux sites en Tunisie et en vement fréquente durant la période impériale. (Rome), Bulletins et Mémoires
Algérie, un matériau blanc semblable à du plâtre Face à l’afflux de cadavres, on a enfoui les corps de la Société d’Anthropologie de
recouvrait les corps. Cette pratique funéraire ensemble plutôt que séparément. Paris, vol. 26, pp. 88-97, 2014.
a pu se diffuser dans le monde romain durant Reste à savoir, en supposant qu’il s’agit de la • G. SACHAU-CARCEL, From
l’époque impériale à la faveur de migrations de peste antonine, si elle a joué un rôle dans la chute field recording of plural burials
to 3D modelling. Evidence
populations. D’ailleurs, on retrouve cette pratique de l’Empire. Selon les travaux de plusieurs spécia- from the catacomb of Sts.
dans différents pays d’Europe. listes, la mortalité oscilla entre 7 et 33 % dans la Peter and Marcellinus, Italy,
L’étude de la catacombe des saints Pierre et population romaine. Dans la fourchette basse, le Anthropologie, Int. of Human
Marcellin rend compte d’un mode de gestion bilan est modéré et sans effet notable : les raisons Diversity and Evolution,
pp. 285-297, 2014.
des morts en masse jusqu’alors insoupçonné du déclin de l’Empire sont à chercher ailleurs. En
• R. DUNCAN-JONES, The
dans la Rome antique. Les victimes de crises de revanche, si c’est bien un tiers des Romains qui a impact of the Antonine plague,
mortalité importantes auraient été déposées dans disparu à cause de l’épidémie, nul doute qu’elle J. of Roman Archaeology,
des chambres souterraines, lesquelles auraient eut un impact décisif !n vol. 9, pp. 108-136, 1996.
LE BEAU LIVRE
Les Romains
et le commerce Pompéi,
L‘auteur, un pionnier de l’archéologie l’Antiquité retrouvée
sous-marine, a contribué à l’émergence Jean-Marc Irollo (288 pages, 39,95 euros),
des amphores comme source de l’histoire Éditions Place des Victoires, 2013.
économique. Ici, il rassemble une douzaine
d’articles publiés depuis les années 1980 Revivez le quotidien des Pompéiens à la veille de
et qui décrivent en détail l’organisation du l’une des plus grandes catastrophes naturelles de
commerce chez les Romains, la navigation, l’humanité, l’éruption du Vésuve en 79. Enfoui et
les interventions du pouvoir impérial... Le oublié pendant des siècles, le site est redécouvert
recueil s’ouvre par un texte de synthèse au xviiie siècle : maisons et monuments surgissent
qui dessine les caractères originaux du de leur gangue volcanique, bien conservés.
commerce romain et traite de quelques Fresques, mosaïques, sculptures, objets sont alors
questions débattues : les rapports entre mis au jour en grand nombre. Présentés dans
propriétaires et commerçants, la condition ce beau livre abondamment illustré, ils éclairent
des marchands, l’étendue du marché et d’un jour nouveau les mœurs romaines.
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cjb-ccj, 2011.
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PAR MANDAT SEPA Je bénéficie d’un droit de rétractation dans la limite de 8 semaines suivant le premier prélèvement. Plus d’informations auprès de mon établissement bancaire.
À
l’échelle mondiale (a), les tweets se concentrent dans a
les grandes métropoles américaines (nord et sud Un monde de tweets
du continent), européennes et asiatiques. Ailleurs,
quelques points se distinguent, par exemple Lagos, au
Nigeria, La Mecque en Arabie Saoudite, l’agglomération de
Prétoria-Johannesburg en Afrique du Sud... En Europe (b),
l’Angleterre et les Pays-Bas apparaissent très connectés !
En zoomant sur Paris (c), on reconnaît les grands axes, les
deux bois qui flanquent la ville (on y tweete notablement
moins qu’ailleurs) et les centres touristiques. Parmi eux, le
château de Versailles (d) est très prisé. Dans la capitale, le
cimetière du Père-Lachaise (e) ne serait pas un lieu propice
à la navigation sur les réseaux sociaux, à l’inverse de la tour b
L’Europe en tweets
Eiffel (f), où les points lumineux sont très nombreux. Au
Louvre (g), trois points focalisent l’attention et les appareils
photos des smartphones : l’arc du Carrousel, la pyramide
et... La Joconde.
Lorsqu’il s’agit de quitter Paris, on peut tweetter dans le
taxi vers l’aéroport et surtout dans les terminaux où l’attente
est parfois longue (h). On peut aussi préférer le train, notam-
ment le tgv. Le bateau semble une option pour quelques-uns,
en témoignent les points verts sur la Seine (i).
À en croire les concentrations de tweets, les îles anglo-
normandes de Guernesey et Jersey (j) sont une autre desti- c
nation prisée. Pour le tourisme, ou pour des raisons moins Paris, ville lumière
avouables ? Dans ces îles, on tweete notablement plus qu’à
Cherbourg pourtant plus peuplée. La comparaison avec une
autre île, en l’occurrence Belle-Île (k) est révélatrice... Bois de Boulogne
Lorsqu’ils sont dans la région de Naples (l), les touristes
sont beaucoup plus nombreux à visiter Pompéi qu’à gravir le
Vésuve. Dans le Sud de la France, on tweete à Saint-Tropez
plus que dans les autres villages du golfe, Port Grimaud et Bois de Vincennes
Sainte-Maxime (m). Une histoire de chanson ? Château de Versailles
Vous pouvez explorer la carte ici : http://bit.ly/PLS-Tweet
Le Vert de Maisons
Seine
e j
Les morts ne tweetent pas Lumières sur les paradis fiscaux
Cherbourg
Guernesey
Cimetière
du Père-Lachaise Jersey
f k
Pic de tweets sur la tour Eiffel Belle-Île-en-tweet
Tour Eiffel
g l
Le Louvre : sa pyramide et sa Joconde Tweets sous la cendre
Data from the Twitter streaming API, visualized by Eric Fischer at Mapbox. Base map © OpenStreetMap contributors and Mapbox
Vésuve
Pyramide
Arc du Carrousel
Pompéi
Joconde
h m
Un tweet à l’aéroport Tweets à Saint-Tropez
Sainte-Maxime
Aéroport Roissy-
Autoroute Charles-de-Gaulle Port-Grimaud
Saint-Tropez
À VISITER À CLIQUER
L’araignée
pélican et assassin
Les araignées de la famille des Archaeidae
sont nommées Pelican spiders en anglais.
De fait, elles ressemblent à ces oiseaux :
leur tête (le céphalothorax) est allongée
verticalement tandis que les crochets
(les chélicères), eux aussi très longs,
évoquent un bec de pélican.
©Hannah Wood
L
e 21 mai 1972, jour de la Pentecôte, sciemment la dentition des personnages
Laszlo Toth marche dans la basilique qu’il a représentés ?
Saint-Pierre de Rome. Insensiblement, D’abord, il a vraisemblablement observé
il s’approche de La Pietà (voir la figure page cette anomalie chez certains de ses contempo-
ci-contre), sculptée par Michel-Ange en 1499. rains, car elle existe bel et bien. Cette incisive
Tout d’un coup, il sort un marteau et s’attaque supplémentaire, nommée mésiodens, est le
à la sculpture. Avant d’être neutralisé, il a le cas le plus fréquent de dent surnuméraire.
temps de frapper quinze coups et de mutiler la Elle apparaît chez 0,15 à 1,9 % de la popula-
CINQ INCISIVES ! La symétrie vierge, notamment en lui brisant le nez. Depuis, tion. On sait peu de chose de son étiologie,
du Jésus de La Pietà est brisée
par une dent supplémentaire. l’œuvre d’art a été restaurée et est à présent mais on suspecte que des facteurs génétiques
protégée par une vitre blindée. Tout s’est et la prolifération de la lamina dura (une
passé très vite et on ignore si le déséquilibré bande osseuse autour des racines dentaires)
a eu le temps de jeter un coup d’œil au visage sont en cause. La dent indésirable n’est pas
de Jésus. Peut-être alors aurait-il suspendu toujours une incisive ! Ainsi, dans certains
son mouvement, interloqué. Qu’aurait-il vu ? cas, ce sont les quatrièmes molaires ou les
Un nombre étonnant d’incisives dans la troisièmes prémolaires qui sont dédoublées.
mâchoire supérieure : 5 au lieu de 4 (voir la Ce phénomène était déjà connu à l’époque de
COMBIEN DE DENTS ? Un démon du figure ci-contre, en haut) ! Le cas n’est pas Michel-Ange. On en trouve la trace dans deux
Jugement dernier de Michel-Ange, unique, tant s’en faut. Par exemple, en bas à ouvrages, dont l’un de Realdo Colombo, un
dans la chapelle Sixtine, a une gauche du Jugement dernier, derrière l’autel médecin avec qui l’artiste disséquait de temps
Colonne de gauche : les 3 images sont dans le domaine public/Page de droite : shutterstock.com/Bryan Busovicki
incisive en trop : c’est la marque
de la chapelle Sixtine, un des démons peints à autre des cadavres !
de l’absence de grâce divine.
par Michel Ange est affublé de cette curio- L’hypothèse d’une erreur est donc à
sité anatomique (voir la figure ci-contre, au écarter. Dès lors, comment expliquer cette
centre). Au plafond de la même chapelle, la « coquetterie » dentaire récurrente ? Marco
sybille de Delphes (une prophétesse) a aussi Bussagli y réfléchit depuis vingt ans et a
une incisive en trop (voir la figure ci-contre, livré les fruits de ses pensées dans un livre
en bas). Marco Bussagli, titulaire de la chaire récemment publié. Selon lui, la dent surnumé-
d’Anatomie artistique de l’Académie des raire représenterait aux yeux de l’artiste une
beaux-arts de Rome, et professeur à l’Univer- entorse à la symétrie, à l’idéal de l’harmonie
sité de Rome et à celle de Palerme, s’en est et de l’âme. L’incisive supplémentaire devient
aperçu sur un échafaudage lors d’une opéra- un symbole, celui de l’absence de grâce divine.
tion de restauration de la chapelle Sixtine On la retrouve donc chez des personnages
en 1996. On trouve d’autres exemples dans qui ont vécu avant notre ère : c’est le cas de
plusieurs œuvres de l’artiste, tel un dessin Cléopâtre, de la sybille de Delphes... Quant
de Cléopâtre. Réputé pour son réalisme et au Jugement dernier, on comprend que les
son souci d’exactitude de l’anatomie, Michel- démons et les damnés en soient pourvus.
LA SYBILLE de Delphes a vécu avant
notre ère. Pour l’indiquer, Michel-Ange Ange aurait-il fait une erreur, qui plus est à Et le Jésus de la Pietà ? Pourquoi a-t-il la
l’a affublée d’une incisive surnuméraire. plusieurs reprises ? Ou bien a-t-il modifié « dent du mal » dans sa bouche ? Simplement
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Achevé d’imprimer chez Roto Aisne (02) - N° d’imprimeur N°15/06/0028- N° d’édition M0770688-01 - Dépôt légal : juillet 2015. Commission paritaire n°0917K82079 du 19-09-02, Distribution : Presstalis, ISSN 1 246-7685, Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.
L'Urbs :
la petite cité possédait un tissu commercial et
productif d’ampleur locale resté aux mains des
espace urbain et histoire
élites pendant le Ier s. de notre ère en dépit des
perturbations provoquées par l’activité sismique.
(I siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C.)
er
L’urbs
aedilitatum
de rome
(Pierre Gros) et historiens des institutions et des L’édilité à Rome (Ier s. avant J.-C. – IIIe s. après J.-C.)
idées politiques (Claude Nicolet), le cadre de la L’édilité, apparue au début du Ve s. av. J.-C., prit place, au sein du cursus honorum sé-
natorial, parmi les magistratures inférieures. Cette charge, détenue par deux, puis quatre,
puis finalement six titulaires (les édiles de la plèbe, les édiles curules et les édiles de Cérès),
ANNE DAGUET-GAGEY
Splendor aedilitatum
ville de Rome n’est pas un décor dont il s’agirait
par Anne Daguet-Gagey
vit ses attributions se multiplier dans le cours de l’époque républicaine au point de se muer
SPLENDOR
en une fonction clef pour la vie quotidienne des habitants de l’Vrbs. Cicéron, édile en
69 av. J.-C., reconnaissait aux édiles trois domaines de compétences : la cura ludorum, qui
AEDILITATUM L’édilité à Rome
impliquait l’organisation d’un certain nombre de fêtes et de jeux, la cura Vrbis, qui incluait
(Ier s. avant J.-C. – IIIe s. après J.-C.)
de préciser les contours afin de comprendre la vie
la sécurité des lieux publics et des édifices urbains, la cura annonae, enfin, qui comprenait
la supervision du ravitaillement urbain, la surveillance et la réglementation des marchés
alimentaires, le contrôle et la juridiction sur les ventes d’esclaves et de bétail. Ces trois par Anne Daguet-Gagey
champs d’activité sont successivement analysés par l’auteur, qui retrace l’évolution d’une
substance.
CENTRE JEAN BÉRARD
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