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Jean Sellier

Une histoire des langues

Et des peuples qui les parlent


Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2019. 9 bis, rue Abel-
Hovelacque, 75013 Paris.

ISBN papier : 9782707198914


ISBN numérique : 9782348055096

En couverture : © Viktoriia Tomchakovskaya/Alamy Stock Photo

Ce livre a été converti en ebook le 27/09/2019 par Cairn à partir


de l'édition papier du même ouvrage.
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre.

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devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Comment raconter l’histoire des langues, d’avant la naissance
de l’écriture jusqu’à nos jours ? Comment rendre compte de ce
fait social, qui joue un rôle majeur dans le destin de tous les
peuples ? Comment saisir les langues, aux frontières poreuses,
dans leur mouvement perpétuel et leur inventivité, elles qui se
heurtent, cohabitent, s’influencent, s’éteignent ou se recréent ?

Compte tenu du grand nombre de langues – environ 6 000


aujourd’hui –, l’ouvrage se concentre sur celles dont il est
possible de raconter l’histoire. Un récit en trois temps  : celui
d’avant l’écriture, le plus souvent mystérieux  ; celui des
traditions orales et de l’écriture pratiquée par des élites ; celui,
enfin, de la large diffusion des textes imprimés. Des phases qui,
selon les régions, s’enchaînent à des périodes différentes.

Composé de modules – une région, une époque –, le livre


ménage différents parcours. Le lecteur suit le fil d’Ariane, du
début à la fin, ou «  entre  » par un sujet qui l’intéresse, puis
circule au gré de ses curiosités. Un voyage dans le temps et
l’espace qui invite, sans négliger les classiques (l’hébreu, le grec,
le latin, le sanskrit, etc.), à partir à la rencontre du javanais, du
persan, du breton, du yiddish, du swahili, du quechua… ou des
pidgins mélanésiens.

Une synthèse unique et accessible : 5 000 ans d’histoire, près


de 70 cartes inédites et illustrations.
Ta b le d e s ma tiè r e s
Avant-propos

Première partie. Avant l’écriture

Avant l’écriture
Les linguistes remontent le temps
La grande famille indo-européenne
De l’Oural à l’Extrême-Orient
La colonisation du Pacifique
Les langues d’Afrique
Le puzzle américain

Deuxième partie. Les langues écrites avant l’imprimerie

Présentation

Les débuts de l’écriture au Proche-Orient


Les succès de l’écriture cunéiforme
L’égyptien ancien
Les langues sémitiques avant l’islam

L’antiquité gréco-romaine
Le grec ancien
Le latin et les autres langues d’Italie antique
Les langues de l’Europe médiévale
Les langues romanes
Les langues celtiques insulaires
Les langues germaniques
Les langues slaves, baltes et finno-ougriennes
Le grec, des byzantins aux ottomans

Les mondes arabe et turco-iranien


L’Iran et l’Asie centrale avant l’islam
L’expansion de la langue arabe
Le persan et les langues voisines
L’arménien et le géorgien
Les langues turques et leurs cousines mongoles et mandchoue

Le rayonnement de l’Inde
L’Inde ancienne et médiévale
Le tibétain
L’influence indienne en Asie du Sud-Est

La Chine et ses voisins


Des Shang aux Qing
À l’école chinoise : le coréen, le japonais et le vietnamien

L’écriture maya et les autres systèmes méso-américains

Troisième partie. Les langues modernes

Présentation
L’Europe occidentale
L’anglais et les langues celtiques
Les langues scandinaves
L’allemand moderne
Le néerlandais, les Pays-bas et la Belgique
Au contact du français et de l’allemand
Français et langues de France
L’italien et ses dialectes
Langues et dialectes des Alpes
Les langues de la péninsule ibérique
Le basque

L’Europe centrale et orientale


Les langues finnoises et baltes
Le polonais
Le yiddish
Les langues des pays danubiens
Les langues slaves du Sud et l’albanais
Le grec moderne
Les langues slaves de l’Est : russe, ukrainien, biélorusse
Le romani

L’arabe, l’hébreu et les langues d’Éthiopie


L’arabe moderne et le berbère
La reviviscence de l’hébreu
Les langues d’Éthiopie et des pays voisins
Les langues turques, iraniennes et du Caucase
Les langues turques
Le persan et les langues iraniennes
Les langues du Caucase et l’arménien

L’Asie du Sud et du Sud-Est


Les héritiers de l’Empire des Indes : l’Inde, le Pakistan et le
Bangladesh
L’Asie du Sud-Est continentale
Les archipels de l’Asie du Sud-Est

Le chinois, le japonais et le coréen


La modernisation du chinois
Les langues non chinoises de Chine, le mongol, l’ouïgour et le
tibétain
Le japonais et le coréen

Les langues d’Océanie


Peuples et langues d’Océanie
De l’expansion coloniale aux indépendances
L’Australie
La Mélanésie, une aire culturelle
Les langues océaniennes face aux immigrations
Les autres langues océaniennes

L’Afrique au sud du Sahara


Un monde à part
Les européens en Afrique
Les créoles
Du Sénégal au Tchad
Les riverains du golfe de Guinée
L’Afrique centrale
L’Afrique orientale
L’Afrique australe
L’Afrique du Sud
Madagascar

Les langues des Amériques


L’Amérique hispanique
Le Brésil
Les Caraïbes
Les États-Unis
Le Canada

Bibliographie sélective
Avant-propos

I l y a deux mille ans, sur les bords de la Seine, on parlait le


gaulois et le latin. Au temps de Charlemagne, on y entendait
un latin ayant beaucoup changé ou un dialecte germanique dit
« vieux francique », mais le gaulois avait disparu. Sous Hugues
Capet (sacré roi de France en 987), le latin était devenu ce que
les romanistes qualifient de « plus ancien français », et ainsi de
suite. Que les langues s’inscrivent dans l’histoire paraît une
évidence… et pourtant, l’histoire des langues est peu racontée.

Il est vrai qu’il faut distinguer histoires «  interne  » et


« externe ». L’histoire « interne » d’une langue relate l’évolution
de sa phonétique, de sa morphologie, de sa syntaxe, de son
vocabulaire, etc. ; elle relève d’un travail de linguiste. L’histoire
«  externe  » considère la langue comme un fait social
concourant à l’histoire générale des peuples qui la parlent ; elle
relève d’un travail d’historien. C’est le cas du présent ouvrage.

Soit, mais le champ n’est-il pas démesuré  ? Une histoire des


langues, de toutes les langues, depuis les origines  ? En un
volume ? Des bornes s’imposent.

La première est temporelle  : à quelle époque le récit doit-il


commencer  ? On considère habituellement que l’histoire au
sens strict débute avec les premiers documents écrits il y a
environ 5 000 ans. En réalité, la frontière n’est pas nette, mais il
est clair que l’origine des langues (et a fortiori du langage),
beaucoup plus ancienne, n’entre pas dans notre champ.

La seconde résulte de la multiplicité des langues, aujourd’hui au


nombre de six mille environ. La plupart ne peuvent faire l’objet
d’un récit historique car on ignore leur passé : il en va ainsi, par
exemple, des centaines de langues papoues dont l’étude
systématique n’a débuté qu’après 1950. L’ouvrage se concentre
donc sur les langues suffisamment documentées pour que l’on
puisse en raconter l’histoire.

Cela reste considérable. L’entreprise méritait pourtant d’être


tentée, à condition de s’en tenir à l’esprit ayant inspiré les Atlas
des peuples : informer, éclairer et guider le lecteur.

Il n’y a pas de leçon à tirer de l’histoire des langues. Au fil du


temps, elles n’ont pas accompli de « progrès » et ne se sont pas
«  dégradées  » non plus. Il y a simplement, pour commencer,
des débuts obscurs et, pour finir, une actualité que chacun peut
observer  ; entre les deux se situe une histoire, ou plutôt un
faisceau d’histoires, qu’il importe de raconter.

Aujourd’hui, si l’on s’interroge sur un sujet précis (disons, la


langue haoussa), on trouve de multiples données sur la Toile.
En revanche, si l’on cherche à situer le haoussa parmi les
langues d’Afrique de l’Ouest, avant et pendant l’époque
coloniale, puis dans le cadre de la République fédérale du
Nigeria, c’est beaucoup plus difficile… En restituant le contexte,
Une histoire des langues et des peuples qui les parlent répond à
ce type de questions.
L’ouvrage est conçu comme un guide. Chaque chapitre ou sous-
chapitre forme un tout cohérent, relativement indépendant  :
une région du monde, une époque. Cette composition en
modules permet des «  itinéraires de lecture  »  : le lecteur
« entre » dans l’ouvrage par un sujet « qui lui parle », choisit son
parcours au gré de ses curiosités, quitte à revenir plus tard sur
tel ou tel point… Il élabore ainsi lui-même sa propre vision du
sujet.

Une histoire des langues vous invite, sans négliger les classiques
(l’hébreu, le grec, le latin, le sanskrit,  etc.), à partir à la
découverte du javanais, du persan, du breton, du yiddish, du
swahili, du quechua… ou des pidgins mélanésiens.
Première partie. Avant
l’écriture
Avant l’écriture

Q ue peut-on dire de langues dont tous les locuteurs sont


morts sans laisser de trace écrite  ? Quelles langues nos
ancêtres parlaient-ils avant qu’ils n’inventent l’écriture  ? Et
leurs ancêtres ? On en vient ainsi à la question plus générale de
l’origine des langues. Depuis quand Homo sapiens s’exprime-t-il
d’une telle façon que cela puisse être qualifié de « langue », au
sens où nous l’entendons aujourd’hui ?

Avant qu’Homo sapiens ne soit identifié en tant qu’espèce


(relevant de la famille des hominidés), l’origine du langage
humain était perçue comme inséparable de l’origine des êtres
humains eux-mêmes, laquelle s’insérait dans d’innombrables
mythes. Selon la Genèse, Adam, doté d’emblée de la parole, se
voit aussitôt confier par Dieu la tâche de nommer les animaux,
ce qui marque sa différence et sa supériorité. Les Grecs non
plus ne conçoivent pas l’être humain sans le don du langage,
tout en le reconnaissant volontiers aux oiseaux, perçus comme
s’exprimant en langues « étrangères ». Le philosophe Porphyre
(234-v.  305) prétend ainsi qu’«  un Athénien parviendrait plus
vite à comprendre un corbeau qu’à comprendre un Syrien
parlant l’araméen ».

Là se situe la question clé  : si, en général, les mythes ne


s’attardent guère sur l’origine du langage en soi, tous cherchent
une explication à la multiplicité de langues incompréhensibles
entre elles. Ils la trouvent souvent dans un châtiment divin, tel
celui infligé par Jéhovah aux hommes ayant entrepris de
construire la tour de Babel pour atteindre le ciel. Une légende
hindoue incrimine un gigantesque « arbre de la connaissance »
cherchant à ombrager sous ses feuillages tous les êtres
humains, qui parlaient alors une même langue. Pour punir son
orgueil, Brahma aurait coupé et dispersé ses branches,
devenues autant d’arbustes n’abritant chacun qu’une petite
fraction de l’humanité. Les Grecs accusent Hermès, messager
des dieux mais aussi redoutable trompeur, qui prend un malin
plaisir à introduire la confusion dans les esprits tout en se
posant en interprète…

Les linguistes remontent le temps

La question des origines est aujourd’hui appréhendée sous


deux angles.

D’un côté, on s’efforce de comprendre dans quelles


circonstances est apparu le langage propre aux êtres humains,
caractérisé par son aptitude à combiner un nombre limité de
sons pour engendrer un nombre illimité de messages. Les
multiples hypothèses émises à cet égard n’ont pas débouché sur
un consensus, du moins jusqu’à présent. Quoi qu’il en soit, il est
clair que ces recherches (associant linguistique, anthropologie,
neuropsychologie,  etc.) n’entrent pas dans le cadre du présent
ouvrage, consacré à l’histoire.

L’autre approche consiste à prendre pour point de départ les


langues –  modernes ou anciennes  – que l’on connaît, puis à
tenter de reconstituer leur généalogie  : c’est ainsi que les
linguistes remontent le temps. L’un de leurs grands succès, au
XIXe siècle, fut de montrer qu’il était possible d’explorer le passé

en mettant en œuvre un ensemble de méthodes regroupées


sous l’appellation de «  linguistique comparée  » (ou
«  linguistique historique  »). Elles reposent sur la comparaison
de langues différentes, dont on suppose qu’elles ont une origine
commune, et sur l’étude de leurs états successifs. Si l’on relève
des concordances régulières, qu’elles soient phonétiques,
grammaticales ou relatives au vocabulaire de base, il devient
possible d’établir des parentés entre les langues en question. La
phonétique historique joue un rôle majeur, car elle porte sur
des évolutions que l’on peut décrire de manière formelle et
objective en se fondant sur des «  lois phonétiques  ». La
linguistique comparée permet ainsi d’identifier des « familles de
langues » et de reconstituer, du moins jusqu’à un certain point,
des « protolangues », autrement dit des langues ancestrales.
Les principales familles de langues aujourd’hui
(20 millions de locuteurs et plus)

1. Selon l’Ethnologue, 2015 ; 2. Nombre approximatif de locuteurs de


langue maternelle ; 3. Certains linguistes considèrent le japonais
comme une famille composée de quelques langues très proches,
d’autres comme une seule langue subdivisée en dialectes.

La première famille identifiée dans cet esprit fut, vers la fin du


XVIII e siècle,
la famille finno-ougrienne, associant notamment le
finnois et le hongrois. Au siècle suivant, la mise en évidence de
la famille indo-européenne donna à la linguistique comparée
une impulsion décisive. Après quoi de nombreux linguistes
entreprirent d’appliquer les méthodes comparatistes à un
nombre croissant de langues sur tous les continents. Or, l’image
d’ensemble qui se dégage aujourd’hui de ces travaux se révèle
malaisée à interpréter. À côté de familles considérables, que ce
soit par le nombre de langues ou par le nombre de locuteurs
(voir le tableau), on trouve en effet plus d’une centaine de
familles de moindre taille et quantité de langues isolées, en
particulier en Amérique.

Comment expliquer de tels écarts ? Pourquoi la répartition des


familles de langues est-elle aussi hétérogène  ? Trois réponses
sont avancées.

– La plupart des linguistes considèrent que ce constat n’appelle


pas nécessairement d’explication. La linguistique comparée a
mis au jour un certain nombre de familles de langues, grandes
et petites ; c’était sa vocation. Le travail n’est pas achevé et rien
n’interdit que de nouvelles familles soient décelées demain. Il
est néanmoins probable que de nombreux petits groupes et
isolats demeureront ce qu’ils sont  : les rares survivants de
familles dont les autres membres ont disparu, de sorte que les
méthodes comparatistes n’ont pas prise sur eux.

– Certains incriminent la façon trop restrictive dont la


linguistique comparée serait habituellement mise en œuvre. Ils
prétendent au contraire qu’en recourant à des méthodes plus
souples, la quasi-totalité des langues peuvent être regroupées
en un nombre limité de familles.
– Une troisième réponse prend le contre-pied des précédentes
en affirmant que la coexistence de grandes familles et d’une
foule de langues plus ou moins isolées ne résulte pas des limites
des méthodes de recherche, mais qu’elle constitue une donnée
historique appelant une explication.

Chacune de ces réponses aborde –  fût-ce implicitement  – la


question de la « préhistoire » des langues : la première avec une
grande prudence, les deux autres d’une façon plus ambitieuse,
comme nous le verrons.

La préhistoire des langues

Il est vrai que l’intérêt porté par les linguistes à la préhistoire


n’est pas nouveau. Dès qu’ils sont parvenus à esquisser telle ou
telle «  protolangue  », au cours de la seconde moitié du
XIXe siècle, ils se sont demandé où se situait le « foyer originel »
de la famille concernée. Simultanément, des linguistes ont tenté
de relier le passé de certaines langues à celui de certaines
populations, ce qui, dans le contexte intellectuel de l’époque, a
pu conduire à de malencontreuses confusions entre langues et
«  races  ». Ce fut en particulier le cas de la famille indo-
européenne, plus ou moins identifiée à une prétendue «  race
aryenne ».

Depuis quelques dizaines d’années, l’archéologie préhistorique


a accompli de grands progrès, tandis que s’affirmait une
nouvelle discipline  : la génétique des populations, aujourd’hui
principalement fondée sur l’analyse de l’ADN d’ossements
humains préhistoriques («  paléogénétique  »). Cela a permis de
croiser de nouvelles données et d’esquisser le contexte dans
lequel s’est inscrite l’évolution des langues.

Les circonstances de l’émergence d’Homo sapiens en tant


qu’espèce sont très discutées et se situent trop loin dans le passé
pour éclairer notre sujet. Contentons-nous de survoler les cent
derniers millénaires…

– Entre – 90 000 et – 50 000 ans environ, des humains modernes


(présents de longue date en Afrique) migrent vers le Proche-
Orient. Ils y échangent des gènes avec des Néanderthaliens
(éteints vers – 40 000).

– À partir de – 60 000 environ, les humains se répandent dans


tout le continent eurasiatique. Alors s’ouvre une période clé,
que le géographe et biologiste américain Jared Diamond
nomme le «  grand bond en avant  » et Yuval Harari, historien
israélien, la «  révolution cognitive  ». Parmi les innovations
figurent les débuts de la navigation maritime (des humains
atteignent l’Australie il y a 45 000 ans environ) et l’apparition de
l’art (les peintures et gravures de la grotte Chauvet datent d’il y
a 35 000 ans environ).

– Il y a 15  000  ans au plus tard, des humains venant d’Asie
pénètrent dans le nord-ouest du continent américain.
– Il y a 12  000  à 11  000  ans apparaissent l’agriculture et
l’élevage, au Proche-Orient pour commencer.

– L’histoire au sens strict, marquée par l’existence de


documents écrits, débute il y a 5 000 ans.

La «  révolution cognitive  » résulte-t-elle de mutations


génétiques ayant affecté le cerveau d’Homo sapiens, le
conduisant à de nouvelles façons de penser et de
communiquer  ? C’est une hypothèse parmi d’autres. Elle
impliquerait que le type de langue que nous pratiquons
remonte à cette époque. Peut-on en conclure que les langues
actuelles descendent toutes d’une langue unique ? On l’ignore,
mais certains linguistes –  à vrai dire très minoritaires  – le
pensent et affirment pouvoir remonter très loin dans le passé.
Parmi eux figure l’Américain Merritt Ruhlen, auteur de
L’Origine des langues [1] . En comparant des mots tirés d’un
grand nombre de langues relevant de familles très diverses, il
observe des similitudes, sur lesquelles il s’appuie pour
reconstituer les mots «  originels  ». C’est le cas de tik, signifiant
«  doigt  » ou «  un  » (le nombre), dont il décèle la descendance
dans plus de 150 langues. La plupart des linguistes nient
toutefois la validité de l’entreprise en se référant à ce qu’ils
savent du rythme d’évolution des langues  : au fil des
millénaires (et, a fortiori, des dizaines de millénaires), tout le
vocabulaire finit par changer. Les similitudes relevées par
Ruhlen seraient donc fortuites.
Des familles très inégales

Si l’on tient pour significative la très inégale répartition des


familles de langues constatée aujourd’hui, comment peut-on en
rendre compte  ? Une thèse souvent avancée (et controversée,
bien sûr  !) lie l’expansion des principales familles à la
propagation du mode de vie d’agriculteurs aux dépens de celui
de chasseurs-cueilleurs. De façon schématique, le scénario
serait le suivant.

– Avant l’apparition de l’agriculture, les êtres humains, des


chasseurs-cueilleurs, étaient répartis sur tous les continents. Ils
vivaient en petits groupes très dispersés, chacun s’exprimant
dans une langue devenue distincte au fil du temps.

– L’apparition de l’agriculture a provoqué une forte croissance


démographique, poussant les populations agricoles à coloniser
de nouvelles terres. Ce mouvement s’est effectué aux dépens
des chasseurs-cueilleurs, qui ont été assimilés, éliminés ou
refoulés, tandis que chaque population d’agriculteurs
propageait sa propre langue. Au fur et à mesure de leur
expansion, les langues des agriculteurs se sont à leur tour
diversifiées et ramifiées  : telle serait l’origine des principales
familles.

L’expansion des populations d’agriculteurs est-elle


véritablement à l’origine des grandes familles de langues
actuelles  ? Les «  foyers originels  » correspondent-ils à des
régions à partir desquelles l’agriculture se serait diffusée ? C’est
sans doute vrai dans certains cas (l’expansion des langues
bantoues, par exemple), mais douteux dans d’autres…

Tout ce qui touche à la préhistoire des langues est aujourd’hui


en débat : nous le constaterons en passant d’un continent à un
autre. De surcroît, il existe parmi les linguistes différentes
traditions, comme en témoignent les points de vue des
« américanistes » et des « africanistes ». Les premiers appliquent
les méthodes de la linguistique comparée de façon stricte, sous
l’œil vigilant de leur chef de file, Lyle Campbell, gardien de
l’orthodoxie : toute remise en cause du nombre de familles (on
en compte 91  !) est jugée suspecte. Les africanistes, au
contraire, s’accommodent de la classification établie dans les
années 1950 par le linguiste américain Joseph Greenberg. Ce
dernier distinguait alors quatre «  embranchements  » (terme
emprunté aux sciences naturelles), communément qualifiés de
« familles ». Les africanistes les considèrent comme des cadres
pour la recherche, tout en demeurant souvent sceptiques (ou
du moins attentistes) quant à leur validité. La paix entre
linguistes règne ainsi sur deux continents pour des raisons
opposées. Il n’en va pas de même en Asie, où les débats entre
les tenants d’une famille «  altaïque  » («  altaïcistes  ») et leurs
contradicteurs (« anti-altaïcistes ») ont tourné au conflit ouvert.

La notion de «  consensus  » entre linguistes apparaît donc à la


fois relative et variable. Le consensus avoisine les 100 % quand
il s’agit de la validité de la famille indo-européenne ; dans le cas
d’une famille «  dené-caucasienne  » (regroupant certaines
langues d’Amérique du Nord, les langues sino-tibétaines, les
langues du Caucase, le basque et quelques autres), il se situe en
bas de l’échelle. Entre les deux, c’est selon…

La grande famille indo-européenne

Quelles langues parlait-on en Europe avant que ne


prédominent des langues indo-européennes  ? Nous l’ignorons
car, dès l’époque romaine –  autant que l’on puisse en juger  –,
seules subsistaient en Europe la langue basque, ou du moins
son ancêtre, et les langues ouraliennes dans l’extrême nord
(voir la carte). Face à la poussée des langues indo-européennes,
toutes les autres s’étaient éteintes, quitte, dans certains cas, à
nous léguer des inscriptions dont la signification nous
échappe…

La langue basque est restée purement orale jusqu’au XVIe siècle.


Notre connaissance de son passé résulte de la toponymie –  à
l’évidence basque de très longue date, de part et d’autre des
Pyrénées occidentales  – et d’inscriptions latines du début de
l’ère chrétienne. Ces dernières contiennent des noms de
personnes tels que Andere et Cisson, correspondant aux mots
basques modernes andere (« homme ») et gizon (« femme »). On
en déduit que les populations nommées par les Romains
Aquitani («  Aquitains  »), au nord des Pyrénées, et Vascones
(d’où «  Basques  »), au sud, parlaient une langue protobasque,
aujourd’hui dite « aquitain » par convention.

Dans l’est de la péninsule Ibérique vivaient les Ibères, dont la


culture s’est épanouie entre le VIIe siècle av. J.-C. et la conquête
romaine. La plupart des inscriptions en langue ibère utilisent
une écriture dont l’origine demeure discutée : est-elle grecque,
punique ou mixte ? Quoi qu’il en soit, on l’a déchiffrée, mais on
ne comprend pas la langue non indo-européenne qu’elle
transcrit. Il en va de même de l’étrusque, attesté en Italie à
partir de 700 av. J.-C. environ. Bien que son alphabet se lise sans
peine, notre connaissance de la langue demeure très restreinte
(voir p.  415). Autre langue mystérieuse  : celle de la brillante
civilisation minoenne, en Crète. Entre le XVIIIe  et le
XVe  siècle  av.  J.-C., elle a utilisé deux systèmes d’écriture, dits

«  hiéroglyphes crétois  » et «  linéaire  A  », ni l’un ni l’autre


déchiffrés.

Aux confins de l’Europe et de l’Asie, la forteresse linguistique du


Caucase a résisté à l’expansion des langues indo-européennes,
comme le basque mais à une autre échelle (voir la carte). Les
langues s’y répartissent en trois familles qui semblent avoir
évolué sur place  : caucasienne du Nord-Est, caucasienne du
Nord-Ouest et kartvélienne. Le géorgien, langue kartvélienne,
se dote d’un alphabet au Ve  siècle  apr.  J.-C.  (voir p.  206). En
revanche, les autres langues, dont plus d’une trentaine restent
en usage aujourd’hui, ne seront pas écrites avant l’époque
moderne. Au XXe  siècle, plusieurs linguistes ont tenté d’établir
une parenté entre les langues du Caucase et le basque, mais
leurs efforts ont fait long feu. L’hypothèse émise par le linguiste
russe Igor Diakonoff (1915-1999) semble plus plausible  : les
langues caucasiennes du Nord-Est présenteraient des affinités
avec le hourrite et l’ourartéen. L’aire de ces deux langues
anciennes, proches cousines à coup sûr, s’étendait au nord de la
Haute-Mésopotamie (voir p. 76). L’ourartéen s’est éteint vers le
milieu du I er  millénaire  av.  J.-C., submergé par le proto-
arménien, langue indo-européenne de nouveaux arrivants.

Vers le sud, les langues indo-européennes se sont arrêtées aux


portes du Croissant fertile, domaine par excellence des langues
sémitiques, dont les principales furent l’akkadien, puis
l’araméen, avant que l’arabe ne s’impose avec l’avènement de
l’islam. Auparavant, l’akkadien lui-même avait côtoyé le
sumérien, langue de Basse-Mésopotamie sans parenté connue.
Les Sumériens furent les inventeurs de l’écriture cunéiforme,
au début du III e millénaire (voir p. 69). Autre langue ancienne,
l’élamite avait pour foyer le sud de l’Iran. Il est attesté par des
documents en cunéiforme, dont les premiers remontent au
milieu du III e millénaire. Une langue indo-européenne, le vieux
perse, l’a ensuite évincé au I er millénaire av. J.-C.

Certains linguistes, à commencer par Diakonoff, ont défendu


l’hypothèse que l’élamite était apparenté aux langues
dravidiennes de l’Inde. À supposer qu’ils aient raison, cela
signifierait qu’une vaste aire linguistique se serait jadis étendue
de l’Inde aux confins de la Mésopotamie. Elle aurait inclus la
civilisation de l’Indus, ce qui ne fait qu’ajouter aux spéculations,
car ses écrits, datés de 2500 à 1700  av.  J.-C., demeurent non
déchiffrés… Il ne fait pas de doute, en revanche, que les langues
dravidiennes ont reculé face aux langues indo-européennes
(indo-aryennes, en l’occurrence) à partir du milieu du
II e millénaire (voir p. 232).

Les langues d’Asie et d’Europe vers l’an 1

La découverte de la famille indo-


européenne

À l’époque romaine, l’aire des langues indo-européennes


s’étendait sans discontinuer de l’Atlantique à l’Inde et à l’actuel
Xinjiang (dans l’ouest de la Chine), ce dont personne n’avait
alors conscience… Au Moyen Âge, conformément au récit
biblique, l’idée prévalait que l’hébreu était la langue originelle
ou «  adamique  » (lingua adamica, en latin) et que la diversité
linguistique résultait du châtiment infligé par Dieu aux
hommes ayant entrepris de construire la tour de Babel. Les
premiers travaux systématiques de comparaison entre langues
visant à établir leur filiation datent du XVIe siècle.

Parmi ces précurseurs figurent le Français Claude Saumaise


(1588-1653), un protestant établi en Hollande, et le Hollandais
Marcus van  Boxhorn (1612-1653). Ils décèlent une parenté
entre le grec, le latin, le germanique et le persan (auxquels
Saumaise ajoute le sanskrit) et émettent l’hypothèse que ces
langues descendent de celle des Scythes, un peuple antique
devenu quelque peu mythique au XVIIe siècle. L’Anglais William
Jones (1746-1794), juge à Calcutta et philologue, s’inspire de
l’« hypothèse scythique », tout en soulignant « la perfection, la
richesse et le raffinement » du sanskrit. L’idée prévaut alors que
celui-ci serait l’ancêtre du grec, du latin, du persan et du
germanique. La famille ainsi esquissée se voit qualifiée d’« indo-
germanique  » en 1810 (appellation toujours en usage en
Allemagne), puis d’« indo-européenne » en 1813.

On doit au Danois Rasmus Rask (1787-1832) et à l’Allemand


Franz Bopp (1791-1867) les premiers travaux approfondis. Au
milieu des années 1810, Rask met en évidence la parenté entre
le germanique, le latin, le grec, le slave et le balte, tandis que
Bopp fait de même avec le latin, le grec, le germanique, le
persan et le sanskrit… et montre que ce dernier n’est pas
l’ancêtre des autres. Les langues celtiques rejoignent la famille
dès les années 1820, l’albanais en 1854. L’Allemand August
Schleicher (1821-1868) domine la période suivante. Il étudie le
lituanien et révèle que cette langue présente des traits
«  archaïques  », c’est-à-dire jugés proches de la langue indo-
européenne d’origine. Dans son Compendium (1861-1862), il
entreprend, le premier, de «  reconstruire  » des mots indo-
européens. Ainsi prend forme une langue souche hypothétique
que les linguistes français nomment «  indo-européen
commun  » ou, plus souvent aujourd’hui, «  proto-indo-
européen  » (un anglicisme qui s’est répandu, sans doute en
raison de sa clarté). Schleicher dessine aussi le premier « arbre
généalogique » de la famille.

Au tournant des XIXe  et XXe  siècles, plusieurs expéditions


archéologiques au Turkestan chinois (l’actuel Xinjiang) mettent
au jour des documents rédigés dans quatre langues auparavant
inconnues. Deux se révèlent iraniennes et les deux autres, dites
«  tokhariennes  A et B  », sont reconnues en 1907 comme
constituant une nouvelle branche de la famille indo-
européenne. Les textes en tokharien datent des VIe-
VIII e siècles apr. J.-C.

En 1906, on découvre en Turquie, à l’est d’Ankara, des milliers


de tablettes portant des inscriptions cunéiformes, mais la
langue qu’elles transcrivent est inconnue. Le Tchèque Bedřich
Hrozný (1879-1952) parvient à la déchiffrer en 1917 et montre
qu’il s’agit d’une langue indo-européenne, bientôt identifiée
comme celle des Hittites. La plupart des textes datent de 1600 à
1200 av. J.-C., ce qui fait du hittite la langue indo-européenne la
plus anciennement attestée. Diverses langues apparentées au
hittite sont découvertes ensuite  : ensemble, elles forment le
groupe anatolien.

En dépit de la masse de données accumulées, la préhistoire des


langues indo-européennes demeure malaisée à reconstituer,
d’autant que les linguistes ne s’accordent pas quant à la
« généalogie » de la famille.

L’arbre dessiné par Schleicher se divisait en deux branches  :


l’une, européenne du Nord, la seconde, européenne du Sud et
asiatique. De la première étaient issues les sous-branches
germanique et balto-slave  ; de la seconde, les sous-branches
européenne du Sud (celtique, italique, albanais, grec) et indo-
iranienne. Dans les années 1880, l’étude de l’évolution passée
de certaines consonnes conduit à distinguer, au sein de la
famille indo-européenne, les langues centum [kεntum] et satem
[satεm]. Les deux mots signifient « cent », l’un en latin, l’autre
en avestique, une langue iranienne ancienne. La distinction
paraît d’autant plus significative que les langues centum se
situent à l’ouest (grec, langues italiques, celtiques et
germaniques) et les langues satem à l’est (langues balto-slaves,
indo-iraniennes et arménien). La répartition en langues centum
et satem remet en cause les branches définies par Schleicher,
mais non l’arbre dans son principe. En revanche, la découverte
du tokharien, langue centum située très à l’est, biaise la
symétrie… De nombreux linguistes se demandent alors s’il est
vraiment possible d’ordonner les langues indo-européennes
sous la forme d’une généalogie.

Une autre difficulté résulte d’« entrées en scène » très décalées


dans le temps  : certaines langues sont attestées par écrit dès
l’âge du bronze (II e millénaire av. J.-C.), tandis que d’autres ne le
sont pas avant le XVIe siècle (voir le tableau), soit un décalage de
près de 3 000 ans… En dehors de l’anatolien, de l’indo-iranien et
du grec, comment les langues indo-européennes se
répartissaient-elles au II e  millénaire  av.  J.-C.  ? Les groupes
attestés plus tardivement étaient-ils déjà formés ? Existait-il des
groupes qui, depuis lors, se sont éteints sans laisser de traces (à
la différence de l’anatolien)  ? Le tokharien ne serait-il pas
l’ultime rameau, découvert par chance, d’un groupe jadis
foisonnant  ? Quelle était la situation linguistique en Europe
avant que ne s’affirment les langues celtiques, italiques et
germaniques ?
Langues indo-européennes, premières attestations
écrites

1. Époque de composition du Rigveda et de l’Avesta, transmis


oralement avant d’être transcrits.

Aux difficultés proprement linguistiques auxquelles se


heurtent les indo-européanistes s’ajoutent celles d’ordre
idéologique, voire politique. Dans la seconde moitié du
XIXe siècle, en effet, l’étude des « races » est à l’honneur et l’on a
tôt fait de passer de l’idée d’une famille de langues indo-
européennes à celle d’une langue ancestrale qu’auraient parlée
jadis des «  Indo-Européens  », puis à ériger ces derniers en
«  race  », à l’évidence conquérante et donc «  supérieure  ». La
linguistique se trouve ainsi instrumentalisée par des thèses qui
culmineront avec le mythe des «  Aryens  », véhiculé par les
nazis. Si ces théories n’ont plus cours, le souvenir détestable
qu’elles ont laissé continue de hanter certaines appréciations
portées aujourd’hui encore sur les indo-européanistes, au
risque de jeter le discrédit sur l’ensemble de leurs travaux.

La diffusion des langues indo-


européennes

À quelle époque, dans quelle région l’hypothétique proto-indo-


européen était-il parlé  ? Comment les langues indo-
européennes se sont-elles diffusées  ? Selon quels
cheminements géographiques ? Au cours de la seconde moitié
du XXe  siècle, deux points de vue s’opposent, l’un et l’autre
défendus par des archéologues.

L’Américaine d’origine lituanienne Marija Gimbutas (1921-1994)


formule en 1956 la thèse dite « des kourganes » – sépultures, du
russe kurgan, «  tumulus  ». Elle identifie les «  Proto-Indo-
Européens  » à la population porteuse de la «  civilisation des
kourganes  », présente dans la région du Dniepr et du Don, au
nord de la mer Noire, du Ve  au III e  millénaire  av.  J.-C.  La
population en question, qui pratiquait surtout l’élevage (mais
aussi l’agriculture), était particulièrement mobile, grâce à ses
chevaux et à ses véhicules à roues. Cela lui a permis de gagner
les Balkans et l’Europe centrale à diverses reprises à partir de la
fin du Ve  millénaire. Selon Marija Gimbutas, ce furent des
«  invasions  »  : les «  Proto-Indo-Européens  » soumirent les
populations d’agriculteurs qu’ils rencontrèrent, qui finirent par
adopter leur langue.

L’autre thèse, présentée en 1987 par le Britannique Colin


Renfrew, prend doublement le contre-pied de la précédente  :
elle situe le foyer en Anatolie, là où le proto-anatolien et le
proto-indo-européen auraient divergé ; elle attribue l’expansion
des langues indo-européennes à la lente migration des premiers
agriculteurs de l’Anatolie vers les Balkans, puis vers le reste de
l’Europe. L’archéologie montre cependant que les débuts de
l’agriculture dans les Balkans remontent au VII e millénaire, une
datation antérieure à celle proposée par Marija Gimbutas.

Après la dissolution de l’Union soviétique en 1991, les échanges


s’intensifient entre les chercheurs occidentaux et leurs
collègues de Russie et des pays voisins : il devient ainsi possible
de dresser un tableau cohérent et complet de l’archéologie des
steppes, comme l’a fait en 2007 l’Américain David  W.  Anthony
dans The  Horse, the Wheel, and Language [2] . Or, ce tableau
valide la thèse de Marija Gimbutas, du moins dans ses grandes
lignes. Depuis 2015, de surcroît, des études de
«  paléogénétique  » ont repéré une importante migration des
steppes vers l’Europe centrale aux alentours de 3000  av.  J.-
C.  Aussi le scénario le plus vraisemblable, en l’état actuel des
connaissances, est-il désormais le suivant.

L’entrée en scène des Yamna


Revenons aux «  cultures des kourganes  » de Marija Gimbutas.
Parmi elles figure la culture yamna [3]  ou culture « des tombes
en fosse  ». Les Yamna (comme on appelle par convention la
population correspondante) sont des nomades à cheval,
éleveurs de moutons et de bovins, disposant de chariots et donc
très mobiles. Ils vivent au IVe  millénaire dans les steppes au
nord de la mer Noire et de la mer Caspienne. La paléogénétique
montre qu’au millénaire précédent ils ont migré du Caucase
vers les steppes et y ont absorbé les populations en place. Elle
montre aussi et surtout que, dès le III e  millénaire  av.  J.-C., la
majorité de la population européenne descendait à la fois
d’agriculteurs arrivés du Proche-Orient via les Balkans (à partir
du VII e  millénaire) et de Yamna venus des steppes en grand
nombre.

Si l’on compare ces données à celles rassemblées par les indo-


européanistes, il est difficile d’échapper à la conclusion que les
locuteurs du «  proto-indo-européen  » et les Yamna sont les
mêmes. C’est d’autant plus vraisemblable que l’origine
géographique des Yamna –  dans le Caucase et plus au sud  –
apporte une réponse à l’énigme des langues anatoliennes
(aujourd’hui éteintes). Ces langues conservaient en effet des
traits ayant disparu des autres langues indo-européennes
(«  archaïsmes  ») et, surtout, elles étaient dénuées de certaines
caractéristiques communes à toutes les autres. On en déduit
que ces caractéristiques sont apparues après la divergence du
groupe anatolien, qui daterait du tournant des Ve  et
IVe millénaires. Or, à cette époque, la migration des Yamna en
direction des steppes était en cours : la divergence aurait donc
eu lieu dans le Caucase. Outre le hittite, le groupe anatolien
comprend le palaïte, le louvite, le lycien et le lydien. Le hittite
s’est éteint au XIIe  siècle  av.  J.-C.  ; le lydien, au début de l’ère
chrétienne.

Si le groupe anatolien a effectivement divergé dans le Caucase


(hypothèse vraisemblable), cela signifie qu’à l’époque les
Yamna parlaient des langues que l’on pourrait qualifier de
«  proto-proto-indo-européennes  ». Le proto-indo-européen
proprement dit s’est développé ensuite, dans les steppes,
comme le montre le fait que tous les groupes de langues indo-
européennes –  sauf l’anatolien  – ont hérité d’un même
vocabulaire spécialisé pour les chariots, les roues, les
essieux, etc. L’image d’un arbre généalogique (chère aux indo-
européanistes du XIXe  siècle) doit toutefois être remplacée par
celle d’un tronc émettant occasionnellement des branches
latérales au fil de sa croissance. Le tronc correspond au proto-
indo-européen, lequel n’est pas une langue homogène mais
plutôt un ensemble de dialectes apparentés en évolution
permanente. En s’éloignant du tronc, chaque branche donne
naissance à un groupe de langues, au fur et à mesure que les
populations concernées migrent et que les langues divergent
(voir la carte). Les langues tokhariennes se détachent les
premières  ; les autres ensuite, dont les langues balto-slaves et
indo-iraniennes pour terminer.
Le foyer proto-indo-européen et les principales
migrations

Les langues tokhariennes : une migration


vers l’Asie centrale

Comme les langues anatoliennes, les langues tokhariennes


présentent des archaïsmes et auraient donc divergé assez tôt du
tronc commun. L’archéologie montre qu’une population des
steppes de la région de la Volga et du fleuve Oural a entrepris,
vers –  3500, une grande migration vers l’est, jusqu’au pied du
massif de l’Altaï, puis s’y est fixée pendant plus d’un millénaire.
Les éleveurs nomades auraient ensuite conduit leurs troupeaux
vers le sud et, pour finir, franchi la chaîne des Tian Shan après –
  2000. Telle serait la préhistoire des langues tokhariennes,
attestées par écrit du VIe au VIIIe siècle (voir p. 188).

Un foyer au cœur de l’Europe : les langues


celtiques et italiques

L’expansion des langues indo-européennes en Europe centrale


débute à la fin du IVe millénaire, quand des populations venues
des steppes migrent vers les plaines du bas Danube, puis vers
l’actuelle Hongrie. C’est de là, semble-t-il, qu’ont essaimé les
dialectes dont sont nées les langues celtiques et, plus tard, les
langues italiques.

Au cours du I er  millénaire  av.  J.-C., des populations de langues


celtiques, autrement dit des Celtes, ont migré jusque dans la
péninsule Ibérique (groupe continental : gaulois et celtibère) et
jusqu’en Angleterre (groupe insulaire).

Le celtibère, parlé dans le nord et l’ouest de la péninsule


Ibérique, est attesté par des inscriptions datant des IIe  et
I er siècles  av.  J.-C.  L’aire du gaulois s’étendait de l’Europe
centrale à la Gaule et à l’Italie du Nord, colonisée au
IVe  siècle  av.  J.-C.  (et nommée «  Gaule cisalpine  » par les
Romains). Les inscriptions les plus anciennes remontent au
milieu du I er millénaire av. J.-C. Le celtibère s’éteint sans doute
au Ier siècle apr. J.-C., tandis que le gaulois survit dans certaines
régions jusqu’aux alentours de l’an 500.

Le celtique insulaire se divise à son tour en deux sous-groupes :


brittonique et goïdélique. On nomme «  brittonique commun  »
(ou « vieux brittonique ») la langue parlée en Grande-Bretagne –
 jusqu’à la latitude d’Édimbourg – à la veille de la conquête par
les Romains, au Ier siècle apr. J.-C. Le brittonique demeure très
vivant à l’époque romaine, à côté du latin. Il recule ensuite face
à l’afflux de populations germaniques (les «  Anglo-Saxons  »,
voir p.  154). En Irlande, restée à l’écart de l’Empire romain, le
vieil irlandais, langue goïdélique, est attesté par écrit à partir du
IVe siècle apr. J.-C.

Les populations de langues italiques entrent en Italie durant la


seconde moitié du II e  millénaire  av.  J.-C.  et y rencontrent des
populations de langues non indo-européennes, en particulier
les Étrusques. Ces derniers vont initier les Latins et les autres
peuples de langues italiques à l’écriture (voir p. 116).

La branche germanique : des origines


obscures

Les linguistes reconstituent sans difficulté un protogermanique


parlé vers le milieu du I er millénaire av. J.-C. Que s’était-il passé
auparavant  ? On l’ignore, mais l’archéologie suggère une
lointaine origine dans la région du haut Dniestr et de la Vistule
vers la fin du IVe  millénaire. Quand on commence à les
identifier, les populations de langue germanique, autrement dit
les Germains, vivent dans le sud de la Scandinavie et dans les
régions riveraines de la mer du Nord et de la Baltique, de
l’embouchure du Rhin à celle de la Vistule. Certains
s’aventurent ensuite vers le sud  : les Romains mentionnent
pour la première fois des Germains au Ier  siècle  av.  J.-C.  Tacite
(v.  55-v.  120) les décrit  en  détail dans De  Origine et situ
Germaniae, rédigé en 98 apr. J.-C.

Au sein des parlers germaniques, on distingue trois groupes  :


ostique, westique et nordique (ou scandinave). Parmi les
Germains de langue ostique figurent les Goths, qui migrent vers
l’Europe du Sud-Est au IIIe  siècle. Au siècle suivant, l’évêque
Wulfila les convertit au christianisme et consigne leur langue
(voir p.  148). Les populations relevant du groupe westique se
différencient par scissions et regroupements  : les Francs sont
issus de la fusion de plusieurs peuplades germaniques (au
III e  siècle), de même que les Anglo-Saxons (aux Ve-VI e  siècles).

Quand la situation se stabilise, aux VIe-VIIe  siècles, le groupe


westique se subdivise en cinq dialectes qui sont autant de
langues en gestation : le vieux haut-allemand, le vieux saxon, le
vieux bas-francique, le vieux frison et l’anglo-saxon (ou vieil
anglais). Ce dernier sera mis par écrit le premier, au tout début
du VIIe  siècle. Le nordique commun (ou vieux nordique), dont
descendent les langues scandinaves, nous est connu par des
inscriptions en écriture runique datant du III e au VII e siècle (voir
p. 156).
Les migrations via les Balkans : le grec et
l’arménien

Il ne fait guère de doute que des populations venues des steppes


ont migré dans la péninsule Balkanique au tournant des III e et
II e millénaires. Ces migrations ne correspondent toutefois pas à
un groupe de langues clairement identifiable, car diverses
langues concernées sont à peine connues (l’illyrien, le thrace, le
dace) ou le sont insuffisamment (le phrygien). Seuls le grec et
l’arménien fournissent un corpus ancien et continu. Une
question se pose de surcroît  : pourquoi le grec est-il demeuré
une langue centum (comme les langues celtiques, italiques et
germaniques), alors que l’arménien et le phrygien sont des
langues satem (comme les langues balto-slaves et indo-
iraniennes) ?

La première civilisation grecque, dite «  mycénienne  », est


apparue vers 1700  av.  J.-C., les premiers écrits connus en grec
datant de 1450 environ (voir p.  104). Le thrace, le dace et
l’illyrien ne sont attestés que par des mots dans des textes
anciens (en grec ou en latin), des noms propres ou, dans le cas
du thrace, par quelques inscriptions ambiguës. Le thrace était
parlé entre le Danube, la mer Noire et la mer Égée, le dace dans
l’actuelle Roumanie. Ils se sont éteints vers 500  apr.  J.-C.  Le
domaine de l’illyrien s’étendait de l’actuelle Albanie à l’Istrie. Il
se peut que l’albanais descende de cette langue, mais ce n’est
pas prouvé, faute de données (on ne sait rien de l’albanais avant
le XVe  siècle). Les ancêtres des Phrygiens et des Arméniens,
venus des Balkans, ont migré en Anatolie vers le XIIe siècle av. J.-
C., peu après la chute de l’Empire hittite. Le phrygien, attesté
par des inscriptions datant du VIIIe au Ve siècle (voir p. 114), s’est
éteint vers 500 apr. J.-C. Les Arméniens ont atteint la région du
lac de Van au VIIe siècle av. J.-C. Ils y ont supplanté (ou absorbé)
les Ourartéens, avant de passer sous la domination de peuples
iraniens. L’arménien possède son propre alphabet depuis le
début du Ve siècle apr. J.-C. (voir p. 205).

Les branches balte et slave

La parenté entre les langues baltes [4]  et les langues slaves, au


sein d’un groupe «  balto-slave  », prête à controverse pour des
raisons sans doute plus politiques que linguistiques (les
Lituaniens ne voulant pas être rapprochés des Slaves). Il est sûr,
en tout cas, que les deux groupes de langues se sont développés
côte à côte, au sein de populations ayant entrepris, au
III e  millénaire, de coloniser la zone forestière au nord de la
steppe. Les locuteurs des dialectes prébaltes essaiment ensuite
vers le nord et le nord-est, comme en témoignent des noms de
cours d’eau d’origine balte jusque dans la région de Moscou. Au
nord, ils ont pour voisins les Finnois, qui leur empruntent
plusieurs centaines de mots. Les locuteurs des dialectes
préslaves demeurent en revanche concentrés dans une région
s’étendant du moyen Dniepr au haut Dniestr.
Le lituanien est aujourd’hui considéré comme la plus
«  archaïque  » des langues indo-européennes, autrement dit
celle qui se serait le moins éloignée du proto-indo-européen
(dans sa forme la plus tardive). Le grand linguiste Antoine
Meillet (1866-1936) disait que, pour entendre le proto-indo-
européen, il suffisait d’écouter parler un paysan lituanien. Cela
tient sans doute au fait que les (lointains) ancêtres des
Lituaniens n’ont migré que sur une courte distance, dans une
région peu peuplée, et n’ont plus guère bougé par la suite, à la
différence des autres peuples de langues indo-européennes.
Quoi qu’il en soit, la plus ancienne mention de populations
incontestablement baltes (les Soudinoi et les Galindai) est due à
Claude Ptolémée (IIe  siècle  apr.  J.-C.). Au IXe  siècle, des textes
germaniques et arabes évoquent les Bruzi ou Brus, que l’on
nomme en français « Borusses » ou « Prutènes » (qui ont donné
leur nom à la Prusse). Les Baltes entrent dans l’histoire au
XIII e  siècle, quand l’ordre Teutonique, composé d’Allemands,
prend pied dans la région avec pour mission de les soumettre et
de les convertir au christianisme. La première attestation écrite
d’une langue balte date de 1400 environ (voir p. 172).

On ne sait presque rien des Slaves avant que les Byzantins ne


les mentionnent au VIe siècle. Ils ont alors entrepris de s’étendre
dans trois directions : vers le sud, dans les Balkans et jusqu’en
Grèce, vers le nord, aux dépens de populations baltes et
finnoises, et vers l’ouest, en colonisant des territoires délaissés
par les Germains. Ces mouvements préludent à la répartition
des langues slaves en trois sous-groupes  : méridional,
oriental et occidental.
L’expansion vers le sud entraîne la conversion linguistique
d’une grande partie de la population en place  : les Illyriens et
les Thraces romanisés adoptent des parlers slaves. En revanche,
les Slaves ayant pénétré en Grèce seront hellénisés. Deux îlots
subsistent  : celui des Daces romanisés (dont les parlers
engendreront la langue roumaine) et celui des Albanais, qui
avaient déjà résisté à l’hellénisation, puis à la romanisation.

Les Slaves orientaux migrent vers le nord et le nord-est en


empruntant le cours des fleuves. En sens inverse, des
Scandinaves, les Varègues, pénètrent dans ces régions aux VIIIe-
IXe  siècles. Selon la tradition, ils seraient à l’origine de la
dynastie (bientôt slavisée) qui fonde l’État de Kiev en 882.

À l’ouest, les Slaves atteignent l’Elbe et la plaine du Danube


(actuelle Hongrie). Au milieu du IXe siècle, certains d’entre eux
fondent un royaume connu sous le nom de « Grande Moravie »
(correspondant aux actuels pays tchèque et slovaque). C’est à
l’appel du roi Rostislav que Cyrille et Méthode viennent en 863
évangéliser la population et, à cet effet, mettent pour la
première fois une langue slave par écrit (le « vieux slave », voir
p. 162).

La véritable histoire des Aryens


Le mot «  aryen  » est devenu très ambigu depuis que les nazis
l’ont appliqué à des populations blanches, plus particulièrement
nordiques, considérées comme formant une «  race
supérieure ». Cette thèse s’inspirait de celles échafaudées par le
Français Arthur de Gobineau (1816-1882) : il situait au sommet
de l’humanité une race blanche qualifiée d’«  ariane  »,
du sanskrit ârya, « noble ».

Qui étaient, en réalité, les Ârya, comme ils se nommaient eux-


mêmes  ? L’étymologie montre que ce mot et «  Iran  », issu de
l’ancien iranien Âryanam, «  [pays] des Ârya  », ont la même
origine, dans une langue « proto-indo-iranienne ». Les locuteurs
de celle-ci évoluaient probablement dans les steppes proches du
fleuve Oural au tournant des III e et II e millénaires av. J.-C. Ils se
sont ensuite scindés en deux groupes auxquels correspondent,
d’un côté, les langues iraniennes et, de l’autre, les langues
«  indo-aryennes  » (ainsi nommées parce que «  langues
indiennes  » aurait prêté à confusion  : en Inde, on parle
également des langues dravidiennes).

Les locuteurs de langues indo-aryennes migrent les premiers


vers le sud et pénètrent en Iran et en Bactriane (au nord de
l’actuel Afghanistan). Certains atteignent l’extrême ouest de
l’Iran et parviennent à s’imposer à la tête des Hourrites  : c’est
pourquoi les premières attestations d’une langue indo-aryenne
apparaissent vers 1400  av.  J.-C.  dans le royaume de Mitanni,
situé au nord de la Mésopotamie (voir p. 76). À la même époque,
ceux qui avaient gagné la Bactriane se dirigent vers l’Inde, où
vont s’épanouir les langues indo-aryennes, sous la forme du
védique pour commencer (voir p. 222).

Parmi les locuteurs de langues iraniennes, certains demeurent


en arrière. Connus sous le nom de Scythes, ils dominent les
steppes jusqu’à l’irruption des Huns au IVe  siècle  apr.  J.-C.  Les
autres gagnent une vaste zone s’étendant de l’Iran au Pamir et
s’installent dans les régions délaissées par les Indo-Aryens. À la
fin du II e millénaire, Zarathushtra (Zoroastre) naît dans l’est de
cette zone. Il est le fondateur du mazdéisme et, selon la
tradition, l’auteur d’une partie de l’Avesta, texte sacré en
«  avestique  », la plus ancienne langue iranienne connue. Dans
ce qui est aujourd’hui l’Iran, les Mèdes, puis les Perses,
populations iraniennes, fondent ensuite des empires. Les
seconds laissent des inscriptions en « vieux perse » à partir de la
fin du VIe siècle av. J.-C. (voir p. 77).

Ainsi s’achève le grand tour des langues indo-européennes.


Depuis les steppes occidentales d’Eurasie, elles se sont
largement diffusées vers l’ouest, le sud et l’est, mais bien peu
vers le nord, domaine des langues ouraliennes.

De l’Oural à l’Extrême-Orient

En 1768, le jésuite hongrois János Sajnovics (1733-1785) part en


Norvège pour procéder à des observations astronomiques. Il s’y
initie à la langue des Lapons et découvre qu’elle présente de
nombreuses similitudes grammaticales avec le hongrois. Son
ouvrage, Demonstratio idioma Ungarorum et Lapponum idem
esse («  Démonstration que les langues des Hongrois et des
Lapons sont semblables »), publié en 1770, provoque un tollé en
Hongrie : comment osait-on comparer la langue hongroise aux
parlers d’éleveurs de rennes qui, imaginait-on à Budapest, ne
sont même pas de « race blanche » ! L’ouvrage fera néanmoins
date, à tel point que Sajnovics passera pour le «  père  » de la
linguistique comparée. D’autres y ajoutent ensuite le finnois et
diverses langues parlées dans l’Empire russe. Ainsi est
reconnue la famille « finno-ougrienne ».

Vers le milieu du XIXe  siècle, des linguistes relèvent des


similitudes entre, d’une part, les langues finno-ougriennes et,
d’autre part, les langues turques, mongoles et toungouses. La
famille ainsi délimitée prend le nom d’«  ouralo-altaïque  », le
massif de l’Altaï étant perçu comme le «  berceau  » des Turcs.
Une double remise en cause survient moins d’un siècle plus
tard, quand le linguiste finlandais Gustaf Ramstedt (1873-1950)
montre que la famille ouralo-altaïque n’est pas pertinente et
qu’il existe, d’un côté, une famille « ouralienne », de l’autre, une
famille «  altaïque  », à laquelle il adjoint le coréen.
Simultanément, toutefois, d’autres linguistes contestent la
validité de la famille altaïque elle-même…

La famille ouralienne
Le proto-ouralien semble avoir pris forme dans le sud de l’Oural
et alentour. À quelle époque ? Les spécialistes en débattent, de
même qu’ils se demandent s’il s’est scindé en deux branches
(samoyède et finno-ougrienne, comme on l’a longtemps pensé)
ou davantage. Il est sûr, en tout cas, que la famille compte neuf
éléments clairement identifiés  : samoyède, khanty, mansi,
hongrois, permien, mari, mordve, fennique et same. Il y a deux
mille ans, sa répartition géographique était à peu près la même
qu’aujourd’hui, le hongrois mis à part.

À l’est de l’Oural, les Khantys et les Mansis, des peuples de la


taïga, n’ont jamais été très nombreux, pas plus que les
Samoyèdes (aujourd’hui nommés «  Nenets  »), qui ont migré
vers la toundra au début du II e millénaire. À l’ouest de l’Oural,
les populations ouraliennes formaient un ensemble continu
avant que les Russes ne progressent vers le nord, en direction
de la mer Blanche, et qu’ils ne séparent ainsi, après le XIe siècle,
les peuples de langues fenniques des autres. Parmi ces derniers
figurent les Komis, les Oudmourtes, les Maris et les Mordves, à
présent tous intégrés au monde russe. La destinée des langues
finnoise et estonienne (l’une et l’autre fenniques) fut différente :
leur passage à l’écriture, en caractères latins, date du XVIe siècle.
Les langues sames sont celles des Lapons, aujourd’hui nommés
Sames (de Saami, nom qu’ils se donnent eux-mêmes). Il semble
que le protosame se soit formé au I er millénaire av. J.-C. et qu’il
ait intégré des éléments tirés de langues (inconnues)
auparavant parlées dans le nord de la Scandinavie.
L’épopée des Hongrois débute entre le sud de l’Oural et la Volga,
durant les premiers siècles de l’ère chrétienne. Ils s’initient à la
vie de nomades à cheval au contact de peuples iraniens des
steppes (notamment scythes), puis migrent peu à peu vers
l’ouest, sans doute sous la poussée des Huns et de peuples turcs
venus de l’est. Aux VIIIe-IXe  siècles, ils s’établissent de part et
d’autre du cours moyen de la Volga, où ils cohabitent avec des
«  Proto-Bulgares  » (de langue turque, voir p.  208) et
entretiennent des relations avec les Khazars (turcs eux aussi).
L’entrée en scène des Petchenègues (également turcs) contraint
les Hongrois à poursuivre leur migration vers l’ouest. En 895-
896, ils franchissent les Carpates, puis prennent possession de la
plaine danubienne. Les populations en place, principalement
slaves, adoptent ensuite la langue des conquérants. Telle est
l’origine de la Hongrie, qui forme aujourd’hui une enclave dans
l’aire des langues indo-européennes.

Les langues « altaïques » en débat

Les «  altaïcistes  » se divisent eux-mêmes en deux catégories  :


les «  micro-altaïcistes  », qui n’y incluent que les langues
turques, mongoles et toungouses, et les «  macro-altaïcistes  »,
qui y ajoutent le coréen et le japonais. Le premier point de vue,
naguère dominant, ne réunit désormais qu’une minorité
d’adeptes. Les débats portent en particulier sur les traits
communs à ces différentes langues, plus précisément, sur
l’origine de chacun de ces traits  : témoignent-ils d’une
protolangue commune (position altaïciste) ou d’emprunts entre
langues non apparentées mais géographiquement proches ? Si
de telles questions –  classiques en linguistique comparée  – se
posent en l’occurrence avec acuité, c’est parce que la thèse
altaïciste implique une divergence ancienne, alors que les
langues concernées ne sont attestées par écrit qu’à une époque
relativement récente  : à partir du VIIIe  siècle au plus tôt, voire
du XIIIe siècle dans le cas du mongol.

Les langues turques semblent avoir pris forme aux confins de


la Sibérie et de l’actuelle Mongolie. L’expansion des Turcs vers
l’ouest commence aux premiers siècles de notre ère et se
poursuit un millénaire durant. Les premiers mouvements
importants ont pour cadre les steppes à l’ouest de l’Altaï, tandis
que les nomades de langues iraniennes (Scythes et autres),
auparavant maîtres du terrain, vont disparaître de la scène
après avoir été refoulés ou absorbés. La grande migration des
Huns donne sans doute le coup d’envoi : ils atteignent l’Europe
centrale durant la seconde moitié du IVe  siècle, puis repartent
vers l’est après la mort de leur chef Attila en 453. Si l’on ne sait
presque rien de la langue (« hunnique ») parlée par ce dernier, il
est très probable que de nombreux Turcs figuraient parmi ses
troupes.

D’autres peuples de langues turques se succèdent ensuite dans


les steppes  : Khazars, Petchenègues, Coumans, Tatars,
Kazakhs, etc. L’autre grand cheminement des Turcs, au cours de
la seconde moitié du I er millénaire, les conduit de l’Asie centrale
à l’Anatolie, via l’Iran. Le plus souvent, ils s’imposent en
maîtres, de sorte que diverses populations délaissent peu à peu
leur langue indo-européenne au profit du turc. Parmi les
langues iraniennes supplantées figurent, en Asie centrale, le
chorasmien et le sogdien et, en Azerbaïdjan, l’adari. En Anatolie,
une grande partie de la population finira par passer de la langue
grecque à la langue turque.

Toutes les langues mongoles aujourd’hui en usage descendent


de celle que parlait Gengis Khan (né au milieu du XIIe  siècle),
dotée d’une écriture dans les années 1220 (voir p.  216). On
suppose par ailleurs que la langue des Khitans (Xe-XIIe siècles) lui
était apparentée, mais ce n’est pas d’un grand secours, car les
systèmes d’écriture qu’ils utilisaient n’ont pas été déchiffrés.
Cette situation illustre les difficultés que rencontrent les
altaïcistes : comment appliquer la méthode comparatiste à des
données aussi restreintes ?

Quant à la douzaine de langues toungouses, elles ne comptent


plus aujourd’hui que quelques dizaines de milliers de locuteurs,
répartis entre la Sibérie et la lisière nord de la Chine. Leur foyer
originel se situait sans doute dans le bassin du fleuve Amour.
Certains Toungouses ont migré vers la forêt sibérienne, tandis
que d’autres sont entrés en contact avec la culture chinoise dès
le début du I er millénaire. Les seconds s’affirment au XIIe siècle
sous le nom de Djurtchets et fondent la dynastie des Jin, dont
l’empire inclut la Chine du Nord. Vaincus par les Mongols en
1234, ils redeviendront puissants au début du XVIIe  siècle et
prendront en 1634 l’appellation de « Mandchous » (voir p. 217).
En Sibérie : des langues très menacées

Les langues autochtones de Sibérie se répartissent en


«  paléosibériennes  », toungouses et turques  ; le russe,
aujourd’hui dominant, est entré en scène au XVIIe siècle.

Les langues que l’on nommait naguère «  paléosibériennes  »


relèvent de trois familles distinctes  : iénisseïenne (le long du
fleuve Ienisseï), youkaguire (dans le nord-est de la Sibérie) et
tchouktche-kamtchadale (dans l’extrême est de la Sibérie et au
Kamtchatka) ; il s’y ajoute un isolat, le nivkhe (dans le bassin de
l’Amour et le nord de Sakhaline). Présentes depuis très
longtemps en Sibérie, elles sont toutes menacées, voire en voie
d’extinction aujourd’hui, leur nombre total de locuteurs
n’excédant pas une quinzaine de mille. Il n’était guère possible
d’en dire plus avant qu’en 2008 le linguiste américain Edward
Vajda ne montre (après dix  ans de travaux) que les langues
ienisseïennes et les langues na-dené d’Amérique du Nord (voir
p.  55) forment une seule et même famille, dite «  dené-
iénisseïenne  ». Une découverte très inhabituelle  : pour la
première fois, une famille «  transcontinentale  » (Ancien
Monde/Nouveau Monde) est établie à la satisfaction
de nombreux linguistes, d’ordinaire fort critiques. On déduit de
l’existence de cette nouvelle famille que des populations de
langue «  proto-dené-iénisseïenne  » évoluaient en Sibérie
orientale à une époque reculée (à déterminer) et qu’elles se
sont scindées en au moins deux branches,  l’une ayant migré
vers l’ouest, l’autre ayant gagné le nord-ouest de l’Amérique par
voie maritime.

Aux langues paléosibériennes se sont adjointes diverses


langues toungouses (dont l’évenk et l’évène) et, plus tard, une
langue turque : le iakoute. Venus de la région du lac Baïkal, les
Iakoutes (ou Sakha) ont migré vers le cœur de la Sibérie
orientale à partir du XIIIe siècle et absorbé une grande partie des
populations en place, comme le montre la présence d’un
substrat toungouse dans leur langue.

Le coréen et le japonais sont-ils


parents ?

Au III e  siècle  av.  J.-C., les ancêtres des Coréens fondent dans la
péninsule les «  Trois Royaumes  »  : le Koguryo au nord, le
Paekche au sud-ouest et le Silla au sud-est. Tous trois ont pour
langue officielle écrite le chinois, à l’imitation des Chinois
installés au centre de la péninsule depuis le siècle précédent. Au
VII e siècle, le Silla conquiert les deux autres royaumes et unifie
le pays. C’est alors que les Coréens commencent à utiliser les
caractères chinois pour transcrire leur propre langue, en
élaborant un système ad hoc fort complexe (voir p.  255). De
cette langue, dite «  coréen ancien  », descend le coréen
moderne, mais d’où provenait-elle  ? On considère en général
qu’elle était commune aux Trois Royaumes dès avant
l’unification. Mais, selon une autre thèse, le Silla aurait imposé
sa langue dans le Koguryo et le Paekche après l’unification, aux
dépens de langues qui lui étaient apparentées… à moins que ce
ne fût au japonais !

La préhistoire de l’archipel du Japon se résume en une période


dite «  Jomon  », d’une quinzaine de millénaires, à laquelle met
fin la période « Yayoi », de 400 av. J.-C. environ à 250 apr. J.-C. À
la seconde correspond l’afflux de nouveaux arrivants, qui
progressent vers l’est en refoulant, puis en assimilant les
populations caractéristiques de la période Jomon. Ces dernières
ont pour descendants les Aïnous, encore présents aujourd’hui
sur l’île d’Hokkaido, mais dont la langue est presque éteinte
(voir p.  525). Quant aux nouveaux arrivants, ce sont les
ancêtres des Japonais, dont la langue est attestée par écrit à
partir du VIe siècle. D’où venaient-ils ? Ils avaient franchi la mer
depuis le sud de la péninsule coréenne, mais où résidaient-ils
auparavant  ? Quelles relations leurs ancêtres avaient-ils
entretenues avec ceux des Coréens  ? Le débat demeure très
ouvert. Certains linguistes considèrent le japonais et le coréen
comme deux isolats, d’autres comme formant une famille issue
d’un hypothétique «  proto-coréen-japonais  », d’autres encore
comme constituant deux branches d’une famille «  macro-
altaïque », etc.

Les linguistes et l’Extrême-Orient


Quand ils entreprennent de classer les langues d’Extrême-
Orient, durant la première moitié du XIXe siècle, les linguistes se
trouvent en présence

Les tons s’acquièrent et se perdent


Un ton se définit comme la « hauteur relative du son de la
voix à un moment donné de la chaîne parlée  ». Dans les
langues à tons (ou tonales), il constitue une unité discrète
utilisée à des fins distinctives (pour identifier un mot), au
même titre que les phonèmes (consonnes et voyelles).
Ainsi, en chinois, li signifie « poire » accompagné d’un ton
montant et «  châtaigne  » avec un ton descendant.
Nombreuses en Asie orientale, les langues tonales le sont
aussi en Afrique subsaharienne, au Mexique, etc.

Contrairement à une idée jadis répandue, la présence ou


non de tons ne permet pas de classer les langues par
familles. Le Français André Haudricourt (1911-1996) en a
apporté la preuve en 1954 en montrant comment le
vietnamien, langue à tons (au nombre de huit), était issu
d’une protolangue atonale relevant du groupe môn-khmer.
En d’autres termes, au cours de son histoire, une langue
peut acquérir des tons… ou les perdre. Le chinois lui-
même, réputé langue tonale par excellence, ne semble pas
l’avoir été dans sa forme ancienne, avant le milieu du
I er millénaire apr. J.-C.
d’une masse de populations de « race jaune », ce qui, à l’époque,
ne paraît pas hors sujet a priori ; certaines parlent des langues à
tons (voir l’encadré), notamment le chinois, d’autant plus
marquant qu’il a fortement imprégné certaines langues
voisines, en particulier le coréen, le japonais et le vietnamien.
La présence ou non de tons sert de premier critère de
classement. Le coréen et le japonais – dénués de tons – sont tôt
perçus comme très différents du chinois. Il en va de même au
sud de la Chine : on range à part les langues non tonales, telles
que le khmer ou les langues malayo-polynésiennes. En
revanche, on regroupe toutes les langues tonales en une seule
famille, qualifiée de « sino-tibétaine » à partir des années 1920,
que l’on subdivise en deux branches : tibéto-birmane et « sino-
siamoise », la seconde incluant le chinois, les langues miao-yao
et thaïes et le vietnamien.

Au milieu du XXe  siècle, des linguistes remettent en cause la


pertinence des tons comme critère de classement  : cela les
conduit à exclure de la famille sino-tibétaine les langues miao-
yao et thaïes, ainsi que le vietnamien, rangé parmi les langues
môn-khmères. La famille sino-tibétaine se compose dès lors de
deux branches : chinoise et tibéto-birmane (voir le tableau). Les
langues miao-yao et thaïes (au sens large) sont aujourd’hui
qualifiées respectivement de « hmong-mien » et « tai-kadai ».
Les langues d’Asie orientale

NB : Le coréen et le japonais figurent parmi les langues « altaïques »


au sens large.

Foyers originels et migrations

Une agriculture fondée principalement sur le millet naît dans le


bassin du fleuve Jaune au début du VII e millénaire, puis gagne
le plateau tibétain au II e millénaire av. J.-C. On peut en déduire
que l’émergence des langues sino-tibétaines résulte des
mouvements de population correspondants, la langue chinoise
elle-même ayant pour berceau le bassin du fleuve Jaune.
L’expansion territoriale des Chinois commence dans la
première moitié du II e  millénaire  av.  J.-C.  et s’accélère au
I er millénaire, notamment vers le sud, dans le bassin du Yangzi.
Sous les Han, contemporains des Romains (voir la carte p.  21),
l’Empire chinois, fondé en 221  av.  J.-C., s’étend déjà jusqu’à la
Corée et au Tonkin. La préhistoire des langues tibéto-birmanes
demeure en revanche obscure jusqu’au milieu du
I er  millénaire  apr.  J.-C., époque à laquelle des populations
parlant de telles langues pénètrent dans ce qui deviendra la
Birmanie.

Dans le bassin du Yangzi Jiang, l’agriculture –  fondée


principalement sur le riz  – naît aussi au début du
VII e  millénaire. Parmi les populations de la région, certaines
migrent au IVe millénaire vers Taiwan, marquant ainsi le point
de départ de la grande aventure austronésienne (voir p. 43). Les
autres, principalement de langues hmong-mien et tai-kadai, se
trouvent englobées dans l’Empire chinois avant la fin du
I er  millénaire  av.  J.-C.  Cela conduit à la sinisation d’une partie
d’entre elles, mais plusieurs de leurs langues restent vivantes
(voir p.  243). Parmi les populations de langues tai-kadai,
certaines migrent vers le sud et l’ouest à partir du milieu du
I er  millénaire  : ainsi prend forme le sous-groupe tai du Sud-
Ouest, qui inclut de nos jours le thaï de Thaïlande et le laotien.

À l’époque des Han (voir la carte p.  21), les langues qui
prévalent en Asie du Sud-Est continentale relèvent de la famille
aujourd’hui nommée «  austro-asiatique  ». Parmi elles figurent
deux langues non tonales, reconnues comme apparentées dès
le début du XIXe  siècle  : le khmer (langue du Cambodge) et le
môn (aujourd’hui en usage dans le sud-est de la Birmanie).
Par ailleurs, on découvre au milieu du siècle que certaines
langues parlées dans le centre-est de l’Inde diffèrent des
langues dravidiennes voisines, et on les qualifie de « munda ».
Divers linguistes observent ensuite des similitudes entre, d’un
côté, les langues môn-khmères et les langues munda et, de
l’autre, les langues môn-khmères et le vietnamien. On leur
objecte toutefois que les locuteurs de langues munda ne sont
pas de la même «  race  », puisqu’ils ont la peau très foncée
comme les populations d’Inde du Sud. Quant au vietnamien,
n’est-ce pas une langue tonale, à la différence du khmer et du
môn ? Les parentés finissent néanmoins par être reconnues : la
validité de la famille austro-asiatique ne fait plus de doute
aujourd’hui. Cette famille semble avoir eu pour berceau le
bassin du Mékong au III e  millénaire  av.  J.-C.  Plus tard, des
migrations l’ont diffusée vers l’ouest jusqu’en Inde et vers le
sud jusque dans la péninsule malaise (où des langues austro-
asiatiques demeurent en usage dans la jungle).

Divers nouveaux arrivants gagnent ensuite la région, à


commencer par des Austronésiens sur les côtes de l’actuel
Vietnam, au I er  millénaire  av.  J.-C.  : ce sont les ancêtres des
Chams. Les migrations les plus importantes débutent cependant
au milieu du I er  millénaire  apr.  J.-C., quand les Pyus puis les
Birmans, populations de langues tibéto-birmanes venues du
nord, colonisent la plaine de l’Irrawaddy. Enfin arrivent du sud
de la Chine des Thaïs, qui s’installent entre les Birmans et les
Khmers en refoulant les Môns et fondent le royaume du Siam
(voir p. 238).
La colonisation du Pacifique

Lors d’une conférence prononcée à la Société de géographie de


Paris en 1831, le navigateur français Jules Dumont d’Urville
(1790-1842) subdivise l’Océanie en quatre parties  : à l’est, la
Polynésie ; au nord, la Micronésie ; au sud, la Mélanésie, terme
qu’il a lui-même forgé pour désigner les terres dont les
populations ont la peau noire ; enfin, à l’ouest, ce qu’il nomme
la « Malaisie », regroupant les archipels de l’Asie du Sud-Est.

Les linguistes européens ont alors déjà relevé que les langues
parlées dans ces archipels, à Madagascar, en Micronésie et en
Polynésie étaient apparentées  : on les qualifie de «  malayo-
polynésiennes  ». Leurs locuteurs ont en commun un type
physique «  malais  », auquel peuvent se rattacher tant les
Malgaches que les Tahitiens, ce qui conforte les idées de
l’époque quant aux liens entre langue et « race ». Pourtant, de
nombreux Mélanésiens parlent eux aussi des langues malayo-
polynésiennes alors qu’ils sont perçus comme de « race noire ».
Pourquoi ? La découverte des langues papoues, peu avant 1900,
relance le débat. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle
pour que les avancées conjuguées de la linguistique, de
l’archéologie et de la génétique des populations permettent de
retracer les migrations de l’Asie à l’Australie et, au-delà, dans
toutes les îles du Pacifique. Ces travaux confirment aussi que
les langues malayo-polynésiennes s’apparentent aux langues
autochtones de Taiwan, l’ensemble constituant une grande
famille, dite « austronésienne ».

Parmi les manifestations de la «  révolution cognitive  » vécue


par Homo sapiens il y a 60 000 à 30 000 ans figure la navigation
maritime, pratiquée à coup sûr par les lointains ancêtres des
Aborigènes d’Australie. Comment peut-on l’affirmer  ? En
associant deux données. D’une part, l’archéologie révèle la
présence d’êtres humains en Australie et en Nouvelle-Guinée
depuis 45  000  ans environ. D’autre part, on sait que la Terre
connaissait alors une période glaciaire, de sorte que le niveau
de la mer avait baissé et que les plateaux continentaux étaient
émergés, du moins pour partie. En conséquence, le continent
asiatique se prolongeait jusqu’à Bali, tandis que l’Australie, la
Nouvelle-Guinée et la Tasmanie formaient un seul continent,
que l’on nomme « Sahul » (voir la carte page ci-contre). Or, pour
l’atteindre à partir de Bali, il fallait franchir plusieurs bras de
mer, parfois sans qu’aucune terre soit visible à l’horizon…

Toujours est-il que des êtres humains se sont tôt dispersés sur
Sahul et au-delà, dans les archipels situés à l’est de la Nouvelle-
Guinée  : ils ont gagné la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-
Irlande, puis atteint les îles Salomon il y a près de 30  000  ans,
sans s’aventurer plus loin. Vers la fin de la période glaciaire, le
niveau des océans est remonté, de sorte qu’un bras de mer a
isolé la Tasmanie il y a 12  000  ans environ et que les
Tasmaniens ont dès lors vécu totalement à l’écart.
Le « continent de Sahul »

La mer a ensuite désuni la Nouvelle-Guinée et l’Australie au


VIII e  ou VII e  millénaire  av.  J.-C., encore que les petites îles du
détroit de Torres aient permis de maintenir des relations, du
moins à l’échelle locale. De toute façon, les populations
d’Australie et de Nouvelle-Guinée vivaient déjà séparées depuis
longtemps, dans des environnements très différents. Autre
différence : alors que les Aborigènes d’Australie sont demeurés
coupés du reste de l’humanité jusqu’à l’arrivée des Européens,
les habitants du littoral nord de la Nouvelle-Guinée et des
archipels adjacents ont vu débarquer, à partir de 1500  av.  J.-
C. environ, des populations de langues austronésiennes.

L’isolement des langues australiennes

Quand des Britanniques entreprirent de s’installer dans le sud-


est de l’Australie, en 1788, les Australiens indigènes (indigenous
Australians, appellation aujourd’hui préférée à « Aborigènes »)
se concentraient dans le bassin des fleuves Murray et Darling,
de climat tempéré, où ils menaient une existence de chasseurs-
cueilleurs. Leur nombre se situait entre 300  000  et 750  000,
voire un million. Dès la première moitié du XIXe  siècle, des
Britanniques éleveurs de moutons les ont brutalement
repoussés vers des régions plus arides, de sorte que le nombre
d’indigènes conservant leur mode de vie ancestral n’a cessé de
diminuer. (La population indigène est aujourd’hui en partie
métissée et acculturée ; voir p. 536.)

On estime que de l’ordre de 250 langues australiennes étaient


en usage il y a deux siècles, chacune comptant quelques
milliers de locuteurs tout au plus. L’Australie constituait ainsi
l’exemple type d’un très vaste territoire peuplé exclusivement
de chasseurs-cueilleurs répartis en petits groupes indépendants,
qui communiquaient grâce à un multilinguisme généralisé.
Les linguistes disposent de données relatives à la plupart de ces
langues, ne serait-ce que sous la forme de brèves listes de
vocabulaire. En revanche, les éléments de grammaire dont on
dispose ne concernent qu’une centaine de langues, en général
grâce aux travaux menés depuis les années 1960, souvent
auprès des derniers locuteurs. La classification des langues
australiennes en familles demeure discutée. Elles sont
probablement apparentées, mais l’insuffisance de données rend
difficile toute mise en œuvre de la méthode comparative.

Innombrables langues papoues

En 1892, le linguiste britannique Sydney Ray (1858-1939)


découvre que certaines langues parlées dans le sud-est de la
Nouvelle-Guinée ne sont pas malayo-polynésiennes et il
propose de les qualifier de «  papoues  » –  en usage de longue
date dans la région, « papou » vient du malais pepuah, « crépu ».
La connaissance de ces langues progresse ensuite lentement,
les régions intérieures de la Nouvelle-Guinée demeurant
difficiles d’accès. Les travaux systématiques débutent dans les
années 1950.

Aujourd’hui, on dénombre quelque sept cents langues,


réunissant au total peut-être 5  millions de locuteurs. Elles se
répartissent en deux douzaines de familles et une dizaine
d’isolats. La famille la plus nombreuse, dite «  Trans-Nouvelle-
Guinée  » (TNG), réunit quatre cents langues environ, très
diversifiées, présentes d’une extrémité à l’autre de la Nouvelle-
Guinée et jusqu’à l’île de Timor.

Pour expliquer cette répartition, on a émis l’hypothèse


suivante : il y a 10 000 ans environ, les populations des régions
montagneuses centrales auraient mis au point une forme
d’agriculture (ou plutôt d’horticulture), comme l’archéologie le
confirme, puis propagé à la fois leur nouveau mode de vie et
leurs parlers, peu à peu adoptés par les chasseurs-cueilleurs.

Des langues austronésiennes parties de


Taiwan

L’aire des langues austronésiennes s’étire sur plus de


22 000 kilomètres : à l’ouest jusqu’à Madagascar, à l’est jusqu’à
l’île de Pâques. L’expansion a débuté dans l’île de Taiwan, où des
populations venues du continent se seraient installées vers
3500  av.  J.-C., si ce n’est plus tôt. Leurs langues, issues d’un
hypothétique « proto-austronésien », se diversifient dans l’île et
y ont pour descendantes les langues dites «  formosanes  »,
toujours en usage (voir p. 521).

Vers 3000 av. J.-C., la migration reprend, peut-être en raison de


l’invention de la pirogue à balancier  : des navigateurs partent
vers le sud et atteignent les Philippines. De leur langue vont
dériver toutes les langues malayo-polynésiennes
(austronésiennes non formosanes), au nombre de 1  200
environ aujourd’hui. La migration se poursuit en direction de
Bornéo et des Célèbes (vers 2500 av. J.-C.), puis bifurque : d’un
côté, jusqu’à Java, Sumatra et la péninsule malaise (2000 à
1000  av.  J.-C.)  ; de l’autre, vers les Moluques, puis vers les
archipels situés au nord-est de la Nouvelle-Guinée jusqu’aux
îles Salomon, atteintes vers 1500 av. J.-C.

L’archéologie et les analyses génétiques montrent que les


nouveaux arrivants (autrement dit, les Austronésiens) ont
introduit l’agriculture en Asie du Sud-Est insulaire et assimilé
(ou éliminé) les populations en place. Dans les archipels
proches de la Nouvelle-Guinée, l’impact des migrations fut
différent. Les populations locales, apparentées aux Papous,
absorbèrent les Austronésiens, arrivés en faible nombre, mais
elles leur empruntèrent leurs langues et d’autres traits culturels
(techniques de navigation,  etc.). À partir de 1200  av.  J.-
C.  environ, des populations ainsi métissées voguent au départ
des îles Salomon et atteignent des îles jusqu’alors inhabitées : le
Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie vers 1000 av. J.-C., les îles Fidji,
Tonga et Samoa au cours des deux siècles suivants.

Au-delà des îles Samoa, les circonstances de la colonisation de la


Polynésie ont longtemps fait l’objet de controverses. Deux
études récentes, menées par des chercheurs surtout néo-
zélandais, apportent un éclairage nouveau. L’une porte sur le
patrimoine génétique du rat du Pacifique (Rattus exulans),
commensal (comestible  !) des navigateurs océaniens. Elle
indique qu’au cours de la première moitié du I er millénaire une
nouvelle migration austronésienne, venue de l’ouest via la
Micronésie, a atteint Samoa et les archipels voisins. L’autre
étude conclut qu’à partir de là des Austronésiens ont ensuite
colonisé la Polynésie orientale  : les îles de la Société (dont
Tahiti) entre 1000 et 1150, puis, au XIIIe siècle, les îles Marquises,
l’île de Pâques (Rapa Nui), les îles Hawaii et la Nouvelle-Zélande
(Aotearoa).

Il reste l’énigme de la colonisation de Madagascar. En 2012, des


chercheurs néo-zélandais ont comparé l’ADN de populations
malgaches et de populations austronésiennes et en ont conclu
que les Malgaches descendaient d’un petit groupe (dont une
trentaine de femmes) débarqué au VIIIe siècle, accidentellement,
semble-t-il. Quant à l’origine géographique de ce groupe, c’est la
linguistique qui en témoigne  : le malgache s’apparente aux
langues barito, aujourd’hui parlées dans le sud-est de Bornéo.

Les langues d’Afrique

Parti de Gambie, l’Écossais Mungo Park explore la boucle du


Niger en 1795-1797 (et trouvera la mort en 1806 lors d’une
seconde expédition sur le fleuve). Il est le premier Européen à
s’aventurer loin à l’intérieur de l’Afrique subsaharienne,
autrement dit «  noire  ». Tout au long du XIXe  siècle, d’autres
explorateurs sillonnent le continent en prélude à son partage
entre puissances coloniales (voir p.  553). Ils prennent ainsi la
mesure de l’extrême diversité des langues africaines  ;
auparavant, les Européens ne connaissaient que certaines
d’entre elles, parlées le long des côtes. Des linguistes (les
premiers « africanistes ») se mettent à l’ouvrage vers le milieu
du siècle, mais les progrès seront lents en raison de l’immensité
des données à collecter dans des conditions souvent difficiles.

Les descendants de Noé inspirent les


linguistes

D’autres se penchent sur les langues en usage dans le nord-est


et le nord du continent. Dès la fin du XVIIe  siècle, l’Allemand
Hiob Ludolf (1624-1704) a montré que plusieurs langues
d’Éthiopie (le guèze, l’amharique,  etc.) s’apparentaient à
l’hébreu, à l’araméen et à l’arabe, dont les similitudes étaient
reconnues depuis longtemps. Toutes ces langues sont ensuite
qualifiées de «  sémitiques  », appellation dérivée du nom de
Sem, l’un des fils de Noé. Or, les linguistes observent que les
langues berbères d’Afrique du Nord, le copte et son ancêtre
l’égyptien ancien et les langues non sémitiques d’Éthiopie
ressemblent aux langues sémitiques. Ils les regroupent sous
l’appellation « chamitiques » (ou « hamitiques »), tirée du nom
de Cham, autre fils de Noé, qui aurait notamment eu pour
descendants les Égyptiens, les Libyens (nom donné dans
l’Antiquité aux Berbères) et les Nubiens. On qualifie enfin de
« couchitiques » les langues non sémitiques d’Éthiopie, du nom
de Couch, l’un des fils de Cham. En associant, d’un côté, les
langues sémitiques, de l’autre, les langues chamitiques
(berbères, égyptienne ancienne et couchitiques), on esquisse,
dans les années 1860, un vaste ensemble dit «  chamito-
sémitique ».

L’étude des « races » – alors perçue comme scientifique – gagne


en importance entre le milieu du XIXe  siècle et le milieu du
XXe  siècle. Dans ce contexte, plusieurs auteurs échafaudent
l’hypothèse que les «  Chamites  » (locuteurs de langues
chamitiques) forment une race (blanche, à l’origine) qui aurait
apporté à la race «  négroïde  » des éléments de civilisation (la
métallurgie, l’irrigation, etc.). La confusion entre race et langue
se manifeste notamment à propos des langues tchadiques,
parlées dans le nord de l’actuel Nigeria. Certains les rangent
parmi les langues chamitiques en raison de leurs nombreux
traits communs avec elles, mais d’autres s’y refusent au motif
que leurs locuteurs sont de race noire. Le mythe des Chamites
s’effondre vers 1950, quand le linguiste américain Joseph
Greenberg (1915-2001) montre qu’il n’y a pas, d’un côté, une
famille sémitique, de l’autre, une famille chamitique, mais cinq
familles distinctes : sémitique, égyptienne, couchitique, berbère
et tchadique. Selon Greenberg, elles forment le phylum
(« embranchement », terme emprunté aux sciences naturelles)
«  afro-asiatique  ». Une sixième famille, «  omotique  », sera
détachée de la famille couchitique en 1969.
La fin de l’autonomie bantoue

Greenberg se penche aussi sur les autres langues africaines.


Historiquement, les premiers travaux approfondis ont porté sur
le kikongo, langue du royaume du Kongo, où les Portugais
exerçaient une forte influence aux XVIe  et XVIIe  siècles. Les
similitudes entre le kikongo et d’autres langues du tiers
méridional de l’Afrique ont été relevées au XVIIIe  siècle, la
famille ainsi ébauchée étant qualifiée de «  bantoue  » en 1858
(Ba ntu signifie simplement « les gens »). L’étude des langues de
l’Afrique moyenne (au sud du Sahara, de l’Atlantique aux
confins de l’Éthiopie) progresse peu à peu au XIXe  siècle, mais
leur très grand nombre et leur extrême diversité découragent
longtemps les tentatives de classification générale, si ce n’est en
langues « soudanaises » (à l’ouest et au centre) et « nilotiques »
(à l’est).

Il n’empêche que, dès la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs


linguistes notent des ressemblances troublantes entre les
langues bantoues et certaines langues d’Afrique de l’Ouest… au
grand dam des bantouistes, jaloux de leur pré carré. En
proposant une nouvelle classification, Greenberg tranche deux
nœuds gordiens. Il met fin à l’autonomie des langues bantoues
en les rattachant aux langues d’Afrique occidentale au sein d’un
vaste ensemble « nigéro-congolais ». Par ailleurs, il délimite un
ensemble «  nilo-saharien  » incluant les langues dites
auparavant «  nilotiques  » et une partie de celles dites
« soudanaises ».

Ce n’est pas tout. Après avoir pris pied au Cap en 1652, dans
l’extrême sud du continent, les Hollandais sont en effet entrés
en contact avec des populations différentes des autres Africains.
Ils les ont nommées Bosjesmannen, littéralement « hommes des
bosquets  », appellation francisée en «  Bochimans  », et
Hottentotten («  Hottentots  »), littéralement «  hott et tott  », en
raison de leur curieuse façon de parler. Les langues des uns et
des autres forment un ensemble très particulier, caractérisé par
des consonnes «  claquantes  » qualifiées de «  clics  ». Bien
étudiées dans les années 1920, elles sont dès lors qualifiées de
«  khoïsan  » (de Khoïkhoï, nom sous lequel les Hottentots se
désignent eux-mêmes, et San, nom qu’ils donnent aux
Bochimans). Greenberg les rassemble en un seul
« embranchement », ce qui sera vivement contesté.

La classification établie par Greenberg a le mérite de clarifier un


tableau auparavant confus, mais la plupart des linguistes
attachés à la méthode comparative ne l’acceptent pas pour
autant  : à leurs yeux, les «  embranchements  » ne présentent
pas de caractère «  génétique  », donc légitime. En d’autres
termes, Greenberg n’aurait pas prouvé que les langues qui
composent chacun d’eux ont une origine commune. Les
africanistes s’en accommodent néanmoins, y voyant un cadre
propice à la poursuite de leurs travaux.
Les langues d’Afrique vers l’an 1
Le berbère, le somali et le haoussa ont-
ils la même origine ?

Remontons le temps de 3  000  ans et commençons par


l’ensemble afro-asiatique qui, rappelons-le, réunit l’égyptien
ancien (une famille en soi) et les familles sémitique, berbère,
couchitique, omotique et tchadique. À cette époque, les langues
sémitiques demeurent confinées au Proche-Orient  : non
seulement la langue arabe ne s’est pas encore propagée dans le
nord de l’Afrique (il faudra pour cela attendre le VIIe  siècle),
mais les Phéniciens, eux aussi de langue sémitique, n’ont pas
encore fondé Carthage. Quant aux autres familles, elles ne sont
présentes que sur le continent africain, qu’il s’agisse de
l’égyptien ou des langues berbères (en Afrique du Nord),
couchitiques et omotiques (à l’est du Nil) et tchadiques.

Si l’on admet que les diverses familles afro-asiatiques ont une


ascendance commune, où situer le foyer originel  ? Certains
l’imaginent dans la vallée du Jourdain et la basse vallée du Nil,
d’autres plus au sud, entre le Nil et la mer Rouge. Dans tous les
cas, on postule que les populations locutrices de l’hypothétique
«  proto-afro-asiatique  » auraient tôt maîtrisé des formes
d’agriculture et d’élevage, puis, de proche en proche, lentement
essaimé dans des régions parcourues par des chasseurs-
cueilleurs. Ces derniers se seraient mêlés aux nouveaux venus
et auraient adopté leurs langues qui, de plus en plus éloignées
du foyer originel, auraient  divergé en plusieurs familles. À
quand remonteraient ces divergences  ? Il est  difficile de
l’établir, mais les différences constatées aujourd’hui entre les
six familles impliquent une origine très ancienne, datant d’il y a
une dizaine de milliers d’années.

Cela semble toutefois contredire une autre observation  : les


langues berbères actuelles se ressemblent, au point qu’aux
yeux de certains elles ne formeraient qu’une seule langue…
Comment rendre compte d’une telle situation ? En deux temps :
au tout début, une lointaine ancêtre du berbère se détache du
tronc afro-asiatique ; plusieurs milliers d’années plus tard, une
langue descendant (parmi d’autres) de cette ancêtre s’impose
aux dépens de ses cousines. C’est le «  proto-berbère  » que les
linguistes s’efforcent de reconstituer et qui daterait de la fin du
IVe  millénaire. Il se diffuse dans toute l’Afrique du Nord,
jusqu’aux confins de l’Égypte et jusqu’à l’Atlantique. Ses
locuteurs atteignent même les îles Canaries où, sous le nom de
Guanches, ils conserveront l’usage d’un parler berbère jusqu’à
la conquête espagnole au XVe  siècle. L’expansion du berbère
dans le Sahara, plus récente, fait suite à l’introduction du
dromadaire en Afrique du Nord, au Ier siècle av. J.-C.

Parmi les langues couchitiques figurent le bedja (parlé dans l’est


de l’actuel Soudan), l’oromo (en Éthiopie) et le somali. Des
éleveurs nomades, venus des rives de la mer Rouge, les ont peu
à peu propagées à partir du IVe millénaire, atteignant l’Éthiopie
au millénaire suivant et, pour finir, le centre de l’actuelle
Tanzanie (où ils ont pour actuels descendants les Iraqw). Ce
faisant, ils ont introduit l’élevage bovin et ovin en Afrique
orientale. Les populations de langues omotiques, présentes
dans le sud-ouest de l’Éthiopie dès le IVe  millénaire et
composées d’agriculteurs, n’ont en revanche pas migré ensuite.

Sur les hauts plateaux éthiopiens, propices à l’agriculture,


plusieurs populations se sont installées successivement. Les
premières, arrivées au III e millénaire voire plus tôt, étaient de
langues couchitiques. D’autres, originaires de la péninsule
Arabique, ont migré par étapes au cours du I er millénaire av. J.-
C. en franchissant la mer Rouge. Elles ont apporté leurs langues
sudarabiques (sémitiques), lesquelles sont peu à peu devenues
dominantes. Telle est l’origine des langues sémitiques
d’Éthiopie : le guèze pour commencer (il s’est éteint avant l’an
mille), puis l’amharique, le tigrigna, etc.

La question des langues tchadiques, géographiquement isolées


des autres langues afro-asiatiques, reste énigmatique. Comment
des langues lointainement originaires du nord-est de l’Afrique
sont-elles devenues celles de populations que, par ailleurs, rien
ne semble distinguer de leurs voisines  ? Le scénario le plus
vraisemblable comporte une étape dans les régions
montagneuses du Sahara central à une époque où le climat y
était relativement humide. Un récit possible (parmi d’autres)
fait intervenir des populations de langues nilo-sahariennes
pratiquant la pêche et un début d’agriculture dans ces régions,
rejointes au IVe  millénaire par des éleveurs venus du nord ou
du nord-est, dont les langues sont afro-asiatiques. Dans le
Tibesti, les langues nilo-sahariennes finissent par prévaloir,
tandis que les populations du Hoggar et de l’Aïr adoptent les
langues des éleveurs. Quand la phase humide prend fin, au
III e  millénaire, elles migrent vers la région du lac Tchad, se
mêlent aux populations déjà en place et deviennent
agriculteurs. La langue tchadique la plus importante est
aujourd’hui le haoussa, en usage dans le nord du Nigeria.

Les langues nilo-sahariennes : un


agrégat contesté

L’ensemble nommé « nilo-saharien » par Greenberg s’intercale


entre l’ensemble afro-asiatique et la masse des autres langues
africaines. Réunissant une demi-douzaine de familles
(soudanienne orientale, soudanienne centrale, four, mabane,
saharienne et songhaï) et autant de groupes plus restreints, il
demeure insuffisamment étudié et sa validité, controversée.
Les linguistes défendant l’hypothèse d’une lointaine
ascendance commune situent le foyer originel des langues nilo-
sahariennes dans la moyenne vallée du Nil et associent leur
expansion initiale à celle  de populations pratiquant la pêche
dans les cours d’eau et lacs du sud du Sahara à une époque
humide (VIII e-VII e millénaires, voire plus tôt).

La famille soudanienne orientale, de loin la plus importante,


inclut le nubien (au sud de l’Égypte) et les langues nilotiques,
aujourd’hui réparties du Soudan du Sud au centre de la
Tanzanie. Ces dernières se sont diffusées par vagues
successives, la migration la plus récente vers le sud étant celle
des Massaïs à partir du XVe  siècle. Dans la moyenne vallée du
Nil, en revanche, les langues apparentées au nubien ont cédé la
place à l’arabe à partir du XIVe  siècle. De la famille saharienne
relève  le kanouri, parlé à proximité du lac Tchad. Quant aux
langues songhaï de la boucle du Niger, elles présentent de
nombreux traits communs tant avec le berbère qu’avec les
langues mandé, de sorte que la question de leur origine
demeure vivement débattue.

Les langues nigéro-congolaises et les


migrations des Bantous

L’immense aire des langues nigéro-congolaises s’étend du


Sénégal à l’Afrique du Sud. La classification de ces langues (voir
le tableau), qui comptent aujourd’hui plus de 400  millions de
locuteurs, met en évidence une nette dissymétrie : tandis qu’en
Afrique occidentale se côtoient des familles très diverses, les
langues bantoues, étroitement apparentées, sont parlées dans
presque tout le tiers méridional du continent. Une telle
répartition résulte d’une préhistoire que l’on s’efforce de
reconstituer, du moins dans ses grandes lignes.

En Afrique de l’Ouest, les familles atlantique, mandé, dogon et


ijoïde diffèrent nettement entre elles. Elles diffèrent aussi de
l’ensemble de langues dit « Volta-Congo ». On en déduit que – si
les langues nigéro-congolaises ont effectivement une
ascendance commune  – les divergences initiales ont eu lieu
dans la savane, au cœur de l’Afrique occidentale, à une époque
difficile à préciser (entre 10000 et 5000 av. J.-C.). La colonisation
de la zone forestière bordant le littoral, plus tardive, aurait
d’abord été le fait de populations de pêcheurs descendant le
cours des fleuves. Dans la famille atlantique figurent le wolof,
principale langue de l’actuel Sénégal, et le peul, dont l’aire
s’étend aujourd’hui du Sénégal au Cameroun. Les migrations
des Peuls se sont déroulées en deux temps. Aux alentours du
III e millénaire av. J.-C., leurs ancêtres, venus du Sahara central,
atteignent la région du fleuve Sénégal. Ils s’y mêlent aux
populations en place et adoptent leurs parlers, dont sont issus
les divers dialectes peuls actuels. La seconde phase date du
II e  millénaire  apr.  J.-C.  : en quête de pâturages, les Peuls
migrent peu à peu vers l’est et le sud. Ils jouent un rôle
politique éminent à partir du XVIIe  siècle, notamment en pays
haoussa. Le cœur du pays mandé se situe entre les cours
supérieurs du Sénégal et du Niger. Les célèbres Dogons sont
installés plus à l’est. Quant aux Ijaw, ils forment un isolat dans
le delta du Niger.
La classification des langues nigéro-congolaises

La famille «  Volta-Congo  » rassemble aujourd’hui les quatre


cinquièmes des locuteurs de langues nigéro-congolaises. Le
groupe « Volta-Congo Nord » s’étire d’une façon discontinue du
Liberia aux confins du Soudan du Sud. Il semble qu’une telle
géographie résulte de migrations anciennes à partir de l’aire des
langues voltaïques, centrée sur l’actuel Burkina Faso : les unes
vers le sud-ouest (langues krou), les autres vers l’est (langues
adamaoua-oubanguiennes), contemporaines des migrations
des Bantous (voir ci-dessous). Le sous-ensemble «  Volta-Congo
Sud  » se compose des langues kwa (dont l’akan, parlé dans
l’actuel Ghana) et des langues « Bénoué-Congo », qui incluent à
la fois le yorouba et l’igbo (sud du Nigeria) et les langues
bantoues.

Ces dernières forment une subdivision d’un sous-groupe dit


«  bantoïde  » dont les autres membres sont concentrés aux
confins des actuels Nigeria et Cameroun. Étroitement
apparentées, les langues bantoues se subdivisent en une
multiplicité de dialectes, de sorte qu’il n’est guère possible de les
dénombrer : selon les auteurs, on en compterait de trois cents à
six cents. Les linguistes en déduisent qu’à partir d’un noyau
« bantoïde » les dialectes « protobantous », ancêtres des langues
bantoues, auraient commencé à diverger vers 3000  av.  J.-C., et
que la répartition actuelle de ces dernières résulterait de
migrations ultérieures, comme l’archéologie le confirme.

Au cours des III e  et II e  millénaires, les Bantous, qui sont


agriculteurs et pêcheurs, colonisent très progressivement la
forêt équatoriale en descendant les affluents de la rive droite du
Congo, puis en remontant ceux de la rive gauche. Aux
alentours de 1000  av.  J.-C., ils atteignent les lisières de la forêt.
Ils poursuivent ensuite leur expansion dans la savane, puis se
dirigent vers l’est, atteignant la région du lac Victoria au milieu
du I er  millénaire  av.  J.C., ou vers l’Afrique australe, en
franchissant le Limpopo avant le Ve  siècle. Leur expansion
cessera quand ils se heurteront aux Hollandais du Cap, vers la
fin du XVIIIe siècle.

Les langues khoïsan, riches en clics


En simplifiant, on pourrait définir le clic comme un son produit
avec la langue ou les lèvres sans l’aide de l’air provenant des
poumons. Toutes caractérisées par une diversité de clics
(consonnes parmi d’autres), les langues khoïsan partagent-elles
pour autant une origine commune, comme l’affirmait
Greenberg  ? Les spécialistes répondent par la négative
en distinguant nettement trois familles, khoï, tuu et kx’a (voir le
tableau p. 603), auxquelles s’ajoutent deux isolats, le hadza [5]  et
la sandawe, l’un et l’autre parlés en Tanzanie.

Au nombre d’une douzaine au total, dont la moitié en voie


d’extinction, les langues des familles tuu et kx’a sont
aujourd’hui les seules survivantes des langues très
anciennement parlées par les San, chasseurs-cueilleurs
d’Afrique australe (jadis nommés « Bochimans »).

La paléogénétique éclaire l’histoire des langues khoï, parlées


par les Khoïkhoï (jadis nommés « Hottentots »). Venus du nord-
est, des éleveurs nomades, peut-être apparentés aux Sandawe,
ont migré en Afrique australe au cours du I er  millénaire et s’y
sont plus ou moins mêlés aux chasseurs-cueilleurs, devenant
les Khoïkhoï… bientôt rejoints par des Bantous qui les refoulent
ou les intègrent dans leurs rangs. Certaines langues bantoues
(notamment le xhosa et le zoulou) acquièrent ainsi des clics.
Les Hollandais qui colonisent la région du Cap à partir du
XVII e  siècle se montrent plus brutaux  : ils massacrent ou
réduisent en esclavage les Khoïkhoï. Par métissage, ces
populations se fondront ensuite dans celle des Cape Coloureds,
de langue afrikaans.
Les Pygmées, habitant la forêt équatoriale, furent les premiers
chasseurs-cueilleurs rencontrés par les Bantous, aux III e  et
II e  millénaires. Souvent réduits à une quasi-servitude par ces
derniers, ils finirent par adopter leurs langues, tout en
conservant de nombreux traits de leur propre culture. Quelles
langues parlaient-ils auparavant ? On l’ignore. Mais la génétique
décèle chez les Pygmées et les San une lointaine origine
commune, remontant peut-être à 35  000  ans. On a ainsi pu
émettre l’hypothèse que les Pygmées parlaient jadis des
langues apparentées à celles des San, comme le suggèrent leurs
styles musicaux.

Les Arabes diffusent l’écriture

La propagation de l’écriture en Afrique s’est déroulée en trois


phases  : antique, médiévale (marquée par l’expansion de la
langue arabe et de l’islam) et moderne (la colonisation
européenne).

En dépit de son ancienneté (il est né vers la fin du


IVe  millénaire), le système d’écriture égyptien ne s’est guère
diffusé hormis vers le sud, dans le royaume de Méroé, où
l’écriture méroïtique est apparue vers le milieu du
I er  millénaire  av.  J.-C.  La langue correspondante, sans doute
apparentée au nubien, demeure énigmatique.
Les écritures sémitiques à base de consonnes atteignent
l’Afrique à peu près simultanément dans deux régions fort
éloignées. D’un côté, les Phéniciens fondent Carthage vers
820 av. J.-C. L’écriture phénicienne y devient l’écriture punique,
laquelle inspire l’écriture libyque (apparue au VIe  siècle  av.  J.-
C.  pour transcrire le berbère). D’un autre côté, l’écriture
sudarabique, née dans l’actuel Yémen, est attestée en Érythrée
dès le IXe  siècle  av.  J.-C.  En est issue l’actuelle écriture
éthiopienne, apparue au IVe siècle apr. J.-C.

La deuxième phase débute quand les Arabes conquièrent


l’Égypte au VIIe  siècle, puis occupent le Maghreb. Leur
expansion vers le sud, dans l’actuel Soudan, commence aux
XIVe-XVe siècles. Elle se poursuit ensuite vers l’ouest, à la latitude
du Sahel, pour atteindre le lac Tchad. La progression de la
langue arabe parlée s’effectue aux dépens du copte, des langues
berbères et de nombreuses langues nilo-sahariennes. L’aire
d’influence de l’islam – et, par conséquent, de l’arabe écrit et de
l’écriture arabe  – déborde toutefois celle de l’arabe parlé. En
Afrique, elle se manifeste principalement à la lisière
méridionale du Sahara et sur la côte orientale.

L’essor du commerce transsaharien, amorcé par les Berbères


aux premiers siècles de notre ère, favorise la formation d’États
au sud du Sahara  : le royaume du Ghana (milieu du
I er  millénaire-XIe  siècle), l’empire du Mali (XIIIe-XVe  siècles),
l’Empire songhaï (XVe-XVIe  siècles) et, plus à l’est, les cités
haoussas et le royaume du Kanem (à partir de la fin du
I er  millénaire). Après la conquête du Maghreb par les Arabes,
l’islam se diffuse le long des itinéraires commerciaux et devient
progressivement la religion des élites marchandes et politiques.
Les écrits en arabe circulent et se multiplient et l’on en vient
(comme ailleurs dans le monde musulman) à consigner
certaines langues africaines en caractères arabes adaptés à cet
effet. On qualifie de tels écrits d’adjami («  étranger, non
arabe  »). Il existe des adjami en diverses langues d’Afrique de
l’Ouest : bambara, haoussa, kanouri, malinké, mandingue, peul,
songhaï et wolof.  Les plus anciens, découverts à Tombouctou,
datent du XIVe siècle.

À partir du VIIIe  siècle, par ailleurs, des navigateurs arabes


viennent commercer sur la côte orientale, en particulier celle
de l’actuel Kenya. Ils s’y mêlent à la population bantoue locale,
qui adopte l’islam. Ainsi naît une communauté dont la langue
bantoue, influencée par l’arabe, prend le nom de swahili et
devient lingua franca le long de la côte, de la Somalie aux
Comores (le swahili est la langue du « rivage », sahil en arabe,
d’où vient aussi Sahel, « rivage » méridional du Sahara comparé
à un océan). Les plus anciens écrits connus en swahili sont en
caractères arabes et datent du début du XVIIIe siècle.

La troisième phase est inaugurée par les Portugais qui, dès


avant la fin du XVe  siècle, envoient des missionnaires dans le
royaume du Kongo (au sud de l’embouchure du fleuve). Il
s’ensuit, au milieu du siècle suivant, la rédaction d’un
catéchisme en langue kongo (voir p.  552). Il faut toutefois
attendre le XIXe  siècle pour que se développe véritablement la
mise par écrit de langues africaines par des Européens, en
particulier des missionnaires.

Le puzzle américain

Dans un ouvrage exhaustif, Lyle Campbell répertorie les


langues autochtones du continent en 91 familles et 104 langues
isolées, réunissant au total quelque 960 langues, dont 290
aujourd’hui éteintes [6] . Situées sur une carte, toutes ces
familles et isolats forment un puzzle difficile à interpréter.
Comment esquisser une préhistoire des langues d’Amérique à
partir de telles données ? On n’y parvient pas, si ce n’est, dans
certains cas, à un échelon régional, sans trop remonter dans le
temps.

Il est vrai que, dès le début du XXe siècle, le nombre très élevé de


familles (ou «  souches  », comme on les nommait alors) a
conduit certains linguistes à juger le travail de classification
inachevé. Dans les années  1920, l’Américain Edward Sapir
(1884-1939) regroupe 58 «  souches  » nord-américaines en six
familles… et déclenche une polémique. Une quarantaine
d’années plus tard, Joseph Greenberg, après avoir reclassé les
langues d’Afrique (voir p.  45), se tourne vers le continent
américain et finit par n’y discerner que trois familles : eskimo-
aléoute, na-dené et « amérinde ». La publication de ses résultats,
en 1987, provoque un tollé. Dès l’année suivante, toutefois, le
généticien italien Luigi Luca Cavalli-Sforza (1922-2018),
professeur à Stanford, apporte à Greenberg un soutien
inattendu en distinguant effectivement trois groupes de
populations en Amérique  : les Esquimaux, les Amérindiens
parlant des langues na-dené et les autres Amérindiens. Les
polémiques ne s’apaisent pas pour autant  : dans leur grande
majorité, les américanistes – Lyle Campbell en tête – demeurent
attachés au mode de classification instauré un siècle plus tôt.

On peut bien sûr aborder la question de la préhistoire d’une


façon plus directe  : à quelle époque des êtres humains ont-ils
pour la première fois pris pied en Amérique ? Les plus anciens
sites humains identifiés de façon sûre par l’archéologie datent
d’il y a 15  000  ans environ, tant en Amérique du Nord qu’en
Amérique du Sud. On en déduit habituellement que les
premiers immigrants sont passés d’Asie en Amérique via la
région du détroit de Béring alors qu’elle n’était pas immergée,
c’est-à-dire avant la remontée du niveau des mers due au déclin
de la dernière période glaciaire. Mais il se peut aussi qu’ils aient
longé les côtes par voie maritime  : la question n’est pas
tranchée.

Quoi qu’il en soit, ces immigrants se sont vite éparpillés sur tout
le continent, comme le confirme la paléogénétique. Cela
expliquerait le «  puzzle  » linguistique  : les ancêtres des
Amérindiens auraient tôt formé de nombreuses communautés
régionales ou locales demeurées ensuite assez stables, chacune
caractérisée par une petite famille de langues évoluant à l’écart
des autres.
La paléogénétique confirme aussi qu’une deuxième vague de
migrants est arrivée de Sibérie il y a 5  000  ans environ  : telle
serait l’origine des langues na-dené. À l’appui de cette thèse,
Edward Vajda a montré en 2008 que ces langues s’apparentaient
aux langues ienisseïennes de Sibérie (voir p.  35), ce qui
confirmerait leur spécificité. Il y a environ 5  000  ans aussi,
d’autres populations, venues de Sibérie, se sont répandues dans
toute la région arctique américaine : on qualifiait naguère leurs
cultures de «  paléo-eskimos  », mais on ignore quelles langues
elles parlaient.

On sait en revanche que les actuels Esquimaux (comme on les


nommait naguère) sont arrivés plus tard en Amérique.
Dispersés des rivages de la mer de Béring au Groenland, ils
parlent des langues dites « eskimo-aléoutes » réparties en deux
groupes, aléoute et eskimo, ce dernier se subdivisant lui-même
en deux sous-groupes, yupik et inuit. À partir d’un foyer situé
dans l’ouest de l’Alaska, les langues aléoutes ont divergé les
premières au cours de migrations vers les îles Aléoutiennes il y
a peut-être 4 000 ans. Les langues yupik et inuit ont divergé au
début du I er  millénaire. Les Yupik sont demeurés en Alaska,
tandis que les Inuits ont migré vers l’est, jusqu’au Groenland,
tout en se mêlant aux populations «  paléo-eskimos  » arrivées
avant eux.

Dissymétrie nord-américaine
Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des États-
Unis (1801-1809), s’intéressait beaucoup aux Indiens
d’Amérique et à leurs langues  : il s’étonnait (déjà  !) de leur
extrême diversité et en concluait que leurs origines devaient
être très anciennes. Il a cependant fallu attendre l’expansion
des États-Unis vers l’Ouest, au XIXe  siècle, pour que les
informations s’accumulent et qu’une classification des langues
amérindiennes soit sérieusement entreprise au début du siècle
suivant.

Les linguistes observent alors, en Amérique du Nord, une nette


dissymétrie entre la côte du Pacifique, où se pressent une
vingtaine de familles de langues, et le reste du continent.
Comment expliquer cette dissymétrie  ? Il est probable que les
ancêtres des Indiens de la côte Ouest s’y sont installés de très
longue date et ont ensuite peu bougé, ce qui aurait conduit les
langues concernées à se diversifier sur place, au fil des
millénaires, tandis que seuls certains groupes s’aventuraient
loin vers l’est, parcourant d’immenses territoires.

L’aire des langues algonquiennes s’est ainsi étendue des


Rocheuses à la côte Atlantique et – du moins avant l’arrivée des
Européens  – du Labrador à l’actuelle Virginie. Parmi leurs
locuteurs figuraient les Micmac (rencontrés par Jacques Cartier
en 1534), les Montagnais du Québec, les Massachusetts,  etc.
C’est d’ailleurs en massachusett que le missionnaire puritain
anglais John Eliot (v. 1604-1690) acheva dès 1663 une traduction
de la Bible, la première en langue amérindienne. Dans l’est de la
région des Grands Lacs s’étendait l’aire des langues
iroquoiennes, parlées par les Iroquois et les Hurons.

Après leur arrivée (tardive) dans le nord-ouest du continent,


certaines populations de langues na-dené y sont restées, tandis
que d’autres s’installaient à leur tour sur la côte du Pacifique et
que d’autres encore migraient vers les actuels Arizona et
Nouveau-Mexique. Leurs descendants y parlent des langues
apaches, dont le navajo, aujourd’hui la plus importante langue
autochtone d’Amérique du Nord (150  000 locuteurs environ).
Dans la même région s’est épanouie à partir du VIIIe  siècle la
culture dite des «  Pueblos  », à laquelle participent des
populations de langues très diverses  : keres, tano, zuñi, hopi…
Ce dernier relève  de la famille uto-aztèque, dont on situe le
foyer originel au sud de l’actuel Arizona. Le proto-uto-aztèque,
parlé il y a peut-être 5  000  ans, a divergé en deux branches,
nord et sud. De la branche sud relèvent les langues nahuas,
dont les locuteurs ont migré vers le sud au cours de la seconde
moitié du I er  millénaire  apr.  J.-C.  Parmi eux figuraient les
Aztèques, fondateurs, aux XIVe-XVe  siècles, d’un empire ayant
pour capitale Tenochtitlán (devenue Mexico).
Les familles de langues d’Amérique du Nord « à l’époque
du contact »

Pour explorer le passé des langues amérindiennes, il faut pouvoir se


référer à la période précédant la colonisation européenne. En
pratique, cela signifie se fonder sur les informations recueillies par les
Européens au fur et à mesure qu’ils sont entrés en contact avec les
diverses populations autochtones (de la fin du XV e siècle aux Antilles
au XIX e siècle dans le nord-ouest de l’Amérique du Nord et au XX e siècle
dans certaines régions d’Amazonie). On dresse ainsi des cartes des
langues « à l’époque du [premier] contact » avec les Européens, en
sachant qu’elles restent incomplètes et approximatives, faute de
données, et que de nombreuses langues ont disparu sans laisser de
traces.

Les Aztèques avaient ainsi pénétré dans une région privilégiée


dite « Amérique moyenne » ou « Méso-Amérique », incluant le
centre et l’est du Mexique et l’Amérique centrale, Nicaragua
compris. Là se sont épanouies trois familles de langues,
otomangue, mixe-zoque et maya, ainsi que le totonaque,
aujourd’hui parlé à l’est de Mexico. Les Totonaques ont peut-
être fondé Teotihuacan, métropole dont l’âge d’or remonterait
au milieu du I er  millénaire  apr.  J.-C.  Les langues otomangues
incluent l’otomi (toujours en usage à l’ouest de Mexico) et le
mangue (jadis parlé dans le sud du Nicaragua), mais aussi et
surtout le mixtèque et les langues zapotèques. De la famille
mixe-zoque relevait autrefois la langue des Olmèques,
fondateurs de la première civilisation méso-américaine (de
1200 à 500  av.  J.-C.). Sans doute inspirèrent-ils les Mayas,
inventeurs d’un système d’écriture déchiffré au cours de la
seconde moitié du XXe siècle (voir p. 270).

Amérique du Sud : le foisonnement


amazonien
Dans les Andes centrales prédominent le quechua et l’aymara,
qui comptent aujourd’hui encore une dizaine de millions de
locuteurs. Le quechua se répartit en une multiplicité de
dialectes nettement divergents dont on distingue deux
groupes  : central (ou quechua  I) et périphérique (ou
quechua II). Le premier, présentant la plus grande diversité, se
déploie dans la zone andine du Pérou central. Les dialectes
périphériques semblent en revanche issus d’une expansion
plus tardive, vers le nord et vers le sud-est. L’empire des Incas,
fondé au XVe  siècle autour de sa capitale Cuzco, aurait ensuite
accentué l’hégémonie du quechua II en lui attribuant un statut
officiel (comme le feront les Espagnols jusqu’au XVIIIe  siècle).
Dans le nord de la cordillère des Andes, la famille chibcha,
originaire de l’isthme de Panama, incluait la langue des
Muiscas, éteinte au XVIIIe  siècle. Ceux-ci peuplaient la riche
région de l’actuelle Bogota, conquise par les Espagnols dans les
années 1530.
Les familles de langues d’Amérique du Sud « à l’époque
du contact »

La forêt amazonienne et son pourtour recèlent la grande


majorité des quelque 450 langues identifiées en Amérique du
Sud. Trois grandes familles s’y sont développées  : arawak (63
langues identifiées, dont 29  éteintes), caribe (41, dont 12
éteintes) et tupi (55, dont 10 éteintes). Les langues arawak
semblent originaires du nord-ouest de l’Amazonie et les langues
caribes, du bassin de l’Orénoque.

Les premières données recueillies à leur sujet le furent aux


Antilles  : l’archéologie montre que, vers le milieu du
I er  millénaire  av.  J.-C., des populations venues du continent
avaient gagné les îles. C’étaient les ancêtres des Taïnos, premier
peuple rencontré par les Espagnols en 1492 et dont la langue
relevait de la famille arawak. Victimes des maladies et du
travail forcé, les Taïnos ont quasiment disparu dès le XVIe siècle
et leur langue s’est éteinte. Aux Petites Antilles vivaient aussi
les Caraïbes, de langues caribes, qui s’y étaient installés au
début du II e  millénaire. Leurs langues ont survécu plus
longtemps.

Parmi les langues tupi, nées dans le sud de l’Amazonie, figurent


les langues tupi-guarani, dont les locuteurs ont migré jusque
dans le bassin du Paraná à partir du IXe  siècle. Certains y sont
restés et ont pour descendants les actuels Guaranis du
Paraguay. D’autres sont partis s’installer sur la côte de l’actuel
Brésil. C’est ainsi qu’à l’époque coloniale deux versions du tupi
y étaient en usage  : la língua geral paulista, dans la région de
São Paulo, et le tupinamba (ou tupi « classique »), sur le littoral
(voir p. 633).
Seules une demi-douzaine de langues sont attestées dans le sud
du continent. Trois d’entre elles forment la famille chon, en
Patagonie et en Terre de Feu. Les Indiens de la pampa argentine
furent exterminés à la fin des années 1870 avant que leurs
langues n’aient été documentées. Le mapudungu fait
exception  : c’est la langue des Mapuches, jadis appelés
«  Araucans  », qui résistèrent victorieusement aux Incas, puis
tinrent tête aux Espagnols jusqu’à la fin de l’époque coloniale.

Notes du chapitre

[1] ↑   Merritt RUHLEN, L’Origine des langues. Sur les traces de la langue mère (trad. de
l’américain par Pierre Bancel), Gallimard, Paris, 2007 (nouv. éd.).

[2]  ↑   David  W.  ANTHONY, The  Horse, the Wheel, and Language. How Bronze-Age
Riders From the Eurasian Steppes Shaped the Modern World, Princeton University
Press, Princeton, 2007.

[3]  ↑   De yama, signifiant «  fosse  » en russe et en ukrainien. La forme yamna,


adoptée en français, est ukrainienne. La forme russe yamnaya prévaut en anglais.

[4]  ↑   Des langues baltes relèvent aujourd’hui le lituanien et le letton, mais non
l’estonien, qui est une langue finnoise.

[5]  ↑   Les Hadza, aujourd’hui au nombre d’un millier, sont des chasseurs-
cueilleurs vivant au bord du lac Eyasi en Tanzanie. Leur langue, dotée de clics,
était naguère considérée comme khoïsan, mais elle ne s’apparente en fait à aucune
autre. Il se peut néanmoins que les Hadza et les San aient en commun de lointains
ancêtres.

[6] ↑   Lyle C AMPBELL, American Indian Languages. The Historical Linguistics of Native


America, Oxford University Press, New York, 1997.
Deuxième partie. Les
langues écrites avant
l’imprimerie
Présentation

J ean-François Champollion (1790-1832) a révélé que les


hiéroglyphes, jusque-là perçus comme des symboles liés à
un savoir ésotérique, transcrivaient une langue, l’égyptien
ancien. En d’autres termes, il a montré que la juxtaposition des
hiéroglyphes constituait une écriture, c’est-à-dire un système
d’éléments graphiques permettant de consigner et de
transmettre un discours en langage humain. Grâce à un
système d’écriture, tout ce qui peut être dit (en une langue
donnée) doit en principe pouvoir être écrit, lu et compris. À
l’inverse, on énonce ainsi une banalité  : pour lire un texte, il
faut connaître la langue dans laquelle il est écrit. C’est du reste
la raison pour laquelle Champollion avait appris la langue
copte, dont il pressentait qu’elle descendait en droite ligne de
l’égyptien ancien. La correspondance – fût-elle approximative –
entre le dit, l’écrit et le lu nous paraît aujourd’hui évidente tant
elle fait partie de notre vie quotidienne. Elle ne le fut pourtant
pas d’emblée quand des êtres humains entreprirent d’employer
de façon systématique des signes graphiques.

Depuis quand l’écriture existe-t-elle ?


Pour apporter des éléments de réponse, il convient de se
tourner vers des inscriptions dont l’archéologie atteste
l’ancienneté, puis les déchiffrer, autrement dit les lire. Si l’on y
parvient, il s’agit d’une écriture, par définition. Sinon, la
question reste en suspens. Quatre systèmes de signes
précurseurs, indépendants les uns des autres, sont aujourd’hui
lisibles : l’écriture sumérienne, apparue dans le pays de Sumer
(Basse-Mésopotamie) durant la seconde moitié du
IVe millénaire av. J.-C. ; l’écriture égyptienne, datant de la même
époque ; l’écriture chinoise ancienne, attestée à partir de la fin
du II e millénaire ; l’écriture maya, remontant au IIIe siècle av. J.-
C.  En revanche, d’autres systèmes de signes ne sont toujours
pas déchiffrés, tel celui de la civilisation de l’Indus, attesté de
2500 à 1700 av. J.-C. (voir p. 220).
Les systèmes d’écriture vers l’an 600

Dans les quatre cas lisibles, l’archéologie montre que l’usage de


pictogrammes a précédé celui de signes d’écriture, mais le
cheminement des premiers aux seconds reste peu documenté :
les spécialistes en débattent avec passion… Quoi qu’il en soit, la
pratique dite «  du rébus  » a ensuite permis de diversifier les
rôles des signes et ouvert la voie à l’écriture de textes suivis. Le
rébus se fonde sur la distinction entre la valeur sémantique
d’un signe et sa valeur phonétique : en français, par exemple, la
juxtaposition du dessin d’un chat et de celui d’un grain se lira
«  chagrin  ». Deux pictogrammes accolés figurent ainsi une
notion abstraite et, peu à peu, on en arrive à formuler des
phrases, etc.
L’entrée en scène de l’écriture prend néanmoins du temps. Elle
s’applique d’abord à des domaines spécialisés (inventaires en
Mésopotamie, divination en Chine) que seules des élites
maîtrisent  : c’est au fil des siècles que le champ de l’écriture
s’élargit. En parallèle, la littérature, avant tout orale, demeure
sous une forme poétique rythmée afin de faciliter sa
mémorisation comme sa récitation.

Les systèmes d’écriture vers l’an 1500

Du bon usage des consonnes… et des


voyelles
Les écritures recourant au principe du rébus restent complexes,
leurs signes se comptant par centaines. Leur grand prestige a
néanmoins assuré leur longévité : durant trois millénaires dans
le cas des cunéiformes et des hiéroglyphes et jusqu’à nos jours
dans celui des caractères chinois. La concurrence est apparue
au Proche-Orient au cours du II e  millénaire  av.  J.-C.  sous la
forme d’écritures que l’on peut globalement qualifier
d’« alphabétiques ».

Les premières, nées en Palestine chez les Cananéens, sont dites


«  consonantiques  » car elles se composent uniquement de
consonnes (un peu plus d’une vingtaine). Elles s’appliquent à
des langues sémitiques telles que le phénicien, l’hébreu ou
l’araméen et, plus tard, l’arabe.

Une deuxième famille naît quand des Grecs, au VIIIe siècle av. J.-


C., s’initient à l’écriture phénicienne et entreprennent de noter
les voyelles, inventant ainsi ce que l’on nomme aujourd’hui
l’alphabet au sens strict. De l’alphabet grec sont notamment
issus l’alphabet latin (au siècle suivant) et l’alphabet cyrillique
(au IXe siècle apr. J.-C.).

S’y ajoute une troisième famille qui, bien que d’aspect non
«  alphabétique  », présente un caractère alphabétique dans son
principe  : les voyelles n’y sont pas figurées sous la forme de
lettres distinctes, mais sous celle d’appendices attachés aux
consonnes. C’est le système d’écriture indien, apparu dans des
circonstances obscures quelques siècles avant notre ère.
Les débuts de l’écriture au
Proche-Orient

U ruk, en Basse-Mésopotamie, vers 3300  av.  J.-C.  : la


première ville, les premiers écrits, les débuts de
l’Histoire… Un tournant majeur, à coup sûr, même si en réalité
rien ne fut aussi tranché. Le Proche-Orient entre alors dans
l’âge du bronze, long de plus de deux millénaires. Quelles sont
les populations en présence  ? Quelles langues parlent-elles  ?
L’invention de l’écriture, puis sa diffusion ont permis aux
archéologues et aux linguistes de répondre à ces questions : les
travaux menés aux XIXe et XXe siècles ont révélé une dizaine de
langues en usage à l’âge du bronze (voir la carte).

L’histoire de l’Égypte présente une certaine régularité  : la


tradition compte vingt dynasties de pharaons de la fin du
IVe  millénaire à la fin du II e  millénaire. La langue égyptienne
évolue également de façon continue (et se perpétue
aujourd’hui sous la forme du copte, langue liturgique des
chrétiens d’Égypte).

En Mésopotamie, le premier empire date du XXIIIe  siècle  : il a


pour fondateur Sargon, roi d’Akkad, et englobe le pays de
Sumer. (Le site de la ville d’Akkad, quelque part au nord de
Bagdad, n’a pas été retrouvé.) La langue akkadienne progresse
dès lors aux dépens du sumérien, dont l’usage parlé cessera
quelques siècles plus tard. La ville de Babylone domine la scène
au II e  millénaire. Elle atteint un premier apogée sous le règne
d’Hammourabi (1793-1750), dont le célèbre Code, rédigé en
babylonien (dialecte de l’akkadien), constitue l’un des trésors
du Louvre. Parmi les autres protagonistes figurent, en
Mésopotamie du Nord, les Assyriens (dont le dialecte est cousin
du babylonien), les Hourrites du royaume du Mitanni et les
Hittites, basés en Anatolie, fondateurs d’un empire au
XIVe siècle.

Au XII e  siècle, une rupture dont les causes demeurent mal


comprises marque l’histoire du Proche-Orient : l’Empire hittite
s’effondre, la ville d’Ougarit est détruite. À l’âge du bronze
succède l’âge du fer, caractérisé par des empires plus vastes que
les précédents. Celui des Assyriens atteint ses plus grandes
dimensions sous le règne d’Assurbanipal (669-v. 630) : il englobe
la Mésopotamie et la Syrie-Palestine et même l’Égypte, puis
s’écroule à la fin du siècle sous les coups des Babyloniens et de
leurs alliés, les Mèdes (des Iraniens). Babylone retrouve du
lustre  : son roi Nabuchodonosor  II (605-562) règne à son tour
sur l’ensemble du Croissant fertile. C’est lui qui ordonne l’exil
des Juifs à Babylone (voir p. 91).
Les langues du Proche-Orient à l’âge du bronze (de la fin
du IV e millénaire à la fin du IIe millénaire)

Le sumérien, langue d’Uruk et du pays de Sumer (la Basse-


Mésopotamie), ne s’apparente à aucune langue connue. Au début du
IIe millénaire, après avoir employé des signes pictographiques, les
Sumériens mettent au point l’écriture dite « cunéiforme » sur tablettes
d’argile, laquelle se diffuse ensuite dans toute la région. À l’est de
Sumer s’étend l’Élam, pays des Élamites, dont la langue n’a pas non
plus de parenté connue et qui adoptent les cunéiformes au
IIIe millénaire.

Les origines de l’écriture égyptienne (les hiéroglyphes) remontent à la


fin du IVe millénaire, comme celles de l’écriture sumérienne.
L’égyptien ancien relève de la grande famille afro-asiatique, dont
relèvent aussi les langues sémitiques, réparties en deux branches :
orientale et occidentale. À la première appartient l’akkadien, en usage
dans le centre et le nord de la Mésopotamie. À partir du milieu du
IIIe millénaire, il s’écrit en cunéiformes empruntés aux Sumériens,
puis se subdivise en deux dialectes : babylonien et assyrien. L’éblaïte
s’apparente à l’akkadien. Parmi les langues sémitiques occidentales
figure l’ougaritique, doté d’une écriture cunéiforme alphabétique, la
seule de son espèce.

Les Hourrites, dont la langue s’apparente à celles du Caucase,


adoptent les cunéiformes au IIe millénaire. Il en va de même des
Hittites, dont la langue relève de la famille indo-européenne (voir
p. 76). Proche du hittite, le louvite se dote en revanche d’une écriture
particulière (les « hiéroglyphes anatoliens »). C’est aussi au
IIe millénaire que l’écriture se développe en Crète et dans le
Péloponnèse (voir p. 104).

Tant à Ninive (la capitale assyrienne) qu’à Babylone, l’akkadien


demeure la langue des inscriptions officielles, mais l’afflux de
populations sémitiques occidentales modifie la situation
linguistique  : leur langue principale –  l’araméen  – s’impose en
tant que langue usuelle. Sa propagation se révèle d’autant plus
inexorable que l’araméen (comme le phénicien et l’hébreu)
s’écrit depuis le début du millénaire d’une façon extrêmement
simple, au moyen de vingt-deux consonnes… Ainsi sonne le
glas de l’écriture cunéiforme, toujours prestigieuse, mais trop
compliquée.

Autre nouveauté  : des populations de langues iraniennes,


venues des steppes (voir p. 31), s’installent sur les plateaux qui
prennent le nom d’Iran. Parmi eux figurent les Mèdes,
vainqueurs des Assyriens, et les Perses, qui s’établissent chez les
Élamites. Le Perse Cyrus  II défait les Mèdes, s’adjuge leurs
possessions et y ajoute en 539 la Babylonie. Ainsi naît l’Empire
perse « achéménide » (nom de la dynastie), qui va durer jusqu’à
sa conquête par Alexandre le Grand deux siècles plus tard. Sous
le règne de Darius (522-486), l’empire s’étend, à l’est, jusqu’à
l’Indus, à l’ouest, jusqu’à la mer Égée et inclut l’Égypte. Pour
commémorer ses triomphes, Darius fait graver les inscriptions
de Béhistoun (en persan Bisotun, dans l’ouest de l’Iran) sur une
paroi rocheuse à cent mètres au-dessus du sol. Elles sont
formulées en trois langues (akkadien, élamite et vieux perse),
ce qui permettra de déchiffrer les écritures cunéiformes au
XIXe  siècle. L’administration de l’Empire achéménide utilise
néanmoins l’araméen.

Les succès de l’écriture cunéiforme

En appuyant dans l’argile fraîche l’extrémité d’un roseau taillé


en biseau, on obtient une empreinte en forme de coin (cuneus
en latin) ou, pour prendre une autre image, de clou. Tel est le
procédé d’écriture «  cunéiforme  ». La plupart des documents
concernés se présentent donc comme des tablettes d’argile
séchée comportant ce type d’empreintes, mais il existe aussi de
nombreuses inscriptions au ciseau sur la pierre ou le métal
imitant le procédé d’origine.

Mise au point par les Sumériens, cette écriture fut ensuite


adaptée à d’autres langues, puis utilisée à Babylone jusqu’au
début de l’ère chrétienne avant de tomber dans l’oubli. On la
redécouvre à la fin du XVIIIe  siècle, quand sont publiées des
copies d’inscriptions observées à Persépolis, l’ancienne capitale
des Achéménides. En y identifiant des noms de rois (Darius,
Xerxès, etc.), on finit par montrer, dans les années 1830, que ces
inscriptions transcrivent une langue iranienne  : le «  vieux
perse ».

Le Britannique Henry Rawlinson (1810-1895) parvient ensuite à


recopier les inscriptions de Béhistoun, trois textes juxtaposés
dont on devine qu’ils sont équivalents. Le premier déchiffré
(n° 1) est celui en vieux perse. Deux hommes, outre Rawlinson,
se penchent sur les autres : le pasteur irlandais Edward Hincks
(1792-1866) et le Français Jules Oppert (1825-1905). Hincks
montre que le texte n°  3 présente de grandes similitudes avec
ceux figurant sur les tablettes découvertes en Mésopotamie à la
même époque et affirme qu’il transcrit une langue sémitique
(que l’on nommera plus tard l’akkadien). Il s’ensuit des
polémiques telles que la Royal Asiatic Society de Londres se
saisit de la question : en 1857, elle convie des spécialistes, dont
Rawlinson, Hincks et Oppert, à traduire, chacun de son côté,
une inscription royale assyrienne exhumée peu de temps
auparavant. Les traductions concordent suffisamment pour que
la cause soit entendue. Une nouvelle discipline est née  :
l’assyriologie, ainsi nommée parce que la plupart des
documents en cunéiformes connus à l’époque proviennent
d’Assyrie. (Son champ s’étend aujourd’hui à l’ensemble des
langues et cultures ayant recouru aux cunéiformes.) Le texte
n° 2, en élamite, est déchiffré le dernier.
En étudiant les cunéiformes assyriens, Hincks a émis
l’hypothèse qu’ils avaient une origine non sémitique. Or, dès
1855, Rawlinson annonce la découverte en Basse-Mésopotamie
de très anciennes tablettes en cunéiformes transcrivant une
langue non sémitique dont le déchiffrement se révèle très ardu.
En 1869, Oppert propose de la nommer «  sumérienne  » (de
Sumer, nom donné à la Basse-Mésopotamie dans l’Antiquité),
tandis que la langue sémitique prend l’appellation
d’« akkadienne ». La connaissance du sumérien bénéficie de la
découverte de tablettes bilingues sumérien/akkadien à partir
des années  1870. En 1906, on met au jour des milliers de
tablettes portant des inscriptions cunéiformes à l’est d’Ankara.
Le Tchèque Bedřich Hrozný (1879-1952) montre en 1917
qu’elles transcrivent une langue indo-européenne, bientôt
identifiée comme celle des Hittites. La découverte de l’alphabet
cunéiforme ougaritique date de 1929. Celle des tablettes en
éblaïte a lieu en 1974-1976.

Les tablettes et autres documents en écriture cunéiforme se


comptent en centaines de milliers, pour la simple raison que
l’argile sèche (ou, a fortiori, cuite) est un matériau durable, à la
différence du papyrus, par exemple. Dans la majorité des cas, il
s’agit de textes juridiques ou commerciaux  : contrats,
inventaires, testaments, recensements, déclarations
fiscales,  etc. Parmi les autres documents figurent des
inscriptions royales, des textes religieux, des œuvres littéraires
(telle l’Épopée de Gilgamesh), des outils pédagogiques (listes de
vocabulaire, exercices, dictionnaires, lexiques bilingues, etc.) et
même des recettes de cuisine. On dispose enfin de plusieurs
milliers de lettres privées, datant de toutes les époques. Elles
fournissent des indications sur la langue parlée usuelle.

Que les Sumériens –  de langue non sémitique et non


mentionnés dans la Bible  – aient pu inventer l’écriture avait
choqué bien des esprits au XIXe  siècle. Il n’empêche  : entre les
signes (dits «  proto-cunéiformes  ») inscrits sur les premières
tablettes d’Uruk et les cunéiformes, la filiation est aujourd’hui
bien établie. La difficulté serait plutôt d’un autre ordre  :
qu’entend-on par « invention » de l’écriture ?

Reprenons la définition de l’écriture proposée plus haut


(«  système d’éléments graphiques permettant de consigner et
de transmettre un discours en langage humain  », p.  63)  : elle
s’applique à ce qu’est devenue l’écriture au fil des siècles, mais
éclaire-t-elle l’invention elle-même ? Non, car les signes connus
les plus anciens ne s’organisent pas en séquences qui
correspondraient à la «  chaîne parlée  ». Les Sumériens d’Uruk
pratiquent d’abord l’écriture en tant que système autonome : ils
créent des signes (pictographiques ou non) et les combinent de
diverses façons afin d’évoquer le monde qui les entoure.
Chaque signe correspond à un mot de la langue parlée, mais
leur combinaison, tout en consignant des observations ou en
évoquant des idées, ne produit pas nécessairement des phrases.

Il est vrai que les tablettes trouvées à Uruk sont en majorité des
documents de comptabilité et de gestion, traitant de répartition
de cheptel, de stockage de denrées, de distribution de rations
alimentaires,  etc. On en a longtemps déduit que l’écriture
sumérienne serait apparue en réponse aux besoins engendrés
par la complexité de la vie urbaine naissante. Certains
assyriologues sont d’un autre avis : à leurs yeux, les documents
comptables ne font qu’utiliser une invention dont les objectifs
premiers étaient « intellectuels ». Le mystère persiste.

Du sumérien à l’akkadien

L’écriture sumérienne originelle (dite «  proto-cunéiforme  ») se


compose principalement de pictogrammes réduits pour
l’essentiel à des traits rectilignes, faciles à tracer dans l’argile
fraîche (voir l’illustration). Au cours du III e  millénaire, elle
évolue dans sa forme comme dans sa capacité à transcrire la
langue. Tous les pictogrammes font l’objet d’une rotation de 90°
dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ce qui fait
perdre de vue leur aspect figuratif initial. (Il semble que cette
rotation résulte d’une nouvelle façon de tenir la tablette pour
écrire.) La stylisation s’accentue surtout quand les scribes, au
lieu de tracer des traits avec un stylet, appuient dans l’argile
fraîche l’extrémité d’un roseau taillé en biseau. Ainsi naît
l’écriture cunéiforme, composée de « clous ».
Vers 3000 av. J.-C., les pictogrammes (une tête, un pied, une tête de
bovin avec ses cornes…) sont encore tracés dans l’argile fraîche à
l’aide d’un stylet, mais ils ont déjà fait l’objet d’une rotation de 90° dans
le sens inverse des aiguilles d’une montre. Certains signes sont
composés : pour désigner la bouche, on ajoute des hachures au signe
désignant la tête ; pour signifier manger, on y adjoint un bol.

Vers 2400 av. J.-C., les scribes ont abandonné le stylet. Ils appuient dans
l’argile fraîche l’extrémité d’un roseau taillé en biseau : l’écriture
cunéiforme est née.

Source : Tableau de Jerrold S. COOPER, in Peter T. DANIELS et William


BRIGHT (dir.), The World’s Writing Systems, Oxford University Press,
New York, 1996, p. 39. Reproduit avec l’autorisation d’Oxford
University Press via PLSClear.
Parallèlement, la capacité expressive du système s’élargit  : on
forme de nouveaux signes en combinant des signes
préexistants (« bouche » + « pain » = « manger » ; « femme » +
«  robe  » =  «  maîtresse  »,  etc.). On étend par ailleurs le sens de
certains signes par métaphore ou métonymie  : le signe
correspondant à «  charrue  » (apin) signifie aussi «  labourer  »
(uru). Une autre avancée consiste à exploiter les similarités
phonétiques entre certains mots et à utiliser certains signes en
fonction de leur valeur phonétique plutôt que de leur sens. Les
scribes découvrent le principe du rébus : le signe correspondant
à «  flèche  », ti en sumérien, est utilisé pour «  vie  », til en
sumérien ; le signe correspondant à « plante », mu, s’applique à
mu, «  année  », et à mu, «  nom  », puis à l’affixe mu signifiant
« mon » et, pour finir, à toute syllabe mu.

Le rébus et l’écriture syllabique élargissent les possibilités


d’expression au prix d’une ambiguïté croissante, car les signes
polyvalents se multiplient. Pour y remédier, les scribes
sumériens (comme leurs collègues égyptiens) recourent à des
« déterminatifs », signes figurant des termes génériques tels que
«  homme  », «  pays  », «  ville  », «  bois  »,  etc., placés à côté d’un
mot pour spécifier sa signification. Le signe «  bois  » devant
«  charrue/labourer  » indique qu’il s’agit de la charrue  ;
« homme » devant le même signe évoque un laboureur, etc.

Parvenu à maturité, au milieu du III e  millénaire, le système


cunéiforme sumérien compte environ huit cents signes
distincts. Selon le contexte, chaque signe peut remplir l’une de
trois fonctions :
-  en tant que logogramme, il correspond à un mot de la
langue  : il a donc à la fois un sens et une valeur
phonétique. Ce n’est toutefois pas aussi simple, car de
nombreux mots sont «  homophones  » (voir, plus haut,
l’exemple de mu), ce qui conduit à penser que le
sumérien était une langue tonale, différents tons
permettant d’établir des distinctions (voir p.  37). La
majorité des signes, dans la majorité des cas, fonctionnent
comme des logogrammes ;

-  en tant que syllabogramme, le signe correspond à une


syllabe : sa valeur est purement phonétique ;

-  en tant que déterminatif, le signe contribue au sens, mais


il est dépourvu de valeur phonétique, n’étant pas
prononcé à la lecture.

Tous les signes consistent en divers assemblages de clous et rien


n’indique a priori, dans un texte, quelle fonction remplit
chacun d’eux… ce qui rend la lecture du sumérien
particulièrement ardue.

Les premières tentatives d’écriture de l’akkadien en


cunéiformes remontent au milieu du III e  millénaire, mais il
faut attendre le règne de Sargon d’Akkad (XXIIIe  siècle) pour
disposer de textes abondants  : c’est l’époque du «  vieil
akkadien ». L’akkadien – que ses locuteurs nomment akkadû –
se divise ensuite en deux dialectes, babylonien et assyrien, qui
évoluent en parallèle (voir le tableau). Il n’est plus parlé à partir
du VI e  siècle  av.  J.-C., mais une langue écrite savante, le
babylonien tardif, subsiste jusqu’au I er siècle apr. J.-C. avant de
sombrer dans l’oubli.

Chronologie des langues sumérienne et akkadienne

Pour transcrire l’akkadien, langue sémitique très différente du


sumérien, les scribes adaptent le système élaboré par leurs
voisins sans néanmoins le remettre en cause : les ajustements
s’opèrent au coup par coup, de façon empirique. Certains
logogrammes sont adoptés tels quels et traduits à la lecture  :
celui lu en sumérien dingir, «  dieu  », se lit en akkadien ilu, de
même signification. Dans d’autres cas, le mot sumérien passe
en akkadien avec armes et bagages  : même logogramme,
même sens, même prononciation. Autre procédure  : tout en
conservant les déterminatifs sumériens, l’akkadien en ajoute de
nouveaux, de type phonétique. Ils indiquent, par exemple, la
désinence, précisant le rôle dans la phrase  : sujet (nominatif),
complément d’objet (accusatif), etc. Quant aux syllabogrammes
sumériens, adoptés tels quels, ils ne suffisent pas à représenter
toutes les syllabes akkadiennes. Aussi les Akkadiens utilisent-ils
des logogrammes sumériens en tant que syllabogrammes  : le
signe sumérien pour shu, « main », est, par exemple, employé
pour écrire l’akkadien qatu, «  main  », puis pour transcrire la
syllabe akkadienne qat, inexistante en sumérien.

En fin de compte, le système d’écriture akkadien, marqué par la


polyvalence des signes, demeure très compliqué. Pourquoi ? Il
semble que le succès même du paléo-babylonien, dialecte de
l’akkadien devenu langue «  internationale  » dans tout le
Proche-Orient dès le milieu du II e millénaire, ait contribué à le
fixer à l’écrit sous une forme standard et freiné son évolution.
Simultanément, les lettrés s’opposaient aux simplifications afin
de maintenir la référence à l’antique et prestigieuse langue
sumérienne. (De la même façon, l’écriture japonaise demeure
aujourd’hui truffée de caractères d’origine chinoise, voir p. 524.)
Mais cela ne signifie pas que seule une petite élite recourait à
l’écrit  : les marchands, par exemple, pouvaient se contenter
d’une centaine de signes pour établir leurs documents
commerciaux.

L’Épopée de Gilgamesh
En 1872, l’Anglais George Smith (1840-1876) rend publique
sa traduction d’une tablette découverte en 1853 dans la
bibliothèque d’Assurbanipal, à Ninive, et étonne le monde :
le récit du Déluge et de l’Arche y figure tel que narré dans
la Bible, quasiment point par point.
La tablette fait partie d’une collection constituant une
œuvre plus vaste  : la désormais célèbre Épopée de
Gilgamesh. Sa version «  standard  », rédigée en médio-
babylonien vers la fin du II e  millénaire, se répartit sur
douze tablettes dont il existe divers exemplaires, en plus
ou moins bon état. Au total, les deux tiers du texte nous
sont parvenus. La plus ancienne version connue de
l’épopée, rédigée en paléo-babylonien, date du XVIIIe siècle,
mais seules quelques tablettes ont survécu. Chef-d’œuvre
de la littérature mésopotamienne, elle s’inspire de cinq
poèmes en sumérien datant de la fin du III e  millénaire,
relatant les hauts faits d’un roi d’Uruk.

Qu’en est-il de l’éblaïte  ? Dans les années 1970, des


archéologues italiens ont découvert dans l’ancienne ville d’Ebla,
au sud d’Alep, plus de 15 000 tablettes et fragments constituant
des archives (documents commerciaux, juridiques, etc.) datant
des environs de 2400 av. J.-C. La plupart des textes sont rédigés
en sumérien et les autres en éblaïte, une langue apparentée au
vieil akkadien. Des lexiques bilingues figurent parmi les écrits
mis au jour.

Les cunéiformes séduisent Élamites,


Hourrites, Ourartéens, Hittites, etc.
L’Élam s’étend à l’est du pays de Sumer, dans le sud de l’actuel
Iran. Les premiers écrits connus y datent du tournant des IVe et
III e millénaires : dits « proto-élamites », ils sont contemporains
des premiers écrits sumériens, mais n’ont pas été déchiffrés.
Les rares écrits en « élamite linéaire », datant du XXIIIe siècle, ne
sont guère mieux compris. Les Élamites recourent aux
cunéiformes à partir du milieu du III e  millénaire. Les
inscriptions deviennent nombreuses au cours de la période de
l’élamite moyen (de 1500 à 1000 environ), considéré comme
« classique ». À la différence des Akkadiens, les Élamites tendent
à simplifier le système d’écriture cunéiforme et à réduire le
nombre de signes en usage. L’inscription la plus célèbre est celle
de Béhistoun (milieu du I er  millénaire, voir plus haut). Évincé
par le vieux perse, l’élamite s’est ensuite éteint dans des
conditions mal élucidées.

Au nord de la Mésopotamie vivaient les Hourrites, dont le


royaume portait au II e  millénaire le nom de Mitanni. La
connaissance de leur langue a d’abord reposé sur la «  lettre
mitannienne » trouvée en Égypte en 1887. Datant de 1400 av. J.-
C.  environ, elle était adressée au pharaon égyptien
Aménophis III par le roi du Mitanni (et traitait notamment de la
dot de la princesse mitannienne donnée en mariage au
pharaon). Longue de près de cinq cents lignes, c’est la plus
grande tablette en cunéiformes connue. D’autres lettres
échangées entre les mêmes correspondants, rédigées en
akkadien, ont assez tôt permis de déchiffrer la «  lettre
mitannienne  », du moins en partie. Les progrès décisifs datent
de la découverte de documents bilingues hittite/hourrite dans
les années 1980. Les textes les plus anciens remontent au début
du II e  millénaire. Dérivés des cunéiformes akkadiens, les
cunéiformes hourrites sont pour la plupart des
syllabogrammes. La langue hourrite s’est éteinte à la fin du
II e millénaire.

Les Ourartéens, dont la langue s’apparente au hourrite, vivaient


plus au nord, aux alentours du lac de Van. Les Assyriens
nommaient leur pays l’Ourartou (en référence au mont Ararat),
mais eux-mêmes le nommaient Naïri. Les premiers textes
connus en ourartéen, datant de la fin du IXe siècle av. J.-C., sont
rédigés en cunéiformes empruntés aux Assyriens. La
découverte de textes bilingues ourartéen/assyrien a permis de
les déchiffrer dans les années 1930. L’ourartéen s’est éteint vers
500  av.  J.-C., supplanté par une langue indo-européenne  :
l’arménien (voir p. 205).

Autre langue indo-européenne : celle des Hittites. Leur empire


avait pour capitale Hattousa, à 150 kilomètres à l’est d’Ankara.
On y a découvert en 1906 des archives datant du XVe  au
XIII e siècle, qui recèlent l’essentiel des textes connus en langue

hittite (voir p.  23). Les plus nombreux ont trait à des rituels,
d’autres à la vie publique  : traités, décrets, annales,
correspondance officielle. La langue hittite s’est éteinte au
XII e siècle, peu après l’effondrement de l’empire. En revanche, le

louvite, apparenté au hittite et parlé dans le sud de l’Anatolie, a


survécu jusqu’au milieu du I er  millénaire  av.  J.-C.  Il est attesté
par des inscriptions monumentales en «  hiéroglyphes
anatoliens  », signes d’origine pictographique répartis en 71
syllabogrammes et 77 logogrammes. Il semble que le système
ait été inventé de toutes pièces.

Élamites, Hourrites et Hittites ont importé le système d’écriture


cunéiforme sumérien (ou suméro-akkadien) et l’ont appliqué à
leur propre langue, quitte à l’adapter. Dans deux autres cas, en
revanche, les scribes ont utilisé la technique cunéiforme pour
mettre en œuvre des systèmes d’écriture non dérivés de la
tradition suméro-akkadienne  : alphabétique à Ougarit,
syllabique en Perse.

Ougarit (sur la côte de l’actuelle Syrie) fut à l’âge du bronze une


ville cosmopolite : on y a retrouvé des documents en akkadien,
sumérien, hittite, égyptien, hourrite et, bien sûr, en ougaritique,
la langue autochtone, relevant du groupe nord-ouest des
langues sémitiques. Au XIVe  siècle, voire plus tôt, les scribes y
créent un système d’écriture unique en son genre  : l’alphabet
ougaritique cunéiforme, composé d’une trentaine de signes. La
découverte de tablettes énumérant les lettres ougaritiques dans
l’ordre de l’alphabet phénicien suggère que les scribes se sont
référés à un alphabet préexistant, ancêtre de ce dernier (voir
p. 88). L’ougaritique n’a pas survécu à la destruction de la ville
d’Ougarit vers 1200 av. J.-C.

Le second cas est celui du vieux perse, attesté de la fin du


VI e  siècle à la seconde moitié du IVe  siècle par diverses
inscriptions, dont celle de Béhistoun. Darius y déclare avoir
« inventé » le système d’écriture cunéiforme du vieux perse, ce
qui signifie sans doute qu’il en a chargé ses scribes. Dans quel
but  ? On suppose que Darius a voulu conférer à sa langue un
prestige comparable à celui du babylonien et de l’élamite,
langues écrites de longue date. Les signes cunéiformes du vieux
perse sont au nombre de 41 : 3 voyelles, 33 signes représentant
des consonnes ou des syllabes et 5 logogrammes. Le vieux
perse constitue le premier état connu de ce qui deviendra le
moyen perse (voir p. 180) et plus tard le persan.

L’égyptien ancien

Les hiéroglyphes ont fasciné dès l’Antiquité  : Hérodote


(Ve  siècle  av.  J.-C.) et Diodore de Sicile (Ier  siècle  av.  J.-C.) y
voyaient des signes « sacrés ». Le terme « hiéroglyphe » vient du
grec hierogluphikos, composé de hieros, « sacré », et d’un dérivé
du verbe gluphein, « graver ». Les deux autres formes d’écriture
égyptienne ancienne, «  hiératique  » et «  démotique  », en sont
issues : la première en simplifiant les hiéroglyphes, la seconde,
plus tardive, en simplifiant le hiératique.

Pourquoi la faculté de lire ces écritures s’est-elle perdue avant


que Champollion ne la recouvre dans les années 1820  ? En
raison du crépuscule de l’Égypte des pharaons, tombée sous la
domination des Grecs, puis des Romains. À l’époque romaine,
les Égyptiens continuent de parler leur propre langue
(désormais nommée «  copte  », du grec Αιγύπτιος (aigýptios,
« égyptien »), mais ils l’écrivent en alphabet grec, tandis que les
écritures anciennes sortent de l’usage. Les dernières personnes
sachant lire les hiéroglyphes disparaissent au début du
Ve siècle  apr.  J.-C.  : rien n’interdit ensuite d’échafauder des
théories. Dès la seconde moitié du siècle, Horapollon, originaire
de Haute-Égypte, rédige en copte un traité dans lequel il tente
d’expliquer le système d’écriture égyptien. Certaines
indications puisées dans des ouvrages antérieurs sont justes,
contrairement aux significations allégoriques qu’il attribue aux
hiéroglyphes. Découverte au XVe  siècle, une traduction de ce
traité en grec, intitulée Hieroglyphica, se diffuse en Europe et
exerce une grande influence sur la littérature ésotérique.

Les idées reçues héritées d’Horapollon perdurent jusqu’à la


campagne d’Égypte (1798-1801) conduite par Bonaparte. En
1799, un officier français découvre à Rosette (Rachid, à l’est
d’Alexandrie) une stèle en granodiorite noir, sur laquelle sont
gravés trois textes  : en hiéroglyphes (14  lignes préservées), en
démotique (32 lignes) et en grec (54  lignes). Le texte grec est
bientôt lu  : en échange de privilèges fiscaux, les prêtres
égyptiens s’y engagent à instaurer un culte en l’honneur du
jeune Ptolémée  V, nouveau roi grec d’Égypte. La dernière
phrase précise que les trois textes sont équivalents. Les
Britanniques se saisissent de la pierre en 1801, la déposent au
British Museum (où elle se trouve encore) et mettent des copies
des textes à la disposition des orientalistes européens, qui
tentent de les déchiffrer… sans succès pour commencer.
L’attention se porte notamment sur les cartouches figurant
dans le texte en hiéroglyphes  : dès 1761, l’abbé Barthélemy
(1716-1795) avait émis l’hypothèse que de tels cartouches
contenaient les noms de souverains ou de divinités.

L’Anglais Thomas Young (1773-1829) – surtout connu pour avoir


découvert le phénomène de l’interférence lumineuse  – étudie
la pierre  de Rosette à partir de 1814. Il note des
correspondances entre les signes démotiques et
hiéroglyphiques, puis s’intéresse aux cartouches  : en devinant
que les hiéroglyphes y ont une valeur phonétique, il parvient à
lire le nom de Ptolémée (sur la pierre de Rosette) et celui de la
reine Bérénice (sur un obélisque). Young demeure néanmoins
persuadé que, sauf pour transcrire des noms étrangers, les
hiéroglyphes figurent des idées, comme l’affirmait Horapollon.

C’est un Français, Jean-François Champollion (1790-1832), né à


Figeac, qui va résoudre l’énigme. Il fait très tôt preuve d’un don
exceptionnel pour les langues : outre le latin et le grec, il étudie
l’hébreu, l’arabe et l’araméen à Grenoble, où il a rejoint son
frère aîné. Passionné par l’Égypte, il se rend en 1807 à Paris et
obtient qu’un prêtre égyptien lui enseigne la langue copte, à ses
yeux directement issue de l’égyptien ancien (et demeurée la
langue liturgique des chrétiens d’Égypte). Champollion
approfondit ensuite sa connaissance du copte, tout en étudiant
les textes de la pierre de Rosette et quantité d’autres
documents. À la différence de Young, dont les centres d’intérêt
sont divers, il consacre son énergie à un unique but  : lire les
écritures égyptiennes anciennes.
La lecture des cartouches royaux

Les noms (grecs) de Ptolémée (Ptolemaïos) et de Cléopâtre (Kleopatra)


sont déchiffrés les premiers.

Pour déchiffrer celui d’Alexandre (Alexandros), Champollion postule


que l’un des signes se lit /k/, bien qu’il diffère de celui se lisant /k/ dans
Kleopatra. Il postule aussi que le signe en fin de mot se lit /s/, bien qu’il
diffère de celui figurant en milieu de mot (et à la fin du nom de
Ptolémée).

Les noms figurant dans les deux derniers cartouches se terminent par
/s/. En tête de mot, Champollion reconnaît, d’une part, un soleil,
nommé ré en copte ; d’autre part, un ibis, symbolisant le dieu égyptien
Thot. Il devine que le signe en milieu de mot se lit /m/ et qu’il s’agit de
deux pharaons : Ramsès (ou Ramessès) et Thoutmès. Il apparaîtra plus
tard que le signe en question se lit /ms/ et non /m/.

En 1821, il comprend que l’écriture démotique dérive de


l’écriture hiératique, elle-même étroitement liée aux
hiéroglyphes. Il remarque aussi que sur la pierre de Rosette le
texte grec contient 486 mots différents, tandis que le texte
hiéroglyphique (pourtant tronqué) compte 1  419 signes
distincts. Il en conclut que les hiéroglyphes ne peuvent pas
consigner chacun un mot et qu’il s’agit sans doute d’un système
d’écriture mixte, à la fois symbolique et phonétique. Comme
Young avant lui (mais de façon plus précise), Champollion lit
dans des cartouches le nom de Ptolémée, puis, en 1822, ceux de
Cléopâtre, d’Alexandre et de quelques autres (voir l’illustration
ci-dessus). Il écrit alors la célèbre Lettre à M. Dacier [1]  relative à
l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques (tels qu’employés pour
la transcription des noms grecs et romains), non sans laisser
entendre que ces signes étaient déjà en usage longtemps
auparavant. Mais il ne dit pas que, quelques jours plus tôt, grâce
à sa connaissance du copte, il est parvenu à lire dans des
cartouches deux noms de pharaons : Ramsès et Thoutmès (voir
l’illustration). C’est le tournant décisif : dès lors, tout l’écheveau
va se démêler…

En 1824, Champollion publie le Précis du système


hiéroglyphique des anciens Égyptiens et y résume ainsi sa
pensée : « C’est un système complexe, une écriture tout à la fois
figurative, symbolique et phonétique, dans un même texte, une
même phrase, je dirais presque dans un même mot.  » Ses
autres œuvres (Grammaire égyptienne et Dictionnaire égyptien
en écriture hiéroglyphique) seront publiées après sa mort par les
soins de son frère.
Une écriture complexe sous forme
hiéroglyphique ou hiératique

Les plus anciennes inscriptions hiéroglyphiques connues ont


été découvertes en 1986 dans une tombe de la nécropole
d’Abydos, en Haute-Égypte : elles figurent sur des centaines de
petites étiquettes en os, en bois ou en ivoire attachées à des
jarres et ne comportant chacune que quelques signes, voire un
seul. On les date du milieu du XXXIIIe  siècle. Les 51 signes
répertoriés sont pictographiques, mais déjà certains se lisent en
appliquant le principe du rébus  : par exemple, le dessin d’une
cigogne («  ba  » en égyptien) associé à celui d’un siège («  set  »)
renvoie au nom de «  Basset  », une ville de Basse-Égypte. Les
premiers textes suivis, incluant des phrases complexes,
apparaissent sous le règne du pharaon Djoser (v. 2700 av. J.-C.).
Dès cette époque coexistent deux formes d’écriture  :
hiéroglyphique et hiératique (du grec ιερός [hieros, « sacré »] –
 ainsi nommée car son usage sera réservé aux textes religieux à
partir du I er millénaire).

Avant tout monumentale, peinte sur des murs ou gravée dans


la pierre, l’écriture hiéroglyphique peut aussi être tracée sur du
papyrus, par exemple pour rédiger le «  Livre des morts  »,
recueil de formules et d’incantations placé près du défunt dans
son cercueil. L’esthétique joue un rôle essentiel. C’est la raison
pour laquelle les hiéroglyphes vont conserver intact, trois
millénaires durant, leur aspect pictural. Le plus souvent
disposés horizontalement de droite à gauche à la suite les uns
des autres, ils sont parfois tracés verticalement ou, de façon
agréable à l’œil, au sein de carrés imaginaires.

A contrario, l’écriture hiératique, apparue à la même époque


que l’écriture hiéroglyphique, se veut pratique. Elle se distingue
à la fois par la forme simplifiée des signes et par l’outil
employé : un roseau taillé, trempé dans l’encre. C’est l’écriture
de la vie quotidienne, attestée par des textes sur papyrus, bois,
tissu, etc. À la différence du hiéroglyphique, le hiératique s’écrit
de façon linéaire et continue, toujours de droite à gauche. Il
existe aussi des inscriptions en hiératique gravées dans la
pierre.

Les textes en hiéroglyphes demeurent les plus emblématiques.


Il n’empêche qu’en Égypte ancienne on écrivait surtout en
hiératique sur du papyrus  : d’innombrables documents nous
sont parvenus, le climat très sec de l’Égypte ayant permis leur
conservation. À des textes très variés (administratifs,
comptables, juridiques, médicaux,  etc.) s’ajoutent des œuvres
littéraires, en particulier des romans (dont les Aventures de
Sinouhé) et des contes, nombreux à partir du Moyen Empire. La
correspondance privée montre que d’autres que les scribes
savaient lire et écrire, au sein des classes supérieures du moins.

La genèse de l’écriture égyptienne étant contemporaine de celle


de l’écriture sumérienne, il n’est pas étonnant que les deux
systèmes présentent des similitudes  : les signes
(hiéroglyphiques ou hiératiques) y jouent, selon les cas, le rôle
de logogramme, de phonogramme ou de déterminatif.

En tant que logogrammes, les signes figurent des noms


(d’objets) ou des verbes (d’action ou de mouvement). Leur
signification peut s’élargir de diverses façons, en particulier par
métonymie, « c’est-à-dire en notant la cause pour l’effet, l’effet
pour la cause, ou l’instrument pour l’ouvrage produit » (comme
l’écrit Champollion dans sa Grammaire égyptienne). On exprime
le mois par un croissant de lune, le verbe voir par deux
yeux, etc.

Le rôle de phonogramme se fonde sur le principe du rébus,


mais on ne tient compte que des consonnes  : le signe
correspondant à «  hirondelle  » wr est utilisé pour l’adjectif
«  grand  » wr, celui correspondant à «  scarabée  » hpr pour le
verbe «  devenir  » hpr. Des phonogrammes représentent aussi
des parties de mots. Par exemple, msdr («  oreille  ») est figuré
par deux signes  : ms («  éventail  ») et dr («  panier  »). Certains
phonogrammes, issus de mots d’une seule consonne, forment
ce que l’on nomme parfois l’«  alphabet hiéroglyphique  ». (Il a
servi à transcrire les noms étrangers dans les cartouches
royaux.)

Pour réduire les ambiguïtés, les Égyptiens ont très tôt attribué à
certains signes le rôle de déterminatifs  : destinés à éclairer le
sens d’autres signes, ils ne sont pas prononcés à la lecture. Ils
sont souvent employés de façon redondante, ce qui peut
dérouter les non-initiés, mais guidait jadis des lecteurs ayant
l’égyptien pour langue naturelle…

Malgré sa complexité, le système d’écriture n’a guère changé


au fil des siècles  : quelque cinq cents signes distincts sont
demeurés en usage, rendant difficile l’apprentissage. Les
Égyptiens – comme les Babyloniens – ont préservé l’essentiel de
leur système  : la «  rationalisation  » n’est pas nécessairement
préférée à la tradition. Le passage ultérieur à l’alphabet copte
résultera non pas d’une volonté de simplification, mais de
bouleversements politiques et religieux.

Du démotique au copte, véhicule du


christianisme

Comme ailleurs au Proche-Orient, la fin de l’« âge du bronze »


marque en Égypte une rupture. Au puissant Nouvel Empire
succède ce que les historiens nomment la Basse Époque (voir le
tableau). Le pays tombe sous la coupe des Perses achéménides
de 525 à 404, puis en 341. Alexandre le Grand le conquiert en
332 et fonde Alexandrie, nouvelle capitale. À sa mort en 323,
l’un de ses lieutenants, Ptolémée, fils de Lagos, obtient l’Égypte.
Il se proclame roi en 305 et fonde ainsi la dynastie des Lagides
(qui porteront tous le nom de Ptolémée). Ces derniers
s’assurent le soutien des prêtres et se présentent comme de
nouveaux pharaons. Ils n’en sont pas moins des étrangers (de
langue grecque) à la tête d’un régime de type colonial
exploitant les ressources du pays. Au IIe  siècle, les Romains
interviennent, de sorte que l’Égypte devient, en pratique, un
protectorat. La célèbre Cléopâtre  VII est la dernière des
Lagides : Octave (le futur Auguste) annexe le pays en 30 av. J.-
C. et en fait une province romaine.

La langue égyptienne est entrée dans la phase du «  néo-


égyptien  » vers la fin du II e  millénaire. Elle se mue en
démotique au VIIe  siècle, puis en copte à l’époque romaine.
«  Démotique  » (du grec δεmotikos [demotikos, «  populaire  »])
désigne à la fois un état de la langue (parlée et écrite) et une
nouvelle forme d’écriture, dérivée de l’écriture hiératique mais
encore plus cursive. D’abord réservée à des usages
administratifs, juridiques et commerciaux, elle voit son champ
s’élargir aux textes littéraires et religieux à partir du
IVe siècle av. J.-C. Principalement utilisée sur papyrus, elle peut
aussi être gravée, comme sur la pierre de Rosette. Tandis que
l’écriture démotique se généralise, la caste des prêtres se
focalise sur l’écriture hiéroglyphique : elle multiplie le nombre
de signes dans un esprit de plus en plus ésotérique, dont
Horapollon rendra compte plus tard (voir p. 77).
Chronologie de l’Égypte ancienne et de la langue
égyptienne

La langue égyptienne évolue ensuite sous l’influence du grec,


puis du christianisme. Le premier évince le démotique dans
l’administration avant la fin du IIIe  siècle  av.  J.-C.  Dès l’époque
ptolémaïque, des noms propres égyptiens sont transcrits en
alphabet grec, mais c’est au Ier  siècle  apr.  J.-C.  qu’apparaissent
de nombreux textes (formules magiques, horoscopes,  etc.)
utilisant l’alphabet «  copte  », c’est-à-dire un alphabet grec (24
lettres) enrichi d’une demi-douzaine de lettres empruntées au
démotique.

Le christianisme atteint très tôt la population d’Alexandrie, à


commencer sans doute par sa nombreuse communauté juive,
de langue grecque. La traduction de la Bible en copte semble
dater de la fin du IIe  siècle. Le christianisme se diffuse ensuite
dans les campagnes aux dépens de la religion traditionnelle, à
tel point que, vers 300, il semble que la moitié des Égyptiens
soient déjà convertis. Les persécutions relancent la tradition de
la retraite dans le désert, illustrée par saint Antoine et saint
Pacôme. C’est toutefois Chenouté (348-466) qui donne à la
langue copte une dimension littéraire dans ses très nombreux
écrits, souvent polémiques. (De langue maternelle égyptienne,
Chenouté écrivait aussi bien en grec qu’en copte.) Les temples
dédiés à l’ancienne religion sont fermés en 391. Des graffitis
identifiés à Philae (près d’Assouan) constituent les derniers
exemples connus de hiéroglyphes (396) et d’écriture démotique
(452).

En tant que langue parlée, le copte fait suite au démotique sans


solution de continuité. En tant que langue écrite, il est en
revanche profondément marqué par son rôle de véhicule d’un
christianisme qui s’exprimait à l’origine en grec : environ 20 %
de son vocabulaire en sont issus.

À partir de la fin du IVe  siècle, l’Égypte relève de l’Empire


romain d’Orient (plus tard, Empire byzantin), qui a pour
capitale Constantinople. Le puissant patriarche d’Alexandrie, à
la tête d’un clergé nombreux, ressuscite l’esprit national des
Égyptiens, au point que l’hostilité envers l’Empire prend une
dimension théologique et conduit l’Église égyptienne au
schisme en 451. Après 460, deux patriarches siègent à
Alexandrie, l’un fidèle à Constantinople, auquel se rallie une
minorité de langue grecque, l’autre soutenu par la masse de la
population : ainsi naît l’Église copte. Les relations entre les deux
communautés ne cessent ensuite de se dégrader, tournant aux
affrontements violents au début du VIIe siècle.
Quand les Arabes conquièrent l’Égypte (639-642), les Coptes,
ainsi débarrassés des Byzantins, n’offrent pas de résistance. Les
autorités musulmanes respectent l’Église copte, mais exigent
des chrétiens le paiement d’impôts spécifiques. C’est l’une des
raisons pour lesquelles de plus en plus d’Égyptiens adhèrent à
l’islam. Les musulmans deviennent d’ailleurs majoritaires dès
le IXe  siècle, semble-t-il. La progression de l’arabe est plus
rapide. En 706, il devient la langue officielle de l’administration
aux dépens du grec, définitivement évincé. Le copte résiste
mieux, comme en témoignent des documents fiscaux rédigés
en arabe et en copte datant du XIe siècle. Il n’empêche que, dès
cette époque, des évêques égyptiens doivent s’exprimer en
arabe pour que leurs ouailles les comprennent. À partir du
XIII e  siècle, le copte n’est plus guère utilisé dans la vie
quotidienne, bien qu’il conserve son rôle liturgique. Il survit
dans certaines régions rurales jusqu’au XVII e  siècle (voire, par
endroits, jusqu’au XIXe siècle).

Méroé et la langue méroïtique

Méroé, située sur le Nil à 1 500 kilomètres en amont d’Assouan,


fut la capitale d’un royaume prospère pendant plus de six cents
ans, du IIIe siècle av. J.-C. au IVe siècle apr. J.-C. De cette période
datent les inscriptions méroïtiques, témoignant d’une histoire
plus ancienne liée à celle de l’Égypte. Le récit débute au
XVI e siècle av. J.-C., époque où les Égyptiens envahissent le pays
qu’ils nomment « Koush », correspondant à la moyenne vallée
du Nil (dans le nord du Soudan actuel), et placent à sa tête un
vice-roi, membre de la famille du pharaon. La lignée des vice-
rois se fond ensuite dans l’aristocratie locale, de sorte qu’au
XI e siècle les Égyptiens perdent le contrôle du pays.

Un nouveau royaume s’affirme et prend pour capitale Napata


(sur le Nil, à 1  000  kilomètres en amont d’Assouan). Ses
souverains étendent leur emprise vers le nord et finissent par
conquérir, aux alentours de  750, l’Égypte elle-même, où ils
règnent pendant près d’un siècle : ce sont les « pharaons noirs ».
Après leur expulsion d’Égypte, ils se replient à Napata, puis,
vers 300 av. J.-C., transfèrent leur capitale à Méroé.

L’Égypte est loin désormais. Son influence, encore forte à


Napata, s’estompe à Méroé et y donne naissance à une culture
originale, dotée d’un système d’écriture adapté à la langue
locale  : le méroïtique. En 1909-1911, l’égyptologue britannique
Francis Griffith (1862-1934) parvient à reconstituer peu ou prou
la valeur phonétique des signes, mais la langue elle-même reste
mystérieuse.

Plus de deux mille textes ont été répertoriés  : inscriptions


royales ou funéraires, graffitis,  etc. On distingue deux
écritures  : l’une cursive, l’autre hiéroglyphique. La première
dérive de l’écriture démotique égyptienne, la seconde
emprunte des hiéroglyphes. Elles sont en fait équivalentes,
comportant chacune 23 signes distincts. Les premières
attestations de la cursive, sous forme de graffitis, datent de
200  av.  J.-C.  environ. La version hiéroglyphique, inventée un
siècle plus tard, était utilisée pour les inscriptions prestigieuses.
Au début du XXIe  siècle, le Français Claude Rilly a amélioré la
connaissance de la langue méroïtique  : il la classe parmi les
langues nilo-sahariennes, dans la famille soudanienne
orientale, ce qui l’apparente aux actuelles langues nubiennes. Il
affirme avoir traduit une quarantaine de mots, mais reconnaît
la difficulté d’aller plus loin en l’absence de nouvelles
découvertes.

Les langues sémitiques avant


l’islam

Vers la fin du XVIIIe  siècle, des érudits allemands forgent les


mots « sémitique » (semitisch) et «  Sémites  » (Semiten) à partir
du nom de Sem, l’un des fils de Noé, dont les descendants
s’étaient dispersés au Proche-Orient. Ils désignent ainsi des
langues dont la parenté est connue de longue date –  l’hébreu,
l’araméen et l’arabe – et les peuples qui les parlent. Après avoir
acquis au XIXe  siècle une connotation raciale, puis raciste,
l’appellation se cantonne aujourd’hui au domaine linguistique.

La famille des langues sémitiques appartient à un ensemble


plus vaste, dit « afro-asiatique », incluant notamment l’égyptien
ancien, le berbère et les langues couchitiques (voir p. 45). Elle se
répartit en deux groupes, oriental et occidental, lui-même
divisé en deux sous-groupes, central et méridional (voir le
tableau). Trois éléments expliquent le rôle historique majeur
du sous-groupe central : en son sein est né l’alphabet ; il inclut
des langues anciennes qui, chacune à sa façon, ont rayonné au
loin  : le phénicien, l’hébreu et l’araméen  ; il inclut également
l’arabe, entré en scène plus tard (voir p. 189).

La classification des langues sémitiques

L’énigme des origines de l’alphabet


On a longtemps pensé que les Phéniciens avaient inventé
l’alphabet, comme l’affirmaient les Grecs anciens qui l’avaient
ensuite adapté à leur propre langue (voir p. 106). Au XXe siècle,
plusieurs découvertes archéologiques ont remis en cause ce
scénario  : l’alphabet existait avant l’époque des premières
inscriptions phéniciennes connues, datées du XIe  siècle  av.  J.-
C.  La question des origines a donc reculé dans le passé et s’est
d’autant plus compliquée qu’elle associe deux interrogations
différentes :

-  celle de l’origine du système d’écriture alphabétique, qui


transcrit une langue au moyen d’un nombre de signes
distincts très restreint (entre vingt et trente), chaque signe
correspondant à un son (consonne ou voyelle) ;

-  celle de l’origine des signes mêmes employés par les


Phéniciens, dont la postérité est aujourd’hui considérable
(voir le diagramme).

Un siècle après les premières découvertes, la question n’est


toujours pas tranchée : les débats entre spécialistes demeurent
passionnés. Trois idées générales se dégagent néanmoins :
La postérité de l’alphabet sémitique

-  l’usage de l’alphabet est apparu chez des populations de


langues sémitiques du Nord-Ouest ; elles vivaient dans le
pays de Canaan (entre la mer Méditerranée et le Jourdain,
y compris l’actuel Liban) ou, selon une autre hypothèse,
avaient migré en Égypte ;

-  l’innovation s’est produite au cours de la première moitié


du II e millénaire av. J.-C. ;

-  l’écriture égyptienne a exercé une influence sur


l’apparition de l’alphabet.

S’il est difficile d’en dire plus avec certitude, c’est en raison du
peu de documents disponibles : quelques dizaines d’inscriptions
succinctes, le plus souvent sous la forme de graffitis.
La quête commence en 1905 avec la découverte d’inscriptions
inhabituelles dans d’anciennes mines de turquoise du Sinaï,
jadis exploitées par les Égyptiens. L’égyptologue britannique
Alan Henderson Gardiner (1879-1963) étudie ces inscriptions
(dites « proto-sinaïtiques ») et déclare en 1916 avoir identifié le
nom de la déesse cananéenne Ba’alat. Il en conclut que des
travailleurs de langue sémitique employés par les Égyptiens ont
transcrit des mots de leur propre langue en s’inspirant de
l’écriture égyptienne.

Pour parvenir à lire Ba’alat, Gardiner a repéré des similitudes


entre certains signes proto-sinaïtiques et certains hiéroglyphes
égyptiens, mais, plutôt que d’en déduire une correspondance
phonétique directe, il est passé par le biais de l’« acrophonie »,
consistant à se référer au premier son d’un mot (quand, par
exemple, on épelle au téléphone « B comme Béatrice »). Ainsi,
le hiéroglyphe égyptien signifiant maison (pr en égyptien), de
forme rectangulaire, aurait servi de modèle à un signe proto-
sinaïtique rectangulaire évoquant lui aussi une maison, bait ou
bet en sémitique, mais n’ayant, par acrophonie, que la valeur
phonétique « b ». Gardiner lit de cette façon quatre consonnes :
B, ’ (« coup de glotte » n’existant pas en français), L et T.

Après ce premier succès, accueilli avec enthousiasme,


l’application du principe d’acrophonie piétine  : bien que
d’autres consonnes soient identifiées, on peine à lire les
inscriptions proto-sinaïtiques ou, plus précisément, divers
experts en proposent diverses lectures, que d’autres experts
contestent et l’on tourne en rond. La question rebondit quand,
en 1993, on repère des graffitis similaires en Égypte même, à
Wadi el-Hol au nord-ouest de Thèbes. Ceux-ci se présentent en
deux séquences de 16 et 12 signes, dont une douzaine de signes
distincts au total. Pourquoi des populations de langue sémitique
étaient-elles présentes en Haute-Égypte durant la première
moitié du II e  millénaire  av.  J.-C.  ? On l’ignore. Des érudits
proposent des hypothèses, sans convaincre leurs collègues.

D’autres éléments significatifs résultent des fouilles entreprises


par des Français dans l’entre-deux-guerres, au temps du
mandat sur la Syrie et le Liban. L’archéologue Maurice Dunand
(1898-1987) découvre à Byblos, sur la côte libanaise, dix
inscriptions nettement différentes de celles connues
jusqu’alors  : on les qualifie de «  pseudo-hiéroglyphes  ». Ces
derniers figurent sur des plaques et des spatules de bronze et
sur des stèles que l’on date de la première moitié du
II e millénaire. Les textes comptent un peu plus de mille signes
au total, dont une centaine de signes distincts, ce qui donne à
penser qu’il s’agit d’un syllabaire. En dépit de nombreuses
tentatives, aucun de ces textes n’a été déchiffré. Tout juste
observe-t-on que certains signes dérivent de hiéroglyphes
égyptiens et, par ailleurs, que certains signes préfigurent des
lettres de l’alphabet phénicien. Cela ne permet pas d’établir une
filiation des hiéroglyphes au syllabaire, puis de celui-ci à
l’alphabet… sans néanmoins exclure que, un jour, d’autres
découvertes révèlent un tel cheminement.

Fouillé à partir de 1928, le site d’Ougarit (sur l’actuelle côte


syrienne) livre quantité de documents en cunéiforme
transcrivant diverses langues (voir p. 77). Dès 1930, on identifie
sur des tablettes datant des XIVe-XIIIe  siècles une écriture
alphabétique en signes de type cunéiforme, que l’on parvient à
lire  : elle transcrit une langue sémitique du Nord-Ouest,
l’ougaritique. De surcroît, on découvre ensuite des abécédaires :
ils énumèrent les lettres de l’alphabet ougaritique dans le
même ordre que les lettres phéniciennes ou, le cas échéant,
dans un ordre différent, attesté plus tard dans l’alphabet
sudarabique (voir plus loin).

Qu’en conclure ? Le scénario suivant paraît crédible :

-  l’alphabet sémitique existe au XVe siècle au plus tard ;

-  il se subdivise en deux versions (« nord » et « sud ») ;

-  les scribes d’Ougarit adoptent le système alphabétique


pour transcrire leur propre langue, tout en conservant
leur technique d’écriture (cunéiforme) ;

-  après la destruction d’Ougarit (vers 1190), la version


«  nord  » de l’alphabet se maintient dans la région et
devient l’alphabet phénicien ;

-  la version « sud » se propage au contraire en direction de


la péninsule Arabique.

Si bien des interrogations subsistent, il ne fait guère de doute


que l’alphabet soit né chez des populations de langues
sémitiques du Nord-Ouest au II e millénaire. Or cet alphabet, tel
qu’attesté chez les Phéniciens à partir du XIe siècle, se compose
exclusivement de 22  consonnes. Cela soulève deux questions,
l’une de fond, l’autre de terminologie  : pourquoi les voyelles
sont-elles absentes ? Peut-on qualifier d’« alphabet » un système
dénué de voyelles ?

Pour expliquer l’absence de voyelles, on fait valoir que les


consonnes jouent un rôle essentiel dans les langues sémitiques
en formant à elles seules les racines des mots. Ce n’est pas faux,
mais un tel constat porte sur un aboutissement plus qu’il
n’éclaire un cheminement. À supposer que l’alphabet dérive
d’un syllabaire (tel celui de Byblos), pourquoi et comment en
est-on venu à abandonner les voyelles  ? On a aussi invoqué
l’exemple des Égyptiens, qui ne notaient que les consonnes,
mais c’était par groupes de deux ou trois plutôt qu’isolément
(voir p. 81). L’énigme persiste.

Autre question, de forme celle-ci  : l’alphabet phénicien et ses


pairs – dénués de voyelles – méritent-ils le nom d’« alphabet » ?
Le mot français vient des noms des deux premières lettres de
l’alphabet grec, alpha (une voyelle) et bêta (une consonne), qui
eux-mêmes viennent de ceux des deux premières lettres de
l’alphabet phénicien, ’aleph et beth, des consonnes l’une et
l’autre. Il est donc possible de parler d’« alphabet » en l’absence
de voyelles, quitte à préciser «  consonantique  ». La difficulté
terminologique vaut plutôt pour un troisième système, dans
lequel les voyelles sont figurées sous forme d’appendices
attachés aux consonnes, comme dans l’écriture éthiopienne
(voir plus loin).
Le phénicien et le punique

Les deux cippes de Melqart [2] , découverts à Malte au


XVII e  siècle, furent les «  pierres de Rosette  » de la langue
phénicienne. Datant du IIe siècle av. J.-C., ils comportent chacun
deux textes brefs, en grec et en phénicien, non pas équivalents
mais traitant du même sujet. En identifiant des noms de
personnes, l’abbé Barthélemy a réussi en 1764 à lire les textes
en phénicien, aidé par sa connaissance de l’hébreu.

Le phénicien et l’hébreu sont des langues sœurs, dites


«  cananéennes  »  : elles ont divergé dans le pays de Canaan au
II e millénaire. (Il en va de même de celles – peu documentées –
des Ammonites, des Édomites et des Moabites, voisins des
Hébreux évoqués dans la Bible, disparus en tant que peuples
distincts à la fin du I er  millénaire av.  J.-C.) En revanche, alors
que l’hébreu s’enorgueillit d’une littérature considérable, le
phénicien n’est aujourd’hui attesté que par des inscriptions le
plus souvent brèves ou fragmentaires. Il a cessé d’être employé
à la fin de l’Antiquité, avant de sombrer dans l’oubli.

L’histoire des Phéniciens débute vers l’an mille, quand ils


s’organisent en quatre cités principales –  Tyr, Sidon, Byblos et
Arados –, sur la côte des actuels Liban et Syrie. Le premier texte
connu date de cette époque : il figure sur le sarcophage du roi
Ahiram, trouvé à Byblos. Leur commerce maritime conduit les
Phéniciens de plus en plus loin : ils fondent Carthage vers 820,
puis multiplient les établissements en Afrique du Nord, en
Espagne, en Sardaigne, en Sicile… Un peuple aussi aventureux
et industrieux, de surcroît doté d’un alphabet, a certainement
beaucoup écrit, mais presque rien n’est parvenu jusqu’à nous
en dehors des inscriptions, sans doute parce que les Phéniciens
employaient des matériaux périssables (papyrus,  etc.). En
332 av. J.-C., Alexandre le Grand s’empare de Tyr après un long
siège. Le grec submerge ensuite le phénicien, éteint au
I er  siècle  av.  J.-C., tandis que le flambeau de la culture

phénicienne demeure allumé à Carthage, pour un temps.

Carthage a tôt imposé son hégémonie aux établissements


phéniciens de Méditerranée occidentale et ainsi fondé la
puissance dite « punique » (du latin punicus, « phénicien »). Au
Ve  siècle  av.  J.-C., les Carthaginois conquièrent un arrière-pays
correspondant à la moitié nord de l’actuelle Tunisie. Sous leur
autorité, des populations autochtones berbérophones y
travaillent la terre et s’initient à la culture carthaginoise. Rome
s’oppose à Carthage lors des trois « guerres puniques » (264-241,
218-201 et 149-146). La troisième se termine par la destruction
de la ville et l’annexion de son territoire par les Romains.

Le dialecte punique nous est connu par plusieurs milliers


d’inscriptions, pour la plupart votives et donc répétitives, et par
des tirades que l’auteur romain Plaute a insérées dans sa
comédie Le  Carthaginois (v.  200  av.  J.-C.). Après avoir détruit
Carthage, les Romains l’ont rebâtie sous la forme d’une ville
romaine, mais le punique est resté en usage dans les
campagnes de la province romaine d’Afrique (l’ancien domaine
carthaginois) jusqu’au Ve  siècle  apr.  J.-C., aux côtés du latin et
des dialectes berbères. Il existe de ce punique tardif des
transcriptions en caractères latins datées des IVe-Ve  siècles
(inscriptions « latino-puniques »).

L’hébreu ancien, de la Torah au Talmud

Selon le récit biblique, les douze tribus d’Israël, autrement dit


les Hébreux (voir l’encadré), s’installent dans le pays de Canaan
vers la fin du XIIIe  siècle  av.  J.-C.  David, proclamé roi par les
tribus du Sud, étend son autorité aux tribus du Nord et règne
sur l’ensemble de 1010 environ à 970 environ. Il soumet la cité
cananéenne de Jérusalem et en fait sa capitale. Le Temple y est
édifié sous le règne de son fils et successeur Salomon, mort en
931. Ensuite, les Hébreux se divisent  : les plus nombreux
forment, au Nord, le royaume d’Israël, tandis qu’au Sud le
royaume de Juda, centré sur Jérusalem, reste loyal à la dynastie
de David.

En 722, le royaume d’Israël tombe sous les coups des Assyriens.


Une partie des habitants sont déportés  ; d’autres trouvent
refuge dans le royaume de Juda, alors épargné. Mais quand,
près d’un siècle plus tard, les Assyriens s’effondrent face aux
Babyloniens, les Hébreux se trouvent confrontés à une
nouvelle puissance. Ils tentent de lui résister, en vain  :
Nabuchodonosor  II, roi de Babylone, détruit en 587 le Temple
de Jérusalem et contraint l’élite du royaume de Juda à l’exil en
Babylonie. Ainsi prend fin la première phase de l’histoire des
Hébreux.

Les inscriptions en hébreu les plus anciennes connues datent


du Xe siècle. La plus célèbre, dite « calendrier » de Gezer, traite
du cycle annuel de l’agriculture. Elle est rédigée en alphabet
hébraïque ancien, proche de l’alphabet phénicien de la même
époque. Les inscriptions se multiplient à partir du début du
VIII e  siècle et c’est alors que les Hébreux entreprennent de
rédiger les «  livres  » qui, réunis, formeront la Bible hébraïque
(dite «  Ancien Testament  » par les chrétiens, voir le tableau
p.  93). Du moins le suppose-t-on, car les plus anciens écrits
connus datent des IIIe et IIe siècle av. J.-C. : ils figurent parmi les
célèbres manuscrits de la mer Morte découverts à la fin des
années 1940 à Qumrân, dans l’est du désert de Judée.

Hébreux ou Juifs ?
Les Hébreux forment une population de langue sémitique
qui apparaît dans le pays de Canaan vers la fin du
II e  millénaire  av.  J.-C.  (Leur nom dérive de l’hébreu
biblique Ivri, d’origine obscure.) Ils sont alors répartis en
douze tribus dites collectivement «  enfants d’Israël  »,
réputées descendre des fils de Jacob. (Yisra’el signifie « Que
Dieu règne », autre nom donné à Jacob.) Après la mort de
Salomon, Israël désigne l’un des deux royaumes formés
par les Hébreux, l’autre étant celui de Juda (Yehoudah en
hébreu), avec pour capitale Jérusalem.
Dans l’usage français, ceux que l’on nommait « Hébreux »
sont nommés «  Juifs  » à partir de l’Exil à Babylone. Le
terme vient du latin Judaeus désignant un habitant de
Judée (Ioudaia en grec), région correspondant à l’ancien
royaume de Juda. Les usages anglais (Hebrews, Jews) et
allemand (Hebräer, Juden) équivalent à l’usage français. En
revanche, il n’existe qu’un seul mot en italien (Ebrei).

La datation des textes bibliques pose des problèmes d’une


grande complexité. La tradition voulait que Moïse fût l’auteur
de la Torah (le Pentateuque des chrétiens), David celui des
Psaumes, Salomon des Proverbes,  etc. À partir du XIXe  siècle,
l’analyse critique des textes a cependant montré que leur
rédaction était nettement moins ancienne et qu’ils avaient fait
l’objet de nombreuses réécritures. Le Cantique de Déborah
(inclus dans le livre des Juges), pourrait être l’un des rares
textes remontant à la fin du II e millénaire et donc un témoin de
l’hébreu archaïque. L’opinion prévaut aujourd’hui que la mise
par écrit de divers textes bibliques, auparavant transmis
oralement, aurait débuté au VIIIe siècle, amorçant un processus
d’ajouts et de remaniements étalé sur plus de cinq siècles. On
nomme hébreu «  biblique  » ou «  classique  » la langue tant
parlée qu’écrite durant cette période.

En 539, le Perse achéménide Cyrus le Grand s’empare de


Babylone, puis autorise les exilés à retourner dans leur pays.
Nombre d’entre eux regagnent l’ancien royaume de Juda
(autrement dit, la Judée), mais d’autres demeurent en
Mésopotamie et y font souche. Ainsi débute la dualité qui va
caractériser la répartition géographique des Juifs pendant
plusieurs siècles : au centre, la Judée et sa métropole Jérusalem,
où la construction du Second Temple s’achève en 516  ; en
périphérie, des communautés plus tard qualifiées
collectivement de « diaspora » (« dispersion » en grec).

Au sein de l’Empire perse, les Juifs de Judée bénéficient d’une


autonomie sous l’autorité du grand prêtre officiant à Jérusalem.
L’hébreu, tant parlé qu’écrit, connaît une renaissance : selon les
experts biblistes, c’est au temps des Perses que le travail de
réécriture (voire d’écriture) des livres de la Bible prend toute
son ampleur. Le plus ancien fragment attesté de texte biblique,
qui remonte à cette époque, est minuscule : les deux amulettes
découvertes en 1979 à Ketef Hinnom, à côté de Jérusalem,
contiennent chacune une feuille d’argent de quelques
centimètres de long, sur laquelle sont inscrites des formules de
bénédiction quasiment identiques à celles figurant dans le livre
des Nombres. Les archéologues datent les amulettes de 600
environ.
La Bible hébraïque

La Bible hébraïque se compose de trente-sept livres regroupés en trois


parties : Torah, Neviim et Ketuvim (voir ci-dessous). Les Juifs la
nomment souvent Tanakh, acronyme des titres de parties.

C’est aussi à l’époque perse que l’araméen progresse dans la


région, d’autant que les Achéménides en ont fait la langue
officielle de leur empire. L’araméen devient par ailleurs la
langue usuelle des Juifs demeurés en Mésopotamie. Enfin, pour
écrire l’hébreu, on délaisse peu à peu l’alphabet hébraïque
ancien au profit d’un alphabet araméen, qui lui-même se mue
au IIIe  siècle  av.  J.-C.  en alphabet hébraïque «  carré  », toujours
en usage aujourd’hui.
La conquête de l’Empire perse par Alexandre le Grand, peu
avant 330, insère les Juifs dans le monde dit «  hellénistique  »,
dominé par la culture grecque. Leur horizon s’ouvre ainsi
largement sur la Méditerranée, ce qui stimule l’expansion de la
diaspora vers l’ouest. Les Juifs affluent dans la nouvelle ville
d’Alexandrie, capitale de la dynastie grecque des Ptolémées
régnant sur l’Égypte après la mort d’Alexandre. Le grec y
devient leur langue usuelle. C’est là qu’est entreprise, au
III e siècle, la traduction en grec de la Bible hébraïque, plus tard
connue sous le nom de Septante (voir p. 110).

D’abord incluse dans le domaine des Ptolémées, la Judée passe


au début du IIe  siècle sous la domination des Séleucides,
dynastie grecque ayant pour capitale Antioche. Les Juifs
hostiles à l’hellénisation se révoltent en 167 sous la conduite des
Maccabées, une famille qui fonde ensuite la dynastie des
Asmonéens, régnant sur une Judée redevenue indépendante.
Mais, dès 63, les Romains imposent leur tutelle, puis, après le
règne de leur protégé Hérode (de 37 à 4  av.  J.-C.), renforcent
leur domination. En 66, les Juifs se révoltent de nouveau  : la
répression, très violente, s’achève en 70 avec la prise de
Jérusalem et la destruction du Second Temple. En 132-135, les
Romains écraseront une ultime révolte, dirigée par Bar Kokhba.

À partir de la révolte des Maccabées, l’histoire des Juifs est


marquée par plusieurs tournants. La diaspora ne cesse de se
développer, d’autant que s’y agrègent des convertis
(«  prosélytes  »)  : dès avant la conquête romaine, la Judée
n’abrite plus qu’une minorité des Juifs. Les exodes consécutifs
aux révoltes de 66-70 et 132-135 ne feront qu’accentuer cette
tendance. En Judée même, sous l’impact de la culture grecque
et en réaction contre elle, les Juifs se divisent en sectes rivales :
Pharisiens, Sadducéens, Esséniens, etc. Les disciples de Jésus, du
moins à leurs débuts, forment une secte juive parmi d’autres.
Mais bientôt, sous l’impulsion de Paul de Tarse, lui-même juif, le
christianisme va connaître un grand essor, en langue grecque
pour commencer (voir p. 112).

C’est alors que les rabbis («  docteurs de la Loi  »), héritiers des
Pharisiens, entreprennent de préciser et de délimiter la religion
des Juifs  : ainsi prend forme le judaïsme tel qu’il se perpétue
aujourd’hui. En pratique, ils compilent et complètent ce que
l’on nommait la Torah « orale », l’ensemble des commentaires
de la Torah écrite accumulés et transmis au fil des générations.
Le fruit de ce travail, la Mishna, constitue un vaste recueil de
soixante-trois «  traités  » répartis en six «  ordres  », parachevé
vers l’an 200 par Juda Ha-Nassi, le « Rabbi » par excellence. La
Mishna est rédigée en hébreu rabbinique (ou mishnaïque), qui
correspond à la langue parlée en Judée à l’époque romaine et
diffère de l’hébreu biblique. L’hébreu recule néanmoins,
inexorablement, et c’est en araméen que sera écrite la Gémara,
ensemble de commentaires de la Mishna. En fait, on distingue
deux Gémara : l’une, rédigée en Palestine au IVe siècle ; l’autre,
consignée en Mésopotamie au milieu du I er millénaire. Mishna
et Gémara constituent le Talmud («  étude  »), livre le plus
important du judaïsme après la Bible elle-même.
Quand la rédaction du Talmud s’achève, l’hébreu est désormais
réservé à la religion et au savoir. Les Juifs de la diaspora ne le
parlent plus depuis longtemps et, même en Palestine, son usage
s’éteint. Alors débute la période de l’hébreu dit « médiéval », qui
se prolongera jusqu’au XIXe siècle (voir p. 435).

L’araméen supplante l’akkadien

La première mention incontestable des Araméens se trouve


dans une inscription du roi assyrien Téglath-
Phalasar  I er  (r.  1116-1077), qui les avait combattus. De langue
sémitique du Nord-Ouest, ils vivent en Syrie, puis se répandent
en Haute-Mésopotamie et jusqu’en Babylonie. Quand les
Assyriens édifient un empire (IXe-VIIe  siècles), ils soumettent
tous les Araméens et contraignent nombre d’entre eux à migrer
d’une région à une autre. L’araméen ne cesse dès lors de gagner
du terrain, d’autant qu’il emploie un alphabet d’usage simple et
rapide qui concurrence les cunéiformes : dès la fin du VIIe siècle,
il remplace l’akkadien en tant que langue commerciale et
diplomatique.

Il devient ensuite la langue officielle de l’Empire perse


achéménide (« araméen d’Empire »), ce qui assure sa diffusion
jusqu’en Égypte et jusqu’à l’Indus. Le standard littéraire se
fonde alors sur l’usage des Babyloniens cultivés, mais peu de
textes subsistent de cette époque, car ils étaient écrits à l’encre
sur des matériaux périssables. (La plupart de ceux qui ont
survécu ont été retrouvés en Égypte.)

La conquête de l’Empire perse par Alexandre le Grand (à partir


de 334 av. J.-C.) met fin au rôle officiel de l’araméen, remplacé
par le grec. Cependant, la majorité de la population de
Syrie/Palestine et de Mésopotamie continue de parler l’araméen
ou, plus précisément, l’un de ses dialectes. Il en va de même
lorsque la Mésopotamie retombe au IIe  siècle  av.  J.-C.  sous la
domination d’Iraniens (les Parthes d’abord, puis les Perses
sassanides à partir du IIIe  siècle  apr.  J.-C.), tandis que la
Syrie/Palestine demeure dans l’orbite hellénistique, puis
romaine, puis byzantine. Le déclin de l’araméen ne débutera
qu’au VIIe  siècle, face à l’expansion de la langue arabe (voir
p. 192).

Deux variétés d’araméen : le palmyrénien


et le nabatéen
Parmi les dialectes occidentaux de l’araméen figurait le
palmyrénien, que l’abbé Barthélemy parvint le premier à
lire en 1754. Les inscriptions s’échelonnent du début de
notre ère à 273, date à laquelle l’empereur romain Aurélien
s’empara du royaume de Palmyre, où régnait Zénobie.
Cette dernière appartenait à une dynastie de langue arabe,
mais les Palmyréniens parlaient un dialecte de l’araméen.

Eux aussi de langue arabe, les Nabatéens fondèrent, au


II e  siècle  av.  J.-C., un royaume ayant pour capitale Petra
(actuellement en Jordanie). L’alphabet qu’ils utilisaient
initialement pour écrire une variété d’araméen ne cessa
d’évoluer jusqu’à s’appliquer à l’arabe lui-même, vers le
Ve  siècle, et donner naissance à l’alphabet arabe
proprement dit (voir p. 189).

Une abondante production littéraire écrite caractérise la


période de l’araméen «  classique  », de 200  apr.  J.-C.  à 1200
environ. On en distingue trois variétés  : palestinienne,
babylonienne et syrienne. Les deux premières ont servi à la
rédaction des Gémara du Talmud. De la variété syrienne relève
le syriaque, à l’origine dialecte de la ville d’Édesse (actuelle Urfa,
en Turquie). Il gagne en importance quand, au IIe siècle, Édesse
devient l’un des principaux centres du christianisme oriental.
Le nom de «  syriaque  » remplace alors celui d’«  araméen  »,
devenu, pour les chrétiens, synonyme de « païen ». L’immense
littérature en syriaque, produite du IIIe  au VIIIe  siècle, est
constituée de textes religieux, mais aussi de traductions
d’œuvres grecques, philosophiques ou scientifiques –  bien
souvent, les textes originaux en sont aujourd’hui perdus. C’est
d’ailleurs par l’intermédiaire du syriaque que l’héritage
scientifique de la civilisation grecque sera transmis aux Arabes.

Quand les Perses sassanides s’emparent de la Mésopotamie au


III e  siècle, la population –  de langue araméenne  – y est en
majorité chrétienne, comme en Syrie/Palestine. Aux Ve  et
VI e siècles, toutefois, les chrétiens du Proche-Orient se divisent.
Plusieurs communautés refusent les thèses du concile de
Chalcédoine (451) [3] , approuvées par Constantinople et Rome,
et leur préfèrent le monophysisme. C’est le cas des Coptes (en
Égypte), mais aussi d’une partie des chrétiens de Syrie  : sous
l’impulsion de Jacob Baradée, ils fondent, au milieu du
VI e siècle, l’Église syrienne occidentale, dite « jacobite ».

En Mésopotamie, les chrétiens n’acceptent ni les thèses


chalcédoniennes ni le monophysisme. Dès 484, ils adoptent les
thèses de Nestorius et forment l’Église syrienne orientale, dite
«  nestorienne  ». (Les deux Églises sont qualifiées de
«  syriennes  » car le syriaque est leur langue liturgique.) Le
nestorianisme va se propager jusqu’au cœur de l’Asie (voir
p. 185).

Graffitis nord-arabiques et langues sud-


arabiques, de Saba à l’Éthiopie

Soixante-dix mille  : tel est le nombre de graffitis en langues


nord-arabiques répertoriés à ce jour dans le désert, entre la
Syrie et les confins du Yémen. Les premiers repérés par des
voyageurs européens le furent en 1858 et l’on en découvre de
nouveaux chaque année. Qu’ils transcrivent des langues
«  nord-arabiques  » est une découverte récente  : on avait
d’abord pensé qu’il s’agissait d’anciens dialectes de l’arabe.
Leur datation s’échelonne du VIe  siècle  av.  J.-C.  (voire plus tôt)
au IVe  siècle  apr.  J.-C.  Toutes apparentées à l’arabe mais
distinctes, les langues nord-arabiques identifiées sont au
nombre de sept  : dadanitique, dumaïtique, hasaïtique,
hismaïque, safaïtique, taymanitique et thamudique. Les graffitis
emploient un alphabet particulier, proche de l’alphabet
sudarabique, mais il est difficile d’en dire plus, car ils sont
manifestement de la main d’individus très divers écrivant
chacun à sa façon  : il n’y avait pas de scribes dans le désert  !
Étonnamment, aucun de ces textes n’est rédigé en arabe
ancien, langue pourtant en usage de longue date dans la
péninsule, comme en témoigne la poésie préislamique (orale)
ensuite transmise par la tradition (voir p. 189).

Quelle langue la reine de Saba parlait-elle ? Si elle a bien dirigé


le royaume éponyme il y a trois mille ans, comme le relate la
Bible, c’était une langue sudarabique. On en distingue deux
branches : occidentale et orientale. De la première relèvent les
langues sudarabiques anciennes, aujourd’hui dépourvues de
descendance directe, et le guèze, langue ancienne à laquelle
s’apparentent les langues éthiopiennes modernes. Où l’on
retrouve la reine de Saba  : si l’on en croit la tradition
éthiopienne, elle aurait eu du roi Salomon un fils, fondateur de
la dynastie («  salomonienne  ») des négus d’Éthiopie… De la
branche orientale relèvent les langues sudarabiques modernes,
encore parlées de nos jours dans l’est du Yémen et l’ouest
d’Oman, mais leur histoire nous échappe, faute de documents.
Le domaine des langues sudarabiques anciennes correspond à
l’actuel Yémen. Au I er millénaire av. J.-C., quatre populations s’y
côtoient, formant chacune un royaume : du nord au sud, Ma‘in,
Saba et Qataban et, plus à l’est, Hadramaout. Elles doivent leur
prospérité à la production et au commerce de parfums (encens
et myrrhe), acheminés par caravanes vers les pays
méditerranéens. Le Saba, royaume le plus important, a pour
capitale Ma’rib, à la lisière du désert. L’arrivée du judaïsme, puis
du christianisme, vers la fin du IVe siècle, marque le début d’une
période de troubles. Au VIe  siècle, les Éthiopiens occupent le
pays  ; par la suite, les Perses sassanides l’annexent à leur
empire. Ma’rib tombe en ruine. Les Bédouins introduisent
l’islam dans la région vers 630.

Les inscriptions en langues sudarabiques, pour la plupart


monumentales, datent du VIIIe siècle av. J.-C. au VIe siècle apr. J.-
C. Elles emploient un alphabet consonantique de 29 lettres, très
géométriques, associant traits rectilignes et cercles. Demeuré
très stable pendant plus d’un millénaire, cet alphabet a surtout
servi à écrire le sabéen. Le minéen (langue du Ma‘in) s’éteint
vers la fin du IIe siècle av. J.-C., le qatabanien un ou deux siècles
plus tard. Une écriture cursive apparaît dans la seconde moitié
du Ier  siècle apr.  J.-C.  : elle figure sur des milliers de petites
baguettes de bois découvertes depuis les années 1970. Mais les
textes (en sabéen) se sont révélés très difficiles à lire. Les
langues sabéenne et hadramitique se sont éteintes au VIIe siècle,
évincées par l’arabe.
En revanche, l’histoire s’est poursuivie en Éthiopie : au cours du
I er millénaire av. J.-C., des populations de langues sudarabiques
ont migré de l’actuel Yémen vers le plateau éthiopien et s’y sont
mêlées aux populations en place, de langues couchitiques. Des
inscriptions en sabéen, découvertes dans le nord du plateau,
témoignent de cette colonisation. De petits royaumes se
forment, dont on ne sait presque rien avant que ne s’impose, au
I er  siècle  av.  J.-C., celui ayant pour capitale Aksoum et pour
langue le guèze. («  Guèze  » est la forme francisée de ge’ez,
appellation que la langue se donne elle-même.)

Le guèze semble issu du « métissage » de plusieurs langues sud-


arabiques au contact d’un substrat couchitique. En d’autres
termes, il résulterait de l’adoption de parlers sudarabiques
variés par des populations autochtones. Les inscriptions
connues datent d’une période s’étendant du IVe au IXe siècle. Les
plus notables se réfèrent à deux rois nommés Ezana, l’un ayant
régné (semble-t-il) vers le milieu du IVe siècle, l’autre vers la fin
du Ve  siècle. Les plus anciens manuscrits connus datent du
XII e  siècle, mais on a pu identifier, dans ces manuscrits, des
textes dont la rédaction initiale était très antérieure, remontant
dans certains cas au Ve siècle. Traduits du grec, ils sont de nature
religieuse. Bien que le guèze ait sans doute cessé d’être parlé
avant le Xe siècle, il est demeuré la seule langue écrite jusqu’au
XIXe  siècle, langue liturgique (de l’Église éthiopienne), littéraire
(avec pour monument le Kegra Negast, épopée nationale
rédigée au XIVe siècle) et officielle.
Les premières inscriptions en guèze employaient un alphabet
de type sudarabique. Dès la fin du Ve  siècle, toutefois, un
nouveau système d’écriture apparaît, indiquant les voyelles
sous forme de modifications des caractères figurant les
consonnes, telles que l’ajout d’appendices. Il s’agit donc d’un
système en quelque sorte intermédiaire entre l’alphabet et le
syllabaire, comme c’est le cas des systèmes d’écriture en Inde
(voir p. 225). On invoque souvent une influence indienne pour
expliquer l’apparition du système éthiopien, mais rien n’exclut
son invention en Éthiopie même. Il continue de s’appliquer aux
langues sémitiques d’Éthiopie (amharique, tigrigna,  etc.  ; voir
p. 442).

Notes du chapitre

[1]  ↑   M.  Bon-Joseph Dacier (1742-1833) était secrétaire perpétuel de l’Académie


royale des Inscriptions et belles-lettres.

[2]  ↑   Du latin cippus, un cippe est une petite stèle portant une inscription votive
ou funéraire. Melqart est un dieu d’origine phénicienne.

[3] ↑   Les querelles théologiques qui divisent la chrétienté au V e siècle portent sur
le rapport de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ. Nestorius (v.  381-451)
professe que Jésus-Christ est constitué par une dualité de personnes  : la personne
divine et une personne humaine, Jésus, ce que nient les tenants du monophysisme.
Le concile de Chalcédoine rejette la doctrine de Nestorius et le monophysisme, en
affirmant que Jésus-Christ, à la fois vrai Dieu et homme véritable, est néanmoins
une seule personne en deux natures.
L’antiquité gréco-romaine

L es Grecs ont-ils « inventé » l’alphabet ? Non, mais ils ont tiré


de l’alphabet phénicien, purement consonantique, un
système d’écriture figurant les voyelles au même titre que les
consonnes. Dans les pays occidentaux, on a souvent considéré
cette innovation comme une manifestation du «  génie  » des
Grecs et comme un tournant capital dans l’histoire de la
civilisation, jugement de valeur que son caractère
européocentriste rend suspect… en particulier au vu de
l’excellente santé du système d’écriture chinois. Il n’empêche
que l’alphabet grec et ses rejetons latin et cyrillique (voir p. 164)
accompagnent la culture européenne depuis ses débuts, en
Europe et ailleurs dans le monde.

Avant de devenir européenne, cette culture fut gréco-latine. En


langue grecque, elle connut son apogée à Athènes aux Ve-
IVe siècles av. J.-C. ; en langue latine, à Rome au I er siècle av. J.-
C. Après le IVe siècle, le grec et le latin continuent de rayonner
en tant que langues des principales Églises chrétiennes, mais
leurs destinées diffèrent : la langue vivante grecque se trouvera
peu à peu confinée au peuple grec lui-même, tandis que le latin
engendrera les langues romanes et demeurera jusqu’aux temps
modernes la langue de référence de la chrétienté d’Occident.
Le grec ancien

Les plus anciens textes en alphabet grec datent du VIII e  siècle

av. J.-C., après quoi l’histoire des Grecs et de leur langue est bien
connue jusqu’à nos jours. La période antérieure était en
revanche demeurée celle des mythes avant que l’archéologie, à
partir de la fin du XIXe siècle, n’apporte des éclaircissements. La
découverte la plus étonnante date du début des années 1950,
époque à laquelle furent déchiffrés des textes en grec
antérieurs de plusieurs siècles à l’apparition de l’alphabet.

Homère et la guerre de Troie, des


mythes à l’archéologie

Les réflexions des Grecs anciens quant à l’évolution de leur


langue tournaient autour de trois thèmes  : la diversité des
dialectes, l’ancienneté de la littérature homérique et l’origine de
l’alphabet. Ils se réclamaient d’un ancêtre commun, Hellên,
venu du nord, et se nommaient eux-mêmes Hellènes, comme
aujourd’hui. (L’appellation «  Grecs  » vient de celle que leur
donnaient les Romains : Graeci.) Hellên avait eu pour fils Aiolos,
Doros et Xouthos, lui-même père d’Akhaios et d’Ion, et leurs
descendants s’étaient répartis dans diverses régions du pays.
C’est pourquoi la langue grecque se subdivisait en quatre
dialectes principaux : éolien, dorien, achéen et ionien. Les Grecs
anciens vénéraient l’Iliade et l’Odyssée en tant qu’œuvres
fondatrices de leur littérature, mais ils ne savaient rien de
précis de leur auteur, Homère, traditionnellement représenté
comme un aède aveugle, autrement dit un poète qui chantait
ou récitait en s’accompagnant à la cithare. L’historien Hérodote
(v.  484-v.  420) estimait qu’Homère, d’origine ionienne, avait
vécu quatre siècles avant lui, c’est-à-dire au IXe  siècle  av.  J.-
C. Quant à la guerre de Troie, on la situait au XIIe siècle av. J.-C.,
voire plus tôt. En revanche, l’origine phénicienne de l’alphabet
grec ne faisait aucun doute  : Hérodote nommait les lettres
grecques phoinikêia grammata, « caractères phéniciens ».

Un Français, l’abbé d’Aubignac (1604-1676), met le premier en


doute l’existence d’Homère. Dans ses Conjonctures
académiques sur l’Iliade, il formule l’hypothèse que les épopées
homériques se composent de fragments rassemblés peu à peu.
La question de l’historicité de la guerre de Troie reste
néanmoins ouverte : a-t-elle vraiment eu lieu et, si oui, à quelle
date ? Pour y répondre, l’Allemand Heinrich Schliemann (1822-
1890) fouille le site de Troie à partir de 1870, identifiant les
restes de plusieurs villes superposées au fil des siècles. Il fouille
ensuite le site de Mycènes (où régnait Agamemnon, chef des
Grecs ayant assiégé Troie) et y découvre des objets évoquant
l’Iliade. Si la réalité de la guerre de Troie semble ainsi
confirmée, sa datation demeure problématique.

L’Anglais Arthur Evans (1851-1941), autre pionnier de


l’archéologie, conduit des fouilles à Cnossos, en Crète, de 1900 à
1905. Il met au jour un vaste palais et une civilisation brillante,
qu’il qualifie de «  minoenne  » en se référant à Minos, roi de
Cnossos dans la mythologie grecque. Il découvre aussi de
nombreuses inscriptions sur tablettes d’argile et discerne deux
systèmes d’écriture distincts, qu’il nomme «  linéaire A  » et
« linéaire B », mais ne parvient pas à déchiffrer. Au cours de la
première moitié du XXe  siècle, on découvre des inscriptions en
linéaire B en Grèce continentale : à Pylos, Mycènes, Tirynthe et
Thèbes (voir la carte p. 108). Une Américaine, Alice Kober (1906-
1950), entreprend les premiers travaux de déchiffrement au
début des années 1940. L’architecte anglais Michael Ventris
(1922-1956) prend la relève et annonce en 1952, à la surprise
générale, que la langue transcrite par le linéaire B n’est autre
que du grec, ainsi attesté mille ans avant Platon !

À la suite de ces découvertes, voici comment l’on raconte


aujourd’hui les débuts de l’histoire des Grecs.

– Autant que l’on puisse en juger, les Grecs, venus du nord, ont
pénétré dans ce qui allait devenir la Grèce vers 2000  av.  J.-C.,
leurs ancêtres ayant vécu dans les Balkans au III e  millénaire.
On ne sait à peu près rien des peuples installés dans la
péninsule avant l’arrivée des Grecs, si ce n’est que ces derniers
les nommaient les Pélasges.

– Au cours de la phase suivante, les Grecs entrent en contact


avec la civilisation minoenne. Née en Crète, elle s’affirme avec
la construction du grand complexe palatial de Cnossos, datant
de 1800 environ. L’essor de Mycènes débute deux siècles plus
tard et semble dû à l’arrivée de Grecs. Ainsi éclôt la civilisation
grecque mycénienne, qui emprunte beaucoup aux Crétois et va
connaître son apogée à partir du XVe siècle av. J.-C. Vers 1400, les
Mycéniens se rendent maîtres de Cnossos et s’initient à
l’écriture. Les civilisations mycénienne et minoenne finissantes
s’effondrent vers 1200.

– Entre 1200 et l’apparition de l’alphabet, au milieu du


VIII e siècle av. J.-C, s’étendent les « siècles obscurs », marqués par
l’absence d’écrits en langue grecque, si ce n’est à Chypre. La
division du grec en dialectes, telle qu’elle va se perpétuer
jusqu’au début de la période hellénistique, daterait de cette
époque.

– Homère a-t-il existé ? La question demeure débattue. Il n’est


pas impossible que l’Iliade et l’Odyssée soient les œuvres d’une
seule personne, qui se serait appuyée sur des matériaux plus
anciens. Mises par écrit au VIe  siècle avant notre ère, elles
auraient été composées au VIIIe  siècle. La question de
l’historicité de la guerre de Troie n’est pas tranchée non plus,
d’autant que l’Iliade recèle à la fois des éléments typiques de
l’époque mycénienne et d’autres plus tardifs, caractéristiques
de la période dite « archaïque » (voir plus loin).

Du linéaire B à l’adoption de l’alphabet


Avant que l’alphabet ne s’impose, plusieurs systèmes d’écriture
avaient donc vu le jour dans ce qui deviendra le monde grec, en
particulier en Crète et à Chypre. Aucun de ceux liés à la
civilisation minoenne n’a été déchiffré.

Les «  hiéroglyphes crétois  », une centaine de signes distincts,


datent de 1750 à 1600 environ. Les inscriptions en linéaire A,
trouvées en Crète et dans d’autres îles de la mer Égée, datent de
1800 à 1450 environ. Elles comptent une soixantaine de signes
phonétiques (syllabiques) et autant d’idéogrammes, mais la
langue qu’elles transcrivent demeure inconnue  : tout au plus
peut-on affirmer qu’elle n’est pas indo-européenne. À ces
inscriptions s’ajoute le célèbre disque de Phaistos, datant,
semble-t-il, des alentours de 1700. Sur ses deux faces, 242 signes
pictographiques ont été imprimés à l’aide de 45 poinçons
différents. En dépit de nombreuses tentatives d’interprétation,
le mystère de sa signification reste entier.

À Chypre, les inscriptions « chypro-minoennes », datées de 1500


à 1200 environ, évoquent à certains égards le linéaire A.  Plus
tardif, le «  syllabaire chypriote  » compte 45 signes formant un
système apparenté à celui du linéaire B.  Il transcrit le plus
souvent du grec, ce qui a permis de le déchiffrer, mais aussi des
langues locales inconnues, dites «  étéo-chypriotes  ». Le plus
ancien texte en grec date du milieu du XIe siècle avant notre ère.
Le syllabaire chypriote a continué d’être utilisé pour transcrire
le grec jusqu’au IIIe  siècle  av.  J.-C., donc bien après l’apparition
de l’alphabet, sans que l’on sache pourquoi.
On nomme «  grec mycénien  » la langue transcrite par le
linéaire B. La plupart des inscriptions, gravées au stylet sur des
tablettes d’argile, ont été découvertes à Cnossos et à Pylos. Bien
que leur datation demeure controversée, on considère en
général que celles de Crète (v. 1400) sont antérieures à celles de
Pylos (v.  1200). Cela indiquerait que le linéaire  B a été mis au
point en Crète, par adaptation à la langue grecque d’un système
(le linéaire A) conçu pour une langue différente. Il s’agit d’un
syllabaire composé de 5 voyelles et de 54 syllabes, auxquelles
s’ajoutent 16 signes correspondant peut-être à des diphtongues
ou à des doubles consonnes et 11 signes rares, de valeur
obscure. Le système comporte aussi des idéogrammes figurant
des nombres, des unités de mesure, des marchandises, des têtes
de bétail, etc.

À maints égards, le linéaire B répond assez mal aux besoins de


la langue grecque : il ne distingue pas les voyelles longues des
brèves, ni le «  r  » du «  l  », omet les consonnes de fin de
syllabe,  etc. La plupart des textes sont des inventaires (listes
d’offrandes, par exemple), de sorte que notre connaissance de
la structure du dialecte grec mycénien demeure restreinte.
L’usage de l’écrit semble avoir été limité à l’économie des palais,
ce qui expliquerait qu’il ait brusquement disparu avec ceux-ci.

Entre la disparition du linéaire B et l’apparition de l’alphabet, les


seuls écrits grecs que l’on connaisse sont en syllabaire
chypriote. Les preuves de l’origine phénicienne de l’alphabet
grec ne manquent pas, qu’il s’agisse de la forme des lettres, de
leurs appellations ou de leur ordre (voir l’illustration p.  105).
L’opinion prévaut aujourd’hui que la transmission de l’alphabet
des Phéniciens aux Grecs s’est opérée entre le début et le milieu
du VIIIe  siècle. En revanche, les circonstances de cette
transmission demeurent débattues, de même que son lieu
(entre la Phénicie et la Crète).
L’alphabet phénicien ne comportait que des consonnes, au
nombre de 22. Les Grecs en ont emprunté 14, prononcées
comme en phénicien (ou à peu près), à savoir celles que l’on
nomme en français  : bêta, gamma, delta, zêta, thêta, kappa,
lambda, mu, nu, xi, pi, rhô, sigma et tau. L’innovation principale
a consisté à transformer en voyelles certaines consonnes
phéniciennes dont la langue grecque n’avait pas l’usage. Ce fut
d’emblée le cas de quatre d’entre elles  : ’âlef est devenu la
voyelle alpha, prononcée comme le français /a/ ; hê est devenu
epsilon (e psilon =  «  e simple  »), prononcée /é/ bref  ; ‘ayin est
devenu omicron (o mikron = « o petit »), prononcée /o/ bref ; yôd
est devenu iota, prononcée /i/.

Deux voyelles ont été ajoutées plus tard (au VIe  siècle avant
notre ère à Milet)  : êta, prononcée /ê/ long, issue de la lettre
phénicienne hêt  ; oméga (o méga =  «  o grand  ») prononcée /ô/
long, dérivée d’omicron, semble-t-il. La voyelle upsilon (u psilon
=  «  u simple  »), prononcée en grec ancien comme le français
/ou/, dérive de la consonne grecque digamma, qui était
prononcée comme l’anglais /w/. Cette consonne, issue du
caractère phénicien wâw, a disparu de l’alphabet grec au cours
de la période archaïque. Les Grecs ont par ailleurs créé trois
consonnes pour noter des sons n’existant pas en phénicien : phi
(/p/ aspiré), khi (/k/ aspiré) et psi (/ps/).

Quand l’alphabet ainsi établi s’est propagé parmi les Grecs, des
erreurs ont été commises, du moins au début, ce qui aurait
engendré des variantes régionales  : archaïque (Crète et îles
voisines), orientales (Asie mineure, Cyclades, Attique, Corinthe)
et occidentales (Eubée, Béotie, Thessalie, Péloponnèse). Les
diverses variétés d’alphabet s’écrivaient de droite à gauche
(comme le phénicien) ou de gauche à droite ou encore en
boustrophédon, les lignes se lisant de gauche à droite puis de
droite à gauche (à la manière des sillons tracés dans un champ
par un bœuf tirant la charrue). En 403/402, Athènes a
officiellement adopté l’alphabet en usage à Milet, ensuite
devenu le «  standard  » dans l’ensemble du monde grec.
L’écriture de gauche à droite prévalait alors déjà depuis quelque
temps.

Du grec classique à la koinè


hellénistique
Aux époques « archaïque » (du VIII e siècle au début du Ve siècle)

puis « classique » (Ve-IVe siècles), la langue grecque se répartit en


divers dialectes, pour la plupart bien attestés par écrit. Cette
diversité ne nuit cependant pas à l’intercompréhension  : tous
les Grecs ont le sentiment de parler une même langue, trait
fondamental de leur identité (les «  barbares  » étant –
 littéralement – ceux dont la langue n’est pas grecque).

On classe les dialectes en cinq groupes  : éolien, ionien-attique,


arcado-chypriote, dorien et nord-ouest (dont l’achéen). Leur
répartition géographique (voir la carte) résulte de migrations
survenues au cours des « siècles obscurs » (XIIe-VIIIe siècles). La
grande époque des migrations plus lointaines se situe entre 750
et 550 environ : alors sont fondées des colonies en Italie du Sud
et en Sicile (la «  Grande Grèce  »), mais aussi dans le sud de la
Gaule, en Cyrénaïque ou sur les rives de l’Hellespont
(Dardanelles) et du Pont-Euxin (mer Noire). Chaque colonie
conserve des liens avec la cité mère et l’usage du dialecte de
celle-ci  : à Massalia (Marseille), on parle le dialecte ionien
comme à Phocée (sur la côte de l’Asie mineure) ; à Syracuse, le
dialecte dorien, comme à Corinthe.

Plusieurs dialectes occupent une place particulière dans la


littérature. Du dialecte ionien relève le grec «  épique  », qui
contient aussi des éléments éoliens. C’est la langue de l’Iliade et
de l’Odyssée. Parmi les dialectes éoliens figure le lesbien (de l’île
de Lesbos), célèbre pour sa poésie lyrique des VIIe-VIe  siècles,
écrite par Sappho et d’autres. Le dorien prévaut dans le lyrisme
choral, tel qu’illustré par Pindare (518-438). L’attique –  dialecte
d’Athènes – s’affirme dans le théâtre, quand Eschyle (v. 525-456)
fonde la tragédie grecque. Les premières spéculations
scientifiques et philosophiques en prose dont on ait
connaissance (de façon très fragmentaire) sont rédigées en
ionien, avec notamment pour auteurs Thalès de Milet (v.  625-
v.  547) et Héraclite d’Éphèse (v.  550-v.  480). Au Ve  siècle,
Hérodote écrit lui aussi en ionien, avant que l’attique ne prenne
l’ascendant.

Durant la première moitié du Ve  siècle, un long conflit (les


«  guerres médiques  ») oppose les Grecs aux Perses
achéménides. Sous la conduite des Athéniens (victorieux à
Marathon en 490, puis sur mer à Salamine en 480), les Grecs
sauvegardent leur indépendance. Les Athéniens poursuivent
alors leur avantage, reprennent aux Perses le littoral de l’Asie
mineure, constituent un «  empire  » incluant le pourtour et
toutes les îles de la mer Égée et atteignent leur apogée sous
l’égide de Périclès (v. 495-429).
Les dialectes grecs au milieu du Ier millénaire av. J.-C.

La puissance ainsi acquise par Athènes modifie la destinée de


l’attique, jusqu’alors dialecte local : il devient la langue écrite de
l’administration et des affaires, utilisée dans tout l’empire
athénien et au-delà. Simultanément, Athènes se mue en un
grand foyer de culture, attirant les intellectuels de toute la
Grèce. Dans ce contexte naît la littérature grecque dite
«  classique  », qui s’épanouit aux Ve  et IVe  siècles. Les noms
illustres ne manquent pas : Sophocle (v. 495-406), Euripide (480-
406), Thucydide (v.  460-apr.  395), Aristophane (v.  445-v.  386),
Xénophon (v.  430-v.  355), Platon (v.  427-348/347), Démosthène
(384-322), Aristote (384-322), etc. Tous sont nés à Athènes ou aux
environs, sauf Aristote, natif de Macédoine.

Autre Macédonien, Alexandre le Grand lance la conquête de


l’Empire perse en 334 avant notre ère. Une question se pose
pour commencer : les Macédoniens sont-ils grecs ? Les Anciens
divergent sur ce point  : Hérodote répond plutôt «  oui  »,
Thucydide, «  non  ». Démosthène les traite de «  barbares  ». Le
débat reste ouvert : on ignore si le macédonien, non écrit et très
mal connu, s’apparentait au grec ou à une autre langue indo-
européenne, telle que le thrace. Toujours est-il que l’aristocratie
macédonienne avait adopté la civilisation grecque dès la fin du
Ve siècle et que le grec, sous sa forme athénienne, était ensuite
devenu la langue officielle de leur royaume. Le roi Philippe  II
de Macédoine (359-336), se considérant lui-même comme grec,
met sur pied une puissante armée et entreprend de soumettre
la Grèce à son autorité : c’est chose faite en 338, quand Thèbes
et Athènes sont battues. Philippe envisage alors de s’attaquer à
l’Empire perse, mais il meurt assassiné. Son fils Alexandre, âgé
de vingt ans, lui succède.

Alexandre conquiert l’Empire perse (et l’Égypte), atteignant


l’Indus en 325. Après sa mort, en 323, ses généraux se partagent
l’empire, fondant des dynasties. Les plus importantes sont celle
des Séleucides, dont le royaume s’étend de la Syrie à la
Bactriane, et celle des Lagides, qui règnent sur l’Égypte (et
portent tous le nom de Ptolémée). Ces  États  ont le grec pour
langue officielle. De surcroît, ils favorisent la fondation de cités
où affluent des colons grecs, qui deviennent autant de relais de
la culture grecque. Les plus importantes sont Alexandrie,
capitale  des Ptolémées, Antioche, capitale des Séleucides, et
Pergame, en Asie mineure. Ainsi se constitue le «  monde
hellénistique  », nouveau cadre géographique d’une langue
grecque unifiée connue sous le nom de «  koinè  », abréviation
de hè koinè dialektos (la «  langue commune  »). Au début du
moins, c’est celle de l’ancien « empire » athénien.

Dans le monde grec stricto sensu (tel qu’il existait avant


Alexandre), la koinè s’impose aux dépens des dialectes, qui peu
à peu s’éteignent. Tous auront disparu à la fin de l’Antiquité, à
l’exception d’un dialecte dorien de l’est du Péloponnèse, le
laconien, dont descend aujourd’hui le tsakonien, en voie
d’extinction (il ne compterait plus que deux cents locuteurs). En
Anatolie, la koinè supplante des langues non grecques, en
particulier le lydien, le carien, le lycien et le phrygien (voir plus
loin). La quasi-totalité de la population d’Anatolie, jusqu’aux
confins de l’Arménie, sera ainsi hellénisée en quelques siècles.

Ailleurs, dans les pays d’Orient, la koinè côtoie les langues


autochtones, plus ou moins durablement selon les
circonstances politiques. Le grec prévaut dans les grandes villes
d’Égypte et de Syrie/Palestine, à commencer par les capitales,
Alexandrie et Antioche. Il s’impose aussi dans les villes
autrefois phéniciennes, telles que Tyr, qui s’hellénisent
rapidement. Face au grec, langue du pouvoir et de
l’administration, les langues autochtones demeurent
néanmoins celles de la majorité de la population en dehors des
villes, qu’il s’agisse de l’égyptien ou, en Syrie et en Palestine, de
l’araméen. Cette situation, que l’on peut globalement qualifier
de bilingue, va se perpétuer à l’époque romaine, puis à l’époque
byzantine jusqu’à la conquête arabe, au VIIe siècle apr. J.-C. Plus
à l’est, en revanche, l’hégémonie grecque prend fin dès le
II e siècle
av. J.-C., quand les Séleucides sont évincés d’Iran, puis
de Mésopotamie, par les Parthes. Bien que ces derniers
continuent de recourir au grec dans certains cas (sur leurs
monnaies, par exemple), l’araméen retrouve dans leur empire
un rôle de langue véhiculaire qu’il n’avait sans doute pas perdu
(voir p. 180). En Bactriane, le grec demeure la langue officielle
jusqu’au début du IIe siècle apr. J.-C.

Comme toute langue vivante, la koinè évolue  : dès la fin du


III e siècle avant notre ère, l’écart est devenu manifeste entre le
grec de l’Athènes classique et la koinè écrite officielle. Cette
dernière n’en présente pas moins des qualités (précision du
style, richesse du vocabulaire abstrait,  etc.) qui en font un
excellent véhicule pour la philosophie, la science et le savoir en
général. Simultanément, la grande bibliothèque d’Alexandrie,
fondée au début du IIIe  siècle avant notre ère, joue un rôle clé
dans l’essor de la connaissance. Les érudits se passionnent aussi
pour l’étude critique des textes anciens ou «  philologie  »,
discipline née à l’époque hellénistique. Il se dégage de leurs
travaux l’idée que la langue grecque a atteint sa perfection à
Athènes au siècle de Périclès et que toute littérature digne de ce
nom doit prendre pour référence les grands textes en grec
« classique ». Cette thèse – l’« atticisme » – ouvre un débat qui va
caractériser la langue grecque jusqu’au XXe siècle…

D’autres préfèrent néanmoins ne pas s’éloigner de la langue de


tous les jours. C’est le cas des rédacteurs de la Septante,
traduction en grec de la Bible hébraïque, autrement dit de
l’Ancien Testament. Composée à Alexandrie aux IIIe-
II e siècles av. J.-C. à l’intention des très nombreux Juifs de cette
ville, de langue maternelle grecque, elle doit son nom aux
soixante-douze sages venus de Jérusalem auxquels la tradition
l’attribue (elle est, en fait, une œuvre collective du judaïsme
alexandrin). La Septante présente un grand intérêt pour les
linguistes, car – à la différence de tant d’autres textes – elle est
rédigée dans la langue grecque ordinaire de l’époque, sans
préoccupation rhétorique ou littéraire. Les rédacteurs du
Nouveau Testament vont s’y référer.

Le bilinguisme des élites romaines

Les Romains conquièrent le monde grec par étapes. Ils se


rendent maîtres de la « Grande Grèce » (Italie du Sud et Sicile)
au IIIe siècle av. J.-C., puis de la Macédoine et de toute la Grèce, y
compris la rive orientale de la mer Égée, au milieu du siècle
suivant. Ils acquièrent ensuite le royaume de Pergame, en Asie
mineure, et la Cyrénaïque, puis étendent leur protectorat sur
l’Égypte et les royaumes d’Anatolie centrale.
Quand, au milieu du Ier siècle av. J.-C., les Romains annexent la
Syrie, la quasi-totalité du monde grec se trouve incluse dans ce
qui devient l’Empire romain à l’avènement d’Auguste, en
27 av. J.-C. Le grec perd alors son rôle de langue du pouvoir au
bénéfice du latin qui, dans tout l’empire, s’impose en tant que
langue des armées, de l’administration (du moins aux échelons
supérieurs) et de la justice. En tant que langue maternelle, il
s’efface devant le latin dans les villes d’Italie du Sud, mais va
demeurer vivant à Syracuse et dans l’est de la Sicile jusqu’à
l’époque byzantine. Dans la partie orientale de l’empire, en
revanche, le grec conserve le rôle de langue véhiculaire qu’il
jouait à l’époque hellénistique. Il demeure aussi, bien sûr, la
langue maternelle des Grecs eux-mêmes et de diverses
populations hellénisées, tels les Juifs de la diaspora.

La culture grecque fait son entrée à Rome au milieu du


III e siècle av. J.-C.,
quand les villes du sud de l’Italie passent dans
son orbite. Lorsque les Romains imposent leur autorité à la
Grèce elle-même, l’influence grecque redouble  : la culture
dominante devient «  gréco-latine  », les élites étant désormais
bilingues. L’historien latin Suétone (v.  69-v.  126) rapporte que
l’empereur Claude (10 av. J.-C.-54), en présence d’un « barbare »
parlant latin et grec, se serait étonné  : «  Vous connaissez donc
nos deux langues ! » Il semble par ailleurs que Plutarque (v. 50-
v.  125), écrivain et moraliste grec, bien qu’il ait prononcé à
Rome de nombreuses conférences, ne se soit jamais soucié
d’apprendre le latin… La fascination exercée par la langue
grecque sur les Romains n’en reste pas moins tournée vers le
passé. Les Grecs continuent de se considérer comme les seuls
véritablement « civilisés » : tout en glorifiant leur propre passé
(athénien classique en particulier), ils ignorent la culture latine.
De leur côté, les Romains reconnaissent l’antériorité de la
culture grecque, mais prennent soin de distinguer les Grecs
anciens –  porteurs d’une grande civilisation  – de leurs
descendants, qu’ils jugent de moindre valeur… Les deux points
de vue se rejoignent dans l’atticisme, plus que jamais à
l’honneur au IIe siècle apr. J.-C.

Le grec, langue du christianisme

C’est en langue grecque usuelle que le christianisme se propage


d’abord, de la Palestine jusqu’à Rome. Pourquoi ? Après la mort
du Christ, les apôtres, tous juifs, organisent la communauté de
ses disciples  : ainsi naît à Jérusalem ce qui va devenir l’Église
chrétienne. Bien qu’il soit ouvert aux non-Juifs, le christianisme
prend donc son essor au sein de la communauté juive.

Au Ier  siècle, celle-ci se répartit en trois groupes. Les Juifs de


Palestine, de langue araméenne, comme le Christ, pratiquent
aussi le grec (plus ou moins bien). Parmi eux figurent les
premiers chrétiens. Les Juifs de la diaspora («  dispersion  » en
grec) sont les plus nombreux. De langue grecque, ils sont
présents dans tout l’Empire romain, en particulier à Alexandrie,
en Syrie, en Asie mineure… et à Rome même. Un troisième
groupe, diffus dans la diaspora, se compose d’anciens « païens »
nouvellement convertis au judaïsme (les «  prosélytes  »). En se
propageant hors de Palestine, le christianisme emprunte les
chemins de la diaspora. La prédication, en langue grecque,
touche au premier chef des Juifs ou des prosélytes, mais aussi,
de proche en proche, des «  gentils  » (païens). Dès le milieu du
I er  siècle, il existe à Rome une communauté chrétienne,

principalement de langue grecque. Selon la tradition, Pierre


(l’un des apôtres) en prend la tête et devient ainsi le premier
évêque de Rome.

Autant que l’on puisse en juger, la propagation du christianisme


s’est d’abord effectuée oralement  : on ne connaît pas d’écrit
chrétien antérieur à 50. Les textes les plus anciennement
rédigés semblent être les Épîtres de Paul, incluses ensuite dans
le Nouveau Testament. Né à Tarse, dans le sud-est de l’Anatolie,
Paul est un Juif de langue grecque. D’abord très hostile aux
chrétiens, il rencontre le Christ ressuscité alors qu’il se rend à
Damas (le «  chemin de Damas  ») et devient, selon ses propres
termes, un « apôtre du Christ ». À partir de 50 environ, il prêche
en Asie mineure et en Grèce et y fonde des Églises. Il dicte alors,
en langue grecque, des textes adressés à diverses
communautés chrétiennes  : Épîtres aux Corinthiens, aux
Galates, aux Éphésiens,  etc. et aussi aux Romains (c’est-à-dire
aux chrétiens de Rome). Les Épîtres de Paul sont recopiées et
circulent.

Au cours de la seconde moitié du Ier  siècle, d’autres textes


chrétiens fondamentaux, dont les Évangiles, sont composés –
  toujours en grec  – dans des circonstances incertaines. On
considère en général que l’Évangile le plus ancien (datant des
environs de 70  ?) est celui de Marc. Viennent ensuite ceux de
Luc et de Matthieu, puis les Actes des Apôtres, enfin l’Évangile
de Jean et l’Apocalypse, qui semblent dater de la toute fin du
I er  siècle. Ces textes, qui circulent d’abord séparément, seront

réunis plus tard sous le nom de «  Nouveau Testament  ». Les


premières traductions –  en latin, en syriaque et en copte  –
datent de la seconde moitié du IIe siècle.

Les textes du Nouveau Testament sont rédigés dans une koinè


reflétant la langue quotidienne, loin de tout atticisme. Les
auteurs chrétiens du IIe siècle suivent cet exemple, à la fois par
mépris de la culture païenne et pour être compris du plus grand
nombre. En revanche, quand le christianisme atteint des
milieux cultivés, à partir de la fin du IIe  siècle, il devient
opportun de traiter de la doctrine chrétienne en une langue
plus sophistiquée, inspirée du grec classique. C’est ce que font
des « Pères de l’Église » tels Clément d’Alexandrie (v. 150-v. 215),
Origène (v.  185-v.  253) ou Eusèbe de Césarée (v.  265-340).
L’atticisme trouve ainsi une nouvelle légitimité quand l’Empire
romain adopte le christianisme, par étapes, au IVe siècle.

L’empereur Constantin (306-337) accorde aux chrétiens le droit


d’exercer leur religion (édit de Milan, 313), puis fonde une
«  Nouvelle Rome  » sur l’emplacement de l’antique Byzance  ;
inaugurée en 330, la ville sera bientôt connue sous le nom de
Constantinople (en grec Konstantinoupolis, la «  ville de
Constantin  »). Le christianisme devient la religion officielle de
l’empire sous le règne de Théodose (379-395). À sa mort, ses fils
se partagent sa succession  : tandis qu’Honorius règne sur
l’Empire d’Occident, Arcadius règne sur l’Empire d’Orient, avec
pour capitale Constantinople. La destinée de la langue grecque
se trouve désormais liée à ce dernier, d’autant qu’il correspond,
pour l’essentiel, à l’ancien « monde hellénistique ».

L’Empire d’Orient conserve néanmoins son caractère romain  :


le latin demeure la langue officielle de la législation et de
l’administration jusqu’à la fin du VIe  siècle. Il est aussi
résolument chrétien, tournant le dos à une culture grecque
classique assimilée au paganisme. Pour souligner cette
différence, les Grecs chrétiens se qualifient eux-mêmes de
« Romains », abandonnant le nom d’« Hellènes »… Il n’empêche
que, dans les faits, la langue grecque domine et que la romanité
de l’Empire relève de plus en plus de la fiction. En pratique, la
koinè continue d’évoluer, tandis qu’une langue écrite
archaïsante demeure à l’honneur dans les milieux cultivés. La
fiction prend fin sous le règne d’Héraclius I er (610-641) : il fait du
grec la langue officielle de l’Empire et prend le titre de Basileus
(«  Grand Roi  », titre jadis porté par Alexandre). On qualifie cet
Empire de « byzantin » (voir p. 175).

Le phrygien et le lydien, langues


oubliées
Le roi Midas, qu’Apollon avait affublé d’oreilles d’âne, et le roi
Crésus, fabuleusement riche et réputé inventeur de la monnaie
d’or, étaient-ils grecs ? Non : le premier (VIIIe siècle av. J.-C.) était
phrygien, le second (VIe  siècle  av.  J.-C.), lydien. C’est après la
conquête de l’Anatolie par Alexandre le Grand que les Lydiens,
les Phrygiens et les autres peuples de la région délaissent peu à
peu leurs langues au profit du grec et se fondent ainsi dans la
masse hellénique. On distingue, d’un côté, les langues
anatoliennes, de l’autre, la langue phrygienne  ; toutes sont
indo-européennes.

Parmi les langues anatoliennes figurent le hittite, qui s’est éteint


vers la fin du II e millénaire av. J.-C., et le louvite, qui vécut plus
longtemps (voir p.  76). Les langues lydienne, carienne et
lycienne, en usage dans l’ouest de l’Anatolie, nous sont connues
car leurs locuteurs, sous l’influence des Grecs, les ont tôt
consignées en écritures alphabétiques. La Lydie avait pour
capitale Sardes, à l’est de l’actuelle Izmir. La centaine
d’inscriptions en alphabet lydien dont on dispose datent surtout
des Ve  et IVe  siècles. La Carie, au sud de la Lydie, formait
l’arrière-pays des villes grecques de Milet et Halicarnasse. Les
inscriptions, datant du VIIe  au IIIe  siècle, incluent des graffitis
laissés par des mercenaires cariens en Égypte et deux textes
bilingues carien-grec, dont l’un découvert en 1996. Au sud-est
de la Carie, la Lycie avait pour principale ville Xanthos. Les
inscriptions en alphabet lycien – dont un texte trilingue lycien-
grec-araméen – datent des Ve-IVe siècles. Le lydien et le lycien se
sont éteints au Ier siècle av. J.-C., le carien un peu plus tard.
Venus des Balkans, les Phrygiens – dont la langue présente des
similitudes avec le grec – semblent être entrés en Anatolie vers
1200 avant notre ère. Installés au centre du pays, ils émergent
en tant qu’entité politique au VIIIe  siècle, occupant souvent
d’anciens sites hittites, dont Gordion, leur capitale. Ils ont laissé
deux ensembles de documents écrits, en « vieux phrygien » et
en «  néo-phrygien  ». Les premiers, datant du VIIIe  siècle au
milieu du IVe  siècle, sont rédigés en un alphabet dérivé d’un
alphabet grec archaïque. Les seconds, datant des IIe-
III e siècles apr. J.-C.,
sont des inscriptions funéraires rédigées en
alphabet grec. Il semble qu’après la conquête par Alexandre les
élites phrygiennes se soient assez vite hellénisées, le phrygien
ne survivant que dans les campagnes, où il se serait éteint au
Ve siècle apr. J.-C.

Le latin et les autres langues d’Italie


antique

La langue latine entre dans l’histoire par la petite porte, sous la


forme de quelques inscriptions datant du VIIe  siècle  av.  J.-C.,
dues à une peuplade installée à l’est du cours inférieur du
Tibre : les Latins. À cette époque, les peuples les plus évolués de
la péninsule sont les Étrusques, dans le nord, et, dans le sud, les
Grecs qui font souche en divers points du littoral. Ailleurs se
sont répandues des populations dont les langues relèvent du
groupe italique de la famille indo-européenne. En font partie les
Latins, Rome n’étant alors qu’une bourgade latine parmi
d’autres.

L’étrusque et les langues italiques

L’origine des Étrusques a fait l’objet de diverses hypothèses, la


plus simple voyant en eux des autochtones dont la civilisation
s’est épanouie sur place, en Étrurie (actuelle Toscane). Quand
elle atteint son apogée, au VIe siècle av. J.-C., l’influence étrusque
s’étend dans l’est de la plaine du Pô et, vers le sud, jusqu’en
Campanie. Une dynastie de rois étrusques règne sur Rome.

Les plus anciennes inscriptions en étrusque datent d’environ


700 avant notre ère. Elles utilisent un alphabet que les
Étrusques ont emprunté aux Grecs de Cumes, ville de
Campanie fondée vers 760. Les textes se multiplient ensuite,
mais, bien qu’ils soient faciles à lire, on peine à les comprendre
en raison de leur portée limitée (il s’agit principalement
d’inscriptions funéraires ou rituelles) et, surtout, parce que la
langue étrusque –  non indo-européenne  – ne s’apparente à
aucune langue connue. (Il semble que la dernière personne
comprenant l’étrusque ait été l’empereur romain Claude, mort
en 54 apr. J.-C.)

Le texte le plus long se trouve au musée d’archéologie de


Zagreb. Rédigé sur du tissu, il est connu sous le nom de Liber
linteus («  Livre de lin  », en latin). En 1848, un Croate, Mihajlo
Barić (1791-1859), avait rapporté d’Égypte une momie
enveloppée dans des bandelettes couvertes d’un texte
mystérieux. La momie fut déposée au musée d’archéologie,
mais il fallut attendre 1891 pour que le texte soit identifié
comme étrusque. Pourquoi ce document était-il parvenu en
Égypte  ? Tout simplement parce que la vogue de la
momification, au Ier siècle av. J.-C., y avait provoqué une grave
pénurie de tissus appropriés (tels ceux de lin), ce qui avait
conduit à s’en procurer ailleurs dans l’Empire romain. Il semble
que le Liber linteus soit une sorte de calendrier religieux
évoquant certaines divinités et les cérémonies à accomplir en
certains lieux. Les cinq cents mots différents qu’il contient (sur
quelque 1  200 mots lisibles) demeurent toutefois
incompréhensibles pour la plupart.
Les langues d’Italie au milieu du Ier millénaire av. J.-C.

L’origine des langues italiques n’est guère connue non plus  :


autant que l’on puisse en juger, des populations venues
d’Europe centrale les ont introduites dans la péninsule avant la
fin du II e  millénaire  av.  J.-C.  Outre le latin, elles incluent
l’ombrien, parlé à l’est de l’Étrurie, l’osque, dans la moitié sud
de la péninsule, et quelques autres de moindre importance. Les
plus anciennes inscriptions en osque, rédigées à l’aide d’un
alphabet emprunté aux Étrusques, datent du VIe siècle. Le plus
long texte figure sur la Tabula bantina, stèle de bronze datant
du IIe  siècle  av.  J.-C.  trouvée à Bantia (aujourd’hui Banzi) en
Lucanie. Sur une face sont inscrits des règlements municipaux,
en osque rédigé en caractères latins. L’autre face comporte un
texte en latin, réglementaire lui aussi. Des graffitis découverts à
Pompéi indiquent que l’osque y était encore en usage en
79 apr. J.-C.

Notre connaissance de l’ombrien, attesté du VIIe  au


I er siècle av. J.-C., se fonde sur un monument exceptionnel : les

« tables eugubines ». Découvertes à Gubbio (l’antique Iguvium)


en 1444, elles sont constituées de sept tablettes de bronze, dont
les plus anciennes (première moitié du IIIe  siècle  av.  J.-C.)
portent des inscriptions en alphabet ombrien et les plus
récentes (fin du IIe  siècle  av.  J.-C.) en alphabet latin. Le texte
compte au total environ quatre mille mots, ce qui en fait le plus
long en langue non latine découvert en Italie. Il a trait aux rites
religieux d’une confrérie de prêtres, les Atiedii.

Deux autres langues sont à mentionner. Celle des Vénètes,


installés dans l’actuelle Vénétie, présente des affinités avec les
langues italiques : certains linguistes l’incluent dans ce groupe,
d’autres non. Les inscriptions vénètes, employant un alphabet
dérivé de l’alphabet étrusque, datent de la fin du VIe  siècle au
I er  siècle  av.  J.-C.  Les
Messapiens habitaient l’Apulie (actuelles
Pouilles) et la Calabre (nom antique du « talon de la Botte »). Dès
l’Antiquité, la tradition voulait qu’ils soient venus d’Illyrie (de
l’autre côté de l’Adriatique), ce que l’archéologie confirme. Leur
langue, attestée du VIe  siècle au Ier  siècle  av.  J.-C., s’écrivait en
alphabet grec. Le messapien, langue indo-européenne non
italique, se rattache peut-être à l’illyrien, mais ce dernier est si
mal connu qu’il est difficile de le prouver.

Les Latins empruntent l’écriture alphabétique aux Étrusques


dès le VIIe  siècle  : ainsi s’établit la filiation, indirecte, de
l’alphabet grec à l’alphabet latin. Plus précisément, l’écriture
étrusque dérive de la version archaïque de l’alphabet grec qui
était en usage au VIIIe siècle à Chalcis (en Eubée), la cité mère de
Cumes. Une forme ancienne de l’alphabet étrusque figure sur
l’abécédaire de Marsiliana d’Albegna, tablette d’ivoire datant du
VII e siècle trouvée dans le sud de la Toscane. L’écriture s’effectue
alors de droite à gauche, direction qui va longtemps
prédominer, tandis que l’alphabet lui-même va se modifier
quelque peu. L’alphabet latin dérive directement de l’alphabet
étrusque, mais le latin s’écrit, très tôt, de gauche à droite. Le
tableau ci-joint résume les étapes de la transition de l’alphabet
grec à l’alphabet latin.
Dans la 1 re colonne figure l’alphabet grec classique (en usage
aujourd’hui encore). Il a abandonné trois lettres d’origine phénicienne
qui figuraient dans les alphabets archaïques : digamma, san et koppa.
Phi, khi, psi et oméga sont des inventions grecques.
L’alphabet d’Eubée (3 e colonne) est un alphabet grec archaïque. Il
utilise pour le son /ks/ le caractère X (et non X) et pour le son /k/ aspiré
un caractère spécifique, autre que X. Par ailleurs, il conserve les lettres
digamma, san et koppa, mais ne possède ni psi ni oméga, de création
postérieure. Il conserve aussi la valeur initiale d’êta, à savoir /h/ aspiré
et non /ê/. Les lettres sont orientées vers la droite, les textes s’écrivant
de gauche à droite.

L’abécédaire étrusque de Marsiliana d’Albegna (4 e colonne) reprend


les lettres de l’alphabet d’Eubée quasiment sans modification. Xi se
dédouble toutefois (semble-t-il) en une lettre qui disparaît et un X qui
va prendre en étrusque une valeur proche de /s/. L’écriture procède de
droite à gauche.

En 5 e colonne figure l’alphabet effectivement utilisé par les Étrusques


au VIe siècle avant notre ère. Il omet quatre lettres correspondant à des
sons qui n’existent pas en étrusque : /b/, /d/, /ks/ et /o/. Il affecte au son
/k/ trois lettres, issues de gamma, kappa et koppa, utilisées
respectivement devant /i/ ou /e/ (/ki/ ou /ke/), /a/ (/ka/) et /ou/ (/kou/). Il
affecte par ailleurs trois lettres à des sons de type /s/ ou /ch/ : celles
issues de san, de sigma et du X de l’abécédaire de Marsiliana. Il ajoute
enfin à l’alphabet une nouvelle lettre, en forme de « 8 », pour le son /f/.

Les Romains (7 e colonne) s’initient à l’alphabet auprès des Étrusques,


en se référant le cas échéant à sa forme première (illustrée par
l’abécédaire de Marsiliana). Ils reprennent trois lettres que les
Étrusques avaient abandonnées (B, D et O), mais délaissent l’ancien
san, ainsi que le Z (du moins dans un premier temps). Le F descend de
l’ancien digamma. Le X prend (ou reprend) la valeur /ks/. Les Romains
conservent les trois notations de /k/ héritées de l’étrusque, à savoir C, K
et Q. Mais le C tend à évincer le K, qui sort pratiquement de l’usage,
tout en notant aussi le son /g/, ce qui n’est guère pratique. Aussi un
certain Spurius Carvilius Rufa invente-t-il, au début du IIIe siècle av. J.-
C., la lettre G, qui occupe la place laissée vacante par le Z. Le Q est
toujours suivi du son /ou/ (noté V). Le I note selon les cas une voyelle
(/i/) ou une consonne (/y/ comme dans « yaourt »). De même, le V note
une voyelle (/ou/) ou une consonne (/w/ comme dans « week-end »). Au
temps de Cicéron, l’alphabet latin se compose de 21 lettres :

ABCDEFGHIKLMNOPQRSTVX

Pour faciliter la transcription des mots grecs, deux lettres sont


ajoutées à la fin de l’alphabet au Ier siècle av. J.-C. : Y (correspondant à
upsilon) et Z, qui rentre ainsi au bercail.

NB. Les lettres J, U et W sont des créations plus tardives. Le W naîtra


en Angleterre au V e siècle. Quant au J et au U, distingués du I et du V, ils
se généraliseront à la Renaissance.

La propagation du latin en Italie, puis


dans l’empire

Selon la tradition, Romulus aurait fondé Rome en 753  av.  J.-C.,


mais il faut attendre 509 pour que les Romains s’affirment : ils
renversent leur roi (étrusque) Tarquin le Superbe et proclament
la République. En 396, ils s’emparent de la ville étrusque de
Véiès, remportant ainsi leur premier succès de ce côté. En 338,
ils imposent leur domination à tous les Latins. La première
grande phase d’expansion date du IIIe  siècle. Les Romains
s’attaquent, d’un côté, aux Samnites (de langue osque), de
l’autre aux Étrusques, les uns et les autres étant soumis avant le
milieu du siècle. La résistance des cités grecques d’Italie du Sud
prend fin à la même époque. Victorieux des Carthaginois à
l’issue de la première guerre punique (264-241), les Romains
prennent possession de la Sicile, puis de la Sardaigne et de la
Corse. Ils se tournent ensuite contre les Gaulois de la plaine du
Pô, tandis que les Vénètes se rallient à eux. Les Romains
dominent dès lors l’Italie dans son ensemble.

Les populations soumises par les Romains signent avec eux des
traités et deviennent ainsi des « alliés » (socii). Dans les faits, il
s’agit de « traités de protectorat », car les alliés, s’ils conservent
une certaine autonomie locale, doivent verser à Rome un tribut
et lui fournir des contingents militaires. Les Romains, par
ailleurs, se font attribuer des terres par les alliés et y implantent
des colons, romains ou latins. Une telle organisation instaure et
perpétue une inégalité de droits entre, d’un côté, les Romains et
les Latins, de l’autre, les peuples soumis. Il en résulte des
tensions qui tournent à l’insurrection en 91  av.  J.-C., dans les
Apennins. Face à l’intransigeance de Rome, plusieurs peuples
d’Italie centrale et méridionale constituent une confédération
et proclament leur indépendance. Ainsi éclate la «  guerre
sociale », extrêmement meurtrière, que Rome remporte en 88.
Les insurgés obtiennent néanmoins satisfaction  : tous les
Italiens libres résidant au sud du Pô accèdent à la citoyenneté
romaine. (Il en ira de même des habitants de la Gaule cisalpine
au nord du Pô en 49  av.  J.-C.) La dissémination de colonies
romaines et latines et l’incorporation de troupes alliées dans
l’armée romaine contribuent à la propagation du latin dans la
péninsule. On ignore dans quelles conditions et à quel rythme
le latin s’est substitué aux autres langues. Quoi qu’il en soit, à la
fin du Ier  siècle  apr.  J.-C., toute la population d’Italie (ou
presque) est de langue latine.
À l’issue de la deuxième guerre punique (218-201), les Romains
sont maîtres de l’est et du sud de l’Espagne, conquis sur les
Carthaginois. C’est la première étape de leur expansion hors
d’Italie. Au IIe  siècle  av.  J.-C., ils acquièrent l’intérieur de
l’Espagne, le sud de la Gaule (assurant la liaison entre l’Italie et
l’Espagne), l’Afrique (comme les Romains nomment la région
de Carthage, détruite en 146), la Grèce et l’ouest de l’Asie
mineure. Au Ier  siècle  av.  J.-C., ils y ajoutent la Gaule dans son
ensemble et la Numidie (conquises par César) ainsi que divers
pays d’Orient, dont l’Égypte. Lorsque la République se mue en
Empire (à l’avènement d’Auguste, en 27 av. J.-C.), Rome domine
déjà l’ensemble du bassin méditerranéen. Parmi les conquêtes
ultérieures figurent la Bretagne (actuelle Angleterre), la
Mauritanie (à l’ouest de la Numidie) et la Thrace. La Dacie
(correspondant au cœur de l’actuelle Roumanie), conquise au
début du IIe  siècle  apr.  J.-C., sera abandonnée en 271 en raison
de sa vulnérabilité aux attaques des Barbares.

Le latin se diffuse dans l’Empire romain de façon inégale. Dans


l’est du bassin méditerranéen, il se heurte à la concurrence du
grec, partout langue véhiculaire. La limite entre les aires des
deux langues s’établit au milieu des Balkans, à mi-chemin du
Danube et de la mer Égée. Ailleurs, le rythme de progression du
latin dépend de données très diverses. L’urbanisation joue un
rôle essentiel, car c’est à partir des villes, chacune conçue
comme une Rome en miniature, que la langue latine se diffuse.
L’ancienneté de la présence romaine compte aussi  : le latin
pénètre plus profondément en Espagne (qui aura connu six
siècles de romanisation) qu’en actuelle Angleterre (guère plus
de trois siècles). Les langues autochtones offrent plus ou moins
de résistance. Le cas le plus étonnant est celui de la langue des
Aquitains, seule langue non indo-européenne d’Europe ayant
survécu à la romanisation (sous la forme du basque).

L’avènement du christianisme confère au latin une dimension


supplémentaire. D’abord persécutée, la nouvelle religion
bénéficie de la protection de Constantin (empereur de 306 à
337), puis l’emporte en 394 quand Théodose (379-395) décide la
fermeture des temples païens. L’année suivante, l’Empire
romain se scinde en un Empire d’Occident et un Empire
d’Orient. L’Église chrétienne, tout en demeurant unie, présente
désormais deux versants linguistiques : elle est en Occident de
langue latine, sous l’autorité du pape de Rome, tandis qu’elle
demeure en Orient de langue grecque.

Langue et littérature latines

Les premiers textes littéraires connus en latin datent de la


seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C. C’est alors que les Romains,
devenus maîtres de l’Italie du Sud, s’imprègnent de culture
grecque. Livius Andronicus (v.  280-207), originaire de Tarente,
traduit l’Odyssée en latin. L’Ombrien Plaute (v. 254-184) écrit des
comédies, dont une vingtaine nous sont parvenues. Ennius
(239-169), de langue maternelle osque et de culture grecque, est
considéré comme le père de la poésie latine. Il nous reste six
cents vers de son œuvre majeure, les Annales de la République
romaine, qui fut la grande épopée nationale avant l’Énéide.

L’«  âge d’or  » de la littérature latine s’ouvre au début du


I er  siècle  av.  J.-C.  et s’achève à la mort de l’empereur Auguste
(14  apr.  J.-C.). En l’espace de deux générations, les auteurs
illustres abondent : Cicéron (106-43), Jules César (100-44), auteur
des Commentaires sur la Guerre des Gaules, les historiens
Salluste (86-v.  35) et Tite-Live (59-17  apr.  J.-C.), les poètes
Lucrèce (v.  98-55), Catulle (v.  87-v.  54), Virgile (70-19), Horace
(65-8) et Ovide (43-17 apr. J.-C.). Virgile compose l’Énéide, épopée
attribuant les origines de Rome aux exploits du Troyen Énée.
Cicéron demeure le prosateur le plus marquant de l’histoire de
la langue latine. Avocat  et homme politique, il se rend célèbre
par ses plaidoiries et ses discours (dont les Catilinaires, diatribes
dénonçant le conjuré Catilina, mises plus tard par écrit). L’art
oratoire en latin trouve ainsi son modèle. Cicéron s’éloigne
ensuite de la vie politique et s’attelle à une œuvre considérable,
dans laquelle il traite de rhétorique, de droit et, surtout, de
philosophie. Dans ce dernier domaine, c’est lui qui donne au
latin ses lettres de noblesse, alors qu’auparavant les Romains
eux-mêmes ne concevaient la philosophie qu’exprimée en
grec. La langue de Cicéron va constituer le «  canon  » du latin
pendant deux millénaires. Après l’«  âge d’or  », le goût de la
rhétorique tend à alourdir le style, de sorte que la littérature
latine connaît un (relatif) déclin, du moins avant que
l’inspiration chrétienne ne lui rende un nouveau souffle.
Tertullien (v.  155-v.  222), né à Carthage, se convertit au
christianisme en 195. Ses écrits, le plus souvent polémiques,
revigorent le latin classique et font de lui le premier des grands
théologiens d’Occident. Quand le christianisme devient la
religion officielle de l’Empire, trois Pères de l’Église dominent la
scène  : saint Ambroise, saint Jérôme et saint Augustin.
Ambroise (v.  340-397), né à Trèves dans une famille de haut
rang, devient évêque de Milan en 374. Il est l’auteur d’Écrits
théologiques. Augustin (354-430), né en Afrique du Nord, reçoit
d’Ambroise le baptême à Milan en 387. Il devient ensuite
évêque d’Hippone (près de l’actuelle Annaba, en Algérie), où il
rédige Les Confessions, œuvre autobiographique, mais aussi
profession de foi, et La Cité de Dieu. Sa pensée va exercer sur le
christianisme occidental une influence inégalée, d’autant que,
profondément imprégné de culture classique, il maintient la
langue latine à un très haut niveau de qualité littéraire.

L’œuvre de Jérôme (v. 347-419/420), natif de Dalmatie, répond à


une nécessité linguistique. Il existe en effet au IVe  siècle des
traductions de la Bible en latin (que l’on nommera plus tard
« vieilles latines »), mais elles sont défectueuses. En 382, le pape
Damase confie le soin de les corriger à Jérôme, savant bibliste
réputé. Celui-ci révise le texte latin du Nouveau Testament
(dont l’original est grec), puis se tourne vers l’Ancien Testament,
dont les textes en latin ont été traduits de textes grecs (telle la
Septante) qui étaient eux-mêmes des traductions. Ayant décidé
de se reporter aux textes originaux de la Bible juive, il part en
Orient en 374, y apprend l’hébreu et l’araméen et traduit lui-
même ces textes directement en latin. La version latine de la
Bible établie par Jérôme va peu à peu s’imposer dans l’Église
romaine. Elle est connue sous le nom de «  Vulgate  » (vulgata
editio, « édition communément employée »).

Les reflux du latin

Dans les premières années du Ve siècle débutent les « invasions


barbares  »  : des peuples germaniques pénètrent en force dans
l’Empire romain et s’y taillent des royaumes. L’Empire
d’Occident prend officiellement fin en 476 (alors que l’Empire
d’Orient se perpétue et deviendra l’Empire byzantin). Les
conséquences linguistiques de ces bouleversements sont
diverses (voir la carte). Dans de vastes régions, les envahisseurs
germaniques vont peu à peu adopter le latin. C’est le cas des
Ostrogoths en Italie, des Francs en Gaule, des Wisigoths en
Espagne ou des Vandales en Afrique. Dans certaines régions
périphériques, au contraire, des langues germaniques vont
s’imposer aux dépens du latin. Il en ira ainsi en Angleterre, sur
la rive gauche du Rhin et au nord des Alpes. Au sud du Danube,
les nombreuses incursions des Goths ont un effet
déstabilisateur qui va faciliter l’intrusion des Slaves à partir de
la fin du VIe siècle.

Le latin reflue aussi de l’autre côté de la Méditerranée. Après la


conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes, durant la seconde
moitié du VIIe  siècle, la langue arabe ne tarde pas à évincer
celles des colonisateurs précédents, à savoir le punique, le latin
et le grec. (Les langues berbères survivent néanmoins.) Les
musulmans envahissent ensuite la plus grande partie de
l’Espagne (711-716), sur laquelle régnaient les Wisigoths. La
reconquête (Reconquista) par les chrétiens de langue romane et
la «  re-romanisation  » vont durer plusieurs siècles. En Sicile,
conquise par les musulmans au IXe  siècle, le latin et le grec
reculent face à l’arabe, qui sera lui-même évincé par le roman
sicilien au XIIIe siècle.
Flux et reflux du latin

Partout où le latin n’a pas reflué, il demeure la langue usuelle,


mais la dislocation de l’Empire tend peu à peu à le fragmenter
en dialectes régionaux qui se mueront, entre le VIIIe  et le
Xe  siècles, en parlers «  romans  », annonciateurs des langues
romanes (voir p. 128).
Les langues de l’Europe
médiévale

Q uelle était la langue de Charlemagne  ? Comme les autres


Francs, il avait pour parler maternel le francique, un
dialecte germanique. En tant qu’aristocrate, il avait aussi appris
le latin, savait le parler, le lire et peut-être l’écrire (les avis
divergent sur ce point). On s’interroge aussi sur son lieu de
naissance (Ingelheim, près de Mayence, dans le palatium de
Quierzy, près de Noyon, ou encore Herstal, près de Liège  ?) et
même sur l’année (742, mais ce pourrait être 747 ou 748). Il est
sûr, en tout cas, qu’il devint roi des Francs en 768, fut couronné
empereur d’Occident à Rome en 800 par le pape Léon  III et
mourut en 814 à Aix-la-Chapelle, sa capitale, en pays de dialecte
francique.

Quelles langues ses sujets parlaient-ils ? Dans le nord et l’est de


l’empire, des dialectes germaniques  ; en ancienne Gaule et au
sud des Alpes, des dialectes issus du latin, en voie de devenir
« romans ». La limite entre les uns et les autres correspondait à
celle de l’Empire romain, encore que les dialectes germaniques
aient gagné du terrain sur la rive gauche du Rhin (voir la carte
p. 124). Telle qu’esquissée dès cette époque, la limite entre les
domaines linguistiques roman et germanique ne variera plus
guère.
Des dialectes germaniques prévalent aussi en Angleterre, où les
populations dites « anglo-saxonnes », après avoir franchi la mer
du Nord, ont entrepris de refouler vers l’ouest les autochtones
de langue celtique. Venus des pays scandinaves et de dialectes
germaniques, les Vikings sont plus agressifs  : lors de leur
premier raid, en 793, ils saccagent et pillent le monastère de
Lindisfarne, sur la côte nord-est de l’Angleterre, provoquant un
immense émoi jusqu’à la cour de Charlemagne. Les raids se
multiplient au IXe siècle sur les côtes du nord-ouest de l’Europe,
avant que les Vikings (autrement dits les «  Normands  ») ne
s’installent en Irlande, dans l’est de l’Angleterre,
en Normandie, etc.

Au sud de l’Empire carolingien, les populations de dialectes


romans affrontent celles de langue arabe débarquées en
Espagne en 711. Le grand-père de Charlemagne, Charles Martel,
défait une expédition musulmane aux environs de Poitiers, en
732, et la contraint à refluer. Charlemagne reprend l’offensive et
constitue, au sud des Pyrénées, la « marche d’Espagne », tandis
que de petits royaumes chrétiens résistent aux musulmans
dans le nord-ouest de la péninsule Ibérique. Cela n’empêche pas
la dynastie des califes omeyyades de Cordoue, fondée en 756, de
dominer la majeure partie de l’Espagne jusqu’au début du
XI e  siècle et d’y diffuser la langue arabe. Au IXe  siècle, les

musulmans conquièrent la Sicile. L’ancien Empire romain


d’Occident se partage dès lors en deux domaines linguistiques :
en Afrique du Nord, les parlers issus du latin s’effacent devant
l’arabe  ; ailleurs, ils persistent, y compris en Espagne, où la
Reconquista, en progressant vers le sud, leur rendra peu à peu
le premier rôle au Moyen Âge.

L’expansion arabe a aussi et d’abord fait reculer l’Empire


byzantin  : au temps de Charlemagne, il se réduit aux pays de
langue grecque, avec Constantinople pour capitale. Au nord du
domaine byzantin prédominent des populations de langue
slave demeurées païennes, que l’Église de Rome (avec l’appui
des Carolingiens) et celle de Constantinople entreprennent
d’évangéliser. La première mission d’envergure vise la Grande
Moravie (actuels pays tchèque et slovaque)  : deux Byzantins,
Constantin (plus tard saint Cyrille) et son frère Méthode, y
arrivent en  863. Ils traduisent des textes religieux en langue
slave et fondent ainsi la liturgie (orthodoxe) en « slavon ». Cette
dernière se répand ensuite chez les Bulgares, les Serbes, les
Roumains et les Russes, tandis que l’Église catholique introduit
la liturgie en latin chez les Slovènes, les Croates, les Tchèques,
les Slovaques et les Polonais (puis chez les Hongrois, arrivés
dans la région à la toute fin du IXe  siècle). Ainsi se dessine en
Europe centrale une limite à la fois religieuse et culturelle : les
langues des pays catholiques sont transcrites en caractères
latins ; celles des pays orthodoxes en caractères cyrilliques.

Les langues romanes


On nomme « romanes » des langues vivantes (italien, espagnol,
français,  etc.) toutes issues du latin, langue réputée morte.
Comment la transition s’est-elle opérée  ? On invoquait jadis le
latin « vulgaire », qui aurait côtoyé le latin « classique » puis pris
le dessus après la chute de l’Empire romain et fini par enfanter
les langues romanes, tandis que le latin classique s’acheminait
vers un statut de langue liturgique et savante. En réalité, le latin
écrit (qui n’était pas nécessairement «  classique  ») et le latin
parlé (qui n’était pas nécessairement « vulgaire ») ont coexisté
et interféré bien après la chute de l’Empire  : des idiomes
clairement identifiables comme «  romans  » ne sont apparus
que quatre siècles plus tard.

La scission de l’Empire romain en deux moitiés –  Occident et


Orient – date de 395. Le latin est alors la langue maternelle de la
majorité de la population de l’Empire d’Occident et partout la
langue véhiculaire. Le latin écrit est partout le même, tandis
que le latin parlé varie selon les provinces, sans que cela nuise à
l’intercompréhension. À partir de 406, en revanche, les
«  invasions germaniques  » mettent fin à l’unité de l’Empire
d’Occident, puis à l’Empire lui-même, officiellement dissous en
476. Elles s’accompagnent d’une dégradation générale des
communications, de sorte que le latin parlé par la masse de la
population tend à diverger d’une région à une autre. L’Église
préserve néanmoins son unité et parvient à maintenir (ou à
rétablir) son rôle officiel. Le clergé et les moines conservent
l’usage du latin écrit et protègent de leur mieux son
homogénéité, tant dans l’espace, à l’échelle de la chrétienté
d’Occident, que dans le temps, de génération en génération. Ils
gardent aussi – à des degrés divers – la faculté de parler un latin
qui ne soit pas trop éloigné du latin écrit.

Les divers latins parlés, régionaux ou locaux, évoluent ensuite


séparément, de sorte qu’ils divergent de plus en plus.
Simultanément, l’écart se creuse entre, d’un côté, le latin cultivé
par l’Église et les élites et, de l’autre, la langue parlée usuelle,
seule connue de la population illettrée, mais que les élites
utilisent elles aussi dans la vie quotidienne. La rupture
intervient quand l’intercompréhension cesse, autrement dit
« quand le bon peuple ne comprend plus du tout le latin lu en
chaire  », comme l’écrit l’historien et linguiste Michel
Banniard [1] . C’est le cas plus ou moins tôt selon les régions  :
entre 750 et 800 dans la moitié nord de ce qui deviendra la
France ; entre 800 et 850 dans la moitié sud ; entre 850 et 900 en
Espagne ; entre 900 et 950 en Italie. On passe alors du latin parlé
« tardif » aux parlers « proto-romans ».

À partir de cette époque aussi (entre 750 et 850), l’Église


distingue deux dénominations jusqu’alors synonymes  : lingua
latina et lingua romana, celle-ci étant qualifiée de rustica, c’est-
à-dire « locale ». La dernière étape de la transition va consister à
mettre par écrit la lingua romana de la région. Ce sera bien sûr
l’œuvre de clercs, maîtrisant par ailleurs le latin. Le Serment de
Strasbourg (842) est le plus ancien texte suivi connu en pareille
langue (voir plus loin).
Les destins contrastés de l’Italie, de
l’Espagne et de l’ancienne Gaule

Après la dissolution de l’Empire d’Occident, la situation se


stabilise au début du VIe  siècle. Quatre peuples germaniques
dominent  : les Ostrogoths en Italie, les Francs en Gaule, les
Wisigoths en Espagne et les Vandales en Afrique du Nord. Les
langues germaniques ne supplantent le latin parlé que dans
trois régions : au nord des Alpes, dans le nord-est de la Gaule et
en Angleterre (voir la carte p.  124). Ailleurs, les Germains, très
minoritaires (de 2  % à 3  % de la population), délaissent peu à
peu leurs propres langues  : en Gaule même, les parlers francs
s’éteindront au IXe  siècle. Lors de la cohabitation des parlers
romans et des parlers germaniques, ces derniers exercent
néanmoins sur les parlers romans une influence que les
linguistes nomment «  superstrat  ». Le superstrat germanique
joue un rôle important dans la moitié nord de la Gaule, berceau
du français.

L’évolution des parlers romans (puis des langues romanes)


résulte aussi des destinées des royaumes germaniques : tandis
que ceux bordant la Méditerranée subissent les attaques des
Byzantins, puis des Arabes, celui des Francs étend son
hégémonie plus au nord. Quand, en 534, l’empereur byzantin
Justinien entreprend de reconquérir l’Italie, les Ostrogoths
résistent farouchement avant de s’incliner vingt ans plus tard,
mais la «  guerre gothique  » a ravagé la péninsule. Dès 568,
d’autres Germains, les Lombards, franchissent les Alpes,
envahissent la plaine du Pô et s’infiltrent jusqu’en Italie du Sud.
Un équilibre précaire s’instaure ensuite entre les Byzantins et
les Lombards, convertis au christianisme au VIIe  siècle. L’unité
politique de l’Italie n’en est pas moins durablement brisée, ce
qui aura d’importantes conséquences dans le domaine
linguistique. En Espagne, les Wisigoths subissent une déroute
face aux Arabes : après avoir franchi le détroit de Gibraltar en
711, ces derniers conquièrent en quelques années la quasi-
totalité du pays. L’histoire des idiomes romans de la péninsule
Ibérique va dès lors se confondre avec celle de la Reconquista,
entreprise de longue haleine.

Les Francs s’affirment quand Clovis forme un royaume après


avoir battu le Gallo-Romain Syagrius à Soissons, en 486. Bientôt,
ils dominent toute la Gaule et l’ouest de la Germanie. Divisés au
temps des Mérovingiens (successeurs de Clovis), les Francs se
ressaisissent au VIIIe  siècle  : en 751, Pépin le Bref fonde la
dynastie des Carolingiens, ainsi nommés en référence à son fils,
Charlemagne, couronné empereur en 800. La restauration d’un
empire s’accompagne d’une volonté de remise en ordre.
Groupes et sous-groupes de dialectes romans

Au début du Moyen Âge, chacun des innombrables parlers locaux


faisant suite au latin diffère peu de ses voisins immédiats, mais les
divergences s’accentuent avec la distance. En d’autres termes, si, de
proche en proche, les parlers forment un continuum, il n’en existe pas
moins des différences sensibles d’une région à l’autre. Pour en rendre
compte, les linguistes se situent au niveau du dialecte, défini comme
un ensemble de parlers locaux partageant un certain nombre de traits.
Une notion souple, aux contours plus ou moins flous, qui s’insère bien
dans un continuum.

En étudiant les dialectes, les romanistes ont opéré des regroupements,


sans qu’une classification unique ne s’impose. La répartition en quatre
ensembles principaux – occidental, sarde, italo-roman et oriental (ou
balkanique) – n’est guère contestée. Les points litigieux concernent la
relation entre le gallo-italique et le rhéto-roman (groupe lui-même
remis en cause) et la place du dalmate, aujourd’hui éteint. Soulignons,
en outre, que si telle ou telle langue peut se rattacher à tel ou tel
groupe de dialectes, les deux notions ne sont pas du tout équivalentes :
les principales langues romanes (l’italien, l’espagnol, le français, etc.)
résultent chacune d’une histoire qui lui est propre.

Or, l’Église et ses alliés carolingiens constatent que la qualité du


latin écrit s’est dégradée sous les Mérovingiens : plus ou moins
isolés, les clercs écrivent le latin comme ils peuvent, avec des
variantes régionales. Afin d’y remédier, les autorités engagent
la «  réforme carolingienne  »  : elle vise à rendre au latin écrit
son unité et sa pureté, en se référant à des modèles anciens.
Cela va maintenir sa carrière de langue religieuse et savante,
tout en aggravant la divergence entre la langue écrite et la
langue effectivement parlée par la population. L’Église en prend
acte  : en 813, le concile de Tours prescrit aux prêtres de
prononcer leurs sermons non plus en latin, mais en rustica
romana lingua, pour être compris du peuple.

Le puzzle linguistique italien

Aujourd’hui encore, un Italien sur deux parle en famille un


«  dialecte  » plutôt que l’italien standard (voir p.  342). Une
situation d’autant plus inhabituelle en Europe que ces dialectes
se répartissent sur tout le territoire. On en distingue deux
ensembles, de part et d’autre d’une ligne «  La  Spezia-Rimini  ».
Au nord se situent les dialectes gallo-italiques et vénitiens  ; au
sud s’échelonnent les dialectes toscans, du centre-sud et de
l’extrême sud, ces derniers en usage dans le Salento (« talon de
la Botte »), en Calabre et en Sicile. Comment expliquer une telle
diversité  ? Il se peut qu’une grande variété dialectale ait
caractérisé le latin parlé en Italie dès l’époque romaine, mais ce
n’est qu’une hypothèse. Il est clair, en revanche, que les parlers
des envahisseurs germaniques (Ostrogoths, puis Lombards)
n’ont guère laissé de traces et que les conséquences
linguistiques de la domination arabe en Sicile (IXe-XIe  siècles)
sont minimes. Il est clair, surtout, que le morcellement
politique de l’Italie, ininterrompu du VIe  au XIXe  siècle, a
grandement contribué à entretenir la diversité des dialectes
jusqu’à l’époque contemporaine.

Au Moyen Âge, l’Italie se subdivise en trois ensembles  : le


royaume d’Italie, les États de l’Église et le royaume de Sicile. Le
royaume d’Italie, héritier du royaume lombard annexé par
Charlemagne en 774, inclut la plaine du Pô et la Toscane.
L’empereur (du Saint-Empire) y exerce une souveraineté assez
théorique, car de nombreuses villes («  communes  ») se sont
rendues indépendantes de facto  : Milan, Vérone, Parme,
Florence, Sienne,  etc. Trois villes forment des «  républiques
maritimes  »  : Venise, Gênes et Pise. Les États de l’Église, ayant
Rome pour capitale, se situent au centre de la péninsule. Le Sud
constitue le royaume de Sicile, tantôt uni, tantôt divisé, quand
la partie péninsulaire forme un royaume distinct, avec Naples
pour capitale. En raison de la puissance des féodaux, le
morcellement politique n’y est pas moindre que dans le Nord. À
la fin du Moyen  Âge, on comptera en Italie une vingtaine
d’États souverains.
Le plus ancien texte connu rédigé dans un idiome roman italien
– clairement distinct du latin – date de 960. Il s’agit d’une phrase
ayant trait à un conflit de propriété entre le monastère du mont
Cassin (à mi-chemin entre Rome et Naples) et un petit seigneur
féodal. Les premières œuvres littéraires voient le jour durant la
première moitié du XIII e siècle à Palerme, où règne Frédéric II,
empereur germanique et roi de Sicile. Des Siciliens et d’autres
Italiens y élaborent une langue poétique en mêlant le dialecte
sicilien, l’influence des troubadours (voir p.  138) et l’héritage
latin. Parmi eux figure le Sicilien Giacomo da  Lentini (v.  1210-
v.  1260), considéré comme l’inventeur du sonnet. À la même
époque, saint François d’Assise écrit des textes poétiques dans
son propre dialecte (l’ombrien), afin d’être compris par les
humbles. En Toscane, dans la seconde moitié du XIIIe  siècle,
l’essor économique et la démocratisation des institutions font
naître le besoin d’une langue de culture autre que le latin.
Dante Alighieri (1265-1321) joue un rôle capital à double titre : il
analyse ce que devrait être un «  vulgaire illustre  » (dans un
ouvrage en latin, De vulgari eloquentia) et, surtout, il donne à
l’Italie son chef-d’œuvre littéraire – la Divine Comédie –, rédigé
en un florentin enrichi d’emprunts aux autres dialectes.
L’extraordinaire influence de l’œuvre de Dante, puis de celles
de deux autres Toscans, Pétrarque (1304-1374) et Boccace (1313-
1375), va faire du florentin la langue littéraire commune de
l’Italie.

L’italien, cependant, n’est pas encore né, alors que le français et,
plus encore, le castillan sont déjà des langues à caractère
« national ». Que manque-t-il à la langue de Dante ? Purement
littéraire, elle ne se double pas d’une langue parlée commune,
si ce n’est à Florence et alentour  ; de surcroît, elle ne dispose
pas de l’appui d’une puissante monarchie. En conséquence,
chacun des principaux «  dialectes  » (le lombard à Milan, le
génois, le vénitien, le napolitain, etc.) cumule dans sa région les
fonctions de langue parlée et de langue écrite ordinaire, voire
de langue littéraire. La question d’une langue commune
(« questione della lingua ») sera débattue par les élites italiennes
jusqu’au XIXe siècle (voir p. 340).

À l’extrême nord de l’Italie, trois langues romanes se


démarquent nettement : le romanche, le ladin et le frioulan. Le
linguiste italien Graziadio Isaia Ascoli (1829-1907) – par ailleurs
« inventeur » du francoprovençal (voir p. 140) – les a associées
en un groupe linguistique « rhéto-roman », mais de nombreux
linguistes doutent aujourd’hui de sa validité. Toujours est-il que
les idiomes romanches se sont maintenus dans quelques
grandes vallées alpines (dont l’Engadine), quand les Alamans
ont pris place en Suisse actuelle à partir du Ve  siècle. En
revanche, face aux Bavarois, installés dans l’actuel Tyrol à la
même époque, les idiomes ladins ont beaucoup reculé, jusqu’à
se confiner, pour l’essentiel, dans les Dolomites. Après l’an
mille, l’aire des idiomes «  rhéto-romans  » s’est par ailleurs
réduite sous la poussée des dialectes lombards et vénitiens. Les
seuls écrits médiévaux dont nous ayons connaissance sont
rédigés en frioulan, langue du Frioul, au nord-est de la Vénétie.
Les premiers textes littéraires en frioulan datent du XIVe siècle.
Le domaine italien inclut enfin trois grandes îles  : la Sicile, la
Sardaigne et la Corse. Les dialectes siciliens relèvent du groupe
italo-roman, comme ceux de la péninsule. En revanche, les
dialectes sardes forment un groupe à part, ayant évolué à
l’écart des autres, tandis que les dialectes corses sont mixtes.
Romaines depuis la fin du IIIe  siècle  av.  J.-C., puis rattachées à
l’Empire byzantin au VIe  siècle, la Sardaigne et la Corse ont
ensuite subi les raids des Sarrasins, contraignant les populations
à se replier à l’intérieur des terres. Il a fallu attendre le début du
XI e siècle pour que les flottes pisane et génoise mettent fin aux

attaques et rompent leur isolement. Les deux îles se sont alors


ouvertes à l’influence italienne dans un contexte de rivalité
entre Pise et Gênes. Les Génois l’ont emporté en Corse au
XIII e  siècle, tandis qu’au siècle suivant la Sardaigne est passée

sous la domination des Catalans d’Aragon.

Les parlers sardes restent plus proches du latin que les autres
parlers romans : on les qualifie parfois d’« archaïques ». Les plus
anciens textes connus remontent à la seconde moitié du
XI e  siècle. De nature juridique, ils sont rédigés dans la forme
écrite de l’un ou l’autre des deux groupes de dialectes existant
encore aujourd’hui : campidanien, dans la moitié sud de l’île, et
logoudorien, dans le centre nord. Une littérature en langue
sarde ne verra toutefois le jour qu’au XVIe siècle.

Comme en Sardaigne, en Corse, les parlers issus du latin


évoluent d’abord lentement, sous la forme du «  vieux corse  ».
Le tournant date de l’arrivée des Pisans  : ils s’établissent dans
l’est et le nord de l’île et y repeuplent les côtes désertées du
temps des attaques sarrasines. Des parlers toscans de type pisan
tendent alors à s’imposer, quitte à emprunter au vieux corse.
Quand les Génois se substituent aux Pisans, les parlers toscans
persistent, d’autant que la langue de Dante s’impose bientôt
dans les écrits.

Les dialectes romans face à l’arabe : la


Reconquista

Débarqués en Espagne en 711, les musulmans défont le


royaume wisigoth (datant du Ve siècle) et conquièrent la quasi-
totalité de la péninsule en quelques années  : seule une étroite
bande de territoire leur échappe au sud des Pyrénées (voir la
carte). La situation se stabilise quand la dynastie des
Omeyyades de Cordoue s’impose en 756 : elle régnera jusqu’en
1038 sur un pays nommé « al-Andalus ». De nombreux Arabes
et Berbères s’installent dans le sud (actuelle Andalousie), la
région de Valence et la vallée de l’Èbre. En milieu rural, la
majorité des autochtones se convertissent à l’islam, devenant
des muwallâdûn («  adoptés  »). Chrétiens et Juifs demeurent
assez nombreux dans les villes.

Convertis à l’islam ou non, les autochtones conservent l’usage


des dialectes issus du latin qu’ils parlaient avant la conquête. On
qualifie souvent ces dialectes de «  mozarabes  » (de l’arabe
musta‘rib, « arabisé »), terme entré en usage au XIXe siècle sous
la plume d’historiens espagnols, mais il est ambigu  : selon les
contextes, il désigne soit les autochtones restés chrétiens, soit
les dialectes romans parlés par ces derniers comme par les
muwallâdûn et les Juifs. Le latin demeure la langue de l’Église et
la langue écrite des chrétiens cultivés, souvent tentés
d’employer aussi –  voire de préférer  – la langue arabe, plus
prestigieuse. Quant aux dialectes dits « mozarabes », ils ne sont
pas écrits, si ce n’est parfois en caractères arabes.

Les chrétiens confinés dans le nord de la péninsule se


réorganisent, puis entreprennent de reconquérir le terrain
perdu : la Reconquista durera cinq siècles. Elle a pour point de
départ le royaume des Asturies, fondé en 718 par des Wisigoths,
qui prend pour capitale Oviedo (voir la carte). Le royaume
s’étend vers l’ouest (en incorporant la Galice), vers le sud-est
(où le comté de Castille prend forme à la fin du IXe siècle autour
de Burgos) et vers le sud (la capitale est transférée à León vers
920). Après avoir atteint le Douro au IXe  siècle, la Reconquista
piétine. Des paysans venus du nord et des chrétiens ayant fui
l’Espagne musulmane colonisent les territoires reconquis. Trois
dialectes romans progressent vers le sud, jusqu’au Douro  : le
galicien, l’asturien (qui devient l’asturo-léonais) et le castillan,
né dans les monts Cantabriques aux VIIIe-IXe siècles.

Au sud des Pyrénées s’étend la « marche d’Espagne » instaurée


par Charlemagne à la fin du VIIIe siècle. Dès le siècle suivant, des
Basques y ont fondé le royaume de Pampelune, future Navarre.
On y parle le basque et des dialectes romans dits «  navarro-
aragonais  », car ils sont aussi parlés au pied des Pyrénées
centrales, dans le comté de Jaca, berceau de l’Aragon. Des
dialectes précurseurs du catalan prédominent dans l’est de la
marche, où s’affirme le comté de Barcelone.

La seconde phase de la Reconquista s’opère par à-coups, au gré


du rapport de force entre chrétiens et musulmans. Du côté
chrétien, deux royaumes se constituent en 1035  : la Castille et
l’Aragon. En annexant le León dès 1037, la Castille devient le
plus puissant des royaumes chrétiens. Quand, en 1137, le comte
de Barcelone accède au trône d’Aragon, une nouvelle entité
s’impose à l’est : la couronne d’Aragon. Le royaume de Navarre
préserve son indépendance mais, coincé entre deux grands
voisins, il ne grandira plus guère. À l’ouest, le comté de Portugal
se détache de la Galice, puis forme un royaume indépendant en
1139.
Les langues ibériques au Moyen Âge

Chaque royaume conduit la reconquête pour son propre


compte  : il faut attendre 1212 pour que les armées de Castille,
d’Aragon et de Navarre remportent la victoire décisive de
Las  Navas de Tolosa. Les opérations se poursuivent jusqu’au
milieu du XIIIe siècle : conquête des Baléares et de Valence par la
couronne d’Aragon, de l’Andalousie et de Murcie par les
Castillans, de l’Algarve par le Portugal. Seul subsiste le royaume
musulman de Grenade, tributaire de la Castille et qui sera
conquis en 1482-1492. Dans les territoires annexés par les
royaumes ibériques à partir de la fin du XIe  siècle, les
musulmans forment la majorité de la population. Quelle
politique adopter à leur égard  ? Les élites citadines partent ou
sont expulsées, mais la masse de la population paysanne reste.
Au fil des générations, elle abandonne peu à peu l’islam (plus
ou moins sous la contrainte) et adopte les langues des
conquérants.

La Reconquista a réparti les langues de la péninsule en cinq


domaines s’étirant –  plus ou moins  – du nord vers le sud  :
catalan, navarro-aragonais, castillan, asturo-léonais et galaïco-
portugais (voir la carte). Deux d’entre eux se rétractent face à
l’expansion du castillan dès les XIVe  et XVe  siècles. Du navarro-
aragonais, seuls survivront quelques dialectes confinés dans les
vallées pyrénéennes de l’Aragon. L’asturo-léonais offre plus de
résistance, du moins dans les Asturies : la langue asturienne s’y
perpétue aujourd’hui.

Les parlers dont naîtra le catalan ne se distinguent guère, à


l’origine, de ceux dont naîtra l’occitan. Les premiers écrits
«  catalans  » datent du début du XIIe  siècle, comme le nom de
« Catalogne » (d’origine discutée), attesté pour la première fois
en 1117. C’est néanmoins dans la langue des troubadours,
autrement dit en occitan, que s’expriment alors les poètes de la
région. La langue catalane s’affirme au siècle suivant, quand
elle se diffuse vers le sud jusqu’à Valence et Alicante, ainsi
qu’aux Baléares, en se substituant progressivement à l’arabe.
Ramon Llull (Raymond Lulle en français, v. 1235-1315) compose
alors une œuvre considérable (en catalan, mais aussi en arabe
et en latin) et s’affirme comme le premier grand représentant
de la littérature catalane.

Hormis des gloses datées des alentours de l’an mille, le plus


ancien texte connu en castillan fut rédigé par un notaire au
XI e siècle. Le Poème du Cid (Cantar de mio Cid), première grande
œuvre littéraire, date de 1140 environ. L’auteur anonyme y
retrace les dernières années de la vie du Campeador (Rodrigo
Díaz de Vivar, 1043-1099). La prose littéraire s’affirme sous le
règne d’Alphonse le Sage (1252-1284), qui veille à la
standardisation du castillan écrit (surtout fondé sur les usages
de Burgos) et fait rédiger de nombreux ouvrages historiques,
juridiques, scientifiques,  etc. À la suite de la reconquête, le
castillan s’impose à Murcie et  en Andalousie, où il acquiert les
traits aujourd’hui encore caractéristiques des dialectes
andalous. La puissance du royaume de Castille –  incluant le
León et la Galice – stimule par ailleurs l’expansion du castillan
aux dépens des langues voisines.

L’aire des dialectes galiciens s’étend jusqu’au Douro dès le


IXe  siècle. Sur la rive nord du fleuve se constitue le comté de
Portucale (actuelle ville de Porto), où des nobles venus de
Bourgogne prennent la tête de la reconquête vers la fin du
XI e siècle. Le fils de l’un d’eux, Alphonse Henriques, se proclame
en 1139 « roi du Portugal », puis s’empare de Lisbonne en 1147.
On nomme «  galaïco-portugaise  » la langue littéraire qui
s’épanouit dans la région à partir de 1200 environ. Elle est alors
considérée comme la langue par excellence de la poésie lyrique
dans toute la péninsule Ibérique (sauf en Catalogne, vouée à la
langue des troubadours) et c’est à l’initiative du roi de Castille
Alphonse le Sage que sont composées les Cantigas de Santa
Maria, œuvre majeure en cette langue. Le portugais qui émerge
au XIIIe  siècle résulte d’une synthèse entre le galaïco-portugais
et les dialectes mozarabes en usage dans les régions
reconquises. Le roi Denis le Libéral (1279-1325) lui confère un
rôle officiel. Les premières grandes œuvres en portugais ont
pour auteur le chroniqueur Fernão Lopes (v.  1380-v.  1458). Le
galicien souffre en revanche de la concurrence du castillan : il
disparaît des écrits au milieu du XVe siècle.

Il reste à évoquer les langues utilisées par les Juifs de la


péninsule. Après la conquête, les nombreux Juifs d’al-Andalus
ont adopté l’arabe, tout en conservant l’usage de dialectes
romans. C’est alors qu’ils traduisent d’arabe en latin des œuvres
d’origine grecque ancienne qui avaient été oubliées en
Occident. La Reconquista les tourne vers le castillan, le
portugais ou le catalan, selon les cas. Après l’expulsion des Juifs
d’Espagne, en 1492, leurs parlers se perpétueront sous la forme
des diverses variétés de « judéo-espagnol » en usage en Afrique
du Nord ou dans l’Empire ottoman (voir p. 355).
L’occitan, prestigieuse langue des
troubadours

Les dialectes que l’on qualifiera plus tard d’«  occitans  »


prennent forme dans le sud de la Gaule, sur un territoire
délimité par le golfe de Gascogne, les Pyrénées, la Méditerranée
et les Alpes. Au nord, les limites avec les domaines du français
et du francoprovençal (voir plus loin) ne correspondent pas à
des obstacles naturels  : leur tracé demeure inexpliqué. Parmi
les textes les plus anciens, datant des Xe-XIe  siècles, figure la
Chanson de sainte Foy d’Agen, œuvre de près de six cents vers
d’un poète anonyme. La langue littéraire présente d’emblée
une assez grande unité  : elle transcende en quelque sorte les
dialectes, pour des raisons non éclaircies. La poésie lyrique des
troubadours (de trobador, dérivé de trobar, « inventer, faire des
vers ») éclôt vers 1100, notamment sous la plume de Guillaume,
comte de Poitiers et duc d’Aquitaine (1071-1127). Première
grande littérature en langue romane, elle exercera une
influence considérable en Occident : France du Nord, péninsule
Ibérique, Italie… De nombreux documents juridiques et
administratifs sont par ailleurs rédigés en occitan aux XIIe  et
XIII e siècles.

La croisade contre les Albigeois (1208-1229), menée par des


Français du Nord, ravage la partie centrale du pays occitan
(dont le puissant comté de Toulouse) et permet à la monarchie
capétienne d’annexer ce qui formera la province de Languedoc,
du Rhône à la Garonne. Les conséquences linguistiques de ces
bouleversements ne sont pas immédiates  : s’il est vrai que les
troubadours partent chercher fortune en Catalogne ou en Italie,
l’occitan se maintient en tant que langue juridique,
administrative et de culture. Le basculement au profit du
français se produira au XVIe  siècle, tandis que les dialectes
survivront jusqu’à l’époque contemporaine. Ceux-ci se
répartissent depuis le haut Moyen Âge en trois ensembles  :
septentrional (Limousin, Auvergne, Alpes du Sud), méridional
(Languedoc et Provence) et gascon (à l’ouest de la Garonne). Les
dialectes gascons se distinguent nettement des autres, nombre
de leurs particularités étant attribuées à un substrat aquitain,
autrement dit proto-basque. Le béarnais, dialecte du gascon, fut
la seule langue officielle de la vicomté de Béarn de 1347 à 1620.

L’occitan a porté divers noms au cours de l’histoire. Il s’est


d’abord appelé lenga romana («  langue romane  », distincte du
latin). Au début du XIIIe  siècle est apparu lemosi («  limousin  »),
dénomination sans doute due au fait que nombre de
troubadours venaient du Limousin. L’appellation proensal
(« provençal ») fut d’abord utilisée par les Italiens. L’expression
lenga d’òc («  langue d’oc  »), de la fin du XIIIe  siècle, a pour
pendant «  langue d’oïl  » désignant l’ancien français (oc et oïl
signifiant «  oui  »). Au XIVe  siècle, des textes administratifs en
latin mentionnent la lingua occitana. L’appellation «  occitan  »
est d’usage courant depuis le XXe siècle (voir p. 330).
Le français médiéval

Le célèbre Serment de Strasbourg, prononcé en 842, constitue le


plus ancien texte suivi connu en langue romane. Il s’inscrit
dans le conflit entre les petits-fils de Charlemagne : après avoir
vaincu Lothaire (l’aîné), Charles le Chauve (roi des Francs
occidentaux) et Louis le Germanique (roi des Francs orientaux)
confirment leur alliance par un serment prononcé par Louis et
les soldats de Charles en langue romane, et par Charles et les
soldats de Louis en langue tudesque, autrement dit allemande.
Le document suivant semble dater des environs de 900 : il s’agit
d’un bref poème, la Séquence de sainte Eulalie, sans doute écrit
à l’abbaye de Saint-Amand, près de Valenciennes. La langue de
ces textes est dite « plus ancien français ».

L’«  ancien français  » prend forme au tournant des XIe  et


XII e  siècles. De cette époque date la Chanson de Roland, vaste
poème épique de plus de quatre mille vers. Sa version la plus
ancienne, conservée à Oxford, est rédigée en dialecte anglo-
normand. Aux XIe-XIIe  siècles, en effet, de nombreux parlers,
étroitement apparentés par définition, se côtoient au sein de
l’aire de la langue d’oïl. La langue écrite – quand ce n’est pas le
latin  – reflète ces parlers sans néanmoins être fixée, de sorte
que, selon les rédacteurs, elle puise dans tel ou tel usage
régional, autrement dit dans tel ou tel dialecte. Le dialecte de
Normandie ayant gagné l’Angleterre (annexée par Guillaume le
Conquérant en 1066), il s’y est formé une variété écrite de
l’ancien français dite «  anglo-normand  ». À partir du XIIe siècle
s’affirment aussi des variétés écrites, picarde (dans les villes du
nord de la France), champenoise (illustrée par le poète Chrétien
de Troyes) et autres.

Le français que nous écrivons et parlons ne descend toutefois


pas de ces variétés. Contrairement à une idée répandue, il ne
descend pas non plus du « francien », dialecte présumé de l’Île-
de-France qui, en fait, n’a jamais existé. (Il s’agit d’une
invention des romanistes de la fin du XIXe  siècle.) Il a pour
origine l’usage de la population cultivée de Paris, capitale du
royaume, dont l’influence croît comme celle de la monarchie
capétienne, au premier apogée de sa puissance sous le règne de
Saint Louis (1226-1270). C’est à Paris que s’élabore une langue
commune et que s’effectue le tri entre des emprunts de
provenances diverses.

À l’ancien français succède le moyen français (XIVe-XVIe siècles).


Les divers dialectes demeurent très vivants, du moins à l’oral
car l’usage du français ne cesse de progresser à l’écrit  : dès le
milieu du XIVe siècle, la plupart des chartes royales sont rédigées
en français et non plus en latin. Les grands poètes se suivent :
Guillaume de Machaut (v.  1300-1377), Eustache Deschamps
(1346-v.  1407), Charles d’Orléans (1394-1465), François Villon
(1431-après 1463). D’autres font œuvre d’historien, tels Jean
Froissart (1337-1405) dans ses Chroniques ou Philippe de
Commynes (1447-1511) dans ses Mémoires.
Ni français d’oïl ni occitan, un troisième groupe de dialectes a
été identifié vers 1870 par le linguiste italien Graziadio Isaia
Ascoli. Il l’a baptisé « francoprovençal », aujourd’hui écrit sans
trait d’union (ou nommé «  arpitan  », voir p.  328). On ignore
pourquoi ce groupe s’est différencié de ses voisins, après avoir
tenté d’invoquer, sans succès, le peuplement burgonde du sud-
est de la Gaule à partir du Ve  siècle. Les dialectes
francoprovençaux n’ont produit ni grande littérature, à la
différence de l’occitan, ni langue unifiée, à la différence du
français. Les premiers textes connus datent du XIIe  siècle. Au
siècle suivant, des documents administratifs et juridiques sont
rédigés en divers dialectes, notamment dans les principales
villes : Lyon, Genève, Grenoble. Le français écrit l’emporte dans
le Lyonnais et le Dauphiné à compter du XIVe siècle – époque à
laquelle ces provinces intègrent le royaume de France – et plus
tard à Genève, à l’occasion de la Réforme.

Le roumain : des origines obscures et


controversées

Cerné par les langues slaves et le hongrois, le roumain se


trouve aujourd’hui isolé des autres langues romanes. Comment
expliquer une telle situation  ? Il est d’autant plus difficile de
répondre que l’histoire médiévale de la langue roumaine nous
échappe : le plus ancien texte connu date de 1521 ! Le champ se
trouve ainsi ouvert aux hypothèses… et aux controverses.
Dans l’Antiquité, deux peuples vivent dans l’est des Balkans : les
Thraces au sud, les Daces au nord. Leurs langues, apparentées
mais mal connues, relèvent de la famille indo-européenne. La
frontière de l’Empire romain s’établit sur le Danube à la fin du
I er 
siècle  av.  J.-C.  Au début du IIe  siècle, l’empereur Trajan
franchit le Danube et conquiert une partie du pays des Daces,
qui devient la province de Dacie. Elle correspond aux régions
que l’on nommera plus tard l’Olténie (Valachie occidentale) et
la Transylvanie. Les Daces s’y romanisent peu à peu, du moins
jusqu’en 271, date à laquelle l’empereur Aurélien décide
d’abandonner la province, trop exposée aux incursions des
Goths.

Ensuite se succèdent les invasions  : des Huns au Ve  siècle, des


Avars (de langue turque) au VIe  siècle, des Proto-Bulgares
(également de langue turque) au VIIe siècle, puis des Hongrois à
la fin du IXe siècle… Simultanément, des Slaves, originaires des
régions au nord des Carpates, migrent vers le sud et s’infiltrent
dans les Balkans. Qu’advient-il alors des Daces romanisés de
l’ancienne province  ? On l’ignore. Les historiens roumains
affirment que leurs descendants – repliés à l’occasion au creux
de l’arc des Carpates – y ont entretenu la flamme de la latinité.
Les historiens hongrois pensent au contraire que, après
l’abandon de la Dacie par Aurélien, les Daces romanisés ont
trouvé refuge au sud du Danube… ce qui signifierait que
lorsque les Hongrois sont entrés en Transylvanie en 895 après
avoir franchi les Carpates, personne n’y parlait plus le latin – ou
un dialecte roman – depuis longtemps. Une chose est sûre : les
descendants des Daces ont adopté le christianisme orthodoxe
entre le VIIIe  et le Xe  siècle sous l’influence des Bulgares, avec
pour langue liturgique le « vieux slave » (voir p. 162).

Les langues des Valaques


Outre les Roumains, diverses populations des Balkans
parlent des langues romanes orientales. Les Slaves les
nomment vlah, pluriel vlasi, d’où le français «  Valaques  »,
appellation qui, avant le XIXe  siècle, désignait aussi les
Roumains eux-mêmes et dont dérive le nom de Valachie
(sud de l’actuelle Roumanie). Tôt devenus minoritaires au
sein de populations de langue slave, albanaise ou grecque,
les Valaques ont traversé les siècles en tant que bergers et
commerçants plus ou moins itinérants. Leurs parlers se
répartissent en quatre groupes : daco-roumain (dont relève
aussi le roumain proprement dit), macédo-roumain (ou
aroumain), mégléno-roumain et istro-roumain (isolé en
Istrie). Ils sont aujourd’hui tous considérés comme «  en
danger » par l’UNESCO.

La présence de populations de langue roumaine au nord du


Danube est attestée à partir du XIIIe  siècle  : après le passage
dévastateur des Mongols en 1242, des Roumains ont colonisé
les plaines de Valachie et de Moldavie. D’où venaient-ils  ?
Encore une fois, on l’ignore. Quoi qu’il en soit, la langue
roumaine s’est ensuite diffusée rapidement, comme en
témoigne sa grande homogénéité actuelle. L’émancipation
politique des Roumains date du XIVe siècle, quand s’affirment les
principautés de Valachie et de Moldavie, chacune gouvernée
par un voïvode (mot d’origine slave signifiant littéralement
«  chef de guerre  »). Elles deviennent vassales de l’Empire
ottoman au siècle suivant, tout en conservant un statut
particulier : aucun musulman ne viendra s’y installer.

Le plus ancien texte connu en roumain est une lettre adressée


en 1521 par le boyard (noble de haut rang) Neacsu (résidant à
Cîmpulung, en Valachie) à Johannes Benkner, maire de
Kronstadt (aujourd’hui Braşov), en Transylvanie, pour le
prévenir d’une offensive ottomane imminente. C’est à
l’initiative de Benkner que le diacre Coresi, venu de Valachie, va
imprimer à Kronstadt les premiers ouvrages en roumain (voir
p. 387).

Les langues celtiques insulaires

Si l’on en croit l’histoire enseignée dans les écoles outre-


Manche, le roi Arthur fut, vers l’an 500, le héros de la résistance
des Celtes romanisés et chrétiens face aux envahisseurs anglo-
saxons barbares et païens. Ses hauts faits furent relatés (en
latin) et magnifiés par le prélat gallois Geoffroi de Monmouth
(v. 1100-1152), puis romancés par le poète français Chrétien de
Troyes (v. 1135-v. 1183). Arthur a-t-il existé pour autant ? Nul ne
le sait. Il n’empêche que, confrontés à des envahisseurs
germaniques après le départ des Romains, les Celtes leur ont à
coup sûr résisté, tout en refluant vers l’ouest. Ils ont ainsi
préservé –  jusqu’à  nos  jours  – les langues celtiques
« insulaires », à la différence de leurs cousins du continent. Au
sud de la Manche, en effet, les Celtes d’Espagne (Celtibères) et de
Gaule (Gaulois) furent soumis par les Romains dès les IIe-
I er  siècles  av.  J.-C., puis romanisés à tel point que, quand
l’Empire prit fin en 476, les langues celtiques «  continentales  »
étaient quasiment éteintes.

Les Romains entreprennent la conquête de la (Grande-)


Bretagne en  43. En 75, ils atteignent la latitude du mur
d’Hadrien, édifié dans les années  120 (voir la carte p.  124). Les
élites de la province de Bretagne adoptent la langue latine, mais
la population rurale demeure de langue celte, brittonique en
l’occurrence. Le christianisme se propage dans toute la
province au IVe siècle, comme ailleurs dans l’empire. Quand les
dernières légions romaines partent, au début du Ve  siècle, les
populations de langue brittonique, autrement dit les
«  Bretons  », affrontent les Anglo-Saxons  : elles sont ensuite
submergées et progressivement assimilées, dans des conditions
très mal connues, ou refoulées vers l’ouest. Vers la fin du
VII e siècle, les Bretons préservent leur indépendance dans trois
régions : le sud-ouest de l’actuelle Écosse, le pays de Galles et la
Cornouailles. Il s’y ajoute l’Armorique (actuelle Bretagne), où
des Bretons s’installent aux Ve-VI e siècles.

Les Romains nomment Hibernia l’Irlande – qu’ils ne tentent pas


de conquérir  – et ses habitants les Scoti. En français, on les
connaît sous le nom de «  Gaëls  » (du celtique Goídel ). Aux IVe-
Ve  siècles, les Gaëls lancent des raids sur les côtes occidentales
de la province romaine de Bretagne, puis prennent pied dans
l’ouest de l’Écosse. La diffusion des inscriptions oghamiques
(voir plus loin) témoigne de ces mouvements qui, en sens
inverse, apportent le christianisme : saint Patrick (v. 385-v. 461,
d’origine brittonique) et ses disciples fondent en Irlande un
puissant réseau de monastères, bien adapté à un pays qui va
longtemps demeurer dépourvu d’autorité centrale.

Au nord de la province romaine de Bretagne vivent des


populations que les Romains nomment Picti, «  Pictes  » en
français. Il semble que leur langue ait été apparentée au
brittonique. Des Gaëls ayant pris pied dans l’ouest de l’actuelle
Écosse au Ve siècle y fondent de petits royaumes. Ils vont passer
dans l’histoire sous le nom de « Scots » (du latin Scoti, d’origine
obscure). En 563, le religieux irlandais Colum Cille (saint
Colomba) fonde une abbaye sur la petite île d’Iona et en fait un
grand foyer missionnaire, y compris auprès des Pictes. Ces
derniers se laissent gagner par la culture des Scots, dont ils
finissent par adopter la langue. La tradition veut que la fusion
s’opère dans les années  840, quand Kenneth MacAlpin, roi des
Scots, accède au trône des Pictes. Ainsi uni, le royaume est
connu sous le nom d’Alba (en gaélique), puis, à partir du
XI e  siècle, de Scotia (en latin). Il a alors pour voisins, au sud-
ouest, les Bretons du royaume de Strathclyde et, au sud-est, les
Angles du royaume de Northumbrie (voir la carte).

Celtes, Anglo-Saxons et Vikings au Xe siècle


Derniers arrivés, les Vikings norvégiens lancent des raids dans
l’ouest de l’Écosse et en Irlande à partir de la fin du VIIIe siècle.
Ils pillent les monastères (dont Iona) et s’emparent de toutes les
îles (Shetland, Orcades, Hébrides extérieures et intérieures, île
de Man). En Irlande, ils fondent des villes  : Dublin, Cork,
Limerick…

La branche brittonique : cambrien,


gallois, cornique et breton

Du brittonique, langue des autochtones de la province romaine


de Bretagne, ne subsistent que quelques rares inscriptions,
difficiles à interpréter. La toponymie montre qu’il était parlé
jusqu’à la latitude d’Édimbourg. Quatre langues « brittoniques »
en sont issues : le cambrien, le gallois, le cornique et le breton.
Le cambrien, en usage dans le nord-ouest de l’Angleterre et le
sud de l’Écosse, semble s’être éteint au XIIe  siècle, évincé, d’un
côté, par le gaélique, de l’autre, par l’anglais. Le cornique est la
langue des Celtes que les Anglo-Saxons ont refoulés en
Cornouailles. Les premiers textes suivis datent du XVe siècle. Le
cornique s’éteindra à la fin du XVIIIe siècle.

« Galles », « Gallois » et, en anglais, Wales, Welsh ont la même


étymologie, à savoir le nom donné par les Anglo-Saxons aux
Celtes  : Weallas, du germanique Walha, désignant des Celtes
romanisés. Pour leur part, les Gallois se disent Cymry (« gens du
pays ») et nomment leur pays Cymru. Dès la fin du XIe siècle, les
rois (normands) d’Angleterre empiètent sur l’est et le sud du
pays de Galles, tandis que les princes gallois de l’ouest et du
nord préservent leur autonomie. La conquête de l’ensemble du
pays par les Anglais date du XIIIe siècle.

La langue anglaise progresse ensuite, surtout dans les villes,


mais le gallois demeure très vivant. On distingue le gallois
« primitif », proche du cambrien, le vieux gallois (Xe-XIe siècles),
le moyen gallois (XIIe-XIVe  siècles) et le gallois moderne. En
moyen gallois s’épanouit une littérature composée de poèmes
épiques et de récits en prose, mettant souvent en scène des
héros de la lutte contre les Anglo-Saxons, tel le roi Arthur. Elle
bénéficie de la protection que les princes accordent aux bardes
– véritables poètes officiels – et aux conteurs. En moyen gallois
aussi sont rédigées les Lois galloises, recueil de droit coutumier.
La première phase du gallois moderne s’ouvre au milieu du
XIVe  siècle avec l’œuvre du grand poète Dafydd ap Gwilym
(v. 1320-v. 1380), chantre de l’amour et de la nature. La seconde
phase débutera avec la traduction de la Bible en gallois, achevée
en 1588.

Pour des raisons historiques, le breton figure parmi les langues


celtiques « insulaires ». Aux Ve et VIe siècles, de nombreux Celtes
de langue brittonique quittent le sud-ouest de la (Grande-)
Bretagne pour l’Armorique. Les populations locales, dont
certaines parlaient encore le gaulois, adoptent la langue des
nouveaux venus, tandis que la région prend le nom de
«  Bretagne  ». Elle émerge d’une période obscure au IXe  siècle,

quand un chef breton, Nominoë, proclame son autonomie face


aux successeurs de Charlemagne. C’est l’origine du duché de
Bretagne qui, non sans vicissitudes, se perpétuera jusqu’à la fin
du Moyen  Âge.  L’usage du breton progresse d’ouest en est
jusqu’à la fin du IXe  siècle, sans toutefois atteindre Rennes et
Nantes. Il recule ensuite lentement vers l’ouest, la limite
linguistique se stabilisant au XIVe siècle. On distingue dès lors la
Basse-Bretagne, « bretonnante », de la Haute-Bretagne, avec son
dialecte de langue d’oïl dit « gallo » (du breton gall, « français »).
Le duché de Bretagne présente ainsi un double visage : à la fois
pays celte et grand fief du royaume de France, les ducs
rivalisant avec leurs voisins les comtes d’Anjou et les ducs de
Normandie. L’aristocratie bretonne adopte un parler roman dès
les Xe-XIe  siècles. Alain  IV, mort vers 1115, aurait été le dernier
duc connaissant le breton.

Subdivisé en dialectes, le breton est avant tout une langue


populaire : à la différence du gallois ou de l’irlandais, il n’a pas
produit de littérature « classique », du moins avant le XVe siècle.
Le breton ancien (jusque vers 1100) n’est attesté que par des
gloses dans des textes latins. Le breton moyen (du XIIe  au
XVII e  siècle) s’épanouit au XVe  siècle, «  âge d’or  » du duché de
Bretagne. La production littéraire est surtout religieuse : vies de
saints, mystères. Un lexique breton-français-latin paraît
d’ailleurs en 1499. La période du breton moderne débutera au
XVII e siècle.
La branche goïdélique : l’irlandais, le
gaélique d’Écosse et le mannois

La langue des Gaëls se diffuse de l’Irlande vers l’Écosse et l’île de


Man au Ve  siècle, puis demeure une seule et même langue
jusqu’au XIIe  siècle. Elle diverge ensuite en trois variétés  : le
gaélique d’Irlande (ou irlandais), le gaélique d’Écosse et le
mannois. Les premiers écrits gaéliques utilisent une écriture
alphabétique dite «  ogham  » (nom d’origine obscure), formée
d’entailles pratiquées sur ou à partir d’une arête de pierre. On a
retrouvé plus de quatre cents inscriptions, principalement dans
le sud de l’Irlande, mais aussi au pays de Galles, en Écosse et en
Cornouailles, témoignant de l’expansion des Irlandais. Elles
datent du Ve  au VIIe  siècle. (Il existe aussi des inscriptions plus
tardives, d’une facture différente, car la tradition s’en est
perpétuée jusqu’au XVIIe  siècle.) Très brèves, la plupart se
réduisent à des noms propres et à des formules telles que « fils
de X  » ou «  de la tribu X  ». Elles figurent sur des stèles
constituant des monuments funéraires ou, parfois, des bornes
signalant une limite de propriété. Les origines de l’ogham
demeurent discutées. On admet en général qu’il a été inventé
par des Irlandais s’inspirant (très librement) de l’alphabet latin.

Le vieil irlandais (VIIe-Xe  siècles) est attesté par des gloses


figurant dans des manuscrits en latin rédigés dans des
monastères fondés par des Irlandais sur le continent européen
(dont celui de Luxeuil, créé par saint Colomba lui-même vers
590). Une très riche littérature naît ensuite en moyen irlandais
(XIe-XIIe siècles) : c’est l’œuvre de poètes professionnels, les filid,
qui composent des épopées inspirées pour partie des traditions
celtiques préchrétiennes, tandis que l’Église  encourage l’usage
de la langue irlandaise dans tous les domaines, sauf la liturgie.
Après 1200 environ, des bardes héréditaires au service de
grands seigneurs entreprennent de codifier une langue
littéraire relativement proche de la langue quotidienne  : ainsi
naît l’irlandais «  classique  », qui annonce l’irlandais moderne.
Les conséquences linguistiques de la conquête partielle de
l’Irlande par les Anglo-Normands, au XIIe  siècle, restent en
revanche très limitées, car ces derniers, une fois installés,
adoptent la langue et les coutumes locales. À la fin du XVe siècle,
la langue anglaise n’est en usage qu’à Dublin et dans ses
environs.

En Écosse, le vieil irlandais, langue des Scots, progresse vers le


nord et l’est aux dépens de la langue des Pictes (qui s’éteint vers
900) et vers le sud-ouest aux dépens du brittonique. Aux
alentours de l’an mille, le moyen irlandais (nommé « gaélique »
en Écosse) est devenu la langue de l’ensemble du royaume, à
l’exception du sud-est (où prédomine le northumbrien, dialecte
du vieil anglais). Il demeure la langue de la cour jusqu’au début
du XIIIe  siècle. Deux évolutions se dessinent ensuite  : l’anglais
progresse aux dépens du gaélique dans les Lowlands et y
devient bientôt prédominant (voir p. 155) ; le gaélique – nommé
« Scottis » en anglais d’Écosse – se replie dans les Highlands et
diverge dès lors du gaélique d’Irlande.
Les langues celtiques insulaires, de la fin de l’Antiquité à
la fin du Moyen Âge

Les habitants de l’île de Man parlaient sans doute une langue


brittonique avant que des Irlandais n’y introduisent leur propre
langue au Ve  siècle. Après l’arrivée de Vikings norvégiens, au
tournant des VIIIe et  IXe siècles, un bilinguisme norrois/irlandais
s’instaure. Cédée par la Norvège à l’Écosse en 1266, l’île passe
sous la dépendance de la couronne d’Angleterre au XIVe siècle.
Le mannois se différencie des autres parlers gaéliques à cette
époque, tandis que l’anglais s’impose en tant que langue écrite.
Le mannois demeure non écrit jusqu’au début du XVIIe siècle.

Les langues germaniques

Au milieu du IVe siècle, l’évêque Wulfila (Ulfilas en grec) traduit


le Nouveau Testament en gotique (sic) et lègue ainsi à la
postérité le premier texte suivi en langue germanique. Les
Germains se répartissent alors de la mer du Nord à la mer
Noire, au-delà de la frontière de l’Empire romain. On en
distingue trois grands groupes  : les Germains du Nord (en
Scandinavie), les Germains de l’Ouest (entre le Rhin et l’Oder) et
les Germains de l’Est. Parmi ces derniers, les Goths se sont
avancés au IIIe siècle jusqu’aux abords de la mer Noire, puis se
sont scindés en Wisigoths, installés en actuelle Roumanie, et en
Ostrogoths, en actuelle Ukraine.

Wulfila est né vers 310 chez les Wisigoths, qui avaient capturé
ses parents, originaires d’Anatolie. Le gotique est sa langue
maternelle. Son nom signifie «  petit loup  ». Il séjourne dans
l’Empire romain et y apprend le grec. Ordonné évêque, il
retourne auprès des Wisigoths pour les évangéliser, puis
s’installe en 348 avec ses ouailles à Nicopolis ad Istrum, dans la
province romaine de Mésie (nord de l’actuelle Bulgarie). Il y
traduit le Nouveau Testament en gotique, après avoir créé à cet
effet un alphabet inspiré de l’alphabet grec. Wulfila meurt en
383, non sans avoir formé des disciples qui évangéliseront à
leur tour les Ostrogoths et d’autres Germains  de l’Est, dont les
Vandales. Alors surgissent les Huns, venus des steppes d’Asie
centrale. Refoulés vers l’ouest, les Germains de l’Est pénètrent
dans l’Empire romain et vont loin  : les Vandales jusqu’en
Afrique du Nord, les Wisigoths en Espagne, les Ostrogoths en
Italie… Ils ne pourront toutefois éviter la romanisation, de sorte
que la langue gotique s’éteindra en Italie à la fin du VIe siècle et
en Espagne au siècle suivant.

Les manuscrits en gotique qui nous sont parvenus ont été


composés au VIe  siècle dans le royaume ostrogoth d’Italie.
Parmi eux figure une partie du Nouveau Testament préservée
dans le Codex Argenteus (retrouvé en Allemagne à la fin du
XVI e  siècle et aujourd’hui conservé à l’université d’Uppsala, en
Suède). Curieusement, la langue gotique avait survécu en
Crimée, où des Ostrogoths s’étaient repliés pour échapper aux
Huns. On le sait grâce au Flamand Ogier Ghiselain de Busbecq
(1522-1592) [2] , ambassadeur de Charles Quint auprès de
Soliman le Magnifique. À Constantinople, il a recueilli auprès
d’un marchand grec 86 mots d’une langue parlée en Crimée,
alors ottomane. C’était du gotique, mais, quand des linguistes
ont cherché à en savoir plus, les derniers locuteurs avaient
disparu, sans doute au XVIIIe siècle.

Aux origines de l’Allemagne : haut


allemand et bas allemand

C’est en voisins – si l’on peut dire – que les Germains de l’Ouest
pénètrent dans l’Empire romain. Au Ve  siècle, certains d’entre
eux entreprennent la conquête de la future Angleterre. Sur le
continent, les Francs s’imposent lors du règne de Clovis (481-
511), d’autant que sa conversion au christianisme lui assure le
soutien de l’Église. La puissance des Francs culmine sous
Charlemagne (768-814), dont l’empire inclut à la fois des
populations romanes et tous les Germains de l’Ouest, hormis
ceux d’Angleterre. L’Empire carolingien se scinde au IXe siècle :
tandis qu’à l’ouest les Francs romanisés mettent en place le
royaume qui deviendra la France, à l’est se constitue un
royaume germanique. Un Saxon (et non un Franc), Henri
l’Oiseleur, en est élu roi en 919 après l’extinction de la dynastie
carolingienne. Son fils Otton se fait couronner empereur par le
pape en 962  : ainsi naît le futur «  Saint-Empire romain
germanique ».

Le cœur de cet empire se caractérise par sa langue  : tiudesc,


«  langue du peuple  », appellation latinisée en lingua theodisca,
puis teutonica. Aussi le royaume germanique prend-il bientôt le
nom de «  Theudisk-Land  », qui deviendra «  Deutschland  ». Il
associe quatre «  duchés ethniques  » (Stammesherzogtümer)
correspondant chacun à une population : la Franconie (Francs),
la Souabe (Alamans), la Bavière (Bavarois) et la Saxe (Saxons). À
l’ouest, le royaume inclut la Lotharingie, pour partie de langue
romane (voir la carte). Les habitants du royaume franc
occidental (future France) perçoivent tous leurs voisins
germaniques comme des Alamans, d’où les appellations
« Allemands » et « Allemagne ».

Du point de vue linguistique, un fait majeur affecte les dialectes


germaniques de l’Ouest aux alentours du VIe  siècle  : la
« mutation consonantique haute allemande ». Dans les dialectes
alémaniques et bavarois pour commencer, puis dans ceux de
Franconie et des régions voisines, certaines consonnes se
modifient de façon systématique, tandis qu’elles demeurent
inchangées plus au nord. Prenons pour exemple un son /p/
devenu /pf/  : en allemand standard moderne (issu du haut
allemand affecté par la mutation) on a Pfeffer, «  poivre  », et
Apfel, «  pomme  », tandis qu’en néerlandais moderne (issu de
dialectes bas allemands inchangés) on a peper et appel. D’autres
traits permettent de distinguer le «  bas allemand  » du «  haut
allemand », ainsi nommés en référence au relief, qui s’élève de
la mer du Nord aux Alpes.

Les premiers écrits en haut allemand (gloses, courts poèmes,


textes religieux) datent du milieu du VIIIe siècle. Le vieux haut
allemand comprend trois groupes de dialectes : alémanique en
Souabe  ; bavarois en Bavière et plus à l’est, dans l’Ostmark
(« Marche orientale », future Autriche) ; francique en Franconie.
C’est en francique que fut rédigée la version germanique du
Serment de Strasbourg (842, voir p. 139). À compter du milieu du
XII e  siècle, une littérature s’épanouit dans une langue haute

allemande soutenue qui tend à dépasser les différences


dialectales. Le Minnesang (poésie courtoise, Minne signifiant
«  amour  »), d’abord influencé par la poésie des troubadours, a
pour chantre le plus célèbre Walther von der Vogelweide
(v.  1170-v.  1230). Œuvre majeure de la littérature allemande
médiévale, la Nibelungenlied («  Chanson des Nibelungen [3]   »)
est une épopée en 2 400 strophes, écrite par un auteur inconnu
au tout début du XIIIe siècle, sans doute à la cour de l’évêque de
Passau, sur le Danube. Elle inspirera la Tétralogie de Richard
Wagner (1813-1883).

Après 1250, l’Empire décline et se fragmente en entités de plus


en plus indépendantes : principautés ecclésiastiques, petits États
laïques, villes libres… On en comptera jusqu’à 350. Ce
morcellement favorise le particularisme et la prolifération de
dialectes de plus en plus utilisés à l’écrit, en particulier par les
bourgeois des villes : chroniques, documents juridiques, etc. La
première loi d’Empire rédigée en allemand (et non plus en
latin) date de 1235. Il faut toutefois attendre encore un siècle
pour que la chancellerie impériale emploie l’allemand (ou, plus
précisément, une forme de haut allemand) dans sa
correspondance. Le souci d’unifier les diverses langues
administratives (« langues de chancellerie ») ne se manifestera
pas avant la fin du XVe siècle.
Le royaume d’Allemagne vers l’an mille

Le bas allemand évolue à part. Sous Charlemagne, il se


subdivise en deux groupes de dialectes : le vieux bas francique
(ou vieux néerlandais) et, plus à l’est, entre le Rhin et l’Elbe, le
vieux saxon, parlé par les Saxons. Le frison ancien, en usage
sur le littoral de la mer du Nord, et le vieil anglais (ou anglo-
saxon) leur sont apparentés.
En une trentaine d’années de campagnes difficiles,
Charlemagne vainc la résistance des Saxons afin de les
incorporer au monde chrétien. La principale œuvre en vieux
saxon qui nous soit parvenue se situe dans cette perspective  :
composée vers 830 à la demande de Louis le Pieux, successeur
de Charlemagne, elle s’intitule Heliand (« Le Sauveur ») et relate
en six mille vers la vie du Christ sous les traits d’un héros
germanique. Au vieux saxon, attesté du VIIIe siècle au XIe siècle,
fait suite le moyen bas allemand (XIIe-XVIe  siècles). Le texte le
plus remarquable a pour titre original Sassen Speyghel (en
allemand Sachsenspiegel, le «  miroir de Saxe  »). Il s’agit d’un
recueil de droit coutumier rédigé entre 1220 et  1235, d’une
portée considérable  : il restera en vigueur dans certaines
régions d’Allemagne jusqu’au XIXe  siècle  ! Le moyen bas
allemand est aussi la langue de la Hanse teutonique, dont les
origines remontent au XIIe  siècle et qui prend sa forme
définitive en 1281. Elle associe des villes marchandes
d’Allemagne du Nord (Lübeck, Hambourg, Brême…) et exerce
son activité commerciale en Baltique et en mer du Nord. Une
forme standard du moyen bas allemand se développe, fondée
sur l’usage de Lübeck (capitale de facto de la Hanse), mais ne
sera pas codifiée. Au sommet de sa puissance durant la seconde
moitié du XIVe  siècle, la Hanse commence à décliner un siècle
plus tard.

En vieux bas francique (ou vieux néerlandais), nous ne


disposons que de textes brefs et fragmentaires, dont des gloses
figurant dans la Loi salique – recueil de lois des anciens Francs
Saliens – compilée en latin entre le VIe et le VIIIe siècle. La phrase
la plus célèbre figure en marge d’un manuscrit latin du
XI e  siècle
retrouvé en Angleterre  : Hebban olla uogala nestas
hagunnan hinase hic enda thu uuat unbidan uue nu («  Tous les
oiseaux ont commencé des nids, sauf moi et toi. Qu’attendons-
nous maintenant ? »). Les villes drapières du comté de Flandre
(Bruges, Gand et Ypres) prennent leur essor au XIIe  siècle. On
date de cette époque le passage du vieux néerlandais au moyen
néerlandais, marqué par l’éclosion d’une abondante littérature :
chansons de geste, romans courtois, épopées animales et
satiriques,  etc. L’œuvre la plus marquante, Van den vos
Reynaerde (littéralement, « Du [van den] renard [vos] Renart »,
l’une des multiples versions du Roman de Renart), remonte à la
première moitié du XIIIe siècle.

À l’aube du Moyen Âge, les Frisons –  peuple de la côte et des


îles, du Rhin au sud du Jütland  – étaient les principaux
navigateurs et commerçants de l’Europe du Nord-Ouest. Ils
résistèrent aux attaques des Francs, jusqu’à ce que
Charlemagne les soumette, à la fin du VIIIe  siècle. Du frison
ancien, parlé à cette époque, il ne subsiste que des noms
propres dans des textes latins et quelques inscriptions runiques.
Autant que l’on puisse en juger, il ne se distinguait guère du
vieil anglais. Le «  vieux frison  » est une langue plus tardive
(v. 1150-v. 1550), contemporaine du moyen anglais et du moyen
bas allemand.

Le vieil anglais rajeuni par le français


Les dernières légions romaines quittent la province de Bretagne
(actuelle Angleterre) au début du Ve siècle, ce qui permet à des
Germains de débarquer de plus en plus nombreux dans l’île.
Bien que la tradition distingue parmi eux trois peuples (les
Jutes, les Angles et les Saxons), il s’agissait plutôt de groupes
multiples, dont la composition variait au gré des circonstances.
Ces «  Anglo-Saxons  », comme on les qualifie globalement,
venaient des régions comprises entre l’actuel Danemark et le
Rhin et incluaient aussi des Frisons. On connaît mal les
conditions dans lesquelles les nouveaux venus s’opposèrent
aux Celtes –  plus ou moins romanisés  – aux Ve et VIe  siècles. Il
est en tout cas établi que la conquête fut progressive : à la fin du
VI e  siècle,les Anglo-Saxons ne contrôlaient encore que le sud-
est et l’est du pays.

Le pape Grégoire le Grand (590-604) confie la mission


d’évangéliser les Anglo-Saxons à un bénédictin, saint Augustin.
Celui-ci arrive en 597 à Canterbury, capitale du roi Ethelbert de
Kent, qui lui fait bon accueil. Par la suite, la conversion s’opère
de façon progressive et pacifique. Ses conséquences sont
doubles  : avec le christianisme arrivent l’usage du latin et
l’écriture, tandis que s’organisent de véritables royaumes,
soutenus par l’Église. À la fin du VIIe  siècle, les plus puissants
sont la Northumbrie, la Mercie et le Wessex. La Mercie domine
la scène durant la seconde moitié du VIIIe  siècle. Le Wessex
prend l’ascendant au siècle suivant.

C’est alors que les attaques des Vikings se multiplient : en 865,


une grande armée danoise débarque sur la côte est et se lance à
la conquête du pays. Le Wessex, sur lequel Alfred le Grand
règne de 871 à 899, parvient à résister, ce qui aboutit, en 884, à
un partage : les Danois conservent, sous le nom de Danelaw, la
partie orientale de l’Angleterre –  que les successeurs d’Alfred
reconquièrent par étapes au Xe siècle.

Les «  Anglo-Saxons  »  : une idée du roi


Alfred
L’appellation « Anglo-Saxons » mérite qu’on s’y arrête. Les
Celtes refoulés vers l’ouest par les Germains nomment les
envahisseurs Saxones (en latin) ou Saseson –  nom qui,
aujourd’hui encore, désigne les Anglais en gallois. Le pape
Grégoire le Grand les qualifie d’Angli (en latin) et Ethelbert
de Kent de rex Anglorum. Cet usage prévaut ensuite dans
tous les textes en latin. Le roi Alfred semble avoir
recherché un compromis en s’intitulant rex Anglorum
Saxonum («  roi des Saxons anglais  »). En vernaculaire, la
population se nomme Angelcynn (cynn équivalant à
l’anglais moderne kin) et nomme sa langue Ænglisc (sc
= sh). L’appellation Englalond (« terre des Angles ») désigne
l’ensemble du pays à partir des environs de l’an mille. Le
qualificatif «  anglo-saxon  » entrera dans l’usage au
XVI e  siècle pour désigner tous les aspects de la période
s’étendant du Ve  au XIe  siècle. Les linguistes préfèrent
toutefois nommer « vieil anglais » la langue de l’époque.
La diffusion du christianisme s’accompagne de la fondation de
monastères où seront rédigés de nombreux textes en latin.
Mais l’écriture s’applique aussi, très tôt, au vieil anglais. Le
premier texte connu est un code édicté par Ethelbert de Kent à
l’aube du VIIe siècle. L’œuvre la plus célèbre, Beowulf, épopée de
plus de trois mille vers d’inspiration scandinave, fut sans doute
composée au siècle suivant, mais on ne la connaît que par une
copie datant des environs de l’an mille. La période la plus
féconde, dite du «  vieil anglais classique  », s’étend du règne
d’Alfred le Grand à la conquête normande. Lui-même lettré,
Alfred fait traduire de nombreux textes latins et encourage la
rédaction de textes en vieil anglais, dont une chronique
retraçant l’histoire des Anglo-Saxons depuis le Ve  siècle. Les
écrits de cette époque témoignent de la diversité des dialectes :
northumbrien, mercien, kentien, saxon occidental… ce dernier
devenu le standard littéraire au temps d’Alfred. (L’anglais
moderne ne descend toutefois pas du saxon occidental, mais du
mercien, en usage à Londres.) Du fait de l’installation de
nombreux Danois à partir de la seconde moitié du IXe siècle, le
vieil anglais absorbe un important vocabulaire scandinave.

En 1066, Guillaume le Conquérant défait le dernier roi anglo-


saxon, Harold  II, à la bataille d’Hastings. Couronné roi
d’Angleterre la même année, il installe partout une aristocratie
de Normands de langue française (ou, plus précisément, de
dialecte franco-normand). Les écrits sont désormais rédigés en
français, langue du pouvoir et du prestige social et culturel (ou,
bien sûr, en latin, principale langue de la religion et du savoir).
L’anglais survit néanmoins en tant que langue du peuple. De
surcroît, les Normands prennent pour femmes des Anglaises et
les populations se mêlent. Un tournant survient en 1204, quand
le roi de France Philippe Auguste entre en possession de la
Normandie  : la noblesse normande doit renoncer aux terres
qu’elle conservait au sud de la Manche et se cantonner en
Angleterre.

L’anglais est réapparu dans les écrits durant la seconde moitié


du XIIe  siècle. Au siècle suivant, au sein de l’aristocratie elle-
même, le français devient une langue apprise à l’école. Le
nationalisme anglais prend corps lors de la guerre de Cent Ans
(1337-1453). Au cours de la seconde moitié du XIVe  siècle,
l’anglais retrouve ses droits à tous les niveaux de la société et
s’affirme en tant que grande langue littéraire sous la plume de
Geoffrey Chaucer (1340-1400), auteur des Contes de Cantorbéry.

Le moyen anglais, la langue qui renaît à l’écrit au XIIIe siècle, se


distingue du vieil anglais de deux façons : sa morphologie s’est
simplifiée à la suite du contact avec le danois  ; elle a absorbé
environ dix mille mots français. Les dialectes régionaux
demeurent nettement distincts, d’où l’adoption progressive
d’un «  standard  » commun fondé sur le parler de Londres,
auquel Chaucer donne ses lettres de noblesse. Au XVe  siècle se
produit, en l’espace de deux générations, le «  grand
changement vocalique  » (great vowel shift), qui donne aux
voyelles anglaises leur sonorité si particulière [4] . Ainsi
s’annonce le passage à l’anglais moderne aux alentours de 1500.
La situation linguistique de l’Écosse, épargnée par la conquête
normande, évolue d’une autre façon. Avant le XIIIe siècle, le vieil
anglais (sous la forme du dialecte northumbrien) est en usage
dans le sud-est, tandis que partout ailleurs prédomine le
gaélique. Le moyen anglais progresse ensuite aux dépens du
gaélique dans les villes et les Lowlands. Il diffère du moyen
anglais de Londres, à tel point qu’au XVe  siècle il fait figure de
langue distincte, dotée d’une littérature propre. Dit « Scots » par
les Anglais, il finira néanmoins par s’incliner face à l’anglais
standard, surtout après l’union des deux Couronnes en 1603
(voir p. 284).

Futhark, Vikings et vieux norrois

Avant que les Vikings ne lancent leurs premières expéditions,


au VIIIe siècle, ils partageaient une même langue, le « nordique
commun ». Il en subsiste une centaine d’inscriptions runiques,
composées de caractères nommés « runes », d’un mot nordique
signifiant «  secret  » ou «  signe magique  ». Leur forme
anguleuse, riche en diagonales, donne à penser qu’ils ont
d’abord été inscrits sur du bois. Ils constituent un alphabet dit
«  futhark  », appellation correspondant à ses six premières
lettres (f-u-th-a-r-k). Le futhark ancien, en usage jusqu’au
VIII e  siècle, compte 24  runes. Les très brèves inscriptions dont
nous disposons figurent sur des armes, des bijoux et d’autres
objets, les plus anciennes datant sans doute de la fin du
II e 
siècle  apr.  J.-C.  À compter du IVe  siècle, s’y ajoutent des
inscriptions lapidaires, en particulier sur des pierres tombales.
Au futhark ancien succède le futhark récent, apparu au
Danemark au VIIIe  siècle  : composé de 16 runes seulement, il
transcrit le vieux norrois (voir plus loin).

Les Vikings norvégiens prennent pied sur les îles Shetland, alors
faiblement peuplées, au début du VIIIe  siècle. D’autres
expéditions les conduisent ensuite vers des terres celtes  : les
Orcades, les Hébrides, l’île de Man et les côtes de l’Irlande. Les
Norvégiens atteignent par ailleurs des terres inhabitées : les îles
Féroé vers 800, puis l’Islande quelque soixante ans plus tard.
Les Danois concentrent leur attention sur l’Angleterre, qu’ils
envahissent pour partie au IXe siècle, et sur le nord-ouest de la
France, où ils s’organisent en un duché de Normandie au début
du Xe siècle. À l’est de la Baltique, les Scandinaves, connus sous
le nom de «  Varègues  », suivent le cours des fleuves et
atteignent la mer Noire. Ils jouent un rôle important dans la
naissance du Rous, premier État slave de l’Est (voir p. 172).

Dans la plupart des régions déjà peuplées, les Vikings finissent


par se fondre dans la population locale, dont ils adoptent la
langue : c’est le cas en Irlande, en Angleterre, en Normandie…
Leur langue s’impose en revanche dans les îles Shetland et
Orcades et, a fortiori, aux îles Féroé et en Islande.

Après le VIIIe siècle, le nordique commun diverge peu à peu en


nordique oriental (vieux danois et vieux suédois) et nordique
occidental ou «  vieux norrois  » (vieux norvégien et islandais).
Le christianisme se propage au Danemark, en Norvège et en
Suède entre le Xe  et le XIIe  siècle, tandis que cessent les
expéditions vikings. L’Église y favorise la mise en place de
monarchies féodales. Seule l’Islande conserve l’organisation
non monarchique dont elle s’était dotée dès 930. Le
christianisme y parvient vers 980.

Le vieux norrois est attesté par quelque quatre mille


inscriptions en futhark récent, resté en usage au-delà du
XVe  siècle. Il l’est aussi et surtout par des textes en caractères
latins à partir du milieu du XIIe  siècle  : alors s’épanouit une
littérature extrêmement riche, composée pour l’essentiel en
Islande et dont la grande époque s’achèvera au XIVe  siècle. La
poésie «  eddique  » puise des thèmes mythologiques ou
héroïques dans le fonds commun des traditions germaniques.
La poésie «  scaldique  », plus typiquement scandinave, se
caractérise par sa difficulté et son extrême raffinement. Les
Islandais écrivent aussi des sagas, récits de hauts faits
légendaires ou réels (dont la colonisation du Groenland et la
découverte de l’extrême nord-est de l’Amérique aux alentours
de l’an mille).
Les langues germaniques au Moyen Âge

Le royaume de Norvège prend le contrôle de l’Islande dans les


années 1260. Exploitée par les Norvégiens, puis par les Danois,
l’île s’appauvrit  : les Islandais se replient sur leur passé, à tel
point que leur langue ne changera plus guère. La Norvège
conserve par ailleurs les îles Féroé, où prend forme une langue
distincte (le féroïen), toujours vivante aujourd’hui, mais doit
céder les Orcades et les Shetland à l’Écosse au XVe  siècle  : le
norn, langue proche du féroïen en usage dans ces îles,
s’éteindra au XVIIIe  siècle. Vers la fin du XIVe  siècle, un jeu
dynastique a abouti à la réunion des trois Couronnes
(Danemark, Norvège et Suède), scellée par l’Union de Kalmar
en 1397. Le Danemark y joue un rôle dominant, de sorte que la
Norvège en devient peu à peu une dépendance. La Suède, en
revanche, se montre récalcitrante  : elle retrouvera son
indépendance en 1523 (voir p. 292).

L’expansion de l’allemand vers l’est

À l’époque de Charlemagne (toujours lui !), une ligne reliant les


actuelles villes de Kiel et de Trieste sépare –
  approximativement  – les Germains des Slaves. Ces derniers
occupent de façon assez lâche les territoires abandonnés par les
Germains au cours des siècles précédents.

La première poussée germanique à l’est de cette ligne s’exerce


à partir de la Bavière  : les territoires ainsi acquis et peu à peu
colonisés prennent aux Xe-XIe siècles le nom de marche de l’Est
(Ostmark, c’est-à-dire l’Autriche). Au-delà des limites du monde
germanique, les empereurs carolingiens puis ottoniens
(successeurs d’Otton) se donnent pour double objectif d’exercer
une tutelle sur les peuples voisins et d’obtenir leur conversion
au christianisme. Cela conduit à la formation des royaumes
chrétiens de Bohême, de Pologne et de Hongrie. En revanche,
toute la région comprise entre l’Elbe et le cœur de la Pologne
demeure peuplée de Slaves païens, collectivement dits
«  Wendes  » (Wenden en allemand). Les souverains ottoniens
tentent de les soumettre au Xe siècle, sans succès.

L’expansion au-delà de l’Elbe reprend au milieu du XIIe  siècle.


Les Allemands lancent des «  croisades  » contre les Wendes,
avant que des colons venus d’Allemagne n’affluent dans les
territoires conquis  : ils défrichent des terres, assèchent des
marais, peuplent des villes nouvelles,  etc., en se mêlant aux
Slaves. On nomme Ostsiedlung (« implantation à l’Est ») ce vaste
mouvement, dont résulte la germanisation de la plupart des
Wendes. La peste noire qui ravage l’Europe au milieu du
XIVe  siècle tarit les sources de la colonisation  : l’Ostsiedlung
prend fin.

Plus loin à l’est se déploie l’ordre Teutonique, composé de


chevaliers allemands. Fondé en Terre sainte à la fin du
XII e siècle, puis replié en Europe, il répond en 1226 à un appel du
duc polonais Conrad de Mazovie, désireux de soumettre et
christianiser les Borusses. Ces derniers parlent une langue balte,
le « vieux prussien » (voir p. 172). Les Teutoniques s’acquittent
de la mission avec brutalité et fondent pour leur propre compte
un État connu sous le nom de «  Prusse  ». Ils y font venir de
nombreux colons allemands, qui contribuent à la
germanisation des Borusses.

Le yiddish, langue de fusion

Parmi les langues germaniques figure le yiddish, né au Moyen


Âge chez les Juifs dits «  ashkénazes  ». Cette dénomination
provient de la Bible hébraïque : Ashkénaze y est un descendant
de Japhet, l’un des fils de Noé. À partir du XIe siècle, elle désigne
les communautés juives de Rhénanie, parlant un dialecte du
haut allemand, puis, de proche en proche, les autres Juifs
d’Allemagne. Au fil du temps, le dialecte employé par les Juifs
ashkénazes acquiert des caractéristiques propres, au point de se
muer en une langue distincte, dite par les Juifs lashon ashkenaz
(«  langue des Juifs d’Allemagne  ») et par les Allemands
hebraïsch Teutsch ou Jüdischteutsch (d’où «  judéo-allemand  »).
Le terme «  yiddish  » –  signifiant tout simplement «  juif  » –
apparaît au XVIIe siècle et finit par s’imposer.

La genèse du yiddish, en Rhénanie et alentour, demeure


obscure faute de documents. Le plus ancien témoignage écrit
date de 1272 : c’est une bénédiction contenue dans un livre de
prière en hébreu longtemps conservé à Worms (et aujourd’hui
en Israël). L’œuvre littéraire la plus ancienne que l’on
connaisse, poème épique composé au XIVe  siècle, s’intitule
Dukus Horant («  Le duc Horant  »). Elle a été retrouvée à la fin
du XIXe siècle dans la geniza [5]  du Caire, parmi près de trois cent
mille fragments de documents, pour la plupart rédigés en
hébreu, en arabe et en araméen.

La spécificité du yiddish résulte de la fusion de trois


composantes  : des dialectes du haut allemand (qui jouent le
rôle principal), la « langue sainte » (lashon hagodesh) associant
l’hébreu et l’araméen et, plus tardivement, les langues slaves.
Le lexique s’est peu à peu adapté aux pratiques – religieuses et
civiles  – de la communauté juive, distinctes de celles de leurs
voisins chrétiens. Autre particularité  : le yiddish s’écrit en
caractères hébraïques. Du fait de ces divers traits, les locuteurs
du yiddish comprennent en général l’allemand sans trop de
difficulté ; la réciproque n’est pas vraie.

La première croisade, transitant par l’Allemagne à la fin du


XI e  siècle, marque le début des persécutions des Juifs, dès lors
récurrentes. Le paroxysme est atteint lors de la peste noire, au
milieu du XIVe siècle : les Juifs, accusés d’avoir empoisonné les
puits, en sont rendus responsables et massacrés. Les
persécutions incitent des Juifs à migrer vers l’est, tandis que
certains souverains, en particulier polonais, se montrent
d’autant mieux disposés à les accueillir qu’ils apprécient leur
savoir-faire économique. Inaugurée par le duc Bolesław  III
(1102-1138), cette politique est amplifiée par le roi Casimir III le
Grand (1333-1370), qui accorde aux Juifs un statut les plaçant
sous sa protection. La communauté juive ne cesse ensuite de
croître : on estime qu’au XVIe siècle les trois quarts des Juifs du
monde vivaient dans le royaume de Pologne (incluant le grand-
duché de Lituanie). Là se développe la variété orientale du
yiddish qui reste en usage de nos jours (voir p. 377).

Les langues slaves, baltes et finno-


ougriennes

Parmi les peuples d’Europe, ni ceux de langues balto-slaves


(relevant de la famille indo-européenne) ni ceux de langues
finno-ougriennes (relevant de la famille ouralienne) n’ont
entretenu de relations avec les Romains. Aucun d’eux ne
pratiquait l’écriture avant que les Églises –  d’Orient et
d’Occident – n’entreprennent de les convertir au christianisme.
Une tâche de longue haleine qui a débuté, pour l’essentiel, au
IXe  siècle et s’est poursuivie jusqu’au XIVe  siècle, les derniers
touchés étant les Lituaniens. La conséquence linguistique la
plus visible de cinq siècles de christianisation menée par deux
Églises le plus souvent rivales est le recours à deux alphabets
distincts  : latin à l’ouest et au nord, cyrillique au sud et à l’est.
Les origines du premier remontent au VIIe  siècle  av.  J.-C.  (voir
p. 117) ; celles du second résultent de l’activité de missionnaires
chez les Slaves seize siècles plus tard.

Entre l’Orient et l’Occident : Constantin


et Méthode

Au IXe siècle, les Slaves sont présents un peu partout en Europe


centrale et orientale. Au sud s’étend l’Empire byzantin, cœur de
la chrétienté d’Orient. À l’ouest, les Slaves font face à la
puissance germanique, sous la forme de l’Empire carolingien
d’abord, puis de l’Empire ottonien à partir du Xe  siècle (voir
p.  149). Deux États slaves se développent  : la Bulgarie et la
Grande-Moravie (correspondant aux actuels pays tchèque et
slovaque, voir la carte).
Les Bulgares, à l’origine Turcs venus des steppes (voir p. 208), se
sont installés dans l’est des Balkans au VIIe siècle. Ils ont soumis
les populations slaves déjà présentes et adopté leur langue  :
ainsi a pris forme le peuple désormais qualifié de «  bulgare  ».
Diffusé dans la région à l’époque romaine, le christianisme
reste très vivant. En 865, le khan Boris  I er  en fait la religion
officielle, puis s’efforce de mettre en place une Église bulgare
autonome, quitte à solliciter l’appui du pape pour contrecarrer
l’hégémonie du patriarche de Constantinople.

Quant aux Slaves de Grande-Moravie, ils voient affluer des


missionnaires de l’Empire carolingien. Aussi Rastislav, leur roi à
partir de 846, cherche-t-il des missionnaires de langue slave
pour limiter l’influence germanique. En 862, il s’adresse à
Constantinople, qui lui envoie Constantin et Méthode.
Les langues en Europe centrale et orientale à la fin du
IXe siècle

Méthode (v. 825-885) et son frère Constantin (827/828-869), nés à


Thessalonique, sont de langue grecque comme leur père,
officier supérieur dans l’armée byzantine, mais ils connaissent
aussi la langue des Slaves, nombreux dans la ville. Ils reçoivent
l’un et l’autre une excellente éducation et deviennent des hauts
fonctionnaires byzantins.

Méthode entre en religion en 856, Constantin un peu plus tard.


Leur mission en Grande-Moravie débute en 863. À en croire la
tradition, les deux frères auraient alors rédigé une liturgie en
slave et inventé l’alphabet glagolitique (voir le tableau), mais il
est probable qu’ils y avaient travaillé auparavant. Quoi qu’il en
soit, ils ne tardent pas à se heurter à l’hostilité du clergé
germanique, d’autant qu’à cette époque seuls l’hébreu, le grec
et le latin sont considérés comme langues religieuses légitimes.
En 867, Constantin et Méthode se rendent à Rome et obtiennent
néanmoins du pape Adrien  II la reconnaissance de la liturgie
slave.

Constantin se fait moine sous le nom de Cyrille et meurt à


Rome en 869. Méthode poursuit sa mission en Grande-Moravie,
non sans difficultés, et y meurt en 885. Rome change alors
d’avis et rejette la liturgie slave, avant que Svatopluk,
successeur de Rastislav en 871, n’expulse les disciples de
Méthode. Dès 886, toutefois, Boris I er les accueille en Bulgarie et
les charge d’y propager la nouvelle liturgie. La Grande-Moravie
s’effondrera sous les coups des Hongrois à l’aube du Xe siècle.

On nomme «  vieux slave  » la langue des écrits de Cyrille et


Méthode et de leurs disciples. Elle se fonde sur le dialecte slave
qu’ils connaissaient, en usage au IXe  siècle dans la région de
Thessalonique. Les frères traduisent du grec des livres de prière
et des œuvres liturgiques, le vieux slave étant aussi utilisé en
Grande-Moravie pour des documents officiels, du moins
jusqu’en 885. En Bulgarie, leurs disciples s’établissent à Preslav
(la capitale à partir de 893) et y traduisent ou rédigent de
nombreux textes religieux. Le vieux slave constitue dès lors
une langue écrite de référence, véhicule d’une vaste littérature
commune aux Bulgares, aux Serbes et aux Russes, même si des
variantes (les «  slavons  ») prennent peu à peu forme selon les
peuples.

Cette littérature, transmise par le clergé, vise à réunir et


compléter un savoir traditionnel et à fournir des modèles de vie
chrétienne, d’où son caractère avant tout didactique ou édifiant.
Dix-sept manuscrits, d’importance inégale, forment le « canon »
du vieux slave. Ils datent du XIe siècle, excepté le plus ancien, le
« missel de Kiev », écrit à la fin du Xe siècle, dont il subsiste une
douzaine de pages rédigées en alphabet glagolitique. Découvert
au XIXe siècle à Jérusalem, il est aujourd’hui conservé à Kiev. Il
proviendrait de l’ouest du domaine slave, peut-être de Grande-
Moravie ou de Croatie.

Constantin et Méthode utilisent l’alphabet glagolitique, dont


l’origine demeure incertaine. (L’appellation «  glagolitique  »,
apparue tardivement, dérive de la racine slave glagol - signifiant
«  parole  ».) L’idée a longtemps prévalu que Constantin aurait
inventé cet alphabet de toutes pièces, mais ce n’est guère
vraisemblable. Sans doute Constantin a-t-il au départ adapté à la
langue slave l’écriture cursive grecque. Il l’aurait systématisée
et y aurait ajouté des lettres correspondant à des sons n’existant
pas en grec (peut-être en s’inspirant de l’alphabet arménien).
L’alphabet glagolitique coexiste avec l’alphabet cyrillique
jusqu’au début du XIIIe  siècle. Il tombe ensuite en désuétude,
sauf en Croatie. Pas plus qu’il n’a inventé le glagolitique,
Constantin –  alias saint Cyrille  – n’a inventé l’alphabet dit
«  cyrillique  », qui serait une création de disciples de Cyrille et
Méthode regroupés à Preslav, en Bulgarie, à la fin du IXe siècle.
L’objectif semble avoir été de doter les textes religieux d’une
écriture plus solennelle que l’écriture glagolitique, d’origine
cursive. Les lettres correspondant à des sons n’existant pas en
grec sont empruntées au glagolitique.

Les langues slaves du Sud

Dès avant la fin du I er  millénaire, les Slaves se répartissent en


trois grands groupes : Sud, Ouest et Est. Les Hongrois, venus de
l’est, s’intercalent entre les deux premiers à l’extrême fin du
IXe siècle. Commençons notre périple par le Sud.

Le bulgare
Siméon (893-927), fils de Boris I er, règne sur le « premier Empire
bulgare  ». Avec pour capitale Preslav, celui-ci s’étend jusqu’à
l’actuelle Albanie, puis s’effondre au début du XIe siècle sous les
coups des Byzantins, qui l’annexent. Deux siècles plus tard
prend forme le «  second Empire bulgare  », avec pour capitale
Tarnovo. L’histoire de l’Église bulgare reflète les vicissitudes
politiques : en 919, elle se proclame « autocéphale », menée par
un patriarche  ; quand les Byzantins conquièrent le pays, ils
suppriment le patriarcat et installent un haut clergé grec  ; le
« second Empire bulgare » rétablit ensuite le patriarcat…

Le « vieux bulgare » n’est autre, à l’écrit, que le vieux slave de


Cyrille et Méthode  : il reflète les variétés du slave parlées au
temps du premier Empire bulgare. Sous le second Empire, le
bulgare parlé se mue en «  moyen bulgare  », tandis que la
langue écrite, conservatrice, reste proche du vieux slave : on la
nomme « slavon bulgare ». La littérature connaît un renouveau
au XIVe siècle, quand le patriarche Euthyme de Tarnovo (v. 1327-
v.  1402) domine la scène  : grand écrivain, auteur d’œuvres
religieuses et d’épîtres, il est aussi grammairien. Son influence
et celle de ses disciples seront considérables, notamment en
Russie.

Les Ottomans conquièrent la Bulgarie dans les années 1380-


1390. Ils suppriment le patriarcat de Tarnovo et placent le clergé
bulgare sous l’autorité du patriarche de Constantinople, qui le
coiffe d’un haut clergé grec. Alors que la langue parlée se
transforme ensuite peu à peu sous l’influence du turc, la langue
écrite s’en tient aux modèles du XIVe  siècle et végète. Il faudra
attendre 1762 pour que le moine Païssi de Hilandar sonne le
réveil avec son Histoire des Slaves bulgares (voir p. 396).

Le serbe

La christianisation des Serbes commence au temps du prince


Mutimir (v. 850-891), vassal de l’empereur byzantin. Quand, au
début du Xe  siècle, l’influence bulgare l’emporte, les Serbes
adoptent la liturgie en vieux slave à la place du grec. Le premier
roi de Serbie, Étienne I er Nemanjić, couronné en 1217, proclame
l’autocéphalie de l’Église orthodoxe serbe. Cette dernière a pour
premier archevêque son frère Sava, qui sera canonisé et
deviendra le patron de la Serbie. La dynastie atteint son apogée
sous le règne d’Étienne Dušan (1331-1355). Par la suite, les
Ottomans deviennent menaçants : en 1389, ils défont et tuent le
prince serbe Lazare. La Serbie conserve son autonomie sous le
règne d’Étienne Lazarević, fils de Lazare, mais les Ottomans
finissent par annexer le pays en 1459.

Au XIIe  siècle, la langue écrite demeurait le vieux slave, en


alphabet cyrillique. Le «  slavon serbe  » prend forme dans les
écrits, tous religieux, de saint Sava et de son entourage. Le Code
de Dušan, promulgué en 1349, utilise la même langue. De
nouveaux changements surviennent au tournant des XIVe et
XVe siècles sous l’influence d’un disciple d’Euthyme de Tarnovo,
Constantin le Philosophe. Il rédige la Vie du despote Étienne
Lazarević, lequel, lui-même poète, est l’auteur d’un célèbre Dit
de l’amour.

À la fin du XVIIe  siècle, des guerres opposent les Habsbourg


(souverains d’Autriche et de Hongrie) aux Ottomans. Deux cent
mille Serbes quittent le sud de la Serbie pour se réfugier dans le
sud de la Hongrie. Au siècle suivant, ils résistent aux pressions
de l’Église catholique et se tournent vers la Russie de Pierre le
Grand, qui leur envoie livres et maîtres d’école. Le clergé serbe
adopte alors le slavon russe comme langue liturgique. Trois
usages coexistent  : une petite élite recourt au slavon russe,
langue de prestige  ; d’autres emploient le «  slavoserbe  »
(slavenoserbski), mélange de slavon russe, de vieux slave et de
serbe vernaculaire ; la masse de la population ne connaît que ce
dernier. L’autobiographie de Dositej Obradović (1739-1811),
publiée en 1783, sera le premier ouvrage en langue
authentiquement serbe (voir p. 393).

Le croate

Trpimir (845-864) porte le titre (latin) de dux Croatorum,


première mention des «  Croates  » en tant que tels. Tomislav
(910-928) prend celui de rex Croatorum, reconnu par le pape. La
conversion au christianisme donne lieu à une longue lutte
d’influence entre l’Église catholique et les orthodoxes. Une crise
de succession ouverte à la fin du XIIe siècle se solde, en 1102, par
le rattachement de la Croatie au royaume de Hongrie sous la
forme d’une union perpétuelle des deux Couronnes, les Croates
conservant leur autonomie. Le catholicisme constitue ensuite
un trait fondamental de l’identité nationale croate.

Si le latin s’impose peu à peu en tant que langue de la religion,


du droit et du savoir, il n’évince pas pour autant le vieux slave,
écrit en alphabet glagolitique, qui conservera un rôle liturgique
jusqu’à la fin du Moyen Âge. Ce qui va devenir la langue croate
émerge peu à peu d’une situation complexe. Les parlers locaux
teintent le vieux slave, qui se mue en «  vieux slave croate  »
parfois difficile à distinguer d’un « vieux croate » naissant… De
surcroît, ils relèvent de trois groupes de dialectes  : kaïkaviens
(région de Zagreb, proches du slovène), tchakaviens (Istrie et
côte dalmate) et chtokaviens (à l’intérieur du pays croate et
jusqu’en Serbie).

Les textes les plus anciens, datant du XIe  siècle, sont des
inscriptions sur pierre. La plus célèbre, découverte sur l’île de
Krk, est rédigée en glagolitique et mêle du tchakavien à du
vieux slave. Les premiers textes en vieux croate proprement
dit apparaissent vers la fin du XIIIe siècle. Les plus notables sont
le Cadastre d’Istrie et le Statut de Vinodol (sur la côte en face de
Krk), l’un et l’autre en tchakavien. Le chtokavien se manifeste à
l’écrit un siècle plus tard, avec un livre de prière croate rédigé à
Dubrovnik. Il s’ensuit un début d’essor littéraire (poèmes,
mystères) aux XIVe et XVe siècles. Le kaïkavien sera mis par écrit
dans la seconde moitié du XVIe  siècle. La langue croate, fondée
sur le chtokavien, s’affirme à la même époque  : le premier
dictionnaire paraît en 1595, la première grammaire en 1604.
C’est la langue de la renaissance littéraire à Dubrovnik au
XVII e siècle.

Le slovène

Les ancêtres des Slovènes, installés en actuelle Slovénie au


VII e  siècle, se trouvent par la suite englobés dans l’empire de
Charlemagne, puis dans le Saint-Empire, et sont très tôt
christianisés. On dispose en langue slovène ancienne des
documents exceptionnels découverts en 1807 : les « manuscrits
de Freising  », datés de peu avant l’an mille. Ces quatre pages
insérées dans un ouvrage en latin longtemps conservé à
Freising, en Bavière, contiennent deux sermons et un
formulaire de confession.

Il semble que le clergé ait contribué à maintenir vivants les


dialectes slovènes, remarquablement résistants face à
l’allemand, mais la période médiévale n’a laissé que très peu
d’écrits. Au XVIe  siècle, des écrivains protestants codifient la
langue et fixent son orthographe. Les premiers livres imprimés
en slovène paraissent  : le catéchisme de Primož Trubar (1508-
1586) en 1550 et la traduction de la Bible de Jurij Dalmatin
(1547-1589) en 1584. Au siècle suivant, la Contre-Réforme
interrompt le mouvement. Les livres en slovène sont brûlés. La
renaissance surviendra au tout début du XIXe siècle.
Le hongrois : une arrivée tardive

Le hongrois relève, comme le finnois, des langues finno-


ougriennes. Originaires de l’Oural, les Hongrois s’installent au
VIII e  siècle au nord de la mer Noire. Ils partent ensuite vers
l’ouest, franchissent les Carpates en 895/896 sous la conduite de
leur chef Arpad, prennent position dans la plaine danubienne…
et pillent les pays voisins, à commencer par la Grande-Moravie.
Leur sévère défaite en 955 face à Otton, roi d’Allemagne (et
bientôt empereur), les incite à se sédentariser en absorbant les
populations déjà en place. Les Hongrois enfoncent ainsi un coin
entre les Slaves du Sud et ceux de l’Ouest. Quand Étienne,
descendant d’Arpad, est couronné roi de Hongrie en l’an 1001,
avec l’assentiment du pape et de l’empereur, les Hongrois
s’ancrent solidement dans la chrétienté d’Occident  : Étienne
sera canonisé dès 1083.

Langue officielle du royaume dès sa fondation, le latin s’affirme


comme langue de la culture et du savoir, un rôle qu’il conserve
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Aussi l’essor de la langue hongroise
écrite (et, a  fortiori, littéraire) demeure-t-il très lent, du moins
avant le XVIe siècle. On distingue trois phases : le vieux hongrois
(XIe-XVe  siècle), le hongrois moyen (XVIe-XVIIIe  siècle) et le
hongrois moderne. Le premier texte de quelque importance en
vieux hongrois se résume à trois phrases insérées dans un
manuscrit en latin de 1055. Le premier texte complet,
datant  des années 1190, est une oraison funèbre suivie d’une
prière, conservée dans un codex en latin. Les Lamentations de
la Vierge Marie, premier poème connu, semblent avoir été
composées vers 1300, voire plus tôt. Vers 1430, deux prêtres
ayant étudié à Prague auprès du Tchèque Jan Hus traduisent la
Bible en hongrois. Bien qu’interdite par l’Église, plusieurs copies
de cette Bible hussite nous sont parvenues. Les premiers
documents juridiques en hongrois apparaissent à la fin du
XVe siècle.

Les langues slaves de l’Ouest

Les Slaves de l’Ouest se répartissent en Polonais, Tchèques et


Slovaques. S’y ajoutaient au début du Moyen Âge les Wendes,
installés à l’ouest des Polonais puis germanisés à partir du
XII e  siècle (voir p.  158). Parmi leurs descendants figurent les
Sorabes, dont la langue slave demeure vivante aujourd’hui
(voir p. 305).

Le tchèque et le slovaque

Le duché (futur royaume) de Bohême prend forme à la fin du


IXe  siècle, quand la Grande-Moravie s’effondre. Il a pour saint
patron Venceslas, duc élevé dans la foi chrétienne, puis
assassiné en 935 par son frère encore païen, Boleslav le Cruel.
Lorsqu’en 962 le roi d’Allemagne Otton  I er  fonde ce qui
deviendra le Saint-Empire, la Bohême en fait d’emblée partie.

Les seules langues écrites sont le vieux slave, jusqu’à la fin du


XI e  siècle, et le latin, à partir de la fondation de l’évêché de
Prague, en 973. Les premiers textes en vieux tchèque, datant du
tout début du XIIIe siècle, sont des cantiques. Celui intitulé Saint
Venceslas, duc du pays de Bohême deviendra un chant national.
La littérature tchèque s’épanouit au XIVe  siècle dans de très
nombreux domaines : épopée, chroniques, poésie, philosophie,
théologie… La vie intellectuelle s’intensifie après la fondation,
en 1348, de l’université de Prague par Charles  IV de
Luxembourg, à la fois roi de Bohême et empereur germanique.
C’est la plus ancienne université du Saint-Empire et d’Europe
centrale. Une traduction en tchèque de l’ensemble de la Bible
voit le jour dès 1370. Les Slovaques, parlant divers dialectes
apparentés au tchèque, vivent dans le royaume de Hongrie. Ils
adoptent le tchèque comme langue littéraire et administrative à
cette époque.

Jan Hus (v. 1371-1415) marque ensuite l’histoire de la Bohême.


Il prêche en tchèque la réforme de l’Église et écrit aussi bien en
latin (des traités théologiques) que dans sa langue maternelle
(en particulier des «  sermons littéraires  »). Remarquable
styliste, il unifie la langue tchèque et en réforme l’orthographe.
Il périt sur le bûcher en 1415, condamné pour hérésie. Le
mouvement hussite et ses suites dominent l’histoire des
Tchèques jusqu’au début du XVIIe siècle.
Apparue au milieu du XVe  siècle dans la mouvance hussite,
l’Unité des frères de la loi du Christ (les « Frères tchèques ») joue
par ailleurs un rôle intellectuel considérable. Les Frères
produisent, dans la seconde moitié du XVIe  siècle, une
Grammaire tchèque et une traduction de la Bible (dite « Bible de
Kralice  », du lieu de son impression, en Moravie), qui fixeront
pour longtemps la norme linguistique. Parmi les Frères se
distingue l’humaniste Comenius, nom latinisé de Jan Amos
Komensky (1592-1670), auteur, en 1631, d’une méthode
nouvelle d’apprentissage des langues, Janua linguarum reserata
(littéralement : « la porte des langues ouverte »). Celle-ci connaît
un immense succès et sera bientôt traduite en une douzaine de
langues européennes.

Les ancêtres des Slovaques et des Tchèques se côtoyaient au


sein de la Grande-Moravie sans se différencier les uns des
autres. La division date de l’arrivée des Hongrois : sont ensuite
qualifiés de Slovaques ceux qui relèvent du royaume de
Hongrie. De nombreux Slovaques se rallient au mouvement
hussite, avec le tchèque pour langue écrite. L’apparition d’une
langue écrite slovaque résultera de la Contre-Réforme  : au
XVIII e  siècle, les jésuites publieront une traduction de la Bible

volontairement imprégnée de formes dialectales slovaques afin


de la distinguer de la Bible de Kralice.

Le polonais
Les Polanes (Polanie en polonais), un peuple slave, vivaient
dans le bassin de la Warta (actuelle région de Poznań). En 966,
leur prince Mieszko se rallie au christianisme romain, puis
agrandit son domaine. Son fils Bolesław Chrobry (« le Vaillant »)
lui succède en 992 et poursuit sa politique  : en l’an mille, il
obtient la création, à Gniezno, d’un archevêché relevant
directement de Rome, ce qui l’affranchit de la tutelle du clergé
germanique  ; en 1025, il se fait couronner roi. Telles sont les
origines du royaume de Pologne.

On y parle le vieux polonais, mais on ne l’écrit pas ou très peu,


du moins au début du Moyen Âge  : la plupart des textes
(religieux, juridiques,  etc.) sont rédigés en latin. La première
phrase connue en vieux polonais figure dans un texte latin de
la seconde moitié du XIIIe  siècle. Les premiers textes –  des
sermons, un psautier et des chants religieux  – datent du
XIVe  siècle. Parmi eux figure le célèbre Hymne à la Vierge
(Bogurodzica), qui semble remonter à la fin du XIIIe  siècle.
Entonné par les chevaliers polonais lors de la fameuse bataille
de Grunwald (victoire sur les chevaliers Teutoniques en 1410), il
servit longtemps de chant national. Au XVe  siècle s’y ajoutent
une abondante poésie mariale et un début de poésie profane. La
littérature ne s’épanouit véritablement qu’au XVIe  siècle.
L’orthographe est alors fixée et le polonais moyen (XVIe-
XVIII e siècles) succède au vieux polonais (voir p. 374).
Les langues en Europe centrale et orientale à la fin du
XVe siècle

Les langues baltes et finnoises


Certes très différentes, les langues baltes et les langues finnoises
partagent une histoire qui débute au XIIIe siècle. Les populations
de langues finnoises, présentes dans tout le nord de l’actuelle
Russie, sont alors riveraines de la mer Baltique de part et
d’autre du golfe de Finlande : les Finnois au sens strict au nord,
les Estes et les Lives au sud. Entre ces derniers et les Polonais
vivent les populations de langues baltes, à savoir les ancêtres
des Lettons (Coures, Latgales, Sèles et Zemgales), les Lituaniens
et les Borusses (dont la langue est dite «  vieux prussien  »).
L’entrée de ces divers peuples dans la chrétienté d’Occident
résulte de  l’action, plus ou moins conjuguée, de Polonais,
d’Allemands, de Danois et de Suédois.

– À l’aube du XIIIe  siècle, des Allemands fondent Riga, puis


créent l’ordre des chevaliers Porte-Glaive, qui entreprennent
aussitôt de soumettre les Lives, les Coures et leurs voisins.

– Afin de soumettre les Estes, les Porte-Glaive font appel aux


Danois, qui débarquent en 1219 et fondent Reval (actuelle
Tallinn).

– Dans les années 1220, les Polonais font appel à des Allemands,
les chevaliers de l’ordre Teutonique, pour soumettre et
convertir les Borusses.

– Les Lituaniens défont les Porte-Glaive en 1236 et préservent


ainsi leur indépendance, tout en demeurant païens. (Les Porte-
Glaive se rallient l’année suivante à l’ordre Teutonique.)
– À la même époque, les Suédois, qui avaient pris pied en
Finlande au XIIe  siècle, décident de parachever la conquête du
pays. Ils se heurtent toutefois aux Russes, qui annexent l’est du
pays finnois (actuelle Carélie) et y convertissent la population
au christianisme orthodoxe.

– En 1347, l’ordre Teutonique rachète la partie de l’Estonie que


détenaient les Danois.

– Devenue grand-duché, la Lituanie connaît au XIVe  siècle une


considérable extension, jusqu’à inclure Kiev. Quand les
couronnes lituanienne et polonaise s’unissent, vers la fin du
siècle, les Lituaniens adoptent le christianisme (les derniers en
Europe).

Ces peuples ainsi intégrés à la chrétienté d’Occident connaissent


des sorts divers  : tandis que les Borusses sont peu à peu
germanisés (le vieux prussien s’éteindra au début du
XVIII e siècle), les Lettons et les Estoniens, quoique réduits à l’état

de serfs par une noblesse allemande, conservent l’usage de leur


langue. Il en va de même des Finnois, au demeurant mieux
traités, puisqu’il subsiste en Finlande une noblesse finnoise (à
côté de la noblesse suédoise dominante).

Les écrits datant du Moyen Âge sont rarissimes  : on trouve


quelques bribes d’estonien dans une chronique en latin du
XIII e  siècle, une phrase en finnois dans un journal de voyage
allemand rédigé au milieu du XVe  siècle… Le document le plus
important est un manuscrit datant des environs de 1400, peut-
être recopié d’un manuscrit antérieur. Dit «  Vocabulaire
d’Elbing », il contient 802 mots vieux prussiens accompagnés de
leur traduction en allemand. La Réforme, qui a gagné la région
dès les années 1520, conduit à une généralisation des écrits,
facilitée par l’imprimerie. Le premier livre en estonien, paru en
1535, est un catéchisme luthérien. En 1548, la traduction du
Nouveau Testament par le luthérien Mikael Agricola (v.  1510-
1557) marque l’avènement de la langue finnoise écrite. Le
premier écrit connu en lituanien date de 1547  : c’est la
traduction d’un catéchisme de Luther, effectuée en Prusse par
des pasteurs au profit de la minorité lituanienne de ce pays.

Les langues slaves de l’Est

L’histoire des Slaves de l’Est débute en même temps que celle


des Varègues, Scandinaves qui s’aventurent dans leur pays au
IXe siècle. Venus de Suède via le golfe de Finlande, ils naviguent
sur les fleuves, descendent le Dniepr jusqu’à la mer Noire et
atteignent Constantinople dès 838. Selon la tradition, l’un de
leurs chefs, Riourik, se serait rendu maître de Novgorod en 862.
Vingt ans plus tard, son successeur Oleg s’empare de Kiev, en
fait sa capitale et fonde ainsi l’État de Kiev, également connu
sous le nom de «  Rous  ». À Oleg (mort en 913) succèdent Igor
(mort en 945), qui porte encore un nom scandinave (Igor
=  Ingvar), puis Sviatoslav (mort en 972), dont le nom indique
que les Varègues sont alors slavisés. La conversion au
christianisme date du règne de Vladimir (mort en 1015). En 988,
il reçoit le baptême et fait venir à Kiev des prêtres grecs et
bulgares, lesquels diffusent des textes religieux en vieux slave.
L’État kiévien culmine sous le règne de Iaroslav le Sage (1019-
1054). Des guerres civiles conduisent ensuite à sa désagrégation
progressive en multiples principautés.

Les Russes vassaux de la Horde d’Or

L’irruption des Mongols, venus d’Asie centrale, change


brutalement le cours de l’histoire  : après avoir ruiné Kiev en
1240, ils fondent dans la région de la Volga un État, le khanat de
la Horde d’Or, qui impose d’emblée sa domination à toutes les
principautés russes sous la forme d’un tribut. Les Russes en
conservent le souvenir sous le nom de «  joug tatar  », car ils
nomment « Tatars » les populations composant la Horde. Celles-
ci sont en majorité turques, comme l’étaient la plupart des
troupes commandées par les Mongols (voir p.  207). Les
principautés connaissent ensuite des destinées différentes.

– Pour échapper au « joug tatar », certaines se rallient au grand-


duché de Lituanie, fondé en 1252, qui s’étend peu à peu vers
l’est et le sud. En 1386, le grand-duc Jogaila reçoit le baptême et
devient simultanément roi de Pologne sous le nom de
Ladislas  II Jagellon. Les deux Couronnes resteront unies
jusqu’au XVIIIe siècle. C’est au sein de l’union polono-lituanienne
que s’ébauchent les langues biélorusse et ukrainienne.
– Parmi les principautés demeurées vassales de la Horde d’Or,
celle de Moscou se hisse au premier rang au XIVe  siècle. Le
métropolite de l’Église russe, qui résidait à Vladimir depuis la
chute de Kiev, s’établit à Moscou en 1326. La Moscovie ne cesse
ensuite de s’agrandir aux dépens des principautés voisines. Au
XVe  siècle, la Horde d’Or se morcelle en plusieurs khanats, de
sorte qu’en 1480 la Moscovie s’affranchit définitivement. Au
siècle suivant, le grand-prince Ivan le Terrible fonde l’empire de
Russie en prenant le titre de tsar et en conquérant les pays
tatars.

Revenons à l’État kiévien. Après la conversion de Vladimir au


christianisme orthodoxe, en 988, des textes religieux en vieux
slave se diffusent, comme en Bulgarie. En s’émaillant
d’éléments vernaculaires, le vieux slave se mue peu à peu en
« slavon russe » (souvent dit « slavon » tout court), tandis qu’un
chassé-croisé complexe s’opère entre le slavon de l’Église,
attaché au modèle du vieux slave, les dialectes parlés, en
évolution rapide, et une langue écrite « civile » qui se cherche
entre ces deux pôles.

Le manuscrit le plus ancien connu fut longtemps l’Évangéliaire


d’Ostromir, rédigé à Novgorod en vieux slave dans les
années  1050. Le Codex de Novgorod, découvert en 2000, le
devance désormais. Il se compose de trois tablettes de bois
recouvertes de cire dans laquelle sont transcrits en alphabet
cyrillique des psaumes en vieux slave. Les tablettes elles-
mêmes conservent l’empreinte d’innombrables textes du
passé  : le linguiste Andreï Zalizniak (1935-2017), qui avait
entrepris de les déchiffrer, les a qualifiées d’«  hyper-
palimpseste ». La Loi russe (Rousskaïa Pravda), dont les copies
les plus anciennes datent du XIIIe  siècle, est constituée de
plusieurs textes élaborés au XIe siècle, le plus ancien en 1017. La
Chronique des temps passés (ou Chronique de Nestor, du nom
de son auteur présumé), compilée dans les années 1110, relate
l’histoire russe à partir de 852. Cependant, l’œuvre la plus
fameuse se nomme le Dit de la campagne d’Igor. Composée à la
fin du XIIe  siècle, elle relate une expédition malheureuse des
Russes contre les Coumans (des Turcs) en 1185. Les
circonstances de la découverte du manuscrit, à la fin du
XVIII e  siècle, ont longtemps conduit à s’interroger sur son
authenticité, mais la plupart des linguistes n’en doutent plus
aujourd’hui.

La langue quotidienne nous est connue par les inscriptions sur


écorce de bouleau retrouvées principalement à Novgorod et
datées du XIe  au XVe  siècle. L’épaisse couche d’argile saturée
d’eau dans laquelle elles se trouvaient, les isolant de tout
oxygène, a permis leur conservation. Il s’agit pour l’essentiel de
correspondance, personnelle ou commerciale, écrite en
dialecte.

Au temps du «  joug tatar  », la divergence entre le slavon,


fermement maintenu par l’Église, et la langue usuelle ne cesse
de s’accentuer. Les Russes se trouvent en situation de diglossie :
d’un côté, le slavon demeure la langue de la religion et du
savoir  ; de l’autre, le russe continue d’évoluer, tout en se
trouvant confiné aux tâches les moins nobles (écrits de
caractère privé,  etc.). Sa force finira néanmoins par se
manifester, en particulier dans la correspondance très
polémique échangée entre le tsar Ivan le Terrible et le prince
André Kourbski (1528-1583), exilé en Pologne (voir p. 401).

Ruthène, biélorusse, ukrainien

Dans leur forme actuelle, les langues biélorusse et ukrainienne


datent du XIXe  siècle. Leur histoire antérieure fut celle de
dialectes dont les origines remontent au temps de l’État kiévien,
comme la langue russe elle-même. Par convention, on qualifie
ces dialectes de «  ruthènes  », appellation ayant la même
étymologie que «  russe  ». Ils ont en commun d’avoir évolué
dans le cadre du grand-duché de Lituanie et du royaume de
Pologne entre le XIIIe et le XVIIIe siècle.

Le grand-duché de Lituanie présente une particularité  : le


grand-duc et sa cour sont lituaniens, tandis que la grande
majorité de la population se compose de Slaves de l’Est
orthodoxes qui échappent ainsi au «  joug tatar  ». Les parlers
usuels sont donc slaves. Quant à la langue écrite, ce n’est pas le
lituanien (non écrit avant le XVIe  siècle), mais, comme dans les
principautés russes, une langue mêlant au slavon des éléments
dialectaux. On la nomme «  vieux ruthène  » ou «  vieux
biélorusse  ». Langue de chancellerie du grand-duché, elle
amorce une carrière littéraire au début du XVIe  siècle, mais
l’Union de Lublin conclue en 1569 – qui, en pratique, équivaut à
une annexion du grand-duché par la Pologne  – y met fin. La
langue et la culture polonaises deviennent dès lors
hégémoniques, tandis que le vieux biélorusse décline. Il sera
banni de l’usage officiel en 1697.

La domination polonaise se manifeste aussi plus au sud. Le


royaume de Pologne, qui a annexé la Galicie au XIVe  siècle,
inclut à partir de 1569 le cœur de l’actuelle Ukraine, dont la ville
de Kiev. (Le nom vient du russe ukraina, « marche », désignant
les régions situées au sud de la Moscovie.) Une forme de vieux
ruthène écrit parvient à s’y maintenir, tandis que les dialectes
parlés – ancêtres de l’ukrainien moderne – restent très vivants.
C’est notamment le cas à l’est de Kiev, dans la boucle du Dniepr,
domaine des cosaques Zaporogues. Au XVIIe siècle, ces derniers
se révoltent contre les Polonais, puis passent dans l’orbite de la
Russie, qui ne cesse ensuite de s’étendre. Lors des partages de la
Pologne (1772-1795), la Russie annexe tous les territoires
peuplés de Slaves de l’Est, sauf la Galicie acquise par l’Autriche.
À la polonisation se substitue une politique de russification. Une
langue ukrainienne prendra néanmoins forme au XIXe  siècle
(voir p. 409) et une langue biélorusse au siècle suivant.

Le grec, des byzantins aux


ottomans
De notre point de vue d’Occidentaux, l’Empire romain,
remplacé par des « royaumes barbares », a pris fin en 476, mais
il s’agit bien sûr de l’Empire romain d’Occident. Vue de
Constantinople, l’histoire est tout autre  : l’Empire romain
d’Orient –  dont les habitants se sont toujours qualifiés de
« Romains » (Rômaioi en grec) – s’est perpétué sans discontinuer
jusqu’en 1204 et n’a rendu son dernier soupir qu’en 1453.
Invention occidentale, le terme «  byzantin  », forgé par
l’humaniste allemand Hieronymus Wolf (1516-1580) à partir de
l’ancien nom de Constantinople (Byzantion en grec, Byzantium
en latin), s’applique à la phase médiévale de l’Empire romain
d’Orient. Il n’empêche que l’Empire dit «  byzantin  » diffère de
l’Empire romain classique à maints égards, le plus net étant
linguistique : on y parle le grec, non le latin.

L’Empire romain d’Orient parle grec

Vers la fin du VIe  siècle, l’Empire romain d’Orient –  capitale  :


Constantinople  – subsiste dans son entier  : outre la Grèce et
l’Anatolie jusqu’à l’Arménie, il inclut notamment la
Syrie/Palestine et l’Égypte. Le grec y joue un double rôle : c’est
la langue des Grecs eux-mêmes, principalement présents en
Grèce et en Anatolie, qui forment près du tiers de la population
(les autres peuples ayant pour langues l’araméen en
Syrie/Palestine, le copte en Égypte,  etc.), mais c’est aussi,
partout, la langue des élites, en particulier dans les villes, et, de
facto, la langue officielle (le latin demeurant officiel de jure).

Le premier grand recul résulte de l’expansion arabe : entre 634


et  642, l’empire perd la Syrie/Palestine et l’Égypte et se trouve
réduit, pour l’essentiel, à la Grèce et à l’Anatolie. Son territoire
coïncide dès lors avec l’aire où prédominent nettement les
populations de langue grecque  : ainsi délimité et tout en
continuant de se proclamer «  romain  », l’empire est donc
devenu grec. Sa spécificité s’affirme aussi dans le domaine
religieux  : l’Église orthodoxe (de langue liturgique grecque)
dirigée par le patriarche de Constantinople entre peu à peu en
conflit avec l’Église catholique (de langue liturgique latine)
conduite par le pape.

Le yévanique, langue des Romaniotes


Le yévanite ou judéo-grec était la langue des Juifs de
l’Empire romain d’Orient puis byzantin, connus sous le
nom de Romaniotes. Le mot « yévanique » dérive de Yawan
(issu du grec Iônia), désignant la Grèce en hébreu. Comme
les autres langues juives, le yévanique mêlait au grec de
l’hébreu et de l’araméen et s’écrivait en alphabet hébreu.
Quand les Juifs expulsés d’Espagne se sont installés dans
l’Empire ottoman à partir du XVIe siècle (voir p. 355), ils ont
assimilé la majorité des Romaniotes, qui ont adopté le
judéo-espagnol.
Le second grand recul résulte de la pénétration de populations
turques musulmanes en Anatolie. Battus par les Turcs
seldjoukides en 1071 (voir p. 355), les Byzantins sont ensuite sur
la défensive. Les nouveaux venus se font nombreux en
Anatolie centrale, où s’organise au XIIe  siècle le sultanat
seldjoukide de Roum («  Roum  » désignant le pays des
« Romains », autrement dit des Grecs), tandis que les Byzantins
ne conservent que les régions côtières. Les populations de
langue grecque se trouvent dès lors partagées entre, d’un côté,
ce qui subsiste de l’Empire byzantin et, de l’autre, l’Anatolie où,
au fil des siècles, elles finiront par se turquiser.

En 1204, lors de la quatrième croisade, les croisés, manipulés


par les Vénitiens, s’emparent de Constantinople, puis se
partagent avec Venise ce qui reste de l’empire. Repliés à Nicée
(à l’est du Bosphore), les Byzantins reconquièrent leur capitale
en 1261, mais bientôt se dresse dans le nord-ouest de l’Anatolie
la menace des Turcs ottomans (du nom de leur premier chef,
Osman). Ayant franchi les Dardanelles au milieu du XIVe siècle,
ceux-ci entreprennent de conquérir les Balkans, puis
s’emparent de Constantinople en 1453 et en font leur capitale.
Au début du XVIe  siècle, la plupart des Grecs sont sujets du
sultan. Font exception ceux des possessions vénitiennes  :
Chypre (annexé par les Ottomans en 1571), la Crète (conquise
au XVIIe siècle) et les îles Ioniennes (vénitiennes du XIIIe siècle à
1797).
Grec parlé, grec écrit et la « question
linguistique »

À la différence du latin, qui se fragmente en multiples parlers


romans entre le VIIIe  et le Xe  siècle, le grec poursuit son
évolution de façon continue dans le cadre de l’Empire byzantin.
La centralisation politique, doublée de la cohésion assurée par
l’Église orthodoxe, entrave l’essor de dialectes régionaux  : de
nombreuses institutions (la bureaucratie, le service militaire
dans l’armée impériale, l’enseignement dispensé par
l’Église,  etc.) maintiennent le recours à une langue parlée
commune. Certes plus ou moins maîtrisée, celle-ci prend pour
référence le parler des élites des principales villes, qui évolue
au fil du temps tout en demeurant assez homogène.

La langue écrite se montre au contraire très conservatrice, tant


les Byzantins restent attachés à la filiation conduisant de la
culture grecque classique, puis hellénistique, à la culture gréco-
romaine devenue chrétienne. On distingue en conséquence
plusieurs niveaux de langue écrite. Au sommet se situe la
langue très archaïsante de la composition littéraire, cultivant
l’«  atticisme  » en se référant au grec classique (voir p.  110).
Viennent ensuite la langue officielle impériale et patriarcale et
celle des débats académiques et théologiques. Leur forme
demeure ancienne, tout en incorporant des tournures issues du
langage parlé. C’est davantage encore le cas de la langue écrite
de l’administration, qui puise dans la langue effectivement
parlée par les classes cultivées. Il en va de même des écrits de
caractère pratique. En revanche, les écrits en langue
vernaculaire –  transcriptions de sermons, vies de saints  – sont
rares. Il est vrai que la grande majorité de la population
demeure illettrée. En résumé, il existe à tous les niveaux un net
décalage entre la langue écrite, toujours plus «  savante  », et la
langue parlée : c’est une situation de diglossie généralisée.

Au sein de l’Empire ottoman, les orthodoxes forment dès 1453


un millet, communauté fondée sur l’appartenance religieuse. À
sa tête se situe le patriarche de Constantinople, qui garantit la
loyauté des orthodoxes envers le sultan et se voit attribuer, en
échange, d’importants pouvoirs dans divers domaines (justice,
enseignement,  etc.). En principe, le millet orthodoxe
correspond aux populations de langue grecque (les plus
nombreuses), auxquelles s’ajoutent d’autres populations
converties à l’orthodoxie (Slaves, Roumains,  etc.). En pratique,
ce n’est pas si simple. Certains Grecs (et certains Slaves, tels les
Bosniaques) se convertissent à l’islam tout en conservant leur
langue, tandis que d’autres, dans diverses régions d’Anatolie,
adoptent la langue turque tout en demeurant chrétiens…
Néanmoins, d’une façon générale, les Grecs se montrent fidèles
à l’Église orthodoxe, héritière de la tradition byzantine.

Aux XVIIe  et XVIIIe  siècles, les classes supérieures grecques se


transforment. Une nouvelle aristocratie, fondée sur la fortune,
naît à Constantinople dans le quartier du Phanar  : on nomme
ses membres les « Phanariotes ». De leurs rangs sortent tant les
dignitaires de l’Église orthodoxe que les interprètes officiels
(drogman), très influents dans l’administration ottomane.
Simultanément s’affirme une bourgeoisie commerçante,
ouverte sur l’étranger, tandis que la marine marchande
grecque se développe. Ces divers milieux favorisent un essor de
l’enseignement et un renouveau de la vie intellectuelle.

Ainsi commence à se poser la «  question de la langue  »,


lancinante jusque dans la seconde moitié du XXe  siècle. Elle
porte sur la langue écrite, dont les formes les plus usitées
conservent un caractère ancien et se trouvent en décalage avec
une langue parlée qui n’a cessé d’évoluer, y compris dans les
classes supérieures. Faut-il maintenir la situation de diglossie
ou, au contraire, élaborer un standard écrit moderne aussi
proche que possible de la langue effectivement parlée  ? La
question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’influence
occidentale –  de la Renaissance à l’esprit des Lumières  – a
introduit dans la langue grecque de nouveaux concepts et un
nouveau vocabulaire.

L’Église orthodoxe, hostile à l’Occident, et les milieux associés


au pouvoir ottoman (Phanariotes et autres) défendent
résolument la tradition d’une langue écrite archaïsante
considérée comme la seule prestigieuse et légitime. Parmi les
partisans d’une langue modernisée dite «  démotique  »
(«  populaire  », littéralement) figurent surtout des écrivains et
intellectuels, tel le poète Righas Feraios (1757-1798), qui
l’emploie dans son œuvre. S’y ajoutent des membres de la
bourgeoisie commerçante, prompts à associer la cause du
démotique à celle de l’émancipation nationale. La querelle
s’envenime à la fin du XVIII e siècle et ne sera nullement résolue
lors de l’accession de la Grèce à l’indépendance en 1830 (voir
p. 399).

Notes du chapitre

[1]  ↑   Michel BANNIARD, Du latin aux langues romanes, Armand Colin, Paris, 2005
(nouv. éd.).

[2]  ↑   Aussi connu pour avoir introduit en Europe la tulipe, le lilas et le


marronnier d’Inde.

[3] ↑   Nains des légendes germaniques.

[4] ↑   Avant le XV e siècle, les voyelles se prononçaient (à peu près) comme en bas
latin et comme dans la majorité des langues européennes actuelles. Le grand
changement vocalique porte sur les voyelles longues, dont beaucoup sont
devenues des diphtongues.

[5]  ↑   Partie d’une synagogue destinée à recevoir des manuscrits devenus


inutilisables mais qui, contenant le Nom divin, ne doivent pas être détruits.
Les mondes arabe et turco-
iranien

D u vivant de Muhammad (v.  570-632), l’araméen


prédomine en Syrie/Palestine et en Mésopotamie, l’arabe
dans la péninsule  : l’un et l’autre relèvent de la famille
sémitique, présente dans ces régions depuis des temps
immémoriaux. En Iran prévalent des langues iraniennes,
membres de la famille indo-européenne, au premier rang
desquelles le moyen perse, issu du vieux perse attesté dès le
VI e siècle av. J.-C.

Au lendemain de la mort du Prophète, les caravaniers et


Bédouins arabes se muent en conquérants. Ils édifient un
empire (le califat) et y promeuvent l’islam, fondé sur le Coran,
livre sacré en langue arabe. L’arabe se substitue ensuite aux
autres langues sémitiques, qu’il s’agisse de l’araméen ou des
langues sudarabiques dans le sud de la péninsule. En revanche,
bien que les Arabes conquièrent l’Iran et y introduisent l’islam,
leur langue n’évince pas les langues iraniennes. Le moyen
perse intègre néanmoins quantité de mots et de tournures
arabes : ainsi naît le persan.

Tandis qu’émerge le persan, aux IXe-Xe  siècles, les Turcs venus


des steppes se dirigent vers l’Asie occidentale. Arrivés du nord-
est à la rencontre de l’islam, c’est en persan, plutôt qu’en arabe,
qu’ils s’initient à leur tour à la culture musulmane. Mais, pas
plus que l’arabe n’avait évincé les langues iraniennes, le persan
ne se substitue aux langues des Turcs, ni ces langues au persan.
On aboutit plutôt à une symbiose turco-iranienne constituant
un « pôle » complémentaire du « pôle » proprement arabe. Telle
demeure aujourd’hui la trilogie du cœur de l’islam  : arabe,
persane et turque.

L’Iran et l’Asie centrale avant l’islam

Sur la falaise de Béhistoun, dans l’ouest de l’Iran, le «  roi des


rois » Darius a fait graver, au VIe siècle av. J.-C., des inscriptions à
sa propre gloire. Celles-ci associent trois textes équivalents : en
babylonien, en élamite et en vieux perse (voir p. 77). Le vieux
perse n’est autre que la langue de Darius et ses compatriotes :
les Perses. Venus du nord, ils sont arrivés en Iran au cours du
II e  millénaire, comme d’autres populations de langues
iraniennes, dont les Mèdes, et se sont installés dans le sud du
pays, donnant leur nom à la région située autour de Chiraz, dite
Fars en persan.

Les Mèdes sont les premiers à dominer le plateau iranien. En


549 av. J.-C., le Perse Cyrus le Grand met fin à leur hégémonie,
fonde la dynastie des Achéménides et bâtit un immense
empire. Sous le règne de Darius, celui-ci inclut l’Anatolie, la
Syrie et l’Égypte et s’étend à l’est jusqu’à l’Indus. C’est l’empire
qu’Alexandre le Grand conquiert à partir de 334. Après sa mort,
en 323, ses généraux le partagent : la Syrie, la Mésopotamie et
l’Iran échoient à Séleucos, fondateur de la dynastie des
Séleucides. Les Parthes, Iraniens apparentés aux Mèdes, les
évincent au milieu du IIe  siècle  av.  J.-C.  Alors se stabilise un
empire qui ne va plus guère changer jusqu’à la conquête arabe.
Gouverné par des Iraniens, il réunit l’Iran et la Mésopotamie et
prend pour capitale Ctésiphon, non loin de l’ancienne Babylone
et de la future Bagdad. Les Perses, toujours présents dans le sud
de l’Iran, finissent par se révolter contre les Parthes  : en 226,
leur chef Ardachêr entre à Ctésiphon, s’y proclame «  roi des
rois » et fonde ainsi la dynastie des Sassanides.

L’empire des Parthes, puis des Perses sassanides, recoupe deux


grandes aires linguistiques  : iranienne et sémitique. En Iran
même se côtoient des langues iraniennes occidentales, dont le
parthe (éteint au milieu du I er  millénaire) et le moyen perse,
héritier du vieux perse, tandis qu’à l’est prévalent des langues
iraniennes orientales, dont le sogdien et le bactrien. En
Mésopotamie, en revanche, la population s’exprime en
araméen, langue sémitique devenue prépondérante au Proche-
Orient aux IXe-VIIIe  siècles  av.  J.-C.  (voir p.  95) et qui le restera
jusqu’à la conquête arabe.

Chaque dynastie met en œuvre une «  politique linguistique  ».


Pour administrer leur immense empire, les Achéménides
recouraient à l’araméen (dit « araméen d’Empire »), tandis que
les fonctions du vieux perse écrit – en cunéiformes – n’étaient
que de prestige. Alexandre et les Séleucides administrent leurs
possessions en grec, mais ni l’araméen ni le perse ne
disparaissent pour autant. Les Parthes délaissent le grec au
profit de leur propre langue, transcrite en une écriture dite
«  pahlavi  » dérivée de l’écriture araméenne. Quant aux
Sassanides, ils emploient le moyen perse, lui aussi transcrit en
pahlavi.

En 637, les Arabes défont les Sassanides à al-Qadisiyya, sur les


bords de l’Euphrate, puis entreprennent la conquête de l’Iran.
Le dernier Sassanide meurt assassiné à Merv en 651. La langue
arabe remplace bientôt l’araméen en Mésopotamie (que les
Arabes nomment « Irak »), mais non les langues iraniennes.

Zarathushtra et l’avestique

L’Empire sassanide avait pour religion officielle le zoroastrisme


ou mazdéisme. Le second terme se réfère au dieu Ahura-Mazdâ
et le premier à Zarathushtra, le grand réformateur de cette
religion. Mazdâ («  sage, omniscient  ») accompagne toujours le
nom du dieu suprême, Ahura. Le culte d’Ahura trouve ses
origines dans la religion indo-iranienne dont procède aussi le
védisme, lointain ancêtre de l’hindouisme (voir p. 222).

On ne sait presque rien de Zarathushtra lui-même : sans doute


a-t-il vécu dans un pays iranien oriental à la fin du
II e millénaire av. J.-C. Les Grecs le connaissaient sous le nom de
Zoroastrès (Zoroastre en français). Le zoroastrisme s’est tôt
enraciné en Sogdiane et en Bactriane, mais les Achéménides,
qui pratiquaient le culte d’Ahura-Mazdâ, ne semblent guère
avoir été touchés par la réforme. Après avoir atteint son apogée
sous les Sassanides, le zoroastrisme s’effondrera face à l’islam.
Il subsiste aujourd’hui deux communautés de zoroastriens : les
Guèbres, au nombre de quelques milliers en Iran, et les Parsis,
émigrés en Inde aux VIIIe-Xe siècles, nombreux à Bombay.

On nomme «  avestique  » la langue de l’Avesta, ensemble des


textes sacrés du zoroastrisme préservés par les Parsis. Elle
relève du groupe oriental des langues iraniennes (voir le
tableau). Les Européens la découvrent au XVIIIe  siècle grâce au
Français Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805)
qui, ayant voyagé en Inde de 1755 à 1762, en rapporte 180
manuscrits, puis publie en 1771 une traduction française de
l’Avesta. Il s’agit en fait d’un texte incomplet, car plusieurs
parties de l’Avesta sont perdues. De surcroît, les manuscrits les
plus anciens qui subsistent datent du XIIIe  siècle  apr.  J.-C.  : il
s’agit de copies de copies de copies… Les progrès accomplis par
la philologie depuis l’époque d’Anquetil-Duperron permettent
néanmoins de reconstituer l’histoire de l’Avesta dans ses
grandes lignes. On distingue deux phases : la première fut celle
de la transmission orale de textes récités de génération en
génération ; la seconde débute à l’époque sassanide, quand on
consigne l’Avesta.

Les éléments les plus anciens de l’Avesta sont les Gatha,


hymnes en vers que Zarathoustra lui-même aurait composés,
selon la tradition. Ils emploient une langue comparable, du
point de vue grammatical, à celle du Rigveda (recueil de textes
sacrés) indien, ce qui incite à les dater de la fin du II e millénaire.
On qualifie cette langue d’«  avestique ancien  ». Le reste de
l’Avesta fut composé durant la première moitié du
I er  millénaire  av.  J.-C.  en «  avestique récent  » dans des
circonstances non élucidées  ; les modalités de l’expansion du
zoroastrisme en Iran ne le sont pas davantage. Au temps de
l’Empire achéménide, l’Avesta, employant une langue
différente de celle des Perses, faisait l’objet d’une transmission
orale savante au sein d’une caste de religieux. Il en est allé de
même au temps des Parthes.
La classification des langues iraniennes

Les spécialistes des langues iraniennes anciennes distinguent deux


époques : celle de l’iranien ancien (jusqu’à 400 av. J.-C.) et celle du
moyen iranien (de 400 av. J.-C. à 900 apr. J.-C.). De l’iranien ancien ne
relèvent que deux langues bien attestées. Le moyen iranien présente
une plus grande variété : outre le moyen perse, connu depuis
longtemps, il inclut le sogdien, le chorasmien, le bactrien, le
khotanais… La plupart des documents rédigés en ces langues ont été
découverts au XX e siècle dans le Turkestan chinois.

L’Avesta est consigné à l’époque sassanide, un système


d’écriture ayant été inventé dans ce but. Dérivé de l’alphabet
pahlavi (voir ci-dessous), mais phonétiquement plus précis, il
compte plus de cinquante caractères, dont quinze voyelles. Cela
garantissait qu’à la lecture, puis à la récitation, les textes de
l’Avesta seraient prononcés correctement par les fidèles. Les
textes ont été maintes fois recopiés, non sans erreurs et
altérations. L’étude des erreurs systématiques figurant dans les
manuscrits indique qu’ils dérivent tous d’un manuscrit datant
de l’époque troublée de la migration de zoroastriens vers l’Inde
(VIIIe-Xe siècles).

Le moyen perse, langue des Sassanides

Le moyen perse s’intercale entre le vieux perse des


Achéménides (VIe-IVe  siècles  av.  J.-C.) et le persan qui émerge
aux IXe-Xe  siècles  : c’est la langue des Sassanides et de leur
empire (226-651). Elle emploie l’écriture « pahlavi », appellation
consacrée par l’usage bien qu’elle vienne du vieux perse
parthava signifiant « Parthes »…

Apparue aux IIIe-IIe  siècles  av.  J.-C., l’écriture pahlavi dérive de


l’écriture araméenne et se compose de vingt signes, dont
certains quasiment identiques, ce qui rend difficile la lecture. En
outre, les textes contiennent des «  xénogrammes  » araméens,
c’est-à-dire des mots araméens orthographiés en araméen mais
destinés à être lus en moyen perse (comme si, dans un texte
français, figurait le mot latin mensa, prononcé «  table  » à la
lecture). De nombreux documents en pahlavi –  inscriptions
impériales, textes religieux, juridiques, historiques,  etc.  – sont
parvenus jusqu’à nous.

Parmi les textes religieux en moyen perse, certains sont rédigés


à l’aide de l’écriture dite «  manichéenne  », appellation se
référant à Mani. Né en Mésopotamie vers 216, Mani est
également connu sous le nom latin de Manichaeus, de
l’araméen Mani hayya, «  Mani le Vivant  ». En 240, il reçoit de
son alter ego céleste l’ordre de proclamer ce qui deviendra une
nouvelle religion. Il se donne pour l’ultime successeur d’une
suite de Messagers célestes – dont Adam, Zoroastre, le Bouddha
et Jésus – et écrit lui-même (en syriaque, variante de l’araméen)
ce qui se veut l’expression totale de la Vérité, sa doctrine ayant
pour principe la lutte du Bien et du Mal, de la Lumière et des
Ténèbres, de l’esprit et de la matière. Le Sassanide
Châhpuhr I er le reçoit à Ctésiphon et lui permet de diffuser son
message à travers l’empire, mais les prêtres zoroastriens
finiront par réagir : vers 276, Mani mourra en prison.

Les écrits de Mani sont malheureusement perdus, à l’exception


de fragments et de citations auxquels s’ajoute un texte en
moyen perse dédié à Châhpuhr  I er. Les autres textes
manichéens, en diverses langues, ont de multiples auteurs. Le
manichéisme se diffuse dans l’Empire romain au IVe  siècle
(saint Augustin fut manichéen avant de devenir Père de
l’Église), puis sombre, victime des persécutions. Il résiste mieux
en Iran, en dépit de l’hostilité des zoroastriens, gagne la
Sogdiane et, via la route de la Soie, atteint la Chine avant la fin
du VIIe siècle.

Les textes manichéens en moyen perse emploient une écriture


spécifique, dérivée de l’écriture cursive araméenne en usage à
Babylone au IIIe  siècle  apr.  J.-C.  Ils présentent le double
avantage d’être rédigés dans la langue effectivement parlée à
l’époque sassanide –  et non dans le langage archaïsant des
textes officiels et zoroastriens  – et dépourvus de
« xénogrammes » araméens. Aussi donnent-ils du moyen perse
l’image la plus claire.

Marchandises, techniques, idées et


cultures empruntent la « route de la
Soie »

Le géographe et géologue allemand Ferdinand von Richtofen


(1833-1905), fin connaisseur de l’Asie, a forgé l’expression
« route de la Soie » (Seidenstrasse) en 1877. En réalité, ce ne fut
jamais une route à proprement parler, mais plutôt un faisceau
d’itinéraires fluctuants reliant de proche en proche la Chine à
l’Iran via l’Asie centrale et inversement.

Au cours de la seconde moitié du XIXe  siècle, les Européens


s’intéressent à la région, alors théâtre d’une rivalité entre
l’Empire russe en expansion et l’Empire britannique des Indes
(rivalité qualifiée de «  Grand Jeu  » par Rudyard Kipling). Au
Turkestan chinois (actuel Xinjiang) se croisent des aventuriers,
des espions, des explorateurs… Parmi ces derniers se distingue
le Suédois Sven Hedin (1865-1952), ancien élève de Richtofen  :
en 1895, il découvre aux alentours de Khotan les ruines  de
sanctuaires bouddhiques. Cela attire l’attention d’archéologues,
à commencer par Aurel Stein (1862-1943), un Hongrois
naturalisé britannique, qui conduit sa première expédition au
Turkestan dès 1900. Il y sera suivi quelques années plus tard
par l’Allemand Albert von  Le  Coq (1860-1930), le Français Paul
Pelliot (1878-1945) et quelques autres.

Les découvertes de ces archéologues sont exceptionnelles à


plus d’un titre, à commencer par leur état de conservation.
Outre des peintures murales et quantité d’objets, elles
consistent en plusieurs dizaines de milliers d’écrits sur papier
ou sur d’autres supports d’origine organique (bois, cuir,  etc.),
datant d’une période s’étendant du IVe  au Xe  siècle. Le climat
extrêmement sec du Xinjiang, en grande partie désertique, a
permis leur conservation (de même que d’innombrables
papyrus ont été préservés en Égypte). La diversité des types
d’écrits mis au jour (religieux, juridiques et commerciaux,
personnels,  etc.) et surtout celle des langues employées sont
remarquables.

Le trésor ainsi offert aux linguistes a complété leur


connaissance du sanskrit et du chinois, de langues iraniennes
auparavant mal connues, voire inconnues, et révélé l’existence
d’une branche insoupçonnée des langues indo-européennes  :
celle des langues tokhariennes. Trésor n’est pas un vain mot.
Que l’on songe, par exemple, à la grotte de Dunhuang, située à
la limite de la Chine proprement dite et du Xinjiang. Creusée
dans la roche, elle abritait en 1900 plus de quarante mille
rouleaux de documents relatifs à diverses religions
(bouddhisme, manichéisme, zoroastrisme, christianisme
nestorien et même judaïsme), en diverses langues (chinois et
tibétain surtout, mais aussi sanskrit, ouïgour, sogdien,
khotanais et tokharien B), datés de 405 à 1002. Mais la trouvaille
la plus étonnante provient d’une localité plus à l’ouest : Stein y
a découvert le plus ancien ouvrage imprimé (en xylographie)
connu, daté de 868. C’est une traduction en chinois du Soutra du
diamant, l’un des grands textes du bouddhisme.

Revenons à la « route de la Soie » : si les longues caravanes de


chameaux la parcourant de bout en bout relèvent du mythe, il
n’empêche que, pendant des siècles, d’innombrables
marchands, soldats, missionnaires, pèlerins, réfugiés… se sont
succédé et croisés sur les itinéraires correspondants. Bien plus
que des marchandises, tous ces voyageurs ont véhiculé des
idées, des cultures et des techniques.

De l’est est venu l’usage du papier, inventé en Chine au


II e siècle av. J.-C.
et qui s’y est généralisé au IIIe siècle apr. J.-C. Il
atteindra le monde musulman au VIIIe siècle. De Chine aussi est
arrivée la soie, dans des circonstances mal élucidées. Il est en
tout cas certain qu’à l’époque des Tang (VIIe-IXe  siècles) les
soldats des garnisons chinoises au Xinjiang étaient rémunérés
en pièces de soie (rouleaux de tissu) qu’ils troquaient
localement et qui cheminaient ensuite vers l’ouest…

En sens inverse, plusieurs religions sont entrées au Xinjiang par


l’ouest, à commencer par le bouddhisme, présent en Bactriane
au IIe  siècle  av.  J.-C.  et qui, de proche en proche, a atteint la
Chine elle-même dès le Ier  siècle  apr.  J.-C.  Venus d’Iran, le
manichéisme puis le christianisme nestorien ont gagné la
Sogdiane vers le milieu du I er millénaire, se sont diffusés à leur
tour au Xinjiang et ont atteint la Chine au VII e  siècle. (La
propagation des religions joue un rôle linguistique important :
elle conduit à traduire des textes sacrés en langues locales,
fournissant aux linguistes des documents précieux.) Avec les
religions, de nouveaux systèmes d’écriture ont atteint le
Xinjiang. Pour transcrire le khotanais ou les langues
tokhariennes, on a employé l’écriture brahmi, celle des textes
bouddhiques en sanskrit. De leur côté, les Sogdiens ont diffusé
vers l’est des écritures alphabétiques d’origine araméenne dont
dériveront les écritures des Turcs ouïgours (dès le VIIIe siècle) et,
plus tard, celles des Mongols et des Mandchous.

Les données ainsi accumulées et analysées depuis le début du


XXe  siècle permettent de préciser la géographie linguistique de
l’Asie centrale au milieu du I er  millénaire  apr.  J.-C.  (voir la
carte). Au nord et à l’est de l’Iran prédominent des langues
indo-européennes, à commencer par celles relevant du groupe
iranien oriental, parlées en Chorasmie (au sud de la mer d’Aral),
en Sogdiane (capitale : Samarcande) et en Bactriane. Au sud-est
de la Bactriane s’étend l’Inde, colonisée de longue date par des
populations de langues indo-aryennes (voir p. 219). Des langues
indo-européennes prédominent également dans l’actuel
Xinjiang  : iraniennes à l’ouest (dont le khotanais) et
tokhariennes dans les oasis situées au nord du désert de Takla-
Makan. Dans le nord du Xinjiang évoluent des nomades de
langues principalement turques. À l’est se situe la province
chinoise de Gansu, couloir donnant accès à la Chine elle-même.

Parmi les langues iraniennes orientales, le pachto occupe


aujourd’hui le premier rang –  il compte une cinquantaine de
millions de locuteurs au Pakistan et en Afghanistan  –, mais il
n’était pas écrit avant le XVIe siècle. D’autres le furent bien plus
tôt, puis s’éteignirent vers l’an mille  : le sogdien, le khotanais
(l’un et l’autre révélés par les découvertes au Xinjiang), le
bactrien et le chorasmien.

Les plus anciens documents connus en sogdien, datant du


début du IVe  siècle  apr.  J.-C., consistent en huit lettres privées
(les « Anciennes Lettres sogdiennes »), abandonnées à l’ouest de
Dunhuang et découvertes par Stein en 1907. Leurs expéditeurs
résidaient en Chine et leurs destinataires à l’ouest, dont l’un à
Samarcande. Ces lettres sont aussi les plus anciens écrits sur
papier que l’on connaisse. La majorité des textes en sogdien
retrouvés à Tourfan et à Dunhuang datent des VIIIe-IXe siècles et
sont religieux  : bouddhiques (souvent traduits du chinois),
chrétiens nestoriens et manichéens. En 1933, on a par ailleurs
découvert à l’est de Samarcande une centaine de documents de
709-722, qui relatent les tractations menées par un prince
sogdien avec des Turcs et des Chinois pour résister aux
musulmans.

Le système d’écriture sogdien, dérivé de l’écriture araméenne,


s’est révélé difficile à lire pour diverses raisons  : mots écrits à
l’envers, présence de xénogrammes araméens (comme en
pahlavi), etc. De surcroît, au milieu du I er millénaire, le système
s’est mué en une écriture cursive dont les caractères empâtés
se distinguent mal les uns des autres. À l’origine écrit de droite à
gauche en lignes horizontales comme l’araméen, le sogdien
s’est écrit en lignes verticales se succédant de gauche à droite à
partir du VIIe siècle, sans doute sous l’influence du chinois. Bien
que le sogdien ait cessé d’être utilisé avant l’an mille, remplacé
par le persan ou par des dialectes turcs, il subsiste aujourd’hui
au Tadjikistan une minorité dont la langue en dérive  : les
Yaghnobi (12 000 personnes environ).

L’Asie centrale avant l’islam


Le jade, abondant dans les environs, faisait jadis la richesse de
la ville de Khotan, étape sur l’itinéraire sud de la «  route de la
Soie  ». Les documents en khotanais sont principalement des
textes bouddhiques. Rédigés en écriture brahmi, ils datent
d’une période s’étendant du VIIe au Xe siècle. Les Khotanais ont
adopté un parler turc au début du II e millénaire.

La Bactriane et ses habitants les Bactriens tirent leurs noms de


la très ancienne ville de Bactres (actuelle Balkh, dans le nord de
l’Afghanistan). Les Perses achéménides conquièrent le pays au
VI e  siècle  av.  J.-C.  Puis
vient le tour d’Alexandre le Grand, vers
325 av. J.-C. Moins d’un siècle plus tard, un satrape (gouverneur)
grec, Diodote, se proclame roi de  Bactriane et fonde un État
hellénistique –  dit «  gréco-bactrien  ». Le grec est la langue
officielle (et la seule écrite), tandis que le bactrien reste la
langue usuelle de la population. Au Ier  siècle apr.  J.-C., les
Kouchans (dont l’origine demeure controversée) bâtissent un
empire incluant la Bactriane et une grande partie de l’Inde du
Nord. Ils conservent l’usage officiel du grec jusqu’à ce que leur
roi Kanishka, au début du siècle suivant, décide d’ériger en
langue officielle le bactrien, lequel devient ainsi une langue
écrite… en alphabet grec. C’est la seule langue iranienne dans ce
cas. L’usage du grec disparaît ensuite rapidement. Quand la
Bactriane entre dans l’orbite de l’Empire sassanide (IIIe-
VII e siècles), le moyen perse concurrence le bactrien, qui semble

s’être éteint au IXe siècle.

Au sud de la mer d’Aral s’étend un pays que les Grecs anciens


nommaient la Chorasmie – appellation dérivée d’un nom perse
devenu plus tard Khwarezm en persan  – et qui forme
aujourd’hui le nord-ouest de l’Ouzbékistan. Avant l’arrivée de
l’islam, les Chorasmiens employaient une écriture dérivée de
l’écriture araméenne, comme les Sogdiens, mais il n’en subsiste
que quelques inscriptions et monnaies. Ce que l’on connaît du
chorasmien date de l’époque islamique  : des gloses insérées
vers 1200 dans un dictionnaire arabo-persan manuscrit et des
citations dans un texte juridique en arabe datant du XIVe siècle.

Les langues tokhariennes

Comme celle du hittite (voir p. 76), la découverte du tokharien


résulte de fouilles entreprises au début du XXe  siècle et offre
aussitôt aux indo-européanistes de nouvelles perspectives…

En 1908, deux linguistes allemands, Emil Sieg (1866-1951) et


Wilhelm Siegling (1880-1946), parviennent à lire une langue
auparavant inconnue en s’appuyant sur un texte bilingue
(l’autre langue étant le sanskrit) et l’identifient comme indo-
européenne, mais non indo-aryenne. Ils repèrent au bas d’un
texte le mot twghry semblant désigner la langue en question et
le rapprochent (à tort) de Tokharoi, nom d’un peuple dans les
sources grecques antiques. Ainsi naît l’appellation « tokharien »,
restée dans l’usage bien qu’inexacte. Sieg et Siegling ont le
mérite de distinguer deux «  dialectes  »  : A et B.  Tous les
manuscrits connus, du VIe au VIIIe siècle, sont rédigés dans une
variante de l’écriture brahmi. Les documents en tokharien A
sont des textes bouddhiques, pour la plupart traduits du
sanskrit. Ceux en tokharien B, plus nombreux et plus variés,
incluent aussi des décrets royaux, des archives monastiques,
des laissez-passer, des graffitis… et même un poème d’amour.
Sans doute, à l’époque, le tokharien A était-il devenu une
langue uniquement écrite, tandis que la population avait pour
langue usuelle le tokharien B. Apparentées mais différentes, les
deux langues avaient probablement divergé avant la fin du
I er millénaire av. J.-C.

La culture des Tokhariens, agriculteurs et citadins établis dans


des oasis, finira par fusionner avec celle de Turcs nomades, les
Ouïgours (voir p. 209). Expulsés de l’actuelle Mongolie au milieu
du IXe  siècle, ces derniers se sont installés dans le nord du
Xinjiang et s’y mêlent aux Tokhariens. Ensuite, une symbiose
s’opère  : tandis que les Tokhariens délaissent leur langue au
profit du turc, les Ouïgours adoptent la culture locale et se
sédentarisent peu à peu.

L’expansion de la langue arabe

Le Coran, Al-Qur’an (la « récitation déclamatoire »), regroupe ce


que Dieu a révélé à Muhammad durant plus de vingt ans,
jusqu’à sa mort en 632. Il se subdivise en 114 sourates
(chapitres), elles-mêmes composées de plus de six mille versets
au total.

La tradition veut que Muhammad et nombre de ses


compagnons aient mémorisé au fur et à mesure toutes les
révélations et que certaines aient été consignées, sous la dictée
du Prophète. Le caractère « déclamatoire » du Coran – Parole de
Dieu avant de devenir un Livre  – fait écho à une poésie déjà
florissante chez les nomades de la péninsule. La forme la plus
prisée, nommée qasida (« ode »), comptait jusqu’à une centaine
de vers dotés d’une seule et même rime ; le poète lui-même ou
un récitant (rawi) déclamait l’ode en public et l’agrémentait, le
cas échéant, d’improvisations. Ces œuvres, confiées à la
mémoire, seront mises par écrit plus tard, après l’avènement de
l’islam.

Les Arabes n’ignoraient pourtant pas l’écriture  : la plus


ancienne inscription en langue arabe que l’on connaisse, datée
de 328  apr.  J.-C.  et retrouvée à an-Namara, dans le sud de la
Syrie, emploie l’écriture nabatéenne. Les Nabatéens,
mentionnés pour la première fois vers la fin du IVe siècle av. J.-
C., avaient pour capitale Petra, en actuelle Jordanie. Bien
qu’arabophones, ils écrivaient en langue araméenne, mais
utilisaient à cet effet des caractères alphabétiques particuliers,
dits «  nabatéens  ». C’est une forme cursive de cette écriture,
attestée en Syrie au VIe  siècle, qui engendrera l’écriture arabe
proprement dite (voir plus loin).
À cette époque, les Arabes se répartissent en divers groupes.
Certains, installés dans le Croissant fertile à la lisière des
empires, ont à leur tête, à l’ouest, la dynastie des Ghassanides,
vassale des Byzantins, et, à l’est, celle des Lakhmides, vassale
des Perses sassanides. Les plus nombreux vivent dans la
péninsule  : nomades ou semi-nomades, les badawin
(«  habitants du désert  », de badw, «  désert  », dont dérive
«  Bédouin  »), organisés en tribus, se réclament d’un ancêtre
commun. Dans l’ouest de la péninsule, un itinéraire de
caravanes s’étire du Yémen à la Palestine. Le commerce porte
notamment sur l’encens et la myrrhe, très prisés dans le bassin
méditerranéen. La tribu arabe des Quraychites (descendants de
Quraych), basée à La  Mecque, prend le contrôle de ce
commerce au VIe siècle.

Né à La  Mecque vers 570, Muhammad est un Quraychite. La


nouvelle religion qu’il prêche prendra plus tard le nom d’islam,
«  soumission  » (à la volonté de Dieu), ses adeptes étant les
musulmans, de muslim, «  croyant, fidèle  ». Rejeté par les
Mecquois, Muhammad décide en 622 d’émigrer à Yathrib avec
quelques dizaines de fidèles. Cette migration s’appelle l’Hégire
(de hijra, «  exil  »), tandis que Yathrib prend bientôt le nom de
Médine (madinat an-Nabi, la « ville du Prophète »). Muhammad
y affirme son autorité, puis se rend maître de La  Mecque en
630. Lui et les Quraychites – qui ont adopté l’islam – obtiennent
alors le ralliement d’une grande partie des tribus d’Arabie.

Quand Muhammad meurt, deux ans plus tard, les musulmans


choisissent pour calife («  successeur  ») son beau-père Abou
Bakr, tandis que les tribus se révoltent. Abou Bakr les soumet
par les armes : à sa mort, en 634, les musulmans contrôlent de
nouveau toute la péninsule. Ils se tournent alors vers la Syrie,
prise aux Byzantins en 634-638. En  636, ils battent les Perses
sassanides et s’emparent de l’Irak. La conquête de l’Égypte date
du début des années  640. Celle de l’Iran s’achève, pour
l’essentiel, vers 650. La progression vers l’ouest est moins
rapide  : la Cyrénaïque cède dès 642, mais il faut attendre la
fondation de Kairouan, en 670, pour que les Arabes
entreprennent de soumettre les Berbères. En 711, Berbères et
Arabes franchissent le détroit de Gibraltar et se lancent à la
conquête de la péninsule Ibérique. La même année, des
cavaliers musulmans s’emparent du Sind : en moins de quatre-
vingts ans, le califat s’est mué en un immense empire
s’étendant de l’Atlantique à l’Indus.

L’arabe, langue impériale

Au sein de l’empire ainsi bâti, l’arabe joue un triple rôle : langue


de la religion des conquérants, il devient simultanément celle
du pouvoir politique et, peu à peu, la langue véhiculaire, du
moins dans de nombreuses régions.

L’arabe est d’abord la langue du Coran, texte d’origine divine


non traduisible que les musulmans ne peuvent lire ou réciter
que dans cette langue. Il s’agit bien d’un texte car, dès le califat
d’Abou Bakr, il est apparu nécessaire de consigner l’ensemble
des révélations. On s’est alors référé au témoignage de ceux
ayant entendu réciter Muhammad en personne et aux
fragments écrits, mais ces divers éléments ne concordaient pas
toujours. C’est pourquoi – selon la tradition – le troisième calife,
Othman (644-656), aurait ordonné la fixation d’un texte unique
(tâche confiée à Zayd ibn Thâbit, jadis secrétaire du Prophète),
puis la destruction des versions divergentes. Il semble que la
fixation du texte coranique, processus complexe, ait en réalité
pris plus de temps, peut-être trois siècles. Quoi qu’il en soit, le
texte en langue arabe constitue le socle d’une religion qui
affirme sa vocation universelle. Faut-il dès lors maîtriser l’arabe
pour pouvoir se convertir à l’islam  ? La question se pose dès
que les conquérants musulmans soumettent des populations
non arabes. En pratique, les réponses varieront selon les lieux
et les circonstances, mais il est clair que la diffusion de la
religion et celle de la langue s’épaulent d’emblée.

L’arabe est également la langue du pouvoir, lui-même aux


mains de Quraychites. Dans un premier temps, les autorités
musulmanes continuent d’employer les fonctionnaires en
place, travaillant en grec (en  Syrie et en Égypte, anciennes
provinces byzantines) ou en moyen perse (en Irak et en Iran). Il
faut attendre le calife omeyyade Abd al-Malik (685-705) pour
que l’arabe devienne la langue officielle du califat. Or, il s’agit là
d’un rôle nouveau auquel l’arabe doit s’adapter, ce qui implique
à la fois d’élargir considérablement son vocabulaire et de
procéder à une «  standardisation  »  : mise au point d’une
orthographe, normalisation des règles grammaticales, etc.
Une première réforme concerne l’écriture, car la cursive en
usage ne comporte pas assez de caractères, de sorte que
nombre d’entre eux figurent deux consonnes distinctes, voire
plus. On résout le problème par l’adjonction de points qui, dès
lors, font partie intégrante de la lettre (ce ne sont pas des signes
diacritiques). Par ailleurs, les grammairiens prennent comme
références la langue du Coran («  pure  » par excellence) et la
poésie traditionnelle des Bédouins, mais avec discernement,
conscients que la langue précoranique et coranique doit être
« modernisée ». Ainsi émerge un style de prose adapté à tous les
domaines  : administratif, juridique, littéraire, technique,  etc. Il
est piquant que parmi ces grammairiens figurent surtout des
érudits dont l’arabe n’est pas la langue maternelle, en
particulier l’Iranien Sibawayh (mort en 793). Les normes fixées
à cette époque ne changeront plus guère : elles régissent l’arabe
« classique ».

Pendant que les grammairiens peaufinent une langue devenue


impériale, les conquérants et leurs troupes propagent l’arabe
parlé. Ils s’installent dans des villes existantes (Damas, capitale
des Omeyyades) ou dans de vastes campements qui deviennent
de nouvelles cités : Kufa et Bassora en Irak, Fustat (aujourd’hui
Le  Caire) en Égypte, Kairouan en Afrique du Nord,  etc. L’arabe
parlé se diffuse à partir de ces centres en tant que langue
véhiculaire employée par des populations dont la langue
maternelle est autre  : l’araméen au Proche-Orient, le copte en
Égypte, le berbère au Maghreb,  etc. Ainsi s’esquissent des
variétés régionales de l’arabe influencées par d’autres langues,
tôt perçues comme «  corrompues  » par l’élite musulmane  :
selon la tradition, le quatrième calife, Ali (656-661), s’en serait
alarmé le premier. Telles furent les origines des dialectes que
l’on regroupe sous l’appellation d’arabe «  dialectal  » et qui
deviendront, au fil des générations, des parlers maternels.

Arabe littéral, arabe dialectal

On distingue, d’un côté, l’arabe «  littéral  » (incluant l’arabe


« classique » et l’arabe « standard moderne », né au XIXe siècle)
et, de l’autre, l’arabe «  dialectal  », lui-même réparti en
nombreux dialectes et souvent qualifié de « néo-arabe » par les
linguistes. Ces dialectes, qui ne sont pas écrits, forment un
continuum permettant une intercompréhension de proche en
proche, mais non à distance. (On a pu comparer leur situation à
celle des langues romanes : la distance entre les dialectes de la
péninsule Arabique et ceux du Maroc équivaudrait à celle
séparant le portugais du roumain.)

Très tôt s’est instaurée une situation de diglossie, aujourd’hui


encore caractéristique de la langue arabe en général. En
pratique, cependant, l’opposition entre les deux registres n’est
pas nécessairement tranchée. Les personnes cultivées
maîtrisant l’arabe littéral s’expriment en arabe dialectal dans la
vie quotidienne. Elles modulent leur registre d’expression selon
les circonstances en mêlant des traits d’arabe littéral à l’arabe
dialectal, etc. Elles perçoivent donc la langue arabe comme un
tout dans lequel il est possible de se mouvoir. La diglossie
handicape en revanche ceux qui, ne maîtrisant pas l’arabe
littéral, se trouvent confinés dans leur variété d’arabe dialectal.

Les dialectes de l’arabe se répartissent en deux ensembles : l’un


correspond au Machrek («  Levant  » ou «  Orient  »), incluant
l’Égypte, l’autre au Maghreb («  Couchant  »), de la Libye à
l’Atlantique, marqué par des influences berbères. À cette
distinction se superpose une différentiation en deux types  :
« sédentaire » et « bédouin ». D’une façon générale, les dialectes
sédentaires (d’origine citadine) semblent résulter du
mélange d’une variété d’arabe avec un substrat non arabe. Les
dialectes bédouins, demeurés plus à l’écart, conservent en
revanche des traits anciens, proches de ceux de l’arabe
classique. En pratique, la distinction s’est souvent estompée
quand les populations se sont mêlées.

Les dialectes du Machrek

On connaît mal l’évolution des dialectes bédouins de la


péninsule Arabique. Dans le sud, l’arabe a progressé aux dépens
des langues sudarabiques (voir p.  97) après l’avènement de
l’islam  : il n’en survit aujourd’hui que quelques-unes, dont le
mehri (dans l’est du Yémen et l’ouest d’Oman) et le soqotri (sur
l’île de Socotra).
En Syrie et en Palestine, le voisinage ancien avec des
populations arabes facilite très tôt l’arabisation. Les
conquérants s’installent à Damas, à Alep et dans d’autres villes
où se côtoient l’araméen (langue usuelle) et le grec (langue
officielle). Là se forment les premières variétés de néo-arabe,
qui resteront longtemps influencées par les dialectes bédouins
du désert de Syrie. En Irak, des variétés de néo-arabe émergent
dans les villes nouvelles de Kufa et de Bassora et se substituent
peu à peu à l’araméen. Bagdad prend son essor sous les
Abbassides, à partir de la seconde moitié du VIIIe  siècle, et
devient la métropole du monde islamique. Une nouvelle vague
de tribus venues d’Arabie s’installe ensuite en Irak, ce qui
« bédouinise » les dialectes des musulmans, mais non ceux des
chrétiens et des Juifs, nombreux à Bagdad. L’araméen demeure
en usage dans les communautés chrétiennes de Haute-
Mésopotamie.

La fondation de Fustat (qui deviendra Le Caire) marque le point


de départ d’une arabisation rapide en Basse-Égypte. La langue
copte résiste plus longtemps en Haute-Égypte, où l’arabisation
semble davantage due  à l’afflux ultérieur de tribus nomades
venues d’Arabie. (Au fil des siècles, de nombreuses tribus
arabes transitent par l’Égypte et poursuivent leur migration soit
vers le Soudan, soit vers l’Afrique du Nord.) À partir du
XIII e  siècle, la langue copte n’est plus guère utilisée dans la vie

quotidienne, bien qu’elle conserve son rôle liturgique. Elle


survivra dans certaines régions rurales jusqu’au XVIIe siècle.
Après s’être rendus maîtres de l’Égypte, les conquérants arabes
se heurtent à la résistance du royaume chrétien de Nubie, au
sud d’Assouan, et concluent un traité de paix. Les Nubiens, de
langues nilo-sahariennes, avaient été christianisés au VIe siècle
par des missions coptes. La situation ne change guère jusqu’à
l’arrivée au pouvoir des Mamelouks en Égypte au XIIIe  siècle.
Victime de leurs attaques, le royaume de Nubie finit par se
désagréger, de sorte qu’aux XIVe  et XVe  siècles des Arabes
nomades, venus de Haute-Égypte, peuvent y affluer. L’islam
progresse ensuite aux dépens du christianisme et la langue
arabe aux dépens des langues locales. Migrations et brassages
se poursuivent jusqu’au XVIIe  siècle  : telle est l’origine de
l’arabisation de l’actuel Soudan. Au-delà, des tribus arabes
parviennent dans la savane, se mêlent aux populations
autochtones et progressent peu à peu en direction de l’ouest.
Des dialectes d’origine bédouine se diffusent ainsi au sud du
Darfour et jusque dans la région du lac Tchad.

Les dialectes du Maghreb

L’aire des dialectes occidentaux s’étend du voisinage


d’Alexandrie à l’Atlantique. Partis à la conquête du Maghreb
dans la seconde moitié du VIIe siècle, les Arabes y affrontent les
Byzantins et les innombrables tribus berbères. Tout le Maghreb
se trouve inclus dans le monde musulman au début du
VIII e 
siècle, encore qu’il faille distinguer l’Ifriqiya des régions
voisines.

Avec pour cœur l’actuelle Tunisie, l’Ifriqiya fait suite à la


province romaine d’Afrique, elle-même héritière de l’ancien
pays de Carthage. Les Arabes y fondent Kairouan en 670, Tunis
en 698 et expulsent définitivement les Byzantins peu après.
L’arabisation et l’islam ne cessent ensuite de progresser  : le
christianisme et la langue latine disparaîtront totalement au
XII e  siècle. En dehors de l’Ifriqiya, les Berbères conservent
l’usage de leur langue tout en adoptant l’islam (d’une façon plus
ou moins rigoureuse). Après la grande révolte berbère du
VIII e  siècle, un jeu politique complexe s’instaure entre divers
groupes arabes et berbères, aboutissant à la création d’États
plus ou moins vastes et durables. Des Arabes, les Idrissides,
s’installent ainsi à la fin du VIIIe siècle dans le nord du Maroc et y
fondent la ville de Fès, bientôt foyer de rayonnement de l’islam
orthodoxe et de la langue arabe. Aux lisières du désert, en
revanche, ce sont des Berbères qui organisent le commerce
caravanier transsaharien et facilitent la diffusion de l’islam vers
le sud.

Bien que la grande majorité de la population (en dehors de


l’Ifriqiya) ne s’exprime qu’en dialectes berbères, en tant que
langue de la religion et unique langue écrite, l’arabe dispose
d’emblée d’atouts décisifs. Aussi s’impose-t-il comme langue
impériale quand des Berbères se hissent à la tête de véritables
empires. Les premiers, les Almoravides, viennent du Sahara
occidental. Ils conquièrent le Maroc au milieu du XIe siècle, puis
interviennent en Espagne, de sorte qu’au début du XIIe  siècle
leur empire s’étend du Sénégal au Tage. Ils ont pour ennemis
des Berbères du Haut-Atlas, les Almohades, qui les supplantent
au milieu du XIIe siècle, puis affrontent en Ifriqiya de nouveaux
immigrants arabes, les Banu Hilal («  enfants de la Lune  »). On
nomme ainsi des tribus de Bédouins qui, après avoir migré
d’Arabie en Égypte, ont atteint l’Ifriqiya au milieu du XIe siècle.
Cavaliers armés très mobiles, ils se répandent dans l’intérieur
du Maghreb et bouleversent la répartition des tribus berbères.
Certains de leurs descendants, les Banu Hassan, deviendront au
XVe siècle les tribus guerrières dominantes dans l’ouest du
Sahara (actuelle Mauritanie).

De nombreux Berbères ayant adopté les parlers des Arabes


hilaliens, les dialectes berbères se trouvent peu à peu confinés
dans certaines régions  : les Aurès, la Kabylie, le Rif, l’Atlas et
quelques autres. Les dialectes arabes «  sédentaires  », d’origine
préhilalienne, prédominent dans le nord de la Tunisie ainsi que
dans certaines villes et leurs environs (Constantine, Tlemcen,
Fès,  etc.). Aux dialectes arabes «  bédouins  », d’origine
hilalienne, s’ajoute le hassaniyya, dialecte des Maures (issus des
Banu Hassan), qui présente des caractères particuliers.

La langue arabe en Espagne, en Sicile et


à Malte
Débarqués en 711, les musulmans conquièrent une grande
partie de la péninsule Ibérique. Une dynastie omeyyade
s’impose en 756, prend pour capitale Cordoue et règne sur « al-
Andalus  ». Des Arabes et Berbères colonisent l’actuelle
Andalousie, la région de Valence et la vallée de l’Èbre, mais les
autochtones, convertis à l’islam ou non, conservent l’usage des
idiomes romans d’avant la conquête (voir p.  135). L’arabe se
diffuse néanmoins, à la fois en tant que langue de culture et
sous la forme d’un dialecte  : l’arabe andalou, attesté par écrit
dans des poèmes et recueils de proverbes. La Reconquista
entreprise par les royaumes chrétiens l’emporte au XIIIe siècle :
les musulmans ne conservent que l’émirat de Grenade, annexé
en 1492 par les Espagnols. Ces derniers entreprennent ensuite
d’extirper l’islam  : les musulmans («  morisques  ») sont
convertis de force ou menacés d’expulsion, ce qui provoque des
révoltes. L’usage de l’arabe est officiellement interdit en 1567.
Les morisques ayant résisté à l’assimilation sont expulsés au
début du XVIIe siècle, vers le Maghreb pour la plupart.

La Sicile relève de l’Empire byzantin quand les Arabes d’Ifriqiya


en entreprennent la conquête au IXe  siècle. La colonisation
musulmane (arabe et berbère) affecte surtout l’ouest de l’île et
favorise l’essor de Palerme, nouvelle capitale. Un dialecte arabe
dit « siculo-arabe » prend forme. Les Normands, déjà établis en
Italie du Sud, conquièrent à leur tour la Sicile au XIe siècle. Les
rois normands respectent le cosmopolitisme de la société
sicilienne en s’appuyant sur une administration trilingue (latin,
arabe et grec), après quoi l’intolérance prévaut au XIIIe  siècle  :
les musulmans doivent se convertir ou émigrer, la langue arabe
disparaît.

Le dialecte siculo-arabe survit néanmoins à Malte. Avant que les


Arabes ne pénètrent au Maghreb, les habitants de Malte,
chrétiens et de dialecte issu du latin, relevaient de l’Empire
byzantin, comme les Siciliens. Les musulmans s’emparent de
l’île en 870. Ce qu’il advient des Maltais par la suite n’est pas
clair  : sans doute sont-ils rejoints par des colons musulmans
venus de Sicile, dont ils adoptent la religion et la langue.
Toujours est-il que l’ensemble de la population parle un dialecte
siculo-arabe quand les Normands prennent Malte en 1090. La
conversion au christianisme, d’abord lente, devient obligatoire
au milieu du XIIIe  siècle, sous peine d’expulsion. L’usage de
l’arabe classique se perd (au bénéfice du latin, puis de l’italien),
mais le dialecte arabe de Malte demeure la langue usuelle. Le
plus ancien texte connu en maltais, rédigé en caractères latins,
date de la seconde moitié du XVe  siècle. La langue maltaise
acquiert son statut quand, en 1796, Mikiel Vassalli (1764-1829)
publie la première grammaire : Ktyb yl klym Malti, le « Livre de
la langue maltaise ».

L’expansion de l’écriture arabe

En principe, tout musulman instruit sait lire le Coran et donc


l’écriture arabe. C’est pourquoi la diffusion de l’islam
s’accompagne de celle, simultanée, de la langue arabe et de son
système d’écriture, transposable à d’autres langues.

Une écriture adoptée et adaptée par


d’autres langues

La première dans ce cas est le persan, résultant de la rencontre


du moyen perse avec la langue arabe (voir p.  198). Pour le
transcrire, on a ajouté à l’alphabet arabe quatre lettres
correspondant à quatre sons consonantiques n’existant pas en
arabe, à savoir (en transcription française) /p/, /g/ (dur), /tch/ et
/j/. L’écriture «  arabo-persane  » ainsi établie s’applique ensuite
aux langues turques, à commencer par le turc karakhanide au
XI e siècle.

À l’instar du persan, de nombreuses langues adoptent l’écriture


arabe en y ajoutant des lettres. C’est le cas de langues
iraniennes telles que le kurde, le pachto ou le baloutche et de
diverses langues de l’Inde (sindhi, cachemiri, ourdou,  etc.)
quand l’islam s’y répand. L’islam et la langue arabe se diffusent
aussi par voie maritime sur le pourtour de l’océan Indien.
L’écriture arabe, adaptée de diverses façons, s’applique ainsi au
tamoul (écriture dite «  arwi  »), au malayalam («  arabi
malayalam  »), au malais («  jawi  ») et à d’autres langues
austronésiennes, dont le malgache («  sora-be  »). Sur la côte
orientale de l’Afrique, le swahili, langue bantoue, s’écrit en
caractères arabes jusqu’au XXe siècle.

En Afrique de l’Ouest, l’islam, apporté du Maghreb par les


caravaniers, atteint la lisière sud du Sahara au Xe  siècle, voire
plus tôt. L’arabe y est ainsi la première langue écrite. Les
fameux manuscrits de Tombouctou, dont les plus anciens
remontent au XIIIe  siècle, sont pour la plupart écrits en arabe,
mais certains le sont en songhaï (une langue africaine de la
boucle du Niger) au moyen d’une écriture arabe particulière,
dite «  adjami  » (de l’arabe adjam signifiant «  non arabe  »,
«  étranger  »). L’adjami s’applique aussi à d’autres langues
africaines, en particulier le ouolof, le peul, le haoussa et le
kanouri.

La transcription du berbère

Dans l’Antiquité, le berbère s’est écrit en caractères libyco-


berbères, dérivés de l’écriture punique (voir p. 91). Abandonnés
en Afrique du Nord avant l’arrivée des Arabes, ces caractères
ont subsisté chez les Touareg sous la forme de l’écriture
tifinagh.

Les premiers écrits berbères en caractères arabes sont liés à


l’islam  : il semble que le «  credo  » (‘aqida) des Ibadites (dont
descendent les actuels Mozabites) ait été rédigé en berbère au
VIII e siècle, puis traduit en arabe au XVe siècle. Au XII e siècle, Ibn
Tumert, un Berbère de l’Anti-Atlas, prêchait une doctrine qui
insistait sur l’unicité de Dieu, d’où le nom de ses adeptes  : al-
Muwahhidun («  unitariens  ») ou Almohades. Il s’exprimait
volontiers en berbère pour diffuser son message, y compris par
écrit selon l’historien Charles-André Julien (1891-1991). Des
recherches récentes ont mis au jour des textes berbères en
écriture arabe remontant au XVIIe siècle, voire plus tôt : ce sont
tant des œuvres poétiques que des textes en prose
(commentaires juridiques, traités de médecine, correspondance
privée). Les Juifs marocains de langue berbère (dont les
descendants ont émigré en Israël) ont laissé des textes en
caractères hébraïques. Aux XIXe et XXe  siècles, les linguistes ont
transcrit les dialectes berbères en caractères latins afin de
consigner la très riche tradition littéraire orale. Les promoteurs
de la «  renaissance culturelle  » berbère prônent aujourd’hui
l’usage de l’écriture tifinagh, qui reste limité (voir p. 430).

Le persan et les langues voisines

Les rois perses sassanides règnent sur un empire associant


l’Iran et la riche Mésopotamie. Là se situe leur capitale,
Ctésiphon, sur le Tigre en aval de l’actuelle Bagdad. La
population de la ville –  l’une des plus grandes du monde au
VI e siècle – est à l’image de celle de la Mésopotamie : en grande
majorité de langue araméenne et de religion chrétienne ou
juive. Les Iraniens, adeptes du zoroastrisme, n’y forment
qu’une minorité. Le roi et sa cour y résident sauf en été, qu’ils
passent à Hamadan, dans l’ouest de l’Iran. Sur la rive droite de
l’Euphrate vivent des populations de langue arabe, elles aussi
chrétiennes. C’est dans ce secteur que les forces musulmanes
affrontent l’armée sassanide en 637, la vainquent à al-Qadissiya,
puis s’emparent de Ctésiphon et de toute la Mésopotamie. La
conquête de l’Iran lui-même débute en 640 et prendra une
dizaine d’années.

À la veille de la conquête, le moyen perse écrit, dit « pahlavi »,


joue le rôle de langue officielle dans tout l’Empire sassanide. Il
reflète le parler du sud de l’Iran et, plus précisément, de la Perse
au sens strict, berceau de la dynastie (actuelle région du Fars,
autour de Chiraz). Ailleurs dans l’empire, le moyen perse parlé
a évolué différemment, en absorbant des éléments parthes et
autres. On le qualifie de dari (« de la cour »), car il est en usage à
Ctésiphon. C’est aussi la langue usuelle dans le nord-est de
l’empire, autrement dit le Khorasan, vaste région incluant les
villes de Nichapour, Merv et Herat. (Khorasan signifie «  d’où
vient le soleil », autrement dit l’« Orient ».)

La conquête de l’Iran par les Arabes prive le pahlavi de ses


supports institutionnels, tant politiques (le régime sassanide)
que religieux (le zoroastrisme), tandis que les Iraniens, en se
convertissant à l’islam, s’initient à la langue du Coran. Langue
du nouveau pouvoir et de la nouvelle religion, l’arabe gagne
rapidement du terrain : dans les familles de lettrés iraniens, les
nouvelles générations délaissent le pahlavi et adoptent l’arabe
comme langue écrite. Le dari maintient néanmoins ses
positions en tant que langue parlée, notamment dans le
Khorasan, où il devient la langue courante des nombreux
colons arabes qui se mêlent aux populations locales. De
surcroît, alors que les armées musulmanes –  composées
d’Arabes et d’Iraniens  – poursuivent au VIIIe  siècle leur
expansion, le dari s’impose aux dépens d’autres langues
iraniennes : le sogdien en Transoxiane (ancienne Sogdiane), le
bactrien en Bactriane.

La destinée du dari bascule quand des lettrés iraniens


entreprennent de le transcrire en caractères arabes, dans des
circonstances que l’on ignore. Les premiers exemples connus –
  des poèmes  – datent du milieu du IXe  siècle. Par la suite, les
écrits en dari se multiplient, d’autant que les lettrés iraniens
traduisent les textes arabes classiques. Ils introduisent alors
dans le dari écrit de nombreux mots arabes (surtout abstraits)
reflétant la nouvelle culture islamique, tout en délaissant un
vocabulaire pahlavi perçu comme archaïque ou inapproprié.
Les mots nouveaux passeront ensuite peu à peu dans le dari
parlé. Ainsi renouvelée, la langue se nomme en français
« persan » (farsi en persan). On estime qu’au Xe siècle le persan
écrit comptait environ 30  % de mots d’origine arabe. L’afflux
s’est poursuivi, de sorte que la proportion a atteint 50  % au
XII e siècle. (On peut comparer ce processus à celui qui a affecté
le vieil anglais à la suite de la conquête de l’Angleterre par les
Normands : l’absorption de vocabulaire français a débouché sur
l’anglais moderne.)
La langue persane s’épanouit pour commencer chez les
Samanides. Chefs militaires iraniens originaires de Bactriane,
ceux-ci sont promus par le calife et fondent au IXe  siècle, à
Boukhara, une dynastie d’émirs qui, tout en demeurant fidèle à
Bagdad, acquiert une grande autonomie et règne sur la
Transoxiane et le Khorasan. Les Samanides tiennent à
Boukhara une cour brillante et y promeuvent la culture
musulmane, tant en arabe qu’en persan  : sous leur égide va
éclore la poésie persane, d’abord inspirée de la tradition arabe,
du moins dans sa forme.

Abdullah Jafar Ibne Mohammed Rudaki (v. 858-v. 940), né à l’est


de Samarcande, poète à la cour samanide, en est le probable
fondateur. Seule une petite partie de son œuvre est parvenue
jusqu’à nous. Ensuite s’impose Abu-I-Qasim Mansur ibn Hasan
al-Tusi, dit Ferdowsi ou Firdousi (v.  935-v.  1020). Il est l’auteur
du Shahnameh («  Livre des rois  »), vaste épopée en soixante
mille distiques relatant l’histoire – plus ou moins mythique – de
l’Empire perse avant la conquête arabe. Mutatis mutandis, le
Shahnameh tient dans l’histoire de la langue persane une place
comparable à celle de l’œuvre de Shakespeare pour l’anglais ou
de la Bible de Luther pour l’allemand.

L’endurance de la culture persane


Au nord et à l’est, les Samanides ont pour voisins des Turcs dits
« Karakhanides », car leurs chefs portent le titre de kara khan,
«  khan noir  ». Bien que convertis à l’islam au Xe  siècle, ils
attaquent les Samanides, s’emparent de Boukhara en 999 et
mettent fin à leur règne. Les Turcs prennent ainsi pied dans le
domaine iranien, où ils vont dès lors jouer un rôle de premier
plan.

Au milieu du XIe  siècle, d’autres Turcs, les Seldjoukides


(descendants de Seldjük), pénètrent dans le Khorasan. Venus
des alentours de la mer d’Aral et eux aussi convertis à l’islam,
ils ne tardent pas à conquérir l’Iran et font d’Ispahan leur
capitale. Bien que d’origine nomade, les sultans seldjoukides
exercent leur pouvoir dans le cadre d’un État organisé reposant
sur deux piliers : une armée de mercenaires turcs disciplinés et
une bureaucratie de langue persane dirigée par un grand vizir.
Le plus célèbre d’entre eux, Nizam al-Mulk, en fonction de 1063
à sa mort en 1092, est l’auteur du Siyasat Nameh «  Traité de
gouvernement », rédigé en persan. L’État seldjoukide établit un
modèle qui se révélera durable  : des Turcs y exercent le
pouvoir, militaire et politique, tandis que les lettrés, qu’ils soient
hauts fonctionnaires ou poètes (ce sont souvent les mêmes),
s’expriment en persan. Les Turcs conservent l’usage de leur
propre langue tout en se nourrissant de culture persane. Parmi
les nombreux poètes de l’époque se distingue Omar Khayyam
(v.  1047-v.  1122), renommé en Occident, mais que les Iraniens
connaissent surtout en tant que mathématicien et astronome.
Alors que les Seldjoukides règnent à Ispahan, des Turcs
nomades continuent d’affluer. Certains s’installent dans le
Khorasan et dans le Fars, où ils côtoient des populations
iraniennes, tandis que les Seldjoukides canalisent les plus
nombreux vers l’ouest, en Azerbaïdjan et, au-delà, en Anatolie.
Le nom « Azerbaïdjan » dérive de celui du noble perse Aturpat
(Atropatès en grec), qui fut satrape de la région au temps des
Achéménides, puis d’Alexandre le Grand. Selon des sources
arabes, au VIIIe siècle, on y parlait une langue iranienne, l’adari.
Quand des Turcs immigrent dans la région à partir du XIe siècle,
l’adari décline et finira par disparaître, pour l’essentiel, au
XVI e  siècle. (Le nom s’appliquera dès lors à la variété de turc –
 l’azéri – qui a supplanté l’adari.)

Le sultanat seldjoukide se disloque dans la seconde moitié du


XII e  siècle.
Ensuite surgissent les Mongols de Gengis Khan  : au
début des années 1220, ils ravagent la Transoxiane, le Khorasan
et le nord de l’Iran. En 1253, une nouvelle expédition conquiert
l’Iran et y fonde un État connu sous le nom d’Ilkhanat (son
souverain mongol portant le titre d’ilkhan). Les Mongols et
leurs troupes, principalement turques, s’installent surtout en
Azerbaïdjan. Comme ses prédécesseurs, l’Ilkhanat s’appuie sur
une bureaucratie de langue persane, puis se désagrège après
1335. Les malheurs s’abattent de nouveau sur l’Iran quand, à
partir de 1381, le chef turc Tamerlan, établi à Samarcande,
attaque le pays et, comme les Mongols, use de la terreur contre
les populations sédentaires, pour la plupart iraniennes. Après la
mort de Tamerlan, en 1405, ses descendants, les Timourides, ne
conservent que l’est de l’Iran et la Transoxiane. Dans leur
capitale, Herat, s’épanouit la «  renaissance timouride  »  : elle
s’exprime à la fois en persan, dont le prestige demeure
considérable, et en turc djaghataï. À la même époque, deux
dynasties turques se succèdent dans l’ouest de l’Iran  : les
Karakoyunlu («  Moutons noirs  »), puis les Akkoyunlu
(«  Moutons blancs  »). Elles ont pour capitale Tabriz et
promeuvent, elles aussi, la culture persane.

Comment cette culture a-t-elle pu survivre, intacte et même


triomphante, aux ravages subis par l’Iran aux XIIIe  et
XIVe siècles  ? Le mérite en revient à une classe de lettrés
bureaucrates qui ont su se rendre indispensables aux
souverains successifs tout en demeurant passionnés de poésie,
de jardins et d’architecture, de mathématiques, etc. et ont ainsi
entretenu un héritage intellectuel exceptionnel.

Deux grands poètes marquent cette époque. Saadi (v.  1213-


1292) naît à Chiraz (heureusement épargnée par les Mongols) et
y écrit le Golestan (« Jardin des roses »), traduit en français dès
1634, et le Bustan («  Verger  »). Œuvres de moraliste
pragmatique, leur style à la fois sobre, élégant et incisif fait
jusqu’à aujourd’hui figure de modèle. Quant à Hafez (v.  1315-
v.  1390), lui aussi né à Chiraz, les Iraniens le tiennent pour le
plus grand de tous, sachant allier la célébration de l’amour et du
vin aux métaphores religieuses dans une langue incomparable.
Goethe s’en est inspiré dans le recueil poétique intitulé Divan
oriental-occidental (1819) et a ainsi assuré sa notoriété en
Occident.
Le persan face au turc au temps des
Séfévides

L’ordre religieux (musulman) séfévide naît en Azerbaïdjan et


s’affirme au XVe  siècle sous la conduite de Djoneyd (mort en
1460), qui en fait une organisation militante. Ses adeptes,
recrutés parmi les Turcs, sont dits «  Kizil Bach  » («  Têtes
rouges »), en raison de leur couvre-chef. En 1501, le petit-fils de
Djoneyd, Ismaïl (quatorze ans  !), prend la direction des Kizil
Bach, s’empare de Tabriz, se proclame chah et décrète le
chiisme duodécimain religion officielle et obligatoire. Ainsi naît
l’Empire perse séfévide, qui atteindra son apogée sous le règne
(1587-1629) de Chah Abbas.

Au temps des Séfévides, les langues turque et persane se


côtoient, jouant des rôles différents.

La dynastie s’exprime en turc, à l’instar de Chah Ismaïl (qui


connaissait aussi le persan et l’arabe) et des Kizil Bach : c’est la
langue usuelle à la cour et dans les rouages centraux de l’État.
Le turc rivalise avec le persan  : au XVIIe  siècle, des voyageurs
européens notent qu’à Ispahan (dont Chah Abbas a fait sa
capitale) il faut connaître le turc pour participer à la vie sociale.
De plus, une partie importante de la population de l’empire
parle turc : en Azerbaïdjan surtout, mais aussi dans le Khorasan
et le Fars.
Le persan conserve néanmoins d’importants atouts. En tant que
langue écrite, il demeure la langue cultivée par excellence, à la
fois littéraire et administrative. Langue maternelle de la
majorité des populations iraniennes de l’empire (en Iran
central, dans le Khorasan et dans le Fars), il sert aussi de langue
véhiculaire aux populations iraniennes non persanes (sur les
rives de la Caspienne, dans les monts Zagros,  etc.). Enfin, la
volonté des Séfévides d’imposer le chiisme étend le rôle du
persan. En effet, si l’arabe demeure la langue de la religion, il se
révèle nécessaire de traduire en persan de nombreux textes
religieux pour promouvoir le chiisme auprès des populations
iraniennes. Un lien s’établit ainsi entre le chiisme duodécimain
et la langue persane qui le véhicule.

Après le renversement des Séfévides par des Afghans, en 1722,


l’Iran traverse une série de crises. En émerge la dynastie turque
des Kadjars, dont le chef Agha Muhammad se fait proclamer
chah en 1796. Kizil Bach à l’origine, les Kadjars avaient été
établis par Chah Abbas dans l’ouest du Khorasan. Ils régneront
à Téhéran jusqu’au début des années  1920. Comme leurs
prédécesseurs, les Kadjars sont de langue turque, à tel point que
l’avant-dernier chah kadjar, Muzaffar al-Din (r.  1892-1906), est
réputé n’avoir jamais maîtrisé le persan… Après la chute des
Séfévides, le turc a pourtant perdu en Iran son rôle de langue
véhiculaire, désormais réservé au persan.
L’expansion du persan en Afghanistan
et en Inde

Dès le temps des Samanides, le persan s’est substitué à deux


langues iraniennes orientales  : le bactrien et le sogdien (voir
p. 186). Les populations ainsi ralliées à la langue persane sont
aujourd’hui qualifiées de «  tadjikes  ». L’histoire de cette
appellation mérite qu’on s’y arrête, car il est vraisemblable que
« tadjik » dérive d’un mot iranien signifiant « arabe ». Il aurait
été appliqué au VIIIe  siècle par les Turcs à l’ensemble de leurs
adversaires musulmans, tant Arabes qu’Iraniens convertis (les
plus nombreux). Après l’an mille, il désigne tous les Iraniens de
langue persane devenus sujets de dynasties turques. Ainsi, dès
la fin du XIe  siècle, un stéréotype oppose le Turc (caractérisé
comme nomade, militaire, chef) au Tadjik (citadin, civil,
bureaucrate).

Quand, au début du XVIe  siècle, les Séfévides imposent le


chiisme en Iran, les populations persanophones de Transoxiane
et du haut bassin de l’Amou Daria (ancienne Bactriane)
connaissent un sort différent  : elles passent sous l’autorité de
khans turcs ouzbeks, résolument sunnites. Demeurées sunnites
aussi, elles seront ensuite globalement qualifiées de « tadjikes ».
Leurs dialectes du persan diffèrent quelque peu de ceux d’Iran,
mais la langue écrite reste la même. Une seconde coupure
surviendra au cours de la seconde moitié du XIXe  siècle quand
les Afghans (de langue pachto) conquerront la rive sud de
l’Amou Daria, tandis que, sur la rive nord, les khanats ouzbeks
tomberont aux mains des Russes.

Alors que le persan a supplanté le sogdien et le bactrien, une


autre langue iranienne orientale, le pachto, se maintient au sud
de l’Hindou Kouch. Les Pachtounes, connus sous le nom
d’Afghans dès le haut Moyen Âge, entrent dans l’histoire vers la
fin du Xe  siècle, quand des Turcs installés à Ghazni, en pays
pachtoune, fondent la dynastie des Ghaznévides, puis lancent
en Inde de nombreuses expéditions (accompagnées de pillages)
auxquelles les Afghans participent. Il en va de même après
l’éviction des Ghaznévides par les Ghourides (des Iraniens non
pachtounes) au XIIe  siècle, puis, au XVIe  siècle, quand le Turc
Babur entreprend la conquête de l’Inde et fonde la dynastie des
Grands Moghols (voir p. 214).

Le pays pachtoune – désormais sous le nom d’« Afghanistan »,


«  pays des Afghans  » – se trouve ensuite partagé entre deux
empires : celui des Séfévides à l’ouest, celui des Grands Moghols
à l’est. Alors que le persan y joue le rôle de langue cultivée
depuis plusieurs siècles déjà, le premier exemple connu de
pachto écrit (un ouvrage religieux en pachtou et en arabe) date
de la fin du XVIe  siècle. L’essor littéraire survient au siècle
suivant, quand le grand poète Khoshal Khan Kattak (1613-1689),
s’exprimant dans le dialecte de Kandahar, adapte l’alphabet
persan au pachto. Au XVIIIe  siècle, la chute des Séfévides et le
déclin des Moghols permettent au Pachtoune Ahmad Durrani
de fonder un État afghan indépendant, préfiguration de
l’Afghanistan moderne. Comme ses voisins, le nouvel État a
pour langue officielle le persan, langue de culture de l’élite
pachtoune. (Le pachto ne deviendra l’autre langue officielle
qu’en 1936.)

En Inde, les Ghourides ont étendu leur domination jusqu’à


Delhi et au-delà. À la mort du dernier d’entre eux, en 1206, l’un
de ses généraux, le Turc Qutb ud-Din, prend le pouvoir  : telle
est l’origine du sultanat de Delhi. Tous les sultans sont turcs
jusqu’au milieu du XVe  siècle  ; un Afghan s’empare alors du
trône, fondant la dynastie des Lodi. S’il est vrai que les sultans
de Delhi et leur entourage demeurent attachés à leur langue
maternelle (le turc ou le pachto), tous ont pour langue de
culture le persan, qui est aussi la langue de l’administration du
sultanat. L’auteur le plus célèbre de cette époque se nomme
Amir Khosrow Delhavi (1253-1325), né à l’est de Delhi d’un père
officier turc et d’une mère rajput. Musicien, poète et érudit, il
écrit surtout en persan, mais aussi dans une langue indo-
aryenne qu’il nomme «  hindavi  » (une forme ancienne de
l’ourdou). Le persan reste ensuite la langue de culture des
Grands Moghols, régnant en Inde après la victoire remportée
en 1526 par le Turc Babur, roi de Kaboul, sur l’Afghan Ibrahim
Lodi, sultan de Delhi.

Le kurde et ses dialectes


À l’autre extrémité du domaine iranien vivent les Kurdes,
descendants de tribus de langue iranienne installées dans
l’actuel Kurdistan plusieurs siècles avant notre ère et sans doute
apparentées aux Mèdes. Leur mode de vie d’éleveurs
transhumants et leur structure tribale très émiettée évolueront
peu jusqu’au XIXe  siècle. Englobés dans le califat arabe au
VII e siècle, ils se convertissent à l’islam. Les invasions turques et
mongoles ne les affectent qu’indirectement en les contraignant
à se replier dans les montagnes. En revanche, les premières
années du XVIe  siècle marquent le début d’un affrontement
entre deux puissances, l’Empire ottoman et l’Empire séfévide,
qui prennent les Kurdes en tenaille. D’un côté, les Ottomans
soudoient les chefs kurdes, sunnites comme eux, en échange de
leur alliance ; de l’autre, les Séfévides s’efforcent d’imposer leur
autorité  : des milliers de familles kurdes sont déportées au
Khorasan, où leurs descendants vivent toujours.

Le kurde se subdivise en multiples dialectes répartis en trois


groupes  : septentrional (dont le kurmandji), central (dont le
sorani) et méridional. Les premiers écrits connus, en caractères
arabes, datent des XVIe-XVIIe  siècles. L’écrivain kurde le plus
célèbre, Ahmed Khani (1650-1707), est né dans l’extrême sud-
est de l’actuelle Turquie. Tout en maîtrisant aussi l’arabe et le
persan, il enseigne le kurde kurmandji, ce qui le conduit à
rédiger un dictionnaire arabe-kurde en 1683. Son œuvre
maîtresse, Mem û Zîn (1692), conte une histoire d’amour sous la
forme d’une épopée en vers. En 1787, le dominicain italien
Maurizio Garzoni (1734-1804) publie à Rome la première
grammaire kurde (Grammatica e vocabolario della lingua
kurda) après avoir passé dix-huit ans à Amadiya, dans
l’extrême nord de l’actuel Irak. Cela lui vaut la réputation de
« père de la kurdologie ». L’histoire moderne du kurde débutera
au XXe siècle, entre les deux guerres mondiales (voir p. 458).

L’arménien et le géorgien

Les langues arménienne et géorgienne diffèrent


complètement  : l’une relève de la vaste famille indo-
européenne, l’autre de la famille kartvélienne, limitée au
géorgien et à trois langues voisines (le laze, le mingrélien et le
svane). Les histoires des deux peuples présentent néanmoins
de nombreux points communs, à commencer par leur adoption
du  christianisme dès le IVe  siècle. À partir du VIIe  siècle, ils
subissent la pression des musulmans  : Arabes d’abord, puis
Turcs. Au XVIe siècle, enfin, chacun des deux peuples se trouve
écartelé entre deux Empires : ottoman et perse séfévide.

L’arménien, de Mesrop à Mékhitar

De toutes les langues indo-européennes, l’arménien est celle


qui contient la plus forte proportion d’éléments étrangers  : en
arménien moderne, à peine cinq cents mots proviennent du
« proto-arménien » parlé au début du I er millénaire avant notre
ère. Les autres dérivent principalement de langues iraniennes,
mais aussi de l’araméen, du grec, de l’arabe, du turc, etc., quand
ils ne sont pas d’origine inconnue. Dans ce dernier cas, il est
probable qu’ils aient été puisés dans les langues hourrite et
ourartéenne parlées dans la région du lac de Van avant l’arrivée
des Arméniens (voir p. 76).

Au VIe siècle av. J.-C., les Arméniens tombent sous la coupe des


Mèdes, puis des Perses achéménides. D’autres Iraniens, les
Parthes, exercent une forte influence à partir du IIe siècle av. J.-
C. C’est un roi parthe d’Arménie, Tiridate IV, qui, au tout début
du IVe  siècle, érige le christianisme en religion officielle à
l’instigation d’un autre Parthe, Grigor, alias saint Grégoire
l’Illuminateur, fondateur de l’Église arménienne. À l’aube du
siècle suivant, Mesrop Machtots (361-440) crée un alphabet
arménien, inspiré de l’alphabet grec, afin de transcrire la Bible
et d’autres traductions de textes chrétiens. Composé de 36
lettres correspondant chacune à un seul son, il est
remarquablement conçu. Aussitôt prend forme une langue
littéraire, illustrée par le théologien Eznik de  Kolb (v.  380-450),
auteur de la Réfutation des sectes (autrement dit, des doctrines
s’opposant au christianisme). Connue sous le nom d’« arménien
classique  » ou grabar («  écrit  »), cette langue fera référence
jusqu’au XIXe siècle.

Quand, au XIe  siècle, des Turcs déferlent en Arménie sous la


conduite des Seldjoukides, de nombreux Arméniens émigrent
en Cilicie (dans le sud-est de l’Anatolie) et y fondent un
royaume qui prospérera jusqu’à sa conquête par les
Mamelouks d’Égypte en 1375. Outre le grabar, les Arméniens de
Cilicie utilisent à l’écrit une forme de leur propre dialecte que
l’on nomme «  moyen arménien  ». Après la chute du royaume
de Cilicie, la haute vallée de l’Araxe (où se situe l’Arménie
actuelle) redevient le cœur de la nation arménienne, encadrée
par son clergé. Simultanément, de plus en plus d’Arméniens
choisissent l’émigration et jouent un rôle considérable dans le
commerce international  : on les trouve à la fois en Iran et à
Constantinople, en Pologne, en Italie, à Marseille…

Au sein de cette diaspora naît une sorte de koinè dite


«  arménien civil  », associant des traits dialectaux orientaux
(propres au cœur de l’Arménie) et occidentaux (issus du moyen
arménien). Au début du XVIIIe siècle, un prêtre arménien rallié à
l’Église catholique, Mékhitar de Sébaste (1676-1749), fonde une
congrégation qui, active à Venise, s’attache à rénover la langue
littéraire et publie un Dictionnaire de la langue arménienne. Les
mékhitaristes traquent surtout les éléments venus du turc,
mais leur entreprise se réfère à l’arménien classique et non à la
langue en usage à leur époque. Il faudra attendre le XIXe siècle
pour que soient standardisées les deux versions modernes de
l’arménien écrit (orientale et occidentale), l’une et l’autre issues
de l’arménien « civil » (voir p. 466).

Le géorgien
Les premières indications relatives aux ancêtres des Géorgiens
remontent aux VIIe-VIe  siècles  av.  J.-C.  Deux royaumes se
consolident ensuite : à l’ouest, la Colchide, où sont installées des
colonies grecques  ; à l’est, l’Ibérie. La tradition veut que, vers
330, sainte Nino, captive originaire de Cappadoce, ait converti
au christianisme le prince Mirian, qui régnait sur l’Ibérie. Il est
en tout cas certain qu’au milieu du IVe  siècle les élites
géorgiennes ont adopté le christianisme. Au VIIIe  siècle, les
Géorgiens subissent les attaques des Arabes et, plus tard, des
Turcs. La dynastie des Bagratides, qu’illustre le roi David  IV le
Bâtisseur, redresse la situation au tournant des XIe et XIIe siècles.
Le règne de la reine Tamar (1184-1213) laisse ensuite le
souvenir d’un « âge d’or ». L’irruption des Mongols y met fin en
1238. Au XVIe  siècle, deux Empires se partagent la Géorgie  : les
Ottomans annexent l’ouest du pays, tandis que l’est échoit aux
Séfévides. Cette situation perdure jusqu’à ce que les Géorgiens,
vers la fin du XVIIIe  siècle, sollicitent l’appui des Russes (voir
p. 462).

Lorsqu’ils adoptent le christianisme, les Géorgiens se dotent


d’un alphabet qui leur est propre, inspiré de l’alphabet grec, et
toujours en usage. La plus ancienne inscription connue en
géorgien, écrite vers 430, a été retrouvée à Bethléem. La
première œuvre littéraire fut composée par un prêtre une
cinquantaine d’années plus tard  : elle s’intitule Le  Martyre de
Chouchanik, chrétienne persécutée par un gouverneur
zoroastrien au service des Sassanides. L’œuvre maîtresse de la
littérature géorgienne, datant du règne de la reine Tamar, est
un poème épique qui a pour titre Vepkis-Tkaossani (« L’Homme
à la peau de léopard ») et pour auteur Chota Roustavéli (v. 1172-
v. 1216).

Les langues turques et leurs


cousines mongoles et mandchoue

« Turc » signifie « de Turquie » ou, plus largement, « ayant pour


langue maternelle une langue turque  » (on en compte une
trentaine). Ainsi entendus, les Turcs sont aujourd’hui
170  millions, dont 40  % seulement résident en Turquie. Les
autres se rencontrent de la Moldavie (les Gagaouzes) à la Sibérie
orientale (les Iakoutes) et des bords de la Volga (les
Tchouvaches) au sud de l’Iran (les Kachkaïs)…

Une telle dispersion résulte d’innombrables migrations de


nomades des steppes durant plus d’un millénaire, du temps des
Huns au XVIe siècle. Autres nomades, les Mongols ont eux aussi
migré –  au  point de bâtir au XIIIe  siècle un empire incluant la
Russie, l’Iran et la Chine. Pourtant, leur impact linguistique se
révèle aujourd’hui bien faible  : les langues mongoles ne
comptent que 7 millions de locuteurs, concentrés en Mongolie
et dans les régions limitrophes. Pourquoi  ? En fait, les troupes
de Gengis Khan et de ses successeurs se composaient
essentiellement de Turcs, du moins dans l’ouest de leur empire,
et si les « Tartares » dont les Russes subissaient le joug avaient
certes pour chefs des Mongols, ils parlaient une langue turque,
comme leurs actuels descendants, les Tatars.

Les migrations des Turcs eux-mêmes ne suffisent cependant


pas à expliquer l’étonnante diffusion de leurs langues. S’y
ajoutent les effets de la «  conversion linguistique  »  : dans
plusieurs régions, l’afflux de nomades turcs imposant leur
hégémonie politique a conduit les populations en place à
adopter leur langue, autrement dit à se «  turquiser  ». C’est en
particulier le cas de l’Anatolie, où la langue grecque prévalait
depuis longtemps avant que des Turcs ne s’y installent, à la fin
du XIe  siècle (voir p.  176). Les actuels Turcs de Turquie
descendent donc de populations diverses, au sein desquelles
l’apport nomade originaire d’Asie centrale s’est
considérablement dilué. C’est pourquoi leur «  type physique  »
(à supposer qu’on puisse le caractériser !) ne diffère pas de celui
de leurs voisins, tandis que les Mongols ont à l’évidence
conservé le leur.

Où les ancêtres des Turcs vivaient-ils ? Sans doute aux confins


de la Sibérie et de la Mongolie et dans le massif de l’Altaï.
«  Turc  » apparaît pour la première fois de façon sûre au
VI e siècle dans des sources chinoises : Tujue y équivaut à Türük
ou Türk, comme les intéressés se désignent eux-mêmes. Que
s’était-il passé auparavant  ? Les linguistes apportent des
éléments de réponse en distinguant deux groupes de langues
turques : « oghour » et « turc commun » (voir le tableau).
Les langues turques

* La langue des Khazars était certainement écrite, mais aucun


document n’est parvenu jusqu’à nous.

Le groupe oghour correspond à une première vague de


migrations, à commencer par celles des Bulgares anciens ou
« Proto-Bulgares ». Parvenus en Europe aux IVe-Ve siècles dans le
sillage des Huns, ils connaissent ensuite des sorts divers. Au
VII e 
siècle, certains d’entre eux s’acheminent vers le bas
Danube, y fondent un khanat et, peu à peu, adoptent la langue
slave de la population locale  : telle est l’origine de l’actuelle
Bulgarie (voir p.  160). D’autres remontent la Volga, puis
s’organisent au IXe siècle en un royaume dit « des Bulgares de la
Volga », conquis par les Mongols en 1237.

Autres Turcs du groupe oghour : les Khazars, présents entre la


mer Caspienne et la mer Noire du VIIe au Xe siècle, dont l’élite se
convertit au judaïsme vers l’an 800. Faute de documents, on ne
sait malheureusement presque rien de leur langue.

La quasi-totalité des langues turques en usage aujourd’hui


relèvent du groupe du « turc commun » : elles s’apparentent à
la langue que parlaient les Tujue identifiés au VIe  siècle par les
Chinois. Leur répartition en quatre sous-groupes (voir le
tableau) résulte des mouvements des populations turques au
cours des dix siècles suivants  : sud-est, cantonné dans ce que
l’on nommera au XIXe  siècle le Turkestan, entre la Mongolie et
l’Iran  ; nord-ouest (ou kiptchak), issu de migrations vers les
steppes occidentales, dans le sillage des peuples du groupe
oghour  ; sud-ouest (ou oghouz), présent des confins du
Turkestan aux Balkans, via l’Iran et l’Anatolie  ; nord-est, très à
l’écart, en Sibérie orientale.

Türük et Ouïgours, Karakhanides et


Seldjoukides
Les Türük (ou Tujue) ont laissé des inscriptions sur pierre
datant des années  720  : situées dans la vallée de l’Orkhon, au
cœur de l’actuelle Mongolie, ce sont les plus anciennes connues
en une langue turque (le « turc ancien »). Fondateurs au milieu
du VIe  siècle d’un empire réparti en deux khanats, dits des
Türük orientaux (en actuelle Mongolie) et des Türük
occidentaux (plus à l’ouest, jusqu’aux alentours de la mer
d’Aral), ils s’efforcent de contrôler la «  route de la Soie  »,
guerroient contre les Chinois et couchent par écrit les hauts
faits de leurs khans.

On qualifie leurs inscriptions de «  runiformes  », car elles


ressemblent, à première vue, aux runes scandinaves (voir
p.  156). Après leur déchiffrement par le Danois Vilhelm
Thomsen (1842-1927) en 1893, on a pensé qu’il s’agissait d’une
écriture inventée de toutes pièces, mais il est ensuite apparu
qu’elle dérivait plutôt d’une écriture araméenne diffusée par
des marchands sogdiens. Près de trois cents documents sont
répertoriés  : aux inscriptions sur stèles, parois rocheuses ou
métal s’ajoutent des graffitis et même des textes sur papier ou
sur bois.

En 744, un autre groupe de Turcs, les Ouïgours, évince les


Türük orientaux. Bien qu’ils parlent la même langue, leur
horizon diffère : ils entretiennent des relations étroites avec la
Chine. C’est dans une capitale chinoise, Loyang, que leur khan
Tengri (à la seconde moitié du VIIIe  siècle) rencontre des
missionnaires sogdiens, puis se convertit au manichéisme et
entraîne l’élite ouïgoure à sa suite. Après l’effondrement de leur
khanat, en 840, les Ouïgours migrent vers le sud-ouest jusqu’à
une région habitée par des populations de langue tokharienne
(indo-européenne, voir p.  188), aux alentours de l’oasis de
Tourfan. Ils y fondent un royaume ayant pour capitale Kotcho.
Au contact des Tokhariens, une majorité d’Ouïgours adoptent le
bouddhisme, tandis que d’autres restent fidèles au
manichéisme. Quant aux Tokhariens, ils délaissent leur langue
au profit du turc. Le royaume de Kotcho résiste ensuite à
l’islamisation. Tout en continuant d’utiliser l’écriture runiforme,
les Ouïgours entreprennent de transcrire leur langue à l’aide de
l’alphabet sogdien, quitte à l’adapter. Parmi les nombreux
manuscrits connus en ouïgour figurent des textes religieux, en
particulier des traductions de textes bouddhiques chinois (eux-
mêmes traduits du sanskrit).

Après la conquête de l’Iran par les Arabes (voir p. 198), l’islam a


gagné les populations iraniennes de Transoxiane (ex-Sogdiane).
Au Xe  siècle, des derviches originaires de la région propagent
l’islam parmi les descendants des Türük occidentaux. L’un de
leurs khans se convertit au milieu du siècle  ; ainsi s’affirment
les «  Karakhanides  » (de kara khan, «  khan noir  »). Cette
appellation, forgée au XIXe  siècle par des orientalistes
européens, désigne une dynastie et, par extension, la
population turque devenue musulmane sur laquelle elle règne.
Les Karakhanides, dont le domaine initial correspond à
l’actuelle Kirghizie et à l’ouest du bassin du Tarim, portent leurs
efforts vers l’ouest  : en 999, ils mettent fin au règne des
Samanides (voir p.  199) en prenant leur capitale, Boukhara.
C’est le point de départ d’un long processus de turquisation de
la Transoxiane et de l’Asie centrale en général.

Bien que le turc karakhanide ne diffère guère du turc ancien ou


de l’ouïgour, il présente la double particularité de s’écrire en
caractères arabes et d’incorporer du vocabulaire arabe et
persan. Deux auteurs sont demeurés célèbres. Mahmud al-
Kachgari («  de Kachgar  ») était sans doute un membre de la
dynastie karakhanide. Après avoir beaucoup voyagé en Asie
centrale, il a séjourné à Bagdad dans les années 1070 et écrit, en
arabe, le Diwan lughat al-Turk («  Dictionnaire des langues des
Turcs  »). Bien qu’il s’agisse d’un dictionnaire turc-arabe
contenant des commentaires en arabe, l’œuvre est truffée de
citations en divers dialectes turcs (proverbes, fragments de
poésies, etc.) qui en font un document sans égal sur la langue et
les mœurs des populations turques de l’époque. Yusuf de
Balasagun, dit «  Khass Hadjib  » («  secrétaire personnel  » du
souverain karakhanide), est l’auteur de Kutagdu Bilig («  La
Science qui apporte le bonheur  »), poème didactique en turc
daté de 1069. C’est la première œuvre littéraire importante
composée dans cette langue.

Les Turcs de langue oghouz, distincts des Türük occidentaux,


évoluent au Xe  siècle dans les steppes de l’actuel Kazakhstan.
Parmi eux se distingue Selçük, un chef de tribu converti à
l’islam vers 985, non loin de la mer d’Aral. En 1040, ses petits-fils
entreprennent de conquérir l’Iran. L’un d’eux, Toghrul Beg,
entre à Bagdad en 1055 et se fait proclamer sultan par le calife.
Ainsi naît la dynastie des Grands Seldjoukides. Quand, en 1071,
ils écrasent les Byzantins à Mantzikert (à côté du lac de Van), les
portes de l’Anatolie s’ouvrent aux Turcs. Un de leurs cousins y
fonde le sultanat seldjoukide de Roum – capitale : Konya.

Les Turcs au temps des Seldjoukides (XI e- XII e siècles)

Les populations de langue oghouz se répartissent dès lors en


deux ensembles  : celles demeurées en arrière, au nord du
Khorasan, sont les ancêtres des Turkmènes  ; les autres,
disséminées en Azerbaïdjan et en Anatolie, y côtoient des
populations très diverses (Arméniens, Kurdes, Grecs,  etc.). Le
turc oghouz devient peu à peu la langue véhiculaire en Anatolie
centrale, mais ce n’est pas une langue écrite  : les Seldjoukides
lui préfèrent le persan.

Les Turcs, héritiers des khanats


mongols
Dans le pays qui fut celui des Türük et des Ouïgours (actuelle
Mongolie), diverses tribus turques et mongoles se côtoient au
XII e  siècle. Temüdjin, fils d’un chef mongol, parvient à les
fédérer, puis se fait proclamer « khan universel », Gengis Khan,
en 1206. Il se trouve alors à la tête d’une force militaire
considérable, dont les chefs sont mongols, mais dont les troupes
se composent en majorité de Turcs.

L’empire bâti par Gengis Khan et ses descendants (voir l’encadré


page suivante) s’étend de l’est de l’Europe au sud de la Chine,
mais, dès les années 1270, il perd son unité. Outre la Chine, où
règne le Grand Khan, on distingue trois khanats  : au centre,
celui de Djaghataï  ; à l’ouest, celui de la Horde d’Or  ; au sud-
ouest, l’Ilkhanat d’Iran. Dans chacun des trois khanats, les
Turcs, plus nombreux que les Mongols, deviennent
prépondérants : leurs langues s’imposent, le mongol s’éteint.

L’Empire mongol en héritage


Gengis Khan s’attaque d’abord au nord de la Chine, puis
lance de grandes expéditions vers l’ouest. Quand il meurt
en 1227, son empire s’étend de la Mandchourie à la mer
Caspienne. Il a quatre fils  : Djötchi (mort avant  son père),
Djaghataï, Ögödei et Tului.

À sa mort, Batu, fils de Djötchi, obtient pour ulus (apanage)


les steppes de l’ouest, conquises ou à conquérir, tandis que
Djaghataï reçoit l’Asie centrale. Ögödei, élu grand khan en
1229, meurt en 1241. En 1251, le fils aîné de Tului, Mongka,
est élu grand khan. Quelques années plus tard, il envoie en
Iran son frère Hülegü, qui y fonde un nouveau khanat
mongol : l’Ilkhanat. À Mongka, mort en 1259, succède son
frère Kubilai, bientôt fondateur de la dynastie des Yuan,
empereurs de Chine.

L’Empire mongol se trouve dès lors divisé en quatre États


indépendants en pratique (voir la carte) : la Chine (incluant
la Mongolie) ; en Asie centrale, le khanat de Djaghataï (sur
lequel règnent les descendants de ce dernier, mort en
1242) ; à l’ouest, dans la région de la Volga, le khanat de la
Horde d’Or (fondé par Batu, fils de Djötchi) ; au sud-ouest,
l’Ilkhanat d’Iran (descendants de Hülegü).

Le khanat de la Horde d’Or, fondé en 1243, s’étend dans le


bassin de la Volga et les steppes au nord de la mer Noire. Des
populations turques y vivent depuis plusieurs siècles, en
particulier les Coumans ou Kiptchak, dans les steppes, et les
Bulgares de la Volga, plus au nord. Ces derniers conservent
l’usage de leur langue (relevant du groupe oghour), attestée par
des inscriptions des XIIIe  et XIVe  siècles. En revanche, toutes les
autres populations turques (et mongoles) du khanat, nommées
« Tartares » en Occident, adoptent la langue kiptchak.

Deux sources nous renseignent à son sujet  : le Codex


Cumanicus et divers textes émanant des Mamelouks d’Égypte.
Le Codex, datant des XIIIe-XIVe siècles et conservé à Venise, réunit
deux ouvrages. L’un contient des listes de mots italiens traduits
en kiptchak et en persan. Il était destiné aux marchands italiens
alors actifs en Crimée et alentour. L’autre est un recueil de
textes surtout religieux  et de devinettes en kiptchak,
accompagnés de leur traduction en latin et en moyen haut
allemand. Celle-ci semble l’œuvre de missionnaires franciscains
allemands.

Les Turcs dans l’Empire mongol (fin du XIII e siècle)

Les sources égyptiennes résultent d’événements particuliers.


Dès avant la conquête mongole, les Coumans pratiquent le
commerce des «  esclaves militaires  », vendus notamment en
Égypte, où on les nomme mamluk (de l’arabe malaka,
«  posséder  »). Les Mamelouks –  de langue kiptchak  – forment
une caste puissante qui s’empare du pouvoir au XIIIe siècle (et le
conservera jusqu’à sa défaite face aux Ottomans au début du
XVI e  siècle). Ils favorisent la rédaction, en arabe, d’ouvrages
consacrés à divers aspects de leur langue d’origine  : listes de
vocabulaire, grammaire, phonétique, etc.

Au XVe siècle, la Horde d’Or se fragmente en trois khanats : celui


des Tatars de Crimée, celui de Kazan sur la moyenne Volga et
celui d’Astrakhan au bord de la mer Caspienne. Le premier se
place sous la protection des Ottomans en 1475 ; les deux autres
seront conquis par les Russes au siècle suivant (voir p. 450).

L’histoire des Turcs relevant du khanat de Djaghataï et de


l’Ilkhanat d’Iran est plus mouvementée. Dès 1335, l’Ilkhanat se
disloque. Ensuite s’affirme un chef militaire turc, Tamerlan
(1336-1405), en principe vassal des khans djaghataïdes. Il
s’empare du pouvoir en Transoxiane en 1370, puis engage une
brutale politique de conquêtes, qui aboutit à l’édification d’un
«  grand émirat  » s’étendant de l’Anatolie orientale à l’Inde du
Nord –  capitale  : Samarcande. Mais son empire ne lui survit
pas  : ses descendants, les Timourides, ne conservent au
XVe siècle que la Transoxiane et le Khorasan.

Le turc en usage dans la région succède au turc karakhanide


qui avait fleuri au XIe  siècle. Sous le nom de «  djaghataï  », il
s’impose comme langue littéraire dans une grande partie du
monde turc après les conquêtes de Tamerlan. Le persan exerce
sur lui une forte influence, d’autant qu’à l’époque timouride le
bilinguisme caractérise tant les élites que la population urbaine
en général. Une grande partie de la littérature en djaghataï est
constituée de traductions d’œuvres persanes, du moins dans un
premier temps.
Le poète Ali Shir Nevai (1441-1501) joue un rôle essentiel. Natif
de Herat, où il vit à la cour timouride, il écrit aussi bien en turc
qu’en persan. Sa poésie en turc lui vaut d’emblée une immense
renommée. Vers la fin de sa vie, il rédige en turc un traité que
lui-même intitule en arabe Muhakamat al-lughtayn, « Jugement
sur les deux langues », dans lequel il s’efforce de démontrer la
supériorité du turc sur le persan quant à la force expressive et à
la richesse du vocabulaire. Nevai passe pour le «  père  » du
djaghataï classique.

Sa notoriété n’égale cependant pas celle de Babur (1483-1530),


né dans le Fergana. Descendant de Tamerlan par son père et de
Gengis Khan par sa mère, Babur tente de s’emparer de
Samarcande, mais se heurte aux Ouzbeks et s’installe à Kaboul.
Après avoir battu le sultan afghan de Delhi en 1526, il fonde
l’Empire moghol, ainsi nommé parce que lui-même est perçu
comme «  mongol  ». En réalité, il est de langue maternelle
turque – tout en connaissant aussi le persan, en aristocrate qu’il
est – et c’est en turc qu’il tient un journal dont il tirera le célèbre
Babur-name (« Mémoires de Babur »), considéré comme le chef-
d’œuvre de la littérature djaghataï en prose. Babur est aussi
l’auteur d’une multitude de poèmes en turc et en persan.

Dans l’ouest de l’Iran et en Anatolie, les Turcs présents depuis


l’époque des Seldjoukides (XIe-XIIe  siècles) sont de langue
oghouz. Les Mongols et Turcs fondateurs de l’Ilkhanat au
XIII e  siècle ont grossi leurs rangs en s’installant surtout en
Azerbaïdjan –  capitale  : Tabriz. L’Ilkhanat s’effondre au
XIVe  siècle. Tamerlan conquiert tout l’Iran, y compris
l’Azerbaïdjan. À la même époque, une nouvelle puissance
émerge dans l’ouest de l’Anatolie  : celle des Osmanli ou
Ottomans, qui tirent leur nom de leur premier chef, Osman. Ils
prennent pied en Europe en 1354 et combattent dès lors sur
deux fronts  : dans les Balkans, contre les chrétiens, et, en
Anatolie, contre les Turcs qui s’opposent à leur hégémonie.
Après la mort de Tamerlan, des dynasties turques de langue
oghouz règnent à Tabriz : les Karakoyunlu (« Moutons noirs »),
puis les Akkoyunlu (« Moutons blancs »). Les Ottomans, de leur
côté, achèvent la conquête de ce qui fut l’Empire byzantin : ils
prennent Constantinople en 1454 et en font leur capitale.

Le temps des Ottomans et des Ouzbeks

Plusieurs nouveautés marquent l’histoire des Turcs à partir du


XVI e  siècle  : la considérable expansion de l’Empire ottoman,
jusqu’à son apogée durant la seconde moitié du XVIIe siècle ; la
fondation de l’Empire perse séfévide par des Turcs  ; la
fondation de khanats ouzbeks en Asie centrale  ; la montée en
puissance des Russes, qui vainquent les Tatars et progressent
dès lors vers l’est.

L’Empire ottoman s’agrandit de deux côtés  : dans les pays


arabes et dans le sud-est de l’Europe. Cette expansion ne
s’accompagne toutefois pas d’une colonisation turque, si ce
n’est en Roumélie, à l’ouest de Constantinople. Les sujets turcs
de l’Empire restent donc concentrés en Anatolie et dans le sud-
est des Balkans, comme au XVe  siècle. La situation linguistique
prend néanmoins un tour particulier. Alors que l’empire
s’étend, le sultan s’attribue en 1517 le titre de calife  ; l’élite
ottomane se perçoit dès lors comme située à la tête du monde
musulman. Dans ce contexte se développe la langue turque dite
« ottomane », bientôt submergée d’éléments arabes et persans.
Elle s’applique aux textes officiels et à la littérature, tandis que
la langue de tous les jours évolue de son côté. Les lettres
ottomanes classiques (ou «  littérature du divan  », du nom
donné au gouvernement du sultan) s’épanouissent au
XVI e siècle et atteignent leur apogée au début du XVIII e siècle. La
première imprimerie entre en service en 1727, mais il faudra
attendre le XIXe  siècle pour que soient tentées une
standardisation et une simplification de la langue ottomane,
afin de développer son enseignement (voir p. 448).

À l’est de l’Empire ottoman, les Turcs d’Azerbaïdjan vivent une


tout autre histoire. Au XVe  siècle, l’ordre religieux musulman
séfévide recrute parmi eux des adeptes, les Kizil Bach. Le jeune
séfévide Ismaïl se place à leur tête, s’empare de Tabriz en 1501
et se proclame chah : ainsi naît l’Empire séfévide, turc et persan
à la fois (voir p. 201). Résolument chiites, les Séfévides ont pour
adversaires des sunnites : Ottomans à l’ouest, Ouzbeks au nord-
est.

Ces derniers, nomades de langue kiptchak, évoluent au


XVe  siècle dans les steppes au nord de la mer d’Aral. Quand
certains d’entre eux tentent de s’emparer de la Transoxiane,
d’autres s’y refusent et s’installent entre le Syr-Daria et le lac
Balkhach : telle est l’origine des Kazakhs (« hommes libres » en
turc, d’où vient aussi le mot russe «  cosaque  »). En 1500,
Muhammad Chaybani, lointain descendant de Gengis Khan,
relance l’expansion des Ouzbeks vers le sud. Ses conquêtes se
divisent ensuite en khanats rivaux : de Boukhara, de Khiva (au
Khwarezm) et, au XVIIIe  siècle, de Kokand, avec pour cœur le
Fergana. La plupart des Ouzbeks se sédentarisent et se mêlent
aux populations en place, turques et tadjikes (c’est-à-dire de
langue persane). Entre les Ouzbeks et la Perse s’intercalent les
Turkmènes, qui préservent leur indépendance et se livrent à
des razzias chez leurs voisins. Les Ouzbeks adoptent la forme
locale du turc (dite couramment « turki »), quitte à y mêler des
éléments d’origine kiptchak  : telle est l’origine de la langue
ouzbèke actuelle. Le djaghataï, dont le prestige reste
considérable, demeure néanmoins la langue littéraire jusqu’au
XIXe siècle.

Les langues mongoles

Au sens strict, on qualifie de « mongoles » la langue que parlait


Gengis Khan et celles qui en sont issues. L’évolution du mongol
avant le début du XIIIe  siècle n’est pas connue, faute de
documents. Il est néanmoins probable que les Khitan,
mentionnés par les Chinois dès le Ve siècle, parlaient une langue
apparentée au mongol. Au Xe  siècle, ils acquièrent des
territoires de part et d’autre de la Grande Muraille, puis
prennent le nom dynastique chinois de Liao tout en conservant
l’usage de leur langue. Mieux  : ils la dotent d’un système
d’écriture inspiré du modèle chinois – que, pour l’heure, on ne
sait pas déchiffrer.

L’histoire de la langue mongole débute pour de bon quand, dès


1209, les Turcs ouïgours du royaume de Kotcho se rallient à
Gengis Khan. Forts de leur double qualité d’anciens nomades et
de lettrés, ils forment l’ossature de l’administration impériale
mongole, en utilisant le turc ouïgour comme langue de travail.
De surcroît, ils appliquent à la langue mongole leur propre
système d’écriture (issu de l’alphabet sogdien), bien qu’il n’y
soit pas très adapté. De cette époque date l’Histoire secrète des
Mongols, seule œuvre importante écrite en mongol à propos de
l’Empire mongol. Elle a survécu en langue mongole… mais non
en écriture mongole. Au XIVe siècle, une copie a été transcrite en
caractères chinois, ces derniers étant utilisés pour leur valeur
phonétique indépendamment de leur signification. C’est cette
version, accompagnée d’un résumé en chinois, qui nous est
parvenue. Après le récit des origines mythiques des Mongols,
l’Histoire secrète en arrive assez vite aux événements du
XII e  siècle, ce qui permet de la recouper avec des sources
chinoises. La narration s’interrompt à la mort d’Ögödei,
successeur de Gengis Khan, en 1241.

Les Mongols conquièrent la Chine et y règnent à partir de 1271


en tant que dynastie des Yuan. Les Chinois finissent toutefois
par se révolter : la dynastie des Ming, fondée en 1368, expulse
les Yuan et les poursuit jusqu’en Mongolie. Les Gengiskhanides
(descendants de Gengis Khan) y rassemblent ensuite sous leur
autorité les Mongols «  orientaux  », distincts des Mongols
«  occidentaux  » (dits aussi Oïrat, «  Fédérés  »), installés dans
l’ouest du pays et au sud de l’Altaï. Au XVIe siècle, les uns et les
autres se convertissent au bouddhisme tibétain, ce qui conduit
à traduire en mongol de nombreux textes bouddhiques. On
réforme à cette occasion le système hérité des Ouïgours : ainsi
s’établit l’écriture mongole moderne. Elle demeure aujourd’hui
officielle en Mongolie intérieure (région autonome de la
République populaire de Chine), mais elle a fait place à
l’écriture cyrillique en République de Mongolie. Au début du
XVII e siècle, une partie des Oïrat prend la direction de l’ouest et
atteint les steppes de la basse Volga  : telle est l’origine des
Kalmouks, toujours présents dans la région et dont la langue
reste vivante.

Le mandchou

Outre les langues turques et mongoles, la famille « altaïque » –


  très controversée (voir p.  34)  – inclut les langues toungouses,
qui ne comptent plus aujourd’hui que 75 000 locuteurs environ,
disséminés en Sibérie et dans le nord-est de la Chine. L’une
d’elles avait pourtant connu la gloire sous le nom de
« mandchou ».
Son histoire commence avec celle des Djurtchets, peuple
toungouse habitant ce que l’on nommera plus tard la
Mandchourie. Révolté contre les Khitan au début du XIIe siècle,
leur chef Aguda se proclame empereur en 1115 et fonde la
dynastie des Jin, bientôt maîtresse d’une grande partie de la
Chine du Nord. Tout en s’imprégnant de culture chinoise, les
Djurtchets continuent de cultiver leur propre langue et la
transcrivent en s’inspirant de l’écriture khitan. Diverses
inscriptions trilingues (chinois, mongol, djurtchet) ont permis
de déchiffrer leur écriture, du moins pour partie. Elle est
demeurée en usage occasionnel jusqu’au XVe  siècle, mais, à
cette époque, bien peu savaient encore la lire. Il est vrai que,
après les défaites des Djurtchets face à Gengis Khan à partir de
1211, le mongol était devenu la langue véhiculaire au nord de
Pékin.

Les Djurtchets n’en survivent pas moins. Vers la fin du


XVI e siècle, l’un de leurs chefs, Nurhachi, impose son autorité et
fonde, au nord-est de Pékin, un État solidement organisé. Son
fils et successeur Abahai décrète en 1636 que tous les Djurtchets
forment un seul peuple, les «  Mandchous  », puis se proclame
empereur, fondant la dynastie des Qing. En 1644, à la tête de
troupes mandchoues et mongoles, les Qing entreprennent de
conquérir la Chine, gouvernée depuis 1368 par les Ming. (Les
Qing régneront à Pékin jusqu’en 1911.) Selon la tradition, c’est
Nurhachi qui, en 1599, aurait eu l’idée d’appliquer l’écriture
mongole à la langue des Djurtchets. La nouvelle écriture entre
en usage en 1632. Les textes en mandchou se multiplient
ensuite d’autant plus que les Qing lui conservent son statut de
langue officielle, aux côtés du  chinois  et du mongol. De plus,
l’appareil d’État recourt au mandchou pour ses
communications confidentielles, jusqu’au XIXe siècle…
Le rayonnement de l’Inde

À Bali, les touristes applaudissent aux représentations


d’épisodes du Ramayana, épopée composée en Inde au
début du I er  millénaire. S’ils sont curieux, ils notent que les
Balinais pratiquent l’hindouisme, l’une des six religions
officiellement reconnues en Indonésie. À l’évidence, la
civilisation indienne s’est diffusée au loin, du moins à une
certaine époque…

Les prémices de cette civilisation datent du milieu du


II e  millénaire  av.  J.-C., quand des populations de langues indo-
européennes –  les Aryens  – pénètrent dans le nord-ouest de
l’Inde (voir p. 31). En se mêlant aux populations autochtones, ils
propagent une culture caractérisée par une religion –  le
védisme, qui se mue peu à peu en brahmanisme  – et une
langue sacrée, le sanskrit. Au milieu du I er millénaire av. J.-C., le
Bouddha, natif du nord-est du pays, y ajoute un nouvel
élément, le bouddhisme. La civilisation indienne s’étend
quelques siècles plus tard à l’Inde dans son ensemble, de
l’Hindou Kouch au Bengale et à l’île de Ceylan.

Sa diffusion hors de l’Inde débute à l’aube du I er millénaire dans


deux directions : vers le nord, au cœur de l’Asie, et vers l’est, en
Indochine et en Insulinde, autrement dit en Asie du Sud-Est.
Fait remarquable, elle ne s’appuie sur aucune opération
militaire et n’implique aucune conquête ou même tentative de
conquête. Elle résulte de l’activité de marchands, de
navigateurs et de missionnaires. Au nord, des itinéraires relient
l’Inde à la «  route de la Soie  », qui elle-même atteint la Chine
(voir p.  184). À l’est, les navigateurs se procurent des épices et
d’autres produits exotiques, puis les revendent dans les
comptoirs du sud de l’Inde. Les échanges commerciaux se
doublent d’une circulation des voyageurs et des idées.

Vers la fin du I er millénaire, l’influence culturelle de l’Inde s’est


considérablement étendue  : sous une forme brahmaniste ou
bouddhiste, selon les circonstances et les lieux, elle inspire des
peuples aussi divers que les Tibétains, les Birmans, les Khmers,
les Javanais et bien d’autres. De surcroît, elle s’accompagne de
la diffusion du système d’écriture –  très original  – élaboré par
les Indiens eux-mêmes. Vers l’an mille surgit dans la plaine de
l’Indus une nouvelle puissance  : l’islam. En Inde même, il fait
souche, sans néanmoins remettre en cause l’hégémonie d’une
culture plus que bimillénaire. Hors de l’Inde, il poursuit son
expansion par voie maritime, atteignant le nord de Sumatra au
XIII e  siècle, puis Java et d’autres îles. Face à la vague
musulmane, les Javanais « hindouisés » se replient à Bali puis,
alliés aux Balinais, s’organisent pour résister… avec succès.

L’Inde ancienne et médiévale


En 1953, dans un ouvrage consacré à la civilisation de l’Indus,
l’archéologue britannique Mortimer Wheeler (1890-1976)
émettait l’hypothèse qu’elle s’était effondrée sous les coups
d’envahisseurs arrivés du nord-ouest au milieu du
II e  millénaire  av.  J.-C.  Il expliquait ainsi comment une
civilisation très ancienne avait brusquement disparu, du fait des
Aryens (ou Ârya, voir p.  31), population de langue indo-
européenne fondatrice d’une nouvelle civilisation indienne.

L’archéologie récente a toutefois montré que la civilisation de


l’Indus avait décliné dès avant 1700  av.  J.-C., pour des raisons
sans doute climatiques (lent déplacement de la mousson
annuelle vers l’est), donc bien avant l’arrivée des Aryens. Elle a
aussi montré que cette même civilisation, certes amoindrie,
avait persisté à l’est de l’Indus jusque vers la fin du
II e millénaire av. J.-C. La thèse d’un affrontement a donc cédé la
place à celle d’une avancée progressive des Aryens en Inde,
accompagnée de métissages.

Qui étaient les « Indusiens » et quelle(s) langue(s) parlaient-ils ?


La question demeure posée depuis que les Britanniques ont
découvert, dans les années 1920, les restes de leur civilisation,
alors totalement oubliée. Les deux principaux sites
archéologiques –  Harappa, au Pendjab, et Mohenjo-Daro, dans
le Sind – et de nombreux autres montrent que la civilisation de
l’Indus, née avant la fin du IVe millénaire, a connu son apogée
entre 2600 et 1900 et qu’elle était donc contemporaine de celles
des Sumériens de Mésopotamie et des Élamites du sud de l’Iran
(voir p. 68).
Une forme d’écriture y est apparue aux alentours de 2500, puis
a disparu vers 1700. Quelque quatre mille textes très brefs sont
aujourd’hui connus : ils se composent de 5 signes en moyenne
(le plus long comptant 28 signes) et figurent sur des sceaux (en
majorité), des amulettes, quand ils ne se résument pas à des
graffitis sur des tessons de poterie. Il est difficile d’estimer le
nombre de signes distincts, car certains se ressemblent ou
présentent des variantes. Selon l’estimation la plus poussée, due
au Finlandais Asko Parpola, on en compterait entre 350 et 400,
dont près d’une centaine correspondraient à des syllabes, les
autres étant des logogrammes. Les textes figurant sur des
sceaux ressemblent à ceux du Proche-Orient : il s’agirait surtout
de noms de personnes et de titres. Il est vrai que les Indusiens
commerçaient avec le Golfe, comme en témoignent une
quarantaine de sceaux retrouvés en Mésopotamie et alentour.
On peut donc supposer qu’ils se sont ainsi initiés –  fût-ce
indirectement – au principe de l’écriture, puis qu’ils ont élaboré
leur propre système en se fondant pour partie sur les
pictogrammes qu’ils utilisaient auparavant. Quoi qu’il en soit,
l’énigme reste entière  : l’écriture indusienne n’est pas
déchiffrée, faute de documents bilingues et faute de connaître
la filiation de la langue qu’elle transcrit. Divers indices
suggèrent une parenté proto-dravidienne, mais cela reste une
hypothèse.

Quand ils pénètrent en Inde, les Aryens rencontrent des


populations autochtones parlant une diversité de langues dont
les plus répandues relevaient, semble-t-il, de la famille
dravidienne, tant dans la plaine indo-gangétique que dans le
centre et le sud de la péninsule. Les Aryens se conduisent en
conquérants  : ils instaurent peu à peu une société qu’ils
dirigent, les autochtones étant confinés dans les rôles
subalternes. Après avoir colonisé le nord de la plaine de l’Indus,
ils s’approchent du Gange. Alors débute la symbiose entre leur
culture et les cultures autochtones. Les Aryens qui
entreprennent de défricher la plaine du Gange, au début du
I er millénaire av. J.-C., sont donc déjà métissés, biologiquement
et culturellement. L’actuel Bihar est atteint avant la fin du
VII e  siècle et le Bengale, au IVe  siècle  av.  J.-C.  En revanche, les
populations munda et dravidiennes du nord-est du Deccan vont
longtemps résister à l’aryanisation (certaines jusqu’à l’époque
moderne).

De façon très schématique, la symbiose linguistique se


décompose en deux phases : les autochtones – principalement
de langues dravidiennes – adoptent l’indo-aryen comme langue
véhiculaire, quitte à le parler «  à leur façon  », c’est-à-dire à lui
appliquer nombre des traits grammaticaux de leurs propres
langues ; l’indo-aryen ainsi modifié devient peu à peu la langue
usuelle de l’ensemble de la population. Dans le sud de l’Inde, en
revanche, les langues dravidiennes se maintiennent, au prix
d’une invasion de vocabulaire indo-aryen.

Langue mémorisée, langue parlée :


sanskrit et prakrit
Disparue avec la civilisation de l’Indus, l’écriture ne réapparaît
en Inde qu’au IIIe  siècle  av.  J.-C., sous la forme des édits de
l’empereur Ashoka (voir plus loin). À cette époque, il existe
pourtant déjà un corpus littéraire considérable, peu à peu
enrichi après l’arrivée des Aryens et transmis oralement, de
génération en génération. Comment le sait-on  ? Après
l’apparition de l’écriture, ces œuvres ont été consignées et sont
parvenues jusqu’à nous. En se référant à la tradition et en
analysant les textes eux-mêmes, les philologues ont pu les
dater ou, du moins, les situer dans le temps les uns par rapport
aux autres. Ils en ont conclu qu’en Inde l’apparition de
l’écriture ne marque pas un tournant  ; elle s’inscrit dans un
long processus ayant débuté une douzaine de siècles plus tôt et
qui se poursuivra.

On nomme «  védique  » la langue indo-aryenne la plus


ancienne, préservée dans quatre ensembles de textes
liturgiques connus sous le nom de Vedas. Le plus vieux, Rig-
Veda, compile un millier d’hymnes ayant pris forme après
l’arrivée des Aryens dans le nord-ouest de l’Inde. D’autres
textes font suite aux Vedas, notamment les Brahmanas et les
Sutras, datant de la première moitié du I er millénaire av. J.-C. Il
n’y a pas d’interruption du védique au sanskrit : le premier, dit
aussi «  sanskrit védique  », évolue jusqu’à devenir le «  sanskrit
classique  », remarquablement analysé par un grammairien de
génie, Panini. Son œuvre, l’Astadhyayi («  Les huit chapitres  »),
formule près de quatre mille règles tant phonétiques que
morphologiques et syntactiques, avec une rigueur d’analyse
inégalée avant l’époque contemporaine.
Or, tous les « textes » évoqués, du Rig-Veda à la grammaire de
Panini elle-même, sont transmis oralement, de mémoire, en
l’absence d’écriture. (Ils seront consignés plus tard, au
I er millénaire apr. J.-C.) C’est dire combien la transmission orale
se révèle conservatrice, contrairement à ce que l’on pourrait
penser : la tradition indienne se fie à une mémoire savamment
cultivée, y compris pour des œuvres d’une grande complexité.
On décèle même chez les lettrés indiens une aversion pour
l’écrit, perçu comme appauvrissant l’essence même de la
langue. Un proverbe l’exprime : « Le savoir dans un livre, c’est
l’argent dans la main d’un autre. »

Revenons à Panini. Hors de son œuvre, on ignore presque tout


de lui, si ce n’est qu’il est né à Pushkalavati (près de l’actuelle
Peshawar, dans le nord-ouest du Pakistan) et qu’il a vécu au
Ve  ou au IVe  siècle  av.  J.-C.  On ne sait pas non plus comment il
travaillait. Il semble avoir connu l’écriture, alors en usage dans
l’Empire perse voisin, mais s’en servait-il, ne serait-ce que pour
prendre des notes  ? Ou bien recourait-il à un groupe d’élèves
dont chacun mémorisait une partie de ses raisonnements  ?
Toujours est-il que, sans l’avoir voulu, Panini a « gelé » la langue
sanskrite  : ce qui, dans son esprit, était une grammaire
descriptive (de la langue cultivée de son temps) est devenu une
grammaire prescriptive.

Tandis que la langue religieuse et savante est confiée à la


mémoire des lettrés, la langue parlée usuelle évolue librement.
On la nomme «  prakrit  », de prakrta, «  naturel, non raffiné  »,
tandis que «  sanskrit  » vient de samskrta, «  construit  »
(conformément aux règles analysées par Panini et d’autres). À
mesure que les Aryens se répandent en Inde, on relève deux
évolutions : tout en incorporant de nombreux traits empruntés
aux langues autochtones, notamment dravidiennes, le prakrit
se subdivise en dialectes régionaux que l’on nomme, eux aussi,
« prakrits ».

Au tournant des VI e  et Ve  siècles, deux hommes, par leur


prédication, modifient la destinée du prakrit  : le Bouddha
(v. 560-v. 480) et Vardhamana Mahavira (540-468 environ). L’un
et l’autre prêchent dans le royaume de Maghada (actuel Bihar),
dont ils sont natifs et qui constitue alors le centre de gravité de
la culture indo-aryenne. Ils critiquent le brahmanisme et
dispensent un enseignement qui aboutit à une nouvelle
religion : ainsi naissent le bouddhisme et le jaïnisme. Si l’on en
croit la tradition, l’un et l’autre prêchaient en prakrit et non en
sanskrit, pour être compris de tous. Telle fut l’origine d’une
nouvelle pratique linguistique  : les plus anciens textes connus
du bouddhisme et du jaïnisme ne sont pas en sanskrit, mais en
divers prakrits.

Genèse des écritures indiennes :


kharoshthi et brahmi

Les édits d’Ashoka, gravés sur pierre et dispersés un peu


partout en Inde, sont les premiers écrits indo-aryens que l’on
connaisse. Empereur de la dynastie des Maurya fondée au
début du IVe  siècle, Ashoka a régné sur une grande partie de
l’Inde de 269 à 232, depuis la capitale Pataliputra (aujourd’hui
Patna), au Maghada. Les édits exposent ses principes de
gouvernement et son éthique, inspirée par le bouddhisme. Ils
sont rédigés dans le prakrit de la région où ils se trouvent, en
utilisant soit le système d’écriture « kharoshthi », dans le nord-
ouest de l’Inde, soit, partout ailleurs, le système dit « brahmi ».
L’écriture entre ainsi «  par la petite porte  » dans la culture
indienne  : elle s’applique d’abord aux prakrits et non au
sanskrit, lequel sera retranscrit à partir du début du
I er millénaire. Encore ne s’agira-t-il que de textes administratifs,
littéraires ou savants : les textes sacrés, de tout temps confiés à
la mémoire, seront consignés plus tard et non sans réticences.
Source : Tableau 12 p. 267 et tableau 13 p. 268 (adapté
de Hans J ENSEN, Die Schrift in Vergangenheit und
Gegenwart, VEB Deutscher Verlag der
Wissenschaften, Berlin, 1969 [3e éd.]), in Florian
COULMAS, The Blackwell Encyclopedia of Writing
Systems, Blackwell Publishers, Oxford, 1996. Avec
l’autorisation de Wiley.

Les deux systèmes d’écriture, devenus illisibles pour les érudits


indiens eux-mêmes, sont déchiffrés dans les années 1830. (Il est
vrai que le kharoshthi n’était plus utilisé depuis le milieu du
I er  millénaire et que les écritures indiennes actuelles, bien
qu’issues du brahmi, en diffèrent notablement.) Le mérite
principal en revient à l’Anglais James Prinsep (1799-1840), mis
sur la voie par des monnaies portant des inscriptions en grec et
en kharoshthi, datant du règne de Ménandre, roi grec de
Bactriane au IIe  siècle  av.  J.-C.  C’est du reste dans cette région,
correspondant à l’est de l’Afghanistan et au nord du Pakistan,
que se situent des inscriptions sur pierre en kharoshthi. On a
également retrouvé, au Xinjiang actuel, des inscriptions sur
bois, peau ou papier, remontant à la première moitié du
I er millénaire.

Quelle est l’origine de l’écriture kharoshthi ? Il ne fait guère de


doute qu’elle dérive de l’écriture araméenne, car nombre de ses
signes sont similaires à des signes araméens ayant la même
valeur phonétique (voir le tableau). De surcroît, le kharoshthi
s’écrit de droite à gauche, comme l’araméen (et les autres
langues sémitiques). La filiation s’explique facilement puisque
l’actuel Afghanistan faisait partie de l’Empire perse achéménide
(VIe-IVe  siècles  av.  J.-C.), qui avait l’araméen pour langue
officielle.
À la différence du kharoshthi, l’écriture brahmi – qui s’écrit en
principe de gauche à droite  – ne présente pas de similitude
manifeste avec les écritures sémitiques. Dans quelles
circonstances est-elle apparue ?

La théorie selon laquelle elle descendrait du système d’écriture


de la civilisation de l’Indus n’a guère fait d’adeptes, pour
plusieurs raisons  : les Aryens n’étaient pas arrivés en Inde
quand les Indusiens ont cessé d’écrire, l’absence d’écrits entre
cette époque et le IIIe  siècle  av.  J.-C.  serait difficilement
explicable,  etc. Selon d’autres théories (en faveur chez les
Indiens eux-mêmes), l’écriture brahmi aurait été créée en Inde,
ex nihilo. Une hypothèse peu plausible étant donné l’ancienneté
des relations entre l’Inde et le Proche-Orient, où l’écriture existe
depuis la seconde moitié du IVe millénaire av. J.-C.

Le processus qui, dans ses grandes lignes, fait aujourd’hui


l’objet d’un consensus associe les origines du brahmi à celles du
kharoshthi de la façon suivante.

– Le kharoshthi est une adaptation de l’écriture araméenne à


un prakrit du nord-ouest de l’Inde à la lumière de
l’enseignement de Panini et d’autres grammairiens, notamment
sur le plan phonétique. D’où la remarquable spécificité du
système d’écriture indien, qui distingue clairement les voyelles
des consonnes en les figurant sous la forme d’appendices
attachés à ces dernières (voir les tableaux). Cela n’implique pas
pour autant qu’il s’agisse d’une création ex nihilo.
Source : Tableau 7 p. 51 et tableau 8 p. 52, in Florian
COULMAS, The Blackwell Encyclopedia of Writing
Systems, Blackwell Publishers, Oxford, 1996. Avec
l’autorisation de Wiley.

– Le brahmi applique le même système tout en créant de


nouveaux signes, dont le dessin diffère de celui des signes
sémitiques. Les créateurs du brahmi se seraient ainsi inspirés
du kharoshthi, qui lui serait donc antérieur.

Bien que le processus ainsi esquissé paraisse très vraisemblable,


il est difficile de prouver qu’il a effectivement eu lieu, faute
d’écrits connus antérieurs aux inscriptions d’Ashoka. Quoi qu’il
en soit, dans cette hypothèse, la genèse des écritures indiennes
n’aurait pas débuté avant l’essor de l’Empire achéménide (fin
du VIe siècle av. J.-C.), propagateur de l’écriture araméenne. Par
ailleurs, on peut supposer que l’usage de l’écriture s’était
développé avant la première moitié du IIIe  siècle  av.  J.-C.  À
défaut, les édits d’Ashoka n’auraient guère eu de lecteurs…

Au fil du temps, l’écriture brahmi se diversifie en multiples


variantes régionales de plus en plus divergentes, à tel point qu’à
l’arrivée des Britanniques nul ne sait plus la lire. Comment
expliquer une telle évolution, alors que, par exemple, l’écriture
latine est demeurée pratiquement inchangée depuis le
VII e siècle av. J.-C. ? Après la chute de l’empire des Maurya, vers
la fin du IIe  siècle  av.  J.-C., l’Inde se divise politiquement et
restera morcelée une grande partie de son histoire.

Or, à la différence de l’Europe, elle ne dispose pas d’une Église


centralisée attachée à maintenir l’unité des écrits, d’autant que
l’écriture ne présente pas de caractère sacré (à la différence de
la transmission orale). En conséquence, un système en vaut un
autre : quand ils écrivent le sanskrit, les brahmanes eux-mêmes
emploient l’écriture de la région où ils se trouvent. Au cours des
six siècles qui suivent le règne d’Ashoka, l’écriture brahmi se
subdivise en deux types, dits « septentrional » et « méridional ».
Du premier sont issues l’écriture nagari ancienne (dont
descend, entre autres, l’écriture nagari moderne ou devanagari,
employée par l’hindi) et l’écriture bengali. Le type méridional
conduit aux écritures appliquées aux langues dravidiennes et à
l’écriture cinghalaise, puis aux diverses écritures d’Asie du Sud-
Est : môn-birmane, khmère, thaï, etc.

Sanskrit « universel » et pali bouddhiste

La floraison de l’écriture se transmet des prakrits au sanskrit


lui-même au début de notre ère. Les deux grandes épopées en
sanskrit –  le Mahabharata et le Ramayana  – sont consignées
autour du IVe siècle.

L’origine du Mahabharata (« Grand Bharata ») semble se situer


dans le nord-ouest de l’Inde vers le Xe siècle av. J.-C., quand des
luttes tribales auraient opposé divers chefs se réclamant d’un
ancêtre commun, Bharata [1] . Le récit de ces luttes aurait
ensuite été magnifié au fil des siècles par des chantres épiques
(comme le fut l’Iliade). La composition du Mahabharata, tel que
nous le connaissons, semble s’être étendue sur six ou sept
siècles, à partir du IVe siècle av. J.-C. environ. C’est une œuvre à
la fois colossale et d’une extrême complexité, qui mêle au récit
proprement dit des exposés sur les sujets les plus divers. Le
Mahabharata rassemble ainsi une somme de concepts
religieux et philosophiques, de traditions historiques, de règles
morales et juridiques, etc., qui en font l’un des fondements de la
culture indienne.

Le Ramayana aurait été mis en forme vers 300  apr.  J.-C.  après
quelques siècles de tradition orale. Il raconte l’histoire, riche en
aventures, de Rama et de Sita et annonce la littérature raffinée
qui suivra. Toutefois, ce n’est pas seulement une histoire  : le
Ramayana regorge de significations historiques, morales,
ritualistes, religieuses, philosophiques… Son succès se mesure
aux innombrables traductions et adaptations dont il a fait
l’objet  : en tamoul et en kannara (XIIe  siècle), en bengali
(XIVe  siècle), en avadhi, en marathi et en malayalam
(XVIe  siècle),  etc., mais aussi en javanais (dès le Xe  siècle), en
balinais, etc.

Deux genres littéraires en sanskrit se développent par ailleurs


au temps de l’empire des Gupta (IVe siècle-milieu du VIe siècle) :
une poésie de cour très raffinée et le théâtre classique, l’une et
l’autre illustrés par le grand poète et dramaturge Kâlidâsa, sans
doute contemporain de l’empereur Chandragupta  II (v.  375-
v. 415).

Aussi célèbres soient-ils, les monuments littéraires en sanskrit


ne résument pas les ambitions d’une langue qui se perçoit à la
fois comme «  éternelle  » (langue des dieux) et «  universelle  »
(langue de tous les domaines de la connaissance). Sa complète
maîtrise caractérise les pandits, intellectuels professionnels
dont la formation, fondée sur trois disciplines (grammaire,
exégèse et logique), dure une douzaine d’années, inclut la
mémorisation d’innombrables textes et fait d’eux des
«  bibliothèques ambulantes  ». Les pandits exercent leurs
compétences dans toutes sortes de domaines  : juridiques,
rituels, linguistiques, scientifiques, techniques, etc. Au cours du
I er  millénaire et au-delà, le sanskrit, langue de la religion par
excellence, s’affirme ainsi comme celle de tous les savoirs et, de
façon plus générale, comme langue véhiculaire de la vie
intellectuelle dans toute l’Inde (comme le latin dans la
chrétienté d’Occident).

Parmi les prakrits se distingue le pali, dont les origines se


situent au centre de la plaine indo-gangétique. C’est en pali que
furent composés les textes bouddhiques formant le canon de
l’école theravada. Ils rapportent l’enseignement du Bouddha et
se répartissent en « trois corbeilles » (Ti-pitaka). Le Suttapitaka,
dont de nombreux textes sont présentés comme des discours
du Bouddha, contient l’essentiel de la «  Loi  » (vérité absolue).
Les deux autres corbeilles se nomment Vinaya (« discipline ») et
Abhidhamma («  retour technique sur la Loi  »). À ces textes
s’ajoutent d’innombrables «  commentaires  », dont la
composition s’échelonne sur plus de dix siècles. La tradition
cinghalaise veut qu’ils aient été mis par écrit à Ceylan, mais il
semble qu’ils aient d’abord été rédigés sur le continent, sans
doute au début de notre ère. Le bouddhisme se diffuse en Asie
du Sud-Est en pali.
L’impact de l’islam et la diversification
des langues indo-aryennes

À partir de l’an mille environ, des musulmans turcs et iraniens


lancent des raids dans le nord-ouest de l’Inde, avant de s’y
établir en maîtres. Ainsi naît (en 1206) le sultanat de Delhi, qui
dominera le nord de l’Inde, non sans éclipses, jusqu’au début
du XVIe  siècle. Seules trois grandes régions échappent à
l’hégémonie musulmane  : le pays des Rajputs (actuel
Rajasthan), le nord-est du Deccan (actuel Orissa et son arrière-
pays) et le sud de la péninsule.

Dans les années 1520, Babur, roi turc de Kaboul, se lance à son
tour à la conquête de l’Inde du Nord. Telle est l’origine de la
dynastie musulmane dite «  moghole  », Babur ayant été perçu
comme mongol. L’Empire moghol s’affirme dans la seconde
moitié du XVIe  siècle sous Akbar, puis atteint son expansion
maximale sous Aurangzeb au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
Il décline ensuite et se rétracte, tandis qu’émergent de
nouveaux pouvoirs politiques  : la Confédération sikhe, les
nababs d’Aoudh et du Bengale, la Confédération marathe (dont
les chefs sont hindouistes), etc. Puis les Britanniques entreront
en scène.

Jusqu’au début du XIVe siècle, les musulmans se comportent en


conquérants, de façon souvent brutale  : ils détruisent les
temples hindous, remplacés par des mosquées, ruinent le grand
centre bouddhique de Nalanda (dans l’actuel Bihar), etc. Ensuite
s’instaure un modus vivendi variable selon les régions. Dans la
plaine de l’Indus, très tôt soumise, la masse de la population
adopte l’islam. Il en va de même au Bengale oriental, sans que
l’on en comprenne précisément les raisons. Ailleurs, l’islam
tend à demeurer la religion d’une élite politico-militaire, ne
faisant qu’une minorité d’adeptes dans la population
autochtone. Outre leur religion, les conquérants apportent leur
langue. Bien que turcs ou afghans (autrement dit pachtounes)
pour la plupart, ils emploient comme langue du pouvoir et de la
culture le persan, prestigieux dans tout l’Orient non arabe. C’est
ainsi qu’au temps du sultanat de Delhi, puis de l’Empire
moghol, le persan s’impose comme langue de la cour et de
l’administration, voire comme langue littéraire. (Mutatis
mutandis, l’anglais lui succédera dans ces rôles à partir du
XIXe siècle.)

Le persan n’en reste pas moins la langue d’une petite minorité,


tandis qu’après l’an mille des langues indo-aryennes de plus en
plus diversifiées ont peu à peu pris forme. Les linguistes peinent
à les classer, de sorte que le dessin de l’« arbre généalogique »
conduisant du védique aux langues actuelles demeure très
incertain. Il est vrai que l’indo-aryen s’est développé dans une
zone dépourvue de barrières naturelles, politiquement instable
et parcourue d’incessantes migrations. Il en résulte un
continuum dialectal rendant problématique la délimitation de
langues distinctes et donc leur classification.
Diverses langues littéraires se développent néanmoins, de
même qu’une langue véhiculaire promise à un bel avenir sous
les noms d’ourdou et d’hindi. Le braj, fondé sur un dialecte
parlé à l’est et au sud de Delhi, joue un rôle de premier plan du
XVI e  au XIXe  siècle. L’avadhi s’épanouit du XVI e  au XVIII e  siècle
dans la province d’Aoudh, au cœur de la plaine du Gange.
Tulsidas (v.  1532-v.  1627), souvent considéré comme le plus
grand poète de l’Inde, écrit en avadhi son chef-d’œuvre,
Ramacaritamanasa («  Lac sacré des actes de Rama  »), qui
s’inspire du Ramayana sanskrit. Les poèmes épiques en
marvari, langue littéraire du Rajasthan, relatent les
interminables luttes des Rajputs contre les musulmans.

Le braj et l’avadhi constituent aujourd’hui les principales


références littéraires de la population de langue hindi.
Néanmoins, l’hindi n’en est pas issu, sa genèse se confondant
avec celle de l’ourdou.

L’histoire des deux langues jumelles commence, semble-t-il, à


Delhi, capitale du sultanat éponyme (et ensuite, le plus souvent,
des Moghols). Un idiome composite associant de nombreux
éléments persans au dialecte indo-aryen local s’y serait formé
au sein de divers groupes sociaux gravitant dans l’orbite de la
cour. Il se serait ensuite répandu au loin, en tant que langue
véhiculaire des militaires et autres agents du pouvoir et de
leurs divers interlocuteurs. Quoi qu’il en soit, il est certain que
dès le XVIe  siècle cet idiome s’est mué en langue écrite (en
caractères arabo-persans) dans les sultanats musulmans qui se
partagent alors le Deccan (Bijapur, Golconde, etc.). Il s’épanouit
ensuite à Delhi et à Lucknow (en Aoudh) et devient, au
XVIII e 
siècle, la langue écrite des musulmans, supplantant le
persan. On  nomme aujourd’hui cette langue «  ourdou  »,
appellation ayant, semble-t-il, pour origine zaban-i-urdu,
«  langue du camp (militaire)  ». À l’époque, toutefois, on la
nommait plutôt « hindi », c’est-à-dire « [langue] de l’Inde », pour
la distinguer du persan. (La divergence entre les
deux  langues  modernes portant les noms d’ourdou et d’hindi
date de l’époque britannique, voir p. 471.)
Les langues littéraires régionales aux XVII e- XVIII e siècles

Parmi les langues indo-aryennes nettement distinctes de celles


de la région centrale figure le bengali, riche d’une œuvre
poétique destinée à être chantée, le gujarati, dont la littérature
fut d’abord inspirée par le jaïnisme, et le marathi, langue des
Marathes qui, après s’être affranchis de la tutelle des Moghols,
s’organisèrent au XVIIIe  siècle en une Confédération dominant
toute l’Inde centrale, avant de s’incliner face aux Britanniques
au début du siècle suivant. Dans la plaine de l’Indus, tôt
islamisée, les langues indo-aryennes telles que le panjabi ou le
sindhi –  écrites en caractères arabo-persans  – ont plus
qu’ailleurs pâti de l’hégémonie du persan. Mais le panjabi est
aussi la langue du sikhisme, fondé vers 1500 par Guru Nanak
(1469-1538). Selon la tradition, le deuxième gourou, Angad
(1504-1552), aurait mis au point une écriture spécifique, dite
« gurmukhi » (« de la bouche du gourou »), afin que l’Adi Granth,
livre sacré des sikhs, soit lu correctement. Elle demeure en
usage officiel aujourd’hui.

Les langues dravidiennes, du « proto-


dravidien » à la gloire de Vijayanagar

Le missionnaire écossais Robert Caldwell (1814-1891), auteur


d’une Grammaire comparée de la famille des langues
dravidiennes publiée en 1856, a lui-même forgé leur appellation
à partir du mot sanskrit dravida, désignant le sud de la
péninsule. Au nombre de deux douzaines aujourd’hui, les
langues dravidiennes ont tenu tête à la poussée des langues
indo-aryennes au prix d’une «  aryanisation  » massive de leur
vocabulaire, à tel point qu’avant le XIXe siècle on ne les percevait
pas comme distinctes des autres langues indiennes.

La linguistique comparée permet de remonter des langues


actuelles à une forme antérieure reconstruite nommée « proto-
dravidien ». En sens inverse, on peut retracer l’évolution ayant
conduit du proto-dravidien aux actuels groupes de langues et
distinguer quelques étapes majeures. Quand les Aryens ont
pénétré dans le nord de l’Inde, les populations de langue proto-
dravidienne ont adopté l’indo-aryen tout en lui donnant de
nombreux traits grammaticaux particuliers, comme on l’a noté
plus haut. Dans le sud de l’Inde, en revanche, le proto-dravidien
s’est maintenu. Il s’est scindé en deux branches –  nord et
centre-sud – entre le XIIIe et le Xe siècle av. J.-C., quand certaines
populations sont reparties vers le nord, franchissant les monts
Vindhya. (Ainsi, les Brahouis de l’actuel Baloutchistan, de
langue dravidienne, ne seraient pas les descendants d’un
groupe demeuré « en arrière », mais des migrants relativement
tardifs.) Les groupes centre et sud auraient divergé entre le
XI e  et le VIII e  siècle  av.  J.-C.  Du groupe sud relèvent les quatre
principales langues  : le tamoul, le malayalam, le kannara et le
telugu.

Les plus anciennes inscriptions en tamoul, pour certaines


mêlées de sanskrit, utilisent l’écriture brahmi. Elles remontent
au temps de l’empereur Ashoka (milieu du IIIe siècle av. J.-C.) :
cela témoigne de l’influence très tôt exercée par la culture
aryenne sur les langues dravidiennes. On connaît aussi le
tamoul ancien au travers de textes d’abord transmis à l’oral,
puis consignés sous la forme de manuscrits sur feuilles de
palme copiés et recopiés au fil du temps. Nombre de ces textes
ont réapparu dans la seconde moitié du XIXe  siècle alors qu’ils
étaient quasi oubliés. Ils sont collectivement connus sous le
nom de Sangam, désignant aussi leurs auteurs, membres de
trois «  académies  » légendaires. Parmi les œuvres les plus
remarquables figurent une grammaire (Tolkappiyam) datant de
la fin du I er millénaire av. J.-C., des poèmes traitant de l’amour
et de la guerre, deux épopées (Cilappatikaram et Manimekalai)
et des textes didactiques et religieux. Au tamoul médiéval
correspond un second apogée littéraire, marqué par l’essor
d’une poésie de la dévotion (bhakti) à Shiva et à Vishnou (VIIIe-
IXe  siècles).
La transposition du Ramayana en tamoul semble
dater du XIIe  siècle. Le tamoul médiéval se mue en tamoul
moderne au XIVe siècle. Quant au malayalam, à l’origine dialecte
du tamoul, il s’affirme en tant que langue écrite distincte à
partir du XIIe  siècle, mais c’est au XVIe  siècle que s’impose une
littérature originale, dès lors abondante.

En kannara et en telugu, les plus anciennes inscriptions


connues remontent aux Ve  et VIe  siècles. La première œuvre
littéraire en kannara, datée du IXe  siècle, est un traité
d’ornementation poétique, le Kavirajamarga, se référant au
modèle sanskrit. Le kannara s’épanouit au siècle suivant sous
les auspices du jaïnisme, inspirateur de trois poètes épiques  :
Pampa, Ranna et Ponna. Au XIIe  siècle, l’essor du shivaïsme
suscite une poésie en une langue plus simple qu’illustre Basava
(1134-1196), considéré comme le plus grand poète kannara.
En telugu, la première œuvre littéraire, fortement influencée
par le sanskrit, date du XIe  siècle. Comme en kannara, le
shivaïsme inspire la littérature des siècles suivants. Les deux
langues s’épanouissent ensuite dans le cadre de l’empire de
Vijayanagar. Ses origines remontent à deux frères d’origine
telugu, Harihara et Bukka  : révoltés contre les sultans
musulmans du Deccan, ils fondent en 1336 Vijayanagar, la
« Cité de la victoire », au centre de l’actuel Karnataka. Dominant
tout le sud de l’Inde, l’empire atteint son apogée sous le règne
de Krishna Deva Raya (1509-1529). La tradition veut que ce
grand souverain, mécène des arts et des lettres, ait lui-même
composé en trois langues  : sanskrit, telugu et kannara. La
littérature telugu atteint son âge d’or au XVIe siècle, quand sont
composés les prabandha, longs récits en vers et prose. Le plus
grand poète de l’époque se nomme Allasani Peddana. En 1565,
les musulmans prennent leur revanche et détruisent
Vijayanagar.

Le tibétain

Le roi Nam-ri unifie le Tibet à la fin du VIe  siècle en imposant


son autorité à de multiples principautés. Selon la tradition,
l’écriture tibétaine aurait été élaborée en 632 par Thonmi
Sambhota, un ministre que le roi Srong-btsan sgam-po, fils de
Nam-ri, aurait envoyé en Inde à cet effet. Rien ne permet de le
vérifier, mais il est clair que l’écriture tibétaine dérive d’une
écriture indienne.

L’arrivée du bouddhisme au Tibet date aussi de cette époque : il


sera officiellement soutenu par les rois, avant que la monarchie
ne s’effondre au milieu du IXe  siècle. Les moines tibétains font
ensuite appel à un maître indien, Atisha (982-1054), pour
restaurer et consolider le bouddhisme. Cela conduit à la
fondation de grands monastères, qui gagnent en puissance au
fil du temps. Au XIIIe  siècle, les Mongols, régnant à Pékin,
affirment la suzeraineté de la Chine sur le Tibet (comme le
feront toutes les autorités chinoises, impériales puis
républicaines). Le Tibet tend ensuite à se replier sur lui-même, à
une réserve près  : au XVIe  siècle, des moines tibétains partent
prêcher auprès de princes mongols restés à l’écart de l’Empire
chinois. C’est ainsi que la forme tibétaine du bouddhisme –
  ayant pour langue liturgique le tibétain  – s’implante en
Mongolie.

La plus ancienne inscription connue en tibétain figure sur un


pilier à Lhassa. Elle date des années  760. À peine plus tardifs
sont des manuscrits retrouvés au début du XXe  siècle à
Dunhuang, dans le nord-est de la Chine (voir p. 185). On nomme
«  tibétain classique  » une langue écrite dont les normes
grammaticales, établies dès le IXe  siècle en vue de traduire le
sanskrit, ne varieront plus guère. Il existe une abondante
littérature d’inspiration surtout religieuse, les auteurs tibétains
se montrant particulièrement prolixes… L’œuvre la plus célèbre
date probablement du XIVe  siècle  : c’est la Biographie de
Milarepa, ascète ayant vécu au tournant des XIe et XIIe siècles.

L’écriture tibétaine se présente sous deux formes  : dbu can,


« avec une tête », et dbu med, « sans tête ». La première est celle
des inscriptions anciennes  ; la seconde, attestée depuis le
XII e siècle, est une écriture cursive. Le plus ancien spécimen de
texte tibétain imprimé, datant de 1284, le fut dans un atelier de
Pékin employant la xylographie (un bloc de bois gravé par
page). Il recourt à l’écriture dbu can, qui reste aujourd’hui celle
des textes imprimés. Tandis que le tibétain écrit demeure au fil
des siècles très proche du tibétain classique, les divers dialectes
parlés ne cessent d’évoluer  : ainsi s’instaure une situation de
diglossie qui reste d’actualité (voir p. 523).

L’influence indienne en Asie du Sud-


Est

« Riziculture de droit divin » : ainsi l’orientaliste Denys Lombard


(1938-1998) qualifiait-il un type de société caractéristique de
l’Asie du Sud-Est à une époque correspondant à notre Moyen
Âge. Née dans le sud de la Chine, la riziculture se pratique dans
la région depuis le III e  millénaire, mais pourquoi «  de droit
divin » ? Cela résulte de l’influence de l’Inde, dont la culture se
diffuse vers l’est au début de notre ère grâce à l’essor de la
navigation maritime.
Les souverains locaux s’en inspirent pour renforcer leur
autorité politique en lui donnant une dimension religieuse. Ils
font venir d’Inde des brahmanes qui apportent l’hindouisme,
l’usage du sanskrit, une organisation administrative sur le
modèle indien,  etc. Seuls les Vietnamiens –  ou du moins leurs
ancêtres –, passés dans l’orbite de la Chine dès le IIe siècle av. J.-
C., échappent à cette influence. Le bouddhisme arrive en même
temps que l’hindouisme. L’un et l’autre se côtoient pendant
plusieurs siècles.

On résume souvent cette évolution en la qualifiant


d’«  indianisation  », mais il faut la relativiser  : elle ne concerne
que des élites et, de surcroît, «  fait lever la pâte  » plus qu’elle
n’impose des modèles. En témoignent des édifices religieux
aussi grandioses que Borobudur (IXe  siècle) ou Angkor Vat
(XIIe siècle), qui n’ont pas d’équivalents en Inde. Toujours est-il
que l’influence indienne s’accompagne de la diffusion de
l’écriture dans la région  : la plus ancienne inscription connue
figure sur une stèle découverte à Vo-canh, dans ce qui fut le
pays cham (sud de l’actuel Vietnam). Rédigée en sanskrit, elle
traite de décisions prises par un roi nommé Sri Mara en faveur
du bouddhisme et semble dater du IIIe siècle.

Peuples et langues de la péninsule


indochinoise
Les langues parlées dans la péninsule indochinoise au
I er  millénaire se répartissent en trois familles, la plus
anciennement présente étant la famille môn-khmère. Les
Khmers peuplent le bassin du Mékong. Les Môn se situent plus
à l’ouest, dans la plaine du Chao Phraya (au cœur de l’actuelle
Thaïlande). De la famille austronésienne relève la langue des
Chams, débarqués sur la côte de l’actuel Vietnam au cours de la
seconde moitié du I er  millénaire  av.  J.-C.  De la famille tibéto-
birmane relève celle des Pyu, venus du nord et qui colonisent la
plaine de l’Irrawaddy au début du I er  millénaire. Ils y seront
suivis, quelques siècles plus tard, par les Birmans, eux aussi de
langue tibéto-birmane, qui absorberont peu à peu les Pyu. Les
langues des Thaïs, derniers arrivants, appartiennent à une
quatrième famille, nommée «  tai-kadai  ». Venus du sud de la
Chine, ils s’infiltrent dans la région dès la seconde moitié du
I er millénaire, puis affluent au XIIIe siècle.

À ces six protagonistes (Khmers, Môn, Chams, Pyu, Birmans et


Thaïs) s’ajoutent les Viêt (ancêtres des Vietnamiens), dont la
langue relève de la famille môn-khmère, mais qui sont inclus
dans l’aire culturelle chinoise (voir p.  264). Certains de ces
peuples forment aujourd’hui le cœur d’États-nations  : les
Khmers (Cambodge), les Birmans, les Thaïs (Thaïlande et Laos),
les Vietnamiens ; d’autres ont disparu (les Pyu) ou se réduisent
à des minorités (les Môn et les Chams). Entre-temps, l’histoire
qui s’est déroulée n’est pas sans rappeler celle de l’Europe  :
souvent guerrière et mettant en scène des royaumes rivaux. La
raconter serait fastidieux  : mieux vaut concentrer l’attention
sur chacun des peuples et sa langue.
Les Chams

Une inscription bilingue sanskrit-cham, datant des environs de


400, fait du cham la langue austronésienne la plus
anciennement attestée. Les deux textes emploient une écriture
de style «  pallava  », originaire d’Inde du Sud, comme les
écritures appliquées aux autres langues de la péninsule
indochinoise avant qu’elles ne se différencient. La langue cham,
nourrie de sanskrit, finit par prévaloir dans les inscriptions à
partir du VIIIe  siècle. Le Champa, royaume des Chams, connaît
son apogée au siècle suivant, puis se trouve confronté à deux
puissants voisins : à l’ouest, le royaume khmer d’Angkor et, au
nord, celui des Viêt, affranchis de la domination chinoise. Ces
derniers progressent ensuite inexorablement vers le sud  : ils
achèveront de soumettre les Chams au XVIIIe siècle.

Les Môn

En langue môn, les premières inscriptions connues datent du


VI e  siècle. On les a retrouvées dans l’ouest de l’actuelle

Thaïlande, là où s’étendait le pays môn nommé Dvaravati, tôt


atteint par le bouddhisme dans des circonstances quelque peu
légendaires. Il est sûr, en tout cas, que la langue môn a
influencé ses voisines : le birman et le thaï lui ont emprunté du
vocabulaire. En revanche, les Môn ont perdu leur
indépendance : à l’est face aux Khmers (au XIe siècle), puis aux
Siamois (au XIVe  siècle)  ; à l’ouest face aux Birmans (au
XVI e siècle).
Leur langue subsiste de nos jours dans le sud-est de
la Birmanie.

Les Khmers

Le vieux khmer, attesté par de nombreuses inscriptions sur


pierre à partir des VIe-VIIe  siècles, était la langue usuelle du
royaume d’Angkor, fondé au IXe  siècle et qui, au XIIe  siècle,
édifie le temple d’Angkor Vat et se mue en un empire.
« Usuelle », car les inscriptions en vieux khmer traitent surtout
de questions banales (règlements, taxation, etc.), tandis que les
louanges prodiguées aux dieux et aux souverains ne recourent
qu’au sanskrit… Il en va de même quand le bouddhisme
theravada, transmis par les Môn, devient prépondérant au
XIII e siècle. Les Thaïs se font ensuite de plus en plus menaçants :
ils pillent Angkor à maintes reprises au XIVe siècle, de sorte que
les souverains khmers se replient dans la région de l’actuelle
Phnom Penh au siècle suivant. La langue khmère connaît alors
de profonds changements, pour partie sous l’influence du thaï.
Outre des inscriptions, de très nombreux manuscrits datent de
cette époque. La phase du khmer moderne débutera avec le
protectorat français, instauré en 1863.
Les Pyu et les Birmans

Selon la tradition, c’est en 849 que les Birmans fondent Pagan,


leur future capitale, et s’installent en maîtres dans le pays des
Pyu. La langue pyu demeure cependant en usage, du moins
écrit, jusque vers la fin du XIIe  siècle, comme en témoigne la
stèle de Mazyedi (du nom d’une pagode au sud de Pagan),
datant de 1113. Elle comporte quatre inscriptions, en pali, môn,
pyu et birman, qui toutes racontent l’histoire du prince
Yazakumar et du roi Kyansittha. La stèle a servi de « pierre de
Rosette  » pour déchiffrer (même partiellement) la langue pyu.
Sur elle figure aussi la plus ancienne inscription connue en
birman. Elle emploie une écriture semblable à celle des Môn,
car – toujours selon la tradition – c’est par leur truchement que
l’écriture et le bouddhisme auraient gagné Pagan au XIe siècle.
Quoi qu’il en soit, après avoir soumis les Môn à la même
époque, les Birmans dominent tout le bassin de l’Irrawaddy
jusqu’à la mer, mais la partie n’est pas gagnée… Au XIIIe siècle
affluent les Shan (des Thaïs), qui brûlent Pagan en 1299. Il faut
attendre le XVIe  siècle pour que les Birmans reprennent le
dessus et le milieu du XVIIIe  siècle pour que leur royaume se
stabilise enfin, avant de succomber face aux Britanniques au
siècle suivant. Les premières œuvres littéraires connues en
birman datent de la seconde moitié du XVe siècle. Il est probable
que des œuvres plus anciennes aient disparu parce qu’elles
étaient écrites sur des feuilles de palmier, matériau très
périssable.
Les Thaïs

Le royaume thaï de Sukhothai (dans le nord du bassin du Chao


Phraya) voit le jour en 1238. La tradition veut qu’en 1283 un roi
de Sukhothai, Ramkhamhaeng, ait adapté l’écriture de l’ancien
khmer à la langue thaïe. Les premières inscriptions connues
datent en effet de cette époque. On attribue aussi à
Ramkhamhaeng l’invention des signes indiquant les tons  : il
s’agit sans doute du premier exemple d’une telle indication
dans un système d’écriture d’usage courant.

Au milieu du XIVe siècle, un prince thaï fonde Ayuthia, capitale


du royaume du Siam, tandis qu’un autre fonde le royaume du
Lang Xang (dit du « Million d’éléphants »), noyau du futur Laos.
Les Siamois, devenus les plus puissants, annexent Sukhothai au
XVe siècle. La littérature siamoise connaît son âge d’or à partir de
la seconde moitié du XVIIe  siècle. Mais les Birmans, principaux
ennemis des Siamois, détruisent Ayuthia en 1767  :
d’innombrables manuscrits sont perdus. Une nouvelle capitale
sera ensuite édifiée à Bangkok. Une renaissance littéraire
débouchera sur le thaï standard moderne. Quant au Lang Xang,
scindé au début du XVIIIe  siècle en deux royaumes rivaux
(Luang Prabang et Vientiane), il se trouve ensuite pris entre les
ambitions des Siamois et des Vietnamiens. Le protectorat de la
France, à partir des années 1890, contribuera à assurer la
pérennité du Laos… et d’une langue lao distincte.
Le vieux malais, le vieux javanais et
l’impact de l’islam

Au début du I er millénaire, pour se rendre d’Inde en Chine, on


naviguait à travers le golfe du Bengale jusqu’à l’isthme de Kra
(dans le sud de l’actuelle Thaïlande), puis on reprenait la mer
dans le golfe du Siam. C’est, semble-t-il, au VIe  siècle que les
navigateurs malais inaugurent, entre l’Inde et la Chine, une
liaison maritime directe via le détroit de Malacca. Ainsi se
développe la ville portuaire de Srivijaya (aujourd’hui
Palembang, dans le sud-est de Sumatra), véritable thalassocratie
ayant à sa tête un maharajah converti au bouddhisme. Elle a
pour langue usuelle et officielle le vieux malais, connu par des
inscriptions dont les plus anciennes datent de la fin du
VII e siècle. Elles utilisent une écriture originaire du sud de l’Inde,
de style «  pallava  », comme dans la péninsule indochinoise.
Srivijaya décline à partir du XIe siècle, puis tombe sous les coups
des Javanais de Majapahit à la fin du XIVe  siècle. La relève est
bientôt assurée par Malacca, sur la côte de la péninsule malaise.

La dynastie des Sailendra, souverains bouddhistes auxquels on


doit le temple de Borobudur, règne dans le centre de Java aux
VIII e et IXe siècles. Alors se multiplient les inscriptions en vieux
javanais sur pierre ou plaques de cuivre, employant, comme le
vieux malais, diverses variétés d’une écriture d’origine
indienne. Aux Sailendra succèdent des dynasties hindouistes,
avant que le centre de gravité politique ne se déplace vers l’est
de Java. C’est là que naît, au tournant des XIIIe et XIVe siècles, le
royaume de Majapahit, lui aussi hindouiste, qui conquiert Bali
et rayonne sur tout le centre de l’archipel avant l’arrivée de
l’islam.

La littérature javanaise ancienne, dont les origines remontent


au temps des Sailendra, se compose notamment d’œuvres en
vers nommées kakawin, rédigées en une langue poétique
nommée kawi ayant beaucoup emprunté au sanskrit. (On
qualifie aussi de kawi l’écriture javanaise ancienne.) Le kakawin
le plus célèbre s’intitule Nagarakertamaga (1365). C’est le
panégyrique d’un souverain du Majapahit, abondant en détails
sur l’histoire de Java au XIVe siècle.

Comme l’hindouisme et le bouddhisme un millénaire plus tôt,


l’islam arrive d’Inde et prend pied à Aceh (à l’extrême nord de
Sumatra) dès le XIIIe  siècle. Quand Paramesvara, un prince
survivant de Srivijaya, s’installe à Malacca, à l’aube du
XVe  siècle, il se convertit à l’islam pour s’allier à Aceh. Malacca
devient bientôt un grand port, comme naguère Srivijaya,
commerçant avec l’Inde et l’île de Java, elle-même relais des
Moluques (« îles aux épices »).

À partir de Malacca, l’islam – propagé par les navigateurs et les


marchands  – atteint ces dernières avant la fin du XVe  siècle.
Simultanément, le malais se diffuse le long des itinéraires
commerciaux en tant que langue véhiculaire. L’adoption de
l’islam conduit à l’abandon de l’écriture malaise ancienne au
bénéfice d’une écriture arabe quelque peu modifiée, nommée
jawi. À la cour des sultans de Malacca naît une littérature dont
le principal monument, les Annales malaises composées au
XVe  ou au XVIe  siècle, relate les hauts faits. Après la prise de
Malacca par les Portugais, en 1511, la lignée des sultans
s’installe dans les îles Riau et à Johore (à la pointe de la
péninsule). Elle continue d’y cultiver le malais dit « classique »,
dont le prestige reste intact dans la région jusqu’au XIXe siècle.

L’islam gagne la côte nord de Java au XVe siècle, puis progresse à


l’intérieur de l’île. Au XVIIe  siècle, le sultanat musulman de
Mataram (capitale  : Kota Gede, l’actuelle Yogyakarta) étend sa
domination à une grande partie de Java, mais non à Bali. L’aire
de la culture javanaise se diversifie  : dans les ports de la côte
nord fleurit une littérature musulmane écrite en caractères
arabes adaptés au javanais (écriture pegon), tandis qu’au cœur
du Mataram la littérature traditionnelle (kawi), en écriture
javanaise, parvient à se maintenir à côté de la littérature
musulmane.

De son côté, Bali devient le conservatoire de la tradition


javanaise hindouiste, mâtinée de traditions proprement
balinaises. La langue balinaise dispose du reste de sa propre
écriture, apparentée à celle du javanais. Alors que la puissance
de Mataram s’affirme, les Hollandais entrent en scène  : ils
fondent Batavia (aujourd’hui Djakarta) en 1619 et s’emparent
en 1641 de Malacca aux dépens des Portugais. Ils vont peu à
peu conquérir diverses régions de Java, mais c’est au XIXe siècle
que se constituera leur empire colonial, les Indes néerlandaises
(voir p. 492).
De Sumatra à Sulawesi et aux
Philippines

Diverses langues austronésiennes disposent depuis plusieurs


siècles d’écritures spécifiques dérivées de celles utilisées dans
les inscriptions malaises et javanaises, bien que la filiation soit
souvent difficile à reconstituer.

À Sumatra, les plus anciens textes connus, en écritures batak et


rejang sur écorce de bois, datent du XVIIIe  siècle. La première
s’applique aux langues batak (toba et autres) et au malais.
Surtout pratiquée par les hommes, elle s’emploie notamment
pour les formules magiques. En langue et écriture rejang
étaient rédigés des chants d’amour, des sortilèges, etc. Très peu
de personnes la connaissent désormais.

L’écriture de la langue bugi, parlée dans le sud de Sulawesi,


remonte au XVIIe siècle, si ce n’est plus tôt. Prenant pour support
des feuilles de palmier, elle fut jadis très utilisée dans les
relations commerciales et maritimes, les Bugi étant de grands
navigateurs. Elle sert aujourd’hui encore dans des occasions
telles que les mariages.

Quand Magellan atteint les Philippines, en 1521, certaines


populations autochtones connaissent l’écriture. On a longtemps
pensé que c’était depuis peu, mais une découverte a modifié la
perspective  : en 1989, une inscription sur cuivre datée de
l’an  900 a été trouvée dans le sud de Luçon. Rédigée en vieux
malais (la langue de Srivijaya), elle montre combien les
relations entre les Philippines et l’ouest de l’Insulinde sont
anciennes.

Dès que les Espagnols entreprennent la conquête de l’archipel,


dans les années 1560, l’Église s’attelle à la conversion des
populations. Ce faisant, elle promeut l’écriture latine aux
dépens des écritures autochtones. Les documents rédigés en ces
écritures ne tardent pas à disparaître, non, semble-t-il, parce
qu’ils auraient été volontairement détruits (à la différence de ce
qui s’est passé au Mexique), mais parce que les matériaux sur
lesquels ils étaient inscrits se sont détériorés. Quoi qu’il en soit,
les membres du clergé avaient analysé les écritures en question
et en avaient pris note, ce qui nous laisse de précieuses
indications  : elles font état d’une dizaine d’écritures distinctes,
apparentées il est vrai. Parmi elles figure l’écriture bayibayin,
dérivée de celle du vieux javanais (kawi).

Quelques ouvrages imprimés (en xylographie) comportent des


textes en écritures autochtones. C’est notamment le cas du
premier livre édité aux Philippines, en 1593. Cette Doctrina
christiana, autrement dit un catéchisme, présente trois versions
d’un même texte : l’une en espagnol, les deux autres en tagalog
(parlé dans le sud de Luçon), dont l’une en bayibayin et l’autre
en caractères latins. Il existe aussi une version bilingue
espagnol-chinois de ce catéchisme  ; les Chinois étaient
nombreux à Luçon dès le XVIe siècle.
Notes du chapitre

[1] ↑   La République de l’Inde porte en hindi le nom de Bharat en sa mémoire.


La Chine et ses voisins

C omme celles d’Égypte et de Mésopotamie, la civilisation


chinoise s’épanouit aux abords d’un fleuve, le Huang He
(«  fleuve Jaune  »), ainsi nommé parce que ses eaux charrient
du lœss, argile pulvérulente jadis arrachée à la surface des
déserts et portée par les vents d’ouest… Les couches épaisses de
lœss sont recouvertes de sols très fertiles, qui ont permis l’essor
d’une agriculture fondée sur le blé, le millet et diverses
légumineuses. (Le riz, cultivé dans le sud du pays, deviendra
l’aliment chinois typique plus tard.)

Les Chinois inventent leur propre système d’écriture au


II e  millénaire  av.  J.-C.  De proche en proche, leur civilisation
gagne les populations voisines, dans le bassin du Yangzi, puis
jusqu’au littoral de la mer de Chine méridionale. La
progression, faite de conquête et de colonisation, s’accompagne
de métissages  : la langue chinoise gagne ainsi du terrain aux
dépens d’innombrables langues relevant des familles hmong-
mien, tai-kadai, môn-khmère,  etc., un processus toujours en
cours. Seuls les Vietnamiens réussiront à échapper à
l’assimilation en gagnant leur indépendance au Xe  siècle.
Simultanément, les parlers des colons chinois disséminés dans
le Sud divergent, d’autant que ces colons, outre qu’ils se mêlent
à des populations non chinoises, se trouvent fort éloignés du
cœur de l’empire  : telle est l’origine des «  dialectes  » chinois
aujourd’hui caractéristiques de la Chine du Sud.

En Corée et au Japon, la culture chinoise se propage autrement.


Elle se diffuse en Corée au début de notre ère via la langue et
son écriture. Depuis la Corée, elle atteint le Japon au Ve siècle.
Mais les Coréens et, a fortiori, les Japonais demeurent en dehors
de l’Empire chinois  : ils conservent et cultivent leurs langues
respectives et s’efforcent, non sans tâtonnements, de
« coréaniser » et de « japoniser » le modèle qu’ils ont importé.

Il en va différemment des peuples nomades des steppes,


d’autant que la civilisation chinoise sédentaire et la leur ne sont
guère miscibles, comme en témoigne la Grande Muraille élevée
pour les maintenir (si possible) à l’extérieur. Quand il la franchit
en vainqueur, chaque grand chef nomade nourrit une double
ambition : devenir à son tour empereur de Chine et demeurer
le chef qu’il était auparavant. Autrement dit, il entend jouer sur
les deux tableaux, garder un pied de chaque côté. Mongols et
Mandchous y parviennent en fondant respectivement les
dynasties Yuan (1271-1368), puis Qing (1644-1911). L’empereur
présente dès lors un double visage  : chinois de façade (et
d’exercice du pouvoir), non chinois avec ses proches.

Des Shang aux Qing


Quand, en 1899 à Pékin, Wang Yirong (1845-1900), chancelier de
l’Académie impériale, tombe malade, son ami Liu E (1857-1909)
lui conseille de se procurer chez un apothicaire des «  os de
dragon  », de les broyer et d’utiliser cette poudre comme
remède. C’est du moins ce que dit la légende… Wang, intrigué,
examine les «  os  » en question, constitués d’omoplates de
bovins et de plastrons de tortue (parties ventrales de carapaces).
Il y discerne des inscriptions et remarque qu’elles préfigurent
celles des vases rituels en bronze de l’époque des Zhou (XIe-
VIII e  siècles  av.  J.-C.), dont il est spécialiste. En d’autres termes,

sur les «  os de dragon  », manifestement très anciens, figurent


des écrits en chinois. C’est une découverte capitale, mais la
célébrité de Wang sera posthume  : impliqué contre son gré
dans la guerre des Boxeurs (voir p. 508), il se suicide en 1900. La
première publication savante, due à Liu E, date de 1903.

La nouvelle se répand vite, tant chez les érudits chinois que


chez leurs collègues étrangers : les apothicaires sont dévalisés,
mais le lieu d’origine des «  os  » n’est révélé qu’en 1908. Il se
situe à environ 500  kilomètres au sud de Pékin, non loin
d’Anyang, où les paysans les sortent de terre par milliers. Il est
bientôt établi qu’ils datent de l’époque des rois Shang,
antérieure à celle des Zhou. Des fouilles informelles alimentent
ensuite le marché des antiquités, à tel point que de belles
collections se constituent en Europe, en Amérique du Nord et
au Japon. Les premières fouilles officielles, conduites par
l’Academia Sinica («  Académie chinoise  », fondée avec l’appui
d’institutions américaines), ont lieu de 1928 à 1937.
Les plus anciens exemples connus de caractères chinois, tels
qu’identifiés par Wang Yirong et ses émules, remontent à
1200  av.  J.-C.  environ. Le système d’écriture de l’époque, déjà
très élaboré, semble résulter d’une évolution qui aurait débuté
plusieurs siècles auparavant et dont les traces ont disparu, peut-
être parce que les signes étaient peints et non gravés. Quoi qu’il
en soit, l’écriture chinoise actuelle descend en ligne directe de
ce système.

Omoplates de bovin et plastrons de tortue servaient à la


divination, d’où leur appellation générique d’« os divinatoires ».
Les devins y creusaient des alignements de petites cavités, puis
y gravaient l’énoncé de la question posée, relative à une récolte
à venir, à une naissance attendue dans la famille royale, à
l’issue d’une bataille,  etc. Ils enfonçaient ensuite une tige de
métal rougie dans les cavités et provoquaient ainsi des
craquelures. Leur dessin était interprété par les devins, voire
par le roi Shang lui-même. Ensuite, on gravait sur l’os la
réponse, en général laconique («  favorable  » ou non). Environ
4  500 caractères différents ont été identifiés sur les os
divinatoires, dont quelque 1 500 sont les ancêtres manifestes de
caractères chinois ultérieurs. (Il est vraisemblable que les
autres se réfèrent, au moins pour partie, à des noms de
personnes ou de lieux.)

À la lignée des Shang se substitue vers 1045 celle des Zhou qui,
elle aussi, règne sur la plaine du fleuve Jaune. Les inscriptions
sur des vases rituels de bronze caractérisent cette nouvelle
période. Longues de quelques caractères à plusieurs centaines,
elles sont de facture plus déliée que celle des inscriptions sur os
et semblent s’inspirer de techniques d’écriture au pinceau qui
auraient déjà été en usage. La période dite « les Printemps et les
Automnes » (Chunqiu) (770-476) tire son nom d’une chronique
rédigée au temps de Confucius (voir p.  248). Les Chinois sont
alors organisés en une douzaine de principautés dont certaines,
y compris le domaine résiduel des Zhou, forment le Zhongguo
(« pays central »), réputé conservatoire des traditions chinoises.
(C’est aujourd’hui encore le nom usuel de la Chine.) La période
dite «  des Royaumes combattants  » (Zhanguo) (475-221)
correspond aux débuts de l’âge du fer  : des guerres opposent
alors durablement plusieurs États dont le Qin, qui sera à
l’origine de l’Empire chinois. L’usage de l’écriture se diffuse
dans la société à cette époque, comme en témoignent les textes
sur bambou ou sur soie qui sont parvenus jusqu’à nous.

L’écriture chinoise

En quoi consiste le système d’écriture chinois  ? Un a priori


courant doit être réfuté d’emblée  : les caractères chinois ne
représentent pas des idées, comme on l’a longtemps affirmé,
mais des mots de la langue chinoise. C’est le mot qui, le cas
échéant, renvoie à une idée, non le caractère lui-même.
Qualifier les caractères chinois d’«  idéogrammes  » est donc
inexact  : il vaut mieux, pour éviter toute ambiguïté, parler de
«  sinogrammes  »… Plus précisément, chaque caractère
correspond à la fois à un morphème («  unité minimale de
signification  ») et à une syllabe (de la langue parlée). Dans la
mesure où la plupart des mots étaient monosyllabiques à
l’époque des Shang, la correspondance entre un mot et un
caractère était claire. (Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car les
mots faits de plusieurs mots accolés et donc de plusieurs
syllabes se sont multipliés.) Dès le temps des Shang, on
distinguait deux sortes de caractères  : ceux («  simples  »)
consistant en un seul élément graphique et ceux (« composés »)
consistant en deux ou plusieurs de ces éléments.

Les caractères simples

Il semble que les caractères chinois aient une origine


pictographique. C’est manifeste pour certains d’entre eux (voir
l’encadré) mais, dès l’époque des Shang, une telle origine
n’apparaît plus dans beaucoup d’autres. Quoi qu’il en soit, dans
la mesure où un caractère représente un mot, il représente
aussi la prononciation de ce mot. Il est donc possible d’utiliser le
principe du rébus pour représenter un mot de prononciation
identique (ou similaire), mais de signification différente. Par
exemple, le caractère représentant «  cheval  », ma, peut aussi,
par extension, représenter «  mère  », qui se prononce (à peu
près) de la même façon.
On peut aussi utiliser un caractère pour représenter un mot
autre que celui d’origine, de prononciation différente mais de
signification apparentée. Par exemple, le caractère représentant
kou, «  bouche  », peut aussi, par extension, signifier ming,
« appeler ».

Ces deux procédés présentent bien sûr l’inconvénient


d’introduire dans l’écriture beaucoup d’ambiguïté, sémantique
ou phonétique. Aussi reste-t-il à imaginer des procédés
complémentaires.

Les caractères composés

Pour lever les ambiguïtés, les devins des Shang introduisent des
éléments graphiques secondaires spécifiant soit la signification,
soit la prononciation. Reprenons l’exemple du mot prononcé
ma. Pour spécifier qu’il s’agit de la signification « mère » (et non
«  cheval  »), on adjoint au caractère d’origine un signifiant
« femme ». Cet élément – qui est lui-même un caractère quand
il est isolé  – n’est pas prononcé  : c’est un «  déterminatif
sémantique ».
À l’inverse, dans le cas du caractère signifiant « bouche » (kou)
ou « appeler » (ming), on adjoint, pour spécifier qu’il s’agit de la
seconde prononciation (et donc du second sens), un caractère
lui aussi prononcé ming, mais qui, en situation isolée, signifie
« faire briller ». Ce caractère joue ainsi le rôle de « déterminatif
phonétique ». En résumé, chaque caractère composé comporte
deux éléments  : l’un se réfère (de façon plus ou moins
approximative) au sens, l’autre (de façon plus ou moins
approximative) à la prononciation.

Un système ouvert

Un caractère composé peut à son tour se voir adjoindre un


élément complémentaire. Ainsi, le caractère composé pour
ming, « appeler », a aussi été utilisé pour ming, « inscription (sur
bronze)  ». Dans le second cas, on y a ensuite adjoint un
déterminatif sémantique se référant à «  métal  ». Le caractère
obtenu se compose donc de trois éléments. L’adjonction
d’éléments pourrait, en théorie, se poursuivre indéfiniment,
mais, dans la pratique, six éléments constituent un maximum,
à de très rares exceptions près. Quel que soit le nombre
d’éléments qui le composent, chaque caractère doit en effet
s’inscrire dans un carré de taille standard. Cette règle, dictée par
souci de clarté, date de l’époque des Han.

Le système d’écriture est «  ouvert  », puisqu’il permet de créer


de nouveaux caractères pour désigner de nouveaux objets,
concepts, etc. Bien évidemment, la langue chinoise parlée elle-
même, comme toute langue vivante, constitue elle aussi un
système ouvert  : de nouveaux mots apparaissent, d’autres
tombent en désuétude. La particularité du chinois tient au fait
que les deux systèmes évoluent en parallèle : la langue parlée
se transforme peu à peu, au fil des générations, tandis que la
langue écrite s’enrichit de nouveaux caractères, créés en
application d’une «  logique  » propre (association d’éléments
sémantiques et phonétiques). D’où le risque permanent de
décalage entre la langue parlée et la langue écrite, lequel
caractérisera effectivement le chinois jusqu’au XXe siècle.

La langue et la littérature chinoises, des


« classiques » aux Han

La diffusion de l’écriture, à l’époque des Printemps et des


Automnes puis des Royaumes combattants, conduit à l’essor
d’une littérature ou, du moins, à la composition de textes de
plus en plus copieux traitant de sujets très divers. Parmi eux
figurent ceux que la tradition culturelle chinoise considère
comme des «  classiques  ». Les plus anciens constituent les
« Cinq Classiques » : le Yijing (« Livre des mutations »), à la fois
manuel de divination et explication symbolique de l’univers ; le
Liji («  Mémoire sur les rites  »), riche d’informations sur la
civilisation chinoise ; le Shujing (« Livre de l’histoire »), recueil
de documents relatifs à la période des Zhou ; le Shijing (« Livre
des odes »), recueil de plus de trois cents chansons d’amour et
hymnes religieux (choisis, disait-on, par Confucius)  ; enfin, le
Chunqiu («  Annales des Printemps et des Automnes  »), une
chronique des règnes de douze princes de Lu (la patrie de
Confucius), de 722 à 481, qui donne son nom à la période.

Deux penseurs exceptionnels marquent le VIe siècle avant notre


ère  : Laozi (Lao-Tseu en transcription française traditionnelle)
et Kongzi. Le premier –  dont l’existence historique demeure
incertaine  – serait l’auteur de Daodejing (Tao Tö King), «  Livre
sacré de la Voie et de la Vertu », ouvrage fondateur du taoïsme.
Le second, plus connu sous son nom latinisé de Confucius
(v.  550-479), prône un retour aux valeurs d’antan et se réfère
aux premiers Zhou, sages souverains d’une époque présentée
comme un âge d’or. Parmi les Quatre Livres, textes
fondamentaux du confucianisme, trois, rédigés par des
disciples, rapportent la pensée du maître et la commentent  :
Lunyu («  Entretiens  » ou «  Analectes  »), Zhongyong
(«  L’Invariable Milieu  » ou «  Doctrine du Milieu  ») et Daxue
(«  Grande Étude  »). Le quatrième porte le nom de son auteur,
Mengzi (latinisé en Mencius, v. 371-289), disciple le plus éminent
de Confucius. C’est un recueil de conversations entre Mencius
et les rois de son temps.

La période des Royaumes combattants se termine quand le roi


de Qin, ayant vaincu tous ses rivaux, prend en 221 le titre de Shi
Huangdi, «  Premier Empereur  ». Le régime autoritaire et
centralisé qu’il instaure s’étend désormais à la Chine entière et
s’accompagne d’une politique d’uniformisation appliquée à la
monnaie, aux poids et mesures, à l’écriture, mais aussi à la
pensée  : de nombreuses œuvres littéraires, y compris
confucéennes, sont détruites (ce qui obligera, sous les Han, à les
reconstituer de mémoire). La mégalomanie de Shi Huangdi est
entrée dans la légende. Son tombeau, tumulus de soixante
mètres de haut, a défié les siècles et n’a jamais été fouillé. Il s’y
ajoute l’armée de milliers de soldats grandeur nature en terre
cuite destinée à le garder, découverte fortuitement en 1974. De
la révolte qui éclate après la mort du Premier Empereur
émerge le chef de guerre Liu Bang, fondateur de la dynastie des
Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), qui marquera l’histoire du pays
à tel point que les Chinois se désignent eux-mêmes, aujourd’hui
encore, sous le nom de Han.

Dans le cadre de sa politique de standardisation, Shi Huangdi a


rendu obligatoire dans tout l’empire l’écriture en vigueur chez
les Qin, de sorte que les variantes en usage dans les autres
royaumes sont tombées en désuétude. Toutes les formes
ultérieures d’écriture chinoise dérivent donc de l’écriture des
Qin. Elle existe sous deux formes : la première, dite zhuanshu,
«  écriture des sceaux  », en raison de l’un de ses principaux
usages, descend directement de celle des inscriptions sur
bronze ; la seconde en est une version simplifiée utilisée par les
fonctionnaires. On la nomme lishu, «  écriture des clercs  ». À
l’époque des Han, elle devient la forme officielle d’écriture pour
tous les usages, y compris les inscriptions.
Les principales* dynasties impériales

* Dynasties ayant régné sur la totalité ou la majeure partie de la


Chine.

** Quand la Chine est divisée, plusieurs dynasties coexistent, régnant


chacune sur une partie du territoire.

Alors sont adoptées des règles de clarté toujours en vigueur  :


chaque caractère, quel que soit le nombre d’éléments qui le
composent, doit s’inscrire dans un carré de taille standard  ;
chaque élément composant un caractère doit consister en un
nombre déterminé de traits. Un Chinois cultivé d’aujourd’hui
peut lire l’écriture lishu sans peine (pour l’essentiel), tandis qu’il
faut une formation spécialisée pour lire un texte en zhuanshu.
Dès la fin de l’époque des Han, le lishu tend à se muer en
kaishu, style d’écriture qui atteindra sa plénitude au IVe siècle et
demeurera standard jusqu’à l’époque contemporaine. Sous les
Han se développe par ailleurs une cursive (caoshu)
radicalement simplifiée, utilisée dans les écrits privés
(correspondance, etc.).
Les Han préservent le caractère centralisé de l’empire tout en
tempérant son mode de fonctionnement, désormais assuré par
une vaste bureaucratie. Le confucianisme revient à l’honneur :
l’étude des « classiques » forme désormais la base de l’éducation
des lettrés, aptes à occuper les postes de l’administration
impériale. Simultanément, la langue écrite atteint une
perfection stylistique toute en élégance et simplicité. Le
meilleur exemple en est fourni par le Shiji («  Mémoires
historiques  »), œuvre de l’historien Sima Qian (145-86  av.  J.-C.)
et première somme systématique de l’histoire de la Chine. Elle
servira de modèle aux Histoires dynastiques ultérieures. Mais il
est vrai aussi que la langue écrite tend à se figer, dans la mesure
où seuls les «  classiques  » du passé fondent l’éducation des
lettrés, ainsi découragés de toute innovation en matière
d’écriture. Les Chinois nomment cette langue guwen
(littéralement «  écrit ancien  »), les Occidentaux «  chinois
classique  ». Sous le nom de wenyan, littéralement «  langue
écrite », elle jouera après les Han un rôle comparable à celui du
latin dans la chrétienté d’Occident et demeurera la langue
cultivée et savante par excellence jusqu’au début du XXe siècle
(voir p. 508).

La langue classique (wenyan) et celle


des romans (baihua)
Après la chute des Han (220  apr.  J.-C.), l’empire s’effondre. La
Chine du Nord subit les invasions de peuples «  barbares  »
(nomades turco-mongols des steppes), tandis que la Chine du
Sud demeure à l’écart des turbulences.

Les conséquences linguistiques de la disparition d’une autorité


impériale centrale et régulatrice sont doubles : dans le Nord, la
langue parlée se différencie de plus en plus de la langue écrite ;
dans le Sud, les dialectes se multiplient. Il est évidemment très
difficile de reconstituer le chinois ancien parlé, mais divers
indices donnent à penser que, des Zhou aux Han, la langue
parlée et la langue écrite avaient évolué de façon concomitante,
la seconde demeurant, pour l’essentiel, fondée sur la première
(ou du moins en rapport avec elle).

Il n’en va plus de même après les Han, comme en témoigne la


littérature bouddhique. Parvenu en Chine au IIe  siècle  apr.  J.-
C. via l’Asie centrale, le bouddhisme se propage rapidement lors
des temps difficiles résultant des invasions barbares. Les
moines traduisent alors en chinois les écrits (en sanskrit) du
bouddhisme et, ce faisant, s’écartent du chinois littéraire
(wenyan) afin d’être compris d’un public relativement large. En
d’autres termes, ils créent de nouveaux caractères afin
d’incorporer dans leurs textes des mots existant dans la langue
effectivement parlée, mais absents de la langue classique. Ainsi
s’esquisse la divergence entre la langue « vulgaire » (comme on
dit « latin vulgaire »), tant parlée qu’écrite, et la langue littéraire
classique, qui n’est plus parlée en fait.
Sous les dynasties des Sui, puis des Tang, l’empire revit. Des
concours sont organisés en vue de recruter les hauts
fonctionnaires, auparavant issus de l’aristocratie héréditaire. La
Chine se dote ainsi d’une élite fondée sur le mérite, encore que
les épreuves, en grande partie basées sur la connaissance des
classiques, tendent à privilégier le conformisme. Il est vrai que
le système présente aussi l’avantage de former des élites locales
constituées d’innombrables candidats malchanceux, certes,
mais instruits. La littérature, en particulier la poésie,
s’épanouit : en une langue éminemment classique, elle connaît
sous les Tang son âge d’or. Simultanément, les textes en langue
vulgaire se multiplient. Dans les monastères bouddhiques, on
écrit, pour l’édification des fidèles, des «  textes de scènes  »,
mélanges de prose et de vers qui annoncent les œuvres
théâtrales et romanesques à venir. L’école mystique du Dhyana
(plus connue sous le nom de Zen) produit des «  notes
d’entretien  » en langue vulgaire, afin de respecter
scrupuleusement la parole des maîtres. Cette langue écrite
«  vulgaire  » n’en est pas moins uniforme, car elle reflète une
langue parlée véhiculaire fondée sur le dialecte de la capitale,
Chang’an (près de l’actuelle Xi’an). C’est une langue en quelque
sorte «  nationale  », utilisée tant dans l’administration et le
commerce que par les églises bouddhiste et taoïste.

La culture classique fondée sur le confucianisme connaît un


renouveau sous les Song. L’œuvre du philosophe Zhu Xi (1130-
1200) inaugure ce que l’on nommera a posteriori le «  néo-
confucianisme » : plus que jamais, les « Cinq Classiques » et les
« Quatre Livres » fondent l’éducation par excellence des lettrés.
Peu prisée des empereurs mongols, la culture classique
retrouve tout son prestige sous les Ming et connaît même une
«  renaissance  » sous les Qing, de sorte que la langue écrite
classique (wenyan) restera en usage jusqu’au milieu du
XXe siècle, du moins dans certains contextes.

La langue usuelle continue bien sûr d’évoluer, sous la forme à


la fois de la langue parlée elle-même et de la langue écrite qui la
reflète. Pékin, capitale de la Chine depuis le XIIIe siècle, conserve
cette fonction jusqu’à nos jours pour ainsi dire sans
interruption. C’est pourquoi une langue parlée standard émerge
peu à peu en s’appuyant sur les dialectes du Nord et, plus
précisément, sur celui de Pékin. Les Chinois la nomment
guanhua, « langue des fonctionnaires », car elle a pour premier
rôle celui de langue véhiculaire entre fonctionnaires
impériaux. En Occident, on traduit guan par « mandarin » – mot
emprunté au portugais, qui l’avait lui-même emprunté au
sanskrit mantrin («  conseiller  ») par l’intermédiaire du malais
mantari – et l’on qualifie cette langue parlée de « mandarin ».

À l’écart du wenyan se développe une langue littéraire fondée


sur la langue usuelle et appliquée principalement au genre
romanesque  : on la nomme baihua («  langue vernaculaire  »).
Au panthéon littéraire chinois figurent trois grands romans du
temps des Ming, dont les auteurs sont inconnus ou méconnus :
l’Histoire des trois royaumes (Sanguo yanyi), roman de cape et
d’épée dont l’action se situe lors de la chute des Han, puis de la
division de la Chine en trois  ; Au bord de l’eau (Shuihuzhuan),
relatant les exploits de brigands de l’époque Song  ; Le  Voyage
vers l’ouest (Xiyouji), pèlerinage imaginaire bouddhique en Inde
qui a pour héros un vieux singe malicieux.

Au temps des Qing, Cao Xueqin (1715-1763) s’est hissé au rang


de plus grand romancier chinois avec Le  Rêve dans le pavillon
rouge (Hongloumeng), œuvre non plus picaresque, mais centrée
sur la psychologie des personnages. Il reste à mentionner le Jin
Ping Mei, paru au début du XVIIe  siècle. En français, son titre
pourrait être Les Fleurs de prunier dans le vase d’or, mais il joue
avec les noms des trois héroïnes, concubines d’un riche
droguiste. Roman de mœurs et satire sociale, il se pimente
d’érotisme, voire de pornographie, ce qui lui a longtemps valu
d’être censuré.

Combien existe-t-il de caractères


chinois ?

L’époque des Song, féconde en innovations technologiques, voit


les débuts de l’imprimerie en caractères mobiles. Jusque-là, on
imprimait chaque page à partir d’un bloc de bois sur lequel
l’ensemble de son contenu avait été gravé (xylographie). En
1040, Bi Sheng (990-1051) crée les premiers caractères mobiles :
ils sont en céramique, mesurant chacun de un à deux
centimètres. Le plus ancien livre connu imprimé avec des
caractères mobiles en bois date du XIIe  siècle. Les premiers
caractères mobiles en métal, mis au point en Corée, datent du
siècle suivant et le plus ancien livre connu ainsi imprimé de
1377. Les techniques de fonte des caractères s’inspirent de celles
appliquées aux monnaies de bronze.

Bien qu’inventée plus tôt, l’imprimerie chinoise se développe


beaucoup moins vite que l’imprimerie européenne, pour
diverses raisons techniques (absence de mécanisation,
médiocre qualité des encres,  etc.). Le très grand nombre de
sinogrammes distincts, qui fait de l’imprimerie une activité
coûteuse, constitue toutefois le frein principal. L’imprimeur doit
détenir au moins cent mille caractères mobiles, à raison d’une
vingtaine (ou plus) d’exemplaires des sinogrammes usuels et
d’au moins un exemplaire de chaque sinogramme rare. Il
s’ensuit que les caractères mobiles sont principalement utilisés
par des institutions officielles, les petits imprimeurs locaux
demeurant fidèles à la xylographie.

Combien existe-t-il de sinogrammes ? Le compte n’est pas facile


à établir. Dans les écrits de la fin de l’époque Shang, on a
dénombré environ 4 500 caractères distincts (dont les deux tiers
non déchiffrés). Le premier dictionnaire, établi par Xu  Shen
(v.  58-v.  147) à l’époque des Han, en compte 9  353. Pour les
répertorier, l’auteur distingue 540  éléments graphiques
qualifiés de «  radicaux  » (ou «  clés  ») et répartit en classes les
caractères contenant chacun un même radical. Le dictionnaire
établi par Mei Yingzuo vers 1615 rationalise et perfectionne
cette méthode  : il réduit le nombre de radicaux à 214 et,
surtout, ordonne ensuite les caractères incluant chacun de ces
radicaux en fonction du nombre de traits constituant les autres
éléments. Ce système restera en vigueur jusqu’à nos jours.

Le dictionnaire de Mei Yingzuo contient plus de 33  000


caractères. Celui qui paraîtra un siècle plus tard et qui
demeurera une référence en contient 47  000. Comment
expliquer une telle inflation  ? Elle tient à l’extension du
vocabulaire et, surtout, à un effet cumulatif : les dictionnaires,
conçus avant tout pour l’étude des textes anciens, incluent de
très nombreux sinogrammes tombés en désuétude, voire des
sinogrammes dont on ne connaît plus aujourd’hui ni le sens ni
la prononciation  ! En réalité, le nombre de caractères
nécessaires à l’écriture du chinois propre à une époque se
compte en quelques milliers. Les classiques confucéens – écrits
sur près d’un millénaire – contiennent environ 6 500 caractères
distincts. Un Chinois éduqué connaît aujourd’hui en moyenne
2  500  à 3  000 caractères. Les diplômés d’études supérieures
historiques ou littéraires maîtrisent 4 000 caractères, les érudits
6 000… Les œuvres complètes de Mao en contiennent 2 981.

À l’école chinoise : le coréen, le


japonais et le vietnamien

L’impact du chinois sur les langues coréenne, japonaise et


vietnamienne affecte surtout le vocabulaire. Bien que ce soit
difficile à mesurer, on estime que les mots d’origine chinoise,
pour la plupart abstraits, forment environ la moitié du
vocabulaire dans chacune des trois langues. Un tel impact peut
être comparé à celui du sanskrit sur les langues dravidiennes
(voir p. 232) ou de l’arabe sur le persan (voir p. 198).

Par ailleurs, initiés à l’écriture par les Chinois, c’est en


caractères chinois que les Coréens, les Japonais et les
Vietnamiens – du moins leurs ancêtres – ont d’abord tenté, non
sans peine, de consigner leurs propres langues. Ils s’en sont
ensuite affranchis, mais les Japonais et les Coréens (du moins
dans le Sud) continuent aujourd’hui d’en cultiver l’héritage en
insérant dans leurs écrits de nombreux caractères d’origine
chinoise.

Le coréen, des hanja au hangul

La tradition veut que le royaume coréen de Choson («  Matin


calme  ») ait été fondé au III e  millénaire  av.  J.-C., ce qui paraît
peu vraisemblable… L’histoire se distingue de la légende
lorsque Wi-man s’empare du trône (en 194  av.  J.-C.), puis que,
moins d’un siècle plus tard, les Han conquièrent le Choson et
établissent des colons chinois au cœur de la péninsule. Les
Coréens s’organisent ensuite en «  Trois Royaumes  » (Koguryo
au nord, Paekche au sud-ouest et Silla au sud-est). Les colonies
chinoises, qui subsistent néanmoins, diffusent le chinois écrit et
le bouddhisme dans la péninsule. Les Trois Royaumes se font la
guerre avant que Wang Kon ne les unifie et ne fonde, en 935, le
royaume de Koryo, d’où « Corée ».

La langue coréenne ancienne, en usage au I er  millénaire,


demeure mal connue, d’autant que le chinois est alors la seule
langue écrite, du moins dans un premier temps. Quand, au
VII e  siècle, des Coréens entreprennent de rédiger des
chroniques, ils le font en chinois, mais ils traitent de questions,
de personnes et de lieux coréens. Il leur faut donc transcrire
des noms propres –  et bientôt d’autres mots coréens  – à l’aide
de caractères chinois (nommés en coréen hanja, du chinois
hanzi, de même signification). Deux méthodes sont mises en
œuvre. 1.  Un hanja est utilisé pour représenter une syllabe,
indépendamment de sa signification en chinois. Par exemple, le
caractère prononcé ku en chinois (signifiant « vieux ») figurera
la syllabe coréenne ku. 2. Un hanja est utilisé pour représenter
un mot coréen de même signification que le mot chinois
correspondant au dit hanja. Par exemple, le caractère signifiant
«  eau  », shui en chinois, sera à la lecture prononcé mer,
signifiant « eau » en coréen.

On en vient ensuite à écrire les hanja selon l’ordre des mots


coréen, les syntaxes des deux langues étant très différentes.
Ainsi naît, de façon empirique, une langue écrite distincte que
l’on nomme ido. Des érudits s’efforcent de la systématiser, mais
elle reste d’un emploi très difficile puisque rien n’indique, dans
un texte, si tel ou tel hanja est utilisé pour sa valeur phonétique
ou pour sa valeur sémantique. En pratique, l’ido peine à
concurrencer le prestigieux chinois classique, qui reste la
langue de culture par excellence. Seule la poésie en coréen
ancien se distingue, car elle s’écrit en un système (nommé
hyangchal) n’utilisant les hanja que pour leur valeur
phonétique.

Aux XIIIe-XIVe siècles, on s’efforce de faciliter l’emploi de l’ido. En


simplifiant le dessin des hanja figurant des morphèmes
grammaticaux coréens (lesquels consistent en syllabes), on les
rend distincts des autres hanja (figurant des morphèmes
lexicaux, autrement dit des mots). Le nouveau système porte le
nom de kugyol. L’écriture et la lecture du coréen demeurent
néanmoins laborieuses. C’est pourquoi, en 1446, le roi Sejong
officialise un nouveau système d’écriture en promulguant un
édit intitulé Hun Min Jong Um («  Les sons corrects pour
l’instruction du peuple  »). La rationalité et l’élégance de ce
système, aujourd’hui nommé hangul («  écriture coréenne  »),
font l’admiration des linguistes.
Il se heurte pourtant à la résistance des lettrés, qui continuent
de lui préférer le kugyol ou, mieux encore, le chinois classique.
Le hangul n’entre dans l’usage que lentement, en s’appliquant
d’abord à la littérature populaire. Le premier roman écrit en
coréen date de 1705. Intitulé Hong Kil-tong chon («  Histoire de
Hong Kil-tong »), il s’inspire du roman chinois Au bord de l’eau.
Un exemple de hangul : l’écriture de la syllabe kwon

Le hangul présente deux caractéristiques principales  : il opère


une distinction stricte entre les consonnes et les voyelles, ce qui
en fait un alphabet  ; en revanche, il ne les écrit pas de façon
linéaire, mais les associe en syllabes, chacune inscrite dans un
carré imaginaire de taille standard, comme le sont les
caractères chinois (voir l’illustration). Cela montre que les
érudits réunis par le roi Sejong, tout en se référant aux usages
chinois, connaissaient aussi les systèmes d’écriture indiens
(véhiculés par les textes bouddhiques) et leur façon de marquer
la différence entre consonnes et voyelles (voir p. 225).

À l’origine, le système comptait 28 lettres (jamos en coréen)  :


17  consonnes et 11 voyelles. La phonologie du coréen ayant
évolué, seules 14  consonnes et 10 voyelles demeurent
aujourd’hui en usage. Il est vrai qu’il s’y ajoute 5  consonnes
doubles et 11 voyelles composées, ce qui porte le total à
40 jamos. Pour figurer une syllabe simple (consonne + voyelle),
on écrit la voyelle soit à gauche de la consonne, soit en dessous
(voir l’illustration). Les syllabes complexes obéissent aux
mêmes règles : les jamos s’y succèdent de gauche à droite et/ou
de haut en bas.

La lecture du hangul procède donc syllabe par syllabe, comme


celle du chinois. De surcroît, l’inscription de chaque syllabe
dans un carré imaginaire permet d’insérer aisément des hanja
(caractères chinois) dans un texte en hangul. Ainsi sont
satisfaites deux conditions jugées primordiales à l’époque du
roi Sejong : le nouveau système devait être à la fois apparenté à
l’écriture chinoise (dans sa forme) et compatible avec elle. En
théorie, cependant, rien n’empêcherait d’écrire les jamos à la
suite les uns des autres. Ce sera du reste tenté au XXe siècle… et
vite perçu comme une fausse bonne idée (voir p. 527).

Le japonais

Au Japon comme en Corée, la généalogie des souverains mêle


mythologie et histoire, du moins pour commencer. Il semble
que le premier empereur historiquement attesté, Suijin, soit
mort en 318. Lui et ses successeurs résident dans le Yamato
(région de l’actuelle Osaka), qui est longtemps le cœur du Japon.
Au Ve siècle, des lettrés venus du royaume coréen de Paekche y
introduisent l’écriture chinoise. L’État adopte au VIIe  siècle une
organisation centralisée. Le pays prend alors le nom de Nippon
(«  Source du soleil  » ou «  Soleil levant  »), devenu en français
« Japon ».

En 710, la dynastie se dote d’une capitale, Nara, en prenant pour


modèle Chang’an, capitale des Chinois Tang. Deux ouvrages
fondamentaux sont achevés peu après : le Kojiki (« Relation des
choses anciennes  »), en 712, et le Nihon shoki («  Chronique du
Japon »), en 720. Rédigé en chinois mâtiné d’éléments japonais,
le premier propose une généalogie impériale remontant à l’âge
des dieux, autrement dit légitime la lignée des empereurs en lui
conférant une origine divine. Le Nihon shoki, beaucoup plus
long (trente volumes), constitue une chronologie, en chinois,
allant des origines, mythiques, à l’an 697.

Du milieu du VIIIe siècle datent le Kaifuso (« Recueil de poésie »),


réunissant 120 poèmes en chinois écrits par des membres de la
cour impériale, et surtout le Man’yoshu (« Recueil de dix mille
feuilles  »), riche d’environ 4  500 poèmes des VIIe  et VIIIe siècles
pour la plupart, mais dont certains remonteraient au IVe siècle.
Leurs thèmes sont avant tout japonais  : ils se réfèrent en
particulier au shinto (religion animiste japonaise d’origine très
ancienne), ce qui fait du Man’yoshu le premier grand
monument de la littérature nationale. La langue japonaise y est
transcrite, du moins pour partie, en caractères chinois
employés pour leur seule valeur phonétique (voir plus loin).
Heian, nouvelle capitale édifiée en 794, prendra après l’an mille
le nom de Kyoto et demeurera la résidence de l’empereur
jusqu’en 1868. Le raffinement littéraire y est à l’honneur  :
princes et courtisans font assaut d’érudition en cultivant le
chinois classique et en écrivant le japonais en caractères
chinois. Tenues à l’écart de cette culture, les dames de la cour se
tournent vers un système d’écriture simplifié, le hiragana (voir
plus loin), et parviennent de la sorte à s’exprimer en une langue
japonaise authentique.

Ainsi naissent deux chefs-d’œuvre, écrits à l’aube du XIe siècle :


le Genji monogatari («  Dit du Genji  ») de Murasaki Shikibu
(v. 978-v. 1020), roman-fleuve de quelque deux mille pages, et le
Makura no Soshi (« Notes de chevet ») de Sei Shonagon (v. 966-
début du XIe  siècle). Souvent considéré comme le premier
roman psychologique du monde, l’ouvrage de Murasaki
Shikibu évoque la vie à la cour de Kyoto. Son personnage
principal, le poète et séducteur dit «  le Genji  », est un fils
d’empereur ne pouvant accéder au trône. Quant aux Notes de
chevet, elles rassemblent des poésies, anecdotes, réflexions…
jetées par écrit au fil des jours, en toute liberté.

Le japonais en caractères chinois

Au Ve  siècle, les Japonais découvrent l’écriture à travers des


textes en chinois. Les premiers à écrire le font donc en
caractères chinois et en langue chinoise, ce qui implique qu’ils
maîtrisent cette dernière. C’est d’autant plus difficile que la
structure de la langue japonaise diffère considérablement de
celle du chinois.

Il s’ensuit que la maîtrise du chinois classique sera longtemps


considérée comme une marque de grande culture au Japon. Il
s’ensuit aussi que les lettrés tentent de se simplifier la tâche en
« japonisant » le chinois écrit. Deux procédés sont mis en œuvre
à cet effet. D’une part, les caractères chinois (correspondant le
plus souvent chacun à un mot) sont lus en japonais, autrement
dit traduits en japonais à la lecture. D’autre part, l’ordre des
caractères (et donc des mots) est modifié pour correspondre à
la syntaxe japonaise.

Ces deux procédés permettent de lire les écrits chinois «  à la


japonaise », mais la langue dont il s’agit demeure très différente
du japonais proprement dit. On nomme kanbun l’écriture en
caractères chinois (kan étant la forme japonaise de Han) et l’on
distingue le jun-kanbun, «  chinois authentique  », du hentai-
kanbun, «  chinois anormal  », autrement dit «  japonisé  ». La
transition d’un style d’écriture à l’autre a été progressive, de
sorte qu’il est souvent difficile de les différencier.

L’écriture de la langue japonaise en tant que telle émerge de la


pratique du hentai-kanbun. Comme les Coréens, les Japonais
utilisent les caractères chinois (qu’ils nomment kanji) de deux
manières. Dans un cas, le kanji est employé pour écrire un mot
japonais de même sens que le mot chinois correspondant au
caractère. Dans l’autre, il sert à représenter une syllabe
japonaise, indépendamment de sa signification initiale en
chinois. Il en résulte qu’au VIIIe  siècle deux modes d’écriture
commencent à se différencier  : l’un fondé sur du chinois plus
ou moins japonisé  ; l’autre utilisant les kanji pour s’efforcer
d’écrire directement en japonais. Il est vrai que ces deux modes
peuvent être combinés…

Les kanji évoluent de deux façons. Pour la plupart, ils


conservent leur graphisme originel (chinois) et voient leur
prononciation et/ou signification se modifier. Ils survivent ainsi
jusqu’en japonais contemporain, toujours sous le nom de kanji.
Certains, en revanche, subissent une simplification de leur
graphisme et donnent naissance aux deux systèmes syllabiques
(kana) japonais : le katakana et le hiragana (voir plus loin).

L’histoire des kanji au sens strict est compliquée. Chaque kanji


représente, à l’origine, un mot chinois. Or, à partir des Ve-
VI e  siècles, le japonais emprunte massivement du vocabulaire
chinois. Chaque mot emprunté est figuré à l’écrit par son
caractère d’origine, et prononcé comme en chinois, mais « avec
l’accent japonais » (lecture dite « sino-japonaise »). Mais il peut
aussi être lu au moyen d’un mot japonais de sens identique ou
proche. Par exemple, le caractère signifiant «  eau  » (prononcé
shui en chinois) peut être lu en japonais soit sui (prononciation
sino-japonaise du mot chinois emprunté), soit mizu (mot
japonais de même signification). On distingue ainsi deux
lectures possibles de nombreux kanji : on yomi (« lecture fondée
sur le son ») et kun yomi (« lecture fondée sur le sens »).
Katakana et hiragana, écritures
syllabiques

Les caractères chinois employés pour leur seule valeur


phonétique (on yomi) transcrivent des syllabes japonaises –  et,
par conséquent, des mots japonais – dans différents contextes.
Il semble que les moines bouddhistes aient inauguré un tel
emploi en assortissant les textes sacrés, rédigés en chinois,
d’aides à la lecture sous forme de gloses rédigées en japonais
(en «  style télégraphique  »). À cette pratique fait référence le
mot kana, qui vient de kari («  temporaire  ») et de na
(« écriture ») ; l’écriture en chinois étant jadis perçue comme la
seule présentant un caractère « permanent ».

Dans le Man’yoshu (voir plus haut), les caractères chinois


employés pour leur seule valeur phonétique figurent dans le
texte lui-même (et non plus sous forme de gloses). On nomme
cette pratique man’yogana, c’est-à-dire «  kana du Man’yo
[shu]  ». L’étape suivante consiste en deux simplifications
progressives : le nombre de caractères chinois utilisés est réduit
au minimum, c’est-à-dire au nombre de syllabes distinctes
existant effectivement en japonais ; le dessin de ces caractères
est lui-même simplifié, ce qui permet de les distinguer
immédiatement des kanji. On aboutit ainsi à un système
d’écriture syllabique propre au japonais, le kana, qui existe en
deux versions : le katakana et l’hiragana (voir les encadrés).

Dans katakana, kata signifie «  partiel, fragmentaire  », car les


caractères sont souvent issus de parties de caractères chinois.
Le katakana trouve son origine dans les gloses rédigées par les
moines bouddhistes. Systématisé à partir du Xe  siècle, il
s’emploie conjointement aux kanji  : les morphèmes lexicaux
sont représentés par ces derniers, tandis que les katakana
prennent en charge les morphèmes grammaticaux
(suffixes, etc.).

L’hiragana repose sur les mêmes principes que le katakana,


mais dérive d’une écriture chinoise cursive –  hira signifie
« arrondi ». Il a d’abord été appelé onnade (« style des dames »).
C’est en hiragana que Murasaki Shikibu a rédigé le célèbre Genji
monogatari. Cette façon d’écrire le japonais, pour l’essentiel
sans recourir aux kanji, se nomme wabun («  écriture
japonaise »), par opposition à kanbun (« écriture chinoise »).

La période du japonais moyen (XIIIe-XVIe  siècles) correspond à


des temps troublés, marqués par les chefs de guerre  : les
grandes épopées deviennent le genre littéraire dominant. Elles
fournissent de nombreux sujets au théâtre et d’abord au no [1] ,
dont l’apogée se situe dans la première moitié du XVe siècle. Des
Européens débarquent au Japon pour la première fois dans les
années  1540. Des missionnaires parviennent par la suite à
convertir des Japonais au christianisme, notamment à Kyushu.
Parmi eux se distingue le jésuite portugais João Rodrigues
(v.  1562-1633). Il séjourne à Nagasaki et y publie, entre 1604
et  1608, l’Arte da Lingoa de Iapam («  Art de la langue du
Japon  »), la plus ancienne grammaire complète du japonais
connue.

Au tout début du XVIIe  siècle, Tokugawa Ieyasu s’installe à Edo


(aujourd’hui Tokyo) et fonde la lignée de shogun qui dirigera le
Japon jusqu’en 1868. Le pays se referme alors sur lui-même : les
missionnaires ayant été expulsés en 1614, seuls les Hollandais
peuvent encore commercer (à Nagasaki) après 1636. Le régime
shogunal maintient la paix, ce qui favorise la progression de
l’enseignement et l’essor des villes.

Texte combinant kanji et katakana


Le texte se lit de haut en bas et de droite à gauche. Chaque petit cercle
signale la fin d’une phrase.

Source : Traduction en japonais par Tomoyuki Suzuki


de Gisèle SAPIRO, La Sociologie de la littérature
(Sekaishi sosha, Kyoto, 2017, p. 7 ; édition originale :
La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2014.)

La vie intellectuelle se focalise sur la querelle entre les


wagakusha (partisans d’une renaissance de la culture
proprement japonaise) et les kangakusha (fidèles aux études
chinoises). Les premiers prennent l’avantage durant la seconde
moitié du XVIIIe  siècle  : de nombreux romans sont publiés à
cette époque. Jusqu’à la fin du siècle, la forme cultivée du
japonais demeure fondée sur le dialecte de Kyoto, résidence de
l’empereur. À partir du siècle suivant, la langue de référence
s’appuiera sur le dialecte  d’Edo, nommée Tokyo («  capitale
orientale ») en 1868 (voir p. 37).

Le vietnamien et l’écriture chu nôm

Les Viêt – ancêtres des actuels Vietnamiens – ont pour berceau


le bassin du fleuve Rouge. « Viêt » équivaut au chinois « Yue »,
désignant diverses populations non chinoises du sud de
l’Empire, dont les « Nanyue » (« Yue du Sud »), autrement dit les
« Namviêt » ou « Viêt ». Leur langue relève de la famille môn-
khmère (voir p.  236) et non de la famille sino-tibétaine. Par
convention, on la nomme aujourd’hui « vietnamien ».

En 111  av.  J.-C., l’empire des Han annexe le pays des Viêt. Il
s’ensuit des révoltes, dont celle des sœurs Trung : à la tête d’une
armée composée principalement de femmes (selon la
tradition), elles résistent aux Chinois de 39 à 43, puis se
suicident… Ensuite se forme une élite de lettrés de culture
chinoise, mais la masse de la population échappe à la sinisation.
La chute de la dynastie chinoise des Tang offre aux Viêt
l’occasion de s’affranchir  : en 939, ils fondent un royaume
indépendant qui prendra plus tard le nom de Dai Viêt (« Grand
Viêt  »). Il est gouverné de façon centralisée, sur le modèle
chinois, avec une bureaucratie de lettrés. Le Dai Viêt s’étend
ensuite vers le sud en refoulant les Chams (voir p.  238)  : il
atteint les dimensions de l’actuel Vietnam au XVIIIe siècle.

Au cours du I er  millénaire, le vietnamien parlé a absorbé une


quantité considérable de vocabulaire chinois, tandis que le
chinois classique demeurait la seule langue écrite. La
transcription du vietnamien à l’aide de caractères chinois
débute au XIIIe  siècle. Ainsi prend forme l’écriture chu  nôm.
L’adaptation recourt à trois méthodes, dont deux déjà
employées par les Coréens et les Japonais  : on utilise le
caractère chinois pour sa valeur phonétique ou pour sa
signification, avec une lecture vietnamienne. La troisième
méthode, plus originale, consiste à composer de nouveaux
caractères complexes, en utilisant les procédés chinois. Par
exemple, pour écrire le mot vietnamien an («  manger  »), on
crée un caractère associant un élément phonétique (le
caractère prononcé an en chinois méridional) à un élément
sémantique (le caractère signifiant « bouche » en chinois).

Le roi Lê Thanh Tông (1442-1497), lui-même auteur du Cô Tâm


Bach Vinh («  Cent Poèmes de l’esprit ancien  »), fonde en 1494
une «  académie  », le Tao-dan, où l’on compose des poèmes en
chinois et en chu nôm. Un glossaire chinois-vietnamien (Hua-yi
Yi-yu) voit le jour au XVIe siècle. La littérature en chu nôm prend
son essor à la même époque et culmine au XVIIIe siècle. L’œuvre
majeure se nomme Kim Vân Kiêu, roman en 3  254 vers de
Nguyên Du (1765-1820). Il relate l’existence mouvementée et
malheureuse de la belle Kiêu, contrainte de se prostituer pour
sauver sa famille. Le chinois classique demeure néanmoins la
langue officielle et savante (fût-elle lue à la façon «  sino-
vietnamienne ») et les quelques tentatives de rendre officiel le
chu  nôm se heurtent à l’opposition résolue des mandarins,
attachés aux privilèges que leur confère la maîtrise du chinois
classique.

Au XVII e  siècle, des missionnaires, notamment portugais,


entreprennent de transcrire le vietnamien en caractères latins
pour faciliter la diffusion de catéchismes et de livres de prières.
Le jésuite Alexandre de Rhodes (1591-1660), natif d’Avignon,
passe de nombreuses années dans la région, puis systématise
les travaux de ses prédécesseurs en établissant un dictionnaire
vietnamien-portugais-latin, publié à Rome en 1651. Facile à
apprendre, la nouvelle écriture se diffuse peu à peu en dehors
des milieux convertis au christianisme. Quand les Français
instaureront un protectorat sur le Vietnam, dans les années
1880, ils mettront fin au statut officiel du chinois classique tout
en décourageant l’emploi du chu nôm, jugé trop « chinois », et,
pour finir, imposeront l’usage de l’écriture en caractères latins
inventée par les missionnaires (voir p. 491).
Notes du chapitre

[1] ↑   Le no, alliant la poésie à la danse et à la musique, fait alterner les dialogues
en prose avec des récitations lyriques confiées à un chœur.
L’écriture maya et les autres
systèmes méso-américains

L e déchiffrement des « glyphes » mayas, durant la seconde


moitié du XXe  siècle, égale par sa portée ceux des
hiéroglyphes égyptiens et des cunéiformes un siècle et demi
plus tôt : il a révélé que des populations d’Amérique, isolées du
reste de l’humanité depuis des millénaires, avaient inventé
l’écriture en toute indépendance. Elles vivaient dans la région
que les archéologues nomment «  Méso-Amérique  »,
correspondant à l’est du Mexique et à l’ouest de l’Amérique
centrale (voir la carte). La civilisation qui s’y est épanouie à
partir de la fin du II e  millénaire  av.  J.-C.  présente des traits
caractéristiques  : l’édification de pyramides à degrés, la
pratique d’un jeu de balle rituel, une computation complexe du
temps combinant deux calendriers (365 jours et 260 jours), etc.,
sans oublier les sacrifices humains.

Les archéologues distinguent en Méso-Amérique trois


périodes  : préclassique (1200  av.  J.-C.-250  apr.  J.-C.), classique
(250-950) et postclassique (950-1500). Selon les périodes, telle ou
telle population joue un rôle de premier plan : les Olmèques, les
Zapotèques, les Mayas, les Mixtèques, les Toltèques, les
Aztèques… Leurs langues relèvent de quatre familles
principales (voir p.  58)  : maya, mixe-zoque (dont, sans doute,
celle des Olmèques), otomangue (Zapotèques et Mixtèques) et
uto-aztèque (Toltèques et Aztèques).

Écrire en glyphes

On a identifié divers systèmes d’écriture, le plus élaboré étant


celui des Mayas. Tous ont un air de famille, mais on ignore leurs
liens de parenté. Leur caractéristique la plus visible tient à la
forme très iconique des signes (nommés «  glyphes  » depuis le
XIXe siècle) : ils figurent souvent, de façon stylisée, des animaux,

des plantes, des personnages, des parties du corps humain


(jambes, bras, mains),  etc. Autre constante  : le souci de la
datation, toujours très précise, ce qui suggère qu’en Méso-
Amérique l’écriture s’est développée en lien avec le calendrier.
Le plus souvent, l’écriture remplit des fonctions religieuses,
politiques ou historiques au bénéfice d’une élite.
Langues et peuples de Méso-Amérique à la veille de la
conquête espagnole

La culture des Olmèques s’épanouit la première, de 1200 à


500  av.  J.-C.  Connaissaient-ils l’écriture  ? La stèle de Cascajal,
trouvée en 1999 dans l’ancien pays olmèque parmi les gravats
d’un chantier routier, a ouvert un débat. Elle comporte 62
signes semblant constituer un texte. Selon les archéologues qui
l’ont étudiée les premiers, elle daterait de 900 av. J.-C. environ,
mais d’autres considèrent que les circonstances de sa
découverte ne permettent pas de la dater. Certains y voient
même un faux…

À la culture olmèque fait suite l’épi-olmèque («  épi  » signifiant


«  au-dessus  », donc «  après  » en archéologie). Son écriture est
attestée par quelques documents d’âges divers dont, en
particulier, une stèle datée de 157  apr.  J.-C., découverte à
La Mojarra en 1986. Outre un personnage, plus de 500 glyphes
répartis en une vingtaine de colonnes y sont gravés. Dans les
années 1990, deux linguistes américains en ont proposé un
déchiffrement fondé sur l’hypothèse que la langue transcrite
était le proto-zoque, mais cela n’a guère convaincu leurs
collègues ; la question reste ouverte.

Les inscriptions zapotèques s’échelonnent du IVe  siècle  av.  J.-


C. au Xe siècle apr. J.-C. Elles demeurent mal comprises car peu
nombreuses et le plus souvent très brèves (moins de dix
glyphes). De surcroît, la reconstruction du proto-zapotèque (à
partir des langues zapotèques actuelles) est embryonnaire.
L’écriture des Zapotèques sombre dans l’oubli quand ils sont
éclipsés par les Mixtèques vers la fin du I er millénaire.

Durant la période postclassique (du Xe  siècle à la conquête


espagnole), il n’existe qu’un seul système d’écriture au sens
strict : celui des Mayas. Les autres peuples, tels les Mixtèques ou
les Aztèques, ne sont certes pas dénués de littérature, mais ils
procèdent différemment. Les énoncés de tous ordres (religieux,
mythologiques, historiques, généalogiques,  etc.) sont d’abord
confiés à la mémoire, c’est-à-dire transmis oralement après un
travail de mémorisation rigoureux. Divers procédés facilitent
ce travail, en particulier la forme rythmée donnée aux textes
afin qu’ils soient récités ou chantés. Un autre procédé consiste à
élaborer des «  aide-mémoire  » visuels en organisant de
multiples images en compositions constituant chacune une
planche. Peintes en couleur sur divers supports (peau,
papier,  etc.), ces compositions, mises bout à bout, forment des
bandes pliées en accordéon appelées «  codex  ». Les Espagnols
ont détruit la plupart des codex, considérés comme des
«  œuvres démoniaques  ». Il n’en subsiste qu’une douzaine
datant d’avant la conquête, dont quatre sont mixtèques, trois
(ou peut-être quatre) sont mayas, mais aucun n’est aztèque.

Les éléments iconiques figurant dans les codex ont chacun une
signification précise, en général fixée par une convention. En
d’autres termes, ce ne sont pas de simples pictogrammes, mais
des idéogrammes représentant des actions ou des concepts. De
surcroît, leur disposition dans la page, obéissant à des règles
complexes, est elle-même porteuse de sens. S’agit-il pour autant
d’écriture  ? Dès le lendemain de la conquête, les Espagnols se
sont posé la question. Le franciscain Bernardino de Sahagun
(1500-1590) lui-même –  en son temps le meilleur connaisseur
de la culture méso-américaine – emploie tantôt le mot escritura
tantôt pintura. Le débat se poursuit aujourd’hui entre linguistes.
Du reste, l’écriture au sens strict n’est pas absente des codex  :
des glyphes y précisent des dates et des noms de personnes et
de lieux.

Le maya enfin déchiffré

Les efforts conjugués des linguistes et des archéologues


permettent de donner un récit cohérent de la préhistoire et de
l’histoire des langues mayas. En effet, les différentes branches
de la famille demeurent aujourd’hui représentées par une
trentaine de langues, dont certaines d’autant mieux connues
que leur étude a débuté aussitôt après la conquête  : cela a
permis aux linguistes d’en reconstituer l’évolution en
remontant au proto-maya. De son côté, l’archéologie a mis au
jour un grand nombre de sites riches en inscriptions, qu’il
restait bien sûr à déchiffrer  : ce fut l’œuvre de plusieurs
linguistes au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Le récit débute dans les montagnes de l’actuel Guatemala,


berceau du proto-maya. Les langues de la branche huaxtèque
se détachent les premières, peut-être dès la fin du
III e millénaire av. J.-C. Par la suite, leurs locuteurs migrent vers
le nord-ouest (où leurs descendants vivent toujours, au nord-est
de Mexico). La branche yucatèque se détache au cours du
II e  millénaire et gagne lentement le nord, jusque dans le
Yucatán. Les autres branches se diffusent aux alentours du
foyer originel. Au tournant des II e  et I er  millénaires, des
populations de langues mayas entreprennent de coloniser les
basses terres qui s’étendent entre les montagnes du Guatemala
et le Yucatán. La civilisation maya y prend son essor au cours
de la période préclassique récente (à partir de 400  av.  J.-C.).
L’écriture apparaît au IIIe  siècle  apr.  J.-C., voire plus tôt. Les
Mayas s’organisent alors en cités rivales, tandis que se
multiplient les inscriptions en «  maya classique  ». Au Xe siècle,
pour des raisons sans doute écologiques (sécheresse), les cités
sont abandonnées. La civilisation maya renaît néanmoins dans
le Yucatán durant la période postclassique.
Si les Espagnols conquièrent le Yucatán dans les années 1540,
plus au sud, dans la région des anciennes cités, les Mayas
résistent jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Au Yucatán, le franciscain
Diego de Landa (1524-1579) fait détruire « idoles » et codex avec
une telle brutalité qu’il est convoqué en Espagne en 1563 pour
s’expliquer. Il rédige alors, pour assurer sa défense, une
remarquable étude de la religion et des coutumes des Mayas
(Relación De Las Cosas De Yucatán) et y joint ce qu’il nomme
un « alphabet », composé de 29 signes mayas. Un document qui
se révélera très précieux quatre siècles plus tard.

La redécouverte de la civilisation maya débute dans les


années  1830-1840, quand des Américains et des Européens
explorent le nord du Guatemala. On dispose dès lors de relevés
d’inscriptions de plus en plus nombreux, auxquels s’ajoutent
trois codex et l’« alphabet » de Landa, oublié dans des archives
madrilènes jusqu’en 1864. Systèmes numériques, données
astronomiques et calendriers livrent leurs secrets à la fin du
XIXe 
siècle, pour l’essentiel. En revanche, les glyphes eux-
mêmes demeurent rebelles aux interprétations. L’idée finit par
prévaloir qu’il s’agit de purs idéogrammes, de caractère
religieux ou ésotérique, comme l’affirme le Britannique J. Eric
Thompson (1898-1975), longtemps « pape » des études mayas.

C’est à Leningrad (Saint-Pétersbourg) qu’un jeune linguiste


russe, Youri Knorosov (1922-1999), ouvre en 1952 de nouvelles
perspectives après avoir consacré sa thèse à la Relación de
Landa. L’« alphabet » qu’elle contient est jugé inutilisable, mais
Knorosov n’est pas de cet avis. Il montre que, entre Landa et
son informateur maya, il y a eu un quiproquo : l’un demandait
quel signe maya correspondait à telle ou telle lettre (consonne
ou voyelle) espagnole et l’autre répondait en traçant un signe
correspondant à une syllabe maya. Knorosov en déduit que les
glyphes mayas contiennent des éléments de caractère
phonétique et transcrivent donc une langue parlée. En 1958, on
identifie des glyphes «  emblèmes  » de certaines villes,
autrement dit des noms de lieux. Dans les années  1960, enfin,
l’Américaine (d’origine russe) Tatiana Proskouriakoff (1909-
1985) parvient à repérer des noms de souverains, des dates de
naissance et de mort,  etc. et révèle ainsi que les textes mayas
présentent un caractère historique. Le déchiffrement
proprement dit, entrepris dans les années 1970, ne cesse ensuite
de progresser.

Le système d’écriture maya est logo-syllabique  : il associe des


logogrammes, signes figurant chacun un mot, et des
syllabogrammes, signes phonétiques correspondant chacun à
une syllabe (voyelle seule ou consonne +  voyelle). Les
syllabogrammes ont une fonction grammaticale (par exemple,
en tant que préfixes ou suffixes accolés aux mots) ou une
fonction phonétique (précisant la prononciation de tel ou tel
logogramme). Ils peuvent aussi servir à écrire des mots
phonétiquement, syllabe par syllabe.

Pour former des phrases, puis des textes, les signes sont parfois
écrits à la suite, par exemple sur de petits objets, mais dans les
inscriptions monumentales leur disposition obéit à des
conventions très particulières. Ils sont alors placés dans des
« blocs » à peu près carrés, à raison de un ou plusieurs par bloc,
tandis que les blocs eux-mêmes sont disposés en doubles
colonnes, la lecture s’effectuant de gauche à droite et de haut en
bas (voir l’illustration).

En pratique, tout est beaucoup plus compliqué pour de


multiples raisons, à commencer par le nombre de signes
différents, dont l’estimation varie de 900 à 1 200 et qui peuvent
revêtir, selon les cas, trois formes : complète (un personnage ou
un animal entiers), partielle (la tête seulement) ou symbolique.
Certains signes fonctionnent tantôt comme logogrammes,
tantôt comme syllabogrammes. À l’intérieur des blocs, les
glyphes s’enchaînent de gauche à droite et de haut en bas, sauf
quand le scribe, pour des raisons esthétiques, en décide
autrement. Là réside sans doute la difficulté principale : dans la
mesure où les inscriptions monumentales visent d’abord la
glorification des souverains, l’esthétique joue un rôle de
premier plan. Les scribes sont simultanément des artistes.

Texte maya figurant sur la stèle 11 de Yaxchilan


L’ordre de lecture est le suivant : A1, B1, A2, B2, A3, B3, A4, B4, C1, D1,
C2, D2, C3, D3, etc.

Les blocs A1 à D3 inquent, en fonction de deux calendriers, la date


d’accession au pouvoir du souverain dont il s’agit ensuite.

Les blocs C4 à E1 signifient « a accédé au pouvoir » et se lisent en


maya joy (C4) ti (D4) ajawel (E1).

Le bloc F1 nomme le souverain lui-même (Yaxun B’alam, autrement


dit Oiseau-Jaguar IV, ayant régné de 752 à 768) et les blocs E2 à F4 ses
divers titres.

Le bloc G1 signifie « fils de [sa mère] », nommée en H1 (Ixik Ik’).

Le bloc H3 signifie « fils de [son père] », nommé en I1 (Itz’amna


B’alam) et dont l’âge est donné en H5 (plus de quatre-vingts ans).

Le bloc I3 désigne la ville de Yaxchilan.

Source : John MONTGOMERY, How to Read Maya


Hieroglyphs, Hippocrene Books, New York, 2002,
p. 308. Reproduit avec l’aimable autorisation de
Hippocrene Books, Inc.
Troisième partie. Les
langues modernes
Présentation

À l’époque moderne, l’écriture est partout. L’imprimerie a


assuré sa diffusion massive, mais elle a aussi accentué
l’inégalité entre les langues, en permettant à certaines de se
tailler la part du lion dans l’exercice du pouvoir, l’enseignement
et les médias. La France en fournit un bon exemple. Le premier
alinéa de l’article  2 de la Constitution (ajouté en 1992) stipule
que «  la langue de la République est le français  ». En
contrepartie, l’article  75-1 (ajouté en 2008) précise que «  les
langues régionales appartiennent au patrimoine de la France »,
formule pour le moins sibylline…

Ce modèle linguistique, né en Europe, caractérise l’État-nation.


En conférant à une langue un rôle politiquement dominant, il
instaure une dissymétrie  : les locuteurs des langues
minoritaires doivent apprendre et employer la langue d’une
majorité qui, pour sa part, n’est pas astreinte au bilinguisme. Au
fil des générations, cette dissymétrie provoque le plus souvent
un recul des langues minoritaires. La capacité de survie de ces
dernières dépend surtout de leur «  poids  » politique. Seul un
nombre significatif de locuteurs motivés peuvent obtenir
qu’une langue bénéficie d’un statut protecteur officiellement
reconnu. En Europe, plusieurs langues disposent de tels statuts
dans l’esprit de la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires (voir p. 280).
Ailleurs dans le monde, le modèle linguistique de l’État-nation
connaît des fortunes diverses. Facilement transposé en
Amérique, il a nécessité de sérieuses adaptations dans plusieurs
pays d’Asie et ne correspond pas aux réalités africaines, sauf
exceptions. Aussi les politiques linguistiques diffèrent-elles
selon les États, mais tous ont besoin, pour fonctionner, d’une
(ou parfois de deux) «  langue(s) du pouvoir  », privilégiée(s) de
ce fait. L’inégalité entre les langues est un phénomène
universel.

À chaque État sa politique linguistique

En Amérique, l’entrée dans le monde moderne a signifié le


recul des langues autochtones face à celles des conquérants
(l’espagnol, le portugais, l’anglais et le français). Devenues
indépendantes, les anciennes colonies se sont muées en États-
nations, conservant chacun la langue héritée de l’époque
coloniale (deux au Canada). Les nouveaux immigrants, venus
d’Europe et d’Asie, ont ensuite adopté ces langues au fil des
générations. En corollaire, les locuteurs de langues
amérindiennes ne forment plus aujourd’hui que 3,5  % de la
population du continent. Si leurs langues bénéficient d’un statut
– cela dépend des pays –, il est récent et surtout symbolique.

En Asie, le modèle de l’État-nation s’applique sans difficulté


dans des pays linguistiquement homogènes comme le Japon ou
le Bangladesh mais, le plus souvent, de multiples langues se
côtoient. Au Vietnam ou en Thaïlande, une langue domine de
longue date, obligeant les locuteurs des autres à s’incliner. En
Birmanie, ils s’y sont refusés et il s’en est suivi de longues
années de guerre. À une tout autre échelle, les minorités
linguistiques de Chine ne forment que 5  % de la population,
mais cela représente 55 millions de personnes. Quatre langues
minoritaires (comptant près de 40  millions de locuteurs au
total) bénéficient chacune d’un statut au sein d’une «  région
autonome  »  : le zhuang au Guangxi, le tibétain au Tibet,
l’ouïgour au Xinjiang et le mongol en Mongolie intérieure.

Quand aucune des langues en usage ne joue un rôle national a


priori, une solution consiste à attribuer ce rôle à l’une d’entre
elles et à rendre son enseignement obligatoire. Ainsi l’Indonésie
a-t-elle choisi une langue véhiculaire traditionnelle, jugée
neutre et pratique  : le malais, rebaptisé «  indonésien  ». Il se
superpose aux autres langues (dont le javanais) dans une
situation de bilinguisme généralisé. Au Pakistan, les autorités
ont opté pour l’ourdou, langue usuelle de nombreux
musulmans de l’ancien empire des Indes, et conservé l’anglais
en tant que seconde langue officielle.

Face à la multiplicité des langues, une autre approche transpose


le  modèle linguistique de l’État-nation au niveau des États-
membres d’un système fédéral. C’est le cas de l’Inde, où
cohabitent une vingtaine de langues officielles à un échelon
régional, tandis qu’à l’échelon fédéral l’hindi partage le rôle de
langue du pouvoir avec l’anglais. C’était aussi le cas en Union
soviétique, de sorte que chacune des quinze Républiques qui lui
ont succédé est aujourd’hui dotée de sa propre langue officielle.

Il en va tout autrement en Afrique subsaharienne. La


colonisation européenne y a découpé au cordeau une
extraordinaire mosaïque de plus de quinze cents langues.
Quand ils accèdent à l’indépendance dans la seconde moitié du
XXe siècle, les nouveaux États continuent d’employer la langue
du colonisateur  : l’anglais, le français ou le portugais dans la
quasi-totalité des cas. Ainsi s’étoffent des élites maîtrisant une
langue du pouvoir inchangée, tandis que, dans la vie
quotidienne, tout le monde ou presque parle une, voire
plusieurs langues africaines. Au Nigeria, pays riche de plus de
cinq cents langues, l’anglais assure les fonctions officielles,
tandis que trois langues jouent un rôle véhiculaire régional (le
haoussa dans le nord, le yoruba dans le sud-ouest et l’igbo dans
le sud-est), mais c’est un pidgin de l’anglais qui, un peu partout,
sert de lingua franca dans la vie courante.

Les langues privilégiées… et les autres

Les langues s’organisent aujourd’hui en une hiérarchie. Les


langues du pouvoir ne sont pas nombreuses  : les cent vingt
pays de plus d’un million d’habitants en comptent soixante-cinq
au total. Si l’on y ajoute les soixante-treize autres États-
membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) et les
diverses entités dotées d’une autonomie en matière
linguistique (communautés autonomes d’Espagne, républiques
sujettes de la Fédération de Russie, États de l’Union indienne,
États régionaux d’Éthiopie,  etc.), le total ne dépasse pas deux
cents langues « politiquement privilégiées ». Il est vrai que leurs
locuteurs forment plus de 95 % de l’humanité…

Qu’en est-il des quelque six mille autres langues en usage ? Peu
écrites et peu enseignées, il s’agit avant tout de langues parlées,
véhicules de cultures fondées sur la mémoire et le récit. Leur
avenir paraît souvent sombre, bien qu’il soit difficile d’estimer
combien sont effectivement menacées de disparition et à quelle
échéance.

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et


la culture (UNESCO) considère que toute langue « qui n’est plus
enseignée aux enfants comme langue maternelle à la maison »
est « en danger ». Cela englobe toutefois diverses catégories : les
langues documentées de longue date, auxquelles des
enthousiastes redonnent vie (tels le cornique et le mannois,
deux langues celtiques)  ; les langues bien étudiées par des
linguistes, qui ne tomberont pas dans l’oubli si elles cessent
d’être parlées  ; enfin, les langues mal ou très mal connues,
nombreuses dans les régions tropicales (Afrique, sud-est de
l’Asie, Nouvelle-Guinée, Amazonie) – les premières concernées,
quand on déplore la disparition de vingt-cinq langues par an
dans le monde actuel…
L’Europe occidentale

E n 1539, François I er édicte l’ordonnance de Villers-Cotterêts.


Les actes de l’administration et de la justice seront
désormais rédigés «  en langage maternel français et non
autrement  ». Dix ans plus tard, le poète Joachim du  Bellay
(v.  1522-1560) publie Deffence et illustration de la langue
françoyse. Dans les deux cas, il s’agit de hisser le français au
niveau du latin : notre langue, certes « moderne » (comme on la
qualifie dès cette époque), peut parfaitement dire le droit… et se
prêter à toutes les exigences de la création littéraire. Cette
ambition bénéficie du soutien constant de la royauté et se
double d’une diffusion du français parlé parmi les élites du
pays. D’autres monarchies procèdent de même : en Espagne et
au Portugal, le castillan et le portugais, promus au Moyen  Âge
par la Reconquista, voient leur hégémonie renforcée. L’anglais
bénéficie de la vitalité de la dynastie des Tudors (1485-1603).
Quant à la monarchie danoise, elle doit renoncer à la Suède,
mais conserve la Norvège, où sa langue s’impose.

En revanche, le morcellement de l’Italie et de l’Allemagne ne


permet pas d’y conduire ce que l’on nommerait aujourd’hui
une «  politique linguistique  ». En Italie, écrivains et érudits
établissent au XVIe  siècle les normes d’une langue écrite
commune, volontairement archaïsante –  elle se réfère à
Dante –, qui ne peut être une langue parlée. Aussi les dialectes
régneront-ils en maîtres jusqu’au XIXe  siècle. En Allemagne,
berceau de la Réforme, l’émergence d’une langue écrite
commune doit beaucoup à une initiative individuelle de grande
envergure  : en 1521, Martin Luther entreprend de traduire la
Bible en allemand. La langue qu’il emploie devient une
référence, y compris dans les pays de langue allemande
demeurés catholiques. La Réforme conduit par ailleurs les
Hollandais à conquérir leur indépendance et à promouvoir leur
propre langue (le néerlandais). Dans tous les cas, l’essor de
l’imprimerie, continu depuis le milieu du XVe  siècle, contribue
puissamment à la diffusion des principales langues écrites.

À la veille de la Révolution française, ce tableau n’a guère


changé. Au sommet règnent les langues du pouvoir et de la
culture, adoptées par les couches supérieures de la société et
qui, dans les pays protestants, sont aussi celles de la religion.
Parmi la multitude d’autres idiomes, certains conservent du
prestige (le catalan ou le vénitien, par exemple), mais la plupart
sont perçus comme autant de patois. Il en va de même, a
fortiori, au XIXe siècle, marqué par la montée des nationalismes.
L’idée prévaut dès lors qu’à chaque État doit correspondre une
langue nationale et une seule, comme les révolutionnaires l’ont
affirmé en France dès 1790 et comme les autorités britanniques
– non moins déterminées en pratique – usent de l’anglais dans
l’ensemble du Royaume-Uni. En sens inverse, l’équation «  une
langue nationale = un État » conduit à l’Unité italienne (réalisée
sous l’égide de la maison de Savoie en 1859-1870) et à l’Unité
allemande (sous l’égide de la Prusse en 1871). Chaque État
entreprend ensuite, avant la fin du siècle, de généraliser
l’enseignement primaire dans la langue nationale aux dépens
de toutes les autres (pour autant que les moyens le permettent).
L’exode rural et l’urbanisation accentuent les effets de  cette
politique, de même que la conscription, qui culmine lors de la
Première Guerre mondiale.

Face à l’hégémonisme des langues nationales, des mouvements


de défense de diverses autres langues se manifestent, chacun
dans un contexte particulier. Les Flamands contestent très tôt
l’hégémonie du français au sein du royaume de Belgique (fondé
en 1830), le Félibrige prône la renaissance du provençal à partir
des années 1850, le « catalanisme » se dresse face à l’emprise du
castillan, la Ligue gaélique voit le jour en Irlande en 1893, le
parti nationaliste basque naît en 1895, et ainsi de suite. Le
processus historique n’en est pas moins inexorable  : dans la
seconde moitié du XXe siècle, marquée par l’omniprésence de la
télévision, tout le monde (ou presque) connaît la langue
nationale (ou l’une des langues nationales en Suisse ou en
Belgique). Ceux qui continuent d’employer un parler régional
sont devenus bilingues et, le plus souvent, voient leur nombre
se réduire au fil des générations.

Alors sonne l’heure de la conservation du patrimoine


linguistique… C’est l’objet de la Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires, adoptée par le Conseil de l’Europe
en 1992, qui vise à les protéger. «  Langue régionale  » désigne
une langue propre à une région, distincte à la fois de la langue
nationale de l’État concerné  et des langues nationales d’autres
États. Tel est le cas du gallois en Grande-Bretagne, du frison aux
Pays-Bas, du basque et du catalan en Espagne,  etc. «  Langue
minoritaire » désigne une langue employée dans une région le
plus souvent frontalière et qui est aussi la langue nationale du
pays voisin, un cas de figure fréquent en Europe centrale et
orientale (voir p. 365). En revanche, le champ d’application de la
Charte ne s’étend pas aux dialectes de la langue nationale, ce
qui, en Allemagne par exemple, exclut tous ceux du haut
allemand (Hochdeutsch)… mais non le bas allemand
(Plattdeutsch).

En février 2019, sur 33 États ayant signé la Charte, 25 l’avaient


ratifiée. Parmi ces derniers figurent 12 États d’Europe
occidentale, mais non la France où, en 2015, l’éventuelle
ratification a fait couler beaucoup d’encre, pour finir rejetée par
le Sénat. Les questions linguistiques demeurent donc à l’ordre
du jour, comme l’ont brusquement rappelé les Catalans en
revendiquant l’indépendance en 2017 : leur identité se fonde en
premier lieu sur leur langue.

L’anglais et les langues celtiques

L’histoire de la langue anglaise entre dans une nouvelle phase


quand William Caxton (v.  1422-v.  1492) crée une imprimerie à
Westminster en 1476 et sort aussitôt de ses presses les célèbres
Contes de Cantorbéry, de Geoffrey Chaucer (voir p.  155). Ayant
vécu plus de vingt ans à Bruges, Caxton imprime aussi des
textes qu’il traduit lui-même du français ou du flamand. Ce
faisant, il lui faut adopter une variété d’anglais et une
orthographe et c’est sciemment qu’il prend pour référence le
parler en usage à Londres, relevant d’un groupe de dialectes
intermédiaires entre ceux du nord et ceux du sud (voir la
carte). L’orthographe élaborée par Caxton et ses collègues
imprimeurs transcrit de façon empirique la prononciation de
l’époque  : telle est l’origine de tant de bizarreries de
l’orthographe anglaise actuelle. Simultanément, le vocabulaire
s’enrichit de nombreux emprunts au latin, au grec, au
français,  etc.  : près de douze mille mots nouveaux entreront
dans l’usage au XVIe siècle.

Après trente années de troubles (la « Guerre des Deux-Roses »),


la royauté anglaise a retrouvé sa pleine vigueur sous la dynastie
des Tudors, fondée par Henri VII en 1485. Son fils Henri VIII lui
succède en 1509  : ses démêlés avec la papauté –  qui refuse
d’annuler son mariage avec Catherine d’Aragon – donnent à la
Réforme outre-Manche un tour très particulier. L’Acte de
suprématie promulgué en 1534 place l’Église d’Angleterre (dès
lors dite « anglicane ») sous l’autorité royale. Les protestants de
diverses confessions et les catholiques fidèles au pape
demeurent néanmoins nombreux et influents. Traduire la Bible
en anglais devient une activité concurrentielle.
L’anglais et les langues celtiques au milieu du XVI e siècle
La première traduction, due à John Wycliffe (v.  1330-1384),
avait été jugée hérétique. Au début des années 1520, l’érudit
William Tyndale (1494-1536), influencé par les textes de Luther,
s’attelle à une nouvelle traduction et en informe l’évêque de
Londres, qui condamne l’entreprise. Tyndale poursuit ses
travaux en Allemagne, puis meurt exécuté en tant qu’hérétique
près de Bruxelles en 1536. Sa traduction, assortie de
commentaires empruntés à Luther, paraît néanmoins l’année
suivante (à Anvers, semble-t-il), avant de circuler en Angleterre.
Elle exercera une influence considérable en raison de sa très
grande qualité et servira de base aux traductions ultérieures.

Le luthéranisme de Tyndale ne lui convenant pas, Henri  VIII


fait préparer une nouvelle version, dite « Grande Bible » (Great
Bible), parue en 1539. C’est la première qui soit « autorisée » par
le souverain, chef de l’Église d’Angleterre. Elle s’inspire de la
version de Tyndale, non sans l’avoir purgée. Ni la Bible de
Tyndale ni la Grande Bible ne satisfont cependant les calvinistes
qui, sous le règne de la catholique Marie Tudor (1553-1558), fille
d’Henri VIII, se réfugient à Genève auprès de Jean Calvin. Ils y
produisent une nouvelle traduction, dite «  Bible de Genève  »
(Geneva Bible), parue en 1560, puis publiée en Angleterre en
1575-1576. Prenant elle aussi appui sur le texte de Tyndale, elle
se distingue de la Grande Bible par sa belle langue vigoureuse et
ses commentaires et notes (d’inspiration calviniste), destinés à
faciliter la lecture. Face au succès de la Bible de Genève, l’Église
anglicane publie en 1568 une nouvelle version «  autorisée  »,
dite «  Bible des évêques  » (Bishops’ Bible). Quant à l’Église
catholique, elle entreprend de faire traduire en anglais la
Vulgate (Bible en latin)  : le Nouveau Testament paraît à Reims
en 1582, l’Ancien Testament à Douai une trentaine d’années
plus tard. Le texte, très « latinisant », se révèle parfois illisible. Il
sera révisé au XVIIIe siècle.

Shakespeare et la Bible du roi Jacques

Sous le règne d’Élisabeth (1558-1603), autre fille d’Henri  VIII,


l’Église anglicane adopte une ligne protestante modérée tandis
que l’hostilité monte contre le «  papisme  », alors incarné par
Philippe II d’Espagne : en 1588, la destruction de son Invincible
Armada par les Anglais soude la nation. C’est alors que l’œuvre
de William Shakespeare (1564-1616), écrite en une vingtaine
d’années (entre 1591 et 1613), hisse la langue anglaise à des
niveaux inédits  : outre qu’il puise son immense vocabulaire
dans tous les domaines linguistiques (savants et populaires,
techniques, juridiques, théologiques, etc.) et qu’il n’hésite pas à
inventer des mots, Shakespeare excelle dans le rendu de tous
les registres de la langue parlée et la profusion d’images et de
métaphores. Il offre ainsi un trésor dans lequel tous les auteurs
de langue anglaise puiseront après lui.

À Élisabeth succède son cousin Jacques  VI Stuart, roi d’Écosse,


qui devient simultanément Jacques I er d’Angleterre. Souverain
autoritaire et centralisateur, il s’installe à Londres et entreprend
de réduire le particularisme écossais (voir plus loin). Alors que
le succès de la Bible de Genève ne se dément pas, le roi, hostile
au calvinisme, décide en 1604 de faire établir, à l’usage de
l’Église anglicane, une traduction d’une qualité telle qu’elle
prendrait un caractère « définitif ». Six groupes de traducteurs
(à Westminster, Oxford et Cambridge) y travaillent six ans
durant. Lors de la dernière révision, il leur est demandé que le
texte « sonne » bien à la lecture. Publiée en 1611, la Bible du roi
Jacques (King James’s Bible), dite aussi «  Version autorisée  »
(Authorized Version), fait d’emblée figure d’œuvre magistrale.
La langue en est certes archaïsante, inspirée des travaux de
Tyndale (on estime que les trois quarts environ du texte de
1611 en sont issus), mais elle est surtout sobre et puissante,
poétique et musicale à la fois.

À maints égards, l’œuvre de Shakespeare et la Bible de 1611


fondent la littérature anglaise moderne. La richesse exubérante
de l’une (vocabulaire de plus de trente mille mots) contraste
avec la sobriété de l’autre (huit mille environ). Le style littéraire
oscillera ensuite entre ces deux pôles, l’un illustré au XXe siècle
par l’Irlandais James Joyce (1882-1941), l’autre par l’Américain
Ernest Hemingway (1899-1961)…

Le dictionnaire du Dr Johnson

Au XVIIe  siècle, marqué par la guerre civile, l’exécution de


Charles I er  (1649), le régime de Cromwell, puis la Restauration
(1660), la langue anglaise évolue d’une façon désordonnée. C’est
du moins l’avis de la Royal Society, fondée en 1662  : elle s’en
inquiète et prône la défense d’une langue simple et claire.
Certains préconisent la création d’une académie, à l’image de
celle qui existe en France depuis 1635, mais rien n’aboutit.
Tandis que l’écrivain Jonathan Swift (1667-1745) tempête contre
la « corruption » du langage, d’autres contestent l’idée que l’on
puisse «  fixer  » une langue. Samuel Johnson (1709-1784), dit
«  Dr  Johnson  », est de ceux-ci  : s’il entreprend néanmoins de
rédiger un dictionnaire, c’est pour rendre compte de la langue
telle qu’on l’emploie à son époque et non pour l’enfermer dans
un carcan.

Il existait déjà un Dictionnaire des mots difficiles, destiné


notamment aux «  dames et autres personnes inexpertes  »,
selon sa page de titre. Publié dès 1604, il contenait trois mille
mots issus de l’hébreu, du grec, du latin, du français,  etc.
D’autres dictionnaires, plus complets, paraissent au début du
XVIII e  siècle. Celui de Johnson se distingue des précédents par

son volume, sa qualité et son érudition. Rédigé par lui seul en


moins de dix ans (de 1746 à 1755), il contient les définitions de
plus de 40  000  mots, illustrées par 114  000 citations. Johnson
traite l’anglais d’une façon pratique, en tant que langue vivante,
en prenant pour modèle la common law («  droit commun  »
jurisprudentiel)  : les définitions se fondent sur les précédents.
La performance de Johnson ravit les Anglais  : seul, il a battu
quarante Français œuvrant pendant quarante ans ! (Allusion à
l’Académie française, voir plus loin.) Deux grammaires de
l’anglais paraissent ensuite, en 1762 et en 1794. Prescriptives,
elles auront une influence considérable dans l’enseignement, y
compris outre-Atlantique.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, la langue anglaise standard


–  stabilisée  – ne diffère plus guère de l’actuelle et gagne du
terrain dans les autres pays britanniques  : l’Écosse, le pays de
Galles et l’Irlande. En revanche, les observateurs de l’époque
redoutent (déjà) la concurrence de l’anglais d’Amérique (voir
p. 651).

L’Écosse : recul du scots et du gaélique

À l’époque où William Caxton introduit l’imprimerie à Londres,


quelle langue emploie-t-on à Édimbourg, capitale du royaume
voisin ? Le scots, cousin de l’anglais. Il s’est développé à partir
du XIIIe  siècle (voir p.  155) et fait figure de langue distincte,
différant de l’anglais du sud-est de l’Angleterre autant que le
suédois du danois, par exemple. C’est le parler usuel des trois
quarts des Écossais, aristocratie comprise, le quart restant
demeurant fidèle au gaélique (voir plus loin). Mais c’est aussi
une langue littéraire, illustrée notamment par le poète William
Dunbar (v.  1460-v.  1530), réputé le plus grand des makars
(bardes). La vitalité du scots n’empêche pourtant pas la culture
anglaise d’exercer une forte influence, d’autant que
l’avènement de l’imprimerie facilite la circulation d’ouvrages
venus d’Angleterre.
La Réforme accentue le mouvement en ne proposant aux
Écossais que des traductions de la Bible en anglais. (La
traduction du Nouveau Testament en scots paraîtra… en 1983 !)
Elle a pour principal prédicateur le calviniste John Knox
(1513/1514-1572), un Écossais ayant participé à la rédaction de la
« Bible de Genève ». La Confession de foi qu’il inspire en 1560,
aussitôt adoptée par le Parlement d’Édimbourg, fonde l’Église
presbytérienne écossaise, dite «  Kirk  » («  Église  » en
scots). Après la mort de Knox, une loi stipule en 1579 que tout
propriétaire de quelque importance doit posséder une Bible…
et, si possible, la lire. Or c’est la « Bible de Genève » (en anglais)
que l’on imprime l’année suivante afin de la diffuser dans le
pays.

Quand Jacques  VI d’Écosse devient aussi


Jacques  I er  d’Angleterre,  la  cour écossaise quitte Édimbourg
pour Londres. Les documents officiels du royaume d’Écosse
sont dès lors rédigés en anglais et la Bible elle-même n’échappe
pas à l’unification : la version dite « du roi Jacques », publiée en
1611, devient la seule autorisée par l’Église presbytérienne
comme par l’Église anglicane. Les efforts accomplis au
XVII e siècle
pour doter chaque paroisse d’une école vont dans le
même sens : l’enseignement y est dispensé en anglais, du moins
en principe. En 1707, l’Écosse fusionne avec l’Angleterre (et le
pays de Galles) pour former le «  Royaume-Uni de Grande-
Bretagne », lequel a pour unique langue officielle l’anglais. Tout
au long des XVIIe et XVIIIe siècles, l’anglais progresse aux dépens
du scots, dans les villes, puis dans les campagnes. La tradition
littéraire en scots se perpétue néanmoins et culmine avec la
poésie de Robert Burns (1759-1796). À l’époque contemporaine,
l’anglais parlé par les Écossais se caractérise avant tout par son
accent et par de nombreuses formules et tournures héritées du
scots.

La destinée du gaélique est différente. Aux XVIe et XVIIe siècles, le


gaélique reste la langue prépondérante, voire exclusive, dans
les Highlands et les Hébrides (voir la carte). Les Highlanders,
organisés en clans, font figure de «  barbares  » aux yeux des
autres Écossais, à commencer par Jacques  I er, très hostile à la
langue gaélique. Ses locuteurs n’en forment pas moins le quart
de la population du pays.

Au début du XVIII e  siècle, la révolte gronde parmi les


Highlanders, jusqu’à leur défaite à Culloden (près d’Inverness)
en 1746. Ensuite s’abat sur eux une répression qui brise les
clans, tandis que de grands propriétaires terriens expulsent les
petits paysans, contraints à émigrer vers les Lowlands, voire
vers l’Amérique  : toute la région se dépeuple. Simultanément,
des missionnaires s’efforcent de propager le protestantisme
auprès des Highlanders demeurés catholiques (comme les
Irlandais). Ils procèdent d’abord en anglais, sans succès. Ils se
décident alors à recourir au gaélique  : un Nouveau Testament
bilingue gaélique/anglais paraît en 1767. La traduction de la
Bible entière, achevée en 1801, jouera un rôle éminent dans le
maintien de la connaissance de la langue gaélique écrite. La loi
sur l’enseignement votée en 1872 néglige néanmoins cette
dernière  ; il faut attendre la fin du XIXe  siècle pour que des
associations plaident sa cause et publient des ouvrages à son
sujet. On compte à l’époque 250 000 locuteurs du gaélique (6 %
de la population écossaise). Aujourd’hui, ils ne sont plus que
58 000 (1,1 %), surtout présents dans les Hébrides.

La résistance du gallois

Avant de se doter d’un roi écossais, en 1603, les Anglais s’étaient


ralliés en 1485 à un roi d’ascendance galloise, Henri  VII, petit-
fils d’Owain ap Maredudd ap Tudur, dit Owen Tudor (1400-
1461), et de Catherine de  Valois, veuve du roi d’Angleterre
Henri V. À cette époque, le pays de Galles forme une principauté
rattachée à la Couronne : depuis 1301, l’héritier du trône anglais
porte le titre de prince de Galles. Ses habitants n’en constituent
pas moins un peuple nettement distinct, en grande majorité de
langue galloise.

L’avènement de la dynastie des Tudors assure la promotion des


élites, qui prennent le chemin de Londres et deviennent
influentes à la cour. Mais, quand Henri VIII rompt avec Rome, il
lui faut s’assurer que la population galloise elle-même va
obtempérer. Des  lois  adoptées entre 1536 et  1543 incorporent
donc le pays de Galles au royaume d’Angleterre, tandis que
l’Église anglicane cherche à s’imposer. Elle  bute sur l’obstacle
linguistique et se résout à traduire  la Bible en gallois. La
traduction du Nouveau Testament date de 1567.
Par la suite, William Morgan (1545-1604) s’attelle à celle de la
Bible entière. Né dans le nord-ouest du pays de Galles, il a étudié
les langues anciennes à Cambridge avant de devenir prêtre
anglican. Sa traduction, parue en 1588, joue un rôle
considérable à double titre : tout en facilitant la conversion des
Gallois au protestantisme (et leur intégration au royaume), elle
garantit la pérennité de la langue galloise, d’autant que s’y
ajouteront de nombreux autres textes religieux.
L’enseignement –  pour autant qu’il soit assuré  – emploie
cependant l’anglais. Le vent tourne au début du XVIIIe  siècle,
quand un prêtre anglican gallois, Griffith Jones (1684-1761), met
en place un système d’«  écoles mobiles  » (circulating schools)
qui parcourent le pays et enseignent la lecture en gallois. On
estime à plus de deux cent mille le nombre de personnes
touchées. Cela stimule le mouvement du «  renouveau
méthodiste  » (d’inspiration calviniste), qui se sépare de l’Église
anglicane en 1811. Les Gallois relèvent dès lors en majorité
d’Églises non conformistes (notamment méthodistes).

Au XIXe  siècle, des Gallois migrent massivement vers le bassin


houiller du sud du pays, où finissent par se concentrer les deux
tiers de la population. Dans un tel contexte, l’anglais s’affirme
comme la langue de la modernité, tandis que la pratique du
gallois passe pour une entrave au progrès. Une loi de 1870
généralise l’enseignement primaire en anglais. Le gallois résiste
néanmoins, car les «  écoles du dimanche  » non conformistes
restent très actives, y compris dans la classe ouvrière. La
défense du gallois prend un tour à la fois religieux et identitaire,
dirigé notamment contre l’Église anglicane («  désétablie  » par
une loi de 1914).

Le réveil du mannois et du cornique


La persévérance d’érudits et d’enthousiastes a rendu la vie
à deux langues celtiques réputées « éteintes » : le mannois
(en anglais manx) de l’île de Man, apparenté aux gaéliques
d’Irlande et d’Écosse, et le cornique de Cornouailles,
apparenté au gallois et au breton.

Les premiers écrits connus en cornique datent du XVe siècle.


Au siècle suivant, l’introduction de la liturgie anglicane en
anglais provoque une grande révolte : la répression par les
troupes royales fait plus de quatre mille morts. Le cornique
ne cesse ensuite de décliner en se repliant vers la pointe de
la Cornouailles. Selon la tradition, une poissonnière, Dolly
Pentreath, morte en 1777, aurait été la dernière locutrice de
langue maternelle cornique.

Le mannois n’a été transcrit qu’au début du XVIIe  siècle,


quand un évêque anglican a traduit un livre de prières. Il
n’avait pas de statut officiel, les documents juridiques et
administratifs étant rédigés en anglais depuis le XVe siècle.
Une traduction complète de la Bible, entreprise au milieu
du XVIIIe siècle, est parue en 1775, sans enrayer le déclin du
mannois. En tant que langue maternelle, il aurait eu pour
dernier locuteur un pêcheur, Ned Maddrell, mort en 1974.
Aujourd’hui, 1  800  personnes parleraient de nouveau le
mannois et quelques centaines le cornique.

Le statut du gallois s’améliore ensuite par étapes. Une loi de


1942 lui rend un rôle officiel dans la justice. Le Welsh Language
Act de 1967 lui reconnaît le statut de langue « nationale » à côté
de l’anglais et lui restitue une place dans l’enseignement, de
l’école primaire à l’Université. Cette loi autorise cependant tous
les dosages : dans la plupart des établissements du nord-ouest,
le gallois est la langue principale  de l’enseignement  ; dans le
sud-est, il n’est qu’une seconde langue et de  nombreux
établissements l’ignorent tout à fait. Quant au bilinguisme de
l’administration, rendu possible par la loi, il n’est effectif que
dans le nord-ouest.

La proportion de locuteurs du gallois a longtemps décliné : elle


est passée de plus de 50 % à la fin du XIXe siècle à 37 % en 1921 et
à 19  % en 1981. Elle semble à présent stabilisée  : en 2011, on
comptait 562 000 locuteurs du gallois, soit 19 % de la population
du pays de Galles. Ils sont surtout présents dans le nord et
l’ouest du pays. Certains enfants sont aujourd’hui encore
monolingues (ils apprendront l’anglais à l’école). Plus aucun
adulte.

Le difficile sauvetage de l’irlandais


Quand Henri  VIII s’affirme seul chef de l’Église d’Irlande en
1536, puis prend le titre de roi d’Irlande en 1541, son autorité se
limite à Dublin et ses environs. Toute la population du reste de
l’île demeure de langue gaélique d’Irlande (dite « irlandaise ») et
de religion catholique. Les Tudors étendent ensuite leur
emprise en confisquant les terres de chefs irlandais hostiles, en
particulier dans le nord (province d’Ulster). Comme au pays de
Galles, l’Église anglicane entreprend de traduire la Bible en
irlandais. Un travail de longue haleine (le Nouveau Testament
paraît en 1602, l’Ancien Testament en 1685), dont l’impact est
très limité.

Au début du XVIIe siècle, Jacques I er encourage l’implantation en


Ulster de très nombreux paysans écossais (presbytériens)
venus des Lowlands. Cromwell entreprend en 1649 la conquête
de l’île entière. Puis une loi prive les propriétaires catholiques
de la majeure partie de leurs terres, qui échoiront pour finir à
de grands propriétaires anglicans, souvent absentéistes.
L’Irlande devient ainsi, en pratique, une colonie dont la
population se compose vers 1700 de 10  % d’anglicans, 20  %
d’autres protestants (principalement presbytériens parlant le
scots) et 70 % de catholiques, tous de langue irlandaise. Nombre
de presbytériens, fuyant la pauvreté, émigrent au XVIIIe siècle en
Amérique du Nord, où on les nomme «  Scotch Irish  » (voir
p.  649). À la même époque, l’anglais progresse aux dépens de
l’irlandais, surtout dans l’est de l’île, et devient, au fil des
générations, la langue des classes moyennes catholiques.
Le «  Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande  » naît en
1801 de l’union du royaume d’Irlande à ceux d’Angleterre et
d’Écosse, eux-mêmes unis depuis 1707. La population de l’île
atteint alors 5 millions de personnes, dont environ 3,5 millions
de langue irlandaise, la plupart monolingues et illettrés.
L’Irlandais catholique Daniel O’Connell (1775-1847) joue un rôle
politique de premier plan : dénonçant l’union, il fonde dans les
années 1840 un nationalisme irlandais catholique et populaire
qui tend à considérer les protestants comme des « étrangers » –
  ce qui n’empêche pas O’Connell, de langue maternelle
irlandaise, de toujours s’exprimer publiquement en anglais.
C’est alors qu’en 1845-1849 l’Irlande subit la Grande Famine,
résultant de l’attaque de la pomme de terre (nourriture
essentielle des paysans) par le mildiou. On estime le nombre de
victimes à 1,6 million. Quelque 1,3 million d’Irlandais émigrent,
surtout vers les États-Unis. Au recensement de 1851, l’irlandais
ne compte plus que 1,5  million de locuteurs (un quart de la
population), souvent bilingues et surtout présents dans les
campagnes les plus pauvres. Le déclin de la population de
langue maternelle irlandaise paraît inexorable.

Un regain d’intérêt pour la culture irlandaise se manifeste


pourtant dans les classes moyennes catholiques, ce qui conduit
à la fondation de la Ligue gaélique en 1893. Non sans paradoxe,
elle a pour principal artisan Douglas Hyde (1860-1949), un
Irlandais anglican ayant appris l’irlandais dans sa jeunesse, puis
devenu universitaire à Dublin. La Ligue se donne pour objectifs
la renaissance et la diffusion de la langue irlandaise. Des
anglophones décident alors de l’apprendre. Cela paraît d’autant
plus urgent qu’au recensement de 1911 les locuteurs de
l’irlandais ne sont plus que 550 000, soit 12 % de la population.

En 1922, la majeure partie de l’île accède à une quasi-


indépendance sous le nom d’«  État libre d’Irlande  » (qui
deviendra la République d’Irlande en 1949), tandis que l’Irlande
du Nord demeure unie à la Grande-Bretagne. La Constitution de
1922 érige le gaélique en première langue officielle, devant
l’anglais. L’enseignement de l’irlandais devient en conséquence
obligatoire dans le primaire et le secondaire. Les autorités de
Dublin mettent par ailleurs en œuvre des mesures de
protection du Gaeltacht, les districts de la côte ouest où le
gaélique reste la langue maternelle et usuelle de la majorité de
la population. Quant à l’Église catholique, qui avait toujours
cultivé la langue irlandaise pour sermonner ses ouailles mais
ne l’écrivait guère, elle se décide enfin, en 1945, à commanditer
une traduction de la Bible, publiée dans son entier en 1977.

La situation actuelle est très ambiguë : presque tous de langue


maternelle anglaise, les Irlandais sont censés avoir appris
l’irlandais à l’école. En pratique, bien peu l’utilisent. Ceux de
langue maternelle irlandaise ne sont plus que quelques dizaines
de milliers, dont une trentaine de milliers dans le Gaeltacht,
pour la plupart âgés. Quant aux locuteurs de l’irlandais en tant
que seconde langue, le recensement de 2011 en dénombre
55  000 le parlant quotidiennement et 110  000 le parlant au
moins une fois par semaine… Au total, cela représente moins
de 0,5 % d’une population de 4,6 millions de personnes.
La propagation de l’anglais dans le
monde

Omniprésente dans les îles Britanniques, la langue anglaise se


propage aussi au-delà des mers, outre-Atlantique pour
commencer. Au XVIIe siècle, les Anglais fondent des colonies sur
la côte est de l’Amérique du Nord (Virginie, Nouvelle-
Angleterre, etc.). L’avenir montrera que c’est un coup de maître,
mais Londres s’intéresse davantage aux plantations
esclavagistes des Antilles (Barbade, Jamaïque,  etc.), plus
rentables. La rivalité avec la France culmine au siècle suivant.
Lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les Anglais
l’emportent  : ils obtiennent que les Français leur cèdent la
Nouvelle-France (de Québec à la Louisiane via les Grands Lacs)
et s’assurent ainsi le contrôle de l’Amérique du Nord. Ils
chassent par ailleurs les Français de l’Inde et s’y trouvent sans
concurrent  : second coup de maître. Mais le triomphe est de
courte durée  : la révolte des Treize Colonies conduit à
l’indépendance des États-Unis, reconnue par la Grande-
Bretagne en 1783.

Le champ d’expansion de l’anglais relève dès lors de deux


puissances distinctes  : l’une continentale, l’autre navale et
impériale. Au XIXe siècle, les États-Unis concentrent leurs efforts
sur eux-mêmes  : ils édifient une grande nation de langue
anglaise, conquièrent l’Ouest jusqu’au Pacifique, accueillent
une immigration européenne massive… La population passe de
5 millions environ en 1800 à 95 millions en 1914, soit le double
de celle du Royaume-Uni. Les Britanniques poursuivent de leur
côté l’édification d’un empire à l’échelle mondiale. En 1914,
outre le Royaume-Uni, il inclut trois territoires affectés au
peuplement européen (le Canada, l’Australie et la Nouvelle-
Zélande), l’immense empire des Indes et une multitude de
colonies aux Antilles, en Afrique, en Asie et en Océanie.
L’ensemble compte 400  millions de personnes. L’anglais s’y
diffuse partout, en tant que langue des colons blancs ou en tant
que langue apprise par les élites autochtones, en Inde en
particulier.

Au XXe  siècle s’ouvre une troisième phase, marquée par le


leadership des États-Unis –  patent après la Seconde Guerre
mondiale  – et la désagrégation de l’Empire britannique,
inaugurée par l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947.
Les cartes sont redistribuées une nouvelle fois. Cela n’entame
pas la vitalité de la langue anglaise, au contraire : une synergie
s’instaure entre le rayonnement économique et culturel de la
puissance américaine et le réseau anglophone tentaculaire
légué par l’épopée impériale victorienne.

On distingue aujourd’hui trois cercles concentriques.

– Au cœur se situe l’«  anglosphère  » associant cinq pays  : les


États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-
Zélande. L’anglais y est la langue maternelle de la grande
majorité de la population (même au Canada  : près des quatre
cinquièmes).
– Un deuxième cercle inclut les pays où l’anglais continue de
jouer un rôle officiel (souvent avec d’autres langues), mais n’est
(en général) la langue maternelle que d’une minorité. La
plupart d’entre eux relevaient jadis de l’Empire britannique et
sont aujourd’hui membres du Commonwealth. On compte une
cinquantaine de pays, aussi divers que l’Inde ou le Nigeria,
l’Afrique du Sud ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée.

– Le troisième cercle correspond au reste du monde, où


l’anglais demeure une langue étrangère.

Combien cela représente-t-il de locuteurs  ? En 2017,


l’anglosphère réunissait 460 millions de personnes, soit 6 % de
la population mondiale. Le Commonwealth hors anglosphère
en réunissait 2  300  millions (30  %), dont plus d’une sur cinq
connaissait la langue anglaise. Sur les 4,8  milliards d’êtres
humains relevant du troisième cercle, combien pratiquent
l’anglais ? Sans doute autour d’un demi-milliard…

Les langues scandinaves

À la fin du Moyen Âge, les royaumes de Danemark, Norvège et


Suède demeuraient unis sous un même souverain en vertu de
l’Union de Kalmar, conclue en 1397 (voir p. 157). Si cette union
avait duré (comme celle de l’Angleterre et de l’Écosse après
1603), on peut imaginer qu’une seule langue, le « scandinave »,
serait aujourd’hui officielle dans les trois pays. Il n’en a pas été
ainsi  : l’hégémonie du Danemark –  alors plus peuplé que la
Suède et la Norvège additionnées  – suscitait une rancœur
croissante à Stockholm. L’Union a éclaté quand Gustave Vasa,
ayant chassé les Danois, s’est fait couronner roi de Suède en
1523. Deux puissances rivales ont dès lors dominé le monde
scandinave  : le Danemark, conservant la Norvège, l’Islande et
les îles Féroé  ; la Suède, incluant la Finlande. Les accessions
ultérieures à l’indépendance datent du XXe  siècle  : Norvège en
1904, Finlande en 1919, Islande en 1944.

Chaque pays cultive aujourd’hui sa différence, ce qui


n’empêche pas un Danois, un Norvégien et un Suédois de se
comprendre (à peu près) quand chacun parle sa langue… et il
en va de même à l’écrit. De surcroît, la diffusion du
luthéranisme dans toute la Scandinavie au XVIe  siècle a
contribué à préserver une grande unité culturelle.

Les premières imprimeries ouvrent à Odense, au Danemark, en


1482 et à Stockholm l’année suivante. Le premier livre imprimé
en danois date de 1495. La Réforme luthérienne, née en 1517,
atteint vite le Danemark  : une traduction du Nouveau
Testament en danois paraît en 1524. La tension entre
catholiques et réformés tourne à la guerre civile en 1533. Trois
ans plus tard, Christian  III, roi de 1533 à 1559, érige le
luthéranisme en religion officielle. Une version danoise
complète de la Bible, dite «  de Christian  III  », paraît en 1550.
Traduction directe de  la Bible de Luther en une langue
empreinte de tournures allemandes, elle est assez déroutante
pour le lecteur danois.
La Bible de Christian III accompagne par ailleurs la diffusion du
luthéranisme en Norvège. Le danois achève ainsi de s’y
imposer en tant que langue écrite.

L’Islande, qui dépendait de la Norvège depuis le XIII e  siècle,


passe sous administration danoise directe en 1536. Christian III
y introduit le luthéranisme par la force : l’un des évêques, qui
tentait de résister, meurt décapité en 1550. Il est toutefois
impossible de recourir à la Bible en danois, langue trop
différente de l’islandais. On entreprend donc la traduction du
Nouveau Testament (c’est, en 1540, le premier livre imprimé en
islandais), puis de la Bible entière, achevée en 1584.

En Suède, comme au Danemark, la Réforme arrive tôt et l’on


traduit directement en suédois la Bible de Luther, dont le
Nouveau Testament dès 1526. Quand s’achève la traduction de
la Bible entière, en 1541, le luthéranisme l’a emporté : Gustave
Vasa a rompu avec Rome en 1536.

Le danois et le norvégien, ou comment


se différencier

La littérature danoise s’épanouit au XVIIIe  siècle sous la plume


du Norvégien Ludvig Holberg (1684-1754), latiniste et
philosophe, auteur de satires et d’une douzaine de comédies,
d’un roman fantastique (Le Voyage souterrain de Niels Klim) à la
manière des Voyages de Gulliver et d’études historiques. À cette
époque, les élites norvégiennes parlent le «  dano-norvégien  »,
danois mêlé d’emprunts aux dialectes locaux, mais c’est en
danois qu’elles écrivent.

Les destinées des deux pays divergent au siècle suivant. En


1814, le Danemark, allié de Napoléon, se trouve dans le camp
des vaincus  : il doit céder la Norvège à la Suède, ainsi
dédommagée de la perte de la Finlande, annexée par la Russie
en 1809. En fait, c’est une union personnelle  : le roi de Suède
règne simultanément sur le royaume de Norvège, doté d’une
grande autonomie. La langue danoise poursuit sa carrière
littéraire à la fois au Danemark – où se distinguent des auteurs
aussi différents que Hans Christian Andersen (1805-1875) ou
Søren Kierkegaard (1813-1855) – et en Norvège, patrie du grand
dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906), qui écrit en danois.

D’autres Norvégiens préféreraient disposer de leur propre


langue écrite. Le pédagogue Knud Knudsen (1812-1895)
préconise d’y parvenir en douceur en intégrant au danois écrit
des éléments tirés du parler dano-norvégien. Le linguiste
révolutionnaire Ivar Aasen (1813-1896) prône au contraire une
rupture : il entreprend de créer une langue écrite fondée sur les
dialectes norvégiens demeurés les plus proches du vieux
norrois. On la nomme landsmål («  langue du pays  ») et les
nationalistes –  qui réclament l’indépendance  – s’y montrent
favorables.
En 1885, le Parlement demande que le landsmål et le dano-
norvégien soient mis sur un pied d’égalité à titre officiel et dans
l’enseignement : cela restera la pierre angulaire de la politique
linguistique norvégienne. Le dano-norvégien prend le nom de
riksmål («  langue du royaume  »), puis, en 1929, de Bokmål
(«  langue des livres  »), tandis que le landsmål devient le
Nynorsk (« néonorvégien »). Diverses réformes visent ensuite à
réduire les différences entre Bokmål et Nynorsk, non sans
provoquer des controverses, car de nombreux Norvégiens
craignent que l’identité culturelle de chacun des deux standards
ne soit menacée. Après 1945, le projet d’un samnorsk
(« norvégien commun »), par fusion du Bokmål et du Nynorsk,
devient un enjeu politique et le débat se durcit. La création, en
1966, d’un Conseil de la langue norvégienne (Norsk sprakrad),
prônant la souplesse, apaise les passions.

Dans l’enseignement primaire, 83  % des élèves sont scolarisés


en Bokmål et 17 % en Nynorsk, tandis que dans l’enseignement
secondaire et supérieur ou dans l’édition la part du Nynorsk est
bien moindre. Les bastions du Nynorsk se situent dans
l’intérieur du sud du pays et surtout sur la côte ouest. Quelle
que soit la variété de langue qu’ils emploient, les Norvégiens se
comprennent aisément.

L’islandais et le féroïen, langues


puristes
À partir de 1536, les Danois administrent l’Islande comme une
colonie. Les Islandais se réfugient dans leur culture, dotée d’une
prodigieuse littérature depuis le XIIe  siècle (voir p.  157), et se
montrent déterminés à protéger leur langue de l’influence
«  corruptrice  » du danois. Le premier champion du purisme,
Eggert Olafsson (1726-1768), établit une orthographe et insiste
surtout pour que les néologismes dérivent exclusivement de
racines islandaises anciennes. Au siècle suivant, le linguiste
danois Rasmus Rask (1787-1832), ayant appris l’islandais dans sa
jeunesse, rédige une grammaire en refusant de différencier
l’islandais moderne du vieil islandais, ce qui renforce le parti
pris archaïsant. Le premier dictionnaire danois-islandais paraît
en 1851. Quand l’Islande accède à une quasi-indépendance en
1918, la question linguistique devient une préoccupation
officielle. Le purisme continue de triompher, d’autant que les
Islandais perçoivent leur langue comme un élément
fondamental du patrimoine national. Il est vrai qu’en
contrepartie l’apprentissage du danois et de l’anglais est
obligatoire.

Comme l’Islande, les îles Féroé, longtemps dépendances de la


Norvège, tombent sous la coupe du Danemark au XVIe siècle. La
Réforme s’y diffuse en danois, seule langue écrite avant que le
féroïen ne soit lui-même transcrit, durant la seconde moitié du
XVIII e siècle, puis à son tour saisi par le purisme. Quand les îles
Féroé obtiennent une large autonomie au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, le féroïen devient langue officielle à
côté du danois. Le parler de la capitale (Torshavn), influencé par
le danois, tend aujourd’hui à se substituer aux dialectes ruraux,
tandis que la langue écrite demeure très conservatrice.

Le suédois et son orthographe

Les premières grammaires du suédois (issu des dialectes de la


région de Stockholm) paraissent à la fin du XVIIe siècle. Au siècle
suivant se distingue Olof von  Dalin (1708-1763), poète et
historien, rédacteur d’un hebdomadaire littéraire (Then
Swänska Argus) de 1732 à 1734. Son style vivant et fluide
contraste avec celui, très compassé, des écrivains de l’époque :
Dalin inaugure ainsi une nouvelle langue écrite. En 1786, le roi
Gustave  III fonde l’Académie suédoise (sur le modèle de
l’Académie française) et lui donne pour mission de promouvoir
« la pureté, la force et la noblesse » de la langue. Elle entreprend
donc de rédiger un dictionnaire et participe à ce qui devient un
grand débat national : comment fixer une orthographe qui, au
XVIII e siècle encore, demeurait très flottante ?

Deux écoles s’opposent  : l’Académie prône une orthographe


fondée sur l’étymologie et publie en 1801 un glossaire élaboré
dans cet esprit  ; d’autres préconisent une orthographe aussi
phonétique que possible, reflétant l’usage parlé. Il est vrai
qu’une diglossie caractérise alors le suédois  : la langue de
chancellerie et d’Église, solennelle et complexe, contraste avec
la langue usuelle. Quand l’enseignement public se généralise, à
partir du milieu du XIXe  siècle, une modernisation de
l’orthographe apparaît nécessaire, mais l’Académie résiste et la
controverse s’amplifie. En 1906, le gouvernement tranche en
faveur de la simplification. Une version révisée de la Bible,
dotée de la nouvelle orthographe, paraît en 1917. La cause est
d’autant plus entendue qu’une langue moderne, dite nusvenska
(«  suédois de maintenant  »), s’est affirmée dès les dernières
décennies du XIXe  siècle. D’illustres écrivains l’emploient, dont
le dramaturge August Strindberg (1849-1912) et la romancière
Selma Lagerlöf (1858-1940), auteur de La Saga de Gösta Berling.
Après 1950, le nusvenska l’emporte, y compris dans l’usage
officiel.

Divers dialectes se distinguent du suédois standard, à


commencer par celui en usage en Finlande (voir p.  369). Dans
l’extrême sud, le dialecte de Scanie demeure proche du danois,
cette province étant demeurée danoise du Xe  siècle à 1658.
Quant au dialecte de l’île de Gotland, aujourd’hui très influencé
par le suédois, il conserve des éléments issus du vieux gutnisk,
une langue scandinave distincte, attestée par écrit au XIIIe siècle.

Les langues sames de Laponie


L’appellation « Lapons », d’origine obscure, est aujourd’hui
perçue comme péjorative : les intéressés se nomment eux-
mêmes Saami, francisé en «  Samis  » ou «  Sames  ». Au
nombre d’une centaine de milliers, ils se répartissent entre
la Norvège (environ 50  000  personnes), la Suède, la
Finlande et la péninsule de Kola, en Russie. Bien que tous
connaissent la langue du pays dont ils sont ressortissants,
un quart d’entre eux parlent encore l’une des langues
sames, qui forment un groupe au sein de la famille
ouralienne (incluant aussi le finnois).

On distingue neuf langues, réparties en deux sous-


groupes : ouest (Norvège, Suède et nord de la Finlande) et
est (nord de la Finlande et Russie). Les langues de l’ouest
comptent de l’ordre de 25 000 locuteurs ; celles de l’est n’en
comptent guère plus d’un millier et sont en voie
d’extinction.

Le jésuite hongrois János Sajnovics (1733-1785) fut le


premier à étudier les langues sames (voir p.  32), dont
certaines sont écrites depuis le XIXe siècle. La traduction de
la Bible en same du nord s’est achevée en 1895. L’œuvre
demeurée la plus célèbre fut composée par un éleveur de
rennes, Johan Turi (1854-1936), avec l’assistance d’une
ethnologue et artiste danoise, Emilie Demant Hatt (1873-
1958) : intitulée Muitalus samiid birra (« Récit de la vie des
Lapons  »), elle parut en 1910 puis fut traduite en une
dizaine de langues.

L’allemand moderne
Gutenberg (v. 1400-1468), né à Mayence, invente l’imprimerie à
caractères métalliques mobiles dans les années 1440 alors qu’il
vit à Strasbourg, puis retourne à Mayence et y imprime sa
célèbre Bible, achevée en 1455. Il imprime aussi des milliers
d’indulgences, dont la «  vente  » indignera Luther soixante ans
plus tard… La Bible de Gutenberg et les indulgences sont
rédigées en latin, comme le seront encore longtemps la
majorité des textes imprimés. Il est vrai qu’à cette époque la
langue allemande n’est pas fixée  : elle s’écrit de façon très
différente selon les régions, ce qui reflète à la fois la diversité
des dialectes (voir p.  150) et la division politique du Saint-
Empire.

Un début d’unification s’esquisse sous le règne de l’empereur


Maximilien  I er  (1493-1519), quand la chancellerie impériale, à
Vienne, prend pour modèle le haut allemand en usage dans les
grandes villes méridionales (Augsbourg, Nuremberg,  etc.)  : la
langue ainsi écrite se répand grâce à l’imprimerie, du moins
dans le sud de l’Allemagne. Simultanément, une langue écrite
relevant du moyen allemand prend forme dans les
chancelleries saxonnes : on la nomme « allemand de Meissen »,
du nom de l’ancienne capitale de la Haute-Saxe (au nord-ouest
de Dresde). Elle se fonde sur l’allemand parlé apparu dans cette
région lors de sa colonisation par des Allemands d’origines
diverses à partir du XIIe siècle.

De Luther à Goethe
Martin Luther (1483-1546) est né à Eisleben, aux confins de la
Saxe et de la Thuringe. Après avoir étudié à l’université d’Erfurt,
il se fait moine augustin, puis devient en 1513 professeur de
théologie à l’université de Wittenberg, dans le nord de la Saxe.
Indigné par la vente des indulgences, il placarde ses «  95
thèses » sur la porte de l’église de Wittenberg en 1517 et engage
ainsi la Réforme. Rédigées en latin, les thèses sont bientôt
traduites en allemand, imprimées et largement diffusées. En
1521-1522, Luther traduit lui-même le Nouveau Testament, à
partir du grec. Pour traduire l’Ancien Testament, il s’entoure de
collaborateurs  : le travail s’achève en 1534, mais Luther
peaufinera le texte jusqu’à la fin de sa vie.

Il fonde sa prose sur l’«  allemand de Meissen  » tout en


l’élargissant  : son style vigoureux et direct transforme une
langue administrative en une langue puissante et populaire qui
deviendra une référence pour la littérature allemande. Dans un
premier temps, néanmoins, les Allemands du Sud ont besoin
d’un glossaire pour lire la Bible de Luther. Quant aux
Allemands du Nord, il leur faut une traduction en bas
allemand  : la dernière d’entre elles paraîtra en 1621.
L’unification de la langue écrite n’est plus qu’une question de
temps. Au cours de la seconde moitié du XVIe  siècle, la Contre-
Réforme catholique, vigoureuse dans le sud de l’Allemagne,
tente de promouvoir une langue écrite fondée sur l’allemand
supérieur (voir l’encadré), mais elle n’aura bientôt d’autre choix
que de se rallier à la langue de Luther.
Au XVII e  siècle naissent en Allemagne des «  sociétés de la
langue » (Sprachgesellschaften), composées de grammairiens et
de puristes, qui se donnent pour objectif de systématiser une
langue écrite commune, à l’écart des dialectes. Le plus souvent
protestants, les puristes prennent pour modèle la Bible de
Luther, tout en se référant à l’usage linguistique des institutions
du Saint-Empire (chancellerie impériale, Diète, Tribunal
d’Empire). La première grammaire normative de l’allemand
rédigée en allemand (et non en latin) paraît en 1641.

Plattdeutsch et Hochdeutsch
«  Bas allemand  » et «  haut allemand  » désignent deux
groupes de dialectes, les adjectifs se référant au relief : les
dialectes bas allemands sont parlés dans les plaines du nord
de l’Allemagne, les dialectes hauts allemands au sud,
jusqu’aux Alpes (voir la carte).

Les appellations allemandes équivalentes sont


Niederdeutsch («  bas allemand  »), dit couramment
Plattdeutsch, et Hochdeutsch («  haut allemand  »). Ce
dernier terme présente toutefois une ambiguïté, car il
désigne aussi l’allemand «  au-dessus des dialectes  »,
autrement dit l’allemand standard qui se fonde, il est vrai,
sur les dialectes hauts allemands. Ces derniers se divisent
eux-mêmes en deux sous-groupes  : «  moyen allemand  »
(Mitteldeutsch) et « allemand supérieur » (Oberdeutsch).
L’œuvre des puristes se poursuit au XVIIIe  siècle. Johann
Christoph Gottsched (1700-1766), professeur à l’université de
Leipzig, entend établir (et dicter à l’Allemagne entière) les règles
du bon usage. Il bannit les dialectalismes de la langue écrite
(obtenant sur ce point l’assentiment des Suisses eux-mêmes),
mais, quand il s’efforce d’imposer des normes à la langue
parlée, il provoque une levée de boucliers, tant les Allemands
demeurent attachés à leurs particularismes dialectaux. Le
linguiste Johann Christoph Adelung (1732-1806) élabore des
outils, dont un Dictionnaire grammatical et critique de la langue
allemande en cinq volumes (1774-1786) et une Grammaire
allemande à l’usage des écoles dans les territoires prussiens
(1781), ouvrage fondateur de l’enseignement scolaire de
l’allemand.

Les Saxons de Transylvanie


L’empire d’Autriche inclut la Transylvanie, vaste
principauté délimitée à l’est et au sud par les Carpates.
Quatre populations s’y côtoient  : les Szeklers (apparentés
aux Hongrois), des Allemands dits « Saxons », des Hongrois
et des Roumains.

Installés dans la région à partir du XIIe siècle par les rois de


Hongrie, les Saxons venaient surtout de Rhénanie et de
Flandre. Leur organisation en sept «  sièges  » a donné à la
région son nom allemand de Siebenbürgen. Ils ont fondé
des villes florissantes telles que Kronstadt (aujourd’hui
Braşov) et Hermannstadt (Sibiu) et adopté le luthéranisme
au XVIe siècle. À l’issue de la Première Guerre mondiale, la
Roumanie incorpore la Transylvanie. Les Saxons
deviennent des ressortissants roumains, tout en
continuant  de cultiver leur langue. Il en va de même des
Souabes du Banat (dans l’ouest du pays).

En 1930, on compte 750 000 germanophones en Roumanie.


Ils sont moitié moins après 1945. En 1967, le régime de
Nicolae Ceauşescu reconnaît la République fédérale
d’Allemagne (RFA) et autorise les Allemands de Roumanie
à y émigrer. Le mouvement s’accélère après 1989. La
minorité d’origine allemande ne comptait plus en 2011 que
36  000  personnes. Il est vrai que parmi elles figure Klaus
Iohannis, élu maire de Sibiu en 2000, puis président de la
République en 2014.

Du milieu du XVIIIe siècle à 1830, poètes et écrivains exercent la


plus forte influence sur la langue. Gotthold Lessing (1729-1781),
critique littéraire et auteur dramatique, adapte l’allemand au
théâtre. Les deux géants Johann Wolfgang von  Goethe (1749-
1832) et Friedrich von  Schiller (1759-1805) conduisent ensuite
l’allemand à son apogée en tant que langue écrite, excellant
dans tous les domaines. Mais ses locuteurs n’en demeurent pas
moins divisés.

L’Allemagne affirme sa puissance


Après 1815, l’essentiel de la population germanophone se
répartit entre le royaume de Prusse, incluant la Rhénanie ; une
quarantaine d’États plus petits, pour la plupart contigus à la
Prusse (Hanovre, Saxe, Bavière, Wurtemberg, Bade,  etc.)  ;
l’empire d’Autriche ; la Confédération suisse, résolument à part.
L’empire d’Autriche a pour langue officielle l’allemand, mais les
germanophones ne forment que le quart de sa population  :
concentrés en Autriche au sens strict, ils sont par ailleurs
nombreux en Bohême, dans le sud de la Hongrie et en
Transylvanie (voir l’encadré).

La question de l’unité allemande s’inscrit dans le contexte


européen de l’«  éveil des nationalités  ». Elle trouve une
première réponse sur le plan économique  : à l’initiative de la
Prusse, une union douanière (Zollverein) réunit dans les années
1830 la plupart des États allemands, sauf l’Autriche. Sur le plan
politique, la question de l’unité se pose lors des révolutions de
1848, quand un «  parlement préparatoire  » se réunit à
Francfort… et ne tarde pas à buter sur la question des limites
d’une Allemagne unie : peut-elle inclure l’empire d’Autriche ou
l’exclure pour se fédérer autour du royaume de Prusse ?

La question reste ouverte jusqu’à l’accession d’Otto von


Bismarck (1815-1898) à la tête du gouvernement de Prusse en
1862. En relançant le processus d’unification, il entre en conflit
avec l’Autriche  : les Prussiens défont les Autrichiens à Sadowa
en 1866. Quatre ans plus tard, la guerre éclate entre la Prusse et
la France, bientôt battue. C’est à Versailles, le 18  janvier 1871,
que les souverains allemands rassemblés dans la Galerie des
Glaces proclament le roi de Prusse Guillaume  I er  «  empereur
allemand  ». La France doit céder l’Alsace-Lorraine au nouvel
empire la même année. De son côté, l’empire d’Autriche s’est
mué en 1867 en « double monarchie », l’Autriche-Hongrie (voir
p. 381).

La langue standard face aux dialectes

Si l’unité politique peut s’appuyer sur l’unité de la langue écrite,


les usages parlés demeurent très divers. Au temps de Goethe,
seule une petite élite cultivée parlait l’allemand comme on
l’écrit  : la grande majorité de la population continuait de
s’exprimer en dialecte en toutes circonstances. La diffusion de
ce qui deviendra l’allemand standard a lieu progressivement
aux XIXe et XXe siècles.

Diverses évolutions y contribuent, à commencer par la


généralisation d’un enseignement partout dispensé dans la
même forme d’allemand écrit, enseignée aussi en tant que
langue orale. Simultanément, grammairiens et lexicographes
sont à l’œuvre. Le dictionnaire le plus influent reste aujourd’hui
encore celui de Konrad Duden (1829-1911), paru en 1880, qui a
fixé l’orthographe (du moins jusqu’à la réforme de 1996  ; voir
plus loin). L’industrialisation, rapide à partir du milieu du
XIXe siècle, joue un rôle important en brassant les populations :
des Allemands originaires de régions diverses se concentrent
dans des villes en pleine croissance ou des bassins houillers tels
que la Ruhr. Cela facilite la diffusion d’un allemand plus ou
moins standard.

Les interactions standard/dialectes varient toutefois selon les


régions. Dans le centre et le sud de l’Allemagne, les dialectes
relèvent du groupe haut allemand, comme l’allemand lui-
même, ce qui permet à leurs locuteurs de mêler du dialecte au
standard ou, inversement, du standard au dialecte. Ainsi sont
apparus, dans les villes importantes pour commencer, des
parlers régionaux semi-dialectaux dits Umgangssprachen
(« langues usuelles »). En Allemagne du Nord, en revanche, les
dialectes relèvent du groupe bas allemand, de sorte que le
standard y fait figure de langue quasiment étrangère (apprise à
l’école), difficile à mêler au dialecte. En conséquence,
l’allemand standard s’y est répandu plus tôt et plus largement
qu’ailleurs, tandis que les dialectes bas allemands connaissaient
un net déclin. Qui mieux est, l’allemand parlé en Allemagne du
Nord a fini par passer pour le plus « pur », car le plus proche du
standard écrit, non « contaminé » par un dialecte.

Le rayonnement de l’allemand

L’Allemagne opère sa révolution industrielle relativement tard,


avec pour moteur le bassin houiller et sidérurgique de la Ruhr.
Cela lui permet de mettre en place un appareil de production
plus moderne et plus concentré que celui de la Grande-
Bretagne et de devenir, avant la fin du XIXe  siècle, la première
puissance économique d’Europe. Simultanément, la langue
allemande acquiert la prééminence dans de nombreux
domaines techniques et scientifiques aux dépens de l’anglais et
du français. C’est à Berlin que paraît la revue de physique la
plus prestigieuse du monde, Annalen von Physik. Albert Einstein
(1879-1955) y publie en 1905 quatre articles qui révèlent son
génie et resteront légendaires.

L’allemand s’affirme également hors d’Europe. Il prospère aux


États-Unis, où il est de loin la langue étrangère la plus présente
(grâce aux communautés originaires d’Allemagne) et la plus
enseignée (voir p. 654). Il en va de même dans le sud du Brésil.
L’allemand devient enfin une langue coloniale. Présidée par
Bismarck, la conférence internationale de Berlin (1884-1885)
entérine l’idée d’un partage de l’Afrique entre puissances
européennes. L’Allemagne entre dans le jeu, s’octroyant le
Togo, le Cameroun, le Sud-Ouest africain, l’Afrique orientale
(voir p. 553) et divers archipels du Pacifique.

Deux guerres et leurs conséquences

En 1919, à l’issue de la Première Guerre mondiale, la


configuration de l’Allemagne change assez peu : à l’est, elle perd
des territoires surtout peuplés de Polonais et la ville libre de
Dantzig, peuplée d’Allemands  ; à l’ouest, elle restitue l’Alsace-
Lorraine à la France. En revanche, l’Autriche-Hongrie, ex-alliée
de l’Allemagne, vole en éclats (voir p.  382). Les diverses
populations germanophones qu’elle incluait se répartissent
désormais entre l’Autriche au sens strict et d’autres États (la
Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Yougoslavie et
l’Italie), où elles ont le statut de minorités protégées, du moins
en principe. Parmi elles figurent notamment les Allemands des
Sudètes, vivant dans le pourtour du pays tchèque, et les Saxons
de Transylvanie, inclus dans la Roumanie.

Hors d’Europe, les conséquences de la Première Guerre


mondiale sont draconiennes  : l’Allemagne perd toutes ses
colonies, partagées entre les vainqueurs (Britanniques,
Français, Belges et Japonais). Par ailleurs, quand les États-Unis
sont entrés en guerre contre l’Allemagne en 1917, une vague
antiallemande s’y est déchaînée (voir p.  654)  : le prestige de la
culture allemande ne s’en relèvera pas.

LTI, la langue du IIIe Reich


Fils d’un rabbin allemand, Victor Klemperer (1881-1960)
épouse en 1909 Eva Shlemmer, une non-Juive, se convertit
au protestantisme en 1912, puis devient en 1920 professeur
de philologie romane à l’université de Dresde.

Privé de son poste en 1935 en tant que « non-aryen », il est


contraint de travailler en usine dans des conditions de plus
en plus pénibles. Il tient néanmoins (clandestinement) un
journal dans lequel il consigne ses observations relatives à
la langue employée par les nazis… et plus généralement
par les Allemands, subjugués.

Alors qu’après 1942 l’étau se resserre sur tous les Juifs, il


doit son salut au bombardement de Dresde par les Alliés,
en février 1945, qui lui permet de s’enfuir avec son épouse.
Il y retourne la guerre finie et y rédige LTI, Lingua Tertii
Imperii  : Notizbuch eines Philologen («  Notes d’un
philologue »), publié en 1947 [1] .

Parvenu au pouvoir en 1933, Hitler se donne pour objectif de


réunir en un même Reich («  empire  ») toute la population
ethniquement allemande (Volksdeutsche). Les annexions
débutent en temps de paix, à commencer par celle de l’Autriche
en mars  1938 (c’est l’Anschluss, «  rattachement  »). En
septembre  1938, à la conférence de Munich, la France et la
Grande-Bretagne acceptent que le Reich incorpore les Sudètes
aux dépens de la Tchécoslovaquie. En mars 1939, Hitler annexe
le pays tchèque, sous le nom de protectorat de Bohême-
Moravie. En septembre, il attaque la Pologne  : ainsi éclate la
Seconde Guerre mondiale.

Les nazis avaient pour objectif de rassembler tout le peuple


allemand, mais aussi de mettre à l’écart les populations qu’ils
considéraient comme de « race inférieure », à commencer par
les Juifs. Des mesures d’exclusion visent ceux d’Allemagne dès
1933, puis se systématisent. Après la pénétration des armées
allemandes en Pologne (en 1939), puis en URSS (en 1941), les
persécutions redoublent. Dans les territoires soviétiques les
Einsatzgruppen (groupes d’intervention) se livrent à des
massacres. Les modalités de la « solution finale » – l’élimination
de tous les Juifs se trouvant dans les pays d’Europe soumis aux
nazis  – sont arrêtées en janvier  1942. Les camps
d’extermination (dont Auschwitz) sont équipés de chambres à
gaz la même année. Le nombre total de victimes de la Shoah
s’élève à environ 6  millions, dont une majorité de langue
yiddish (voir p. 380).
L’allemand et ses dialectes au XXe siècle

Le 8 mai 1945 à Berlin, le maréchal Keitel signe la capitulation


sans condition des armées allemandes. À l’est de la ligne Oder-
Neisse, les Soviétiques ont les mains libres  : ils expulsent vers
l’ouest tous les Allemands qui n’avaient pas déjà fui. Ceux des
Sudètes connaissent le même sort. Au total, quelque 15 millions
d’Allemands deviennent ainsi des réfugiés en 1945-1946. À
l’ouest de la ligne Oder-Neisse, l’Allemagne et l’Autriche sont
chacune divisées en quatre zones d’occupation  : soviétique,
britannique, américaine et française. Les trois zones
occidentales forment en 1949 la République fédérale
d’Allemagne (RFA), tandis que, la même année, la zone
soviétique forme la République démocratique allemande (RDA).
L’Autriche retrouve son indépendance en 1955, sous réserve de
neutralité. Le statut d’occupation quadripartite de Berlin facilite
l’exode d’Allemands de l’Est vers la RFA  : on en compte
3  millions de 1946 à 1961, année de la construction du mur
coupant la ville en deux. La chute du Mur, en novembre 1989,
ouvrira la voie à l’unification, accomplie l’année suivante.

L’allemand après 1945

L’afflux massif de réfugiés en Allemagne de l’Ouest de 1945 à


1961 modifie la situation linguistique : les nouveaux arrivants,
pour se faire comprendre, doivent s’exprimer non pas dans
leur dialecte mais en allemand standard, ce qui en renforce
l’usage. Ensuite, dans le centre et le sud du pays, ils tendent à
adopter la « langue usuelle » de leur région d’accueil.
Les dialectes de l’«  allemand supérieur  » demeurent
aujourd’hui les plus vivants. On en distingue trois sous-
groupes : haut francique, alémanique et bavarois. Les dialectes
alémaniques sont en usage dans le Bade-Wurtemberg, en
Alsace, en Suisse et dans le Vorarlberg (en Autriche). Parmi eux
figure le souabe, parlé à Stuttgart. Les dialectes bavarois (ou
austro-bavarois) sont employés en Bavière, en Autriche et au
Tyrol du Sud (en Italie, voir p.  347). Bien que l’allemand
standard d’Autriche ne diffère guère de celui d’Allemagne, il
existe depuis 1951 un dictionnaire autrichien officiel
(Österreichisches Wörterbuch). La plupart des Autrichiens
s’expriment en dialecte dans la vie courante.

L’allemand standard semblait stabilisé quand des linguistes,


dans les années 1980, mettent en cause son orthographe,
inchangée depuis la parution du dictionnaire de Duden en 1880.
La réforme qu’ils élaborent vise à la simplifier et à faciliter
l’apprentissage, sans rien bouleverser. Les nouvelles règles
proposées concernent surtout les rôles respectifs du ß
(correspondant à sz) et de la lettre s, mais aussi les mots
composés et l’emploi des capitales.

Une langue slave en Allemagne : le sorabe


Au Moyen Âge, on nommait « Wendes » les Slaves installés
entre l’Elbe et l’Oder (voir p.  158). Ils furent germanisés à
partir du XIIe  siècle, à l’exception des Sorabes de Lusace,
petite région située à l’est de la Saxe (voir la carte). Langue
slave de l’Ouest apparentée au polonais et au tchèque, le
sorabe existe sous deux formes : au sud, le haut sorabe (le
plus employé), aux alentours de Bautzen  ; au nord, le bas
sorabe, aux environs de Cottbus.

Des traductions de la Bible en l’une et l’autre variantes


paraissent au XVIe siècle et des grammaires et dictionnaires
au siècle suivant. Une littérature (théâtre, poésie) et une
presse périodique s’affirment au XIXe  siècle, mais la
concurrence de l’allemand se fait de plus en plus forte : les
locuteurs du sorabe, au nombre de 170  000 au début du
XXe  siècle, sont environ 30  000 aujourd’hui. Bénéficiaire
d’un statut protecteur dans le cadre de la RDA, puis de
l’Allemagne réunifiée, le sorabe figure dans l’enseignement
à côté de l’allemand.

En 1996, un accord signé entre l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse


et le Liechtenstein approuve le projet de réforme. Aussitôt
circulent des pétitions d’écrivains et d’enseignants indignés, qui
fondent en 1997 une association antiréforme… tandis que les
éditeurs du Duden reconnaissent qu’elle est justifiée. Quand la
réforme devient obligatoire dans l’enseignement, en 1998, la
Cour fédérale allemande –  saisie par les protestataires  – juge
que la réforme ne peut pas être obligatoire en dehors de l’école.
Plusieurs groupes de presse décident donc de ne pas s’y
conformer. Pour sortir de l’impasse, la Conférence des
ministres de l’Éducation d’Allemagne [2]  décide en 2006 de
renoncer aux aspects les  plus controversés de la réforme et la
polémique s’apaise.
La Suisse alémanique

Les origines de la Confédération suisse remontent au


XIVe siècle : c’est alors que les « VIII cantons » s’affranchirent de
la tutelle des Habsbourg. Devenus «  XIII cantons  », ils signent
en 1499 avec l’empereur Maximilien  I er  le traité de Bâle,
reconnaissant de facto leur indépendance. Les derniers liens
avec le Saint-Empire seront rompus en 1648. Les habitants des
XIII cantons sont de langue allemande et, plus précisément, de
dialectes alémaniques. (L’expansion de la Confédération en
pays de langue française date du XVIe siècle, voir p. 315.)

Au début des années 1520, Ulrich Zwingli (1484-1531) prêche


avec succès la Réforme à Zurich. Certains cantons, tels Berne et
Bâle, s’y rallient, d’autres non. Zwingli et ses proches
entreprennent de traduire la Bible, tâche accomplie en 1531 (la
« Bible de Zurich »). Leur traduction utilise la variante écrite de
haut allemand alémanique utilisée pour les documents officiels
dans la Confédération. Quand l’allemand moderne, fondé sur
celui de Luther, prend forme au XVIIe siècle, il gagne la Suisse :
en 1665, on l’applique à une réécriture de la Bible de Zurich. De
leur côté, les chancelleries (administrations) suisses adoptent
peu à peu l’allemand moderne au cours de la seconde moitié du
XVIII e siècle.

L’allemand standard s’impose ensuite en Suisse alémanique en


tant que langue écrite (le Schriftdeutsch, «  allemand écrit  »),
mais non à l’oral, sauf à l’école, dans les discours officiels ou le
journal télévisé. Toutes les couches de la population parlent le
Schwyizerdütsch, ensemble de dialectes compréhensibles entre
eux. Ils peuvent être mis par écrit, mais il n’existe à cet effet ni
standard ni orthographe unifiée.

Le néerlandais, les Pays-bas et la


Belgique

Pendant la guerre de Cent Ans, les ducs de Bourgogne [3] ,


parents des rois de France (dont ils sont souvent les
adversaires), réunissent sous leur autorité diverses provinces
situées au nord du royaume  : la Flandre, le Brabant, la
Hollande, le Luxembourg,  etc. Après la mort du dernier duc,
Charles le Téméraire, sa fille Marie de Bourgogne épouse en
1477 Maximilien de Habsbourg, qui deviendra empereur en
1493. Les Habsbourg héritent ainsi de provinces dites désormais
les «  pays d’en bas  » (Nederlanden) ou «  Pays-Bas  », par
opposition à leurs possessions autrichiennes (les «  pays d’en
haut  »). Charles Quint, petit-fils de Maximilien, étend les Pays-
Bas vers le nord-est et les organise en 1549 en un ensemble doté
d’une même règle de succession, souvent désigné sous
l’appellation de « XVII Provinces » (voir la carte).

Les XVII Provinces au temps de Charles Quint (1549)


Bien que les XVII Provinces soient entièrement incluses dans le
Saint-Empire, elles relèvent de deux domaines linguistiques  :
germanique au nord, roman au sud. Les dialectes romans sont
picards à l’ouest (Artois, région de Lille, Hainaut) et wallons à
l’est (régions de Namur et de Liège). La plupart des dialectes
germaniques relèvent du bas allemand et, plus précisément, du
bas saxon (dans le nord-est des XVII  Provinces) ou du bas
francique (flamand, brabançon, hollandais). Le dialecte
francique mosellan de la région de Luxembourg relève du
moyen allemand. Il s’y ajoute, en Frise, une langue distincte : le
frison.

En tant que langue écrite, le flamand a connu son heure de


gloire au Moyen Âge dans les villes drapières de Bruges, Gand et
Ypres. Au XVe  siècle vient le tour du brabançon, favorisé par
l’essor de Bruxelles et d’Anvers. L’imprimerie stimule la
diffusion du brabançon écrit, devenu la langue de référence au
milieu du XVIe siècle. Mais quand, dans les années 1580, les Pays-
Bas se scindent, le centre de gravité culturel se déplace vers la
Hollande. Un dicton résumera plus tard cette évolution  : «  Le
néerlandais est né en Flandre, a grandi en Brabant et a atteint
l’âge mûr en Hollande. »

Le français, langue des ducs de Bourgogne, reste cependant la


langue de prédilection de l’aristocratie. Charles Quint, né à Gand
en 1500, a pour langue maternelle le français et pour
précepteurs des aristocrates de langue française. (Il apprendra
ensuite l’allemand, l’anglais, le flamand et l’espagnol… mais
non le latin.) Quant à Guillaume de Nassau, prince d’Orange, dit
le Taciturne, né en Allemagne en 1533, il est accueilli à la cour
de Charles Quint à Bruxelles en 1544 et y apprend le français,
qui restera sa langue usuelle.

Les noms du néerlandais


L’ancêtre du néerlandais moderne s’est appelée au Moyen
Âge Duits (ou Duitsch), d’où l’anglais Dutch, puis à la
Renaissance Nederduits, pour distinguer cette langue de
l’allemand (Deutsch). L’appellation officielle Nederlands
remonte au XVIIe  siècle. Dans l’usage populaire, elle
demeure en concurrence avec deux appellations
régionales  : Hollands (hollandais) aux Pays-Bas et Vlaams
(flamand) en Belgique.

Le conflit qui provoque ensuite la scission des « pays d’en bas »


est de nature religieuse et politique. Quand la Réforme se
propage dans les XVII Provinces, Charles Quint s’y oppose sans
pousser la répression trop loin. Son fils Philippe  II, qui lui
succède en 1555 en tant que roi d’Espagne et souverain des
Pays-Bas, se montre en revanche déterminé à extirper l’hérésie.
Il a pour adversaire Guillaume le Taciturne, à la tête des
protestants. Au cours des années 1580, les sept provinces
septentrionales, contrôlées par ces derniers, se séparent des
provinces méridionales, restées catholiques. De nombreux
protestants quittent alors Anvers et les autres villes du sud pour
s’installer en Hollande.
Le traité de Münster (1648) reconnaît l’indépendance de la
République des « Sept Provinces-Unies des Pays-Bas » (Republiek
der Zeven Verenigde Nederlanden), ou «  Provinces-Unies  », que
sont la Hollande, la Frise, Groningue, l’Overijssel, la Gueldre,
Utrecht et la Zélande. Les provinces méridionales (Flandre,
Brabant, Hainaut, Luxembourg, etc.) demeurent une possession
des Habsbourg d’Espagne jusqu’en 1714 («  Pays-Bas
espagnols  »), puis des Habsbourg d’Autriche («  Pays-Bas
autrichiens »). Au XVIIe siècle, la France en conquiert une partie :
l’Artois, le sud-ouest de la Flandre (dont Lille), le sud-ouest du
Hainaut (dont Valenciennes) et le Cambrésis.

En 1795, la France révolutionnaire annexe les Pays-Bas


autrichiens et la principauté ecclésiastique de Liège, qui n’en
faisait pas partie. À l’issue de la période napoléonienne, le
congrès de Vienne (1814-1815) rétablit l’unité des anciennes
«  XVII  Provinces  » en instaurant un grand royaume des Pays-
Bas sur lequel règne Guillaume  I er  d’Orange-Nassau (de la
famille du Taciturne). La division persiste néanmoins dans les
esprits  : ceux des provinces méridionales, autrement dit les
Belges, aspirent à se retrouver entre eux. La révolution qui
éclate à Bruxelles en août 1830 débouche sur l’indépendance de
la Belgique.

Du « nouveau néerlandais » au « Petit


Livre vert »
Les Provinces-Unies des XVIIe  et XVIIIe  siècles ont pour cœur la
Hollande, province de loin la plus riche, et pour frontières à peu
près les mêmes que celles des Pays-Bas actuels. Tandis que les
dialectes parlés demeurent très divers, une langue écrite
commune s’impose : elle se fonde sur les dialectes de Hollande
tout en étant influencée par le brabançon des immigrants
venus des provinces méridionales. Par convention, les
linguistes nomment cette langue le «  nouveau néerlandais  »,
intermédiaire entre le «  moyen néerlandais  » (1150-1550) et le
néerlandais moderne.

La traduction officielle de la Bible en constitue le premier


monument. Il existait déjà, au XVIe  siècle, des versions de la
Bible en néerlandais, mais il s’agissait de traductions de
traductions en d’autres langues. En 1626, les États-Généraux des
Provinces-Unies chargent une équipe d’érudits calvinistes de
procéder à une traduction directe du grec et de l’hébreu.
Publiée en 1637, celle-ci est dès lors connue sous le nom de
Statenbijbel («  Bible des États  ») et restera en vigueur dans la
plupart des Églises protestantes jusqu’au XXe siècle. Le nouveau
néerlandais tel qu’enchâssé dans la Statenbijbel se diffuse
d’autant plus aisément que, parmi les pays européens, les
Provinces-Unies bénéficient au XVIIe  siècle du taux
d’alphabétisation le plus élevé. Cela résulte à la fois de leur
prospérité (le «  siècle d’or hollandais  ») et de l’obligation, pour
tout protestant, de lire la Bible. Le plus célèbre écrivain de
l’époque, Joost van  den  Vondel (1587-1679), fut avant tout un
dramaturge  : on lui doit 24 tragédies avec chœurs, dont 13
d’inspiration biblique. Il reste aujourd’hui l’auteur classique par
excellence, étudié au lycée par tous les jeunes
néerlandophones.

Une langue parlée commune se développe ensuite, à côté des


dialectes puis à leurs dépens, et finira par imposer son style à
l’écrit au XXe  siècle  : c’est le néerlandais moderne. Son
orthographe, longtemps flottante, a fait l’objet de diverses
réformes à partir du XIXe  siècle, tant aux Pays-Bas qu’en
Belgique. Une coopération ayant fini par s’instaurer après 1945,
un glossaire commun (surnommé Het Groene Boekje, « Le Petit
Livre vert », en raison de la couleur de sa couverture) paraît en
1954. En 1980, les gouvernements néerlandais et belge ont
institué l’Union de la langue néerlandaise pour promouvoir une
politique linguistique commune. Le Suriname (voir p.  647) l’a
rejointe en 2005.

Le frison

Dans la province de Frise, on parle le frison, langue distincte du


bas allemand et donc du néerlandais. Plus précisément, on y
parle le frison occidental, car d’autres variétés de frison existent
dans le nord de l’Allemagne. Le frison était au Moyen Âge une
langue écrite, dite « vieux frison » (voir p. 153). Le néerlandais
l’a ensuite supplanté dans ce rôle, tandis que dans les villes de
Frise se développait un dialecte fondé sur le hollandais, le
Stadsfries, «  frison urbain  ». Ce que les linguistes nomment le
«  moyen frison  » (1550-1800) est pour l’essentiel une langue
orale. Le grand poète Gysbert Japiks (1603-1666) fait exception :
on redécouvre ses œuvres au début du XIXe  siècle. Alors
fleurissent des sociétés savantes et littéraires visant à faire
renaître le frison. Cependant, les progrès de l’enseignement
dans l’ensemble des Pays-Bas favorisent le néerlandais.

Les défenseurs du frison se mobilisent au milieu du XXe siècle :


dès 1956, leur langue obtient en Frise un statut officiel, à côté du
néerlandais, puis devient une matière obligatoire dans
l’enseignement primaire en 1980. La province de Frise (Fryslân
en frison) compte aujourd’hui près de 650  000 habitants, dont
les trois quarts savent parler le frison. C’est la langue maternelle
de 350  000  personnes. Les locuteurs usuels du frison, très
majoritaires à la campagne, sont minoritaires dans les villes.

L’hégémonie du français dans le sud

Si le «  nouveau néerlandais  » s’impose au XVIIe  siècle dans les


Provinces-Unies, ce n’est pas le cas dans les Pays-Bas espagnols,
pour plusieurs raisons. Une partie de l’élite parlant le flamand
ou le brabançon a migré en Hollande à la fin du XVIe  siècle,
comme on l’a vu. Dans le cadre de la Contre-Réforme, le clergé
maintient le latin et juge anticatholique le «  nouveau
néerlandais », langue du calvinisme. L’administration espagnole
utilise le français, comme au temps des ducs de Bourgogne.
Quant à la très grande majorité de la population, elle continue
de s’exprimer en divers dialectes.

Une dissymétrie s’instaure ainsi entre le nord et le sud des Pays-


Bas espagnols. Dans le sud (actuelle Wallonie), on écrit en
français. Dans le nord, les écrits usuels reflètent les dialectes
(flamand, brabançon,  etc.) et varient d’une région à l’autre  : il
manque une langue cultivée commune. Cela facilite la
progression du français, langue de l’aristocratie, qui gagne au
XVI e siècle la bourgeoisie bruxelloise, puis, au XVIII e siècle, celles
d’Anvers, de Gand et d’autres villes. L’annexion à la France, de
1795 à 1814, accélère le mouvement  : le français devient la
seule langue administrative et celle de l’enseignement
secondaire (le primaire est peu touché, faute de moyens).

Le Royaume uni des Pays-Bas (1815-1830) a deux capitales,


Amsterdam et Bruxelles, et deux langues officielles, le
néerlandais et le français. Si le néerlandais fait figure de langue
nationale dans le nord du royaume, une tout autre situation
linguistique prévaut dans le sud  : les classes supérieures s’y
expriment en français et la masse de la population en dialectes
(flamand, brabançon, wallon, etc.). Les élites tendent à mépriser
ces derniers (voire le néerlandais lui-même), tandis que, dans
les classes populaires, on perçoit le français comme la langue de
la réussite sociale.

Quant à l’Église catholique, elle cultive les dialectes globalement


qualifiés de «  flamands  » pour rester proche de ses ouailles,
mais se garde de promouvoir le «  hollandais  », réputé langue
« étrangère ». Après 1830, le néerlandais perd son rôle de langue
officielle dans le royaume de Belgique, bien que la « liberté de
langue » soit inscrite dans la Constitution. Le français redevient
la seule langue des tribunaux, de l’administration, de l’armée,
de l’enseignement, de la presse… La bourgeoisie, alliée à
l’aristocratie, compte sur le français pour renforcer la cohésion
de la Belgique nouvellement indépendante.

La revanche du flamand : la Belgique


fédérale

Le mouvement qui se qualifie au XIXe siècle de « flamand » est


d’abord culturel : il revendique, dans le cadre de la Belgique, la
parité pour

Le flamand de France
Sous Louis  XIV, la France a annexé une partie de l’ancien
comté de Flandre dont, au sud, Lille et Douai, de dialecte
picard, et, au nord, le pays de Dunkerque et d’Hazebrouck,
de dialecte flamand occidental.

Au milieu du XIXe  siècle, ce parler restait dominant sauf à


Dunkerque, largement francisée. Il n’a ensuite cessé de
reculer au fil des générations et compterait aujourd’hui
moins de 20 000 locuteurs.
Le flamand occidental reste d’usage quotidien dans la
province belge de Flandre occidentale (chef-lieu  : Bruges),
mais l’unique langue d’enseignement y est le néerlandais
standard. Aussi le flamand de France n’est-il guère
enseigné, concurrencé par deux langues de référence  : le
français et le néerlandais.

la langue néerlandaise, tout en soulignant la spécificité de la


culture « flamande », distincte de la culture « hollandaise » – ses
adversaires nomment ses tenants les « flamingants ». Il a pour
pères fondateurs les écrivains Jan Frans Willems (1793-1846) et
Hendrik Conscience (1812-1883). La « question flamande » porte
d’emblée sur un point  : au recensement de 1846, 57  % des
Belges ont pour parler maternel un dialecte «  flamand  »,
autrement dit de type néerlandais. Dans les années  1870-1880,
les premières lois linguistiques instaurent en pays flamand le
bilinguisme dans la justice, l’administration, les écoles… En
1898, le néerlandais devient langue officielle du royaume de
Belgique à côté du français, lequel conserve, en pratique, le
premier rôle.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la grande


majorité des Flamands souhaitent que le néerlandais devienne
la seule langue officielle dans le nord du pays. C’est chose faite,
pour l’essentiel, au début des années  1930. La Belgique se
trouve désormais divisée en deux grandes zones unilingues. Ne
demeurent bilingues que la ville de Bruxelles et sa proche
banlieue et diverses communes situées le long de la
« frontière » linguistique.

Les dialectes wallons


La région de Wallonie instituée en 1993 déborde l’aire des
dialectes wallons : on y parle aussi des dialectes picards (à
l’ouest), lorrains (dans le sud-est) et germaniques (dans
l’extrême est). La dénomination «  Wallon  » vient du
germanique walh désignant des populations de langues
romanes ou celtiques (comme « Galles » et « Gallois »).

Les linguistes ont reconnu la spécificité des dialectes


wallons, distincts de leurs voisins picards, vers la fin du
XIXe  siècle. On en distingue trois variétés  : liégeoise,
namuroise et méridionale (dans le Luxembourg belge).

La mise en place de l’enseignement primaire laïque et


obligatoire, au début des années 1920, a imposé la langue
française tout en stigmatisant les « patois » wallons, comme
en France. Mais les dialectes demeurent vivants : on estime
qu’ils comptent aujourd’hui quelques centaines de milliers
de locuteurs.

La question rebondit après la Seconde Guerre mondiale. À la


demande des Flamands, les lois de 1962-1963 «  gèlent  »
définitivement les délimitations linguistiques. L’endiguement
de la langue française semble alors acquis, mais cela ne suffit
pas aux Flamands, qui revendiquent l’autonomie politique.

La Belgique devient un État fédéral, processus entériné par la


réforme constitutionnelle de 1993. C’est un édifice complexe
associant deux types de collectivités : d’une part, trois Régions
(flamande, wallonne et de Bruxelles-Capitale), dont les
compétences sont principalement économiques  ; d’autre part,
trois Communautés fondées sur la langue, dont les
compétences concernent les personnes (enseignement et
formation, culture, santé,  etc.). En pratique, la Communauté
flamande et la Région flamande forment une seule entité, dotée
d’une même assemblée : le Conseil flamand (Vlaamse Raad). De
la Communauté française ou « Fédération Wallonie-Bruxelles »,
relèvent les francophones de la Région wallonne et de
Bruxelles-Capitale. De la Communauté germanophone relèvent
enfin les Belges de langue allemande, vivant dans l’extrême est
du pays (voir p. 319) et inclus dans la Région wallonne.

Le bilinguisme est officiel dans la Région de Bruxelles-Capitale


(comprenant la ville de Bruxelles et 18 communes de banlieue),
bien que les néerlandophones ne forment guère plus de 10  %
de sa population. (Il s’agit d’une estimation, les recensements
ne comportant plus de volet linguistique depuis 1960.) Une
vingtaine d’autres communes situées le long de la « frontière »
linguistique bénéficient aussi d’un régime bilingue. Ailleurs
s’applique (comme en Suisse, voir p.  315) le principe de
territorialité  : une seule langue est officielle. Cela signifie par
exemple que la scolarité des enfants doit obligatoirement
s’effectuer dans cette langue. Le bât blesse surtout à la
périphérie de la Région de Bruxelles-Capitale, elle-même
enclavée dans la Région flamande  : de très nombreux
francophones y vivent, dont beaucoup travaillent à Bruxelles,
qui constituent une «  minorité linguistique  » non reconnue
comme telle…

Au contact du français et de
l’allemand

La limite entre les dialectes du français et ceux de l’allemand


n’a jamais coïncidé avec les frontières politiques. Au XVIe siècle
(voir la carte), elle se situait très à l’est des frontières du
royaume de France et courait à travers divers territoires
relevant du Saint-Empire ou de la Confédération des cantons
suisses. De nombreux conflits ont ensuite déplacé les frontières
et abouti à trois types de situations linguistiques « au contact »
du français et de l’allemand  : application du principe de
territorialité en Suisse, francisation en Alsace et en Lorraine,
trilinguisme au Luxembourg. S’y ajoute le cas des
germanophones de Belgique, devenus belges en 1919 après
avoir été prussiens.

Au contact du français et de l’allemand (situation au


XVI e siècle)
Suisse alémanique, Suisse romande

La Confédération des XIII cantons, autrement dit la Suisse, est


née au tournant des XVe  et XVIe  siècles en pays de dialecte
alémanique (relevant du haut allemand, voir p.  150). Son
extension vers l’ouest, en pays de langue française, s’opère par
étapes. Dès le XVe siècle, Berne exerce une tutelle sur le sud de
l’évêché de Bâle et Neuchâtel. Le canton de Fribourg, confédéré
en 1481, est en majorité francophone. Le Haut-Valais, allié de la
Confédération, conquiert le Bas-Valais (francophone) sur la
Savoie à la même époque. Genève s’allie aux Suisses en 1526.
Berne s’empare du pays de Vaud en 1536. La Suisse atteint alors,
en gros, ses frontières actuelles  : la Suisse «  romande  » s’est
ajoutée à la Suisse de dialecte alémanique. Après la parenthèse
de la République helvétique (1798-1814), la Confédération
reconstituée en 1815 se compose de vingt-deux cantons. Trois
sont de langue française : Genève, le pays de Vaud et Neuchâtel.
Trois sont bilingues allemand/français  : le Valais, Fribourg et
Berne qui, en compensation de la perte du pays de Vaud, s’est
agrandi de l’ex-évêché de Bâle.

L’extension vers l’ouest de la Confédération n’a pas déplacé la


frontière linguistique, mais elle a conduit à l’édification d’un
dispositif étagé. À l’échelon fédéral, trois langues sont
officielles  : l’allemand, le français et l’italien (voir p.  346). À
l’échelon local s’applique le «  principe de territorialité  »,
sanctionné par la jurisprudence du Tribunal fédéral : à chaque
territoire correspond une langue, afin d’assurer l’homogénéité
linguistique de ce territoire. Dans les cantons unilingues, cela
ne soulève pas de difficulté. Dans les cantons bilingues (Berne,
Fribourg, Valais), les deux langues sont officielles à l’échelon
cantonal et c’est à l’échelon communal que s’applique le
principe de territorialité. En pratique, cela signifie notamment
que, dans la scolarité obligatoire, une langue (et une seule)
s’impose en tant que langue d’enseignement. Quelques
communes sont néanmoins bilingues, en particulier les villes
de Fribourg et de Bienne (dans le canton de Berne).

La question linguistique rebondit en Suisse après 1945 à propos


de l’ex-évêché de Bâle, territoire de langue française incorporé
au canton de Berne en 1815. Le Rassemblement jurassien, d’une
francophonie militante, revendique le statut de canton, ce qui
conduit pour finir à des référendums en 1974-1975. Le nord de
l’ex-évêché, de tradition catholique, opte pour la sécession et
forme le nouveau canton du Jura, tandis que le sud, de tradition
protestante, choisit de rester dans le canton de Berne. Les
affinités religieuses l’emportent ainsi sur la solidarité
linguistique…

L’Alsace et la Lorraine

Au XVIe siècle, la frontière orientale du royaume de France suit


(en gros) le cours de la Meuse : au-delà s’étend le Saint-Empire
(voir la carte). La limite linguistique court plus à l’est, à travers
le nord-est de la Lorraine et l’extrême sud de l’Alsace.

En Lorraine, on distingue le duché lui-même (capitale : Nancy),


et les Trois Évêchés (Metz, Toul et Verdun), principautés
ecclésiastiques enclavées dans le duché mais non soumises à
l’autorité ducale. Le roi de France Henri  II s’empare des Trois
Évêchés en 1552. Leurs habitants (les « Évêchois », distincts des
« Duchois ») se rallient à la monarchie française. La réunion à la
France est entérinée en 1648. Il faudra en revanche attendre la
mort de Stanislas Leszczynski, duc de Lorraine de 1738 à 1766,
pour que le duché soit rattaché à la France. En 1648 aussi, les
Habsbourg cèdent à la France le sud de l’Alsace : la monarchie
française annexe pour la première fois un territoire de langue
allemande. Louis XIV y ajoute par étapes le reste de la province,
dont Strasbourg en 1681. L’Alsace est réunie à la France avant la
fin du XVIIe  siècle (sauf Mulhouse, ville alliée des Suisses, qui
sera rattachée en 1798).

La monarchie mène en Alsace une politique religieuse (elle


promeut le catholicisme), non une politique linguistique  :
l’allemand reste la langue de l’enseignement élémentaire et de
la plupart des écrits, l’université de Strasbourg demeure
germanophone,  etc. L’usage du français progresse cependant
dans les milieux aristocratiques et la bourgeoisie des
principales villes. En Lorraine de dialectes germaniques (dite
«  thioise  », mot de même origine que deutsch), le français
devient langue officielle dès 1742, mais cela n’a guère d’impact,
du moins sous l’Ancien Régime.
Après la Révolution et l’Empire, la quasi-totalité de la
population alsacienne continue de s’exprimer en dialecte. Seule
une petite élite s’est francisée, la bourgeoisie moyenne et les
intellectuels étant en général bilingues. Le clergé défend
l’enseignement traditionnel en allemand, que lui-même
dispense. L’enseignement public se développe néanmoins sous
le Second Empire, avec prudence : le français et l’allemand s’y
côtoient, le premier n’ayant qu’un léger avantage. La
«  francisation  » se poursuit sans hâte. Il en va de même en
Lorraine thioise.

En 1871, l’Allemagne impose à la France de lui céder l’Alsace


(sauf Belfort) et près du tiers de la Lorraine. En Lorraine, la
nouvelle frontière ne correspond pas à la limite linguistique  :
les militaires allemands ont obtenu, pour des raisons
stratégiques, que soient annexés des territoires de langue
française, dont Metz. L’ensemble forme l’Alsace-Lorraine
(Elsasz-Lothringen), «  terre d’Empire  » étroitement soumise au
contrôle des autorités de Berlin. En Alsace, l’allemand devient
l’unique langue officielle et celle de l’enseignement, ce qui
revivifie les dialectes, de nouveau en résonance avec leur
langue de référence. Même s’il reste prisé dans les milieux
favorisés en tant que «  langue du dimanche  », le français ne
cesse de décliner  : en 1918, moins de 10  % des Alsaciens
le  connaissent. En Lorraine devenue allemande (actuel
département de la Moselle), on distingue la Lorraine thioise, où
la situation linguistique s’apparente à celle de l’Alsace, et le sud
francophone, où le français reste en usage à côté de l’allemand,
en particulier dans l’enseignement.
Dès que la France récupère l’Alsace-Lorraine, en 1918, le
français y redevient la seule langue officielle, l’allemand étant
rejeté par principe. C’est à l’évidence irréaliste, de sorte qu’à
partir de 1927 l’allemand retrouve une place dans
l’enseignement, tandis que prévaut un bilinguisme de fait, en
Alsace comme en Lorraine thioise. Il n’empêche que la langue
française progresse à tel point qu’en 1939 près d’un Alsacien sur
deux la maîtrise. Incorporée au III e  Reich de 1940 à 1944,
l’Alsace-Lorraine subit une très brutale politique de
germanisation, accompagnée d’une interdiction de l’usage du
français dans tous les domaines.

Le français retrouve son statut d’unique langue officielle dès


1945. Exclu de l’enseignement primaire et «  frappé d’interdit  »
en raison de son passé nazi, l’allemand demeure néanmoins en
usage, de même que les dialectes. Cependant, la langue
française progresse ensuite de façon inexorable  : tous les
Alsaciens la connaissent aujourd’hui et c’est la langue
maternelle et unique de plus de 50  % d’entre eux. En
contrepartie, les dialectes reculent  : les trois quarts des jeunes
les ignorent. Quant à l’allemand standard, il a vu son
enseignement se développer à nouveau depuis les années 1970,
de sorte qu’au moins 20  % des Alsaciens sont aujourd’hui
effectivement bilingues.

Trilinguisme au Luxembourg
L’ancien duché de Luxembourg chevauchait la limite des
parlers romans et germaniques (voir la carte). Possession des
ducs de Bourgogne à partir du milieu du XVe  siècle, il forme
l’une des «  XVII  Provinces  » de Charles Quint (voir p.  306) et
relève ensuite des Pays-Bas espagnols, puis autrichiens. La
France révolutionnaire l’annexe en 1795 et en fait le
département des Forêts. En 1815, le Luxembourg est érigé en
un grand-duché sur lequel règne Guillaume  I er  d’Orange-
Nassau, roi des Pays-Bas. Quand la Belgique devient
indépendante, en 1830, les Luxembourgeois aspirent à en faire
partie, comme les y incitent quatre siècles d’histoire commune,
mais Guillaume I er s’y oppose. Un partage règle la question en
1839 : l’ouest devient la province belge de Luxembourg, tandis
que l’est, dont la ville de Luxembourg, demeure grand-duché,
sous la houlette de Guillaume  I er. La ligne de partage
correspond à peu près à la limite linguistique. La Belgique
obtient toutefois la ville d’Arlon, de dialecte germanique.
L’union personnelle avec les Pays-Bas prend fin en 1890  : une
autre branche des Orange-Nassau règne ensuite sur le grand-
duché, désormais indépendant.

Depuis des siècles, les Luxembourgeois ont pour parler


maternel un dialecte francique mosellan (relevant du moyen
allemand) proche de ceux en usage de Trèves à Coblence, en
Allemagne. Ils emploient deux langues écrites  : le français,
langue de l’aristocratie depuis le Moyen Âge, et l’allemand, que
les Luxembourgeois ont adopté à l’instar des autres locuteurs
de dialectes allemands. Quand le grand-duché se détache de la
Belgique, en 1839, le français demeure la langue de l’État. Mais,
trois ans plus tard, il adhère à l’Union douanière allemande
(Deutscher Zollverein), de sorte que l’allemand s’impose dans la
vie économique. Le Luxembourg se trouve ainsi doté de deux
langues officielles : le français et l’allemand. Quant au dialecte,
il devient au XIXe siècle une langue écrite, le « luxembourgeois »
(Lëtzebuergesch), avant d’être officiellement promu «  langue
nationale » en 1984.

La Communauté germanophone de
Belgique
En 1919, l’Allemagne a dû céder à la Belgique les cantons
d’Eupen, Malmédy et Saint-Vith, dont la population était
pourtant en grande majorité de langue allemande. Les lois
linguistiques de 1962-1963 (voir p.  312) ont accordé à
l’allemand le statut de troisième langue officielle du
royaume. En 1993, les neuf communes concernées, toutes
situées à la frontière de l’Allemagne, ont formé la
Communauté germanophone de Belgique
(Deutschsprachige Gemeinschaft Belgiens), dotée de larges
compétences en matière de culture, d’enseignement,  etc.
La population s’élève à 75  000  personnes environ, dont
quelque 60 000 de langue maternelle allemande.

Comment la scolarité des petits Luxembourgeois se déroule-t-


elle  ? À l’âge de 6 ans, ils apprennent à lire et écrire en
allemand, langue de référence de leur parler maternel. Dès
l’année suivante débute l’apprentissage du français. Lorsqu’ils
ont 14 ans, ils commencent à apprendre l’anglais, également
obligatoire. Les Luxembourgeois sont donc (en principe)
trilingues, voire quadrilingues. Ils ne forment cependant que
55  % de la population du pays, où vivent de nombreux
étrangers, de langue portugaise (plus de 15 %), française (venus
de France ou de Belgique), allemande, etc., qui tous ignorent la
langue nationale. Il s’ensuit qu’en pratique deux types de
situations linguistiques se côtoient : quand les Luxembourgeois
sont entre eux, ils parlent le luxembourgeois, dans tous les
milieux ; quand le cercle s’élargit, ils parlent d’autres langues, à
commencer par le français, langue connue de la très grande
majorité de la population. C’est la langue la plus demandée dans
les offres d’emploi, devant l’allemand. Première langue de
l’école, celui-ci continue pourtant de prévaloir dans la lecture
(presse, livres, etc.).

Français et langues de France

Sous le règne de François  I er  (1515-1547), le français entre en


effervescence. Il doit tout d’abord s’affirmer face au latin,
auparavant langue de la plupart des ouvrages imprimés, et se
hisser au même niveau «  savant  » que lui. Les auteurs
procèdent donc à une «  relatinisation  » du français en y
injectant massivement des mots latins francisés : plus des deux
cinquièmes du vocabulaire actuel dateraient de cette époque.
Pour faciliter la transition d’une langue à l’autre, Robert
Estienne (1503-1559), imprimeur et humaniste, publie en 1531
un Dictionarium latinogallicum, puis, en 1539, un Dictionnaire
françoislatin, ancêtre de tous les dictionnaires français  : neuf
mille mots y sont définis… en latin. Les premières grammaires
paraîtront plus tard, au XVIIe siècle. La question de l’orthographe
reste très ouverte et sujette à débats. Entre 1530 et  1560,
diverses innovations apparaissent, dont l’accent aigu (dû à
Robert Estienne) et la cédille (originaire d’Espagne). Certaines se
perpétueront, d’autres non. À cette époque aussi, on cherche à
clarifier les rôles des lettres  i et j et des lettres u et v, qui
cohabitaient sans grande logique dans l’écriture du latin
médiéval. Non sans tâtonnements, le  i  et  le u se spécialisent
dans le rôle de voyelles, le j et le v dans celui de consonnes,
correspondant à deux sons [ᴣ] et [v] n’existant pas en latin.

Avant même que la langue écrite soit «  normalisée  », de


nouveaux champs s’ouvrent à elle, religieux pour commencer.
Dans les années 1520, l’humaniste Jacques Lefèvre d’Étaples
(v. 1450-1537) traduit la Bible en français à partir de la Vulgate
(version latine officielle de l’Église catholique). L’ouvrage est
imprimé à Anvers en 1530. La première traduction protestante
a pour auteur Pierre Robert, dit Olivétan (v.  1506-1538), un
proche de Calvin résidant en Suisse, qui s’est directement référé
aux textes hébreux et grecs. Sa version de la Bible paraît à
Neuchâtel en 1535.

Poètes et écrivains recherchent, comme Dante, un «  vulgaire


illustre  » (voir p.  133). En 1549, Joachim du Bellay (1522-1560)
écrit sa Deffence et illustration de la langue françoise,
l’«  illustration  » étant la tâche des écrivains et, plus
particulièrement, des poètes. La même année, il fait paraître
L’Olive, premier recueil de sonnets de la littérature française.
Les Odes de Pierre de Ronsard (1524-1585), imitées de Pindare et
d’Horace, paraissent l’année suivante. Ces deux poètes et
quelques autres forment le groupe de la «  Pléiade  », avec
Ronsard pour chef de file.

Le français gagne aussi – lentement – le domaine des sciences et


des «  arts  » (c’est-à-dire des techniques) aux dépens du latin.
Ambroise Paré (v.  1509-1590), le célèbre chirurgien, écrit en
français ses ouvrages, à commencer par la Méthode de traicter
les playes faictes par harquebutes et aultres bastons à feu, parue
en 1545. Il est vrai que, fils de paysan puis apprenti barbier, il
n’avait pas appris le latin.

En 1539, François I er signe à Villers-Cotterêts une « Ordonnance


générale en matière de justice et de police ». L’article 111 stipule
que toutes les décisions de justice (ainsi que les contrats,
testaments, etc.) doivent désormais être rédigées « en langaige
maternel françois et non autrement  ». Le pouvoir vise ainsi à
contraindre les juristes, attachés au latin, à s’exprimer en
termes intelligibles par la population. En pratique, le français
était déjà présent dans de nombreux textes officiels ; il y jouit
désormais d’un monopole.

Pour autant, cela n’amorce pas de « politique linguistique », car,


à l’époque, la grande diversité des parlers en usage dans le
royaume est jugée normale : au début du XVIe siècle, les paysans
forment au moins 90 % de la population et ne parlent que leur
«  patois  », c’est-à-dire un dialecte local. Le français progresse
néanmoins dans le centre et le sud-ouest du bassin parisien, le
roi et la cour ayant surtout séjourné dans le val de Loire avant
de s’installer à Paris à la fin des années  1520. Dans le Midi, le
français fait figure de langue «  moderne  » face à une langue
occitane de plus en plus fragmentée en dialectes (voir plus loin).

Le temps du français « classique »


(XVIIe-XVIIIe siècles)

Les guerres de religion durent de 1562 à 1598, date à laquelle


Henri  IV (qui règne de 1589 à 1610) rétablit la paix en signant
l’édit de Nantes. La monarchie s’attache ensuite à restaurer
l’unité et la cohésion du royaume  : ce sera surtout l’œuvre de
Richelieu, principal ministre de Louis XIII de 1624 à sa mort en
1642, puis celle de Louis XIV, de 1661 à 1715. En parallèle, tout
un mouvement intellectuel s’attache à «  purifier  », clarifier et
stabiliser la langue française.

Façonner le français « classique »


De très grands écrivains dominent la littérature du XVIIe siècle,
« classique » par excellence : Pierre Corneille (1606-1684), Jean
de La  Fontaine (1621-1695), Molière (1622-1673), Jean Racine
(1639-1699) et bien d’autres. Les initiateurs et propagateurs de la
langue française «  purifiée  » que ces auteurs emploient sont
toutefois d’autres personnages, en particulier François de
Malherbe (1555-1628) et Claude Favre de Vaugelas (1585-1650).

« Enfin Malherbe vint et, le premier en France,

Fit sentir dans les vers une juste cadence… »

Ainsi s’exprime Nicolas Boileau (1636-1711) dans L’Art poétique


(1674), érigeant Malherbe en «  père fondateur  » d’un français
classique illustré, une vingtaine de vers plus loin, par un
aphorisme :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Né à Caen, Malherbe devient poète de cour auprès d’Henri  IV


en 1605. Après avoir critiqué et «  corrigé  » les poèmes de
Ronsard, jugés parfois obscurs, il prône l’emploi d’une langue
«  pure  » et «  claire  », en résonance avec celle effectivement
parlée, y compris par le peuple (ne prétend-il pas écouter les
«  crocheteurs du port au Foin  »  ?). Il postule ainsi l’existence
d’un usage linguistique commun auquel se référer, ce qui
coïncide avec un objectif majeur du pouvoir royal  :
l’unification.
En 1634, Richelieu accorde sa protection à un groupe
d’écrivains  : ils forment le noyau de l’Académie française, qui
tient sa première séance l’année suivante. Cette assemblée se
fixe des objectifs ambitieux (élaboration d’un dictionnaire,
d’une grammaire,  etc.), mais la lenteur de ses travaux devient
légendaire (voir plus loin). En pratique, elle «  officialise  », plus
qu’elle ne l’impulse, le mouvement de purification et de
clarification de la langue, d’où la formule qu’au fil du temps elle
s’appliquera elle-même : « greffier des usages ».

En 1637 paraît à Leyde, en Hollande, le Discours de la méthode.


Pour bien conduire sa raison, &  chercher la vérité dans les
sciences, sans nom d’auteur. C’est le premier ouvrage
philosophique majeur en langue française. René Descartes
(1596-1650) a choisi l’anonymat, quelques années après le
procès de Galilée (1633). En écrivant en français et non en latin,
il affiche sa « volonté de mettre en relation la philosophie avec
l’exercice libre de la raison plutôt qu’avec le maintien de la
tradition  », formule dont l’écho résonnera au siècle suivant.
1637 est aussi l’année de la création du Cid –  un immense
succès  – et de la querelle qui s’ensuit  : l’Académie reproche à
Corneille de mélanger les genres tragique et comique, voire de
commettre des fautes de français… Il s’en offusque, avant de se
résoudre, en 1660, à faire paraître une édition de ses œuvres
entièrement corrigée.

Les Remarques sur la langue française de Vaugelas, membre de


l’Académie dès sa création, paraissent en 1647. À la Cour et dans
Paris, il a écouté et noté des mots et des tournures, puis tenté de
retenir les meilleures façons de parler, guidé par l’idée que
l’« usage » est « le maître et le tyran des langues ». En pratique,
cela le conduit à définir le « bon usage ». Son entreprise connaît
un grand succès en répondant à la demande d’un public
désireux de «  bien parler  », mais se révèle très restrictive. En
1714, François de La Mothe-Fénelon (1651-1715) se demandera
si l’on n’a pas «  gêné et appauvri  » la langue française depuis
cent ans « en voulant la purifier ».

L’orthographe et les dictionnaires

Au XVIIe  siècle, l’orthographe reste flottante, d’autant qu’on ne


l’enseigne pas aux enfants. Les garçons des milieux privilégiés
fréquentent des collèges (de jésuites surtout) qui dispensent
leur enseignement en latin. En conséquence, dans les écrits
privés, chacun se débrouille comme il peut, y compris les
écrivains. La question de l’orthographe préoccupe surtout les
imprimeurs/éditeurs, soucieux de cohérence. Parmi eux
figurent des Hollandais, qui impriment de très nombreux
ouvrages français au XVIIe  siècle pour des raisons à la fois
techniques (ils sont mieux équipés) et politiques (absence de
censure). La dynastie des Elzevier, installés à Leyde, joue à cet
égard un rôle éminent.

L’Académie, en revanche, n’est pas d’un grand secours, car ses


travaux ne cessent de prendre du retard. Elle est, à partir de
1674, la seule autorisée à publier un dictionnaire… qui paraît en
1694, soixante ans après sa fondation  ! D’autres dictionnaires
ont été édités entre-temps  : le Dictionnaire français contenant
les mots et les choses de César Richelet (1631-1698), publié à
Genève en 1680, et le Dictionnaire universel, contenant
généralement tous les mots français tant vieux que modernes et
les termes de toutes les sciences et des arts, d’Antoine Furetière
(1619-1688), imprimé à La Haye en 1690.

Des Lumières à la Révolution

Au XVIIIe siècle, le français classique reste souverain, tandis que


le champ des écrits s’élargit  : les «  arts  » (techniques) et les
sciences s’expriment désormais en français. En témoignent les
35 volumes de l’Encyclopédie, parus de 1751 à 1772 sous la
direction de Denis Diderot (1713-1784). L’usage du français se
trouve ainsi associé aux progrès de la connaissance et, plus
généralement, aux « Lumières ».

Après la fermeture des institutions des jésuites en 1762,


l’enseignement du français (grammaire, orthographe) se diffuse
dans tous les collèges. Diverses institutions religieuses se
préoccupent de l’éducation des enfants pauvres, en particulier
les Frères des écoles chrétiennes, congrégation fondée en 1680
par Jean-Baptiste de La  Salle (1651-1719). La lecture apprise
« sur le tas » progresse au sein des classes populaires, du moins
en ville, tandis que se diffuse une littérature bon marché. La
presse quotidienne apparaît à la même époque  : le Journal de
Paris, fondé en 1777, s’inspire du London Evening Post (né
cinquante ans plus tôt) et connaît d’emblée un grand succès.

La Révolution promeut l’art oratoire et multiplie les écrits : dès


1789, une vingtaine de quotidiens concurrencent le Journal de
Paris dans la capitale. Le vocabulaire politique se renouvelle
profondément, non la morphologie ni la syntaxe, tant les
événements se précipitent. Le mouvement profite surtout à la
bourgeoisie, ainsi affranchie du «  bon usage  » que dictait la
cour. L’Empire revient ensuite en arrière : dans les lycées créés
en 1807, le français s’enseigne de nouveau en latin.

C’est surtout dans le cadre de la «  Nation  » que les


révolutionnaires se préoccupent de la langue française.
L’enquête lancée en 1790-1791 par l’abbé Grégoire (1750-1831)
marque la première étape d’une politique de la langue. Il en
conclut que, sur 28  millions d’habitants, 6  millions ignorent le
français, 6 millions sont incapables d’une conversation suivie et
seulement 3  millions le parlent «  purement  ». Grégoire y voit
l’effet du morcellement d’origine féodale maintenu par l’Ancien
Régime pour enfermer le peuple dans ses patois. Aussi prône-t-
il une large diffusion du français dans la population. Dans le
même esprit, les révolutionnaires –  jacobins, en particulier  –
défendent ensuite l’idée d’une politique d’unification par la
langue au nom de l’égalité de tous les citoyens, quitte à anéantir
les «  patois  ». Ils tentent d’instaurer un enseignement
élémentaire pour tous, mais les moyens font défaut.
La « bureaucratisation » du français

Après 1815, la suprématie du français persiste  : les autres


idiomes sont déconsidérés. La Révolution a supprimé les
«  anciennes provinces  », conservatoires des particularismes (y
compris linguistiques), et y a substitué les départements dès
1790. Le régime napoléonien a ensuite renforcé la
centralisation  : à partir de 1800, dans chaque département, un
préfet tout-puissant relaie le gouvernement. Les régimes
suivants (la Restauration de 1815 à 1830, puis la Monarchie de
Juillet de 1830 à 1848) ne renient pas ce legs, au contraire : selon
le mot du linguiste Marcel Cohen (1884-1974), ils entreprennent
de «  bureaucratiser  » la langue française elle-même ou, du
moins, sa grammaire et son orthographe. Au « bon usage » cher
aux deux siècles précédents succèdent des règles qu’il faut
respecter, un point c’est tout.

François Guizot (1787-1874), ministre de l’Instruction publique,


fait promulguer en 1833 la loi qui porte son nom. Elle instaure
un enseignement public élémentaire (pour les garçons), qui
n’est ni obligatoire ni gratuit et se juxtapose à l’enseignement
confessionnel. La loi stipule aussi la création d’une école
normale d’instituteurs par département. Dans ce système, la
«  leçon de français  » tient une place éminente  : il s’agit
d’inculquer aux enfants le « bon français », caractérisé par des
normes strictes. C’est d’autant plus important que la maîtrise du
français écrit conditionne l’obtention de tout emploi public. Le
Second Empire (1852-1870) amplifie la politique inaugurée par
Guizot et veille à la création d’écoles élémentaires de filles. Une
enquête menée en 1863 indique cependant que, parmi les
enfants scolarisés de 7 à 13 ans, un sur deux ne sait toujours pas
écrire le français, même s’il parvient à le parler (plus ou moins).

À l’essor de l’enseignement répondent des publications


consacrées à la langue française. La 6e  édition du dictionnaire
de l’Académie paraît deux ans après le vote de la loi Guizot. Elle
fixe l’orthographe sous une forme qui ne changera plus guère.
En 1842, Louis-Nicolas Bescherelle (1802-1883) publie
Le  Véritable Manuel des conjugaisons ou la science des
conjugaisons mise à la portée de tout le monde. L’ouvrage
connaît un succès extraordinaire  : il fait l’objet de constantes
rééditions, la plus récente datant de 2012 sous le titre
La  Conjugaison pour tous. Se distingue également le
Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1801-1881),
paru de 1863 à 1873. Fondé sur le français classique (XVIIe-
XVIII e siècles), il restera longtemps la référence des puristes. Les
ambitions du Grand Dictionnaire universel du XIXe  siècle de
Pierre Larousse (1817-1875) sont différentes. C’est une
gigantesque compilation en quinze volumes, parus de 1866 à
1876  : Larousse y transmet –  en un français résolument
moderne  – une somme considérable de connaissances. Le
premier Petit Larousse illustré en un volume paraîtra en 1906.
La connaissance du français, de Jules
Ferry à nos jours

Selon l’historien américain Eugen Weber (1925-2007), auteur de


La  Fin des terroirs (1983), «  la III e  République découvre une
France où le français demeure une langue étrangère pour la
moitié de ses citoyens », c’est-à-dire une langue non maternelle
que certains ont apprise, d’autres non (voir plus loin). Ce constat
conduit aux lois votées en 1881-1882 sous l’égide de Jules Ferry
(1832-1893) et qui visent à la fois à généraliser la connaissance
du français et à enraciner le régime républicain dans la
population. Elles instaurent la gratuité de l’enseignement
primaire public, l’obligation d’instruction des enfants de 6 à 13
ans et la laïcité de l’enseignement public. L’enseignement privé,
confessionnel ou non, subsiste néanmoins. Formés dans les
écoles normales, les instituteurs –  «  Hussards noirs de la
République » – inculquent aux écoliers les valeurs républicaines
(leçons de morale et instruction civique) et, surtout, la
grammaire et l’orthographe, dans le même esprit qu’au temps
de Guizot  : il s’agit d’apprendre des règles. Simultanément, la
chasse aux «  patois  » est ouverte  : les élèves qui le parlent à
l’école sont punis.

La langue française enseignée n’évolue guère ensuite, comme


en témoigne le Bescherelle. C’est également vrai de
l’orthographe. En 1889, une pétition de 7  000 signatures
éminentes demande à l’Académie de la réformer, mais quand,
en 1893, cette dernière paraît y consentir, une campagne de
presse fait échouer le projet. Un siècle plus tard, l’Académie
approuve (en 1990) des réformes proposées par le Conseil
supérieur de la langue française à la demande du
gouvernement, mais, une fois encore, une virulente campagne
de presse s’y oppose. L’Académie renonce alors à appliquer des
réformes « par voie impérative » et s’en remet à l’« épreuve du
temps  »… C’est l’époque des concours de dictée organisés (de
1985 à 2005) par l’animateur de télévision Bernard Pivot. Leur
grand succès montre que la maîtrise de l’orthographe tend à
être considérée par certains comme l’« un des beaux-arts ».

En revanche, l’afflux d’emprunts à l’anglais fait parfois figure


d’« invasion » : l’écrivain René Étiemble (1909-2002) la dénonce
dès 1964 dans son livre Parlez-vous franglais  ?. Pour parer le
danger d’une anglicisation rampante, on introduit en 1992 dans
l’article  2 de la Constitution un premier alinéa stipulant  : «  La
langue de la République est le français. » Il est vrai qu’en 1996 le
Conseil constitutionnel précise que l’usage du français ne
s’impose qu’aux personnes morales de droit public et aux
personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de
service public  : en dehors de ce cadre, la liberté d’employer
l’anglais (ou toute autre langue) n’est donc pas mise en cause.
Mais la portée de l’article 2-1 soulève une autre question : face
au français, maîtrisé par la quasi-totalité de la population, quelle
place reste-t-il pour les langues régionales et les dialectes ?
Le français face aux autres langues et
idiomes

Retournons au milieu du XIXe  siècle. Les patois prédominent


dans les campagnes. Certains relèvent de dialectes de langue
d’oïl ou de dialectes francoprovençaux, tandis que d’autres
relèvent de langues nettement distinctes du français (l’occitan,
le breton, le basque, le catalan,  etc.). Dans le premier cas, les
patois déclinent dès le XIXe siècle et la langue française, qu’il faut
certes apprendre, ne fait pas figure de «  langue étrangère  »  ;
c’en est une, en revanche, dans le second cas.

On estime qu’au tournant des XIXe et XXe siècles un Français sur


deux a pour idiome maternel un «  patois  » (du français ou
d’une autre langue). Trente ans plus tard, ils ne sont plus qu’un
sur quatre… et guère plus d’un sur dix dans les années 1970, la
transmission du français en tant que langue maternelle s’étant
généralisée après 1945.

Le recul des idiomes autres que le français provoque alors des


mouvements de «  défense et illustration  » des langues
régionales. Visant à préserver un patrimoine culturel, ils
résultent de la volonté d’érudits et d’écrivains, relayés par des
militants le cas échéant autonomistes. La République en tient
compte. Votée en 1951, la loi Deixonne autorise l’enseignement
de quatre langues régionales dans le second cycle : le basque, le
breton, le catalan et l’occitan. (S’y ajoute le corse en 1974.) En
1999, la France signe la Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires (voir p. 280), mais sa ratification bute
sur une question : la Charte est-elle compatible avec l’article 2-1
de la Constitution adopté en 1992  ? Le débat ne cesse de
rebondir. La révision constitutionnelle de 2008 précise que « les
langues régionales appartiennent au patrimoine de la France »
(article  75-1). En 2015, le Sénat rejette pourtant le projet de
ratification de la Charte.

Des « langues régionales » aux


« langues de France »

Que signifie la notion de «  langue régionale  » inscrite dans la


Constitution depuis 2008 ? La question reste débattue, souvent
avec passion.
Langues et dialectes de France

Le francoprovençal ou arpitan
Vers 1870, le linguiste italien Graziado Isaia Ascoli identifie
un groupe de dialectes distincts de ceux d’oïl et d’oc et le
nomme « franco-provençal » (voir p. 140), aujourd’hui écrit
sans trait d’union.

Cent ans plus tard, des défenseurs de ces dialectes jugent


l’appellation ambiguë et lui préfèrent arpitan, signifiant
«  montagnard  » (et sonnant comme «  occitan  »). L’aire
linguistique s’étend sur trois pays  : la France, de la région
lyonnaise à la Savoie (voir la carte), la Suisse romande et
l’Italie, où les dialectes demeurent très vivants dans la
Vallée d’Aoste (voir p.  345). En France et en Suisse, ils ne
sont plus guère pratiqués, si ce n’est en Savoie par des gens
âgés.

Les défenseurs de l’arpitan forment aujourd’hui des


associations très actives. Regroupées depuis 2004 sous
l’égide de l’ACA-Fédération internationale de l’arpitan
(Aliance culturèla arpitanna), elles ont lancé en 2007 Radiô
Arpitania.

Abordons-la d’une façon pragmatique : quelle place les langues


régionales occupent-elles dans l’enseignement  ? Le ministère
de l’Éducation nationale répartit les langues vivantes en
plusieurs catégories, comme en témoignent les épreuves du
baccalauréat. Aux épreuves obligatoires de langue vivante 1, 22
langues étrangères sont admises. Aux épreuves obligatoires de
langue vivante 2 ou 3, s’y ajoutent 5 langues régionales
métropolitaines (basque, breton, catalan, corse, occitan) et
diverses langues d’outre-mer. Aux épreuves facultatives, toutes
les langues ci-dessus sont admises, ainsi que les «  langues
régionales d’Alsace et des pays mosellans » et le gallo de Haute-
Bretagne. En revanche, les dialectes d’oïl (sauf le gallo) et
francoprovençaux sont exclus.

Ainsi se dessine une hiérarchie, dont les langues régionales


occupent l’échelon intermédiaire. Mais leurs défenseurs
remettent en cause l’appellation «  régionales  » elle-même, en
arguant qu’il s’agit de langues «  tout court  ». Ils obtiennent
satisfaction en 2016, quand il est décidé d’instituer un concours
d’agrégation pour les «  langues de France  », comme en sont
déjà dotées une douzaine de langues étrangères. En bénéficient
le breton, le corse et l’occitan à partir de 2018. De leur côté, le
basque et le catalan profitent du dynamisme qui les caractérise
au sud des Pyrénées, tant au Pays basque (voir p.  361) qu’en
Catalogne (voir p. 352). Les « langues régionales d’Alsace et des
pays mosellans » constituent un cas particulier, car personne ne
conteste qu’il s’agisse de dialectes de l’allemand (voir p. 317).

Restent les dialectes d’oïl et francoprovençaux. Certains y


voient des langues «  régionales  » au même titre que celles
énumérées ci-dessus ; d’autres relèvent qu’ils ne comptent plus
guère de locuteurs compétents et actifs et qu’il serait vain de
tenter de les ressusciter. C’est une situation très différente de
celle des dialectes de l’italien (voir p. 341) ou de l’allemand (voir
p.  300). Un peu partout, des passionnés défendent cependant
leur patrimoine linguistique, comme le montrent les exemples
de l’arpitan ou du gallo en Bretagne (voir les encadrés).

L’occitan

La langue des troubadours ou langue d’oc s’est épanouie aux


XII e  et XIII e  siècles (voir p.  138). Quand les rois ont imposé leur
autorité dans le sud de la France, du XIIIe au XVe siècle, toute la
population y a conservé comme parlers maternels des dialectes
d’oc, l’occitan demeurant la langue des écrits.

Au XVIe siècle, le français progresse. Il évince l’occitan des textes


juridiques et administratifs (en application de l’ordonnance de
Villers-Cotterêts), et gagne toujours plus de terrain  : les élites
urbaines deviennent bilingues, à l’oral et à l’écrit. Cela
n’empêche pas une renaissance de la langue d’oc littéraire qui,
unifiée au temps des troubadours, se subdivise désormais en
variantes dialectales. Comme ailleurs, cette renaissance se
fonde sur l’idée de «  vulgaire illustre  » énoncée par Dante  :
pourquoi pas la langue d’oc ou, plus précisément, le gascon ou
le provençal  ? Les poètes gascons sont les plus actifs, à
commencer par Pey de Garros (v.  1530-1583). Autre Gascon  :
Guillaume de Salluste, seigneur du Bartas (1544-1590). Il
compose en 1579 une ode mettant en scène trois nymphes,
latine, française et gasconne… et attribue la palme à cette
dernière. La littérature d’oc n’en décline pas moins au siècle
suivant. C’est Antoine Fabre d’Olivet (1767-1825), natif de
Ganges au nord de Montpellier, qui reprend conscience de
l’unité linguistique dans La Langue d’oc rétablie dans ses
principes constitutifs, théoriques et pratiques, ouvrage
posthume.

L’histoire se poursuit en Haute-Provence. Simon-Jude Honnorat


(1783-1852), docteur en médecine et naturaliste, publie à Digne,
en 1846-1847, son Dictionnaire provençal-français ou
Dictionnaire de la langue d’oc ancienne et moderne. Riche de
plus de cent mille mots, c’est aussi une véritable encyclopédie
du Midi, à laquelle les «  félibres  » rendent bientôt hommage.
Qui sont-ils  ? En 1854, sept jeunes poètes provençaux –  dont
Frédéric Mistral (1830-1914), Théodore Aubanel (1829-1886) et
Joseph Roumanille (1818-1891)  – se réunissent près d’Avignon
et fondent un mouvement visant à restaurer la langue et la
littérature provençales. Ils se qualifient de «  félibres  »
(désignant des «  sages  » dans une vieille cantilène provençale)
et nomment leur mouvement le «  Félibrige  » (Felibrejado).
Mistral prend l’ascendant : son poème Miréio (Mireille), paru en
1859, assure la notoriété du groupe. La langue qu’il emploie se
fonde sur le dialecte «  rhodanien  » de la région d’Avignon et
d’Arles, dont les félibres sont originaires. En 1886, Mistral fait
paraître (en provençal) Le  Trésor du Félibrige. Dictionnaire
provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue
d’oc moderne.

La réforme félibréenne suscite toutefois des réticences à l’ouest


du Rhône, où l’on juge les dialectes languedociens plus
conformes à la tradition des troubadours et donc plus
fédérateurs. Dans cette optique, l’appellation « occitan » (plutôt
que «  provençal  ») se généralise au début du XXe  siècle pour
désigner la langue. Les travaux des érudits débouchent sur la
publication, en 1935, de la Gramatica Occitana segon los parlars
lengadocians de Louis Alibert (1884-1959), première grammaire
scientifique de la langue d’oc. L’étude de la langue et de ses
dialectes se poursuit ensuite au sein de l’Institut d’études
occitanes créé en 1945.

Dans la seconde moitié du XXe  siècle, le mouvement occitan


semble omniprésent, tant ses promoteurs se font entendre (y
compris en dénonçant le « sous-développement » du sud de la
France). Comment l’usage de la langue évolue-t-il en pratique ?
Les estimations du nombre de locuteurs de dialectes de
l’occitan passent d’une dizaine de millions vers 1920 à un demi-
million à la fin du siècle, auxquels s’ajouterait 1,5 million de
personnes ayant de l’occitan un degré variable de connaissance.

Qu’en est-il au juste ? Le linguiste Fabrice Bernissan a enquêté


dix ans dans les Hautes-Pyrénées afin de distinguer les
véritables locuteurs, maîtrisant la langue parlée, et les non-
locuteurs plus ou moins «  imprégnés  », c’est-à-dire plus ou
moins capables de la comprendre. Ses conclusions sont
saisissantes  : il estime qu’en 2012, dans l’ensemble de la zone
linguistique occitane, de l’Atlantique aux Alpes, on ne compte
que 110  000 véritables locuteurs d’un dialecte de l’occitan  !
Quant aux non-locuteurs plus ou moins «  imprégnés  », ils
seraient au nombre de 1,2  million. L’UNESCO parvient à un
constat similaire et classe l’occitan parmi les langues
« sérieusement en danger » (comme le breton).

Que s’est-il passé  ? La pratique de l’occitan reculait déjà avant


1914, surtout dans les villes. L’abandon progressif de la
transmission familiale s’est ensuite généralisé, y compris dans
les campagnes. Aujourd’hui, l’enseignement de l’occitan tente
d’enrayer sa chute, mais les nombres d’apprenants demeurent
très insuffisants. En 2016-2017, seuls 13 000 élèves bénéficiaient
d’un enseignement bilingue occitan/français (moins que le
breton). Ils se répartissaient pour moitié entre les écoles
Calendreta («  petite alouette  »), réseau d’écoles fondé en 1979
pratiquant un enseignement bilingue par immersion, et
l’enseignement public (bilingue à parité horaire).

Le breton et ses dialectes

Dès le Moyen Âge, on ne parle breton que dans l’ouest de la


Bretagne, autrement dit en Basse-Bretagne ou Bretagne
«  bretonnante  » (voir p.  146). En Haute-Bretagne prévaut un
dialecte d’oïl, le gallo. Le breton lui-même se subdivise en
quatre aires dialectales, correspondant aux diocèses de l’Ancien
Régime  : Saint-Pol-de-Léon (le pays de Léon, en breton Leon,
incluant Brest et Morlaix), Tréguier (le Trégor, Treger), Quimper
(la Cornouaille, Kernev) et Vannes (le Vannetais, Wened). Ces
dialectes se perpétuent aujourd’hui (voir la carte).
Par convention, les linguistes datent de 1659 le début de l’ère du
breton moderne : le jésuite Julien Maunoir (1606-1683) fait alors
paraître Le Sacré-Collège de Jésus, catéchisme en breton
accompagné d’une grammaire et de dictionnaires français-
breton et breton-français. Maunoir, né au nord de Fougères, en
pays gallo, voulait faire œuvre missionnaire en Basse-Bretagne.
Il a donc entrepris d’étudier le breton quand, selon la tradition,
il aurait reçu d’un ange (ô miracle !) le don de cette langue dans
une chapelle de Kerfeunteun, près de Quimper. (Il sera béatifié
en 1951.)

Au XVIIIe siècle, la Bretagne s’appauvrit : le breton devient dans


les campagnes une «  langue de misère  ». Les livres en breton,
pour la plupart religieux, emploient une langue truffée de mots
français, ce qui a du moins le mérite de permettre aux Bretons
instruits de conserver une certaine connaissance du breton
écrit. Mais la population sachant lire, concentrée dans les villes,
se tourne de plus en plus vers le français.

Jean-François Le  Gonidec de Kerdaniel (1775-1838), issu d’une


vieille famille du Conquet, à l’ouest de Brest, inaugure une
nouvelle phase de l’étude du breton. En 1807, il publie une
Grammaire celto-bretonne rédigée en français, puis, en 1821, un
Dictionnaire breton-français, que complétera en 1837 un
Dictionnaire français-breton. Le  Gonidec rédige aussi une
traduction du Nouveau Testament en breton, mais, dès sa
publication (par une institution protestante anglaise en 1821),
l’Église catholique la met à l’index. Le breton tel que Le Gonidec
l’écrit se fonde sur le dialecte du pays de Léon, dont il est
originaire.

Le gallo, l’autre langue de Bretagne


Les dialectes d’oïl de Haute-Bretagne portent
collectivement le nom de « gallo », du breton gall désignant
ceux qui ne parlent pas breton. En 2004, le conseil régional
de Bretagne a reconnu le gallo comme l’une des « langues
de Bretagne  », conjointement avec le breton. L’Éducation
nationale autorise son enseignement (dont bénéficient
environ 2  000 élèves), bien qu’il ne soit pas standardisé.
Selon un sondage effectué en 2013, près de
200  000  personnes, résidant à la campagne et pour la
plupart âgées, parleraient encore un dialecte du gallo.

La politique officielle de promotion du français engagée au


XIXe siècle n’obtient de résultats que dans les villes : vers 1900, la
moitié de la population de la Basse-Bretagne, vivant dans les
campagnes de l’intérieur, ne connaît pas le français. Or, à la
même époque, la langue bretonne passionne de nouveau
écrivains et érudits. En 1911, ils réforment l’orthographe établie
par Le  Gonidec pour l’appliquer aussi au cornouaillais et au
trégorrois  : c’est le système «  KLT  » (Kernev-Leon-Tregor).
D’autres établissent une orthographe pour le vannetais,
ensemble de parlers formant un groupe à part. En 1941, on
fusionne les deux orthographes en une seule, dite peurunvan
(« entièrement unifiée »), qui tend à prévaloir aujourd’hui. Cela
ne signifie par pour autant qu’il existe un breton « standard »,
en dépit des efforts accomplis pour enrichir et moderniser le
vocabulaire (les mauvaises langues y voient un «  breton
chimique »). L’Office public de la langue bretonne (Ofis Publik ar
Brezhoneg), financé par la région de Bretagne, les départements
et l’État, traite désormais de ces questions.

La langue bretonne fait l’objet de soins attentifs, mais qui


l’emploie effectivement  ? Vers 1950, un million de personnes
parlaient breton  ; elles sont aujourd’hui moins de 200  000, en
majorité âgées de plus de 60  ans. Pour enrayer ce déclin, le
réseau associatif des écoles Diwan («  germe  ») a vu le jour en
1977 : il dispense un enseignement en breton (par immersion),
sans pour autant oublier le français. Des établissements publics
et privés pratiquent par ailleurs l’enseignement bilingue (à
parité horaire). Cela concerne environ 17  000 élèves (de la
maternelle au baccalauréat), soit 2,7 % de l’effectif scolaire de la
région. Aussi n’est-il pas étonnant que l’UNESCO juge le breton
«  sérieusement en danger  », tandis que le gallois (bénéficiant
d’un statut officiel, voir p. 288) lui paraît « vulnérable ».

Existe-t-il une « langue corse » ?

La question ne se pose pas en 1768, quand la République de


Gênes cède à la France ses droits sur l’île. À cette époque, toute
la population (environ 120  000  personnes) parle des dialectes
formant un continuum du nord de la Corse au nord de la
Sardaigne (voir p. 134). Or, le toscan, introduit dans l’île par les
Pisans à partir du XIe siècle, a fortement imprégné ces dialectes.
Les Corses ont donc pour langue écrite et cultivée l’italien, lui-
même fondé sur le toscan.

Les nouvelles autorités entreprennent de diffuser la langue


française en composant avec l’italien  : rédaction d’un Code
corse (recueil de documents administratifs) en italien et en
français de 1778 à 1790, publication d’un catéchisme bilingue en
1781, etc. Les élites corses demeurent néanmoins très attachées
à la culture italienne. Le jeune Napoléon Bonaparte (1769-1821)
obtient certes une bourse royale pour étudier à l’École militaire
de Brienne, en Champagne – il y est élève de 1779 à 1784 –, mais
les fils de famille préfèrent l’Italie, y compris après la
Révolution et l’Empire : en 1829, à Pise, un étudiant sur quatre
est corse.

La première session du baccalauréat en Corse se tient la même


année. Sous la Monarchie de Juillet, puis le Second Empire,
l’administration veille à l’emploi du français dans tous les écrits
publics. En conséquence, la bourgeoisie urbaine recourt de plus
en plus à la langue officielle au détriment de l’italien. Les lois
scolaires des années 1880 renforcent ensuite l’hégémonie du
français, de même que l’émigration de nombreux Corses vers le
« continent » ou les colonies.
« Morta a lingua, mortu u populu »

À la fin du XIXe  siècle, les dialectes corses sont utilisés au


quotidien par la quasi-totalité de la population, mais, privés de
leur langue de référence (l’italien), ils font figure de patois sans
avenir, du moins aux yeux des autorités. Des écrivains
réagissent  : l’italien nous a quittés, le français n’est pas notre
langue, écrivons en corse  ! Parmi eux figure Santu Casanova
(1850-1936), qui prend pour slogan «  morta a lingua, mortu u
populu » (« la mort de la langue, c’est la mort du peuple »). En
1896, il fonde à Ajaccio l’hebdomadaire A Tramuntana. Giurnale
puliticu, umuristicu, satericu e litterariu et s’y exprime avec
verve en mêlant aux dialectes corses du français, voire de
l’italien. A  Tramuntana paraît jusqu’en 1914, trouvant des
lecteurs dans tous les milieux. La littérature corse tend ensuite
à se replier sur elle-même et sur la sauvegarde des traditions
culturelles de l’île. À l’échelon national, le corse n’est pas perçu
comme une langue régionale, mais comme une juxtaposition
de dialectes de l’italien. C’est pourquoi la loi Deixonne votée en
1951 l’ignore (voir p. 326).

Le réveil du mouvement nationaliste corse date de la fin des


années 1960. En 1976, la création du Front de libération national
corse (FLNC) marque le début d’un cycle de violences. (Le FLNC
abandonnera officiellement la lutte armée en 2014.) Pour tenir
compte de la spécificité corse, les statuts particuliers (élaborés à
Paris) se succèdent à partir de 1982. Celui de 1990 accorde à l’île
une grande autonomie, mais il fait état du «  peuple corse…
composante du peuple français  », disposition rejetée par le
Conseil constitutionnel. Il s’ensuit deux nouveaux statuts, en
1991 puis en 2000. Pour finir, le statut de la Collectivité de Corse
(Cullettività di Corsica), adopté en 2015, entre en vigueur le
1er janvier 2018.

Une langue « polynomique »

Alors que la vie politique corse s’enflamme puis s’apaise,


qu’advient-il de la «  langue corse  »  ? La résurgence du
nationalisme s’accompagne dans les années 1970 d’un
mouvement culturel dit Riacquistu (« réappropriation ») et de la
volonté de promouvoir la langue. Une orthographe adoptée en
1971 permet de transcrire les divers dialectes. En 1974, un
décret range le corse parmi les langues régionales telles
qu’entendues par la loi Deixonne, autorisant son enseignement
à titre facultatif. Comment enseigner une langue qui se décline
en divers dialectes et n’est pas « standardisée » ?

Le linguiste Jean-Baptiste Marcellesi apporte la réponse sous la


forme du concept de langue « polynomique » – terme emprunté
à la mathématique  –, volontairement non standardisée pour
mieux conserver la richesse et la saveur des variétés qui la
composent. Le nouveau concept fait son chemin, y compris
dans l’Éducation nationale. Il ne facilite pas la tâche des
enseignants, mais il est vrai que les brassages de population
dans l’île tendent de toute façon à mêler les dialectes. En 2002,
une loi généralise l’enseignement du corse dans le primaire à
raison de trois heures par semaine. Il existe aussi des classes
bilingues à parité horaire  : elles accueillaient 11  000 élèves en
2017.

L’extension de l’enseignement du corse n’empêche pas sa


pratique de se restreindre. En 1977, près de 80  % des Corses
savaient parler un dialecte ; ils sont moitié moins aujourd’hui.
Cela résulte du déclin de la transmission du corse en tant que
langue maternelle au sein des familles, évolution qui conduit
l’UNESCO à classer le corse parmi les langues «  en danger  ».
Comment enrayer un tel déclin  ? Les nationalistes réclament
pour le corse un statut co-officiel, ce qui contredirait l’article 2-1
de la Constitution. Cela n’a pas empêché le nationaliste Jean-
Guy Talamoni, élu président de l’Assemblée de Corse en
décembre 2017, de prononcer son discours inaugural en langue
corse… D’autres, sceptiques, rappellent qu’en Irlande le statut
co-officiel de l’irlandais (adopté en 1922) n’a pas mis fin à son
recul face à l’anglais (voir p. 290).

La francophonie

Le géographe Onésime Reclus (1837-1916) invente le mot


«  francophone  » dans les années  1880. Chantre de l’expansion
coloniale comme tant de ses contemporains, il perçoit
néanmoins les langues (et non les «  races  ») comme
caractérisant les peuples et voit dans le français l’élément
capable de souder les populations de l’empire.

Une autre vision –  non impériale  – de la francophonie se


dessine au milieu du XXe  siècle, quand des stations de radio
française, belge, suisse et canadienne décident de coopérer.
Elles instituent en 1955 la Communauté des radios publiques de
langue française (aujourd’hui fondue dans l’association Médias
francophones publics, incluant les chaînes de télévision).

Le tournant majeur résulte ensuite de la décolonisation de


l’Afrique  : de 1955 à 1962, 21 possessions françaises ou belges
s’y muent en autant d’États indépendants. Le français demeure
néanmoins la langue officielle dans 17 d’entre eux, tandis qu’il
cède la place à l’arabe dans 4 autres (en Algérie, au Maroc, en
Mauritanie et en Tunisie), tout en continuant d’y jouer un rôle
éminent.

Les acteurs potentiels d’une francophonie organisée se


répartissent alors en trois ensembles :

-  la France ;

-  trois pays au sein desquels les francophones constituent


une minorité (très active !) de la population : la Belgique,
la Suisse et le Canada ;
-  une vingtaine de pays où le français, langue du
colonisateur, n’est la langue maternelle de (presque)
personne tout en demeurant omniprésent.

Plusieurs personnalités souhaitent que les liens entre ces divers


acteurs se renforcent et s’institutionnalisent, en particulier le
Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Tunisien Habib
Bourguiba. En 1970, à Niamey, les représentants de 21 États
fondent l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT).
Elle devient en 1998 l’Agence internationale de la francophonie
(AIF) puis, en 2005, l’Organisation internationale de  la
francophonie (OIF).

L’OIF compte aujourd’hui 54 membres de plein droit, dont 51


États et 3 collectivités non étatiques (voir l’encadré). Il s’y ajoute
3 membres associés et 26 observateurs (dont 15 États d’Europe
centrale et orientale).

Les 54 membres de plein droit de


l’Organisation internationale de la
francophonie
Europe occidentale et Canada (10)

Aux 4 membres principaux –  France [4] , Canada, Belgique


et Suisse – s’ajoutent Andorre, le Luxembourg et Monaco.

Sont aussi membres de plein droit 3 collectivités non


étatiques  : la Fédération Wallonie-Bruxelles et les deux
provinces canadiennes du Québec et du Nouveau-
Brunswick.

Maghreb (3)

Sont membres le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie. En


revanche, l’Algérie a toujours refusé de participer à une
entreprise qu’elle juge « néocoloniale ». L’arabe est langue
officielle dans les quatre pays.

Afrique subsaharienne (23)

Toutes les anciennes possessions françaises sont présentes :


le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, le Centrafrique, les
Comores, le Congo(-Brazzaville), la Côte d’Ivoire, Djibouti,
le Gabon, la Guinée, Madagascar, le Mali, le Niger, le
Sénégal, le Tchad et le Togo. Il en  va  de même des
anciennes possessions belges  : le Burundi, le Congo(-
Kinshasa) et le Rwanda.

S’y sont ajoutées les îles du Cap-Vert, la Guinée-Bissau et


São  Tomé et Principe (anciennes possessions portugaises)
et la Guinée équatoriale (ancienne possession espagnole).

Pays où persiste un créole du français (5)

Aux Antilles  : Haïti, la Dominique et Sainte-Lucie  ; dans


l’Océan Indien : Maurice et les Seychelles.

Asie et Pacifique (4)


Les trois États qui formaient jadis l’Indochine française : le
Cambodge, le Laos et le Vietnam. En Océanie, le Vanuatu
(ex-condominium franco-britannique des Nouvelles-
Hébrides).

Sud-est de l’Europe (6)

L’Albanie, la Bulgarie, la Grèce, la Macédoine du Nord, la


Moldavie et la Roumanie.

Autres (3)

L’Arménie, l’Égypte et le Liban.

Or, le français n’est la langue officielle (ou l’une des langues


officielles) que chez 30 membres de plein droit. Cela montre
qu’au fil des ans les institutions de la francophonie se sont
ouvertes à des pays qui, sans être francophones, s’intéressent à
la langue française à tel point qu’ils ont, eux aussi, « le français
en partage », selon la formule consacrée.

Combien compte-t-on aujourd’hui de francophones dans le


monde ? Les moins difficiles à dénombrer ont le français pour
langue maternelle : ils avoisinent 90 millions, dont 65 millions
en France métropolitaine, plus de 8  millions au Canada (voir
p. 666), 4,7  millions en Belgique (voir p. 312) et 2,1  millions en
Suisse (voir p. 315). Pour les autres, il faut se contenter d’ordres
de grandeur. L’OIF fait état d’un peu plus de 50  millions de
francophones en Afrique subsaharienne. Au Maghreb, ils
seraient une trentaine de millions. Au total, le nombre de
francophones dans le monde atteint peut-être 200 millions.

L’italien et ses dialectes

«  Pour moi, l’Italie, c’est avant tout une langue  », déclarait


l’écrivain Umberto Eco à un journaliste en 2011. Il précisait  :
«  Un chauffeur de taxi italien peut comprendre aisément la
Divine Comédie de Dante. La langue italienne a très peu évolué
depuis mille ans [5] . » C’était à l’occasion du 150e anniversaire de
l’Unité italienne, Victor-Emmanuel  II ayant été proclamé roi
d’Italie en 1861. Les historiens savent pourtant qu’à cette
époque seule une petite minorité de la population maîtrisait la
langue officielle, tant à l’écrit qu’à l’oral, et que tout le monde
ou presque s’exprimait en dialecte.

Comment le paradoxe se résout-il  ? En distinguant deux


périodes. Jusqu’au milieu du XIXe  siècle, l’histoire de la langue
italienne – littéraire, élitiste et compassée – se déroule à l’écart
de celle des dialectes, familiers et foisonnants. Après l’Unité, les
aïeux du chauffeur de taxi d’Umberto Eco apprennent l’italien à
l’école et commencent à le parler  : la langue héritée de Dante
sort de son carcan et devient réellement nationale. Mais les
dialectes ne s’effacent pas pour autant  : aujourd’hui encore,
près d’un Italien sur deux emploie un dialecte en famille ou
entre amis. Ainsi se perpétue le puzzle linguistique hérité du
Moyen Âge (voir p. 132).

Le tour d’Italie des dialectes… avant


l’Unité

Qu’entend-on par « dialecte » en Italie ? Tout parler distinct de


l’italien standard mais qui lui est apparenté. Historiquement, il
s’agissait pour commencer d’innombrables parlers locaux issus
du latin in situ qui formaient, des Alpes à la Sicile, un
continuum permettant une intercompréhension de proche en
proche. Au Moyen Âge s’y sont superposés des dialectes
urbains, quand, dans le nord et le centre du pays, chaque ville a
soumis son contado (campagne environnante) et y a diffusé son
parler. Divers dialectes se sont enfin mués en langues
véhiculaires régionales.

Commençons notre périple en Italie du Nord. Les dialectes dits


«  gallo-italiques  » se subdivisent en cinq groupes  : lombard,
piémontais, ligure, émilien et romagnol (voir la carte p. 344).

L’aire des dialectes lombards a pour cœur l’ancien duché de


Milan, fondé au XIVe siècle. Elle inclut, à l’est, Bergame et Brescia
(vénitiennes du XVe au XVIIIe siècle), au nord, le Tessin (conquis
par les Suisses au début du XVIe  siècle), à l’ouest, Novare
(rattachée au Piémont au XVIIIe siècle).
Celle des dialectes piémontais correspond à l’ancienne
principauté de Piémont, acquise au Moyen Âge par les ducs de
Savoie, puis devenue le cœur de leurs États  : le transfert de la
capitale de Chambéry à Turin date de 1562 (voir p. 345).

L’actuelle région de Ligurie, domaine du génois et des autres


dialectes ligures, fait suite à l’ancienne République de Gênes,
dissoute en 1797.

De l’ensemble gallo-italique relèvent enfin les dialectes de


l’actuelle région d’Émilie-Romagne. Avant l’Unité, elle se
partageait entre le duché de Parme (incluant Plaisance), le
duché de Modène (incluant Reggio) et les États de l’Église, dont
faisaient partie Bologne, Ferrare et la Romagne (où se situent
Ravenne, Forli et Rimini).

Plusieurs écrivains en dialectes gallo-italiques se sont rendus


célèbres, dont deux Milanais : Carlo Maria Maggi (1630-1699) et
Carlo Porta (1775-1821). On attribue au premier la création du
personnage de Meneghino, incarnation populaire des vertus
milanaises, ensuite célébrées par le second. À Bologne, on
chérit le souvenir de Giulio Cesare Croce (1550-1609), forgeron
comme son père et poète ambulant narrant les aventures d’un
homme du peuple, Bertoldo.

Les dialectes vénitiens forment un groupe à part, en usage à


Venise même et au cœur de ce que l’on nommait jadis le
«  Domaine de Terre ferme  » de la Sérénissime République,
incluant Padoue, Vicence et Vérone. Le vénitien servait aussi de
langue véhiculaire sur la côte nord de l’Adriatique (l’Istrie et la
Dalmatie) et en Méditerranée orientale. Deux auteurs du début
du XVIe  siècle, aussi différents que possible, sont devenus
célèbres  : le Vénitien Pietro Bembo (1470-1547) et le Padouan
Angelo Beolco, dit Ruzante (v. 1496-1542). Ce dernier, comédien
et auteur de théâtre, évoque en un dialecte truculent la vie des
paysans. Applaudie en son temps, son œuvre tombe ensuite
dans un quasi-oubli avant que la critique ne la redécouvre au
XXe siècle.Bembo, humaniste et courtisan, fonde les canons de
la langue littéraire italienne (voir plus loin) et achève sa carrière
en tant que cardinal.

Au sud de l’Émilie-Romagne et jusqu’en Sicile s’étend le


domaine des dialectes « italo-romans », à commencer par ceux
de Toscane. En annexant Pise dès le début du XVe  siècle, puis
Sienne en 1555, Florence a imposé son hégémonie à toute la
région  : les Médicis y règnent jusqu’en 1737. La littérature
toscane se confond avec la littérature italienne, dans la mesure
où l’italien littéraire est né du toscan ou, plus précisément, du
dialecte florentin (voir plus loin). À l’est et au sud de la Toscane
s’étendent les États de l’Église qui, outre Bologne et la Romagne,
comprennent les Marches, l’Ombrie et le Patrimoine de saint
Pierre (Patrimonium Petri), autrement dit la province de Rome.
Les dialectes y forment une transition avec ceux du Sud. À
Rome même, le peuple a pour dialecte le romanesco, mais, dès
le XVe siècle, la cour pontificale a parlé le florentin, dont l’usage
s’est diffusé dans la Ville éternelle.

Le royaume de Naples (incluant la Campanie, les Abruzzes, les


Pouilles, le Basilicate et la Calabre) et le royaume de Sicile
partagent un même destin  : ils relèvent de la couronne
d’Espagne aux XVIe  et  XVIIe  siècles. Une branche des Bourbons
d’Espagne règne sur l’ensemble, dénommé «  royaume des
Deux-Siciles », de 1816 à 1861. L’aire des dialectes méridionaux
correspond au royaume de Naples, exception faite  du Salento
(région de Lecce, dans l’est des Pouilles) et de la Calabre
centrale et méridionale, dont les dialectes s’apparentent à ceux
de Sicile. On nomme «  napolitain  » la langue littéraire
commune aux divers parlers méridionaux. Elle ne fut jamais la
langue officielle du royaume, rôle rempli au XVIe  siècle par
l’espagnol, plus tard par l’italien. Le napolitain n’en était pas
moins le parler usuel à la cour des Bourbons de Naples. Deux
écrivains en langue napolitaine se distinguent  : le poète Giulio
Cesare Cortese (1570-1640) et son contemporain Giambattista
Basile (1566-1632), auteur du Pentamerone, recueil d’une
cinquantaine de contes pour enfants dont plusieurs seront
adaptés par Charles Perrault et les frères Grimm. En Sicile, les
élites ont adopté l’italien écrit dès le XVIe  siècle. La poésie en
sicilien persiste néanmoins, notamment sous la plume du
Palermitain Giovanni Meli (1740-1815).

Le sarde, une langue à part

Dans la péninsule et en Sicile, les dialectes côtoient la langue


italienne, perçue depuis longtemps comme une proche cousine.
Il n’en va pas de même en Sardaigne, où la plupart des dialectes
relèvent du groupe sarde, nettement distinct (voir p.  134).
L’intégration de la Sardaigne au monde italien est de surcroît
tardive  : elle date du XVIIIe  siècle. La dynastie d’Aragon (de
langue catalane) prend possession de l’île au XIVe siècle. Quand
la Castille et l’Aragon s’unissent, à la fin du XVe  siècle, le
royaume de Sardaigne devient une dépendance de la couronne
d’Espagne, gouvernée par un vice-roi. À l’issue de la guerre de
Succession d’Espagne, il échoit ensuite à la maison de Savoie.
Ainsi le duc de Savoie, prince de Piémont, acquiert-il le titre de
roi de Sardaigne en 1718.

Parmi les textes médiévaux en sarde se distingue le célèbre


Code de loi (Carta di Logu) édicté vers 1390 par Éléonore
d’Arborée (1340-1404), héroïne de la résistance aux Aragonais.
Les premières œuvres poétiques connues datent du XVIe siècle.
Au XVe  siècle, le catalan, langue du pouvoir, tend à devenir la
langue des villes, le sarde demeurant celle des campagnes. Le
castillan prend le relais au XVIIe siècle, sans néanmoins évincer
le catalan. Après l’acquisition de la Sardaigne par la maison de
Savoie, l’italien, à peu près inconnu de la population, devient la
langue officielle. Alors renaît l’intérêt pour le sarde écrit : on se
plaît à souligner que, de toutes les langues romanes, il est resté
le plus proche du latin. Giovanni Spano (1803-1878), prêtre,
linguiste et universitaire, joue ensuite un rôle clé en rédigeant
une grammaire et un dictionnaire sarde-italien et italien-sarde.
La langue ainsi cultivée, dite « sarde illustre », s’épanouit dans la
poésie.
La « Questione della lingua »

Tandis que chaque région conserve ses pratiques linguistiques,


une langue écrite commune, fondée sur le florentin, se diffuse
dans l’ensemble du pays à partir du XVe siècle. Le rôle joué par
le florentin résulte à la fois du prestige des écrivains toscans du
Quattrocento (Dante, Pétrarque et Boccace) et du rayonnement
de Florence au temps des Médicis. De grands écrivains
emploient cette langue écrite, nommée l’« italien » dès la fin du
XVe siècle : Machiavel (1469-1527), l’Arioste (1474-1533), l’Arétin

(1492-1556)… Elle n’en est pas moins laissée à la liberté de


chacun, ce qui conduit certains esprits à vouloir établir des
règles tandis que d’autres (tel Machiavel) préfèrent que la
langue conserve sa souplesse  : ainsi naît la Questione della
lingua, qui rebondira jusqu’au XIXe siècle.

Les partisans d’une norme l’emportent sous l’impulsion du


Vénitien Pietro Bembo. Dans son ouvrage Prose della volgar
lingua (1525), il affirme qu’une langue littéraire doit différer du
parler quotidien et prône donc de prendre pour référence non
pas le florentin de son temps, mais la langue littéraire
prestigieuse du Quattrocento. Ce parti pris archaïsant inspire
ensuite l’Accademia della Crusca, fondée à Florence en 1582. La
première édition de son dictionnaire date de 1612. L’usage de
l’italien écrit se généralise dans les milieux cultivés un peu
partout en Italie, en tant que langue littéraire et langue des
administrations. Son champ demeure néanmoins restreint à
maints égards  : c’est avant tout une langue écrite, parlée à
l’occasion par une petite minorité de gens cultivés, mais ce n’est
la langue maternelle de personne. Même à l’écrit, l’italien reste
concurrencé par les dialectes régionaux. Il pâtit aussi du
caractère archaïsant qui lui a été imposé au XVIe siècle : le fossé
ne cesse de se creuser entre une langue écrite devenue
pompeuse et des parlers en continuelle évolution.

L’écrivain milanais Alessandro Manzoni (1785-1873) s’efforce de


résoudre le problème. En 1827, il publie I promessi sposi (« Les
Fiancés  »), roman rédigé en un italien littéraire imprégné de
milanais. Séjournant ensuite à Florence, il découvre la langue
parlée par les Florentins cultivés et se persuade que l’italien
moderne doit se fonder sur elle. Ayant « rincé ses draps dans les
eaux de l’Arno  » (selon sa propre formule), il entreprend une
nouvelle rédaction des Fiancés, parue en 1840-1842, qui connaît
un immense succès. En 1868, il préconise dans un rapport
officiel que le florentin contemporain soit la langue nationale,
enseignée dans les écoles. Quelques années plus tard, le
linguiste Graziado Ascoli (voir plus loin) considère au contraire
qu’il faut laisser l’italien moderne évoluer spontanément. La
suite de l’histoire donne raison à l’un et l’autre  : dans le cadre
de l’Italie unifiée, la prose de Manzoni devient la nouvelle
référence littéraire, en particulier dans l’enseignement. Cela
n’empêche pas l’italien, désormais langue nationale, de se
développer dans toutes les directions, comme le prévoyait
Ascoli.
La langue nationale face aux dialectes

En 1860, seule une minorité de la population sait parler italien :


les estimations vont de 2,5  % à 12  % (en y incluant tous les
Toscans), alors que la proportion avoisine 100  % aujourd’hui.
Comme dans les autres pays européens, la progression résulte
de la généralisation de l’enseignement (en langue italienne
exclusivement), des migrations intérieures, des effets du
service militaire,  etc. En Italie, cependant, la progression n’a
que partiellement entamé l’usage des dialectes, toujours utilisés
en famille par la moitié de la population, plus ou moins en
concurrence avec l’italien. C’est bien sûr davantage le cas des
personnes âgées (les deux tiers des plus de 65  ans) que des
jeunes (un tiers des moins de 25  ans). En dehors du cadre
familial et amical, la part de la population qui utilise encore le
dialecte tombe à 25 %. Le recours à l’italien de préférence aux
dialectes varie par ailleurs selon les régions : il est le plus élevé
en Toscane, bien sûr, et le moins élevé en Vénétie (où la Léngua
Vèneta demeure très vaillante) et dans le Mezzogiorno (sud de
la « Botte » et Sicile).

Les Italiens sont habitués à la coexistence de l’italien et des


dialectes : elle fait partie de leur vie quotidienne et continue de
fortement colorer les particularismes régionaux. L’appellation
«  dialectes  » (dialetti) est elle-même consacrée par l’usage. Les
linguistes relèvent néanmoins qu’entre le vénitien et le
napolitain (par exemple), la différence est plus grande qu’entre
le castillan et le portugais, lesquels constituent sans aucun
doute des langues distinctes. Ils ajoutent que le vénitien ou le
génois (par exemple) peuvent se targuer d’une tradition écrite
remontant au Moyen Âge, au même titre que le castillan ou le
portugais. «  Dialecte  » ou «  langue  »  ? La question n’est pas
vaine, car la Charte européenne des langues régionales et
minoritaires, signée (mais non ratifiée) par l’Italie, exclut de son
champ les «  dialectes de la langue officielle de l’État  ». Ils ne
bénéficient donc pas de statut. C’est pourquoi leurs défenseurs
se mobilisent et se tournent aujourd’hui vers les conseils
régionaux, dont certains se sont engagés à protéger « la langue
et la culture » de leur région.

Albanais, Grecs et Croates d’Italie


Trois communautés linguistiques dispersées descendent de
réfugiés ayant fui l’avancée des Turcs, pour certains dès le
XVe siècle. Quelques milliers de Croates demeurent présents
dans le Molise. Les Grecs se répartissent principalement
entre l’est des Pouilles et le sud de la Calabre. Une douzaine
de milliers d’entre eux parlent encore leur langue.

Les Albanais forment des colonies en divers points du Sud


et de la Sicile, avec pour métropoles religieuses (ils sont de
rite grec orthodoxe) Lungro, dans le nord de la Calabre, et
Piana degli Albanesi près de Palerme. Ils se nomment eux-
mêmes «  Arbëreshë  » et continuent de cultiver la langue
albanaise, parlée par une centaine de milliers d’entre eux.
Girolamo De Rada (1814-1903), né en Calabre, fut le premier
poète romantique en langue albanaise (voir p. 398).

Le sarde bénéficie d’un régime particulier depuis une vingtaine


d’années. Au lendemain de l’Unité italienne, l’enseignement
obligatoire en italien s’impose, en Sardaigne comme ailleurs, les
dialectes locaux faisant figure de dialectes italiens parmi
d’autres. L’italianisation redouble sous le régime fasciste, qui va
jusqu’à interdire les concours de poésie en sarde. Le statut
d’autonomie conféré à la Sardaigne en 1948 (en raison de son
insularité) ne contient aucune disposition d’ordre linguistique
et l’usage de l’italien ne cesse de progresser. La reconnaissance
officielle du sarde en tant que langue distincte date de la fin des
années 1990. La région confie alors à des linguistes le soin
d’établir une norme « supradialectale », entreprise difficile. Elle
débouche en 2006 sur l’adoption d’une «  langue sarde
commune » (Limba Sarda Comuna), principalement fondée sur
les dialectes logoudoriens du centre-nord, à l’instar du «  sarde
illustre  ». L’enseignement du sarde fait ensuite son entrée à
l’école, pour autant que les familles le demandent.

Langues et dialectes des Alpes

Dans les Alpes, les limites linguistiques ne correspondent ni aux


lignes de crête ni aux frontières entre l’Italie et ses voisines la
France, la Suisse et l’Autriche. Parlers romans et germaniques
se côtoient et s’enchevêtrent (voir la carte). Une situation
d’autant plus complexe que trois langues romanes sont propres
à la zone alpine  : le romanche, le ladin et le frioulan. Au
XIXe siècle, le linguiste italien Graziado Ascoli les a réunies en un

groupe nommé «  rhéto-roman  », en référence à la Rhétie,


province romaine qui correspondait aux Alpes centrales (voir
p. 133). Mais d’autres ont nié la pertinence du groupe, ne voyant
dans ces trois « langues » que des dialectes de l’italien. Quand le
régime mussolinien a adopté cette thèse, la Suisse s’est
inquiétée et a érigé le romanche en quatrième «  langue
nationale », comme nous le verrons. Aujourd’hui, la validité ou
non du groupe rhéto-roman n’est plus débattue qu’entre
experts. D’autres questions ont occupé le devant de la scène
après 1945  : celle de la Vallée d’Aoste et, plus encore, celle du
Tyrol du Sud.
Langues et dialectes des Alpes et d’Italie du Nord

L’héritage de la maison de Savoie


Au Moyen Âge, les comtes puis ducs (à partir de 1416) de Savoie
acquièrent des territoires de part et d’autre des Alpes : la Vallée
d’Aoste, le cœur du Piémont et le comté de Nice. Le centre de
gravité de leurs États s’étant déplacé vers l’est, ils transfèrent
leur capitale de Chambéry à Turin au milieu du XVIe siècle. Trois
groupes de dialectes sont en usage dans les possessions des
ducs  : francoprovençaux en Savoie même, dans le Val d’Aoste
et dans quelques proches vallées du versant oriental des Alpes ;
occitans dans les autres vallées du versant oriental et le comté
de Nice ; piémontais dans la plaine du Piémont.

La dynastie de Savoie et les élites sont de langue française.


Quand elles s’installent à Turin, elles adoptent le piémontais,
tout en continuant de cultiver le français. Deux langues écrites
ont dès lors un statut officiel  : le français en Savoie et dans la
Vallée d’Aoste, l’italien dans le Piémont et à Nice. Le
bilinguisme, voire le trilinguisme se perpétuent jusqu’à l’Unité
italienne  : son artisan, Camillo Benso di Cavour (1810-1861), a
pour langue maternelle le français, tandis que le roi Victor-
Emmanuel s’exprime de préférence en piémontais ; tous deux
utilisent l’italien en public.

En 1860, la Savoie et le comté de Nice rejoignent la France,


tandis que la dynastie de Savoie entreprend de régner sur
l’Italie unifiée. L’italien devient la langue de l’enseignement
obligatoire dans l’ensemble du Piémont, y compris les vallées
alpines de dialectes occitans. Dans la Vallée d’Aoste, en
revanche, l’italien n’avait pas pénétré  : les parlers usuels y
étaient francoprovençaux («  valdôtains  ») et la langue de
culture le français. Comme la France à la même époque, l’Italie
entend promouvoir sa langue nationale sur tout son territoire :
l’italien évince donc le français comme langue de
l’enseignement dans la Vallée d’Aoste au cours des années 1880.
Au début du XXe  siècle, ce dernier ne figure plus dans les
programmes qu’à raison d’une heure par jour. La Ligue
valdôtaine pour la défense de la langue française entreprend
alors de financer son enseignement à titre privé. Le régime
fasciste se montre brutal  : il bannit le français de
l’enseignement en 1925, dissout la Ligue et encourage un afflux
de population de langue italienne à Aoste.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les Valdôtains aspirent


à l’autonomie politique et culturelle. Une loi de 1948 érige la
Vallée d’Aoste en «  région autonome à statut spécial  », mais il
faut attendre les années 1970 pour que le français retrouve une
place à l’école et 1985 pour que son enseignement soit rendu
obligatoire. La règle est la suivante : un nombre d’heures égal à
celui consacré à l’enseignement de l’italien doit être réservé à
celui du français. Les effets de plus d’un siècle d’italianisation
semblent néanmoins irréversibles : au tout début du XXIe siècle,
72  % des habitants de la Vallée ont pour langue maternelle
l’italien, 16  % le valdôtain et 1  % seulement le français. Il est
vrai qu’en contrepartie 96  % de la population déclarent
connaître l’italien, 75 % le français et 56 % le dialecte, très utilisé
en dehors des villes.
En Suisse : l’italien et le romanche

Outre l’allemand et le français (voir p.  315), une troisième


langue est officielle en Suisse à l’échelon fédéral  : l’italien,
principalement en usage dans le canton du Tessin, au sud du col
du Saint-Gothard. Au Moyen Âge, le territoire correspondant
formait la partie nord du duché de Milan. Les Confédérés
suisses (de dialectes alémaniques) l’ont conquis aux XVe  et
XVI e  siècles et placé sous l’autorité de baillis contre lesquels la
population (de dialectes lombards) s’est révoltée à plusieurs
reprises. Il faut attendre l’époque napoléonienne pour que le
territoire accède au statut de canton sous le nom de Tessin (un
affluent du Pô, en italien «  Ticino  »). L’italien y est la seule
langue officielle, mais des dialectes lombards occidentaux
restent d’usage courant, comme dans la région de Milan.

À l’est du Tessin s’étend le canton des Grisons, dont l’histoire est


très différente. Les trois «  Ligues grisonnes  » (en allemand,
Graubünden) se constituent au XIVe  siècle, puis s’allient aux
Confédérés suisses en 1497 et vont rester leurs alliées jusqu’à la
fin de l’Ancien Régime. Après 1815, elles forment au sein de la
Confédération le canton des Grisons. Trois langues y sont en
usage  : le suisse alémanique, langue la plus répandue, le
romanche, propre aux Grisons, et l’italien, dans trois vallées du
versant sud des Alpes.

Le romanche se compose aujourd’hui de cinq dialectes (voir la


carte)  : le sursilvan (vallée du Rhin antérieur ou Surselva), le
sutsilvan (vallée du Rhin postérieur), le surmiran (vallée de
l’Albula), le putér (Haute-Engadine) et le vallader (Basse-
Engadine). Au Moyen Âge, de tels dialectes prévalaient dans
toute la région, tandis que les élites urbaines étaient déjà de
langue alémanique. Les premiers écrits, en putér, datent du
XVI e siècle.
Au début du XVIIIe siècle paraît une Bible complète en
sursilvan. L’usage de l’allemand continue cependant de
progresser  : vers 1800, les locuteurs du romanche ne forment
plus que la moitié de la population des Grisons, alors estimée à
75 000 personnes.

Un regain d’intérêt se manifeste dans la seconde moitié du


XIXe  siècle  :
dès 1864, on tente d’établir un standard commun
(Romonsch fusionau), sans succès. La Constitution cantonale de
1880 reconnaît néanmoins le romanche comme l’une des trois
langues officielles, tandis que des linguistes standardisent
chacun des dialectes. La Ligue romanche (Lia Rumantscha),
fondée en 1919, s’efforce de coordonner ces travaux, mais elle
en est encore loin quand, en 1938, le romanche se trouve
promu quatrième langue « nationale » (mais non « officielle ») à
l’échelon de la Confédération. En 1982, la Ligue achève enfin
d’établir une langue commune standard, le Rumantsch
Grischun (RG), fondée sur les formes les plus fréquentes dans
trois dialectes (sursilvan, surmiran et vallader).

La question n’est cependant pas résolue, car les défenseurs du


romanche se divisent en deux camps  : aux partisans du RG
s’opposent ceux qui dénoncent son caractère «  artificiel  » et
redoutent la mort des dialectes, à leurs yeux seuls véhicules
authentiques de la culture romanche… et les polémiques
s’enlisent. Trente-cinq ans plus tard, le RG et les dialectes
coexistent. Chacune des 178 communes des Grisons choisit la
langue de l’enseignement obligatoire  : parmi celles de langue
romanche, certaines optent pour le RG, tandis que les plus
nombreuses s’en tiennent à l’un des dialectes. Quant aux
autorités cantonales et fédérales, elles n’utilisent que le RG à
leur échelon. La population de langue romanche est
aujourd’hui estimée à un peu plus d’une trentaine de milliers
de personnes, toutes employant par ailleurs l’allemand (sous sa
forme alémanique).

Le Tyrol du Sud

Possession des Habsbourg depuis le XIVe  siècle, le comté de


Tyrol fait partie de l’Empire austro-hongrois en 1914. Sa
population est en majorité germanophone (de dialecte
bavarois), mais le comté inclut également la ville de Trente et sa
région (le Trentin), où les dialectes sont italiens, et, dans les
Dolomites, les Ladins, de langue «  rhéto-romane  ». En 1919,
l’Italie – figurant parmi les vainqueurs – obtient que l’Autriche
lui cède le Trentin et, pour des raisons stratégiques, que la
frontière soit déplacée vers le nord, à la hauteur du col du
Brenner (voir la carte). Un territoire peuplé de germanophones
et de Ladins devient ainsi italien. Les nouvelles autorités en font
la province de Bolzano, nom italien donné à la ville de Bozen.
La province est aussi appelée «  Haut-Adige  », tandis que les
autochtones la nomment « Südtirol » (Tyrol du Sud).

Le régime fasciste entreprend d’italianiser le Haut-Adige, à tel


point qu’en juin  1939 Mussolini obtient d’Hitler que la
population tyrolienne germanophone soit transférée vers le
Reich. Quelque 75  000  personnes quittent le pays avant que la
guerre n’interrompe l’opération (25  000 reviendront après
1945). En 1946, un accord entre l’Italie et l’Autriche prévoit des
garanties linguistiques et une certaine autonomie pour la
population germanophone. Mais la « région autonome à statut
spécial » mise en place en 1948 inclut aussi le Trentin (« Trentin-
Haut-Adige  »), de sorte que sa population est en majorité de
langue italienne. Le mécontentement des Tyroliens se traduit
par une vague de terrorisme au début des années 1960. Rome et
Vienne ayant repris les négociations, un nouveau statut entre
en vigueur en 1972 : il attribue à la province de Bozen/Bolzano
une grande autonomie et y instaure un réel bilinguisme,
l’allemand étant promu seconde langue officielle. Deux
systèmes scolaires coexistent, italien et allemand, chacun des
deux enseignant l’autre langue. Le Tyrol du Sud comptait
498 000 habitants en 2011, dont 69 % de langue allemande. Près
des trois quarts des habitants de Bolzano sont cependant de
langue italienne en raison d’une immigration continue depuis
1919.

Au Tyrol du Sud vivent aussi des Ladins, par ailleurs présents


dans la province de Trente et celle de Belluno, en Vénétie. Le
nombre de locuteurs du ladin se situe entre 25  000  et 30  000,
dont 19  000 dans le Tyrol du Sud. À l’époque autrichienne, ils
étaient administrés en italien, comme les habitants du Trentin,
ce qui ne les empêcha pas, sous le régime fasciste, de faire
cause commune avec les germanophones. Le statut entré en
vigueur en 1972 reconnaît officiellement le ladin dans le Tyrol
du Sud et dans le Trentin et l’introduit à l’école. Il existe
toutefois différentes versions du ladin selon les vallées et le
standard commun, élaboré à partir de 1988, ne fait pas
l’unanimité…

Le frioulan, Trieste et la minorité


slovène

Venise prend possession du Frioul (au nord-est de la Vénétie) en


1421 et le conserve jusqu’en 1797. Parmi les premiers textes
littéraires en frioulan, datant du XIVe  siècle, figure un poème
d’un auteur anonyme, commençant ainsi  : Piruç myò doç
inculurit… («  Ma douce poire colorée…  »). Le poète le plus
célèbre, Ermes di Colorêt (1622-1692), a laissé plus de deux
cents sonnets, en frioulan et en italien. Le frioulan n’a
cependant jamais bénéficié d’un statut officiel  : les textes
juridiques furent écrits en latin, puis en vénitien, puis en italien.
Quand une renaissance littéraire se manifeste à partir du
XIXe siècle,
il n’existe pas de standard écrit, chacun utilisant son
dialecte. Celui d’Udine tend à prédominer  : c’est le frioulan
commun.
Après la création de la région autonome du Frioul-Vénétie
julienne en 1963 (voir ci-dessous), la reconnaissance officielle
du frioulan vient à l’ordre du jour, mais Rome fait la sourde
oreille, considérant implicitement le frioulan comme un
dialecte de l’italien parmi d’autres. On s’efforce néanmoins,
dans les années 1980, d’établir un standard écrit et, pour finir,
quand l’Italie signe en 1999 la Charte européenne des langues
régionales et minoritaires, elle reconnaît le frioulan comme
une langue distincte de l’italien (de même que le sarde et le
ladin) et le frioulan entre aussitôt à l’école. On estime à 600 000
son nombre actuel de locuteurs.

Avant la Première Guerre mondiale, Trieste et ses environs, y


compris Gorizia au nord et l’Istrie au sud, faisaient partie de
l’Autriche-Hongrie, la ville même de Trieste ayant continûment
appartenu aux Habsbourg depuis le début du XVIe  siècle. En
1919, l’Italie obtient que l’Autriche lui cède Trieste et sa région,
rebaptisée «  Vénétie julienne  ». Sa population est alors de
langue italienne dans la ville et sur les côtes, slovène ou croate
à l’intérieur. Le régime mussolinien impose aux Slaves une
politique d’italianisation. Après 1945, les forces yougoslaves
occupent la plus grande partie de la Vénétie julienne et en
expulsent les populations italiennes, tandis que la ville de
Trieste reste aux mains de forces anglo-américaines. Le
Territoire libre de Trieste, institué en 1947, sera pour finir
partagé en 1954 entre l’Italie (qui conserve la ville) et la
Yougoslavie. Il subsiste néanmoins à l’intérieur des frontières
italiennes une minorité de langue slovène et c’est pour en tenir
compte qu’est instituée, en 1963, la « région autonome à statut
spécial » du Frioul-Vénétie julienne.

Jusqu’à la fin du XVIIIe  siècle, on parlait à Trieste le dialecte dit


«  tergestino  », proche du frioulan. Il a fait place au dialecte
triestin, apparenté au vénitien. Les quelque 60  000 Slovènes
d’Italie bénéficient pour leur part d’une protection très forte
dans le domaine linguistique, notamment de leur propre
système scolaire.

Les langues de la péninsule


ibérique

En octobre  2017, les autorités de Catalogne ont fait procéder à


un référendum sur l’indépendance, bien que le gouvernement
espagnol l’ait dénoncé comme violant la Constitution. Madrid
l’a emporté, mais la crise a montré que les conflits linguistiques
(catalan vs castillan) restaient d’actualité en Europe. Il est vrai
qu’au Pays basque un mouvement indépendantiste beaucoup
plus virulent, l’ETA (Euskadi ta Askatasuna, Pays basque et
liberté), avait engagé dès 1960 des actions terroristes qui n’ont
officiellement pris fin qu’en 2011.

Catalans et Basques vivent dans le nord de la péninsule,


demeuré le conservatoire de la diversité linguistique. Ailleurs,
la Reconquête (Reconquista) a entraîné une simplification  : en
progressant vers le sud, trois langues – le castillan, le portugais
et, à un moindre degré, le catalan  – se sont partout imposées
(voir la carte p. 136). Le tableau s’est encore simplifié quand, en
1479, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille (les «  Rois
catholiques  ») ont uni leurs deux couronnes  : ainsi est né le
royaume d’Espagne, au sein duquel le castillan, autrement dit
l’espagnol, a acquis la primauté. En revanche, le Portugal a
préservé son indépendance (non sans une interruption sous
domination espagnole de 1580 à 1643). L’histoire linguistique
moderne de la péninsule se résume ainsi en un contraste : d’un
côté, deux langues d’État, l’espagnol et le portugais, qui sont
aussi des langues mondiales  ; de l’autre, quelques langues
régionales s’efforçant de résister, dont le catalan et le basque.

L’hégémonie du castillan

Le castillan est devenu une langue écrite appliquée à tous les


domaines sous le règne d’Alphonse X le Sage (1252-1284), roi de
Castille et de León (capitale : Tolède ; voir p. 137). Deux variétés
du castillan parlé se distinguent ensuite  : celle
(«  septentrionale  ») de Tolède, où la cour siège jusqu’à son
transfert à Madrid dans les années 1560, et celle
(«  méridionale  ») de Séville, ville la plus active et la plus riche
du pays. L’une et l’autre émigreront en Amérique (voir p. 619).
Trois événements marquent l’année 1492  : la reddition de
l’émirat de Grenade, dernière étape de la Reconquista,
l’expulsion des Juifs d’Espagne (voir plus loin) et la traversée de
l’Atlantique par Christophe Colomb. Il s’y ajoute la publication
d’une Grammaire castillane, œuvre d’Antonio de Nebrija (1441-
1522) dédiée à la reine Isabelle de Castille. Le castillan devient
ainsi la première langue européenne moderne dotée d’une
grammaire écrite. Le «  siècle d’or  » de la littérature espagnole
chevauche les XVIe  et XVIIe  siècles. Il s’ouvre avec la poésie
pastorale de Garcilaso de la Vega (1501-1536), suivi par les noms
plus célèbres de  Miguel de Cervantès (1547-1616), dont le Don
Quichotte paraît en 1605, du poète Luis de Gongora (1561-1627)
et des dramaturges Lope de Vega (1562-1635) et Calderón de la
Barca (1600-1681).

Castillan ou espagnol ?
Au Moyen Âge, l’appellation castellano (« castillan ») était la
seule en usage. Español («  espagnol  ») et castellano
deviennent interchangeables au XVIe  siècle après l’union
des deux Couronnes (Castille et Aragon) formant le
royaume d’Espagne. Il en va de même en Amérique à
l’époque coloniale.

La question vient à l’ordre du jour lors de la rédaction de la


Constitution de 1978. Certains députés aux Cortès
considèrent que la langue nationale de l’Espagne se
nomme tout simplement l’espagnol. D’autres font observer
que l’on parle en Espagne plusieurs langues autochtones
qui peuvent toutes être qualifiées d’«  espagnoles  », bien
que l’histoire ait attribué le rôle de langue d’État à l’une
d’elles. Le second point de vue l’emporte  : la Constitution
érige castellano en unique appellation officielle.

L’Académie royale espagnole refuse néanmoins


d’obtempérer : elle continue de publier son Diccionario de
la lengua española.

En 1700, Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis  XIV, accède au


trône d’Espagne et devient Philippe V, premier souverain de la
dynastie des Bourbons. Il inaugure une politique centralisatrice
à l’instar de son grand-père. En 1707-1716, les décrets de Nueva
Planta («  nouvelle base  ») suppriment les institutions de
l’ancien royaume d’Aragon et font du castillan (désormais
nommé «  espagnol  », voir l’encadré) la langue officielle de
l’ensemble du royaume. L’Académie royale de la langue (Real
Academia de la Lengua), fondée en 1713, publie un dictionnaire
à partir de 1726, puis, en 1771, la première édition d’une
Grammaire qui, constamment revue, demeurera un ouvrage de
référence.

Au XIXe  siècle, comme ailleurs en Europe, le «  réveil des


nationalités  » conduit une partie des élites catalanes, basques
ou galiciennes (voir plus loin) à remettre en cause l’hégémonie
du castillan, mais c’est au siècle suivant que les questions
linguistiques deviennent conflictuelles. Deux camps
s’opposent : les uns veulent une Espagne fortement unie, avec
l’espagnol pour langue nationale exclusive  ; les autres
défendent un pluralisme linguistique assorti de statuts
d’autonomie, plus conforme à la variété des populations du
pays. Si la guerre civile éclate en 1936 pour des raisons avant
tout politiques (droite «  nationaliste  » contre gauche
«  républicaine  »), il s’y mêle des questions linguistiques  : les
autonomistes catalans et basques se rangent dans le camp
républicain. Le régime franquiste, victorieux en 1938-1939,
impose ensuite une politique rigoureusement unitariste
(« España Una ») et bannit l’usage (public) d’autres langues que
le castillan.

La Constitution de 1978 s’efforce au contraire de concilier les


deux points de vue. Son article  3 est ainsi formulé  : «  Le
castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les
Espagnols ont le devoir de la connaître et le droit de l’utiliser.
Les autres langues espagnoles seront également officielles dans
leurs Communautés autonomes respectives en accord avec
leurs statuts.  » En d’autres termes, parmi les «  langues
espagnoles  », c’est-à-dire les langues autochtones d’Espagne,
l’une est officielle partout, les autres dans certaines régions (ou
«  communautés  ») seulement. Trois langues bénéficient d’un
statut officiel  : le catalan, le galicien et le basque  ; deux sont
reconnues mais non officielles : l’aragonais et l’asturien.

La résistance du catalan
Quand la couronne d’Aragon s’unit à celle de Castille en 1479,
elle inclut le royaume d’Aragon au sens strict (capitale  :
Saragosse), le comté de Barcelone, autrement dit la Catalogne (y
compris le Roussillon au nord des Pyrénées), le royaume de
Valence et les îles Baléares. Le catalan est alors en usage en
Catalogne et aux Baléares, dans le royaume de Valence
(conjointement avec le castillan) et dans l’est de l’Aragon.

L’union des deux Couronnes confère du prestige au castillan, à


tel point que les classes urbaines et éduquées de langue
catalane deviennent bilingues et que la littérature en catalan,
brillante au Moyen Âge, décline. Le catalan demeure
néanmoins la langue officielle du comté de Barcelone.
Philippe  V impose la Nueva Planta à l’Aragon et à Valence en
1707, puis à la Catalogne en 1716 : la « Généralité » (Generalitat),
institution clé de l’autonomie catalane depuis le XIVe  siècle, est
alors supprimée. Bien que le castillan le remplace en tant que
langue officielle, le catalan demeure très vivant dans toutes les
classes de la société, y compris la bourgeoisie cultivée. Il en va
de même dans le Roussillon, cédé à la France en 1659, où un
édit de Louis XIV a fait du français la langue officielle en 1700.

La renaissance littéraire (Renaixença) débute durant la


première moitié du XIXe  siècle. Bonaventura Carles Aribau
(1798-1862), auteur en 1833 d’une Ode à la patrie, en est le
pionnier. Le «  catalanisme  » s’amplifie tout au long du siècle,
surtout en Catalogne, les Baléares et Valence demeurant en
retrait. En Catalogne du Nord, devenue le département des
Pyrénées-Orientales en 1790, le français progresse d’autant que
l’enseignement primaire, en français exclusivement, y est
rendu obligatoire dans les années 1880.

La standardisation du catalan écrit –  fondée sur l’usage de


Barcelone  – date du début du XXe  siècle  : une orthographe est
adoptée en 1913. Au sud des Pyrénées, l’espagnol reste
cependant la seule langue de l’enseignement, tandis que chez
les Catalans se développent des mouvements autonomistes,
voire indépendantistes. Un an après la proclamation de la
République espagnole en 1931, la Catalogne obtient un statut
d’autonomie et la Généralité (composée du Parlement et du
gouvernement) reprend vie. Elle fait aussitôt du catalan la
langue exclusive de l’enseignement primaire, mais les années
qui suivent, très troublées, conduisent à la guerre civile (1936-
1939). Dès 1938, le régime franquiste proscrit le catalan dans
tous les domaines. Bien que quelques publications de livres et
périodiques soient autorisées après 1947, le catalan restera
exclu de la plupart des institutions publiques jusqu’en 1978.
Simultanément, la rapide industrialisation de la région de
Barcelone attire une forte immigration en provenance du reste
de l’Espagne : la Catalogne passe de 2,8 millions d’habitants en
1950 à 5,1  millions en 1970  ; en corollaire, la part de la
population de langue maternelle catalane diminue.

Quand la Catalogne retrouve un statut d’autonomie en 1979, la


Généralité se fixe pour objectif que le catalan redevienne la
langue usuelle de la vie publique, tout en veillant à ce que la
population maîtrise les deux langues officielles (catalan et
castillan). En pratique, cela se traduit par un enseignement
dispensé en catalan joint à un enseignement du castillan, ce qui
nécessite un corps enseignant entièrement bilingue. La
répartition des rôles entre les deux langues suscite néanmoins
des contentieux, tant localement qu’entre Barcelone et Madrid.
La relation entre les deux langues devient à maints égards
conflictuelle, du moins à l’échelon institutionnel. Dans la
population, le bilinguisme domine  : presque tous les habitants
de la Catalogne maîtrisent l’espagnol, tandis que 78  % savent
parler le catalan, 82 % le lire et 62 % l’écrire (selon une enquête
menée en 2008). Le catalan n’est toutefois la langue maternelle
que du tiers de la population, soit 2,5 millions de personnes.

En dehors de la Catalogne proprement dite, la population de


langue catalane se répartit entre trois régions d’Espagne
(Communauté valencienne, Baléares, Aragon), la principauté
d’Andorre et la France (Pyrénées-Orientales). Dans la
Communauté valencienne, soucieuse de se démarquer des
positions prises par la Généralité, le catalan porte le nom de
« valencien ». C’est la langue usuelle d’un peu plus du tiers de la
population, surtout rurale, car à Valence et à Alicante l’espagnol
domine nettement. L’enseignement public peut être dispensé
en valencien si les parents le demandent, ce que font moins
d’un quart d’entre eux. Aux Baléares, comme en Catalogne, le
bilinguisme prévaut  : les trois quarts des habitants parlent le
catalan et tous parlent l’espagnol. En Aragon, le catalan se
cantonne au territoire bordant la Catalogne, dit «  Franja de
Ponant ». En Andorre, c’est la seule langue officielle, mais toute
la population utilise aussi l’espagnol ou le français ou les deux.
Dans les Pyrénées-Orientales, quelque 35  000  personnes ont le
catalan pour langue maternelle (7,5  % de la population), alors
qu’au début du XXe  siècle elles étaient encore 100  000 environ
(près de 50 %).

L’aragonais et l’asturien

Parlé au Moyen Âge dans une grande partie de l’Aragon,


l’aragonais n’a ensuite cessé de reculer face au castillan : il n’est
plus en usage que dans les vallées pyrénéennes. On le nomme
aussi «  fabla aragonesa  » ou «  fabla  » («  dialecte  »). Les
estimations du nombre de locuteurs vont de 10 000 à 30 000.

L’asturien, dit « bable », est longtemps demeuré très vivant dans


l’ensemble des Asturies, bien que le castillan l’ait remplacé en
tant que langue officielle dès le XVIe  siècle. Une Académie
asturienne des arts et lettres, fondée dans les années 1920, a
disparu en 1936. En 1980, la principauté des Asturies –  nom
officiel de la Communauté autonome  – a approuvé la création
de l’Académie de la langue asturienne, chargée de normaliser la
langue, concevoir un dictionnaire,  etc. L’asturien est enseigné
dans les écoles à titre facultatif. On estime le nombre actuel de
locuteurs à un peu plus de cent mille.

Le galicien
Bien que le royaume de Galice relève de la couronne de Castille
à partir du XIIIe  siècle, il conserve sa personnalité. La langue
galicienne donne alors naissance à une remarquable poésie
lyrique (voir p.  138). Vers la fin du XVe  siècle, le castillan
s’impose néanmoins dans les documents juridiques et l’usage
écrit du galicien ne cesse dès lors de décliner. Si l’ensemble de
la population continue de parler ses dialectes, les élites urbaines
leur préfèrent le castillan et c’est en castillan que les amoureux
de la Galice célébreront son histoire et sa culture… Le
bénédictin Martín Sarmiento (1695-1772) mène les premières
études approfondies de la langue galicienne. Au XIXe  siècle, la
«  Résurgence  » (Rexurdimento) a notamment pour chantre le
poète Eduardo Pondal (1835-1917), fasciné par les «  racines
celtiques  » de la culture galicienne. Les nombreux Galiciens
émigrés en Amérique conservent par ailleurs l’usage de leurs
dialectes et entretiennent la flamme. L’Académie royale
galicienne, fondée en 1906, se met en veilleuse quand, dès 1936,
le régime franquiste bannit le galicien des écrits et de l’usage
public.

Selon le statut d’autonomie adopté en 1981, deux langues sont


officielles  : le galicien et le castillan. En 1983, les autorités de
Galice confient la mission de normaliser le galicien à
l’Académie royale galicienne, réactivée en 1977. La
normalisation suscite toutefois des controverses entre la
doctrine officielle, qui tient le galicien pour une langue
distincte, et celle des partisans (minoritaires) de la
«  réintégration  », qui considèrent le galicien et le portugais
comme deux variantes d’une même langue. Quoi qu’il en soit,
le galicien est désormais enseigné à côté du castillan dans le
primaire et le secondaire. Un peu moins de 60 % des habitants
de la Galice, soit 1,6  million de personnes, ont aujourd’hui le
galicien ou l’un de ses dialectes pour langue maternelle. Le
castillan tend à prédominer dans les villes, le galicien dans les
campagnes.

L’espagnol hors d’Espagne

Hors d’Espagne, la langue castillane atteint d’abord les îles


Canaries, disputées aux Portugais jusqu’en 1479. Les Castillans
achèvent ensuite la conquête de l’archipel, non sans peine face
à la résistance des autochtones  : les Guanches. Leurs dialectes
berbères, mal connus, s’éteindront au XVIIe  siècle. La
colonisation se traduit par un métissage et une acculturation  :
toute la population des Canaries est aujourd’hui de langue
espagnole.

Le castillan gagne l’Amérique

Les Canaries assurent le relais entre l’Espagne et l’Amérique  :


Christophe Colomb y fait escale en août 1492, avant d’atteindre
les Bahamas en octobre. Les Espagnols s’installent d’abord à
Hispaniola (l’île d’Haïti) et dans les îles voisines. Hernán Cortés
conquiert l’Empire aztèque (Mexique) à partir de 1519. Après le
franchissement de l’isthme de Panama par Vasco Núñez de
Balboa, en 1513, les Espagnols naviguent dans le Pacifique  :
Francisco Pizarro atteint le Pérou en 1531, puis conquiert
l’Empire inca. La consolidation de l’empire colonial espagnol
s’accompagne du métissage des populations et de la diffusion
de la langue castillane. Quand les colonies se rendent
indépendantes, au début du XIXe  siècle, toutes ont l’espagnol
pour unique langue officielle. Aujourd’hui, sur un milliard
d’Américains, environ 400  millions sont de langue maternelle
espagnole (voir p. 615), soit dix fois plus qu’en Espagne même.

Partis du Mexique, des Espagnols traversent le Pacifique et


entreprennent de coloniser les Philippines dans les
années 1560. Leur langue s’y propage à tel point que, vers la fin
du XIXe  siècle, c’est en espagnol que s’expriment les
nationalistes philippins (voir p.  503). Mais les États-Unis
s’emparent de l’archipel en 1898  : en l’espace de deux
générations, l’anglais supplante l’espagnol. Hors d’Amérique,
parmi les anciennes colonies, seule la Guinée équatoriale
conserve l’usage officiel de l’espagnol (voir p. 583).

Le judéo-espagnol

À l’époque de l’expansion coloniale, mais pour de tout autres


raisons, le castillan se diffuse en Méditerranée sous la forme du
« judéo-espagnol ». Le 31 mars 1492, les Rois catholiques signent
un décret ordonnant à tous les Juifs d’Espagne d’accepter le
baptême ou de quitter le pays avant le 31  juillet. Ils sont une
centaine de milliers à partir en exil. On les nomme
« Séfarades », de l’hébreu Sefarad, désignant l’Espagne. Nombre
d’entre eux se fondent dans des communautés juives
existantes, dont ils adoptent la langue, mais ceux qui
s’installent au Maroc ou dans l’Empire ottoman conservent
l’usage du castillan  : telle est l’origine du «  judéo-espagnol  »,
souvent confondu avec le « ladino » (voir l’encadré).

Le ladino, « langue calque »


Le judéo-espagnol, variété parlée et écrite du castillan, est
une « langue juive » parmi bien d’autres comme le yiddish,
variété de l’allemand (voir p.  377). Il se nomme lui-même
djudyo (« juif »).

Le ladino, en revanche, ne se parle pas. Il s’agit d’une


«  langue calque  » créée par les rabbins espagnols pour
enseigner les textes sacrés. Elle consiste à traduire chaque
mot hébreu par un mot espagnol, toujours le même, en
respectant l’ordre des mots de l’original. Elle peut s’écrire
en caractères hébreux ou latins.

La Bible de Ferrare, publiée en 1553, transpose la Tanakh


(Bible juive) en ladino rédigé en caractères latins. Elle était
destinée aux marranes (Juifs originaires d’Espagne
convertis de force au catholicisme) qui voulaient revenir
au judaïsme mais ignoraient l’hébreu.

Au sein de l’Empire ottoman, le judéo-espagnol évolue de façon


autonome : il conserve de nombreux traits propres au castillan
du XVe  siècle (plus tard perçus comme «  archaïques  ») et
s’imprègne de vocabulaire étranger, turc en particulier. Les
Juifs présents dans la région depuis l’époque romaine et
byzantine délaissent leur langue judéo-grecque et s’intègrent à
la communauté judéo-espagnole.

Les premiers textes publiés en judéo-espagnol datent du


XVIII e  siècle. Le Me’am Lo’ez, commentaire détaillé de la Bible

juive entrepris en 1730 par le rabbin Yaakov Culi (mort en


1732), deviendra, au fil des ans, une véritable encyclopédie
populaire  : le 18e  et dernier tome paraîtra en 1908  ! L’Alliance
israélite universelle, fondée à Paris en 1860, exerce ensuite une
grande influence en créant un réseau d’écoles, tant dans
l’Empire ottoman qu’au Maroc. Ainsi naît une intelligentsia
occidentalisée, tandis que le judéo-espagnol absorbe quantité de
vocabulaire français. Simultanément se développe une presse
en judéo-espagnol, en particulier à Istanbul et à Salonique, la
« Jérusalem des Balkans », où les Juifs forment en 1900 près des
deux tiers de la population.

Le démembrement puis la disparition de l’Empire ottoman


disloquent la communauté séfarade, dont une partie émigre en
Europe occidentale ou en Amérique. Leur langue persiste
néanmoins  : un journal en judéo-espagnol, La  Vara, paraît à
New York de 1922 à 1948. La Shoah frappe durement les Judéo-
Espagnols des Balkans  : on compte 160  000  victimes. Ceux du
Maroc sont épargnés, puis migrent en masse vers Israël après
1949. Les Juifs d’origine judéo-espagnole seraient aujourd’hui
de l’ordre de 400  000, dont les trois quarts vivraient en Israël.
Ceux ayant le judéo-espagnol pour langue maternelle sont
aujourd’hui âgés  : leurs descendants ont adopté l’hébreu ou
d’autres langues, selon les pays d’accueil.

Le portugais et la lusophonie

Au Portugal, la langue usuelle a remplacé le latin dans


l’administration du royaume dès le règne de Denis le Libéral
(1279-1325) (voir p.  138). Le portugais se différencie ensuite
nettement de son voisin le galicien, puis prend son envol au
XVI e siècle.
Les navigateurs portugais, ayant fréquenté les côtes
africaines depuis le milieu du XVe  siècle, accomplissent deux
exploits  : Vasco de Gama (v.  1469-1524) franchit le cap de
Bonne-Espérance en 1497 et atteint l’Inde l’année suivante ; en
1500, Pedro Álvares Cabral (v. 1460-v. 1520) découvre la côte du
Brésil. La langue portugaise va ainsi se déployer à l’échelle
mondiale, tandis qu’au Portugal même s’épanouit une
littérature nationale. Parmi les grands écrivains se distinguent
le dramaturge Gil Vicente (v.  1465-v.  1536) et Luís Vaz de
Camões (v. 1524-1580), dont l’œuvre la plus célèbre, les Lusiades
(1572), met en scène, dans une vaste épopée [6] , Vasco de Gama
et d’autres navigateurs.

Les premières grammaires du portugais datent de 1536 et 1540.


La langue évolue dès lors assez librement : aucune académie ne
la régente. Un standard émerge peu à peu, fondé à la fois sur
l’usage de Lisbonne et sur celui de Coimbra, siège d’une
université depuis 1290. S’il est vrai qu’au Portugal des
différences persistent entre les dialectes septentrionaux et
méridionaux, c’est plutôt outre-mer que la langue portugaise se
diversifie.

Les navigateurs atteignent en 1444 le cap Vert, en 1460 les îles


du même nom, puis en 1471 l’île de São Tomé, qu’ils colonisent
à partir du début des années  1480. Sur les côtes d’Afrique se
développent dès lors des pidgins du portugais, précurseurs des
créoles qui se diffuseront de part et d’autre de l’Atlantique (voir
p. 558). Au XVIe siècle, le portugais devient par ailleurs la lingua
franca du commerce maritime dans l’océan Indien et en
Insulinde. La pièce maîtresse de l’empire colonial portugais se
situe toutefois en Amérique  : c’est le Brésil (voir p.  632). Au
tournant des XVIIIe  et XIXe  siècles, sa population, de l’ordre de
3  millions  de  personnes, équivaut à celle du Portugal. Par la
suite, l’écart se creuse  : le Portugal compte 5  millions
d’habitants à la fin du XIXe  siècle, le Brésil trois fois plus  ; vers
1975, le rapport est de un à dix ; aujourd’hui, il est de un à vingt
(10,4 millions contre 205 millions en 2015).
Il est clair, dans ces conditions, que la langue portugaise
n’appartient plus au seul Portugal… Néanmoins, la République
instaurée en 1910 à Lisbonne adopte l’année suivante une
réforme visant à moderniser l’orthographe, demeurée de type
étymologique plutôt que phonétique. Le Brésil, non consulté,
s’en tient à l’orthographe ancienne. Les négociations à ce sujet,
entreprises dans les années 1930, n’aboutissent à un accord
qu’en 1990. Il est signé par les sept États qui fondent, en 1996, la
Communauté des pays de langue portugaise (ou
« lusophonie ») : l’Angola, le Brésil, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau,
le Mozambique, le Portugal et São Tomé. Le Timor oriental les
rejoint en 2002.

Le basque

«  4  +  3 =  7  »  : l’équation résume le nationalisme basque,


associant sept « territoires historiques », dont quatre en Espagne
et trois en France (voir la carte). Au sud des Pyrénées, ce sont, à
l’ouest, les trois provinces d’Alava (Araba en basque), Biscaye
(Bizkaia) et Guipuzcoa (Gipuzcoa), entrées dans l’orbite de la
Castille au XIIIe  siècle  ; à l’est, la Navarre (Nafarroa), royaume
indépendant avant qu’il ne soit uni à la couronne de Castille par
Charles Quint en 1530. Au nord des Pyrénées se côtoient les
petites provinces du Labourd (Lapurdi), de Basse-Navarre
(Nafarroa Beherea) et de Soule (Zuberoa ou Xiberoa),
respectivement rattachées au royaume de France en 1450, 1620
et 1512. Sous l’Ancien Régime, chacune conservait ses
institutions. La Révolution les a réunies au Béarn au sein du
département des Basses-Pyrénées, rebaptisées Pyrénées-
Atlantiques en 1969.

La langue basque (euskara) se subdivise en cinq groupes de


dialectes  : occidental (surtout en Biscaye), central (surtout en
Guipuzcoa), navarrais (nord-ouest de la Navarre), navarro-
labourdin (Labourd et Basse-Navarre) et souletin (Soule). La
question des origines du basque, langue très différente de
toutes les autres, n’est pas élucidée. Son évolution au Moyen
Âge n’est guère mieux connue, faute de documents, mais il
existait une riche tradition littéraire orale, comme en témoigne
la Chanson de Berterretche, composée en souletin au milieu du
XVe siècle et qui a survécu.

En 1545 paraît à Bordeaux le premier ouvrage imprimé en


basque, recueil de poèmes religieux (et amoureux !) de Bernard
Dechepare (Bernat Etxepare) (v.  1480-1545), prêtre en Basse-
Navarre. Jeanne d’Albret (1528-1572), reine de Navarre (en fait,
de Basse-Navarre) et mère d’Henri  IV, adhère à la Réforme en
1560. Elle confie le soin de traduire le Nouveau Testament en
basque à un Labourdin, Jean Lissarrague (Joanes Leizarraga)
(1506-1601), prêtre catholique passé au protestantisme.
L’ouvrage paraît en 1571, mais le clergé catholique, puissant au
Pays basque, a tôt fait de le condamner. Une littérature en vers
et en prose s’épanouit au XVIIe siècle dans le Labourd. Le jésuite
Manuel Garragorri Larramendi (1690-1766), né près de Saint-
Sébastien, se montre ensuite un défenseur déterminé de la
culture basque : il publie en 1729 une grammaire du basque (en
castillan) puis, en 1745, un dictionnaire trilingue castillan,
basque et latin, qui devient aussitôt une référence.

Les « sept provinces » du Pays basque

Divers linguistes européens découvrent la langue basque au


XIXe siècle et entreprennent de l’étudier, en particulier le prince

Louis-Lucien Bonaparte (1813-1891), un neveu de Napoléon. À


cette époque, c’est toutefois le « carlisme » qui marque l’histoire
des Basques. Les carlistes sont les partisans de don Carlos (1788-
1855), prétendant au trône d’Espagne, puis de ses fils et petit-fils,
portant le même prénom. Traditionalistes et conservateurs, ils
s’opposent au libéralisme et à la centralisation voulue par
Madrid. Les Basques, très attachés à leurs franchises (fueros), se
rangent dans leur camp au cours des « guerres carlistes » (1833-
1840, 1846-1849 et 1872-1876). Quand les carlistes sont vaincus,
en 1876, le gouvernement espagnol supprime les franchises de
la Biscaye et du Guipuzcoa.

Le patriotisme basque se renouvelle vers la fin du XIXe  siècle  :


en 1895, Sabino Arana Goiri (1865-1903) fonde au sud des
Pyrénées le Parti nationaliste basque (en basque Euzko Alderdi
Jeltzalea, en espagnol Partido Nacionalista Vasco, PNV). Il
considère comme «  Basques  » toutes les personnes portant un
patronyme basque, même si elles ne parlent pas la langue. (Né
à Bilbao, il a passé son enfance sur la côte basque française où
étaient réfugiés ses parents carlistes. Il a réappris le basque à
l’âge adulte.) C’est lui qui forge le nom d’Euzkadi, désignant la
patrie ou la nation basques.

À la même époque paraissent plusieurs revues littéraires.


Instituée en 1919, l’Académie de la langue basque
(Euskaltzaindia) réunit des écrivains sous la présidence de
Resureccion Maria Azkue (1864-1951), prêtre et romancier.
Quand la Constitution républicaine espagnole de 1931 rend
l’autonomie possible, la Navarre refuse de lier son sort à celui
des trois provinces voisines. Le statut d’autonomie commun à
ces dernières est voté en 1936, mais la guerre civile éclate. La
Navarre et l’Alava, en majorité hispanophones, soutiennent les
nationalistes, tandis que les Basques de Biscaye et du Guipuzcoa
restent fidèles à la République, ce qui entraînera, sous Franco,
une répression sévère et l’interdiction du basque à l’école et
dans les manifestations publiques.

Il n’empêche que, dès les années 1960, des écrivains basques, à


Bayonne puis en Espagne même, entreprennent de mettre au
point une langue basque écrite standard. Nommé euskara
batua («  basque unifié  »), elle se fonde principalement sur les
dialectes centraux  : guipuscoan et navarro-labourdin. Après la
mort de Franco, l’Académie de la langue basque, devenue
« royale », retrouve en 1976 un statut officiel. Elle siège à Bilbao.

La renaissance du bertsolarisme
Le bertsolari improvise (sur un thème imposé) et chante
devant un public un bertso, composé de vers rimés répartis
en strophes. Exercice très difficile requérant une grande
maîtrise de la langue et la complicité du public, le
bertsolarisme n’était plus guère pratiqué à l’époque
franquiste. Il a depuis lors retrouvé du lustre, y compris
auprès des jeunes générations. De grands championnats
ont lieu tous les quatre ans en présence de milliers de
personnes. Ceux de 2009 et 2017 furent remportés par une
femme, Maialen Lujanbio Zugasti, née en 1976 en
Guipuscoa.

Si les premiers concours datent du XIXe siècle, il semble que


la tradition de l’improvisation, d’origine très ancienne, était
à l’honneur dès le XVe siècle.
En application de la Constitution espagnole de 1978, la nouvelle
Communauté autonome du Pays basque (CAPB) voit le jour en
1979  :  elle réunit trois provinces (Alava, Biscaye et Guipuzcoa)
et prend pour capitale Vitoria, en Alava. Comme en 1931, la
Navarre refuse de s’y joindre et devient elle-même une
Communauté autonome en 1982. Deux langues sont officielles
dans la CAPB : le basque et l’espagnol. Il n’en va pas de même
en Navarre, où les bascophones sont concentrés dans le nord-
ouest. Aussi une loi de 1986 divise-t-elle la Communauté en
trois zones linguistiques (voir la carte)  : bascophone, où
l’espagnol et le basque sont co-officiels  ; mixte (y compris la
capitale, Pampelune), où il existe des services bilingues  ; non
bascophone, où seul l’espagnol est officiel.

Le PNV gouverne la CAPB et y promeut de façon systématique


la langue basque, en exigeant notamment des fonctionnaires
qu’ils soient bilingues. À l’école, trois « modèles » sont proposés
aux parents : enseignement en basque avec l’espagnol comme
deuxième langue  ; enseignement pour partie en basque, pour
partie en espagnol  ; enseignement en espagnol avec le basque
comme deuxième langue. Fait remarquable  : depuis une
trentaine d’années, la proportion d’élèves relevant du premier
«  modèle  » n’a cessé d’augmenter. Un «  cercle vertueux  »  : le
basque a retrouvé du prestige  ; la majorité de la population
approuve la politique de promotion du basque  ; de nombreux
parents de langue espagnole descendent eux-mêmes de
bascophones et souhaitent que leurs enfants renouent avec la
tradition ; ils pensent que la connaissance du basque sera pour
eux un atout. Qui plus est, le regain de prestige du basque se
répercute tant dans la zone bascophone de Navarre que dans le
Pays basque français, où son enseignement se développe : une
dizaine de milliers d’élèves du primaire y bénéficient à présent
d’une scolarité bilingue.

La population totale des « sept provinces » s’élève aujourd’hui à


3  millions de personnes. Combien parlent le basque ou, du
moins, le comprennent et le lisent  ? Plus d’un million dans la
CAPB, dont 90 % en Biscaye et au Guipuzcoa, près de 130 000 en
Navarre et quelque 100 000 en France.

Notes du chapitre

[1]  ↑   Le titre en latin désignait les notes qu’Eva avait dissimulées en lieu sûr à
partir de 1935. L’ouvrage a été traduit en français  : LTI. La langue du III e  Reich,
Albin Michel, Paris, 1996.

[2] ↑   En Allemagne, l’enseignement relève de la compétence de chacun des seize


Länder.

[3]  ↑   Les ducs de Bourgogne se succèdent de père en fils : Philippe le Hardi (duc
de 1363 à 1404), Jean sans Peur (1404-1419), Philippe le Bon (1419-1467) et Charles le
Téméraire (1467-1477). À la mort de ce dernier, le roi de France Louis XI récupère le
duché de Bourgogne proprement dit (capitale : Dijon), mais non les possessions des
ducs situées au nord du son royaume.

[4] ↑   Sont soulignés les noms des membres chez lesquels le français est la langue
officielle ou l’une des langues officielles.

[5] ↑   Le Monde magazine, 19 mars 2011.


[6]  ↑   Lusus, compagnon de Bacchus, aurait fondé la Lusitanie, province
correspondant au Portugal à l’époque romaine. Les Lusitaniens auraient donc
pour descendants les Portugais, nommés Os Lusíadas par Camões. On en a dérivé
au XX e siècle le mot Lusofonia, « Lusophonie ».
L’Europe centrale et orientale

T ous les peuples d’Europe centrale ont subi l’impérialisme


de puissants voisins (l’Empire ottoman, la Russie, l’Autriche
ou la Prusse) et tous ont lié leur émancipation politique à la
promotion de leur langue nationale. La charnière se situe en
1815  : à cette date, aucun peuple de la région n’était
indépendant  ; aujourd’hui, on y compte vingt et un États
membres de l’ONU et presque autant de langues officielles…

Certains peuples avaient pourtant connu la gloire, tels les


Bulgares ou les Serbes au Moyen Âge. Vers 1500, deux grands
États se côtoyaient en Europe centrale : le royaume de Pologne
(incluant le grand-duché de Lituanie) et le royaume de Hongrie
(voir la carte p.  170). Il est vrai qu’au nord les Allemands de
l’ordre Teutonique et les Suédois dominaient déjà les pays
riverains de la Baltique et qu’au sud l’Empire ottoman régnait
sur les Balkans. Au nord-est, en revanche, la Moscovie n’était
pas encore entrée en scène.

En 1815, les empires triomphent (voir la carte). L’Empire russe,


la Prusse et l’empire d’Autriche se sont partagé la Pologne. La
Russie, en y ajoutant les pays riverains de la Baltique (de
langues baltes et finnoises) et la Bessarabie (de langue
roumaine), s’est taillé la part du lion. Le royaume de Hongrie et
celui de Bohême (de langue tchèque) sont inclus dans l’empire
d’Autriche, où règnent les Habsbourg. De l’Empire ottoman
relèvent tous les peuples des Balkans  : Roumains, Serbes,
Bulgares, Albanais, Grecs, etc.

Au XIXe  siècle, l’«  éveil des nationalités  » associe deux


aspirations  : linguistique et politique. Les peuples d’Europe
centrale défendent chacun sa langue, menacée par telle ou telle
langue impériale (le polonais résiste au russe ou à l’allemand, le
tchèque à l’allemand,  etc.), et, le cas échéant, procèdent à la
normalisation de langues qui n’étaient pas encore fixées (le
serbo-croate, le bulgare,  etc.). Dans le domaine politique, en
revanche, la revendication d’autonomie se heurte à un refus,
tant russe que du côté de la Prusse (cœur de l’Empire allemand
fondé en 1871). Chez les Habsbourg, l’empire devient « austro-
hongrois » en 1867. Autrement dit, l’impérialisme y prend deux
visages, autrichien et hongrois, aux dépens des autres
« nationalités ». Seuls les peuples inclus dans l’Empire ottoman
profitent de son déclin pour s’affranchir. En 1914, on compte six
États indépendants, tous balkaniques  : l’Albanie, la Bulgarie, la
Grèce, le Monténégro, la Roumanie et la Serbie.
Les langues en Europe centrale et orientale en 1815
La Première Guerre mondiale se solde par l’effondrement ou
du moins le recul des puissances impériales  : l’Autriche-
Hongrie se disloque  ; l’Empire ottoman disparaît  ; la Russie,
devenue soviétique en 1917, perd du terrain ; l’Allemagne cède
des territoires à la Pologne. On compte désormais douze États
indépendants  : la Finlande, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie,
détachées de la Russie  ; la Pologne, reconstituée aux dépens
de  la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche  ; la
Tchécoslovaquie, associant la Bohême et le pays slovaque  ; la
Hongrie, réduite des deux tiers ; la Roumanie ; la Yougoslavie,
réunissant les Serbes, les Monténégrins, les Croates et les
Slovènes  ; l’Albanie  ; la Bulgarie  ; la Grèce. Il est vrai que tout
n’est pas réglé pour autant, car la plupart de ces États incluent à
leur tour des minorités linguistiques se réclamant d’un État
voisin, ce qui crée de nouveaux problèmes.

De la Seconde Guerre mondiale résultent des bouleversements


sans précédent. Les nazis ont exterminé la grande majorité des
Juifs d’Europe centrale, soit 5 à 6  millions de personnes. Ainsi
prend fin l’usage de la langue yiddish, qui s’était épanouie au
sein de l’ancien royaume de Pologne.

Par ailleurs, la fin de la guerre s’accompagne de transferts


massifs de population  : en 1945-1946, quelque 15  millions
d’Allemands sont expulsés vers l’ouest, autrement dit vers
l’Allemagne. Environ 12  millions d’entre eux quittent les
territoires situés à l’est de la ligne Oder-Neisse, bientôt
incorporés à la Pologne, tandis que près de 3 millions quittent la
Tchécoslovaquie. Les frontières de la Pologne ayant été
décalées vers l’ouest, des millions de Polonais migrent à leur
tour d’est en ouest. Tous ces mouvements se doublent d’une
progression de la puissance soviétique : l’URSS annexe les trois
Républiques baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) et divers
territoires qui, avant la guerre, relevaient de la Finlande, de
l’Allemagne, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie ou de la
Roumanie. Des régimes communistes s’imposent dans la
plupart des États d’Europe centrale.

La dissolution de ces régimes, à partir de 1989, ouvre une phase


nouvelle. L’effondrement de l’URSS conduit en 1991 à la
restauration de l’indépendance des trois Républiques baltes,
puis à l’indépendance de trois ex-RSS (Républiques socialistes
soviétiques)  : la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie. En
Yougoslavie, la guerre qui éclate en 1991 et durera jusqu’en
1995 conduit pour finir à l’indépendance de six États : la Bosnie-
Herzégovine, la Croatie, la Macédoine du Nord, le Monténégro,
la Serbie et la Slovénie. Quant aux Tchèques et aux Slovaques,
ils se séparent à l’amiable le 1er  janvier 1993. En 2015, on
compte 21 États indépendants (voir le tableau et la carte).

L’historique des États actuels en cinq dates


Les langues en Europe centrale et orientale aujourd’hui
Les langues finnoises et baltes

Le 23  août 1989, une chaîne humaine de 560  kilomètres, de


Vilnius à Tallinn, témoignait de la solidarité et de la
détermination des Lituaniens, des Lettons et des Estoniens : ils
dénonçaient le Pacte germano-soviétique qui avait permis leur
incorporation brutale à l’URSS en 1940. Ainsi s’affirmaient pour
la première fois, aux yeux du monde, trois nationalismes
contestant l’édifice soviétique lui-même. Les trois Républiques
dites « baltes » retrouveront en 1991 une indépendance qu’elles
avaient déjà obtenue à l’issue de la Première Guerre mondiale,
après une longue période de domination russe. La Finlande,
quant à elle, s’en était définitivement affranchie dès 1919.

Du point de vue linguistique, les quatre peuples vivant entre la


Baltique et la Russie présentent à la fois des différences et des
traits communs. Le lituanien et le letton, langues baltes,
relèvent de la famille indo-européenne, tandis que le finnois et
l’estonien, langues fenniques (ou « balto-finnoises »), relèvent de
la famille ouralienne. (Cela rend ambiguë l’appellation
«  Républiques baltes  », certes entrée dans l’usage, puisqu’elle
inclut l’Estonie.)

Premier point commun, ces quatre peuples avaient connu


l’hégémonie d’une langue étrangère avant même que les
Russes n’entrent en scène : à la fin du Moyen Âge, la Finlande
appartenait à la Suède, les pays estonien et letton relevaient de
l’ordre Teutonique et la Lituanie était unie à la Pologne (voir la
carte p. 170). Partout, les paysans parlaient des dialectes finnois
ou baltes, tandis que les élites s’exprimaient en suédois, en
allemand ou en polonais.

Second point commun, la Russie annexe ensuite toute la


région : les pays estonien et letton en 1721, la Lituanie en 1795,
la Finlande en 1809. Élites et paysans conservent néanmoins
l’usage de leurs langues respectives. Les descendants des
chevaliers Teutoniques forment une aristocratie terrienne : les
« barons baltes ».

Le finnois

Mikael Agricola (v. 1510-1557), fils de paysan aisé et sans doute


enfant bilingue (suédois/finnois), étudie le latin puis est
ordonné prêtre en 1531. Rallié à la Réforme, il passe quelques
années à Wittenberg, la ville de Luther. Le premier ouvrage
imprimé en finnois lui est dû  : c’est un Abécédaire paru vers
1540. Agricola s’attelle ensuite à la traduction du Nouveau
Testament, achevée en 1548, qui fonde sa renommée, d’autant
qu’à cette occasion il met au point une orthographe
remarquablement adaptée aux sonorités de la langue finnoise :
révisée au XIXe  siècle, elle demeure aujourd’hui la plus
phonétique de toutes les orthographes européennes. Le suédois
reste néanmoins la langue officielle et celle de la société
cultivée  : au XVIIe  siècle, les publications en finnois se
cantonnent au domaine religieux. La situation évolue quelque
peu au siècle suivant, l’administration ayant accepté l’emploi
du finnois à partir de 1739. Un Dictionnaire finnois-latin-suédois
paraît en 1745, bientôt suivi des premières études (en latin)
consacrées à la poésie populaire finnoise. En 1776 paraît le
premier journal en finnois.

Annexé par la Russie en 1809, le grand-duché de Finlande


conserve néanmoins son autonomie. Le suédois y demeure la
langue officielle, tandis que se développe le mouvement
«  fennophile  », incarné par Elias Lönnrot (1802-1884), un
médecin. Il parcourt le pays afin de recueillir des centaines de
poèmes populaires conservés par la tradition orale, puis les
rassemble en un recueil de douze mille vers composant une
grande épopée qu’il intitule Kalevala («  Le  Pays de Kalev  »),
publiée en 1836. (En une vingtaine d’années, Lönnrot aurait
parcouru près de vingt mille kilomètres.) Il y ajoute en 1840 le
Kanteletar, recueil de pièces lyriques traditionnellement
transmises par les femmes. Poète et linguiste, Lönnrot rédigera
pour finir un magistral Dictionnaire finnois-suédois (1874-1880).
Il aura ainsi mis au point tous les instruments nécessaires à
l’épanouissement d’une littérature finnoise.

Au sein des élites se constituent au milieu du XIXe  siècle deux


camps opposés  : les fennomanes défendent l’idée d’une patrie
«  ni suédoise ni russe  » et s’attachent à promouvoir la langue
finnoise dans tous les domaines  ; les svecomanes considèrent
au contraire qu’en Finlande cohabitent deux peuples (voire
deux races) et défendent la position du suédois. Quant aux
autorités russes, elles cherchent à contrecarrer l’influence
culturelle suédoise en reconnaissant le finnois comme seconde
langue officielle en 1863. Le premier roman en finnois, Les Sept
Frères, d’Aleksis Kivi (1834-1872), paraît en 1870.

Selon la Constitution de la République de Finlande adoptée en


1919, deux langues nationales coexistent  : le finnois et le
suédois. À cette époque, la classe dirigeante demeure
principalement de langue suédoise : c’est le cas du général Carl
Mannerheim (1867-1951), vainqueur des bolcheviks en 1918 et
surnommé à ce titre « le Libérateur ». Cependant, la part de la
population ayant le suédois pour langue maternelle ne cesse
ensuite de régresser  : elle passe de 15  % environ au début du
XXe  siècle à 5,5  % aujourd’hui. Les locuteurs du suédois se

concentrent à présent sur les littoraux méridional (du sud de


Turku à l’est d’Helsinki) et occidental, de part et d’autre de la
ville de Vaasa.

À mi-chemin entre la Finlande et la Suède, les îles Åland


(29  000  habitants) jouissent d’un statut particulier  : le suédois,
langue de la quasi-totalité de la population, y est la seule langue
officielle. En Finlande même, les deux langues sont officielles
au niveau national, de sorte que les fonctionnaires d’État
doivent les maîtriser l’une et l’autre, du moins en principe. À
l’échelon des municipalités, le bilinguisme n’est officiel que si la
minorité linguistique dépasse 3  000  personnes ou 8  % de la
population. En 2013, sur 320 municipalités, 43 étaient bilingues.
L’enseignement est dispensé dans l’une ou l’autre langue, selon
les municipalités, mais, dans tous les cas, l’apprentissage de
l’autre langue est obligatoire. Cela provoque des polémiques au
sein de la population de langue finnoise, dont une part
croissante voit dans le «  suédois obligatoire  » une contrainte
inutile.

L’estonien et le letton

Comme les Finnois, les Estoniens et les Lettons s’initient à


l’écriture à l’occasion de la Réforme, quand les chevaliers
Teutoniques se rallient au luthéranisme (et deviennent les
« barons baltes »).

Les premiers textes connus en estonien –  des prières  – datent


de l’arrivée de la Réforme à Reval (aujourd’hui Tallinn) dans les
années  1520. Le premier livre connu est une édition bilingue
allemand-estonien du catéchisme de Luther parue en 1535.
Seuls les pasteurs, eux-mêmes de langue allemande,
s’intéressent à la langue estonienne : on leur doit la traduction
du Nouveau Testament, datant du tournant des XVIIe  et
XVIII e siècles,
puis celle de la Bible entière, publiée en 1739. Les
Estoniens qui parviennent à quitter la terre apprennent
l’allemand et deviennent bilingues.

L’Estonie vénère aujourd’hui en Kristjan Jaak Peterson (1801-


1822) son premier poète. Mort de la tuberculose à 21 ans, il n’a
laissé qu’une œuvre brève mais intense, publiée un siècle après
sa mort. Les Estoniens célèbrent son anniversaire (le 14  mars)
en tant que « jour de la langue maternelle ». Friedrich Reinhold
Kreutzwald (1803-1882) joue un rôle plus important. Fils de
paysans, il étudie la médecine à Dorpat, puis se lance dans
l’écriture. Après la publication du Kalevala finlandais, il
entreprend de doter la langue estonienne d’une épopée
semblable, le Kalevipoeg («  Le  Fils de Kalev  »), parue en 1862
sous sa forme définitive et qui fonde la littérature nationale.

La langue lettone demeure aujourd’hui divisée en dialectes,


comme le fut longtemps le pays lui-même  : on distinguait, au
centre, la Livonie (capitale : Riga, ancienne ville hanséatique) ; à
l’est, la Livonie «  intérieure  », longtemps dépendance de la
Pologne  ; à l’ouest, le duché de Courlande, gouverné par des
«  barons baltes  » et indépendant de facto. Le premier livre
imprimé connu en letton, datant de 1585, est un catéchisme
catholique traduit par des jésuites, actifs en Livonie intérieure.
Un siècle plus tard, un pasteur luthérien allemand, Ernst Glück
(v. 1654-1705), traduit la Bible après avoir appris le letton à cet
effet. L’éveil national date du milieu du XIXe  siècle, quand le
mouvement des « Jeunes Lettons » prône l’étude du folklore et
notamment des chants traditionnels (les dainas). Rainis (Janis
Plieskans, 1865-1929) et sa femme Aspazija (Elza Rozenberga,
1865-1943), l’un et l’autre écrivains, poètes et militants, mariés
en 1897 alors qu’ils étaient relégués à 900 kilomètres à l’est de
Moscou, puis réfugiés en Suisse après 1905, incarnent
l’émergence d’une littérature nationale lettone.

Les bouleversements résultant de la révolution russe de 1917


permettent à l’Estonie et à la Lettonie d’accéder à
l’indépendance en 1919-1920. Les deux Républiques procèdent
alors à une réforme agraire mettant fin à la domination des
«  barons baltes  », tandis que l’estonien et le letton deviennent
les seules langues officielles. L’indépendance n’a toutefois qu’un
temps  : en 1940, puis en 1944, l’URSS annexe l’Estonie, la
Lettonie et la Lituanie (voir ci-dessous) en leur conférant le
statut de RSS (Républiques socialistes soviétiques), comme
l’Ukraine ou la Biélorussie. Afin de les ancrer dans l’ensemble
soviétique et d’étouffer les velléités nationalistes, Moscou
engage deux types de politique. L’une consiste à promouvoir la
langue russe, «  langue principale de tous les Soviétiques  ». En
pratique, on distingue deux types d’écoles  : celles enseignant
dans la langue «  nationale  » (propre à chaque République), où
l’apprentissage du russe est obligatoire dès les petites classes  ;
celles enseignant en russe, qui ignorent les langues
«  nationales  ». L’autre politique consiste à stimuler une forte
immigration de populations russophones (Russes, Ukrainiens et
Biélorusses). Moscou atteint ses objectifs jusqu’à un certain
point : les Lettons, qui formaient près de 75 % de la population
de Lettonie en 1925, n’en représentent plus que 52  % en 1989,
face à 42  % de russophones, et sont minoritaires à Riga. De
même, les Estoniens chutent de 88  % en 1922 à 62  % en 1989,
face à 35  % de russophones. Partout, le russe est devenu, en
pratique, la langue officielle, mais une dissymétrie s’est
instaurée  : si les Estoniens et les Lettons sont désormais
bilingues, ce n’est pas le cas des russophones. Quant aux
nationalismes, ils couvent sous la cendre…
La restauration de l’indépendance, en 1991, renverse la
situation  : les russophones, auparavant majoritaires dans un
contexte soviétique, se retrouvent brusquement minoritaires
dans un contexte estonien ou letton. Alors se pose la double
question de la langue et de la citoyenneté. Les nouvelles
législations érigent l’estonien ou le letton en unique langue
officielle et ne reconnaissent comme citoyens estoniens ou
lettons que ceux qui l’étaient avant 1940 et leurs descendants,
excluant ainsi la plupart des russophones. Ces derniers peuvent
certes acquérir la citoyenneté estonienne ou lettone, mais à la
condition d’apprendre l’estonien ou le letton… Il s’ensuit des
tensions et des contentieux qui, une génération plus tard, ne
sont que partiellement réglés.

Le lituanien

Au début du XVIe  siècle, l’aire des dialectes lituaniens


correspond à l’actuelle Lituanie, noyau originel du grand-duché
de Lituanie (capitale  : Vilnius  ; voir p.  171). Elle inclut aussi la
région de Tilsit, dite «  Petite Lituanie  », dans l’extrême est du
duché de Prusse. La Prusse adopte la Réforme luthérienne dès
1525, tandis que la Lituanie elle-même, liée au royaume de
Pologne, demeure catholique. Le plus ancien texte connu en
lituanien est un manuscrit datant du tout début du XVIe  siècle
rédigé en dialecte de la région de Kaunas, mais c’est en Prusse
qu’est imprimé en 1547 le premier ouvrage en lituanien, un
catéchisme luthérien. En 1619 paraît à Vilnius le Dictionarum
trium linguarum du jésuite Konstantinas Sirvydas (v. 1580-1631),
en polonais, lituanien et latin. (Sirvydas, grand prédicateur,
prêche deux fois par jour à Vilnius  : en lituanien, puis en
polonais.) C’est néanmoins en Prusse que la langue lituanienne
demeure le mieux étudiée  : la première grammaire, parue en
1653, a pour auteur un pasteur de Tilsit. Une traduction de la
Bible, œuvre de plusieurs théologiens protestants, paraît à
Königsberg au début du XVIIIe siècle.

Les écrits ne sont cependant pas tous religieux  : on doit à


Kristijonas Donelaitis (1714-1780), pasteur en Petite Lituanie,
une longue œuvre poétique, Les  Saisons, aujourd’hui perçue
comme fondatrice de la littérature lituanienne. Il est vrai qu’à la
même époque, non sans paradoxe, les élites lituaniennes elles-
mêmes délaissent leur langue au profit du polonais, en
particulier dans la capitale.

Lors du troisième partage de la Pologne, en 1795, la Russie


annexe la Lituanie. Un premier essor littéraire, d’inspiration
romantique, se manifeste au début du XIXe  siècle à l’université
de Vilnius. On s’y intéresse à l’histoire ancienne de la Lituanie,
mais les élites polonisées vibrent à l’unisson de la Pologne, en
particulier lors de l’insurrection polonaise de 1831. Fermée
l’année suivante, l’université de Vilnius ne rouvrira ses portes
qu’en 1919. La deuxième révolte polonaise, en 1863, gagne
aussitôt la Lituanie. Une répression s’ensuit  : le lituanien et le
polonais sont bannis de l’enseignement (au profit du russe) et
les écrits lituaniens en caractères latins interdits. Dès lors
imprimés en Prusse, livres et revues passent en Lituanie en
fraude. C’est le cas du mensuel Ausra («  Aurore  »), fondé en
1883, qui tout à la fois exalte la gloire passée du grand-duché de
Lituanie et dénonce la polonisation des élites.

Linguiste et pédagogue, Jonas Jablonskis (1860-1930) publie en


1901 une Grammaire du lituanien, imprimée à Tilsit  : elle fixe
pour l’essentiel la langue aujourd’hui standard. De nombreux
linguistes s’intéressent alors au lituanien, perçu comme la
langue demeurée la plus proche du «  proto-indo-européen  »
(voir p.  30). Le linguiste français Antoine Meillet (1866-1936)
écrit ainsi : « Qui veut retrouver sur les lèvres des hommes un
écho de ce qu’a pu être une langue commune indo-européenne
va écouter les paysans lituaniens d’aujourd’hui. »

Quand la Russie soviétique renonce à la Lituanie, en juillet 1920,


certains Polonais prônent une union polono-lituanienne, mais
les nationalistes lituaniens s’y opposent. Vilnius, capitale
historique, devient aussitôt une pomme de discorde, car ses
habitants, en grande majorité de langue polonaise (ou yiddish,
voir p.  377), sont perçus par les nationalistes comme des
« Lituaniens polonisés ». Quoi qu’il en soit, des forces polonaises
s’emparent de la ville en octobre. Le gouvernement lituanien
doit se replier à Kaunas. Vilnius redevient la capitale quand
l’Union soviétique annexe la Lituanie en 1940. Comme ailleurs,
Moscou promeut ensuite l’usage de la langue russe, mais
l’afflux de russophones demeure limité  : en 1989, ils forment
12 % de la population, face à 80 % de Lituaniens. C’est pourquoi,
en 1991, les nouvelles autorités décident d’attribuer la
citoyenneté à toute personne ayant résidé de façon permanente
dans le pays depuis trois ans. Cela facilite l’intégration des
russophones, dont la moitié environ décident de rester en
Lituanie.

Le polonais

Lorsque Stanislas Leszczynski (1677-1766), beau-père de


Louis XV, est élu roi de Pologne en 1733, il se trouve à la tête [1] 
d’un des royaumes les plus vastes d’Europe, incluant l’ancien
grand-duché de Lituanie. Des populations de langues variées s’y
côtoient  : dans le royaume de Pologne au sens strict, le
polonais, et, à proximité de la Baltique, l’allemand  ; dans le
grand-duché de Lituanie, le lituanien et divers dialectes slaves
de l’Est qualifiés de «  ruthènes  » (dont sont issus les actuels
biélorusse et ukrainien) ; s’y ajoute, un peu partout, le yiddish,
langue des très nombreux Juifs.

En dépit de multiples déplacements de frontières (à commencer


par ceux dus aux «  partages de la Pologne  » en 1772, 1793 et
1795), la répartition géographique des locuteurs de ces diverses
langues avait peu changé en 1939. En revanche, la Seconde
Guerre mondiale a marqué une rupture brutale avec le passé :
d’une part, la population juive a presque totalement disparu,
exterminée lors de la Shoah ; d’autre part, à l’issue de la guerre,
la population de langue polonaise a subi une « translation vers
l’ouest » jusqu’à la ligne Oder-Neisse.

L’essor de la langue polonaise

«  Et que les autres nations sachent pour toujours que les


Polonais ne cacardent pas comme des oies mais qu’ils parlent
leur propre langue.  » Ainsi s’exprime l’écrivain Mikołaj Rej
(1505-1569), lassé d’entendre ses compatriotes (instruits du
moins) «  cacarder  » en latin. C’est en effet en latin que la
Renaissance s’épanouit en Pologne, en particulier à Cracovie,
capitale du royaume et siège d’une université fondée en 1364, la
plus ancienne d’Europe centrale après celle de Prague (datant
de 1348). La première imprimerie polonaise entre en service à
Cracovie dès 1476. Tous les ouvrages qui en sortent sont en
latin, du moins jusqu’à la parution, en 1513, d’un livre de prière
en polonais. Le latin demeure ensuite la langue principale des
écrits, mais l’habitude se prend de traduire en polonais et
d’imprimer les œuvres littéraires dont noblesse et citadins se
délectent.

La Réforme joue un rôle important, d’autant que ses adeptes,


certes minoritaires, bénéficient du climat de tolérance
religieuse qui prévaut alors en Pologne. La première traduction
du Nouveau Testament en polonais paraît en 1551 à Königsberg,
capitale du duché de Prusse  :  c’est l’œuvre de pasteurs
luthériens, sujets du duc de Prusse, lequel, de langue allemande
et luthérien, n’en est pas moins vassal du roi de Pologne. Quant
à la première traduction complète de la Bible, elle paraît à Brest-
Litovsk en 1563 à l’initiative (et aux frais) d’un grand aristocrate
lituanien polonisé converti au calvinisme, Mikołaj Radziwiłł
(1515-1565). Mikołaj Rej, lui aussi, adopte le calvinisme et, bien
qu’excellent latiniste, décide d’écrire uniquement en polonais.
Datant de 1543, sa première œuvre, description vive et critique
de la société polonaise, s’intitule Court Débat entre un seigneur,
un maire et un curé. S’y ajoutent d’importants écrits historiques
et religieux et des poèmes, qui font de lui le «  père  » de la
littérature nationale.

Le grand poète Jan Kochanowski (1530-1584) fut d’abord


voyageur  : diplômé de l’université de Cracovie à l’âge de dix-
sept ans, il poursuit ses études à Königsberg, puis à Padoue et
gagne la France, où il rencontre Ronsard. Revenu en Pologne en
1559, il vit à la cour du roi Sigismond II Auguste, puis se retire
sur ses terres en 1574. Il y écrit l’essentiel de son œuvre, dont
un grand drame lyrique, Le  Renvoi des messagers grecs (1565-
1566), et un recueil d’élégies, Thrènes, dédié à sa fille décédée
(1580). Jan Kochanowski incarne magnifiquement le «  siècle
d’or  » de la littérature polonaise, grand ouvert sur la culture
humaniste européenne. Le polonais écrit qui s’épanouit à la
Renaissance connaîtra une évolution graduelle et continue
jusqu’à nos jours : c’est la seule langue slave dans ce cas.
La Pologne partagée

En 1569, un accord, l’Union de Lublin, instaure entre la Pologne


et le grand-duché de Lituanie une union perpétuelle dotée
d’une seule couronne (capitale  : Varsovie à partir de 1596).
Cependant, la puissance du royaume de Pologne-Lituanie,
ravagé par des guerres au XVIIe  siècle, ne cesse ensuite de
décliner. Stanislas Auguste Poniatowski (1732-1798), élu roi en
1764, doit, en 1772, céder de vastes territoires aux puissances
voisines  : la Russie, la Prusse et l’Autriche. C’est ce que l’on
nomme, a posteriori, le «  premier partage de la Pologne  ». La
population du royaume se trouve réduite d’un tiers. Stanislas
Auguste s’efforce alors de réformer les institutions et s’intéresse
à l’enseignement  : en 1773, il instaure une Commission pour
l’Éducation nationale, première ébauche en Europe d’un
ministère de l’Instruction publique. La suite de son règne
s’accompagne d’une belle renaissance littéraire et culturelle.
L’effervescence intellectuelle est à son comble avec l’adoption,
en 1791, d’une Constitution. Dès 1793-1795, toutefois, les
deuxième et troisième partages mettent fin au royaume de
Pologne (Finis Poloniae, en latin).

Après les guerres napoléoniennes, le congrès de Vienne (1815)


consacre un nouveau partage entre la Russie (qui s’octroie le
cœur du pays, dont Varsovie), l’Autriche et la Prusse. Le peuple
polonais connaît dès lors, durant un siècle, trois destinées
différentes. La langue polonaise n’en demeure pas moins
vigoureuse et homogène, d’autant qu’elle reste le seul vecteur
du patriotisme. Les poètes romantiques, dont Adam Mickiewicz
(1798-1855), leur chef de file, jouent un rôle essentiel.

– Dans la partie russe, face à l’autoritarisme du régime tsariste,


les Polonais se soulèvent en 1830-1831, puis en 1863-1864. À la
répression succède une politique de russification  : le russe
devient la langue exclusive de l’administration et de
l’enseignement. Il est vrai que celui-ci n’est guère développé : à
la fin du XIXe siècle, les deux tiers de la population sont illettrés.
Il faut attendre la révolution russe de 1905 pour que le polonais
retrouve un statut officiel.

– Dans la partie prussienne, la politique de germanisation se


généralise à partir du milieu du XIXe  siècle. L’enseignement
primaire – en langue allemande – étant obligatoire dans toute la
Prusse, l’illettrisme disparaît (ou presque) dès 1900.

– Le régime autrichien se montre plus libéral. En 1861, le statut


de la Galicie reconnaît le polonais comme langue officielle.
L’enseignement primaire en polonais ne touche cependant que
30 % des enfants. En revanche, les universités de Cracovie et de
Lemberg (Lwów en polonais) attirent des Polonais de toutes les
régions.

Face à la russification et à la germanisation, des initiatives


privées assurent l’enseignement du polonais  : au début du
XXe siècle, un tiers des enfants de Pologne russe en bénéficient.

La vitalité du lectorat polonais se manifeste en 1911 quand un


roman de Henryk Sienkiewicz (1846-1916) paraît
simultanément en feuilleton dans quatre journaux : à Varsovie,
à Wilno (Vilnius), à Poznań (en allemand Posen, en Prusse) et à
Lwów (en Galicie autrichienne).

La Pologne reconstituée

La Pologne reconstituée à l’issue de la Première Guerre


mondiale rassemble la plupart des Polonais, mais inclut aussi,
dans ses régions orientales, des Ukrainiens et des Biélorusses.
Selon le recensement de 1931, 69 % des 32 millions d’habitants
avaient pour langue maternelle le polonais. La répartition des
locuteurs de langues slaves de l’Est (ukrainien, «  ruthène  »,
biélorusse,  etc.) a fait l’objet de controverses, mais il est clair
qu’ils formaient environ 20  % de la population. On comptait
enfin près de 10 % de Juifs, en majorité de langue yiddish (voir
plus loin).

Envahie en 1939, la Pologne se trouve de nouveau partagée,


entre le Reich allemand et l’Union soviétique cette fois. Les
occupants imposent à la population un régime très sévère
(travail forcé, déportations en Sibérie) et procèdent à
l’élimination physique des élites polonaises. En 1945, l’URSS
conserve les territoires peuplés majoritairement d’Ukrainiens
et de Biélorusses. En contrepartie, les territoires auparavant
allemands situés à l’est de la ligne Oder-Neisse (Silésie,
Poméranie,  etc.) sont attribués à la Pologne. Quand leurs
habitants allemands sont expulsés vers l’ouest, des Polonais
venus des territoires orientaux (et d’URSS) s’y installent. Il en
résulte une nation polonaise encore plus homogène  : le
polonais est aujourd’hui la langue maternelle de la quasi-
totalité de la population.

On compte environ cent mille locuteurs du kachoube, langue


régionale officiellement reconnue en 2005 après avoir été
longtemps considérée comme un dialecte du polonais. En usage
à l’ouest de Gdańsk, dans ce que l’on nommait entre les deux
guerres mondiales le « Corridor polonais », le kachoube a acquis
la célébrité à l’étranger quand l’écrivain allemand Günter Grass
(1927-2015) l’a mis en scène dans Le Tambour (1959).

Le yiddish

En attribuant en 1978 le prix Nobel de littérature à Isaac


Bashevis Singer (1902-1991), écrivain de langue yiddish,
l’Académie suédoise a voulu attirer l’attention sur une
littérature souvent méconnue et, surtout, rendre hommage à
une langue en déclin, victime à la fois de la Shoah et du
dynamisme de l’État d’Israël, qui lui a préféré l’hébreu
moderne. « Yiddish » signifie tout simplement « juif ». La langue
yiddish, apparentée à l’allemand, était celle des Ashkénazes, à
l’origine Juifs d’Allemagne, distincts des Sépharades, à l’origine
Juifs d’Espagne. Au Moyen Âge, le yiddish s’est diffusé vers l’est
quand de nombreux Ashkénazes, fuyant les persécutions, ont
migré vers le royaume de Pologne et le grand-duché de
Lituanie (voir p. 159). On distingue ensuite les dialectes yiddish
occidentaux, en Allemagne, et les dialectes yiddish orientaux,
qui incorporent des éléments empruntés aux langues slaves.

Au XVIe  siècle, l’essor de l’imprimerie en Allemagne favorise la


diffusion d’une littérature profane en yiddish, écrite en
caractères hébraïques. Le Bovo Bukh, roman de chevalerie
d’Élie Lévita (1469-1549), publié en 1541, connaît un succès
considérable et sera maintes fois réédité jusqu’au XIXe  siècle.
Concurrencé à l’écrit par de l’allemand, le yiddish tend
cependant à se cantonner au rôle de langue « familière », voire
à passer pour un «  jargon  ». Au XVIIIe  siècle, les Juifs
d’Allemagne font de l’allemand leur langue usuelle. Le yiddish
occidental finit par s’éteindre. La destinée du yiddish oriental
sera tout autre, en raison notamment du nombre de ses
locuteurs  : dès le XVIe  siècle, en effet, la Pologne et le grand-
duché de Lituanie abritaient sans doute les trois quarts des Juifs
du monde ! Par ailleurs, à la différence du yiddish occidental, à
maints égards «  dialecte  » de l’allemand, le yiddish oriental
côtoie des langues principalement slaves, dont il se distingue
complètement.

Comme les Polono-Lituaniens, les Juifs bénéficient du «  siècle


d’or de la Pologne  », puis souffrent des guerres au XVIIe  siècle.
Ensuite se développe le «  hassidisme  », mouvement de
renouveau religieux à la fois mystique et populaire fondé en
Podolie (dans l’ouest de l’actuelle Ukraine) par Ba’al Shem Tov
(1698-1760). Il se heurte à l’hostilité des Juifs orthodoxes (les
mitnagdim, « opposants »), puissants à Vilnius, la « Jérusalem du
Nord  ». L’opposition se manifeste aussi dans le domaine
linguistique, car les hassidim, pour diffuser leur message au
sein du peuple juif, renoncent à l’hébreu et recourent au
yiddish, dont ils renforcent ainsi l’expressivité et le prestige.

Un mouvement très différent, l’haskala, naît en Allemagne au


XVIII e  siècle. Rationalistes et libéraux, ses promoteurs, les
maskilim, prônent la modernisation et entendent mettre fin à
l’enfermement des Juifs dans leurs institutions traditionnelles,
sans remettre en cause la culture et l’identité juives. Ils invitent
les Juifs à adopter la langue du pays où ils résident (russe,
polonais,  etc.), afin de faciliter leur intégration à la société, et,
simultanément, revivifient l’hébreu en l’employant dans des
écrits modernes (voir p.  436). Ils condamnent en revanche le
yiddish, le jugeant caractéristique du repli des Juifs sur eux-
mêmes.

Yiddish ou hébreu ?

En 1815, le royaume de Pologne-Lituanie n’existe plus : les Juifs


yiddishophones sont devenus sujets du tsar (les plus
nombreux), de l’empereur d’Autriche ou du roi de Prusse. Dans
ce dernier cas, ils ne tardent pas à adopter la langue allemande,
comme les autres Juifs d’Allemagne. Ailleurs, la population
juive se compose d’une bourgeoisie urbaine prospère, très
minoritaire, et d’une masse de ruraux disséminés dans
d’innombrables bourgades dites en yiddish shtetlekh (pluriel de
shtetl). Au sein de l’Empire russe, les Juifs se répartissent entre
la Pologne et la « zone d’assignation » (ou « de résidence ») (voir
la carte p. 364), à l’est de laquelle il leur est interdit de s’établir.
Nombre d’entre eux quittent ensuite des shtetlekh de plus en
plus misérables et gagnent les villes, où ils forment un
prolétariat parqué dans des ghettos. La précarité jointe à la
montée de l’antisémitisme finit par provoquer une émigration
considérable  : entre 1881 et  1917, plus de 2  millions de Juifs
quittent l’Empire russe, se dirigeant surtout vers les États-Unis
(voir p. 657).

Les questions d’une «  nationalité juive  » et d’une langue


« nationale » se posent. Les maskilim se tournent vers l’hébreu :
plusieurs revues littéraires en cette langue paraissent à partir
des années  1840. Les mitnagdim, en revanche, se méfient de
l’usage profane de l’hébreu  ; quant aux hassidim, ils le
condamnent catégoriquement. Les textes se multiplient
néanmoins. De surcroît, l’hébreu, stimulé par l’essor du
sionisme, sera à nouveau parlé avant la fin du siècle (voir
p. 437). C’est pourtant en yiddish que la grande majorité de la
population juive d’Europe orientale continue de s’exprimer. Le
premier hebdomadaire yiddish (L’Observateur de la Vistule)
paraît à Varsovie en 1823-1824. Ensuite, une littérature se
développe dans tous les domaines  : journalisme, traductions,
œuvres littéraires, théâtre… Les trois grands écrivains de la fin
du siècle ont écrit en hébreu avant de passer au yiddish, leur
langue naturelle : Mendele Moicher Sforim (1836-1917), Cholem
Aleikhem (1859-1916) et I. L. Peretz (1852-1915).

En 1895, à Vilnius, des écrivains fondent le Yargonishe Komitet


(«  Comité du jargon  ») pour uniformiser le yiddish et
promouvoir la diffusion d’une littérature de qualité. De son
côté, le mouvement ouvrier juif s’organise en 1897 en fondant
le Bund (Union générale des travailleurs juifs), à Vilnius
également. Socialiste et laïque, il n’en défend pas moins
l’autonomie culturelle des Juifs et diffuse une presse
clandestine en yiddish. À cette époque, les tirages des
publications en yiddish sont cinq à dix fois supérieurs à ceux
des publications en hébreu et c’est en yiddish que paraît le
principal journal sioniste, Di  Velt. L’activité du Yargonishe
Komitet conduit à la Conférence internationale de Czernowitz
en 1908. Elle affirme que le yiddish est la langue nationale des
Juifs, qui doivent la préserver et la cultiver s’ils veulent
échapper à l’assimilation.

New York, métropole du monde yiddish

Après la Première Guerre mondiale, les Juifs de langue yiddish


se trouvent en majorité répartis entre la Pologne, l’URSS et les
États-Unis.

– En Pologne, le recensement de 1931 dénombre 3,1 millions de


Juifs (un dixième de la population), dont les quatre cinquièmes
ont pour langue usuelle le yiddish. Fondé en 1925, le YIVO
(Institut scientifique juif, autrement dit yiddish) s’installe à
Wilno (Vilnius). Il se consacre à l’étude et à la régulation de la
langue yiddish (et sera transféré à New  York en 1940). Un
antisémitisme croissant sévit toutefois en Pologne au cours des
années 1930.

– En Union soviétique, on recense 2,6 millions de Juifs en 1926,


surtout présents dans les RSS d’Ukraine et de Biélorussie. Les
nouvelles autorités stimulent l’essor de l’enseignement en
yiddish et encouragent son usage écrit. Une embellie de courte
durée : le régime soviétique s’attaque bientôt à la culture juive
elle-même et à ses fondements religieux. Dans les années 1930,
Staline fait fermer la plupart des institutions liées à la langue
yiddish. En revanche, il crée en 1934 une «  région autonome
juive  » dans l’extrême est de la Sibérie, à la frontière de la
Mandchourie. Conçu comme une alternative au sionisme,
ayant pour langue officielle le yiddish et non l’hébreu, le projet
échouera pour l’essentiel  : à la fin des années 1940, environ
30 000 Juifs résident dans la région. Ils sont aujourd’hui moins
de 2 000.

– Aux États-Unis, où l’on compte environ 4 millions de Juifs en


1930, la langue et la culture yiddish vivent une situation
paradoxale. Elles s’y épanouissent en toute liberté, comme
jamais en Europe orientale, à tel point que New  York joue
désormais le rôle de métropole culturelle du monde yiddish.
Pourtant, la pratique du yiddish décline au fil des  générations,
car les Juifs immigrés aux États-Unis depuis les années  1880,
avant tout soucieux d’intégration, ont d’emblée et massivement
scolarisé leurs enfants en anglais.

Le crépuscule du yiddish

Le nombre de victimes de la Shoah se situe entre 5 et 6 millions.


Dans leur grande majorité (de l’ordre de 85  %), ces victimes
résidaient dans  les pays où l’on parlait traditionnellement le
yiddish, ce qui ne signifie pas que tous le pratiquaient. Quoi
qu’il en soit, la quasi-totalité des locuteurs européens du yiddish
ont ainsi disparu.

Après 1945, les Juifs d’Europe occidentale et d’Amérique du


Nord concentrent leur attention sur l’État d’Israël, proclamé en
1948. Or, ses fondateurs, bien que d’origine ashkénaze, ont
promu l’hébreu moderne et déconsidéré le yiddish dès l’époque
du Foyer national juif institué en 1919 (voir p. 438). Le prestige
grandissant de l’un accélère le déclin de l’autre. En témoigne
l’histoire du quotidien yiddish Forverts («  En Avant  »), fondé à
New York en 1897 : son tirage, supérieur à 200 000 exemplaires
dans l’entre-deux-guerres, a chuté à environ 50  000 dans les
années 1960. Devenu hebdomadaire en 1983, il ne tire plus
aujourd’hui qu’à 5  500 exemplaires environ. Ce déclin
s’accompagne néanmoins d’une double prise de conscience : si
le yiddish s’éteint, c’est non seulement un pan entier de
l’histoire juive qui va se perdre, mais aussi l’accès à une
littérature d’une richesse exceptionnelle. L’écrivain qui a le
mieux entretenu la flamme n’est autre que le prix Nobel Isaac
Bashevis Singer. Né en Pologne, il a fui l’antisémitisme, s’est
installé aux États-Unis en 1935 et y a écrit l’essentiel de son
œuvre, d’abord publiée en feuilleton dans Forverts. Singer fait
revivre dans ses romans et ses nouvelles la Pologne de son
enfance en s’inspirant des conteurs juifs traditionnels.

Il est très difficile d’estimer le nombre actuel de locuteurs du


yiddish. Aux États-Unis, ils étaient 160  000 en 2011. Les seules
communautés qui emploient et cultivent le yiddish de façon
systématique appartiennent à la mouvance des haredim
(souvent dits « ultra-orthodoxes »), nombreux aux États-Unis et
en Israël. Elles le font parce qu’elles s’opposent à l’usage
profane de l’hébreu, langue sacrée, comme les hassidim aux
XVIII e et XIXe siècles.

Les langues des pays danubiens

Le Danube, coulant à Vienne et à Budapest, évoque d’emblée


l’Autriche-Hongrie. Connue sous ce nom de 1867 à 1918, celle-ci
avait pris forme au début du XVIe siècle en tant que domaine des
Habsbourg, associant à leurs possessions héréditaires
d’Autriche les couronnes de Hongrie et de Bohême. La « double
monarchie  », sur laquelle régnait l’empereur d’Autriche
simultanément roi de Hongrie, se composait de deux
ensembles  : d’un côté, l’Autriche au sens (très) large, incluant
au nord la Bohême et la Moravie, à l’est la Galicie et la
Bucovine, au sud la région de Trieste et la Dalmatie  ; de
l’autre, le royaume de Hongrie, incluant la Croatie. Il s’y ajoutait
la Bosnie-Herzégovine, auparavant ottomane, occupée en 1878
puis annexée en 1908.

La complexité de cet édifice politique n’avait d’égale que la


diversité des situations linguistiques. Selon la langue
maternelle, la population  de l’Empire austro-hongrois se
répartissait ainsi au début du XXe  siècle  : allemand, 25  %  ;
hongrois, 17  %  ; tchèque, 13  %  ; serbo-croate, 11  %  ;  polonais,
9  %  ; ruthène (c’est-à-dire ukrainien), 8  %  ; roumain, 7  %  ;
slovaque, 4  %  ; slovène, 3  %  ; italien, 2  %  ; autres, 1  %.
L’allemand était la langue de populations résidant en Autriche
même, mais aussi en Bohême et Moravie, en Hongrie et
ailleurs, et de la cour impériale (à Vienne), du gouvernement
central, de l’armée,  etc. Parmi les autres langues, certaines
n’étaient en usage qu’en Autriche-Hongrie  : le hongrois, le
tchèque (en Bohême et en Moravie), le slovaque (dans le nord
de la Hongrie) et le slovène (dans le sud de l’Autriche). D’autres
l’étaient aussi dans des pays voisins : le serbo-croate (en Serbie
et au Monténégro), le polonais (en Russie et en Allemagne), le
ruthène (en Russie), le roumain (en Roumanie) et l’italien.

La défaite de 1918 a sonné le glas de l’Autriche-Hongrie et


conduit à son partage entre deux États vaincus (l’Autriche et la
Hongrie), trois États qui n’existaient pas en 1914 (la
Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Pologne) et deux États qui
se sont ainsi agrandis (la Roumanie et l’Italie).

Le tchèque et le slovaque

Le grand écrivain Jan Hus (1372-1415), prédicateur


excommunié mort sur le bûcher, puis héros national, a fait du
tchèque une langue littéraire en rapprochant la langue écrite de
la langue vernaculaire (voir p.  168). La tradition hussite
demeure ensuite un élément central de l’identité tchèque.
Après avoir acquis en 1526 le royaume de Bohême (incluant la
Moravie), les Habsbourg, bien que catholiques, tolèrent le
hussisme afin de ne pas s’aliéner une possession qui fournit les
deux tiers de leurs revenus. La vie culturelle tchèque
s’intensifie grâce à l’imprimerie. Apparue dans la mouvance
hussite au XVe  siècle, l’Unité des frères de la loi du Christ (dits
«  Frères tchèques  ») exerce une grande influence morale et
intellectuelle. On lui doit une traduction inégalée de la Bible en
tchèque, dite «  de Kralice  », la ville de Moravie où elle fut
imprimée en 1579-1594.

Au tournant des XVIe  et XVIIe  siècles, la tension monte en


Bohême entre les protestants (hussites compris), devenus
majoritaires, et les catholiques. En 1618, lors d’une entrevue au
château de Prague, des protestants tchèques jettent par la
fenêtre des représentants catholiques des Habsbourg  : c’est la
«  défenestration de Prague  ». La rupture est consommée. Les
Tchèques insurgés sont écrasés en 1620. La répression s’abat
ensuite sur les protestants (la conversion ou l’exil).
L’aristocratie et la bourgeoisie des villes se germanisent, tandis
que les campagnes demeurent le conservatoire de la langue
tchèque.

Sous le règne du Habsbourg Joseph  II (1781-1790), despote


éclairé, l’abolition du servage et le rétablissement de la
tolérance religieuse ouvrent la voie à la «  renaissance
nationale » tchèque. L’attention se porte sur la langue. En 1809
paraît une grammaire rédigée (en allemand) par Josef
Dobrovský (1753-1829). Elle réhabilite le tchèque de la Bible de
Kralice, ce qui conduira à une diglossie entre langue écrite et
langue parlée. Josef Jungmann (1773-1847) publie en 1834-1839
un monumental dictionnaire, en prônant un retour du lexique
à des racines slaves. Quant à l’historien František Palacký (1798-
1876), il redonne vie au passé national dans son Histoire des
Tchèques de Bohême et de Moravie (cinq volumes, 1836-1867). À
partir des années 1880 s’affirme le mouvement des «  Jeunes
Tchèques  ». Les manifestations patriotiques se multiplient,
détériorant les relations entre la communauté de langue
tchèque et celle de langue allemande, qui forme alors un tiers
de la population de Bohême et de Moravie. Chacune organise
son propre système d’enseignement.

Le slovaque s’émancipe
Alors que les dialectes slovaques ne diffèrent guère des
dialectes tchèques, l’histoire a séparé les deux peuples  : les
Slovaques relèvent non pas du royaume de Bohême, mais du
royaume de Hongrie (voir p.  169). De nombreux Slovaques se
rallient néanmoins au mouvement hussite, puis à la Réforme.
Ils adoptent comme langue écrite le tchèque et se réfèrent à la
Bible de Kralice. Pour contrebalancer l’influence tchèque,
l’Église catholique promeut aux XVIIe et XVIIIe siècles une langue
slovaque écrite, dite «  slovaque jésuite  », qui n’est que du
tchèque modifié. Une traduction de la Bible paraît dans les
années 1750. Un prêtre catholique, Anton Bernolák (1762-1813),
remet ensuite l’ouvrage sur le métier et élabore une langue
écrite fondée sur le dialecte slovaque occidental, proche du
tchèque. Certains écrivains prônent alors une fusion des deux
langues écrites, mais les Tchèques s’y refusent. Le protestant
Ludovit Stur (1815-1856) vise au contraire l’émergence d’une
nation slovaque distincte. Dans les années 1830-1840, il établit
une langue écrite fondée sur les dialectes slovaques centraux.
Un compromis débouche en 1852 sur un «  slovaque révisé  »,
qui reste la langue littéraire contemporaine. Après 1867, les
Slovaques sont confrontés à la « magyarisation » voulue par les
autorités de Budapest (voir plus loin).

Une langue tchécoslovaque en deux


variantes
L’idée de réunir les Tchèques et les Slovaques en un même État
prend forme durant la Première Guerre mondiale. Proclamée le
18  octobre 1918, la République tchécoslovaque adopte en 1920
une Constitution qui officialise la langue «  tchécoslovaque  »
tout en reconnaissant deux «  variantes  ». En pratique, le
tchèque domine, le slovaque étant considéré comme un
dialecte oriental du tchèque, doté d’une littérature régionale
mais de peu de fonctions officielles.

Par ailleurs, le tchèque ou le slovaque ne sont les langues


maternelles que des deux tiers de la population  : il s’y ajoute
l’allemand (22  %, surtout en Bohême et Moravie), le hongrois
(5 %, dans le sud de la Slovaquie), le ruthène ou ukrainien dans
l’extrême est (Ruthénie subcarpatique),  etc. Il est vrai que le
régime démocratique de la Tchécoslovaquie protège de façon
efficace les minorités linguistiques. Mais après l’accession
d’Hitler au pouvoir, en 1933, les nazis prennent l’ascendant
chez les Allemands des Sudètes (pourtour de la Bohême et de la
Moravie). En 1938, les accords de Munich contraignent la
Tchécoslovaquie à céder les Sudètes à l’Allemagne. L’année
suivante, le Reich incorpore le pays tchèque lui-même sous le
nom de protectorat de Bohême-Moravie, tandis que la
Slovaquie proclame son indépendance (et devient un satellite
de l’Allemagne).

Reconstituée en 1945, la Tchécoslovaquie expulse peu après


vers l’Allemagne la quasi-totalité de sa population
germanophone, soit près de 3  millions de personnes. La
Constitution adoptée en 1968 instaure une république fédérale
composée de deux Républiques, tchèque et slovaque, et
reconnaît la langue slovaque comme distincte. En 1990, la
Tchécoslovaquie devient la «  République fédérative tchèque et
slovaque  ». Pour finir, les deux Républiques se séparent le
1er  janvier 1993. Aujourd’hui, le slovaque écrit, fixé au
XIXe  siècle, ne se différencie guère du slovaque parlé. En
revanche, le tchèque écrit demeure proche de celui de la Bible
de Kralice, tandis que la langue parlée usuelle a évolué  : c’est
une situation de diglossie.

Le hongrois

En 1896, les Magyars, autrement dit les Hongrois, fêtent en


grande pompe le millénaire de la conquête du pays par leurs
ancêtres (voir p. 167). Le royaume de Hongrie inclut alors tous
les territoires de la « couronne de saint Étienne » (le premier roi
chrétien, sacré en l’an 1001) et jouit d’une grande autonomie au
sein de l’Empire austro-hongrois. L’avenir paraît assuré, alors
que 370 ans plus tôt, à la bataille de Mohács, le royaume avait
éclaté en trois parties sous la poussée des Ottomans : à l’ouest et
au nord, la Hongrie «  royale  », passée sous l’autorité des
Habsbourg ; au centre et au sud, la Hongrie ottomane ; à l’est, la
principauté de Transylvanie. Il avait fallu attendre le tournant
des XVIIe et XVIIIe  siècles pour que l’unité soit rétablie, au profit
des Habsbourg.
Alors qu’elle était divisée, la Hongrie a accueilli la Réforme  :
luthérienne dès 1525, calviniste à partir de 1540. Comme
ailleurs, les protestants publient des textes religieux  : le
premier livre imprimé en hongrois, datant de 1533, est une
traduction des Épîtres de saint Paul. En 1590 paraît une
traduction de la Bible entière (dite Bible de Vizsoly, la ville où
elle est imprimée), œuvre d’un pasteur calviniste, Gáspár Károli
(v. 1529-1591). Une littérature nationale naît à la même époque :
Bálint Balassi (1554-1594) inaugure la poésie lyrique. Le jésuite
Péter Pázmány (1570-1637), primat de Hongrie à partir de 1616,
anime la Contre-Réforme. Auteur d’œuvres apologétiques, il est
réputé avoir créé la langue philosophique et théologique
hongroise. Autre figure marquante : Miklós Zrínyi (1620-1664),
de père croate et de mère hongroise, chef militaire grand
pourfendeur de Turcs et auteur du premier poème épique en
hongrois (Le  Péril de Sziget, 1651). L’usage écrit du hongrois
progresse aux XVIIe  et XVIIIe  siècles, du moins dans le domaine
littéraire et privé. En revanche, le latin conserve un rôle
éminent en tant que langue du droit, des institutions politiques
(la Diète de Hongrie délibère en latin) et des travaux
académiques.

Le renouveau de la langue

Au début du XIXe  siècle, le mouvement de «  renouveau de la


langue  », Ferenc Kazinczy (1759-1831) en tête, entreprend
d’adapter le hongrois à la vie moderne sous tous ses aspects, en
réformant la grammaire et en enrichissant le vocabulaire  :
quelque 8 000 mots nouveaux entrent dans la langue. En 1827
naît la Société scientifique hongroise (plus tard Académie des
sciences) qui, entre autres activités, publie des ouvrages de
grammaire et des dictionnaires, le plus complet en 1862-1874.
Le « renouveau de la langue » coïncide avec l’éveil des nations
caractéristique de l’époque romantique.

Deux grands poètes épousent la cause nationale  : Mihály


Vörösmarty (1800-1855), auteur de La Fuite de Zalan (1825),
épopée célébrant la victoire d’Arpad, et Sándor Petöfi (1823-
1849). Ce dernier s’illustre lors de la révolution hongroise de
1848 en déclamant publiquement à Budapest son Nemzeti dal
(« Chant national »), puis meurt au combat l’année suivante en
Transylvanie, quand des troupes russes appelées par les
Habsbourg défont les révolutionnaires. La répression s’abat
ensuite sur la Hongrie, mais leur défaite face aux Prussiens (à
Sadowa en 1866) incite les Habsbourg à se concilier les
Hongrois. Ainsi le « compromis » adopté en 1867 instaure-t-il la
« double monarchie ».

Le « diktat » de Trianon

Les autorités hongroises définissent dès lors leur politique


culturelle et linguistique. À l’instar d’autres gouvernements à la
même époque (français, allemand, britannique,  etc.), celui de
Budapest érige le hongrois en unique langue officielle et
entreprend de promouvoir son enseignement en tant que
facteur d’unité nationale. Ce n’est pas choquant en soi (d’autant
que l’enseignement en d’autres langues demeure autorisé),
mais le royaume de Hongrie présente une particularité  : la
moitié de sa population a pour langue maternelle une langue
autre que le hongrois (roumain, allemand, slovaque, serbo-
croate, etc.). Se donner pour objectif d’assimiler, fût-ce à terme,
une telle proportion de « minorités linguistiques » relève de la
gageure et suscite l’hostilité des intéressés.

Les Hongrois en font les frais à l’issue de la Grande Guerre. En


1920, la Hongrie doit signer le traité de Trianon, ressenti comme
un « diktat » : son territoire se trouve réduit des deux tiers. Le
nouveau tracé des frontières fait que 30  % des Hongrois sont
désormais inclus dans les États voisins  : la Roumanie, la
Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Chez les Hongrois devenus
minoritaires dans des pays étrangers, le traumatisme est
douloureux et le reste un siècle plus tard, face à des populations
majoritaires souvent méfiantes, voire hostiles.

En Roumanie, les magyarophones (1,4  million de personnes,


soit 7 % de la population) se concentrent surtout dans l’est de la
Transylvanie, au creux de l’arc des Carpates. Le régime
communiste y avait institué en 1952 une «  région autonome
magyare  », supprimée en 1968. En 1995, la Hongrie et la
Roumanie signent un traité en vertu duquel la première
renonce à toute revendication territoriale, tandis que la
seconde s’engage à respecter les droits de la minorité magyare.
L’Union démocratique des Magyars de Roumanie (UDMR,
RMDSZ en hongrois) –  ayant adopté une ligne modérée  –
participe ensuite à toutes les coalitions gouvernementales ou
du moins les soutient. Seul le roumain a le statut de langue
officielle, mais l’enseignement public en hongrois est garanti
dans les municipalités où les magyarophones forment au
moins 20  % de la population, l’enseignement du roumain y
étant par ailleurs obligatoire dès l’école primaire. À l’université
Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca, un tiers des cours sont donnés en
hongrois.

Les 530 000 Hongrois de Slovaquie (9 % de la population) vivent


dans le sud du pays, près de la frontière hongroise. Leurs droits
linguistiques s’apparentent à ceux des Hongrois de Roumanie.
L’université János Selye, fondée en 2004 à Komárno, sur le
Danube, est entièrement de langue hongroise. En Serbie, les
280 000 Hongrois forment 14 % de la population de la province
autonome de Voïvodine (dans le nord du pays), ethniquement
très bigarrée : outre le serbe, elle compte cinq langues officielles
(le hongrois, le slovaque, le roumain, le croate et le ruthène).

Le roumain

Le plus ancien texte connu en roumain date de 1521. C’est une


lettre adressée par le boyard Neacşu, résidant en Valachie, à
Johann Benkner (mort en 1565), maire de Kronstadt (actuelle
Braşov), en Transylvanie, pour le prévenir que les Ottomans
préparent une attaque. À cette époque, les Roumains vivent
dans trois pays : la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie. Des
voïvodes roumains, tributaires du sultan ottoman, règnent sur
la Valachie et la Moldavie, peuplées en grande majorité de
Roumains. Dans la principauté de Transylvanie, où les
Roumains, en majorité paysans, côtoient des Hongrois et des
Allemands, l’aristocratie est de langue hongroise. Les
Allemands ou «  Saxons  » (tel Benkner) bénéficient d’un statut
particulier.

Les questions religieuses agitent la Transylvanie au XVIe siècle.


Les Roumains y demeurent orthodoxes, comme ceux de
Valachie et de Moldavie, avec pour langue liturgique le vieux
slave, tandis que les Hongrois se tournent vers le calvinisme et
les Saxons vers le luthéranisme. Afin de propager les nouvelles
doctrines religieuses, vers 1560, Benkner fait venir de Valachie à
Kronstadt un typographe, Coresi (dit «  le Diacre Coresi  », mort
en 1584). Ce dernier publie des textes religieux traduits du
vieux slave en roumain et, ce faisant, crée une langue écrite (en
caractères cyrilliques) fondée sur les dialectes du centre de la
Valachie et du sud de la Transylvanie, au demeurant très
proches. (En Valachie à la même époque, l’Église orthodoxe
n’autorise de publications qu’en vieux slave.)
Influences slave, grecque, italienne et
française

Au XVIIe  siècle, les Roumains entreprennent de traduire les


textes religieux directement du grec plutôt que du vieux slave.
L’influence grecque se renforce quand, au XVIIIe  siècle, les
sultans ottomans imposent à la tête de la Valachie et de la
Moldavie non plus des Roumains mais des Grecs
«  phanariotes  » (issus de l’élite du Phanar, quartier grec de
Constantinople). En Transylvanie, passée sous l’autorité des
Habsbourg au tournant des XVIIe  et XVIIIe  siècles, l’Église
catholique renforce ses positions : une grande partie de l’Église
orthodoxe se rallie à Rome, tout en conservant sa propre
liturgie. Les Roumains de Transylvanie ainsi intégrés au monde
catholique renouent avec la latinité, ce qui  incite  l’«  École
transylvaine  » à dégager la langue roumaine des influences
slave et grecque pour la rapprocher des cultures italienne et
française. La première grammaire roumaine, datant des
années  1750, a pour auteur Dimitrie Eustatievici (1730-1796),
maître d’école à Kronstadt. En Moldavie se distingue le prince
Dimitrie Cantemir (1673-1723), humaniste polyglotte qui écrit
une histoire des Roumains (Chronique des Romano-moldo-
valaques) et un roman (Historia hieroglyphica), le premier en
langue roumaine.

La Russie entre en scène à la fin du XVIIIe siècle lors de conflits


avec l’Empire ottoman. En 1812, elle obtient tout l’est de la
Moldavie (au-delà du Prut), autrement dit la Bessarabie (voir
l’encadré). Dans les décennies qui suivent, tandis que Russes et
Ottomans interviennent dans les principautés de Moldavie et de
Valachie, les patriotes roumains rêvent d’une Roumanie unie et
indépendante. En 1848, ils déclenchent une révolution, vite
réprimée. Simultanément, le grec cède la place au français en
tant que langue de culture, ce qui favorise une « relatinisation »
du vocabulaire. À partir de 1860, la langue roumaine s’écrit
officiellement en alphabet latin et non plus en alphabet
cyrillique. L’œuvre du grand poète Mihail Eminescu (1850-
1889), très cultivé (il a étudié à Vienne la philosophie, les
littératures antique et moderne, la pensée indienne…) et
excellent connaisseur des traditions de son peuple, marque
l’entrée de la langue roumaine dans la littérature universelle.

La Bessarabie
Délimitée à l’ouest par le Prut, à l’est par le Dniestr, la
Bessarabie tire son nom de la dynastie valaque des Basarab
(XIVe  siècle). Les Ottomans en prennent possession au
XVI e siècle,
puis doivent la céder à la Russie en 1812. Entre
les deux guerres mondiales, elle fait partie de la «  Grande
Roumanie ».

L’URSS récupère la Bessarabie en 1944 et la divise en deux


territoires. Le centre et le nord, peuplés de
roumanophones, forment la RSS de Moldavie. Le sud –
  nommé Boudjak à l’époque ottomane  – est rattaché à la
RSS d’Ukraine. S’y côtoient des Ukrainiens, des Bulgares,
des Russes, des Moldaves… et des Gagaouzes, turcophones
orthodoxes (voir p. 390), également présents en Moldavie.

Les deux principautés, enfin unies au début des années 1860,


accèdent à l’indépendance en 1878  : ainsi naît le royaume de
Roumanie. En demeurent exclus les Roumains de Transylvanie
et de Bucovine, qui relèvent de l’Empire austro-hongrois, et
ceux de Bessarabie, qui dépendent de l’Empire russe. En
Transylvanie, les Roumains –  plus de la moitié de la
population  – se trouvent confrontés à la politique  de
magyarisation imposée par Budapest (voir plus haut). En
Bessarabie, les paysans moldaves, isolés des autres Roumains
depuis 1812, vivent à l’écart des changements  : l’alphabet
cyrillique y reste en usage jusqu’en 1918. La réunion de tous les
Roumains survient à l’issue de la Première Guerre mondiale,
quand la Roumanie acquiert la Bessarabie, la Transylvanie et la
Bucovine  : ainsi se constitue la «  Grande Roumanie  » (1920-
1940).

La question moldave

Quand l’URSS reprend possession de la Bessarabie en 1944, les


Roumains vivant à l’est du Prut deviennent des citoyens
soviétiques au sein d’une « RSS de Moldavie ». On distingue dès
lors la Moldavie occidentale demeurée roumaine (capitale  :
Iaşi), et la Moldavie orientale devenue soviétique (capitale  :
Chişinău  ; Kichinev en russe). Les autorités soviétiques
engagent une double politique linguistique. D’une part, elles
officialisent une langue «  moldave  » écrite en alphabet
cyrillique et réputée distincte du roumain. D’autre part, elles
font du russe la «  langue de communication interethnique  »,
tout en favorisant l’immigration de russophones (Ukrainiens et
Russes). En 1989, la RSS ne compte plus que 65  % de
roumanophones. Le premier coup d’éclat nationaliste date de la
même année : le 13 mars, 60 000 exemplaires du journal Glasul
(«  La Voix  »), imprimés en Lettonie en caractères latins, sont
vendus à Chişinău en un jour.

La Déclaration d’indépendance adoptée en août  1991 stipule


que la langue roumaine (limba romana) est la langue officielle
du pays. Certains nationalistes envisagent une union avec la
Roumanie, que les russophones veulent à tout prix éviter. Dès
lors, deux points de vue s’opposent : celui des « roumanistes »,
pour qui les Moldaves sont des Roumains et qui, à défaut d’une
réunion à la Roumanie, cherchent à se rapprocher de
l’Occident  ; celui des «  moldavistes  », qui insistent sur la
spécificité des Moldaves et restent, en pratique, alignés sur
Moscou.

La Constitution de 1994 transige en stipulant qu’est officielle la


langue moldave (limba moldoveneasca) écrite en caractères
latins. La controverse ne cesse ensuite de rebondir : en 2003, les
«  moldavistes  » publient un dictionnaire «  moldave-roumain  »
que les linguistes de l’Académie des sciences dénoncent aussitôt
comme «  une absurdité motivée par des objectifs politiques  ».
Dix ans plus tard, des professeurs sanctionnés parce qu’ils
affirmaient enseigner le «  roumain  » et non le «  moldave  »
obtiennent gain de cause : la Cour constitutionnelle statue que
la Déclaration d’indépendance de 1991 l’emporte sur la
Constitution de 1994 et que la langue officielle est bien le
roumain, qu’on l’appelle ou non « moldave »…

Le gagaouze, une langue turque en


Moldavie

Les Gagaouzes, chrétiens orthodoxes turcophones, vivaient


dans l’ouest de la Bulgarie depuis le Moyen Âge. Après le
rattachement de la Bessarabie à la Russie, en 1812, les autorités
russes et ottomanes ont procédé à un échange de populations
de part et d’autre des bouches du Danube  : les Tatars
musulmans sont partis vers le sud, tandis que les Gagaouzes ont
gagné leur habitat actuel, dans le sud de la Moldavie. L’inclusion
des Gagaouzes dans la Grande Roumanie (1920-1940) leur laisse
un mauvais souvenir. Après l’indépendance de la Moldavie
(1991), ils s’opposent à toute réunion avec la Roumanie, puis
obtiennent en 1994 la création d’une région autonome de
Gagaouzie, dans le sud du pays. Les Gagaouzes sont environ
160 000 au total, dont 120 000 dans la région autonome.
Le gagaouze relève du groupe oghouz des langues turques (voir
p. 210). Écrit en caractères cyrilliques à l’époque soviétique, il a
adopté en 1993 les caractères latins, à l’instar du turc de
Turquie, et bénéficie d’un statut officiel en Gagaouzie. Les
Gagaouzes écrivent néanmoins le plus souvent en russe,
comme ils en ont pris l’habitude au XIXe siècle.

Les langues slaves du Sud et


l’albanais

Séparés des autres Slaves par les Hongrois et les Roumains, les
Slaves du Sud peuplent de façon continue un territoire long de
1  200  kilomètres, s’étirant des Alpes à la mer Noire. Les
linguistes répartissent leurs nombreux dialectes en trois
groupes  : slovène, serbo-croate et bulgaro-macédonien. Les
langues aujourd’hui officielles ont émergé au cours d’une
histoire souvent tourmentée, marquée pour finir par la guerre
en Yougoslavie (1991-1995). On en compte sept : le slovène, les
quatre langues issues de l’ensemble serbo-croate (croate,
bosnien, serbe et monténégrin), le macédonien et le bulgare. La
géographie incite à y adjoindre l’albanais, bien que ce ne soit
pas une langue slave.

Le slovène
Intégrés au Saint-Empire romain germanique dès son origine
au Xe  siècle (voir p.  166), sujets catholiques des Habsbourg
jusqu’en 1918, les Slovènes ont parfois été qualifiés de « Slaves
autrichiens  ». La Réforme a néanmoins joué un rôle
linguistique essentiel en Slovénie. Le premier ouvrage imprimé
en slovène date de 1550  : c’est le Catéchisme (luthérien) de
Primož Trubar (1508-1586). En 1584 paraît une traduction de la
Bible due à Jurij Dalmatin (1547-1589). La même année, Adam
Bohorič (v.  1520-1598) publie une grammaire et met au point
une orthographe. La Contre-Réforme interrompt brutalement
cet essor : les livres sont brûlés, les protestants persécutés. Les
dialectes slovènes parlés demeurent ensuite très vivants, mais
dans les écrits s’imposent l’allemand ou, dans la région de
Trieste, l’italien.

Les Provinces Illyriennes créées par Napoléon en 1809 (et


rattachées à l’Empire français) incluent notamment des
populations slovènes et croates. L’Autriche en reprend le
contrôle dès 1813, mais l’intermède a suffi pour stimuler
l’« illyrisme », mouvement favorable à une union des Slaves de
la région. L’idée chemine d’une langue «  illyrienne  » qui
constituerait un standard commun aux Slovènes, aux Croates
et aux Serbes. En 1850, toutefois, l’accord portant sur une
langue commune aux Croates et aux Serbes (voir plus loin)
laisse le slovène à part. Il est vrai que la question a déjà fait
l’objet de travaux et de débats  : le philologue Jernej Kopitar
(1780-1844), auteur d’une grammaire du slovène (en allemand)
parue dès 1809, voulait fonder un standard sur la langue
effectivement parlée, tandis que d’autres, dont le grand poète
France Prešeren (1800-1849), entendaient maintenir un lien
avec la langue écrite du XVIe  siècle. Le compromis finalement
trouvé prend pour modèle le dialecte de Basse-Carniole, au sud
de Ljubljana. L’orthographe en est codifiée dans un dictionnaire
slovène-allemand publié en 1894-1895.

En 1918, les Slovènes se rallient au nouveau Royaume uni des


Serbes, Croates et Slovènes, autrement dit à la Yougoslavie. La
langue officielle y est bizarrement définie comme «  serbe-
croate-slovène  ». En pratique, si le slovène prévaut dans
l’enseignement et l’administration en Slovénie, le bilinguisme
(slovène/serbo-croate) tend à se généraliser. Il en va de même
au sein de la République populaire fédérative de Yougoslavie
instaurée en 1946, dont la Slovénie forme l’une des Républiques
constitutives. Elle proclame son indépendance en 1991, avec le
slovène pour unique langue officielle, et demeure à l’écart du
conflit yougoslave.

Les langues « serbo-croates »

L’Encyclopédie yougoslave éditée en 1988 contenait un article


intitulé : « La langue serbocroate/croatoserbe, croate ou serbe ».
Il traitait de ce que les linguistes nommaient depuis le XIXe siècle
le «  serbo-croate  », mais qu’aujourd’hui on répartit en quatre
langues (le serbe, le croate, le bosnien et le monténégrin). Il est
vrai que l’histoire de la langue serbo-croate a commencé par un
mariage de raison, dès 1850, s’est poursuivie en une
cohabitation compliquée et terminée par une rupture violente
en 1991-1995.

Pour démêler cet écheveau linguistique, il faut se tourner vers


les dialectes, tels qu’ils sont (ou étaient) parlés, et vers les
appartenances religieuses, qui conditionnent (ou ont
conditionné) les formes écrites. Les dialectes qualifiés de
«  serbo-croates  » par les linguistes se répartissent en trois
groupes : tchakavien (Istrie et côte dalmate), kaïkavien (région
de Zagreb) et chtokavien, de loin le plus important (reste de la
Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie et Monténégro). Ces
appellations sont issues du mot «  quoi  », qui se dit
respectivement tcha, kaï ou chto. Le chtokavien lui-même se
subdivise en une dizaine de sous-dialectes, le plus répandu
étant celui dit d’« Herzégovine orientale », diffusé vers l’ouest et
le nord au cours des migrations provoquées par l’expansion des
Ottomans.

La répartition géographique des appartenances religieuses est


autre  : alors que les locuteurs des dialectes tchakaviens et
kaïkaviens sont tous catholiques, ceux des dialectes
chtokaviens se répartissent entre catholiques, orthodoxes et
musulmans, des communautés souvent imbriquées sur le
terrain. Or ce n’est pas le dialecte mais la confession (associée à
l’histoire politique) qui caractérise les Croates (catholiques), les
Serbes et Monténégrins (orthodoxes) et les Bosniaques
(convertis à l’islam par les Ottomans à partir du XVe siècle). En
conséquence, leurs traditions écrites, à l’origine liées aux textes
religieux, diffèrent et emploient des alphabets distincts  : latin,
cyrillique ou arabe.

Du côté croate, une littérature très riche a fleuri aux XVIe  et


XVII e  siècles dans la République de Dubrovnik (de dialecte
chtokavien) et en Dalmatie vénitienne (de dialecte tchakavien).
La première grammaire (fondée sur le chtokavien) est parue à
Rome en 1604 sous le titre latin Institutiones linguae illyricae
(« Systèmes des langues illyriennes »), en référence à l’ancienne
province romaine d’Illyricum, située à l’est de l’Adriatique.
Après la destruction de Dubrovnik par un tremblement de terre
en 1667, le centre culturel du monde croate se déplace vers
Zagreb, de dialecte kaïkavien. Le chtokavien demeure
néanmoins la référence littéraire.

La brève expérience des Provinces illyriennes stimule


l’«  illyrisme  », mouvement prônant l’unité linguistique et
culturelle des Slaves du Sud (ou du moins de ceux alors inclus
dans l’empire d’Autriche). Il a pour principal animateur un
Croate d’origine allemande, Ljudevit Gaj (1809-1872), que son
Orthographe du croate-slavon, parue en 1830, rend aussitôt
célèbre. À partir de 1835, Gaj publie à Zagreb un journal en
croate et y adjoint une revue littéraire, Danica ilirska (« L’Étoile
du matin illyrienne  »). Bien que les textes soient en kaïkavien
ou en chtokavien selon les cas, Gaj privilégie le second, ce qui
rapproche le croate du serbe plutôt que du slovène. En 1843, les
autorités impériales interdisent l’emploi des termes « illyrien »
et « Illyrie ». L’influence de Gaj décline.
Du côté serbe, les dialectes parlés relèvent tous du chtokavien.
En revanche, la langue cultivée (écrite) s’en distingue à maints
égards : au XVIIIe siècle, une petite élite parle et écrit en slavon
russe, langue de prestige (voir plus loin)  ; d’autres, plus
nombreux, parlent et écrivent en «  slavo-serbe  »
(slavenoserbski), mêlant slavon russe, vieux slave et serbe
vernaculaire (chtokavien).

Dositej Obradović (1739-1811) prône au contraire d’écrire en


une langue proche de ce dernier, que tout le monde pourrait
comprendre. Après avoir voyagé en Europe et s’être imprégné
de l’esprit des Lumières, il publie en 1783 une autobiographie
aujourd’hui considérée comme le premier ouvrage en langue
authentiquement serbe. Dans la continuité d’Obradović s’inscrit
Vuk Stefanović Karadžić (1787-1864). Installé en 1813 à Vienne
(où il mourra), il y rencontre le linguiste slovène Jernej Kopitar
et mène dès lors une double activité. Il recueille et publie à
partir de 1814 et durant toute sa vie des œuvres de la littérature
orale serbe (Contes, Proverbes, Chants lyriques et héroïques),
saluées par Goethe, Grimm, Lamartine et d’autres. Par ailleurs,
il publie en 1818 un Dictionnaire serbe, fixe une orthographe
phonétique (cyrillique enrichi de quelques nouvelles lettres),
rédige une grammaire,  etc. Parmi les dialectes parlés par les
Serbes, il choisit de se référer à celui d’Herzégovine orientale,
très proche du dialecte de Dubrovnik privilégié par Gaj. En
1847, il traduit le Nouveau Testament en serbe moderne.
Le croate et le serbe se rapprochent

À Vienne en 1850, sept écrivains croates et serbes (dont


Karadžić) signent un accord relatif à la normalisation de l’une et
l’autre langues. Celui-ci conduit en principe à la constitution
d’une langue unique, fondée sur le dialecte d’Herzégovine
orientale et dont les transcriptions en alphabet latin ou
cyrillique sont équivalentes. L’accord se garde toutefois de la
nommer  : l’appellation «  serbo-croate  » sera forgée par des
linguistes plus tard, tandis que l’usage courant s’en tient à
« parler croate » et « parler serbe ». Quant aux deux littératures,
elles continuent de se développer séparément, d’autant que
Croates et Serbes vivent jusqu’en 1918 des destinées politiques
différentes.

– Dans le cadre de la «  double monarchie  » austro-hongroise


instaurée en 1867, les Croates se répartissent entre, d’un côté, la
Croatie au sens restreint (région de Zagreb) et la Slavonie, unies
à la Hongrie  ; de l’autre, la Dalmatie et l’Istrie, relevant de
l’Autriche. Aussi un courant « pancroate » aspire-t-il à l’unité et
à l’autonomie, tandis que certains Croates prônent une union
avec les autres Slaves du Sud.

– La question des Serbes est plus compliquée car, en 1815, ils se
répartissent entre l’Empire ottoman et l’empire des Habsbourg.
Du côté ottoman, ils peuplent la Serbie proprement dite, au sud
de Belgrade, et, pour partie, la Bosnie-Herzégovine. Chez les
Habsbourg, ils sont surtout présents dans le sud de la Hongrie
(actuelle Voïvodine, au nord de Belgrade) ou installés en tant
que colons militaires en Croatie-Slavonie et en Dalmatie, à
proximité de la Bosnie. L’année 1878 marque un tournant  :
alors que les Serbes de l’Empire ottoman (et leurs cousins les
Monténégrins) obtiennent leur indépendance, l’Autriche-
Hongrie occupe la Bosnie-Herzégovine.

Tous les habitants de cette vaste province parlent des dialectes


chtokaviens, mais ils se répartissent en orthodoxes (donc
Serbes), catholiques (donc Croates) et musulmans, lesquels se
considèrent comme «  Turcs  » et écrivent le chtokavien en
caractères arabes. La Bosnie devient un enjeu  : l’Autriche-
Hongrie entend la conserver (elle l’annexe en 1908), tandis que
les nationalistes serbes rêvent d’une « Grande Serbie » incluant
les Serbes de Bosnie, voire les autres Serbes d’Autriche-Hongrie.
Dans ce contexte survient l’attentat de Sarajevo (28 juin 1914),
qui déclenche la Première Guerre mondiale.

Vie et mort de la Yougoslavie

Le Royaume uni des Serbes, Croates et Slovènes proclamé le


1er décembre 1918 donne corps à la Grande Serbie (d’autant que
son monarque est serbe), tout en y intégrant les autres Slaves
du Sud à l’exception des Bulgares. C’est pourquoi il prend le
nom de « Yougoslavie », « Yougoslave » signifiant littéralement
« Slave du Sud ». Le royaume a pour langue officielle le « serbo-
croate », le slovène conservant un statut à part. Les relations ne
tardent pas à se dégrader entre les Serbes, centralisateurs, et les
Croates, qui réclament un fédéralisme. La tension se manifeste
aussi sur le plan linguistique  : aux yeux des premiers,
l’appellation «  serbo-croate  » sous-entend que le croate n’est
qu’une variante du serbe, tandis que les Croates n’entendent
rien céder de leur identité culturelle.

La République populaire fédérative de Yougoslavie instaurée en


1946 se compose de six Républiques (Bosnie-Herzégovine,
Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie), ce qui
satisfait les Croates. Trois langues y sont officielles : le slovène,
le macédonien (voir plus loin) et celle nommée «  serbo-croate
ou croato-serbe  » en deux variantes, «  orientale  » (serbe) et
« occidentale » (croate). En pratique, l’usage s’établit peu à peu
de publier les documents fédéraux et de nombreux ouvrages
en «  variante orientale  » transcrite en caractères latins,
compromis qui, à vrai dire, ne satisfait ni les Croates ni même
de nombreux Serbes.

L’éclatement de la Yougoslavie, après 1991, conduit à


l’indépendance de chacune des six Républiques et rend
caduque l’appellation «  serbo-croate  », si ce n’est chez les
linguistes étrangers. Outre le serbe et le croate, deux autres
langues se partagent la succession  : le bosnien, propre aux
musulmans de Bosnie, autrement dit aux Bosniaques, et le
monténégrin, promu par les nationalistes du Monténégro et
devenu officiel en 2007. Dans quelle mesure ces langues sont-
elles différentes  ? Le linguiste Paul Garde, spécialiste des
Balkans, écrit  : «  Au sein de l’ensemble dit serbo-croate, les
différences ont une grande importance symbolique, qu’il serait
fou de négliger  ; mais statistiquement et pratiquement elles
sont minimes, et n’ont jamais empêché une compréhension
parfaite [2] .  » Dans les conversations courantes, les quatre
langues sont équivalentes, sous réserve de particularités de
prononciation ou d’accent.

C’est surtout dans le lexique technique et scientifique que les


divergences entre le serbe et le croate se manifestent. Comme
les Russes ou les Bulgares, les Serbes ont emprunté un grand
nombre de mots étrangers, alors que les Croates ont préféré
inventer des mots purement slaves. Par exemple, «  histoire  »,
«  géographie  », «  oxygène  » se disent en serbe historija,
geografija, oksigen, et en croate povijest, zemljopis, kisik. Le
purisme et son corollaire, l’élimination des «  serbismes  », se
sont accentués après l’accession de la Croatie à l’indépendance
en 1991. Le bosnien se colore de mots d’origine turque ou
arabo-persane. Quant au monténégrin, il ne se différencie guère
du serbe, en dépit des ambitions de ses promoteurs. Seul le
croate s’écrit exclusivement en alphabet latin. Le bosnien et le
monténégrin utilisent les deux alphabets, latin ou cyrillique. Le
serbe s’écrit officiellement en cyrillique, mais l’usage de
l’alphabet latin est devenu courant, en particulier sur la Toile.

Le bulgare moderne
En 1762, le moine Païssi (1722-1773) de Hilandar (un monastère
du mont Athos) achève son Histoire des Slaves bulgares. Il y
exhorte ses compatriotes –  alors soumis à une double
domination  – à cultiver leur propre langue et à retrouver leur
fierté nationale. Les Turcs ottomans les ont soumis dès la fin du
XIVe  siècle, ont décimé ou absorbé leurs élites et colonisé
diverses régions du pays, réduisant les Bulgares à un peuple de
paysans déconsidérés. De surcroît, les Ottomans ont supprimé
le patriarcat orthodoxe bulgare de Tarnovo et placé ses fidèles
sous l’autorité du patriarche grec de Constantinople, de sorte
que le clergé s’est peu à peu hellénisé. Païssi rejette l’hellénisme
et, s’adressant «  comme un simple Bulgare à des Bulgares  »,
leur rappelle la gloire de la Bulgarie médiévale. Son ouvrage
demeure à l’état de manuscrit jusqu’en 1844, mais les copistes
le diffusent très tôt  : on y voit rétrospectivement le coup
d’envoi de la « renaissance bulgare ».

La langue écrite de Païssi reste toutefois imprégnée de slavon


(voir p.  164). Le premier ouvrage en bulgare moderne, dû à
Petar Beron (1799-1871), est une encyclopédie éducative
destinée aux enfants, imprimée en 1824 à Kronstadt (actuelle
Braşov). Les écoles bulgares laïques se multiplient, tandis que
s’ouvre un grand débat : faut-il ancrer la nouvelle langue écrite
dans le slavon historique ou au contraire l’aligner sur la langue
parlée ? Dans le second cas, à quel dialecte se référer ? Le débat
est d’autant plus vif qu’au fil des siècles le bulgare parlé a
beaucoup évolué, en particulier sous l’influence du turc. En
1835, le moine Neofit Rilski (1793-1881) publie une grammaire
relativement moderne, qui ne convainc pas les adeptes du
slavon. La controverse s’apaise au milieu du siècle et l’on
choisit comme référence du bulgare moderne un dialecte
oriental  : celui de Tarnovo, capitale avant l’occupation
ottomane. Simultanément, les Bulgares réclament un retour à
la liturgie en slavon (et non plus en grec)  : ils obtiennent
satisfaction en 1870, quand le sultan ottoman se résout à créer
un exarchat bulgare, autrement dit une Église bulgare
autonome.

L’émancipation des Bulgares s’opère par étapes. En 1878, les


Russes interviennent en Bulgarie et imposent au sultan le traité
de San  Stefano, instaurant une «  Grande Bulgarie  » incluant la
Macédoine. Les autres puissances européennes s’y opposent.
Pour finir, la Bulgarie, réduite à ses dimensions actuelles,
n’accédera à une pleine indépendance qu’en 1908. Les œuvres
en langue russe exercent une grande influence  : par leur
intermédiaire, les Bulgares accèdent à la culture européenne.
Au XXe  siècle, ils s’efforcent de purifier leur langue en
substituant des mots d’origine slave aux très nombreux mots
turcs et grecs qui étaient entrés dans leur vocabulaire.

La politique de «  bulgarisation  » s’aggrave sous le régime


communiste. Elle vise les citoyens bulgares musulmans de
langue turque, au nombre d’environ 700 000 en 1945 (10 % de la
population). Près d’un quart d’entre eux sont expulsés vers la
Turquie avant que celle-ci ne ferme sa frontière en 1951. Le
régime supprime ensuite les écoles turques, puis impose, dans
les années 1980, une politique d’assimilation  : adoption
obligatoire de noms slaves, interdiction d’utiliser la langue
turque en public, etc. En 1989, plus de 300 000 Turcs de Bulgarie
fuient en Turquie. La moitié d’entre eux reviennent quand un
régime démocratique s’instaure en 1990. Les Turcs de Bulgarie,
alliés aux Pomaks (musulmans de langue bulgare), fondent
alors le Mouvement des droits et libertés des Turcs et
musulmans, qui participe ensuite aux coalitions
gouvernementales.

Le macédonien, ni bulgare ni serbe

À l’époque ottomane, on nomme « Macédoine » une région aux


contours flous où se côtoient Slaves (les plus nombreux), Grecs,
Turcs, Albanais,  etc. Les Slaves parlent des dialectes bulgares
occidentaux, formant un continuum avec ceux parlés plus à
l’est. Quand le sultan rétablit l’exarchat bulgare, en 1870, les
Slaves de Macédoine y sont rattachés. La «  Grande Bulgarie  »
esquissée en 1878, qui les inclut, ne voit pas le jour. Dès lors, les
destinées des Slaves de Macédoine et des Bulgares divergent. Il
en va de même dans le domaine linguistique : que les Bulgares
aient décidé de fonder leur langue standard sur un dialecte
oriental (celui de Tarnovo) ne satisfait pas les intellectuels
slaves de Macédoine. Faute d’un compromis, ils travaillent à
mettre au point une langue écrite distincte. Le premier projet
cohérent de macédonien standard, dû à Krste Misirkov (1874-
1926), date de 1903.
En 1913, lors de la première guerre balkanique (contre les
Ottomans), les Serbes conquièrent une grande partie de la
Macédoine, qui fait ensuite partie du Royaume uni des Serbes,
Croates et Slovènes proclamé en décembre 1918, autrement dit
de la Yougoslavie. Les Slaves de Macédoine y sont considérés
comme des «  Serbes du Sud  », le serbo-croate étant la seule
langue officielle. Les œuvres en macédonien publiées dans des
revues tant yougoslaves que bulgares sont considérées comme
«  dialectales  ». Les Bulgares déploient de grands efforts pour
assimiler la population macédonienne quand ils occupent la
région, de 1941 à 1944, date à laquelle ils en sont expulsés par
les Partisans yougoslaves.

Pour finir, la Constitution de la République populaire fédérative


de Yougoslavie, adoptée en 1946, érige la Macédoine en une
république distincte. C’est alors que l’on standardise une langue
macédonienne fondée sur les dialectes des environs de Skopje,
volontairement différenciée du bulgare. Quand la Macédoine
accède à l’indépendance en 1991, la Bulgarie reconnaît le
nouvel État, non sa langue. Elle s’y résout en 1999. Il subsiste
alors un autre contentieux, la Grèce considérant le nom même
de «  Macédoine  » comme grec et non slave. Un compromis y
met fin en 2018  : le pays prend officiellement le nom de
« Macédoine du Nord » (Severna Makedonija).

L’albanais
Le poète Naim Frashëri (1846-1900) incarne le mieux la
«  renaissance nationale  » (Rilindja Kombëtare) albanaise. Né
dans une famille musulmane du sud du pays, où il côtoie des
Grecs, il s’initie très tôt au turc, au persan et à l’arabe, puis
devient un fonctionnaire ottoman, en poste à Istanbul à partir
de 1882. Après un premier essai poétique en persan, il écrit en
turc, en grec et, bien sûr, en albanais. Son œuvre la plus célèbre
en cette langue s’intitule Bagëti e Bujqësi («  Élevage et
agriculture », 1886), à la fois hymne passionné à la beauté de la
campagne albanaise et appel à la liberté de la nation. On lui doit
aussi L’Histoire de Skanderbeg (1898), héros de la résistance aux
Ottomans au XVe siècle.

Avant la « renaissance » caractéristique du XIXe siècle, les textes


en albanais émanaient notamment du clergé catholique, actif
dans le nord du pays. L’écrit le plus ancien connu, datant de
1462, est une formule de baptême en une douzaine de mots, en
alphabet latin. Le premier livre dont on dispose n’existe qu’en
un seul exemplaire : c’est un missel datant de 1555, rédigé par
un prêtre catholique. En 1635 paraît à Rome le premier
dictionnaire latin-albanais, intitulé Dictionarum latinum-
epiroticum, les Albanais étant identifiés comme les habitants de
l’Épire.  À la même époque, dans le sud du pays, le clergé
orthodoxe traduit des  textes religieux en albanais écrit en
caractères grecs. La majorité de la population, convertie à
l’islam après la conquête ottomane, utilise toutefois des
caractères arabes (tels qu’adaptés au turc) pour écrire l’albanais
ou, le plus souvent, écrit directement en turc.
La lutte pour l’indépendance débute avec la création en 1878 de
la Ligue de Prizren (dans l’actuel Kosovo), animée notamment
par Abdyl Frashëri (1839-1892), frère de Naim. Les Ottomans
répriment le mouvement, mais le feu couve sous la cendre : la
révolte éclate en 1910 et gagne bientôt tout le pays.
L’indépendance est proclamée deux ans plus tard. En 1908, le
congrès de Monastir (aujourd’hui Bitola, en Macédoine),
réunissant quelques dizaines d’intellectuels albanais, a adopté
l’alphabet latin. Il reste cependant à définir une langue
standard, car l’albanais se subdivise en deux variantes, au
demeurant compréhensibles entre elles  : au nord (et au
Kosovo), le guègue, naguère utilisé par le clergé catholique ; au
sud, le tosque, employé par Naim Frashëri. La balance penche
en faveur du guègue dans les années 1920, puis, après 1945, du
tosque, officiellement retenu comme base du standard par le
congrès de Tirana en 1972.

La majorité des locuteurs de l’albanais vivent aujourd’hui en


Albanie (2,7  millions) et au Kosovo (1,6  million), détaché de la
Serbie après 1999 et dont le statut international demeure
controversé. En Macédoine, ils sont un demi-million (le quart
de la population), surtout présents dans le nord-ouest du pays,
où l’albanais bénéficie d’un statut officiel à côté du macédonien.
Il existe par ailleurs une importante émigration albanaise, en
Europe et en Amérique. Elle est parfois ancienne : les Arbëresh
– encore présents en Italie du Sud (Calabre, Sicile, etc.) – s’y sont
installés à partir du XVe siècle, fuyant les Ottomans (voir p. 343).
Le grec moderne

L’insurrection des Grecs contre les Ottomans éclate en 1821


dans le Péloponnèse, puis marque le pas : cinq ans plus tard, les
Ottomans maîtrisent de nouveau la situation. La Grande-
Bretagne, la France et la Russie décident d’intervenir. Pour finir,
le traité de Londres (1830) instaure une Grèce indépendante. Ce
n’est encore qu’un petit pays : outre le Péloponnèse, il n’inclut
qu’Athènes, la région au nord du golfe de Corinthe, l’Eubée et
les Cyclades. La « grande idée » (Megali Idea) consistant à réunir
en un même État tous les Grecs, y compris ceux d’Asie
mineure, se développe au milieu du XIXe siècle. Elle se réalisera
à partir de la fin du siècle au rythme des reculs ottomans,
jusqu’au choc frontal avec les Turcs nationalistes en 1922.

La Grèce indépendante se trouve d’emblée aux prises avec une


« question linguistique » débattue dès le XVIIIe siècle (voir p. 178).
Formulée simplement, elle se pose ainsi  : quelle doit être la
langue écrite officielle du nouvel État ? Le grec, bien sûr, mais
sous quelle forme  ? En pratique, il existe une langue écrite
ecclésiastique et administrative héritée de l’époque byzantine,
dont des versions plus ou moins simplifiées servent de langue
usuelle. Elle est toutefois perçue comme une langue de scribes
(naguère liés au pouvoir ottoman), non comme une langue
véritablement «  nationale  ». Pour lui donner du lustre, la
majorité préconise de la «  corriger  » en se référant aux règles
du grec ancien, mais comment éviter de multiplier les
artifices ? D’autres, tel le poète Dionysios Solomos (1798-1857),
préféreraient fonder la langue écrite nationale sur la langue
parlée usuelle, comme cela se pratique déjà dans les îles
Ioniennes, dont il est originaire. (Les îles Ioniennes vivent à
l’écart  : vénitiennes du XIIIe  siècle à 1797, elles sont sous
protectorat britannique de 1815 à 1864.) Les pionniers de la
langue écrite « démotique » (signifiant « populaire ») demeurent
toutefois marginaux, du moins dans un premier temps.

Alors que la langue «  corrigée  » –  dite katharevousa, «  langue


purifiée  » – domine la scène, le linguiste Jean Psycharis (1824-
1929) défend l’idée que le démotique est le seul héritier légitime
du grec ancien, l’aboutissement d’une évolution naturelle. La
querelle culmine en 1901, quand un journal athénien publie
une «  traduction  » des Évangiles en démotique. Les
universitaires s’indignent. Il s’ensuit des manifestations
violentes. La police tire  ; on compte plusieurs morts. La
Constitution de 1911 confirme le statut officiel de la
katharevousa, mais simultanément s’impose la nécessité de
développer et de démocratiser la scolarisation, ce qui, en
pratique, conduit à faire du démotique la langue de
l’enseignement primaire.

Le programme de la Megali Idea s’est accompli par étapes  : la


Grèce a acquis les îles Ioniennes (1864), la Thessalie (1881), la
Crète (1908), la Macédoine du Sud, l’Épire et les îles de la mer
Égée (1913) puis la Thrace occidentale (1919). En revanche,
l’occupation de la région de Smyrne par les Grecs conduit à une
guerre que les Turcs nationalistes remportent en 1922. S’ensuit
l’exode de 1,4  million de Grecs d’Asie mineure ou, plus
précisément, d’orthodoxes, car c’est la religion et non la langue
qui, en l’occurrence, détermine la nationalité. En sens inverse,
près de 400 000 musulmans doivent quitter la Grèce bien qu’ils
soient, pour la plupart, de langue grecque. (C’est notamment le
cas des Crétois convertis à l’islam après la conquête de l’île par
les Ottomans au XVIIe siècle.)

Tandis que la question linguistique se politise (le démotique


étant souvent perçu comme «  de gauche  » et la katharevousa
comme «  de droite  »), les deux versions se côtoient. Le poète
Georges Séféris (1900-1971), lauréat du prix Nobel de littérature
en 1963, en fournit un bon exemple  : s’il écrit son œuvre en
démotique, en tant que diplomate il n’emploie que la
katharevousa. Il est vrai que l’usage ordinaire se révèle de
moins en moins tranché, comme si les deux versions
déteignaient l’une sur l’autre. En 1963, le gouvernement met à
égalité les deux versions écrites dans l’ensemble du système
éducatif, la katharevousa demeurant la langue officielle. La
dictature militaire (1967-1974) étant revenue en arrière, la loi de
1976 fait enfin du «  grec moderne  » –  c’est-à-dire du
démotique  – la seule langue de l’enseignement. La loi n’en est
pas moins rédigée en katharevousa, comme toutes les lois
jusqu’en 1985… Une «  traduction  » de la Constitution en
démotique est adoptée en 1986. La langue parlée par la
population urbaine éduquée est aujourd’hui reconnue comme
standard.
Les langues slaves de l’Est : russe,
ukrainien, biélorusse

Le prince Andreï Kourbski (1528-1583), brillant chef militaire au


service d’Ivan le Terrible (tsar de 1547 à 1584), se brouille avec
lui et passe à l’ennemi polonais en 1564. Il adresse aussitôt au
tsar une lettre l’accusant de persécuter les boyards (nobles de
haut rang) et, d’une façon générale, de se conduire en tyran.
Ivan répond longuement afin de justifier l’autocratie, voulue
par Dieu et nécessaire à la Russie. Il écrira une seconde lettre en
1577 et Kourbski quatre autres, la dernière en 1579. En fait, il ne
s’agit pas d’une correspondance privée, mais de ce que l’on
nommerait aujourd’hui des « lettres ouvertes », destinées à être
recopiées et diffusées. La polémique politique se double d’une
querelle littéraire. Kourbski emploie une langue très formelle,
toute en savante rhétorique, tandis qu’Ivan n’hésite pas, le cas
échéant et pour bien se faire comprendre, à recourir au style
des skomorokh (bateleurs). En retour, Kourbski ridiculise la
prose «  bruyante  » et «  barbare  » d’Ivan, laquelle, moderne
avant l’heure, ne s’en révèle pas moins la plus efficace.

Un grand écrivain se distingue au siècle suivant  : Avvakoum


(v.  1620-1682), prêtre qui refuse toute révision des livres
liturgiques et mourra sur le bûcher en défendant la «  vieille
foi ». (Les schismatiques, raskolniki en russe, persistent jusqu’à
nos jours  : ce sont les «  Vieux-Croyants  ».) Après bien des
tribulations, jusque dans l’extrême est de la Sibérie, Avvakoum
est enfermé en 1666 dans une prison souterraine à Pustozersk,
au nord-est d’Arkhangelsk. Il y écrit son chef-d’œuvre, La  Vie,
autobiographie dans laquelle il joue avec maestria de la
diglossie, alternant sans cesse le slavon d’Église et le russe tel
qu’on le parle, le sacré et le quotidien, la défense de la foi et
l’amour de la nature. La qualité littéraire des écrits
d’Avvakoum, copiés et recopiés par ses fidèles, ne sera
reconnue que vers la fin du XIXe siècle.

La modernisation de la langue russe – comme celle de la Russie


elle-même – débute sous l’impulsion de Pierre le Grand, tsar de
1682 à 1725 et adepte d’une ouverture sur les savoir-faire, les
idées et les pratiques de l’Occident. En matière linguistique, cela
signifie une double réorientation. Pour établir une langue russe
moderne, il faut à la fois en finir avec la diglossie entre le slavon
et la langue russe ordinaire et rendre celle-ci capable
d’exprimer l’apport de la culture occidentale sous tous ses
aspects. Le slavon se voit donc cantonné (en principe) au
domaine religieux, tandis que le russe connaît une intrusion
massive d’expressions et de mots étrangers.

Les débuts sont si chaotiques que Pierre le Grand aurait songé


(dit-on) à adopter le hollandais comme langue de travail… Mais
il ne se décourage pas : dès 1700, il fait imprimer des livres en
Hollande, puis transfère l’édition en Russie quelques années
plus tard. Six cents titres publiés sous son règne nous sont
parvenus. En 1702, le premier périodique russe, Vedomosti
(«  Les  Nouvelles  »), voit le jour. Pierre le Grand en est le
rédacteur en chef (du premier numéro du moins). Il veille aussi
à la simplification de l’alphabet cyrillique, dont une nouvelle
version, dite «  russe laïque  », devient obligatoire en 1710 (sauf
dans l’Église). Il se soucie enfin d’éducation en créant des écoles
spécialisées, en particulier dans les disciplines scientifiques et
techniques.

Le russe se transforme peu à peu au XVIIIe siècle : tandis que le


vocabulaire s’enrichit, la syntaxe s’assouplit et se clarifie, en
particulier sous l’influence du français. Mikhaïl Lomonossov
(1711-1765), esprit encyclopédique, joue un rôle éminent.
Pouchkine en dira  : «  Il fut à lui seul notre première
université. » Fils de pêcheur, il apprend le latin à Moscou, puis
part en Allemagne étudier la physique et la chimie, dont il
devient professeur à l’université de Saint-Pétersbourg.
Également écrivain, il s’intéresse à la langue, rédige la première
grammaire russe, parue en 1755, et s’efforce de trouver une
juste voie entre le point de vue des slavophiles, opposés à
l’influence linguistique de l’Occident, et celui des novateurs.

Un dictionnaire de la langue russe en six volumes, œuvre de


plusieurs écrivains, paraît de 1789 à 1794. À la fin du XVIIIe siècle,
la cause est entendue  : le russe moderne l’a emporté sur le
slavon, le langage courant sur la langue de cérémonie, le
naturel et le pratique sur l’emphase et l’artifice. Signe des
temps  : en 1819 paraîtra la première traduction des Évangiles
en russe moderne.

Faut-il présenter Aleksandr Pouchkine (1799-1837)  ? Né dans


une famille de vieille noblesse férue de culture européenne, il
se révèle grand poète avant l’âge de 20 ans. Souvent frondeur, il
connaîtra quatre  ans d’exil dans le sud du pays (et découvrira
ainsi le Caucase et la Crimée), puis deux ans de résidence
surveillée. En 1831, il épouse la belle Natalia Gontcharova et
meurt six ans plus tard au cours d’un duel face au Français qui
la courtisait. Pouchkine excelle dans la poésie lyrique, les longs
poèmes romantiques (Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de
Bakhtchissaraï), la tragédie historique (Boris Godounov, premier
grand drame national de la littérature russe), le roman
psychologique (Eugène Onéguine), la nouvelle fantastique
(La Dame de pique) et, pour finir, le roman épique (La Fille du
capitaine, ayant pour cadre  la révolte de Pougatchev [3] ). En
moins de vingt ans, Pouchkine donne ses lettres de noblesse à
la langue russe et ouvre la voie à une grande littérature
nationale de portée universelle. Après lui viendront Nikolaï
Gogol (1809-1852), Ivan Tourgueniev (1818-1883), Fedor
Dostoïevski (1821-1881), Léon Tolstoï (1828-1910) et bien
d’autres.

Le russe, langue impériale

Tout en se muant en langue littéraire de classe internationale, le


russe affirme son rôle de langue impériale. Quand Ivan
le Terrible s’est proclamé tsar en 1547, il ne régnait que sur une
Moscovie élargie. Après avoir vaincu les Tatars dans les années
1550, les Russes pénètrent en Sibérie et y progressent
rapidement  : des cosaques atteignent le Pacifique  dès 1639. À
l’ouest, Pierre le Grand ouvre le pays sur la Baltique.
Catherine II, impératrice de 1762 à 1796, obtient une façade sur
la mer Noire, puis annexe une grande partie du royaume de
Pologne-Lituanie. L’expansion dans le Caucase commence en
1801 (annexion de la Géorgie) et s’achève dans les années 1860.
La conquête de l’Asie centrale (que l’on nomme alors le
Turkestan) débute avec la prise de Tachkent en 1865 et prend
fin dans les années  1890. En 1897, date du premier
recensement, le tsar se trouve ainsi à la tête d’un immense
empire, dont les 125  millions d’habitants parlent une grande
diversité de langues (voir le tableau p. 405).

Les populations de langues slaves de l’Est forment les deux tiers


du total. Elles incluent les Russes eux-mêmes, les Ukrainiens et
les Biélorusses. Les premiers se répartissent entre la Russie
d’Europe et la Sibérie, où ils sont près de 5 millions à la fin du
XIXe siècle.À l’ouest de l’Oural, le régime tsariste distingue plus
précisément trois «  Russies  »  : la Grande Russie (ancienne
Moscovie), la Petite Russie (autour de Kiev) et la Russie
«  blanche  », peuplée de Biélorusses (littéralement  : «  Russes
blancs  »). Aux yeux des Russes proprement dits («  Grands
Russes »), les Ukrainiens (qu’ils nomment « Petits Russiens ») et
les Biélorusses appartiennent au peuple russe au sens large,
leurs parlers n’étant que des «  dialectes  ». Ce n’est pas
nécessairement le point de vue des intéressés, comme nous le
verrons plus loin.
Les autres sujets du tsar se répartissent en plusieurs ensembles.
À l’ouest, ce sont des populations européennes (Polonais, Juifs
de langue yiddish, Finnois, Baltes, etc.), qui perçoivent l’Empire
tsariste comme opprimant les «  nationalités  », au même titre
que l’Empire austro-hongrois ou l’Empire ottoman. Au sud, il
s’agit plutôt de situations coloniales. C’est le cas dans le Caucase
où, mis à part les Géorgiens et les Arméniens, les populations
sont en grande majorité musulmanes et a fortiori au Turkestan,
où tous sont musulmans (Ouzbeks, Turkmènes, Tadjiks,  etc.).
Dans ces régions, la position des Russes s’apparente, à maints
égards, à celle des Britanniques en Inde ou des Français en
Afrique du Nord. Il reste enfin à mentionner les peuples que les
Russes, au cours de leur expansion vers l’est, ont enclavés, tels
les Tatars – aujourd’hui inclus dans la Fédération de Russie (voir
le tableau p. 408).

Dans tout l’empire, seule la langue russe jouit d’un statut


officiel. Elle est partout la langue d’un enseignement public très
contrôlé par le pouvoir : pour progresser dans la société, il faut
s’assimiler à la population russe. C’est d’autant moins facile que
l’enseignement demeure assez peu développé  : selon le
recensement de 1897, moins de 30  % de la population était
capable de lire (et encore moins d’écrire). Les autorités
négligent les autres langues et découragent leur usage écrit
autre que privé, voire l’interdisent (par exemple, l’ukrainien de
1876 à 1905). Le système d’enseignement ne s’assouplit et ne
s’élargit qu’après la révolution de 1905. Dans le Caucase et au
Turkestan subsistent des enseignements traditionnels dispensés
dans des contextes religieux, mais ils ne touchent que de petites
minorités.

Les langues parlées dans l’Empire russe en 1897

Le russe en URSS

Parvenus au pouvoir à l’issue de la révolution d’Octobre, les


bolcheviks doivent concilier deux impératifs  : instaurer un
régime très centralisé (la « dictature du prolétariat ») et y rallier
les populations non russes de l’ex-empire des tsars, qualifié par
Lénine de «  prison des peuples  ». Si la centralisation nécessite
de recourir à une langue commune, le russe, il faut éviter que
cela n’apparaisse comme un avatar du «  chauvinisme grand-
russe  » caractéristique de l’époque tsariste. Le régime
soviétique affirme donc l’égalité de tous les peuples et de toutes
les langues : tout citoyen a le droit de s’exprimer dans sa propre
langue  ; le droit à un enseignement dans cette langue est
garanti.

Le caractère extraordinairement ambitieux d’un tel


programme saute aux yeux quand on sait que quelque 130
langues sont alors recensées en URSS, pour la plupart non
écrites. Quoi qu’il en soit, en une dizaine d’années, plus de la
moitié d’entre elles sont dotées d’un système d’écriture, ce qui
permet d’entreprendre l’alphabétisation des populations
concernées. Le cas des langues des populations musulmanes
(turques et caucasiennes) mérite d’être souligné. Quand elles
étaient écrites, elles employaient les caractères arabes, peu
adaptés. On décide donc d’utiliser l’alphabet latin et non
l’alphabet cyrillique, afin de ne pas donner l’impression d’une
« russification ».

En pratique, les différentes langues s’inscrivent dans une


hiérarchie que reflète celle des divisions territoriales, souvent
emboîtées les unes dans les autres. Quand l’édifice soviétique se
stabilise, au milieu du XXe  siècle, on y distingue la République
socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) et quatorze
Républiques socialistes soviétiques (RSS), à savoir (par ordre
décroissant de population) l’Ukraine, l’Ouzbékistan, le
Kazakhstan, la Biélorussie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le
Tadjikistan,  le Kirghizistan, la Moldavie, la Lituanie, le
Turkménistan, l’Arménie, la Lettonie et l’Estonie. S’y ajoutent,
incluses dans la RSFSR ou d’autres RSS, vingt Républiques
socialistes soviétiques autonomes (RSSA), huit régions
autonomes et dix arrondissements autonomes, correspondant
à diverses autres populations non russes. Les langues des RSS
bénéficient, en principe, d’un système d’enseignement complet,
du primaire au supérieur. L’enseignement des autres langues
ne va pas au-delà du secondaire, voire du primaire.

Il ne faut pas se leurrer  : cet édifice n’était pas perçu par les
dirigeants soviétiques comme une fin en soi. Lénine et ses
successeurs y voyaient une étape destinée à «  réconcilier  » les
nationalismes (autrement dit  : à les désamorcer) en vue de
déboucher sur une fusion des peuples au sein d’une société
socialiste. En pratique, cela signifiait qu’à terme les peuples
fusionnés emploieraient une langue commune, le russe, tandis
que les autres langues deviendraient de simples éléments du
patrimoine culturel. La priorité à l’épanouissement des langues
non russes n’a qu’un temps, du reste. Dans les années 1930, les
écoles enseignant exclusivement en russe se multiplient, tandis
que l’usage du russe est promu dans tous les domaines. Les
systèmes d’écriture, les grammaires et les lexiques des langues
non russes sont autant que possible «  harmonisés  » avec le
russe. Là où il était en usage, l’alphabet latin fait place à
l’alphabet cyrillique. En 1938, l’apprentissage du russe devient
obligatoire dans toutes les écoles. En bref, le processus censé
conduire à la fusion s’accélère.
Un assouplissement fait suite à la mort de Staline. Puis Nikita
Khrouchtchev relance le mouvement. À partir de 1958, le
principe du «  volontariat  » permet aux parents de préférer
l’école russe à celle en langue « nationale ». On exerce de fortes
pressions sur les écrivains non russes pour qu’ils publient en
russe, afin de hâter l’acculturation. Les idéologues décrivent
une « convergence » des cultures qui conduira les citoyens à se
considérer comme des «  Soviétiques  » plutôt que de telle ou
telle « nationalité ». Une rengaine populaire illustre cette idée :
Moï adress nie dom, nie ulitza, moï adress, Sovietski Soyouz
(«  Mon adresse, ce n’est pas une maison, ce n’est pas une rue,
mon adresse c’est l’Union soviétique »).

Leonid Brejnev fait d’abord procéder à des enquêtes à partir de


1969. Elles indiquent que les «  problèmes nationaux  »
persistent, d’autant que plus de la moitié de la population non
russe ne maîtrise pas la langue russe. Les officiers de l’armée se
plaignent qu’un conscrit sur cinq ne comprend pas les ordres
donnés en russe… D’où une nouvelle accélération du processus
d’assimilation. En 1979, il est décidé d’introduire partout
l’enseignement du russe dès l’école maternelle. En 1983, Iouri
Andropov fait l’éloge de la langue russe, « facteur permettant de
rapprocher toujours plus les nations et nationalités  ». En 1986,
le programme du PCUS (Parti communiste de l’Union
soviétique) proclame encore que « la question des nationalités
héritée du passé a été résolue avec succès en URSS  ». Quand
celle-ci éclate cinq ans plus tard, chacune des RSS accède à
l’indépendance, comme le permettait l’article  72 de la
Constitution soviétique de 1977.
L’ère postsoviétique

Au lendemain de la dissolution de l’URSS, les Russes se trouvent


disséminés entre la Russie (officiellement «  Fédération de
Russie  », faisant suite à la RSFSR) et les 14 Républiques
devenues indépendantes. Sur 145  millions de Russes recensés
en URSS en 1989, 120  millions restent donc en Russie, tandis
que 25 millions sont brusquement séparés de leur mère patrie,
résidant dans ce que l’on nomme désormais à Moscou
l’« étranger proche ». Deux questions s’y posent d’emblée : celle
du statut des résidents russes et celle du statut de la langue
russe elle-même. Les réponses varient selon les Républiques.

L’organisation de la Fédération de Russie inclut 21 Républiques,


qui font suite aux anciennes RSSA et régions autonomes et
bénéficient d’une autonomie culturelle, sinon politique. (Il s’y
ajoute, depuis 2014, la République de Crimée, annexée par la
Russie aux dépens de l’Ukraine.) Géographiquement, les 21
Républiques se répartissent en deux ensembles  : celles
dispersées en Russie d’Europe et en Sibérie, au nombre de 14
(voir le tableau), et celles du versant nord du Caucase,
constituant un monde à part du point de vue linguistique (voir
p.  460). Le russe est la seule langue fédérale officielle. Les
Républiques peuvent toutefois, à leur échelon, reconnaître
officiellement d’autres langues à côté du russe : 26 langues sont
dans ce cas, sur plus d’une centaine répertoriées en Russie.
Comme au temps de l’URSS, l’enseignement public peut être
dispensé dans l’une de ces langues, étant entendu que
l’apprentissage du russe est partout obligatoire. En pratique,
alors que les non-Russes forment 19 % de la population totale,
seuls 4 % des enfants suivent un enseignement en une langue
autre que le russe (principalement au Tatarstan).

Les langues des républiques relevant de la Fédération de


Russie en 2002 (hors Caucase)

1. On distingue deux langues mordves : l’erzia et le mokcha ; 2. On


distingue le mari des montagnes et le mari des prairies ; 3. Le carélien,
apparenté au finnois, n’a pas le statut de langue officielle.
NB. Deux langues autres que le russe ont un statut officiel en Crimée :
le tatar de Crimée et l’ukrainien.

La langue russe demeure largement en usage dans l’« étranger


proche  », quoique de façon variable selon les Républiques. Si
l’on met à part l’Ukraine et la Biélorussie, c’est, d’une part, en
Estonie et en Lettonie, d’autre part, au Kazakhstan et au
Kirghizistan que les Russes étaient proportionnellement les plus
nombreux en 1991. Dans ces deux derniers pays, le russe est
resté langue officielle à côté de la langue nationale  ; le
bilinguisme prévaut, surtout au Kazakhstan. En Estonie et en
Lettonie, en revanche, la perte de statut du russe face à la
langue nationale a provoqué de sérieuses tensions (voir p. 372).
Enfin, bien que les Russes soient aujourd’hui peu nombreux
dans les Républiques de Transcaucasie et d’Asie centrale, les
élites continuent d’y pratiquer le russe (de même, mutatis
mutandis, que les élites pratiquent l’anglais en Inde ou le
français au Maghreb).

L’ukrainien

En 1798, Ivan Kotliarevski (1769-1838), né à Poltava, publie son


Énéide petite-russienne (Malorossiiskaia Eneida), parodie de
celle de Virgile mettant en scène des Cosaques zaporogues (voir
p. 175). Il choisit le mode burlesque afin que son œuvre, écrite
en ukrainien, échappe à la censure.
Oppression tsariste, « extermination par
la faim », purges staliniennes

Tout au long du XIXe siècle, les autorités tsaristes s’efforcent de


restreindre l’usage écrit de l’ukrainien, à la fois pour couper
court aux aspirations nationalistes et pour imposer la langue
russe aux dépens de ce qu’elles considèrent comme un simple
«  dialecte  ». La destinée de Taras Chevtchenko (1814-1861) en
témoigne. Les talents artistiques de ce fils de serf s’étant révélés
tôt, son maître l’emmène à Saint-Pétersbourg, où des peintres
en vue le remarquent et parviennent en 1838 à racheter sa
liberté. Son premier recueil de poèmes en ukrainien paraît en
1840. Revenu au pays, il adhère à la confrérie secrète Cyrille et
Méthode, dénonce l’oppression des Slaves non russes et s’en
prend même, dans ses écrits, à la famille impériale, ce qui lui
vaut l’exil dans les steppes kazakhes, puis sept ans de forteresse
avec «  interdiction de peindre ou d’écrire  ». Il a laissé une
œuvre considérable (poèmes épiques, romans,  etc.) qui exalte
le patriotisme ukrainien et l’héroïsme des Zaporogues et,
surtout, fonde la langue littéraire moderne.

Cela n’empêche pas le ministre russe de l’Intérieur de


proclamer en 1863 : « il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il ne peut
y avoir une langue petite-russienne distincte  ». En 1876, un
oukase du tsar interdit la plupart des publications en ukrainien
et leur importation, ce qui vise les ouvrages imprimés en
Galicie puis passés en fraude. Dans cette région, que les
partages de la Pologne ont rattachée à l’empire d’Autriche et où
Polonais et Ukrainiens se côtoient, la vie culturelle en ukrainien
n’est en effet pas entravée par les autorités.

Après la Première Guerre mondiale, la Galicie échoit à la


Pologne redevenue indépendante, tandis que plus à l’est se met
en place la RSS d’Ukraine. Comme ailleurs en URSS, la
promotion de la langue vient à l’ordre du jour : l’enseignement
en ukrainien se développe, les publications se multiplient,  etc.
Le principal artisan de l’«  ukrainisation  » est un bolchevik
ukrainien de la première heure, Mykola Skrypnyk (1872-1933),
qui y voit un moyen de promouvoir le communisme en
Ukraine.

En 1929, cependant, Staline engage une collectivisation forcée


de l’agriculture à laquelle les paysans ukrainiens résistent
durement. Cela conduit, en 1932-1933, à une famine effroyable,
qui fait plusieurs millions de victimes. Les Ukrainiens la
nomment Holodomor (« extermination par la faim »). En 1933,
Staline dénonce la politique «  nationaliste contre-
révolutionnaire  » menée par Skrypnyk, lequel, plutôt que de
s’incliner, se suicide. Les grandes purges des années 1930
achèvent de décimer les élites ukrainiennes. En 1945, la RSS
d’Ukraine s’agrandit de la Galicie orientale  : ses habitants, qui
n’avaient jamais été soumis aux tsars, deviennent citoyens
soviétiques. Le climat s’apaise après la mort de Staline, d’autant
que Nikita Khrouchtchev, seul au pouvoir de 1958 à 1964, est
lui-même ukrainien. La politique tendant à promouvoir de
façon systématique la langue russe ne s’intensifie pas moins,
comme partout en URSS.

L’Ukraine indépendante

Quand l’Ukraine accède à l’indépendance en 1991, on y compte


73  % d’Ukrainiens et 22  % de Russes. Tous étaient auparavant
des citoyens soviétiques  ; tous deviennent, du jour au
lendemain, des citoyens ukrainiens. De surcroît, les nouvelles
autorités attribuent le statut de «  langue d’État  » au seul
ukrainien, ce que la Constitution de 1996 confirme, en précisant
néanmoins qu’elle garantit «  l’usage et la protection de la
langue russe et des autres langues minoritaires ».

Le russe, langue «  minoritaire  », face à l’ukrainien, langue


« nationale » ? Ce n’est évidemment pas aussi simple : les deux
langues cohabitent tout en se partageant le terrain et les
fonctions. L’usage de l’ukrainien domine nettement dans l’ouest
du pays (ancienne Galicie), tandis que l’usage du russe prévaut
dans l’est fortement industrialisé (région de Donetsk). Par
ailleurs, l’usage de l’ukrainien demeure enraciné dans les
campagnes alors que celui du russe l’emporte dans les villes,
sauf en Galicie. De nombreuses enquêtes montrent qu’une
grande partie de la population passe aujourd’hui d’une langue à
l’autre selon les circonstances, quitte à les mixer… Un tel
sourjik (désignant un mélange de  farines) n’est pas nouveau  :
déjà présent dans l’Énéide  de Kotliarevski, il s’est répandu
quand des paysans ukrainiens ont migré vers les villes au
XIXe siècle.

Depuis l’indépendance, tous les gouvernements se sont


attachés à développer l’enseignement en ukrainien, de plus en
plus négligé à l’époque soviétique. Les établissements
enseignant en russe subsistent, comme la loi l’autorise, mais
l’enseignement de l’ukrainien y est obligatoire. Cependant, le
russe demeure la langue privilégiée par les grandes entreprises
et les milieux d’affaires et la principale langue des médias, qu’il
s’agisse de la télévision (y compris publique) ou des
publications  : près des deux tiers des journaux et plus des
quatre cinquièmes des livres édités le sont en russe. De
nombreux auteurs ukrainiens écrivent d’ailleurs en russe pour
toucher un lectorat plus large…

Le biélorusse

Le « vieux biélorusse » a connu son heure de gloire en tant que


langue officielle et littéraire du grand-duché de Lituanie (voir
p.  174). Évincé par le polonais au XVIIe  siècle, il se décompose
ensuite en dialectes ruraux, comme les Russes le constatent
quand ils annexent le pays biélorusse lors des partages de la
Pologne. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des intellectuels
s’intéressent à ces dialectes, tel Frantsichak Baguchevitch (1840-
1900), né près de Vilnius dans une famille de petite noblesse
polonisée. Ayant participé à l’insurrection polonaise de 1863, il
connaît vingt ans d’exil en Ukraine et y découvre l’œuvre de
Taras Chevtchenko. Son premier recueil de poèmes en
biélorusse paraît en 1891 à Cracovie (alors en Autriche-
Hongrie). Il s’exprime aussi en prose sous divers pseudonymes,
critiquant le régime tsariste. La langue écrite n’est toutefois pas
fixée et sent le terroir : chaque auteur écrit comme il l’entend,
en se référant à tel ou tel dialecte. Une revue littéraire au titre
significatif, Nacha Niva (« Notre champ de blé »), paraît de 1906
à 1915 et s’efforce de stabiliser la langue.

Après la Première Guerre mondiale, le pays biélorusse se


trouve partagé entre la Pologne et l’URSS. En Pologne, les élites
biélorusses, polonisées de longue date, s’accommodent plus ou
moins de la situation, tandis que la paysannerie s’en tient à ses
dialectes. Du côté soviétique, les autorités de la RSS de
Biélorussie entreprennent de promouvoir l’enseignement du
biélorusse, mais butent sur la nécessité de codifier la
grammaire et l’orthographe, lesquelles font l’objet de
polémiques. De surcroît, il s’y mêle des conflits entre Moscou et
les nationalistes biélorusses. En 1929-1930, Staline procède à
leur brutale épuration. Une orthographe officielle est imposée
d’en haut en 1933. (La grammaire sera normalisée dans les
années 1950-1960.) La RSS reconstituée à l’issue de la Seconde
Guerre mondiale inclut les territoires qui étaient devenus
polonais en 1921. La grande majorité de la population continue
de parler le biélorusse, surtout en dehors des villes, ce qui
perpétue son image de langue «  paysanne  ». Tandis que
l’enseignement du russe progresse, celui du biélorusse régresse
jusqu’à la chute de l’URSS.

Quand la Biélorussie accède à l’indépendance en 1991, les


nationalistes obtiennent que le nom biélorusse du pays,
Belarus, se substitue au nom russe jusqu’alors en usage
(Belorossiia) et, surtout, que le biélorusse soit érigé en seule
langue officielle (comme l’ukrainien en Ukraine), ce qui est loin
de faire l’unanimité. Aussi le régime autoritaire instauré par
Alexandre Loukachenko à partir de 1995 rétablit-il le statut
officiel du russe, à côté du biélorusse. En pratique, le russe
domine, comme à la fin de l’époque soviétique : c’est la langue
usuelle dans 70 % des foyers.

Le romani

Tziganes, Bohémiens, Romanichels, Manouches, Gypsies en


anglais, Gitanos en espagnol (d’où Gitans) et bien d’autres
appellations désignent ceux que l’on nomme aujourd’hui les
Roms, car ils se nomment ainsi eux-mêmes. Rom [4]  signifie
«  membre de la communauté  » et aussi «  époux  » (féminin  :
romni, « épouse »). Les Roms ont en commun une langue qu’ils
nomment romani chib, « langue romani ». L’appellation « Rom »
s’est généralisée à l’initiative de l’Union romani internationale
(URI), instituée en 1978 pour défendre la culture, la langue et les
droits des Roms. En promouvant le nom de « Rom », l’URI visait
un double objectif  : refonder le sentiment d’une «  identité  »
commune à des groupes dispersés dans de très nombreux pays
et bannir les appellations traditionnelles, perçues comme
péjoratives.

Les multiples noms donnés aux Roms reflètent leur histoire,


longtemps demeurée obscure. La clarification résulte du travail
des linguistes, non sans paradoxe car le romani et ses dialectes
n’ont pas de tradition écrite  : leur transmission est restée
purement orale au fil des siècles. C’est en comparant les
dialectes du romani entre eux et avec d’autres langues,
autrement dit en appliquant la méthode comparative (voir
p. 13), que les linguistes sont parvenus à « remonter le temps ».

Au XVIe siècle, des érudits recueillent du vocabulaire auprès des


Roms, chacun dans son pays. Peu à peu, des similitudes
apparaissent entre les dialectes parlés en Europe. L’idée d’une
origine commune de ces dialectes – et des Roms eux-mêmes –
se dessine au début du XVIIIe siècle, stimulant les travaux et les
échanges entre spécialistes.

En 1777, l’Allemand Johann Rüdiger (1751-1822), professeur à


l’université de Halle, montre le premier qu’une parenté existe
entre la langue des Roms et l’hindoustani, langue indo-aryenne
parlée en Inde du Nord à son époque. À cet effet, il s’est procuré
une grammaire de l’hindoustani (rédigée par un missionnaire),
en a traduit des phrases en allemand, puis a demandé à une
femme rom illettrée mais bilingue de les traduire à son tour en
romani. Rüdiger note alors entre le romani et l’hindoustani des
similitudes tant de vocabulaire que de grammaire (déclinaisons
et conjugaisons, prépositions, pronoms,  etc.), mais aussi des
différences systématiques (ordre des mots, présence d’un
article défini absent en hindoustani,  etc.). Il en conclut que la
langue des Roms, originaire de l’Inde, s’est ensuite modifiée au
contact de langues européennes, autrement dit que les Roms
ont migré de l’Inde vers l’Europe. Les hypothèses de Rüdiger
sont confirmées par les travaux menés aux XIXe et XXe siècles, en
particulier ceux du Slovène Franc Miklošič (1813-1891), auteur
d’un panorama (en allemand) des dialectes romani en douze
volumes paru de 1872 à 1880.

L’histoire du romani et des Roms

Le romani a pour origine la langue parlée par une population


présente dans le centre-nord de l’Inde au début du
I er  millénaire. Il s’apparente à d’autres idiomes en usage à la
même époque (les prakrits, voir p.  223), bien connus par des
documents écrits. Des similitudes entre le romani et les langues
du nord-ouest de l’Inde, telles que le cachemiri, montrent que
les ancêtres des Roms ont ensuite séjourné plusieurs siècles
dans cette région. Ils l’ont quittée avant la fin du I er millénaire –
 on ignore dans quelles circonstances –, puis se sont dirigés vers
l’ouest.
La phase suivante de leur histoire se déroule au sein de
l’Empire byzantin. La langue grecque exerce une forte
influence sur le romani, comme en témoignent l’ordre des
mots dans les phrases ou l’adoption d’un article défini, mais
aussi le vocabulaire  : près du quart des termes communs aux
divers dialectes actuels du romani sont d’origine grecque. Les
Roms ont alors perdu le souvenir de leur origine indienne. Les
Byzantins les perçoivent néanmoins comme venus d’ailleurs,
sans doute d’Égypte. Aussi les qualifient-ils d’«  Égyptiens  »,
appellation reprise plus tard en espagnol (Gitanos) et en anglais
(Gypsies) et devenue Guphtoi (prononcé Yifti) en grec moderne.
Quand l’Empire byzantin se disloque au XIVe  siècle, les Roms
affluent dans les Balkans. C’est alors qu’apparaît l’appellation
Tsigan, dont l’origine (grecque ou turque  ?) demeure
controversée.

À partir des Balkans, les Roms se diffusent dans toute l’Europe.


Leurs migrations, par petits groupes, de proche en proche, sont
occasionnelles, de sorte qu’à une date donnée, quelle qu’elle
soit, les Roms mènent pour la plupart une vie sédentaire,
comme aujourd’hui. Tous bilingues, souvent depuis l’enfance,
ils pratiquent la langue locale qui, en retour, influence leurs
parlers  : ainsi prennent forme les dialectes du romani. Dès le
XVIII e  siècle, ces dialectes sont presque aussi diversifiés
qu’aujourd’hui, alors que les transcriptions datant des XVIe  et
XVII e siècles témoignaient d’une langue encore assez uniforme.

On distingue deux ensembles de dialectes : méridional, dans les


Balkans, jusqu’à la Hongrie et la Roumanie, et septentrional. Ce
dernier a pris forme en pays de langue allemande, puis s’est
ramifié vers l’ouest (France, Grande-Bretagne,  etc.), le nord
(Scandinavie) et l’est (Pologne, Russie, etc.).

Qui parle romani aujourd’hui ?

Combien de personnes ont aujourd’hui pour langue maternelle


et usuelle le romani, tous dialectes confondus  ? Faute de
données dans les recensements, on doit se contenter
d’estimations.

L’un des meilleurs connaisseurs du sujet, Yaron Matras,


professeur à l’université de Manchester, avance les chiffres de
3,5  millions de personnes au minimum en Europe et de plus
d’un demi-million ailleurs dans le monde, notamment en
Amérique (où de nombreux Roms ont émigré au tournant des
XIXe et XXe siècles, comme d’autres Européens). C’est moins que
le nombre total de Roms ou de personnes d’ascendance rom,
encore que ce nombre ne soit pas connu  : les estimations
oscillent entre 5 et 15, voire 20 millions. Dans certains pays, les
Roms ont abandonné le romani sous la pression (assortie
d’amendes) des autorités  : en Espagne et au Portugal, en
Grande-Bretagne et en Scandinavie. Ils conservent néanmoins
l’usage d’un vocabulaire restreint (deux ou trois cents mots)
qu’ils insèrent dans la langue locale par tradition ou, le cas
échéant, pour ne pas être compris des tiers.
Langue transmise oralement, le romani a d’abord été écrit par
des érudits (non roms), comme on l’a vu. C’est un Anglais,
George Borrow (1803-1881), qui, en 1837, a le premier traduit
l’Évangile de Luc en caló, variété du romani parlée en Espagne
et au Portugal. Dans les années 1920, le régime soviétique a
promu le romani –  du moins l’un de ses dialectes  – au même
titre que les autres langues de l’ex-Empire russe, en
normalisant une orthographe et une grammaire, en publiant
des manuels scolaires et même en traduisant des œuvres de
Pouchkine ! Staline a mis fin à l’expérience.

Il a fallu attendre la seconde moitié du XXe  siècle pour que de


nouvelles initiatives soient prises, en particulier sous l’égide de
l’URI. Une question clé se pose  : est-il possible d’établir une
langue écrite standard  ? Cela impliquerait de se référer à une
variété plutôt qu’à une autre, choix difficile, et la question
demeure en suspens. Les publications se sont néanmoins
multipliées, chaque auteur utilisant son propre dialecte et une
orthographe dérivée de celle de la langue locale. Un pluralisme
prévaut donc, a fortiori sur la Toile. La question de la présence
du romani dans l’enseignement n’est pas moins épineuse. Elle
se heurte à des obstacles considérables, tant politiques (fortes
réticences des États) que pratiques (manque d’enseignants, de
manuels,  etc.). Il est vrai que les parents préfèrent le plus
souvent que leurs enfants soient scolarisés dans la langue du
pays.
Notes du chapitre

[1] ↑   Peu de temps, car les Russes ne tardent pas à le chasser. En 1738, il devient
duc de Lorraine à titre viager. À sa mort, le duché échoit à la France (voir p. 316).

[2] ↑   Paul GARDE, Le Discours balkanique, Fayard, Paris, 2004, p. 386.

[3]  ↑   Emilian Pougatchev (1742-1775) fut le chef d’une grande insurrection de


cosaques et de paysans sous le règne de Catherine II.

[4]  ↑   Le nom de «  Rom  » n’a aucun rapport avec celui des Romains ou des
Roumains. Il s’apparente à « Dom », désignant en indo-aryen une caste spécialisée
dans certains métiers : fabrication d’outils, travaux agricoles saisonniers, etc.
L’arabe, l’hébreu et les langues
d’Éthiopie

L ’akkadien, langue des Babyloniens et des Assyriens, le


phénicien, l’hébreu des Tables de la Loi, l’araméen que
parlait le Christ, l’arabe du Prophète et du Coran… sans oublier
le guèze, langue liturgique des chrétiens d’Éthiopie : les langues
sémitiques occupent dans l’histoire une place de choix.

Aujourd’hui, l’arabe vient au premier rang. Sous la forme d’un


dialecte ou d’un autre, c’est le parler maternel de plus de
300 millions de personnes vivant sur un immense territoire, de
l’océan Atlantique à l’océan Indien (voir la carte). L’akkadien
parlé s’est éteint au VIe  siècle  av.  J.-C., le phénicien à l’époque
romaine, le guèze vers l’an mille, remplacé par ses langues
sœurs (amharique, tigrigna, etc.). De nos jours, l’araméen survit
avec peine grâce à quelques populations du Proche-Orient.
L’hébreu, confiné à l’écrit après le milieu du I er millénaire, s’est
en revanche mué au XXe  siècle en une langue de nouveau
vivante, parler maternel de 5 millions d’Israéliens.

L’histoire a associé aux langues sémitiques diverses langues


relevant, comme elles, de la grande famille «  afro-asiatique  »
(dite naguère « chamito-sémitique », voir p. 45). Au Maghreb, ce
sont les langues berbères, propres à la région depuis des temps
immémoriaux. Elles ont résisté, avec plus ou moins de succès, à
l’intrusion de langues venues d’ailleurs  : le punique (variété
carthaginoise du phénicien), puis le latin (au sein de l’Empire
romain), puis l’arabe. Elles comptent aujourd’hui plus de
25 millions de locuteurs. En Éthiopie et alentour, dans la Corne
de l’Afrique, les langues sémitiques côtoient les langues
couchitiques, autre branche de la famille afro-asiatique. Parmi
elles figurent l’oromo, parler maternel de 35  millions
d’Éthiopiens, et le somali.

L’arabe moderne et le berbère

La grande épopée de l’expansion des Arabes et de leur langue


(voir p.  190) culmine au temps d’Haroun al-Rachid, calife
abbasside de Bagdad régnant à la fin du VIIIe  siècle sur un
immense territoire, s’étendant du Maroc à l’Indus. Tous les
Arabes relèvent alors de son autorité, sauf ceux d’Espagne (où
règne la dynastie rivale des califes omeyyades de Cordoue).
Ensuite, les Arabes se divisent. Bagdad tombe aux mains
d’Iraniens, puis de Turcs (les Seldjoukides, voir p. 211), puis de
Mongols, qui mettent à mort le dernier calife abbasside en 1258.

Il faut attendre le XVIe  siècle pour que la plupart des Arabes se


trouvent de nouveau réunis sous une même autorité, lorsque
les sultans ottomans conquièrent la Syrie, l’Irak, le Hedjaz (dont
La  Mecque), le Yémen et l’Égypte et vassalisent les pays du
Maghreb (sauf le Maroc). L’hégémonie ottomane sur le monde
arabe persiste quand Bonaparte conduit l’expédition d’Égypte
(1798-1802), coup d’envoi d’une influence européenne qui va
s’amplifier. Les élites arabes – du moins certaines d’entre elles –
cherchent dès lors à s’adapter au monde moderne, ce qui
implique d’adapter la langue arabe elle-même. Des Égyptiens et
des Libanais s’y emploient les premiers.

Les Arabes face aux Ottomans et aux


Européens au XIXe siècle

Dans la foulée de Bonaparte, commençons par l’Égypte. Au sein


de l’Empire ottoman, elle jouit d’une très grande autonomie en
raison des initiatives prises par Méhémet Ali (1769-1849), un
officier ottoman d’origine albanaise. Chef d’un corps
expéditionnaire, il se proclame wali («  gouverneur  ») d’Égypte
en 1805, puis obtient en 1841 que la fonction devienne
héréditaire. Le régime dit «  turco-égyptien  », ainsi instauré, se
montre d’emblée ambitieux  : dès les années 1820, ses troupes
conquièrent le Soudan (voir p. 431).

Ismaïl, petit-fils de Méhémet Ali, règne de 1863 à 1879. En 1867,


il adopte le titre de khédive (vice-roi), affirmant ainsi la quasi-
indépendance de l’Égypte. L’arabe devient la langue officielle de
facto, remplaçant le turc. Le canal de Suez est inauguré en 1869.
Toutefois, l’ampleur de la dette égyptienne provoque en 1876
une crise financière, puis politique, qui conduit à une
intervention britannique en 1882. Le khédive reste en place,
mais les Britanniques, détenteurs de la force militaire, lui
dictent désormais sa politique.

Les Ottomans restent maîtres de la Syrie/Palestine et de l’Irak,


autrement dit du Croissant fertile, divisé en sept vilayets
(provinces) où le turc reste la langue officielle. La péninsule
Arabique demeure à l’écart, ses populations de Bédouins étant
perçues comme « attardées » par les citadins du Proche-Orient.
Les Ottomans gardent le contrôle de La  Mecque et, tant bien
que mal, du Yémen. Les Britanniques prennent possession
d’Aden en 1839, puis, vers la fin du siècle, exercent leur
influence en Oman et sur les rives du Golfe.

L’impact européen au Maghreb est d’une tout autre ampleur.


Au début du XIXe  siècle, on y distingue trois «  régences  » –
 Tripoli, Tunis et Alger – et un sultanat, le Maroc. Les régences,
nominalement vassales du sultan ottoman, sont très
autonomes. L’indépendance du Maroc, que les Ottomans n’ont
jamais soumis, remonte au Moyen Âge. Le Maghreb entre dans
l’ère coloniale en trois temps. Les Français entreprennent la
conquête de la régence d’Alger en 1830 et l’achèvent, pour
l’essentiel, dans les années 1850. La colonisation de l’Algérie par
des Européens débute dès les années 1830. En 1883, les Français
imposent leur protectorat à la Tunisie. Ils font de même au
Maroc en 1912, tout en s’assurant, à partir du Sénégal, le
contrôle de la Mauritanie. Quant à la Tripolitaine, les Italiens la
conquièrent en 1911-1912 et la nomment « Libye ».
Le français étant devenu l’unique langue officielle en Algérie,
puis celle du pouvoir en Tunisie et au Maroc, l’arabe s’y trouve
confiné dans les seconds rôles, à l’écart du mouvement de
modernisation qui le revivifie au Proche-Orient.

L’Égypte et le Liban, foyers de


modernisation de la langue arabe

On nomme Nahda, «  renaissance  », le mouvement qui anime


les milieux intellectuels arabes à partir du milieu du XIXe siècle,
en particulier en Égypte, au Liban et en Syrie. Ses objectifs
foisonnent, non sans contradictions  : affirmer la spécificité
arabe et préserver l’unité de l’islam  ; restaurer la grandeur
passée de la culture arabe et l’ouvrir sur le monde moderne  ;
rénover la langue arabe et respecter les normes de l’arabe
classique ; etc.

Les premières impulsions remontent à Méhémet Ali, qui veille


à la création d’une imprimerie moderne au Caire en 1821, puis
fait traduire des ouvrages et articles (principalement français)
sur des sujets techniques, politiques et culturels. Le premier
périodique, né en 1828, est un journal officiel bilingue, turc et
arabe. Méhémet Ali envoie ses futurs officiers en formation à
Paris. Il délègue auprès d’eux, de 1826 à 1831, un jeune imam
formé à l’université al-Azhar du  Caire, Rifa’a el-Tahtawi (1801-
1873). À son retour, ce dernier rédige de la France et de l’Europe
une description très perspicace. Elle fait date du point de vue
linguistique, car l’auteur a dû rendre en arabe de nombreuses
notions inédites telles que « monarchie constitutionnelle » (il a
assisté aux Trois Glorieuses de 1830). En 1875, deux Libanais
fondent à Alexandrie le quotidien Al-Ahram (« Les Pyramides »).
Transféré au Caire en 1899, il demeure aujourd’hui le principal
journal égyptien.

Au XIXe  siècle, le Liban s’éveille pour plusieurs raisons. Ses


relations commerciales avec l’Europe s’intensifient, assurant au
port de Beyrouth une grande prospérité. Simultanément,
l’Église maronite (catholique de langue liturgique arabe)
renforce ses liens avec Rome et obtient de la France qu’elle
protège ses intérêts. À Beyrouth se côtoient ainsi des Arabes
musulmans et chrétiens (maronites et orthodoxes), qui
profitent de l’essor économique, des Européens et même des
Américains protestants (créateurs en 1866 de l’université
américaine de Beyrouth). Les jésuites ne sont pas en reste : ils
fondent l’université Saint-Joseph en 1875.

Ces circonstances favorisent un bouillonnement intellectuel


qu’illustre en particulier Boutros al-Boustani (1819-1893). Né
maronite, il se convertit au protestantisme, travaille avec des
Américains à une traduction de la Bible en arabe, puis rompt
avec eux et fonde une école laïque. Il entreprend de rédiger un
dictionnaire de la langue arabe (ancienne et moderne) et lance
la publication d’une encyclopédie en fascicules périodiques
traitant aussi bien de sciences et techniques que d’histoire, etc.
Ce faisant, il met au point une prose arabe adaptée aux besoins
de son temps.

La fragmentation du Proche-Orient au
e
XX  siècle

L’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, figure parmi les vaincus


de la Première Guerre mondiale. Il renonce à ses territoires
arabes du Proche-Orient (traité de Sèvres, 1920), puis cède la
place à la République turque en 1922. Les territoires auparavant
ottomans sont placés sous mandat de la Société des Nations, qui
confie leur administration aux vainqueurs  : Britanniques en
Palestine et en Irak, Français en Syrie et au Liban. Le régime du
mandat prend fin avec l’accession à l’indépendance de l’Irak en
1932, puis de la Syrie et du Liban en 1946. La situation
linguistique s’est simplifiée  : dans les trois pays, l’arabe règne
désormais en maître. Il en va de même en Égypte,
indépendante en 1936 après être devenue un protectorat
britannique en 1914. Dans la péninsule, Ibn Saoud (1876-1953),
basé à Riyad, édifie par les armes un État qui prend le nom
d’Arabie saoudite en 1932.

Les événements s’enchaînent d’une façon très différente en


Palestine. Les Britanniques en détachent la rive orientale du
Jourdain ou «  Transjordanie  », qui constitue dès lors un pays
arabe parmi d’autres, indépendant en 1946. Reste la Palestine
proprement dite, où les Britanniques ont décidé de favoriser
l’établissement d’un «  foyer national pour le peuple juif  »
(«  déclaration Balfour  » de 1917, voir p.  438). En 1922, trois
langues y sont dotées d’un statut officiel  : l’anglais, l’arabe et
l’hébreu. Amorcée avant 1914, l’immigration des Juifs
s’amplifie  : en 1947, ils forment le tiers de la population. La
même année, l’ONU adopte un plan de partage, que les pays
arabes refusent. Quand l’État d’Israël proclame son
indépendance, en mai  1948, la guerre éclate. Les armistices de
1949 répartissent la Palestine entre Israël et deux territoires
demeurés arabes  : la Cisjordanie, rattachée à la
Transjordanie [1] , et Gaza, administré par l’Égypte. Israël occupe
les deux territoires lors de la guerre des Six-Jours (1967) et en
conserve le contrôle depuis lors.

Une survivance : les langues sudarabiques


modernes
Les langues sudarabiques forment une branche des
langues sémitiques. Parmi elles figurait jadis le sabéen du
royaume de Saba, dans l’est du Yémen (voir p. 97), qui s’est
effacé face à l’arabe après l’avènement de l’islam.

Sur la demi-douzaine de langues sudarabiques ayant


survécu, deux sont aujourd’hui en voie d’extinction. Le
mehri, parlé dans l’est du Yémen et l’ouest de l’Oman,
résiste le mieux, avec plus de 150 000 locuteurs. Dans l’île
de Socotra (qui fait partie du Yémen), plusieurs dizaines de
milliers de personnes parlent le soqotri.
Au cours de la guerre de 1948-1949, environ 750 000 Arabes ont
quitté le territoire, tandis qu’un peu plus de 150  000 y sont
restés. Les descendants des Arabes qui vivaient en Palestine en
1947 sont aujourd’hui quelque 12  millions, dont 1,8  million en
Israël, 4,8 millions dans les « Territoires occupés » (Cisjordanie
et Gaza), 3,2  millions en Jordanie et 2  millions dans d’autres
pays arabes. En Israël, deux langues sont officielles : l’hébreu et
l’arabe (voir p. 439).
États qui ont l’arabe pour langue officielle

1. Devenue la Jordanie en 1949 ; 2. Devenue en 1988 l’État palestinien


(reconnu par 136 membres de l’ONU sur 193 en 2017).
L’arabe, langue « plurielle »

Aujourd’hui langue maternelle de plus de 300  millions de


personnes, l’arabe bénéficie d’un statut officiel dans 25 pays
(voir le tableau). Aussi a-t-il été promu (par étapes après 1973)
sixième langue officielle de l’ONU, à côté de l’anglais, du
français, de l’espagnol, du russe et du chinois. Il n’en reste pas
moins une langue «  plurielle  », considérée par ses locuteurs
comme formant un tout, mais présentant plusieurs visages.

On distingue d’abord l’arabe littéraire (ou littéral) de l’arabe


dialectal. Le premier inclut l’arabe classique (celui du Coran,
réformé au temps du califat, voir p.  191) et l’arabe standard
moderne (ASM), apparu au XIXe  siècle, aujourd’hui langue de
l’écrit, de l’enseignement et du discours châtié. Le second se
compose d’une multiplicité de dialectes régionaux, parlers
quotidiens dans toutes les classes de la société.

L’ASM s’est développé à la suite des travaux de Boutros al-


Boustani, non sans controverses quant à l’élargissement du
vocabulaire dans les domaines technique et scientifique, mais
aussi politique. Peut-on emprunter des termes étrangers (quitte
à les adapter à la morphologie et à la phonétique de l’arabe) ou
faut-il s’en tenir à des racines existant dans la langue classique ?
Le débat reste ouvert. En pratique, la morphologie et la syntaxe
de l’ASM restent proches de celles de l’arabe classique,
contrairement au lexique (modernisé) ou à la construction des
phrases, souvent influencée par l’anglais ou le français (au
Maghreb), en particulier dans la presse. Des académies –
 inspirées de l’Académie française – ont été fondées à Damas en
1919, au Caire en 1922, à Bagdad en 1947 et à Amman en 1976.
Celle du  Caire joue le rôle principal en raison du poids
démographique de l’Égypte, mais il n’existe pas de véritable
régulation : l’ASM diffère d’un pays à l’autre.

Les innombrables variétés d’arabe dialectal se répartissent en


une demi-douzaine de groupes (voir la carte), eux-mêmes
subdivisés en variantes régionales,  etc. À l’époque
contemporaine, ces dernières tendent à converger en variétés
nationales, en raison à la fois de la croissance des grandes villes
et de l’essor des médias audiovisuels. Ainsi émergent un arabe
marocain, un arabe tunisien,  etc. En Égypte, le dialecte cairote
fait fonction de langue nationale égyptienne, employée le cas
échéant par les hommes politiques. Nasser prononçait ses
discours (radiodiffusés) en arabe standard, quitte à passer
ensuite à l’arabe égyptien pour se rapprocher de son auditoire,
puis à revenir au standard pour conclure. Le dialecte cairote
rayonne aussi hors des frontières, employé dans des films et
séries télévisées diffusés dans le monde arabe.

Comment l’ASM et l’arabe dialectal cohabitent-ils en pratique ?


Le premier conserve pour référence l’arabe classique et reste
donc une langue difficile, qu’il faut apprendre à l’école et que
seule une minorité parvient à vraiment maîtriser, tant à l’écrit
qu’à l’oral. La généralisation de l’enseignement et
l’omniprésence des médias font néanmoins que la majorité de
la population comprend l’ASM, voire le lit, sans toujours le
parler ou l’écrire correctement. Comme dans toute situation de
diglossie, un continuum s’étage de la langue usuelle (‘ammiyya,
«  vulgaire  »), uniquement orale, à la langue standard (fusha,
«  éloquente  »), écrite et parlée. La masse de la population
n’emploie que la première, tandis que les classes moyennes et
supérieures la panachent d’emprunts au standard en
proportions diverses selon les interlocuteurs et les
circonstances. Le linguiste néerlandais Kees Versteegh [2]  note
qu’en Égypte les annonceurs en tiennent compte : on vante les
crédits bancaires et les polices d’assurance dans une langue
proche du standard  ; les produits alimentaires et d’entretien,
dans la langue de tous les jours.

L’arabe dialectal et le berbère

Au Maghreb : l’arabe face au français


Alors qu’au Proche-Orient l’arabe standard moderne s’est
imposé, au Maghreb, la présence persistante du français
complique le tableau. Durant toute la période coloniale (1830-
1962 en Algérie, 1883-1956 en Tunisie, 1912-1955 au Maroc), le
français, langue du pouvoir, est aussi celle de la modernisation.
Trois pratiques linguistiques se côtoient.

– La très grande majorité de la population parle une variété de


l’arabe dialectal ou une variété de berbère (voir plus loin).

– L’arabe classique demeure la langue (écrite) de la religion et


du droit musulman, mais l’arabe standard moderne n’est guère
connu, concurrencé par le français.

– Le français est la langue de l’administration, de la vie


économique et des colons d’origine européenne, population
privilégiée. Seule une minorité de musulmans maîtrisent le
français, du moins avant la fin de l’ère coloniale.

La situation de la Tunisie et du Maroc, protectorats conservant


leurs propres institutions, diffère toutefois de celle de l’Algérie,
annexée par la France et où les colons « font la loi ». Vers 1880,
les musulmans algériens forment 87  % de la population, mais
leurs élites, écartées du pouvoir et peu à peu ruinées, ont pour
l’essentiel disparu. Ne jouissant pas de la citoyenneté française,
ils relèvent d’un régime particulier, l’«  indigénat  ». Lorsque la
République transpose en Algérie les lois scolaires de 1881-1882,
les enfants français en bénéficient aussitôt, mais les autres très
peu, car s’y opposent tant les colons, hostiles à la francisation
des «  indigènes  », que de nombreux musulmans attachés à
l’enseignement traditionnel dispensé dans les medersa (écoles
coraniques). Quant à l’arabe moderne, l’administration le classe
en 1936 parmi les langues «  étrangères  », au même titre que
l’anglais ou l’espagnol.

En 1945, les écoles publiques d’Algérie n’accueillent que 7 % des


enfants musulmans scolarisables. En dépit des efforts accomplis
les années suivantes, l’université d’Alger ne compte en 1954
qu’un étudiant musulman sur dix. Cette politique donne
naissance à une élite intellectuelle musulmane qui, maîtrisant
parfaitement le français, n’en est que plus frustrée de se trouver
marginalisée dans son propre pays. Tel est le cas de Kateb
Yacine (1929-1989). Il écrit d’abord en français (son premier
roman, Nedjma, paraît en 1956), puis, après 1962, présente la
langue française comme le « butin de guerre » des Algériens et,
pour finir, se consacre au théâtre en arabe dialectal, voire en
berbère de Kabylie, sa région natale.

Dans les protectorats, les colons européens, moins nombreux


qu’en Algérie, n’interviennent pas directement dans le jeu
politique. Les autorités françaises visent plutôt à stabiliser les
anciennes classes dirigeantes, en permettant par exemple aux
fils de notables de fréquenter les lycées français. Quand vient
l’heure de l’indépendance, la transition est pacifique. Les
nationalistes sont bilingues, mais, comme en Algérie, le peuple
reste à la traîne  : on compte près de 90  % d’analphabètes au
Maroc en 1955 et guère moins en Tunisie.
Arabisation et bilinguisme

Au lendemain de l’indépendance, la promotion de l’arabe


standard moderne, érigé en langue nationale, devient une
priorité dans les trois pays. C’est ce que l’on nomme
l’«  arabisation  », politique dont la population approuve le
principe par attachement à la tradition arabo-musulmane et
solidarité avec les autres pays arabes. Les difficultés à
surmonter sont néanmoins considérables, car tous les
Maghrébins ont pour langue usuelle un arabe dialectal (dit
darija ou darja) ou, dans certaines régions du Maroc et
d’Algérie, un dialecte berbère (voir plus loin). En revanche, très
peu connaissent l’arabe standard, car, dans la situation de
diglossie entre langue châtiée et langue quotidienne, c’est le
français qui joue le premier rôle.

L’arabisation s’applique pour commencer au système éducatif


public. Au fil des ans, l’arabe standard devient la langue
d’enseignement dans le primaire, puis dans le secondaire, non
sans peine au début en raison de la pénurie de personnel
qualifié. Toujours est-il que, dans les trois pays, les objectifs sont
atteints vers la fin des années 1980. Simultanément, le nombre
d’enfants scolarisés ne cesse d’augmenter, ce qui entraîne une
progression considérable des taux d’alphabétisation depuis
l’indépendance. En 2015, selon l’UNESCO, ils étaient de 82 % en
Tunisie, 73 % en Algérie et 67 % au Maroc.
Qu’advient-il du français  ? Si le statut de l’arabe standard,
langue nationale, n’est pas mis en cause, des polémiques
opposent les tenants d’une arabisation exclusive aux partisans
d’un bilinguisme arabe/français, voire d’un trilinguisme avec le
berbère. Parmi les premiers figurent les islamistes, mais aussi,
en Algérie, des nationalistes opposés à toute influence française,
à commencer par Houari Boumediene (1932-1978), au pouvoir
à partir de 1965. En Tunisie et au Maroc, les positions officielles
sont plus souples. Habib Bourguiba (1903-2000), au pouvoir à
Tunis de 1956 à 1987, prône l’arabisation tout en jouant un rôle
éminent dans la mise en place de la francophonie (voir p. 335).
Quant au roi du Maroc Hassan  II (1929-1999), monté sur le
trône en 1961, il déclarait en 1978  : «  Nous sommes pour
l’arabisation. Mais si elle est un devoir, le bilinguisme est une
nécessité.  » Le Maroc et la Tunisie sont d’ailleurs membres de
l’OIF, contrairement à l’Algérie, dont les dirigeants se méfient
d’une entreprise perçue comme « néocolonialiste ».

En pratique, la situation du français ne diffère guère dans les


trois pays, d’autant qu’il figure dans les programmes scolaires
dès les dernières années du primaire. En conséquence et non
sans paradoxe, la part de la population connaissant le français
est plus élevée qu’à la veille de l’indépendance, mais il est
impossible de la chiffrer, car tous les niveaux de
«  connaissance  » coexistent. En haut de l’échelle se situent les
privilégiés ayant bénéficié d’un enseignement en français dans
les écoles privées (payantes)  ; tout en bas, ceux qui ne
maîtrisent ni le français ni l’arabe standard et ne s’expriment
qu’en dialecte, arabe ou berbère (ou les deux).
Toujours est-il que le français conserve un rôle éminent dans la
haute administration, les principaux rouages de l’économie, la
presse et l’édition (un livre sur deux est publié en français). De
surcroît, c’est la principale langue des interactions entre le
Maghreb et la diaspora maghrébine en France, comptant de
l’ordre de 5 millions de personnes.

Le hassaniya de Mauritanie et du
Sahara occidental

Les Berbères qui peuplaient jadis l’actuelle Mauritanie furent


les initiateurs de l’épopée des Almoravides aux XIe-XIIe  siècles
(voir p. 194). À partir du XIVe  siècle, des nomades arabes venus
du nord (dont les Banu Hassan) imposent leur domination et se
mêlent aux Berbères. Il en résulte la population «  maure  ».
Majoritaires en Mauritanie et au Sahara occidental, les Maures
parlent un dialecte maghrébin de l’arabe influencé par le
berbère : le hassaniya.

À la fin du XIXe  siècle, les Français, maîtres de la vallée du


Sénégal depuis les années 1850, entreprennent de soumettre les
Maures. En 1920, la Mauritanie devient une colonie distincte au
sein de l’AOF (Afrique-Occidentale française). À la même
époque, les Espagnols prennent possession du Sahara
occidental.
Quand la Mauritanie accède à l’indépendance en 1960, la
question se pose de l’avenir de la colonie espagnole, elle aussi
peuplée de Maures. Le Front Polisario [3] , fondé en 1973 (et
soutenu par l’Algérie), réclame l’indépendance. En 1975,
Hassan II organise la Marche verte : 350 000 civils marocains se
dirigent vers le sud et franchissent la frontière… Il s’ensuit un
partage du territoire entre le Maroc (les deux tiers) et la
Mauritanie. Le Polisario engage la guérilla en 1976. En 1979, la
Mauritanie se retire du jeu. Restent face à face le Maroc et le
Polisario, qui signent un cessez-le-feu en 1991. Le Polisario
conserve le contrôle de la frange orientale du territoire, en
quasi-totalité désertique.

Les Maures, de dialecte hassaniya, forment 87  % de la


population de Mauritanie (4,4 millions en 2017). Dans le sud du
pays vivent des Wolofs, des Peuls et des Soninkés, surtout
présents au Sénégal et au Mali. Leurs langues sont reconnues
comme «  nationales  » depuis 1991. L’arabe est la langue
officielle, mais le français reste très présent dans
l’enseignement, l’administration et la vie économique. Dans la
partie marocaine du Sahara occidental, la moitié de la
population (600  000 environ) se compose aujourd’hui de
Maures de dialecte hassaniya, l’autre d’immigrés venus du
Maroc depuis 1975.

Les langues berbères face à l’arabe


L’Afrique du Nord était peuplée de Berbères quand les Arabes
en entreprirent la conquête au milieu du VIIe siècle. Ensuite, les
populations se sont mêlées, les Berbères ont adopté l’islam et,
pour certains, l’arabe dialectal, qui lui-même a évolué sous
l’influence des dialectes berbères, peu à peu confinés dans
certaines régions… Il en résulte une mosaïque de parlers se
perpétuant à l’époque contemporaine au Maroc et en Algérie
(voir la carte p. 424).

Combien compte-t-on aujourd’hui de berbérophones ? Les États


concernés sont avares de chiffres en la matière et, s’ils en
publient, sont soupçonnés de les minimiser. Au Maroc, par
exemple, le recensement de 2014 fait état de 26,7  % de
locuteurs de langues berbères, soit 9  millions de personnes,
tandis que les spécialistes de ces langues estiment la proportion
à plus de 35  %. La différence résulte sans doute de deux
définitions distinctes de «  berbérophone  ». L’administration
compte ceux qui parlent effectivement berbère au quotidien,
surtout en milieu rural. En revanche, les 35  % incluent les
nombreux Berbères ayant migré vers les grandes villes et qui
parlent l’arabe dialectal. Quoi qu’il en soit, le nombre total de
berbérophones, habituels ou non, semble se situer entre 25 et
30 millions.

Trois langues berbères prédominent au Maroc  : le chleuh


(tachelhilt), dans l’ouest du Haut-Atlas, l’Anti-Atlas et la plaine
du Sous (arrière-pays d’Agadir), le tamazight central, dans le
Moyen-Atlas et l’est du Haut-Atlas, et le rifain (tarifit), dans le
Rif, chaîne montagneuse proche de la Méditerranée.
En Algérie, les berbérophones formeraient près du quart de la
population, soit quelque 10  millions de personnes. Les plus
nombreux sont les Kabyles, de langue taqbaylit, qui vivent en
Kabylie, à l’est d’Alger, et ont migré dans les grandes villes (et
en France). Les Chaouis, de langue tachawit, peuplent le massif
de l’Aurès, au sud de Constantine. Parmi les dialectes berbères
parlés dans les oasis du nord du Sahara figure le mozabite
(tumzabt) du Mzab, autour de la ville de Ghardaïa.

Existe-t-il une ou plusieurs langues


berbères ?
Bien que les linguistes aient recensé des milliers de parlers
berbères (souvent limités à un village) l’expression «  la
langue berbère » – au singulier – reste d’usage courant. En
berbère, elle se nomme tamazight et ses locuteurs
Imazighen. Or, si tous les parlers berbères sont apparentés,
ils se répartissent en groupes qui ne se comprennent pas,
ce qui pourrait conduire à distinguer plusieurs langues
(rifain, kabyle, etc.).

Il semble que l’unicité attribuée à la langue berbère


s’inspire de celle que tous les Arabes reconnaissent à leur
propre langue, en dépit de ses innombrables variétés. Il y a
pourtant une différence : l’unicité de l’arabe se réfère à un
écrit, le Coran, tandis que le passé des parlers berbères
demeure obscur.
Il n’y a plus guère de berbérophones en Tunisie, si ce n’est sur
l’île de Djerba. En Libye, ils se concentrent dans le Djebel
Nafusa, au sud-ouest de Tripoli et dans quelques oasis. En
Égypte, ils résistent encore dans l’oasis de Siwa, près de la
frontière libyenne.

Les Touareg constituent un groupe à part dans l’ensemble


berbère. Ils seraient aujourd’hui près de 3  millions, répartis
entre le Niger (les deux tiers), l’extrême sud de l’Algérie, l’est du
Mali et le nord du Burkina Faso. Leur langue compte quatre
variétés  : tawellemmet au Sahel, tamasheq dans l’Adrar des
Iforas, tamajeq dans l’Aïr et tamahaq dans le Hoggar (voir la
carte p. 424).

La question berbère en Algérie et au


Maroc

Au temps de l’Algérie française, les autorités favorisent


l’enseignement du français en Kabylie. Ainsi se forme une élite
kabyle francophone, qui n’en est pas moins nationaliste lors de
la guerre d’Algérie. Elle se cabre en revanche face à la politique
d’arabisation imposée par Alger après l’indépendance. Les
mouvements de protestation se succèdent en Kabylie dès les
années 1960, puis culminent en 1980 lors du «  Printemps
berbère  », quand, à Tizi-Ouzou, des étudiants dénoncent
l’annulation d’une conférence sur la poésie kabyle ancienne
que devait prononcer l’écrivain Mouloud Mammeri (1917-
1989). Il s’ensuit plusieurs mois de manifestations réclamant
l’officialisation de la langue berbère. L’arabisation s’intensifie
néanmoins, provoquant un boycott de l’année scolaire 1994-
1995, dit « grève du cartable ». De violentes émeutes éclatent de
nouveau lors du « Printemps noir », en 2001.

Alger cherche ensuite l’apaisement. Le tamazight obtient le


statut de langue nationale en 2002, puis de langue officielle (à
côté de l’arabe) en 2016. L’Académie algérienne de la langue
amazighe (signifiant «  berbère  ») est créée deux ans plus tard.
Simultanément, l’enseignement du tamazight progresse, du
primaire à l’université. Il toucherait aujourd’hui de l’ordre de
300 000 élèves. Depuis 2009, une chaîne de télévision publique
émet en diverses variétés de berbère.

Au Maroc, les autorités françaises avaient pris appui sur les


notables berbères pour faciliter la « pacification ». Hassan II (qui
règne de 1961 à 1999) fait de même et parvient à éviter que ne
se pose une «  question berbère  ». Son successeur
Mohammed VI engage une nouvelle politique. Après la création
de l’Institut royal de la culture amazighe en 2001, la langue
amazighe entre dans l’enseignement (primaire) en 2003, puis
est promue langue officielle (à côté de l’arabe) en 2011. Une
chaîne de télévision publique émet en langue amazighe depuis
2010.

L’écriture du berbère
Dans l’Antiquité, la langue libyque, ancêtre du berbère,
employait un alphabet de 22 consonnes dérivé de l’écriture
punique (voir p.  91). Les principales inscriptions connues
remontent au IIe siècle av. J.-C. Abandonné à la fin de l’époque
romaine, cet alphabet s’est perpétué chez les Touareg sous le
nom de tifinagh, dans des circonstances mal connues. On
l’utilisait traditionnellement pour rédiger des textes brefs  :
inscriptions sur des objets, déclarations d’amour, épitaphes…

Au XIXe  et XXe  siècles, les linguistes transcrivent le berbère en


caractères latins pour consigner la tradition littéraire orale. Il
faut attendre la fin des années 1960 pour que des intellectuels,
surtout kabyles, entreprennent d’adapter le tifinagh aux
variétés du berbère moderne : ainsi naît le « néotifinagh ». Faut-
il l’employer dans l’enseignement  ? En 2003, le Maroc répond
par l’affirmative, en dépit des critiques formulées par les
partisans de l’alphabet latin, plus familier. En Algérie, on s’en
tient à ce dernier et l’on ne recourt au néotifinagh qu’à titre
symbolique ou esthétique.

Le Soudan, une arabisation tardive

Quand les Arabes, ayant conquis l’Égypte en 639-642, remontent


le Nil, ils se heurtent à la résistance du royaume chrétien de
Nubie et renoncent à leurs projets. Ce royaume et celui d’Alodia
(dans la région de l’actuelle Khartoum) font suite à l’antique
royaume de Méroé (voir p. 84), disparu au début de notre ère.
Des missions coptes venues d’Égypte y ont diffusé le
christianisme à partir du VIe siècle. L’Église de Nubie s’affranchit
ensuite de l’Église copte et adopte pour sa liturgie le nubien,
langue nilo-saharienne parlée dans la moyenne vallée du Nil.

Les Mamelouks, au pouvoir en Égypte à partir de 1260,


reprennent l’offensive interrompue six siècles plus tôt. Ils
envahissent le royaume de Nubie, qui se désagrège. Cela
permet à des Arabes nomades, venus du Proche-Orient via
l’Égypte, de s’introduire en grand nombre dans la région aux
XIVe et XVe siècles et de s’y mêler aux populations autochtones.

L’islam progresse ainsi aux dépens du christianisme et l’arabe


aux dépens des langues locales.

Des États musulmans dominent la période suivante. Au cœur


de l’actuel Soudan s’étend le royaume des Funj, venus du sud et
dont on ignore la langue. L’arabe s’impose dans leur royaume,
entré en décadence au XVIIIe  siècle. Autre État musulman  : le
sultanat du Darfour, fondé au XVIIe  siècle. Son nom signifie en
arabe «  pays des Four  », une population dont la langue nilo-
saharienne forme un groupe à part. Le sultanat capture des
esclaves au sud du Darfour et les vend en Égypte : il entretient
des relations avec les Ottomans et même avec Bonaparte, qui
lui aurait passé commande de 2 000 esclaves noirs.
Le régime turco-égyptien et l’avènement
du Mahdi

Le chef militaire ottoman Méhémet Ali, pacha d’Égypte, lance


ses troupes à la conquête de la moyenne vallée du Nil en 1820.
Au milieu du siècle, celles-ci prennent pied sur la côte de la mer
Rouge, puis sur le cours supérieur du Nil. La conquête du
Darfour s’achève en 1874. Les populations du Soudan voient
dans les conquérants des Turcs et nomment leur régime al-
Turkiyya, bien qu’il emploie la langue arabe.

Deux événements marquent l’année  1882. Les Britanniques


occupent l’Égypte et y font désormais la loi. Simultanément,
Muhammad Ahmad ibn Abdallah (1844-1885), natif de
Khartoum qui s’est déclaré mahdi – « celui qui doit venir à la fin
des temps pour rétablir la foi et la justice sur terre  », selon la
tradition musulmane  –, proclame le jihad. Trois ans plus tard,
les mahdistes sont maîtres du Soudan. Au Mahdi succède son
disciple Abdallah (1846-1899). Après avoir hésité, les
Britanniques envoient un corps expéditionnaire au Soudan en
1896. L’année suivante, les troupes d’Abdallah affrontent ce
dernier à Ondurman (sur le Nil, face à Khartoum). C’est le
désastre : quelques mitrailleuses suffisent à les décimer.

Du condominium à la partition
En 1899, le Soudan passe sous le régime du «  condominium
anglo-égyptien ». Un gouverneur général britannique y exerce
le pouvoir en s’appuyant sur une armée et une administration
surtout composées d’Égyptiens. L’essor de la culture du coton, à
l’est de Khartoum, engendre une relative prospérité. Dans le
sud, les nouvelles autorités favorisent l’activité des missions
chrétiennes.

À la suite d’un accord anglo-égyptien conclu en 1953, le Soudan


accède à l’indépendance le 1er  janvier 1956. Son histoire,
ponctuée de coups d’État (1958, 1969, 1985, 1989), est ensuite
très mouvementée. Comment réaliser l’unité nationale d’un
pays majoritairement de langue arabe et musulman incluant
des populations non arabes et non musulmanes  ? Le souvenir
de l’État mahdiste pousse à une politique d’arabisation, voire
d’islamisation  ; en réaction, des mouvements autonomistes,
puis séparatistes, se développent… et l’armée soudanaise
intervient brutalement. Une guérilla éclate dans le sud dès 1964,
puis tourne à la guerre à partir de 1983 (voir p. 593). Il en va de
même, à moindre échelle, dans les monts Nouba. La tragédie du
Darfour (voir p.  433) s’y ajoute à compter de 2003. En 2005,
Khartoum se résout à négocier avec les Sudistes : le Soudan du
Sud obtient l’autonomie, puis l’indépendance en 2011. Le
Soudan perd un quart de sa superficie et de sa population.

Les langues du Soudan


La plupart des 41  millions d’habitants du Soudan ont pour
langue maternelle l’arabe soudanais, une variété apparentée à
celles de la péninsule Arabique en raison de ses origines
bédouines. Une autre variété d’arabe, née dans le sud-ouest du
pays chez des éleveurs nomades, s’est propagée vers l’ouest  :
l’arabe tchadien (voir p. 569). Les populations dont l’arabe n’est
pas la langue première vivent dans des régions périphériques :
Nubiens au nord, Bedjas à l’est, peuples noubas au sud, Four et
autres dans l’ouest, autrement dit au Darfour. Tous sont
musulmans, hormis certains Noubas. Deux langues sont
officielles  : l’arabe standard et, depuis 2005, l’anglais (pour
satisfaire une revendication du Soudan du Sud alors devenu
autonome).

Les langues nubiennes (moins d’un million de locuteurs)


restent vivantes dans la vallée du Nil au sud de la frontière
égyptienne. On distingue le nubien au sens strict ou nobiin, issu
du nubien ancien, et, plus au sud, le dongolawi. Le nubien
s’écrit en caractères arabes ou latins, comme dans l’unique
grammaire existante, publiée en 1987 en allemand (Grammatik
des Nobiin, de Roland Werner).

Les Bedjas, peut-être 2  millions de personnes au total,


traditionnellement éleveurs nomades, vivent entre le Nil et la
mer Rouge. Ils parlent une langue couchitique dotée d’une
riche littérature orale (poésie et épopées), très résistante face à
l’arabe. Des Bedjas vivent aussi dans le sud-ouest de l’Égypte et
l’ouest de l’Érythrée, où l’on transcrit leur langue en caractères
latins.
Les monts Nouba, conservatoire
linguistique menacé

Dans le sud du pays, à l’ouest du Nil, les monts Nouba couvrent


une superficie équivalente à celle du Massif Central. Des
populations parlant une quarantaine de langues distinctes y ont
trouvé refuge au fil des siècles. Au temps du condominium, les
Britanniques les désignent sous le nom de Nuba (en français
« Noubas »), tôt adopté par les intéressés. Combien sont-ils ? Les
estimations oscillent entre un demi-million et un million.
Certains sont musulmans, d’autres chrétiens et les croyances
traditionnelles persistent. Malgré la diversité culturelle,
superposée à la diversité linguistique, une «  identité nouba  »
s’est affirmée face à la population arabophone environnante.

Parmi les langues des Noubas, une vingtaine sont nilo-


sahariennes et autant « kordofaniennes [4]  ». Selon l’UNESCO, 36
d’entre elles sont aujourd’hui «  en danger  », dont 20
«  sérieusement  » et 7 «  en situation critique  ». Il est vrai que
l’histoire récente n’a pas épargné les Noubas depuis le départ
des Britanniques  : tandis que des colons de langue arabe
accaparaient les meilleures terres, Khartoum a interdit les
pratiques locales (élevage du porc, nudité,  etc.) et imposé la
charia. Des rébellions ont éclaté dans les années 1980, puis le
conflit s’est éternisé en dépit de plusieurs cessez-le-feu. L’avenir
des monts Nouba, naguère étonnant conservatoire linguistique,
paraît aujourd’hui très sombre.
La tragédie du Darfour

Le nom de Darfour désigne un massif montagneux habité de


longue date par les Four et, plus largement, la région
environnante, pour partie désertique. Deux types de
populations musulmanes s’y côtoient. Les unes, d’origines très
mêlées, sont de dialecte arabe (soudanais ou tchadien)  ; les
autres parlent des langues nilo-sahariennes, dont le four, le
massalit et le zaghaoua (ces deux dernières aussi parlées au
Tchad).

Depuis 2003, le conflit oppose des populations d’agriculteurs


sédentaires («  non arabes  ») à des populations d’éleveurs
nomades («  arabes  »). Il porte à l’origine sur la maîtrise des
terres, question aggravée par une sécheresse persistante
poussant les nomades vers les reliefs relativement épargnés. Se
jugeant «  envahis  », les Four se rebellent. Le gouvernement
soudanais arme alors des milices (les janjawid) recrutées parmi
les nomades arabophones, puis bombarde les villages non
arabes. La guerre aurait fait 300  000  morts et 1,5  million de
déplacés.

La reviviscence de l’hébreu
L’hébreu parlé, qui avait survécu en Palestine (voir p.  94),
s’éteint vers  le milieu du I er  millénaire. Il retrouve la fonction
de langue maternelle à l’extrême fin du XIXe siècle, à l’initiative
de colons installés en Palestine, avant de se muer en hébreu
moderne, aujourd’hui langue des Israéliens. Entre-temps,
l’hébreu écrit (et lu à haute voix) est demeuré la langue sacrée
et liturgique de tous les Juifs, à l’échelle de la diaspora.

Si, au Moyen Âge et jusqu’au XIXe siècle, personne ne parle plus


l’hébreu, quelles langues les Juifs parlent-ils ? Celle qui prévaut
dans la région où ils vivent. Au milieu du I er  millénaire, en
Mésopotamie (alors incluse dans l’Empire perse sassanide), ils
parlent l’araméen ; dans l’Empire byzantin (incluant la Syrie, la
Palestine et l’Égypte), le grec  ; dans l’ex-Empire romain
d’Occident (alors divisé en «  royaumes barbares  »), le latin.
L’expansion arabo-musulmane, aux VIIe  et VIIIe  siècles,
bouleverse ensuite le tableau  : de la Mésopotamie à l’Espagne
en passant par l’Égypte, les Juifs adoptent la langue arabe. Mais
s’ils parlent la langue du pays où ils vivent, c’est en
l’enrichissant de vocabulaire et de tournures hébraïques. Ainsi
prennent forme les « langues juives », chacune constituant une
variété de la langue de référence plutôt qu’une langue distincte.
Elles s’écrivent le plus souvent en alphabet hébraïque.

On en a répertorié une trentaine. La plus importante fut


d’abord le judéo-grec ou yévanique (voir p. 176), en usage dans
tout l’Empire romain d’Orient. Après l’expansion arabe, il s’est
perpétué dans l’Empire byzantin. Au sein du monde musulman
prédomine le judéo-arabe, réparti en dialectes  ; il s’y ajoute le
judéo-persan, le judéo-berbère,  etc. En Europe, chaque langue
romane se double au Moyen Âge d’une variété juive. L’histoire
du judéo-espagnol se poursuit après l’expulsion des Juifs
d’Espagne en 1492 (voir p. 355). De l’allemand naît, à partir du
XI e  siècle, le judéo-allemand ou yiddish, qui deviendra la
principale «  langue juive  » (voir p.  377). Plus exotiques sont le
judéo-géorgien, le judéo-tatar de Crimée ou krymchak, le judéo-
malayalam (en Inde du Sud) et quelques autres…

L’hébreu médiéval : la vitalité d’une


langue écrite

La rédaction du Talmud dit «  babylonien  » –  livre le plus


important du judaïsme après la Bible  – s’achève au VIe  siècle,
avant l’expansion arabo-musulmane. Le Talmud se compose de
la Mishna, ensemble de commentaires de la Torah rédigés en
hébreu, et de la Gemara, ensemble de commentaires de la
Mishna rédigés en araméen (voir p.  95). Au fil des siècles, les
rabbins poursuivent le travail d’interprétation et de codification
de la halaka (réglementation religieuse, juridique et morale
propre au judaïsme), elle-même fondée sur le Talmud. En
pratique, ils apportent à des questions écrites des réponses
écrites, qui font l’objet de compilations. La tradition distingue
dans ces travaux trois périodes : celle des Gaonim (du VIIe siècle
aux alentours de l’an mille), celle des Rishonim (jusque vers
1500) et celle des Aharonim (jusqu’à nos jours).
Les Gaonim officient dans les prestigieuses académies
talmudiques d’Irak. Ils rédigent d’abord leurs réponses en
araméen, langue de la Gemara et langue usuelle des Juifs de la
région. Au IXe siècle, ils y adjoignent des réponses en hébreu, à
l’attention des Juifs de la diaspora ne maîtrisant pas l’araméen.
Au siècle suivant, le judéo-arabe prévaut  : le philosophe et
théologien Saadia (882 ou 892-942) écrit son œuvre dans cette
langue, en particulier Le Livre des croyances et des opinions, qui
exerce une grande influence.

La vie intellectuelle juive s’épanouit aussi en Espagne


musulmane, dans l’émirat omeyyade fondé en 756 (capitale  :
Cordoue) qui se mue en califat en 929. Judah ben David Hayyuj
(v.  945-v.  1000), natif de Fès installé à Cordoue, fonde l’étude
systématique de la grammaire hébraïque en s’inspirant des
travaux des grammairiens arabes du VIIIe  siècle (voir p.  191).
Son œuvre, écrite en judéo-arabe, sera traduite en hébreu au
XII e  siècle (voir plus loin). Le poète Juda ben Samuel Ha  Levi
(v.  1075-1141) parcourt l’Espagne tandis que la guerre sévit
entre musulmans et chrétiens. Il écrit plusieurs centaines de
poèmes en hébreu, dont de célèbres Odes à Sion (Sion désigne
une colline de Jérusalem et, par extension, la ville elle-même).

L’exégèse des textes sacrés se poursuit au temps des Rishonim.


Le plus célèbre d’entre eux, Rachi (1040-1105), né et mort à
Troyes en Champagne, rédige en hébreu un Commentaire de la
Bible et du Talmud d’une qualité exceptionnelle. Pour éclairer
son texte, il l’accompagne de gloses en judéo-français écrites en
caractères hébraïques – une mine pour les linguistes étudiant le
français de cette époque. Le Commentaire de Rachi sera
imprimé – il est sans doute le premier livre en hébreu dans ce
cas  – à Reggio de Calabre en 1475 (la communauté juive de la
ville tire au Moyen Âge sa prospérité du travail et du négoce de
la soie).

Autre activité essentielle  : la traduction en hébreu d’œuvres


écrites en judéo-arabe. Le premier grand traducteur se nomme
Juda ben Saul ibn Tibbon (1120-1190). Né à Grenade, il s’installe
à Lunel (à l’ouest de Nîmes) vers 1150 et traduit les œuvres de
Saadia, Hayyuj et bien d’autres. Ses descendants (les
«  Tibbonides  ») poursuivent son œuvre à Lunel et font de
l’hébreu une langue capable d’exprimer les idées de l’époque. Il
est vrai qu’au Moyen Âge l’hébreu est employé pour la
correspondance, les contrats, les documents commerciaux, etc.

La période des Rishonim s’achève en 1565 avec la publication, à


Venise, du Choulhan Aroukh, code de Loi juive faisant
désormais autorité. Il a été rédigé par Joseph Karo (1488-1575),
né à Tolède, puis installé en 1539 en Palestine, alors comprise
dans l’Empire ottoman. L’activité des commentateurs (les
Aharonim) ne cesse pas pour autant, mais les communautés
juives tendent à se replier sur elles-mêmes.

La Haskala : moderniser l’hébreu


On nomme Haskala (de sekel, « intelligence ») le renouveau de
la pensée juive à l’époque des Lumières, et ses promoteurs les
maskilim. Le mouvement se développe en Allemagne. Il
souhaite ouvrir la culture juive aux valeurs de la civilisation
européenne sans trahir la tradition judaïque. En d’autres
termes, il s’agit de «  sortir du ghetto  », au propre comme au
figuré, tout en demeurant pleinement juif. La Haskala a pour
figure de proue le philosophe Moïse Mendelssohn (1729-1786),
vivant à Berlin.

Dans le domaine linguistique, les maskilim défendent deux


idées. Afin de s’intégrer à la société, les Juifs doivent résolument
adopter la langue allemande en abandonnant le yiddish,
considéré comme un «  jargon  » caractéristique de leur
«  enfermement  ». Mais il leur faut aussi préserver leur
spécificité, ce qui implique de cultiver l’hébreu en le
modernisant. En 1784, les maskilim fondent le premier
périodique littéraire en hébreu : Ha-me’assef (« Anthologies »).

La Haskala fait des émules dans l’ancien royaume de Pologne


et en Russie. De nombreux auteurs écrivent en hébreu au
XIXe  siècle, tel le poète Judah Leib Gordon (1830-1892), né à
Vilnius, puis installé à Saint-Pétersbourg. Sa langue classique et
pure demeurera un modèle. D’autres, après avoir écrit en
hébreu, poursuivent leur œuvre en yiddish, leur langue
naturelle (voir p. 379).

Quelle est la langue des Juifs ? À la fin du XIXe siècle, la question


demeure en suspens.
Ben Yehuda, le visionnaire

Eliezer Yitzhak Perlman, dit plus tard Ben Yehuda, naît en 1858
à Luzhki, près de Polotsk (dans le nord de l’actuelle Biélorussie).
Il a pour langue maternelle le yiddish. Tôt initié à l’hébreu et à
l’araméen, il fréquente l’école talmudique de Polotsk, puis
poursuit ses études, en langue russe, au lycée de Dvinsk
(aujourd’hui Daugavpils, en Lettonie). Il séjourne ensuite à
Paris, en tant qu’étudiant à la Sorbonne. C’est là qu’il forge ses
convictions. Il prône le retour des Juifs au pays de leurs
ancêtres. Il est par ailleurs convaincu que leur langue
commune ne peut être que l’hébreu, non seulement écrit, mais
parlé, ce qui n’est plus le cas depuis une quinzaine de siècles.

Le projet de Ben Yehuda passe aussitôt pour utopique, comme


celui de son contemporain Lazare Zamenhof (1859-1917), un
Juif né à Białystok (nord-est de la Pologne actuelle), créateur de
l’espéranto. Un autre contemporain célèbre, Theodor Herzl
(1860-1904), né à Budapest, promeut le sionisme dans son
ouvrage en allemand Der Judenstaat (« L’État des Juifs »), paru
en 1896, puis réunit à Bâle le premier congrès sioniste en 1897.
Herzl ne se prononce toutefois pas quant à la (ou aux) langue(s)
de l’État en question. Il est vrai qu’à cette époque les Juifs
d’Europe centrale et orientale fuyant la misère et les pogroms
migrent massivement vers l’Amérique : entre 1882 et 1914, plus
de 2  millions d’entre eux gagnent les États-Unis (et y
délaisseront le yiddish au profit de l’anglais, voir p.  657). En
comparaison, la Palestine, alors incluse dans l’Empire ottoman,
attire peu de migrants : le nombre de Juifs y passe au cours de
la même période de 24 000 à 85 000.

Émigré en Palestine dès 1881, Ben Yehuda s’installe à Jérusalem


et décide d’élever ses enfants en hébreu exclusivement. Lui et
ses émules fondent des écoles n’employant que l’hébreu, non
sans se heurter au scepticisme des autres colons, pour la
plupart de langue yiddish, et à l’hostilité des Juifs orthodoxes
opposés à l’usage – avilissant à leurs yeux – de la langue sacrée
dans la vie quotidienne. La pratique de l’hébreu se développe
néanmoins. Créé en 1904, un Comité de la langue publie des
listes de mots nouveaux et s’efforce d’établir des normes. Il
reçoit d’emblée un abondant courrier et orchestre ainsi un
large débat  : le façonnage de l’hébreu moderne devient une
œuvre collective, tandis que son usage sort du cadre de la
famille et de l’école pour devenir public. Dès sa fondation en
1909, la ville de Tel-Aviv est administrée en hébreu.

Du Foyer national juif à l’État d’Israël

En 1914, l’Empire ottoman se range dans le camp de


l’Allemagne. Les Britanniques, qui contrôlent l’Égypte,
interviennent en Palestine en 1917. En novembre, le
gouvernement de Londres fait savoir qu’il «  envisage
favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national
(national home) pour le peuple juif  ». C’est la «  déclaration
Balfour », du nom d’Arthur Balfour, alors secrétaire au Foreign
Office. Les Britanniques entrent à Jérusalem le mois suivant. En
1922, la Société des Nations (SDN) confie à la Grande-Bretagne
l’administration de la Palestine sous le régime du mandat. La
même année, trois langues y sont dotées d’un statut officiel  :
l’anglais, l’arabe et l’hébreu. L’immigration prend de l’ampleur :
le nombre de Juifs en Palestine passe de 84 000 en 1922 (11 % de
la population) à 630 000 en 1947 (33 %). Comme avant 1914, les
migrants viennent principalement d’Europe orientale et
centrale, Allemagne comprise, et sont de culture ashkénaze.

En 1947, l’ONU adopte un plan de partage de la Palestine en


deux États, juif et arabe. Les pays arabes s’y étant opposés, l’État
d’Israël proclame son indépendance en mai  1948 et la guerre
éclate. Quand elle prend fin en janvier  1949, environ 750  000
Arabes ont quitté le territoire d’Israël (c’est l’origine des
réfugiés palestiniens), tandis qu’un peu plus de 150  000 y sont
restés (c’est l’origine des Arabes de nationalité israélienne).

L’immigration s’accélère au lendemain de l’indépendance  :


1,4 milllion de Juifs arrivent en Israël de 1949 à la fin des années
1960. Parmi eux figurent un demi-million de survivants de la
Shoah, venus d’Europe centrale (Roumanie, Pologne,  etc.), et
près de 600 000 Juifs venus de divers pays arabes, dont 260 000
du Maroc. Ralentie dans les années 1970 et 1980, l’immigration
connaît une nouvelle poussée après la chute de l’URSS  : un
million de Juifs ex-soviétiques affluent entre 1990 et 2005. Israël
compte aujourd’hui 8,5  millions d’habitants, soit dix fois plus
qu’en 1948. Les Juifs constituent 75  % du total et les Arabes
israéliens, 21  %. Le solde inclut notamment les membres non
juifs de familles juives.

L’hébreu face à l’arabe… et au russe

Sous le régime britannique, les Juifs disposaient d’institutions


spécifiques qui géraient en particulier le système
d’enseignement. Bien que dirigées par des Ashkénazes, elles
avaient résolument promu le « tout hébreu » en déconsidérant,
non moins résolument, le yiddish. Quand Israël accède à
l’indépendance, deux langues conservent un statut officiel  :
l’hébreu et l’arabe. Le gouvernement maintient la ligne adoptée
avant la guerre  : tous les nouveaux arrivants sont incités à
apprendre l’hébreu au plus vite, y compris les Juifs venus de
pays arabes (Maroc, Yémen,  etc.). À l’évidence, seul l’hébreu
peut servir de langue commune à la nation israélienne en
devenir. La population arabe demeurée en Israël fait l’objet de
dispositions particulières  : elle conserve un système
d’enseignement distinct en arabe, l’apprentissage de l’hébreu y
étant obligatoire en tant que seconde langue.

Après 1990, l’immigration massive de Juifs de langue russe crée


une situation nouvelle, car ils refusent d’abandonner leur
langue et rechignent à apprendre l’hébreu. Le gouvernement
en tient compte et l’administration elle-même se résout à
recourir à la langue russe, de sorte qu’elle devient, de facto, la
troisième langue d’Israël. La presse en russe compte
aujourd’hui quatre quotidiens et de nombreux périodiques,
auxquels s’ajoute une chaîne de télévision privée. En revanche,
les enfants de langue maternelle russe sont tous
obligatoirement scolarisés en hébreu.

La connaissance et l’usage de la langue nationale ne cessent


ainsi de progresser  : une enquête menée en 2011 auprès des
adultes indiquait que la moitié d’entre eux avaient l’hébreu
pour langue maternelle et que seuls 10  % des Juifs (pour la
plupart d’origine russe) et un tiers des Arabes le maîtrisaient
mal ou pas du tout.

« Hébreu moderne » ou « israélien » ?

Comme toute langue vivante, l’hébreu moderne – parlé depuis


135  ans  – évolue. Il a d’abord fallu élargir le lexique pour
l’adapter au monde contemporain, tâche à laquelle Ben Yehuda
lui-même a contribué en rédigeant un Grand Dictionnaire de la
langue hébraïque. Le cinquième volume est paru avant sa mort
en 1922  ; les onze suivants furent publiés ensuite.
L’enrichissement du lexique et la fixation de normes, auxquels
travaillait l’ancien Comité de la langue, relèvent à présent de
l’Académie de la langue hébraïque instituée en 1953.
La «  reviviscence  » de l’hébreu passionne de nombreux
linguistes… et suscite des controverses. La doctrine officielle
veut que l’hébreu moderne se situe dans la continuité de
l’hébreu biblique et mishnaïque, nonobstant plus de quinze
siècles de «  sommeil  ». Ne sont pas de cet avis ceux qui
soulignent combien l’hébreu moderne a été influencé par le
yiddish (à l’insu de ses promoteurs eux-mêmes) et qu’il s’agit en
fait d’une langue hybride, nettement différente de l’hébreu
ancien et qu’ils nomment «  hébreu israélien  », voire
«  israélien  » tout court. Quoi qu’il en soit, une distance s’est
instaurée entre l’hébreu puriste, voire archaïsant, prôné par
l’Académie, et l’hébreu parlé tous les jours, truffé de tournures
non sémitiques empruntées aux langues indo-européennes.

Les langues d’Éthiopie et des pays


voisins

En 1896, à Adoua, dans le nord de l’Éthiopie, les troupes du


négus Ménélik  II battent les forces italiennes, venues
d’Érythrée pour lui imposer un protectorat. L’Éthiopie préserve
ainsi son indépendance à une époque où, partout en Afrique,
les puissances coloniales étendent leur domination (voir p. 553).
Ménélik (1844-1913), roi du Choa (la région d’Addis-Abeba)
depuis 1865, a été couronné negus negast («  roi des rois  »),
autrement dit empereur, en 1889. Il a tôt perçu la nécessité
d’entrer dans le monde moderne, faisant appel dès 1879 à un
ingénieur suisse, Alfred Ilg (1854-1916), qui restera son principal
conseiller jusqu’en 1907. En 1897, Ménélik confie à une société
française la construction du chemin de fer de Djibouti à Addis-
Abeba, achevée en 1917.

Il s’efforce ainsi de désenclaver l’Éthiopie, dépourvue de façade


maritime depuis que les Européens ont pris possession de
toutes les régions côtières. Les Italiens, présents à Assab en
1869, puis à Massaoua en 1885, ont colonisé l’Érythrée en 1890.
Les Français, qui avaient occupé Obock dès 1862, ont fondé
Djibouti en 1888. Leur colonie se nomme la Côte française des
Somalis à partir de 1898. Les Britanniques se sont installés en
1884 à Zeila et à Berbera, puis ont étendu leur protectorat sur le
Somaliland entre 1887 et 1897. À la même époque, les Italiens
ont pris pied sur la côte orientale de la Somalie, devenue
colonie en 1905.

Le découpage politique instauré à l’époque coloniale perdure


aujourd’hui (voir la carte), non sans remises en cause au
XXe siècle. Mussolini ordonne la conquête de l’Éthiopie en 1935.
L’année suivante, Hailé Sélassié (1892-1975), négus depuis 1930,
se réfugie en Angleterre. Toutefois, l’«  empire italien
d’Éthiopie  » n’a qu’un temps  : dès 1941, avec le soutien des
Britanniques, Hailé Sélassié rentre à Addis-Abeba. En 1945,
l’Éthiopie figure parmi les membres fondateurs de l’ONU, mais
le sort des ex-colonies italiennes –  l’Érythrée et la Somalie  –
reste en suspens.
Pour finir, l’ONU place la Somalie sous tutelle de l’Italie de 1950
à 1960, en attendant l’indépendance. En revanche, elle décide
de rattacher l’Érythrée à l’Éthiopie en la dotant d’un statut
d’autonomie, effectif en 1952. La République de Somalie, née de
la fusion de l’ex-colonie italienne et du Somaliland, accède à
l’indépendance en 1960 comme prévu. Quand Hailé Sélassié
met fin à l’autonomie de l’Érythrée en 1962, les nationalistes
déclenchent une lutte armée qui durera une trentaine
d’années : l’indépendance de jure de l’Érythrée date de 1993. La
Côte française des Somalis, rebaptisée «  Territoire français des
Afars et des Issas  » en 1967, accède à l’indépendance en 1977
sous le nom de République de Djibouti.

Parmi les quatre États se partageant la région, seule la Somalie


est linguistiquement homogène, non sans paradoxe car l’unité
nationale, réalisée en 1960, a volé en éclats au début des années
1990 (voir plus loin). L’Éthiopie compte plus de 80 langues,
l’Érythrée une douzaine. La plupart de ces langues relèvent de
trois familles –  sémitique, couchitique et omotique  – elles-
mêmes apparentées au sein de la grande famille afro-asiatique
(voir p. 45). Quatre langues se distinguent : deux couchitiques –
  l’oromo (environ 35  millions de locuteurs) et le somali
(environ 18  millions)  – et deux sémitiques –  l’amharique
(environ 30 millions) et le tigrigna (environ 7 millions).

Les langues d’Éthiopie


Sous le régime impérial, autoritaire et centralisé, l’amharique
était la seule langue officielle et la seule enseignée. En 1974, des
officiers forment le Derg (« comité » en amharique), renversent
Hailé Sélassié et s’emparent du pouvoir. Le nouveau régime se
mue vite en une dictature exercée par Hailé Mariam Mengistu
(le « Négus rouge »). Le respect du pluralisme linguistique, bien
qu’affiché, demeure lettre morte. En 1991, des Tigréens, dirigés
par Meles Zenawi (1955-2012), prennent le pouvoir à Addis-
Abeba après de nombreuses années de guérilla. La Constitution
adoptée en 1994 instaure un fédéralisme fondé sur des critères
ethniques  : l’Éthiopie est divisée en neuf États fédérés
(« régions ») et deux villes dotées d’une charte (voir la carte).

L’amharique, langue nationale

Dans le cadre ainsi établi, les diverses langues (que la


Constitution proclame toutes égales) ne bénéficient pas du
même statut. L’amharique demeure la « langue de travail » de
l’État fédéral, la langue nationale officielle de facto. La variété
en usage à Addis-Abeba constitue aujourd’hui le standard.
Instituée en 1972, une académie vise à normaliser la langue, en
particulier à guider l’expansion du vocabulaire.

À côté de l’amharique, langue fédérale, quatre régions


linguistiquement homogènes sont dotées de leur propre
« langue de travail », qui est aussi la langue de l’enseignement :
oromo, somali, tigrigna (dans le Tigré) et afar. Dans les deux
régions multilingues de Benishangul-Gumuz et de Gambella et
dans la ville de Dire-Dawa, l’amharique est la «  langue de
travail  », tandis que diverses langues se côtoient dans
l’enseignement primaire. Il en va de même dans la Région des
nations, nationalités et peuples du Sud, où les principales
langues sont le sidamo (couchitique) et le wolaita (omotique).
La ville de Harar forme une région à elle seule en raison du
prestige historique de sa langue (sémitique), le harari. Elle fut
au XVIe siècle la capitale des sultans d’Adel, ennemis des négus.
Il ne subsiste aujourd’hui que 25 000 locuteurs du harari dans la
ville.

Les écritures : abugida et caractères


latins

Le système d’écriture éthiopien remonte au Ve siècle (voir p. 99).


Il s’est d’abord appliqué au guèze, aujourd’hui encore langue
liturgique des chrétiens d’Éthiopie, puis à l’amharique à partir
du XIVe siècle. C’est un système intermédiaire entre un alphabet
et un syllabaire, indiquant les voyelles sous la forme de
modifications apportées aux consonnes. Le linguiste américain
Peter  T.  Daniels a créé pour le désigner le mot abugida,
correspondant aux quatre premiers signes du système (a-bu-gi-
da). Comme l’amharique, le tigrigna s’écrit en abugida.
L’oromo, langue maternelle d’un tiers des Éthiopiens, était
déconsidéré par le régime impérial, qui en proscrivait l’usage
autre que privé. Des missionnaires avaient néanmoins traduit
la Bible en oromo (écrit en abugida) vers la fin du XIXe  siècle.
Entre 1974 et 1991, des publications en oromo apparaissent,
dont des journaux, mais la langue demeure peu enseignée, sauf
par le Front de libération oromo, fondé dès 1973. À cet effet, le
FLO utilise un alphabet latin adapté dit «  qubee  », qui devient
officiel en 1991.
Les langues d’Éthiopie et des pays voisins
Les langues d’Érythrée

Les Érythréens (au nombre de 5,3  millions) ont pour langues


maternelles le tigrigna (55  %), le tigré (30  %) et une demi-
douzaine d’autres dont le saho et l’afar, qui sont apparentées.

Le tigrigna, parlé dans la région d’Asmara (la capitale), l’est


aussi en Éthiopie dans le Tigré [5] . Les plus anciens documents
connus en tigrigna datent du début du XIXe  siècle  : ce sont des
listes de mots collectés par des missionnaires. L’histoire de la
langue écrite (en abugida) débute dans la seconde moitié du
XIXe  siècle. Quand l’Érythrée accède à l’indépendance en 1993,
elle érige le tigrigna en langue officielle, ce qui facilite sa
standardisation. L’arabe (dont un dialecte originaire du Hedjaz a
longtemps servi de langue véhiculaire sur le littoral) jouit aussi
du statut de langue officielle. L’italien, encore compris par les
anciennes générations, a fait place à l’anglais, qui prévaut
aujourd’hui dans l’enseignement secondaire et supérieur.
Quant au tigré, il a principalement été écrit (en abugida) par des
missionnaires.

Djibouti

La République de Djibouti (980  000  habitants) associe deux


populations principales –  Somalis et Afars. C’est la raison pour
laquelle la colonie avait changé de nom en 1967. Les Afars
avaient alors obtenu que l’appellation «  Côte française des
Somalis  » soit remplacée par celle de «  Territoire français des
Afars et des Issas  », ces derniers formant un clan de Somalis
également présent en Éthiopie et au Somaliland. Autant que
l’on puisse en juger (les estimations varient), les Somalis
seraient aujourd’hui environ deux fois plus nombreux que les
Afars.

Les langues officielles sont le français et l’arabe. En pratique, le


français demeure la langue de l’État et la principale langue de
l’enseignement, l’arabe standard étant enseigné dans le
secondaire. Dans la vie quotidienne, les Djiboutiens parlent le
somali, l’afar ou l’arabe dialectal en usage sur les deux rives du
golfe d’Aden. La République de Djibouti est membre de la Ligue
arabe.

Le somali

On compte aujourd’hui quelque 18  millions de locuteurs du


somali, répartis entre la Somalie (60  % environ), l’Éthiopie, le
Kenya et Djibouti. En dépit de l’étendue de son aire, la langue
demeure relativement homogène : seul le dialecte maay, parlé
à l’ouest de Mogadiscio, diverge au point qu’il n’y ait guère
d’intercompréhension avec les autres.
La transcription du somali a débuté quand des religieux
musulmans et des commerçants s’y sont essayés, de façon
empirique, en utilisant des caractères arabes. Ce mode
d’écriture, amélioré peu à peu, s’est stabilisé dans les années
1950. Une autre approche a consisté à créer de toutes pièces un
alphabet spécifique. Le plus célèbre d’entre eux fut inventé, au
début des années 1920, par Osman Kenadid (en somali, Cismaan
Kenadiid). Connu sous le nom d’osmanya (cismaanya), il se
compose de 27 lettres. Une troisième possibilité consistait à
recourir à l’alphabet latin.

Quand la Somalie accède à l’indépendance, en 1960, divers


systèmes d’écriture rivalisent, de sorte que l’administration et
l’enseignement continuent d’utiliser les langues coloniales,
l’italien ou l’anglais. Tout au long des années 1960, un Comité de
la langue somali se penche sur la question. Pas moins de dix-
huit systèmes d’écriture lui sont soumis, dont onze inventés,
quatre fondés sur les caractères arabes et trois sur l’alphabet
latin. Les musulmans traditionalistes veulent une écriture
arabe, tandis que d’autres, par nationalisme, préfèrent
l’osmanya. Les modernistes défendent l’alphabet latin, plus
facile à mettre en œuvre. Parmi eux figure Shire Jama Ahmed
(Shire Jaamac Axmed), créateur d’un système très simple
d’écriture du somali en caractères latins, sans signes
diacritiques.

Quand, en 1969, un coup d’État militaire porte au pouvoir le


général Mohamed Siad Barre (Maxamed Siyaad Barre, 1919-
1995), la question linguistique reste entière. Le nouveau régime
décide que la seule langue officiellement en usage sera le
somali écrit en alphabet latin, tel que préconisé par Shire Jama
Ahmed. En 1972, le gouvernement ordonne à tous les
fonctionnaires d’apprendre à lire et écrire le somali dans les six
mois et nationalise le quotidien italien de Mogadiscio, Stella
d’Ottobre, rebaptisé Xiddigta Oktoobar (même signification),
désormais rédigé en somali. Simultanément, le somali devient
la langue de l’enseignement primaire et, quelques années plus
tard, du secondaire. Pour apaiser les milieux musulmans,
l’arabe est promu seconde langue officielle, ce qui permet à la
Somalie d’adhérer à la Ligue arabe en 1974.

Siad Barre réussit ainsi à doter la Somalie d’une langue


nationale au sens plein du terme. Il échoue en revanche dans sa
lutte contre le « clanisme » qui mine la société : après sa chute
en 1991, l’État somalien se désagrège. L’intérêt porté à la langue
persiste néanmoins  : en 2013, les gouvernements de Somalie,
d’Éthiopie et de Djibouti créent une Académie de la langue
somali chargée de sa régulation. Elle siège à Djibouti.

Notes du chapitre

[1]  ↑   La Transjordanie et la Cisjordanie réunies prennent en 1949 le nom de


Jordanie, conservé après l’occupation de la Cisjordanie par Israël à partir de 1967.

[2]  ↑   Kees VERSTEEGH, The  Arabic Language, Edinburgh University Press,


Édimbourg, 1997.

[3]  ↑   Front populaire pour la libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de Oro,


les deux territoires (nord et sud) constituant le Sahara espagnol.
[4] ↑   Le groupe des langues « kordofaniennes » proposé par Joseph Greenberg en
1963 tirait son nom de la province de Kordofan, où se situent les monts Nouba. Il
n’est plus considéré comme valide, mais composé de quatre groupes distincts,
chacun apparenté à la grande famille nigéro-congolaise (voir p. 46).

[5] ↑   On ne doit pas confondre le tigré, langue parlée dans l’ouest de l’Érythrée, et
le Tigré, région d’Éthiopie où l’on parle le tigrigna.
Les langues turques, iraniennes
et du Caucase

S i l’on prend comme repère l’avènement de l’imprimerie, les


premiers pas du turc et du persan dans le monde moderne
remontent au XVIIIe  siècle. On les doit à Ibrahim Müteferrika
(1674-1745), un Hongrois converti à l’islam qui fait carrière dans
la diplomatie ottomane, voyage, rencontre des érudits
étrangers et collectionne les livres. En 1726, il soumet au grand
vizir et au sultan un rapport vantant les mérites de l’imprimerie
et obtient l’autorisation d’installer des presses à Istanbul. Il en
sort une vingtaine d’ouvrages de 1729 à 1743, dont deux
dictionnaires : arabe-turc et persan-turc.

À sa mort, l’imprimerie ferme, victime de l’hostilité des milliers


de scribes qui travaillent sur les rives du Bosphore  : organisés
en une puissante corporation, ils gagnent leur vie en produisant
des livres manuscrits nettement plus chers que ne le seraient
des livres imprimés, mais que l’élite ottomane continue de
préférer, par tradition et par goût. Il faudra attendre 1803 pour
qu’une nouvelle imprimerie entre en service à Istanbul. À la
même époque, l’impression de textes en langues turques
débute dans l’Empire russe  : la fondation d’une imprimerie à
Kazan, l’ancienne capitale des Tatars (à 700 kilomètres à l’est de
Moscou), date de 1800.
Les premiers ouvrages imprimés en persan le sont en dehors de
l’Empire perse, à commencer par le dictionnaire persan-turc de
Müteferrika en 1742. L’initiative suivante est due aux
Britanniques  : à partir de 1781, ils impriment à Calcutta des
textes en persan, langue dont la fonction officielle persiste alors
en Inde, comme au temps de l’Empire moghol (voir p. 469). En
Perse même, l’impression de textes en persan débute à Tabriz
en 1816, puis à Téhéran et Ispahan dans les années  1820.
L’imprimerie demeure toutefois une activité marginale, tant en
Perse qu’à Istanbul ou à Kazan  : son véritable essor date du
troisième tiers du XIXe siècle.

Les langues turques

Au début du XXe siècle, la plupart des Turcs vivent dans l’Empire


ottoman ou dans l’Empire russe. Or, ces deux empires ne
tardent pas à s’effondrer  : le russe abattu par la révolution de
1917  ; l’ottoman vaincu en 1918, puis démembré. Deux
nouveaux régimes les remplacent  : soviétique en Russie,
nationaliste en Turquie. Bien que leurs idéologies diffèrent, l’un
et l’autre engagent dans les années 1920 des politiques
linguistiques résolument novatrices qui infléchissent
l’évolution des langues turques. Seuls restent à l’écart du
mouvement les Turcs d’Iran (Azéris et autres) et de Chine (dont
les Ouïgours, voir p. 522).
La réforme du turc de Turquie

Le mouvement de réformes dit des Tanzimat (1839-1871),


engagé par les autorités ottomanes, vise notamment à
moderniser l’administration et l’armée, ce qui nécessite
d’améliorer le système d’enseignement. Or, cela implique de
multiplier les écoles primaires modernes, jusque-là quasi
inexistantes, et donc de disposer d’une langue écrite plus
simple que la langue ottomane officielle, truffée de tournures
arabes et persanes (voir p.  215). Au début du XXe  siècle, des
écrivains liés au mouvement des «  Jeunes Turcs  » (Ottomans
modernistes) décident de rédiger leurs œuvres en une langue
proche de la langue usuelle. Certains préconisent même de
substituer l’alphabet latin à l’alphabet arabe.

Le traité de Sèvres (1920) met l’Empire ottoman en lambeaux. Il


s’ensuit un sursaut nationaliste, animé par le général Mustafa
Kemal (plus tard nommé Atatürk, littéralement «  Turc-Père  »).
La république est proclamée en 1923. Tout en exaltant la nation
turque, le nouveau régime entend rompre avec le passé
ottoman et se tourner vers une modernité de type occidental.
En 1924, tandis que s’engage la sécularisation de
l’enseignement, l’adoption de l’alphabet latin vient à l’ordre du
jour. Les milieux conservateurs s’y opposent, tandis que les
kémalistes s’intéressent à l’exemple de l’URSS, où l’alphabet
latin s’applique aux langues turques à partir de 1926 (voir plus
loin). En 1928, Mustafa Kemal lance une grande «  mobilisation
pour l’alphabet  ». Obligatoire dans tout texte public dès
janvier  1929, la nouvelle écriture se généralise sans grande
difficulté, d’autant que les personnes éduquées avant la fin des
années 1920 continuent d’utiliser les caractères arabes en privé.

Le succès du changement d’écriture incite ensuite les


kémalistes à réformer la langue elle-même pour la débarrasser
des éléments arabes et persans qui –  à leurs yeux  –
l’encombrent. Ils poursuivent un double objectif  : idéologique
(promouvoir une langue turque «  purifiée  » en accord avec le
nouveau nationalisme turc) et pratique (rapprocher la langue
écrite de la langue parlée et faciliter ainsi son enseignement).
Les éléments arabes et persans incriminés relèvent soit de la
syntaxe, soit du vocabulaire. Dans le premier cas, la
substitution de tournures turques aux tournures arabo-
persanes, courante à l’oral, ne soulève guère de difficultés. Il
n’en va pas de même du vocabulaire  : au fil des siècles, un
nombre considérable de mots arabes et persans sont entrés
dans la langue turque et l’usage les a consacrés.

Lors du premier congrès linguistique turc, convoqué par


Mustafa Kemal en 1932, les partisans d’une purification du
vocabulaire l’emportent après des débats passionnés. La Société
linguistique turque (TDK), fondée la même année, s’emploie
dès lors à trouver des mots en «  pur turc  » (Öztürkçe) pour
remplacer les mots arabes et persans. On les cherche dans des
textes turcs anciens, dans les dialectes d’Anatolie, dans d’autres
langues turques,  etc. Ainsi prend forme une langue rénovée,
dont le caractère artificiel devient vite manifeste. En 1934,
Mustafa Kemal prononce des discours à peine
compréhensibles… puis revient en 1935 à une langue plus
habituelle.

Après sa mort, en 1938, le mouvement de réforme du


vocabulaire se poursuit et prend un tour politique : la gauche le
soutient, la droite s’y oppose. Le coup d’État militaire de 1980 y
met fin, en pratique. Les activités de la TDK se cantonnent par la
suite aux domaines scientifiques et techniques. Il est vrai que,
dès cette époque, la plupart des néologismes –  popularisés par
la presse écrite, puis la télévision  – sont passés dans l’usage.
Seules les personnes âgées demeurent capables d’écrire dans la
langue d’avant la réforme.

Il résulte de cette situation nouvelle un double hiatus  : d’une


part, entre le turc moderne et celui d’il y a un siècle, la lecture
d’un texte ottoman nécessitant aujourd’hui un dictionnaire  ;
d’autre part, entre le turc moderne de Turquie et les autres
langues turques. Ces dernières ont non seulement conservé
leur vocabulaire d’origine arabo-persane, mais, pour s’adapter
au monde moderne, elles ont emprunté à des langues non
turques, le russe en particulier.

Les langues turques dans l’Empire russe

Au cours de son expansion, du milieu du XVIe siècle à la fin du


XIXe  siècle, l’Empire russe englobe un nombre croissant de
populations de langues turques (voir l’encadré). Certaines
d’entre elles disposent déjà d’une langue écrite, d’autres non.
De la première catégorie relèvent notamment les Tatars, les
Azerbaïdjanais et les Ouzbeks, convertis de longue date à
l’islam. Leurs élites utilisent une langue écrite en caractères
arabes ayant pour référence littéraire le turc djaghataï (voir
p. 214), non sans variantes régionales. Ainsi la langue écrite des
Tatars de Kazan, dite « turki de la Volga », diffère-t-elle de celle
des Tatars de Crimée, influencée par l’ottoman. Chez les
Kazakhs et les Kirghizes, la culture reste de tradition orale. Les
Tchouvaches n’ont pas d’écriture quand les Russes les
soumettent  : la transcription de leur langue en caractères
cyrilliques résulte de leur conversion au christianisme
orthodoxe. La première grammaire date de 1769. Il en va de
même des Iakoutes, qui se convertissent au XVIIIe  siècle. La
première étude approfondie de la langue iakoute paraît à Saint-
Pétersbourg en 1851.

L’expansion de l’Empire russe, du milieu


du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle
Le tsar Ivan le Terrible conquiert le khanat de Kazan dans
les années 1550 et soumet ainsi trois peuples de langue
turque  : les Tatars, les Tchouvaches et les Bachkirs. Les
Russes s’engagent ensuite en Sibérie, atteignant le Pacifique
en 1639. Ils y soumettent les Iakoutes, de langue turque
eux aussi.
Au XVIIIe  siècle, les Russes se tournent vers le sud  : ils
annexent le khanat des Tatars de Crimée en 1783. En 1801,
ils occupent la Géorgie et, de là, s’attaquent à l’Azerbaïdjan,
province de l’Empire perse peuplée de Turcs. En 1828, la
Perse leur abandonne la moitié nord de l’Azerbaïdjan.

Les Russes pénètrent par ailleurs dans les steppes d’Asie


centrale et imposent leur protectorat aux Kazakhs entre le
milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. Après avoir
pris Tachkent en 1865, ils conquièrent les trois khanats
ouzbeks de Khiva, Boukhara et Kokand. Tombent ainsi sous
domination russe trois populations turques (les Ouzbeks,
les Turkmènes et les Kirghizes) et une population iranienne
(les Tadjiks).

À la fin du XVIII e  siècle débute la renaissance culturelle tatare,


marquée par la fondation, à Kazan, d’une imprimerie en 1800,
puis d’une université en 1804. Des Tatars initient ensuite les
élites kazakhes à l’écriture en caractères arabes. Nourris de
culture russe, les intellectuels tatars qui entendent ouvrir
l’éducation islamique au monde moderne lancent le
mouvement dit usul-i jadid, «  nouvelle méthode  ». Ils
s’efforcent aussi de promouvoir l’unité des peuples turcs au
sein de l’Empire russe, voire au-delà, en se réclamant du
« panturquisme ».

Les publications turques se multiplient durant la seconde


moitié du XIXe siècle et, plus encore, après la révolution de 1905.
Elles sont rédigées (toujours en caractères arabes) dans des
variétés de turc correspondant aux usages parlés, lesquels
diffèrent nettement de Kazan à Tachkent ou à Bakou  : ainsi
émergent diverses langues écrites modernes. Quelques
intellectuels tentent néanmoins de forger une langue turque
écrite commune aux divers Turcs de Russie. Le Tatar de Crimée
Ismaïl Gasprinski (1851-1914) s’y emploie dans Terjiman
(«  L’Interprète  »), le journal qu’il fonde en 1883. Diffusé dans
tout l’empire, celui-ci paraîtra jusqu’en 1918.

La normalisation des langues turques


en URSS

Quand le régime soviétique se met en place, au début des


années 1920, le taux d’alphabétisation des populations turques
musulmanes demeure extrêmement faible, sauf chez les
Tatars. La politique soviétique se donne un double objectif  :
promouvoir toutes les langues en usage en URSS (au nom de
l’égalité entre les peuples) et généraliser l’alphabétisation. Cela
implique de transcrire les langues qui ne le sont pas encore et,
de façon plus générale, de « normaliser » toutes ces langues afin
d’en faciliter l’enseignement.

Les langues tchouvache et iakoute conservent l’écriture


cyrillique. Dans le cas des langues écrites en caractères arabes,
les autorités soviétiques entendent rompre avec le passé
(comme en Turquie), mais elles craignent que l’alphabet
cyrillique n’apparaisse comme une étape vers une russification.
Aussi optent-elles pour l’alphabet latin, jugé neutre. La
normalisation nécessite de définir le périmètre de chaque
langue, autrement dit de déterminer quels dialectes la
constituent (et, en corollaire, quels dialectes relèvent d’une
langue voisine), puis de sélectionner un dialecte sur lequel
s’appuyer pour établir le standard. Ces opérations sont d’autant
plus chargées de signification qu’elles s’accompagnent du
découpage du territoire en républiques, républiques autonomes
et régions autonomes se référant à des « nationalités » (au sens
soviétique du terme) et donc à des langues.

Quand la situation se stabilise, au milieu des années 1930, on


compte en URSS une vingtaine de langues turques normalisées,
dont cinq correspondent à des républiques (azerbaïdjanais,
kazakh, kirghize, ouzbek et turkmène) et six à des républiques
autonomes (bachkir, iakoute, karakalpak, tatar de Crimée, tatar
de Kazan et tchouvache). Un dernier point : quand, à la fin des
années 1930, le régime soviétique se durcit, les autorités
décident de substituer partout l’alphabet cyrillique à l’alphabet
latin.

Normalisées, écrites et enseignées, les langues turques d’URSS


n’en sont pas moins confrontées à l’omniprésence du russe,
dont l’influence s’exerce de deux manières. Dans la mesure où
les langues turques ne possèdent pas le vocabulaire
correspondant à la technologie et à la culture modernes, on le
puise directement dans la langue russe sous forme de
néologismes. Par ailleurs, de très nombreux textes étant
traduits du russe, son influence s’exerce aussi sur la syntaxe.

L’ère postsoviétique

Quand l’URSS s’effondre en 1991, cinq Républiques turques


accèdent à l’indépendance  : l’Azerbaïdjan, le Turkménistan,
l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. La poussée
nationaliste incite les nouveaux dirigeants (issus du régime
soviétique mais non russes) à promouvoir aussitôt la langue
nationale. Dans les trois Républiques méridionales
(Azerbaïdjan, Turkménistan et Ouzbékistan), cela s’accompagne
d’un retour à l’alphabet latin. Le russe perd son rôle de langue
du pouvoir et, simultanément, de nombreux Russes,
jusqu’alors installés dans les trois pays comme dans autant de
« colonies », retournent en Russie. Pour des raisons pratiques, le
russe reste cependant en usage dans de très nombreux
domaines, notamment techniques et économiques.

Au Kazakhstan et au Kirghizistan, les relations entre la langue


nationale et le russe sont différentes. Dans la mesure où les
Russes étaient très nombreux (en 1989, en y ajoutant les
Ukrainiens et les Biélorusses, ils formaient 44  % de la
population du Kazakhstan et 24 % de celle du Kirghizistan), leur
langue continue de prédominer, à tel point que les Kazakhs
eux-mêmes, en dehors des contextes privés ou traditionnels,
l’utilisent souvent de préférence à leur propre langue. La
promotion de la langue nationale s’opère donc de façon
progressive, sans qu’un retour à l’alphabet latin soit envisagé.
Pourtant, les équilibres se modifient inéluctablement  : les
Russes (et autres Slaves) ne formaient plus que 26  % de la
population du Kazakhstan en 2009 et moins de 7 % de celle du
Kirghizistan en 2013.

Au sein de la Fédération de Russie, le russe demeure bien sûr


hégémonique. Dix langues turques y sont officiellement
reconnues dans le cadre de républiques bénéficiant d’une
certaine autonomie, surtout culturelle (voir le tableau). En 1999,
le Tatarstan avait décidé d’adopter l’alphabet latin, mais une loi
fédérale de 2002 a rendu l’écriture cyrillique seule légale dans la
Fédération, ce que la Cour constitutionnelle a confirmé en 2004.
Il reste à mentionner les Tatars de Crimée, que Staline avait fait
déporter en masse vers l’Asie centrale en 1944. Une partie de
leurs descendants sont revenus en Crimée et y sont aujourd’hui
260 000 environ. Ils conservent l’usage de leur langue, écrite en
caractères latins depuis le milieu des années 1990. La Crimée,
rattachée à l’Ukraine en 1954, a été réunie de facto à la Russie
en 2014. Les Tatars vont-ils devoir revenir à l’alphabet
cyrillique ?
Les langues turques dans la Fédération de Russie

1. La République du Daghestan est multiethnique (voir p. 464) ; 2. Les


Karatchaïs et les Balkars, qui parlent la même langue, sont répartis en
deux républiques.

L’azerbaïdjanais et l’azéri d’Iran

Les dialectes turcs d’Anatolie orientale, du nord-ouest de l’Iran


et de la République d’Azerbaïdjan forment un continuum
auquel l’histoire a superposé trois situations linguistiques très
différentes. La limite la plus ancienne, stabilisée dans la
première moitié du XVII e  siècle, séparait l’Empire ottoman de
l’Empire perse et sépare aujourd’hui la Turquie de l’Iran.
L’autre limite, résultant de l’expansion russe au sud du Caucase
au début du XIXe  siècle (voir p.  462), sépare la République
d’Azerbaïdjan (ex-soviétique, indépendante en 1991) de
l’Azerbaïdjan demeuré iranien. L’usage veut que l’on nomme
«  Azerbaïdjanais  » les habitants de la République et «  Azéris  »
ceux d’Iran. Les premiers sont aujourd’hui 10  millions, les
seconds une quinzaine de millions.

Le premier journal azerbaïdjanais (Ekinchi, «  Le  Semeur  »)


paraît à Bakou en 1875-1877. À cette époque, la langue écrite ne
diffère guère du turc ottoman. Le régime soviétique la
standardise en se référant au dialecte de Bakou. Elle s’écrit en
caractères latins de 1929 à 1939, puis en caractères cyrilliques,
puis de nouveau en caractères latins à partir de 1991.
L’azerbaïdjanais a incorporé de nombreux mots russes, mais il
a conservé à peu près intact son vocabulaire d’origine persane
ou arabe, à la différence du turc de Turquie. Il s’ensuit que
l’intercompréhension entre les deux langues, jadis aisée, est
devenue difficile.

L’azéri parlé en Iran (dit torki) diffère peu de l’azerbaïdjanais.


Au XIXe  siècle, on l’écrivait en s’inspirant du turc ottoman.
Couronné chah de Perse en 1926, Reza Khan (voir p.  455)
entreprend de renforcer l’État. Le persan, unique langue
officielle, jouit dès lors d’un monopole dans un système
d’enseignement que le régime développe. L’azéri reste parlé,
mais n’est pas standardisé à l’écrit, à la différence de
l’azerbaïdjanais ou du turc de Turquie. Les Azéris éduqués n’ont
d’autre choix que le bilinguisme  ; quand ils écrivent, c’est en
persan. Il est vrai que ce n’est pas une langue « étrangère » car,
depuis le XVIe siècle, les Azéris font partie intégrante de la nation
iranienne, soudée par l’adoption du chiisme duodécimain
propagé en persan (voir p.  201). En matière linguistique, la
République islamique poursuit la politique inaugurée par Reza
Chah.

Les autres langues turques parlées en Iran relèvent du groupe


oghouz, comme l’azéri. Les Kachkaïs (de langue kachkaï), au
nombre d’un million environ, forment une confédération de
tribus plus ou moins nomades installées dans la région du Fars.
Dans le Khorasan se côtoient des Turkmènes (à la frontière du
Turkménistan) et des locuteurs du «  turc du Khorasan  », une
langue distincte identifiée par des linguistes allemands dans les
années 1970.

Le persan et les langues iraniennes

Aujourd’hui comme hier, le persan occupe le premier rang


parmi les langues iraniennes, non sans variantes, il est vrai.
C’est la langue officielle de l’Iran, sous le nom de «  farsi  », du
Tadjikistan, sous le nom de « tadjik », et, sous le nom de « dari »,
l’une des deux langues officielles de l’Afghanistan, l’autre étant
le pachto. Outre le pachto, diverses langues iraniennes
conservent de l’importance, en particulier d’un point de vue
politique : les langues kurdes, le baloutche et l’ossète (en usage
dans le centre du Caucase, voir p. 465).
L’hégémonie du persan en Iran

Sous la dynastie des Qadjars (1796-1925), l’Empire perse ne se


modernise guère. La fondation, en 1851, d’une école
« polytechnique » (Dar al-Funun) à Téhéran marque néanmoins
un tournant. Ainsi débute la traduction en persan d’ouvrages
européens techniques et littéraires. Des périodiques en persan,
très critiques à l’égard du régime, paraissent à l’étranger (dont
Qanun à Londres dans les années 1870-1880) et parviennent aux
élites de l’Empire en dépit des interdictions. L’entrée de la
langue persane dans le monde moderne ne touche cependant
qu’une minuscule fraction de la population.

Un officier, Reza Khan (1878-1944), se hisse au pouvoir à partir


de 1921 et se fait couronner chah de Perse en 1926, fondant la
dynastie Pahlavi (nom choisi en référence à l’Iran ancien, voir
p. 180). Avec pour objectif premier le renforcement de l’État et
sa modernisation, il veille à l’essor d’un enseignement public
propre à former des officiers et des fonctionnaires. Une
université est fondée à Téhéran en 1935. À l’instar de son voisin
turc Mustafa Kemal, Reza Chah se préoccupe aussi de la
modernisation de la langue persane, mais la réforme engagée
pour la « purifier » reste limitée. Reza Chah renonce par ailleurs
à introduire l’alphabet latin face à l’hostilité des oulémas
(docteurs de la loi et théologiens musulmans).

En 1941, Reza Chah abdique en faveur de son fils Muhammad


Reza Chah, lui-même renversé par la révolution de 1979,
fondatrice de la République islamique d’Iran. (L’appellation
«  Iran  », depuis toujours d’usage courant dans le pays, est
devenue la seule officielle en 1935.) Aussi opposés soient-ils, les
deux régimes –  impérial puis islamique  – ne diffèrent guère
quant à leur politique linguistique. Le persan, unique langue
officielle, est aussi la seule langue utilisée dans l’enseignement
(ou peu s’en faut), alors que près de la moitié de la population
ne l’a pas pour langue maternelle. Autrement dit, le bilinguisme
s’impose aux minorités linguistiques, la promotion des langues
régionales n’étant pas à l’ordre du jour…

Il faut toutefois distinguer différentes situations. Plusieurs


langues iraniennes d’Iran ne sont pas, ou occasionnellement,
écrites, leurs locuteurs ayant depuis longtemps l’habitude
d’écrire en persan. C’est notamment le cas du gilani et du
mazandarani, parlés sur la rive sud de la mer Caspienne, et du
lori, dans le sud-ouest du pays. Il en va de même du kachkaï,
langue turque de nomades de la région du Fars. Une autre
langue turque, l’azéri, constitue un cas particulier en raison de
son nombre élevé de locuteurs et du fait que les Azéris, chiites,
forment l’un des piliers de l’État iranien depuis le XVIe  siècle
(voir p.  201). Les principales difficultés concernent deux
populations périphériques de tradition sunnite, également
présentes dans des pays voisins  : les Kurdes et les Baloutches.
Dans les deux cas, la République islamique, comme les
autorités impériales avant elle, se montre répressive, l’usage
public du kurde et du baloutche étant pour l’essentiel interdit.
Un dernier point : par rapport à l’ancien régime, la République
islamique a innové en rendant obligatoire l’enseignement de
l’arabe classique, langue du Coran. L’objectif visé est avant tout
religieux : il ne fait pas des Iraniens des bilingues persan-arabe
pour autant !

Les langues iraniennes

À l’est de l’Iran : les avatars du persan et


le pachto
On qualifie de «  tadjikes  » les populations vivant de part et
d’autre du cours supérieur de l’Amou  Daria. Leurs lointains
ancêtres parlaient le bactrien ou le sogdien (deux langues
iraniennes) avant d’adopter des dialectes persans il y a un
millénaire environ (voir p.  202). Ces dialectes se sont ensuite
différenciés au fil des siècles, mais partout la langue écrite est
demeurée le persan classique. L’histoire moderne des Tadjiks
débute quand l’Empire russe s’étend en Asie centrale à partir de
1865 : la frontière avec l’Afghanistan s’établit sur l’Amou Daria
avant la fin du siècle. Les Tadjiks connaissent dès lors deux
destinées différentes : au sein de l’Empire russe puis de l’URSS,
au nord du fleuve ; en Afghanistan, au sud.

Quand les Soviétiques entreprennent de découper l’Asie


centrale en républiques, ils hésitent, tant les populations
tadjikes et ouzbèkes sont imbriquées, en particulier à
Samarcande et à Boukhara. Pour finir, la République du
Tadjikistan instituée en 1929 doit faire son deuil des deux villes,
incorporées à l’Ouzbékistan (voir la carte). L’écrivain et
lexicographe Sadriddin Aini (1878-1954) dirige les travaux
consacrés à la mise au point d’une langue écrite modernisée, le
persan classique étant jugé archaïque. Le nouveau standard,
nommé «  tadjik  », se rapproche de la langue parlée en se
référant au dialecte de Boukhara. À l’alphabet arabe se
substituent l’alphabet latin (en 1928), puis l’alphabet cyrillique
(en 1939). Sadriddin Aini est par ailleurs l’auteur du premier
roman en tadjik, Dokunda, publié en 1934. De très nombreux
mots russes entrent dans le vocabulaire pendant la période
soviétique. Après l’indépendance, proclamée en 1991,
l’influence du russe décline, d’autant que les Russes quittent le
pays lors de la guerre civile qui sévit de 1992 à 1997.

L’Afghanistan, officiellement bilingue

Au sud de l’Amou  Daria s’étend l’Afghanistan, État


pluriethnique bâti aux XVIIIe-XIXe siècles par des chefs de guerre
pachtounes de culture persane. «  Afghanistan  » signifie «  pays
des Afghans  », autre nom des Pachtounes en usage dès le
VI e siècle.

La diversité ethnique se reflète dans la diversité des parlers


maternels, répartis en trois groupes principaux. Les dialectes du
pachto, langue des Pachtounes (entre 40  % et 45  % de la
population), prédominent dans le sud et l’est du pays. Les
dialectes apparentés au persan (40  % environ) incluent les
dialectes tadjiks au sens strict, dans le nord-est  ; ceux des
Hazaras, population pour partie d’origine turco-mongole
habitant les régions montagneuses du centre ; dans l’ouest, les
dialectes des Aimaks (nomades) et celui propre à la ville
d’Hérat. Les dialectes turcs (12  % environ), en usage dans le
nord du pays, relèvent de l’ouzbek et du turkmène.

Si l’on considère les langues écrites, la situation est tout autre :


le persan, langue de la culture et des élites, fut l’unique langue
officielle de l’Afghanistan jusqu’à la décision, prise en 1936,
d’attribuer aussi ce rôle au pachto. Naguère dit couramment
«  farsi  », le persan d’Afghanistan se nomme officiellement
«  dari  » depuis 1964, mais il continue de très peu différer de
celui d’Iran, du moins à l’écrit. Le «  kabouli  », variété du dari
parlée à Kaboul (la capitale), prévaut à la radio et à la télévision.

Bien que les Pachtounes aient joué un rôle politique majeur


depuis la fondation de l’État afghan au XVIIIe  siècle, le pachto
doit donc se contenter d’y occuper la deuxième place. C’est en
persan que l’intellectuel pachtoune Mahmud Tarzi (1865-1933)
publie le premier journal d’Afghanistan de 1911 à 1919.
Polyglotte, il traduit par ailleurs des romans européens tant en
persan qu’en pachto. Mais il est vrai que le pachto, certes écrit
(en caractères arabes) depuis le XVIe  siècle, n’est toujours pas
normalisé au XXe siècle : chaque auteur l’écrit à sa manière… Le
dari et le pachto sont aujourd’hui les langues de
l’enseignement, l’une ou l’autre selon les régions. Le
bilinguisme est très répandu.

Au Pakistan, les Pachtounes –  connus sous le nom de


«  Pathans  »  – sont plus nombreux qu’en Afghanistan  :
29  millions (soit 17  % de la population) contre 14  millions
environ. Ils vivent dans le nord-ouest du pays, près de la
frontière afghane, et à Karachi. Le pachto n’a pas de statut
officiel au Pakistan, les langues de l’enseignement étant
l’ourdou et l’anglais (voir p. 482). Il existe cependant à Peshawar
une Académie pachto, fondée en 1955 avec l’aide du
gouvernement provincial. Elle s’attache à normaliser la langue,
tout en publiant de nombreux ouvrages littéraires, scientifiques
et autres.

Le baloutche

Les 8 à 9  millions de Baloutches se répartissent aujourd’hui


entre le Pakistan (les trois quarts), l’Iran et l’Afghanistan. Venus
du nord-ouest de l’Iran, ils ont migré dans la région après l’an
mille et s’y sont mêlés aux Brahouis, une population de langue
dravidienne arrivée plus tôt (voir p.  232). Organisés en tribus,
les uns et les autres partagent le même mode de vie
traditionnel. La langue baloutche se flatte d’une longue
tradition littéraire orale, mais seule une élite l’utilise à l’écrit (en
caractères arabes) ; elle n’est pas normalisée. Dénuée de statut
officiel, elle demeure partout absente de l’enseignement public.
Sa promotion relève d’initiatives privées  : des associations
littéraires publient des périodiques,  des dictionnaires,  etc. Une
Académie baloutche a été fondée en 1961 à Quetta, capitale du
Baloutchistan pakistanais.

La question kurde

Les quelque 30 millions de Kurdes se distinguent nettement de


leurs voisins turcs, arabes ou persans. Ils ne parlent pas pour
autant une même langue, mais un ensemble de dialectes
iraniens répartis en trois groupes  : nord, centre et sud (voir
p. 204). Il n’y a guère d’intercompréhension entre les dialectes
du nord et les autres  ; c’est pourquoi il existe deux langues
écrites : le kurmandji, au nord, et le sorani.

Un peuple divisé

Divisés sur le plan linguistique, les Kurdes le sont aussi


politiquement. Avant la Première Guerre mondiale, ils étaient
sujets soit de l’Empire ottoman, soit de l’Empire perse. Au début
des années 1920, le partage de l’ex-Empire ottoman répartit les
Kurdes entre la Turquie (république à partir de 1923), l’Irak
(alors sous mandat britannique) et la Syrie (alors sous mandat
français). Le sort des Kurdes diffère ensuite selon les pays. Ils
revendiquent une autonomie culturelle, sinon politique, et se
révoltent le cas échéant, tandis que les États s’opposent à tout
séparatisme, souvent par la force.

– En Turquie, le régime kémaliste interdit en 1924 l’usage


public du kurde, puis riposte aux révoltes par des déportations
massives en Anatolie centrale. Quand le Parti démocrate (non
kémaliste) arrive au pouvoir en 1950, il passe des accords avec
les notables kurdes, mais la langue kurde demeure proscrite. Le
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1977, prend
ensuite les armes, ce qui conduit à vingt  ans de violences. Le
conflit prend fin quand son chef, Abdullah Öcalan, arrêté en
1999, renonce à la lutte armée. Au fil des années, la situation se
détend  : les établissements privés d’enseignement du kurde
sont légalisés en 2003. L’enseignement du kurde entre à
l’université en 2010, puis au collège en 2012. Mais son absence
de l’enseignement primaire en fait une langue avant tout orale,
que seule une petite minorité sait écrire.

– Quand les Britanniques administrent l’Irak, ils s’efforcent de


développer l’enseignement du kurde. En revanche, l’accession
de l’Irak à l’indépendance, en 1932, pousse des chefs kurdes à la
révolte. Les combats reprennent dans les années 1960 et
s’intensifient après l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein en
1979. En 1988, ce dernier utilise contre les Kurdes des armes
chimiques. Après la guerre du Golfe (1991), les Alliés
occidentaux interdisent à l’armée irakienne l’accès au
Kurdistan, mais alors éclate une guerre civile (1994-1998) entre
Kurdes. La guerre d’Irak (2003) conduit à l’installation d’un
nouveau régime à Bagdad, tandis qu’un «  gouvernement
régional du Kurdistan  » se met en place en 2005, garantissant
enfin aux Kurdes d’Irak une grande autonomie.

– En Syrie, les Kurdes bénéficient d’une autonomie culturelle


au temps du mandat français. Il n’en va plus de même après
l’indépendance (1946) et, surtout, après le durcissement du
régime dirigé par Hafez el-Assad à partir de 1970, puis par son
fils Bachir depuis 2000. L’usage public du kurde est interdit.
– En Iran, le régime impérial n’applique de politique que
répressive. La République islamique ne se montre pas plus
libérale, d’autant que les Kurdes restent attachés à leur tradition
sunnite. Les publications en kurde sont interdites, à de rares
exceptions près.

Deux langues écrites

L’histoire des Kurdes au XXe  siècle n’a guère favorisé


l’épanouissement d’une littérature autre que de combat. C’est
pourtant à cette époque que les deux langues écrites actuelles –
  le kurmandji et le sorani  – ont été normalisées. La première
doit beaucoup à Celadet Ali Bedir Khan (1893-1951), issu d’une
famille princière dont le domaine se situait dans l’Empire
ottoman, aux actuels confins de la Turquie, de la Syrie et de
l’Irak. Il étudie à Istanbul puis quitte la Turquie en 1923 quand
les kémalistes proclament la république. Installé en 1931 en
Syrie, il lance l’année suivante un magazine culturel, Hawar, au
moyen duquel il diffuse un alphabet latin adapté au kurmandji
qu’il a lui-même mis au point. C’est l’alphabet aujourd’hui en
usage en Turquie. Le sorani, en revanche, continue de s’écrire
en alphabet arabe. Dans les années 1920, un journal en sorani,
Zhin, paraît à Sulaimaniya, dans le Kurdistan irakien. Après
1945, des érudits kurdes d’Irak s’efforcent d’établir un standard
moderne. Principalement fondé sur le dialecte de Sulaimaniya,
considéré comme le meilleur modèle littéraire, il est
aujourd’hui utilisé dans la plupart des publications en Irak (et
les écrits privés en Iran).

Les langues du Caucase et


l’arménien

Georges Dumézil (1898-1986), spécialiste de la mythologie des


peuples indo-européens, s’est également passionné pour les
langues du Caucase, au point de consacrer plusieurs ouvrages à
l’une d’elles : l’oubykh. Il l’a étudiée à Istanbul auprès de Tevfik
Esenç (1904-1992), un descendant de Circassiens expulsés de
l’Empire russe. La langue oubykh a ainsi acquis une célébrité
méritée  : elle se contente de deux voyelles (/a/ et /e/), mais
s’enorgueillit de quatre-vingts consonnes, un record  ! En
matière phonétique, d’autres langues de la région ne sont pas
en reste  : en géorgien, par exemple, jusqu’à sept consonnes
peuvent s’accumuler au début d’un mot avant que n’arrive la
voyelle…

Ces particularités parmi bien d’autres distinguent radicalement


les langues du Caucase de leurs voisines, tant indo-européennes
que turques. De surcroît, leur présence dans la région remonte
à des temps immémoriaux, alors que les secondes sont arrivées
plus tard. Un dernier point  : les langues du Caucase ne
constituent pas une, mais trois familles, dont rien ne prouve
qu’elles soient apparentées. On les nomme caucasienne du
Nord-Est, caucasienne du Nord-Ouest et kartvélienne, dont fait
partie le géorgien (voir la carte).

Les langues du Caucase

Parmi les langues indo-européennes figurent l’arménien,


l’ossète et le russe. Les Arméniens, venus d’Anatolie, ont atteint
la région du lac de Van au VIIe  siècle  av.  J.-C.  (voir p.  76). Les
Ossètes descendent des Alains, peuple iranien des steppes
apparenté aux Scythes. Refoulés vers le sud par les Khazars (des
Turcs), puis par les Mongols au XIIIe  siècle, ils se sont installés
dans le centre du Caucase. Quant aux Russes, leur entrée dans
la région date de la fin du XVIIIe siècle.
Les populations de langues turques sont arrivées par le nord
(groupe kiptchak) ou par le sud (groupe oghouz). Du premier
groupe relèvent les Koumyks, présents entre la chaîne du
Caucase et la mer Caspienne depuis l’an mille environ, les
Karatchaïs et Balkars, installés au pied du mont Elbrouz aux
XIVe-XVe  siècles, et les Nogaïs, apparentés aux Kazakhs. Du
second groupe relèvent les Azerbaïdjanais, dont les origines
remontent à l’empire fondé par les Turcs seldjoukides au
XI e siècle (voir p. 211).

Au puzzle linguistique se superpose un puzzle religieux. Le


christianisme a atteint les Arméniens et les Géorgiens dès le
IVe siècle. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des missionnaires russes ont
rallié les Ossètes à l’Église orthodoxe. Les Arabes eux-mêmes,
installés à Derbent au début du VIIIe siècle, ont introduit l’islam
dans l’est du Caucase. Il s’est diffusé peu à peu parmi les
peuples du Daghestan, puis chez les Tchétchènes à partir du
XVI e  siècle. Dans le nord-ouest, l’islamisation résulte de
l’influence des Tatars de Crimée à la même époque.

L’hégémonie russe

À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire russe s’étend jusqu’au pied de la


chaîne du Caucase. Les Russes s’engagent alors dans le défilé
qui, en pays ossète, permet de la franchir en son centre. Menacé
à la fois par l’Empire ottoman et par l’Empire perse, le royaume
de Géorgie fait appel aux Russes, qui envoient des troupes en
vertu d’un traité signé en 1783. En 1801, la Russie annexe la
Géorgie centrale, puis se lance à la conquête des régions
voisines. Dès 1829, outre la Géorgie dans son entier, les actuels
Arménie et Azerbaïdjan font partie de l’Empire russe. Il reste
néanmoins à soumettre les « peuples montagnards » de langues
caucasiennes et de religion musulmane. Une entreprise
difficile : sous la conduite de l’Avar Chamil (1797-1871), imam et
remarquable chef de guerre, Avars et Tchétchènes résistent
vingt-cinq ans durant. Sitôt après la reddition de Chamil, en
1859, les Russes se tournent contre les Adyguéens (connus à
l’époque sous les noms de Circassiens ou Tcherkesses) et
contraignent la majorité d’entre eux à l’exode vers l’Empire
ottoman.

Les Russes nomment «  Transcaucasie  » les régions situées au


sud du Caucase et les administrent comme un tout (capitale  :
Tiflis). Les Soviétiques font de même en instituant en 1922 la
République socialiste fédérative de Transcaucasie, réunissant la
Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Chacune des trois
Républiques adhère ensuite directement à l’URSS en 1936. Les
peuples non russes situés sur le versant nord du Caucase
relèvent de la République socialiste fédérative soviétique de
Russie (RSFSR) et sont répartis en diverses entités autonomes
(Daghestan, Tchétchéno-Ingouchie, Ossétie du Nord, etc.). Il en
va de même des Abkhazes et des Ossètes du Sud au sein de la
République de Géorgie.
Quand l’URSS se disloque, en 1991, la Géorgie, l’Arménie et
l’Azerbaïdjan accèdent à l’indépendance. Plusieurs conflits ne
tardent pas à éclater. L’Arménie revendique le Haut-Karabakh,
territoire peuplé d’Arméniens enclavé dans l’Azerbaïdjan, s’en
empare par la force en 1993 et le conserve. La Géorgie se trouve
confrontée à deux mouvements séparatistes soutenus par les
Russes, en Abkhazie et en Ossétie du Sud (voir plus loin). Au
nord du Caucase, en 1991, les Ingouches se séparent des
Tchétchènes et s’intègrent à la Fédération de Russie, tandis que
ces derniers proclament leur indépendance. Les Russes
ripostent par la guerre en 1994-1996, puis en 1999-2000. La
guérilla dure jusqu’en 2009.
Les Républiques du Caucase

La « montagne des langues »

L’étude systématique des langues caucasiennes débute au


XIXe  siècle. Le sujet passionne le général (russe d’origine
allemande) Peter von Uslar (1816-1875). Bien que non linguiste,
il joue un rôle pionnier en compilant des vocabulaires, en
rédigeant des grammaires,  etc. Les débats relatifs à la
classification des langues caucasiennes aboutiront à un
consensus vers la fin du XXe siècle : elles se répartissent en deux
familles distinctes, Nord-Est et Nord-Ouest.

L’expression « montagne des langues », due au géographe arabe


al-Mas’udi (896-956), désignait le domaine des langues
caucasiennes du Nord-Est, aujourd’hui parlées en Russie (dans
les Républiques du Daghestan, de Tchétchénie et d’Ingouchie)
et dans le nord de l’Azerbaïdjan. Au nombre de vingt-neuf, elles
comptent près de 5  millions de locuteurs au total, sept d’entre
elles en comptant chacune plus de cent mille (voir la carte). La
famille caucasienne du Nord-Ouest se compose aujourd’hui de
quatre langues réparties en deux groupes  : le kabarde (ou
tcherkesse) et l’adygué, d’un côté  ; l’abkhaze et l’abaza, de
l’autre. On dénombre environ sept cent mille locuteurs au total,
non compris les émigrés, très nombreux en Turquie mais qui y
perdent l’usage de leur langue au fil des générations. Une
cinquième langue, l’oubykh, s’est éteinte en 1992 à la mort de
son dernier locuteur, Tevfik Esenç.

Avant l’arrivée des Russes, la plupart des langues caucasiennes


étaient uniquement parlées. Quand il fallait écrire, on
employait l’arabe, en particulier au Daghestan, foyer de culture
islamique depuis de nombreux siècles. Quelques textes anciens
en caractères arabes transcrivent néanmoins certaines
langues : l’avar, illustré par le poète Dibir (1747-1827), le lak, le
lezguien… Dans les années 1920, les autorités soviétiques font
transcrire huit langues en caractères latins : l’abkhaze, l’adygué,
l’avar, le dargwa, le kabarde, le lak, le lezguien, le tchétchène et
l’ingouche (ces deux dernières considérées comme une même
langue jusqu’en 1934). S’y ajoutent au début des années 1930
l’abaza et le tabassaran. En 1938, des caractères cyrilliques se
substituent aux caractères latins et demeurent en usage
aujourd’hui. Les langues caucasiennes écrites conservent un
statut officiel au sein de la Fédération de Russie  : elles sont
enseignées localement, du moins en principe, mais le russe
tend partout à s’imposer. Quant aux langues non écrites,
l’UNESCO les classe toutes « en danger ».

Le géorgien, l’abkhaze et l’ossète

Outre le géorgien, la famille kartvélienne inclut le svane, le


mingrélien et le laze. Doté d’un alphabet et d’une littérature
depuis le Ve  siècle (voir p.  206), le géorgien est aujourd’hui la
seule langue écrite, utilisée aussi par les Mingréliens et les
Svanes. Ces derniers sont des montagnards du nord-ouest du
pays, tandis que les Mingréliens vivent entre les Svanes et la
mer Noire. Les Lazes se situent pour la plupart en Turquie, de
l’autre côté de la frontière au sud de Batoum, et sont en voie de
turquisation.

À l’époque soviétique, les questions linguistiques provoquent


en Géorgie deux séries de tensions  : d’une part, entre le
géorgien et le russe  ; d’autre part, entre le géorgien et deux
langues minoritaires non kartvéliennes, l’abkhaze et l’ossète.
Comme ailleurs en URSS, la langue russe gagne du terrain, mais
quand, en 1978, Moscou décide de lui accorder le statut de
langue officielle à côté du géorgien, de grandes manifestations
s’y opposent et la mesure doit être retirée. Les Abkhazes
donnent leur nom à une république autonome dans laquelle ils
sont minoritaires  : vers 1930, ils y forment le quart de la
population, à côté de Géorgiens (le tiers), d’Arméniens, de
Russes,  etc. Ils demandent le rattachement de l’Abkhazie à la
Russie, mais Staline, lui-même géorgien, leur impose l’usage de
la langue géorgienne. Bien que cette politique s’assouplisse
après sa mort, en 1953, elle laisse un mauvais souvenir.

Quand la Géorgie accède à l’indépendance en 1991, son


territoire inclut la République autonome d’Abkhazie et la région
autonome d’Ossétie du Sud. En Abkhazie, les Géorgiens (en fait,
Mingréliens) forment alors près de la moitié de la population,
les Abkhazes moins d’un cinquième. Ces derniers proclament
néanmoins l’indépendance en 1992 puis, soutenus par la Russie,
refoulent les forces géorgiennes et procèdent à un « nettoyage
ethnique » : 250 000 Mingréliens sont expulsés vers la Géorgie.
(Les Abkhazes forment aujourd’hui la moitié de la population
d’Abkhazie, passée, il est vrai, de 525 000 en 1989 à 240 000 en
2011.)

L’ossète relève du sous-groupe des langues iraniennes


orientales (comme le pachto). Il s’écrit en alphabet cyrillique
depuis l’arrivée des Russes au XVIIIe  siècle. La première
grammaire paraît à Saint-Pétersbourg en 1844. Dans le cadre de
l’URSS, les Ossètes sont répartis entre la République autonome
d’Ossétie du Nord, incluse dans la Russie, et la région autonome
d’Ossétie du Sud, rattachée à la Géorgie. Après 1991, l’Ossétie du
Nord adhère à la Fédération de Russie (et devient l’Ossétie du
Nord-Alanie en souvenir des Alains), tandis que les Ossètes du
Sud réclament leur réunion à l’Ossétie du Nord et prennent les
armes. Les forces géorgiennes interviennent à plusieurs
reprises, en vain, car les Russes soutiennent les Ossètes. Comme
l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud est aujourd’hui indépendante de
facto. Dans les deux pays, le russe (et non plus le géorgien) tient
le rôle principal.

Les deux variétés d’arménien

Au XIXe  siècle, les Arméniens se répartissent entre l’Empire


ottoman (les deux tiers environ) et l’Empire russe. Au sein de
l’Empire ottoman, ils vivent en Anatolie orientale (comme leurs
ancêtres depuis plus de deux millénaires) ou s’en vont chercher
fortune à l’ouest, en particulier à Istanbul. Ceux de l’Empire
russe optent pour Tiflis, la principale ville de Transcaucasie.
Ainsi s’affirment deux foyers de culture arménienne. De part et
d’autre, des intellectuels jugent que l’arménien classique
(grabar, voir p.  205), même rénové, n’est plus adapté à leur
temps  : ils entreprennent donc de transcrire la langue parlée
(achkharhabar). Il s’ensuit la publication de nombreuses
œuvres littéraires, une prolifération des journaux et un essor
de l’enseignement dans toutes les communautés arméniennes.
Les deux variétés d’arménien écrit (occidentale d’Istanbul et
orientale de Tiflis) demeurent néanmoins très proches.

En 1914, l’Empire ottoman entre en guerre contre l’Empire


russe. Les années qui suivent sont tragiques pour les
Arméniens d’Anatolie orientale  : les déportations organisées
par les autorités ottomanes se transforment en génocide.
Quand la situation se stabilise, au milieu des années 1920, on ne
compte plus guère d’Arméniens en Anatolie orientale. La
plupart des Arméniens qui vivaient dans l’Empire ottoman et
qui ont survécu émigrent vers l’Europe occidentale (en France,
en particulier) ou l’Amérique du Nord. Ceux qui vivaient dans
l’Empire russe forment la République socialiste soviétique
d’Arménie (capitale  : Erevan), tandis qu’une «  diaspora  » se
constitue au sein même de l’URSS.

Au XXe  siècle, les deux variétés d’arménien (occidentale et


orientale) font l’objet de réformes visant à éliminer (autant que
possible) les éléments d’origine turque. Elles divergent
néanmoins, car elles évoluent dans des contextes très
différents. Du côté soviétique, l’arménien demeure la langue
officielle et usuelle d’Arménie tout en subissant,
inévitablement, l’influence du russe. En Occident, les
communautés arméniennes s’intègrent à la nation d’accueil. De
génération en génération, l’usage de la langue se restreint et
tend à se perdre.
L’Asie du Sud et du Sud-Est

C hristophe Colomb découvre en 1492 ce que l’on nomme


aussitôt les «  Indes occidentales  », peuplées d’Indiens
(Indios en espagnol), qui font pendant aux « Indes orientales »,
appellation donnée dès lors par les Européens à une vaste
région s’étirant de l’Inde aux Philippines. Parcourue par les
Portugais au début du XVIe siècle, celle-ci correspond à l’aire de
diffusion de la culture indienne au I er millénaire (voir p. 219). La
jolie formule «  Indes orientales  », tombée en désuétude, a fait
place au XXe siècle à « Asie du Sud et du Sud-Est ».

L’entrée dans le monde moderne intervient au siècle précédent,


dans le cadre de régimes coloniaux  : l’Empire britannique des
Indes, l’Indochine française, les Indes néerlandaises, les
Philippines espagnoles (puis américaines à partir de 1898). Seul
le royaume de Siam préserve son indépendance. Les
administrations coloniales utilisent chacune la langue de la
métropole, du moins aux échelons supérieurs, mais elles
doivent aussi composer avec des langues dont les titres de
noblesse n’ont rien à envier à ceux des langues européennes,
qu’il s’agisse –  par exemple  – du tamoul, du javanais ou du
vietnamien… Au XXe  siècle, ces langues franchiront sans
encombre les bouleversements politiques, tandis que leur
nombre de locuteurs ne cessera de croître.
La Seconde Guerre mondiale sonne le glas des empires
coloniaux, humiliés par les Japonais qui, en 1941-1942,
conquièrent toute l’Asie du Sud-Est, de la Birmanie aux
Philippines. Une nouvelle fois, le Siam (ayant pris en 1939 le
nom de Thaïlande) fait exception : il s’est allié au Japon en 1940.
Après 1945, les Britanniques se résolvent à conduire l’empire
des Indes à l’indépendance. C’est chose faite en 1947, non sans
violences, sous la forme de deux États, l’Inde et le Pakistan. En
revanche, les Français s’enlisent dans la guerre d’Indochine,
soldée par leur éviction en 1954. Les Néerlandais tentent eux
aussi de récupérer leur empire, puis y renoncent en 1949.
L’Indonésie accède alors à l’indépendance.

En Indochine, le départ des Français conduit à l’abandon de la


langue française, d’autant que la guerre ne cesse de rebondir
(guerre du Vietnam de 1964 à 1973, puis régime des Khmers
rouges au Cambodge de 1975 à 1979). En Indonésie, le
néerlandais disparaît de la scène, partout supplanté par
l’indonésien, autrement dit le malais érigé en langue nationale.
Seul l’anglais tire son épingle du jeu, avec brio : il conserve un
statut de langue officielle au Pakistan (à côté de l’ourdou), en
Inde (de facto, à côté de l’hindi), en Malaisie (de facto, à côté du
malais), à Singapour (à côté du malais, du chinois et du tamoul)
et aux Philippines (à côté du filipino ou tagalog). Au Sri Lanka,
dont les langues officielles sont le cinghalais et le tamoul,
l’anglais est reconnu comme link language, «  langue de
liaison ». C’est aussi la langue de travail de l’ANSEA (Association
des nations du Sud-Est asiatique), fondée en 1967.
Les héritiers de l’Empire des Indes :
l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh

Le 1er janvier 1877, lors d’un darbâr (« audience publique », en


persan) tenu à Delhi, la reine Victoria fut proclamée
impératrice des Indes devant une foule de princes et autres
dignitaires. Les Britanniques perpétuaient ainsi une tradition
impériale illustrée auparavant par les Grands Moghols ou, vingt
et un siècles plus tôt, par le Maurya Ashoka (voir p. 223). Édifice
complexe, l’Empire incluait une dizaine de vastes provinces
sous administration britannique directe et plusieurs centaines
d’« États princiers », dont quelques-uns considérables (tel celui
du nizam d’Hyderabad) et nombre d’autres minuscules.

La multiplicité et la diversité des langues en usage n’étaient pas


moins étonnantes. On évalue leur nombre total à un demi-
millier, relevant de quatre familles différentes  : indo-
européenne (représentée surtout par le groupe indo-aryen,
prédominant), dravidienne (dans le sud), austro-asiatique
(langues munda, dans le centre-est) et sino-tibétaine (langues
tibéto-birmanes, dans le nord-est).

Dans un contexte impérial, il serait toutefois plus pertinent de


classer les langues selon l’importance de leur rôle. On peut dire
en simplifiant qu’elles se répartissent depuis longtemps en trois
niveaux  : local, régional et «  suprarégional  ». Les langues de
niveau local, de loin les plus nombreuses, ne réunissent au total
qu’une minorité de locuteurs. En font notamment partie celles
des populations qualifiées de «  tribales  » par les Britanniques.
Les langues usuelles de la majorité de la population relèvent du
niveau régional. Elles sont une trentaine, leurs locuteurs se
comptant, au temps de la reine Victoria, en millions (et souvent,
aujourd’hui, en dizaines de millions). Au niveau suprarégional,
enfin, se situent des langues dont le rôle s’exerce à l’échelle du
sous-continent. Cela reste le cas du sanskrit, langue de la
religion et de la culture hindoues. Ce fut à l’époque des Grands
Moghols le cas du persan, langue officielle, et d’une langue
véhiculaire, l’hindoustani. L’anglais a évincé le persan dès la
première moitié du XIXe  siècle. En revanche, la question de
l’hindoustani, scindé en une variante hindouiste (l’hindi) et une
variante musulmane (l’ourdou), allait se muer en question
politique (Inde vs Pakistan) et jouer un rôle crucial dans
l’histoire du sous-continent au XXe siècle.

Les Britanniques s’initient aux langues


indiennes

La première phase de la période britannique débute avec la


prise de possession du Bengale dans les années 1750-1760 et
s’achève avec la répression de la révolte des cipayes (1857-
1858). Le pouvoir est alors exercé par l’East India Company  :
c’est ce que les Indiens nomment le Company Raj, « règne de la
Compagnie ». Installés à Calcutta, dont ils ont fait leur capitale,
les Britanniques s’intéressent d’abord aux langues de l’Inde
pour des raisons pratiques : il leur faut, par exemple, maîtriser
le sanskrit, qui est la langue du droit. L’étude du sanskrit se
fonde sur une coopération entre érudits britanniques et lettrés
indiens, notamment au sein de l’Asiatic Society of Bengal, créée
en 1784. Elle conduit à une « redécouverte » de l’Inde ancienne,
bientôt perçue par les orientalistes britanniques comme un âge
d’or auquel les invasions musulmanes auraient mis fin. Cette
thèse, popularisée par Ram Mohan Roy [1]  (1772-1833),
connaîtra un grand succès parmi les hindous.

L’intérêt porté par les Britanniques aux langues vernaculaires


se manifeste de deux façons. D’un côté, la Compagnie fonde en
1800 à Calcutta le collège de Fort William afin d’y enseigner ces
langues à ses fonctionnaires. D’un autre, des missionnaires
baptistes venus d’Angleterre se sont installés dans les années
1790 à Serampore, comptoir danois situé aux portes de Calcutta.
À Fort  William se développe une activité de rédaction et de
publication de textes en langues vernaculaires (souvent des
traductions du sanskrit ou du persan, langues «  savantes  »).
Outre le bengali en usage à Calcutta, il s’agit principalement de
l’hindoustani, écrit en caractères arabo-persans, que l’on
nomme aussi « ourdou » depuis le XVIIIe siècle (voir p. 230). Il est
vrai que, dès le début du XIXe  siècle, des hindouistes (et des
orientalistes britanniques) commencent à écrire l’hindoustani
en caractères devanagari, comme le sanskrit, et que, de
surcroît, ils entreprennent de substituer aux termes d’origine
arabo-persane des termes d’origine sanskrite  : ainsi s’esquisse
ce que l’on nommera plus tard l’« hindi ».
Les missionnaires baptistes ont à leur tête l’Anglais William
Carey (1761-1834), un remarquable linguiste. En 1801, il installe
à Serampore les premières presses modernes de l’Inde et
entreprend, avec son équipe, de traduire et de publier les
Saintes Écritures en diverses langues vernaculaires indiennes.
Lui-même traduit la Bible en bengali, enseigne le sanskrit au
collège de Fort  William, maîtrise l’hindoustani et d’autres
langues, rédige grammaires et dictionnaires… Les
missionnaires baptistes traduisent par ailleurs les Évangiles en
marathi, pendjabi, gujarati, etc. En Inde du Sud, en revanche, il
faudra attendre le milieu du XIXe siècle pour que le missionnaire
congrégationaliste Robert Caldwell (1814-1891) fasse œuvre de
linguiste. Installé en pays tamoul, il étudie les langues de la
région et prend conscience qu’elles forment une famille
distincte qu’il nomme « dravidienne ». Sa Grammaire comparée
de la famille des langues dravidiennes paraît en 1856.

Entre-temps, le vent a tourné chez les Britanniques sous


l’influence de mouvements évangélistes  : la religion et la
culture hindoues font l’objet de critiques virulentes, ce qui
conduit à une polémique entre «  orientalistes  » (attachés à
l’esprit de Fort  William) et «  anglicistes  ». Les seconds
l’emportent  : dans un rapport rédigé en 1835, le juriste et
historien Thomas Babington Macaulay (1800-1859), alors en
poste à Calcutta auprès du gouverneur général, recommande
d’adopter l’anglais comme langue de l’enseignement
secondaire et supérieur, arguant que le sanskrit ou le persan,
jusqu’alors employés à cet effet, sont totalement inadaptés à
l’étude de l’histoire ou des sciences. Ce faisant, il préconise la
formation d’une classe moyenne indienne anglicisée. En 1837,
le persan doit céder la place à l’anglais en tant que langue des
tribunaux et de la correspondance officielle.

La querelle ourdou/hindi

La suppression du Company  Raj, en 1858, ouvre une période


nouvelle, impériale à partir de 1877. La présence britannique se
renforce tandis que s’accentue le clivage entre musulmans et
hindous. Du point de vue linguistique, cela s’accompagne d’une
progression de l’anglais et d’une divergence croissante entre
l’ourdou et l’hindi. L’enseignement en anglais se développe à
partir de 1854. Les universités de Calcutta, Bombay et Madras
datent de 1857.

Au fil des années, il en sort plusieurs milliers de diplômés


indiens qui, n’étant pas recrutés dans la haute administration
(formée exclusivement en Angleterre), se tournent vers le
barreau et la magistrature, la presse ou les professions
médicales. Dans ce milieu anglicisé naissent des associations à
caractère politique, tel le Congrès national indien, fondé en 1885
(et présidé, à l’origine, par un Anglais en froid avec les autorités,
Allan  O.  Hume). Au sein des élites musulmanes, deux
mouvements s’affirment. Les fondamentalistes créent en 1866 à
Deoband (au nord de Delhi) une école islamique qui va
essaimer et exercer une grande influence. Elle adopte l’ourdou
comme langue d’enseignement, tout en cultivant aussi l’arabe
et le persan. Les modernistes ont pour chef de file Sayyid
Ahmad Khan (1817-1898). En 1875, il fonde à Aligarh (au sud-est
de Delhi) un « collège » dispensant à des étudiants musulmans
un enseignement «  occidental  » en langue anglaise. L’élite
formée à Aligarh jouera ensuite un rôle politique de premier
plan.

La querelle linguistique ourdou/hindi éclate dans la province du


Nord-Ouest (actuel Uttar Pradesh), où les langues officielles sont
l’anglais et l’hindoustani écrit en caractères arabo-persans,
autrement dit l’ourdou. Dans les années 1860, les hindous
réclament l’adoption de l’écriture devanagari et donc de l’hindi.
La controverse rebondit quand, en 1881, l’hindi remplace
l’ourdou dans le Bihar voisin. En 1900, les autorités
britanniques accordent officiellement un statut égal aux deux
langues. Les associations de défense de l’hindi s’attachent dès
lors à accélérer la «  sanskritisation  » de son vocabulaire. De
façon plus générale, c’est à cette époque que prend forme l’idée
d’une communauté hindoue en tant que telle, à la fois
confrontée à l’impérialisme britannique et distincte de la
communauté musulmane. En d’autres termes, chez les
hindous, une question commence à se poser : doit-on se définir
avant tout comme «  Indien  » ou comme «  hindou  »  ? Le
Congrès s’en tient à «  Indien  » et cherche à attirer des
musulmans, mais nombre de ceux-ci se méfient. La Ligue
musulmane voit le jour en 1906. Quand, en 1909, les
Britanniques décident que des membres indiens élus entreront
dans les conseils législatifs (central et provinciaux), ils
instaurent un collège électoral distinct pour les musulmans, ce
qui accentue le clivage.

Au Bengale, en revanche, le conflit entre hindous et


musulmans, âpre au début du XXe siècle, ne met pas en cause la
langue bengali. Sa modernisation a débuté en 1778, quand
l’Anglais Nathaniel Brassey Halhed (1751-1830) a publié une
grammaire –  première impression en langue bengali. Après
1800, la prose s’est développée à Fort William et à Serampore et
les journaux se sont multipliés. La « renaissance littéraire » du
Bengale culminera avec l’œuvre immense de Rabindranath
Tagore (1861-1941), qui traduit lui-même ses principaux écrits
en anglais, ce qui lui vaut une grande notoriété en Occident et
le prix Nobel de littérature en 1913.

« Vivisection » de l’Inde

Deux formations politiques dominent la scène après la


Première Guerre mondiale  : le Congrès national indien et la
Ligue musulmane. Elles aspirent l’une et l’autre à
l’indépendance, mais selon quelles modalités ?

Gandhi (1869-1948) et Jawaharlal Nehru (1889-1964), élu à la


tête du Congrès en 1929, défendent l’idée que tous les
ressortissants de l’empire des Indes, quelles que soient leur
langue ou leur religion, forment une seule nation. C’est la
raison pour laquelle Gandhi préconise que l’hindoustani
(antérieur à la divergence ourdou/hindi) soit choisi comme
langue officielle, mais il est déjà trop tard.

La Ligue musulmane exige pour sa part que, face à la majorité


hindoue, les musulmans bénéficient de garanties
constitutionnelles (maintien d’un collège électoral distinct, un
tiers des sièges réservés au Parlement,  etc.). C’est alors que se
consolide un nationalisme musulman indien spécifique, avec
pour langue de référence l’ourdou. Quand Muhammad Ali
Jinnah (1876-1948), à la tête de la Ligue à partir de 1935, affirme
que musulmans et hindous forment deux nations, la majorité
de l’élite musulmane occidentalisée l’approuve. Certains vont
plus loin. En 1930, le poète Muhammad Iqbal (v.  1876-1938)
prône la création d’un État musulman distinct en Inde du Nord-
Ouest. Le nom de Pakistan, « pays des purs » en ourdou, date de
1933.

Parvenus au pouvoir à Londres en 1945, les travaillistes, résolus


à trouver une solution, font procéder à des élections aux Indes
la même année. La Ligue ayant emporté la grande majorité des
voix musulmanes, le Congrès fait figure de parti des hindous.
Les deux formations ne parviennent pas à s’entendre. Les
affrontements se multiplient au Bengale, au Pendjab et ailleurs.
En avril  1947, Nehru et Jinnah se résignent à la Partition (ou,
selon la formule de Gandhi, à la « vivisection » de l’Inde).

La création du Pakistan s’accompagne du partage de deux


provinces : le Pendjab et le Bengale, dont les deux tiers forment
le Pakistan oriental. Il s’ensuit des massacres et des exodes
dramatiques  : on compte une quinzaine de millions de
personnes « déplacées », dont plus de 8 millions au Pendjab et
4 millions au Bengale. Par ailleurs, plus d’un million d’hindous
quittent le Sind, tandis que 1,5 million de musulmans de la
plaine du Gange gagnent le Pakistan (ce sont les muhajir, terme
d’origine arabe signifiant «  immigrant  », dont beaucoup
s’installent à Karachi). L’État princier du Jammu-et-Cachemire
pose un problème particulier : son maharajah, hindouiste, opte
pour l’Inde, mais la population est aux trois quarts musulmane.
Il s’ensuit dès 1948 une guerre dans la région, puis, en 1949, un
cessez-le-feu scindant de facto le Jammu-et-Cachemire en deux.

Les langues, passion indienne

Lors du recensement de 2011, les Indiens ont donné 1  635


réponses différentes à la question «  Quelle est votre langue
maternelle ? ». Bien que ce nombre, incluant des dialectes peu
différents les uns des autres, soit manifestement exagéré, il
montre combien la diversité linguistique fait partie intégrante
de la culture indienne. Les linguistes s’en tiennent à un nombre
situé entre 300 et 400. Il est vrai que ce total inclut à la fois une
foule de langues propres à de petites communautés et une
douzaine de langues comptant chacune plus de 20  millions de
locuteurs, ce qui n’est guère surprenant dans un pays dont la
population atteignait 1,365 milliard en 2019.
La Constitution adoptée en 1950 a instauré un régime fédéral
(l’Union indienne). C’est dans ce contexte que s’inscrivent les
questions linguistiques.

La première concerne la langue fédérale ou, plus exactement,


la «  langue officielle du gouvernement de l’Union  ». Le texte
initial de la Constitution opte pour l’hindi (en écriture
devanagari), tout en précisant que l’anglais continuera de jouer
simultanément ce rôle jusqu’en 1965. Mais, quand arrive la date
fatidique, les Indiens des pays dravidiens et du Bengale
dénoncent l’«  hégémonie de l’hindi  », de sorte qu’en 1967
l’anglais se trouve reconduit sine die dans sa fonction de
seconde langue officielle fédérale.

L’autre grande question linguistique concerne les langues


«  régionales  »  : faut-il (ou non) instaurer une correspondance
entre les États membres de l’Union et ces langues  ? Quand la
Constitution entre en vigueur, en 1950, la structure fédérale
reflète la diversité des situations politiques héritées de l’époque
britannique : les 18 États composant l’Union correspondent aux
anciennes provinces ou à d’anciens États princiers. Ce
découpage ne tient pas compte des langues en usage. C’est
pourquoi, dès 1920, le Congrès avait inscrit à son programme le
remodelage des provinces selon des critères linguistiques.

Après les drames de la Partition, Nehru et le Congrès se gardent


de remettre en cause le découpage établi, mais la pression de la
base devient trop forte, en particulier dans le Sud. La population
de langue telugu de la province de Madras, où dominent les
Tamouls, réclame un État distinct. Elle a pour inspirateur un
disciple telugu de Gandhi, Potti Sreeramulu (1901-1952), qui
entreprend une grève de la faim et en meurt. Nehru cède : l’État
d’Andhra voit le jour en 1953. Cela conduit, en 1956-1957, à une
réorganisation complète des pays dravidiens en quatre États
(Karnataka, Andhra Pradesh, Tamil Nadu et Kerala),
correspondant aux quatre langues principales (kannada, telugu,
tamoul et malayalam). D’autres modifications suivront (la
dernière en 2014), de sorte qu’aujourd’hui l’Union compte 29
États, dont seulement 4  inchangés depuis 1950. La diversité
linguistique se situe en périphérie  : tandis que dans le centre-
nord de l’Inde 9 États contigus ont pour langue officielle l’hindi,
14 États cultivent chacun sa propre langue et les 6 autres
constituent autant de cas particuliers.

Hindi et « Hindi Belt »

Ce que l’on nomme l’«  hindi  » correspond à trois réalités


emboîtées mais distinctes.

– La langue officielle, à savoir l’hindi standard moderne ou


manak hindi.

– Un ensemble de «  parlers maternels  » (mother tongues),


autrement dit de dialectes, en usage dans une « zone centrale »
regroupant, outre la ville de Delhi, quatre États : Haryana, Uttar
Pradesh, Madhya Pradesh et Chhattisgarh (voir la carte).
– Un ensemble plus large connu sous le nom d’Hindi  Belt ou
« zone hindi ». Outre les parlers de la « zone centrale », il réunit
les langues et dialectes apparentés à l’hindi en usage dans cinq
États  : Uttarakhand, Himachal Pradesh, Rajasthan, Bihar et
Jharkhand. En fait, il s’agit d’un continuum linguistique au sein
duquel les distinctions sont difficiles à établir. Elles le sont
d’autant plus que les langues et dialectes en question ne sont
pas (ou plus) écrits, car les autorités veillent à diffuser l’hindi
standard dans tous les domaines (enseignement,
administration,  etc.). L’Hindi  Belt trouve ses limites là où elle
rencontre une autre langue solidement installée  : pendjabi,
gujarati, marathi, bengali.

Lors des recensements, chaque personne indique son «  parler


maternel ». Dans l’Hindi Belt, les autorités agrègent ensuite les
réponses «  parler maternel hindi  » et toutes les réponses
«  parler maternel X  » correspondant aux langues et dialectes
évoqués ci-dessus. C’est la raison pour laquelle un peu plus de
40  % des Indiens sont aujourd’hui officiellement «  de langue
hindi  ». Parmi les langues en usage dans l’Hindi Belt, certaines
méritent une mention particulière. Dans la plaine du Gange,
l’avadhi et le braj, qui étaient avant le XXe  siècle de grandes
langues littéraires (voir p.  230), font aujourd’hui figure de
langues classiques de la littérature hindi. Par ailleurs, deux
langues jadis littéraires s’efforcent de revivre en dépit de la
pression de l’hindi  : le marvari du Rajasthan et le maithili du
Bihar, ce dernier inscrit en 2002 dans l’annexe  VIII de la
Constitution (répertoriant les langues officiellement reconnues
à l’échelon fédéral, voir l’encadré). Bien qu’il soit lui aussi
apparenté à l’hindi, l’ourdou demeure comptabilisé à part. C’est
la langue de plus de 50 millions d’Indiens musulmans, surtout
nombreux dans la plaine du Gange.
Les principales langues officielles de l’Union indienne à
l’échelon des États
Les langues inscrites dans l’annexe VIII de la
Constitution de l’Inde

L’article VIII de la Constitution énumère les langues officiellement


reconnues à l’échelon fédéral, le gouvernement de l’Union étant tenu
de les promouvoir afin qu’elles deviennent des « véhicules efficaces du
savoir moderne ». Les 14 langues figurant dans la liste originelle
étaient les 12 les plus importantes de l’Inde, auxquelles s’ajoutaient le
sanskrit, pour d’évidentes raisons culturelles, et le cachemiri, pour des
raisons politiques. Au fil des années, 8 autres langues ont obtenu de
figurer sur la liste et d’entrer ainsi dans l’« aristocratie » des langues
indiennes.

1. Ensemble des « parlers maternels » officiellement regroupés sous


l’intitulé « hindi » ; 2. Langue sacrée et langue savante, le sanskrit n’est
pas une langue parlée (si ce n’est dans des circonstances très
particulières) ni la première langue de quiconque.

Outre l’hindi, vingt langues régionales


officielles

Pour évoquer la multiplicité des situations linguistiques, rien de


tel qu’un périple contournant l’Hindi Belt (voir la carte).

Commençons par le Jammu-et-Cachemire, partagé entre l’Inde


et le Pakistan depuis 1949. La majorité musulmane de sa
population parle le cachemiri, la minorité hindouiste, le dogri
principalement. Le cachemiri, jadis langue littéraire, a fait place
en tant que langue écrite à l’ourdou, aujourd’hui langue
officielle. Quoi qu’il en soit, le cachemiri (depuis 1950) et le
dogri (depuis 2003) figurent dans l’annexe VIII.

Divisé en 1947, le Pendjab est peuplé, côté pakistanais, de


musulmans et, côté indien, de sikhs et d’hindous, tous de
langue pendjabi. Le Pendjab indien a pour langue officielle le
pendjabi en écriture gurmukhi, système mis au point par les
sikhs au XVIe siècle (voir p. 232).
À la suite de la Partition, par ailleurs, de nombreux hindous de
la province du Sind, incluse dans le Pakistan, se sont réfugiés
dans l’ouest de l’Inde, ce qui explique que le sindhi ait été
inscrit dans l’annexe VIII dès 1950.

Deux États sont nés en 1960 du partage de l’ancienne province


de Bombay : au nord, le Gujarat, avec pour langue officielle le
gujarati, au sud, le Maharashtra, avec pour langue officielle le
marathi.

Goa, ancienne colonie portugaise annexée par l’Inde en 1961, a


accédé au rang d’État en 1987. La langue officielle y est le
konkani (apparenté au marathi) écrit en devanagari, mais les
nombreux catholiques continuent d’utiliser l’alphabet latin,
comme au temps des Portugais.

La réorganisation des pays dravidiens opérée en 1956-1957 a


débouché sur la création de quatre États correspondant aux
quatre grandes langues dravidiennes : le Karnataka (kannada),
le Kerala (malayalam), le Tamil Nadu (tamoul) et l’Andhra
Pradesh (telugu). Le Telangana s’est détaché de l’Andhra
Pradesh en 2014 pour des raisons historiques et culturelles plus
que linguistiques  : sa population se répartit en effet en une
majorité hindouiste de langue telugu et une influente minorité
musulmane de langue ourdou, dont les traditions datent de
l’État du nizam d’Hyderabad (1725-1948).

Dans les régions s’étendant des pays dravidiens au Bengale


vivent de nombreuses populations «  tribales  » ou adivasi
(littéralement  : «  aborigènes  »), appellation remontant aux
années 1930. Au fil des siècles, les adivasi ont soit adopté les
langues indo-aryennes locales, soit conservé leurs langues
originelles. Certaines sont dravidiennes, en particulier le gondi
(au Madhya Pradesh et dans le sud du Chhattisgarh) et le
kurukh (au Jharkhand). Les autres, dites langues «  munda  »,
relèvent de la famille austro-asiatique comme les langues môn-
khmères de la péninsule indochinoise. Elles étaient demeurées
purement orales avant que des linguistes européens ne s’y
intéressent à partir du milieu du XIXe siècle et les consignent par
écrit. Les quelque 6 millions de locuteurs du santali, principale
langue munda, habitent les confins du Jharkhand et du Bengale
occidental. Le santali a intégré l’annexe VIII en 2003.

Trois langues indo-aryennes prédominent dans l’est de l’Inde :


l’odia  en Odisha [2] , le bengali et l’assamais. Avec plus de
260  millions de locuteurs répartis entre le Bengale occidental
(en Inde) et le Bangladesh, le bengali figure parmi les langues
les plus parlées au monde. Les populations des hauteurs
ceinturant l’Assam diffèrent nettement de celles des plaines  :
peu touchées par l’hindouisme, nombre d’entre elles ont été
converties au christianisme par des missionnaires à l’époque
britannique. C’est le cas des Naga qui, dans les années 1950, se
révoltent les premiers contre la domination des Assamais, puis
obtiennent la création de l’État du Nagaland en 1963. Ils parlent
une diversité de langues tibéto-birmanes et ont adopté l’anglais
comme langue officielle.

D’autres territoires ont accédé au rang d’États par la suite.


Chrétiens eux aussi, les Mizo du Mizoram ont pour langue
(tibéto-birmane) le mizo, écrit en caractères latins (par les
missionnaires à l’origine). Le Manipur et le Tripura sont
d’anciens États princiers, de langues tibéto-birmanes  : meithei
dans un cas, kokborok dans l’autre. Au Tripura, toutefois, les
Bengalais sont aujourd’hui majoritaires, de sorte que le bengali
est devenu la principale langue officielle. L’État du Meghalaya
associe deux populations converties au christianisme  : les
Khasi, dont la langue relève du groupe môn-khmer de la famille
austro-asiatique, et les Garo, de langue tibéto-birmane. Le
Meghalaya a pris l’anglais comme langue officielle. L’État
d’Arunachal Pradesh correspond à un territoire longtemps
administré par l’armée indienne car revendiqué par la Chine.
Abritant une grande diversité de populations de langues tibéto-
birmanes, il a pour langue officielle l’anglais. À défaut de
former un État, les Bodo du nord-ouest de l’Assam ont obtenu
en 2003 que leur langue (tibéto-birmane) figure dans
l’annexe  VIII. Il reste à mentionner le Sikkim, petit État
himalayen rattaché à l’Inde en 1975. Les Népalais formant
aujourd’hui près des deux tiers de sa population, leur langue y
joue le premier rôle.

La montée de l’anglais : un tsunami

L’anglais, langue officielle dans divers États et à l’échelon


fédéral (à côté de l’hindi), joue aussi en pratique le rôle de
langue «  nationale  », car l’hindi, confronté à la résistance de
plusieurs autres langues, ne joue ce rôle que dans une partie du
pays. L’anglais n’est toutefois pas une langue «  nationale  » au
sens plein du terme pour une raison essentielle  : 70  % de la
population indienne n’en parle pas un mot.

La sociolinguistique de l’anglais en Inde peut être envisagée


sous deux angles  : celui du couple langue standard/langue
usuelle et celui du degré de connaissance effective de l’anglais
standard.

L’anglais parlé quotidiennement dans les villes emprunte


depuis longtemps à l’hindi (et à d’autres langues) des tournures
et du vocabulaire qui le «  colorent  », à tel point que les
étrangers peinent à le comprendre. C’est ce que l’on nomme
l’«  Hinglish  », idiome affectueusement incorporé dans leurs
œuvres par plusieurs écrivains contemporains.

L’anglais standard demeure la langue de l’élite, telle qu’issue


des recommandations de Macaulay dans les années 1830. Selon
le recensement de 2011, 226 000 Indiens avaient l’anglais pour
langue maternelle (tous de très bonne famille, du moins peut-
on le supposer). C’est la langue de la haute administration, des
universités et des grandes entreprises et, d’une façon générale,
celle qu’il faut absolument maîtriser pour se hisser aux
échelons supérieurs de la société. Aux échelons inférieurs se
déploie l’éventail menant des personnes réputées «  parler
couramment  » l’anglais (de l’ordre de 5  % de la population) à
celles qui le parlent comme elles peuvent en ne sachant
souvent ni le lire ni l’écrire. La hiérarchie sociale se double
d’une hiérarchie linguistique.

Aussi comprend-on qu’aujourd’hui la question de la langue


anglaise (dont les Indiens ne contestent nullement l’utilité à
l’heure de la mondialisation) donne lieu à des débats sociaux et
politiques bien plus qu’à des tirades nationalistes comme
naguère. L’un porte sur l’enseignement de l’anglais, en principe
dispensé à l’école publique, mais le plus souvent de très
mauvaise qualité, ce qui favorise l’enseignement privé payant.
Un autre vise les élites, accusées d’avoir érigé le niveau de
connaissance de l’anglais en instrument de discrimination et
ainsi mis en place un nouveau système de castes. Quoi qu’il en
soit, en ce début du XXIe  siècle, la très forte montée du désir
général de connaître l’anglais a pu être qualifiée de « tsunami »
par les professionnels de l’éducation eux-mêmes.

Aux confins de l’ex-Empire : le Népal et


le Bhoutan

Avant de se tourner vers les deux États musulmans issus de la


Partition (Pakistan et Bangladesh), une incursion s’impose dans
les deux pays himalayens demeurés indépendants de l’Inde, à
la différence du Sikkim.
Le royaume du Népal est resté fermé aux étrangers jusqu’au
milieu du XXe  siècle, tandis que de nombreux Népalais
émigraient vers le Sikkim, le Bhoutan et le Bengale ou
s’engageaient dans l’armée des Indes, y formant les régiments
de Gurkhas, réputés pour leur bravoure. Après de longues
années de troubles, marquées par une insurrection
communiste (maoïste) à partir de 1996, la monarchie finit par
s’effondrer : la proclamation de la république date de 2008.

Les habitants du Népal (au nombre de 30  millions environ) se


répartissent en trois zones géographiques. Au sud s’étend la
plaine du Terai, dont les populations, semblables à celles de
l’Inde voisine, parlent des langues indo-aryennes  : maithili à
l’est, variétés de l’hindi à l’ouest. Au nord, la chaîne
himalayenne recèle au contraire une diversité de
communautés de langues tibéto-birmanes, toutes de culture
tibétaine bouddhiste. Parmi elles figurent notamment les
quelque 150 000 Sherpas (de langue sherpa), installés au pied de
l’Everest. Entre les deux, le « moyen pays » abrite la majorité de
la population. La langue népalaise (indo-aryenne) y a progressé
d’ouest en est au fur et à mesure de l’avancée d’une aristocratie
guerrière hindouiste, les Gurkhali, devenus maîtres du Népal au
XVIII e  siècle. C’est aujourd’hui la langue officielle (en écriture
devanagari) et la langue véhiculaire dans l’ensemble du pays.
Elle a pour l’essentiel évincé le newari, langue tibéto-birmane
auparavant dominante dans la vallée de Katmandou et dotée
depuis le XIVe siècle d’une belle littérature.
Le Bhoutan ne s’est ouvert que très récemment au monde
extérieur : la télévision, jusqu’alors interdite, y a fait son entrée
en 1999 ! Les Bhoutanais eux-mêmes parlent des langues tibéto-
birmanes et sont bouddhistes, tandis que dans le sud, le long de
la frontière indienne, s’étaient installées des populations
hindouistes, surtout népalaises, pour partie expulsées dans les
années 1990. Le dzongkha, langue maternelle des Bhoutanais
de l’ouest du pays, a été promu langue nationale et officielle en
1971. Écrite en caractères tibétains, langue de l’enseignement,
c’est devenu la langue véhiculaire. Le tshangla, autre langue
tibéto-birmane, est en usage dans l’est du pays.

Le Pakistan écartelé entre ourdou et


bengali (1947-1971)

Jinnah, le «  Père de la nation  », meurt en 1948. Son bras droit


Liaquat Ali Khan (1895-1951), Premier ministre de 1947 à sa
mort, assure alors le leadership. Il rejette en 1948 une motion
présentée à l’Assemblée constituante tendant à doter le bengali
du statut de langue nationale à côté de l’ourdou et déclare « que
le Pakistan a été créé par la volonté de 100  millions de
musulmans du sous-continent et que leur langue, c’est
l’ourdou. Une nation ne peut avoir qu’une langue et cette
langue ne peut être que l’ourdou  ». Une telle vision de la
« nation musulmane indienne » se heurte toutefois à la réalité.
À l’époque, le Pakistan compte 76  millions d’habitants, dont
42  millions dans son «  aile orientale  » (en grande majorité de
langue bengali) et 34  millions dans son «  aile occidentale  »
(parlant des langues diverses  : pendjabi, pachto, sindhi,  etc.).
L’ourdou n’est alors la langue maternelle que de 2,4 millions de
personnes, les mohajir, musulmans indiens ayant quitté la
plaine du Gange en 1947. En pratique, la seule langue
«  officielle  » du Pakistan reste alors l’anglais. Cependant, le
choix de l’ourdou comme langue « nationale » mécontente les
Bengalais de l’«  aile orientale  ». Les manifestations du Bengali
Language Movement s’y multiplient à tel point que le
gouvernement les interdit. Le 21 février 1952, la police tire sur
les étudiants de Dacca qui manifestaient néanmoins et la
tension continue de monter.

L’apaisement résulte de la Constitution de 1956 instaurant une


république islamique fédérale composée de deux
« provinces » : le Pakistan occidental et le Pakistan oriental. Les
langues nationales sont l’ourdou et le bengali, auxquelles
s’ajoute l’anglais en tant que langue officielle (à titre provisoire,
en principe). Cela règle la question linguistique du côté
bengalais tout en engendrant deux nouvelles difficultés.

La première est celle de l’exercice du pouvoir fédéral, que les


dirigeants –  tant civils que militaires  – du Pakistan occidental
entendent se réserver. Il s’ensuit des querelles politiques qui
aboutiront à la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971
(voir p. 484).
La seconde concerne le Pakistan occidental lui-même, érigé en
1956 en une seule « province » (One Unit Scheme) au mépris de
sa diversité linguistique et historique, ce qui provoque de
nouveaux mécontentements. Pour finir, les quatre provinces
actuelles (Baloutchistan, Khyber Pakhtunkhwa, Pendjab et
Sindh) sont créées en 1970.

L’ourdou et l’anglais, langues officielles


du Pakistan

La Constitution de 1973 fait du Pakistan (réduit à sa partie


occidentale) un État fédéral composé des quatre provinces et de
deux territoires fédéraux (Islamabad et les «  Zones tribales  »
peuplées de Pathans, autrement dit de Pachtounes). Il s’y ajoute
deux provinces de facto correspondant à la partie pakistanaise
du Jammu et Cachemire : Azad Cachemire (« Cachemire libre »)
et, dans l’extrême nord, Gilgit-Baltistan. La Constitution précise
que les deux langues officielles sont l’ourdou et l’anglais
(de jure cette fois).

Aujourd’hui, la grande majorité des habitants du Pakistan


comprennent et parlent (plus ou moins bien) l’ourdou  :
l’objectif énoncé en 1948 par Liaquat peut être considéré
comme atteint, du moins dans les villes. Cela résulte de la
politique menée depuis lors par tous les gouvernements  :
l’ourdou, unique langue de l’enseignement primaire, côtoie
ensuite l’anglais dans le secondaire, mais les autres langues du
pays demeurent pour l’essentiel absentes de l’enseignement
(sauf le sindhi, voir plus loin). Comment l’ourdou qui,
aujourd’hui encore, n’est la langue maternelle que de 8 % de la
population, a-t-il pu s’imposer ?

Sans doute faut-il invoquer un mélange de consensus quant au


principe et de contrainte quant à la mise en œuvre. D’une part,
l’adoption de l’ourdou, langue « neutre », permettait d’éviter le
risque d’une hégémonie du pendjabi, langue maternelle de plus
de la moitié de la population. D’autre part, des régimes souvent
autoritaires ont étouffé de possibles oppositions, en particulier
ceux dirigés par des chefs militaires (Ayyub Khan de 1958 à
1969, puis Zia ul-Haq de 1977 à 1988). Il convient cependant de
relativiser le rôle de l’ourdou  : s’il est devenu la langue de
l’« unité nationale », l’anglais n’en reste pas moins la langue par
excellence des élites et celle qui conditionne l’ascension sociale,
comme en Inde. Comme en Inde aussi, l’anglais quotidien
prend au Pakistan une couleur locale : c’est le « Paklish ».

Les langues régionales relèvent de deux groupes indo-


européens : indo-aryen (pendjabi, sindhi, etc.) et iranien (pachto
et baloutche). S’y ajoutent une langue dravidienne (le brahoui)
et diverses langues de la région himalayenne. L’aire du pendjabi
et de ses dialectes correspond à la province du Pendjab. L’usage
du pendjabi écrit (en caractères arabo-persans) a beaucoup
reculé face à celui de l’ourdou. Dans le sud-ouest de la province,
un mouvement s’est développé en faveur d’un groupe de
dialectes dit «  siraiki  », comptabilisé dans les recensements
comme une langue à part depuis 1981.

Les langues du Pakistan en 2011

NB. Toutes les langues du Pakistan s’écrivent en caractères arabo-


persans.

La province du Sind inclut Karachi, dont l’agglomération


compte aujourd’hui plus de 20 millions d’habitants. En 1972, les
autorités provinciales ont obtenu que le sindhi soit érigé en
langue officielle, à côté de l’ourdou. Les enfants de langue
sindhi bénéficient en conséquence d’un enseignement primaire
dans leur propre langue, quitte à passer ensuite à l’ourdou et à
l’anglais. L’ourdou, langue usuelle à Karachi, y fut introduit par
les mohajir, émigrés de l’Inde en 1947 et qui forment
aujourd’hui près de la moitié d’une population composite
venue de toutes les régions du pays.

Deux langues iraniennes sont en usage près de la frontière


afghane et plus au sud : le pachto et le baloutche (voir p. 458).
Les Pachtounes se répartissent entre la province de Khyber
Pakhtunkhwa (ancienne Province de la Frontière du Nord-Est),
les «  Zones tribales  », le Baloutchistan et Karachi. Aux
Baloutches se mêlent plus de 2 millions de Brahouis, de langue
dravidienne (voir p. 232).

Dans le nord du Pakistan dominent des langues relevant du


sous-groupe darde des langues indo-aryennes (comme le
cachemiri) : le khowar, dans le Chitral, et le shina, plus à l’est. Le
burushaski, parlé par 80  000  personnes dans la même région,
jouit d’une grande célébrité chez les linguistes, car il s’agit d’un
isolat, langue ne présentant de parenté reconnue avec aucune
autre.

Le bengali, langue officielle du


Bangladesh

Le Bangladesh a accédé à l’indépendance en 1971 à la suite


d’une guerre très meurtrière menée contre l’armée
pakistanaise avec l’appui de l’Inde. Les Bangladais voient
aujourd’hui dans le mouvement de défense du bengali du
début des années 1950 la première manifestation de leur
nationalisme et la commémorent le 21  février (Language
Movement Day).

Plus de 98 % des 165 millions d’habitants du Bangladesh sont de


langue bengali, seule langue officielle, encore que l’anglais reste
très largement en usage, comme en Inde et au Pakistan. Les
populations «  tribales  » de l’arrière-pays de Chittagong parlent
des langues tibéto-birmanes (kokborok, mizo,  etc.), comme
dans les États indiens voisins.

Sri Lanka : le cinghalais et le tamoul

Bien que le Sri  Lanka n’ait jamais appartenu à l’empire des


Indes, de nombreux liens culturels, linguistiques et religieux l’y
rattachent. En sanskrit, lanka signifie «  île  » et Sri  Lanka «  île
resplendissante  ». Officiellement adopté en 1972, ce nom
succède à plusieurs autres, dont les étymologies, le cas échéant
mythiques, prêtent à controverse. Les Grecs anciens
nommaient l’île Taprobana, les Arabes et les Persans, Serendip,
les Chinois, Pa-Ou-Tchow (l’«  île des pierres précieuses  »).
L’appellation européenne moderne (Ceilão en portugais, Ceylon
en néerlandais et en anglais, Ceylan en français) vient de
Sinhala, dénomination de la majorité des habitants et de leur
langue, rendue en français par «  Cinghalais  ». La tradition
associe Sinhala au sanskrit sinha, « lion », car le roi Vijaya, à la
tête des ancêtres des Cinghalais venus d’Inde au milieu du
I er millénaire av. J.-C., aurait arboré un drapeau figurant un lion
(comme cela reste le cas aujourd’hui).

Quoi qu’il en soit, l’île de Ceylan, devenue colonie britannique


au début du XIXe  siècle, a accédé à l’indépendance en 1948. Sa
population de 21  millions d’habitants se répartit en deux
groupes principaux : les Cinghalais et les Tamouls. Les premiers
forment les trois quarts du total, parlent le cinghalais (langue
indo-aryenne) et sont en très grande majorité bouddhistes. Les
seconds parlent le tamoul (langue dravidienne) et sont
hindouistes ou, pour certains, musulmans (sur la côte
orientale). Les Tamouls se répartissent à leur tour en deux
groupes nettement distincts : celui des Tamouls dits aujourd’hui
«  sri lankais  », présents dans le nord et l’est de l’île depuis des
temps immémoriaux, et celui des Tamouls dits «  indiens  »,
descendant d’immigrés installés dans le centre de l’île à partir
du XIXe  siècle pour travailler dans les plantations de thé et
d’hévéa.

Après l’accession à l’indépendance, l’anglais demeure la langue


officielle de l’administration jusqu’en 1956, date à laquelle une
loi stipule que le cinghalais le remplacera dans un délai de cinq
ans. Cela mécontente les Tamouls, qui réclament un système
fédéral bilingue. La tension monte entre les deux
communautés, en dépit de quelques dispositions législatives
favorables à la langue tamoule. Les Tamouls se sentent
marginalisés et leur méfiance s’aggrave quand la Constitution
de 1972 précise que l’État doit «  protéger le bouddhisme et
favoriser sa propagation  ». La Constitution de 1978 stipule que
le tamoul présente lui aussi un caractère officiel, l’anglais étant
reconnu comme langue véhiculaire (link language), mais cela
ne suffit plus : des mouvements revendiquent la création d’un
État tamoul indépendant (l’Eelam, nom tamoul de l’île). C’est le
cas des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) qui, en
1983, engagent la guérilla et multiplient les actions terroristes.
La guerre, très dure, menée par l’armée cinghalaise contre les
LTTE ne prendra fin qu’en 2009, avec leur écrasement complet.

Le cinghalais et le tamoul sont aujourd’hui les deux langues


officielles –  sur un pied d’égalité, en principe  – tandis que
l’anglais conserve un rôle éminent. Le cinghalais connaît une
situation de diglossie  : alors que la langue parlée n’a cessé
d’évoluer, la langue écrite conserve une forme classique
remontant au XIIIe  siècle, très sanskritisée. Cela n’entrave
toutefois pas un grand foisonnement d’écrits de toutes sortes,
d’autant que le taux d’alphabétisation dépasse 90  %. Le
cinghalais dispose de son propre système d’écriture,
lointainement issu de l’écriture brahmi (voir p. 226).

Le maldivien

À 750 kilomètres à l’ouest du Sri Lanka, l’archipel des Maldives,


protectorat britannique depuis 1887, a accédé à l’indépendance
en 1965. La population (450  000  personnes), islamisée au
XII e siècle, parle le dhivehi (ou maldivien), langue apparentée au
cinghalais. Son système d’écriture, dit «  thaana  », datant du
XVII e  siècle, présente des caractéristiques très particulières. La
structure en est de type indien (voyelles attachées aux
consonnes, voir p.  226), mais les caractères eux-mêmes ont
d’autres origines  : les neuf premiers sont dérivés des chiffres
arabes, les neuf suivants de chiffres locaux anciens et les six
autres de caractères arabo-persans. Le taux d’alphabétisation
avoisine 100  %. Le dhivehi, en usage dans l’enseignement
primaire, cède ensuite la place à l’anglais.

L’Asie du Sud-Est continentale

Les cinq États de la péninsule indochinoise (Birmanie,


Thaïlande, Laos, Cambodge et Vietnam) se composent chacun
d’un peuple «  central  », dont la langue est officielle, et de
populations « périphériques », dont les langues sont dénuées de
statut, en pratique si ce n’est en droit. De telles configurations
s’apparentent à celles observées en Europe, car chacun de ces
États peut se flatter d’une histoire multiséculaire bien
antérieure à l’intervention des puissances occidentales dans la
région (voir p.  467). Les Britanniques ont inauguré la période
coloniale en déclarant la guerre à  la Birmanie en 1824  ; les
Français se sont emparés de Saigon en 1859. Les uns et les
autres ont ensuite agrandi leurs possessions, de sorte qu’à la fin
du XIXe siècle seul le Siam préservait son indépendance en tant
qu’État-tampon.

Le birman et la Birmanie
Les Britanniques conquièrent d’abord Rangoon et la Basse-
Birmanie. En 1885, ils s’emparent de Mandalay et annexent la
Haute-Birmanie  : le dernier roi, Thibaw Min, part en exil en
Inde. Les Britanniques remettent alors en cause l’hégémonie de
l’élite birmane bouddhiste, de plusieurs façons. En rattachant la
Birmanie à l’empire des Indes, ils favorisent l’afflux de plus
d’un demi-million d’Indiens, bientôt omniprésents dans le
commerce et les services. Ils décident d’administrer à part les
populations non birmanes des régions périphériques, rendues
autonomes de fait. Ils instaurent enfin un régime de neutralité
religieuse qui ouvre la Birmanie aux missions chrétiennes, tôt
actives chez les Chin, les Kachin et les Karen.

Occupée par les Japonais de 1942 à 1945, la Birmanie accède à


l’indépendance en 1948 sous le nom d’«  Union birmane  »,
compromis difficile entre le nationalisme des Birmans et les
aspirations à l’autonomie des autres peuples. Dès 1948, des
Karen se soulèvent, réclamant l’indépendance. D’autres
rébellions éclatent. En 1962, le général Ne  Win instaure un
régime autoritaire. Les militaires birmans exercent ensuite le
pouvoir pendant un demi-siècle tout en s’efforçant,
interminablement, de briser les guérillas. Il faut attendre 2011
pour que le régime politique se libéralise quelque peu et 2015
pour que le parti conduit par Aung San Suu Kyi, opposante
depuis près de trente ans, remporte les élections.

En 1989, l’Union birmane a pris le nom officiel de « République


de l’Union de Myanmar  ». Elle se compose de sept régions,
habitées principalement par des Birmans, et de sept «  États  »,
qui sont en fait des régions correspondant à d’autres
populations  : Chin, Kachin, Kayah, Kayin, Môn, Rakhine (ou
Arakan) et Shan. Plusieurs décennies de guerre ayant provoqué
d’importants déplacements de population, il est difficile de
donner des peuples de Birmanie et des langues qu’ils parlent
une image précise. Le birman a partout progressé, en tant que
langue des forces armées –  omniprésentes  – et langue
véhiculaire des populations contraintes à migrer. Il semble être
aujourd’hui la langue première des trois quarts des 55 millions
d’habitants du pays.

Le birman s’est épanoui en Haute-Birmanie, où l’enseignement


traditionnel bouddhiste a assuré son homogénéité. L’afflux de
Birmans est plus récent en Basse-Birmanie, où la langue môn
prévalait encore au XVIIIe  siècle. Le régime britannique a fait
entrer la langue birmane dans le monde moderne  : les
premiers journaux, publiés à Rangoon, datent des années 1870.
Quant au premier roman (inspiré, dit-on, du Comte de Monte-
Cristo), il date de 1904. Il subsiste toutefois, en birman actuel,
une diglossie entre la langue écrite, stabilisée au XVIIIe siècle, et
la langue parlée. Deux dialectes sont propres à des régions
périphériques  : l’arakanais en Arakan (qui fut un royaume
indépendant du XVe au XVIIIe siècle) et le dialecte de Tavoy dans
le Tenasserim (extrême sud-est du pays).

Les principales langues autres que le birman relèvent de trois


familles  : môn-khmère (le môn), tai-kadai (le shan) et tibéto-
birmane (le karen, le kachin et le chin). Il semble que moins
d’un million de Môn, concentrés dans l’État môn, utilisent
encore leur langue, les autres ayant été assimilés par les
Birmans. Les Karen vivent près de la frontière thaïlandaise. Au
nombre de 4 millions environ, ils se répartissent entre les États
de Kayin (variante de « Karen ») et de Kayah et parlent diverses
langues apparentées, dont le karenni (ou kayah). Ils sont
bouddhistes (70  %) ou chrétiens (25  %). Les Shan, en grande
majorité bouddhistes, seraient de 5 à 6 millions, dont peut-être
3 millions utiliseraient encore leur propre langue, apparentée à
celles de Thaïlande. Son écriture s’inspire de l’écriture birmane,
mais il semble que seule une petite minorité de Shan la
maîtrisent encore.

Les Kachin vivent dans le nord de la Birmanie, où ils sont moins


d’un million. Ils parlent des langues tibéto-birmanes, dont la
plus importante se nomme jinghpaw (ou jingpho en Chine, où
elle est également en usage). Dans l’ouest du pays, les Chin, au
nombre de plus d’un million, parlent une quinzaine de langues
tibéto-birmanes distinctes. À partir de la fin du XIXe  siècle, des
missionnaires – surtout baptistes américains – ont entrepris de
convertir les Chin et les Kachin, auparavant animistes. On
compte aujourd’hui près de 90  % de chrétiens chez les Kachin
et plus de 60  % chez les Chin. Les missionnaires ont traduit la
Bible en diverses langues (jinghpaw et autres) et mis au point à
cet effet des transcriptions en caractères latins (et non birmans).

Les Rohingya, en grande majorité musulmans, vivent dans


l’extrême ouest de la Birmanie, à proximité du Bangladesh.
Leur langue s’apparente au bengali. Leur origine –
  controversée  – semble surtout remonter à l’immigration de
travailleurs venus du Bengale à l’époque britannique. Quoi qu’il
en soit, à partir de 1962, les autorités considèrent les Rohingya
comme des étrangers. Au fil des ans, la discrimination tourne à
la persécution, puis au nettoyage ethnique. Ils sont moins d’un
million en Birmanie aujourd’hui.

Du siamois au thaï

Dans les années 1850, le roi de Siam Mongkut, soucieux


d’ouverture sur l’extérieur, signe des traités d’amitié et de
commerce avec la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis.
Son fils Chulalongkorn, qui règne de 1868 à 1910, engage
ensuite la modernisation de l’État (administration,
finances, etc.) avec l’aide d’experts étrangers. Alors paraissent à
Bangkok les premiers journaux en langue siamoise, tandis que
l’enseignement se développe et que s’esquisse une littérature
moderne.

Les gouvernements se donnent deux objectifs  : normaliser la


langue siamoise et la diffuser dans l’ensemble du pays.
Mongkut, le premier, se préoccupe de la standardisation du
vocabulaire. Par la suite, les autorités ne cesseront de prêter
une grande attention au respect d’un usage correct. Le siamois
présente aujourd’hui deux registres principaux, en situation de
diglossie : la langue parlée commune, informelle, utilisée entre
proches, et la langue officielle, parlée et écrite. S’y ajoutent trois
registres d’usage restreint  : rhétorique, employé dans les
discours publics ; religieux (influencé par le sanskrit et le pali),
employé avec les moines  ; royal (influencé par le khmer),
employé quand il s’agit de la famille régnante.

Encore faut-il diffuser la langue siamoise. Or, au début du


XXe  siècle, un quart de la population, tout au plus, la connaît.
Cela résulte de l’histoire du Siam  : le royaume est né au
XIVe  siècle dans la plaine centrale, drainée par le fleuve
Chao Phraya, où s’est épanouie la langue siamoise. Le Siam s’est
ensuite agrandi vers le sud, dans la péninsule malaise, puis vers
l’est jusqu’aux pays lao, puis vers le nord. Il a ainsi englobé des
populations qui, certes de langues thaïes pour la plupart,
n’étaient pas siamoises. Parmi ces langues figurent le thaï du
Sud, le thaï du Nord-Est et le thaï du Nord. L’idéologie ultra-
nationaliste des années 1930 s’est donné pour but de gommer
les différences. C’est pourquoi, en 1939, le Siam a pris le nom de
Thaïlande. L’enseignement public s’est développé dans
l’ensemble du pays après 1945. Il est dispensé exclusivement en
siamois, seule langue officielle, que l’on nomme désormais
« thaï » (tout court) ou « thaï central ». Il s’ensuit qu’aujourd’hui
la quasi-totalité de la population (de 69  millions d’habitants)
connaît la langue nationale, sans que les autres langues aient
disparu pour autant.

Le thaï du Nord était la langue du royaume de Lan Na (capitale :


Chiang Mai), autonome de la fin du XIIIe  siècle à la fin du
XIXe  siècle. Il compte aujourd’hui, semble-t-il, une dizaine de
millions de locuteurs. Le thaï du Sud ou pak tai, en usage dans
la péninsule, en compte environ 4  millions. Les populations
vivant sur les plateaux de l’est de la Thaïlande parlent le thaï du
Nord-Est, ensemble de dialectes en usage de part et d’autre du
Mékong. On les nomme « isan » en Thaïlande et « lao » au Laos.
Ils comptent une vingtaine de millions de locuteurs en
Thaïlande.

Parmi les minorités de langue non thaïe –  néanmoins


bouddhistes comme les Thaïs – figurent des Khmers (près de la
frontière du Cambodge) et des Karen (près de la frontière de la
Birmanie). Les Malais de l’extrême sud du pays, jouxtant la
Malaisie, sont en revanche musulmans, ce qui a rendu leur
intégration difficile. Ils sont aujourd’hui environ 2  millions, de
langue première malaise et, pour la plupart, de langue seconde
thaïe.

Il reste à évoquer la population d’origine chinoise ou «  sino-


thaïe  ». L’immigration chinoise, importante dès le XVIIIe  siècle,
venait surtout de la région de Shantou, dans la province du
Guangdong. Les Chinois se sont tôt mêlés aux Siamois et ont
adopté leur langue, tout en conservant l’usage de la leur.
L’avènement de la République populaire de Chine, en 1949, a
marqué un tournant : par hostilité envers le communisme, les
autorités de Bangkok ont sévèrement limité l’enseignement du
chinois. La plupart des Sino-Thaïs sont aujourd’hui de langue
maternelle siamoise.

Le lao et le Laos
Les origines du Laos remontent à la fondation du royaume de
Lan Xang au XIVe siècle. Au début du XVIIIe siècle, il se scinde en
deux royaumes, Luang  Prabang et Vientiane, qui tombent
ensuite sous la coupe du Siam. Les Français interviennent dans
les années 1890, font du Laos un protectorat et l’incorporent à
l’Union indochinoise (voir ci-dessous). Le Laos accède à
l’indépendance à l’issue de la guerre d’Indochine.

Il est habituel de répartir la population du Laos (7  millions de


personnes) en trois groupes, selon leur habitat  : les Lao  loum
(« Lao des plaines »), les Lao theung (« Lao des versants ») et les
Lao soung (« Lao des sommets »). Le premier groupe (de 55 % à
60  % du total) correspond, en gros, aux Lao proprement dits,
ayant pour langue maternelle le lao. Le deuxième groupe (de
25 % à 30 %) réunit principalement des populations de langues
môn-khmères. Dans le troisième groupe (15  % environ),
composite, figurent des populations de langues hmong-mien,
tai-kadai et tibéto-birmanes.

Comme on l’a vu, le lao est également parlé en Thaïlande, où on


le nomme «  isan  ». Au Laos, le dialecte de Vientiane fonde la
langue standard, seule enseignée dans les écoles et langue
véhiculaire dans tout le pays. Son écriture s’apparente à celle en
usage en Thaïlande. De nombreux Laotiens comprennent sans
difficulté le thaï, d’autant qu’ils regardent assidûment les
émissions de télévision du pays voisin…

Le khmer et le Cambodge
Jadis puissant, le royaume du Cambodge s’affaiblit à tel point
qu’au XVIIIe  siècle ses voisins, les Siamois et les Vietnamiens,
entreprennent de le dépecer. La conquête de la Cochinchine par
les Français, dans les années 1860, change la donne. Dès 1863, la
France offre son protectorat au roi Norodom, qui signe aussitôt
un traité. Le royaume du Cambodge sera ensuite incorporé à
l’Union indochinoise (voir ci-dessous). Sous le régime du
protectorat, une petite élite se forme, éduquée en khmer et en
français. Elle se préoccupe de la modernisation de la langue
khmère et notamment de son vocabulaire  : certains
préconisent d’adopter des mots français, tels quels, tandis que
d’autres veulent préserver la pureté de la langue. C’est le cas
d’un moine bouddhiste de haut rang, Chuon  Nath (1883-1969),
qui appelle à former de nouveaux mots à partir du sanskrit et
du pali, conformément à la tradition. Son point de vue
l’emporte. En 1915, le roi le charge de diriger l’élaboration d’un
dictionnaire du khmer, publié en 1938. Le premier journal
khmer paraît en 1936.

Le Cambodge demeure à l’écart de la guerre d’Indochine,


accède à l’indépendance en 1954, puis se trouve impliqué dans
la guerre du Vietnam. De 1975 à 1979, les Khmers rouges
imposent aux Cambodgiens un régime de terreur qui fait
1,7  million de victimes. Le retour à la paix civile date de 1991.
La très grande majorité des 16  millions d’habitants parlent le
khmer, y compris les Vietnamiens et Chinois installés dans les
villes. Parmi les minorités linguistiques figurent quelque
200  000  Chams, de langue austronésienne (voir p.  236), et
diverses populations de langues môn-khmères, dans l’est du
pays.

Le Vietnam

À la fin du XVIIIe siècle, la guerre fait rage au Vietnam entre trois


clans : les Trinh au nord, les frères Tayson au centre et, au sud,
les Nguyen qui, pour finir, l’emportent. En 1802, Nguyen  Anh
(1762-1820) réunifie le pays et prend le titre d’empereur, sous le
nom de Gia  Long. Ses successeurs se montrent à la fois très
attachés à la culture chinoise, xénophobes et hostiles aux
missions catholiques, actives depuis le XVIIe  siècle. La pression
de ces dernières incite les Français à intervenir  : ils prennent
Saigon en 1859, puis érigent la Cochinchine en colonie en 1867.
En 1885, ils établissent leur protectorat sur le reste du Vietnam.
Instituée deux ans plus tard, l’Union indochinoise, dite
«  Indochine française  », regroupe sous l’autorité d’un
gouverneur général (siégeant à Hanoi) les trois grandes régions
du Vietnam (Tonkin, Annam et Cochinchine), le Cambodge et, à
partir de 1899, le Laos. Un empereur d’Annam continue
néanmoins de régner à Hué, sans réel pouvoir.

Pour mettre fin à l’influence chinoise, les autorités françaises


privent de leur autorité morale les «  mandarins  » qui
administraient l’empire. À cet effet, elles restreignent l’usage du
chu nom, écriture du vietnamien à l’aide de caractères chinois,
et promeuvent à sa place le quoc  ngu, écriture en caractères
latins mise au point par des missionnaires au XVIIe  siècle (voir
p.  264). L’enseignement du vietnamien en quoc  ngu se
développe rapidement et permet de former les fonctionnaires
subalternes qui vont peupler l’administration coloniale, y
compris au Cambodge et au Laos. L’utilisation du quoc  ngu
devient obligatoire dans tous les documents officiels en 1910.
Les Vietnamiens adoptent sans réticence le quoc ngu, désormais
perçu comme une écriture «  nationale  ». Le premier journal
vietnamien est paru à Saigon dès 1865, mais c’est après la
Première Guerre mondiale que les journaux se multiplient, en
dépit de la censure. Simultanément s’épanouit une nouvelle
littérature, en partie inspirée des œuvres d’écrivains français du
XIXe siècle.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale éclate la guerre


d’Indochine (1945-1954), qui met fin au régime français et
s’achève par le partage du Vietnam en deux États, du Nord et du
Sud. Le conflit rebondit ensuite sous le nom de guerre du
Vietnam, jusqu’en 1973. Deux ans plus tard, la République
démocratique du Vietnam (Vietnam du Nord) conquiert le
Vietnam du Sud et réunifie le pays. Il s’ensuit l’exode de
1,3  million de personnes, dans des conditions souvent
dramatiques (les boat people). En une trentaine d’années, les
guerres et leurs suites ont provoqué de considérables
mouvements de population, conduisant à une
homogénéisation de la langue vietnamienne.
On distingue officiellement 54 groupes ethniques, dont celui des
Viêt (ou Kinh), de langue maternelle vietnamienne, formant
plus de 85 % de la population (97 millions de personnes). Dans
les régions montagneuses du Tonkin vivent plus de 4  millions
de locuteurs de langues thaïes (tay, nung, etc.) et 1,5 million de
locuteurs de langues hmong-mien (ou miao-yao). Les dialectes
muong, parlés au sud-ouest de Hanoi par plus d’un million de
personnes, s’apparentent au vietnamien. Sur les plateaux du
centre et du sud du pays se côtoient diverses langues môn-
khmères (plus d’un million de locuteurs) et des langues
austronésiennes (un million), parlées par les Chams et des
populations apparentées (Jarai, Rhadé,  etc.). Les langues
minoritaires (dont une vingtaine sont «  en danger  » selon
l’UNESCO) demeurent avant tout orales, car seul le vietnamien
est langue d’enseignement dans les écoles.

Les archipels de l’Asie du Sud-Est

Les archipels naguère regroupés sous le nom d’«  Insulinde  »


(voir l’encadré) forment l’Asie du Sud-Est insulaire, qui se
compose de 6 États, dont 3 grands (l’Indonésie, la Malaisie et les
Philippines) et 3  petits (Singapour, Brunei et Timor oriental).
Cette configuration résulte du régime colonial imposé par les
puissances européennes. Dans leur immense majorité, les
populations parlent des langues austronésiennes, au nombre
d’environ 800 dans la région. Cependant, une même langue
austronésienne, le malais/indonésien, est aujourd’hui la langue
nationale de trois États –  l’Indonésie, la Malaisie et Brunei  –
comptant 300 millions d’habitants au total.

L’irruption des Européens remonte au XVIe siècle. Les Portugais,


actifs dans l’océan Indien, s’emparent de Malacca dès 1511, puis
gagnent les Moluques (les «  îles aux épices  ») et Timor. Les
Espagnols, venus du  Mexique, traversent le Pacifique pour
s’installer aux Philippines. Les Hollandais supplantent les
Portugais au début du XVIIe  siècle (sauf au Timor), puis
s’installent à Java, l’île la plus peuplée et la plus riche. Les
Britanniques entrent en scène à Penang en 1786, puis à
Singapour en 1819. En 1824, un traité établit deux zones
d’influence  : aux Britanniques, la péninsule (y compris
Malacca)  ; aux Néerlandais, les territoires «  au sud des
détroits ». Au XIXe siècle, les Néerlandais étendent leur emprise
sur toutes les îles, de Sumatra à la Nouvelle-Guinée occidentale,
de sorte qu’en 1914 leur empire s’étend à l’ensemble de ce qui
deviendra plus tard l’Indonésie. Les Britanniques imposent leur
protectorat aux sultanats de la péninsule malaise par étapes, de
1874 à 1914, et s’assurent par ailleurs le contrôle du Sarawak, de
Bornéo du Nord (actuel Sabah) et de Brunei. Les Espagnols sont
en revanche évincés des Philippines par les Américains lors de
la guerre hispano-américaine (1898).

Insulinde et Indonésie
Le nom d’«  Insulinde  » naît sous la plume du Néerlandais
Eduard Douwes Dekker (1820-1887) dans son roman Max
Havelaar, paru en 1860 sous le pseudonyme Multatuli. Tiré
du latin insula (« île »), « Insulinde » y désigne un royaume
imaginaire. Auparavant fonctionnaire à Java, Dekker
dénonce dans son ouvrage l’exploitation des paysans
javanais par le régime colonial, ce qui fait grand bruit. Le
géographe français Élisée Reclus (1830-1905) applique
ensuite le nom d’« Insulinde » aux archipels d’Asie du Sud-
Est. Éclipsé par celui d’« Indonésie », il disparaît de l’usage
au milieu du XXe siècle.

«  Indonésie  » (du grec nêsios, île) est forgé en Europe au


XVIII e  siècle. Les Néerlandais ne l’emploient pas, lui
préférant Nederlands Oost Indië (Indes orientales
néerlandaises) ou tout simplement Indië («  les Indes  »).
C’est sans doute pourquoi l’appellation Indonesia se répand
dans les milieux nationalistes dès le début du XXe siècle.

Comme dans tout l’Extrême-Orient, la Seconde Guerre


mondiale marque une rupture. Débarqués en Malaisie et aux
Philippines en décembre 1941, les Japonais occupent bientôt la
totalité des archipels. Après la défaite du Japon, les Philippines
accèdent à l’indépendance en 1946. L’Indonésie ayant proclamé
son indépendance en 1945, les Néerlandais tentent de
reprendre le contrôle de leur colonie, puis y renoncent en 1949.
En Malaisie, les Britanniques instaurent une fédération qui
accède à l’indépendance en 1957. Rejointe en 1963 par
Singapour, le Sarawak et le Sabah, elle prend le nom de
Malaysia. Singapour s’en détache dès 1965. L’indépendance de
Brunei date de 1983. Quant au Timor oriental, demeuré
portugais jusqu’en 1975, il est annexé par l’Indonésie et ne
deviendra indépendant qu’en 2002.

L’ubiquité de la langue malaise

À l’époque coloniale, le malais sert de langue véhiculaire un


peu partout, sauf aux Philippines. Sa diffusion résulte de
l’expansion du commerce maritime et de l’islam au temps des
sultanats, à commencer par celui de Malacca au XVe siècle (voir
p.  239). La langue malaise n’est toutefois pas homogène, loin
s’en faut. Elle se décline en multiples variétés que l’on range en
trois catégories : le malais classique, les malais régionaux et les
malais issus de pidginisations.

– Le malais classique s’enracine dans la littérature née à la cour


des sultans de Malacca. Il a pour principal monument les
Annales malaises, composées aux XVe-XVIe  siècles et relatant
leurs hauts faits. Les manuscrits sont rédigés en caractères
arabes (écriture jawi). Après la prise de Malacca par les
Portugais en 1511, la lignée des sultans s’installe dans les îles
Riau et à Johor. Elle continue d’y cultiver le malais classique,
dont le prestige demeurera intact au XIXe siècle.

– Les malais régionaux, langues «  cousines  » du malais


classique, sont issus d’une même langue ancestrale, sans doute
parlée dans l’ouest de Bornéo. Ayant évolué de façon parallèle,
ils présentent à la fois un air de famille et des différences
nuisant à l’intercompréhension. Parmi les plus notables
figurent le malais de Palembang (ou musi) et celui de Jambi,
parlés dans l’est de Sumatra, et le malais de Brunei. Il s’y ajoute
le banjar du sud-est de Bornéo, nettement divergent et
influencé par le javanais.

– Les malais «  pidginisés  » sont nés de l’interférence entre un


malais véhiculaire lui-même fluctuant et d’autres langues  :
dans l’ouest de l’archipel, celles de Java (javanais, soundanais)
et les dialectes de Chine du Sud parlés par les immigrés chinois ;
dans l’est, les langues austronésiennes locales. Le «  malais de
bazar », plus ou moins mâtiné de chinois, est demeuré la langue
véhiculaire usuelle dans l’ouest de l’archipel jusqu’au début du
XXe  siècle. Certaines variétés «  pidginisées  » se sont ensuite
créolisées, en devenant des langues maternelles au fil des
générations. C’est le cas du betawi, parler populaire de Batavia
(aujourd’hui Jakarta), et, dans l’est de l’archipel, du malais
de  Manado (nord de Sulawesi), du malais d’Amboine
(Moluques) et du malais de Kupang (Timor occidental).

La limite entre les zones d’influence britannique et


néerlandaise établie par le traité de Londres en 1824 coupe le
sultanat de Riau-Johor en deux  : Johor (à la pointe de la
péninsule) relève de la première  ; les îles Riau (au sud de
Singapour), de la seconde. C’est le premier acte de la double
histoire du malais à l’époque contemporaine.
Du malais à l’indonésien

Comme les Portugais avant eux, les Hollandais recourent dès le


XVII e  siècle
au malais pour communiquer avec les populations
autochtones. Quand, au XIXe  siècle, ils entreprennent de faire
des Indes néerlandaises un véritable empire colonial, il leur
faut mettre en place une administration étoffée, ce qui pose une
question linguistique. Or, par principe (afin de maintenir une
hiérarchie), les autorités coloniales ne favorisent pas
l’apprentissage du néerlandais par la population autochtone, à
l’exception d’une petite élite d’aristocrates. Quelle langue
choisir ? Les autorités songent d’abord au prestigieux javanais,
mais il n’est pas compris hors de Java. Aussi se tournent-elles
vers le malais, promu langue d’enseignement dans les écoles
destinées à former du personnel administratif subalterne. Le
régime colonial officialise ainsi, en pratique, un système
linguistique à deux niveaux  : néerlandais dans la haute
administration, malais aux échelons inférieurs.

Afin que le malais joue efficacement son rôle administratif, il


faut le normaliser. Les linguistes qui s’y emploient vers la fin du
XIXe  siècle prennent pour référence non pas le malais courant
(«  de bazar  »), mais celui en usage à Riau et Johor, hérité du
malais classique. Ils ont pour chef de file Charles Adriaan van
Ophuijsen (1856-1917), né à Sumatra, auteur d’une orthographe
du malais adoptée en 1901, puis, en 1910, d’une grammaire. Les
autorités coloniales veillent ensuite à la diffusion d’ouvrages
littéraires et éducatifs en malais dans tout l’archipel.

Des mouvements nationalistes prennent forme au début du


XXe siècle. Sukarno (1901-1970) crée le Parti national d’Indonésie
(PNI) en 1927. Dans le domaine linguistique, l’événement
retenu comme «  fondateur  » date de 1928  : de jeunes
nationalistes, réunis à Batavia, prêtent le «  Serment de la
jeunesse  ». Ils proclament ainsi leur attachement à une seule
patrie (l’Indonésie) et à une seule nation (indonésienne), mais
aussi à la langue de l’unité, bahasa indonesia («  langue
indonésienne  »), qui n’est autre que le malais. Quand les
Japonais occupent l’archipel, de 1942 à 1945, ils proscrivent le
néerlandais et assurent ainsi l’expansion de l’indonésien dans
tous les domaines (administration, enseignement, etc.).

Lorsque l’Indonésie proclame son indépendance en 1945, la


cause est entendue : la Constitution stipule que l’indonésien est
la seule langue officielle de la République. Ce choix présente un
double avantage, pratique et politique. Pratique car le
malais/indonésien, déjà en usage dans l’administration et
l’enseignement, est assez facile à apprendre, à la différence du
javanais. Politique car le malais, langue maternelle d’une
minorité de la population surtout présente à Sumatra, ne peut
se montrer hégémonique. Cela le distingue du javanais qui, au
milieu du XXe siècle, était la langue de 32 millions de personnes
sur un total  de 75  millions, mais faisait figure de langue
«  étrangère  » ailleurs dans l’archipel. La devise de l’Indonésie
opère en quelque sorte une synthèse : elle proclame Bhinneka
tunggal ika (« Unité dans la diversité ») en vieux javanais et non
en indonésien !

Dès le début des années 1950, la législation précise que


l’indonésien doit être la seule langue de l’enseignement, le
recours aux langues régionales n’étant admis que durant les
trois premières années du primaire. Quand on sait que neuf
Indonésiens sur dix avaient alors pour langue maternelle une
langue nettement différente, on mesure la contrainte ainsi
imposée. Il est probable que l’autoritarisme des régimes
successifs (le pouvoir personnel exercé par Sukarno de 1957 à
1965, puis l’«  Ordre nouveau  » dirigé par Suharto de 1965 à
1998) ait contribué à la faire accepter. Quoi qu’il en soit, cette
politique a porté ses fruits. Les recensements ne fournissent
guère de données quant à la pratique des langues, mais les
estimations concordent  : l’indonésien serait aujourd’hui la
langue maternelle d’environ 10 % de la population (notamment
en raison des mariages mixtes en milieu urbain) et la langue
seconde (plus ou moins maîtrisée) d’environ 60  % de la
population indonésienne dans son ensemble (270  millions de
personnes). Parmi les moins de 15 ans, le total atteindrait 90 %.

Les autorités de Jakarta ont aussi veillé à normaliser la langue


indonésienne et à étendre son lexique, qui avait déjà puisé dans
le néerlandais. En 1972, un accord avec la Malaisie a débouché
sur une orthographe commune à l’indonésien (bahasa
indonesia) et au malais (bahasa melayu), moyennant l’abandon
de quelques bizarreries héritées de l’orthographe du
néerlandais. Simultanément, les deux États ont fondé un
Conseil de la langue indonésienne-malaise, auquel Brunei s’est
joint en 1985.

Les autres langues d’Indonésie

Le régime démocratique instauré en 1999 ne remet pas en


cause l’hégémonie de l’indonésien, mais il décentralise le
système d’enseignement et ne ferme plus la porte à
l’enseignement de telle ou telle langue régionale en tant que
matière. De quelles langues s’agit-il  ? La Constitution de 1945
comporte un article, toujours en vigueur, ainsi rédigé :

1. La langue officielle est l’indonésien.

2. Dans les régions possédant une langue propre


soigneusement cultivée par leur population (par exemple, le
javanais, le soundanais, le madurais, etc.), ces langues seront
respectées et cultivées par l’État.

3. Ces langues font partie de la culture indonésienne vivante.

Cela signifie qu’aucune langue autre que l’indonésien ne jouit


d’un statut, mais que certaines langues régionales bénéficieront
de la bienveillance de l’État, à savoir les trois langues de Java et
quelques autres, non précisées (encore que l’on puisse supposer
que «  soigneusement cultivée  » implique «  écrite de longue
date  »). En revanche, la multitude des autres langues est tout
simplement ignorée. Il est vrai qu’en pratique la diversité
linguistique de l’Indonésie se manifeste surtout dans la
cohabitation d’une vingtaine de langues importantes, comptant
chacune plus d’un million de locuteurs.

Le javanais, langue maternelle de plus de 80  millions de


personnes, domine dans le centre et l’est de Java. Il
s’enorgueillit d’une littérature d’origine ancienne (voir p.  239)
associant deux traditions  : l’une, proprement javanaise,
utilisant un système d’écriture d’origine indienne (kawi)  ;
l’autre, musulmane, utilisant des caractères arabes (pegon). Au
XIXe  siècle, par souci pratique, les Néerlandais ont transcrit le
javanais en caractères latins, de sorte que l’écriture pegon est
sortie de l’usage. En revanche, l’écriture traditionnelle,
désormais dite aksara jawa, a conservé des adeptes à tel point
qu’on l’a adaptée aux exigences de l’imprimerie. Considérée
comme un fleuron du patrimoine culturel javanais, elle est
enseignée dans les écoles.

Le javanais se caractérise aussi par l’existence de plusieurs


niveaux de langue, ou «  registres stylistiques  », dont l’emploi
varie selon le rang, l’âge, etc. de l’interlocuteur. Le ngoko (assez
comparable au tutoiement) est utilisé entre intimes ou par des
personnes s’adressant à d’autres de rang moins élevé. En sens
inverse, le krama, langage cérémonieux de politesse, s’adresse
à des personnes de rang plus élevé et, de manière générale,
s’emploie dans les discours publics. Quand ni l’un ni l’autre ne
sont appropriés, on utilise le madhya, langage intermédiaire.
Ces niveaux de langue constituent une innovation javanaise
attestée dès le XVe  siècle. Les langues voisines (soundanais,
madurais, balinais et sasak) les ont adoptés, mais non le malais,
ainsi demeuré plus simple.

Les Soundanais, 40 millions de personnes environ, vivent dans


l’ouest de Java, avec pour métropole Bandung, la troisième ville
d’Indonésie. Comme le javanais, leur langue s’écrit en
caractères latins, bien qu’elle dispose d’une écriture spécifique
(aksara sunda) dont les origines remontent à plusieurs siècles.
L’aire du madurais (7  millions de locuteurs) inclut l’île de
Madura et une partie de l’est de Java (dont Surabaya, deuxième
ville d’Indonésie), où des Madurais ont émigré de longue date.

À Jakarta, immense agglomération de plus de 30  millions


d’habitants, de nombreuses langues d’Indonésie se côtoient.
L’une d’elles, le betawi, est propre à la ville. C’est un créole du
malais, truffé de vocabulaire chinois, arabe, portugais et
néerlandais, qui a pris forme au XVIIIe  siècle quand la ville se
nommait Batavia. Aujourd’hui langue maternelle de 5 millions
de personnes, voire plus, le betawi, popularisé par les séries
télévisées, tend à colorer l’indonésien usuel.

Hors de Java, une dizaine de langues comptent chacune


plusieurs millions de locuteurs. Dans l’ouest de Sumatra (région
de Padang), la langue des Minangkabaus s’apparente aux
langues malaises. Plus au nord, les Bataks parlent sept langues
proches mais distinctes, la plus importante étant le batak toba.
Les divers malais régionaux (malais de Palembang, de Jambi,
de Riau,  etc.) sont parlés dans l’est de Sumatra, tandis que le
banjar, apparenté au malais, domine dans le sud de
Kalimantan. À Bali, l’usage quotidien du balinais régresse face à
l’indonésien et il n’est plus guère écrit. Les habitants de
Lombok, l’île voisine, parlent le sasak. Deux langues se côtoient
dans le sud de Sulawesi : le bugi et le macassar.

Le malais de Malaisie

Les Britanniques instaurent en 1826 les Établissements des


Détroits (Straits Settlements) en regroupant trois possessions  :
Penang, Malacca et Singapour. Des Chinois –  commerçants et
entreprenants  – ne tardent pas à y affluer. La péninsule elle-
même se subdivise en neuf sultanats que les Britanniques
placent par étapes sous leur protectorat à partir de 1874. Ils y
développent aussitôt l’exploitation de gisements d’étain (avec le
concours des Chinois) et la culture de l’hévéa (employant des
travailleurs indiens immigrés, principalement tamouls). La
composition de la population de l’ensemble (sultanats et Straits
Settlements) s’en trouve bouleversée. Alors qu’elle était en
quasi-totalité malaise au début du XIXe siècle, elle se répartit en
1911 en 55  % de Malais, 35  % de Chinois et 10  % d’Indiens  : la
péninsule est devenue multilingue.
Une péninsule multilingue

Au milieu du XIXe  siècle, la masse illettrée des paysans


s’exprimait en divers dialectes du malais. Seule une élite –  les
sultans, leur entourage et les religieux  – maîtrisait le malais
écrit  ; enseigné dans des écoles islamiques, il utilisait des
caractères arabes (écriture jawi) et se fondait sur le malais
« classique » de Johor-Riau.

Dès leur arrivée, les Britanniques s’intéressent à la langue


malaise, que leurs fonctionnaires sont tenus de connaître.
Comme leurs homologues néerlandais, ils commencent par
transcrire le malais de tous les jours (pasar maleis, « malais de
bazar ») en caractères latins (romi). Il leur faut ensuite recruter
des employés et donc assurer leur formation, ce qui implique à
la fois de créer un réseau d’écoles primaires et de normaliser la
langue malaise. Comme dans les Indes néerlandaises, la
normalisation se réfère à l’usage de Johor-Riau. Elle a pour
principal artisan l’écrivain et linguiste Zainal Abidin bin Ahmad,
dit Za’aba (1895-1973), un Malais d’origine minangkabau.

Langue de l’administration coloniale, l’anglais est aussi celle des


affaires, du moins à l’échelon des dirigeants. Des écoles élitistes
inspirées des «  public schools  » permettent à l’aristocratie
malaise de s’angliciser. La situation linguistique des Chinois est
plus complexe : venus de différentes régions du sud de la Chine,
ils parlent des dialectes du chinois (le cantonais, le
hokkien,  etc.). Ils ont leurs propres écoles et leur élite utilise
tant le chinois écrit que l’anglais. Chez les Tamouls, une
minorité éduquée en anglais s’active dans le commerce et les
services.

L’indépendance de la Malaisie

En 1946, les Britanniques dotent d’un statut distinct Singapour,


dont la population est devenue à 80  % chinoise. La péninsule
elle-même (les neuf sultanats, Penang et Malacca) forme la
Fédération de Malaisie, indépendante en 1957. Elle compte alors
50  % de Malais, 37  % de Chinois et 11  % d’Indiens. La
Constitution de la Fédération attribue au malais (bahasa
melayu) le statut de langue «  nationale  », tout en maintenant
l’anglais dans un rôle de seconde langue officielle de facto. Les
autres langues n’ayant pas de statut, la question linguistique
devient aussitôt l’un des principaux casse-tête du nouvel État. Si
le malais s’accommode d’une coexistence avec l’anglais, jugé à
la fois « neutre » et utile (comme en Inde), le statut linguistique
de la population chinoise provoque des controverses.

Après les émeutes raciales de 1969 (plusieurs centaines de


morts, surtout chinois), le gouvernement s’efforce de
promouvoir la langue nationale sans s’aliéner la population
chinoise. Le principal débat porte sur l’enseignement. Dans le
secteur public, le malais est la langue de l’enseignement,
l’anglais une matière obligatoire. Il existe néanmoins des écoles
primaires publiques enseignant en chinois ou en tamoul, le
malais et l’anglais y étant des matières obligatoires. Ces deux
langues prévalent dans l’enseignement secondaire et supérieur
public, tandis que le chinois standard (putonghua) occupe une
place croissante dans de nombreux établissements privés. Au
total, le système s’assure que la grande majorité de la
population connaisse (plus ou moins bien) le malais et l’anglais,
quitte à s’exprimer souvent en manglish, anglais mâtiné
d’idiomes locaux.

En 1963, la Fédération s’est agrandie du Sarawak et du Sabah et


a pris le nom de Malaysia, tout en conservant le malais
(aujourd’hui nommé bahasa malaysia) comme langue
nationale et l’anglais comme seconde langue officielle. Elle
compte aujourd’hui 32  millions d’habitants, dont 25  % de
Chinois, 7 % d’Indiens et 67 % de Bumiputera (« fils de la terre »),
catégorie réunissant les Malais et les autochtones du Sarawak et
du Sabah. Or, ces derniers parlent des langues austronésiennes
nettement distinctes du malais, en particulier les Iban du
Sarawak et les Kadazan-Dusun du Sabah. Dans les deux cas,
l’adoption du malais s’est heurtée à de fortes réticences. Son
apprentissage et son usage progressent néanmoins.

Le sultanat de Brunei
À la différence du Sarawak et du Sabah, le sultanat de Brunei a
choisi en 1963 de rester à l’écart de la Malaysia, puis a accédé à
l’indépendance vingt ans plus tard. Avant l’arrivée des
Britanniques, en 1888, deux langues principales s’y côtoyaient :
le malais « classique », langue de la cour, jouant un rôle officiel,
et le malais de Brunei (différent  de celui de la péninsule
malaise), langue maternelle de la population autochtone et
langue véhiculaire des minorités chinoise et autres. Les langues
officielles du Brunei (415  000  habitants) sont aujourd’hui le
malais de Malaisie (bahasa malaysia) et l’anglais. Ce
bilinguisme a créé une situation paradoxale  : le malais de
Brunei, langue de loin la plus usitée, demeure absent de l’école,
du moins en principe.

Singapour

Quand Thomas Stamford Raffles (1781-1826) prend pied à


Singapour, en 1819, l’île ne compte qu’un millier d’habitants,
pour la plupart malais. Dès 1860, elle en compte 80  000, dont
plus de la moitié sont chinois. En 1950, la population dépasse le
million, dont 80  % de Chinois. Elle s’élève aujourd’hui à
5,6  millions, dont 2,2  millions d’étrangers. Selon leur origine
ethnique, les Singapouriens eux-mêmes se répartissent en 77 %
de Chinois, 14 % de Malais et 8 % d’Indiens (surtout Tamouls).
Les Chinois, originaires du sud de la Chine, ont apporté leurs
dialectes  : hokkien, teochew, cantonais, hakka,  etc. À l’époque
britannique, le hokkien fait office de langue véhiculaire dans la
communauté chinoise, tandis que le «  malais de bazar  » est la
lingua franca intercommunautaire. L’anglais, langue officielle,
est aussi la langue des affaires et de la presse.

Singapour accède à l’autonomie en 1959, puis à l’indépendance


en 1965. Lee Kuan Yew (1923-2015), Premier ministre de 1959 à
1990, était un pur Singapourien  : son arrière-grand-père (un
Hakka) avait immigré dès 1863. Lui-même, éduqué en anglais, a
fait de brillantes études à Cambridge. La politique linguistique
qu’il inspire se fonde sur le bilinguisme : elle promeut l’anglais
en tant que langue commune des Singapouriens tout en
cultivant les trois autres langues officielles (le malais, le chinois
et le tamoul). En moins de vingt ans, l’anglais devient partout la
langue de l’enseignement, les autres langues étant enseignées
en tant que matières. Il s’ensuit que le nombre de
Singapouriens parlant l’anglais à la maison ne cesse de croître :
c’est le cas aujourd’hui de plus de la moitié des foyers ayant des
enfants d’âge scolaire.

Le malais se porte bien car – pour des raisons historiques – c’est


la langue «  nationale  » (et celle de l’hymne singapourien). La
question du chinois est plus difficile. Les autorités entendent
promouvoir la connaissance et l’usage du chinois standard
(putonghua) pour des raisons culturelles et politiques (relations
avec la Chine), mais ce n’est pas la langue maternelle des
Singapouriens d’origine chinoise, qui s’expriment en divers
dialectes. Pour de nombreux enfants, cela équivaut à apprendre
une langue étrangère.
Le Timor oriental

Dans la partie orientale de l’île de Timor, colonie portugaise


depuis le XVIe  siècle, l’Église catholique a converti la grande
majorité de la population en promouvant à cet effet une langue
austronésienne locale, le tétoum. Les autorités civiles n’ont
généralisé l’enseignement du portugais qu’après 1950. Quand
les Portugais ont abandonné leur colonie, en 1975, l’Indonésie a
décidé de l’annexer, non sans se heurter à la résistance du
Fretilin (Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor
oriental). La brutalité de l’armée indonésienne n’est pourtant
pas venue à bout du mouvement nationaliste, de sorte qu’en
1999, après la chute de Suharto, l’Indonésie a fini par y
renoncer. Le Timor oriental a accédé à l’indépendance en 2002.

Il résulte de ces bouleversements une situation linguistique


inhabituelle. Le régime indonésien avait banni le portugais –
 que le Fretilin continuait de cultiver – et fait de l’indonésien la
seule langue de l’administration et de l’enseignement. La
Constitution de 2002 érige au contraire en langue officielle le
portugais et en langue nationale le tétoum, parler maternel de
plus du tiers de la population (1,2 million de personnes). Toute
une génération a donc été éduquée en indonésien (de 1975 à
1999), tandis que la suivante l’est en portugais, du moins pour
autant que les moyens d’un pays très pauvre le permettent. Le
Timor oriental est l’un des huit membres de la Communauté
des pays de langue portugaise (voir p. 358).
Les Philippines

Les Philippines présentent des points communs avec la Malaisie


et l’Indonésie  : les langues autochtones relèvent de la famille
austronésienne et la population d’origine chinoise y joue un
rôle important. Les différences n’en sont pas moins frappantes.
Aux Philippines, les Blancs – Espagnols, puis Américains – sont
arrivés d’Amérique après avoir traversé le Pacifique et c’est
avec l’Amérique que les liens sont demeurés les plus durables.
La plupart des Philippins ont, de surcroît, adopté le
christianisme, alors que l’islam prévaut chez les Malais et les
Indonésiens.

Venus du Mexique, les Espagnols entreprennent la conquête de


l’archipel dans les années 1560 et font de Manille la capitale
d’une colonie nommée «  Philippines  » en hommage au roi
d’Espagne Philippe II. Ils qualifient d’« Indios » les autochtones,
organisés en petites communautés et animistes. L’islam a
toutefois pris pied dans le sud de l’archipel, de sorte que les
Espagnols vont y lutter contre les musulmans («  Moros  »)
jusqu’au XIXe  siècle. La politique coloniale exclut la formation
d’une aristocratie terrienne espagnole telle qu’elle s’est imposée
en Amérique et vise à convertir les Indios au catholicisme. Il
s’ensuit que l’Église et, plus particulièrement, les ordres
religieux (augustiniens, franciscains, jésuites, dominicains,
récollets) vont jouer auprès des Indios un rôle considérable,
très paternaliste.
Les religieux apprennent les langues locales, puis rédigent et
publient des ouvrages principalement en tagalog, langue en
usage dans la région de Manille. Le plus ancien date de 1593  :
c’est une Doctrina Christiana (recueil de prières et autres
textes) en espagnol accompagnée d’une traduction en tagalog
en deux versions, l’une en caractères latins, l’autre en écriture
traditionnelle (baybayin, voir p.  240). Les religieux rédigent
ensuite des dictionnaires et des grammaires du tagalog et
d’autres langues, en particulier le cebuano (la langue de Cebu,
dans les Visayas, au centre de l’archipel). Des œuvres littéraires
paraissent en tagalog. En revanche, les religieux se montrent en
général hostiles à l’enseignement de l’espagnol aux Indios.

La situation évolue au début du XIXe  siècle en raison de l’essor


des plantations (chanvre, tabac, sucre, etc.) et de l’ouverture du
port de Manille au commerce international. Il se forme une
élite de propriétaires philippins de langue espagnole dont
seront issus les ilustrados («  intellectuels  »). Parvenus au
pouvoir à Madrid dans les années 1850, les libéraux
introduisent le principe de l’enseignement primaire gratuit et
obligatoire aux Philippines en 1863, mais, dès les années 1870,
le régime redevient autoritaire. Les ilustrados revendiquent
alors à la fois la démocratisation et l’égalité avec les Espagnols.

L’indépendance, oui, mais en quelle


langue ?
Quelle sera la langue des Philippines indépendantes ? Faut-
il conserver l’espagnol ou lui préférer une langue
autochtone  ? Si oui, laquelle  ? À la fin du XIXe  siècle, les
nationalistes philippins hésitent. José Rizal a écrit ses
romans en espagnol. La Constitution provisoire adoptée
par les insurgés en 1897, rédigée en espagnol, stipule que le
tagalog sera la langue officielle.

En juin  1898, c’est en espagnol qu’Aguinaldo proclame


l’indépendance. Quant à la Constitution préparée par
l’Assemblée réunie à Malolos en septembre  1898, rédigée
en espagnol, elle écarte le tagalog et précise que l’espagnol
est la seule langue officielle. Langue coloniale, l’espagnol
finira néanmoins par s’effacer… au profit de l’anglais, que
les nationalistes n’avaient pas vu venir.

José Rizal (1861-1896), écrivain de grand talent, publie (en


Europe) deux romans en espagnol –  Noli me tangere (1887) et
El Filibusterismo (1891) – dans lesquels il dénonce la corruption
et les abus de pouvoir du régime colonial et du clergé
catholique. Ces œuvres exercent une influence considérable sur
le mouvement national philippin naissant. En 1896, des
indépendantistes déclenchent une insurrection en se réclamant
de Rizal à son insu. Il est néanmoins arrêté et fusillé et devient
le héros national par excellence. En 1897, les insurgés, sous la
conduite d’Emilio Aguinaldo, proclament la république, mais
les Espagnols réagissent : Aguinaldo part en exil à Hong Kong.

La guerre entre les États-Unis et l’Espagne éclate en avril 1898 à


propos de Cuba. Dès le mois suivant, les Américains détruisent
une escadre espagnole en baie de Manille. Revenu de
Hong  Kong, Aguinaldo proclame l’indépendance en juin. En
septembre, à Malolos (au nord de Manille), une Assemblée
prépare une Constitution. En décembre, le traité de Paris stipule
que l’Espagne cède les Philippines aux États-Unis. Les
Américains mènent ensuite contre les indépendantistes une
guerre brutale qui s’achève en 1902.

Sous le régime américain, les langues officielles sont l’anglais,


langue de l’administration, et l’espagnol, qui reste la langue du
droit écrit. Les Américains instaurent la séparation de l’Église et
de l’État et mettent en place un vaste système d’enseignement
public gratuit. Bien qu’en principe la langue d’enseignement
soit une langue régionale, en pratique c’est souvent l’anglais.
On estime qu’en 1935 25 % des Philippins parlent l’anglais, alors
qu’à la fin de la domination espagnole à peine 3 % maîtrisaient
l’espagnol. La proportion de jeunes dans le secondaire et le
supérieur est alors la plus élevée d’Asie après le Japon. Le taux
d’alphabétisation avoisine 50  % en 1940. Tandis que l’anglais
progresse, les publications en langues régionales se multiplient,
notamment en tagalog.

Les Philippines obtiennent l’autonomie interne en 1935. La


Constitution stipule que l’Assemblée nationale veillera à
l’«  adoption d’une langue nationale commune fondée sur les
dialectes autochtones existants  ». L’Institut de la langue
nationale créé à cet effet recommande de se référer au tagalog,
langue dotée de la littérature la plus étoffée. On prépare donc
une grammaire, un lexique tagalog-anglais et des manuels, ce
qui provoque des protestations chez les Philippins des Visayas
(de langues cebuano et autres).

Le tagalog ou pilipino ou filipino

Quand les Philippines accèdent à l’indépendance en 1946,


l’anglais et l’espagnol demeurent les langues officielles, tandis
que le tagalog est érigé en «  langue nationale  ». Son
enseignement – en tant que matière – se généralise peu à peu.
La suite de l’histoire est celle d’une langue qui change de nom
tout en restant, pour l’essentiel, la même et qui se diffuse
inexorablement en dépit des réticences de nombreux
Philippins.

Dans le principe, la langue nationale, fondée sur le tagalog, doit


incorporer des éléments tirés d’autres langues du pays, mais, en
pratique, les adjonctions ne peuvent être que marginales. On
réaffirme donc le principe et, pour lui donner de la crédibilité,
on décide en 1959 que la langue nationale se nomme
«  pilipino  » (signifiant «  philippin  » en tagalog). Au cours des
années 1960, le pilipino devient une langue d’enseignement à
côté de l’anglais, non sans se heurter, une fois de plus, à une
vive opposition dans les Visayas. La Constitution de 1973 stipule
que les langues officielles sont l’anglais et le pilipino (et met
ainsi fin au statut officiel de l’espagnol). Elle ajoute toutefois que
le pilipino doit être « enrichi » pour former une nouvelle langue
nationale commune, le «  filipino  » (c’est un néologisme). La
Constitution de 1987 réaffirme le rôle du filipino en tant que
langue nationale, mais, pour finir, à peu près rien ne distingue
le filipino du pilipino ou du tagalog, à tel point que, dans l’usage
courant, les trois mots sont interchangeables.

Aujourd’hui, les Philippins sont en situation de bilinguisme


tagalog-anglais ou de trilinguisme si leur langue maternelle
n’est pas le tagalog. L’enseignement le montre bien : les langues
régionales sont employées (le cas échéant) dans les premières
années du primaire. Par la suite s’applique un bilinguisme
filipino-anglais, encore que l’anglais tende à l’emporter et que,
dans les écoles privées, le filipino soit souvent absent. Quoi qu’il
en soit, pour les trois quarts des enfants, l’enseignement ne se
déroule pas en langue maternelle. Dans les universités, l’anglais
domine, bien que le filipino soit présent (et même l’espagnol
dans les universités catholiques).

En résumé, l’anglais prévaut dans l’administration et la justice,


les entreprises, la vie intellectuelle et les médias de qualité. En
tant que langue parlée, il se mêle souvent de tagalog
(«  englog  »), à moins que le tagalog ne se mêle d’anglais
(« taglish  »). Le filipino s’affirme dans les médias populaires et
comme langue de communication «  interethnique  » dans les
grandes villes marquées par des brassages de population. Il
reste néanmoins concurrencé dans ces rôles par le cebuano (y
compris à Mindanao) et par l’ilocano dans le nord de l’île de
Luçon. Quant aux langues régionales et locales, auxquelles les
Philippins restent très attachés, elles demeurent en usage en
famille et dans le milieu rural.

Les langues régionales et le chinois

Parmi les 150 langues parlées aux Philippines, une quinzaine


comptent plus d’un million de locuteurs. Elles se répartissent en
trois groupes : nord, centre et sud.

Du premier relève l’ilocano, langue maternelle de 9 millions de


personnes et langue véhiculaire dans le nord de Luçon.

Le groupe central inclut le tagalog et le cebuano, langues


cousines entre lesquelles il existe un écart semblable à celui
séparant l’italien et l’espagnol. Plus de 25 millions de personnes
ont le tagalog pour langue maternelle et 23 millions le cebuano.
Le tagalog prédomine à Manille et dans le sud de Luçon. Le
cebuano tire son nom de l’île (et de la ville) de Cebu. C’est la
langue la plus répandue dans l’archipel des Visayas et dans l’île
de Mindanao, qui a accueilli au XXe siècle une forte immigration
en provenance des Visayas surpeuplées.

Du groupe sud relèvent le maranao et le maguindanao, langues


des populations musulmanes de l’ouest de Mindanao. Le
chavacano mérite une mention spéciale. Créole de l’espagnol
dont les origines remontent au début de l’ère coloniale, c’est le
parler maternel des habitants de la péninsule de Zamboanga, à
l’extrême ouest de Mindanao.

Les Philippins d’origine chinoise ne forment plus un groupe


linguistique aujourd’hui, mais leur rôle historique fut
important. À l’arrivée  des Espagnols, des Chinois, surtout
cantonais, étaient déjà présents. Binondo, le quartier chinois de
Manille, passe pour la plus vieille china town du monde, fondée
en 1594. Au fil du temps, des Chinois se convertissent au
catholicisme et se mêlent aux autochtones : ainsi se forme une
population métissée, souvent de langue espagnole. Au
XIXe  siècle, l’essor économique provoque un afflux de
travailleurs chinois de dialecte hokkien et les métissages se
multiplient. Plusieurs figures du mouvement nationaliste
avaient des Chinois parmi leurs ancêtres, dont Aguinaldo et
Rizal lui-même.

Au XXe  siècle, on distingue les métis, assimilés, et les Chinois


proprement dits. La distinction prend fin sous le régime
autoritaire que Ferdinand Marcos (lui-même métis) impose à
partir de 1972 : les Chinois obtiennent leur naturalisation tandis
qu’en contrepartie la plupart des écoles chinoises sont fermées.
On estime qu’aujourd’hui un Philippin sur quatre a des ancêtres
chinois, ceux de pure ascendance étant au nombre de
1,5  million environ. Les trois quarts d’entre eux ont pour
langue maternelle le filipino ou l’anglais, un quart le hokkien.

Notes du chapitre
[1]  ↑   Né près de Calcutta, Roy est à la fois un réformateur religieux et un
journaliste. Il connaît parfaitement l’anglais, écrit en bengali et demeurera célèbre
en tant que « passeur » de l’Inde traditionnelle à l’Inde moderne.

[2] ↑   Nouvelles transcriptions officiellement substituées en 2011 à oriya et Orissa,


qui remontaient à l’empire des Indes.
Le chinois, le japonais et le
coréen

L es touristes qui visitent le Palais d’Été à Pékin s’étonnent du


«  Bateau de Marbre  » de l’impératrice Cixi (en bois peint).
S’ils sont curieux, ils apprennent que la réfection du palais (et
du bateau en 1893) a été financée, sur ordre de Cixi, en
détournant des fonds destinés à la marine de guerre. Ils
apprennent aussi qu’en 1894-1895 le Japon a battu la Chine dans
une guerre principalement navale, alors que les experts
occidentaux donnaient gagnante la flotte chinoise, nettement
supérieure en tonnage.

Que s’était-il passé  ? Les navires chinois manquaient de


munitions, les équipages étaient mal entraînés, le commandant
de la flotte avait fait carrière dans la cavalerie… En bref, les
causes de la défaite chinoise étaient «  organisationnelles  ». Le
contraste devenait criant entre les autorités de Tokyo,
résolument engagées dans la modernisation, et la dynastie
mandchoue des Qing, empêtrée dans son conservatisme et ses
intrigues de cour, en butte aux injonctions des puissances
occidentales, de surcroît.

Au tournant des XIXe  et XXe  siècles, les trois pays d’Extrême-


Orient entrent dans le monde moderne à des rythmes très
différents. Le Japon démontre son avance en remportant la
guerre russo-japonaise (1904-1905), première victoire d’une
puissance asiatique sur une puissance européenne. La Chine
engage quelques réformes avant même la chute des Qing
(1911), mais l’entreprise sera laborieuse et de longue haleine.
Quant à la Corée, enjeu de la rivalité sino-japonaise en 1894-
1895, elle tombe sous la coupe du Japon, qui l’annexe en 1910.

La modernisation du chinois

Le coup d’envoi de l’emprise des Occidentaux sur la Chine date


de la guerre de l’Opium (1839-1842) remportée par les
Britanniques, qui obtiennent Hong  Kong à cette occasion.
Français et Américains entrent ensuite en lice, suivis des Russes
et des Allemands vers la fin du siècle. Les autorités chinoises
tentent à diverses reprises de riposter (une dernière fois en
attisant la révolte des Boxeurs en 1900-1901), mais elles doivent
s’incliner face à la supériorité des armements occidentaux.

L’emprise se manifeste notamment sous la forme d’enclaves


occidentales le long du littoral chinois, voire en remontant le
Yangzi. Dans le cadre de divers régimes juridiques (concessions,
territoires à bail), les Occidentaux y conduisent la
« modernisation » dans tous les domaines : activités portuaires,
industries, urbanisation, finances,  etc. Shanghai en fournit
l’exemple le plus frappant. Dans ces enclaves se forment une
bourgeoisie chinoise moderniste et une intelligentsia le cas
échéant révolutionnaire.

Dès le dernier quart du XIXe  siècle, à la cour des Qing, des


réformateurs avaient prôné l’adoption de techniques
occidentales pour moderniser les forces armées. Cela aurait
toutefois impliqué de former un personnel qualifié et, donc, de
moderniser l’enseignement, ce qui aurait remis en cause des
modèles culturels multiséculaires auxquels les lettrés nourris
de confucianisme demeuraient farouchement attachés. La
défaite face aux Japonais, qui se font céder Taiwan en 1895, puis
le traumatisme de la révolte des Boxeurs, écrasée par les
Occidentaux en 1900, incitent enfin les Qing à engager des
réformes, notamment dans l’enseignement (suppression des
examens traditionnels confucéens en 1905) et dans le domaine
militaire. Les Chinois eux-mêmes entament alors, de leur
propre chef pourrait-on dire, un processus de modernisation
dont la première phase, fort complexe, s’achèvera en 1949 (voir
l’encadré). Au cours de cette période va s’opérer la
modernisation de la langue chinoise.

La question linguistique au début du


e
XX  siècle

En 1900, le chinois présente des caractéristiques très


particulières, du moins à nos yeux d’Occidentaux. Non
seulement les Chinois distinguent nettement langue écrite et
langue parlée, mais ils s’accommodent (à l’époque) de la
coexistence de deux « langues » écrites et d’une multiplicité de
«  langues  » parlées, toutes néanmoins perçues comme
incontestablement chinoises.

Les deux langues écrites se nomment wenyan et baihua.

La première est une forme tardive de chinois classique (voir


p.  251), souvent qualifiée de «  chinois littéraire  », ayant peu
évolué au fil des siècles. Elle jouit d’un prestige d’autant plus
grand qu’elle est très difficile à apprendre et donc réservée à
une élite. C’est néanmoins la langue des textes sérieux
(littéraires, historiques, philosophiques, techniques) et de
l’administration.

De la chute des Qing à la République


populaire
1911-1912. Une révolution ayant renversé les Qing, la
république est proclamée.

1915. Les Japonais profitent de la Première Guerre


mondiale pour imposer leur hégémonie en Chine.

1917. Sun Yat-sen établit un gouvernement républicain à


Canton.

1919. Le mouvement du 4  mai 1919, d’abord dirigé contre


le Japon, engendre un immense sursaut national.
1921-1922. Sous la pression des États-Unis, les Japonais font
marche arrière.

1925-1928. Après la mort de Sun, en 1925, Tchang Kaï-chek


(Jiang Jieshi) prend la tête des nationalistes et fonde un
gouvernement à Nankin en 1928.

1931. Les Japonais envahissent la Mandchourie.

1934-1936. Pourchassés par les nationalistes, les


communistes chinois partent s’installer dans le nord de la
Chine (la « Longue Marche »).

1937. Les Japonais attaquent la Chine elle-même et


s’emparent de Pékin, Shanghai, Nankin, etc.

1945. Défaite du Japon.

1947-1949. Guerre civile entre nationalistes et


communistes, qui l’emportent.

1949. Mao proclame la République populaire de Chine


tandis que Tchang se réfugie à Taiwan.

Le baihua, ayant au contraire évolué à l’instar de la langue


parlée, véhicule une riche littérature populaire dont les Chinois
se délectent, mais que les lettrés méprisent, du moins
officiellement… Tout Chinois ayant reçu l’éducation appropriée
peut lire – des yeux – et comprendre un texte en wenyan ou en
baihua. En revanche, la lecture à haute voix diffère selon les
régions, de même que diffèrent les dialectes.

Le chinois parlé se subdivise en effet en une multiplicité de


dialectes répartis en sept groupes (voir plus loin). Du groupe
septentrional relève le dialecte de Pékin, référence de la langue
parlée véhiculaire employée par les fonctionnaires impériaux.
On la nomme guanhua, «  langue des fonctionnaires  », que les
Européens traduisent par «  chinois mandarin  » ou
«  mandarin  ». La masse de la population chinoise, illettrée, ne
connaît que le dialecte local. Entre les deux se situent les
dialectes de certaines grandes villes, employés comme langues
véhiculaires régionales.

Jusqu’à la fin du XIXe  siècle, le gouvernement impérial se


satisfait de cette situation : wenyan et guanhua suffisent au bon
fonctionnement de la bureaucratie. Il n’en va plus de même
quand il devient clair que, pour tirer la Chine de l’ornière, il faut
réformer, moderniser et développer l’enseignement. Le
caractère très élitiste du wenyan et l’absence de langue parlée
commune à l’échelle nationale sont dès lors perçus comme des
obstacles.

Un demi-siècle de réformes

Les réformes s’opèrent par à-coups, de façon empirique, en une


cinquantaine d’années. En 1905, le gouvernement des Qing
supprime le cursus qui, depuis des siècles, conduisait au
recrutement des « mandarins ». L’enseignement se trouve ainsi
libéré du carcan des études classiques confucéennes, sans que
le prestige du wenyan soit entamé pour autant. En 1909, le
guanhua (bientôt nommé guoyu, «  langue nationale  ») devient
officiellement la langue orale de l’enseignement. Le choix du
guanhua/guoyu comme langue parlée nationale commune,
coiffant la diversité des dialectes, fait d’emblée l’objet d’un large
consensus. Il reste en revanche à déterminer quelle forme
écrite sera le pendant du guoyu.

– De nombreux membres de l’élite souhaitent conserver le


wenyan, considéré comme dépositaire par excellence de la
culture chinoise. Ils s’accommodent d’une situation de diglossie
entre langue écrite et langue parlée.

– D’autres proposent de substituer le baihua au wenyan en tant


que référence de la langue écrite, étant entendu qu’une
correspondance entre le guoyu et le baihua serait assez facile à
établir. Parmi les partisans du baihua figurent des écrivains, en
particulier Hu Shi (1891-1962), auteur à ce sujet, en 1917, d’un
article célèbre où il enjoint ses compatriotes à écrire de façon
simple et directe.

– D’autres, enfin, préconisent l’abandon des sinogrammes et


leur remplacement par une transcription phonétique du guoyu
en caractères latins. Cette solution sera notamment défendue,
dans les années 1920, par le communiste Qu Qiubai (1899-1935)
qui, de surcroît, prônera de substituer au guoyu, jugé
« bourgeois », une langue vraiment « populaire » dite putonghua
(« langue commune »).

Après 1911, on tâtonne. On s’efforce d’établir une prononciation


standard du guoyu (alors que celle du guanhua était flottante),
mais cela se révèle une entreprise difficile. Par ailleurs, en
pratique, le wenyan demeure la seule langue écrite officielle. Le
mouvement du 4  mai 1919 (voir l’encadré) met fin aux
atermoiements  : il est dès lors entendu que la langue écrite
nationale se fondera sur le baihua. Quant à la prononciation,
tant du guoyu que du baihua lu à haute voix, ce sera celle en
usage à Pékin. En 1919 est institué un Comité pour l’unification
de la langue nationale dont les travaux aboutissent en 1936 à la
publication du Guoyu cidian («  Dictionnaire de la langue
nationale ») en quatre volumes. La prononciation préconisée y
est indiquée au moyen de signes phonétiques inspirés des kana
japonais, le zhuyin fuhao, qui est aussi un outil pédagogique
dans l’enseignement primaire. Les nouvelles normes entrent
peu à peu dans l’usage. L’administration et la presse continuent
d’utiliser le wenyan jusque dans les années 1940, ne serait-ce
que pour assurer la transition entre les générations.

La politique linguistique de la
République populaire
Quand, après 1949, le régime communiste réexamine la
question linguistique, il a le choix entre deux options  : s’en
tenir au système guoyu/baihua promu par le régime précédent
ou procéder à une réforme radicale en transcrivant en alphabet
latin la langue de tous les jours, autrement dit le putonghua
(«  langue commune  »). Les partisans de la continuité
l’emportent en 1955  : on conserve les sinogrammes et ce que
l’on nomme désormais le putonghua ne diffère pas, en pratique,
du guoyu. Quant au pinyin, transcription phonétique en
caractères latins adoptée en 1958, c’est d’abord un outil
pédagogique pour l’enseignement primaire, substitué au zhuyin
fuhao. (Le pinyin est ensuite devenu la norme internationale de
transcription du chinois en alphabet latin, y compris à Taiwan
depuis 2009.)

La volonté de changement ne disparaît pas pour autant. Sous


l’impulsion de Mao, elle se concentre sur la simplification des
caractères et prend un tour idéologique : quiconque s’y oppose
est considéré comme contre-révolutionnaire. Le gouvernement
impose des caractères simplifiés en deux vagues  : 500
caractères environ en 1956, 2 000 environ en 1964. En 1977, au
lendemain de la mort de Mao, une nouvelle fournée de quelque
200 caractères simplifiés provoque un tel tollé que les autorités
y renoncent. En 1986, le gouvernement déclare opter pour la
stabilité. L’attention se reporte dès lors sur la limitation du
nombre de caractères en usage. La «  Liste de caractères
standardisés d’usage habituel  » (simplifiés ou inchangés)
publiée en 2013 en compte 8  105. Les caractères simplifiés ont
été officiellement adoptés à Singapour et en Malaisie dans les
années 1980, mais non à Hong Kong et à Macao (où leur usage
progresse néanmoins) ni à Taiwan.

Le wenyan est complètement sorti de l’usage officiel au début


des années 1950, de sorte que le baihua est devenu la seule
forme écrite du chinois, enseignée dans toutes les écoles de
Chine continentale et de Taiwan. Elle correspond à une langue
nationale parlée standardisée que l’on nomme putonghua en
RPC ou guoyu à Taiwan et qui, selon les régions, se colore plus
ou moins d’éléments tirés des dialectes locaux. De façon
générale, les personnes éduquées résidant dans les grandes
villes la maîtrisent le mieux.

Tout en promouvant la connaissance du putonghua, les


autorités ne tentent pas de décourager l’usage des dialectes
dans la vie quotidienne. Elles s’en abstiennent parce que ce
serait irréaliste, mais aussi, plus profondément, parce que, la
tradition chinoise se résumant en « une forme écrite, plusieurs
formes parlées  », l’usage des dialectes ne menace pas l’unité
nationale. Il n’en irait pas de même si l’on entreprenait de
mettre tel ou tel dialecte par écrit ; c’est l’une des raisons pour
lesquelles le passage à l’alphabet latin (qui aurait facilité de
telles entreprises) a été écarté. L’écriture des dialectes en
caractères chinois se limite à quelques domaines spécifiques : la
littérature folklorique en cantonais, par exemple.

De la machine à écrire à l’écran tactile


L’adoption de l’alphabet latin aurait bien sûr simplifié le travail
des imprimeurs (et des rédacteurs en général). En contrepartie,
le maintien des sinogrammes a stimulé les inventeurs  : dès le
début du XXe  siècle, un Chinois de San  Francisco travaillait à
concevoir une «  machine à écrire en chinois  ». De telles
machines, devenues opérationnelles dans les années 1930-1940,
se composent d’un cylindre où s’enroule le papier ; à la place du
clavier, d’un plateau sur lequel sont disposés jusqu’à
2  500  caractères mobiles  ; enfin, d’un bras électromécanique
qui, actionné par l’opérateur, prélève un caractère, l’enduit
d’encre, imprime sur le papier et repose le caractère à sa place.

Toute la difficulté de l’exercice consiste pour l’opérateur à


repérer sur le plateau chaque caractère successivement
(d’autant qu’il faut les lire à l’envers). Aussi diverses « logiques »
ont-elles été mises en œuvre quant à la répartition préalable des
caractères sur le plateau. Au début des années 1950, un certain
Zhang Jiying a imaginé de regrouper les caractères qui tendent
à apparaître ensemble dans les phrases. Cela lui a permis de
franchir –  le premier  – le cap des 50 caractères imprimés par
minute et lui a valu les honneurs du Quotidien du Peuple.

L’avènement des ordinateurs a bouleversé la perspective. Que


saisit-on aujourd’hui sur un clavier, au demeurant semblable
aux nôtres (une quarantaine de touches) ? On peut se référer à
la prononciation en recourant au pinyin  : le sinogramme
correspondant au mot ainsi saisi en caractères latins apparaît
sur l’écran. Un autre système associe à chaque touche une
forme géométrique simple (trait horizontal, croix, carré,  etc.).
En combinant ces formes dans un certain ordre, on parvient à
reconstituer, fût-ce de façon approximative, le sinogramme
recherché. Les écrans tactiles permettent enfin de tracer, avec
le doigt, les divers types de traits (au nombre de huit) qui
composent les sinogrammes.

La multiplicité des dialectes

Les dialectes chinois sont innombrables  : dans certaines


régions, ils varient d’une vallée à l’autre, voire d’un village à
l’autre. On en distingue habituellement sept groupes. Comme
ils diffèrent entre eux au moins autant que les langues romanes
entre elles, certains linguistes les qualifient de «  langues
chinoises  », mais cela donne à penser qu’à chaque groupe
correspondrait une «  langue  », ce qui est inexact. Mieux vaut
donc s’en tenir à «  dialectes  », en sachant que certains d’entre
eux peuvent jouer le rôle de langue véhiculaire à une échelle
régionale.

Les linguistes occidentaux nomment « mandarin » le groupe de


dialectes le plus important parce que le ganhua, lui aussi dit
« mandarin », en était naguère caractéristique. Son aire s’étend
à une grande partie de la Chine et son nombre de locuteurs
avoisine les 900  millions, soit environ 70  % des Han. Cela
explique qu’une langue nationale fondée sur le dialecte
mandarin de Pékin ait pu s’imposer sans peine.
À la différence du groupe mandarin, relativement homogène
sur une grande étendue, les groupes de dialectes du Sud, eux-
mêmes subdivisés, forment une mosaïque complexe (voir la
carte et le tableau). Ils ont pour origine l’immigration, fort
ancienne, de colons chinois qui se sont plus ou moins mêlés à
des populations autochtones non chinoises (voir p.  243). Deux
groupes, en usage dans l’intérieur, conservent un caractère
provincial  : xiang dans le Hunan et gan dans le Jiangxi. (Mao
Zedong, natif du Hunan, était de dialecte xiang.) Les quatre
autres groupes (wu, min, kejia et yue), parlés dans des régions
côtières ou proches de la côte, sont en revanche associés à de
grandes métropoles (Shanghai, Canton, Hong Kong) et/ou à une
importante émigration outre-mer.

Du groupe wu relèvent les dialectes de Suzhou et de Hangzhou,


villes anciennes célèbres pour leurs jardins. Jusqu’au XIXe siècle,
celui de Suzhou joue le rôle de langue véhiculaire régionale,
mais la révolte des Taiping (1851-1862), qui ravage la région,
provoque un afflux de réfugiés à Shanghai. Ainsi prend forme,
dans la métropole en pleine croissance, une nouvelle variété de
wu  : le shanghaïen. Au tournant des XIXe  et XXe  siècles, une
littérature populaire érotique en shanghaïen connaît le succès,
mais les éditeurs de Shanghai concentrent bientôt leur
attention sur les publications en baihua, dont le marché est
beaucoup plus vaste. Après 1949, la promotion systématique du
putonghua par les autorités semble menacer l’usage des
dialectes wu et, en particulier, du shanghaïen. En pratique, un
équilibre tend à s’instaurer  : tandis que la langue nationale
s’impose dans l’enseignement, l’administration et les médias,
les dialectes –  shanghaïen compris  – demeurent largement en
usage dans la vie quotidienne. Parmi les hommes célèbres de
dialecte maternel wu figurent Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi,
1887-1975) et le grand écrivain Lu Xun (1881-1936).

Le groupe min se subdivise en min dong (en usage à Fuzhou),


hokkien et teochiu. À partir du XVIIe  siècle, des Chinois de
dialecte hokkien ont colonisé Taiwan (voir plus loin). D’autres
ont émigré aux Philippines (où leurs descendants sont
majoritaires dans la population d’origine chinoise), à Singapour
(où deux Chinois sur cinq sont hokkiens) et dans d’autres pays
d’Asie du Sud-Est. Quant aux populations d’ascendance chinoise
de Thaïlande et du Cambodge, elles sont en grande majorité
d’origine teochiu.

Les dialectes kejia (ou hakka en cantonais) sont parlés à


l’intérieur des terres, au nord-est de Canton. Pauvres et
traditionnellement méprisés par les populations voisines, de
nombreux Hakkas ont dû émigrer en tant que coolies aux
XIXe et XXe siècles. Leurs descendants sont nombreux à Taiwan,

en Malaisie et à Singapour. Parmi les Hakkas célèbres figure


Deng Xiaoping (1904-1997).

Le groupe yue inclut notamment le cantonais, dialecte de la


ville de Canton et langue véhiculaire dans toute la province du
Guangdong. C’est aussi le dialecte de Hong  Kong car, après
l’annexion par les Britanniques en 1842, des Cantonais ont
peuplé la colonie. La «  région administrative spéciale  » de
Hong Kong, instituée en 1997 lors du départ des Britanniques, a
pour langues officielles le chinois et l’anglais, mais on y parle le
cantonais bien plus que le putonghua. Il en va de même à
Macao, où le portugais tient la place de l’anglais. D’une façon
générale, l’industrie du cinéma et les médias de Hong  Kong
assurent aujourd’hui le rayonnement du cantonais. Des
Cantonais ont émigré de longue date au Vietnam (ils étaient très
nombreux à Saigon-Cholon), en Malaisie, en Indonésie, etc.
Les dialectes chinois du Sud

Taiwan
La population de Taiwan se compose de Han (98 %) et de divers
groupes autochtones parlant des langues austronésiennes (voir
plus loin). Les Han se répartissent en bencheng ren (« gens de la
province [de Taiwan] ») et waisheng ren (« gens de l’extérieur »).
Les premiers descendent de Chinois de dialectes hokkiens
immigrés dans l’île à partir du XVIIe  siècle (70  % de la
population) ou de Chinois de dialectes hakkas arrivés à partir
du XIXe  siècle (15  %). Les seconds (12  %), pour la plupart de
dialecte mandarin, descendent des nationalistes (militaires,
fonctionnaires,  etc.et leurs familles) repliés dans l’île en 1949
sous la conduite de Tchang Kaï-chek.
Les dialectes du chinois et les autres langues de Chine
Au XIXe  siècle, le hokkien est la langue dominante. Après
l’annexion de Taiwan par le Japon, en 1895, le japonais s’impose
comme langue du pouvoir colonial, tandis que le hokkien
demeure la langue usuelle. Après 1949, en revanche, le
gouvernement nationaliste a vigoureusement promu
l’enseignement de la langue nationale (guoyu) et son usage dans
tous les domaines. Il s’ensuit qu’aujourd’hui la grande majorité
de la population s’exprime soit en guoyu soit en dialecte, selon
les circonstances. Le guoyu de Taiwan ne diffère guère du
putonghua du continent. À l’écrit, en revanche, les autorités de
Taiwan ont toujours refusé d’adopter les caractères simplifiés
élaborés en République populaire dans les années 1950-1960.

Les langues non chinoises de Chine,


le mongol, l’ouïgour et le tibétain

Sur le drapeau de l’empire des Qing, de couleur jaune, figurait


un dragon bleu, symbole de puissance. La République instaurée
en 1911 se dote d’un drapeau composé de cinq bandes de
couleur horizontales représentant l’union de cinq peuples (de
haut en bas)  : les Han (rouge), les Mandchous (jaune), les
Mongols (bleu), les musulmans (blanc) et les Tibétains (noir).
L’ensemble « musulman » associait à l’époque les Chinois Hui et
les Turcs du Xinjiang. La République populaire de Chine adopte
un drapeau rouge marqué d’étoiles dont le symbolisme
est  politique [1]  et non «  ethnique  ». En revanche, elle institue
cinq «  régions autonomes  » correspondant aux principales
populations non  han  : la Mongolie-Intérieure dès 1947, le
Xinjiang-Ouïgour en 1955, le Ningxia (Chinois Hui, dans le Nord-
Ouest) et le Guangxi (Zhuang, dans le Sud) en 1958 et, pour
finir, le Tibet en 1965. Simultanément, elle reconnaît 56
« nationalités » (en pratique : « groupes ethniques »), à savoir les
Han, les cinq populations dotées d’une région autonome et
cinquante autres, dont l’une, dite «  Gaoshan  », regroupe les
autochtones de Taiwan de langues formosanes (voir plus loin).

Le nombre de « nationalités » et le nombre de langues en usage


ne correspondent toutefois pas. Selon la publication américaine
Ethnologue, on compterait aujourd’hui en Chine quelque deux
cents langues vivantes non chinoises. L’écart tient au fait que
plusieurs « nationalités » associent des populations parlant des
langues distinctes mais apparentées. En sens inverse, certaines
« nationalités » sont de langue chinoise par définition (les Han,
quel que soit leur «  dialecte  », mais aussi les Hui, Chinois
musulmans) ou parce qu’elles sont aujourd’hui sinisées (les
Mandchous, les Tujia, les She et d’autres). Au total, les locuteurs
de langues non chinoises constituent moins de 5  % de la
population du pays, soit environ 55 millions de personnes.

Les autorités s’efforcent de promouvoir partout la connaissance


du chinois, langue nationale, en rendant son apprentissage
obligatoire dans le cadre de l’enseignement dispensé en langue
régionale (propre à la «  nationalité  » concernée). Cela ne
soulève guère de difficulté dans les régions du Sud, depuis
longtemps intégrées à la Chine, voire en Mongolie-Intérieure,
où Mongols et Chinois sont mêlés depuis plusieurs générations.
Au Xinjiang et au Tibet, en revanche, l’intrusion – brutale – de la
langue chinoise date de la seconde moitié du XXe siècle, de sorte
qu’elle y demeure perçue par les Ouïgours et les Tibétains
comme une langue étrangère imposée par un pouvoir colonial
oppressif.

La disparition du mandchou

La dynastie mandchoue des Qing, installée à Pékin en 1644, s’est


d’abord attachée à préserver le particularisme de son pays
d’origine, la Mandchourie, en interdisant aux Chinois de s’y
installer. Quand, au milieu du XIXe siècle, les Russes obtiennent
la cession de vastes territoires dans la région du fleuve Amour,
les Qing changent de politique : ils autorisent une immigration
chinoise massive afin d’endiguer l’expansion russe. En 1931-
1932, les Japonais conquièrent la région (qu’ils nomment
«  Mandchoukouo  ») et y engagent un vaste programme
d’industrialisation, favorisant la poursuite de l’immigration
chinoise.

Après 1949, les Mandchous, devenus très minoritaires, se


fondent dans la population chinoise, dont ils adoptent la langue.
La Mandchourie devient la «  Chine du Nord-Est  ». Elle compte
aujourd’hui 110  millions d’habitants, dont plus de 98  % de
langue chinoise. Selon une enquête effectuée en 2007, seuls
subsistaient alors 18 locuteurs de langue maternelle
mandchoue, tous fort âgés. Lors du recensement de 2010, plus
de 10 millions de personnes ont néanmoins déclaré appartenir
à la «  nationalité  » mandchoue en se référant, peut-on le
supposer, à leur ascendance… Par ailleurs, une population
exilée de Mandchourie au XVIIIe siècle vit toujours dans le nord
du Xinjiang : les Xibe, formant une « nationalité » distincte. On
estime que 30  000 d’entre eux emploient encore la langue de
leurs ancêtres, proche du mandchou.

Les langues mongoles

À l’époque des Qing, la Mongolie, organisée en multiples


khanats, constituait une sorte de protectorat dirigé par un
gouverneur mandchou. Le pays est resté fermé jusqu’au milieu
du XIXe siècle. Par la suite, des Chinois ont immigré dans le sud
(Mongolie «  intérieure  »), tandis que les Russes devenaient
influents dans le nord (Mongolie «  extérieure  »). Quand la
révolution chinoise de 1911 a renversé les Qing, les khans de
Mongolie-Extérieure ont proclamé l’indépendance et obtenu le
soutien de la Russie. La révolution d’octobre  1917 a ensuite
changé la donne  : la République populaire de Mongolie,
proclamée en 1924, est devenue le premier « État satellite » de
l’URSS. En revanche, la Mongolie-Intérieure est demeurée
partie intégrante de la République de Chine.
Au total, quelque 7  millions de personnes, réparties entre la
Chine, la Mongolie et la Russie, parlent aujourd’hui une langue
mongole. Le mongol central, qui se subdivise lui-même en
dialectes, en compte plus de 6  millions. En République de
Mongolie (3,15  millions d’habitants), le dialecte khalkha, parlé
par la grande majorité de la population, fonde la langue
nationale officielle. L’écriture mongole traditionnelle (mise au
point au XVIe siècle, voir p. 217) est demeurée en usage jusqu’en
1941, date à laquelle les autorités ont imposé un alphabet
cyrillique. Quand le régime communiste a pris fin, en 1990,
ceux qui prônaient un retour à l’écriture traditionnelle n’ont
pas été suivis.

En Chine, la région autonome de Mongolie-Intérieure compte


25 millions d’habitants, dont 17 % de Mongols et près de 80 % de
Han. Le mongol, langue officielle à côté du chinois, conserve
l’écriture traditionnelle, la prononciation standard se fondant
sur celle du dialecte tchakhar. Bien que le mongol soit enseigné
et que son usage ne soit pas entravé (chaînes de télévision en
mongol, etc.), sa pratique tend à reculer en Mongolie-Intérieure
face à celle du chinois, en particulier dans les villes. La langue
des Dongxiang, vivant à l’extrême est de la Mongolie-
Intérieure, diffère nettement du mongol central.

Au sein de la Fédération de Russie, deux populations de langues


mongoles forment des républiques : en Bouriatie, au sud-est du
lac Baïkal, elles parlent bouriate (360  000  locuteurs)  ; en
Kalmoukie, au sud-ouest de la basse Volga, elles parlent
kalmouk (150 000 locuteurs).
Les langues non chinoises du Sud

En Chine du Sud, de multiples langues non chinoises se


juxtaposent et se mêlent aux multiples «  dialectes  » chinois
(voir plus haut). Parmi les langues de la famille tai-kadai (dont
relèvent aussi le thaï et le lao) prédomine celle des Zhuang,
«  nationalité  » la plus nombreuse de Chine après les Han
(18  millions). Ils vivent principalement dans la région
autonome du Guangxi, où le zhuang bénéficie d’un statut
officiel. Il existe en fait plusieurs langues zhuang, écrites depuis
le XIIe siècle (voire plus tôt) en un système de caractères chinois
ou de type chinois nommé sawndip. Le zhuang standard, fondé
sur la variété parlée à Nanning (capitale du Guangxi), s’écrit
aujourd’hui en caractères latins. Il en va de même du bouyei
standard, dont les dialectes forment un continuum avec ceux
du zhuang septentrional. Parlent aussi des langues tai-kadai les
Dong et les Dai, ainsi que les Li de l’île d’Hainan. Les Gelao, en
revanche, sont aujourd’hui presque tous sinisés.

La famille sino-tibétaine réunit le chinois et les langues tibéto-


birmanes, dont relèvent le tibétain, le birman et près de 400
autres langues, souvent très mal connues. En Chine, elles
comptent une dizaine de millions de locuteurs au total (le
tibétain mis à part). Du groupe des langues lolo, apparentées au
birman, relèvent celles parlées par les Yi du Sichuan et du
Yunnan. Le système d’écriture des langues yi, attesté depuis le
XVe  siècle, compte près de 10  000 caractères inspirés des
caractères chinois. Dans les années 1970, les autorités en ont
tiré un syllabaire comptant 1  165 signes, aujourd’hui appliqué
au yi du Sichuan, devenu la langue standard. Les langues lolo
des Hani, des Lisu et des Lahu sont transcrites en caractères
latins. Parmi les autres langues tibéto-birmanes figurent celle
des Bai et celle des Tujia, ces derniers étant aujourd’hui sinisés
en quasi-totalité.

Les linguistes occidentaux nomment «  hmong-mien  » les


langues dites en Chine «  miao-yao  », correspondant à trois
«  nationalités  »  : les Miao, les Yao et les She. Leur aire, qui
couvrait jadis une grande partie de la Chine du Sud, a
considérablement reculé face à l’expansion du chinois. On
estime que 30 % des Miao et 15 % des Yao parlent encore leur
langue, celle des She étant pratiquement éteinte.

Il reste à mentionner les langues des autochtones de Taiwan


(environ 350  000  personnes aujourd’hui), présents dans l’île
depuis plus de cinq  millénaires. Nommées «  formosanes  » par
les linguistes, ces langues relèvent de la grande famille
austronésienne. Certaines d’entre elles ont donné naissance à
l’immense groupe «  malayo-polynésien  », incluant toutes les
autres langues austronésiennes (voir p.  513). Sur 24 langues
formosanes répertoriées, une dizaine sont encore parlées, mais
le nombre de leurs locuteurs, mal connu, ne cesse de diminuer.
Les principales « nationalités » et les principaux groupes
de langues non chinoises en 2010

L’italique signale les langues qui, jadis parlées par les « nationalités »,
sont aujourd’hui quasiment éteintes.

La langue ouïgoure et le Xinjiang


Au XIXe siècle, les Européens nommaient « Turkestan chinois »
l’actuelle région autonome du Xinjiang-Ouïgour, dans l’ouest de
la Chine. Ses habitants, en très grande majorité musulmans et
turcophones, utilisaient une langue écrite (en caractères
arabes) issue du turc djaghataï (voir p.  214) et parlaient divers
dialectes que les Européens réunissaient sous l’appellation de
« turki oriental ». Le coup d’envoi de la modernisation date de
1922, quand une assemblée réunie à Tachkent décide de
nommer « Ouïgours » les locuteurs du turki oriental installés en
Asie centrale soviétique, puis de « normaliser » leur langue. La
nouvelle appellation se propage ensuite au Xinjiang, où elle est
officiellement adoptée en 1934. Il n’y a toutefois pas de filiation
directe entre la langue ouïgoure ancienne (VIIIe-XIIIe siècles, voir
p. 209) et l’ouïgour moderne.

Dès son avènement, la République populaire organise


l’immigration de Chinois au Xinjiang. Leur proportion dans la
population (21  millions d’habitants en 2007) passe de 7  % en
1950 à 44  % aujourd’hui, à côté  de 46  % d’Ouïgours et 7  % de
Kazakhs (dans le nord). Il est vrai que les Chinois s’installent
surtout dans le centre et le nord de la région, tandis que les
Ouïgours demeurent nettement majoritaires dans l’ouest. Les
nouvelles autorités créent un «  comité de normalisation de la
langue ouïgoure  » en 1954, puis instituent en 1955 la région
autonome du Xinjiang-Ouïgour.

En 1957, une écriture latine proche du pinyin remplace


l’écriture arabe traditionnelle, mais c’est un échec et l’on fait
marche arrière en 1983. Le statut de l’ouïgour semble
aujourd’hui stabilisé  : au Xinjiang, tous les documents officiels
sont en ouïgour et en chinois. Bien qu’il existe des écoles
bilingues, l’enseignement demeure, pour l’essentiel, organisé
en trois filières, dont l’une purement chinoise. Les deux autres
ont pour langue d’enseignement l’ouïgour ou le kazakh, le
chinois y étant enseigné en tant que matière.

Le tibétain

Le tibétain compte une douzaine de groupes de dialectes en


usage au Tibet proprement dit (la région autonome), dans les
provinces chinoises voisines (Qinghai, Gansu, Sichuan, Yunnan)
et dans les confins himalayens des pays limitrophes (Pakistan,
Inde, Népal, Bhoutan). Les trois groupes principaux
correspondent à la division traditionnelle du Tibet en trois
grandes régions : Ü-Tsang au centre et à l’ouest ; Kham à l’est (y
compris l’ouest du Sichuan) ; Amdo au nord-est, correspondant
au Qinghai.

La dynastie mandchoue des Qing affirme sa suzeraineté sur le


Tibet au XVIIIe  siècle, puis, en accord avec les autorités
tibétaines, en interdit l’accès aux étrangers en 1792. Après la
chute des Qing, en 1911, les Tibétains expulsent la garnison
chinoise et le Tibet devient indépendant de facto. Comme tous
les régimes chinois précédents, la République populaire
considère néanmoins que le Tibet fait partie de la Chine et elle
en prend le contrôle au début des années 1950. L’idéologie
communiste heurte les Tibétains, à commencer par les très
nombreux moines privés du contrôle des jeunes par la réforme
de l’enseignement, et la tension monte. En 1959, le dalaï-lama se
réfugie en Inde avec près de 100 000 fidèles (la majeure partie
de l’élite tibétaine), tandis que les Chinois noient la révolte dans
le sang. Le Tibet souffre ensuite énormément de la Révolution
culturelle. En 1988-1989 encore, des émeutes antichinoises
éclatent à Lhassa. À partir des années 1990, la politique officielle
met l’accent sur l’essor économique et la modernisation,
comme ailleurs en Chine.

On compte aujourd’hui en Chine environ 6  millions de


Tibétains, dont la moitié vivent dans la région autonome du
Tibet (où les Han forment 6  % de la population) et les autres
dans le Qinghai et le Sichuan. Le dialecte en usage à Lhassa fait
fonction de langue véhiculaire parlée, mais il se trouve en
situation de diglossie avec la langue écrite, proche du tibétain
classique (voir p.  234). L’enseignement public en langue
tibétaine s’est considérablement développé  : plus de 90  % des
enfants sont aujourd’hui scolarisés. L’enseignement du chinois,
en tant que matière, débute vers la fin de l’école primaire. La
littérature est demeurée presque entièrement religieuse
jusqu’au milieu du XXe  siècle. Ensuite se sont multipliés les
journaux et autres publications, avant que ne paraissent, à
partir de la fin du siècle, des romans et nouvelles et de la poésie,
tant au Tibet que dans l’émigration (en Inde principalement).
Le japonais et le coréen

Dans les années 1860, de grands feudataires de l’ouest du Japon


prennent les armes, mettent fin au régime du shogunat
instauré en 1603 (voir p.  262) et proclament la «  restauration
impériale ». Le jeune empereur Mutsuhito, intronisé en 1868, et
la nouvelle oligarchie s’installent à Edo, qui prend le nom de
Tokyo («  capitale de l’Est  »). Ainsi commence l’ère Meiji
(«  époque éclairée  »). Les objectifs du nouveau régime sont
clairs : il s’agit de moderniser le Japon dans tous les domaines
afin de le hisser au niveau des puissances (Grande-Bretagne,
France, États-Unis, Russie) qui interviennent en Extrême-Orient
au XIXe siècle. Cela débouche sur une politique expansionniste :
après avoir défait les Chinois en 1895, les Japonais annexent
Taiwan  ; après avoir défait les Russes en 1905, ils font de la
Corée un protectorat, puis l’annexent en 1910.

La modernisation du japonais

La modernisation de la société et de son économie nécessite un


développement rapide de l’enseignement, ce qui implique
d’établir une langue standard nationale. Les élites utilisent déjà,
un peu partout dans le pays depuis la fin du XVIIIe  siècle, une
langue parlée véhiculaire (kogo) fondée sur l’usage de la bonne
société de Tokyo. Les autorités choisissent cette version du
japonais comme langue (orale) de l’enseignement et, dès l’école
primaire, en imposent l’usage aux dépens des nombreux
dialectes, non sans brutalité.

L’enseignement de la langue écrite pose deux problèmes. Le


système d’écriture est complexe  : il associe des
syllabogrammes (kana) à des caractères chinois ou d’origine
chinoise (kanji) (voir p.  259). De surcroît, la langue écrite
cultivée et officielle ou bungo (dite «  japonais classique  ») n’a
guère évolué depuis plusieurs siècles et diffère donc de la
langue parlée. En pratique, l’enseignement de l’écriture
bénéficie de la souplesse du système, qui rend possible le
recours aux seuls kana si nécessaire. Cela permet d’organiser
l’enseignement par étapes, en s’en tenant aux kana (faciles à
apprendre) dans le primaire, puis en introduisant les kanji dans
le secondaire. En revanche, l’écart entre le bungo et la langue
parlée ne peut être comblé que peu à peu, en raison de
l’attachement de l’élite au japonais classique, des pesanteurs
juridiques et administratives, du passage des générations…
Comme ailleurs en Asie, ce sont des romanciers qui, au début
du XXe  siècle, popularisent la transcription de la langue parlée
(kogo). Le bungo et le kogo se côtoient dans l’usage jusqu’en
1945, avant que le kogo ne l’emporte.

La complexité du système d’écriture subsiste néanmoins. Dès la


fin du XIXe siècle, des réformateurs avaient proposé d’en finir en
adoptant l’alphabet latin ou, plus raisonnablement, en
éliminant les kanji au profit des seuls kana. Ces propositions
n’ont guère rencontré d’écho, tant le système en vigueur paraît
indissociable de la culture japonaise. Après 1945, les
gouvernements se sont contentés d’émettre des directives
limitant le nombre de kanji d’usage courant (dans la presse, par
exemple) : ils sont moins de 2 000 aujourd’hui. Un autre débat
porte sur les mots étrangers. Durant l’ère Meiji, le japonais a
emprunté à des langues européennes (anglais, français,
allemand) de nombreux termes juridiques, politiques,
techniques, etc. Depuis 1945, il s’agit avant tout de vocabulaire
anglais. En dépit des protestations des puristes, les mots
étrangers semblent d’autant mieux acceptés que l’usage a tôt
fait de les « japoniser » au point de les rendre méconnaissables,
y compris à l’oreille des locuteurs de la langue d’emprunt.

Les dialectes du Japon

Longtemps méprisés et maltraités, les dialectes suscitent un


regain d’intérêt. La dialectologie est devenue l’une des branches
les plus actives de la linguistique japonaise. Cette évolution
conduit les Japonais à réintégrer les dialectes dans leur
patrimoine linguistique ou, du moins, à considérer comme
normale l’existence de variétés régionales de la langue
nationale (comme en Allemagne, par exemple).

Les dialectes des îles Ryukyu forment un groupe à part, pour


des raisons linguistiques et historiques. Nettement différents de
ceux du japonais, ils forment aux yeux de certains linguistes
une langue distincte, « sœur » à la fois du japonais et du coréen.
Selon d’autres, les dialectes japonais, d’une part, et ceux des îles
Ryukyu, d’autre part, descendraient d’un «  proto-japonais  » en
usage avant la fin du I er  millénaire avant notre ère. Quoi qu’il
en soit, les îles Ryukyu ont formé, à partir du XIVe  siècle, un
royaume avec pour cœur l’île d’Okinawa. Tributaire des Ming, il
a fondé sa prospérité sur le commerce avec la Chine et le Japon
avant de passer dans l’orbite japonaise au début du XVIIe siècle.
Après l’annexion de l’archipel par le Japon en 1879, les autorités
imposent l’enseignement du japonais et font la chasse aux
dialectes, comme dans le reste du pays. Leur nombre de
locuteurs, âgés de plus de 50 ans, serait aujourd’hui de 300 000
environ, soit un peu moins de 20 % de la population des îles.

Il reste à mentionner les Aïnous, dont les ancêtres habitaient


l’est de Honshu et Hokkaido avant l’arrivée des Japonais dans
l’archipel. Leur langue constitue un isolat, sans parenté connue.
Peu à peu assimilés, les Aïnous ont adopté la langue japonaise
et délaissé la leur, aujourd’hui langue maternelle de moins
d’une dizaine de personnes, toutes très âgées.

L’ouverture de la Corée

Au XIXe  siècle, le royaume de Corée, qualifié en Occident de


« royaume ermite », demeure replié sur lui-même et attaché à
une culture classique d’origine chinoise. Aussi les lettrés et les
bureaucrates continuent-ils d’écrire le coréen en caractères
chinois (système ido), alors que, dès 1446, le roi Sejong avait fait
établir un système alphabétique extrêmement novateur,
aujourd’hui nommé hangul (voir p.  255). Les lettrés ont
d’emblée méprisé le nouveau système, dit eonmun («  écriture
vernaculaire »), voire amgeul (« écriture des femmes »), ce qui
n’a pas empêché son usage de progresser dans la littérature
populaire. Un système mixte émerge au XIXe  siècle en dehors
des milieux officiels : il associe au hangul des caractères chinois
(hanja), qui transcrivent les nombreux mots d’origine chinoise
(dits « sino-coréens »). Quant à la langue coréenne parlée, elle se
subdivise en dialectes locaux assez proches les uns des autres.
Cela permet au parler de la bonne société de Séoul de s’imposer
sans grande difficulté comme norme de la langue commune.

Vers la fin du XIXe  siècle, un lien s’établit entre l’essor du


nationalisme, la promotion du hangul et l’ouverture sur le
monde moderne. Les missionnaires (surtout américains)
affluent et ouvrent des écoles où l’on enseigne le hangul,
appliqué aux textes religieux. En 1896, c’est à l’initiative d’un
missionnaire que naît le premier journal coréen, rédigé en
hangul (et en anglais). De son côté, le gouvernement introduit
en 1894 le système mixte, associant hangul et hanja, dans les
textes officiels, puis dans l’enseignement primaire, encore très
peu développé il est vrai.

Des intellectuels promeuvent une «  nouvelle culture  » fondée


sur une littérature en langue vernaculaire (et non plus dans la
langue archaïque des lettrés) et sur la généralisation du hangul,
afin de renforcer la conscience nationale. Parmi eux figure le
linguiste Ju Si-gyeong (1876-1914), à qui l’on attribue l’invention
du mot hangul («  grande écriture  »). Les écrivains les plus en
vue seront bientôt le poète Choe Nam-seon (1890-1957) et Yi
Kwang-su (1892-1950), auteur du premier roman coréen
moderne : Le Cœur en deuil (1917).

Du régime japonais à la partition

Après avoir annexé la Corée en 1910, le Japon la soumet à un


régime colonial. Le japonais ayant été promu langue officielle,
tous les postes de responsabilité sont occupés par des Japonais,
dont la plupart ignorent le coréen. En 1919, alors que la
conférence de la Paix réunie à Versailles se réfère au droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, des centaines de milliers de
personnes défilent dans Séoul pour réclamer l’indépendance.
Les Japonais réagissent avec une extrême brutalité, puis
autorisent une certaine détente dans les années 1920. Les
journaux et autres publications en coréen se multiplient.
L’enseignement primaire se développe, mais l’accès des jeunes
Coréens à l’enseignement secondaire demeure restreint. Quant
à l’université fondée à Séoul en 1926, tant les professeurs que
les étudiants y sont principalement japonais.

À partir de 1931 (conquête de la Mandchourie), les Japonais


durcissent leur politique, à tel point que l’enseignement du
coréen cesse en 1937-1938. En 1939, les Coréens se voient
contraints d’adopter des noms japonais. En 1940, les journaux
coréens sont interdits. Après 1945, la Corée est occupée, au nord
du 38e  parallèle, par des troupes soviétiques, au sud, par des
troupes américaines. Deux régimes politiquement hostiles
s’étant mis en place, la guerre de Corée éclate en juin 1950. Elle
prend fin en 1953 avec l’armistice de Panmujon qui, en
pratique, consacre la division du pays en deux États.

Le coréen aujourd’hui

L’orthographe moderne du coréen écrit en hangul est


définitivement adoptée en 1946. Quand le pays se trouve scindé
en deux, la langue nationale, tant écrite que parlée (fondée sur
l’usage de Séoul), est partout la même. Ensuite surviennent des
différences qui, une soixantaine d’années plus tard, sont
devenues notables.

Dans le Nord, il est décidé dès 1949 que tous les textes seront
rédigés exclusivement en hangul, les hanja étant bannis. (Ils
sont néanmoins enseignés au titre de la «  culture générale  »).
Dans le Sud, en revanche, la question des hanja est l’objet de
controverses, certains les percevant comme faisant partie
intégrante du patrimoine culturel national, tandis que d’autres
voient dans leur laborieux apprentissage une perte de temps.
En pratique, seul le hangul est utilisé à l’école primaire. Dans le
secondaire, les hanja font l’objet d’un enseignement spécifique,
à l’issue duquel les jeunes sont censés en maîtriser 1  700 à
1  800. D’une façon plus générale, l’usage des hanja dépend du
contexte. Ils demeurent nombreux dans les textes juridiques,
les ouvrages académiques ou la presse de qualité. En revanche,
leur usage décline dans la littérature générale et, a fortiori, dans
les ouvrages de grande diffusion et la presse populaire.

Les principales divergences entre le Nord et le Sud portent sur


le vocabulaire, en raison surtout de l’absence de
communication entre les populations respectives depuis plus
de soixante ans. Il s’y ajoute la spécificité du régime politique
du Nord, pour l’essentiel coupé des influences extérieures, alors
que dans le Sud l’adoption de mots anglais (dûment
«  coréanisés  ») est monnaie courante. Seul point commun au
Nord et au Sud  : la disparition du vocabulaire d’origine
japonaise entré dans l’usage avant 1945.

Notes du chapitre

[1]  ↑   Cinq étoiles jaunes, dont une grande symbolisant le parti communiste et
quatre petites symbolisant les classes sociales mentionnées par Mao dans De la
dictature de la démocratie populaire  : travailleurs prolétaires, paysans, petite
bourgeoisie, capitalistes patriotes.
Les langues d’Océanie

«   Bislama  »  : ainsi se nomme en anglais (et en bislama) la


langue nationale du Vanuatu, un archipel appelé
« Nouvelles-Hébrides » avant son accession à l’indépendance en
1980. « Bislama » vient du français « bichelamar », déformation
de «  bêche-de-mer  » (du portugais bicho do mar, «  bête de
mer »), désignant l’holothurie comestible ou trépang, dite aussi
« concombre de mer ». La pêche et le commerce de ce mets très
prisé des Chinois prospéraient dans la région durant la
première moitié du XIXe siècle.

Mais les origines du bislama sont ailleurs  : ce fut d’abord un


pidgin de l’anglais né en Australie sur des plantations de canne
à sucre, quand des migrants venus des Nouvelles-Hébrides y
travaillaient. Outre le bislama, deux langues sont officielles au
Vanuatu  : l’anglais et le français, car les  deux puissances
coloniales rivales, après des années de querelles entre leurs
missionnaires respectifs, avaient érigé les Nouvelles-Hébrides
en «  condominium  » en 1906. Les Vanuatais conservent par
ailleurs l’usage d’une centaine de langues ancestrales relevant
de la famille austronésienne, comme le tahitien et la plupart
des langues des îles du Pacifique. Pluralisme linguistique, afflux
de missionnaires, rivalités coloniales, travail sur des
plantations, pidgins… Le Vanuatu résume bien la genèse de
l’Océanie moderne.
Peuples et langues d’Océanie

Les navigateurs européens qui explorent le Pacifique aux


XVII e 
et XVIIIe  siècles y distinguent d’emblée deux types de
peuples : les uns « presque blancs », les autres « noirs ». Parmi
ces derniers figurent les habitants de la Nouvelle-Guinée et des
archipels voisins, ainsi que les Aborigènes d’Australie, décrits
par le navigateur anglais William Dampier (1651-1715) comme
le « peuple le plus misérable du monde », appréciation reprise
par Buffon (1707-1788) dans son Histoire naturelle. Les habitants
de Tahiti sont vus d’un tout autre œil. L’Anglais Samuel Wallis
(1728-1795) y débarque le premier en 1768, suivi en 1769 du
Français Louis Antoine de Bougainville (1729-1811), qui
surnomme l’île la «  Nouvelle Cythère  ». Il rentre en France,
accompagné d’un jeune Tahitien, Aoturu, qui incarne aussitôt le
«  bon sauvage  », notamment sous la plume de Diderot
(Supplément au voyage de Bougainville, 1772).

Les trois voyages de l’Anglais James Cook (1728-1779), de 1768 à


sa mort à Hawaii, donnent enfin une vision (presque) complète
de l’océan Pacifique. En 1831, lors d’une conférence prononcée
à la Société de géographie de Paris, le navigateur français Jules
Dumont d’Urville (1790-1842) distingue en Océanie trois
parties : à l’est, la Polynésie ; au nord, la Micronésie ; au sud, la
Mélanésie, terme qu’il a lui-même forgé pour désigner les
terres peuplées de Noirs (dans lesquelles il inclut l’Australie). Il
y ajoute, à l’ouest, ce qu’il nomme la Malaisie (équivalant à
l’Asie du Sud-Est insulaire). Cette division restera peu ou prou
en usage, tout en étant progressivement remise en cause par les
linguistes.

Le premier d’entre eux est un érudit hollandais, Adriaan Reland


(1676-1778). Au début du XVIIIe siècle, il étudie des vocabulaires
recueillis par des navigateurs et relève une parenté entre les
langues des petites îles d’Océanie et le malais. Au fur et à
mesure que la connaissance de ces langues progresse, la
parenté se confirme  : la famille sera qualifiée de «  malayo-
polynésienne  » en 1841. En revanche, les langues parlées en
Mélanésie soulèvent des difficultés, à la fois parce qu’elles
restent mal connues et parce que leurs locuteurs, perçus
comme de «  race noire  », diffèrent des Malais et des
Polynésiens. La clarification date de la seconde moitié du
XIXe  siècle et s’opère en deux temps  : plusieurs linguistes, en

étudiant des langues de Mélanésie, montrent qu’elles


s’apparentent aux langues malayo-polynésiennes  ; en 1892,
toutefois, le Britannique Sydney Ray (1858-1939) découvre que
certaines d’entre elles ne sont pas dans ce cas et propose de les
qualifier de « papoues ».

Ainsi s’esquisse une carte linguistique de l’Océanie assez


différente de celle dressée par Dumont d’Urville. Précisée au
cours du XXe  siècle, elle distingue trois ensembles de langues
autochtones  : les langues aborigènes d’Australie, les langues
papoues et les langues austronésiennes (famille incluant les
langues malayo-polynésiennes et diverses langues de Taiwan).
Les étapes du peuplement des îles

Les Aborigènes d’Australie et les Papous de Nouvelle-Guinée et


des archipels voisins ont les mêmes origines très lointaines  :
leurs ancêtres sont venus d’Asie il y a plusieurs dizaines de
milliers d’années (voir p. 530).

L’histoire des populations de langues austronésiennes est plus


récente. Parties de Taiwan vers 3000  av.  J.-C., elles essaiment
dans toute l’Asie du Sud-Est insulaire (voir p.  43). Certaines
naviguent vers l’est, en cabotant le long de la côte nord de la
Nouvelle-Guinée et dans les archipels voisins jusqu’aux îles
Salomon, atteintes vers 1500 av. J.-C. Les nouveaux arrivants se
mêlent aux populations papoues locales, qui adoptent leurs
langues  : telle est l’origine –  métissée  – des populations dites
« mélanésiennes ». Le peuplement du reste de l’Océanie débute
vers 1200  av.  J.-C., quand, à partir des îles Salomon, des
populations de langues austronésiennes gagnent des archipels
inhabités  : le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et les îles Fidji,
Tonga et Samoa, ces dernières vers 800 av. J.-C.

La suite de l’expansion, nettement plus tardive, semble due à


l’arrivée à Samoa de navigateurs austronésiens venus de
Micronésie au I er  millénaire. Ancêtres des Polynésiens, ils
atteignent les îles de la Société (dont Tahiti) entre 1000 et 1150,
puis, au XIIIe  siècle, les îles Marquises, l’île de Pâques, les îles
Hawaii et la Nouvelle-Zélande.
Bien que la diffusion des langues austronésiennes dans le
Pacifique ait duré trois millénaires, elles forment un groupe
assez homogène, dit «  océanien  ». Les linguistes ont ainsi pu
reconstruire –  dans ses grandes lignes  – un «  proto-océanien  »
remontant au II e millénaire av. J.-C.

La prééminence actuelle de l’anglais

Quelle est aujourd’hui l’importance respective des différentes


langues parlées en Océanie  ? Celles des Aborigènes d’Australie
ne sont plus employées que par 35  000 locuteurs environ. Les
langues papoues comptent quelque 5  millions de locuteurs et
les langues austronésiennes le double, les incertitudes résultant
d’une insuffisance de données tant en Papouasie-Nouvelle-
Guinée qu’en Nouvelle-Guinée indonésienne. Ces quelque
15  millions de locuteurs de langues autochtones forment le
tiers de la population d’Océanie. Les deux autres tiers ont pour
langue maternelle l’anglais (principalement en Australie, en
Nouvelle-Zélande et à Hawaii), voire un pidgin de l’anglais, et
une petite minorité (moins de 2 % du total), le français. Tel est
l’impact linguistique de la colonisation.

De l’expansion coloniale aux


indépendances
Dès le début du XVIIe siècle, l’Espagne prend possession de deux
archipels de Micronésie  : les Mariannes (dont Guam) et les
Carolines, rattachées aux Philippines. Les puissances coloniales
se partagent ensuite l’Océanie au XIXe  siècle en deux phases  :
jusqu’en 1880, seules la Grande-Bretagne et la France
établissent officiellement des colonies, tandis que la présence
américaine à Hawaii relève d’initiatives privées ; après 1880, s’y
ajoutent l’Allemagne et les États-Unis. On assiste alors à une
«  ruée vers l’Océanie  » comparable à la «  ruée vers l’Afrique  »
(voir p. 553).

Les Britanniques donnent le coup d’envoi en fondant Port


Jackson (aujourd’hui Sydney) en 1788, puis en s’installant dans
d’autres régions d’Australie durant la première moitié du
XIXe siècle. Dans les îles du Pacifique – toutes déjà habitées –, les
premiers Blancs (Européens et Américains) à côtoyer les
autochtones sont des aventuriers et des trafiquants ou des
missionnaires. Leurs allées et venues propagent des maladies et
provoquent des épidémies qui déciment les populations : celle
d’Hawaii, par exemple, chute des deux tiers de la fin XVIIIe siècle
au milieu du XIXe siècle.

Les missionnaires jouent un rôle linguistique essentiel  : tandis


qu’aucune langue d’Océanie n’était écrite (excepté les
mystérieux rongorongo de l’île de Pâques, voir l’encadré), ils les
transcrivent en alphabet latin, rédigent des catéchismes,
traduisent les Évangiles, etc. Ils jouent aussi un rôle politique en
se faisant les conseillers des monarques locaux. Les
missionnaires protestants arrivent les premiers : britanniques à
Tahiti (dès 1797) et en Nouvelle-Zélande (1814), américains à
Hawaii (1820). Les missionnaires catholiques, actifs à partir des
années 1830, entrent en conflit avec les protestants et sollicitent
l’appui de la France. Les deux puissances rivales interviennent
alors à l’appel de leurs ressortissants, pour éviter une annexion
par l’autre  : la Nouvelle-Zélande passe sous souveraineté
britannique en 1840-1841, Tahiti sous le protectorat français en
1847. En 1853, la France annexe la Nouvelle-Calédonie.

Les rongorongo de Rapa Nui


En 1864, le missionnaire français Eugène Eyraud (1820-
1868), venu de Tahiti, découvre que les autochtones de l’île
de Pâques (Rapa Nui en langue locale) détiennent des
tablettes de bois couvertes de signes, qu’ils ne savent plus
lire. De nombreux experts tentent ensuite de les déchiffrer,
sans succès. Les quelque 600 signes répertoriés ont
récemment été regroupés en 52 signes véritablement
distincts, ce qui indiquerait  qu’il  s’agit d’une écriture
syllabique. On ne la lit pas pour autant…

À partir du milieu du siècle, on se préoccupe de «  mise en


valeur ». Selon les îles, il s’agit d’une colonisation blanche vouée
à l’élevage et à l’agriculture (en Nouvelle-Zélande), de
l’exploitation de minerais (nickel découvert en Nouvelle-
Calédonie vers 1865) ou de plantations, celles de canne à sucre
prévalant après 1870 à Hawaii et aux îles Fidji (annexées par la
Grande-Bretagne en 1874). Or, l’économie de plantation exige
une main-d’œuvre abondante que la population indigène en
déclin ne peut fournir. On fait donc appel à des travailleurs
immigrés : à Hawaii, ce sont surtout des Chinois, des Japonais et
des Philippins  ; aux Fidji, des Indiens (de l’empire des Indes).
Les plantations de canne à sucre du Queensland (nord-est de
l’Australie) recourent à une main-d’œuvre originaire des
archipels mélanésiens (îles Salomon et Nouvelles-Hébrides).
Ainsi prennent forme les pidgins mélanésiens.

Le partage intégral de l’Océanie entre les puissances coloniales


remonte aux années 1880-1890.

La France annexe Tahiti en 1880, puis les archipels voisins,


l’ensemble formant les Établissements français d’Océanie
(actuelle Polynésie française). Elle acquiert par ailleurs Wallis et
Futuna.

Dans les années 1880, l’Allemagne prend possession du nord-est


de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck et des îles
Marshall, puis annexe l’île de Nauru, riche en phosphates. Aux
îles Samoa, un contentieux mettant aux prises les Allemands,
les Américains et les Britanniques conduit en 1899 à un partage
de l’archipel entre les premiers (Samoa occidentales) et les
seconds. La même année, l’Espagne (évincée des Philippines
par les États-Unis, voir p.  503) vend les Mariannes et les
Carolines à l’Allemagne.

Pour contrer l’avancée des Allemands, les Britanniques


s’adjugent le sud-est de la Nouvelle-Guinée (administré par
l’Australie à partir de 1901), puis les îles Salomon. La
souveraineté des Pays-Bas sur la moitié occidentale de la
Nouvelle-Guinée (dans le cadre des Indes orientales
néerlandaises) est reconnue dans les années  1880. La rivalité
franco-britannique aux Nouvelles-Hébrides se résout en 1906
par une convention instituant un condominium. Les
Britanniques prennent par ailleurs le contrôle des îles Cook
(confiées à la Nouvelle-Zélande en 1901), des îles Gilbert et Ellice
et des îles Tonga.

Aux îles Hawaii, les intérêts privés américains ont pris de


l’importance au cours de la seconde moitié du siècle. Ils sont à
l’origine du renversement de la reine Lili’uokalani en 1893, puis
de la proclamation d’une république l’année suivante. En 1898,
les États-Unis annexent Hawaii, érigé en territoire de l’Union. À
la suite de leur victoire sur l’Espagne, ils obtiennent en 1899 l’île
de Guam, position stratégique à l’est des Philippines.

La Première Guerre mondiale exclut l’Allemagne du Pacifique.


Les dépouilles sont réparties entre le Japon (îles Mariannes,
Carolines et Marshall), l’Australie (nord-ouest de la Nouvelle-
Guinée et Nauru) et la Nouvelle-Zélande (Samoa occidentales).
Après la défaite du Japon en 1945, les archipels de Micronésie
passent sous administration américaine (Territoire sous tutelle
des îles du Pacifique institué en 1947). Australie et Nouvelle-
Zélande – devenues des dominions dès le début du XXe siècle –
mises à part, les accessions à l’indépendance débutent en 1962
avec celle des Samoa occidentales. On compte aujourd’hui dans
le Pacifique quatorze États indépendants (membres de l’ONU) et
une quinzaine de territoires dotés de statuts très divers (voir le
tableau).
États et territoires du Pacifique
1. Anciennes Nouvelles-Hébrides ; 2. Anciennes îles Gilbert ; 3.
Territoire sous tutelle des îles du Pacifique (archipels annexés par
l’Allemagne à la fin du XIX e siècle, puis administrés par le Japon de
1914 à 1944) ; 4. Anciennes îles Ellice ; 5. Provinces indonésiennes de
Papua (Papouasie) et de Papua Barat (Papouasie occidentale).

L’Australie

La situation linguistique de l’Australie peut se résumer ainsi : de


la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui, le nombre de locuteurs des
langues aborigènes a chuté de 350  000 (voire plus) à 35  000,
tandis que celui des locuteurs de l’anglais passait de zéro à près
de 25 millions.

La colonisation commence en 1788 avec le débarquement de


quelque huit cents bagnards britanniques à Port Jackson. Au
total, 165  000  détenus seront envoyés en Australie de 1788 à
1868. La colonisation libre ne cesse par ailleurs de s’amplifier à
partir des années 1830, de sorte que la population blanche passe
de 400  000 au milieu du XIXe  siècle à 1,6  million en 1870 et
3,2  millions en 1890. Les immigrants viennent surtout des îles
Britanniques (Irlande comprise), mais aussi d’Italie au tournant
des XIXe et XXe siècles. L’Australie accède au statut de dominion
en 1901. Elle adopte alors la politique d’une «  Australie
blanche  » pour s’opposer à l’immigration d’Asiatiques. Il y est
mis fin dans les années 1960, sans que cela provoque un afflux :
la population australienne d’origine asiatique ne forme
aujourd’hui que 6 % du total.

L’anglais parlé en Australie demeure marqué par ses origines


plébéiennes, en particulier cockney, c’est-à-dire populaires
londoniennes. Aussi a-t-il longtemps été jugé non standard,
voire vulgaire par les adeptes de l’anglais « correct » (celui de la
BBC). Ce n’est plus le cas depuis les années 1980 : consacré par
la publication de dictionnaires, l’anglais australien a conquis les
chaînes de radio et de télévision. Les immigrants non
anglophones s’y convertissent peu à peu  : on estime
qu’aujourd’hui 15  % de la population parlent encore à la
maison une autre langue que l’anglais, l’italien ou le grec à
Melbourne, le cantonais ou l’arabe à Sydney, etc.

Les Aborigènes représentent moins de 2 % de la population du


pays. Avant l’arrivée des Européens, ils étaient présents dans
tout le continent (et en Tasmanie). Pour la plupart chasseurs-
cueilleurs, nomades ou semi-nomades, ils se subdivisaient en
nombreux groupes (de l’ordre de 250) parlant chacun sa propre
langue et pratiquant le plurilinguisme de proche en proche.
L’afflux d’Européens fut une catastrophe à maints égards  :
propagation de maladies mortelles (en particulier la variole),
accaparement des terres pour l’élevage extensif du
mouton,  etc. Le nombre d’Aborigènes n’a cessé de chuter
jusqu’à un minimum de 75 000 environ vers 1930. Après avoir
retrouvé son niveau antérieur à la colonisation vers la fin du
XXe siècle, il avoisine à présent les 600 000, métis compris.
Dans leur grande majorité, les Aborigènes parlent aujourd’hui
l’anglais ou, du moins, une forme de l’«  anglais aborigène
australien », dont les nombreuses variétés s’étagent d’un pidgin
amélioré à l’anglais australien standard. Parmi les pidgins figure
le kriol, né chez les Aborigènes du sud-est et qui s’est diffusé
dans le Territoire du Nord au XIXe  siècle. Quand des
missionnaires anglicans fondent une mission en terre
d’Arnhem (dans le nord-est de ce territoire) en 1908, des
Aborigènes parlant diverses langues s’y regroupent. Le pidgin
s’y créolise. Il est aujourd’hui parlé dans la région par
30 000 personnes et même écrit : une traduction de la Bible en
kriol est parue en 2007, après trente ans de travail. En revanche,
les langues aborigènes elles-mêmes ne comptent plus que
35 000 locuteurs environ, répartis en communautés dispersées
dans le nord du pays. L’UNESCO en répertorie une centaine,
dont une quarantaine «  en situation critique  » (les derniers
locuteurs étant très âgés).

La Mélanésie, une aire culturelle

« Mélanésie » désigne aujourd’hui une aire culturelle, reconnue


comme telle par ses habitants. Trois États en forment le noyau :
la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et le Vanuatu
(voir la carte). Les îles Fidji s’y rattachent également, tout en
demeurant un peu à l’écart. En Nouvelle-Calédonie, les Kanaks
se réclament de la culture mélanésienne. Il en va de même des
autonomistes papous de la moitié occidentale de la Nouvelle-
Guinée, annexée par l’Indonésie en 1969.

Parenté culturelle ne signifie toutefois pas homogénéité


linguistique, loin de là : on dénombre en Mélanésie plus de 700
langues papoues et près de 450 langues austronésiennes ! Une
autre distinction, plus pertinente, porte sur les langues
considérées comme «  nationales  ». Dans trois États –  la
Papouasie-Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et le Vanuatu –, ce
sont des pidgins créolisés, au demeurant apparentés. Ailleurs,
les situations linguistiques diffèrent. Dans l’ouest de la
Nouvelle-Guinée, l’indonésien, seule langue officielle, est
devenu la langue véhiculaire. Le français joue ce rôle en
Nouvelle-Calédonie, tandis qu’aux îles Fidji la présence
d’Indiens complique le tableau (voir p. 542).
Les archipels de Mélanésie

Les langues papoues, dont l’étude systématique a commencé au


milieu du XXe  siècle et reste incomplète (voir p.  42), comptent
peut-être 5  millions de locuteurs, estimation usuelle en
l’absence de données précises. Ils vivent en très grande
majorité en Nouvelle-Guinée même, mais il s’en trouve aussi
plus à l’ouest, dans les îles d’Halmahera et de Timor, et plus à
l’est, dans les îles de Nouvelle-Bretagne et de Bougainville et les
îles Salomon. La plupart des langues papoues sont celles de
petites communautés de quelques milliers de personnes. Seules
trois d’entre elles, parlées dans les massifs montagneux du
centre de l’île, comptent plus de 100  000 locuteurs  : l’enga, le
melpa et le dani occidental.

Les pidgins mélanésiens, langues


nationales

L’histoire des pidgins débute dans la première moitié du


XIXe siècle. Le mot pidgin lui-même, attesté pour la première fois
en 1850, serait à l’origine une altération de business, utilisé
comme mot passe-partout par les commerçants chinois. Pidgin
English désigne pour commencer un jargon métissé d’anglais et
de chinois ou d’une ou plusieurs langues locales, utilisé dans le
négoce maritime ou comme langue commune. Les premiers
pidgins sont liés à la pêche à la baleine (de nombreux
autochtones, en particulier mélanésiens, étant engagés dans les
équipages des baleiniers), puis à l’exploitation et au commerce
du bois de santal ou des holothuries (bêches-de-mer). Ces
activités déclinent au milieu du siècle.

À partir des années 1860, des plantations de canne à sucre se


développent au Queensland, dans le nord-est de l’Australie.
Elles recourent à des travailleurs originaires des archipels
mélanésiens, que les Australiens nomment Kanakas [1] . Le
recrutement s’effectue sous contrat ou, trop souvent, dans des
conditions rappelant la traite négrière  : c’est la «  chasse aux
merles  » (blackbirding). On estime qu’environ
60  000  Mélanésiens ont ainsi travaillé au Queensland et il
semble qu’au plus fort du trafic la moitié de la population
masculine des Nouvelles-Hébrides ait été concernée. La marine
britannique met progressivement fin aux abus. Au début du
XXe siècle, le Queensland compte environ 10  000 travailleurs
mélanésiens. La plupart sont alors rapatriés en application de la
politique de l’« Australie blanche ».

Lors des allées et venues des travailleurs et dans les plantations


elles-mêmes, un pidgin a pris forme et s’est généralisé  : son
vocabulaire vient principalement de l’anglais (de 80  % à 90  %
des mots), tandis que sa grammaire dérive de celle des langues
austronésiennes. On observe ensuite, au XXe  siècle, une
évolution en trois temps. Les migrants rentrés au pays
continuent de parler le pidgin et le répandent. Ce dernier se
mue ainsi en une langue véhiculaire d’autant plus utile que les
langues locales sont nombreuses. Dans chacune des trois
colonies, une variété du pidgin se stabilise peu à peu  : le tok
pisin en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le pijin aux îles Salomon et
le bislama aux Nouvelles-Hébrides. (Les linguistes les
regroupent sous le nom de «  néomélanésien  ».) Durant la
seconde moitié du XXe  siècle, les mariages entre personnes de
langues locales différentes se multiplient, en particulier dans les
villes et leurs environs, de sorte que le pidgin devient la langue
principale, y compris à la maison. Il tend dès lors à se créoliser,
autrement dit à devenir la langue maternelle d’un nombre
croissant d’enfants.
Papouasie-Nouvelle-Guinée, îles
Salomon, Vanuatu

En Papouasie-Nouvelle-Guinée, trois langues sont officielles  :


l’anglais, le tok pisin et le hiri motu. Le tok pisin (de l’anglais
talk pidgin) s’est diffusé dans l’archipel situé au nord-est de la
Nouvelle-Guinée dès la période coloniale allemande (1884-
1914). Le hiri motu, dont les origines précèdent l’arrivée des
Européens, était une lingua franca dérivée du motu, langue
austronésienne parlée sur la côte sud-est de la Nouvelle-Guinée.
Quand cette région est devenue une colonie de l’Australie vers
la fin du XIXe siècle (sous le nom de Papouasie), le hiri motu y a
servi de langue véhiculaire aux forces de police, d’où
l’appellation police motu longtemps en usage. En 1949,
l’Australie a fusionné la Papouasie et la Nouvelle-Guinée du
Nord-Est (conquise sur les Allemands en 1914). Le hiri motu a
ensuite reculé face au tok pisin, surtout après l’indépendance
en 1975.

On estime qu’aujourd’hui les trois quarts de la population du


pays (soit plus de 6 millions de personnes) connaissent (plus ou
moins bien) et emploient le tok pisin, ce qui en fait, après
l’anglais, la langue la plus parlée dans le Pacifique. De surcroît,
c’est la langue maternelle d’un nombre croissant de jeunes,
surtout dans les villes, l’anglais demeurant néanmoins la
langue de l’enseignement et de la promotion sociale. Les
publications en tok pisin portent essentiellement sur la religion
(la traduction de la Bible date de 1989), mais il existe aussi un
hebdomadaire, Wantok, fondé en 1969 à Port-Moresby, dont le
succès ne faiblit pas.

Aux îles Salomon, la variété de pidgin mélanésien se nomme


«  pijin  ». Possession britannique depuis la fin du XIXe  siècle,
l’archipel a accédé à l’indépendance en 1978. L’anglais demeure
l’unique langue officielle. Les autorités n’ont guère cherché à
promouvoir ou à normaliser le pijin. C’est pourtant un trait
d’union indispensable entre plus de 600  000  Salomoniens
parlant une soixantaine de langues distinctes.

Les 285 000 Ni-Vanuatu (ou Vanuatais) détiennent le record : ils


se partagent un peu plus de cent langues, toutes
austronésiennes. Au temps des Nouvelles-Hébrides, la rivalité
entre les anglophones (missionnaires protestants et colons
surtout australiens) et les francophones (missionnaires
catholiques et colons venus de Nouvelle-Calédonie) a conduit
en 1906 à l’instauration d’un condominium franco-britannique
qui, en pratique, a entériné la division de la population en deux
ensembles.

Trois langues sont officielles : l’anglais, le français et le bislama


(bichelamar en français), pidgin mélanésien promu langue
nationale dès l’indépendance en 1980. L’anglais et le français
sont les langues de deux systèmes d’enseignement parallèles,
se partageant les élèves en deux tiers et un tiers. Cela favorise le
bislama, seule langue que tout le monde connaît (sauf les gens
âgés en zone rurale) et la plus utilisée quotidiennement, y
compris dans les médias ou au Parlement. Le premier
dictionnaire du bislama est paru en 1995. En contrepartie, les
langues austronésiennes autochtones déclinent  : l’UNESCO en
classe 35 « en danger », dont 20 « en situation critique ».

Les langues océaniennes face aux


immigrations

Quatre archipels ont connu aux XIXe  et XXe  siècle une forte
immigration  : la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, les
îles Fidji et les îles Hawaii. Dans les deux premiers cas, ce fut
surtout une immigration d’origine européenne ; dans les deux
autres, d’origine asiatique.

Le maori

Venus de Polynésie orientale, les ancêtres des Maoris – dont la


langue s’apparente au tahitien – ont pris pied au XIIIe siècle dans
une terre inhabitée que les Hollandais baptiseront «  Nouvelle-
Zélande » quatre siècles plus tard. Les Européens et Américains
du Nord auxquels les Maoris ont affaire à partir de la fin du
XVIII e  siècle sont surtout des baleiniers, puis des missionnaires,

dont l’Anglais Thomas Kendall (1778-1832). Arrivé en Nouvelle-


Zélande en 1814, il rédige dès l’année suivante en maori A
Korao no New Zealand  ! («  Le Premier Livre des Néo-
Zélandais  !  »), publié à Sydney. Les Britanniques revendiquent
l’archipel  : ils établissent leur souveraineté en 1840 en signant
avec des chefs maoris le traité de Waitangi. Les Maoris font face
à un afflux de colons, pour la plupart britanniques, ce qui
provoque des conflits armés dans les années 1860-1870 et, pour
finir, la confiscation d’une grande partie de leurs terres. À la fin
du XIXe  siècle, on compte en Nouvelle-Zélande plus de 700  000
Européens face à 42 000 Maoris.

Les Maoris s’insèrent ensuite dans la société néo-zélandaise,


d’autant que leurs enfants fréquentent l’école obligatoire en
anglais. C’est avec l’assentiment des députés maoris, soucieux
d’intégration, que le maori est banni de l’école publique. Une
telle évolution, doublée d’une forte natalité, conduit à une
situation paradoxale  : bien que de plus en plus nombreux, les
Maoris se détournent de leur propre langue, surtout quand,
après 1945, ils migrent vers les villes.

Le mouvement de «  renaissance maorie  » né dans les années


1970 vise à redresser la barre : reconnu langue officielle à côté
de l’anglais en 1987, le maori trouve une place dans
l’enseignement et s’affirme dans les journaux et à la télévision.
Les résultats demeurent néanmoins ambigus. Lors du
recensement de 2013, sur 632 000 Néo-Zélandais se considérant
comme des Maoris (souvent métissés), 157  000 ont déclaré
parler le maori, mais, pour la plupart, ils l’ont appris en tant que
deuxième langue et le maîtrisent plus ou moins bien. La
majorité des quelque 30 000 locuteurs natifs ont plus de 70 ans.

Les langues kanakes

Les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie parlent des langues


apparentées à celles du Vanuatu. Ils sont 50 000 environ quand
la France annexe l’île en 1853, puis installe en 1864 à Nouméa
un pénitencier, où des condamnés seront «  transportés  »
jusqu’en 1897. En 1901, on compte en Nouvelle-Calédonie
23  000 Européens, dont de nombreux anciens bagnards, et
30  000 Mélanésiens, chassés de leurs meilleures terres et
décimés par les maladies. Les Européens les nomment
péjorativement «  Canaques  » (voir plus haut). S’y ajoutent au
XXe  siècle des travailleurs d’origine asiatique  : Javanais,
Vietnamiens, etc.

La population s’accroît rapidement après 1950 et la tension


monte entre les Mélanésiens, qui reprennent à leur compte
l’appellation de « Kanaks », et les Européens. Quand, en 1988, les
accords de Nouméa instaurent un équilibre politique, la
Nouvelle-Calédonie compte 155  000  habitants. Ils sont 245  000
au recensement de 2009, dont 99 000 se déclarent « Kanaks » et
72  000 «  Européens  », les 74  000 autres incluant de nombreux
métis, des immigrés des îles Wallis et Futuna, des
Asiatiques, etc. L’agglomération de Nouméa (164 000 habitants)
regroupe alors les deux tiers de la population, tandis que les
provinces du Nord et des îles Loyauté, peuplées en très grande
majorité de Kanaks, ne comptent que 62 000 habitants.

Aujourd’hui, la situation linguistique est assez simple : la quasi-


totalité de la population parle, lit et écrit le français, à la fois
langue officielle, langue de l’enseignement et langue
véhiculaire. Les Kanaks continuent par ailleurs d’utiliser leurs
propres langues (au nombre de 28), demeurées prépondérantes
dans les provinces du Nord et des îles Loyauté. Certaines sont
enseignées dans le secondaire (à plus de 3  000 élèves), tandis
qu’une Académie des langues kanakes assure depuis 2007 leur
promotion.

Le fidjien

Aux îles Fidji, dans les années 1840, des missionnaires


méthodistes transcrivent une variété du fidjien et fondent ainsi
la langue standard toujours en usage. Les Britanniques
prennent possession de l’archipel en 1874. Une épidémie de
rougeole tue 40  000  personnes, soit le tiers de la population.
Pour développer la culture de la canne à sucre, les Britanniques
font alors venir d’Inde des travailleurs sous contrat. Les
quelque 60 000 Indiens ainsi débarqués (avant que les autorités
ne mettent fin au système en 1916) restent ensuite sur place
pour la plupart.
Au milieu du XXe  siècle, les îles Fidji comptent environ
300  000  habitants, dont 130  000 Fidjiens et 140  000 Indiens.
L’archipel accède à l’indépendance en 1970. Les deux
communautés s’opposent dès lors politiquement, les tensions
étant ponctuées de coups d’État fomentés par des Fidjiens « de
souche ». Il s’ensuit l’émigration d’une partie des Indo-Fidjiens,
désormais minoritaires : en 2012, ils n’étaient plus que 320 000
environ, face à plus de 500 000 Fidjiens d’origine.

Les langues officielles sont l’anglais et, depuis 1997, le fidjien et


l’hindi. Chaque communauté cultive sa propre langue. Le
fidjien standard, que la plupart des Fidjiens « de souche » savent
lire et écrire, recouvre une multiplicité de dialectes. L’hindi
fidjien, marqué par de nombreux emprunts à l’anglais et au
fidjien, fut d’abord une lingua franca de travailleurs venus de
différentes régions de l’Inde. C’est aujourd’hui une langue
parlée distincte de l’hindi standard, utilisé à l’écrit. L’anglais
reste la principale langue de l’enseignement et celle de la
promotion sociale mais, dans la vie courante, tout le monde
recourt au « finglish », un anglais fortement mâtiné de fidjien et
d’hindi.

L’hawaiien

Plus encore que la langue maorie, la langue hawaiienne a pâti


de l’immigration. Tandis que des missionnaires américains la
mettent par écrit dès les années 1820 et achèvent de traduire la
Bible en 1838, la population hawaiienne s’effondre, passant de
peut-être 200  000 à la fin du XVIIIe  siècle à 70  000 dans les
années 1850.

Pour développer la production sucrière (bientôt contrôlée par


des descendants de missionnaires), on fait appel à une
immigration qui se poursuit jusque dans l’entre-deux-guerres :
arrivent ainsi 46  000  Chinois, 180  000 Japonais, 115  000
Philippins, etc. Dans leur majorité, ils font souche à Hawaii, que
les États-Unis ont annexé en 1898. Il en résulte une population
exceptionnellement bigarrée : en 2010, sur 1 360 000 habitants
(en quasi-totalité citoyens américains), on comptait, selon
l’origine ethnique, 38 % d’Asiatiques (dont 15 % de Philippins et
14  % de Japonais), 27  % de Blancs, 23  % de métis et 6  %
d’Hawaiiens.

Deux langues sont officielles  : l’anglais et, depuis 1978,


l’hawaiien, du moins à titre symbolique. Les locuteurs natifs de
l’hawaiien ne sont plus que 2  000 environ, contre 37  000 en
1900. La langue fait cependant l’objet d’une promotion, de sorte
que 25  000  personnes environ la pratiquent de nouveau.
Beaucoup plus répandu, le créole hawaiien, dit localement
« pidgin », fut effectivement à l’origine un pidgin de l’anglais en
usage dans les plantations. Il s’est créolisé au début du XXe siècle
en devenant la langue maternelle d’un nombre croissant
d’enfants. Il reste très vivant aujourd’hui, mais sa coexistence
avec l’anglais –  langue de l’enseignement que tout le monde
connaît  – engendre un continuum de pratiques linguistiques
s’échelonnant du «  pur  » pidgin à l’anglais standard, de sorte
que le nombre de locuteurs du pidgin – quelques centaines de
milliers ? – est difficile à estimer.

Les autres langues océaniennes

Dans les États indépendants naguère sous administration


britannique, australienne, néo-zélandaise ou américaine, la
situation actuelle peut être qualifiée de bilinguisme
pragmatique.

Le bilinguisme au quotidien

L’anglais conserve son rôle de langue officielle (administration,


enseignement, etc.), sans que cela nuise à la vitalité de la langue
autochtone, usuelle dans la vie quotidienne et politique. Il en va
ainsi dans les États linguistiquement homogènes  : Samoa (où
l’on parle samoan), les îles Tonga (tonguien ou tongien), Kiribati
(kiribatien ou gilbertin), les îles Marshall (marshallais), Palau,
Tuvalu et Nauru. Au sein de la fédération de Micronésie, chacun
des États fédérés (Chuuk, Pohnpei, Yap et Kosrae) se caractérise
par une langue principale.
Parmi les territoires demeurés sous administration des États-
Unis figurent les Samoa américaines, où le samoan côtoie
l’anglais, Guam et les Mariannes du Nord. Le chamorro,
principale langue autochtone de Guam et des Mariannes, n’est
plus parlé que par une minorité (entre le quart et le tiers de la
population), les nouveaux arrivants (Philippins, Chinois,  etc.)
ayant adopté l’anglais.

Le tahitien

La population de la Polynésie française (280  000 en 2018) se


compose de Polynésiens (les trois quarts environ), d’Européens
(surtout français), de métis (les «  demis  ») et de Chinois. Ces
trois dernières catégories résident surtout dans l’île de Tahiti,
abritant les deux tiers de la population.

La loi de 2004 instituant le statut d’autonomie stipule que le


français est la seule langue officielle et ajoute que «  la langue
tahitienne est reconnue et doit être préservée, de même que les
autres langues polynésiennes  ». En pratique, cela entérine la
coexistence du français, langue dominante, et du tahitien. La
quasi-totalité de la population maîtrise le français, depuis
longtemps langue de l’enseignement. Le tahitien joue plusieurs
rôles  : langue parlée à laquelle la grande majorité de la
population recourt dans la vie quotidienne, elle est aussi une
langue écrite depuis deux siècles, que les Polynésiens
continuent d’utiliser dans le cadre des Églises et à titre privé.
Une Académie tahitienne, fondée dans les années 1970, a publié
une grammaire et travaille à l’élaboration de dictionnaires. Les
autres langues polynésiennes (marquisien des îles Marquises,
paumotu des îles Tuamotu, etc.) ne comptent plus que quelques
milliers de locuteurs.

À Wallis et Futuna, autre collectivité d’outre-mer française,


deux langues sont en usage  : le wallisien et le futunien. Les
Wallisiens et Futuniens sont aujourd’hui plus nombreux en
Nouvelle-Calédonie (21 000) que sur leurs îles d’origine (12 000).

Notes du chapitre

[1]  ↑   Kanaka signifie en hawaiien «  être humain  » ou «  homme libre  ». Les


navigateurs européens diffusent le terme dans le Pacifique au XIX e  siècle. Il en
vient à désigner plus particulièrement les Mélanésiens et prend une connotation
péjorative, sous la forme française «  Canaque  » en Nouvelle-Calédonie. Les
autochtones se le réapproprient dans les années 1970 en en modifiant la graphie :
« Kanak ».
L’Afrique au sud du Sahara

D ire «  Afrique au sud du Sahara  » (ou Afrique


subsaharienne) implique que l’on distingue deux
Afriques  : au nord, celle qui relève aujourd’hui du monde
arabe  ; au sud, celle que l’on nommait naguère l’«  Afrique
noire  ». Officiellement, on n’emploie plus cette dernière
expression en raison de ses possibles connotations racistes,
mais elle reste d’usage courant, y compris chez les intéressés :
l’historien congolais Elikia M’Bokolo n’a-t-il pas intitulé son
œuvre majeure Afrique noire. Histoire et civilisations [1]  ?

La distinction se justifie du point de vue linguistique. Dans le


tiers nord du continent, outre l’arabe et les langues berbères, on
ne compte que quelques dizaines de langues autochtones (au
Soudan, en particulier). Plus au sud, en revanche, les langues
foisonnent : l’estimation de leur nombre varie de 1 200 à 2 000,
selon la façon dont on différencie langues et dialectes. Cette
situation particulière résulte de l’histoire  : l’Afrique
subsaharienne est restée à l’écart des grands mouvements
ayant affecté le Moyen-Orient et la Méditerranée avant l’époque
moderne, le plus récent étant la conquête du nord de l’Afrique
par les Arabes aux VIIe-VIIIe  siècles (voir p.  194). Les
innombrables sociétés africaines, composées et recomposées
au fil des siècles à des échelons locaux, ont ainsi perduré,
souvent jusqu’à nos jours.
Mais foisonnement de langues locales ne signifie pas isolement
des sociétés. La tradition africaine est au contraire multilingue :
on connaît (plus ou moins) la langue des voisins et très souvent,
dans les échanges et les déplacements, on recourt à une langue
devenue véhiculaire à l’échelle régionale (en tant que langue de
commerçants… ou de conquérants). Quand les colonisateurs
apportent leurs propres langues, à partir du XIXe  siècle, ils ne
font qu’ajouter une couche à une superposition  linguistique
déjà complexe.

À l’époque contemporaine, trois observations s’imposent.

En Afrique subsaharienne comme ailleurs, de nombreuses


langues locales perdent des locuteurs, voire risquent
l’extinction, tandis que les langues léguées par les colonisateurs
ne cessent de se diffuser. Les deux phénomènes sont toutefois
indépendants, car entre l’un et l’autre s’intercale l’extrême
vitalité de dizaines de langues, dont certaines parlées par
plusieurs millions de personnes. C’est surtout face à elles que
les langues locales reculent.

La croissance rapide des principales villes, où affluent des


migrants, renouvelle la question du multilinguisme  : quelle
langue les nouveaux citadins vont-ils employer ? Dans certains
cas, une langue africaine s’impose  : le wolof à Dakar, le twi à
Accra, le lingala à Kinshasa, etc. Dans d’autres, c’est une variété
africanisée de la langue coloniale (à Abidjan), voire un pidgin
(au Nigeria).
Enfin, qui dit multilinguisme dit aussi hiérarchie des langues,
reflétant la hiérarchie sociale et politique  : partout, la maîtrise
de la langue coloniale, demeurée langue officielle, caractérise
les élites (employant aussi, dans la vie courante, des langues
africaines ou des pidgins). En d’autres termes, le niveau
d’études atteint dans l’enseignement en langue officielle sous-
tend aujourd’hui la hiérarchie sociale. En bas de l’échelle se
situent ceux qui n’en ont pas bénéficié.

Un monde à part

Dans l’Antiquité, l’Afrique riveraine de la Méditerranée et celle


peuplée de «  Noirs  » interfèrent surtout le long du Nil. Les
Égyptiens dominent le pays de Koush (actuel Soudan) du XVIe au
XI e  siècle  av.  J.-C.  Les rois de Koush s’imposent à la tête de
l’Égypte aux VIIIe-VIIe  siècles  av.  J.-C.  : ce sont les «  pharaons
noirs ». Au royaume de Koush succède celui de Méroé, dont la
langue, sans doute apparentée à l’actuel nubien, s’écrit en
caractères d’origine égyptienne (voir p. 85). Au sud-est du pays
de Koush, les rencontres linguistiques les plus significatives ont
pour théâtre le massif éthiopien. Des populations de langue
sémitique, venues du sud de la péninsule Arabique, s’y mêlent à
des populations locales de langues couchitiques au
I er  millénaire  av.  J.-C., voire plus tôt, puis fondent le royaume
d’Aksoum (voir p. 98).
À l’ouest du Nil et jusqu’à l’Atlantique, en revanche, l’immensité
du Sahara maintient l’Afrique subsaharienne à l’écart du
monde méditerranéen antique. C’est à l’époque romaine que le
dromadaire, domestiqué dans la péninsule Arabique, arrive en
Afrique du Nord. Les éleveurs nomades berbères l’adoptent,
puis parcourent le désert. Ainsi s’établissent, de proche en
proche, des échanges à travers l’ouest du Sahara. Ils portent
notamment sur le sel et l’or. Exploité au cœur du désert, le sel
est acheminé vers la vaste zone de savane s’étendant au sud du
Sahara  ; l’or provenant de divers gisements situés dans cette
zone (voir la carte) circule en sens inverse.

Le temps des empires

Les échanges transsahariens se développent après la conquête


de l’Afrique du Nord par les Arabes, très demandeurs d’or.
Simultanément, ces échanges ouvrent aux Africains de la
savane de nouveaux horizons et favorisent la création de
royaumes, puis d’empires, enrichis par le commerce.

Le premier État d’Afrique occidentale connu, mentionné dans


des sources berbères dès la fin du VIIIe  siècle, porte le nom de
Ghana [2] . Il tire sa prospérité de l’exportation d’or vers le
Maghreb, puis décline après l’an mille. La langue de ses
habitants, ancêtres des actuels Soninkés, relève du groupe des
langues mandées, incluses dans la vaste famille nigéro-
congolaise (voir p.  50). Outre le soninké, les langues mandées,
parlées dans toute la région de savane traversée par les cours
supérieurs du Niger et du Sénégal, comprennent les langues
mandingues, dont le malinké. C’est la langue de Soundiata
Keita, fondateur au XIIIe siècle du royaume du Mali, que son fils
le mansa (« chef suprême ») Ouli transforme en empire (voir la
carte). Comme le Ghana, le Mali exporte de l’or.

Le déclin du Mali permet ensuite à une autre population de


s’affirmer  : les Songhaïs. De langue nilo-saharienne, ils vivent
en aval de la boucle du Niger et ont pour capitale Gao. Dans la
seconde moitié du XVe  siècle, leur roi Sonni Ali Ber bâtit à son
tour un empire. Après sa mort en 1492, un Soninké, Askya
Mohammed, s’empare du pouvoir. L’Empire songhaï
s’effondrera un siècle plus tard sous les coups d’une armée
marocaine équipée d’armes à feu.

Deux mouvements caractérisent le temps des empires  : la


diffusion de l’islam, venu du Maghreb, et l’expansion des
langues mandées.

Les commerçants de la savane accueillent l’islam d’autant plus


volontiers qu’il permet d’établir des liens de confiance
favorables aux échanges.
L’Afrique de l’Ouest au temps des empires (XIII e-
XVI e siècles)

Les élites politiques gouvernant les empires l’adoptent


également. L’arabe écrit se diffuse en même temps que la
religion, ce qui incite à consigner des langues africaines
(malinké, songhaï, etc.) en caractères arabes – de tels écrits sont
dits adjami (« étranger, non arabe »). Ils sont surtout composés
à Tombouctou, alors métropole religieuse et culturelle.

C’est aussi au temps des empires que des populations de


langues mandées migrent vers le sud-ouest jusqu’à l’Atlantique.
Leurs descendants parlent aujourd’hui le mandingo en Gambie,
le soussou en Guinée,  etc. D’autres migrants, principalement
commerçants musulmans, se répandent vers le sud jusqu’en
actuelle Côte d’Ivoire. Ils parlent le dioula, langue mandingue
proche du malinké de l’Empire du Mali. Après la chute de
l’Empire songhaï, des populations de langue mandingue non
musulmanes prennent le dessus : on les nomme les Bambaras.
Ils fondent au XVIIe  siècle les royaumes de Ségou et de Kaarta,
qui se perpétueront jusqu’au début du XIXe siècle.

Les Peuls, le djihad et les Haoussas

À l’ouest du domaine mandé s’étend celui des langues dites


«  atlantiques  ». En font partie le wolof, aujourd’hui langue
véhiculaire au Sénégal, et la langue des Peuls, qui se nomment
eux-mêmes Fulbe et nomment leur langue pulaar, pular ou
fulfulde. Leur histoire débute quand ils fondent, dans la vallée
du Sénégal, le royaume de Tekrour, atteint par l’islam au
Xe siècle.
D’autres Peuls, éleveurs nomades, migrent vers l’est et
le sud-est. Ils atteignent le Fouta-Djalon (en actuelle Guinée) et
le Macina (delta intérieur du Niger) au XVe  siècle, puis le pays
haoussa au siècle suivant. Leur aire d’expansion atteint au
XVII e 
siècle ses dimensions actuelles  : de l’Atlantique à
l’Adamaoua, elle s’étire sur 3  500  kilomètres. La langue peule
demeure néanmoins unie, formant un continuum de dialectes.

L’idée d’un renouveau de l’islam se propage au XVIIIe  siècle


parmi les Peuls, qui engagent des djihad victorieux. Du premier
naît un État théocratique dirigé par des Peuls dans le Fouta-
Djalon. Il en va de même dans le Macina durant la première
moitié du XIXe  siècle. C’est toutefois en pays haoussa que
s’impose le djihad le plus triomphant, sous la conduite du Peul
Ousmane dan Fodio (1754-1817).

La langue des Haoussas relève du groupe tchadique des langues


afro-asiatiques. Leur histoire remonte aux «  Sept Haoussas  »,
fondateurs légendaires de sept villes  : Biram, Daura, Gobir,
Kano, Katsina, Rano et Zazzau (actuelle Zaria). Celles-ci
prospèrent aux XVIIe  et XVIIIe  siècles quand, après la chute de
l’Empire songhaï, l’axe principal du commerce transsaharien se
déplace vers l’est. Les lettrés entreprennent de transcrire le
haoussa en adjami à cette époque. À partir de 1804, Ousmane
dan Fodio, né dans l’ouest du pays, y prêche le djihad, en deux
langues  : le peul et le haoussa. La masse de la population
haoussa s’y rallie. Ainsi naît le califat de Sokoto (sa capitale), qui
s’étend du fleuve Niger à l’Adamaoua. Sokoto devient un grand
centre de culture islamique, éclipsant Tombouctou. Bien que le
califat soit gouverné par des Peuls, la langue haoussa domine :
devenus citadins, les chefs peuls l’adoptent.

À l’est, le califat se heurte à la résistance du royaume du


Bornou, peuplé de musulmans parlant le kanouri (langue nilo-
saharienne). Leur histoire a commencé à l’est du lac Tchad,
dans le royaume du Kanem, rallié à l’islam au XIe siècle. Les rois
se sont ensuite repliés à l’ouest du lac, dans le Bornou. Comme
le haoussa, le kanouri a été transcrit en adjami.
Le yorouba, l’akan et les langues
voisines

En arrière de la côte du golfe de Guinée s’étend la forêt


tropicale, défrichée au fil des siècles. Plusieurs langues s’y sont
affirmées dont, d’ouest en est, l’akan (dans l’actuel Ghana),
l’éwé, le fon, le yorouba, l’édo et l’igbo. Parmi les premiers
défricheurs figurent les ancêtres des Yoroubas, actifs dès le
I er  millénaire. Dans les clairières naissent des villages. Par la
suite, le pays s’urbanise. Au XIXe  siècle, Ibadan, ville la plus
puissante, cherche à imposer sa domination et la guerre civile
éclate… ce qui conduit à l’intervention des Britanniques, déjà
installés à Lagos.

Les Yoroubas ont pour voisins orientaux les Édos, fondateurs


du royaume du Bénin [3] , dont la richesse impressionna les
Portugais dès la  fin du XVe  siècle. À l’est des Édos vivent les
Igbos, colonisateurs de  la forêt à la même époque que les
Yoroubas, mais qui ne fondèrent ni villes ni royaumes.

La langue akan se subdivise en dialectes, le plus important étant


celui des Achantis. Au début du XVIIIe  siècle, sous la conduite
d’Osei Kofi Tutu, roi de Koumassi et asantehene («  chefs des
Achantis  »), ces derniers édifient un empire. Leur richesse se
fonde sur des gisements d’or, qu’ils troquent contre des armes
avec les Européens établis sur le littoral (la «  Côte de l’Or  »). À
l’est des Achantis vivent les Éwés et les Fons, dont les langues
sont très proches. Le royaume du Dahomey, créé au XVIIe siècle
par des Fons, se perpétuera jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Le monde bantou

L’aire des langues bantoues, étroitement apparentées, s’étend


du Cameroun à l’Afrique du Sud à la suite de migrations ayant
débuté au II e  millénaire  av.  J.-C.  (voir p.  51). Ces langues ont
toutefois divergé, à tel point que l’intercompréhension se limite
aujourd’hui à des langues géographiquement voisines. Pour un
habitant de Brazzaville, le zoulou est une langue étrangère.

Le premier royaume bantou connu des Européens fut celui du


Kongo, né au début du XVe  siècle au sud de l’embouchure du
fleuve. Les Portugais y prirent pied dès les années 1480 (voir
p.  552). C’est toutefois au sud du Zambèze que des Bantous
avaient fondé pour la première fois un État, autant que l’on
sache. Le Grand Zimbabwe, dans le pays portant aujourd’hui ce
nom, est un extraordinaire ensemble de murs de pierres
taillées, réunies sans mortier. Ces murs formaient l’ossature
d’une ville, capitale au XIVe  siècle d’un royaume tirant sa
richesse du commerce de l’or. Il fut supplanté au siècle suivant
par celui ayant pour souverain le mwene Mutapa («  maître du
Mutapa  »), que les Portugais appelleront le royaume du
Monomotapa. Nul ne doute à présent que les constructeurs du
Grand Zimbabwe aient été de langue bantoue (leurs ancêtres
ayant franchi le Zambèze au début du I er  millénaire), mais ce
ne fut pas toujours le cas. Les autorités blanches de Rhodésie
(actuel Zimbabwe) et d’Afrique du Sud ne pouvaient admettre
que des Noirs aient accompli de telles prouesses.

Autre foyer de culture bantoue  : l’Afrique orientale, à la


géographie tout en contrastes. D’ouest en est se succèdent  : le
Rift occidental, ponctué de quatre grands lacs (Albert, Édouard,
Kivu et Tanganyika)  ; un vaste plateau, dont le lac Victoria
occupe le centre ; le Rift oriental, entaillant le plateau ; de part
et d’autre de ce rift, de grands volcans (dont les monts Kenya et
Kilimandjaro)  ; et, pour finir, en contrebas du plateau, la zone
littorale et les îles Zanzibar et Pemba.

La mosaïque ethnique et linguistique n’est pas moins


contrastée. Subsistent sur le plateau des populations présentes
avant l’arrivée des Bantous (les Sandawe et les Hadza) et
d’autres de langue couchitique (les Iraqw). Les Bantous sont
arrivés à partir de la seconde moitié du I er millénaire av. J.-C. :
agriculteurs, ils ont défriché la région des Grands  Lacs. Ils s’y
sont mêlés à des populations de langues nilotiques (nilo-
sahariennes) venues du nord, dont les célèbres Massaïs,
éleveurs nomades parcourant le Rift oriental. Dans les régions
les plus fertiles, des royaumes bantous prennent forme  : le
Buganda, sur la rive nord-ouest du lac Victoria, le Rwanda, le
Burundi et d’autres.

Les européens en Afrique


De la fin du XVe  au milieu du XIXe  siècle, des Européens
fréquentent les côtes africaines et s’y livrent à des trafics, dont
la traite des esclaves. À de rares exceptions près, ils ne
pénètrent pas à l’intérieur du continent faute de résister aux
maladies tropicales, en particulier la malaria. En 1820, deux
pharmaciens français, Joseph Pelletier (1788-1842) et Joseph
Caventou (1795-1877), parviennent à isoler la quinine, tirée
d’écorces de quinquina, puis à en faire un médicament d’usage
facile. Cela permet à des Européens d’explorer l’intérieur du
continent… en prélude à la «  ruée sur l’Afrique  », achevée à
l’orée du XXe siècle.

Les Européens sur la côte atlantique

Les Portugais longent les côtes africaines dans la seconde moitié


du XVe  siècle. En 1482, ils atteignent l’embouchure du Congo,
puis, en 1488, le cap de Bonne-Espérance, que Vasco de Gama
contourne pour arriver en Inde en 1498 (voir plus loin). Ils
s’établissent dans les îles du Cap-Vert (inhabitées), sur le littoral
qu’ils nomment la Côte de l’Or et dans l’île de São Tomé
(inhabitée), où des colons créent des plantations de canne à
sucre dès les années  1480. Ainsi débute la traite des esclaves
dans le golfe de Guinée.

Les Portugais s’intéressent aussi au royaume du Kongo, et y


débarquent des missionnaires en 1491. Le roi Afonso, converti
au christianisme, règne de 1506 à 1543 et tente de s’opposer à la
traite. Le kikongo fut la première langue bantoue transcrite en
caractères latins. Un missionnaire rédige un catéchisme en
1624, un autre établit un dictionnaire kikongo-latin-espagnol en
1652. Une grammaire (en latin) paraît à Rome en 1659. Sur
place, toutefois, le christianisme se diffuse en portugais, langue
acquise par les castes dirigeantes. Le royaume du Kongo s’étiole
au XVIIIe  siècle, tandis que les Portugais portent leur attention
sur leur colonie d’Angola, où ils ont fondé la ville de Luanda en
1574. C’est d’Angola que partent la majorité des esclaves
destinés au Brésil.

Les Hollandais prennent le pas sur les Portugais durant la


première moitié du XVIIe siècle. Initiateurs de la traite atlantique
à grande échelle et du commerce triangulaire, ils vendent des
esclaves dans les Caraïbes. Anglais et Français leur font
concurrence dès la seconde moitié du siècle. Les principaux
établissements européens liés à la traite se situent alors au
Sénégal (où les Français fondent Saint-Louis en 1659), sur la
Côte de l’Or et en Angola. Ils tendent ensuite à se concentrer sur
la côte dite « des Esclaves » (entre Accra et Lagos), puis dans la
baie du Biafra et jusqu’à l’embouchure du Congo, l’Angola
demeurant aux mains des seuls Portugais. La traite atteint sa
plus grande ampleur au XVIIIe  siècle  : plus de 6  millions
d’esclaves africains auraient été débarqués en Amérique de
1700 à 1810. Les Européens recherchent aussi de l’or. Dès 1482,
les Portugais avaient fondé le fort d’Elmina sur la Côte de
l’Or.  Les Hollandais les en ont évincés au XVIIe  siècle, bientôt
rejoints par d’autres, Anglais et Danois en particulier.
Quand le Parlement de Londres interdit la traite en 1808, la
marine britannique entreprend de s’y opposer sur les côtes
d’Afrique de l’Ouest. Elle établit à Freetown (Sierra Leone) la
base de ses opérations. C’est là qu’un créole dit «  krio  » prend
forme chez les esclaves libérés (voir p. 559).

Les Européens dans l’océan Indien

Après avoir contourné le cap de Bonne-Espérance, Vasco de


Gama trouve à Malindi (sur la côte de l’actuel Kenya) un pilote
pour le conduire en Inde. Les Portugais poursuivent ensuite
leur aventure vers l’est  : après s’être emparés de Malacca en
1511, ils prennent pied aux Indes orientales (actuelle
Indonésie). Simultanément, ils occupent sur la côte africaine
divers ports peuplés de Swahilis, dont Mombasa. Ils dominent
ainsi la navigation sur le pourtour de l’océan Indien, à tel point
que le portugais y devient la lingua franca des commerçants et
des marins.

Dès la première moitié du XVII e  siècle, toutefois, les Hollandais


supplantent les Portugais dans les Indes orientales. Aussi
fondent-ils en 1652 une escale au Cap (Kaapstad en
néerlandais), à mi-chemin entre la Hollande et Java. Le climat
tempéré permet à une colonie de se développer : on y comptera
environ 20 000 Blancs quand les Britanniques s’empareront du
Cap en 1795. Sur les côtes d’Afrique orientale, les Portugais
affrontent des navigateurs arabes, dont les Omanais, qui peu à
peu prennent le dessus. Ils se cantonnent dans leur colonie du
Mozambique à partir du milieu du XVIIIe siècle.

Les Portugais ont abordé à Madagascar en 1507, suivis d’autres


navigateurs européens, mais aucun ne s’y est attardé. Seuls les
Français fondent en 1642 un établissement, Fort-Dauphin, à la
pointe sud de l’île, pour l’abandonner trente ans plus tard. Il est
vrai qu’à la même époque ils s’installent sur l’île Bourbon
(actuelle Réunion), puis sur l’île Maurice et aux Seychelles au
siècle suivant. Ils y emploient des esclaves venus surtout du
Mozambique. Ainsi naissent les créoles du français encore
parlés dans ces îles. Les Britanniques s’en emparent en 1810 et
ne restituent à la France que la Réunion.

La ruée sur l’Afrique

La mainmise des puissances coloniales sur l’Afrique


subsaharienne prend une trentaine d’années : à peine entamée
en 1875, si ce n’est en Afrique du Sud, elle s’achève au début du
XXe siècle. C’est la « ruée sur l’Afrique ».

Récapitulons la situation en 1875. Sur la côte atlantique, on


compte trois colonies relativement étendues  : le Sénégal
(français), la Côte de l’Or (britannique) et l’Angola (portugais).
Les autres possessions se résument à quelques ports et à leurs
environs  : les Britanniques tiennent Bathurst (Gambie),
Freetown (Sierra Leone) et Lagos  ; les Français, Porto-Novo
(Dahomey) et Libreville (Gabon)  ; les Portugais, Cacheu et
Bissau (noyaux de la Guinée portugaise). S’y ajoutent des îles :
les Portugais conservent les îles du Cap-Vert, São  Tomé et
Principe, tandis que les Espagnols ont acquis Fernando  Poo en
1778. Sur la côte de l’océan Indien, au-delà du Natal (où les
Britanniques ont pris pied au milieu du XIXe  siècle), seuls les
Portugais ont une colonie : le Mozambique. Quelques îles sont
britanniques (Maurice, les Seychelles) ou françaises
(la Réunion, Mayotte).

L’Afrique de l’Ouest en 1956


En 1914, presque toute l’Afrique subsaharienne (hormis
l’Éthiopie et ses alentours) se trouve partagée entre la Grande-
Bretagne, la France, l’Allemagne, la Belgique et le Portugal.
Seules font exception deux petites colonies espagnoles
(Fernando  Poo et le Rio  Muni) et la République du Liberia. Le
découpage résulte de deux types d’opérations  : les frontières
ont été tracées sur des cartes approximatives (voire fausses)
dans le cadre de conférences internationales tenues en Europe,
puis ajustées par des accords bilatéraux à mesure que
progressaient les corps expéditionnaires sur le terrain. Elles ne
tiennent pas compte des réalités ethniques et linguistiques, en
scindant des populations pourtant homogènes, telles que les
Haoussas (répartis entre les souverainetés britannique et
française) ou les Bakongo (répartis entre les souverainetés
portugaise, belge et française).

Une dernière modification survient à l’issue de la Première


Guerre mondiale, quand l’Allemagne doit renoncer à ses
colonies, conquises par les Alliés. Le Togo et le Cameroun sont
partagés entre la France et la Grande-Bretagne, l’Afrique
orientale ex-allemande entre la Grande-Bretagne (Tanganyika)
et la Belgique (Ruanda-Urundi). Le Sud-Ouest africain (actuelle
Namibie) échoit à l’Afrique du Sud. Quand viendra l’heure des
indépendances, à partir de 1957, la carte ainsi rectifiée en 1919
n’aura pas changé.
L’Afrique bantoue en 1956

Les politiques coloniales

Les Britanniques se sont octroyé la plus belle part  : aux


alentours de 1950, leurs possessions subsahariennes comptent
au total environ 50  millions d’habitants, hormis l’Afrique du
Sud (13  millions), indépendante de facto depuis la Première
Guerre mondiale. Le Nigeria à lui seul en compte 25  millions,
soit autant que l’ensemble des possessions françaises au sud du
Sahara, Madagascar compris. Viennent ensuite les possessions
belges (15  millions environ) et portugaises (10  millions
environ).

Les politiques coloniales diffèrent, du moins dans leurs


principes généraux. Les Français mettent en place un système
hiérarchisé d’administration directe. Le gouverneur général (de
l’AOF ou de l’AEF [4] ) exerce son autorité sur les gouverneurs de
colonie, qui exercent la leur sur les commandants de cercle.
Aux échelons inférieurs se situent les chefs indigènes. En
contact direct avec la population, ils sont chargés de la collecte
des impôts, des réquisitions, du recrutement militaire, etc., mais
ils restent les instruments de l’autorité coloniale, toujours
révocables.

Les Britanniques sont réputés préférer l’administration


indirecte (Indirect Rule), comme ils la pratiquent dans le Nigeria
du Nord (l’ancien califat de Sokoto) : placés sous l’autorité de la
Couronne, les émirs continuent de gouverner au jour le jour.
En réalité, la politique britannique tend surtout à s’adapter au
terrain. En Côte de l’Or, l’administration directe prévaut dans la
région côtière, tandis qu’à l’intérieur le pays ashanti conserve
son particularisme. L’administration directe prévaut aussi là où
les colons blancs tiennent le haut du pavé, comme en Rhodésie
du Sud. En revanche, le Swaziland et le Basutoland conservent
chacun son roi…
En quelle langue scolariser les
Africains ?

Les politiques linguistiques reflètent les politiques coloniales  :


l’une ordonnée et centralisée, l’autre pragmatique.

Le « français tirailleur »
Le premier régiment de tirailleurs africains fut créé au
Sénégal en 1857 à l’instigation du général Louis Faidherbe
(1818-1889), alors gouverneur. L’appellation «  tirailleurs
sénégalais  » subsiste ensuite, bien que le recrutement
s’effectue principalement au Soudan français (actuel Mali).
Dans son ouvrage La Force noire (1910), le général Charles
Mangin (1866-1925) souligne la grande valeur militaire des
tirailleurs, qui pourraient combattre en Europe. Ils sont
effectivement engagés dès 1914 sur les fronts de la
Première Guerre mondiale, mais leur méconnaissance du
français soulève des difficultés.

Les autorités décident donc de promouvoir un français


simplifié, dit «  français tirailleur  ». En 1916, paraît un
manuel militaire destiné aux gradés  : intitulé Le  Français
tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, il vise à
normaliser le pidgin employé par les tirailleurs eux-
mêmes, que l’on nomme aussi « petit-nègre » à l’époque. Le
français tirailleur sortira de l’usage après la Seconde Guerre
mondiale.

Dans les colonies françaises, le français règne seul dans


l’administration et l’enseignement. Des décrets pris dans les
années 1930 interdisent l’emploi de toute autre langue dans les
écoles, même privées, sauf pour l’instruction religieuse. Cela ne
semble pas contrarier les vœux de la population, pour autant
qu’ils s’expriment  : l’enfant scolarisé en français avec succès
sera embauché comme employé, dans l’administration ou le
secteur privé… voire deviendra lui-même instituteur  ! En
résumé  : le français pour tous, à cette réserve près que le
nombre d’écoles reste très insuffisant.

Les Britanniques optent plutôt pour un enseignement primaire


en langue africaine. Encore doivent-ils choisir laquelle, car on
ne peut les employer toutes, faute de moyens et de personnel.
On sélectionne donc une langue déjà véhiculaire à un échelon
régional, quitte à introduire l’enseignement de l’anglais au
cours des dernières années du primaire. Ce système présente
des avantages : un taux de scolarisation plus élevé que dans les
colonies françaises et une progression du nombre d’Africains
sachant lire et écrire dans leur propre langue. En contrepartie,
la connaissance de l’anglais demeure moins répandue que celle
du français dans les colonies. C’est le cas en Rhodésie et au
Kenya, où les Blancs voient d’un mauvais œil la maîtrise de
l’anglais par les « indigènes ».
Au Congo belge, seuls les enfants des Blancs bénéficient d’un
enseignement complet en français (voire en flamand)  ; les
Africains sont cantonnés à un enseignement primaire dispensé
en une langue africaine. Qu’entend-on par « langue africaine » ?
Dans la mesure où l’on en compte environ 200 dans le pays, il
fallait choisir. Les autorités ont donc décidé de promouvoir
quatre langues véhiculaires : le lingala dans le Nord et l’Ouest,
le kikongo et le tshiluba dans le Sud, le swahili dans l’Est et au
Katanga. Autre particularité  : l’enseignement est en quasi-
totalité aux mains des missionnaires, principalement
catholiques. Il faut attendre 1950 pour que des enfants africains
accèdent à l’enseignement secondaire.

Dans les colonies portugaises, seul compte le portugais. En


Angola et au Mozambique, c’est à la fois la langue des Blancs
(administrateurs et colons) et celle des métis, devenus
nombreux au fil des siècles. Les Africains sont soumis à un
régime d’indigénat qui autorise le travail forcé. (Instauré en
1926, l’indigénat sera aboli en 1961.) Aux îles du Cap-Vert, en
Guinée et à São  Tomé, des créoles prévalent dans la vie
quotidienne.

Les créoles

Le mot «  Créole  » est apparu en Amérique (voir p.  618). En


espagnol, Criollos désignait les Blancs nés sur place, ceux nés en
Espagne étant dits Peninsulares. En portugais, on distinguait les
negros crioulos (nés au Brésil) des negros africanos (nés en
Afrique). Aux Antilles françaises, le mot s’est appliqué aux
Blancs nés sur place, mais aussi aux parlers dits «  patois
créoles  » apparus chez les esclaves dans les plantations. Il est
passé du français à l’anglais (creole) pour désigner de tels
parlers, avant de connaître, sur la côte d’Afrique au début du
XIXe siècle,
un nouvel avatar : le krio de Sierra Leone. Étonnant
retour, car l’histoire des langues que l’on nomme aujourd’hui
«  créoles  » a commencé en Afrique, dans le cadre de
l’expansion portugaise.

Les créoles portugais

En 1462, des Portugais s’installent à Santiago, île principale de


l’archipel du Cap-Vert (jusque-là inhabité) et y mettent au
travail des esclaves africains, qui font souche. Ainsi naît le
créole capverdien, le plus ancien créole connu. La période
coloniale s’accompagne d’un métissage dont les deux tiers de la
population actuelle sont issus. Aux XVIIIe  et XIXe  siècles, des
périodes de sécheresse et de famine poussent des Capverdiens à
émigrer, en particulier vers la Guinée portugaise et l’Angola.
D’autres s’embarquent sur des baleiniers américains. C’est
l’origine de l’émigration aux États-Unis, où les Capverdiens sont
aujourd’hui un demi-million, presque autant que dans
l’archipel. Les îles du Cap-Vert ont accédé à l’indépendance en
1975.

À l’époque coloniale, le créole était déconsidéré. Ce n’est plus le


cas, mais le portugais demeure l’unique langue officielle,
omniprésente dans l’administration, l’enseignement,  etc. Les
Capverdiens n’utilisent guère le créole à l’écrit et, s’ils le font,
c’est chacun dans son dialecte et sans que l’orthographe soit
standardisée.

La Guinée portugaise, colonie instituée en 1879, réunissait deux


comptoirs dépendant auparavant du Cap-Vert  : Cacheu, fondé
en 1588, et Bissau, fondé en 1687. Au tournant des XIXe  et
XXe siècles, les Portugais ont conquis l’intérieur avec des troupes

capverdiennes. La colonie devient indépendante en 1974 sous le


nom de Guinée-Bissau. Le créole capverdien s’est diffusé sur la
côte, puis vers l’intérieur à l’époque coloniale. Les populations
africaines autochtones l’ont adopté en tant que langue
véhiculaire et il est devenu, en pratique, la langue nationale,
bien que le portugais reste officiel. La Guinée-Bissau compte
2 millions d’habitants.

Plus à l’est, dans le golfe de Guinée, les Portugais colonisent, à


partir de la fin du XVe  siècle, les îles de São  Tomé et Principe,
auparavant inhabitées. Ils y établissent des plantations
esclavagistes de canne à sucre, puis de cacao. L’esclavage est
aboli en 1876. La population actuelle (200  000  personnes
environ) reflète cette histoire  : on distingue les filhos da terra
(« enfants de la terre »), issus de plusieurs siècles de métissages,
et les forros, descendants des esclaves libérés après l’abolition.
Presque tous les Santoméens parlent aujourd’hui le portugais,
langue officielle, mais les forros (un tiers de la population)
continuent d’employer un créole.

Pidgins et créoles de l’anglais

Sur la Côte de l’Or, les Portugais ont édifié des forts, à


commencer par celui de São Jorge da Mina (dit Elmina) en 1482.
Les Hollandais s’en emparent vers 1640, bientôt concurrencés
par les Anglais, les Danois et d’autres. Au XVIIIe siècle, les Anglais
deviennent les principaux acteurs de la traite des esclaves, en
particulier dans la région du delta du Niger. Alors se développe
le pidgin [5]  de l’anglais nommé Coast English ou Coast Jargon
par les voyageurs et négriers européens de l’époque et
aujourd’hui West African Pidgin English par les linguistes. C’est
à la fois une lingua franca le long de la côte et la langue usuelle
des communautés de Noirs et mulâtres vivant dans les
comptoirs anglais, hollandais et danois. Le pidgin s’y créolise,
donnant naissance au Guinea Coast Creole English. Les variétés
actuelles de créoles de l’anglais en dérivent  : krio de la Sierra
Leone, pidgins du Nigeria (naijá) et du Cameroun (kamtok) ou
encore pichi de Bioko, en Guinée-Équatoriale (voir p. 583).
Les esclaves libérés : Freetown et le krio
du Sierra Leone

Parmi les premiers abolitionnistes figure l’Anglais Granville


Sharp (1735-1813). À son initiative, quelques centaines d’anciens
esclaves vivant dans la misère en Angleterre sont installés en
1787 en Sierra Leone afin d’y fonder la « Province de la Liberté »
(Province of Freedom). L’utopie échoue pour des raisons
logistiques et sanitaires, mais l’idée fait son chemin.

En 1792, plus de mille anciens esclaves originaires des États-


Unis arrivent en Sierra Leone et y fondent Freetown. Il s’y
ajoute en 1800 un demi-millier d’esclaves marrons venus de
Jamaïque. Les difficultés restent toutefois considérables. La
situation bascule quand le Parlement britannique interdit la
traite en 1808. Freetown, érigée en colonie de la Couronne,
devient la base de la lutte de la Royal Navy contre la traite. On y
installe les esclaves libérés (recaptured) en mer, au nombre de
60  000 en un demi-siècle. Les missionnaires en font une
communauté christianisée et, surtout, instruite  : ce sont les
Krios («  Créoles  »), très souvent bilingues créole/anglais.
Nombre d’entre eux migrent ensuite en Côte de l’Or ou dans le
pays yorouba en tant que fonctionnaires de Sa Majesté,
missionnaires… ou entrepreneurs. Les Britanniques
conquièrent l’arrière-pays au cours de la seconde moitié du
XIXe  siècle. Quand la Sierra Leone accède à l’indépendance en
1961, l’anglais reste la langue officielle. Le krio, langue
maternelle de 10  % de la population (à Freetown et aux
environs), sert de langue véhiculaire dans tout le pays
(8 millions d’habitants).

Le Liberia

Le Liberia naît de l’initiative d’une association abolitionniste


américaine. Le premier contingent d’anciens esclaves venus
des États-Unis s’installe en 1822 sur un petit territoire qui
deviendra Monrovia. Bien qu’ils se heurtent à l’hostilité des
Africains autochtones, les nouveaux arrivants proclament
l’indépendance de la république du Liberia dès 1847. Non sans
paradoxe, la société ainsi instituée s’apparente à une colonie  :
les Libéro-Américains (au nombre de 22 000 vers 1900) forment
une aristocratie monopolisant le pouvoir. L’armée libérienne
prend le contrôle de l’intérieur du pays dans les années 1930. À
cette époque, outre les langues africaines autochtones et
l’anglais, en principe langue officielle, deux langues sont en
usage. Les descendants des immigrants du XIXe siècle parlent le
Liberian Settler English (« anglais des colons libériens »), issu de
l’African-American English (voir p.  653). La langue véhiculaire
usuelle dérive en revanche du West African Pidgin English,
comme le krio : on la nomme « kreyol ». Elle conserve ce rôle
aujourd’hui. Le Liberia compte 5 millions d’habitants.
Du pidgin du delta du Niger au naijá et au
kamtok

Le delta du Niger et, plus à l’est, des lagunes et des estuaires


(dont la Cross River) forment un labyrinthe où vivent des
populations de langues diverses  : l’itsekiri, l’ijo (ou ijaw),
l’ibibio, l’efik, etc. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, de petites cités-États
portuaires africaines y vivent du commerce, la traite
constituant une grande part de leur activité. Les clients sont des
négriers anglais. C’est ainsi que le vocabulaire du pidgin de la
région, jadis portugais, s’anglicise. Au XIXe siècle, tandis que les
Britanniques combattent la traite, les négociants africains du
delta et de la Cross River vendent de l’huile de palme. Dite Oil
Rivers («  Rivières de l’huile  »), la région est incorporée au
Nigeria au début du XXe  siècle. Le pidgin des Oil Rivers se
stabilise, puis les migrations internes le diffusent. Quand le
Nigeria accède à l’indépendance en 1960, il est devenu le
Nigerian Pidgin, langue véhiculaire un peu partout dans le pays
(voir p. 578).

Aux alentours du mont Cameroun, on parle aussi le pidgin des


Oil Rivers quand des Allemands s’y implantent dans les
années  1860. La conquête de la colonie du Cameroun débute
vingt ans plus tard. Par la suite, les Allemands y multiplient les
plantations. Ils tentent, en vain, d’interdire l’usage du pidgin
que les travailleurs originaires des régions côtières propagent à
l’intérieur du pays. Après la Première Guerre mondiale, le
passage du Cameroun sous administration britannique (à
l’ouest) et française (à l’est) n’y change rien  : l’usage du
Cameroonian Pidgin English, dit couramment kamtok (de Cam
et talk), ne cesse de progresser de part et d’autre (voir p. 582).

Les créoles du français : la Réunion,


Maurice et les Seychelles

On nomme « créole bourbonnais » l’ancêtre des actuels créoles


réunionnais, mauricien et seychellois, car leur histoire débute
sur l’île Bourbon, actuelle Réunion. Toutes les îles concernées
étaient inhabitées avant le XVIIe siècle. Les premiers colons sont
des Hollandais, présents de 1638 à 1710 sur l’île qu’ils nomment
Mauritius (Maurice). Les premiers colons français s’installent
sur l’île Bourbon en 1665. D’autres les imitent sur l’île de France
(nouveau nom de Mauritius) à partir de 1721, puis aux
Seychelles à partir de 1770. Tous emploient des esclaves, venus
surtout du Mozambique. Ainsi naissent les variétés de créole.
Les Britanniques s’emparent des îles en 1810, puis restituent
l’île Bourbon à la France en 1815. (Nommée île de la Réunion en
1793, elle retrouvera définitivement ce nom en 1848.)

Durant la première moitié du XIXe siècle, Maurice et la Réunion


deviennent des «  îles à sucre  ». Après l’abolition de l’esclavage
(en 1833 à Maurice, 1836 aux Seychelles et 1848 à la Réunion),
les planteurs font appel à des travailleurs sous contrat
(« engagés ») recrutés en Inde. C’est surtout le cas à Maurice, où
le nombre de tels travailleurs débarqués au XIXe  siècle se
compte en centaines de milliers. Il s’y ajoute une minorité de
Chinois, tant à Maurice qu’à la Réunion. Maurice accède à
l’indépendance en 1968, les Seychelles en 1976. En revanche, la
Réunion demeure une terre française, avec le statut de
département d’outre-mer depuis 1946. Bien qu’évoluant dans
des contextes très différents, les trois créoles conservent un air
de famille. Chacun d’eux est aujourd’hui la langue parlée
usuelle de la grande majorité des habitants.

À l’île Maurice (1,3  million d’habitants), c’est d’autant plus


remarquable que les «  Créoles  » (descendants plus ou moins
métissés des esclaves africains) ne forment que le quart d’une
population dont plus des deux tiers sont des Indo-Mauriciens.
Après avoir migré dans l’île, ces derniers ont adopté le créole en
usage sur les plantations. Il est vrai qu’ils parlaient une diversité
de langues indiennes et que le recours à une langue véhiculaire
s’imposait.

Le multilinguisme caractérise aujourd’hui l’île Maurice.


L’anglais, langue de la puissance coloniale pendant un siècle et
demi, reste celle de l’administration, mais il n’y a pas de langue
officielle. Le français conserve un rôle éminent en tant que
langue de référence du créole et langue de l’élite d’origine
française (les Franco-Mauriciens). Il domine dans les médias,
tant écrits qu’audiovisuels. L’enseignement primaire débute en
général en français, puis devient bilingue français-anglais.
L’anglais prévaut ensuite. Les Mauriciens deviennent ainsi
trilingues créole-français-anglais, s’ils réussissent leurs études.
Certains sont même quadrilingues, car quelques langues
indiennes restent enseignées, pour maintenir des traditions
religieuses. Bien qu’omniprésent (y compris, de façon
informelle, dans l’enseignement), le créole demeure
déconsidéré. Des écrivains en créole, tel l’Indo-Mauricien Dev
Virahsawmy, auteur de théâtre et poète, s’efforcent de le
promouvoir en arguant que c’est la véritable langue
«  nationale  », mais la classe politique redoute toute remise en
cause du savant équilibre atteint entre le français et l’anglais.

La situation linguistique est plus simple à la Réunion


(900 000 habitants) : le français, unique langue officielle, règne
dans tous les domaines, à commencer par l’enseignement. À
l’exception des Z’oreilles (Français métropolitains), tout le
monde parle néanmoins le créole : les Kaf (« cafres », d’origine
africaine), les Malbar (d’origine indienne, surtout tamoule), les
Ti-blan («  Petits Blancs  »), les Zarab (Indiens musulmans),  etc.
Doté en 2014 du statut de langue régionale (voir p.  326), le
créole est aujourd’hui enseigné dans les écoles à titre facultatif
et étudié à l’université. Il est régi par un organisme officiel  :
Lofis La Lang Kréol.

Aux Seychelles (100  000 habitants), trois langues sont


«  nationales  »  : le créole, l’anglais et le français. France-Albert
René, fondateur du Parti populaire (People’s Party, en créole
Parti Lepep, « le Peuple »), a exercé le pouvoir de 1977 à 2006. Il
a systématiquement promu le créole seychellois (Kreol
Seselwa), devenu dès 1981 la langue de l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture à l’école. Les élèves passaient ensuite au
français et plus tard à l’anglais. Mais la pression de l’anglais s’est
révélée trop forte : ayant relégué le français à la troisième place
dans l’enseignement dès les années 1990, il prévaut aujourd’hui
dans tous les domaines, comme avant l’indépendance.

Du Sénégal au Tchad

« Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé cet


outil merveilleux, la langue française.  » Ainsi s’exprimait
Léopold Sédar Senghor (1906-2001), président de la République
du Sénégal de 1960 à 1980, poète et penseur élu à l’Académie
française en 1983, le premier Africain dans ce cas. Il fut l’un des
principaux initiateurs de la « francophonie » (voir p. 335) et en
demeure aujourd’hui la figure la plus emblématique.

Avant de promouvoir la francophonie, il fallait mener à bien la


décolonisation : les Britanniques avaient donné le coup d’envoi
en accordant en 1957 l’indépendance à la Côte de l’Or,
rebaptisée « Ghana ». Revenu au pouvoir en France en 1958, le
général de Gaulle fait rédiger une nouvelle Constitution. Elle
substitue à l’empire colonial une Communauté d’États
membres, dont la France conserve la direction. Lors du
référendum de septembre  1958, chacune des anciennes
colonies africaines vote massivement «  oui  » à la nouvelle
Constitution instituant la Communauté, sauf la Guinée qui, de
ce fait, accède aussitôt à l’indépendance. Mais la Communauté
n’a qu’un temps : ses États membres obtiennent l’indépendance
dès 1960.

Cela ne modifie pas d’emblée les situations linguistiques  : le


français demeure la langue officielle et celle de l’enseignement,
seule la Guinée s’efforçant de s’en affranchir. Les débats portent
ensuite sur le partage des rôles avec les langues africaines et
entre les langues africaines elles-mêmes. Les réponses diffèrent
selon les États  : dans certains cas, une langue africaine
prédomine ; dans d’autres non, ce qui, le cas échéant, favorise
la diffusion d’un français « africanisé ».

Une telle diversité de situations linguistiques n’est pas propre à


l’Afrique jadis française. Elle caractérise aussi les autres
anciennes colonies, britanniques, belges ou portugaises. Cela
incite à ne pas traiter successivement l’Afrique francophone,
puis anglophone, puis lusophone, mais plutôt à voyager d’une
grande région africaine à une autre. Dans l’ouest de l’Afrique,
on en distingue deux. Au sud du Sahara, une vaste zone de
savane s’étire de l’Atlantique au lac Tchad et au-delà. Plus au
sud, le long du golfe de Guinée, la savane cède la place à la forêt.
Commençons par la savane.

Le Sénégal
Le périple débute au Sénégal, doyenne des colonies françaises
d’Afrique. Elle avait naguère pour capitale Saint-Louis, fondée
en 1659. À la fin du XIXe  siècle, quatre communes (Saint-Louis,
l’île de Gorée, Rufisque et Dakar) sont dotées d’un statut
particulier  : leurs habitants jouissent de la citoyenneté
française. Les autres Sénégalais sont des « nationaux français de
statut local  », autrement dit des indigènes, tel Léopold Sédar
Senghor, fils d’un aristocrate sérère. Il entame des études
supérieures à Paris en 1928, obtient en 1932 la citoyenneté
française et réussit en 1935 le concours d’agrégation de
grammaire, le premier Africain dans ce cas. En 1939, il est
néanmoins enrôlé dans un régiment d’infanterie coloniale où
persiste l’emploi du « français tirailleur » (voir p. 557).

Aujourd’hui, la langue française chère à Senghor demeure sur


un piédestal, mais les Sénégalais ont opté pour une autre
langue usuelle, le wolof, la plus importante des quelque 35
langues africaines parlées dans le pays. Les Wolofs, présents de
longue date dans la moitié ouest du Sénégal, forment environ
40 % de la population (16,5 millions). Leur langue a bénéficié de
sa position géographique quand Dakar, ville nouvelle, est
devenue en 1902 capitale de l’AOF. Après l’indépendance, la
croissance de l’agglomération a renforcé son rôle  : on estime
que plus de 90  % des Dakarois l’emploient quotidiennement.
Mais le wolof, en usage dans toute la société, reste une langue
surtout orale.

Les Peuls (dont la langue se nomme ici pulaar) vivent dans le


nord et l’est du pays. L’aire du sérère, langue de Senghor, est
enclavée dans celle du wolof, au sud-est de Dakar. Dans le sud-
est du territoire prévaut le mandinka (ou malinké) et en
Casamance (sud du Sénégal, entre la Gambie et la Guinée-
Bissau), les dialectes du diola. Le wolof, le peul, le sérère et le
diola relèvent du groupe atlantique des langues nigéro-
congolaises. Le mandinka est une langue mandée.

La Guinée

Lors du référendum de 1958, Sékou Touré (1922-1984),


syndicaliste et principal leader politique en Guinée, incite ses
compatriotes à voter « non », et rompt ainsi avec la France. Il se
fixe pour objectif d’édifier une «  société socialiste  », dans le
cadre d’un régime très autoritaire. Sa politique linguistique vise
l’africanisation, mais abandonner le français  du jour au
lendemain se révèle difficile…

À la fin des années 1960, le français cède pourtant la place à des


langues africaines régionales dans l’enseignement primaire.
Parmi elles figurent le peul (nommé ici pular), parlé dans le
Fouta-Djalon (ou Moyenne-Guinée), et deux langues mandées,
le soussou en Guinée maritime (où se situe la capitale, Conakry)
et le maninka (ou malinké, la langue de Sékou Touré) en Haute-
Guinée. S’y ajoutent diverses langues en Guinée forestière, aux
confins du Sierra Leone et du Liberia. La politique
d’africanisation échoue néanmoins pour de multiples raisons,
en particulier matérielles  : l’unique imprimerie du pays, à
Conakry, ne peut faire face à la demande de manuels. Après la
mort de Sékou Touré, le nouveau régime revient à un
enseignement primaire en français.

L’importance relative des principales langues parlées en Guinée


et les rivalités politiques qui en résultent interdisent que l’une
d’elles acquière la prééminence. Le pular s’est imposé au Fouta-
Djalon quand des Peuls y ont fondé au XVIIIe  siècle un État
musulman théocratique. Ses locuteurs forment aujourd’hui les
deux cinquièmes de la population guinéenne (13  millions).
Ceux du maninka en forment plus du tiers et ceux du soussou
moins de 15  %, mais ils bénéficient de leur situation
d’autochtones de la capitale. Il s’ensuit que le français, loin de
décliner, demeure la seule langue de portée nationale.

Le Mali

L’ancienne colonie du Soudan français prend après


l’indépendance le nom de Mali, comme l’empire qui s’étendait
sur le même territoire aux XIIIe  et XIVe  siècles (voir p.  547). La
principale langue, dite en français «  bambara  », se nomme
bamanakan, «  langue bamana  ». Elle relève du groupe
mandingue de la famille des langues mandées. Parmi les autres
langues mandingues figurent le mandinka parlé dans l’ouest du
Mali, le sud du Sénégal et la Gambie ; le maninka parlé par les
Malinkés de Haute-Guinée  ; enfin le dioula, parlé dans l’ouest
du Burkina Faso et le nord de la Côte d’Ivoire. Les langues
mandingues se ressemblent, à tel point que certains linguistes
les considèrent comme des dialectes. Leurs appellations ont du
reste une même origine, Manden-ka, «  habitant du Manden  »,
désignant le cœur historique de l’Empire du Mali. Il existe par
ailleurs des langues mandées non mandingues, dont le soninké
parlé dans le nord-ouest du Mali et le soussou de Guinée
maritime.

Le bambara est la langue première de la moitié de la population


malienne (20  millions), vivant dans le centre du pays. Il
prédomine dans la capitale, Bamako –  où prend forme une
langue standard appelée «  bambara moderne  »  –, et se diffuse
en tant que langue véhiculaire parlée, le français demeurant la
langue de la plupart des écrits.

En descendant le Niger en aval de Bamako, on quitte le pays


bambara pour la région du Macina (ou «  delta intérieur  » du
Niger), surtout peuplée de Peuls. Le plus illustre enfant du pays,
Amadou Hampâté Bâ (v.  1900-1991), de famille noble peule, a
reçu une double éducation, religieuse musulmane puis
française. Après avoir servi dans l’administration coloniale, il se
passionne pour la tradition orale des Peuls. On lui doit la
célèbre formule : « Dans mon pays, chaque fois qu’un vieillard
meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », prononcée alors que,
après l’indépendance du Mali, il était devenu membre du
Conseil exécutif de l’UNESCO. Bâ est aussi poète (en peul) et
écrivain (en français). Son récit intitulé L’Étrange Destin de
Wangrin. Les roueries d’un interprète africain (1973) se situe au
carrefour des langues et des pouvoirs, typique de l’Afrique
coloniale.

Non loin du Macina, sur la rive droite du Niger, vivent les


Dogons, que leur habitat traditionnel accroché à la falaise de
Bandiagara a rendus célèbres. Au nombre de 700  000 environ,
ils forment un peuple à part  : leur demi-douzaine de langues
diffèrent nettement de toutes les autres langues nigéro-
congolaises.

En aval se dessine la boucle du Niger, ponctuée par


Tombouctou et Gao, ancienne capitale de l’Empire songhaï (XVe-
XVI e siècles,
voir p. 547 ). Ce dernier a donné son nom à la langue
songhaï, habituellement classée dans la famille nilo-saharienne,
mais très influencée par le berbère et les langues mandées.
Parlé dans la vallée du Niger jusqu’à la frontière du Nigeria, le
songhaï forme un continuum de dialectes dont le plus
important, nommé zarma, prédomine à Niamey, capitale de la
République du Niger. Au nord du fleuve, le Mali inclut enfin une
partie du Sahara, où vivent des Touareg (voir l’encadré).

Les Touareg en révolte


De langue berbère, les Touareg formaient
traditionnellement une société très hiérarchisée, composée
de nobles guerriers, de vassaux, de serfs (éleveurs de
bétail) et de captifs (descendants de Noirs razziés). Ils ont
longtemps résisté à la progression des Français dans le
Sahara, ne s’inclinant qu’au début du XXe siècle. Le régime
colonial a affaibli les nobles guerriers au  bénéfice des
éleveurs.

Le traumatisme majeur fut en 1960 celui des


indépendances. Les Touareg, qui avaient établi de bonnes
relations avec les militaires français, sont devenus
ressortissants d’États africains qui ne se souciaient pas
d’eux. De surcroît, après 1970, la sécheresse a décimé leur
seule ressource : le bétail.

Les Touareg se rebellent au Mali et au Niger de 1990 à 1996,


puis de 2006 à 2009. La «  guerre du Mali  » (2012-2015)
oppose les forces maliennes aux Touareg revendiquant
l’indépendance de l’Azawad, la moitié nord-est du pays. Elle
se mêle à un conflit plus général, dit «  guerre du Sahel  »,
opposant des groupes salafistes djihadistes aux États de la
région.

Le Burkina Faso

En 1983, le capitaine Thomas Sankara (1949-1987) s’empare du


pouvoir en Haute-Volta, puis met en œuvre un programme
révolutionnaire. L’année suivante, la «  république
démocratique et populaire  » ainsi instituée prend le nom de
«  Burkina Faso  ». Il signifie «  patrie des hommes intègres  » et
combine deux mots  : Burkina, « intégrité, honneur » en moré,
et Faso, «  terre  » ou «  patrie  » en dioula. Les habitants sont
nommés Burkinabè (mot invariable), le suffixe bè désignant
l’«  habitant  » en peul. Ainsi sont symboliquement associées
trois langues importantes. Sankara meurt assassiné en 1987,
mais le nouveau nom du pays n’est pas remis en cause.

Les Mossis, de langue moré, forment la moitié de la population


(20 millions). Ils vivent dans le centre du pays et prédominent
dans la capitale, Ouagadougou, résidence du vénéré moro naba,
roi traditionnel des Mossis (moro signifie «  monde  » et naba
«  chef  »). Le moré relève du groupe gour (ou voltaïque) des
langues nigéro-congolaises, comme le gourmantché parlé dans
l’est du pays. Les Peuls (un dixième de la population) vivent
dans le nord, aux confins du Mali et du Niger. Le dioula, proche
du bambara du Mali, sert de langue véhiculaire à Bobo-
Dioulasso et dans l’ouest. Le nom de la ville, longtemps rivale
de Ouagadougou, signifie en dioula « maison des Bobo-Dioula ».
Les Bobo sont une population locale. Les Dioulas descendent de
marchands musulmans de langue mandingue qui, au fil des
siècles, ont migré depuis l’actuel Mali vers l’est et le sud, au
Burkina Faso et dans le nord de la Côte d’Ivoire.

En tant que langue véhiculaire nationale, le moré est


concurrencé par le dioula dans l’ouest du pays et, un peu
partout, par un français populaire (parfois dit «  français de
Ouaga ») voisin de celui parlé en Côte d’Ivoire.
Le Niger

En aval de Gao, le fleuve pénètre dans la République du Niger et


atteint sa capitale, Niamey. La configuration géographique de
cet État résulte d’un accord franco-britannique conclu en 1890.
Il traçait –  sur la carte  – une ligne s’étirant de Say (au sud de
Niamey) au lac Tchad afin de délimiter deux zones d’influence :
des Britanniques au sud, des Français au nord. Ni les uns ni les
autres n’avaient pris pied dans la région, ce qu’ils feront entre
1899 et 1905. Les Haoussas furent ainsi divisés entre le Nigeria
(voir p. 576) et le Niger, où ils sont une douzaine de millions.

La grande majorité de la population nigérienne (23 millions) se


concentre dans le sud du pays, répartie en deux groupes
principaux. À l’ouest, dans la région de Niamey, vivent les
Zarmas (dits Djermas à l’époque coloniale), dont la langue
s’apparente au songhaï parlé plus en amont. Ils forment près du
quart de la population. Le long de la frontière du Nigeria vivent
les Haoussas et, plus à l’est, des Kanouri, comme au Nigeria
voisin. Parmi les Haoussas et les Kanouri vivent aussi des Peuls.
Au nord du 15e  parallèle, les trois quarts désertiques du pays
sont le domaine des Touareg (voir l’encadré).

Le Tchad
La République du Tchad a pour cœur l’ancien État musulman
du Kanem (voir p.  549). Elle associe deux ensembles très
différents de populations  : dans le Nord, en grande partie
désertique, vivent des peuples nomades (Toubous, etc.) ; dans le
Sud, pays de savane, les descendants des victimes des raids
esclavagistes musulmans. À l’époque coloniale, les Français
maintiennent les nomades sous administration militaire, en
particulier dans les régions du Tibesti, du Borkou et de l’Ennedi,
proches de la Libye. Dans le Sud, ils encouragent les missions
chrétiennes.

François Tombalbaye (1918-1975), président du Tchad devenu


indépendant en 1960, est un Sara, originaire du Sud. Il a le tort
de nommer dans le Nord des fonctionnaires sudistes  : dès le
milieu des années 1960, la révolte éclate parmi les musulmans.
Tombalbaye meurt en 1975, victime d’un coup d’État. Des
hommes du Nord prennent ensuite l’ascendant, dont Hissène
Habré (un Daza), seul au pouvoir à partir de 1982, puis expulsé
en 1990 par un autre homme du Nord, le colonel Idriss Déby
(un Zaghaoua), élu président en 1996 et toujours en place en
2019.

Le clivage Nord-Sud ne résume toutefois pas la situation


linguistique, faite d’un enchevêtrement d’environ 130 langues
réparties en six groupes principaux, dont quatre relèvent de la
famille nilo-saharienne (soudanien central, saharien, mabane et
soudanien oriental) et deux de la famille afro-asiatique (les
langues tchadiques et l’arabe). Dans le Sud, un tiers des
16  millions de Tchadiens parlent des langues du groupe
soudanien central, dont le sara. Du groupe saharien relève le
kanembou, parlé à l’est du lac Tchad, jadis langue de l’État du
Kanem. En relèvent aussi les langues des nomades du Nord  :
Tédas et Dazas (collectivement connus sous le nom de Toubous)
et Zaghaouas, frontaliers du Soudan. Les langues mabanes
(maba, massalit, etc.) sont parlées plus au sud, dans la région du
Ouaddaï, et celles du groupe soudanien oriental dans le sud-est
du pays.

L’aire des langues tchadiques s’étire dans le centre du pays,


entre le lac Tchad et le Ouaddaï. Le massa est la plus importante
d’entre elles. Dans le centre du pays aussi, dispersés parmi les
autres communautés linguistiques, plus de 10 % des Tchadiens
ont pour langue maternelle l’arabe tchadien. Ses origines, mal
connues, résultent de migrations vers l’ouest d’éleveurs
musulmans de bovins, dits Baggaras, venus du sud de l’actuel
Soudan, peut-être dès le XVIIe  siècle. Toujours est-il que leur
dialecte de l’arabe s’est diffusé au Tchad, au point d’y devenir la
principale langue véhiculaire, aujourd’hui utilisée par la moitié
de la population. C’est la langue quotidienne à N’Djamena, la
capitale.

Deux langues sont officielles : le français (langue du pouvoir et


des élites) et, depuis 1978, l’arabe.

Les riverains du golfe de Guinée


En longeant la côte du golfe de Guinée à l’aube du XXe siècle, on
pouvait faire escale chez les Français (à Grand-Bassam, Côte
d’Ivoire), les Britanniques (à Accra, Côte de l’Or), les Allemands
(à Lomé, Togo), les Français (à Porto-Novo, Dahomey), les
Britanniques (à Lagos,  Nigeria), les Allemands (à Douala,
Cameroun), les Français (à Libreville, Gabon). Depuis ces ports
s’est faite la conquête de l’arrière-pays, chaque puissance
s’efforçant d’avancer le plus loin possible… plus rapidement
que les autres. En édifiant le Nigeria, les Britanniques se sont
taillé la part du lion. La Première Guerre mondiale a ensuite
privé les Allemands de leurs possessions, partagées entre les
Français et les Britanniques.

La Côte d’Ivoire

La population de la Côte d’Ivoire est passée de 3,8  millions en


1965 à 23  millions au recensement de 2014, soit un bond de
600  % en un demi-siècle. Dans le même temps, la population
d’Abidjan passait de 250 000 à 4,7 millions… À une forte natalité
s’ajoute un afflux d’étrangers, qui forment aujourd’hui le quart
de la population du pays. Ils viennent principalement du
Burkina Faso, du Mali et de Guinée.

Autre caractéristique de la Côte d’Ivoire  : la dispersion


linguistique. Seuls 16  % des Ivoiriens ont pour langue
maternelle le baoulé, langue africaine la plus importante. Les
autres langues nigéro-congolaises relèvent des groupes kwa
dans le sud-est, krou dans le sud-ouest, mandé dans le nord-
ouest et gour dans le nord-est. Le baoulé était la langue de Félix
Houphouët-Boigny (1905-1993), président de la République de
l’indépendance à sa mort. C’est lui qui a décidé, en 1983, de
transférer la capitale politique d’Abidjan à Yamoussoukro, sa
ville natale, qui compte aujourd’hui près de 400  000 habitants.
La langue usuelle –  outre le français  – n’y est toutefois pas le
baoulé mais le dioula, venu du nord (voir p.  548). Il en va de
même à Bouaké, deuxième ville du pays (1,5  million
d’habitants).

La bigarrure linguistique favorise le français et, plus encore, le


«  français populaire ivoirien  » (FPI), comme le nomment les
linguistes. Né à Abidjan dans le contexte d’une immigration
massive de populations rurales parlant des langues très
diverses et apprenant le français «  sur le tas  », faute de
scolarisation préalable, le FPI emprunte aux langues africaines
quantité de tournures, images, expressions,  etc. C’est un
français «  africanisé  » [6] . Condamné par les professeurs et les
fonctionnaires, qui y voyaient un frein à la maîtrise du «  bon
français  », son usage s’est néanmoins répandu parmi les élites
en tant que mode d’expression spécifiquement africain. De
surcroît, la littérature l’a consacré  : dans Allah n’est pas obligé
(2000), le grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-
2003) fait parler en FPI son héros Birahima, devenu enfant-
soldat au Liberia.
Une comparaison s’impose avec Dakar, l’autre grande
métropole d’Afrique de l’Ouest officiellement francophone. Le
wolof, langue autochtone, s’y est établi comme langue usuelle
en raison de sa situation centrale. À Abidjan, rien de tel : seul le
français pouvait servir de liant dans le melting-pot, pourvu qu’il
s’«  africanise  ». En conséquence, le FPI devient peu à peu la
langue véhiculaire nationale.

Le Ghana

Le créole de l’anglais apparu le long du golfe de Guinée (voir


p. 559) s’est perpétué en Sierra Leone, au Nigeria et ailleurs, non
au Ghana, l’ancienne Côte de l’Or. Pourquoi ? Il s’y est trouvé en
concurrence avec l’akan, parlé sur le littoral et qui était aussi la
langue de la puissante confédération des Ashantis, dominant
l’arrière-pays avant que les Britanniques ne les soumettent à la
fin du XIXe siècle.

L’akan forme un continuum de dialectes. Celui des Fantis, sur la


côte à l’ouest d’Accra, se nomme fante. Les Ashantis (capitale :
Koumassi [Kumasi]) parlent le dialecte asante. À l’est du pays
ashanti prévaut le dialecte akuapem et, au nord, le dialecte
abron (ou brong). Le fante, l’asante et l’akuapem sont
mutuellement intelligibles. Un dernier point  : les locuteurs de
l’asante et de l’akuapem nomment «  twi  » la langue qu’ils
parlent… Au total, plus de 45 % des Ghanéens ont pour langue
maternelle un dialecte de l’akan.

L’akan (twi) est-il devenu pour autant une langue véhiculaire à


l’échelle du pays, comme le wolof au Sénégal  ? La question
d’une langue nationale, posée dès les premières années
d’indépendance, a fait l’objet d’un grand débat au Parlement en
1961. Certains voyaient dans l’adoption d’une telle langue le
moyen de forger un véritable État-nation, débarrassé de tout
«  tribalisme  », et portaient leur choix sur l’akan. D’autres,
n’étant pas de langue akan, s’y opposaient d’autant que
l’hégémonie des Ashantis, avant leur défaite face aux
Britanniques, n’avait pas laissé de bons souvenirs. Le chef de
l’État, Kwame Nkrumah (1909-1972), surnommé l’Osagyefo (le
« Rédempteur » en akan), envisageait la question différemment.
Tout en se méfiant de l’aristocratie ashanti, il situait le
nationalisme ghanéen dans le contexte d’une unité africaine à
construire et percevait la langue anglaise comme un outil au
service du panafricanisme. Pour finir, l’anglais est demeuré
l’unique langue officielle, tandis que diverses langues africaines
bénéficient de dispositions particulières, dont un enseignement
dans le primaire à côté de l’anglais.

Après le départ de Nkrumah, renversé par un coup d’État


militaire en 1966, ce dispositif n’est pas remis en cause. Onze
langues sont aujourd’hui «  patronnées par l’État  » («  State
sponsored »), à commencer par les trois principales variétés de
l’akan  : l’asante twi, l’akwapem twi et le mfantse (ou fanti).
Dans le nord du pays prévalent des langues du groupe gour (ou
voltaïque), parlées par 25 % de la population. Trois d’entre elles
font partie des onze langues retenues  : le dagbanli (apparenté
au moré du Burkina Faso), le dagaare et le kasem. Les cinq
autres langues relèvent du groupe kwa (comme l’akan)  : dans
l’extrême sud-est, l’éwé, également parlé au Togo voisin  ; à
l’ouest de l’éwé, le dangme et le ga, langue autochtone d’Accra
et ses environs ; dans le centre-nord, le gonja ; enfin le nzema,
langue maternelle de Nkrumah, né dans l’extrême sud-ouest, à
la frontière ivoirienne.

L’agglomération d’Accra, la capitale, compte aujourd’hui


4,5  millions d’habitants, originaires du Ghana et d’autres pays
africains. Le twi y sert de langue véhiculaire usuelle à côté de
l’anglais, dont le statut prééminent n’est pas contesté. La
population totale du pays approche 30 millions.

Le Togo et le Bénin

Le Togo et le Bénin se ressemblent  : même configuration


géographique, mêmes situations linguistiques. Dans les deux
cas le sud du pays, urbanisé et développé, se distingue du nord,
plus traditionaliste. Au sud prévalent deux langues  : l’éwé au
Togo et le fon au Bénin, appartenant au sous-groupe gbe des
langues kwa. Au nord, les langues sont plus diversifiées. Parmi
celles relevant du groupe gour (ou voltaïque) figurent le kabiyè
au Togo et le bariba au Bénin.
Dans les deux pays, les hommes du nord se sont tournés vers le
métier des armes dès l’époque coloniale, ce qui leur a ouvert
des horizons… Au Togo, le lieutenant-colonel Gnassingbé
Eyadema (1935-2005), de langue kabiyè, s’est emparé du
pouvoir en 1967 – il est resté président de la République jusqu’à
sa mort. Au Bénin, le colonel Mathieu Kérékou (1933-2015),
originaire des montagnes de l’Atakora, a fait de même en 1972,
inaugurant ainsi vingt-huit années de présidence (1972-1991,
puis 1996-2006). C’est lui qui a décidé, en 1975, de donner au
pays le nom de « Bénin » (en référence au golfe du Bénin), car
« Dahomey » rappelait aux gens du nord les raids esclavagistes
menés par le royaume homonyme au XIXe siècle.

Au Togo (8  millions d’habitants), outre le français, langue


officielle, la Constitution mentionne deux langues
« nationales » : l’éwé (que 42 % des Togolais parlent à la maison)
et le kabiyé (13 %). Le mina, dialecte de l’éwé parlé à Lomé, sert
de langue véhiculaire dans le sud du pays, voire plus au nord.
Au Bénin (près de 12  millions d’habitants), la situation
linguistique est plus bigarrée : à la langue fon, parlée par 40 %
de la population, s’ajoutent l’adja (autre langue gbe, 15  %), le
yorouba (comme au Nigeria voisin, 15 %), le bariba du nord du
pays,  etc. Toutes ces langues se côtoient à Cotonou, capitale
économique du pays, dont l’agglomération compte près de
2  millions d’habitants. Cela a conduit à l’émergence d’un
« français populaire africain », comme à Abidjan.
Le Nigeria

Combien le Nigeria – État le plus peuplé d’Afrique – compte-t-il


d’habitants ? Selon Festus Odimegwu, président démissionnaire
de la commission ayant supervisé le recensement de 2006,
«  personne ne sait si la population s’élève à 120  millions,
150  millions, 200  millions  ; aucun Nigérian, ni la commission
que j’ai présidée, ni l’ONU, ni la Banque mondiale  ». Les seuls
résultats rendus officiels tiennent en quelques pages  : ce sont
les nombres d’hommes et de femmes dans chacun des 36 États
composant la fédération du Nigeria et dans chacune des
774  collectivités locales, la population totale s’établissant à
140 millions. Il y a néanmoins un progrès par rapport aux deux
recensements précédents (1973 et 1991), dont tous les résultats
avaient été contestés et annulés ! Progrès temporaire, semble-t-
il, car un nouveau recensement prévu en 2017, puis en 2018, a
été reporté sine die [7] .

Chaque État fédéré manipule les chiffres à son avantage  ; les


autorités fédérales enterrent les dossiers pour éviter les
controverses. Il en allait déjà ainsi au lendemain de
l’indépendance (1960), quand la fédération du Nigeria se
composait de trois régions, chacune caractérisée par une
langue principale : le yorouba dans l’Ouest, l’igbo dans l’Est, le
haoussa dans le Nord. Les batailles de chiffres opposaient alors
les populations  des régions méridionales (Ouest et Est), en
majorité chrétiennes, à celles de la région Nord, en majorité
musulmanes.

En 1966, des militaires putschistes assassinent le Premier


ministre, Sir Abubakar Tafawa Balewa (1912-1966), originaire du
Nord. L’année suivante, la région Est fait sécession sous le nom
de République du Biafra et la guerre éclate. Elle prend fin avec
la reddition des Biafrais (igbos en majorité) en janvier 1970. La
vie politique nigériane s’assigne ensuite un double objectif  :
renforcer la fédération et affaiblir ses composantes. En
pratique, une succession de régimes militaires impose un
pouvoir fédéral fort tout en découpant les trois anciennes
régions en États fédérés de  plus en plus petits  : leur nombre
passe de douze en 1967 à 36 en 1996. Le retour à un régime civil
stable date de 1999 et respecte une règle non écrite  : si le
président est du Nord (musulman), le vice-président est du Sud
(chrétien) et inversement.

Comment décrire les situations linguistiques dans pareil


contexte  ? On ignore le nombre de locuteurs des langues en
usage, elles-mêmes très nombreuses (de l’ordre de 500). Tout
juste sait-on que les locuteurs du haoussa, du yorouba et de
l’igbo se comptent en dizaines de millions et ceux d’une
quinzaine d’autres langues en millions. Il est vrai que les
Nigérians, comme les autres Africains, pratiquent le plus
souvent plusieurs langues, ce qui complique toute tentative de
vue d’ensemble… Mieux vaut commencer par un tour du pays,
région par région, et découvrir ensuite comment l’anglais et –
  plus encore  – le pidgin nigérian assurent une cohésion
linguistique à l’échelle nationale.

Le yorouba

L’histoire du yorouba moderne débute au temps de Samuel


Ajayi Crowther (v.  1809-1891), né près d’Oyo de parents
yoroubas. Capturé par des trafiquants d’esclaves quand il était
enfant, libéré par la Royal Navy puis débarqué à Freetown, il y
est pris en charge par les missions anglicanes. Il retourne à
diverses reprises dans son pays d’origine et, pour finir, devient
en 1864 le premier évêque anglican africain, son diocèse
couvrant le «  territoire du Niger  ». Crowther, qui s’est tôt
intéressé à l’étude des langues, rédige une grammaire du
yorouba (publiée à Londres en 1843) et un vocabulaire (1852).

Les Britanniques prennent possession de Lagos en 1861. Les


missionnaires et autres «  Saros  » (Yoroubas ayant transité par
Freetown) sont alors nombreux à Abeokuta, au nord de Lagos.
C’est là que paraît, à partir de 1859, le premier journal en
yorouba, Iwe Irohin. Mais, la guerre sévissant entre villes
voisines, les presses sont détruites en 1867. Le calme revient
quand les Britanniques prennent le contrôle du pays dans les
années 1890. Entre-temps, les missionnaires anglicans, réunis à
Lagos en 1875, ont fixé l’orthographe du yorouba.
Sous le régime britannique, la société yorouba, déjà urbanisée,
se politise et se syndicalise et les journaux se multiplient, tant
en yorouba qu’en anglais. Le premier roman en yorouba paraît
en 1938 : intitulé Ogboju Ode ninu Igbo Irunmale (« La Bravoure
d’un chasseur dans la forêt des dieux »), il a pour auteur un chef
traditionnel devenu enseignant, Daniel Olorunfemi Fagunwa
(1903-1963). Un autre écrivain yorouba, Wole Soyinka (né en
1934), le traduira en anglais en 1976. Il fut le premier Africain
honoré par un prix Nobel de littérature (en 1986), pour une
œuvre toute en anglais.

Le yorouba continue de prédominer dans le sud-ouest du


Nigeria. On distingue une vingtaine de dialectes. Le standard se
fonde sur celui d’Oyo, que parlait Crowther. À l’est du pays
yorouba s’étend l’aire de la langue edo, en usage à Benin City et
alentour.

Les langues du delta et de la Cross River

Au sud-est du pays yorouba, le delta du Niger, plusieurs


estuaires et des lagunes forment un immense labyrinthe
aquatique s’étirant sur plus de 500 kilomètres. Les petites cités
portuaires qui s’y développent aux XVIIe  et XVIIIe  siècles vivent
du commerce et de la vente d’esclaves aux négriers européens.
Quand les Britanniques s’attaquent à la traite, dans la première
moitié du XIXe siècle, les cités se convertissent à la vente d’huile
de palme, ce qui vaut à la région le nom d’Oil Rivers.

La langue autochtone du delta, l’ijo (souvent anglicisé en ijaw),


se distingue des autres langues nigéro-congolaises et forme à
elle seule une famille à part. Goodluck Jonathan, qui fut
président du Nigeria de 2010 à 2015, a pour parler maternel
l’izon, principal dialecte de l’ijo. Plus à l’est, jusqu’à la frontière
du Cameroun, prévalent trois langues étroitement
apparentées : l’ibibio, l’anaang et l’efik. En usage à Calabar, ville
fréquentée par les Portugais au XVIe  siècle, l’efik a servi de
langue véhiculaire sur la côte et à l’intérieur, le long de la Cross
River. Des missionnaires écossais l’ont transcrit au milieu du
XIXe siècle, mais son rôle a ensuite décliné au bénéfice du pidgin
né dans la région.

Les origines de ce pidgin remontent au XVIe  siècle  : d’abord


nourri de vocabulaire portugais, il s’anglicise à l’époque de la
traite, puis se stabilise au début du XXe  siècle (et se diffuse
ensuite vers le nord, voir p. 578). Dans la région des Oil Rivers,
où plusieurs langues se côtoient et se mêlent, l’usage du pidgin
ne cesse de progresser. Devenu la langue usuelle parlée par les
parents à leurs enfants, il se créolise tandis que la connaissance
des langues ancestrales se perd. Les dialectes de l’ijo sont les
plus menacés. C’est pourquoi l’État de Bayelsa (qui inclut le
delta) s’efforce de sauver au moins l’izon en développant son
enseignement et en finançant des publications.
La menace la plus grave est d’un autre ordre : l’exploitation du
pétrole, découvert en 1956, détruit les habitats et bouleverse la
vie de toutes les populations de la région. Quand les Ogoni, un
petit peuple vivant à l’est de Port-Harcourt, entreprirent de
protester, la répression ne tarda pas : en 1995, sous le régime du
général Abacha, la pendaison de neuf d’entre eux, dont
l’écrivain et scénariste Ken Saro-Wiwa (1941-1995), fit scandale
dans le monde entier.

L’igbo

En 1841, des Britanniques, accompagnés d’Africains ayant


transité par Freetown (dont Crowther), remontent le Niger
jusque chez les Igbos, dans l’arrière-pays des Oil Rivers. Ils
butent d’emblée sur la grande diversité de leurs dialectes, qui
freine le travail des missionnaires. Le premier texte rédigé en
igbo (un sermon) date de 1860.

Les Britanniques prennent le contrôle du pays igbo à partir de


1901. En 1905, les missionnaires s’accordent sur un compromis
entre divers dialectes  : on le nomme «  Union Igbo  ». La
traduction de la Bible aussitôt entreprise s’achève en 1913 et
joue un rôle littéraire fondateur. En y mêlant son propre
dialecte, Pita Nwana (v.  1881-1968), menuisier de son état, s’en
inspire quand il rédige le premier roman en igbo, Omenuko,
paru en 1935. Durant la même période, de nombreux Igbos
migrent vers les villes, ce qui estompe les divergences
dialectales au profit d’un igbo parlé commun. Les autorités
coloniales le mettent par écrit  : c’est le «  Central Igbo  », doté
d’une orthographe officielle en 1961.

Le traumatisme de la guerre du Biafra (1967-1970) soude le


peuple igbo et conduit à un renouveau littéraire. Mais c’est en
anglais que s’exprime le plus grand écrivain, Chinue Achebe
(1930-2013), célèbre dès la parution en 1958 de son premier
roman, Things Fall Apart (Tout s’effondre en traduction
française). Le récit se situe à la fin du XIXe siècle, quand les Igbos
font face aux missionnaires et colonisateurs.

Le haoussa

Lorsque la fédération du Nigeria accède à l’indépendance en


1960, elle se compose de trois régions : Ouest (surtout yorouba),
Est (surtout igbo) et Nord, où vit plus de la moitié de la
population. La région du Nord fait suite au califat de Sokoto,
conquis par les Britanniques au tout début du XXe siècle. Ceux-ci
ont alors supprimé la charge de calife tout en préservant
l’aristocratie issue du djihad d’Ousmane dan Fodio (voir p. 549).
Sous leur contrôle, elle a continué de gouverner au jour le jour,
perpétuant une société quasi féodale, massivement
musulmane. Ousmane dan Fodio et ses djihadistes, eux-mêmes
de langue peule, avaient rallié à leur cause les très nombreux
Haoussas, organisés en cités marchandes et guerrières depuis
plusieurs siècles. Il en est résulté la population mixte dite des
«  Haoussas-Peuls  » (Hausa-Fulani en anglais), de langue
haoussa, politiquement dominante dans le Nord.

L’islam semble avoir atteint le pays haoussa au XIVe  siècle. Les


premiers écrits connus en haoussa, du XVIIe  siècle, sont en
caractères arabes (adjami). Au temps du califat, l’arabe – langue
du droit et de l’administration  – joue un rôle éminent, tandis
que s’épanouit une littérature en haoussa : la poésie y tient une
grande place, d’inspiration traditionnelle (l’épopée des «  Sept
Haoussas », lointains fondateurs des cités) ou religieuse. Mais le
haoussa est aussi une langue véhiculaire, colportée depuis des
siècles par les marchands et dont l’usage n’a cessé de s’étendre.

C’est le cas au sud du califat lui-même, dans les régions que les
Nigérians nomment la Middle Belt («  Ceinture centrale  » ou
«  Zone du milieu  »), mosaïque de populations de langues très
diverses. Venus du Sud, des missionnaires anglicans s’y initient
au haoussa et, dès 1848, le transcrivent en caractères latins
(écriture dite « boko », de book). La première grammaire date de
1862, le premier dictionnaire de 1876. Quand, en 1897, Londres
charge Frederick Lugard (1858-1945) d’étendre la souveraineté
britannique vers le nord, califat compris, il recrute des
tirailleurs parmi les populations de la Middle Belt hostiles aux
musulmans (et à leurs razzias esclavagistes), mais qui ont le
haoussa pour lingua franca.
Après la conquête, Lugard continue de s’appuyer sur la langue
haoussa, omniprésente, non sans promouvoir l’écriture boko,
réputée «  neutre  », aux dépens de l’écriture adjami. Les
premiers écrits suivis en prose remontent aux années 1930. Les
autorités coloniales s’efforcent alors d’instaurer un système
d’enseignement moderne. Le premier journal en haoussa paraît
en 1939  : Gaskiya ta fi Kwabo («  La Vérité vaut plus qu’un
penny  »). Il a pour rédacteur en chef Abubakar Imam (1911-
1981), dont les écrits serviront de référence stylistique aux
prosateurs ultérieurs… et aux prosatrices, telle la romancière
Bilkisu Funtuwa (née en 1962), dont les Littattafan Soyayya
(«  romans d’amour  »), très populaires, ont pour cadre des
milieux musulmans polygames et fortunés.

L’emploi du haoussa continue de progresser : il se substitue peu


à peu aux multiples autres langues tchadiques (150 environ)
parlées au Nigeria, au Cameroun et jusqu’au Tchad. Seul le
kanouri, dans l’extrême nord-est du Nigeria, résiste. Il est vrai
que, relevant du groupe saharien des langues nilo-sahariennes,
il s’en distingue complètement. C’était la langue du royaume de
Kanem-Bornou, écrite en adjami depuis plusieurs siècles. Le
haoussa reste par ailleurs la lingua franca dans la Middle Belt,
mais la situation politique a changé  : la création de nouveaux
États, à partir de 1967, a permis aux populations locales
d’affirmer leur autonomie. Parmi elles figurent à l’ouest les
Nupe, sur la rive gauche du Niger. Gagnés par l’islam dès le
XVIII e  siècle, ils seraient de 3  à 4  millions. À l’est, les Tiv, au
nombre de 6 millions peut-être, vivent sur la rive gauche de la
Bénoué et sont en majorité chrétiens. Leur langue relève du
groupe bantoïde des langues nigéro-congolaises. Inclus dans la
région du Nord, ils s’étaient révoltés contre la domination
politique des Haoussas-Peuls dès les années 1950.

Combien le haoussa compte-t-il aujourd’hui de locuteurs en


tant que première langue  ? Selon Ethnologue [8] , environ
35 millions au Nigeria et 10 millions au Niger, ce qui le place en
tête des langues d’Afrique noire. Il s’y ajouterait près de
40  millions de locuteurs en tant que deuxième langue, moins
que le swahili (voir p. 589).

L’anglais et le pidgin

Le Nigeria a pour unique langue officielle l’anglais, tandis que


trois autres langues (le haoussa, l’igbo et le yorouba)
bénéficient d’un statut «  national  » en raison de leur
importance, comme à l’époque coloniale au sein de chacune
des trois régions.

Nul ne conteste que seul l’anglais puisse assurer une cohésion


linguistique à l’échelle du pays, mais sous quelle forme ? À côté
de l’anglais standard, langue des élites omniprésente dans les
écrits, un « anglais africain » purement oral s’est diffusé un peu
partout sous le nom de «  Nigerian Pidgin  » (ou, plus
simplement, « Naija », les deux premières syllabes de Nigerian
prononcées en anglais). Originaire de la région des Oil Rivers, le
pidgin a accompagné au XXe siècle les migrations à l’intérieur du
pays, puis la croissance spectaculaire des villes, à commencer
par Lagos, dont l’agglomération compte aujourd’hui plus de
20 millions d’habitants.

La popularité du pidgin s’explique : c’est à la fois un parler à la


portée de ceux qui ne maîtrisent pas l’anglais standard et une
lingua franca entre citadins venus des quatre coins du pays. Ses
domaines de prédilection ne cessent de se diversifier  :
programmes de radio et de télévision, publicité, sketches
d’humoristes (très appréciés), chanson populaire, chants
religieux,  etc., sans compter la vie quotidienne de la police ou
de l’armée. Le principal vecteur du pidgin, Radio Wazobia, émet
depuis Port Harcourt, dans le sud-est du pays. L’opinion d’un
Yorouba planteur d’hévéas (interviewé en 2012 par une
journaliste  du Guardian) justifie son succès  : «  Ce que dit
Wazobia est clair, alors qu’avant, à la radio, ce n’était que de la
f… grammaire », autrement dit de l’anglais standard.

Les détracteurs du pidgin y voient surtout le triste résultat des


insuffisances du système d’enseignement. En revanche,
certains linguistes nigérians le perçoivent comme une langue
nationale en puissance, à la fois «  africaine  » et ethniquement
«  neutre  ». Cela implique de le mettre par écrit. Aussi ces
linguistes et des écrivains ont-ils fondé en 2009 la Naija Langwej
Akedemi et proposé une orthographe harmonisée.

Le Cameroun
Le navigateur portugais Fernando Pó entre en 1472 dans
l’estuaire du Wouri (coulant à Douala) et le nomme Rio dos
Camaroes («  rivière des Crevettes  »), d’où l’anglais Cameroons,
l’allemand Kamerun et le français Cameroun. Un pidgin nourri
de vocabulaire portugais se développe, puis s’anglicise à
l’époque de la traite (XVIIe-XVIIIe  siècles) comme dans la Cross
River (voir p. 575).

En 1884, l’explorateur allemand Gustav Nachtigal (1834-1885)


signe des traités de protectorat avec les rois de Douala et
alentour… et coupe ainsi l’herbe sous le pied des Britanniques.
Des accords avec la Grande-Bretagne et la France esquissent des
frontières à l’ouest et au sud en 1885. La conquête du Cameroun
prendra une vingtaine d’années. Dans un premier temps, les
Allemands tentent d’interdire l’usage du pidgin, en vain  : les
travailleurs originaires des régions côtières  le propagent dans
les plantations (cacao, café, etc.) qui se multiplient à l’intérieur
du pays.

Français et Britanniques occupent le Cameroun lors de la


Première Guerre mondiale, puis le partagent, les deux
cinquièmes du territoire étant attribués aux premiers. Il est
placé sous le régime du mandat de la SDN en 1922, puis sous
celui de la tutelle de l’ONU en 1946. Le Cameroun français
demeure une entité distincte, tandis que le Cameroun
britannique est divisé en un secteur nord, rattaché de facto à la
région du Nigeria du Nord, et un secteur sud, constituant une
région à part.
Le Cameroun français, puis le Nigeria accèdent à
l’indépendance en 1960. Alors se pose la question du Cameroun
britannique, les nationalistes réclamant une «  réunification  ».
L’ONU fait procéder à un référendum en 1961. Le secteur nord
du Cameroun britannique opte pour le Nigeria, mais le secteur
sud rejoint le Cameroun ex-français pour former la République
fédérale du Cameroun.

Le fédéralisme n’a toutefois qu’un temps. Dès 1972, après un


référendum, la République «  fédérale  » devient la République
«  unie  », qualificatif supprimé en 1984. Comme de nombreux
Camerounais, les deux présidents successifs, Ahmadou Ahidjo
(1922-1989), de 1960 à 1982, puis Paul Biya, de 1982 à
aujourd’hui, ont en effet toujours considéré que le Cameroun
actuel faisait suite au Kamerun d’avant 1916 et qu’il était « un et
indivisible ». Une vision jacobine contestée par les anglophones.

La multiplicité des langues autochtones

Ses 250 langues (environ) placent le Cameroun au deuxième


rang des pays africains, derrière le Nigeria (500 environ) et
devant le Congo-Kinshasa (un peu plus de 200). Cela résulte de
la géographie du pays, recoupant du golfe de Guinée au lac
Tchad quatre aires linguistiques  : bantoue et semi-bantoue,
adamaoua-oubanguienne, peule et tchadique.
Les langues bantoues se répartissent en trois groupes
principaux. Près de la côte, les populations dites «  Sawa  »
(signifiant «  littoral  » en douala) parlent diverses langues
apparentées dont le douala, mis par écrit dès le milieu du
XIXe siècle par le missionnaire anglais Alfred Saker (1814-1880),
auteur d’une traduction de la Bible achevée en 1872. Entre
Douala et Yaoundé prédomine la langue bassa. Plus à l’est et
vers le sud s’étend le domaine des langues béti, incluant
l’ewondo (aux environs de Yaoundé), le fang (également en
usage en Guinée équatoriale et au Gabon) et le boulou. Les
populations correspondantes, très christianisées, tendent à
prédominer dans l’administration camerounaise. Paul Biya,
président de la République sans discontinuer depuis 1982, est
d’origine boulou.

À l’intérieur des terres, au nord de Douala, s’étend un haut


plateau couvert de savane connu sous le nom anglais de
Grassland (ou Grassfields), densément peuplé. C’est le pays des
populations de langues « semi-bantoues » (bantoïdes mais non
bantoues, voir p. 51). En font partie les Bamilékés, les Bamoums
et les Tikar. La langue bamoum fut dotée d’un système
d’écriture original par le roi Njoya au tournant des XIXe  et
XXe  siècles (voir l’encadré). Les Bamilékés parlent de multiples
dialectes apparentés. Un grand nombre d’entre eux ont émigré
vers le sud, notamment à Douala et à Yaoundé, où ils jouent un
rôle majeur dans le commerce et l’économie en général.

L’écriture bamoum
Ibrahim Njoya (v. 1860-1933), roi des Bamoums, aurait eu,
dit-on, quelque 600  femmes et 177  enfants… Ayant tôt
établi de bonnes relations avec les Allemands, il s’intéresse
à leurs usages et notamment à l’écriture.

L’histoire veut que dans un rêve, vers 1895, lui soit venue
l’idée de transcrire la langue bamoum en signes
pictographiques correspondant chacun à un objet ou une
action. Il en résulte un système comptant plus de 500
signes, dont beaucoup proposés par ses sujets. Njoya le
révise et le restreint au fil des ans. Quand il arrive à
maturité vers 1918, le système compte 70 signes environ,
en majorité syllabiques. Njoya fait alors fondre des
caractères d’imprimerie en cuivre.

Les autorités françaises se méfient toutefois de Njoya, l’ami


des Allemands, et l’exilent en 1931 à Yaoundé. L’écriture
bamoum tombe en désuétude, avant que des experts et des
passionnés ne la remettent à l’honneur au début du
XXI e siècle.

Le tiers septentrional du Cameroun forme un triangle s’étirant


du massif de l’Adamaoua au lac Tchad. C’est une région
culturellement plus proche du Nigeria du Nord que du reste du
Cameroun. L’Adamaoua tire son nom de celui d’un chef peul,
Modibbo Adama (1786-1847). Au tout début du XIXe  siècle,
Ousmane dan Fodio l’a chargé de conquérir la région, ainsi
incluse dans le califat de Sokoto (voir p. 549). Il s’en est suivi une
forte immigration de Peuls et de Haoussas et l’instauration
d’une société organisée en «  lamidats  » (de lamido, chef peul),
que les autorités allemandes puis françaises ont maintenus.
Ahmadou Ahidjo, président de la République de 1960 à 1982,
était un Peul (mais non un lamido). Les autres populations de
l’Adamaoua et de ses alentours parlent des langues adamaoua-
oubanguiennes telles que le gbaya et le mboum, également
présentes en République centrafricaine. Le peul sert de langue
véhiculaire dans toute la région.

Plus au nord, les habitants des monts Mandara parlent une


grande diversité de langues tchadiques, apparentées au
haoussa. On les nomme aussi les Kirdis, terme signifiant
« païen » en kanouri, la langue nilo-saharienne du royaume de
Bornou, leur voisin au nord avant l’époque coloniale (voir
p. 549).

Le français, l’anglais et le kamtok

Selon la Constitution, deux langues sont officielles : le français


et l’anglais. C’est le cas au niveau de l’État (débats au Parlement,
lois et décrets,  etc.), non dans l’administration locale, chaque
langue continuant de prédominer dans la zone qui était la
sienne avant l’indépendance. L’État s’efforce de promouvoir le
bilinguisme français-anglais dans l’enseignement, non sans
difficultés, car cela nécessiterait un grand nombre de
professeurs eux-mêmes bilingues… Selon le recensement de
2005, 70  % de la population de plus de 15  ans savaient lire et
écrire le français ou l’anglais ou les deux. Plus précisément  :
français seul, 45 % ; anglais seul, 13 % ; les deux, 12 %. Il est vrai
que le jeu est inégal, car les deux métropoles –  Yaoundé,
capitale politique, et Douala, capitale économique – sont situées
en zone francophone, tandis que la zone anglophone n’abrite
que 16 % de la population (25 millions en 2019).

Dans la vie quotidienne, le Cameroonian Pidgin English ou


Kamtok (de «  Cam  » et «  talk  »), d’origine précoloniale (voir
p. 559), sert de liant : on estime que la moitié de la population le
parle (plus ou moins) et que ce serait la langue maternelle de
plus d’un million de personnes. Il en existe plusieurs variétés,
dont le kamtok «  francophone  », utilisé dans les grandes villes
par des francophones s’adressant à des anglophones ignorant le
français. Quant au « camfranglais », c’est un mélange d’anglais,
de français et de pidgin propre aux jeunes, apparu dans ces
mêmes villes après 1970. Des chanteurs l’ont popularisé dans
les années 1990.

L’usage du kamtok, « marqueur » de l’identité camerounaise, ne


résout toutefois pas le problème de l’hégémonie du français. En
octobre 2016, la nomination, dans la zone anglophone, de juges
francophones, soupçonnés de vouloir appliquer un droit issu du
Code civil français plutôt que la Common law d’origine anglaise,
y a provoqué de grandes manifestations. Le particularisme s’est
ainsi révélé à la fois linguistique, culturel et politique. Un an
plus tard, des activistes ont proclamé l’indépendance de la
«  République d’Ambazonie [9]   », correspondant à la zone
anglophone. Aussitôt ont éclaté des émeutes, réprimées par
l’armée.

La Guinée équatoriale

En 1778, le Portugal cède l’île de Fernando Poo à l’Espagne, qui


tente de la coloniser puis y renonce trois ans plus tard. En 1827,
Madrid autorise les Britanniques à y établir une base navale
dans le cadre de la lutte contre la traite. La colonisation débute
pour de bon en 1858, quand les Espagnols nomment un
gouverneur, puis prennent pied sur le continent, où ils
occupent un territoire nommé Rio Muni, ensuite enclavé entre
le Cameroun (allemand) et le Gabon (français). L’ensemble
constitue la Guinée espagnole. Elle accède à l’indépendance en
1968 sous le nom de Guinée équatoriale.

Francisco Macias Nguema (1924-1979) instaure aussitôt une


dictature sanglante, puis meurt fusillé, renversé par son neveu
Teodoro Obiang Nguema, dictateur toujours au pouvoir
quarante ans plus tard. Tous deux sont des Fang, originaires de
la Région continentale (ex-Rio Muni). Population de langue
bantoue aussi présente au Cameroun et au Gabon, les Fang
forment plus des trois quarts de la population du pays
(1,3  million). Les Bubi, autochtones de l’île de Bioko (ex-
Fernando Poo), parlent le bube, autre langue bantoue.
On estime que les deux tiers des Équatoguinéens connaissent
l’espagnol, langue officielle. Sont également officiels le français
(la Guinée équatoriale est membre de l’OIF, voir p.  336) et le
portugais, langues de pays voisins. Dans l’île de Bioko et en
particulier à Malabo (ex-Santa Isabel, la capitale), la langue
usuelle est toutefois le pichinglish ou pichi. Au temps de la
présence britannique, des esclaves libérés venus de Sierra
Leone et du Liberia ont migré dans l’île. Leur communauté a
conservé l’usage de son créole, ensuite diffusé par les
travailleurs nigérians employés par les Espagnols sur les
plantations de cacao. Méprisé à l’époque coloniale, le pichi
demeure néanmoins bien vivant.

Au Gabon : le français, langue des


citadins

La moitié de la population gabonaise (2,1  millions en 2019) se


concentre à Libreville, la capitale. La grande majorité des
Librevillois parlent, lisent et écrivent le français, langue usuelle
y compris sur les marchés. De surcroît, on estime que plus du
quart d’entre eux ont le français pour langue maternelle. Il en
va de même à Port-Gentil, la deuxième ville du pays. En dehors
des villes, la connaissance du français demeure nettement
moindre, bien que ce soit la seule langue véhiculaire nationale.
On compte une quarantaine de langues autochtones, toutes
bantoues. Le fang, parlé par 30 % de la population dans le nord
(y compris Libreville), vient en tête. C’est aussi la langue de la
partie continentale de la Guinée équatoriale (le Mbini) et du sud
du Cameroun (région de Yaoundé).

L’Afrique centrale

Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo


(RDC, ancien Congo belge), et Brazzaville, capitale de la
République du Congo (ancienne colonie française du Moyen-
Congo), se font face de part et d’autre du fleuve Congo, large de
quatre kilomètres, qui n’est enjambé par aucun pont, du moins
jusqu’à présent [10] . La première compte 17 millions d’habitants
(les Kinois), la seconde, 2  millions  ; dans l’une et l’autre, près
des deux tiers de la population savent parler, lire et écrire le
français. Les capitales jumelles forment ainsi la plus forte
concentration de francophones d’Afrique et la deuxième du
monde après Paris.

Aujourd’hui, les Kinois ont néanmoins pour langue usuelle le


lingala, parlé dans le nord-ouest de la RDC et le nord du Congo-
Brazzaville, sur la rive droite du fleuve. Entre les deux capitales
et l’Atlantique prévaut une autre langue, le kikongo. L’une et
l’autre jouissent en RDC du statut de langues « nationales », de
même que le tshiluba dans le sud du pays et le swahili dans
l’est. (Ces quatre langues avaient été sélectionnées par les
autorités belges, voir p. 557) En remontant le fleuve Congo, puis
son affluent l’Oubangui, on atteint Bangui, capitale de la
République centrafricaine ou Centrafrique (ancienne colonie
française de l’Oubangui-Chari). Le français, langue officielle, y
côtoie le sango, un pidgin né à la fin du XIXe siècle sur les rives
de l’Oubangui.

Lingala, kikongo, tshiluba, swahili, sango  : outre le français,


cinq langues véhiculaires jouent un rôle clé dans le bassin du
Congo, correspondant aux trois pays. Elles se superposent à
quelque 340 langues régionales et locales, parlées par plus de
95  millions de personnes. En RDC (86  millions d’habitants),
Ethnologue répertorie 210 langues, dont plus de 150 bantoues.
Une trentaine de langues relevant du groupe adamaoua-
oubanguien de la famille nigéro-congolaise, dont le ngbaka et le
zandé, sont parlées dans le nord. Dans le nord-est prévalent des
langues nilo-sahariennes, comme au Soudan du Sud et dans le
nord de l’Ouganda. Les 60 langues répertoriées au Congo-
Brazzaville (5,5  millions d’habitants) sont en quasi-totalité
bantoues. En République centrafricaine (4,8  millions
d’habitants), sur 70 langues répertoriées, une cinquantaine
relèvent du groupe adamaoua-oubanguien et une vingtaine de
la famille nilo-saharienne (dans le nord du pays).

Le kituba, kikongo simplifié


Le kikongo (ou kongo), langue bantoue subdivisée en une
dizaine de dialectes, fut transcrit par les Portugais dès le
XVI e  siècle
(voir p.  552). À la fin du XIXe  siècle, trois puissances
coloniales se disputent l’accès à l’embouchure du Congo, puis se
partagent le territoire habité par les Bakongos (locuteurs du
kikongo). Le Portugal conserve l’Angola (dont l’extrême nord
est peuplé de Bakongos) et, au nord de l’embouchure, l’enclave
de Cabinda. Les Français, conduits par l’explorateur Pierre
Savorgnan de Brazza (1852-1905), atteignent le fleuve en 1880
après avoir traversé l’actuel Gabon. Quant aux agents du roi des
Belges Léopold  II (1835-1909), ils parviennent à contrôler
l’embouchure elle-même, puis toute la rive gauche du fleuve.

Parmi les dialectes du kikongo figurent le lari, en usage à


Brazzaville, et le kintandu, qui prévalait naguère à Léopoldville,
capitale du Congo belge de 1908 à 1960. La ville a ensuite repris
son nom traditionnel de Kinshasa, signifiant en kikongo le
« marché au sel », car on y troquait jadis le sel venu de l’océan
contre d’autres denrées.

Deux chemins de fer traversent le pays des Bakongos. Le


premier, construit de 1889 à 1898, relie le port de Matadi à
Kinshasa  ; le second, construit de 1921 à 1935 et nommé
«  Congo-Océan  », relie le port de Pointe-Noire à Brazzaville.
Dans les deux cas, les chantiers – où sévissait le travail forcé –
ont mêlé les populations. Ainsi s’est diffusé le kituba, une forme
simplifiée du kikongo née des échanges commerciaux et
comprise par les locuteurs des divers dialectes. Les
administrations coloniales et les missionnaires en ont favorisé
l’emploi, car il est facile à apprendre. À Brazzaville, on  le
nomme aussi kikongo ya leta («  kikongo de l’État  »). De l’autre
côté  du fleuve, on le nomme simplement kikongo. C’est l’une
des quatre langues « nationales » de la RDC, en usage au sud et
au sud-est de Kinshasa.

Le lingala, des piroguiers aux


militaires… et aux chanteurs

Quand, en 1877, le Britannique Henry  M.  Stanley (1841-1904),


parti de Zanzibar, descend le fleuve Congo, il nomme
«  Bangala  » (désignation d’origine obscure) les populations
situées entre le fleuve et l’Oubangui, au nord du confluent.
Certaines d’entre elles reprennent l’appellation à leur compte,
en particulier les Bobangi, piroguiers monopolisant le trafic sur
le fleuve. L’essor du commerce favorise ensuite la formation
d’une langue véhiculaire fondée sur celle des Bobangi, dont elle
simplifie la syntaxe tout en s’enrichissant d’apports kikongo et
européens. Ainsi naît le lingala. À partir de 1910, les
missionnaires le codifient afin de l’introduire dans leurs écoles
primaires et de traduire des textes religieux. Il en résulte le
lingala «  classique  ». Les formes de lingala parlé sont
aujourd’hui plus souples et sujettes à variations  : le lingala de
Brazzaville diffère de celui de Kinshasa.
Dès la période coloniale, le lingala prédominait dans les forces
armées. Ce rôle s’accentue lors du régime instauré en 1965 par
le général Joseph-Désiré Mobutu (1930-1997), lui-même
originaire du nord-ouest du pays, et qui va durer jusqu’en
1997 [11] . Le lingala ravit alors au kikongo la première place
parmi les langues usuelles de Kinshasa. Il est vrai qu’il bénéficie
de la popularité de chanteurs et musiciens kinois célèbres dans
toute l’Afrique subsaharienne…

À Brazzaville aussi, le lingala passe pour la langue des


militaires, recrutés surtout dans le nord du pays, en particulier
parmi les Mbochi. En fait partie l’ancien colonel Denis Sassou
Nguesso (né en 1943), chef de l’État de 1979 à 1992, puis de 1997
à aujourd’hui. L’interruption de sa présidence correspond aux
trois «  guerres de Brazzaville  » opposant (entre autres) des
groupes de langue lingala, venus du Nord, à des groupes de
langue kituba, venus du Sud. La population brazzavilloise de
dialecte lari en fut la principale victime. Non sans paradoxe, ces
événements ont favorisé l’usage du français, perçu comme
langue « refuge » par la population civile.

Le tshiluba et le swahili

Ce que les historiens nomment l’« Empire luba » naquit dans les


savanes au sud de la forêt équatoriale peut-être au XIVe siècle et
parvint à se perpétuer jusqu’au milieu du XIXe siècle. Au temps
du Congo belge, les Luba se répartissent entre la province du
Kasaï, où ils sont les plus nombreux, et le nord-ouest de la
province du Katanga. L’actuelle langue tshiluba, dite aussi
« luba-kasaï », est l’une des langues « nationales » de la RDC. Elle
diffère de celle des Luba du Katanga, nommée kiluba.

Au Katanga et dans tout l’est de la RDC, le swahili sert de langue


véhiculaire. Venu de la côte d’Afrique orientale, il s’y est
répandu durant la seconde moitié du XIXe  siècle (voir p.  588).
C’est la langue usuelle à Lubumbashi (ancienne Élisabethville),
capitale du Katanga et deuxième ville de RDC. L’aire du swahili
s’étend au nord jusqu’à Kisangani, l’ancienne Stanleyville.

Le sango, langue nationale


centrafricaine

La République centrafricaine a connu une histoire


mouvementée. En 1965, Jean Bedel Bokassa (1921-1996)
procède à un coup d’État, puis se fait couronner empereur en
1977. Son régime prend fin deux ans plus tard, mais le pays ne
parviendra pas à se stabiliser  : trois guerres civiles sévissent
entre 2004 et 2014.

Les quatre cinquièmes de la population parlent des langues


oubanguiennes. On distingue les «  gens de la savane  » des
« gens du fleuve ». Parmi les premiers figurent les Banda (près
de 30  % de la population totale), dans le centre du pays, et les
Gbaya (25 %), dans l’ouest. Le second groupe, réparti le long de
l’Oubangui, inclut notamment les Ngbandi et les Nzakara (ou
Zandé).

Le sango, actuelle langue nationale, se fonde sur diverses


langues du groupe ngbandi, dont l’une parlée par la tribu des
Sango. Ce fut à l’origine une langue simplifiée, apparue quand
des agents de Léopold  II arrivèrent en 1887 dans le bassin de
l’Oubangui pour s’approprier des terres et faire le commerce de
l’ivoire, suivis par des Français en 1889. Le sango ne résulte
cependant pas de tentatives de communication entre Blancs et
Africains, mais plutôt de celles d’Africains d’origines diverses
entre eux, tant soldats que travailleurs.

Son vocabulaire est limité (moins d’un millier de mots d’usage


courant) et sa grammaire très simplifiée. On en distingue
diverses variétés, dont le « sango fonctionnaire », truffé de mots
français, et le « sango radio », perçu comme plus authentique. À
partir de Bangui, le sango s’est répandu dans tout le pays  : on
estime qu’aujourd’hui plus de 90  % de la population
l’emploient. Seul un quart de la population connaîtrait le
français, langue officielle.

L’Afrique orientale
«  Quand on joue de la flûte à Zanzibar, l’Afrique se met à
danser » (dicton arabe). Le sultan d’Oman Said ibn Sultan (1797-
1856) en semble convaincu : en 1840, il y transfère sa capitale,
auparavant située à Mascate. Il règne alors à la fois sur Oman,
sur les îles de Zanzibar et de Pemba et sur toute la côte s’étirant
du pays somali aux confins du Mozambique portugais. En 1861,
l’ensemble se scinde en deux sultanats distincts  : Oman et
Zanzibar.

Les Omanais à Zanzibar

On nomme Swahilis (de l’arabe sahil, « rivage ») les autochtones


de la côte africaine et des îles sur lesquelles règne le sultan de
Zanzibar. Ils ont en commun une langue bantoue, le swahili,
une culture millénaire liée à la navigation maritime et leur
adhésion à l’islam. Les familles patriciennes se réfèrent
volontiers à de lointains ancêtres – plus ou moins mythiques –
venus d’Arabie. À Zanzibar, les Swahilis se réclament plutôt
d’origines perses, d’où l’appellation «  Chirazi  ». Bien que
l’installation à Zanzibar d’une aristocratie arabe omanaise
confine les Swahilis dans les seconds rôles, la langue swahilie
reste celle de toute la côte et des îles. Elle s’écrit en caractères
arabes (adjami) depuis le XVIe siècle, les œuvres les plus prisées
étant des poèmes d’inspiration souvent religieuse.
L’économie du sultanat repose sur le commerce de l’ivoire, la
culture du giroflier et la traite des esclaves. La chasse à
l’éléphant sur le continent (en actuelle Tanzanie) fournit l’ivoire
que Zanzibar exporte en Inde, d’où il est réexporté vers
l’Europe et l’Amérique. La culture du giroflier, originaire des
Moluques (au sud des Philippines), a connu un grand essor
après son introduction à Zanzibar en 1818. L’Inde est aussi le
principal client. Les esclaves capturés sur le continent sont
vendus au Moyen-Orient ou affectés aux plantations de giroflier
réparties sur Zanzibar et Pemba.

Au début du XIXe siècle, l’acheminement de l’ivoire vers la côte


était une spécialité des Nyamwezi, habitant la région à l’est du
lac Tanganyika. En sens inverse, des caravanes organisées par
les Omanais atteignent le lac vers 1820 et font dès lors
régulièrement le voyage. Elles sont chargées d’armes à feu et de
munitions (pour chasser l’éléphant), ce qui engendre une
spirale de violence : raids esclavagistes, guerres entre chefs de
bandes,  etc. À partir des années 1860, les caravanes traversent
le lac ou le contournent par le sud et gagnent ainsi le bassin
supérieur du Congo, où la violence redouble.

L’entrée en scène des Britanniques et


des Allemands
À la même époque, des explorateurs britanniques empruntent
les itinéraires des caravanes. Leurs descriptions alarment
l’opinion européenne et favorisent l’envoi de missionnaires, en
particulier dans le royaume du Buganda, sur la rive nord du lac
Victoria. En 1884, des Allemands prennent pied sur la côte face
à Zanzibar. Deux ans plus tard, la Grande-Bretagne et
l’Allemagne partagent l’Afrique orientale en zones d’influence :
britannique au nord, allemande au sud. Le sultanat de Zanzibar,
réduit aux deux îles, devient un protectorat britannique
en 1890.

L’Afrique orientale allemande est la plus affectée par les trafics


d’ivoire et d’esclaves, qui ont fortement ébranlé les sociétés
traditionnelles. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les Allemands
affrontent de graves révoltes. Ils construisent ensuite un
chemin de fer de Dar es Salam à Kigoma, sur le lac Tanganyika,
achevé en 1914. La même année, des forces britanniques et
belges attaquent la colonie, mais les Allemands résistent
jusqu’en 1917 en recourant à une guérilla dont souffrent au
premier chef les populations autochtones. Après la guerre, la
majeure partie du pays devient le Tanganyika, sous mandat
britannique, tandis que la Belgique obtient un mandat sur le
nord-ouest de l’ex-colonie, autrement dit le Ruanda-Urundi
(Rwanda et Burundi). Au Tanganyika, les institutions
traditionnelles achèvent de se délabrer.

Après le partage de l’Afrique orientale entre Allemands et


Britanniques, en 1886, ces derniers s’intéressent au royaume du
Buganda, cœur d’un territoire qui prend le nom d’Ouganda. Ils
y favorisent les paysans producteurs de cultures d’exportation
(café surtout), tandis que les missions demeurent très actives.
Entre l’océan et l’Ouganda s’étend ce qui prendra en 1920 le
nom de colonie du Kenya. De 1896 à 1901, les Britanniques
construisent un chemin de fer reliant Mombasa à la rive
orientale du lac Victoria (la liaison avec le Buganda se faisant
par bateau). Afin d’assurer la rentabilité de la ligne, on installe
des colons européens à mi-chemin, dans les Highlands, et on
leur attribue d’immenses domaines aux dépens des Africains de
la région, les Kikuyu.

La diffusion du swahili à l’époque


coloniale

Langue bantoue de la côte et des îles, le swahili se diffuse à


l’intérieur du continent au XIXe  siècle, dans le sillage des
expéditions patronnées par les Omanais. Il devient ainsi la
langue véhiculaire jusqu’au lac Tanganyika et au-delà, dans le
bassin supérieur du Congo. En revanche, il ne se propage guère
plus au nord  : ni dans l’actuel Kenya (où les caravanes ne
s’aventurent pas, redoutant les attaques des Massaïs) ni au
Buganda, car les missionnaires voient dans le swahili un
véhicule de l’islam. En revanche, les Allemands en perçoivent
l’utilité, pourvu qu’il soit «  désislamisé  ». Aussi le transcrivent-
ils en caractères latins. Les Belges font de même dans l’est du
Congo (voir p. 586).
Après la Première Guerre mondiale, les Britanniques contrôlent
toute l’Afrique orientale  : Ouganda, Kenya, Zanzibar et
Tanganyika. Cela rend possible une standardisation du swahili
écrit en caractères latins. L’Inter-territorial Language
Committee s’y emploie à partir de 1930, en prenant pour
référence le dialecte de Zanzibar (kiunguja). À la même époque,
les Britanniques recrutent des troupes un peu partout en
Afrique orientale et les engagent dans les King’s African Rifles
(« tirailleurs », rifle signifiant « fusil »). La question de la langue
de commandement se pose. Adopter l’anglais ne serait pas
réaliste, car trop peu d’Africains le connaissent. On opte donc
pour le swahili, bien plus répandu et qu’on peut enseigner dans
les casernes. Le swahili devient ainsi, dans toute l’Afrique
orientale, la langue des militaires (et souvent de la police).

La littérature moderne naît à la même époque. L’œuvre de


Shaaban Robert (1909-1962), poète, romancier et essayiste,
connaît une grande diffusion dans les années  1940 à  1960. Né
près de Tanga (sur la côte en face de Pemba), il est fonctionnaire
(des douanes, puis des réserves de faune, etc.) et politiquement
proche de Julius Nyerere (1922-1999). Les Tanzaniens le
révèrent aujourd’hui comme leur poète national. Le premier
roman policier en swahili, paru en 1960, sera suivi de
nombreux autres.

Le swahili, langue nationale de la


Tanzanie
Indépendant en 1961, le Tanganyika devient l’année suivante
une république, avec Julius Nyerere pour président.
L’indépendance de Zanzibar date de décembre  1963. Un mois
plus tard, une révolution met fin au sultanat  : les insurgés
massacrent plusieurs milliers d’Arabes d’origine omanaise. Le
Parti afro-chirazi, composé de descendants d’esclaves (« afro »)
et de Swahilis (« chirazi »), se rapproche alors de Nyerere : ainsi
naît, en 1964, la république du Tanganyika et de Zanzibar, qui
prend le nom de Tanzanie.

Outre une forme de «  socialisme africain  », Nyerere prône


l’usage du swahili pour renforcer la cohésion nationale. Le
swahili devient l’unique langue de l’enseignement primaire,
aux dépens des autres langues autochtones, bantoues ou non, il
est vrai très nombreuses (plus de 120). Nyerere voulait que le
swahili s’impose aussi dans l’enseignement secondaire, mais
l’anglais reste indispensable, ce dont Nyerere lui-même
convient avant de quitter le pouvoir en 1985.

Aujourd’hui, le swahili s’est imposé en tant que langue


nationale : on estime que 90 % des Tanzaniens (61 millions) la
connaissent. Son usage prévaut dans les villes, les autres
langues africaines ne jouant qu’un rôle local. Quant à l’anglais,
il demeure la langue principale de l’enseignement secondaire (à
côté du swahili) et la seule employée dans les universités. Il
reste aussi la langue écrite de l’administration et des rouages
supérieurs de l’économie.
Le Kenya

À la différence de la Tanzanie, le Kenya compte plusieurs


groupes ethniques importants ayant conservé une forte
identité. Certains sont de langue bantoue, dont les Kikuyu et les
Kamba (dans le centre) et les Luhya (dans l’ouest) ; d’autres de
langue nilotique, dont les Kalenjin et les Luo (dans l’ouest). Le
swahili, langue des habitants du littoral, ne s’est guère diffusé à
l’intérieur avant le XXe siècle.

La Communauté d’Afrique de l’Est


Fondée en 1967 par le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie, la
Communauté d’Afrique de l’Est (East African Community),
désagrégée dix ans plus tard, a repris vie en 2000. Le
Rwanda et le Burundi l’ont rejointe en 2007, suivis par le
Soudan du Sud en 2016.

Ses objectifs sont économiques (marché commun dans le


cadre d’une union douanière,  etc.) et politiques
(coopération entre États membres). La Communauté
emploie l’anglais comme langue de travail, mais elle a aussi
l’ambition de promouvoir le swahili en tant que langue
commune. Réaliste dans le cadre des trois États fondateurs,
cet objectif ne l’est sans doute pas chez les autres, où le
swahili n’est pas en usage. Ils en ont néanmoins accepté le
principe.
À l’époque coloniale, la politique linguistique favorise à la fois
l’enseignement de l’anglais, du moins jusqu’à un certain niveau
(car les colons blancs redoutent la formation d’une élite
africaine), et celui du swahili en complément. Quand éclate en
1952 la révolte dite des « Mau-Mau », dirigée contre les colons,
les questions linguistiques passent au second plan. La révolte
ayant pris fin en 1956, le Kenya accède à l’indépendance en
1963. La classe politique accorde ensuite peu d’attention aux
langues d’enseignement et bien davantage aux tensions
interethniques. Cela conduit le Kikuyu Jomo Kenyatta (1891-
1978), président de 1964 à sa mort, puis son successeur le
Kalenjin Daniel arap Moi (né en 1924), président de 1978 à 2002,
à gouverner de façon autoritaire. Mais les tensions subsistent et
dégénèrent en émeutes au lendemain des élections de 2007, la
violence opposant en particulier les Kalenjin aux Kikuyu.

La Constitution de 2010 instaure une large décentralisation au


bénéfice de 47 comtés autonomes. Elle déclare par ailleurs que
«  la langue nationale de la République est le swahili  » et que
« les langues officielles sont le swahili et l’anglais ». Longtemps
négligé par le gouvernement, le swahili s’est en effet imposé
comme langue véhiculaire dans les villes, en particulier à
Nairobi, où il bénéficie d’une image à la fois «  populaire  » et
«  interethnique  », donc «  nationale  ». Son enseignement est
devenu obligatoire (en tant que matière), mais l’anglais
continue de jouer le premier rôle en raison de son prestige et
des débouchés qu’il offre. La population s’élève à 52 millions.
L’Ouganda

Les langues de l’Ouganda se répartissent en nilo-sahariennes


(surtout nilotiques) au nord et bantoues au sud. Parmi ces
dernières figure le luganda, parlé par les Baganda dans le
royaume du Buganda, volontiers hégémonique. Après
l’indépendance (1962), le Premier ministre, Milton Obote (1925-
2005), un homme du Nord, s’oppose au Buganda, supprime la
monarchie en 1966, puis instaure la république. Quatre ans plus
tard, il est renversé par le chef de l’armée, Idi Amin Dada (1925-
2003), autre homme du Nord, dont la dictature sanglante prend
fin en 1979. Obote revient au pouvoir, mais le pays s’enfonce
dans la guerre civile jusqu’en 1986. Yoweri Muzeveni, originaire
de l’extrême Sud-Ouest, parvient ensuite à rétablir la paix… et
entame en 2016 son cinquième mandat de président.

Comment les diverses langues ont-elles traversé ces


événements  ? Le luganda reste la langue usuelle dans la
capitale (Kampala) et l’ancien royaume et, plus largement, la
langue véhiculaire dans le Sud. Le swahili s’est diffusé un peu
partout, mais son image est ambiguë. Dans le Nord, son histoire
a débuté quand les Britanniques y ont recruté des tirailleurs.
Les soldats sont revenus chez eux auréolés de prestige et ont
répandu l’usage du swahili. Dans le Sud, en revanche, la langue
des militaires continue de pâtir de son association avec le
régime d’Idi Amin Dada.
L’anglais –  langue officielle incontestée  – règne aujourd’hui en
maître. Pour satisfaire les habitants du Nord, un amendement à
la Constitution, adopté en 2005, a aussi accordé au swahili un
statut officiel. Quant aux langues autochtones, le
gouvernement s’efforce de rationaliser leur emploi dans
l’enseignement primaire en les regroupant en quelques
« standards » associant des langues apparentées : bantoues dans
le Sud (luganda, nyankore-kiga, nyoro-toro), nilotiques dans le
Nord (lango-acholi, teso-karamojong). La population s’élève à
46 millions.

Le Soudan du Sud

En 2016, le Soudan du Sud a adhéré à la Communauté d’Afrique


de l’Est, marquant ainsi son désir de se « désenclaver », sinon de
tourner le dos au monde arabe. Il avait auparavant connu deux
périodes « coloniales » : l’une sous l’égide britannique, à partir
de la fin du XIXe siècle ; l’autre de 1956 à 2011 dans le cadre d’un
État arabe et musulman, le Soudan.

Deux périodes coloniales

Le récit débute en 1840, quand une expédition turco-égyptienne


(voir p.  431) remonte le cours supérieur du Nil blanc jusqu’au
pays des Bari, où se situe aujourd’hui Juba, capitale du Soudan
du Sud. Cela ouvre la voie au commerce de l’ivoire, expédié
vers le nord, et intensifie la traite des esclaves dans la région. En
1869, les autorités égyptiennes décident d’y mettre bon ordre.
Elles missionnent l’explorateur britannique Samuel Baker
(1821-1893), qui remonte le Nil avec six canonnières, puis
institue la «  Province équatoriale  », au sud du Bahr el-Ghazal.
Les Mahdistes, maîtres du Soudan de 1884 à 1897, n’y pénètrent
guère.

Au temps du condominium anglo-égyptien (1899-1956), les


autorités britanniques mènent dans le sud du Soudan une
politique particulière. Elles subventionnent l’enseignement
dispensé par les missionnaires chrétiens et promeuvent
systématiquement l’usage de l’anglais en décourageant celui de
l’arabe, qui s’était introduit dans la région au XIXe siècle.

Quand le Soudan accède à l’indépendance en 1956, les


populations du Sud s’interrogent : trouveront-elles leur place au
sein d’un Soudan multiethnique, multilingue et
multiconfessionnel ou seront-elles, au nom de l’unité nationale,
soumises à un pouvoir arabo-musulman basé à Khartoum ? Le
régime militaire instauré dès 1958 répond à la question en
engageant dans le Sud une politique d’arabisation et
d’islamisation. Tous les missionnaires étrangers sont expulsés
en 1964. L’insurrection des Anya Nya («  Venin de serpent  » en
langue ma’di) éclate à la même époque. L’accord qui y met fin
en 1972 confère l’autonomie au Sud, que la guerre a ravagé. Le
conflit rebondit quand, en 1983, le général Nimeyri (au pouvoir
à Khartoum de 1969 à 1985) promulgue les «  lois de
Septembre  », élargissant l’application de la charia à tous les
Soudanais. La même année, le colonel John Garang (1945-2005),
un Dinka, prend la tête de l’Armée populaire de libération du
Soudan (APLS), qui réclame pour le Sud une très grande
autonomie. Dès lors, la guerre fait rage.

Les négociations engagées en 2002 entre Khartoum et l’APLS


aboutissent en 2005 aux accords de Nairobi. Ceux-ci stipulent
qu’en 2011, après une période d’autonomie, le Sud se
prononcera sur l’indépendance par référendum. À John
Garang, mort en 2005, succède Salva Kiir Mayardit, un autre
Dinka. En 2013, le pays sombre de nouveau dans la guerre,
civile désormais et aussi dévastatrice que la précédente.

La question linguistique

Une soixantaine de langues autochtones ont été recensées. Les


plus importantes relèvent du groupe nilotique des langues nilo-
sahariennes, également présent en Ouganda, au Kenya et en
Éthiopie. Le dinka (parlé par près de 40 % de la population) et le
nuer (de 15 % à 20 %) prédominent dans le nord et le centre du
pays  ; le bari (près de 10  %) dans le sud. Transcrites en
caractères latins, ces langues (et quelques autres) servent à
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
L’« arabe de Juba », en usage dans la capitale et alentour, est un
pidgin né parmi les descendants de soldats recrutés dans le Sud
par les autorités (successives) de Khartoum. Il sert de langue
véhiculaire, mais ne semble pas s’être créolisé.

Seul l’anglais est officiel depuis 2011. L’arabe, marginalisé par


les Britanniques au temps du condominium, avait vu son rôle
s’accroître après 1956. Les élites du Sud l’apprenaient et le
parlaient sous la forme de l’arabe soudanais, langue nationale.
L’abandon de son statut officiel pose à présent des problèmes,
car l’enseignement de l’anglais a depuis longtemps marqué le
pas. Par ailleurs, en adhérant en 2016 à la Communauté
d’Afrique de l’Est (voir l’encadré p. 591), le Soudan du Sud s’est
engagé à promouvoir le swahili…

Le Rwanda et le Burundi

Les royaumes jumeaux du Rwanda et du Burundi se


consolident au XIXe siècle et se tiennent à l’écart des entreprises
des Arabo-Swahilis. Ils ont en commun une langue ou plutôt un
continuum de dialectes, dont le kinyarwanda et le kirundi. Ils
ont aussi une même structure sociale, associant une majorité
d’agriculteurs, les Hutu (les quatre cinquièmes de la
population), à une minorité d’éleveurs, les Tutsi.

Les Allemands, qui ont partagé l’Afrique orientale avec les


Britanniques en 1886, atteignent la région huit ans plus tard. Ils
imposent leur protectorat au Rwanda en 1896, puis au Burundi
en 1903. Des missionnaires affluent, mais la présence
allemande demeure limitée.

Hutu et Tutsi au Ruanda-Urundi

En 1919, la Belgique obtient un mandat de la SDN sur les deux


royaumes. Elle les réunit en un territoire, le Ruanda-Urundi,
administré comme une province du Congo belge à partir de
1925. De cette époque date la thèse d’une différence « raciale »
entre les Hutu, paysans autochtones, et les Tutsi, issus d’une
population conquérante venue du nord. Elle ne repose sur
aucun fondement, mais accentue un clivage social déjà ancien,
d’autant qu’à partir de 1933 la mention «  Hutu  » ou «  Tutsi  »
figure sur les cartes d’identité. Comme au Congo belge, les
missionnaires ont la haute main sur l’enseignement, dispensé
en kinyarwanda ou en kirundi. L’enseignement du français ne
touche d’abord qu’un nombre limité d’enfants, issus de milieux
proches de la monarchie. Il faut attendre les années 1950 pour
que des enfants africains accèdent à l’enseignement secondaire.

Les deux moitiés du Ruanda-Urundi obtiennent l’indépendance


en 1962. Les monarchies sont balayées : au Rwanda dès 1961, au
Burundi en 1966. Des cycles de violences entre Hutu et Tutsi
scandent ensuite l’histoire des deux pays. Au Rwanda, ils
atteignent leur paroxysme lors du génocide de 1994. L’ONU
estime le nombre de victimes, surtout des Tutsi, à 800  000. Au
Burundi, les violences tournent en 1993 à la guerre civile. Cette
dernière fait 300 000 morts avant qu’un accord de paix ne soit
signé en 2000.

Les violences ont poussé de nombreux Rwandais et Burundais


à fuir vers les pays voisins. Parmi eux figurent les Tutsi qui, en
1987, fondent en Ouganda le Front patriotique rwandais (FPR).
À la suite du génocide, dès 1994, le FPR prend le pouvoir sous la
conduite de Paul Kagame (réfugié en Ouganda en 1961 alors
qu’il était enfant). Élu président de la République en 2000, il est
toujours en fonction.

L’anglais, rival du français

Ces tragédies n’ont pas modifié l’usage linguistique quotidien.


Presque toute la population parle le kinyarwanda ou le kirundi,
langues maternelles, comme à l’époque coloniale et bien avant.
Qui plus est, elles sont très employées à l’écrit  : les deux tiers
des Rwandais (13  millions) et environ 45  % des Burundais
(12  millions) savent lire et écrire leur langue nationale. Cela
explique que le français, demeuré langue officielle après le
départ des Belges, ne soit maîtrisé que par 10  % à 15  % de la
population (alors qu’au Congo voisin la proportion avoisine
50 %).
Au français s’est joint l’anglais, pour diverses raisons. Les très
nombreux Rwandais et Burundais réfugiés dans les pays
voisins lors des conflits y ont appris l’anglais et l’ont apporté à
leur retour chez eux. Ces mouvements ont renoué des liens
culturels (antérieurs à la colonisation) avec l’Ouganda, la
Tanzanie et le Kenya, États fondateurs de la Communauté
d’Afrique de l’Est (voir l’encadré p. 591). En adhérant à l’EAC en
2007, le Rwanda et le Burundi ont accepté de promouvoir
l’anglais et le swahili.

Qu’en est-il en pratique  ? Au Burundi, une loi votée en 2014 a


érigé l’anglais en langue officielle à côté du kirundi et du
français, mais n’a pas été promulguée. Le Rwanda est allé plus
loin  : devenu troisième langue officielle dès 1996, l’anglais a
détrôné le français en 2008 en tant que principale langue
d’enseignement (à côté du kinyarwanda). Il est vrai que, dix ans
plus tard, le français a retrouvé officiellement sa place… tandis
que la Rwandaise Louise Mushikiwabo était élue secrétaire
générale de l’OIF. En résumé, dans les deux pays, le
trilinguisme prédomine aujourd’hui au sein des élites. Le
swahili, bien que fortement soutenu par l’EAC, peine en
revanche à trouver sa place.

Les Comores
Du monde swahili relèvent les quatre îles de l’archipel des
Comores  : Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte. Des
Africains y ont pris pied avant l’an mille, autant que l’on puisse
en juger, puis des Chirazi, population métissée musulmane de
langue swahili (voir plus haut). Une aristocratie d’origine arabe
s’y est jointe au XVIe  siècle et l’islam a gagné l’ensemble de
l’archipel. Toute la population s’exprime aujourd’hui en
comorien (komoro, une variété de swahili), réparti en quatre
dialectes, un par île.

La France prend possession de Mayotte en 1842, puis des trois


autres îles en 1904. Rattaché à Madagascar en 1908, l’archipel
forme un territoire d’outre-mer distinct en 1946. En 1974,
l’accession à l’indépendance fait l’objet d’un référendum  : le
«  oui  » l’emporte sauf à Mayotte. Cela conduit, non sans
péripéties, à la situation actuelle  : Mayotte (peuplée de
Mahorais) reste française, avec le statut de département depuis
2011  ; l’Union des Comores, indépendante, regroupe les trois
autres îles et continue de réclamer Mayotte.

Dans l’Union, trois langues sont officielles  : le comorien, le


français et l’arabe. Langue maternelle et usuelle de presque
toute la population (850  000), le comorien n’est guère écrit. Le
français domine dans l’administration, l’enseignement, la
presse,  etc. L’arabe, enseigné dans les écoles coraniques, reste
avant tout la langue de la religion, mais son statut officiel a
permis à l’Union des Comores d’adhérer à la Ligue arabe en
1993.
À Mayotte, 85  % des habitants (270  000) ont pour langue
maternelle le mahorais (dialecte du comorien) et la plupart des
autres un dialecte malgache. Environ 60  % de la population
parlent et écrivent le français, unique langue officielle. L’arabe
est aussi très présent, comme ailleurs dans l’archipel.

L’Afrique australe

Installés de longue date en Angola et au Mozambique, les


Portugais émettent des revendications sur les pays du Zambèze,
situés entre leurs deux colonies. Alexandre de Serpa Pinto
(1846-1900), officier et explorateur, parcourt la région dans les
années 1870. Mais les Britanniques, solidement installés au Cap
et au Natal, lorgnent sur les mêmes territoires, explorés par
David Livingstone (1813-1873) au milieu du siècle. Des
missionnaires écossais s’établissent au sud du lac Nyassa à la fin
des années 1870, provoquant un contentieux avec les Portugais
du Mozambique.

Il revient à Cecil Rhodes (1853-1902) de trancher le nœud


gordien. Anglais émigré au Cap, il fait fortune dans
l’exploitation des diamants de Kimberley (voir p.  606), puis
conçoit un plan d’expansion impériale vers le nord. En 1885, il
obtient que le Bechuanaland devienne un protectorat
britannique. Ses agents se répandent ensuite de part et d’autre
du Zambèze. En 1889, il fonde la British South Africa Company
(BSAC), dotée d’une charte royale. Elle met sur pied une force
armée, recrute des colons blancs et fonde ce que l’on nomme la
Rhodésie dès 1895. Londres instaure par ailleurs en 1889 un
protectorat sur l’«  Afrique centrale britannique  » (rebaptisée
Nyassaland en 1907). Les Portugais doivent s’incliner : en 1890,
ils renoncent par traité à leurs revendications.

Entre-temps, les Allemands ont pris pied sur la côte atlantique à


un millier de kilomètres au nord du Cap. Ils proclament en 1884
un protectorat sur le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie). Les
frontières en sont fixées entre 1885 et 1890.

L’Angola

Les Portugais achèvent la conquête de l’Angola dans les années


1920. Le régime autoritaire instauré à Lisbonne en 1926 par
António de Oliveira Salazar (1889-1970) favorise le
développement économique, au prix d’une exploitation des
Africains, soumis à un régime d’indigénat. Des colons portugais
s’installent : ils sont 172 000 en 1960.

Fondé en 1957, le Mouvement populaire de libération de


l’Angola (MPLA), dirigé par Agostinho Neto (1922-1979),
déclenche une insurrection contre les forces portugaises en
1961. À partir de 1966, il a pour rivale l’Union nationale pour
l’indépendance totale de l’Angola (UNITA), dirigée par Jonas
Savimbi (1934-2002). En 1974, à Lisbonne, la révolution des
Œillets met fin au régime hérité de Salazar. Quand l’Angola
accède à l’indépendance l’année suivante, Agostinho Neto
prend le pouvoir, déclenchant une guerre civile entre le MPLA
et l’UNITA. Celle-ci dure jusqu’à la mort de Savimbi, tué en 2002.
Le bilan est très lourd  : un demi-million de morts au combat,
plusieurs centaines de milliers de victimes civiles.

Le portugais était devenu la langue de communication


interethnique à l’époque de Salazar. Après l’indépendance, il
reste la langue officielle et les nouvelles autorités favorisent sa
diffusion. Les brassages de population dus à la guerre civile en
ont généralisé l’usage, d’autant que les Angolais migrent en
masse vers les villes  : la capitale, Luanda, compte aujourd’hui
plus de 7 millions d’habitants, contre 600 000 en 1975.

Selon le recensement de 2014, 78  % des Angolais –  90  % des


citadins  – parlent le portugais à la maison. Environ 40  % de la
population (32  millions) ont le portugais pour langue
maternelle. Les langues africaines (toutes bantoues) se
maintiennent néanmoins, les Angolais étant en majorité
bilingues, voire trilingues. L’umbundu, langue des Ovimbundu,
vivant dans le sud-ouest du pays, continue d’être parlée à la
maison par un quart des Angolais. En revanche, le kimbundu,
langue des Mbundu, habitants de la région de Luanda, a
beaucoup reculé face au portugais. Dans le nord du pays
(correspondant à l’ancien royaume du Kongo, voir p.  552) et
dans l’enclave de Cabinda, le kikongo domine, comme dans les
régions voisines du Congo-Kinshasa et du Congo-Brazzaville.
Le Mozambique

En 1507, les Portugais ont pris pied sur une petite île au large de
la côte orientale de l’Afrique, l’ont nommée Mozambique (du
nom d’un marchand arabe, Mussa Bin Bique, qui les y avait
précédés), puis se sont installés en divers points du littoral. La
colonie ainsi formée s’étend vers le sud jusqu’à la frontière du
Natal, devenu britannique en 1843. En 1852, les Boers fondent la
République du Transvaal, où l’on découvre de l’or en 1886 (voir
p.  606). Le président Paul Kruger (1825-1904) lance la
construction d’une ligne de chemin de fer reliant Pretoria à
l’océan, en territoire portugais. Inaugurée en 1895, celle-ci
aboutit au port de Lourenço Marques. Dès 1898, les Portugais y
transfèrent la capitale de leur colonie, délaissant l’île de
Mozambique.

Comme en Angola, le régime de l’indigénat sévit jusqu’en 1961.


Des nationalistes fondent en 1962 le Front de libération du
Mozambique (Frelimo), puis engagent en 1964 la lutte armée
dans le nord du pays. Samora Machel (1933-1986) prend la tête
du mouvement en 1969. Quand le Mozambique accède à
l’indépendance, en 1975, le Frelimo instaure une «  république
populaire  » et s’aliène une grande partie des paysans. La
Résistance nationale du Mozambique (Renamo) s’attaque aux
forces gouvernementales en 1977, déclenchant une guerre
civile qui fera un million de victimes en une douzaine d’années.
Après la signature d’un accord de paix en 1992, un bipartisme
s’instaure : le Frelimo conserve le pouvoir, la Renamo formant
l’opposition.

Le portugais, langue officielle, est omniprésent dans


l’enseignement. Selon le recensement de 2007, 50  % des
Mozambicains (31 millions) le parlent de façon habituelle, bien
que 90 % soient de langue maternelle africaine. Il est vrai que la
configuration géographique du pays n’a pas permis à ces
langues de se développer. Le makua, langue usuelle d’un quart
de la population, demeure confiné dans le nord-est, très loin de
la capitale. Quant au tsonga, parlé dans l’extrême sud, il recule
face au portugais, aujourd’hui dominant à Maputo (l’ancienne
Lourenço Marques).

Les deux Rhodésies et le Nyassaland

Les territoires de la BSAC (fondée en 1889 par Cecil Rhodes)


forment en 1923-1924 deux colonies : la Rhodésie du Sud et la
Rhodésie du Nord. Dans le Sud, on redistribue les terres
cultivables aux colons, qui en détiennent dès lors plus de la
moitié. Dans le Nord, les mines de cuivre  de la Copperbelt,
jouxtant celles du Katanga (sud-est du Congo belge), dominent
l’économie. Quant au Nyassaland, surpeuplé, il vit de
l’émigration  : ses habitants vont travailler en Rhodésie ou en
Afrique du Sud.
Au début des années 1950, on compte 160  000 Blancs en
Rhodésie du Sud et 70  000 en Rhodésie du Nord. Les Blancs
obtiennent en 1953 l’instauration de la Fédération de Rhodésie
et du Nyassaland, qu’ils dominent. La révolte qui gronde chez
les Africains à partir de 1960 conduit à la dissolution de la
Fédération en 1963.

La Rhodésie du Nord, rebaptisée Zambie, et le Nyassaland,


rebaptisé Malawi, accèdent à l’indépendance en 1964. La
Rhodésie du Sud (devenue Rhodésie tout court en 1963) prend
un autre chemin. En 1965, Ian Smith (1919-2007), un
Britannique né dans le pays, au pouvoir depuis 1962, proclame
l’indépendance de façon unilatérale. Les nationalistes africains
ayant engagé des guérillas, de nombreux colons s’en vont. Pour
finir, la Rhodésie, rebaptisée Zimbabwe, accède à
l’indépendance en 1980.

Le Malawi

Plusieurs langues se côtoient au Malawi, dont le nyanja


(subdivisé en dialectes), le lomwe (apparenté au makua du
Mozambique), le yao et le ngoni. Hastings Banda (1898-1997), au
pouvoir de 1964 à 1994, vante le principe «  une nation, une
langue  » et promeut systématiquement le nyanja ou, plus
précisément, l’un de ses dialectes, celui des Chewa (l’ethnie
dont il est issu), vivant dans le centre du pays et forment 30 %
de la population.

En 1968, le chichewa (« langue des Chewa ») est promu langue


nationale, enseignée dans les écoles à côté de l’anglais, qui reste
la langue officielle. Après le départ de Banda, battu à l’élection
présidentielle, les locuteurs des autres langues relèvent la tête,
mais le chichewa demeure d’usage courant : les deux tiers des
Malawites (ou Malawiens) (20 millions) le maîtrisent.

La Zambie

À la différence de Hastings Banda, Kenneth Kaunda (au pouvoir


jusqu’en 1991) se garde de promouvoir telle ou telle langue
africaine, considérant l’anglais, langue officielle, comme garant
de l’unité nationale. Il est vrai qu’aucune des principales
ethnies n’occupe une position centrale. Les Bemba (plus du
tiers des 18  millions d’habitants) vivent dans le nord-est, les
Nyanja dans l’est, les Tonga dans le sud et les Lozi dans l’ouest.

Les migrations font qu’aujourd’hui, dans la Copperbelt, une


variété de bemba (Town Bemba) sert de langue véhiculaire.
Dans la capitale, Lusaka, une variété de nyanja (Town Nyanja)
joue ce rôle et tend à se diffuser dans le pays.

Le Zimbabwe
Le shona (langue maternelle de 70  % des 17  millions de
Zimbabwéens) et le ndebele (20  %) dominent, le premier dans
le nord et l’est, autour  de Harare (ex-Salisbury), la capitale, le
second dans le sud-ouest, autour de Bulawayo. L’anglais
demeure la langue officielle. La dictature exercée par Robert
Mugabe, au pouvoir depuis l’indépendance en 1980, a pris fin
en 2017.

Au début du XXe siècle, les missionnaires britanniques actifs en


Rhodésie au sud du Zambèze, confrontés à de multiples
dialectes, souhaitent une standardisation pour établir une
version unique de la Bible. À leur demande, en 1928, les
autorités coloniales font appel à un linguiste sud-africain
d’origine anglaise, Clement Martyn Doke (1893-1980),
professeur à l’université de Witwatersrand. C’est lui qui propose
de nommer la langue unifiée «  shona  », en se référant à une
appellation ancienne figurant dans des textes portugais et
arabes relatifs au Monomotapa (voir p.  551). Il établit une
orthographe et une grammaire, fondée sur le dialecte zezuru
parlé aux alentours du Grand Zimbabwe. La standardisation de
la langue et son enseignement favorisent l’éclosion d’une
littérature. Le premier roman en shona –  Feso de Solomon
Mutswairo (1924-2005) – paraît au Cap en 1956.

Le Botswana
Devenu protectorat britannique en 1885 à l’initiative de Cecil
Rhodes, le Bechuanaland reste à l’écart de l’Union sud-africaine
créée en 1910, puis accède à l’indépendance en 1966 sous le
nom de Botswana, «  pays des Tswana  », qui se nomment eux-
mêmes Batswana (au pluriel) ou Motswana (au singulier) et
parlent le setswana, « langue des Tswana ». En fait, les Tswana
sont aujourd’hui moins nombreux au Botswana (1,7  million,
près de 80 % de la population) qu’en Afrique du Sud, où ils sont
plus de 4 millions. Une partie d’entre eux y ont vécu, de 1971 à
1994, dans un « bantoustan » nommé Bophuthatswana (« pays
des Tswana rassemblés »).

Les gisements de diamants découverts à la fin des années 1960


assurent au Botswana sa prospérité, ce qui a facilité le maintien
d’un authentique régime parlementaire. L’enseignement
primaire débute en tswana, l’anglais prenant la relève quelques
années plus tard. La plupart des Botswanais parlent tswana
dans la vie quotidienne, tandis que les écrits s’en tiennent à
l’anglais.

La Namibie

L’histoire du Sud-Ouest africain allemand débute par une


tragédie. Quand les Hereros, de langue bantoue, se révoltent en
1904-1905, la riposte allemande se mue en génocide. On estime
à 60  000 le nombre de victimes, auxquelles s’ajoutent 20  000
victimes namas, de langue khoïkhoï.

Les troupes sud-africaines conquièrent le Sud-Ouest africain en


1914-1915. En 1920, l’Union sud-africaine obtient que la SDN lui
confie un mandat sur le territoire. Elle l’administre dès lors
comme sa « cinquième province » : une annexion de facto. Des
colons sud-africains (surtout afrikaners) rejoignent les colons
allemands demeurés en place. La ségrégation raciale s’accentue
avec la création de six réserves pour les Africains, couvrant
43  % du territoire, tandis que les colons blancs en possèdent
41 %.

En 1945, l’Union sud-africaine refuse de négocier avec l’ONU un


accord de tutelle qui aurait fait suite au mandat. Elle y applique
après 1949 une politique d’apartheid, instaure dans les années
1970 des «  bantoustans  »,  etc. Alors s’affirme un mouvement
nationaliste, la SWAPO (Organisation des peuples du Sud-Ouest
africain), dirigé par Sam Nujoma. Il faut toutefois attendre 1990
pour que soit proclamée l’indépendance de la Namibie, nom
que l’ONU avait adopté dès 1968. (Il se réfère au désert de
Namib, bordant le littoral.)

Avant l’indépendance, trois langues étaient officielles  :


l’afrikaans, l’anglais et l’allemand. Pour effacer le souvenir du
régime sud-africain (qui s’exprimait en afrikaans) et unifier des
populations parlant des langues diverses, les nationalistes ont
résolument opté pour l’anglais, aujourd’hui seul officiel. Les
langues usuelles se répartissent en trois groupes. Parmi les
langues bantoues figurent l’ovambo, parlé dans le nord du pays
par 50 % des Namibiens (2,6 millions), le kavango (9 %, dans le
nord-est) et le herero (9 %, dans l’est). Le khoïkhoï (11 %) est la
langue des Namas. L’afrikaans (10  %) est celle des Blancs
d’origine afrikaner, mais aussi des Basters de Rehoboth (du
nom de leur petite capitale), descendants de métis venus de la
colonie du Cap au XIXe siècle.

Les langues « khoïsan »

Ses successeurs n’ont pas validé la famille de langues


« khoïsan » proposée par Joseph Greenberg en 1950 (voir p. 52),
mais l’appellation reste d’usage courant. En Afrique australe, on
distingue aujourd’hui trois familles  : kx’à, tuu et khoi (voir le
tableau). Toutes les langues concernées se caractérisent par des
« clics », dont le rendu orthographique est souvent déroutant…

Les langues kx’à et tuu sont celles de chasseurs-cueilleurs


collectivement connus sous le nom de San (jadis nommés
«  Bochimans  », du néerlandais Bosjesmannen, «  hommes de la
brousse »). Au nombre de quelques dizaines de milliers, les San
se répartissent entre le Botswana, la Namibie et l’Afrique du
Sud. Pour la plupart sédentarisés, ils tendent à adopter les
langues bantoues des populations environnantes.

Les Khoïkhoï (jadis nommés « Hottentots ») étaient par tradition


des nomades éleveurs de bovins, arrivés en Afrique australe
après les San. En Afrique du Sud, ils se sont en majorité fondus
dans la population de métis aujourd’hui de langue afrikaans
(voir p.  603). Ils conservent en revanche l’usage de leurs
langues au Botswana et surtout en Namibie, où le khoïkhoï
compte 250  000 locuteurs, dont les Namas, dans le sud, et les
Damaras, dans le centre-nord.

Les langues « khoïsan »

NB. Le point d’exclamation en tête de !Kung et de !Xoon figure un clic.

L’Afrique du Sud

Sous l’impulsion de Nelson Mandela (1918-2013), le pays de


l’apartheid s’est mué en une « nation arc-en-ciel », dont tous les
citoyens sont réputés égaux, quelles que soient leur « couleur »
(la Constitution de 1994 instaure une «  démocratie non
raciale  ») ou leur langue maternelle. Les catégories raciales
demeurent néanmoins présentes dans tous les esprits, d’autant
que le gouvernement met en œuvre une politique de
«  discrimination positive  » en faveur des non-Blancs pour
corriger les effets de l’apartheid.

Au recensement de 2011, les Africains noirs (Black Africans)


formaient 79,2  % de la population (51,8  millions). On comptait
par ailleurs 8,9 % de métis (Coloureds), 8,9 % de Blancs et 2,5 %
d’Indiens et autres Asiatiques. La répartition fondée sur la
langue n’était pas la même. Parmi  les Sud-Africains, 75  %
avaient pour langue première (maternelle) une langue
bantoue, 13,5  % l’afrikaans, 9,6  % l’anglais et 2  % une autre
langue.

Les différences tiennent au double rôle de l’afrikaans (dérivé du


néerlandais), langue première de plus de 60  % des Blancs
(Afrikaners), mais aussi des trois quarts des métis. De son côté,
l’anglais est la langue première de près de 40 % des Blancs, du
quart des métis et de près de 5  % des Noirs. Il est vrai que la
langue première ne fournit qu’une indication parmi d’autres,
car la plupart des Sud-Africains pratiquent deux ou trois
langues, voire plus… Onze d’entre elles bénéficient depuis 1994
d’un statut officiel  : neuf langues bantoues (dont le zoulou,
langue première de 23  % des Sud-Africains), l’afrikaans et
l’anglais. Mais l’égalité de statut n’empêche pas que l’anglais
domine aujourd’hui sans conteste. C’est la langue du pouvoir et
celle des « communications interethniques » à l’échelle du pays.

Les Bantous, les Hollandais et les


Britanniques

L’arc-en-ciel linguistique résulte d’une histoire qui se résume en


trois entrées en scène  : celle des Bantous, peu avant le milieu
du I er millénaire, celle des Hollandais, au milieu du XVIIe siècle,
et celle des Britanniques, au début du XIXe siècle. Il faut toutefois
évoquer auparavant les premiers habitants connus, présents
depuis des temps immémoriaux, qui ont pour descendants les
San et les Khoïkhoï de Namibie, du Botswana et du nord-ouest
de l’Afrique du Sud. Leurs langues, dites «  khoïsan  », se
caractérisent par des clics (voir p. 52).

Les Bantous, venus du nord (voir la carte p. 47), se répartissent


en deux groupes principaux  : l’un colonise les savanes
herbeuses du plateau s’étendant à l’ouest de la chaîne du
Drakensberg ; l’autre, les régions subtropicales bordant l’océan
Indien, en contrebas. Du premier groupe sont issus les
locuteurs des langues tswana et sotho  ; du second, ceux des
langues nguni (zoulou, xhosa et swazi). Agriculteurs et
éleveurs, les Bantous maîtrisent la métallurgie du fer. Dans leur
expansion, ils refoulent ou éliminent les populations de langues
khoïsan, à moins qu’ils ne les absorbent (d’où la présence de
clics dans les langues bantoues les plus méridionales). Leur
progression cesse quand ils atteignent les régions arides de
l’ouest de l’Afrique du Sud : seuls s’y maintiennent les Khoïkhoï
et les San.

L’arrivée des Hollandais remonte à 1652, date à laquelle la


Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC en
néerlandais) fonde au Cap une escale, à mi-chemin entre la
Hollande et Java. La région alentour bénéficie d’un climat
méditerranéen, ce qui permet d’y instaurer une société
coloniale. Parmi les Hollandais figurent les burghers, pratiquant
l’agriculture (pour approvisionner les navires), bientôt rejoints
par d’autres immigrés, dont des huguenots français. Ils font
travailler des esclaves que la VOC importe du Mozambique, de
Madagascar et des Indes orientales (actuelle Indonésie). Les
burghers ne tardent pas à entrer en conflit avec les Khoïkhoï,
qu’ils nomment Hottentotten («  Hottentots  ») en parodiant les
sonorités de leurs langues.

Au XVIII e siècle, des colons dits trekboers (« paysans migrants »)


se dispersent à l’intérieur et deviennent éleveurs. Dotés de
chevaux et d’armes à feu, ils refoulent les Khoïkhoï ou les
réduisent en quasi-esclavage. Il faut attendre la fin du siècle
pour que des trekboers atteignent la Fish River (à huit cents
kilomètres à l’est du Cap) et s’y heurtent pour la première fois à
des Bantous, qu’ils nomment Kaffers (en français « Cafres », de
l’arabe kafir, non-musulman).
La société ainsi constituée dans la région du Cap se compose de
Blancs (une vingtaine de milliers à la fin du XVIIIe siècle) et d’une
population très diverse plus ou moins asservie incluant un
nombre croissant de métis. Quelles langues emploie-t-on ? Les
Blancs s’expriment en néerlandais, mais, dès le milieu du
XVIII e 
siècle, une variété parlée locale a pris forme. On la
nomme Kaaps Hollands (« hollandais du Cap ») ou kombuistaal
(« langue de la cuisine »), car elle est influencée par les langues
des Khoïkhoï et des esclaves (dont le malais). Les non-Blancs
utilisent des pidgins dérivés du kombuistaal, lesquels, au fil des
générations, se créolisent, autrement dit deviennent leur
langue maternelle. De ces interactions émerge la langue que
l’on nommera plus tard l’afrikaans.

Les Britanniques occupent le Cap à partir de 1795, puis


prennent officiellement possession de la région en 1814 sous le
nom de «  colonie du Cap  ». Ils y installent des colons
anglophones à partir de 1820.

L’expansion coloniale en pays bantou

Au XIXe  siècle, les Britanniques consolident leur emprise sur le


sud de l’Afrique, position stratégique entre la Grande-Bretagne
et les Indes, tandis que de nombreux descendants de
Hollandais, les Boers («  paysans  »), affichent un nationalisme
ombrageux. Les Bantous, auparavant épargnés pour l’essentiel,
subissent alors le choc de la colonisation.

Dans les années 1830, les Boers de l’est de la colonie du Cap


migrent vers le nord-est pour échapper au régime britannique.
Ce Grand Trek les conduit dans les savanes herbeuses où vivent
des Africains de langue tswana ou sotho. Les Boers s’y taillent
d’immenses domaines, puis s’organisent en deux républiques,
l’État libre d’Orange et la République sud-africaine (ou
Transvaal). Leur indépendance sera reconnue par les
Britanniques dans les années  1850. Dans l’intervalle, ces
derniers s’avancent le long de la côte de l’océan Indien, au-delà
de la Fish River, et soumettent les Xhosa. Ils prennent aussi pied
en pays zoulou, fondant la colonie du Natal en 1843.

Vers 1860, la colonie du Cap compte près d’un demi-million


d’habitants, dont 180  000 Blancs, 200  000 métis et 100  000
Africains (Xhosa principalement). L’esclavage a été aboli en
1833. L’économie repose en grande partie sur l’élevage du
mouton (pour la laine). Au Natal vivent plus de 250  000
Africains (Zoulous pour la plupart) et 18 000 Blancs. S’y ajoutent
quelques milliers de travailleurs sous contrat venus des Indes.
Employés sur les plantations de canne à sucre, ils feront souche.
Les deux républiques boers comptent au total une cinquantaine
de milliers de Blancs et un nombre indéterminé d’Africains. Les
Boers vivent surtout de l’élevage bovin extensif. Là où ils sont
installés, les Blancs mettent les Africains à leur service, mais, en
périphérie, de nombreuses tribus africaines conservent leur
autonomie et leur mode de vie.
La découverte de richesses minières bouleverse ce tableau. En
1867, on découvre des diamants dans le nord-est de la colonie
du Cap  : ainsi naît la ville-champignon de Kimberley, où Cecil
Rhodes fait fortune (voir p. 597). En 1884, au Transvaal, on met
au jour les gisements d’or les plus importants au monde. Leur
exploitation nécessite un outillage perfectionné et de gros
capitaux, qui affluent bientôt d’Europe et des États-Unis, de
même qu’affluent les immigrants, en majorité britanniques. Les
Boers les nomment Uitlanders, «  gens de l’extérieur  ».
Johannesburg, fondée en 1886, connaît un essor fulgurant : une
douzaine d’années plus tard, on y compte 75  000 Blancs,
auxquels s’ajoutent 100  000 Africains employés par les
compagnies minières dans de très pénibles conditions.

De la guerre des Boers à l’Union sud-


africaine

La fièvre de l’or attise les tensions entre Boers et Uitlanders. Les


premiers entendent conserver le pouvoir politique dans la
République du Transvaal, que préside Paul Kruger (1825-1904).
Les Uitlanders et les investisseurs, soutenus par le
gouvernement britannique, perçoivent au contraire le pouvoir
des Boers comme un obstacle et le conflit éclate. La « guerre des
Boers » (1898-1902) oppose le Transvaal et l’État libre d’Orange à
l’armée britannique, qui l’emporte non sans difficultés.
Les vainqueurs décident alors de noyer les Boers dans une
nouvelle vague d’immigrants britanniques afin de les
angliciser, mais le flux se tarit. Arrivés au pouvoir à Londres en
1906, les libéraux choisissent de tendre la main aux Boers (ou
plutôt aux Afrikaners, comme on les nomme désormais) en
leur proposant le self-government au sein d’une Union sud-
africaine ancrée dans l’Empire britannique. Les Afrikaners
répondent favorablement, y voyant le moyen de retrouver leur
autonomie politique. De surcroît, ils obtiennent que le
néerlandais bénéficie d’un statut officiel au même titre que
l’anglais.

Proclamée en 1910, l’Union se compose de quatre provinces


(province du Cap, Natal, État libre d’Orange et Transvaal). Elle a
le statut de dominion, comme le Canada ou l’Australie, mais elle
s’en distingue sur un point crucial : les Blancs y sont nettement
minoritaires (voir le tableau). Le droit de vote leur est
néanmoins réservé, sauf dans la colonie du Cap où 10  % des
métis et 5  % des Noirs en bénéficient. Le régime politique
inégalitaire ainsi établi se perpétue jusqu’en 1948, puis
s’aggrave avec la mise en œuvre de l’apartheid.
La population sud-africaine selon le recensement de
1904 (en milliers)

L’afrikaans, de S. J. du Toit à Soweto

Les deux républiques boers fondées au XIXe siècle avaient pour


langue officielle le néerlandais, mais la langue usuelle des Boers
(kombuistaal) s’en différenciait assez nettement, comme on l’a
vu.

L’idée de promouvoir la langue usuelle au rang de langue


« nationale », sous le nom d’afrikaans (littéralement : « [langue]
africaine  »), a pour premier défenseur Stephanus Jacobus du
Toit (1847-1911), natif de Paarl, près du Cap. Ordonné pasteur en
1872, il se situe en marge de l’Église établie (Église réformée
hollandaise, NGK). Au début des années 1870, il défend dans la
presse l’idée qu’il faudrait traduire la Bible en afrikaans au
profit des métis et des Afrikaners peu instruits. L’Association des
vrais Afrikaners (la GRA), fondée en 1875, vise à promouvoir la
langue afrikaans et la nation afrikaner. L’année suivante,
du  Toit lance un journal en afrikaans, Die  Afrikaanse Patriot,
tandis que la GRA le charge de traduire la Bible en afrikaans.
Du Toit parvient à en traduire une partie, mais la NGK, attachée
au néerlandais classique, refuse de le soutenir. Ainsi prend fin
le «  premier mouvement pour la langue  » (Eerste
Taalbeweging).

Loin de décourager les Afrikaners, la guerre des Boers renforce


leur nationalisme, fondé sur des critères religieux (le
calvinisme), culturel (l’épopée du Grand Trek) et linguistique
(l’afrikaans). Le « second mouvement pour la langue » (Tweede
Taalbeweging) naît dans ce contexte au début du XXe siècle. Il a
pour figures de proue trois poètes natifs de la colonie du Cap :
Jan Celliers (1865-1940), Jacob Daniël du  Toit, dit Totius (1877-
1953), et C.  Louis Leipoldt (1880-1947), le plus talentueux des
trois. Fils de S. J. du Toit et pasteur lui aussi, Totius achèvera en
1933 la traduction de la Bible entreprise par son père.

Après la proclamation de l’Union sud-africaine en 1910, le


« mouvement pour la langue » bénéficie de la nouvelle donne
politique. Les Afrikaners forment 55  % de l’électorat, ce qui
permet aux nationalistes de pousser leurs pions. Déjà présent
dans l’enseignement primaire, l’afrikaans remplace le
néerlandais dans l’enseignement secondaire en 1914. Quelques
années plus tard, il devient la langue liturgique de la NGK. En
1925, il se substitue au néerlandais en tant que langue officielle
(à côté de l’anglais).
En 1948, les Afrikaners, toujours majoritaires dans l’électorat,
portent au pouvoir le Parti national dirigé par Daniel François
Malan (1874-1959). Lui et ses successeurs, dont
Hendrick  F.  Verwoerd (1901-1966), instaurent le régime de
l’apartheid. Dans le domaine linguistique, ils promeuvent
systématiquement l’afrikaans, à leurs yeux toujours menacé
par l’anglais. Pour commémorer le centenaire de l’Association
des vrais Afrikaners, un immense monument à la gloire de la
langue afrikaans est inauguré à Paarl en 1975. (Il semble
qu’aucune autre langue au monde n’ait été célébrée ainsi.) La
même année, le gouvernement décide qu’une partie de
l’enseignement se fera obligatoirement en afrikaans dans les
écoles réservées aux Africains. Cela provoque, en juin  1976 à
Soweto (près de Johannesburg), une grande manifestation de
collégiens hostiles à la «  langue des oppresseurs  ». La police
riposte en tirant à balles réelles… La photo du lycéen Mbuyisa
Makhubo (18  ans) tenant dans ses bras le corps du collégien
Hector Pieterson (12  ans) fait le tour du monde. Les sanctions
votées par l’ONU en 1977 ne cessent ensuite d’être renforcées.
L’apartheid entre en crise dans les années 1980.

La population de langues bantoues, des


missions à l’apartheid

Quand, au XIXe  siècle,


Britanniques et Boers entreprennent de
soumettre les populations de langues bantoues, les
missionnaires chrétiens sont les premiers –  et longtemps les
seuls – à s’intéresser à ces langues. Ils viennent pour la plupart
directement d’Europe ou d’Amérique du Nord et ne partagent
pas les préjugés raciaux des Blancs sud-africains.

Le premier texte imprimé en Afrique du Sud dans une langue


bantoue, le xhosa, date de 1823. Le missionnaire méthodiste
anglais Henry Hare Dugmore (1810-1896), arrivé enfant en pays
xhosa, y passera sa vie. Avec des collègues, il achève en 1859 la
traduction de la Bible en xhosa. La première grammaire du
zoulou paraît en Norvège en 1850. Elle a pour auteur le
missionnaire norvégien luthérien Hans Schreuder (1817-1882),
arrivé au Natal en 1844 et qui y passera lui aussi le reste de sa
vie. La traduction de la Bible en zoulou paraît en 1883. En
langue tswana, le pionnier est un missionnaire écossais, Robert
Moffat (1795-1883), qui termine une traduction de la Bible en
1857.

Les missionnaires jouent un rôle éducatif important en


dispensant un enseignement moderne. Ainsi sont formés, dès la
seconde moitié du XIXe  siècle, des employés, des enseignants,
des prêtres et de petits entrepreneurs (parmi lesquels figurent
les fondateurs, en 1912, de ce qui deviendra l’African National
Congress, ANC). Il s’y ajoute des écrivains, tels John Dube (1871-
1946), ancien élève d’une mission américaine et auteur du
premier roman en zoulou (paru en 1930), ou Sol (Solomon)
Plaatje (1876-1932), ancien élève d’une mission allemande près
de Kimberley, premier Noir d’Afrique du Sud à avoir écrit un
roman en anglais : Mhudi, An Epic of South African Native Life a
Hundred Years Ago (1930).

Dans les années 1930, l’enseignement dispensé par les missions


touche quelque 350 000 élèves africains, dont plus de la moitié
dans le primaire. L’enseignement débute dans une langue
bantoue, puis se double d’un enseignement en anglais (ou très
rarement en afrikaans). La plupart des enseignants sont des
Africains peu qualifiés et peu payés, mais il existe quelques
bons établissements d’enseignement secondaire. Au niveau
supérieur se situe le South African Native College de Fort Hare,
fondé en 1916 en pays xhosa. Parmi ses anciens étudiants figure
Nelson Mandela, admis en 1939 après de bonnes études dans
des écoles méthodistes, puis exclu l’année suivante pour avoir
participé à un boycott de la nourriture…

Durant l’apartheid, le gouvernement prend le contrôle de tout


le système d’enseignement destiné aux Africains (Bantu
Education Act de 1953). Les raisons invoquées sont doubles  :
tout en reprochant aux missions d’avoir formé des «  Anglais
noirs  » (Black Englishmen), le gouvernement nationaliste
souligne que l’industrie a besoin d’un grand nombre de
travailleurs africains à la fois alphabétisés et « maintenus à leur
place », comme le déclare sans ambages H. Verwoerd. Il s’ensuit
que le nombre d’enfants africains scolarisés augmente, mais
qu’à la fin des années 1970 seuls 12 000 d’entre eux réussissent
l’équivalent du baccalauréat.
Le multilinguisme et la prééminence de
l’anglais

En reconnaissant onze langues officielles, dont neuf bantoues,


la Constitution de 1994 instaure une nation résolument
multilingue. Qu’en est-il dans les faits ?

Les élites africaines au pouvoir, héritières de l’ancienne «  élite


des missions  », cultivent la langue anglaise tout en restant
attachées à leurs propres langues. En revanche, elles gardent un
mauvais souvenir de l’afrikaans, longtemps «  langue de
l’oppression  ». Les Afrikaners et l’afrikaans ont perdu leur
position dominante, mais ils conservent un système
d’enseignement de qualité, une littérature très vivante et de
solides réseaux sociaux bâtis au cours de quatre-vingts ans
d’exercice du pouvoir. Quant aux Blancs de langue anglaise, ils
sont privilégiés…

En d’autres termes, les relations entre les langues ne sont pas


symétriques. Pour simplifier  : les Blancs anglophones font
souvent l’effort d’apprendre l’afrikaans, rarement celui
d’apprendre une langue bantoue  ; les Afrikaners apprennent
l’anglais et tendent à s’en contenter ; les Africains noirs parlent
leur propre langue (et souvent d’autres langues bantoues) et
perçoivent l’anglais comme la langue de la promotion
économique, sociale ou politique.
Il est vrai que l’enseignement primaire public en langue
bantoue pâtit du souvenir des écoles du temps de l’apartheid et
demeure mal doté en moyens humains et matériels. Il reste
donc souvent perçu comme un enseignement médiocre. Or, si
la ségrégation raciale a disparu, les inégalités sociales
subsistent. La classe moyenne noire, en pleine ascension, se
tourne vers les écoles primaires privées payantes, où
l’apprentissage intensif de l’anglais débute très tôt, voire
d’emblée. Le gouvernement laisse faire, car –  sans le dire
ouvertement  – il perçoit le rôle fédérateur de l’anglais et c’est
en anglais que l’administration fonctionne, en fait sinon en
droit. Les Sud-Africains y consentent (ou s’y résignent).

Quoi qu’il en soit, les trois quarts des Sud-Africains (58 millions)


parlent une langue bantoue dans leur vie familiale et
quotidienne (voir le tableau) et ils en emploient souvent une
seconde s’ils vivent dans une ville où la langue de la rue n’est
pas la leur. À Johannesburg, c’est une variété de zoulou  ; à
Pretoria, c’est le Pretoria Sotho, une variété de sotho du Nord.
Dans la mesure où les langues nguni (zoulou, xhosa et swazi)
sont apparentées, le passage de l’une à l’autre est relativement
aisé ; il en va de même des langues sotho-tswana. Sur le lieu de
travail, en revanche, une connaissance de l’anglais (ou de
l’afrikaans dans certaines régions rurales) est en général
nécessaire.

Enseignées dans les écoles primaires, les langues bantoues sont


employées à l’écrit. Il existe des journaux, dont par exemple
deux en zoulou, publiés à Durban : Ilanga, fondé en 1903 par le
romancier John Dube (voir plus haut), et Isolezwe, lancé en
2002. Le premier est réputé employer une langue châtiée, celle
enseignée à l’école  ; le second une variété plus moderne,
nourrie de « zoulou urbain ».

L’afrikaans, naguère langue du pouvoir, est devenu la langue


d’une minorité (certes nombreuse et soudée), exposée à la
concurrence de l’anglais. L’université de Stellenbosch (à l’est du
Cap), haut lieu de la culture des Afrikaners, en fournit un
exemple frappant. Avant 1994, la quasi-totalité de
l’enseignement y était dispensé en afrikaans  ; aujourd’hui, il
partage ce rôle avec l’anglais, devenu l’unique langue
d’enseignement dans toutes les autres universités.
Répartition de la population sud-africaine selon la
langue maternelle en 2011

1. Également parlé en Eswatini ; 2. Également parlé au Botswana ; 3.


Également parlé au Lesotho.

Le Lesotho et l’Eswatini

Quand l’Union sud-africaine est proclamée en 1910, trois


protectorats britanniques demeurent à l’écart : le Bechuanaland
(actuel Botswana, voir p. 601), le Basutoland et le Swaziland.
En 1868, les Britanniques prennent le contrôle du royaume des
Sotho du Sud, alors menacé par l’État libre d’Orange, et le
nomment Basutoland. Ensuite enclavé dans l’Union, le
royaume, pauvre et surpeuplé, devient un réservoir de main-
d’œuvre pour les mines et les industries sud-africaines. Il
accède à l’indépendance en 1966 sous le nom de Lesotho. Le
sotho (du Sud), parlé par toute la population (2,3  millions), et
l’anglais sont les langues officielles.

Le royaume des Swazi devient un protectorat britannique en


1903 sous le nom de Swaziland. L’indépendance date de 1968.
En 1973, le roi Sobhuza  II abolit la Constitution, qu’il juge
incompatible avec les traditions, et instaure une monarchie
absolue. Pour célébrer cinquante  ans d’indépendance, le
royaume reprend en 2018 le nom d’Eswatini (eSwatini en
swazi), remontant au XIXe  siècle. Le swazi, parlé par toute la
population (1,4 million), et l’anglais sont les langues officielles.

Madagascar

Le peuple malgache résulte de métissages entre deux


populations. La première, originaire d’Indonésie et de langue
austronésienne, a débarqué à Madagascar vers l’an  800, dans
des circonstances énigmatiques (voir p. 44). L’autre se compose
d’immigrants venus ensuite d’Afrique orientale et qui ont
adopté la langue des premiers arrivants  : le malgache.
Dispersées dans la Grande Île (un peu plus vaste que la France),
ces populations se répartissent en 18 groupes «  ethniques  »
auxquels correspondent autant de dialectes. À cette diversité se
superpose une sourde opposition, sociale et politique, entre les
gens des hauts plateaux et ceux du contrebas (les «  côtiers  »),
souvent déconsidérés. Elle découle d’une histoire qui a
longtemps assuré la prééminence des premiers.

Le royaume d’Imerina – ayant pour sujets les Merina – naît sur


les hauts plateaux au XVIIe siècle. Le roi Andrianampoinimerina
(r.  1787-1810) le consolide et prend pour capitale Tananarive
(Antananarivo). Son fils Radama  I er  (r.  1810-1828) s’accorde
avec les Britanniques, devenus influents à Madagascar après
leur installation sur l’île Maurice en 1810. En contrepartie de sa
renonciation à la traite, il obtient une assistance financière,
technique et militaire qui lui permet d’agrandir le royaume.
Radama fait bon accueil à des missionnaires, dont deux Gallois,
David Jones (1796-1841) et David Griffiths (1792-1863), qui
s’installent à Tananarive vers 1820. En concertation avec le roi,
ils transcrivent le malgache en caractères latins et le dotent
d’une orthographe, ouvrent des écoles et s’attellent à la
traduction de la Bible.

L’aristocratie merina se méfie toutefois des étrangers, à


commencer par l’épouse de Radama. Après lui avoir succédé en
tant que Ranavalona  I re  (r.  1828-1861), elle fait expulser les
missionnaires trop zélés, puis interdit la Bible dès sa publication
en 1835. Son fils Radama II (r. 1861-1863), qui s’était rapproché
des Britanniques et des Français, meurt assassiné. La réalité du
pouvoir échoit ensuite à Rainilaiarivony (1828-1896), Premier
ministre, époux de trois reines successives  : Rasoherina
(r.  1863-1868), Ranavalona  II (1868-1883) et Ranavalona  III
(r. 1883-1897). En 1869, Ranavalona II et lui se convertissent au
protestantisme. L’aristocratie merina leur emboîte le pas.

Les sora-be, premiers écrits en malgache


On nomme sora-be un alphabet dérivé de l’écriture arabe,
utilisé à partir du XVe  siècle pour transcrire le dialecte
malgache des Antaimoro, installés sur la côte sud-est. Ses
origines demeurent discutées : certains les attribuent à des
navigateurs arabes  ; d’autres invoquent des navigateurs
venus de Java, car le sora-be présente des similitudes avec
le pegon, écriture arabe adaptée au javanais (voir p. 239).

Les quelque 200 manuscrits existants, datant du XVIIe siècle


au plus tôt, sont reliés en cuir. La plupart contiennent des
formules magiques, mais certains relatent les origines de
telle ou telle tribu. La pratique de l’islam en est absente.

Vers 1800, le roi Andrianampoinimerina fait venir à


Tananarive des scribes antaimoro afin qu’ils enseignent
aux enfants de la cour à lire et écrire. Son fils, le futur
Radama  I er, qui fait partie des élèves, encouragera la
transcription du malgache en caractères latins.
Que s’est-il passé  ? La transcription du malgache (plus
précisément, du dialecte merina) à des fins religieuses a
engendré une culture nouvelle, associant le texte biblique à
une réappropriation des traditions orales, à tel point que la
poésie malgache, s’inspirant de thèmes ancestraux, prend
souvent la forme de cantiques… L’élite merina affirme ainsi son
double attachement à la Bible et à une spécificité malgache, qui
nourrira le nationalisme.

Madagascar, colonie française

Au début des années 1880, dans le contexte de la «  ruée sur


l’Afrique », la France décide d’intervenir à Madagascar. En 1885,
elle impose à Rainilaiarivony un quasi-protectorat. Dix ans plus
tard, une expédition militaire conduit à l’abolition de la
royauté. Madagascar devient en 1896 une colonie française, que
le général Joseph Gallieni (1849-1916) gouverne jusqu’en 1905.
Il s’oppose d’emblée à l’élite merina, incarnant à ses yeux un
«  ancien régime  » anglophile, puis crée des écoles laïques
enseignant en français, devenu l’unique langue officielle. Des
missionnaires catholiques diffusent eux aussi le français, en
particulier parmi les peuples côtiers.

Deux partis politiques s’organisent en 1946  : le Mouvement


démocratique de la révolution malgache (MDRM), animé par
des Merina, et le Parti des déshérités de Madagascar (Padesm),
s’appuyant sur les côtiers. L’insurrection très violente qui éclate
en 1947 se double de conflits entre les deux formations. La
répression n’est pas moins sévère  : on estime à 80  000 le
nombre de victimes. Les autorités dissolvent le MDRM, puis
favorisent le Padesm, qui devient en 1956 le Parti social
démocrate, sous la conduite de Philibert Tsiranana (1910-1978).
Ce dernier prône le « oui » au référendum de 1958, les 30 % de
«  non  » se concentrant sur les hauts plateaux. Madagascar
accède à l’indépendance en 1960 sous sa présidence.

L’échec de la « malgachisation »

La vie politique malgache est très complexe. En un demi-siècle,


quatre Constitutions et autant de Républiques se succèdent  :
I re  (1959), II e  (1975), III e  (1992) et IVe  (2010). Du point de vue
linguistique, la II e  République marque un tournant. Tsiranana,
au pouvoir jusqu’en 1972, avait maintenu des accords de
coopération avec la France. Les militaires qui lui succèdent les
dénoncent. En 1975, le capitaine de frégate Didier Ratsiraka va
plus loin  : il instaure un régime révolutionnaire, et vise la
« malgachisation » de la société. Il est prévu de mettre au point
un «  malgache commun  », se superposant aux variétés
dialectales, puis de généraliser son usage dans l’enseignement.
Mais ce malgache commun ne voit pas le jour et le merina
continue de prévaloir, ce qui contrarie les côtiers. Plus grave : le
merina écrit, langue littéraire nourrie de références bibliques,
peine à véhiculer de nombreux aspects du savoir moderne. Ces
incohérences aboutissent à une baisse générale du niveau des
élèves… et des enseignants.

Confronté à une opposition de plus en plus déterminée, le


régime révolutionnaire prend fin en 1991. La « malgachisation »
n’est plus à l’ordre du jour. S’il est vrai que le malgache reste la
langue d’enseignement à l’école primaire, le français retrouve
ensuite toute son importance en tant que langue de la
promotion sociale. L’une et l’autre ont un statut officiel.
L’administration emploie le français comme langue de travail,
du moins à l’écrit. Dans la vie quotidienne, toute la population
(27  millions) le monde parle malgache… ou l’un de ses
dialectes.

Notes du chapitre

[1]  ↑   Elikia M’BOKOLO, Afrique noire. Histoire et civilisations (2  vol.), Hatier, Paris,
1992 et 1995.

[2] ↑   Quand la Côte de l’Or, colonie britannique, accède à l’indépendance en 1957


(voir p.  571), son leader panafricaniste Kwame Nkrumah rebaptise le pays
« Ghana », en souvenir du premier grand royaume d’Afrique de l’Ouest.

[3] ↑   C’est en référence au golfe du Bénin et non à ce royaume que la République


du Dahomey est devenue la République du Bénin en 1975.

[4]  ↑   L’Afrique-Occidentale française (AOF), capitale Dakar, regroupe huit


colonies : Côte d’Ivoire, Dahomey, Guinée, Haute-Volta, Mauritanie, Niger, Sénégal
et Soudan français. L’Afrique-Équatoriale française (AEF), capitale Brazzaville,
regroupe quatre colonies : Gabon, Moyen-Congo, Ougangui-Chari et Tchad (voir les
cartes).
[5]  ↑   Le mot « pidgin » est apparu dans le Pacifique au XIX e siècle pour désigner
un jargon métissé d’anglais, de chinois,  etc. (voir p.  537 ). Les navigateurs
britanniques l’ont ensuite transposé dans le golfe de Guinée… et les linguistes l’ont
adopté.

[6]  ↑   En marge du FPI se situe le nouchi, à l’origine parler de jeunes Abidjanais


plus ou moins délinquants ou perçus comme tels. Apparu plus récemment que le
FPI, avec une fonction cryptique (autrement dit argotique), il s’est diffusé parmi les
jeunes Ivoiriens de toutes catégories. Nouchi, du mandingue nou («  nez  ») et chi
(«  poil  »), désigne la moustache du «  méchant  », auquel chacun voudrait
ressembler.

[7] ↑   Selon le site Worldometers, la population du Nigeria atteindrait 200 millions


en 2019.

[8] ↑   Ethnologue. Languages of the World, 2019 (en ligne).

[9] ↑   Forgé dans les années 1980, le nom d’« Ambazonie » dériverait d’Ambas ou
Ambozes, nom local de l’estuaire du Wouri.

[10]  ↑   La construction d’un pont route-rail Brazzaville-Kinshasa doit débuter en


2020.

[11] ↑   Sous ce régime, le pays a porté le nom de Zaïre, dérivé – via le portugais –
de nzere désignant le fleuve en kikongo.
Les langues des Amériques

E n 2017, le continent américain a franchi le cap du milliard


d’habitants, dont 90  % sont de langue maternelle
européenne  : espagnol (40  % environ), anglais (près de 30  %),
portugais (un peu plus de 20 %) ou français (1 %). En revanche,
les langues amérindiennes ne comptent aujourd’hui que
quelque 30 millions de locuteurs.

Combien étaient-ils en 1492  ? On l’ignore. Les estimations –


  fondées sur des extrapolations à partir de maigres indices  –
tournent autour de 50  millions, équivalant à la population de
l’Europe à la même époque. Combien de langues parlait-on en
Amérique avant l’arrivée des Européens  ? Nul ne le sait. Les
linguistes en ont identifié 900 environ, dont près de 300
aujourd’hui éteintes, bien d’autres ayant disparu sans laisser de
traces. Les sociétés étaient plus diversifiées qu’en Europe  :
certaines formaient de véritables États en Méso-Amérique
(Empire aztèque, cités mayas) et dans les Andes (Empire inca),
tandis que les autres Indiens vivaient en communautés plus
modestes, très disséminées (voir p. 54).

À l’époque coloniale (du début du XVI e  siècle au tournant des


XVIII e 
et XIXe  siècles), trois grands facteurs déterminent
l’évolution des situations linguistiques  : le recul de la
population indienne, la diversité des politiques de colonisation
et l’impact de la traite des Noirs.

– L’arrivée des Européens provoque d’emblée un effondrement


de la population indigène : dans le Mexique central, elle aurait
chuté au XVIe  siècle des trois quarts, voire de 90  %. Une telle
hécatombe résulte surtout des maladies apportées par les
Européens (variole, rougeole,  etc.), car les Indiens, isolés du
reste de l’humanité pendant des millénaires, n’avaient pas les
mêmes défenses immunitaires. Le nombre de locuteurs de
langues amérindiennes ne cesse ensuite de reculer.

– Deux principaux types de colonisation se distinguent  :


espagnol et anglais. Les Espagnols s’installent en maîtres au
cœur même des sociétés amérindiennes les plus développées
(Mexique et Pérou) et y mettent les habitants à leur service,
donnant naissance à une population métissée. L’usage de la
langue espagnole fait tache d’huile, des Espagnols aux Indiens
via les métis. Les Anglais procèdent différemment  : quand ils
prennent pied sur la côte est de l’Amérique du Nord, ils
s’intéressent avant tout aux terres à mettre en culture et
refoulent les Indiens vers l’ouest, sans se mélanger à eux.
L’usage de la langue anglaise et le front de la colonisation
progressent de conserve. La colonisation française (Canada et
Louisiane) demeure restreinte. Au milieu du XVIIIe  siècle, les
Français sont vingt fois moins nombreux que les Britanniques
en Amérique du Nord. Quant à la colonisation portugaise au
Brésil, elle est surtout marquée par la traite des Noirs.
– Près de 10 millions d’esclaves africains ont été débarqués en
Amérique du XVIe au XIXe siècle, dont 40 % au Brésil, autant aux
Antilles (non espagnoles), plus de 15 % en Amérique espagnole
et moins de 5 % en Amérique du Nord. L’impact linguistique de
l’esclavage ne sera toutefois durable qu’aux Antilles, où se
développent des créoles du français ou de l’anglais encore très
vivants. Ailleurs, les esclaves finissent par adopter la langue du
colonisateur.

Avant même la fin de l’époque coloniale, les jeux sont faits.


Trois langues européennes dominent  : l’espagnol, le portugais
et l’anglais. On peut y ajouter le français, bien que son avenir
paraisse très incertain au lendemain de l’annexion du Canada
par les Britanniques en 1763. Face aux langues européennes, les
langues amérindiennes sont marginalisées, même là où elles
survivent le mieux, au Mexique et dans les Andes. Quand, aux
XIXe et XXe  siècles, des immigrants venus d’Europe ou d’Asie
afflueront sur le continent américain, il leur faudra s’adapter à
une situation linguistique solidement établie. Ils devront
apprendre et pratiquer l’une des trois langues dominantes pour
s’intégrer à leur nouvelle patrie.

L’Amérique hispanique

Dans un premier temps, les conquistadores agissent à titre


privé, bien que toujours au nom du roi d’Espagne (voir
l’encadré). Quand les autorités royales prennent la main, dans
les années 1530-1540, l’organisation qu’elles instaurent s’appuie
sur des villes. Au sommet de l’administration coloniale, deux
vice-rois siègent dans deux capitales  : Mexico en Nouvelle-
Espagne, Lima au Pérou. Leur pouvoir est relayé par des
audiencias (instances judiciaires et administratives) installées
dans les principales villes. De Mexico dépendent les audiencias
de Guadalajara, Guatemala et Saint-Domingue  ; de Lima celles
de Panamá, Santa Fe de Bogotá, Quito, Chuquisaca (aujourd’hui
Sucre) et Santiago. Une soixantaine de villes de moindre
importance, sièges de gouverneurs de province, complètent le
réseau.

Les principales étapes de la Conquête


12  octobre 1492. Christophe Colomb débarque à
San Salvador (l’une des îles Bahamas).

1496. Fondation de la ville de Saint-Domingue sur


Hispaniola (ou Haïti).

1513. Vasco Nuñez de Balboa franchit l’isthme de Panamá


et découvre la « mer du Sud », le Pacifique.

1519-1521. Partie de Cuba, l’expédition conduite par


Hernán Cortés conquiert l’Empire aztèque, qui deviendra la
vice-royauté de Nouvelle-Espagne en 1535.

1531-1533. Partie de Panamá, l’expédition conduite par


Francisco Pizarro prend le contrôle de l’Empire inca, qui
deviendra la vice-royauté du Pérou en 1540.

1536-1537. Des Espagnols s’engagent dans le Río de la Plata,


remontent le fleuve Paraná et fondent Asunción.
(Buenos  Aires, fondée en 1536 puis abandonnée en 1541,
sera refondée en 1580.)

1537-1538. Gonzalo Jiménez de Quesada atteint le pays des


Muiscas, qu’il baptise Nouvelle-Grenade, et y fonde la ville
de Santa Fe de Bogotá.

1541. Pedro de Valdivia, parti du Pérou, fonde Santiago du


Chili.

Les autorités royales se préoccupent du sort des Indiens,


question épineuse. Alors que les colons entendent avant tout les
mettre au travail, la Couronne et l’Église catholique se donnent
pour mission de les évangéliser et – en principe du moins – de
les protéger des abus.

En pratique, la société coloniale s’organise peu à peu en un


réseau de «  centres  » entourés de «  périphéries  ». Les centres
correspondent aux villes, où s’exerce le pouvoir politique et
économique des Espagnols, et aux haciendas (grandes
propriétés foncières) ; les périphéries, plus ou moins éloignées,
demeurent le domaine des communautés indiennes. Entre les
deux s’opèrent divers mouvements, par exemple  : du centre
vers la périphérie, celui des religieux en mission
d’évangélisation… ou celui des hacienderos en quête de main-
d’œuvre ; de la périphérie vers le centre, celui d’Indiens attirés
par les villes. La société tend ainsi à se répartir en deux
secteurs : d’une part, celui de langue espagnole, caractérisé par
les métissages (entre Espagnols et Indiennes pour
commencer)  ; d’autre part, le secteur indien, composé de
communautés très peu métissées attachées à leurs langues,
leurs traditions, etc.

Les politiques linguistiques coloniales

Dans les Grandes Antilles, l’arrivée des Espagnols a provoqué


une hécatombe  : les Indiens sont réduits en esclavage et
décimés par les maladies (voir p. 637). En Nouvelle-Espagne, au
contraire, les autorités politiques et religieuses veillent sur les
populations autochtones.

Des missionnaires (notamment franciscains) vont au-devant


des Indiens, s’initient à leurs langues et les retranscrivent. En
principe, les membres du clergé doivent connaître la langue de
leurs ouailles, mais la multiplicité des parlers autochtones
soulève des difficultés, d’autant que l’ardeur missionnaire
faiblit et que le clergé demeure exclusivement espagnol. (Les
premiers prêtres non blancs seront ordonnés dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle.) Dès la fin du XVIe siècle, l’Église se résout
à promouvoir certaines langues aux dépens des autres : ce sont
les « langues générales » (lenguas generales), à commencer par
le nahuatl en Nouvelle-Espagne et le quechua au Pérou. Il est
vrai qu’à la même époque les jésuites reprennent le flambeau
des missions en langues indiennes locales dans certaines
régions périphériques.

Sous Charles  III (1759-1788), despote éclairé, les autorités de


Madrid rationalisent la politique coloniale. En matière
linguistique, cela signifie – en pratique – l’abandon des langues
indiennes à leur sort. Les « langues générales » elles-mêmes ne
sont plus enseignées, ni juridiquement reconnues, de sorte
qu’on ne les écrit plus. Simultanément, l’Église perd de son
influence. Les jésuites sont expulsés en 1767. La langue
espagnole acquiert ainsi un monopole de fait bien que ses
locuteurs demeurent minoritaires. Vers 1800, sur quelque
12 millions d’habitants de l’Amérique espagnole, 3 millions ont
l’espagnol pour langue maternelle  : les colons d’origine
hispanique (dits « Créoles ») et les nombreux métis.

Devenues indépendantes dans les années 1810-1820, les


anciennes colonies ne remettent pas en cause la politique
d’hispanisation, désormais destinée à intégrer les Indiens aux
nouvelles nations. L’essor progressif de l’enseignement va dans
le même sens : les langues indiennes sont, peu ou prou, bannies
de l’école. Il faudra attendre la fin du XXe  siècle pour que leur
promotion revienne à l’ordre du jour, mais l’espagnol est alors
la langue maternelle d’environ 90 % de la population…

La langue espagnole en Amérique


L’espagnol standard [1]  aujourd’hui écrit en Amérique ne diffère
guère de celui d’Espagne. En revanche, les parlers usuels
présentent des traits particuliers, variables d’une région à une
autre. Les linguistes ont observé que, dans les deux principaux
foyers de colonisation (Mexique et Pérou), la langue usuelle
s’apparente à celle de Madrid, tandis qu’ailleurs elle évoque les
parlers d’Andalousie et, plus précisément, de Séville.

Cela s’explique  : les Espagnols ayant émigré en Amérique ont


tous transité par Séville et Cadix, traversé l’Atlantique sur des
navires aux équipages andalous, puis fait escale aux Antilles,
dont la population espagnole était pour l’essentiel originaire
d’Andalousie. Ainsi a pris forme un parler commun andalou qui
s’est répandu. En revanche, dans les deux capitales de vice-
royauté, Mexico et Lima, les liaisons avec la métropole –  et
donc avec Madrid – ont été maintenues durant toute la période
coloniale, surtout au niveau d’élites régulièrement étoffées de
Peninsulares (Espagnols nés en Espagne). Aussi la norme
linguistique madrilène y a-t-elle conservé son prestige et son
rayonnement. La variété d’espagnol la plus divergente, dite
rioplatense (« du Río de la Plata »), est parlée en Argentine et en
Uruguay, longtemps à l’écart du reste de l’Amérique espagnole
et, de surcroît, marqués par une forte immigration italienne
depuis le XIXe siècle.

Les langues indiennes face à l’espagnol


aujourd’hui
Les pays de langue espagnole abritent aujourd’hui 98  % des
Indiens d’Amérique parlant une langue autochtone. Au
Mexique et au Guatemala, les langues héritières des
civilisations méso-américaines (nahuatl, langues mixtèques,
zapotèques, mayas,  etc.) comptent quelque 10  millions de
locuteurs. Une autre dizaine de millions, répartis entre
l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et le nord de l’Argentine, parlent
les langues quechua et aymara, anciennement liées à l’Empire
inca. Au Paraguay, la langue guarani, comptant plus de
6  millions de locuteurs, constitue un remarquable cas
particulier. De nombreuses langues de moindre importance
sont parlées dans le nord du Mexique, l’Amérique centrale, les
Andes et leurs contreforts amazoniens, le Chaco,  etc. Au total,
on dénombre près de 500 langues amérindiennes en Amérique
hispanique.

Dans leur grande majorité, les Indiens parlant leur propre


langue connaissent plus ou moins bien l’espagnol. Les
monolingues appartiennent à des populations isolées ou aux
générations les plus âgées. Au Mexique, ils sont un million
environ (1,1 % de la population). En Bolivie, ils forment environ
10 % de la population, soit un million de personnes également.

La pratique ou non de l’espagnol à côté d’une langue indienne


conduit l’UNESCO à distinguer langues «  vulnérables  » et
langues « en danger ». Dans le premier cas, la langue indienne
est transmise aux enfants en tant que langue maternelle, mais,
en dehors du foyer, elle se heurte à une forte concurrence de
l’espagnol. Dans le second cas, l’espagnol concurrence la langue
indienne au sein même du foyer.

L’UNESCO répertorie en Amérique hispanique 438 langues


indiennes, dont 149 « vulnérables » et 289 « en danger ». Parmi
les langues concernées figurent celles dont le nombre de
locuteurs se réduit à quelques milliers, voire à quelques
centaines. Mais l’UNESCO juge également «  vulnérables  » des
langues comptant des centaines de milliers de locuteurs – telles
les diverses variétés de quechua ou de nahuatl  –, dans la
mesure où elles subissent une très forte concurrence de
l’espagnol, en particulier au sein de la plus jeune génération.
Une seule langue indienne n’est pas considérée comme fragile
par l’UNESCO  : le guarani du Paraguay, bénéficiaire d’une
situation de bilinguisme stable.

La prise de conscience de la vulnérabilité des langues indiennes


accompagne le «  réveil des Indiens  » à la fin du XXe  siècle. Ce
mouvement vise au rétablissement d’une «  dignité  » aux
multiples implications : respect des Indiens en général, respect
de la culture propre à chaque population indienne, respect du
milieu de vie et des terres ancestrales,  etc. Les revendications
ont pris un caractère politique, conduisant à l’adoption de
dispositions inscrites dans les Constitutions ou dans des lois. Les
langues indigènes sont officiellement reconnues dans divers
pays, avec divers statuts (voir plus loin). La portée concrète de
ces dispositions reste néanmoins limitée pour deux raisons : ces
langues étant à la fois multiples et très peu écrites, il est difficile
de mettre en place leur enseignement  ; la jeune génération,
dans sa grande majorité, souhaite un enseignement en
espagnol, langue « de tout le monde ».

La Nouvelle-Espagne

Du Río Grande à la Terre de Feu, la diversité des sociétés


hispano-américaines résulte de l’histoire coloniale. Cela incite à
voyager d’un pays à l’autre, en partant du Mexique, première
conquête majeure devenue la vice-royauté de Nouvelle-
Espagne. Elle avait pour capitale Mexico, édifiée par Hernán
Cortés sur les ruines de Tenochtitlán, capitale des Aztèques. De
l’autorité du vice-roi relevait aussi la capitainerie générale du
Guatemala, correspondant à cinq pays actuels d’Amérique
centrale  : Guatemala, Salvador, Honduras, Nicaragua et
Costa Rica.

À l’arrivée des Espagnols, le nahuatl prévaut dans la région de


Tenochtitlán. C’est la langue des Aztèques et des Tlaxcaltèques,
ces derniers étant les principaux alliés de Cortés lors de la
conquête. Le nahuatl est aussi la langue véhiculaire de l’Empire
aztèque, où se côtoient des langues très diverses (otomi,
huaxtèque, totonaque, mixtèque, zapotèque,  etc.). Toutes
demeurent orales (à l’exception du maya, voir p.  267) avant
d’être transcrites (en alphabet latin) en vue d’évangéliser les
Indiens.
Parmi les religieux auteurs de grammaires et de dictionnaires,
trois franciscains se distinguent. Andrés de Olmos (v. 1485-1571)
achève en 1547 une grammaire du nahuatl, la première
consacrée à une langue du Nouveau Monde. Il maîtrise par
ailleurs le totonaque et le huaxtèque. Arrivé en 1522, Alonso de
Molina (v. 1514-v. 1580), qui a appris le nahuatl avec des enfants
aztèques, fait paraître en 1571 un Vocabulaire en langue
castillane et mexicaine [nahuatl]. Bernardino de  Sahagún
(v.  1500-1590) compile en nahuatl des données sur la culture
mexicaine, une somme traduite en espagnol vers 1575 sous le
titre d’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, en 12
volumes. Diego de Landa (1524-1579) laisse en revanche un
mauvais souvenir. Au Yucatán, il se déchaîne contre
l’« idolâtrie » et fait détruire d’innombrables codex (manuscrits)
mayas. On lui doit néanmoins ce qu’il nomme un « alphabet »
maya, qui ouvrira plus tard la voie au déchiffrement des
glyphes (voir p. 270).

Le travail des religieux permet de rédiger en langues indigènes


des documents (testaments, legs,  etc.) dont la valeur juridique
est reconnue. C’est le cas du nahuatl, auquel le roi Philippe  II
accorde un statut officiel en 1570. L’activité des religieux incite
par ailleurs des Indiens à rédiger des textes. Les œuvres les plus
notables présentent un caractère historique ou mythologique,
deux genres souvent entremêlés. L’une des plus célèbres,
intitulée Cronica Mexicayotl, fut rédigée vers 1600 en espagnol
et en nahuatl par un noble aztèque bilingue, Fernando Alvarado
Tezozómoc. La pratique du nahuatl écrit (dit «  classique  ») se
poursuit au XVII e  siècle, puis disparaît au siècle suivant, quand
les autorités coloniales cessent de l’employer.

Le Mexique et l’Amérique centrale

Indépendant en 1821, le Mexique se réclame d’emblée


d’antécédents préhispaniques [2] , mais les nouveaux dirigeants
ne s’intéressent pas plus aux langues indiennes que leurs
prédécesseurs. Quant au régime issu de la révolution
mexicaine (1911-1920), il mène une vigoureuse politique
d’hispanisation (castellanización). En conséquence, les
locuteurs de langues indiennes, qui formaient 60  % de la
population vers 1820 et encore 38  % vers 1890, n’en
représentent plus aujourd’hui que 5 % environ. Il est vrai que la
population du pays est passée de 6,5 millions à 132 millions en
deux siècles et que le nombre de locuteurs de langues
indiennes s’est accru en valeur absolue. Paysans pauvres,
souvent illettrés, beaucoup demeurent en marge de la société.
Les principales langues indigènes du Mexique

1. Le mixtèque et le zapotèque constituent deux ensembles de langues


et dialectes ayant chacun commencé à diverger au Ier millénaire
(comme les langues romanes, par exemple).

Source : Instituto Nacional de Estadística y Geografía,


2005.

La protection des langues indiennes est venue à l’ordre du jour


à la fin du XXe  siècle. Une législation adoptée en 2002 (Ley
General de Derechos Lingüísticos de los Pueblos Indígenas)
reconnaît 64 langues indiennes comme «  langues nationales  »
et leur accorde, du moins en principe, un statut égal à celui de
l’espagnol dans les régions où elles sont en usage. Seul le
nahuatl compte aujourd’hui plus d’un million de locuteurs (voir
le tableau et la carte). Il se subdivise en dialectes qui, soumis à
l’influence de l’espagnol, diffèrent du nahuatl « classique ».

Les principales langues indigènes du Mexique et du


Guatemala

Les langues mayas

Des langues mayas prévalent dans l’est du Mexique. Celles


parlées dans l’État du Chiapas (voir la carte) succèdent au maya
classique, transcrit à partir du IIIe  siècle. Plus au nord, dans le
Yucatán, le yucatèque s’est épanoui à l’époque postclassique
(première moitié du II e millénaire).
Les Mayas sont aujourd’hui les plus nombreux au Guatemala,
où ils parlent une trentaine de langues, dont le quiché, le
kekchi, le mam et le cakchiquel. À l’époque coloniale, l’activité
des religieux avait conduit à la rédaction d’œuvres littéraires.
Parmi les plus célèbres figurent les Annales des Cakchiquels,
datant de la fin du XVIe siècle, et, en quiché, le Popol Vuh, mis par
écrit au début du XVIIIe siècle à partir de sources plus anciennes,
qui relate les mythes mayas sur l’origine du monde.

Au Guatemala devenu indépendant, en revanche, on n’écrit


plus les langues mayas. Les Indiens, exploités par les grands
propriétaires terriens, forment la moitié d’une population qui
passe de 1,4  million vers 1900 à 4,2  millions en 1960, l’autre
moitié étant surtout composée de métis. Alors s’engage un
cycle de guérilla et de répression qui dure jusqu’aux accords de
paix de 1996 et laisse le pays profondément divisé. Le nombre
de locuteurs de langues mayas, mal connu, se situerait entre 3
et 3,5  millions, soit moins de 20  % de la population
(17,5 millions).

L’Amérique centrale

Tout en relevant de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, la


capitainerie générale du Guatemala mène à l’époque coloniale
une existence à part. Après l’accession du Mexique à
l’indépendance, elle se mue en un État fédéral (les Provinces-
Unies de l’Amérique centrale), qui se désagrège dès 1839
en cinq États distincts : le Guatemala, le Salvador, le Honduras,
le Nicaragua et le Costa Rica. Quant au Panamá, il se détache de
la Colombie en 1903.

Au Salvador, au Honduras et au Costa  Rica, moins de 1  % des


habitants parlent encore une langue indienne. Sur la côte
orientale du Nicaragua vivent les Miskitos (ou Mosquitos),
Indiens autochtones pour partie métissés avec des Noirs que les
Anglais avaient fait venir dans la région aux XVIIe et XVIIIe siècles
(voir p. 647). Au nombre de plus de 150 000, ils gardent l’usage
de leur langue (le miskito) ou emploient un créole de l’anglais.
Au Panamá, environ 200 000 Indiens parlent des langues de la
famille chibcha, surtout présente en Colombie.

La Colombie et le Venezuela

Après les exploits de Cortés au Mexique et de Pizarro au Pérou,


le mythe  de l’Eldorado nourrit l’imagination des
conquistadores. Contrée dont le souverain serait fabuleusement
riche (en espagnol el Dorado, « le Doré »), elle se situerait dans
le nord-est de l’Amérique du Sud. Les Espagnols tentent de la
découvrir à partir de la côte nord de l’actuelle Colombie, où ils
ont fondé les villes de Santa Marta en 1525, puis de Carthagène
(Cartagena de Índia) en 1533 [3] .
Parti de Santa  Marta en 1536, Gonzalo Jiménez de Quesada
(1509-1579) atteint l’année suivante le pays des Muiscas,
remarquables orfèvres dont la richesse n’égale toutefois pas
celle des Aztèques ou des Incas. De climat tempéré en raison de
l’altitude, la région se prête à la colonisation. Quesada la baptise
« Nuevo Reino de Granada » (« Nouveau royaume de Grenade »)
et y fonde une capitale, Santa  Fe de Bogotá. Vers la fin du
XVI e siècle, l’Église érige en « langue générale » celle des Muiscas

(dite couramment «  chibcha  »), mais cela n’enraye pas son


déclin face à l’espagnol et elle sort de l’usage au XVIIIe siècle. Les
nombreux esclaves africains débarqués à Carthagène adoptent
peu à peu la langue espagnole.

Les langues indiennes d’Amérique du Sud hispanique


La colonisation du Venezuela débute quand les Espagnols
fondent Caracas en 1567 et Maracaibo en 1574. Aux XVIIe  et
XVIII e siècles, sa prospérité repose sur le cacao, cultivé dans des
plantations où travaillent des esclaves africains. Les langues
indiennes s’éteignent, sauf dans la presqu’île de Guajira.

En 1739, les Espagnols instaurent une troisième vice-royauté,


détachée de celle du Pérou. Nommée Nouvelle-Grenade, elle a
pour capitale Santa Fe de Bogotá et inclut le Venezuela, Panamá
et l’audiencia de Quito. L’ensemble forme en 1821 une
république indépendante (dite «  Grande Colombie  ») présidée
par le Vénézuélien Simón Bolívar (1783-1830)  ; elle éclate dès
1830 quand le Venezuela et l’Équateur proclament leur
indépendance.

Tant en Colombie (50  millions d’habitants) qu’au Venezuela


(33  millions), la quasi-totalité de la population s’exprime
aujourd’hui en espagnol, les nombres de locuteurs de langues
indiennes y étant estimés, respectivement, à 450 000 et 250 000.
La plus importante est celle des Wayuu (ou Guajiros en
espagnol), habitants de la presqu’île de Guajira, elle-même
partagée entre le Venezuela et la Colombie. Elle relève de la
famille arawak, comme le taino parlé dans les Grandes Antilles
à l’arrivée des Espagnols.

Le quechua et l’aymara, des Incas aux


Espagnols

À l’ancien Empire inca correspondent trois pays : l’Équateur, le


Pérou et la Bolivie. Ils ont en commun le quechua, jadis langue
impériale, aujourd’hui parlé par 8  millions de personnes
environ. Il s’agit en fait d’idiomes apparentés qui ne sont pas
tous compréhensibles entre eux. On le subdivise en deux
groupes, dits « quechua I » (ou « central ») et « quechua II » (ou
« périphérique »), lequel se subdivise en trois sous-groupes, A, B
et C (voir la carte). Les idiomes du quechua semblent avoir
évolué dans l’arrière-pays de Lima, puis s’être diffusés au
I er  millénaire vers le nord (quechua  II-A et II-B) et vers l’est
(quechua  II-C). La plus grande diversité linguistique –  signe
d’une présence ancienne  – persiste aujourd’hui au sein du
groupe quechua  I, dans le centre du Pérou. Dans une
perspective historique, le sous-groupe  II-C occupe le premier
rang en raison de son rôle dans l’Empire inca.

La lignée des Incas, originaire des environs du lac Titicaca,


s’installe à Cuzco au XIVe siècle. Pachacútec, qui règne de 1438 à
1471, édifie un empire s’étendant jusqu’au centre de l’actuelle
Bolivie et au nord-ouest de l’actuel Pérou. Sous le règne de son
fils Tupac Yupanqui (1471-1493), les armées impériales
atteignent, au nord, Quito et, au sud, le centre du Chili (où elles
se heurtent aux Mapuches, voir p. 629). Les Incas n’étaient pas à
l’origine de langue quechua, mais plutôt aymara ou puquiña
(éteinte au XVIIIe siècle). Ils adoptent néanmoins comme langue
impériale le quechua  II-C en usage à l’ouest de Cuzco. Ils
engagent une politique linguistique en incitant la noblesse des
pays conquis à apprendre la langue officielle et en établissant
des populations de langue quechua dans diverses régions de
l’empire, en particulier l’actuelle Bolivie et l’actuel Équateur.

Devenus maîtres du Pérou dans les années 1530, les Espagnols


transcrivent le quechua afin d’évangéliser les Indiens (les Incas
ignoraient l’écriture). Le dominicain Domingo de Santo  Tomás
(1499-1570), arrivé en 1540, apprend le quechua des environs de
Lima (quechua I) et publie en 1560 la première grammaire et le
premier dictionnaire. Sous sa plume apparaît l’appellation
«  quechua  », dont l’origine demeure discutée. Le quechua de
Cuzco (quechua  II-C) est ensuite étudié par le jésuite Diego
González Holguín (1560-1620), auteur d’une grammaire et d’un
dictionnaire parus en 1607. Les Espagnols l’érigent en « langue
générale  » et contribuent ainsi à son expansion, comme les
Incas avant eux. Comme ces derniers aussi, ils imposent aux
Indiens des corvées –  le travail dans les mines d’argent de
Potosí, par exemple. Les brassages de population qui en
résultent favorisent la diffusion de la langue.

La littérature en quechua n’est pas très étoffée. L’œuvre la plus


connue est un drame en vers, Ollantay, qui conte une passion
amoureuse contrariée par la religion et la raison d’État au
temps de Pachacútec. Le plus ancien manuscrit connu date du
XVIII e 
siècle, mais le récit semble antérieur, conservé par la
tradition orale. Le prestige du quechua (comme son usage écrit)
souffre ensuite de la grande révolte conduite en 1780-1781 dans
la région de Cuzco par José Gabriel Condorcanqui (1738-1781),
qui affirme descendre des Incas et prend le nom de Tupac
Amaru  II. Les combats anéantissent une noblesse autochtone
souvent bilingue (quechua-espagnol) et nourrie de la culture
ancienne.

Si l’aire de la langue aymara, vaste avant l’expansion inca, s’est


rétractée face à la progression du quechua, elle demeure
aujourd’hui compacte à proximité et au sud du lac Titicaca (voir
la carte). La première grammaire de l’aymara et le premier
dictionnaire, publiés en 1612, ont pour auteur un jésuite italien,
Ludovico Bertonio (1552-1625).
Les pays andins : Équateur, Pérou et
Bolivie

L’indépendance du Pérou date du début des années  1820. Dès


1825, le Haut-Pérou s’en détache et prend le nom de Bolivie (en
hommage à Bolívar), tandis que sa capitale, Chuquisaca, prend
celui de Sucre en l’honneur de son « libérateur », Antonio José
de Sucre (1795-1830), lui aussi vénézuélien. L’Équateur accède à
l’indépendance en 1830 en se détachant de la «  Grande
Colombie » (voir plus haut).

Le quechua  II-B se nomme kichwa en Équateur. Ses locuteurs


se concentrent dans la Sierra (région andine). On estime leur
nombre à 700 000 environ, sur une population de 17 millions. À
l’est des Andes subsistent une dizaine de langues indiennes,
dont le shuar, parlé par ceux que l’on nommait jadis les
Jivaros [4] . La Constitution de 2008 stipule que «  le castillan, le
quechua et le shuar sont les langues officielles dans les relations
interculturelles ». En pratique, seul l’espagnol est enseigné dans
les écoles.

Au Pérou (33  millions d’habitants), le recensement de 2017


indique la répartition de la population selon la langue
maternelle : espagnol, 83 % ; quechua, 13,6 % ; aymara 1,6 %. Le
quechua compte donc aujourd’hui 4,5  millions de locuteurs,
dont un tiers parlant une variété de quechua I et la plupart des
autres une variété de quechua  II-C, les principales étant celles
de Cuzco, d’Ayacucho et de Puno. L’aymara reste en usage de
part et d’autre du lac Titicaca, près de la frontière bolivienne.
Les autres langues indiennes sont celles de communautés
vivant sur le versant oriental des Andes et dans la forêt
amazonienne. La Constitution accorde aux langues indigènes
un statut officiel, du moins à l’échelon régional ou local.

C’est en Bolivie (11,3  millions d’habitants) que les langues


indiennes demeurent les plus présentes. En 2012, 43  % des
Boliviens avaient pour langue maternelle une langue indigène,
dont 25 % le quechua et 17 % l’aymara ; 10,5 % ne parlaient pas
l’espagnol. Deux Bolivies sont à distinguer. Le quechua bolivien
(variété du quechua  II-C) et l’aymara prédominent à l’ouest,
dans la zone andine, jadis de loin la plus peuplée. L’est du pays
s’est développé récemment, surtout aux alentours de Santa
Cruz. Il abrite près de 40 % de la population, en grande majorité
de langue espagnole.

La Constitution de 2009 a mué la République de Bolivie en « État


plurinational de Bolivie  ». Outre l’espagnol, elle reconnaît
comme officielles les 36 langues des «  nations indigènes
originaires de Bolivie  ». En dépit de la grande portée
symbolique et politique de cette disposition, voulue par le
président Evo Morales, le rôle éminent de l’espagnol n’est pas
remis en cause [5] .

Le Chili
Le Chili étire sur 4  300  kilomètres quatre zones climatiques  :
désertique au nord, méditerranéenne puis océanique (forêts et
prairies) au centre, froide au sud. Quand les Espagnols sont
arrivés, seules quelques tribus habitaient les zones nord et sud.
Dans le centre vivaient les Mapuches, au nombre de 700 000 à
900  000 selon l’historien chilien José Bengoa. Excellents
guerriers, ils avaient résisté aux armées incas dans la seconde
moitié du XVe siècle.

En 1540, une troupe d’Espagnols conduite par Pedro de Valdivia


quitte Cuzco, atteint le centre du Chili et y fonde Santiago, mais
les Mapuches – que les Espagnols nomment « Araucans » – les
harcèlent  : Valdivia meurt au combat en 1553. Les conflits
rebondissent ensuite, immortalisés par Alonso de Ercilla (1533-
1594) dans une épopée, La Araucana, célébrant la bravoure des
combattants des deux camps. De nombreux Mapuches
tombent néanmoins sous la coupe des Espagnols. Un métissage
s’ensuit. Après 1720, un modus vivendi s’instaure entre les
Espagnols et les Mapuches demeurés insoumis.

Les Chiliens se rendent indépendants en 1817-1818. Au milieu


du XIXe siècle, l’armée chilienne lance des expéditions contre les
Mapuches et, non sans difficultés, parvient à les « regrouper »,
tandis que des colons –  dont de nombreux Allemands  –
s’installent sur les terres devenues disponibles. La conquête
s’achève au début des années 1880, réduisant la plupart des
Mapuches au statut de paysans travaillant sur des haciendas.
Aujourd’hui, les 18  millions de Chiliens sont presque tous de
langue espagnole. Lors du recensement de 2017, 1,8 million se
sont déclarés «  Mapuches  », dont de nombreux métis. Le
nombre de locuteurs du mapudungun (langue des Mapuches)
est bien moindre  : 150  000 environ. La première grammaire,
due à un jésuite, date du début du XVIIe  siècle. À la fin du
XXe  siècle s’est développé un mouvement de défense du

mapudungun. Bien que « protégé » en principe, il ne bénéficie


pas d’un statut officiel.

Les pays du Río de la Plata à l’époque


coloniale

En 1536, des Espagnols fondent Santa Maria de los Buenos Aires,


puis, en butte à l’hostilité des Indiens, abandonnent le site dès
1541. Entre-temps, quelques centaines d’entre eux ont remonté
le Paraná et le Paraguay, se sont installés chez les Guaranis et
ont fondé Asunción en 1537. Des Espagnols venus d’Asunción
reprendront pied à Buenos Aires en 1580. Par la suite, les deux
colonies connaîtront des destinées très différentes.

À Asunción, les Espagnols s’entendent avec les Guaranis qui,


eux-mêmes agriculteurs, les perçoivent comme des alliés
contre les Indiens nomades du Chaco (à l’ouest d’Asunción).
Une société métisse se forme  : les Espagnols adoptent les
mœurs des Guaranis et apprennent leur langue, tout en les
dominant politiquement. Leurs descendants métis, bilingues,
conservent une culture espagnole. Telle est l’origine de l’actuel
Paraguay, dont l’histoire se distingue de celle des «  jésuites du
Paraguay  ». Arrivés en 1566 pour évangéliser les Guaranis, les
jésuites exercent leur activité à l’est d’Asunción, aux abords des
fleuves Paraná et Uruguay. Au début du XVIIe siècle, ils fondent
des « réductions », villes nouvelles où ils regroupent les Indiens
guaranis. Prospères jusqu’au milieu du siècle suivant, elles
réunissent au total plus de 100  000  personnes. L’expulsion des
jésuites, en 1767, met fin à l’expérience : des colons s’installent,
les Guaranis se dispersent, les réductions tombent en ruine.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les vice-rois du Pérou – se


tournant vers le lointain Río de la Plata  – organisent des
expéditions qui fondent les villes de Tucumán en 1565 et
Córdoba en 1573. Un itinéraire s’ouvre ainsi de Chuquisaca,
capitale du Haut-Pérou, à Buenos Aires, refondée en 1580. Lors
de leur premier séjour dans cette ville, en 1536-1541, les
Espagnols ont laissé s’échapper des chevaux et des bovins, qui
ont proliféré dans la Pampa. Bien que les Indiens, devenus
cavaliers, restent menaçants, cela permet aux Espagnols de se
muer en exportateurs de cuirs et de viande salée. Des gauchos,
pour la plupart métis, conduisent les troupeaux. L’expansion
territoriale n’en est pas moins limitée : à la fin du XVIIIe siècle, la
frontière indienne se situe à une cinquantaine de kilomètres de
la ville.

En 1776, les autorités espagnoles créent la vice-royauté du Río


de la Plata (capitale  : Buenos Aires). Elle inclut le Haut-Pérou,
relié au Río de la Plata par un couloir via Tucumán et Córdoba ;
les Indiens demeurent maîtres du Chaco et de la Pampa. Les
Porteños (habitants de Buenos  Aires) déposent le vice-roi
espagnol en 1810, lors de la «  révolution de Mai  ». Les
Paraguayens gagnent leur indépendance l’année suivante. En
1816, les «  Provinces unies du Río de la Plata  » proclament
l’indépendance à leur tour. Elles deviendront la République
«  argentine  », ainsi nommée parce que «  plata  » signifie
«  argent  » en espagnol. Argentins et Brésiliens se disputent
ensuite l’Uruguay, puis reconnaissent son indépendance en
1828.

L’Argentine et l’Uruguay

Au milieu du XIXe siècle, les Argentins ne contrôlent que le nord


de la Pampa, comme à la fin de l’époque coloniale. Pour ouvrir
de nouvelles terres à la colonisation et mettre fin aux attaques
des Indiens, l’armée extermine la plupart d’entre eux en 1878-
1879. L’offensive se poursuit en Patagonie, où les Indiens sont
peu nombreux, et jusqu’en Terre de Feu, atteinte en 1884.
L’expansion territoriale s’accompagne d’une immigration
massive. La population de l’Argentine passe de 2  millions
environ en 1870 à 8  millions en 1914. L’immigration reprend
dans les années 1920-1930, puis de 1945 au début des années
1950. Le pays compte alors 18  millions d’habitants. Les quatre
cinquièmes des immigrants viennent d’Italie et d’Espagne, ce
qui facilite leur intégration. Parmi les autres figurent des
Allemands, des Suisses, des Polonais, des Syro-Libanais (dits
« Turcos »), etc.

La quasi-totalité de la population (45 millions) parle aujourd’hui


l’espagnol, tandis que l’usage des langues des immigrants se
restreint au fil des générations. Les trois plus importantes
restent l’italien (dont le nombre de locuteurs est estimé à
1,5  million), l’arabe du Levant (1  million) et l’allemand
(0,4  million). La douzaine de langues indiennes comptent au
total quelque 150  000 locuteurs argentins (à l’exclusion des
immigrés boliviens et autres dont les nombres fluctuent). Parmi
elles figurent le quechua de la région de Santiago del Estero, au
nord de Córdoba.

Comme l’Argentine, l’Uruguay a connu une forte immigration


entre le milieu du XIXe  siècle et le milieu du XXe  siècle  : sa
population est passée de 130 000 environ dans les années 1850
à  2,5  millions vers 1950. Comme en Argentine, la plupart des
immigrants venaient d’Italie ou d’Espagne. La population
actuelle (3,5 millions) est en quasi-totalité de langue espagnole.
Quant aux Indiens de la Pampa uruguayenne (les Charrua), ils
ont disparu depuis longtemps, les derniers ayant été massacrés
en 1831.

Au Paraguay, la vitalité du guarani


À la différence de l’Argentine ou de l’Uruguay, le Paraguay a
accueilli très peu d’immigrés aux XIXe  et XXe  siècles. Sa
population n’en est pas moins passée de 600  000 vers 1900 à
7  millions aujourd’hui. Pour la plupart métis, les Paraguayens
sont en grande majorité bilingues espagnol/guarani. La
situation linguistique reflète la hiérarchie sociale  : la classe
supérieure (moins de 10 % de la population), surtout présente à
Asunción, s’exprime en espagnol, tandis que, en bas de
l’échelle, de nombreux paysans ne parlent que le guarani (entre
15  % et 20  % de la population). Les deux langues bénéficient
d’un statut officiel tout en se partageant les rôles. Langue de
l’État, l’espagnol prévaut dans l’administration, l’enseignement
(à côté du guarani les premières années), la presse écrite, etc. Le
guarani demeure la langue usuelle, omniprésente dans la vie
quotidienne et souvent elle-même très mêlée d’espagnol (c’est
la variété dite « jopará »).

La première étude approfondie du guarani est due à un jésuite,


Antonio Ruiz de Montoya (1585-1652), auteur du Tesoro de la
lengua guarani paru en 1640. Le guarani codifié par les jésuites,
perçu comme « pur », est sorti de l’usage. Il diffère du guarani
ayant évolué à Asunción et alentour au contact de l’espagnol
depuis le XVIe siècle. C’est cette variété moderne que l’Académie
de la langue guarani, instituée en 2010, est chargée de
normaliser. Les autres langues indiennes, une douzaine, sont
surtout présentes dans le Chaco.
Le Brésil

À la tête d’une flotte portugaise, Pedro Álvares Cabral découvre


en 1500 un rivage qu’il nomme «  Terre de la Vraie Croix  »
(aujourd’hui Santa Cruz, dans le sud de l’État de Bahia). Toute la
côte est reconnue moins de quinze ans plus tard, des bouches
de l’Amazone au Río de la Plata. Un bois tinctorial rouge dit
« brasil » (« brésil » en français, dérivé de « braise ») donne son
nom au pays («  Terre du brésil  »). Des négociants de Lisbonne
en font le commerce, tandis que des aventuriers s’installent en
divers points du littoral et se mêlent aux Indiens. Les autorités
portugaises favorisent la création de colonies permanentes, à
commencer par celle de São Vicente (à côté de l’actuel port de
Santos) en 1532 et celle du Pernambouc (dans le Nord-Est) en
1537. En 1548, le roi nomme un gouverneur général, qui fonde
l’année suivante une capitale, Salvador, aussi connue sous le
nom de Bahia.

La côte orientale, l’intérieur du pays et la côte septentrionale


connaissent des destinées distinctes.

– Dès la seconde moitié du XVIe siècle, la culture de la canne à


sucre devient l’activité principale sur la côte orientale. D’où le
recours à l’esclavage. Les Portugais se lancent dans la chasse
aux Indiens (dits «  negros de terra  », «  nègres du pays  »), puis
font appel à des esclaves africains, de façon exclusive à partir
du début du XVIIe siècle.
– Des colons s’établissent dans l’arrière-pays de São  Vicente
après 1530. Ils ont pour descendants des métis, dits
«  mamelucos  », qui se regroupent à São  Paulo autour d’une
mission fondée par des jésuites en 1554. Les Paulistes (habitants
de São  Paulo) organisent des expéditions lointaines à la
recherche de métaux précieux, tout en se livrant à la chasse
aux esclaves. On nomme ces expéditions «  bandeiras  »,
« bannières », et ceux qui y participent « bandeirantes ». Plus au
nord, des éleveurs de bovins se répandent dans l’arrière-pays
de Bahia en refoulant les Indiens.

– Sur la côte nord du Brésil, les premiers colons arrivent dans


les années 1620. Une expédition remonte le cours de l’Amazone
en 1638. Les Portugais entreprennent ensuite d’exploiter les
ressources de la forêt amazonienne (bois, épices, etc.).

Quand des bandeirantes découvrent de l’or au nord de Rio de


Janeiro, en 1698, une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire du
pays. La région, bientôt nommée «  Minas Gerais  » («  Mines
générales »), se peuple de Portugais nouvellement immigrés et
d’esclaves africains. Rio se développe et ravit à Salvador le rôle
de capitale en 1763. Les Paulistes, toujours expansionnistes, se
tournent vers le Sud et l’actuel Uruguay. Les plantations des
régions côtières diversifient leurs productions et le recours à
l’esclavage s’intensifie  : près de 2  millions d’esclaves africains
sont débarqués au Brésil au XVIIIe  siècle. Simultanément, on
compte plus de 500 000 immigrés blancs, surtout portugais. La
population totale du pays passe de peut-être 300 000 en 1700 à
3 millions environ au début du XIXe siècle.
Les langues indiennes à l’époque
coloniale

À leur arrivée, les Portugais rencontrent le long de la côte des


populations pratiquant l’agriculture (manioc) et dont les
langues relèvent du groupe tupi de la famille tupi-guarani (voir
p.  60). Parmi les Tupis, on distingue (entre autres) les
Tupiniquim, sur la côte orientale, et les Tupinamba, réputés
anthropophages, sur la côte nord. Les Indiens de l’intérieur,
pour la plupart chasseurs-cueilleurs, parlent des langues très
diverses. Les Tupis les nomment « Tapuias », que l’on pourrait
traduire par « sauvages ». Les Portugais entretiennent avec les
Tupis des relations complexes. Quand des colons tentent d’en
faire des esclaves sur les plantations, la Couronne réagit  : en
1548, elle charge les jésuites d’évangéliser les Indiens (sans
néanmoins interdire l’esclavage). Simultanément, un métissage
se produit, tant biologique (ainsi naissent les mamelucos) que
culturel. Le tupi devient la langue quotidienne utilisée par tous,
Portugais compris.

Le jésuite José de  Anchieta (1534-1597), né aux Canaries,


participe à la fondation de São  Paulo en 1554, puis étudie la
langue tupi locale et rédige une grammaire, publiée en 1589  :
Arte de gramatica da lingua mais usada na costa do Brasil
(« l’Art de la grammaire de la langue la plus usitée sur la côte du
Brésil  »). Surnommé l’«  Apôtre du Brésil  », il sera canonisé en
2014. La langue consignée par Anchieta est aujourd’hui dite
«  tupi ancien  » car, après lui, elle continue d’évoluer sous le
nom de língua geral paulista («  langue générale pauliste  ») ou
língua geral do Sul (« langue générale du Sud »). Dans le nord du
Brésil, les jésuites normalisent la langue des Tupinamba au
XVII e  siècle. Pendant septentrional de la língua geral paulista,
elle prend le nom de « nheengatu », associant nheen (« langue »,
«  parole  ») à gatu («  bon  »). On la nomme aussi língua geral
amazonica ou língua geral do Norte.

Le marquis de Pombal (1699-1782) gouverne le Portugal en


« despote éclairé » de 1750 à 1777. En 1758, il bannit l’usage des
«  langues générales  » au profit du seul portugais, déjà
prédominant. L’année suivante, il expulse du Brésil tous les
jésuites, qui s’étaient faits les protecteurs des Indiens et de leurs
langues. La língua geral paulista n’y survivra pas longtemps. En
revanche, le nheengatu, peu à peu diffusé dans toute
l’Amazonie, demeurera vivant jusqu’au XXe siècle.

Les autres langues indiennes parlées au Brésil à l’époque


coloniale sont méconnues. Selon des travaux récents, leur
nombre se serait situé entre 600 et 800, soit quatre fois plus
qu’aujourd’hui. La plupart des langues des Indiens de l’intérieur
(entre la côte orientale et la forêt amazonienne) se sont éteintes
avant le XIXe siècle. Celles des Indiens d’Amazonie ont survécu,
du moins pour partie, mais sont aujourd’hui très menacées.

Le souvenir des langues africaines


L’historien américain Philip Curtin (1922-2009) estimait que
2,5 millions d’esclaves africains avaient été débarqués au Brésil
entre 1500 et 1810. Au début du XIXe siècle, ils forment le tiers de
la population brésilienne. Des créoles du portugais sont-ils
apparus dans ces circonstances  ? C’est possible, mais il n’en
subsiste guère de traces.

En revanche, diverses langues africaines restent présentes dans


les chants sacrés du candomblé, une religion syncrétique
brésilienne. La transmission s’est effectuée au sein des
confréries créées à l’initiative de l’Église catholique à partir de la
seconde moitié du XVIIe  siècle pour «  encadrer  » les gens de
couleur. Des cultes africains traditionnels s’y sont perpétués en
secret, sous couvert de catholicisme. Les adeptes du candomblé
se répartissent aujourd’hui en «  nations  » correspondant à de
lointaines origines géographiques. Les principales se réfèrent à
l’ancienne «  Côte des Esclaves  », dans le golfe de Guinée  : la
nation «  Ketu  » ou «  Queto  » se rattache au pays de langue
yorouba (sud-ouest de l’actuel Nigeria)  ; la nation «  Jeje  » au
pays de langue fon (sud de l’actuel Bénin). Quant à la nation
« Bantu », elle associe les langues kikongo et kimbundu du nord
de l’Angola.

Le Brésil moderne
En 1822, le Brésil devient un empire indépendant sur lequel
règnent Pierre I er, fils du roi du Portugal, puis son fils Pierre II.
Lors du premier recensement, en 1872, le pays compte
10 millions d’habitants, dont 40 % de Blancs, 40 % de mulâtres
et métis et 20  % de Noirs, les esclaves étant au nombre de
1,5  million environ. Il faut attendre 1888 pour que le Congrès
vote enfin l’abolition de l’esclavage. La république est
proclamée l’année suivante.

Les nouvelles autorités se donnent pour objectif de « blanchir »


la population brésilienne en encourageant l’immigration
européenne. Entre 1890 et 1930 s’installent ainsi plus d’un
million d’Italiens, un million de Portugais et 500 000 Espagnols.
Il s’y ajoute plus de 100 000 Allemands, dans le Sud, et autant de
Japonais, surtout dans l’État de São  Paulo. En 1940, la
population atteint 41 millions, dont 63,5 % de Blancs, 21,2 % de
pardos (mulâtres, métis et indigènes), 14,6 % de Noirs et 0,6 %
d’Asiatiques. Le « blanchiment » paraît en très bonne voie, mais
un nouveau problème surgit, d’ordre linguistique  : d’après le
même recensement, la population brésilienne compte 600  000
locuteurs de l’allemand, 460  000 de l’italien et plus de 200  000
du japonais. À la tête du Brésil, Getúlio Vargas (1883-1954),
fondateur en 1937 de l’Estado Novo, un régime autoritaire qui
va durer jusqu’en 1945, interdit l’usage public des langues
autres que le portugais, bannies de l’enseignement et de la
presse.

Cette politique linguistique porte ses fruits : aujourd’hui, près de


100  % des Brésiliens ont le portugais pour langue maternelle.
Quelques dialectes apportés par des immigrants ont néanmoins
survécu, en particulier dans le Rio Grande do Sul. C’est le cas du
Riograndenser Hunsrückisch, dérivé du «  francique mosellan  »
naguère parlé dans la région du Hunsrück (en Rhénanie-
Palatinat), et du taliàn (contraction d’italiano), issu de dialectes
vénitiens. En revanche, la politique de «  blanchiment  » n’est
plus qu’un souvenir : en 2010, les Blancs ne représentaient que
47,7 % de la population.

Le Brésil est l’un des sept membres de la Communauté des pays


de  langue portugaise fondée en 1996 (voir p.  358). Les
212  millions  de Brésiliens (en 2019) forment environ les trois
quarts des lusophones dans le monde.

Les langues indiennes survivront-elles ?

Au recensement de 2017, 817  000 Brésiliens –  soit 0,4  % de la


population  – se sont déclarés «  indigènes  » (indígenas),
autrement dit Amérindiens. Ils vivent en majorité dans l’Est et
le Sud, où, mêlés aux autres Brésiliens, ils sont pour la plupart
de langue portugaise. Les autres vivent dispersés dans la forêt
amazonienne. L’UNESCO répertorie au Brésil 204 langues
indigènes, dont 193 en Amazonie, 40 % d’entre elles étant « en
danger  ». Combien comptent-elles de locuteurs  ? On l’ignore.
L’ordre de grandeur serait de 150 000.
Les Indiens sont depuis longtemps confrontés à une forte
poussée de colonisation (exploitation forestière et minière,
construction de routes et de barrages,  etc.). La population de
l’Amazonie brésilienne est passée de 1,3  million au début du
XXe siècle à 18 millions aujourd’hui.

Afin de protéger les intérêts et la culture des Indiens, une


agence gouvernementale est créée en 1967  : la Fondation
nationale de l’Indien (Fundaçao Nacional do Indio) ou FUNAI.
Elle a notamment pour mission de délimiter les Territoires
indigènes (Terras Indigenas, TI), au sein desquels la Constitution
de 1988 reconnaît aux Indiens des droits inaliénables. C’est un
processus long et complexe qui, de surcroît, ne parvient pas à
empêcher les intrusions illégales. En 2010, on comptait 688 TI,
couvrant 13  % de la superficie du pays. Et c’est là que le bât
blesse. De très nombreux Brésiliens trouvent qu’une telle
proportion du territoire, affectée à 0,4  % de la population, est
excessive et entrave le développement. Le président Jair
Bolsonaro, élu en 2018, partage cet avis. Dès janvier  2019, il a
retiré à la FUNAI l’essentiel de ses compétences.

Les Caraïbes

Sous le nom de « Caraïbes », on regroupe aujourd’hui l’archipel


des Antilles, les Guyanes et, le cas échéant, les rivages
continentaux de la mer des Caraïbes (ou mer des Antilles), du
Yucatán au Venezuela. La toponymie a fluctué. À la fin du
Moyen Âge, «  Antilia  » désignait une île (ou peut-être un
archipel) mystérieusement située dans l’Atlantique à l’ouest des
Canaries. Christophe Colomb la cherchait puis, débarqué à
San  Salvador (l’une des îles Bahamas), se convainquit d’avoir
atteint l’Asie, d’où l’appellation «  Indes occidentales  ». Cette
dernière subsiste en anglais («  West Indies  ») et s’applique
notamment à une célèbre équipe de cricket incluant des
Jamaïcains, des Trinidadiens, des Barbadiens,  etc. En anglais
usuel, «  West Indian  », désignant des Noirs et mulâtres
originaires des îles, équivaut au français « Antillais ».

Le nom « Antillas » (en espagnol) ou « Antilles » (en français et


en anglais), entré en usage au XVIe  siècle, ne s’applique qu’aux
îles elles-mêmes. Cuba, Hispaniola (nommée jadis Saint-
Domingue et aujourd’hui « île d’Haïti » en français), Porto Rico
et la Jamaïque forment les « Grandes Antilles ». Les autres îles,
les «  Petites Antilles  », furent aussi parfois nommées «  îles
Caraïbes  », du nom de leur population indienne autochtone…
La complexité de cette nomenclature explique sans doute le
succès de la dénomination «  Caraïbes  » à l’époque
contemporaine  : elle est à la fois fédératrice et démarquée du
passé colonial.

L’espagnol est la langue de Cuba, de la République dominicaine


et de Porto  Rico, rattaché aux États-Unis mais conservant sa
culture hispanique. Ensemble, ces trois pays comptent quelque
25  millions d’habitants. Le reste des Caraïbes se divise en 14
États et 17 territoires non indépendants (voir le tableau),
comptant au total une vingtaine de millions d’habitants. Les
langues officielles y sont le français, l’anglais ou le néerlandais,
les langues usuelles étant le plus souvent des créoles. Cette
situation résulte de près de cinq siècles d’histoire coloniale.

La période coloniale

Quand les Espagnols prennent pied à Saint-Domingue, dès les


années  1490, puis à Cuba et à Porto  Rico, les Grandes Antilles
sont peuplées de Tainos, Indiens dont la langue relève de la
famille arawak. La brutalité des Espagnols, qui tentent de
réduire les Indiens en esclavage, les maladies apportées de
l’Ancien Monde, la destruction de l’agriculture indigène,  etc.
provoquent d’emblée une catastrophe démographique. Les
40  000 Lucayes (une branche des Tainos), habitants des îles
Bahamas, sont tous razziés par les Espagnols en une dizaine
d’années. À la fin du XVIe  siècle, les Tainos ont totalement
disparu. En revanche, d’autres Indiens, les Caraïbes, résistent
dans les Petites Antilles.

Des Hollandais, des Anglais et des Français s’installent aux


Petites Antilles durant la première moitié du XVIIe  siècle, puis
sur le littoral des Guyanes. Dans le même temps, aux dépens
des Espagnols, les Anglais s’emparent de la Jamaïque (que les
Espagnols nommaient Santiago), tandis que les Français
occupent la moitié ouest de l’île de Saint-Domingue, autrement
dit l’actuel Haïti. Par ailleurs, les Danois prennent pied aux îles
Vierges à partir de 1672.

La culture de la canne à sucre se développe au cours de la


seconde moitié du XVIIe  siècle et atteint son apogée au siècle
suivant. Elle constitue le moteur du « commerce triangulaire ».
Plus de 3,5  millions d’Africains réduits en esclavage sont
débarqués aux Antilles (autres qu’espagnoles) et aux Guyanes
aux XVIIe  et XVIIIe  siècles. La population noire devient très
majoritaire à la Jamaïque, dans la colonie française de Saint-
Domingue et dans les Petites Antilles, que les Français et les
Anglais se disputent. C’est là que les parlers créoles prennent
forme.

Langues officielles et langues créoles


La grande révolte des Noirs qui éclate à Saint-Domingue en
1791 met brutalement fin à la société esclavagiste et finit par
déboucher, en 1804, sur l’indépendance d’Haïti. (Emprunté à la
langue des Tainos, ce nom évoque les montagnes de l’île.) La
question du maintien ou non de l’esclavage se pose dès lors aux
puissances coloniales  : la Grande-Bretagne l’abolit en 1833, la
France et le Danemark en 1848, les Pays-Bas en  1863 et
l’Espagne dans les années  1880. Dans certaines colonies, le
recours à des esclaves fait place à une immigration de
travailleurs asiatiques (Trinité, Guyane britannique, Suriname).
La guerre hispano-américaine qui éclate en 1898 à propos de
Cuba marque l’entrée en scène des  États-Unis. Cuba accède à
l’indépendance en 1902, mais les États-Unis conservent
Porto Rico. En 1903, les Américains prennent pied dans l’isthme
de Panama pour y construire un canal, achevé en 1914. En 1917,
ils achètent les îles Vierges danoises.

La Grande-Bretagne accorde l’indépendance à douze colonies, à


commencer par la Jamaïque et la Trinité en 1962 ; les Pays-Bas
l’accordent au Suriname en 1975. Les autres territoires (dont la
Guadeloupe, la Martinique et la Guyane) demeurent liés à leur
métropole (voir le tableau). Les situations linguistiques ne
changent guère  : en dehors des trois pays hispaniques, les
langues coloniales (officielles) et les langues créoles continuent
de coexister à peu près partout. La nouveauté résulte de l’essor
de l’enseignement en langue officielle au XXe  siècle  : très rares
sont aujourd’hui les créolophones qui l’ignorent, si ce n’est en
Haïti.

Les origines et l’évolution des créoles

Le mot «  créole  », emprunté au portugais via l’espagnol, se


répand aux Antilles dans la seconde moitié du XVIIe  siècle. Il
s’applique à des «  patois créoles  », que les voyageurs venus
d’Europe qualifient de «  baragouins  » ou de «  jargons  ». L’idée
prévaudra longtemps que ce ne sont pas des langues. Pourtant,
dès le XVIIIe  siècle, des missionnaires allemands et danois
étudient le «  Negerhollands  », créole des îles Vierges danoises
ainsi nommé parce que son lexique provient surtout du
hollandais. Ils le normalisent en un «  Hoch Kreol  » («  haut
créole »), publient une grammaire en 1770 et entreprennent la
traduction du Nouveau Testament, achevée en 1781. Comment
pourrait-il ne pas s’agir d’une « langue » ?

En 1885 paraît le premier roman créole, Atipa. Rédigé en créole


guyanais, il a pour auteur Alfred Parépou, probable
pseudonyme de Pierre Félix Athénodor Météran (1841-1889),
un Guyanais commissaire de la Marine et conseiller général
républicain qui se gardera bien de se dévoiler, les «  patois  »
n’étant pas à l’honneur à son époque. De surcroît, l’image des
créoles, parlés par des Noirs, interfère ensuite avec celle du
« petit-nègre » (ou « français tirailleur »), version simplifiée du
français utilisée au début du XXe  siècle dans les régiments
composés de Noirs d’Afrique de l’Ouest (voir p. 557).

Le premier linguiste à s’intéresser sérieusement aux langues


créoles est un Allemand, Hugo Schuchardt (1842-1927). Il
observe entre elles de surprenantes similitudes et pose ainsi la
question de leur genèse. Il n’est pas difficile de rendre compte
de la naissance, aux Antilles, de parlers –  d’abord
rudimentaires  – permettant la communication entre les
planteurs et leurs esclaves, puis entre les esclaves eux-mêmes,
d’origines diverses. Ces parlers puisent bien sûr leur
vocabulaire dans la langue des planteurs (« langue source ») et
c’est du reste ainsi qu’ont émergé les pidgins mélanésiens dans
la seconde moitié du XIXe siècle (voir p. 537). En revanche, il est
difficile d’expliquer les similitudes syntaxiques, sémantiques et
même phonologiques que présentent les créoles, par-delà leur
diversité lexicale (selon les langues sources). Les créoles se
ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent à leurs
langues sources.

En simplifiant à l’extrême le débat entre linguistes, on peut


distinguer deux sortes d’explication.

La première se réfère aux similitudes entre les divers créoles


existant sur les côtes d’Afrique occidentale, aux Antilles et dans
l’océan Indien (Mascareignes, Seychelles, etc.). Elle postule qu’à
l’origine un portugais simplifié, né dès la fin du XVe  siècle, se
serait propagé sur les côtes africaines et dans l’océan Indien. Ce
parler serait devenu celui du commerce des esclaves, pratiqué
d’abord par les Portugais puis par d’autres, qui y auraient
injecté des éléments de leur propre vocabulaire. Les créoles
auraient donc pour origine commune une sorte de lingua
franca de la traite, comme il a existé une lingua franca
méditerranéenne du Moyen Âge au XIXe siècle. Cette hypothèse
n’explique toutefois pas pourquoi on observe des similitudes
non seulement entre les créoles issus de la traite des Noirs, mais
aussi entre ces créoles et les pidgins (aujourd’hui créolisés) de
Mélanésie.

D’où une seconde approche, qui concentre l’attention non sur


les lointaines origines, mais sur le processus de « créolisation »
lui-même, c’est-à-dire le passage du stade du «  baragouin  »
(pidgin au sens strict) au stade du créole (au sens strict) devenu,
en pratique, la langue unique des enfants d’esclaves de la
deuxième ou troisième génération. Dans cette optique, la
créolisation manifesterait l’émergence de traits universels
(innés) du langage, libérés dès lors que l’enfant n’a plus de
langue maternelle (africaine en l’occurrence) à laquelle se
référer.

Le débat est loin d’être clos. Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’à
partir de la seconde moitié du XVIIe siècle des créoles prennent
forme dans les îles, avec pour langues sources celles des
premiers groupes de colons européens. Quand certaines îles
changent de mains, les créoles initiaux restent souvent en
place : c’est le cas à Sainte-Lucie, possession française jusqu’à la
fin du XVIIIe siècle, britannique ensuite. Au début du XIXe siècle,
de l’ordre d’un million de personnes connaissent une seule
langue  : un créole. (Les actuels locuteurs de langues créoles,
plus de 15  millions de personnes, sont pour la plupart leurs
descendants directs.) Dans chaque île se côtoient une langue
européenne, employée par la minorité dirigeante, et un créole,
langue (orale) de la majorité de la population. Les créoles sont
alors perçus comme des parlers abâtardis et incorrects, y
compris par leurs propres locuteurs, comme le note l’auteur
d’Atipa.

Au XXe  siècle, l’essor de l’enseignement dans la langue


européenne modifie la donne (sauf en Haïti, où l’enseignement
tarde à se développer). Quand les Antillais maîtrisent la langue
officielle, l’opposition entre niveaux «  supérieur  » et
« inférieur » fait place à un continuum. Selon les circonstances
et les interlocuteurs, ils recourent à la langue officielle ou au
créole et n’hésitent pas à les mêler avec d’infinies subtilités. On
pouvait imaginer que l’essor de l’enseignement marginaliserait
les créoles, comme les dialectes dans les métropoles, mais il
n’en est rien  : le bilinguisme prévaut presque partout. En
revanche, la littérature en créole reste peu développée  : les
écrivains antillais s’expriment surtout en anglais ou en français.

Les Antilles de langue espagnole

Il ne s’est pas formé de créole dans les Antilles hispaniques, les


conditions nécessaires à la «  créolisation  » n’étant pas réunies.
Après avoir éliminé les Indiens, les colons espagnols se sont
adonnés à l’élevage extensif des bovins (pour le cuir) ou à la
culture du tabac plutôt qu’à une économie de plantation. Les
esclaves y étaient nettement moins nombreux que dans les
autres Antilles et relativement dispersés.

Le contraste entre Cuba (115 000 km 2) et la colonie française de


Saint-Domingue (actuelle Haïti, 28  000  km 2) le montre
clairement. En 1790, Cuba comptait 272  000 habitants, dont
134 000 Blancs (49 %) et 85 000 esclaves (31 %) ; Saint-Domingue
en comptait 525  000, dont 31  000 Blancs (6  %) et 465  000
esclaves (89  %). Il est vrai qu’à Cuba la première moitié du
XIXe  siècle fut marquée par l’essor de la culture de la canne à
sucre (favorisé par l’effondrement de la production sucrière en
Haïti) et un afflux d’esclaves africains (de l’ordre de 600  000).
Cependant, à son maximum, en 1841, la proportion d’esclaves
ne dépassait pas 44  %. Les années  1860 à  1930 furent au
contraire celles d’une forte immigration européenne, venue
surtout d’Espagne. (En conséquence, lors du recensement de
2012, 64 % des Cubains se sont déclarés « blancs ».) À Porto Rico,
les esclaves ne formaient que 5 % de la population à la veille de
l’abolition, dans les années 1880. En résumé, à supposer que des
« jargons » se soient formés ici ou là, en particulier à Cuba, ils ne
se sont pas mués en créoles, faute d’une densité d’esclaves
suffisante dans la durée. Quoi qu’il en soit, la langue espagnole
s’est imposée.

À Cuba (11,5 millions d’habitants) et en République dominicaine


(11  millions), l’espagnol est aujourd’hui la langue de la quasi-
totalité de la population. À Porto  Rico (3,6  millions), cédé par
l’Espagne aux États-Unis en 1898, l’espagnol et l’anglais sont les
deux langues officielles, mais le premier demeure la langue
maternelle et usuelle de plus de 95 % de la population. C’est la
langue de l’enseignement du primaire au supérieur, l’anglais
étant enseigné en tant que matière obligatoire.

Haïti et le « kreyol ayisyen »

Le créole haïtien vient en tête des langues créoles avec


11  millions de locuteurs en Haïti et de l’ordre de 2,5  millions
émigrés dans les autres Antilles, en Amérique du Nord et
ailleurs. C’est aussi la seule langue créole dont plusieurs
millions de locuteurs demeurent aujourd’hui unilingues. On
estime que la moitié des Haïtiens, voire plus, ignorent le
français, pourtant langue officielle du pays depuis le départ des
Blancs en 1804. Seule une classe dirigeante surtout composée
de mulâtres a continué de le cultiver, tandis que la majorité de
la population ne connaissait que le créole, considéré par les
élites comme du « patois ». Vers 1950, on comptait en Haïti au
moins 85 % d’illettrés.

Cette situation s’est perpétuée jusqu’à la «  défense et


illustration  » du créole voulue par des intellectuels haïtiens
dans la seconde moitié du XXe  siècle. Parmi eux figure le
grammairien et écrivain Pradel Pompilus (1914-2000), qui prône
la juxtaposition du créole et du français dans l’enseignement
afin de promouvoir «  l’unité et la solidarité nationale  », publie
plusieurs ouvrages consacrés aux deux langues et souhaite
l’avènement d’une nation bilingue, «  réconciliée avec elle-
même ».

Un tel programme implique une reconnaissance du créole


haïtien (kreyol ayisyen), lequel devient effectivement l’une des
deux langues de l’enseignement primaire dans les années 1970.
La Constitution de 1987 promeut le créole au rang de langue
officielle, à côté du français, mais elle n’est rédigée qu’en
français… (Sa traduction en créole sera le fait d’initiatives
privées.) Il faut attendre 2014 pour qu’une loi –  rédigée en
créole  – instaure une Académie du créole haïtien. Au vrai, la
promotion du bilinguisme se heurte moins à un manque de
reconnaissance du créole qu’à l’insuffisance du système
scolaire en général, Haïti étant le pays le plus pauvre
d’Amérique. Il semble que le taux d’alphabétisation,
officiellement de 62  %, soit nettement surestimé, alors que
partout ailleurs aux Antilles il est très élevé.

La Jamaïque et son « patwa »

Vers 1790, le peuplement de la Jamaïque ressemblait à celui


d’Haïti  : sur 290  000 habitants, on comptait 30  000 Blancs et
250 000 esclaves. La seule grande révolte éclate en 1831 sous la
conduite de Samuel Sharpe (1801-1832), un affranchi devenu
diacre d’une église baptiste. C’est la « guerre baptiste », au cours
de laquelle 12 Blancs sont tués et plus de 500 Noirs tombent
victimes de la répression (dont Sharpe). L’esclavage est aboli par
le Parlement britannique en 1833.

La Jamaïque compte aujourd’hui 2,9 millions d’habitants, dont


98  % de Noirs et mulâtres. En principe, deux langues se
côtoient  : l’anglais, unique langue officielle, et le créole
jamaïcain, créole de l’anglais dit néanmoins «  patois  » ou
« patwa ». En pratique, entre le créole, langue maternelle de la
majorité des Jamaïcains, et l’anglais standard s’intercale un
«  anglais jamaïcain  » mâtiné de créole. Des écrivains tel le
Barbadien Kamau Brathwaite (né en 1930) y voient un « anglais
des Caraïbes  » en gestation, appelé à diverger durablement de
celui de Grande-Bretagne et d’Amérique du Nord, d’autant qu’il
s’épanouit dans la vie quotidienne, la chanson, la poésie… La
population continue néanmoins de considérer l’anglais
standard, langue de l’école, comme la clé de toute promotion
sociale. Quant au patwa, il a été sérieusement étudié par des
linguistes à partir des années 1960. Il dispose depuis lors d’une
orthographe standardisée et figure dans certaines œuvres
littéraires, en particulier sous la forme de dialogues.

Les Petites Antilles

Toutes peuplées en grande majorité de Noirs et mulâtres (sauf


Saint-Barthélemy), les Petites Antilles se répartissent
aujourd’hui en une vingtaine d’États et de territoires non
indépendants (voir le tableau p.  638). Les langues officielles y
sont l’anglais, le français ou le néerlandais, tandis que des
créoles de l’anglais ou du français demeurent vivants dans la
plupart des îles. Les taux d’alphabétisation (dans la langue
officielle) sont de l’ordre de 90 % ou plus.

En Guadeloupe et à la Martinique, on parle un créole du


français dit «  créole antillais  ». Il est aussi en usage dans deux
îles voisines devenues britanniques  : la Dominique (française
jusqu’en 1763) et Sainte-Lucie (jusqu’en 1803). Le créole s’y
nomme kweyol ou patwa. Les variétés du créole antillais
diffèrent peu d’une île à l’autre, mais assez du créole haïtien
pour que l’intercompréhension soit souvent difficile. Dans les
deux îles de langue officielle anglaise, les nouvelles générations
tendent à se détourner du créole, en particulier en ville.

Les créoles de l’anglais se répartissent en cinq variétés. L’une


d’elles caractérise les îles Vierges, tant britanniques
qu’américaines. Le créole des Leeward Islands («  îles Sous-le-
Vent  », au nord de la Guadeloupe) est en usage à Antigua-et-
Barbuda, Saint-Kitts-et-Nevis, Anguilla et Montserrat. Le créole
de la Barbade ou «  Bajan  » –  désignant les Barbadiens eux-
mêmes – diffère moins de l’anglais que les autres créoles. Deux
variétés sont propres à Saint-Vincent (on la nomme «  English
Vincy ») et à la Grenade.

Parmi les Leeward Islands, quatre îles présentent des situations


linguistiques particulières. À Saint-Barthélemy, la population
autochtone, blanche, pratique encore un «  patois  » (non un
créole) issu de dialectes français du XVIIe  siècle comme le
français québécois. À Saint-Martin, bien que les langues
officielles soient le français dans le nord et le néerlandais dans
le sud, une variété locale d’anglais prévaut partout en tant que
langue usuelle. Il en va de même dans les deux îles
néerlandaises de Saint-Eustache et Saba.

Partout dans les Petites Antilles, la langue officielle est à la fois


la langue parlée soutenue et celle de l’école et de presque tous
les écrits, y compris littéraires. Les écrivains, même « engagés »,
s’expriment soit en français, tels les Martiniquais Aimé Césaire
(1913-2008) et Édouard Glissant (1928-2011) et bien d’autres, soit
en anglais, tel le poète Derek Walcott, né en 1930 à Sainte-Lucie
et prix Nobel de littérature en 1992. Le Guadeloupéen Sonny
Rupaire (1941-1991), poète en créole, fait figure d’exception.

Les Bahamas

Leur situation géographique a valu aux Bahamas une histoire


particulière. Vidées de leurs habitants par les Espagnols au
XVI e siècle, elles sont devenues un repaire de flibustiers, puis de
pirates. L’Espagne reconnaît la souveraineté britannique sur
l’archipel en 1783. Par la suite, des planteurs de Caroline du Sud
fidèles à la Couronne s’y installent avec leurs esclaves.

Vers 1790, les Bahamas comptent un peu plus de 11  000


habitants, dont 75  % de Noirs. Après l’interdiction de la traite
par la Grande-Bretagne en 1807, la Royal Navy fait la chasse aux
navires négriers et débarque aux Bahamas des milliers
d’esclaves libérés. Leurs descendants forment aujourd’hui 85 %
des 350 000 habitants. Ils ont pour langue maternelle le créole
bahaméen, un créole de l’anglais apparenté à celui des Gullah
de la côte sud-est des États-Unis (voir p. 653).

Le papiamento
Dans les années 1630, les Hollandais ont pris possession des îles
Curaçao, Aruba et Bonaire (au large du Venezuela), qui
comptent aujourd’hui 290  000 habitants, dont les quatre
cinquièmes d’origine africaine. Ils ont pour langue maternelle
et usuelle le papiamento, un créole dont les origines demeurent
débattues. Selon l’hypothèse la plus plausible, cette langue
remonterait à la seconde moitié du XVIIe  siècle, quand seraient
arrivés dans les îles des négociants juifs lusophones (et leurs
esclaves) liés à des intérêts hollandais, comme de nombreux
Juifs réfugiés aux Provinces-Unies après leur expulsion du
Portugal. Le «  jargon  » ainsi issu du portugais aurait subi
l’influence de l’espagnol, du néerlandais et même de la langue
arawak des indigènes. Quoi qu’il en soit, le papiamento fut assez
tôt transcrit, le plus ancien document connu étant une lettre
personnelle datée de 1775.

Le néerlandais reste la langue officielle dans les trois îles, tandis


que le papiamento se subdivise en deux variétés. À Aruba, le
papiamento a obtenu le statut de seconde langue officielle en
2003. À Curaçao et à Bonaire, il se nomme «  papiamentu  ».
Outre le papiamento, la plupart des habitants des trois îles
connaissent le néerlandais, langue de l’enseignement, nombre
d’entre eux y ajoutant l’espagnol ou l’anglais.

La Trinité et les Guyanes


La  Trinité et les Guyanes britannique (actuel Guyana) et
hollandaise (actuel Suriname) présentent un point commun. Au
cours de la seconde moitié du XIXe  siècle, après l’abolition de
l’esclavage, les autorités y font venir des travailleurs sous
contrat recrutés aux Indes et, plus précisément, dans l’est de la
plaine du Gange. La plupart parlent le bhojpuri (apparenté à
l’hindi), lequel se mue bientôt en «  hindoustani des Caraïbes  »
(Carribbean Hindustani). Au Suriname arrivent aussi, moins
nombreux, des travailleurs venus de Java. Un peuplement
d’origine asiatique s’ajoute ainsi à celui d’origine africaine,
présent depuis le XVIIe  siècle, conduisant à des situations
linguistiques contrastées.

Prise aux Espagnols par les Britanniques en 1797, la  Trinité


compte, vers 1830, un peu plus de 40  000  habitants, dont la
moitié sont des esclaves venus d’autres Antilles avec leurs
maîtres et qui parlent des créoles de l’anglais ou du français.
Cinquante ans plus tard, les immigrés indiens forment déjà le
tiers d’une population qui s’élève aujourd’hui à
1  350  000  personnes, dont 40  % d’origine indienne, 36  %
d’origine africaine et 24 % métisses. Au fil des années, l’anglais
s’est imposé comme langue usuelle, puis maternelle, des
diverses communautés  : les créoles et l’hindoustani ne
comptent aujourd’hui que quelques milliers de locuteurs. L’île
de Tobago, rattachée à la  Trinité en 1889, fait exception  :
quelque 30  000  personnes y parlent encore un créole de
l’anglais. Langue usuelle des Trinidadiens, l’anglais n’en revêt
pas moins deux formes  : celle de l’anglais standard, langue
officielle, et celle du Trinidadian English, qui présente des
particularités issues des créoles et de l’hindoustani.

L’histoire coloniale du littoral guyanais débute dans la seconde


moitié du XVIIe  siècle, quand des Hollandais et des Anglais y
créent des plantations de canne à sucre et y débarquent des
esclaves. Les Français s’y essaient aussi, sans grand succès.
L’afflux de travailleurs asiatiques gonfle ensuite les populations
des Guyanes britannique et hollandaise, qui comptent
respectivement 415  000  et 215  000 habitants vers 1950, tandis
que la Guyane française n’atteint pas les 30  000…
L’indépendance de la Guyane britannique –  sous le nom de
Guyana – date de 1966 ; celle du Suriname, de 1975.

Le Guyana compte aujourd’hui 750  000 habitants, dont 44  %


d’origine indienne (« Indo-Guyanais »), 30 % d’origine africaine
(« Afro-Guyanais »), 17 % métis et 9 % d’origine amérindienne.
La situation linguistique, complexe au début du XXe siècle, s’est
simplifiée. À côté de l’anglais, langue officielle, les Indo-
Guyanais ont adopté comme langue usuelle, puis maternelle, le
créole de l’anglais dit «  Creolese  » que les Afro-Guyanais
parlaient avant leur arrivée. En conséquence, l’hindoustani a
pour l’essentiel disparu, hormis dans le domaine religieux. On
dénombre par ailleurs près d’une dizaine de langues
amérindiennes.

La population du Suriname est plus mêlée. Ses 570  000


habitants se répartissent en 27  % d’Indiens (originaires des
Indes), 22  % de Marrons, 16  % de Créoles, 14  % de Javanais,
13 % de métis et 8 % de divers (Chinois, Amérindiens, etc.). Leur
passé distingue les Créoles des Marrons, tous d’origine
africaine  : les premiers descendent des esclaves demeurés sur
les plantations jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1863  ; les
seconds d’esclaves fugitifs, réfugiés dans la forêt. Les plus
anciennes communautés de Marrons, jadis nommés
« bosnegers » (« nègres des bois ») par les Hollandais, remontent
à la fin du XVIIe siècle.

Plusieurs langues se côtoient : le néerlandais, langue officielle ;


un créole nommé « sranantongo » (« langue surinamienne ») ;
l’hindoustani surinamien (sarnami hindoestani)  ; le javanais
surinamien  ; enfin divers créoles propres aux Marrons. Le
sranantongo, dérivé de l’anglais et du néerlandais, reste la
langue maternelle des Créoles, mais c’est aussi la langue
véhiculaire de tous dans la vie quotidienne. Contrairement au
créole du Guyana, toutefois, il n’est pas devenu la langue
maternelle des immigrés d’origine asiatique, qui ont conservé
l’usage de l’hindoustani ou du javanais ou adopté le
néerlandais. On s’achemine donc vers une situation de
bilinguisme associant, d’un côté, le néerlandais, langue de
l’école et langue maternelle des nouvelles générations de
citadins  ; de l’autre, le sranantongo, langue de la
communication quotidienne. Parmi les créoles des Marrons,
seuls survivent le saramaka (issu de l’anglais et du portugais) et
le ndyuka ou aukan (issu de l’anglais), comptant chacun
environ 20 000 locuteurs.
La Guyane française, longtemps assimilée à ses bagnes (en
fonction de 1854 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale),
s’est développée après la création du Centre spatial guyanais de
Kourou en 1965. La population (quelque 300 000 personnes) est
aujourd’hui très bigarrée. Les Noirs et mulâtres («  Créoles
guyanais »), naguère majoritaires, n’en forment plus que 40 %.
Parmi les autres figurent des Français métropolitains (12 %) et
des immigrés venus du Suriname, du Brésil, d’Haïti et des
autres Antilles, etc. À côté du français, langue officielle, le créole
guyanais (différent du créole antillais) continue de servir de
langue véhiculaire.

Le Belize et le littoral de l’Amérique


centrale

En Amérique centrale, les Espagnols se sont surtout tournés


vers le Pacifique, délaissant le littoral de la mer des Caraïbes,
souvent inhospitalier. Dès le XVIIe  siècle, cela a permis à des
Anglais de s’installer dans l’actuel Belize avec des esclaves pour
exploiter des bois précieux. La colonie, nommée «  Honduras
britannique », est devenue indépendante en 1981. La population
du Belize (390 000 habitants) compte aujourd’hui 50 % de métis
(hispaniques), plus de 20  % de Noirs et mulâtres (dits
«  Créoles  »), 10  % d’Indiens (Mayas),  etc. Trois langues
dominent  : l’anglais, officiel, l’espagnol, langue maternelle de
nombreux métis, et le créole de Belize (Bileez Kriol). Une
grande partie de la population est bilingue, voire trilingue.
L’anglais et l’espagnol sont les langues d’enseignement. Le
créole prévaut dans la vie quotidienne.

D’autres communautés d’origine antillaise, parlant un créole


apparenté à celui du Belize, se perpétuent dans la région. C’est
le cas des Raizales, habitants des îles San Andres et Providencia
aujourd’hui rattachées à la Colombie. Au nombre de 30  000
environ, ils descendent des esclaves de puritains anglais arrivés
à partir du XVIIe  siècle. Sur la côte orientale du Nicaragua, des
Anglais, venus avec leurs esclaves, se sont alliés aux Miskitos,
très hostiles aux Espagnols. Il en est résulté une population
métissée de langue créole d’une trentaine de milliers de
personnes.

L’histoire des Garifunas est plus singulière. Elle débute aux


Petites Antilles dont les autochtones, connus sous le nom de
Caraïbes, parlent une langue arawak, comme celle des Tainos.
Quand, au XVIIe  siècle, des Anglais et des Français créent des
plantations et y débarquent des esclaves, les épidémies et les
massacres déciment les Caraïbes. Ceux-ci parviennent à résister
sur deux îles  : Saint-Vincent et la Dominique. À la même
époque, des navires négriers font naufrage à Saint-Vincent. Les
Noirs rescapés, ensuite rejoints par des esclaves fugitifs venus
d’autres îles, sont accueillis par les Caraïbes et se mêlent à eux.
Il en résulte un peuple que l’on nomme les « Caraïbes noirs »,
tandis que les Caraïbes non métissés sont dits «  jaunes  ». Les
uns et les autres continuent de parler la langue arawak
d’origine.
Au XVIIIe  siècle, de longs conflits opposent tant les Anglais aux
Français que les Caraïbes noirs aux Caraïbes jaunes. Pour finir,
les Anglais, ayant pris possession de Saint-Vincent en 1783,
affrontent une révolte des Caraïbes noirs en 1796 et décident
l’année suivante d’en déporter 5  000 dans l’île de Roatán, au
large du Honduras. Ces déportés, désormais dits «  Garifunas  »
(du nom qu’ils se donnent eux-mêmes), migrent ensuite vers
les côtes du Honduras, du Guatemala et du Honduras
britannique (Belize). Ils y conservent l’usage d’une langue
arawak, encore que le nombre actuel de locuteurs soit difficile à
estimer : peut-être une centaine de milliers. Quant aux Caraïbes
jaunes, certains survivent à Saint-Vincent et à la Dominique,
mais les derniers locuteurs de leur langue sont morts dans les
années 1920.

Les États-Unis

Des colons venus pour la plupart d’Angleterre sont à l’origine


des États-Unis. Ils ont pour activité principale l’agriculture, qui
nécessite terres et main-d’œuvre. Ils s’approprient donc des
terres aux dépens des Indiens, qu’ils refoulent vers l’ouest. La
main-d’œuvre vient aussi d’Angleterre (du moins au début), les
colons ne se souciant guère de mettre les Indiens au travail, à la
différence des Espagnols.
Deux types d’agriculture se développent. En Nouvelle-
Angleterre, colonisée à partir des années 1620, c’est une
agriculture «  à l’européenne  »  : exploitations familiales,
ouvriers agricoles,  etc. Il en va de même en Pennsylvanie
(fondée en 1681) et dans les colonies voisines (New  York et
New  Jersey). En revanche, les colonies du Sud se distinguent
d’emblée. Les plantations de tabac fleurissent en Virginie à
partir des années 1610, puis au Maryland une vingtaine
d’années plus tard. La main-d’œuvre, anglaise pour
commencer, se compose de travailleurs sous contrat
(indentured servants). À partir de la fin du XVIIe  siècle, les
planteurs recourent à des esclaves africains, tandis que les
travailleurs sous contrat se muent en «  petits Blancs  ».
L’agriculture de plantation esclavagiste caractérise aussi la
Caroline (fondée dans les années 1660), puis la Géorgie (fondée
en 1732).

Vers 1700, on compte près de 300  000 Blancs dans les colonies
anglaises d’Amérique du Nord, dont 90  000 en Nouvelle-
Angleterre, 100  000 environ dans les colonies centrales et
autant dans le Sud, où vivent aussi quelque 10  000 esclaves
africains. Parmi les Blancs figurent une dizaine de milliers de
Hollandais, qui s’étaient installés dans la vallée de l’Hudson et
avaient fondé en 1653 la Nouvelle-Amsterdam, rebaptisée
New York après l’annexion de la colonie par les Anglais en 1664.
Tous les autres Blancs (ou presque) sont originaires
d’Angleterre. Dès la fin du XVIIe siècle, l’anglais domine partout.
Au XVIIIe  siècle, l’immigration est pour l’essentiel d’origine
britannique, allemande ou africaine. Parmi les Britanniques
figurent de nombreux Irlandais de l’Ulster (dits Scotch Irish),
protestants de langue anglaise. Les Allemands s’installent
surtout en Pennsylvanie. Les Africains sont des esclaves, pour la
plupart présents dans les colonies du Sud. (Près de 350  000 y
sont débarqués au XVIIIe  siècle.) Lors du premier recensement
conduit aux États-Unis, en 1790, on compte 3 930 000 habitants,
dont 63 % d’origine britannique, 19 % de Noirs, 7 % d’Allemands
et 11  % d’autres origines. La langue anglaise demeure donc
hégémonique, d’autant que les Noirs l’ont adoptée peu à peu.

La grande expansion vers l’ouest débute avec l’indépendance :


en 1783, la frontière est déplacée des Appalaches au Mississippi.
Elle se poursuit avec l’acquisition de la Louisiane en 1803, de la
Floride en 1819, puis de territoires auparavant mexicains (du
Texas à la Californie) en 1845-1848. La superficie des Treize
Colonies initiales se trouve ainsi décuplée. Quant à la
population, elle passe de 9,64  millions en 1820 à 106  millions
cent ans plus tard.
L’Amérique du Nord coloniale au milieu du XVIII e siècle

Les immigrants qui contribuent à une telle expansion


démographique se répartissent en anglophones ou non. Parmi
les premiers figurent des Anglais et autres Britanniques
protestants qui, vite intégrés, forment une «  immigration
invisible  », mais aussi des Irlandais catholiques, nettement
distincts. Les autres immigrants, en grande majorité originaires
d’Europe, parlent des langues très diverses  : l’allemand, le
suédois, le français (il s’agit surtout de Québécois), l’italien, le
polonais, le yiddish,  etc. Au fil des générations, l’usage de ces
langues décroît au profit de l’anglais. Seules des minorités les
emploient encore quotidiennement (par exemple, 2  % des
Américains se déclarant d’origine allemande).

Considérablement restreinte par une loi de 1924, l’immigration


redevient importante après l’adoption de l’Immigration and
Nationality Act de 1965. Les principaux foyers d’émigration ne
sont toutefois plus les mêmes  : à l’Europe succèdent l’Asie et,
surtout, l’Amérique latine. Comme leurs prédécesseurs, les
nouveaux immigrants conservent d’abord l’usage de leur
langue  : c’est aujourd’hui le cas de moins de 3  millions
d’Américains d’origine chinoise. La question de l’espagnol,
langue usuelle de quelque 40  millions d’Américains, se situe à
une autre échelle.

L’anglais, langue des Américains

Quand, le 4 juillet 1776, les révolutionnaires américains réunis à


Philadelphie proclament l’indépendance, ils s’expriment en
anglais, pour la simple raison que la population blanche des
Treize Colonies est alors à 80  % d’origine britannique. (C’est
néanmoins Der  Pennsylvanishe Staatsbote qui, dès le 5  juillet,
publie le premier la Déclaration d’indépendance, traduite en
allemand… tandis que le texte anglais ne paraît que le
lendemain, dans le Pennsylvania Evening Post.) Si la
prééminence de l’anglais n’est ensuite pas remise en cause, les
Américains s’interrogent. Certains pensent que l’on pourrait
améliorer la langue anglaise en réformant son orthographe  :
c’est l’opinion de Benjamin Franklin (1706-1790), imprimeur de
son état. D’autres imaginent que l’anglais connaîtra le même
sort que le latin après la chute de l’Empire romain et qu’une
langue distincte émergera peu à peu aux États-Unis. Le Congrès
emploie l’expression «  American language  » pour la première
fois en 1802.

Le grammairien Noah Webster (1758-1843), influencé par


Franklin, s’attache à rénover l’enseignement de l’anglais, puis
élabore l’American Dictionary of the English Language, paru en
1828. Constamment mis à jour et réédité, il demeure, aux États-
Unis, la référence par excellence. En dehors de certaines
innovations orthographiques (telles que color au lieu de colour,
center au lieu de centre,  etc.), la langue du «  Webster  » se
distingue peu de celle de la bonne société londonienne : l’unité
de la langue anglaise persiste. Elle paraît d’autant moins
menacée que l’extrême rapidité de l’expansion vers l’Ouest
assure le maintien de son homogénéité dans l’ensemble des
États-Unis.
Les différences entre les variétés d’anglais parlé y sont en effet
nettement moindres qu’entre dialectes régionaux d’Angleterre.
Les plus divergentes sont celle de Nouvelle-Angleterre (la plus
conservatrice) et celle du Sud (influencée par le parler des
Noirs, voir plus loin). Les variétés nées dans les colonies
centrales (New York, Pennsylvanie, arrière-pays de la Virginie)
se sont en revanche diffusées jusqu’en Californie : elles ont en
commun un accent –  dit «  du Mid-West  » – perçu à l’étranger
comme typiquement américain. L’expansion vers l’Ouest
inspire par ailleurs une littérature originale. On pense
notamment au poète Walt Whitman (1819-1892) et à Mark
Twain (1835-1910), natif du Missouri, auteur des Aventures
d’Huckleberry Finn (1884). Ernest Hemingway (1899-1961) y
voyait l’œuvre fondatrice de la littérature américaine.

Quand la grande période d’immigration débute, vers 1880, la


question de l’autonomie d’une langue «  américaine  » semble
dépassée. Il s’agit désormais d’intégrer des millions de
nouveaux arrivants, dont la plupart ne connaissent pas
l’anglais. En général, les adultes s’initient à l’anglais «  sur le
tas  », avec plus ou moins de succès, tandis que les enfants
l’apprennent à l’école ; la transition linguistique s’opère ainsi en
deux ou trois générations. Il est vrai que diverses
communautés, tout en pratiquant l’anglais, demeurent très
attachées à leur langue (comme on le verra ci-dessous), attitude
qu’une partie de l’opinion perçoit comme un refus de
l’assimilation. Théodore Roosevelt (1858-1919), président de
1901 à 1908, l’a exprimé ainsi  : «  Nous n’avons de place que
pour une langue dans ce pays et c’est l’anglais, car nous voulons
que le creuset façonne des Américains, de nationalité
américaine, et non les occupants d’une pension de famille
polyglotte. »

Aujourd’hui, deux points de vue s’opposent, avec pour pomme


de discorde symbolique le statut de l’anglais, officiel ou non. À
l’échelon fédéral, il n’y a pas de langue officielle (bien que
l’anglais joue évidemment ce rôle de facto). Les États ont le
choix : à ce jour, 32 sur 50 ont doté l’anglais d’un statut officiel
(sans que cela exclue le recours à d’autres langues de façon
subsidiaire). Les mouvements dits globalement « English only »,
dans la ligne de Théodore Roosevelt, prennent surtout pour
cible la langue espagnole. Leurs adversaires prônent au
contraire une intégration linguistique «  en douceur  », voire se
félicitent du maintien d’un pluralisme culturel.

Quant aux autorités fédérales, elles se préoccupent du degré


effectif de connaissance de l’anglais et mènent régulièrement
des enquêtes à ce sujet. Il en ressort que, en 2011, 79  % des
Américains ne parlaient à la maison que l’anglais et 12  %
étaient vraiment bilingues. Les deux tiers des autres étaient de
langue espagnole. Cela indique que les descendants
d’immigrants européens sont pour l’essentiel assimilés, mais
que la langue espagnole constitue un cas particulier.

L’African-American English
L’« anglais afro-américain » (African-American English, naguère
Black English) recouvre diverses variétés d’anglais. Elles sont
nées dans le Sud, mais les linguistes ne s’accordent pas sur leurs
origines. Certains les cherchent dans des dialectes britanniques
du XVIIIe  siècle, d’autres dans un créole qui se serait «  dé-
créolisé  » en se rapprochant de l’anglais standard et dont le
gullah (voir ci-dessous) conserverait le souvenir.

Quoi qu’il en soit, il existe toujours, dans le Sud, une variété


afro-américaine d’anglais qui colore aussi le parler des Blancs.
(Avant la guerre de Sécession, on en rendait responsables les
nourrices.) Cet anglais qu’au XIXe  siècle on nomme Nigger
English puis Negro dialect figure sous la plume d’écrivains
blancs, en particulier dans La  Case de l’oncle Tom de Harriet
Beecher-Stowe (1811-1896), paru en 1852. Il est ensuite employé
par des poètes noirs, tel Daniel Webster Davis (1862-1913).

Quand, lors de la Première Guerre mondiale et dans les années


1920, de très nombreux Noirs migrent vers les villes du Nord-
Est pour y travailler dans l’industrie (la «  Grande Migration  »),
une nouvelle variété d’anglais afro-américain prend forme,
l’«  anglais afro-américain vernaculaire  » (African-American
Vernacular English). Elle est demeurée caractéristique des
classes urbaines populaires et des jeunes. Il est vrai que les
distinctions ne sont pas tranchées. Les Noirs appartenant aux
classes moyennes pratiquent le code-switching d’une variété
d’anglais afro-américain à une autre et, bien sûr, de l’anglais
afro-américain à l’anglais américain…
Le gullah est un authentique créole de l’anglais parlé dans les
Sea Islands, le long de la côte de Caroline du Sud et de Géorgie.
Il était considéré comme un jargon avant que le linguiste
Lorenzo Turner (1890-1972), lui-même afro-américain, ne
montre en 1949 sa richesse en africanismes et sa parenté avec
le krio, créole de Sierra  Leone (voir p.  560). Leur parler a
survécu car les Gullahs, après le départ des planteurs blancs en
1865, sont restés isolés dans les Sea Islands. Langue maternelle
d’à peine un millier de personnes, il est aujourd’hui très
menacé.

La langue allemande

Au recensement de 2010, 17 % des Américains, soit 49 millions


de personnes, se sont déclarés «  d’origine allemande  ». C’est
l’origine la plus importante après la britannique et avant
l’africaine. En revanche, à peine plus d’un million ont affirmé
parler allemand à la maison.

L’histoire de l’immigration allemande débute en Pennsylvanie,


colonie fondée en 1681 par l’Anglais William Penn (1644-1718)
pour y accueillir ses coreligionnaires quakers et d’autres
protestants «  dissidents  ». Tel est le cas, dès 1683, de treize
familles venues de Krefeld (Rhénanie), fondatrices de
Germantown à côté de Philadelphie. Les immigrants allemands
se répartissent ensuite en deux catégories. D’une part, divers
groupes gagnent la Pennsylvanie au XVIIIe siècle. On les qualifie
globalement de «  mennonites  », car ils se réclament, plus ou
moins directement, du prédicateur frison anabaptiste Menno
Simons (1496-1561). D’autre part et surtout, de nombreux
luthériens et calvinistes les rejoignent, à commencer par les
« Palatins » ayant fui, au début du siècle, le Palatinat ravagé par
la guerre.

Au total, quelque 100  000 Allemands immigrent à l’époque


coloniale, les dissidents restant minoritaires. Ils s’installent pour
la plupart en Pennsylvanie, dont ils forment en 1790 le tiers de
la population. Tous ces immigrants parlent divers dialectes, de
type francique moyen ou alémanique, qui se fondent peu à peu
en une langue nommée par ses locuteurs «  Pennsylvania
Deitsch » [sic] (« allemand de Pennsylvanie ») et par les colons
anglophones « Pennsylvania Dutch  » (bien qu’en anglais Dutch
signifie « néerlandais »).

Après l’Indépendance, l’immigration s’accélère  : entre 1820 et


1914, 5,5  millions d’Allemands arrivent aux États-Unis. Ils
prennent pied en Pennsylvanie, puis participent à la grande
migration vers l’Ouest et s’installent nombreux de l’Ohio à
l’Iowa et au Dakota du Nord (dont la capitale, Bismarck, date
des années 1870). Dans cette vaste région, l’allemand standard
(Hochdeutsch) côtoie l’anglais et s’épanouit au travers
d’innombrables associations culturelles, sportives,  etc. Les
journaux en langue allemande se multiplient : dans les années
1880, on en compte environ 800, soit les quatre cinquièmes des
journaux en langue étrangère publiés aux États-Unis. Il est vrai
qu’à la même époque l’anglais devient presque partout la
langue obligatoire de l’enseignement, de sorte que le
bilinguisme se généralise.

En revanche, quand les États-Unis entrent en guerre contre


l’Allemagne, en 1917, une vague germanophobe se déchaîne.
Divers États et municipalités interdisent l’usage de l’allemand
en public, suppriment son enseignement,  etc. De nombreux
Américains d’origine allemande anglicisent alors leur nom  :
Schmidt devient Smith, Schneider devient Taylor, etc. La vitalité
et le prestige de la culture allemande ne s’en relèveront pas,
d’autant que la Seconde Guerre mondiale aggravera les
ressentiments.

Si le Pennsylvania Dutch compte encore aujourd’hui quelque


250 000 locuteurs, c’est parce que des protestants dissidents en
ont conservé l’usage, de même qu’ils ont préservé un mode de
vie original à l’écart du monde moderne. La communauté la
plus connue est celle des Amish, aujourd’hui répartie entre la
Pennsylvanie, l’Ohio et divers États plus à l’ouest. (L’appellation
« Amish » se réfère au prédicateur suisse Jakob Ammann, peut-
être né en 1644, mort avant 1730.) Les Amish emploient le
Pennsylvania Dutch, langue avant tout orale, dans leur vie
quotidienne. La plupart connaissent aussi l’anglais, qu’ils
utilisent à l’écrit et pour communiquer avec les autres
Américains.

Les communautés de langue française


Les 1,3 million d’Américains qui, en 2011, ont déclaré parler le
français à la maison forment des communautés disparates,
d’origines très diverses.

– Bien que les huguenots ayant fui la France à la fin du


XVII e  siècle occupent une place de choix dans l’imaginaire
américain en tant que minorité religieuse persécutée, ils
n’étaient que 2 000 environ, vite assimilés.

– Venus de l’actuel Québec, des colons français se sont installés


au début du XVIIIe  siècle dans la région des Grands Lacs et la
vallée du Mississippi. Leurs derniers descendants de langue
maternelle française, résidant au sud de Saint-Louis, se sont
éteints au milieu du XXe siècle.

– Au début du XVIIIe  siècle, d’autres Français, accompagnés


d’esclaves, ont fondé la colonie de Louisiane, incorporée aux
États-Unis en 1803.

– L’histoire des Acadiens est très différente. Présents à partir


des années 1630 sur le littoral de la baie de Fundy (voir la carte
p.  650), ils passent en 1713 sous la souveraineté des
Britanniques. Or, dans les années 1750, ces derniers décident de
les expulser : c’est le « Grand Dérangement ». Plusieurs milliers
d’Acadiens sont ensuite accueillis en Louisiane par les autorités
espagnoles (en possession de ce territoire de 1763 à 1801). Telle
est l’origine des « Cajuns », déformation d’« Acadiens ».

– La dernière vague est celle des Québécois ayant gagné la


Nouvelle-Angleterre entre 1870 et 1914, principalement pour y
travailler dans l’industrie textile. Ce sont les seuls immigrants
de l’époque à être arrivés en train. Au nombre de plusieurs
centaines de milliers, ils se sont en grande majorité assimilés.
En témoigne Jack Kerouac (1922-1969), né dans le
Massachusetts de parents québécois, qui a écrit toute son
œuvre en anglais.

En Louisiane, on distingue trois avatars du français. Celui dit


«  créole  » (Colonial French en anglais) était parlé par les
planteurs. Il est resté vivant jusqu’au milieu du XXe  siècle à La
Nouvelle-Orléans. Le créole louisianais, authentique créole
parlé par les esclaves et leurs descendants, s’apparente au
créole haïtien. Il est aujourd’hui en voie de disparition. Le
français «  cadien  » (Cajun French en anglais), parlé par les
descendants des Acadiens (Cajuns), n’est pas un créole mais un
dialecte, comme celui du Québec. Les « Cadiens », installés dans
le pays des bayous (sud-ouest  de la Louisiane), ont longtemps
vécu isolés, en raison de leur langue et de leur religion
catholique. Ils formaient un groupe ethnique distinct, peu
éduqué et fécond  : leur nombre est passé de 35  000 en 1820 à
270  000 en 1880. Après la Première Guerre mondiale,
l’enseignement obligatoire en anglais a entraîné le déclin de
leur culture. Le Conseil pour le développement du français en
Louisiane, créé à la fin des années 1960, tente d’y remédier,
avec un succès mitigé. En 2011, on comptait en Louisiane
126 000 locuteurs du français, dialecte cadien compris.
Les langues d’Europe orientale et
méridionale

Au cours des soixante années séparant la guerre de Sécession


de la Première Guerre mondiale, environ 30  millions de
personnes (à 95 % d’origine européenne) immigrent aux États-
Unis. Tandis que les principaux foyers d’émigration des
années 1820 à 1860 (îles Britanniques et Allemagne) continuent
de fournir d’importants contingents, de nouvelles populations
s’y ajoutent, venues de Scandinavie, d’Europe centrale et
orientale (Polonais, Juifs, Tchèques, Slovaques, Hongrois, etc.) et
d’Europe méditerranéenne (Italiens, Grecs,  etc.). La plupart
arrivent à New  York, qui devient le point de passage obligé
quand un centre fédéral de contrôle de l’immigration s’installe
à Ellis Island en 1892.

Ces soixante années voient aussi l’essor industriel des États-


Unis, facilité par l’afflux de main-d’œuvre. La grande majorité
des nouveaux arrivants trouvent à s’employer dans l’industrie,
concentrée dans le nord-est du pays. Seuls les Scandinaves (plus
de 2  millions au total) gagnent la zone céréalière à l’ouest des
Grands Lacs, où ils s’américanisent sans peine.

Les populations d’Europe méridionale qui franchissent


l’Atlantique dans la seconde moitié du XIXe  siècle choisissent
d’abord l’Amérique du Sud  : les Portugais vont au Brésil, les
Espagnols en Argentine, les Italiens dans l’un et l’autre pays. À
partir des années 1880, les Italiens se tournent aussi vers les
États-Unis : plus de 4 millions d’entre eux y débarquent avant la
Première Guerre mondiale. Ils s’installent notamment à
New  York et alentour, mais aussi en Californie. Sur les
17 millions d’Américains qui se sont déclarés d’origine italienne
en 2010, un peu plus de 700 000 emploient encore l’italien à la
maison.

Les immigrants venus d’Europe centrale et orientale parlent


des langues très diverses (voir le tableau). Hormis l’allemand,
les deux principales sont le polonais et le yiddish. En 2010, près
de 10  millions d’Américains se sont déclarés d’origine
polonaise. Ils demeurent les plus nombreux dans les États tôt
industrialisés du Nord-Est (l’actuelle « Rust Belt »), en particulier
à Chicago. Les écoles catholiques polonaises ont contribué au
maintien de la langue, sans enrayer son déclin. Plus de
2,5  millions de personnes parlaient le polonais aux États-Unis
en 1920, contre 600 000 en 2010.
Les langues maternelles des immigrants originaires
d’Europe centrale et orientale1 et de leurs descendants
en 1910

1. Entendue comme constituée des trois empires d’Allemagne,


d’Autriche-Hongrie et de Russie.

Si l’immigration de populations yiddishophones n’a pas fondé la


communauté juive des États-Unis, elle l’a transformée en un
« groupe ethnique » distinct. Vers 1880, on ne compte aux États-
Unis que 250  000 Juifs environ, en majorité germanophones
comme d’autres immigrants venus d’Allemagne depuis le
XVIII e  siècle. (Les 23 tout premiers immigrants juifs étaient
d’origine portugaise. Débarqués à la Nouvelle-Amsterdam en
1654, ils avaient été expulsés du Brésil.) Les Juifs arrivés
d’Europe centrale et orientale sont surtout des travailleurs
manuels. Ils s’installent à New  York (la moitié d’entre eux) et
dans d’autres villes du Nord-Est.

L’usage du yiddish y persiste d’autant mieux que ses locuteurs


vivent regroupés dans certains quartiers. Une presse en yiddish
se développe. Le tirage du principal titre, le Jewish Daily
Forward, fondé à New  York en 1897, atteindra 275  000
exemplaires vers 1930. Les enfants n’en sont pas moins
scolarisés dans l’enseignement public, de sorte que la langue
anglaise progresse inexorablement. En 2011, le nombre de
personnes parlant usuellement le yiddish était tombé à 160 000,
dont plus des trois quarts à New York. Combien compte-t-on de
Juifs aux États-Unis aujourd’hui  ? Les estimations varient de
5,5  millions à 6,5  millions. Parmi eux figurent des immigrants
récents, venus d’URSS puis, après 1991, de Russie. Ils forment
une proportion importante des 900 000 personnes qui, en 2011,
ont déclaré parler le russe à la maison.

Les langues asiatiques

Telle que définie par le United States Census Bureau, la


catégorie «  asiatique  » regroupe les populations originaires
d’Asie méridionale et orientale, du Pakistan au Japon.
L’immigration en provenance d’Asie, qui avait débuté au milieu
du XIXe siècle, a pris toute son ampleur dans la seconde moitié
du XXe  siècle. Les langues asiatiques les plus parlées aux États-
Unis sont aujourd’hui le chinois (y compris ses dialectes), le
vietnamien, le coréen et le tagalog ou filipino.

Les Chinois arrivés en Californie à partir de 1849, lors de la Ruée


vers l’or, se heurtent à l’hostilité ouvertement raciste des
Blancs. Ils sont environ 125  000 sur la côte Ouest quand, en
1882, les autorités californiennes obtiennent du Congrès
l’interdiction de l’immigration chinoise (« Exclusion Act »). À la
même époque, des Japonais émigrent à Hawaii (voir p.  542),
puis sur la côte Ouest. Washington n’ose d’abord s’y opposer,
puis s’y résout en 1924. En 1942, plus de 100  000 Américains
d’origine japonaise, dont plus des deux tiers nés aux États-Unis,
sont internés dans des camps. La Chine (nationaliste) devient au
contraire une alliée, ce qui conduit à l’abrogation de l’Exclusion
Act en 1943.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’immigration chinoise


reprend et s’amplifie  : la population américaine d’origine
chinoise passe d’une centaine de milliers en 1945 à 4  millions
en 2010. Elle provient surtout du sud de la Chine, en particulier
de la région de Canton. Son arrivée relativement récente
explique que près des trois quarts continuent de parler le
chinois (ou l’un de ses dialectes) à la maison. Quoi qu’il en soit,
les Chinois –  du moins ceux des classes moyennes et
supérieures  – font figure de «  minorité modèle  », apte à bien
s’intégrer. Il en va de même des Coréens, qui sont 1,5  million
aujourd’hui. Les Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens sont
arrivés à partir des années 1970 en tant que réfugiés, fuyant la
guerre puis les régimes communistes.
Les Philippins se distinguent, car leur pays fut une dépendance
des États-Unis de 1899 à 1946. Au début du XXe  siècle, certains
émigrent à Hawaii, puis en Californie. Comme les Chinois, ils se
heurtent au racisme des Blancs, mais les autorités ne peuvent
exclure ces nationaux américains. Leur image s’améliore après
1945, d’autant qu’ils parlent souvent l’anglais, très enseigné
dans leur pays (voir p. 504). On compte aujourd’hui 3,4 millions
d’Américains d’origine philippine.

L’immigration la plus récente provient de l’Inde, du Pakistan et


du Bangladesh. La population correspondante avoisine
aujourd’hui 3,9  millions de personnes, dont 3,2  millions
originaires d’Inde (contre 362  000 en 1980). Elle se caractérise
par une fréquente maîtrise de l’anglais, le plus souvent appris
dans le pays d’origine, et un niveau d’éducation élevé. Plus de
80  % des personnes originaires d’Inde seraient aujourd’hui
titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, alors que
la moyenne nationale américaine est de 42  %. Cela confirme
que l’émigration indienne aux États-Unis relève en grande
partie d’une «  fuite des cerveaux  » (brain drain) et explique
pourquoi les Indiens, plus encore que les Chinois, sont
considérés comme une « minorité modèle ».

Les « Hispaniques » et la langue


espagnole
L’United States Census Bureau distingue d’une part des « races »,
d’autre part des «  origines ethniques  » («  ethnicity  »). Les
premières se composent de six catégories  : blanche, noire,
autochtone (amérindienne), asiatique, du Pacifique et mixte. En
pratique, les «  origines ethniques  » se réfèrent à des pays. Il
existe ainsi une catégorie dite «  hispanique  » ou «  latino  »
regroupant les personnes originaires d’Amérique hispanique ou
d’Espagne. Elle recoupe les catégories raciales, conduisant à
distinguer des Hispaniques blancs, noirs,  etc. En 2010, on
dénombrait aux États-Unis quelque 50  millions d’Hispaniques,
dont 27  millions de Blancs, près de 22  millions de métis, plus
d’un million de Noirs et moins d’un million d’Amérindiens. Les
quatre cinquièmes ont l’espagnol pour langue usuelle.

L’histoire des hispanophones débute quand les États-Unis


annexent des territoires mexicains  : le Texas en 1845, puis,
après avoir vaincu le Mexique en 1847-1848, ceux s’étendant du
Nouveau-Mexique à la Californie. On y compte alors environ
100  000 Mexicains. La population hispanique, surtout
mexicaine, atteint 2  millions en 1940. Sa croissance s’accélère
après la Seconde Guerre mondiale, tandis que les origines
géographiques se diversifient  : aux Mexicains s’ajoutent des
Portoricains, des Cubains, des immigrants venus d’Amérique
centrale,  etc. Les Portoricains affluent à New  York, où ils
inspirent en 1957 West Side Story de Leonard Bernstein (1918-
1990). Les Cubains en exil, fuyant le régime de Fidel Castro à
partir de 1960, se concentrent en Floride, où vivent plus des
deux tiers d’entre eux. Les Mexicains demeurent les plus
nombreux en Californie et au Texas, où ils forment plus de 30 %
de la population.

La question de l’espagnol suscite des polémiques en raison du


nombre de ses locuteurs, mais aussi de sa redoutable
« puissance » : c’est la langue première de 40 % des habitants du
continent américain, devant l’anglais. De surcroît, les
Hispaniques incluent une forte proportion de populations
défavorisées : en 2014, 13,2 % d’entre eux étaient titulaires d’un
diplôme de l’enseignement supérieur, moins que les Noirs
(19,5 %). Aussi les « nativistes » dénoncent-ils une population à
leurs yeux peu soucieuse d’intégration.

La proportion d’Hispaniques ayant pour langue usuelle l’anglais


atteint aujourd’hui 20  % et tend à augmenter. Ils n’en
demeurent pas moins attachés à l’espagnol. La conversion
linguistique (language shift) de l’espagnol à l’anglais
s’accompagne, notamment chez les jeunes, du recours au
«  Spanglish  », associant un vocabulaire surtout anglais à une
syntaxe souvent espagnole. En Californie, la variété mexicaine
de l’espagnol côtoie le Chicano English, qu’elle a influencé.
(Chicano est une abréviation de Mexicano.) Il en va de même au
Texas du Tejano English. Quant à l’apprentissage de l’anglais, il
est contrebalancé par la puissance des chaînes de télévision en
espagnol fondées par des Hispaniques…

Le recul des langues amérindiennes


Combien de langues parlait-on sur le territoire des États-Unis
avant l’arrivée des Européens  ? Les estimations oscillent entre
300 et 600. Les premiers Indiens avec lesquels les Anglais
entrent en relation parlent des langues algonquiennes (voir la
carte p. 57). C’est le cas, en Virginie, de la population de langue
powhatan à laquelle appartient la célèbre Pocahontas, épouse
de l’Anglais John Rolfe de 1614 à sa mort en 1617. C’est aussi le
cas en Nouvelle-Angleterre, où des Anglais fondent Plymouth
en 1620, puis Boston en 1630. Les Indiens de la région sont de
langue massachusett. En pratiquant le troc de marchandises,
des Anglais s’initient aux langues amérindiennes : ils établissent
des listes de vocabulaire, rédigent des petits manuels de
conversation,  etc., documents qui seront plus tard précieux
pour les linguistes.

Les relations entre les colons de Virginie et les Indiens se


dégradent dès les années  1620. En Nouvelle-Angleterre, en
revanche, les puritains entreprennent d’évangéliser les Indiens.
John Eliot étudie le massachusett, établit une orthographe, puis
traduit la Bible, imprimée à Boston en 1663, à l’université de
Harvard. Les Indiens christianisés et alphabétisés demeurent
minoritaires  ; les autres pâtissent de la poussée des colons. La
guerre qu’ils livrent aux Anglais en 1675-1676 tourne au
désastre  : ils ne comptent plus en Nouvelle-Angleterre. La
langue massachusett s’éteindra avant la fin du XIXe siècle.

La pression des colons s’intensifie à partir de la seconde moitié


du XVIIe  siècle, les Indiens étant refoulés vers les Appalaches.
Les Iroquois résistent le mieux en se livrant à un jeu de bascule
entre les Anglais et les Français. À l’ouest des Appalaches, les
Indiens ne sont guère dérangés par les rares Français qui
parcourent la région des Grands Lacs et descendent le
Mississippi (voir la carte p.  650). Dans le bassin de l’Ohio se
côtoient des Indiens de langues algonquiennes : les Shawnees,
les «  Delawares  » (expulsés des colonies centrales) et d’autres.
Au centre se situent les Cherokees, de langue iroquoienne. Au
sud, cohabitent des populations de langues muskogéennes
(Chickasaws, Choctaws, Creeks, etc.).

En 1763, les Britanniques, vainqueurs des Français, acquièrent


tout le territoire compris entre les Appalaches et le Mississippi,
puis, par une proclamation royale, déclarent le réserver aux
Indiens, au grand dam des colons. Ces derniers obtiendront
satisfaction vingt ans plus tard, quand les Britanniques céderont
ce territoire aux États-Unis devenus indépendants. Rien
n’interdit dès lors l’expansion des colons vers l’Ouest. Vis-à-vis
des Indiens, deux politiques officielles se dessinent très tôt.
L’une vise à les «  civiliser  » et à les intégrer à la nation
américaine naissante ; l’autre propose de transférer au-delà du
Mississippi ceux qui entendent préserver leur mode de vie.

Au tournant des XVIIIe  et XIXe  siècles, les Indiens du Sud-Est


cherchent à concilier leurs traditions et la culture européenne.
Ils forment ce que les Américains nomment les «  Cinq tribus
civilisées  »  : les Cherokees, les Chickasaws, les Choctaws, les
Creeks (ou Muscogee) et les Seminoles. Les Cherokees se dotent
en 1788 d’un gouvernement «  national  », font venir des
missionnaires et finissent par adopter une Constitution en 1827.
L’un d’eux, Sequoyah (v.  1770-1843), met au point un système
d’écriture pour la langue cherokee.

En dépit des efforts déployés par les « Cinq tribus », les autorités
de Washington décident de transférer les Indiens vers le
«  Territoire indien  » institué en 1828 (actuel Oklahoma).
Presque tous ceux du Sud-Est y sont expulsés dans les années
1830, dans des conditions dramatiques le long de la « Piste des
larmes  » (Trail of tears). Il en va de même des Indiens de la
région de l’Ohio. Dans les territoires pris au Mexique, les
Indiens connaissent des sorts contrastés. En Californie, la Ruée
vers l’or (1849) et ses suites tournent au désastre  : les Indiens
sont réduits en  esclavage, massacrés, affamés… Leur nombre
passe de 85 000 environ en 1852 à 15 000 en 1890. En revanche,
les Indiens du Nouveau-Mexique (Arizona compris) ne
subissent pas l’assaut des colons, peu nombreux avant le
XXe  siècle. Quant à la soumission des Indiens des Grandes
Plaines, elle a lieu entre 1870 et 1890. Pour les réduire à merci,
les autorités encouragent le massacre systématique des bisons,
leur principale ressource. (Le nombre de bisons passe de plus
de 10  millions à la fin des années 1860 à quelques centaines
quinze ans plus tard.) Vers 1880, presque tous les Indiens vivent
dans des réserves. En 1900, on ne compte plus que 237  000
Indiens aux États-Unis, soit 0,3 % de la population (76 millions).

Sequoyah, inventeur du syllabaire


cherokee
Né dans l’est du Tennessee, le Cherokee Sequoyah (v. 1770-
1843) est monolingue et illettré. Il migre en Alabama au
début du XIXe siècle, y travaille comme orfèvre et fréquente
des Blancs. Leurs écrits, qu’il nomme « feuilles parlantes »,
le fascinent. Pendant des années, il tente d’imaginer un
mode d’écriture du cherokee… et finit par inventer un
syllabaire de 86 caractères, qu’il rend public en 1821.

Il retourne alors chez les Cherokees du Tennessee et


convainc leurs principaux chefs. La «  Nation cherokee  »
adopte officiellement le syllabaire en 1825. Sa facilité
d’apprentissage assure son succès. On fond des caractères
d’imprimerie. Le Cherokee Phoenix (hebdomadaire) paraît
de 1828 à 1834. Mais la migration forcée des Cherokees vers
le «  Territoire indien  » brise ensuite cet élan. Le cherokee
ne compte plus aujourd’hui que 2 000 locuteurs environ.

Quand Sequoyah meurt au Texas en 1843, sa renommée


est considérable. Elle inspire le missionnaire anglais James
Evans (1801-1846), installé dans l’actuel Manitoba, qui
invente un syllabaire pour la langue (algonquienne) des
Cris. D’autres missionnaires l’appliquent ensuite à
l’inuktitut, langues des Inuits, qui l’emploient encore de
nos jours (voir p. 669).

Non sans paradoxe, l’étude systématique des langues


amérindiennes se développe alors que la marginalisation des
Indiens bat son plein. Bien que géologue de formation, John
Wesley Powell (1834-1902) joue un rôle moteur en tant que
premier directeur du Bureau of American Ethnology fondé en
1879. Entouré d’une équipe, il établit une classification des
langues amérindiennes au nord du Mexique, publiée en 1891.
Un vaste domaine de recherche s’ouvre sous l’impulsion de
Franz Boas (1858-1942) et Edward Sapir (1884-1939), l’un et
l’autre anthropologues et linguistes.

Les langues amérindiennes aujourd’hui

La population s’est considérablement accrue depuis le début du


XXe  siècle  : en 2010, on comptait 2,9  millions d’Américains
d’origine autochtone et 2,3  millions d’origines mêlées. En
revanche, seules 374 000 personnes avaient pour langue usuelle
une langue autochtone (amérindienne ou eskimo-aléoute),
80  % d’entre elles parlant par ailleurs très bien l’anglais.
L’«  américanisation  » est aujourd’hui accomplie, pour
l’essentiel.

Selon l’UNESCO, environ 140 langues autochtones demeurent


aujourd’hui parlées aux États-Unis. La plupart sont en danger,
une cinquantaine d’autres s’étant éteintes depuis 1945. La
langue amérindienne la plus parlée est le navajo, qui compte
170 000 locuteurs « usuels ». Vient ensuite le sioux (ou dakota)
avec une vingtaine de milliers de locuteurs. En Alaska, le yupik
(langue eskimo-aléoute) en compte à peu près autant. La
plupart des locuteurs de langues indiennes vivent dans les
réserves, plus de la moitié étant concentrés au Nouveau-
Mexique et en Arizona (en particulier les Navajos). Les
locuteurs du sioux sont les plus nombreux dans le Dakota du
Sud. En revanche, on estime qu’en Oklahoma (ancien
«  Territoire indien  ») les locuteurs usuels de langues
amérindiennes ne sont plus qu’une quinzaine de milliers.

Le Canada

On pourrait résumer l’histoire linguistique du Canada en une


phrase  : le français, arrivé le premier au XVIIe  siècle, s’y est
maintenu face à l’anglais, devenu plus tard prépondérant. Autre
résumé  : en 1763, la France doit céder le Canada à la Grande-
Bretagne  ; en 1867, les Canadiens eux-mêmes, anglophones et
francophones, instaurent une confédération. Les relations entre
le français et l’anglais se situent dès lors à deux niveaux : celui
de chaque province, dont celle de Québec, berceau de la
population francophone, et celui des institutions fédérales, où
se pose la question du bilinguisme.

En éclaireur, Jacques Cartier (v.  1491-1557) remonte le Saint-


Laurent en 1535, mais il faut attendre 1608 pour que Samuel
de  Champlain (v.  1570-1635) fonde l’«  habitation de Québec  »,
première étape de la colonisation de la Nouvelle-France [6] . Les
colons français sont peu nombreux  : dans la vallée du Saint-
Laurent, leur effectif passe de 10  000 environ dans les
années  1680 à  70  000 en 1760. (Dans le même temps, la
population des futurs États-Unis passe de 160 000 à 1,6 million.)
Des  Français s’installent par ailleurs en Acadie (actuelles
Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick)  : ils sont environ 500
en 1680, puis 18 000 environ en 1750.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l’Acadie voit s’affronter


Français et Britanniques, qui fondent Halifax en 1749. Les
hostilités culminent lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) :
les Britanniques prennent Québec en 1759, Montréal en 1760.
En 1763, la France cède à la Grande-Bretagne toutes ses
possessions d’Amérique du Nord jusqu’au Mississippi. Les
Français du Canada deviennent des sujets britanniques (tout en
demeurant encadrés par un puissant clergé catholique). Quant
aux Acadiens, les Britanniques en expulsent les deux tiers, soit
environ 12 000.

Victorieux en 1763, les Britanniques ne le sont plus vingt ans


plus tard, quand les États-Unis accèdent à l’indépendance. Ils
conservent néanmoins l’«  Amérique du Nord britannique  »
(actuel Canada). En 1783-1784, plus de 50  000 «  loyalistes  »
(colons restés fidèles à la Couronne) quittent les États-Unis pour
s’installer plus au nord, en particulier en ex-Acadie. D’autres
affluent ensuite dans le Haut-Canada (actuel Ontario),
auparavant presque inhabité.

La plupart de ces immigrés sont de langue anglaise, mais leur


nombre demeure néanmoins inférieur à celui des Canadiens
français, servis par une forte natalité : en 1806, le Haut-Canada
compte 71  000 habitants, le Bas-Canada (actuel Québec)
250 000… Durant la première moitié du XIXe siècle, les autorités
coloniales encouragent donc une forte immigration en
provenance des îles Britanniques : c’est la « Grande Migration ».
Dans le même esprit, la réunion du Haut- et du Bas-Canada en
un «  Canada-Uni  », décidée en 1840, vise à submerger les
Canadiens français, du moins politiquement. Cette tentative
fera long feu. Dans les années 1860, les Canadiens eux-mêmes
préfèrent trouver un compromis sous la forme d’une
confédération. Le British North America Act, Loi
constitutionnelle votée à Londres, l’institue en 1867 et la dote
d’un régime parlementaire.

L’expansion de la Confédération

La Confédération se compose initialement de quatre provinces :


Ontario (ex-Haut-Canada), Québec (ex-Bas-Canada), Nouveau-
Brunswick et Nouvelle-Écosse. L’Ouest canadien jusqu’aux
Rocheuses ayant été acquis en 1869, la province du Manitoba
est instituée en 1870. La Colombie-Britannique entre dans la
Confédération en 1871, l’île du Prince-Édouard en 1873 (voir le
tableau). Dans l’ensemble ainsi constitué, les Canadiens français
forment environ 30 % de la population (ce sera encore le cas en
1900 et en 1950). Ils sont néanmoins satisfaits que l’instauration
de la province de Québec leur permette de gérer leurs propres
affaires. Par ailleurs, la Loi constitutionnelle de 1867 accorde à
la langue française des garanties. Elle peut être utilisée, au
même titre que l’anglais, au Parlement et dans diverses
instances fédérales ; au Québec, les deux langues sont officielles
de facto.

Les provinces du Canada

1. Inclus dans les Territoires.

L’expansion vers l’Ouest débute avec le chemin de fer, qui


atteint Vancouver dès 1885, rendant possible la colonisation des
Grandes Plaines. Entre 1900 et la crise des années 1930,
l’immigration nette atteint près de 1,4 million de personnes. Elle
se compose surtout de Britanniques, mais aussi d’Allemands, de
Scandinaves, d’Italiens, de  Ruthènes (autrement dit
d’Ukrainiens), etc. La population passe de 5,4 millions en 1901 à
14  millions en 1951. En Ontario et dans l’Ouest, où les
immigrants sont les plus nombreux, l’instruction publique
obligatoire en anglais conduit à leur assimilation. Deux
nouveautés marquent la période contemporaine : la montée du
nationalisme québécois, lié à la défense de la langue française,
et l’afflux d’immigrants d’origine non européenne à partir des
années 1970.

La question de la langue française

Longtemps repliée sur elle-même, la société québécoise se


modernise et se laïcise dans les années 1960  : c’est la
«  Révolution tranquille  ». La création d’un ministère de
l’Éducation met fin au monopole de l’Église dans ce domaine et
annonce des temps nouveaux. Simultanément, un
nationalisme québécois s’affirme, visant à obtenir une plus
grande autonomie au sein de la Confédération, voire une quasi-
indépendance (la «  souveraineté-association  »). Cette option
sera toutefois rejetée par référendum en 1980, puis en 1995.

Le nationalisme québécois se manifeste aussi dans le domaine


linguistique quand, en 1977, l’Assemblée nationale (québécoise)
adopte la Charte de la langue française. En faisant du français la
seule langue officielle de la «  Belle Province  », elle oblige les
institutions publiques et les entreprises à communiquer
principalement en français, tout en délimitant et garantissant
les droits linguistiques de la minorité anglophone. Il en résulte
des contentieux, notamment en matière scolaire : jusqu’à quel
point les parents peuvent-ils se prévaloir de leur qualité
d’« anglophones » pour soustraire leurs enfants à une scolarité
obligatoire en français ? Les autorités tiennent bon. Les enfants
d’immigrants installés au Québec sont aujourd’hui scolarisés en
français.

En dehors du Québec, deux provinces abritent des minorités


francophones importantes : le Nouveau-Brunswick et l’Ontario.
Dans le premier cas, les descendants d’Acadiens non expulsés
au milieu du XVIIIe  siècle ou revenus ensuite au pays forment
environ le tiers de la population. Le Nouveau-Brunswick est la
seule province officiellement bilingue. Les Acadiens disposent à
Moncton d’une université de langue française créée dans les
années 1960. En Ontario, la minorité francophone se situe à la
lisière du Québec, dans la région d’Ottawa. Partout ailleurs, les
francophones forment moins de 2 % de la population. Il est clair
qu’il leur serait difficile de ne pas s’intégrer peu à peu dans la
majorité anglophone, comme les autres minorités.

En résumé, bien que le français se maintienne sur ses terres, la


partie n’est pas égale face à l’anglais. Si l’on se réfère à la langue
maternelle, les francophones sont aujourd’hui plus nombreux
qu’en 1950 (7 millions au lieu de 4 millions), mais ils ne forment
plus que 21  % de la population du Canada contre 30  %. Cela
résulte à la fois de la baisse de la natalité chez les Québécois et
d’un afflux récent d’immigrants (voir ci-dessous), au demeurant
voués, dans leur grande majorité, à adopter l’anglais. Au
Québec même et en dépit de la Charte de 1977, l’usage de
l’anglais ne cesse de progresser, en particulier dans les
entreprises. En conséquence, la proportion de bilingues
s’accroît au Québec : elle est passée de 26 % en 1951 à plus de
42 % en 2011, contre 7,5 % dans le reste du Canada.

On en vient ainsi à la question du bilinguisme. Votée en 1969, la


loi sur les langues officielles place l’anglais et le français sur un
pied d’égalité dans toutes les instances fédérales. Elle a été
promue par Pierre-Elliott Trudeau (1919-2000), Premier
ministre (libéral) du Canada de 1968 à 1979, puis de 1980 à 1984.
(Trudeau étant d’origine québécoise, les années 1968-1984
restent dans les mémoires celles du «  French power  ».) La loi
impose en principe la maîtrise des deux langues au sein de
l’administration fédérale, du moins aux échelons supérieurs.
Quelques décennies plus tard, il est manifeste que la loi tend à
favoriser les Québécois, pour beaucoup bilingues, tandis que la
plupart des anglophones rechignent à apprendre le français.
C’est notamment le cas dans les provinces de l’Ouest, où une
partie de l’opinion dénonce aujourd’hui la mainmise d’une élite
bilingue sur les institutions fédérales.

Les langues des immigrants récents


Les descendants d’immigrants européens arrivés au XXe  siècle
sont en grande majorité assimilés. En témoignent, par exemple,
les Canadiens ayant une origine allemande, au nombre de
3,2  millions en 2011  : à cette date, seuls 4  % d’entre eux
parlaient encore l’allemand à la maison. Il n’en va pas de même
chez les immigrants plus récents. Dans les années 1970, les
autorités canadiennes ont engagé une politique d’immigration
très ouverte et sélective, selon des critères se référant non aux
origines géographiques mais (principalement) aux aptitudes
professionnelles. Depuis lors, on observe deux constantes  : les
immigrants affluent au rythme d’environ 1,5  million par
décennie (immigration nette) ; dans leur majorité, ils viennent
d’Asie et d’Amérique latine et non plus d’Europe. Il en résulte
que la langue la plus parlée au Canada après l’anglais et le
français n’est plus l’allemand, comme jadis, mais le chinois,
suivi du pendjabi (langue des Sikhs) et de l’espagnol.

Les premiers immigrants chinois ont travaillé à la construction


du chemin de fer en Colombie-Britannique dans les
années  1880. Comme en Californie, ils se sont heurtés à
l’hostilité des Blancs, à tel point qu’en 1923 une loi a interdit
leur immigration. Au lendemain de son abrogation, en 1947, ils
n’étaient au Canada qu’une trentaine de milliers. Aujourd’hui,
on compte 1,5  million de Canadiens d’origine chinoise. Si
800 000 d’entre eux continuaient en 2011 de parler le chinois ou
l’un de ses dialectes à la maison, 500  000 (les plus jeunes)
avaient déjà pour langue maternelle l’anglais. Les Canadiens
d’origine chinoise sont les plus nombreux en Ontario (en
particulier à Toronto) et en Colombie britannique (dont 400 000
à Vancouver). L’immigration des Sikhs a débuté dans les années
1960, à destination de l’Ontario principalement. En 2011,
430 000 personnes avaient pour langue maternelle le pendjabi,
dont plus de 300  000 le parlaient à la maison. Quant aux
immigrants latino-américains, ils sont devenus nombreux à la
fin du XXe  siècle. Ils viennent notamment du Mexique, de
Colombie et du Salvador.

Les langues des Premières Nations

Les populations autochtones du Canada se répartissent


officiellement en trois groupes  : les «  Premières Nations  »,
autrement dit les Indiens (appellation aujourd’hui perçue
comme dépréciative), les métis, dont les ancêtres étaient des
Européens et des Amérindiennes, et les Inuits, que l’on
nommait jadis « Esquimaux ».

Les Canadiens relevant des Premières Nations sont aujourd’hui


850  000  environ, dont près des deux tiers vivent dans l’Ouest.
Environ 175 000 d’entre elles ont pour langue maternelle l’une
des 60 langues amérindiennes officiellement répertoriées, dont
4 seulement comptent aujourd’hui plus de 10  000 locuteurs.
L’UNESCO, pour sa part, dénombre au Canada 78 langues
amérindiennes, dont 60 en danger. La plus importante, le cri
(cree en anglais), est une langue algonquienne. Constituée d’une
chaîne de dialectes étirée des Rocheuses au Québec, elle compte
près de 80  000 locuteurs. L’ojibwé, autre langue algonquienne,
demeure parlé par une vingtaine de milliers de personnes dans
la région des Grands Lacs et plus à l’ouest. Il s’y ajoute
l’athapascan, dans le nord-ouest du Canada, et l’innu, naguère
nommé « montagnais », au Québec.

Les deux tiers des quelque 450  000 métis vivent dans l’Ouest.
Moins d’un millier parlent encore le mitchif, langue mixte
associant des verbes cris à des noms français. Elle est
probablement née au début du XIXe  siècle chez des métis
chasseurs de bisons.

Les Inuits, au Canada et au Groenland

Dans l’extrême nord du continent américain vivent les peuples


que l’on nommait jadis les Esquimaux [7] . Leurs langues
forment la famille eskimo-aléoute, qui n’est apparentée à
aucune autre (voir p. 55). Elles se répartissent en deux groupes :
aléoute et eskimo (voir le tableau).
Les langues eskimo-aléoutes

Au Canada, les Inuits de langue inuktitut vivent en majorité


dans le Nunavut, immense territoire fédéral (plus de 2 millions
de kilomètres carrés) institué à leur intention en 1999. Il a pour
capitale Iqaluit, dans le sud de la Terre de Baffin. L’inuktitut
bénéficie au Nunavut d’un statut officiel à côté de l’anglais et du
français. Il s’écrit en un syllabaire de 96 signes dérivé de celui
mis au point au milieu du XIXe  siècle par des missionnaires
anglicans pour transcrire le cri (voir p. 00). L’inuktitut peut aussi
s’écrire en caractères latins, mais, au Nunavut, on lui préfère le
syllabaire, devenu une marque de l’identité des Inuits.

Les ancêtres des Inuits du Groenland y sont arrivés au début du


II e millénaire, venant de l’ouest via la Terre de Baffin. D’autres
populations (naguère dites « paléo-eskimos »), mal connues, les
avaient précédés avant de disparaître. En parcourant la côte
ouest vers le sud, les Inuits rencontrent des Européens,
descendants de Vikings installés dans le sud-ouest du Groenland
peu avant l’an mille. Venus d’Islande, ces Vikings avaient fondé
deux petites colonies, dont la population ne dépassa jamais
5  000  personnes. Quand ces colonies sont abandonnées au
XVe  siècle, pour des raisons mal éclaircies, des Inuits s’y
installent.

Au XVIIe  siècle, Danois et Norvégiens (alors unis au sein d’un


même royaume, voir p.  157) s’intéressent au Groenland en
raison de l’essor de la pêche à la baleine. Un pasteur norvégien,
Hans Egede (1686-1758), part évangéliser les Inuits et fonde en
1729 Godthåb (« Bonne Éspérance »), aujourd’hui Nuuk, capitale
du Groenland. La souveraineté danoise est confirmée en 1814
par le traité de Kiel.

En 1979, le Groenland obtient un statut d’autonomie interne,


renforcé en 2009. Il compte aujourd’hui 56  000 habitants
(contre 12  000 en 1900), dont 88  % d’Inuits, le solde étant
surtout composé de Danois. Le groenlandais (kalaallisut),
devenu la seule langue officielle en 2009, s’écrit en caractères
latins. Le danois reste néanmoins très présent, dans
l’administration, les affaires,  etc. Les Groenlandais sont en
majorité bilingues.

Notes du chapitre

[1]  ↑   Souvent nommé castellano (« castillan »), comme c’est officiellement le cas


en Espagne (voir p. 351).

[2]  ↑   Par exemple, en plaçant au centre de son drapeau un aigle perché sur un
cactus serrant dans son bec un serpent, symbole aztèque par excellence.
[3]  ↑   Carthagène deviendra, au siècle suivant, le principal lieu de transit des
esclaves africains destinés à l’Amérique du Sud espagnole.

[4]  ↑   Les Jivaros étaient célèbres en tant que «  réducteurs de têtes  ». Ils se
nomment eux-mêmes Shuars et considèrent l’appellation «  Jivaros  » comme
péjorative.

[5]  ↑   Evo Morales, lui-même de langue maternelle aymara, ne la maîtrisait plus


lorsqu’il fut élu président en 2005. Il s’était initié au quechua entre-temps, mais,
publiquement, il ne s’exprime qu’en espagnol.

[6]  ↑   «  Nouvelle-France  » désigne l’ensemble des possessions françaises en


Amérique du Nord. Le nom de « Canada », du mot iroquois kanata (« village »), s’est
tôt appliqué à toute la vallée du Saint-Laurent.

[7]  ↑   D’origine controversée, ce nom, attesté en français depuis la fin du


e
XVII   siècle, est aujourd’hui considéré comme péjoratif par l’ensemble des
intéressés.
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