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Sous la direction de
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Le dictionnaire
des sciences sociaLes

Sous la direction de
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Jean-François Dortier

La Petite Bibliothèque de sciences Humaines


Une collection dirigée par Véronique Bedin
Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.
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reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen,
le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

© sciences Humaines Éditions, 2013


38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN = 978-2-36106-019-0
9782361060800
AVANT-PRoPoS

D’ « anomie » à « utilitarisme », d’« habitus » à « urba-


nisation » en passant par « capitalisme », « dette »,
« crise », « guerre », « holisme », « systèmes-monde », ce diction-
naire encyclopédique présente les grandes notions et concepts
qui traversent les sciences sociales entendues ici au sens large
(sociologie, bien sûr mais aussi économie, géopolitique, histoire
globale, science politique, anthropologie…).
Aux côtés des grands domaines classiques comme le travail,
la famille, l’individu, l’État, on y trouvera de nouveaux champs
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d’exploration : les réseaux, la reconnaissance, la société liquide,


la mondialisation et ses conséquences… Aux côtés des grandes
igures – P. Bourdieu, F. Braudel, K. Marx, B. Malinowski ou
M. Foucault –, on trouvera ceux dont les noms et les œuvres font
les sciences sociales d’aujourd’hui : Z. Bauman, M. Gauchet,
A. Honneth, D. Kahneman, A. Sen, J. Stiglitz…
Mettre à la portée d’un public large les concepts, les auteurs,
les théories qui forment le corpus actuel des sciences sociales, tel
est le premier but de ce dictionnaire encyclopédique.

ouverture et interdisciplinarité
Il y a plus d’un demi-siècle déjà, les historiens des Annales
ont voulu désenclaver leur discipline pour l’ouvrir aux autres
sciences sociales. La géographie est sortie de son coninement
pour s’imprégner des autres champs disciplinaires. L’étude de
l’économie ne peut plus être envisagée sans prendre en compte
les soubassements sociologiques, historiques, et psychologiques
des marchés, etc.
Voilà pourquoi ce dictionnaire se veut un moyen non seu-
lement de circuler d’un domaine à l’autre, mais aussi d’aborder

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Le Dictionnaire des sciences sociales

les nombreux concepts et champs de recherche qui transgressent


allègrement les frontières disciplinaires.

Un dictionnaire encyclopédique vivant


Ce dictionnaire se veut « humain » et « vivant » au sens où il
est question non pas simplement de déinitions. À quoi servirait
un dictionnaire qui n’aborderait le travail ou l’économie qu’à
travers des modèles igés et des déinitions abstraites ? « Grise est
la théorie, vert est l’arbre de la vie », écrivait Goethe. Faire entrer
la vie – sous forme d’exemples, de récits de vie, d’événements –,
telle est l’ambition et l’originalité de ce dictionnaire. Cette exi-
gence ne relève pas simplement d’un souci de lisibilité. Certes,
« un bon exemple vaut parfois mieux qu’un long discours ».
Mais une raison plus fondamentale nous a guidés dans ce choix.
Et elle touche à la nature de la connaissance. La réalité humaine
se laisse diicilement enfermer dans le corset igé des concepts.
Les mots sont chargés de représentations, ils sont le produit de
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dialogues, de débats. Les idées et les théories ont une histoire,


elles sont créées par des auteurs plongés dans leur époque et por-
teurs d’une vision du monde qui leur est propre.

Jean-François Dortier
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notions et concePts
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A

aBsoLUtisMe responsabilité devant Dieu. Si l’éthique


personnelle du monarque n’est pas
« L’État c’est moi ». En une formule, mise en doute, sa légitimité n’en sera
Louis XIV exprime tout l’esprit de donc pas afectée. Par contre, si l’abus
l’absolutisme. Le monarque « absolu » des manifestations d’autorité contre-
signiie qu’il concentre tous les pouvoirs dit ces principes et les galvaude, ou
autour de sa personne : pouvoir législa- si le contexte culturel et politique du
tif (celui de dicter les lois), judiciaire moment ne rend plus acceptable cette
(faire la justice), exécutif (administrer forme de pouvoir, on commencera à
le territoire). Et bien sûr et avant tout parler d’« absolutisme », comme ce
les pouvoirs « régaliens » : l’armée et la fut le cas au xviie siècle en Grande-
police. Le « roi soleil » n’était pas loin Bretagne, à la in du xviiie siècle en
de se considérer comme un quasi-dieu France et au xixe siècle pour les monar-
vivant : une pratique qui se rattache à la chies européennes confrontées aux
formule des royautés sacrées. poussées révolutionnaires et au réveil
Concentration du pouvoir aux mains des nationalités.
du roi, absence de contre-pouvoir,
absence même de constitution qui
limite et contrôle son action : voilà aBstention
donc les caractères d’une monarchie
absolue. La monarchie absolue fut en Le fait de ne pas voter est un phéno-
Europe plus une pratique qu’une véri- mène courant dans les démocraties
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table doctrine, même si on lui trouve actuelles. Aux États-Unis, où la partici-


des justiications chez Jean Bodin ou pation électorale est traditionnellement
homas Hobbes. faible, le taux d’abstention a atteint un
Jean Bodin a été le théoricien de l’ab- pic de 51 % en 1996. En France, le
solutisme. Pour l’auteur des Six Livres taux d’abstention aux élections prési-
de la République, le rôle du souverain dentielles a augmenté des années 1960
de droit divin est d’établir la loi : et les aux années 1990 pour inir par se sta-
autres pouvoirs en découlent. Cela dit biliser autour des 20 % aux élections
Jean Bodin prend soin de distinguer de 1995 et 2002. Le taux d’abstention
l'absolutisme de la tyrannie. L'État atteint des records aux élections régio-
ne doit pas être la propriété privée du nales et européennes, au point que l’on
monarque et celui-ci doit respecter les parle parfois d’une « démocratie de
règles qu’il a lui même édictées. l’abstention ».
Le mot absolutisme est apparu au Alain Lancelot (L’Abstentionnisme élec-
temps des Lumières comme un terme toral en France, 1968) a bien étudié
péjoratif destiné à critiquer le pouvoir l’abstentionnisme traditionnel d’indif-
exclusif du Prince. férence, phénomène incompressible.
Les pouvoirs « absolus » ont d’abord Aujourd’hui, l’abstentionnisme est
été, dans la tradition des monarchies souvent un moyen de protestation,
européennes, des pouvoirs « libres » de de contestation du système, voire une
toute concurrence et de tout partage forme d’exil (A. Hirschman, Exit, Voice
(du latin absolutus, « libre de »). Leur and Loyalty, 1970).
titulaire s’eforce cependant de ne pas
les exercer de façon arbitraire ou capri-
cieuse : il interroge ses convictions, accULtUration
sa foi, ses devoirs envers ses sujets,
et prend ses décisions en conscience Modiication d’une culture au contact
dans une forme qui engage son entière d’une autre. Le mot a été introduit en

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Notions et concepts

anthropologie dans les années 1940, c’est mettre en avant les choix et déci-
dans le cadre du courant « culturaliste ». sions prises par un sujet social dans un
À une époque marquée par le colonia- contexte donné.
lisme et les transformations opérées au La sociologie contemporaine ofre plu-
sein des sociétés traditionnelles par la sieurs visages de l’acteur :
modernité, on a surtout employé le – l’homo œconomicus, acteur rationnel
terme d’acculturation dans le cas d’une qui agit en calculant au mieux les avan-
culture dominée qui se trouve mise au tages et ses coûts. C’est le modèle de
contact d’une culture dominante, subit l’individu égoïste et calculateur ;
très fortement son inluence et perd de – l’acteur stratège agit en fonc-
sa propre substance originelle. tion d’une rationalité « limitée ».
L’anthropologie contemporaine, qui Le sujet se contente d’agir de façon
a une vision moins homogène des « raisonnable » ;
cultures, met l’accent sur la diversité – récemment, le modèle de l’acteur s’est
des processus de transformation d’une enrichi d’une vision de l’individu incer-
culture au contact des autres, en souli- tain, en quête de lui-même et tiraillé
gnant les phénomènes de syncrétisme, par des motivations multiples.
d’intégration, d’inluence.

action
acteUr
La sociologie de l’action s’est constituée
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Le mot « acteur » est apparu dans la autour de deux traditions de recherche


littérature sociologique dans les années assez diférentes : la théorie de l’ac-
1980. Cette approche des conduites tion individuelle et celle de l’action
humaines voulait se démarquer d’une collective.
approche, dominante en sciences Alors que la naissance de la sociologie
sociales, qui ne prend en compte que française avec Émile Durkheim s’est
les classes, les rôles sociaux ou les styles forgée autour d’une conception collec-
de vie. Dans cette optique, l’individu tive des phénomènes sociaux, la socio-
est enfermé dans des conduites igées logie allemande s’est constituée plutôt
et stéréotypées (qui correspondent à sa à partir des actions individuelles. « La
classe ou à son statut d’appartenance). sociologie ne peut procéder que des
La sociologie de l’acteur s’est impo- actions d’un, de quelques-uns, ou de
sée à partir des années 1980, dans un nombreux individus séparés », écrit
contexte marqué par l’essor de l’indivi- Max Weber.
dualisme. La sociologie de l’acteur s’op- Au début de son livre Économie et
pose à la vision « hypersocialisée » de Société (1922), M. Weber énonce les
l’individu, qui le considère comme le mobiles qui guident les actions sociales.
représentant d’une catégorie générale. Il distingue quatre formes d’action
L’approche en terme d’acteur souligne, typiques : « l’action traditionnelle », qui
au contraire, les capacités d’initiative se rattache à la coutume, au domaine
et l’autonomie relative dont disposent routinier ou aux normes sociales en
les individus (ou les groupes). Cette vigueur ; « l’action afective », qui est
capacité de choix implique aussi une guidée par les passions (la colère, la
aptitude à raisonner et à délibérer. jalousie…) ; « l’action rationnelle »
Ainsi, expliquer le vote politique, la enin, que M. Weber décomposait en
consommation, les comportements deux catégories. D’une part, l’action
économiques ou les itinéraires scolaires rationnelle qui implique l’adéquation
en termes de sociologie de l’action, entre les ins et les moyens (l’activité du

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A

stratège, du savant ou de l’entrepreneur Par exemple, c’est la bourgeoisie mon-


qui cherchent à ajuster au mieux leurs tante qui fut un des fers de lance de
moyens en fonction d’un but donné) ; la Révolution française, plutôt que le
d’autre part, l’action rationnelle guidée peuple le plus miséreux.
par des valeurs (la gloire, l’honneur, la Au début du xxe siècle, les précur-
justice) où le sujet défend ses idéaux seurs de la psychologie sociale, comme
sans forcément rechercher l’eicacité Gustave Le Bon et Gabriel Tarde, ont
de son action. Pour M. Weber, une avancé des théories du comportement
même action peut relever de plusieurs collectif en termes de psychologie des
logiques à la fois. Et il n’est jamais vrai- foules. Ces auteurs ont mis l’accent sur
ment possible de démêler la part res- les phénomènes de contagion : mani-
pective de chacune d’entre elles. fester, c’est être entraîné dans un mou-
De leur côté, les théoriciens de l’indi- vement de foule où l’individu perd son
vidualisme méthodologique ont fait autonomie au proit d’une sorte d’élan
de l’action individuelle le principe collectif. Le souvenir de la Commune
premier de l’analyse des phénomènes (1871) avait marqué les esprits.
sociaux. La théorie de l’acteur et de À cette vision de l’action collective,
l’action étant redevenue, à partir des marquée par l’emprise de la foule,
années 1980, une préoccupation des des auteurs ont opposé des expli-
sciences sociales, de nombreux débats cations purement individualistes et
ont eu lieu sur les liens entre inten- stratégiques.
tions, normes, émotions et rationalité Dans La Logique de l’action collective
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dans le cadre de la théorie de l’action. (1965), le sociologue américain Mancur


Olson soutient que l’action collective
ne naît pas spontanément de l’intérêt
action coLLectiVe commun. En efet, la mobilisation
comporte un coût individuel impor-
À quelles conditions un groupe ou tant. En revanche, si le groupe obtient
un ensemble d’individus passe-t-il satisfaction, c’est en général au bénéice
à l’action collective sous forme de de tous. Chaque individu n’a donc pas
grèves, manifestations, pétitions… La intérêt à entrer dans l’action puisqu’elle
question a fait l’objet de nombreuses comporte pour lui un coût mais lui
analyses. rapporte tout de même si elle est entre-
Pour Karl Marx, la misère et la paupéri- prise par les autres. Les mouvements
sation des classes laborieuses poussent les collectifs existent pourtant ! C’est, selon
masses à la révolte. Cependant le mou- M. Olson, parce que l’organisation
vement collectif n’est pas une consé- qui en est le support (le syndicat par
quence automatique de la pauvreté ou exemple) sait ofrir à ses membres des
de la précarité. Il dépend aussi des capa- avantages individuels et spéciiques.
cités d’une classe à s’organiser. L’histoire Alain Touraine et les sociologues
montre qu’il n’y a pas de relation auto- des mouvements sociaux (comme
matique entre la situation de misère ou Alessandro Pizzorno) ont proposé une
de mécontentement et la capacité à se approche de la mobilisation collective
mobiliser sous forme collective. en termes de mouvements sociaux. Un
Dans L’Ancien Régime et la Révolution mouvement social peut se constituer
(1856), Alexis de Tocqueville sou- dès lors qu’une lutte pour des valeurs
tient que ce sont les groupes en phase et des intérêts communs se trans-
d’ascension sociale qui, frustrés de ne forme en véritable projet de société
pouvoir parvenir à leurs ins, ont plutôt alternatif. Dans les années 1970-
tendance à se mobiliser et à se révolter. 1980, A. Touraine et son équipe ont

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Notions et concepts

recherché si les luttes des étudiants, revendications matérielles à des revendi-


des régionalistes, des femmes et des cations tournées vers les valeurs. Dans les
écologistes pouvaient se transformer en années 2000, le philosophe Toni Negri
véritable mouvement social susceptible abordait les mouvements altermondia-
de prendre le relais du mouvement listes et les revendications identitaires des
ouvrier, alors en déclin. La conclusion communautés en terme de « multitude »,
fut négative. ce qui renvoie à l’idée d’une diversité
d’enjeux et de mobilisations pouvant
Bonheur privé et action publique éventuellement converger en un mou-
Au seuil des années 1980, dans tous vement unique. Du côté de la recherche,
les grands pays occidentaux, la mobi- l’étude des mouvements sociaux s’est
lisation collective semblait laisser place constituée en champ de recherche auto-
à un repli sur la vie privée. Cette ten- nome et a enrichi ses problématiques :
dance au relux de l’action collective prise en compte du rôle des émotions
a été analysée par Albert Hirschman (indignation, colère), des formes d’enga-
dans Bonheur privé et action publique gement personnelles, des trajectoires et
(1982). Pour ce sociologue américain, carrières militantes dans les mobilisations.
la vie sociale est soumise à des sortes de (O. Filieule, dir., Penser les mouvements
mouvements de balancier entre période sociaux. Conlits sociaux et contestation
d’investissement dans les actions collec- dans les sociétés contemporaines, 2011 ;
tives et période de repli sur la vie per- O. Filieule, L. Mathieu, C. Péchu, Dic-
sonnelle. Le même auteur avait décrit tionnaire des mouvements sociaux, 2009).
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dans Exit, Voice and Loyalty (Face au Sur une génération, on observe ainsi
déclin des entreprises et des institutions, comment les problématiques de l’action
trad. fr. 1972) trois types de stratégie collective évoluent en fonction des
qui peuvent découler d’un mécontente- problématiques propres aux sciences
ment. Par exemple, lorsqu’un consom- sociales mais aussi des transformations
mateur est satisfait, il n’a aucune raison des mouvements sociaux eux-mêmes.
de « changer de crémerie » et mani- Le mouvement des années 1970-1980
feste donc sa loyauté (loyalty). Mais (analysé par A. Touraine) était marqué
s’il éprouve des mécontentements, il par le recul du mouvement ouvrier, et
peut alors exprimer sa réprobation par l’essor du mouvement féministe, régio-
défection (exit), en choisissant la pro- naliste ou écologiste. Les années 1990
testation ou la prise de parole (voice). ont été marquées par de nouveaux mou-
Dans le même esprit, le sociologue vements comme celui des sans papiers,
Charles Tilly a parlé de « répertoire des homosexuels, des minorités visibles.
d’actions » pour désigner les difé- Les mouvements altermondialistes et les
rentes solutions possibles dans le cadre revendications identitaires ont alimenté
des mobilisations collectives. Celles-ci la thématique de la multitude ou des
peuvent emprunter la voie de la grève, « nouvelles formes d’action collectives ».
de la manifestation, d’actions comman- Nul doute que les révolutions arabes, et
dos, d’insurrections, de pétitions… celles des indignés du début des années
selon les circonstances. 2010, vont alimenter à leur tour de
nouvelles problématiques.
Évolutions récentes
L’analyse des mouvements sociaux s’est
enrichie de plusieurs théories et grilles aGence
d’analyse. Dans les années 1990, R. Ingle- (tHÉorie de L’aGence)
hart considérait que les mouvements Un des postulats de base de la théo-
sociaux allaient désormais passer des rie économique est que l’entreprise

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A

cherche toujours à faire fructiier ses partage avec Sigmund Freud l’idée
biens, et donc à maximiser son proit, que l’agression est un instinct. Chez
en utilisant au mieux ses ressources. l’animal, il a une fonction adaptative,
Or, l’économiste américain John au service de la survie de celui qui en
K. Galbraith avait déjà remarqué que fait usage. L’agression est nécessaire au
ce constat n’est pas évident. Si les prédateur (pour capturer une proie) ou
actionnaires d’une entreprise sont en à sa victime (pour se défendre). Dans
général à la recherche du maximum de de nombreuses espèces, les mâles s’af-
bénéices, il est possible que le manager frontent pour conquérir les femelles
soit en quête d’autres objectifs : l’aug- ou pour défendre leur territoire. Les
mentation de la taille de l’entreprise conlits sont ritualisés et se résument
par exemple (qui peut se traduire par souvent à des coups, morsures et pos-
des déicits temporaires). Comment tures de menace, et vont rarement
accorder les intérêts de l’actionnaire et jusqu’au meurtre. En revanche, notait
du manager ? Voilà le type de questions K. Lorenz, l’homme ne possède plus de
que se pose la théorie de l’agence. mécanismes régulateurs de l’agression
La relation d’agence représente « un aussi eicaces que ceux des animaux.
contrat par lequel une ou plusieurs En 1974, une observation dramatique
personnes (le principal) engagent une réalisée par Jane Goodall chez les chim-
autre personne (l’agent) pour exécu- panzés de Tanzanie a remis en cause
ter en son nom une tâche quelconque l’idée d’une « ritualisation » systéma-
qui implique une délégation d’un cer- tique de la violence chez les grands
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tain pouvoir de décision à l’agent. » singes. En efet, lors d’un conlit entre
La théorie de l’agence (encore appelée groupes de chimpanzés qui se dispu-
théorie des mandats) remet en cause taient un territoire, l’un des groupes a
le postulat représentant l’entreprise exterminé les membres du clan rival.
comme un acteur unique pour mettre
l’accent sur les divergences d’intérêts Psychanalyse. À partir des années
potentielles entre les diférents par- 1920, S. Freud révise sa théorie des
tenaires (dirigeants, actionnaires et pulsions. Jusque-là, la libido (pulsion
créanciers…). sexuelle) tenait une place centrale dans
son modèle du psychisme. Au lende-
main de la Seconde Guerre mondiale,
aGenda il airme que « l’agressivité constitue
(Fonction d’) une disposition instinctive primitive et
autonome de l’être humain ». Elle est
La fonction d’agenda, présentée la principale expression de l’instinct de
par Maxwell McCombs et Donald mort (hanatos). La civilisation est là
Shaw en 1972 (« he Agenda- pour tenter de refouler cette pulsion
setting Function of Mass-Media », mortifère. Mais elle n’y parvient pas
Public Opinion Quarterly, n°  36), toujours, comme s’en inquiète S. Freud
insiste sur la capacité des médias à dans Malaise dans la civilisation (1929),
focaliser l’attention du public sur tel texte très pessimiste écrit au moment
événement. de la montée du fascisme et quand la
menace de nouveaux conlits com-
mence à planer sur l’Europe.
aGression/aGressiVitÉ
Psychologie sociale. La psycho-
Éthologie. Konrad Lorenz (L’Agression, logie sociale envisage l’agression
une histoire naturelle du mal, 1969) comme une réaction à un stimulus de

15
Notions et concepts

l’environnement. Ses causes ne sont des relations de pouvoir et forment un


donc pas internes à l’individu, mais système d’action. Cette méthode peut
externes. Ainsi, les travaux du psycho- alors servir de guide pour la conduite du
sociologue Stanley Milgram ont mon- changement organisationnel.
tré que chacun de nous peut adopter un L’expression « analyse stratégique » est
comportement criminel sous l’efet de également utilisée dans un tout autre
la soumission à l’autorité (Soumission sens, pour désigner l’étude des straté-
à l’autorité, 1974). L’agression peut gies d’entreprise. Appliquée à l’entre-
également résulter d’un apprentis- prise, il s’agit de choisir une perspective
sage sur un plus long terme. Selon la dans laquelle inscrire le « projet » de
théorie de l’apprentissage social, c’est l’entreprise (une mission, une voca-
par imitation que l’enfant adopte des tion, une grande ambition), de choisir
comportements violents, parce qu’il un positionnement (quel(s) produit(s)
les a observés au sein de sa famille ou sur quel(s) marché(s) et avec quelle(s)
par l’intermédiaire des médias (Albert technologie(s) ?), le périmètre des
Bandura, L’Apprentissage social, 1977). activités (monoproduction, diféren-
ciation, diversiication), de choisir un
mode de développement (intégration
aLÉa MoraL verticale ou croissance horizontale) et
un mode de mise en œuvre et d’alloca-
Notion introduite par Adam Smith au tion des ressources (croissance interne
xviiie siècle (Richesse des nations). Elle versus croissance externe). En d’autres
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souligne le fait que, dans certains secteurs termes, la stratégie débute par un dia-
à risques – les assurances par exemple – gnostic, se poursuit par la formulation
les assurés ont tendance à augmenter la d’un choix et se termine par une phase
prise de risque car ils savent qu’ils sont de mise en œuvre.
protégés par un contrat (« comme ce
n’est pas moi qui paie, je peux prendre
plus de risques »), ce qui a pour efet annaLes (ÉcoLe des)
d’augmenter les coûts imprévus pour la
compagnie d’assurance. C’est un facteur L’« école des Annales » tire son nom
aggravant du risque. Dans le cadre d’un d’une revue Les Annales d’histoire éco-
contrat, l’aléa moral désigne par exten- nomique et sociale, fondée en 1929 par
sion toute modiication du comporte- Marc Bloch et Lucien Febvre. La créa-
ment d’un des contractants contraire tion de la revue des Annales marque,
à l’intérêt général ou aux intérêts des pour ses fondateurs, une rupture avec
autres parties au contrat. la conception de la science historique
du courant positiviste (qui accordait
une primauté à l’événement et à l’his-
anaLYse stratÉGiQUe toire politique). Son but est de fédérer
les sciences sociales autour d’un projet
En sociologie, ces termes désignent la rénovateur, en ayant recours à la géo-
méthode fondée par Michel Crozier et graphie, la sociologie et l’économie
Erhard Friedberg (L’Acteur et le Système, pour éclairer l’histoire. À l’histoire tra-
1977). Cette démarche analyse le fonc- ditionnelle, essentiellement politique,
tionnement des organisations à travers le diplomatique et militaire, se substitue
comportement des acteurs, à partir des une « histoire-questions » à dominante
postulats suivants : ils disposent d’une économique et sociale.
marge de liberté et développent des stra- Au lendemain de la Seconde Guerre
tégies ; leurs conduites s’inscrivent dans mondiale, la revue change de titre et

16
A

devient Annales : Économies-Sociétés- La trilogie déinie par M. Bloch « éco-


Civilisations, pour mieux airmer son nomique, social, mental » s’est usée,
rôle de carrefour des sciences sociales les grandes analyses quantitatives ont
et la nécessité des comparaisons dans la perdu du terrain, en même temps que
recherche historique. l’abondance des publications témoigne
Dans les années 1955-1960, alors que d’un spectaculaire élargissement du
le mouvement structuraliste se déploie « territoire » des historiens.
dans toutes les sciences humaines,
F. Braudel, qui dirige alors la revue, for- 1988 : le « tournant critique »
mule la notion de « longue durée ». Les La position hégémonique de l’école
phénomènes historiques doivent être des Annales se retrouve menacée par
étudiés en dégageant, sur le temps long, de nouveaux courants historiogra-
des grandes structures sociales, écono- phiques : la micro-histoire italienne ;
miques, démographiques… L’histoire, le « tournant linguistique » américain ;
que L. Febvre et M. Bloch déinissaient la social history anglaise autour notam-
comme « la science du changement », ment d’Edward P. homson et d’Eric
s’« immobilise », selon la formule Hobsbawm ; l’Alltagsgeschichte (autour
d’Emmanuel Le Roy Ladurie. de l’équipe du Max Planck Institut de
En 1969, F. Braudel conie la direction Göttingen)…
des Annales à Jacques Le Gof, E. Le En 1987, l’historien François Dosse
Roy Ladurie et Marc Ferro. airme l’éclatement du projet historio-
graphique de l’école dans un livre qui
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La « nouvelle histoire » suscitera de nombreuses polémiques :


En 1974, Faire de l’histoire, publié par L’Histoire en miettes.
J. Le Gof et Pierre Nora, marque En 1988, les Annales publient deux édi-
l’amorce d’un tournant historio- toriaux collectifs appelant à un renou-
graphique. vellement qui prenne en compte « les
Avec l’histoire économique et les tra- nouvelles méthodes de la recherche histo-
vaux d’Ernest Labrousse s’était dévelop- rique » : les échelles d’analyse, les acteurs
pée l’« histoire sérielle », c’est-à-dire une individuels et l’écriture de l’histoire. Le
histoire quantitative qui, dans l’optique mot « histoire » est réintroduit dans le
de la longue durée, établissait des séries titre de la revue qui devient Annales :
de prix, de productions, de naissances et Histoire et sciences sociales, en 1993.
de décès, aboutissant à des courbes éco- Depuis le début du xxie siècle, l’émer-
nomiques, démographiques… Cette gence d’un « l’histoire globale » qui
histoire sérielle se lance ensuite à l’assaut cherche à repenser les phénomènes
de « l’afectif, du mental, du psychisme historiques hors des cadres nationaux,
collectif, des systèmes de civilisations ». redonne cependant une vigueur nou-
Elle devient « histoire des mentalités », velle aux thèses de Braudel
de la mort, de la sexualité, de la famille,
des modes de vie…
Parallèlement, l’ambition d’une « his- anoMie
toire totale », chère à M. Bloch et
F. Braudel, qui intégrerait toutes les Dans le vocabulaire sociologique, le
dimensions (économique, anthropolo- terme renvoie à l’idée d’un afaiblis-
gique, psychologique, politique…), est sement des mécanismes d’intégra-
de plus en plus abandonnée. En 1985, tion sociale. On parlera d’anomie par
Georges Duby exprime « une impres- exemple pour désigner le fait qu’une
sion d’essoulement » du programme fraction de la population ne partage
des Annales. plus les valeurs et ne respecte plus les

17
Notions et concepts

normes dominantes d’une société. Le humaines. Avec les voyages d’explo-


terme est employé dans des sens légè- ration, ethnographes, explorateurs et
rement diférents par Émile Durkheim anthropologues vont s’attacher à par-
ou Robert K. Merton. courir le monde pour recueillir des
É. Durkheim parle de « suicide ano- données sur les peuples de la Terre alors
miste » pour caractériser les suicides que d’autres penseurs entreprennent de
qui s’expliquent par un déclin de rassembler, de classer, d’analyser toutes
l’intégration de l’individu au sein de ces données sur les sociétés humaines,
la famille ou de la communauté de leurs types de croyances, structures
travail. L’afaiblissement des valeurs familiales, normes de droit, types
morales d’une société est également d’échanges, modes d’organisation du
pour lui une cause d’anomie. pouvoir, etc.
Pour le sociologue américain R. K. Une des questions fondatrices de la
Merton, l’anomie apparaît lorsqu’une discipline peut donc se formuler ainsi :
fraction de la population ne partage plus quels sont les invariants et les difé-
les valeurs d’une société. L’anomie peut rences dans l’organisation des sociétés
alors prendre la forme de la déviance, de humaines ?
la révolte ou du retrait, c’est-à-dire un La recherche ethnographique s’accom-
refus de participation sociale. pagne d’une interrogation sur les fon-
La thématique de l’anomie a trouvé dements de la cohésion sociale : quelle
une nouvelle jeunesse aux États-Unis est l’origine de la vie en société, quels
depuis la Seconde Guerre mondiale à sont les fondements du lien social ?
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travers le thème de la montée de l’indi- Pour Lewis Morgan (1818-1881), l’un


vidualisme et du déclin des commu- des pères de la discipline, la famille est
nautés (D. Riesman, La Foule solitaire, une institution de base de la société
1950, R. Bellah, Habits of the Heart, humaine, à la fois universelle et fon-
1985) et celui du déclin du capital datrice de la société humaine. Émile
social (R. Putnam, Bowling alone, Durkheim (1858-1917) et Marcel
1995). Mais à force de diagnostiquer Mauss (1872-1950), les deux fon-
un incessant déclin de la socialisation dateurs de l’anthropologie française,
dans les sociétés modernes, certains voyaient quant à eux dans la reli-
auteurs ont commencé à mettre en gion un des ciments des sociétés dites
doute la pertinence du concept d’ano- « archaïques ». Bien des travaux ulté-
mie et son usage polysémique : allant rieurs sur les rites, la parenté, le pou-
du déclin des formes de regroupement voir, etc., dans les sociétés primitives
communautaire à la désocialisation. Le relèvent de cette même interrogation
sociologue Marco Orrù, qui a consacré sur les fondements de l’ordre social et
un livre à ce sujet (L’Anomie. Histoire des institutions humaines.
et sens d’un concept, 1998) conclut son L’un des attraits de l’anthropologie tient
investigation de façon plus que dubi- à son exotisme : elle nous fait découvrir
tative : « Aujourd’hui encore je ne suis les modes de vie des Bushmen d’Afrique
pas sûr d’avoir découvert le véritable australe, des aborigènes d’Australie, des
sens du mot anomie (je suis même cer- Esquimaux ou des Papous… Mais ces
tain de ne pas l’avoir découvert). » sociétés sont aujourd’hui en voie de dis-
parition. Dès lors, le regard de l’anthro-
pologue a tendance à se retourner vers
antHroPoLoGie sa propre société et il porte un œil neuf
et distancé sur nos modes de vie et nos
L’anthropologie est née d’une rélexion mœurs qui paraissent à leur tour aussi
autour de la diversité des cultures étranges que ceux des tribus lointaines.

18
A

anthropologie ou ethnologie ? 1960 par l’Américain Richard Muth,


Anthropologie : le terme s’est imposé les acteurs économiques se livrent à des
dans les pays anglo-saxons au début anticipations correctes sur l’évolution
du xxe siècle pour désigner la science probable du marché. Par exemple, les
de l’homme qui se préoccupe, dans salariés demandent des augmentations
un sens très large, d’étudier l’homme de salaires, non en fonction de l’état
et la vie en société. De fait, l’objet pri- donné du coût de la vie mais par « anti-
vilégié de l’anthropologie fut pendant cipation » sur l’évolution probable de
longtemps d’étudier les sociétés dites celui-ci. De ce fait, les politiques éco-
« primitives », même si son domaine nomiques fondées sur l’intervention de
est, par vocation, plus large : l’étude des l’État sont souvent ineicaces : les efets
sociétés humaines en général. d’une décision annoncée de la hausse
Ethnologie : Le mot ethnologie a long- de la masse monétaire, par exemple,
temps été utilisé en France pour dési- vont être annulés par les anticipations
gner l’étude des sociétés dites primitives des entrepreneurs qui vont répercuter
(ou « ethnies »). Celui d’anthropologie par avance les efets probables de cette
fut longtemps identiié à l’anthropolo- hausse sur leurs prix.
gie physique, c’est-à-dire à l’étude de la Ce mode d’analyse s’inscrit dans le
morphologie des « races » humaines. courant du rational choice des sciences
Dans les années 1950, Claude Lévi- sociales anglo-saxonnes, selon lequel la
Strauss introduisit en France le terme rationalité des agents est un principe de
d’anthropologie dans le sens où l’em- base des conduites. Cette approche a
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ployaient les Anglo-Saxons. Il désigne été critiquée pour son manque de réa-
alors à la fois la connaissance synthé- lisme concernant les comportements
tique de l’organisation des sociétés des acteurs (qui ne sont pas toujours
archaïques et, plus généralement, aussi avisés que le suppose la théorie).
l’étude globale de l’homme. Son mérite est cependant d’avoir attiré
Anthropologie sociale et culturelle : le l’attention sur les capacités d’anticipa-
terme d’anthropologie sociale est plu- tion des agents au sein des marchés et
tôt utilisé par les Anglo-Saxons qui sur les contraintes qu’elles font peser
ont, de fait, plus volontiers étudié sur les politiques économiques.
les dimensions sociales des sociétés
primitives (famille, organisation éco-
nomique, pouvoir) ; les Américains association
parlent d’anthropologie culturelle car
la culture (mœurs, personnalité, etc.) L’association est un phénomène ancien,
fut pour eux un objet d’attentions plus comme en témoignent les associa-
spéciiques. tions monastiques ou les associations
de métiers (corporations, maîtrises,
jurandes, compagnonnages…) au
anticiPations Moyen Âge. Le xviiie siècle vit l’essor
rationneLLes des sociétés savantes, des loges maçon-
niques et autres clubs politiques.
Le prix Nobel d’économie 1995 a Malgré la loi le Chapelier (14 juin
été décerné à l’économiste américain 1791) qui interdit les corporations,
Robert E. Lucas, l’un des piliers de c’est-à-dire les associations de métier, et
la théorie des « anticipations ration- la chasse aux associations illégalement
nelles » qui a eu son heure de gloire constituées, le phénomène associatif
à la in des années 1970. Selon cette survécut tout au long du xixe siècle
théorie, élaborée au début des années sous des formes extrêmement diverses :

19
Notions et concepts

cercles, clubs, ligues… Au sens de la loi « face sombre ». Elles connaissent


du 1er juillet 1901, l’association est une d’abord une « loi d’airain des oligar-
« convention par laquelle deux ou plu- chies » (R. Michels) qui veut que toute
sieurs personnes mettent en commun organisation, passé un certain seuil de
d’une façon permanente leurs connais- développement, tende à produire une
sances ou leur activité dans un but élite oligarchique séparée de la base. De
autre que de partager les bénéices ». plus, même à petite échelle, les associa-
Au il du temps, les frontières avec l’éco- tions ne sont pas exemptes de conlits
nomie marchande et l’économie non internes liés aux divergences de projets,
marchande se sont brouillées. De nom- aux enjeux de pouvoir ou honoriiques
breuses associations développent des qu’implique toute activité organisée.
activités analogues à celles d’entreprises
(SA, Sarl…). Comme des entreprises,
certaines emploient des salariés en plus aUtoBioGraPHie
de bénévoles et produisent des biens ou
des services marchands. D’autres sont Le terme « autobiographie » est apparu
des émanations, de l’administration. en France vers 1850 et s’est substitué
Le degré d’implication dans la vie asso- au mot « Mémoires ». Philippe Lejeune
ciative difère selon le domaine d’acti- en a proposé une déinition, désor-
vité : les Français adhèrent moins que mais canonique : « Récit rétrospectif
les Américains aux associations reli- en prose qu’une personne réelle fait
gieuses, moins que les ressortissants de de sa propre existence, lorsqu’elle met
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pays nordiques aux syndicats… l’accent sur sa vie individuelle, en parti-


Il existe environ 700 000 associations culier sur l’histoire de sa personnalité. »
en France : regroupant des pêcheurs à (Le Pacte autobiographique, 1975)
la ligne, ou les adhérents d’un club de La méthode de l’autobiographie raison-
foot, d’une amicale des anciens élèves, née a été inventée par Henri Desroche.
d’une association du troisième âge ou Elle est utilisée dans le cadre de l’auto-
d’une association de défense du marais formation et la redéinition d’un projet
poitevin… professionnel. En réléchissant sur sa
Les principaux secteurs concernés sont trajectoire de vie passée, ses domaines
le sport (20 %), les activités culturelles de compétence et ses centres d’attrac-
(17 %), la santé et l’action sociale, tion (loisirs, types d’emplois, forma-
les loisirs et la jeunesse, l’économie, tions personnelles), le sujet est invité
et l’éducation et l’environnement. à construire une trajectoire future qui
Le poids économique est loin d’être s’inscrive dans le prolongement des ten-
négligeable puisque les associations dances antérieures et des compétences
emploient environ 750 000 salariés. acquises. Ce que résumait à sa manière
Ainsi, dans le secteur sanitaire et social, André Gide lorsqu’il disait : « Il faut
les associations gèrent la moitié des éta- suivre sa pente, mais en montant. »
blissements, et 80 % pour les établisse- Si l’autobiographie sert directement
ments pour handicapés. les sciences humaines, elle joue éga-
Leur rôle social est également détermi- lement un rôle dans l’élaboration des
nant dans l’animation de la vie sociale identités collectives régionales. Chaque
et culturelle : qu’on songe au rôle des librairie, dans les grandes régions
Restos du cœur, à la Ligue de l’ensei- comme dans les plus petits terroirs,
gnement ou à toutes les associations présente un choix étendu d’autobio-
sportives locales. graphies récentes ou anciennes, qui
L’image positive des associations ne atteignent parfois à la notoriété natio-
doit pas cacher aussi certaines de leur nale en contribuant, comme les œuvres

20
A

de Pierre Jakez-Hélias ou d’Henri et l’atmosphère du groupe. Ces expéri-


Vincenot, à forger une identité locale mentations montrent la supériorité du
intelligible à l’extérieur comme à l’inté- style démocratique sur le laisser-faire
rieur de son aire d’origine. total ou sur le style autoritaire en ce qui
concerne l’eicacité des groupes. Les
travaux de K. Lewin sur l’autorité et le
aUtoritÉ leadership ont particulièrement inspiré
les théoriciens des organisations.
Le pouvoir fait peur, l’autorité s’impose
par le respect. Dans le sens courant, le Hannah Arendt (1906-1975) Qu’est-ce
mot « autorité » désigne un certain type que l’autorité ?
de pouvoir qui est reconnu comme légi- Dans un chapitre de La Crise de la
time. Lorsque l’on dit d’un enseignant culture (1961) Hannah Arendt pose la
qu’il « a de l’autorité », c’est qu’il sait question « Qu’est-ce que l’autorité ? »
se faire respecter. Lorsqu’une personne en avançant deux idées clés :
« fait autorité » dans son domaine (au – L’autorité est la capacité à se faire
sens étymologique « auctoritas »), on obéir sans recourir à la force ni à la
suppose que ses compétences sont persuasion (la force des arguments).
reconnues de tous. Un pouvoir tyrannique, qui repose sur
L’adjectif « autoritaire » comporte une la seule force n’a pas de vraie autorité.
signiication diférente. Un style de Mais les Grecs qui fondaient leur loi
pouvoir est dit autoritaire lorsqu’il ne sur le débat démocratique (et donc la
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laisse aucune place à la négociation. persuasion) n’ont pas connu « d’auto-


rité   » à proprement parler. Seuls les
Les théories de l’autorité Romains, dont les sénateurs se recom-
Max Weber et les formes de légitimation mandaient de leurs ancêtres, auraient
du pouvoir. Dans Économie et Société connu l’autorité dans sa forme pure.
(1922), le sociologue allemand Max – L’autorité a disparu avec la moder-
Weber analyse les types d’autorité qui nité et la in de l’autorité tradition-
sont pour lui des formes de légitima- nelle. Tout au plus observe-t-on à des
tion du pouvoir : tentatives pour restaurer un semblant
– la forme traditionnelle repose sur le d’autorité.
respect sacré des coutumes et de ceux L’analyse d’Arendt a le mérite de la
qui détiennent du pouvoir en vertu de clarté, mais reste très discutable. En
la tradition ; réduisant les fondements de l’autorité
– la forme légale se fonde sur la validité à la « tradition sacrée », elle ne peut
de la loi, établie rationnellement par pas comprendre les formes d’autorité
voie législative ou bureaucratique ; actuelle – démocratique, scientiique,
– la forme charismatique repose sur le charismatique, managériale, éducative
dévouement des partisans pour un chef – qui ne sont pas fondées sur une trans-
en raison de ses talents exceptionnels. cendance divine ou traditionnelle, mais
Le psychosociologue Kurt Lewin (1890- qui perdurent dans nos sociétés.
1947) a distingué trois types de lea-
dership, dans la gestion de groupes La personnalité autoritaire selon Adorno.
d’enfants : autoritaire, démocratique En 1950, le philosophe heodor W.
et laisser-faire. Avec ses collaborateurs Adorno a dirigé une enquête aux États-
Ronald Lippitt et Ralph K. White, Unis sur « la personnalité autoritaire ».
K. Lewin a tenté de mesurer l’impact Juif allemand, réfugié aux États-Unis
des styles de leadership sur le compor- après l’arrivée au pouvoir des nazis, le
tement des enfants, leur productivité chercheur avait pour but d’essayer de

21
Notions et concepts

comprendre les motifs psychologiques d’un chef. Il s’interrogeait en particulier


qui avaient poussé une partie de la sur les déclarations des anciens tortion-
population à adhérer en masse à des naires et bourreaux, qui disaient avoir
thèses antisémites et fascistes. réalisé leur sale besogne sur ordre. Pour
Adorno supposait qu’à la source des mesurer le degré de soumission des
préjugés racistes et des attitudes fas- individus, il imagina une expérience
cistes, il y avait une composante psy- qui est restée l’une des plus célèbres des
chologique liée à un proil de per- sciences sociales.
sonnalité particulier : la personnalité S. Milgram a recruté des collaborateurs
autoritaire. Pour tester cette hypothèse, qui pensent participer à une expé-
Adorno et son équipe menèrent une rience scientiique. Il leur est demandé
enquête approfondie auprès d’habitants d’envoyer des chocs électriques à des
de Californie. Divers outils de mesure sujets attachés sur une chaise s’ils ne
furent employés : échelle d’attitudes, répondent pas correctement à des ques-
enquêtes d’opinion, tests projectifs, tions. D’abord étonnés, les bénévoles
entretiens cliniques. Les résultats furent s’exécutent de leur tâches en n’hési-
traités sous forme d’échelles d’éva- tant pas à envoyer des décharges élec-
luations destinées à mesurer le degré triques de plus en plus puissantes. (La
d’antisémitisme, d’ethnocentrisme, de Soumission à l’autorité, 1974).
conservatisme politico-économique et
de tendance « pré-fasciste ». déclin de l’autorité et débats actuels
Selon Nevitt Sanford, collaborateur À partir des années 1960, un vent de
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d’Adorno, les attitudes racistes et « pré- contestation anti-autoritaire soule


fascistes » pouvaient s’expliquer notam- au sein des sociétés occidentales. La
ment par la formation d’une person- jeunesse se révolte, les femmes s’éman-
nalité particulière. Les « personnalités cipent, les autorités traditionnelles (État,
autoritaires » ont tendance à penser armée, police, Église, école…) sont
avec des préjugés et des stéréotypes les désacralisées. Dans la famille, l’école,
autres groupes ethniques (les Juifs ou l’entreprise, les structures pyramidales et
les Noirs) ; ces personnes ont des opi- la hiérarchie s’estompent. Dans les rela-
nions fermes et une pensée rigide ; elles tions de travail ou personnelles, la négo-
ont souvent été élevées selon un mode ciation et la communication priment
d’éducation autoritaire. sur les injonctions autoritaires.
L’enquête eut un très grand reten- Les philosophes et les sociologues sont
tissement en psychologie sociale, unanimes à diagnostiquer ce processus
même si elle it, par la suite, l’ob- comme un déclin général de l’autorité.
jet de réévaluations et de critiques Dans Autorité (1981), Richard Sennett
(M. Christie, M. Jahoda, Studies in the analyse l’efondrement des modèles
Scope and Method of « the Authoritarian d’autorité paternaliste et technocra-
Personality », 1954). tique. Le psychosociologue Gérard
Mendel propose, dans son Histoire de
L’expérience de Stanley Milgram l’autorité (2002), une approche com-
Dans les années 1970, une autre expé- parative des formes d’autorité tradi-
rience très célèbre portera sur la sou- tionnelles et modernes. Elles ont en
mission à l’autorité. commun de s’appuyer sur la médiation
Stanley Milgram, un chercheur juif d’une igure protectrice et bienfaitrice
américain, était, comme Adorno, hanté (Dieu, le père, la nation, la science,
par le problème du fascisme et voulait etc.). Dans La Fin de l’autorité (2004),
comprendre comment on pouvait se Alain Renaut reprend le thème de la
soumettre volontairement à l’autorité crise de l’autorité dans les domaines

22
A

du politique, de l’éducation et de la diférentes échelles locales, régionales


médecine. ou en fonction des secteurs. On utilise
Le constat unanime de la crise de l’au- le terme « souveraineté » alimentaire
torité n’est pas nuancé par les auteurs si l’on veut mettre l’accent sur le droit
contemporains qui soutiennent que des peuples à déinir leurs politiques
celle-ci n’est pas incompatible avec la agricoles et à se protéger des aléas du
démocratie. Pierre-Henri Tavoillot, commerce international.
dans Qui doit gouverner ? Une brève his- On parle de « sécurité alimentaire »
toire de l’autorité (2011), décrit les méta- lorsque « toutes les personnes, en tout
morphoses de l’autorité, des sociétés temps, ont économiquement, sociale-
anciennes, dominées par Dieu, le cos- ment et physiquement accès à une ali-
mos, la tradition, le chef…, aux sociétés mentation suisante, sûre et nutritive
démocratiques où, tour à tour, le peuple, qui satisfait leurs besoins nutritionnels
les experts, les juges, le bien-être collec- pour leur permettre de mener une vie
tif, la liberté individuelle, etc. tiennent active et saine » (FAO). La notion de
lieu de principes de gouvernement. Pour sécurité alimentaire recouvre quatre
François De Smet (Le Tiers autoritaire. éléments : disponibilité de la nourri-
Essai sur la nature de l’autorité politique, ture (fonction de la production inté-
2011), toute autorité repose sur l’exis- rieure, de la capacité d’importation,
tence d’un « tiers   » invisible (la loi ou du stockage et de l’aide alimentaire) ;
l’État, igures symboliques du père). accès à la nourriture (transports et
Dès lors que tous les autres mythes infrastructures…) ; stabilité (clima-
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politiques se sont efondrés, il ne reste tique, politique…) ; qualité et sécurité


plus que les droits de l’homme pour (traçabilité…)
fonder une souveraineté légitime. Jean-
Claude Monod (Qu’est-ce qu’un chef en
démocratie ?, 2012), quant à lui, pense aVantaGes coMParatiFs
que la démocratie ne peut se passer de (Loi des)
chef (qui incarne une certaine volonté
politique contre le pouvoir anonyme de Selon la théorie libre-échangiste de
l’argent ou de la technocratie), tout en l’économiste David Ricardo (1772-
évitant le triste destin des chefs charis- 1823), chaque pays a intérêt à se spé-
matiques du passé. cialiser dans la production d’un bien
pour lequel il dispose des avantages
comparatifs les plus élevés (et donc
aUtosUFFisance des coûts relatifs les plus bas). Il en
aLiMentaire résulterait une croissance globale de la
production mondiale et une richesse
L’autosuisance alimentaire corres- accrue pour chacun des pays qui pra-
pond à la capacité d’un pays à répondre tiquent la division internationale
à tous ses besoins alimentaires par du travail. Cette théorie constitue le
la production nationale. Dans le cas fondement des doctrines libérales en
contraire, on parle de dépendance faveur du libre-échange. Elle a connu
alimentaire. L’autosuisance alimen- de nombreux développements théo-
taire peut également être analysée à riques et critiques.

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B

BaBY-BooM furent les fers de lance des événements


de l’année 1968. C’est la même géné-
À partir de 1943, avant même la ration des baby-boomers qui connut la
in de la Seconde Guerre mondiale, contraception et la révolution sexuelle
s’amorce en Europe et en Amérique dans les années 1960-1970.
du Nord une forte augmentation des En 2005, le bébé de 1945 a eu 60 ans.
naissances. C’est le début du « baby- Le baby-boom est devenu un « papy-
boom ». La natalité connaît un dyna- boom ». Les ex-baby-boomers ne
misme sans pareil. Les bébés pul- sont plus les retraités d’autrefois (avec
lulent. Mais cette expression imagée canne, pipe pour papy, chignon et ai-
n’est utilisée que pour caractériser la guilles à tricoter pour mamy). Les « se-
reprise de la natalité dans les pays où niors » sont plus en forme et plus actifs,
elle était faible dans les années 1930, leur niveau de vie est comparativement
c’est-à-dire dans la plupart des pays assez élevé. Et leur nombre important
développés de l’Europe du nord-ouest pose la question du inancement de
à l’exception de l’Irlande : France, leurs retraites.
Belgique, Luxembourg, Grande-
Bretagne, Allemagne et Suisse en
particulier. Les pays de l’Europe méri- Bandes
dionale et l’Irlande, n’ayant pas connu
de léchissement de la natalité avant la L’étude sociologue des bandes de jeunes
guerre, n’ont pas été atteints au sens débute avec l’école de Chicago et ses
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strict par le baby-boom. études sur la marginalité sociale. La


Désir de reconstruire un monde nou- méthode de l’observation participante
veau, de sortir des années noires, ou est une de ses démarches privilégiée.
simple accident de l’histoire ? Les Dans Street corner society, La structure
démographes avouent ne pas savoir sociale d’un quartier italo-américain,
expliquer de tels phénomènes. Une fois William Foot Whyte (1943) dresse un
passé le « rattrapage » des naissances à portrait très précis et vivant des bandes
la in de la guerre, il ne fait pas de doute de jeunes immigrés italiens dans un
que le plein-emploi et le dynamisme quartier de Boston, durant les années
économique des trente glorieuses vont 1930. Il décrit et fait revivre l’ambiance
favoriser l’expansion démographique. de la rue, reproduit les conversations,
Mais il reste certainement d’autres rai- montre comment un chef de bande s’y
sons culturelles qu’il reste à élucider. prend pour maintenir son autorité sur
Toujours est-il que le baby-boom des le groupe.
années 1950 s’est produit de manière En France, une nouvelle génération de
synchronisée dans tous les pays indus- jeunes sociologues a prolongé et renou-
trialisés. Durant vingt ans, le dyna- velé le genre à partir des années 1990 :
misme des naissances ne va pas faiblir. D. Lepoutre, Cœur de banlieue (1997) ;
Il faut attendre les années 1970 pour T. Sauvadet, Le Capital guerrier (2006) ;
constater une chute considérable de la N. Taferant, Le Bizness. Une économie
natalité : après le baby-boom, ce fut le souterraine (2007) ; M. Marwan, La
« baby-badaboum ». Formation des bandes (2011).
En France, le baby-boom a eu de nom- Ces études décrivent les modes d’ap-
breuses conséquences, notamment la propriation du territoire, les formes
construction de logements et d’écoles d’afrontements ludiques ou violents,
pour accueillir tout ce petit monde. dans lesquels se joue toute une logique
Puis l’enfant né en 1948 eut 20 ans de l’honneur, de la réputation, de la
en mai 1968. Les « baby-boomers » virilité et de l’identité (souvent liée à

25
Notions et concepts

l’origine ethnique), les activités éco- délinquance sous forme de vols, traics,
nomiques (traics et « bizness »), les dégradations y est monnaie courante.
jeux de langage (verlan, joutes ora- Les bandes arborent des sigles, oc-
toires, insultes…), l’univers musical, cupent un territoire et développent une
les tags, comme signes d’appartenance idéologie communautaire forte : avec
au groupe. culte de la virilité, la ierté, le respect.
Ces études permettent aussi de dissiper Des conlits de territoire et bagarres
les équivoques concernant l’univers entre bandes sont fréquents.
de la bande en distinguant des réalités Les gangs. Avec le gang on bascule
voisines : celles des simples groupes de dans un autre univers : celui du crime
pairs, des bandes délinquantes et enin organisé. On est face à une structure
des gangs. maieuse : les vols à grande échelle, les
Les groupes de pairs. Le regroupement braquages, le racket des commerçants,
des jeunes en petits groupes, clans, l’argent qui coule à lot, les armes à feu,
clubs fermés sur eux-mêmes est un une hiérarchie structurée avec un chef,
phénomène assez général que l’on des lieutenants, des rites de passage, des
retrouve dans toutes sortes de sociétés, tatouages. Le gang est une entreprise
et qui s’est généralisé avec l’avènement criminelle dont la structure est celle
de la jeunesse, comme groupe social d’une secte. Les gangs occupent un ter-
relativement autonome. L’enfance et la ritoire et se livrent parfois à des guerres
jeunesse, c’est le « temps des copains » sans merci.
où l’on se regroupe en équipe, clans,
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club, bandes, et groupes de pairs. Ces


groupes de pairs peuvent désigner aussi BanLieUes
bien un petit groupe de lycéens, qui se
retrouve régulièrement dans le même Qui dit « banlieue » pense spontané-
café, un groupe de rappeurs qui s’en- ment à délinquance, violences urbaines,
traînent dans une maison de quartier, insécurité… Pourtant, la banlieue
un « club » d’étudiants dans un inter- recouvre des réalités contrastées (par
nat de grande école ou un groupe de exemple les « banlieues chic » de l’Ouest
pom-pom girls. parisien). Historiquement, elle désigne
Ce « temps des copains », c’est celui simplement l’espace situé à une lieue
des jeux, des fêtes, des fous rires, des aux alentours d’une ville, dans lequel
discussions à n’en plus inir, des trans- s’exerçait le droit de ban, avant de dési-
gressions, des bravades qui marquent la gner, à partir du xviie siècle, les environs
volonté d’indépendance. immédiats d’une ville, peuplés de ban-
Les bandes. Telles que les entendent les lieusards (l’épithète apparaît en 1889),
sociologues, les bandes relèvent d’un de zonards et autres « apaches ». Avec la
phénomène plus spéciique. Ce sont révolution industrielle émergent les ban-
des groupes de jeunes adolescents et lieues ouvrières puis, suite aux élections
de jeunes adultes, essentiellement mas- de 1924 et 1925, la « banlieue rouge » :
culins, qui « traînent » dans les caves ces municipalités du Nord-Est parisien
d’immeubles et les cages d’escalier. qui constituèrent des bastions du Parti
Les bandes délinquantes sont appa- communiste français.
rues sur un terrain social précis : les Durant les Trente Glorieuses, avec la
jeunes des milieux défavorisés en rup- construction des grands ensembles
ture avec l’école, le travail, la famille. inspirés de la « Cité radieuse » de
La bande n’est pas simplement un Le Corbusier, la banlieue incarne le
petit îlot de socialisation à l’écart du progrès et la promotion sociale. De
monde des adultes : elle est déviante. La fait, elle contribue à l’éradication des

26
B

bidonvilles et des logements insalubres xviie siècle, développé au xviiie siècle


(en 1950, la France compte encore par homas Bayes, puis au siècle sui-
250 000 taudis). Si de brusques lam- vant par Pierre Simon de Laplace. Dans
bées surviennent dès les années 1980, Philosophical Transactions (publié après
généralement suite au décès d’un jeune sa mort par son ami Richard Price
sous les balles d’un policier ou d’un ha- en 1764 et 1765), T. Bayes propose la
bitant, il faut attendre celles des années formule qui porte désormais son nom.
1990 (à Vaulx-en-Velin, au Val-Fourré, Le théorème de Bayes permet de cal-
à Mantes-la-Jolie…) pour que l’équa- culer la probabilité d’un événement
tion « banlieues = violences urbaines » (A) en fonction de la probabilité d’un
s’installe dans les esprits. De même que autre (B). Il s’énonce ainsi : si A et B
le parallèle, jugé pourtant abusif par sont deux événements, P (A) la proba-
maints sociologues, avec les ghettos bilité de A et P (B) celle de B, la loi de
noirs américains. composition des probabilités indique
Plusieurs causes sont avancées pour que la probabilité P (AB) (= probabilité
expliquer cette dégradation : l’arrivée d’observer à la fois A et B) est donnée
de nouvelles populations immigrées par la formule : P (AB) = P (A). P (B/A)
dans un contexte de crise de l’emploi, le = P (B). P (A/B) où P (A/B) se lit « pro-
départ des classes moyennes, l’inadapta- babilité d’observer A sachant que B
tion des grands ensembles aux nouveaux s’est réalisé ». Cette équation implique
modes de vie. À quoi peuvent s’ajouter le théorème de Bayes :
les logiques de bandes, qui tendent à P (B/A) = P (B). P (A/B)/P (A).
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transformer des banlieues en « terri- Les méthodes bayésiennes ont connu


toires » à préserver des intrusions exté- un très grand développement dans
rieures, dont celle des services de l’État. le domaine scientiique ces dernières
À partir des années 2000, en France, décennies. Elles sont de plus en plus
l’image des « banlieues » associées au utilisées en médecine, en économie,
thème du chômage, de l’immigration en sociologie, en théorie de la déci-
et à la violence des jeunes a commencé sion, etc. Elles permettent d’estimer la
à changer. Les politiques de rénovation probabilité d’un événement en fonc-
urbaine et la médiatisation de la diver- tion des résultats d’observations. En
sité des trajectoires individuelles (tous matière de décision, les probabilités
les jeunes de banlieues ne sont pas des bayésiennes permettent de réviser nos
jeunes à problème) ont joué un rôle. choix au fur et à mesure que nos infor-
Dans le domaine des sciences sociales, mations s’enrichissent.
une autre thématique prend le relais en
France : celle des zones périurbaines et
leurs nouvelles stratiications internes BeHaViorisMe
(C. Guilluy, Fractures françaises, La France
des « petits moyens » : Enquêtes sur la ban- Le mot « behaviorisme » (ou « com-
lieue pavillonnaire, 2010 ; É. Maurin, portementalisme ») a été inventé par
Le Ghetto urbain, Enquête sur le sépa- J.B. Watson dans un article publié
ratisme social, 2004 ; D. Lapeyronnie, en 1913 dans la Psychological Review :
L. Courtois, Ghetto urbain, 2008). « Psychology as the Behaviorist Views
It » (« La psychologie telle que le beha-
vioriste la voit »). Contre la méthode
BaYesienne (MÉtHode) de l’introspection psychologique,
Watson soutient que la psychologie
Le calcul des probabilités fut inventé ne peut devenir une science que si elle
par Blaise Pascal et Pierre de Fermat au s’en tient à l’observation objective des

27
Notions et concepts

conduites. La psychologie se veut donc BencHMarKinG


la science des comportements (beha-
vior) observables. Initialement inventé et pratiqué par
L’autre idée centrale du behaviorisme est Rank Xerox à la in des années 1970, le
que les comportements humains sont benchmarking (de l’anglais benchmark :
le produit de « conditionnements ». Le référence ou étalon) consiste à compa-
conditionnement est une forme d’ap- rer son entreprise à une ou plusieurs
prentissage où le sujet apprend à asso- autres identiiées comme faisant réfé-
cier une conduite R (= réponse) à un rence dans un domaine spéciique, du
stimulus (S). J.-B. Watson a donc géné- même secteur ou d’un autre secteur, ou
ralisé l’idée que les comportements hu- même entre iliales d’un même groupe,
mains sont le résultat d’apprentissages à la fois dans leurs résultats mais aussi
conditionnés. Le behaviorisme a eu dans leurs motivations et méthodes.
une inluence déterminante sur la psy- C’est un système de ixation d’objec-
chologie américaine des années 1930 tifs et d’incitation à une recherche
aux années 1960. L’Américain C.L. constante de performance dans les mé-
Hull, contemporain de Watson, élar- thodes plus que dans les résultats.
gira et formalisera le modèle S/R dans
ses Principles of behavior (1943). Mais
c’est B.F. Skinner qui deviendra le nou- Besoins
veau chef de ile de l’école behavioriste
à la suite de Watson. À la in des années › Pyramide des besoins
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1960, le behaviorisme subit les assauts


d’un nouveau modèle en psychologie :
l’approche cognitive. Les tenants de la Biais coGnitiF
psychologie cognitive lui reprochent
d’avoir laissé l’étude des « états men- C’est un raisonnement apparem-
taux » et représentations mentales au ment logique mais qui comporte des
proit des seuls comportements exté- erreurs et donc biaise le jugement. Par
rieurs observables. En quelques années, exemple : 1. Les pompiers sont cou-
le behaviorisme va être submergé par la rageux ; 2. parmi les gens courageux,
vague de la psychologie cognitive. il y a de véritables héros ; 3. donc il y
La science politique américaine a connu a des pompiers héros. L’évidence de
aussi sa période behavioriste. Son pro- la conclusion et de chacune des pro-
moteur est Charles Edward Merriam positions nous porte à croire que la
(1874-1953) l’un des premiers diri- démonstration est logique alors qu’elle
geants de la puissante American political ne l’est pas. On le voit dans l’exemple
science association qui veut promouvoir suivant, où c’est pourtant la même
une science politique fondée sur le seul structure logique qui est à l’œuvre : 1.
recours aux faits et données empiriques, Les violons sont des instruments de
et rejetant toute spéculation. musique ; 2. Parmi les instruments de
Dans les années 1930, Harold Lasswell musique, il y a des pianos ; 3. Donc il y
(1902-1978) reprend les idées behavio- a des violons qui sont des pianos.
riste de conditionnement pour expli-
quer les efets de la propagande. Un
autre de ces ouvrages : Politics : Who gets Bien PUBLic MondiaL
what, When, and How (1936), se préoc-
cupe de la capacité des élites à mobiliser Climat, biodiversité, eaux internatio-
l’opinion autour d’enjeux et de valeurs nales, contrôle des pandémies, stabi-
spéciiques. lité du système inancier et monétaire

28
B

international, on parle de biens publics ont été confrontées à des situations


mondiaux pour désigner certains biens inédites, amenant les États à légiférer.
publics très étendus. Bien que très en En France, les premières lois de bioé-
vogue dans les organismes internatio- thique datent de 1994. Elles portaient
naux, la notion suscite de nombreuses notamment sur la limitation de la pro-
critiques. La liste de ces biens est création artiicielle : les bébés-éprou-
variable et leur déinition ne va pas de vette, les mères porteuses… À partir de
soi : comme le souligne Marie-Claude 1997, avec l’apparition du clonage (la
Smouts (dans l’ouvrage collectif Les brebis Dolly), le débat a été relancé. En
Biens publics mondiaux, L’Harmattan, quelques années, des souris, des porcs,
2002), « un certain nombre de secteurs des veaux ont été clonés. Évidemment,
sont qualiiés sans ambages “biens pu- le clonage de l’humain se proile à l’ho-
blics mondiaux” » comme si la chose al- rizon et suscite des inquiétudes.
lait de soi ; par exemple, « la biodiversité, Le champ de la bioéthique couvre en
l’atmosphère, les eaux internationales et fait plusieurs domaines : l’expérimenta-
la recherche mondiale pour l’agriculture tion sur l’être humain, la responsabilité
et la santé », ou bien encore « la stabilité médicale (faut-il imposer une transfu-
économique internationale, la stabilité sion sanguine à un Témoin de Jéhovah
politique internationale, l’environne- qui la refuse par principe mais qui risque
ment international, l’aide humanitaire de décéder ?), la question des coûts de la
internationale, la connaissance ». Ainsi, santé (faut-il faire des soins sans tenir
l’humanité, à travers ses multiples com- compte des coûts économiques géné-
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posantes, propose des déinitions très rés ?), l’avortement et le statut de l’em-
variables de ce qui est bon ou mau- bryon, l’eugénisme, l’acharnement thé-
vais pour elle. On constate un nombre rapeutique, le statut du corps humain
impressionnant de manières locales et (propriété, vente et don d’organes).
nationales de déinir ce que signiie être
en bonne santé. De même, comme le
montre Dario Battistella dans ce même BioGraPHie
ouvrage, la notion de paix (bien public
mondial par excellence) n’a pas une si- La biographie a changé de statut : hier
gniication claire. Toute guerre n’est pas genre littéraire méprisé par la grande
en tant que telle un « mal public » mais histoire, elle arbore aujourd’hui des
peut être au contraire un moyen ration- atours académiques.
nel de poursuivre la politique pour un La biographie fut pendant longtemps
bien plus grand. proscrite des cercles savants. Avec la
professionnalisation de leur métier au
xixe siècle, les historiens se méiaient
BioÉtHiQUe d’un genre jugé trop littéraire. En quête
de scientiicité, ils la toléraient unique-
Ce mot nouveau a été forgé par le ment si elle entendait révéler des traits
cancérologue Van Potter, mais il a fait collectifs qui dépassaient l’individu ou
une entrée remarquée dans les débats quand elle cherchait à montrer que les
de société à partir des années 1990. La grandes igures de l’histoire étaient les
rélexion bioéthique résulte des grandes produits d’une tendance historique
avancées de la biologie : procréation impersonnelle.
artiicielle, génie génétique, clonage, Les biographes « professionnels »
qui ont suscité des problèmes moraux (André Castelot, Henri Troyat, etc.)
en cascade. Face à ces innovations rencontraient un certain succès au-
scientiiques et techniques, les sociétés près du public cultivé mais étaient

29
Notions et concepts

méprisés par le monde universitaire. scientiique, à partir de données élé-


À côté de ces « mercenaires » de l’his- mentaires pour « remonter » vers des
toire, seuls des écrivains (Stefan Zweig, formes d’organisation plus globales. À
André Maurois, etc.), des journalistes l’opposé, la méthode « top-down » (« de
(Jean Lacouture), éventuellement des haut en bas ») consiste à partir d’un sys-
hommes politiques qui aimaient éva- tème global pour le décomposer en ses
luer leurs propres actions à l’aune de éléments constituants.
celles des « grands hommes » du passé,
s’aventuraient dans la pratique de ce
« sous-genre » historiographique. Brics
Mais depuis les années 1980, cet os-
tracisme n’a plus cours : la biographie Au sens étroit, le mot désigne les quatre
est devenue un genre légitime dans le pays émergents les plus importants
monde universitaire. Des historiens depuis vingt ans : Brésil, Russie, Inde,
issus de l’école des Annales se sont Chine. Au sens large, l’ensemble des
essayés au genre : Georges Duby a pays émergents : les quatre BRICs, mais
retracé la vie de Guillaume le Maréchal aussi l’Afrique du Sud, les pays du cône
(1984), un chevalier du Moyen Âge ; Sud (Argentine, Chili…), le Mexique,
J. Le Gof a consacré une étude à Saint les pays émergents d’Asie (Philippines,
Louis (1 996) puis à Saint François haïlande, Vietnam…) et du Moyen-
d’Assise (1999). C’est également dans Orient (Turquie, Iran…). Une liste
cette optique que la microhistoire s’at- actuelle des BRICs pourrait être assez
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tache à la vie des gens ordinaires. Dans proche de celle du G20.


Le Fromage et les Vers (1976), Carlo
Ginzburg a ainsi décrit l’univers d’un
meunier au xvie siècle. Alain Corbin a BUreaUcratie
reconstruit le monde d’un sabotier nor-
mand au xixe siècle dans Le Monde re- Forgé au xviiie siècle, ce néologisme dé-
trouvé de Louis-François Pinagot. Sur les signe le pouvoir des administrations et
traces d’un inconnu 1798-1876 (1998). l’ensemble des règles qui l’organisent,
Comme l’écrit François Dosse, on as- avec une connotation clairement péjo-
siste désormais « à une véritable explo- rative. Les bureaucrates, leur forma-
sion biographique qui s’empare des au- lisme, leur « langue de bois », l’indif-
teurs comme du public dans une ièvre férence qu’on leur prête aux nécessités
collective non démentie à ce jour ». du commerce et de l’industrie ont tou-
Ce retour de la biographie ne s’est toute- jours été l’objet de critiques ironiques
fois pas fait sans une certaine mutation ou acerbes. Max Weber leur a donné en
du genre. Les historiens ont ainsi décou- 1921, dans son analyse de la « domi-
vert qu’au travers d’une biographie il est nation légale à direction administrative
possible d’interroger nos représentations bureaucratique », une place à la fois
de l’histoire. éminente et inquiétante. Il la présente
ainsi comme « la forme de pratique
› Autobiographie, Récits de vie, de la domination la plus rationnelle » :
Storytelling elle signiie, selon lui, « la domination
de l’impersonnalité la plus formaliste :
sans haine et sans passion, de là sans
BottoM UP amour et sans enthousiasme », le fonc-
tionnaire remplissant sa fonction « sans
La démarche « bottom-up » (« de considération de personne ». Ce por-
bas en haut ») consiste, en matière trait rappelle aussi que, dans l’histoire

30
B

agitée des démocraties, c’est l’adminis- de manœuvre dans l’application des


tration qui a souvent dû assurer, pour le décisions. Il sait parfois détourner les
meilleur ou pour le pire, la continuité règles, les interpréter, les orienter en
de l’État. fonction de ses intérêts, mais aussi pour
À partir des années 1940, le règne des faire fonctionner le service. Bref, les
grandes organisations publiques et pri- fonctionnaires sont des acteurs à part
vées semble se renforcer en Occident, entière et non de simples agents passifs
alors qu’à l’Est, avec l’avènement du exécutant une règle impersonnelle.
communisme, la bureaucratie paraît Il est vrai qu’au même moment, à par-
avoir envahi toute la société. Certains tir des années 1880, les administrations
auteurs voient dans la convergence Est- commencent elles-mêmes leurs réformes
Ouest une même dynamique, avec, de modernisation qui les conduit vers
à l’Ouest, les managers et, à l’Est, les une plus grande souplesse et ouverture
bureaucrates. Une nouvelle classe so- aux préoccupations du public.
ciale semble avoir pris partout les com- La sociologue Béatrice Hibou a intro-
mandes de la société. Envahissante, duit le concept de « bureaucratie néo-
tentaculaire, elle surveille, contrôle, libérale » pour évoquer les techniques
dirige, manipule des masses anonymes. de management quasi kafkaïenne, in-
Le sociologue américain James troduites dans les entreprises contem-
Burnham, écrit en 1941 L’Ère des orga- poraines par les nouvelles méthodes de
nisateurs. Joseph A. Schumpeter perçoit gestion de la main-d’œuvre qui font
aussi la montée irrésistible du pouvoir appel au reporting, à l’évaluation, aux
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bureaucratique dans Capitalisme, socia- procédures de contrôles générant une


lisme et démocratie (1942). Avec son production de normes, de documents,
roman de science-iction 1984, George de chifres (La Bureaucratisation Néo-
Orwell projette dans un avenir proche libérale, 2013).
(le roman est publié en 1949) l’enva-
hissement total de la société par un État
bureaucratique et totalitaire. Notons BUrn-oUt
que 1984 est désormais derrière nous
et que la prédiction de G. Orwell ne Le burn-out, ou syndrome d’épuise-
s’est pas (encore ?) réalisée. ment professionnel, s’exprime par un
À partir des années 1960, les socio- ensemble de symptômes particuliers :
logues des organisations vont mettre l’épuisement physique et psychique,
l’accent sur les dysfonctionnements du le désinvestissement de la relation à
système bureaucratique. Par exemple, autrui et la diminution du sentiment
Michel Crozier (Le Phénomène bureau- d’eicacité personnelle. C’est en 1969
cratique, 1964) analyse les jeux internes que Lauretta Bradley, avance pour la
et les blocages qui résultent des oppo- première fois la notion de burn out
sitions entre services. Les sociologues pour décrire ne type de malaise au tra-
américains insistent sur les mécanismes vail qu’elle observe parmi les conseillers
de décision. d’éducation qu’elle supervise. En 1974,
Plus tard, de nouvelles analyses sur le le premier observe une usure profes-
fonctionnement des administrations sionnelle parmi les bénévoles d’une free
(F. Dupuy, J.-C. hœnig, Sociologie clinic, un centre newyorkais d’accueil
de l’administration, 1983) montrent de toxicomanes : après un an d’enga-
que les fonctionnaires sont loin d’être gement enthousiaste, ces jeunes tra-
ces marionnettes robotisées et inter- vailleurs inissaient par manifester des
changeables que l’on croit. Chaque troubles psychosomatiques (fatigue,
employé possède une certaine marge rhumes, troubles gastriques, insomnies)

31
Notions et concepts

et psychologiques (irritabilité, perte de victimes. Mus par une vocation d’aide et


tonus et incapacité de faire face aux de service, soignants, enseignants, poli-
tensions). En 1976, Christina Maslack, ciers, s’engageraient corps et âme dans
une psychologue sociale, émet l’hypo- leur travail, pour progressivement se
thèse selon laquelle le burn out est une heurter au manque de temps, à la hié-
pathologie afectant particulièrement rarchie, à l’indiférence voire à l’hostilité
les professionnels de la relation d’aide : des usagers. Ils commenceraient alors à
soignants, travailleurs sociaux, avocats, sombrer dans un état marqué par la frus-
etc. Suite à ces travaux précurseurs, tration et le sentiment de vide, l’hostilité
il est fréquent de voir associer le syn- et le cynisme à l’égard des usagers et une
drome à une disposition personnelle des perte d’eicacité au travail.
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32
C

caPaBiLitÉs retrouve ainsi, formulés plus généreu-


sement, l’essentiel des droits humains
Issues d’un anglicisme alliant capacité universaux.
à liberté, les capabilités sont des liber-
tés individuelles concrètes (et non de
simples « droits à…  ») pour accéder caPitaL
à une vie humaine satisfaisante, en
fonction des besoins, des désirs et des Dans le sens courant, posséder un « pe-
valeurs de chacun. L’éventail des capa- tit capital », c’est détenir de l’argent,
bilités est incommensurable. La collec- des propriétés ou des actions. On use
tivité et le débat public ont pour fonc- de la métaphore pour évoquer le « ca-
tion d’en élargir la palette. pital de sympathie » dont dispose une
Le terme contient, à lui seul, l’essen- personne. En science économique, le
tiel de la théorie de la justice sociale mot a des acceptions similaires, bien
développée par l’économiste et philo- que plus rigoureuses.
sophe Amartya Sen depuis les années La science économique utilise l’expres-
1980. Son écho auprès des instances sion « capital physique » pour désigner
internationales et des acteurs du déve- l’ensemble des biens matériels utilisés
loppement humain en fait aujourd’hui dans la production : matières premières
une des raisons pour lesquelles le dé- (appelées « capital circulant » parce
veloppement d’un pays ne se mesure qu’il disparaît au fur et à mesure du
plus seulement à l’aide du PIB par cycle de production) ; les machines,
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habitant. les équipements et les bâtiments utili-


Selon A. Sen, comme pour Martha sés pour produire (capital dit « ixe »).
Nussbaum (Capabilités. Comment Le capital physique est, avec le travail
créer les conditions d’un monde plus humain, l’un des deux grands facteurs
juste, 2013), la « capabilité   » désigne de production. Cette notion de capital
la possibilité pour les individus de faire physique doit être distinguée de celle
des choix parmi les biens qu’ils jugent de capital inancier, constitué par
estimables et de les atteindre efecti- les actions, les obligations, les hypo-
vement. Les « capabilités   » sont, pour thèques et les sommes d’argent dépo-
ces auteurs, les enjeux véritables de la sées sur un compte.
justice sociale et du bonheur humain.
Elles se distinguent d’autres concep-
tions plus formelles, comme celles caPitaL HUMain
des « biens premiers  » de John Rawls,
en faisant le constat que les individus La théorie du « capital humain » a été
n’ont pas les mêmes besoins pour être élaborée au début des années 1960
en mesure d’accomplir le même acte. par les économistes heodore Schultz
Après avoir rappelé ces notions par- et Gary S. Becker. Elle provient de ce
tagées, M. Nussbaum se distingue double constat : à l’échelle nationale,
en proposant une liste des capabi- on observe une corrélation entre le
lités qu’elle juge plus centrales que niveau de formation d’un pays et son
d’autres, parce qu’elles conditionnent niveau de développement. Le constat
lourdement la liberté de chacun de est le même au niveau individuel : plus
mener une vie digne : le droit à une la formation initiale est élevée, plus le
vie suisamment longue, à la santé statut et le revenu augmentent. Prenant
du corps, à la liberté de se déplacer, conscience de cette relation, les écono-
à recevoir une éducation, à avoir mistes considèrent alors que la forma-
les croyances qu’il souhaite… On y tion et l’éducation ne doivent pas être

33
Notions et concepts

considérées comme des charges, mais caPitaLisMe


comme des investissements écono-
miques : ils rendront à terme les indi- « Le capitalisme est une notion de
vidus et les sociétés plus performants. combat », déclarait François Perroux
Ainsi, dans Human Capital (1964), en 1948 dans son petit livre consacré
Gary Becker (prix Nobel d’économie à déinir « le capitalisme ». Pendant
en 1992) considère l’étudiant comme longtemps, le terme « capitalisme » fut
un acteur rationnel qui investit dans l’apanage des critiques, notamment
ses études en fonction du bénéice es- marxistes, qui voyaient surtout en lui
compté par la suite. le régime de la propriété privée des
moyens de production et un régime
d’accumulation mû par la recherche du
caPitaL sociaL proit. Les libéraux, quant à eux, ont
toujours préféré parler d’« économie de
Dans le vocabulaire des sociologues, marché », insistant sur le rôle du mar-
le « capital social » désigne ce que l’on ché comme régulateur de la répartition
appelle couramment « les relations des biens. Par-delà ces divergences, tous
sociales ». « Avoir des relations », c’est s’accordent sur le principe selon lequel
pouvoir mobiliser un réseau d’amis, le capitalisme était synonyme de libre
de parents, de collègues ou de voisins marché et d’accumulation du capital.
connus, en cas de besoin. Dans un sens Ce cadre très général semble cependant
plus général, le capital social renvoie aujourd’hui insuisant pour appréhen-
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aux réseaux de relations – publiques der les multiples formes qui se sont
ou privées – qu’entretiennent les per- édiiées selon les époques et selon les
sonnes. Ces relations sont un « capi- régions du monde. Au sein d’un genre
tal », car elles peuvent être mobilisées unique, on peut décrire des variétés dif-
pour obtenir un soutien : trouver du férentes.
travail, un logement, disposer d’une
aide. Phases et formes du capitalisme
L’expression « capital social » a été uti- Au cours du temps se sont succédé plu-
lisée avec des inlexions diférentes par sieurs types de régulation. Le capita-
les sociologues. Le sociologue James lisme fut d’abord « marchand » : s’épa-
Coleman l’utilise dans le cadre de la nouissent au xvie siècle des relations de
théorie du rational choice. Il est alors « commerce au loin » d’un continent
vu comme une ressource dans le cadre à l’autre. Parallèlement se développe
de la recherche d’un bien : par exemple, un « capitalisme bancaire » fondé sur
un écrivain recherchant des lecteurs le prêt (par lettre de change, actions,
dispose d’un capital social qui renta- billets à ordre) de riches bourgeois aux
bilise ses investissements initiaux s’il nobles et aux rois. Vient ensuite le « ca-
connaît des amis dans la presse. pitalisme industriel » avec l’essor des
Pierre Bourdieu utilise la notion de ca- grandes manufactures au xixe siècle.
pital pour rendre compte des ressources Le capitalisme contemporain est né du
dont dispose un individu ain d’acqué- mariage de ces trois mondes. Ils cor-
rir une position dans la société. Il dis- respondent toujours à des sphères dif-
tingue alors le capital économique (res- férentes du système économique, bien
sources inancières), le capital culturel qu’elles soient très liées.
(diplômes, maîtrise de la culture légi- On distingue généralement une phase
time) et le capital social qui correspond de « capitalisme libéral », qui a prévalu
aux réseaux des relations personnelles au xixe siècle et jusqu’à la Seconde
et familiales. Guerre mondiale, et une phase qui

34
C

débute au lendemain de la guerre et qui marché (coopérations entreprises/insti-


est marquée par l’interventionnisme tutions locales ou État).
étatique. Les théoriciens de l’école de la Donc deux idéaux-types, mais qui n’ex-
régulation parlent de « fordisme » pour cluent pas, dans la réalité, la cohabita-
qualiier un mode de régulation fondé tion au sein d’une même société de di-
sur le couple consommation de masse verses formes d’économie : marchande,
et production de masse, sur l’interven- administrée, associative, sociale ou
tionnisme étatique et l’État providence. informelle.
Le rôle grandissant de l’État dans la ré- Depuis les années 1990, le capitalisme
gulation économique conduit à parler a connu plusieurs transformations
d’« économie mixte » pour qualiier un majeures : les politiques économiques
régime économique où l’État et le mar- néolibérales dans les pays occidentaux,
ché sont fortement imbriqués. l’ouverture des économies socialistes
(ex-URSS, Chine) au capitalisme, la
Les formes nationales du capitalisme montée en puissance de la sphère inan-
En 1991, Michel Albert introduisait cière et la succession de ses crises.
dans son livre Capitalisme contre capi- Mais faut-il parler d’un seul « capita-
talisme une distinction devenue célèbre lisme » alors que son expansion pla-
entre deux types de capitalisme : anglo- nétaire s’est justement marquée par la
saxon et « rhénan » (modèle européen). diversiication de ses formes nationales,
Cette distinction a sans doute perdu l’autonomie croissante des sphères i-
de sa force avec l’essor des marchés nancières et industrielles, la coexistence
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de la spéculation boursière, le déclin de irmes multinationales et d’un ré-


de l’interventionnisme en Europe et seau de PME et l’imbrication parallèle
la corporate governance (prise du pou- de l’économie de marché avec l’écono-
voir des actionnaires au détriment des mie administrée ?
managers). Toujours est-il qu’on peut
mettre au crédit de M. Albert d’avoir
inauguré une rélexion sur les variantes care
du capitalisme. Par la suite, l’école de
la régulation a produit de nombreux Le verbe to care, signiie en anglais,
travaux sur les diférentes formes de « s’occuper de », « prendre soin », « faire
capitalisme. attention », « se soucier de ». Le « care »,
Dans Varieties of Capitalism (2001), c’est donc le fait de « prendre soin » de
Peter A. Hall et David Soskice, tout quelqu’un ; pour le personnel soignant,
en admettant une certaine conver- c’est le fait de s’occuper des patients,
gence contemporaine des formes de pour un parent de s’occuper de ses
capitalisme, soulignent le maintien enfants ou d’un de ses proches.
de deux types-idéaux d’économie de Le concept de care été introduit par
marché qui bornent un large spectre de la psychologue Carol Gilligan (In a
variantes : Diferent Voice : Psychological heory
– une économie de marché libérale, and Women’s Development, 1982), pour
incarnée par les États-Unis et l’Angle- désigner une conception de la morale
terre, et dans laquelle la coordination fondée non sur des grands principes
entre les acteurs économiques est assu- universels, mais sur une attitude plus
rée principalement par la compétition personnelle tournée vers le souci des
marchande ; autres, une attitude qui est selon elle ty-
– une économie de marché « coor- piquement féminine tant dans la sphère
donnée », incarnée par l’Allemagne, et professionnelle (inirmières) que dans
dans laquelle priment les relations hors la sphère privée où ce sont les femmes

35
Notions et concepts

qui souvent prennent soin des autres. étape de cette histoire. Le numérique
En 1994, la politologue Joan Trento a non seulement modiié la manière
s'est élevée contre le fait de considérer de produire les cartes, mais en a aussi
le care comme une « morale féminine » transformé la nature. Ofrant une
et liée à une seule disposition psycholo- masse énorme de données, les systèmes
gique alors qu’il correspond aussi à une d’information géographiques (SIG)
forme de lien social plus global. Le care sont capables de produire une image
est devenu un concept à part entière du monde plus proche de la simulation
dans les sciences humaines, notam- que de la topographie.
ment pour comprendre, en psychologie Le géographe Jean-Paul Bord, dans
du travail, les contraintes propres aux L’Univers des cartes. La carte et le car-
métiers de la santé et aux services à la tographe, 2012, plaide pour un engage-
personne. ment des cartographes jusqu’au bout de
leurs œuvres : une carte n’est pas com-
parable à une œuvre d’art dont on lais-
carte/cartoGraPHie serait libre la lecture et l’interprétation.
Il ne peut donc y avoir de carte sans
« La carte n’est pas le territoire » texte qui l’accompagne. Car si les cartes
(A. Korzybski) Une bonne carte donne sont indispensables, elle sont toujours
l’illusion de fournir une photographie partielles et leur construction guidée
synthétique d’un territoire en mettant par une certaine lecture du monde.
en relief quelques traits principaux.
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Mais il existe mille manières de repré-


senter un pays, une ville ou une région. caste
Il existe des cartes topographiques,
des cartes touristiques, des cartes poli- Le système des castes en Inde a été
tiques, des cartes des transports, etc. décrit par les observateurs occiden-
Une carte peut avoir une visée scienti- taux à partir du modèle des Rig-Veda.
ique ou utilitaire. Quoi qu’il en soit : Selon ce texte fondateur de la religion
une carte exprime toujours un point hindoue, l’ordre du monde provient
de vue. du sacriice de Purusha, l’homme cos-
Certaines cartes en anamorphose par mique. De sa bouche est issue la classe
exemple représentent non pas les dis- des brahmanes, caste supérieure sacer-
tances spatiales réelles, mais le temps dotale ; de ses bras sont nés les guer-
nécessaire pour aller d’un point à un riers et les dirigeants (kshatriya) ; de
autre en fonction d’un moyen de trans- ses cuisses sont issus les producteurs
port. Dès lors l’espace se courbe. De (vaïshya) que sont les marchands, les
même, avec les cartogrammes, la sur- artisans et les paysans ; et de ses pieds
face d’un pays est remplacée par une proviennent les serviteurs (sudra). De
autre valeur : son PIB par exemple. Une là viendraient donc les quatre grandes
telle carte donne un relet de la puis- castes indiennes correspondant à
sance économique d’un pays que son quatre fonctions sociales.
étendue territoriale.
La carte est sans doute l’une des repré- Le pur et l’impur
sentations graphiques les plus utilisées Mais l’observation ethnologique donne
au cours de l’histoire et témoigne à une tout autre version du régime des
la fois de l’évolution des techniques castes. En réalité, les Indiens ne se
et de la connaissance du monde. reconnaissent pas plus dans ce décou-
L’application des techniques numé- page en varna (castes) que les hommes
riques à la carte constitue une nouvelle du Moyen Âge occidental ne se seraient

36
C

identiiés aux trois grands ordres des et ouragans, inondations ; ou dues à


paysans, des chevaliers et des prêtres. des secousses telluriques : tsunamis,
Les castes existent en Inde, mais elles tremblements de terre, irruptions vol-
correspondent à un découpage beau- caniques.
coup plus in de la société : celui des Les catastrophes d’origine humaine
jati. Une caste jati correspond à un sta- les plus exterminatrices ont été liées
tut global associé à une profession : il à la colonisation : l’extermination des
y a des castes de forgerons, de bergers, Indiens d’Amérique est sans doute
de tailleurs, de coifeurs… Elles sont la plus grande catastrophe d’origine
endogames, l’appartenance à une caste humaine : elle est liée aux massacres
se transmet de façon héréditaire : on mais aussi à la transmission de virus
naît « brahmane » ou « intouchable », et a abouti à la désintégration des
et on le reste toute sa vie. Enin, les grandes civilisations aztèque et inca.
castes sont classées selon une hiérarchie Globalement les colonisations ont
de prestige. été des grandes catastrophes pour les
Ce système est marqué par une idéo- populations autochtones. Les guerres
logie du « pur » et de l’« impur », qui d’extermination, génocides, massacres
rend diicile le mélange entre castes. et autres guerres civiles sont les autres
De même, il y a l’idée qu’elles forment grandes causes de catastrophes de l’his-
un tout organisé selon un principe hié- toire humaine.
rarchique. Louis Dumont, dans Homo
hierarchicus (1966), oppose ainsi la Penser les catastrophes
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vision du monde holiste, caractéris- Une théorie des catastrophes peut trou-
tique des sociétés hiérarchisées dans ver plusieurs sources : en son temps, le
lesquelles l’individu est absorbé dans le naturaliste Cuvier avait défendu une
groupe, et la vision du monde égalitaire thèse « catastrophiste » expliquant la
et individualiste des sociétés occiden- disparition de certaines espèces (les
tales. « mastodontes ») par des grandes catas-
L’industrialisation, l’occidentalisation trophes climatiques comme le déluge
et le colonialisme sont venus boulever- de la Bible). Ces perspectives catastro-
ser le système des castes. Il est oiciel- phistes ont été corroborées par l’exis-
lement supprimé en Inde depuis 1947, tence de grandes extinctions. Cinq ou
mais il a la vie dure : la société n’a pas six grandes extinctions massives ont été
intégré les mesures légales et les discri- repérées au cours de l’histoire de la vie.
minations restent fortes. La plus connue est celle survenue il y
Le terme « caste » est essentiellement a 65 millions d’années qui a vu la dis-
utilisé pour la société indienne, mais parition des dinosaures et des ammo-
des systèmes de castes, plus ou moins nites et de nombreuses autres espèces.
proches du cas indien, se retrouvent Mais ce ne fut pas la plus grave : il y
dans d’autres sociétés, comme chez les a 248 millions d’années est survenue
Touaregs par exemple. la plus grande extinction massive : elle
a éliminé 99 % des êtres vivants et
95 % des espèces, dont les deux tiers
catastroPHe des espèces terrestres (végétaux et ani-
maux). Tous les vertébrés terrestres sont
On peut distinguer deux grands types exterminés. Les causes de cette grande
de catastrophes : celles d’origine natu- extinction font l’objet de débat : météo-
relle et celles d’origine humaine. Les rites, mouvements tectoniques avant
premières sont provoquées par le cli- produit des irruptions volcaniques en
mat : les grandes sécheresses, cyclones chaîne.

37
Notions et concepts

Certains auteurs estiment qu’avec la consciences combinant plusieurs phé-


réduction de la biodiversité liée à l’ac- nomènes catastrophiques : crises éco-
tivité humaine une « sixième extinc- logiques du réchaufement climatique,
tion » est actuellement en cours (Lewin crises inancières, séismes naturels
& Leakey, La Sixième Extinction, (tsunami), crises sanitaires (épidémie)
Évolution et catastrophes, 1997.) ou technologiques (virus informatique
On connaît aussi des extinctions moins planétaire).
brutales : celle d’il y a 225 millions d’an-
nées a éliminé beaucoup de reptiles et
permis l’essor des dinosaures. Une autre censitaire (sUFFraGe)
extinction, il y a 195 millions d’années a
tué 20 % des espèces marines. › élections
À noter que les grandes extinctions ont
été aussi à chaque fois l’occasion d’un
redémarrage de la vie dans une nouvelle cHaManisMe
direction : l’élimination des dinosaures
a permis l’essor des mammifères. Mais Le premier auteur à avoir introduit le
les dinosaures eux-mêmes n’avaient pu mot « chaman » en Occident fut un ec-
se développer qu’à la suite de la dispari- clésiastique russe, Petrovitch Avvakum,
tion des reptiles mammaliens en grande exilé en Sibérie au xviie siècle. Dans
partie décimés par une catastrophe sur- son Autobiographie, P. Avvakum décrit
venue il y a 225 millions d’années. une cérémonie de divination à laquelle
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Une autre approche des catastrophes il a assisté. Sommé par un chef de


relève de l’histoire des civilisations. Elle guerre de lui dire si une expédition
débute avec les théories sur l’efondre- chez les Mongols s’annonce favorable,
ment de l’empire romain, un grand le saman (chaman) s’exécute de la façon
problème historiographique, expliqué suivante : « Ce manant de magicien,
tour à tour par les invasions barbares, la près de ma cabane, amena sur le soir
corruption des élites, le poids écrasant un bélier vivant et se mit à pratiquer
de la iscalité, et… la combinaison de sur lui sa magie : après l’avoir tourné et
toutes ces causes. La disparition sou- retourné, il lui retordit le cou et rejeta
daine de la civilisation Maya a suscité la tête au loin. Puis il commença à sau-
également des théories multiples met- ter et danser et à appeler les démons ;
tant en cause le climat (une longue enin, avec de grands cris, il se jeta à
période de sécheresses) les invasions terre, et l’écume sortit de sa bouche.
Toltèques, les guerres intestines (ré- Les démons le pressaient, et il leur
voltes paysannes, révolution, guerres demandait : “L’expédition réussira-t-
civiles et conlits au sein de l’élite) et la elle ?” Et les démons lui dirent : “Avec
surexploitation des ressources. une grande victoire et grande richesse
Jared Diamond a proposé en 2006 une vous serez de retour.” » En toungouze,
théorie de l’efondrement des civilisa- langue de Sibérie, le mot « chaman »
tions aussi populaire que discutée qui désigne un homme ou une femme qui
met en cause l’épuisement des res- entretient un contact privilégié avec les
sources par la surexploitation de leur esprits. Son rôle est d’intercéder auprès
environnement dans la disparition de d’un esprit-animal ain d’obtenir son
nombreuses civilisations : de l’île de aide : pour rendre la chasse fructueuse,
Pâques aux Vikings. soigner des maladies, rendre fertile le
À partir des années 2000, une vision sol, faire venir la pluie, repousser les
apocalyptique de l’avenir de l’huma- mauvais sorts, retrouver un objet perdu
nité s’est peu à peu imposée dans les ou faire de la divination.

38
C

au contact avec les esprits (religion d’un clan qui voue un culte à
Le contact avec l’esprit a lieu durant un animal sacré) et il est destiné, à son
une cérémonie particulière. Au rythme tour, à être remplacé par les « grandes
du tambour, le chaman chante et religions ». Les scènes de possession et
danse, puis entre dans un état qualiié de transe ont beaucoup impressionné
de « transe ». Durant cette phase de les observateurs et, dès le début du
« possession », le chaman efectue un xxe siècle, on évoque une explication
« voyage » dans le monde des esprits psychiatrique. Le chaman serait un ma-
animaux et peut communiquer avec lade mental dont les transes ne seraient
eux. rien d’autre que des crises d’hystérie
Pour les anthropologues, le chama- ou d’épilepsie. Cette explication va se
nisme se déinit par un mode de pensée prolonger jusque dans les années 1960.
caractéristique des sociétés de chasseurs En 1951, Mircea Éliade publie Le
(même s’il s’est propagé par la suite à Chamanisme et les techniques archaïques
d’autres types de sociétés). Les ani- de l’extase, premier livre de synthèse,
maux comme les plantes sont habités qui va contribuer à faire connaître le
par des esprits (qui sont l’équivalent de chamanisme bien au-delà de la com-
l’« âme » humaine), qui sont autant de munauté scientiique. Il présente le
forces et de principes vitaux animant la chaman comme un conducteur des
nature : ils permettent aux plantes de âmes, « un psychopompe, spécialiste
pousser, aux animaux de se reproduire, de la maîtrise du feu, du vol magique
à la pluie de tomber, etc. Ils sont donc et d’une transe pendant laquelle son
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responsables de la vie (et par consé- âme est censée quitter son corps pour
quent de la maladie et de la mort). entreprendre des ascensions célestes.
Circonscrit au départ à la Sibérie, (…) Il entretient des rapports avec les
le terme « chaman » s’est généralisé esprits qu’il maîtrise. » Les spécialistes
à toute une catégorie de pratiques sont aujourd’hui très critiques à l’égard
magico-religieuses, celles des mede- de cette thèse. Il donne en efet une
cine-men, des sorciers, des marabouts, déinition du chamanisme assez vague
des guérisseurs et des prêtres, que l’on et idéalisée, ses sources – toujours de
trouve sur tous les continents. Ce qui seconde main – sont parfois douteuses
ne va pas sans poser des problèmes de et mélangent sans discernement des
déinition. Désormais, le terme tend à données très éloignées les unes des
être utilisé dans un sens beaucoup plus autres.
large. On appelle « chamans » des gué- Aujourd’hui, les études anthropolo-
risseurs qui font appel aux esprits sans giques sur le chamanisme, nombreuses
avoir recours à la transe (en Australie et variées, se veulent plus précises et
et Nouvelle-Guinée) ou pour qualiier circonstanciées. Elles cherchent à ap-
des sorciers guérisseurs qui organisent préhender le phénomène dans toutes
des rituels de possession, où ce sont ses composantes : études des fonctions
les patients – et non les chamans eux- sociales du chaman, de sa vision du
mêmes – qui entrent en transe. monde, de ses conditions de forma-
tion, de l’organisation des cérémonies,
comment expliquer le chamanisme ? du rôle des plantes hallucinogènes, de
Les premières théories scientiiques ses connaissances médicinales, etc.
datent vraiment des années 1930. Pour
les anthropologues évolutionnistes, le La mode du « néochamanisme »
chamanisme serait la première religion Le chamanisme n’aurait-il pas dû dis-
de l’humanité. Fondé sur des pratiques paraître avec les sociétés de chasseurs-
magiques, il succède au totémisme cueilleurs auxquelles il est associé ?

39
Notions et concepts

Depuis quelques décennies, on assiste chamans qui n’ont fait que peindre sur
au contraire à une expansion extraor- les parois ce qu’ils voyaient au cours de
dinaire du chamanisme dans le monde. leurs rêves. Avec cette théorie, les clés
Ce renouveau est lié à plusieurs fac- d’interprétation de l’art pariétal préhis-
teurs. torique étaient enin trouvées.
En Amérique latine, chez les Inuits, les La thèse a connu un écho important.
Indiens, en Australie, etc., des mouve- Elle a séduit les médias, mais elle a
ments indigènes s’organisent pour re- aussi attiré les foudres de nombreux
donner vie à leurs traditions, leur mode collègues préhistoriens et anthropo-
de vie et leur culture. Dans ce mouve- logues. Pour certains préhistoriens,
ment militant – où interviennent des J. Clottes et D. Lewis-Williams ont
ethnologues –, le chaman a le vent en largement outrepassé les limites de la
poupe. Il est censé représenter à la fois démarche scientiique en proposant
le prêtre et le médecin-guérisseur, mais une explication unique, unilatérale et
aussi le travailleur social d’un groupe à peu convaincante.
la recherche de ses racines.
Aux États-Unis, la mode chamanique
s’est développée depuis les années 1970. cHaMP
Les ouvrages de Carlos Castaneda, eth-
nologue marginal qui raconte son ini- La notion de champ de force a été
tiation par un sorcier avec le « voyage » inspirée à Kurt Lewin par la physique
dans le monde des esprits sous l’in- des « champs de force ». De même que
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luence de champignons hallucino- dans un espace clos les particules ato-


gènes, ont eu un grand écho au sein miques s’attirent et se repoussent en
de la contre-culture occidentale. Puis fonction de leur polarité, les individus
la mode « chamano-maniaque » s’est qui vivent ensemble dans un groupe
répandue en Occident. La valorisation s’attirent et se repoussent mutuelle-
des « savoirs traditionnels » fait du cha- ment en fonction de leur personnalité,
man un dépositaire de « pratiques an- de leur centre d’intérêt, des conlits et
cestrales » et des capacités d’exploration des désirs qui les animent. K. Lewin
psychique que, sans lui, nous serions en aimait représenter les relations au sein
train de perdre à jamais. d’un groupe comme un champ de force
marqué par des relations d’attraction et
L’art préhistorique est-il de répulsion, des zones de contact et
chamanique ? d’évitement. Cette vision dynamique
En 1996, le préhistorien français Jean des groupes est proche des analyses
Clottes et l’anthropologue d’Afrique du sociométriques proposées par Jacob
Sud David Lewis-Williams publiaient L. Moreno.
un livre qui allait faire grand bruit : Les Le sociologue Pierre Bourdieu s’est ins-
Chamanes de la préhistoire, transe et ma- piré à son tour de la théorie des champs
gie dans les grottes ornées. Le livre part et importa ce terme en sociologie. À
du constat de la similarité des igures la in de sa vie, il envisageait d’écrire
entre les peintures rupestres des San un livre titré Microcosme, dans lequel
(peuple de chasseurs-cueilleurs vivant il aurait rassemblé toute une série
en Afrique du Sud) et celles des grottes d’études sur les petits univers sociaux
ornées d’Europe. Pour les auteurs, les que constituent le monde politique,
motifs des gravures et des peintures ru- celui de la science, de l’universitaire, du
pestres de la préhistoire correspondent monde artistique, etc. Dans l’œuvre de
donc à des visions de chamans. Les P. Bourdieu, un champ n’est rien d’autre
artistes d’autrefois étaient donc des qu’un petit bout de monde social régi

40
C

par des lois et des codes qui lui sont Les théories évolutionnistes connaî-
propres : ce sont les lois du « milieu ». tront un déclin au début du xxe siècle.
Les champs journalistique, littéraire ou Les sociologues, plus prudents, pré-
artistique forment des mondes fermés, fèrent mettre en avant certains facteurs
avec des règles de connivence que ne fondamentaux du changement, sans
maîtrisent bien que ceux qui en font prétendre qu’ils soient les seuls et qu’ils
partie. De plus, un champ est aussi un agissent dans un seul sens. Pour Émile
espace de domination et de conlits. Durkheim (1858-1917), la démogra-
C’est un champ de force dans lequel in- phie est un phénomène important :
teragissent des individus pour conqué- c’est dans les villes où se concentrent
rir des positions et des places. Comme les populations que l’on observe les
dans un jeu d’échecs, les positions et les principaux changements économiques,
valeurs de chacun ne valent pas en soi, culturels et politiques. La société rurale
mais en fonction des positions respec- suit. Pitirim Sorokin (1889-1968) et
tives des autres. d’autres émettent, quant à eux, l’hypo-
thèse que les changements suivent une
courbe assez constante qui va de la ville
cHanGeMent sociaL à la campagne, des classes aisées vers les
classes populaires, des pays développés
« Le monde change. » La formule est aux pays en voie de développement
vraie, mais creuse. Les diicultés com- (P. Sorokin, Comment la civilisation se
mencent lorsqu’on veut savoir précisé- transforme, 1941).
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ment ce qui change et quelles sont les On attribue souvent à Max Weber
diférentes causes du changement. (1864-1920) l’idée que la culture est le
moteur du changement, et on l’oppose
Les théories du changement social à K. Marx. L’opposition est caricatu-
Les sociologues ont tenté d’élaborer rale. M. Weber faisait efectivement des
des théories générales du changement valeurs religieuses un élément impor-
social, mettant tour à tour l’accent sur tant de la dynamique sociale, mais sans
des facteurs fondamentaux : la démo- en faire un mobile premier.
graphie, les lois de l’économie, les tech- Dans les années 1960, période de pro-
niques, les mentalités, l’action de l’État, grès technique, on mettait en avant
les conlits sociaux ou encore les indivi- les techniques comme moteur prin-
dus innovateurs. cipal du changement social (voir les
La pensée évolutionniste a prévalu, ouvrages de Jean Fourastié). À la même
chez les premiers penseurs de la so- époque, les conlits et les mouvements
ciété. Hegel, Auguste Comte, Herbert sociaux apparaissent également comme
Spencer et Karl Marx pensent l’histoire des facteurs décisifs pour comprendre
des sociétés en termes d’étapes succes- le changement (Alain Touraine, Ralf
sives quasi invariables et menant vers Dahrendorf ).
un dénouement inal. À la loi des trois De son côté, l’analyse systémique met
états d’Auguste Comte répond la dia- l’accent sur les interactions entre les
lectique historique telle que la conçoit facteurs. Sans doute n’y a-t-il pas un
Hegel (l’histoire avance par paliers qui facteur unique du changement, car,
sont autant de stades de l’esprit hu- dès lors qu’une société s’engage dans la
main). À cette dialectique « idéaliste », voie du changement, une dynamique
K. Marx oppose une vision matéria- s’enclenche et se poursuit bien au-delà
liste. Pour lui, l’essor des forces de pro- des causes initiales. Il y aurait une sorte
duction et la lutte des classes rendent de tourbillon du changement. Talcott
compte de la marche de l’histoire. Parsons (1902-1979) est de ceux qui

41
Notions et concepts

mettent en avant cette vision de l’évo- du Sud (Bushmen et Pygmées) et dans


lution sociale. Le changement est envi- l’Arctique (Inuits). Ce mode de vie de
sagé alors dans une optique néo-évolu- chasseurs-cueilleurs, qui fut celui de
tionniste : la modernisation des sociétés toutes les populations humaines avant
s’identiie à la complexiication et à la la grande révolution néolithique, a
diférenciation des fonctions. On re- désormais quasiment disparu.
trouve cette conception néo-évolution-
niste et systémique dans les théories Le mythe des sociétés primitives
du développement (Walt W. Rostow, Le modèle mythique des sociétés de
Les Étapes de la croissance économique, chasseurs cueilleurs a longtemps été
1960). celui des sociétés « primitives », sup-
posées égalitaires, communautaires
La in des théories du changement (communisme primitif ), régies par les
À partir des années 1980, la recherche lois de la parenté, les mythes et les rites.
d’une théorie générale du changement Par ailleurs on suppose que ce sont des
social va être délaissée dans la com- sociétés sans histoire ni conlits internes
munauté sociologique. D’une part, et où l’individualisme est absent.
les études porteront plutôt sur des En fait, l’anthropologie récente a fait un
questions plus limitées et concrètes : sort à cette vision des sociétés primitives
comment se transforme l’organisation (Adam Kuper, he Reinvention of primi-
du travail sous l’efet des nouvelles tive societies, 2005). Tout d’abord les so-
technologies ? Comment se difuse le ciétés ne sont pas des sociétés « froides »
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téléphone portable ? D’où viennent les et « sans histoire », comme l’airmait


innovations pédagogiques à l’école ? Claude Levi-Strauss : on a commencé
Par ailleurs, il est admis que les facteurs à reconstituer l’histoire récente des
du changement sont multiples (éco- Bushmen (ou San), les aborigènes
nomiques, culturels, politiques…) et d’Australie et amérindiens : ces popula-
ses formes peuvent varier (changement tions ont connu des déplacements, des
progressif, par cycles, par bonds, etc.). variations de populations, des conlits
Enin, les visions déterministes du chan- internes, des recompositions et méta-
gement ont cédé le pas face à des visions morphoses, des innovations techniques
plus ouvertes au champ des possibles. qui ont bouleversé les modes de vie.
De plus, ces sociétés sont assez diver-
siiées : il y a peu de choses en com-
cHasseUrs-cUeiLLeUrs mun entre les sociétés hiérarchisées et
sédentaires des chasseurs pêcheurs de
On appelle ainsi les populations qui Colombie britannique et les popula-
ne vivent que de la cueillette (de fruits, tions de pygmées d’Afrique centrale
de racines), de la chasse et de la pêche. qui vivent en petits groupes, très égali-
Ces populations ne connaissent donc taires. Le seul critère du mode de pro-
ni l’agriculture ni l’élevage. De ce fait, duction (chasse et collecte) pour déi-
elles sont souvent nomades. En général, nir ces société ne rend pas compte de
les activités de cueillette sont réservées la diversité des modes de vie (nomade,
aux femmes et la chasse aux hommes. semi nomade, sédentaire), des hiérar-
Les dernières populations de chasseurs- chies sociales (hommes femmes, exis-
cueilleurs étudiées par les anthropo- tence ou non de big man), des systèmes
logues au xxe siècle étaient surtout de parenté ou encore des règlements
localisées en Australie (Aborigènes), paciiques ou guerriers des conlits
en Nouvelle-Guinée (Papous), en (B. Arcand, Il n’y a jamais eu de chas-
Amazonie (Amérindiens), en Afrique seurs-cueilleurs, 1988.)

42
C

cHoiX rationneL formulé par Condorcet (1743-1794)


à propos des élections démocratiques
Le courant du « rational choice » a pour démontrer que l’élection n’est pas
connu, dans les sciences politiques forcément la meilleure procédure pour
américaines, un véritable boom à par- déterminer les choix collectifs. Sous
tir des années 1970. Pratiquement certaines conditions où l’on détermine
inexistant au début des années 1950, il un choix par une série de votes suc-
représentait dans les années 1990 près cessifs, le principe de « transitivité des
de 40 % des publications des grandes préférences » n’est en efet pas respecté.
revues de sciences politiques. De quoi Qu’est-ce que cela signiie ? Un
s’agit-il exactement ? Le « rational exemple simple aidera à mieux le com-
choice » (choix rationnel) désigne un prendre : Supposons que, dans une
mode d’analyse des comportements famille de trois personnes (père, mère,
individuels et de la vie en société qui enfant), on veuille désigner le lieu des
repose sur deux principes : prochaines vacances par élection. Trois
– l’individu est un agent rationnel, choix sont possibles : la campagne, la
c’est-à-dire calculateur, qui cherche montagne ou la mer. Selon un premier
à maximiser ses intérêts (« sous vote, aucune majorité ne se dégage :
contrainte », ajoutent les économistes) ; chaque option recueille une voix…
– la vie en société ne serait que la Pour départager les possibilités entre
somme de ces actions individuelles (par elles, on va donc utiliser une autre pro-
opposition à une vision de la société cédure de choix. Elle consistera à sélec-
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en termes de culture, de classes, de tionner entre deux possibilités. Chacun


normes, etc.). est amené à choisir tout d’abord entre
Ce courant est issu de la microéco- « montagne » et « campagne », pour
nomie, dans laquelle il fait igure de départager ces deux choix. En res-
« théorie standard » pour l’analyse pectant les préférences de départ, on
du comportement du consomma- s’aperçoit que c’est « montagne » qui
teur. C’est le livre Social Choice and l’emporte face à « campagne ». Cette
Individual Values (1951) de l’écono- dernière est donc éliminée. On vote
miste Kenneth J. Arrow (prix Nobel ensuite entre « montagne » et « mer »,
d’économie en 1972 et par ailleurs et c’est la mer qui l’emporte (et la
créateur du modèle de référence de la montagne est éliminée). Au terme de
microéconomie) qui est à l’origine de cette élection à deux tours, la « mer »
l’exportation du modèle du « rational sort donc inalement vainqueur du
choice » dans le domaine politique. sufrage. Était-ce le meilleur choix ?
Le modèle d’analyse introduit par Arrow Si l’on organisait maintenant un vote
permettait d’appliquer au domaine entre « mer » et « campagne » (en res-
politique les outils mathématiques de la pectant les préférences initiales), on
microéconomie : théorie des jeux, théo- s’apercevrait que… c’est la campagne
rie mathématique de la décision, etc. qui l’emporte !
Appliqué à la vie politique, ce modèle Conclusion : il n’y a pas de « transiti-
consiste à considérer que les élus sont vité des préférences ». Selon l’ordre du
des individus comme les autres dont vote, les résultats vont être diférents à
le comportement est animé non par la chaque fois.
recherche de l’intérêt général, mais par la K. Arrow montre ainsi, en s’appuyant
défense de leurs propres intérêts. sur des arguments voisins du paradoxe
de Condorcet, qu’il n’existe pas de
Le paradoxe de condorcet solution vraiment démocratique qui
Kenneth J. Arrow a utilisé le paradoxe permette d’aboutir au choix optimal

43
Notions et concepts

pour tous (c’est-à-dire qui tienne de rationalité des comportements


compte au mieux des préférences indi- n’implique rien concernant les inalités
viduelles). de l’action. En d’autres termes, si l’on
admet simplement que l’individu efec-
de l’école des choix publics à tue un choix raisonné pour atteindre
l’analyse de la délinquance ses buts, qu’ils soient altruistes ou
James Buchanan, prix Nobel d’éco- égoïstes, spirituels ou matériels, le sui-
nomie en 1986, est le fondateur du cidaire, le mystique ou le combattant
courant du public choice, mode d’ana- sont tous rationnels dès lors qu’ils se
lyse qui applique à la vie politique les comportent avec cohérence pour réali-
principes du « rational choice ». Dans ser leurs objectifs. Cette vision élargie
he Calculus of Consent (« le calcul du du postulat de rationalité semble plus
consentement »), écrit avec Gordon raisonnable que la vision strictement
Tullock en 1962, J. Buchanan critique utilitaire et égoïste. Mais elle fait alors
le mirage d’un État perçu comme une l’objet d’une critique qu’on ne peut
instance supérieure qui défend l’intérêt manquer de souligner : une concep-
général. L’État est d’abord un instru- tion aussi étendue du choix rationnel
ment mis entre les mains d’élus et de explique tout mais n’a plus aucune va-
fonctionnaires, des individus rationnels leur discriminante. Si le même principe
qui cherchent avant tout à maximiser explicatif peut s’appliquer pour rendre
leurs intérêts. Dans cette optique, l’élu compte de deux comportements oppo-
vise d’abord à se faire réélire. sés (l’homme fait des choix rationnels
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L’électeur se comporte comme un lorsqu’il donne son argent à un pauvre


consommateur de biens. Cette vi- ou lorsqu’il refuse d’en donner), alors le
sion cynique de la politique comme modèle atteint une validité universelle
un marché où tout s’échange a des mais perd toute capacité prédictive.
conséquences très importantes sur la
vision des choix publics. Par exemple, critiques du « rational choice »
à la veille des élections, les hommes Certaines soulignent l’irréalisme du
politiques ont intérêt à distribuer des modèle. Elles refusent de considérer
avantages à leurs électeurs, à lancer l’individu comme un être rationnel
des travaux publics, etc. Certains élec- sans prendre en compte les valeurs,
teurs (dits « médians ») sont particu- les habitudes et le contexte social qui
lièrement choyés, car ils peuvent faire structurent son comportement. Les
basculer une majorité dans un sens ou tenants du « rational choice » font valoir
dans un autre. au contraire que leur théorie est très
Le modèle microéconomique du « ra- réaliste : selon eux, les hommes poli-
tional choice » a été exporté aussi dans tiques, les électeurs ou les délinquants
d’autres domaines, jusque-là réservés se livrent en permanence à de petits
aux sociologues : l’action collective (le calculs sur les choix stratégiques et tac-
paradoxe d’Olson), la famille ou l’édu- tiques à faire en vue de réaliser leurs
cation (théorie du capital humain). Il objectifs.
existe plusieurs versions du « rational Dans Pathologies of rational choice
choice ». Dans une optique restreinte, heory (1994), Donald Green et Ian
celle de l’Homo œconomicus, l’individu Shapiro proposent une critique « em-
est considéré comme un égoïste, maté- pirique ». Des expérimentations ont
rialiste et utilitaire. Ce qu’il cherche à montré que les sujets soumis à des tests
obtenir, c’est de l’argent, du pouvoir de raisonnement pratiques ne se com-
ou du prestige pour lui-même. Mais portent pas selon les principes ration-
selon la version « élargie », le postulat nels énoncés par la théorie.

44
C

cHÔMaGe États-Unis. Durant la phase de crois-


sance des « Trente Glorieuses » (1944-
Qu’est ce qu’un chômeur ? Une per- 1974), il avait été réduit à un seuil
sonne qui appartient à la population structurel quasi incompressible (chô-
active (personne en âge de travailler), mage dit « frictionnel »). Durant ces
qui n’a pas d’emploi et en recherche périodes de croissance, on it même
un. Mais à partir de ce socle commun, appel à la main-d’œuvre étrangère pour
qui est la déinition générale de l’OIT, pallier la pénurie de main-d’œuvre.
il y a plusieurs classiications possibles Après la crise des années 1970, un chô-
et donnant lieu à des comptages difé- mage de masse structurel s’est installé
rents. durablement dans plusieurs grands
En France, l’Insee déinit depuis 2007 pays européens.
comme « chômeur », les personnes en Cela dit, dans un même contexte de
de 16 ans ou plus, sans emploi, n’ayant croissance faible, il peut y avoir une
pas travaillé pendant une semaine de grande diférence de taux de chômage
référence et à la recherche active d’un d’un pays à l’autre : ces variations natio-
emploi. nales étant liée au mode de régulation du
La déinition de Pôle emploi, (utilisée marché du travail (lexibilité ou non du
par le gouvernement) est diférente contrat de travail, existence ou non d’un
puisqu’un « demandeur d’emploi », salaire minimum, régime d’indemnité
doit être inscrit à pôle emploi. Il fait des chômeurs, etc.). Aux États-Unis,
alors partir de l’une des cinq catégories par exemple, il y a moins de chômeurs
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suivantes : mais plus de working poor (travailleurs


catégorie A : demandeurs d’emploi pauvres), qui ont un travail précaire et
tenus de faire des actes positifs de re- faiblement payé, sans couverture sociale.
cherche d’emploi, sans emploi ; (c’est le En France, le système des indemnités
chifre « oiciel » du chômage). chômage, le contrat de travail, le CDI, le
catégorie B : ont exercé une activité Smic, favorise le chômage au détriment
réduite courte (ex. de 78 heures ou de l’emploi à bas coût.
moins au cours du mois) ;
catégorie C : ont exercé une activité ré- sociologie
duite longue (ex. de plus de 78 heures La sociologie du chômage a débuté avec
au cours du mois) ; l’étude pionnière de Paul Lazarsfeld sur
catégorie D : ne sont pas tenus de faire les chômeurs de Marienthal (voir Paul
des actes de recherche d’emploi en rai- Lazarsfeld). Il a le premier mis en lu-
son d’un stage, d’une formation, d’une mière la désocialisation globale du chô-
maladie ; meur, qui ne favorise ni la mobilisation
catégorie E : demandeurs d’emploi collective et contribue plus globale-
non tenus de faire des actes positifs de ment au déclin de la sociabilité com-
recherche d’emploi, car ils sont tempo- munautaire. Cette thématiques de la
rairement sous contrat de travail, béné- désocialisation se retrouve récemment
iciaires de contrats aidés par exemple. par Dominique Schnapper (L’Épreuve
du chômage, 1981) et Danièle Linhart
Évolution et variation (Perte d’emploi, perte de soi, 2002).
L’évolution du chômage est évidem- La sociologie s’est beaucoup intéressée
ment reliée aux grands cycles de crois- également à la construction sociale de
sance et de crise d’un pays. Durant la la catégorie « chômeur », les variations
grande dépression des années 1930, de l’appareil statistique et la multiplica-
le taux de chômage est monté jusqu’à tion des catégories intermédiaires (sta-
25 % de la population active aux giaires, contrats précaires) contribuant

45
Notions et concepts

à brouiller les frontières du chômage et et normes qui pèsent sur le marché du


de l’activité. travail et son évolution institutionnelle.
Une autre piste récente des études À partir des années 1980 les analyses
sociologiques porte sur les trajectoires du chômage se sont diversiiées tout en
des chômeurs, les entrées et sorties, s’appuyant sur ces paradigmes de base.
bifurcations et stratégies individuelles Selon la « théorie du déséquilibre »,
et les politiques publiques d’empower- représentée en France par Edmond
ment (D. Demazière, La Sociologie du Malinvaud, face à un déséquilibre entre
chômage, 2006). ofre et demande, les ajustements ne se
font pas grâce aux prix, (conception de
Les théories économiques du Walras) mais par le biais des quantités
chômage échangées, les prix étant rigides à court
Pour les économistes d’obédience néo- terme. Il en va de même pour les salaires.
classique, le marché du travail doit Ils n’oscillent pas en fonction du mar-
fonctionner comme n’importe quel ché. C’est donc la main-d’œuvre qui,
autre marché, selon les principes de la elle, est soumise aux aléas du marché.
concurrence parfaite. Le travail étant Dès lors, le chômage de masse s’explique
une marchandise comme les autres, par la combinaison de deux types de
il doit suivre la loi de l’ofre (celle des chômage : le chômage keynésien qui
salariés) et de la demande (celle des provient de la baisse de la demande de
entreprises). Dans ce cadre, la théorie biens, et donc de la contraction des acti-
prévoit que le montant des salaires joue vités ; le chômage « classique » qui pro-
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le rôle de régulateur entre demande et vient, selon les « théoriciens du déséqui-


ofre de travail. Les salariés au chômage libre » du fait que les entreprises hésitent
proposent leur service a un moindre à investir du fait du coût élevé du travail
coût, et au inal, le prix du travail qui freine les proits (Essais sur la théorie
baissant, cela va conduire à rétablir la du chômage, 1993).
demande des entreprises. La théorie des Insiders/Outsiders consi-
Selon cette approche, si le chômage dère que la protection relative dont
existe, c’est qu’il existe des rigidités (sa- bénéicient les salariés d’une entreprise
laires minimums, règlements sociaux) (les « insiders ») favorise ces derniers au
qui empêchent le marché de fonction- détriment des chômeurs ou travailleurs
ner. Su le plan des faits, ils constatent précaires (les « outsiders ») qui pour-
que la où le marché du travail est le plus raient éventuellement prendre leur
libre, le chômage est le moins élevé. place si le marché était plus luide. Les
L’approche keynésienne est tout autre. seuls coûts de licenciement, de recru-
Pour Keynes, même hors des situa- tement et d’adaptation dissuadent en
tions de crises économiques, le marché partie les entreprises de recruter un
n’absorbe pas spontanément forcément outsider au détriment d’un insider.
toute la main-d’œuvre disponible. Il
peut exister une situation de « chô-
mage d’équilibre » ou l’économie citÉ
« fonctionne » Le chômage d’équilibre
désigne, pour les économistes, une › Banlieues, Ville
situation où l’économie fonctionne (et
est donc en équilibre) bien que le taux
de chômage soit élevé. citoYen/citoYennetÉ
L’approche institutionnaliste (ou régu-
lationnaliste) prend en compte les Être citoyen, c’est appartenir à la
relations sociales, conventions, règles communauté politique d’une nation,

46
C

s’acquitter des devoirs et jouir des droits droits culturels ? En France, cette ques-
civils, politiques et sociaux qui s’y at- tion a été, au cours des années 1990,
tachent, et participer ainsi aux « afaires au centre d’intenses débats, notam-
de la cité ». La citoyenneté, depuis la ment entre les sociologues : les uns
Révolution française, est incompatible préconisant un communautarisme
avec toute discrimination fondée sur tempéré, fondé sur la reconnaissance
une inégalité de naissance. Jamais ce d’une action positive en direction des
mot n’a été autant utilisé qu’aujourd’hui minorités victimes de discriminations
– entreprise citoyenne, écocitoyenneté, (M. Wieviorka, Une société fragmentée ?
cybercitoyenneté –, sans que le contenu Le multiculturalisme en débat, 1996) ;
en soit toujours bien déini. les autres, pour qui la citoyenneté mul-
ticulturelle est a priori une contradic-
débats autour de la citoyenneté tion dans les termes, recommandant
La citoyenneté a donné lieu à des de lutter prioritairement contre les
débats durant les années 1990. Le inégalités sociales (D. Schnapper, La
déclin de la participation électorale, Communauté des citoyens, 1994).
du syndicalisme et, selon certains, du Réinterrogée, la citoyenneté l’est éga-
sens civique à travers la perte de la lement dans son rapport à la nationa-
« civilité » (politesse) a fait craindre lité. Classiquement la citoyenneté pré-
à un afaiblissement irréversible de la suppose l’acquisition de la nationalité
citoyenneté. Cela dit, pour tempérer ce du pays où elle s’exerce (en France est
jugement, on a fait valoir aussi l’émer- citoyen toute personne ayant la natio-
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gence d’une « nouvelle citoyenneté ». nalité française). Au cours de ces der-


En témoigne l’éclosion de nouvelles nières décennies, l’airmation d’autres
expressions : « entreprise citoyenne », formes de citoyenneté accrédite cepen-
« consommateur citoyen », « éco-ci- dant l’idée d’un découplage possible :
toyenneté », « citoyenneté sociale » une citoyenneté transnationale mani-
« cybercitoyenneté », qui manifestent festée à l’occasion des mobilisations
l’apparition de nouvelles formes de antimondialisation ; une citoyenneté
citoyenneté, hors du champ politique. supranationale incarnée par la citoyen-
À travers la citoyenneté, ce sont les neté européenne instituée en 1992 par
valeurs de responsabilité et d’engage- le traité de Maastricht ; enin une ci-
ment qui sont remises au goût du jour. toyenneté locale, exercée à partir d’un
Son attrait, la citoyenneté le doit aussi engagement associatif sans oublier
à l’idée radicalement nouvelle à laquelle l’exercice par des populations étran-
elle est associée depuis la Révolution gères du droit de vote aux élections
française : envisager le vivre ensemble municipales.
en faisant abstraction des diférences Un troisième motif de réinterrogation
sociales, mais aussi religieuses, et eth- découle de l’opposition qui s’esquisse
niques ajouterait-on aujourd’hui. Or, entre la citoyenneté « oicielle », déi-
suite aux vagues successives d’immi- nie formellement par la déinition de
gration intervenues au xxe siècle, les droits et de devoirs, et classiquement
sociétés occidentales sont devenues de associée à la igure du « bon citoyen »,
fait des sociétés multiculturelles. Cette et une citoyenneté « ordinaire », telle
évolution ne serait pas problématique qu’elle est vécue et conçue par le com-
si elle ne s’accompagnait de la montée mun des mortels ; ou, pour le dire
des revendications en faveur d’une re- autrement, entre une citoyenneté par le
connaissance des particularismes. Aux haut et une citoyenneté par le bas.
droits civiques, politiques puis sociaux, S’y ajoutent aujourd’hui les interroga-
ne faut-il pas envisager d’ajouter des tions concernant la globalisation et les

47
Notions et concepts

formes de citoyenneté nouvelles qu’elle in prochaine. O. Spengler défend une


induit, notamment grâce aux réseaux vision héroïque et aristocratique de
sociaux et à Internet. l’histoire, où une minorité impulse des
forces créatrices, alors que les masses
passives ne font que suivre. Dans les
ciViLisation années 1920, O. Spengler – auteur
pessimiste et conservateur – voit dans
Dans l’optique évolutionniste du l’avènement de la société de masse et de
xixe siècle, la civilisation s’oppose à la la technique le signe irrévocable d’un
barbarie. Les sociétés civilisées sont « déclin de l’Occident ».
celles qui connaissent la religion, la Arnold Toynbee reprend le problème
morale et les bonnes mœurs. Et l’on des causes de l’essor et du déclin des
suppose que les sociétés primitives civilisations sur une échelle plus vaste
ou préhistoriques connaissent un état dans son immense fresque A Study of
entre la sauvagerie originelle et la véri- History, dont l’édition s’étend sur vingt
table civilisation. ans (1934-1961). Pour lui, chaque
Avec la naissance de l’anthropolo- civilisation s’est constituée autour d’un
gie, on comprend que la civilisation grand déi (« challenge »), un combat qui
n’est pas un attribut des sociétés évo- marque les traits essentiels de la civili-
luées. Toutes les sociétés humaines sation en constitution. Ainsi, les États-
connaissent une forme de civilisation Unis se sont construits sur un immense
que l’on nomme « culture ». L’emploi continent à défricher. Et l’esprit du
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traditionnel du mot « civilisation » au conquérant est un des traits de la civili-


singulier tend donc à disparaître. On sation américaine. C’est donc la capacité
parle désormais « des » civilisations : la à relever le déi (afronter un ennemi,
civilisation chinoise, grecque, occiden- uniier un peuple autour d’une religion,
tale, et on peut parler aussi de civilisa- construire une économie nouvelle…)
tion africaine. Le terme « civilisation » qui va engager les hommes dans la
renvoie alors à une aire culturelle, construction d’une civilisation nouvelle.
stable sur long terme, marquée par Inversement, « la facilité est nuisible à la
quelques grands caractères qui lui sont civilisation » et annonce sa in.
propres. Le trait commun d’A. Toynbee et
d’O. Spengler est de considérer que
essor et déclin des civilisations la plupart des « grandes civilisations »
Les historiens vont alors s’interroger sont nées d’un centre d’impulsion qui a
sur l’essor et le déclin des grandes civi- déini son âme et son style. La mort des
lisations historiques. Dans les années civilisations est née de l’extinction de ce
1920, des auteurs comme Oswald foyer créateur.
Spengler s’inquiètent du Déclin de l’Oc-
cident, titre d’un de ses ouvrages (2 vol., Les origines des civilisations
1918-1922). Le penseur allemand voit Du point de vue archéologique, on
dans l’histoire humaine une succession considère que les civilisations corres-
de civilisations marquées par un destin pondent à un stade de développement
implacable : la naissance, la maturité et dans l’histoire des sociétés.
la mort. À l’origine des grandes cultures On parle de civilisation lorsqu’appa-
humaines, il y a un soule, une âme et raissent (de façon souvent concomi-
un génie créateur. Toute culture s’en- tante) la ville, l’État, la métallurgie, les
glue ensuite dans la masse et se tourne classes sociales, une architecture monu-
vers le matériel plutôt que le spirituel. mentale, la métallurgie, l’écriture et les
Cette phase annonce son déclin et sa royautés sacrées.

48
C

On constate qu’en plusieurs points du l’inverse, pour le politologue Francis


globe, entre le ive et le iie millénaire Fukuyama, le monde se dirige vers
av. J.-C., sont apparues les premières ci- une uniformisation économique, poli-
vilisations. C’est le cas en Mésopotamie tique et culturelle, annonçant la in des
(Sumer et Babylone), en Égypte (civili- grands clivages entre les civilisations
sation égyptienne), en Asie (civilisation traditionnelles (F. Fukuyama, La Fin
indienne d’Harappa et Mohenjo-Daro, de l’histoire et le dernier homme, 1992).
chinoise) et en Amérique (civilisations Cette uniication culturelle du monde
olmèque, maya, inca). pourrait s’observer au demeurant à
Les causes d’apparition des civilisa- travers une certaine convergence des
tions restent énigmatiques. On ne valeurs à l’échelle mondiale (Ronald
peut qu’être troublé par l’étonnante F. Hinglehart).
convergence des formes sociales entre Pour le politologue allemand Dieter
des civilisations si éloignées : comment Senghaas, le passage à la modernité
se fait-il que soient apparues indé- entraîne des conlits de valeurs et ce
pendamment sur trois continents des au sein même des sociétés en voie de
sociétés avec des traits si ressemblants : modernisation. Le clash n’a pas lieu
pyramides, écriture, villes, rois-prêtres « entre » civilisations mais « à l’inté-
et empereurs divins ? Au xixe siècle, rieur » d’elles-mêmes (D. Senghaas,
on pensait que la civilisation était he Clash within Civilizations, 2001).
née une seule fois dans l’histoire – en Dans certaines circonstances, la reli-
Égypte ou dans la fameuse Atlantide gion, les valeurs et les identités tradi-
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engloutie – et qu’elle se serait difu- tionnelles s’accommodent parfaite-


sée ensuite en d’autres points de la ment des valeurs de la modernité ; dans
planète. Aujourd’hui, cette thèse est d’autres cas, il y a une tension forte.
abandonnée (sauf par quelques auteurs Ainsi, l’islam n’est pas en soi hostile
marginaux qui continuent d’entrete- à la modernité économique (dans la
nir le mythe de l’Atlantide). Certains plupart des pays musulmans, le com-
pensent que les civilisations sont nées merce et l’économie capitaliste sont
d’une évolution convergente de l’éco- développés de longue date). Ce sont les
nomie et des techniques aboutissant à contradictions sociales qui entraînent
une complexiication et à une diféren- la radicalisation d’une fraction de ces
ciation croissante des sociétés. D’autres populations et les conduisent à « cultu-
thèses airment que les civilisations raliser » le conlit. Par exemple, l’islam
sont nées de la guerre (entre cités-États radical jouerait à l’égard du capitalisme
ou de l’invasion de peuples guerriers). américain le même rôle que joua le
communisme au début du xxe siècle.
clash des civilisations ou uniication
du monde ?
La question des civilisations a connu cLan
un renouveau avec le débat lancé au
début des années 1990 par Samuel Le terme « clan » (ou « organisation cla-
P. Huntington (Le Choc des civilisa- nique ») a été longtemps utilisé par les
tions, 1996). Le professeur de science anthropologues pour désigner un groupe
politique soutenait que le monde actuel humain dont les membres sont liés entre
se divisait en grandes aires de civilisa- eux par des règles d’exogamie (on ne peut
tions séparées, les conlits majeurs de se marier à l’intérieur du clan) et l’exis-
notre temps se situant aux zones de tence d’un totem commun.
fractures entre les civilisations (Moyen- Aujourd’hui le terme sert plutôt à nom-
Orient, Asie centrale, Afrique). À mer les groupes qui se reconnaissent

49
Notions et concepts

des ancêtres communs. Cet ancêtre force d’appoint au service de la révolu-


est souvent mythique, car les membres tion ou de la contre-révolution.
du clan sont incapables de retracer la Cinquante ans après K. Marx, Georg
généalogie exacte des membres du Simmel propose une autre analyse des
clan. Il existe la plupart du temps une classes moyennes. Nous sommes au dé-
solidarité entre les membres d’un clan. but du xxe siècle et la société a changé.
Parfois, il correspond simplement à Les classes moyennes prennent de l’im-
une unité politique et religieuse. portance numérique avec l’urbanisa-
tion, le développement du commerce,
de l’État et des activités tertiaires. Pour
cLasses MoYennes G. Simmel, les classes moyennes sont
devenues le centre de gravité de la
Les classes moyennes n’ont jamais société : non seulement l’afrontement
formé un groupe social homogène. On traditionnel entre deux classes s’est mué
les a toujours déinies négativement – en un jeu à trois, mais, surtout, la classe
entre les ouvriers et les paysans d’une moyenne est en train d’imposer ses
part, et l’élite bourgeoise d’autre part. normes, ses mœurs et son style de vie à
Au début du xxe siècle, les classes la société tout entière.
moyennes correspondaient à plusieurs Cinquante ans plus tard, la société a
groupes : les petits commerçants, les encore profondément changé. Le poids
employés de bureau et les professions démographique des catégories intermé-
libérales (avocats, notaires, méde- diaires de la hiérarchie socioprofession-
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cins). Aujourd’hui, l’univers des classes nelle a augmenté. Il y a également un


moyennes peut se décrire en trois resserrement de l’éventail des revenus et
catégories principales : le monde des une relative homogénéisation des styles
« professions intermédiaires » (selon la de vie. Au lendemain de la Seconde
dénomination des pcs) : instituteurs, Guerre mondiale, la société était divi-
techniciens supérieurs, inirmiers… ; les sée en sphères ayant des caractéristiques
cadres : ingénieurs, cadres commerciaux, sociales très diférentes : l’ouvrier, le
cadres administratifs, professeurs de ly- paysan et le bourgeois pouvaient se
cées et d’universités ; les professions libé- distinguer non seulement dans leurs
rales : cabinets d’avocats et de médecins. revenus, mais aussi dans leurs modes
Aux États-Unis, la middle class repré- vestimentaires, leur style de vie et
sente une catégorie intermédiaire située leurs valeurs. Henri Mendras parle de
entre les working class (ouvriers et em- « moyennisation » pour désigner cette
ployés) et les upper class (professions et uniformisation des modes de vie au-
cadres supérieurs). tour de la galaxie centrale.
Concernant l’avenir des classes
Le rôle historique des classes moyennes, les évolutions sont contras-
moyennes tées selon que l’on se situe au Nord ou
Pour Karl Marx, la classe moyenne du Sud de la planète. Dans les pays
n’avait pas de rôle historique indé- développés certains auteurs diagnos-
pendant. Dans sa vision de l’histoire tiquent un déclin des classes moyennes
animée par la lutte des classes, elle ne sous l’efet de la crise. Le thème du
peut que rejoindre l’un ou l’autre des déclin des classes moyennes est apparu
deux camps dans le cadre de l’afron- aux États-Unis dès les années 2000.
tement entre la bourgeoisie et le pro- S’appuyant sur l’essor des inégalités :
létariat. La classe moyenne n’était pas essor d’une classe de nouveaux riches,
porteuse d’un projet de société qui lui augmentation de la précarisation de
est propre. Elle peut au mieux servir de classes populaires et efritement de la

50
C

middle class, ressenti subjectivement social et des intérêts identiques. À un


par la population (entre 1999 et 2005, certain niveau de généralité, le constat
le sentiment d’appartenance à la middle de l’existence des classes sociales n’est
class a perdu cinq points, au proit des guère discutable : toutes les sociétés
segments plus défavorisés de l’échelle modernes sont composées de groupes
sociale). Par ailleurs une série de livres distincts selon les revenus, le pouvoir,
ont alerté l’opinion sur le déclin de la le statut ou le prestige.
middle class (R. Franck, Falling behind, Tous les débats commencent lorsqu’on
How rising Inequality harms he Middle veut préciser les choses. Existe-t-il
Class, 1997, S. Skopol, he Missing encore une classe ouvrière ? Qui sont
Middle, 2000, et A Huington, l’Amé- exactement les « classes moyennes » ?
rique qui tombe, 2010). En France le Qu’en est-il de la « classe dirigeante » ?
thème du déclin des classes moyennes Si K. Marx n’est pas le seul à parler
est plus tardif mais a fait l’objet égale- de classes sociales, c’est tout de même
ment de plusieurs ouvrages remarqués autour de sa théorie que se sont déi-
(D. Goux et E. Maurin, Les Nouvelles nies les positions ultérieures. Il est donc
Classes moyennes, 2012 ; R. Bigot, Fin nécessaire de donner quelques points
de mois diiciles pour les classes moyennes, essentiels de sa théorie.
2009 ; L. Chauvel, Les Classes moyennes
à la dérive, 2006 ; P. Boufartigue, Les classes sociales selon Marx
C. Gadea, S. Pochic, Cadres, classes Pour K. Marx, la classe se déinit d’abord
moyennes : vers l'éclatement ? 2011). par sa situation dans les rapports de
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Parallèlement le boom économique des production. Dans le capitalisme, il y a,


pays émergents a contribué à l’appari- d’un côté, les bourgeois détenteurs du
tion de nouvelles classes moyennes qui capital, et, de l’autre côté, les prolétaires
de Pékin à Sao Paulo, découvrent les qui « vendent leur force de travail ». Les
charmes et vertiges de la consomma- paysans et les artisans sont des classes is-
tion de masse. sues d’un mode de production antérieur,
condamnées à disparaître. Rappelons
qu’à l’époque de K. Marx, 90 % des
cLasses sociaLes salariés sont des ouvriers. L’assimilation
entre « classe ouvrière », « prolétaires »
« L’intérêt de classes, les rapports de et « salariés » (qui vendent leur force de
classes, (…) tient fortement ensemble et travail) est donc légitime. Ce n’est plus
fait marcher en commun les esprits les du tout le cas aujourd’hui, où 90 % de
plus dissemblables. On est avant tout de la population active est salariée et où les
sa classe avant d’être de son opinion » ouvriers ne représentent qu’un tiers de
ou encore « On peut m’opposer sans cette population.
doute les individus ; je parle de classes, Dans le vocabulaire hégélien qu’il afec-
elles seules doivent occuper l’histoire. » tionne, K. Marx distingue la « classe
L’auteur de ces propos ? Ce n’est pas en soi » de la « classe pour soi » : La
Karl Marx, mais Alexis de Tocqueville. « classe en soi » déinit un ensemble
Ces lignes ont été écrites dans L’Ancien d’individus qui ont en commun les
Régime et la Révolution (1856). mêmes conditions de travail et le
La notion de « classe sociale » n’appar- même statut. La « classe pour soi » est
tient pas seulement au vocabulaire une classe qui, ayant pris conscience de
marxiste. Elle a été employée assez ses intérêts communs, s’organise en un
généralement par les sociologues pour mouvement social à travers des syndi-
désigner les groupes sociaux ayant cats et des partis, se forgeant ainsi une
une position économique, un statut identité. La classe ouvrière ne devient

51
Notions et concepts

donc pleinement « classe pour soi » que forment parfois un bloc homogène,
lorsqu’elle prend conscience de ses inté- parfois ils se subdivisent en groupes
rêts et s’organise en fonction. d’intérêts distincts (les routiers, les
Dans ses analyses des classes sociales, cheminots…), parfois, au contraire,
K. Marx s’intéresse moins à la descrip- ils peuvent s’unir à d’autres salariés (les
tion précise et objective qu’à l’analyse employés, les fonctionnaires…) pour
de la lutte des classes. Son propos n’est former une classe d’intérêts plus larges.
pas de proposer une analyse ine de la
stratiication sociale, mais de décrire la Y a-t-il toujours des classes sociales ?
dynamique de la lutte des classes qui À partir des années 1960, l’hypothèse
s’opère, selon lui, autour d’un conlit de la « in des classes sociales » s’est
central entre bourgeois et prolétaires. airmée, en même temps que se déve-
loppent la société de consommation
Les analyses de Max Weber et, en son sein, une importante classe
Pour sa part, Max Weber a proposé une moyenne.
analyse des classes sociales où s’entre- Dès 1959, aux États-Unis, Robert
croisent plusieurs dimensions. Dans la Nisbet (« he Decline and Fall of
société, il existe des groupes distincts Social Class », Paciic Sociological
selon le prestige (statut social), le pou- Review) relève plusieurs phénomènes
voir (partis politiques) et les classes qui appuient cette hypothèse : au plan
proprement dites qui rassemblent les économique, le développement du sec-
« groupes d’individu qui ont (…) les teur des services n’entrait plus dans le
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mêmes chances d’accès aux biens et schéma classique des classes sociales ; au
services ». À partir de là, il distingue plan politique, la difusion du pouvoir
trois types de classes : les classes de pos- dans la société mettait in aux hiérar-
session, les classes de production et les chies pyramidales entre groupes ; au
classes sociales proprement dites. plan social, une certaine harmonisation
de la consommation et des niveaux de
classes, couches sociales et groupes vie brouillait les clivages habituels.
d’intérêts À la même époque, nombre de socio-
Aux États-Unis, l’analyse des classes logues constataient un éclatement, puis
sociales doit beaucoup aux travaux du un déclin, de la classe ouvrière, avec
sociologue William L. Warner. À partir un mouvement ouvrier qui perdait de
d’une enquête menée dans une petite son poids politique. En France, Henri
ville américaine (Newburyport), il a Mendras a soutenu, dans les années
proposé une description de la société 1980, la thèse de « l’émiettement des
américaine en six couches sociales : « up- classes », puis d’une « moyennisa-
per upper class, lower upper class, upper tion » des classes. Ainsi, après le déclin
middle class, lower middle class, upper irrévocable de la paysannerie, le monde
lower class, lower lower class » (Yankee ouvrier semblait lui aussi perdre de ses
City Series, 5 vol., 1941-1959). caractéristiques propres face à l’essor de
Ralf Dahrendorf, dans Classes et conlits la classe moyenne.
de classes dans les sociétés industrielles Plus généralement, dans les années
(1959), élargit la notion de classe à celle 1980, les enquêtes d’opinion conir-
de « groupe d’intérêt ». La structure maient que le sentiment d’appartenance
sociale est envisagée sous l’angle d’une à une classe donnée était en net recul.
grande diversité de groupes et de sous-
groupes qui se créent lorsqu’ils ont des Le retour des classes sociales
intérêts communs et selon les enjeux Contre cette analyse assez unilatérale
et les circonstances. Ainsi, les ouvriers d’une « disparition » ou tout du moins

52
C

d’un « brouillage » des classes sociales, teurs de la science économique : Adam


certains sociologues avancent l’hypo- Smith, David Ricardo, John Stuart
thèse de leur retour. C’est le cas de Louis Mill, homas R. Malthus, Jean-Baptiste
Chauvel, qui soutient que le constat de Say. Ces auteurs partagent l’idée que le
la in des classes s’appuyait en fait sur libre-échange est le meilleur régulateur
la phase exceptionnelle de la conjonc- de l’activité économique.
ture économique des Trente Glorieuses.
Cette période fut efectivement une
période de forte croissance du pouvoir cLiMat
d’achat ouvrier (plus de 3 % l’an) et de
réduction nette des inégalités salariales. Le climat exerce une inluence déter-
Mais, selon lui, cette dynamique a été minante sur les activités humaines. Les
stoppée dès 1975 et, depuis, les iné- grandes régions climatiques de la terre
galités stagnent, voire se creusent : les (climat polaire, climat tempéré, climat
inégalités de patrimoine augmentent ; tropical ou équatorial) correspondent
l’accès aux écoles les plus sélectives reste à des grandes zones de peuplement de
très inégalitaire ; l’homogamie (fait de se la planète. Les régions polaires tout
marier au sein du même groupe social) comme les régions les plus chaudes sont
ne faiblit pas. De plus, si l’identité de désertes ; les grandes civilisations se
classe est certes fragilisée, le maintien sont déployées dans les zones tempé-
d’un vote populaire protestataire et rées.
l’abstentionnisme massif indiquent la Même avec les nouvelles techniques de
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persistance d’un vrai clivage. production, (irrigation, engrais, serres),


Enin, paradoxalement, si la focalisation la production agricole (céréales, fruits,
sur les couches populaires et le monde légumes, élevage) reste organiquement
ouvrier entretient le doute sur l’exis- liée aux conditions environnemen-
tence d’une vraie classe, à l’autre bout de tales et climatiques. Et s’il est possible
l’échelle sociale, un groupe possède tous aujourd’hui d’installer des villes dans
les attributs d’une classe sociale au sens le désert (comme à Las Vegas), le cli-
marxiste : la bourgeoisie. Consciente de mat continue donc d’exercer une forte
ses intérêts et de ses limites, elle cultive, contrainte sur les activités humaines :
via des lieux réservés (clubs privés, ral- en témoigne l’activité touristique ou
lyes), un « entre soi » qui met les impor- l’incidence des aléas climatiques (sé-
tuns à l’écart. Rapprochant des personnes cheresses ou inondations) sur l’activité
exerçant les plus hautes responsabilités agricole.
du privé et du public, les liens de socia- L’histoire du climat est une discipline
bilité ainsi tissés sont inséparablement récente qui se préoccupe de l’impact du
des solidarités économiques. Elle se pré- climat sur l’histoire. Le réchaufement
sente ainsi comme la seule classe mobi- climatique de la in de l’ère glaciaire (à
lisée, capable de maîtriser son destin partir de -20 000 ans), a été un facteur
(M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, important des révolutions néolithiques
Sociologie de la bourgeoisie, 2000). qui ont eu lieu dans diférentes régions
K. Marx ne serait donc peut-être pas du monde.
tout à fait mort… Cette discipline, impulsée notamment
par Emmanuel Le Roy Ladurie, a mis
en lumière l’existence de grandes phases
cLassiQUes (ÉconoMistes) multiséculaires dans l’histoire récente
du climat. Un « petit âge glaciaire » a
En économie, les « classiques » dési- eu lieu au vie siècle (entre 500 et 600).
gnent les auteurs du xixe siècle fonda- Il fut suivi entre le xe et le xiiie siècles,

53
Notions et concepts

d’un net réchaufement sur l’Europe et dans une nouvelle ère de l’histoire où
l’Atlantique Nord. La température était ce sont les hommes qui fabriquent le
alors plus élevée d’un degré et demi climat.
par rapport à aujourd’hui. Ce « Petit
optimum climatique » (Pom) a eu des › Catastrophe
conséquences sur l’essor des civilisations.
Il a permis aux Vikings d’Erik le Rouge
d’installer une colonie au Groënland coacHinG
(985) et, à partir de là, de gagner les
côtes du Canada. Le Groënland veut Terme anglo-saxon renvoyant à la no-
dire le « vert pays ». Cette période est tion d’accompagnement, le coaching
celle de la renaissance féodale. vient du domaine sportif. C’est un
Puis un nouveau « petit âge glaciaire » va processus d’accompagnement d’une
s’installer durant quatre siècles. Il débute personne et/ou d’une équipe dans
selon Le Roy Ladurie aux alentours de la réalisation de ses objectifs, dans la
1420 et se termine vers 1850-1960 envi- mobilisation et le développement de
ron. Cette fois, la température moyenne ses ressources, et dans la recherche et
va baisser d’un degré et demi en dessous la mise en application de ses solutions
de son niveau actuel pendant la période propres ; il vise le développement et
la plus froide (entre 1550 et 1730 envi- l’autonomie de la personne. Dans les
ron). Ce fut une époque terrible où se entreprises, le coaching s’est développé
succéderont des années de mauvaises alors que l’aplatissement des structures
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récoltes et des famines. Ce phénomène organisationnelles et la responsabilisa-


a eu un impact sur l’immigration des tion croissante des salariés sont venus
populations. Il est aussi à l’origine des transformer les rôles des managers.
grandes crises de subsistance, durant la
grande famine française de 1663. L’efet
du climat sur l’agriculture et les crises coGnition sitUÉe
de subsistance seront également un des
facteurs clés du déclenchement de la La cognition située (ou distribuée)
Révolution française. E. Le Roy Ladurie envisage la cognition non comme un
se défend toutefois de tout détermi- phénomène individuel (celui d’une
nisme monocausal qui ferait du climat machine ou d’un cerveau) mais comme
le facteur explicatif unique des grandes un phénomène collectif mettant en
évolutions historiques (« Le climat joue relation plusieurs cerveaux ou un cer-
donc son rôle dans l’enchaînement des veau et une machine, dans le cadre
événements, mais il serait réducteur de d’un environnement donné. Le modèle
lui accorder le rôle principal »). de référence est celui du pilote d’avion
Les humains ne se contentent pas de accompagné du copilote et de leurs ins-
subir le climat : ils le fabriquent (invo- truments de bord.
lontairement) aussi. Les micro-climats
créés dans les grandes villes en sont un
témoin. Mais, on le sait aujourd’hui, coMMerce internationaL
l’activité humaine a, depuis deux (tHÉorie dU)
siècles, un impact global sur le climat :
elle réchaufe la planète. Les nations ont-elles intérêt à échanger
La notion d’anthropocène, popula- entre elles ? Et à quelles conditions ?
risée par le chimiste Paul Crutzen et Quel en sera l’efet sur l’économie
l’anthropologue Dipesh Chakrabarty, de chacune ? Telles sont les questions
résume cette idée. Nous serions entrés auxquelles la théorie du commerce

54
C

international veut apporter des ré- 1919 et 1933, ils ont créé un modèle
ponses. (dit « modèle Hecksher-Ohlin ») qui
parvient aux mêmes conclusions que
Histoire des théories du ci D. Ricardo (« Les nations ont inté-
Ce n’est pas un hasard si Adam Smith rêt à commercer entre elles. »), mais à
(1723-1790) et David Ricardo (1772- partir d’hypothèses diférentes. Pour
1823), les deux fondateurs de la théorie eux, ce ne sont pas les rendements du
« classique » du commerce internatio- travail qui sont la source de l’avan-
nal, vécurent tous deux en Angleterre. À tage d’un pays, mais ses meilleures
l’époque, c’est la plus grande puissance dotations en « facteurs de production »
marchande et industrielle du monde, le (terre, capital ou travail). Cette loi de
« centre de l’économie-monde », dirait « proportions des facteurs » démontre
l’historien Fernand Braudel. mathématiquement une idée simple : si
De l’avantage absolu à l’avantage com- un pays comme le Canada a des avan-
paratif tages comparatifs dans un secteur (par
Pour A. Smith, la raison pour laquelle exemple la production de bois), ce n’est
les nations ont intérêt à commercer pas du fait que ses travailleurs sont plus
entre elles est simple : « Donnez-moi ce eicaces que les Américains, mais parce
dont j’ai besoin et vous aurez de moi que ce pays est mieux pourvu en res-
ce dont vous avez besoin vous-même » sources forestières par tête d’habitant.
(Recherche sur la nature et les causes de Le modèle Hecksher-Ohlin rejoint
la richesse des nations, 1776). Chaque le sens commun : les fruits exotiques
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pays dispose d’atouts spéciiques pour poussent mieux dans les pays exotiques
produire un bien à moindre coût. Un que dans les pays tempérés… Encore
pays a donc intérêt à se spécialiser et fallait-il que cela soit démontré pour
à exporter cette marchandise (qu’il convaincre les économistes !
s’agisse de thé ou de chaussures). Au P.A. Samuelson enrichira par la suite le
inal, chaque nation tire bénéice du modèle en montrant mathématique-
commerce et « une opulence générale ment que, sous certaines conditions, le
se répand ». Tel est le fondement de la modèle ho (Hecksher-Ohlin) conduit
théorie des « avantages absolus ». à l’égalisation des prix des facteurs de
Mais que se passe-t-il si un pays a beau- production de nation à nation. Ce
coup d’atouts et un autre aucun ? Il modèle enrichi est connu des spécia-
semble alors qu’ils n’ont aucun intérêt listes sous le nom de « modèle hos »
à commercer ensemble : l’un restera (Hecksher-Ohlin-Samuelson).
pauvre, l’autre riche. Des études empiriques réalisées dans
C’est contre cette fausse évidence que les années 1950 par Wassily Leontief –
D. Ricardo a bâti sa « loi de l’avantage autre prix Nobel d’économie (en 1973)
comparatif ». Selon cette loi, même – ont cependant fortement remis en
lorsqu’il est plus eicace dans la pro- cause les résultats prévus par le théo-
duction de beaucoup de biens, un pays rème hos. Alors que la théorie prévoyait
a tout de même intérêt à se spécialiser que les États-Unis devaient importer
dans la production où il est comparati- du Canada des marchandises riches en
vement le meilleur. travail et plus pauvres en capital, les
Le modèle HOS tests empiriques ont abouti au résultat
Au début de ce siècle, deux écono- contraire. C’est ce que l’on a appelé le
mistes suédois, Eli Hecksher et Bertil « paradoxe de Leontief ».
Ohlin (Interregional and International
Trade, 1933) vont renouveler la théo- Hiérarchie et inégalités :
rie du commerce international. Entre regards critiques

55
Notions et concepts

À contre-courant de la pensée libre- industrialisés et prennent en compte


échangiste du commerce international les phénomènes d’oligopole et les ren-
s’est développée une tradition critique dements d’échelle. Ces théories ont
qui a voulu surtout mettre en évidence donné des arguments en faveur de
les inégalités et l’efet de domination politiques commerciales stratégiques
dans les échanges internationaux. encourageant les États à soutenir leurs
Les théoriciens marxistes (Samir Amin, industries contre les concurrents étran-
Arghiri Emmanuel), s’inscrivant dans gers.
la lignée de Karl Marx (1818-1883) et Cependant, l’observation des lux du
Rosa Luxembourg (1870-1919), voient commerce mondial montre un phéno-
dans les échanges internationaux des mène singulier : la plupart des échanges
formes d’exploitation de la périphérie ont lieu entre pays similaires situés
(pays du Sud) par le centre impérialiste. dans les mêmes branches. Ainsi, l’Italie,
Dans les années 1970, A. Emmanuel a la France et l’Allemagne sont à la fois
soutenu la thèse de l’« échange inégal ». producteurs et importateurs d’automo-
En raison de la plus grande concentra- biles entre eux. Comment expliquer
tion de machines dans les pays dévelop- ce phénomène, puisqu’il n’y a pas ici
pés par rapport aux pays du Sud, une d’« avantages comparatifs » d’un pays
heure de travail issue d’un pays indus- par rapport à l’autre ?
trialisé vaut trois heures de travail d’un Lorsque les coûts d’investissement
pays sous-développé. Il en résulte une initiaux sont très importants (pour
inégalité des échanges qui contribue à produire des automobiles ou des avi-
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renforcer les inégalités entre nations. ons par exemple), le nombre de pro-
Ce modèle, qui a eu son heure de gloire ducteurs est limité (à cause du coût
dans les années 1970, a ensuite été for- d’investissement). On dit qu’il y a
tement critiqué pour son manque de situation de « concurrence oligopolis-
rigueur, y compris par des théoriciens tique » (c’est-à-dire un petit nombre
marxistes. de producteurs sur le marché). Dans
L’économiste français François Perroux une telle coniguration où un produc-
(1903-1987) a construit une analyse teur ne peut multiplier les gammes de
des systèmes économiques qui ne se voitures (à cause des coûts initiaux), la
réduit pas à un marché libre mais est théorie montre qu’il est avantageux de
marquée par des « champs de forces », commercer entre pays sur des produits
une hiérarchie où les États, les irmes similaires ain de se partager un marché
multinationales et les diférences tech- plus étendu. Les nouvelles théories du
nologiques pèsent de tout leur poids commerce international ont beaucoup
dans les échanges. Tout un courant de fait parler d’elles, parce que certains
pensée s’inscrit dans cette optique. modèles ont conduit à des conclusions
déroutantes. Celui de James A. Brander
Les « nouvelles théories » du ci et Barbara J. Spencer montrait ainsi
À partir des années 1980 se sont déve- que, dans certaines situations, les États
loppées aux États-Unis de nouvelles avaient intérêt à aider leurs entreprises
théories qui remettent partiellement en nationales (par des subventions par
cause les principes classiques. Elles étu- exemple) pour conquérir un marché.
dient particulièrement les conditions C’est ce que l’on a appelé la « poli-
de la « concurrence imparfaite » au tique commerciale stratégique ». Ce
sein des échanges internationaux. Elles qui pose un problème aux économistes,
analysent notamment les échanges au puisqu’un tel « coup de pouce » est en
sein d’une même branche (automo- infraction formelle avec les règles ai-
bile, aéronautique, etc.) entre pays chées par l’Organisation mondiale du

56
C

commerce (OMC) qui est censée faire par la proximité, la chaleur afective,
la loi en ce domaine… la solidarité entre les membres. À l’in-
La mondialisation, la bataille commer- verse, les relations sociétaires, dont les
ciale sans merci que se livrent les pays relations commerciales sont la matrice,
entre eux mais aussi la mise en concur- s’établissent entre individus mus par
rence par les « irmes globales » des dif- des intérêts spéciiques. Elles sont fonc-
férents pays et territoires, augmente la tionnelles et fondées sur le calcul.
complexité de ces phénomènes et invite En anglais, le terme « community »
les économistes à repenser le rôle des désigne toutes les formes de groupe-
États et celui de l’OMC. ments familiaux, amicaux ou locaux
qui existent dans la société moderne.
Le communautarisme est un mou-
coMMon sense vement de pensée né dans les années
1980 aux États-Unis. Il s’oppose à
L’Écossais homas Reid (1710-1796) l’individualisme excessif de la société
fut le principal représentant de ce américaine et prône la reconstruction
courant de la philosophie anglaise des des communautés comme des groupes
Lumières, qui opposait au scepticisme d’appartenance et de reconnaissance.
de Hume des convictions fondées sur En anglais, le terme « community »
leur évidence et leur partage par le plus désigne toutes les formes de groupe-
grand nombre (le sens commun). ments familiaux, amicaux ou locaux
qui existent dans la société moderne.
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Les communautaristes adressent aux


coMMUnaUtÉ/ sociétés modernes plusieurs reproches :
coMMUnaUtarisMe de laisser se dissoudre les liens sociaux
et se perdre l’identité, de permettre le
Ethnie, famille, clan, bande, secte, développement d’un individualisme et
association sportive… au sens large, d’un égoïsme sans frein. Ses critiques
une communauté désigne une col- touchent aussi aux injustices du laisser-
lectivité étendue de personnes unies faire économique.
par des liens de sociabilité étroits, une
sous-culture commune et le sentiment
d’appartenir à un même groupe. C’est coMMUnication
ainsi que l’on parle de la « commu- (sciences de La)
nauté gay », ou de la « communauté
portugaise » en France. Une commu- De la communication animale au lan-
nauté peut être religieuse, ethnique, gage humain, de la presse à la télévision,
politique, professionnelle… de la publicité à Internet, de la rumeur
La célèbre distinction entre com- à l’opinion publique…, tout est com-
munauté (Gemeinschaft) et société munication et échange d’informations.
(Gesellschaft), devenue canonique en Ce vaste domaine fait des sciences de
sociologie, est due à Ferdinand Tönnies la communication et de l’information
(1855-1936). Les relations au sein un large champ de recherches pluridis-
d’une communauté sont celles existant ciplinaires, au cœur des enjeux contem-
au sein d’une famille ou d’une tribu, porains.
ou qui peuvent se développer entre Nées dans la seconde moitié du
les membres de groupes plus larges xxe siècle, suite à l’essor fulgurant de
(« communauté de lieu » ou « com- la communication, les Sic rassemblent
munauté d’esprit » selon l’expression un faisceau de recherches, de théories
de F. Tönnies). Elles sont marquées et d’applications multiples.

57
Notions et concepts

L’évolution des moyens de des scientiiques américains, essen-


communication tiellement des mathématiciens, s’inté-
Les sciences de l’information et de la ressent à la façon dont une machine
communication n’auraient jamais vu peut produire des calculs, traiter des in-
le jour sans l’augmentation prodigieuse formations et résoudre des problèmes.
des moyens de communication. Avec Joseph von Neumann, Norbert
L’apparition du langage parlé a consti- Wiener est à l’origine d’un courant de
tué la première grande révolution sui- recherches auquel, en 1948, il donne
vie, quelques milliers d’années plus le nom de « cybernétique ». Il la déi-
tard, par l’invention de l’écriture, envi- nit comme « l’étude de la commande
ron 3 000 ans avant notre ère. L’écriture et de la communication chez l’animal
permet à l’homme de s’afranchir des et dans la machine ». Mathématicien
frontières de l’espace et du temps : un au MIT (Massachusetts Institute of
texte peut être lu des siècles après avoir Technology), N. Wiener travaille à un
été écrit, loin de son lieu de production, dispositif automatique de visée per-
et L’Odyssée trouve sans cesse de nou- mettant d’ajuster les trajectoires de tir
veaux lecteurs. Vers 1450, Gutenberg des canons… Grâce au « feedback »
invente l’imprimerie. D’abord réservé à (« action en retour »), la machine peut
une élite, le livre se démocratise peu à intégrer de nouvelles données sur l’en-
peu dans les sociétés occidentales, qui vironnement extérieur (input) ain de
voient leur niveau d’alphabétisation mieux exercer son action (output). Elle
augmenter grâce à la scolarisation. ne se contente plus d’exécuter, mais
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Grâce à la domestication de l’électri- peut désormais s’adapter. L’ordinateur


cité, le xixe siècle est celui des grandes est conçu comme une copie du cer-
innovations qui vont bouleverser notre veau humain et de ses capacités. Les
modernité : le téléphone, avec Graham recherches sur l’intelligence artiicielle
A. Bell en 1876, le cinéma, avec les vont réactualiser le vieux rêve qui, de
frères Lumière en 1895 ; la radio, avec Pygmalion à Frankenstein, Pinocchio
Guglielmo Marconi en 1899. À partir ou Terminator, traverse l’imaginaire de
des années 1940, la télévision entre peu l’homme : créer un double à son image,
à peu dans les foyers puis, quelques dé- un double capable de communiquer (P.
cennies plus tard, c’est le tour de l’ordi- Breton, À l’image de l’homme, 1995).
nateur. Dans les années 1970 se met en Les recherches menées soulignent alors
place Internet, d’abord à des ins mili- le fonctionnement des interactions au
taires, puis ain d’assurer les échanges sein d’un système, donnant naissance
entre universités. Mais ce n’est qu’en à la théorie des systèmes (développée
1991 que le World Wide Web (la en mathématiques, en économie, en
« toile d’araignée mondiale ») devient biologie, en écologie…). De ce creuset
accessible aux particuliers. Les satellites de rélexion vont également émerger
de communication criblent la planète les sciences cognitives, la robotique, ou
de messages (Telstar 1 est lancé par la encore la théorie de l’information.
nasa en 1962) et le téléphone portable La théorie de l’information : Elle a été
fait son apparition dans les années élaborée par le mathématicien Claude
1990. Les nouvelles technologies de E. Shannon et le psychologue Waren
l’information et de la communication Weaver (héorie mathématique de la
(NTIC) s’intègrent progressivement au communication, 1949). La théorie de
mode de vie des usagers. l’information repose sur des bases sta-
tistiques de probabilité : plus une infor-
Les travaux fondateurs mation est attendue, moins elle a de
La cybernétique : Dans les années 1940, poids, et inversement. Ainsi, l’annonce

58
C

de la naissance d’une brebis à cinq pattes Les sciences du langage


a une plus forte valeur informative que Un certain nombre de recherches issues
celle, habituelle, d’une brebis à quatre des sciences du langage font désormais
pattes. Shannon et Weaver élaborent partie du fonds commun des sciences
également un modèle de communica- de l’information et de la commu-
tion reliant émetteur, signal et récepteur. nication. Dans les années  1960, la
Tout ce qui est susceptible de parasiter la sémiologie étudie l’univers des signes
communication est appelé « bruit ». dans les médias de masse (R. Barthes,
Le schéma de la communication : Le Mythologies, 1957). La pragmatique de
linguiste Roman Jakobson proposera John L. Austin et John R. Searle étudie
une adaptation du modèle de C.E. la communication en tant qu’action
Shannon et W. Weaver dans son célèbre efectuée par le langage (« Je vous
schéma de la communication, composé déclare mari et femme » rend un ma-
de six pôles : un émetteur (1) envoie un riage efectif ). Plus récemment, l’ana-
message (2) à un récepteur (3), grâce lyse du discours s’est penchée sur les
à un code (4) – linguistique, gestuel, interactions verbales, la presse écrite,
graphique… –, par le biais d’un canal ou les débats télévisés. La linguiste
(5) – auditif, visuel, tactile… –, dans Catherine Kerbrat-Orecchioni a aus-
un contexte donné (6). Bien que cri- culté le fonctionnement de l’implicite
tiqué pour son caractère réducteur, ce dans la communication. Les sciences
schéma reste incontournable dans les du langage ont peu à peu étendu leur
études de communication, ainsi que domaine d’étude à la communication
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les six fonctions du langage qui lui sont non verbale, à l’image et aux médias,
accolées. multipliant les zones de contact avec les
L’école de Palo Alto : Célèbre pour ses sciences de l’information et de la com-
travaux sur la communication inter- munication.
personnelle, l’école de Palo Alto, au
sud de San Francisco, s’est formée innovations techniques et mutations
autour de Gregory Bateson, anthro- socioculturelles
pologue et éthologue spécialiste de Face à l’extension incessante des
la communication animale (voir moyens dont l’homme dispose pour
Y. Winkin, La Nouvelle Communication, communiquer, une question s’est
1981). Inluencé par la cybernétique, posée : quelle incidence ont les inno-
G. Bateson en adopte l’approche sys- vations techniques sur les sociétés qui
témique, la notion d’interaction ou de en ont l’usage ? Il ne s’agit pas ici de
feed-back (Vers une écologie de l’esprit, comprendre l’inluence des contenus
1972). L’école de Palo Alto a forte- de la communication, mais celle des
ment critiqué le schéma de la com- techniques : chaque nouveau mode de
munication proposé par R. Jakobson, communication (écriture, imprimerie,
dont elle déplore la linéarité, allant de radio, Internet, téléphone portable…)
l’émetteur au récepteur, sur le modèle peut en efet engendrer des change-
du télégraphe. Elle y oppose le modèle ments de comportements à grande
de l’orchestre, où les individus parti- échelle, sur le plan social, économique
cipent conjointement à la construc- ou encore idéologique. Selon Jack
tion de l’échange, jouant chacun sa Goody (La Raison graphique, 1977),
propre partition. La simple présence c’est l’écriture qui est à l’origine de la
d’un individu est déjà communication, pensée rationnelle : écrire permet de
comme le souligne la célèbre phrase de trier, de classer et de hiérarchiser, mais
P. Watzlawick : « On ne peut pas ne pas également de comparer des idées, nou-
communiquer. » velles ou anciennes, favorisant ainsi

59
Notions et concepts

la dimension critique. De son côté, sa communauté (S. Tisseron, Petites


Marshall McLuhan (Pour comprendre mythologies d’aujourd’hui, 2000). Mais
les médias, 1964) airme que l’impact le téléphone portable est aussi un for-
des médias en tant que moyen de midable outil pour désenclaver des
communication prime largement sur régions où une infrastructure trop coû-
l’impact des contenus communiqués : teuse ne permet pas l’installation de
les médias modiieraient en profondeur lignes ixes. Parallèlement, les grands
nos sociétés entières et nos modes de empires médiatiques, comme aol-Time
vie. Ce point de vue, M. McLuhan l’a Warner ou Walt Disney, se livrent une
résumé dans une formule aussi célèbre concurrence féroce pour conquérir le
que critiquée : « Le médium, c’est le plus de parts de marché. Les chaînes de
message. » télévision privées, tout comme les sites
La question des techniques de com- Internet, ne cessent de croître. Face à
munication et de leurs incidences sur une telle profusion, on s’est interrogé
nos sociétés est également au cœur de sur les efets des médias sur les compor-
la médiologie, terme forgé par Régis tements et l’opinion publique.
Debray. Dans son Cours de médiologie Globalement, on observe deux ten-
générale (1991), R. Debray distingue dances, parfois caricaturales, concer-
– trop sommairement selon ses détrac- nant le rôle des médias : d’un côté, la
teurs – trois grandes périodes articulées dénonciation de l’asservissement des
autour de techniques de communica- masses, de l’autre, l’idéal communau-
tion : premièrement, la « logosphère », taire. Ces deux postures sont exacer-
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liée à l’écriture, où règne le divin (Bible, bées par la question de la mondialisa-


Saintes Écritures) ; deuxièmement, la tion, aujourd’hui au centre des débats.
« graphosphère », née de l’imprimerie, Dès les années 1930, les sociologues
où prévaut l’idéal de la connaissance de l’école de Francfort, heodore
hérité des Lumières ; troisièmement, la W. Adorno et Herbert Marcuse,
« vidéosphère », fruit de l’audiovisuel, considèrent les médias comme un
dominée par la quête de plaisirs immé- instrument assurant l’hégémonie de
diats et vouée au culte de la star. l’idéologie capitaliste dominante. Guy-
Ernest Debord critique les dérives de
La communication, enjeux La Société du spectacle (1967) et Pierre
contemporains Bourdieu analyse les formes difuses de
La communication est aujourd’hui censure qui ligotent la télévision, ainsi
au cœur des préoccupations. Au tra- que la logique aliénante de l’audimat
vail, dans le couple ou en famille, les (Sur la télévision, 1996). On reproche
ouvrages grand public fourmillent de également aux médias d’anesthésier le
solutions miracles : telle posture pour public sous un lot d’informations dont
convaincre, telle attitude pour séduire, il ne sait plus que faire, et de faire du
telle astuce pour décrocher un emploi. monde un spectacle, engendrant une
Plus qu’un moyen, la communication « perte de réalité ».
tend à devenir une idéologie. Les nou- Du côté de l’idéal communautaire, on
velles technologies de l’information retrouve le rêve humaniste du citoyen
et de la communication mobilisent du monde. M. McLuhan prophétise le
des industries de pointe aux enjeux « village planétaire », où la communi-
économiques colossaux. Le dévelop- cation abolit les frontières.
pement du téléphone portable est ful-
gurant. Sorte de « doudou » techno- Les sic aujourd’hui
logique, il serait un substitut afectif La galaxie des SIC s’est constituée dans
reliant en permanence l’individu à les années 1980 autour de deux pôles

60
C

principaux. L’essor d’une société de comparatiste perdit la coniance des


communication, d’une part (NTIC, anthropologues, au point de dispa-
explosion des nouveaux médias – radios raître, du moins sous sa forme expli-
libres et chaînes de télévision –, puis cite, de l’horizon méthodologique de la
avec Internet et le téléphone portable). discipline. Toutefois, toute proposition
D’autre part, la révolution de la com- théorique suppose un recours à la com-
munication dans les organisations et les paraison, fût-il limité à un phénomène
familles : la in des modèles hiérarchiques ou à une région.
du pouvoir et la promotion d’une com-
munication démocratique. On est passé Les comparaisons internationales :
d’une communication verticale et à sens le renouveau
unique (de haut en bas) à une communi- L’approche comparative des pays est an-
cation horizontale et interactive. cienne. Platon, Aristote, Montesquieu,
Quelques théories générales de la com- Tocqueville ont chacun à leur manière
munication ont vu le jour dans les dépassé les frontières ain de mieux ana-
années 1980 : J. Habermas et sa théorie lyser leur propre société. Au xixe siècle,
de l’agir communicationnel, R Debray comparer devient un gage de connais-
et la médiologie, ou encore la pragma- sance nouveau dans des domaines aussi
tique en linguistique. diférents que la grammaire, la littéra-
Mais si les SIC ont connu une certaine ture, l’anatomie, le droit, la sociolo-
homogénéisation institutionnelle à gie, etc. Il faut cependant attendre ces
travers l’existence de revues, d’asso- toutes dernières décennies pour assister
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ciations professionnelles et de chaires à son développement dans les sciences


universitaires, elles restent néanmoins sociales. Le contexte de mondialisation
très émiettées : études sur les réseaux en fait un enjeu de première impor-
sociaux, efets de l’internet sur l’éduca- tance. Ainsi, les économistes se sont
tion, études sur la communication dans emparés de la méthode pour étudier
les organisations, études sur le journa- les diférents systèmes de production et
lisme et l’évolution des médias, études les dynamiques économiques aussi bien
ethnolinguistiques des conversations que les modes de protection sociale
ordinaires ou le langage du corps, etc. (G. Esping-Andersen, he hree Worlds
of Welfare Capitalism, 1990). Par ail-
leurs, la mondialisation invite les
coMParatisMe chercheurs en sciences sociales à redé-
couvrir sous un autre jour les charmes
Comparer les sociétés ou les cultures et les intérêts des comparaisons inter-
pour les classer sur une échelle de « ci- nationales. Derrière la mondialisation
vilisation » était, à l’époque de l’évolu- se cachent en efet des signiications et
tionnisme, l’occupation principale des des réalités multiples qui sont autant de
anthropologues. D’autres auteurs com- sources d’interrogations.
paraient pour leur part les pratiques
(par exemple l’allaitement au sein) et
les objets (par exemple la hache) pour coMPorteMentaLe
observer comment elles se difusaient (ÉconoMie)
d’une société à l’autre.
Par la suite, le courant culturaliste a L’économie comportementale est
considéré que ce genre de démarche l’application de la psychologie aux
était dénué de sens : on ne peut com- conduites économiques. Elle est née
parer des cultures trop diférentes les dans les années 1970, suite aux tra-
unes des autres. Dès lors, la démarche vaux pionniers de Daniel Kahneman et

61
Notions et concepts

Amos Tversky. Ils ont introduit en éco- la question « Pourquoi a-t-il agi ainsi ? »
nomie une démarche originale : l’expé- La démarche de l’« explication »
rimentation (d’où le nom « d’économie consiste à mettre en évidence les
expérimentale » également donné à ce facteurs extérieurs liés au vote, par
courant). exemple la corrélation entre le statut
Ces expériences en situation montrent social, l’âge de l’électeur et son vote.
que lorsqu’on propose à des individus L’opposition compréhension/explica-
réels de décider d’investir ou de dépen- tion provient de la célèbre querelle
ser une somme d’argent dans une situa- des méthodes qui a animé les sciences
tion donnée, ils le font rarement en sociales allemandes au tournant du
suivant les principes de l’agent ration- xixe-xxe siècle. L’explication renvoie à
nel. Les individus réels commettent un modèle causal en physique, la com-
de nombreuses erreurs de jugement préhension renvoie à une démarche
(en surestimant ou sous-estimant les propre aux « sciences de l’esprit ».
risques par exemple). Leur décision est Cette opposition entre les deux dé-
très sensible aux émotions (la peur ou marches est souvent réduite à deux
la coniance), aux normes sociales, aux types de causalité. L’explication ren-
efets d’imitation. verrait à des déterminismes cachés,
Pour l’économie comportementale, la compréhension à des choix libres
l’agent rationnel est une iction théo- et conscients. Cette opposition radi-
rique ; l’Homo œconomicus réel est un cale n’est en rien nécessaire, les deux
consommateur ou un investisseur avisé démarches pouvant être complémen-
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qui évalue très subjectivement ses inté- taires.


rêts. Ce n’est donc pas ce calculateur
infaillible et omniscient prévu par la
théorie de la rationalité des choix. conFiance
L’économie comportementale a connu
un essor très important à partir du dé- Au plus fort de la crise inancière, en
but des années 2000. Elle a des appli- octobre 2008, les États de l’Eurogroupe
cations en théorie inancière (inance déinissaient un plan d’action destiné à
comportementale), dans le domaine rétablir « la coniance des marchés   ».
de la consommation et de la vie quo- Pour cela, ces États ont promis d’injec-
tidienne (par exemple dans le domaine ter des milliards d’euros pour recapi-
des assurances) ainsi qu’en neuro- taliser les banques et garantir les prêts
économie (de quelle façon le cerveau interbancaires jusqu’à 1 500  milliards
gère les intérêts de chacun). d’euros.
Ces chifres astronomiques nous
mettent devant une évidence : la
coMPrÉHension/ « coniance  » à un prix, très élevé. Les
eXPLication garanties apportées par les États euro-
péens pour restaurer la coniance ne re-
En sociologie, il est courant d’opposer posaient pas uniquement sur une parole
deux démarches pour rendre compte destinée à rassurer des banquiers crain-
d’un phénomène social. Prenons tifs. Il a fallu débloquer des milliards
l’exemple du vote. d’euros : c’est à ce prix que la coniance
La démarche compréhensive consiste à des marchés fut retrouvée. Preuve que
reconstruire les motifs conscients qui la coniance n’est pas qu’une question
conduisent un individu à voter de telle de psychologie collective.
ou telle façon. « Comprendre » une La coniance transpire de toute part
conduite revient à essayer de répondre à dans les relations économiques. Elle

62
C

est particulièrement présente lorsqu’il y dans le temps, et se conirme ou s’in-


a un risque sur l’avenir, ou quand elle irme au il de l’expérience. Elle dépend
met en jeu la crédibilité d’un parte- aussi de la réputation qu’un individu
naire. Conier sa voiture à son garagiste établit au sein d’une communauté.
suppose une certaine coniance dans ses
compétences. S’endetter pour un achat
important suppose d’avoir coniance conFLits sociaUX
dans l’avenir. Quand une entreprise
conie du travail à un fournisseur, cela Les conlits sont constitutifs de toute
implique une certaine coniance dans vie en société : conlits du travail,
sa iabilité. conlits familiaux, conlits politiques,
Le problème est qu’une fois admis le conlits sociaux. Ils résultent des difé-
rôle de la coniance dans les rouages rences de positions sociales, d’intérêts,
économiques, il n’y a guère plus d’ac- de valeurs, de points de vue, entre ac-
cord sur sa déinition, sur sa nature et teurs sociaux. Ils peuvent aussi être liés
sur ses efets. Ces dernières années les à une aspiration à la « reconnaissance »
parutions sur le sujet se sont multi- (dans le travail, dans la société) comme
pliées. le pense le philosophe Axel Honneth.
À défaut d’une déinition univoque, on À ce titre, ils sont pour le sociologue
peut cerner quelques approches : un révélateur de l’organisation sociale.
La coniance comme garantie : La mon- La sociologie peut s’intéresser aux
naie que l’on utilise tous les jours sous causes des conlits, à leur dynamique
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forme de billets de banque s’appelle interne (formes de mobilisations) ou


« monnaie iduciaire (du latin ides qui enin à leurs efets. Certains conlits
veut dire “coniance”)   ». Notons que aboutissent à des ruptures du lien
cette coniance faite à un bout de pa- social : conlit guerrier, divorce, licen-
pier sur lequel est inscrite une valeur ne ciement. Mais ils peuvent aussi jouer
relève pas simplement d’une croyance le rôle de régulateur : c’est aussi une
collective. Elle s’appuie sur une garan- façon de mettre au jour et de régler des
tie des États. problèmes sociaux latents (dans l’entre-
La coniance comme anticipation posi- prise, la société civile). C’est ce qu’a
tive : S’endetter implique une coniance notamment montré Lewis Coser, dans
dans l’avenir. Il existe des indices de Les Fonctions du conlit social (1956).
coniance qui mesurent périodique-
ment la coniance des consomma-
teurs et des entrepreneurs. L’indice de consoMMation
coniance des ménages mesure leur vi-
sion de l’avenir et, en conséquence, leur La consommation fait l’objet d’ap-
propension à consommer. L’indice de proches nombreuses et renouvelées  :
coniance des entreprises mesure leur historique, sociologique, psycholo-
propension à investir dans les semaines gique, sémiologique, économique…
à venir.
La coniance comme relation interperson- Histoire
nelle : Dans les relations de travail, entre Depuis trois décennies, l’histoire éco-
un salarié et un patron, ou entre deux nomique et culturelle, notamment
entreprises qui traitent ensemble, il anglo-saxonne, a profondément renou-
est impossible de tout contractualiser : velé l’histoire de la consommation.
une « poignée de main invisible   » est Alors que les explications tradition-
indispensable pour assurer un travail en nelles mettaient l’accent sur la produc-
commun. Cette coniance se construit tion de biens due au développement du

63
Notions et concepts

capitalisme, plusieurs chercheurs sou- Romantic Ethic and the Spirit of Modern
lignent l’impact de la demande et de Consumerism, 1987  ; L.  Cohen, he
l’évolution des structures de la consom- Consumer’s Republic. he politics of
mation dans la dynamique de l’indus- consumption in postwar America, 2003.)
trialisation des pays occidentaux.
Une « première révolution du consom- Psychologie : Un consommateur
mateur » (dans laquelle l’Angleterre est rationnel ou passionnel ?
igure de proue) se serait produite à par- Dès l’entre-deux-guerres, de nom-
tir des années 1650, avec une demande breuses disciplines de la psychologie se
croissante dans le secteur alimentaire et sont intéressées aux mécanismes de la
celui des textiles. Le sucre, le café, le thé, consommation : le behaviorisme (com-
le chocolat, le tabac font l’objet d’un ment conditionner un sujet lambda
engouement généralisé. La mode des in- pour qu’il associe automatiquement un
diennes, ces cotonnades colorées et im- produit à une émotion ou une idée), la
primées rapportées des Indes orientales psychanalyse (quels sont les liens entre
et au départ réservées aux riches aristo- imaginaire publicitaire, désirs, pulsions
crates, stimule le développement de l’in- et fantasmes), la psychologie de la
dustrie textile européenne à laquelle de motivation (comment transformer du
nombreuses améliorations techniques superlu en besoin)…
permettent de produire en grande quan- Aujourd’hui, la psychologie de la
tité. Pour satisfaire cette nouvelle de- consommation proprement dite est
mande de consommation, les méthodes expérimentale, à la jonction des psy-
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de vente se transforment. Les boutiques chologies cognitive et sociale. Les ques-


avec vitrine puis, au xixe siècle, les tions qu’elle aborde sont très variées :
grands magasins instaurent de nouvelles en quoi le nom, la couleur, le standing
méthodes commerciales : prix ixes, du produit, mais aussi la décoration ou
entrée libre, publicité dans les journaux, la musique de son lieu de vente, par
tandis que la vente par correspondance exemple, peuvent-ils favoriser un achat
se développe, ofrant des produits pour et garantir une satisfaction consécu-
toute une consommation populaire dé- tive ? Comment faire en sorte qu’un su-
sireuse de se procurer tissus, chaussures, jet, en déboursant, ait l’impression de
meubles, ustensiles pour la cuisine, la s’identiier à une communauté d’ache-
couture, le bricolage… teurs partageant ses valeurs ? Comment
Avec les progrès de l’industrialisation, concevoir une publicité qui focalise
une nouvelle étape apparaît à partir l’attention, et suggère un monde ou
des années 1920 aux États-Unis, des une histoire en un minimum de dé-
années 1950 en Europe, celle de la tails ? L’émotion doit-elle l’emporter
consommation de masse stimulée par sur l’appel à la rélexion ? Quels doivent
l’accroissement des classes moyennes. être l’attitude et les propos d’un ven-
Aujourd’hui, les sociétés de consom- deur en chair et en os pour pousser
mation se sont généralisées à toute la discrètement à l’achat ? Jusqu’où peut
planète. aller l’inluence des images sublimi-
(N. McKendrick, J. Brewer, J.H. Plumb, nales ? Etc.
he Birth of a Consumer Society. he Depuis peu, la psychopathologie s’inté-
commercialization of eighteenth-century resse elle aussi aux consommateurs, en
England Neil McKendrick, 1982  ; l’occurrence ceux qui se livrent à des
J. de Vries, he Industrious Revolution. achats compulsifs. La question est alors
Consumer behaviour and the house- de savoir si dans le cas d’achats inutiles,
hold economy, 1650 to the present Jan répétitifs et inconsidérés, on peut parler
de Vries, 2008  ; C.  Campbell, he d’un phénomène d’addiction compor-

64
C

tementale. Et le cas échéant, comment à distinguer la « dénotation » (ce qui est


aider la personne soufrant de ces excès. explicite) et la «  connotation  » (ce qui
En tout état de cause, aucune approche est implicite). Ce vocabulaire technique
ne peut prétendre expliquer, prédire ou élémentaire est désormais bien ancré
induire un comportement d’achat. Tout dans le giron des études de marché.
au plus l’utilisation de certaines tech- Une analyse sémiologique consiste donc
niques, relevant à la fois du marketing et à rechercher les idées ou valeurs «  ca-
de la psychologie, peut-elle augmenter la chées » implicitement dans une aiche,
probabilité de faire consommer. par exemple. Le « carré sémiotique » du
(M. Solomon, E.  Tissier-Desbordes, sémiologue A. Greimas a été utilisé pour
B. Heilbrunn, Comportement du consom- détecter les valeurs et signiications pré-
mateur, 6e éd., 2005  ; N.  Guéguen, sentes dans un discours ou une image.
Psychologie du consommateur. Pour mieux Des cabinets spécialisés en sémiologie
comprendre comment on vous inluence, travaillent au service des marques pour
2e éd. 2011.) les aider à trouver des représentations
conformes à leur positionnement pu-
sémiologie : blicitaire.
L’imaginaire des produits À partir des années 1990, de nom-
La sémiologie (ou sémiotique), science breuses études sont parues sur l’imagi-
des signes, est également mobilisée naire de la consommation. Tour à tour
pour étudier l’imaginaire et la symbo- ont été analysés l’imaginaire du tou-
lique des produits. Ses pères fondateurs risme, l’imaginaire des marques, l’ima-
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sont Ferdinand de Saussure et Charles ginaire de l’alimentation. L’analyse de


Sander Peirce. Mais c’est dans les an- l’imaginaire ne relève pas forcément
nées 1960 que la sémiologie, sous l’im- de la sémiologie au sens strict, mais
pulsion de Roland Barthes ou Algirdas s’est élargie à l’analyse psychologique
Greimas, a connu une impulsion nou- (études des archétypes et des schémas
velle passant de l’analyse du langage mentaux), à l’anthropologie (étude des
à celle des images de toute sorte qui représentations collectives).
structure notre environnement quoti- (J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et
dien. Et la publicité, avec ses aiches, communication. Sous les signes, la stra-
ses logos, ses slogans, fut l’un des do- tégie, 2002.)
maines privilégiés d’étude. Dès lors, la
sémiologie fut sollicitée pour étudier sociologie :
l’imaginaire des produits et la symbo- La distinction dans tous les milieux
lique cachée de la publicité. Alors que la consommation est l’une
Dans Mythologies (1957), R. Barthes des dimensions centrales de nos socié-
décortiquait avec inesse la symbolique tés, la sociologie de la consommation
cachée du steak frites ou de la lessive reste (du moins en France) un domaine
Omo. Le steak frites, conçu comme mineur de la discipline sociologique,
plat populaire, valorisait la viande rouge coincé entre les études statistiques
comme source de force et vitalité. Dans (Insee), l’économie et le marke-
la publicité de la lessive Omo, l’auteur ting. Hormis le travail précurseur de
révélait l’émergence d’une forme de Maurice Halbwachs (La Classe ouvrière
mythologie moderne : le combat contre et les niveaux de vie, 1928), on repère
la saleté et les microbes avec les « agents néanmoins quelques grands courants
blanchissants » qui terrassaient la saleté, de recherche :
symbole du mal. La consommation comme distinction.
Dans un signe (un mot, une image, un Dans La Distinction (1979), Pierre
slogan), l’analyse sémiologique consiste Bourdieu met en évidence que les

65
Notions et concepts

choix de consommation des indivi- peu qu’ils gagnaient en biens de sub-


dus sont déterminés par leur habitus, sistance, les propriétaires consumaient
c’est-à-dire un ensemble cohérent de leur rente en biens de luxe, les capita-
dispositions à agir, penser et sentir qui listes, enin, consommaient modéré-
forment l’unité d’un style de vie, en ment et accumulaient beaucoup. John
lien avec la position des individus dans Maynard Keynes adoptera par la suite
l’espace social. Les goûts « distingués » une démarche similaire en proposant
des classes supérieures (opéra, meubles la notion de «  propension à consom-
anciens, champagne…) s’opposent par mer  », soit la part du revenu (le PIB)
exemple aux consommations «  vul- dépensée par les ménages, au lieu d’être
gaires » des classes populaires (chansons épargnée.
de variété, viandes en sauce, meubles en La théorie économique du consom-
formica…). mateur naît véritablement avec l’école
La consommation comme construction néoclassique de Stanley Jevons, Alfred
identitaire. Dans la lignée des cultural Marshall et Léon Walras. Ces auteurs
studies, plusieurs travaux soulignent la mettent en scène un agent calculateur
capacité des objets à être des supports dont le but est de composer le panier
fondateurs de liens communautaires. de biens qui lui apportera la satisfaction
Les fans de motos Harley Davidson (l’« utilité ») maximale tout en respec-
forment ainsi un groupe conscient de tant sa contrainte budgétaire. Cette
lui-même, avec une cohésion forte, des approche ne prétend pourtant pas véri-
valeurs partagées autour de la reven- tablement expliquer de manière réaliste
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dication d’un statut «  marginal  ». La comment les consommateurs efec-


consommation entre alors dans une tuent leurs choix. Elle vise plutôt à ex-
dialectique entre une volonté d’assimi- pliquer, en partant de comportements
lation à un groupe de référence et une «  micro-économiques  » rationnels,
volonté de diférenciation. comment se comporte la demande de
La consommation comme médiation. marché face aux variations des prix.
Des chercheurs comme Franck Cochoy L’enjeu est de fonder la fameuse loi de
(Une sociologie du packaging ou l’âne l’ofre et de la demande.
de Buridan face au marché, 2002) ou Certains théoriciens tenteront néan-
Sophie Dubuisson-Quellier s’inté- moins de rapprocher la théorie du
ressent aux «  médiations  » par lesquelles consommateur d’enjeux plus concrets.
un acheteur rencontre le produit qui Dans sa théorie de «  l’allocation du
lui convient. L’acte d’achat n’est pas un temps » (1965), le prix Nobel d’écono-
processus purement mental, il s’appuie mie Gary Becker a ainsi proposé d’ex-
sur un ensemble de dispositifs soute- pliquer comment les individus répar-
nant la décision : emballage, marketing, tissent leur temps entre travail et loisir,
listes de courses, essais comparatifs… en considérant que la consommation
(B. Heilbrunn, La Consommation et ses exige non seulement des biens, mais
sociologies, 2e éd., 2010.) également du temps pour jouir des
biens et services achetés. Jan de Vries a
Économie : mis à proit cette approche pour ana-
des théories du consommateur lyser la «  révolution de la consomma-
Ni Adam Smith ni Karl Marx ne tion » au xviiie siècle. Une plus grande
s’intéressaient véritablement aux com- préférence pour la consommation de
portements de consommation. Ils biens marchands et une diminution
associaient plutôt des comportements des salaires expliquent ainsi pourquoi
types de dépense à de grandes classes les ménages ont accru le temps qu’ils
sociales : les salariés dépensaient le consacraient au travail. L’économie

66
C

comportementale et la neuroéconomie tion qui les entourent (he Confort of


ont plus récemment remis en question hings).
la rationalité du consommateur en étu- (G. Bataille, La Part maudite, 1949,
diant les conduites efectives des indi- rééd. 2011 : M. Douglas, B. Isherwood,
vidus lors d’expériences de laboratoire. Pour une anthropologie de la consomma-
tion. Le monde des biens, éd. fr. 2008 ;
anthropologie : M.  L. Nguyen-Conan Le Marché eth-
ostentation, sacriice, distinction nique, un modèle d’intégration ? Halal,
Tant qu’on les jugea dominées par la casher, beauté noire… 2011 ; D. Miller,
stricte nécessité de survie, les sociétés A heory of Shopping, 1998  ; he
traditionnelles échappèrent à toute Confort of hings, 2008.)
forme d’analyse économique. Mais
les études sur le don (Marcel Mauss, Le marketing : entre technique de
1925) et les échanges cérémoniels révé- vente et science humaine
lèrent que la circulation d’un surplus Le marketing est né aux États-Unis
de richesses y existait aussi couram- au début des années 1920, période
ment que dans les sociétés civilisées. qui voit l’essor conjugué de la grande
Georges Bataille, dans La Part maudite entreprise, des produits de masse,
(1949), fut le premier à envisager ces de nouveaux circuits de distribution
dons cérémoniels comme des pratiques (grands magasins, vente par corres-
de consommation : le potlatch, un ri- pondance, chaînes), de la publicité et
tuel des Indiens de la côte nord-ouest des «  marques  » (Coca-Cola, Colgate,
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des États-Unis consistant à distribuer Kodak). Pour atteindre le consomma-


d’impressionnantes quantités de cou- teur et le convaincre, la grande entre-
vertures et de cuivres blasonnés – et à prise ne pouvait plus se contenter de
parfois les détruire –, lui inspira une produire, il lui fallait connaître et
vision des dons et des sacriices comme cartographier les segments de marché
des formes de destruction volontaire et à conquérir. C’est ainsi qu’apparaît la
ostentatoire d’une richesse en surplus. fonction «  marketing  » (regroupant la
Ramenée à de plus justes proportions, distribution, la commercialisation et la
l’idée que la consommation obéit à promotion du produit) destinée à com-
des motifs plus symboliques qu’éco- bler ce besoin.
nomiques se trouva en phase avec le Plus précisément, c’est à Boston,
développement, en Occident, d’une dans une société de presse, la Curtis
société de consommation. En 1979, Publishing Company, que l’on recrute
l’anthropologue Mary Douglas pro- en 1910 le premier « marketer » pro-
posa une théorie de l’acte de consom- fessionnel. Il inaugure les premières
mation comme pratique de distinction études de marché, qui seront bien-
culturelle. Cette façon de voir a été tôt faites par d’autres compagnies
largement reprise depuis par les acteurs comme General Electric ou Kellogg’s.
du marketing, comme le montre le Parallèlement, des universités, comme
soin avec lequel les objets sont conçus celle du Wisconsin, ou la Harvard
pour des segments bien identiiés du Business School, créent les premières
marché (par exemple, le marché des sections d’études commerciales. La
produits ethniques). L’anthropologue naissance du marketing comme nou-
anglais Daniel Miller s’est quant à lui velle discipline s’alimente à la fois de
penché sur les relations afectives que l’inventaire des savoirs empiriques,
les gens mobilisent dans leurs courses acquispar quelques professionnels, et
quotidiennes (A heory of Shopping) ou des premières études universitaires.
tissent avec les objets de consomma- Ni simple savoir empirique ni science

67
Notions et concepts

pure, le marketing est donc, à sa nais- ting. Discipliner l’économie de marché,


sance, un mixte original entre deux 1999.)
cultures : celle de l’université et celle de
l’entreprise.
C’est au lendemain de la Seconde consociation/consociatiF
Guerre mondiale, avec l’entrée dans
l’ère de la production et de la consom- La consociation ou démocratie conso-
mation de masse, que le marketing ciative, est un ensemble de règles et
connaît sa véritable expansion. Son im- de pratiques favorisant la création ou
plantation s’accroît dans les universités, le maintien d’un consensus acceptable
les business schools et les entreprises. lorsqu’une nation est formée d’entités
Son champ de compétence s’étend. multiples très fortement clivées, par
Il concerne désormais plusieurs do- exemple pour des raisons religieuses ou
maines : le produit, le prix, la publicité, linguistiques. C’est un moyen d’éviter,
la distribution (ou place), les fameux par la négociation et le compromis, les
« 4 P » du « marketing mix ». frustrations et les impasses engendrées
L’expansion est également disciplinaire. par les systèmes politiques majoritaires :
À l’origine, les études de marché repo- quels que soient les résultats d’une élec-
saient sur les techniques quantitatives tion, l’accord des composantes mino-
(traitement statistique de question- ritaires dans la prise des décisions col-
naires) et qualitatives (par entretien). À lectives doit rester nécessaire. Des pays
partir des années 1950, elles s’ouvrent comme la Hollande, la Suisse ou la
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aux modèles théoriques de diférentes Belgique ont déjà eu recours à la démo-


disciplines : la psychanalyse, la psy- cratie consociative, avec des fortunes
chologie sociale, la sociologie, l’écono- diverses.
mie. Plus tard, dans les années 1970,
l’approche cognitive fera son entrée,
puis l’anthropologie, la sémiologie, et constrUction sociaLe
même l’herméneutique (tournée vers
l’analyse des récits, des fantasmes, de Le livre de Peter Berger et homas
la mythologie du consommateur, son Luckmann, La Construction sociale de
«  expérience vécue  »). Tout est bon la réalité (1966) a lancé l’expression
pour sonder les «  motivations  » du de « construction sociale ». Dans ce
consommateur, cerner les canaux de qui est devenu un « classique » de la
difusion, comprendre comment une sociologie, les deux auteurs airmaient
publicité peut agir sur le public. que, pour comprendre nos comporte-
Mais, en élargissant son champ, en spé- ments quotidiens, il fallait prendre en
cialisant ses recherches, le marketing en compte les connaissances ordinaires,
vient à se poser des questions sur son souvent implicites, partagées par les
identité. Dans les années 1980, un dé- individus. Les rôles sociaux, (celui de
bat épistémologique hante la discipline. femme, de médecin, d’étudiant), les
Le marketing est-il une technique de objets (les vêtements, la nourriture)
gestion ? Une science de l’homme, une ou les institutions (le mariage, l’école)
science appliquée ? Comment concilier nous apparaissent comme des phéno-
les recherches pures, la théorie et les mènes objectifs alors qu’ils ne sont au
applications ? Comment freiner la dis- fond que des représentations mentales
persion des démarches et lutter contre profondément intériorisées puis objec-
l’éclatement de la discipline ? tivées hors de soi.
(O. Badot, Dictionnaire du marketing, Dans la lignée de cet ouvrage fondateur,
1998  ; F.  Cochoy, Histoire du marke- la thématique de la construction sociale

68
C

a connu un essor considérable dans les relativiste des représentations (« nous


années 1980-1990, notamment en so- n’avons pas la même représentation du
ciologie puis dans les départements des réel » selon les personnes et donc les
Cultural studies des Universités améri- objets changent selon le regard qu’on
caines. Des ouvrages leurissent alors porte sur eux).
consacrés à la « construction sociale » Que veut-on dire par exemple
de la criminalité, la construction sociale lorsqu’on parle de la « construction
de la maladie mentale, de la science, sociale de la dépression » ? Est-ce à dire
du marché, de la sexualité, du corps, que les représentations de la dépression
de la nature, etc. On a même parlé de changent selon les milieux et époques ?
« construction sociale » à propos des Que la maladie elle-même est produite
animaux domestiques et du climat. par la société ? Et dans ce cas les fac-
L’idée de construction sociale a un efet teurs sociaux sont-ils les seuls facteurs à
libérateur. Car derrière l’apparence du prendre en compte ? Faute de précision,
naturel (le statut de la femme, l’adoles- l’idée de construction sociale devient
cence, la sexualité, etc.), se cachent des selon I. Hacking « lassante, ennuyeuse
représentations sociales et des méca- et grossière ».
nismes de socialisations souvent invi-
sibles. Et le rôle des sciences humaines
est de débusquer ces strates de société continGence
enfouies en soi et qui ont l’apparence (tHÉorie de La)
du naturel.
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Selon la théorie de la contingence,


L’abus de construction sociale nuit à les organisations sont des systèmes
la pensée… ouverts, dont la structure interne et
Le philosophe Ian Hacking a participé le mode de gestion ne sont pas uni-
à sa manière à la théorie de la construc- versels mais dépendants des carac-
tion sociale. Il a montré quant à lui téristiques de leur environnement
combien les maladies mentales relèvent (technologie, stabilité de l’environne-
elles aussi de la « construction sociale ». ment…). Principaux représentants :
l’hystérie, la dépression ou les troubles T. Burns et G.M. Stalker, J. Lorsch et
de la personnalité multiples ont une P. Lawrence, J. Woodwoard, mais aussi
histoire. Elles apparaissent comme des H. Mintzberg au travers de sa fameuse
épidémies dans certaines régions, puis typologie des conigurations organisa-
disparaissent soudainement. De même tionnelles.
que les classements des psychiatres évo-
luent au il du temps, montrant ainsi
la relativité des constructions psychia- contrat sociaL
triques.
Mais en 2001, Ian Hacking reprend › Rousseau
la plume pour dénoncer l’abus de
« construction sociale » Dans son livre
Entre science et réalité, la construction conVention
sociale de quoi ? (2001) il constate que (tHÉorie des conVentions)
cette théorie est devenue, « une idée
obscure et galvaudée ». Elle réunit L’école française des conventions, qui
en efet sous une même formule des regroupe des économistes et des socio-
approches très diférentes. Du subjec- logues, est née à la in des années 1980.
tivisme radical (« la réalité n’existe pas : Tout part d’un livre fondateur de Luc
tout est construit, ») à une approche Boltanski et Laurent hévenot, De la

69
Notions et concepts

justiication. Les économies de la gran- de la justiication


deur, paru en 1991. Dans De la justiication, les auteurs
Dans ce livre, les auteurs proposent une déinissent les modes de légitimité ser-
nouvelle approche du fonctionnement vant de base aux conventions comme
de l’économie et des organisations. Elle autant de « mondes » ou de « cités ».
repose sur deux principes. Leurs principes ont été établis par des
Toute organisation a besoin pour réali- philosophes (homas Hobbes, Jean-
ser un produit, qu’il s’agisse d’une ma- Jacques Rousseau) et des penseurs an-
chine à laver, d’un livre ou d’une fusée, ciens (saint Augustin, Bossuet), mais
que les personnes qui participent à la les deux auteurs montrent qu’ils sont
fabrication s’entendent sur un certain également présents dans des écrits
nombre de principes et de valeurs qui modernes (manuels de management,
guident leurs conduites. Ainsi, pour de communication et autres guides
réaliser ce dictionnaire par exemple, pour l’action).
il faut que l’éditeur et le rédacteur – Dans la « cité domestique », inspirée
s’entendent sur le volume des entrées, par un écrit de Bossuet, le lien entre
le style adopté, la lisibilité, la longueur les êtres est conçu sur le modèle du
des articles, etc. Tout cela fait l’objet de lien de parenté. L’intensité de ces liens
négociations et de débats, mais aussi de s’exprime en terme de proximité. Leur
« conventions », c’est-à-dire de référen- contenu est celui des relations de dé-
tiels communs, concernant chacun de pendance et de protection existant dans
ces aspects de la rédaction. Dans toute une famille, une lignée ou une maison.
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organisation collective, les individus Bossuet assimilait le roi à un père se


ne peuvent coopérer qu’en réglant leur sacriiant pour ses sujets. Aujourd’hui,
comportement sur des normes com- on en trouve l’expression dans les dis-
munes, des systèmes de valeurs, des cours qui désignent les gens impor-
règles de conduite explicites ou impli- tants comme des chefs, des patrons ou
cites ; en bref, des conventions. encore des parents. Les positions sont
Dans le second principe, les conven- acquises par recommandation et les
tions supposent la mobilisation de relations entretenues par des cadeaux et
valeurs de référence qui « justiient » des invitations.
et légitiment une action. Dans toute – Dans la « cité civique », inspirée par
organisation, ces principes sont mul- Le Contrat social (1762) de Rousseau,
tiples. Pour reprendre l’exemple du dic- les êtres sont liés entre eux par la no-
tionnaire : le principe de rigueur scien- tion d’intérêt général. Les relations
tiique est une valeur centrale, mais le sont caractérisées par la légalité et la
principe économique selon lequel la représentativité. Dans cette « cité », les
fabrication doit se faire dans un budget personnes sont « grandes » lorsqu’elles
limité est un autre principe essentiel ; agissent en vue du bien commun. Un
il y a aussi le principe de « beauté », bon exemple est celui des délégués syn-
c’est-à-dire de la qualité graphique de dicaux, dont la légitimité est fondée sur
la couverture et de la typographie ainsi le respect des procédures de désigna-
que le principe d’eicacité qui veut que tion et le dévouement au collectif des
les articles soient remis en temps et en travailleurs.
heure. Il y a souvent une tension et une – La « cité industrielle » est celle
confrontation entre ces principes de de l’eicacité. De Saint-Simon aux
légitimité (le principe de rigueur scien- manuels de management, le discours
tiique n’est pas toujours compatible industriel est dominé par les impératifs
avec les principes démocratiques et de de productivité, d’organisation et de
lisibilité, tout aussi justiiables). programmation de l’avenir, Dans cette

70
C

cité, ce qui compte est d’être un expert, 1937 écrit par un jeune économiste
de mettre en œuvre des méthodes et anglais Ronald H. Coase « he nature
d’utiliser des outils opérationnels. Les of the irm ». L’auteur a obtenu le prix
choses doivent y être organisées, mesu- Nobel d’économie en 1991.
rables, fonctionnelles, standardisées et Dans cet article, Coase part d’une
reproductibles. question simple : « Pourquoi y a-t-il des
– La « cité marchande », déinie par organisations ? ». En efet, si l’échange
Adam Smith, est celle où le lien social de biens est le moyen le plus eicace
est assuré par la convoitise partagée pour allouer les ressources, il ne sert à
envers des biens rares. La « grandeur » rien à un chef d’entreprise de recruter
des personnes dépend de leur capa- des salariés, un service comptable, un
cité à s’assurer la possession de biens service de fabrication… Après tout,
désirés par les autres. Dans un monde toutes les fonctions de l’entreprise
marchand, les êtres qui importent sont peuvent être sous-traitées à d’autres
les acheteurs et les vendeurs. Ils sont micro-entreprises indépendantes. En
« grands » quand ils sont riches. Leurs fait, si une telle entreprise virtuelle peut
qualités principales sont l’opportu- exister, elle supposerait un coût énorme
nisme, la liberté d’action et la distance de « transactions ». Chaque ordre qui
émotionnelle. Les relations sont domi- est donné habituellement au sein de
nées par la rivalité. l’entreprise, devrait faire l’objet d’un
– La « cité de l’opinion », inspirée par contrat d’échange, ce système serait au
la description que fait T. Hobbes de inal très coûteux.
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l’honneur, est celle où la position de Pour Coase, l’organisation qui fonc-


chacun dépend de l’opinion exprimée tionne en interne à partir des ordres
par les autres. Dans cette cité – version donnés et non de transactions mar-
moderne –, les gens importants seront chandes, est, au inal, plus « écono-
des personnalités connues, les leaders mique ». Dans ces conditions, on
d’opinion ou les journalistes. Leur peut se demander pourquoi il y a des
valeur est celle de la reconnaissance marchés. Tout dépend, selon Coase,
publique. Le contenu des relations est de l’échelle d’organisation de la pro-
fait d’inluence, d’identiication et de duction. Si la hiérarchie est, à un seuil
séduction. donné de production, plus eicace, elle
– La « cité inspirée », tirée des écrits de le devient moins à grande échelle, à
saint Augustin sur la grâce, désigne un cause des coûts liés à l’organisation et
monde où les personnes se situent par à la bureaucratie.
rapport à des valeurs transcendantes, Là, le marché devient plus eicace.
qui ne dépendent pas de l’opinion des Oliver E. Williamson va entreprendre,
autres. La sainteté et le génie relèvent sur la base des intuitions de Coase, une
de ce domaine, mais aussi la créativité, relecture des relations contractuelles
le sens artistique et l’imagination. Les qui fondent l’activité économique.
avant-gardes politiques, les innova- L’économie des coûts de transaction, en
teurs, les originaux, se réfèrent à cette considérant le marché, l’entreprise et le
« grandeur » ou principe de légitimité. droit comme des institutions visant à
faciliter les transactions, a profondé-
ment changé la vision de l’activité éco-
coÛts de transaction nomique.
(ÉconoMie des) Cette théorie connaît aujourd’hui une
audience considérable, tant du point de
Le point de départ de la théorie des vue scientiique que de celui des acteurs
coûts de transaction est un article de économiques et politiques.

71
Notions et concepts

criMinaLitÉ donc de deux formes consécutives de


« reconstruction » qu’il importe de dis-
Au sens juridique, la criminalité tinguer :
désigne toute infraction à la loi : du La construction sociale des faits, c’est-
simple acte de délinquance, comme le à-dire la réaction de la société à tel délit
vol d’une voiture, jusqu’au meurtre. La par rapport à tel autre : les fraudes is-
loi est donc le critère ultime qui déter- cales sont-elles perçues ou poursuivies
mine ce qui est criminel ou non. Ainsi au même titre que le vol à l’étalage ?
le fait de tuer quelqu’un ne devient Le harcèlement sexuel, la pédophilie
un crime qu’en fonction de la loi en et la violence routière apparaissent au
vigueur. En efet, tout meurtre n’est pas début des années 2000 comme beau-
forcément un crime. Par exemple, on coup plus graves et délictueux qu’ils
peut tuer sans commettre un délit : en ne l’étaient trente ans auparavant
état de guerre, de légitime défense ou (P. Berger, T. Luckman, La Construction
de démence. sociale de la réalité, 1966) ; La construc-
tion scientiique des faits. Les types
Une construction sociale d’action couverts par la notion de
Au sens sociologique, le crime se déi- délinquance dépendent largement
nit comme une construction sociale des limites que le sociologue assigne
qui dépend des lois, des normes et des à son « objet » (fraude iscale, vols,
valeurs d’une société. Il dépend aussi de crimes, etc.). Le sociologue pourrait
la visibilité sociale. Prenons l’exemple même intégrer, s’il le veut, la fraude
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de la délinquance. scientiique ou la consommation de


Les données sur la délinquance in- drogue dans sa déinition. C’est en
tègrent la plupart du temps les vols, ce sens qu’il « construit » son objet
les crimes, les agressions violentes sur (E.H. Sutherland, « White Collar
autrui et certaines infractions à la loi Criminology », American Sociological
comme la vente de drogue ou l’immi- Review, n° 5, 1940).
gration clandestine. Lorsqu’on observe
ces phénomènes, il apparaît clairement Les causes de la criminalité
que ces délits sont plus fréquents dans Une fois déinie la criminalité (en
certaines catégories de populations : partie arbitrairement), il reste à com-
chez les immigrés, dans les milieux prendre ses causes. Les explications
populaires et les quartiers de banlieues. portent en général sur la criminalité au
Si on change maintenant d’optique, et sens courant du terme : meurtre, vol et
si on dénomme « délinquance » toutes agression physique donnant lieu à une
les infractions à la loi, poursuivies ou sanction pénale.
non par la justice, on devra alors inté- Depuis un siècle, les sociologues, les
grer dans ce phénomène : la fraude is- criminologues, les psychologues, les
cale, les pots-de-vin et les corruptions, psychiatres, et même les biologistes se
les abus de biens sociaux, les délits penchent sur le phénomène criminel,
d’initiés, la conduite en état d’ivresse, essayant de déterminer les raisons de
le harcèlement sexuel… Dès lors, cette l’acte.
criminalité se déplace largement vers Parmi les modèles successifs, relevons
d’autres sphères de la société. Le champ les suivants :
de la délinquance s’élargit à d’autres – L’approche psychiatrique. Selon les psy-
professions et à d’autres groupes so- chiatres français Pierre J.-G. Cabanis
ciaux. (1757-1808) et Jean E.D. Esquirol
La prise en compte par le sociologue (1772-1840), le criminel est un malade
de ces formes de délinquance dépend mental. Le Code pénal français actuel

72
C

ne retient cette possibilité que dans accroissant le coût du passage à l’acte ;


certains cas précis, après avis d’experts – Le crime catégorie normative/juridique
psychiatres (article 64) ; (Philippe Robert, Pierre Landreville,
– La théorie du criminel-né. Selon Jean-Paul Brodeur). Le crime n’est
Cesare Lombroso (1835-1909), le fon- pas une sorte particulière de compor-
dateur de la criminologie, le criminel tement, mais la réunion de ceux que
est un être en régression vers un stade le droit pénal punit. L’étude du crime
atavique. La théorie du criminel-né est une sociologie de l’action du droit
a retrouvé un regain, il y a quelques pénal : on étudie le jeu auquel se livrent
décennies, avec les travaux sur le « gène des acteurs sociaux (auteur, victime,
du crime » qui ont été ensuite remis en policier, juge…) autour de cette res-
cause ; source normative.
– La théorie de l’association diférentielle
(Edwin H. Sutherland). Le compor-
tement criminel est appris au contact crises ÉconoMiQUes
d’autres personnes, dans des groupes
restreints où les interprétations défavo- En économie, le mot « crise », évoque
rables aux règles légales l’emportent sur aussitôt quelques images fortes.
les favorables ; La grande crise de 1929 : le « jeudi
– La théorie des conlits de culture noir » du 29 octobre, l’efondrement
(horsten Sellin). Le crime naît du des cours, la panique boursière, les
conlit entre deux cultures diférentes faillites en chaîne, puis les économies
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(par exemple en cas d’immigration) ou qui s’écroulent, le chômage de masse,


de celui que peut faire apparaître l’évo- la misère qui s’installe, les « raisins de
lution d’une culture donnée ; la colère ». Puis, la crise se propage en
– La théorie de l’anomie (Robert K. Europe et dans le monde. Dans cer-
Merton). La délinquance anomique tains pays la colère gronde, entraînant
menace une société qui connaît une la montée de régimes fascistes et ail-
disjonction entre les valeurs sociale- leurs des gouvernements populaires.
ment acceptées et les moyens admis Crise boursière, crise économique, crise
pour les atteindre ; sociale, crise politique… la grande dé-
– Les interactionnismes (Edwin M. pression de 1929 est la mère de toutes
Lemert, Howard S. Becker). En réa- les crises du capitalisme et semble en
gissant de manière discriminatoire et former la matrice unique.
stigmatisante à une déviance occa- La crise de 1929 a été comparée à celle
sionnelle, l’environnement social (au- qui s’est déclenchée en 2008. Le scé-
dience) précipite l’individu dans une nario débute de la même façon : un
spirale de déviance ; efondrement boursier, qui s’est géné-
– La théorie du contrôle social (Travis ralisé à la place internationale. Mais
Hirschi). La délinquance naît du l’analogie s’arrête là. Car en 2009, aus-
relâchement ou de l’insuisance des sitôt les États des pays développés ont
contrôles familiaux, amicaux ou sco- régi, soutenu les banques, puis tenté
laires ; de relancer l’économie. En 1933, cinq
– La théorie des opportunités (Maurice ans après le jeudi noir de 1929, les
Cusson). Tout bien tentant insuisam- États-Unis étaient au plus profond de
ment protégé ou surveillé trouve son la dépression (un quart de salariés au
prédateur. Celui-ci agit de manière chômage) En 2012, cinq ans après la
stratégique en évaluant le rapport coût- crise des subprimes, la croissance avait
bénéice de l’acte qu’il envisage. La repris aux États-Unis. L’Europe est en
peine réduit le taux de criminalité en récession. Mais la récession n’est pas la

73
Notions et concepts

Le Bestiaire des crises


KracHs caractéristiques exemples
• succession d’une bulle • La crise des tulipes
spéculative (Boom) et (1637)
brusque efondrement • La banqueroute
des cours de la bourse. de Law (1720)
• réactions en chaîne : • La bulle internet
la crise se propage • La crise des subprimes
brutalement sur (2008)
toutes les places
inancières et afecte
la plupart des
produits inanciers.
rÉcessions caractéristiques exemples
• baisse modérée de • La grande récession
l’activité sur une japonaise des années
+ ou - longue période. 1990 où se sont
Techniquement une succédé des périodes
récession désigne de croissance molle
une baisse du PIB et de récession.
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(croissance négative)
durant deux semestres
consécutifs.

dÉPressions caractéristiques exemples


• brutale contraction de • La grande dépression
l’activité économique, de 1929 aux
(rétractation du PIB États-Unis.
de plus de 10 %) • La crise grecque
entraînant une (2009-2013)
envolée du chômage.
cYcLes caractéristiques exemples
• succession de phases • Cycle Juglar
de croissance et de (8-10 ans)
récession. • Cycle Kitchin
• plus ou moins (3-4 ans)
longues périodes. • Cycle Kondratiev
(40-60 ans)
crises caractéristiques • Les chocs pétroliers
sectorieLLes • crise limitée à un de 1973 et 1979
secteur (matière • Crise.
première, agriculture,
etc.)
• crise durable (déclin)
ou passagère.

74
C

dépression. Par contre, d’autres types « Pourquoi ne nous avoir rien dit ? ».
de crises avaient pris le relais : crise des En fait, la crise de 2008 avait pris de
dettes publiques et crise de l’euro. court la plupart des économistes.
Krach boursier, dépression, récession, Nouriel Roubini peut se targuer d’être
crise monétaire… si l’on veut com- un des seuls économistes à avoir an-
prendre quelque chose aux crises éco- noncé dès 2006 la crise de subprimes.
nomiques, il faut commencer par sortir En 2010, dans son livre Économie de
du scénario univoque pour apprendre à crise, rédigé avec l’historien Stephen
distinguer les phénomènes. Mihm (Crisis Economics : A Crash
Course in the Future of Finance, 2010),
Les explications des crises il rappelle que « les crises ne sont ni
Quand on demande aux économiques des anomalies auxquelles voudrait
les raisons des crises, plusieurs réponses nous faire croire l’analyse économique
sont proposées. moderne, (…). Elles sont au contraire
Pour les théoriciens classiques (et tragiquement banales et répétitives.
néoclassiques) la crise ne devrait pas Elles surviennent après des périodes de
exister. Pour eux, un marché libre et croissance suscitant un emballement
concurrentiel doit être équilibré et suivi d’un éclatement et d’une phase
stable. Les crises surviennent donc de destructrice. » L’histoire du krach des
perturbations extérieures qui entravent tulipes (1637) à celle des subprimes
les règles du marché : rigidité du mar- en passant par celles de 1957, 1973,
ché du travail, politiques économiques la bulle internet, répète le même cycle
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néfastes, etc. avec à chaque fois des causes et des


Pour les marxistes, les crises du capita- issues spéciiques : l’histoire ne se répète
lisme sont inévitables et inscrites dans jamais, mais elle rime souvent.
sa logique de développement. Elles Aucun des modèles théoriques – key-
proviennent d’une contradiction fon- nésianisme, marxisme, monétarisme –,
damentale liée à la répartition des biens s’ils donnent des éclairages intéres-
entre le capital (logique de l’accumula- sants, ne suisent à tout expliquer.
tion liée aux nécessités du proit) et le Pour comprendre la crise, « il nous faut
travail. déposer notre idéologie au vestiaire et
Pour les keynésiens, les crises ne sont considérer le problème calmement. Les
inéluctables, ni anormales : elles sont crises peuvent prendre des formes très
possibles. Elles proviennent de désé- diverses et ce qui est adéquat dans une
quilibres dans le circuit économique situation déterminée peut ne pas fonc-
(déicit d’investissement, de consom- tionner dans une autre. »
mation, de monnaie). L’État peut inter-
venir pour réguler, relancer, stimuler la
machine quand elle tourne mal. croissance
Pour les théoriciens des cycles, les crises
sont périodiques. Il y a une régularité La croissance économique d’un pays,
des crises liée soit aux cycles des afaires correspond à l’augmentation de la pro-
(crises Juglar) ou, à long terme à un duction au cours d’une période don-
changement dans le régime de crois- née. Sa mesure est le PIB (Production
sance (cycle Kondratiev). intérieure brute). Pour évaluer la
Qu’en est-il de la crise de 2008 ? La Reine croissance d’un pays en fonction de sa
Elisabeth avait posé cette désarmante population, on utilise comme indice, le
question à un parterre d’économistes PIB/habitant qui donne la croissance
réunis à la London school of economics moyenne du pays divisé par le nombre
en 2009 : « Why didn’t you tell us ? » d’habitant.

75
Notions et concepts

Quel est le moteur de la croissance Le modèle néoclassique forgé


économique ? Bien que cette ques- par robert solow (1956)
tion soit centrale pour l’économie, Il se situe dans le cadre du modèle du
sa solution est restée longtemps une marché de L. Walras. Son but est de
énigme. montrer qu’il peut exister une crois-
sance stable et « équilibrée » (c’est-à-
L’analyse classique dire sans surchaufe, ni oscillation)
Pour Adam Smith la division du tra- lorsqu’est réalisée une juste répartition
vail et implique une spécialisation de du capital (K) et du travail (L), les deux
la production qui est la source pre- facteurs de production. Leur évolution
mière de la « Richesse des nations », respective entre travail et capital est
c’est-à-dire, en terme contemporain, le déinie par une fonction, dite fonction
niveau de production d’un pays (son du type Cobb-Douglas. Dans une pre-
PIB). Mais le paradoxe de l’économie mière formulation, le modèle de Solow
classique est qu’elle a été fondée essen- ne prend pas en compte le progrès
tiellement sur un modèle de l’équilibre technique. Par la suite, il sera intégré
du marché. Et dans les conditions comme une donnée « exogène ».
d’équilibre, le montant de la produc-
tion et de consommation est constant : Les nouvelles théories ou modèles de
autrement dit, il ne doit pas y avoir de la croissance endogène
croissance, hormis la croissance de la Depuis les années 1980 sont apparues
population ; ce qui cadre mal avec l’ob- de nouvelles théories de la croissance.
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servation des faits. C’est donc surtout Ces théories sont dites « endogènes »
depuis la Seconde Guerre mondiale, car elles prennent en compte des phé-
au moment ou les sociétés industrielles nomènes comme le progrès technique,
étaient dans une phase de croissance les rendements d’échelle, les efets d’ap-
forte et continue que les économistes prentissage, la formation, les dépenses
ont cherché à construire des modèles publiques… qui étaient soit ignorés
de la croissance. soit considérés comme des facteurs
extérieurs (appelées « externalités »)
Les modèles post-keynésiens dans les théories précédentes. Dans les
de r. Harrod et e. d. domar nouveaux modèles, la formation, l’in-
Formulé dans les années 1940, à la novation technique, les infrastructures
suite des travaux de Keynes. Le résultat publiques, sont prises comme des élé-
de ce modèle tient en une formule : g = ments internes au circuit économique,
s/k ou g est le taux de croissance, s, le font l’objet d’investissements spéci-
taux d’épargne et k, le taux d’investisse- iques. La dynamique de la croissance
ment en capital. est donc dite « endogène ».
Cette équation signiie que la croissance Parmi ces théories nouvelles, celle de
est en relation directe avec l’investisse- l’économiste américain Paul Romer
ment en capital des entreprises et que met l’accent sur les rendements
cet investissement lui-même dépend de d’échelles et sur l’innovation techno-
l’épargne des ménages. (En efet, pour logique et les dépenses de recherche/
investir, il faut que de l’épargne ait été développement. Le rôle du « capital
dégagée). La conclusion pratique de ce humain » (issus des travaux de Gary
modèle est que l’État peu agir en en- Becker) est pris en compte dans ces
courageant ce montant d’épargne pour modèles, comme celui de R.E. Lucas.
maintenir un taux d’investissement R.J. Barro a montré le rôle des infras-
suisant pour obtenir un taux de crois- tructures publiques.
sance donné. Ces modèles nouveaux semblent plus

76
C

réalistes que les modèles précédents du écologiques. De plus il apparaissait de


fait qu’ils tiennent compte de phéno- plus en plus qu’une fois les besoins de
mènes (progrès techniques, infrastruc- base satisfaits, d’autres apparaissaient.
tures…) que les théories précédentes Certains économistes en sont donc
ignoraient. Mais il ne faut pas oublier venus à remettre en cause le principe
qu’ils restent des modèles théoriques d’une croissance mesurée uniquement
et que les vériications empiriques sont à l’augmentation de la production et de
diiciles en la matière. la consommation.
Sur le plan pratique, les théories de la C’est ainsi que sont apparus de nou-
croissance justiient des dépenses de veaux indicateurs de croissance comme
l’État (en infrastructure, en formation, l’IDH (indicateur de développement
en recherche/développement) comme humain) qui prend en compte non seu-
facteur de la croissance. Cependant, ces lement l’augmentation de la richesse
mêmes modèles montrent que si cette d’une pays mais aussi le niveau d’édu-
intervention est trop massive ou mal cation, l’espérance de vie.
ajustée, l’excès d’impôt peut afaiblir la Pour l’économiste Richard Layard (Le
croissance. Prix du bonheur, 2007) la richesse,
censée apporter satisfaction et bien-
La théorie de la régulation être ne joue plus ce rôle. Statistique à
et la croissance « fordiste » l’appui, il a montré que l’enrichisse-
Pour les théoriciens de la régulation ment ne conduit pas à une satisfaction
(M. Aglietta, R. Boyer), la longue plus grande et qu’il faut donc changer
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phase de croissance qui va de l’après- les postulats qui gouvernent nos poli-
guerre au milieu des années 1970 tiques économiques Par exemple c’est
repose sur le couple production de la richesse relative, (c’est-à-dire son re-
masse/consommation de masse : la pro- venu comparé à celui des proches) qui
duction de masse fondée sur une orga- compte plus que le montant absolu.
nisation du travail « fordiste » (taylo- R. Layard en tire la conclusion qu’il
risme/séparation des tâches, chaîne de vaut mieux égaliser les revenus plutôt
montage/standardisation des produits. que de croître indéiniment la richesse
Le tout permet des gains de producti- nationale.
vité importants ; la consommation de
masse a ofert des débouchés au nou-
veaux produits fondée sur grâce à une croYance
élévations des revenus, (liées à des rela-
tions professionnelles (rapport salarial) La notion de croyance a une très longue
basées sur la négociation collective et histoire et fut le plus souvent appréhen-
un État providence (Welfare State) qui dée du point de vue de la seule vérité.
redistribue les revenus. « Les croyances sont trompeuses », dit-
on. Peut-être mais il est sans nul doute
de la théorie de la croissance insuisant d’en rester là. Nombreuses
à l’économie du bonheur sont les théories des croyances qui s’at-
La croissance de l’économie a été ad- tachent à comprendre leurs rôles, leurs
mise comme objectif évident pour les causes et leurs raisons. Si la croyance
sociétés industrialisées. De la crois- véhicule une certaine image du monde
sance naît l’emploi et l’enrichissement qui fait sens pour nous ou les autres,
de tous dès lors qu’elle est bien investie. elle est aussi un guide pour l’action.
Mais à partir des années 1970, l’objec-
tif même de croissance a commencé à Peut-on se passer de croire ?
être remis en cause du fait des dégâts Croyance et habitude : Le philosophe

77
Notions et concepts

écossais David Hume (1711-1776) ré- vraiment les croyances grâce au raison-
cuse avec force l’opposition toute faite nement et à l’observation.
qui existerait entre croyance et savoir. Peut-on savoir sans croire ? : Dans De
Selon lui, le champ des croyances est la certitude, le philosophe d’origine
bien plus large que ce que nous ne le autrichienne Ludwig Wittgenstein
supposons et ne se limite pas à la su- (1889-1951) montre que les croyances
perstition, aux croyances religieuses ou les plus fondamentales que nous ayons
aux préjugés. Les connaissances scienti- (par exemple, je crois que j’ai deux
iques, mis à part les mathématiques, ne mains, que la Terre existait avant moi
constituent pas des certitudes absolues. ou que j’ai des ancêtres) ne se fondent
Toutes nos connaissances des choses de pas sur des raisons. Elles constituent
fait sont elles aussi des croyances qui une « image du monde » et « je ne l’ai
proviennent de l’habitude. Le prin- pas parce que je me suis convaincu de
cipe de causalité lui-même procède de sa rectitude, ni non plus parce que je
l’accoutumance. Nous sommes habi- suis convaincu de sa rectitude. Non elle
tués à voir tel événement être suivi de est l’arrière-plan dont j’ai hérité sur le
tel autre, et nous en inférons qu’il y a fond duquel je distingue vrai et faux ».
un lien de causalité. Par exemple, « le Douter de ces propositions fondamen-
soleil se lèvera demain » n’est qu’une tales ruinerait la possibilité de toute
croyance : jusqu’à présent, tous les jours pensée.
le soleil s’est levé. Pour D. Hume, faire
ce constat n’a rien de dépréciatif pour La force des croyances
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le savoir mais met en évidence que la Les prophéties autoréalisatrices : Ce n’est


croyance est le mode normal de notre pas parce qu’elle est démentie par les
connaissance. Cela ne veut pas pour faits qu’une croyance est abandonnée.
autant dire que toutes les croyances se Les danses d’été, chez les Indiens Hopi,
valent : il y a une hiérarchie entre elles ont pour but de faire venir la pluie,
qui est fonction de leur plus ou moins mais il ne pleut pas toujours le lende-
grande probabilité. main… En reprenant cet argument en
La croyance à l’aune de l’action : Le 1949, le sociologue Robert K. Merton
pragmatisme, à la suite du philosophe généralise l’idée que les croyances
américain Charles Sanders Peirce peuvent avoir des fonctions non appa-
(1839-1914), déinit la croyance rentes, qui contribuent à leur solidité :
comme une « habitude d’action ». De en l’occurrence, rassembler la com-
ce fait, les croyances ne doivent pas être munauté au moins une fois par an. Il
fondées par la correspondance qu’elles ainera cette idée en forgeant la notion
auraient avec le réel. C’est par rapport de « prophétie autoréalisatrice », qui
aux conduites ou actions qu’elles sus- désigne le mécanisme par lequel la dif-
citent qu’il convient de les apprécier. fusion d’une croyance portant sur l’ave-
Le doute est un état diicile proche nir contribue à faire advenir la situation
du malaise tandis que la croyance au attendue : c’est le cas de beaucoup de
contraire se caractérise par une certaine phénomènes boursiers. Mais l’inverse
paix. C.S. Peirce cherche donc à ixer est également vrai : il arrive que, parce
les croyances. Or, selon lui, la ténacité qu’ils croient qu’un embouteillage va se
(croire par principe ce que l’on croit produire, les automobilistes difèrent le
déjà), l’autorité (qui laisse les institu- départ. Le bouchon n’a pas lieu, mais
tions légiférer sur les croyances) ou chacun continue de penser qu’il y a
l’a priori ne permettent pas de ixer échappé de justesse.
durablement les croyances ; seule la Dissonance cognitive et engagement :
méthode scientiique permet d’établir La théorie de la dissonance cognitive,

78
C

proposée en 1957 par Leon Festinger, cULtUraLisMe


postule que le sujet s’eforce constam-
ment de réduire les écarts existant entre En anthropologie, le culturalisme
ses idées, ses connaissances, ses opi- désigne un courant de pensée qui s’est
nions, ses actes. Cette théorie concerne développé aux États-Unis à partir des
la croyance quand elle explique que, années 1930. Il rassemble des élèves
lorsque nous nous employons à réduire de Franz Boas (1858-1942), comme
la dissonance, nous préférons dans cer- Edward Sapir (1884-1939), Ruth
tains cas ajuster le réel à nos croyances Benedict (1887-1948) et Margaret
plutôt que l’inverse, parce que ces der- Mead (1901-1978), et d’autres auteurs
nières nous engagent plus fermement comme Ralph Linton (1893-1953) ou
que ne le font les événements, qu’il est Abram Kardiner (1891-1981).
toujours possible de réinterpréter. L’approche culturaliste repose sur trois
De « bonnes raisons » de croire : Depuis points essentiels :
1990, le sociologue Raymond Boudon – Le monde est divisé en aires cultu-
défend l’idée que nos croyances portent relles, ou cultures locales, qui for-
sur des idées, et non sur des événe- ment des systèmes relativement clos
ments ou des actes. Par conséquent, et possédant leur cohérence propre.
elles obéissent à des raisons, et non à Ainsi, R. Benedict développe sur
des causes : elles ne sont donc pas fonc- cette base le concept de « carac-
tionnelles et restent relativement im- tère national », qu’elle applique à la
perméables aux événements, car nous culture japonaise (Le Chrysanthème et
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pouvons avoir de « bonnes raisons » de le Sabre, 1946). Elle expose sa théo-


croire, même à des idées fausses. rie dans Échantillons de civilisation
(1934). Dans son approche, chaque
culture est organisée selon une
csP « coniguration » (pattern), un mo-
(catégories socioprofessionnelles) dèle particulier marqué par quelques
traits saillants.
La nomenclature PCS des professions – Les culturalistes établissent un lien
est l’édition refondue de l’ancienne entre culture et psychologie. L’idée
classiication des CSP (catégories socio- centrale est que la culture et l’éduca-
professionnelles). Créée par l’Institut tion d’une société contribuent à forger
national de la statistique et des études une personnalité d’un type particulier.
économiques (Insee) en 1954 et revue C’est pourquoi on regroupe aussi ces
en 1982 et 2003, la grille des PCS est auteurs dans un mouvement appelé
un outil utilisé dans les recensements et Personnalité et Culture. A. Kardiner
les enquêtes sociologiques pour classer et R. Linton déinissent les notions de
les Français selon des groupes sociaux « personnalité de base » et de « person-
d’appartenance. nalité de groupe », en distinguant les
Les PCS sont réparties en huit grandes concepts de modèle, de statut et de
catégories : agriculteurs exploitants ; rôle. M. Mead, en comparant plusieurs
artisans ; commerçants et chefs d’entre- sociétés de Nouvelle-Guinée, oppose la
prise ; cadres et professions intellec- personnalité des Arapesh, calme et pai-
tuelles supérieures ; professions inter- sible, de celle des Mundugumor, bru-
médiaires ; employés ; ouvriers ; les tale et belliqueuse ; chez les Chambuli,
retraités ; les autres personnes sans acti- les hommes sont d’un caractère doux et
vité professionnelle (personnes vivant émotif et sont dominés par des « maî-
au foyer, militaires du contingent, étu- tresses-femmes » actives et domina-
diants). trices.

79
Notions et concepts

– La culture (ensemble de valeurs, de porary Cultural Studies (CCCS), qui


lois, de normes, de représentations va être un des creusets de ce nouveau
collectives) est, en dernière instance, courant de pensée.
le critère déterminant d’explication Les Cultural Studies ne constituent pas
des conduites humaines. Ainsi, les une discipline à proprement parler,
comportements des hommes ou des elles croisent plutôt plusieurs types
femmes dépendent en dernier ressort d’approches (sociologie, analyse lit-
uniquement des modèles culturels de téraire, sémiotique, anthropologie,
la société, sans autre considération histoire…) consacrées aux multiples
relative à la biologie (M. Mead, L’Un formes des « cultures populaires ».
et l’autre sexe. Les rôles d’homme et de L’un des domaines privilégiés des
femme dans la société, 1949). Cultural Studies est l’étude de la récep-
tion des médias. Élargissant leurs réfé-
rences intellectuelles (la philosophie
cULtUraL stUdies marxiste, Pierre Bourdieu, Michel
Foucault, Roland Barthes, Michel de
On considère généralement que l’acte Certeau), les membres du CCCS vont
fondateur des Cultural Studies est la peu à peu s’employer à l’étudier empi-
publication, en 1957, de l’ouvrage riquement. Une des étapes fondamen-
de Richard Hoggart, La Culture du tales est le texte écrit par Stuart Hall
pauvre. Dans ce livre en partie auto- (successeur, en 1968, de R. Hoggart à
biographique, l’auteur livre un portrait la tête du centre), intitulé « Codage/dé-
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du style de vie des classes populaires codage » (traduit dans la revue Réseaux,
anglaises et particulièrement de la n° 68, 1994). S. Hall y souligne que les
manière dont les messages des médias messages, en dépit du fait qu’ils sont
(séries télévisées, presse populaire et le plus souvent codés conformément
roman à l’eau de rose) sont « reçus » à l’idéologie dominante, ne sont pas
par leurs membres. Avec ce travail toujours reçus de cette façon. Il dis-
novateur, R. Hoggart donne une des tingue trois types de lecture possibles
premières analyses de la « culture de par le public : dominant (le message
masse ». Contrairement aux thèses est reçu de façon naturelle, évidente),
postulant l’« aliénation » des masses oppositionnel (le message est compris,
(heodor W. Adorno et l’école de mais lu selon un autre code) ou négocié
Francfort), il soulignait la capacité de (lecture à la fois conforme et opposi-
résistance des classes populaires aux tionnelle).
messages qui leur sont adressés. Janice Radway montrera par exemple
Parmi les autres « pères fondateurs », que les lectrices de « romans roses »,
on compte Raymond Williams, pro- bien que conscientes du caractère
fesseur de littérature anglaise, et l’histo- conservateur et de la faible qualité
rien Edward P. hompson. Ce dernier littéraire de ces ouvrages, les reven-
réalise une étude célèbre La Formation diquent néanmoins comme des « actes
de la classe ouvrière anglaise (1963), d’indépendance ». Car ils leur servent
dans laquelle il envisage la conscience à se soustraire à « la routine quoti-
de classe comme « la manière dont ces dienne et aux contraintes de leurs
expériences se traduisent en termes rôles d’épouse et de mère de famille »
culturels et s’incarnent dans des tradi- (J. Radway, Reading the Romance :
tions, des systèmes de valeurs, des idées Women, Patriarchy and Popular
et des formes institutionnelles ». Literature, 1991).
En 1964, R. Hoggart fonde à Outre ces travaux sur la réception, les
Birmingham le Center for Contem- Cultural Studies ont continué à pro-

80
C

duire nombre de travaux ethnogra- la consommation d’œuvres et les pra-


phiques sur la classe ouvrière et ses tiques culturelles comme de purs actes
conditions de vie, les sous-cultures d’interprétation, en oubliant les pro-
jeunes (punks, rockers, mods…) cessus sociaux dans lesquels elles s’ins-
considérées comme « déviantes » (voir crivent. Enin, on leur a souvent repro-
D. Hebdige, Subculture : he Meaning ché une certaine forme de populisme,
of Style, 1979). qui conduit parfois les chercheurs à
À partir des années 1980, les Cultural une gloriication démagogique des
Studies vont s’implanter aux États- manières d’être et de faire des classes
Unis et commencer à essaimer dans populaires.
le monde entier. D’autre part, elles ne
cessent d’étendre leurs champs d’inves-
tigations, abordant le thème du genre, cULtUre
des ethnies, l’urbanisme, la consomma-
tion, la géographie culturelle… On ne mange pas de la même façon
Aux États-Unis, par exemple, les au Japon ou en France  ; on n’adhère
Cultural Studies se sont centrées sur pas aux mêmes valeurs selon que l’on
l’analyse de la « pop culture » (sitcoms, est né à New Delhi ou à New York  ;
phénomènes fans, science-iction…), on n’obéit pas aux mêmes normes de
en délaissant l’analyse sociologique vie que nos grands-parents, etc. L’idée
au proit de la sémiologie, dans une de « culture » renvoie à cette diversité
perspective résolument postmoderne. de mœurs, de comportements et de
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En Asie, et plus spéciiquement en croyances forgés au sein d’une société.


Inde, se sont développées des Subaltern Mais derrière cette déinition de la
Studies, inspirées notamment de culture, qui nous est devenue si fami-
E.P. hompson, promouvant une lière, se proilent en fait des signiica-
« histoire par le bas » qui, en se foca- tions et des modèles diférents.
lisant sur les couches populaires, vise
à en inir avec l’élitisme dominant au culture ou civilisation ?
sein de l’histoire postcoloniale. Plus Au xviiie siècle, en France, le mot
généralement, les Cultural Studies « culture » désigne l’accès à l’éducation
ont contribué à l’apparition de nom- lettrée et est associé à l’idée de progrès
breuses sous-disciplines consacrées universel. Un esprit « cultivé » est celui
à certains groupes « minoritaires » : qui a acquis beaucoup de connaissances
Asian Studies, African-American dans le domaine des idées, des sciences,
Studies, Womens’Studies ou encore de la littérature et des arts. Cette
Fan Studies. déinition, apparue au xviie siècle, et
qui s’est imposée avec l’idéologie des
critiques des cultural studies Lumières, oppose l’esprit cultivé et raf-
Un certain nombre de critiques sont iné aux mœurs frustes des « barbares »
aujourd’hui adressées aux Cultural («  Culture is the training and raine-
Studies. On a depuis longtemps souli- ment of mind », T. Hobbes, Leviathan,
gné la faiblesse sociologique de nom- 1651).
breux travaux qui en sont issus. Ceci L’anthropologie a imposé une déi-
s’explique notamment par le fait que nition beaucoup plus générale qui
les Cultural Studies sont nées dans le englobe l’ensemble des mœurs, des
giron des études littéraires, et non valeurs et des idéologies d’une société :
dans celui des sciences sociales. D’où « La culture ou civilisation, prise dans
également une tendance, paradoxale, à son sens ethnologique large, est cet
étudier la culture comme un « texte », ensemble complexe qui inclut les

81
Notions et concepts

connaissances, les croyances, les arts, «  personnalité de base  » (R. Linton,


la morale, les lois, les coutumes, ainsi Les Fondements culturels de la person-
que les autres capacités et habitudes nalité, 1945).
acquises par l’homme en tant que Alors que l’anthropologie américaine
membre d’une société  » (E.B. Tylor, abordait la culture comme un phéno-
Primitive Culture, 1871). Dans ce mène autonome, l’anthropologie bri-
sens large, les valeurs d’une société tannique tentera de la relier à l’ordre
(par exemple l’esprit chevaleresque au social dans son ensemble. Bronislaw
Moyen Âge ou le respect ilial dans le K.  Malinowski* (1884-1942) propo-
confucianisme), les coutumes alimen- sera une approche fonctionnaliste*
taires (accompagner tous les repas avec de la culture. Chaque élément cultu-
du pain en France ou manger avec rel (les règles de la sexualité, les lois,
des baguettes en Chine), les rites de les croyances religieuses) répond à
mariage, la langue, la religion domi- de grandes fonctions sociales néces-
nante d’un pays… participent de la saires à l’équilibre de la société (B.K.
culture d’une société. Malinowski, Une théorie scientiique de
la culture, 1944). Alfred R.  Radclife-
Les anthropologues et la culture Brown* (1881-1955), lui aussi fonc-
En bon évolutionniste*, Edward B. tionnaliste, décrira ces besoins en
Tylor* (1832-1917) se propose de termes de cohésion et de reproduction
classer les cultures sur une échelle de sociale (Structure et fonction dans la
progrès, allant des sociétés sauvages au société primitive, 1952).
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monde civilisé. Avec le structuralisme*, une autre


Franz Boas* (1858-1942) se démarque facette de la culture est soulignée. Pour
de l’idée d’évolution des cultures. En Claude Lévi-Strauss* (Anthropologie
efet, l’anthropologue airme qu’au- structurale, 2 tomes, 1958 et 1973), les
cune culture n’est plus développée productions culturelles, aussi diverses
qu’une autre. Pour lui, chaque culture soient-elles, obéissent à des règles de
représente une synthèse originale, dotée construction communes, qui sont
d’un « style », qui s’exprime à travers la des structures mentales universelles et
langue, les croyances, les coutumes et dont les éléments sont élaborés sur une
l’art, et constitue un tout. Le monde architecture («  opposition binaire  »,
est ainsi divisé en aires culturelles*, «  permutation  », «  commutation  »).
chacune ayant sa spéciicité. Les cultures humaines sont ainsi des
Après F.  Boas, on peut considé- variations sur les mêmes thèmes, toutes
rer que l’anthropologie dans son égales et de même valeur intellectuelle.
ensemble est dominée par une
approche «  culturaliste  », des nouveaux regards
années 1930 aux années 1980. À partir des années 1970, une révision
Les élèves de F.  Boas, (Margareth de la notion de culture s’opère au sein
Mead*, Ruth Benedict*, Abram de l’anthropologie. Pour les cultura-
Kardiner, Ralph Linton*) vont être listes, une culture représentait une sorte
à l’origine d’un mouvement appelé d’inconscient social  : un système de
Personnalité et culture. La culture valeurs et de croyances dans lequel les
est vue comme un apprentissage individus baignent depuis leur enfance
de modèles de conduites typiques sans en avoir conscience. L’approche
qu’intègre l’individu dès l’enfance constructiviste* et interprétative, pro-
et qui lui permet de s’intégrer dans mue notamment par Cliford Geertz*
une société donnée. On peut faire au sein des Cultural Studies*, promeut
correspondre à chaque culture une une vision plus dynamique et rélexive

82
C

de la culture. Lorsqu’on observe cULtUre d’entrePrise


les diférents types d’adhésion aux
croyances religieuses – le catholicisme L’origine de la formule « culture
par exemple –, on s’aperçoit que les d’entreprise » est souvent attribuée à
croyants n’adhèrent pas tous au même Elliott Jaques, fondateur du Tavistock
mode de croyance et ne forment donc Institute à Londres. En 1952, il déi-
pas un bloc homogène. Entre un indi- nit la culture d’une entreprise comme
vidu et sa religion d’origine s’opèrent « son mode de pensée et d’action
sans cesse des réinterprétations, une habituel », « plus ou moins partagé »
distance critique, un détachement et « qui doit être appris et accepté ».
et un phénomène syncrétique qui L’idée est que dans le fonctionnement
marquent cette rélexivité*, particu- normal des rapports de travail en entre-
lièrement prononcée dans les sociétés prise, il entre une part d’habitudes plus
actuelles vis-à-vis de leur religion. Vue ou moins rationnelles et conscientes,
sous cet angle, la culture n’est pas un dont l’origine n’est pas précisée.
milieu homogène dans lequel baignent Puis, dans les années 1950 et 1960,
les individus inconsciemment, mais un les études américaines de management
ensemble de « discours » ou « textes » comparé s’intéressent aux variations
qui se prêtent à d’incessantes transfor- dans le mode de gestion des entreprises
mations et reconsidérations. dans diférents pays. Elles mettent en
L’anthropologie cognitive (qui s’est valeur la notion de facteur culturel :
développée dans les années 1990) au Japon, en particulier, le succès des
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défend une théorie de la culture en industries modernes semble fondé sur


rupture radicale avec les approches la transplantation de valeurs tradi-
culturalistes qui l’ont précédée. tionnelles de solidarité, d’abnégation
S’inscrivant dans le cadre de la théorie et de respect de la hiérarchie dans
de l’évolution, l’anthropologie cogni- l’entreprise. L’exemple japonais inspire
tive considère la culture comme un fortement le sens que l’on donnera
produit de la sélection naturelle qui désormais à la notion de corporate
vise à résoudre des problèmes adap- culture, traduite en France par l’expres-
tatifs précis (se reproduire, se nourrir, sion « culture d’entreprise » ou encore
vivre en communauté, se défendre…). « culture organisationnelle ».
La culture n’est pas en rupture avec La notion de culture d’entreprise a
la nature, mais en coévolution* avec connu un grand succès dans le do-
elle. Alors que l’anthropologie cultu- maine managérial dans les années 1980
relle insiste sur la diversité des cultures (T.J. Peters, R.H. Waterman, Le Prix de
humaines, l’anthropologie cognitive l’excellence, 1982 ; W.G. Ouchi, héorie
postule au contraire l’existence d’inva- Z, 1981). Les déinitions varient selon
riants culturels. Au fond, si les mythes, les écoles et les tendances, mais elles
les religions, les règles du langage et partent toutes du principe que l’entre-
les règles de la parenté se ressemblent prise est une entité sociale capable de
tant d’une société à l’autre, c’est, pen- sécréter des règles, des coutumes, des
sent les tenants de cette approche, que préférences et des croyances qui lui sont
les phénomènes culturels reposent sur propres. Dans la mesure où elles sont
quelques lois simples d’organisation partagées par ses membres, dirigeants
de l’esprit humain, héritées d’un vieux et employés, elles sont le « ciment » de
passé évolutif. l’organisation et la condition de son
bon fonctionnement.
› Civilisation, Cultural Studies, Les expressions concrètes de la culture
Nature/Culture d’entreprise sont, selon les auteurs,

83
Notions et concepts

assez luctuantes. Ils mettent l’accent a été très active dans les années 1920.
sur les valeurs et les comportements, En 1923, l’anglais Joseph Kitchin
d’autres sur les symboles, les représen- (1861-1932) repère des cycles de
tations et les compétences communes. quatre ans environ (de 3 à 5) dans les
Isabelle Francfort, Florence Osty, économies américaines et britanniques
Renaud Sainsaulieu et Marc Uhalde entre 1890 à 1922. Le cycle court, ne
(Les Mondes sociaux de l’entreprise, présente pas de phase de crise mais plu-
1995) distinguent trois grandes com- tôt de ralentissement.
posantes : les rites, les symboles et les Au même moment, l’économiste russe
codes vestimentaires et linguistiques ; la Nikolaï Kondratiev reprend le pro-
mémoire collective, résultant d’une his- blème mais à une autre échelle. Dans
toire vécue ou mythique ; les attitudes Les Vagues longues de la conjoncture
partagées. (publié en 1926), il repère des cycles
D’autres auteurs insistent sur le économiques longs d’environ un demi-
contenu des connaissances « parta- siècle (de 40 à 60 ans) dans l’histoire du
gées », sur lequel repose la culture de la capitalisme. Ces cycles se composent
irme industrielle. d’une grande phase ascendante (phase
En réalité, tout ce qui fait partie des A) de croissance suivie d’une phase des-
habitudes communes peut être versé au cendante (phase B).
compte de la culture d’entreprise, à ceci N. Krondratiev inscrit ses recherches
près que certaines d’entre elles peuvent dans une perspective marxiste : celle des
aussi renvoyer à d’autres niveaux d’or- crises récurrentes du capitalisme. Mais
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ganisation (la profession, la culture l’idée que des phases de croissance re-
régionale, la culture nationale). prennent après la crise attire les foudres
de Staline. En 1930, il est arrêté et ac-
cusé de conspiration contre révolution-
cYcLes ÉconoMiQUes naire lors d’un procès truqué. Déporté
au Goulag, il y restera sept ans avant de
Par « cycles économiques », on entend mourir fusillé en 1937.
la succession périodique de phases de Simon Kuznets (1901-1985) est un
croissance et de déclin de l’activité. économiste américain, d’origine russe,
Le premier à avoir signalé l’existence qui a contribué à l’élaboration de l’ap-
de tels cycles est le Français Clément pareil statistique (les agrégats). Il sera
Juglar, (1819-1905) dans son livre Des prix Nobel d’économie. Dès les années
crises commerciales et de leur retour pé- 1930, il élabore une théorie des cycles
riodique en France, en Angleterre et aux longs d’une périodicité de l’ordre de
États-Unis (1862). Médecin, écono- vingt ans fondés sur l’étude des prix et
miste et statisticien, C. Juglar met en la production aux États-Unis.
évidence des cycles de à huit à dix ans, Durant l’entre-deux-guerres, la théorie
qu’il nomme « cycle des afaires » com- des cycles est reprise et développée par
posé de trois phases : expansion, crises A. Schumpeter dans héorie de l’évo-
et liquidation (retour à la normale). lution économique (1911, 2e éd. 1926)
Et il émet une hypothèse qui est sans et Business Cycles (1939). L’économiste
doute toujours valable : « La cause pre- autrichien reprend la question sous un
mière de la crise réside dans la hausse nouvel angle : celui de l’évolution. Il
qui l’a précédée » (Juglar). s’appuie sur les données rassemblées
par Juglar et Kondratiev, mais les inter-
Les cycles des trois K. prète dans un nouveau cadre théorique.
(Kitchin, Kondratiev, Kuznets) La thèse centrale de Schumpeter est
La recherche sur les cycles économiques que le capitalisme est un système

84
C

en perpétuelle transformation sous l’amplitude des cycles sont cependant


l’impulsion des innovations (de tech- très irrégulières.
niques, de produits, de procédés). Ces Autant dire qu’on arrive à un constat
innovations surviennent par vagues de l’alternance entre vaches maigres et
ou « grappes d’innovation ». Elles vaches grasses de la bible, sans pouvoir
détruisent les anciennes structures en déduire, ni prédire les retourne-
de production (c’est la « destruction ments de tendance.
créatrice »). Voilà donc l’explication Sur le plan théorique, la théorie des
des cycles longs mis en lumière par cycles a été reléguée au second plan : la
Kondratiev. Le premier cycle est celui grande afaire des économistes étant la
de la machine à vapeur et du textile, croissance. Une des contributions no-
le deuxième est celui de l’acier et du tables reste néanmoins celle de Franco
chemin de fer, le troisième celui du Modigliani, autre prix Nobel d’écono-
moteur à explosion, de l’électricité et de mie qui a théorisé l’existence de cycles
la chimie. de la consommation. L’idée générale
est que la consommation et l’épargne
L’oscillateur de samuelson ne dépendent pas que du revenu dispo-
Paul Samuelson (1915-2009) autre nible mais aussi du patrimoine acquis.
grand nom de l’économie d’après guerre Concrètement, quand un jeune couple
aborde les cycles à partir de la notion s’installe, il consomme beaucoup (pour
« d’oscillateur » (1939). L’oscillateur est acheter des biens d’équipement, appa-
la combinaison entre efet multiplicateur reils ménagers, voiture, logement). Il
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(Keynes) et efet accélérateur (Aftalion consomme beaucoup et épargne peu.


et Clarck) de l’investissement. L’idée est Mais, une fois les biens acquis, le même
la suivante : quand une dynamique de couple peut épargner également, même
croissance s’enclenche dans un domaine à revenu égal : la propension à consom-
(suite à l’apparition d’un nouveau pro- mer et à épargner évolue en fonction de
duit ou nouvelle technique), la consom- cycles générationnels.
mation et l’investissement se soutiennent À partir de 1975, et du premier choc
mutuellement, l’un entraînant l’autre. pétrolier, la théorie des cycles va
Les modèles mathématiques montrent connaître une renaissance.
que ces efets cumulés suivent conduisent La théorie des cycles réels (TCR) : La théo-
à des courbes périodiques liées à des efets rie des cycles va être réhabilitée dans le
de seuil. cadre de la théorie des choix ration-
nels. Selon l’approche développée par
après la seconde Guerre mondiale Robert Lucas, les cycles existent, mais
Qu’allait devenir la théorie des cycles ils sont liés non pas à des déséquilibres
après la guerre et durant la longue phase internes du marché, mais à des chocs
de croissance qui s'en est suivie ? externes (changement climatique, évé-
Sur le plan empirique, des études ont nements internationaux, innovations
été menées aux États-Unis, par une techniques) qui provoquent des ondes
organisation scientiique privée, le de chocs oscillatoires : un peu comme
NBER (National Bureau of Economic un cheval à bascule qui se balance suite
Research) sur l’évolution des cycles. à un choc initial. Le choc pétrolier de
L’approche est purement empirique 1974 n’est pas indiférent à l’apparition
(les faits, rien que les faits, sans aucune de cette théorie.
théorie). Au il du temps, le NBER a De leur côté, les « Nouveaux keynésiens »,
établi des séries longues (période 1854- ennemis jurés des théoriciens du choix
1982) qui ont permis d’identiier trente rationnel n’en restent pas là. Dans les
cycles aux États-Unis. Mais la durée et années 1990 ils développeront à leur

85
Notions et concepts

tour des modèles qui introduisent des manière des rythmes naturels (cycles des
rigidités et des imperfections de marché jours et des saisons, les cycles d’inlation
dans la TCR. C’est ainsi que naissent et de crise comme on en trouve dans les
les modèles qui, pour résumer, main- modèles de proie/prédateur en écologie.
tiennent l’idée de cycles liés à des dy- Certains cycles ont alors été repérés,
namiques internes à l’économie plutôt mais de nature très diférentes : certains
qu’à des chocs extérieurs. très courts (Kitchin, Juglar), d’autres
Enin l’idée de long cycle de croissance longs ; certains cycles concernent un
et décroissance va réapparaître dans le pays, un secteur économique, d’autres
cadre des théories évolutionnistes de tentent de repérer des dynamiques glo-
la croissance, inspirées des modèles bales du capitalisme mondial.
de Schumpeter, et qui voient dans les Depuis la Seconde Guerre mondiale
grappes d’innovation technologiques ni les données empiriques ni les mo-
la cause des phases de croissance et de dèles théoriques ne s’accordent pour
déclin de l’économie. repérer des cycles réguliers de l’activité
économiques.
Que retenir de l’idée de cycle ? Au inal donc, la théorie des cycles
Les économies nationales sont des sys- économiques semble avoir épuisé son
tèmes qui se transforment eux-mêmes : programme et ses capacités explica-
avec, sous l’efet des mutations techno- tives. Tout au plus elle conirme qu’il
logiques, des événements boursiers, des existe des phénomènes de croissance
centres de gravité de l’économie qui se suivis de crise (mais la Bible parle déjà
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déplacent, des variations climatiques, de succession de vaches maigres et de


des phénomènes inanciers, politiques, vaches grasses). La multiplicité des
des guerres qui changent la donne. La dynamiques (à court et long terme),
grande période des cycles a précédé les des causes possibles (exogènes ou endo-
guerres mondiales. gènes) et la diiculté à faire concor-
L’étude des cycles a pris son essor du- der modèles et données empiriques
rant la première partie du xxe siècle avec donnent à la théorie des cycles un très
l’espoir de découvrir des évolutions faible pouvoir explicatif et aucun pou-
économiques périodiques, un peu à la voir prédictif.

86
D

dÉBoUcHÉs (Loi des) Si la « crise des missiles » s’est inale-


ment dénouée par une issue heureuse,
› Jean-Baptiste Say la décision prise par J.-F. Kennedy fut
sans conteste la plus lourde que le pré-
sident eut à trancher.
dÉcision L’histoire de cette décision a été étu-
diée dans le détail par un politologue
« Une fois que j’ai pris une décision… américain : Graham Allison. Son livre,
j’y réléchis encore longtemps après. » Essence of Decision : Explaining the
(Jules Renard). Cuban Missile Crisis (1971), devien-
dra un classique. Dans son analyse
sociologie magistrale des événements, G. Allison
Octobre 1962, une cellule de crise est montre que le processus de décision
réunie à la Maison Blanche. Autour du américain peut être interprété selon
président John F. Kennedy est rassem- trois modèles explicatifs diférents :
blé tout le staf présidentiel. L’heure rationnel, organisationnel et politique.
est grave, les services d’informations Selon le modèle « rationnel », la déci-
ont découvert l’installation secrète de sion prise est le résultat d’un choix
missiles soviétiques sur le sol de Cuba comparatif entre les diverses solutions
menaçant directement les États-Unis. possibles. Le président J.-F. Kennedy
Les Américains doivent décider d’une et ses conseillers ont mesuré avec soin
riposte ain d’imposer le retrait des mis- les risques et les issues probables de
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siles. L’enjeu de la décision est crucial chaque formule, pesé les avantages et
car le risque de déclencher une troisième inconvénients pour retenir inalement
guerre mondiale n’est pas négligeable. celle qui présentait le meilleur rapport
Les discussions sont vives. Il faut tran- coût/eicacité. Cette analyse, en terme
cher entre plusieurs solutions possibles : de calcul rationnel, postule l’existence
– laisser faire, pour ne pas envenimer d’un acteur unique, le gouvernement
les relations Est-Ouest ; des États-Unis, qui agit en vertu de pré-
– engager une procédure diplomatique : férences hiérarchisées en fonction de la
stratégie prudente mais peu eicace ; meilleure utilité.
– et qui risque d’entériner le fait Cependant, l’analyse des étapes de la
accompli ; décision ne correspond pas tout à fait
– proposer un retrait des missiles sovié- à ce séduisant modèle. Tout d’abord,
tiques en échange du retrait des instal- la panoplie des solutions théorique-
lations américaines en Turquie et Italie ; ment possibles était plus large que celle
– envahir Cuba au risque de déclencher envisagée. Les propositions émanaient
une riposte soviétique ; de scénarios préétablis par l’état-major
– lancer une attaque aérienne ciblée des armées et les diplomates. De plus,
visant les bases de missiles ; G. Allison constate que les décideurs
– faire un blocus naval de l’île pour for- ne possédaient que des informations
cer le retrait. limitées et sélectionnées par les ser-
Finalement, après avoir pesé pendant vices secrets. Il soutient que la décision
treize jours les risques et avantages de prise pouvait s’expliquer plutôt par un
chaque proposition, la dernière est modèle organisationnel, tenant compte
retenue. Le blocus est décidé. Il aura des contraintes de l’organisation, des
l’efet attendu. Plutôt que de lancer une informations et du temps limité dont
contre-ofensive, Nikita Khrouchtchev elle disposait pour réagir.
préfère reculer. Les missiles sont retirés Une troisième approche de la déci-
de Cuba. sion, politique celle-là, était possible.

87
Notions et concepts

Ici, l’analyse privilégie le jeu des ac- meilleur choix possible dans une situa-
teurs. Parmi les solutions possibles, tion donnée : investissement, gestion
J.-F. Kennedy en a repoussé certaines de portefeuille boursier, décision ma-
pour des raisons électorales : le lais- nagériale. Elles s’appuient sur diférents
ser-faire ou la seule voie diplomatique modèles mathématiques : ceux déve-
auraient été désignés comme des fai- loppés aux xviie et xviiie siècles avec le
blesses ; les solutions « dures » propo- calcul des probabilités (Blaise Pascal,
sées par l’armée étaient trop risquées. Jacques Bernoulli, homas Bayes), puis
Finalement, le président opta pour une avec la théorie des jeux.
solution de compromis entre des posi- Dans un premier modèle de décision,
tions extrêmes. il faut efectuer un choix parmi des
Pour G. Allison, une même décision possibles (par exemple l’achat d’une
peut s’interpréter selon les trois grilles voiture) en évaluant l’utilité relative
de lecture, chacune ayant sa validité re- de chaque solution. On construit
lative. Chacune souligne un aspect du un « arbre de décision » (schéma qui
phénomène. Comme dans un kaléidos- résume les alternatives possibles, par
cope, le phénomène de la décision nous exemple tous les types d’automobiles,
montre diférentes facettes selon l’angle par marque et modèle), puis on afecte
d’observation adopté. Mais les trois à chaque critère (vitesse, confort, prix
modèles passés en revue par G. Allison pour l’achat d’une voiture) une valeur
n’épuisent pas le nombre d’interpréta- donnée. Le meilleur choix peut être
tions possibles. calculé : c’est celui qui obtient la meil-
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L’analyse des politiques publiques leure note inale.


s’est enrichie d’autres modèles : selon La « décision avec risque » est un autre
le modèle de la « poubelle » de James modèle, qui se situe dans le cadre d’un
G. March, la décision est vue comme environnement incertain (comme un
la rencontre opportune entre des pro- investissement sur un marché boursier).
blèmes et des solutions toutes faites ; La décision suppose ici d’évaluer les
le modèle d’« allocation des res- probabilités (chances et risques) pour
sources » de Joseph Bower insiste sur chaque solution. Plusieurs stratégies
les niveaux hiérarchiques de la déci- sont possibles selon que l’on est prêt
sion dans les grandes entreprises ; le à risquer gros (pour un rapport plus
modèle « incrémentaliste » de Charles important) ou à minimiser ses risques.
Lindblom se centre sur les tâtonne- Certaines décisions sont liées à la pré-
ments, les ajustements, les compromis, sence d’un adversaire-partenaire qui
etc. Globalement, derrière l’image efectue des choix (comme dans un
uniforme d’une décision consciente et jeu d’échecs). Comment dois-je agir
uniiée, prise par un acteur unique à un lorsque je ne sais pas quelle sera la réac-
moment précis, l’analyse des décisions tion de l’adversaire ? C’est sur ces cas de
(en politique publique ou en entre- igure qu’a été construite la théorie des
prise) apparaît plus comme un proces- jeux qui a connu de nombreux déve-
sus qui intègre plusieurs rationalités qui loppements en microéconomie.
s’imbriquent et se superposent.
Psychologie
Économie et gestion Les psychologues ont fait valoir que
C’est à partir des années 1940, que leu- les théories de la décision utilisées en
rissent des théories de la décision appli- économie et en gestion étaient norma-
quées à l’économie et à la gestion, et tives (elles visent à déterminer ce qu’il
fondées sur le principe du choix ration- convient de faire au mieux) et non des-
nel. Ces théories visent à déterminer le criptives : elles ne rendent pas compte

88
D

de ce que les gens font en réalité. Le de vivre au contact de l’autre à condi-


modèle du choix rationnel appliqué tion de ne pas être mis en minorité.
aux décideurs et aux consommateurs Pourtant, la distribution aléatoire des
n’est pas réaliste. habitations crée forcément des déséqui-
Les recherches d’Amos Tversky et libres locaux. Si, lorsque le voisinage
Daniel Kahneman ont montré que d’un individu est composé de plus de
les sujets à qui l’on demande de juger 50 % de membres de l’autre groupe,
de la probabilité d’un événement font celui-ci décide de partir, une ségré-
de nombreuses erreurs. Par exemple, gation totale va se créer très vite. Les
on demande quel tirage a le plus de individus vont peu à peu tous rejoindre
chances de sortir au jeu de pile (P) ou les membres de leur groupe par efet
face (F) dans les deux séries suivantes : d’ampliication. La somme des micro-
Pile, pile, pile, pile, pile, pile. décisions individuelles a produit un
Face, pile, face, pile, pile, face. efet contraire à la règle de cohabitation
La plupart des sujets répondent que acceptée au départ.
la deuxième série a plus de chances de Voici un autre exemple, cité par
sortir. Ce qui n’est pas le cas, puisque Schelling, d’efet pervers lié à une
les deux séries ont autant de chances de somme de décisions individuelles. Un
sortir l’une que l’autre. camion laisse choir une barre de fer
De très nombreux tests efectués sur les sur l’autoroute. Les automobilistes qui
sujets réels montrent des divergences suivent évitent l’obstacle mais décident
systématiques entre les conduites réelles de continuer leur route. La barre de
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des sujets et les solutions logiques. fer peut ainsi rester des heures sur la
A. Tversky et D. Kahneman ont pro- voie. En efet, individuellement, aucun
posé un modèle psychologiquement automobiliste n’a intérêt à s’arrêter dès
plus réaliste de la décision. Ils supposent lors qu’il a contourné l’obstacle. Pour
que l’individu utilise des heuristiques lui, s’arrêter, revenir en arrière et retirer
pour décider. Ainsi, dans l’exemple du l’obstacle est coûteux en temps, inutile
tirage de pièce, les sujets emploient et même dangereux.
une heuristique qui consiste à choisir D’une somme de microdécisions ra-
la solution qui paraît la plus représen- tionnelles, il résulte une macrodécision
tative (la série FPFPPF ressemble plus irrationnelle !
aux résultats habituels des tirages au
sort que la série PPPPPP). Selon Philip
Johnson-Laird, les décisions quoti- dÉconstrUction
diennes se fondent sur des modèles
mentaux (schéma de pensée courant) › Derrida
plutôt que sur des choix logiques.

La tyrannie des petites décisions dÉLiBÉration/dÉLiBÉratiF


Dans l’ouvrage La Tyrannie des petites
décisions (1978), le sociologue anglais Ensemble de pratiques permettant aux
homas C. Schelling nous donne mille citoyens de participer à l’élaboration
exemples des efets pervers qui peuvent des décisions prises par les représen-
résulter d’une somme de microdéci- tants élus. Les élus peuvent prendre
sions individuelles. en compte le résultat de consultations
Imaginons, nous dit Schelling, deux organisées spontanément par des ci-
groupes humains A et B, de taille iden- toyens, ou participer directement avec
tique, qui cohabitent sur un même eux à des concertations organisées par
territoire. Chacun des groupes accepte les pouvoirs publics.

89
Notions et concepts

deMande/oFFre Cette apparente contradiction dans


les termes (direct et représentatif )
› Loi de l’ofre et de la demande explique que la démocratie ait long-
temps été perçue comme un régime
imparfait ou « le pire des régimes, à
dÉMocratie l’exception de tous les autres », selon
la formule humoristique de Winston
Du grec dêmos (peuple) et kratos (pou- Churchill. Au cours de son histoire
voir), régime politique où le peuple souvent tumultueuse, elle a pourtant
détient le pouvoir, soit directement, été progressivement associée à d’autres
soit par l’intermédiaire de représen- exigences : outre l’extension du sufrage
tants élus. universel à l’ensemble des adultes (dont
Qui dit « démocratie » pense au gou- les femmes), l’existence de contre-pou-
vernement direct du peuple par le voirs (dont la presse), la protection
peuple. Pourtant, au cours de l’histoire, efective de la liberté d’opinion, l’alter-
rares sont les régimes qui se sont parfai- nance politique…
tement pliés à cette exigence. Même la La démocratie représentative n’en cesse
démocratie grecque traditionnellement pas moins d’être régulièrement contes-
citée en exemple ne s’en est appro- tée dans sa capacité à représenter idè-
chée qu’en partie, comme l’a montré lement l’opinion publique. Montée de
le Danois Mögens H. Hansen (dans l’abstentionnisme, crise de coniance à
La Démocratie athénienne à l’époque l’égard du personnel politique, afai-
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de Démosthène, 1993) : en moyenne, blissement des partis sont en France


les assemblées organisées à Athènes ne autant d’indices mis en avant pour
réunissaient que 6 000 citoyens (sur accréditer l’idée d’une crise sinon d’un
30 000 à 40 000 citoyens pour une déclin de ce modèle de démocratie.
population de 400 000 Athéniens). Sans nécessairement abonder dans ce
Aujourd’hui, seule la Suisse s’en rap- sens, sondages et enquêtes attestent ce-
proche par la pratique régulière de réfé- pendant d’une demande croissante de
rendums d’initiative populaire. De leur démocratie plus participative, dite aussi
côté, les perspectives ofertes par les continue. En France, cette tendance a
nouvelles technologies de télécommu- manifestement été encouragée par la
nication comme Internet ont réactivé le décentralisation et la contestation des
rêve d’une démocratie directe. Mais en décisions « imposées d’en haut », et,
France, comme ailleurs, y compris aux plus fondamentalement, par l’appro-
États-Unis, les expériences de « cyber- fondissement d’un des traits de la mo-
démocratie » se révèlent en général peu dernité : l’individualisme qui renforce
probantes. la volonté des citoyens d’être consultés
À défaut d’être directe, la démocra- en dehors des échéances électorales.
tie qui s’est imposée dans les temps Une évolution positive donc, mais
modernes aux États-Unis et en Europe qui a une contrepartie : la tendance à
est représentative : des députés sont élus se mobiliser autour d’intérêts locaux
ain de représenter les intérêts de leurs sinon particuliers (le fameux syndrome
mandants. C’est ainsi que l’élection, Nimby « Not in my backyard » : pas de
longtemps considérée comme d’essence ça chez moi).
aristocratique, s’est imposée au détri- Outre les initiatives de démocratie
ment du tirage au sort, qu’une longue locale, un autre phénomène semble
tradition de philosophes, d’Aristote à encourager une évolution dans le
Jean-Jacques Rousseau, jugeait pour- sens d’une démocratie participative :
tant plus démocratique. le développement des débats publics

90
D

organisés dans le cadre de conférences d’initiatives et de votes directs de leur


de citoyens ou de consensus, autour population. En Italie, le referendum
des controverses relatives aux risques abrogatif, prévu dans la Constitution
alimentaires, technologiques ou de 1947, a pu enin être utilisé de-
sanitaires. puis 1974 mais sans succès jusqu’à
Que retenir de tout cela, si ce n’est la aujourd’hui.
conirmation que la démocratie est Démocratie participative
à la fois une idée simple (un pouvoir (ou délibérative)
fondé sur la participation directe) et Ensemble de pratiques permettant aux
un problème (une idée diicilement citoyens de participer à l’élaboration
applicable autrement que par le truche- des décisions prises par les représen-
ment de solutions de compromis) ? Les tants élus. Les élus peuvent prendre
formes de la démocratie sont diverses, en compte le résultat de consultations
car la démocratie est « structurellement organisées spontanément par des ci-
inachevée » (P. Rosanvallon). toyens, ou participer directement avec
À la in du xxe siècle, l’usage du mot eux à des concertations organisées par
« démocratie » a largement débordé le les pouvoirs publics.
champ de la philosophie politique pour Démocratie de proximité
gagner celui des sciences sociales et, no- La démocratie de proximité permet aux
tamment, la sociologie. Aujourd’hui, électeurs des collectivités locales de se
la démocratie peut aussi concerner tenir mieux informés des décisions de
des organisations ou des institutions. leurs élus, joignant ainsi à la démocra-
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On parle de démocratie à l’école, de tie représentative quelques éléments


démocratie familiale ou encore de de démocratie directe. En France, par
démocratie dans l’entreprise. Dans ces exemple, la loi du 27 février 2002
diférentes perspectives, la démocratie impose la création de conseils de quar-
renvoie à des enjeux comme : la répar- tier dans les agglomérations de plus de
tition de l’autorité parentale, la parti- 80 000 habitants et la rend possible
cipation des parents à la vie scolaire, la dans des agglomérations plus petites.
représentation et l’expression des sala- Démocratie représentative
riés dans l’entreprise… Dans ce type de démocratie, qui est le
plus universellement répandu, le pou-
Les formes et le vocabulaire de la voir politique est délégué à des repré-
démocratie sentants du souverain collectif qu’est le
Démocratie directe peuple. Cette médiatisation du pouvoir
Système par lequel les citoyens jouis- est censée traduire et réguler la volonté
sant de leurs droits civiques votent du peuple sans la travestir. Le caractère
directement les lois sans passer par des démocratique d’un tel régime dépend
représentants élus. S’il n’y a plus, au- donc de l’universalité du sufrage, de
jourd’hui, de démocratie entièrement la régularité des élections, du pouvoir
et exclusivement directe, on voit se dont dispose le parlement dans les ins-
développer des pratiques de démocra- titutions, mais surtout de la capacité de
tie directe, dont une proportion crois- chaque élu à comprendre qu’il n’est pas
sante est déclenchée à l’initiative des le représentant des seuls électeurs de sa
citoyens eux-mêmes. On les trouve soit circonscription mais de la nation tout
sous forme de referendums nationaux entière, dont il doit en in de compte
ou locaux, comme en Suisse, avec les exprimer la volonté.
diverses procédures de votation, ainsi
qu’aux États-Unis, où de nombreux › Montesquieu, Rousseau, Schumpeter ,
états acceptent une gamme très variée Tocqueville

91
Notions et concepts

dÉMoGraPHie nation) et les malthusiens qui mettent


en avant les périls de la surpopulation
« La démographie allemande en berne », (G. Minois Le Poids du nombre, 2011).
« les Françaises championnes d’Europe Récemment la démographie tend à
de la natalité », « le Maroc, nouvelle être intégrée dans un continent plus
terre de migration », « le vieillissement large : les « sciences de la population »
de la population, et les réformes de (Dictionnaire de démographie et des
retraite », « 10 milliards d’habitants en sciences de la population, 2012). Cet
2 050 », « un humain sur deux habite élargissement du champ de la démo-
désormais en ville », etc. graphie (sur le mode des population
Régulièrement les journaux nous studies anglo-saxonnes) se fait sous
informent de grandes tendances dé- une double impulsion : celle d’ouvrir
mographiques et de leurs incidences à d’autres disciplines (sociologie, épi-
économiques, sociales ou politiques, démiologie, géographie, anthropolo-
voire religieuses (« l’Islam va conquérir gie, histoire, etc.) et de s’ouvrir à de
l’Europe par la démographie »). nouvelles problématiques. Ainsi, la
L’importance de la démographie dans question de l’immigration n’est plus
l’évolution des sociétés a été prise en vue que sous l’angle des mouvements
compte au xixe siècle par les écono- de population (lux migratoire), mais
mistes (Malthus et la loi des popula- celui des conditions d’intégration des
tions) ou É. Durkheim (pour qui la populations, la démographie urbaine
densité d’une population est un facteur intègre la question des transports, du
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essentiel de la division du travail). mode d’habitat, l’étude de la natalité


La démographie comme discipline et fécondité s’ouvre aussi aux questions
autonome date du xixe siècle avec no- liées à la sexualité, etc.
tamment les travaux du Belge Adolphe
Quetelet (1796-1874), de William
Farr (1807-1883) et de Louis-Adolphe dette
Bertillon (1821-1883). La discipline
démographique s’est institutionnalisée, Dette et crédit sont les deux faces d’un
avec l’essor des statistiques gouverne- même phénomène économique : le
mentales (dont les recensements de la prêt.
population). En France la création de
l’Ined en 1945, dirigée alors par Alfred Histoire du prêt
Sauvy a marqué un tournant dans les La dette existe déjà dans des économies
études démographiques. primitives non monétaires, où les par-
ticuliers s’endettaient pour faire face
Les concepts clés de la discipline à de grosses dépenses : comme payer
La démographie s’est focalisée long- le « prix de la iancée » par exemple.
temps sur la question de l’évolution Cet endettement pouvait conduire
quantitative de la population d’un jusqu’à la servitude (Alain Testart,
pays. De là sont apparus les concepts Valérie Lécrivain, Dimitri Karadimas
mesurant cette évolution : natalité, et Nicolas Govorof, « Prix de la iancée
mortalité, fécondité, pyramide des et esclavage pour dettes. Un exemple
âges, solde migratoire, transition de loi sociologique », Études rurales,
démographique, loi de Lotka. De là n° 159-160).
aussi les grands débats sur le « poids Les souverains aussi ont souvent eu
du nombre » opposant les natalistes recours à l’emprunt. Hérodote raconte
(qui se soucient de la natalité, comme par exemple que les pharaons égyp-
condition de vitalité économique d’une tiens l’ont utilisée pour inancer la

92
D

construction des pyramides. Mais le de prêt à intérêts sous forme déguisée


plus souvent les dirigeants s’endettaient (voir « le boom de la inance islamique »,
pour inancer leur expédition guerrière. www.scienceshumaines.com/).
Durant la guerre du Péloponnèse qui Avec les croisades, les échanges com-
opposa Athènes et Spartes, les deux merciaux s’accélèrent et l’utilisation du
cités en conlits ont été obligées d’em- crédit aussi.
prunter auprès des sanctuaires religieux.
Au cours de l’histoire, les rois et princes Le crédit et l’essor du capitalisme
ont beaucoup emprunté pour la guerre. C’est avec l’essor du capitalisme que
En cas de victoire, ils pouvaient espérer le crédit va devenir une pratique cou-
rembourser leurs dettes grâce au butin rante. La Renaissance voit l’essor des
acquis. En cas de défaite, la dette était banques italiennes. Car pour inancer
souvent annulée unilatéralement. les expéditions commerciales ou les
Avec l’essor de l’économie monétaire, entreprises industrielles, les entrepre-
s’est développé le prêt avec usure neurs ont eu recours à l’endettement
(c’est-à-dire avec un intérêt). Le prêt auprès des banques d’afaires. En Italie,
avec usure est attesté dès l’Antiquité. la famille Médicis a bâti sa colossale
Le code d’Hammourabi (gravé vers fortune en prêtant avec intérêts aux
1750 avant J.-C.) intègre déjà des lois princes, marchands et industriels. Il en
dessinées à réglementer les prêts et fut de même la famille des Fugger en
dettes : on y trouve même des principes Allemagne.
d’annulation ou de rééchelonnement Dans les Temps Modernes, Londres
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de la dette. Les religions monothéistes et Amsterdam deviennent des places


(juive, chrétienne, musulmane) vont inancières importantes.
fortement réglementer le prêt à usure Les banques de crédit ont connu un
qui fera l’objet d’interdits ou du moins fort développement au moment de
de fortes réglementations. Dans le la révolution industrielle : en France
Deutéronome, il est écrit : « Tu ne prê- apparaissent les grands établissements
teras pas à intérêt à ton frère, l’intérêt de crédit comme le Crédit agricole, le
d’argent ou intérêt de nourriture, de Crédit Lyonnais, la Société générale,
toute chose qui se prête à intérêt. » Paribas.
Les rabbins, en se basant sur un passage Il faut attendre le xxe siècle et l’essor de
du Deutéronome (« Tu pourras tirer un la consommation de masse pour que le
intérêt de l’étranger, mais tu n’en tireras crédit à la consommation des particu-
point de ton frère, ain que l’Éternel, liers connaisse un essor important.
ton dieu, te bénisse dans tout ce que tu Vu sous l’angle keynésien, le crédit a un
entreprends au pays dont tu vas entrer rôle positif : il apparaît comme le res-
en possession. »), ont néanmoins auto- sort de la production (il permet de lever
risé les juifs à pratiquer l’intérêt : mais des fonds pour monter des afaires),
uniquement après des non-juifs (les comme un stimulant de la consom-
« gentils »). mation (il permet l’achat de maisons,
Dès le haut Moyen Âge, l’Église chré- d’automobile, d’appareil ménager).
tienne condamne le prêt à intérêt, au Enin, même l’endettement de l’État
Concile de Nicée. est vu positivement : les dépenses de
Quant à l’islam, la pratique de l’usure l’État peuvent jouer le rôle de stimulant
est formellement explicite dans le Co- de la croissance.
ran. Ce qui n’a pas empêché le dévelop- Il faut attendre le début du xxie siècle
pement d’une inance islamique, grâce pour que le crédit change de visage :
à de nombreux aménagements qui per- l’endettement des ménages, des en-
mettent encore aujourd’hui la pratique treprises et des États atteint de tels

93
Notions et concepts

sommets qu’apparaît alors son versant il lui faudrait prélever plus des trois
négatif : la maladie du surendettement. quarts de la richesse française.
La dette publique correspond au cumul
Le problème du surendettement de l’ensemble des dettes des adminis-
contemporain trations publiques françaises. Elle est
Le surendettement des ménages amé- constituée de trois blocs : 1) l’État
ricains et les taux exorbitants de rem- central, c’est-à-dire les administrations
boursement de certains prêts immo- centrales (ministères de l’Éducation
biliers sont à l’origine de la crise des nationale, de la Défense, etc.) ; 2) les
subprimes survenue aux États-Unis en collectivités territoriales (régions, dé-
2007. partements, communes) ; 3) la Sécurité
Cette crise des prêts immobiliers s’est sociale. Quelle que soit son origine,
généralisée en 2008 à la inance mon- cette dette est actuellement quasi-
diale créant un des plus graves krachs ment intégralement inancée par des
boursiers de l’histoire du capitalisme. emprunts sur les « marchés inanciers ».
Pour faire face aux défaillances des
banques et éviter une dépression écono- › Crises économiques
mique (comme ce fut le cas en 1929),
les États ont dépensé des centaines de
milliards. Si la dépression a été évitée, dÉVeLoPPeMent dUraBLe
la dette des États occidentaux s’est en
revanche fortement creusée. La crise Concilier la poursuite de la croissance
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déclenchée en 2008 n’a pas créé le pro- économique mondiale avec la préserva-
blème de la dette des États mais elle tion des ressources naturelles pour les
l’a accentué et mis au centre des pro- générations futures et la lutte contre
blèmes économiques contemporains. les inégalités, tel est le pari contenu
La dette des États (dette souveraine) dans l’idée de développement durable
Dès lors l’endettement des États est (« sustainable development » en anglais).
devenu un problème majeur des Deux concepts sont inhérents à cette
économies. notion : celui de « besoins   », et plus
La dette d’un État repose sur le même particulièrement des besoins essentiels
principe que n’importe quel particu- des plus démunis, à qui il convient
lier : quand l’on dépense plus que l’on d’accorder la plus grande priorité ; et
a de recette, il faut emprunter, ce qui celui des limites que l’état de nos tech-
est la marque d’un déicit budgétaire. niques et de notre organisation sociale
La dernière année où l’État français a imposent quant à la capacité de l’envi-
présenté un budget excédentaire date ronnement à répondre aux besoins
de 1974. Depuis, chaque année, l’État actuels et à venir.
emprunte pour inancer ses dépenses En usage dès la in des années 1970
excédentaires. Évidemment, la dette dans l’enceinte de certaines organisa-
est formée de la somme empruntée (le tions internationales, l’expression a été
capital), mais aussi des intérêts dus sur popularisée par le rapport Brundtland
cet emprunt. La dette publique de la de 1987, du nom du Premier ministre
France est estimée in 2011 à un peu norvégien qui présidait la Commission
plus de 1 700 milliards d’euros. Elle mondiale sur l’environnement et le
représente 85  % du PIB (ensemble de développement mise en place par
la richesse produite en une année sur l’Assemblée générale des Nations unies.
le territoire national). Cela signiie que Consacrée à l’occasion du Sommet de
si l’État français voulait rembourser en la Terre de Rio, en 1992, la notion
une seule année l’intégralité de sa dette, s’est ensuite très largement difusée

94
D

auprès des grandes organisations inter- plus généralement, on conçoit le déve-


nationales (Onu, OCDE…) et de la loppement comme une transformation
Commission européenne. En vertu sociale et culturelle très globale : celle
des engagements pris par les États, le des sociétés traditionnelles vers des
développement durable igure aussi sociétés industrielles et modernes.
dans des textes de loi nationaux (par Ce développement implique donc le
exemple en France, la loi d’orientation passage de l’économie rurale à l’éco-
de juin 1999, sur l’aménagement et le nomie urbaine avec l’exode rural,
développement durable du territoire), l’urbanisation et l’industrialisation ;
les programmes d’action de collectivi- la scolarisation de la population et
tés territoriales élaborés dans le cadre ses conséquences avec le déclin des
de l’Agenda 21 (l’Agenda 21, élaboré cultures orales et l’essor d’une culture
lors du Sommet de Rio, déinit des me- technoscientiique ; la transition démo-
sures concrètes que les gouvernements graphique suppose la baisse parallèle
se sont engagés à appliquer en tout ou des taux de mortalité et de natalité.
partie). Enin, la notion est présente Concrètement, il s’agit de faire passer
dans les rapports d’activité d’entre- les pays sous-développés de l’hémis-
prises multinationales. phère sud – l’Afrique, l’Amérique latine
D’aucuns font observer que, sous son et l’Asie – à l’état de sociétés modernes.
apparente nouveauté, le développe- Un déi majeur pour l’humanité est
ment durable ne fait que renouer avec lancé.
le débat ouvert deux siècles plus tôt par
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homas R. Malthus sur le thème de la Les politiques de développement


durabilité du cadre environnemental. Mais quelle stratégie de développement
Pour d’autres, parfois les mêmes, il ne adopter ? Comment réaliser ce grand
constitue pas une réelle avancée par programme historique ? Dès l’origine,
rapport à l’idée d’éco-développement des divergences profondes existent
défendue dès 1972 lors du Sommet de dans les doctrines économiques et
Stockholm. dans les voies nationales adoptées par
les diférents pays. Faut-il s’appuyer
sur le marché ou sur l’État ? Faut-il
dÉVeLoPPeMent miser sur le développement agricole
ÉconoMiQUe (pour assurer la subsistance de tous)
ou sur l’industrie ? Faut-il favoriser un
En 1961, suite à une proposition du développement autocentré en comp-
président américain John F. Kennedy, tant sur ses propres forces ou s’ouvrir
l’Assemblée générale des Nations unies sur l’extérieur ? Partant de présupposés
lance l’idée d’une « décennie de déve- très diférents concernant les causes du
loppement ». Les années 1960 devaient sous-développement et les moyens de
être un moment crucial pour aider s’en sortir, plusieurs approches vont se
les pays du tiers-monde à sortir de la partager le marché des idées.
pauvreté et à rattraper les pays dévelop- Les approches modernistes et keynésiennes
pés. On pensait alors qu’une dizaine Les années 1960 ont été dominées
d’années suiraient pour que la plupart par une vision moderniste et keyné-
des « pays en voie de développement » sienne du développement. Grâce à
comblent leur « retard ». une action volontariste de l’État, le
Dans l’optique de ses promoteurs, inancement des institutions inter-
le développement suppose bien sûr nationales (comme la Banque mon-
d’abord la croissance économique, diale), l’exportation des techniques et
mesurée par l’évolution du PNB. Mais, l’éducation des masses, une impulsion

95
Notions et concepts

décisive est donnée pour lancer une de barrages, d’équipements électriques


dynamique de croissance. Il s’agit de ou d’usines modernes qui n’ont jamais
stimuler des pôles de croissance, de fa- fonctionné.
voriser l’industrie en s’appuyant sur des Durant la même période, au sein des
ilières porteuses. Ce développement à instances internationales (FMI, Banque
marche forcée suppose, selon certains mondiale), une nouvelle stratégie glo-
économistes, un déséquilibre sectoriel bale est adoptée : diminuer la dette,
(Albert O. Hirschman) et un dualisme l’inlation, le poids de l’État. C’est le
entre secteur moderne et traditionnel « consensus de Washington ». Élaboré
(Arthur W. Lewis). Il s’agit de casser le au sein du FMI, il subordonne désor-
« cercle vicieux de la pauvreté ». mais tout nouveau crédit à l’adoption
Les approches structuralistes et de programmes d’« ajustement structu-
néo-marxistes rel », dont les principes étaient les sui-
L’époque du développement fut aussi vants : baisse des dépenses publiques,
celle de la décolonisation. Des écono- maîtrise de l’inlation, libéralisation
mistes tiers-mondistes vont mettre en des prix, restriction monétaire, priva-
évidence les efets de la domination tisation, ouverture des économies vers
exercée par les pays capitalistes déve- l’extérieur. Ce nouvel esprit est favorisé
loppés. En Amérique latine, les écono- par l’échec patent du communisme et
mistes Raul Prebish et Celso Furtado les déboires du keynésianisme.
soulignent les efets de dépendance
(d’où le nom « école de la dépen- Un nouveau paradigme
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dance ») du Sud par rapport au Nord. Pendant une quinzaine d’années, plus
Des auteurs marxistes comme Samir de 60 pays d’Afrique, d’Amérique
Amin et Aghiri Emmanuel soulignent latine et d’Asie vont être soumis au
qu’il existe un « échange inégal » dans régime de l’ajustement structurel, avec
le commerce entre le Nord et le Sud qui des résultats très contrastés selon les
contribue à léser systématiquement ce continents. Globalement, les efets des
dernier. Cette vision conduit à prôner programmes d’ajustement sur les pays
un développement autocentré, basé sur d’Asie du Sud-Est, comme la Malaisie,
la substitution d’importations et une la haïlande et l’Indonésie, ont été
forte intervention publique. Les poli- rapides et bénéiques. En revanche,
tiques d’inspiration marxiste sont plus les pays d’Afrique noire (Madagascar,
radicales, elles visent à un découplage Sénégal, Côte-d’Ivoire, Kenya, Nigeria,
et favorisent un développement endo- Cameroun, Ghana, Zimbabwe et île
gène appuyé sur la nationalisation de la Maurice) qui ont subi la même théra-
production et la réforme agraire (col- pie de choc de l’ajustement n’ont pas
lectivisation, redistribution des terres). réussi à sortir de la spirale de leurs
L’approche libérale et le consensus de diicultés. Malgré les aides répétées,
Washington les taux de croissance sont restés très
Vers le milieu des années 1980, après faibles et l’inlation comme le déicit
deux décennies de développement, budgétaire n’ont pas été maîtrisés. À
force est de constater un échec relatif politique unique, les efets sont donc
des stratégies adoptées. L’inlation et très diférents selon les contextes.
une dette énorme pèsent lourdement Des voix vont s’élever au sein même
sur les économies d’Afrique et d’Amé- des instances internationales contre
rique latine. Les emprunts réalisés n’ont l’application unilatérale des stratégies
pas eu l’efet escompté. En Afrique, les libérales d’ajustement structurel. Des
prêts ont souvent servi à alimenter des économistes comme Joseph Stiglitz
« éléphants blancs » : de grands projets (économiste démissionnaire de la

96
D

Banque mondiale et prix Nobel d’éco- parlait alors de NPI (nouveaux pays
nomie en 2001) défendent une autre industriels), même si ce développe-
approche. Un « nouveau paradigme » ment accéléré pouvait cohabiter avec
se dessine donc vers la in des années de fortes distorsions internes (inéga-
1990. lités sociales). Dans les années 1990,
Certes le marché est un stimulant au les deux grands géants d’Asie – Inde et
développement comme le prouve le Chine – sont engagés à leur tour dans
succès des économies asiatiques. Mais la voie du développement. Les NPI,
ces exemples montrent aussi que l’État devenus « pays émergents », ont connu
a joué un rôle : il doit créer les condi- des contrecoups à leur succès avec les
tions de la croissance (en développant crises inancières qui ont émaillé les
les infrastructures et la formation, en années 1990.
stimulant les nouvelles technologies et L’Afrique est restée en marge de cette
l’essor des marchés, en appuyant le sys- dynamique. Depuis cinquante ans, le
tème inancier). niveau de vie a stagné. Le PNB de tout
L’autre facette du nouveau paradigme le continent africain (Afrique du Nord
est qu’une politique du développement incluse et Afrique du Sud exclue) –
ne peut être unilatéralement appliquée 800 millions de personnes – reste trois
à tous les pays « par le haut ». Elle im- fois inférieur à celui de la France qui
plique de mobiliser diférents acteurs ne compte que 60 millions d’habitants.
du changement : la société civile, les La part de l’Afrique dans les échanges
investisseurs, l’État, etc. D’où l’idée mondiaux ne cesse de diminuer. Elle
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d’une gouvernance qui cherche à asso- était de 6 % en 1980, elle est de 2 %


cier les partenaires du développement. en 2002. À quoi tient ce blocage de
l’Afrique ? Pendant longtemps, on a
Le bilan de quelques décennies de accusé les ravages du colonialisme,
développement l’héritage de l’esclavage et l’échange
Cinq décennies après le lancement du inégal, qui auraient pillé les ressources
premier grand projet de développe- du continent. Désormais, les histo-
ment, où en sommes-nous ? Quelles riens et les économistes ont relativisé
sont les stratégies qui ont marché ? le poids des causes externes. On insiste
Lesquelles ont été des impasses ? au contraire sur les carences internes :
L’histoire nous a déjà livré plusieurs l’incurie des États, les guerres civiles qui
leçons, même si ces dernières années, ont ravagé le continent, les efets per-
les choses évoluent. vers de l’aide internationale (qui est en
Sur les trois grands continents concer- grande partie détournée et favorise les
nés – Afrique, Asie, Amérique latine stratégies d’assistance).
– une première grande diférence appa- Cette divergence de trajectoire entre
raît. Globalement, l’Asie et l’Amérique l’Afrique et l’Asie est allée à l’encontre
latine sont entrées dans une dynamique des prévisions. Dans les années 1950,
de croissance alors que l’Afrique est en on pensait que l’Asie, qui connaissait
grande partie restée en panne. famine et explosion démographique,
Dès les années 1980, des pays d’Asie et semblait minée par les guerres
du Sud-Est (Corée du Sud, Singapour, (d’Indochine, de Corée, indo-pakis-
Taïwan) et d’Amérique latine (Brésil et tanaise, du Bangladesh…), ne pour-
Mexique notamment) s’étaient résolu- rait pas s’en sortir. L’Afrique, dotée de
ment engagés dans la voie du dévelop- richesses naturelles (métaux, ressources
pement : créer une industrie nationale, agricoles), était promise à un rapide
s’ouvrir au marché international, puis essor. Cinquante ans plus tard, c’est le
développer le secteur des services. On contraire qui s’est produit.

97
Notions et concepts

La in du développement ? sur les « hoboes » (sans-abri), igures


Alors que le développement était un des légendaires de l’Amérique de l’époque.
grands thèmes des études économiques N. Anderson montre comment les
depuis les années 1960, aujourd’hui il « hoboes » forment une micro-so-
est devenu un thème marginal. ciété avec ses spécialités, ses lois non
Pourquoi ? Une première raison tient écrites et ses lieux : il existe même une
à l’évolution historique elle-même. Le « université hobo », où les sans-abri
« développement » avait été conçu dans peuvent exprimer leurs idées sociales.
les années 1950 comme un problème Stupéiante par la richesse de ses infor-
pour l’ensemble du tiers-monde. Or, mations, cette étude fera date.
la diférenciation des trajectoires entre Dans la même lignée, en 1928, Ruth
continents (Asie, Afrique et Amérique Cavan étudie le suicide. En 1939,
latine) a rendu moins évidente l’idée Robert L. Faris et Henry W. Dunham
d’une problématique globale. enquêtent sur les maladies mentales
De plus, la science économique elle- dans les quartiers pauvres. En 1963,
même s’est réorganisée. La recherche Howard Becker, avec son ouvrage
sur le développement a été redistri- Outsiders, formalise la théorie de l’« éti-
buée autour de nouveaux domaines : quetage » à propos de la déviance.
l’économie industrielle, la inance Il explique que les groupes sociaux
internationale, la mondialisation, le dominants produisent des normes et
développement durable, la régionali- punissent ceux qui les transgressent :
sation… Parallèlement, les efets néga- ce processus d’étiquetage crée les délin-
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tifs du développement (concentration quants en les stigmatisant.


urbaine, destruction des modes de vie
traditionnels, inégalités, pollution) ont
conduit de nombreux experts à préco- diasPoras
niser le développement durable comme
voie équilibrée vers le développement. › Migrations
Une minorité de penseurs radicaux en
est venue à rejeter en bloc le développe-
ment, qui détruit le tiers-monde plus diFFUsionnisMe
qu’il ne l’aide.
Né à la in du xixe siècle, ce courant
théorique de l’anthropologie entend
dÉViance remplacer les lois de l’évolution par
celles de la difusion : selon ses parti-
La déviance désigne un comportement sans, l’existence de traits culturels simi-
qui se heurte à une norme sociale. Se laires dans des sociétés diférentes s’ex-
moucher avec son coude, fumer de la plique par leur difusion à partir d’un
marijuana ou adhérer à une secte sont petit nombre de « foyers culturels ».
des comportements déviants au regard C’est en Allemagne que le courant est
des normes d’un milieu social. Mais les initié. Prenant pour exemple la forme
normes changent selon les milieux et et le mode de fabrication des arcs afri-
les époques… cains, le géographe Friedrich Ratzel
L’étude des comportements déviants (1844-1904) met en lumière le rôle
a été l’un des thèmes les plus abon- des mouvements migratoires comme
damment traités par les chercheurs « processus civilisateurs » permettant la
de l’école de Chicago. En 1923, Nels difusion des techniques.
Anderson, ancien « hobo » devenu De son côté, Leo Frobenius (1873-
sociologue, publie une grande enquête 1938) développe la théorie des « cercles

98
D

culturels » (« Kulturkreise »), foyers de Nord en aires culturelles hiérarchisées.


civilisation qui se déploient sur une Selon lui, chaque culture est déinie
zone donnée. Cette idée va lui per- par un modèle (« pattern ») particulier
mettre de formuler l’hypothèse d’in- et l’on peut repérer des inluences réci-
luences méditerranéennes sur les civi- proques entre modèles voisins.
lisations africaines et de classer celles-ci Le difusionnisme a eu le mérite de sou-
en plusieurs cultures diférentes. ligner l’importance des contacts entre
En classant les objets selon leur style, les civilisations. S’il a été abandonné en
le conservateur du musée de Cologne tant que théorie (à partir de la deuxième
Fritz Graebner (1877-1934) prend moitié du xxe siècle), c’est en raison
conscience de l’existence de « com- de ses interprétations reposant sur des
plexes culturels » (« Kulturekomplex »). analogies souvent supericielles. Si le
Ses travaux, avec ceux de l’africaniste difusionnisme en tant que paradigme
Bernhard Ankermann, trouvent leur explicatif a perdu de son crédit, la prise
aboutissement dans le cercle de Vienne. en compte des transferts de techniques,
Malgré des hypothèses hasardeuses, cultures, religions d’une aire civilisation-
cette école a apporté une contribution nelle à l’autre a retrouvé de la vigueur ré-
reconnue au savoir anthropologique. cemment dans le cadre des études d’his-
Ce n’est pas le cas de l’« hyperdifusion- toire globale et d’histoire connectée.
nisme » britannique, dont les travaux
sont aujourd’hui considérés comme
largement fantaisistes et ne trouvèrent diLeMMe dU Prisonnier
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pas de repreneur. Le modèle « pan


égyptien » de Grafton E. Smith (1871- › Jeux (théorie des)
1937) et William J. Perry (1887-1949),
en particulier, voulait faire de l’Égypte
ancienne le berceau à partir duquel discriMination PositiVe
toutes les inventions de l’humanité se
seraient difusées sur la planète et au- La discrimination désigne le fait que,
raient « dégénéré » en certains endroits. dans la société, certains groupes sont
Aux États-Unis, Franz Boas, Robert plus mal traités que d’autres. On parle
H. Lowie, Clark Wissler, Alfred par exemple de discrimination sexiste
L. Kroeber, Edward Sapir ou Melville ou raciste.
J. Herskovits utilisent les thèses dif- Au contraire, la discrimination positive
fusionnistes tout en les mettant à dis- désigne des mesures qui consistent à ai-
tance. Pour F. Boas par exemple, les der ceux qui subissent un handicap (éco-
phénomènes d’emprunt d’une société à nomique, social, physique…). Dans les
une autre sont toujours transformés par systèmes scolaires par exemple, la discri-
la société réceptrice. M.J. Herskovits mination positive, qui a pris la forme, en
tirera de cette idée le concept d’« accul- France, de zones d’éducation prioritaires
turation ». R.H. Lowie, quant à lui, (Zep), consiste à ofrir les moyens à des
déinit la culture comme « un manteau élèves en diiculté de combler leurs han-
d’Arlequin fait de pièces rapportées » dicaps, selon la formule « Donner plus à
(« a planless hodge-podge, that thing ceux qui ont moins ».
of shreds and patches »). A.L. Kroeber Les premières initiatives virent le jour
(1876-1960), également disciple de aux États-Unis dès les années 1950
F. Boas, est le théoricien des « aires sous le nom d’« airmative action ».
culturelles ». Ses études ethnogra- Un traitement préférentiel fut prévu
phiques sur les Indiens de Californie dans certains domaines (éducation, lo-
l’amènent à découper l’Amérique du gement…) en direction des minorités

99
Notions et concepts

les plus démunies (Noirs, Hispaniques, nelles, le cadeau n’est pas toujours libre
Indiens). et désintéressé, il fait souvent partie des
contraintes sociales. En 1924, Marcel
Mauss, dans son article « Essai sur le
dissonance coGnitiVe don », rassemble des exemples tirés de
l’histoire ancienne et de l’ethnographie
La théorie de la dissonance cognitive, des peuples exotiques (Mélanésiens,
issue des travaux de la psychologie Australiens, Nord-Américains).
sociale américaine, a été élaborée par Donnant une portée très générale au
Leon Festinger, élève de Kurt Lewin (A concept de don, il montre que ce qui
heory of Cognitive Dissonance, 1957). s’échange, ce ne sont pas tant des pro-
Dès lors qu’une information contradic- duits ou des biens, « ce sont avant tout
toire, la découverte d’une faille logique des politesses, des festins, des rites,
ou d’une grave lacune viennent cho- des services militaires, des femmes,
quer le système de représentations d’un des enfants, des danses, des fêtes, des
sujet, il s’ensuit en lui un état de malaise foires dont le marché n’est qu’un
et d’inquiétude. Il lui faut résoudre la des moments et où la circulation des
« dissonance » : soit en changeant son richesses n’est qu’un des termes d’un
système de croyances, soit en réinter- contrat beaucoup plus général et beau-
prétant diféremment l’information coup plus permanent ». Ces échanges
contradictoire (sans changer le système apparemment volontaires reposent en
de croyances), soit en réaménageant ses fait sur la triple obligation de donner,
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croyances antérieures. de recevoir et de rendre : le non-respect


L. Festinger a mené une enquête cé- des obligations pouvant aller jusqu’à
lèbre (L’Échec d’une prophétie, 1956) entraîner la guerre.
auprès d’une secte qui, dans les années Quarante ans plus tard, Claude Lévi-
1950, avait annoncé la in du monde Strauss fera du « principe de réci-
pour un jour de décembre. Le jour procité » – même s’il ne prend pas for-
venu, la prédiction ne s’étant pas réa- cément des formes institutionnalisées
lisée, certains membres de la secte – une donnée a priori de la sociabilité
connurent une désillusion et quittèrent humaine. Dans l’échange cérémoniel
le mouvement. D’autres ont pensé que de la « kula » analysé par Bronislaw
ce sont leurs prières qui avaient réussi K. Malinowski, le but ultime du don
à éviter le drame et ils redoublèrent de pour les Trobriandais (peuples de la
militantisme. D’autres, enin, restèrent Nouvelle-Guinée) est de désamorcer
encore quelque temps dans la secte, l’hostilité d’autrui pour le séduire et
mais avec moins de ferveur. Quelque engendrer sa coniance. Le don marque
chose s’était brisé dans leur solide sys- l’alliance et forme un réseau d’attaches
tème de croyance. réciproques.
L’importance du cadeau qualiie aussi
le prestige du donateur. Dans les tribus
diVision dU traVaiL indiennes du Nord-Ouest américain
observées par Franz Boas, le don (le
› OST, Taylorisme, Travail « potlatch » des Kwakiutls) fonctionne
comme une dépense somptuaire : il
s’agit de donner au maximum pour
don obtenir une dette d’honneur. L’échange
prend alors l’allure d’un conlit de pres-
Qu’est-ce qui fait la valeur du don ? tige. Pour les « bigmen » océaniens, ex-
Dans beaucoup de sociétés tradition- plique Maurice Godelier dans L’Énigme

100
D

du don (1996), « le sommet, c’est de important : un profond réaménage-


donner le plus possible sans demander ment des rapports entre l’État et la so-
en retour ». ciété civile. Il est de plus en plus admis
Dans les sociétés capitalistes, le don que l’État doit se mettre au diapason de
existe sous de nombreuses formes : la société civile. Cela se traduit dans le
bénévolat, philanthropie (par exemple domaine du droit par une plus grande
des grands industriels comme John D. attention portée à l’état des mœurs,
Rockefeller), cadeaux de Noël ou autres désormais considérées comme l’étalon
dons du sang ou d’organes… La nou- de mesure pertinent pour juger de la
velle philanthropie des jeunes patrons valeur d’un texte juridique. On attend
de start-up de la Silicon Valley a d’ail- aujourd’hui de la loi qu’elle soit le relet
leurs été étudiée par Marc Abélès (Les de la réalité sociale. Et comme celle-ci,
Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la par déinition, est changeante, celle-là
Silicon Valley, 2 002). doit constamment être repensée.
Au cœur de l’analyse du lien social du
Mouvement anti-utilitariste en sciences droit objectif et droits subjectifs
sociales (MAUSS), le don n’a cessé de Le droit objectif renvoie au corpus des
susciter de nouveaux travaux, tant de la règles qui déinissent l’ordre social et
part des anthropologues que des éco- aux dispositifs destinés à appliquer et à
nomistes, des sociologues ou des psy- sanctionner ces règles (en gros, les lois
chologues… Quant à l’hypothèse de et les institutions judiciaires) ; les droits
M. Mauss, qui suggère que l’on donne subjectifs désignent les prérogatives
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pour créer du lien social, elle prend qu’un individu tire du droit objectif.
aujourd’hui la forme plus moderne Ce sont les « droits à » (par exemple les
– donc plus individualiste –, selon le droits de l’homme).
philosophe Marcel Hénaf (Le Prix de
la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Les règles de droit
2 002), d’une recherche de reconnais- On distingue la loi (votée par le
sance de soi par autrui. Parlement) du règlement (qui émane
Ces dernières années, l’approche tra- du pouvoir exécutif ou de l’administra-
ditionnelle du don – un des ciments tion). Il y a une stricte hiérarchie des
du lien social, distinct et opposé du règles : la Constitution, puis les textes
marché – a fait l’objet de réévaluation et accords internationaux, puis les lois,
de la part d’anthropologues comme puis les règlements (décrets, arrêtés, cir-
Maurice Godelier (L’Énigme du don, culaires…), les contrats…
1996) ou Alain Testart (Critique du
don, 2007). Les subdivisions du droit
Outre le droit international, on dis-
tingue le droit public (rapports entre
droit personnes privées et pouvoirs publics :
droit constitutionnel, administratif,
Aujourd’hui, on assiste à une judiciari- iscal…) et le droit privé (qui se divise
sation de nos sociétés : le droit est par- lui-même en de nombreuses catégo-
tout. Deux facteurs permettent d’expli- ries : droit du travail, de l’assurance,
quer cette inlation du juridique. Le de la consommation…). En outre, le
progrès technique et scientiique tout droit civil régit les rapports entre les
d’abord, lorsqu’il s’agit de dire le droit particuliers (par exemple famille, pro-
concernant des questions touchant à priété, contrats) ; le droit pénal déinit
la bioéthique, la procréation assistée, les infractions et les sanctions qui leur
par exemple. Autre facteur, non moins sont applicables.

101
Notions et concepts

La fonction du droit inhérents à l’être humain (le droit à la


Dans son ouvrage Homo juridicus. Essai vie, à la liberté, à la propriété, etc.). Le
sur la fonction anthropologique du droit droit public s’attache à en imposer le
(2005), spécialiste du droit du travail, respect, en conformité avec certains
Alain Supiot montre que la fonction textes de portée universelle, dont le
du droit est d’abord anthropologique et plus important est la Déclaration uni-
qu’il faut prendre acte de la nature dog- verselle des droits de l’homme.
matique du droit. Notre société repose L’acte de naissance des droits de
toujours sur un corps de croyances par- l’homme pourrait être daté de la
tagées et indémontrables qui fondent Pétition des droits signée en Grande-
le socle de notre identité : « L’œuvre Bretagne en 1628, qui airme les droits
juridique répond au besoin, vital pour traditionnels du peuple anglais (liberté
toute société, de partager un même de- politique et liberté individuelle) et de
voir-être qui la prémunisse de la guerre ses représentants (respect du droit du
civile. Les conceptions de la justice Parlement). L’autre acte fondateur est
changent évidemment d’une époque à l’Habeas Corpus Act de 1679 qui pro-
une autre et d’un pays à l’autre, mais tège l’individu contre l’arbitraire des
le besoin d’une représentation com- arrestations. Ce n’est que plus tard,
mune de la justice dans un pays et à une avec l’avènement des Lumières, qu’ils
époque donnés, lui ne change pas. Le prennent la forme des Déclarations :
Droit est le lieu de cette représentation, 1776 pour la déclaration d’Indépen-
qui peut être démentie par les faits, mais dance des États-Unis (garantissant la
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donne un sens commun à l’action des liberté des individus) ; 1789 en France
hommes. » Le droit n’émane pas de avec la Déclaration des droits de
Dieu. Il n’émane pas plus de la science, l’homme et du citoyen, énonçant les
dont deux modèles sont souvent utili- droits « naturels et imprescriptibles » :
sés pour fonder le droit : la biologie et liberté, propriété, égalité devant la loi.
l’économie. A. Supiot refuse de consi- Après la Seconde Guerre mondiale, la
dérer les droits uniquement comme des Déclaration universelle des droits de
droits individuels et subjectifs. « On l’homme est votée par l’Assemblée gé-
distribue les droits comme on distri- nérale des Nations unies (10 décembre
buerait des armes, et que le meilleur 1948). La Convention européenne des
gagne ! Ainsi débité en droits indivi- droits de l’homme et des libertés fon-
duels, le Droit disparaît comme droit damentales voit le jour en 1953, et la
commun. » Le droit n’est pas non plus création d’un Tribunal pénal interna-
une simple technique vide de sens, un tional en 1998.
ensemble de procédures mécaniques : Le concept de droits de l’homme
le Droit « est une Parole qui s’impose à recouvre des problématiques très dif-
tous et s’interpose entre chaque homme férentes. On parle parfois de première
et sa représentation du monde. (…) et seconde générations de droits de
C’est une technique de l’Interdit, qui l’homme pour rendre compte de cette
interpose dans les rapports de chacun à situation.
autrui et au monde, un sens comme qui
le dépasse et l’oblige, et fait de lui un La première génération :
simple maillon de la chaîne humaine. » les droits civils et politiques
Droit d’association, droit de vote, droit
d’exprimer librement son opinion
droits de L’HoMMe constituent des droits actifs considé-
rés comme inhérents à l’être humain.
Ensemble de droits considérés comme L’État n’a donc pas à les favoriser, mais

102
D

simplement à éviter qu’ils ne soient après avoir ratiié la Convention.


violés. Leur reconnaissance est le fruit Les droits de la femme
d’une lutte séculaire pour la liberté et La condition juridique et sociale des
l’autonomie de l’individu face à une femmes est restée longtemps inférieure
force d’oppression (le plus souvent à celle des hommes sur l’ensemble de
l’État). Ainsi, la Déclaration française la planète (taux d’analphabétisme supé-
de 1789 est le relet des préoccupations rieur dans les pays en développement,
de la bourgeoisie qui aspirait au pou- moindre rémunération à travail égal
voir par l’égalité des droits. Les articles et taux de chômage plus élevé dans les
1 et 4 de ce texte résument bien cette pays développés, etc.). Sur le plan juri-
approche : « Les hommes naissent libres dique, la Conférence mondiale sur les
et égaux en droit » ; « La liberté consiste femmes, qui s’est tenue à Pékin en sep-
à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à tembre 1995, a été l’occasion de faire
autrui. » De même, la Déclaration uni- des propositions pour réduire ce type
verselle des droits de l’homme de 1948 d’inégalités.
consacre la majorité de ses articles aux Le droit des peuples et des minorités
libertés civiles et politiques : droit à La notion de droit des peuples, qui
la vie, à la liberté et à la sûreté de sa remonte au siècle dernier, a trouvé un
personne, refus de l’esclavage, de la tor- nouveau soule depuis la conférence de
ture, reconnaissance de la personnalité Bandung en Indonésie en 1955, restée
juridique… célèbre car elle a lancé le concept de
« pays non alignés » (sur les États-Unis
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La deuxième génération : les droits et l’URSS). Par la suite, une conférence


économiques, sociaux et culturels qui s’est tenue à Alger en 1976 a dé-
La Déclaration universelle de 1948 bouché sur la Déclaration universelle
contient six articles consacrés aux des droits des peuples (droit au respect
droits sociaux, économiques et cultu- de son identité nationale et culturelle, à
rels : droit à la Sécurité sociale, au la possession paisible de son territoire,
travail, au repos, à un niveau de vie à l’autodétermination, etc.).
suisant, à l’éducation et aux droits
d’auteur… Deux organisations inter-
nationales veillent à leur application : dYnaMiQUe de GroUPe
l’Organisation internationale du travail
(OIT) et l’Organisation des Nations C’est à Kurt Lewin (1890-1947),
unies pour l’éducation, la science et la psychologue allemand émigré aux
culture (Unesco). États-Unis dans les années 1930, que
Pour exister, ces droits nécessitent une l’on doit l’expression « dynamique de
action des États. groupe ».
Prenant l’expérience des tranchées de la
de nouveaux droits Première Guerre mondiale, K. Lewin
Les droits de l’enfant montre que la vision du paysage envi-
Le 20 novembre 1989, l’Onu a adopté ronnant par le soldat, qui doit se pro-
une Convention internationale des téger derrière les dénivelés du sol, qui
droits de l’enfant. Pour la première peut voir surgir l’ennemi de derrière
fois, un texte international à valeur ju- un arbre, est fort diférente de celle du
ridique reconnaissait à l’enfant le droit simple promeneur. Sa représentation
non seulement d’être protégé et se- de l’espace alentour est donc tributaire
couru, mais également d’être considéré à la fois de ses motivations et attentes,
comme acteur dans la société. Plusieurs et des caractéristiques de l’environne-
pays ont modiié leur législation interne ment. L’ensemble formé par le sujet et

103
Notions et concepts

son environnement apparaît comme Moscovici)…


un « champ » structuré composé de L’approche de K. Lewin, complétée par
zones d’attraction et de répulsion. de nombreux travaux, constitue l’un des
Cette théorie du champ est inspirée à fondements des stratégies organisation-
K. Lewin par la « Gestalt » (psychologie nelles utilisées aujourd’hui dans les en-
de la forme), mais aussi par la physique treprises. Chaque groupe possède donc
théorique qu’il suit avec intérêt. son champ dynamique avec ses canaux
Ce modèle du comportement humain de communication, ses frontières, ses
en termes de champs de force peut être barrières. Toute information nouvelle
appliqué à des ensembles où coexistent n’est acceptée que dans la mesure où elle
plusieurs personnes (une classe, une s’intègre dans le « champ » du groupe.
réunion de travail, une bande de
jeunes…). Un groupe n’est pas une L’inluence dans les groupes
simple juxtaposition d’individus mais Une des recherches les plus célèbres à ce
une « totalité dynamique » qui résulte sujet a été menée par K. Lewin en 1943.
des interactions entre ses membres, des Pendant la Seconde Guerre mondiale,
phénomènes d’attraction et de répul- le gouvernement américain cherchait
sion, des conlits de forces… à faire consommer aux ménagères des
En bref, il existe une véritable « dyna- abats (cœur, tripes, rognons…) plutôt
mique des groupes » que le chercheur que de la viande de premier choix. Un
peut explorer par l’observation ou l’ex- échantillon de femmes fut divisé en
périmentation. Dans ce but, K. Lewin plusieurs groupes : à certaines, on it
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créera le Research Center for Group écouter une conférence sur l’intérêt des
Dynamics au MIT (Massachusetts abats dans le cadre d’une économie de
Institute of Technology) en 1944. Il est guerre, à d’autres une conférence sur
considéré par beaucoup comme le père les bienfaits alimentaires des abats. On
de la psychologie sociale moderne, et it participer d’autres groupes à des dis-
ses expériences et celles de ses disciples cussions collectives, soit sur le thème de
sont devenues canoniques dans ce do- l’économie de guerre, soit sur les bien-
maine. Elles ont porté sur le mode de faits des abats. On constata qu’au bout
commandement : types de leadership d’une semaine, seulement 3 % des
(Ron Lippitt et Robert W. White), femmes qui avaient assisté aux confé-
la conformité aux normes du groupe rences avaient changé leurs habitudes
(Muzafer Sherif et Solomon E. Asch), alimentaires, alors que le tiers de celles
la soumission à l’autorité (Stanley qui avaient participé aux discussions de
Milgram), la déviance et la cohésion groupes avaient modiié leurs achats.
(Leon Festinger et Stanley Schachter), L’eicacité du message dépendait ici de
l’inluence (Claude Faucheux et Serge la forme de communication utilisée.

104
E

ÉcoLe de cHicaGo et ses quartiers. William I. homas,


Robert Park et Louis Wirth, notam-
On n’entend pas la même chose par ment, ont mené des enquêtes sur le
« école de Chicago », selon que l’on mode de vie des habitants de Chicago.
est sociologue, économiste ou… archi- À cette époque, la ville forme une
tecte. Signalons qu’en architecture, mosaïque urbaine composée de nom-
l’école de Chicago, impulsée par Louis breuses communautés immigrées :
H. Sullivan (1856-1924), est associée Polonais, Irlandais, Italiens, Juifs et
à la construction des premiers grands Noirs venus du sud des États-Unis.
buildings et gratte-ciel américains. C’est dans ce « laboratoire social »
Pour un économiste, l’école de Chicago – l’expression est de R. Park – que
renvoie à un courant de pensée initié les sociologues vont initier une série
par Franck H. Knight (1885-1972), d’enquêtes monographiques qui vont
professeur au département d’économie marquer l’histoire de la sociologie : W.I.
de l’université de Chicago jusqu’en homas, F. Znaniecki, Le Paysan polo-
1957. D’inspiration néoclassique, il nais en Europe et en Amérique, 1919 ;
soutient une vision « orthodoxe » du N. Anderson, Le Hobo : sociologie du
laisser-faire : le marché est le meilleur sans-abri, 1923 ; H.W. Zorbaugh,
régulateur de l’activité économique et he Gold Coast and the Slum, 1928 ;
l’État ne doit pas intervenir. F. hrasher, he Gang (publié en 1927
Toute une pléiade d’économistes pres- au moment de la prohibition et du
tigieux prônant un libéralisme éco- crime organisé) ; C. Shaw, he Jack-
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nomique intransigeant a enseigné à Roller, 1930, histoire de vie d’un délin-


Chicago. C’est le cas de Friedrich von quant ; L. Wirth, he Ghetto, 1928,
Hayek, de Milton Friedman, fonda- consacré au quartier juif de Chicago ;
teur du monétarisme (et chef de ile de St. Clair Drake, H.R. Cayton, Black
ce que l’on a nommé dans les années Metropolis : A Study of Negro Life in a
1970, les « Chicago boys »), de Gary S. Northern City, 1945, une monographie
Becker et sa théorie du capital humain, du quartier noir de la ville.
de James Buchanan, fondateur du Pour les sociologues de Chicago, il était
courant du public choice, ou encore de clair que la concentration urbaine et
Robert E. Lucas, théoricien des antici- la « désorganisation sociale » ne pou-
pations rationnelles. vaient entraîner que la délinquance et
Pour un sociologue, l’école de Chicago la criminalité. Tel est un des thèmes
est associée à la naissance de la socio- centraux de l’« écologie urbaine ». Par
logie américaine et aux premières « écologie », on entend que le milieu
études sur la ville. Le département de social est favorable ou non à un type
sociologie de Chicago est créé en 1892 de comportement et à une personnalité
par Albion W. Small (1854-1926). Il urbaine typique. Ainsi, Robert E.L.
dirigera le département jusqu’en 1924. Faris et Henry W. Dunham, ont me-
Small est le premier grand organisa- suré les relations entre zones urbaines
teur de la sociologie américaine. C’est et pathologies mentales à Chicago
lui qui crée he American Journal of (Mental Disorders in Urban Areas,
Sociology. Jusqu’aux années 1930, 1939). Ils sont arrivés à la conclusion
Chicago est le plus grand centre de que les pathologies sont plus fréquentes
recherche et d’enseignement en socio- dans les aires de désorganisation sociale
logie des États-Unis. où règnent le paupérisme, le chômage
À partir des années 1920, l’université et la criminalité. Ce qui est la preuve,
de Chicago devient un centre d’impul- selon eux, de l’impact de l’environne-
sion de recherches menées sur la ville ment social sur la personnalité.

105
Notions et concepts

On doit aussi à l’école de Chicago des ils mettent en question la rationalité


études exemplaires sur l’implantation technique et scientiique qui instru-
spatiale des activités dans la ville : le mentalise la nature mais aussi l’homme
« modèle sectoriel » d’Homer Hoyt pour les intérêts de la classe dominante.
(he Structure and Growth of Residential À partir de la in des années 1940, une
Neighborhoods in American Cities, bonne partie des membres de l’école
1939) ou le « modèle polynucléaire » de Francfort revient en Allemagne et le
de Chauncy D. Harris et Edward L. courant connaît désormais une grande
Ullmann en 1945 (« he Nature of reconnaissance de la part des universi-
Cities », he Annals of the American taires mais aussi des médias. Le succès
Academy of Political and Social Science, de l’œuvre d’H. Marcuse, et notam-
n° 242), qui vont devenir des proto- ment d’Éros et Civilisation (1955), ins-
types de la géographie urbaine. pirée par la psychanalyse, en est un bon
Au lendemain de la Seconde Guerre exemple. Le philosophe et sociologue
mondiale, la sociologie de Chicago Jürgen Habermas, qui fut pendant trois
change d’orientation. On parle alors ans l’assistant d’Adorno, peut être consi-
d’une « seconde école de Chicago ». déré comme le dernier représentant de
Elle sera marquée par l’« interac- l’école de Francfort, même s’il ne fait
tionnisme symbolique », promu par pas partie du premier cercle des fonda-
Herbert G. Blumer (1900-1987), qui teurs. Il reprend en efet à son compte
aura une forte inluence sur certains de « la théorie critique » sous la forme d’un
ses élèves comme Howard Becker ou double projet : la critique d’une raison
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Erving Gofman. fondatrice universelle et la recherche


d’un fondement légitime de l’ordre
social dépassant le discours dominateur
ÉcoLe de FrancFort de la science et de la technique.

Ce courant de pensée naît dans les


années 1930, lorsque Max Horkheimer ÉcoLe des annaLes
prend la tête de l’Institut de recherches
sociales fondé en 1923 à Francfort. Sous › Annales
son impulsion, de nombreux intellec-
tuels vont travailler ensemble : les plus
connus sont Herbert Marcuse, heodor ÉcoLoGie
W. Adorno ou Erich Fromm, dont
on peut également rapprocher Walter Le terme « écologie » comporte plu-
Benjamin. Leurs recherches sont mar- sieurs sens : l’écologie comme science,
quées par une référence commune à la l’écologie politique, l’écologie hu-
pensée de Karl Marx, mais critique et maine, urbaine…
non dogmatique. Lors de l’arrivée au L’écologie scientiique est née avec
pouvoir des nazis, M. Horkheimer et ses E. Haeckel, qui a forgé le terme en
collaborateurs sont contraints à l’exil. Si, 1866 pour désigner l’étude des rap-
dans un premier temps, deux annexes ports des êtres vivants et leur milieu.
ouvrent à Paris et à Genève, très rapide- Elle concerne alors l’écologie animale
ment ils doivent émigrer aux États-Unis. et végétale. Arthur Tansley, fonda-
L’école de Francfort connaît alors une teur de la British Ecological Society
seconde phase, marquée par un pro- (1913) a également introduit la no-
fond pessimisme. T.W. Adorno et tion d’écosystème (dans un article de
M. Horkheimer publient en 1947 La 1935). L’écologie va se développer dès
Dialectique de la raison, dans laquelle lors comme une discipline à la frontière

106
E

de la théorie de l’évolution et de l’étude Les familles de l’écologie


des systèmes et de la dynamique des
populations, en intégrant au passage les Les précurseurs
notions de biosphère, biotope et plus Henry D. horeau et l’idéalisation de
récemment celle de biodiversité (qui la vie sauvage (1817-1862). Étudiant
désigne la diversité du monde vivant). à Harvard, admirateur du philo-
L’écologie politique est née séparément sophe Ralph W. Emerson, il se retire à
de la science écologique. Elle naît des Concord (Massachusetts) où il construit
préoccupations liées à la protection de la cabane dans laquelle ses méditations
la nature. Ce mouvement a plusieurs aboutissent au livre fameux, Walden
racines : l’installation des premiers ou la Vie dans les bois (1854). De cet
parcs naturels destinés à conserver des ouvrage culte, on peut retenir sa spi-
zones épargnées par l’industrialisa- ritualité sans religion, son combat
tion (comme le parc de Yellow Stone contre l’esclavage et pour la désobéis-
au États-Unis), les aspirations rous- sance civile, mais aussi son engagement
seauistes de certains penseurs indivi- pour la promotion des parcs nationaux
dualistes, hostiles à l’urbanisation et la américains et leur devise qui lui est
technique (H. D. horeau). empruntée : « La vie sauvage est le salut
Le mouvement militant de l’écologie du monde.  »
a pris son véritable essor à partir des George Perkins Marsh, pionnier de
années 1960. Ce mouvement combine l’écologie politique (1801-1882). Il est
une critique de la société de consom- l’auteur d’un monument de la pen-
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mation (I. Illitch, J. Ellul) et des dégâts sée écologique et géographique : Man
du progrès, les aspirations utopistes et and Nature or Physical Geography as
communautaires des mouvements hip- Modiied by Human Action (1864).
pies prônant un retour à la nature (né Inclassable dans les disciplines acadé-
en Californie), la critique de l’énergie miques traditionnelles, cet ouvrage
nucléaire (militaire et civile), de l’agri- est la préiguration de ce que sera au
culture intensive (engrais et pesticides) xxe siècle l’écologie politique.
et de la pollution industrielle. Elisée Reclus, le géographe anarchiste
En 1972, le club de Rome marque un (1830-1905). Cet immense géographe
tournant avec le rapport sur les « limites connu pour sa Géographie universelle
de la croissance » (Halte à la croissance). (1875-1894) fut condamné à la dépor-
L’écologie politique va peu à peu se tation pour son soutien à la Commune
structurer en partis et associations de Paris. Cette peine fut commuée en
écologistes dans de nombreux pays bannissement grâce à l’initiative de
développés. Charles Darwin et l’intervention des
Les études sociologiques de l’école de plus grands noms de la science. Il est
Chicago consacrées à l’impact de l’envi- l’auteur de plusieurs textes remar-
ronnement social pathologique sur le quables soutenant que les progrès des
développement de la délinquance ont sociétés ne sauraient être acquis aux
été désignées sous le terme d’écologie dépens de la Terre qui est leur demeure.
urbaine. Ernst Haeckel, l’inventeur de l’écologie
Le concept d’« écologie industrielle » a (1834-1919). C’est l’inventeur du mot
été développé dans les années 1980 par « écologie   » (1867), connu comme
Suren Erkman, biologiste et philosophe biologiste vulgarisateur des idées de
suisse. C. Darwin en Allemagne. E.  Haeckel
L’écologie comme mouvement social a est non seulement l’inventeur de l’éco-
donné naissance à plusieurs familles de logie scientiique, mais aussi le premier
pensée. scientiique à prétendre donner ses

107
Notions et concepts

fondements théoriques à l’écologisme. ses ouvrages publiés à partir des années


Il croit à une réforme politique fondée 1970 et notamment dans Pour une
sur la connaissance scientiique des rap- société écologique.
ports de l’homme à la nature dans le André Gorz et l’écologie libératrice (1923-
respect fondamental de la beauté et de 2007). Un des pionniers de l’écolo-
l’ordre de la nature qui y règnent. gie politique en France et en Europe.
Wladimir Vernadsky, promoteur de la Partant d’une rélexion sur le travail et
biosphère (1863-1945). Minéralogiste la consommation dans le capitalisme, il
d’origine ukrainienne, il s’éloigne des écrit dès 1975 Écologie et Liberté. Avec
tourmentes postrévolutionnaires de la critique des besoins, l’écologie pousse
l’URSS en 1922 pour se rendre à Paris, en retour à approfondir la critique du
où il donne à la Sorbonne des sémi- capitalisme. Selon A. Gorz, l’écologie
naires notamment fréquentés par le n’acquiert toute sa charge critique que
jésuite Pierre Teilhard de Chardin. De si les dévastations de la planète et la
retour en Union soviétique à l’âge de 63 destruction des bases vitales de l’huma-
ans, il y sera jusqu’à sa mort un infati- nité sont comprises comme les consé-
gable bâtisseur de la science soviétique. quences d’un mode de production. La
La Biosphère, son œuvre majeure, est rélexion d’A. Gorz s’approfondit avec
publiée en 1926. l’analyse du capitalisme cognitif, qui
fonde sa domination sur l’asservisse-
Les penseurs de l’écologisme ment de l’intelligence à des ins étran-
Ivan Illich et la critique radicale du gères à l’humain.
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monde moderne (1926-2002). Il fonde Jacques Ellul et la simplicité volontaire


en 1966, à Cuernavaca au Mexique, le (1912-1994). Toute sa vie, il s’est mon-
Centre international de documentation tré idèle à la maxime « Penser globa-
culturelle (Cidoc), bientôt foyer mon- lement, agir localement ». À l’issue
dial de la critique radicale de la société d’une rélexion entreprise avec Bernard
industrielle et de ses institutions. Pour Charbonneau sur la disparition du
I. Illich, la contre-productivité des monde rural au proit d’une norma-
institutions modernes détruit impi- lisation croissante de l’humanité sous
toyablement le lien social. Récusant l’emprise de la technique, il publie en
la suprématie mutilante du marché, 1954 La Technique ou l’Enjeu du siècle.
I. Illich oppose à ceux qui croyaient aux
promesses du développement ses efets Les écophilosophes
délétères avec le passage de la pauvreté à Aldo Leopold, le sage forestier (1887-
la misère matérielle et morale. Au-delà 1948). Il a consacré sa vie à la protec-
d’un certain seuil, la production sans tion de la nature. Écrit au crépuscule
cesse accrue de marchandises ou de ser- de sa vie et publié en 1949, l’Almanach
vices devient un objet d’aliénation. d’un comté des sables est devenu au long
Murray Bookchin, l’anarcho-écolo des années pour la jeunesse américaine
(1921-2006). Ce militant et essayiste « le bréviaire de la foi nouvelle dans
américain, inventeur du municipa- l’équilibre de la vie   » selon J.M.G. Le
lisme libertaire et de l’écologie sociale, Clézio dans la préface qu’il en a écrite
a été le théoricien le plus radical de pour l’édition française.
la décentralisation politique comme Hans Jonas, l’éthique du futur (1903-
condition de l’avènement d’une société 1993). Élève d’Edmund Husserl et
écologique. Les idées de M. Bookchin, Martin Heidegger, il s’est fait connaître,
inspirées d’une nouvelle vision philoso- bien au-delà du cercle des philosophes,
phique des rapports entre l’homme et par son éthique pour l’âge techno-
son environnement, sont reprises dans logique développée dans son œuvre

108
E

majeure Le Principe Responsabilité tés. Tel est le point de départ de toute


(1979). alternative…
Arne Naess, le père de l’écologie profonde
(1912-2009). Le philosophe norvégien Les sceptiques
est passé de Baruch Spinoza à Mohandas Richard Lindzenla et la contestation
Ghandi pour déboucher sur une vision de l’origine humaine du réchaufement
radicale de l’écologie, qui met la nature (né en 1940). Climatologue mondia-
et non l’homme au centre et n’accorde lement reconnu pour ses travaux par
aucune priorité à l’humain dans la la communauté scientiique, ancien
défense des droits des espèces vivantes. membre du Groupe d’experts intergou-
Edgar Morin, la pensée complexe (né en vernemental sur l’évolution du climat
1921). De la critique de l’enfermement (Giec), dont il a démissionné en 2001.
disciplinaire des sciences jusqu’à l’appel Il conteste globalement les conclusions
de la transdisciplinarité, de celle du alarmistes du Giec, la responsabilité de
cloisonnement de nos mondes vécus l’activité humaine dans le réchaufe-
jusqu’à la rélexion menée Pour une poli- ment climatique.
tique de civilisation (1997, rééd. 2008), Bjorn Lomborg : l’écologie au crible des
la philosophie d’E. Morin, construite statistiques (né en 1965). Publié au
à partir et autour de la grande idée de Danemark en 1998, l’épais volume
Terre Patrie, est en constant dialogue L’Écologiste sceptique est devenu rapide-
avec l’écologie, dans sa double accep- ment un best-seller international. Dans
tion, scientiique et politique. son livre, B. Lomborg passe au crible les
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John Baird Callicott, l’éthique environ- théories en vogue sur le réchaufement,


nementale (né en 1941). Philosophe la surpopulation, la déforestation, l’ex-
américain, il est le pionnier mondial tinction de la biodiversité ou le manque
de l’éthique environnementale, dans la d’eau.
tradition inaugurée aux États-Unis par Claude Allègre, polémiste éruptif. Le
Aldo Leopold. Ses recherches actuelles géologue Claude Allègre n’aime pas le
portent sur la question d’une « éthique politiquement correct. Aux arguments
de la Terre   ». Son projet, que l’on a scientiiques, il ajoute les attaques per-
quelquefois apparenté au spinozisme, sonnelles : n’hésitant pas à dénoncer
serait donc de soumettre la puissance les intérêts personnels des Al Gore ou
de la conscience humaine au monde Nicolas Hulot, pour qui le message éco-
naturel, pris non dans le sens d’un ordre logique serait devenu un marché juteux.
naturel, mais dans celui de la diversité Son dernier pamphlet : L’Imposture éco-
du vivant et des paysages. logique ou la Fausse écologie (2010). Le
Vittorio Hösle, l’idéaliste critique (né en géologue Vincent Courtilot, ancien
1960). L’élève se nourrit de la rélexion assistant de Claude Allègre, a enfourché
de son maître H. Jonas. Loin de toute la même bataille.
mièvrerie moralisante, V.  Hösle ouvre Benoît Rittaud : pourfendeur des « car-
la rélexion philosophique à une pen- bocentristes ». Mathématicien, maître
sée transdisciplinaire qui dépasse le de conférences à l’université Paris-XIII,
clivage académique et archaïque entre B. Rittaud reprend dans Le Mythe clima-
sciences sociales et naturelles. L’option tique (2010), les grands thèmes antica-
philosophique de V. Hösle est non tastrophistes en critiquant la pertinence
seulement un choix théorique, mais des modèles, la fragilité des statistiques
se fonde consciemment sur l’examen moyennes de l’évolution du climat, qui
critique des mécanismes économiques, n’ont selon lui pas grand sens.
politiques et culturels qui structurent Christian Gerondeau, le dénonciateur
en profondeur l’évolution de nos socié- véhément (né en 1937). Auteur de CO2,

109
Notions et concepts

un mythe planétaire (2009). Le « para- sonnage principal du documentaire


doxe Gerondeau   » s’énonce ainsi : An Inconvenient Truth (Une vérité qui
qu’on le veuille ou non, les réserves de dérange) qui montre avec clarté et sans
pétrole vont s’épuiser. Ce n’est qu’une erreur scientiique les efets délétères du
question de temps. Car on ne peut pas réchaufement climatique.
croire que l’on va arrêter d’en consom-
mer. L’augmentation des émissions Les décroissants
de CO2 est donc inéluctable et n’est François Partant : à la recherche du
qu’une question de rythme. monde idéal (1926-1987). Banquier du
développement, il a pris acte des aberra-
Les prophètes tions des politiques de développement
Rachel Carson : L’écologie devient popu- dans le tiers-monde. Il fut le premier
laire (1907-1964). Cette biologiste à proposer l’idée d’un après-dévelop-
américaine se révèle écrivain populaire pement. Son livre La Fin du dévelop-
remarquable. Silent Spring (1962), iden- pement. Naissance d’une alternative ?
tiiant les pesticides à de véritables bio- (1982), après une critique sans conces-
cides, est traduit dans le monde entier sion de l’idéologie du progrès, théorise
et associe déinitivement son nom à ce que pourrait être une alternative au
celui du mouvement écologiste naissant. vieux monde agonisant. Ses amis ont
Dans son ouvrage traduit en France en créé l’association La ligne d’horizon,
1963 sous le titre Le Printemps silencieux, chargée de poursuivre sa rélexion.
Rachel Carson ouvrait la piste « d’une Serge Latouche, penseur de l’après déve-
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autre route », universellement reprise loppement (né en 1940). Membre fon-


par les mouvements écologistes depuis dateur de La ligne d’horizon, profes-
un demi-siècle. seur émérite d’économie à l’université
René Dumont, contre le capitalisme Paris-XI, il a développé une théorie cri-
(1904-2005). Connu comme l’agro- tique de l’orthodoxie économique, de
nome de la faim, en se portant candidat l’utilitarisme dans les sciences sociales
à l’élection présidentielle de 1974, il dans le cadre du MAUSS (Mouvement
apporte à l’écologie politique française anti-utilitariste dans les sciences
une coloration radicale, tiers-mondiste sociales). Il est le théoricien reconnu de
et anticapitaliste. Il pose les condi- la décroissance, en France et en Europe,
tions d’une réorientation radicale de par ses ouvrages Faut-il refuser le déve-
la société française dans son ouvrage loppement ? (1985) et surtout Le Pari de
L’Utopie ou la Mort (1973). la décroissance (2006).
Nicolas Hulot et l’urgence climatique (né Paul Ariès : la décroissance entre en poli-
en 1955). Il est surtout connu comme tique (né en 1956). L’un des théoriciens
producteur des émissions « Ushuaïa », de la décroissance, notamment avec son
consacrées à la mise en valeur des beau- dernier ouvrage La Simplicité volontaire
tés de la planète et aux dégradations contre le mythe de l’abondance (2010),
qui la mettent en péril. À partir de sa qui met à mal les idéologies du progrès
Fondation pour la nature et l’homme, et de la croissance qui colonisent notre
créée en 1990, il s’engage activement imaginaire.
dans le combat écologique en France.
Al Gore, L’ex-futur président (né en
1948). Vice-président de Bill Clinton ÉconoMie-Monde
(1993-2001), candidat démocrate mal-
heureux à la Maison Blanche en 2000, Le concept d’« économie-monde »
il se consacre à partir de 2004 à la cause est au cœur de l’œuvre de l’historien
écologique. Il est l’inspirateur et le per- Fernand Braudel. Dans son ouvrage

110
E

Civilisation matérielle et capitalisme, mondialement connus pour leur patri-


F. Braudel voit dans le monde du moine architectural et la vente annuelle
xve siècle non pas une simple juxtapo- de leur production viticole, exploitent
sition d’aires civilisationnelles, mais un toujours un centre hospitalier à but
ensemble d’économies-mondes : « ces non lucratif de plus de deux cents lits et
économies coexistantes qui n’ont entre un institut de formation en soins inir-
elles que des échanges extrêmement miers. » Une logique d’auto-organisa-
limités se partagent l’espace peuplé de tion lorsque des groupes se rassemblent
la planète ». pour trouver des solutions collectives
La notion d’économie-monde recouvre à leurs problèmes, comme les agricul-
une triple réalité : une économie-monde teurs du Jura qui créent les premières
occupe un espace géographique donné ; fruitières coopératives.
elle a un centre qui est dominant (par L’ESS se développe au xixe siècle, à
exemple, Londres au xixe siècle) ; elle la faveur des bouleversements socié-
s’étend sur diférentes zones succes- taux dus à la révolution industrielle.
sives qui participent au développement Le Familistère Godin en est un bon
du pôle dominant (et peut, comme exemple : pour améliorer la condition
l’économie-monde européenne, entre de ses ouvriers, Jean-Baptiste Godin
le xve et le xviiie siècle, se dévelop- construit un lieu de vie total, le Fami-
per à l’échelle mondiale). Immanuel listère, qui rassemblait en un même lieu
Wallerstein a développé le concept voi- l’activité économique et la vie familiale
sin de système-monde. des ouvriers tout en leur assurant l’accès
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à l’éducation et à la culture. Mouve-


› Système-monde ments philanthropiques, mouvements
mutualistes procèdent de cette même
logique de protection des ouvriers et
ÉconoMie sociaLe des salariés. C’est aussi le temps de la
et soLidaire fondation des banques coopératives
(Crédit agricole, Crédit mutuel, Caisses
L’économie sociale et solidaire est un d’épargne, Crédit coopératif et Banques
slogan qui vise à regrouper sous un populaires).
même label toute une série de formes Aujourd’hui l’ESS concerne de nom-
d’organisation alternatives à la fois breux champs d’action : commerce
au capitalisme et à l’État. Les formes équitable, soutien scolaire, aides à
d’organisation concernées regroupent domicile pour les personnes âgées,
les associations, coopératives, mutuelles insertion professionnelle des personnes
et fondations dont le point commun est handicapées…
d’avoir une visée sociale. On peut donc En France, ce secteur est loin d’être
intégrer dans ce vaste secteur des entre- marginal, il regroupe 2 millions d’em-
prises de commerce équitable, des asso- plois. Si l’économie sociale et solidaire
ciations humanitaires comme les Restos se présente, aux dires de ses promo-
du cœur, des associations d’insertion teurs, comme une sorte de « troisième
mais également des banques ou assu- voie » au-delà du capitalisme et de la
rances mutuelles. logique étatique, en examinant de près
L’économie sociale et solidaire (ESS) les organisations, on peut prendre la
a une histoire ancienne. Pour l’éco- mesure de la distance entre les faits réels
nomiste Philippe Frémeaux, deux et les idéaux.
logiques la sous-tendent dès le Moyen L’ESS n’échappe pas, selon P. Frémeaux
Âge. Une logique caritative : « Les (La Nouvelle alternative ? Enquête sur
hospices de Beaune, fondés en 1443, l’économie sociale et solidaire, 2011) à

111
Notions et concepts

trois tendances : la banalisation, l’ins- groupe de huit personnes. Or les per-


trumentalisation et la récupération. sonnes du groupe sont des complices
La banalisation est l’évolution d’entre- de l’expérimentateur. Ces compères
prises d’économie sociale et solidaire ont comme consigne de donner une
qui, comme les banques ou assurances même réponse, fausse. Troublé par les
mutuelles ou coopératives agricoles, réponses (fausses) des autres membres
se transforment peu à peu en entre- du groupe, le sujet isolé a alors tendance
prises comme les autres : hiérarchisées à changer son choix initial (pourtant
et dominées par la logique du proit. juste), se conformant ainsi à l’opinion
L’instrumentalisation est liée au fait que du groupe. Plusieurs expériences repro-
nombre d’associations se voient conier duites ont montré que 37 % des sujets
par l’État la mission de mettre en place ainsi testés se rallient plusieurs fois à
des politiques publiques sur lesquelles l’opinion majoritaire ; près de 75 % se
elles n’ont pas voix, notamment dans le trompent au moins une fois au cours
social, la santé, la culture ou le sport. d’une série de questions… ; une mino-
La récupération concerne par exemple rité seulement maintient ses positions
la Sécurité sociale qui doit son existence contre l’avis général du groupe.
au mouvement mutualiste de la in du
xixe siècle et qui est aujourd’hui sous
tutelle de l’État providence. eFFet MULtiPLicateUr

L’« efet multiplicateur » est associé à


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ÉcoUMÈne (ŒcoUMÈne) la théorie keynésienne du rôle moteur


de l’État dans l’économie. L’idée est
Terme géographique désignant la que les dépenses de l’État permettent
surface de la Terre habitée par l’hu- d’amorcer une dynamique d’ofre et de
manité. Le terme est très utilisé au- dépenses qui, en cascade, démultiplient
jourd’hui dans le cadre des études sur la les efets de la dépense initiale.
mondialisation. Lorsque l’État dépense un milliard de
francs supplémentaire, cette somme
correspond pour les entreprises et pour
eFFet ascH les ménages à un supplément de revenu
qui, à son tour, est consacré à de nou-
Solomon E. Asch est un psychosocio- veaux achats de biens d’équipements,
logue américain. En 1952, il a réalisé et ainsi de suite. Au inal, l’investisse-
une expérience très célèbre sur l’efet ment initial a suscité un surcroît d’acti-
de conformisme imposé par le groupe. vité supérieur à un milliard de francs.
L’expérience se présente comme suit. C’est l’efet multiplicateur sur lequel se
On présente à un sujet deux cartes. fondent les politiques keynésiennes. Il
Sur la première est tracée une ligne est fonction du degré d’ouverture d’une
verticale, sur l’autre carte sont tracées économie, du niveau d’inlation, et des
trois lignes de longueur diférente. On anticipations des agents économiques.
demande alors de retrouver laquelle de L’ampleur de l’efet multiplicateur et
ces trois lignes est de même longueur son existence même sont controversés.
que celle de la première carte. L’exercice
est très facile car les diférences de lon-
gueur entre les lignes sont suisamment eFFet PerVers
nettes pour que le sujet ne puisse pas
se tromper. Mais dans un deuxième On désigne en général par « efets per-
temps, on réalise l’expérience dans un vers » les conséquences non voulues

112
E

d’une action intentionnelle. Cette institutionnaliste en économie. Dans


notion est donc pertinente pour pen- sa héorie de l’entreprise (1904), il sou-
ser des phénomènes d’ordre très divers : tient que l’économie devrait être une
mécanismes économiques, environne- science de l’évolution, intégrant l’étude
mentaux, sociaux… de la genèse et de la dynamique des
Le sociologue Raymond Boudon institutions économiques. La vision de
accorde aux efets pervers une place l’économie comme un marché régi par
importante dans l’analyse du change- des mécanismes de prix et auto-équi-
ment social. Certaines transformations libré lui paraît fausse et désincarnée.
sociales peuvent en efet être considé- L’économie est d’abord faite d’institu-
rées comme la conséquence non désirée tions sociales, gérées par des routines
d’une somme d’actions individuelles. et des comportements conventionnels.
Les efets pervers constituent donc T.B. Veblen pense donc que l’économie
des jeux à somme non nulle : tous les doit comporter une étude des mœurs et
partenaires, en essayant individuelle- des coutumes sociales.
ment de gagner, sont tous perdants.
Dans L’Inégalité des chances (1973),
R. Boudon analyse les efets pervers de ÉGaLitÉ des cHances
la démocratisation scolaire. La réduc-
tion de l’inégalité scolaire ne produit Le principe de l’égalité des chances,
pas l’efet escompté. Pour chaque indi- c’est-à-dire que « ceux qui sont au
vidu, pousser plus loin sa formation même niveau de talent et de capacité
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et avoir un diplôme plus élevé est un et qui ont le même désir de les utili-
choix rationnel qui vise à le valoriser et ser devraient avoir les mêmes pers-
à augmenter ses chances sociales. Mais pectives (chances) de succès, ceci sans
dès lors qu’un grand nombre d’indi- tenir compte de leur position initiale
vidus font le même choix, le nombre dans le système social » (J. Rawls)
de diplômés augmente et la valeur du semble faire consensus dans nos socié-
diplôme se dégrade. tés. Mais quelle justice assure-t-il en
réalité ? C’est la dérangeante question
que pose Patrick Savidan dans son der-
eFFet VeBLen nier livre, Repenser l’égalité des chances,
2007. Premier constat : « L’égalité des
La logique de la « consommation os- chances triomphe parce qu’elle paraît
tentatoire » conduit à ce que certaines nous donner l’égalité dans la liberté. »
marchandises de luxe (comme les par- Elle a en fait partie liée avec l’essor d’un
fums, les vêtements, les meubles…) « individualisme possessif » (concept
prennent une valeur qui ne dépend pas emprunté à l’historien Crawford
du travail incorporé ou de l’équilibre B. Macpherson) selon lequel l’indi-
entre ofre et demande. Au contraire, vidu est le propriétaire exclusif de ses
la volonté de distinction attire une facultés et de sa personne. Or en réa-
certaine clientèle vers les prix les plus lité, les talents et les compétences ne se
hauts. C’est ce que l’on nomme depuis développent et n’acquièrent de sens que
« l’efet Veblen », selon lequel le prix dans un cadre social favorable. La no-
de certaines marchandises augmente tion de mérite qui légitime ce « régime
(et non diminue) en même temps social de concurrence généralisée » est
que l’augmentation de la demande, donc plus problématique qu’il y paraît.
contrairement à ce que prédit la théo- La lutte contre les discriminations est-
rie économique classique. T.B. Veblen elle à même d’assurer une réelle égalité
est aussi un pionnier de l’approche des chances, comme le soutient Alain

113
Notions et concepts

Renaut ? Non, airme P. Savidan, qui exemple, les travaux du Centre d’études
refuse avec force « l’évacuation de de la vie politique française) même si
la question des inégalités sociales au dans le même temps la science poli-
bénéice de celle des discriminations ». tique s’est très largement diversiiée.
Les politiques d’airmative action
laissent inchangés les rapports de
classes et laissent entendre que les dis- ÉLite
criminations sont les principaux obs-
tacles à l’intégration et à la réussite. La Au sens étymologique, le mot « élite »
redistribution ne peut pas plus assurer désigne ceux qui sont reconnus comme
la justice sociale. Seule une meilleure supérieurs, dans des domaines extrê-
répartition de la propriété des moyens mement variés, et l’élitisme est la pré-
de production et du capital humain férence accordée aux « meilleurs », sans
(éducation et formation) pourra ga- que cette qualité soit a priori trans-
rantir une « égalité des chances sou- missible de génération en génération.
tenable », moins individualiste et plus Au plan politique et social, chaque
solidariste. société comporte en son sein une élite
qui cherche autant que possible, selon
› Inégalités, équité V. Pareto, à transmettre les avantages
acquis à leur descendance, tandis que
la concurrence de nouvelles élites
ÉLections montantes contrecarre leurs eforts, et
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contribue ainsi au renouvellement des


Qui dit élections dit sufrage. On consi- élites et à la dynamique de la société.
dère aujourd’hui que le sufrage est uni- Les théories élitistes du pouvoir, à la
versel lorsque tous les citoyens majeurs suite de Vilfredo Pareto, posent natu-
des deux sexes et n’ayant pas été privés rellement la question de la légitimité.
de leurs droits civiques jouissent du En efet, elles remettent en cause la
droit de vote. Les étapes historiques de réalité de la démocratie en tentant de
la généralisation du droit de vote sont montrer qu’une élite détient en fait la
un des marqueurs traditionnels de l’ac- totalité du pouvoir. Pour le sociologue
cession à la démocratie. Si la Grande- Charles W. Mills (L’Élite du pouvoir,
Bretagne a été la première des grandes 1956), le pouvoir est accaparé aux
nations à posséder une assemblée élue, États-Unis par un groupe social res-
c’est en France que le sufrage universel treint, une élite, composée des grands
(masculin jusqu’à 1945) a été instauré dirigeants des institutions politiques,
pour la première fois en 1848, après économiques et militaires. Cette élite
soixante années de sufrage censitaire constitue un groupe assez homogène
et/ou restreint selon les formules les sur le plan social et défend des inté-
plus diverses, pendant la Révolution, rêts communs. Cette conception de
l’Empire et les deux Restaurations. l’élite s’oppose donc tout à la fois à une
L’analyse des comportements élec- conception marxiste qui fonde le pou-
toraux (Qui vote pour qui et pour voir sur la propriété et aux théories dé-
quoi ?) a longtemps été l’un des piliers mocratiques. Il y aurait en efet, selon
de la science politique en France, C.W. Mills, collusion entre pouvoirs
avec notamment les travaux d’André politique, économique et militaire aux
Siegfried (Tableau politique de la France États-Unis. D’autres penseurs comme
de l’Ouest, 1913) qui donne naissance Joseph A. Schumpeter tendent à adop-
à la sociologie électorale. Depuis, cette ter une vision plus pluraliste des élites.
veine ne s’est jamais éteinte (voir, par L’émergence d’une élite politique dans

114
E

les grands partis est sans doute inévi- moyenne, ceux qui n’ont eu qu’une
table, mais elle ne se confond pas tou- existence éphémère, le nombre d’em-
jours avec les élites économiques. pire se compter par centaines. Entre
2500 ans avant Jésus-Christ et 1800
après, l’histoire a vu déiler plus de 60
eMPire « méga-empires » : des mastodontes
politiques qui ont contrôlé jusqu’à plus
Un empire est une unité politique (chef- d’un million de kilomètres carrés de
ferie, cité-État, royaume, État-nation) surface.
qui a conquis d’autres unités politiques Les empires sont souvent assimilés
et les a soumises (sans les intégrer plei- à des dinosaures de l’histoire. Ils se-
nement dans la structure du centre). raient apparus dans l’Antiquité mais
C’est le cas par exemple d’Alexandre auraient peu à peu disparu avec l’avè-
le grand qui conquiert l’Égypte puis nement progressif des États-nations.
l’empire Perse ou de l’empire romain Les empires coloniaux d’Europe forgés
qui s’étend jusqu’à l’Afrique du nord, au xixe siècle et les empires soviétique
le Moyen Orient et la Gaule ou encore, ou américain du xxe siècle relèveraient
plus près de nous, de la Russie qui do- d’une autre nature.
mine les États satellites pour se transfor- En fait depuis leur apparition, les em-
mer en Union soviétique. pires n’ont pas cessé d’exister et de se
renouveler. Il y a eu des poussées impé-
combien y en a-il eu dans l’histoire ? riales sur presque tous les continents
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On considère que le premier empire et la rupture entre l’ère des empires et


est l’empire akkadien forgé par Sargon celle des États-nations est sans doute
en Mésopotamie vers 2340 avant ictive si on considère qu’aux xixe
J.-C., dont la capitale était Akkad et et xxe siècles, la France, la Belgique,
qui a régné une centaine d’années sur l’Allemagne, l’Italie étaient bien des
les autres cités-États du pays sumérien. empires ayant conquis des territoires
À partir de cette date, les empires ont coloniaux.
pullulé dans la région : empires égyp-
tien, assyrien, babylonien, hittites, comment naissent les empires ?
perse (achéménides puis sassanides), Pour simpliier on pourrait distinguer
grec et romain, arabo-musulman, otto- deux scénarios de conquêtes impériales.
man. Un autre grand bassin de forma- Les premiers sont nés de conquêtes
tion d’empire se situe en Asie : l’Inde foudroyantes menées par un chef mili-
(empire moghol, marathe), la Chine, le taire. Ce fut le cas avec Alexandre ou
Japon, l’Asie du Sud-Est ont été riches Gengis Khan, les plus grands « bâtis-
en successions impériales. Tout comme seurs d’empire » de l’histoire, même si
l’Asie centrale avec les « empires des leur empire est aussi vaste que bref.
steppes » (ceux de Attila, Gengis- Un autre scénario est celui de la mono-
Khan, Tamerlan). L’Amérique aussi a polisation du pouvoir à partir de cités-
connu ses empires : Toltèque, Aztèque, États ou de royaumes rivaux. Au terme
Inca, sans parler de l’empire nomade de rivalités intestines entre unités poli-
comanche. L’Afrique a vu également tiques, l’une d’elle init par prendre le
naître et disparaître plusieurs empires pas sur les autres et imposer son hégé-
sur son sol : l’empire songhaï ou empire monie. Ce fut le cas pour les premiers
zoulou. L’Europe connut des empires empires de Mésopotamie, ou pour
romain, espagnol, portugais, britan- l’empire athénien ou encore en Chine
niques, austro-hongrois, etc. avec Shi huang he, le premier empe-
Si l’on compte les empires de taille reur qui triompha et imposa sa loi aux

115
Notions et concepts

« royaumes combattants » qui s’afron- adaptait aussi ses modes de gouver-


taient depuis des décennies. nement aux territoires sur lesquels
Dans la réalité beaucoup d’empires il régnait : un corps d’administra-
combinent les deux scénarios pré- teur en Inde, un protectorat déguisé
cédents : ce fut le cas pour l’empire en l’Égypte, des simples accords de
romain. Les conquêtes de César ou « libre-échange » (très inégalitaires dans
Pompée relèvent des stratégies conqué- d’autres régions).
rantes de bâtisseurs d’empire. La vic- À l’inverse d’autres empires ont tracé
toire sur Carthage relève de la rivalité une frontière claire entre les autoch-
entre deux entités politiques et la sou- tones et les « barbares » (ce fut le cas de
mission de l’une par l’autre. l’empire romain, par exemple).

comment meurent les empires ?


Le cas romain a donné lieu à une lit- eMPoWerMent
térature abondante : on a évoqué les
invasions barbares, la corruption des Le terme anglais d’empowerment résiste
élites, les guerres intestines, le coût à la traduction, peut être parce qu’il
écrasant de l’entretien de l’empire, et réunit de façon indissoluble des notions
la combinaison de ces facteurs. Ces qui appartiennent pour nous à des uni-
grands facteurs explicatifs exogènes vers diférents. L’empowerment consiste
(invasions externes résistances des pro- à permettre et à faciliter l’accession
vinces) et endogènes (crises des élites, réelle d’individus ou de groupes so-
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efondrement sous son propre poids) ciaux non seulement à des droits, mais
sont systématiquement évoqués dans aussi à des savoirs et à des compétences
l’explication de l’efondrement des dont ils étaient ou se croyaient exclus,
autres empires (« l’efondrement des le but ultime d’un tel projet étant que
empires », L. Testot, Sciences Humaines, ces groupes parviennent à se prendre
mai 2013). en charge. Particulièrement nécessaires
dans les sociétés de castes, et partout où
comment sont gérés les empires ? les stratiications sociales ont été pro-
L’histoire des empires a connu un fondément intériorisées par ceux qui en
renouveau récent, notamment axé sur sont les victimes, ces programmes sont
le mode d’administration des empires diiciles à mettre en œuvre et ne se
comparés. Dans Empires. De la Chine développent que sur une longue durée.
ancienne à nos jours, 2010, F. Cooper Mais, ils peuvent entraîner, comme on
et J. Burbank partent du principe l’observe notamment en Inde, de pro-
qu’un empire, à la diférence d’un État- fondes innovations sociétales.
nation, ne cherche pas à intégrer les Selon M. H. Bacqué et C. Biewener
citoyens sur le même mode : un seul (L’Empowerment, une pratique éman-
territoire, une seule loi. Dès lors les cipatrice, 2013), il existe trois modèles
empires doivent gérer la « diférence » type d’empowerment : un modèle radi-
dans les provinces périphériques. Ils cal (féministe et communautaire), qui
distinguent des modèles ou « réper- critique l’ordre capitaliste et envisage
toires » de gouvernement. l’empowerment comme une émanci-
Certains empires comme les Ottomans pation collective et qui révolutionne
administraient leur empire multicon- l’ordre social existant ; un modèle libéral
fessionnel en s’appuyant sur les élites (au sens anglo-saxon), c’est-à-dire « pro-
locales et leurs communautés reli- gressiste », de type keynésien/réformiste
gieuses, sans essayer de les assimiler ou qui cherche à lutter contre la pauvreté
de les détruire. L’Empire britannique en visant à donner aux groupes sociaux

116
E

défavorisés les moyens d’accéder à des En Angleterre et en Allemagne, des


opportunités (de formation, de tra- enquêtes sociales du même type sont
vail, de crédit) : il s’agit de les aider à efectuées à la même époque.
s’en sortir ; un modèle néolibéral : plus Un des instigateurs des grandes en-
individualiste et plus entrepreneurial, ne quêtes sur les modes de vie des popu-
mettant pas en cause les règles du jeu de lations sera Frédéric Le Play (1806-
l’ordre dominant. 1882), qui mit au point une méthode
d’investigation systématique (étude
des budgets, observations, question-
enQUÊte naires) pour étudier les conditions de
vie des ouvriers (Les Ouvriers européens,
Dans les sciences sociales, le mot 1855).
« enquête » est une notion assez géné- Les études de localités
rale qui signiie que l’on mène une Aux États-Unis, les grandes enquêtes
étude pour connaître une popula- débutent au seuil du xxe siècle, don-
tion : consommation, travail, habitat, nant naissance à tout un courant de
revenus, santé, mobilité… Certaines recherche qu’on a appelé le Survey
enquêtes sont à visées descriptives (qui Movement. Il s’agissait de mener de
lit quoi ? qui écoute telle musique ? etc.) vastes études sur la population d’une
d’autres à visées explicatives (Quel est localité, censée être représentative
l’efet des médias sur les comporte- de l’Amérique dans son ensemble.
ments alimentaires des enfants ?). Elles La première grande enquête est me-
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concernent en général un échantillon née par Paul Kellogg et se déroule à


représentatif d’une population, parfois Pittsburgh entre 1907 et 1909. Elle
une population dans son ensemble. sera suivie d’autres enquêtes mémo-
rables comme celle de Robert et Helen
Petite histoire des grandes enquêtes Lynd sur une petite ville de l’Indiana
En France, les premières grandes de 40 000 habitants, rebaptisée
enquêtes sur la population datent du « Middletown » (« ville moyenne »).
milieu du xixe siècle, à l’instigation Au départ, les chercheurs voulaient
des autorités qui voulaient connaître étudier les pratiques religieuses des
l’état de la population. Leur objectif Américains, mais l’investigation s’est
était de dresser un état moral et social élargie ensuite à d’autres domaines
de la population dans un but d’inter- d’étude : gagner sa vie, bâtir un foyer,
vention et de réforme sociale. Ainsi, éduquer des enfants, utiliser ses loisirs,
François Guizot, ministre de l’Instruc- la participation aux activités collec-
tion publique, ordonne une enquête tives. Middletown fut publié en 1929
« sur l’état moral de l’instruction et devint vite un best-seller, sans doute
primaire » en 1833. Le ministre des le premier best-seller sociologique.
Travaux publics diligente, quant à lui, Cinquante ans plus tard, le socio-
une enquête sur le travail des enfants logue heodore Caplow retournera
dans les fabriques (1837). Quelques à Middletown, pour refaire la même
années plus tard, le « Tableau de enquête sur les transformations et les
l’état physique et moral des ouvriers permanences de la petite ville.
employés dans les manufactures de Une autre grande enquête marquante
coton, de laine et de soie » (1840) réa- est celle menée par William L. Warner
lisé par Louis Villermé va marquer les et son équipe sur la stratiication so-
esprits et attirer l’attention des classes ciale dans une ville d’Amérique. Titrée
dirigeantes sur les terribles condi- Yankee City Series (5 vol., 1941-1949),
tions de vie des classes laborieuses. cette monographie exemplaire servira

117
Notions et concepts

de base à l’élaboration de la grille des entrePrise


classes sociales en Amérique.
En France, dans les années 1960, de À quoi servent les entreprises ? A priori
grandes enquêtes pluridisciplinaires la réponse est évidente : à fabriquer des
(historiens, anthropologues, sociolo- biens et services. Puis à les vendre. Voilà
gues, linguistes, économistes) ont été pourquoi existent Nike, Coca Cola,
réalisées sur des bourgs ruraux. Ainsi, Carrefour ou Apple et des myriades
Laurence Wylie a piloté pendant neuf d’entreprises plus petites.
ans une enquête sur un village proche Et pourtant l’entreprise n’a pas existé
d’Avignon (Un village du Vaucluse, de tout temps. Au Moyen Âge, on a
1957). construit des cathédrales sans entre-
Edgar Morin et une vaste équipe pluri- prises. Les bâtisseurs recrutaient
disciplinaire ont réalisé une grande en- des ouvriers et artisans à la tâche.
quête de plusieurs années sur Plozevet, Même les manufactures du xixe siècle
un bourg du Finistère (Commune en n’étaient pas des entreprises au sens
France : la métamorphose de Plozevet, actuel ; un entrepreneur – capitaine
1967). Ces enquêtes croisaient de mul- d’industrie – recrutait des salariés
tiples sources : entretiens approfondis, comme on recrute, aujourd’hui en-
questionnaires, observations, statis- core, des ouvriers agricoles pour les
tiques diverses. récoltes saisonnières.
L’entreprise telle qu’on la connaît se
L’enquête par questionnaire et déinit par le rassemblement de plu-
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entretien sieurs acteurs – actionnaires, salariés et


Aujourd’hui la plupart des grands éta- dirigeant – autour d’un statut et d’une
blissements de recherches (Insee, Ined, organisation. Voilà l’entreprise telle
Credoc, Inserm) mènent de grandes qu’on l’entend généralement.
enquêtes sur la population : consom- Sous cette forme-là, elle est appa-
mation, emploi, formation, santé. Les rue seulement à la in du xixe siècle,
entreprises privées commandent aussi lorsqu’elle s’est dotée d’un encadre-
des enquêtes à visées commerciales : on ment, de services spécialisés (bureau
parle d’études de marché, ou d’études d’études, service marketing, etc.),
marketing. Les sondages menés par les qu’un contrat de travail stable a été
instituts spécialisés relèvent aussi de la établi entre l’employeur et les salariés,
démarche de l’enquête. enin qu’une direction a conquis une
Les enquêtes utilisent généralement la relative indépendance vis-à-vis des
méthode de l’entretien et du question- actionnaires. L’entreprise est alors deve-
naire. Dans tous les cas, elle suppose une nue un organisme à part entière ayant
méthodologie rigoureuse relative à la acquis une dynamique propre capable
construction d’échantillons représenta- de croître et de s’adapter pour persévé-
tifs, la formulation des questions, la col- rer dans son être (M. Drancourt, Leçons
lecte des données, l’analyse des résultats d’histoire sur l’entreprise de l’Antiquité à
(analyse de contenu, analyse statistique). nos jours, 2002).
Parmi les grandes enquêtes par ques- Cette forme classique de la irme, telle
tionnaires, celle de Paul F. Lazarsfeld que l’étudient les économistes et socio-
sur les choix électoraux pendant l’élec- logues, ne représente pourtant qu’une
tion présidentielle américaine de 1944 minorité (en nombre et pourcentage
(he People’s Choice, 1944) constitue de salariés) au sein de la grande faune
un des modèles du genre. Elle visait à des entreprises. Car il existe une grande
déterminer l’inluence des médias sur variété de statuts, de tailles, de type
les opinions politiques. d’activités.

118
E

Variété de statut : entreprise indivi- travail en font partie, entraînant une


duelle (EURL), société à responsabilité inertie organisationnelle. C’est pour
limitée (SARL), Société anonyme (SA), éviter ces coûts d’organisation que les
société par action simpliiée (SAS), employeurs font appel à l’intérim, aux
coopératives (SCOP). contrats à durée limitée ou à la sous-
Variété de taille : micro-entreprise, traitance.
TPE, PME, grande entreprise, groupes. Le modèle de R. Coase ne vaut que
Variété de domaines d’activité : en- dans un cas précis où les coûts de
treprises du bâtiment, industrielles, transactions sont plus élevés que les
agricoles, commerciales, banques, en- coûts d’organisation. L’alternative
treprises de presse, etc. entre organisation ou marché se pose
concrètement aux employeurs qui, face
Pourquoi y a-t-il des entreprises ? à une tâche à réaliser, sont confron-
En 1937 l’américain Ronald Coase, tés au dilemme « faire ou faire faire »
(prix Nobel d’économie en 1991) pu- (Make or Buy disent les Anglo-Saxons) ?
blie un article fondateur, « La nature Internaliser ou externaliser les tâches ?
de la irme » dans lequel il pose cette
question toute simple « Pourquoi y a-t- But et forme des entreprises
il des entreprises ? » En efet, si, comme Selon le modèle standard de l’économie
le veut la théorie orthodoxe néo- de l’entreprise (modèle néoclassique),
classique, le marché est la meilleure le but de l’entreprise est de faire le
méthode d’allocation des ressources, proit maximum (voilà une idée que
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pourquoi créer une organisation avec partage l’analyse marxiste, ce qui n’est
ses règles, sa hiérarchie, ses contrats de pas courant). C’est à partir de cet ob-
travail stables ? Pourquoi ne pas traiter jectif universellement partagé que les
le personnel comme des sous-traitants, modèles de gestion sont construits : il
en négociant au jour le jour le volume s’agit de calculer la meilleure adéqua-
et le prix du travail en fonction des tion entre capital et travail.
aléas du marché ? Pour R. Coase, la Mais est-ce toujours le cas ? Pour
réponse est simple : une telle méthode nombre d’entreprises familiales, le but
de gestion de la main-d’œuvre suppo- de l’entreprise est autant de main-
serait des transactions permanentes tenir un patrimoine que de faire un
et serait inalement d’un coût élevé. maximum de proit. Il y a aussi des ma-
Conclusion : l’entreprise abolit la loi du nagers qui préfèrent maintenir un bon
marché en son sein pour éviter de trop équilibre entre les proits et les salaires
lourds « coûts de transaction ». Cela ou faire croître l’entreprise que de ver-
révèle un problème qui jusque-là avait ser des dividendes aux actionnaires.
été ignoré par les économistes : dans Ces diférents objectifs ont abouti à des
une relation marchande, la transaction formes historiques et sociales précises.
n’est pas gratuite. Parfois, il vaut mieux – Les entreprises familiales restent la
stabiliser la relation (quitte à négliger forme dominante de l’entreprise au
parfois de meilleures opportunités) que xxie siècle. Et ce n’est pas simplement
de renégocier sans cesse, ce qui est très le cas pour les petites entreprises. Pour
coûteux à terme. elles, la performance est autant dans la
Mais inversement, si le marché suppose pérennité que dans le proit. (« Nature
des coûts de transaction, l’organisa- et performance des entreprises fami-
tion avec ses règles, contrats stables, liales », J. Allouche, in G. Schmidt, Le
routines et rigidité imposent des Management, fondements et renouvelle-
« coûts d’organisation » : la ixité des ment, 2008).
postes, des salaires, des conditions de – Le modèle managérial de l’entreprise

119
Notions et concepts

est né au xxe siècle avec le développe- production décidant de restructurer,


ment des grandes entreprises et leur réduire des coûts, délocaliser, licencier
complexiication. Les actionnaires ont sans tenir compte des autres parties
conié la gestion des entreprises à des prenantes de l’entreprise : salariés,
managers. Mais cette nouvelle caste de sous-traitants.
manager avait ses propres objectifs : une
répartition plus équilibrée entre salaire repenser l’entreprise ?
proit ou les stratégies de croissance à Pour contrer cette gestion brutale de
long terme plutôt que le proit immé- l’entreprise fondée sur la recherche du
diat. L’avènement de ce capitalisme proit maximum, certains ont ima-
managérial a été annoncé par A. Berle et giné de ixer de nouvelles normes et
G. Means, dans L’Entreprise moderne formes de gouvernance. Sur le plan des
et la propriété privée dès 1932, puis normes, l’idée d’une « la responsabilité
developpé par J. Burnam dans L’ère sociale de l’entreprise » a été avancée
des managers et dans l’ouvrage classique (M. Capron et F. Quairel-Lanoizelée,
d’A. Chandler, La Main visible des ma- La Responsabilité sociale d’entreprise,
nagers (1977). 2010). La RSE suppose que l’entre-
– À partir des années 1990, la révolu- prise n’est pas qu’une machine à faire
tion de la corporate governance conduit du proit pour les actionnaires (share-
à une reprise en main des commandes holders), mais doit prendre en compte
de l’entreprise par l’actionnariat (via les autres parties prenantes (salariés,
les sociétés d’investissement : fonds dirigeants, sous-traitants et même
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de pensions, hedge funds, etc.) dont clients : les stakeholders). Sur le plan
l’objectif primordial est « la création de organisationnel, certains préconisent
valeur », soit, en termes clairs : dégager de ixer un statut juridique et un mode
le maximum de proits. Cela supposait de gouvernance de l’entreprise qui la
de reprogrammer les managers pour en considère comme une entité propre
fait des représentants zélés de l’action- ayant ses objectifs propres et non
nariat. Sur le plan pratique, cela s’est pas seulement comme une machine
traduit par une présence plus impor- à générer sur proit (B. Segrestin et
tante des actionnaires dans les conseils A. Hatchuel, Refonder l’entreprise,
d’administration, la mise en place 2012).
d’outil de contrôle des comptes (audit,
agences de notation), la distribution
de stock options, indexée sur les béné- entretien
ices. Sur le plan de la théorie, l’étude
des liens de dépendance entre un pro- En 2002, la sociologue Janine Mossuz-
priétaire (ici les actionnaires) et son Lavau s’est livrée à une enquête tota-
mandataire (le dirigeant) a fait l’objet lement inédite sur la sexualité des
d’un développement important connu Français. La plupart des enquêtes me-
sous le nom de théorie de l’agence. La nées jusque-là relevaient de l’enquête
question posée en l’occurrence étant : quantitative consistant à passer un
comment faire en sorte qu’un manda- questionnaire standardisé à un échan-
taire se comporte en représentant loyal tillon de personnes représentatif de la
et dévoué de l’actionnaire ? (O. Bouga- population totale. J. Mossuz-Lavau
Olga, Économie de l’entreprise, 2006). a adopté une autre démarche. Elle a
La corporate governance a conduit aux interrogé 70 personnes, hommes et
méthodes très brutales de gestion. femmes, de tout âge et condition so-
Des clubs d’actionnaires, éloignés de ciale, et leur a proposé de passer avec
la vie de l’entreprise et des centres de eux deux à trois heures en tête à tête :

120
E

leur demandant de raconter leur expé- mais requiert aussi du doigté, de l’ex-
rience sexuelle, leur « première fois », le périence. Le chercheur peut laisser se
nombre de partenaires, etc. dérouler la conversation de façon plus
Cette méthode l’a conduite à découvrir ou moins directive. Il peut chercher à
que derrière les moyennes générales cadrer les propos de son interlocuteur
que donnent les enquêtes statistiques sur certains thèmes ou bien lui lais-
(sur le nombre et l’âge du premier ser la possibilité de prendre librement
rapport sexuel par exemple), il y avait d’autres directions par rapport au
des diférences énormes selon les indi- thème initial. Dans tous les cas, l’entre-
vidus. Alors qu’en France l’âge moyen tien suppose une phase préparatoire où
du premier rapport est de 18,5 ans, l’enquêteur doit prévoir sa grille d’en-
(en 2000), la sociologue a rencontré tretien (liste de thèmes à aborder…),
une jeune femme qui a connu son ain que la rencontre soit fructueuse.
premier rapport à 12 ans, une autre à
33 ans… De même, la notion de « pre- Les biais
mier rapport » n’a pas le même sens Plusieurs biais guettent l’enquêteur.
selon les personnes. La plupart des gens Un premier consiste à enfermer l’inter-
entendent par là un acte sexuel avec viewé dans un cadre préalable d’ana-
pénétration. Au cours des entretiens, il lyse. Dans les entretiens menés auprès
est apparu que des gens évoquent aussi de jeunes des cités (Misère du monde,
des lirts et des caresses très « poussés », 1993), on a reproché à Pierre Bourdieu
qui pouvaient être assimilés à un pre- – pourtant grand sociologue s’il en
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mier rapport. C’est le cas de certaines est – de mener des entretiens « cousus
jeunes femmes musulmanes qui, vou- main », où les participants sont mani-
lant rester vierges jusqu’au mariage, pulés par l’enquêteur qui conduit ses
avait une véritable sexualité active mais enquêtés où il veut les mener. À la in,
sans pénétration. les propos tenus cadrent trop bien avec
L’entretien est donc un moyen privi- l’analyse préalable du chercheur pour
légié d’accès à certaines informations que le lecteur ne ressente pas un certain
sur les gens, leurs modes de vie, leurs malaise…
motivations, leurs représentations L’autre biais, inverse, consiste à se laisser
du monde, etc. L’entretien sert tout entraîner dans le discours de l’interviewé.
d’abord à recueillir des faits auprès Or, un cadre d’entreprise qui parle de
des acteurs impliqués dans un phé- son travail aura tendance à survaloriser
nomène. Dans ce but, l’entretien est son rôle, un responsable politique aura
utilisé autant par le journaliste, l’his- tendance à décrire son action en fonc-
torien du présent qui veut savoir com- tion de la bonne image qu’il veut donner
ment s’est déroulée telle guerre récente, de lui… Inconsciemment ou non, toute
telle insurrection, ou l’ethnologue qui personne qui se raconte aura tendance à
veut savoir comment vit une commu- enjoliver son passé, oublier des épisodes
nauté. De ce point de vue, l’entretien importants, survaloriser certains faits,
n’est qu’un outil parmi d’autres de la etc. C’est pourquoi le chercheur doit
recherche. Il peut se combiner avec toujours être en éveil et maintenir une
l’observation, les données chifrées, les distance critique par rapport aux propos
sources écrites… tenus. Le croisement des sources est utile
Comme toute méthode d’étude, l’en- si on ne veut pas tomber dans ces biais
tretien a ses avantages et ses limites. classiques de l’entretien.
L’entretien est un « art », autant qu’une Dans leur enquête sur les ouvriers
technique. Il suppose à la fois l’appli- de l’usine Peugeot de Montbéliard
cation d’une méthodologie précise, (Retour sur la condition ouvrière, 1999),

121
Notions et concepts

Stéphane Beaud et Michel Pialoux pas comment je peux m’en sortir »).
notent : « Les entretiens approfondis À partir de ce matériau, les chercheurs
avec des OS moins politisés que les mi- cernent alors des structures implicites
litants, et surtout avec de jeunes intéri- qui ordonnent le récit. Ainsi, Luc ré-
maires extérieurs à la région, nous ont sume son expérience en invoquant sou-
permis de relativiser la vision de l’usine vent le « tout » ou « rien ». À l’école, il
que nous donnaient les “anciens”. Et n’a « rien appris », et sans travail « on
c’est en croisant systématiquement ces n’est rien ». Par contre, sur le travail en
entretiens que l’on a pu enrichir notre chantier, il sait « tout » : « Électricité
point de vue. » plomberie, peinture, tout quoi ». De
son côté, Sophie découpe l’univers so-
récit d’insertion de jeunes cial en deux catégories dichotomiques :
Luc a 23 ans. Il a quitté l’école sans « ceux qui réussissent » et « ceux qui
diplôme après avoir délaissé sa forma- échouent ».
tion d’ajusteur. Puis il a fait des stages, a Les sociologues dégagent ainsi de
travaillé quelques mois dans une usine chaque récit des thématiques centrales,
de peinture, puis dans une petite entre- souvent ordonnées en couples d’oppo-
prise comme installateur d’antennes sition (« Tout » ou « rien », « moi »
TVmais celle-ci a fermé. Après son et les « autres », « le vrai métier » et
service militaire à Berlin, il a fait des « les petits boulots »). En comparant
chantiers « à droite à gauche » grâce à les récits, en recherchant leurs traits
son voisin, qui lui a appris le bricolage communs et diférences, les auteurs
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et les métiers du bâtiment. dégagent plusieurs types de récits qui


Sophie a arrêté l’école au même mo- ordonnent la pensée de ces jeunes
ment que Luc (en 1986). Elle avait ob- et relètent leur vision du monde, la
tenu un bac G1, puis après avoir fait les façon dont ils racontent leur propre
vendanges, un TUC (travaux d’utilité expérience.
collective), elle a trouvé un emploi dans Cette démarche dépasse, selon les
un abattoir de cailles, emploi qu’elle a auteurs, deux impasses de l’analyse
depuis plusieurs années. Elle est mariée qualitative des récits : l’approche « il-
et a un enfant. lustrative » qui prélève arbitrairement
Ces récits d’expériences ont été re- des extraits d’entretien au proit d’une
cueillis par Claude Dubar et Didier interprétation a priori du chercheur ;
Demazière au cours d’entretiens bio- l’approche « restitutive » qui livre
graphiques avec des jeunes en situation un récit brut en laissant libre cours à
d’insertion (Analyser les entretiens bio- l’interprétation.
graphiques. L’exemple des récits d’inser-
tion, 1997). Comment interpréter ces
récits biographiques ? ÉQUiLiBre GÉnÉraL
Les sociologues proposent une dé-
marche nouvelle, inspirée notam- Léon Walras (1834-1910), comme
ment de l’analyse structurale des récits beaucoup d’économistes de son
(Algirdas J. Greimas, Roland Barthes). époque, voulait faire de l’économie une
La démarche consiste à découper l’en- véritable « science », au même titre que
tretien en séquences élémentaires, puis la physique, fondée sur des modèles,
à reconstruire le « schème » du récit où des calculs et des démonstrations
se mêlent des séquences-types (S1 : « j’ai irréfutables. Pour cela, il a cherché à
fait un stage » ; S2 : « j’ai fait l’armée »), construire un modèle théorique du
des « actants » (A1 : « mon père », A0 : marché, fondé sur quelques hypothèses
« moi »), des arguments (P1 : « Je ne vois de base : le marché est concurrentiel

122
E

(il n’y a pas de monopole) : L. Walras L’égalité citoyenne


parle de « régime hypothétique de libre La pensée de la démocratie moderne
concurrence absolue » ; il existe des in- a pris forme au siècle des Lumières.
terdépendances entre les marchandises Jean-Jacques Rousseau, en particulier,
(si le prix de la bière augmente trop, déclare que les hommes naissent égaux
certains consommateurs lui préféreront et libres, proposition que reprendra la
le vin rouge…) ; les prix peuvent luc- Déclaration des droits de l’homme de
tuer librement en fonction de l’ofre et 1789. Comme on peut le comprendre,
de la demande. cette égalité présumée est une égalité
À partir de ce modèle, L. Walras veut de droit, qui vise à intégrer, essentielle-
démontrer mathématiquement qu’il ment par le vote, l’ensemble du peuple
existe un « équilibre général », c’est- dans la participation politique. Une
à-dire une situation idéale où tous égalité formelle donc, conçue en terme
les produits trouvent acheteurs sans de citoyenneté, qui n’invalide pas les
qu’il y ait ni surproduction, ni sous- inégalités économiques et sociales.
consommation, ni crise (ni croissance Pour Alexis de Tocqueville, cette éga-
d’ailleurs). lité constitue le principe fondateur des
Ce point d’équilibre, que l’on peut démocraties modernes.
trouver mathématiquement par la
résolution d’un système d’équation, La méritocratie
est, dans la réalité, obtenu par le mé- Avec le développement des sociétés
canisme du marché. « On voit claire- industrielles, la recherche de l’eicacité
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ment à présent ce qu’est le mécanisme et de la productivité – illustrée par le


de la concurrence sur le marché : c’est courant saint-simonien au début du
la solution pratique, et par la hausse xixe siècle – va opérer un compromis
et baisse des prix, du problème de avec le courant démocratique égalitaire.
l’échange dont nous avons fourni la Les inégalités sont le produit de l’acti-
solution théorique et mathématique. » vité plus ou moins fructueuse de cha-
Ce modèle simpliié du marché et sur- cun. « Le self-made man ne triomphe
tout la méthode d’analyse inaugurée véritablement que dans les sociétés éga-
par L. Walras ont eu un rôle consi- litaires, de la même façon que l’exploit
dérable dans l’histoire de la pensée sportif suppose une pure égalité entre
économique. Sa démarche est le point les compétiteurs », commente François
de départ de toute la microéconomie Dubet. Pour certains, les inégalités
contemporaine. Il a suscité de nom- sociales sont nécessaires car créatrices
breuses critiques et réfutations mais d’émulation et donc garantes du dyna-
reste une référence pour de nombreux misme de la société. C’est sur ce terreau
économistes. que va proliférer la notion de mérito-
cratie, qui justiie les inégalités de par-
cours des individus par leur mérite.
ÉQUitÉ/ÉGaLitÉ
L’égalité des chances
La notion d’égalité a une histoire, scan- Depuis un quart de siècle cependant,
dée en plusieurs étapes. En deux siècles, la perception des inégalités s’est trans-
on est passé de la formulation d’une formée pour mettre l’accent sur l’éga-
égalité de droits à la recherche d’une lité des chances. Depuis l’après-guerre
société globalement juste et équitable. par exemple, les mesures successives
Il faut, pour comprendre les évolutions de démocratisation de l’enseignement
actuelles, revenir au « grand récit » du étaient destinées à donner à tous les
discours sur l’égalité. élèves les mêmes possibilités d’acquérir

123
Notions et concepts

les mêmes diplômes. Mais chacun part- géographe, à étudier l’implantation des
il dans la vie sur la même ligne de dé- activités, l’organisation des villes, l’amé-
part ? Avec les mêmes chances d’accéder nagement du territoire, le tracé des
aux mêmes ressources ? On sait bien frontières, les réseaux de transports, etc.
que non. En montrant l’avantage des
enfants de familles cultivées, les inéga- La géographie et l’organisation de
lités scolaires sont sur ce point emblé- l’espace
matiques de la rélexion sur l’égalité des Traditionnellement, la géographie
chances. humaine s’est beaucoup intéressée à la
localisation des activités et à l’organisa-
déinir l’équité tion du paysage. « L’Égypte est un don
Ces constats avaient d’ailleurs donné du Nil », disait déjà Hérodote.
naissance, dès les années 1950 aux États- La nature impose bien sûr aux activi-
Unis, aux mesures d’airmative action tés humaines certaines contraintes : les
(rebaptisée chez nous « discrimination ports s’implantent le long des leuves
positive ») accordant, dans certains do- ou au bord de la mer, le type d’agri-
maines, un traitement préférentiel aux culture dépend du climat et du sol,
minorités les plus démunies (d’abord l’industrie prend souvent son essor
les Noirs, puis les Hispaniques, enin dans les régions minières, etc. Voilà
les Native Americans, ou descendants pourquoi les notions de paysage et de
des Indiens)… En 1971, le philosophe milieu étaient au centre de la géogra-
américain John Rawls (1921-2002) phie traditionnelle.
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publie un ouvrage, héorie de la justice, Vers le milieu du xxe siècle, la géogra-


qui va initier toute une rélexion sur la phie s’est afranchie d’un déterminisme
notion d’équité et la recherche d’une naturel trop étroit, en arguant du fait
juste distribution des ressources (édu- que l’homme fabriquait autant son en-
cation, santé, liberté…) entre les indi- vironnement qu’il en était le produit :
vidus. Le débat sur la déinition d’une par l’irrigation des sols, l’industrialisa-
société juste et équitable n’a, depuis, tion, l’urbanisation, les transports…
pas faibli. De plus, l’essor des activités tertiaires
Faut-il se limiter à la seule égalité de est assez peu tributaire du milieu phy-
situation, comme le prétendait Robert sique. La Californie peut développer
Nozick (1939-2002), contradicteur de des technologies nouvelles sur son sol
J. Rawls, ou prendre en compte l’(in) aride. Le Japon ou la Corée du Sud ont
égalité des chances et des possibilités de développé leur économie sans aucune
chaque individu ? ressource naturelle.
Certains penseurs, comme Amartya C’est dans les années 1950-1960 que
Sen (prix Nobel d’économie en 2000, la géographie s’est donc ouverte aux
auteur de Repenser l’égalité), soulignent multiples déterminismes sociaux et
la nécessité de tenir compte, dans la ré- historiques qui pesaient sur l’organi-
partition des ressources, des avantages sation spatiale : l’histoire des hommes,
(opportunités, talents…) des uns, et les initiatives de l’État, les innovations
des handicaps des autres. culturelles, qui jouent autant que le
milieu physique sur la localisation des
activités. Mais, ce faisant, la géographie
esPace risquait aussi de perdre sa spéciicité
disciplinaire.
L’espace est au géographe ce que le C’est vers la même époque que les
temps est à l’historien. Lire le monde du géographes ont commencé à penser
point de vue de l’espace, revient, pour le l’espace en termes nouveaux. Si les

124
E

activités s’afranchissent de plus en évitent d’autres. Le géographe Armand


plus des contraintes naturelles, cela Frémond fut le premier à parler de la
ne signiie pas que les contraintes spa- région comme d’un « espace vécu »
tiales soient abolies. La localisation (La Région, espace vécu, 1976). Depuis,
des activités a été repensée à partir de de nombreux travaux ont porté sur
nouveaux modèles théoriques qui pre- l’imaginaire des montagnes, les repré-
naient en compte la logique propre des sentations géographiques véhiculées
distances, des concentrations d’activi- par les manuels scolaires ou les guides
tés, des bassins d’attractions. On a alors de voyage, les représentations géogra-
redécouvert des modèles spatiaux for- phiques ordinaires des citoyens, etc. De
gés dans les années 1930, la théorie des l’image des Pyrénées à celle de l’Irlande
lieux centraux de Walter Christaller ou ou de la banlieue de Paris, les repré-
l’organisation des villes forgée par les sentations de l’espace comportent des
théoriciens de l’école de Chicago. enjeux de développement importants :
De nouveaux modèles et outils d’ana- ils contribuent à déterminer l’orienta-
lyse ont alors été élaborés. Les théori- tion des choix des vacanciers, l’implan-
ciens des « districts industriels » ont tation des entreprises, la mobilité des
montré que les activités économiques personnes…
tendaient à se concentrer en certaines De même, les géographes s’intéressent
zones par un simple efet de concen- aux savoirs vernaculaires de l’espace : les
tration d’activités (le commerce attire cartes mentales des chaufeurs de taxi,
le commerce, l’industrie attire l’indus- ou encore les méthodes utilisées par les
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trie, l’argent attire l’argent). L’étude Inuits ou les nomades du désert pour
des pôles technologiques, des districts circuler dans des espaces homogènes,
industriels, des régions et territoires a sans points de repère évidents.
pris une importance cruciale.
De même, l’étude des réseaux (de anthropologie et modes
transport et communication) a servi d’appropriation de l’espace
à étudier les logiques de difusion des En se penchant sur la façon dont les
innovations, des maladies (modèles hommes occupent leurs habitats, les
épidémiologiques). Des outils nou- lieux de chasse ou de travail, les an-
veaux ont été mis en place pour rendre thropologues ont vite remarqué que
compte de l’organisation spatiale : cho- l’espace n’est pas un support neutre.
rème, SIG (système d’information géo- Certains lieux sont propices aux céré-
graphique), cartes en anamorphose… monies sacrées, certains endroits sont
Ces nouvelles approches ont donné interdits d’accès aux hommes ou aux
de l’espace une image nouvelle. femmes, des lieux sont à éviter car y
L’organisation spatiale d’un pays est rodent des esprits maléiques…
donc loin d’être homogène et se pré- Concernant l’occupation de l’espace,
sente sous la forme de lieux polarisés un des premiers intérêts des anthropo-
reliés par des lux. logues a été la morphologie des villes et
des villages. Dans Les Jardins de corail
espace vécu et représentations (1935), Bronislaw K. Malinowski dé-
spatiales crit comment, chez les Trobriandais, le
Depuis les années 1980, la géographie village est construit autour d’une place
culturelle s’est penchée sur les représen- centrale réservée aux cérémonies, aux
tations de l’espace. Les habitants ne se danses et activités collectives. Les habi-
contentent pas de vivre et circuler dans tations familiales sont disposées selon le
une ville ou une région : ils la visitent, rang de chaque foyer.
ils s’attachent à certains lieux et en Claude Lévi-Strauss, dans Anthropologie

125
Notions et concepts

structurale (1958), cherchera à construire et de fourrés, les femmes mettent au


une théorie symbolique de l’occupa- monde leurs enfants (…), l’endroit est
tion des lieux, relet d’une structure strictement interdit aux hommes. (…)
sociale et mentale très codiiée. Dans Entre ce haut et ce bas du village sont
un village Bororo (Brésil), la maison des dispersées, dans un espace cette fois
hommes se tient au centre : c’est à la fois bisexuel, les maisons où vivent les fa-
la demeure des célibataires et le lieu de milles, qui comprennent le mari, sa ou
réunion des hommes mariés. Elle est ses femmes, ses illes non mariées et ses
interdite aux femmes. Autour, un espace garçons non initiés. » (La Production
circulaire sert notamment de place de des grands hommes, 1982).
danse et de cérémonies collectives. Au Dans de nombreuses sociétés tradi-
pourtour du village sont disposées les tionnelles, les villages sont construits
huttes familiales où vivent les familles, selon des règles précises d’occupation
les couples mariés et leurs enfants. de l’espace : telle maison est réservée aux
L’opposition entre centre et périphérie hommes, tel espace aux femmes, cer-
est donc aussi celle des hommes (pro- tains lieux sont dévolus aux cérémonies,
priétaires de la maison collective) et des d’autres aux chefs ou au chaman… Ces
femmes (propriétaires des huttes fami- espaces privés et publics, réservés aux
liales du pourtour). « Nous sommes en uns ou interdits aux autres, sont des
présence d’une structure concentrique, marqueurs symboliques : celui qui les
pleinement consciente à la pensée indi- transgresse commet un vrai tabou.
gène, où le rapport entre le centre et la À l’intérieur même des maisons, on
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périphérie exprime deux oppositions, retrouve un découpage symbolique de


celle entre mâle et femelle, comme on l’espace. « L’espace intérieur est divisé
vient de la voir, et une autre entre sacré par une ligne imaginaire qui passe par
et profane : l’ensemble central, formé le milieu du foyer. Dans le demi-cercle
par la maison des hommes et la place proche de la porte vivent et dorment
de danse, (…) tandis que la périphérie l’épouse et les enfants. De l’autre côté,
est réservée aux activités domestiques au-delà du foyer, c’est l’espace du mari,
des femmes, exclues par nature des et c’est là que doivent se réunir tous les
mystères de la religion. » hommes qui pénètrent dans une mai-
Cette structure concentrique se double son. Une femme doit éviter d’aller dans
d’une autre découpe, diamétrale celle- la partie masculine de la maison. » (ib.).
là. « Le village bororo est divisé en Le pouvoir, le statut et le sacré sont
deux moitiés, par un axe est-ouest donc inscrits dans l’espace. Ce mar-
qui répartit en deux moitiés de quatre quage spatial n’est pas propre aux socié-
clans chacune. Ces deux moitiés sont tés traditionnelles. On le retrouve aussi
exogamiques. » dans les sociétés modernes sous de mul-
L’anthropologue Maurice Godelier tiples formes. Le grand bureau du chef,
décrit ainsi l’organisation des villages la séparation des toilettes publiques
des Baruya, en Nouvelle-Guinée : « Les entre hommes et femmes, l’espace sanc-
villages étaient divisés en trois zones. tuarisé des églises ou des ambassades…
Dominant le village, une ou plusieurs Dans Cœur de banlieue (1997), David
maisons d’hommes entourées d’une Lepoutre étudie les modes d’appropria-
palissade délimitent un espace stricte- tion de l’espace de bandes de jeunes
ment interdit aux femmes. C’est là que dans une cité de la région parisienne.
vivent les garçons après que, vers l’âge Chaque bande prend possession de cer-
de neuf, dix ans, on les a séparés de tains lieux, déinit aussi des « territoires
leur mère pour les initier. (…) Tout en ennemis », auxquels sont associées une
bas du village, dans une zone de taillis mythologie et une symbolique propres.

126
E

Les dimensions psychologiques de ce concept désigne l’espace constitué


l’espace des lieux plus ou moins virtuels (un
Il nous semble que l’espace tel qu’on café, la presse, une tribune, la radio,
le perçoit – l’espace à trois dimensions des salles de réunion) où des citoyens
– correspond à une réalité physique s’assemblent pour débattre de sujets de
et non à une simple représentation société. Dans ces lieux, les individus
du monde. Or, la physique contem- mènent des discussions ou des actions
poraine nous donne une tout autre (grèves, pétitions, manifestations…)
vision de l’espace, qui n’épouse pas concernant l’intérêt général et pouvant
celle de notre intuition. Dans la relati- inluencer les décisions politiques.
vité, l’espace n’est pas indépendant du
temps (espace-temps) et prend la forme
d’un espace-courbe qui ne respecte pas esPaces transnationaUX
la géométrie d’Euclide (la ligne droite,
par exemple n’est pas le plus court À l’ère de la globalisation, la notion
chemin). Notre perception courante d’« espaces sociaux transnationaux »
de l’espace est donc plus liée, comme est de plus en plus utilisée. Il s’agit
l’avait compris Emmanuel Kant, à d’espaces constitués à partir des liens
nos cadres de pensée et de perception que des migrants, des organisations
qu’à une réalité physique objective. religieuses ou politiques, des réseaux
Notre psychologie de l’espace est donc militants entretiennent et renouvellent
tributaire de notre champ perceptif – constamment entre eux, à travers les
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comme la vision stéréotopique qui per- frontières, constituant ainsi de véri-


met de voir les reliefs et la profondeur tables espaces ou corridors culturels
– et de nos mouvements et actions. ayant une cohérence et un fonction-
Une autre dimension psychologique nement propres. Pour homas Faist,
de l’espace a été explorée à travers la ces « espaces sociaux transnationaux »
notion d’« espace personnel », étudiée ont une quadruple origine : les réseaux
notamment par Edward T. Hall dans de parenté (par exemple les familles
le cadre de la proxémique. Lors des « transnationales » dont les membres
contacts, les personnes maintiennent travaillent dans diférents pays), les ré-
une distance plus ou moins grande seaux d’intérêts qui se forment autour
selon le degré d’intimité qu’ils entre- d’un ojectif commun (notamment au-
tiennent. Des amants se touchent et se tour des problèmes d’immigration), les
collent l’un contre l’autre. Inversement, organisations transnationales (ONG),
le statut de certaines personnes exige les communautés transnationales nées
une « mise à distance » physique. Le de diasporas ethniques, politiques ou
degré d’espace personnel est également religieuses (T. Faist et E. Özveren,
très variable selon les situations (dans Transnational Social Spaces : Agents,
un ascenseur ou le métro, il n’est pas le networks, and institutions, 2004). Ces
même que dans une salle d’attente de espaces constituent une dimension
médecin). presque invisible de la mondialisation
mais pourtant bien réelle tant sur le
plan économique que socio-culturel :
esPace PUBLic les entrepreneurs chinois, par exemple,
parviennent à faire des afaires aux
Dû au philosophe allemand Jürgen quatre coins du monde, grâce aux
Habermas (L’Espace public. Archéologie guanxi, des réseaux amicaux et commu-
de la publicité comme dimension consti- nautaires construits initialement dans
tutive de la société bourgeoise, 1962), leur ville d’origine en Chine.

127
Notions et concepts

esPÉrance de Vie Ce qui le distingue de toutes les formes


politiques qui l’ont précédé, de la cité
L’espérance de vie à la naissance cor- à l’empire, c’est donc un projet poli-
respond à l’âge moyen des décès d’une tique : celui de créer une communauté
population. Cet indicateur n’a cessé de uniiée, articulée autour d’un territoire
s’élever partout sur la planète au cours et d’une organisation politico-adminis-
du xxe siècle, avec cependant de fortes trative partagée.
disparités entre les pays développés et
les pays pauvres. La construction de l’État moderne
Le calcul de l’espérance de vie à la L’histoire de l’État est marquée depuis
naissance est inluencé par le taux de ses origines par une logique de démul-
mortalité infantile : dans les pays où il tiplication de ses champs d’interven-
est élevé, l’espérance de vie moyenne tion. C’est une tendance lourde qui
se trouve fortement diminuée. Dans s’observe sur la très longue durée.
un même pays, l’espérance de vie peut L’État s’est d’abord airmé à travers ses
varier aussi avec le sexe, avec les pro- fonctions dites « régaliennes » (justice,
fessions ou même selon les régions. police, armée). Ce sont ces fonctions,
En France par exemple, les femmes exercées dans des périodes de graves
vivent en moyenne huit ans de plus conlits – guerre entre États, violences
que les hommes, les ouvriers meurent intérieures pouvant prendre la forme
en moyenne plus tôt que les cadres, et de la guerre civile –, qui ont permis à
l’espérance de vie est plus élevée dans le l’État de s’airmer comme entité poli-
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Sud-Est que dans le Nord-Est. tique à partir des xiiie et xive siècles.
Elles demeurent centrales aujourd’hui
encore. Ce qui a changé, ce sont leurs
État modalités d’exercice. En devenant une
démocratie, la France en a progressive-
À l’origine de l’État moderne, qui se ment conié l’exercice à sa représenta-
développe en France, en Angleterre et tion nationale (même si en la matière
en Espagne à partir du xive siècle, il y les prérogatives du président de la
a bien sûr l’airmation d’une autorité République demeurent immenses).
politique centralisée, ainsi que le déve- À ces fonctions régaliennes s’en est
loppement d’une administration. Mais progressivement ajoutée une autre :
ces diférents éléments n’ont rien de garantir la cohésion nationale. Il a
spéciique. On les retrouve dans toute tout d’abord fallu la construire, car,
société sortie de la horde ou de la tribu. en France, la nation est d’apparition
Ce qui fait la singularité du projet éta- tardive. En Allemagne, la nation, en
tique est ailleurs. Elle réside dans une tant que communauté soudée par une
volonté d’harmonisation juridique et langue et une culture communes, a
administrative. Dans l’Empire romain, précédé l’État. En France au contraire,
à côté de la centralisation politique et l’État a précédé la nation, il l’a presque
militaire de l’autorité, il y avait une « inventée » au sens où c’est la poli-
très grande diversité de situations juri- tique menée par les rois d’abord, par la
diques : le droit en vigueur n’était pas République ensuite, qui a permis au il
le même à Rome et dans les colonies. des siècles que s’imposent une langue et
L’organisation administrative avait ses une culture communes, et le sentiment
variantes locales. parmi les peuples dispersés sur le terri-
L’État moderne prétend au contraire toire d’être liés par un passé et un destin
imposer la même législation à toutes les partagés. Bien entendu, les choses sont
populations installées sur son territoire. plus complexes. Il n’est pas impossible,

128
E

comme l’airment certains historiens, n’est pas « en démocratie », il est beau-


qu’une conscience nationale ait pu coup plus diicile de savoir si les prin-
émerger pour la première fois durant la cipes essentiels de l’État de droit sont
guerre de Cent Ans, nourrie de la haine efectivement respectés. Le principe
de l’Anglais. Il n’en demeure pas moins de base de l’État de droit est que non
que la nation française, en tant que seulement chaque citoyen mais surtout
communauté soudée par une langue et l’État lui-même soit soumis au droit
une culture communes, est une création dans ses moindres activités, et qu’à
beaucoup plus tardive. C’est seulement cette in, chaque règle juridique soit
à partir de la Révolution que commen- conforme à toutes celles qui lui sont
cera véritablement le déclin des patois, supérieures. Ainsi, de la Constitution
les révolutionnaires faisant de l’unité elle-même jusqu’aux plus petites déci-
linguistique un préalable à l’unité na- sions administratives ou privées, tous
tionale. Cette « politique de la langue » les actes juridiques d’un État de droit
n’aboutira que sous la IIIe République, forment un emboîtement pyramidal
avec les lois scolaires des années 1880. garantissant le principe de légalité dans
Progressivement, à l’objectif de cohé- l’ensemble de la société.
sion nationale s’est ajouté à partir de Ce principe fondamental, auquel
1945 un objectif très semblable : réduire s’ajoute celui de l’égalité entre tous les
l’exclusion, réinsérer les individus dans sujets de droit (individus, organisa-
la société… Autrement dit, c’est garan- tions, État), implique l’existence d’une
tir la cohésion sociale. L’État a alors pris justice indépendante qui fasse en per-
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la forme bien connue de l’État provi- manence respecter cette construction


dence. La Sécurité sociale, en France, complexe, constamment remise en
apparaît à cette époque (ordonnance question par le désordre inhérent aux
du 4 octobre 1945). Dans le même afaires des hommes. L’État de droit
temps, sous l’inspiration des thèses de présuppose l’existence d’une séparation
John M. Keynes, l’État s’est fait régu- des pouvoirs qui garantit une justice
lateur de l’économie. Nationalisation indépendante. En efet, la justice, pour
des grandes entreprises, planiication, appliquer le droit de manière impar-
comptabilité nationale, politiques de tiale, doit pouvoir échapper aux pres-
modernisation industrielle…, toutes sions des pouvoirs législatif et exécutif.
ces pratiques et institutions, qui tra- Le juriste autrichien Hans Kelsen
duisent une volonté de maîtrise de (1881-1973) a contribué de façon dé-
l’économie, sont apparues au lende- cisive à la systématisation des notions
main de la Seconde Guerre mondiale. d’État et de hiérarchie des normes.
Depuis les années 1980, l’État, sous
ses deux igures de l’État providence et
de l’État régulateur de l’économie, est État-nation
en crise. L’augmentation continue des
dépenses dans un contexte de ralentis- Si la démocratie, la monarchie et l’aris-
sement économique rend son inance- tocratie sont des régimes politiques,
ment de plus en plus problématique. la nation est, avec la cité et l’empire,
une forme politique. Toute nation se
caractérise par un territoire entouré
État de droit de frontières, d’une ou plusieurs lan-
gues, une constitution et des lois spé-
L’État de droit est une notion insépa- ciiques… Montesquieu parle ainsi de
rable de la démocratie. Mais si chacun « l’esprit des nations » pour dire que
peut sentir intuitivement qu’il est ou chaque expérience politique est sin-

129
Notions et concepts

gulière, que la France n’est ni l’Angle- et régie par un État, constitue le fon-
terre ni l’Allemagne. On parle égale- dement juridique idéal, désormais uni-
ment d’État-nation, pour caractériser versellement accepté par tous les pays
le lien très fort qui unit l’État comme de la planète.
instrument d’organisation du pouvoir Pourtant, le modèle de l’État-nation
et la nation comme identité collective est aujourd’hui en crise. En efet, la
et communauté de destin. Plusieurs mondialisation économique occasion-
auteurs, comme Jürgen Habermas, nerait une perte de souveraineté et de
parlent aujourd’hui de l’avènement capacité d’action de l’État-nation. De
d’une société « postnationale » en plus, cette globalisation s’accompagne
Europe, où s’impose un mode de dans certains domaines de la mise en
gouvernance supranational. Cela place d’organismes de régulation inter-
n’implique pas la in de l’État-nation, nationaux : Organisation des Nations
mais sa recomposition au sein d’unités unies (Onu), Organisation mondiale
plus grandes. Sur d’autres continents, du commerce (OMC), Fond moné-
comme en Asie et en Amérique latine, taire international (FMI), etc., et de la
la vigueur de la forme politique natio- constitution d’ensembles de coopéra-
nale ne se dément pas. Toute nation tion supranationaux (notamment avec
n’est pas forcément démocratique, l’Union européenne). L’identité natio-
mais selon Pierre Manent, la démo- nale apparaît fragile : prise en tenaille
cratie, en Europe et aux États-Unis, d’un côté par des identités locales et de
a prospéré dans le cadre national. Ce l’autre par de nouveaux liens transna-
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schéma semble aujourd’hui fortement tionaux (par exemple européens), elle


remis en cause. est source de problèmes dans de nom-
D’un point de vue géopolitique, l’État- breux pays, comme l’a montré l’éclate-
nation est considéré « comme un type ment de l’ex-Yougoslavie. Est-ce à dire
d’État dont la majeure partie de la que l’État-nation est en voie de dispari-
population relève d’une seule et même tion ? L’airmer est sans doute aller un
nation » (Yves Lacoste). En ce sens, il peu loin, mais il reste que, après avoir
se distingue des États composés de plu- connu une certaine stabilité, il est en
sieurs minorités ethniques (État mul- pleine mutation.
tinational, empire). Toutes les nations
ne sont pas dotées d’État (par exemple,
les Kurdes ou les Palestiniens) et cer- État ProVidence
tains États sont multinationaux (ainsi
la Belgique peuplée par les Flamands et Le terme « État providence » est em-
les Wallons). ployé pour la première fois sous le
Dans un processus historique lent, Second Empire avec une connotation
l’idéal de la nation s’est incarné en polémique : ceux qui parlent d’État
Europe dans l’État-nation. Hormis en providence sont des libéraux qui voient
Extrême-Orient où il s’est développé de d’un mauvais œil l’extension des attri-
manière autonome, le modèle national butions de l’État. Par la suite, le terme
s’est généralisé dans le monde entier, devient descriptif et est employé pour
au travers de vagues d’indépendances désigner les divers systèmes de protec-
successives par rapport aux empires tion sociale des pays développés.
issus des époques précédentes : Empires
espagnol, ottoman et austro-hongrois, Le moment Bismarck
puis français et anglais. La nation, L’initiative vient paradoxalement d’un
comme modèle de la communauté gouvernement conservateur, pour
politique circonscrite dans un territoire ne pas dire réactionnaire : celui du

130
E

chancelier Bismarck, qui, il est vrai, les employeurs et les salariés, mais de
reprend des propositions de la social- l’impôt.
démocratie allemande. En l’espace de
dix ans, trois lois entrent en vigueur et La sécurité sociale française
posent les bases de la protection sociale Créée par ordonnance le 4 octobre
moderne : la loi de 1883, instituant 1945, la Sécurité sociale est organisée
l’assurance-maladie obligatoire pour les autour de trois branches principales : la
ouvriers à bas salaires ; la loi de 1884 maladie, la vieillesse et la famille.
sur l’indemnisation des accidents du C’est un système hybride qui comporte
travail ; la loi de 1889, enin, qui donne un dispositif d’assurances prenant en
naissance aux assurances vieillesse et charge les retraites et les soins des seuls
invalidité. L’Allemagne fait donc igure salariés, qui sont des cotisants (modèle
d’avant-garde et ne tarde pas à être bismarckien), et un système de droits
suivie par ses voisins. Dès la in du sociaux qui repose sur la solidarité,
xixe siècle, la Hongrie, le Danemark, puisqu’il prend en charge des personnes
l’Autriche et la Suède adoptent des dans le besoin qui ne sont pas forcément
législations comparables. L’Angleterre cotisantes : allocations familiales, mini-
attend 1911, suivie des Pays-Bas, de mum vieillesse et CMU (Couverture
la France (1930) et enin du Japon médicale universelle créée en 2000).
(1945). À l’origine, la gestion de la Sécurité
sociale a été coniée aux partenaires
Le moment Beveridge sociaux : État, patronat, syndicats, sur
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Le Britannique lord William H. un principe de cogestion. Mais la ges-


Beveridge, igure marquante du tra- tion s’est de plus en plus étatisée, l’État
vaillisme anglais, est le promoteur réglementant et prenant même direc-
d’un nouveau système de protection tement en charge la gestion des caisses
sociale. Son « Livre blanc » de 1942 pour résoudre le problème du « trou de
est à l’origine des trois grandes lois la Sécu ». Par ailleurs, la CSG (cotisa-
de protection sociale d’après-guerre : tion sociale généralisée) et les taxes sur
le Family Allowance Act de 1945, le les tabacs et les alcools contribuent dé-
National Health Service Act de 1946, sormais à plus de 40 % au inancement
et le National Assistance Act de 1948. de l’assurance-maladie.
À la diférence du modèle bismarckien,
le modèle beveridgien vise à ce que Le système américain
toutes les personnes dans le besoin, Ce n’est que tardivement, en 1935,
quelle que soit leur situation, soient que les États-Unis se sont ralliés à
prises en charge. Le système est fondé l’idée de protection sociale. Le système
non pas sur l’assurance mais sur la ne prend en charge que les besoins
solidarité. des personnes en situation d’extrême
Autrement dit, le dispositif dépasse le détresse. En matière de santé, il existe
groupe professionnel : il suit d’être deux dispositifs : Medicare, qui couvre
citoyen pour en bénéicier. Le droit à les soins hospitaliers des personnes
la protection couvre l’ensemble des âgées, et Medicaid, qui prend en
risques sociaux et donne droit à une ga- charge les soins des indigents reconnus
rantie de ressources minimales, quelle comme tels. La grande majorité de la
que soit la situation professionnelle (sa- population passe donc des contrats
larié, inactif, chômeur). Le mode de i- avec des sociétés d’assurances privées.
nancement du dispositif est également Mais 40 millions de personnes, soit
spéciique. Les ressources proviennent 15 % de la population, vivent sans
non pas des cotisations versées par aucune couverture maladie.

131
Notions et concepts

croissance et crises spéciique. Les ressources proviennent


Depuis l’après-guerre, les États provi- non pas des cotisations versées par
dence européens ont considérablement les employeurs et les salariés, mais de
étendu leurs champs d’intervention. Le l’impôt. Ce modèle est celui des pays
coût de la protection sociale n’a donc scandinaves.
pas cessé d’augmenter, croissant bien
plus rapidement que la richesse natio-
nale. De 1960 à 2000, les dépenses de ÉtHiQUe
protection sociale sont passées de 6 à
30 % du PIB des pays européens. › Morale
À partir des années 1970, plusieurs fac-
teurs se sont conjugués pour conduire
à un déséquilibre des comptes de la etHnie
protection sociale : ralentissement éco-
nomique d’un côté (limitant donc les Dans la tradition anthropologique,
ressources), augmentation des coûts de le terme « ethnie » désigne un groupe
l’autre avec la croissance des dépenses humain stable dans l’histoire et dans le
médicales et sociales liées à la lutte temps, partageant des origines et des
contre la pauvreté, et du coût des re- traditions communes, la même langue,
traites en raison de l’augmentation du la même culture et parfois les mêmes
nombre de retraités. traits morphologiques. C’est ainsi que
La plupart des pays européens se sont l’on distingue plusieurs ethnies en
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donc engagés dans des réformes de leur Amérique : les Algonquins, les Apaches,
système de protection sociale. les Navajos, les Iroquois, les Cherokees,
les Cheyennes, etc. À chacun de ces
Les trois modèles d’État providence groupes, on attribue une langue, un
selon Gosta esping-andersen territoire, des traditions ou une mytho-
Dans son livre désormais classique, Les logie qui leur sont propres.
Trois Mondes de l’État providence. Essai Or, beaucoup d’ethnies ne répondent
sur le capitalisme moderne (1990), le qu’imparfaitement à cette déinition.
sociologue Gosta Esping-Andersen Ainsi, en Afrique, on trouve certains
distingue trois grands types d’État Peuls qui ont une origine senufo et qui
providence : ne parlent pas la langue peule. Les noms
– Le Welfare State libéral ou résiduel. Il de Peul, de Bambara ou de Malinké
est inancé par l’impôt et restreint son correspondent en fait à des transcrip-
intervention aux plus démunis (revenu tions coloniales. Le terme « ethnie »
minimum et prise en charge médicale). est donc désormais controversé et les
C’est le modèle américain. anthropologues insistent aujourd’hui
– L’État providence bismarckien, dit sur la variabilité du sentiment ethnique
aussi « conservateur » ou « assuran- (ou ethnicité) et sa dimension idéolo-
ciel ». Il est basé sur l’assurance collec- gique. L’ethnicité n’est certainement
tive des salariés et des membres d’une pas, dans l’Afrique contemporaine et
corporation professionnelle. Parmi passée par exemple, le résidu d’une
les pays dont le système de protection obscure tradition tribale, mais la maté-
sociale est d’inspiration plutôt bismarc- rialisation, sans cesse mouvante, d’une
kienne, on citera l’Allemagne et l’Italie. situation historique, d’où la politique
– L’État providence universaliste, de n’est jamais absente.
type social-démocrate. Le niveau de Depuis l’indépendance, certains États
protection sociale est élevé. Le mode de africains ont entériné administrati-
inancement du dispositif est également vement la notion d’ethnie et lui ont

132
E

donné une certaine forme. L’exemple organisme consiste en un changement


tragique du Rwanda est très clair. En de l’homogène vers l’hétérogène », et
dépit du fait qu’Hutus et Tutsis ont que H. Spencer étend à l’évolution des
la même langue, le même territoire espèces et à l’organisation sociale. De
et la même culture, l’état civil stipule même que l’embryon passe de formes
l’appartenance ethnique des individus primaires à des formes complexes, les
en appliquant une règle de iliation sociétés passent des formes primitives
simple : si le père est tutsi, l’enfant est à des formes complexes et diféren-
tutsi, si le père est hutu, l’enfant est ciées. Concernant les causes de cette
hutu. Peu importe l’origine de la mère évolution, pour les espèces vivantes,
et le milieu dans lequel il est élevé. H. Spencer est lamarckien : il croit à
De la même façon, au Zaïre, l’iden- l’hérédité des caractères acquis. À pro-
tité ethnique du père igure dans l’état pos des sociétés humaines, le méca-
civil. Dans d’autres pays, le Ghana ou nisme principal d’évolution est fondé
le Kenya, il existe une pratique qui sur la compétition entre individus et
consiste à faire igurer la région d’ori- « la survie du plus apte… »
gine des parents, porteuse d’une iden- Aux côtés d’H. Spencer, bien d’autres
tité ethnique, au lieu de l’endroit de théories évolutionnistes vont s’évertuer
naissance. Cela n’a rien à voir avec une à appliquer les principes de l’évolution
tradition africaine ni avec une demande à l’espèce humaine. On peut citer l’eu-
populaire, mais avec la reproduction de génisme de Francis Galton, l’évolution-
la culture ethnographique coloniale par nisme social développé par Lewis H.
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les élites au pouvoir. Morgan et Edward B. Tylor, l’anthro-


Les réalités sont en fait beaucoup plus pologie physique de l’école de Broca.
luides, et les monographies de certains À la in du xixe siècle, l’évolutionnisme
ethnologues ont parfois contribué à est devenu un cadre de pensée très gé-
iger des ethnies, alors qu’on ne peut néral qui traite de thèmes aussi divers
faire l’économie de la dimension histo- que le développement des civilisations,
rique dans leur déinition. l’étude des races, l’histoire des sociétés,
le développement psychologique, etc.
L’idée d’évolution s’est donc imposée
etHnoLoGie dans les sciences du vivant comme
en anthropologie. L’évolution est vue
› Anthropologie comme un processus très général où
des organismes vivants (végétaux, ani-
maux, sociétés humaines, cultures),
ÉVoLUtionnisMe issus d’une origine commune, se déve-
loppent et se diférencient par ramii-
À partir des années 1870, Herbert cations successives. L’évolution, c’est
Spencer est la igure dominante de la le passage du simple au complexe, de
pensée évolutionniste européenne. Le l’inférieur au supérieur, du chaos à
philosophe anglais défend une théorie l’ordre, de l’organique au spirituel, des
de l’évolution qui lui est propre dans animaux à l’homme, des sociétés sau-
une vaste synthèse qui s’étend des es- vages au monde civilisé.
pèces végétales et animales aux sociétés Ce paradigme très général comporte en
humaines. fait une variété de conceptions : évolu-
Une loi domine sa conception de tionnisme biologique, évolutionnisme
l’évolution : la loi de Baer (du nom sociologique, évolutionnisme philoso-
du fondateur de l’embryologie) selon phique, etc. Chacune d’entre elles est
laquelle « le développement de tout divisée en plusieurs variantes.

133
Notions et concepts

Les nouvelles versions de l’histoire ». Pour cela, il se démarque


l’évolutionnisme culturel et social toutefois des modèles qui envisagent
Dans les années 1940, au moment où l’évolution selon un schéma linéaire
la théorie synthétique de l’évolution en terme de stades allant des sociétés
(selon laquelle la transformation des « simples » aux sociétés « complexes »
espèces s’efectue par mutations géné- sous l’emprise d’un facteur clé : le cli-
tiques) s’impose en biologie, l’évolu- mat, la démographie, la technique ou
tionnisme connaît un brutal déclin dans une « culture ».
les sciences humaines. Les variantes En fait, la vision évolutionniste d’A.
du darwinisme social (eugénisme, Testart repose sur de tout autres prin-
anthropologie physique), aux relents cipes. Pour lui, si évolution il y a, elle
racistes, subissent un profond discrédit. n’est ni universelle (rien n’oblige les
L’évolutionnisme culturel perd aussi du sociétés de chasseurs cueilleurs à se
terrain. L’idée selon laquelle les socié- développer), ni univoque. Il existe
tés évolueraient des « races inférieures » même des processus d’involution :
aux « races supérieures », ou des comme le cas des Indiens des Plaines,
peuples « primitifs » aux sociétés « civi- en Amérique qui sont revenus au mode
lisées », selon une marche continue et de vie nomade après avoir été agricul-
irrévocable, est assimilée peu à peu à teurs. Il faut dire qu’entre-temps ils
une vision colonialiste et impérialiste avaient tout de même adopté le che-
de l’histoire. L’évolutionnisme est peu à val. Cependant, si l’évolution n’est ni
peu supplanté par d’autres paradigmes : obligatoire, ni linéaire, il existe tout
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le fonctionnalisme, le structuralisme. de même des contraintes évolutives


Ce n’est que dans les années 1970, avec et des voies de passage spéciiques qui
le développement de l’éthologie hu- induisent ou non une voie donnée.
maine, de la sociobiologie, de l’écolo- Une autre idée clé avancée ici est que
gie culturelle, puis, à partir des années l’évolution n’est pas homogène : la tech-
1980, d’une psychologie évolution- nique, les formes sociales, culturelles,
niste, que réapparaissent des tentatives n’évoluent pas d’un même mouvement.
visant à ancrer l’humain et le social Contre la théorie du déterminisme tech-
dans le monde vivant. Les tentatives nologique, qui voudrait que la maîtrise
d’application de la sociobiologie aux de la technique agricole ait fait basculer
comportements humains vont déchaî- dans un mode de vie agricole, A. Testart
ner de furieuses polémiques, même si, montre, en s’appuyant sur de nom-
contrairement aux caricatures qui en breux exemples archéologiques et eth-
sont faites par ses détracteurs, la socio- nographiques, l’existence de beaucoup
biologie ne se réduit pas à un modèle de sociétés dites « horticoles », comme
unique de darwinisme social. en Amérique centrale ou en Nouvelle
Dans Avant l’histoire, L’évolution des so- Guinée, où l’on maîtrise la culture des
ciétés de Lascaux à Carnac, (2012), l’an- plantes et où on domestique des ani-
thropologue Alain Testart a entrepris maux, sans toutefois être passé à un
de réhabiliter la pensée évolutionniste mode de vie principalement d’agricul-
sur de nouvelles bases. Il prétend qu’il teur. Cette culture des jardins, montre
est possible de réhabiliter l’approche que ce n’est pas la technique qui com-
évolutionniste et penser « le sens de mande l’évolution de la société.

134
F

Fait sociaL totaL et la famille-souche dans laquelle un


seul des enfants mariés habitait avec
Dans son « Essai sur le don » (L’Année ses parents et assurait la pérennité du
sociologique, 1923-1924), Marcel patrimoine familial.
Mauss cherche à interpréter les rituels Le projet de F. Le Play était également
d’échanges cérémoniels tels que la kula politique. Partant de cette classiica-
(pratiquée dans les îles du Paciique) ou tion, il voulait proposer une réforme
le potlatch (des Indiens d’Amérique du du mode d’héritage. Pour lui, la famille
Nord). Pour M. Mauss, les dons céré- patriarcale, soumise à la loi du père,
moniels entre tribus ont plusieurs fonc- était étoufante, et la famille instable
tions. D’une part, ils créent des liens de générait un individualisme destructeur.
dépendance mutuelle, entre individus Seul le modèle de la famille-souche
et entre tribus, dans lesquels l’honneur permettrait de revenir à des structures
et la lutte symbolique pour le prestige stables pour lutter contre la « désor-
tiennent une place centrale. Forme ganisation » qui afectait la société…
d’échange non utilitaire, distincte du Tout un discours s’est construit sur
commerce, le don est pour M. Mauss cette opposition schématique entre
au fondement du lien social. Mais le un groupe familial élargi porteur de
don comporte plusieurs dimensions « bonnes » valeurs (présence éducative
(juridique, religieuse, esthétique) et ne des grands-parents, solidarités fami-
peut se réduire à une seule d’entre elles. liales) et la famille nucléaire moderne
Le don est ce qu’il appelle un « fait n’assurant plus la transmission fami-
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social total ». liale, engendrant ainsi la délinquance


Cette notion permet à M. Mauss juvénile, l’individualisme égoïste, et
d’avancer une règle de méthode : si le donc la décadence.
sociologue ou l’ethnologue étudient
une institution sociale (la prière, la fête, Le mythe de la famille étendue
le vêtement…) et qu’ils sont contraints Pendant longtemps, historiens et socio-
de découper la réalité en plusieurs logues ont partagé l’idée que la famille
champs d’étude distincts (dimensions nucléaire aurait progressivement rem-
économique, sociale, symbolique, poli- placé les groupes domestiques plus
tique, etc.), ils ne doivent pas oublier nombreux pour s’adapter aux transfor-
que concrètement tous ces éléments mations exigées par l’industrialisation,
sont enchevêtrés et forment un sys- l’urbanisation et l’action « modernisa-
tème. Chaque fait social est total en ce trice » des États. Pour É. Durkheim,
qu’il concentre toutes les dimensions cette évolution était le signe de la
de l’humain. marche du progrès.
À la in du xxe siècle, historiens, démo-
graphes et sociologues ont remis en
FaMiLLe (Histoire de La) question cette vision évolutionniste.
Contrairement à cette théorie, qui a
Frédéric Le Play (1806-1882) a été prévalu jusque dans les années 1960,
l’un des premiers à établir une typo- l’histoire de la famille ne se résume pas
logie dans laquelle il distinguait trois au passage d’une forme communau-
grands modèles familiaux : la famille taire à une forme nucléaire. En fait, la
patriarcale, famille élargie où tous les famille nucléaire a toujours existé !
ils mariés vivaient au foyer ; la famille En France, les travaux de démogra-
instable où les enfants partaient dès phie historique ont mis en évidence
qu’ils pouvaient se suire à eux-mêmes une large prédominance des familles
(équivalent de la famille nucléaire) ; nucléaires aux Temps modernes (xvie,

135
Notions et concepts

xviie et xviiie siècles). Les historiens an- et despotique du père. Tous les enfants
glais de l’école de Cambridge ont mon- vivent dans la maison paternelle, les ils
tré que la famille réduite dominait dans jusqu’à sa mort, les illes jusqu’à leur ma-
une grande partie de l’Europe depuis le riage. Le père a droit de vie et de mort
Moyen Âge. Selon les travaux de Peter sur les femmes (mère, belles-illes), sur
Laslett la taille moyenne des familles les enfants et sur les esclaves.
en Europe a oscillé autour de 4,75 per- Le modèle de la famille-souche a été
sonnes, des Temps modernes au début assez répandu en Europe. On la ren-
du xxe siècle. Les mêmes constats se contrait du nord du Portugal aux
retrouvent pour l’Europe carolingienne pays baltes, en passant par la France
(ixe- xxe siècles). méridionale et les régions alpines.
La famille nucléaire monogame, où Trois générations pouvaient cohabi-
mari et femme vivent toute leur vie une ter : les parents, un ils et son épouse
union stable et « sacrée », est présente et leur progéniture, auxquels venaient
dans de nombreuses sociétés, à toutes s’ajouter les enfants restés célibataires
les époques. D’après Aristote, dans la et les domestiques. La famille-souche
Grèce du ive siècle av. J.-C., la cellule est une institution qui englobe des
de base de la société est l’oïkos, c’est-à- biens matériels et immatériels comme
dire la maisonnée. L’oïkos unit un mari des droits d’usage sur les eaux, les prés
à sa femme, un père à ses enfants et un communaux ou les bois. Il n’y a donc
maître à ses esclaves. Les Mayas et les pas de position sociale individuelle,
Babyloniens connaissaient également la et la « maison » (l’oustal occitan par
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famille nucléaire. exemple) ne peut être divisée puisqu’un


L’anthropologue Jack Goody s’est atta- seul des enfants en sera l’héritier.
ché à démontrer la luidité des modèles Dans la zadrouga serbe, trois ou quatre
familiaux sur les divers continents et couples habitaient la maisonnée, frères
selon les époques. « on ne connaît pra- mariés et leurs enfants, oncles et tantes,
tiquement aucune société dans l’his- etc., tous sous la direction d’un pa-
toire du genre humain où la famille élé- triarche qui dirigeait le groupe.
mentaire (nucléaire) n’ait joué un rôle En France, les « communautés taisibles »
important… ». avaient un fonctionnement proche des
zadrougas. On les trouve aux Temps
Une diversité de modèles modernes dans le Poitou, en Auvergne,
À l’échelle de l’histoire de l’humanité, dans le Limousin, le Bourbonnais et la
l’observation comparative montre que Franche-Comté. Elles se sont généra-
la diversité domine en matière de struc- lement formées durant le Moyen Âge,
ture familiale. S’il a bien existé une lorsque des familles se regroupaient
forte proportion de familles réduites à pour exploiter collectivement une par-
un seul ménage et ses enfants, il serait tie du domaine qu’un seigneur ou une
réducteur de gommer l’importance des abbaye leur avait conié, pour coloniser
groupes familiaux élargis, organisés se- des terres défrichées ou laissées vacantes
lon des modes de fonctionnement bien par les ravages de grandes épidémies.
spéciiques et souvent assez complexes. En dehors du cadre indo-européen,
Ces familles, qui ont pu constituer la famille étendue a pu prendre la
de véritables lignées, présentaient des forme de structures « polygéniques »
structures organisées selon diférents ou de concubinage. La forme la plus
modèles. célèbre de polygynie est le harem dans
Dans la Rome antique, par exemple, la la civilisation arabe. Dans l’Arabie pré-
famille patriarcale constitue un véritable islamique, il n’y avait pas de limite au
petit royaume régi par l’autorité unique nombre de femmes et de concubines

136
F

qu’un chef de famille pouvait avoir. progéniture. Il en va de même, selon


On sait que les femmes et leurs enfants J. Goody, pour l’amour conjugal qui,
vivaient ensemble sans aucun contact malgré les mariages arrangés pour des
avec le monde extérieur. Bien entendu, raisons de stratégies patrimoniales, a
seuls les hommes riches pouvaient toujours été un thème important dans
entretenir un harem. Aujourd’hui, la plupart des sociétés : « Les œuvres
ces pratiques sont en net déclin dans de Chaucer et de Dante, les pièces de
la plupart des aires culturelles où elles Shakespeare et de Racine, les poésies de
étaient présentes. Pétrarque et de Donne, pour ne citer
La polygamie était également une que quelques exemples, sont pleines
pratique répandue chez les Hébreux d’histoires d’amour où la volonté des
de l’Antiquité. Le « lévirat » était une parents ne compte pour rien. » La
coutume obligeant un homme, même « famille afective » n’est donc pas une
marié, à épouser la veuve de son frère invention moderne.
si elle n’avait pas d’enfant, ain d’assu-
rer la descendance de cette branche de
la famille. Dans plusieurs sociétés, la FAMILLE (SOCIOLOGIE DE LA)
polygamie a pris en fait la forme d’un
concubinage oiciel avec une ou plu- Au début du xxe siècle, des sociologues
sieurs femmes qui venaient vivre avec comme Émile Durkheim ou Talcott
l’épouse attitrée. Ce concubinage était Parsons ont airmé que la moderni-
admis par exemple en Chine tradition- sation des sociétés allait engendrer
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nelle jusqu’au début de ce siècle. Il tend un modèle familial unique, celui de


à le redevenir aujourd’hui (P. Tiessen la famille nucléaire. Pour T. Parsons,
Les Nouvelles Concubines, 2008). celle-ci était parfaitement adaptée aux
sociétés industrialisées et urbanisées,
La famille afective permettant la mobilité de la main-
Le constat de la diversité des formes d’œuvre et l’indépendance vis-à-vis
familiales dans l’histoire a totalement d’une parentèle plus élargie, et mar-
renouvelé le champ des recherches quait l’avènement de l’individualisme
comparatives. L’approche actuelle contemporain.
des historiens et des anthropologues Il aura fallu moins d’un siècle pour que
consiste à ne plus isoler les structures ce modèle vole en éclats. Aujourd’hui,
familiales de la diversité des critères dans les démocraties occidentales, plus
qui déinissent son organisation : droit, de modèle unique, la famille peut être
économie, réseaux de parenté, formes monoparentale ou recomposée, consti-
éducatives… Les travaux de certains tuée d’un couple mixte marié ou non
historiens des mentalités comme marié ou encore homosexuel, de demi-
Philippe Ariès ou Laurence Stone, qui frères et demi-sœurs de plusieurs lits,
soutenaient que les valeurs afectives et d’enfants adoptés ou « fabriqués »,
l’attention aux enfants n’étaient appa- dont la parenté biologique ne coïn-
rues en Europe qu’à l’époque moderne cide plus avec la parenté domestique…
avec la diminution de la taille des Même si ces exemples ne constituent
familles, sont aussi aujourd’hui for- pas la majorité des cas – la famille dite
tement discutés. Les travaux récents « traditionnelle » reste encore large-
d’historiens médiévistes, ou encore ment la norme statistiquement parlant
l’examen du contenu des tombes dans –, il est symptomatique de voir à quel
de nombreuses sociétés plus anciennes, point ces transformations récentes sont
ont mis à mal la thèse d’une indif- intégrées par les individus, et même
férence des parents à l’égard de leur accompagnées par les États providence.

137
Notions et concepts

de spectaculaires changements deux individus est aujourd’hui revendi-


sociaux qué comme un libre choix, celui d’un
Que s’est-il donc passé pour que la amour décidé et consenti, et non dicté
famille connaisse des mutations d’une par quelque impératif moral ou social.
telle ampleur dans la seconde moitié Bien sûr, dans cette optique, lorsque
du xxe siècle ? Tout simplement de les liens sentimentaux s’évanouissent, il
spectaculaires transformations éco- est logique que les couples se défassent
nomiques, démographiques, scienti- plus facilement qu’avant, parfois pour
iques, sociales et culturelles qui ont se refaire ailleurs. « La fragilité des
agi de concert : montée des femmes unions relète le primat de la centration
sur le marché du travail, libéralisation sur les relations », explique François de
des mœurs concrétisée par des acquis Singly, pour qui être en couple, c’est
comme la contraception ou le divorce être libres ensemble (2000).
par consentement mutuel (1975 pour Ce sociologue a montré que la famille
la France)… est aussi le lieu où se fabriquent les
Depuis les années 1970, la courbe identités. C’est à travers le regard de
des mariages a été en baisse constante l’autre et les échanges avec lui (« l’au-
tandis que les divorces augmentaient. trui signiicatif ») que se construit le
Parallèlement, après la période du baby « soi » de chacun de ses membres,
boom, le taux de fécondité a été divisé adultes et enfants. À commencer par
par deux en trente ans pour se stabi- l’identité sexuée : même si tous les
liser autour de 1,7 enfant par femme chifres montrent que le partage des
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(moyenne européenne en 2000). Les tâches domestiques est encore une


couples vivant en union libre et les douce utopie (les femmes en assurent
naissances hors mariage n’ont cessé 80 %), les sociologues s’accordent sur
d’augmenter. le fait que les mentalités sont en train
Côté valeurs, les changements ne sont de changer. Les hommes ne se sen-
pas moins conséquents. Le mari chef tent plus dégradés s’ils doivent faire
de famille chargé de gagner l’argent les courses ou remplacer la couche du
du ménage, l’épouse s’occupant des petit dernier. Mais on est loin d’une
tâches domestiques et de l’éducation indiférenciation anodine : les travaux
des enfants, la soumission de ceux-ci à du sociologue Jean-Claude Kaufmann
l’autorité et aux décisions parentales… ont bien montré que chaque sexe tenait
est un modèle qui a vécu. L’année 1968 à son pré carré sur certaines activités –
a donné un puissant coup d’accélérateur comme le tri et le lavage du linge pour
aux tendances qui se développaient dans les femmes – qui produisent « une réas-
les démocraties occidentales. Depuis les surance de l’identité sexuée ».
années 1970, les valeurs individualistes,
mettant l’accent sur la liberté, l’autono- des solidarités intergénérationnelles
mie, l’épanouissement et le respect de T. Parsons, qui avait présenté la fa-
chacun, ont remplacé les normes rigides. mille nucléaire comme l’emblème de
L’autorité patriarcale a été détrônée pour la modernité, suggérait que, dans les
laisser place à la négociation, censée nouvelles cellules familiales, les liens
respecter les aspirations de chacun. Et, intergénérationnels étaient voués à se
enin, il ne faut pas oublier la montée dissoudre. Pourtant, de nos jours, les
et la légitimation de conceptions plus échanges et la solidarité entre enfants,
hédonistes de la vie. parents, grands et arrière-grands-pa-
rents sont, certes, inégalement déve-
Un nouvel art d’aimer loppés selon les familles, mais bien
Dans le couple, le rapprochement entre présents et mesurables. Claudine

138
F

Attias-Donfut et Martine Segalen ont lien afectif. Un père peut éduquer et


mis en évidence leur importance. Les choyer l’enfant de sa femme, qu’elle
dernières générations de grands-parents avait eu d’un autre lit, alors que le
font partie des baby-boomers, et donc père biologique s’est évanoui dans la
de ces vagues de retraités qui ont béné- nature ; ou, au contraire, il se peut que
icié à fond de l’efet État providence celui-ci réclame son enfant ; ou que
et de retraites confortables… Une par- l’enfant exige de connaître son « vrai
tie de ces revenus est reversée en aides père »…
matérielles aux enfants (lors de l’achat Quoi qu’il en soit, selon I. héry,
d’une maison, mais aussi lors de pas- l’enfant serait le grand bénéiciaire de
sages diiciles : chômage, séparation ces mutations du lien familial. « Le
du couple…) et aux petits-enfants principe d’indissolubilité s’est déplacé
(aide aux études, argent de poche). de la conjugalité à la iliation. » Cette
Cet « altruisme participatif » envers la sociologue explique que les nouvelles
communauté familiale ne se manifeste conceptions plus contractuelles des
pas que par des aides inancières. Par couples (dues en partie au progrès de
exemple, 80 % des grands-parents l’égalité entre les sexes) ont profon-
s’occupent de leurs petits-enfants, au dément changé celles de la iliation.
moins occasionnellement (pour les En France, plus de 50 % des enfants
vacances par exemple). « La famille ne naissent désormais hors mariage. Les
rompt (donc) pas avec la logique des adoptions n’ont cessé d’augmenter ces
échanges entre les générations à condi- dernières décennies. Aujourd’hui, alors
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tion que certains principes soient res- que l’amour conjugal tend à devenir
pectés, et notamment le sentiment un investissement à court ou moyen
d’indépendance et d’autonomie des terme, le long terme s’est déplacé sur
membres du groupe familial », airme les relations parents-enfants.
encore F. de Singly.
L’État accompagnateur
Brouillage dans la iliation L’État providence s’est toujours fait
Les progrès scientiiques – avec les le garant de l’institution familiale. Il
procréations assistées, les dons de a pourtant lui aussi su s’adapter et
sperme, les possibilités d’identiication prendre des distances avec le modèle
du géniteur… – ont ajouté à la com- de référence de la famille classique.
plexité des nouvelles familles. Qui est Jacques Commaille montre que, pour
le père ? Depuis la nuit des temps, le la France, la plupart des réformes de
mystère pouvait planer sans jamais être ces dernières décennies répondent à la
résolu. Aujourd’hui, c’est la maternité demande d’autonomie et à la libérali-
biologique qui peut devenir incertaine sation des mœurs. Cela a été le cas avec
(dans le cas du don d’ovocyte) alors que la loi de 1975 instaurant le divorce par
le « père biologique » peut être démas- consentement mutuel.
qué avec certitude ! Il est trop tôt pour Loin pourtant d’abandonner les indivi-
connaître quelles conséquences aura ce dus à eux-mêmes, les États européens
retournement inédit que nous a réservé ont multiplié les mesures de protec-
l’histoire du xxe siècle… tion contre les « nouveaux risques
En déinitive, que ce soit par le jeu familiaux », comme la mise en place
des recompositions familiales ou celui de l’allocation de parent isolé pour
des « manipulations génétiques », on les familles monoparentales. À la in
est confronté aux modèles familiaux du xxe siècle, ils ont été de plus en
les plus divers dans lesquels le lien plus nombreux à se positionner en
biologique ne coïncide plus avec le faveur de la reconnaissance des familles

139
Notions et concepts

homosexuelles. Le Parlement européen FÉdÉraLisMe


s’est clairement prononcé en 1994 pour
la reconnaissance du droit des homo- Le terme de fédéralisme désigne
sexuels (hommes et femmes) à fonder d’abord une alliance, un pacte : c’est
une famille. En France, une nouvelle une forme d’État complexe et difé-
forme de contrat de vie à deux, y com- rente de l’État unitaire, dont la création
pris pour des partenaires du même sexe ne peut se concevoir que par un accord
– le Pacte civil de solidarité (PACS) –, négocié entre les territoires concernés
a été instaurée en 1999 et, en 2013, la et leurs représentants. Cette forme
loi sur « le mariage pour tous » a été très particulière d’État serait peut-être
votée, qui ouvre le droit au mariage restée marginale dans le monde si elle
et à l’adoption aux couples homo- n’avait été brillamment défendue par
sexuels. De « liens prescrits », explique trois des fondateurs de la Constitution
J. Commaille, on est passé à la gestion des États-Unis d’Amérique, Hamilton,
de « liens consentis », dans une société Jay et Madison lorsqu’il a fallu faire
où le droit devient de plus en plus adopter, par chacune des treize colonies
un instrument de régulation des rap- de la Confédération originelle, le projet
ports sociaux. Et ces évolutions sont fédéral proposé par la convention de
à l’œuvre dans toutes les démocraties Philadelphie en 1787.
occidentales. Une simple confédération ne crée
pas un véritable État, mais un simple
système de coordination minimale
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FascisMe entre États indépendants pour tenter


d’appliquer une politique commune
› Totalitarisme (guerre d’indépendance, union doua-
nière, etc.). Mais si une coordination
eicace et durable devient nécessaire, il
FÉconditÉ faut ou bien disparaître, ou bien créer
des institutions supérieures à chaque
Le taux de fécondité correspond au État et accepter l’inévitable dyna-
nombre d’enfants nés vivants rapporté mique centralisatrice du fédéralisme.
au nombre de femmes en âge de pro- Aujourd’hui, la réussite et la consoli-
créer dans un temps et un espace don- dation progressive de la démocratie
nés. Le taux de fécondité varie avec américaine ont fait du fédéralisme
l’âge. Dans certains pays d’Afrique, il une option majeure pour la création
est déjà élevé pour les 15-19 ans alors ou la recréation d’États démocratiques
qu’il est de 0 en Chine pour la même lorsque les conditions d’installation, de
tranche d’âge. réinstallation ou de maintien d’un État
Au début du xxie siècle, dans beaucoup unitaire ne sont plus ou pas encore
de pays d’Europe, ce chifre est devenu réunies. L’Allemagne après la Seconde
inférieur au seuil de 2,1 enfants par Guerre mondiale, la Belgique, l’Inde,
femme, nécessaire pour assurer le rem- l’Australie, le Canada, le Brésil, le
placement des générations : en 2002, il Nigeria, la Malaisie, la Fédération de
était par exemple de 1,9 en France et Russie et beaucoup d’autres États en-
en Irlande, 1,3 en Allemagne, 1,2 en core, sont des exemples qui montrent
Italie et 1,1 en Espagne. La baisse de la très grande diversité mais aussi la
la fécondité est l’une des principales puissance de la structure fédérale.
causes du vieillissement de la popula- Celle-ci ne garantit pas nécessairement
tion que l’on observe dans beaucoup de le maintien de la démocratie mais, en
pays développés. imposant des compromis incessants,

140
F

elle favorise l’innovation institution- – la iliation bilinéaire, qui résulte d’une


nelle et les situations évolutives. combinaison précise des deux iliations
unilinéaires, chacune ne transmettant
pas les mêmes droits ou obligations.
FÉMinisMe Ainsi, les Juifs reçoivent la parenté en
ligne patrilinéaire, mais la judéité est
› Gender studies transmise par les femmes ;
– la iliation indiférenciée, dans la-
quelle l’individu peut choisir indifé-
FiLiation remment, et même changer selon les
circonstances, entre le lignage paternel
Le terme « iliation » désigne le lien et le maternel. Nos sociétés occiden-
social unissant un enfant à son père tales contemporaines se rapprochent de
et/ou à sa mère : dans le domaine de ce type de iliation : même si le nom est
la parenté, on sépare ainsi la relation transmis en ligne patrilinéaire, l’indi-
« horizontale » de l’alliance (le ma- vidu n’a pas à faire un choix entre les
riage) à celle « verticale » de la iliation. lignées paternelle et maternelle.
La iliation résulte d’une construction
culturelle et/ou sociale étagée sur trois Héritage, droits et obligations
niveaux. D’un côté, un ensemble de Historiens et anthropologues de l’Eu-
représentations collectives ixe une rope ont souligné combien, dans les so-
conception de la procréation, voire de ciétés préindustrielles (notamment chez
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la génétique, laquelle conception n’est les fermiers et les artisans), la logique de


pas sans rapport avec les logiques de la perpétuation du lignage primait sur
iliation proprement dites. Ensuite, celle de l’individu. Ainsi, le ils désigné
au niveau central, les règles de ilia- comme héritier n’accédait au statut
tion sont établies par un corpus de d’adulte qu’à la mort de son père, et, à
lois, orales ou écrites. Enin, en aval, partir de ce moment, il lui succédait à la
la structure de iliation impose à tout tête de l’exploitation familiale (famille-
individu un héritage, composé de souche ou communautaire). De même,
biens symboliques et matériels, et une dans les familles nobles, la transmission
succession, accordant droits et obliga- des biens symboliques et matériels se
tions, qui sont le fondement de son réalisait à travers l’aîné (selon le principe
identité. du droit d’aînesse) et dans une logique
de perpétuation de la « maison ».
règles sociales de iliation En revanche, on sait que les sociétés oc-
On distingue trois types de iliation cidentales contemporaines ne sont plus
dans les sociétés humaines : fondées sur une logique lignagère, mais
– la iliation unilinéaire, dans laquelle sur celle de l’égalitarisme démocratique
le nouveau-né est intégré au groupe (supposé établi par l’école…). Il n’em-
de son père (système patrilinéaire pêche qu’ethnologues et sociologues
comme chez les Nuers du Soudan) ont tout de même montré le poids non
ou de sa mère (système matrilinéaire, négligeable de la iliation (qui transmet
par exemple aux îles Trobriand). Ce prestige, richesses, « don » artistique ou
groupe, en général un lignage ou intellectuel) dans la fabrication des des-
un clan, lui transmet ainsi un nom, tins individuels.
un héritage (biens, richesses maté-
rielles…) et une succession (statut Nouveaux types de iliation
social – roi, prêtre, etc. – et fonctions Signalons enin l’apparition de nou-
cérémonielles) ; veaux types de iliation dans nos

141
Notions et concepts

sociétés, qui accentuent plus nettement montant des fonds placés chez elle. En
qu’auparavant l’opposition entre ilia- accordant un crédit avec de l’argent
tion et consanguinité. Ces nouvelles dont elle ne dispose pas en caisse, la
iliations ne sont pas toujours faciles banque joue un rôle d’aide à la créa-
à vivre pour l’individu, car elles ne tion des activités économiques. C’est
sont pas encore pleinement reconnues la fonction de création monétaire, qui
socialement : les enfants élevés dans des contribue également à l’investissement.
familles monoparentales ou recompo- La inance n’est donc pas une supers-
sées, les enfants adoptés, ou encore nés tructure parasite mais bien un élément
de mères inséminées artiiciellement ou essentiel de l’économie de marché.
de mères porteuses, ou les enfants éle-
vés par des couples homosexuels. Circuits
Les principaux circuits de la inance
sont : le système bancaire qui accorde
Finance des crédits ; le marché des capitaux (la
Bourse), dans lequel sont émis et échan-
Pour construire son logement, un par- gés des titres (actions, obligations).
ticulier a besoin de fonds qu’il peut em- On distingue généralement le marché
prunter par un crédit à sa banque. Pour primaire, où sont émis de nouveaux
développer ses activités, une entreprise titres (ce qui s’efectue la plupart du
a également besoin de fonds qu’elle temps directement entre entreprises
peut obtenir par un crédit auprès de ou par l’intermédiaire de banques) et
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sa banque, mais aussi en trouvant des qui n’est donc pas localisé en un lieu
capitaux auprès de nouveaux investis- précis, et le marché secondaire, qui
seurs (sous forme d’actions). Financer est celui de la bourse des valeurs où
une activité, c’est donc trouver les s’échangent les titres déjà créés. C’est
fonds nécessaires à la réalisation d’une donc le « marché de l’occasion » des
activité. capitaux.
Le système inancier, c’est l’ensemble
des moyens (banques, établissements La globalisation inancière
de crédit, bourse des capitaux) qui À partir des années 1980, une nouvelle
permettent de mettre en rapport ceux époque s’est ouverte pour la inance
qui veulent placer des fonds et ceux qui mondiale. Une véritable sphère inan-
veulent les utiliser. La banque est le pre- cière autonome s’est constituée liée à la
mier agent ou « intermédiaire » inan- conjugaison de plusieurs phénomènes :
cier. Elle reçoit l’épargne des entreprises – l’explosion des transferts de fonds à
et des ménages, et la met à la disposi- l’échelle internationale. Le montant
tion des entreprises et particuliers. des transactions inancières (achats de
devises, prêts, crédits…) réalisé sur le
Fonctions de la inance marché inancier mondial a décuplé et
Dans les économies contemporaines, représente des dizaines de fois le mon-
les besoins de inancement des entre- tant des échanges de marchandises ;
prises sont largement supérieurs aux – le décloisonnement des marchés. Les
capacités d’épargne des ménages. Les frontières ont été abolies entre marché
banques n’ont pas seulement un rôle inancier et marché monétaire d’une
d’« intermédiation », c’est-à-dire de part, entre marchés nationaux d’autre
mise en correspondance des fonds part ;
épargnés et des fonds demandés. Les – de nouveaux instruments inanciers
banques créent de nouveaux fonds en ont été créés : options, futures, swaps,
accordant des crédits bien au-delà du etc.

142
F

Au départ, la inance servait, comme le pris corps dans les années 1920 et
veut son nom, à inancer des activités, vont connaître leur heure de gloire
la production ou l’achat de biens. Elle dans les années 1940-1950 en linguis-
a permis aussi aux entreprises de faire tique et sciences sociales (sociologie
des paris sur l’avenir, favorisant certes et anthropologie) avant de connaître
la création de richesse mais aussi le un déclin. On a reproché en efet au
découplage avec l’économie réelle. Ce fonctionnalisme une vision organique
« commerce des promesses » suscite de la société où à chaque élément est
de nombreuses interrogations, notam- assigné un rôle précis, en gommant de
ment depuis la crise de 2008 (P.-N. ce fait les contradictions, les conlits, les
Giraud, La Mondialisation, Émergences désordres sociaux.
et Fragmentations, 2008, nlle éd. 2012 ;
Le Commerce des promesses, 2009). anthropologie
Le fonctionnalisme est associé à la
théorie de l’école anglaise de Bronislaw
FonctionnaLisMe K. Malinowski (1884-1942) et Alfred
R. Radclife-Brown (1881-1955). Pour
Répondre à la question « À quoi ça rendre compte de phénomènes sociaux
sert ? », c’est déinir la « fonction » tels que la magie, B.K. Malinowski
d’une chose : un crayon sert à écrire, rejette les explications historiques qui
un rasoir à se raser, une voiture à se voudraient qu’elle soit une survivance
déplacer. Telle est donc leur fonction. du passé. Pour lui, si la magie existe
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On peut transposer dans le monde vi- dans une société, c’est qu’elle y rem-
vant l’approche en terme de fonction : plit un rôle. Il faut donc rejeter les
l’estomac sert à digérer, le cœur sert à approches « pseudo-historiques » pour
pomper le sang dans l’organisme, les rechercher sa fonction au sein d’un
nerfs servent à transférer des informa- ensemble.
tions des organes au cerveau, etc. Dans Dans chaque type de civilisation,
tous les organismes vivants, chaque or- chaque coutume, chaque objet maté-
gane semble avoir une fonction précise riel, chaque idée, chaque croyance
au regard de l’ensemble. remplit une fonction vitale, a une
C’est à partir de ce constat que les dif- certaine tâche à accomplir, représente
férentes théories fonctionnalistes vont une part irremplaçable d’un ensemble
émerger dans les sciences humaines organique. A.R. Radclife-Brown
au début du xxe siècle. Elles partent applique la même règle de méthode.
de l’idée que le langage (et ses élé- Dans Structure et fonction dans la
ments constitutifs), la société (l’école, société primitive (1952), il explique
la famille, l’État, les rites, les mythes) les relations d’évitement instaurées
et les aptitudes mentales (mémoire, entre certains membres de la famille
intelligence, conscience…) peuvent (souvent entre une belle-mère et son
être compris à partir de leur fonction gendre) par le souci d’éviter les conlits
au sein d’un ensemble. La fonction familiaux et de réguler ainsi la vie
des rites et des mythes serait de sou- sociale.
der les hommes entre eux, la fonction
de la religion serait de transmettre des sociologie
valeurs culturelles… Chaque élément Talcott Parsons et Robert K. Merton
ou phénomène social doit être com- sont les tenants d’une approche que
pris comme un élément fonctionnel, l’on qualiie de « structuro-fonction-
comme une pièce d’une machine. naliste ». T. Parsons, au moins dans
Les approches fonctionnalistes ont ses écrits des années 1930-1960, voit

143
Notions et concepts

la société comme un tout intégré où FordisMe


chaque institution assure une fonction
précise : la famille permet la reproduc- Le fordisme désigne tout d’abord un
tion des membres, l’entreprise la pro- mode d’organisation du travail impulsé
duction de biens, l’État a une fonction par l’industriel Henry Ford (1863-
d’ordre, la religion de cohésion cultu- 1947) au début du xxe siècle. Pour
relle, etc. Chaque institution étant elle- construire ses automobiles (dont le
même un petit microcosme (un sous- fameux modèle T, créé en 1908) dans
système) au sein du vaste ensemble ses usines de Detroit, H. Ford introduit
qu’est la société, elle doit intégrer en trois innovations fondamentales : la
son sein plusieurs fonctions : l’entre- standardisation des produits, la chaîne
prise doit former ses membres, assurer d’assemblage et une politique de hauts
sa cohésion culturelle, etc. salaires.
R.K. Merton met en garde contre La standardisation est une grande nou-
l’usage trop vague de la notion de veauté à une époque où la plupart des
fonction. Il souligne qu’une institution automobiles sont produites sur com-
sociale peut avoir des fonctions latentes mande par de petits ateliers autonomes.
(non conscientes) distinctes de ses mo- H. Ford se plaisait à dire : « Je peux
tifs explicites. Par exemple, les cérémo- fournir une voiture de n’importe quelle
nies de la pluie chez les Indiens hopi couleur, pourvu qu’elle soit noire. » La
ont pour motif conscient de faire celle- standardisation va permettre l’inven-
ci. L’ethnologue admettra qu’il existe tion d’un nouveau mode d’organisation
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une autre fonction – sous-jacente – à du travail : les chaînes de montage où


cette cérémonie magique : maintenir la les automobiles sont montées en série.
cohésion du groupe par exemple. Pour L’instabilité des ouvriers étant extrême-
autant, Merton s’empresse d’ajouter ment importante à l’époque (de nom-
qu’il faut être très prudent dans l’usage breux ouvriers immigrés ne faisaient
de la notion de « fonction ». Ainsi, la que passer quelques mois dans ses
prison possède dans notre société plu- usines), H. Ford, pour ixer un noyau
sieurs « fonctions » : punir les crimi- de travailleurs stables, indispensables
nels, protéger la société… Mais elle à une production régulièrement crois-
peut aussi devenir en elle-même un sante, double les salaires (« Five dollars
îlot de criminalité où la culture crimi- a day ») des « ouvriers mâles de plus de
nelle se reproduit. Merton insiste sur ce vingt et un ans et de bonnes mœurs ».
point, à l’aide de mille exemples : une La conséquence en fut le considérable
pratique sociale peut être fonctionnelle accroissement du pouvoir d’achat des
d’un point de vue et dysfonctionnelle ouvriers, puis de tous les salariés.
de l’autre ; il faut distinguer les « moti- Par extension, le terme « fordisme » a
vations conscientes » d’une pratique de été proposé par les « économistes de
ses « conséquences objectives ». la régulation » (dont Michel Aglietta
Aujourd’hui, certains auteurs dé- et surtout Robert Boyer sont les chefs
fendent un néo-fonctionnalisme de ile) pour désigner un mode de
(Jefrey Alexander, Niklas Luhmann, production et de consommation qui a
François de Singly) qui consiste à prévalu dans les grands pays industria-
envisager les phénomènes sociaux lisés depuis la in de la Seconde Guerre
sous l’angle de leur fonction (fonc- mondiale. Ce « mode de régulation »
tion de socialisation de la famille, des est fondé sur le couple production de
rituels…) sans verser dans une vision masse/consommation de masse. La
totalement organique et intégrée de la production de masse repose sur les
société. techniques nouvelles (machines-outils,

144
F

transports, mécanisation du travail), À partir des années 1970, les théori-


l’organisation du travail (parcellarisa- ciens de la régulation vont diagnosti-
tion des tâches et lignes de montage) quer la crise du modèle fordiste, dont la
et la standardisation des produits. La crise économique qui débute en 1973
consommation de masse est permise n’est qu’un des efets. La recherche de
par une politique de revenu stable due nouveaux modes d’organisation du
à l’État providence (welfare state) qui travail et de régulation économique
redistribue les revenus, et un rapport va alimenter la littérature socio-éco-
salarial où les négociations collectives nomique importante sur le thème du
tiennent une grande place. « postfordisme ».
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G

Gender stUdies Par exemple, plusieurs d’entre elles


proposent une relecture de la société
« On ne naît pas femme, on le devient », selon un point de vue féminin : ainsi,
proclamait Simone de Beauvoir en l’histoire académique, ayant été écrite
1949, dans Le Deuxième Sexe, dénon- par des hommes, occulte le rôle joué
çant par là la diférence de traitement par les femmes. Certaines féministes
entre les hommes et les femmes dans les vont même jusqu’à incriminer le lan-
sociétés… Dans les années 1960, l’eth- gage employé dans ces travaux, puisque
nologue Margaret Mead avait battu produit par des hommes.
en brèche la notion d’« éternel fémi- Toujours est-il que la notion de genre
nin » en montrant que les attributs de est utilisée de plus en plus largement
chaque sexe variaient selon les peuples : dans les travaux de sciences sociales
chez les Arapeshs de Nouvelle-Guinée comme l’histoire, la sociologie, l’an-
qu’elle étudiait, c’était aux hommes thropologie, les sciences politiques et
que l’on attribuait des traits de carac- juridiques… À la suite des études fémi-
tère habituellement considérés comme nistes se sont développées les études
féminins, tels la sensibilité, la passivité sur l’homosexualité (Gay and Lesbian
ou l’amour des enfants. Studies), et plus récemment la Queer
Dans l’un des premiers ouvrages heory, mouvement intellectuel et poli-
consacrés explicitement au genre : Sex, tique qui refuse les identités assignées
Gender and Society (1972), l’Améri- et cherche à brouiller les frontières
caine Ann Oakley déinit le genre par entre les sexes en montrant que le sexe
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opposition au sexe. Le mot « sexe » biologique est toujours travaillé par le


se réfère aux diférences biologiques ; genre social.
le « genre », lui, est une question de
culture, « il se réfère à la classiication trouble dans le genre
sociale entre masculin et féminin », aux « La philosophe américaine Judith
rôles sociaux attribués aux hommes et Butler propose une critique radicale
aux femmes, ou encore à ce que les de l’hétéronormativité – autrement
sociologues appellent « les rapports dit d’un ordre sexuel qui fonde d’un
sociaux de sexe ». Dans cette accep- même coup le partage entre hommes et
tion, le mot « genre » est apparu dans femmes – mais aussi entre hétérosexua-
le vocabulaire francophone depuis une lité et homosexualité. La sexualité, dès
vingtaine d’années, importation anglo- lors qu’elle ne conirme pas ces par-
saxonne du mot « gender » utilisé au tages, jette du “trouble dans le genre”
départ dans les études féministes amé- (titre de son ouvrage paru en 2005),
ricaines. En efet, depuis les années c’est-à-dire dans les identités de genre.
1970 aux États-Unis, particulièrement Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce
avec la montée du mouvement fémi- qu’une femme ? Les évidences se
niste, les Gender Studies se sont déve- défont. Dans cette perspective, il
loppées de manière spectaculaire au devient problématique de déinir une
sein de nombreuses universités améri- identité par la sexualité, qu’il s’agisse
caines. Elles s’inscrivaient dans le vaste d’une identité masculine ou féminine,
courant critique des Cultural Studies, homosexuelle ou hétérosexuelle. La
qui s’est appuyé sur des philosophes sexualité ne fonde plus l’identité ; elle la
de la déconstruction et dans lequel les subvertit. Cette subversion ouvre une
« minorités » (femmes, Noirs, Indiens, marge de liberté. » (E. Fassin, « L’avenir
homosexuels…) revendiquent une lec- sera-t-il quuer ? » in Le Sexe d’hier à
ture multiculturaliste de l’histoire et aujourd’hui, 2012).
des sciences sociales. Au total, les Gender Studies, tant en

147
Notions et concepts

Europe qu’aux États-Unis, constituent « Depuis le milieu des années 1990, les
aujourd’hui un champ de recherche chercheurs s’intéressent en particulier
nourrissant revues, colloques et dépar- au rôle des politiques publiques dans
tements universitaires. la gentriication et à ses conséquences
sur les classes populaires, la plupart
du temps évincées en périphérie. Avec
GentriFication Neil Smith, géographe marxiste élève
de David Harvey, un fort courant de
Le mot de gentriication (de l’anglais géographie radicale structure le champ
gentry) désigne le processus d’embour- de la gentriication, en lui donnant
geoisement de certains quartiers des une assise critique. » (Anne Clerval,
villes. Le terme a été utilisé par Ruth www.hypergeo.eu).
Glass pour la première fois en 1963, Quelle que soit la forme qu’ils revêtent,
dans une étude consacrée à Londres, ces « retours en ville » des classes
qui décrit l’installation de ménages moyennes aisées marquent aussi le
des classes moyennes aisées dans les retour des villes, ou du moins des
anciens quartiers dévalorisés. Depuis, plus importantes d’entre elles, dans le
le phénomène a gagné en ampleur, en contexte de l’économie mondialisée et
afectant bien d’autres agglomérations post-fordiste.
que les seules villes anglo-saxonnes.
En témoignent ces analyses qui nous
transportent de New York à São Paulo, GÉoGraPHie
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en passant par Bruxelles, Barcelone,


Naples, Mexico ou encore Lyon ou L’espace est à la géographie ce que le
Paris. On y traite non seulement des temps est à l’histoire : une façon de lire
causes mais des formes diférentes que l’activité humaine.
peut prendre la gentriication, revi- Et puisqu’en géographie, il est question
talisant ainsi les études de sociologie de territoires, de régions, de distances,
urbaine. Jacques Donzelot esquisse, de frontières et de cartes, abordons
par exemple, l’avènement d’une « ville donc la discipline en géographe : par
à trois vitesses   » (Esprit, mars 2004). une cartographie du domaine.
Selon lui, la montée de l’insécurité et Dans le continent géographique, une
de la précarité enclenche une « logique première grande ligne de partage sépare
de séparation   » débouchant sur une la géographie physique et la géographie
spécialisation de l’espace. On assiste humaine (même si la frontière n’est pas
ainsi à une relégation des cités d’habi- étanche).
tat social, à une périurbanisation des En première approche on peut dire que
classes moyennes « qui redoutent la l’une s’intéresse à la terre, la nature, les
proximité avec les “exclus” des cités paysages, les reliefs et les sols, l’autre se
mais se sentent “oubliés” par l’élite des préoccupe de la répartition spatiale des
“gagnants”  », cette dernière réinvestis- activités humaines : les villes, les cam-
sant les centres-villes progressivement pagnes, les transports, les habitats, les
désertés par les autres catégories. De localisations humaines de toutes sortes.
son côté, Eric Maurin, dans Le Ghetto
français analyse la gentriication, l’em- La géographie physique
bourgeoisement comme une forme Elle débute avec les premières descrip-
de ségrégation, ce processus se faisant tions des espaces connus : la forme de
souvent par l’explusion des plus faibles la terre, le découpage des continents et
vers des zones périhériques ou moins des mers, le cours des leuves, la locali-
demandées. sation des montagnes et l’emplacement

148
G

des villes. Les premiers géographes Voilà pourquoi la biogéographie s’est


grecs (Ptolémée, Ératosthène, Strabon) associée à l’écologie et la biologie des
avaient compris que la terre était ronde. populations.
Ils ont décrit le monde connu qui, pour La géographie physique pouvait être
eux, avait pour centre la Méditerranée considérée comme une afaire de roches
entourée de trois continents : l’Europe, et de climats qui n’a pas sa place dans
l’Afrique, et l’Asie, dont ils ne connais- un dictionnaire des sciences sociales.
saient pas les limites. À la Renaissance, Mais les enjeux liés aux climats (et
les grandes explorations aboutirent à la ses dérèglements), à l’exploitation des
découverte de l’Amérique, de l’Océan ressources physiques (en eau, en éner-
paciique, à la connaissance des fron- gie en pétrole, gaz de schiste, énergie
tières de l’Afrique, de l’Asie. Puis, solaire, matériaux rares), aux ressources
l’exploration de l’intérieur des conti- végétales et populations animales (bio-
nents a enrichi les cartes jusque-là res- diversité, ressources halieutiques) re-
tées vierges (J. Brotton, Une histoire du donnent à la géographie physique toute
monde en 12 cartes, 2013). On pourrait son importance. De fait, la géographie
penser qu’au xxie siècle, l’entreprise de physique (rebaptisée géosciences) s’est
description de la planète est terminée. hybridée avec l’écologie et les sciences
Ce n’est pas le cas : les fonds marins sociales au sein d’une vaste galaxie des
restent largement méconnus, de même sciences de l’environnement.
que l’exploration des ressources du sol Ainsi, les humains, qui ont pensé un
(pédologie) est loin d’avoir livré tous temps s’émanciper des contraintes de
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ses secrets. la nature et l’asservir à leur besoin, se


La géographie physique s’est subdivisée voient contraints au xxie  siècle de re-
en plusieurs domaines : géologie, géo- connaître la force de ses lois.
morphologie, biogéographie, la clima-
tologie (ou météorologie). La géographie humaine
La géologie, première « science de la La géographie humaine se présente
terre » se préoccupe de la nature des parfois comme la dernière née au sein
sols, ses strates, sa composition (miné- d’une discipline longtemps dominée
raux, sédiments, glaces) et de leur mou- par la géographie physique. En fait,
vement. La terre n’est pas une sphère dès l’Antiquité, les géographes se sont
très lisse : elle présente des bosses et autant occupés de décrire les lieux phy-
des creux, des sillons et des vallées. siques que de décrire les peuples qui les
Comment se sont-ils formés ? Voilà occupaient ; la géographie de Strabon
l’objet de la géomorphologie – étude des est autant une géographie humaine
formes que prennent les paysages – et que physique. De même au xixe siècle,
qui fait appel à la géologie (nature des Alexandre de Humboldt ou Vidal de
sols), aux mécanismes d’érosion par la Blache marient, dans leur œuvre, les
l’eau ou le vent, à la tectonique des deux approches.
plaques et enin à l’activité humaine. La géographie humaine se rattache
(M. Derruau, Les Formes du relief ter- aux sciences sociales par ses domaines
restre. Notions de géomorphologie, 2010). d’études liées aux activités humaines :
Une autre sous-discipline, la biogéo- l’agriculture, l’industrie, la ville, le tou-
graphie, s’intéresse à la répartition des risme, les transports, les migrations, la
espèces végétales et animales : aux for- politique, la santé, les inégalités… Ce
mations végétales (forêts, landes, etc.), qui en fait la spéciicité (toujours incer-
aux zones d’occupation des espèces taine) est qu’elle aborde tous ces thèmes
animales et à leur évolution. Avec elle, sous l’angle de leur répartition spatiale.
on touche aux enjeux de la biodiversité. La question centrale de la géographie

149
Notions et concepts

humaine pourrait se résumer ainsi : et les deux pôles ont leurs cohortes de
pourquoi est-ce là plutôt qu’ailleurs ? géographes qui scrutent à leur manière
Au départ, la discipline s’est consti- un bout de la planète. Chaque géo-
tuée autour de deux domaines clés : graphe est implanté quelque part : il a
la géographie rurale et la géographie donc tendance aussi à étudier un espace
urbaine. La première se préoccupait particulier et à construire sa propre
de l’occupation des sols (organisation vision de sa discipline. Voilà ce que
des terres agricoles, forêts, paysages, montrerait aussi une géographie de la
organisation des villages), la géographie géographie.
urbaine s’occupant des plans de villes,
des zones d’activités et réseaux de trans- Méthodes et paradigmes
ports. Mais les frontières se sont un peu Comme les autres sciences sociales, la
estompées avec le phénomène de rur- géographie est également inluencée
banisation ou péri-urbanisation. par les grands axes paradigmatiques qui
La géographie humaine s’est enrichie nomadisent d’une discipline à l’autre.
au il du temps de nombreux autres Durant les années 1960 (époque du
domaines. structuralisme et du formalisme en
La géographie électorale possède une sciences humaines), on a vu émerger
riche tradition française qui remonte une « nouvelle géographie », modélisa-
en France au début du xxe siècle (André trice et soucieuse de mettre en lumière
Siegfried, 1875-1959) elle cherche à des lois d’organisation de l’espace. Le
comprendre les déterminants géogra- marxisme a créé dans son sillage une
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phiques des votes, leur permanence géographie critique, sensible aux phé-
et recomposition. La géographie élec- nomènes de ségrégation et de domi-
torale n’est elle même qu’un des pôle nation (David Harvey). Puis, on a vu
de la zone de la géographie politique : apparaître une géographie cognitive
domaine plus vaste qui se préoccupe (comment les gens s’orientent dans
des relations entre espace et pouvoir. l’espace), une géographie du genre.
La géographie politique est née au xixe Et, avec l’essor de la globalisation, une
avec le géographe allemand Friedrich « géographie globale ».
Ratzel (1844-1904). La géopolitique est Le renouvellement permanent des
une hybridation à mi-chemin en géo- méthodes s’est accompagné d’une
graphie et relations internationales. sophistication des techniques : l’évo-
De nouveaux domaines sont venus lution de la cartographie, de la modé-
enrichir la géographie humaine de- lisation, la numérisation des données
puis une génération : géographie du (SIG), les données satellitaires, sont
développement (G. Wackermann, autant de moyens d’investigation nou-
Géographie du développement, 2005), veaux qui ont renouvelé la discipline.
géo-économie (P. Lorot, Introduction Les données scientiiques et techniques
à la géo-économie, 1999), géogra- sophistiquées n’empêchant pas une
phie culturelle (J.-R. Pitte Géographie géographie plus littéraire et narrative
culturelle, 2004), géographie de l’ali- qui perçoit les évolutions des paysages
mentation (G. Fumey, Géopolitique de et des sociétés à travers une lecture
l’alimentation, 2008), géographie du sensible (J.-C. Bailly, Le Dépaysement.
tourisme, géohistoire, géographie de la Voyages en France, 2011).
santé, de la criminalité, etc.
À ce découpage en spécialités se super-
posent aussi les géographies régionales : GLoBaLisation
l’Afrique, les Amériques, l’Asie, l’Eu-
rope, les îles, les océans, les tropiques › Mondialisation

150
G

GoUVernance tradition, celle des sciences du gou-


vernement, qui, à la diférence de la
Ce terme, qui avait appartenu à la philosophie politique, se préoccupent
langue française du xve siècle au sens de développer des savoirs pratiques sur
de « maîtrise de soi » ou de « règle la conduite des afaires de la cité. Pas
de conduite », y est revenu depuis les étonnant qu’elles aient percé dans des
États-Unis après un détour par le voca- pays anglo-saxons où le pragmatisme
bulaire de l’entreprise, où governance est anciennement établi.
est utilisé pour évaluer l’eicacité de Dans les sciences sociales, la notion est
la gestion. Il est aujourd’hui de plus utilisée dès les années 1930 par l’éco-
en plus employé dans le vocabulaire nomiste Ronald Coase pour désigner
politique pour caractériser le gouver- les dispositifs par lesquels les irmes
nement des sociétés complexes, où assurent une coordination eicace
de nouveaux d’acteurs entrent dans des échanges (R. Coase parle alors de
l’action publique (associations, ONG « corporate governance »). Mais il faut
et collectifs, collectivités territoriales, attendre les années 1970-1980 pour
institutions supranationales, etc.). qu’elle pénètre le champ des sciences
Étymologiquement, « gouvernance » sociales. En 1976, James March et
partage la même origine que « gouver- Johan Olsen consacrent, dans le
nement », qui a aussi donné « gouver- contexte de révolte des campus contre
nail ». Mais alors que le gouvernement la guerre du Vietnam, un article sur le
incarne une conception hiérarchique et thème de l’« University Governance »
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centralisée du pouvoir, la gouvernance (dans Ambiguity and Choice in


suggère un pouvoir non seulement Organizations). Depuis, elle se retrouve
décentralisé, mais encore partagé entre dans des champs d’analyse aussi difé-
une pluralité d’acteurs, publics ou pri- rents que les organisations (non sans se
vés, oiciels ou informels, institution- heurter à la notion de « gouvernement
nels ou associatifs, susceptibles de sur- d’entreprise »), la transformation des
croît de relever d’échelles diférentes. rapports entre managers et actionnaires
Aussi a-t-elle été progressivement asso- dans les grandes entreprises ou les poli-
ciée à l’idée d’intelligence collective ou tiques publiques.
à celle de réseau. Plus que le gouverne- Du champ des sciences sociales, la no-
ment, la gouvernance suggère par ail- tion s’est difusée auprès des managers,
leurs un pilotage à vue dans un monde des politiques comme des organisations
d’incertitude et de complexité. On la internationales, sans oublier les médias,
rencontre à quelque échelle où l’on se non sans quelques distorsions de sens
place : locale (on parle alors de gou- ou présupposés idéologiques. Dès le
vernance urbaine), nationale ou même milieu des années 1990, la Banque
mondiale (voir les débats autour de la mondiale prône une « bonne gou-
« bonne gouvernance » promue par les vernance », soit une nouvelle gestion
organisations internationales, ou au- publique fondée sur une logique entre-
tour de la « gouvernance mondiale »). preneuriale. Elle préconise l’amaigrisse-
Au-delà des conceptions spéciiques ment de l’État providence, le ciblage des
qu’elle recouvre d’un champ à l’autre bénéiciaires des politiques sociales, la
comme d’un pays à l’autre, l’enjeu est à privatisation des services publics. Dans
chaque fois le même : faire coopérer ou le monde de l’entreprise, la notion de
piloter des acteurs aux logiques et aux « gouvernance » est associée à une nou-
intérêts diférents, voire contradictoires. velle forme de management plus subor-
Ces approches en terme de gouver- donnée aux intérêts des actionnaires
nance puisent en fait dans une longue (« corporate governance »). À travers ces

151
Notions et concepts

Les organisations internationales


Des organisations internationales aux ONG, en passant par les États et les instances
privées de régulation, une grande diversité d’acteurs participe à l’élaboration des normes,
règles et codes censés réguler un domaine d’activité sur le plan international. Une réalité
rendue par la notion de « gouvernance mondiale ».

LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES


L’onu
L’Onu a été créée en juin 1945 pour maintenir la paix et la sécurité internationales.
Au sein de l’Onu (Organisation des nations unies), les six instances principales sont :
L’Assemblée générale (un État = une voix) ; le Secrétariat ; le Conseil de tutelle ; le
Conseil de sécurité (15 membres dont 5 permanents disposant d’un droit de veto :
la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie). Ses résolutions ont
force obligatoire en droit international. Parmi les institutions spécialisées, citons :
– Le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).
– Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) : institué par la
Conférence de Stockholm de 1972, il coordonne les politiques environnementales
mondiales.
– L’Organisation internationale du travail (OIT) : créée en 1919 ; 185 États
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membres ; siège à Genève. Elle associe des syndicats de travailleurs et d’employeurs


aux côtés des représentants des États ; elle produit des centaines de conventions et
réglementations en matière de travail.
– L’Organisation mondiale de la santé (OMS) : créée en juin 1946 ; 194 États membres ;
siège à Genève ; produit des statistiques et études internationales en matière de santé.
Et aussi, l’Unesco, pour la culture, l’Unicef, pour l’enfance…
– La Cour pénale internationale a été créée en 1998 par une conférence des Nations
unies. C’est une juridiction internationale chargée de juger les personnes accusées
de génocide, crime contre l’humanité et de crime de guerre. Le siège de la Cour est
installé à la Haye, aux Pays-Bas.

DE BRETTON WOODS AUX ORGANISATIONS ÉCONOMIQUES INTERNATIONALES


Des organisations ont été créées avant la in de la Seconde Guerre mondiale pour
prévenir les conlits monétaires et commerciaux, inancer la reconstruction des pays
détruits par la guerre, etc.
– Le Fonds monétaire international (FMi) : 188 États membres ; siège à
Washington. Initialement, le FMI avait pour mission de résoudre les problèmes de
balance des paiements, en mettant à disposition des crédits à court terme. Depuis
le milieu des années 1980, il conditionne l’octroi de crédits à l’adoption de plans
d’ajustement structurel. Il participe aussi à la difusion de codes et de standards
internationaux et aux plans de sauvetage lors des crises inancières internationales.
– La Banque des règlements internationaux (Bri) : 60 banques centrales et auto-
rités monétaires ; siège à Bâle. Créée en 1930 pour assurer une coopération perma-
nente entre les banques centrales.

152
G

– La Banque mondiale : 187 États membres ; siège à Washington. Mise en place en


1946 pour inancer la reconstruction des pays détruits par la guerre, la Banque inter-
nationale pour la reconstruction et le développement (Bird ou Banque mondiale)
s’est depuis consacrée à l’aide aux pays en développement auxquels elle fournit des
prêts à long terme. Elle a fait de la lutte contre la pauvreté son objectif prioritaire.
– L’organisation mondiale du commerce (oMc) : 159 États membres, siège à
Genève. Créée en 1995, c’est l’instance des négociations dans le domaine com-
mercial, menées jusqu’alors à l’occasion des Rounds du Gatt. Avec l’Organe de
règlement des diférends (ORD), elle a aussi en charge le règlement des diférends
commerciaux entre les États membres.
– L’ocde (organisation de coopération et de développement économique) :
créée en 1960 pour favoriser la coopération économique entre les pays dits déve-
loppés. 34 membres ; siège à Paris.
– Les ensembles régionaux : Union européenne, Mercosur, Aléna, etc.

LES REPRÉSENTANTS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE


– Les onG (organisations non gouvernementales)
Elles s’imposent comme des interlocutrices privilégiées des États et des organisa-
tions internationales. Leur nombre n’a cessé de croître au cours de ces dernières
décennies. On évalue à 17 000 le nombre d’associations de la société civile enga-
gées dans des activités internationales. Certaines ONG sont reconnues comme
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des interlocuteurs légitimes par les institutions internationales (environ 2 700


ONG sont aujourd’hui accréditées à l’Onu contre 400 en 1970). Certaines siègent
dans ces institutions et participent à l’élaboration de conventions internationales.
D’autres, parfois les mêmes, parviennent à faire pression sur les multinationales. À
ce titre, elles constituent des autorités morales. Elles interviennent dans diférents
domaines : l’environnement (World Watch Fund, WWF), Union pour la conser-
vation mondiale (IUCN), qui collaborent au PNUE ; Greenpeace, qui collabore
avec le World Business Council for Sustainable Development, etc ; les droits de
l’homme : Amnesty International, Reporters sans frontières, etc. ; l’humanitaire :
la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, Oxfam, etc. ; les mouvements altermon-
dialistes : depuis les manifestations de Seattle, ils se sont imposés comme une com-
posante incontournable de la mondialisation. Parmi les principaux mouvements :
le Mouvement des sans terre, Attac, etc.

LES ÉTATS ET LES GROUPES INFORMELS


Outre leur rôle dans les grandes organisations internationales et les ensembles régio-
naux, ils interviennent à travers des groupes informels :
Le G7/8 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, +
Russie. Créé en 1975 pour coordonner les politiques économiques des principaux
pays industrialisés suite au choc pétrolier. À travers la réunion des ministres des
Finances, il joue un rôle d’instance de coordination informelle des politiques écono-
miques. La Russie y participe depuis 1997 (sommet de Denver).
Le G20 (créé en 1999) ; Vingt membres (G8 + 10 pays émergents + Australie, Corée
du Sud) : vise à améliorer et favoriser la concertation internationale. Le FMI et la
Banque mondiale y sont aussi représentés.

153
Notions et concepts

diférents emplois, deux conceptions se leur cause l’opinion publique ou des


dessinent distinctement : l’une libérale, organisations susceptibles de faire al-
mettant l’accent sur les processus de liance avec eux. Ils chercheront, par des
dérégulation, l’autre davantage pensée interventions régulières dans le débat
en référence aux exigences de démocra- public, des campagnes de communi-
tie participative. cation et, en certains cas, des actions
A priori, la résurgence de la notion ne spectaculaires ou violentes, à créer un
fait que prendre acte de la complexii- élan de sympathie en leur faveur. Le
cation des conditions de pilotage des plus souvent, ils s’eforceront de gom-
organisations, qu’elles soient privées mer tout ce qui dans leurs revendica-
ou publiques, dans le contexte de tions pourra être interprété comme la
mondialisation. défense d’un intérêt catégoriel pour
n’en montrer que les avantages poten-
tiels pour la collectivité. Les syndicats
Grande diVerGence de médecins, par exemple, mettront en
avant la santé des patients. Les syndi-
hèse établie par l’historien améri- cats d’enseignants, quant à eux, met-
cain Kenneth Pomeranz (La Grande tront l’accent sur la qualité de l’éduca-
Divergence, 2000), qui estime qu’au tion des enfants.
xviiie siècle, l’Angleterre et le Bas-
Yangzi connaissaient une situation Le poids des lobbies
économique équivalente. Le décollage Le terme Lobby est utilisé depuis très
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de la révolution industrielle serait dû à longtemps pour désigner les démar-


deux facteurs : les Anglais disposaient cheurs des groupes d’intérêts de toute
de charbon proche de leurs centres pro- nature qui, littéralement, « font les
ductifs et de terres en Amérique. couloirs » du Congrès des États-Unis
pour convaincre représentants et sé-
nateurs de voter en faveur de lois qui
GroUPe de Pression peuvent les avantager. C’est le caractère
public et décomplexé de ce démarchage
Dans le vocabulaire des sciences poli- qui l’a rendu si longtemps exotique en
tiques, les notions de « groupe de Europe où, généralement assimilé à la
pression » ou de « groupe d’intérêt » corruption, il se dissimulait de façon
désignent des organisations dont le plus ou moins opaque. Aux États-Unis,
but, la fonction, n’est pas, comme les les lobbies, toujours omniprésents et
partis politiques, la prise et l’exercice se sont beaucoup diversiiés avec le
du pouvoir, mais la défense d’une développement d’une nébuleuse de
cause auprès des autorités politiques groupes de pression représentant les
ou administratives. Ces organisations intérêts collectifs des citoyens et des
sont extrêmement variées, mais on consommateurs. Des eforts considé-
peut schématiquement les diviser en rables ont été faits pour rendre transpa-
deux catégories : les unes défendent des rentes leurs activités auprès des élus et
intérêts professionnels (agriculteurs, des pouvoirs publics. Néanmoins trop
marins pêcheurs, médecins), les autres de démocraties continuent à laisser
une idéologie ou un idéal (défense des dans le lou la nature exacte des tran-
droits de l’homme, protection de la sactions qui s’opèrent entre les groupes
nature ou des animaux). de pression et les élus, y compris en
Les groupes d’intérêt peuvent user de Europe occidentale, notamment en
diférents moyens pour se faire en- Allemagne et dans les institutions de
tendre. Ils peuvent tenter de rallier à la Communauté européenne. C’est

154
G

que, et même indépendamment de appelle aujourd’hui « guerres asymé-


toute corruption, aucune démocratie triques » mettent en face une armée et
représentative n’est tout à fait au clair des groupuscules de combattants invi-
sur la façon d’intégrer les intérêts par- sibles (terroristes ou résistants) et qui
ticuliers ou sectoriels de toute nature à procèdent par attentats. Autre situation
la « volonté générale » que les élus sont limite : les « guerres froides » (entre les
censés exprimer. États-Unis et l’URSS mais aussi entre
Israël et l’Iran) qui sont des guerres sans
combat, une rivalité faite de blocus,
GroUPe de rÉFÉrence menaces, stratégie d’alliances, espion-
nage, ofensives diplomatiques.
Introduite par le psychologue William Les « guerres des gangs » entre maias
James (ce sont les « groupes distincts de doivent-elles être intégrées dans la caté-
personnes dont l’opinion nous importe gorie ? Certaines ont parfois pris des
»), le concept de « groupe de référence tournures quasi militaires, comme au
» a connu une fortune en sociologie Mexique au début des années 2000.
et psychologie sociales dans les années
1950 (avant d’être progressivement comment penser les guerres ?
délaissé). Pour Robert K. Merton La guerre est un « fait humain total » au
(Éléments de théorie et de méthode socio- sens de Mauss : elle implique plusieurs
logique) le groupe de référence per- dimensions de l’action humaine.
met de rendre compte du fait que la – Une dimension anthropologique. La
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stratiication sociale ne se mesure pas guerre est un acte de violence armée.


uniquement à l’aune de critères objec- Elle déclenche la fureur et le sang,
tifs (niveau de revenus, statut social) Comment les hommes en viennent-
mais dépend aussi subjectivement des ils là ? En 1933, Albert Einstein avait
personnes et groupes auxquels les per- adressé une lettre à Sigmund Freud
sonnes se comparent. pour l’interroger sur l’existence d’une
pulsion guerrière chez l’humain. Le
père de psychanalyse lui répondit qu’il
GroUPes (dYnaMiQUe des) avait efectivement découvert, à côté de
la libido, une pulsion de mort qui pou-
› Dynamique vait s’emparer des masses et les pousser
à s’entre-détruire. Seule la culture par-
venait à maîtriser cet instinct destruc-
GUerre teur. Cette vision des choses se heurte
aux études récentes sur la « culture de
Au sens courant, la guerre évoque l’af- guerre » qui tendent à montrer que
frontement des armées sur un champ les soldats partent rarement au com-
de bataille. Les modèles typiques sont bat en suivant leur instinct, mais qu’il
ceux de la guerre du Péloponnèse qui faut au contraire que se mette en place
opposa les cités grecques entre elles, la une culture guerrière pour pousser les
guerre de sécession (1861-1865) amé- hommes à se battre. Qui faut-il donc
ricaine ou encore la Grande Guerre de croire ? Ceux qui pensent qu’il existe
1914-1918. une nature guerrière dominée par une
Mais, comme toujours en sciences culture paciique ou au contraire une
sociales, il existe des situations limites : nature humaine plutôt paciique que
les « guerres civiles » n’opposent pas l’embrigadement entraîne au combat ?
des armées mais des populations d’un Pourquoi la guerre ? Tout le monde a
même territoire, les guérillas qu’on un avis sur la question, mais personne

155
Notions et concepts

ne sait vraiment y répondre : ni les pro- « conlits asymétriques » sont devenues


fanes (parce qu’ils sont profanes), ni les la igure dominante de la guerre). (« La
spécialistes (parce qu’ils sont justement grande histoire de la guerre », Grands
spécialisés dans l’histoire miliaire ou la dossiers de Sciences Humaines, 2012.)
stratégie, dans l’étude de tel conlit) et – Une dimension stratégique. La guerre
n’ont donc pas vraiment les moyens implique d’abord une dimension stra-
d’afronter le problème dans toute sa tégique. Selon L’Art de la guerre du
globalité. Cette dimension anthro- général chinois Sun Tzu (ou Sun Zi,
pologique de la guerre reste donc une qui a vécu au v e siècle avant J.-C.), le
énigme irrésolue. classique des classiques est d’employer
– Une dimension historique. La guerre au maximum la ruse, le mensonge pour
a une longue histoire. On a longtemps déstabiliser l’adversaire et économiser
admis qu’elle débutait quelque part au ses forces. Pour Machiavel, la guerre
néolithique avec les premiers regrou- n’est pas qu’un art de la manœuvre,
pements humains jusqu’à ce que cer- elle implique d’abord la mobilisation
tains anthropologues et archéologues des troupes, leur entraînement et l’ar-
(L. Keeley, Les Guerres préhistoriques, deur au combat. Carl von Clausewitz
2009 ; J. Guilaine & J. Zammit, Le est le premier théoricien de la guerre.
Sentier de la guerre. Visages de la violence Pour le stratège prussien, l’art de la
préhistorique, 2001) aient montré que guerre repose d’abord sur l’identi-
les conlits meurtriers étaient monnaie ication des enjeux : guerre « à but
courante dans beaucoup de sociétés de absolu » visant à détruire l’ennemi ou
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chasseurs cueilleurs et qu’il existe de guerre limitée visant à imposer un but


nombreux vestiges de conlits armés précis. De l’établissement du bon dia-
bien avant la préhistoire. gnostic dépendent le choix des armes
La guerre connaît ensuite des chan- et la détermination des moyens. Les
gements de statut liés à l’apparition sciences sociales ont abordé la stratégie
de nouvelles armes et formes d’orga- en cherchant à dégager les grands types
nisations militaires et plus générale- de stratégie et leur évolution (B. Liddle
ment aux grandes évolutions sociales, Hart, Stratégie, 1929, 3e éd. 1954 ;
économiques, culturelles et politiques M. Howard, La Guerre dans l’histoire
qui façonnent l’histoire humaine. De de l’Occident, 1988 ; V. D. Hanson, Le
l’Antiquité à l’époque moderne, la Modèle occidental de la guerre, 1990 ;
guerre structure très profondément la J. Keegan, L’Art du commandement,
vie des sociétés et constitue le principal 2010).
facteur de changement politique et so- – Une dimension technique. Les
cial. Elle est à la source des cités-États, nouvelles armes (l’épée, le char, la
des empires et des États. Monarques, poudre, les engins de guerre, l’avion,
empereurs et chefs militaires en tout le sous-marin, la bombe nucléaire)
genre se sont de tout temps appuyés sur ont été des éléments décisifs dans les
l’armée pour imposer leur souveraineté grands mouvements de conquêtes et
sur un territoire, et pour conquérir les invasions guerrières. L’historien J.F.C.
territoires voisins. Fuller estime que le rôle des arme-
Avec la guerre de Sécession et les deux ments a été capital dans les victoires
guerres mondiales est venu le temps des militaires contemporaines (Armament
« guerres totales » où la société tout en- and History, 1946). La technologie
tière a été impliquée dans les combats. est donc cause de beaucoup des vic-
Depuis une génération, les guerres toires. En retour, la guerre est aussi
interétatiques ont disparu alors que les un moteur des innovations technolo-
guerres irrégulières (conlit ethniques, giques. La Seconde Guerre mondiale

156
G

a été un accélérateur d’innovation temps où la guerre était dans l’ordre


dans de nombreux domaines : élec- des choses : faire la guerre était la façon
tronique-informatique (radar, équi- d’augmenter son pouvoir et de régler
pement radio, ordinateur), moteur à les conlits. Puis avec l’avènement des
réaction, nucléaire. Même la méde- sociétés industrielles, les guerres sont
cine a bénéicié des ravages de la guerre devenues illégitimes, elles n’étaient
(chirurgie, antibiotiques). qu’un ultime recours pour se défendre
– Une dimension politique. « La guerre ou éviter le pire. Mais les guerres
est la continuation de la politique contemporaines ont montré que cer-
par d’autres moyens ». La formule de taines sociétés paciiées pouvaient rapi-
Clausewitz signiie que la inalité de dement basculer dans une « culture de
la guerre est la même que celle de la guerre ». Quand une société entre en
politique : prendre possession d’un ter- conlit, il se produit une « brutalisation
ritoire, éliminer une menace, imposer des sociétés » (l’expression est due à
une idéologie… Mais la logique du l’historien Britannique George Mosse).
conlit init aussi par prendre le pas sur John Keegan (Anatomie de la bataille)
les objectifs. L’armée est parfois subor- a impulsé une approche culturelle de la
donnée au politique (le déclenchement guerre en se focalisant sur la vie quo-
de la seconde guerre d’Irak obéit à des tidienne de l’armée plutôt que sur les
objectifs éminemment politiques des grandes manœuvres stratégiques. Sa
« faucons »), parfois ce sont les généraux méthode a inspiré nombre d’auteurs,
qui imposent leurs vues aux politiques de Victor Davis Hanson à Stéphane
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(quand les généraux romains lançaient Audoin-Rouzeau. Le théoricien alle-


des ofensives sans l’accord du Sénat). mand Heiner Mühlmann est plus
Parfois un chef de guerre cherche à radical encore : pour lui la guerre est
pousser encore plus loin que ne le vou- à l’origine des cultures humaines, car
draient les États-majors (Alexandre, c’est dans les conlits entre groupes
Napoléon, Hitler). Enin, la guerre dé- humains que les communautés doivent
bute parfois pour des motifs politiques s’entendre, s’organiser, s’imposer des
mais la logique du conlit et la « montée règles et des rites et se réunir sous un
aux extrêmes » de la violence dépassent même drapeau (La Nature des cultures,
ensuite les enjeux initiaux. 2010).
– Une dimension économique. Dans les – Une dimension juridique et morale.
sociétés traditionnelles, les razzias et La guerre a toujours eu ses règles, ses
guerres de prédation étaient la norme. codes de conduite et sa morale (toutes
S’emparer des richesses est une cause relatives). Les militaires mettent un
suisante pour faire la guerre : c’était point d’honneur à respecter des trêves.
le cas pour les peuples nomades des Dans le Mahâbhârata, dans le Coran,
steppes, pour Rome qui voyait dans dans les traités militaires occidentaux,
l’Égypte le grenier à blé des Romains. on préconise la clémence envers les
La guerre afecte aussi les économies, ennemis désarmés ou blessés. Le droit
non seulement durant le conlit (éco- international contemporain a ixé des
nomie de guerre), selon ses résultats principes (convention de La Haye en
(victoire ou la défaite), mais sur long 1907, convention de Genève de 1949)
terme, par ses conséquences sur les et des règles relatives à la protection des
structures économiques sociales pos- civils, l’interdiction de certaines armes
térieures (J.-F. Daguzan et P. Lorot, (chimiques). En 1998, le statut de
Guerre et Économie, 2003 ; R Aron, Rome a redéini la notion de « crimes
Paix et Guerre entre les nations, 1961). de guerre ». Les interventions militaires
– Une dimension culturelle. Il fut un contemporaines à visée humanitaire

157
Notions et concepts

ont suscité nombre de rélexions sur les à l’apport des war studies, qui, dans pays
guerres justes (M. Walzer). anglo-saxons en revanche, constituent
Les sciences sociales et la guerre un domaine de recherche très actif. Il
Paradoxalement, la guerre a été un pa- existe aussi des peace studies, fortement
rent pauvre des sciences sociales et lais- implantées dans l’Europe du Nord et
sée à l’histoire militaire et à la stratégie. incarnées par Johan Galtung, fondateur
En France, l’œuvre de Gaston Bouthoul de l’irénologie (ou peace research).
fondateur de la « polémologie » ou celle
de R. Aron (Paix et Guerre entre les na-
tions) et celle de Gérard Chaliand, De la GUerre JUste
guerre, restent le fait d’auteurs isolés. Le
domaine a été réactivé récemment grâce › Michael Walzer
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158
H

HaBitUs objectivement classables et système de


classement (…) de ces pratiques. » Ce
Le concept d’habitus tient une place que nous jugeons beau ou laid, agréable
centrale dans la théorie du sociologue ou désagréable, rainé ou vulgaire n’est
Pierre Bourdieu qui reprend la déini- pas universel ou naturel. Il est en fait
tion classique de l’habitus, en la systé- constitué socialement, par la médiation
matisant. Dans son acception, c’est un de l’habitus.
ensemble « de dispositions durables, Ce concept permet, selon P. Bourdieu,
génératrices de pratiques et de repré- de dépasser certaines des antinomies
sentations », acquises au cours de l’his- classiques en sciences humaines :
toire individuelle. P. Bourdieu innove entre le mécanisme (l’action est l’efet
ainsi de plusieurs manières. mécanique de la contrainte des causes
Tout d’abord, le propre de l’habitus externes) et le inalisme (l’agent agit de
est de faire oublier les conditions de sa manière libre, consciente), ou encore
genèse : nous faisons corps avec ces dis- entre l’objectif et le subjectif. Nos goûts
positions, qui sont comme une seconde et nos manières de sentir n’afrontent
nature et nous permettent d’agir « sans pas le monde social dans un rapport
y penser ». Il montre également que d’extériorité : notre subjectivité est
l’habitus, même s’il a une dimension constituée par ce monde. « L’habitus est
individuelle, est lié à la classe sociale une subjectivité socialisée. »
d’appartenance. Il est le produit de ses Contre les lectures simpliicatrices qui
conditions d’origine, qui sont sem- en font un quasi-destin, P. Bourdieu
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blables pour les membres d’une même a longuement rappelé que l’habitus
classe. Des individus placés dans des n’était pas quelque chose de monoli-
conditions similaires sont dotés d’habi- thique (il peut parfois être « clivé »),
tus similaires, adaptés aux conditions d’immuable ou de fatal (il ne déter-
dont ils sont issus et diférents de ceux mine pas toutes les actions à venir).
des individus placés dans d’autres condi-
tions. La plongée dans un milieu qui Limites de l’habitus
n’est pas le sien fait sentir la force de ces Des critiques ont été formulées à
dispositions : un ouvrier qui se retrou- l’égard de la théorie de l’habitus.
verait dans une soirée mondaine aurait Bernard Lahire fait valoir que l’habitus,
toutes les chances de ne pas se sentir « à s’il est un phénomène indiscutable de
sa place », parce qu’il ne maîtrise pas les la socialisation individuelle, n’est sans
règles du jeu mondain (façons de se te- doute plus aussi homogène que ne le
nir, de parler, sujets de conversation…) prétend P. Bourdieu. Aujourd’hui, la
que les membres des classes dominantes plupart des individus ne vivent plus
ont, eux, incorporées. dans des univers sociaux homogènes
D’autre part, l’habitus uniie et incor- comme l’était la société kabyle des
pore toutes les dimensions de la pra- années 1960 ou les internats de grands
tique, qu’elles soient culturelles, spor- lycées parisiens des années 1950.
tives, alimentaires, de loisir… Il est ce P. Bourdieu a fondé sa théorie de l’ha-
qui fait que les goûts et les pratiques ont bitus à partir de milieux sociaux clos et
une cohérence en eux et entre eux, qu’ils marqués par un mode unique de socia-
forment un véritable « style de vie ». lisation, alors que chacun d’entre nous
Principe générateur de pratiques, est porteur de plusieurs habitus acquis
l’habitus est également à la base des dans un environnement diversiié (fa-
représentations que nous nous faisons mille, école, télévision…). De même,
de ces pratiques. « L’habitus est (…) à les sociologues insistent aujourd’hui
la fois principe générateur de pratiques sur la capacité rélexive de l’individu

159
Notions et concepts

et une certaine lucidité sur ses propres ses objets ? Quelle administration de
conduites. L’individu n’est peut-être la preuve peut en fonder la légitimité ?
pas aussi aveugle sur les sources de ses L’objectivité peut-elle exister ?
conduites que ne le prétend le modèle Ces questions, en fait, ne sont pas nou-
de l’inconscient social de P. Bourdieu. velles. Les lettrés qui se sont chargés de
Par exemple, l’émancipation des relater les événements de leur époque
femmes s’est faite au prix d’un arrache- ont toujours cherché à justiier leur
ment conscient aux conditionnements démarche. Mais elles se sont posées
sociaux légués par les générations avec une acuité croissante depuis la
antérieures. in du xixe siècle, où sont nées de véri-
tables écoles historiques et avec elles
une rélexion historiographique sur la
Histoire discipline.
L’historiographie, que l’on pourrait dé-
La discipline historique a toujours été inir comme l’histoire de l’histoire, est
fortement liée aux histoires nationales, née au xixe siècle en Allemagne, où se
aux pays et aux peuples dont elle retrace développait une dynamique école his-
le passé. En France particulièrement, torique. Depuis le xxe siècle, l’historio-
l’histoire est une discipline bien-aimée, graphie a pris une place croissante dans
en même temps qu’elle est considérée les préoccupations des historiens de
comme un élément fondamental de la toutes les nationalités qui se sont mis à
culture. Intégrée dans les programmes confronter les manières de « faire l’his-
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scolaires au xixe siècle, elle connaît, toire », et elle est inscrite aujourd’hui
depuis les années 1960, un large succès dans les cursus universitaires.
médiatique : publications et collections
éditoriales leurissent ; les universitaires de Homère à Hérodote
les plus chevronnés participent à la C’est dans la Grèce du ve siècle av. J.-C.
réalisation d’émissions de radio et de que naît l’histoire, avec Hérodote et
télévision (Georges Duby en avait été hucydide. Le premier se donne pour
l’un des initiateurs avec son émission projet de raconter les guerres médiques
« Le temps des cathédrales », en 1973), qui opposèrent Grecs et Perses, et favo-
les magazines grand public leur ouvrent risèrent l’expansion des cités grecques.
régulièrement leurs colonnes… Grand voyageur et esprit curieux,
En efet, l’histoire a ce mérite de ethnographe et géographe par ses
nous raconter des histoires. Pour observations détaillées des peuples
Paul Veyne, elle ne serait rien d’autre qu’il rencontre, Hérodote fonde aussi
qu’un « roman vrai » (Comment on le récit historique ain, explique-t-il,
écrit l’histoire, 1971). Mais c’est juste- « que le temps n’abolisse pas les tra-
ment parce qu’elle est censée raconter vaux des hommes et que les grands
la vérité que la discipline historique a exploits, accomplis soit par les Grecs,
été, tout au long des siècles, porteuse soit par les Barbares ne tombent pas
d’enjeux importants – d’abord d’ordre dans l’oubli » (Histoires, prologue au
religieux ou politique, puis aujourd’hui livre I). Quelques décennies plus tard,
épistémologique – qui l’ont mise, par- hucydide se fera le témoin de la guerre
ticulièrement depuis le xixe siècle, au du Péloponnèse qui oppose Athènes et
centre de débats et de combats parfois Sparte de 431 à 404 av. J.-C.
virulents dans la communauté histo- En recherchant les causes des événe-
rienne. L’histoire peut-elle être une ments, en s’eforçant à l’objectivité
science (sociale) ? Et si oui, quelles dans leurs descriptions et leurs expli-
doivent être ses sources ? ses méthodes ? cations, Hérodote et hucydide sont

160
H

considérés comme les pionniers de la l’univers mental des humains de l’an


science historique. L’histoire se détache mil, G. Duby s’appuiera sur les té-
de la mythologie ; au règne de l’aède, moignages du moine clunisien Raoul
conteur des légendes et des exploits des Glaber qu’il considère comme l’un des
héros, se substitue le travail de l’en- esprits les plus représentatifs de son
quête (historia) et de l’historien. temps.
Leur projet ne sera cependant guère
relayé dans les siècles suivants. Si les de la renaissance au XVIIIe siècle
« historiens » romains comme Cicéron, À partir de la Renaissance jusqu’au
Tite-Live, Tacite ou Suétone sont salués xviiie siècle, la connaissance historique
au il des siècles et notamment à la prend des orientations diverses qui,
Renaissance, c’est davantage pour leurs chacune à sa manière, constituent les
qualités littéraires, leur art de la rhéto- prémices de l’histoire contemporaine.
rique (qui, selon Cicéron, consiste à Les humanistes de la Renaissance,
« orner » le discours), la qualité de leur parmi lesquels se comptent de plus en
style et leur érudition. plus de laïcs, initient une méthode de
travail fondée sur la quête de docu-
Le Moyen Âge : ments originaux (religieux ou non) et
une histoire chrétienne l’analyse critique des sources. Leurs
Avec l’expansion du christianisme aux héritiers, appelés les antiquaires en
premiers siècles de notre ère, l’histoire raison de leur passion pour l’Antiquité
devient chrétienne, axée sur la tradition grecque et romaine, poursuivent leur
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de l’Ancien Testament et des Évangiles. œuvre, posant ainsi les bases de l’éru-
Longtemps méprisée, considérée dition moderne.
comme subordonnée à la théologie et Au xviiie siècle, siècle des Lumières, les
au pouvoir de l’Église, l’histoire médié- philosophes – Voltaire, Montesquieu,
vale a cependant connu au cours du Diderot, Condorcet – manifestent
xxe siècle des réévaluations : à côté des un intérêt passionné pour l’histoire
textes hagiographiques sur la vie des et posent les fondements d’une phi-
saints et autres récits de miracles, les losophie de l’histoire orientée autour
chroniqueurs des puissants de la chré- de questions telles que l’origine des
tienté, qu’ils soient théologiens ou sim- nations, l’histoire des civilisations
plement moralistes, n’en ont pas moins ou la marche du progrès humain. Au
laissé des témoignages intéressants xixe siècle, avec le développement du
sur leur époque. Ainsi, par exemple, rationalisme, les philosophes Kant,
l’évêque Grégoire de Tours (538-594) Hegel et Karl Marx concevront chacun
livre-t-il, dans sa pieuse Histoire des à sa manière toute l’histoire de l’huma-
Francs (Historia Francorum), de pré- nité comme une marche vers la liberté,
cieuses indications sur les croyances de éclairée par la raison.
son temps et des évocations précises sur
des événements comme le récit de la Le XIXe siècle, siècle de l’histoire
peste qui désole Marseille en 588. Au Le xixe siècle est souvent appelé, à
xiiie siècle, les chroniques de Joinville, juste titre, le « siècle de l’histoire ». La
destinées à relater « les saintes paroles Révolution française et la constitution
et les bons faits » de saint Louis, livrent des nations en Europe nourrissent la
une description détaillée des mœurs rélexion des historiens français, alle-
des Bédouins qu’ils rencontrent lors mands, anglais. Des écoles nationales
de la croisade en Égypte, et dévoilent se constituent dont une dynamique
la perception de ces croisés afrontant école allemande avec Leopold von
le monde musulman. Pour décrire Ranke (1795-1886) et son Histoire des

161
Notions et concepts

peuples romains et germains de 1494 historique à la Sorbonne (Introduction


à 1535 (1824), heodor Mommsen aux études historiques, 1897), invitent
(1817-1903) et son Histoire romaine à se détacher de « la rhétorique et des
et Wilhelm Roscher (1817-1894), faux-semblant » ou encore des « mi-
que l’on peut considérer comme le crobes littéraires » qui polluent le dis-
fondateur de l’histoire économique. cours historique savant.
Le Suisse Jakob Burckhardt (1818- L’histoire méthodique (appelée aussi
1897), disciple de Ranke et ami de positiviste) va alors produire des textes
Nietzsche, fonde l’histoire culturelle où la stylistique laisse place à la rigueur,
(La Civilisation de la Renaissance en voire à un certain ascétisme qui se veut
Italie, 1860). pédagogique.
En France, c’est le moment où l’his- En 1900, dans un contexte de rivalité
toire acquiert ses assises institution- avec l’Allemagne et de consolidation
nelles (École des chartes en 1821, orga- de la France républicaine, l’Histoire de
nisation des Archives nationales sous France d’Ernest Lavisse (1842-1922) –
la monarchie de Juillet, enseignement en dix-sept volumes – exalte le prestige
dans les lycées napoléoniens, création de l’État-nation construit depuis Clovis
de l’agrégation à la in du siècle…). et devient l’« histoire oicielle » de l’en-
Dans la première moitié du siècle, le seignement français.
courant romantique, tout en culti-
vant l’exotisme du passé, exalte la Le déi de la sociologie aux historiens
grandeur des héros qui ont participé Au tournant du xixe siècle, le déve-
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à la construction nationale et cultive loppement des sciences sociales et la


les grands tableaux littéraires et artis- montée en puissance de la sociologie
tiques. Des historiens comme Augustin durkheimienne vont inalement ébran-
hierry (1795-1856) ou le talentueux ler ces orientations. En 1903, dans la
Jules Michelet (1798-1874) mani- Revue de synthèse historique, le socio-
festent l’ambition d’écrire une « his- logue François Simiand dresse un pro-
toire totale » de la nation française cès de la tradition positiviste, à laquelle
organisée autour des notions d’univer- il reproche de réduire l’histoire à la
salité et de progrès. description de phénomènes hasardeux
À partir du milieu du siècle, la philo- et contingents, alors que la sociologie
sophie positiviste d’Auguste Comte est, elle, capable de dresser des lois et
inluence des historiens français de mettre en évidence des régularités.
comme Taine (1828-1893) et Fustel F. Simiand invite notamment la « tribu
de Coulanges (1830-1889) : tous pen- historienne » à se débarrasser de « ses
sent que l’histoire doit être abordée de trois idoles » : le politique, le chronolo-
manière rationnelle, en s’inspirant des gique et l’individu, autrement dit d’une
sciences de la nature. histoire-bataille, axée sur la chronologie
En 1876, Gabriel Monod fonde la des événements militaires et les règnes
Revue historique et publie dans le pre- des grands souverains.
mier numéro le texte fondateur de Par ailleurs, l’Histoire socialiste de la
l’« école méthodique ». Cette école Révolution française (1901-1908) de
s’inspire des travaux des historiens Jean Jaurès et plus largement les idées
allemands (G. Monod compare l’Al- de K. Marx, qui insistent sur les déter-
lemagne du xixe siècle à « un vaste minismes économiques et sociaux,
laboratoire historique »), en matière inluencent toute une génération d’his-
d’inventaire et de critique des sources. toriens (Marc Bloch, Lucien Febvre,
Charles-Victor Langlois et Charles Albert Mathiez, Ernest Labrousse…)
Seignobos, grands maîtres de la science qui recommandent de délaisser

162
H

l’histoire politique au proit d’une his- témoignages des représentations d’une


toire économique et sociale. époque. De plus, la prise en compte de
En 1929, L. Febvre et M. Bloch fondent l’événementiel et le genre biographique
les Annales d’histoire économique et ont été réhabilités.
sociale. Critiquant l’histoire nationale Tandis que l’histoire politique, sti-
de leurs prédécesseurs (« L’histoire mulée par les événements majeurs du
qui sert est une histoire serve », dira xxe siècle comme le communisme et
L. Febvre), les Annales veulent promou- son efondrement, les montées du
voir une « histoire totale » qui soit en fascisme et du nazisme, ou les déco-
même temps une histoire problémati- lonisations, atteste d’une belle vitalité,
sante, posant des questions qui aident à l’histoire culturelle s’est déployée en
la compréhension des sociétés du passé divers chantiers : histoire de la lecture
mais aussi du présent, et qui utilise, et de l’écrit, des sensibilités, de l’immi-
pour ce faire, les autres sciences sociales gration, des religions, des entreprises,
(sociologie, économie, géographie, psy- des sciences, etc. L’histoire contem-
chologie, ethnologie, etc.). poraine est aussi saisie par les grandes
Les Annales (voir ce mot) vont rapi- interrogations de son époque autour
dement devenir une école de prestige de thématiques comme la mémoire ou
mondial, entraînant dans son sillage l’histoire des femmes qui connaissent
quatre générations d’historiens fran- un développement important depuis
çais, essentiellement spécialistes d’his- les années 1980. Et si les Annales, selon
toire médiévale et moderne. F. Dosse, avaient instruit le procès de la
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philosophie de l’histoire et avaient eu


renouvellements contemporains gain de cause, de nouveaux question-
En 1985, le grand historien médiéviste nements épistémologiques, sur la vérité
G. Duby constate « une impression en histoire et sur le statut de la narra-
d’essoulement » du programme des tion, font pourtant l’objet de débats
Annales. L’historiographe F. Dosse passionnés. « L’historien d’aujourd’hui
airme en 1987 l’éclatement du projet conscient de la singularité de son acte
dans L’Histoire en miettes. d’écriture (…) se positionne dans une
Depuis la in du xxe siècle, la recherche perspective essentiellement rélexive »
historique s’est internationalisée et les (C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia,
axes de recherches se sont diversiiés. De Histoire et historiens en France depuis
nouveaux courants historiographiques 1945, 2004).
comme la micro-histoire italienne (avec Ces vingt dernières années ont vu leu-
Carlo Ginzburg), la « social history » rir de nouvelles pistes dans la mouvance
anglaise (avec Edward P. hompson de la Global history anglo-saxonne :
et Eric J. Hobsbawm), la « public his- l’ambition de ce champ disciplinaire de
tory » américaine, l’« Alltagsgeschichte » l’« histoire globale » est de connecter, de
allemande (histoire du quotidien) mettre en perspective comparée toutes
autour de l’institut Max Planck, ou ces histoires nationales jusqu’ici cloison-
encore les questionnements engendrés nées, de tenter de nouvelles approches,
par le « linguistic turn » aux États-Unis de croiser les regards, pour écrire une
contribuent à renouveler les pratiques autre histoire du monde. Il s’agit de
historiennes. souligner tant les convergences que les
L’ensemble de ces travaux a introduit diférences, de mettre en perspective les
un changement d’échelle, du macro interrelations, d’oser parcourir toutes
au micro, attestant d’un « retour de les échelles, spatiales et temporelles, de
l’acteur » qui conduit à s’intéresser naviguer de l’individu au monde, et de
aux stratégies individuelles comme la préhistoire au moment présent. Bref,

163
Notions et concepts

comme l’ont si élégamment écrit les elle aussi, passée au crible des regards
historiens Caroline Douki et Philippe croisés d’historiens français et algériens
Minard, le but est d’« ouvrir grand les (M. Harbi, B. Stora, La Guerre d’Algé-
fenêtres » du vénérable monument de rie, 1954-2004, la in de l’amnésie,
l’Histoire, de « voir et penser large ». 2004).
Comment expliquer cette prégnance de
L’histoire saisie par la mémoire la mémoire ? P. Nora y voyait une « crise
Journées du patrimoine, cérémonies du mythe national », liée à celle de l’idée
du débarquement des Alliés… Depuis de progrès. En 2003, François Hartog
les années 1980, une véritable défer- poursuit l’analyse en attribuant le phé-
lante mémorielle s’observe dans de nomène mémoriel contemporain à un
nombreux pays sous forme de mul- nouveau rapport au temps des socié-
tiples commémorations, de cultes du tés actuelles. Alors que les deux siècles
patrimoine, d’une loraison de musées passés ont connu une « posture futu-
et autres mémoriaux, mais aussi d’une riste » (tendue vers la construction d’un
médiatisation croissante de la parole de monde meilleur), l’époque contem-
témoins, de la petite histoire ou de la poraine vivrait un « présentisme », qui
grande. Mémoires ouvrières, mémoires conçoit sa mémoire non plus comme
de poilus, mémoires de pieds-noirs ou une mémoire collective permettant de
de harkis… la mémoire ou plutôt les préparer l’avenir, mais comme des mé-
mémoires sont devenues un important moires reconstruites diversement pour
objet d’étude pour les historiens. renforcer les identités de chaque groupe
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En 1984, Pierre Nora mettait en chan- ou de chaque individu (F. Hartog,


tier un gigantesque ouvrage collectif, Régimes d’historicité. Présentisme et expé-
Les Lieux de mémoire, et l’expression riences du temps, 2003).
est aujourd’hui passée dans le langage
courant. Ces « lieux » symboliques L’histoire, science ou récit ?
désignaient aussi bien la République En 1971, l’historien Paul Veyne publiait
française, la culture proustienne que un livre très mal reçu à l’époque par la
l’Histoire de France d’Ernest Lavisse. communauté historienne : Comment on
Non pas une histoire « du passé tel qu’il écrit l’histoire. Il y airmait que le récit
s’est passé » donc, mais « de ses réem- historique n’était qu’une construction
plois permanents, de ses usages et de ses de faits que l’historien découpe à son
mésusages » (P. Nora). gré, donnant une importance à ceux
Conlits mondiaux, génocides, guerres qui lui importent… Autrement dit,
de décolonisation…, ces mémoires l’histoire, selon P. Veyne, serait un
déchirées font, elles aussi, couler beau- roman bâti sur des faits véridiques.
coup d’encre, prenant parfois, par leur En 1979, l’historien anglais Lawrence
aspect pluriel et contradictoire, les his- Stone prônait, lui, un nécessaire retour
toriens au dépourvu. Aux États-Unis et à la narration de l’histoire, dénonçant
en Europe, on ne compte plus les publi- dans la revue Past and Present (1979) la
cations et les débats historiographiques prétention d’objectivité des démarches
autour du nazisme et du génocide juif. de l’histoire scientiste ou structurale.
De son côté, l’historien Henri Rousso La in du xxe siècle a vu surgir un grand
a écrit l’histoire de la mémoire de débat épistémologique sur la question
l’Occupation en France, de ses retour- de la narration et de la vérité en his-
nements et des revendications qu’elle toire. Le linguistic turn, courant amé-
engendre (Le Syndrome de Vichy, 1987 ; ricain des sciences sociales, proclame
Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994). que toute réalité sociale, passée ou pré-
La mémoire de la guerre d’Algérie a été, sente, se réduit à des jeux de langage et,

164
H

selon Hayden White, l’histoire ne serait éléments qui le composent. Dans une
qu’une « iction-making operation ». conception holiste, le tout n’est donc
Si ces positions peuvent conduire à pas un simple agrégat d’éléments. En
un relativisme absolu (laissant la voie sciences humaines, c’est à l’individua-
libre, par exemple, aux lectures révi- lisme qu’on oppose en général l’ho-
sionnistes du nazisme), en France, à la lisme. L’anthropologue Louis Dumont
suite des philosophes Michel Foucault, distingue ainsi les sociétés holistes et
Michel de Certeau et Paul Ricœur, les sociétés individualistes : les socié-
les historiens adoptent aujourd’hui tés holistes (dont le modèle est, pour
une position de « réalisme critique » lui, la société indienne) valorisent la
de la connaissance historique. Pour subordination de l’individu au tout
Antoine Prost (Douze leçons sur l’his- social, tandis que les sociétés modernes
toire, 1996), l’histoire est une « mise occidentales sont individualistes et
en intrigue ». Gérard Noiriel (Sur la privilégient l’égalité, la liberté et la
crise de l’histoire, 1996) airme même satisfaction des besoins de chacun. En
que la question de l’objectivité et de la sociologie, schématiquement, l’holisme
vérité est le principal déi qui est lancé considère la société comme une entité
aujourd’hui à la discipline. Pour Roger propre « englobant » les individus et les
Chartier (Au bord de la falaise, l’histoire déterminant pour une large part. C’est
entre certitude et inquiétudes, 1998), le la conception qu’on prête en général à
discours historique oscille entre iction Émile Durkheim pour l’opposer à l’in-
et science, mais le travail de l’historien dividualisme méthodologique, selon
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est constitué d’opérations spéciiques – lequel l’individu est premier dans la


identiication et traitement des sources, constitution du social.
validation d’hypothèses et production
d’un savoir « vériiable » et contrôlé par
la communauté des historiens. HoMo (Genre)
Quoi qu’il en soit, ces rélexions ont
conduit l’histoire à suivre la voie em- Lorsqu’on est naturaliste et qu’on fait
pruntée par l’ensemble des sciences profession de classer les perroquets, les
sociales depuis la in du xxe siècle : celle lézards, les papillons, les requins, les
d’un pluralisme des pratiques, dans chèvres et les vers de terre, où placer les
lequel les genres historiques – récit, humains ?
biographie, monographie, analyse La question s’est posée à Carl von
quantitative ou qualitative plus globale Linné dès 1730, lorsqu’il établit sa clas-
– se multiplient et se superposent, pour siication des espèces. Où allait-il ran-
le plus grand bénéice de la discipline ger les hommes dans le grand tableau
historique et des passionnés d’histoire ! des êtres vivants ?
Dans Systema naturae (1735), le natu-
raliste suédois avait retenu la solution
HoLisMe suivante. Du point de vue anatomique,
il lui paraissait clair que l’homme res-
L’usage du mot « holisme » se retrouve semble aux singes. Il créa donc un ordre
dans des contextes assez diférents : on des Primates qu’il divisa en quatre
peut parler de « holisme » en socio- genres : Homo, Simia (les singes),
logie, mais aussi en philosophie, en Lemur (les prosimiens) et Vespertilio
linguistique ou en anthropologie. De (qui rassemblait les chauves-souris).
manière générale, on qualiie d’holiste Au sein du genre Homo (dans lequel il
(du grec holos, « tout, entier ») toute rangeait aussi Homo nocturnus, Homo
théorie qui privilégie le tout sur les sylvestris, ou Homo troglodytes), C. von

165
Notions et concepts

Linné désigne les hommes comme notoirement insuisants.


Homo sapiens (l’homme « sage » ou Avec la découverte de nouvelles espèces
« l’homme qui sait »). d’anciens hominidés (7 ou 8 espèces
La déinition de l’homme moderne d’australopithèques) et la multiplica-
comme Homo sapiens est restée long- tion des anciens Homo (neandertalensis,
temps valide. Elle repose sur un heidelbergensis, erectus, habilis, ergaster,
mélange de critères anatomiques. rudolfensis, antecessor, georgicus), les
L’homme appartient au monde des pri- frontières biologiques se brouillent. Les
mates, mais il marche sur deux jambes distances anatomiques entre fossiles
et a un gros cerveau, ce qui en fait sont devenues de plus en plus étroites,
un Homo. De plus, il est intelligent, et donc les critères de classiication
fabrique des outils et parle un langage discutables.
articulé. Ce qui en fait un sapiens.

comment déinir l’homme ? HoMo ŒconoMicUs


Cette déinition a prévalu jusqu’à ce
que la découverte de nombreux fossiles Figure emblématique de la science éco-
d’ancêtres humains vienne brouiller les nomique et spécialement de la théo-
cartes. rie néoclassique, cette représentation
Jusqu’au milieu du xxe siècle, les pré- mathématisée d’un agent économique
historiens rangent parmi les humains est née à la in du xixe siècle. L’homo
(le genre Homo) tous nos ancêtres qui œconomicus est un être désincarné, par-
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possèdent quatre critères : le volume faitement rationnel, dont l’objectif est


cérébral, la bipédie, la fabrication d’ou- de maximiser sa satisfaction, s’il est un
tils, le langage. Mais, à partir des années consommateur, ou son proit, s’il est un
1960, les choses se compliquent avec la producteur. Dans le cas du consomma-
découverte des australopithèques et de teur, ses préférences sont données et à
nombreux fossiles d’anciens Homo. La chaque panier de biens qu’il souhaite
notion de « gros cerveau » n’est plus consommer est associée une utilité,
suisante pour un fossile comme Homo son programme consistant à maximiser
habilis dont la taille cérébrale (autour cette utilité sous la contrainte de ses
de 700 cm3) est intermédiaire entre ce- ressources disponibles. Ce processus
lui des hommes actuels et celui des plus d’optimisation fait de l’homo œconomi-
anciens australopithèques (500 cm3). cus un quasi-ordinateur qui ne connaît
Il convient d’ainer les critères. La pas de limite cognitive. Ses actions sont
déinition canonique retenue par Louis « logiques » selon la dénomination de
Leakey, Phillip Tobias, et John Napier Vilfredo Pareto. L’économie néoclas-
en 1964 devient plus que subtile : elle sique se bâtit sur cette problématique,
prend en compte la forme des mandi- qui l’écarte de la sociologie censée s’in-
bules, du système dentaire, des reliefs téresser aux « actions non logiques »,
osseux du crâne, le volume cérébral toujours pour V. Pareto.
(supérieur à 600 cm3). Dans les années 1970, l’Américain
Mais la recherche s’est poursuivie. Gary Becker étend le processus de
Au fur et à mesure de la découverte maximisation à tout type de choix :
de nouveaux fossiles dans les années le mariage, le divorce, le crime… Dès
1980-1990, les formes intermédiaires son apparition sur la scène scientiique,
se sont multipliées et les anciennes certains auteurs ont voulu donner à
frontières ont dû être reconsidérées. l’homo œconomicus une vision plus
Les caractères biologiques et culturels humaine. Ainsi, au moment même
attribués au genre Homo sont devenus où Léon Walras et V. Pareto posent

166
H

les fondations de la théorie néoclas- Kahneman prolonge les travaux réalisés


sique et élaborent l’homo œconomicus, par H. Simon et conirme l’irréalisme
l’Autrichien Ludwig von Mises se dé- des postulats forgés autour du modèle.
marque. Il ne veut pas que la science À partir de tests réalisés sur des échan-
économique devienne l’antichambre tillons d’individus, D. Kahneman
de la mathématique ou des statistiques, s’est aperçu que les choix individuels
il souhaite qu’elle soit une « praxéolo- s’écartent de la rationalité parfaite. Car
gie », c’est-à-dire une science de l’agir les individus choisissent sur la base
humain. Pour L. von Mises, toute d’informations stéréotypées et non en
action est rationnelle dans le sens où termes de calculs de probabilité. De
les individus sont mus par la recherche plus, ils ont une aversion pour le risque
d’un avantage quel qu’il soit et qu’ils se ce qui leur fait préférer les solutions qui
donnent les moyens pour y parvenir, l’atténuent…
quels que soient les moyens employés
car la rationalité est éminemment sub-
jective. De plus, il souligne le caractère HYstÉrÉsis
spéculatif de toute action, l’incertitude
étant indépassable. Un demi-siècle plus En physique, l’« hystérésis » désigne un
tard, le modèle de l’homo œconomicus phénomène qui persiste une fois que
est de nouveau amendé. sa cause a disparu. Un métal placé
En 1947, Herbert Simon propose de dans un champ magnétique devient
substituer à la maximisation la rationa- aimanté et garde ses propriétés d’ai-
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lité limitée. Parce que les capacités co- mantation lorsque le champ magné-
gnitives des individus sont inies et que tique n’est plus présent.
leurs connaissances sont imparfaites, ils En économie, ce phénomène a été uti-
ne cherchent pas la solution optimale lisé par Olivier Blanchard et Lawrence
mais celle qui est la plus satisfaisante. Summers en 1986. Leur idée est la
À ce premier coup de canif au modèle suivante : la baisse de l’activité éco-
succède un second dans les années nomique dans les années 1970, due
1970. Pour H. Simon, les choix des aux chocs pétroliers, a conduit à une
individus ne peuvent être compris sans hausse du chômage. La baisse de
entrer dans la boîte noire de leur fonc- l’activité et le chômage persistant ont
tionnement décisionnel. La psycholo- produit des efets structurels : perte
gie vient alors au secours de l’économie de motivation et d’employabilité de
pour décrypter les mécanismes de déci- certains chômeurs, absence d’investis-
sion et la rationalité devient « procédu- sement des entreprises. À long terme,
rale », car elle se révèle dans le proces- ces phénomènes perdurent alors
sus même. L’économie expérimentale même que les causes initiales (du chô-
portée par le prix Nobel 2002 Daniel mage) ont disparu.

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I

idÉaL tYPe statuts et les rôles sociaux (« l’identité


masculine », « l’identité au travail »),
L’« Avare » de Molière est un person- les cultures de groupe (les « identités
nage caricatural, que l’on a peu de nationales » ou « religieuses »), pour
risques de rencontrer à l’état pur dans désigner une pathologie mentale (les
la réalité, mais qui représente le pro- troubles de l’identité), ou encore pour
totype de l’avarice. Ce personnage est exprimer l’identité personnelle (quête
une sorte d’« idéal-type » des personnes de soi, le moi…).
avares. Max Weber a pensé l’idéal- Mais, en se généralisant, la notion
type (ou « type-idéal ») comme un d’identité perd de sa consistance.
outil conceptuel utilisable en sciences L’identité ne serait-elle pas devenue
sociales et destiné à déinir les carac- une notion vague et inconsistante ser-
téristiques essentielles des conduites vant à désigner des phénomènes qui
humaines ou des institutions sociales. n’auraient en commun que le nom ?
Un idéal-type est un modèle, une Après examen, on peut cependant cer-
construction intellectuelle qui ne re- ner, au sein de la littérature actuelle,
lète pas la réalité empirique mais per- trois domaines d’étude relativement
met d’en analyser les composantes. En distincts : l’identité collective, l’identité
économie par exemple, le marché « pur sociale et l’identité personnelle.
et parfait » (où la concurrence n’est
entravée par aucune norme sociale) est L’identité collective
un idéal-type, c’est-à-dire un étalon à L’identité collective – celle des nations,
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partir duquel on peut comprendre par des minorités culturelles, religieuses


comparaison les marchés réels. ou ethniques – est le domaine d’étude
L’idéal-type se situe donc à mi-che- privilégié des anthropologues, des his-
min entre l’individualité concrète et toriens et des spécialistes de sciences
le modèle théorique pur. Cette mé- politiques. Depuis les années 1980, les
thode a été abondamment utilisée par anthropologues se sont démarqués for-
M. Weber pour décrire le proil typique tement de la vision « essentialiste » qui
de comportement du capitaliste, du consiste à voir les ethnies ou « cultures »
prophète, du savant… Werner Sombart comme des réalités homogènes, rela-
s’inspire de cette même démarche dans tivement closes sur elles-mêmes et
son ouvrage Le Bourgeois. Contribution stables au il du temps. Dans son ou-
à l’histoire morale et intellectuelle de vrage Logiques métisses : anthropologie de
l’homme économique moderne (1913), l’identité en Afrique et ailleurs (1990),
ou Georg Simmel pour décrire la situa- l’africaniste Jean-Loup Amselle critique
tion caractéristique de l’étranger ou du la vision igée des réalités culturelles. Il
pauvre (Les Pauvres, 1908). rappelle qu’en Afrique les ethnies et les
peuples forment des réalités composites
qui résultent toujours d’un mélange de
identitÉ plusieurs traditions culturelles en per-
pétuelle recomposition. Toute culture
Ce concept est resté longtemps mar- est métissée, partage avec les cultures
ginal dans les sciences humaines. Il a voisines des caractéristiques communes
fait une irruption soudaine et massive (la langue, la religion, des modes de vie,
à partir des 1990. Le terme « iden- une partie de son histoire). Le politiste
tité » va alors servir de point de rallie- Jean-François Bayart, dans L’Illusion
ment pour désigner des phénomènes identitaire (1996), souligne combien
comme les conlits ethniques (décrits les « traditions culturelles », que l’on
comme « les conlits identitaires »), les croit très anciennes, sont en fait très

169
Notions et concepts

récentes. Ainsi, le thé à la menthe des identitaire ». Ainsi, la crise identitaire


Marocains n’est pas une tradition sécu- est profondément reliée aux transfor-
laire : il a été introduit par les Anglais mations du travail. Les métiers qui
au xviiie siècle et ne s’est généralisé que avaient une forte composante iden-
récemment. J.-F. Bayart parle de « stra- titaire sont en déclin. C’est le cas des
tégie identitaire » pour souligner com- paysans et des professions artisanales.
bien certains groupes ou communautés La même tendance touche les ouvriers.
s’approprient des images, des représen- Le mouvement ouvrier s’était pourtant
tations, des symboles pour revendiquer forgé une forte identité de classe à tra-
leur autonomie dans le cadre d’une vers les organisations syndicales et poli-
mobilisation politique. tiques, à travers aussi toute une symbo-
lique et toute une histoire attachées à
L’identité sociale et statutaire certains métiers comme mineurs, sidé-
Décliner son identité, ce n’est pas sim- rurgistes ou marins pêcheurs.
plement revendiquer une appartenance On peut faire le même constat à propos
nationale, ethnique, communautaire, des identités religieuses et politiques,
c’est aussi airmer une position dans mais aussi des rôles sexuels. Le dia-
la société. Cette position nous est don- gnostic général est celui d’une crise des
née par notre âge (enfant, adolescent cadres d’appartenance. D’où une abon-
ou adulte), notre place dans la famille dante production de recherches sur le
(époux, épouse ou grand-parent), une thème des « crises et recompositions »
profession (médecin ou garagiste), une de l’identité politique ou des identités
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identité sexuée (homme ou femme), et religieuses, qui s’en fait l’écho.


des engagements personnels (sportif,
militant, syndicaliste…). À chacune de L’identité personnelle
ces positions correspondent des rôles et L’identité personnelle est un des thèmes
des codes sociaux plus ou moins air- privilégiés des psychologues, des psy-
més. Ce phénomène a été étudié depuis chanalystes et des philosophes. Par
longtemps par les psychologues sociaux exemple, le psychologue William James
à travers la notion d’identité sociale. (1842-1910) distinguait trois facettes
Pour George H. Mead (1863-1931), de l’identité : le « soi matériel » (le
l’un des pères de la psychologie sociale, corps) ; le « soi social » (qui correspond
la construction de notre identité passe aux rôles sociaux) ; le « soi connais-
par l’intériorisation de ces diférents sant » (qui renvoie au fait que chacun
« moi » sociaux. G.H. Mead récuse les d’entre nous, lorsqu’il agit ou pense, a
conceptions de la société qui partent le sentiment d’être un sujet autonome,
de l’individu isolé, tout comme d’une doué de volonté).
société qui forme un tout qui dépasse De son côté, le psychologue américain
et englobe les individus. Pour lui, c’est Erik H. Erikson (1902-1994) a souli-
dans le cadre de l’interaction sociale que gné que l’adolescence est un moment
l’individu émerge et prend conscience particulier de formation de l’identité.
de soi (« self-consciousness »). L’identité, De plus, pour lui, la genèse de l’iden-
le « soi », est constituée de l’ensemble tité s’inscrit toujours dans une relation
des images que les autres me renvoient interactive à autrui. C’est la rencontre
de moi-même et que l’on intériorise. avec autrui qui permet de se déinir
On comprend dès lors que la déstabi- par identiication et/ou opposition.
lisation des cadres de socialisation que Dans Enfance et Société (1950), E.H.
sont la famille, le travail ou les formes Erikson décrit la naissance de l’iden-
d’appartenance religieuse ou politique tité personnelle comme un processus
puisse aboutir à une véritable « crise actif et conlictuel où interviennent

170
I

des dimensions sociales (modèles à la modernité. L’individu intégré dans


sociaux auxquels l’individu veut se la communauté traditionnelle, tout en
conformer) et psychologiques (l’idéal se vivant concrètement comme un par-
du moi), conscientes et inconscientes. ticulier, ne se posait pas de problèmes
L’identité s’airme de l’enfance à l’âge identitaires tels que nous les entendons
adulte par des stades successifs marqués aujourd’hui. (…) Si nous sommes
par des crises et des réaménagements. entrés dans l’ère des identités, c’est
E.H. Erikson a ainsi décrit huit phases précisément parce qu’elles ne vont plus
d’évolution de la petite enfance à l’âge de soi, qu’elles sont protéiformes et à
adulte. Parmi elles, la « crise d’adoles- construire. »
cence » est la phase la plus critique.
Les sociologues contemporains partent
d’un constat commun de désinstitu- idÉoLoGie
tionnalisation des cadres sociaux et de
la crise des modèles de socialisation. Par Libéralisme, marxisme, nationalisme,
exemple, pour les femmes, le rôle de anarchisme, fascisme, régionalisme,
« mère au foyer » n’est plus un modèle écologisme… Le suixe « isme »,
de socialisation unique et positif ; le sta- accolé à un système d’idées, suit à le
tut de l’homme n’est plus celui de mari reconnaître comme idéologie. Les idées
et de père protecteur et autoritaire ; les politiques semblent être le domaine
retraités d’aujourd’hui ne se laissent naturel où se déploient les idéologies.
plus enfermer dans le rôle du « vieux » Mais on peut déceler aussi des « ismes »
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de naguère, etc. dans le domaine des arts (cubisme,


Selon le sociologue Anthony Giddens, symbolisme, surréalisme), et même
l’emprise moins forte des institutions dans les sciences : ne parle-t-on pas
et des communautés d’appartenance de darwinisme, freudisme, cogniti-
sur la vie des individus les conduits à visme ? Y aurait-il des traits similaires
négocier en permanence leur choix de entre les idéaux politiques, les théories
vie (La Constitution de la société, 1984). scientiiques, les courants de pensée en
Un véritable basculement, l’entrée littérature ?
dans ce qu’Anthony Giddens appelle
la « modernité avancée » s’est produit L’idéologie, science des idées…
à partir des années 1960, qui se carac- Le philosophe et homme politique
térise en efet par une « rélexivité » Antoine Destutt de Tracy (1754-
croissante des individus : ils ne cessent 1836) conçut le mot « idéologie » pour
de s’interroger sur tout, ce qui rend leur désigner une nouvelle « science des
action toujours plus incertaine. Pour le idées », dont il voulut jeter les bases
sociologue J.-C. Kaufmann, là réside la dans Éléments d’idéologie (4 vol., 1801-
clé de l’identité : « La rélexivité s’ins- 1815). « On n’a qu’une connaissance
crit dans une logique d’ouverture ; elle incomplète d’un animal, si l’on ne
brise les certitudes et remet en cause ce connaît pas ses facultés intellectuelles.
qui est tenu pour acquis. L’identité au L’idéologie est une partie de la zoologie,
contraire ne cesse de recoller les mor- et c’est surtout dans l’homme que cette
ceaux. Elle est un système permanent partie est importante et mérite d’être
de clôture et d’intégration du sens, dont approfondie. »
le modèle est la totalité » (L’Invention L’idéologie se veut d’abord une science
de soi, 2004). Mais elle ne peut le faire de la formation des idées, de leurs
que de manière provisoire. Pour lui, conditions de naissance et d’évolu-
« L’identité est un processus marqué tion (des perceptions aux idées abs-
historiquement et intrinsèquement lié traites) à leurs lois d’organisation (la

171
Notions et concepts

grammaire, la logique…). Mais son correspondent, selon K. Marx, à l’idéo-


objectif s’étend au-delà. L’idéologie se logie de la bourgeoisie montante.
veut un projet à la fois scientiique et L’idéologie est ensuite conçue comme
éducatif. Scientiique, puisqu’il s’agit une vision fausse de la réalité. Elle
de percer le secret des idées et de révéler est aliénante au sens où elle déforme
ainsi la démarche de la pensée « juste ». la réalité, travestit les faits ou les pré-
Pédagogique, car l’objectif ultime est sente derrière un écran de fumée. Pour
de transmettre au plus grand nombre K. Marx, l’histoire et les idées sont
les règles de la pensée « juste ». le produit de l’activité pratique des
A. Destutt de Tracy va rassembler au- hommes. L’idéologie, c’est donc le
tour de son projet toute une pléiade « monde à l’envers » où les idées
d’auteurs, dont Condorcet, Cuvier, semblent vivre dans un univers auto-
Lamarck… Ils veulent promouvoir nome et imprimer la marche de l’his-
l’éducation, perçue comme un moyen toire. Cette conception « idéologique »
de transformation politique et de gou- est le produit d’une séparation entre la
vernement. Leur œuvre est impres- pensée et l’action, de la division entre le
sionnante. En quelques années, ils travail intellectuel et manuel.
furent à l’origine de la création des Produit d’une position sociale donnée,
écoles centrales (les ancêtres des lycées), l’idéologie est enin une « superstruc-
des grandes écoles (Écoles normales ture ». Au niveau du groupe, elle est le
supérieures, Écoles polytechniques, relet de la position sociale d’une classe.
Écoles des langues orientales). Ils orga- Au niveau de la société, elle est un pro-
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nisent l’Institut de France et jettent les duit de la classe dominante qui tend à
bases de ce qui deviendra le musée de légitimer son pouvoir en le justiiant
l’Homme. avec des valeurs universelles.
Mais, lorsque Napoléon s’empare du La théorie critique de K. Marx ne
pouvoir, le groupe des idéologues se manque pas de force. Le paradoxe
divisera sur l’attitude à adopter face au est que le marxisme, qui voulait al-
nouvel empire. ler contre toute idéologie et être les
Par la suite, Karl Marx (1818-1883) « armes de la critique », est devenu à
emploiera le terme « idéologie » pour son tour l’une des principales idéolo-
désigner les idées des philosophes alle- gies politiques du xxe siècle. À partir
mands post-hégéliens, qu’il critique des années 1950, R. Aron argumen-
vertement dans son Idéologie allemande tera contre les marxistes avec leurs
(1845). Dès lors, ce mot a adopté le propres armes, pour montrer combien
sens actuel. Il servira à désigner les idées le communisme et le marxisme étaient
fausses, principalement dans le do- devenus des « religions séculières »
maine politique. « L’idéologie, ce sont (Marxismes imaginaires : d’une sainte
les idées politiques de mon adversaire », famille à l’Autre, 1969).
note avec humour Raymond Aron. Dans le prolongement de K. Marx,
la théorie de Karl Mannheim (1893-
L’approche marxiste 1947) propose une vision élargie de
K. Marx a jeté les bases d’une analyse l’idéologie. Le philosophe allemand
critique des idéologies qui repose sur insiste sur le fait que l’idéologie est une
plusieurs points. vision globale de la société, une « vision
L’idéologie est d’abord déinie comme du monde ».
l’ensemble des représentations, des Quand elle s’impose à la société tout
idéaux et des valeurs propres à une entière, elle est aliénante. C’est le cas
classe ou à un groupe social. Ainsi, des idéologies dominantes qui tendent
les valeurs individualistes et égalitaires à gommer les contradictions internes

172
I

des sociétés. Quand les forces révolu- de représentations élémentaires, qui


tionnaires s’en emparent, elle devient servent de grille de lecture de la réalité,
utopique (Idéologie et Utopie, 1929). mais aussi de cadre d’action. Il propose
Placée au service de la révolution, elle une typologie des idéologies : celles
peut devenir un instrument de combat. des idéologies oicielles (par exemple
Ernst Bloch (1885-1977) explorera monarchique, qui cherche à sacraliser
les idéaux révolutionnaires, dans Le l’ordre social et le roi qui l’incarne),
Principe espérance (3 vol., 1954-1959), celles des « révoltés » (fondés sur le
les formes que peuvent prendre les as- messianisme). Par ailleurs, l’auteur
pirations au changement dans l’imagi- souligne l’existence d’une pluralité
naire humain. L’idéologie devient alors de producteurs d’opinion en régime
une force productrice de l’histoire. démocratique. L’idéologie ne saurait
Toujours dans le cadre du marxisme, donc se réduire à une seule « idéologie
les penseurs de l’école de Francfort dominante » (Les Idéologies politiques,
se livreront à une analyse critique de 1974). Pour P. Ansart, la ibre idéolo-
l’idéologie dominante de la raison et gique repose sur les passions et cherche
du progrès dans la société moderne à mobiliser les sentiments d’amour et
(J. Habermas, La Technique et la science de haine.
comme idéologie, 1968). À l’encontre de cette approche « pas-
À partir des années 1970, certains sionnelle », R. Boudon cherchera à
auteurs postmarxistes vont se démar- montrer que l’idéologie n’est pas afaire
quer de la thèse marxiste de l’idéo- de passion mais bien de raison.
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logie comme « superstructure ». En dépit de quelques projets en vue de


Pour Maurice Godelier ou Cornelius construire un véritable programme de
Castoriadis, elle n’est pas seulement recherche, l’étude des idéologies poli-
un instrument de légitimation du tiques ne deviendra jamais un champ
pouvoir qui voile les rapports de d’études très uniié.
force. L’idéologie, sous la forme de À partir des années 1980, le mot même
l’imaginaire du pouvoir, participe de « idéologie » va s’efacer du vocabulaire
la construction de l’ordre social et ne des sciences sociales et son étude va
peut donc être réduite à une justiica- se disperser autour de champs de re-
tion a posteriori. L’idéologie est donc cherche spéciiques : l’histoire des idées
un ciment du pouvoir et ne peut être politiques, l’analyse du discours poli-
déinie simplement comme un masque tique, l’étude des imaginaires sociaux
qui voile la réalité. et des mythologies politiques, l’analyse
des représentations sociales, l’écologie
La sociologie des idéologies des idées…
À partir des années 1970, le thème des
idéologies a quitté le terrain exclusif raymond Boudon et la formation
des marxistes pour devenir un objet des idées reçues
d’étude de la sociologie. En France, Pour Raymond Boudon (L’Idéogie, ou
plusieurs tentatives intéressantes visent l’origine des idées reçues, 1986), l’idéolo-
à construire une véritable sociologie gie n’est pas le fruit des passions, mais
des idéologies (Pierre Ansart, Jean l’expression d’un comportement tout à
Baechler, Raymond Boudon, Edgar fait rationnel, bien qu’erroné.
Morin). P. Ansart, par exemple, pro- Le sociologue déinit l’idéologie – tels
pose de dégager les traits communs le tiers-mondisme ou le marxisme –
de toute idéologie : elle forme un sys- comme « une doctrine reposant sur
tème d’interprétations de la réalité une argumentation scientiique et
sociale organisé autour d’un noyau dotée d’une crédibilité excessive et non

173
Notions et concepts

fondée ». Autrement dit, elle ne se dis- destructrices d’emplois. En bref, selon


tingue pas par une forme de pensée par- R. Boudon, l’idéologie n’est pas le pro-
ticulière. Les « idées fausses » peuvent duit d’un aveuglement passionnel, elle
être rationnelles. L’idéologie contient résulte d’une pensée raisonnable, mais
seulement des erreurs de jugement. non infaillible.
En d’autres termes, R. Boudon veut
montrer que l’on a de « bonnes raisons de l'idéologie aux communautés
de se tromper », c’est-à-dire qu’un rai- épistémiques
sonnement apparemment logique peut Au début des années 1990, les grandes
conduire à des idées fausses. idéologies partisanes (socialisme, natio-
L’idéologie ne provient pas d’un aveu- nalismes, libéralisme) semblaient avoir
glement passionnel ou des intérêts, disparu de la scène politique dans les
mais de divers efets cognitifs. pays occidentaux. Dans les réunions
L’efet de position est lié à notre situation. internationales ou dans les instances
Notre position sociale, géographique, régionales, le personnel politique
professionnelle nous rend sensibles à semblait de plus en plus s’accorder
certaines réalités ou problèmes (et nous sur quelques principes communs :
rend aveugles à d’autres) du fait même la « bonne gouvernance », « le déve-
que nous sommes confrontés à eux ou loppement durable », la « société de
non. Les couches sociales supérieures l’information », la « démocratie partici-
sont moins sensibles à la pauvreté, non pative », etc. Autant d’expressions qui
pas par manque de cœur ou de morale, formaient une sorte de « prêt à pen-
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mais simplement parce qu’elles y sont ser » du personnel politique, de droite


peu confrontées au quotidien. comme de gauche.
L’efet de communication rend compte Quelques spécialistes de la science poli-
de l’acceptation d’une idée par un juge- tique suggèrent alors que l’imaginaire
ment indirect. Face à l’impossibilité de politique n’a pas disparu, mais qu’il
juger par nous-mêmes de la validité de est en train de muer sous une forme
telle ou telle théorie (une théorie éco- nouvelle, un nouveau discours techno-
nomique par exemple, qui exige une cratique qui, même s’il n’a pas le nom
formation de haut niveau), on s’en re- d’ « idéologie », en a toutes les caracté-
met à l’autorité scientiique extérieure ristiques : quelques mots et slogans clés,
(« Des chercheurs américains ont mon- autour desquels s’organise une vision
tré que… » ou « Le prix Nobel X ou Y stéréotypée du monde contemporain
soutient que… »). résumé à quelques enjeux majeurs.
L’efet épistémologique souligne l’im- En 1990, un livre dirigé par Robert
portance de certains biais cognitifs Reich, he Power of Public Ideas, ras-
conduisant à des erreurs de jugement. semble une série de contributions
Ainsi certains principes utiles et justes autour d’un nouveau programme de
quand ils sont appliqués à une cer- recherche sur les idées politiques. Ce
taine réalité deviennent faux appli- n’est plus le mot « idéologie » qui est
qués à d’autres contextes. Prenons un mis en avant : on parle plutôt d’idées,
exemple. L’introduction de machines de « paradigmes », de « référentiels ».
dans une entreprise va remplacer le Le vocabulaire nouveau marque une
travail humain et donc supprimer des inlexion de sens. Aux pensées parti-
emplois (les robots automatiques sur sanes, se substitue un discours plus
les chaînes de montage se substituent neutre et technique qui transcende
aux ouvriers spécialisés). Mais cela ne les clivages politiques anciens. En
signiie pas que globalement, au niveau 1992, le politologue Peter Hass pro-
macroéconomique, les machines soient pose l’expression de « communautés

174
I

épistémiques » pour décrire ces cadres catastrophique ou radieux selon notre


de pensée, valeurs communes et réfé- capacité à réagir. Il est à remarquer que
rences partagées qui circulent au sein ce grand récit a commencé à prendre
des sphères administratives et poli- forme au moment même où les philo-
tiques. Les communautés épistémiques sophes annonçaient une « ère postmo-
forment une idéologie commune qui derne » marquée par « la in des grands
imprègne les esprits en un prêt-à-pen- récits » structurant la vie politique et
ser faite de « routines mentales ». Mais l’imaginaire social.
ce sont aussi des cadres d’action et de
légitimation qui permettent non seu-
lement de communiquer entre élites, iMaGinaire
mais d’agir en commun, en s’accordant
sur des sujets, en proposant des pro- « L’homme descend du songe. » (An-
grammes d’action et de légitimation toine Blondin). L’imagination est un
aux politiques entreprises. (L. Arnaud, des traits caractéristiques de la condi-
C. Le Bart, R. Pasquier, Idéologie et tion humaine. L’être humain est un
action publique territoriale, 2007). Cela rêveur né. Il exprime son imagination
ne signiie pas que les discours partisans dans ses rêves nocturnes, ses rêveries
ont disparu : les clivages droite-gauche diurnes, ses fantasmes, projets, indi-
sont régulièrement réactivés lors des viduels et collectifs. L’imaginaire im-
campagnes électorales. prègne aussi la politique, la science, la
religion les mythes d’origine et visions
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Le rôle des récits du futur.


Les discours consensuels allaient-ils La notion connaît une phase d’eferves-
mettre in aux idéologies à l’ancienne ? cence, entre les années 1920 et 1970
Pas vraiment. Tout au long des années marquée dans tous les domaines de la
1990, une nouvelle dramaturgie poli- création par la révolution surréaliste,
tique réapparaît : celle de la lutte de la pendant laquelle plusieurs auteurs,
démocratie contre les nouvelles « bar- situés dans des courants de pensée fort
baries modernes », contre le déclinisme diférents, ont cherché à donner corps à
et les dangers qui pèsent sur la planète. la notion, voire à la rehausser au rang de
Les politologues anglo-saxons com- concept, ain de bâtir une théorie géné-
mencent à s’intéresser à l’usage du « ré- rale. Ils cherchaient à établir un système
cit » en politique. Emery Roe inaugure qui rendrait compte des diférentes
une nouvelle grille d’analyse : la « nar- catégories de l’imaginaire – mythes,
rative Policy » ou le « storytelling ». symboles, fantasmes, rêves et rêveries
La notion de récit peut renvoyer a tout –, toutes formes de pensée considérées
un arsenal de technique discursives : la comme inconscientes ou préconscientes
dramatisation d’événements, la mise en et relevant à ce titre plus de l’afect, de
scène de soi en héros, en sauveur ou en l’émotion, des souvenirs, des impres-
victime, à la fabrication de « clash », sions que de la pure rationalité (si tant
médiatiques. Il peut prend aussi la est que celle-ci existe). On peut citer,
forme d’un nouveau « grand récit » parmi eux :
épique. Le politologue J.-P. Bozonnet – Le psychanalyste dissident Carl G.
voit ainsi dans le « développement Jung proposait en 1919 la notion
durable » le grand récit épique du d’« archétype », ensemble de symboles
début du xxie siècle qui reprend point à l’œuvre dans les mythes et les contes.
pour point cette structure dramatique Il explorera ensuite le vaste répertoire
en trois temps : un passé idéalisé, une que constituent l’imagerie et les lo-
menace cataclysmique, un avenir giques particulières de l’Alchimie, de

175
Notions et concepts

l’Astrologie ou des Tarots. L’ensemble – L’anthropologue Gilbert Durand (Les


de ces symboles, qui structurent l’in- Structures anthropologiques de l’imagi-
conscient collectif de chaque culture, naire, 1969), inluencé par le structu-
serait selon lui le fonds commun dans ralisme de Claude Lévi-Strauss mais
lequel s’enracinent les imaginaires indi- aussi par la mythologie selon Georges
viduels. Son imaginaire est inconscient Dumézil, Mircea Eliade ou encore
et collectif (L’Homme à la découverte de C.G. Jung, a cherché à établir la logique
son âme, 1943). structurale à l’œuvre dans l’imaginaire
– Pour le psychiatre et psychanalyste humain, à partir de l’analyse des images,
français Jacques Lacan, tout humain des symboles et des mythes des cultures
doit vivre à l’intersection des trois classiques ou exotiques, révélant ainsi
ordres du symbolique (le langage), du leur vocation métaphysique à conjurer
réel (inaccessible à cause du langage) le temps et la mort. Son imaginaire est
et de l’imaginaire. Selon lui, la notion inconscient et social.
d’imaginaire (établie dès 1936, déini- Depuis les années 1970-1980, le thème
tivement formulée dans Le Séminaire de l’imaginaire a décliné dans les études
XXII « RSI », 1974-1975) représente en sciences humaines. En France, seuls
le lieu inconscient de l’illusion et de la quelques groupes de recherche comme
frustration, dans lequel il convient de le Centre de recherche sur l’imaginaire,
placer le moi, pur fantasme élaboré au impulsé par Gilbert Durand ou le
moment structurant de l’identité qu’il centre Gaston Bachelard de recherches
nomme « stade du miroir ». Son imagi- sur l’imaginaire et la rationalité main-
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naire est inconscient et individuel. tiennent le lambeau. Quelques au-


– Pour le philosophe Jean-Paul Sartre teurs comme Cornelius Castoriadis
(L’Imaginaire, 1940), l’imagination (L’Institution imaginaire de la société,
est la faculté consciente de former des 1975) ou Benedict Anderson, théori-
images en s’arrachant du réel, objet de ciens des « communautés imaginées »
la perception. Cette faculté est donc (L’Imaginaire national, 1983) voient
« irréalisante », puisqu’elle se donne dans l’imaginaire un des ciments des
son objet comme absent. Grâce à la fa- sociétés humaines.
culté irréalisante, l’imaginaire permet la Le thème de l’imaginaire reste égale-
liberté de la conscience. Son imaginaire ment présent sous un nouveau visage
est conscient et individuel. à travers les études sur les représenta-
– Pour le philosophe Gaston tions sociales, l’histoire culturelle (par
Bachelard, il existe deux versants oppo- exemple D. Crouzet, J. Delumeau),
sés dans l’esprit humain : d’un côté, la l’analyse de discours, la narratologie ou
conceptualisation, qui culmine dans la sémiologie.
la science ; de l’autre, la rêverie, qui Un renouveau de la thématique est
trouve son accomplissement dans la également perceptible avec des tra-
poésie. G. Bachelard, qui voyait sur- vaux plus concrets portant sur l’ima-
tout, au début de son œuvre, l’imagi- ginaire du tourisme, (R. Amirou),
nation comme un obstacle à passer au d’Internet (P. Flichy) de l’alimentation
iltre de la raison, réhabilitera peu à peu (J.-P. Poulain) ou les mythologies
l’imaginaire (L’Air et les songes, l’Eau contemporaines catastrophistes.
et les rêves, la Terre et les rêveries de la
volonté, la Terre et les rêveries du repos,
Psychanalyse du Feu), qu’il supposera à inceste
l’origine de toute intuition scientiique
et de la liberté de l’homme. Son ima- Le mot « inceste » peut prendre des sens
ginaire est préconscient et individuel. très diférents. Pour les anthropologues,

176
I

le tabou de l’inceste renvoie à un inter- mondiale fut celle de Claude Lévi-


dit universel des sociétés humaines : ce- Strauss. Dans son ouvrage Les Structures
lui d’épouser un membre de sa famille. élémentaires de la parenté (1949),
Dans le monde contemporain, l’inceste l’anthropologue soutient que l’interdit
désigne souvent une réalité plus pro- de l’inceste dissimule en fait une règle
saïque : l’abus sexuel par un parent positive : il contraint à l’exogamie,
(souvent le père) sur un de ses enfants. c’est-à-dire qu’il impose de se marier à
l’extérieur de son clan d’appartenance.
anthropologie : Cette règle d’exogamie ne serait rien
le débat sur un interdit universel d’autre qu’un mécanisme d’échange
Très tôt, les anthropologues ont pris des femmes, qui permet d’éviter les
conscience de l’existence d’un interdit conlits et les convoitises entre groupes.
de l’inceste dans toutes les sociétés hu- Par ailleurs, C. Lévi-Strauss soutient
maines. Partout dans le monde, il existe que c’est la première loi véritablement
des règles interdisant le mariage avec humaine. « La prohibition de l’inceste
des membres de parenté, plus ou moins fonde la société humaine et, en un sens,
proches. Partout, le mariage est pro- elle est la société », écrira-t-il en 1960.
hibé entre père et ille, mère et ils ou Sa thèse, selon laquelle l’inceste est une
frère et sœur. Les quelques exceptions spéciicité humaine qui marquerait « le
concernent les pharaons égyptiens ou passage de la nature à la culture », a été
les empereurs incas qui se mariaient contestée par des observations étho-
entre frères et sœurs. Mais ces cas sont logiques qui montrent qu’en milieu
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trop rares et atypiques (il s’agit de naturel la plupart des espèces animales
maintenir à tout prix le pouvoir dans évitent les unions consanguines.
la dynastie) pour remettre en cause La théorie selon laquelle l’inceste est
l’existence d’une règle générale. Plus en fait inhibé naturellement (il y a peu
souvent, l’interdit de l’inceste porte sur d’attraction naturelle entre membres
la parenté proche : cousins, cousines (à de la famille) a connu un renouveau
l’exception du « mariage arabe » qui avec des travaux menés dans les kib-
favorise les unions entre les enfants de boutz israéliens (Y. Talmon, « Mate
deux frères). Selection in Collective Settlements »,
American Sociological Review, vol. 29,
comment expliquer cette prohibition 1964 ; J. Shepher, Incest : A Biosocial
universelle de l’inceste ? View, 1983). Entre les enfants élevés en
Les anthropologues ont d’abord avancé communauté dès la plus petite enfance,
le fait nocif de la consanguinité. Les on constate une répulsion spontanée
unions entre parents, chez l’homme au mariage (alors qu’ils sont encouragés
et chez l’animal, peuvent provoquer à le faire), quoique les études menées
des tares héréditaires et, sur plusieurs par Melford E. Spiro dans les années
générations, des phénomènes de dégé- 1970 aient tendu à relativiser ce constat
nérescence. Puis, en 1891, l’ethno- (Culture et nature humaine, 1995).
logue inlandais Edvard Westermarck L’anthropologue Laurent Barry, auteur
et, en 1906, le sexologue britannique de La Parenté (2008) nuance également
Havelock Ellis soutenaient que la co- les théories de Lévi-Strauss. Pour lui,
habitation prolongée entre membres « la majorité des systèmes de parenté
d’une même famille neutralisait le désir connus dans le monde ne reposent pas
et conduisaient à une inappétence entre sur un dispositif d’échange matrimo-
parents. nial. En revanche, tous ont en commun
Mais l’explication la plus couram- de prohiber certains parents. L’idée
ment admise depuis la Seconde Guerre d’échange comme revers de l’inceste ne

177
Notions et concepts

fonctionne, plus ou moins bien d’ail- on a diagnostiqué l’apparition de


leurs, que pour certains systèmes par- multiples troubles de la personnalité
ticuliers inalement très minoritaires, qui apparaissaient à l’âge adulte après
et c’est elle qu’il faut remettre en ques- une longue phase d’amnésie des faits.
tion. Quant à l’idée d’une logique gé- Le caractère quasi épidémique de ces
nérale propre aux systèmes de parenté, troubles, localisés aux États-Unis, a
il faudra donc la chercher ailleurs. » conduit à s’interroger sur l’hypothèse
(Entretien avec L. Barry, in La Parenté, d’un phénomène de suggestion thé-
éd. Sciences Humaines, 2013) rapeutique. La psychologue Elizabeth
Loftus a montré que certains incestes
inceste et abus sexuels sur enfants révélés à l’âge adulte pouvaient entrer
« Cela fait bientôt six ans que j’ai brisé dans le cadre de « faux souvenirs », s’ils
ce satané silence : mon grand-père pa- avaient été suggérés par le thérapeute
ternel a abusé de moi de mes 8 ans à (E. Loftus, K. Ketcham, Le Syndrome
mes 14 ans. » De nombreuses associa- des faux souvenirs et le mythe des souve-
tions recueillent désormais ce genre de nirs refoulés, 1994).
témoignages sur cette forme courante Les psychiatres évoquent aujourd’hui
d’inceste : l’abus sexuel par un proche l’apparition chez l’enfant abusé d’un
sur un enfant de la famille. Depuis les état de stress aigu (ou acute stress disor-
années 1990, la création d’associations der) durant les premières semaines. Cet
de soutien aux victimes et la publicité état est caractérisé par un sentiment de
faite à de nombreux cas d’abus sexuel torpeur, une impression de « déréalisa-
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sur enfants ont permis de parler de ce tion » (perte de contact avec la réalité)
sujet longtemps tabou. L’ampleur du et une amnésie dissociative (incapa-
phénomène est diicilement mesu- cité de se souvenir de certains aspects
rable. D’abord, parce que la déinition traumatisants), voire une incapacité à
des faits varie considérablement (du savoir si ce que l’on a vécu relève de la
simple attouchement au viol répété par- réalité ou du rêve. Ces symptômes sont
fois pendant plusieurs années). Ensuite, accompagnés d’angoisses et de troubles
parce qu’une très petite minorité d’en- du sommeil, ainsi que de diicultés de
fants révèle les faits. Les données les concentration. Par la suite, le syndrome
plus sérieuses estiment à 4 % environ peut évoluer vers un syndrome de stress
le nombre d’enfants ayant subi des vio- post-traumatique (post traumatic syn-
lences sexuelles de la part d’un proche. drom disorder). Cependant, tous les
Le scénario est souvent le même. Les enfants ne connaissent pas ces troubles
parents incestueux sont souvent le père, grâce au phénomène de résilience.
le grand-père ou un oncle. L’enfant qui
subit les abus sexuels reste souvent silen- La diicile évaluation chifrée de
cieux. Parfois parce qu’il a été menacé, l’inceste
mais le plus souvent il garde le secret Il est évidemment diicile de chifrer
spontanément : même s’il sent confusé- la prévalence des actes qualiiables de
ment que ce qu’on lui fait est « mal », il pédophiles dans la société française, et
a peur de dénoncer une personne qu’il encore plus dans le monde. En raison
aime et se sent lui-même coupable. de la clandestinité des faits, on ne peut
Quelles sont les conséquences psy- connaître que ce qui est observé, dé-
chiques de ces abus sexuels ? Bien que noncé à la police ou déclaré à la faveur
l’on dispose d’enquêtes et de témoi- de sondages anonymes. D’autre part,
gnages concordants, les efets psycholo- les seuils de majorité sexuelle varient
giques sur les enfants restent discutés. selon les pays et selon les actes commis.
Dans les années 1980 aux États-Unis, Néanmoins, des données circulent,

178
I

parfois très divergentes. Parmi les indiVidUaLisMe


plus précises, l’Ined publiait en 2008
l’analyse d’un sondage sur les rapports L’individu a toujours existé, mais l’in-
forcés (et les tentatives) en France : dividualisme a une histoire. On pour-
9 % des femmes et 3 % des hommes rait même dater son émergence à une
déclaraient avoir subi de tels actes avant époque précise. Avec la Renaissance
18 ans. Cela ne faisait pas forcément européenne, aux xive et xve siècles,
d’eux des mineurs sexuels et la ques- émerge une nouvelle manière de vivre
tion excluait les rapports vécus comme et de concevoir sa destinée dans ce
consentis, ce qui vers 15 ans n’est pas monde. L’individu commence à s’af-
impensable. Toutefois, les 27 % de cas franchir des tutelles traditionnelles qui
déclarés impliquant un parent (père, pèsent sur son destin. Il ose dire « je ».
beau-père ou autre parent) tombent Le monde social change alors de centre
sous le coup de la loi (Nathalie Bajos et de gravité : se détournant des lois supé-
Michel Bozon, « Les violences sexuelles rieures (le service de Dieu, de l’État, de
en France », Population et Sociétés, la famille…), il se tourne vers l’indi-
n° 445, mai 2008). vidu et le culte de soi.
Les chifres de l’inceste fournissent une L’individu devient le but et la norme
autre indication partielle. Selon un son- de toute chose. Telle est du moins
dage Ipsos de 2008, 3 % des Français l’histoire que nous racontent nombre
(mais 5 % chez les femmes) déclarent d’auteurs – philosophes, sociologues,
avoir été victimes d’actes incestueux. anthropologues – qui se sont penchés
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L’âge n’est pas mentionné, mais on peut depuis quelques années sur l’histoire de
le supposer précoce. Rapporté à la popu- l’individu.
lation, ce sondage donnerait 1,8 million
de jeunes abusés (dont 1,5 million de L’individualisme, une invention
illes). Chifre à comparer avec celui, moderne ?
plus important, que donne Dorothée Le grand historien de la Renaissance,
Dussy (L’Inceste, bilan des savoirs, 2013) : Jacob Burckhart (1818-1897) fut le
trois millions de personnes sur les 60 premier à exposer la genèse occidentale
que compte la population française au- de l’individu. Dans son livre classique
raient été victimes d’incestes familiaux La Civilisation de la Renaissance en
dans leur enfance. Italie (1860), il envisage la Renaissance
Des chifres mondiaux circulent, beau- comme l’expression d’un grand mou-
coup moins précis. Selon un rapport vement de civilisation, qui voit l’émer-
de l’Onu (rapport Pinheiro, 2006), sur gence de nouvelles formes politiques,
un panel de 21 pays développés, entre culturelles et sociales. C’est l’époque de
7 % et 36 % de femmes et entre 3 % l’airmation de l’individu comme être
et 29 % des hommes auraient été vic- unique et autonome qui se distingue
times de violences sexuelles dans l’en- de la période du Moyen l’homme
fance. L’OMS pour sa part a publié une où l’individu est englué dans la vie
évaluation en 2007 : dans le monde, communautaire.
20 % des femmes et 5 % à 10 % des L’anthropologue Louis Dumont fut
hommes seraient dans ce cas. Si cela est le premier à avoir esquissé une généa-
vrai, c’est considérable. logie de « l’idéologie individualiste
moderne » (Essais sur l’individualisme,
1983). Sa clé de lecture part d’une
indicateUrs de ricHesse opposition entre « holisme » et « indi-
vidualisme ». Dans les sociétés holistes
› Richesse (primitives, antiques, médiévale)

179
Notions et concepts

l’individu est englué dans sa commu- et de son prolongement américain ».


nauté d’appartenance. Dès sa nais- L’histoire de l’individu passe alors par
sance, il est absorbé dans un tissu de l’étude de l’intériorité et de l’intimité.
liens et de relations de dépendance : la Pour le sociologue Robert Castel, la
famille, le clan, la caste, l’ethnie…, qui « construction de l’individu moderne »
vont présider à sa destinée. Il est assu- suppose de la rapporter aux mutations
jetti à des inalités qui le dépassent. économiques, juridiques et sociales
Selon L. Dumont, l’individualisme sur- (R. Castel, C. Haroche, Propriété pri-
vient en Occident dans les premiers vée, propriété sociale, propriété de soi,
siècles du christianisme. Les ascètes 2001). L’avènement de l’individu ne
et les moines qui se retirent « hors du peut être dissocié d’un mouvement
monde » expriment une nouvelle atti- plus général qui passe par la propriété
tude face à la vie. Après une longue privée sur le plan juridique. En deve-
phase de gestation dans le monde nant propriétaire, l’individu devient
chrétien, c’est surtout au xviie et au maître de lui-même, s’approprie son
xviiie siècles que l’idéologie individua- travail et ses moyens d’existence. Ainsi,
liste s’épanouit à travers les penseurs la subjectivité ne peut prendre racine
de la philosophie politique (homas qu’à partir d’une base juridique. Sans
Hobbes, John Locke) qui airment les la liberté de mouvement, de se marier
droits de l’individu : le droit à la sécu- librement, de disposer de son corps, de
rité et à la protection (T. Hobbes), le choisir son métier, il n’est pas de maî-
droit à la propriété (J. Locke). trise de sa vie. Ce qu’Emmanuel Kant
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Le philosophe canadien Charles Taylor nomme « l’autonomie de la volonté »


a proposé sa propre généalogie de l’in- n’existerait pas sans une longue histoire
dividu moderne dans Les Sources du des conquêtes sociales et juridiques.
moi (1989). Son but est de comprendre Pour tous ces auteurs, l’individualisme
la formation du « for intérieur » et du a une histoire. Le fait d’ériger sa propre
sentiment subjectif d’être un moi auto- vie en tant que norme suprême n’est pas
nome Comme L. Dumont, C. Taylor une préoccupation naturelle et univer-
voit dans la Renaissance occidentale selle. C’est une « construction sociale »,
un moment essentiel de la constitu- une invention liée à des formes sociales
tion de l’individualité. Témoin de particulières.
cette évolution, les Confessions de saint
Augustin (354-430) qui est l’un des de l’individu-roi à l’individu
premiers auteurs à explorer les tour- incertain
ments de son « moi intime ». Plus tard Depuis les années 1980, un nouveau
Montaigne (1533-1592) se prendra lui tournant semble avoir été pris dans
aussi comme objet d’étude (« Chacun l’histoire de l’individualisme. Les an-
regarde devant soi ; moi, je regarde nées 1980 ont été décrites par de nom-
dedans moi », Essais (1580-1588). breux auteurs comme celles de « l’indi-
Descartes marque un autre moment vidu-roi ». Cette période est marquée
essentiel avec l’airmation du cogito : par le déclin des mouvements collectifs,
« Je pense donc je suis. » l’essor du libéralisme économique, le
Dans les siècles qui suivent, l’indivi- repli sur la vie privée, l’essor des loisirs,
dualisme continue à s’airmer. Selon le culte du corps. Nombre d’auteurs
C. Taylor, « au tournant du xviiie siècle, vont se faire l’écho de cette nouvelle
quelque chose qui ressemble au moi tendance. Aux États-Unis, dès 1974,
moderne est en train de se former, du Richard Sennett avait annoncé he Fall
moins chez les élites sociales et spiri- of Public Man (traduit sous le titre :
tuelles du Nord de l’Europe occidentale Les Tyrannies de l’intimité), suivi en

180
I

1979 par le best-seller de Christopher permanente se paie par une inquiétude


Lasch, Le Complexe de Narcisse. En existentielle. « Confronté à l’incertain,
1983, Albert O. Hirschman explique aux décisions personnelles, aux choix
dans son ouvrage Bonheur privé, action de vie et engagements, l’individu est
publique (1982) que, les mouvements déstabilisé, dérouté, et soufre. » Une
collectifs ayant déçu, un retour de pathologie nouvelle naît de ces injonc-
balancier s’est produit vers la sphère tions permanentes à l’autonomie :
privée. Au même moment, en France, l’épuisement psychique et la dépression
le philosophe Gilles Lipovetsky publie (La Fatigue d’être soi, 1998).
L’ère du vide. Essais sur l’individua- Cette igure de l’individu à la recherche
lisme contemporain (1983). Il y décrit de soi en côtoie une autre : l’individu
les signes d’une révolution silencieuse : éclaté. L’incertitude dans laquelle est
l’arrivée d’un nouvel individualisme – placé l’individu contemporain est
narcissique, hédoniste, égocentrique – due à un relâchement des dispositifs
marqué par la « privatisation » de la vie d’intégration (école, famille, travail) et
quotidienne sur fond de permissivité des rôles sociaux bien établis. Chaque
des mœurs. individu est soumis à une tension
Tous les auteurs ne partagent pas cette permanente entre divers modèles de
vision « hédoniste et égoïste » de l’indi- conduite, d’où une nécessaire rélexi-
vidualisme. Luc Ferry et Alain Renaut vité (autoanalyse) permanente sur ses
lui opposent la vision d’un « sujet » propres conduites. D’où le développe-
actif et maître de sa destinée (68-86, ment des méthodes de développement
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Itinéraire de l’individu, 1987). Le sujet personnel, du coaching, des ouvrages


ne se contente pas de se replier sur la sur l’art de vivre, témoins de cette in-
sphère privée et d’agir en vue de son cessante quête de soi.
bonheur. Le sujet implique une trans-
cendance, un dépassement de soi par
l’engagement politique, l’exercice de son indiVidUaLisMe
droit d’expression, la création artistique, MÉtHodoLoGiQUe
etc. Dans L’ère de l’individu (1989),
A. Renaut oppose l’image du sujet, L’individualisme méthodologique dé-
acteur de sa vie, à celle de l’individu, signe une méthode d’analyse des phé-
atome social désincarné. Alain Touraine nomènes économiques et sociologiques
valorise lui aussi la notion de sujet qui postule que tout phénomène social
actif rapport à celle d’individu passif. doit être compris comme le produit
L’individualisme démocratique exprime d’actions individuelles. Penser un phé-
une tension entre ces deux formes. nomène social revient donc à penser les
À partir des années 1990, c’est encore actions des individus et à tenter de sai-
une autre igure de l’individu qui va sir comment elles se combinent entre
émerger. Ni celle de l’individu égoïste elles.
et replié sur soi ni celle du sujet Inventée par l’économiste Joseph A.
volontaire, entrepreneur de sa vie. Schumpeter (1883-1950), l’expression
Une autre version s’est imposée, plus « individualisme méthodologique »
déchirée, éclatée, inquiète, tourmen- a été reprise et défendue par l’éco-
tée : celle de l’« individu incertain » nomiste libéral Friedrich von Hayek
(Alain Ehrenberg, 1995). Au travail, (1899-1992) et l’épistémologue Karl
dans les relations de couple, dans ses R. Popper (1902-1994). En France, le
décisions d’achat, l’individu est désor- sociologue Raymond Boudon (1934-
mais sommé d’agir librement et de 2013) a été le principal promoteur de
façon autonome. Cette mobilisation cette démarche.

181
Notions et concepts

inÉGaLitÉs inégalités sont nées d’une suite d’acci-


dents historiques et se sont maintenues
Les inégalités prennent plusieurs par « convention », c’est-à-dire par un
visages. Dans nos sociétés, les plus vi- arbitraire social. Au terme d’une viru-
sibles sont les inégalités économiques. lente critique contre la société d’Ancien
La fortune de Bill Gates, l’homme le Régime, fondée sur les ordres (noblesse,
plus riche du monde, est équivalente clergé, tiers état), J.-J. Rousseau pense
au PIB de la Roumanie (23  millions que ces inégalités peuvent disparaître
d’habitants). En France, les 10 % de car « ce que la société a fait, elle peut
la population les plus riches possèdent le défaire… ».
44 % du patrimoine national. J.-J. Rousseau, homme des Lumières,
Aux inégalités économiques se super- ne faisait qu’annoncer la revendica-
posent d’autres types d’inégalités tion de l’égalité des droits, qui sera
sociales : les inégalités de statut entre un des grands idéaux de la Révolution
hommes et femmes (dans le travail ou française.
la politique), les inégalités scolaires et Un siècle plus tard, Alexis de
culturelles (selon les milieux sociaux), Tocqueville a compris que la marche
les inégalités ethniques et raciales (pour vers « l’égalité des conditions » est
l’accès à l’emploi et au logement), sans une des grandes revendications qui
parler des inégalités face à la santé, à la emportent les sociétés modernes dans
mortalité, etc. On pourrait également un mouvement profond. Par « égalité
évoquer les inégalités physiques, moins des conditions », il entend la demande
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souvent évoquées, mais tout aussi de l’égalité des droits politiques et ci-
réelles : entre les beaux et les afreux, les viques, et la possibilité ouverte à tous
bien portants et les handicapés… d’accéder aux positions élevées.
Même dans les sociétés « primitives », Depuis J.-J. Rousseau et son Discours,
dites « égalitaires », où il n’y a pas de qu’a-t-on appris sur les origines des
diférences économiques ou politiques inégalités ?
marquantes, il existe tout de même des La sociologie contemporaine a consa-
inégalités de statut, de pouvoir, de pres- cré de nombreux travaux à cette ques-
tige entre hommes et femmes, entre tion. Personne ne conteste l’existence
parents et enfants. Au sens strict, les d’inégalités naturelles, physiques ou
sociétés totalement égalitaires ne sont intellectuelles. Elles jouent un rôle
pas de ce monde. déterminant dans la réussite scolaire
ou professionnelle. Mais ces inégali-
Pourquoi les inégalités ? tés naturelles ne sauraient gommer les
Dans son Discours sur l’origine et les fon- sources sociales des inégalités : celles
dements de l’inégalité parmi les hommes qui concernent les sociologues.
(1755), Jean-Jacques Rousseau voit Concernant les inégalités de droit, il a
deux sources majeures aux inégalités fallu attendre la in du xxe siècle pour
entre les hommes. L’une, nous dit-il, que les femmes et les Noirs aient accès
est naturelle et physique, elle provient aux droits civiques. Une fois le droit
de la diférence des âges, de la force… acquis, la discrimination efective reste
Mais, ajoute J.-J. Rousseau, ces dif- encore présente, notamment dans l’ac-
férences interindividuelles ne sau- cès à l’emploi.
raient tout expliquer. Pourquoi les uns Les inégalités sociales proprement dites
naissent-ils avec une cuillère en or dans se répartissent ensuite en plusieurs caté-
la bouche et les autres dans la misère ? gories. Pierre Bourdieu distingue trois
La vraie raison est à chercher dans l’or- types de capital : économique, social et
ganisation de la société. Au départ, les culturel, qui jouent chacun à sa façon

182
I

comme une ressource ou comme un Plusieurs types d’innovation sont à


obstacle dans l’ascension sociale. Cette distinguer : les innovations de pro-
distinction a l’avantage de mettre en cédés, qui concernent les techniques
lumière la diversité des modes de sélec- de fabrication (comme une machine-
tion sociale. outil) ou l’organisation du travail (le
Les inégalités sociales proprement dites travail à la chaîne) ; les innovations de
se répartissent ensuite en plusieurs caté- produits (la brosse à dents fut en son
gories. Pierre Bourdieu distingue trois temps une innovation), les innovations
types de capital : économique, social et commerciales.
culturel, qui jouent chacun à sa façon Lors des grandes révolutions indus-
comme une ressource ou comme un trielles, les innovations arrivent en
obstacle dans l’ascension sociale. Cette général par « grappes ». Ainsi lors de
distinction a l’avantage de mettre en la première révolution industrielle,
lumière la diversité des modes de sélec- plusieurs innovations majeures sur-
tion sociale dans nos sociétés. viennent durant la même période :
Les inégalités proprement institution- machine à vapeur, machine à tisser,
nelles ont été analysées par les sociolo- puis le chemin de fer et la sidérurgie.
gues de l’éducation ou de la santé. Elles Les entrepreneurs innovateurs, comme
sont liées à la répartition inégale des homas A. Edison, les frères Auguste
moyens sur un même territoire. et Louis Lumière, les Renault (Louis,
Marcel, Fernand), Henry Ford…
jouent un rôle central. C’est de l’exis-
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innoVation tence de cette classe d’innovateurs que


dépend la dynamique du capitalisme.
La machine à vapeur, l’électricité, le À la suite de J.A. Schumpeter, toute la
moteur à explosion, l’avion, l’auto- théorie économique de la croissance est
mobile, la télévision, les ordinateurs, venue conirmer le rôle de l’innovation
Internet, le téléphone portable, le nu- technique dans la dynamique écono-
cléaire… Les innovations techniques mique. Selon la théorie de
sont des moteurs de l’économie et de Robert M. Solow (prix Nobel de
la transformation de nos modes de vie. sciences économiques en 1987), l’inno-
Compte tenu de l’enjeu qu’elles repré- vation technique compte beaucoup plus
sentent dans nos sociétés, les écono- que la croissance du capital (du nombre
mistes et les sociologues ont mené de de machines) ou de l’intensité du tra-
nombreuses recherches sur leurs condi- vail. Le constat peut paraître évident :
tions d’apparition et leurs efets. avec l’introduction des tracteurs et des
engrais dans l’exploitation agricole, les
de l’invention à l’innovation paysans ont décuplé leur capacité de
Joseph A. Schumpeter (1883-1950) fut production. Cependant, la théorie de
le premier économiste à accorder une R.M. Solow ne prend en compte que
place centrale à l’innovation dans le les efets économiques des innovations
cadre de la dynamique du capitalisme. et non leurs causes. L’innovation est
De ses travaux sur l’innovation, on peut donc considérée comme une variable
retenir plusieurs idées majeures. J. A. « exogène ». Elle provient du dévelop-
Schumpeter propose de distinguer « in- pement des sciences et de l’inventi-
vention » et « innovation ». L’invention vité des ingénieurs et n’est pas conçue
correspond à la phase de conception comme un efet du système écono-
initiale d’une machine ou d’un produit. mique lui-même.
Elle ne devient innovation que si elle est À partir des années 1980, plusieurs
adoptée efectivement par la société. types de théories ont cherché à réin-

183
Notions et concepts

tégrer l’innovation au cœur même Le Colbertisme high-tech : économie des


de l’analyse économique. Pourquoi y Télécom et du Grand Projet, 1992) où se
a-t-il intérêt à innover ? Quelles sont marient l’État, les grands corps d’ingé-
les conditions qui favorisent ou non nieurs, le secteur industriel nationalisé.
l’innovation ? Ces exemples montrent la diversité des
Les théories de la croissance endo- assises institutionnelles qui président
gène ont mis l’accent sur l’importance aux innovations techniques. Depuis les
des infrastructures (réseaux de trans- années 1990, tout un pan de recherches
ports, d’informations…), du rôle de se consacre à l’étude des « systèmes
l’État, de l’impact de l’éducation, du d’innovation », qu’ils soient nationaux,
capital humain dans les innovations régionaux ou sectoriels. Comment
techniques. Sans infrastructure (par s’opère l’alliance entre acteurs (État,
exemple la construction d’université, entreprise, université, laboratoire de
d’écoles d’ingénieurs), un pays a peu de recherches…) ? Quel mode de régula-
chances de pouvoir innover en matière tion favorise l’innovation ? S’il n’existe
industrielle. pas un modèle unique et universel d’in-
Les approches institutionnalistes se novation, certains sont tout de même
sont préoccupées de dévoiler les condi- plus performants que d’autres. Voilà les
tions économiques qui favorisent ou questions que cherchent à résoudre les
non l’innovation. Ainsi, pour William chercheurs, économistes, géographes,
J. Baumol, dans he Free-Market sociologues, qui se penchent sur ces
Innovation Machine (2002), l’innova- questions.
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tion est intimement liée à l’existence


de la libre concurrence. Elle peut pro- La sociologie de l’innovation
venir de petites entreprises innovantes Une école française de sociologie de l’in-
(comme le furent Apple ou Microsoft novation s’est constituée sous l’impul-
au début), ou de grands groupes qui sion de Bruno Latour et Michel Callon.
investissent massivement dans la re- Cette approche s’intéresse aux processus
cherche développement (r.d.). Il n’y a d’innovation à l’échelle microsocio-
donc pas un système unique d’entre- logique. Elle porte son regard sur les
prise à la source de l’innovation. Le seul communautés constituées d’ingénieurs,
stimulant commun est la concurrence de techniciens, de commerciaux, qui, au
que se livrent les entreprises entre elles. sein d’une institution, collaborent à la
mise au point de nouveaux produits. Si
systèmes et milieux innovateurs on prend le cas de la fabrication automo-
La Californie est parvenue à créer un bile, on s’aperçoit qu’un nouveau proto-
milieu favorable à l’essor des nouvelles type est un produit collectif où inter-
technologies de l’information : par viennent des acteurs qui interagissent en
un mariage heureux entre le système permanence. Chacun cherche à imposer
universitaire, les grandes entreprises, sa logique propre, traduit à sa manière
les incitations étatiques, l’initiative les objectifs généraux. Ce processus de
individuelle et le dispositif de inan- négociation et de traduction n’est pas
cement des petites entreprises. C’est exempt de tensions et de compromis di-
ainsi que la Silicon Valley est devenue vers. Au inal, dans l’innovation – si elle
l’un des creusets de la troisième révo- a lieu, car il faut aussi analyser les échecs
lution industrielle. En France, la réa- comme B. Latour l’a fait pour le pro-
lisation de grands projets industriels jet Aramis –, une illusion rétrospective
comme le tgv, Ariane-Espace ou les pourrait faire croire qu’une rationalité
centrales nucléaires est le produit d’un unique et cohérente s’est déployée. En
« colbertisme high-tech » (E. Cohen, fait, la route choisie est le produit d’une

184
I

« construction sociale » collective faite de la connaissance, où il semble que


de multiples interactions, controverses, l’innovation constitue un facteur de
compromis, détours, réorientations et croissance (G. Gaglio, Sociologie de
d’une série de microdécisions indépen- l’innovation, 2011).
dantes. L’objectif de la microsociologie L’essor d’internet, et les proliférations
de l’innovation est de montrer que der- d’innovations techniques (open source)
rière l’apparente rationalité des choix et et culturelles (wikipédia, les blogs ) ont
la rigueur des contraintes techniques se suscité de nouvelles grilles de lecture
cache aussi un jeu social invisible. Et de l’innovation ou l’utilisateur joue
celui-ci explique en partie pourquoi tel un rôle déterminant (Eric von Hippel,
chemin a été pris plutôt que tel autre. he sources of innovation, 1988 et
C’est sur le même modèle que B. Latour Democratizing innovation, 2005).
et M. Callon envisagent les découvertes Dans Quoi de neuf, du rôle des techniques
scientiiques dans les laboratoires. dans l’histoire globale (2013) l’historien
Pour sa part, le sociologue Norbert britannique David Edgerton, a rappelé
Alter s’est penché sur ce qu’il nomme que, contrairement à une idée répandue,
« l’innovation ordinaire » (L’Innovation l’innovation ne contribue pas forcément
ordinaire, 2000). Pour lui, l’innovation à remplacer du vieux par du neuf : la
technique ou sociale, en règle géné- télévision n’a pas supprimé la radio et
rale, est un processus beaucoup plus Internet n’a supprimé la télévision (ni
banal que l’on retrouve chez l’infor- la radio). La voiture n’a pas remplacé le
maticien qui « bidouille » son logiciel train, le pétrole n’a pas remplacé le char-
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pour l’adapter au problème de son bon (qui fait un retour en force dans
entreprise, chez cet agent d’assurances certains pays). La pilule contraceptive
qui « se débrouille » avec les procé- devait supprimer le préservatif pensait-
dures pour satisfaire son client, chez ce on dans les années 1960, jusqu’à ce que
professeur qui met en place dans son l’épidémie de Sida le remette à jour. Une
collège un projet éducatif autour du autre idée reçue notamment, qui stipule
voyage scolaire… Vue sous cet angle, que l’innovation est la clef du dévelop-
l’innovation ne se limite pas aux tech- pement économique, est également
niques, mais concerne la vie sociale contestée par David Edgerton, ainsi
dans son ensemble (de la recette de cui- que par l’économiste Danièle Blondel
sine à Internet). Elle est surtout, selon (Innovation et bien-être, 2010).
lui, une activité banale et quotidienne.
L’innovation ordinaire se réalise au tra-
vers d’une myriade de petits bricolages institUtion
quotidiens apparemment sans grande
importance. Cette approche micro- Quel est le point commun entre, le
sociologique nous éloigne du modèle mariage, le baccalauréat, l’euro, le
héroïque où les grandes innovations football et le prix Goncourt ? Ce sont
révolutionnaires surgissent du cerveau des institutions. Les institutions sont
d’un inventeur génial. des réalités humaines forgées autour
Elle rend justice à ces bricoleurs du de règles communes, leur permettant
quotidien qui ont peut-être participé, de se comprendre, de coopérer, d’agir
à leur façon, aux grandes révolutions en commun. Sans règles du jeu, au-
techniques et sociales de l’histoire. cun match de foot ne serait possible ;
Les travaux sur l’innovation ont été sans code de la route, la circulation
stimulés par les politiques publiques automobile serait presque qu’impos-
(régions, nations) car elle constitue un sible, sans la monnaie représentant
enjeu important à l’ère de l’économie une valeur conventionnelle donnée,

185
Notions et concepts

aucun commerce développé ne pour- Durkheim dans Les Règles de la méthode


rait exister. sociologique, « On peut (...) appeler
institutions, toutes les croyances et
La notion d’institution au temps des tous les modes de conduite institués
Lumières par la collectivité. La sociologie peut
La notion d’institution joue déjà un être alors déinie comme la science des
grand rôle dans la pensée politique des institutions, de leur genèse et de leur
Lumières. On s’interroge alors à la fois fonctionnement ».
sur l’origine des sociétés humaines, et Cela ne veut pas dire pour autant, une
sur la façon dont les hommes se sont fois cet hommage rendu à la notion
pour la première fois « institués ». On d’institution, que la sociologie ait cher-
cherche aussi à déinir quelles institu- ché à expliquer clairement ce qu’elle
tions nouvelles les hommes devraient mettait dans ce concept, peut être
se donner. Pour Jean-Jacques Rousseau, parce qu’il est, par nature, dynamique
et il y reviendra souvent, l’« institu- et luctuant comme les réalités qu’il
tion » d’un peuple doit transformer désigne. Le brillant juriste et socio-
radicalement chacun des individus logue Maurice Hauriou (1856-1929)
qui le composent. Ainsi, dans l’Émile reste aujourd’hui celui qui a donné à
(Livre I), écrit-il, avec le sens de la for- la notion d’institution sa forme la plus
mule provocante qui lui est habituel : ambitieuse et la plus évolutive, prenant
« Les bonnes institutions sociales sont notamment en compte la subjectivité
celles qui savent le mieux dénaturer des fondateurs de l’institution, comme
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l’homme, lui ôter son existence abso- l’indique la plus connue des déinitions
lue pour lui en donner une relative, et qu’il en a laissées : « Une institution est
transporter le moi dans l’unité com- une idée d’œuvre ou d’entreprise qui
mune ; en sorte que chaque particu- se réalise et dure juridiquement dans
lier ne se croit plus un, mais partie de un milieu social ; pour la réalisation de
l’unité, et ne soit plus sensible que dans cette idée, un pouvoir s’organise qui lui
le tout. » La même idée est développée procure des organes ; d’autre part, entre
plus longuement, mais toujours avec la les membres du groupe social intéressé
même force, dans le livre II du Contrat à la réalisation de l’idée, il se produit
Social, ch. 7. des manifestations de communion
La modernisation autoritaire des ins- dirigées par les organes du pouvoir et
titutions administratives de la France réglées par des procédures. » (1925).
par Bonaparte renforcera l’idée très Tout n’est pas limpide, certes, dans
ancienne que celui qui fonde les insti- cette phrase tortueuse au vocabulaire
tutions est « à tous égards un homme parfois étrange, mais elle évoque bien
extraordinaire dans l’État », selon l’ex- le soule et l’enthousiasme de ceux qui
pression de J.-J. Rousseau. « instituent ».
Par la suite la notion d’institution sera
L’institution et les sociologues marginalisée en sciences sociales. Elle
Il faudra les bouleversements éco- va cependant retrouver un éphémère
nomiques et sociaux du xixe siècle, renouveau dans les années 1970 avec
le développement de l’industrie, du « l’analyse institutionnelle ». Puis elle
commerce et des associations, pour revient aujourd’hui en force via le cou-
que la notion d’institution se libère du rant de l’institutionnalisme très pré-
poids de l’histoire et de la politique, sent en économie et science politique.
et devienne pour la quasi-totalité des Elle revient aujourd’hui en force via
fondateurs de la sociologie une no- le courant de l’institutionnalisme en
tion centrale de leur discipline. Selon économie et de nombreuses théories en

186
I

sociologie et science politique. Certains « new institutionalism » a été introduite


y voient même un nouveau concept dans l’article princeps de James G. March
fédérateur des sciences sociales (« Que et Johan P. Olsen, de 1984 : « he New
faire des institutions ? » Tracés, n° 17, Institutionalism : Organizational Factors in
2009 et Penser les institutions, Dave Political Life » (American Political Science
Anctil et al., 2012). Review, n° 78).
Face à l’envahissement de l’économie
et de la science politique par l’approche
institUtionnaLisMe micro-économique et la théorie des
choix rationnels, le néo-institution-
Le marché existerait-il sans l’État ? Non, nalisme voulait mettre l’accent sur le
répond Robert Boyer : « Ce ne sont poids des institutions dans l’analyse des
pas les entreprises qui maintiennent systèmes économiques et politiques.
la concurrence, au contraire, elles En science politique et en théorie des
visent toutes à l’entente, à l’oligopole, organisations, un des axes d’étude du
à la domination du marché, de sorte nouvel institutionnalisme sera celui
qu’il revient à des autorités publiques des contraintes liées aux « sentiers de
extérieures de veiller à ce principe cano- dépendance » (path dependance). Une
nique du capitalisme » (Une théorie du fois qu’une économie est engagée sur
capitalisme est-elle possible ?, 2004). une voie – par exemple qu’une entre-
prise ou une branche industrielle a fait
Le poids des institutions dans un choix technologique donné –, cette
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l’économie décision va peser pour longtemps sur


Tel est un des postulats de l’approche ins- l’organisation de l’entreprise ou de la
titutionnaliste en économie. Pour fonc- branche industrielle.
tionner, le marché a besoin d’institutions De même en matière d’analyse des po-
stables qui garantissent la libre circula- litiques publiques, on souligne le poids
tion des marchandises et d’une monnaie des dispositifs institutionnels stables et
unique, le respect des droits de propriété. rigides – statuts, infrastructures maté-
Bref, sans État, pas de marché ! rielles, lois, routines organisationnelles,
L’approche institutionnaliste, apparue normes et règlements en vigueur – qui
aux États-Unis au début du xxe siècle, pèsent et contraignent l’action pu-
est née en réaction à l’économie mathé- blique. Les changements importants
matique. Elle vise à intégrer le rôle des (réforme de l’hôpital, de l’éducation)
institutions dans le fonctionnement de ne peuvent dès lors se produire que
l’économie. horstein B. Veblen – et sa dans des circonstances exceptionnelles
théorie du comportement d’ostenta- (une crise par exemple).
tion – est considéré comme le fonda-
teur de cette approche, à laquelle ont sommes-nous tous des
été associés d’autres économistes tels institutionnalistes ?
John R. Commons (qui souligne le rôle Une autre branche institutionnaliste va se
du droit, de l’éthique et des conlits déployer à partir des années 1980 au sein
dans les règles du jeu économique) même de la microéconomie. Douglass
ou John K. Galbraith, théoricien de la North et Oliver Williamson en sont les
technostructure. principaux représentants. Le point de
Mais l’institutionnalisme est resté relative- départ de ce courant est un article fonda-
ment marginal en économie jusqu’à son teur de Ronald Coase, parti d’une ques-
retour en force dans les années 1980, où tion simple et déroutante : « Pourquoi y
l’on commence alors à parler d’un « nou- a-t-il des entreprises ? ». Cet article fon-
vel institutionnalisme ». L’expression dateur va déboucher sur tout un courant

187
Notions et concepts

de recherches portant sur les « coûts de Une introduction à l’analyse institution-


transaction », les « droits de propriété » nelle, 1997).
et autre « théorie des contrats » qui en-
cadrent la vie des afaires.
Au début des années 2000, le label interactionnisMe
« institutionnalisme » regroupe désor-
mais plusieurs courants de pensée : Ce terme désigne tous les modes d’ana-
sociologie économique, analyse des lyse qui, en sociologie, privilégient
politiques publiques, nouvelle éco- les actions réciproques (interactions)
nomie institutionnelle, école de la entre individus ou groupes. Né aux
régulation, théorie des conventions États-Unis, et plus particulièrement au
ou encore l’économie évolutionniste. sein de la seconde école de Chicago,
Tous admettent que les « institutions l’interactionnisme est une microso-
comptent » (institution matter), le ciologie qui s’intéresse aux relations
terme « institution » renvoyant selon interpersonnelles. C’est en analysant
les auteurs aux conventions, normes, « les rituels de la vie quotidienne »
règles, règlements, idéologies, organi- qu’Erving Gofman, considéré comme
sations, routines ou valeurs partagées le représentant majeur de ce courant,
qui encadrent la vie économique et a mis en évidence l’importance de la
politique. présentation de soi dans les relations de
face à face et sa variation en fonction de
la situation (au travail, en famille, entre
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institUtionneLLe (anaLYse) amis ou ennemis…).

L’analyse institutionnelle est un courant


de recherche et d’intervention sociale intÉrÊt GÉnÉraL
typiquement français né dans les années
1960. Ses principaux représentants sont L’intérêt général est une notion centrale
René Lourau, Georges Lapassade, Rémi de la pensée politique et du système
Hess. Ses méthodes privilégiées sont juridique français.
l’observation participante, la recherche- C’est au xviiie siècle que l’idée d’intérêt
action et le « journal de recherche ». général a progressivement supplanté la
L’analyse institutionnelle s’est proposé notion de bien commun, jugée trop
d’étudier comment les pratiques sociales connotée sur le plan moral et religieux,
« s’institutionnalisent », c’est-à-dire se qui jusque-là constituait la in ultime
igent autour de rites, de normes et de de la vie sociale. Depuis, deux concep-
routines sociales. Comment certains in- tions s’afrontent.
dividus (leaders ou déviants), des minori- Une conception utilitariste voit dans
tés actives ou des majorités consentantes l’intérêt commun la somme des intérêts
parviennent à instaurer de nouveaux particuliers, laquelle se déduit sponta-
décrets « instituants ». Elle s’inspire de nément de la recherche de leur utilité
diférents courants (ethnométhodolo- par les agents économiques. Cette
gie, socioanalyse, dynamique de groupe) approche, non seulement laisse peu
mais n’est pas igée dans un cadre théo- de place à l’arbitrage de la puissance
rique rigide (en d’autres termes, elle publique, mais traduit une méiance de
n’est pas « instituée »). Comme l’écrit principe envers l’État.
R. Lourau, « l’a.i. commence dès que, Une conception volontariste pour laquelle
dans n’importe quel rassemblement, l’intérêt général dépasse les intérêts par-
quelqu’un s’exclame : “Mais qu’est-ce ticuliers et est d’abord l’expression de la
qu’on fout ici ?” » (La Clé des champs. volonté générale, ce qui confère à l’État

188
I

la mission de poursuivre des ins qui vue synthétique des évolutions.


s’imposent à l’ensemble des individus, Le Web, c’est aujourd’hui un outil
par-delà leurs intérêts particuliers. d’information (sites d’actualités gé-
Le débat entre les deux conceptions nérales ou spécialisés), d’expression
est toujours actuel et illustre le clivage (blogs, sites personnels, institution-
entre deux visions de la démocratie : nels), de réseaux sociaux (profession-
d’un côté, celle d’une démocratie de nel, amical ou amoureux), un outil
l’individu, qui tend à réduire l’espace de communication (mails), un instru-
public à la garantie de la coexistence ment de distraction (vidéos, jeux), un
entre les intérêts distincts, et parfois support de commerce (boutiques en
conlictuels, des diverses composantes ligne, sites d’achats ventes de parti-
de la société (vision anglo-saxonne) ; de culiers) et de troc. Un outil de docu-
l’autre, une conception plus proche de mentation et d’étude, etc. À l’hété-
la tradition républicaine française, qui rogénéité de ces usages correspond
fait appel à la capacité des individus une hétérogénéité aussi grande des
à transcender leurs appartenances et domaines d’études des sciences, qui
leurs intérêts pour exercer la suprême ont du mal, d’ailleurs, à s’adapter à la
liberté de former ensemble une société vitesse de mutation du Web.
politique (Source : Conseil d’État).
Les domaines d’études
L’économie numérique : Le capitalisme
internet cognitif, l’économie de l’immatériel
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marquent une nouvelle ère de l’éco-


Internet a suscité à ses débuts un nomie, « l’e-économie » déiant même
déchaînement de passions et de pro- pour certains les traditionnelles lois du
phéties technophiles ou technophobes marché. Ainsi pour Chris Anderson,
(comme ce fut le cas avec la plupart (qui s’était déjà fait remarquer avec
des technologies nouvelles). En 1990, La Longue Traîne ouvrage qui tentait
certains philosophes envisageaient d’expliquer le modèle économique
l’avènement de la cyberculture comme nouveau d’Amazon ou de Google),
révolution anthropologique : l’émer- toute activité économique qui passe
gence d’une conscience collective par le Web inira par devenir gratuite
universelle et d’une société globale et du fait de la constante diminution des
conviviale (Pierre Lévy). D’autres y coûts de production de l’économie
voyaient au contraire, une nouvelle numérique. (Chris Anderson, « Free !
forme de barbarie intellectuelle : règne Why $0.00 is the future of business »,
de la médiocrité, nivellement des va- Wired Magazine, 25 février 2008.). Ce
leurs, désinformation et destruction modèle de « Gift Economy » (écono-
du lien social. mie du don) n’est pas partagé par tous
Aujourd’hui, les grandes visions uni- les économistes, loin de là, même si
latérales ont relué. Loin des prophé- les spécialistes admettent que l’impor-
tiques radicales, les chercheurs pro- tance de la gratuité sur le Web change
posent des analyses moins globales, énormément la donne pour nombre
plus circonstanciées et fondées sur de secteurs économiques (Olivier
l’observation raisonnée des pratiques. Bomsel, Gratuit ! Du déploiement de
Ce qui ne favorise pas d’ailleurs les l’économie numérique, 2009).
visions d’ensemble. Car Internet a pris Dans une optique plus traditionnelle
une telle place dans nos existences et d’autres économistes étudient inter-
recouvre une telle multiplicité d’usage net comme le vecteur d’une nouvelle
qu’il est bien diicile de donner une dynamique de croissance (à l’âge

189
Notions et concepts

postindustriel) tout en admettant tentent d’y décrypter les transforma-


que l’économie numérique est aussi tions contemporaines des relations
destructrice que toute innovation (la amoureuses (P. Lardellier, Les Réseaux
presse, le livre, de la musique sont du cœur. Sexe, amour et séduction sur
profondément bouleversés). La dif- Internet, 2012).
iculté est de séparer ce qui relève du Culture, intelligence éducation. Et s’il
numérique en général (l’ordinateur, est un domaine où Internet suscite
tablette, téléphone), d’internet en par- également les passions et recherches
ticulier avec ses entreprises (Google, actives, c’est celui de ses efets sur
Apple, Facebook, Amazon,) et enin le cerveau humain. Tout a été dit et
le fait qu’internet en particulier qui son contraire. Pour Nicolas Carr, la
s’est introduit dans tous les secteurs de messe est dite, Internet rend idiot.
l’économie. (L. Gille, Les Dilemmes de Pour Michel Serres (Petite poucette),
l’économie numérique, 2009). Internet et le numérique sont au
La sociabilité : Un autre grand enjeu contraire le vecteur d’une nouvelle
d’internet concerne l’évolution de la révolution cognitive portée par une
sociabilité, domaine de prédilection génération mutante. Un rapport de
de la sociologie (A. Casilli, Les Liaisons l’Académie des sciences (« L’enfant et
numériques, Vers une nouvelle sociabi- les écrans », 2013) propose un avis
lité ? 2010). Une fois passés les grands plus circonstancié qui tente de cerner
fantasmes – le Web devait abolir des les diférents efets cognitifs : sur la
frontières physiques et sociales pour mémoire, la concentration, la lexibi-
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les uns, ou au contraire transformer lité cognitive, les risques d’addiction


les individus en monades de no life que suscite l’usage d’internet. Le bilan
enfermés dans leur bulle virtuelle – n’est ni alarmiste ni euphorique.
les sociologues se sont attelés à étu- Internet suscite bien d’autres enjeux
dier les formes de sociabilités liées abordé par les sciences sociales : la di-
au Web. Le champ est large et diver- mension politique (la surveillance, la
siié : pour l’anthropologue britan- démocratie numérique), l’avènement
nique Daniel Miller, le réseau social d’un « homo numericus » qui noue
Facebook ne fait que renouer avec des avec la technologique numérique un
pratiques communautaires que l’on nouveau lien symbiotique, l’enjeu ju-
croyait perdues (Tales from Facebook, ridique (qui contrôle internet ? Quelle
2011). Maxime Coulombe a étudié propriété intellectuelle ?), l’enjeu édu-
les joueurs de World of Warcraft. Il catif et culturel, etc. (I. Compiègne,
montre que la plupart des jeux en La Société numérique en question(s),
ligne (ou MMORPG, jeux de rôle 2011).
en ligne massivement multijoueurs), La recherche elle-même est concernée par
peuvent être des univers très gratiiants le Web. Car non seulement les « digital
qui secrètent de l’estime de soi (Le studies » sont devenues un champ de
Monde sans in des jeux vidéo, 2010). recherche actif et prolifèrent, mais le
D’autres étudient l’univers des fans, numérique devient aussi un outil qui
Fans, blogueurs, hackers, wikipédiens révolutionne les recherches en sciences
et autres activistes du Web (« Nos humaines et sociales. D’où l’essor des
vies numériques», Sciences Humaines, « digital humanities », un secteur de re-
n° 229, 2 011). Du libertinage à la re- cherche à l’intersection entre les techno-
cherche de l’âme sœur…, Internet est logies numériques les sciences humaines
devenu également un grand marché et sociales. (D. M. Berry, Understanding
de l’amour et du sexe. Les sociologues Digital Humanities, 2012).

190
J

JeUX (tHÉorie des) de leurs choix respectifs, qui peuvent se


révéler absurdes au inal. C’est ce que la
Jeu d’échecs, poker, jeu de go, dames…, théorie des jeux s’emploie entre autres
ces jeux de société ont quelques points à montrer à travers des « dilemmes » et
communs. Ils mettent en présence deux autres « paradoxes ».
joueurs qui doivent élaborer des straté-
gies en spéculant sur le comportement Le dilemme du prisonnier
de l’adversaire. Supposons par exemple, Le jeu le plus connu, introduit par
qu’en jouant aux échecs, je puisse atti- Albert W. Tucker et dénommé le
rer l’adversaire dans un piège qui me « dilemme du prisonnier », se pré-
permette de lui prendre sa reine, mais sente ainsi : deux individus A et B sont
qu’il me faut pour cela lui sacriier un soupçonnés d’un délit, la police les a
fou. Je prends alors un risque. Si l’autre appréhendés pour port d’arme. Faute
joueur se comporte comme je l’avais es- de preuves suisantes pour les faire in-
compté, je perds le fou, mais je suis en carcérer, elle espère les faire « craquer »
position de lui ravir une pièce majeure. en leur proposant les conditions sui-
Si, par contre, il réussit une esquive en vantes : s’ils nient, ils seront condamnés
protégeant sa reine, j’aurai perdu une tous les deux à un an pour détention
pièce pour rien. d’arme, les preuves manquant pour
En 1944, l’économiste Oskar l’autre délit. Si l’un des deux avoue, la
Morgensten (1902-1977) et le mathé- « balance » sera relaxée et son comparse
maticien John von Neumann (1903- condamné à dix ans de réclusion. S’ils
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1957) ont publié un ouvrage fondateur avouent tous les deux, ils seront respec-
heory of Games and Economic Behavior tivement condamnés à 5 ans de prison.
(théorie des jeux et comportement Quelle sera l’issue de ce jeu ? Pour
économique) qui étudie de tels scéna- quelle stratégie les individus A et B
rios stratégiques en les appliquant aux opteront-ils ? À et B vont, chacun de
conduites économiques. leur côté, avouer… et écoper tous les
La théorie des jeux emprunte au mo- deux de cinq ans. C’est la stratégie (5,5)
dèle économique néo-classique deux qui est qualiiée de « dominante ». Or,
hypothèses : 1) la rationalité parfaite ils auraient dû se taire pour ne purger
des individus ; 2) l’information com- qu’un an chacun : stratégie (1,1). Tel est
plète. Tout d’abord, ceci signiie que le fameux « dilemme du prisonnier » :
les individus vont systématiquement au moment où chaque prévenu envi-
chercher à maximiser leurs gains sage de ne pas avouer, il réalise que, si
(hypothèse de rationalité). Ce sont l’autre n’en fait pas autant, il écopera
des « homo œconomicus ». Ensuite, les de neuf ans de prison supplémen-
joueurs savent tout sur les règles du taires. Conclusion, la stratégie choisie
jeu, sur ses diverses issues possibles, sur (avouer, avouer) n’est pas un optimum
les gains attribués à chaque issue…, et de Pareto, car la satisfaction des deux
tous les joueurs savent que les autres prisonniers pourrait être améliorée par
savent aussi. On parle de « connais- le choix stratégique (1,1). Problème :
sance commune » (common knowle- la poursuite de leur intérêt particulier
dge) du jeu. Par conséquent, l’incerti- vient faire échec à leur intérêt com-
tude dans le jeu porte sur la stratégie mun. Comment en sont-ils arrivés là ?
adoptée par les autres joueurs : on ne Mettons-nous à la place de l’individu
sait pas ce qu’ils vont faire. Du coup, A. Pour prendre sa décision, A extra-
même si l’information est complète et pole le choix de B qui, comme lui, est
si les joueurs sont parfaitement ration- un individu parfaitement rationnel. Si
nels, ils ne connaissent pas le résultat A pense que B va nier, il a intérêt à le

191
Notions et concepts

« balancer » pour sortir libre comme et qu’il se (re)mette à coopérer. Ainsi,


l’air : stratégie (0,10). Si A pense que B R. Axelrod conclut qu’il est possible de
va le balancer, il a alors intérêt à avouer faire coopérer des individus égoïstes en
pour ne pas écoper de 10 ans d’empri- l’absence d’un pouvoir central (un État
sonnement : stratégie (5,5). Lorsque qui nous incite à être solidaires) ou de
A extrapole tout ça, il sait que B fait conventions (amitié, appartenance).
de même (connaissance commune du Il rapproche ce résultat du compor-
jeu). Ils parviennent alors à un choix tement de certains soldats pendant la
identique : ils avouent, stratégie (5,5), guerre des tranchées de 14-18. En efet,
pour ne pas être pénalisés. En efet, les belligérants s’abstenaient souvent de
cette stratégie minimise les dommages tirer dès lors que ceux du camp en face
potentiels, mais elle est « sous-op- adoptaient la même attitude. Ce sys-
timale », car les pertes de A et de B tème du « vivre et laisser vivre » s’était
auraient été inférieures s’ils s’étaient mis en place sans instance de coordina-
tus tous les deux : stratégie (1,1). Ce tion, ni amitié de part et d’autre.
« dilemme du prisonnier » est loin
d’être anecdotique car il démontre que des jeux coopératifs aux jeux non
la rationalité individuelle ne conduit coopératifs
pas nécessairement à l’eicacité sociale. Le « dilemme du prisonnier », qu’il soit
Il vient donc saper les bases de la théo- répété ou non, appartient à la catégo-
rie économique dominante : la fameuse rie des jeux dits « non coopératifs ». Ce
« main invisible » chère à Adam Smith cadre d’analyse se développe surtout à
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est ébranlée. partir des années 1970. À ses débuts


dans les années 1920, sous l’impulsion
rendre les individus coopératifs des mathématiciens Émile Borel et
Que faire pour ramener les individus J. von Neumann, ce sont les jeux à deux
dans la voie la meilleure pour eux ? joueurs et à somme nulle, où ce qui est
Faut-il l’intervention d’un coordina- gagné par l’un des joueurs est perdu
teur ? Faut-il que des sentiments parti- par l’autre et vice-versa, qui retiennent
culièrement forts lient les protagonistes l’attention des chercheurs. À partir de
pour qu’ils choisissent de se taire ? Et ce type de jeu, J. von Neumann élabore
s’il suisait de répéter le jeu ? C’est cette en 1928 le « théorème du minimax ».
dernière hypothèse que le professeur Il considère deux joueurs A et B en
de sciences politiques Robert Axelrod situation de pur conlit, la prudence
va tester. Il invite des spécialistes de la de A lui dicte de choisir la stratégie qui
théorie des jeux et des passionnés d’in- maximise son gain minimum et la pru-
formatique, et il leur soumet des dence de B lui dicte de choisir la straté-
programmes pour un tournoi sur gie qui minimise sa perte maximale. Si
ordinateur du dilemme du prisonnier. A opte pour sa stratégie maximin et B
Après l’examen de 76 programmes dont pour sa stratégie minimax, le jeu pos-
certains très complexes, R. Axelrod sède alors une « solution » conforme à
observe que c’est la stratégie Tit for tat l’hypothèse de rationalité, c’est ce que
du « donnant-donnant » qui est la plus démontre J. von Neumann.
performante. Cette stratégie consiste à Il faut attendre les années 1950 pour
coopérer au début puis à imiter ce que que la théorie des jeux sorte du cercle
l’autre fait. En fait, je coopère pour très restreint de quelques brillants
inciter l’autre à coopérer et, s’il fait dé- mathématiciens. Des économistes et
fection, je fais défection la fois suivante des politologues découvrent un intérêt
pour le punir de sa non-coopération et pour les jeux coopératifs dans lesquels
ce jusqu’à ce qu’il change de stratégie les individus se coalisent, passent des

192
J

accords ain de maximiser leurs gains. siècles à tenter de déinir une société
Or, ces situations sont courantes dans juste proposant chacun une théorie
le domaine économique lorsque des diférente. Un problème insoluble ? En
entreprises s’allient pour protéger leur 1971, un philosophe américain, John
marché par exemple, ou en matière Rawls, tente à son tour de relever le déi
de stratégie politique quand des partis dans un livre ambitieux, héorie de la
se regroupent pour gagner des élec- justice, qui produit un véritable séisme
tions. L’ouvrage de J. von Neumann et dans le champ de la philosophie poli-
O. Morgenstern (heory of Games and tique. Il faut pourtant attendre 1987
Economic Behavior, 1944) qui traite pour que héorie de la justice soit enin
essentiellement de ces jeux coopératifs traduit en français et dans la foulée les
connaît un rapide et large succès (il est débats suscités par le livre. Au cours des
réédité en 1947 et en 1953). années 1990, la pensée rawlsienne se
Mais il convient de noter que la « coo- difuse dans l’Hexagone avec les deux
pération » ne rime pas avec l’altruisme principes de justice qui en sont la pierre
des individus. Comme le remarque angulaire.
l’économiste Bernard Guerrien (La Le premier établit un droit égal au plus
héorie économique néo-classique. grand nombre de libertés de base, par
Microéconomie, 1999), « coopération exemple le droit de vote et d’éligibilité,
s’entend donc ici au sens de “participa- la liberté d’expression, la protection de
tion intéressée à une coalition”, et rien la personne, le droit à la propriété pri-
d’autre ». vée…
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La théorie des jeux a investi de nom- Le second principe déinit les règles de
breux domaines : l’économie, la science la justice sociale et présente un double
politique, la gestion et même la biolo- versant. D’un côté, il stipule que les
gie. Elle est enseignée dans la plupart inégalités socio-économiques ne sont
des universités de sciences économiques acceptables que si elles bénéicient aux
et elle a permis à J. Nash, Reinhart membres les plus défavorisés de la so-
Selten et John C. Harsanyi de décrocher ciété, de l’autre, il exige le respect de la
le prix Nobel d’économie en 1994… au juste égalité des chances. On voit là tout
grand dam de certains de leurs collègues l’enjeu de ces deux principes : concilier
qui critiquent l’irréalisme de ses hypo- justice sociale et liberté, mais aussi
thèses de base. Il est vrai qu’un autre parvenir à penser une justice sociale
prix Nobel, Herbert A. Simon, avait compatible avec certaines inégalités.
mis en évidence la rationalité limitée Cette pensée est très vite mobilisée en
des individus, en quête d’une solution France par des cercles politiques. Alors
satisfaisante et non pas maximale. que le philosophe américain est un uni-
versitaire discret, peu militant, le voilà
enrôlé, presque malgré lui, comme une
JUstice référence majeure de la social-démocra-
tie. Par le jeu d’une lecture quelque peu
La justice est sans doute l’un des plus orientée, il est perçu comme celui qui
vieux problèmes philosophiques posés est parvenu à concilier justice sociale et
à l’humanité. Aristote dans la Politique économie de marché.
soutenait même que c’est pour dire le Ces débats sont l’occasion en France
juste et l’injuste que le langage existe. de découvrir aussi les autres grands
La vie en société pose en efet nécessai- penseurs américains de la justice dont
rement le problème de la répartition des les théories ont émergé après Rawls.
ressources et des positions. Nombreux En 1991 est traduit Anarchie, État et
furent les philosophes au cours des utopie (1974) du libertarien Robert

193
Notions et concepts

Nozick qui juge la théorie rawlsienne économiques, mais on ne peut pas non
dangereuse parce qu’elle porte atteinte plus la réduire à sa dimension sym-
aux libertés en accordant trop de place bolique. Outre la reconnaissance et la
à l’État. Sphères de justice de Michael redistribution, elle insiste aussi sur un
Walzer (1983) paraît en français en troisième aspect de la justice : la repré-
1997 et défend une conception plura- sentation politique. La justice est donc
liste de la justice. Parce qu’il n’y a pas que multidimensionnelle.
des biens socio-économiques, il défend La justice est décidément une ques-
l’idée d’une « égalité complexe  ». Il faut tion complexe. L’enquête menée par
selon lui distinguer dans la société plu- le sociologue François Dubet et ses
sieurs sphères de justice : la politique, collaborateurs sur les injustices au tra-
l’économie mais aussi la famille, l’édu- vail dégagent trois principes de justice
cation, la religion, la santé, le monde auxquels se réfèrent communément les
des loisirs, etc., auxquels correspondent travailleurs : l’égalité, la reconnaissance
des « biens   » diférents : le pouvoir, du mérite et le respect de l’autonomie
l’argent, l’amour, la connaissance, la (Injustices, Seuil, 2006). Le racisme, le
grâce divine, la sécurité et la santé, le sexisme par exemple vont à l’encontre
temps libre… On peut être perdant sur du principe d’égalité. Les eforts non
un type de bien mais y gagner ailleurs. reconnus ou les pistons contreviennent
La critique de Walzer témoigne d’un au principe du mérite. Et c’est au titre
changement de perspective important : d’un droit à l’autonomie que l’excès
il apparaît de plus en plus réducteur de stress, l’aliénation, le manque de
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de limiter la justice à l’éradication des marge de manœuvre et de responsabi-


injustices socio-économiques. C’est lités sont critiqués. Le problème est que
notamment ce que soutient le philo- souvent un principe de justice est invo-
sophe allemand Axel Honneth. Depuis qué contre un autre : la rémunération à
La Lutte pour la reconnaissance (1992) l’ancienneté en appelle à l’égalité mais
paru en français en 2000, cet héritier pour certains contrevient au mérite, à la
de l’école de Francfort entend élargir reconnaissance des eforts et des talents.
la rélexion. Pour lui, une société juste Faut-il désespérer de la justice ?
doit garantir des conditions de recon- L’économiste Amartya Sen, dans L’Idée
naissance mutuelle, indispensable à de justice, s’y refuse. Mais il appelle à
l’épanouissement individuel. La justice davantage de pragmatisme. Il faut prê-
sociale repose donc sur trois principes ter attention à la situation réelle des
de reconnaissance : l’amour, l’égalité et individus. C’est ce que met en jeu le
la contribution à la société. Chacun a concept de « capabilité   » élaboré par
droit à l’afection, à un accès égal au Sen, qui entend considérer les opportu-
droit et à l’estime sociale. nités réelles, les ressources dont dispose
chacun pour mener à bien ses projets
redistribution ou reconnaissance ? de vie. La nature de la justice est peut-
Ce nouveau mot d’ordre inquiète cer- être impossible à déinir une fois pour
tains qui craignent que la question de toutes. Mais il y a des injustices sur
la reconnaissance élude celle de la re- lesquelles tout le monde peut se mettre
distribution. La philosophe américaine d’accord pour tâcher de les éradiquer,
Nancy Fraser (Qu’est-ce que la justice par exemple la famine, le non-accès
sociale ? Reconnaissance et redistribution, aux soins médicaux, la non-scolarisa-
2005) insiste sur le fait que la justice en- tion des enfants… Et pour ce faire, nul
gage diférents niveaux : on ne peut pas besoin de partager la même vision du
réduire l’injustice à des considérations monde.

194
K

KeYnÉsianisMe La loi de l’ofre remise en question


Keynes n’est pas un adversaire du mar-
« Je crois que le livre de théorie éco- ché, mais il s’oppose à l’un de ses pos-
nomique que je suis en train d’écrire tulats centraux : la « loi de l’ofre » de
révolutionnera (…) le mode de rai- J.-B. Say. Cette « loi » airme que
sonnement que l’on a jusqu’ici appli- « l’ofre crée sa propre demande ».
qué, dans tous les pays du monde, Toute ofre de produits trouvera des
aux problèmes économiques. » Pour débouchés. Pour Keynes, cette adéqua-
annoncer de telles prétentions, il faut tion spontanée entre ofre et demande
être sûr de son génie ! John M. Keynes n’est qu’une relation hypothétique.
(1883-1946) l’est… Et lorsqu’il envi- Concrètement, tous les revenus dis-
sage de « révolutionner la pensée éco- tribués ne sont pas automatiquement
nomique », comme il l’écrit à son ami dépensés. Le consommateur peut épar-
George B. Shaw en 1935, il ne délire gner une partie de ses revenus plutôt
pas. L’économiste de Cambridge est que tout consommer. Une entreprise
en train de rédiger son grand livre : ne va pas automatiquement réinvestir
héorie générale de l’emploi, de l’intérêt ses capitaux, elle préférera peut-être
et de la monnaie, qui paraîtra l’année spéculer en bourse ou thésauriser, etc.
suivante, en 1936. Et de fait, pendant Les décalages entre diférents facteurs :
un demi-siècle, le « keynésianisme » « demande efective », « propension à
va régner sur toutes les économies des consommer », « incitation à investir »,
pays occidentaux. Pour comprendre etc. peuvent constituer, selon Keynes,
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la genèse et la portée de cette œuvre, la base d’un déséquilibre général entre


il faut remonter au début des années l’ofre et la demande. Car rien n’oblige
1930. la machine économique à tourner à
Le krach boursier du « Jeudi noir » plein régime. Les entrepreneurs vont
d’octobre 1929 avait déclenché une alors restreindre leur production et
réaction en chaîne. L’onde de choc de stopper les embauches de crainte de ne
la « grande dépression » américaine plus vendre. Et, de l’autre côté, les chô-
avait atteint l’Europe au début des an- meurs ne peuvent plus acheter, parce
nées 1930. Les usines ferment faute de qu’ils n’ont plus de revenus. Un « équi-
débouchés, des millions de chômeurs libre de sous-emploi », c’est-à-dire une
sont dans la rue. situation de chômage durable, se pro-
Que faire ? Depuis quelques années duit alors si rien ne vient aider à relan-
déjà, les gouvernements allemand cer le cycle production-consommation.
(1932) et américain (1933) s’étaient Comme les règles spontanées du mar-
lancés dans une politique de grands ché sont insuisantes à assurer le plein-
travaux destinés à occuper les chômeurs emploi, il faut stimuler artiiciellement
et à relancer l’activité. Keynes était fa- la croissance économique : encourager
vorable à ces interventions (même s’il la dépense, dynamiser l’investissement,
n’en est pas encore l’inspirateur). Il les bref « relancer la demande ». Keynes
compare à la construction des grandes pense même qu’un simple coup de
pyramides. Qu’importe même si elles pouce initial peut faire redémarrer
ne servent à rien, du moment qu’elles le cycle par un efet d’entraînement
donnent du travail. Et qu’importe le qu’il nomme l’« efet multiplicateur »
dogme libéral du laisser-faire ! C’est (notion que Keynes emprunte à son
dans cet esprit qu’est pensée et écrite la collègue de Cambridge, Richard
héorie générale : trouver des réponses F. Kahn). L’État a la possibilité – même
au problème de l’heure, c’est-à-dire le le devoir – d’intervenir pour relancer
chômage de masse. le cycle économique. Il peut le faire de

195
Notions et concepts

diférentes manières : par une politique 2008 a remis les problématiques key-
de grands travaux, par des commandes nésiennes au goût du jour. La pensée de
publiques, par la distribution de reve- Keynes n’est pas soluble dans quelques
nus aux familles, par des taux d’inté- recettes de politique économique.
rêts faibles qui encouragent les entre- Keynes était tout, sauf un doctrinaire.
preneurs à investir et donc à créer des Son apport principal est de souligner
emplois, par la taxation des droits de l’insuisance du marché à assurer seul
succession qui limite le poids des rentes la croissance. Il accorde à l’État un
improductives… La « théorie géné- rôle régulateur, mais il envisage mille
rale » accorde surtout à la monnaie un façons d’agir. L’auteur de la héorie
rôle central pour encourager la relance. générale refuse l’image d’un marché
Pour Keynes, en efet, la monnaie n’est abstrait et auto-équilibrés et aborde les
pas un instrument « neutre », seule- phénomènes économiques comme un
ment un moyen de paiement et de système vivant en prenant en compte
circulation. Créer de la monnaie, par les facteurs sociaux et psychologiques
l’intermédiaire du crédit par exemple, dans les comportements économiques
ofre aux entrepreneurs la capacité de des entrepreneurs. Ce faisant, il envi-
fonds pour créer de nouvelles activités. sage l’économie comme une science
Au contraire, la « rétention » de liqui- humaine.
dité freinera l’activité. Keynes n’y va
pas par quatre chemins. Très hostile à
l’épargne improductive des rentiers, il KnoWLedGe ManaGeMent
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suggère, par provocation, l’« euthanasie


des rentiers ». Centrée au départ sur l’usage des NTIC
(nouvelles technologies de l’informa-
destin du keynésianisme tion et de la communication) dans
La héorie générale va, comme son l’entreprise, la notion de knowledge
auteur l’avait pensé, révolutionner la management est devenue un concept
pensée économique dans les années global pour désigner toutes les formes
qui suivent. En présentant l’économie de gestion de la connaissance en orga-
nationale comme un « circuit global », nisation : assurer la formation continue
Keynes jette les bases de la macro-éco- du personnel, gérer en parallèle les
nomie contemporaine, les principes des données informatiques sur la clientèle,
comptabilités nationales d’après-guerre mettre en place un dispositif de veille
et, enin, il donne ses fondements aux technologique, créer un centre docu-
politiques économiques de l’État. mentaire, mettre en ligne un agenda
Le keynésianisme a inspiré la plupart collectif informatisé…
des politiques économiques de l’après-
guerre à la in des années 1970. Jusqu’à
ce qu’apparaissent ses limites : les poli- KULa
tiques de relance entraînent des déicits
chroniques de l’État et la création de La « kula » est un système d’échanges
monnaie engendre une inlation galo- cérémoniels de biens pratiqué en
pante. De plus, l’ouverture des écono- Mélanésie, notamment par les habi-
mies nationales et la mondialisation tants des îles Trobriand au large de la
de la inance rendaient inopérantes les Nouvelle-Guinée, sous forme de dons
politiques de relance nationale. circulaires (kula) très codiiés. Elle se
Est-ce la in du keynésianisme ? Les pratique ainsi : les habitants d’une île A
« néo-keynésiens » ne le pensent pas, partent en pirogue vers une île B amie.
d’autant que la crise économique de Ils emportent avec eux quelques menus

196
K

cadeaux sans grande utilité ni grande B qui partira à son tour en visite chez
valeur décorative comme des bras- ses voisins pour recevoir de nombreux
sards de coquillages. Arrivés sur l’île dons cérémoniels de la part de ceux qui
B, ils vont ofrir ces présents. Les habi- lui sont désormais obligés.
tants de l’île B vont alors, en retour, La kula, qui semble avoir été pratiquée il
ofrir d’autres cadeaux symboliques. y a déjà un millier d’années, se poursuit
Cet échange de dons signiie que de encore aujourd’hui dans les îles mélané-
nouveaux liens se sont créés entre les siennes. Elle porte toujours sur des biens
tribus devenues amies. L’importance sans valeur marchande ni utilitaire.
du cadeau détermine le prestige et la L’institution de la kula, d’abord étudiée
renommée du donateur. Elle crée aussi par Bronislaw K. Malinowski (1884-
une relation de dépendance de celui 1942), a fait l’objet de nombreuses inter-
qui reçoit à l’égard de son hôte, tou- prétations anthropologiques (M. Mauss,
jours plus généreux. Les habitants de « Essai sur le don », L’Année sociologique,
l’île A vont alors continuer leur tournée 1923-1924 ; A. Weiner, La Richesse des
dans d’autres îles de l’archipel. L’année femmes, 1976 ; J.T. Godbout, A. Caillé,
suivante, ce sera une expédition de l’île L’Esprit du don, 1992).
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L

LeadersHiP notamment par George C. Homans


ou Peter M. Blau, s’intéresse surtout
Qu’est-ce qu’un bon leader ? Le pro- aux formes de transaction « politique »
blème se pose pour les managers, les entre les dirigeants et leurs subordon-
professeurs, les coachs sportifs… Les nés. Et à la façon dont chacun cherche
travaux sur le leadership datent des an- à inluencer ou prendre de l’ascendant
nées 1930, avec Kurt Lewin et ses col- sur l’autre (par des jeux d’argumenta-
lègues Ron Lippitt et Robert W. White, tion, en rendant des services, en créant
et portent sur la dynamique de groupe. des situations de dépendance, en s’ap-
Les chercheurs ont établi une distinc- propriant des zones d’expertise et de
tion entre trois styles de leadership : le compétence, etc.).
style autoritaire : le leader est directif, L’approche transformationnelle se
n’écoute pas les suggestions et prend les focalise sur la capacité des dirigeants à
décisions seul ; le style démocratique : capter l’intérêt, la motivation et l’enga-
il écoute, propose plus qu’il ne com- gement des subordonnés : par le cha-
mande, suscite l’accord et l’adhésion du risme du leader, la reconnaissance indi-
groupe ; le style « laisser-faire » : il inter- viduelle, la stimulation intellectuelle, la
vient très peu et se contente de donner coniance…
des conseils et des directives générales.
Après la Seconde Guerre mondiale, les
travaux sur le leadership se sont multi- LÉGitiMitÉ
pliés, notamment aux États-Unis, dans
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le cadre de l’armée tout d’abord, puis Qu’est-ce qui fait qu’un pouvoir
dans les entreprises. peut être reconnu et accepté comme
Ces travaux peuvent être classés en plu- légitime ? Selon une célèbre typologie
sieurs catégories. proposée par Max Weber, la légiti-
Certains s’attachent à établir les traits mité d’une autorité peut s’appuyer sur
de personnalité du leader, dans l’op- trois sources : la tradition, le charisme
tique inaugurée par K. Lewin. ou la rationalité : la domination tra-
L’approche de Robert R. Blake et Jane ditionnelle fonde sa légitimité sur les
S. Mouton (he New Managerial Grid, caractères de la tradition, les us et cou-
1978) s’est axée sur les comportements, tumes, l’habitude ; la domination cha-
en partant d’une distinction entre les rismatique est celle d’une personnalité
formes d’encadrement centrées sur exceptionnelle, dotée d’une aura par-
l’activité et l’organisation du travail, et ticulière. Le chef charismatique assoit
celles centrées sur les relations avec les son pouvoir sur sa force de conviction
personnes. et sa capacité à rassembler et mobiliser
Les approches dites de la « contin- les foules ; la domination rationnelle
gence » cherchent à tenir compte à la s’appuie sur le pouvoir du droit formel
fois de la caractéristique des dirigeants, et impersonnel. Elle est liée à la fonc-
des employés (leur degré de qualiica- tion et non à la personne. Dans les
tion, d’implication…) et des caracté- organisations modernes, le pouvoir se
ristiques de l’entreprise. La typologie justiie par la compétence, la rationalité
établie par Paul Hersey et Kenneth H. des choix (guidés par des « experts ») et
Blanchard aboutit à la distinction de non par le poids des traditions ou l’aura
quatre types de leaderships principaux : personnelle d’un chef. La domination
le style directif, motivationnel (tourné rationnelle ou « légale bureaucratique »
vers la recherche de l’implication des passe par la soumission à un code fonc-
employés), participatif et de délégation. tionnel (code de la route, code civil,
L’approche transactionnelle, prônée etc.).

199
Notions et concepts

Le pouvoir démocratique sant introniser par les autorités ecclé-


Dans les systèmes démocratiques, la siastiques (monarques européens).
légitimité du pouvoir provient des Tout un appareil symbolique et rituel
urnes. De ce point de vue, on peut est destiné à montrer la iliation entre le
voir l’élection et tout le cérémonial du roi et Dieu. Ses diférentes formes ont
pouvoir qui l’accompagne (élections, été analysées par les anthropologues
cérémonie d’investiture, écharpe de (J. Frazer, Le Rameau d’or, 1898-1935 ;
l’élu, bâtiments publics, etc.) comme L. de Heusch, Le Roi de Kongo et les
des rituels de légitimation du pouvoir monstres sacrés, 2000) et les historiens
démocratique. (E. Kantorowitz, Les Deux Corps du
On peut considérer également, en roi : essai sur la théologie politique au
suivant l’analyse proposée par Luc Moyen Âge, 1989 ; M. Bloch, Les Rois
Boltanski et l’école des conventions, thaumaturges, 1924).
que dans nos sociétés, où règne le
pluralisme des valeurs, une action ou Les nouvelles formes de légitimité
une décision peuvent être légitimées Dans les démocraties du xxie siècle, il
par des principes diférents et parfois ne suit plus d’être élu en obtenant la
contradictoires : la science, l’eicacité, majorité des sufrages pour être légi-
la volonté générale, la morale, etc. time. Selon Pierre Rosanvallon (La
Légitimité démocratique. Impartialité,
Les royautés sacrées : rélexivité, proximité, 2008) un tour-
quand dieu légitime le pouvoir nant s’est opéré dans les années 1980
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À force de répéter, comme s’il s’agis- qui a vu émerger de nouvelles igures


sait de paroles d’Évangile, la typologie de la légitimité :
de M. Weber, on en est venu à oublier La légitimité d’impartialité incarnée
d’examiner les faits. Celle-ci visait à par les autorités indépendantes de
dégager les trois formes de légitimité régulation et de surveillance, comme
présentes dans les organisations et les la Commission nationale de l’infor-
systèmes politiques à son époque. Mais matique et des libertés (CNIL), dont
n’y a-t-il pas, au-delà de ces trois prin- le but est la préservation des libertés
cipes, d’autres fondements à la légiti- individuelles et le respect de la vie pri-
mité du pouvoir ? vée. Ces institutions peuvent participer
Aux trois principes de légitimité déga- à l’approfondissement de la démocratie
gés par M. Weber, on peut sans doute dans la mesure où elles « contribuent à
en ajouter d’autres. L’histoire des élargir la igure traditionnelle de l’état
« royautés sacrées » suggère une nou- de droit ».
velle piste. Par royautés sacrées, on La légitimité de rélexivité se traduit par
entend les monarchies où le roi se pré- l’importance grandissante des cours
sente comme l’incarnation ou le repré- constitutionnelles : leur fonction est
sentant direct d’une divinité. « Je tiens de passer au « tamis   » juridique les
mon pouvoir de Dieu » en est donc le décisions politiques de la majorité gou-
principe. vernementale. C’est le rôle de la Cour
Dans certains cas, le roi se présente suprême aux États-Unis ou du Conseil
directement comme Dieu lui-même ou constitutionnel en France.
ils de Dieu (ce fut le cas du pharaon La légitimité de proximité qui s’appa-
Akhenaton), soit il se déinit comme le rente à un nouvel « art de gouverner  »
représentant de Dieu (les rois prêtres soucieux de répondre aux « attentes
des anciens royaumes chinois, les ca- sociales   » des citoyens. Le rôle du
lifes, les rois africains), soit il recherche politique est désormais de reconnaître
simplement l’onction divine en se fai- la multiplicité des situations, tout en

200
L

assurant la cohésion du corps social. le droit et non l’autorité capricieuse


Aucune de ces légitimités n’est en soi du prince. Les penseurs classiques
suisante ni exempte de critiques mais du libéralisme politique sont Locke,
toutes contribuent au renforcement de Montesquieu, Benjamin Constant,
la démocratie. François Guizot, Tocqueville.
John Locke (1632-1704) en a énoncé
le premier les principes politiques : le
LeViatHan but de l’organisation politique n’est pas
de renforcer la puissance de l’État mais
› Hobbes d’ofrir aux individus la liberté de pen-
ser, de croire, de circuler, d’organiser
leur vie comme ils l’entendent dès lors
LiBÉraLisMe que la liberté d’autrui n’est pas menacée.
Montesquieu (1689-1755) développe
« Libéralisme » est un terme générique l’idée de la division des pouvoirs (entre
qui désigne une diversité de courants autorité religieuse et politique, entre
et de doctrines forgés en Occident au exécutif et législatif ) qui garantit contre
cours des siècles, à partir du maître mot l’arbitraire de l’État.
de « liberté ». Le libéralisme politique est repré-
Le libéralisme, comme doctrine phi- senté en France au xixe siècle par des
losophique, politique et économique, hommes comme Benjamin Constant
est né au xviiie siècle d’une revendica- (1767-1830), inlassable dénoncia-
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tion fondamentale de la bourgeoisie teur de la tyrannie et des régimes des-


montante : l’expression des libertés potiques jacobins ou bonapartistes
politiques, économiques et intellec- (B. Constant. De la liberté chez les
tuelles de l’individu contre l’arbitraire Modernes, textes préfacés et commentés
de l’État absolu, contre les entraves par M. Gauchet, 1980).
économiques (ordres, corporations) ou Au xxe siècle, les libéraux désignent
intellectuelles (Église). Les théoriciens tout un spectre de penseurs aux options
libéraux veulent fonder un ordre social parfois très diférentes : des tenants du
qui accorde à l’individu des droits de pluralisme politique et opposants au
propriété, d’expression politique, de totalitarisme (comme Raymond Aron)
conscience. jusqu’aux doctrinaires ultralibéraux,
Par la suite, le destin du libéralisme partisans de l’État minimal, comme
comme grand mouvement de pensée le fut le courant des « libertariens »
va se scinder en plusieurs variantes. (Robert Nozick…) qui eurent leur
heure de gloire dans les années 1980.
Le libéralisme politique
Le libéralisme politique fut utilisé en isaiah Berlin et les deux libertés
Angleterre et aux Provinces Unies au Historien des idées et philosophe
xviie siècle comme idéologie de com- anglais (d’origine russe), Isaiah Berlin
bat contre l’absolutisme monarchique (1909-1997) a introduit une célèbre
et les autorités religieuses. Il airme distinction entre deux types de liberté :
comme principe premier de la vie poli- la liberté négative, qui renvoie simple-
tique la défense des droits politiques de ment au fait de ne pas être entravés
l’individu : droit d’expression, d’asso- dans la réalisation de ce que nous sou-
ciation, de propriété…, alors que l’An- haitons faire (s’exprimer sans censure,
cien Régime soumettait l’individu aux circuler librement…) ; la liberté posi-
intérêts du groupe : famille, ordre, État, tive, qui suppose un véritable pouvoir
Église. Il revendique un État fondé sur d’action : celui de contrôler les déci-

201
Notions et concepts

sions publiques ou d’y prendre part. (2009), s’attache à montrer qu’il existe
(Éloge de la liberté, 1988) un noyau doctrinal commun à tous les
formes de libéralisme, depuis ses formes
Le libéralisme économique premières au xviie siècle jusqu’aux au-
Le « laisser-faire » est le credo des libé- teurs contemporains. Ce noyau doctri-
raux. Le libéralisme économique repose nal est fondé sur trois piliers que sont
sur deux idées simples : la libre entre- la souveraineté de l’individu, la liberté
prise est le meilleur stimulant de la pro- et l’État de droit. Mais ce même fond
duction et le libre-échange le meilleur commun s’accorde ensuite avec des
dispositif de répartition des richesses. positions politiques très diférentes.
Les économistes « classiques » qui ont Dans sa Contre histoire du libéralisme
donné forme au credo libéral sont : Adam (2013), le philosophe Domenico
Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, Losurdo mène une charge sévère contre
John Stuart Mill. Leur libéralisme n’est les tenants du libéralisme politique
cependant pas radical. Par exemple, ils en Angleterre, aux États-Unis et en
ne s’opposent pas à toute intervention de France, des pères fondateurs jusqu’au
l’État pour répartir les richesses. seuil du xxe siècle dont les doctrines
Le libéralisme économique a pris par la se sont accordées avec l’extermina-
suite plusieurs formes. tion des Indiens d’Amérique, la traite
Les « néo-classiques », regroupant atlantique, l’esclavage persistant au
les marginalistes de la génération des xixe siècle, la condition faite aux Noirs
années 1870 (Léon Walras et Vilfredo d’Amérique du Nord, l’eugénisme et
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Pareto, Alfred Marshall, William S. le racisme. Ainsi John Locke, David


Jevons, Carl Menger, etc.) qui ont Hume trouvaient l’esclavage acceptable.
reformulé la théorie classique (modèle homas Jeferson, Benjamin Franklin,
microéconomique du marché auto n’envisageaient pas que les Noirs et les
équilibré) et les théoriciens de la micro- Amérindiens devaient être des citoyens
économie (modèle Arrow-Debreu), ne libres et égaux comme les autres. Et
sont pas tous, loin s’en faut, des parti- Alexis de Tocqueville lui-même se ren-
sans d’un libéralisme efréné. dra à certaines de leurs raisons.
Dans les années 1980, un courant de
pensée « néolibéral » a eu le vent en
poupe. Contre le keynésianisme jusque- LieUX centraUX
là dominant, les néolibéraux (Milton (tHÉorie des)
Friedman, James Buchanan, Robert
Lucas, etc.) proposent des politiques de › Ville
retrait de l’État, une déréglementation
à l’échelle nationale et la libéralisation
des échanges à l’échelle internationale. LieUX de MÉMoire
Ils ont eu une grande inluence dans les
politiques économiques (par exemple Monuments, cimetières, plaques com-
sous les mandats de Ronald Reagan et mémoratives, musées…, la mémoire
Margaret hatcher) et les institutions n’est pas un phénomène purement
internationales (FMI…). subjectif, elle suppose aussi une ins-
cription matérielle dans des lieux et
réévaluations récentes sous des formes tangibles. Dans chaque
La pensée libérale a fait l’objet de commune française, un monument aux
réévaluations récentes. Catherine morts rappelle aux habitants que les
Audard, dans Qu’est-ce que le libé- deux guerres mondiales ont décimé une
ralisme ? Éthique, politique, société partie de la population. En revanche,

202
L

la guerre d’Algérie ne possède pas ses plus) les relations de parenté qui les
mémoriaux. Or, sans ancrage, la mé- unissent. Si un arrière-grand-père pou-
moire a évidemment beaucoup plus de vait rassembler aujourd’hui ses enfants,
chances d’être efacée des consciences. petits-enfants et arrière-petits-enfants,
Voilà l’enjeu des lieux de mémoire : voilà ce qu’on appellerait un lignage.
inscrire dans l’espace sous forme de
marques visibles aux yeux de tous ce qui
pourrait sans cela disparaître des esprits. Loi de L’oFFre
En 1984, Pierre Nora publiait le premier et de La deMande
volume des Lieux de mémoire, une vaste
œuvre collective qui étudiait les multiples « Ofre et demande, ofre et demande,
facettes de la mémoire nationale fran- ofre et demande. Roule la phrase dans
çaise : de La Marseillaise au Panthéon, en ta bouche, comme un bon vin. Ofre et
passant par les cérémonies du 14-Juillet. demande : ce sont les mots les plus uti-
un ouvrage de plusieurs milliers de lisés en économie. Et pour une bonne
pages, dont la publication s’est étalée raison. Ils fournissent à tous les coups
de 1984 à 1992, et qui se présente sous la bonne réponse aux questions écono-
forme d’un triptyque. Au premier volet miques. Essaie : pourquoi le jambon
consacré à La République et ainsi nommé et les oranges sont si chers cet hiver ?
vient s’ajouter La Nation où il est ques- Ofre et demande ! Pourquoi les taux
tion des héritages lointains, des grandes d’intérêt baissent ? Ofre et demande !
constructions historiographiques, de la Pourquoi les taux d’intérêt montent ?
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transformation du territoire, de la sym- Ofre et demande ! » (D.C. Colander,


bolique de l’État, de la construction de la Macroeconomics, 2004, 5e éd.).
notion de patrimoine, etc. Au troisième En économie, la « loi de l’ofre et de
volet, Les France, il revient de traiter des la demande », ce n’est rien d’autre
diversités politique, sociale, religieuse que la loi du marché. C’est un méca-
et régionale, et de nous plonger par nisme d’ajustement entre les demandes
exemple dans le légendaire conlit entre d’un bien (les achats potentiels par les
Francs et Gaulois. Un tel projet est né à consommateurs) et les ofres (le volume
la fois du constat de la disparition pro- mis sur le marché par les producteurs).
gressive de la mémoire nationale telle Les prix sont les variables par lesquelles
qu’elle s’était sélectivement incarnée et s’ajustent l’ofre et la demande d’un
du désir d’en comprendre la lente éla- produit. Sur un marché où le prix
boration. D’où la nécessité de ne pas se peut varier librement, il existe un prix
limiter à ces lieux de mémoire « dont on d’équilibre entre l’ofre et la demande.
se souvient », mais d’étudier aussi ceux Ce prix est ixé par tâtonnements et
« où la mémoire travaille ». ajustements successifs : toute surpro-
duction tend à faire baisser les prix ;
› Histoire toute augmentation de la demande
les fera grimper. C’est ce qui se passe
tous les jours sur les marchés des pro-
LiGnaGe duits primaires, celui des poissons, des
tomates, ou de la viande de porc.
Terme d’anthropologie de la parenté.
Les lignages sont des subdivisions des
clans. Le lignage regroupe les personnes Loi des aVantaGes
qui descendent d’un même ancêtre et coMParatiFs
qui sont capables de décrire (jusqu’à
deux ou trois générations, et parfois › Avantages, David Ricardo

203
Notions et concepts

Loi des dÉBoUcHÉs ment Middletown (1929). Ils observent


quatre changements majeurs : la réduc-
› Jean-Baptiste Say tion des heures de travail, la venue de
l’automobile, l’arrivée du cinéma et
l’invention de la radio. Conséquence :
Loi des rendeMents le loisir est devenu plus individuel.
dÉcroissants – En 1962, le sociologue Jofre
Dumazedier publiait Vers une civili-
› David Ricardo sation des loisirs. Il voyait dans l’aug-
mentation continue du temps libre
dans le monde contemporain, liée à
Loisirs l’augmentation des congés payés et à
un âge d’entrée en activité plus tardif,
Les théoriciens des loisirs la possibilité d’un véritable renverse-
Sans être consacrés par une discipline ment historique dans l’organisation
à part entière, les loisirs ont donné lieu de nos sociétés et de nos vies. Pour
néanmoins à quelques théories. lui, la libération du temps de travail
– horstein Veblen (1857-1929) : professionnel ou domestique rend pos-
Pour cet économiste, « la vie de loisir sible l’émergence d’un sujet qui aurait
est belle et ennoblissante aux yeux de du temps pour se réaliser lui-même.
tout homme » (héorie de la classe de J. Dumazedier – pionnier de l’édu-
loisir, 1899) mais il y a une seule classe cation populaire – souhaitait que ce
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sociale qui a fait du loisir son mode de temps libre en plus soit consacré à la
vie : les rentiers oisifs. À l’époque, seule formation, l’épanouissement person-
une minorité de riches Américains nel, qu’il concevait à travers des activi-
peut partir en voyage et dépenser sans tés sportives, culturelles, éducatives.
compter en vêtements, boissons, armes,
bijoux, etc. Ces dépenses, outrancières À quoi occupe-t-on donc ses loisirs ?
aux yeux de Veblen, sont apparentées Cinquante ans après la prédiction de
à une « consommation ostentatoire ». J. Dumazedier, l’augmentation du
Le loisir est donc socialement discrimi- temps libre a bien eu lieu en France,
nant. Il manifeste et renforce les inéga- surtout du fait de l’allongement des
lités sociales. congés payés, de la diminution de
– Paul Lafargue (1842-1911) : Selon le l’âge de la retraite, de la réduction du
gendre de Karl Marx, le travail est avi- temps horaire hebdomadaire du tra-
lissant, les conditions de son exercice vail. Certes, le temps hors travail n’est
sont déplorables. On étoufe, enfermé pas forcément du temps libre (travail
dans des usines pendant douze à qua- domestique, temps de transport, etc.),
torze heures par jour, au milieu de ma- mais dans l’ensemble et sur le long
chines dangereuses. Le « dogme » du terme, l’accroissement du temps libre
travail a créé des esclaves. Libérons-les, reste une tendance lourde de nos socié-
propose ce militant socialiste, en leur tés depuis les années 1960.
ofrant du temps libre pendant lequel Le sociologue Roger Sue (Le Loisir,
ils goûteront aux joies des spectacles, de 1993) distingue quatre types de loisirs :
la lecture et du bon vin ! C’est Le Droit les pratiques culturelles, le sport, les
à la paresse (1880, rééd., 1999). pratiques de jardinage et de bricolage,
– Robert et Helen Lynd de leur côté et les pratiques sociales (café, restau-
ont réalisé la première enquête sur rant, associations…).
les loisirs des habitants d’une ville Les loisirs culturels. La télévision est, de
moyenne des États-Unis qu’ils nom- loin, le loisir numéro un : trois heures et

204
L

demie par jour et par Français. Viennent Passions ordinaires :


ensuite la radio, la lecture (journaux, de la course à pied au jardinage
revues, livres), le cinéma et les sorties Michel, pompier, 45 ans, consacre trois
culturelles (concerts, musées, théâtre). séances hebdomadaires à la course à
Globalement, la part des budgets cultu- pied et participe tous les week-ends à
rels n’a cessé d’augmenter depuis trente des compétitions. Jérémie, 32 ans, est
ans. Il est à noter que, parmi les loisirs un passionné de moto. Vêtu de son
culturels, près d’un Français sur deux blouson en cuir, il possède une res-
pratique une activité artistique : pein- plendissante « 750 Kawasaki », qu’il
ture ou musique. Aujourd’hui, il est à prend beaucoup de temps à entretenir.
noter que la télévision commence à être Maxime est musicien, joueur de violon
concurrencée par Internet. amateur, il appartient à un groupe et se
Le sport. La pratique du sport est l’autre dirige vers la salle de répétition.
tendance lourde de nos sociétés. Il suf- Sport, musique, peinture, chasse, bri-
it de regarder les joggeurs dans la rue colage ou jeu de cartes, etc., autant
pour s’en rendre compte. Dans les an- d’occupations auxquelles on s’adonne
nées 1950, on comptait 2 millions de avec plus ou moins de bonheur, mais
licenciés dans les fédérations sportives. toujours avec cœur.
Ils sont 13 millions, cinquante ans plus Vues de loin, ces occupations semblent
tard. En tout, un Français sur deux futiles : quel intérêt y a-t-il à collec-
déclare pratiquer au moins un sport : tionner des vieux disques de rock ou
course à pied, musculation, stretching, à s’échiner à vouloir courir 15 km en
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randonnée, vélo, football, golf, nata- moins d’une heure ? Les motifs sont
tion, tennis, ski, golf, équitation, moins légers qu’il n’y paraît lorsque
plongée sous-marine, etc. Le phéno- l’on scrute au plus près l’implication de
mène le plus considérable est l’arrivée chacun.
massive des femmes. Elles sont désor- Le « plaisir du savoir » est, par exemple,
mais presque aussi nombreuses que les une motivation spéciique associée à de
hommes à pratiquer le sport comme un nombreuses activités. Certains mordus
loisir (entre 20 % et 25 %). du jardin sont de véritables experts qui
Le jardinage et le bricolage. Ils maîtrisent de nombreuses connais-
connaissent également un essor impor- sances : techniques botaniques, phyto-
tant, comme en témoigne l’explosion sanitaires. Cette dimension « savante »
des grandes surfaces et des revues spé- faite de recherches, d’enquêtes, de
cialisées sur ces sujets. Ils font d’ailleurs tâtonnements expérimentaux, on la re-
l’objet d’un investissement passionnel, trouve chez les généalogistes, les brico-
étudié par les ethnologues. leurs, les historiens amateurs ou encore
Les pratiques sociales. Autre composante les passionnés de micro-informatique.
des loisirs : les réunions publiques, les L’émotion et le plaisir physique sont
associations, les rencontres diverses. Ici, d’autres dimensions associées à beau-
les données sont plus diiciles à saisir. coup d’occupations. Les jardiniers té-
Le nombre d’associations a augmenté moignent tous d’une certaine « sensua-
considérablement depuis deux décen- lité » qui naît du contact de la terre, des
nies (mais en contrepartie du déclin leurs, de l’herbe ou des arbres. Martine
des syndicats et des partis politiques). Il Segalen, observatrice et pratiquante
faudrait également prendre en compte de la course à pied, évoque les délices
d’autres facettes des loisirs comme le physiques du jogging et la griserie des
voyage et le restaurant, qui ont connu ambiances de compétition. Christian
des développements spectaculaires ces Bromberger décrit les émotions du
dernières décennies. spectateur d’un match de football

205
Notions et concepts

qui connaît toute la gamme des émo- aux couleurs de leur équipe et s’échinent
tions que l’on peut ressentir le temps à vouloir marquer leur territoire dans les
d’un match : « La joie, la soufrance, la tribunes. Le désir de reconnaissance est
haine, l’angoisse, l’admiration, le sen- encore un aiguillon majeur de la passion
timent d’injustice », toutes les compo- du jardinier, ier de montrer à ses amis
santes qui, selon Aristote, forment la ses plus belles compositions lorales ou
trame d’une bonne tragédie. la taille de ses légumes.
La projection fantasmatique est un Selon C. Bromberger, (C. Bromberger
autre trait essentiel de toutes ces acti- (dir.), Passions ordinaires : du match de
vités. Le cycliste qui soufre dans une football au concours de dictée, 1998)
côte s’imagine être un champion en dans la comparaison entre ces difé-
course ; les amateurs de voile s’identi- rentes sphères d’activités, on retrouve
ient volontiers à un grand marin… donc quelques constantes. « À travers
D’autres mobiles, comme le plaisir de ces engagements et les solidarités que
la création, la maîtrise de soi, le besoin tisse un engouement partagé se fauile
de contacts comptent également. Une et tend à se résoudre une quête de sens
chose est sûre : la pratique d’un hobby est de l’existence et de nouvelles formes de
donc tout sauf un simple passe-temps. liens sociaux. »
Toutes ces « passions ordinaires » ont L’expansion des loisirs a conduit les
donc un ancrage psychologique très sciences humaines à s’intéresser de
profond. La quête d’identité et de recon- près au phénomène. On a ainsi pu
naissance, on la retrouve dans presque voir la multiplication des recherches
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toutes les activités. Les supporters et des études sur ce thème en écono-
« ultras » de l’équipe de Marseille, qui mie, en histoire, en anthropologie, en
s’approprient ièrement les victoires de sociologie, en psychologie, et même en
leur club, arborent emblèmes et fanions philosophie.

206
M

Macro-ÉconoMie métriques les plus connus est le MPS


(MIT of Pennsylvania – Social Science
La macro-économie étudie le fonc- Research Council, 1974) réalisé aux
tionnement d’ensemble de l’économie, États-Unis sous la direction de Franco
à l’échelle d’une nation ou à l’échelle Modigliani et Albert Ando.
internationale. Elle raisonne en terme À partir des années 1970, l’approche
de circuit global intégrant l’État, les macro-économique associée au key-
ménages, la monnaie… À l’inverse, nésianisme est entrée en relatif déclin.
la « micro-économie » part des unités Alors même que les politiques keyné-
élémentaires (« microscopiques ») de siennes semblent inopérantes face à
l’économie, le consommateur et le pro- l’ouverture des marchés nationaux, on
ducteur, pour modéliser des situations constate un épuisement des théories du
de marché. Depuis quelques années, même nom.
les frontières entre macro et micro-éco- Pourtant, à partir des années 1990,
nomie tendent cependant à être moins l’approche macro-économique est
tranchées. revitalisée par l’essor de trois courants
On peut considérer que l’histoire de pensée : les néo-classiques (qui
débute avec le tableau économique de abordent les phénomènes macro-éco-
François Quesnay (1694-1774), méde- nomiques à partir des hypothèses de
cin du roi et fondateur de l’école des la micro-économie et des anticipations
« philosophes économistes ». Il envi- rationnelles), la génération des « néo-
sage le premier l’économie nationale keynésiens » et les nouvelles théories de
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comme un « organisme » où les biens la croissance.


se produisent et s’échangent entre les
diférents organes du corps social que
sont les classes (paysans, commerçants, Main inVisiBLe
industriels, propriétaires).
La macro-économie moderne est asso- Cette expression est une métaphore
ciée au keynésianisme. John M. Keynes qui apparaît pour la première fois dans
(1883-1946) introduit la notion de Recherches sur la nature et les causes de
« circuit économique ». Elle est associée la richesse des nations (1776) d’Adam
à l’idée qu’une politique économique Smith, mais qui est directement ins-
peut parvenir à agir sur la croissance ou pirée de La Fable des abeilles (1705)
maîtriser le chômage ou l’inlation par de Bernard Mandeville. Elle exprime
l’action de l’État sur certains leviers : l’idée selon laquelle, en poursuivant
la politique monétaire, budgétaire ou leurs intérêts personnels, les indivi-
les politiques industrielles. L’approche dus concourent au bien-être du plus
macroéconomique a conduit à forger grand nombre. La poursuite de l’inté-
de grands modèles économétriques. rêt consiste en efet pour A. Smith à
Ce sont des modèles mathématiques accumuler de la richesse en améliorant
qui simulent les relations entre grands en permanence les moyens techniques
paramètres (investissement, consom- de production, en créant de nouveaux
mation, épargne, balance commer- ateliers de fabrication, etc., autant de
ciale, PIB) et, à partir de là, tentent de choses dont proite le reste de la société.
faire des prévisions à moyen terme sur La théorie de la « main invisible » peut
l’activité économique d’un pays. Ce donc être associée à l’idée d’ordre spon-
sont d’énormes machineries mathéma- tané et d’auto-organisation, d’une cer-
tiques, faites de centaines d’équations, taine morale de l’immoralité puisque le
qui modélisent les relations entre plu- bien commun provient de la poursuite
sieurs variables. Un des modèles écono- des intérêts égoïstes de chacun.

207
Notions et concepts

Plus récemment, l’économiste Arthur en business school, il va vous falloir


Okun (1928-1980) a fait remarquer prendre les commandes de la société.
que, dans les échanges marchands Que faire ?
(entre les employeurs et les salariés ou
entre commerçants), l’échange et le Les domaines du management
contrat donnant-donnant supposent S’il s’agit d’une petite entreprise, disons
une relation de coniance réciproque, une PME de peinture en bâtiments de
sans quoi le contrat ne pourrait pas se 20 salariés, la direction de l’entreprise se
conclure. Derrière le jeu des intérêts, il répartit en multiples tâches : trouver des
y a aussi une « poignée de main invi- clients, faire des devis, embaucher du
sible » (A. Okun, Prices and Quantities. personnel, organiser le travail, gérer la
A Macroeconomic Analysis, 1981). comptabilité. Souvent le patron met la
main à la pâte et participe au travail lui-
même. Tour à tour, il est artisan, ges-
MaLtHUsianisMe tionnaire, commercial, recruteur, etc.
Si vous avez été installé à la tête d’un
Associée au nom de homas R. Malthus grand groupe industriel, vous ferez par-
(1766-1834), cette théorie airme que tie d’une équipe de direction, qui est
la croissance de la population d’un pays elle-même en contact avec une équipe
étant plus rapide que celle de la pro- de commerciaux, de gestionnaires, de
duction et des ressources, la limitation directeurs des ressources humaines,
des naissances s’avère nécessaire pour d’administrateurs, d’avocats, de chefs
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éviter le paupérisme. de produits, parfois assistée de consul-


Le malthusianisme économique dé- tants de toutes sortes.
signe toute restriction de la consomma- Quelle que soit la taille de l’entreprise,
tion ou des dépenses par l’État. on peut décrire le travail managérial à
partir de plusieurs grandes fonctions :
– la stratégie proprement dite : choix
Mana d’investissement, de développement
(faut-il se lancer à l’export ? Comment
Terme d’origine mélanésienne et poly- réagir face à une crise inancière ?) ;
nésienne qui désigne une force magique – la gestion : comptabilité, gestion des
et surnaturelle. Le mana peut animer stocks, salaires, administration, infor-
les objets et être manipulé par certains matique, locaux ;
hommes, ce qui leur donne un pouvoir – l’organisation du travail : répartition
(de type magique). La notion de mana des tâches, circulation de l’informa-
a été popularisée en ethnologie par tion, déinition des responsabilités ;
Marcel Mauss et Émile Durkheim, qui – le marketing : stratégie de vente,
y voyaient un principe général que l’on communication externe ;
retrouve, sous des noms divers, dans – les ressources humaines : communica-
toutes les formes de religions primitives tion interne, motivation, rémunération,
où il est question de manipulation des recrutement, formation du personnel,
forces sacrées. responsabilité sociale de l’entreprise.

L’ère des managers


ManaGeMent Dès le début du xxe siècle, la montée
des grandes entreprises et des adminis-
Vous venez d’être parachuté à la tête trations impose des tâches de direction
d’une entreprise à la suite d’un héri- spécialisées : en organisation du travail,
tage. Sans expérience ni formation inance, gestion, marketing. La forma-

208
M

tion d’un corps de professionnels de industrie. Henry Ford (1863-1947)


l’administration et de la direction des est le contemporain de Frederick W.
entreprises s’impose alors. Taylor (1856-1915). Alors que ce der-
Pendant l’entre-deux-guerres, un ren- nier imagine l’approche scientiique et
versement s’opère dans le pouvoir des rationnelle du travail (le taylorisme),
grandes entreprises. Jusque-là, elles l’autre introduit la chaîne d’assemblage
avaient été dirigées par des dynasties et invente la production en série ainsi
familiales (industrielles et banquières) que la standardisation des automobiles
qui étaient à la fois actionnaires et dans ses usines de Détroit (le fordisme).
gestionnaires. Mais, peu à peu, elles se À la même époque, Henri Fayol (1841-
retirent de la vie des afaires (le capital 1925) cherchait à promouvoir sa vision
des grandes entreprises est de plus en de la direction des fonctions dans l’ad-
plus dispersé), alors que les managers ministration (les fonctions techniques,
ont pris le pouvoir dans les sphères de commerciale, inancière, de sécurité,
la direction de l’entreprise. Le pouvoir comptable, administrative).
des actionnaires s’eface au proit d’une Les Trente Glorieuses ont été marquées
caste de techniciens, d’administrateurs par l’esprit technocratique. Le manage-
et de gestionnaires. « L’ère des mana- ment des grandes entreprises comme
gers » débute alors (analysée par James des administrations est assimilé à une
Burnham, Joseph A. Schumpeter, John planiication scientiique. Le manager
K. Galbraith). est celui qui prévoit, calcule et décide
À partir de la Seconde Guerre mon- en s’aidant de tout un appareillage
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diale, le management et le conseil en scientiique d’indicateurs, de modèles


management sont devenus aux États- et de courbes. Dans les business schools
Unis une profession organisée, avec et les écoles de gestion se répand une
ses écoles (business school), ses revues « recherche opérationnelle » née aux
(Harvard Business Review), ses associa- États-Unis dans le cadre des recherches
tions d’anciens élèves… Des sociétés militaires. Le principe général est
de consultants (Boston Consulting la rationalisation des décisions et le
Group, Andersen Consulting) voient calcul d’optimisation. De là sont nées
le jour. Une culture managériale se de nouvelles méthodes logico-mathé-
constitue, avec ses modèles de réfé- matiques : les arbres de décision, les
rence, ses modes, ses gourous, difusés modèles microéconomiques, la ratio-
dans des magazines, des livres et des nalisation des choix budgétaires pour
stages de formation. les dépenses publiques…
De nombreuses « missions de produc-
Histoire de la pensée managériale tivité » partent alors d’Europe vers les
La pensée managériale s’inspire de États-Unis, qui font désormais igure
deux sources principales. La première de précurseurs et de modèles en matière
provient de la théorie des organisa- de management et de direction des
tions, formulée ou reformulée dans organisations.
les universités et les écoles de gestion. La découverte du facteur humain
La seconde découle des exigences de Les 1960-1970 seront celles de la prise
l’entreprise elle-même, marquée par ses de conscience des dimensions humaines
contraintes, des phases de croissance, de l’entreprise. Dès les années 1940,
de crise et de réorganisation. Elton Mayo avait montré, par ses expé-
L’ère technocratique riences à Hawthorne, que l’entreprise
La première phase de la pensée mana- n’était pas une machine et les salariés
gériale est liée à l’avènement de la des rouages mécaniques. Mais il faut
production de masse dans la grande attendre les années 1960 pour que l’on

209
Notions et concepts

commence à prendre conscience des aux États-Unis et difusé rapidement


ravages de l’organisation scientiique en Europe, ce type de management est
du travail, de l’émiettement des tâches. basé sur la participation du personnel :
Dès les années 1950, Abraham Maslow on fait appel à l’initiative, à l’autono-
et Douglas McGregor défendent une mie, à la responsabilité et à l’esprit
nouvelle conception de l’organisation d’équipe. Le credo de ce management
qui prend en compte les aspirations des du « troisième type », selon la formule
salariés à l’autonomie, à la responsabi- de Georges Archier et Hervé Serieyx,
lité, à la reconnaissance. Peter Drucker deux de leurs promoteurs français
expose les principes d’un management (L’Entreprise du troisième type, 1984),
par objectifs, destiné à repenser les rela- est d’inviter à rejeter l’encadrement
tions supérieur-subordonné. Il ne s’agit directif et d’encourager les projets et les
plus d’imposer par le haut des direc- groupes de qualité de la part des sala-
tives précises sur la façon de travailler riés et de l’encadrement de direction
(sans connaître la réalité du terrain). intermédiaire.
Le manager doit ixer des objectifs et Autre credo de l’époque : la « commu-
des résultats à atteindre : c’est à chaque nication ». Que celle-ci soit interne ou
échelon de déinir l’organisation et le externe, l’entreprise (et donc le mana-
rythme de son travail. ger) doit communiquer et encourager
Le modèle suédois de management a au dialogue et à l’échange entre services
alors le vent en poupe. On y pratique et entre échelons de l’entreprise.
le turn-over, les équipes « semi-auto- Les années 1990 allaient changer la
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nomes », la négociation, la cogestion. donne. Plusieurs tournants brutaux


L’idéal est de concilier croissance éco- vont alors marquer la direction des
nomique et progrès social. grandes entreprises. La mondialisation
Dans les années 1980, les pays indus- de l’économie entraîne une vague de
triels sont enfoncés dans une crise restructuration (reengineering) et de
durable, alors que le Japon aiche une délocalisation des activités (le « mana-
croissance soutenue. L’industrie japo- gement interculturel » est d’ailleurs
naise est lorissante et pénètre avec suc- censé permettre l’adaptation aux tra-
cès les marchés occidentaux. On envoie ditions locales). Par ailleurs, la « cor-
alors de nombreuses missions d’études porate governance » (reprise en main
pour percer le mystère des racines du des entreprises par les actionnaires) va
management à la japonaise. On dé- imposer des exigences de rentabilité qui
couvre alors le « toyotisme » (ou oh- supposent des coupes sombres dans le
nisme) inspiré par Taiichi Ohno. Dans personnel (« downsizing »).
les chaînes de production de Toyota, À la in des années 1990, avec le boom
on applique une organisation du tra- d’Internet, l’essor apparent de l’écono-
vail qui repose sur quelques principes mie de l’information et de l’économie
simples : la production part de l’aval (la en réseaux, la pensée managériale se
vente) vers l’amont (les postes de tra- tourne vers un autre modèle : le « know-
vail) ; les délais sont supprimés (gestion ledge management ». Dans une société
du « juste-à-temps ») et les machines qui voit monter en lèche le nombre
sont auto-activées (arrêt automatique de « knowledge workshop » (l’expres-
en cas de défaut de fabrication). De sion est de P. Drucker), la « gestion du
nouveaux slogans sont alors mis en savoir » semble être devenue centrale.
avant : Qualité totale, zéro stock, zéro L’innovation technologique, la veille
défaut, zéro délai… commerciale (« benchmarking ») et la
Les années 1980 sont également celles gestion des compétences apparaissent
du management participatif. Apparu alors comme le cœur de la réussite.

210
M

Une idéologie managériale ? unique européen, Organisation mon-


« Empowerment », « benchmarking », diale du commerce) s’impose. Bref,
« reengineering », « knowledge manage- partout semble régner la « loi du mar-
ment », « coaching », etc., la succession ché ». Mais que recouvre au juste cette
des modes managériales peut prêter loi du marché ?
à sourire. Chaque décennie, chaque
année, chaque saison même, de nou- Les formes du marché
veaux modèles managériaux surgissent Au sens le plus général, le marché est
avec leur slogan, leur gourou, leur best- le lieu de l’ofre et de la demande d’un
seller, leurs stages et leur conseil chère- bien.
ment payés. Cette déinition très générale peut
On peut voir la culture managériale désigner en principe aussi bien le mar-
comme une forme de propagande ché aux puces que la Bourse de Wall
chargée de cacher les vices du pouvoir, Street. Mais derrière cette déinition se
de manipuler le personnel ou même cachent plusieurs formes possibles :
de répondre aux angoisses de diri- – le marché concurrentiel existe
geants en mal de modèle de conduite lorsqu’une multitude de vendeurs est
(M. Villette, L’homme qui croyait au confrontée à une multitude d’ache-
management, 1988). teurs. C’est le cas des foires aux bes-
On peut le voir aussi comme un révé- tiaux traditionnelles ou du marché
lateur des changements réels qui af- monétaire ;
fectent les organisations. Comme tout – l’oligopole met en présence un
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organisme vivant, l’entreprise est un nombre très limité de vendeurs face à


petit univers complexe qui génère en une multitude d’acheteurs. C’est le cas
permanence de nouveaux problèmes et des transports en commun (qui met en
de nouvelles solutions. concurrence avions, trains et bus) face
Selon Henry Mintzberg, l’un des papes à une foule de passagers, ou du marché
du management et un tenant du plura- de l’essence, dont l’ofre est dominée
lisme managérial, il n’y a pas de solu- par un petit nombre de vendeurs ;
tion optimale et unique aux problèmes – le monopole se déinit par la pré-
d’organisation. L’espoir est sans doute sence d’un seul vendeur. Par exemple,
vain de trouver un jour une méthode la Poste a le monopole de la vente de
idéale et déinitive pour diriger les or- timbres en France.
ganisations (le fameux « best one way »).
héories du marché
Pour décrire le fonctionnement de ces
MarcHÉ types de marchés les économistes ont
eu recours à plusieurs approches.
« Le monde moderne se présente Adam Smith et la main invisible
comme une immense accumulation La première formulation est due à
de marchandises. » Jamais peut-être la Adam Smith (1723-1790), père du
célèbre formule de Karl Marx (1818- libéralisme économique. Selon l’auteur
1883) qui ouvre son livre Le Capital n’a de Recherches sur la nature et les causes de
eu autant d’actualité. Tous les ex-pays la richesse des nations (1776), le marché
communistes, ou presque, ont basculé est d’abord synonyme d’échange. Le
dans l’économie de marché. Dans les cordonnier a intérêt à acheter son pain
pays en développement aussi, l’éco- au boulanger et ce dernier à lui acheter
nomie traditionnelle laisse place au ses chaussures. De la division du tra-
monde marchand. Entre les pays enin, vail, il résulte une plus grande eicacité
la libéralisation des échanges (marché d’ensemble et chacun gagne à y recou-

211
Notions et concepts

Les courants de la pensée économique


1800 Classiques
A. Smith Marxisme
(1723-1790)
J.-B. Say D. Ricardo K. Marx
(1767-1832) (1772-1823) (1818-1883)
J. Stuart Mill
(1806-1873)

1870 Socio-économie
Marginalisme
C. Menger R. Luxembourg
(1840-1921) (1871-1919)
L. Walras
(1834-1910)
T. Veblen
V. Pareto Keynésianisme
(1857-1929)
(1848-1923)
A. Marshall
J. Keynes J. Schumpeter
(1842-1924)
(1883-1946) (1883-1950)
1940
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J. Robinson F. Perroux
(1903-1983) (1903-1987)
P. Baran
N. Kaldor J.K. Galbraith (1910-1964)
Néo-classiques
(1908-1986) (né en 1908)
F. von Hayek
A.O. Hirschman
(1899-1992)
(né en 1915) •฀฀Tiers mondisme
Synthèse R. Prebish
•฀Modèle keynésianisme- (1901-1986)
standard néo-classiques C. Furtado
G. Debreu J.R. Hicks (né en 1920)
1970 (né en 1921) (1904-1989)
K. Arrow P. Samuelson
(né en 1921) (né en 1915)

•฀Monétarisme •฀École de
M. Friedman la régulation
(né en 1912) Néo-institutionnalisme M. Aglietta
R. Coase R. Boyer
(né en 1910) (né en 1943)
•฀Anticipations O.E. Williamson
rationnelles
R. Lucas
(né en 1937)
1990

néo-keynésiens institutionnalistes

212
M

rir. Pour A. Smith, ofre et demande (« marchés contestables », « marchés


d’un bien s’équilibrent spontanément eicients » ou encore « concurrence
par le fait qu’une ofre excédentaire est imparfaite »).
rapidement supprimée puisqu’elle ne Les approches socio-économiques
trouve pas de client. La loi du marché Les sociologues et les économistes
fonctionne donc comme une « main institutionnalistes jugent les modèles
invisible » qui décide au mieux de la mathématiques du marché irréalistes.
production et de la répartition des Dans la lignée de Karl Polanyi (1886-
richesses en fonction de la préférence 1964), les socio-économistes proposent
des acheteurs. d’aborder les marchés à travers leur
Le modèle néo-classique histoire, la diversité de leurs formes et
Un siècle plus tard, Léon Walras leur « inscription sociale ». Par « ins-
(1834-1910) tentera de donner une cription sociale », on entend toutes les
formulation mathématique au modèle institutions et les normes sociales qui
du marché. Il a recours pour cela à la encadrent les règles du jeu concurren-
construction d’un modèle abstrait, tiel : intervention régulatrice de l’État,
utile pour raisonner rigoureusement normes et règles de coniance qui struc-
sur les relations entre variables (prix, turent les relations de commerce…
ofre, demande…). L. Walras invente
ainsi un modèle du marché très sim-
pliié dit « pur et parfait » (voir conur- MarGinaLisMe
rence pure et parfaite).
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Le modèle Arrow-Debreu › Néo-classique


Une troisième étape survient dans les
années 1950. Elle correspond à une
reprise et une extension du modèle de MarKetinG
L. Walras. Alors que celui-ci décrivait
un marché unique, le modèle standard, Connaissez-vous le « marketing tribal » ?
Kenneth J. Arrow et Gérard Debreu C’est l’art de tisser des liens de idé-
ont construit un modèle généralisé lité entre une marque et ses clients
où plusieurs marchés sont coordon- en s’appuyant sur la mobilisation de
nés entre eux. Ce modèle « Arrow- valeurs communes et en créant chez les
Debreu » représente le modèle de réfé- consommateurs le sentiment d’appar-
rence de la micro-économie. tenir à un club privilégié. Les exemples
Les nouveaux modèles micro-économiques typiques de ce lien « tribal » entre un
Le modèle du marché avec une concur- produit et ses utilisateurs sont les
rence pure et parfaite, qui sert de réfé- ordinateurs Macintosh. Pour certains
rence aux études en micro-économie, utilisateurs, un « Mac », ce n’est pas
est très éloigné de la réalité. Dans la simplement un micro-ordinateur, c’est
plupart des marchés, il n’y a ni une une famille, une philosophie (la convi-
ininité de vendeurs ni une ininité vialité), un combat (contre le monde
d’acheteurs. De plus, ces derniers ne Microsoft). Ce lien privilégié entre
sont pas en état de négocier les prix, clients et marque ne s’appuierait-il pas
parce qu’ils ne sont pas au courant de sur une tendance de l’époque – le be-
tous les prix pratiqués, ce qui limite soin de reconstituer des communautés
l’efet de concurrence. Pour tenter fondées sur les ainités électives ? C’est
d’intégrer toutes ces données dans des en tout cas ce que pensent les apôtres
modèles plus réalistes, la micro-écono- du marketing tribal.
mie s’est lancée dans la construction Qu’il soit ou non tribal, le marketing
de nombreux sous-modèles de marché consiste à mettre un produit en adé-

213
Notions et concepts

quation avec les attentes d’un client et l’ère de la production et de la consom-


à le lui faire savoir… Et cela suppose mation de masse, que le marketing
d’observer le consommateur, de cer- connaît sa véritable expansion. Son im-
ner ses motivations et ses conduites. plantation s’accroît dans les universités,
Connaître pour agir : le marketing ne les business schools et les entreprises.
pourrait-il pas faire igure de « science Son champ de compétence s’étend.
humaine appliquée » ? Il concerne désormais plusieurs do-
maines : le produit, le prix, la publicité,
Histoire du marketing la distribution (ou place), les fameux
Le marketing est né aux États-Unis « 4 P » du « marketing mix ».
au début des années 1920, période L’expansion est également disciplinaire.
qui voit l’essor conjugué de la grande À l’origine, les études de marchés repo-
entreprise, des produits de masse, saient sur les techniques quantitatives
de nouveaux circuits de distribution (traitement statistique de question-
(grands magasins, vente par corres- naires) et qualitatives (par entretien). À
pondance, chaînes), de la publicité et partir des années 1950, elles s’ouvrent
des « marques » (Coca-Cola, Colgate, aux modèles théoriques de diférentes
Kodak). Pour atteindre le consomma- disciplines : la psychanalyse, la psy-
teur et le convaincre, la grande entre- chologie sociale, la sociologie, l’écono-
prise ne pouvait plus se contenter de mie. Plus tard, dans les années 1970,
produire, il lui fallait connaître et l’approche cognitive fera son entrée,
cartographier les segments de marché puis l’anthropologie, la sémiologie, et
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à conquérir. C’est ainsi qu’apparaît la même l’herméneutique (tournée vers


fonction « marketing » (regroupant la l’analyse des récits, des fantasmes, de
distribution, la commercialisation et la la mythologie du consommateur, son
promotion du produit) destinée à com- « expérience vécue »). Tout est bon
bler ce besoin. pour sonder les « motivations » du
Plus précisément, c’est à Boston, consommateur, cerner les canaux de
dans une société de presse, la Curtis difusion, comprendre comment une
Publishing Company, que l’on recrute publicité peut agir sur le public.
en 1910 le premier « marketer » profes- Les techniques et modèles du marke-
sionnel. Il inaugure les premières études ting ont été profondément impactés
de marché, qui seront bientôt faites par par l’essor d’Internet : le référencement
d’autres compagnies comme General d’un site, les emailing, le buzz, les ré-
Electric, ou Kellog. Parallèlement, les seaux sociaux, la idélisation, sont de-
universités, comme celle du Wisconsin, venus des préoccupations courantes du
ou la Harvard Business School, créent « web marketing ». Les outils d’analyse
les premières sections d’études com- permettent de « cibler » les comporte-
merciales. La naissance du marketing ments des internautes, de repérer leur
comme nouvelle discipline s’alimente à préférences et comportement d’achats
la fois de l’inventaire des savoirs empi- et de mieux engager les clients poten-
riques, acquis par quelques profession- tiels dans des « tunnels d’achat » (le web
nels, et des premières études univer- marketing, S Bodier, & J. Kaufmann,
sitaires. Ni simple savoir empirique Le Web marketing, 2011).
ni une science pure, le marketing est
donc, à sa naissance, un mixte original Le marketing : une science humaine ?
entre deux cultures : celle de l’université Mais, en élargissant son champ, en
et celle de l’entreprise. spécialisant ses recherches, le marke-
C’est au lendemain de la Seconde ting en vient à se poser des questions
Guerre mondiale, avec l’entrée dans sur son identité. Dans les années 1980,

214
M

un débat épistémologique hante la Marxisme et économie


discipline. Entre les années 1900 et les années
Le marketing est-il une technique de 1920, le développement du capitalisme
gestion ? Une science de l’homme, une dans les colonies, sa relative bonne
science appliquée ? santé dans les pays occidentaux et
Comment concilier les recherches l’afrontement des grandes puissances
pures, la théorie et les applications ? conduisent les marxistes à élaborer
Comment freiner la dispersion des une théorie de l’impérialisme avec
démarches et lutter contre l’éclatement Rosa Luxembourg (L’Accumulation du
de la discipline ? capital, 1913), Rudolf Hilferding (Le
Capital inancier, 1910) et Vladimir I.
Lénine (L’Impérialisme, stade suprême
MarXisMe du capitalisme, 1916).
Puis, la croissance économique d’après-
Le marxisme a eu une inluence déci- guerre va obliger les marxistes à penser
sive sur la pensée du xxe siècle, qui l’existence d’une nouvelle phase du
n’a d’égale que sa quasi-disparition au capitalisme. L’économiste belge Ernest
seuil du xxie siècle. Elle s’est exercée Mandel publie ainsi Le Troisième âge
tant sur la pensée que sur l’action poli- du capitalisme (1972), alors qu’aux
tique (histoire du communisme) dans États-Unis Paul A. Baran et Paul M.
le champ des sciences humaines. Karl Sweezy s’attachent à penser cette nou-
Marx peut trouver sa place dans l’his- velle étape « monopoliste » (Monopoly
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toire de la philosophie, de la sociologie, Capital, 1966).


de l’économie politique et même de la Les théories du sous-développement
psychologie à travers le courant freudo- (Andre G. Frank, Samir Amin, Celso
marxiste qui a eu son heure de gloire Furtado ou Arghiri Emmanuel), qui
dans les années 1960. se déploient durant les années 1960-
1980, sont fortement marxistes. Le
Marxisme et sociologie sous-développement y est analysé
K. Marx a profondément inluencé la sous l’angle de l’exploitation et de la
sociologie européenne. Il fait partie des dépendance.
« classiques » de la discipline. Le marxisme a aussi fortement mar-
Dans les années 1950-1970, le qué l’école de la régulation (Michel
marxisme a surtout marqué la sociolo- Aglietta, Robert Boyer…).
gie du travail et des classes sociales. Par
exemple, le Traité de sociologie du travail Marxisme et histoire
(1962), dirigé par Georges Friedmann Des intellectuels marxistes comme
et Pierre Naville, est fortement teinté Antonio Labriola (Essais sur la concep-
de marxisme. L’ouvrage Les Classes tion matérialiste de l’histoire, 1897),
sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui Benedetto Croce (Matérialisme histo-
(1974), de Nicos Poulantzas, fut une rique et économie marxiste, 1900) et
des bibles des étudiants révolution- George Plekhanov (Essai sur le déve-
naires. Dès 1957, Ralf Dahrendorf, loppement de la conception moniste de
dans Classes et conlits de classes dans la l’histoire, 1895 ; Le Rôle de l’individu
société industrielle, a tenté d’élargir la dans l’histoire, 1898) se sont intéressés
conception des classes. à la théorie du matérialisme historique.
L’inluence du marxisme reste net- Leur rélexion relève de la philosophie
tement perceptible dans les travaux de l’histoire.
de grands sociologues comme Pierre Par la suite, le marxisme a surtout in-
Bourdieu ou Anthony Giddens. luencé des historiens de la Révolution

215
Notions et concepts

française (Albert Matthiez, Georges Le- Tokyo – sa ville elle-même (plus de


febvre, Albert Soboul) et de l’école des 13 millions d’habitants en 2013) et
Annales. Mais alors que le marxisme son agglomération – contient plus de
s’épuisait sur le continent européen, 37 millions d’habitants (auxquels il
dans les pays anglo-saxons, un courant faut ajouter les quelques millions de
d’historiens marxistes est resté dyna- personnes qui se rendent à Tokyo en
mique, avec notamment des auteurs provenance des départements voisins).
anglais comme Eric J. Hobsbawm La ville couvre un rayon de 50 km. La
(L’ère des révolutions 1778-1848, 1962) notion de mégapole adjoint à l’idée
ou Immanuel Wallerstein (he Modern de gigantisme le caractère boulimique
World-System, 1974-1989). et désordonné que revêt l’extension
de l’espace urbain. On en trouve des
La in du marxisme exemples aussi bien dans les pays an-
Pour être complet, il faudrait citer ciennement industrialisés que dans les
l’importation du marxisme en anthro- pays en développement : dans un cas
pologie, en psychologie, en science comme dans l’autre, il s’agit souvent
politique et même en linguistique. des capitales économiques.
Il faudrait citer aussi les nombreux Les géographes distinguent mégapole
auteurs qui, sans être marxistes, ont et mégalopole.
rendu hommage au génie de l’auteur La mégalopole (le terme a été proposé en
du Capital : Max Weber, Joseph A. 1961 par le géographe Jean Gottman)
Schumpeter, Raymond Aron, Fernand est un tissu urbain qui unit des villes
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Braudel, Georges Duby… sur plusieurs dizaines ou centaines de


Bien qu’il ait connu un déclin notable kilomètres selon un maillage continu.
depuis les années 1980, le marxisme Plusieurs ensembles géographiques
connaît un regain d’intérêt depuis le ont le statut de mégalopole : aux États-
début des années 2000. La philosophie Unis, la grappe de villes disposées entre
reste l’un de ses principaux bastions Boston et New York, ou entre San
avec des auteurs qui se réclament en- Francisco et San Diego (appelée par-
core ouvertement du marxisme-léni- fois san-san) ; en Asie, la mégalopole
nisme comme Alain Badiou (marxiste centrée sur Tokyo qui s’étend à Osaka,
platonicien) ou Slavoj Zizek (marxiste Tokaïdo, Kobe, Kyoto. Au Brésil, la
hégélo-lacanien) et des auteurs qui se zone qui s’étend de Rio à Sao Paulo.
proposent de réhabiliter, réactualiser ou
refonder Marx (J. Bidet, L’État-monde,
Libéralisme, Socialisme et Communisme MÉMOIRE ET SOCIÉTÉ
à l’échelle mondiale, Refondation du
marxisme, 2011). La mémoire n’est pas qu’une afaire de
psychologie individuelle : elle relève
aussi de la mémoire collective. Le so-
MÉGAPOLE, MÉGALOPOLE ciologue Maurice Halbwachs fut le pre-
mier à s’intéresser aux cadres sociaux de
Une mégapole est une très grande ville : la mémoire (Les Cadres sociaux de la
selon l’Onu, le seuil est aujourd’hui de mémoire, 1925 ; La Mémoire collective,
plus de 10 millions d’habitants. 1950). Chaque groupe social organisé,
À partir d’une certaine importance chaque nation, chaque famille tend
spatiale et/ou démographique (une en efet à se forger un passé qui sélec-
dizaine de millions d’habitants), les ag- tionne et idéalise certains événements,
glomérations et les métropoles peuvent en refoule ou noircit d’autres. Les céré-
acquérir le statut de mégapole. Ainsi, monies collectives, les monuments aux

216
M

morts ou les récits véhiculent ainsi une complexes en idées simples. À l’inverse,
mémoire de groupe qui se transmet Edgar Morin a, dans La Méthode (5 t.
entre générations. 1977-2001), le projet d’une réforme
Dans la perspective ouverte par de la pensée ain de pouvoir appré-
M. Halbwachs, des historiens se sont hender la complexité des phénomènes
intéressés aux lieux de mémoire qui for- humains. Tel est le premier sens que
ment le soubassement imaginaire d’une l’on peut donner au mot « méthode » :
nation ou d’une classe sociale. Des so- la démarche générale de la pensée dans
ciologues se sont penchés sur la façon le domaine scientiique. C’est dans ce
dont s’élabore la mémoire familiale, à sens qu’Émile Durkheim l’emploie
travers les albums de photos que l’on dans Les Règles de la méthode sociolo-
feuillette ou les récits édiiants que l’on gique (1895).
raconte dans les réunions de famille. À un autre niveau, on entend par
La mémoire de groupe est donc un « méthodes » certaines techniques
enjeu politique. Mettre en valeur cer- d’investigation propres à la recherche.
tains épisodes du passé collectif ou en C’est ainsi que l’on parle de méthodes
gommer d’autres, c’est une façon de quantitatives (sondage, questionnaire,
déinir son identité et de construire comparaison statistique, les tests d’in-
son histoire. La mémoire participe de telligence, etc.) ou qualitatives (récit de
ce que Paul Ricœur appelle l’identité vie, observation participante, l’entre-
narrative des individus et des groupes tien non-directif, etc.).
humains (P. Ricœur, La Mémoire, l’his-
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toire, l’oubli, 2000). La querelle des méthodes en sciences


Devant l’abus des commémorations et sociales
du « devoir de mémoire », certains his- Ce que l’on a appelé le conlit des
toriens en sont venus à s’inquiéter de méthodes (« Methodenstreit ») a agité
« l’abus de mémoire » que représente l’université allemande durant toute la
l’engouement contemporain pour in du xixe siècle. Elle met aux prises
les cérémonies et la redécouverte des des philosophes, des historiens, des
traditions. économistes, des sociologues, des
La mémoire est essentielle, mais l’ou- physiciens… autour d’un débat extrê-
bli aussi, rappelle P. Ricœur en bon mement et aux multiples enchevêtre-
philosophe. ments. La question de fond est celle-
ci : existe-t-il une méthode propre aux
› Histoire, Lieu de mémoire sciences sociales ?
L’afaire a commencé précisément en
1883 au lendemain de la publication
MentaLitÉs du livre de l’économiste autrichien
Carl Menger, Recherches sur la méthode
› Annales, Histoire, Micro-histoire des sciences sociales. Dans ce livre,
C. Menger soutient que l’économie
doit devenir scientiique en adoptant
MÉtHode une démarche déductive et formelle,
aboutissant à des lois de l’économie
René Descartes, dans son Discours de la déduites d’hypothèses élémentaires sur
méthode (1637), énonce des principes le comportement de l’individu, l’équi-
« pour bien conduire sa raison dans libre du marché…
les sciences ». Cette méthode s’appuie Cette thèse attire les foudres de Gustav
sur une démarche rationnelle et ana- von Schmoller (1838-1917), chef de
lytique de décompositions des idées ile de l’école historique allemande en

217
Notions et concepts

économie. Il reproche à C. Menger il n’y eut ni vainqueur ni vaincu, pour


d’avoir recours à une pure iction théo- la bonne raison que le débat s’est enlisé
rique, le modèle de l’homo œconomi- dans de multiples ramiications sans
cus. Pour G. von Schmoller, l’individu vraiment se clore.
réel est un être complexe, irréductible
au seul calcul des intérêts. De plus,
la méthode abstraite et déductive ne Micro-ÉconoMie
peut convenir à l’étude des sociétés.
Il lui oppose une méthode humaine, La micro-économie est une économie
concrète et empirique fondée sur la de Robinson, où quelques acteurs jugés
description des réalités économiques, rationnels se rencontrent sur un petit
situées historiquement. À la méthode marché pour échanger des biens en
de l’individualisme méthodologique, fonction de leurs intérêts réciproques.
G. von Schmoller oppose une ap- En assignant à chacun des biens une
proche globale et sociale partant des valeur (mesurant l’intensité de l’« uti-
institutions qui encadrent l’action des lité attendue »), on espère trouver les
individus. Enin, il conteste que l’on conditions mathématiques d’équi-
puisse découvrir des lois universelles libre où la demande s’égalise à l’ofre
dans le domaine de l’économie et de la et où chacun repart heureux de la
société, l’histoire humaine étant mar- transaction.
quée par la contingence, la spéciicité L’espoir qui anime les fondateurs de
de chaque période et de chaque mi- la micro-économie est de réussir à
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lieu. On le voit, tout oppose les deux construire un modèle mathématique


hommes et les deux démarches. Et ce qui épouse la réalité du marché. À par-
conlit va devenir la toile de fond d’un tir d’un modèle mathématique plus
débat qui ne fait que commencer. ou moins sophistiqué, on espère par-
Car durant la même année, en 1883, venir à mettre le monde marchand en
Wilhelm Dilthey publie son ouvrage équation.
Introduction aux sciences de l’esprit. Le
philosophe allemand y oppose deux L’histoire de la micro-économie
méthodes scientiiques : Dans les années 1870, les économistes
– l’« explication » (erklären) qui est néoclassiques se proposent de faire
propre aux sciences de la nature. Cette de l’économie une « science pure »,
méthode consiste à rechercher les construite sur des modèles théoriques
causes d’un phénomène. Elle procède concernant le comportement du
de façon objective en établissant des consommateur et du producteur ainsi
liaisons causales entre phénomènes. que le mécanisme d’équilibre des prix.
Elle vise à dégager des lois ; Les fondateurs de la micro-économie
– la « compréhension » (verstehen) est furent les marginalistes Stanley Jevons
une méthode propre aux sciences de (1835-1882) et Carl Menger (1840-
l’esprit. L’homme étant à la fois le sujet 1921), Léon Walras (1834-1910),
et l’objet de la recherche, la démarche Vifredo Pareto (1848-1923)…
consiste à reconstituer, par empathie, Au départ, les fondateurs de la micro-
les motifs conscients et le vécu des économie partent d’un modèle simple :
sujets agissants. Alors que l’explication quelques ofreurs, quelques deman-
procède par analyse (décomposition deurs et un seul bien. Puis les cher-
des causes en facteurs), la démarche cheurs vont tenter d’établir un modèle
compréhensive adopte une démarche d’équilibre général de plusieurs marchés
synthétique. coordonnés, c’est-à-dire comportant
Finalement, à ce conlit des méthodes, une pluralité de biens (où on peut pré-

218
M

férer les pommes aux poires, où on peut priété, théories de la irme, économie
prendre le bus plutôt que d’acheter une de l’information, etc. La démarche
voiture). Ce modèle sera peu à peu mis micro-économique va s’étendre à de
au point par des chercheurs comme nouveaux domaines comme l’analyse
John R. Hicks ou Paul Samuelson, dans de la vie politique (avec James M.
les années 1930 et 1940, puis Kenneth Buchanan) ou la famille (avec Gary
Arrow, Gérard Debreu, Maurice Allais, Becker). Enin, pour couronner son
dans les années 1950. empire sur la science économique, la
La performance mathématique est no- micro-économie tentera par ailleurs
table. Mais on constate que, dans un tel de proposer des fondements nouveaux
modèle, l’équilibre de marché n’est ob- pour penser les phénomènes macro-
tenu qu’au prix d’hypothèses très restric- économiques avec les travaux de
tives (une ininité d’ofreurs, d’acheteurs Robert Lucas.
capables, une connaissance parfaite de Mais au moment même où elle aichait
la qualité des produits par les protago- une grande vitalité théorique, les hypo-
nistes, la possibilité pour le consomma- thèses de base de la micro-économie
teur de comparer tous les prix…) corres- sur la rationalité des choix étaient re-
pondant assez peu au monde que l’on mises en cause fondamentalement par
rencontre dans l’économie réelle. les recherches menées en économie
Dans le monde réel du marché, si une comportementale.
personne veut investir et hésite entre
acheter un appartement ou des actions,
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elle ne peut pas savoir comment va évo- Micro-Histoire


luer le marché, lequel des deux choix
sera le plus proitable. Elle doit donc Né en Italie dans les années 1970, le
agir en situation d’incertitude. Le mo- courant de la micro historia s’est proposé
dèle du marché suppose une connais- d’étudier l’histoire sociale à la loupe : il
sance parfaite des produits achetés ou privilégie l’individu, l’histoire locali-
que le vendeur ait donné toutes les sée. C’est une alliance entre histoire et
informations sur son produit. Mais ce anthropologie, puisqu’il s’agit de com-
n’est pas toujours le cas. Le vendeur prendre les trajectoires sociales, les liens
d’une voiture d’occasion a par exemple de parenté et les visions du monde et
intérêt à dissimuler des défauts. l’expérience vécue des individus.
Dans Le Fromage et les Vers. L’univers
repenser la micro-économie d’un meunier du XVI e siècle (1976),
À partir des années 1970, les écono- Carlo Ginzburg raconte l’histoire de
mistes vont tenter de construire des Menocchio, un meunier vivant dans
modèles théoriques qui prennent en la région du Frioul, qui fut condamné
compte l’incertitude du consomma- et brûlé pour hérésie par les tribunaux
teur, l’absence de concurrence… En de l’Inquisition. L’auteur reconstitue
s’appuyant sur de nouveaux modèles l’univers mental de Menocchio, « ses
mathématiques, dont la théorie des pensées, ses sentiments, ses rêveries et
jeux, une nouvelle micro-économie ses aspirations », mélange syncrétique
apparaît alors. Elle prend en compte les d’écrits bibliques et de croyances popu-
situations de concurrence imparfaite laires païennes.
(monopole, duopole, marchés contes- C’est avec des auteurs comme
tables, asymétrie d’informations, etc.). C. Ginzburg, Giovanni Levi, Carlo
Plusieurs champs de recherche très pro- Poni ou encore Edoardo Grendi que le
liiques vont alors se déployer : théorie courant de la micro-histoire italienne
des contrats, théories des droits de pro- s’est fait connaître.

219
Notions et concepts

MiGrations Durant l’entre-deux-guerres, une nou-


velle vague d’immigration importante
L’histoire des migrations est aussi vieille est partie d’Europe de l’Est et cen-
que celle de l’humanité. À l’époque de trale, suite à la dislocation de l’Empire
la préhistoire, les frontières n’existent austro-hongrois. Russes, Polonais,
pas. Le peuplement de la planète n’est Autrichiens, Allemands ont alors immi-
donc qu’une longue histoire de dias- gré en masse. À cela s’ajoutent les trois
poras qui a débuté il y a deux millions grandes diasporas politiques que furent
d’années. l’exil forcé des Juifs, des Arméniens et
La sédentarisation du néolithique a des Russes « blancs ».
certes installé certaines populations À partir de la Seconde Guerre mon-
aux quatre coins de la planète de façon diale se produit un « renversement
stable (les Aborigènes en Australie, des lux migratoires », (expression due
les Amérindiens en Amérique), mais à Alfred Sauvy). Les lux migratoires
dans chaque continent, l’histoire a été ne vont plus partir du Nord, mais
marquée par diverses formes d’immi- des pays du Sud. Les mouvements
gration (colonisation, invasions, escla- de population vont des pays pauvres
vage, migrations). L’histoire de ces ou en voie de développement vers les
antiques mouvements de population pays riches. Les grands axes de départ
de l’Afrique, de l’Amérique, vue par vont de l’Amérique du Sud, vers le
les autochtones comme des « invasions Nord ; des pays d’Afrique du Nord vers
barbares », ne fait que débuter. l’Europe. Souvent les voies d’immigra-
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tion épousent les histoires coloniales.


Les grandes migrations de l’époque Les migrants des anciennes colonies
contemporaine français (Algérie, Maroc, Afrique
La période qui court de 1850 aux noire) viennent s’installer en France.
années 1930 fut une époque de très L’Angleterre reçoit une forte immigra-
grandes migrations internationales. tion d’Inde ; les Turcs vont s’installer
Quarante millions de personnes plutôt en Allemagne.
ont alors quitté l’Europe pour les Depuis une trentaine d’années, les
Amériques (du Nord et du Sud). nouveaux courants migratoires sont en
La « ruée vers l’or » a entraîné des train de se réorganiser. En 2013, il y a
millions de pauvres vers la Californie, près d’un milliard de migrants dans le
puis ce furent les grandes villes amé- monde. Un quart (240 millions) ont
ricaines, New York, Boston, Chicago quitté leur pays pour un autre. Les trois
qui se sont gonlées, essentiellement quarts (740 millions) sont des migrants
sous l'efet des migrations. Les pays de l’intérieur. Ils ont quitté une région
d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, pour une autre (en général la campagne
Uruguay) furent aussi une terre d’élec- pour la ville).
tion pour les immigrés d’Europe du La migration internationale n’est plus
Sud (Italie, Espagne), et d’Europe du massivement une migration des pays du
Nord (Allemagne, Russie, Empire Sud vers le Nord, (130 millions), mais
austro-hongrois). désormais presqu’autant du Sud vers
Une autre grande vague d’immigration le Sud : d’un pays d’Afrique à l’autre,
en provenance d’Italie, d’Espagne, de d’une région d’Asie à ou une autre. Ce
Belgique va se diriger vers la France. bouleversement des lux migratoires
Enin, au xixe siècle, on assiste aussi à est une donne historique nouvelle. En
de grands mouvements de populations 2005, l’Europe reste le premier conti-
provenant d’Inde vers l’empire britan- nent d’accueil de migrants internatio-
nique ou de Chine vers l’Amérique. naux (34 %), suivie par l’Asie (28 %),

220
M

l’Amérique du Nord (23 %), l’Afrique Contrairement à ce que l’on imagine


(9 %) et enin l’Amérique latine-Ca- souvent, ce ne sont pas les personnes les
raïbes (4 %). plus pauvres qui entreprennent de mi-
grer. Car, comme le rappelle la politiste
Pourquoi migre-t-on ? Catherine Wihtol de Wenden : « pour
On a longtemps classé les migrants en partir, il faut de l’information, des ré-
trois groupes principaux : seaux, un pécule » (La Globalisation hu-
L’immigration de pauvreté : celle des maine, 2009). Des frontières ouvertes
gens qui viennent chercher une vie peuvent également aider. Au sein des
meilleure dans un pays plus riche. pays riches, si ouverture il y a, c’est le
C’est le cas par exemple des Mexicains plus souvent au proit d’une élite très
qui passent la frontière clandestine- qualiiée de migrants, devenue la cible
ment pour venir chercher fortune aux privilégiée des politiques d’« immigra-
États-Unis. tion choisie ». Ce type de politiques
L’immigration des réfugiés politiques s’est généralisé en Europe, autour de
fuyant les persécutions ou la guerre dispositifs aussi divers que la « Green
dans leur pays. Ce fut le cas des Boat Card » allemande (2005) ou encore de
People du Vietnam dans les années la « Carte bleue européenne » (2007).
1980, de nombreux réfugiés africains
qui fuyaient les conlits ethniques dans Le nouveau visage des migrants
leur pays dans les années 1990. Les politiques migratoires ont changé
L’immigration des élites est celle des depuis une génération. Il était souvent
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étudiants, chercheurs, cadres d’entre- diicile de sortir des pays autoritaires


prise. Dans un contexte de révolution qui retenaient leur population et il était
technologique, l’exode des cerveaux plus facile d’entrer dans des pays à la re-
(brain drain) a concerné en 2000 plus cherche de main-d’œuvre. Désormais,
d’un quart des migrations internatio- le rapport s’est inversé : avec la chute du
nales, soit près de 59 millions de per- mur de Berlin, l’ouverture de la Chine
sonnes, une augmentation de près d’un et la généralisation des passeports dans
tiers en dix ans. Il bénéicie surtout aux les pays du Sud, le droit de sortie s’est
États-Unis, à l’Australie et au Canada. généralisé. Le droit d’entrée, lui, est
La migration de ces diplômés du supé- plus restrictif dans les pays où le chô-
rieur vers des régions plus attractives en mage sévit. D’où la tragédie de nom-
matière de perspectives professionnelles breux migrants qui doivent traverser
et personnelles se fait majoritairement des frontières et régions dans la clan-
au départ de pays de l’Est (Ukraine, destinité en subissant les conditions des
Russie, Europe centrale et orientale) et réseaux de passeurs, et se retrouvent
du Sud (Maghreb, Proche et Moyen- pendant de longues années dans des
Orient, Afrique subsaharienne, Inde, camps de transit ou en situation de
Chine, Corée du Sud, Amérique sans papiers.
latine). Les professionnels de la santé Beaucoup de migrants viennent aussi
occupent une part non négligeable de s’entasser dans des bidonvilles, fave-
cette « diaspora de la connaissance » au las, cités… situés aux périphéries des
sein des pays riches et vieillissants grandes villes. Doug Sanders qui a
Cette classiication est devenue moins mené une grande enquête internatio-
claire aujourd’hui, les frontières entre nale sur ces « migrants qui changent le
réfugiés politiques et immigration éco- monde » (2012) voit dans ces habitats
nomique pas toujours facile à identiier. précaires des villes-tremplins qui vont
L’existence de lux de réfugiés « clima- servir à certains de passage vers l’inté-
tiques » est très discutée. gration progressive au sein des classes

221
Notions et concepts

populaires ou des classes moyennes des pologues s’intéressent au phénomène


pays d’accueil. Le transfert d’argent d’« acculturation ».
vers les pays d’origine est également
un élément fondamental de l’immigra- La sociologie de l’immigration en
tion contemporaine. Le montant des France
sommes envoyés par les migrants à leur En France, les études sur ce thème sont
famille resté au pays dépasse de loin les beaucoup plus tardives. La France est
montant de l’aide internationale aux pourtant une vieille terre d’immigra-
pays en développement. tion (G. Noiriel, Le Creuset français.
Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle,
sociologie de l’immigration 1988). Et même si les immigrés étaient
La sociologie de l’immigration est née originaires d’Europe (Italie, Pologne,
à Chicago au début du xxe siècle. Le Belgique), l’intégration n’a pas été tou-
lieu était propice. Entre 1850 et 1910, jours facile ni exempte de conlit et de
Chicago était passée de la petite bour- racisme. Mais, en deux générations, il
gade à une métropole de deux millions semble que la machine intégratrice ait
d’habitants. Chaque jour, des trains joué son rôle (par l’école, le travail et
entiers venaient gonler les rangs d’im- le mariage).
migrants venant de Pologne, d’Alle- C’est à partir des années 1960 et 1970
magne, d’Ukraine, d’Italie, d’Irlande, que s’opère un tournant majeur dans
de Russie. l’origine géographique des migrants.
William homas et Florian Znaniecki Les Algériens, auxquels viennent
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ont décrit dans une étude classique s’ajouter les Marocains et les Tunisiens,
le parcours des migrants polonais forment alors, avec les Portugais, les
(Le Paysan polonais en Europe et en nationalités les plus représentées. Ces
Amérique : récit de vie d’un migrant), immigrés vont travailler dans le secteur
un énorme ouvrage en 5 volumes dont industriel (la plupart comme ouvriers
les premiers paraissent en 1918. Cette ou manœuvres). Ils vivent le plus sou-
étude pionnière décrit tout le cycle de vent dans des bidonvilles, cités de tran-
l’immigration. Les premiers volumes sit, des HLM et des grands ensembles
sont consacrés à la situation initiale : la construits pendant cette période.
famille paysanne, le système social, la Les études pionnières d’Abdelmalek
vie économique en Pologne. La suite Sayad sur l’immigration maghrébine
décrit la « désorganisation des groupes se centrent sur la condition du travail-
primaires » (famille, communauté de leur immigré, solitaire et réduit à son
travail), conduisant certains à quitter travail. « Qu’est-ce qu’un immigré ?
leur pays. Enin vient la phase d’ins- Un immigré, c’est essentiellement une
tallation en Amérique qui est marquée force de travail, et une force de travail
par la reconstitution de communautés, provisoire, temporaire, en transit. »
mais aussi leur désorganisation sociale : (A. Sayad, L’Immigration ou les para-
misère, déstabilisation familiale, et par- doxes de l’altérité, 1991). À l’époque,
fois délinquance. La dynamique d’en- le stéréotype de l’immigré est l’ouvrier
semble forme une trame générale sur spécialisé algérien vivant souvent seul
laquelle se tissent des destins singuliers. sans autre existence sociale ou poli-
Dans les études de l’école de Chicago, tique. Il ne fait pas parler de lui.
les grands thèmes liés à l’immigra- Puis, à partir des années 1970, les
tion sont déjà là : les communautés conditions changent. Les politiques
ethniques regroupées en ghettos, la d’immigration connaissent un coup de
désagrégation sociale et la déviance, frein au moment où débute la crise éco-
le racisme. De leur côté, les anthro- nomique. Avec le chômage de masse, la

222
M

délinquance dans les « cités », les dii- MinoritÉ


cultés d’intégration scolaire et profes-
sionnelle des « immigrés de deuxième Les Kurdes en Turquie, les Turcs en
génération », l’immigration devient Allemagne, les Lapons en Suède, les
un « problème social ». Le racisme se Aïnous au Japon… Une minorité dé-
transforme en thème politique avec la signe, au sens large, un groupe humain
montée du Front national. englobé dans une collectivité plus im-
C’est à cette époque que l’immigration portante. La catégorie de « minorité »
devient un sujet d’étude spéciique et est tout à fait relative, toujours suscep-
qu’explosent les recherches sur l’immi- tible de se déplacer, car elle dépend du
gration : les inégalités dans le travail, contexte et du point de vue emprunté.
le logement, la scolarisation, la crimi- Ainsi les Tutsis ont été pendant des
nalité, etc. Ce sont essentiellement les décennies une minorité numérique au
diférentes formes de la ségrégation Rwanda, mais détenaient le pouvoir
sociale et économique qui interpellent par rapport à la majorité hutu. Toutes
les chercheurs. les communautés politiques organisées
Un tournant se produit dans les années se trouvent, de près ou de loin, confron-
1990. Les thèmes de l’interculturel, des tées à la question des minorités. L’enjeu
relations interethniques, du multicul- fondamental soulevé par l’existence de
turalisme, de l’identité deviennent le minorités est celui du degré d’hétérogé-
cœur des recherches. Un autre sujet de néité culturelle et sociale qu’une nation
prédilection est celui des quartiers dits ou une société peuvent accepter en leur
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« sensibles ». L’immigration était vue sein. En amont, la notion de minorité


jusque-là sous l’angle des inégalités, on renvoie donc à une problématique
la perçoit désormais plus sous l’angle des qui est celle de la construction sociale
diférences. Elle était un problème éco- de l’identité collective et du rapport à
nomique et social, elle apparaît de plus l’altérité : quelle image la collectivité
en plus comme un problème culturel. se fait-elle d’elle-même ? Comment
Parallèlement, les recherches se diver- assure-t-elle une cohésion sociale et
siient. De nouveaux champs d’étude culturelle interne ?
sont explorés : ceux de l’immigration Les populations en situation mino-
asiatique, africaine, roumaine, celle ritaire ou considérées comme mi-
des « sans-papiers ». La multiplication noritaires sont innombrables : les
des travaux fait exploser la thématique peuples traditionnels (Amérindiens,
univoque. Ce qui apparaît alors plus Aborigènes, Kanaks…), les minorités
clairement est la diversité des itinéraires ethniques, immigrées, religieuses, lin-
et des modes d’insertion (scolaire ou guistiques et, plus récemment, celles
professionnelle) selon les communau- revendiquant des particularismes phy-
tés ethniques. De même, à l’intérieur siques, d’âge ou de mœurs (pratiques
des communautés, on constate que culturelles, orientations sexuelles, etc.).
les trajectoires sociales (selon les sexes
ou les individus à l’égard de l’école, Histoire des minorités
du travail…) peuvent suivre des voies Historiquement, le terme « minorités »
multiples. (employé au pluriel) a pourtant long-
Depuis les années 2000, la sociologie temps été utilisé pour désigner plus
de l’immigration s’est aussi beaucoup spéciiquement un peuple (déini en
intéressée aux biographies de migrants, référence à l’ethnie et/ou à la langue ou
aux réseaux d’immigration ainsi qu’aux à la religion) inclus dans un État com-
zones de transit où sont parqués des portant une nation dominante. Dans
migrants en situation irrégulière. les sociétés antérieures à l’État-nation

223
Notions et concepts

moderne, les minorités furent sujettes fait référence à la question du droit des
à l’arbitraire du pouvoir central. La minorités (notamment à l’autodétermi-
« politique des minorités » a principa- nation) et de leur protection juridique.
lement consisté à diviser pour mieux
régner et à subordonner les minorités démocratie et multiculturalisme
en imposant l’allégeance au groupe Même en régime démocratique, où se
dominant. Un régime de protection pose avec une vigueur nouvelle la ques-
pouvait leur ofrir quelques garanties tion du pluralisme culturel, la notion
tout en les tenant dans un rang infé- de minorité n’a pas le même sens selon
rieur. Mais, en raison même de leurs le contexte national. Aux États-Unis
diférences, les minorités, notamment par exemple, terre supposée du melting
celles rassemblées et concentrées en pot, l’adoption d’un modèle majoritaire
milieu urbain (ghettos), furent souvent (à travers l’adoption de l’american way
objet de racisme (ou d’antisémitisme) ; of life) devait théoriquement permettre
elles irent aussi parfois oice de bouc l’assimilation progressive des diférentes
émissaire, avec transfert de violence minorités. Pourtant, c’est d’abord en
(exemples des pogroms contre les Amérique du Nord (Canada et États-
Juifs). Dans les empires multinationaux Unis) qu’on a vu s’élargir la catégorie de
(romain, turc, austro-hongrois ou russe « minorités » puisque d’innombrables
par exemple), un statut paradoxal (des groupes aichant des diférences phy-
sujets de seconde zone) était réservé siques ou culturelles et un mode de vie
aux populations dites « allogènes », particulier (homosexuels, obèses, han-
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souvent situées en périphérie, sur les dicapés, etc.) se revendiquent désor-


« marches » de l’empire. mais eux aussi comme minoritaires, ré-
Dans le monde occidental, les phé- clament d’être reconnus comme tels et
nomènes d’oppression organisée des militent pour la défense de leurs droits.
minorités ont largement coïncidé avec C’est dans ce contexte qu’a émergé la
la naissance des États-nations. La ques- doctrine du multiculturalisme et que
tion des minorités au sein des États- des politiques du traitement des difé-
nations renvoie aussi notamment au rences culturelles (système des quotas,
« principe des nationalités », mis en discrimination positive, etc.) se sont
œuvre en particulier au xixe siècle et mises en place. À l’inverse, le modèle
qui préconise la coïncidence de l’eth- républicain universaliste français a
nie et de l’État. En vertu de ce prin- longtemps ignoré les revendications
cipe, l’Empire austro-hongrois fut par identitaires des minorités, car il ne
exemple démantelé en 1919. Les opé- reconnaît que des individus citoyens.
rations de transferts de populations, Par ailleurs, dans les États prônant la
comme entre l’Inde et le Pakistan en laïcité, c’est-à-dire mettant en œuvre
1947, visèrent aussi à faire coïncider, un principe de séparation de la société
avec un succès très mitigé, les commu- civile et de la société religieuse, la ques-
nautés ethniques avec l’État. Le décou- tion des minorités religieuses et de leur
page étatique partage et contraint des visibilité dans l’espace public n’a pas
populations qui sont rassemblées par disparu pour autant.
des liens communautaires et culturels.
Le mauvais ajustement des frontières
politiques et de la carte des minorités MoBiLitÉ GÉoGraPHiQUe
demeure une source permanente de
revendications, de conlits et de dés- La mobilité géographique concerne
tabilisations géopolitiques. Dans ce principalement les transports, les
contexte, le « problème des minorités » voyages et les déménagements. On

224
M

réserve le terme « migration » pour les ces dernières années (R. Duhautois,
déplacements d’un pays à l’autre. H. Petit, D. Remillon, La Mobilité
Quantitativement, elle a connu une professionnelle, 2012 et C. Négroni,
explosion du fait de : Reconversion professionnelle volontaire.
– l’augmentation continue des trans- Changer d’emploi, changer de vie. Un
ports quotidiens (due à l’éloignement regard sociologique sur les bifurcations,
entre lieu de vie et de travail) – l’aug- 2007).
mentation du tourisme
– l’augmentation des déménagements.
Cette mobilité accrue se mesure en km MoBiLitÉ sociaLe
parcourus : 14 300 km, c’est la distance
parcourue en moyenne par personne, Le rêve américain est celui de l’ascen-
chaque année, en France (contre envi- sion sociale. Parti de rien, un individu
ron 9 000 au début des années 1980). parvient au sommet de la hiérarchie
C’est un peu plus que la moyenne eu- sociale. Le modèle en est l’histoire du
ropéenne, mais près de deux fois moins magnat des afaires dans le ilm Citizen
qu’aux États-Unis. Les cadres, et dans Kane d’Orson Welles (1941). L’idéal
une moindre mesure les employés, par- du self made man n’est pas qu’un mythe
courent les distances les plus longues, mobilisateur, c’est aussi une réalité
mais celles des ouvriers progressent dont la société américaine peut ofrir de
plus vite et s’en approchent. Les étu- nombreux exemples. En cela, la société
diants et les retraités se déplacent un démocratique s’oppose aux sociétés à
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peu plus souvent et sur des distances ordres ou castes, dans lesquelles l’accès
plus longues. à telle position sociale est strictement
déterminé par le rang de naissance.
La déinition sociologique de la mobi-
MoBiLitÉ ProFessionneLLe lité sociale est inséparable des instru-
ments statistiques qui permettent de
La mobilité professionnelle désigne l’étudier.
tous les changements intervenus dans Les études statistiques s’appuient
la situation d’un individu vis-à-vis de depuis Karl Pearson (1857-1936) sur
l’emploi. Il peut s’agir d’un changement l’exploitation des « tables de mobilité »,
d’entreprise (mobilité d’entreprise), de groupant les individus d’une popu-
métier (mobilité socio-professionnelle). lation selon leur profession en début
On parle de mobilité d’emploi pour et en in de carrière (il s’agit alors de
désigner le passage du statut de chô- « mobilité professionnelle »). La mobi-
meur ou d’inactif vers un emploi (ou lité sociale proprement dite compare la
l’inverse). La mobilité interne concerne profession du père et celle du ils.
un changement de statut ou de salaire Mais qu’en est-il exactement de la réa-
au sein d’une même entreprise. lité statistique du brassage social opéré
Deux tendances dans la mobilité dans les sociétés modernes ? C’est ce
professionnelle sont à considérer : la que les sociologues et les démographes
mobilité forcée due aux licenciements ont tenté de repérer à partir de très
ou restructurations d’entreprise et une nombreuses études.
mobilité volontaire due à des choix de
vie. L’apport de la sociologie américaine
Ces deux tendances (qui se combinent Les premières grandes études de mobi-
parfois : on peut proiter d’une licen- lité proviennent des États-Unis.
ciement pour « changer de vie » et réa- Pitirim Sorokin, sociologue américain
liser un vieux rêve) se sont renforcées d’origine russe, a entrepris, dans Social

225
Notions et concepts

and Cultural Mobility (1927), d’étudier d’études démographiques (Ined) ou


la mobilité sociale dans diférentes aires l’Institut national de la statistique et des
culturelles, couvrant même la Rome et la études économiques (Insee) d’une part,
Chine antique. Il présente les premières et les théories sociologiques de l’autre.
grandes études empiriques de mobilité
aux États-Unis. Sa conclusion majeure : Les études françaises
les opportunités d’ascension sociale aux L’ensemble des études françaises est
États-Unis sont beaucoup moins impor- marqué par deux caractéristiques prin-
tantes que ne le laisse suggérer l’idéolo- cipales : l’importance accordée au rôle
gie fondatrice de l’Amérique. de l’école et la dénégation de l’idée de
Vingt ans plus tard, Seymour M. Lipset mobilité.
et Reinhard Bendix réalisent la plus Le souci de mesurer l’impact réel de
célèbre et sans doute la plus impor- l’école dans le processus de mobilité est
tante étude internationale sur la mobi- très présent dans les grandes enquêtes
lité. Dans Social Mobility in Industrial réalisées par l’Ined et l’Insee des années
Society (1959), les chercheurs ont 1950 aux années 1970. L’idéologie
comparé la situation dans neuf grands méritocratique de l’école française a
pays industrialisés : Grande-Bretagne, inluencé directement – pour souli-
France, Allemagne, Suisse, Suède, gner les efets positifs de l’école ou, au
Japon, Danemark, Italie et États-Unis. contraire, sa fonction de « reproduction
Contrairement à leurs attentes, les au- sociale » – les études sur la mobilité.
teurs découvrent que la mobilité n’est Comme le remarque Charles-Henry
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pas plus importante aux États-Unis Cuin (Les Sociologues et la mobilité


qu’ailleurs. D’autre part, dans tous ces sociale, 1993), la sociologie française
pays, l’importance de la mobilité n’est s’est distinguée par sa capacité de rejet
pas signiicativement diférente. Le pas- ou d’occultation des phénomènes de
sage des ouvriers ou « cols bleus » (blue mobilité. Largement inluencés par
collars) aux « cols blancs » (techniciens, l’optique marxiste ou structuralo-
cadres, employés…) varie dans une marxiste, les sociologues de la strati-
fourchette de 27 à 31 % selon les cas ication sociale, ou ceux de l’école, se
(30 % aux États-Unis). sont attachés à nier ou minimiser les
Peter Blau et Otis D. Duncan font, phénomènes de mobilité. Parmi les
dix ans après, une vaste synthèse sur la études les plus célèbres, on peut citer
mobilité aux États-Unis (he American des auteurs comme Nicos Poulantzas
Occupational Structure, 1967). Leur (Les Classes sociales dans le capitalisme
principale conclusion est double. d’aujourd’hui, 1974), Pierre Bourdieu
D’une part, si on constate une réelle et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers,
mobilité aux États-Unis, cette mobi- 1964 ; La Reproduction, 1970),
lité s’efectue surtout entre catégories Christian Baudelot et Roger Establet
sociales proches (entre ouvriers et em- (L’École capitaliste en France, 1971).
ployés, techniciens et ingénieurs…). Paradoxalement, même un sociologue
D’autre part, cette mobilité est surtout comme Raymond Boudon, qui s’ins-
due à une transformation de la struc- crit dans une iliation libérale, a voulu
ture sociale, qui fait que le nombre de montrer dans une optique individua-
cols blancs a progressé de façon plus liste les raisons de L’Inégalité des chances
rapide que les « cols bleus ». (1973) et non celles de la mobilité.
En France, les études de mobilité Les travaux récents font apparaître
peuvent être classées en deux grandes les limites de la mobilité et des poli-
catégories : les grandes enquêtes empi- tiques volontaristes, notamment dans
riques menées par l’Institut national le domaine éducatif. De plus en plus

226
M

nombreux, alors que l’activité ralentit, La partie la plus importante de la mo-


les diplômés peinent davantage à trou- bilité échappe cependant à ce détermi-
ver la position que leur niveau scolaire nisme de structure : 60 % de la mobi-
leur permettait d’espérer. À tel point lité sociale est due à une réelle luidité
qu’aujourd’hui, des sociologues comme entre catégories sociales (c’est-à-dire
Marie Duru-Bellat (Sociologie du sys- indépendante de la transformation des
tème éducatif, 2009) se demandent catégories sociales).
s’il faut poursuivre l’inlation scolaire, L’essentiel de la mobilité s’efectue entre
c’est-à-dire l’encouragement à la pro- catégories sociales proches. Il est rare
longation des études, étant donné qu’il qu’un enfant issu des milieux popu-
n’y aura pas, dans le contexte actuel, laires atteigne les hautes sphères de l’in-
d’emplois qualiiés pour tout le monde. telligentsia ou de la grande bourgeoisie.
Cela d’autant plus qu’à diplôme égal, Plus souvent, le ils d’ouvrier deviendra
des diférences entre groupes sociaux membre des classes moyennes.
persistent. Pierre Merle parle de « dé- Jusque dans les années 1980, il exis-
mocratisation ségrégative » : à niveau de tait aussi peu de relux dans l’échelle
diplôme identique, les enfants des caté- sociale. À cela, deux raisons massives.
gories favorisées (cadres, enseignants, D’une part, l’évolution de la structure
professions libérales…) connaissent sociale avait joué jusqu’à présent en
presque toujours des trajectoires pro- faveur de l’élévation générale des sta-
fessionnelles plus favorables. tuts. D’autre part, l’immigration avait
installé des étrangers aux postes les
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Un bilan global plus bas de l’échelle sociale, permettant


Des résultats généraux ont été déga- ainsi l’ascension des enfants des classes
gés de ces études, menées depuis de populaires déjà présents avant eux.
nombreuses années dans plusieurs pays Depuis le début des années 2000 le
occidentaux. « déclassement social » est devenu une
On constate tout d’abord qu’il existe réalité. Le déclassement va à l’encontre
bien une circulation entre les groupes d’une longue histoire de la modernité
sociaux, au moins depuis l’après- où lorsqu’on parlait mobilité sociale,
guerre, période qui voit les premières il s’agissait implicitement de mobilité
grandes enquêtes. ascendante. Il était admis que le but de
Une partie de cette mobilité est due à la chacun était de grimper dans l’échelle
transformation des structures sociales sociale au cours de sa vie et que les
elles-mêmes. Le simple fait que, en enfants devaient avoir une situation
France, les agriculteurs soient passés de meilleure que celle de leur parent. Ce
30 % de la population active dans les n’est plus forcément le cas.
années 1940 à 4 % au seuil des années Dans Le Déclassement (2009), le socio-
2000 oblige les enfants d’agriculteurs à logue Camille Peugny note que les
quitter la terre pour accéder à d’autres « mobiles descendants » représentent
fonctions. Il en va de même pour les en France désormais un quart des
ouvriers dont le nombre a diminué 35-39 ans, (contre 18 % il y a vingt
depuis l’après-guerre. Et comme entre- ans). L’ascenseur social prend donc
temps le nombre de cadres et de profes- parfois la direction du bas…
sions intermédiaires (classes moyennes)
a augmenté, il y a donc eu un transfert rêves et névroses de l’ascension
structurel vers les catégories plus éle- sociale
vées dans l’échelle sociale. Ce transfert La mobilité sociale n’est pas qu’une
a été estimé à environ 40 % de la mobi- afaire statistique. Ce sont d’abord des
lité sociale totale. récits de vie, des trajectoires person-

227
Notions et concepts

nelles vécues dans l’espoir de réussite et phénomène de « névrose de classe ».


parfois dans la douleur. Cette névrose est un complexe person-
L’ascension sociale fut un des thèmes de nel (culpabilité, honte) qui apparaît
prédilection de la littérature d’appren- lorsqu’un individu est psychologique-
tissage au xixe siècle. Le Rastignac du ment tiraillé entre son milieu d’origine
Père Goriot (Honoré de Balzac, 1834) et son nouveau groupe d’appartenance.
fournit le prototype du jeune provin- C’est le cas par exemple de François, il
cial pétri d’ambition, aux prises avec d’ouvrier, communiste, élevé dans la
son rêve de réussite sociale. Plus près haine du bourgeois. Il deviendra poly-
de nous, Georges Perec avait su resti- technicien, épousera une bourgeoise et
tuer, dans Les Choses (1965), l’univers fera élever ses enfants par sa belle-fa-
mental de « petits-bourgeois » placés au mille dans l’esprit d’une « bonne édu-
milieu de l’échelle sociale, à égale dis- cation ». Toute sa vie, il sera « déchiré
tance entre un milieu populaire d’ori- de l’intérieur par ce conlit qui est la
gine dont ils cherchent à se distinguer traduction au niveau psychologique des
et une élite sociale qu’ils admirent et à rapports de domination entre les deux
laquelle ils cherchent à ressembler. classes » (V. de Gaulejac, La Névrose de
La trajectoire sociale d’ascension classe, 1987).
d’individus qui quittent leur milieu Ces études montrent au inal deux
d’origine a fait l’objet de nombreuses choses essentielles. Si la mobilité est
recherches, à travers la démarche des donc bien une réalité dans nos socié-
histoires de vie. tés, elle n’entraîne pas toujours, chez les
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La conduite des personnes en quête heureux élus, la satisfaction espérée…


d’ascension sociale a été analysée pour
la première fois par le psychosociologue
américain Herbert H. Hyman (« he ModÈLe
Psychology of Status », Archives of
Psychology, n° 269, 1942). Constatant Un modèle est à la réalité ce qu’une
la volonté de nombreuses personnes carte de géographie est au paysage réel.
de quitter leur milieu d’appartenance Du point de vue descriptif, il présente
pour atteindre un nouveau statut, il sous forme d’un schéma simpliié les
propose de distinguer le groupe d’ap- traits saillants d’une réalité en élimi-
partenance (in-group) d’un individu et nant les détails « inutiles ». Mais le
son groupe de référence (out-group), modèle va plus loin. Il possède une
c’est-à-dire celui auquel il cherche à fonction explicative en montrant les
s’identiier. Le sociologue Robert K. relations qui unissent les éléments d’un
Merton reprendra cette distinction système.
en y ajoutant celle de « socialisation L’usage des modèles est fréquent en
anticipatrice » (Éléments de théorie et de sciences humaines. Ils sont utilisés en
méthode sociologique, 1949). La sociali- économie pour décrire le fonctionne-
sation anticipatrice correspond au pro- ment des marchés (modèles du mar-
cessus par lequel un individu intériorise ché concurrentiel, oligopolistiques,
les valeurs d’un groupe de référence et modèles économétriques), en sociolo-
cherche à s’identiier à lui. On constate gie (idéal-type, modèle de décision),
par exemple que le jeune homme qui en géographie (modèle de l’espace
aspire à devenir écrivain ou cadre tend urbain), en histoire (modèle de société
à adopter les codes de conduite du féodale).
groupe auquel il aspire bien avant d’y Dans certains cas, la notion de modèle
être réellement intégré. renvoie simplement à une représenta-
Vincent de Gaulejac s’est intéressé au tion schématique, souvent sous forme

228
M

visuelle. Dans d’autres cas, le modèle Une première période est celle de la
(par exemple en démographie et en conquête des libertés politiques et
économie) permet de simuler le fonc- économiques, celle où l’Église, les
tionnement d’un système et de prévoir monarchies absolues et les pouvoirs
son comportement. traditionnels desserrent leur étreinte
sur la société. Survient ensuite, vers la
seconde moitié du xixe siècle, une crise
ModernitÉ de la modernité. Crise économique,
sociale, idéologique qui afecte les fon-
On s’accorde à identiier la modernité dements de la société libérale. À partir
avec la période historique qui s’ouvre de cette époque se mettent en place de
en Occident avec la Renaissance. nouvelles institutions d’encadrement
Cette ère nouvelle est marquée par des et de resocialisation de l’individu des-
transformations de grande ampleur qui tinées à « réinsérer l’individu dans un
ont afecté à la fois les structures so- nouvel ordre social ». L’école, l’asile,
ciales (urbanisation, naissance du capi- l’usine, la prison, la famille, l’État pro-
talisme), les modes de vie et les valeurs vidence, etc., autant d’institutions qui
(individualisme, avènement des libertés forment le tissu d’une seconde moder-
publiques, égalité des droits), les idées nité que P. Wagner nomme « moder-
(essor de la pensée rationnelle, des nité organisée ». Michel Foucault
sciences) et la politique (démocratisa- décrira ces institutions comme de
tion). La raison, l’individu, le progrès, nouveaux dispositifs d’enfermement.
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l’égalité, la liberté : tels seraient donc les Il y a donc eu, selon P. Wagner, une
mots clés de la modernité. ambivalence de la modernité où « li-
Pour les sociologues, la modernité berté et discipline » se conjuguent et
correspond à un basculement sociétal s’enchevêtrent.
majeur fondé sur l’opposition société Loin d’être un mouvement de libéra-
traditionnelle/société moderne. La so- tion uniforme, la modernité a donc
ciété occidentale s’afranchit du poids connu plusieurs étapes et phases d’orga-
des structures sociales anciennes (qua- nisation et de désorganisation sociales,
liiées de traditionnelles). Max Weber qu’une sociologie historique doit retra-
voit dans la rationalisation des activités cer dans le détail pour comprendre les
humaines le trait dominant de la mo- mouvements contradictoires des liber-
dernité. Tous les domaines de l’activité tés. À cette seconde modernité, certains
sociale (l’économie, le droit, la science, sociologues font succéder une nouvelle
les arts) se dégagent de l’emprise de phase historique : la « modernité tar-
la tradition pour suivre leur propre dive » qui, depuis les années 1960,
logique. est marquée par la libéralisation des
mœurs et un nouvel individualisme.
Les trois phases de la modernité
La modernité a souvent été vue comme de la modernité à la postmodernité
un mouvement uniforme et continu Pour les théoriciens de la postmo-
de dissolution des structures tradition- dernité (notamment Jean-François
nelles, aboutissant à l’essor de l’indivi- Lyotard), les sociétés occidentales
dualisme, de la liberté, de l’égalité. sont entrées dans une nouvelle phase
Le sociologue Peter Wagner a cepen- historique à partir des années 1980.
dant proposé de distinguer, en matière Le « grand récit » de la marche impla-
de libertés, deux grandes périodes de la cable du progrès s’épuise. L’idée que
modernité (Liberté et discipline, les deux le développement est identiié au pro-
crises de la modernité, 1996). grès perd de sa consistance. On ne

229
Notions et concepts

croit plus que la raison, la science et la balization en anglais) s’est imposé jus-
technique mettront in aux croyances, tement au seuil des années 1990 pour
aux superstitions, à la religion. Les désigner trois phénomènes majeurs :
grandes idéologies libératrices (utopie – L’interdépendance économique liée
politique, idéologie du progrès, éman- à l’essor de irmes multinationales
cipation du sujet, etc.) s’efacent. La (comme Nike, Coca Cola, Nissan
« condition postmoderne » marquerait ou Apple), des productions transna-
une rupture historique par rapport à la tionales comme les produits textiles,
« modernité ». l’électronique ou certaines denrée ali-
mentaires qui traversent les océans via
des gigantesques containers (P. Rivoli,
MondiaLisation Les Aventures d’un tee shirt dans l’écono-
mie mondialisée, 2007 ou M. Levinson,
En 2008, le symbole de la mondialisa- he Box, Comment le conteneur a changé
tion triomphante fut peut-être l’orga- le monde, 2011), des accords commer-
nisation des Jeux olympiques de Pékin. ciaux internationaux développés dans
Non seulement toutes les nations le cadre du Gatt puis de l’OMC.
étaient réunies autour de mêmes com- – La globalisation inancière qui relie
pétitions sportives, mais les téléspecta- toutes les places inancières du monde
teurs ont pu voir alors des images de par la mise en place progressive aux
Pékin, ville moderne, avec des maga- cours des années 1980, d’un marché
sins et galeries marchandes semblables mondial des capitaux (D. Pilhon, Les
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à celles que l’on trouve dans les grandes Banques, acteurs de la Globalisation
capitales occidentales, et des passants inancière, 2006).
portant le même type de vêtements et – La création du réseau Internet, qu’on
arborant les mêmes téléphones por- appelait encore, au seuil des années
tables que partout ailleurs. Quelques 1990, les « autoroutes de l’informa-
jours seulement après la clôture des tion » (la première page « Web » voit le
Jeux, un autre événement de portée jour en 1990 justement).
mondiale allait secouer la planète. En L’efondrement de l’URSS à la in des
septembre  2008, la crise inancière années 1989 était un autre symbole de
qui avait débuté l’année précédente cette mondialisation en marche. C’est
sur le marché immobilier américain, la in de la guerre froide, mais aussi
allait se propager sur toutes les places l’ouverture du marché à la Russie et
inancières du monde : à la vitesse des au pays de l’Est. Dans les années 1990
réseaux électroniques qui relient toutes et 2000 le mouvement de mondialisa-
ces places de la planète… tion s’est accentué avec l’essor du com-
merce mondial, l’ouverture de la Chine
La mondialisation, qu’est ce que et la forte intégration d’autres pays
c’est ? émergents (Inde, Brésil, Afrique du
Dans un premier temps, la mondiali- sud, Russie) dans l’économie mondiale.
sation peut se déinir par l’uniication La mise en place d’un début de gouver-
partielle de la planète par l’économie, nance économique mondiale (instaura-
(des productions, du commerce, de la tion du G7 et G8, puis G20) partici-
inance) par les moyens de transport pant aussi du mouvement général.
et de communication dont le Web est
le symbole. L’idée de mondialisation Brève histoire de la mondialisation
suggère que nous vivons tous dans un Comment en est-on arrivé là ?
même monde uniié. Ou presque… Les historiens ont commencé à recons-
Le terme de « mondialisation » (ou glo- truire l’histoire de ce mouvement

230
M

de mondialisation de la planète qui massif de techniques (notamment de


s’est réalisé en sept étapes (J. Lévy, la Chine vers l’Occident), puis d’une
L’Invention du monde, 2008, L. Testot extermination ou mise en esclavage de
(dir.), Une Histoire du monde global, certaines populations amérindiennes
2011). ou africaines. La mondialisation, c’est
Les premières diasporas. On pourrait aussi cela.
faire remonter la mondialisation aux Impérialisme et « première mondialisa-
premières diasporas humaines qui, à tion ». Le xixe siècle est celui la mon-
partir du berceau africain, ont conquis tée des impérialismes européens. La
tous les continents. On a longtemps Grande Bretagne achève de conquérir
pensé qu’une fois installées les popu- le sous-continent indien et réalise un
lations sont restées coninées dans des Commonwealth qui couvre quatre
isolats, séparés les uns des autres. Ce continents. La France étend son empire
n’est qu’en partie vrai (ce fut le cas pour sur l’Afrique du Nord et l’Indochine.
aborigènes d’Australie ou pour les amé- La Belgique, l’Allemagne mènent aussi
rindiens avant les découvertes euro- une politique impériale active. Dans le
péennes). Mais, depuis très longtemps, même temps, les échanges commer-
il y a eu des échanges à l’intérieur de ciaux et inanciers s’intensiient entre
continents. Ainsi, le même proil des économies développées d’Europe et
Vénus de la préhistoire (petite statuette d’Amérique. Ces mouvements s’ac-
féminine) atteste de transferts culturels compagnent de vastes mouvements de
très ancien du Nord au Sud de l’Europe. migrations internationales. Suzanne
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De même on sait qu’à l’âge de bronze, Berger a appelé « la première mondia-


l’ambre et les métaux circulaient déjà lisation » la période qui va de 1870
de l’Europe au Moyen-Orient. à 1914, durant laquelle les échanges in-
Les premiers systèmes-mondes régionaux. ternationaux sont supérieurs à ce qu’ils
Puis durant l’Antiquité, les grands seront un demi-siècle plus tard.
empires ont réalisé des premières uni- Rétraction. De 1914 à 1944, les deux
ications régionales. Au premier siècle guerres mondiales et la grande crise
avant J.-C., Rome régnait sur le pour- vont entraîner un mouvement de
tour de la Méditerranée, la Chine avait rétractation des échanges mondiaux.
réussi son uniication continentale avec Rétractation liée aux guerres, mais
la fondation du premier empire en aussi aux politiques protectionnistes
-221. Un « système-monde » indien des États.
avait été réalisé sous la dynastie impé- Les deux blocs et les trois mondes. À par-
riale à partir de 322 avant J.-C. Ces tir de 1945, la mondialisation reprend
premiers systèmes-mondes seront mis sa marche. Un commerce mondial est
en contact pendant plusieurs siècles alors centré sur l’Europe, les États-Unis
pour former un système afro-euro-asia- et le Japon (la triade) auquel s’ajoute
tique via les routes de la soie. une division internationale du travail
Les grandes découvertes et conquêtes. À la entre le Nord et le Sud. La guerre froide
Renaissance, la première vraie « mon- et la division du monde en deux blocs
dialisation » débute, au sens strict de (capitaliste et socialiste) et un troisième
mise en connexion de tous les conti- monde (le tiers-monde) ixent le cadre
nents. La découverte des Amériques en de cette phase de la mondialisation.
1492, et le tour du monde par Magellan L’ère de la globalisation. Après 1990, on
en sont les symboles. Mais il ne faut pas entre dans la phase actuelle de mondia-
oublier que ces contacts se sont accom- lisation dont les traits principaux ont
pagnés d’un pillage systématique des été décrits au début de l’article : mon-
continents découverts, d’un transfert dialisation de l’économie (commerce,

231
Notions et concepts

production inance), des communi- l’uniformisation des cultures comme


cations (via notamment internet) et celle de leur diversiication, celles qui
ouverture des marchés émergents (dont mettent l’accent sur l’hybridation et
les ex-pays de l’Est et la Chine). le métissage, tout comme celles qui
Certains auteurs s’interrogent sur le insistent sur les replis identitaires et la
fait de savoir s’il s’agit d’une « occi- création de nouveauté sui generis. Tout
dentalisation » du monde ; d’autres, au est vrai : cela dépend simplement des
contraire, préfèrent parler d’asiatisa- phénomènes pris en considération. De
tion, montrant qu’il existe un processus même qu’elle conduit à plus de pauvre-
de montée en puissance de l’Asie. té et plus de richesse, la mondialisation
produit à la fois plus d’homogénéité et
Un monde en voie d’uniication plus de diversité. Vu de loin, les socié-
globale ? tés tendent à converger vers des modes
Oui et non, car il faut prendre la me- de vie similaires. Si l’on braque main-
sure exacte de ce processus. tenant le projecteur au cœur des villes
Économiquement, il y a une interdé- modernes, alors on voit grouiller la
pendance très forte du commerce, de diversité des espèces culturelles : les in-
la production (textile, électronique), tégristes religieux et les dandys cosmo-
dans une moindre mesure de l’éner- polites, les cuisines épicées et les fast-
gie (pétrole), de la consommation ali- foods, les musiques de tous genres, les
mentaire, (café, thé), mais aussi de la foyers de culture scientiique et le mar-
drogue… Financièrement, on constate ché lorissant de la nouvelle sorcellerie
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une interdépendance des bourses mon- (S. Latouche, L’Occidentalisation du


diales et des dettes souveraines, des monde, 2005 ; J.-L. Amselle, Logiques
capitaux,… L’existence de irmes mon- métisses, 1999 ; J. Tardif, J. Farchy, Les
dialisées (irmes globales) renforce le Enjeux de la mondialisation culturelle,
processus. 2006).
L’internationalisation des lux concerne
aussi les lux de population : touristes La in de la mondialisation ?
(la dysneylandisation du monde), les non, ses limites
migrants (voir article migrations). Depuis quelques années, historiens,
Une nouvelle géographie économique économistes et spécialistes des relations
mondiale se dessine qui s’articule au- internationales s’interrogent sur les li-
tour des mégapoles et de leurs satellites. mites de la mondialisation. 2030, la in
Selon les échelles concernées – locale, de la mondialisation : c’est en 2009 que
régionale, nationale, internationale – la paraît le livre d’H. Coutau-Bégarie,
mondialisation peut se lire diférem- qui annonce une crise systémique qui
ment. Certains la considèrent comme remettra en cause la mondialisation. Le
irréversible, d’autres non. Les uns y repli protectionniste sera-t-il la consé-
voient une extension redoutable du quence de la crise ?
système capitaliste à l’échelle mon- Jacques Sapir parle de son côté de
diale, les autres y lisent une occasion de « démondialisation » : désormais, sur le
redessiner les rapports de forces entre plan politique, les États et les nations
États et à l’intérieur des États, mais reprennent leurs droits et, sur le plan
chacun s’accorde à dire qu’elle remet économique, les marchés, que l’on
profondément en question les modèles croyait omniscients, accusent un cer-
économiques encore en valeur au siècle tain recul. Ce mouvement n’est pas
dernier. sans réveiller de vieilles peurs. Et si
En matière de mondialisation culturelle, cette démondialisation annonçait le
toutes les thèses sont justes : celle de retour au temps des guerres ?

232
M
Monnaie moyen d’échange commode qui per-
met de convertir n’importe quelle mar-
La monnaie, tout le monde croit savoir chandise en une autre. Elle est ensuite
ce que sait : le dollar, l’euro ou le yen. une réserve de valeur : elle permet de
Mais la monnaie, c’est aussi un lingot stockage des richesses (épargne).
d’or ou simple transfert électronique
d’un compte à un autre. Il ne faut pas héories économiques de la monnaie
confondre argent et monnaie. L’argent, Un grand débat a leu lieux parmi les
au sens courant, ce sont les billets et économistes au xxe siècle pour savoir si
pièces que l’on emploie pour les dé- la monnaie était « neutre » – un simple
penses courantes. Mais un chèque ou un outil utile à la régulation des échanges
paiement avec une carte de crédit repré- – ou au contraire un instrument d’ac-
sente aussi de la monnaie. Plus générale- tion, qui par le biais de la politique
ment, lorsqu’on fait un emprunt à une monétaire (la création d’argent) permet
banque pour payer un gros achat (une de dynamiser l’économie.
voiture), celle-ci crée de la monnaie. Pour le keynésianisme, la création
La monnaie, c’est donc l’ensemble monétaire par la banque centrale a une
des moyens de paiement. Au cours de grande vertu : elle permet de favoriser
l’histoire récente, la monnaie s’est donc le crédit et est donc un stimulant de
dématérialisée : passant de la monnaie l’économie.
métallique, à la monnaie scripturaire La théorie monétariste dont l’écono-
(chèque) et la monnaie électronique. miste Milton Friedman est le représen-
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tant principal a remis en cause la thèse


Quand est apparue la monnaie ? keynésienne. Pour le monétarisme,
La monnaie est née exactement en la création de monnaie par la banque
même temps et au même endroit que centrale est néfaste car elle contribue
la philosophie. Cela se passait en Grèce à l’inlation (du fait d’une mis en cir-
antique, vers 590-580 avant J.-C. C’est culation trop importante de la masse
là que les premières monnaies connues monétaire). L’inlation qu’ont connue
sont nées suite à un accord conclu entre les pays occidentaux durant les an-
les cités ioniennes de Milet et d’Éphèse nées 1970 et 1980, a donné du crédit
et le royaume de Lydie, (actuellement à la thèse monétariste. Pour stopper les
en Turquie) ain de créer un moyen de poussées inlationnistes, les économies
paiement commun. C’est ici au même développées ont dû mettre en place des
endroit que halès de Milet et ses amis politiques monétaristes, fondées sur la
inventèrent une nouvelle manière de restriction du crédit.
penser : la philosophie. Or, ce n’est
peut-être pas un hasard si halès (qui › Dette
était d’ailleurs un marchand fortuné)
était voisin du riche roi Crésus (roi de
la Lydie) : les grands centres culturels de MONÉTARISME
l’humanité ont toujours coïncidé avec
les hauts lieux du commerce et de la Doctrine économique associée au
puissance économique. nom de Milton Friedman. Opposé
au keynésianisme, qui considérait la
Les fonctions de la monnaie politique monétaire comme inei-
La monnaie a trois fonctions prin- cace, le monétarisme s’est développé à
cipales. C’est d’abord une unité de la in des années 1960. Il soutient une
compte qui sert à évaluer la valeur position « quantitative » : la quantité
d’un bien (son prix). Elle est ensuite un de monnaie en circulation a un efet

233
Notions et concepts

direct sur les prix ; trop de monnaie bien en soi n’existe pas : il réduit donc
conduit à l’inlation. En conséquence, le bien à l’utile et le mal au nuisible,
pour lutter contre l’inlation, l’État doit et indique au lecteur une voie pour se
veiller à ce que la masse monétaire ne libérer de tout ce qui diminue sa puis-
dépasse pas l’évolution du volume de la sance d’agir et pour atteindre la sagesse.
production. Paul Ricœur, dans Soi-même comme un
autre (1990), formalise cette distinction
entre éthique et morale, qui a le mérite
MoraLe de poser clairement certains problèmes.
Il fait donc relever l’éthique de la téléo-
Le français possède deux termes pour logie, de la visée de la vie bonne pour
désigner sensiblement la même chose : un sujet. La morale renverrait pour sa
l’« éthique » (du grec ethos : habi- part à une dimension déontologique,
tude) et la « morale » (du latin mores : c’est-à-dire à un devoir universel.
mœurs). Tous deux en efet renvoient
à l’ensemble des jugements relatifs au responsabilité/conviction
bien et au mal, pour diriger la conduite Si la morale et l’éthique posent la
des hommes. Pourtant, même si elle question des principes qui vont nor-
n’est pas perceptible dans le langage mer la conduite humaine, elles ne
courant, on peut faire une distinction peuvent faire l’économie d’une inter-
entre morale et éthique. rogation sur les conséquences des ac-
tions qui en résultent. Peut-on appli-
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Éthique/morale quer aveuglément la loi morale sans


La morale engage plus que l’éthique se soucier des répercussions qu’elle
l’idée d’une certaine transcendance et peut avoir dans la pratique ? Tel est le
d’une certaine abstraction d’un devoir problème auquel est déjà confronté
universel. La morale d’Emmanuel Kant E. Kant avec la question du mensonge
en est peut-être le meilleur modèle : par humanité. Max Weber reposera
l’homme doit agir par devoir et non un peu diféremment le dilemme en
par inclination. Son action doit ainsi avançant, dans le cadre d’une rélexion
être dictée par l’impératif catégorique : sur l’action politique, une antino-
« Agis uniquement d’après la maxime mie entre l’« éthique de conviction »
qui fait que tu peux vouloir en même et l’« éthique de responsabilité » (Le
temps qu’elle devienne une loi uni- Savant et le Politique, 1919). Le par-
verselle. » (E. Kant, Fondements de la tisan de l’éthique de conviction ne se
métaphysique des mœurs, 2e section, préoccupe pas des conséquences de
1785). Ce qui importe, c’est donc le son action, car ce qui importe, selon
fait d’agir par respect pour la loi mo- lui, c’est l’autorité des lois qui énon-
rale. L’éthique au contraire se caracté- cent le bien et le mal, et ces obliga-
riserait par une certaine immanence, tions sont absolues, transcendantes et
la volonté de guider la conduite hu- inconditionnelles. L’éthique de res-
maine vers une vie heureuse. Elle serait ponsabilité, au contraire, met en avant
d’abord une sagesse pratique qui vise- les conséquences de l’action de l’agent.
rait la vie bonne. Baruch Spinoza, dans Ses partisans considèrent que les
L’Éthique (1677), illustre très bien cette conséquences sont imputables à son
démarche. La conduite de l’homme ne action. Pour M. Weber, il y a entre ces
doit pas, selon lui, être dictée par des deux attitudes éthiques une « opposi-
lois morales qui dicteraient le bien et tion abyssale » et chacune isolément
auxquelles l’homme devrait se sou- est insuisante. L’opposition entre ces
mettre par devoir. Pour B. Spinoza, le deux positions éthiques est à la base

234
M

du débat important en philosophie nique approfondie. Ils témoignent en


existant aujourd’hui entre les tenants tout cas d’une appropriation concrète
du « conséquentialisme », qui estiment par la société des questions éthiques et
qu’il faut examiner les conséquences de morales.
la décision prise par l’agent pour savoir
s’il a eu raison, et les partisans d’une
conception déontologique ou forma- MortaLitÉ
liste de la morale, pour lesquels il faut
évaluer le choix de l’agent à la lumière Selon l’Insee, le taux (brut) de mor-
des obligations qui lui incombent. talité est le rapport du nombre de
décès de l’année à la population totale
Les éthiques appliquées moyenne de l’année. Le taux de mor-
La réapparition de nos jours des ques- talité prématurée est le nombre de
tions morales et éthiques dans les décès, au cours de l’année, d’individus
débats de société est liée à plusieurs âgés de moins de 65 ans, rapporté à la
facteurs : le déclin et le discrédit du population totale des moins de 65 ans,
politique, l’essor de l’humanitaire, de la même année.
les enjeux de la biomédecine, de En France, il est de 8,7 pour 1 000 en
l’environnement (principe de précau- 2012.
tion…), etc. Le taux de mortalité infantile est la
Aux États-Unis, les années 1960 ont proportion de décès d’enfants viables
ainsi vu l’essor de « l’éthique appli- de moins d’1 an. Il est de 6 pour  1 000
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quée ». Cette expression recouvre prin- au Japon, de 3,5 pour 1 000 en France,
cipalement trois champs : la bioéthique, mais encore supérieur à 150 pour 1 000
l’éthique professionnelle et l’éthique dans certains pays d’Afrique.
environnementale. L’éthique appliquée
consiste dans l’analyse de situations
précises et concrètes. La rélexion bioé- MoUVeMent sociaL
thique provient des grandes avancées
de la biologie et de la médecine : pro- De la lointaine révolte de Spartacus aux
création artiicielle, génie génétique, révolutions arabes, en passant par les
clonage. Face à ces progrès techniques, sociétés secrètes chinoises et jacqueries
les sociétés humaines sont confrontées paysannes en Europe, les mouvements
à des situations inédites. Les comités sociaux semble jalonner toute l’histoire
de bioéthique constituent un espace où des peuples.
réléchissent ensemble diverses com- Pourtant, pour l’historien Charles Tilly
munautés de pensée et de conviction. (1929-2008), l’un des auteurs majeurs
L’éthique environnementale a, elle, du domaine, les mouvements sociaux
pour objet les répercussions des déve- à proprement parler ne s’identiient
loppements techniques et scientiiques pas à toute révolte ou mouvement de
sur l’environnement. L’écologie occupe foule. Pour qu’un mouvement social
de ce fait une place centrale. Enin, existe en tant que tel, il lui faut un lieu
l’éthique professionnelle tente de déi- et un cadre d’action : le cadre, ce sont
nir ce que doivent être les pratiques les villes où se concentre une popula-
dans les diférentes sphères du travail : tion urbaine, et un certain degré d’ins-
les responsabilités, les droits, la déon- titutionnalisation : des clubs, lieux de
tologie professionnelle… Tous ces sec- réunions, modes d’organisation assez
teurs de l’éthique professionnelle, s’ils stable qui permettent de donner corps
posent des problèmes généraux, néces- aux mouvements collectifs. Alors les
sitent souvent une connaissance tech- mouvements sociaux peuvent se dé-

235
Notions et concepts

ployer avec leurs « répertoires d’action » la paupérisation, c’est la misère et la


routinisés : grèves, pétitions, manifesta- pauvreté croissante qui poussent à la
tions, etc. L’émergence du mouvement mobilisation ; la théorie marxiste de la
social n’apparaît à ce titre qu’avec lutte des classes combine la paupérisa-
l’essor du capitalisme, de l’urbanisa- tion avec la nécessaire formation d’une
tion et la constitution d’un prolétariat conscience de classe organisée ; selon la
urbain (C. Tilly, From Mobilization to théorie de la frustration relative (rela-
Revolution, 1978) tive deprivation) de Ted Gurr, ce n’est
Alain Touraine a donné lui aussi une pas le degré de pauvreté qui détermine
déinition limitative du mouvement la mobilisation, mais le fait d’être privé
social qui n’existe que dès lors qu’il de choses à portée de main et ceux qui
comporte trois éléments fondamen- se mobilisent sont souvent des groupes
taux : un principe d’identité (l’iden- socialement conquérants et non les plus
tité ouvrière, des femmes, des homo- démunis. La théorie du choix rationnel
sexuels, etc.), un principe d’opposition de Mancur Olson suppose qu’il faut
(l’opposition au capitalisme, au ma- un intérêt personnel en plus des inté-
chisme, à l’homophobie, au nucléaire, rêts collectif pour pousser les individus
etc.), et un principe de totalité (c’est- à se mobiliser. La théorie de la mobi-
à-dire un projet collectif global comme lisation des ressources (A. Obershall,
l’étaient le socialisme ou les utopies Mc Carthy, C. Tilly) prend en compte
soixante-huitardes). le rôle des noyaux organisateurs dans la
Tous les spécialistes du domaine ne mobilisation.
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s’accordent pas forcément sur ces déi- Les théories des mouvements sociaux
nitions limitatives et considèrent les se sont enrichies de nombreuses
mouvements sociaux dans le cadre plus approches portant sur les valeurs et
large de l’action collective : qui peut identités des groupes, les carrières mili-
aller de la simple mobilisation contre la tantes, le rôle des émotions et des « ré-
fermeture d’une classe à la lutte contre voltes morales », l’analyse des réseaux,
l’avortement. les cycles de mobilisation, les efets
L’étude des mouvements sociaux s’est générationnels, le rôle des leaders, et
constituée un champ de recherche à bien d’autres thèmes encore.
part dans le monde des sciences so- Bien qu’elle possède une autonomie
ciales, au conluent de la sociologie, de relative comme champ disciplinaire,
la science politique et de l’histoire. l’étude des mouvements sociaux est à la
Elle possède ses théories de référence et charnière d’autres domaines d’études :
ses notions clés, ses domaines d’étude, les processus révolutionnaires, les
ses revues et manuels. Elle s’enrichit conlits sociaux (syndicalisme), ce-
en permanence d’études consacrées lui des partis politiques et groupes
à l’émergence de « nouveaux mouve- d’intérêts.
ments sociaux » : l’altermondialisme,
les mouvements de sans-papiers, les › Action collective
mobilisations de minorités sexuelles,
le mouvement des indignés, les révolu-
tions arabes, le mouvement des femen, MULticULtUraLisMe
etc.
Les sociétés contemporaines sont com-
Pourquoi on se mobilise ? posées de groupes culturels distincts et
Tout une palette de théorie tente bien peu d’États sont désormais homo-
d’expliquer les raisons des mobilisa- gènes culturellement. Les diférences
tions collectives. Selon la théorie de portent d’abord sur l’ethnicité, mais

236
M

aussi de plus en plus sur le sexe et la re- celui du ghetto culturel, d’une accen-
ligion, et s’étendent même à tout mode tuation des rivalités interethniques,
de vie particulier. Dans les démocraties d’une institutionnalisation et d’une
pluralistes, on assiste à une poussée assignation des diférences. L’individu
des revendications identitaires parti- existe alors surtout par rapport au
culières. Les sociétés pluriculturelles groupe donné, qu’il ne s’est d’ailleurs
doivent donc trouver les moyens de pas choisi. La société devient le terrain
faire coexister en leur sein ces groupes de confrontation d’intérêts particuliers.
distincts. Le multiculturalisme, c’est- Dans ce contexte, il est préférable d’être
à-dire le traitement politique de cette en position de victime que de ne pas
diversité culturelle, soulève des enjeux être remarqué. Le libéralisme écono-
importants, notamment en ce qui mique aussi bien que le multicultura-
concerne la citoyenneté : Comment lisme ne reconnaissent la liberté de tous
être citoyen à part entière sans nier sa les partenaires en présence que dans
spéciicité ? la mesure où chacun a les moyens de
s’airmer.
discrimination et défense des Des théoriciens estiment néanmoins
minorités que les droits minoritaires peuvent,
Pour la doctrine multiculturaliste, les pour les membres de ces groupes, pro-
cultures minoritaires sont discriminées mouvoir les conditions culturelles de la
et doivent accéder à la reconnaissance liberté individuelle ou de la socialisa-
publique. Pour ce faire, les spéciicités tion. Pour Michael Walzer (Pluralisme
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culturelles doivent être protégées par et démocratie, 1997), la communauté


des lois. peut ainsi être le lieu d’apprentissage de
C’est donc le droit qui va permettre de la citoyenneté.
mettre en œuvre les conditions d’une
société multiculturelle. Les premières entre universalisme et particularisme
politiques de ce type furent mises en Des théoriciens de la diférence cultu-
œuvre en Amérique du Nord, il y a relle en démocratie s’engagent désor-
une trentaine d’années. Dès 1971, mais sur une voie médiane entre
le Canada, suivi par d’autres pays, a universalisme et particularisme, consi-
inscrit le multiculturalisme dans sa dérant qu’il ne faut pas institutionna-
constitution. Aux États-Unis, les com- liser les diférences culturelles comme
munautés sont désormais représentées aux États-Unis mais s’attacher à les
à tous les niveaux pour ne pas être lé- rendre visibles dans la vie sociale : ces
sées dans leurs intérêts face à la culture diférences ne devraient pas être can-
dominante Wasp (White Anglo-Saxon tonnées dans l’espace privé sans pour
Protestant). Des lois défendent les spé- autant occuper le devant de la sphère
ciicités culturelles : une politique de politique. Plutôt que de faire du mul-
redressement des torts, des mesures ticulturalisme une proposition par
administratives de l’« airmative ac- défaut (empêcher les discriminations
tion » (ou « discrimination positive ») culturelles), l’idée est désormais d’ins-
instaurent des quotas de femmes ou de taurer un nouvel apprentissage démo-
minorités ethniques (principe du color- cratique rendant possible la communi-
consciousness ou prise en compte de la cation interculturelle.
couleur de peau), voire un système de Promouvoir les groupes culturels
préférence lié à des handicaps sociaux impliquerait ainsi une reconnaissance
divers, etc. Cette « ethnicisation » des mutuelle des identités, l’État favorisant
minorités s’accorde avec l’idéologie du la mobilité et l’échange entre groupes.
politiquement correct. Le risque est Charles Taylor (Multiculturalisme.

237
Notions et concepts

Diférence et démocratie, 1992) déinit riens et de folkloristes qui s’intéressent


ainsi la démocratie comme la politique à l’Antiquité et aux civilisations orien-
de la reconnaissance de l’autre, donc de tales. Friedrich M. Müller (Essais sur la
la diversité. mythologie comparée, 1858 ; Nouvelles
Études de mythologie, 1898) est la
igure savante qui domine cette époque.
MYtHes/MYtHoLoGies En Angleterre, l’étude des mythes va
devenir l’un des sujets de prédilection de
Sisyphe, selon la mythologie grecque, l’anthropologie naissante.
est le fondateur légendaire de Corinthe Dans Le Rameau d’or (1898-1935),
(on disait qu’il avait peuplé la ville James G. Frazer tentera de construire
avec des hommes nés de champi- une grande fresque des mythes de l’hu-
gnons). Pour avoir osé déier les dieux manité entière, ordonnée autour d’un
(notamment révéler les infamies amou- grand récit commun.
reuses du tout-puissant Zeus), il fut Pour les premières générations d’an-
condamné par les juges des Enfers à un thropologues, les mythes primitifs sont
supplice exemplaire : rouler un rocher le témoin d’une époque première de
au sommet d’une montagne. Mais, à l’humanité. La mythologie primitive
chaque fois que Sisyphe parvenait au relète les formes élémentaires de la
sommet, le rocher retombait vers la pensée humaine – une « mentalité pri-
vallée et il devait alors reprendre son mitive » (L. Lévy-Bruhl, La Mentalité
travail sans relâche… primitive, 1922) – distinctes de la pen-
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L’histoire de Sisyphe nous est connue sée rationnelle. Les mythes viseraient à
par le récit qu’en it Homère à partir de expliquer le monde à une époque où
légendes anciennes. Albert Camus en l’on n’a pas encore accédé au stade du
it un symbole d’une destinée humaine savoir scientiique. Ils sont le produit
condamnée à l’absurdité (Le Mythe de d’un imaginaire, proche du rêve, de la
Sisyphe, 1942). folie, de la pensée enfantine.
À partir des années 1920, le regard des
Qu’est-ce qu’un mythe ? anthropologues va changer. Pour les
Chaque grande civilisation possède fonctionnalistes comme Bronislaw K.
sa mythologie qui porte sur l’origine Malinowski ou Albert R. Radclife-
et la fondation du monde. En Inde, Brown, le mythe n’est pas le simple
les grands mythes fondateurs sont produit d’une pensée archaïque encore
rassemblés dans le Mahàbhàrata ; en incapable de penser le monde de façon
Mésopotamie, le mythe de Gilgamesh rationnelle. Sa raison d’être est ailleurs.
raconte la fondation de la première cité Associés aux rites, les mythes assurent
et de son roi. La Grèce et Rome pos- dans les sociétés primitives une fonc-
sédaient leur panthéon peuplé d’une tion sociale. En tant que grands récits
multitude de divinités et leurs légendes de fondation, ils légitiment l’ordre so-
associées. Il n’est pas de société primi- cial, soudent le groupe et modèlent les
tive qui n’ait construit un mythe des conduites. À travers eux, on peut dévoi-
origines. ler l’organisation d’une société. Les di-
vinités animales sont souvent associées
À quoi servent les mythes ? à des clans totémiques ; les récits sur les
L’étude des mythes et des légendes des origines des plantes, des animaux et des
sociétés anciennes va passionner les humains formulent des règles d’organi-
savants à partir du xixe siècle. Une my- sation du mariage, des rites de passage,
thologie comparée naît sous l’impulsion des interdits alimentaires ; les héros
de linguistes, d’anthropologues, d’histo- sont des modèles de conduite pour les

238
M

individus. Loin d’être un stade dépassé universelles. La fonction des mythes est
de la pensée humaine, les mythes sont de donner sens à l’existence humaine
la mise en forme détournée des lois et d’expliquer le monde. Ainsi, pour
d’organisation de la société. M. Eliade, le mythe de « l’éternel
Pour la psychanalyse aussi, derrière son retour », que l’on retrouve dans de
apparente irrationalité, une logique nombreuses sociétés, se rapporte à la
cachée se révèle. Ce n’est pas celle de fois au cycle de la nature et à la destinée
la société, mais des pulsions profondes humaine qui ne prend sens que dans
de l’individu. Sigmund Freud avait vu le cycle des naissances et des morts.
dans l’histoire d’Œdipe la matrice d’un Ce cycle traduit un ordre immanent
complexe originel : le désir du garçon qu’il faut respecter sans quoi la société
d’épouser sa mère et de tuer son père. sombrerait dans le chaos. Le répertoire
Plus tard, Carl G. Jung analysera cer- des mythes est limité parce qu’il tourne
tains thèmes mythiques, comme la autour de quelques thèmes fondamen-
igure du dragon, sous la forme d’un taux relatifs à la vie humaine : la vie,
archétype universel de l’inconscient la mort, l’amour, la santé, les interdits
collectif. sociaux.
De son côté, Roger Caillois propose G. Dumézil avait cru établir, dès la in
une sorte de synthèse entre les ap- des années 1930, une parenté entre les
proches anthropologique et jungienne mythes d’Inde et ceux des diférentes
du mythe. Dans Le Mythe et l’Homme régions d’Europe. Le panthéon des
(1938), il présente la mythologie divinités en Inde, en Grèce, à Rome
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comme une combinaison complexe de ou dans les sociétés nordiques pourrait,


déterminations sociales et historiques, selon lui, s’organiser autour de trois
qui doit sa force évocatrice aux pulsions igures centrales : le guerrier, le prêtre et
qui l’animent. Fondamentalement, les le producteur. Cette théorie des « trois
mythes renvoient aux « conlits pri- fonctions » dans la mythologie indo-
mordiaux suscités par les lois de la vie européenne va connaître son heure de
élémentaire ». Ainsi, les scènes de can- gloire dans les années structuralistes.
nibalisme, d’inceste, de parricide, si G. Dumézil débute alors son cycle
fréquentes dans les mythologies, ne se- Mythe et épopée (en trois volumes, de
raient que la manifestation de pulsions 1968 à 1973).
archaïques profondément enfouies Dans les quatre volumes de
dans la mémoire biologique. Mythologiques (publiés entre 1964 et
1971), C. Lévi-Strauss entreprend une
À la recherche des structures cachées tâche encore plus grandiose : dévoiler
Les années 1950-1970 furent un âge les structures fondamentales qui pré-
d’or pour l’étude des mythologies. sideraient à la fabrication de tous les
L’époque est marquée par le structura- mythes de l’humanité. Refusant de leur
lisme et l’intérêt pour l’étude de l’ima- attribuer une fonction dans l’organisa-
ginaire, du langage et du monde des tion de la société, il y voit plutôt l’ex-
signes. Les mythes sont abordés cette pression d’une grammaire inconsciente
fois dans une perspective nouvelle : la de la pensée. Les mythes seraient, pour
recherche de structures invariantes. C. Lévi-Strauss, une façon de rendre
M.  Eliade, historien et anthropologue compte du monde à partir d’un ordre
du sacré, soutient que la création des classiicatoire.
mythes traduit la tournure d’esprit À la même époque, J.-P.  Vernant et
de l’« Homo religiosus ». En voyageant Marcel Détienne se consacrent à l’ana-
d’un bout à l’autre de la planète, on lyse des mythes grecs. Leurs travaux
retrouve des structures mythiques assez connaissent un succès qui dépasse lar-

239
Notions et concepts

gement le cercle des spécialistes. Pour empruntant toujours les mêmes thèmes.
G. Durand – dans la iliation de Gaston Tour à tour, les francs-maçons, les Juifs
Bachelard et C.G. Jung –, les mythes (Europe début xxe siècle), les commu-
reposent sur quelques thèmes invariants nistes (Amérique d’après-guerre), les
– la lumière et l’obscurité, le haut et le trotskystes (Russie stalinienne) furent
bas – qui relèvent des structures fonda- accusés d’ourdir un complot contre la
mentales du psychisme humain. société. À chaque fois, la même constel-
Si, comme le pensait M. Eliade, les lation d’images, la même architecture
mythes n’appartiennent pas au passé mentale, était associée. Les comploteurs
mais sont constitutifs de l’esprit hu- forment une organisation occulte qui
main, alors ils doivent être présents agit en secret pour saper l’ordre en place
dans le monde contemporain, et pas et s’assurer la domination du monde. Ils
seulement sous forme de survivance. agissent dans l’ombre, avancent mas-
De fait, R. Barthes (Mythologies, 1957) qués. Incarnant le mal absolu, l’avancée
et Edgar Morin (L’Esprit du temps, 2 de cet ennemi intérieur sera souvent
tomes, 1962 et 1976 ; Les Stars, 1957) assimilée à celle d’une maladie conta-
vont montrer que la société moderne gieuse – gangrène, peste ou choléra.
regorge de thèmes mythologiques que Comme le Satan de la Bible, qui prend
l’on retrouve dans le cinéma, la science- la igure du serpent, le « processus
iction, la publicité ou encore la bande de démonisation » tend à incarner ce
dessinée. mal absolu sous forme d’une « bête
immonde ». « Immuable, permanent
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Mythes et mythologies politiques à travers l’énorme masse de ses repré-


« De même que les images que sécrètent sentations iconographiques et de ses ex-
nos rêves ne cessent de tourner dans un pressions littéraires, il existe un bestiaire
cercle assez court, (…) de même les du complot. Il rassemble tout ce qui
mécanismes combinatoires de l’ima- rampe, s’iniltre, se tapit. Il rassemble
gination collective semblent n’avoir à également tout ce qui est ondoyant,
leur disposition qu’un nombre relati- visqueux, tout ce qui est censé porter la
vement limité de formules. ».En 1986, souillure et l’infection : le serpent, le rat,
le politologue Raoul Girardet publie la sangsue, la pieuvre. »
un ouvrage original sur l’imaginaire Que l’on songe au vocabulaire adopté
politique contemporain : Mythes et par les staliniens à l’égard des trots-
mythologies politiques. Il aborde les idées kystes : « vipères lubriques », « hyènes
politiques des deux derniers siècles sous puantes », « chiens enragés ». On re-
un angle neuf. N’y aurait-il pas dans les trouve là le bestiaire des mythes : celui
discours politiques des formes de pen- des monstres hideux et malfaisants qui
sée très proches des grands mythes de règnent dans l’Empire des ténèbres.
l’humanité ?
Il est en efet possible de repérer dans critique de la mythologie
l’histoire politique de ces deux derniers À partir des années 1980, le thème des
siècles quelques archétypes, qui forment mythes perd de son poids au sein des
le noyau dur de la loraison mytholo- sciences humaines. Certains auteurs
gique. Parmi eux, quatre thèmes re- commencent même à douter de l’im-
viennent avec une régularité étonnante : portance que les peuples dits « primi-
la « conspiration maléique », le « sau- tifs » leur accordent vraiment.
veur », l’« Âge d’or », et enin l’« Unité ». Ce sont les historiens qui ouvrent le
Ainsi, le thème du complot a ressurgi à feu. En 1981, M. Detienne, dans son
plusieurs reprises au cours de l’histoire ouvrage Invention de la mythologie, écrit
politique de ces deux derniers siècles, en que le mythe, conçu comme discours

240
M

sacré, a été séparé artiiciellement par occidentales. À partir des années 1990,
les mythologues d’autres formes de ré- la critique se radicalise. Et si les grands
cit : légendes, contes, récits historiques, mythes que l’on attribue aux primitifs
croyances religieuses. Dans la Grèce n’étaient pas qu’une pure invention
antique, le mythe d’Œdipe ou les aven- d’anthropologues ?
tures d’Hercule et de Zeus peuvent être On commence à suspecter par exemple
lus comme des scénarios de divertisse- Marcel Griaule d’avoir créé de toutes
ment, objets de multiples reformula- pièces le grand récit mythologique
tions, comme le sont la légende du roi des Dogons qu’il rapporte dans Dieu
Arthur ou La Belle au bois dormant. d’eau (1948) et Le Renard pâle (1965).
« Poisson soluble dans les eaux de la L’anthropologue aurait en fait assemblé
mythologie, le mythe est une forme auprès de divers informateurs des bribes
introuvable. » de récits, puis les aurait tissés ensemble
Paul Veyne prend le relais deux ans en un grand récit de fondation, censé
plus tard avec Les Grecs ont-ils cru à représenter la mythologie dogon. Mais,
leurs mythes ? (1983). L’historien y sou- en aucun cas, les Dogons n’auraient
tient que les Grecs n’étaient pas aussi entendu parler de ces mythes avant que
crédules qu’on le croit à l’égard de leurs M. Griaule ne les reconstitue.
propres mythes. Cicéron croit peut-être Cette prise de distance avec les anthro-
que hésée a réellement existé, mais il pologues de la génération précédente
tient sa descente aux Enfers pour une s’accompagne d’une relecture critique
pure iction. Platon sait qu’ils ont une de l’œuvre des grands de la mythologie.
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valeur métaphorique. L’anthropologue Jean-Louis Siran i-


Chez les anthropologues aussi, on com- nira même par dénoncer une « illusion
mence à prendre de la distance vis-à-vis mythique » que les anthropologues au-
des grandes théories sur les mythologies raient entretenue à propos des sociétés
primitives. Dès les années 1980, plu- primitives (L’Illusion mythique, 1998).
sieurs auteurs avaient remis en cause Paradoxe des paradoxes : la mythologie
l’idée d’un « grand partage » entre la serait-elle un mythe inventé par la tribu
pensée primitive et celle des sociétés des anthropologues ?

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N

nataLitÉ les oiseaux. Quelques mésanges de la


banlieue londonienne avaient appris
Le taux de natalité se calcule en rap- à ouvrir les bouteilles de lait déposées
portant le nombre de « naissances au seuil des maisons. En quelques
vivantes » d’une année au nombre d’ha- années, les mésanges de plusieurs par-
bitants du même espace. En France, ties de l’Angleterre s’étaient transmis
le taux de natalité était environ de 20 la combine et attendaient le livreur de
naissances pour 1 000 habitants durant lait pour prendre leur petit-déjeuner.
le baby-boom. En 2012, il est de 12, 6. Ces observations allaient précéder de
nombreuses autres découvertes sur les
« cultures animales », une recherche
nation très active depuis trois décennies
(M. de Pracontal, Kuluchua, Cultures,
› état-nation techniques et traditions des sociétés ani-
males, Seuil, 2010).
Ce que l’on nomme désormais les
natUre/cULtUre « cultures animales » désigne tout une
gamme de conduites : les innovations
La culture est souvent considérée alimentaires, les techniques de chasse,
comme le propre des humains. La les variations locales dans les modes
nature humaine serait lexible et variée, de communication. La présence de ces
à la diférence des animaux dont les innovations signiie que les comporte-
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comportements seraient régis par des ments animaux ne sont pas aussi igés
instincts, igés. Une série de décou- par l’instinct que ne supposait l’étholo-
vertes récentes remettent en cause ce gie à l’époque de Konrad Lorenz.
partage. On admet aujourd’hui que
les animaux possèdent des cultures, les Perfectionnement. Quand
humains des compétences innées mais l’apprentissage prolonge l’instinct
surtout : les liens entre inné et acquis Dans certains cas, l’apprentissage ne se
peuvent prendre plusieurs modalités. substitue pas à l’absence de l’instinct,
mais le prolonge. Le cas des pinsons
inachèvement. Quand la culture fournit un bon exemple : à la difé-
remplace la nature rence du pigeon (au chant inné) et
L’existence de cultures (ou protocul- du canari (dont le chant est appris) :
tures) animales a été mise au jour les pinsons disposent au départ d’un
par les primatologues japonais dès les embryon de chant inné qui se régule
années 1950. Sous les yeux des observa- au il du temps. Il faut à peu près dix
teurs, une femelle macaque s’était mise mois au petit pigeon pour acquérir les
à laver ses patates douces dans l’eau de six thèmes diférents de son chant. Et
mer avant de les manger. L’innovation cette acquisition progressive, passe par
avait été rapidement adoptée par des premiers gazouillis de sollicitation
quelques individus, puis transmise à (chirp) puis un pré-chant (subsong)
tout le groupe : cette recette de cuisine désordonné, qui va devenir progressi-
élémentaire relevait donc à la fois de vement et au contact d’un modèle, un
l’innovation et de la transmission, ce chant structuré avec des notes, varia-
que l’on pouvait considérer comme tion et séquences.
une forme élémentaire de culture L’acquisition du chant chez les pinsons
acquise. Auparavant, les chercheurs ne correspond pas à une grefe sur un
britanniques avaient repéré aussi une cerveau où tout serait possible. Il doit
forme d’innovation culturelle chez plutôt être conçu comme un « perfec-

243
Notions et concepts

tionnement » : l’acquisition prolonge et désordonnée, il faut éliminer des


et modèle un schéma inné. Ce phéno- liens pour qu’un chemin se dégage.
mène de perfectionnement (des com- L’apprentissage fonctionne donc sur
pétences innées améliorées par l’ap- le mode du darwinisme neuronal
prentissage) est un phénomène courant (E. Kandel). Le cerveau commence par
qui permet d’envisager donc sur un des connexions, puis élimine celles qui
autre mode les relations inné-acquis. ne sont pas essentielles. La mémoire
C’est d’ailleurs sur cette base que Jean- fonctionne ainsi, elle absorbe, retient
Jacques Rousseau concevait l’éducation énormément de chose puis, au il du
humaine : comme le perfectionne- temps, élimine tout ce qui a lui a pas
ment des qualités naturelles. N’est-ce été utile. Apprendre, c’est donc élimi-
pas d’ailleurs sur ce même principe ner le superlu. Dans ces cas la culture
que s’efectuerait une grande partie inhibe la nature.
de l’éducation chez les humains ? Les
parents n’apprennent pas aux enfants Le recyclage. Quand la culture
à marcher, courir ou sauter : au mieux réaménage la nature
ils ne font que donner un petit coup Le recyclage cérébral est une autre
de main pour tenir en équilibre quand façon d’envisager les liens entre la
ils cherchent à faire leurs premiers pas. culture et la nature, l’inné et l’acquis.
Ce processus a été décrit par Stanislas
L’élimination. Quand l’éducation Dehaene à propos de l’apprentissage
inhibe la nature… de la lecture (Les Neurones de la lecture,
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Parfois l’éducation ne se substitue 2007). La lecture étant une inven-


pas à la nature, ni ne l’encourage : tion récente de l’humanité, et non un
elle l’étoufe. Apprendre, c’est parfois processus naturel, il n’existe pas dans
éliminer impitoyablement ce qui ne le cerveau humain un « centre de la
demandait qu’à exister… lecture », comme il en existe pour la
Le phénomène s’observe au niveau vision ou la motricité. Lire donne lieu
synaptique (zones de contacts entre à un apprentissage long et explicite et
neurones). Chaque neurone comporte assez tardif. En fait, au niveau cérébral,
entre 1 000 et 10 000 synapses qui se la lecture est un processus complexe
connectent à d’autres neurones. Chez mais qui revient toujours à solliciter
les humains, la connexion synaptique les mêmes aires : il s’agit de mettre en
débute vers la septième semaine de ges- connexion les centres de la vision (aire
tation, puis s’accélère progressivement occipitale du cerveau qui s’occupe de la
pour atteindre un point culminant reconnaissance graphique des signes)
entre la première et la troisième année avec les centres du langage (lobe tem-
de vie. La synaptogenèse se poursuivra poral gauche), en passant deux voies
d’ailleurs jusqu’à la vieillesse, même si principales : la « voie lexicale » (celle
son rythme ralentit avec l’âge (on peut du sens) et celle du son (phonolo-
toujours apprendre des choses nou- gique). C’est un peu compliqué, mais,
velles à 90 ans et plus). au fond, ce processus universel signiie
Le véritable big bang synaptique qui que le cerveau ne crée pas de nouveaux
a lieu durant la phase de développe- circuits pour apprendre à lire : il mobi-
ment du cerveau cache pourtant un lise des dispositifs et des compétences
phénomène inverse : la destruction existantes et les connecte entre elles.
massive. Le développement du cer- Il n’y a donc pas de création d’un centre
veau ressemble au traçage d’un chemin de la lecture dans le cerveau, mais uti-
dans une forêt dense. Au milieu d’une lisation de circuits existants et qui sont
végétation synaptique foisonnante détournés pour d’autres inalités. Ce

244
N

processus de recyclage est comparable Les néo-classiques contemporains ont


à l’apprentissage de la nage. Pour nager, repris et développé le modèle de l’équi-
les humains ne créent pas des nageoires libre général de L. Walras, en poussant
ils utilisent leur bras et ses jambes, encore plus loin sa formulation mathé-
d’une façon nouvelle pour se maintenir matique. Gérard Debreu et Kenneth
a la surface de l’eau et avancer. Nos bras J. Arrow sont les fondateurs du modèle
et jambes sont « recyclés » en nageoires. de référence, appelé parfois « modèle
La lecture implique donc une adapta- standard » de l’équilibre général.
tion du cerveau à une fonction nou- On assimile souvent les néo-classiques
velle, mais elle ne peut le faire qu’en aux tenants du libre marché. À tort…
s’adaptant aux capacités cérébrales. Le marché pur est un modèle théorique
Finalement la culture doit épouser les et non un modèle à promouvoir. Ni
contraintes du cerveau pour réussir à L. Walras ni, plus tard, Maurice Allais
s’y implanter durablement. ou K.J. Arrow ne promurent le libre
marché sur le plan de la politique
économique. Ces auteurs ont même
nÉo-cLassiQUe défendu la nécessité de l’État comme
régulateur du marché.
Ce courant de pensée économique est
apparu à partir de 1870. Il développe
et approfondit les thèses libérales des nÉo-insttUtionnaLisMe
auteurs « classiques » (Adam Smith,
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David Ricardo, Jean-Baptiste Say, Le néo-institutionnalisme est un cou-


homas R. Malthus). rant d’analyse en science politique
Cependant, les néo-classiques se sépa- qui est apparu dans les années 1980.
rent de leurs aînés sur trois points : L’accent est mis notamment sur l’idée
– premièrement, ils partent toujours de « sentiers de dépendance » (« path
de l’individu et de ses choix préfé- dependance ») : une institution, une fois
rentiels : ils sont les fondateurs de la engagée sur une voie (dans une phase
micro-économie ; initiale), peut diicilement réorienter
– leur démarche est abstraite et formelle : son action, réformer ses missions…
ils utilisent abondamment la modélisa- Il en va ainsi en matière d’organisa-
tion mathématique pour raisonner ; tion du travail ou du choix technique,
– à la diférence des classiques, les néo- comme l’illustre la curieuse histoire du
classiques pensent que la valeur d’un clavier de nos ordinateurs.
bien dépend de l’utilité (c’est-à-dire la
satisfaction attendue) et non des coûts comment « azerty » s’est imposé à
de production. nos claviers
Parmi les principaux fondateurs du cou- Le clavier « qwerty » (« azerty » en
rant néo-classique, on distingue le cou- français) a été inventé en 1860 par
rant des ingénieurs français, par exemple l’Américain Christopher L. Sholes, l’un
Antoine Cournot (1801-1877), une des premiers fabricants de machines
école anglaise avec William S. Jevons à écrire. À l’époque, de nombreuses
(1835-1882) et Alfred Marshall (1842- machines et claviers concurrents furent
1924), l’école de Lausanne avec Léon introduits sur le marché.
Walras (1834-1910) et Vilfredo Pareto Pourquoi celui-là s’est-il imposé plu-
(1848-1923), et l’école viennoise avec tôt qu’un autre ? Le clavier qwerty
Carl Menger (1840-1921), Friedrich n’était pas le plus simple ni le plus facile
von Wieser (1851-1926) et Eugen pour la frappe (il ne l’est toujours pas).
Böhm-Bawerk (1851-1914). Mais il avait un avantage : il évitait que

245
Notions et concepts

les barres de métal qui actionnaient familles de pensée et pratiques ont été
les lettres ne se coincent entre elles. qualiiées de néolibérales depuis les
Voilà pourquoi la irme Remington années 1970.
décida de commercialiser le modèle de
C.L. Sholes. Il se trouve que la pre- Les courants de pensée « néolibéraux »
mière école de dactylographie, créée en Ils forment une galaxie hétéroclite plu-
1880, avait acheté des Remington pour tôt qu’une école de pensée unique. Ils
ses élèves. Le modèle devint donc une sont représentés notamment par :
référence pour les dactylographes et se – Les promoteurs de l’économie de
répandit rapidement. marché et critiques de l’intervention-
Quelques années plus tard, les pre- nisme étatique, tel Friedrich Hayek
mières machines à écrire électriques qui a eu une inluence grandissante
avaient résolu le problème technique sur nombre d’économistes à partir des
initial et des claviers beaucoup plus années 1970.
adaptés ont été inventés : des positions – Le monétarisme promu par Milton
de lettres beaucoup plus commodes Friedman et l’école économique de
pour la frappe ont été expérimentées. Chicago (action sur les taux d’intérêt
Mais il était déjà trop tard, les concur- ain de lutter contre l’inlation).
rents avaient perdu la bataille de la for- – L’« économie de l’ofre » (dont Arthur
mation des dactylos. Le clavier qwerty Lafer a résumé l’esprit avec sa formule
et la norme Remington s’étaient déjà « trop d’impôt tue l’impôt ») promeut
répandus dans le monde entier. la baisse des impôts, la réduction des
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Une cause initiale contingente peut dépenses publiques, l’incitation à


donc engager une évolution technique entreprendre et dérégulation.
dans une direction donnée sans qu’il – Les théoriciens des marchés eicients
soit possible ensuite de revenir en dans le domaine de la inance.
arrière. C’est ce que les économistes et
les sociologues institutionnalistes nom- Les politiques néolibérales
ment un « sentier de dépendance ». La crise des années du milieu des
En matière d’analyse des politiques années 1970 s’est accompagnée d’une
publiques, le néo-institutionnalisme remise en cause keynésianisme. Ont été
met principalement l’accent sur les qualiiées de politiques néolibérales :
dispositifs institutionnels stables et – Les politiques économiques de Mar-
rigides – statuts, infrastructures maté- garet hatcher en Grande-Bretagne, de
rielles, lois, routines organisationnelles, Ronald Reagan aux États-Unis puis, en
normes et règlements en vigueur –, Europe, les politiques de libéralisation
qui pèsent et contraignent l’action des marchés boursiers, les privatisations
publique. Les changements impor- et ouvertures de monopoles publics au
tants ne peuvent alors se produire que secteur privé à partir des années 1990.
dans des circonstances exceptionnelles – Les politiques du FMI et de la Banque
(crises par exemple) qui constituent des mondiale fondées sur le « consensus de
fenêtres de lancement privilégiées. Washington » qui subordonne les cré-
dits aux pays en développement à des
mesures « d’ajustement structurel »
nÉo-LiBÉraLisMe (baisse des dépenses publiques, maîtrise
de l’inlation, libéralisation des prix,
Le néolibéralisme repose sur deux privatisation, ouverture des économies
piliers doctrinaux : la critique de vers l’extérieur).
l’État providence et la promotion du – La politique de l’OMC (Organisation
libre marché. À partir de là, plusieurs mondiale du commerce) qui promeut

246
N

la libéralisation internationale des sédentariser, construisent des maisons


échanges. en dur et se rassemblent en villages. Ces
premiers foyers du néolithique sont
situés en Palestine – culture « natou-
nÉoLitHiQUe ienne » (du site Ouadi en-Natouf ) –,
en Judée avec Mallaha et Nahal Oren,
On doit le terme « néolithique » à l’An- et dans le nord de la Syrie (Mureybet et
glais John Lubbock, qui, en 1865, baptisa Abu Hureyra). Les premières traces de
ainsi la période de la « nouvelle pierre ». production agricole sont postérieures
Ce sont la pierre polie et la poterie qui à la sédentarisation : elles datent de-
marquent le passage à une nouvelle 9 000 ans.
époque de la préhistoire. Mais c’est sur- Une néolithisation (sédentarisation,
tout le préhistorien Vere Gordon Childe élevage et agriculture) apparaît ensuite
qui, dans les années 1940, va façonner le séparément en Chine, en Amérique
modèle de référence de ce qu’il nomma centrale et dans la région andine à
la « révolution néolithique ». partir du viiie millénaire av. J.-C. Il est
En efet, le néolithique marque un possible, mais non assuré, que le néo-
tournant décisif dans l’histoire de lithique soit apparu indépendamment
l’humanité. Le néolithique, c’est non dans le Sud-Est asiatique et en Afrique
seulement une nouvelle technique de centrale. Le néolithique est arrivé en
taille de la pierre, mais plus fonda- Europe de -6 000 à -4 500 ans, non par
mentalement la domestication ani- un processus de difusion, mais à partir
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male, l’invention de l’agriculture et du foyer proche-oriental.


de la céramique, la sédentarisation
des hommes et l’installation dans des Quelles sont ses causes ?
villages. Ce nouveau mode de vie va L’archéologue écossais V.G. Childe
entraîner l’augmentation de la popula- parlait de « révolution néolithique » en
tion et, avec elle, des bouleversements comparaison avec la révolution indus-
sociaux majeurs : la division du travail, trielle du xixe siècle. Il y voyait un bou-
la hiérarchie sociale, la guerre. La néoli- leversement global, à la fois technique,
thisation s’est aussi accompagnée d’une social et culturel. L’homme passe d’une
mutation des croyances. Aux divini- économie de prédation à une écono-
tés animales, typiques des sociétés de mie où il devient producteur de ses
chasseurs, aurait succédé un culte des ressources avec l’agriculture et l’éle-
divinités féminines, symbole de la ferti- vage. Selon V.G. Childe, l’invention de
lité du sol. C’est bien d’une révolution l’agriculture a provoqué la sédentarisa-
dans les modes de vie qu’il s’agit, tou- tion, l’organisation en villages, etc.
chant à la fois l’économie, les structures Pour expliquer ce processus, V.G.
sociales, les croyances… Childe avance une théorie centrée sur
les transformations climatiques : la
où et quand eut lieu la révolution théorie des oasis. L’assèchement des sols
néolithique ? (dû au réchaufement climatique de la
Le phénomène de néolithisation s’est in de l’ère glaciaire) ayant conduit au
produit indépendamment à diférents rassemblement des populations et des
endroits de la planète, tous situés animaux dans les oasis fertiles, l’agri-
dans une bande intertropicale. C’est culture et la domestication animale
au Proche-Orient que le néolithique seraient le produit de cette mutation.
est le plus ancien et le mieux connu. Robert J. Braidwood a avancé une
Vers -10 000 ans, des populations de thèse qui refusait d’accorder une
chasseurs-cueilleurs commencent à se place trop forte aux contraintes du

247
Notions et concepts

milieu. Dans un article devenu clas- nies, les relations qui se nouent entre
sique « he Agricultural Revolution », idées et contraintes du milieu restent
(Scientiic American, septembre 1960), diiciles à démontrer.
il invoque une innovation culturelle
dans de petites communautés isolées, Les nouveaux néolithiques
puis une difusion de ces innova- Depuis les années 1990, une nou-
tions. « C’est en termes de cultures velle phase de recherches part dans de
que l’origine de l’agriculture doit être nombreuses directions, complexiie
envisagée. (…) À mon avis, il n’y a pas les schémas de développement et rend
besoin de compliquer les choses avec plus diicile la production d’un modèle
des “causes” externes. (…) Vers 8 000 unique de néolithisation :
av.  J.-C., les habitants des collines Longtemps associée à l’invention de
dominant le Croissant fertile étaient l’agriculture, l’approche de la néolithi-
parvenus à une si bonne connaissance sation est enrichie par l’étude de l’éle-
de leur habitat qu’ils commencèrent à vage qui avait été un peu vite assimilé
domestiquer les plantes et les animaux à une processus commun à domesti-
qu’ils avaient jusque-là cueillies et cation des plantes (J.-D. Vigne, Les
chassés. » Débuts de l’élevage, 2012).
Alors que la sédentarisation était consi-
du nouveau sur le néolithique dérée comme le stade premier de la
Depuis quelques années, la vision du néolithisation, la découverte d’un sanc-
néolithique a subi de profonds rema- tuaire religieux fait de grandes pierres
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niements dus aux découvertes archéo- sculptée à Göbekli Tepe, (en Turquie)
logiques et aux comparaisons entre et qui précède la sédentarisation ren-
diférents foyers de néolithisation force l’idée que certaines transforma-
(en Chine, Afrique, Amérique latine, tions politiques et sociales ne sont pas
Proche-Orient). reliées directement à l’invention de
On sait aujourd’hui qu’au Moyen- l’agriculture.
Orient la sédentarisation a précédé Dans certaines régions du Moyen-
l’agriculture (de deux mille ans envi- Orient, on a assisté à des processus d’in-
ron). La formation de centres de pou- volution (la régression au viie millénaire
voir et d’une hiérarchie sociale s’est de Cités vers des villages plus restreints).
déroulée très rapidement dans certains Au Japon, l’invention de la céramique
lieux, et non au terme d’un processus et la sédentarisation date de -10 000 ans
lent et continu. Donc, une révolution (période jomon) en absence d’agricul-
politique a pu précéder ou accom- ture et d’élevage : ce qui brise la relation
pagner une révolution villageoise et établie entre agriculture-élevage, séden-
urbaine. Des transformations cultu- tarisation et poterie.
relles, comme l’apparition de nouvelles Enin les sociétés horticoles (notam-
divinités féminines, ont accompagné ment en Nouvelle-Guinée ou en
très tôt les transformations écono- Amérique) décrivent un stade de déve-
miques et sociales. Ce qui fait dire à loppement intermédiaire entre les chas-
Jacques Cauvin (Naissance des divinités. seurs-cueilleurs et les agriculteurs.
Naissance de l’agriculture. La révolution
des symboles au néolithique, 1997) que
la révolution culturelle aurait précédé norMe
les transformations économiques.
Si le poids de l’idéologie comme Jusque dans les années 1980, en
moteur de la néolithisation n’a cessé de France, il était courant, mais socia-
se renfoncer ces deux dernières décen- lement admis, de rouler au-delà de la

248
N

limitation de vitesse ou même de boire ments économiques par la rationalité


quelques verres avant de prendre le des individus, la socio-économie pense
volant. Cela faisait partie des choses que les acteurs économiques agissent
« normales » Bien qu’illégal, l’excès de plutôt en fonction de normes sociales,
vitesse était donc admis par beaucoup des conventions et des règles ; alors que
de gens. La notion de « normalité » est le modèle du choix rationnel pense que
donc diférente de celle de « légalité ». les systèmes économiques sont régulés
Elle renvoie à ce qu’est la norme sta- par des jeux d’équilibres spontanés, la
tistique (la « moyenne ») et à ce qui est socio-économie pense que les normes
socialement admis. sociales (en partie arbitraires) ont jus-
Les normes sociales sont des ensembles tement comme fonction de réguler des
de règles, plus ou moins explicites, dispositifs économiques.
adoptées par une société. Elles s’éta- Un débat a également lieu sur la genèse
blissent en fonction des valeurs domi- des normes. Pour Raymond Boudon,
nantes, et celui qui ne les respecte pas les normes sont le produit des valeurs.
sera soumis à une réprobation sociale : Pour Jon Elster (Alchemies of the Mind,
par exemple, les règles de politesse et les 1999), les normes sont fondées sur
conventions vestimentaires. les émotions. Selon lui, les individus
Dans une même société, plusieurs obéissent aux normes en vigueur parce
normes peuvent entrer en conlit : ainsi qu’une violation de ces règles entraîne-
ce qui est considéré comme normal par rait un lourd sentiment de honte ou de
les uns – aller à l’église le dimanche, culpabilité. Dans cette optique, il n’y
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fumer des « joints », l’homosexualité a d’ailleurs pas d’opposition radicale


– peut être considéré comme anormal entre rationalité et émotion, car l’émo-
par d’autres. tion ressentie en cas de violation de
Après avoir connu son heure de gloire règles laisse place à un calcul rationnel.
entre les années 1930 et les années Cette perspective ouvre inalement la
1960, l’étude des normes (comme voie à une réconciliation possible entre
d’ailleurs celle des rôles sociaux) est la théorie des normes et celle du choix
entrée en déclin dans le domaine de rationnel. Par exemple, on peut consi-
la psychologie sociale. En revanche, dérer que les individus (en entreprise)
à partir des années 1980, elle a été choisissent rationnellement de régler
réinvestie dans le cadre de la socio- leur comportement sur une norme
économie. L’explication des conduites établie – fût-elle complètement arbi-
économiques par les normes est en traire – plutôt que d’avoir à négocier et
efet apparue comme une alternative à interagir en permanence à propos des
au modèle du choix rationnel (rational buts et des moyens d’action. Dans cette
choice) : alors que le modèle du choix hypothèse, l’approche du choix ration-
rationnel rend compte des comporte- nel rejoint celle des normes sociales.

249
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O

oBserVation ParticiPante L’observation participante sur le terrain


est une expérience quotidienne pou-
L’observation participante est la mé- vant se révéler très déstabilisante pour
thode privilégiée de l’anthropologie l’anthropologue confronté à la perte de
de terrain. Elle consiste, pour l’ethno- ses repères culturels, afectifs et sociaux,
logue, à s’immerger dans une réalité et placé dans un milieu physique géné-
« autre », à vivre au contact direct d’une ralement hostile (expérience de la soli-
population indigène et à participer à ses tude, maladie, etc.).
activités, à mener autant que possible la Certains ont expérimenté avant la lettre
même vie que les membres du groupe. et sans le savoir des formes poussées
Cela suppose un séjour de longue durée d’observation participante (mission-
(plusieurs mois au minimum), l’ap- naires jésuites en Asie, captifs d’In-
prentissage de la langue et la capacité diens, espions et transfuges, etc.).
à s’intégrer au sein de cette population.
C’est le seul moyen pour l’ethnologue L’ethnologue et son terrain
d’une part d’être en mesure de mettre Nombreux sont les chercheurs en
à distance ses propres automatismes, chambre, tels James G. Frazer, Émile
ses conditionnements culturels et ses Durkheim, Marcel Mauss ou Lucien
préjugés ethnocentristes (un décentre- Lévy-Bruhl, qui ont compilé, comparé
ment, une déprise de soi) ; d’autre part et synthétisé les informations et les
de se fondre autant que faire se peut observations recueillies par d’autres sur
dans le paysage social, d’être moins des terrains exotiques. Ceux qui vont
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intrusif, de se faire accepter, voire de alors sur le terrain, comme Franz Boas,
se faire oublier. Ainsi on lui livrera recueillent généralement, sous la dictée
plus facilement les informations qu’il d’érudits autochtones, des textes codi-
recherche et il sera à même d’expéri- iés ; on parle alors d’« armchair anthro-
menter physiquement un autre rapport pologists », d’anthropologues en fauteuil
au monde. Car il s’agit de pénétrer de ou en chaise longue…
l’intérieur une culture non seulement Bronislaw K. Malinowski a donné
grâce à l’observation visuelle directe, le premier une place prépondérante
à l’écoute et l’échange verbal (hôtes, à l’enquête directe in situ, sans inter-
amis, informateurs, etc.), mais aussi médiaire : il recueille lui-même les
en expérimentant un autre rapport au données à analyser et partage la vie des
corps (gestes, empathie, interactions Trobriandais dont il étudie l’organisa-
sociales ines, etc.). L’observation parti- tion sociale. En ce sens, il est l’inven-
cipante relève plus de méthodes infor- teur de l’anthropologie de terrain et de
melles (entretiens ouverts, observation sa méthode, l’observation participante.
tous azimuts et participation aux activi- Les méthodes de terrain de Malinowski
tés) que de méthodes formelles (entre- vont devenir une sorte de modèle pres-
tiens structurés, protocoles d’analyse). crit, et l’observation participante un
C’est d’abord l’expérience directe qui préalable à toute enquête et rélexion
compte dans l’étude des individus et de anthropologiques. Au terme de ce
leur culture. Le terrain est à la fois le terrain prolongé et approfondi, l’eth-
lieu d’une expérience vécue et le lieu de nographe pourra produire un texte de
matérialisation d’un objet scientiique, genre monographique.
l’observation participante apparaissant S’il a existé une ethnologie sans terrain
alors comme une procédure d’objecti- (au sens expérimental), et donc sans
vation. Ainsi se révèle, très progressive- observation participante, un modèle
ment, la rationalité d’une réalité sociale ayant gardé une certaine pérennité
et culturelle diférente. (Claude Lévi-Strauss, dans une certaine

251
Notions et concepts

mesure), à l’extrême inverse, quelques qu’elle ne l’aurait initialement souhaité.


ethnologues ont largement dépassé Elle airme par exemple que le discours
l’observation participante au point de de la sorcellerie est ainsi fait que, pour y
rester vivre sur le terrain et parfois de avoir accès, il faut se mettre en position
basculer pour de bon dans la culture de le soutenir soi-même.
d’accueil (Curt Nimuendaju, Pierre
Verger, Jacques Lizot, etc.). Les anthropologues s’observent
La grande proximité de l’objet « étu- Idéalement, tout « bon terrain » com-
dié » associée à cette méthode qui, en bine les points de vue de l’insider et
retournant la formule classique, peut de l’outsider, les ethnographes vont et
être qualiiée de « participation obser- viennent entre observation et partici-
vante » fait surgir le problème central pation. Les nouveaux terrains auxquels
de la « distanciation » de l’ethnologue sont confrontés les anthropologues les
face à son terrain. C’est toute la ques- amènent d’ailleurs à repenser de fond
tion de la juste distance : trop participer en comble ce rapport entre le dedans
risque de réduire la distanciation néces- et le dehors, et par là l’ensemble de
saire à l’objectivation, participer trop leur pratique et de leur éthique pro-
peu ne permet pas de sortir du regard fessionnelle. Ainsi en est-il des terrains
ethnocentrique et supericiel, et em- « minés » où l’ethnologue doit prendre
pêche la compréhension de l’intérieur. parti, justiier son statut, apporter une
En fait, la notion d’observation parti- expertise (M. Agier, Anthropologues en
cipante est pour le moins paradoxale, dangers, 1997). L’ethnologie dite des
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presque un oxymoron, une contradic- « objets proches » débouche elle aussi


tion dans les termes. Comment faire sur des situations souvent ambiguës
partie d’une société sans en être vrai- et déstabilisantes, car l’altérité proche
ment ? Comment l’ethnologue peut- n’est pas forcément plus facile à négo-
il être à la fois distancié et convivial ? cier, de nouveaux dilemmes appa-
L’observation participante peut appa- raissent, ainsi que des tensions entre
raître comme une forme de double jeu, devoir professionnel et devoir moral.
ou de dédoublement. En fait, elle reste L’anthropologie rélexive a particulière-
l’idéal-type de l’enquête de terrain. Et ment examiné cette tension entre vue
elle est inalement peu exercée. Jean du dedans et vue du dehors et remis en
Copans estime que « l’observation cause les méthodes de l’ethnographie
participante à la manière de l’école conventionnelle (positiviste et non
de Chicago posséderait un caractère rélexive). La rélexivité postule notam-
quelque peu mythique puisque seul ment que les anthropologues doivent
un nombre restreint de recherches (au désormais prendre en compte leurs
maximum 30 %) a correspondu de fait propres conditionnements culturels et
à une véritable immersion de longue leurs déterminismes, les forces épisté-
durée sur le terrain ». Entre le simple mologiques et politiques qui les ani-
fait d’être là et la participation totale, la ment. Pierre Bourdieu estime, quant
gamme des rôles est en fait très étendue. à lui, qu’« on n’a pas à choisir entre
Jeanne Favret-Saada, dans son en- l’observation participante, immersion
quête sur la sorcellerie dans le bocage nécessairement ictive dans un milieu
normand (1977), a d’autre part bien étranger, et l’objectivisme du “regard
montré qu’il n’y a pas de neutralité éloigné” d’un observateur qui reste
possible sur le terrain. L’ethnologue a aussi distant de lui-même que de son
été en efet forcée de se dévoiler, de se objet ». Il préconise donc de pratiquer
positionner dans le champ des rapports une « objectivation participante »,
de force, de participer ininiment plus c’est-à-dire l’objectivation du rapport

252
O

subjectif du chercheur à son objet Le sociologue Roberto Michels (1876-


d’étude : au lieu d’aboutir à un sub- 1936) observa le développement des
jectivisme relativiste et plus ou moins partis politiques sociaux-démocrates
antiscientiique, l’objectivation partici- en Europe au début du xxe siècle, leur
pante est, selon lui, une des conditions tendance à la bureaucratisation et à
mêmes de l’objectivité scientiique. Le la constitution d’une élite dirigeante
chercheur doit être à la fois sujet et ob- qui s’autonomise de la base sociale.
jet, celui qui agit et qui se regarde agir. Il en conclut à l’existence d’une « loi
d’airain des oligarchies » selon laquelle
toute organisation politique tend, en se
oFFre (ThéORIE dE L’) développant, à générer une oligarchie
dirigeante.
héorie économique qui prône la
nécessité de faire une politique de
l’ofre plus que de la demande. « Trop OPINION PUBLIQUE
d’impôt tue l’impôt. » Tel est le credo
d’Arthur Lafer, le gourou de l’écono- « Que pensent les Européens de l’élar-
mie de l’ofre, qui a inspiré la politique gissement de l’Europe ? » ; « Ce que les
de Ronald Reagan dans les années Français pensent de leurs médecins ».
1980. Un taux d’imposition trop élevé Il n’est pas une journée sans que les
décourage l’investissement et l’activité journaux publient des sondages censés
économique. prendre le pouls de l’opinion publique.
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On a accusé l’opinion publique d’exer-


› Loi de l’ofre et de la demande, cer une véritable dictature sur la démo-
Keynésianisme cratie (la dictature des sondages), on a
contesté la valeur des sondages (qui se-
raient une construction artiicielle de la
OLIGARChIE réalité sociale). Pourtant, rien n’y fait,
l’opinion publique apparaît comme un
On parle d’oligarchie lorsqu’un petit enjeu déterminant des régimes démo-
groupe de personnes détient le pouvoir cratiques contemporains.
dans un système politique ou une orga-
nisation. de quand date l’émergence d’une
Dérivé du grec oligos (en petit nombre) opinion publique ?
et arkhè (pouvoir), ce terme désigne Mais elle ne se résume pas au sondage.
l’autorité d’un petit nombre de per- L’idée remonte en efet au xviiie siècle
sonnes qui s’accordent pour se partager et Jean-Jacques Rousseau serait l’inven-
le pouvoir et ne le transmettent que par teur de l’expression. L’opinion publique
cooptation. De l’épisode oligarchique est constitutive de l’idéal révolution-
des Trente en 404-403 à Athènes aux naire : le peuple peut et doit prendre
oligarques qui se partagèrent le gouver- la parole pour s’exprimer ; l’opinion
nement et la fortune de la Russie après la publique, c’est la voix du peuple. En
chute de l’Union soviétique, l’oligarchie fait, une véritable opinion prend corps
a généralement mauvaise réputation. avec l’essor d’un « espace public » de
C’est le plus souvent un système de pou- discussion et sera d’abord restreinte à
voir particulièrement opaque, souvent une classe sociale : le développement
gangrené par la corruption et la vio- d’une presse d’opinion, les réunions des
lence, et dont les acteurs ne recherchent, bourgeois dans les salons et les cafés…
comme l’avait remarqué Aristote, qu’à À cette époque, ce n’est pas encore le
satisfaire leur intérêt personnel. peuple qui « parle », mais les élites

253
Notions et concepts

émancipées. Puis, au xixe siècle, avec la ne suisent pas à nier l’existence même
création de partis politiques, de syndi- d’une opinion. En somme, si le ther-
cats, la multiplication des journaux, la momètre est imparfait, cela ne signiie
possibilité de faire grève, de signer des pas que la température soit inexistante.
pétitions, de déiler dans les rues, l’opi-
nion publique devient aussi la manifes- Quelques théories explicatives
tation de l’expression populaire. L’opinion publique ne se réduit pas au
Mais c’est au xxe siècle, avec la nais- sondage. Tout d’abord, elle s’exprime
sance des sondages, que l’opinion par d’autres canaux : la presse et les mé-
publique va devenir à la fois un objet dias (courrier des lecteurs ou l’audimat,
d’études et d’inquiétude. Les premiers par exemple), les manifestations, les
sondages sont créés aux États-Unis pétitions et simplement par l’enthou-
dans les années 1930, par des psycho- siasme ou la grogne générale.
sociologues comme Gordon Gallup et Pour rendre compte de la formation
Paul F. Lazarsfeld. À partir de l’après- de l’opinion publique, plusieurs théo-
guerre, les instituts de sondages qui ries ont vu le jour. On a évoqué le
portent sur la politique, la consomma- poids des médias et de la propagande.
tion et les valeurs vont se développer. Il a été relativisé par les recherches de
P. Lazarsfeld, qui montre que le public
Critique des sondages n’est pas aussi perméable qu’on le croit
Le poids de l’opinion publique dans la aux médias. Les gens ne changent pas
vie politique a été souligné comme un d’opinion au gré des discours publics,
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paradoxe de la démocratie. D’un côté, ils sélectionnent dans l’information dé-


elle exprime le contrôle croissant des livrée celle qui leur convient le mieux.
gouvernés sur les gouvernants, ce qui L’inluence des médias existe, mais
est le principe même de la démocra- elle est difuse. On a mis en évidence
tie. D’un autre côté, la dictature des la « fonction d’agenda » des médias.
sondages conduirait à la paralysie poli- Ce n’est pas tant le contenu des mes-
tique : comment mener des réformes sages qui inluence l’opinion (« faut-il
douloureuses mais nécessaires dans un être pour ou contre les OGM ? », par
système où les gouvernants sont en per- exemple), que le fait de mettre cette
manence sous l’emprise de l’opinion ? question à l’ordre du jour qui rend sen-
« L’opinion publique n’existe pas » sible à un problème. Le rôle des leaders
est un article retentissant de Pierre d’opinion est important et la capacité
Bourdieu (Les Temps modernes, 1973, de certains groupes à mobiliser l’opi-
repris dans Questions de sociologie, nion et à faire parler d’eux joue égale-
1980). Dans ce texte polémique, il ment un rôle central dans sa formation.
considère que l’opinion publique est La construction de l’opinion publique
une construction artiicielle. Les son- est donc un jeu à trois, où interviennent
deurs interrogent les personnes sur des les médias, les leaders et les groupes
questions qu’elles ne se posent jamais. d’inluence, et le public (les citoyens)
Ils leur imposent une problématique qui réagit favorablement, négativement
qui leur est étrangère. En compactant ou indiféremment à telle ou telle sol-
ces données, on construit alors une licitation.
entité artiicielle : l’opinion publique.
Certains politologues (Gérard
Grunberg, Alain Lancelot) ont rétorqué OPTIMUM dE PARETO
que certaines faiblesses des sondages
(questions mal posées ou décalées par Un optimum de Pareto – du nom de
rapport aux préoccupations des gens) l’Italien Vilfredo Pareto (1848-1923) –

254
O

est une répartition des ressources dispo- Trois auteurs ont jeté les fondements
nibles entre les membres de la société, de la science des organisations. Le plus
telle qu’il n’est pas possible de modi- connu est Frederick W. Taylor (1856-
ier cette répartition pour améliorer le 1915), fondateur de l’organisation
bien-être d’un individu sans détériorer scientiique du travail (OST). Dans
celui d’au moins un autre. En d’autres La Direction scientiique des entreprises,
termes, changer de répartition revient à publié en 1911, il prône l’organisation
déshabiller Paul pour habiller Jean. scientiique des tâches, fondée sur une
stricte division du travail : division ho-
rizontale (chacun est afecté à une tâche
ORGANISATION précise et unique) et verticale (la direc-
tion planiie les activités de chacun,
Un hôpital, un parti politique, une les ouvriers se contentent d’exécuter).
école, un corps d’armée, un syndicat, Dans une volonté similaire de ratio-
une banque, un ministère, une entre- nalité du travail, l’ingénieur français
prise, etc., quels sont les caractères Henri Fayol (1841-1925) conçoit la
communs de ces groupes humains « fonction administration » des entre-
qu’on appelle « organisation » ? prises autour des tâches de planiica-
Le premier trait de l’organisation est tion, d’organisation, de commande-
l’existence d’une mission explicite à ment, de coordination et de contrôle
accomplir : soigner, éduquer, produire, de l’activité. Le troisième « père fonda-
défendre un idéal, etc. ; le second trait teur » de la sociologie des organisations
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est la division des tâches en fonctions est le sociologue Max Weber, avec sa
spécialisées ; le troisième est la présence théorie de la bureaucratie.
d’une hiérarchie et de règles formelles de Cette première phase de rélexion sur
fonctionnement. De cette ossature com- l’organisation est donc dominée par
mune découlent des logiques de fonc- une vision de l’organisation comme
tionnement, des schémas de compor- une machine bien huilée et régie par
tement, des mécanismes généraux assez des règles d’organisation rationnelles.
communs. Voilà pourquoi les organisa-
tions se ressemblent toutes un peu. Du L’organisation comme être vivant
collège à l’entreprise, du club sportif À partir des années 1930, la vision
à l’ONG, on y trouve des dirigeants de l’organisation change de perspec-
craints et/ou respectés, des subordonnés tive. Le courant dit des « relations
qui ont souvent le sentiment de ne pas humaines » (dont Elton Mayo fut l’un
être compris ou reconnus, des inégali- des fondateurs) se préoccupe, comme
tés de statuts, des règlements formels et son nom l’indique, des dimensions
des petits arrangements invisibles, une humaines de l’organisation. De 1927
culture commune et des conlits person- à 1932, les expériences menées aux
nels, des problèmes de communication, usines de la Western Electric situées à
des désirs de changement et des forces Hawthorne tendent à montrer que la
d’inertie, des choix mûrement calculés productivité des salariés dépend plus
et des décisions à l’emporte-pièce, etc. des bonnes relations humaines dans
le travail (ambiance et motivation des
L’organisation comme machine salariés, coopération) que d’une organi-
Le besoin de comprendre et de mettre au sation rationnelle décidée uniquement
jour la logique des organisations s’est af- « en haut ».
irmé avec l’essor des grandes entreprises Le courant des relations humaines,
industrielles et des grandes administra- qui prend en compte les « besoins
tions au passage du xixe au xxe siècle. humains fondamentaux » que sont les

255
Notions et concepts

motivations et les besoins d’accom- grande marge de manœuvre, cherche


plissement de soi, se développe dans à protéger son autonomie, à maîtriser
les années 1950-1960 autour des une zone de compétences et à faire pré-
recherches d’Abraham Maslow et de valoir ses options. De là découlent des
Douglas McGregor. Il va s’enrichir de conlits (plus ou moins ouverts), des
la dynamique des groupes initiée par stratégies de replis, des négociations
Kurt Lewin (étude des formes de lea- implicites sur les règles du jeu. La com-
dership, des champs de forces au sein position de ces stratégies aboutit à la
du groupe). constitution de « systèmes d’actions ».

L’organisation comme système L’organisation comme famille


politique L’organisation peut encore être vue
En 1958, James G. March et Herbert sous l’angle des passions : amour, haine,
A. Simon publient Les Organisations, pulsions de vie et de mort, mécanisme
ouvrage qui marque un tournant de défense et névrose de groupe. La
dans l’étude des organisations. Ce psychanalyse des organisations fut
livre part d’une analyse critique de développée à partir des années 1960
ce qu’il nomme la théorie classique en Angleterre au sein du Tavistock
(F.W. Taylor, H. Fayol) de l’organisa- Institut par Wilfred R. Bion et Elliott
tion. Les défauts de cette théorie sont Jaques. Ils ont étudié les mécanismes
mis en avant : l’absence de prise en de défense d’un groupe face à ses
compte des conlits, des motivations, angoisses et ses fantasmes. W.R. Bion
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l’impossibilité de la rationalité… Les s’est notamment intéressé à la réaction


auteurs vont, eux, prendre en compte d’« attaque-fuite » où le groupe projette
les conlits d’intérêt ou de projets. ses peurs sur un ennemi extérieur. Une
L’apport principal de J.G. March et autre réaction, mise en évidence par
H.A. Simon sera d’introduire la notion E. Jaques, réside dans le phénomène
de rationalité limitée. Contre les visions de bouc émissaire. Dans les relations
économistes de la décision qui pensent de travail, certaines fonctions sont sys-
que l’on peut rationaliser une organi- tématiquement dénigrées, blâmées et
sation à partir de critères scientiiques tenues pour responsables de tous les
et rigoureux, les auteurs avancent l’idée maux. Cette dérivation sur un « mau-
que les décideurs agissent en fonction vais sujet » permet de se départir de ses
d’une information partielle et de possi- propres responsabilités, de soulager les
bilités d’investigation limitées. tensions, de donner libre cours à cer-
Dans le prolongement de J.G. March taines tendances sadiques et de souder
et H.A. Simon, les sociologues français une partie du groupe.
Michel Crozier et Erhard Friedberg
vont développer une « analyse straté- L’organisation comme communauté
gique ». Dans toute organisation, les Dans les années 1980, des sociologues
acteurs (dirigeants, salariés, individus) comme Renaud Sainsaulieu (L’Identité
développent des stratégies personnelles au travail, 1977) vont renouveler
qui ne s’accordent pas toujours spon- l’approche des organisations en met-
tanément entre elles et avec les objec- tant au jour la notion d’identité et de
tifs généraux de l’organisation. D’où culture des organisations. La culture
la nécessité d’analyser ces stratégies d’organisation est une idéologie glo-
d’acteurs pour comprendre les relations bale avec une histoire, des mythes, des
de pouvoir, les blocages, les conditions rites et des valeurs fondatrices. Dans La
de changement. Dans l’organisation, Logique de l’honneur (1989), Philippe
chacun possède une plus ou moins d’Iribarne montre que les relations de

256
O

travail obéissent à des codes de valeurs gies et les innovations sont faibles, elles
diférents en France, aux États-Unis et sont liées aux actions collectives. Il y a
en Hollande. La culture d’entreprise une forte autonomie dans l’exercice des
peut être vue aussi comme un ensemble tâches ;
de connaissances partagées, de savoirs – innovatrice. Typique des petites
et savoir-faire formalisés, ou encore structures créées autour d’un pro-
comme la cristallisation de règles et de jet, elle fonctionne sur le principe de
conventions, plus ou moins explicites. « l’adhocratie » (de ad hoc), c’est-à-dire
Au sein d’une grande organisation, un collectif de travail très soudé formé
chaque communauté de travail peut d’experts. La communication est très
développer aussi sa propre sous-culture. importante, la hiérarchie faible, l’esprit
de groupe très prégnant. L’organisation
Les sept modèles d’organisation est dynamique mais épuisante ;
(selon henry Mintzberg) – missionnaire. Elle est caractérisée par
Henry Mintzberg, grand spécialiste une idéologie forte. Le pouvoir est sou-
américain du management (voir Le vent charismatique et la participation
Management : voyage au centre des est fondée sur l’adhésion volontaire.
organisations), distingue plusieurs Les schismes, les ruptures et les clivages
types d’organisations ayant chacune un sont très fréquents. Elle n’a qu’une
type de pouvoir, un rapport à l’envi- faible capacité d’innovation ;
ronnement, un mécanisme de décision, – politique. Elle est marquée par les
une organisation du travail et des pro- conlits, les alliances et la concurrence
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blèmes internes caractéristiques : interne. Les règles de cooptation et de


– entrepreneuriale. C’est une petite parrainage sont courantes dans ce type
structure (type pme) simple et lexible. d’organisations.
La ligne hiérarchique y est peu dévelop-
pée, le rôle du leader (charismatique ou Un continent éclaté
autocritique) est très prégnant. La stra- Avec un siècle de recul, l’étude des
tégie est souvent visionnaire ; organisations est devenue un immense
– mécaniste. Cette organisation corres- corpus de recherches, de théories et de
pond aux bureaucraties centralisées. grilles d’analyse, dont il est bien dii-
La division du travail y est très pous- cile de cerner les grands axes. Après
sée, les procédures codiiées, la ligne la grande époque de l’approche systé-
hiérarchique longue. L’environnement mique (années 1960-1980) qui conce-
est stable et les décisions de type stra- vait l’organisation comme un dispositif
tégique et planiié. La faible capacité complexe formé de sous-systèmes, de
d’innovation conduit à de longues mécanismes de régulation, de feed-
périodes de stabilité suivies de crises ; back et autres cercles vicieux, l’analyse
– divisionnalisée. Typique des grands des organisations s’est vue enrichie
groupes qui réunissent plusieurs entre- d’approches institutionnalistes (qui
prises. Chaque division est autonome, mettent en avant l’apprentissage orga-
mais subit régulièrement des réorga- nisationnel), néo-évolutionnistes (qui
nisations venues du groupe central. mettent en évidence les arrangements
Rachat, réorganisation et délocalisation institutionnels internes et les dyna-
d’entreprises sont la règle ; miques d’évolution) et cognitives.
– professionnelle. Elle est fondée sur le La science des organisations se présente
standard du métier (universités, hôpi- aujourd’hui comme une arborescence
taux). La bureaucratie y est forte, et aux multiples ramiications. Les objets
elle a de faibles capacités d’action. d’études se sont diversiiés : motivation,
L’environnement est stable. Les straté- pouvoir, stratégie, décision, change-

257
Notions et concepts

ment, innovation, culture, apprentis- ORGANISATION SCIENTIFIQUE


sage, communication, etc. Chacune dU TRAVAIL (OST)
de ces questions a été explorée par une
horde de sociologues, de psycholo- › Taylorisme
gues, de gestionnaires et de consultants
(J.-M. Saussois (dir.), Les Organisa-
tions, 2012).
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258
P

PALéOLIThIQUE à -300 000 ans ; le Middle Stone Age


(MSA) de -300 000 ans à -30 000 ans ;
Étymologiquement signiie « pierre le Late Stone Age (LSA) de -30 000 ans
taillée ancienne ». C’est la plus vieille au néolithique (-10 000 ans).
période de l’histoire de l’humanité.
Le terme a été créé en 1865 par John
Lubbock, à qui l’on doit la division PARAdIGME
de la préhistoire en deux périodes : le
paléolithique ou âge de la pierre taillée En philosophie des sciences, le terme
ancienne, et le néolithique ou âge de la est utilisé par homas S. Kuhn (1922-
pierre nouvelle (c’est-à-dire de la pierre 1996) pour désigner un modèle expli-
polie). Quelques années plus tard fut catif dominant au sein d’une discipline
créé le terme « mésolithique » corres- scientiique. Par exemple, la méde-
pondant à une période de transition cine biologique qui explique tous les
entre la in du paléolithique et le début troubles physiques par des causes
du néolithique. physiologiques et les traite par des
Le paléolithique recouvre une vaste voies organiques (médicaments, opéra-
et longue période de la préhistoire tions…) est le paradigme dominant de
humaine de plus de deux millions la médecine oicielle. Selon T.S. Kuhn,
d’années. Il a été divisé en trois sous- les paradigmes se succèdent au cours de
périodes : l’histoire et forment un cadre de pensée
– le paléolithique inférieur débute avec dominant au sein d’une communauté
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les premières pierres taillées (dues à scientiique.


Homo habilis), il y a 2,5 millions d’an-
nées, et se termine vers -100 000 ans ;
– le paléolithique moyen correspond PARENTALITé
à une industrie plus évoluée (le débi-
tage en éclats) de type moustérien ou Ce néologisme est apparu récemment
levallois. La datation de l’apparition de pour déinir le fait d’être parent : sous
ce nouveau proil technique varie gran- l’angle biologique, juridique, institu-
dement selon les régions du monde, tionnel, pédagogique.
de sorte que le début du paléolithique La thématique de la parentalité pro-
moyen oscille, selon les lieux (et les vient à la fois des transformations
auteurs), entre -300 000 et -150 000 sociales de la famille contemporaine
ans. Il se termine vers -35 000 ans, (familles recomposées, monoparen-
moment où l’homme de Néandertal et tales, homoparentales) et de l’essor des
les premiers hommes modernes (Homo techniques de procréation médicale-
sapiens sapiens) conquièrent l’Europe. ment assistée qui posent sous un angle
– le paléolithique supérieur (de -35 000 nouveau la distinction entre parenté
à -8 000 ans) est divisé en plusieurs biologique et sociale.
phases : l’aurignacien, le solutréen, le
magdalénien, etc. C’est l’époque où
disparaît l’homme de Néandertal et PARENTé
où l’homme moderne devient l’unique
représentant de l’espèce humaine. Dans un sens large, on parle de parenté
En Afrique, une datation diférente s’est pour désigner toutes les personnes qui
imposée, utilisée par les auteurs anglo- se sentent unies par des liens familiaux :
saxons. Le paléolithique (Stone Age) est frères et sœurs, parents et enfants,
divisé en trois périodes : le Early Stone oncles, tantes, cousins, grands-parents,
Age (ESA) de -2 millions d’années beaux-frères, etc.

259
Notions et concepts

Plus spéciiquement, l’étude de la pa- est marquée par un travail intense de


renté se consacre aux règles de l’alliance recueils, de ixation terminologique,
(qui peut épouser qui ? À quelles condi- auquel sont associés les noms d’Alfred
tions ?), aux liens de iliation (comment L. Kroeber (1876-1960), de Robert
se transmettent le nom, l’héritage et H. Lowie (1883-1957), de William H.
l’identité de parent à enfant…) et à Rivers (1864-1922) et bien d’autres.
leur intégration dans un système plus La classiication établie par George P.
vaste de génération (tribu, lignage, Murdock (1897-1985) en 1949 (Social
clan). C’est un des thèmes fondateurs Structure), à partir de plusieurs dizaines
de l’anthropologie. de sociétés, sert aujourd’hui de repère
à la communauté des anthropologues.
de Morgan à Murdock : C’est en fonction de l’appellation qu’un
les systèmes de parenté individu donne à ses oncles, ses parents
Les créateurs de la discipline, Henry ou ses cousins que G.P. Murdock a éla-
Maine (1822-1888), Johann J. Bachofen boré une classiication des systèmes de
(1815-1887), Lewis H. Morgan (1818- parenté. Ils sont au nombre de onze et
1881) et John F. McLennan (1827- ont été désignés à partir d’une popu-
1881), ont vite compris que l’organi- lation-type : crow, dakota, eskimo, fox,
sation de la parenté est une matrice guinéen, hawaïen, nankanse, iroquois,
de l’organisation des sociétés « ar- omaha, soudanais, yuma. Par exemple,
chaïques ». dans celui des crow, les cousines croi-
C’est la première grande découverte de sées (illes de la sœur du père et illes
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l’anthropologie : la famille et la parenté du frère de la mère) portent des noms


sont une constante des sociétés hu- diférents et il n’y a pas de distinction
maines. Et elles forment peut-être une entre les générations (une tante et une
de ses vertèbres. La seconde grande dé- cousine sont désignées de la même
couverte est la multiplicité des formes façon). Il existe d’autres systèmes de
de la parenté. La famille nucléaire parenté (comme les dravidiens) et
n’est pas seule présente dans toutes les d’autres classiications possibles selon
sociétés (même si on la trouve partout). les critères retenus.
D’autres formes existent : polygame,
étendue, où le nom se transmet par le Les règles de la iliation :
père ou par la mère, où le mariage est de qui es-tu l’enfant ?
interdit avec les cousins ou permis sous Les ethnologues anglo-saxons se sont
certaines conditions, etc. Bref, partout, particulièrement intéressés aux règles
on constatait des règles de parenté, qui ixent la iliation. Comment se
mais sans trop savoir quelles étaient transmettent le nom, le statut et l’héri-
exactement ces règles. tage dans la famille ? Chez les Maasaï,
L.H. Morgan, lors de ses voyages chez les enfants prennent le nom de leur
les Iroquois, avait remarqué qu’un in- père et les biens se transmettent en li-
dividu appelait « père » son père natu- gnée paternelle : on désigne ce système
rel mais aussi le frère de celui-ci (son comme « patrilinéaire ». Mais il existe
oncle). De même, il appelait « frères » aussi des lignées « matrilinéaires », dans
ou « sœurs » ses cousins. Cette obser- lesquelles le nom et le statut sont issus
vation le conduisit à entreprendre une de la mère. C’est le cas notamment
classiication des systèmes de parenté des sociétés mélanésiennes, comme
des sociétés primitives. C’est le début celle des îles Trobriand étudiée par
d’un travail de terminologie qui va Bronislaw K. Malinowski.
occuper la recherche anthropologique On observe aussi des iliations bili-
pendant plusieurs décennies. Elle néaires (ou la transmission se fait à la

260
P

fois par le père et la mère), bien que femmes ». Pour l’auteur des Structures
ces formules soient assez rares. Par élémentaires de la parenté, la structure
exemple, chez les Yakos du Nigeria, la plus élémentaire de la parenté est
l’héritage des terres et des maisons se celle dans laquelle la société est divisée
fait en lignée paternelle, alors que celui en deux clans A et B – comme dans
des biens mobiliers (le bétail, l’argent) certaines sociétés aborigènes d’Austra-
se fait par la mère. lie. Dans ce cas, les hommes du clan A
Enin, dans le mode de transmission doivent prendre épouse dans le clan B
indiférencié (dit aussi « cognatique »), et inversement. Épouser une personne
la descendance s’efectue indiférem- de son propre clan serait commettre un
ment selon l’un des deux parents. À inceste. La règle universelle de la pro-
partir des années 1950, la découverte hibition de l’inceste reviendrait en fait
en Océanie de systèmes cognatiques a à une obligation : celle d’échanger des
porté un coup à l’idée, jusque-là ad- femmes entre groupes. À partir de ce
mise par les ethnologues anglo-saxons système originel, qu’il considère comme
comme W.H. Rivers ou Alfred R. l’atome de la parenté, il va élargir l’ana-
Radclife-Brown (1881-1955), que les lyse à d’autres systèmes d’échange.
iliations étaient universellement uni- Dans l’échange généralisé, les hommes
linéaires (soit patrilinéaires, soit matri- de la section A prennent femme dans la
linéaires). Cette classiication, établie section B, ceux de la section B épousent
à partir du cas africain, a donc dû être dans la section C, qui épouse dans D,
abandonnée. Cette découverte a obligé et ainsi de suite… Celui qui est au bout
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à reconsidérer le poids de la iliation. de la liste doit prendre femme en A. Ce


Certains anthropologues en sont venus type d’échange, dont le prototype est le
à se demander si les règles de la ilia- mariage avec la ille du frère de la mère
tion n’étaient pas le sous-produit de (une cousine croisée matrilatérale), est
contraintes extérieures à la parenté. fréquent dans les sociétés du sud-est de
l’Indonésie, où des ethnologues hollan-
Les règles du mariage : dais l’avaient décrit dans les années 1930.
qui peut épouser qui ? Puis il y a des systèmes d’échange plus
Avec Les Structures élémentaires de la complexes. Ils se déinissent par des
parenté (1949), Claude Lévi-Strauss a règles négatives (interdiction d’épouser
introduit une petite révolution dans les membres de tel ou tel clan) ou par
l’étude de la parenté. Jusqu’alors, les des mariages préférentiels.
travaux anglo-saxons considéraient que L’approche structuraliste inaugurée
les règles de la iliation (transmission par C. Lévi-Strauss va entraîner dans
du nom, déinition du lignage selon son sillage tout un courant d’études.
la descendance) étaient au centre des L’esprit commun de ce dernier est la
règles de la parenté. recherche de formules générales per-
C. Lévi-Strauss adopta un autre point mettant de décrire les systèmes de pa-
de vue. Ce ne sont pas les relations renté. Dans les années 1960 à 1970, les
de parents à enfants, mais les règles études anthropologiques sur la parenté
de mariage qui sont prédominantes sont animées par un souci de modélisa-
dans l’organisation de la famille. Avec tion, faisant parfois appel à des modèles
C. Lévi-Strauss, celles-ci formeront mathématiques complexes.
donc le nouveau centre de gravité des À partir des années 1980, l’étude de
études de la parenté. C. Lévi-Strauss la parenté, qui avait été, avec celle des
envisage le mariage sous l’angle de l’al- mythes, parmi les grands thèmes fédé-
liance entre deux clans, qui se conclut rateurs de l’anthropologie, perd de son
par l’intermédiaire d’un « échange des crédit.

261
Notions et concepts

La parenté après Lévi-Strauss Pour lui, la parenté est un phénomène


Les travaux sur la parenté ont été mar- universel et doit répondre à des règles
qués par C Lévi-Strauss et les thèmes logiques de classiication, mais ce n’est
structuralistes : la parenté est une or- pas l’inceste et l’échange des femmes qui
ganisation symbolique nouée autour en sont le cœur, mais plutôt les règles
de la prohibition de l’inceste comme d’appartenance d’individu à un groupe
échange des femmes (et donnant lieu à humain (un groupe de parenté) et qui
des formules logiques diverses) ; elle est visent à déinir les frontières, les alliés et
un fondement des sociétés humaines ennemis d’un groupe.
(la prohibition de l’inceste marque le
passage de la nature à la culture). › Filiation, Inceste
Dans les années 1970-1980, les cri-
tiques de P. Bourdieu, d’une part, et de
R. Needham et D. Schneider, d’autre PARLEMENTARISME
part, vont remettre en cause certains
postulats de l’approche lévi-straus- › Démocratie, Régime
sienne et globalement les études de
parenté vont connaître un déclin.
Mais depuis les années 2000 on a as- PARTIS POLITIQUES
sisté à une renaissance d’études et de
théories générales sur la parenté. Dans Les partis politiques sont une compo-
Métamorphoses de la parenté (2004) sante essentielle de la vie démocratique.
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Maurice Godelier reprend le problème Le pluralisme des partis et la compéti-


sous un nouvel angle. Il refuse de faire tion paciique pour le pouvoir, dont le
de la parenté le fondement des sociétés moment fort reste l’élection, est en efet
traditionnelles. Pour lui dans toutes les une caractéristique centrale des démo-
sociétés l’ordre social repose aussi règles craties. L’étude des partis politiques est
politiques et religieuses qui déinissent marquée par quelques œuvres clés.
le droit du mariage (comme c’est le Celles des pères fondateurs d’abord.
cas chez les juifs, les musulmans, et les Mosei Ostrogorki, dans La Démocratie
castes indiennes et ce fut le cas dans le et les partis politiques (1902) montre
christianisme avant qu’on instaure un que l’apparition des partis permet à des
mariage républicain). La parenté est électeurs profanes de mieux identiier
donc un phénomène social qui déborde les candidats (à quel camp il appar-
la question de l’union d’un couple et de tient ?) et les enjeux politiques (quels
la formation d’une famille : elle met en sont les problèmes importants, quelles
jeu toute l’organisation sociale dont la solutions trouver). Mais ce faisant les
parenté n’est qu’un élément. partis canalisent la pensée et les inté-
La question de la iliation (à qui appar- rêts des électeurs dans un certain sens.
tient l’enfant ?) est aussi une question Roberto Michels de son côté formule
qui se démarque de la reproduction. une « loi d’airain des oligarchies » qui
La iliation est avant tout une ques- montre que les partis de masse tendent
tion d’appartenance d’un enfant à à se bureaucratiser.
un groupe social (celui du père, de la Maurice Duverger tente une héorie
mère), comme le montre le phénomène générale des partis (1951). On a retenu sa
universel de l’adoption. distinction entre paris de masse et partis
Laurent Barry (La Parenté, 2008) a re- de cadres (qui recrutent leurs élites parmi
pris l’ambitieuse problématique des clas- les notables), ainsi que les cercles de par-
siications de la parenté tout en se dé- ticipants aux partis (les dirigeants, les
marquant de l’approche de Lévi-Strauss. militants, les adhérents et les électeurs).

262
P

Stein Rokkan et Seymour M. Lipset d’un de ses ouvrages : La Potence ou la


ont proposé une typologie des partis en Pitié (1968).
fonction de leurs grands clivages histo- L’industrialisation a amené un nouveau
rico-conlictuels relativement à certains type de paupérisation en Occident.
thèmes comme l’opposition Église/ Au xixe siècle, la condition des classes
État, rural/urbain, bourgeois/ouvrier, prolétaires est marquée par la préca-
Centre/périphérie (Structures de cli- rité, les cadences infernales dans les
vages, systèmes de partis et alignement des usines, l’insalubrité du logement. C’est
électeurs, trad. 2009). à cette époque que sont entreprises les
Le politologue Jean-Denis Seiler a pro- premières grandes enquêtes sociales,
posé une synthèse historique et com- comme celle de Louis Villermé (1782-
parative qui aboutit à une approche 1863), Tableau de l’état physique et
multidimensionnelle des partis (Les moral des ouvriers dans les fabriques de
Partis politiques, 2 000). Pour lui, tous coton, de laine et de soie, 1840, qui dé-
les partis ont une même nature : ils for- crivent les conditions de vie aligeantes
ment « une organisation qui mobilise des masses paupérisées. On note que
les individus autour d’un projet ain la fragilité économique s’accompagne
de conquérir le pouvoir de gouverne- d’une désagrégation sociale. Dans les
ment ». Cette déinition permet de dé- quartiers mal famés où s’entassent les
gager plusieurs typologies en fonction prolétaires, la misère côtoie la délin-
des trois composantes (organisation, quance, la prostitution, l’alcoolisme,
projet, mobilisation). la violence et les familles désagrégées.
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Classes laborieuses, classes dangereuses


(1958), le titre de l’ouvrage classique
PAUVRETé de Louis Chevalier suit à résumer ce
constat.
De tout temps, il y a eu des pauvres,
des miséreux, des déshérités. Du pay- Une culture de la pauvreté ?
san de l’Égypte antique aux Bédouins La pauvreté et l’exclusion font partie
du désert, du serf du Moyen Âge au des grands thèmes de la littérature so-
petit boutiquier chinois, la grande ciologique. À Chicago, où naît la socio-
masse de la population a toujours vécu logie américaine, les premières grandes
dans une situation d’indigence. Mais il études monographiques portent sur les
y a pauvreté et pauvreté. À côté de la hoboes, les « sans-abri » de l’époque
grande masse des paysans, des artisans, (N. Anderson, Le Hobo : sociologie du
des pêcheurs et des éleveurs qui vivaient sans-abri, 1923), les criminels et les pe-
chichement et sans grands moyens, il tits délinquants (F. hrasher, he Gang,
y avait un autre monde, plus démuni 1927 ; C. Shaw, he Jack-Roller, 1930),
encore : celui des parias, des mendiants la vie dans le ghetto juif (L. Wirth, he
et des miséreux qui n’avaient ni terre, Ghetto, 1928), les taudis de la « Gold
ni bêtes, ni foyer, et devaient vivre de Coast » (H.W. Zorbaugh, he Gold
mendicité ou de rapine. Coast and the Slum, 1929) ou encore
L’historien Bronislaw Geremek a les quartiers noirs (St. Clair Drake,
consacré de nombreuses études à la H.R. Cayton, Black Metropolis : A Study
pauvreté et à la marginalité sociale au of Negro Life in a Northern City, 1945).
Moyen Âge et à l’époque moderne. Il Partout où règne la pauvreté, le vice
s’est notamment intéressé au regard semble l’accompagner. Y aurait-il entre
que la société porte sur les gueux et pauvreté et misère morale une relation
les vagabonds, qui oscille entre peur et indissociable ? C’est ce que suggère l’ex-
compassion, comme l’indique le titre pression « culture de la pauvreté » due à

263
Notions et concepts

Oscar Lewis. Dans l’ouvrage classique pauvreté et des problèmes sociaux dans
Les Enfants de Sanchez (1961), l’anthro- les ghettos noirs (transformation des
pologue décrit le mode de vie d’une fa- emplois qui a conduit les jeunes noirs
mille pauvre d’Indiens immigrés vivant à la drogue ; déclin du taux de mariage
à Mexico. Selon lui, la pauvreté produit des Noirs ; développement de l’air-
une « personnalité » particulière dont mative action, forme de discrimination
les traits principaux sont : le sentiment positive qui a poussé la classe moyenne
de dépendance et d’infériorité, le fata- des Noirs à s’installer dans les banlieues
lisme, le manque de contrôle de soi, la et a été responsable de la concentration
faible capacité à se projeter dans l’avenir de la pauvreté et d’autres problèmes
et une attitude tournée vers le présent. sociaux dans les ghettos ; les efets de
Au cours d’autres études menées à Porto voisinage).
Rico ou dans les taudis de New York, La notion de « culture de la pauvreté »
O. Lewis constate des « similarités a été utilisée par Richard Hoggart
remarquables » dans les structures fami- dans un tout autre sens (La Culture
liales, les comportements individuels du pauvre, 1957). Dans cette étude, le
et les valeurs des pauvres. Voilà ce qu’il sociologue anglais décrit les styles de
nomme la « culture de la pauvreté ». vie et les croyances associés aux classes
La thèse sur la culture de la pauvreté populaires en Angleterre. Il ne s’agit
fera l’objet d’un grand débat aux pas ici à proprement parler d’exclus
États-Unis dans les années 1960-1970 et de marginaux, mais des couches
(E.B. Leacock, he Culture of Poverty : les plus populaires de la société (dont
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A Critique, 1971). Des sociologues R. Hoggart lui-même est issu). Malgré


comme Anthony Leeds mettent en l’efet des mass media, qui pénètrent
avant que les contraintes économiques alors dans les foyers, les modes de vie
et sociales expliquent les conduites sans et les croyances, il constate une per-
qu’il soit besoin de parler de « culture » manence dans les façons de parler, de
spéciique, au risque d’enfermer les s’habiller et de se comporter dans les
pauvres dans un univers culturel à part relations interpersonnelles, qui sont des
et de les tenir en partie responsables de marques caractéristiques des milieux
leur condition. populaires. « Vivre au sein d’un milieu
Le débat rebondit à partir des années populaire, c’est aujourd’hui encore ap-
1980. L’ofensive est lancée, en 1984, partenir à une culture difuse qui n’est
par un essai sulfureux de Charles pas moins contraignante et élaborée
Murray : Losing Ground, American que celle qui caractérise les classes su-
Social Policy 1950-1980. L’auteur y périeures. » La culture du pauvre, telle
soutient que la création de l’underclass que l’entend R. Hoggart, est donc plus
américaine prend ses racines dans les proche de ce que d’autres sociologues,
politiques progressistes de l’État provi- comme Pierre Bourdieu ou Claude
dence. Les programmes de lutte contre Grignon, appelleront « cultures popu-
la pauvreté ont conduit les pauvres à se laires ». Une culture qui se distingue
comporter comme des assistés et ne les par ses habitus, des valeurs et des styles
incitent plus à chercher du travail ou de vie caractéristiques.
à se marier puisqu’ils peuvent trouver
une aide dans l’assistance sociale. de la pauvreté à l’exclusion
William J. Wilson va répondre à Durant les Trente Glorieuses (années
C. Murray quelques années plus tard. 1945-1975), les pauvres sont, dans
Dans he Truly Disadvantaged (1987), les sociétés modernes, représentés par
le sociologue propose quatre hypo- les paysans, les ouvriers non qualiiés,
thèses pour expliquer la croissance de la les immigrés et les personnes âgées

264
P

sans retraite. On pense alors que la tion de pauvreté, jugée non pertinente
modernisation des structures sociales, scientiiquement.
la croissance du niveau de vie, les poli- L’évaluation de la pauvreté dépend
tiques sociales (instauration d’un mini- des outils utilisés. En Europe et en
mum vieillesse et du Smic, essor des France, le seuil de pauvreté monétaire
allocations familiales et de logement, est ixé à à 60 % du revenu médian
construction de logement sociaux) (revenu qui sépare la population en
vont peu à peu absorber les poches de deux parties égales, une moitié ayant
misère résiduelles. À partir des années des revenus supérieurs, l’autre moitié
1970, ces formes de pauvreté com- des revenus inférieurs). Le seuil est
mencent à se réduire nettement. ixé à 954 euros (pour les revenus de
Mais, à partir des années 1980, le pro- 2009) par mois pour une personne
blème de la pauvreté va resurgir sous seule. Jusqu’en 2008, avant l’harmo-
une forme nouvelle et inattendue, celle nisation européenne des instruments
des « nouveaux pauvres » : chômeurs de mesure, la France établissait le seuil
et personnes en in de droits, SDF de pauvreté, non à 60 % mais à 50 %
(sans domicile ixe), mères célibataires, du revenu médian. Une diférence de
jeunes sans emploi… La misère et l’ex- taille puisqu’elle fait passer (en 2012) le
clusion, que l’on croyait en voie d’éra- seuil de pauvreté de 820 (seuil à 50 %)
dication, refont donc leur apparition à 980 euros (seuil à 60 %) et le nombre
dans les sociétés modernes. En France, de pauvres de 4,4 millions à 8,2 mil-
l’instauration du RMI, du Samu social lions de Français. Louis Maurin, direc-
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et des associations (Les Restos du cœur, teur de l’Observatoire des inégalités,


Emmaüs) tente de venir en aide à critique cette conception extensive de
cette nouvelle vague de pauvreté. Aux la pauvreté établie à 60 % du revenu
États-Unis se développe le phénomène médian qui incorpore dans la pauvreté
des working poors : des salariés qui ne des situations sociales très diversiiées
touchent que de maigres revenus de assimilant à tort des gens qui vivent
« petits boulots ». dans la précarité absolue et d’autres qui
Une masse considérable de travaux vivent simplement une condition de
(démographiques, économiques, socio- gens modestes.
logiques) va être consacrée à recenser
et décrire le sort de ces populations. Qu’en est-il de la pauvreté dans le
Outre les travaux descriptifs sur les monde ?
SDF, les études quantitatives, d’autres Le « seuil d’extrême pauvreté » ixé
tentent d’établir une typologie des par la Banque mondiale, est estimé à
formes de pauvreté et de précarité. 1,25 dollar par jour et par personne.
Serge Paugam a essayé de cerner les Le nombre de personnes vivant sous ce
diférentes catégories d’exclusion dans seuil d’extrême pauvreté concerne près
les sociétés : les assistés, les précaires… du quart des habitants de la planète.
(L’Exclusion, l’état des savoirs, 1996). Ce nombre s’est toutefois considérable-
D’autres veulent en cerner les méca- ment réduit de 1,9 en 1981 à 1,3 en
nismes. De son côté, Robert Castel 2008. Cette évolution est d’autant plus
l’explique par la fragilisation de la so- spectaculaire que dans le même temps
ciété salariale (Les Métamorphoses de la la population mondiale a augmenté.
question sociale, 1995). Du coup, en terme de pourcentage,
Dans les thématiques sociologiques, le taux d’extrême pauvreté a été réduit
ce sont les termes d’« exclusion », de de moitié : de 22 % de la population
« précarité », voire de « disqualiication mondiale en 2008 contre 52 % au dé-
sociale » qui prennent le relais de la no- but des années 1980. La réduction de

265
Notions et concepts

la pauvreté concerne principalement la le démos), qui est « le gouvernement du


Chine et les pays de l’Asie du Sud-Est peuple, par le peuple, pour le peuple »,
et, dans une moindre mesure, l’Afrique selon la formule célèbre ; à la nation,
et l’Amérique du Sud. avec laquelle il est souvent confondu
– le droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes, par exemple, n’est pas très
PéRI-URBAIN éloigné du droit des nations à dispo-
ser d’elles-mêmes ; à la souveraineté,
Le péri-urbain désigne les zones inter- puisque le peuple « souverain » porte la
médiaires entre ville et campagne, légitimité.
situées en bordure des grandes ban- Le peuple, lorsqu’il est invoqué, semble
lieues des centres urbains et s’étalant plutôt du côté de la radicalité, de la
jusqu’aux villages ruraux ; elles sont référence au changement absolu, total,
peuplées de populations venues de la et de l’insurrection, que de celui des
ville qui viennent chercher des coûts de modiications réformistes, graduelles,
logements moins cher ou un cadre de négociées. De ce point de vue, il est
vie plus champêtre. La péri-urbanisa- à la fois bon – vecteur nécessaire de la
tion transforme profondément la com- liquidation d’un ordre insupportable
position des anciens villages investis – et mauvais, car susceptible en même
par de nouvelles populations. temps d’être lourd de débordements et
Les communes péri-urbaines se déi- de violences extrêmes.
nissent à partir de deux critères : Le peuple peut constituer la totalité
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En géographie, une commune est dite d’une collectivité, sociale et politique,


péri-urbaine lorsque sa zone bâtie prin- comme le pensait Auguste Comte,
cipale est séparée du pôle urbain dont ou nationale et en même temps natu-
elle dépend par une zone non bâtie relle, ou divine, avec l’idée de Volkgeist,
d’une largeur supérieure à 200 mètres. comme chez les romantiques alle-
Un critère fonctionnel : 40 % des actifs mands, à commencer par Herder et
ont un emploi hors de la commune Fichte. Étymologiquement, le mot
dans une des aires urbaines proches. peuple vient du latin populus, c’est-à-
dire la population dans son ensemble.
Mais aujourd’hui, il n’en est aussi
PEUPLE/POPULISME qu’une partie : les petites gens, les gens
de peu (expression qui constitue le titre
Alors que les notions de classes sociales, d’un livre de P. Sansot, 1991), le « petit
de lutte des classes, semblent avoir peuple », il piccolo popolo, la plèbe, les
perdu de leur pertinence, une catégo- hommes ou les femmes « du peuple »,
rie sociopolitique ancienne demeure : précisément, qui sont de condition
celle de peuple, importante dans la modeste, quand ce n’est pas la popu-
seconde moitié du xviiie siècle, comme lace – la face sombre du peuple, sus-
le montre Deborah Cohen (La Nature ceptible de faire foule et de verser dans
du peuple, Champ Vallon, 2010) et la violence, voire la cruauté, et dont
toujoursprésente dans le discours histo- Hegel (dans les Principes de la philoso-
rique, politique et social du xviiie, du phie du droit) explique qu’elle se forme
xixe et du xxe siècles. à partir de la polarisation de la société
entre riches et pauvres et de là, pour ces
Le peuple, une notion ambivalente derniers, sur fond de déchéance sociale
La notion de « peuple » peut être asso- et morale. Mais le peuple, ou même la
ciée à d’autres grandes catégories : à la plèbe, et la populace ne se confondent
démocratie (en Grèce, le peuple, c’est pas, sauf à revendiquer pour le terme de

266
P

peuple une acception particulièrement pond aux biens et services marchands)


négative et disqualiiante et à en faire, et du PIB non marchand (qui corres-
comme dit Deborah Cohen, un « stig- pond aux services fournis gratuitement
mate jeté sur un espace du social. » à la population par les administrations,
(Voir sur tous ces points, M. Wie- comme l’enseignement, la police, la
viorka, Introduction à l’ouvrage collec- défense). L’économie informelle (tra-
tif : Le peuple existe-t-il ?, 2012.) vail au noir, marché noir) échappe à ce
calcul.
Le retour de l’idée de peuple… On distingue par ailleurs le PIB du
à travers le populisme PNB (produit national brut). Le pre-
Le terme de « populisme » revient en mier mesure les productions efectuées
force aujourd’hui, et on le présente à l’intérieur d’un pays (qui comprend
comme une menace pour les démocra- l’activité des sociétés étrangères qui pro-
ties. Ce terme recouvre des phénomènes duisent sur le sol national), alors que
diférents. « Il y a le national-populisme le PNB concerne les productions des
tel que l’entend le politologue Pierre- sociétés d’un pays (même celles qui ne
André Taguief par exemple (L’Illusion sont pas efectuées sur le sol national).
populiste, 2007). Il y a depuis trente ans La comparaison des PIB permet de
en Europe des poussées fortes de natio- mesurer la puissance économique d’un
nal-populisme qui s’accompagnent de pays. Son évolution d’une année sur
toute la palette de discours propre à ce l’autre est l’indice qui permet de mesu-
courant : l’opposition du peuple et des rer la croissance.
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élites, la déinition du peuple non pas La notion de PIB a fait l’objet de deux
seulement comme démos, mais aussi grands types de critique. L’une consi-
comme ethnos. » (P. Perrineau, Entre- dère d’abord que le PIB ne relète
tien in La Démocratie, Histoire, théories, qu’une partie de la production (l’éco-
pratiques, 2010). C’est ce phénomène nomie informelle du travail au noir, le
qu’étudie D. Reynié dans son ouvrage travail domestique, l’économie de la
Populisme, la pente fatale, 2012, où il drogue, etc.) échappe aux statistiques.
analyse la percée des partis populistes Mais plus fondamentalement, dans les
et xénophobes en Europe. années 1990, des chercheurs ont cher-
Le « populisme » a une connotation ché à mettre au point des indicateurs de
négative car il semble lié à des excès dan- développement qui ne se limitent pas à
gereux. Dans La Raison populiste (2008) la croissance économique.
Ernesto Laclau revisite le concept. Pour
lui, le rejet méprisant du populisme › Richesse
relève surtout « du rejet du politique
tout court ». Le peuple est bien une
catégorie politique à part entière et « le POLITIQUE PUBLIQUE
populisme est, tout simplement, une
manière de construire le politique ». Réformer l’école, la santé, la justice,
décider une politique du logement,
de lutte contre le tabagisme…, voilà
PIB/PNB autant de domaines qui concernent les
politiques publiques.
Indice de mesure de la production d’un En science politique, leur analyse vise
pays. Techniquement parlant, le PIB à comprendre les conditions dans les-
est la somme des valeurs ajoutées des quelles l’État agit. Elle veut déterminer
diférents secteurs économiques. Il est les acteurs et les conditions de l’action
formé du PIB marchand (qui corres- publique ainsi que ses efets : qui dé-

267
Notions et concepts

cide ? De quoi ? Dans quelles condi- par la théorie néo-institutionnelle.


tions ? Avec quels efets ? – Avec quels efets ? Les résultats efectifs
– Qui décide ? Longtemps, l’État fut d’une politique préoccupent de plus en
considéré comme un centre de décision plus les décideurs politiques et les cher-
homogène et autonome, situé au som- cheurs. Car il ne suit pas de mettre
met de la pyramide sociale. L’étude des en œuvre une décision, encore faut-il
politiques publiques a conduit à ouvrir mesurer ses conséquences. Les disposi-
la boîte noire de l’État ain d’en com- tifs d’évaluation des politiques se sont
prendre les rouages internes. L’approche développés dans tous les pays occiden-
pluraliste, initiée par Robert Dahl dans taux depuis les années 1980. Cela a
les années 1960, repose sur l’idée d’une permis de mettre au jour les décalages
pluralité des organes de décision au entre les projets initiaux et les résultats
sein de l’État. Cette diversité ainsi que efectifs (en matière de coûts, de délais,
le poids des groupes d’intérêt (lobbies, de performance). Cela a contribué
corporations), les négociations et les aussi à souligner certains efets pervers.
enjeux électoraux donnent de l’État Il arrive que certaines mesures aillent à
une vision éclatée (ou polyarchique) l’encontre des efets attendus ou soient
dans laquelle interviennent diférents en complet décalage avec les résultats
acteurs et niveaux de décision. Les escomptés.
analyses actuelles en termes de gouver-
nance ou de réseaux (policy networks)
s’inscrivent aussi dans une optique plu- POLITIQUE (SCIENCE)
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raliste.
– De quoi ? Un autre domaine d’étude Dans la République, Platon présente le
des politiques publiques concerne la meilleur régime possible comme celui
« mise en agenda » d’un problème poli- de l’aristocratie : un petit groupe de
tique : pourquoi tel ou tel programme magistrats-philosophes doivent gou-
de réforme est-il mis à l’ordre du jour ? verner la Cité en fonction de ce qu’ils
Sous l’efet de contraintes extérieures, estiment être le Bien et le Vrai. Cette
de groupes de pression ? L’approche politique idéale a tout les contours d’un
cognitive des politiques publiques s’in- régime totalitaire. Les philosophes gou-
téresse, à partir des années 1990, aux vernent ; la classe des gardiens-guerriers
poids des idées et des représentations (la police et l’armée) fait respecter la
dans la détermination des priorités loi ; enin la classe des producteurs doit
(P. Hall, he Political Power of Economic travailler et obéir. Et tout sera pour le
Ideas, 1989). mieux.
– Dans quelles conditions ? L’État n’est Après Platon, bien d’autres philosophes
pas une machine bien huilée où les vont s’intéresser à la politique. Aristote,
décisions prises au sommet se réper- Bodin, Hobbes, Locke, Montesquieu,
cutent sans déformation vers la base. jusqu’aux contemporains Léo Strauss
L’administration est soumise à des ou Carl Schmidt, se sont donné pour
pesanteurs : statuts, routines, réglemen- but de comprendre la nature profonde
tation, résistance des personnels, de de la politique et d’analyser les types de
sorte que les changements importants régimes, pour déterminer in ine quel
ne surviennent que dans des situations serait le meilleur. Mais il faut attendre
exceptionnelles. De plus, une fois enga- le début du xxe siècle pour que naisse
gée dans une direction, l’organisation une science politique qui se démarque
ne peut évoluer que dans un « sentier de la philosophie. Son but : dissocier les
de dépendance » balisé. Ces logiques valeurs des faits. Il ne s’agit plus de dé-
institutionnelles ont été bien analysées inir le meilleur régime politique mais

268
P

d’analyser les mécanismes du pouvoir. Paradigmes et modèles


La pluralité des sciences politiques
Science politique ou sciences ne tient pas qu’à ses méthodes et des
politiques traditions nationales se sont consti-
La science politique est par nature tuées depuis le xixe siècle. La plupart
une discipline carrefour : elle s’est ont aujourd’hui rejoint les courants
forgée dans le sillage des études so- dominants issus de la fusion entre la
ciologique sur les élites politiques science politique américaine et le puis-
(V. Pareto, G. Mosca) et la bureaucratie sant héritage philosophique, juridique
(M. Weber), de la science administra- et politique de l’Europe centrale après
tive, du droit et de la philosophie poli- l’émigration des universitaires chassés
tique. Elle s’est enrichie par la suite des par le nazisme. Ainsi, L’American poli-
études des relations internationales (ou tical science association, qui a fêté son
géopolitique), de la géographie électo- 100e anniversaire en 2003 compte près
rale de l’anthropologie politique, de la de 15 000 membres.
psychologie politique. Chacun de ces La tradition d’analyse politique s’est
sous-domaines possédant son auto- construite autour de plusieurs para-
nomie relative, on parle souvent des digmes et modèles qui se sont succédé
« sciences politiques » au pluriel. au il du temps.
Cette diversité des approches utilisables Le behaviorisme. Aux États-Unis, les
pour étudier les phénomènes politiques sciences politiques naissantes s’air-
a d’ailleurs fait l’objet de débats récur- ment dans un courant empiriste (ap-
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rents dans les universités françaises pelé aussi « behavioriste ») qui veut
depuis que la science politique y a été rompre avec les spéculations de la phi-
enseignée : dans les années 1970, une losophie politique. Sous l’impulsion de
partie des enseignants et chercheurs Charles Merriam et de ses étudiants,
souhaitant délimiter rigoureusement les sciences politiques se veulent une
son périmètre et ses méthodes. D’autres science, au sens fort du terme : fon-
au contraire, préfèrent donner à l’étude dée sur les faits empiriques, les statis-
du politique la plus grande ouverture tiques et la rigueur démonstrative. Il
possible, et utiliser l’ensemble des faut savoir qu’en 1920 l’« Association
sciences humaines. Dominique Reynié, américaine de science politique »
professeur à l’Institut d’études poli- comprend déjà 1 300 membres. Cette
tiques de Paris s’exprime ainsi, en 1996, puissante association va donner à la
sur l’avenir de la Science politique : discipline une grande homogénéité
« Son objet est clairement identiiable, dans la démarche. Le vote, les partis
mais elle n’en a pas le monopole. Sa politiques, les groupes de pression, les
méthode n’existe pas, en tant qu’elle mécanismes de décision, la propagande
serait capable d’une démarche originale et l’inluence deviennent des sujets
à l’intérieur des sciences sociales. D’un d’étude. Dans ce contexte, qui n’est
point de vue historique, les disciplines pas forcément favorable à l’originalité,
les plus proches de la science politique quelques œuvres vont se distinguer.
ont été successivement la philosophie, Dans les années 1930, les ouvrages
puis le droit et enin la sociologie. Mais du jeune prodige Harold D. Lasswell
il serait naïf et trop simple de confondre vont fortement marquer la discipline.
ce mouvement d’apparentements avec En 1927, à l’âge de 25 ans, il publie
une marche vers la meilleure alliance Propaganda Technique in the World War,
possible. La science politique ne fera ja- qui inaugure les recherches sur la pro-
mais de mariage heureux, parce qu’elle pagande et les mécanismes d’inluence.
est fondamentalement polygame. » Un autre de ses ouvrages, Politics : Who

269
Notions et concepts

Gets What, When, How (1936), se pré- à l’autre (monarchie, démocratie, auto-
occupe de la capacité des élites à mobi- ritarisme, etc.), ce sont les diférentes
liser l’opinion autour d’enjeux et de va- formes que prennent ces fonctions
leurs spéciiques. Dans cette optique se sociales. G.A. Almond s’est employé à
situent les travaux de Paul F. Lazarsfeld, faire une étude comparative des divers
Bernard R. Perelson, Angus Campbell régimes politiques, notamment ceux
ou encore Philip E. Converse. Après la du tiers-monde et ceux des pays indus-
Seconde Guerre mondiale, la théorie trialisés. (G.A. Almond et G.B. Powell,
politique va être marquée par les grands Comparative Politics, 1966).
paradigmes qui inluencent alors les Développementalisme. Une des ques-
sciences sociales : l’analyse systémique, tions longuement débattues à partir
le fonctionnalisme, le développementa- des années 1960, parmi les spécialistes
lisme, le rational choice, etc. de sciences politiques, est celle de sa-
L’analyse systémique. David Easton voir s’il existe des étapes universelles de
est le promoteur d’une approche qui développement de l’État, des sociétés
envisage la sphère politique comme un traditionnelles aux sociétés modernes.
système. Dans ses livres he Political Cette approche développementaliste,
System (1953), A Framework for Political d’abord abordée dans une perspective
Analysis (1965) et A Systems Analysis of progressiste, s’est orientée vers une
Political Life (1965), le monde politique approche complexe intégrant la diver-
fonctionne comme un « système » qui sité des dynamiques nationales (voir
reçoit des informations de l’extérieur notamment David Apter). Ce débat a
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(inputs) – demandes (de sécurité, de eu lieu parallèlement aux études sur le


bien de consommation…) et des ofres développement économique : il mettait
(soutiens électoraux, etc.) – que l’ins- aux prises les universalistes et les « indé-
tance politique doit traiter et gérer. À la pendantistes ».
sortie, il y a les actions en direction de la Rational choice et public choice. À partir
société (outputs) : politiques publiques, des années 1970, le courant du ratio-
législation, déclarations publiques, etc. nal choice a connu, dans les sciences
Les résultats de ces actions agissent en politiques américaines, un véritable
retour (feedback) comme de nouveaux boom. Pratiquement inexistant au
inputs, etc. Cette vision est fortement début des années 1950, il représente
marquée par le modèle de la démocra- quarante ans plus tard 40 % des publi-
tie américaine, où la politique apparaît cations des grandes revues de sciences
souvent comme un marché, fait d’inces- politiques. Le livre Social Choice and
santes transactions avec des porte-pa- Individual Values (1951), de l’écono-
role de groupes de pression. miste Kenneth J. Arrow, est à l’origine
Fonctionnalisme. Gabriel A. Almond fut de l’exportation de ce modèle dans le
le chef de ile d’un courant fonctionna- domaine politique. Son modèle per-
liste qui considère le monde politique mettait d’appliquer au vote les outils
sous l’angle des fonctions sociales (exé- mathématiques de la vie microécono-
cutive, législative, juridique, sociale) mique : théorie des jeux, théorie mathé-
qu’il assure. Ainsi on peut considérer matique de la décision, etc.
que, dans tous les types de société, le Appliqué à la vie politique, le modèle
régime doit assurer une fonction de du rational choice consiste à considé-
cohésion sociale, de politique et de dé- rer que les élus, comme les électeurs,
fense. La société est vue comme un or- ne sont pas animés par la recherche de
ganisme où chaque élément contribue l’intérêt général, mais d’abord par la
au fonctionnement de l’ensemble. Ce défense de leurs propres intérêts (voir
qui difère alors d’un régime politique par exemple Mancur Olson et le para-

270
P

doxe de l’action collective : La Logique sance à la géographie électorale. Mais


de l’action collective, 1965). James il faut attendre le lendemain de la
Buchanan, prix Nobel d’économie en Seconde Guerre mondiale pour que
1986, est le fondateur du courant du les sciences politiques connaissent
« public choice », mode d’analyse qui un véritable essor. Sous l’égide de
applique à la vie politique les principes Georges Burdeau, Jean Stoetzel (qui
du choix rationnel. Dans he Calculus initie l’étude des sondages d’opinion),
of Consent (« le calcul du consente- Raymond Aron et Maurice Duverger,
ment »), écrit avec Gordon Tullock en dont les manuels vont former des géné-
1962, J. Buchanan critique le mirage rations d’étudiants. En 1951 est créée la
d’un État perçu comme une instance Revue française de science politique. « La
supérieure qui défend l’intérêt général. discipline étant entièrement constituée
L’État est d’abord un instrument mis à partir des années cinquante, l’évolu-
entre les mains d’élus et de fonction- tion va se poursuivre dans un double
naires, d’individus rationnels qui visent mouvement de professionnalisation
avant tout à maximiser leurs intérêts. des auteurs et de diversiication des
Dans cette optique, l’élu veut d’abord recherches » (P. Favre, « Histoire de la
se faire réélire. L’électeur se comporte science politique », in Traité de science
comme un consommateur de biens. politique, t. 1, M. Grawitz, J. Leca).
Cette vision cynique de la politique Dans les années 1960, la science poli-
comme un marché a des conséquences tique est tiraillée entre les approches
très importantes sur la vision des choix marxistes (Althusser), un courant plus
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publics. Par exemple, à la veille des libéral (R. Aron, G. Freund, René
élections, les hommes publics ont in- Rémond). À partir des années 1980,
térêt à distribuer des avantages à leurs les études se diversiient et deviennent
électeurs et à engendrer des travaux plus techniques : étude de sociologie
publics. Certains électeurs (dits « élec- électorale (P. Perrineau, N. Meyer),
teurs médians ») sont particulièrement études comparatives (B. Badie), théo-
choyés, car ils peuvent faire basculer rie politique (J. Baechler, P. Manent,
une majorité dans un sens ou un autre. C. Lefort, P. Rosanvallon), analyse des
politiques publiques (J.-C. hoenig,
Traditions nationales et P. Muller, B. Jobert…), l’analyse des
problématiques internationales relations internationales (P. Hassner).
Contrairement à certaines craintes, la Au total, les thèmes privilégiés des
science politique anglo-saxonne n’a sciences politiques sont multiples :
jamais été assez homogène pour impo- ils concernent l’étude des élites, des
ser des problématiques et des méthodes régimes politiques, de la nation et les
de recherche strandardisées, mais elle se nationalismes, les comportements élec-
situe au carrefour de la plupart des ten- toraux, les mobilisations collectives, les
dances actuelles de la recherche. politiques publiques et les idéologies
On pourrait diicilement en dire au- politiques.
tant de la France qui conserve en la ma- À partir des années 1990, de nouveaux
tière des traditions solidement ancrées. thèmes sont apparus, liés à l’évolution
En 1871, est créée l’École libre des sociétés : la construction euro-
des Sciences politiques, rue Saint- péenne, les conlits inter-ethniques, le
Guillaume, à Paris. Elle est l’ancêtre terrorisme, les politiques de santé, la
de « Sciences po ». Le géographe gouvernance mondiale, le rôle des mé-
André Siegfried y enseignera (à partir dias et d’Internet… D’autres perspec-
de  1911). Son Tableau politique de la tives se dessinent aujourd’hui à travers
France de l’Ouest (1913) donne nais- l’approche « pragmatique » des phé-

271
Notions et concepts

nomènes politiques et institutionnels. POPULATION ACTIVE


Proche de la sociologie pragmatique,
elle cherche à observer à des échelles Elle regroupe l’ensemble des personnes
parfois réduites les modalités d’inte- qui ont un emploi (actifs occupés),
ractions des personnes entre elles et mais aussi les chômeurs (actifs inoccu-
avec l’environnement, et cela à propos pés). En efet, on considère que les per-
d’actions concrètes et précises. sonnes en âge de travailler et qui sont
Mais on aurait tort de vouloir classer efectivement à la recherche d’un em-
les sciences politiques en courants et ploi font partie de la population active
en domaines aux frontières précises d’un pays. En somme, c’est la main-
et rigides. De nombreux chercheurs d’œuvre disponible d’un pays. Les
et politologues n’appartiennent pas à inactifs regroupent donc les élèves et les
une école de pensée, mais se consacrent étudiants, les femmes et les hommes au
à l’étude d’un phénomène (les idées foyer, les retraités et tout autre adulte
politiques au xxe siècle, la politique qui ne recherche pas d’emploi.
régionale, la communication politique,
la psychologie des hommes d’État) ou
d’une région (les « soviétologues », les POSSIBILISME
spécialistes d’Afrique, d’Inde, d’Asie,
des pays arabes). héorie du géographe Paul Vidal de La
Blache (1845-1918), qui concerne les
liens entre les contraintes du milieu et
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POLYARChIE l’organisation des sociétés. P. Vidal de


La Blache refuse le principe détermi-
Dans les démocraties modernes, per- niste trop étroit selon lequel la géogra-
sonne ne détient tout le pouvoir, mais phie exerce une contrainte rigoureuse
tout le monde en détient des parcelles. sur la vie sociale. Pour lui, la nature
Le pouvoir politique est distribué en de ne fait que déterminer un éventail de
multiples centres de décision (exécu- possibilités. Sur cette base les hommes
tif, législatif, judiciaire). Ses élites sont peuvent édiier plusieurs types de socié-
par ailleurs soumises à l’inluence des tés. « À tous les degrés, la nature ofre
groupes de pression, des commissions, des possibilités ; entre elles, l’homme
des sphères administratives et des partis choisit. La géographie fournit le cane-
politiques. De sorte que l’action poli- vas, l’homme y brode son destin. »
tique est le fruit d’interactions entre (P. Vidal de La Blache).
plusieurs instances.
Dans ce cadre, la politique moderne est
rarement le fait d’une volonté unique POSTCOLONIALES (éTUdES)/
et clairement airmée. Elle fait le plus POSTCOLONIAL STUdIES
souvent l’objet de multiples marchan-
dages et négociations, dans le but de Le postcolonial ne désigne pas seule-
trouver un consensus ou un accord ment ce qui vient après les colonies,
entre diférentes parties. mais un genre d’études issu de la cri-
Robert Dahl a introduit le concept de tique des sources occidentales du savoir
polyarchie dans son ouvrage Qui gou- et de l’histoire. Est donc postcolonial
verne ? (1961), à partir d’une enquête tout objet qui résiste à ce regard colo-
menée sur le pouvoir municipal à New nial, ou que l’on décrit comme tel.
Haven. R. Dahl en a conclu que la Né par clonage verbal (sur le modèle
« polyarchie » est le propre des régimes du postmoderne), l’épithète postcolo-
démocratiques. nial caractérise un genre de recherches

272
P

lancé, vers 1980, par des universi- celles de la montée des revendications
taires issus de pays anciennement culturelles des minorités, notamment
colonisés enseignant dans divers pays des Noirs, qui ne réclament plus seule-
anglophones (États-Unis, Angleterre, ment l’égalité, mais une reconnaissance
Australie, Canada). Parmi eux, des de leur passé et de leur culture. En
littéraires, des philosophes et des his- Europe, les minorités sont bien sou-
toriens : la constellation aujourd’hui vent d’anciens « sujets des empires ».
abondante de leurs travaux est éclec- C’est aussi la décennie de naissance des
tique. Qu’y a-t-il de commun derrière gender studies portées par des militantes
ces formules ? féministes. Minorités locales ou étran-
Essentiellement trois soucis : celui gères, femmes, rebelles en demande
de contester l’hégémonie de la pen- de reconnaissances sont autant de
sée et des savoirs occidentaux (« pro- motifs, pour les universitaires qui s’y
vincialiser l’Europe », écrira Dipesh intéressent, d’élargir l’horizon du fait
Chakrabarty), celui de redonner une « postcolonial ». La notion qui s’im-
place propre à l’histoire et à la culture pose alors est celle d’identité, emprun-
des pays ex-colonisés, et de manière tée aux anthropologues.
générale de faire l’archéologie culturelle Troisième composante, enin, du pro-
du fait colonial. gramme postcolonial : la French theory
Première pierre posée à l’édiice post- (telle qu’on la nomme aujourd’hui)
colonial, Edward Saïd, professeur conquiert les départements de lettres
de littérature à Columbia, publie en et de philosophie américains. Au il
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1978 un livre très inluent, intitulé des années 1980, elle amène les outils
L’Orientalisme. Il y décrit la manière sophistiqués de la critique poststructu-
dont les savants et poètes occidentaux raliste (Jacques Lacan, Roland Barthes,
ont, depuis le xviiie siècle, construit M. Foucault, Pierre Bourdieu, Jean-
l’image d’un Orient mythique et François Lyotard, Gilles Deleuze,
obscur, une antithèse des Lumières, Jacques Derrida). Les théoriciens
propre à justiier sa colonisation. Pour les plus pointus, comme Gayatri C.
lui, loin d’être une science universelle, Spivak à Columbia ou Homi Bhabha
« l’orientalisme a plus de valeur en tant à Chicago, développent une critique en
que signe de la puissance européenne règle du culturalisme classique et des
et atlantique sur l’Orient qu’en tant identités conçues comme des essences.
que discours véridique sur celui-ci ». Toute production culturelle est un
Premier point, donc, E. Saïd lance texte à déconstruire, sa signiication ne
un pavé dans la mare des savoirs aca- peut être que contingente à la situation
démiques construits par l’Occident du sujet qui l’énonce. Les gros concepts
sur le reste du monde, et insiste sur la de la philosophie (progrès, moder-
persistance de ce regard idéologique. nité, démocratie, nation, voire lutte
Palestinien engagé, E. Saïd voit dans de classe) sont invalidés. Le sujet qui,
l’orientalisme la source des préjugés par excellence, incarne ce point de vue,
anti-arabes des Américains. Son ana- est celui des diasporas, des réfugiés, des
lyse, qui en appelle à Michel Foucault, migrants, des minorités, dont la culture
porte donc sur les représentations, les et l’identité sont « hybrides », et les tra-
« discours », plutôt que sur les condi- jectoires sinueuses. « Contingence »
tions objectives du fait colonial. Cette et « hybridité » deviendront des leit-
approche à la fois culturelle et engagée motive de l’écriture postcoloniale.
sera un élément essentiel des études Critique des savoirs occidentaux sur le
postcoloniales. monde, expression du point de vue du
Les années 1970 sont, aux États-Unis, dominé (à travers la littérature notam-

273
Notions et concepts

ment), argumentation savante : tels de Columbia, sous la direction de


sont les trois principaux ingrédients G. Spivak. Le titre semble avoir disparu
de la manière de faire adoptée par les depuis cette date, même si les acteurs
auteurs de la mouvance postcoloniale de ce programme continuent de pro-
dans les pays anglo-saxons. Mais il reste duire.
que le dosage diférencié de ces ingré-
dients laisse place à de multiples rallie- Les postcolonial studies et la France
ments et divergences internes. Un rapide coup d’œil à la carte des lieux
où s’élabore la littérature postcoloniale
Un exemple : les subaltern studies révèle la prépondérance des régions
Un des exemples les plus intéressants à correspondant aux traces de l’empire
suivre est celui des « études subalternes » colonial britannique : la bibliothèque
(subaltern studies), programme créé pa- idéale des études « Poco » (pour post-
rallèlement aux études postcoloniales, colonial) est, pour des raisons évidentes
mais qui graduellement entre dans son de langue, largement anglo-saxonne.
champ de gravitation. Lancé en 1982 Certains espaces et auteurs non an-
autour d’une collection éditoriale du glophones y tiennent cependant une
même nom, ce projet indo-britannique place : l’Indonésie, les Philippines, une
rassemblait des historiens d’obédience partie de l’Amérique latine, et surtout
marxiste basés à New Delhi, Calcutta, l’Afrique et les Antilles francophones,
Melbourne et Londres. Plusieurs d’où sont issues certaines igures ances-
d’entre eux sont des élèves des histo- trales du genre (Frantz Fanon, Aimé
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riens britanniques Edward hompson Césaire, Léopold Senghor). Pourtant,


et Eric J. Hobsbawm. Le fondateur voilà plusieurs années que l’on déplore,
du projet, Ranajit Guha, enseignant en France, la réception plutôt froide
en Angleterre, est animé par l’idée de faite aux études postcoloniales et à
revoir l’histoire de l’Inde en relativisant leurs auteurs. La chose est d’autant
le rôle joué par les élites indiennes dans plus paradoxale que les théoriciens
l’accession à l’indépendance. Ses tra- du postcolonial puisent leur inspi-
vaux critiquent les sources oicielles, et ration dans des auteurs français. La
mettent en valeur la signiication poli- veine postmoderne a été généralement
tique des révoltes paysannes. Il impulse accueillie par les universités françaises
donc un ensemble d’études sur les comme une mode américaine jargon-
oubliés de l’histoire nationale indienne. nante, et au même titre que tout ce
Six volumes, publiés entre 1982 qui portait l’étiquette post, jugée inas-
et 1989, développent ce thème de similable aux cursus d’enseignement.
manière très factuelle. Dans les années D’où une longue ignorance de ces
1990, les subaltern studies se tournent travaux, une absence quasi complète
vers des sujets plus culturels (le corps, de traductions, à peine troublées par
la maladie, les mœurs) et des rélexions le fait que, comme l’écrit Emmanuelle
de critique textuelle. Certains membres Sibeud, ces études « posent des ques-
du groupe (D. Chakrabarti, Partha tions importantes à l’historien »,
Chatterjee) adoptent plus facilement en particulier en matière coloniale.
que d’autres ce style, qui rendait dif- Or on assiste, depuis une dizaine d’an-
icile la poursuite d’études factuelles. nées, à un retour en force de l’histoire
Cette divergence interne annonçait coloniale : stimulées par des questions
une réorientation du projet initial de mémorielles brûlantes comme celles de
R. Guha, concrétisée en 2000, avec la guerre d’Algérie, de la traite atlan-
transfert de la série des ouvrages tique, de l’esclavage aux Antilles, le
Subaltern Studies à l’université nombre d’études consacrées au traite-

274
P

ment appliqué par la France à ses colo- çais ». On peut, selon le cas, déplorer
nies n’a cessé de croître. ce manque d’audace, ou au contraire,
Toutefois, il est diicile de leur attri- se réjouir du caractère probablement
buer une orientation « postcoloniale ». moins éthéré des travaux qui, peut-
La plupart conservent une facture clas- être, feront s’épanouir le postcolonial
sique, et s’abstiennent d’extrapoler à la en France.
situation vécue aujourd’hui. Ni l’ana-
lyse textuelle, ni le point de vue des
colonisés, sinon à titre de témoignage, POSThUMAIN
ne sont placés au centre de l’analyse.
Le premier plaidoyer notoire en faveur L’homme est-il en train de prendre les
d’une approche ouvertement postco- commandes de sa propre évolution ?
loniale paraît en 2003. Dans un livre Nanotechnologies, génétique, théra-
remarqué, La République coloniale, pies géniques, prothèses cognitives,
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et clonage, cellules souches, etc., les évo-
Françoise Vergès soulignent l’urgence lutions récentes des biotechnologies
de créer en France une « école de re- pourraient le laisser penser. Les études
cherche à l’image de ce qui s’est passé sur les mécanismes du vieillissement
aux États-Unis, en Asie, en Inde, en cellulaire (appelé « apoptose  ») laissent
Afrique, en Angleterre autour des post- aujourd’hui entrevoir la possibilité –
colonial studies) ». Constatant l’écart peut-être pas si éloignée – de prolonger
entre le discours républicain et ses le temps de l’existence humaine. Et –
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réalisations coloniales, ils explorent le qui sait ? – peut-être un jour d’atteindre


champ de la culture coloniale. Deux l’immortalité.
ans plus tard, les auteurs passent à l’exé- C’est en tout cas l’hypothèse défendue
cution du projet et dirigent un recueil sérieusement par Ray Kurzweil, un
sur une thématique typiquement post- inventeur visionnaire, auteur de Serons-
coloniale, à savoir la persistance d’un nous immortels ? (2006). Dans son ou-
regard colonial porté sur les immigrés vrage, il formule la théorie des « trois
en France (P. Blanchard, N. Bancel et ponts   » pour atteindre l’immortalité.
S. Lemaire, La Fracture coloniale, La Le premier pont est celui qui nous per-
Découverte, 2005). met d’allonger notre espérance de vie
En rassemblant ces études sur les de façon signiicative (vingt ans envi-
tabous de l’histoire française, sur les ron) par des régimes alimentaires ap-
imaginaires ethniques actuels et sur les propriés (dont la restriction calorique).
impensés de l’idéologie républicaine, ils Ce premier pont franchi, il nous per-
font œuvre salutaire, mais ne déinissent met d’atteindre le deuxième : celui du
pas une autre façon de faire de la re- prolongement de la vie par les thérapies
cherche. Enin, ils ne reprennent aucun géniques qui devraient être maîtrisées
des concepts relationnels (hybridité, aux alentours des années 2050-2070.
altérité, transculturel) qui caractérisent Le troisième pont sera celui de la fabri-
les auteurs anglo-saxons, mais comme cation d’un nouveau corps cyberné-
l’indique leur titre, s’attachent plutôt à tique, envisagée pour la in de ce siècle.
déinir les contours d’une rupture.
Cet essai postcolonial à la française Les « transhumanistes  » sont arrivés
s’écarte donc du modèle anglo-saxon R. Kurzweil est l’un des gourous d’un
en plusieurs points : scepticisme face à courant de pensée, né au États-Unis
la théorie critique, peu d’intérêt pour durant les années 1980, que l’on ap-
le multiculturalisme, déconstruction pelle « transhumanisme  » ou « posthu-
certes, mais du seul « modèle fran- manismes  ».

275
Notions et concepts

Le mot « transhumanisme   » appa- (scientiique, occidentale) par rapport


raît pour la première fois en 1973 à une autre, mais de vanter les mérites
sous la plume de l’écrivain Fereidoun du métissage, du multiculturel et de la
M. Esfandiary (Are You Transhuman ?). diférence.
Il se popularise dans les années 1980 Le terme a été popularisé par le philo-
par la voix de Max More, philosophe sophe Jean-François Lyotard dans son
irlandais installé aux États-Unis et fon- ouvrage La Condition postmoderne
dateur de l’Extropy Center. Il est en- (1979). Il l’a emprunté au critique
suite repris par des philosophes tels que anglais Charles Jenck, qui qualiiait
Nick Bostrom, directeur du Future of de « postmodern » un nouveau type
Humanity Institute à l’université d’Ox- d’architecture.
ford, ou encore Eric Dexler, théoricien Pour J.-F. Lyotard, le postmoderne dé-
des « engins de créations  » et prophète signe une époque marquée par « la in
des nanotechnologies. des grands récits ». C’est en fait la in
Dernière en date de cette littérature des croyances au progrès et à la marche
posthumaniste, l’essayiste Donna vers une humanité meilleure.
Haraway, auteure du Manifeste cyborg « Postmoderne » est synonyme de « dé-
(2007), où elle envisage dans une sillusion ». C’est une esthétique désa-
époque prochaine l’avènement d’un busée d’un individu qui aurait perdu
bestiaire d’êtres hybrides, mi-humains, ses points de repère, qui errerait dans
mi-machines (les « cyborgs   »), de une société sans avenir, sans passé et
chimères animal-humain et d’individus sans transcendance.
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au sexe indéterminé. Aux États-Unis, la thématique de la


Tous voient dans la technologie un postmodernité est aussi associée dans
moyen de dépasser la nature humaine les années 1980-1990 à un grand suc-
actuelle : la soufrance, la vieillesse, la cès universitaire dans les départements
maladie, la mort. Un moyen aussi de d’anthropologie et d’études littéraires.
décupler ses forces aussi grâce aux tech- Ce courant est lié à une pléiade d’au-
nologies que sont les drogues, la chirur- teurs comme J.-F. Lyotard, Richard
gie, les prothèses cognitives. L’idée de Rorty, Michel Foucault, Jacques
l’homme bionique n’est pas loin. Derrida ou Jürgen Habermas, qui ont
Ces mouvements envisagent le dépas- tous, à leur manière, critiqué le grand
sement de la nature humaine (ses discours de la raison occidentale.
capacités physiques et intellectuelles)
et l’instauration d’une nouvelle espèce
posthumaine. Une espèce qui ne serait POTLATCh
pas née de la sélection naturelle, mais
d’un développement de l’évolution Le potlatch, pratiqué notamment par
imposé par l’un de ses produits. les Kwakiutls, Indiens du Nord-Ouest
américain, est un mot qui signiie
« donner ». Durant la saison d’hiver,
POSTMOdERNITé les chefs de clan organisent de grandes
fêtes au cours desquelles ils se distri-
L’idée de « postmodernité », qui a fait buent généreusement des biens (nour-
fortune aux États-Unis à partir des riture, fourrures, plats de cuivre…).
années 1980, renvoie à l’image d’un Il s’agit d’une vraie « lutte pour la ri-
monde qui ne croit plus au progrès, à la chesse », où chacun cherche à obtenir
science toute-puissante, au lendemain le plus de prestige en distribuant les
qui chante et à la raison triomphante. cadeaux les plus beaux, les plus chers,
Il ne s’agit plus de valoriser une culture les plus nombreux. Celui qui reçoit un

276
P

cadeau est en dette d’honneur vis-à-vis POUVOIR


de l’ofrant. Plus le cadeau est géné-
reux, plus noble et prestigieux est le Aussi curieux que cela puisse paraître, il
donateur et plus grande est la dette de n’existe pas dans les sciences humaines
celui qui a reçu. Mais il est choquant de théorie générale du pouvoir. Le mot
de rendre immédiatement. C’est un – si courant dans le vocabulaire de tous
afront pour le donateur. Un certain les jours – ne peut être raccroché à au-
temps doit s’écouler avant de rendre la cune grande thèse ou aucun paradigme
politesse sous forme de cadeaux, si pos- de référence qui puisse en embrasser les
sible encore plus somptueux. diférentes facettes. En revanche, on
L’institution du potlatch a fait l’objet dispose d’une myriade d’études sur les
d’une abondante littérature ethnolo- diférents aspects du pouvoir – tel qu’il
gique. Il a été étudié par Franz Boas à la s’exprime dans l’État, les organisations
in du siècle dernier, analysé par Marcel ou à travers les relations personnelles.
Mauss dans son « Essai sur le don » La science politique s’intéresse exclu-
(L’Année sociologique, 1923-1924), puis sivement au pouvoir politique – parti-
par Georges Bataille. M. Mauss y voyait culièrement de l’État – et aux formes
d’une part une forme de « don/contre- de régime politique. La sociologie des
don » visant à établir des relations organisations s’occupe du pouvoir en
sociales stables, et en même temps une entreprise. Plus généralement, la socio-
forme d’échanges cachés. Le potlatch logie étudie les formes d’autorité (dans
aurait donc des fonctions à la fois éco- l’école, dans la famille, etc.). La psycho-
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nomiques, sociales, politiques… C’est, logie sociale a analysé les mécanismes


selon M. Mauss, un « fait social total ». de l’inluence et de la soumission vo-
lontaire. L’éthologie a étudié les formes
Le potlatch, un mythe ethnologique ? de hiérarchie et de dominance dans les
Alors que le potlatch était devenu une relations entre les animaux.
sorte de référence canonique en anthro-
pologie, Isabelle Schulte-Tenckhof, Qu’est-ce que le pouvoir ?
dans Potlatch : conquête et invention On déinit souvent le pouvoir comme la
Rélexion sur un concept anthropologique capacité d’imposer sa volonté aux autres.
(1986), a repris le dossier. Elle s’est ren- Dans Économie et Société (1922), Max
due sur la côte est et a réouvert les ar- Weber propose cette déinition très gé-
chives ethnologiques. De son enquête nérale : le pouvoir est « la chance de faire
fouillée, il ressort que le potlatch a été triompher, au sein d’une relation sociale,
largement surestimé par rapport à l’im- sa propre volonté, même contre la résis-
portance qu’il a eue pour les Indiens. tance d’autrui ».
D’une même pratique, on a fait des Jean Baechler a raison de souligner que
interprétations très diférentes : origine cette déinition est vague (Le Pouvoir
du marché pour les uns, fondement du pur, 1978). Elle a cependant le mérite
lien social entre groupes pour les autres. de s’appliquer à des situations difé-
Le potlatch – après avoir été interdit rentes : le chef d’État qui impose un
par les autorités canadiennes en 1884 nouvel impôt ou décide de la grâce
pour cause de gaspillage – va devenir d’un prisonnier ; le gendarme qui ar-
un symbole de résistance culturel des rête le conducteur en excès de vitesse ;
Indiens. Et par un retournement de la mère qui envoie son enfant au lit et
sens paradoxal, ils vont se réapproprier lui interdit de regarder la télévision ;
le discours des anthropologues sur le le chef d’entreprise qui donne des di-
potlach pour en faire un symbole de rectives à ses employés ; le professeur
leur identité. qui dicte ses devoirs aux étudiants ; et

277
Notions et concepts

même le maître-chien qui commande violence symbolique et toute une mise


son animal. en scène du pouvoir visant à assurer sa
De cette simple série d’exemples, il est légitimité : « On peut tout faire avec des
déjà possible de tirer quelques conclu- baïonnettes sauf s’asseoir dessus », décla-
sions importantes : rait Napoléon. Connu pour son sens de
le pouvoir ne relève pas que du poli- la formule, il déclarait aussi : « Je trace
tique, on le trouve partout : dans l’en- mes plans de bataille avec les rêves de
treprise, dans la famille, à l’école, dans mes soldats endormis. »
les bandes ; le pouvoir n’est pas seule- À sa manière, Napoléon résume ainsi
ment un « état », un statut, une sorte deux dimensions du pouvoir. D’abord
de capital détenu par une personne, la force pure, qui contraint, enferme et
il se construit dans une relation où la menace. Mais ce n’est pas suisant, il
force de l’un dépend de la résistance faut y ajouter l’imaginaire. « Un chef
d’autrui. vend de l’espérance », ajoutait encore
Napoléon.
Les trois piliers du pouvoir Partout, les « maîtres » – rois, patrons,
Le pouvoir comporte plusieurs com- gouvernants – cherchent à légitimer
posantes : la force pure, la maîtrise des leur autorité en se faisant le repré-
ressources et l’imaginaire. sentant et/ou le porte-parole d’une
La force est bien sûr un élément central puissance sacrée. Chez les Baruya
La « contrainte par le corps » est un de Nouvelle-Guinée, les « big men »
premier élément de subordination. (« grands hommes ») déclarent déte-
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L’État peut, en dernier ressort, enfer- nir leur puissance d’un objet magique
mer les récalcitrants et les hors-la-loi. – le kwaimatnié –, qui est censé avoir
Les parents peuvent au besoin dominer été donné par le soleil et la lune aux
leur enfant par la contrainte physique. ancêtres, et qu’ils se transmettent de
La force et la menace sont un des piliers génération en génération. Cet objet
du pouvoir. magique comporte une partie des pou-
Mais la force ne saurait suire. Les voirs que le soleil et la lune délèguent
principales sources de la puissance pro- à ceux qui le possèdent. Les pharaons
viennent d’ailleurs : de la maîtrise des d’Égypte, les empereurs de Chine et
ressources stratégiques, l’argent, l’infor- du Japon ainsi que les royautés sacrées
mation ou encore les biens matériels. d’Afrique se sont proclamés d’essence
Si le chef d’entreprise détient un grand divine, tout comme les rois d’Europe
pouvoir vis-à-vis de ses salariés, c’est qui ont toujours recherché l’onction
qu’il a les moyens d’embaucher et de de Dieu.
débaucher. Le professeur, lui, distribue Des rituels
des notes qui vont déterminer l’avenir L’imaginaire du pouvoir s’accompagne
de l’enfant. C’est un instrument très aussi de tout un arsenal de « pratiques
puissant pour imposer sa loi. La maî- symboliques », c’est-à-dire de rituels ou
trise des ressources, voilà qui suit à de mises en scène. Couronne, trône,
mettre les personnes en situation de uniforme, tribune oicielle, tapis
dépendance et de subordination. rouge, palais et eigies, etc., cette pano-
L’imaginaire plie d’objets est là pour rappeler, mon-
L’imaginaire vient se surajouter à la trer et marquer dans les esprits la puis-
force brute et à la maîtrise des ressources sance du chef. Au décorum s’ajoutent
pour asseoir le pouvoir. Alors que la des pratiques rituelles typiques qui
force s’impose au corps, l’imaginaire démontrent la force magique du souve-
vise à embrigader les esprits. La police rain. Autrefois, on pratiquait l’adoube-
de la pensée s’appuie sur l’idéologie, la ment et la bénédiction. Aujourd’hui,

278
P

on distribue des médailles, on pose les En somme, pour asseoir un État il faut
premières pierres, on coupe les rubans des instruments de coercition accom-
ou encore on pratique la grâce présiden- pagnés d’une sorte de puissance sacrée
tielle. Derrière son apparente diversité, qui donne au pouvoir une assise idéo-
le pouvoir imaginaire et symbolique est logique.
assez universel dans ses manifestations Du pouvoir d’État, passons aux échelons
et constant à travers les époques. inférieurs.
Michel Foucault a porté un nouveau
de l’état aux organisations regard sur le pouvoir, qui ne prend
Longtemps l’étude du pouvoir a été as- alors plus seulement le visage de l’État.
similée au domaine politique et à l’ana- Pour lui, la modernité occidentale s’est
lyse du pouvoir d’État. Ce fut un des construite par la mise en place de dis-
grands domaines de rélexion de la phi- positifs de domination qui traversent la
losophie politique. « D’où vient le pou- société tout entière. Dans son Histoire
voir d’État ? », se demandent les philo- de la folie à l’âge classique (1961), puis
sophes de l’époque moderne. Comme dans Surveiller et Punir. Naissance de
ils ne croient plus en une origine divine la prison (1975), M. Foucault décrit
de l’autorité politique, les réponses se dans le détail comment, du xvie au
distribuent selon tout un spectre qui va xixe siècle, furent pensés et édiiés
de la contrainte pure (homas Hobbes) l’asile et la prison, « dispositifs d’enfer-
à la soumission volontaire (Étienne de mement » ayant pour but de mettre à
La Boétie), en passant par la volonté l’écart les fous, les déviants, les délin-
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commune (John Locke). quants et les marginaux. À l’époque, le


Quoi qu’il en soit, l’État naît dès lors pouvoir a pris la forme d’une véritable
qu’une force s’élève au-dessus de la so- « société disciplinaire ». Par extension,
ciété et lui impose son ordre. M. Weber l’école, l’entreprise, les hôpitaux et les
déinit l’État par le « monopole de la casernes sont vus comme autant de
violence légitime ». Il y a dans cette lieux d’embrigadement des corps et des
déinition deux choses essentielles à esprits. Dans cette optique, les sciences
retenir. humaines naissantes peuvent être vues
L’État est d’abord le détenteur de aussi comme des « succursales » du
la force par l’armée et la police. En pouvoir. Est-ce un hasard si les sciences
Occident, l’émergence de l’État mo- se divisent en « disciplines » ? Par
derne a pris corps à partir du xie siècle. exemple selon M. Foucault, la psychia-
En s’érigeant au-dessus des iefs, l’État trie, à travers ses dispositifs de traite-
s’est arrogé l’exclusivité des fonctions ment et de normalisation des conduites
régaliennes (police, justice, armée). déviantes, contribue à la normalisation
Ainsi, la puissance publique met in des comportements et devient un auxi-
aux violences privées : guerres féo- liaire du pouvoir. Le savoir aurait donc
dales, vendettas, duels. Ce processus lui aussi partie liée avec le pouvoir.
a été analysé par Norbert Elias dans Avec son Histoire de la sexualité (1976-
La Dynamique de l’Occident (1939) 1984), M. Foucault descendra encore
comme un phénomène de « monopo- d’un cran dans sa « microphysique du
lisation du pouvoir ». pouvoir ». Il s’intéressera cette fois à
Mais la force pure ne suit pas. Il faut, cette forme suprême de « technologie
ajoute M. Weber, que la puissance du pouvoir » que sont la morale et le
d’État soit « légitime » Cette légitimité « gouvernement de soi ». Les pratiques
peut provenir soit de la tradition, soit d’autodiscipline et de maîtrise de soi
de la loi, soit encore du « charisme » développées dès l’Antiquité par les phi-
personnel du chef. losophes ou les morales religieuses, et

279
Notions et concepts

visant à dompter ses propres pulsions, Cette relation inégalitaire relevant de


ne seraient-elles pas la forme achevée la détention d’informations n’est pas
du pouvoir ? L’individu se mue en gar- propre à l’entreprise. On la retrouve
dien de lui-même et « l’âme devient la dans les relations de commerce.
prison du corps ». L’économie de l’information s’est ainsi
construite sur l’analyse des situations
Le pouvoir dans les organisations d’échange où l’information joue un rôle
Les organisations – entreprises, adminis- essentiel. La sociologie des organisa-
trations – sont un autre lieu du pouvoir tions oppose donc à une vision pyrami-
que les sciences humaines ont scruté dale du pouvoir une vision relationnelle
sous toutes ses facettes. La psychologie et interactive, fondée sur le donnant-
sociale s’est particulièrement intéressée donnant et les rapports de force.
aux formes du leadership, c’est-à-dire À un pouvoir fondé, analysé tradition-
aux diférents styles de management nellement sous l’angle du statut, de la
des organisations. La sociologie des coercition ou de la norme, elle ajoute
organisations a apporté un tout autre un nouvel élément : la maîtrise de l’in-
éclairage. Selon l’analyse stratégique formation.
(M. Crozier, E. Friedberg, L’Acteur et
le Système, 1977), le pouvoir n’est pas L’éthologie du pouvoir
focalisé autour des dirigeants. Il est Le pouvoir concerne aussi le monde
omniprésent dans l’entreprise à tous les animal. La plupart des sociétés ani-
échelons hiérarchiques. Chaque acteur males sont des sociétés hiérarchiques.
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de l’entreprise détient une parcelle de Chez les loups, la meute est sous la
pouvoir qui ne provient pas seulement coupe d’un couple de dominants. Leur
de son statut, mais de la maîtrise d’une statut de « chefs » leur donne des privi-
« zone d’incertitude ». Par exemple, lèges : ils sont les seuls à pouvoir se re-
l’agent de maintenance peut acquérir et produire, ils se servent en premier lors
défendre un certain pouvoir, au regard des repas… Mais cette position confère
des autres services ou de sa hiérarchie, aussi des « devoirs » : le loup dominant
par la connaissance exclusive du fonc- conduit la meute dans ses déplace-
tionnement interne des machines. Il ments, assure la défense du groupe en
peut ainsi décider s’il faut arrêter une cas d’attaque, intervient pour faire ces-
machine ou combien de temps durera ser le combat lorsqu’une bataille dégé-
la réparation. Il est le seul expert dans nère entre deux membres, etc.
le domaine. Or, détenir seul une infor- Chez les poissons et les mammifères
mation utile à tous, c’est maîtriser une qui vivent en société, la hiérarchie est
« zone d’incertitude ». partout présente sous des formes plus
L’entreprise est un lieu permanent ou moins rigides : de la structure féo-
de confrontation entre des individus dale chez les poules de basse-cour au
qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les véritable potentat chez les lions, les
mêmes stratégies. La maîtrise de sa dromadaires et les autres espèces qui
zone d’incertitude laisse à chacun la vivent en harems.
possibilité d’agir de façon stratégique. Chez les poules, ce sont les coups de
Le degré de celle-ci détermine en par- bec (ou « pecking order », analysé par
tie le rapport de force. Le cadre est la Norvégienne T. Schjelderup-Ebbe
sous la dépendance de l’informaticien dans une étude classique de 1922)
qui connaît sa machine et est le seul à qui servent à réairmer l’ordre hiérar-
même de dire ce qui est possible et im- chique. Dans la plupart des espèces, les
possible. Ici encore, le savoir est source coups, les corrections et les autres pos-
de pouvoir. tures d’intimidation servent de rappel à

280
P

l’ordre. La violence physique est donc Chez les futurologues chargés d’antici-
le principal instrument du pouvoir. per l’avenir, la prospective a remplacé
Chez les mammifères sociaux (loups, la prévision. Plus personne ne croit
lions, dromadaires, chimpanzés et qu’il est possible de prédire l’avenir
autres cerfs), quand un mâle a réussi à en matière économique, politique et
imposer sa domination sur un groupe sociale. Dans les années 1950, les « pré-
– après avoir détrôné l’ancien chef par visionnistes » traçaient des scénarios
un combat –, il va alors acquérir un (de croissance, d’évolution démogra-
« statut » qui le place au-dessus des phique, de développement…) en pro-
autres individus. Il n’a pas besoin de longeant les tendances en cours. Les
surveiller, contrôler et corriger en per- modèles de prévision tablaient sur une
manence pour imposer son pouvoir. vision déterministe du changement
Les subordonnés adoptent ensuite une social (selon une évolution continue ou
attitude de soumission à son égard. marquée par des seuils et des étapes).
Chez les loups, on rentre la queue entre L’avenir semblait programmé et la pla-
les jambes, on tient les oreilles basses et niication possible.
on léchit la tête. On évite aussi de ixer Aujourd’hui, les prospectivistes rem-
le chef dans les yeux, car c’est un signe placent la prévision par la prospective
de provocation. Chez les chimpanzés, pour deux raisons.
il existe des rituels de salut à l’égard du On admet d’abord que le futur est ou-
dominant. Le dominé le salue d’abord vert et largement indéterminé. Au lieu
par des grognements courts (pant- de prévoir, on crée des scénarios plus
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grunting) accompagnés d’une série de ou moins probables. La « méthode des


courbettes que l’on nomme bobbing. scénarios » consiste à élaborer des évo-
Quant aux femelles, elles saluent plutôt lutions possibles et à indiquer les voies
le dominant en présentant leur croupe. à emprunter et les conditions à réunir
pour y parvenir.
On conçoit ensuite que l’avenir appar-
POwER (hARd, SOFT, SMART) tienne en large partie à ceux qui savent
prendre en main leur destinée. Le futur
Smart power : Le concept se veut une est ouvert à l’action, aux projets et aux
combinaison raisonnée de hard et de rêves. Le rôle du prospectiviste est donc
soft power. Le premier utilise le pouvoir celui d’un « conspirateur » de l’avenir
de coercition, de la force militaire, éco- (M. Godet, Manuel de prospective stra-
nomique ou inancière pour arriver à ses tégique, 1997).
ins tandis que le second a recours à l’ex- La prospective est souvent utilisée dans
portation paciique de son modèle de le cadre des politiques publiques. Par
société et de ses valeurs pour s’imposer. exemple, pour construire des infras-
tructures de transport, il faut anticiper
sur l’évolution du traic. Les grandes
PROPhéTIE entreprises y ont également recours : les
AUTORéALISATRICE fabricants d’automobiles, par exemple,
imaginent des voitures près de dix ans
› Croyance avant leur mise en circulation, ce qui
suppose une anticipation des tendances
du marché et des besoins à venir des
PROSPECTIVE consommateurs.

« L’avenir ne se prévoit pas, il se pré- La prospective en entreprise


pare. » (Michel Godet). C’est aux États-Unis que la prospective

281
Notions et concepts

d’entreprise (appelée « Future Studies ») contradictoires, la première mettant


s’est développée à partir des années en avant la « facilitation sociale », la
1960, dans le cadre de la planiication seconde la « paresse sociale », ce qui
par objectifs. Dès les années 1970, illustre la complexité des relations
plus de la moitié des 500 plus grandes humaines, et plus largement des inte-
entreprises américaines sont dotées de ractions entre l’individu et son contexte
cellules de prévision et de prospective. social, que la psychologie sociale tente
En France, elles sont beaucoup moins de décrypter depuis plus d’un siècle.
nombreuses : seuls quelques grands Imitation, inluence et identité.
groupes privés (L’Oréal, Péchiney, Axa, Gabriel Tarde, inventeur en 1898 de
Total-Fina-Elf ) ou publics (EDF, la l’expression « psychologie sociale », éla-
SNCF, La Poste) en sont dotés. bore une théorie de l’imitation centrée
Il reste que, dans les grandes entreprises sur la compréhension des mécanismes
cotées en bourse, la projection sur le d’inluence, de persuasion et d’inno-
long terme entre en contradiction avec vation sociales. Quant à l’américain
la logique du court terme des action- George H. Mead, philosophe de for-
naires. Aussi, ces dernières années, mation, il s’intéresse plus directement à
certaines ont eu tendance à se replier la formation de l’identité individuelle,
sur des moyens ou des méthodes sim- le « soi », qui se construirait progres-
pliiés comme l’animation de groupe, sivement grâce aux interactions avec
consistant à confronter les points de autrui par des processus d’imitation
vue d’experts, ou la veille information- et d’identiication. Les apports de ces
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nelle, technologique ou commerciale, pionniers, posent les jalons de la psy-


pour capter les signaux annonciateurs chologie sociale, qui vise à comprendre
des évolutions de leur environnement. les comportements humains soumis à
l’inluence du groupe.

PSYChOLOGIE SOCIALE L’inluence du behaviorisme


On le voit, la psychologie sociale se
Dans quelles conditions un coureur situe à l’interface de ces deux disci-
cycliste va-t-il le plus vite ? En règle plines (sociologie et psychologie). Elle
générale, il va plus vite quand il est face va progressivement acquérir ses lettres
à un concurrent que lorsqu’il est seul à de noblesse scientiiques au cours du
courir contre la montre. En revanche si xxe siècle, élaborant des théories sur
plusieurs personnes doivent ensemble les attitudes et les normes sociales,
tracter un poids avec une corde, l’efort l’identité et les rôles, les mécanismes de
fourni par chacun diminue à mesure l’inluence ou la formation des repré-
que le nombre de participants aug- sentations sociales. Inluencés par le
mente. behaviorisme, les travaux menés sur
Ces deux expériences ont inauguré ces thèmes proviennent principalement
la psychologie sociale expérimentale, des États-Unis, dès les années 1930,
la première efectuée par Norman de la part de chercheurs très motivés
Triplett en 1897, la seconde par Max par l’analyse des phénomènes sociaux
Ringelmann la même année. Elles sont les plus prégnants dans l’Amérique de
intéressantes à plus d’un titre : tout l’époque, comme le racisme.
d’abord, elles ouvrent la voie à l’un
des axes majeurs de cette discipline des expériences illustres aux
naissante, à savoir l’inluence d’autrui résultats étonnants
sur les comportements individuels. Alors que la production scientiique
De plus, elles présentent des résultats reste assez limitée durant la première

282
P

moitié du xxe siècle, elle explose littéra- représentations sociales – ou cognition


lement entre 1965 et 1990, portée par sociale – va apporter de nombreux élé-
des expériences illustres, aux résultats ments de réponse, en mettant au jour
souvent étonnants, et toujours révé- d’intéressants mécanismes de la pen-
lateurs de la diversité des interactions sée ordinaire comme la catégorisation
humaines. sociale, c’est-à-dire le processus mental
Muzafer Sherif s’attache à la construc- par lequel on regroupe des individus en
tion de la norme sociale dans les années catégories – les Asiatiques, les pauvres
1930 ; Solomon E. Asch étudie les ou les homosexuels.
mécanismes du conformisme (l’indi-
vidu a tendance à modiier ses réponses La complexité des interactions
à un problème sous l’inluence de sociales
réponses unanimes du groupe, même Mais le thème central de la psychologie
si ces réponses lui paraissent visible- sociale, depuis son origine jusqu’à ce
ment fausses) ; Leon Festinger teste jour, reste celui des relations ou inte-
dans les années 1960 ses hypothèses ractions sociales : comment un groupe
sur la dissonance cognitive au sein impose-t-il ses normes aux individus
d’une secte (L’Échec d’une prophétie, qui le composent ? Sur quelles bases
1956). À la même époque, Albert se constitue le lien social, que ce soit
Bandura s’intéresse à l’apprentissage l’agression, la coopération, l’altruisme
social (L’Apprentissage social, 1976), ou les ainités ? Comment s’opère
plus spéciiquement à l’efet du modèle l’inluence d’autrui sur nos compor-
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– le parent maltraitant une poupée, tements ? D’autres thèmes, comme les


par exemple – sur les comportements idéologies, les systèmes de valeurs ou
des enfants (qui imitent ce modèle). les rituels, et d’autres objets – l’éduca-
De son côté, Serge Moscovici montre tion, l’acculturation, la marginalité ou
l’inluence d’une minorité sur la ma- la délinquance – couvrent aujourd’hui
jorité (perspective complétant celle le champ de la recherche psychosociale.
de S.E. Asch sur le conformisme au Dans une visée d’aide et d’accompa-
groupe) : ainsi une minorité, à la condi- gnement des pratiques sociales, l’inter-
tion qu’elle reste très déterminée et vention psychosociale se développe
parfaitement consistante, peut avoir également, pour intervenir notamment
plus de poids qu’une majorité peu sur la régulation d’une collectivité et les
sûre d’elle-même et de ses convictions rapports entre ses membres, que ce soit
(Psychologie des minorités actives, en milieu hospitalier ou en entreprise,
1976). Plusieurs thèmes sont parti- ou encore en milieu ouvert (comme les
culièrement féconds, comme les sté- jeunes d’un quartier). La psychologie
réotypes et les préjugés, ou encore les sociale appliquée, en plein essor, per-
rôles sociaux, contraignants mais aussi met de faire fructiier les résultats accu-
source de stabilité dans les relations mulés depuis un siècle par la recherche,
entre personnes. tant pour les grands débats de société
À partir des années 1960, le beha- que pour des demandes sociales plus
viorisme (ou comportementalisme), concrètes : santé, éducation, citoyen-
paradigme de référence, laisse pro- neté, travail, justice, politique, qualité
gressivement place au cognitivisme. de vie… foison de domaines dans les-
Pour comprendre l’activité sociale, quels les problématiques abondent.
cette approche se centre sur les proces- Autant dire que la psychologie so-
sus internes aux individus. Comment ciale, loin d’être moribonde, aiche
l’individu se représente-t-il, perçoit-il au contraire une belle vigueur et de
le monde qui l’entoure ? L’étude des grandes ambitions.

283
Notions et concepts

« L’efet du spectateur » sociale normative ». Chaque personne


Mars  1964. Un fait divers scanda- se sent moins responsable d’agir dans
lise toute l’Amérique : le New York une situation qu’elle partage avec plu-
Times titre sa Une avec « 37 personnes sieurs individus. Elle peut estimer que,
assistent à un meurtre sans appeler la si les autres restent passifs, c’est parce
police ». Une jeune femme a en efet que la réponse appropriée est de ne pas
été poignardée à plusieurs reprises dans intervenir.
son quartier, en pleine journée, et, mal-
gré ses appels, aucun témoin ne lui est
venu en aide. Comment expliquer cette PUBLIC ChOICE
passivité diicilement imaginable ?
Serions-nous face au visage le plus Dans les années 1970, les Américains
sombre de l’individualisme ? J. Buchanan et G. Tullock ont appli-
À la suite de ce sinistre événement, de qué au domaine de la politique les
nombreux psychosociologues se pen- démarches de la micro-économie. La
chèrent sur les facteurs inluençant la démocratie est vue comme un marché
décision d’aider ou non une personne politique.
en situation critique. Bibb Latané et
John M. Darley mirent en évidence › Politique (Science)
en 1968 ce qu’ils ont appelé « l’efet
du spectateur » : s’il paraît raisonnable
de supposer que plus le nombre de PYRAMIdE dES ÂGES
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témoins est grand, plus les chances de


recevoir de l’aide seront élevées, leurs La pyramide des âges a été inventée en
études ont mis en évidence le phéno- 1870 par le directeur du recensement
mène strictement opposé. S’il y a un américain Francis Walker. Cette repré-
seul témoin, le secours à la victime se sentation graphique montre la réparti-
manifeste dans 70 % des cas, mais ce tion par tranche d’âge et par sexe d’une
chifre chute jusqu’à 12 % à mesure population. Elle présente dos à dos deux
que le nombre de témoins augmente. histogrammes, l’un pour les hommes,
Constater la présence d’autres témoins l’autre pour les femmes. Les efectifs
semble bien inhiber l’initiative indivi- sont portés sur l’axe horizontal et les
duelle de venir en aide. D’autres élé- âges sur l’axe vertical. On empile ainsi
ments entrent en jeu, comme le degré les générations, c’est-à-dire l’ensemble
de compétence ou le coût imparti : des personnes nées la même année.
dans le premier cas, les expériences an- La pyramide des âges permet de re-
térieures de situation d’urgence consti- constituer à l’échelle d’une population
tuent un très bon élément prédictif du les tendances (classes creuses, classes
comportement d’aide, comme le fait pleines) et les accidents démogra-
d’être inirmière (elles interviennent phiques (guerres, famines…).
autant en étant seules qu’entourées
d’autres témoins). Par coût imparti, il
faut entendre aussi bien le simple fait PYRAMIdE dES BESOINS
de tacher ses vêtements que celui de
risquer sa vie ou d’avoir peur de se ridi- Élaborée par Abraham Maslow en
culiser devant les autres. 1943, elle hiérarchise les besoins hu-
Deux facteurs psychosociaux très mains en cinq niveaux : physiologie
importants sont étroitement liés à (faim, soif, désir sexuel…), sentiment
« l’efet du spectateur » : la « difusion de sécurité, appartenance à une famille
de la responsabilité » et « l’inluence ou à un groupe, estime des autres et

284
P

de soi, accomplissement (d’une œuvre, dents sont déjà pourvus. Si l’assouvis-


d’un engagement…). On ne peut vrai- sement des plus élémentaires évite la
ment prétendre à la satisfaction d’un névrose, celui des plus complexes repré-
nouveau besoin que lorsque les précé- sente l’épanouissement personnel.
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Q

QUALITATIVE/QUANTITATIVE ou moins poussés.


(MéThOdE) Parmi les méthodes quantitatives les
plus connues igurent les sondages, les
Dans Street Corner Society (1943), le études statistiques, l’analyse factorielle,
sociologue américain William F. Whyte les tests d’intelligence ou l’analyse de
dresse un portrait très précis et vivant contenu.
des bandes de jeunes immigrés italiens
dans un quartier de Boston durant les › Enquête, Méthode
années 1930. Il décrit et fait revivre
l’ambiance de la rue, reproduit les
conversations et montre comment un QUESTIONNAIRE
chef de bande s’y prend pour mainte-
nir son autorité sur son groupe. Pour Pour connaître l’opinion de leur pu-
obtenir ce résultat, W.F. Whyte adopte blic, les journaux font souvent passer
la méthode de l’observation partici- un questionnaire écrit à leurs lecteurs,
pante. Cette démarche suppose une dans lequel ils leur demandent quelles
immersion dans le milieu étudié. Dans rubriques ils lisent le plus, si la mise en
cette étude, le sociologue est lui-même page leur convient, s’ils trouvent les
membre de quelques bandes. articles trop longs, trop diiciles, etc.
En 2000, la sociologue Janine Mossuz- Les questionnaires sont très souvent
Lavau a mené une enquête sur la employés dans la recherche par deux
sexualité des femmes en France (La Vie disciplines : la sociologie et la psycho-
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sexuelle en France, 2002). Elle a procédé logie sociale.


à de longs entretiens (de plus de trois Il en existe diférents types : ceux dont
heures chacun), dans lesquels les gens les questions sont dites « ouvertes »
racontent leur première expérience. lorsque le sujet interrogé déinit lui-
Ces deux recherches sont deux façons même la forme et la longueur de sa
de faire qui relèvent des méthodes réponse (par exemple : « Que pensez-
qualitatives, au sens où les données vous de l’acupuncture ? »)  ; ceux dont
ne sont pas soumises à un traitement les questions sont dites « fermées »
quantitatif, mais à l’analyse subjective lorsque le sujet doit répondre selon
du chercheur. un protocole précis et sur une échelle
Les principales méthodes et techniques de réponse prédéinie (par exemple :
qualitatives sont l’entretien (non direc- « Pour vous, l’acupuncture est un trai-
tif ), l’observation participante, les his- tement de la douleur : très, moyenne-
toires de vie et les tests projectifs. ment, peu, pas du tout eicace »).
Il faut ici préciser que les méthodes
qualitatives ne livrent pas simplement
les données au jugement subjectif QUOTA (MéThOdE dES)
du chercheur. Elles possèdent leurs
propres règles et leurs méthodologies La méthode par quota permet de
rigoureuses. constituer des échantillons d’une
En sciences humaines, les méthodes population en vue d’un sondage. Elle
quantitatives ont pour point commun consiste à avoir dans les groupes étudiés
de faire appel à des données chifrées. la même proportion de caractères (âge,
Elles peuvent servir à la simple mesure sexe, profession…) que dans la popu-
ou à l’analyse de la causalité. Elles font lation totale, ain d’avoir une bonne
appel à des traitements statistiques plus représentativité.

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R

RACISME xixe siècle. Toute l’anthropologie phy-


sique naissante s’était fondée sur l’idée
« J’ai mon épouse, elle travaillait chez de profondes diférences des races et des
un docteur. Il s’avère que ce médecin civilisations. À leur origine, les sciences
n’avait que deux familles algériennes sociales, rappelle Michel Wieviorka,
dans sa clientèle, des harkis. Pourquoi ? ont largement contribué au développe-
Parce qu’elle n’avait pas envie de don- ment de la théorie raciste (L’Espace du
ner des arrêts de travail à des gens qui racisme, 1991).
ne veulent pas travailler. Ceux qui ve- Après Gobineau, le penseur allemand
naient et disaient : “Docteur, j’ai mal au Oswald Spengler (1880-1936), théo-
dos, donnez-moi quinze jours”, elle les ricien du déclin de la civilisation,
mettait dehors, elle ne les faisait même ainsi que les idéologues du nazisme
pas payer la consultation. C’est tout. (Friedrich Ratzel, Alfred Rosenberg)
J’estime que c’était un docteur qui était vont reprendre et développer cette idée
correct. » d’inégalité des races et de la supériorité
Ces propos, mille fois entendus sur les absolue de la race aryenne.
« immigrés proiteurs », ont été tenus Au sens strict, la doctrine raciste ne
sur un lieu de travail, devant le magné- correspond qu’à cette idéologie née à la
tophone d’un sociologue, dans un local in du xixe siècle et qui s’est épanouie
d’une grande surface de Saint-Étienne pleinement au début du xxe siècle.
(P. Bataille, Le Racisme au travail, Ses traits essentiels sont : inégalité des
1997). races, supériorité d’ordre biologique,
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Le racisme ne se réduit pas aux seuls légitimité des visées hégémoniques,


propos, stéréotypes, provocations et préservation d’un idéal de « pureté »
humiliations verbales. Le racisme, c’est ou d’« authenticité » avec un recours à
aussi une discrimination efective dans l’épuration, à l’eugénisme. Les lois sur
la sélection à l’embauche, la gestion des la « citoyenneté du Reich » en sont une
carrières, les barrières à l’entrée de cer- parfaite illustration.
taines professions, etc. Cette idéologie raciale – que Pierre-
André Taguief nomme « racialisme »
La xénophobie est-elle universelle ? – doit être distinguée d’une acception
Dans une acception étroite, le racisme beaucoup plus large du racisme. Au
est une idéologie de l’inégalité des races sens courant, le racisme s’identiie à
qui s’est développée en Europe à par- la xénophobie : suspicion ou haine à
tir de la in du xixe siècle. Dans son l’égard des étrangers. P.A. Taguief qua-
Essai sur l’inégalité des races humaines liie de « racisme anthropologique » la
(1853-1855), l’écrivain Joseph A. xénophobie ordinaire qui semble être
de Gobineau (1816-1882) soutenait une donnée universelle de l’histoire
une vision de l’histoire où les races humaine.
humaines jouent un rôle fondamental. Christian Delacampagne a bien mon-
Les trois races (noire, jaune, blanche) tré, dans L’Invention du racisme :
étaient, selon lui, destinées à se mêler, Antiquité et Moyen Âge (1983), que le
entraînant le déclin irréversible de la racisme existe dès l’Antiquité et que ce
race blanche. En elle-même, la doc- n’est donc pas un phénomène récent ni
trine de Gobineau est plus ambiguë nouveau historiquement.
que la récupération qu’en irent plus À l’échelle des sociétés, on trouve par-
tard les nazis. L’historien Léon Poliakov tout des réactions de mépris ou des
déclare même que Gobineau était « le phénomènes d’exclusion à l’égard de
moins antisémite des hommes ». Cette minorités ou de peuples voisins. En
théorie des races était très répandue au Chine, les Han méprisent les autres

289
Notions et concepts

minorités nationales ; en Inde, les niques étaient sans nuance. Les Noirs
« intouchables » sont mis à l’écart de étaient jugés « paresseux et violents »,
la société ; au Japon, les Aïnous et les les Juifs « intéressés et sournois », les
Burakumins sont des minorités mépri- Chinois, les Philippins et autres mino-
sées ; en Afrique, les peuples bantous rités n’étaient guère mieux servis. Les
ont toujours considéré leurs voisins psychologues sociaux auront recours
pygmées avec condescendance. Cette aux notions de « préjugés » et de « sté-
logique du « nous » et du « eux » réotypes » pour expliquer le racisme.
semble bien être un trait constant des heodor Adorno (1903-1969), juif
groupes humains. allemand immigré aux États-Unis,
Le racisme peut cependant prendre plu- dirigera une grande enquête sur les
sieurs formes et avoir plusieurs degrés. motifs psychologiques qui pouvaient
La forme mineure relève de la simple conduire les gens au racisme. Ces résul-
moquerie : celle qui passe à travers les tats semblaient montrer que les préju-
histoires drôles comme les « histoires gés racistes étaient fortement liés à un
belges » ou les « histoires juives » et proil de « personnalité autoritaire »
autres « histoires écossaises » brocar- (he Authoritarian Personality, 1950).
dant un peuple, par exemple, pour sa Les personnes ayant une personnalité
bêtise ou sa cupidité. Dans sa forme de type « autoritaire » pensent par cli-
radicale, le racisme relève de l’exclu- chés et ont tendance à utiliser des sté-
sion et de la ségrégation systématique réotypes qui caractérisent les gens en
d’une partie de la population. Comme fonction de leur ethnie. Ces personnes
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ce fut le cas avec l’apartheid en Afrique ont des opinions fermes et une pensée
du Sud. Entre ces deux extrêmes, tout rigide ; elles ont reçu une éducation
un spectre d’attitudes intermédiaires autoritaire et seraient de ce fait plus en-
peut exister. Si on considère le racisme clines à des préjugés à l’égard des autres
comme toute forme d’exclusion ou de groupes. L’enquête aura un très grand
mépris à l’égard d’autrui, alors il peut retentissement en psychologie sociale
être apparenté à d’autres formes de rejet et fera l’objet de nombreux prolonge-
telles que l’homophobie, le sexisme ou ments. Par la suite, des études compa-
le « racisme de classe » (c’est-à-dire le ratives ont relativisé cette conclusion
rejet d’une classe sociale par une autre). de T. Adorno (R. Christie, M. Jahoda,
Selon les circonstances, il n’y a pas tou- Studies in the Scope and Method of « he
jours correspondance entre les discours Authoritarian Personality », 1954).
racistes et les pratiques discriminatoires. T.F. Pettygrew montrera notamment
que, si la personnalité des Américains
Pourquoi le racisme ? du sud des États-Unis était efective-
Au sein des sciences humaines, plu- ment plutôt de type autoritaire (par
sieurs types d’explications ont été avan- rapport au nord des États-Unis), ce
cés pour rendre compte du racisme. n’était pas le cas en Afrique du Sud où
Les premiers travaux scientiiques sur le racisme était pourtant omniprésent.
le sujet apparaissent aux États-Unis dès Ce qui remettait en cause la corrélation
les années 1920. Terre d’immigration entre personnalité et racisme.
et creuset pluriethnique, en Amérique
du Nord, les préjugés raciaux tenaient « Eux et nous »
(et tiennent encore) une place impor- Par la suite, les travaux de psychologie
tante dans les relations sociales. Les sociale vont élargir leur champ : pas-
enquêtes d’opinion menées pendant sant des préjugés raciaux à l’analyse
l’entre-deux-guerres montraient que générale des opinions et des attitudes
les attitudes à l’égard des minorités eth- intergroupes.

290
R

Le psychosociologue Muzafer Sherif Categories, 1981). Aux États-Unis,


et son équipe ont réalisé en 1961 une après les attentats du 11 septembre
expérience mettant en présence deux 2001, s’est développé un syndrome
groupes d’enfants dans une colonie de du TWA (« travelling with an Arab ») :
vacances. Après avoir séparé les deux certains passagers refusant d’embar-
groupes, puis les avoir rassemblés au quer dans un avion où était présente
même endroit, des réactions d’hosti- une personne de type arabe… Selon
lité se manifestent spontanément d’un H. Tajfel, le racisme ordinaire s’ex-
groupe envers l’autre. Les expériences plique aussi par le besoin d’estime de
ultérieures démontraient qu’il sui- soi. Se démarquer d’un autre groupe et
sait de diviser un groupe en deux, de le discréditer, c’est une façon aussi de
nommer les uns « rouges » et les autres se valoriser soi-même. Une des explica-
« blancs » pour qu’aussitôt les deux tions du racisme ordinaire serait donc
camps en viennent à s’opposer. Le la volonté des classes populaires de
vieux scénario de la guerre des boutons se distinguer, de se démarquer d’une
se mettait inexorablement en place. population encore plus misérable pour
Par ailleurs, les études d’Henri Tajfel se donner un peu de distinction. Max
sur la catégorisation sociale montraient Weber avait déjà émis une hypothèse
que le racisme peut aussi reposer sur dans ce sens. Sigmund Freud parlait,
des mécanismes cognitifs. Par « caté- quant à lui, de narcissisme de la petite
gorisation sociale », H. Tajfel désigne diférence pour souligner cette volonté
la tendance à ranger les personnes dans de se distinguer entre groupes.
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des catégories aux caractéristiques mar-


quées (« Les juifs sont intelligents, les Préjugé, ségrégation, discrimination
Asiatiques travailleurs, les racistes sont Le degré d’acceptation ou de rejet et la
idiots, les femmes plus sensibles que force des préjugés à l’égard des autres
les hommes, etc. »). Les expériences de groupes varient fortement selon les
H. Tajfel tendaient à montrer que la groupes considérés, les périodes (conlit
catégorisation, la formation de stéréo- ou non) et les situations nationales.
types et des préjugés, est un phéno- On peut tenir des propos racistes et être
mène universel lié à la nature du psy- dans la pratique peu discriminatoire à
chisme. Elles montrent aussi qu’il existe l’égard des étrangers. Inversement, on
un biais systématique consistant à exa- peut professer des opinions antiracistes
gérer les diférences entre deux groupes et – de facto – adopter des pratiques
et à réduire les diférences internes discriminatoires (en évitant la promis-
entre les membres d’un même groupe cuité sociale dans le choix de son lieu
(H. Tajfel et A.L. Wilkes « Classiication d’habitation, le choix du conjoint, le
and Quantitative Judgement », British recrutement du personnel, etc.).
Journal of Psychology, n° 54, 1963). De Dans une recherche classique,
même, H. Tajfel a mis en évidence un Richard T. LaPiere (« Attitudes versus
« efet d’accentuation » selon lequel le Actions », Social Forces, n° 13, 1 934)
fait de ranger une personne dans une s’était intéressé aux préjugés racistes des
catégorie donnée produit une distor- Américains.
sion de la perception à son égard. En Il connaissait les nombreuses en-
gros, le fait de savoir qu’une personne quêtes d’opinion sur les préjugés
est allemande, professeur ou écologiste que les Américains avaient envers
change notre perception – en fonction les Asiatiques. Or, il se trouvait que
de ce que l’on pense des Allemands, R.T. LaPiere était accompagné, lors
des professeurs ou des écologistes de ses voyages d’étude, par un couple
(H. Tajfel, Human Groups and Social d’étudiants chinois. Il pensait avec une

291
Notions et concepts

certaine appréhension qu’ils allaient de la modernité occidentale. La ratio-


être mal reçus dans les hôtels ou les res- nalité des actions sociales est au centre
taurants où ils allaient s’arrêter. Or, à sa de sa pensée. Cette notion permet de
grande surprise, durant un long périple comprendre autant la nature des ac-
dans tous les États-Unis (on est au dé- tions individuelles que celle des institu-
but des années 1930), R.T. LaPiere ne tions sociales de la société moderne. La
trouva, parmi les dizaines d’hôtels et de rationalité des comportements et des
restaurants visités, qu’un seul refus de institutions serait une caractéristique
les recevoir. Surpris par cette attitude essentielle de la société moderne et la
– somme toute assez tolérante – des distinguerait des comportements gui-
patrons d’hôtels et restaurants, LaPiere dés par l’habitude ou la loi divine dans
voulut savoir s’il existait un réel clivage les sociétés traditionnelles.
entre l’opinion déclarée des gens, fon- Dans Économie et Société (1922), le
dée sur des préjugés, et la discrimina- sociologue allemand entreprend de
tion réelle. montrer que tous les domaines de l’ac-
À son retour de voyage, il adressa des tivité sociale se dégagent de l’emprise
dizaines de lettres à des hôtels dans de la tradition pour suivre une logique
toute l’Amérique pour savoir s’ils ac- ayant sa propre eicacité. L’économie,
ceptaient les clients chinois dans leur le droit, la science et même l’art sont
établissement. Sur près de la moitié qui concernés par ce mouvement général de
répondirent, 90 % déclarèrent qu’ils re- rationalisation. Ainsi, dans le domaine
fusaient de recevoir les clients de « race économique, l’essor de l’entreprise ca-
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chinoise ». Ainsi, ceux-là mêmes qui pitaliste, avec un calcul comptable, une
déclaraient refuser les clients chinois les division « scientiique du travail » et
avaient reçus quelques semaines plus des techniques modernes, traduit cette
tôt dans leur propre établissement. emprise croissante des valeurs d’eica-
Albert Memmi considérant que la cité sur les valeurs traditionnelles.
notion de racisme est trop limitative, L’avènement de l’action et de la pen-
avance celle « d’hétérophobie » qui sée rationnelle aurait donc permis le
désigne plus généralement toutes les développement des sciences, des tech-
réactions agressives ou méprisantes niques, de la gestion et d’un droit.
dirigées contre des populations déi- Selon Vilfredo Pareto (1848-1923),
nies par des critères psychologiques, l’action est rationnelle (V. Pareto dit
culturels, sociaux ou métaphysiques. « logique ») par le fait que les moyens
Ainsi l’homophobie, la misogynie, mis en œuvre sont en adéquation avec
le « racisme de classe » des bourgeois les buts que se ixe l’individu. En pro-
contre le peuple ou du peuple contre posant cette déinition étroite de la
les gros, sont des formes d’hétéropho- rationalité, l’auteur du Traité de socio-
bie dont le racisme, au sens biologique, logie générale (1916) a dans l’esprit les
n’est qu’une variante. (A. Memmi, Le comportements économiques visant
Racisme, 1994). l’eicacité : ceux de l’entrepreneur, du
fonctionnaire ou du technicien qui
agissent en cherchant le moyen le plus
RATIONALITé eicace pour atteindre leurs buts. A
contrario, le comportement du magi-
C’est au début du xxe siècle dans les cien se livrant à des incantations pour
sciences sociales que s’est forgé un faire tomber la pluie est considéré
discours sur la rationalité des acteurs comme « illogique ».
agents économiques. Max Weber faisait On le voit, dans l’esprit des premiers
de la rationalité un des traits marquants sociologues, la rationalité est donc

292
R

déinie de façon assez générale comme mais de lui indiquer ce qu’il devrait
un type de conduite qui s’oppose aux faire. Ce n’est que par la suite que les
actions routinières guidées par la tradi- théories mathématiques de la décision
tion, aux actions émotives guidées par ont été utilisées comme un modèle ap-
les passions ou encore aux croyances prochant des situations réelles (théorie
guidées par les préjugés. Être rationnel, des anticipations rationnelles).
c’est se livrer à des calculs, soupeser,
mesurer et évaluer en vue d’atteindre Vers une « rationalité limitée »
une in donnée. Le modèle de l’action proposé par la
théorie du « rational choice » se heur-
La théorie de l’acteur rationnel tait à une diiculté : la quasi-impossi-
La théorie de l’acteur rationnel va bilité de traduire les données réelles
prendre une place importante en éco- en formules rigoureuses. Chacun s’en
nomie et en théorie des organisations aperçoit lorsqu’il s’agit d’acheter une
à partir des années 1950. En 1951, voiture. Il est impossible d’établir une
avec la publication de Social Choice liste de critères exhaustive, de les quan-
and Individual Values, l’économiste tiier et de les comparer systématique-
Kenneth J. Arrow formalise une nou- ment. Une telle méthode aboutirait à
velle approche : la théorie du « rational une « explosion combinatoire », c’est-
choice » (choix rationnel). Elle aura de à-dire un nombre ahurissant de calculs
nombreuses applications en microéco- et de choix possibles. Prenant acte
nomie, puis en sciences politiques. En de cette impasse – à la fois théorique
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gestion, l’époque est celle de la « ratio- et pratique –, Herbert A. Simon va


nalité des choix budgétaires ». Il s’agit proposer dès les années 1950 un nou-
de déterminer mathématiquement la veau modèle de décision qu’il nomme
meilleure solution pour efectuer des modèle de « rationalité limitée »
choix économiques. (H.A. Simon, « A Behavioural Model
On a souvent assimilé à tort ce modèle of Rationality Choice », Quarterly
de décision rationnelle à une vision Journal of Economics, n° 69, 1955).
étroite de l’individu qui ne serait guidé Selon le modèle de la rationalité
que par des buts utilitaires. Mais il ne limitée, les agents économiques en
faut pas se méprendre sur sa portée situation réelle ne recherchent pas des
exacte. D’abord, la rationalité ne porte situations optimales mais des solutions
pas sur le but à atteindre mais sur la satisfaisantes. Faute de disposer des
rigueur des moyens. Autrement dit, informations complètes et de capacités
un collectionneur de disques en vinyle de calcul illimitées, les décideurs s’en
ou de vieilles voitures est considéré tiennent à des calculs approximatifs.
comme agent rationnel dès lors qu’il Ainsi, pour acheter une voiture, on ixe
achète, revend et gère avec rigueur et quelques critères généraux (prix, usage
méthode ses pièces de collection. Peu pratique, confort, élégance) que l’on
importe que le but soit utile ou non compare à une gamme de choix limitée
(pourquoi collectionner des disques ou par rapport à l’ensemble des possibles.
des vieilles voitures ?), l’essentiel est que Ce qui repose sur un jugement d’en-
la démarche soit rationnelle. semble plutôt que sur un calcul rigou-
Par ailleurs, ces modèles ne visent pas reux. Il y a ainsi une prise en compte
forcément à décrire les comportements des conseils avisés plutôt que des cri-
réels, mais plutôt à déterminer les meil- tères strictement logiques.
leurs choix possibles. La théorie n’avait Il faut comprendre la portée exacte de
pas le souci – au moins au début – de l’approche inaugurée par H.A. Simon.
décrire les faits et gestes du décideur, La rationalité limitée n’est pas l’absence

293
Notions et concepts

de rationalité. Elle ne fait que substituer pas ce calculateur prodige et omnis-


des solutions « raisonnables » – impar- cient que propose la théorie du « ra-
faites mais réalisables – à des solutions tional choice », certains sociologues
optimales peu ou non opératoires. d’obédience « rationaliste » ne rejettent
On ne dispose pas toujours de toutes pourtant pas complètement le postu-
les informations nécessaires pour faire lat de rationalité et en proposent une
le meilleur choix. Et chercher à obtenir vision élargie.
une information exhaustive peut être Pour Jon Elster, par exemple, les acteurs
coûteux en temps. Dans ce contexte, sont bien rationnels : leurs actions quo-
être rationnel consiste à rechercher une tidiennes mettent en jeu des stratégies
solution « satisfaisante ». Ce faisant, conscientes et cohérentes. Leurs com-
on peut commettre des erreurs et être portements ne sont pas dictés unique-
rationnel ne signiie pas être infaillible, ment par des contraintes ou des idéo-
mais être capable de tirer les enseigne- logies qui les embrigadent. Cependant,
ments de ses erreurs. aucun des consommateurs, des élec-
teurs ou des décideurs ne ressemble à
Vers une rationalité « élargie » ce raisonneur rigoureux et infaillible
Les critiques portées à la théorie de que propose le modèle du « rational
l’acteur rationnel peuvent se distribuer choice ». Dès lors, il faut considérer
en deux camps. l’acteur social comme un « animal qui
Les unes refusent tout simplement la évite les gafes » plutôt que comme un
théorie de l’acteur rationnel au nom « animal rationnel ». Dans ses difé-
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de son manque de réalisme. Pour elles, rents ouvrages, J. Elster s’intéresse aux
la rationalité a peu de pertinence et ne « ruses de l’action » employées par les
serait qu’un mythe. La critique la plus individus pour parvenir à leurs ins :
forte est venue des travaux expérimen- comment on s’y prend par exemple
taux menés par Amos Tversky et Daniel pour dompter ses propres émotions ou
Kahneman. Leurs expérimentations piéger sa volonté défaillante dans le but
ont montré que les sujets soumis à des d’arrêter de fumer ou d’organiser son
situations où l’on doit choisir le meil- travail (Ulysse et les sirènes, 1979).
leur investissement, parmi plusieurs Le sociologue Raymond Boudon
solutions possibles, font de nombreuses adopte une perspective assez proche
erreurs de raisonnement et se laissent de celle de J. Elster. Comme lui, il se
facilement tromper selon la façon dont refuse à considérer que nos actions
le problème est formulé. Par exemple, sont dirigées par les croyances irration-
au jeu de pile (P) ou face (F), si l’on nelles ; comme lui, il se démarque de
demande quelle est la série de tirage qui l’approche du « rational choice » qu’il
a le plus de chances de sortir dans les juge irréaliste et il utilise aussi la théo-
deux séries PFPFPPF ou PPPPPPP, la rie des « biais cognitifs » (A. Tversky)
plupart des gens répondent la série 1, pour rendre compte de la formation
alors que ce n’est pas le cas (les deux des idéologies. Dans L’Idéologie ou l’ori-
séries sont équivalentes). gine des idées reçues (1986) puis L’Art
Il est maintenant bien établi que les in- de se persuader (1990), R. Boudon
dividus confrontés à des raisonnements entreprend d’expliquer les idéologies
logiques se laissent aisément piégés par politiques ou les préjugés en faisant
des « biais cognitifs ». Leurs raisonne- appel à des processus de raisonnement
ments, leurs calculs, leurs déductions et logiques. En somme, pour lui, on peut
leurs estimations ne sont pas exempts toujours avoir de « bonnes raisons »
de nombreuses erreurs. de se tromper. On peut expliquer les
Prenant acte que l’acteur social n’est erreurs de jugement et les croyances

294
R

diverses en créditant le sujet d’aptitudes récit » s’est substituée l’« histoire-


cognitives rationnelles, même si cette problème », selon la formule de Paul
rationalité n’est pas parfaite. Veyne. Comme l’a montré Wolf
Lepenies (Les Trois Cultures, 1985), la
sociologie s’est déinie avec une claire
RATIONNEL (ChOIX) volonté d’adopter une démarche scien-
tiique, soucieuse de conceptualisation,
› Choix d’objectivité et de quantiication, refu-
sant les approches littéraires et psy-
chologiques du social. La psychologie
RéCIT scientiique elle-même s’est refusée à
prendre en compte la subjectivité et
Pourquoi aime-t-on tant les histoires ? l’analyse introspective dans l’étude
D’où vient cette puissance envoûtante des phénomènes mentaux. Le structu-
des récits et des contes ? Pourquoi l’es- ralisme enin, en expulsant le sujet au
prit humain est-il plus attiré par une proit des structures, faisait du récit un
bonne histoire, un événement saillant genre suspect. À la même époque, les
que par une théorie ou un exposé ? écrivains adeptes du Nouveau Roman
s’employaient à casser le schéma du ro-
Pourquoi aimons-nous tant les man traditionnel construit autour d’un
histoires ? personnage central et d’une intrigue.
Le pouvoir du récit n’est pas unique- Pourtant, on assiste depuis les années
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ment de nous faire basculer dans un 1980 à un regain d’intérêt pour les
univers ictif, c’est aussi un moyen d’ac- formes plus descriptives et narratives en
céder à la condition humaine : décrire sciences humaines. Cette redécouverte
les milieux sociaux, les trajectoires indi- s’est faite en plusieurs étapes.
viduelles, explorer les sentiments, suggé- Dans les années 1970-1980, l’his-
rer l’expérience et le vécu des personnes. toire redécouvre la biographie sous
Au côté de la fonction récréative, le récit une forme enrichie, sorte de synthèse
possède aussi une fonction explicative… entre l’approche des Annales et l’« his-
Il a sa façon à lui de nous faire découvrir toire-événement ». En sociologie et
et connaître la condition humaine. en anthropologie, le retour de l’acteur
Or, c’est justement contre cette force s’accompagne d’une redécouverte d’un
suggestive de l’approche littéraire, genre jusque-là oublié : l’histoire de vie.
contre les pièges de l’intuition et des Dans la lignée des travaux du philo-
images trop évocatrices que se sont sophe Paul Ricœur (Temps et Récit,
constituées la plupart des sciences 3 vol., 1983-1985), une rélexion épis-
humaines. En forçant à peine le trait, témologique s’est amorcée autour du
on peut considérer que la perspec- rôle du récit en sciences de l’homme.
tive scientiique dans les sciences P. Ricœur insiste sur l’importance de
de l’homme avait consisté, depuis la « mise en intrigue » qui agence des
un siècle, dans une vaste entreprise éléments singuliers et hétérogènes dans
d’expulsion de la subjectivité et de la une suite d’événements pour en faire
description vivante des phénomènes une histoire. Par ailleurs, il cherche à
humains au proit d’un regard objectif. mettre en évidence les liens de corres-
L’école des Annales, par exemple, s’est pondance qui unissent le récit avec la
édiiée contre une histoire dite « événe- façon dont l’être humain expérimente
mentielle », jugée suspecte car fondée mentalement ses expériences de vie.
sur le récit au détriment de l’analyse En somme, l’attrait pour le récit serait
des forces souterraines. À l’« histoire- l’expression d’une forme de pensée

295
Notions et concepts

en adéquation spontanée avec l’esprit quelque peu l’approche formelle et


humain. Pour le psychologue Jerome structurale pour privilégier la « com-
S. Bruner, la forme de l’histoire est en munication » entre le lecteur et l’au-
cohérence avec une tendance naturelle teur. On s’est aperçu que l’univers
de l’esprit humain qui aborde la réalité mental particulier créé par une histoire
sous forme de séquences d’événements, ne tient pas uniquement à sa compo-
de représentations d’actions et de visées sition interne. Il suppose aussi une
d’intentions (Pourquoi nous racontons- recréation par le lecteur des faits racon-
nous des histoires ?, 2002). On retrouve tés – les spécialistes parlent d’« univers
d’ailleurs cette idée chez plusieurs spé- diégétique » (J.M. Adam, Le Récit,
cialistes de la théorie littéraire comme 1984). En d’autres termes, le récit ne
Mark Turner, pour qui le goût pour les fonctionne pas tout seul, il implique ce
contes est la manifestation d’une pré- qu’Umberto Eco appelle une « coopé-
disposition propre aux humains à créer ration interprétative », une communi-
des ictions, à inventer mentalement cation implicite entre le lecteur et l’au-
des mondes possibles (he Literary teur (U. Eco, Lector in fabula, 1979).
Mind, 1996). En somme, l’être humain Cette capacité à remplir les vides
serait par nature un « Homo fabulator » contenus dans tout récit en projetant
(J. Molino, R. Lafhail-Molino, Homo son propre univers a notamment été
fabulator, 2003). étudiée par les psychologues à travers
la notion de « schéma », empruntée
La narratologie dans un premier temps au psycho-
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Il n’existe pas de déinition canonique logue anglais Frederick C. Bartlett


du récit. On s’accorde généralement à (Remembering : An Experimental and
admettre que, pour composer une his- Social Study, 1932) puis reprise et déve-
toire qui en ait l’allure, il faut plusieurs loppée à partir des années 1970.
composantes : des éléments descriptifs Certains théoriciens de la science poli-
(personnages, décors, situations, faits tique ont commencé à s’intéresser au
et événements), une séquence d’événe- discours politique en tant que récit.
ments et une intrigue. Ainsi Emery Roe a inauguré une nou-
L’analyse du récit est devenue l’objet velle grille d’analyse : la « narrative po-
d’une science objective : la narra- licy » (Narrative Policy Analysis : heory
tologie. Ainsi s’est progressivement and Practice, 1994) alors que d’autres
constituée une analyse structurale des s’intéressaient à l’importation du « sto-
récits. Vladimir Propp, René Diatkine, rytelling » dans les discours politiques.
Tzvetan Todorov, Algirdas J. Greimas La notion de récit peut renvoyer à tout
et Gérard Genette sont les grands un arsenal de techniques discursives :
noms qui ont jalonné l’histoire de cette la dramatisation d’événements, la mise
discipline née dans la seconde moitié en scène de soi en héros, en sauveur ou
du xxe siècle. Le point commun de en victime, à la fabrication de « clash »,
leur analyse est d’avoir dégagé peu à médiatiques et peut prend aussi la forme
peu une sorte de « grammaire des his- d’un nouveau « grand récit » épique.
toires », d’avoir décortiqué la structure
logique des contes, des romans, des › Storytelling
scénarios de iction et de toute autre
forme narrative pour en faire ressortir
leurs éléments constitutifs (séquences RECONNAISSANCE
d’action, fonctions, actants) et leur
structure logique (schéma narratif ). « Si l’aiguillon principal de l’activité
La narratologie a aujourd’hui délaissé humaine n’est pas le désir de biens ma-

296
R

tériels, de la satisfaction égoïste, mais une proposition simple : une des


l’aspiration à la gloire et aux honneurs, motivations principales de l’existence
comment pourrait-on se passer des humaine réside dans le désir d’être
autres, qui sont leurs seuls pourvoyeurs « reconnu par autrui ».
possibles ? » Selon La Rochefoucauld De ce postulat, plusieurs conséquences
(Maximes et rélexions diverses, 1664), le sociales, psychologiques et morales
besoin de « reconnaissance » – entendu découlent.
comme la quête de l’estime publique Une de celles-ci est la suivante. Si le
– suppose une dépendance à l’égard ressort de l’existence est dans la re-
d’autrui qui est constitutive de la na- cherche de reconnaissance, il en résulte
ture humaine et ne peut se satisfaire de une incomplétude fondatrice de l’être
la vie solitaire. humain. Ayant besoin de l’autre pour
« exister », son besoin ne peut être satis-
Le souci de paraître fait que provisoirement.
La quête de considération et de pres- Sur le plan psychologique, T. Todorov
tige ainsi que le souci de paraître ont soutient que le besoin de reconnais-
été perçus par nombre de philosophes sance est tout aussi fondamental que
comme faisant partie des mobiles les besoins primaires comme la faim ou
fondamentaux guidant nos vies. Pour la soif.
Rousseau, la recherche de « considéra- Quelles formes et quelles directions va
tion » est à la fois l’un des plus puissants prendre ce désir de reconnaissance ? On
mobiles personnels et un ciment de la peut la rechercher dans des distinctions
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vie en groupe. « Chacun commença personnelles ou, au contraire, dans l’ap-


à regarder les autres et à vouloir être partenance à un groupe. Dans ce cas, la
regardé soi-même », écrit-il dans son reconnaissance nous pousse à valoriser
Discours sur l’origine et les fondements notre groupe d’appartenance et à s’y
de l’inégalité parmi les hommes (1755). conformer, voire à se fondre en lui. « Si
Adam Smith a également compris que je n’ai rien dont je puisse être ier dans
le besoin de reconnaissance est « le dé- ma vie à moi, je m’attache avec d’au-
sir le plus ardent de l’âme humaine ». tant plus d’acharnement à prouver ou
L’auteur de la héorie des sentiments mo- à défendre la bonne renommée de ma
raux (1759) note que « les hommes ont nation ou de ma famille religieuse. »
souvent renoncé volontairement à la Mais comme toute pulsion, le désir
vie, pour acquérir, après leur mort, une de reconnaissance peut être frustré.
renommée dont ils ne pouvaient plus L’humiliation ou l’indiférence d’autrui
jouir ». On retrouve chez Hegel cette en sont les sanctions principales. Face
même thématique. Dans un fameux au mépris ou à l’indiférence, l’individu
chapitre de La Phénoménologie de l’es- va avoir recours à des « stratégies de dé-
prit (1807), consacré à la « dialectique fense ou de substitution ». T. Todorov
du maître et de l’esclave », il décrit la s’attache alors à décrire quelques-unes
lutte à mort que se livrent entre eux les de ces stratégies palliatives.
hommes pour obtenir la « reconnais- Pour celui qui ne parvient pas à se
sance ». Celui qui deviendra le maître faire admirer pour ses talents, il existe
est celui qui est « prêt à perdre sa vie toujours la possibilité d’obtenir une
pour gagner la renommée ». « reconnaissance de substitution » par
Longtemps passée inaperçue, l’idée la transgression des règles. C’est le cas
centrale de la reconnaissance sera re- du cancre ou de l’extravagant, qui,
prise et développée par quelques pen- pour attirer les regards, adoptent une
seurs contemporains. Tzvetan Todorov position de conlit tapageuse consistant
soutient dans La Vie commune (1995) à prendre le contre-pied des valeurs

297
Notions et concepts

dominantes. L’idolâtrie et le fanatisme Selon le philosophe allemand Axel


sont une autre stratégie de substitution Honneth (La Lutte pour la reconnais-
qui consiste à accepter de vivre dans sance, 2000), la notion de reconnais-
l’ombre d’une idole ou d’un groupe en sance permet de mieux rendre compte
escomptant recevoir une part de gloire de la manière dont se résolvent les
du fait de sa proximité avec lui. conlits individuels et sociaux que ne le
Les possibilités ne s’arrêtent pas là. feraient les notions d’intérêt, d’appétit
Parmi les palliatifs de la recherche de de pouvoir ou les principes abstraits
prestige, il y a aussi la « reconnaissance comme l’amour, l’égalité ou la liberté.
illusoire » du vantard ou du mytho- A. Honneth souligne combien la lutte
mane qui s’invente de faux titres de pour la reconnaissance joue à tous
gloire ; il y a aussi l’orgueil qui est une les niveaux de la sociabilité humaine.
forme de culte solitaire de sa propre Ainsi, l’amour et la sollicitude person-
valeur lorsque l’on ne parvient pas à nelle construisent le cercle des relations
être reconnu par les autres. Il y a encore primaires (famille, amis) ; la considéra-
la tactique de la victime qui veut attirer tion et le respect fondent l’univers des
l’attention sur elle en étalant ses mal- relations juridiques et sociales ; l’estime
heurs ou ses maladies… et la reconnaissance de l’utilité de cha-
Si la recherche des honneurs appelle cun sont à la base des solidarités de
le regard d’autrui, cette sollicitation groupes (nation, association).
s’adresse autant à des personnes réelles La rélexion d’A. Honneth ouvre vers
qu’à des « personnages intérieurs » les applications concrètes du désir de
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qui peuplent notre esprit. T. Todorov reconnaissance tel qu’il s’exprime dans
appelle « maître de reconnaissance » ce les relations personnelles, le travail et la
« juge intérieur qui sanctionne positi- politique. Elle rejoint alors les travaux
vement ou négativement nos actes ». de psychologie sociale qui montrent
C’est souvent en fonction de ce person- combien la reconnaissance d’autrui
nage imaginaire – conscience morale, compte dans la construction de l’iden-
ange gardien ou surmoi, qui prennent tité personnelle (George H. Mead),
souvent la igure d’une image paren- dans les relations de travail (Christophe
tale – que nous agissons. Le regard de Desjours) ou dans la communication
l’autre est si décisif dans nos conduites avec autrui (Erwing Gofman).
qu’il en devient une instance psychique
de notre personnalité profonde.
RéFLEXIVITé
Les communautés en quête de
reconnaissance George Soros, le célèbre inancier hon-
Avec le philosophe Charles Taylor, on gro-américain, est connu pour avoir
passe du besoin de reconnaissance indi- réalisé d’énormes proits inanciers
viduel à la reconnaissance des groupes. dans la gestion de ses hedge funds
Si l’identité individuelle se construit (fonds de placement) sur les marchés
dans le regard de l’autre, cela est éga- boursiers. On sait aussi qu’il soutient
lement vrai des communautés. Les mi- dans les pays de l’Est de nombreuses
norités ethniques au sein d’une nation actions de développement par le biais
revendiquent aussi leur droit à la « re- des fondations qu’il a créées dans les
connaissance ». Et le déni de reconnais- années 1980. On sait encore que c’est
sance peut être considéré comme une un esprit iconoclaste et pourfendeur du
forme d’oppression. Le sujet est très libéralisme économique depuis qu’il a
sensible aux États-Unis et au Canada, publié La Crise du capitalisme mondial
où C. Taylor vit et s’exprime. (1998).

298
R

On sait moins que cet ancien étudiant tions, opinions). Dans ce jeu de miroir
en philosophie, reconverti dans la que constitue la rélexivité boursière,
inance, nourrit par ailleurs un projet celui qui gagne est celui qui anticipe
théorique : penser l’économie et l’his- sur les tendances non de l’économie
toire contemporaines à partir d’une réelle, mais de l’opinion. Pour gagner
« théorie de la rélexivité » (L’Alchimie gros, il faut être à la tête du troupeau et
de la inance, 1998). Son idée centrale investir au début d’une courbe ascen-
est qu’on ne peut étudier les phé- dante. Pour ne pas tout perdre, il faut
nomènes humains comme des phé- ensuite savoir abandonner ses positions
nomènes physiques, car les sciences en sentant la chute venir. G. Soros a
humaines étudient un être pensant qui proité de sa théorie de la rélexivité
agit et réagit en fonction de ses repré- des marchés, de sa connaissance de la
sentations de la situation (et non seu- « courbe de l’opinion » pour en tirer
lement à partir de données objectives). d’extraordinaires bénéices.
La rélexivité n’est autre que cette in-
teraction entre pensée et action – qui Une société rélexive
suppose, selon G. Soros, d’aborder sans A. Giddens développe une idée simi-
cesse les actions humaines sous l’angle laire à propos des phénomènes sociaux.
du milieu et des représentations que les La rélexivité ne concerne pas unique-
humains s’en font. ment l’économie des marchés inan-
L’ambition théorique de G. Soros pour- ciers. La société tout entière est en
rait n’être vue que comme un hono- permanence soumise à un lux d’infor-
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rable passe-temps de milliardaire, si sa mations – par le biais des journaux, des


théorie de la rélexivité n’était en réso- livres, de l’enseignement, des idéologies
nance avec les développements les plus politiques – qui contribuent à forger les
récents de la science économique et représentations des acteurs sociaux. Et
n’avait été forgée parallèlement à celle c’est en fonction de ces représentations
d’Anthony Giddens ou d’Ulrich Beck, qu’ils agissent.
deux igures de proue de la sociologie Selon A. Giddens, le mariage ou le
contemporaine. À la question « Quelle divorce peuvent aussi être afectés par
est la diférence entre votre théorie de la la rélexivité : la fréquence des divorces,
rélexivité et celle de George Soros ? », calculée par les démographes et large-
le sociologue A. Giddens répond : ment difusée par la presse, contribue à
« Rien, si ce n’est que lui a gagné des freiner l’attrait pour le mariage chez les
millions de dollars avec. » jeunes couples, sachant que la formation
L’idée de rélexivité, G. Soros l’applique d’un couple est désormais précaire (Les
en premier lieu au fonctionnement des Conséquences de la modernité, 1990).
marchés inanciers. On sait que, en Les sociétés modernes sont constam-
matière d’investissement, les opérateurs ment consommatrices d’informations
ne se déterminent pas uniquement sur elles-mêmes. C’est en partie à tra-
en fonction de la réalité de l’écono- vers les statistiques oicielles que les
mie (croissance, bénéices…) : ce que gouvernants ixent leur politique, que
l’on nomme les « fondamentaux ». En les économistes s’informent sur l’état
permanence, les marchés sont très sen- des marchés et que les acteurs sociaux
sibles à l’opinion, aux prospectives, aux ajustent leurs actions. Toutes ces infor-
anticipations – bonnes ou mauvaises mations deviennent à leur tour des fac-
– faites par les experts. Aux fondamen- teurs de changement.
taux s’ajoute donc ce que certains ap- La rélexivité n’est autre que cette auto-
pellent désormais les « sentimentaux » observation permanente des humains
(croyances, anticipations, représenta- par eux-mêmes qui transforme leurs

299
Notions et concepts

conduites en phénomènes imprévi- mère de famille, célibataire ou épouse.


sibles et changeants… et qui permet à Par ailleurs, la crise d’identité mascu-
G. Soros de gagner tant d’argent. line oblige les hommes à redéinir leurs
conduites. Il en va de même du mana-
L’individu rélexif ger (quel style de management adop-
Selon Charles Taylor (Les Sources du ter ?), du salarié (dois-je ou non rester
moi, 1989), la « rélexivité radicale » est dans un poste ?).
une caractéristique de l’individu mo- Les « habitus » sociaux, programmes de
derne. Dans une société où les cadres comportements « incorporés et adaptés
de socialisation sont moins rigides, la à un milieu social », ne suisent plus
rélexion permanente sur nos propres à régler les conduites. Bernard Lahire
conduites, nos objectifs de vie et les montre que, dans toute une série de
moyens pour les réaliser devient un tâches quotidiennes, de la façon de
impératif. Notre destin social n’étant faire ses courses à la manière de gérer
plus ixé par avance, chacun est tenu son travail, l’acteur social ne peut s’en
de construire sa vie et pour cela de remettre à l’activation des programmes
penser, de réléchir, de soupeser, de inconscients (L’Homme pluriel, 1998).
calculer, d’évaluer avant d’agir. Bien
sûr, cette attitude a existé à toutes les La rélexivité en sciences sociales
époques, mais elle devient un modèle, La rélexivité concerne aussi le travail
voire une injonction dans le monde des sociologues et des anthropologues.
contemporain où les rôles sociaux sont Ils ont réalisé combien leurs travaux
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plus enfermés dans le cadre de normes, de recherche sont tributaires de leur


de conventions, d’habitudes et de pro- propre histoire, de leur culture et forme
grammes d’action. de pensée. Du coup, il devient néces-
Le sociologue Anthony Giddens parle saire de réléchir sur les conditions de
en terme de « rélexivité » pour rendre production de leur propre savoir. Pierre
compte de ce processus d’auto-ana- Bourdieu s’est livré dans ses derniers
lyse. Selon lui, la « rélexivité », c’est travaux à de tels exercices d’auto-ana-
l’aptitude des acteurs « constamment lyse de son œuvre (Science de la science
engagés dans le lot des conduites et rélexivité, 2001, et avec L. Wacquant
quotidiennes (…) à comprendre ce Réponses. Pour une anthropologie
qu’ils font pendant qu’ils le font » (La rélexive, 1992). C’est le même travail
Constitution de la société, 1984). entrepris bien avant par Edgar Morin
Le sociologue François Dubet parle dans ses ouvrages sur la méthode et
de « distanciation » pour évoquer mis en pratique dans ses « journaux »
cette prise en compte de la rélexivité (Le Vif du sujet, 1969 ; Le Journal de
des acteurs. Les rôles et les normes Californie, 1970 ; Journal d’un livre,
sociales n’étant plus clairement établis, 1981).
il importe alors de s’interroger en per- La rélexivité a fait son entrée en an-
manence sur la façon de se comporter. thropologie, notamment sous l’impul-
Comment l’enseignant doit-il agir vis- sion des travaux de Cliford Geertz
à-vis d’un élève qui perturbe sa classe : qui propose une analyse critique des
punir, dialoguer, laisser passer ? Aucun conditions d’écriture de l’ethnologue.
prêt-à-penser ou prêt-à-agir n’est Ce qu’a également fait avec beaucoup
vraiment imposé. Le répertoire com- d’humour Nigel Barley dans son savou-
portemental reste ouvert. D’où une reux petit livre L’anthropologie n’est pas
rélexion permanente. C’est le cas pour un sport dangereux (1999).
les femmes dont la vie est tiraillée entre Si on considère enin la rélexivité
plusieurs modèles : femme active ou comme l’art de l’auto-analyse et de la

300
R

gestion de soi, on peut alors relier cette traité avec méthode des diférentes
notion à celles d’« auto-eicacité » formes de gouvernement en ont distin-
(Albert Bandura), de « gouvernement gué trois, savoir la royauté, l’aristocra-
de soi »(Michel Foucault), de métaco- tie et la démocratie : on ne voit pas si
gnition (psychologie cognitive). par là ils ont voulu nous faire entendre
qu’il n’y en avait point d’autres, ou
que c’étaient là les trois meilleures ;
RéGIME mais quoi qu’il en soit, j’ose dire qu’ils
se sont trompés sur l’un et l’autre
La typologie des régimes politiques point. Ce ne sont point les meilleures,
est très ancienne et remonte à l’anti- puisque non seulement la raison mais
quité grecque. Elle n’a jamais cessé de encore l’expérience nous apprennent
s’ainer et de s’adapter à l’évolution des que la forme de gouvernement la plus
sociétés jusqu’à aujourd’hui. parfaite est celle qui est composée des
Le premier et le plus illustre des clas- trois qu’ils citent. » Polybe, Histoire
siicateurs est Aristote, qui analyse les romaine, VI.
régimes en fonction de la nature du Ce goût pour le bricolage des formes
pouvoir (qui gouverne) et des formes politiques existe aussi aujourd’hui.
qu’il prend dans la réalité, la façon Dans les vieilles démocraties comme
dont il s’exerce au quotidien et à qui la France, chaque constitution, si on la
il proite. Aristote distinguait, dans sa regarde de près, porte les cicatrices de
Politique, trois types de régimes : la mo- toutes celles qui l’ont précédée. Celle
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narchie, l’aristocratie et la république. de 1958, ni tout à fait présidentielle


En monarchie, un homme gouverne ni tout à fait parlementaire et donc
seul. Aristote note que ce pouvoir peut considérée comme « semi-présiden-
dégénérer en tyrannie, lorsque le sou- tielle » lors de son adoption, oscille en
verain l’exerce à son seul proit, sans fait entre les deux au gré des retouches :
partager le pouvoir ni se préoccuper du un peu plus parlementaire pendant les
bien-être de ses sujets. Avec l’aristocra- phases de cohabitation, un peu plus
tie, c’est un petit groupe d’hommes qui présidentielle aujourd’hui, depuis que
gouvernent. Enin, la république ou la réduction de la durée du mandat
« Politeia » est, selon Aristote, le régime présidentiel les a rendues improbables.
où le grand nombre gouverne. Il peut
dégénérer en démocratie, dans laquelle Régime présidentiel/régime
« la multitude exerce le pouvoir au pro- parlementaire
it des plus faibles ». Hors de France, on continue à distin-
Aristote présente, à travers ces trois types guer deux grands groupes de régimes
de régimes, des formes pures. Mais il sait démocratiques. D’une part les régimes
qu’il existe de nombreuses formes inter- présidentiels, ou un président élu est à
médiaires, que l’on peut composer en la fois chef d’État et chef de l’exécutif,
mariant ces trois formules. C’est là un tandis qu’un Congrès puissant et indé-
apport considérable de la pensée com- pendant sait souvent lui tenir tête, leur
parative, qui connaît à la fois la nécessité modèle étant le régime américain. Ces
de forger des catégories générales pour régimes, compte tenu de la concentra-
penser, mais qui est également soucieuse tion des pouvoirs, peuvent soit assurer
de la complexité du réel. une démocratie irréprochable, soit dis-
Un autre Grec, Polybe, admirateur du simuler des dictatures. à peine fardées.
pragmatisme des Romains, a vanté, D’autre part, et dans la quasi-totalité
quant à lui, les bienfaits des « régimes des États développés contemporains,
mixtes » : « La plupart de ceux qui ont des régimes parlementaires, souvent

301
Notions et concepts

inluencés par la tradition britannique. de la personnalité, populisme et/ou oli-


On y trouve toujours un chef de gou- garchie familiale.
vernement responsable devant une as- Les dictatures du xxe siècle ont large-
semblée au moins, un parlement formé ment puisé dans les formes politiques
d’une ou deux assemblées, détenant précédentes et il a existé de nombreuses
le pouvoir législatif ainsi que celui de formes transitoires ou hybrides s’ap-
censurer le gouvernement, et un chef puyant sur les instruments classiques
d’État aux fonctions protocolaires. du pouvoir : la répression, l’idéologie,
l’économie, et parfois l’adhésion des
Les régimes autoritaires au XXe siècle masses.
La théorie politique après la Seconde
Guerre mondiale a été obnubilée › Absolutisme, Démocratie,
par l’opposition entre deux types de Totalitarisme
régimes : démocratie et totalitarisme.
Cette polarisation relétait l’opposi-
tion des démocraties aux deux régimes RéGULATION (ThéORIE dE LA)
auxquels elle s’était confrontée : les
totalitarismes fasciste et communiste. Le capitalisme s’est déployé en plu-
Mais entre ces deux extrêmes, toute sieurs phases et selon plusieurs variétés
une série de régimes intermédiaires ont nationales. Le capitalisme concurren-
existé, en particulier en Afrique, Asie tiel du xixe siècle n’est pas le capitalisme
ou Amérique latine et qu’on a qualiié monopolistique des trente glorieuses,
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par la suite de régimes « autoritaires ». tout comme le capitalisme américain


Sous ce terme y retrouve une grande n’est pas le même que celui d’Europe…
variété de formes de pouvoir (Juan J. Décrire le fonctionnement et la coni-
Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, guration propre à chaque époque ou
2006) : Les dictatures militaires ; les forme nationale du capitalisme, tel est
régimes de parti unique (Algérie avec l’objectif central de l’école de la régu-
le FLN de 1962 au milieu des années lation.
1990, Mexique du PRI, (parti révolu- En économie, l’école de la régulation
tionnaire institutionnaliste) qui a dé- est née en France et s’est fédérée autour
tenu le pouvoir unique de 1930 jusqu’à des travaux de Michel Aglietta, Robert
l’an 2000) ; les tyrannies patrimoniales Boyer et Alain Lipietz.
dans lesquelles l’État est la propriété Le point de départ des théoriciens de
personnelle d’une famille ou d’un clan la régulation est une volonté délibérée
(les monarchies du Golfe) ; les oligar- de s’inspirer des leçons de l’histoire,
chies clientélistes comme celle des ain de souligner la valeur relative des
caudillos d’Amérique latine des années mécanismes économiques et de rejeter
1950-1970 ; le césarisme bonapartiste l’idée de lois économiques abstraites et
(une forme de “dictature éclairée” où atemporelles.
un régime politique fort, très natio- L’école de la régulation considère que
naliste stimule de façon volontariste le le capitalisme peut s’analyser à partir
développement économique) ; les ré- d’un ensemble de rapports sociaux
gimes populistes, mariage d’un régime fondamentaux dont les articulations
autoritaire avec un fort soutien popu- expliquent bien son devenir. Ces rap-
laire à un chef charismatique (Guy ports sociaux (ou « formes institution-
Hermet, Les Populismes dans le monde, nelles ») prennent en compte le type de
2001) ; les régimes fascistes, (Italie de rapport salarial instauré entre patronat
Mussolini, de Franco en Espagne), et salariés, les formes de la concurrence,
alliance entre dictature militaire, culte les modalités d’action de l’État et, en-

302
R

in, le mode d’insertion d’un pays dans accumulation intensive (avec la mise
l’économie internationale. en place du taylorisme) dans un cadre
À partir de là, il est possible de décrire où la régulation reste encore de type
diférents modes de régulation écono- concurrentiel.
mique qui se sont succédé au cours de Le blocage est levé dans les années
l’histoire ou qui se distinguent d’un 1930 avec la lente mise en place d’un
pays à l’autre. mode de régulation monopolistique.
Celui-ci s’érige sur de nouveaux piliers :
Phases et types de capitalismes force accrue des organisations syn-
R. Boyer et M. Aglietta ont tout dicales de salariés, cartellisation des
d’abord établi une distinction devenue grandes entreprises, développement de
canonique entre le mode de régula- l’intervention étatique, indexation des
tion concurrentiel, qui a prévalu dans salaires sur la productivité… Toutes
la seconde moitié du xixe siècle, et le ces modiications provoquent une rigi-
mode de régulation fordiste, qui lui a dité des prix sur les marchés. La crois-
succédé. sance rapide et régulière des salaires
Dans le capitalisme concurrentiel, la qu’accompagne le développement du
ixation des salaires et des prix est très crédit permet aux salariés d’accéder à
lexible : ceux-ci varient en fonction un niveau de consommation supérieur.
des conditions du marché. La forte Se met ainsi en place, aux États-Unis
concurrence induit une instabilité de et en Europe, un nouveau mode de
l’emploi ; les luctuations économiques régulation macro-économique que les
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entraînent la stagnation des salaires. théoriciens de la régulation nomment


Cette régulation concurrentielle repose fordisme. L’organisation nouvelle
sur une accumulation extensive du du travail engendre de forts gains de
capital : la rentabilité des capitaux est productivité et permet de produire
assurée non par la technique, mais par massivement des biens intermédiaires
l’augmentation de la main-d’œuvre. La (automobiles, machines à laver, télévi-
faiblesse des investissements entraîne sions…) désormais accessibles à la plu-
une maigre productivité : les salaires part des ménages. La conjonction entre
faibles font que la consommation ou- production et consommation de masse
vrière est orientée essentiellement vers produit un cercle vertueux.
les dépenses alimentaires et de loge- Depuis les années 1980, les recherches
ment. d’inspiration « régulationniste » se
Au début du xxe siècle sont jetées, sont ouvertes à de nouveaux domaines
conjointement au taylorisme, les bases d’investigation : la comparaison des dif-
d’un nouveau mode d’accumulation férents types de capitalismes contem-
du capital : l’accumulation intensive. porains (américain, français, nordique,
La modernisation des équipements et asiatique), la transition économique
une croissance rapide et régulière de la à l’Est, les systèmes d’innovation ou
productivité en sont les deux traits ma- encore le passage vers une économie
jeurs. Mais si les entreprises produisent « postfordiste ».
mieux et plus, si le proit augmente, les Sur le plan théorique, la théorie de la
retombées sont inexistantes pour les régulation a tenté d’établir un pont
salariés. Résultat : la production croît avec d’autres courants de pensée
mais sans pouvoir trouver de débou- comme l’économie des conventions et
chés suisants puisque les salaires et la l’institutionnalisme.
consommation stagnent. Cette distinc-
tion ainsi déinie, la crise de 1929 peut › Capitalisme, Conventions,
s’analyser comme l’expression d’une Institutionnalisme

303
Notions et concepts

RELATIONS hUMAINES nationales comme l’Onu, les tribunaux


(éCOLE dES) internationaux ou une cour de justice
internationale. On a supposé aussi que
L’école des relations humaines dont la in de la guerre froide allait produire
le fondateur est Elton Mayo (1880- un monde « multipolaire » dispersé en
1949) met l’accent sur l’importance plusieurs centres (les États-Unis, l’Eu-
du facteur humain dans l’entreprise. rope, la Chine, le Japon, l’Inde). Pour
L’expérience des usines d’Hawthorne d’autres, la mondialisation s’accompa-
de la Western Electric dirigée par gnait de la disparition des frontières
E. Mayo est la référence fondatrice de nationales. Un monde transnational
l’école des relations humaines. turbulent dont les marchés, Internet,
À une époque où les pratiques du tay- mais aussi le crime organisé, les réseaux
lorisme étaient dominantes dans la terroristes s’imposaient à des États im-
grande industrie, E. Mayo a montré puissants. La place prépondérante prise
que les ouvriers ne sont pas mus par le par les États-Unis dans les interven-
seul appât du gain, mais qu’ils reven- tions internationales (guerre du Golfe)
diquent de la considération et de la laissait suggérer à d’autres encore
reconnaissance. qu’une nouvelle superpuissance allait
Après E. Mayo, le courant des relations s’imposer à tous. La nouvelle conigu-
humaines se prolongea autour de deux ration mettait à l’épreuve les modèles
axes : les contributions d’Abraham des relations internationales. Aucun ne
Maslow (1908-1970), de Frederick semblait complètement rendre compte
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Herzberg (1923-2000) et de Douglas du nouvel ordre mondial. Aucun ne


MacGregor (1906-1964), pour qui pouvait être écarté.
l’homme au travail n’est pas motivé pas
le seul intérêt économique mais par un du monde multipolaire…
système complexe de besoins (recon- La théorie des relations internationales
naissance, sécurité, auto-accomplisse- a pris corps dans les années 1930 aux
ment, etc.) ; la dynamique de groupe, États-Unis. Elle succède à la vieille
dont Kurt Lewin (1890-1947) et Jacob diplomatie et à l’histoire militaire, et
L. Moreno (1892-1974) sont les prin- aiche une ambition : penser les rela-
cipaux représentants, insiste sur les re- tions internationales à partir de mo-
lations dynamiques et les liens afectifs dèles scientiiques. Il ne s’agit plus de
qui se nouent au sein de petits groupes. relater les événements et de jauger la
puissance de chacun, mais de dévoiler
› Management une logique d’ensemble des rapports
de force.
Cette théorie des relations internatio-
RELATIONS INTERNATIONALES nales s’est structurée autour de deux
perspectives.
L’efondrement du bloc soviétique au La première, celle du courant dit « réa-
début des années 1990 a mis in à un liste » ou « classique », envisage les
système bipolaire où s’afrontaient les États comme des monstres froids qui
deux superpuissances : les États-Unis et ne recherchent que la puissance sur
l’URSS. On s’est alors beaucoup inter- la scène internationale. Les États sont
rogé sur le nouveau dispositif interna- fondamentalement en conlit, même
tional qui allait lui succéder. s’ils peuvent nouer des alliances tem-
À l’époque, certains ont alors rêvé à poraires.
l’avènement d’un « nouvel ordre inter- Ce courant s’inscrit dans la tradition
national », régi par des instances supra- de Karl von Clausewitz (1780-1831)

304
R

et homas Hobbes (1588-1679). Le États-Unis et le pacte de Varsovie do-


maître à penser de l’école réaliste amé- miné par l’URSS. Le système bipolaire
ricaine fut Reinhold Niebuhr (1892- de la guerre froide est un cas particulier
1971). Ce théologien protestant pré- de système « multipolaire » d’États-na-
sente dans Moral Man and Immoral tions souverains en compétition, décrit
Society (1932) une vision des hommes par Raymond Aron dans Paix et guerre
et de la société profondément pessi- entre les nations (1962).
miste. Les relations entre États sont
dominées par la logique de l’afronte- … à l’analyse transnationale
ment. R. Niebuhr ne croit pas à une En caricaturant à l’extrême, on pourrait
vision idéaliste et paciiste d’un gouver- opposer à l’approche réaliste une vision
nement mondial. Il penche plutôt pour alternative : l’analyse transnationale.
l’idée qu’il est parfois possible que les Selon cette approche, l’État n’est plus
chefs d’État dominent leurs passions et l’échelle pertinente pour comprendre
mènent une politique « raisonnable ». les rapports de force. Les instances
Les autres tenants de cette vision réa- internationales – comme l’Onu, les
liste sont F.L. Schuman (International systèmes d’alliance (Otan), la mondia-
Politics, 1933) et N.J. Spykman lisation économique – feraient perdre à
(America’s Strategy in World Politics, l’État sa position centrale dans les rela-
1942). Mais c’est surtout H.J. tions internationales.
Morgenthau (Politics among Nations, L’idée d’une interdépendance entre
1948) qui va devenir la référence États n’est pas nouvelle. Elle était déjà
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centrale du courant réaliste à partir présente chez des auteurs réalistes, pour
des années 1950. Les thèses d’H.J. qui les systèmes de régulation sont de
Morgenthau peuvent tenir en trois nature à paciier les relations interna-
propositions essentielles : « Il y a un tionales et à empêcher l’hégémonie.
déterminisme applicable aux faits po- Ainsi, l’« internationalisme libéral »
litiques dont les règles et les lois sont ou « idéalisme libéral » (en référence
indépendantes de nos préférences. » ; à la doctrine du président américain
« La politique internationale, comme homas W. Wilson) a joué un rôle
toute politique, est une lutte pour le important après la Première Guerre
pouvoir. » C’est-à-dire que les États mondiale dans la création d’une Société
mènent une lutte pour défendre leurs des Nations). À partir des années 1950,
intérêts et accroître leur pouvoir ; à par- un courant dit « fonctionnaliste » s’ins-
tir de là, il faut admettre que les États crit dans cette tradition. Il a inspiré
sont en situation de concurrence ou, la mise en place de la Communauté
au mieux, de coexistence, jamais de économique européenne : il envisage
paix harmonieuse. Ils peuvent gérer des accords limités entre États sur des
leurs antagonismes par le conlit ou la « fonctions »(marché commun, coo-
négociation. Mais la politique interna- pération industrielle, etc.) ain que des
tionale n’est, in ine, rien d’autre que processus irréversibles de coopération
l’ajustement des antagonismes. entre les États s’enclenchent.
À partir de 1945, la vision réaliste du Mais l’idée d’une interdépendance
système international est devenue pré- globale s’est airmée surtout à partir
pondérante au sein de la théorie des des années 1970 avec, entre autres,
relations internationales. Elle analyse la Robert O. Keohane et Joseph S. Nye,
coniguration d’alors comme un équi- auteurs de Transnational Relations
libre entre deux systèmes d’alliances do- and World Politics (1970), et James
minés chacun par une superpuissance : N. Rosenau (Linkage Politics : Essays
en l’occurrence l’Otan dominée par les on the Convergence of National and

305
Notions et concepts

International System, 1969). quée également par un lot de travaux


Certains chercheurs comme Morton sur la guerre, les nouvelles formes de
Kaplan tentaient de leur côté de guerres asymétriques et sur la straté-
construire une théorie systémique des gie des principaux acteurs de la scène
relations internationales fondée sur des mondiale (irmes multinationales,
modèles de fonctionnement où les stra- ONG,…). (Dario Battistella, héories
tégies nationales sont insérées dans des des relations internationales, 2012.)
logiques qui les dépassent : système du
veto, système de l’équilibre, système bi-
polaire souple, système bipolaire rigide, RELATIONS
système universel et système hiérarchisé PROFESSIONNELLES
(System and Process in International
Politics, 1957). Si le contrat de travail n’est conclu
À partir des années 1990, la globalisa- qu’entre un employeur et un salarié,
tion économique et inancière, alliée au il s’inscrit dans un contexte plus large,
boom d’Internet, a conduit de nom- celui des relations professionnelles,
breux chercheurs de renom à prendre que Michel Lallement (Sociologie des
acte d’une nouvelle période dans les re- relations professionnelles, 2008) déinit
lations internationales. L’essor des « lux comme l’ensemble des pratiques et des
transnationaux » de marchandises, de règles qui, dans une entreprise, une
capitaux et d’informations semblait branche, une région ou l’économie tout
sceller le sort de l’État-nation, qui n’était entière, structurent les rapports entre
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plus désormais l’unité fondamentale les salariés, les employeurs et l’État.


de l’organisation mondiale. J. Rosenau Suivant une approche institutionna-
inaugurait par exemple, en 1990, une liste, Michel Lallement décrit l’émer-
approche de l’organisation politique gence des relations professionnelles
mondiale en terme de « turbulences ». à la fois comme instance régulatrice
Il déinissait la coexistence d’un système du marché du travail et comme objet
de relations internationales « stato-cen- d’étude, ainsi que le rôle joué par cha-
tré » (centré sur l’État) et d’un système cun des acteurs identiiés comme partie
« multicentré », dans lequel les acteurs prenante des relations professionnelles.
sont les groupes infra-étatiques de tous
ordres émergeant à la faveur de l’afai-
blissement de l’État. En France, le poli- RELIGION
tologue Bertrand Badie a notamment
souligné que, dans la plupart des régions On peut déinir la religion par la
du monde, les formes étatiques sont croyance en Dieu (ou en des esprits),
artiicielles. La réalité est également par les rites (la prière, les sacre-
structurée par des acteurs et des lux ments), par les institutions (les églises,
transfrontaliers (religions, commerce, sectes…), voire par les lieux et les
mouvements politiques globaux, etc.). objets sacrés (fétiches, statuettes,
temples, etc.). Le premier écueil à évi-
Une science des relations ter est d’essayer de trouver une bonne
internationales est-elle possible ? déinition de la religion. En cent ans
La rélexion sur les relations interna- d’études, personne n’a réussi à s’en-
tionales ne se réduit pas à l’opposition tendre sur le sujet.
réalisme/approche transnationale.
D’autres hypothèses ont été explorées. Qu’est-ce qu’une religion ?
Depuis la in des années 1990, l’analyse Globalement, deux conceptions ex-
des relations internationales a été mar- trêmes de la religion s’afrontent. La

306
R

première postule l’unité fondamentale séculières, 1993). Le culte des morts ?


du phénomène religieux. Par-delà l’his- Nul besoin de croire aux esprits pour
toire et la diversité de ses manifesta- célébrer ceux de la patrie. La quête de
tions concrètes, il existerait une essence transcendance ? On peut la retrouver
unique de la religion. Telle est la thèse dans d’autres sphères d’activités : la
de l’« Homo religiosus », défendue par musique ou la science par exemple.
tout un courant d’inspiration phéno- La religion est-elle donc un phénomène
ménologique (Rudolf Otto, Gerardus sui generis ou un artiice conceptuel ?
Van der Leeuw, Mircea Eliade, Julien Le choix entre ces deux formules est
Riès). L’unité du phénomène religieux afaire de posture intellectuelle. Quoi
s’exprimerait à travers la croyance en qu’il en soit, tout le monde s’accorde à
l’existence d’un monde invisible, trans- reconnaître que ce que l’on nomme la
cendant et sacré, peuplé d’esprits ou « religion » recouvre une réalité compo-
de dieux auxquels les hommes vouent site. Et c’est tout cet arsenal que s’em-
depuis toujours un même type de culte. ploient à étudier les chercheurs. Même
Du chamanisme au christianisme, des un tenant de l’unité fondamentale du
cultes sataniques au confucianisme, phénomène religieux, comme le fut
toutes les croyances ne seraient que des G. Van der Leeuw, pense qu’il faut étu-
manifestations diférentes d’une même dier une religion sous ses diférentes
posture mentale s’exprimant à travers composantes : croyances, rites, pra-
un même schéma de représentation. tiques, clergé… (G. Van der Leeuw,
À l’inverse, des auteurs contestent Religion in Essence and Manifestation,
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l’usage du mot « religion » et le voient 1933).


comme un artiice conceptuel qui ras- De ce point de vue, une religion c’est
semble arbitrairement en une réalité toujours, grosso modo : un système de
unique des phénomènes diférents. croyances, avec son panthéon de divi-
Pour beaucoup d’historiens, il n’existe nités, sa cosmologie et ses mythes d’ori-
pas une religion mais des religions. gine ; une morale, avec ses interdits et
Cette airmation est couramment celle ses prescriptions, ses valeurs et ses
du chercheur spécialisé qui tend tou- tabous ; des rituels et des cérémonies,
jours à distinguer et particulariser son ses prières et ses objets de culte ; des
objet de recherche. De plus, la notion personnages spécialisés dans la média-
de religion, rappelle Daniel Dubuisson, tion avec les esprits. Que l’on observe
est une invention récente de la pensée les Témoins de Jéhovah ou les cultes
occidentale (L’Occident et la Religion. à mystères de l’Antiquité, la religion
Mythes, science et idéologie, 1998). Elle égyptienne ou celle des Pygmées, on ne
consiste à isoler la sphère du religieux peut manquer de rencontrer la plupart
– ses rites, ses croyances – du reste de ces éléments, liés entre eux comme
de la société et à en faire un monde à le sont les atomes d’une molécule.
part. Or, tous ces éléments constitutifs
peuvent se retrouver ailleurs. Le culte Y a-t-il plusieurs types de religions ?
des idoles ? On le retrouve dans le sport, Il y a un siècle, Edward B. Tylor envi-
le cinéma ou la musique. Les messes, sageait l’histoire du phénomène reli-
les cérémonies, les croyances messia- gieux comme une succession d’étapes
niques ? Elles sont présentes en poli- ayant marqué le passé de l’humanité.
tique : on a même inventé le concept de L’animisme (des esprits sont attribués
« religion séculière » pour désigner le aux éléments naturels et aux animaux)
communisme ou le fascisme, qui pos- serait la religion des premiers hommes ;
sédaient bien des caractéristiques d’une lui aurait succédé l’idolâtrie (adoration
religion d’État (A. Piette, Les Religiosités des totems) ; puis serait venu le poly-

307
Notions et concepts

théisme (comme dans le panthéon grec, cela, il doit bien exister quelques formes
romain ou hindou) ; et enin le mono- fondamentales qui les composent.
théisme (judaïsme, islamisme et chris-
tianisme). Cette vision évolutionniste La variété des expériences religieuses
n’a plus cours aujourd’hui. On sait Une autre façon d’aborder les formes
que les religions africaines, longtemps de religion consiste à ne pas partir des
considérées comme « fétichistes » et institutions religieuses mais du vécu
« primitives », comportent pour la plu- des croyants. Dans Les Formes multiples
part un Dieu créateur avec des divinités de l’expérience religieuse (1902), le psy-
locales. À l’opposé, on peut se deman- chologue William James s’est intéressé
der si le christianisme est vraiment un aux convertis (les « deux fois nés ») et
monothéisme avec sa panoplie de dieux avait distingué en leur sein plusieurs
(le Père, le Fils et le Saint-Esprit), le proils caractéristiques : les bienheu-
culte de Marie, les saints, le cortège des reux (qui ont tendance à voir le monde
anges et la présence ambiguë du diable comme merveilleux), les mystiques, les
(P. Gisel, G. Emery, Le christianisme ascètes, les saints, etc. Par la suite, les
est-il un monothéisme ?, 2001). psychologues, les sociologues et les his-
Les sociologues allemands du début du toriens vont se pencher sur les diverses
xxe siècle, rompant avec l’évolution- modalités de la croyance. Gabriel Le
nisme et la volonté de classer les cultes Bras (1891-1970) a ainsi initié de
selon une progression chronologique, grandes enquêtes sur l’évolution des
ont tenté d’établir diférentes classii- croyances en Europe. Constatant le
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cations idéal-typiques des formes reli- recul du catholicisme dans la société


gieuses. Ainsi, Max Weber a proposé française, il en est venu à distinguer
une distinction devenue fameuse entre quatre igures typiques de catholiques,
« église » et « secte ». L’Église se déi- classées par ordre d’adhésion décrois-
nit comme une institution religieuse sante : les « bigots », les « pratiquants
bureaucratisée. Elle exerce sa domina- réguliers », les « conformistes », et
tion sur une société, est organisée par les « étrangers ». Par la suite, d’autres
un corps de prêtres professionnels et a enquêtes conduiront à mettre au jour
un dogme codiié dans des textes sacrés. deux pôles de l’identité chrétienne : un
À l’inverse, la secte est une association « christianisme ecclésial » regroupant
volontaire de croyants en rupture avec les croyants qui adoptent les dogmes
la société et qui se sent portée par une de l’Église et respectent les cérémonies ;
mission. On naît donc membre d’une un christianisme « déiste » désignant
Église, alors que l’on adhère volontaire- ceux qui se disent religieux, mais ne
ment à une secte. croient pas en un Dieu personnel ni
L’espoir de forger ainsi une typologie en la vie après la mort, et ne pratiquent
des diverses formes religieuses selon des les cérémonies religieuses que par pure
critères clairement établis a été caressé convention. Selon le sociologue Yves
par beaucoup. Mais les spécialistes, Lambert, les trente dernières années
c’est connu, s’accordent rarement. Il y ont vu un glissement du christianisme
a autant de déinitions du chamanisme, ecclésial vers le déisme chrétien (« Et
par exemple, que de spécialistes du si la majorité des chrétiens étaient des
sujet. À défaut donc d’une conceptua- déistes ? », dans Ethnologie des faits reli-
lisation unique qui s’impose à tous, on gieux en Europe, 1993).
est conduit, par l’inventaire des études La façon dont les chrétiens, les musul-
spécialisées, à constater l’extraordinaire mans ou les juifs vivent aujourd’hui
diversité des formes religieuses de par le leur religion est très diférenciée. La
monde et à suspecter que, derrière tout recomposition des modes de croyances

308
R

est un des grands thèmes actuels de la Les théories psychologiques se répar-


sociologie des religions. Prenant acte du tissent elles-mêmes en deux. Les théo-
déclin des dogmes « oiciels », on n’en ries afectives partent des émotions : le
déduit pas forcément la disparition des besoin de croire naît de la soufrance et
croyances, c’est plutôt à un « bricolage » d’un besoin de consolation qui en ré-
des croyances qu’on assiste, où chacun sulte. Karl Marx voyait dans la religion
emprunte et se recompose une sorte de « le soupir de la créature opprimée », un
« religion à la carte » (D. Hervieu-Léger, « bonheur illusoire », en bref « l’opium
Le Pèlerin et le Converti, 1999). Ainsi on du peuple ». Dans Totem et Tabou
voit aujourd’hui des chrétiens séduits (1913), Sigmund Freud défendait
par la réincarnation, des mystiques du l’idée que la religion provient du senti-
New Age professer des croyances syn- ment de culpabilité. Pour leur part, les
crétiques où se côtoient allégrement théories intellectualistes expliquent la
Jésus, Krishna, des néo-chamans boudd- religion par une formation particulière
histes… de l’esprit. L’anthropologue anglais
Des historiens et des anthropologues se Edward B. Tylor expliquait l’animisme
sont penchés, eux aussi, sur la diversité par la projection sur les « créatures »
des « régimes de croyances ». Au sein naturelles de la notion d’âme (que
d’une même religion, il y a diférentes l’homme primitif éprouvait en lui).
façons de vivre sa foi : de la simple bigo- Les Allemands comme Max Müller ou
terie au mysticisme, de la pratique assi- R. Otto rendaient compte de l’émotion
due à la vague conviction, de la ferveur religieuse par un sentiment mêlé de
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illuminée au simple confort moral. Il surprise, de crainte et d’émerveillement


est tout aussi remarquable de constater face à la nature.
qu’à travers la diversité des religions, Ce type d’explications a été par la suite
on retrouve des proils typiques. On délaissé. E.E. Evans-Pritchard a fait jus-
trouve des mystiques en terre d’islam tement remarquer que ces théories sont
comme en Inde ou en Occident ; des de pures spéculations sur la pensée des
prophètes ont surgi sur tous les conti- primitifs, qu’elles ne pouvaient être ni
nents et à toutes les époques ; les sor- conirmées ni inirmées.
ciers, les devins et autres mages ont Récemment pourtant, l’anthropologie
exercé partout. Des expériences reli- cognitive a remis sur le devant de la
gieuses similaires se rencontrent donc scène ce type d’explication psycholo-
dans des époques et des lieux très dif- gique. Pascal Boyer, dans Et l’homme
férents. La force de la religion est peut- créa les dieux (2001), et Scott Atran,
être de pouvoir se grefer et renaître sur dans In Gods We Trust (2002), avancent
quelques structures psychologiques et une théorie similaire. La croyance dans
sociales fondamentales. Et cela amène les esprits est universelle. Elle provient
invariablement à se demander : pour- d’une mobilisation de modules men-
quoi ? taux innés dans le cerveau humain.
C’est leur activation qui nous fait at-
L’invention des dieux tribuer un esprit aux humains (même
Au début des années 1960, l’anthro- quand ils sont morts), qui nous fait
pologue Edward E. Evans-Pritchard appeler à l’aide en cas de besoin ou
proposait de classer les théories du phé- encore qui nous pousse à nous puriier
nomène religieux en deux catégories : pour éviter les contaminations.
les « théories psychologiques » et les L’autre grande voie d’explication
« théories sociologiques » (E.E. Evans- des religions, c’est la théorie socio-
Pritchard, Des théories sur la religion des logique. Alexis de Tocqueville ou
primitifs, 1965). Auguste Comte l’avaient déjà noté

309
Notions et concepts

en leur temps : la religion contribue de formes routinisées (manifestation,


au « ciment moral » des sociétés. Elle réunion publique, pétition, grève…)
concourt à souder les communautés. qui n’excluent pas d’ininies variations.
Sa raison d’être est donc à chercher du Ces répertoires évoluent dans le temps.
côté de l’ordre social. C. Tilly met ainsi en évidence la ten-
Émile Durkheim, dans Les Formes élé- dance à la politisation des mouvements
mentaires de la vie religieuse (1912), sociaux en distinguant plusieurs re-
propose une analyse globale de la nais- gistres de conlits sociaux :
sance des sociétés humaines à partir – le registre compétitif (dominant
de la religion. S’appuyant sur le cas jusqu’au xviie siècle) : les conlits expri-
australien, il voit dans le totémisme ment des rivalités autour de ressources ;
le prototype de la religion primitive. – le registre réactif : les mobilisations
Religion d’un clan, le totem fournit un consistent en lutte défensive contre des
emblème et crée des solidarités entre les forces sociales étrangères à la commu-
membres d’un groupe. C’est au cours nauté (les représentants de l’État) ;
de cérémonies collectives que le groupe – le registre actif : à partir du xixe siècle
prend conscience de lui-même et ren- émergent des mouvements sociaux ré-
force ses liens. Les « représentations clamant des droits (dans les domaines
collectives » se traduisent par une émo- du social et du travail).
tion commune qui subjugue le groupe.
É. Durkheim pense ici incontestable-
ment aux grandes manifestations poli- REPRéSENTATION
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tiques de son époque qui mobilisent les


foules. › Démocratie, élections
Cette idée, selon laquelle l’idéal com-
mun est constitutif des groupes hu-
mains, on la retrouvera par la suite REPRéSENTATIONS SOCIALES
chez de nombreux sociologues. A. de
Tocqueville avait déjà bien perçu le rôle « Les pompiers sont des gens coura-
de la religion dans l’unité du peuple geux, qui font un métier diicile » ;
américain. Ce que l’on nomme la « re- « Le sport, c’est bon pour la santé » ;
ligion civile » aux États-Unis, étudiée « Les hommes politiques sont corrom-
par la sociologue Robert Bellah, décrit pus ». Voilà le type de lieux communs
la façon dont la société américaine que l’on peut entendre à tout propos.
sacralise son être collectif comme une Le propre de ces représentations cou-
communauté unie autour de valeurs rantes est de fonctionner comme des
communes. « clichés » qui réduisent une réalité
complexe à quelques éléments saillants
› Secte, Sécularisation (pas toujours faux d’ailleurs) et de
s’en servir comme guide de lecture du
monde. L’étude de ces opinions, de ces
RéPERTOIRE d’ACTION stéréotypes et de ces préjugés a été l’un
des thèmes fondateurs de la psycholo-
Un mouvement social se caractérise par gie sociale.
ce que l’historien et sociologue améri- Dans les pays francophones, une tra-
cain Charles Tilly (La France conteste. dition particulière de recherche s’est
De 1600 à nos jours, 1986) appelle nouée à partir d’une étude fonda-
un « répertoire d’actions collectives ». trice menée par Serge Moscovici en
Comme l’orchestre de jazz, les partici- 1961 (La Psychanalyse, son image et
pants à un mouvement social disposent son public). Cette recherche portait

310
R

sur l’image de la psychanalyse dans le la démocratie comme ceux d’autres


grand public. De cette enquête fonda- régimes. C’est pourquoi, si l’on excepte
trice, quelques idées centrales ont été le sens particulier que lui donne Platon,
largement exploitées par la suite. elle n’est pas classiquement présentée
Les représentations sociales sont bâties comme un régime pur, mais comme
autour d’un noyau (certains auteurs le résultat d’une sorte d’alchimie entre
parlent de « schémas cognitifs de base » plusieurs. Ainsi, pour Cicéron (ier siècle
ou de « système central »), qui corres- av. J.-C.), la république combine ce
pond à quelques principes directeurs. qu’il y a de meilleur dans la monarchie,
Ainsi, dans la recherche sur la psycha- l’aristocratie et la démocratie.
nalyse, S. Moscovici a-t-il mis en évi- De l’Antiquité à nos jours, le sens de la
dence que, en se difusant largement, république n’a cessé d’évoluer en fonc-
la théorie de Sigmund Freud avait été tion du contexte dans lequel elle était
réduite à deux idées simples, l’exis- pensée. À partir du xviie siècle, elle
tence de l’inconscient et du complexe est toujours déinie comme un régime
d’Œdipe, acceptées ou rejetées en bloc. mixte, mais aussi en opposition à la
Autour de ce noyau de base s’agrègent monarchie absolue. Avec les fédéralistes
des « éléments périphériques ». américains, elle se distingue de la dé-
Les représentations sociales sont an- mocratie par l’introduction du système
crées au sein d’un groupe et du système de représentation. « Dans une démo-
de valeurs qui lui est propre. Dans son cratie, écrit James Madison, le peuple
enquête, S. Moscovici a montré que, s’assemble et gouverne lui-même ;
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à l’époque, la presse communiste et la dans une république, il s’assemble et


presse catholique ont donné chacune gouverne par des représentants et des
des interprétations très diférentes de agents. » En outre, elle est présentée
la psychanalyse, liées à leur vision par- comme le régime le mieux adapté aux
ticulière de l’individu et de la société. États fédéraux. De leur côté, les révo-
En efet, une fois « ancrée », la repré- lutionnaires français lui ajoutent une
sentation sociale joue un rôle de iltre dimension nouvelle. Désormais, la
cognitif, toute information nouvelle république, c’est la démocratie repré-
étant interprétée dans les cadres men- sentative plus des principes à caractère
taux préexistants. universel destinés à sceller l’unité du
L’étude des représentations sociales s’est peuple des citoyens : la liberté, l’égalité
élargie à un champ plus large : les repré- et la fraternité.
sentations de la maladie, de l’entreprise,
de l’environnement, de l’alimentation,
de la chasse… RéSEAU

Réseaux sociaux, réseaux de transport,


RéPUBLIQUE réseaux de pouvoir, réseaux maieux,
réseaux de migrants, réseaux scienti-
Du latin res publica, la « chose pu- iques, réseaux de neurones, réseaux
blique », proche de la notion grecque terroristes, etc. Le terme de réseau peut
de politeia, désigne ce qui concerne la s’appliquer à tout un spectre de réalités
totalité des citoyens d’un État, leurs sociales, biologiques ou techniques qui
lois, leurs valeurs et leur projet. ont en commun de relier entre eux des
Dans son acception très générale, la individus dans une forme de relation
république est un régime où le pou- particulière qui ressemble à celle d’un
voir politique est régi par la loi. Elle ilet ou d’une toile.
peut donc comporter des éléments de La fortune du terme est de pouvoir cap-

311
Notions et concepts

ter toute une série de phénomènes (du étude sur l’organisation du marché du
maillage du territoire par les réseaux travail, M. Granovetter a montré que la
routiers aux réseaux d’amis) donnant réussite dans la recherche d’emploi est
lieu à diférentes théories élaborées ces conditionnée par les réseaux de rela-
dernières décennies. tions, et qu’il vaut mieux disposer d’un
carnet d’adresses bien fourni, même de
Quelques théories des réseaux contacts supericiels, que de posséder
L’analyse des réseaux s’est développée un réseau plus solide mais trop étroit.
dans plusieurs domaines scientiiques : En bref, cette étude démontre que le
en neuroscience et intelligence artii- marché du travail ne correspond pas
cielle à travers l’analyse des réseaux de à une rencontre entre « ofre » et « de-
neurones ; en sciences de l’ingénieur, mande » de travail, issue d’agents ano-
(modélisation des réseaux de commu- nymes. Elle s’inscrit dans des réseaux
nication (télégraphe, chemin de fer, sociaux – parents, amis, connaissances
téléphone…) ; en mathématique. La – qui permettent de proiter des oppor-
notion de « rhizomes » de G. Deleuze tunités.
et F. Guattari visait même à donner Mais l’analyse sociologique des réseaux
une conceptualisation philosophique à a vraiment pris corps avec l’essor d’in-
l’idée de réseau. ternet qui a revitalisé les recherches
En psychologie sociale, la sociométrie (Pierre Mercklé, La Sociologie des ré-
de Jacob Moreno visait à modéliser les seaux). Les réseaux sociaux sont alors
liens privilégiés entre certains individus devenus à la fois un objet d’étude, une
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au sein d’un groupe (une classe, une technique d’analyse et un paradigme


famille, une prison, etc.) explicatif :
En sciences sociales, l’analyse des ré- – Une technique d’analyse. L’analyse
seaux est marquée par quelques travaux mathématique des réseaux permet de
pionniers ; modéliser les liens entre individus, les
Stanley Milgram, avec son « problème positions centrales (degré de centralité)
du petit monde », montre que dans une qu’occupent certains dans un tissu de
société de masse, les chaînes de rela- relations. L’analyse de réseaux uti-
tions entre des individus font que tout lise la technique des graphes, matrice
individu est relié à un autre via un vaste (M. Forsé et A. Degenne, Les Réseaux
réseau d’interconnaissances : en moins sociaux. Une approche structurale en
de cinq intermédiaires, n’importe quel sociologie, 2004)
individu de la planète peut serrer la – Un objet d’études : celles-ci ne se
main à un autre… limitent pas à l’étude des « réseaux
L’anthropologue britannique John sociaux » de la toile (Facebook, Twitter,
Barnes est considéré comme l’« inven- LinkedIn, etc.), mais comprend bien
teur » de l’analyse des réseaux sociaux d’autres domaines d’étude comme les
avec son étude des types de relations recherches sur les migrants transna-
(de voisinages, de travail, administra- tionaux (J. Cesari, La Méditerranée des
tives, familiale) à Bremnes, une petite réseaux, 2002) ou, en théorie des rela-
île de la côte norvégienne (Human tions internationales, les réseaux trans-
Relations, 1954). nationaux : ONG, associations, etc.
Les sociologues de Harvard (Harrison (A. Colonomos, Sociologie des réseaux
White, Mark Granovetter…) ont transnationaux, 1995).
donné corps à une sociologie des ré- – Un paradigme nouveau. Pour certains
seaux. M. Granovetter est notamment auteurs, l’analyse en terme de réseaux
connu pour sa théorie de la « force permet de dépasser l’opposition tradi-
des liens faibles ». Dans Get a job, une tionnelle entre une vision de la société

312
R

structurée en classes sociales et institu- l’acier, de la chimie (plastique) et de


tions d’une part et l’approche en termes la maîtrise de l’électricité qui produit
d’individus d’autre part. L’analyse de dans son sillage l’éclairage public, les
réseaux fournit en quelque sorte une moteurs électriques puis le télégraphe,
« troisième voie » (Manuel Castells, le téléphone et la radio. La seconde
Harrisson White). révolution industrielle, c’est aussi l’ap-
parition de la grande entreprise indus-
› Internet trielle, du taylorisme et du fordisme
(dont les usines Ford sont le symbole)
et des grands magasins et la consom-
RéVOLUTIONS INdUSTRIELLES mation de masse.
– La troisième révolution industrielle
L’histoire de ces derniers siècles a été (qui est plus exactement une révolu-
marquée par trois grandes phases de tion « post-industrielle ») démarre vers
révolutions techniques et sociales qui les années 1960-1970. Elle est fondée
ont bouleversé les sociétés dans leur sur les « technologies de l’information
ensemble. et de la communication » : l’informa-
– La première révolution industrielle tique, l’électronique et ses dérivées.
est celle du charbon, de la machine à (F. Caron, Les Deux révolutions in-
vapeur et de la grande industrielle. Elle dustrielles du XXe siècle). L’expression
débute vers 1770 et on situe sa in vers « troisième révolution industrielle » a
1880. Son foyer de naissance est l’An- été popularisée par le prospectiviste
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gleterre, et à partir de ce centre, elle se Jeremy Rifkin (La Troisième Révolution


difuse ensuite à toute l’Europe. Elle a industrielle. Comment le pouvoir latéral
été préparée par une révolution agricole va transformer l’énergie, l’économie et
(P. Bairoch), et plus encore par ce que le monde, 2012). Pour J. Rifkin, cette
Jean Gimpel a appelé la « révolution révolution va aboutir à une conver-
industrielle » du Moyen Âge (révolu- gence entre les énergies renouvelables
tion dans les techniques agricoles et les (solaires, éolienne) et les technologies
moulins). de communication (Internet/satellites).
Si on associe la première révolution
industrielle à l’utilisation du charbon Causes et dynamiques des
comme source d’énergie, ses débuts révolutions industrielles
s’appuient en fait sur l’utilisation du L’analyse de la nature des causes et des
bois et de l’eau (machine à vapeur de dynamiques des révolutions indus-
Watt). L’industrialisation de la produc- trielles a donné lieu à de grands débats
tion correspond à la fois à de nouvelles historiographiques. Pour expliquer la
machines (métiers à iler automatique) première révolution industrielle, cer-
et de nouveaux modes d’organisa- tains auteurs ont mis l’accent sur le rôle
tion du travail (passage de l’artisanat des techniques et de leur difusion, la
à des grands ateliers de travail où se concentration du capital et exploita-
concentrent des ouvriers). tion de la main-d’œuvre, le rôle d’une
– La seconde révolution industrielle classe d’entrepreneurs, le rôle stimulant
débute vers 1880 et se poursuit jusqu’à du marché ou de nouvelles attentes
l’entre-deux-guerres. Elle repose sur des consommateurs, ou enin l’en-
deux nouvelles sources d’énergie : le chaînement des ces facteurs entre eux
pétrole et l’électricité. De la dérive le (P. Verley, L’Échelle du monde, Essai sur
moteur à explosion (et donc l’auto- l’industrialisation de l’Occident, 2013).
mobile, les camions, les tracteurs). Elle Ce qui rend complexe ce débat est qu’il
est associée aussi au développement de est entremêlé d’autres portant sur les

313
Notions et concepts

origines du capitalisme (qui ne se ré- aisées de la planète commençaient à


duit pas à l’industrialisation mais com- montrer que le niveau de revenu n’était
porte aussi des dimensions inancière pas corrélé au niveau de bonheur.
et commerciale) et plus généralement
sur l’essor de l’Occident. Enin, la dif- Le paradoxe d’Easterlin
iculté à trancher entre les hypothèses Sur le long terme le taux de bonheur
tient moins à l’existence de données reste stable dans un pays donné, malgré
empiriques (on dispose désormais de la croissance. Dans la plupart des pays
nombreuses études sur les industriels industrialisés, entre les années 1960
ou les inventeurs, de scénarios des et 1980, le revenu par habitant a pra-
diférentes trajectoires nationales ou tiquement quadruplé, et pourtant le
sectorielles, de monographies locales, bien-être moyen n’a pratiquement
de séries statistiques sur l’évolution des pas bougé entre 1960 et 1987. Tel
prix, etc.) mais c’est la capacité à orga- est le « paradoxe d’Easterlin » mis en
niser, conceptualiser et modéliser ces évidence dès 1974 par l’économiste
données en un tout cohérent pour lui Richard Easterlin. Trente-cinq ans, plus
en restituer la logique d’ensemble. tard, le constat restait valable : les gens
ont acquis des voitures, des ordinateurs,
des téléphones portables, partent plus
RIChESSE souvent en vacances, vivent plus long-
temps, sans que l’indice du bonheur ne
Dans la Richesse des nations, Adam connaisse une augmentation notable.
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Smith, ne prend pas la peine de déinir D’où l’idée que la croissance indéinie
ce qu’est la richesse : car c’est une évi- n’était pas forcément l’objectif le plus
dence. Pour une nation, être riche, c’est souhaitable pour une nation, qu’il fal-
posséder des ressources, les faire fructi- lait en réexaminer les inalités et adop-
ier par le travail, échanger avec d’autres ter des indicateurs de richesse – ou de
nations, et ainsi enrichir les popula- bien-être – qui ne se résument pas à la
tions. Et pour les individus l’abondance seule croissance économique.
signiie pouvoir bien se nourrir, s’habil-
ler, se chaufer, se loger, se soigner, etc. du PIB aux nouveaux indicateurs
Cette vision de la richesse fait rêver des de richesse
millions d’hommes, de femmes, d’en- Longtemps les indicateurs de richesse
fants, de familles de par le monde. Et ont été strictement quantitatifs : le PIB
il semble que posséder des biens, vivre (produit intérieur brut) étant le plus
dans le confort et à l’écart des soucis utilisé. Le PIB mesure la production de
matériels était la base du bien-être. biens et de services, marchands et non
Ce n’est qu’à partir des années 1960 marchands, d’un pays. Il permet de
avec l’avènement de la société de comparer les pays entre eux.
consommation que l’on a commencé Cependant, le PIB ne prend pas en
à prendre conscience des « dégâts du compte un certain nombre d’éléments
progrès ». Non seulement parce que la (comme les services domestiques ou
croissance indéinie n’était plus possible le bénévolat) qui entrent en compte
à cause de la limitation des ressources, dans le bien-être des populations. Il ne
non seulement parce qu’elle contri- prend pas en compte les aspects quali-
buait à polluer l’environnement et à tatifs comme le niveau d’éducation, par
la détérioration du cadre de vie, mais exemple.
parce qu’au fond aussi, elle ne rendait Ces critiques ont alimenté la recherche
pas heureux. Les enquêtes sur le niveau d’autres indicateurs sortant des lo-
de bien-être des populations les plus giques purement économiques et qui

314
R

intègrent des facteurs économiques RISQUE


(niveau de vie), à d’autres facteurs :
sociaux (niveau d’inégalités, éducation) Longtemps le risque a été le domaine
ou environnementaux. privilégié des professionnels de l’assu-
Dès 1990, l’économiste Amartya Sen rance puis des spécialistes de la gestion
avait inspiré la construction de l’indice des portefeuilles boursiers avant que
de développement humain (IDH), les sciences humaines et sociales s’en
adopté par les Nations unies. L’IDH emparent vraiment.
mesure le bien-être des populations en L’anthropologue anglaise Mary
prenant en compte la santé, l’éducation Douglas a été une des premières à
et le niveau de vie. Aujourd’hui, les rap- mettre en évidence dans les années
ports du Pnud qui sortent chaque an- 1980, dans Risk and Blame. Essays in
née ont élargi les critères, notamment Cultural heory (1992), en distinguant
en intégrant la situation des femmes. les sociétés « risquophobes » (soit,
schématiquement, les sociétés ou les
Les nouveaux indicateurs groupes humains à dominante hiérar-
Depuis, de nouveaux indicateurs ont chique) et les sociétés « risquophiles »
vu le jour. (les sociétés à dominante individua-
L’indice de santé sociale (ISS) mis au liste).
point au milieu des années 1980 par Les sociétés industrielles sont deve-
deux sociologues américains, Marc et nues des « sociétés du risque » : telle
Marque-Luisa Miringof, agrège une est la thèse défendue par Ulrich Beck
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série de seize indicateurs sociaux comme dans son célèbre ouvrage La Société du
la une moyenne de seize indicateurs risque, paru en 1986 (la même année
sociaux comme le niveau d’éducation, que l’explosion du réacteur de la cen-
la mortalité infantile, l’usage de drogues, trale de Tchernobyl). Le sociologue
le taux de suicide, l’espérance de vie des allemand constate la tendance de ces
plus de 65 ans, l’accès au logement, etc. sociétés à produire, à travers leurs sys-
L’indice de bien-être économique tèmes productifs et scientiiques, de
(Ibee) des Canadiens Lars Osberg et nouveaux risques devant lesquels les
Andrew Sharpe mêle données moné- individus ne sont pas égaux. Mais la
taires et non monétaires portant sur la société du risque peut renvoyer à une
consommation courante, la pauvreté autre tendance : celle de la « mise en
et les inégalités de revenus, et enin la risque » de dangers jusqu’ici mécon-
sécurité économique (le niveau d’assu- nus ou auxquels on ne prêtait guère
rance contre le chômage, la maladie, la attention (par exemple des maladies
vieillesse, etc.). professionnelles), liée elle-même à l’ex-
Le Néerlandais Ruut Veenhoven, tension des mécanismes d’assurance.
de son côté, propose une mesure du Cependant, des risques subsistent
« bonheur national brut » dans lequel il dont on ne peut apprécier, en l’état
croise des données objectives sur le ni- actuel des connaissances scientiiques,
veau de vie et de santé des populations le degré de probabilité. Comment les
avec des déclarations de satisfaction. prévenir sans contrarier le dévelop-
Tous ces indicateurs aboutissent à des pement des sociétés ou l’innovation ?
classements internationaux qui ne C’est tout l’enjeu des débats autour
recoupent que partiellement les indi- des organismes génétiquement modi-
cateurs de niveau de développement et iés (OGM) et, par-delà, du principe
de croissance d’un pays. (J. Gadrey et de précaution.
F. Jany-Catrice, Les Nouveaux Indica-
teurs de richesse, 2005) › Catastrophe

315
Notions et concepts

RITE/RITUEL chanteurs, comme le bouvreuil, se « bé-


cotent » (se frottent le bec) en se nour-
Faire la roue (si l’on est un paon), ser- rissant mutuellement pendant les céré-
rer la main pour dire bonjour, prendre monies de cour. L’idée généralement
le thé à cinq heures, croiser les doigts, admise est qu’il s’agit de séquences de
aller à la messe, célébrer Noël, un comportement ayant une valeur opéra-
anniversaire ou un mariage, etc., tous toire dans d’autres contextes (combat,
ces actes peuvent être appelés rites. enfance) qui sont réutilisées à des ins
Leur diversité semble si grande qu’on de communication. La ritualisation
en mesure mal les limites. Le diction- apparaît ainsi à l’approche d’un com-
naire n’est pas d’un grand secours : bat, pour intimider l’adversaire et pour
ritus, en latin, désignait les disposi- éventuellement éviter l’attaque. En
tions d’un culte religieux, mais aussi général, les rencontres entre animaux
toute « coutume » ixée par une tradi- d’une même espèce donnent lieu à
tion. L’anthropologie et la sociologie des rituels d’apaisement et de conir-
s’en servent pour décrire des cérémo- mation. Ainsi, Jane Goodall a montré
nies collectives religieuses (baptêmes, que, chez les chimpanzés, l’animal en
messes, etc.) et profanes (intronisation, position hiérarchique inférieure tend sa
bizutage), mais aussi des pratiques plus main ouverte à l’animal de rang supé-
individuelles (allumer un cierge, dire rieur, qui lui tend la main à son tour en
bonjour) dont la forme et l’intention signe d’apaisement. Parade amoureuse,
sont très variables. Les éthologues rivalité, réconciliation : on note que
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nomment « rituels » des séquences de la ritualisation animale intervient aux


comportements qui apparaissent chez moments critiques des relations entre
les animaux dans certaines situations : individus. Les deux fonctions de la
séduction, intimidation. En psychopa- ritualisation animale semblent être de
thologie, on parle de conduites rituelles signiier l’intention de chacun (attaque,
comme de comportements personnels séduction, demande de nourriture) et
compulsifs, liés à une névrose (se laver d’éviter les conlits, ou du moins de les
les mains cent fois par jour). réguler.
Bien que diicile à déinir, on retient Les rituels de communication chez les
en général deux caractères spéciiques à humains s’apparentent beaucoup aux
un rite. Les actes ont en commun d’être rituels de communication chez les ani-
des conduites répétitives et codiiées. maux. L’amoureux transi qui ofre des
Elles sont chargées en général d’une leurs à sa bien-aimée ressemble bien
forte signiication symbolique – voire à l’oiseau qui courtise en donnant des
sacrée. petits vers de terre ou qui construit
Au-delà des traits communs, on dis- un nid à berceau. Dans un colloque
tingue plusieurs types de rituels. de 1966 tenu à la Royal Academy, le
biologiste Julian Huxley avait rassem-
des parades animales aux codes blé de nombreuses contributions des-
humains tinées à illustrer ce parallélisme dans
Chez les animaux, donc, on parle de ri- Le Comportement rituel chez l’homme
tualisation pour désigner des conduites et l’animal (1971). Un rapprochement
rigides et démonstratives, comme les direct des comportements de parade
parades amoureuses de nombreux oi- chez les animaux avec quelques grands
seaux. Ainsi, le coq domestique, le fai- schèmes rituels humains était évoqué.
san et le paon font leur cour en faisant L’utilité commune des rites est de
mine ostensiblement de picorer des mettre en œuvre un langage non verbal
graines sur le sol. Beaucoup d’oiseaux pour éviter le passage à l’acte violent et

316
R

accorder les intentions des participants. expiation, expulsion) ont été oppo-
À la même époque, le sociologue sés aux rites préventifs (conjurations,
Erving Gofman était lui aussi in- propitiations). Les rites d’installation
luencé par l’éthologie. Il dénomme (intronisation des rois, ordination des
« rites d’interaction » les règles de poli- prêtres) peuvent être opposés aux rites
tesse, les façons de se tenir, les gestes d’inversion (carnavals, fêtes des morts,
protocolaires et les postures tournées Halloween). On distingue également
vers autrui. E. Gofman envisage la vie les rites de séparation (deuil) des rites
sociale comme une scène de théâtre où d’agrégation (baptême), les deux pou-
chacun endosse un rôle. Dans ce jeu, il vant s’enchaîner pour former des sé-
s’agit de se mettre en valeur, d’adopter quences plus complexes.
une posture avantageuse. Pour que l’in- La classiication la plus célèbre des
teraction soit possible, il faut que l’in- rites est due au folkloriste Arnold Van
dividu ne se contente pas d’airmer son Gennep. En 1909, il décrivit les « rites
propre statut, mais marque de la défé- de passage » comme étant des rites où
rence à l’égard de l’autre et ne lui fasse les participants étaient soumis à une
pas « perdre la face ». Pour atteindre séquence d’actes en trois temps : sépa-
ce double résultat (auto-airmation et ration (d’avec le groupe d’origine) ;
reconnaissance d’autrui), les rites quo- « liminarité » (séjour hors du monde
tidiens ont une importance particu- social) ; agrégation (entrée dans un
lière. Ils peuvent être verbaux, gestuels nouveau statut). Ce schéma s’applique
ou comportementaux : la « bonne dis- particulièrement bien aux rites d’ini-
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tance » entre les personnes ou le fait de tiation des sociétés primitives et des
céder le chemin en sont des exemples. sectes, où il prend souvent la forme
E. Gofman distingue les « rites d’évi- d’une séquence symbolique mort/ges-
tement » destinés à préserver à chacun tation/nouvelle naissance. Mais il s’ap-
sa sphère d’intimité et les « rites de pré- plique également, bien au-delà de ce
sentation » qui précisent « ce qu’il est champ restreint, aux fêtes calendaires,
convenu de faire ». Les transgressions aux bizutages et à d’autres cérémo-
de ces règles sont des « profanations nies comme le mariage précédé, dans
rituelles » (insultes, gestes obscènes). l’usage populaire, par un « enterrement
de la vie de garçon ».
des rites cycliques aux rites de
passage Les rites, le sacré et la société
La compréhension moderne du rite « Les rites sont des règles de conduite
doit beaucoup à l’étude comparée des qui prescrivent comment l’homme doit
cultures. Au xixe siècle, les historiens et se comporter avec les choses sacrées »,
les anthropologues ont recherché des écrivait Émile Durkheim (Les Formes
similitudes dans les rites religieux et élémentaires de la vie religieuse, 1912).
profanes pour en établir la liste. On a Pour lui, comme pour Marcel Mauss,
alors classé les rites selon qu’ils étaient le rite religieux par excellence est le
cycliques – cycle de vie (naissance, pu- sacriice, qui permet la conjonction
berté et mort), cycles naturels (saisons, d’une assemblée humaine avec un dieu
passage des astres) et cycles sociaux ou des ancêtres par l’intermédiaire d’un
(fêtes, commémorations) – ou liés à objet. Toutefois, la fonction du rite est
des événements inattendus (maladie, sociale : le sacré est pour Durkheim une
malheurs climatiques, guerres), qu’on projection de la société, et la force du
appelle depuis Victor Turner des « rites rite est de créer une « communauté
d’aliction » (Les Tambours d’aliction, morale », à la fois intellectuelle et afec-
1972). Les rites curatifs (puriication, tive.

317
Notions et concepts

La conception durkheimienne a eu rapports de domination plutôt tendus


une inluence durable sur les théories (Order and Rebellion in Tribal Africa,
ultérieures du rituel. On lui doit l’idée 1963).
que les cérémonies profanes sont des ri-
tuels au même titre que les liturgies re- Rituels contemporains
ligieuses, non seulement parce qu’elles Les rites, dans la société moderne,
peuvent adopter des formes analogues sont, selon Martine Segalen (Rites et
(déilé-procession, discours-sermon, rituels contemporains, 1998), avant
mariage civil-mariage religieux), mais tout profanes, et on les trouve un peu
parce qu’elles ont la même fonction partout : dans la famille (anniversaires,
d’exaltation des sentiments collectifs enterrements), spectacles sportifs, rites
et d’intégration de l’individu dans une politiques, commémorations, pots de
communauté. Dans les années 1950, départ, etc. Ils conservent une fonc-
les anthropologues fonctionnalistes tion de mémoire, de communication,
ont soutenu que le rituel, religieux de gestion des relations sociales et de
ou non, est un dispositif très général déinition de l’identité. La plupart des
de régulation des rapports sociaux. Il rites aujourd’hui sont des rites pro-
ne consiste pas seulement en cérémo- fanes, sans liens directs avec des mythes
nies collectives ou en liturgies sacrées, ou un monde de l’au-delà. Face à un
mais il est investi dans de nombreux déclin des rites religieux traditionnels
actes de la vie courante. Attitudes, (notamment funéraire), on assiste à
façons de faire et objets, enin tout ce une recréation de nouveaux rites des-
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qui, dans une société donnée, « com- tinés à répondre à des besoins, qui eux,
porte un élément expressif ou symbo- semblent universels.
lique » est susceptible, selon Alfred R.
Radclife-Brown*, de constituer un
rite (Structure et fonction dans la société RÔLE
primitive, 1952). Cette évolution très
importante a repoussé au second plan Le mot « rôle » appartient initialement
la distinction sacré/profane et a consi- au vocabulaire du théâtre : un acteur qui
dérablement élargi l’usage des mots joue le rôle de Napoléon va, pendant la
« rite » et « rituel », désormais suscep- durée de la représentation, adopter un
tibles de désigner toute action ayant ensemble de comportements – paroles,
une dimension signiiante possible. gestes, etc. – qui va donner au public
Sur le plan des fonctions, l’apport l’illusion qu’il se trouve devant l’empe-
spéciique des anthropologues britan- reur ; si l’incarnation est convaincante,
niques a été de montrer en quoi des le public dira qu’il a « bien joué ».
cérémonies agraires et des rituels, reli- Les sciences humaines, notamment
gieux ou profanes, pouvaient gérer des la psychologie sociale et la sociologie,
conlits dans des sociétés sans État ou ont récupéré ce terme de « rôle » pour
réguler des tensions internes dans des indiquer un phénomène jugé, par de
organisations hiérarchiques. Ainsi, les nombreux auteurs, comme fondamen-
Zoulous du Swaziland, par exemple, tal dans toute société : dans un contexte
organisent des fêtes saisonnières où donné, chacun des membres de cette
les femmes se comportent en hommes société tend à aicher un ensemble de
et où les esclaves miment le roi, tan- conduites qui caractérise un person-
dis que ce dernier est insulté : ces rites nage, comme au théâtre. Le rôle peut
servent, selon Herman M. Gluckman, être psychologique (tel individu se
à airmer l’unité des membres du comporte comme un « clown » de la fa-
groupe qui, ordinairement, vivent des mille) ou social (professeur autoritaire,

318
R

ou employé modèle) mais, dans les ser. Les rôles d’enseignant, de manager,
deux cas, il présente la caractéristique de médecin, de père ou mère de famille
fondamentale qui justiie ce terme de n’ont plus, depuis les années 1970, le ca-
« rôle » : il est joué pour un public, ractère aussi contraignant et stéréotypé
composé d’une ou de plusieurs per- qu’ils avaient dans les générations précé-
sonnes ; c’est un comportement social. dentes. Cette instabilité des rôles sociaux
La notion de rôle renvoie à une réa- crée une incertitude sur la façon dont un
lité assez courante. Chaque jour, nous professeur doit se comporter vis-à-vis de
sommes amenés à endosser un certain ses élèves, un manager avec les salariés,
nombre de « rôles » en fonction de les parents avec les enfants, les hommes
notre position sociale. Être père ou avec les femmes, etc.
mère de famille, professeur ou méde- La notion de rôle, souvent associée à
cin, député ou militant d’un parti celle de « statut », a eu son importance
politique, arbitre dans une équipe de en psychologie sociale et en sociolo-
football, voisin, etc., voilà autant de gie dans les années 1960, mais elle a
« rôles » sociaux déinis en fonction été largement oubliée par la suite, au
des attentes de l’entourage. Car un point aujourd’hui de disparaître prati-
rôle correspond toujours à un modèle quement de la littérature des sciences
de conduite assez stéréotypé et suscite humaines. Elle a été remplacée – en
des obligations. Par exemple, le rôle du partie seulement – par le terme d’iden-
médecin est de soigner, mais il doit être tité sociale.
respectueux de ses patients et préserver
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le secret médical. En revanche, le fait


que ce même médecin soit jovial ou RURAL
taciturne, qu’il soit par ailleurs coureur
à pied ou saxophoniste, ne participe Pendant longtemps, l’opposition rural/
pas de son rôle social. Assumer un rôle urbain recoupait grosso modo le clivage
social, c’est toujours revêtir un certain campagne/ville. Au monde de la cam-
costume social, comme le fait l’acteur pagne était associé l’univers des paysans,
qui joue un rôle sur une scène. Les rôles des champs, du village – petit micro-
sociaux peuvent apparaître comme des cosme autarcique et communautaire
corsets contraignants et artiiciels qui regroupé autour du clocher du village.
entravent notre spontanéité et notre Par opposition, la ville était généra-
liberté d’action. En même temps, ils lement considérée comme le lieu des
ont pour fonction de normaliser et de citadins, du commerce, de l’usine et des
stabiliser les relations entre personnes, relations sociales impersonnelles.
de déinir un cadre de référence qui Dans l’imaginaire, à la campagne cor-
permette aux individus de se repérer respondaient la stabilité – « l’ordre
dans une situation. Que se passerait-il éternel des champs » décrit par Gaston
si le chef d’entreprise pouvait dans une Roupnel –, la tradition, les croyances,
réunion se mettre à pleurer ou à chan- la pauvreté, un caractère fruste et ar-
ter comme un enfant ? riéré. À la ville sont associés le mouve-
Inversement, le desserrement des ment et la civilité.
normes et des modèles sociaux trop Cependant la distinction campagne/
rigides dans nos sociétés conduit à une ville a perdu de sa pertinence :
libération des conduites mais aussi à – la campagne ne correspond plus au
une certaine indécision. On ressent cela seul domaine des paysans. Le monde
lorsque nous sommes placés dans des si- rural est habité majoritairement au-
tuations inédites où nous maîtrisons mal jourd’hui par des populations non
les codes de conduite et les rôles à endos- agricoles ;

319
Notions et concepts

– le paysan s’est transformé en agricul- agricole a été abandonnée. Ces zones


teur et son mode de vie se rapproche de sont soit en friche, soit transformées en
celui des citadins ; parcs naturels ou en forêts.
– le travail de la terre s’est industrialisé – la « campagne de la reconquête
et les petites exploitations polyvalentes urbaine », qui est aménagée en fonc-
disparaissent. tion des activités des citadins : zones
En s’inspirant de la typologie du géo- de loisirs, habitations secondaires ou
graphe Pierre George (Fin de siècle en habitations principales à la périphérie
Occident, 1983), on peut découper les des villes. D’où le terme de « périur-
zones rurales selon trois types : bain » employé parfois pour désigner
– les « vraies campagnes », qui sont ce nouveau paysage rural investi par
dominées par une production agricole l’urbanité.
de plus en plus industrielle ;
– le « désert rural », où la production › Péri-urbain
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320
S

SCIENCE nomme aujourd’hui la physique ou la


chimie) et les sciences de l’imagination
Lorsque l’on parle de « la » science, au (la poésie). Ce découpage sera repris
singulier, on a généralement en tête dans l’Encyclopédie de Diderot et de
un modèle scientiique typique : la d’Alembert. Il faut dire que, à l’époque,
physique, qu’il s’agisse de la physique le mot « science » n’a pas encore pris le
classique (mécanique, optique) avec sens actuel.
Galilée ou Newton, ou de la physique Au xixe siècle, Auguste Comte propose,
contemporaine (théorie de la relati- dans son Cours de philosophie positive
vité, physique quantique) avec Albert (1830-1842), une célèbre classiication
Einstein, Max Planck ou Niels Bohr. des sciences. Les unes, pures et abs-
C’est sur le modèle de la physique traites, « ont pour objet la découverte
que la plupart des philosophes des de lois ». Il y range les mathématiques,
sciences ont développé leurs rélexions. l’astronomie, la physique, la chimie, la
C’est aussi à partir de la physique que biologie et la sociologie. Puis il y a les
l’on raisonne sur les démarches de la sciences concrètes et descriptives, c’est-
science : l’observation des faits, l’expé- à-dire la botanique et l’histoire, qui
rimentation, la recherche de lois, la ne peuvent prétendre à découvrir des
construction de modèles théoriques… lois générales et se bornent à décrire,
La physique serait donc la matrice à classer et à analyser les phénomènes
de toute science digne de ce nom, et singuliers.
c’est par rapport à elle que se créent Si ces classiications nous semblent
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les clivages (entre sciences « exactes » désuètes aujourd’hui, il n’est pas sûr
ou « dures » et sciences humaines par que les distinctions courantes entre
exemple). sciences exactes et sciences humaines,
La perspective change radicalement si ou entre sciences formelles et sciences
on aborde l’univers des sciences dans empiriques, soient plus pertinentes.
leur pluralité et leur diversité. Assimiler les sciences de la nature à des
sciences exactes fait bon marché de la
Les classiications des sciences diversité des objectifs au sein de disci-
La classiication platonicienne des plines comme la botanique ou l’ento-
sciences servira de fondement à l’en- mologie, l’éthologie ou la physiologie,
seignement des arts majeurs dans la chimie ou la géologie. Par exemple,
l’université du Moyen Âge : aux côtés il existe au sein de l’astrophysique ou
des facultés de théologie, de droit et de la biologie des tendances théoriques
de médecine, la faculté des arts ensei- et « modélisatrices », et des démarches
gnait le trivium (dialectique, gram- plus descriptives et comparatives. Et
maire, rhétorique), puis le quadrivium l’on retrouve le même clivage dans les
(musique, arithmétique, géométrie et sciences humaines, au sein de la lin-
astronomie). Cette classiication des guistique, de l’économie ou de la psy-
sciences nous apparaît aujourd’hui bien chologie.
exotique.
Le philosophe anglais Francis Bacon Philosophie des sciences
(1561-1626), promoteur de la dé- Le but de la philosophie des sciences
marche expérimentale, proposera dans (ou épistémologie) est de mettre au
son projet d’une réforme radicale des jour la nature et les fondements de la
sciences de distinguer les sciences de démarche scientiique.
la mémoire (comme l’histoire), les La philosophie des sciences peut être di-
sciences de la raison (comme la phi- visée en deux grandes époques. La pre-
losophie, qui intégrait ce que l’on mière couvre en gros la première moitié

321
Notions et concepts

du xxe siècle. Dans une première étape, sa capacité à soumettre ses hypothèses
les théoriciens de la science (comme à réfutation. Mais, en même temps,
Henri Poincaré, Pierre Duhem, Ernst il dévoile une facette inattendue de la
Mach et Rudolf Carnap) s’interrogent, science. Selon K.R. Popper, les théories
dans une approche normative, sur les scientiiques ne seront toujours qu’un
principes qui guident ou doivent gui- tissu d’hypothèses, plus ou moins
der la science pour aboutir à la vérité. valides, mais toujours en sursis. En
Les rélexions portent sur l’établis- admettant cela, il ouvrait une brèche
sement des faits, les raisonnements dans la conception traditionnelle de la
rigoureux, la formation des hypothèses, science.
la recherche de la preuve et les condi- Ainsi, la science possède en son sein des
tions de validité d’une théorie. On vérités qui seront toujours provisoires,
débat alors sur l’imbrication des faits et des postulats « indémontrés » et indé-
des théories (le « conventionnalisme » montrables. La voie est donc libre pour
d’H. Poincaré, le « phénoménisme » une étude des soubassements concep-
d’E. Mach, le « positivisme logique » tuels qui orientent les recherches.
du cercle de Vienne). On s’interroge homas S. Kuhn (1922-1996) air-
alors sur la possibilité de réduire les mera que, à chaque époque, la science
mathématiques à la logique (Bertrand s’appuie sur des « paradigmes » ou
Russel, Alfred N. Whitehead). On se des conceptions dominantes, qui sont
demande comment passer de l’obser- renversés par des révolutions, comme
vation aux hypothèses (H. Poincaré, le sont les monarchies ou les empires.
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P. Duhem), des hypothèses aux preuves Paul Feyerabend (1924-1994) est


(R. Carnap, Karl R. Popper). l’auteur d’une théorie anarchiste de la
Toutes ces approches ont en commun connaissance qui prétend que bien des
de considérer que la science est « une » théories survivent malgré l’existence de
(la physique en est la norme), qu’elle faits qui les inirment. En somme, la
se démarque fondamentalement de la science n’est pas cet univers pur et ri-
pensée ordinaire. goureux qu’on imagine. Elle est moins
Dans la seconde partie du xxe siècle, pure et noble qu’on ne l’avait cru.
la perspective change. L’image de la En France s’est développée une tra-
science vacille. Elle n’apparaît plus dition nationale de philosophie des
comme le lieu de production d’un sciences, centrée autour des principes
savoir ultime fondé sur une démarche implicites qui guident les grandes révo-
rigoureuse, le respect absolu des faits lutions scientiiques. Cette tradition
et la cohérence des théories. Les philo- s’ouvre avec Alexandre Koyré (1892-
sophes des sciences ne cherchent plus 1964) et Gaston Bachelard (1884-
à déterminer ce que devrait être une 1962), et se poursuit dans leur sillage
bonne démarche scientiique (approche avec Georges Canguilhem (1904-
normative) mais s’interrogent sur son 1995), Jean Cavaillès (1903-1944),
fonctionnement réel (approche des- Jean-Toussaint Desanti (1914-2002),
criptive). L’approche se veut plus cri- Gilles-Gaston Granger (né en 1920),
tique et soupçonneuse. K.R. Popper est François Dagognet (né en 1924) et
à la charnière entre les deux époques. bien d’autres encore.
D’un côté, il appartient encore à l’« an-
cienne » philosophie des sciences où il Sociologie et anthropologie
s’agissait de déinir les conditions d’une Le sociologue américain Robert
démarche scientiique rigoureuse. Pour K. Merton a initié les recherches sur les
lui, c’est le critère de « réfutabilité » facteurs sociaux qui favorisent l’activité
qui l’assure : la science se déinit par scientiique. Pour lui, l’émergence de

322
S

la science est conditionnée par l’appa- histoire


rition d’une communauté de savants Les travaux en histoire des sciences sont
porteurs de valeurs particulières (uni- aussi marqués par un clivage entre deux
versalisme, désintéressement, scep- traditions.
ticisme…), qui fonctionne de façon L’approche internaliste. L’approche tra-
autonome à l’égard de la religion et de ditionnelle, qualiiée aussi d’« interna-
la politique. liste », s’intéresse aux grands savants
Avec le courant parfois qualiié de qui ont marqué l’histoire des sciences
« relativiste » ou de « constructiviste » (Newton, Galilée, Charles Darwin,
(David Bloor, Barry Barnes, Bruno Albert Einstein, etc.) et se préoccupe
Latour), la sociologie des sciences a de la démarche intellectuelle et des
pris, dans les années 1970, une tour- nouvelles idées et représentations qui
nure plus radicale. Il ne s’agit plus de leur ont permis de formuler une nou-
s’interroger sur les causes sociales de la velle vision de l’univers. Par exemple,
science, mais d’analyser sociologique- A. Koyré a étudié les nouvelles pro-
ment le savoir scientiique lui-même. cédures intellectuelles de la physique
Désormais, le contenu même de la classique (Du monde clos à l’univers
science – et non seulement ses condi- inini, 1957). Dans cette approche, ce
tions sociales de production – peut être qui compte, ce sont les idées, les repré-
passé au crible de la sociologie. sentations mentales et la façon dont
Les tenants de l’approche construc- s’y prennent les savants pour penser le
tiviste entendaient montrer que les monde.
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connaissances scientiiques ne sont pas L’approche externaliste. Le courant


le fruit de démonstrations et d’expé- dit « externaliste » a d’abord désigné
riences implacables, mais qu’elles sont des marxistes qui mettaient l’accent
des « constructions sociales ». En ma- sur les bases sociales des révolutions
tière scientiique, les faits sont toujours scientiiques. Si la science classique est
interprétés de diférentes manières par arrivée aux xvie-xviie siècles en Europe,
les uns ou les autres, les démonstra- pensent les externalistes, c’est en lien
tions ne sont pas exemptes de coups de avec toute une série de mutations éco-
force rhétoriques. En dernier ressort, nomiques, sociales et culturelles. La
ce seraient les rapports de force entre révolution mentale suppose une révo-
les groupes de savants, plutôt que les lution sociale. Récemment, la nouvelle
preuves indiscutables, qui tranche- « histoire sociale des sciences » s’est
raient entre les interprétations diver- démarquée du simple déterminisme
gentes. Si une théorie triomphe, c’est économique et social, pour s’intéres-
surtout par la capacité de ses défenseurs ser plutôt aux assises institutionnelles
à s’imposer au sein de la communauté de la science. Comment, par exemple,
scientiique, plutôt que par la rigu- les réseaux, les salons, les imprime-
eur de sa démonstration. La nouvelle ries et les nouveaux métiers ont-ils
sociologie des sciences, impulsée par favorisé l’émergence des découvertes
D. Bloor et B. Latour, a donné de la en physique et en astronomie durant
science un nouveau visage. Elle n’appa- la science classique (S. Shapin, La
raît plus comme un monde clos, un Révolution scientiique, 1996) ?
univers pur et éthéré, régi uniquement Les domaines privilégiés d’étude de
par les règles implacables des démons- l’histoire des sciences ont longtemps
trations et des faits établis. Elle devient été les grandes révolutions scientiiques
aussi afaire de controverses, de prises occidentales : la naissance de la science
de pouvoir, de réseaux de conventions en Grèce, la naissance de la science
et de convictions. classique au xviie siècle, la physique

323
Notions et concepts

au xxe siècle. Désormais, l’horizon enlevé par des extraterrestres et avoir


des études s’est élargi. Chaque disci- été chargé par eux de la venue sur terre
pline fait l’objet de recherches actives des Elohim. Ce nouveau prophète
(biologie, chimie, mathématiques, qui se situe dans la lignée de Moïse,
médecine…). De même, l’histoire des Bouddha, Jésus et Mahomet pratique
sciences dans l’Antiquité, en Chine, au avec ses adeptes la « méditation sen-
Japon, en Inde et dans le monde arabe suelle » et proite de la générosité de ses
fait l’objet de nombreuses études spé- adeptes pour inancer ses participations
cialisées. Il en résulte une vision de la à des courses automobiles.
science beaucoup moins centrée sur Dans les phénomènes sectaires aussi
l’Occident et le modèle exclusif de la radicaux, il est aisé de trouver des traits
physique. Et, du coup, les grandes communs : un gourou charismatique,
théories synthétiques sur les conditions une organisation communautaire for-
du progrès scientiique deviennent tement encadrée, des croyances et des
moins faciles à construire. pratiques en nette rupture avec celles
de la société, un projet messianique,
des membres dévoués qui se sentent
SECTE investis d’une mission universelle.
Mais se centrer sur quelques cas excep-
Le 20 novembre 1978, dans la commu- tionnels et exotiques, c’est faire de la
nauté de Jonestown, en Guyane, 911 secte un phénomène étrange et exo-
membres de la secte dirigée par James tique.
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Jones périssent dans ce qui restera l’un Or, la secte religieuse n’est que la
des plus grands suicides collectifs de radicalisation de tendances et formes
l’histoire. En 1994, quelques dizaines d’organisation, de croyances plus com-
de membres de la secte des chevaliers munes et présentes dans la plupart
du temple solaire sont retrouvés morts, des sociétés. On remarquera que cer-
suite à un suicide collectif. En 1995, taines caractéristiques sectaires (gou-
des membres de la secte Aum, dirigée rou, croyances messianiques) ne sont
par Shoko Ashara, commettent un pas spéciiques aux groupes religieux.
attentat au gaz sarin dans le métro de Il est aisé de l’appliquer à des sectes
Tokyo. Fin 2002, Raël, le gourou de la politiques et révolutionnaires ou à des
secte raëlienne fait les titres de la presse communautés utopiques. De même,
mondiale en annonçant avoir réussi le de nombreuses religions et Églises ins-
premier clonage d’un être humain. tituées peuvent comporter en leur sein
Régulièrement, l’actualité braque ses des éléments sectaires.
projecteurs sur les méfaits des sectes
les plus radicales. Lorsque les sectes ne Sociologie des sectes
font pas peur, elles prêtent à sourire. La Le sociologue allemand Ernst Troeltsch
secte du Mandarom était dirigée par (1865-1923) a donné une déinition
un « messie cosmoplanétaire », Gilbert des sectes devenue canonique en socio-
Gourdin, qui prétendait chaque logie des religions. Dans ses travaux
matin au réveil avoir tué durant la sur le christianisme, il oppose la secte
nuit des milliers d’« Atlantes et autres aux Églises par trois critères : les sectes
Lémuriens », démons interstellaires qui représentent des hérésies par oppo-
viennent menacer la terre (M. Duval, sition aux croyances orthodoxes ; ses
Un ethnologue au Mandarom. Enquête membres s’engagent volontairement
à l’intérieur d’une secte, 2002). Raël, dans la secte alors que pour le membre
alias Claude Vorilhon, le fondateur du d’une Église l’adhésion est transmise
mouvement raëlien, prétend avoir été culturellement ; enin, la secte tend à

324
S

promouvoir des croyances radicales et communauté Oneida ou les groupes


révolutionnaires alors que l’Église ins- Breuderhof.
tituée défendra plutôt des positions Les conditions d’émergence des sectes
conservatrices. et les facteurs qui favorisent l’adhésion
ont fait l’objet de beaucoup de débats
Les types de sectes et d’études. La plupart des analyses
Le sociologue anglais Brian R. Wilson sociologiques ne partagent pas les
a proposé en 1970 (Les Sectes reli- thèses couramment avancées par les
gieuses) une typologie des sectes : médias sur la mécanique des sectes.
Les « sectes conversationnelles » qui Tout d’abord, il n’est pas évident que
visent le prosélytisme et recherchent les sectes recrutent avant tout des per-
donc l’adhésion d’un maximum de per- sonnes fragiles intellectuellement et
sonnes. L’action des membres est fon- psychologiquement. De nombreux tra-
dée sur le militantisme et la recherche vaux mettent l’accent sur les bénéices
de la conversion : par exemple le mou- symboliques que les membres peuvent
vement pentecôtiste ; retirer de leur adhésion à un groupe
Les « sectes révolutionnaires ou adven- sectaire : soutien social, respect de soi,
tistes » croient en l’imminence d’une sentiment de participer à une tâche
in du monde ou d’une révolution noble et élevée… De plus, les carac-
sociale et appellent ses membres à s’y tères souvent très rationnels des idéolo-
préparer : par exemple les Témoins de gies sectaires rendent peu probables les
Jéhova ; thèses qui s’appuient sur un « lavage de
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Les « sectes interventionnistes » sont cerveau » de personnes déséquilibrées


centrées sur le seul salut de ses ou « subjuguées ».
membres, ce qui suppose le respect de Reste que l’adhésion à une secte est
règles de vie très diférentes de celles du rarement un acte spontané. Il suppose
monde environnant : par exemple les un recrutement des adeptes qui se
amish ; fait souvent par des phases successives
Les « sectes manipulationnistes » ou (discutant, sympathisant, adhérent,
gnostiques. Elles mettent l’accent sur membre actif ). À l’origine, il faut donc
les doctrines ésotériques, qui permet- une poignée de militants convaincus
traient à leurs adeptes d’atteindre des entraînés par un noyau de dirigeants
capacités et de réaliser des objectifs hors ou un membre fondateur énergique
de portée du commun des mortels : par qui réussit à fonder son mouvement.
exemple la scientologie ; Voilà pourquoi un « modèle entrepre-
Les « sectes thaumaturgiques » sont neurial » peut être adapté à l’analyse de
basées sur la croyance en la capacité l’activité sectaire (M. Hamilton, he
de réaliser des miracles (soigner les Sociology of Religion : heoretical and
maladies, résoudre les problèmes), ou Comparative Perspectives, 1994).
de surmonter les diicultés par l’inter-
médiaire de médiums ou de rituels ma- Les sectes en France
giques : par exemple les sectes spirites ; En France, les études sur les phéno-
Les « sectes réformistes » se donnent mènes sectaires sont pour l’essentiel
pour but de transformer la société en des essais de type journalistique ou
changeant les mentalités ; dans l’esprit des associations anti-sectes
Les « sectes utopiques » fondent comme l’UNADF (Union nationale
des communautés ou colonies qui des associations de défense des familles
cherchent à créer une sorte de para- et de l’individu). La déinition des
dis terrestre en expérimentant un sectes fait polémique : elle oppose les
nouveau mode de vie : par exemple la chercheurs et les approches retenues

325
Notions et concepts

par les commissions parlementaires ces thèses. Les sociétés européennes


(qui se basent sur les données fournies connaissent une déchristianisation
par les renseignements généraux et des continue au cours du xxe siècle.
associations comme l’UNADF). Dans le cas de la France, pays où l’écra-
Selon le rapport d’enquête de l’Assem- sante majorité de la population a été
blée nationale de 1996, il existerait en catholique, la sécularisation prend la
France environ 800 sectes, dont la plu- forme d’une déchristianisation dont
part ne sont que des micro-satellites de les origines remontent au xviiie siècle.
172 « organisations mères ». Certaines Dans les années 1960, les derniers bas-
regroupent des milliers d’adeptes tions de l’emprise de l’institution ca-
comme l’Église de scientologie, les tholique se sont efondrés. Même dans
Témoins de Jéhovah, le mouvement les terroirs ruraux les plus catholiques,
raëlien, d’autres moins de cinquante la civilisation paroissiale, qui structu-
comme l’Église philosophique lucifé- rait l’espace, le temps et les activités,
rienne ou le Club des surhommes. Les reculait fortement.
critères retenus pour le rapport ne sont Pourtant, à partir des années 1980, des
ni sociologiques ni psychologiques, éléments sont venus remettre en cause
mais déinis par la commission à partir l’idée de la sécularisation.
de leur « dangerosité » : déstabilisation La sécularisation ne semble pas avoir
mentale, caractère exorbitant des exi- touché les États-Unis et le Japon où les
gences inancières, embrigadement des croyances et les pratiques restent stables
enfants, discours plus ou moins antiso- au il du temps, indépendamment des
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cial… transformations économiques et so-


ciales.
En Europe, on a assisté depuis le der-
SéCULARISATION nier quart du xxe siècle à l’apparition
de « nouveaux mouvements religieux » :
Selon la thèse de la sécularisation sectes, croyances syncrétiques, essor du
avancée par les sociologues dès la in bouddhisme, islamisme. Les Églises tra-
du xxe siècle, les sociétés, en se moder- ditionnelles se sont réactivées en partie
nisant, doivent connaître un déclin par les canaux courants, charismatiques
irréversible des croyances et des pra- ou des mouvements de jeunesse.
tiques religieuses. L’essor de la science Dans de nombreux pays en dévelop-
et des techniques doit faire reluer les pement, la religion est très vivace et a
croyances ; le matérialisme afaiblit la même connu un renouveau ces der-
spiritualité ; le pouvoir religieux cède la nières décennies : essor des mouve-
place au pouvoir laïque. ments protestants en Amérique latine,
renouveau de l’islam, etc.
Le désenchantement du monde Au seuil d’un nouveau siècle, il apparaît
La sécularisation se traduit par un que l’annonce du décès de Dieu était
« désenchantement du monde », selon largement prématurée.
l’expression de Max Weber. C’est la in Il faut cependant distinguer dans
des croyances magiques et d’un monde l’évolution récente des religions deux
enchanté gouverné par les dieux, les logiques spéciiques. Les croyances reli-
esprits des ancêtres, les anges et les dé- gieuses dans les sociétés modernes n’ont
mons. Un monde où les miracles sont plus le caractère d’une adhésion institu-
possibles, où le sacré tient une place tionnelle à une Église. De plus en plus,
centrale dans l’esprit des hommes. les croyances relèvent de croyances
Et de fait, pendant des décennies, le personnelles, privées, souvent syncré-
mouvement engagé semblait conirmer tiques. L’emprise de l’Église sur la so-

326
S

ciété, elle, ne cesse de diminuer. Marcel SENTIER dE dÉPENdANCE


Gauchet, dans Le Désenchantement du
monde (1985), parlait dans son ouvrage › Néo-institutionnalisme
de « sortie de la religion » pour évoquer
la perte de contrôle de l’Église catho-
lique sur la société, plutôt que du dé- SOCIABILITÉ
clin des croyances proprement dit. De
ce point de vue, la sécularisation doit « Autrefois, les gens se parlaient plus. » ;
être distinguée de la laïcisation de la « Aujourd’hui, on ne communique
société. plus. » ; « On ne connaît plus son voi-
sin. » Qui n’a pas entendu proférer ces
opinions accompagnant des lamenta-
SENSEMAKING (THÉORIE dU) tions sur les dégâts de l’individualisme,
sur les méfaits de la ville inhumaine où
Selon le psychosociologue Kurt E. règnent les « solitudes urbaines » ? Et de
Weick, une organisation a besoin de rêver avec nostalgie des petites commu-
« fabriquer du sens » (sensemaking) nautés chaleureuses d’autrefois…
pour que les individus s’investissent Cette opinion correspond au fond à un
dans leur travail. Les trois sources prin- vieux schéma sociologique. Il oppose
cipales de sens, dans l’entreprise sont la les sociétés traditionnelles, rurales et
culture, la stratégie et la structure. La villageoises, marquées par des liens
culture, ensemble de « valeurs recon- étroits et personnels, et une société
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nues » qui donne des repères positifs moderne où l’urbanisation et les rela-
dans lequel les salariés peuvent se re- tions marchandes ont rendu les rela-
connaître. La stratégie donne des orien- tions entre personnes plus distantes,
tations claires et lisibles pour l’action de formelles et supericielles.
chacun. La structure codiie les rôles, Pourtant, dès les années 1890, le socio-
règles, procédures et doit expliciter ce logue Charles H. Cooley avait montré
que l’on attend de chacun. que, dans les sociétés modernes, ne ces-
Pour expliquer la création de sens, le saient de se recréer de nouvelles com-
psychosociologue américain s’est inté- munautés d’appartenance : les bandes
ressé aux situations de catastrophes en de jeunes, les communautés de travail
étudiant, entre autres, l’accident de ou encore les relations de voisinage.
Challenger et l’accident mortel d’une Georg Simmel (1858-1918) fut l’un
équipe de pompiers lors d’une inter- des premiers sociologues à parler de so-
vention. ciabilité. Il entendait par là l’ensemble
Weick identiie quatre sources de rési- des relations sociales qui « se déploient
lience des organisations : « l’improvisa- pour elles-mêmes », c’est-à-dire qui
tion et le bricolage » (ne pas se replier n’ont pas de fonctions utilitaires. Se re-
sur les réponses habituelles même trouver entre amis, parler à son voisin,
sous la pression) ; les systèmes de rôles participer à un club, une association,
virtuels : le système de rôles, même voilà autant d’occasions de nouer des
lorsqu’il n’est plus opérationnel dans la relations « électives » ou « ainitaires ».
réalité, demeure intact dans l’esprit des
individus ; la sagesse comme attitude : Les réseaux de sociabilité
savoir être curieux, ouvert, aborder de On dispose désormais de grandes en-
nouveaux domaines complexes, savoir quêtes statistiques sur les réseaux de
douter de ses connaissances ; l’interac- sociabilité : qui rencontre qui ? À quelle
tion respectueuse : la coniance, l’hon- occasion ? Avec quelle fréquence ? Et
nêteté et le respect de soi. pour faire quoi ?

327
Notions et concepts

Les enquêtes font apparaître trois ciaux d’internet, le degré de sociabilité


constats majeurs. existant dans le monde réel.
Tout d’abord, la sociabilité varie for-
tement selon l’âge. Car à chaque âge
correspond un mode de vie diférent : SOCIALISATION
la jeunesse est le « temps des copains »
que l’on retrouve à l’école, à l’univer- La socialisation désigne le proces-
sité, dans les sorties (au cinéma, en sus par lequel les individus intègrent
boîte, au café…) ou lors des activités les normes, les codes de conduite, les
de loisirs (sport, musique, etc.). Lors valeurs, etc., de la société à laquelle ils
de l’installation dans la vie profession- appartiennent.
nelle, de la formation du couple et On distingue deux formes de socia-
surtout de la naissance des enfants, le lisation : primaire et secondaire. La
réseau des relations se modiie consi- première s’efectue pendant l’enfance,
dérablement. Aux sorties avec les au sein des premières communautés
amis se substituent plus fréquemment d’appartenance telles que la famille.
la réception à domicile, les relations L’enfant acquiert son langage, ses réfé-
professionnelles et les contacts avec la rences culturelles majeures, son habitus
parenté. Chez les personnes âgées, les social. Il est fortement « modelé » par
relations se restreignent et se recentrent cette empreinte culturelle précoce. La
sur le local bien que la nouvelle jeu- socialisation secondaire se développe
nesse des nouveaux retraités, très actifs à partir de l’adolescence. Les socialisa-
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dans les associations, et la participation tions scolaire, professionnelle et poli-


à des voyages et activités en tout genre tique sont des processus plus volon-
tendent à changer la donne. taires et conscients, d’où une empreinte
Deuxième constat massif : les réseaux moins forte.
de sociabilité varient également selon Robert K. Merton parle de « socia-
le statut professionnel. Plus on monte lisation anticipatrice » à propos des
dans l’échelle sociale, plus les relations individus qui cherchent à s’intégrer
sociales sont nombreuses. De plus, on dans un milieu, par exemple un jeune
constate une très forte homogamie, ou garçon qui veut devenir artiste ou écri-
« homophilie », des relations, conir- vain, et s’identiie à un modèle dont il
mant ainsi la vieille maxime : « Qui se adopte consciemment les conduites,
ressemble s’assemble. » les façons de parler et les codes vesti-
Enin, les réseaux de sociabilité sont mentaires. Pour Jean Piaget, la sociali-
fortement ancrés dans des contextes sation est le produit d’un double pro-
sociaux précis : les relations sociales se cessus d’assimilation-accommodation.
grefent à partir de la famille, du lieu de L’assimilation est l’intégration par
travail, de l’habitat et des loisirs. l’individu des normes et des valeurs
Aujourd’hui, on pourrait penser qu’In- du milieu, l’accommodation étant à
ternet et l’essor des réseaux sociaux ont l’inverse la façon dont les caractères
fait éclater ces schémas. C’est beaucoup propres de l’individu le façonnent et
moins vrai qu’on l’imagine. Les études réagissent à son environnement. Les
ont montré qu’il y a une corrélation as- études sur la résilience conirment que
sez étroite entre le nombre d’amis que l’individu n’est pas le simple produit
l’on possède sur les réseaux sociaux et d’un milieu. Les façons de réagir à un
ceux que l’on possède dans la vie réelle. environnement donné varient d’un
La vie relationnelle des adolescents individu à l’autre.
dans le monde virtuel ne fait qu’enri- La socialisation peut être vue sous
chir, par l’intermédiaire des réseaux so- l’angle du conditionnement social où

328
S

l’individu devient en quelque sorte un familiaux ou amicaux forment bien des


microcosme qui hérite passivement petits microcosmes sociaux : on y parle,
des caractéristiques (langage, culture, on interagit, on joue, on se touche, on
valeurs, modes de conduite) de son échange. Cela ressemble déjà plus à une
milieu d’appartenance. Cette concep- société, même si le groupe d’amis va se
tion du modèle de la personnalité de disperser tout à l’heure, quand chacun
base est défendue par les anthropolo- rentrera à son domicile.
gues culturalistes (Ralph Linton). Pour Il n’existe pas de déinition canonique
Norbert Elias, la socialisation est le pro- de la société. Mais tous les sociologues
cessus d’intériorisation des normes du s’accorderont pour dire qu’une société
milieu. Pour Pierre Bourdieu, la socia- est plus qu’une collection d’individus
lisation s’efectue à travers les habitus qui coexistent sur un même territoire
de classe. (comme les gens sur cette plage). Pour
Mais certains sociologues se sont « faire société », il faut que les individus
démarqués de ces visions, de cette forment une unité plus vaste et soient
« conception sursocialisée de l’homme » reliés entre eux par des liens, des règles,
(D. Wrong, « Oversocialised Concep- une culture commune et des interac-
tion of Man in Modern Sociology », tions.
American Sociological Review, vol. 26, La société n’est donc pas une afaire
n° 2, 1961), qui, d’Émile Durkheim de nombre, ni de ressemblance (tous
à Talcott Parsons, envisage l’individu les gens sur la plage sont en maillot
comme un « idiot culturel » totalement de bain). La société suppose des liens
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prisonnier de ses cadres de socialisa- d’interdépendance suisamment


tion. La sociologie contemporaine met consistants pour former un ensemble
en avant une conception plus complexe plus vaste. Voilà pourquoi on parle de
de l’individu qui dispose d’une rélexi- société pour désigner des ensembles
vité qui lui permet d’analyser, de se humains comme les habitants d’un
distancier, et de contrôler partiellement pays – la « société française » par
ses propres conditionnements. exemple – car même si tous les Français
ne se connaissent pas les uns les autres,
leur vie est en partie régie par des règles
SOCIéTé et des institutions communes. Chaque
Français fait aussi partie de sociétés
Pour savoir ce qu’est une société, ren- plus restreintes : sa famille (plus ou
dons-nous d’abord sur une plage en moins soudée), une institution d’ap-
bord de mer un jour d’été. Quelques partenance (l’école, l’entreprise), etc.
centaines de personnes sont là, allon- L’agrégation de ces microcosmes forme
gées sur le sable. Certaines sont seules, d’ailleurs une société de sociétés.
en train de rêvasser au soleil, de lire
ou de regarder autour d’elles. D’autres Les quatre piliers de l’ordre social
sont venues en couple ou en famille « Comment les formes sociales se
autour d’un parasol. Ici ou là, il y a maintiennent-elles ? » est le titre d’un
des groupes un peu plus larges comme article publié par le sociologue Georg
ces adolescents qui rient et jouent au Simmel dans L’Année sociologique en
ballon. 1886, à l’époque de la naissance de la
Diicile de considérer l’ensemble des sociologie. Avec cette question simple,
vacanciers sur la plage comme formant le sociologue pose l’une des questions
une société. Les gens ne se connaissent fondatrices les plus redoutables des
pas et n’interagissent pas vraiment en- sciences sociales : quel est le ciment du
semble. Par contre, les petits groupes lien social ? Qu’est-ce qui fait que les

329
Notions et concepts

gens acceptent de vivre ensemble, coo- La théorie du « don/contre-don » de


pérer ou suivre les mêmes règles ? Marcel Mauss est une autre façon d’en-
La question est simple, la réponse l’est visager l’échange (dans une optique
un peu moins. Pour simpliier, on peut moins comptable). Dans son Essai sur
regrouper les réponses des sciences so- le don (1923-1924), le sociologue sou-
ciales autour de quatre grands pôles : 1) ligne que les nombreux cadeaux (entre
la société, c’est le pouvoir ; 2) la société, tribus, entre chefs d’État, entre amis,
c’est l’échange ; 3) la société, c’est la etc.) sont une forme de contrat impli-
culture ; 4) la société, ce sont les émo- cite qui contribue à entretenir les rela-
tions collectives. tions sociales.
1. La société, c’est le pouvoir. Un pre- 3. La société repose sur la culture. Une
mier groupe d’analyses met l’accent sur société repose aussi sur des valeurs, un
le rôle de la contrainte et du pouvoir imaginaire partagé, des représentations
dans le maintien de l’ordre social. C’est collectives, des idéaux et idéologies,
le rôle qu’assignait homas Hobbes à tout ce que l’on désigne couramment
l’État-Léviathan : mettre in à l’état de par « culture ». Cette intégration cultu-
nature et à « la guerre de tous contre relle peut se réaliser via le processus de
tous » en instaurant une autorité poli- socialisation primaire ou secondaire. Il
tique supérieure, tel est le fondement n’est pas de société possible sans que les
de l’ordre social. Pour le sociologue individus aient intégré un minimum de
Max Weber, l’État détient dans les règles de sociabilité, codes de conduite
sociétés modernes le « monopole de et culture commune. Tout enfant doit
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la violence légitime ». En s’arrogeant apprendre certains usages (s’asseoir à


le droit exclusif de rendre justice, de table, manger avec une fourchette ou
constituer une armée, d’assurer les des baguettes), les règles de vie propres
fonctions de police, l’État met in aux à son milieu d’appartenance (saluer,
guerres privées (féodales), aux vendet- embrasser ou tendre la main à un
tas, aux duels. Il est le garant d’un ordre proche, etc.). Pour intégrer un milieu
social contre la violence privée. professionnel, il faut aussi posséder non
Première réponse donc : il n’est pas de seulement les savoir-faire, les codes de
société sans pouvoir, sans hiérarchie, conduites, les rites et règles spéciiques
sans contrainte que fait peser une auto- à chaque profession ou entreprise. Cela
rité politique sur les membres d’une vaut pour n’importe quelle commu-
communauté. nauté humaine.
2. La société repose sur l’échange. Une Aujourd’hui, les sociologues ont ten-
autre façon d’envisager le lien social dance à se démarquer de ces visions
est de mettre l’accent sur les formes intégratrices de la socialisation.
de coopération entre individus. Dans Désormais, on met plutôt l’accent sur
cette optique, ce sont les échanges qui la multiplicité des sphères de socialisa-
cimentent les relations sociales. tion (familiale, scolaire, des groupes de
Adam Smith parlait de la « main invi- pairs, professionnelle, médiatiques) et
sible » pour désigner le lien d’interdé- les capacités individuelles à se réappro-
pendance créé par la division du travail. prier les règles de son milieu avec plus
Toutes les formules de contrats (de tra- ou moins de distance critique.
vail, de commerce, voire de mariage…) 4. La société repose sur les émotions.
sont bâties sur ce principe d’intérêts La vie sociale serait-elle possible sans
réciproques. Émile Durkheim parle de l’existence de sentiments sociaux –
« solidarité organique » pour désigner amour, attachement, empathie… –,
cette forme d’interdépendance liée à la sans ces émotions sociales que sont la
division du travail. honte, la culpabilité, la sympathie, la

330
S

ierté et sans cette soif d’amour que l’on dans lequel on pensait le monde social.
appelle la quête de reconnaissance ? La La société était plus ou moins assimi-
quête de reconnaissance est ainsi envi- lée à un système social homogène avec
sagée comme un besoin humain (indi- sa tête, un État-nation, avec ses classes
viduel et collectif ) fondamental. Pour sociales aux contours bien déinis,
le philosophe allemand Axel Honneth, structuré par des institutions stables : la
cette lutte pour la reconnaissance peut famille, l’école, l’Église.
s’appliquer à trois sphères de la socia- À partir des années 1990, les sociolo-
bilité humaine : le cercle des relations gues ont remis en cause cette vision
primaires (famille, amis) ; la sphère du intégrée de la société. L’idée de société
travail (la reconnaissance du travail s’est efacée au proit d’une vision du
accompli) ; la sphère publique (recon- monde social moins homogène ou la
naissance des minorités, des victimes). société n’est plus un grand organisme,
mais un emboîtement de sphères
Pourquoi les sociétés se déchirent- d’activités qui s’enchevêtrent, un tissu
elles ? de réseaux, avec un contrat de travail
La logique des sentiments est pré- plus lexible, une famille qui vole en
sente à tous les étages de la vie sociale, éclats, des formes d’emprises politiques
notamment dans notre société de ser- ou religieuses moins prégnantes sur les
vice où les activités de soins (le care) individus.
prennent une place considérable, de la Le sociologue Zygmunt Bauman a
garde des enfants à la prise en charge qualiié cette société de « liquide » pour
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des personnes âges. Cette prise en désigner ce nouveau mode d’agrégation


charge spéciique des personnes par sociale.
d’autres personnes ne peut reposer que Ce constat du déclin des institutions
sur le pouvoir, l’échange ou le partage au proit d’une société d’individus est
d’une culture commune. La qualité de soumis à son tour à quelques critiques
cette relation dépend aussi d’émotions de fond. L’État providence, l’école, les
sociales – compassion, amour – sans entreprises, les associations, les formes
lesquelles les relations interpersonnelles familiales ne se sont pas dissoutes dans
sont invivables. Le pouvoir, l’échange, un agrégat d’individus atomisés. On
la culture, les afects : toutes les sociétés est plutôt passé de structures rigides
humaines composent avec ces quatre à des « structures molles », peut-être
éléments fondamentaux pour tenter plus souples et mouvantes, mais tout
d’intégrer les individus au sein d’en- aussi présentes. Bref, la société n’a pas
sembles plus vastes. disparu, elle est simplement plus plas-
Mais chacune de ces forces d’intégra- tique.
tion comporte en elle une force de
désintégration. Le pouvoir entraîne des
contre-pouvoirs, d’où des conlits. De SOCIéTé CIVILE
même, si l’échange est peut-être l’un
des piliers du lien social, il n’est pas de La « société civile » est une notion
contrat sans rupture de contrat (dans le ancienne, dont on peut trouver déjà
travail, dans les couples), etc. des traces chez Hobbes, mais dont les
contours ont toujours été variables.
Ou est passée la société ? Jusqu’au milieu du xviiie siècle, elle
Jusque dans les années 1980, la « so- a un sens parallèle à la notion d’État :
ciété » était un concept central de la c’est un groupement humain qui s’est
sociologie. Plus exactement, elle for- organisé pour former une « cité ». Puis,
mait un arrière-fond paradigmatique avec le développement de la pensée

331
Notions et concepts

libérale, notamment chez A. Ferguson, ciales, institutions, tels sont donc les
elle se déinit comme l’autre face de la mots-clés de cette nouvelle socioéco-
société, cette part variable des activités nomie.
humaines qui sait et qui peut s’orga- La sociologie économique peut se
niser sans aide ni impulsion de l’État, prévaloir d’une longue tradition. Au
comme les deux faces d’une même début de ce siècle, Georg Simmel avec
monnaie. La société civile devient la sa Philosophie de l’argent (1900), Max
sphère des associations, des échanges, Weber, dans son fameux Économie et
et des organisations spontanées, que le Société (1922), mais aussi horstein B.
libéralisme aime voir prospérer. Veblen ou Werner Sombart avaient jeté
les bases d’une sociologie des relations
marchandes. Mais, dans les années
SOCIO-éCONOMIE 1930, un fossé s’est creusé entre les
économistes et les sociologues, à la fois
Qu’est-ce que la socio-économie (ou aux États-Unis et en Europe. De fait,
sociologie économique) ? Un courant de 1920 à 1960, seules quelques indivi-
de pensée assez disparate qui rassemble dualités comme Joseph A. Schumpeter,
des sociologues et des économistes Karl Polanyi ou Albert O. Hirschman
autour d’une même préoccupation : vont maintenir un pont entre les deux
repenser l’économie de marché non disciplines. Il faudra attendre le début
comme un simple jeu de l’ofre et de la des années 1970 pour voir le renouveau
demande mais en y intégrant les règles d’une sociologie économique. Celle-ci
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et les normes sociales ainsi que les orga- renaît comme une alternative à la théo-
nisations qui structurent toute relation rie économique néo-classique, en inté-
marchande. grant divers apports.
La théorie économique « orthodoxe » Dans les années 1970, le néomarxisme
(ou « néo-classique »), dominante et les théories du développement se
en science économique, propose un sont nettement démarqués de l’écono-
modèle abstrait du marché ayant des mie néo-classique en analysant les phé-
caractéristiques très précises. C’est le nomènes de pouvoir nichés au cœur du
lieu de rencontre entre individus et/ système économique.
ou entreprises, dont les caractéristiques De son côté, l’analyse des « réseaux »
sont d’être des agents rationnels, bien montre que le marché réel (comme
informés, cherchant à maximiser leurs le marché du travail ou celui de la
intérêts au cours de la transaction, et inance) est en fait rarement ouvert et
libres à tout moment de « changer de s’inscrit dans un tissu social très com-
crémerie ». Or, ces conditions ne sont partimenté. Mark Granovetter est un
pas toujours présentes dans la réa- des représentants de ce type d’analyse.
lité. Par exemple, le marché du travail L’économie des coûts de transaction,
ne correspond pas à ce modèle pur. ou « néo-institutionnalisme », se situe
Lorsqu’un employeur embauche un à mi-chemin entre économie classique
salarié, il ne sait pas quel va être le ren- et socioéconomie. L’idée centrale en est
dement exact du travail efectué ; il ne la suivante : la logique du marchandage
peut faire varier le salaire en fonction n’est pas toujours la plus eiciente du
du rendement. Le marché du travail est fait des coûts de transaction (prix à
encadré par un contrat, des relations de payer pour s’informer, négocier, rené-
« coniance », des conventions collec- gocier…) ; l’existence de contrats et
tives…, qui se substituent en partie à la d’une hiérarchie stable entre parte-
négociation permanente. naires au sein d’une institution éco-
Contrats, coniance, conventions so- nomique peut s’avérer plus judicieuse.

332
S

Par exemple, une entreprise a parfois davantage sur la rationalité des acteurs
intérêt à intégrer certaines fonctions au ou analysant l’expérience ordinaire du
sein de ses services plutôt que de jouer social.
sans cesse la concurrence entre sous- Si l’on évite de donner le titre de « so-
traitants. ciologie » à toutes les rélexions sur les
L’école de la régulation ainsi que formes collectives de l’existence (ce qui
l’« économie des conventions » sont nous ferait remonter au moins jusqu’à
également parties prenantes de la Platon !), on date généralement les
démarche socioéconomique. Toutes débuts de la sociologie de la seconde
deux cherchent à prendre en compte moitié du xixe siècle. Une période où
les imbrications entre les systèmes so- les sociétés européennes, mais aussi les
ciaux et la logique des marchés. D’une États-Unis, connaissent de profonds
certaine façon, on peut considérer que bouleversements, avec la combinai-
la « constellation socioéconomique » son de trois révolutions : politique (la
pourrait regrouper aussi les auteurs Révolution française), économique (la
keynésiens et postkeynésiens ou des révolution industrielle) et intellectuelle
économistes hétérodoxes, tels que John (avènement de la science moderne).
K. Galbraith ou François Perroux, qui Cette combinaison met in à l’idée que
se sont démarqués de l’optique néo- l’organisation des sociétés relève d’un
classique pour prendre en compte le ordre divin ou naturel. Quelques pré-
rôle central des institutions et des orga- curseurs se sont d’ailleurs mis à explo-
nisations, et les comportements psy- rer la manière dont les hommes font
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chologiques des agents dans la conduite l’histoire : Karl Marx évidemment, qui
des afaires économiques. montre que « l’histoire de toute société
Le courant de pensée socio-économique jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la
s’est doté depuis les années 1990 d’une lutte des classes » (Manifeste du parti
assise institutionnelle avec ses associa- communiste, 1848), ou encore Alexis de
tions professionnelles (Society for the Tocqueville et son étude de la démo-
Advancement of Socio-Economics), cratie américaine (De la démocratie en
ses revues (Socio-Economics Reviews), Amérique, 2 vol., 1835-1840). On voit
ses congrès et manuels de référence également se développer de grandes
(R. Swedberg, Histoire de la sociologie enquêtes statistiques et des monogra-
économique, 1993 ; M. Granovetter, phies, comme celles de Frédéric Le
Sociologie économique, 2008). Play, lequel, dans une visée générale-
ment humaniste et hygiéniste, s’inté-
› Institutionnalisme resse aux nouveaux phénomènes de
pauvreté urbaine et tente de les quan-
tiier et de les décrire. Reste que, si les
SOCIOLOGIE prémices sont bien là, aucun de ces
hommes n’ambitionne de fonder une
Née dans les tourments des sociétés nouvelle discipline.
occidentales au xixe siècle, la sociolo- C’est tout le mérite d’Émile Durkheim
gie s’est d’emblée trouvée en prise avec que d’avoir accompli cet efort. Il est en
les grands problèmes de son temps. efet le premier à mettre en évidence la
Multipliant les terrains d’investiga- nécessité d’une sociologie (terme qu’il
tion (la ville, la famille, la communi- reprend à Auguste Comte, qui l’utilise
cation…), elle a vu se confronter des dès 1839) entendue comme une science
approches très diverses, les unes insis- rigoureuse des faits sociaux. Son apport
tant sur les régularités et le poids des principal est d’avoir montré, contre les
déterminations, les autres insistant idées dominantes de son temps, que ces

333
Notions et concepts

faits sociaux (le langage, les normes, la logique se conçoit à l’époque comme
religion) possèdent une nature propre une connaissance pour l’action : il
distincte des faits psychologiques. s’agit d’aider la société à se réformer et
Posant que ces faits sociaux « consistent à résoudre les problèmes qui se posent
en des manières d’agir, de penser et de à elle.
sentir extérieures à l’individu, et qui
sont douées d’un pouvoir de coerci- de l’Europe à l’Amérique
tion en vertu duquel elles s’imposent à La première moitié du xxe siècle sera
lui » (Règles de la méthode sociologique, une période diicile pour la sociologie
1895), il crée un nouveau domaine de européenne. En France, décimée par la
recherche qui, comme les faits de na- guerre, elle perd également sa igure la
ture, peut et doit être soumis à l’inves- plus illustre, É. Durkheim, dès  1917.
tigation scientiique. Prestigieuse, reconnue, mais faible-
En Allemagne, d’autres chercheurs ment institutionnalisée, l’école fran-
contribuent à jeter les bases de la nou- çaise survit à travers quelques igures
velle discipline, mais sans se considérer marquantes. Outre François Simiand,
pour autant comme sociologues. Le qui s’intéresse à la sociologie écono-
plus célèbre d’entre eux est évidem- mique (Le Salaire, l’évolution sociale et
ment Max Weber, qui se présente la monnaie, 1932), on trouve Maurice
comme un économiste mais propose Halbwachs qui prolonge de manière
dans Économie et Société une déinition critique l’héritage durkheimien, en
de la sociologie orientée vers la compré- jetant des ponts vers la psychologie et
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hension du sens que l’individu donne en investissant de nouveaux objets : La


à son action. Mais on peut également Mémoire collective (1950), la morpho-
citer Georg Simmel, philosophe, qui logie (Morphologie sociale, 1938), les
défendra une sociologie « formelle », classes sociales. En Allemagne, si la dis-
basée sur les actions réciproques entre cipline est vivante (sont alors en activité
individus. des chercheurs comme Norbert Elias,
À l’aide de ces nouvelles démarches, Paul F. Lazarsfeld, Alfred Schütz…),
les premiers sociologues vont cher- elle reste assez mal identiiée, souvent
cher à expliquer les bouleversements proche de la philosophie. En  1933,
qu’ils voient s’opérer sous leurs yeux. l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir
Ferdinand Tönnies élabore une dis- contraint nombre de sociologues à
tinction fondamentale entre « com- l’exil.
munauté » et « société » (Communauté Certains se retrouveront aux États-
et Société, 1887). M. Weber cherche à Unis, où, comparativement, la socio-
déterminer la spéciicité de la moder- logie connaît une situation lorissante.
nité, qu’il trouve dans la rationalisation Favorisée par la lexibilité d’un système
de la vie sociale, entraînant un « désen- universitaire récent et une tradition de
chantement du monde ». E. Durkheim mécénat scientiique, elle s’y est implan-
met en évidence le processus de divi- tée très tôt : le premier département de
sion du travail social, qui à la fois libère sociologie au monde s’est ainsi ouvert
l’individu (au risque de l’anomie) et le en 1893 à l’université de Chicago. S’y
rend plus dépendant de la société, et est développée, dans les années 1920 et
part à la recherche des fondements du sous l’inluence du pragmatisme, une
phénomène religieux pour en conclure tradition (dite « école de Chicago »)
que « Dieu, c’est la société » (Les Formes de travaux empiriques ayant pour ter-
élémentaires de la vie religieuse : le sys- rain la ville. L’Amérique connaît elle
tème totémique en Australie, 1912). Plus aussi des évolutions économiques et
généralement, la connaissance socio- sociales spectaculaires, redoublées par

334
S

Les débuts de la sociologie


Les débuts de la sociologie
France Allemagne Grande-Bretagne

Les précurseurs
1800

A. Comte
(1798-1857)
K. Marx
(1818-1883)
A. de Tocqueville
(1805-1859) H. Spencer
(1870-1903)
F. Le Play
(1806-1882)
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Etats-Unis Italie

Les fondateurs
1900
G. Tarde C.H. Cooley V. Pareto
(1843-1904) (1864-1929) (1848-1923)
R. Worms G.H. Mead G. Mosca
(1869-1926) (1863-1932) (1858-1941)
G. Le Bon
(1841-1931)
L’Ecole
allemande
L’Ecole de sociologie
durkheimienne M. Weber L’Ecole
de sociologie (1864-1920) de Chicago
E. Durkheim G. Simmel A. Small
(1858-1917) (1858-1918) (1864-1926)
M. Mauss F. Tönnies W. Thomas
(1872-1950) (1855-1936) (1863-1947)
M. Halbwachs W. Sombart R. Park
(1877-1945) (1863-1941) (1864-1944)
C. Bouglé E. Troeltsch E.W. Burgess
(1870-1940) (1865-1923) (1886-1966)

335
Notions et concepts

une très forte immigration. La ville analyse les « mythes » dont est porteuse
est le lieu de rencontre et de mise en la culture de masse naissante (Les Stars,
tension de tous ces facteurs, et les so- 1957 ; L’Esprit du temps, 1962) ; Jofre
ciologues de Chicago (Robert E. Park, Dumazedier, lui, souligne la mutation
Nels Anderson, William I. homas…) que constitue l’accroissement du temps
partent observer en ethnographes la vie libre et dessine les contours d’une « ci-
des quartiers, des migrants et des com- vilisation des loisirs », tandis qu’Henri
munautés, les phénomènes de margi- Mendras diagnostique La Fin des pay-
nalité, de délinquance et de ségréga- sans (1967).
tion. Une seconde « école de Chicago » La discipline connaît également ses
apparaîtra dans les années 1930, sous premiers coups d’éclat : Alain Girard
la houlette d’Herbert Blumer et Everett montre dès 1959 que, malgré la moder-
C. Hughes, jetant les bases de l’« inte- nisation et la libéralisation des mœurs,
ractionnisme symbolique » qui, sous l’homogamie reste toujours aussi forte
l’inluence de George H. Mead, va s’in- en France. Et, en 1964, Pierre Bourdieu
téresser au rôle de la communication et et Jean-Claude Passeron, en mettant en
de la signiication dans les interactions évidence dans Les Héritiers la dimen-
de face à face. Cette approche va ins- sion symbolique des inégalités devant
pirer une bonne partie de la sociologie l’enseignement supérieur, alimenteront
américaine de la seconde moitié du les slogans de mai 1968.
xxe siècle. Sur le plan théorique, on assiste à une
explosion des paradigmes. En France,
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Le renouveau de l’après-guerre quatre grandes approches vont baliser


C’est au lendemain de la Seconde les débats, se divisant notamment sur la
Guerre mondiale que vont progressive- question de l’action. P. Bourdieu insiste
ment se mettre en place les institutions sur le poids des structures : selon lui,
et l’espace de débat qui structure encore au principe de l’action, on trouve des
la sociologie de nos jours. La sociologie « habitus », c’est-à-dire des ensembles
américaine domine alors outrageuse- de dispositions socialement acquises,
ment, mais la sociologie européenne va qui nous permettent d’agir confor-
progressivement rattraper son retard. mément au monde qui nous entoure.
En France particulièrement, alors que A. Touraine, lui, pose que l’acteur est
le pays se reconstruit et se modernise porteur d’une « historicité », entendant
à tout va, des sociologues partent, sous par là l’action de la société sur les pra-
le patronage notamment de Georges tiques sociales et culturelles. Mettant
Gurvitch, Jean Stoetzel et Georges P. l’accent radicalement sur l’individu,
Friedmann, enquêter sur le monde du Raymond Boudon préconise un indi-
travail (par exemple Alain Touraine) vidualisme méthodologique : la plupart
ou sur la ville (Paul H. Chombart de des comportements sont explicables en
Lauwe). terme de rationalité. Michel Crozier,
Une demande publique de connais- enin, postule lui aussi la rationalité
sance sur les changements en cours, de l’acteur, mais une rationalité limi-
aidée par la création de nouvelles ins- tée : l’acteur dispose toujours d’une
titutions scientiiques (Ined, Insee…) marge de manœuvre, plus ou moins
crée un appel d’air pour la recherche grande selon le contexte dans lequel
sociologique. À partir de la in des an- il opère (et qu’il convient d’analyser
nées 1960, les chercheurs multiplient empiriquement). Outre leurs difé-
les terrains de recherche et tentent rences théoriques, ces quatre grands
de cerner les contours de la nouvelle courants investissent des objets divers.
société qui s’annonce. Edgar Morin À P. Bourdieu l’éducation, la culture,

336
S

le monde intellectuel ; à A. Touraine sif du marxisme et du structuralisme


le travail et l’action collective, à R. et, plus largement encore, la perte de
Boudon les croyances et les idéologies, crédit des approches strictement déter-
et à M. Crozier, enin, les organisations. ministes, ainsi que la découverte tar-
Très divers, les débats le sont aussi aux dive des microsociologies américaines,
États-Unis, qui continuent d’ofrir un renouvellent les termes du débat. Une
visage sociologique spéciique, marqué large part des travaux contemporains
par une attention forte aux formes or- essaie désormais de dépasser certaines
dinaires du social. L’un des courants les oppositions autour desquelles s’est
plus présents est celui de l’interaction- constituée la discipline, telles que
nisme symbolique, déjà évoqué, qui se individuel/collectif, subjectif/objectif,
développe vraiment avec les élèves que micro/macro… Émerge ainsi une vaste
forment H. Blumer et E.C. Hughes : « galaxie constructiviste » (P. Corcuf,
Howard S. Becker, Anselm Strauss, Les Nouvelles Sociologies, 1995) qui, au
Erving Gofman… Avec eux s’airme lieu de choisir l’un des termes contre
l’idée que la société se crée et se recrée l’autre, tente d’articuler les multiples
au cours des interactions quotidiennes. dimensions du social.
Harold Garinkel fonde une nouvelle
spécialité, l’ethnométhodologie, qui
décrit les compétences qu’ont les ac- SOLIdARITé
teurs pour donner un sens à leur monde MéCANIQUE/ORGANIQUE
et le rendre « descriptible » (Studies in
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Ethnomethodology, 1967). De son côté, Dans De la division du travail social


A. Schütz, part de M. Weber et de la (1893), Émile Durkheim oppose deux
phénoménologie d’Edmund Husserl types de société selon les sources du lien
pour analyser la manière dont la réalité social.
sociale se présente de façon évidente, Les sociétés traditionnelles sont sou-
intuitive, à la conscience. Seuls Talcott dées par une solidarité sociale de type
Parsons et Robert K. Merton se dis- « mécanique ». Il n’y a pas de division
tinguent de ces théories microsociolo- du travail, donc les individus sont
giques, défendant une approche fonc- identiques et interchangeables. Ils
tionnaliste qui analyse les institutions éprouvent les mêmes sentiments. C’est
selon le rôle qu’elles jouent par rapport la croyance collective (religion, morale,
à la société entière, cette dernière for- sentiment d’appartenir à une même
mant un ensemble intégré, à la manière communauté) qui assure la cohésion
d’un système organique. sociale.
Dans les sociétés qui s’industrialisent,
Le contexte contemporain la division du travail conduit à une
Depuis le début des années 1980, on diversiication fonctionnelle. Les fon-
assiste en France à un relux des para- dements de la morale mécanique se
digmes dominants. Il faut dire que la dissolvent : la tradition, la religion et
société change : la crise économique est les croyances collectives communes
là, et les formes collectives d’apparte- se désagrègent. La division du travail,
nance (classes sociales, syndicats, partis assurant une interdépendance entre
politiques) sont en déclin. Toujours professions, est un premier élément
branchée sur les problèmes sociaux, la garantissant la solidarité sociale. Cette
sociologie française investit encore de solidarité est dite « organique » car
nouveaux terrains : immigration, délin- elle repose sur l’interdépendance des
quance juvénile, exclusion, intégration. fonctions comme dans un organisme
Plus généralement, le déclin progres- vivant. Chaque élément, chaque

337
Notions et concepts

organe, assure une fonction spéciali- nées. Puis enin l’interprétation des
sée. Cependant, pense É. Durkheim, résultats, qui elle, relève d’une analyse
cette solidarité organique, fondée sur postérieure.
la division du travail, est insuisante La critique des sondages d’opinion est
pour assurer la cohésion sociale. Il faut un sport aussi fréquent que leur usage.
rétablir une nouvelle base morale à la Certaines de ces critiques sont plus per-
société. La morale des groupes profes- tinentes que d’autres. « Les sondages se
sionnels (corporations) doit y pourvoir, trompent toujours » est une mauvaise
car ils assurent le lien entre l’individu critique Si le sondage a été construit
et la société dans son ensemble. La selon les règles de l’art, sa iabilité est
morale laïque, l’éducation civique sont plus ou moins grande, mais les erreurs
aussi, pour É. Durkheim, des éléments proviennent souvent de la volatilité de
fondamentaux de cette nouvelle morale l’opinion des sondés – un biais impor-
sociale. tant en période électorale – non de la
faiblesse de l’outil. Quant à l’argument
selon lequel « on peut faire dire ce
SONdAGE qu’on veut aux chifres », cette critique
ne porte que sur l’interprétation des
Le sondage ne sert pas seulement à résultats et non sur la pertinence des
connaître les intentions de vote des données elles-mêmes.
électeurs, c’est une technique utilisée
par les démographes, les sociologues › Enquête
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et les spécialistes de science politique


ou de psychologie sociale pour mesu-
rer les opinions des personnes sur une STéRéOTYPES
foule de sujets : la fréquence des rap-
ports sexuels, les goûts culinaires, les Le terme « stéréotype » se référait ini-
croyances à propos de l’existence des tialement à un processus de fabrication
extraterrestres… de planches d’imprimerie métalliques.
Utilisé en politique, le sondage possède Il a acquis son sens moderne avec l’es-
un efet rélexif. En efet, les électeurs sayiste américain Walter Lippman qui
modiient parfois leur vote en fonc- dans Public Opinion (1922), lui donne
tion des résultats attendus de celui-ci. un sens nouveau : un stéréotype est un
De même, les hommes politiques réo- préjugé, une idée reçue, un cliché, une
rientent leur action en fonction des représentation sociale schématique que
résultats des sondages. De ce fait, le l’on applique machinalement pour
sondage, simple instrument de mesure, déinir des personnes, des groupes
devient un facteur de changement. humains : « Les Américains sont indivi-
Le sondage d’opinion nécessite une dualistes », « les Français sont râleurs »,
technique précise de la formulation « Les inirmières sont dévouées », etc.
des questions pertinentes (il faut que Les stéréotypes servent à classer les faits
l’interviewé comprenne le sens de la nouveaux dans des catégories connues
question) et discriminante (il ne faut et stables. Ils sont aussi un moyen
pas qu’elle soit formulée de façon trop d’orienter l’action en déinissant ce qui
vague). Il s’agit ensuite d’efectuer un est bien ou mal, favorable ou défavo-
échantillonnage représentatif de la rable, juste ou injuste, souhaitable ou
population. On dispose pour cela de non. Ils ont enin une fonction identi-
plusieurs méthodes comme la méthode taire : ils permettent à un groupe de se
des quotas, méthode aléatoire. Vient déinir (positivement ou négativement)
enin le traitement statistique des don- par rapport à un autre.

338
S

Jusqu’aux années 1970, la psychologie fard auront plus d’impact sur l’opinion
sociale s’est principalement centrée sur qu’un chifre anonyme (le nombre de
le contenu des stéréotypes en invento- morts par an sur les routes) ou qu’un
riant les traits associés à divers groupes concept abstrait (la violence routière).
sociaux. Inspirée par la psychologie Prenant acte de cette technique nar-
cognitive, son attention se concentre rative courante en journalisme, les
aujourd’hui davantage sur les processus conseillers en communication ont,
cognitifs impliqués dans l’utilisation dans les années 1990, importé la tech-
des stéréotypes (le « stéréotypage »). nique du storytelling dans le domaine
On considère le stéréotypage comme de la politique, du marketing et du
un processus normal, automatique et management.
indispensable pour tout être humain : Dans Storytelling. La machine à fabri-
les stéréotypes permettraient d’une quer des histoires et à formater les esprits
part de gérer la masse d’informations (2008), C. Salmon fait du storytelling
à propos des individus qui nous en- une « arme de distraction massive ».
tourent (par exemple, en catégorisant Le procédé est utilisé par les grandes
un inconnu comme « polytechnicien », marques pour redorer leur blason. Les
on peut lui associer toute une série de hommes politiques y ont recours pour
traits stockés en mémoire – doué en séduire l’électorat, mettant en avant
mathématiques, a fait des études supé- leur vie privée ou des historiettes édi-
rieures – sans devoir « réapprendre » iantes destinées à émouvoir et mani-
toute ces caractéristiques à chaque puler l’opinion.
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rencontre) et d’autre part de guider le Mais la thèse de C. Salmon n’est-elle


comportement. pas à son tour une « bonne histoire » un
Cette approche, qui paraît parfois peu trop bien icelée ? Nul doute que le
quelque peu individualiste, ne doit pas storytelling est un procédé courant en
nous faire oublier que, le plus souvent, journalisme et qu’il fait l’objet d’une
les stéréotypes sont des croyances par- véritable mode dans les milieux poli-
tagées par un grand nombre d’indivi- tique et managérial. Mais sa notion de
dus (et donc reproduites socialement, « récit » ou « d’histoire » est très vague,
comme les caractères d’imprimerie le dès lors qu’un personnage, un décor,
sont mécaniquement). Leur contenu une émotion est mis en scène, tout cela
est dès lors éminemment lié aux rela- relèverait de storytelling. La déinition
tions entre groupes sociaux. est si large et si lâche que presque plus
rien en matière de communication ne
› Représentations sociales semble pouvoir y échapper.
C. Salmon oppose aussi de façon cari-
caturale les « grands récits » d’autre-
STORYTELLING fois – mythes antiques (Homère)
ou grandes œuvres dramatiques
Le storytelling est une vieille méthode (Shakespeare) –, qui seraient de bons
journalistique (« Make a story ! », disait- supports à la « transmission culturelle »
on dans les écoles de journalisme amé- aux « petites histoires » d’aujourd’hui,
ricaines). Pour rendre compte d’un évé- qui seraient des mensonges d’État des-
nement (une catastrophe, une guerre) tinés au « contrôle des opinions ». Mais
ou d’un fait de société (chômage, pourquoi la vie de Jésus, racontée aux
racisme, divorce), rien ne vaut que de petits chrétiens, ou la grande épopée
commencer par le récit d’un cas indi- du Mahabharata, mythe fondateur de
viduel. Les larmes d’une mère dont la l’Inde, ne seraient-elles pas déjà du sto-
ille de 14 ans a été tuée par un chauf- rytelling ?

339
Notions et concepts

STRATéGIE L’analyse stratégique de Michel Crozier


et Erhard Friedberg se consacre juste-
Le terme appartenait au monde mili- ment à l’exploration de ces stratégies
taire avant d’être importé dans le do- d’acteurs en organisation.
maine du management (stratégie éco- De son côté, la théorie des jeux mo-
nomique). délise les « jeux stratégiques » qui se
Dans l’art de la guerre, la « stratégie » déroulent entre partenaires ou concur-
se distingue de la « tactique ». Elle déi- rents au sein des relations économiques
nit les choix fondamentaux relatifs à (stratégie du donnant/donnant, straté-
l’attaque ou à la défense. La tactique, gie du free rider).
quant à elle, s’applique à un plan de
bataille particulier. Par exemple, pen-
dant la guerre froide entre l’URSS et les STRATIFICATION SOCIALE
États-Unis, l’arme nucléaire, qui était
utilisée comme outil de dissuasion, Toutes les sociétés sont stratiiées, c’est-
relevait d’un choix stratégique. à-dire divisées en groupes distincts
Issue de l’art militaire, la stratégie selon leur statut, leur prestige ou leur
peut être étendue à la politique. Pour position sociale. Cette stratiication
s’emparer du pouvoir, Adolf Hitler uti- peut aussi s’établir selon le sexe, l’âge,
lisa la stratégie des urnes, Lénine celle la classe sociale.
du coup d’État, Fidel Castro et Che
Guevara celle de la guérilla révolution- Il n’y a pas de société égalitaire
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naire. Pendant longtemps, les anthropologues


dans le domaine de l’entreprise, la ont cru que, dans les premières sociétés
notion de stratégie relève d’abord du humaines, régnait une égalité presque
management. Elle concerne la façon totale entre les membres de chaque
dont les managers dirigent leur entre- communauté. Les petites bandes de
prise : déinition des buts, des moyens chasseurs-cueilleurs n’étaient d’ailleurs
et des formes d’intervention. pas assez nombreuses pour que s’y dé-
La stratégie implique un projet délibéré ploient une véritable hiérarchie sociale
engageant l’entreprise sur le long terme. et une division entre groupes distincts.
Elle suppose donc à la fois un but ixé Karl Marx pensait – sans doute à tort –
et un plan d’action. Mais nombre de que seule l’augmentation de la richesse
sociologues des organisations (James est à l’origine de la diférence entre
G. March, Herbert A. Simon, Henry statuts sociaux. Mais il ne prenait en
Mintzberg) ont fait valoir que le pilo- compte que les inégalités économiques
tage d’entreprise n’est pas toujours ou sociales. Or, dans la plupart des
aussi conscient et déini à l’avance. Elle sociétés de chasseurs-cueilleurs, il existe
se construit pour partie par une succes- toujours une forte division des statuts
sion de modiications, d’ajouts, de re- selon le sexe. Hommes et femmes ont
noncements, en fonction d’événements des rôles, des attributions et des privi-
et d’opportunités. Dans ce cas, on parle lèges très diférents. Chez les Inuits, les
de « stratégie émergente » pour souli- Pygmées, les Papous, les Aborigènes et
gner combien cette stratégie se forme les Amérindiens, on trouve une stricte
donc au cours de l’action. répartition sexuelle du travail : seuls les
Les salariés adoptent eux aussi des stra- hommes ont le droit de chasser et de
tégies dans l’entreprise. Elles sont déi- toucher les armes. De même, ils sont
nies par les formes d’implication dans les seuls à pouvoir assister à certaines
le travail, les jeux de pouvoir, la préser- cérémonies sacrées. Globalement, les
vation de leur territoire personnel, etc. femmes sont assujetties aux hommes.

340
S

La société est également divisée en de prestige et de statut. Reste donc à


classes d’âge. Pour devenir homme, décrire cette stratiication.
chasseur, il faut franchir des étapes Les perceptions ordinaires des dif-
successives marquées par des rituels de férences sociales s’efectuent selon
passage. plusieurs critères courants : les inéga-
Avec les sociétés agricoles ou pasto- lités (les « riches » et les « pauvres »,
rales débute une véritable stratiication le « peuple » et « ceux d’en haut »), la
sociale. Les causes de l’apparition des nationalité (les Français, les étrangers),
inégalités restent débattues. Sont-elles la race (les Blancs, les Maghrébins, les
dues à une diférenciation interne Noirs, les Asiatiques), la religion, etc.
d’une société et au détachement d’un De leur côté, les sociologues ont éta-
groupe qui « s’élève au-dessus de la bli des typologies sociologiques rigou-
société » (K. Marx) ? Ou sont-elles le reuses fondées sur les classes sociales,
produit de la conquête et de l’asservis- les catégories socioprofessionnelles
sement d’une tribu par une autre ? La (PCS), les communautés ethniques ou
question reste ouverte, et il n’est pas encore les styles de vie. Le paradoxe est
impossible que les deux phénomènes qu’aujourd’hui tout le monde admet
aient existé au cours de l’histoire. l’existence d’une stratiication sociale
Dans les sociétés historiques qui mais personne ne sait vraiment quelle
connaissent de fortes diférenciations grille d’analyse adopter pour la décrire.
sociales apparaissent des castes ou des
ordres diférents. L’Inde est une société › Caste, Classes sociales, Inégalités
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de castes ; dans l’Europe du Moyen Âge


existent des « ordres » (G. Duby, Les
Trois Ordres ou l’imaginaire du féoda- STRUCTURALISME
lisme, 1978). À ces grandes partitions
en deux ou trois groupes se superpose Il fut un temps où, à Paris, on ne jurait
une division selon les professions. Les que par les structures. Claude Lévi-
ordres professionnels forment des Strauss en avait été un précurseur en
groupes fermés, endogames, qui se re- publiant, dès 1949, Les Structures élé-
groupent par cooptation et détiennent mentaires de la parenté. Il appliquait
certains privilèges. Ainsi, la classe des alors l’analyse structurale, importée
forgerons possède dans les sociétés de la linguistique (via son ami Roman
africaines traditionnelles une place à Jakobson), à l’analyse des relations de
part. Maître du feu et détenteur d’une parenté dans les sociétés primitives.
connaissance secrète (le travail du mé- Puis, à partir des années 1950, sa quête
tal), le forgeron est considéré comme des structures s’étend à l’organisation
étant en rapport avec les esprits et les sociale, l’art, la cuisine, aux mythes
génies. De ce fait, il préside aux céré- (Mythologiques, 4 vol., 1964-1971).
monies de circoncision. Les forgerons Entre-temps, la vague structuraliste
forment donc une caste à part, organi- avait déjà déferlé. Dans Mythologies
sée en société secrète. (1957), Roland Barthes cherchait les
structures dans les mythes contem-
Classes, PCS, styles de vie, ethnies, porains, la mode ou la littérature. Les
tribus… linguistes et les sémiologues parcou-
En Occident, les sociétés modernes se raient les récits de toutes sortes pour
veulent égalitaires : les individus y sont en dévoiler les structures narratives
« libres et égaux en droit ». Mais l’éga- cachées (A.J. Greimas, Sémantique
lité des droits n’est pas contradictoire structurale, 1966). Pour Jacques Lacan,
avec de fortes inégalités de revenus, les structures étaient nichées au cœur

341
Notions et concepts

d’un inconscient « structuré comme un sion diachronique (ou historique) des


langage ». Au même moment, Michel phénomènes. L’histoire ne voit que le
Foucault nous dévoilait les structures changement. Le structuralisme s’inté-
profondes de la pensée occidentale dans resse aux permanences.
Les Mots et les Choses (1966). André Les choses cachées. Le structuralisme est
Leroi-Gourhan voyait des structures le règne de l’inconscient. Car le propre
sur les parois peintes des grottes de des structures est d’être enfouies sous
la préhistoire (Préhistoire de l’art occi- la surface des choses. En psychologie,
dental, 1965). Les marxistes s’étaient l’inconscient a détrôné le moi. En
engagés dans la voie structuraliste avec linguistique, le sens d’un discours ne
Louis Althusser et ses épigones (Lire le compte pas par rapport aux structures
Capital, 1965). L’inluence du struc- grammaticales qui le commandent. En
turalisme était nettement palpable en philosophie, le sujet libre des huma-
psychologie : Jean Piaget avait rebaptisé nistes n’est qu’une illusion face aux
son projet sous le nom de « structura- structures profondes de l’économie,
lisme génétique ». Quelques années de la société ou du langage, qui com-
plus tard, Pierre Bourdieu déinira l’ha- mandent son action (dans un célèbre
bitus comme une « structure structurée passage qui conclut Les Mots et les
et structurante » (Esquisse d’une théorie Choses, M. Foucault annoncera ainsi
de la pratique, 1972). On ne saurait « la mort de l’homme » qui n’aurait été
faire mieux. qu’une croyance éphémère dans l’his-
En plus d’une certaine communauté toire des idées).
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d’esprit, il y avait une « marque » struc- Le langage. Le langage est l’objet


turaliste fondée sur un style d’écri- d’analyse privilégié des structura-
ture lamboyant (C. Lévi-Strauss, listes. M. Foucault étudie le discours
M. Foucault, J. Lacan), une érudition médical et psychiatrique ; R. Barthes
apparemment infaillible et le souci le langage littéraire ou publicitaire ;
de traiter de sujets exotiques. Tout J. Lacan considère que l’inconscient
concourait à en faire une véritable est « structuré comme un langage »,
mode intellectuelle. C’est au milieu etc. Au demeurant, l’analyse structu-
des années 1960 que le mouvement rale a été introduite par les linguistes
a connu son apogée et une véritable (R. Jakobson). Pour le structuralisme, le
lambée éditoriale. monde social et humain est un monde
de signes. Le structuralisme repose sur
Programme scientiique ou mode une science-pilote : la linguistique.
intellectuelle ? Les règles élémentaires. De la démarche
Mais qu’entend-on au juste par « struc- structuraliste en linguistique, on retient
ture » ? Le structuralisme fut d’abord l’idée que le langage est un système
un paradigme reposant sur quelques composé d’éléments (morphèmes ou
principes généraux. phonèmes) reliés entre eux par des
Les invariants. Être structuraliste, c’est principes d’opposition et de complé-
privilégier la recherche des invariants, mentarité. C’est sur le même mode
des permanences, voire des lois dans que Lévi-Strauss se met à découper les
l’organisation du langage, de la parenté, mythes en unités simples – les « my-
de l’économie, des mythes, de l’incons- thèmes » – et à rechercher leurs lois de
cient, etc. Ces structures stables for- composition. L’analyse des règles de
ment une architecture qui échappe à la la parenté est soumise à la même dé-
conscience du sujet. Le structuralisme marche. A. Leroi-Gourhan appliquera
privilégie la dimension synchronique aux peintures rupestres une logique
(ahistorique) par rapport à la dimen- d’opposition masculin/féminin.

342
S

L’équivoque du structuralisme de leurs modes de consommation res-


L’idée de structure s’est répandue pectifs.
comme une traînée de poudre dans la Cette notion a cependant une longue
communauté des sciences humaines. tradition dans les sciences humaines.
Au même moment, la notion de « sys- L’idée est d’abord ancienne. Elle trouve
tème » avait plutôt la faveur des Anglo- ses racines chez Aristote qui, avec la no-
Saxons. Mais le succès de la notion tion d’« ethos » ou d’« habitus », voulait
de structure ne reposait-il pas sur une traduire la manière d’être, les valeurs et
équivoque ? Y avait-il vraiment, derrière la façon de vivre d’un individu.
la référence commune aux structures, L’idée de « style » apparaît pour la pre-
une notion rigoureuse, une démarche mière fois chez le philosophe anglais
uniiée, des résultats concrets ? Robert Burton (1577-1640) : « Notre
En 1968, Raymond Boudon publie style nous révèle. » Mais l’idée existe
l’ouvrage À quoi sert la notion de struc- déjà dans les peintures des proils
ture ?, dans lequel il critique l’usage de personnalité et des mœurs que
vague d’une notion ambiguë. Chez l’on trouve dans les Caractères de
les anthropologues, on emploie le héophraste (ive siècle av. J.-C.), qui
terme « structure » comme synonyme inspirèrent quelques siècles plus tard
d’« institution stable » (G.P. Murdock, ceux de Jean de La Bruyère (1688).
Social Structure, 1949) ; en psycholo- On trouve dans La Comédie humaine
gie, la structure peut être proche de d’Honoré de Balzac (1841) bien des
la « forme » (gestalt) ; en linguistique, portraits typiques qui s’apparentent à
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la démarche structuraliste possède des des styles de vie (le bourgeois, le par-
signiications précises, mais très difé- venu, le banquier, l’aristocrate, le pay-
rentes d’un auteur à l’autre… san, le professeur, l’écrivain, etc.).
Henri Lefebvre critique lui aussi la dé- Au début du xxe siècle, les sociologues
rive « ahistorique » du structuralisme. allemands vont faire entrer les styles
D’autres auteurs, comme Edgar Morin, de vie dans le domaine des sciences
se déclareront sceptiques sur la volonté sociales. En utilisant la méthode de
d’enfermer le monde dans le cadre de l’idéal-type, Max Weber décrit le mode
quelques lois simples. de vie et la vision du monde prototy-
Mais ces critiques auront sans doute piques du prophète ou du capitaliste
moins d’importance qu’une certaine puritain (Sociologie des religions, 1996,
usure des idées qui va survenir. Après textes parus entre 1910 et 1920).
avoir connu une période faste, la mode Georg Simmel trace des sortes de por-
intellectuelle du structuralisme com- traits-robots de l’« étranger » ou du
mence à s’essouler à partir du milieu « pauvre ». Werner Sombart peint la
des années 1970. Le structuralisme igure typique de l’innovateur ou du
connaît alors son « chant du cygne » bourgeois.
(F. Dosse, Histoire du structuralisme, À la même époque, le psychologue
1991). Alfred Adler propose une conception
du style de vie fondée sur la personna-
lité individuelle. Il le conçoit comme
STYLE dE VIE un système de règles de conduite déve-
loppé par un individu pour atteindre
La notion de « style de vie » est em- ses buts dans la vie.
ployée surtout dans le cadre des études C’est aux États-Unis que les premières
de marketing pour tenter de cerner les typologies empiriques ont vu le jour
catégories de population en fonction dans les années 1960. Les premiers
de leurs attitudes, de leurs valeurs et styles de vie sont alors utilisés dans le

343
Notions et concepts

cadre du marketing (W. Lazer, « Life- exercées par certains centres.


style Concepts and Marketing », dans Pour André Gunder Franck et Barry
S. Greyser, Toward Scientiic Marketing, K. Gills (he world system, Five hun-
1963). dred years or ive thousand ?, 1993), le
En France, la typologie la plus célèbre système monde contemporain n’a pas
est celle créée par le psychosociologue 500 ans, mais 5000 ans d’existence car
Bernard Cathelat au sein du CCA il s’est cristallisé peu à peu autour de
(Centre de communication avancée). plusieurs pôles (Chine, Inde, Europe,
Afrique du Nord) au ils des siècles
pour inir par constituer une entité
SUBALTERN STUdIES autonome.
Pour Philippe Beaujard, trois systèmes-
› Postcolonial studies mondes coexistaient au ive siècle avant
notre ère :
– un système oriental centré sur la
SYSTÈME-MONdE Chine uniié en 221 avec la fondation
du premier empire.
Le concept de système-monde est une – un système centré sur l’Inde ou la
extension de celui d’économie-monde dynastie Maurya construit un empire à
développé par l’historien français parir de 322 avant J.-C.
Fernand Braudel à la même époque. – un système occidental centré autour
Le concept de système-monde a été de la Méditerranée.
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théorisé par Immanuel Wallerstein Par la suite se constituera un grand sys-


dans Le Système du monde du XV e siècle tème monde afro-eurasien qui mettra
à nos jours ; t. I : Capitalisme et écono- en contact ces trois systèmes monde
mie-monde (1450-1640) (1974) pour anciens, via notamment les « routes
décrire la mise en place d’une écono- de la soie » et qui va reluer à partir du
mie mondialisée à partir du xve siècle. viie siècle de notre ère (« Asie-Europe-
Ce système-monde est bâti comme Afrique, un système monde (- 400,
une somme intégrée d’espaces écono- + 600) », in Une histoire du monde glo-
miques, politiques et culturels difé- bal, 2012).
rents, structurés en trois grandes par-
ties – cœur, centre et périphérie. Les
caractéristiques de ce système-monde
sont l’accumulation incessante du capi- SYSTÈME POLITIQUE
tal, la division transrégionale du travail
et l’alternance de périodes d’hégémonie › Régime politique

344
T

TAYLORISME Le taylorisme stricto sensu (division du


travail extrêmement poussée, salaires
L’organisation scientiique du travail aux pièces) n’a concerné qu’une part
(OST) a été imaginée par l’ingénieur limitée de la main-d’œuvre salariée
américain Frederick W. Taylor (1856- dans les grandes entreprises au xe siècle.
1915) au début du xxe siècle, et popu- Puis dans les grandes industries, le tra-
larisée dans son célèbre ouvrage : La vail des ouvriers spécialisés (OS) a été
Direction scientiique des entreprises remplacé par des machines-outils à
(1911). commande numérique et des robots.
L’organisation scientiique du travail Par la suite, on a évoqué l’existence
que préconise F.W. Taylor repose sur d’un « néo-taylorisme » dans le secteur
trois principes majeurs : une organi- tertiaire. Certains emplois administra-
sation de la production fondée sur la tifs sont parcellarisées en tâches répéti-
séparation radicale entre la conception tives (traitement de dossiers adminis-
et l’exécution ; le découpage des activi- tratifs, saisie informatique, etc.).
tés en tâches élémentaires et non quali-
iées ; et le salaire au rendement. Cette
organisation est censée, dans l’esprit de TEChNIQUE/TEChNOLOGIE
F.W. Taylor, faire le bien de tous.
› Innovation
Le travail en miettes
L’ouvrier spécialisé condamné à une
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tâche ininiment répétitive (serrer TERRITOIRE


toujours les mêmes boulons, souder
toujours la même pièce, etc.) sera la Depuis longtemps, les observateurs du
igure emblématique de l’organisation monde animal savent que la plupart
scientiique du travail. Le taylorisme se des animaux ont leur territoire et sont
répandra surtout dans les secteurs de la prêts à tout pour le défendre. Chez les
production de masse : automobile, tex- hommes aussi…
tile, emballage. En sciences humaines, ce sont surtout
Bien qu’il fût un facteur extraordinaire les géographes qui font usage de la
d’essor de la productivité, le taylorisme notion, qui a fait une entrée remarquée
a généré beaucoup d’efets pervers : dé- dans la discipline à partir des années
motivation, absentéisme, freinage, taux 1990. Par rapport aux notions d’espace
de défauts important. et de milieu, celle de territoire com-
Le taylorisme nous apparaît désormais porte une autre idée : un efort d’appro-
comme une terrible machine à asservir priation par les individus ou les groupes
le travailleur, caricaturé par le Charlot humains. Un territoire est une portion
des Temps modernes (1936). Pour d’espace que les hommes s’approprient
F.W. Taylor, cette organisation s’inscri- par la force, à travers leurs activités et
vait dans une véritable philosophie du leur imaginaire. Il acquiert ainsi au il
management. Elle permettait, en ofrant du temps une « personnalité » qui le
à chacun une tâche à la mesure de ses diférencie des autres. Selon la formule
aptitudes, de se réaliser au mieux dans de Roger Brunet, il « est à l’espace ce
son travail. Le travail à la pièce était à la que la conscience est à la classe ».
fois un adjuvant à la motivation et un
moyen pour le plus méritant de s’enri-
chir. D’un point de vue global, il engen- TERRORISME
drait une meilleure productivité et la
possibilité d’un enrichissement de tous. Le terrorisme n’est pas un phénomène

345
Notions et concepts

nouveau. Il est même très ancien : Il Une déinition impossible ?


fut pratiqué par les zélotes juifs qui Le terrorisme, par nature, est diicile
luttèrent les armes à la main contre à appréhender du point de vue théo-
l’occupation romaine de la Galilée, rique et on en trouve plusieurs déini-
par la secte des Assassins ismaéliens au tions. En efet, c’est un phénomène de
Moyen Âge ou par les hugs de l’Inde guerre irrégulière (comme les guérillas,
(ces adorateurs de la déesse Kali qui ont par exemple) et qui ne répond pas à
résisté à la persécution par les dizaines des normes précises universellement
de milliers d’attentats qui irent, au il reconnues. Il s’agit d’actes de terreur
du temps des centaines de milliers de (d’où le nom) qui frappent autant par
morts). Au début du xxe siècle, le ter- leurs conséquences psychologiques que
rorisme fut pratiqué par les anarchistes, matérielles et physiques.
surtout jusqu’à la Première Guerre Nombreux sont les auteurs qui mettent
mondiale. Durant la Seconde Guerre en avant l’aspect psychologique à
mondiale, les actes de résistance (assas- la suite de Raymond Aron, surtout
sinat d’oiciers allemands par exemple) lorsqu’on le lie à ses aspects média-
ou de sabotage, étaient qualiiés d’actes tiques. Pour P. Mannoni, le terrorisme
de terrorisme par les autorités occu- est un « spectacle sanglant », et c’est
pantes. Techniquement, il s’agissait dans le baptême des mots et des images
bien d’actes de terrorisme. Puis, à par- que se gagnent les batailles du terro-
tir des années 1970, il a réapparu en risme. J.-F. Daguzan parle d’« arme de
Europe avec les groupuscules d’extrême communication ».
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gauche (la Fraction armée rouge) ou les Pour Gérard Chaliand, le terrorisme
groupuscules d’extrême droite (attentat a une « fonction publicitaire » (faire
de Bologne en 1980), ou encore par connaître la cause, être à la une, etc.)
les palestiniens de l’OLP (attentats de comme dans les détournements d’avion
Munich, 1972) ou à Munich lors des Jeux olympiques
Pour Jean-François Daguzan, (Terro- de 1972. Le terrorisme international a
risme(s). Abrégé d’une violence qui dure, aussi été utilisé par divers États (Syrie,
2006), chaque époque produit son Libye, Irak) comme diplomatie coer-
« démiurge roublard », de Jules Bonnot citive. Avec le terrorisme djihadiste, il
à Oussama Ben Laden en passant par tend, lorsqu’il le peut, à provoquer un
Andreas Baader et Carlos. Le terroriste nombre de victimes élevé. Dans ce cas,
disqualiie toujours la parole, prône il ne s’agit plus seulement d’être vu,
l’action directe, pratique l’inversion des mais d’inliger des pertes à l’adversaire.
valeurs politiques, sociales et morales, la
réiication de l’adversaire et considère sa
lutte comme sans merci ni in. totaLitarisMe
Ce qui est nouveau désormais est la
place importante qu’a prise le phé- La notion de totalitarisme a été utilisée
nomène depuis une cinquantaine pour désigner des types de régimes poli-
d’années à l’ère de la communication tiques nouveaux apparus au xxe siècle :
de masse. L’attentat du 11 septembre le nazisme et le communisme. Ces ré-
2001 contre les Twin Towers de gimes sont marqués non seulement par
Manhattan a été vu en direct par des la dictature d’un parti, mais aussi par la
millions de spectateurs… Le terrorisme monopolisation de tous les moyens de
actuel, transnational, reste cependant pouvoir (idéologiques et militaires) et
assez conventionnel (il recourt aux l’usage de la terreur. Un des traits dé-
explosions spectaculaires comme arme terminants est le poids d’une idéologie
de prédilection). messianique « totalisante » qui prétend

346
T

transformer l’homme et créer une nou- pose une déinition à partir de cinq ca-
velle société. Cette idéologie totalitaire ractéristiques du régime : le monopole
se veut révolutionnaire. Elle agit au du parti ; une idéologie absolutiste ; un
nom de la race (nazisme) ou de la classe double monopole étatique des moyens
ouvrière (communisme). Enin, les ré- de force et de persuasion ; la soumission
gimes totalitaires ont mis en œuvre des à l’État des activités économiques ; les
pratiques d’élimination de population liens consubstantiels entre l’État, les
à grande échelle : les camps d’extermi- partis et l’idéologie.
nation nazis, le goulag pour le régime Les politistes américains Carl J.
communiste… Friedrich et Zbigniew Brzezinski
(Totalitarian Dictatorships and
Qu’est-ce qu’un système totalitaire ? Autocracy, 1956) ont proposé une déi-
La notion de totalitarisme, utilisée nition du totalitarisme en six points :
pour la première fois par le dictateur l’existence d’une idéologie oicielle qui
fasciste italien Benito Mussolini, a été porte sur tous les aspects de la vie ; un
introduite ensuite dans le vocabulaire parti de masse unique conduit par un
de la science politique. guide charismatique ; le contrôle poli-
Le terme est utilisé par le philosophe cier de la population ; la monopolisa-
Karl R. Popper dans La Société ouverte tion de tous les moyens d’information ;
et ses ennemis (1945). Il voit le totalita- la direction de l’armée ; le contrôle de
risme comme le mariage de deux dévia- l’économie.
tions idéologiques majeures : l’« histori-
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cisme » (doctrine qui prétend connaître Le débat sur le totalitarisme rebondit


et se mouler dans le cours de l’histoire) Dans les années 1980, le débat sur le
et l’« utopisme ». totalitarisme va rebondir. Tout d’abord
Hannah Arendt, dans Le Système tota- à partir de la querelle des historiens
litaire (1951, tome III des Origines du en Allemagne à propos du nazisme.
totalitarisme), cherche à comprendre L’historien allemand Ernst Nolte en
les racines de l’idéologie totalitaire. propose une interprétation « historico-
Pour la philosophe allemande, les tota- génétique », dans laquelle le totalita-
litarismes fasciste ou stalinien reposent risme n’est pas un phénomène unique
sur une base similaire : une idéologie et sui generis, mais est né en réaction au
totalisante marquée par la volonté de communisme et à la guerre. De plus, il
domination entière sur la société, la trouve déjà des racines dans la tradition
volonté de conquête à l’extérieur, ainsi politico-idéologique allemande. Cette
que l’invocation de « lois scientiiques » position d’E. Nolte revenait à banali-
(la supériorité de la race, les lois de ser le totalitarisme et à le mettre sur un
l’histoire). pied d’égalité avec d’autres régimes.
On le voit, les philosophes ont mis À l’opposé, de nombreux auteurs (dont
l’accent sur l’idéologie pour déinir et certains sont d’anciens marxistes) rejet-
expliquer le totalitarisme. Les spécia- teront toute assimilation entre nazisme
listes de science politique vont, quant à et communisme, et dénieront toute
eux, chercher à construire un idéal-type pertinence au concept de totalitarisme.
plus systématique qui intègre d’autres Enin, le terme « totalitarisme » va
dimensions du pouvoir totalitaire. être récupéré par des auteurs comme
Raymond Aron, dans Démocratie Alexandre Zinoviev, Leszek Kolalowski
et Totalitarisme (1965), reproche à ou Mikhail Heller – tous des dissidents
H. Arendt de « substituer à l’histoire des régimes communistes –, qui en font
réelle une histoire à chaque instant iro- une grille de lecture du système sovié-
nique et tragique ». Pour sa part, il pro- tique.

347
Notions et concepts

TOTEM/ TOTéMISME des grands sujets de prédilection de


l’ethnologie naissante.
Dans la région des Grands Lacs, à la Tous les grands noms de la discipline
frontière entre l’Amérique et le Canada, – Herbert Spencer, Edward B. Tylor,
se trouvait la terre traditionnelle des William R. Smith, John Lubbock,
Indiens ojibwa. Les récits des pre- James G. Frazer, Arnold Van Gennep,
miers explorateurs rapportèrent que les Émile Durkheim, Wilhelm Wundt
Indiens étaient organisés en clans sou- – vont prendre le totémisme comme
dés autour d’un « totem », représenté sujet d’étude. Au-delà de leurs diver-
par un animal sacré. Il y avait le clan gences d’interprétation, tous s’ac-
de l’ours, celui du poisson, de la grue, cordent à y voir une institution primi-
de la loutre, du saumon, de l’écureuil, tive qui serait à la source de la religion,
etc. Les membres de chacun d’entre la première forme religieuse connue.
eux entretiennent des liens d’amitié et En 1910, J.-G. Frazer publie Totemism
de parenté. Le totem étant représenté and Exogamy, une œuvre monumentale
un peu partout – sur les armes, dans les (en quatre volumes) qui recense toutes
habitations, sous forme de tatouage : les données connues sur le sujet.
il pouvait donc être considéré comme C’est à partir de ces éléments que
une sorte de divinité tutélaire, un esprit Sigmund Freud et É. Durkheim vont
qui assurait la protection de chaque élaborer deux grands mythes d’origine
clan. sur la fondation des sociétés humaines.
Tout au long du xixe siècle, d’autres Le totémisme australien formera la base
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observateurs vont rapporter des faits documentaire du livre de Durkheim,


similaires en Australie, au Pérou, en Les Formes élémentaires de la vie reli-
Afrique, etc. gieuse (1912) et de celui de S. Freud,
Totem et Tabou (1912-1913). La thèse
Le totémisme, première institution centrale de Durkheim est que la reli-
humaine ? gion forme un ensemble de croyances
En 1868, le juriste John F. McLennan communes qui soudent entre eux les
fut le premier à soutenir que le toté- membres de la société. En vénérant
misme est un stade universel par un dieu, les ancêtres ou un totem, les
lequel sont passées toutes les sociétés hommes vénèrent et sacralisent leur
humaines. En témoigne le fait qu’il est société. « L’idée de la société est l’âme
signalé dans de nombreuses régions du de la religion. » Dans Totem et Tabou,
monde : en Amérique, en Australie et (1911) S. Freud utilise, lui aussi, le
en Afrique. Par ailleurs, l’institution du cas du totémisme australien pour
totem ressemblait beaucoup à des pra- construire sa propre théorie, selon
tiques connues dans l’Antiquité. laquelle le totem représente l’ancêtre
L’institution du totem, note mythique du clan qui a été tué par ses
McLennan, est associée à un interdit enfants. Ce « meurtre primitif » est un
sexuel : celui d’épouser quelqu’un de acte fondateur de la société et des inter-
son clan ou de tuer et manger l’animal dits alimentaires (tabous) qui portent
totémique. sur l’animal-totem et cet acte résulte du
Cette association entre organisation sentiment de culpabilité lié à ce parri-
sociale (clanique), religion (culte d’un cide.
esprit animal) et interdit sexuel et ali- L’ouvrage Totem et Tabou, interpréta-
mentaire ne pouvait qu’intriguer au tion par la psychanalyse de la vie sociale
plus haut point les premiers ethnolo- des peuples primitifs, se veut « une ten-
gues. De fait, c’est à partir des années tative pour explorer les origines de la
1880 que le totémisme va devenir l’un religion et de la morale ». C’est dans cet

348
T

essai qu’il élabore sa théorie du meurtre En 1962, pourtant, Claude Lévi-


primitif du père comme acte fondateur Strauss reprend le dossier et publie
de la société. un petit livre destiné à faire date : Le
Totémisme aujourd’hui. Pour l’essentiel,
Critiques et déconstructions l’anthropologue adopte les critiques
Tous les ethnologues ne partagent pas de ses prédécesseurs. De ce qu’on a
ce point de vue sur le rôle central du nommé totémisme, il propose de ne
totem. Alors que les travaux sur le toté- garder qu’un élément : la dénomina-
misme s’accumulent, certains auteurs tion d’un clan par un nom d’animal, de
commencent à relever l’ambiguïté du plante ou d’un autre phénomène natu-
terme, et même à douter de l’unité du rel (un arbre, le soleil, la foudre, etc.).
phénomène. Cette relation est, pour C. Lévi-Strauss,
Franz Boas, le père de l’anthropologie une forme de « nominalisme », c’est-à-
américaine, commence à suspecter que dire une façon pour le groupe de se
le même mot est en fait utilisé pour nommer. La relation totémique, pense
décrire des réalités assez diférentes. C. Lévi-Strauss, permet de traduire sur
Alexander A. Goldenweiser (1880- le plan symbolique les relations entre
1940) démontre que, dans beaucoup deux clans. Le totémisme serait donc
de tribus dites totémiques, il n’y a pas une façon de penser le monde à partir
de correspondance entre le fait d’appe- de catégories tranchées, un découpage
ler son clan avec un nom d’animal et du monde selon des principes de cor-
l’existence d’un culte envers ce même respondance et d’opposition.
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animal (« Totemism : An Analytical Aujourd’hui, la question du toté-


Study », Journal of American Folklore, misme s’est perdue dans les limbes de
vol. 23, 1910). De même, il s’avère que l’anthropologie. Après avoir considéré
les associations entre le totémisme et les le totémisme comme une institution
tabous sexuels ou alimentaires sont loin universelle et fondatrice des sociétés
d’être systématiques. humaines, on s’est aperçu que le mot
Dès les années 1930, le totémisme, qui rassemblait en fait des réalités très di-
avait été jusque-là l’un des socles de verses : le clan, le culte animal, les inter-
l’étude anthropologique, commence à dits sexuels et les tabous alimentaires,
se désagréger. Certains auteurs, comme et que tous ces éléments se trouvaient
Adolphus P. Elkin, à partir d’enquêtes rarement réunis.
comparatives en Océanie (Studies in
Australian Totemism, 1978), ont fait
exploser la notion en distinguant un TOYOTISME
totémisme individuel, sexuel, clanique,
local ou encore multiple, renvoyant Lorsque, dans les années 1950, l’ingé-
chacun à des conduites sociales assez nieur Japonais Taïchi Ohno propose au
diférentes. Robert H. Lowie, après constructeur automobile Toyota, une
avoir passé en revue les études sur la nouvelle méthode d’organisation de
question, en vient à dire qu’il « n’est la production, il s’inspire notamment
pas convaincu (que) la réalité du phé- de méthodes déjà en vigueur dans la
nomène totémique ait été démontrée » grande distribution. Les supermar-
(Traité de sociologie primitive, 1920). chés s’attachent à ajuster au plus près
Après lui Edward E. Evans-Pritchard les stocks disponibles en magasin en
parlera du « supposé totémisme ». À rassemblant et en communiquant au
partir des années 1940, le totémisme plus vite les ventes observées en caisse.
commence à perdre de son intérêt en T. Ohno adapte ce dispositif à l’indus-
anthropologie. trie. Ce sera le kanban, une méthode

349
Notions et concepts

destinée à ajuster la production et les d’ajuster beaucoup plus rapidement sa


approvisionnements au niveau de la production aux demandes du marché
consommation. Le kanban consiste que ne peut le faire le système fordien.
concrètement en un système d’éti- Au début des années 1990, James
quettes de papier qui circulent de l’aval Womack, Daniel Jones et Daniel Roos,
vers l’amont de la ligne de production. trois chercheurs américains théorisent
Cela inverse ainsi le lux d’information les principes de la lean production (pro-
tel qu’il se pratique dans l’entreprise duction au plus juste), directement
fordienne (où les tâches réalisées à inspirée du toyotisme. Mariant les
chaque étape obéissent à des objectifs principes de ce dernier avec les acquis
déinis par la direction de l’entreprise). de l’informatique – laquelle permet la
Cette innovation va de pair avec une difusion d’information en temps réel
nouvelle manière d’organiser le tra- –, appliquant le travail en équipe au-
vail. T. Ohno met en place des équipes tonome et la production au plus juste
autonomes qui se répartissent les difé- à tous les étages de l’entreprise, enca-
rentes tâches à réaliser ain de travailler drement compris, une nouvelle norme
de la manière la plus lexible (Kaizen). productive commence à se difuser
À cela s’ajoute un principe de contrôle depuis les États-Unis.
de la qualité (Zéro défaut) : des « cercles
de qualité » composés d’ouvriers et de
cadres sont chargés d’améliorer les pro- TRAdITION
duits, mais aussi de veiller à la mainte-
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nance et à la sécurité des installations. La sociologie possède sa tradition de


Kanban, Kaizen et Zéro défaut : pensée avec ses pères fondateurs et ses
voilà ce qui sera, à partir de la in des notions fondatrices. Et parmi les no-
années 1970, connu dans le monde tions fondatrices, on trouve justement
entier comme le « Toyotisme ». Ce l’opposition « tradition vs modernité »
système devient une référence à suivre ou « sociétés traditionnelles vs sociétés
dans les pays occidentaux, lesquels ne industrielles ». Cette opposition tuté-
l’adaptent dans un premier temps que laire tend à diviser l’histoire humaine
supericiellement. Des « cercles de qua- en deux grandes périodes : celle des
lité » se mettent en place en France au sociétés traditionnelles (des sociétés
début des années 1980, alors que le primitives, sociétés antiques, féodales)
management se convertit aux credo de précèdant l’ère moderne marquée par
l’autonomie au travail. C’est aux États- les révolutions politiques (démocratie)
Unis que la grefe prend véritablement. et les révolutions industrielles (écono-
Confronté à l’érection de barrières miques et sociales).
douanières qui touchent particulière- Les sociétés traditionnelles recou-
ment l’importation de voitures, Toyota vrent à peu près tout ce qui a précédé
implante des usines sur le territoire l’époque moderne. Ces sociétés tra-
américain et y met en place son organi- ditionnelles sont censées être « gou-
sation du travail. Contre toute attente, vernées par les morts » (A. Comte),
les ouvriers locaux se plient sans dii- le poids des Anciens y tient un place
culté à ces nouvelles méthodes de pro- centrale. Telle est l’« l’autorité tradi-
duction. Les constructeurs américains tionnelle » dont parle Max Weber. Ces
sont mis en demeure de s’adapter, car sociétés seraient igée dans le temps
Toyota produit non seulement des voi- car toujours légitimées par le poids des
tures comportant beaucoup moins de traditions dont le mantra est : « c’est
défaut que celle de Général Motors ou ainsi que cela doit être, car cela s’est
de Ford, mais l’entreprise est capable toujours fait ainsi ».

350
T

Mais d’où viennent ces traditions et (La Tradition sociologique, R. Nibset)


quand sont-elles apparues ? qui sacralise certains auteurs et sanctiie
À partir des années 1980, les historiens certains concepts au détriment d’autres
et anthropologues ont entrepris de lecture possibles. Ces traditions ont,
réviser cette notion de « tradition » qui par ailleurs leur propre ancrage natio-
semblait iger dans la nuit des temps nal (« Qu’est-ce qu’une tradition na-
nombre de croyances et routines men- tionale en Sciences sociales ? » Revues
tales. d’histoire des sciences humaines, n° 16,
E. Hobsbawm et d’autres prennent la avril 2008).
tradition de revers en s’employant à
montrer que ce que l’on croyait être des
institutions igées dans le temps corres- TRANSITION
pond souvent à des inventions récentes déMOGRAPhIQUE
qui surviennent en temps de crise pour
justiier le retour à un ordre ancien et La transition démographique traduit
éternel. le passage d’un régime démographique
« De nos jours, quand des Écossais se ancien, où la mortalité et la natalité
réunissent pour célébrer leur identité, sont élevées, à un autre où mortalité
ils revêtent notamment le kilt symbole et natalité sont devenues faibles. Au
de leur appartenance à tel ou tel “clan” départ et à l’arrivée, l’accroissement
(…). Ce costume, auquel ils attribuent naturel est peu élevé, mais, pendant le
la plus grande antiquité, est en fait de déroulement de ce processus, la popu-
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création assez récente. Il ne fut éla- lation augmente fortement. Elle s’est
boré que bien après l’union de 1707 déroulée en Europe à partir de la deu-
avec l’Angleterre, contre laquelle il est, xième moitié du xviiie siècle pour se
en un sens, une marque de protesta- terminer dans les années 1930-1940, et
tion. » Depuis nombre de travaux sur depuis les années 1960 dans les pays en
les traditions régionales, nationales ont développement.
fait l’objet d’études (D. Dimitrijevic,
Fabrication des traditions, invention de L’exemple européen
modernité, 2004) Jusqu’au milieu du xviiie siècle, l’espé-
L'ancienneté souvent faible des tra- rance de vie est d’environ 25-30 ans.
ditions nationales ou populaires La mortalité infantile étant très élevée,
(quelques dizaines d’années) montre il faut six ou sept enfants par femme
que leurs contenus pouvaient avoir subi pour assurer le remplacement des gé-
des changements importants. nérations. La population n’augmente
La notion de tradition comporterait que dans les périodes fastes, qui sont
donc une part d'illusion entretenue à annihilées par les périodes de famines
des ins symboliques et normatives. En et d’épidémies.
efet, les traditions ne sont surtout pas Première étape. À partir de la seconde
des routines quelconques (telles que moitié du xviiie siècle et au xixe siècle,
se lever le matin et se coucher le soir), la mortalité recule en raison du déve-
mais des savoirs ou des actes porteurs loppement économique, des progrès
de valeur et de signiication pour un de l’alimentation, de la médecine et de
groupe humain particulier. l’hygiène. Dans cette première période,
Le paradoxe est que l’invention des la natalité se maintient ou augmente,
traditions n’échappe donc aux sciences ce qui produit une explosion démogra-
sociales elles-mêmes, qui se prétendent phique. Dans l’Europe du xixe siècle,
pourtant illes de la modernité. La l’accroissement naturel est de 10 à 15
sociologie a sa tradition disciplinaire pour 1 000.

351
Notions et concepts

Deuxième étape. C’est celle de la baisse véritable grille de lecture – permettant


de la natalité, qui arrive plus tardive- de prévoir une stabilisation générale de
ment, pour des raisons culturelles et la population mondiale aux environs
religieuses. Les Françaises ont très tôt de 2050, et un monde où l’espérance
procédé à des méthodes contracep- de vie plafonnerait aux alentours de 85
tives (début du xixe siècle), presque ans et la fécondité à environ 2 enfants
un siècle avant le reste du continent. par femme.
Aujourd’hui en Europe, l’espérance de
vie approche 80 ans et le nombre d’en-
fants par femme est à peine égal à 2. TRAVAIL

Pays en développement Pour comprendre le travail, il faut


En dehors de l’Europe et du continent d’abord comprendre ceux qui l’étudient.
nord-américain, la transition démogra- « Ce que nous appelons travail est une
phique entamée depuis les années 1950 invention de la modernité   » (André
se fait beaucoup plus rapidement et Gorz, Métamorphoses du travail,
avec plus d’ampleur. Galilée, 1988). Quelle étrange idée !
Les pays du tiers-monde ont vu leur Est-ce à dire qu’avant la modernité les
espérance de vie passer de 30 à 50 et gens ne travaillaient pas ? Les paysans,
même à 60 ans, entre 1950 et 1980 les artisans au Moyen Âge et les esclaves
alors que la fécondité reste élevée (sept de l’Antiquité ne travaillaient-ils pas ?
à huit enfants/femme), produisant des Cette idée est pourtant reprise dans de
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accroissements pouvant dépasser 30 nombreux écrits contemporains. On


pour 1 000. C’est ce qu’on appellera la retrouve chez Dominique Méda
l’« explosion démographique du tiers- (Le Travail, une valeur en voie de dis-
monde » : de 1950 à 1987, la popu- parition, Aubier, 1995) ou Michel
lation mondiale double, passant de Lallement (Le Travail sous tensions, éd.
2,5 milliards à 5 milliards. Sciences Humaines, 2010).
Aujourd’hui, la baisse de la fécon- Cette airmation trouve d’abord son
dité est engagée sur toute la planète. origine dans une distinction établie
Cependant, alors qu’il aura fallu aux par Karl Marx sur la diférence entre
Européens presque deux siècles pour « travail concret  » et « travail abstrait  ».
passer de six enfants par femme à un Le paysan va aux champs : il plante,
peu moins de deux, en Chine, par sème et récolte ; le forgeron forge ; le
exemple, ce changement s’est accom- tailleur taille ; le charpentier couvre les
pli en trente ans (1960-1990). Avec toits, etc. Toutes ces activités sont des
une espérance de vie à la naissance de tâches particulières. C’est, dit Marx,
près de 73 ans, ce pays se rapproche du « travail concret   ». Ces activités
aujourd’hui des standards européens. ne peuvent être rassemblées sous la
L’Inde, l’Indonésie et la plupart des catégorie générale de « travail   » que
pays d’Amérique latine sont actuelle- lorsqu’elles sont comparées entre elles.
ment à mi-parcours dans leur transi- Et cette comparaison se réalise dans
tion démographique. Les moins avan- l’acte d’achat et de vente (il faut alors se
cés (PMA) sur cette voie sont les pays détacher du contenu de chaque activité
d’Afrique et certains pays islamiques. pour chercher un équivalent général).
L’équivalent général est le « temps de
Une grille de lecture ? travail   » qui donne sa valeur au bien
La in de cette transition marquerait produit. Le « travail abstrait  » apparaît
donc la in d’un processus historique donc avec le salariat, quand le temps
– devenu pour les démographes une du travailleur est acheté et vendu.

352
T

Le travail est aussi pensé comme une les années 1950, sous l’impulsion
catégorie autonome dès lors qu’il se sé- de Georges Friedmann et de Pierre
pare des autres sphères de la vie sociale : Naville. À ses débuts, elle est mar-
les activités familiales notamment, ce quée par de grandes enquêtes empi-
qui n’est pas le cas à la ferme ou dans riques, dont celle d’Alain Touraine sur
les activités artisanales d’autrefois où L’Évolution du travail ouvrier aux usines
vie de famille et travail sont très imbri- Renault (1955). Très vite, des publica-
qués (« encastrés  », dira Karl Polanyi). tions de référence déinissent les cadres
Lorsqu’il faut quitter le domicile pour de rélexion : la revue Sociologie du
aller à l’usine, le travail devient une travail est créée en 1959 et le premier
sphère autonome et peut être pensé Traité de sociologie du travail paraît
comme telle. en 1961-1962 (2 tomes, sous la direc-
Cette conception restreinte du tra- tion de G. Friedmann et P. Naville).
vail (assimilé au salariat) a l’intérêt Le monde de la grande industrie va
d’attirer l’attention sur le processus de imprimer à la discipline ses thèmes et
diférenciation des activités humaines : ses problématiques. Des années 1960
la séparation progressive entre activi- aux années 1980, les grands domaines
tés domestiques et économiques, la d’étude vont concerner : les incidences
division du travail entre propriétaires de la technique sur le travail ; les conlits
des moyens de production et ceux qui sociaux et les relations professionnelles ;
vendent leur force de travail, la divi- la succession des modèles productifs
sion entre la direction et l’exécution, (taylorisme, fordisme, toyotisme et
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etc. Mais cette conception restreinte leurs variations nationales) ; les formes
du travail, assimilée au salariat laisse de cultures et d’identité au travail, ainsi
dans l’ombre le travail du paysan, de que l’étude des relations informelles
l’artisan, le travail domestique et celui qui se nouent entre les salariés.
de l’étudiant dont l’activité s’apparente À partir des années 1980, le secteur in-
bien à un travail, même s’il n’est pas dustriel entre en déclin, le mouvement
rémunéré. ouvrier perd de sa force, les syndicats
se vident et les grands centres indus-
La sociologie du travail triels (sidérurgie, textile, automobile)
La sociologie du travail s’est construite qui avaient été le centre de gravité
autour du monde ouvrier et de la du mouvement ouvrier connaissent
grande industrie. Cette inscription les restructurations et la fermeture de
sociale de la discipline permet de com- sites. Le symbole est la in de Renault
prendre ses thèmes fondateurs, son Billancourt en 1990. La sociologie du
évolution et sa crise actuelle. travail va subir les contrecoups de cette
Aux États-Unis, la sociologie du tra- crise. Ses problématiques tradition-
vail n’existe pas. On parle plutôt de nelles s’eilochent. Les grands débats
« sociologie industrielle » (P. Desmarez, autour du taylorisme et de la division
La Sociologie industrielle aux États- du travail perdent de leur consistance.
Unis, 1986). Le terme est signiicatif : Le morcellement et la « segmentari-
il indique bien que le travail est pensé sation » du monde ouvrier sont deve-
et analysé à partir de l’usine. Qu’en nus un thème majeur de la discipline.
est-il du travail artisanal, de celui des Depuis les années 1990, à la recherche
bureaux, du travail domestique et des d’une nouvelle identité, la sociologie
professions libérales ? À l’époque, ils du travail va tenter de se renouveler en
n’existent pas, en tout cas dans l’uni- abordant de nouveaux domaines. Les
vers mental des sociologues. En France, sociologues commencent à s’intéresser
la sociologie du travail apparaît dans aux professions comme les avocats, les

353
Notions et concepts

informaticiens, les enseignants ou les tiaire, où le commerce est lorissant,


inirmières, et autres agents du service le « confort moderne » installé dans les
public. La subjectivité des salariés est dé- foyers (cuisine équipée, WC intérieurs,
sormais être prise en compte : l’identité eau courante). En fait, Madère et Cessac
au travail, le sens du travail » et la souf- ne font qu’un, c’est Douelle-en-Quercy
france au travail deviennent des thèmes que décrit Jean Fourastié à trente ans
importants. D’autres thèmes comme d’intervalle. À l’image de Douelle, la
l’autonomie et les nouvelles formes de France a complètement changé de pay-
dominations, la formation des règles et sage (de paysanne, elle est devenue ter-
normes sur les lieux de travail. tiaire) et les Français ont vu leur niveau
L’étude sociologique du travail épouse de vie et leur pouvoir d’achat s’accroître
en fait deux grandes tendances : les mu- considérablement. Fourastié décrit par
tations du travail contemporain : (dé- le menu tous ces bouleversements :
clin du travail industriel et croissance allongement de la durée de vie, baisse
du travail tertiaire, technicisation des de la durée du travail et développement
activités, féminisation, essor du télétra- des loisirs, hausse considérable du taux
vail, déclin du syndicalisme, nouvelles de scolarisation, etc.
pratiques managériales, lexibilisation Nicolas Baverez, a qualiié de « trente
de l’emploi) et les évolutions paradig- piteuses » les trois décennies (1974-
matiques des sciences sociales (intérêt 2004) qui succèdent aux Trente
pour les normes, le genre, les inégalités, Glorieuses. Depuis le choc pétrolier
la rélexivité). de 1974, ces années sont marquées
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Mais, en cherchant à se renouveler, elle dans plusieurs pays occidentaux par


se retrouve coincée entre d’autres dis- un succession de phases de récession et
ciplines déjà constituées : la sociologie de croissance molle et le maintien d’un
des organisations et des professions, chômage de masse.
l’économie d’entreprise, la gestion et la
sociologie de l’innovation, l’ergonomie
ou la psychologie du travail qui ont TRIBU
leurs propres traditions.
Le terme de « tribu » fait débat en
anthropologie. Il fut emprunté au
TRAVAIL (dIVISION dU) vocabulaire de l’Antiquité, où l’on
fait référence aux « 12 tribus » d’Israël
› Fordisme, Taylorisme, Toyotisme ou aux tribus romaines. Dans ce sens
général, le mot « tribu » était surtout
utilisé par les anthropologues évolu-
TRENTE GLORIEUSES tionnistes pour désigner des modes
d’organisation sociale typiques des
Expression forgée par Jean Fourastié sociétés « primitives », intermédiaires
(Les Trente Glorieuses, 1979) pour dési- entre la simple « bande » de chasseurs-
gner la période qui, en France, va de cueilleurs et les sociétés complexes ou
l’après-guerre à 1975 : trente années de étatiques. On parlait ainsi des tribus
changements et de prospérité écono- touareg, apaches, navajo, etc. Mais de-
mique. Fourastié décrit deux villages vant le caractère il est vrai assez vague
que tout oppose : Madère, un village de cette notion, ce terme a été consi-
agricole, avec de petites exploitations, déré comme une invention coloniale et
et dont les habitants vivent modeste- non comme un concept précis. Et il est
ment dans un confort rudimentaire, peu à peu tombé en désuétude dans la
et Cessac, petite ville à majorité ter- communauté anthropologique.

354
T

des Indiens des plaines aux tribus des plaines. Histoire, culture, société,
afghanes 1998). Au xixe siècle, plusieurs tribus
Certains anthropologues soutiennent d’Indiens appartenant à la famille lin-
pourtant que la tribu correspond à guistique iroquoise se rassemblèrent
une réalité sociale précisément identi- dans la grande confédération tribale
iable. En terre d’Islam, en Mélanésie des Iroquois.
ou encore chez les Indiens d’Amérique
du Nord, la tribu correspond à une Pratiques néotribales
communauté très concrète. Ainsi chez Dans nos sociétés, des phénomènes de
les Baruya de Nouvelle-Guinée, nous type « tribal » sont identiiés. Ainsi le
dit Maurice Godelier, une tribu porte sociologue M. Mafesoli publie en 1988
un nom et occupe un territoire qu’elle un ouvrage devenu classique, Le Temps
est prête à défendre par les armes si né- des tribus : le déclin de l’individualisme
cessaire. Autre exemple, les Pachtouns dans les sociétés postmodernes, dans lequel
d’Afghanistan considèrent que la tribu il analyse le « retour des tribus » dans
correspond à un nom, à un territoire nos sociétés contemporaines, tribus qui
et à une unité politique, dirigée par se créent et se solidarisent autour du par-
un chef. En Amérique du Nord, les tage d’images et de goûts (pour telle ou
Indiens des plaines (Sioux, Cheyennes, telle musique, par exemple). Le terme a
Comanches, Kiowas, Pieds-Noirs, etc.) fait, depuis, son retour en sociologie.
ont longtemps été organisés en tribus Valérie Fournier, par exemple, a ana-
formées de petites bandes qui se dis- lysé les milieux underground suisses
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persaient durant l’hiver, mais se ras- (gothiques, scène hardcore, tribu du


semblaient à la belle saison. « Réunion, metal, techno). Dans ces groupes res-
cérémonies tribales et grandes chasses treints héritiers du mouvement punk,
communautaires au bison reviviiaient le poids des normes, des rites du pier-
l’identité tribale. En dehors de cette pé- cing, du tatouage, de la consommation
riode estivale, la langue, les traditions, de stupéiants représentent le prix à
l’histoire commune et les solidarités en- payer pour se construire une identité
tretenaient l’identité tribale des peuples aux marges de la société. (V. Fournier,
nomades » (P.H. Carlson, Les Indiens Les Nouvelles tribus urbaines, 1999).

355
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U

URBANISATION que des mégalopoles et les pays du Sud


connaissent, à leur tour, une urbanisa-
L’urbanisation est un processus ancien tion galopante. Depuis 2008, la moitié
qui suit l’apparition de l’agriculture de la population mondiale vit en ville.
(vers -8 000 ans avant J.-C.) et la for- Et en 2050, les urbains représenteront
mation des villages. Au Proche-Orient, 70 % des habitants de la planète. Cela
vers -7 000 ans, apparaissent les pre- signiie que chaque jour pendant une
mières bourgades comme Çatal Höyük quarantaine d’années, la population
en Anatolie (actuelle Turquie). Çatal urbaine mondiale augmentera de
Höyük vit d’agriculture, d’élevage et 200 000 habitants.
d’un début de commerce de céramique. Évidemment, les situations régionales,
Mais il ne s’agit pas encore d’une ville sont très diférentes. En Norvège,
à proprement parler, comprenant un les habitants sont comptés comme
centre politique et religieux, des lieux urbains dans des localités à partir de
de commerce et des quartiers spéciali- 200 habitants. Ce seuil est de 2 500
sés. Puis, une phase de proto-urbani- au Mexique, de 5 000 au Sénégal et de
sation débute vers -4 500 ans. Enin, 50 000 au Japon. En France, la déini-
surgissent les premières cités-États tion de l’espace urbain combine deux
(comme Ur, Uruk en Mésopotamie) critères : taille de la commune (mini-
au Moyen-Orient vers -4 500 et -3 000 mum de 2 000 habitants) et continuité
ans. de l’habitat (moins de 200 mètres de
Trois autres phases ont, depuis, scandé séparation entre deux habitations suc-
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l’histoire de l’urbanisation. cessives). La population urbaine est


De l’Antiquité jusqu’au XVIII e siècle, devenue majoritaire durant l’entre-
certains centres urbains peuvent ras- deux-guerres. Depuis les années 1970,
sembler des centaines de milliers de les urbains représentent plus de 70 %
personnes (comme Rome durant l’An- des personnes vivant en France métro-
tiquité). Cependant, la population cita- politaine ; ce taux progresse lentement
dine ne représente encore qu’environ (77,5 % en 2007).
un dixième de la population mondiale, Les statistiques internationales re-
soit à peine 70 millions d’habitants. posent sur l’addition d’estimations
Du XIXe au milieu du XXe siècle, les révo- issues de ces déinitions variées, ce
lutions industrielles s’a ccompagnent qui fait que les chifres précis sont très
de mouvements massifs d’exode rural discutables. En revanche les tendances
et de migration vers les villes. En un générales sont claires.
siècle et demi, le taux d’urbanisation
passe, dans les pays développés, d’envi- › Mégalopole, Mégapole, Péri-urbain,
ron 10 % à près de 50 %. Londres est Ville
passée d’1 million d’habitants en 1 800
à 7 millions en 1900. Berlin passe
dans le même temps de 200 000 per- UTILITARISME
sonnes à 2 millions, Paris de 550 000
à 3 millions. Chicago, qui n’était « La nature a placé l’homme sous le
qu’une bourgade en 1850, est une ville gouvernement de deux souverains
d’1 million d’habitants quarante ans maîtres, le plaisir et la douleur. Le
plus tard. principe d’utilité reconnaît cette sujé-
Des années 1950 à aujourd’hui (et tion et la suppose comme fondement
probablement jusqu’au milieu du du système qui a pour objet d’ériger,
xxie siècle), les pays développés voient avec le secours de la raison et de la loi,
se former d’immenses mégapoles ainsi l’édiice de la félicité » (J. Bentham).

357
Notions et concepts

L’utilitarisme est une doctrine morale (cf. J.-S. Mill, L’Utilitarisme. Essai
développée par les philosophes britan- sur Bentham, 1861) ont fait entrer la
niques Jeremy Bentham (1748-1832) notion d’utilitarisme dans le champ de
et John Stuart Mill (1806-1873). Elle l’économie politique. La vision utilita-
postule que le bonheur des hommes riste de l’homme est celle de l’Homoœ-
consiste dans la meilleure répartition conomicus, qui est à la base de la micro-
du total de leurs plaisirs et de leurs économie contemporaine.
peines. La doctrine utilitariste repose
d’abord sur le principe du « calcul de Critiques de l’utilitarisme
leurs plaisirs et leurs peines » (J. Ben- Les critiques portées à l’utilitarisme
tham). sont de plusieurs types.
Un premier type est méthodologique.
du bonheur personnel au bonheur Les principes utilitaristes seraient tou-
collectif jours vrais et irréfutables. En efet, à un
L’individu agit d’abord en fonction de certain degré de généralité, il est tou-
ses intérêts personnels. Et ses compor- jours possible d’airmer qu’une action
tements étant rationnels, il recherche est guidée par la recherche du seul plai-
une satisfaction maximale pour un sir. Même le comportement apparem-
coût minimal. On a souvent présenté ment altruiste et coûteux, comme celui
l’utilitarisme comme une doctrine qui de la mère qui se sacriie pour sauver ses
relète la morale du bourgeois, égoïste enfants, peut être interprété en termes
et calculateur. Cette vision de l’action d’intérêts. Il suit d’admettre – comme
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humaine peut nous sembler étriquée, le soutient d’ailleurs J. Bentham – que


amorale, voire cynique. En fait, pour l’individu trouve une plus grande satis-
ses promoteurs, la doctrine utilitariste faction morale à se sacriier qu’à aban-
est une morale publique qui recherche donner les siens. Mais quel est alors le
le bonheur collectif. C’est le second degré de pertinence d’une théorie qui
principe de l’utilitarisme qui recherche peut expliquer des comportements
« le plus grand bonheur pour le plus absolument opposés, un geste généreux
grand nombre ». S’enrichir de quelques et un autre égoïste pouvant également
sous de plus n’entraîne qu’un faible être considérés comme utilitaires ?
plaisir pour le riche, alors que la même Les critiques de l’utilitarisme avancent
somme d’argent va apporter une satis- également que les actions humaines
faction beaucoup plus grande au men- sont guidées autant par la culture et les
diant. Il est donc plus rationnel, pour valeurs, les routines mentales, les émo-
le bonheur collectif, que ce soit lui qui tions ou biais cognitifs que par le calcul
en proite. rigoureux de ses peines et plaisirs.
En déinissant le bonheur comme une
donnée quantiiable et totalisable (une › Choix rationnel, économie
« utilité »), J. Bentham et J.S. Mill comportementale

358
V

VIEILLISSEMENT de personnel) et intrafamilial : une per-


sonne dépendante fait peser une très
Le vieillissement de la population est contrainte sur les membres de la famille
une donnée générale de tous les pays qui en ont la charge.
développés. Dans l’Union européenne, Qu’il s’agisse des activités touristiques,
en 2013, l’espérance de vie (à la nais- culturelles pour les seniors ou du mar-
sance) est en moyenne (un peu plus ché médical et social pour les personnes
élevée chez les femmes que chez les très âgées, la vieillesse est devenue un
hommes). Selon les projections démo- marché très pesant, à tous les sens du
graphiques, en 2030, un quart de la terme.
population des pays de l’OCDE aura
plus de 65 ans. En 2050, en France,
une personne sur trois sera âgée de VILLE
60 ans ou plus, contre une sur cinq en
2000. Qu’est ce qu’une ville ? Un lieu où
En même temps que la population grouillent des tas de gens. On y habite,
vieillit, le statut et les activités des per- on y travaille, on y achète et on y vend,
sonnes âgées changent considérable- on y circule, on y déambule, on s’y pro-
ment. L’âge de la « retraite » portait bien mène, on y manifeste. La ville attire les
son nom. La cessation d’activité entraî- uns et fait fuir les autres.
nait le déclin des relations sociales, le La ville est tout cela. Inutile de chercher
repli sur le foyer et le cercle familial un seuil absolu qui marquerait le pas-
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restreint. Désormais, le troisième âge sage du village à la ville. Il varie selon


est composé de « seniors » très actifs. Ils les pays : en Norvège, le seuil est de 200
voyagent, étudient, font du sport, ani- habitants, il est de 5 000 au Sénégal. La
ment les associations (bénévolat cari- France est à mi-chemin : une commune
tatif, aide aux devoirs…). Le Viagra et est considérée comme une ville à partir
les remèdes pour lutter contre les efets de 2 000 habitants.
de la ménopause donnent une cure de Disons que nous sommes arrivés en
jouvence aux populations âgées. ville, dès lors qu’on commence à trou-
Ensuite, le quatrième âge (après 80 ans) ver sur place une police municipale,
marque une nouvelle phase. Se posent des écoles, des boutiques spécialisées et
alors des problèmes de prise en charge bureaux de poste. Reste ensuite à distin-
par les institutions (maison de retraite, guer selon leur importance : les petites
à domicile). On parle même de « cin- villes et les grands centres urbains, les
quième âge » pour désigner les cente- capitales, les mégapoles et les mégalo-
naires dont le nombre va croissant. poles. On pourra aussi distinguer les
Le vieillissement de la population pose villes selon leurs activités dominantes. :
de redoutables problèmes économiques il existe des villes portuaires, des villes
et sociaux dans les pays développés. Le industrielles, des villes commerciales,
inancement des retraites en est un : il des villes touristiques, des villes univer-
fait porter une lourde charge sur les sitaires et des villes dortoirs. Mais dans
actifs au point que certains essayistes tous les cas, on y trouvera des traits
ont supposé l’existence d’une guerre communs : des quartiers d’habitation
des générations qui n’a pourtant jamais diférenciés et donc de la ségrégation
vu le jour. urbaine, des centres commerciaux et
L’autre problème social est celui de la des zones industrielles, des axes routiers
prise en charge des personnes dépen- et des rues piétonnes, et des embou-
dantes. Ce problème à la fois collectif teillages, des activités culturelles, des
(création d’établissement, formation restaurants : tout ce qui en fait un lieu

359
Notions et concepts

de vie particulier ou commence à émer- nautés de toutes sortes : elle est le creu-
ger une sociabilité urbaine particulière set des inventions, des créations cultu-
(Y. Grafmeyer, Sociologie urbaine, relles.
2005). Voilà la ville : une sociabilité, La ville est aussi le lieu de la tentation
des lux, des lieux, une unité politique, avec rues commerçantes, ses vitrines,
une histoire, un imaginaire. ses galeries marchandes et super-
marché : lieu de désir et de frustration
Un mode de vie : La ville moderne est (W. Benjamin, Le Livre des passages, éd.
devenue le creuset d’un nouveau genre 1997, Marc Berdet, Fantasmagorie du
de vie. Les premiers sociologues ont capital. L’invention de la ville marchan-
cherché à dégager les traits de cette dise, 2013).
sociabilité urbaine fondée sur l’oppo- La ville est criminogène : en 1939,
sition ville/compagne ou société tradi- Robert L. Faris et Henry W. Dunham
tionnelle/moderne. La ville a été alors (Mental Disorders in Urban Areas,
considérée comme le lieu d’avènement 1939) cherchent à mettre en évidence
d’un homme nouveau (T. Pacquot, l’existence de pathologies mentales très
Homo urbanus, 1990). Ses caractères diférentes selon les quartiers d’habita-
sont changeants puis la ville a été vue tion à Chicago. Preuve, selon eux, qu’il
comme lieu de l’individu déraciné existe un impact de l’environnement
comme celui ou se forme des foules sur la personnalité.
compactes. La ville, c’est le règne la
vitesse et du stress (la « nervosité » Une organisation de l’espace. Le plan
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dirait-on au début du xxe siècle), des villes a fait l’objet de nombreuses


contre la lenteur de la vie rurale. typologies géographiques opposant par
Pour Robert E. Park (1864-1944), exemple les villes en damier (dites hip-
un des pionniers de la sociologie à podamiennes) à l’Américaine, aux villes
Chicago, la ville est un « laboratoire en étoile (ou radiocentrique) c’est-à-
social » où « chaque caractéristique de dire centrées autour d’un centre-ville.
la nature humaine est non seulement (J.-P. Paulet, Géographie urbaine, 2009).
visible, mais grossie ». À la diférence La répartition des activités – zones com-
de la campagne, où la taille des com- merciales, zones industrielles, zones
munautés et le contrôle permanent des d’habitation – donne un bon aperçu de
uns sur les autres ne permettent guère l’économie d’une ville, ses pôles de déve-
l’expression des nouveautés, ici, « tout loppement et zone en déclin.
individu, quelle que soit son excentri- La répartition des populations selon
cité, trouve quelque part un milieu où les milieux sociaux et les groupes eth-
s’épanouir et où exprimer d’une cer- niques a attiré l’attention des sociolo-
taine façon la singularité de sa nature ». gues soucieux de comprendre com-
Le résultat est que « la ville ampliie, ment la ville entraînait des formes de
étale et aiche les manifestations les ségrégation spatiale spéciique. Les
plus variées de la nature humaine. C’est contraintes de l’économie (zones d’ac-
cela qui rend la ville intéressante, et tivité) et de l’habitat (zones d’habita-
même fascinante » (R.E. Park, La ville tion) se combinent pour donner aux
comme laboratoire social, 1929). villes leur coniguration particulière
Durkheim avait déjà fait remarquer avec leurs beaux quartiers et leurs zones
que la densité urbaine conduit à la reléguées, les centres-villes (downtown)
spécialisation des tâches, à l’échange et périphéries, les processus de gentrii-
et est donc propice à l’innovation. La cation ou de déclassement.
concentration des populations entraîne Des lux et des lieux. La ville est un
aussi la formation de petites commu- entrecroisement de lux (O. Mangin,

360
V

La Ville des lux, 2013) : lux de gens, tion quotidienne, la gouvernance d’une
de marchandises, de biens collectifs, de ville peut impliquer aussi de grandes
déchets, Tout cela demande une logis- ambitions et projets de développement.
tique : réseaux de transport (axes rou- Si la diversité des problèmes, l’imbrica-
tiers, métro, tramway, rues piétonnes, tion des niveaux de responsabilité rend
passages souterrains, gare, aéroport, etc.) particulièrement complexe la gouver-
réseaux de gaz, d’électricité, d’eau. nance d’une ville, le pouvoir municipal
La ville forme aussi un ensemble de est aussi un niveau de pouvoir et de
lieux, avec ses monuments, ses jardins, décision privilégié pour promouvoir
ses quartiers typiques ses immeubles, des projets de développement locaux
ses résidences, ses lieux de prestiges et (B. Jouve, La Gouvernance urbaine en
ses zones reléguées : celle des bidon- question, 2004). D’où une prolifération
villes, favelas, taudis. de rélexions et publication sur la gou-
Elle est un pôle d’attraction pour les vernance urbaine où se mêlent les poli-
activités économiques et les services. Le tiques territoriaux, le développement
géographe allemand Walter Christaller durable, l’innovation, la prospective.
avait imaginé que tout territoire natio- Qui implique sociologues, géographes,
nal devait être constellé de ville bien urbanistes, architectes, paysagistes, res-
répartie comme les mailles d’un ilet. ponsables sociaux. P. Le Galès, « Du
Son schéma de répartition uniforme gouvernement des villes à la gouver-
correspondait bien à la disposition des nance urbaine », Revue française de
villes en Allemagne. Son modèle a été science politique, n° 1, 1995).
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contesté par la suite, mais il reste que


personne ne conteste que chaque ville Une histoire. L’histoire des villes a fait
forme un pôle d’attraction pour les l’objet de grandes synthèses : des cités
populations et activités économiques. antiques aux mégapoles contempo-
(P. Veltz, Mondialisation, villes et terri- raines (L. Mumford, La Cité à tra-
toires, 2005). vers l’histoire ; P. Bairoch, de Jéricho à
Dans les années 1980, certains ont ima- Mexico, Villes et économies dans l’histoire,
giné que les nouveaux moyens de télé- 1985 ; G. Duby, Histoire de la France
communications et transports allaient urbaine, 5 tomes, 1980-1985). Chaque
rendre les villes inutiles, et permettre ville a aussi son histoire spéciique avec
la décentralisation des activités. C’est ses strates superposées et ses moments
l’inverse qui semble se produire : la clés où elle s’organise ou se réorganise
ville reste un centre de gravité qui attire en profondeur. Construction de murs
comme un aimant les afaires, l’argent, d’enceintes au Moyen Âge, incendie
les populations. D’où un processus de de Londres, réorganisation du Paris
métropolisation qui est l’équivalent haussmannien, etc.). Chaque moment
géographique de la monopolisation de grande réorganisation est suivi de
économique (F. Ascher, Métapolis ou phases de prolifération anarchique.
l’avenir des villes, 1995 et S. Sassen, La
Ville globale, 1991). L’imaginaire de la ville. La ville est un
lieu de rêve et de cauchemars. Elle a
La gouvernance urbaine. La gestion ses utopistes et ses schémas de villes
d’une ville est un exercice bien particu- idéales qui ont parfois été construites
lier : une équipe municipale est confron- (M. Ragon, Les Cités de l’avenir, 1965).
tée à une multitude de problèmes à Elle a aussi ses contre-utopistes qui y
résoudre : équipements, transport, voient le lieu de perdition généralisé
emplois, délinquance, urbanisme, acti- (M. Davis, City of Quartz, 1990). Elle
vités culturelles. Parallèlement à la ges- a son esthétique, sa poétique, elle est un

361
Notions et concepts

lieu de réservoir de rêverie ou de fan- Peut-on regrouper sous un même terme


tasmes. L’imaginaire de la ville, ce sont des phénomènes aussi diférents qu’un
aussi des émotions cristallisées parfois génocide ou une paire de claques ?
dans un attachement des habitants à Relèvent-ils d’une analyse générale ?
leur quartier, entretenu par des réseaux La question se pose d’autant plus que
de sociabilités et des souvenirs parta- le terme « violence », longtemps limité
gés, (réactivé par les cartes postales et aux actes physiques, tend maintenant
une mémoire folkorisée). L’imaginaire à s’élargir à des violences morales : vio-
d’une ville c’est aussi les représenta- lences verbales, harcèlement moral et
tions et cartes mentales que s’en font autres « violences symboliques ». On
ses occupants (A. Bailly, C. Baumont, parle même désormais de « violence
J.-M. Huriot, A. Sallez, Représenter la routière », « violence scolaire », « vio-
ville, 1995). lence urbaine » pour désigner des phé-
nomènes multiformes…
La ville : un chantier permanent
À l’heure de la ville globale (S. Les causes de la violence
Sassen, La Ville globale, 1991) et de Comme souvent en sciences humaines,
l’urbanisation accélérée de la planète on peut répartir les théories de la
(M. Lussault, L’Avènement du monde, violence en deux camps. Le premier
Essai sur l’habitation de la planète, regroupe les théories de la violence
2013), la ville devient une sorte de fondatrice. L’homme (et sans doute
monstre tentaculaire qui semble devoir moins la femme) y est vu comme un
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absorber tout sur son passage. Elle être naturellement brutal et malfai-
concentre toutes les activités humaines sant, que seule la culture parvient à
et tous ses problèmes. Ce qui la rend dompter partiellement. Dans ce cadre
insaisissable pour des concepts simples théorique, on peut ranger la thèse de
et une grille de lecture unique. Konrad Lorenz sur l’instinct agressif
non ritualisé (L’Agression, une histoire
› Gentriication, Mégapole/ naturelle du mal, 1963) et les théories
mégalopole, Peri-urbain, psychanalytiques sur l’existence d’une
Urbanisation pulsion destructrice (hanatos). La
théorie de René Girard sur la violence
fondatrice, liée au désir mimétique (La
VIOLENCE Violence et le Sacré, 1972), relève de ce
genre d’analyse.
Dans les sociétés humaines, la vio- À l’inverse, tout un pan des sciences
lence prend de multiples formes : celle humaines soutient que la violence est
de la guerre (interethnique, interéta- une afaire de société. C’est le cas de
tique, civile, de conquête), des crimes l’anthropologie culturaliste qui voit
et des actes délictueux (passionnels, dans la violence un phénomène de
politiques, crapuleux), de la violence culture. Ainsi, Ruth Benedict veut
d’État (répression, torture, enferme- montrer que la culture apollinienne
ment), celle plus difuse des rixes et des Indiens pueblos est plus commu-
des bagarres entre individus (en cour nautaire et paciique que la culture dio-
de récréation ou entre bandes), des vio- nysiaque des Indiens des plaines, plus
lences cachées (violence conjugale, viol, passionnés et agressifs (Échantillons de
maltraitance sur enfants), des punitions civilisation, 1934). La psychologie so-
corporelles inligées par le clergé, les ciale penche globalement en faveur des
parents, les éducateurs et autres maîtres thèses sur l’impact du milieu. Les en-
d’esclave… quêtes sur l’inluence (Albert Bandura,

362
V

Stanley Milgram) tendent à montrer Les statistiques semblent montrer, à


que la violence ne vient pas de l’indi- partir du xviie siècle, une régression de
vidu, mais des modèles de conduite qui la criminalité villageoise et un déclin de
lui sont dictés. la brutalité ambiante.
N. Elias avait naguère étudié la pacii-
Le déclin historique de la violence en cation des relations sociales dans l’aris-
Occident ? tocratie, qui était passée en trois siècles
Pour le sociologue Norbert Elias, la d’une éthique guerrière (celle des che-
violence domestique et urbaine connaît valiers) au comportement policé de la
en Occident un déclin historique de- « société de cour » (La Société de cour,
puis le Moyen Âge. Cela est dû à un 1969). Cette « civilisation des mœurs »
double processus. semble avoir touché plus tardivement
La monopolisation de la violence par la société rurale. L’étude conirmait le
l’État, déjà analysée par Max Weber. constat fait par l’historien et démo-
En s’arrogeant « le monopole de la graphe Jean-Claude Chesnais. Son livre
violence légitime », c’est-à-dire le droit classique sur l’Histoire de la violence en
exclusif de justice et d’armée, l’État met Occident (1981) montrait sans contes-
in aux guerres privées, aux duels, aux tation possible que la violence était en
tournois et autres vendettas, qui étaient régression en Occident depuis deux
monnaie courante avant l’instauration siècles. Qu’il s’agisse de la violence
de l’État moderne. individuelle (crimes, coups et blessures
Sur le plan des mœurs, la paciication portés contre les personnes) ou de la
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de la société s’est traduite par une plus violence collective (celle des révoltes
grande civilité : l’apprentissage de la paysannes ou des grèves ouvrières,
politesse, des règles de savoir-vivre, la insurrections qu’on réprimait souvent
régulation des passions. dans le sang).
Les études historiques ultérieures
ont conirmé cette régression histo- Retour de la violence ?
rique de la violence privée. Robert À partir des années 1980, on a assisté
Muchembled, dans La Violence au à une remontée des violences urbaines
village (1989), avait montré que la dans les sociétés occidentales. Elle
brutalité régnait dans les campagnes s’est traduite par une spectaculaire
françaises jusqu’au xviie siècle. Le dé- hausse des crimes dans les villes amé-
pouillement systématique des lettres ricaines, notamment dans les ghettos.
de rémission – par lesquelles les princes En France, la progression régulière
accordaient le pardon pour crime de des actes violents, des années 1950
sang – conduit à un constat sans appel : aux années 1980, a connu ensuite une
la violence était le lot quotidien des accélération.
communautés villageoises. L’historien a Les atteintes contre les personnes (agres-
repéré les motifs et les lieux de conlits sions physiques, menaces, rackets) ont
qui aboutissaient à des crimes de sang. triplé depuis trente ans. Cependant, il
La violence était le fait de toutes les faut préciser qu’elles représentent une
couches de la société. Les hommes part minime de la délinquance : moins
vivaient armés et se battaient souvent de 14 pour 10 000 habitants.
pour des raisons de voisinage, de pa- S’agirait-il d’une remise en cause du
trimoine, de querelle de clochers, de processus séculaire de civilisation des
jalousie, d’honneur blessé, ou plus ba- mœurs ? Certains sociologues le pen-
nalement sous l’empire de l’alcool dans sent, mais la plupart relativisent le
les fêtes populaires. Les conlits se ter- phénomène. La lambée de violence
minaient souvent par mort d’hommes. a régressé aux États-Unis, une fois

363
Notions et concepts

mises en place des politiques de lutte. VIOLENCE SYMBOLIQUE


Deuxièmement, la violence urbaine est
localisée dans certaines sphères de la so- Elle consiste à faire passer pour « natu-
ciété. Enin, c’est aussi un phénomène relles » dans l’esprit des gens, les repré-
de perception sociale. Tel est le cas des sentations dominantes (la doxa). La
violences domestiques. Il fut un temps, violence symbolique est développée
pas si lointain, où battre sa femme et par des institutions et s’appuie sur des
ses enfants était dans l’ordre des choses. efets d’autorité. Pour P. Bourdieu, par
La dénonciation de la maltraitance exemple, la transmission par l’école
sur les femmes et les enfants n’est pas de la culture scolaire (qui véhicule les
nécessairement un signe de hausse de normes des classes dominantes) est
sa fréquence. Si on parle tant de la vio- une violence symbolique exercée à
lence, ce n’est pas forcément qu’elle est l’encontre des classes populaires. La
en recrudescence, mais parce qu’elle violence symbolique peut prendre de
nous est devenue insupportable. nombreux aspects : dépréciation identi-
taire (ethnique, sexuelle…), apartheid
Recherches diverses social ou religieux…
Passées les théories générales, le thème
de la violence se distribue ensuite en de
multiples thèmes qui font l’objet d’une VOTE
ininité de recherches et d’études spé-
cialisées. Certains sont des sujets clas- Pour la science politique, il existe
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siques : lien entre violence et télévision, quatre grands modèles pour expli-
violence des jeunes, violences urbaines. quer les comportements électoraux.
De nouveaux thèmes sont apparus à la Toute élection au sufrage univer-
in des années 1990, accompagnant les sel semble à première vue le résultat
préoccupations de la société envers de d’autant de choix individuels qu’il y a
nouvelles formes de violence : conju- d’électeurs. Or, même si les vainqueurs
gale, sexuelle, scolaire, les guerres d’une élection particulière difèrent à
civiles. chaque fois, ses résultats ressemblent
beaucoup à ceux de celles qui l’ont
précédée. Comment expliquer de telles
VIOLENCE LéGITIME régularités au il du temps dans la ré-
partition des sufrages, sinon par des
« Qu’est-ce que l’État ? » dans une logiques tout aussi permanentes au ni-
conférence de 1919 (Le Savant et le veau des choix des électeurs ? La science
Politique, Plon, 1963) le sociologue politique a distingué de fait quatre
Max Weber écrit : « Le pouvoir poli- mécanismes – non exclusifs les uns des
tique, c’est le monopole de la violence autres – qui inluencent le choix élec-
légitime ». Weber y airme qu’« il faut toral des individus : la géographie, la
concevoir l’État comme une commu- sociologie, l’identiication politique et
nauté humaine qui (…) revendique la rationalité économique.
avec succès pour son propre compte Dis-moi où tu habites…
le monopole de la violence physique La première source de régularité dans le
légitime ». Pratiquement, cela veut dire vote tient à la répartition des électeurs
que seuls les membres de la police ou dans l’espace, à la géographie. Dis-moi
de l’armée ont le droit d’exercer une où tu habites, je te dirai pour qui tu
violence publique (prison, peine de votes. C’est au Français André Siegfried
mort, guerre). Une notion fondatrice que nous devons la première grande dé-
de toute la science politique moderne. monstration en ce sens avec son célèbre

364
V

Tableau politique de la France de l’Ouest, tient aussi au fait que les grands partis
paru dès 1913. A. Siegfried indique politiques se sont, respectivement, « so-
que, si les électeurs votent « conser- cial-démocratisés  » ou « déconfessiona-
vateur   », «  républicain   », ou « répu- lisés  ». Malgré tout, cette ligne d’expli-
blicain avancé   », pour reprendre les cation reste valable, surtout si l’on
termes de l’époque, c’est en raison des adapte la notion de « classe sociale   »
inluences sociales qu’ils subissent sur aux actuelles conditions de la vie écono-
leur lieu d’habitation. Par cette notion mique – par exemple en tenant compte
d’inluence sociale, il souligne toutes de la détention par certains électeurs
les pressions, économiques ou morales, d’un patrimoine investi sur les marchés
que peut alors subir un électeur rural, inanciers –, ou celle de « religion  » aux
aussi bien celles du curé de son village nouvelles manières de croire et aux nou-
que celles du grand propriétaire terrien. velles religions présentes en Europe.
De fait, cette découverte des régularités Dis-moi pour qui ton père votait…
géographiques dans les résultats élec- La troisième source de régularité dans
toraux ne sera jamais démentie par la les choix des électeurs est l’identiica-
suite. tion partisane. Aux États-Unis, dans les
Dis-moi quelle est ta place dans la années 1960, en se fondant sur des son-
société… dages d’opinion, des chercheurs basés à
La deuxième source de régularité dans l’université du Michigan se sont rendu
les choix des électeurs n’est autre que compte que le facteur le plus impor-
le poids de la classe sociale, du sexe et tant du point de vue statistique pour
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de la religion dans l’orientation électo- expliquer une orientation lors d’une


rale. Dis-moi quelle est ta place dans la élection présidentielle n’est autre que le
société, je te dirai comment tu votes. simple fait de se déclarer « démocrate  »
La science politique a été sommée de ou « républicain   ». Cette vision de
vériier la validité de ces prétentions l’électeur, qui fait de la plupart des vo-
– l’ouvrier d’usine qui va à la messe, tants l’équivalent d’un supporter d’une
pour qui vote-t-il ? –, et le grand ins- équipe sportive ou du tenant d’une
trument de cette vériication fut le son- marque de voiture, n’est pas allée sans
dage d’opinion. Celui-ci permet dès les déclencher de vives controverses aux
années 1960 de vériier s’il existe au ni- États-Unis. En efet, elle sape à la base
veau individuel des corrélations signii- la croyance en un choix électoral rai-
catives entre la classe sociale, la religion sonné de la part du peuple souverain.
d’une part, et l’orientation politique En France, en raison des changements
d’autre part. Pour la France, dans les incessants connus par les partis en lice,
années 1970, Guy Michelat et Michel les chercheurs ont eu tendance à trans-
Simon, sur des entretiens semi-direc- poser la notion d’identiication parti-
tifs, ont montré que l’espace politique sane en une notion équivalente de po-
français se structurait efectivement sur sitionnement sur l’axe gauche/droite.
une opposition entre l’électeur com- Une équipe de chercheurs a ainsi pu
muniste, ouvrier et athée à gauche, et montrer récemment, sur des données
l’électeur catholique à droite. de sondage, que le déterminant prin-
Cependant, la science politique, en cipal du point de vue statistique du
France comme dans les autres pays de vote au second tour des trois dernières
vieille démocratie, tend plutôt à souli- élections présidentielles (1988, 1995,
gner le déclin du « vote de classe  » et de 2007) ayant eu une coniguration ordi-
celui de la religion dans les orientations naire (2002 étant à part avec le vote
politiques des électeurs. Ce double « républicain   » des personnes s’identi-
déclin, observable partout en Europe, iant à la gauche pour Jacques Chirac)

365
Notions et concepts

n’était autre que le positionnement par la politique que ses prédécesseurs,


déclaré des électeurs interrogés sur cet l’électeur occidental voterait désormais
axe gauche/droite. pour le candidat incarnant la politique
Dis-moi ce qui compte le plus pour toi… publique qu’il considère comme la
Enin, la quatrième source de régularité meilleure pour lui ou pour le pays.
dans le choix des électeurs intervient Ce vote rationnel correspond surtout à
largement comme une réaction interne la prise en compte des efets de la situa-
à la science politique face aux trois pré- tion économique générale du pays sur
cédentes. Se développant essentielle- les orientations électorales. Toutefois,
ment à compter des années 1970, elle la rationalité dont il est ici question est
consiste à poser que l’électeur est « ra- « myope   » au sens où les électeurs ne
tionnel  », au sens où ce dernier examine prennent en compte que la situation
les propositions des diférentes forces économique aux alentours immédiats
politiques en lice lors d’une élection et de l’élection (une année tout au plus,
vote pour celle qui lui paraît la plus fa- voire un semestre), sans voir des trajec-
vorable à ses intérêts matériels ou sym- toires de redressement de l’économie
boliques. Dis-moi ce qui t’importe, je te de plus long terme – donc en opposi-
dirai comment tu votes. C’est aussi ce tion éventuelle à la rationalité écono-
que l’on a appelé le vote « sur enjeux  ». mique telle que la déiniraient certains
Cette nouvelle vision permet d’expli- économistes. Par ailleurs, les recherches
quer la plus grande mobilité électorale les plus récentes tendent à mettre en
que l’on observe depuis cette époque, lumière à quel point la rationalité de
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et la progression de nouvelles forces l’électeur ne peut pas s’étudier en met-


politiques (écologistes, extrême droite, tant à part les émotions qu’il ressent
régionalistes, etc.). Cet électeur « stra- et les informations dont il dispose au
tège  » ou « sophistiqué  » correspondrait moment de faire son choix.
à l’élévation du niveau général d’édu- (Ch. Bouillaud, « Dis-moi qui tu es,
cation de la population depuis 1945. je te dirai pour qui tu votes », Sciences
Plus éduqué en moyenne, plus intéressé Humaines, n° 236, avril 2012)

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AUTEURS
Auteurs

AdORNO, ThEOdOR w. durable sur sa pensée. Contrainte de


(1903-1969) fuir l’Allemagne pour échapper au na-
Avec Max Horkheimer, heodor W. zisme en 1933, elle rejoindra la France,
Adorno fut l’un des chefs de ile de puis les États-Unis, où elle a efectué
l’école de Francfort. toute sa carrière universitaire.
Né dans une famille musicienne,
Adorno voulut lui-même être composi- « Les œufs se rebifent »
teur. Il se tourna en fait vers la philoso- Le il conducteur de son œuvre, on le
phie, mais consacrera une grande partie trouve peut-être dans un texte resté iné-
de son œuvre à la théorie esthétique dit, et retrouvé dans ses tiroirs après sa
musicale. Adorno s’interroge sur la mort. Ce texte était titré : « Les œufs se
perte de sens dans un monde moderne rebifent ».
où la rationalité (scientiique, tech- « On ne fait d’omelette sans casser des
nique, technocratique) tient une place œufs », airme l’adage populaire. Cette
dominante. Dans son livre Dialectique sagesse populaire, nous dit H. Arendt,
négative (1966), il veut élever sa cri- condense à sa manière une philosophie
tique de la société au plan philoso- de l’histoire. Une philosophie qui justi-
phique. L’ordre social n’est pas réduc- ie le mal – la prison, les crimes, la ter-
tible à un ordre unique qui exprime reur – par un principe supérieur, une
la totalité, l’unité et donc nie les difé- vérité qui doit s’imposer à tous : qu’il
rences. Il a également dirigé des travaux s’agisse de la Révolution ou de l’Ordre
empiriques de psychologie sociale sur la nouveau.
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« personnalité autoritaire » et l’écoute « Les œufs se rebifent » a été rédigé


radiophonique. au moment où H. Arendt achevait la
Principaux ouvrages : Minima mora- rédaction de son monumental ouvrage
lia, 1951 ; Notes sur la littérature, 1958 ; Les Origines du totalitarisme (1951).
Dialectique négative, 1966 ; héorie Héritière de la phénoménologie,
esthétique, 1970. H. Arendt voit le totalitarisme comme
le déploiement d’une pensée, d’une
ARENdT, hANNAh idéologie totale et englobante qui sub-
(1906-1975) jugue et réuniie des masses atomisées.
La jeune étudiante Hannah Arendt, Elle se penche sur ses origines pour
qui arrive à l’âge de 18 ans à l’université en révéler son essence. H. Arendt met
de Marbourg, n’a pas laissé indiférents l’accent sur l’idéologie totalitaire qui
ceux qui l’ont côtoyée. Belle, brillante, s’est construite sur un terrain précis : le
cultivée, elle fascinait son entourage : nihilisme du début du xxe siècle, l’anti-
« On plongeait littéralement dans sémitisme et l’individualisme croissant.
son regard avec la crainte de ne plus Les totalitarismes nazi ou stalinien se
refaire surface. » Les étudiants l’appe- distinguent radicalement des anciennes
laient alors « la verte », couleur d’une formes d’oppression traditionnelle (des-
robe qu’elle portait souvent. Il paraît potisme, dictature) en ce qu’ils reposent
que le silence se faisait autour d’elle sur une idéologie (la « logique d’une
lorsqu’elle prenait la parole au restau- idée » ou « idéocratie ») marquée par
rant universitaire. La liaison amoureuse la volonté de domination totale sur la
entre la jeune étudiante juive et Martin société et d’expansionnisme. Un autre
Heidegger, le philosophe qui se ralliera trait du totalitarisme est l’invocation de
un temps au nazisme, a fait couler « lois scientiiques » (la supériorité de la
beaucoup d’encre. Son amitié avec son race, les lois de l’histoire) pour justiier
professeur Karl Jasper est moins cé- son action. « Les œufs qui se rebifent »,
lèbre, mais a laissé une empreinte plus ce sont tous ceux qui résistent à l’oppres-

368
A

sion et airment les droits de la vie, de rien soutient que l’enfance est une
la création, de la pensée, contre le poids notion récente en Occident. Avant les
écrasant d’un système. xvie-xviie siècles, les enfants ne sont pas
conçus comme une période de la vie qui
La condition de l’homme moderne suscite un intérêt particulier. Durant la
Le totalitarisme n’est pas la seule petite enfance, nous explique P. Ariès,
machine à étoufer la vie. Dans ses on s’attachait assez peu à l’enfant, car la
ouvrages suivants, H. Arendt marque mortalité était forte. Puis, rapidement,
aussi un certain pessimisme face à la vie l’enfant des classes populaires était inté-
moderne dans son ensemble : la tech- gré dans le monde des adultes.
nique, le travail mécanisé et la société À partir du xvie siècle, les choses
de consommation ne sont-ils pas aussi changent. Une nouvelle conception mo-
des puissances asservissantes ? rale de l’enfant apparaît alors. Désormais
Avec La Condition de l’homme moderne on voit en lui un être faible et on associe
(1958), H. Arendt tente de cerner la cette faiblesse à son innocence, vrai relet
condition de l’homme comme être de la pureté divine, et qui place l’édu-
agissant sur le monde (la « vita ac- cation au premier plan des obligations.
tiva »). Cette activité humaine prend Par la suite, les travaux des historiens
trois formes principales : le travail de l’enfance ont continué à relativiser
(« labor »), qui est une activité néces- cette opposition entre notre concep-
saire à la survie et est soumis au cycle tion de l’enfance et celle du Moyen
de la vie, à la routine ; « l’œuvre », qui Âge. À l’époque médiévale déjà, il
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est une activité créative, qui s’exprime existait des mères poules et même des
principalement dans l’art, l’artisanat, « papas poules » qui s’attachaient ten-
l’écriture ; l’action politique, qui met drement à leur enfants.
en rapport les hommes entre eux et crée P. Ariès se considérait comme un « his-
un « espace public ». torien du dimanche ». C’est au terme
H. Arendt s’interroge alors sur les d’une carrière professionnelle dans une
liens entre ces trois types d’activité société privée qu’il a intégré l’École des
dans le monde moderne où le travail hautes études en sciences sociales, en
a pris une importance essentielle. Elle 1979.
s’inquiète du fait que le cycle produc- Principaux ouvrages : L’Histoire des
tion-consommation prenne le pas sur populations françaises et de leurs attitudes
« l’œuvre » et l’action politique, sur- devant la vie depuis le XVIIIe siècle, 1948 ;
tout dans le contexte d’après guerre où L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien
s’airme l’American way of life. Régime, 1960 ; L’Homme devant la
Principaux ouvrages : Les Origines du mort, 1977.
totalitarisme, 1951 (publié en France › Histoire, Mentalités
en trois volumes : Sur l’antisémitisme,
L’Impérialisme et Le Système totali- ARON, RAYMONd
taire) ; La Crise de la culture, 1954 ; La (1905-1983)
Condition de l’homme moderne, 1958. Normalien (compagnon de Jean-Paul
Sartre à l’École normale supérieure),
ARIÈS, PhILIPPE Raymond Aron est l’auteur d’une œuvre
(1914-1984) abondante et multiforme qui porte sur
Philippe Ariès est un de ceux qui, en la philosophie de l’histoire, l’analyse de
France, ont le plus contribué à pro- la société industrielle, les relations inter-
mouvoir l’histoire des mentalités. Dans nationales et l’histoire de la sociologie.
son ouvrage L’Enfant et la Vie familiale Aron fut également un intellectuel en-
sous l’Ancien Régime (1960), l’histo- gagé (une droite éclairée), qui a cepen-

369
Auteurs

dant toujours voulu garder une certaine mondiales, l’opposition entre capita-
lucidité, refusant de subordonner sa lisme et socialisme ; une génération qui
pensée à l’impératif idéologique. s’est enlammée pour les idéologies. On
Sa philosophie de l’histoire repose sur fut tour à tour socialiste, paciiste, sur-
un double refus : celui d’un historicisme réaliste, existentialiste, marxiste, struc-
qui enferme l’histoire et la société dans turaliste, etc. R. Aron lui est toujours
des lois implacables, et refus symétrique resté un sceptique. Il était certes libéral,
d’une vision désincarné de l’être hu- mais ne fut jamais un doctrinaire, pro-
main, qui serait libre par essence. Sur le phète d’un « libéralisme » idéologique.
plan sociologique, il est le tenant du plu- L’esprit de système lui est étranger et
ralisme causal (la réalité ne se laisse ja- c’est là une ligne directrice de sa pensée.
mais enfermé dans une logique unique), Principaux ouvrages : Introduction
ce qui le conduit à adopter le pluralisme à la philosophie de l’histoire, 1938 :
interprétatif sur le plan de la méthode L’Opium des intellectuels, 1955 ; 18
(chaque théorie est un point de vue qui Leçons sur la société industrielle, 1962 :
révèle une partie du réel). Paix et Guerre entre les nations, 1962 ;
De là, découle une démarche intellec- La Lutte des classes, 1964 ; Démocratie
tuelle qui consistera toujours à confron- et Totalitarisme, 1965 ; Les Étapes de la
ter les idées, les modèles – particulière- pensée sociologique, 1967 ; Mémoires :
ment celles des grands auteurs (Marx, 50 ans de rélexion politique, 1983.
Tocqueville, Weber, etc.) aux grandes
évolutions du monde contemporain. ARROw, KENNETh J.
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Raymond Aron fut aussi spécialiste des (Né en 1921)


relations internationales. Il a notam- Économiste américain, Kenneth J.
ment analysé les relations entre États à Arrow a obtenu le prix Nobel d’éco-
l’ère nucléaire. En 1962, il publie Paix nomie en 1972. Son livre Social Choice
et Guerre entre les Nations, qui propose and Individual Values (1951), est un
une vision générale du phénomène. des points de départ de la théorie du
L’ouvrage se décompose en quatre par- rational choice, qui aura de nombreux
ties correspondant à quatre niveaux prolongements en économie et en
de conceptualisation de la guerre : sciences politiques.
la théorie, qui élabore des modèles Arrow a utilisé le paradoxe formulé par
valables pour tout type de guerre, la Condorcet (1743-1794) à propos des
sociologie qui s’interroge sur la volonté élections démocratiques pour démon-
qu’ont certaines sociétés de faire la trer que l’élection n’est pas forcément
guerre, l’histoire qui s’interroge sur la la meilleure procédure des choix col-
réalité singulière de chaque guerre, et lectifs. Il montre qu’il n’existe pas de
la praxéologie qui permet, en tenant solutions vraiment démocratiques qui
compte de tous les éléments d’appré- permettent d’aboutir au choix optimum
ciation disponibles, de dégager des pré- pour tous (c’est-à-dire qui tient au
ceptes et des conseils stratégiques. mieux compte des préférences indivi-
Redoutable polémiste, il s’est opposé duelles). La meilleure solution ne peut
avec constance au communisme et à être obtenue par la somme des choix
ses illusions, à une époque où nombre individuels (on appelle cela le « théo-
d’intellectuels engagés (comme Jean- rème d’impossibilité »). Seule une
Paul Sartre) s’étaient rangés dans le solution imposée prise par un dictateur
camp des compagnons de route du bienveillant peut aboutir à la solution
communisme. optimale. K.J. Arrow est aussi l’un des
R. Aron appartient à une génération créateurs du « modèle standard » (dit
intellectuelle marquée par deux guerres « modèle Arrow-Debreu ») qui sert de

370
A

référence en micro-économie. tenant d’un interventionnisme de type


Ce théoricien de la micro-économie keynésien.
pourrait être pris pour un pur penseur Principal ouvrage : Social Choice and
libéral. En fait, c’est aussi un écono- Individual Values, 1951.
miste engagé – parfois iconoclaste – et › Choix rationnel
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371
Auteurs

BALANdIER, GEORGES les civilisations « naissent du désordre


(Né en 1920) et se développent comme ordre ; elles
« J’ai voulu difuser cette idée que sont vivantes l’une par l’autre ». Il faut
toutes les sociétés sont en devenir dire qu’au moment où G. Balandier
continuel, en production constante écrit son livre, la société est hantée par
d’elles-mêmes, que rien n’y est accom- la crise, les déséquilibres inanciers,
pli, et que l’histoire est le nom que l’on les irruptions de violence (terrorisme,
donne à cette lutte contre l’inachève- banlieue…) et l’insécurité urbaine. Un
ment. » (Entretien avec G. Balandier, sentiment d’incertitude et d’instabilité
« Pour une anthropologie dynamiste », a gagné la société tout entière.
Sciences Humaines, n° 20, 1992). G. Balandier met en garde contre
Professeur à la Sorbonne, directeur l’angoisse qui nous fait voir dans tout
d’étude à l’École des hautes études en désordre une menace de chaos. Une
sciences sociales, Georges Balandier fut telle vision alimente le fantasme « to-
d’abord africaniste. À une époque où talitaire » qui voudrait éradiquer un
l’ethnologie de l’Afrique s’identiiait à désordre qui est constitutif de toute
l’étude des « sociétés primitives » qui société vivante.
semblaient igées dans le temps, comme Principaux ouvrages : Sociologie actuelle
si elles avaient échappé à l’histoire, de l’Afrique noire, 1955 ; Anthropologie
G. Balandier prend le contre-pied du politique, 1967 ; Le Pouvoir sur scènes,
structuralisme dominant et de sa vision 1980 ; Le Détour. Pouvoir et modernité,
statique des sociétés. Il s’intéresse aux 1985 ; Le Désordre. Éloge du mouvement,
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dynamiques de la société africaine. L’un 1988.


de ses premiers livres, Sociologie actuelle
de l’Afrique noire (1955), est justement BARThES, ROLANd
sous-titré Dynamique des changements (1915-1980)
sociaux en Afrique centrale. En parcourant l’œuvre de Roland
C’est aussi dans une perspective dyna- Barthes, on côtoiera Honoré de Balzac
mique qu’il aborde l’anthropologie du comme Brigitte Bardot, Sigmund
pouvoir avec Anthropologie politique Freud et la lessive Omo, les tragédies
(1967). Dans ce livre, G. Balandier de Racine comme le magazine Paris-
analyse les turbulences du pouvoir afri- Match, les programmes de télévision
cain aux prises avec la décolonisation. comme le Nouveau Roman. Ce qui
Il refuse de voir le pouvoir des régimes unit tout cela ? Tous sont des manifes-
africains comme des legs de la tradition. tations de la culture, que R. Barthes
Il évoque plutôt un « pseudo-tradition- explore comme des systèmes de signes.
nalisme » qui consiste à manipuler une Sémiologue, R. Barthes a étudié les
tradition pour légitimer les pouvoirs signiications cachées que véhiculent
en place. À partir des années 1980 les mots et les images, au-delà de leur
s’amorce une nouvelle orientation dans signiication de surface. Ainsi, dans
son œuvre. G. Balandier quitte le terrain Mythologies (1957), R. Barthes com-
africain pour « penser la modernité ». mente le spectacle du monde moderne
En 1988, dans Le Désordre, l’anthro- tel qu’il est présenté par la presse ou par
pologue décrit une société où ordre des images télévisées (publicité, potins
et désordre sont indissociables. « La mondains, informations, etc.).
modernité, c’est le mouvement plus L’univers spectaculaire des magazines
l’incertitude. » Selon lui, il faut accep- à grands tirages (comme Paris-Match)
ter l’idée qu’un certain désordre est relète celui des grandes mytholo-
constitutif de la société et participe gies classiques. Le mariage de Marlon
de sa vie, de son mouvement. Toutes Brando avec une jeune Française ou

372
B

celui de la nouvelle Miss monde avec une critique de l’économie politique du


un garagiste ami d’enfance participent signe (1972) où il combine la théo-
de ces légendes merveilleuses dans les- rie marxiste de la marchandise et la
quelles le prince ou la princesse épouse sémiologie. Pour lui, l’aliénation ne
la bergère ou le berger. se situe plus dans la sphère de la pro-
Dans Le Degré zéro de l’écriture publié en duction, comme l’écrivait Karl Marx,
1953, Roland Barthes esquisse une his- mais dans celle de la consommation.
toire de l’écriture. Non pas une histoire L’accumulation des marchandises va
des thèmes ou des styles littéraires, mais de pair avec la prolifération de signes.
plutôt une histoire de la façon d’écrire : Design, publicité, emballages, spec-
de son ton, son rythme, son lexique par- tacles composent un univers d’illusions
ticulier. Chaque façon d’écrire est liée et de séduction qui ôte aux individus
à son contenu social : de même qu’on toute velléité de révolte.
n’écrit pas de la même façon une lettre À partir des années 1980, J. Baudrillard
de doléances, un tract militant ou un change de perspective : il devient un
poème d’amour, la forme de l’écriture des théoriciens de la postmodernité,
est reliée à son contenu social et à son c’est-à-dire la in du monde moderne
époque. Passant de l’écriture politique centré autour de la production et de la
à celle du roman, R. Barthes en es- consommation. Avec la société post-
quisse quelques grands traits. L’écriture moderne, c’est l’ère de la communica-
romantique et lamboyante d’un tion généralisée qui devient le centre de
Chateaubriand ou d’un Victor Hugo la vie sociale : chacun construit sa posi-
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ne pourrait convenir au roman social tion sociale en manipulant des signes,


d’Émile Zola, de Guy de Maupassant des codes et des images (Simulacres et
ou d’Alphonse Daudet, qui peuvent simulation, 1981). Sous l’emprise des
user dans leurs écrits de tournures popu- médias, le monde est livré à des « simu-
laires qui concordent parfaitement à leur lacres » par lesquels la représentation se
approche naturaliste. substitue au réel.
Certains auteurs, comme Albert Camus Puis J. Baudrillard radicalise le pro-
(dans L’Étranger, 1942), Maurice pos en annonçant la « destruction du
Blanchot, ou Raymond Queneau avec réel » (Le Crime parfait, 1995). Envahi
son « écriture parlée », ont voulu produire par une pléthore d’objets et de signes,
une écriture « transparente », neutre, sans le monde n’est plus connaissable. La
style propre. C’est ce que R. Barthes ap- théorie sociale n’a plus aucune réalité.
pelle « le degré zéro de l’écriture ». C’est Ne reste alors plus qu’à se livrer à un
bien sûr un objectif impossible, car le vagabondage ironique, tout en pro-
contenu ne peut exister sans une forme. clamant la bonne nouvelle : heureux
Principaux ouvrages : Le Degré zéro ceux qui accepteront d’évoluer dans
de l’écriture, 1953 ; Mythologies, 1957 ; un monde insensé, car ils pourront
Système de la mode, 1967 ; Roland Barthes jouer avec les formes et les apparences
par Roland Barthes. Manuel d’autobio- sans se préoccuper des conséquences.
graphie ironique, 1975 ; Fragments d’un J. Baudrillard se fait alors le prophète
discours amoureux, 1977. d’un monde déréalisé par l’image.
Principaux ouvrages : Le Système
BAUdRILLARd, JEAN des objets, 1968 ; Pour une critique de
(1929-2007) l’économie politique du signe, 1972 ;
Jeune enseignant de sociologie à l’uni- L’Échange symbolique et la mort, 1976 ;
versité de Nanterre, Jean Baudrillard Simulacres et Simulation, 1981 ; La
s’est fait connaître d’abord avec Le Transparence du mal, 1990 ; Le Crime
Système des objets (1968) puis Pour parfait, 1995.

373
Auteurs

BAUMAN, ZYGMUNT dont un des traits marquants est la


(Né en 1925) rélexivité.
Originaire de Pologne, où il a ensei- Principaux ouvrages : La Société du
gné jusqu’en 1968, Zygmunt Bauman risque. Sur la voie d’une autre modernité,
est professeur émérite de sociologie de 1986 ; Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère
l’université de Leeds (Royaume-Uni). de la mondialisation, 2003.
héoricien de la modernité liquide
Zygmunt Bauman, considère que la BECKER, hOwARd S.
fragilisation des liens sociaux, l’ouver- (Né en 1928)
ture des choix de vie et l’éclectisme des Sociologue américain. Howard S.
goûts conduisent à un désarroi de l’in- Becker a poursuivi ses études de socio-
dividu contemporain, livré à lui-même. logie entre 1946 et 1951, à l’université
Principaux ouvrages : Modernité et de Chicago, tout en se produisant dans
Holocauste, La Fabrique, 2002 ; La les clubs comme pianiste de jazz. En
Vie en miettes. Expérience postmoderne sociologie, ses professeurs sont parmi
et moralité, Le Rouergue/Chambon, les principaux représentants de l’école
2003 ; L’Amour liquide. De la fragilité dite de Chicago : Ernest Burgess,
des liens entre les hommes, Le Rouergue/ Everett Hughes, Herbert Blumer…
Chambon, 2004 ; Le Présent liquide. Ses premières recherches relèvent de la
Peurs sociales et obsession sécuritaire, sociologie des professions. Elles portent
Seuil, 2007 ; Identité, L’Herne, 2010. sur les musiciens de jazz, le travail et la
carrière des institutrices de Chicago.
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BECK, ULRICh À partir des années 1950, il aborde


(Né en 1944) le champ de la sociologie de la délin-
Ce professeur allemand de sociolo- quance et en renouvelle l’approche à
gie s’est fait connaître par son livre La travers l’étude des fumeurs de mari-
Société du risque (1986). Paru peu après juana. Avec Outsiders, paru en 1963,
la catastrophe de Tchernobyl, il ne pou- il s’impose comme l’un des principaux
vait qu’avoir un grand écho. Ulrich Beck représentants de l’interactionnisme
y théorisait les nouvelles menaces géné- symbolique. Dans cet ouvrage, il décrit
rées par le développement des systèmes les trajectoires sociales de déviants et
productifs et scientiiques dans les socié- de marginaux (musiciens de jazz, dro-
tés modernes. Mais il ne se bornait pas à gués). Pour H.S. Becker, le statut de
alerter des dangers sur l’environnement, déviant ne peut être conçu comme un
ce qui aurait été assez peu original. « état » en soi, un statut igé, déini par
Le risque tel que l’entend le sociologue des caractéristiques objectives de la per-
est beaucoup plus large. Il touche plus sonne. Le statut de déviant résulte d’in-
généralement toutes les ruptures pos- teractions entre diférents agents. Pour
sibles au sein des institutions sociales : comprendre la situation de déviant,
perdre son emploi ou divorcer sont il faut donc prendre en compte l’en-
des périls modernes au même titre que semble des acteurs impliqués de près
l’accident de la route. ou de loin dans celle-ci. Ainsi, le pas-
Plus globalement, cette analyse du sage au statut de déviant suppose une
risque s’inscrit dans une lecture globale véritable « carrière » qui implique une
des sociétés actuelles qu’U. Beck juge entrée progressive et l’insertion dans
entrées dans une « nouvelle phase de un milieu donné (celui des fumeurs
la modernité ». hème qu’il va appro- de marijuana). Le statut de déviant dé-
fondir dans ses ouvrages ultérieurs. pend aussi du regard des autres, du pro-
U. Beck est considéré comme un des cessus de marquage social, des normes
théoriciens de la société postmoderne, sociales en vigueur.

374
B

Principaux ouvrages : Outsiders. Principaux ouvrages : Vers la société


Études de sociologie de la déviance, postindustrielle, 1973 ; Les Contradictions
1963 ; Les Mondes de l’art, 1982 ; Les culturelles du capitalisme, 1976.
Ficelles du métier. Comment conduire sa
recherche en sciences sociales, 1998. BLOCh, MARC
(1886-1944)
BELL, dANIEL Historien français. Fondateur avec
(1919-2011) Lucien Febvre de l’école des Annales.
Sociologue américain. Longtemps Spécialiste du Moyen Âge, il est l’au-
professeur à Harvard, il est l’auteur de teur de plusieurs ouvrages marquants.
plusieurs ouvrages sur les évolutions de Dans Les Rois thaumaturges (1924),
la société moderne qui sont devenus de il étudie la permanence à travers les
véritables best-sellers sociologiques. siècles d’une croyance dans le pouvoir
Dans son grand livre Vers la société pos- de guérison des rois. Ce livre peut être
tindustrielle (1973), il annonce l’avène- considéré comme l’un des premiers
ment d’une « société postindustrielle » ouvrages d’histoire des mentalités. Avec
caractérisée par le déclin relatif de La Société féodale (1939-1940), il se
l’industrie et par l’expansion du secteur propose de construire un modèle glo-
des services. La société postindustrielle bal de fonctionnement en dégageant
se traduit non seulement par une struc- les traits principaux de ses structures
ture des emplois où dominent les em- économiques, politiques et culturelles.
ployés, les techniciens et les professions Durant l’Occupation, M. Bloch est
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libérales par rapport à la classe ouvrière, victime des mesures anti-juives. Il


mais par une importance accrue de la s’engage dans la Résistance, quitte Paris
formation et du savoir théorique. pour Lyon et continue d’écrire sous le
Dans Les Contradictions culturelles du nom de Fougères. C’est là qu’il rédige
capitalisme (1976), D. Bell poursuit son dernier livre L’Étrange Défaite
son analyse de l’évolution de la société (1946). En 1944, il est abattu avec
contemporaine. Dans le capitalisme d’autres résistants, quelques jours avant
d’avant-guerre, il y avait une corres- la libération de Lyon.
pondance étroite entre l’ordre de la pro-
duction et l’ordre des valeurs. Comme BOAS, FRANZ
l’avait montré Max Weber, l’ascétisme (1858-1942)
puritain s’accordait parfaitement aux va- Anthropologue américain, d’origine
leurs et comportements exigés par le dé- allemande. C’est lui qui a fondé l’an-
veloppement du capitalisme. Par contre, thropologie culturelle aux États-Unis.
le capitalisme d’après-guerre, marqué Après de brillantes études de physique et
par le développement de la consom- de géographie en Allemagne, où il rédige
mation de masse, suppose une attitude une thèse de physique consacrée à la
plus « hédoniste », et le développement « couleur de la mer », le jeune Franz Boas
du crédit à la consommation – un des s’est orienté vers l’anthropologie phy-
piliers de la croissance – implique l’appel sique, alors à la mode en Allemagne. Son
à la satisfaction des plaisirs immédiats et premier voyage ethnographique chez les
à la libération de certaines contraintes Eskimos l’a cependant convaincu que
morales. En même temps, cette atti- la culture d’un peuple est plus détermi-
tude nouvelle du consommateur épi- nante que les conditions biologiques ou
curien, soucieux avant tout de confort la « race » pour comprendre les compor-
individuel, entre en opposition avec les tements. Il reste alors persuadé qu’il faut
exigences de la production de masse, les étudier la culture, qui possède sa propre
impératifs de la productivité accrue… logique et son autonomie.

375
Auteurs

Installé aux États-Unis à partir de (1576). La souveraineté est indivisible


1889, il se lance dans de multiples en- et absolue, mais pas arbitraire. Le
quêtes, notamment auprès des Indiens prince doit mener un « droit gouver-
Kwakiutls du Canada. Il recueille, nement » : « La plus belle forteresse est
classe, analyse une masse d’informa- l’amour des sujets ».
tions sur le langage, les mythes, les
techniques et les modes de vie des BOLTANSKI, LUC
Indiens. (Né en 1940)
Ennemi des généralisations trop Longtemps assistant de Pierre
hâtives et des grandes synthèses qui Bourdieu, il se distancie de ce dernier et
passent allégrement au-dessus du fonde en 1985 le Groupe de science po-
détail et de la complexité des faits, litique et morale (EHESS) qui devient
F. Boas s’oppose tant aux théories vite un vivier de renouvellement de la
racistes de l’anthropologie physique sociologie française. Dans L’Amour et
qu’à la vision linéaire de l’histoire pro- la Justice comme compétences (1990),
posée par l’évolutionnisme. Il se méie dont le premier chapitre s’intitule « Ce
aussi des grandes synthèses consacrées dont les gens sont capables  », Boltanski
à la « pensée primitive », telle celle de airme que l’on ne peut envisager le
James G. Frazer et de son Rameau d’or monde comme fait uniquement de
(13 vol., 1890-1935). L’idée d’une rapports de force qui s’exerceraient à
pensée primitive « irrationnelle » et l’insu des acteurs. Ce qui le frappe au
fondée sur la seule magie ne lui paraît contraire, c’est la critique quasi perma-
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pas convaincante. De même, s’il prend nente dont le monde social fait l’objet,
en compte les phénomènes de difu- ainsi que les capacités des individus à se
sion (des techniques, des cultures) référer à des principes de justice pour
pour expliquer certains faits tech- fonder, dans tous les domaines, des
niques ou culturels, il n’adhère pas compromis acceptables.
pour autant aux thèses difusionnistes Il propose donc de passer d’une socio-
qui ont alors cours en Allemagne et logie critique, qui revendique le mono-
en Angleterre. Très vite devenu la pole de la lucidité sur le monde social,
principale igure de l’anthropologie à une « sociologie de la critique   » qui
américaine, F. Boas formera toute une prend pour objet les capacités critiques
génération d’anthropologues. que les individus mettent en œuvre de
Principaux ouvrages : he Mind of façon quasi perpétuelle dans le cours de
Primitive Man, 1911 ; L’Art primitif, la vie sociale. Dans De la justiication
1927 ; Race, Language and Culture, (1991, avec Laurent hévenot), il pro-
1940. posera une typologie des principes de
justice auxquels les personnes peuvent
BOdIN, JEAN se référer lorsqu’ils portent une critique
(1529-1596) ou qu’ils se justiient dans des situa-
Juriste et théoricien du politique fran- tions publiques de dispute.
çais, humaniste, esprit encyclopédique, Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme
il écrit des ouvrages philosophiques et (réed. 2011, avec Ève Chiapello), les
économiques dans lesquels l’homme auteurs montrent comment le capita-
tient toujours une place centrale ; on lisme a intégré les valeurs d’autonomie,
lui doit notamment la formule : « Il n’y de créativité et d’initiative au nom du-
a ni richesse ni force que d’hommes. » quel il avait été critiqué – en particulier
Considéré comme le père des théories au moment de mai 1968. Parallèlement
de la souveraineté moderne, qu’il ana- à cette réappropriation de la critique
lyse, dans Les Six Livres de la république « artiste   », la critique « sociale   » du

376
B

capitalisme comme source de misère BOURdIEU, PIERRE


et d’inégalités perdait de sa force, via (1930-2002)
le déclin du Parti communiste, des syn- Pierre Bourdieu s’est imposé comme
dicats et les transformations du monde une des grandes igures de la sociolo-
du travail (délocalisations, restructu- gie contemporaine. Entre ses premiers
rations, substitution travail/machine). travaux sur la sociologie de l’Algérie
D’où, selon les auteurs, un certain (1958) et ses dernières publications
désarroi des mouvements critiques à issues de cours donnés au Collège de
l’heure même où le capitalisme n’avait France (où il est nommé professeur en
jamais été aussi dominant. 1981), il a écrit une trentaine de livres
et des dizaines d’articles, qui furent
BOUdON, RAYMONd autant d’événements dans le monde
(1934-2013) sociologique.
Sociologue français. Il est un tenant de Comme beaucoup de grandes œuvres,
l’individualisme méthodologique, selon la pensée de P. Bourdieu plonge ses
lequel les phénomènes sociaux doivent racines dans une expérience person-
être abordés comme la résultante des nelle. Issu d’une famille populaire du
actions d’individus doués de raison. Béarn (sud de la France), il réussit à
Il utilise la notion de rationalité en intégrer la prestigieuse École normale
s’inspirant de la rationalité subjective supérieure, rue d’Ulm, en 1951. Là, le
conçue par Herbert A. Simon. Il se jeune provincial, gauche et maladroit,
propose de mettre au jour les « bonnes se trouve immergé dans un monde
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raisons » qu’un individu peut avoir de jeunes bourgeois, brillants, beaux


d’agir de telle ou telle façon. parleurs et cultivés. P. Bourdieu en fera
En référence aux travaux de Mancur la description dans Les Héritiers (avec
Olson et au dilemme du prisonnier, J.-C. Passeron, 1964). Ces étudiants
R. Boudon s’est par ailleurs intéressé privilégiés reçoivent en héritage un bien
aux phénomènes de comportements précieux bien qu’invisible à l’œil nu : la
collectifs qui résultent de l’agrégation de culture. Au sein de cette élite intellec-
rationalités individuelles (théorie des ef- tuelle, les valeurs ne se transmettent pas
fets pervers). Autant de prolongements par l’argent (le « capital économique »),
qui ont largement contribué à difuser mais par l’école (le « capital culturel »).
les notions de rationalité limitée et ratio- Les meilleurs éléments de cette caste
nalité subjective dans les sciences. sociale sont destinés à suivre le parcours
Par ailleurs, R. Boudon a consacré de idéal des grandes écoles (Polytechnique,
nombreux ouvrages aux sociologues Écoles normales supérieures, Ena) pour
classiques (Max Weber, Durkheim, rejoindre les grands corps de l’État.
Tocqueville…) et s’attache à montrer P. Bourdieu leur consacrera ensuite un
que leurs démarches s’inscrivent toutes de ses autres grands livres : La Noblesse
dans le cadre d’un individualisme mé- d’État (1989).
thodologique qu’il cherche à promou- Parce qu’il n’est pas de ce monde, le
voir. jeune P. Bourdieu va ressentir dans
Principaux ouvrages : L’Inégalité des sa chair ce décalage entre son monde
chances, 1973 ; Efets pervers et ordre so- d’origine et celui où il va. Et c’est ce
cial, 1977 ; La Logique du social, 1979 ; décalage qui lui permet justement de
(avec F. Bourricaud) Dictionnaire cri- voir ce que les autres ne voient plus. Les
tique de sociologie, 1982 ; L’Idéologie ou codes implicites, les routines et les sou-
l’origine des idées reçues, 1986 : Le Juste bassements qui gouvernent le monde
et le Vrai : études sur l’objectivité des va- des idées. À partir de là, toute la pensée
leurs et de la connaissance, 1995. de P. Bourdieu va consister à « dénatu-

377
Auteurs

raliser le monde social », dévoiler les Chacun de nous est bien le produit
règles du jeu du monde des intellec- de son milieu et le prisonnier de rou-
tuels, des savants et des penseurs. tines d’actions. Mais nos habitudes et
Dans La Reproduction (avec J.-C. nos routines fonctionnent comme des
Passeron, 1970), P. Bourdieu décrit ce programmes et possèdent des capacités
mécanisme invisible de la sélection so- créatrices et stratégiques dans un milieu
ciale par l’école. Les sociétés d’Ancien donné. La théorie de l’habitus renvoie
Régime transmettaient un rang, un dos à dos deux modèles de l’action
titre et un statut. La société bourgeoise opposés : d’un côté le déterminisme
délivre à ses enfants un capital, un héri- sommaire qui enfermerait nos actions
tage. La République, au nom de l’éga- dans le cadre de contraintes imposées,
lité de tous, a rétabli insidieusement, de l’autre la iction d’un individu auto-
sans le savoir, une nouvelle barrière nome, libre et rationnel.
de classe : celle de la culture, transmise Le « champ » est une autre notion cen-
par le diplôme. L’héritage culturel est trale de la théorie de P. Bourdieu. Le
d’autant plus précieux qu’il n’est pas vi- terme est utilisé à propos du monde
sible. Il est vécu sur le mode du don, de littéraire, artistique, politique, reli-
l’intelligence innée et des idées pures. gieux, médical, scientiique… Pour
Par la suite, le sociologue étendra une fois, P. Bourdieu en a donné une
son analyse de la domination aux déinition assez simple : « Le champ est
pratiques culturelles, dans Un art un microcosme autonome à l’intérieur
moyen (avec L. Boltanski, R. Castel, du macrocosme social. » (Propos sur le
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J.-C. Chamboredon, 1965) et L’Amour champ politique, 2000)


de l’art (avec A. Darbel, 1966), puis Qu’on l’appelle « champ », « micro-
dans son chef-d’œuvre : La Distinction cosme », « milieu », c’est un domaine
(1979). d’activité – le monde politique, uni-
Ce dernier, sous-titré Critique sociale du versitaire par exemple – qui possède
jugement, se veut un déi à Emmanuel ses propres lois et ses codes internes.
Kant et à sa « critique du jugement ». C’est là qu’intervient un autre méca-
Le philosophe allemand voulait expli- nisme, central dans la sociologie de
quer le sens du « beau » en vertu d’un P. Bourdieu : la « violence symbo-
jugement transcendantal et subjectif. lique ». C’est une violence « douce et
Pour E. Kant, le jugement esthétique masquée », qui s’exerce avec la compli-
est afaire de bon ou de mauvais goût cité de celui sur qui elle s’exerce. Elle
personnel. P. Bourdieu, lui, veut mon- n’est pas destinée à marquer les corps,
trer que le goût est afaire de milieu mais les esprits. Elle prend parfois la
social. forme, dans le monde académique, du
discours d’autorité ou de la parole du
habitus, capital, champ, violence maître.
symbolique
Mais la pensée de P. Bourdieu ne se Critiques de Bourdieu
réduit pas à un strict déterminisme Toutes les critiques possèdent un
qui ne ferait que rapporter la pensée à point commun. On ne nie pas la va-
ses conditions sociales de production. leur heuristique de la notion mais la
La notion d’habitus, qui est au cœur plupart des auteurs refusent d’en faire
de son œuvre, vise à rendre compte à un programme rigide de comporte-
la fois des déterminismes inconscients ments. L’habitus existe, mais, dans nos
qui pèsent sur nos représentations, sociétés « ouvertes », les individus sont
mais aussi des capacités stratégiques et soumis à de multiples cadres de socia-
créatives. lisation et aucun n’enferme les acteurs

378
B

dans une cage de fer. De plus, la vi- l’élaboration de sa thèse La Méditerranée


sion implacable de la domination par et le monde méditerranéen à l’époque de
l’habitus ou la violence symbolique Philippe Il (1949), qu’il soutient après la
ne permet pas de rendre compte des Seconde Guerre mondiale. Dans cet ou-
processus de changement ou d’éman- vrage, il rompt avec l’histoire politique
cipation : celui des femmes, celui des pour présenter une histoire sociale et
jeunes issus de milieux défavorisés et économique du bassin méditerranéen. Il
qui « s’en sortent », celui de multiples y expose pour la première fois sa vision
catégories de « dominés », qui d’une de l’histoire en trois temps.
manière ou d’une autre (par la lutte, En 1946, F. Braudel prend la direction
par les stratégies individuelles, par la de la revue des Annales. Il accède en
déviance) réussissent à s’afranchir en 1949 au Collège de France et s’im-
partie de leur situation de dominés et plique dans la création, en 1946, de la
ne sont pas tous réduits à la « misère vie section – économique et sociale –
morale » et à la soumission passive. de l’École pratique des hautes études,
Principaux ouvrages : (avec J.-C. dont il sera président de 1956 à 1972.
Passeron) Les Héritiers. Les étudiants et Durant ces années, il rédige son grand
la culture, 1964 ; (avec J.-C. Passeron) ; ouvrage sur l’histoire du capitalisme
La Reproduction. Éléments pour une Civilisation matérielle, économie et
théorie du système d’enseignement, 1970 ; capitalisme (3 vol., 1979), dans lequel
La Distinction : critique sociale du juge- il décrit l’émergence progressive d’une
ment, 1979 ; Le Sens pratique, 1980 ; « économie-monde », qui s’est dévelop-
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Questions de sociologie, 1980 ; Ce que pée successivement autour de plusieurs


parler veut dire, 1982 ; Les Règles de l’art. aires de développement : Gênes, Venise,
Genèse et structure du champ littéraire, Bruges, Amsterdam, puis Londres. En
1992 ; (dir.) La Misère du monde, 1993 ; 1984, un an avant sa mort, F. Braudel
Méditations pascaliennes : éléments pour fut élu à l’Académie française
une philosophie négative, 1997 ; Science
de la science et rélexivité, 2001. Les trois temps de Fernand Braudel
Dans son ouvrage La Méditerranée et
BRAUdEL, FERNANd le monde méditerranéen au temps de
(1902-1985) Philippe II (1949), Fernand Braudel
Historien français. Chef de ile de l’école propose de découper l’histoire en trois
des Annales après la Seconde Guerre « étages » auxquels correspondent un
mondiale, Fernand Braudel est l’histo- niveau d’explication et une temporalité
rien de la « longue durée ». S’opposant à diférents.
une histoire politique et événementielle, Le premier étage de l’histoire est celui
il veut faire surgir des soubassements des rapports de l’homme avec son mi-
géographiques et économiques de la lieu. Par exemple, la vie du paysan n’a
société les forces souterraines qui struc- guère évolué de l’époque romaine au
turent sur le long terme les évolutions seuil de la révolution industrielle. Ces
historiques. Son champ d’étude porte hommes vivent dans un « temps long
avant tout sur l’âge classique. et presque immobile », leur histoire
Après avoir terminé ses études d’histoire « lente à couler et à se transformer, faite
et obtenu l’agrégation, il enseigne dix bien souvent de retours insistants, de
ans en Algérie, de 1923 à 1932, puis cycles sans in recommencés ».
à l’université de Sao Paulo au Brésil. Puis vient le deuxième étage : le temps
De retour à Paris, il devient en 1937 de l’histoire sociale, celle des groupes
directeur de l’École pratique des hautes et des groupements des États et des
études. Toutes ces années sont celles de sociétés. C’est une temporalité difé-

379
Auteurs

rente où les évolutions se comptent en de cette histoire brûlante encore, telle


décennies. que les contemporains l’ont sentie,
Enin, une troisième temporalité décrite, vécue, au rythme de leur vie,
correspond à celle de l’histoire clas- brève comme la nôtre. Elle a la dimen-
sique écrite « à la dimension non de sion de leurs colères, de leurs rêves et de
l’homme, mais de l’individu. (…) Une leurs illusions. »
histoire à oscillation, brève, rapide, Principaux ouvrages : La Méditerranée
nerveuse. (…) Mais telle quelle, c’est et le monde méditerranéen à l’époque de
la plus passionnante, la plus riche en Philippe II, 1949 ; Civilisation matérielle,
humanité, la plus dangereuse aussi. » Et économie et capitalisme, 3 vol., 1979 ;
F. Braudel d’ajouter : « Méions-nous L’Identité de la France, 3 vol., 1986.
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380
C

CASTEL, ROBERT CASTORIAdIS, CORNELIUS


(1933-2013) (1922-1997)
Sociologue français, spécialiste des Après une période où il fut révolution-
questions du travail et de l’exclusion. naire, militant trotskiste, puis fondateur
Il a été directeur d’études à l’EHESS et du groupe Socialisme ou Barbarie en
membre du Centre d’étude des mou- 1948, Cornelius Castoriadis s’est écarté
vements sociaux. il a notamment pu- du marxisme et, avec lui, du matéria-
blié Les Métamorphoses de la question lisme économique. À partir des années
sociale, Fayard, 1995 (une chronique 1970, il consacre des travaux majeurs à
de l’évolution du salariat portant sur la démocratie en Grèce : « Quand nous
deux siècles, devenu un classique) ; abordons la naissance de la démocratie
Propriété privée, propriété sociale, pro- et de la philosophie, ce qui nous im-
priété de soi (avec Claudine Haroche), porte, c’est notre propre activité et notre
Fayard, 2001, et L’Insécurité sociale, propre transformation (de la société et
Seuil, 2003. du sujet), c’est la Grèce qui a créé la pos-
sibilité de ce projet de compréhension :
CASTELLS, MANUEL comprendre sa propre histoire pour se
(Né en 1942) transformer soi-même. »
Avec son ouvrage L’ère de l’informa- Dans L’Institution imaginaire de la so-
tion (3 vol., 1998-1999) le sociologue ciété (1975), il airme que l’imaginaire
connaît une consécration interna- et le symbolique – que l’on retrouve
tionale. Dans cette grande fresque, dans les religions, les idéologies poli-
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M. Castells prétend brosser un por- tiques, etc. – sont des piliers constitu-
trait du monde nouveau qui émerge tifs de tout ordre social.
à la in du xxe siècle. Ce nouveau L’un des thèmes dominants de cette
monde tient en une formule géné- pensée foisonnante – qui touche à
rale : « la société en réseau ». Cette la psychanalyse, au fondement de la
nouvelle société résulte de processus démocratie, à la nature du capitalisme
indépendants : la révolution infor- ou à celle de l’Union soviétique – est
matique (économie de l’information, la notion d’« autonomie » du social.
communication en réseau), la réor- L’autonomie des sociétés consiste à
ganisation du capitalisme (lexibilité concevoir l’organisation sociale comme
et innovation technique), la crise de une auto-création. Sur le plan théo-
l’étatisme (déclin de l’État face à la rique, cette auto-institution suppose de
mondialisation) et les transformations penser le social sans recours à des lois
et mutations culturelles (revendica- immanentes (la nature, les lois de l’his-
tion libertaire, féminisme, déclin du toire, les lois économiques). La consti-
patriarcat). Ces processus se com- tution de la société suppose une « auto-
binent pour donner naissance à une gestion » qui permet à la fois l’ordre, la
nouvelle forme sociale marquée par création et la réorganisation consciente
de nouveaux modes de production, de par les hommes eux-mêmes.
communication et de relation sociale. Principaux ouvrages : L’Institution
Une société pyramidale laisse place imaginaire de la société, 1975 ; Les
à une société en réseau, plus luide, Carrefours du labyrinthe, t. 2 : Domaines
plus souple, plus instable aussi. Elle de l’homme, 1986.
s’accompagne de changement dans les
identités des groupes humains. COMTE, AUGUSTE
Principaux ouvrages : L’ère de l’infor- (1798-1857)
mation, 3 vol., 1998-1999 ; La Galaxie A. Comte est le théoricien du positi-
Internet, 2001. visme et l’un des fondateurs de la socio-

381
Auteurs

logie. Le positivisme est une philoso- tions propres à l’état normal de l’humanité ;
phie de la science qui accorde aux faits Calendrier positiviste ou Système général
« positifs » la place première dans la de commémoration publique.
connaissance (contre la démarche mé-
taphysique qui ne fait que construire CONSTANT, BENJAMIN
des systèmes de concepts). (1767-1830)
Auguste Comte fut l’assistant de Saint- Homme politique et écrivain français,
Simon. Comme ce dernier, il a vu dans Benjamin Constant, témoin à la fois
l’émergence de la société industrielle et passionné et désabusé des boulever-
l’essor des sciences l’avènement d’une sements politiques de son temps, est
nouvelle ère de l’humanité. Dans son rangé à juste titre parmi les fondateurs
Cours de philosophie positive (1830- de la pensée libérale. Mais sa sensibilité
1842), il envisage le développement de personnelle et son style lui permettent
la pensée humaine comme une succes- de toucher toujours un peu plus loin
sion de trois phases ou « états » : un âge que sa pensée. Il était favorable aux
théologique noyé dans l’esprit magique régimes représentatifs, car il considé-
(pour Comte, ce temps est celui de rait la représentation comme la seule
l’Antiquité et des primitifs) ; un âge forme de liberté que les hommes de son
métaphysique (ou « abstrait ») ; enin, temps pouvaient exercer, faute d’éner-
vient « l’âge positif » qui rejette la re- gie et d’enthousiasme, en se satisfaisant
cherche du pourquoi ultime des choses « d’être représentés et de concourir à
pour considérer les faits et « leurs lois cette représentation par (leur) choix ».
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efectives ». Cette troisième époque est Parmi ses textes les plus connus, citons :
l’époque contemporaine, marquée par Principes de politique applicables à tous
l’essor des sciences et des techniques. les gouvernements représentatifs (1815)
C’est Auguste Comte qui, le premier, a et son célèbre discours « De la liberté
baptisé la nouvelle science de la société des anciens comparée à celle des mo-
« sociologie ». Selon la petite histoire, il dernes » (1819).
avait envisagé d’abord un autre nom :
celui de « physique sociale ». Mais au CROZIER, MIChEL
moment où Comte allait proposer le (1922-2013)
nom de « physique sociale », un savant Michel Crozier est l’un des rares so-
belge, Adolphe Quetelet (1796-1874), ciologues français dont l’audience a
s’empara de ce nom pour baptiser lui- dépassé les frontières de l’Hexagone.
même une discipline dont il est le pro- Fondateur du Centre de sociologie des
moteur : la démographie. Comte joua, organisations, membre de l’Académie
vis-à-vis de la sociologie, plus le rôle des sciences morales et politiques, il
d’architecte que celui de véritable bâtis- a enseigné dans plusieurs universités
seur : il a bâti les plans d’une discipline américaines, notamment à Harvard
sans réaliser de travaux empiriques, et à l’université de Californie. Il est le
ce qui était l’inverse même de l’esprit père de l’« analyse stratégique », expres-
positiviste. Sur la in de sa vie Comte a sion qui désigne à la fois une approche
voulu faire du positivisme une sorte de sociologique spéciique et une méthode
religion laïque de l’humanité. Mais, à d’analyse des organisations. Son œuvre
ce stade, il n’était plus suivi que par de peut se décliner en plusieurs étapes.
rares disciples. Ses premières enquêtes de terrain
Principaux ouvrages : Cours de philo- cherchent à rendre compte du fonction-
sophie positive, 1830-1842 ; Système de nement (et des dysfonctionnements)
politique positive, 1851-1854 ; Synthèse des systèmes bureaucratiques. Dans Le
subjective ou Système universel des concep- Phénomène bureaucratique (1963), il

382
C

met au jour les rouages organisationnels nement des organisations. L’analyse


cachés de deux organisations publiques, stratégique étudie donc les relations
l’Agence parisienne des chèques postaux de pouvoir et les efets des stratégies
et la Seita. Les relations de pouvoir ap- des acteurs dans l’organisation. Elle
paraissent comme le principal élément cherche à mettre au jour les logiques
structurant de l’organisation. Mais, sous-jacentes des systèmes contingents
loin de reproduire l’organigramme, nés de cette interdépendance. Elle est
elles reposent sur des données impli- devenue une méthode de diagnostic
cites, notamment la maîtrise des « zones organisationnel et d’accompagnement
d’incertitude ». C’est ainsi qu’à la Seita, du changement de plus en plus usitée,
le conlit récurrent entre les ouvriers de par des sociologues, mais aussi par des
production et les ouvriers d’entretien professionnels du management.
s’enracine dans la maîtrise de la zone M. Crozier a également cherché à
d’incertitude que constituent les pannes transposer ses interprétations à l’ana-
de machine. M. Crozier montre éga- lyse de la société française, dans une
lement comment la centralisation et la perspective réformatrice : toute une sé-
multiplication des règles aboutissent à la rie d’ouvrages s’inscrit dans ce projet. Il
constitution de « cercles vicieux bureau- y a selon lui un modèle bureaucratique
cratiques » qui rigidiient l’organisation. à la française (centralisateur, rigide,
L’Acteur et le Système (1977), coécrit cloisonné) qui imprègne l’ensemble des
avec Erhard Friedberg, est le livre fon- organisations et empêche tout change-
dateur de l’analyse stratégique. Il est ment social. La crise de mai 1968 est
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aujourd’hui un classique de la littérature interprétée comme un signe révélateur


sociologique. La thèse peut se résumer en de ce blocage (La Société bloquée, 1970).
quelques propositions. L’acteur n’est pas Dans ses essais suivants, M. Crozier va
totalement contraint, il a une certaine préciser sa cible : ce n’est pas tant la
marge de liberté. Son comportement société française qui est bloquée que
est le résultat d’une stratégie rationnelle. l’État français qui, par son conserva-
Mais cette rationalité n’est pas pure, elle tisme, son « bureaucratisme » et son
est limitée : les gens ne prennent pas les omnipotence, freine l’innovation et les
décisions optimales, mais celles qu’ils adaptations dynamiques (État moderne,
jugent satisfaisantes compte tenu de leur État modeste, 1987). Enin, dans La
information, de la situation et de leurs Crise de l’intelligence (1995), il dénonce
exigences (les auteurs reprennent à leur le rôle de la technocratie et des élites,
compte la théorie de l’économiste amé- qui gêneraient les transformations que
ricain Herbert A. Simon). la société civile est encline à accepter.
Principaux ouvrages : Le Phénomène
L’analyse stratégique comme bureaucratique, 1963 La Société bloquée,
méthode d’intervention 1970 ; L’Acteur et le Système, 1977 ; État
Pour M. Crozier, c’est sur la base de ces moderne, État modeste, 1987 ; La Crise
postulats qu’il faut analyser le fonction- de l’intelligence, 1995.

383
Auteurs

dARNTON, ROBERT Principaux ouvrages : L’Aventure de


(Né en 1939) l’Encyclopédie, 1775-1800, un best-seller
Ancien reporter au New York Times, au siècle des Lumières, 1979 ; Le Grand
professeur d’histoire européenne à Massacre des chats, 1985 ; he Forbidden
l’université américaine de Princeton Best-sellers of Prerevolutionary France,
depuis 1968, Robert Darnton est l’au- 1995 ; Pour les Lumières. Défense, illus-
teur de travaux portant principalement tration, méthode, 2002.
sur le xviiie siècle français, à travers
l’histoire du livre (il étudie notam- dELEUZE, GILLES
ment l’Encyclopédie) et de la lecture. Il (1925-1995)
s’intéresse à des thématiques encore peu Gilles Deleuze occupe une place un
abordées, comme la vie quotidienne du peu singulière dans le paysage philo-
petit peuple des gens de lettres ou les sophique. La première partie de son
contes de fées. Ses ouvrages d’histoire œuvre est consacrée à l’histoire de
culturelle ont été novateurs et origi- la philosophie à travers l’analyse de
naux. Le Grand Massacre des chats, paru grandes igures : de Hume à Leibniz en
en 1985, met au jour des pratiques passant par Nietzsche, Kant, Bergson
populaires étranges dans la France des ou Spinoza.
Lumières. Dans he Forbidden Best- Avec Diférence et répétition (1969) et
sellers of Prerevolutionary France, publié La Logique du sens (1969), G. Deleuze
en 1995, R. Darnton bouleverse l’idée propose une vision antisystématique,
reçue selon laquelle les œuvres de Jean- antihégélienne de la pensée. La phi-
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Jacques Rousseau et de Voltaire, et plus losophie classique divise le monde


largement des autres « classiques fran- en deux : le réel et sa représentation.
çais », seraient seules à la source de la Penser, c’est tenter de faire concorder
Révolution française. Selon l’auteur, les choses avec un concept, de produire
des livres à difusion illégale, également ainsi une vérité. Mais les concepts que
issus des Lumières mais peu connus nous employons sont réducteurs, uni-
aujourd’hui, ont joué un rôle au moins icateurs. S’opposant radicalement aux
aussi important dans la maturation pensées uniicatrices qui ont voulu dis-
révolutionnaire. L’historien américain soudre le singulier, l’événement, le par-
a prolongé son engagement intellectuel ticulier dans un moule unique, dans un
par des prises de position tranchées système, G. Deleuze airme le primat
concernant l’avenir du livre à l’heure de l’individuel et du singulier.
de l’électronique mondiale. Ainsi, le Sa rencontre avec le psychanalyste Félix
18 mars 1999, dans un article publié Guattari est déterminante et aboutit à la
par le New York Review of Books, loin publication conjointe de L’Anti-Œdipe
de prévoir la « mort du livre », il en (1972), qui airme le primat du désir
annonçait un « nouvel âge » qui allait et de la force pulsionnelle créatrice, se
s’appuyer sur les nouvelles technolo- livrant par là même à une vaste critique
gies, en particulier sur Internet. En du freudisme et du lacanisme dont les
efet, selon R. Darnton, ce « formi- visions de l’homme sont dominées par
dable outil » permet la « circulation de l’idée de manque. Considéré comme
la matière grise » et non plus seulement un philosophe de la diférence (avec
de l’information. L’universitaire de Michel Foucault, Jacques Derrida et
Princeton œuvre ain que l’intégralité Jean-François Lyotard), G. Deleuze se
d’un processus de recherche historique, distingue en efet par son refus des sys-
de la thèse aux sources, puisse être tèmes. Il constitue une référence cen-
conservée sous forme de livre électro- trale de ce que l’on appelle aujourd’hui
nique. le « postmodernisme » et il connaît

384
D

un grand succès aux États-Unis. Dans Déconstruire, donc, ce n’est pas réha-
Qu’est ce que la philosophie ? Gilles biliter l’écriture contre la parole, c’est
Deleuze assigne à la philosophie une réfuter l’opposition qui est faite entre
tâche centrale : « créer des concepts ». deux catégories. Beaucoup de dis-
Ce qu’il it notamment avec le concept cours philosophiques et de sciences
de « rhizome », utilisé aujourd’hui pour humaines sont fondés sur une dicho-
penser les réseaux. tomie (nature/culture, corps/esprit,
Principaux ouvrages : Diférence et intelligible/sensible, réalité/apparence,
répétition, 1969 ; La Logique du sens, masculin/féminin). Chaque notion
1969 ; (avec F. Guattari) L’Anti-Œdipe : appartient à un couple et est en fait
capitalisme et schizophrénie, 1972 ; (avec marquée par cette opposition. La dé-
F. Guattari) Mille plateaux, 1980 ; (avec construction est un travail de remise
F. Guattari), Qu’est-ce que la philoso- en cause de ces oppositions. La notion
phie ? 1992. de réalité n’a de signiication que dans
son opposition à la notion d’appa-
dERRIdA, JACQUES rence. J. Derrida appelle la « difé-
(1930-2004) rance », ce principe d’opposition des
Normalien et agrégé de philosophie, termes qui produit les diférences par-
Jacques Derrida a enseigné à l’École ticulières.
normale supérieure, à l’École des hautes La pensée de J. Derrida a inluencé un
études en sciences sociales et aux États- courant de critique littéraire aux États-
Unis. Il a fondé en 1983 le Collège inter- Unis. Relayant le New Criticism, ces
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national de philosophie. Formé à la phé- auteurs ont mis en avant une véritable
noménologie, s’inspirant de Friedrich « éthique de la lecture », qui consiste à
Nietzsche et de Martin Heidegger, il remettre en cause la présupposée cohé-
adopte très tôt une démarche de cri- rence de la pensée de l’auteur et les
tique de la métaphysique en tant que efets de vérité qu’il prétend produire.
discours prétendant au savoir absolu, à la Principaux ouvrages : L’Écriture et la
vérité, à la connaissance ultime de l’être. Diférence, 1967 ; De la grammatologie,
J. Derrida, lui, s’applique à déconstruire 1967 ; Marges de la philosophie, 1972 ;
toute une tradition de pensée occidentale Glas, 1974 ; La Carte postale. De Socrate
qui occulte le rôle médiateur et structu- à Freud et au-delà, 1980 ; Du droit à la
rant que l’écriture peut avoir sur la pen- philosophie, 1990.
sée elle-même. Celle-ci est tributaire de
son support – la voix ou l’écriture –, qui dIAMONd, JAREd
la structure et participe de sa construc- (Né en 1937)
tion. Le monde des idées créé par les Professeur de géographie à l’univer-
humains se présente comme un monde sité de Californie (Los Angeles). Ses
de purs concepts. Mais c’est une illusion ouvrages récents portent sur le destin
de croire que l’esprit accède au sens sans des civilisations. Il s’emploie à montrer
la médiation du langage, parlé ou écrit. comment des facteurs environnemen-
Dès lors, J. Derrida se propose de taux ont une incidence décisive sur leur
mettre en lumière les formes invisibles développement et leur déclin, notam-
par lesquelles l’écriture construit la pen- ment à cause de la surexploitation des
sée. La « déconstruction » est un travail ressources.
de sape de la pensée qui consiste à pas- Principaux ouvrages : De l’inégalité
ser au crible les textes philosophiques parmi les sociétés, Gallimard, 2000 ;
ou littéraires pour montrer comment Efondrement. Comment les sociétés déci-
les « efets de vérité » sont le produit de dent de leur disparition ou de leur survie,
jeux de langage ou d’écriture. Gallimard, 2006.

385
Auteurs

dILThEY, wILhELM Mais comment faire en sorte que la


(1833-1911) compréhension ne tombe pas dans
La in du xxe siècle est marquée par le pur subjectivisme, comment faire
un grand débat sur les méthodes en des sciences humaines de véritables
sciences humaines. Devant les succès sciences ? Voilà la question sur laquelle
du positivisme et de la science objec- W. Dilthey, épris à la fois de respect pour
tive, certains veulent construire une la subjectivité humaine et de rigueur, ne
science de l’humain qui se démarque à cessera de s’interroger. Mais il ne réussit
la fois de la philosophie (trop spécula- pas à résoudre pleinement le problème.
tive) et des sciences de la nature. C’est
dans ce but que le philosophe allemand dOUGLAS, MARY
Wilhelm Dilthey tente de poser les (1921-2007)
bases méthodologiques des « sciences Mary Douglas est une grande igure
de l’esprit », en fondant la spéciicité de l’anthropologie sociale britannique.
des sciences de l’esprit par rapport aux Dans les années 1950, ses recherches
sciences de la nature (Introduction à ethnographiques la conduisent au
l’étude des sciences humaines, 1883). Les Congo (actuel Zaïre) où elle étudie les
sciences de l’esprit, ce sont les sciences Leles du Kasaï, société matrilinéaire.
humaines : histoire, anthropologie, L’ouvrage issu de ces recherches est de-
psychologie, sociologie. venu un classique des études africaines
La distinction entre les sciences de la et lui vaudra un poste à Oxford. Toute
nature et les sciences de l’esprit repose son œuvre ultérieure, que l’on peut dé-
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sur une distinction entre explication inir comme une anthropologie com-
et compréhension. W. Dilthey oppose parée des modes de pensée, s’organisera
deux méthodes scientiiques : L’« expli- à partir de sa rélexion sur les catégories
cation » (erklären), qui est propre aux de la culture lele.
sciences de la nature. Cette méthode De la souillure (1966) est devenu un
consiste à rechercher les causes d’un classique. En étudiant les interdits du
phénomène en lui recherchant des anté- Lévitique, elle fait connaître à un texte
cédents. Elle procède de façon objective biblique les rigueurs de l’analyse struc-
en établissant des liaisons causales entre turale. Cet ouvrage, qui convoque aussi
phénomènes. Elle vise à dégager des lois. les Nuers des travaux d’Evans-Pritchard
La « compréhension » (verstehen) est une ou les Azandé du Soudan (pour la sor-
méthode propre aux sciences de l’esprit. cellerie), est considéré comme une nou-
L’histoire ne peut se réduire à une simple velle exploration des théories anthropo-
collection de faits et à l’établissement de logiques des rites, religieux ou non.
lois objectives. D’une part, les hommes Au tournant des années 1980,
sont des êtres de conscience, porteurs de M. Douglas reporte son « regard éloi-
culture, de valeurs, de représentations. gné » vers les sociétés modernes et
D’autre part, l’homme étant à la fois centre ses rélexions sur le rapport
le sujet et l’objet de la recherche, la dé- qu’entretiennent nos sociétés avec le
marche des sciences de l’esprit consiste risque et la consommation. L’ouvrage
à reconstituer, par empathie, les motifs Comment pensent les institutions
conscients et le vécu des sujets agis- (1986), paru en français en 2000, est
sants. Alors que l’explication procède issu d’articles publiés dans les années
par analyse (décomposition des causes 1980. M. Douglas le considère comme
en facteurs), la démarche compréhen- une « introduction après coup » de ses
sive adopte une démarche synthétique travaux précédents sur les activités sym-
visant à restituer le sens que les hommes boliques et la logique des catégories de
donnent à leur action. pensée des sociétés humaines.

386
D

Principaux ouvrages : De la souillure. Ordres ou l’imaginaire du féodalisme,


Essai sur les notions de pollution et de 1978 ; Le Chevalier, la femme et le prêtre,
tabou, 1966 ; Risk and Culture. An 1981 ; Guillaume le Maréchal, 1984.
Essay on the Selection of Technological
and Environmental Dangers, 1982 ; dUMONT, LOUIS
Comment pensent les institutions, 1986. (1911-1998)
Anthropologue français, Louis
dUBY, GEORGES Dumont a été l’élève de Marcel Mauss
(1919-1996) à l’Institut d’ethnologie. Il fut successi-
Spécialiste de grand renom du Moyen vement professeur à l’Institut d’anthro-
Âge, Historien de l’école des Annales, pologie sociale de l’université d’Oxford
G. Duby se fait, dans les années 1960, (1951-1955) et, à partir de 1955, di-
le chantre de l’histoire des mentalités, recteur d’études à l’École pratique des
qui se propose d’explorer l’évolution hautes études (Ve section).
des comportements, des représenta- Son ouvrage Homo hierarchicus. Le sys-
tions et des sensibilités en les reliant tème des castes et ses implications (1966)
aux structures de base économiques, le fait connaître. « Les castes nous en-
politiques et sociales. seignent un principe social fondamen-
G. Duby abandonne ensuite le terme tal, la hiérarchie, dont nous modernes
de « mentalité » pour lui préférer celui avons pris le contrepied, mais qui n’est
d’« imaginaire ». Dans Les Trois Ordres pas sans intérêt pour comprendre la
ou l’imaginaire du féodalisme (1978), nature, les limites et les conditions de
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il analyse, à travers les représentations, réalisation de l’égalitarisme moral et


l’organisation de la société du Moyen politique auquel nous sommes atta-
Âge en reprenant la trilogie de l’évêque chés », écrit-il.
Adalbéron (« Oratores, bellatores, labo- L’exemple indien jouera, dans l’œuvre
ratores » : ceux qui prient, ceux qui de L. Dumont, le rôle d’idéal-type dans
combattent, ceux qui travaillent). une comparaison entre deux modèles
G. Duby s’intéresse aussi aux rela- de sociétés. Les unes – cas général des
tions du pouvoir avec l’art (Le Temps sociétés anciennes – sont holistes et
des cathédrales, 1976), à la vie privée, hiérarchisées, c’est-à-dire valorisent la
à la famille, à l’amour, au mariage et subordination de l’individu au tout
aux femmes du Moyen Âge. Il dirige social. Les autres – en fait, modernes
une célèbre Histoire de la France rurale – sont individualistes et égalitaire et
(1975-1976), publie son Histoire de libérales.
France… Dans Guillaume le Maréchal, Principaux ouvrages : Homo hierar-
qu’il publie sur le tard (1984), il brise chicus. Le système des castes et ses impli-
un tabou des Annales : celui du genre cations, 1966 ; Homo æqualis. Genèse et
biographique. épanouissement de l’idéologie économique
Professeur au Collège de France de et l’idéologie allemande, 2 vol., 1977,
1970 à 1992, élu à l’Académie fran- 1991 ; Essais sur l’individualisme. Une
çaise en 1987, G. Duby était aussi un perspective anthropologique sur l’idéolo-
homme de communication et de télévi- gie moderne, 1983.
sion (il a en particulier participé à l’éla-
boration de la Sept, future Arte). dURKhEIM, éMILE
Principaux ouvrages : Guerriers et pay- (1858-1917)
sans, 1973 ; Le Dimanche de Bouvines, Né en 1858 à Épinal dans une famille
1973 ; Le Temps des cathédrales. L’art et juive, Émile Durkheim était d’abord
la société, 1976 ; Histoire de la France destiné à devenir rabbin. Mais il
rurale, 4 vol., 1975-1976 ; Les Trois s’oriente inalement vers les études phi-

387
Auteurs

losophiques et entre en 1879 à l’École Cette augmentation des relations


normale supérieure. Il y suit les cours entre personnes conduit à une divi-
de Numa Denys Fustel de Coulanges sion accrue du travail. Les fonctions
et y rencontrera Jean Jaurès et Henri sociales tendent à se spécialiser. En
Bergson. Après son agrégation obte- conséquence, on passe d’une société où
nue en 1882, il est nommé professeur l’intégration sociale est assurée par une
de pédagogie et de sciences sociales à « solidarité mécanique » à une société
l’université de Bordeaux où il inaugure où domine la « solidarité organique ».
l’enseignement universitaire de la socio- La solidarité mécanique s’applique aux
logie. Il soutient sa thèse de doctorat en sociétés préindustrielles dans lesquelles
1893 : De la division du travail social. la division du travail est faible. Tous les
À partir de cette époque, Durkheim individus se ressemblent parce qu’ils
s’engage résolument dans l’édiication assurent les mêmes fonctions et par-
de la sociologie comme discipline auto- tagent les mêmes valeurs et croyances.
nome, avec sa démarche, ses concepts et La conscience collective y est forte et le
son institution propre. En même temps droit est de type répressif.
qu’il publie ses grands livres (Règles La solidarité organique signiie que,
de la méthode sociologique, 1895 ; Le dans les sociétés complexes, les indi-
Suicide, 1897 ; Les Formes élémentaires vidus assument des rôles diférents en
de la vie religieuse, 1912), dont chacun raison de la division du travail. De
deviendra un « classique », il publie même que les organes assurent chacun
de très nombreux articles, notamment une fonction dans un organisme, c’est
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dans L’Année sociologique, revue qu’il a la complémentarité des individus qui


lui-même créée en 1896. Parmi les col- crée la cohésion sociale. Mais, dans ce
laborateurs de la revue, on trouve son nouveau type de société, l’individua-
neveu Marcel Mauss, Célestin Bouglé, lisme tend à s’accroître et la conscience
Maurice Halbwachs, Georges Davy, collective à s’afaiblir, d’où les risques
fondant ainsi ce que l’on appellera d’anomie (c’est-à-dire de désagrégation
« l’école française de sociologie ». de la cohésion sociale).
Nommé à la Sorbonne en 1902, Pour lui, la division du travail, en as-
Durkheim y enseigne pour la pre- surant une interdépendance des fonc-
mière fois la sociologie en tant que tions, est un premier élément assurant
discipline autonome. Après une la solidarité sociale. Cependant, cela est
grave maladie en 1916, il meurt en insuisant. Il faut rétablir une nouvelle
novembre 1917. Contemporain de base morale à la société. La morale des
Max Weber, Durkheim est considéré groupes professionnels (corporations)
comme le fondateur de la sociologie doit y pourvoir car elle fonde les liens
française. Il a consacré l’essentiel de ses entre l’individu et la société dans son
rélexions à la recherche des racines du ensemble.
lien social. Plusieurs de ses écrits seront
publiés après sa mort, notamment des du Suicide aux Règles de la méthode
rélexions critiques sur l’éducation, la sociologique
morale ou le socialisme qui viennent Dans Le Suicide, Durkheim met en
compléter son œuvre sociologique. place tout un appareil statistique à l’aide
duquel il montre que les taux de suicide
de la division du travail social varient selon l’âge, le sexe, la religion, la
L’industrialisation est un produit de profession… Il démontre ainsi que le
l’augmentation de la « densité sociale », desserrement de la cohésion sociale et
c’est-à-dire de la concentration de la l’isolement d’un individu amènent une
population sur un territoire donné. propension plus grande au suicide. Dans

388
D

les milieux où la communauté est moins soin les problèmes théoriques des pro-
présente (protestants par rapport aux ca- blèmes pratiques, ce n’est pas pour né-
tholiques, célibataires, veufs ou divorcés gliger ces derniers : c’est, au contraire,
par rapport au groupe familial, etc.), le pour nous mettre en état de les mieux
taux de suicide est plus important. résoudre », airme-t-il dans la préface
Pour lui, un comportement apparem- de De la division du travail social.
ment aussi personnel et subjectif que
le suicide est donc lié à l’existence Un père fondateur de la science
de forces sociales. Il en résulte deux sociale moderne
conclusions essentielles dans sa dé- Esprit républicain, Durkheim était ob-
marche. Le rôle de la sociologie est de sédé par le problème de la dissolution
dévoiler le poids que les « contraintes des liens sociaux dans la société indus-
sociales » – souvent invisibles – font trielle (c’était, à l’époque, un des grands
peser sur les comportements indivi- motifs de rélexion des penseurs sociaux
duels. De plus, pour révéler l’existence et des politiques). À l’importance de la
de ces contraintes sociales, il ne faut pas morale au sein de son œuvre s’est ajouté
s’en tenir à la méthode de la psycholo- son intérêt pour le fait religieux qui,
gie introspective. C’est par la méthode selon lui, constituait un des ciments
comparative, qui est aux sciences de de la société : « Dieu, c’est la société »,
l’homme ce qu’est la méthode expéri- airme-t-il dans Les Formes élémentaires
mentale pour les sciences de la nature, de la vie religieuse. Constatant le déclin
que l’on peut aboutir à des conclusions de l’Église, il prônait le développement
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assurées. d’une morale laïque, devant être difu-


sée par l’école de la République.
Considérer les phénomènes sociaux Sa conception de la primauté de
comme des choses… l’ordre social fait de lui l’inspirateur du
La fameuse formule : « Les phénomènes holisme sociologique, dans lequel les
sociaux sont des choses et doivent individus sont le produit de la société.
être traités comme des choses », tirée Cette priorité de la société sur l’indi-
de Règles de la méthode sociologique, a vidu propose un modèle épistémolo-
souvent été mal comprise. Durkheim gique pour les sciences sociales, nommé
ne soutient pas que les conduites hu- le fonctionnalisme.
maines sont réductibles à des phéno- La sociologie de Durkheim, considérée
mènes naturels (comme le climat ou par certains comme trop positiviste, a
le mouvement des planètes). Il veut connu pendant une bonne partie du
airmer avec force que l’étude de la vie xxe siècle un certain désaveu. Dans les
sociale doit être efectuée « objective- années 1970, l’individualisme métho-
ment », avec des méthodes rigoureuses, dologique en sociologie s’est fortement
comme on le fait dans les sciences de opposé à ses conceptions holistes.
la nature. Ainsi, pour comprendre la Émile Durkeim n’a cependant pas cessé
religion qui fait appel aux représenta- d’être salué comme un « classique »
tions, ou le suicide qui suppose un acte de la sociologie et un fondateur de la
volontaire, il ne faut pas s’en remettre science sociale moderne.
simplement à l’introspection indivi- Principaux ouvrages : De la division
duelle mais faire émerger par des mé- du travail social, 1893 ; Règles de la
thodes objectives les facteurs sociaux et méthode sociologique, 1895 ; Le Suicide,
culturels qui interviennent. 1897 ; Les Formes élémentaires de la vie
Il souhaitait par ailleurs faire de la so- religieuse, 1912 ; Éducation et sociolo-
ciologie une science pratique, utile au gie, 1922 ; L’Éducation morale, 1925 ;
progrès social. « Si nous séparons avec Leçons de sociologie, 1950.

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Auteurs

ELIAS, NORBERT ment ses émotions, ses désirs et de


(1897-1990) satisfaire ses besoins les plus matériels
Norbert Elias est né en 1897 dans une sans souci du regard d’autrui. À par-
famille aisée de la ville de Breslau (au- tir du xvie siècle, tout cela – politesse,
jourd’hui Wroclaw) et reçoit une édu- manières de table, règles de pudeur et
cation allemande classique. Il est mobi- de décence – commence à être codiié
lisé en 1915 et, à la in de la guerre, par les nobles de cour. Au xviiie siècle,
fait des études de médecine et de phi- ce sont les bourgeois qui s’emparent de
losophie. En 1925, il se tourne vers la ces bonnes manières. Au xixe siècle, le
sociologie et va vivre à Heidelberg. Puis mouvement culmine et se démocratise
il suit le sociologue Karl Mannheim, encore : l’ère est à la morale puritaine,
dont il devient l’assistant à Francfort. qui s’appelle « hygiène ». Ce mouve-
Face à la montée du nazisme, N. Elias, ment dessine toute l’histoire politique,
juif et démocrate, quitte l’Allemagne sociale et culturelle de l’Occident.
en 1935. Il vit à Paris deux ans, puis Cette évolution est le produit de la
à Londres, où il écrit son premier ou- généralisation d’un modèle de per-
vrage sur le « processus de civilisation », sonnage : celui du noble courtisan. La
en deux volumes, qui paraît en 1939 et révolution des mœurs, explique Elias,
passe inaperçu. Pendant trente-cinq n’aurait en efet jamais eu lieu sans la
ans, N. Elias est enseignant de sociolo- « domestication » des guerriers, leur
gie à Cambridge, à Leicester, au Ghana transformation en noblesse de cour. En
et résidera surtout en Angleterre. même temps, la société s’enrichit et se
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Sa carrière prend un autre tour avec la complexiie : les hommes deviennent


réédition, en 1969, des deux volumes de plus en plus dépendants les uns des
de 1939, suivis d’un nouveau tome. Ces autres. Ils sont « organiquement » liés
trois livres deviennent La Civilisation par la division du travail. Ils ne peuvent
des mœurs, La Dynamique de l’Occident plus vivre séparés en communautés fer-
et La Société de cour. Il accède alors à mées sur elles-mêmes.
une reconnaissance publique à un âge Ce sont pour lui les deux causes pro-
où beaucoup d’autres sont depuis long- fondes qui expliquent le développe-
temps à la retraite. Dans les années ment, dans les classes dominantes,
1980, il rédige plusieurs ouvrages sur noble puis bourgeoise, d’une morale
la sociologie, le temps, le sport et la fondée sur la maîtrise croissante des
violence, la place de l’individu dans la pulsions physiques et émotionnelles. Il
société, et une analyse du cas Mozart, ne s’agit plus seulement de faire appli-
avant de mourir en 1990 à Amsterdam. quer des règles de politesse, de pudeur
et d’évitement, mais de parvenir à un
La civilisation des mœurs autocontrôle de chacun, surtout en ce
L’idée, développée en trois tomes, se ré- qui concerne les contacts corporels, la
sume aisément : la « civilisation est une sexualité et la violence.
question de mœurs, en particulier de
ces petites et grandes règles qui pèsent La civilité est intériorisée
sur l’usage du corps, la satisfaction des Ce mouvement aboutit au xixe siècle,
besoins, des instincts et des désirs hu- par exemple, à la conception puritaine
mains. Or, cette dimension de la morale qui veut que l’on ne parle plus du tout
a connu une évolution très marquée de sexualité devant des enfants, et que
en Europe à partir de la Renaissance : la moindre nudité soit un objet de
l’homme médiéval vivait dans une sorte scandale.
de barbarie plus ou moins innocente, La « civilité » dans sa plus grande géné-
une liberté réelle d’exprimer violem- ralité ne se confond donc pas avec la

390
E

pure et simple multiplication des inter- un fait avéré sur tous les continents.
dits touchant au sexe, à la propreté, à Mais n’y a-t-il pas d’autres façons
la politesse et à l’usage de la violence. d’accéder à la civilisation que de se sou-
Ce n’est pas un simple code, c’est aussi mettre à un pouvoir étatique ? Les récits
une culture. L’évolution des mœurs, des ethnologues, notamment, ne décri-
dans sa partie moderne, est surtout vent-ils pas l’existence de sociétés aux
caractérisée, écrit N. Elias, par une in- mœurs policées en l’absence de pouvoir
tériorisation croissante des normes qui étatique ? D’autre part, certains histo-
rend de plus en plus superlus les méca- riens mettent en doute non pas qu’il y
nismes sociaux de répression. N. Elias, ait des variations dans le niveau de dé-
dans une interview donnée en 1974, cence exigé d’une société à l’autre, mais
donnera un exemple on ne peut plus que ce niveau soit lié, comme dans la
actuel : le quasi-nudisme sur plage, en théorie de N. Elias, à l’émergence des
plein essor, ne marquait-il pas un ren- classes de courtisans et, au-delà, de
versement dans le processus de civilisa- l’État moderne.
tion, un retour à l’impudeur et à la per- La situation actuelle des mœurs révèle
missivité ? Pas du tout, explique-t-il, le plutôt une certaine complexité : pen-
bikini exprime avant tout la libération dant que certaines femmes se dénu-
de la femme, c’est-à-dire l’égalisation dent, d’autres endossent de nouveau
des conditions. Par ailleurs, il suppose, le voile islamique. Comment déceler
de la part de chacun, un contrôle accru une orientation quelconque dans ce
de ses émotions et de ses comporte- qui apparaît comme un beau désordre ?
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ments, ainsi que de nouvelles habitudes N. Elias, lui, répondait que si la société
de conduite : une femme se dénudera contemporaine libère les mœurs, c’est
la poitrine à la plage, mais jamais chez que la répression est devenue inutile :
le coifeur. l’individu est devenu son propre cen-
L’œuvre de N. Elias sur le proces- seur, et il n’est pas devenu libre pour
sus de civilisation, redécouverte dans autant. Cette réponse est-elle satisfai-
les années 1970, a été accueillie en sante ? En tout cas, quoi que l’homme
France avec enthousiasme par des fasse ou ne fasse pas, son comporte-
historiens comme François Furet, ment exprime un même fait, à savoir
André Burguière et Emmanuel Le Roy que la culture est fondée sur l’inhibi-
Ladurie. Elle relétait, en efet, leur tion des instincts.
propre efort pour faire de l’histoire
une science des mentalités. Elle incar- EVANS-PRITChARd, EdwARd E.
nait aussi une sociologie historique et (1902-1973)
inaugurait une forme d’histoire des Élève de Malinowski et de Radclife-
mœurs qui, depuis, a fait école. Brown, Edward E. Evans-Pritchard est
l’une des grandes igures de l’anthropo-
Les critiques logie sociale et plus particulièrement
Du côté des sociologues, l’accueil est de l’école fonctionnaliste britannique,
resté plus sceptique et les critiques sont même s’il s’en démarque par son souci
apparues très tôt. Pourrait-on faire des facteurs historiques.
naître la « civilité » à la Renaissance, Spécialiste des populations sud-sou-
comme si d’autres époques et d’autres danaises de la région du Nil blanc, il
continents n’avaient pas eu des mo- mène à partir de 1926 beaucoup de
ments de civilisation avancée ? Dans recherches de terrain qui donneront
La Dynamique de l’Occident (1939), lieu à de nombreuses monographies. Il
N. Elias s’eforce de montrer que publie Sorcellerie, oracles et magie chez
l’émergence de « sociétés de cour » est les Azandé en 1937 où, refusant l’évolu-

391
Auteurs

tionnisme culturel, il inscrit les oracles lage, le lignage ou même un segment


et les croyances en la magie dans un du lignage. C’est en fait l’antagonisme
système doué d’une certaine cohérence qui détermine ces entités. Deux Nuers
et qui vise à donner des explications du même village peuvent s’opposer
causales. dans un conlit mais être dans le même
Il est surtout connu pour son étude groupe dans le cadre d’un autre conlit
sur les Nuers, devenu un classique de qui les oppose à un village voisin. Cette
l’anthropologie : Les Nuers (1940). Les société segmentaire sans État constitue
Nuers sont des pasteurs du Soudan un système d’« anarchie ordonnée ». S’il
pour lesquels le bétail constitue la valeur n’y a pas d’autorité politique centrale, il
centrale. E. Evans-Pritchard explique existe cependant chez les Nuers une ins-
notamment le fonctionnement de cette tance qu’on peut qualiier de politique
société sans sphère politique autonome en la personne de l’homme « à peau de
en étudiant les alliances entre segments léopard », notable particulièrement res-
lors des vendettas. En efet, comme il pecté qui joue le rôle de médiateur dans
n’y a pas d’autorité politique permet- le règlement des conlits.
tant de régler les conlits, le Nuer se Principaux ouvrages : Sorcellerie,
protège en faisant appel à des groupes oracles et magie chez les Azandé, 1937 ;
diférents selon le conlit dans lequel il Les Nuers, 1940 ; (avec M. Fortes)
est engagé : ce peut être la tribu, le vil- Systèmes politiques africains, 1940.
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F

FEBVRE, LUCIEN Domenach le Groupe d’information


(1878-1956) sur les prisons (GIP), où il défendra
Lucien Febvre a participé au renouveau les détenus, tout comme, au long de sa
de l’histoire au xxe siècle. Pendant ses an- vie, les dissidents soviétiques et autres
nées de formation, il est inluencé par la contestataires du pouvoir.
géographie humaine de Paul Vidal de La
Blache et la sociologie durkheimienne Une archéologie du savoir
qui s’opposent radicalement à l’histoire Avec Histoire de la folie à l’âge classique
« positiviste » telle qu’elle est pratiquée (1961), sa thèse, M. Foucault s’attache
en France à la in du xixe siècle. à montrer qu’une grande rupture se
Pour L. Febvre, l’histoire doit être fait jour à partir du xviie siècle en
comprise comme une synthèse des Occident : la folie devient désormais
éléments économiques, sociaux, poli- l’envers de la raison et a pour corol-
tiques, religieux, culturels et mentaux. laire institutionnel l’internement. L’âge
Pour cela, elle doit s’aider de l’apport classique est celui du « grand renferme-
et des méthodes des autres sciences ment » des fous, des oisifs et des vaga-
sociales : la géographie, la sociologie, bonds.
la psychologie… Il invite les histo- Son ouvrage Les Mots et les Choses
riens à traquer les représentations, ce (1966) veut pour sa part analyser l’his-
qu’il nomme l’« outillage mental » des toire de l’ordre et du savoir à partir
individus et des masses, ain d’éviter du Moyen Âge. En ce sens, il consti-
les anachronismes. Il insistera aussi sur tue le pendant d’Histoire de la folie :
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la nécessité d’une problématisation de « Histoire de la folie serait l’histoire de


tout sujet historique et de la formula- l’Autre – de ce qui, pour une culture,
tion d’hypothèses dans une démarche est à la fois intérieur et étranger, donc
« scientiiquement conduite », « pas de à exclure (pour en conjurer le péril in-
problème, pas d’histoire ; de la narra- térieur) mais en l’enfermant (pour en
tion et de la compilation ». réduire l’altérité) ; l’histoire de l’ordre
des choses serait l’histoire du Même –
FOUCAULT, MIChEL de ce qui pour une culture est à la fois
(1926-1984) dispersé et apparenté, donc à distinguer
Même si les historiens ne le considé- par des marques et à recueillir dans des
raient pas comme un des leurs, Michel identités. » (« Préface », Les Mots et les
Foucault peut sans doute être reconnu Choses).
comme un philosophe mais également Dans Histoire de la folie, tout comme
comme un historien, au moins de fait dans Les Mots et les Choses, M. Foucault
comme l’attestait son goût pour les ne prétend pas faire une histoire au sens
archives. classique du terme. Il préfère parler
Normalien et agrégé de philosophie, il d’une « archéologie », comme l’indique
est du reste nommé en 1970 au Collège Les Mots et les Choses, sous-titré Une
de France à la chaire d’histoire des sys- archéologie des sciences humaines. Bien
tèmes de pensée. Il apparaît dès les an- entendu, M. Foucault donne un sens
nées 1960 comme une igure centrale très particulier à cette expression « ar-
du paysage intellectuel, qu’il marque chéologie du savoir » visant à dévoiler
fortement de sa pensée critique. Il col- les soubassements et les conditions de
labore ainsi au journal Libération, aux fonctionnement des discours.
revues Tel Quel, Critique, Les Temps
modernes, où il croise souvent le fer La société disciplinaire
avec d’autres intellectuels ; il crée avec Dans Surveiller et Punir (1975), la
Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie pensée de M. Foucault prend un tour

393
Auteurs

résolument politique. Dans cet ou- doute être nominaliste : le pouvoir, ce


vrage, il tente d’expliquer comment n’est pas une institution, et ce n’est pas
et pourquoi, à l’âge classique, entre le une structure, ce n’est pas une certaine
xviie et le xixe siècle, « l’enfouissement puissance dont certains seraient dotés,
bureaucratique de la peine » a progres- c’est le nom qu’on prête à une situation
sivement remplacé le « châtiment spec- stratégique complexe dans une société
tacle ». Dans toute l’Europe du début donnée. » (Histoire de la sexualité, t. 1 :
du xixe siècle, le gibet, le pilori, l’écha- La Volonté de savoir, 1976).
faud et la roue ont disparu pour laisser
place à « des pratiques punitives plus Le gouvernement de soi
pudiques ». Naît un véritable pouvoir Avec L’Usage des plaisirs et Le Souci
disciplinaire pliant tout à la fois les âmes de soi, publiés en 1984, M. Foucault
et les corps, que ce soit à la prison mais donne une nouvelle inlexion à sa
aussi à l’école, à la caserne, à l’hôpital ou philosophie qui vise « au lieu de légi-
à l’atelier. De plus, pour M. Foucault, timer ce qu’on sait déjà, à entreprendre
toute relation de pouvoir a pour corrélat de savoir comment et jusqu’où il
la constitution d’un champ de savoir, qui serait possible de penser autrement »
suppose et permet cette relation de pou- (« Introduction », L’Usage des plaisirs).
voir. La société disciplinaire a donc ainsi M. Foucault cherche désormais à pen-
donné naissance aux sciences sociales : ser la moralité comme pratique de soi
psychologie, psychiatrie, criminologie… et non pas comme ensemble d’actes
Elle a également institué « le règne uni- conformes à une norme. Il s’agit d’ap-
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versel du normatif » avec ses agents que préhender une histoire de la subjecti-
sont le professeur, l’éducateur, le méde- vité à travers les techniques du corps,
cin et le policier. Cette société de sur- c’est-à-dire le gouvernement de soi qui
veillance doit de plus isoler les déviants. règle également les relations à autrui.
L’incarcération est donc l’institution Cette Histoire de la sexualité reste ina-
qui désigne les illégalités qui mena- chevée : M. Foucault meurt du sida
cent l’ordre bourgeois (vols, agressions, en 1984 avant d’avoir pu terminer un
crimes…). En canalisant les délinquants quatrième volet : Les Aveux de la chair.
et en les stigmatisant, elle renforce le
pouvoir des classes dominantes. Une œuvre débattue
Les travaux de M. Foucault ont irrité de
Une « microphysique du pouvoir » nombreux historiens qui lui reprochent
En fait, c’est bien à toute une concep- souvent de prendre ses aises avec l’his-
tion du pouvoir que remet en cause de toire pour la plier à ses problématiques.
la sorte M. Foucault. Le pouvoir n’est Par exemple, dans Les Médecines de la
pas l’attribut d’un groupe de personnes folie (1985), Pierre Morel et Claude
ou d’une classe. Il n’est pas non plus Quétel montrent, à partir d’études
le privilège de l’État. Le pouvoir n’est statistiques, que le « grand renferme-
pas uniquement politique. Il faut, se- ment » dont parle M. Foucault dans
lon M. Foucault, penser en termes de Histoire de la folie n’a pas eu lieu au
« micro-pouvoirs », lesquels sont obser- xviie siècle, mais au xixe siècle. Le point
vables partout, de l’école à la famille, de vue très critique de M. Foucault vis-
en passant par les ateliers, les prisons à-vis des institutions, et notamment
ou l’armée. Là réside également leur du système carcéral ou psychiatrique,
force : le pouvoir est omniprésent et il a lui aussi été très contesté. La thèse
vient de partout à tout moment pour de Surveiller et punir selon laquelle la
favoriser l’ordre public grâce à la sur- prison créerait la délinquance, légiti-
veillance et au dressage. « Il faut sans mant ainsi le pouvoir des classes do-

394
F

minantes, semble ainsi dépourvue de les années 1880-1882 (que Freud n’a
validité scientiique pour le sociologue jamais rencontrée) et dont les troubles
Raymond Boudon. hystériques révéleraient, selon Freud,
Gladys Swain et Marcel Gauchet se un désir incestueux tourné vers le père.
sont pour leur part opposés à l’inter- La talking cure (cure par la parole) pra-
prétation que fait Histoire de la folie tiquée sur Anna serait une nouvelle
de l’asile. Loin d’être l’expression d’un voie thérapeutique, découverte par J.
pouvoir répressif et de l’exclusion de Breuer, presque à son insu. Mais Breuer
l’autre, l’institution asilaire constitue- ne partage pas ces interprétations et les
rait selon eux un projet d’intégration deux hommes vont bientôt se brouiller.
sociale dont la visée s’inscrirait dans Freud est alors engagé sur une voie
l’esprit démocratique. qu’il ne quittera plus. Dans les années
Force est de constater en tout cas que qui suivent, il élabore les principaux
les thèses de M. Foucault ont été à l’ori- concepts de la psychanalyse (le mot
gine de nombreux débats féconds, no- apparaît pour la première fois sous sa
tamment sur les rapports entre savoir plume en 1896) : l’inconscient, la libido,
et pouvoir ou sur la fonction des insti- le complexe d’Œdipe, la technique de
tutions psychiatriques et disciplinaires. l’association libre, la sexualité infantile,
Principaux ouvrages : Histoire de la fo- les mécanismes de défense, etc.
lie à l’âge classique, 1961 ; Les Mots et les
Choses. Une archéologie des sciences hu- L’inventeur de la psychanalyse
maines, 1966 ; L’Archéologie du savoir, En 1896, le mot « psycho-analyse »
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1969 ; Surveiller et Punir. Naissance de est employé pour la première fois par
la prison, 1975 ; Histoire de la sexualité S. Freud, au départ pour désigner une
(3 tomes, 1976-1984). technique thérapeutique, mais qui va
bientôt englober la théorie du psy-
FREUd, SIGMUNd chisme qu’il est en train d’élaborer.
(1856-1939) Chez S. Freud coexistent en fait trois
Après avoir efectué des études de sources principales d’inspiration : les
médecine, Sigmund Freud s’oriente observations de patients ; les inluences
vers la recherche en neurologie, puis théoriques de l’époque, marquées
en psychiatrie. Dans les années 1885- par une nouvelle idée, celle de l’exis-
1886, il vient étudier à la Salpêtrière, tence d’un « inconscient » (sous des
à Paris, où Jean-Martin Charcot mène acceptions diverses, selon qu’elles pro-
ses célèbres études sur l’hystérie. De viennent de philosophes, de psycholo-
retour à Vienne, Freud ouvre un cabi- gues ou de psychiatres) ; enin de son
net de médecine, spécialisé dans les auto-analyse, que S. Freud entreprend
maladies nerveuses. C’est au cours d’un à la mort de son père en 1896.
voyage à Nancy, en 1889, où enseigne Pour lui, les rêves sont la voie royale
le psychiatre Hippolyte Bernheim, qu’il pour accéder aux pulsions incons-
commence à concevoir une nouvelle cientes de la personne. Il commence à
théorie du psychisme. « C’est là que je analyser ses propres rêves – qui compo-
reçus les plus fortes impressions rela- seront, avec ceux de ses patients, le ma-
tives à la possibilité de puissants pro- tériau rédactionnel de L’Interprétation
cessus psychiques, demeurés pourtant des rêves, paru en 1899 – selon les
cachés à la conscience des hommes. » techniques d’association libre. Ce tra-
En 1895, il publie avec Joseph Breuer vail introspectif lui permet d’avancer
ses Études sur l’hystérie. On y trouve no- l’hypothèse du complexe d’Œdipe.
tamment décrit le cas de Anna O, une Au début des années 1900, dans le
jeune femme soignée par J. Breuer dans prolongement de ces premières éla-

395
Auteurs

borations théoriques, les principaux Ludwig Binswanger rejoignent Freud.


éléments de la psychanalyse sont ixés. Ils fondent un nouveau groupe psycha-
Celle-ci repose sur deux piliers essen- nalytique qui sera la base d’un mouve-
tiels : la théorie du refoulement dans ment international. En 1911, Alfred
l’inconscient et la théorie de la sexua- Adler se sépare de Freud, critiquant la
lité infantile. La vie psychique de cha- prééminence accordée par Freud à la
cun serait gouvernée par des pulsions pulsion sexuelle. C.G. Jung à son tour
primaires, parmi lesquelles la sexualité fait dissidence en 1913, pour fonder
tient une place centrale. Ces pulsions sa propre école. Mais de nouveaux
sont gouvernées par le principe de plai- « lieutenants », comme Karl Abraham,
sir, c’est-à-dire qu’elles ne tendent que Ernest Jones, Otto Rank, Sandor
vers leur réalisation. Mais les pulsions, Ferenczi s’appliquent à défendre la
comme le désir œdipien, se heurtent pensée freudienne. Cette dernière ren-
à des interdits, qui se manifestent au contre d’autres courants de pensée (le
niveau psychique sous forme d’une surréalisme, le marxisme, la phénomé-
censure. Les pulsions, ainsi refoulées nologie, l’anthropologie culturelle), et
dans l’inconscient, ne peuvent s’expri- va bientôt générer de nouvelles hybri-
mer au niveau conscient que sous des dations. Elle se répand à l’échelle inter-
formes détournées, comme les rêves nationale. La psychanalyse a pris son
ou les actes manqués. La psychana- envol pour, dès les années 1920, s’im-
lyse est née en se présentant à la fois poser comme une théorie incontour-
comme une théorie du psychisme (avec nable au sein des sciences humaines.
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l’inconscient comme clef de voûte),


une méthode d’analyse (des rêves, des de « Totem et Tabou » à « Malaise
troubles mentaux) et une technique dans la civilisation »
thérapeutique. Freud ne se contente pas de théoriser
La parution de L’Interprétation des l’inconscient. Publié en deux parties
rêves marquera pour Freud le début en 1912-1913, Totem et Tabou se veut
d’une période très productive. Il « une tentative pour explorer les ori-
écrit puis publie en quelques années : gines de la religion et de la morale ».
Psychopathologie de la vie quotidienne Sur le plan dramatique, ce texte extra-
(1901), Le Mot d’esprit et ses rapports ordinaire est le récit d’une tragédie
avec l’inconscient (1905), Trois essais fabuleuse, digne de Shakespeare : la
sur la théorie de la sexualité (1905). prise du pouvoir par les ils, le meurtre
Contrairement à la légende du pen- du père, la culpabilité qui en résulte, la
seur maudit, la psychanalyse reçoit un fondation d’un nouveau royaume basé
accueil plutôt favorable. En quelques sur l’association des frères… Il reste
années, Freud devient une « célébrité qu’aucun anthropologue, et bien peu
et un thérapeute recherché », comme le des psychanalystes eux-mêmes s’ac-
rappelle Henry F. Ellenberger dans son cordent à reconnaître une quelconque
ouvrage À la découverte de l’inconscient réalité historique à cette histoire.
(1974). Parallèlement, Freud com- Freud applique également sa théorie
mence à organiser une véritable école des pulsions à la société (Malaise dans
de pensée. À partir de 1902, il reçoit la civilisation, 1930). La civilisation,
chez lui, chaque mercredi soir, un selon S. Freud, est porteuse de souf-
petit groupe de médecins et d’intellec- frances, car elle suppose de la part des
tuels intéressés par la psychanalyse. Ce hommes un renoncement à leurs pul-
groupe deviendra, en 1908, la Société sions les plus instinctives. En imposant
viennoise de psychanalyse. En mars des restrictions à leur liberté sexuelle,
1907, les Suisses Carl Gustav Jung et elle génère des névroses. Mais elle tend

396
F

également à réprimer leur agressivité. qu’il va difuser ses thèses sur la mon-
Sans pour autant faire l’éloge du bon naie, plus précisément sur l’inlation
sauvage, S. Freud estime que ce que et la politique monétaire et s’imposer
l’homme civilisé a ainsi gagné en sécu- comme le mentor des recettes libé-
rité, il l’a perdu en bonheur. rales. Quel est le projet de Friedman ?
Réhabiliter la théorie quantitative de
Retour sur Freud et la psychanalyse la monnaie d’Irving Fisher… qui pos-
Aujourd’hui, la psychanalyse est tulait une relation de causalité entre
contestée et supplantée par l’arri- deux variables : la quantité de mon-
vée des nouvelles thérapies, et des naie et le niveau général des prix. La
sciences cognitives. Si Freud reste un relation étant: les variations de la masse
personnage controversé, à l’image des monétaire génèrent des variations sur
afrontements qui subsistent entre ses l’inlation. Autrement dit, les causes
partisans et ses détracteurs, force est de de l’inlation sont toujours monétaires.
constater que la psychanalyse a eu une Pour établir cela, M. Friedman étudie
inluence considérable : le xxe siècle fut les évolutions de la masse monétaire et
freudien (comme tend à le monter le des prix sur la période 1964-1973 aux
livre d’E. Zaretsky, Le Siècle de Freud, États-Unis, l’Allemagne, au Royaume-
2007). Et son œuvre a une une in- Uni et au Japon. Pour les États-Unis, il
luente déterminante y compris sur les se livre même à une étude débutant à la
sciences sociales (P. L. Assoun, Freud et in du xixe siècle.
les sciences sociales, 1997 et Freud et la Ayant constaté une relation statistique
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théorie sociale, Stéphane Haber, 2012.) entre la quantité de monnaie et le


Principaux ouvrages : L’Interprétation niveau général des prix, il en conclut
des rêves, 1899 ; Psychopathologie de la que Fisher avait bel et bien raison.
vie quotidienne, 1901 ; Trois essais sur la Mais pourquoi la masse monétaire
théorie de la sexualité, 1905 ; Cinq leçons croît-elle ? La hausse du prix du baril
sur la psychanalyse, 1910 ; Introduction de pétrole, l’escalade des salaires n’y
à la psychanalyse, 1916 ; Le Moi et le sont pour rien. C’est la Banque cen-
Ça, 1923 ; Malaise dans la civilisation, trale qui crée trop de monnaie et qui
1930. enclenche le processus inlationniste :
« L’inlation des États-Unis se crée à
FRIEdMAN, MILTON Washington et nulle part ailleurs »,
(1912-2006) écrit-il. Et pourquoi commet-on une
L’économiste américain Milton telle erreur à Washington ? Parce qu’on
Friedman est le père du « monétarisme », y applique les recettes keynésiennes :
une théorie d’inspiration libérale qui a pour atteindre le plein emploi, il est
eu une importance décisive sur la théo- convenu qu’il faille relancer la machine
rie et les politiques économiques dans économique en recourant à la planche
la seconde partie du xxe siècle. Milton à billets. Contre cette politique moné-
Friedman a été couronné du prix taire qu’il juge laxiste et dangereuse,
Nobel d’économie en 1976, Inlation Friedman préconise un contrôle très
et systèmes monétaires (1968) « Laissez strict de la création monétaire et, du
trois économistes ensemble et vous êtes point de vue externe, il propose d’ins-
sûr d’avoir au moins quatre avis sur la taurer un système de changes lottants
politique à suivre. » Ainsi débute ce (in de l’étalon-or).
recueil de textes écrits entre 1956 et Les thèses du très libéral Friedman
1968. À cette époque, il n’est pas en- vont trouver une oreille attentive chez
core le chef de ile des « monétaristes ». les hommes politiques de droite, que ce
C’est notamment grâce à cet ouvrage soit aux États-Unis sous Richard Nixon

397
Auteurs

puis Ronald Reagan, ou ailleurs, au Albert Soboul. Pour lui, l’épisode révo-
Chili après la chute de Salvador Allende, lutionnaire de 1789 (plutôt que la dicta-
ou en Grande-Bretagne sous le gou- ture jacobine de 1793) marque une pro-
vernement de Margaret hatcher. Les fonde rupture qui continuera longtemps
politiques économiques d’inspiration à secouer la vie politique française. Il
monétariste ont certes permis de juguler rompt en outre avec l’idée des marxistes
l’inlation dans les années 1980-1990 qui voyaient dans la révolution bour-
dans de nombreux pays développés… geoise une matrice des autres épisodes
révolutionnaires à venir comme celui de
FURET, FRANÇOIS la révolution russe de 1917.
(1927-1997) Directeur d’études à l’École des hautes
L’historien François Furet fait partie de études en sciences sociales, F. Furet
cette génération de jeunes intellectuels est devenu un historien du politique
de l’après-Seconde Guerre mondiale reconnu.
qui ont adhéré au parti communiste Principaux ouvrages : (avec D. Richet)
(qu’il quitte en 1956). En prenant ses La Révolution française, 2 vol., 1965 ;
distances avec l’univers marxiste, il Penser la Révolution française, 1978 ;
s’éloigne aussi de l’histoire sociale ensei- L’Atelier de l’histoire, 1982 ; La Gauche
gnée par son maître Ernest Labrousse : et la Révolution française au milieu du
« Je n’ai plus partagé l’idée que le social XIX e siècle. Edgar Quinet et la question du
est l’instance qui explique tout. » jacobinisme (1865-1870), 1986
Une grande partie de ses travaux porte Marx et la Révolution française, 1986 ;
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sur la Révolution française, dont il pro- La Révolution de Turgot à Jules Ferry,


pose une lecture politique, qui se dé- 1770-1880, 1988 ; (avec M. Ozouf)
marque de l’historiographie canonique Dictionnaire critique de la Révolution fran-
sur le sujet, dominée en France par les çaise, 1988 ; Le Passé d’une illusion. Essai
analyses d’historiens marxistes comme sur l’idée communiste au XX e siècle, 1995.

398
G

GALBRAITh, JOhN KENNETh Essai sur le système économique améri-


(1908-2006) cain, 1967 ; Voyage dans le temps écono-
Économiste américain d’origine cana- mique, 1994.
dienne, John K. Galbraith est un esprit
libre, volontiers iconoclaste et fron- GARFINKEL, hAROLd
deur, qui a joué un rôle de premier plan (1917-2011)
dans la pensée économique durant les Élève de Talcott Parsons et d’Alfred
Trente Glorieuses. Il fut conseiller du Schütz, il fonda sa propre discipline :
président John F. Kennedy et ambassa- l’ethnométhodologie.
deur des États-Unis. Dans le livre fondateur de ce cou-
Dans son ouvrage L’ère de l’opulence rant, les Recherches en ethnométhodo-
(1958), J.K. Galbraith analyse certains logie (1967), H. Garinkel cherche à
méfaits de la société de consommation, mettre en évidence les routines par
où ce ne sont plus les producteurs qui lesquelles les membres d’une société
se mettent au service des besoins du construisent ordinairement leur ac-
consommateur, mais l’inverse. Par le tion. Le cas d’Agnès, jeune homme
biais de la publicité et du marketing, qui a décidé de changer de sexe, lui
« la consommation devient une in en permet d’étudier comment « l’être
soi ». Avec Le Nouvel État industriel femme » est quotidiennement produit
(1967), il théorise l’apparition d’une à travers une myriade de savoir être et
technostructure, monde formé par les de savoir-faire (postures, comporte-
managers (d’entreprises) qui ont pris la ments avec les hommes, discussions
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place des actionnaires. Les managers, « féminines »).


qui se sont emparés du pouvoir dans les À partir de ces diférents terrains,
grandes irmes, ne gèrent pas celles-ci H. Garinkel met en évidence quelques
en fonction de l’intérêt des actionnaires propriétés des pratiques sociales à tra-
(la plus grande rentabilité), mais dans vers un vocabulaire très abstrait :
le but d’accroître leur propre pouvoir • L’indexicalité. Dans les échanges lan-
et d’étendre les parts de marché. Cette gagiers ordinaires, le sens de certaines
analyse est datée des années 1960 et sera expressions (« ici », « je », « vous »,
en quelque sorte conirmée a posteriori « cela ») ne peut être déini hors des cir-
par la révolution des actionnaires des constances de leur usage : il est « indexé »
années 1990, à l’époque de la reprise en à ce contexte. L’ethnométhodologie
main de la direction des entreprises par généralise le constat en soulignant que
les actionnaires (corporate governance). le sens de l’ensemble des énoncés et
L’étude des entreprises, de l’État ou de actions ne peut jamais être complète-
la consommation de J.K. Galbraith a ment déini. Ce lou relatif permet aux
l’avantage de réintégrer l’histoire et les interlocuteurs de se comprendre (…)
structures de pouvoir dans l’analyse sans avoir à préciser exagérément ce
économique, et de ne pas s’en tenir à qu’ils disent » (par exemple en utilisant
une analyse abstraite des marchés. les clauses « etc. », « vous voyez ce que
À partir des années 1980, J.K. Galbraith je veux dire », « bref »).
a consacré plusieurs livres à l’histoire • La rélexivité. Annoncer par exemple
économique qui, avec sa manière per- « voici comment nous allons procéder
sonnelle de la raconter, sont des petits pour » (prendre une décision, mener
bijoux de clarté et de fraîcheur dans un projet…), c’est à la fois décrire un
lesquels il déploie tout son talent de processus et le constituer. La rélexivité
polémiste et d’esprit indépendant. désigne ainsi le fait « qu’en parlant nous
Principaux ouvrages : L’ère de l’opu- construisons en même temps, au fur et à
lence, 1958 ; Le Nouvel État industriel. mesure de nos énoncés, le sens, l’ordre,

399
Auteurs

la rationalité de ce que nous sommes en Il s’est fait connaître avec sa théorie


train de faire à ce moment-là ». du « désenchantement du monde »
• La descriptibilité (accountability). (1985). Le titre du livre (emprunté à
Le monde social est, pour chaque Max Weber) décrit le processus général
membre, intelligible et descriptible. de déclin des religions avec la moder-
Et dans le cours de leur action, les nité. Pour lui, la « sortie de la religion »
membres produisent des « comptes qui s’opère au xviiie siècle en Europe
rendus » (accounts) à travers lesquels était contenue dans la nature même du
ils décrivent, interprètent la situation, christianisme. En séparant le spirituel
contribuant par là-même à la consti- et le temporel, en faisant de la religion
tuer (voir la rélexivité). une afaire de foi et d’engagement per-
H. Garinkel reformule ainsi les canons sonnel, le christianisme innove par rap-
de la méthode sociologique. S’armer port aux systèmes religieux précédents.
d’un modèle théorique pour analy- Il ouvre la possibilité d’une autonomie
ser tel ou tel terrain, c’est analyser une des humains par rapport aux puissances
réalité abstraite au lieu de l’analyser en qui gouvernent leur univers, et il oblige
tant qu’activité en train de s’accomplir. le croyant à faire acte de foi. Le dieu des
C’est pourquoi il assigne au programme chrétiens « ne connaît point de peuple
de l’ethnométhodologie un « caractère mais seulement des êtres intérieurs ».
délibérément limité et désespérément Conjuguée à l’émergence des États,
empirique (…) : fournir une description cette révolution intellectuelle portait
rigoureuse et détaillée des structures de en elle l’autonomisation du politique
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l’agir en commun », en renonçant à se par rapport au religieux et de l’indivi-


demander d’entrée de jeu ce que ces pra- dualisme des sociétés contemporaines.
tiques « veulent dire ». Principaux ouvrages : Le Désenchan-
Un programme qui va alimenter de tement du monde. Une histoire politique
nombreuses recherches sur la conversa- de la religion, 1985 ; La Révolution des
tion ordinaire (l’analyse de conversation droits de l’homme, 1989 ; La Condition
devenant quasiment une discipline en politique, 2005 ; L’Avènement de la dé-
soi), l’éducation (étude de la construc- mocratie, t.  1, La Révolution moderne,
tion de l’ordre dans la classe, de pas- t. 2, La crise du libéralisme, 2007, t.3 ; À
sage de tests et d’examens, de conseils l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974,
d’orientation), la santé, la justice, les ac- 2010.
tivités de catégorisation (élaboration de
dossiers individuels, de statistiques…) GEERTZ, CLIFFORd
ou encore la science. Sa réception en (1926-2006)
France fut tardive (les Recherches ont été L’anthropologue américain Cliford
traduites en 2007), mais l’ethnométho- Geertz a renouvelé l’étude des sys-
dologie a fortement contribué au renou- tèmes symboliques et défendu une
vellement de la sociologie hexagonale, anthropologie interprétative proche de
en particulier avec les œuvres de Luc la sociologie compréhensive. Pour lui,
Boltanski et Bruno Latour. « l’anthropologie ne doit pas être une
science expérimentale à la recherche de
GAUChET, MARCEL lois (patterns) mais une science inter-
(Né en 1946) prétative à la recherche de signiications
Historien et philosophe, Marcel culturelles spéciiques (webs of signii-
Gauchet est directeur d’études à l’École cance) ». Il s’est ainsi opposé au fonc-
des hautes études en sciences sociales, tionnalisme et au structuralisme. Sa
et par ailleurs rédacteur en chef de la place singulière, à part dans l’anthropo-
revue Le Débat. logie nord-américaine, s’explique aussi

400
G

par son style empreint de références nation est le produit de la société indus-
littéraires et philosophiques. trielle. Celle-ci exige une plus grande
C. Geertz a voulu montrer (Ici et là-bas. mobilité et une plus grande polyva-
L’anthropologue comme auteur, 1988) lence des individus, donc une « culture
que la qualité des textes des ethnolo- supérieure » (« high culture »). Le sys-
gues, leur pouvoir de persuasion, tient tème éducatif va permettre de répondre
beaucoup plus à la manière dont ils à ces besoins, tout en construisant une
travaillent leur écriture qu’à la rigueur conscience nationale qui se difusera
de leur méthode ou à la justesse de leur progressivement dans toute la société.
théorie. En ce sens (la culture comme Le nationalisme n’est donc pas un ar-
construction et comme produit litté- chaïsme mais la conséquence même de
raire), C. Geertz a anticipé la critique l’organisation des sociétés modernes.
postmoderniste qui s’est développée à Principaux ouvrages : Saints of the
partir des années 1980. Atlas, 1969 ; Muslim Society, 1981 ;
Principaux ouvrages : he Religion of Nations et Nationalisme, 1983 ; La Ruse
Java, 1963 ; he Interpretation of Culture. de la déraison. Le mouvement psychana-
Selected essays, 1973 (partiellement tra- lytique, 1985.
duit en français, Bali : interprétation
d’une culture) ; Savoir local, savoir global : GIddENS, ANThONY
les lieux du savoir, 1983 ; Ici et là-bas. (Né en 1938)
L’anthropologue comme auteur, 1988. Le sociologue anglais Anthony Giddens
est l’un des principaux théoriciens de la
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GELLNER, ERNEST seconde modernité.


(1925-1995)
Figure assez atypique, Ernest Gellner dépasser l’objectivisme et
est surtout connu pour ses travaux sur l’individualisme
l’islamisme et le nationalisme. En 1969, Dans La Constitution de la société
il publie Saints of the Atlas, où, il met en (1984), A. Giddens présente une
évidence le rôle politique des lignées de « théorie de la structuration » dont
saints dans une société berbère segmen- le projet est de dépasser l’opposition
taire. Il commence alors à s’interroger entre une sociologie déterministe, où
sur les rapports existant entre l’islam les contraintes et les structures sont
et le pouvoir politique dans les socié- prédominantes, et une sociologie indi-
tés musulmanes. Dans Muslim Society vidualiste, qui prend en compte les
(1981), E. Gellner tente de montrer marges de liberté et les compétences
que, malgré un pouvoir politique frag- de l’acteur. Pour l’auteur, il existe une
menté, les sociétés musulmanes tradi- « dualité structurelle » du social : la
tionnelles ont connu une remarquable société est une création permanente
stabilité dans le passé, grâce à un équi- liée au travail des acteurs sociaux, mais
libre entre deux traditions religieuses : l’action créatrice du social est condi-
l’une cultivée et urbaine, l’autre plus tionnée par des cadres contraignants
populaire. Selon lui, cet équilibre a et tend également à se stabiliser dans
été bouleversé par le monde moderne, une action routinière. Une entreprise
et notamment par le colonialisme et par exemple naît d’un projet (celui de
l’industrialisation : la tradition cultivée son fondateur). Son projet-créateur
est devenue dominante et s’est imposée tend ensuite à structurer l’organisation
sous la forme d’un islamisme radical. en actions, en routines et règles ordon-
Dans Nations et Nationalisme (1983), il nées. L’action et la structure sont les
soutient que le nationalisme est en fait deux faces d’une même réalité sociale.
un phénomène moderne et que l’État- Par ailleurs, les acteurs sont considérés

401
Auteurs

comme rélexifs, c’est-à-dire comme de la société moderne fait qu’elle reste


« capables de comprendre ce qu’ils font une machine sans pilote ni direction
quand ils le font ». De plus, la moder- unique : on peut tenter de la réguler,
nité se caractérise par une production de la piloter, à défaut d’en diriger vrai-
inégalée d’informations et de connais- ment le cours.
sances, qui renforcent cette rélexivité. Principaux ouvrages : La Constitu-
À propos de la modernité, A. Giddens tion de la société, 1984 ; Les Consé-
critique les analyses « unidimen- quences de la modernité, 1990 ; he
sionnelles » des pères fondateurs Transformation of Intimacy : Sexua-
de la sociologie, pour qui la modernité lity, Love and Eroticism in Modern ;
est due à un facteur unique (le capita- Societies, 1992 ; Beyond Left and Right,
lisme chez Karl Marx, la rationalisa- 1994.
tion chez Max Weber ou l’industria-
lisme chez Émile Durkheim). Pour A. GINZBURG, CARLO
Giddens, la modernité est multidimen- (Né en 1939)
sionnelle. Dans Les Conséquences de la Né à Turin, l’historien Carlo Ginzburg
modernité (1990), il distingue quatre lo- a enseigné à l’université de Bologne et
giques caractéristiques de cette période, de Los Angeles. L’un de ses ouvrages, Le
qui interfèrent entre elles : le capita- Fromage et les Vers (1976), est devenu
lisme, l’industrialisme, la surveillance emblématique d’un courant historio-
(thème emprunté à Michel Foucault) graphique qui s’est développé en Italie
et le militarisme (monopolisation de la et dans les travaux anglo-saxons depuis
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puissance par les États dans un contexte les années 1960 : la micro-histoire, qui
d’industrialisation de la guerre). part de l’analyse des stratégies indivi-
duelles pour faire émerger des pratiques
Le conseiller du prince sociales et culturelles.
A. Giddens a par ailleurs été le conseil- › Micro-histoire
ler de Tony Blair, ancien Premier mi-
nistre britannique. Ensemble, ils ont GOdELIER, MAURICE
cosigné un livre (La Troisième Voie, (Né en 1934)
1998) qui expose leur philosophie poli- Maurice Godelier est l’une des grandes
tique. Avec le déclin relatif du travail igures de l’anthropologie française
salarié, l’augmentation de la précarité, contemporaine. Directeur d’études à
les mutations de la famille, l’augmen- l’École des hautes études en sciences
tation des coûts et des risques sociaux, sociales, il a été impliqué dans l’orga-
l’État providence ne peut plus fonc- nisation recherche française en sciences
tionner sur une même base, il faut humaines et sociales. Il a dirigé no-
donc le réformer. Tel est l’horizon de tamment le département des sciences
la « troisième voie » entre libéralisme de l’homme et de la société, dont
et dirigisme. Il faut introduire une part M. Godelier sera le directeur de 1982
de risque et de responsabilité dans la à 1986. En 1995, il crée le Centre de
gestion de l’État providence pour évi- recherche et de documentation sur
ter les efets pervers de l’assistanat et la l’Océanie.
complète « déresponsabilisation ». La À travers ses nombreux ouvrages,
protection de l’environnement – un M. Godelier reprend les grandes inter-
des rôles de l’État providence – sup- rogations de l’anthropologie sociale
pose une certaine gestion du risque française qu’il éclaire d’un jour nouveau
et doit engager la responsabilité des grâce à sa très bonne connaissance de
polueurs comme celle des citoyens. La l’œuvre de Karl Marx. Son anthropolo-
pluralité des logiques à l’œuvre au sein gie est avant tout politique, puisque ses

402
G

travaux cherchent en efet à résoudre suisant à assurer la cohésion sociale.


les questions suivantes : Qu’est-ce qui Principaux ouvrages : La Production
fonde les sociétés humaines : la parenté, des grands hommes, 1982 ; L’Idéel et le
le pouvoir, l’économie, le symbolique ? Matériel : pensées, économies, sociétés,
En fait, l’œuvre de Maurice Godelier 1984 ; L’Énigme du don, 1996.
est une tentative de synthèse entre
Marx (les bases matérielles d’une so- GOFFMAN, ERVING
ciété) et Lévi-Strauss qui met, au cœur (1922-1982)
des relations sociales, les dimensions Sociologue américain né au Canada.
symboliques. Après ses études à Chicago (ou il est
fortement inluencé par le courant
La production des grands hommes de l’interactionnisme symbolique),
Dans La Production des grands hommes il enseignera plus tard à Berkeley et à
(1982), l’ethnologue fournit les pre- Philadelphie (Pennsylvanie).
miers éléments de sa théorie explicative Dans La Présentation de soi (t. 2 de
à partir de l’analyse de son travail de La Mise en scène de la vie quotidienne,
terrain chez les Baruya de Nouvelle- 1959), il étudie la façon dont les indi-
Guinée : il existe une domination par- vidus se comportent lors des rencontres
ticulièrement forte des hommes sur avec autrui. Pour lui, la vie est une sorte
les femmes dans cette société tribale, de théâtre où chacun joue un rôle (il
laquelle se traduit par une violence adopte une vision dramaturgique de
idéologique, sociale et matérielle. la vie sociale considérée comme une
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Cette domination, grâce à laquelle les scène). Dans ce jeu de rôle perpétuel,
hommes chercheraient à minimiser le il s’agit pour chacun de se mettre en
pouvoir naturel des femmes à enfanter valeur, en posture avantageuse et de ne
et à nourrir les enfants, s’exprime dans pas « perdre la face ». Erving Gofman
des domaines aussi divers que l’écono- étudie donc dans le détail, les « rites »
mie (les femmes sont exclues de tous les de face-à-face.
rapports de production), la parenté (la Ce qu’E. Gofman nomme « les rites
société baruya est patrilinéaire), mais d’interaction », ce sont les règles de po-
aussi la sexualité et même l’idéologie litesse, les façons de se tenir, les gestes
de la procréation (les femmes n’étant protocolaires, les postures qui sont
considérées que comme de simples ré- tournés vers autrui et sont destinés à la
ceptacles, alors que l’homme « nourrit » fois à marquer sa place, sa position et à
l’enfant à naître par son sperme lors des accorder sa considération à autrui. Cela
coïts quand sa femme est enceinte). permet une interaction, la relation so-
À partir de ce travail, M. Godelier cialisée. Pour atteindre ce double objec-
en vient à réévaluer, dans L’Idéel et le tif (auto-airmation et reconnaissance
Matériel (1984), l’idée marxiste du pri- d’autrui), les rites et règles de cérémo-
mat des infrastructures sur les supers- nie quotidienne ont une importance
tructures (selon laquelle l’économie particulière. Ces rituels peuvent être
déterminerait l’idéologie). Selon lui, linguistiques (formules de politesse,
idéologie et économie s’inluencent compliments), gestuels ou spatiaux (la
mutuellement. distance tenue entre personnes, le fait
Par la suite, dans Au fondement des socié- de céder le chemin à quelqu’un…).
tés humaines (2007), M. Godelier sou- Dans Les Rites d’interaction (1967), une
tient que les communautés humaines série d’articles issus de sa thèse, il aine
(des tribus aux nations) sont fondées sa théorie. La déférence et la tenue sont
sur un ordre « politico-symbolique ». présentées comme deux concepts cen-
Ni la parenté, ni l’échange ou le don ne traux des actes cérémoniels. La défé-

403
Auteurs

rence peut s’exprimer selon toute une montrent les versions successives et va-
diversité de styles, qui peuvent d’ail- riables d’un mythe, les traditions orales
leurs varier selon les modes. La tenue sont changeantes, en perpétuelle (re)
participe également à la mise en scène création. L’écrit, à l’inverse, introduit
du moi. Un individu qui se « tient la perception du changement, il rend
bien » manifeste sa maîtrise du rituel visible la contradiction, il permet donc
et son degré de socialisation ; celui qui de confronter et de recouper les infor-
se « tient mal » aiche son manque de mations.
civilité ou sa marginalité. Dans La Logique de l’écriture, J. Goody
En conclusion, les règles cérémonielles a mis en évidence les coïncidences his-
remplissent une fonction sociale : elles toriques qui existent entre les usages
peuvent s’insérer dans n’importe quelle de l’écriture et le développement des
interaction sans entraîner aucuns « frais grandes religions, du commerce et des
substantiels ». La fonction du rituel administrations étatiques.
est de faciliter le rapprochement avec
le minimum de risques pour que les Une anthropologie comparative
personnes qui interagissent puissent J. Goody a aussi mené une ambitieuse
« garder la face ». Cette analyse est ina- analyse des rapports entre cultures et
lement assez proche de l’éthologie de la sociétés d’Orient et d’Occident, mon-
communication animale. trant qu’on ne pouvait pas parler à juste
Principaux ouvrages : Stigmates. Les titre d’« exception européenne », que ce
usages sociaux des handicaps, 1963 ; Les soit en termes de spéciicité culturelle,
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Rites d’interaction, 1967 ; Les Cadres de de développement économique ou de


l’expérience, 1974 ; Façons de parler, 1981. formes religieuses. Il a poursuivi des
études sur l’histoire et l’anthropologie
GOOdY, JACK comparées des systèmes familiaux et du
(Né en 1919) mariage en Europe et en Asie. Cela l’a
Anthropologue britannique doté d’un notamment amené à contester la thèse
grand esprit de curiosité, Jack Goody du « modèle de mariage européen » en
s’est intéressé à des sujets variés : la montrant que l’Europe moderne n’a
famille, l’écriture, la cuisine, la culture pas inventé la famille nucléaire et que
des leurs, les images… celle-ci n’était pas à l’origine du capi-
J. Goody a d’abord confronté des don- talisme.
nées archéologiques et historiques sur J. Goody combat une thèse très ré-
les premières écritures avec ses obser- pandue selon laquelle il existerait un
vations ethnologiques sur l’alphabétisa- modèle familial spéciique à l’Europe –
tion en Afrique. celui de la famille nucléaire, composée
Plus qu’un véhicule de la pensée, l’écri- du simple couple et de ses enfants – qui
ture est un outil de transformation des aurait permis à ce continent d’inventer
connaissances et des sociétés humaines. la modernité, avec le développement
J. Goody a démontré qu’il existe une capitaliste comme corollaire. J. Goody
logique propre à l’écriture, une Raison n’hésite pas à qualiier ces travaux de
graphique (1977). « spéculations ethnocentriques », qui
L’écriture a l’avantage du stockage supposeraient une frontière bien déi-
visuel. La représentation graphique, nie entre le moderne et le traditionnel,
les modes d’organisation des données autrement dit, dans l’esprit de ceux
qu’elle permet (listes, tableaux, inven- qu’il combat, d’un côté une Europe
taires) favorisent non seulement l’enre- en avance et de l’autre, tout le reste des
gistrement mais aussi la réorganisation peuples, orientaux, africains… considé-
de l’information. En efet, comme le rés comme arriérés, ou tout au moins

404
G

largement en retard sur l’Occident. La du Bagré, 1972 ; La Raison graphique,


perspective comparatiste de Goody lui 1977 ; La Logique de l’écriture : aux
permet de démontrer la luidité des origines des sociétés humaines, 1986 ;
modèles familiaux sur divers continents Famille et mariage en Eurasie, 1990 ;
et selon les époques. L’Orient en Occident, 1996 ; La Famille
Principaux ouvrages : Une Récitation en Europe, 2000.
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405
Auteurs

hABERMAS, JÜRGEN Principaux ouvrages : Connaissance et


(Né en 1929) intérêt, 1965 ; La Technique et la science
Le philosophe et sociologue allemand comme « idéologie », 1968 ; héorie de
Jürgen Habermas est l’un des héritiers l’agir communicationnel, 1981 ; Morale
de l’école de Francfort. Assistant de et Communication, 1983.
heodor W. Adorno de 1956 à 1959,
il reprend la « théorie critique » avec hALBwAChS, MAURICE
notamment la volonté de garder une (1877-1945)
inspiration marxiste mais non dogma- M. Halbwachs est une des principaux
tique et révisée. Malgré la prolixité et sociologues français de l’entre-deux-
la diiculté de ses écrits, J. Habermas guerres, héritier de l’école durkhei-
a connu un grand succès. Intellectuel mienne.
engagé, il participe à de nombreux Ses travaux les plus célèbres portent sur
débats : sur l’histoire allemande, sur les la « mémoire collective », expression
médias ou sur la bioéthique (notam- qu’il a inventée. Bataillant avec les psy-
ment sur les efets de la génétique). chologues, il montre que la mémoire de
J. Habermas dénonce dans La chaque individu est constituée sociale-
Technique et la science comme « idéolo- ment car elle s’inscrit dans des « cadres
gie » (1968) la raison instrumentaliste sociaux ». La mémoire familiale est
qui impose la domination de la tech- déterminée par la société, en ce qu’elle
nique. Dans le capitalisme avancé, la reproduit « des règles et des coutumes
science et la technique sont devenues qui ne dépendent pas de nous et qui
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« idéologie » et forment désormais un existaient avant nous, qui ixent notre


complexe technico-scientiique assu- place ». D’autre part, la mémoire indi-
jetti à la production industrielle. Mais viduelle n’est jamais une simple remé-
la raison ne se réduit pas à sa dimen- moration du passé, mais toujours une
sion utilitaire, elle a aussi une visée reconstruction, en fonction d’intérêts
communicationnelle qui s’ancre dans présents, déterminés par notre apparte-
le langage et qui aspire à l’intercom- nance de groupe.
préhension. M. Halbwachs distingue également
C’est pourquoi il dégage l’idée d’un une mémoire de classe. Par exemple, le
« agir communicationnel » qui n’est ni noble, s’inscrivant dans une lignée mar-
instrumental ni stratégique et qui, se- quée par la transmission du nom, porte
lon lui, constitue un concept politique une mémoire des valeurs. Il s’oppose
pertinent pour penser la démocratie, à l’ouvrier, qui n’a pas d’ascendance à
laquelle se fonde sur la discussion et revendiquer et n’a qu’une « mémoire de
non sur la domination. fonction » car il se confond avec la pro-
fession qu’il exerce. C’est ici que l’étude
L’éthique de la discussion de la mémoire collective peut rejoindre
J. Habermas s’inscrit donc dans la la morphologie sociale, en analysant
tradition qui cherche à fonder une comment le groupe inscrit sa mémoire
éthique de la discussion. C’est le dans des lieux.
consensus obtenu dans la discussion
qui rend « universalisable » une norme Une igure originale
éthique. Habermas voit ainsi dans la Outre ces travaux importants sur la
démocratie un processus qui permet de mémoire, M. Halbwachs a mené de
construire un accord commun plutôt nombreuses enquêtes et rélexions très
qu’une raison universelle. À ce titre, novatrices. En s’intéressant notamment
l’agir communicationnel peut être un aux classes populaires, il a analysé les
des fondements du lien politique. variations de la consommation selon la

406
H

classe d’appartenance. Son analyse de la pose farouchement à John M. Keynes.


« hiérarchie des besoins » s’articule avec En 1931, il publie Prix et production,
une critique de l’individualisme pos- dans lequel il explique les crises éco-
tulé par la science économique, dont il nomiques par l’absence d’épargne et
critique la normativité. Il a également les mauvais ajustements des politiques
mené une rélexion épistémologique monétaires. En 1943 paraît La Route
sur l’usage de la statistique, cherchant de la servitude, ouvrage polémique
comment conserver la variété des pro- qu’il dédie à « tous les socialistes ». Il
ils humains derrière les « moyennes » faut entendre par là non seulement les
qu’elle produit. Enin, il a été curieux états collectivistes, mais aussi le natio-
des autres traditions de pensée, et a nal-socialisme, favorable à l’économie
ainsi joué un grand rôle dans l’intro- dirigée. Le livre se présente comme
duction en France des travaux de Max une critique implacable de l’économie
Weber, Georg Simmel, Vilfredo Pareto planiiée qui ne peut conduire qu’à la
ou encore du courant de l’école de « dictature économique ». Lorsqu’une
Chicago. « autorité centrale » ixe des règles de
Principaux ouvrages : Les Cadres so- la production et de la distribution des
ciaux de la mémoire, 1925 ; Les Causes biens, cela conduit forcément à bafouer
du suicide, 1930 ; Morphologie sociale, les droits de l’individu. La ixation de
1938. règles économiques en fonction de
« lois préétablies » conduit à ignorer
hAYEK, FRIEdRICh AUGUST von les besoins réels de chacun. F.A. von
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(1899-1992) Hayek poursuit son ouvrage par un


L’économiste Friedrich A. von Hayek plaidoyer pour le libéralisme. Le mar-
fut l’une des igures de proue de la ché concurrentiel, la décentralisation
pensée néolibérale dans la seconde par- et l’expression des droits de l’individu
tie du xxe siècle. Ce fut un opposant peuvent permettre de gérer au mieux
acharné au marxisme et à toute forme l’économie, car le libéralisme est ina-
d’interventionnisme économique de lement le seul système qui permet de
l’État. Son œuvre est longtemps res- corriger ses propres défauts et de gérer
tée conidentielle, à une époque – des la complexité des sociétés modernes.
années 1930 aux années 1960 – où Dans Scientisme et Sciences sociales
l’économique est largement dominé (1952), il a critiqué ce qu’il nomme
par l’interventionnisme (keynésia- le « constructivisme », c’est-à-dire la
nisme et marxisme). Mais il a main- tentative de construire un ordre social
tenu dans l’ombre une inluence sur nouveau en l’imposant aux hommes
un groupe de penseurs en Angleterre par le haut.
(société du Mont-Pélerin) et aux États- F.A. von Hayek a obtenu le prix Nobel
Unis (université de Chicago). Dans d’économie en 1974 (avec Gunnar
les années 1970-1980, avec la montée Myrdal).
du libéralisme économique, la crise Principaux ouvrages : Prix et produc-
du marxisme et le déclin du keynésia- tion, 1931 ; La Route de la servitude,
nisme, son œuvre va revenir au premier 1943 ; Scientisme et Sciences sociales,
plan. 1952.
Né en Autriche, F.A. von Hayek fut
l’élève de Ludwig von Mises (le fonda- héROdOTE
teur de l’école autrichienne néo-clas- (484 ?-425 ? av.J.-C.)
sique). Immigré en Angleterre, il re- Hérodote est considéré comme le
joint la London School of Economics, « père de l’histoire ». Né à Halicarnasse
où il deviendra professeur. Là, il s’op- en Asie Mineure, il it de nombreux

407
Auteurs

voyages en Sicile, en Égypte, en l’économie classique, les faillites et le


Babylonie, en Perse, etc. Son œuvre déclin des entreprises sont à mettre
inachevée, Histoires, a pour objet les au compte des erreurs de gestion. Or,
guerres Médiques, qui constituent un confronté à des cas concrets (comme le
moment essentiel de l’histoire grecque mauvais fonctionnement des chemins
puisque, pour la première fois, presque de fer au Niger), on peut aborder le
toute la Grèce s’unit pour faire face aux problème sous un nouvel angle. Si les
invasions perses. « Hérodote d’Hali- clients sont mécontents, ils ont la pos-
carnasse expose ici le résultat de ses sibilité soit de changer de moyen de
recherches, ain que le souvenir des transport (par exemple prendre l’avion
événements passés ne se perde pas avec ou la voiture) et déserter le train (c’est
le temps. » Ainsi débute le premier la stratégie de défection ou « exit »), soit
des neufs livres de l’œuvre d’Héro- ils peuvent se plaindre auprès des che-
dote que l’on a nommée par la suite mins de fer (c’est la stratégie « voice »
« Historiè » (c’est-à-dire « Enquête »). ou contestation). Le marché favorise la
À la diférence d’Homère et du récit désertion, les situations de monopole la
épique, Hérodote essaie d’être impar- contestation.
tial (notamment vis-à-vis de ceux qu’on Cette diversité de choix peut être géné-
nomme à l’époque les Barbares, c’est-à- ralisée à d’autres situations. Le mécon-
dire ceux qui sont étrangers au monde tentement ou la frustration peuvent
grec) et veut mettre en évidence l’en- conduire l’acteur social (qu’il soit
chaînement des causes et des efets. Son consommateur, électeur, salarié, etc.)
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œuvre a également une grande valeur à adopter trois attitudes diférentes : la


ethnographique puisqu’il s’est attaché défection (exit), consistant à déserter
à décrire avec minutie les peuples qu’il son camp ; la contestation (voice), c’est-
aborde, faisant état de leur histoire, de à-dire se révolter ; la loyauté (loyalty),
leurs rites, de leurs mœurs ainsi que de qui signiie se soumettre malgré les
leur cadre géographique. désaccords. Cette typologie est valide
autant pour le salarié mécontent de son
hIRSChMAN, ALBERT OTTO entreprise que pour le militant déçu par
(1915-2012) les positions de son parti ou l’épouse à
Économiste américain d’origine alle- l’encontre de son mari.
mande, Albert O. Hirschman est une A.O. Hirschman va étendre son analyse
des igures de proue de la socio-écono- dans son ouvrage Bonheur privé, action
mie. publique. L’engagement des citoyens
Il commence sa carrière sur les ques- suit des mouvements de balancier entre
tions du développement en Amérique des cycles d’engagements publics et
latine et en Afrique. Le temps passé de fortes mobilisations collectives –
dans ces pays à essayer de comprendre époques où l’espoir de bonheur est mis
les ressorts et les blocages du dévelop- dans l’action publique – et des phases
pement le conduit à aborder les phé- de « bonheur privé » avec un repli sur
nomènes économiques à partir des la sphère domestique.
structures sociales et des hommes, de A.O. Hirschman a donc introduit une
leurs types d’engagements et de leurs autre façon d’envisager l’économie.
tensions, et non comme des relations Non pas à partir d’un modèle formel
abstraites entre agrégats économiques. du consommateur toujours guidé par le
Dans Exit, Voice and Loyalty (1970), il même type de conduite, mais de celui
s’intéresse au « déclin des entreprises et d’un acteur social qui peut utiliser des
des organisations » (titre de la première stratégies diférentes.
traduction française du livre). Pour Principaux ouvrages : Défection et

408
H

prise de parole ; (Exit, Voice and Loyalty), « orthodoxie dogmatique ayant eu


1970 ; Bonheur privé, action publique, un coût humain énorme et insuppor-
1982 ; L’Économie comme science morale table », il montre aussi le rôle impor-
et politique, 1984. tant qu’a joué l’URSS dans la victoire
contre le nazisme, l’émancipation des
hOBBES, ThOMAS pays colonisés ou encore la capacité du
(1588-1679) monde capitaliste à s’autoréformer par
Hobbes est un des fondateurs de la des mesures sociales et certaines formes
philosophie politique moderne, auteur de planiication.
d’une des premières déinitions de la Principaux ouvrages : L’ère des révo-
souveraineté politique explicitement lutions : 1778-1848, 1962 ; L’ère du
dégagée de toute connotation reli- Capital : 1848-1875, 1975 ; L’ère des
gieuse. empires : 1875-1914, 1987 ; L’Âge des
Les débuts de la guerre civile anglaise extrêmes, Histoire du court XXe siècle :
obligent Hobbes à s’exiler en France 1914-1991, 1994.
où il demeurera de 1640 à 1651. C’est
pour lui une période particulièrement hONNETh, AXEL
riche intellectuellement. Il y fréquente (Né en 1949)
les meilleurs esprits de son temps, Figure de la philosophie sociale,
Mersenne, Gassendi, ou Descartes, et Axel Honneth dirige l’Institut für
y écrit ses œuvres les plus importantes, Sozialforschung de l’université Goethe
dont précisément le Léviathan, paru en à Francfort où il a succédé à Jürgen
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1651. Habermas.
Aux origines, selon Hobbes, celle-ci fut Pour Honneth, la société n’est pas un
coniée par les hommes, lassés des dan- agrégat d’individus égoïstes mus par
gers de l’état de nature (« l’homme est le calcul rationnel de leurs intérêts.
un loup pour l’homme »), à un étrange Les hommes ont des attentes morales.
souverain, formé de la volonté de tous, Les mobilisations et les luttes sociales
qu’il surnomme Léviathan – méta- apparaissent alors sous un jour très dif-
phore biblique de la force brutale – férent : elles ne visent pas seulement à
chargé d’assurer leur sécurité, mais sans obtenir des avantages matériels, elles
plus. À travers ce nouveau mythe fonda- sont des « luttes pour la reconnais-
teur enin dégagé de toute connotation sance ». Cette conception de la société,
religieuse ou morale, on peut analyser Honneth l’assoit sur une certaine com-
le pouvoir politique et l’État objective- préhension de l’homme, celle d’un être
ment, en tant qu’institutions humaines. qui pour être épanoui, pour avoir une
relation harmonieuse à lui-même, a
hOBSBAwM, ERIC J. besoin des autres. De leur amour, de
(1917-2012) leur considération, de leur respect, tant
L’historien anglais Eric John dans leur regard que dans leurs juge-
Hobsbawm s’était attaché à décrire ments et leurs comportements.
l’évolution du capitalisme dans les Honneth distingue trois principes de
sociétés modernes et industrielles. reconnaissance dans nos sociétés mo-
L’originalité de Hobsbawn est de s’être dernes, qui déterminent les attentes
réclamé du marxisme tout au long de légitimes de chacun. Dans la sphère de
son œuvre, même si ses anaiyses restent l’intimité, l’amour, qu’il soit familial,
toujours nuancées et ne cède jamais à conjugal ou amical, est indispensable
un déterminisme implacable. Dans pour parvenir à la coniance en soi.
son analyse du xxe siècle, il parle du Dans la sphère des relations politiques
marxisme-léninisme comme d’une et juridiques, le principe de l’égalité

409
Auteurs

prévaut : chacun doit avoir les mêmes marque une transition entre les géo-
droits que les autres pour avoir le sen- graphes classiques – explorateurs-en-
timent qu’on le respecte. Enin dans cyclopédistes – et les géographes mo-
la sphère collective, l’individu doit dernes, plus soucieux d’explications.
pouvoir se sentir utile à la collectivité Son œuvre est imposante par sa diver-
et avoir le sentiment que l’on prend en sité et son étendue : minéralogie, géo-
considération sa contribution, que ce logie, botanique, ethnologie, histoire,
soit par son travail ou par ses valeurs. mythologie… il n’est pas un domaine
Principaux ouvrages : La Lutte pour de la géographie physique ou humaine
la reconnaissance, 2000 ; La Société du auquel il n’ait apporté de contributions.
mépris, 2006 ; La Réiication. Petit traité Grand voyageur, esprit encyclopé-
de théorie critique, 2007 ; Les Pathologies dique, il mit à proit une fortune léguée
de la liberté, 2008. par sa mère (il était le ils d’une grande
famille aristocratique prussienne) pour
hUMBOLdT, A. von organiser une grande expédition scien-
(1769-1859) tiique en Amérique centrale. À son
Père fondateur de la géographie mo- retour, A. von Humboldt va publier
derne. Par la rigueur de ses observa- un immense traité de trente volumes :
tions, la place accordée à la rélexion Voyage aux régions équinoxiales du
autant qu’à la description, le souci d’ar- Nouveau Continent (1807-1834). La
ticuler entre eux les éléments et les fac- moisson scientiique de cette expédi-
teurs explicatifs (climat, reliefs, végéta- tion (ainsi que d’autres voyages réalisés
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tion, organisation sociale), Humboldt ultérieurement en Asie) sera immense.

410
J

JONAS, hANS responsabilité par rapport à l’avenir.


(1903-1993) Les efets néfastes de la technique ne
Ancien élève d’Edmund Husserl et de touchent pas seulement notre généra-
Martin Heidegger, ce philosophe alle- tion, elles ont également un impact à
mand d’origine juive fuit l’Allemagne long, voire à très long terme (c’est le cas
en 1933 lorsque les nazis prennent le des déchets nucléaires par exemple).
pouvoir. Il s’installe alors à Londres, puis C’est parce que la nature et l’homme
en Israël en 1935. Pendant la Seconde sont vulnérables qu’il y a responsabilité.
Guerre mondiale, il entre dans les rangs Cette responsabilité porte sur le présent
des Alliés. Il enseigne ensuite au Canada mais aussi sur l’avenir et nécessite de
avant de rejoindre la New School for penser un nouvel impératif catégorique
Social Research à New York en 1955. qui permette la permanence d’une vie
Hans Jonas est surtout connu comme authentiquement humaine : « Agis de
l’auteur du Principe responsabilité façon telle que les efets de ton action
(1979), dont le sous-titre indique clai- ne soient pas destructeurs pour la pos-
rement l’enjeu : Une éthique pour la sibilité future d’une telle vie. » Il faut
civilisation industrielle. Dans ce livre, donc anticiper les dangers qui guettent
H. Jonas part d’un constat : le dévelop- l’homme et la nature. Pour ce faire,
pement des sciences et des techniques H. Jonas propose ce qu’il appelle une
est tel qu’il constitue une menace et « heuristique de la peur » : il faut culti-
qu’il met en péril la nature et l’homme ver délibérément une peur désintéres-
lui-même. L’éthique traditionnelle sée, qui n’est pas pusillanimité mais
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ne peut répondre à ce déi. En efet, au contraire une peur qui dépiste les
elle est centrée sur les rapports entre dangers de la technique. Cette pensée
les hommes alors qu’il faut désormais de la technique et de l’environnement
songer à nos obligations vis-à-vis de connaîtra un grand succès et aura une
la nature, et elle envisage le présent inluence décisive sur les courants envi-
là où il faut également penser notre ronnementalistes et écologistes.

411
Auteurs

KAhNEMAN, dANIEL cipe aux grandes négociations de son


(Né en 1934) époque. En 1919, il est présent à la
Professeur à l’université de Princeton, Conférence de Paris sur la paix. Il prend
Daniel Kahneman, prix Nobel d’éco- alors position contre les réparations
nomie 2002, est l’une des igures de trop fortes imposées à l’Allemagne et a
proue de l’économie comportementale. exposé ses thèses dans Les Conséquences
Ses travaux, qui marient psychologie économiques de la paix (1919).
et économie ont conduit à une remise Au lendemain de la Seconde Guerre
en cause de l’hypothèse de rationalité mondiale, il dirigera la délégation bri-
économique des individus. Avec son tannique lors des accords de Bretton
compère Amos Tversky, il s’est notam- Woods où il préconise la création d’un
ment penché sur les biais cognitifs Fonds monétaire International.
(erreur de jugement, routines mentales, Esprit éclectique et ouvert, Keynes
émotions) qui président aux décisions était aussi un amoureux de la vie, de la
économiques. poésie et des arts. En 1929, il épousa
Dans son livre Système 1/Système 2, il Lydia Lopokowa, la danseuse étoile des
montre à l’aide de nombreux exemples ballets russes Nijinski avec qui il créera
que notre cerveau utilise deux systèmes l’Arts heater de Cambridge. Il meurt
de décision, l’un rapide et automatisé, d’une crise cardiaque en 1946 à l’âge
l’autre lent et rélexif pour prendre nos de 62 ans.
décisions courantes. Sa héorie générale vise à trouver des
› Comportementale (économie), réponses au problème de la crise écono-
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Décision mique de l’entre-deux-guerres, c’est-à-


dire le chômage de masse.
KEYNES, JOhN MAYNARd Keynes n’est pas un adversaire du mar-
(1883-1946) ché, mais il s’oppose à l’un de ses pos-
John M. Keynes est né en 1883, tulats centraux : la « loi de l’ofre » de
l’année de la mort de Karl Marx. Ses J.-B. Say. Pour Keynes, l’adéquation
parents étaient tous deux universi- spontanée entre ofre et demande n’est
taires à Cambridge et la jeunesse de qu’une relation hypothétique. Comme
J.-M. Keynes fut baignée dans l’am- les règles spontanées du marché sont
biance très particulière de l’intel- insuisantes à assurer le plein-emploi,
ligentsia progressiste anglaise : un il faut stimuler artiiciellement la crois-
milieu brillant, anticonformiste et sance économique : encourager la dé-
cosmopolite. Il participe au groupe de pense, dynamiser l’investissement, bref
Bloomsbury, où il se lie d’amitié avec « relancer la demande ». Keynes pense
des écrivains comme Virginia Woolf ou même qu’un simple coup de pouce ini-
des artistes comme le peintre Duncan tial peut faire redémarrer le cycle par
Grant. un efet d’entraînement qu’il nomme
Keynes s’est vite distingué comme un l’« efet multiplicateur » (notion que
étudiant brillant, qui accédera tôt au Keynes emprunte à son collègue de
rang de professeur dans la prestigieuse Cambridge, Richard F. Kahn). L’État a
université de Cambridge. Il publie plu- la possibilité – même le devoir – d’in-
sieurs ouvrages remarqués sur la théorie tervenir pour relancer le cycle écono-
monétaire. mique. La « théorie générale » accorde
Mais Keynes ne se contente pas d’être surtout à la monnaie un rôle central
un pur théoricien, un économiste de pour encourager la relance.
salon. Il aborde le sujet en réformateur Pour Keynes, en efet, la monnaie n’est
et en homme d’action. Conseiller du pas un instrument « neutre », seu-
gouvernement britannique, il parti- lement un moyen de paiement et de

412
K

circulation. Créer de la monnaie, par pour soutenir la demande et s’oppose


l’intermédiaire du crédit par exemple, aux politiques d’austérité pratiquées
ofre aux entrepreneurs la capacité de dans les pays européens pour réduire
fonds pour créer de nouvelles activités. les déicits budgétaires.
Au contraire, la « rétention » de liquidité
freinera l’activité. Keynes n’y va pas par KUhN, ThOMAS
quatre chemins. Très hostile à l’épargne (1922-1996)
improductive des rentiers, il suggère, Philosophe et historien des sciences
par provocation, l’« euthanasie des ren- américain, homas Samuel Kuhn est né
tiers ». en 1922 dans l’Ohio. Après des études
Le keynésianisme a inspiré la plupart de physique, il s’oriente vers l’étude
des politiques économiques de l’après- de l’histoire des sciences. homas S.
guerre à la in des années 1970. Jusqu’à Kuhn a enseigné à Chicago, puis au
ce qu’apparaissent ses limites : les poli- Massachusetts Institute of Technology
tiques de relance entraînent des déicits (MIT).
chroniques de l’État et la création de Son livre majeur, La Structure des révo-
monnaie engendre une inlation galo- lutions scientiiques (1959), fonde tout
pante. De plus, l’ouverture des écono- un courant « relativiste » en théorie des
mies nationales et la mondialisation sciences.
de la inance rendaient inopérantes Selon T.S. Kuhn, la science n’évolue pas
les politiques de relance nationale. de façon continue mais par « bonds ».
Toutefois, avec la crise économique À chaque époque, on constate en fait
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récente, les idées de Keynes reviennent l’existence d’un modèle dominant ou


sur le devant de la scène : l’économiste « paradigme ». Un paradigme est un
P. Krugman, par exemple, les a remises corpus d’hypothèses qui sont structu-
à l’honneur. rées entre elles et qui forment un cadre
Principaux ouvrages : Les Conséquences de rélexion d’une « communauté » de
économiques de la paix, 1922 ; héorie savants à un moment donné. Installé au
générale de l’emploi, de l’intérêt et de la sein d’un paradigme donné, le travail
monnaie, 1936. du scientiique ne consiste pas à mettre
› Keynésianisme en doute la théorie, mais à résoudre des
énigmes (« puzzles ») dans le cadre des
KONdRATIEV, N hypothèses de ce paradigme.
(1892-1938) La « science normale » fonctionne ainsi
› Cycles jusqu’à ce que ce modèle entre en crise
et qu’un nouveau modèle vienne s’y
KRUGMAN, PAUL substituer. C’est ainsi que l’on est passé
(Né en 1953) de la physique newtonienne à la phy-
Économiste américain. Il a reçu le sique relativiste au xxe siècle.
prix Nobel 2008 pour ses travaux sur Principaux ouvrages : La Révolution
le commerce international. Mais il est copernicienne, 1957 ; La Structure des
surtout célèbre comme éditorialiste et révolutions scientiiques, 1959.
essayiste à la plume aiguisée. Keynésien
dans l’âme, il fait partie de ceux qui, à KUZNETS, SIMON
l’occasion de la crise de 2008, prônent (1901-1985)
un interventionnisme massif de l’État › Cycles

413
Auteurs

LACOSTE, YVES quée dans le champ de la sociologie des


(Né en 1929) sciences en publiant avec Steve Woolgar
La géographie, ça sert à faire la guerre : Laboratory Life : he Construction of
Paru en 1976, ce livre « coup-de- Scientiic Facts (La Vie de laboratoire :
poing » révèle les luttes feutrées et production des faits scientiiques, 1988).
implacables entre les tenants d’une Il y décrivait l’activité des chercheurs
géographie classique et les partisans comme une suite de coups de force,
de la « new geography ». Pour Lacoste, de bricolages et de compromis avec les
il existe deux géographies : la « géogra- choses et les hommes. Ce tableau est
phie des professeurs », discipline ensei- bien éloigné des exigences de rationa-
gnée dans le secondaire et à l’Université lité et d’objectivité que l’épistémologie
qui est «… devenue un discours idéolo- attribue à la méthode scientiique.
gique dont les fonctions inconscientes Même efet, quelque temps plus tard,
sont de masquer l’importance straté- lorsqu’il déinit la méthode du micro-
gique des raisonnements qui portent biologiste Louis Pasteur comme essen-
sur l’espace » ; la « géographie des tiellement un art consommé de l’argu-
états-majors », c’est-à-dire une géogra- mentation polémique (Les Microbes :
phie développée depuis des siècles par guerre et paix, 1984).
les praticiens, qu’ils soient militaires, Principaux ouvrages : La Vie de labo-
fonctionnaires ou hommes politiques, ratoire : production des faits scientiiques,
dépositaires d’un savoir « stratégique » 1979 ; Les Microbes : guerre et paix, 1984 ;
lié à l’espace, qui est ignoré du plus Nous n’avons jamais été modernes, 1991 ;
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grand nombre. Ces deux géographies Politiques de la nature. Comment faire


ont en commun d’avoir caché les véri- entrer les sciences en démocratie, 1999 ;
tables enjeux de pouvoir inscrits dans Enquêtes sur les modes d’existence : Une
l’espace. Il appelle donc à une réhabi- anthropologie des modernes, 2012.
litation de la géopolitique, branche de
la géographie délaissée depuis la deu- LAZARSFELd, PAUL FELIX
xième guerre mondiale car marquée (1901-1976)
par le dévoiement de certains géopoli- Né en Autriche et immigré aux État-
ticiens allemands, tel Friedrich Ratzel, Unis dans les années 1930, il est de-
qui a donné une onction « scienti- venu l’un des principaux sociologues
ique » à l’expansionnisme allemand. américains après la Seconde Guerre
Avec ce livre et la création de la revue mondiale.
Hérodote, Yves Lacoste a réintroduit la Devenu professeur de sociologie à
géopolitique en France. Columbia, P. F. Lazarsfeld a dirigé de
Principaux ouvrages : La Géographie, grandes enquêtes statistiques sur la
ça sert dabord, à faire la guerre, 1976, communication de masse et l’inluence
nouvelle édition, 2012 ; De la géopo- des médias. C’est ainsi que la fonda-
litique aux Paysages. Dictionnaire de tion Rockefeller lui conia une enquête
la Géographie, 2003 ; Géopolitique. La sur les efets de la radio sur la société
longue histoire d’aujourd’hui, 2006 ; La américaine : Radio Research 1942-1943
Géopolitique et le géographe. Entretiens (1944).
avec Pascal Lorot, 2010. Les conclusions de cette recherche
iront à l’encontre d’une idée reçue
LATOUR, BRUNO sur l’impact des discours difusés par
(Né en 1947) la radio (les postes de radio sont en
Philosophe, ethnologue et professeur train de se répandre en Amérique).
à l’École des mines de Paris, Bruno Manifestement, les populations
Latour a fait en 1979 une entrée remar- n’étaient pas aussi sensibles que l’on

414
L

croyait à la propagande et aux médias. Principaux ouvrages : Les Chômeurs de


Leurs opinions étaient assez stables Marienthal, 1932 ; (avec B. Berelson,
dans le temps, et elles semblaient H. Gaudet) he People’s Choice :
devoir plus à l’inluence des proches How the Voter Makes up His Mind
(famille, amis, leaders locaux) qu’à la in a Presidential Campaign, 1944 ;
lecture d’un journal ou l’audition ra- (avec B. Berelson, W.N. McPhee)
diophonique des candidats. Voting : A Study of Opinion Formation
P. F. Lazarsfeld en déduit que l’idée in a Presidential Campaign, 1954 ;
d’une inluence directe, liée à la simple Philosophie des sciences sociales, 1959 ;
exposition aux médias (comme le vou- (avec R. Boudon) Le Vocabulaire des
lait la logique du conditionnement bé- sciences sociales, 1965.
havioriste, alors en vogue dans la psy-
chologie américaine), est fausse. Il lui LE BON, GUSTAVE
substitua un autre modèle de commu- (1841-1931)
nication : « en deux étapes » (two-step De Gustave Le Bon, on ne retient plus
low). Par exemple, les choix politiques qu’un titre La Psychologie des foules, pu-
passeraient par l’intermédiaire de per- blié en 1895. G. Le Bon fut pourtant,
sonnes inluentes, au sein des groupes au tournant du xxe siècle, l’une des
primaires (les communautés d’appar- grandes igures de l’anthropologie et de
tenance). la sociologie naissantes. Intellectuel très
À Columbia, P. F. Lazarsfeld a créé le en vue, esprit encyclopédiste, il écrit au-
« Bureau of Applied Social Research ». tant sur la médecine que sur l’histoire,
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Il élargit alors ses enquêtes sur l’in- la psychologie et même l’équitation.


luence sociale à l’analyse des compor- Mais son domaine de prédilection, ce
tements électoraux (Voting, 1954) et de sont les vastes synthèses historiques,
la consommation. marquées par les idées évolutionnistes,
Parallèlement à ses recherches empi- alors à la mode. « L’âge où nous entrons
riques, P. F. Lazarsfeld poursuit des sera véritablement l’ère des foules. (…)
travaux de nature méthodologique sur Aujourd’hui les traditions politiques,
l’application des mathématiques à la re- les tendances individuelles des souve-
cherche sociologique. Il s’agit de mettre rains, leurs rivalités pèsent peu. La voix
au point ou de développer des procé- des foules est devenue prépondérante. »
dures de recueils, de codiications et de Dans La Psychologie des foules,
traitements des données : méthode des G. Le Bon reprend le thème de l’éli-
panels, analyse multivariée, analyse de tisme qu’il avait développé auparavant
contenu. dans d’autres livres (La Civilisation des
Ce travail méthodologique a contri- Arabes en 1884 ; Les Civilisations de
bué à donner de P. F. Lazarsfeld l’image l’Inde en 1887). Les sociétés humaines
d’un empiriste obnubilé par une vision sont dirigées par une élite formée
quantitativiste du social. Mais, contrai- d’individus capables d’échapper aux
rement à cette image courante, préjugés collectifs. Si l’Angleterre et les
P.F. Lazarsfeld ne réduisait pas la so- États-Unis dominent le monde, c’est
ciologie à des enquêtes empiriques. que leurs systèmes sociaux favorisent
En témoignent ses derniers ouvrages, l’initiative individuelle, et donc les
Qu’est-ce que la sociologie ? (1954) et individus supérieurs. Le rôle de cette
Philosophie des sciences sociales (1959), élite est de conduire la foule. Celle-ci
qui portent sur l’épistémologie des est conçue par G. Le Bon comme une
sciences sociales. P. F. Lazarsfeld y masse impulsive, incohérente et irra-
renoue avec des rélexions théoriques tionnelle qui a besoin de maître. « La
issues de la tradition européenne. foule est un troupeau qui ne saurait se

415
Auteurs

passer de maître. » LE GOFF, JACQUES


Au-delà de ces considérations élitistes, (Né en 1924)
ouvertement racistes et sexistes, les › Annales, Histoire
analyses de G. Le Bon ont ouvert la
voie à la psychologie sociale, qui s’in- LEONTIEF, wASSILI
téresse aux mécanismes d’inluence so- (1905-1999)
ciale. Le thème de la foule, de l’imita- Américain d’origine russe, il est l’inven-
tion et des masses moutonnières était teur du tableau input-output, c’est-à-
alors à la mode (Gabriel Tarde et sa dire un tableau à double entrée comp-
théorie des Lois de l'imitation ou Émile tabilisant en colonnes les opérations
Durkheim et sa théorie des représen- d’achats de biens et de services et en
tations exposée dans Représentations lignes les opérations de ventes de biens
individuelles et représentations collec- et de services de diférentes branches
tives, 1898). d’activité. Il élabore un tel tableau pour
l’économie américaine en 1919 et le
LEFORT, CLAUdE complexiie au il des ans (jusqu’à 400
(1924-2010) branches seront présentées), pour par-
Claude Lefort fut, avec Cornelius venir à décrire le système productif des
Castoriadis, le fondateur de Socialisme États-Unis (La Structure de l’économie
ou Barbarie, une revue d’obédience américaine, 1941).
trotskyste, qui, dans les années 1950-
1960, se livra à une critique des sys- LE PLAY, FRédéRIC
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tèmes bureaucratiques. Puis C. Lefort (1806-1882)


va s’éloigner du marxisme et mener Polytechnicien, Frédéric Le Play fait
une rélexion de fond sur la nature de partie de ces « ingénieurs sociaux »
la démocratie. qui ont délaissé le monde de la tech-
Les penseurs marxistes ont longtemps nique pour s’intéresser aux problèmes
nié l’autonomie du système politique, humains. La faible postérité de ce
considérant que l’État n’était au fond réformateur social dans le monde so-
que l’expression d’une « superstruc- ciologique est assez injuste. La raison
ture » dépendant de l’économie. Ce principale de cette mise à l’écart pro-
faisant, ils ne pouvaient penser ni la vient de sa réputation de conservateur.
nature des phénomènes totalitaires Ses enquêtes monographiques sur le
ni la nature de la démocratie. C’est à mode de vie des ouvriers constituent
partir de ce point de vue critique que un modèle du genre : étude des budgets
Claude Lefort a délaissé le marxisme. familiaux, observations minutieuses et
Son ouvrage L’Invention de la démocra- statistiques, il inaugure des techniques
tie est une « contribution à l’intelli- qui seront reprises bien après lui par
gence du totalitarisme » et, en miroir, les sociologues et les ethnographes (Les
une analyse de la démocratie, dont il Ouvriers européens, 1855).
saisit le caractère inachevé et constam- F.  Le Play a également étudié l’évolu-
ment créatif : « Ce qui me paraît être tion des formes familiales. Il voit cette
une grandeur de la démocratie, c’est évolution comme une dégradation pro-
qu’il y est tacitement reconnu le fait gressive : on serait passé d’une forme
que chacun est insaisissable pour de « familles étendues » ou « élargies »,
l’autre. » caractéristiques des sociétés rurales
Principaux ouvrages : L’Invention traditionnelles, à la famille nucléaire
démocratique : les limites de la domina- actuelle qui deviendrait dominante
tion totalitaire, 1981 ; La Complication. dans les sociétés modernes. La famille
Retour sur le communisme, 1999. souche qui regroupe sous le même toit

416
L

le père et la mère, un seul de leurs gar- Amazonie à partir de 1935, tout en


çons mariés accompagné de son épouse occupant un poste de professeur de
et de leurs enfants. Cette famille souche sociologie à l’université de São Paulo.
était considérée par F. Le Play comme Pendant la guerre, les lois antisémites le
un « modèle » de la société tradition- privent de trouver un poste d’enseigne-
nelle. Selon lui, sa disparition serait ment. Il migre alors pour les États-Unis,
un signe de désagrégation sociale et où il va faire la connaissance du lin-
morale. Elle est remplacée par la famille guiste Roman Jakobson. La rencontre
« instable », qui correspond à notre fa- est décisive sur l’évolution intellectuelle
mille nucléaire et rassemble les parents de C. Lévi-Strauss. La démarche struc-
et leurs enfants au foyer. turale que R. Jakobson vient d’inventer
Principaux ouvrages : Les Ouvriers pour le langage sera le modèle scienti-
européens, 1855 ; La Réforme sociale ique que C. Lévi-Strauss va désormais
en France déduite de l’observation com- appliquer à l’anthropologie.
parée des peuples européens, 1864 ; De retour en France, C. Lévi-Strauss
L’Organisation de la famille, 1871. entre au Centre national de la re-
cherche scientiique (CNRS), puis il est
LE ROY LAdURIE, EMMANUEL nommé à l’École pratique des hautes
(1929-2009) études, avant de devenir professeur en
› Annales, Histoire 1959 au Collège de France où il fonde
le Laboratoire d’anthropologie sociale
LéVI-STRAUSS, CLAUdE et la revue L’Homme. Toute sa carrière
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(1908-2009) sera désormais consacrée à la rédaction


Claude Lévi-Strauss est la grande igure d’une œuvre monumentale, sans jamais
de l’anthropologie française de la se- retourner sur le terrain.
conde moitié du xxe siècle. C’est lui qui
a introduit le structuralisme en anthro- Les structures élémentaires de la
pologie. Il va appliquer cette méthode parenté
structurale aux formes de parenté, aux Au début de son ouvrage Les Structures
mythes, à l’art. élémentaires de la parenté (1949),
Dans Tristes tropiques (1955), C. Lévi- C. Lévi-Strauss reprend le problème
Strauss raconte comment, jeune agrégé classique chez les anthropologues de
de philosophie, il s’est vite lassé des l’universalité de la prohibition de l’in-
« exercices intellectuels gratuits de phi- ceste et présente une nouvelle solution.
losophie ». Il découvre l’ethnographie Pour lui, l’interdit de l’inceste est à la
vers 1933, notamment à travers la lec- fois un fait universel (on le retrouve
ture du livre Primitive Society (1920) dans toutes les sociétés) et culturel (c’est
de l’Américain Robert H. Lowie. On y une règle arbitraire). Il marque en fait
trouve une description minutieuse des le passage de la nature à la culture. Et
« sociétés primitives » – les modes de pour quelles raisons les hommes ont-ils
vie des Indiens, les règles de mariage, établi cet interdit ? En fait, la prohibi-
les techniques. On est loin des consi- tion du mariage au sein d’une même
dérations générales sur l’homme et sa famille ou d’un même clan devrait se
destinée. Pour C. Lévi-Strauss, c’est comprendre comme une obligation :
une « révélation », une façon concrète celle d’épouser une personne d’un autre
et vivante de découvrir l’homme. C’est groupe. Le mariage serait donc, selon
ainsi que débute sa carrière d’ethno- C. Lévi-Strauss, une forme d’échange
logue. des femmes entre communautés et
Il s’embarque pour le Brésil, où il inaugure une alliance entre celles-ci.
découvre les tribus amérindiennes en Par là s’instaure donc une règle de réci-

417
Auteurs

procité entre groupes sociaux. C. Lévi- domaine d’exploration auquel C. Lévi-


Strauss recherche alors les diférentes Strauss a consacré sa grande série des
formules possibles des règles d’échange Mythologiques (4 tomes publiés de
des femmes. Utilisant un énorme maté- 1964 à 1971). Sa démarche rompt
riau qui porte sur les sociétés amérin- avec l’explication fonctionnaliste, selon
diennes, africaines, asiatiques…, l’an- laquelle les mythes auraient, dans les
thropologue dégage quelques formes « sociétés primitives », un rôle dans
élémentaires de parenté, qu’il nomme l’intégration du groupe. Pour C. Lévi-
« échange restreint » et « échange géné- Strauss, les mythes n’ont pas de fonc-
ralisé », qui suiraient à décrire tous les tion particulière, ils expriment simple-
systèmes existants. ment la capacité créatrice de l’homme.
Et celle-ci est structurée par des règles
Claude Lévi-Strauss et logiques inconscientes. De même que
« La Pensée sauvage » (1962) la linguistique est capable de retrouver
Le terme « sauvage » employé dans une grammaire, ensemble d’unités et
le titre est bien sûr à prendre ici avec de règles de composition qui forment
distance. Car justement, dans cet essai les phrases, il est possible de trouver
qui a connu un succès mondial, Claude une sorte de grammaire inconsciente
Lévi-Strauss se propose de réfuter la des mythes. De l’étude de nombreuses
thèse selon laquelle la pensée primitive légendes présentes sur tout le continent
serait une pensée « pré-logique », noyée américain, C. Lévi-Strauss dégage des
dans les mythes et les croyances irra- thèmes communs qui s’expriment à
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tionnelles. travers de nombreuses variations. Il


« L’exigence d’ordre est à la base de la repère alors de nombreux « mythèmes »
pensée que nous appelons primitive. » (unité élémentaire du mythe) qui se dé-
C. Lévi-Strauss prend comme objet inissent les uns par rapport aux autres
d’étude les systèmes classiicatoires des en formant des couples d’opposition :
peuples indigènes relatifs aux plantes et cru/ cuit, nature/culture, vie/mort, etc.
aux animaux. Il constate d’abord la ri-
chesse et la précision des connaissances Critiques de Lévi-Strauss
des peuples primitifs, qui dépassent À propos des règles de parenté, nombre
le strict cadre utilitaire. De plus, cette d’anthropologues ont fait remarquer
pensée implique des « démarches intel- que l’échange des femmes entre clans
lectuelles et des méthodes d’observa- n’existe pas dans les systèmes de parenté
tions comparables ». Et il avance alors dits dravidiens, présents en Inde et
sa thèse principale : les connaissances dans toute l’Amérique. De même, il ne
de ces peuples visent d’abord à mettre serait pas valable pour la Méditerranée
de l’ordre dans la nature en instaurant arabo-musulmane où règne le modèle
un classement des choses et des êtres. du mariage arabe (où l’on privilégie
Ce souci de classement, de « mise en le mariage entre les enfants de deux
ordre » repose sur une logique binaire frères). De la même façon, la structure
qui aime les principes d’opposition et prétendument universelle des mythes
de ressemblance. Il manifesterait un décrite dans les Mythologiques à pro-
attribut universel de l’esprit humain à pos des mythes amérindiens ne serait
classer le monde qui l’entoure ain de applicable que pour l’aire culturelle
lui donner sens. américaine.
Ces critiques internes tendent donc à
Mythologiques : une grammaire relativiser la portée « universelle » que
inconsciente de l’imaginaire C. Lévi-Strauss attribue à ses analyses.
L’étude des mythes est l’autre grand D’autres critiques, plus radicales et por-

418
L

tant sur la démarche structurale, ont été La théorie des champs


émises. Selon Edmund R. Leach, la dé- Notre environnement physique et
marche adoptée par C. Lévi-Strauss re- social constitue pour K. Lewin un
lève d’une sorte de « jonglerie verbale » « champ de force ». Les objets ou les
où les découpages en mythèmes et leurs personnes qui nous entourent sont
jeux d’opposition sont assez arbitraires des objets d’attraction et de répulsion.
(E. Leach, Lévi-Strauss, 1970). De son K. Lewin en donne un exemple simple.
côté, Dan Sperber a tourné en dérision Le même paysage n’a pas la même
la démarche structuraliste en montrant signiication pour un promeneur du
que l’application de cette démarche dimanche qui contemple la nature et
pouvait, avec un peu de métier, aboutir pour un chasseur à l’afût du gibier.
à prouver que n’importe quel mythe L’ensemble formé par le sujet (S) et son
– comme le Petit Chaperon rouge et environnement (E) apparaît comme un
Hamlet – reposait sur une structure « champ » structuré de forces composé
mythique commune (D. Sperber, La de zones d’attraction et de répulsion.
Contagion des idées, 1996). Cette théorie du « champ » est inspirée
Principaux ouvrages : Les Structures à K. Lewin par la théorie de la Gestalt,
élémentaires de la parenté, 1949 ; mais aussi par la physique théorique
Tristes tropiques, 1955 ; Anthropologie qu’il suit avec intérêt.
structurale, 2 tomes, 1958 et 1973 ; La théorie des champs s’applique aussi
Le Totémisme aujourd’hui, 1962 ; La aux groupes humains : une classe, un
Pensée sauvage, 1962 ; Mythologiques, service dans une entreprise, une bande
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4 tomes, 1964, 1967, 1968 et 1971 ; de jeunes, etc. On conçoit qu’il existe
La Potière jalouse, 1985. entre les personnes des phénomènes
d’attraction et de répulsion compa-
LEwIN, KURT rables à des champs de forces. Le but
(1890-1947) de la dynamique des groupes sera donc,
Après avoir fait ses études de psycho- selon K. Lewin, d’étudier explicitement
logie à Berlin dans les années 1910, des champs de forces à l’intérieur des
où régnait alors la psychologie de la petites communautés humaines.
« Gestalt » (ou théorie de la forme),
Kurt Lewin devint professeur et cher- Les trois styles de leadership
cheur dans cette même université de Dans une expérience célèbre, réalisée
1924 à 1935. À l’arrivée du fascisme, à la in des années 1930, K. Lewin et
K. Lewin, qui est Juif, quitte l’Alle- ses collègues, Ron Lippitt et Robert
magne en 1935 pour les États-Unis. W. White, ont cherché à mesurer
C’est là qu’il réalise de nombreuses l’inluence d’un type de direction
expériences sur la motivation, les styles sur un groupe de jeunes garçons de
de commandement, la dynamique des 10-11 ans. L’expérience consiste à for-
groupes. En 1944, il fonde le « Research mer trois groupes dirigés respective-
Center for Group Dynamics » au ment par un leader de style autoritaire
Massachusetts Institute of Technology (il est directif, n’écoute pas les sugges-
(MIT). Il meurt trois ans plus tard, en tions du groupe et prend les décisions
1947. Il a jeté les bases de la psycholo- seul), un leader de style démocratique
gie sociale en laissant derrière lui non (qui écoute le groupe, propose plus
seulement une œuvre théorique, mais qu’il ne commande, suscite l’accord et
aussi en ayant mis la discipline sur la l’adhésion du groupe) et enin un leader
voie de l’expérimentation et formé de de style laisser-faire (qui intervient très
nombreux chercheurs de renom (Leon peu, se contentant au besoin de donner
Festinger, heodore Newcomb…). des conseils). Ayant confrontés ces trois

419
Auteurs

groupes à une même tâche, les auteurs qui va connaître immédiatement un


s’attendaient à ce que le style démocra- succès considérable des deux côtés de
tique soit le plus performant. En fait, la Manche.
les résultats sont plus contrastés. Le
style autoritaire est aussi eicace que héorie politique
le style démocratique pour accomplir Dans son deuxième Traité sur le gou-
une tâche coniée au groupe. Le style vernement civil (1690), Locke soutient
laisser-faire est le moins performant. que les hommes sont entrés en contrat
En revanche, dans le groupe démocra- politique pour protéger et défendre
tique, la satisfaction est la plus grande. leur vie, leur biens, leur propriété.
Lorsque le leader est absent, le groupe Le but ultime du gouvernement civil
à direction démocratique s’avère plus est donc de protéger l’individu, ses
performant, alors que l’eicacité du biens, sa liberté. Dans ses Lettres sur la
style autoritaire s’efondre. tolérance, 1689, il prône la séparation
K. Lewin a été un des premiers à entre autorité politique et religieuse
mettre en œuvre l’expérimentation en et défend vigoureusement le droit à
psychologie sociale, mais il est aussi un la liberté d’opinion religieuse. « La
théoricien convaincu. Il a défendu une liberté absolue, la liberté juste vraie,
approche à la fois théorique et expéri- une liberté égale et impartiale, voilà ce
mentale. On lui attribue souvent cette dont nous avons besoin ».
formule : « Rien n’est plus pratique Locke y déinit les principes d’un
qu’une bonne théorie. » Esprit pro- régime parlementaire moderne. Il
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gressiste, il était aussi très soucieux de est clair, airme Locke, « que la mo-
l’utilité sociale de la recherche en psy- narchie absolue, considérée par cer-
chologie sociale. tains comme le seul gouvernement
Principaux ouvrages : A Dynamic au monde, est en fait incompatible
heory of Personality, 1935 ; Principles of avec la société civile et qu’elle ne peut
Topological Psychology, 1936 ; Authority même pas, par suite, constituer une
and Frustration, 1944. forme de gouvernement civil ». Pour
lui, « dans tous les États, la première
LOCKE, JOhN et fondamentale loi positive est celle
(1632-1704) qui établit le pouvoir législatif », mais
Philosophe anglais, il est considéré ce pouvoir lui-même reste soumis au
comme l’un des fondateurs du libé- peuple qui l’a créé et qui conserve
ralisme en politique. Il est également toujours « le pouvoir suprême de
l’un des fondateurs de l’empirisme en dissoudre et de changer la législature
théorie de la connaissance. John Locke quand il s’aperçoit que celle-ci agit
n’a encore rien publié lorsqu’il revient d’une manière contraire à la mission
en janvier 1689 d’un exil de six années qui lui a été coniée ».
en Hollande (Secrétaire particulier du
comte de Shaftesbury, il s’est réfugié héorie empiriste de la connaissance
avec ce cernier en Hollande en 1682, Locke est également considéré comme
au moment de la réaction Tory, lorsque le père de l’empirisme. Il critique la
la situation politique devenait dange- doctrine cartésienne selon laquelle il
reuse pour les gens d’opinion modé- existe en l’homme une raison innée, qui
rée). Il a avec lui deux manuscrits : les est source de ses capacités à connaître.
Traités du gouvernement civil, qui paraî- Pour Locke notre esprit est au départ
tront en décembre sans nom d’auteur, comme une page blanche sur laquelle
et un Essai philosophique sur le gouver- viennent s’inscrire les connaissances
nement humain, publié la même année, par l’expérience. Les idées simples nous

420
L

viennent des sens. Pour autant, il n’est 1973), Jean-François Lyotard s’éloigne
pas « sensualiste » : les idées simples se du marxisme et devient le penseur
composent entre elles pour former des de la postmodernité (La Condition
catégories générales. postmoderne, 1979 ; Le Postmoderme
expliqué aux enfants, 1986 ; Moralités
LYOTARd, JEAN-FRANÇOIS postmodernes, 1993). La postmoder-
(1924-1998) nité est déinie comme une époque de
Après avoir fondé le groupe Socialisme l’histoire contemporaine marquée par
ou Barbarie, avec Cornelius la « in des métarécits » de la moder-
Castoriadis et Claude Lefort, avoir nité, c’est-à-dire la croyance en la vertu
dérivé « autour de Marx et de Freud » du progrès, de la raison et de l’avenir
(Dérive à partir de Marx et de Freud, meilleur.
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421
Auteurs

MAChIAVEL, NICOLAS pourra y parvenir : il devra se faire à la


(1469-1527) fois lion et renard. Il sera lion quand,
On raconte que César Borgia, issu pour acquérir et conserver le pouvoir,
d’une famille romaine inluente dans l’usage de la force sera nécessaire. Il
l’Italie de la Renaissance, it assassi- faut parfois se livrer à des actions que la
ner son frère Giovanni. Puis il donna morale réprouve ain de maintenir des
l’ordre de tuer Alphonse, roi de conditions de vie précieuses que les lois
Naples, ain d’étendre son pouvoir. assurent. Aussi, cette violence n’est pas
Réputé pour sa cruauté, sa traîtrise et destructrice mais constructive, là où
sa fourberie politique, César Borgia parfois l’absence d’action ou la bonté
reste pourtant un modèle de réussite du dirigeant peuvent conduire au mal-
politique pour Nicolas Machiavel, en heur de son peuple, à la destruction de
mission à ses côtés entre 1501 et 1503. son pays ou à sa propre destitution.
Cet engouement étrange it souvent de Cette action-là est immorale. César
son œuvre Le Prince (1513, publié en Borgia, par une utilisation eicace de
1532) un manuel cynique d’instaura- la violence, a uniié, paciié et idélisé la
tion de la tyrannie, ce qui est loin d’être Romagne. En des temps troublés, cela
évident. n’a pas de prix pour N. Machiavel. Le
Né à Florence en 1469, N. Machiavel prince doit aussi se faire renard : la ruse
est en contact direct avec la réalité sera sa seconde vertu. Maître des appa-
politique de son temps : secrétaire à la rences, il doit tâcher de gagner l’estime
Seigneurie lorentine de 1498 à 1512, de son peuple, lui laissant croire qu’il
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ses fonctions sont certes anecdotiques, est porteur de qualités morales.


mais elles lui laissent le temps de se faire
une idée de la politique. Son œuvre Le Prince, livre des républicains ?
nous invite à saisir toute la complexité Si le « machiavélisme », dans son
et la subtilité de la politique. acception la plus négative, est sou-
vent ce que l’on retient de l’œuvre
Une politique de l’action de N. Machiavel, Le Prince fut pour-
Le rôle du prince (sa « virtu ») est de tant longtemps considéré comme une
construire des digues, des remparts (ce œuvre fondatrice de la modernité et
sont les lois, les institutions fortes…) de la laïcité. À travers cette politique
pour endiguer le leuve impétueux de détachée du pouvoir spirituel et par là
l’histoire marqué par le hasard (la « for- de la moralité, Baruch Spinoza (1632-
tune ») et les passions humaines dévas- 1677), Montesquieu (1689-1755) ou
tatrices. plus tard Jean-Jacques Rousseau (1712-
1778) verront en N. Machiavel un fer-
L’homme politique, le lion vent républicain, apôtre de la liberté.
et le renard Le « miroir des princes » que nous
Si les événements et les circonstances propose Machiavel, loin d’être latteur
déterminent largement la conduite du pour le pouvoir, en montre les perpé-
prince, alors ils lui dictent les normes tuelles compromissions. Loin de faire
morales à suivre. Pour N. Machiavel le l’apologie de la mystiication politique,
monde est soumis au chaos et à la vio- il la dénoncerait plutôt.
lence des passions. La fondation de la Aujourd’hui encore, le Florentin sus-
cité passera par une nécessaire canalisa- cite des polémiques. Léo Strauss, phi-
tion de ce chaos, in qui justiie tous les losophe politique, voit en lui un apôtre
moyens mis en œuvre, même les plus du vice, un « démon » selon ses propres
brutaux puisqu’elle conduit à la paix et mots, qui enseigne des propos scan-
à la liberté. Seul l’homme d’exception daleux aux dirigeants et leur donne le

422
M

secret des dérives modernes. Claude façon, son travail de terrain dans une
Lefort, au contraire, considère l’œuvre communauté mélanésienne ne pouvait
de Machiavel comme l’antidote à ces que l’éloigner de toute rélexion histo-
dérives de la politique moderne : au- rique.
delà de la duplicité, de l’usage de la
force, c’est l’autonomie du peuple, dif- Le théoricien et l’homme de terrain
icile et longue, que vise Machiavel, qui Son principal apport méthodologique
contribue par là à faire accepter l’idée est « l’observation participante ». Elle
moderne et laïque de l’État. consiste en une immersion complète
Principaux ouvrages : Le Prince, 1513 dans la population étudiée, dont il faut
Discours sur la première décade de Tite- apprendre la langue, partager la vie
Live, 1513-1520 ; L’Art de la guerre, quotidienne et observer les faits les plus
1521. menus. Cette méthode permet non
seulement de comprendre de l’intérieur
MALINOwSKI, BRONISLAw K. les conduites, mais aussi de distinguer
(1884-1942) les discours et les règles énoncés par le
Anthropologue anglais d’origine polo- groupe des pratiques réelles.
naise (il est né à Cracovie). Avec sa
thèse de doctorat en anthropologie sur Malinowski est un observateur hors
la famille chez les Aborigènes (1913), pair, soucieux du détail. Malinowski a
il prend conscience du rôle central de élaboré une théorie « fonctionnaliste »
la famille dans l’organisation sociale et de la culture. Il critique les interpréta-
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surtout de l’importance de mener des tions selon lesquelles certaines insti-


études de terrain, tant les documents tutions sociales ne pourraient s’expli-
de seconde main sont diiciles à inter- quer que comme des survivances du
préter. Il s’engage alors dans plusieurs passé. Selon lui, si certains éléments
grandes enquêtes en Mélanésie, en culturels (règles, rites, coutumes…)
Nouvelle-Guinée et en Australie. perdurent au sein d’une société,
À la suite d’un séjour dans les îles c’est qu’ils répondent à une fonction
Trobriand (de 1915 à 1918), il publiera sociale précise. L’auteur d’Une théorie
Les Argonautes du Paciique occidental scientiique de la culture (1944) prend
(1922), une des plus grandes œuvres de l’exemple des iacres dans les sociétés
l’anthropologie, dans laquelle il décrit modernes.
la célèbre institution de la kula, sorte S’il existe encore quelques iacres qui
de dons cérémoniels entre tribus qui se circulent, ce n’est pas parce qu’ils sont
pratiquent dans les îles de Polynésie. un résidu du passé, mais parce qu’ils
Son autre ouvrage La Sexualité et sa possèdent une utilité actuelle : la cir-
répression dans les sociétés primitives culation touristique. Malinowski en
(1927) se veut une réponse à Totem vient à soutenir que toutes les institu-
et Tabou (1913) de Sigmund Freud. tions sont liées à une fonction sociale
Malinowski y conteste l’idée de l’uni- et dérivent de besoins biologiques sous-
versalité du complexe d’Œdipe et celle jacents.
du mythe du meurtre du père qui serait Principaux ouvrages : Les Argonautes
constitutif des sociétés humaines. Pour du Paciique occidental, 1922 ; La
l’anthropologue, le complexe d’Œdipe Sexualité et sa répression dans les socié-
est une caractéristique des sociétés pa- tés primitives, 1927 ; La Vie sexuelle des
triarcales. Malinowski a rejeté les cou- sauvages du nord-ouest de la Mélanésie,
rants évolutionniste et difusionniste au 1929 ; Les Jardins de corail, 1935 ; Une
nom de leur propension à reconstruire théorie scientiique de la culture, 1944 ;
une histoire hypothétique. De toute Journal d’ethnographe, 1967.

423
Auteurs

MALThUS, ROBERT ThOMAS rer la rentabilité, la qualité des produits,


(1766-1834) la conquête de nouveaux marchés),
› Malthusianisme les priorités peuvent être loues ou
luctuantes pour les salariés. Certains
MARCh, JAMES G. responsables peuvent mettre en avant
(Né en 1928) des objectifs qui ne sont pas jugés
Dès 1958, avec Les Organisations, prioritaires par d’autres. De nombreux
rédigé avec Herbert A. Simon, James problèmes peuvent rester en suspens
G. March ofrait un nouveau visage en attendant que surgisse tout à coup
de l’entreprise. Loin des modèles ratio- une solution, qui sera abandonnée plus
nalistes qui voient l’entreprise comme tard, parce que jugée trop coûteuse…
une organisation rationnelle, animée Principaux ouvrages : (avec H.A.
d’objectifs stratégiques clairement Simon) Les Organisations. Problèmes
déinis, cette approche consiste au psychosociologiques, 1958 ; Décisions et
contraire à montrer qu’elle est com- organisations, 1991.
posée d’acteurs aux objectifs multiples
et dont la rationalité est limitée (par le MARShALL, ALFREd
manque d’information, l’incertitude). (1842-1924)
Contre le mythe du manager stratège, › Néoclassiques
qui opère ses choix par l’analyse rigou-
reuse des problèmes et la détermina- MARX, KARL
tion d’une solution optimale, J. March (1818-1883)
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propose un modèle de résolution de Karl Marx est un homme du xixe siècle,


problème très diférent : le modèle de époque marquée par l’expansion capi-
la poubelle. taliste, la constitution des classes ou-
vrières en Europe et leurs premières
Le modèle de la poubelle grandes luttes. C’est ce monde qu’il
Le modèle de la poubelle (ou « garbage cherche à penser en intégrant plu-
can model », décrit la décision dans sieurs acquis théoriques de la philoso-
les « anarchies organisées » comme phie allemande, et notamment Georg
le fruit d’une rencontre fortuite W.F. Hegel, de l’économie politique
entre un problème et une solution anglaise, dont Adam Smith, David
(« A Garbage Can Model of Orga- Ricardo et homas R. Malthus sont
nizational Choice », Administrative les principales igures, du socialisme
Science Quarterly, vol. 17, 1972). « utopique » français (le comte de
Les entreprises connaissent des pro- Saint-Simon, Charles Fourier, Étienne
blèmes et des enjeux multiples, liés à Cabet) et les contemporains de
l’organisation du travail, à la connais- K. Marx (Pierre Joseph Proudhon,
sance de l’environnement, à la com- Louis Blanqui, les anarchistes) avec les-
munication interne, à la production, à quels il est en débat.
la recherche de clients, à la décision…
Mais les processus de décisions stra- Le matérialisme historique
tégiques ne se rapportent pas à une et dialectique
analyse exhaustive des problèmes et En 1859, dans l’avant-propos de la
des solutions disponibles. Souvent, un Contribution à la critique de l’écono-
dirigeant se saisit d’un problème parce mie politique, K. Marx résume en un
qu’une solution disponible passe à passage célèbre les grandes lignes de sa
proximité (proposée par un consultant conception matérialiste de l’histoire.
par exemple). Par ailleurs, les objectifs Tout débute par ce postulat : le fon-
d’une entreprise étant multiples (assu- dement de la société réside dans la vie

424
M

matérielle. Par le travail, l’homme se la concentration du capital aux mains


produit lui-même en même temps que de quelques capitalistes ; l’augmenta-
la société. tion du chômage et la paupérisation
Sa critique de l’hégélianisme l’a croissante du prolétariat apparaissent
conduit à « renverser » les positions comme la « loi générale de l’économie
idéalistes et à airmer une concep- capitaliste » ; la loi de baisse tendan-
tion matérialiste où la société apparaît cielle des taux de proit, qui provient
comme une sorte de pyramide. Le socle de l’augmentation du capital constant
en est formé par la base matérielle, (les machines) par rapport au capital
l’économie, sur laquelle s’échafaudent variable (les salariés).
la politique, le droit, puis les idées. Le K. Marx adhère à la loi de la valeur-
mode de production d’une société est travail de D. Ricardo, selon laquelle
composé de « forces productives » (les la valeur d’un bien provient du travail
hommes, les machines, les techniques) humain ; l’exploitation et la concentra-
et de « rapports de production » (escla- tion du capital constant (les machines)
vage, métayage, artisanat, salariat). Au conduisent à augmenter sans cesse les ca-
cours de l’histoire, plusieurs modes pacités de production au détriment des
de production se sont ainsi succédé : possibilités de consommation (à travers
antique, asiatique, féodal et bourgeois. les revenus distribués). D’où les crises
Arrivées à un certain degré de dévelop- de surproduction qui ne manquent pas
pement, les forces productives entrent d’advenir et qui marquent périodique-
en conlit avec les rapports de produc- ment le capitalisme.
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tion. C’est alors que « commence une K. Marx pensait que ces crises devaient
ère de révolution sociale ». Les exégètes s’aggraver au il du temps jusqu’à, ina-
ont beaucoup discuté sur ce qu’il faut lement, devenir insurmontables. De
exactement entendre par « base maté- plus, la paupérisation allait conduire,
rielle de la société », sur la façon dont selon lui, à la révolte des masses. Ici, la
s’articulent les « forces productives » logique économique laisse place à une
et les « rapports de production ». Sur logique sociale : la révolte des opprimés
ce point, les textes de K. Marx sont contre le système.
souvent imprécis, ambigus et variables.
K. Marx professe parfois un détermi- Les classes sociales, l’état,
nisme économique sommaire et une les idéologies
mécanique implacable des lois de l’his- On oppose souvent le Manifeste du
toire. À d’autres moments, il propose parti communiste, dans lequel K. Marx
une vision plus ouverte et complexe de déclare qu’il n’existe que deux classes
l’organisation sociale. fondamentales, et Les Luttes de classes
en France, 1848-1850, dans lequel
La critique du capitalisme il décrit sept classes et fractions de
L’auteur du Capital a voulu à la fois classes diférentes. En fait, il n’y a pas
faire œuvre critique et scientiique. de contradiction, ces interprétations
K. Marx pense mettre au jour des lois n’ayant pas le même statut. Dans le
d’évolution qui minent le capitalisme Manifeste du parti communiste (qui est
et le condamnent à la disparition. un texte de propagande), K. Marx se
La concurrence conduit les capitalistes préoccupe en premier lieu de la lutte
à une accumulation permanente. De entre classes sociales qui met aux prises
cette loi d’accumulation, K. Marx dans la société capitaliste deux classes
déduit plusieurs tendances d’évolu- fondamentales (qui sont toutes deux
tion : la tendance à la mécanisation de porteuses d’un projet historique) : la
plus en plus grande de la production ; bourgeoisie et le prolétariat. Entre les

425
Auteurs

deux, la « petite bourgeoisie » rejoint Le marxisme a une importance consi-


les rangs de l’une ou de l’autre. Et cette dérable sur la politique, mais aussi sur
lutte doit conduire à la révolution, si les sciences sociales au xxe siècle. Il
les travailleurs savent s’organiser en un n’est guère de disciplines – sociologie,
parti qui permettra le renversement de science politique, économie, histoire,
la société bourgeoise. économie – qui n’ait été durablement
Les Luttes de classes en France se veut inluencé par le marxisme. À partir des
une analyse empirique d’un moment années 1980, le marxisme va entrer en
particulier de l’histoire. K. Marx y déclin pour ne se maintenir que dans
décrit avec précision les fractions de des sphères marginales des sciences
classes, leurs alliances et comment sociales.
elles s’organisent autour des deux Principaux ouvrages : L’Idéologie alle-
classes fondamentales. Il faut donc mande, 1845 ; Manifeste du parti commu-
distinguer, dans l’usage de la notion niste, 1848Travail salarié et capital, 1849 ;
de classe, la théorie dynamique des Capital, 3 tomes, 1867, 1885 et 1894.
classes (qui s’organise autour de deux
pôles) et l’analyse descriptive qui MAUSS, MARCEL
se préoccupe de la composition des (1872-1950)
groupes sociaux dans les détails de Inlassable chercheur, Marcel Mauss n’a
leur structure, de leur évolution, de jamais écrit d’ouvrages de synthèse et
leur comportement. beaucoup de ses textes sont inachevés.
Concernant la conception de l’État, Son œuvre, riche et complexe, est com-
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K. Marx défend dans certains textes une posée d’articles publiés dans diverses
vision instrumentale. L’État se trouve revues. C’est une œuvre ouverte et non
réduit à un rôle simple, direct et bru- systématique, interrogeant les champs
tal : c’est un instrument aux mains de de la sociologie, de l’ethnologie et de
la classe dominante (la bourgeoisie) des- l’anthropologie. Il faudra attendre
tiné à dominer la classe des prolétaires. 1950 pour que Georges Gurvitch
La police et l’armée sont là d’abord rassemble les principaux articles de
pour mater les insurrections populaires ; M. Mauss dans Sociologie et anthropo-
la justice est au service des puissants… logie. Sociologue en même temps que
L’analyse est peu nuancée. Il faut dire socialiste, il mena une vie politique in-
que K. Marx écrit cela en 1848 en tense, fut l’ami de Jean Jaurès et rédigea
France, à une époque où une répres- de nombreux articles dans L’Humanité
sion sévère s’est abattue contre le peuple ou Le Populaire.
insurgé. Dans d’autres textes, il nuance
ses propos. Pour assurer sa domination, L’inluence de l’oncle durkheim
la bourgeoisie conie la gestion de ses Né à Épinal en 1872 dans une famille de
intérêts généraux à une superstructure rabbins, M. Mauss étudie d’abord la phi-
étatique qui bénéicie d’une certaine losophie à Bordeaux (agrégé en 1893),
autonomie. Parfois, l’État s’élève même avant de rejoindre le groupe de socio-
« au-dessus des classes » pour rétablir un logues réunis par son oncle maternel
ordre social menacé. C’est le cas avec le É. Durkheim, dont il deviendra le pre-
bonapartisme. mier collaborateur. M. Mauss se dis-
On trouve aussi chez K. Marx des élé- tingue cependant d’É. Durkheim en
ments pour une théorie des idéologies, introduisant une dimension anthropo-
de la religion de l’aliénation. Ces théo- logique de cette sociologie naissante.
ries, qui ne sont pas systématisées, vont
donner du il à retordre aux exégètes Le père de l’ethnologie française
marxistes. Contre l’évolutionnisme, M. Mauss nie

426
M

la coupure, très forte à l’époque, entre du « fait social total » à l’« homme
civilisés et sauvages ou barbares. Il sou- total »
ligne l’historicité de toutes les sociétés, C’est l’étude centrée sur l’échange et
même archaïques, et refuse la catégo- le don qui va servir de modèle théo-
rie de mentalité primitive de Lucien rique à la démonstration que les socié-
Lévy-Bruhl. Le paradoxe veut que cet tés sont des totalités fonctionnelles.
« Ethnologue de cabinet », qui n’est ja- Comprendre le don oblige à s’intéresser
mais allé sur le terrain pour observer les à tous les aspects de la vie sociale. Mais
peuples primitifs ait rédigé un Manuel découper la réalité sociale, isoler un élé-
d’ethnographie (1947), dans lequel il ment pour l’étudier n’est qu’un premier
défend la monographie comme mode temps de l’analyse, le but de la socio-
d’étude le plus apte à rendre compte anthropologie de M. Mauss étant de
des diférentes complexités sociales. restituer la dynamique de l’ensemble,
Grand inspirateur des enquêtes de ter- de saisir les réalités dans leur totalité.
rain, M. Mauss a formé une génération Forgée par M. Mauss dans la lignée
d’ethnologues. du fonctionnalisme d’É. Durkheim,
Alfred R. Radclife-Brown et B.K.
Le don et l’échange Malinowski, la notion de « fait social
Le texte le plus célèbre de M. Mauss, total » est centrale dans son œuvre.
« Essai sur le don. Forme et raison de Chaque fait social est total en ce qu’il
l’échange dans les sociétés archaïques » concentre toutes les dimensions (éco-
(L’Année sociologique, 1923-1924), ana- nomique, juridique, religieuse, esthé-
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lyse diférents systèmes d’échange, de tique ou morphologique) de l’humain.


don et contre-don entre clans et tribus M. Mauss est passé des problèmes du
des bords du Paciique. Reprenant no- symbolique et des faits sociaux totaux
tamment les travaux ethnographiques à l’« homme total », considéré dans ses
de Franz Boas (sur les dépenses somp- trois dimensions : biologique, psycho-
tuaires et les destructions de richesses logique et sociale. Il a mis le corps au
dans le potlatch des Kwakiutls) et centre de sa conception de l’homme
de Bronislaw K. Malinowski (sur total et l’article « Les techniques du
le système d’échange de la kula des corps » (Journal de psychologie, 1936)
Trobriandais), M. Mauss s’interroge ouvre un important champ ethnogra-
sur la signiication sociale du don. Il phique. Le corps humain est considéré
montre qu’il y a une triple obligation : par M. Mauss comme le premier de
celle de donner, de recevoir et surtout tous les outils. Dans « Une catégorie
de restituer les présents. L’échange- de l’esprit humain : la notion de per-
don, apparemment gratuit, est en fait sonne, celle de “moi” » (Journal of the
« intéressé », il permet selon les cas Royal Anthropological Institute, 1938),
de désamorcer l’hostilité réciproque, il montre que l’individu apparaît dans
d’obtenir la reconnaissance sociale, de sa singularité propre (la personne) à
manifester une supériorité, de rivali- la suite de longs processus sociaux de
ser pour le prestige, etc. Mais il ne se « subjectivation » de ce qui est extérieur
réduit jamais à un intérêt marchand. à l’individu. Il y a traduction entre le
M. Mauss recherche ensuite la présence corps et l’âme par l’intermédiaire du
du don dans les économies et les droits social. Avec « Efet physique chez l’in-
anciens, ainsi que ses réminiscences dividu de l’idée de mort suggérée par la
dans nos sociétés utilitaristes. Pour lui, collectivité » (Journal de psychologie nor-
l’échange-don n’est pas un fait positif et male et pathologique, 1926), il montre
sectoriel, mais cache un intérêt norma- aussi que le sujet peut mourir, sans le
tif et universel. vouloir, par le seul efet de son adhé-

427
Auteurs

sion aux croyances collectives. troubles adolescents, mais aussi la no-


M. Mauss a fait avancer l’anthropolo- tion de mentalité prélogique (Lucien
gie française sur la voie de l’autonomie Lévy-Bruhl) et le rapprochement entre
et a déini son objet de connaissance. mentalité primitive et mentalité enfan-
Son œuvre conserve une puissante va- tine (Sigmund Freud). Elle retourne
leur heuristique et les thèmes novateurs en Nouvelle-Guinée pour étudier les
qu’il a abordés (la notion de personne, types de personnalité en fonction de
les techniques du corps, le sacriice, l’éducation dans trois groupes cultu-
etc.) sont loin d’être épuisés. rels distincts : arapesh, mundugumor,
Principaux ouvrages : Manuel d’ethno- chambuli. Elle s’attache en particulier
graphie, 1947 ; Sociologie et anthropolo- à mettre en lumière la manière dont la
gie, 1950 ; Œuvres, 3 vol., 1968-1969 ; culture façonne les rôles distincts des
Écrits politiques, 1997. hommes et des femmes. Elle publie
sur ce sujet un ouvrage majeur Sex
MAYO, ELTON and Temperament in hree Primitive
(1880-1949) Societies (1935), puis un ouvrage plus
› Organisation, Relations humaines général L’Un et l’autre sexe (1949). C’est
(école des) en Nouvelle-Guinée qu’elle rencontre
en 1933 celui qui deviendra son mari,
MEAd, MARGARET l’anthropologue Gregory Bateson,
(1901-1978) lequel se tournera ensuite vers la psy-
Son charisme, sa force de conviction chiatrie. À Bali, elle réalise avec lui une
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et le succès de ses ouvrages auprès du enquête photo-ethnographique d’un


grand public ou des spécialistes ont fait genre pionnier (Balinese Character,
de Margaret Mead la « grande dame 1942). Elle s’intéressera ensuite à la
de l’anthropologie américaine » et une comparaison des caractères nationaux
igure de proue du culturalisme. À et aux changements sociaux dans les
l’université de Columbia, elle est l’élève pays industrialisés.
de Franz Boas, l’inventeur de l’anthro- M. Mead prit part avec vigueur aux
pologie culturelle, et se lie durablement combats de son temps : la lutte contre
d’amitié avec l’assistante de celui-ci, le racisme, le féminisme, l’éducation.
l’anthropologue Ruth Benedict. Elle a participé activement à la difu-
À 24 ans, M. Mead se rend sur son sion d’une conception humaniste de
premier terrain d’étude à Samoa, en l’anthropologie.
Océanie. Son ouvrage Coming of Age
in Samoa (1927) brosse un portrait Libres adolescentes à Samoa,
quelque peu idyllique de la société un mythe anthropologique ?
samoa. Le livre fera grand bruit, car il Dans Coming of Age in Samoa (1928),
compare l’adolescence des jeunes illes Margaret Mead dépeint une société
samoas, décrite comme une période samoa idyllique où les jeunes illes
paisible et de grande permissivité, à vivaient une adolescence sans conlits,
l’adolescence perturbée des jeunes heureuses et épanouies, dans un climat
Américaines. Dans les îles de l’Ami- de grande permissivité sexuelle.
rauté, en Nouvelle-Guinée, elle étudie L’image était un peu trop belle ! Coup
ensuite les Manus avec le psychologue de tonnerre en 1983, l’anthropologue
néozélandais qu’elle a épousé, Reo Derek Freeman publie un ouvrage,
Fortune, et publie Growing Up in New Margaret Mead and Samoa, the Making
Guinea (1930). and Unmaking of an Anthropological
Dans ces deux premiers ouvrages, elle Myth, accusant M. Mead d’avoir
remet donc en cause l’universalité des construit un mythe scientiique à par-

428
M

tir de sources peu iables et interprétées a un sens mais nous ignorons si c’est
de façon partiale. D. Freeman est re- vrai. »
tourné à Samoa et a refait l’enquête. Il Ayant ainsi brocardé les deux attitudes
a rencontré ses interlocuteurs et arrive opposées, Merton s’emploie alors à
à un constat très diférent de celui de montrer l’inluence réciproque de la
M. Mead. L’afaire déclencha une théorie et de la recherche empirique.
grande polémique dans le milieu de
l’anthropologie américaine. Mais Les théories de moyenne portée
M. Mead n’a pu y participer : elle était En ce qui concerne les modèles théo-
décédée cinq ans plus tôt. Mais en 2001, riques, Robert Merton met en garde
l’ethnologue Serge Tcherkezof recueille contre les théories à portée trop géné-
des témoignages actuels des Samoas. Il rale et défend avant tout l’intérêt des
conclut que les critiques de D. Freeman « théories de moyenne portée » (middle
étaient excessives (S. Tcherkezof, Le range theory).
Mythe occidental de la sexualité polyné- Un autre axe des « Éléments » concerne
sienne 1928-1999, 2001). la construction d’une typologie.
Principaux ouvrages : Coming of Merton part d’un exemple : les modes
Age in Samoa, 1927 (trad. fran- d’intégration sociale. En croisant les
çaise partielle Mœurs et sexualité en données empiriques issues d’enquêtes
Océanie) ; Growing Up in New Guinea. et les conceptualisations logiques, on
À Comparative Study of Primitive peut construire cinq types d’adapta-
Education, 1930 ; Sex and Temperament tions individuelles à la société : « le
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in hree Primitive Societies, 1935 ; conformisme » (l’individu se soumet


(avec G. Bateson) Balinese Character. aux attentes du groupe), « l’innova-
À Photographic Analysis, 1942 ; L’Un tion » (l’individu accepte les valeurs
et l’autre sexe. Les rôles d’homme et de du groupe mais n’a pas fait siennes les
femme dans la société, 1949. normes sociales et les procédures habi-
tuelles), « le ritualisme » (l’individu
MERTON, ROBERT K. reste igé dans un mode de comporte-
(1910-2003) ment donné), « l’évasion » (l’individu
Sociologue américain, Robert King vit en marge de la société) et « la rébel-
Merton est entré dans la carrière au lion » (l’individu conteste et combat les
moment où deux personnalités domi- normes sociales). Ces modes d’adap-
naient la sociologie américaine : Paul F. tation forment autant de styles de vie
Lazarsfeld, représentant de la sociologie caractéristiques de certains groupes
empirique, et Talcott Parsons, tenant sociaux.
d’une sociologie théorique. Merton
s’attachera à intégrer et dépasser ces Merton et la sociologie des sciences
deux versants de la sociologie. Robert Merton a apporté une contri-
Dans Éléments de théorie et de méthode bution majeure à la sociologie des
sociologique (1949), il oppose avec sciences. En 1936, le jeune Merton
humour les deux courants de la socio- avait passé un doctorat de philosophie
logie : les empiristes soucieux de vali- consacré à la révolution scientiique
dité des données et de la précision des en Angleterre au xviie siècle (Science,
faits, et puis les théoriciens « hardis » à Technology and Society in Seventeenth
formuler de grandes généralisations, à Century England, 1938). Étudiant l’his-
échafauder des théories. Les premiers toire d’un groupe de savants membres
disent : « Nous savons que c’est vrai, de la Royal Society of London, il avait
mais nous ignorons si ça a un sens. » ; constaté qu’ils étaient tous des protes-
les deuxièmes : « Nous savons que cela tants puritains. Dans la même optique

429
Auteurs

que Max Weber, montrant les liens contribue à la créer, Robert K. Merton
entre le protestantisme et le capitalisme décrit le mécanisme de prophétie
naissant, Merton soutenait dans sa autoréalisatrice (self-fulilling prophecy) :
thèse que l’essor des sciences anglaises « La prophétie autoréalisatrice est
pouvait être rapporté, au moins en par- une déinition d’abord fausse d’une
tie, à des valeurs véhiculées par le puri- situation, mais cette déinition erronée
tanisme protestant. En 1942, Merton suscite un nouveau comportement, qui
précisera quelles valeurs véhiculées par la rend vraie. »
le protestantisme sont propices à l’es- Merton en donne de nombreux
prit scientiique. Quatre principes lui exemples. Celui du krach boursier : si
paraissent essentiels : l’universalisme, les détenteurs d’actions imaginent à
qui admet que les connaissances scien- tort que le marché va connaître une
tiiques sont indépendantes des indi- forte baisse et décident de vendre leurs
vidus, de leurs opinions, leur culture, actions, ils précipitent ainsi le marché
leur nationalité ou leur religion ; le à la baisse. C’est donc leur diagnostic
« communalisme », qui défend l’idée qui provoque le krach. Autre exemple,
du partage du savoir au sein d’une la névrose d’échec : si un étudiant est
communauté ; le désintéressement, qui convaincu qu’il ne peut pas réussir à un
suppose que le savant travaille pour examen, le stress et la démobilisation
la connaissance pure, qu’il est intègre pourront le conduire à l’échec efectif.
et honnête vis-à-vis des résultats qu’il Voici un autre cas qu’a développé
avance ; le scepticisme enin, qui est Merton. Dans les syndicats américains,
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une attitude de critique et de doute les ouvriers blancs cherchaient à exclure


favorable au progrès de la connaissance. les Noirs au motif qu’ils étaient des bri-
Le respect de ces valeurs garantit, selon seurs de grève et des traîtres à la classe
Merton, le déploiement d’une connais- ouvrière. De ce fait, ils les rejettent
sance objective, rationnelle et rigou- hors du combat syndical et en font
reuse. L’esprit scientiique ne peut s’ex- une main-d’œuvre isolée et déclassée
pliquer par le seul mouvement naturel qui reste souvent en dehors des mou-
de la pensée. Il n’a pu émerger que dans vements de grève. La prophétie s’est
un contexte social et culturel favorable. réalisée…
Cette éthique de la science n’est pas res- Merton souligne aussi des phéno-
tée limitée au protestantisme. Elle est mènes inverses : lorsqu’une prédiction
devenue la norme de toutes les com- d’un événement empêche celui-ci de
munautés scientiiques. De fait, note se réaliser. Ainsi, quand les automobi-
Merton, dans les pays où les règles de listes craignent des embouteillages, ils
l’autonomie de la science ne sont pas peuvent décider d’emprunter massive-
respectées, où la science est soumise à ment les transports en commun ou de
la religion (théocratie) ou à la politique diférer leur départ. Ils rendent ainsi le
(régimes totalitaires), la science ne peut traic plus luide…
pas vraiment se développer.
Avec son analyse, Merton lançait un MILGRAM, STANLEY
champ nouveau de la sociologie : la (1933-1984)
sociologie des sciences. › Autorité

Les prophéties autoréalisatrices MINTZBERG, hENRY


Reprenant une idée énoncée en 1928 (Né en 1939)
par le sociologue William I. homas, Professeur de management à l’uni-
selon laquelle la représentation que versité McGill de Montréal, Henry
les individus ont d’une situation Mintzberg, en dépit de son anticon-

430
M

formisme reconnu, est devenu un des d’organisation unique et encore moins


grands noms de la théorie du manage- une méthode de management idéale.
ment. Il en viendra à distinguer sept formes
Il a commencé sa carrière dans l’indus- typiques d’organisation : entrepreneu-
trie avant d’obtenir un doctorat de riale, mécaniste, professionnelle, divi-
la Sloan School of Management du sionnalisée, innovatrice, missionnaire,
Massachusetts Institute of Technology politique.
(MIT) en 1968. Son premier livre, Le Principaux ouvrages : Le Manager au
Manager au quotidien (1973), ouvre une quotidien : les dix rôles du cadre, 1973 ;
perspective originale sur le métier de Structure et dynamique des organisa-
manager. En se fondant sur l’observa- tions, 1982 ; Le Management : voyage au
tion directe du travail quotidien de cinq centre des organisations, 1989.
grands dirigeants, H. Mintzberg montre
que le manager passe le plus clair de son MONTESQUIEU
temps dans des réunions ou en rendez- (1689-1755)
vous, à parler, à écouter et à rencontrer Montesquieu a vingt-six ans lorsque
des interlocuteurs de toutes sortes. Il s’achève le règne de Louis XIV. Grand
réagit en direct à de multiples sollicita- dévoreur de livres, curieux de tout, il
tions, et son travail n’est donc nullement hérite d’une charge de Président au
celui d’un pilote isolé qui mènerait de Parlement de Bordeaux, qu’il revendra
façon ordonnée et systématique des dix ans après pour se consacrer à sa vie
plans d’action élaborés par avance. mondaine, à ses voyages et à ses travaux
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Cette vision du manager change radi- littéraires. Montesquieu est un esprit


calement la vision de l’action ration- libre, qui assume sans états d’âme son
nelle proposée par la théorie managé- statut nobiliaire et sa fortune : son style
riale alors dominante. est celui d’un homme heureux. Il oc-
H. Mintzberg montrera ensuite qu’en cupe de ce fait une place assez ambiguë
matière de choix stratégique aussi les dans le Panthéon des grands auteurs
décisions prises par les managers ne « politiques » du xviiie siècle, car on ne
sont pas le produit d’une conception trouve guère dans son œuvre la viru-
rationnelle et longuement mûrie. Le lence polémique ou la passion réforma-
plus souvent, elles émergent plutôt à trice qui animent Voltaire ou Rousseau.
l’intersection des propositions et des Les Lettres persanes, publiées sans nom
échanges avec les collaborateurs, voire d’auteur en 1 721 renversent astucieu-
des « intuitions » du manager. sement le miroir de l’exotisme et font
Dans ses ouvrages ultérieurs, décrire par des Persans fort civilisés et
H. Mintzberg s’attachera à proposer un brin ironiques les mœurs bizarres
une véritable anatomie des organi- des tribus parisiennes : le succès est
sations en décrivant les diférentes immédiat et durable.
composantes des entreprises (centre Mais ce sont, bien sûr, les trente et un
d’activité, sommet stratégique, ligne livres de L’Esprit des Lois qui font de
hiérarchique, logistiques), les disposi- Montesquieu un des théoriciens les plus
tifs de coordination (ajustement infor- admirés mais aussi les plus mal compris
mel, supervision directe, standardisa- de son siècle, car on ne l’a souvent lu
tion des procédés ou des résultats). qu’à la lumière de bouleversements poli-
Ironique à l’égard des modes mana- tiques survenus bien après lui.
gériales et des recettes miracles, Après une longue gestation, l’ouvrage
H. Mintzberg refuse d’analyser les paraît en 1748 à Genève, et sa publi-
organisations à partir d’un modèle cation est enin autorisée à Paris deux
unique. Il n’existe pas une forme ans après.

431
Auteurs

Les idées politiques l’auteur d’une œuvre qui échappe aux


Les cinq premiers livres, consacrés pour classiications disciplinaires rigides. Au
l’essentiel à la nature et aux principes demeurant, le refus d’une spécialisation
des diférents gouvernements. Sa clas- qui « mutile la pensée » est au cœur de
siication des « gouvernements » ins- l’entreprise de La Méthode (5 t., 1977-
pirée de la pensée grecque, un rejet du 2001), visant à afronter la complexité
despotisme fondé sur la crainte ainsi de l’homme et du monde.
qu’une préférence discrète pour les
gouvernements monarchiques, fondés de la sociologie…
sur l’honneur et relayés par des corps Au début des années 1950, le jeune
intermédiaires. Pour les gouvernements E. Morin est un intellectuel sans
républicains, ils ne sont plus représentés attaches, qui vient de quitter le parti
à l’époque où écrit Montesquieu que communiste et de rompre par là même
par la vieille république de Venise, et les avec un système de pensée qui a sub-
républiques démocratiques fondées sur jugué toute une génération d’intellec-
la vertu qui fait préférer à chacun l’inté- tuels. Dans les années qui suivent, il va
rêt collectif au sien n’appartiennent plus mener tour à tour une activité de socio-
qu’à un souvenir lointain et fortement logue (il entre au CNRS au début des
idéalisé de l’antiquité grecque. Les pré- années 1950), d’intellectuel, de journa-
férences de Montesquieu paraissent, liste, de spécialiste du cinéma, de direc-
assez normalement, orientées vers un teur de revue. Intellectuel de gauche,
régime monarchique dans lequel les ver- il s’engage lors de la guerre d’Algérie
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tus modératrices de la noblesse peuvent et de la décolonisation. Avec Jean


le mieux s’exprimer. Rien de très « mo- Duvignaud et Kostas Axelos, il fonde
derniste » dans ce point de vue. la revue Arguments, qui sera, de 1957 à
Mais la grande afaire de la pensée 1962, un lieu de bouillonnement intel-
française, à cette époque, c’est l’Angle- lectuel pour les ex-intellectuels du parti
terre, qui fascine par son dynamisme communiste et de fondation d’une
et sa modernité. Le chapitre consacré à nouvelle pensée.
« la Constitution d’Angleterre » prend Ses travaux de sociologie de la culture
donc les institutions fondées en 1689 débutent avec deux ouvrages sur le
comme point de départ. En quelques cinéma : Le Cinéma ou l’Homme ima-
pages, l’essentiel et posé sur ce que ginaire (1956) et Les Stars (1957). Le
nous appelons aujourd’hui la « sépa- cinéma, nouvelle industrie de l’imagi-
ration des pouvoirs »… y compris les naire, est vu sous un angle anthropo-
malentendus : Montesquieu ne pro- logique. Car on ne peut comprendre la
pose nullement que des organes sépa- fascination qu’exerce cette « machine à
rés et indépendants détiennent chacun rêve » sans prendre en compte l’imbri-
exclusivement et jalousement une des cation du réel et de l’imaginaire, du
trois puissances exécutive, législative et quotidien et du fantastique, du vrai et
judiciaire. Tout son dispositif est avant de l’illusoire dans l’existence humaine.
tout pragmatique, aucune des trois « Le réel est baigné, côtoyé, traversé,
« puissances », comme il les nomme, emporté par l’irréel. L’irréel est moulé,
ne devant s’exercer sans partage ni de déterminé, rationalisé, intériorisé par
façon absolue. le réel. » L’imaginaire ne doit pas être
entendu comme une simple iction,
MORIN, EdGAR une évasion, une fuite dans un monde
(Né en 1921) irréel. Reprenant un thème évoqué
Tout à la fois sociologue, anthropo- quelques années plus tôt dans L’Homme
logue et philosophe, Edgar Morin est et la Mort (1951), E. Morin soutient

432
M

que l’univers cinématographique pos- ganisation ; l’événement dans ce qu’il


sède une double nature. Producteur de a de créateur, de singulier, d’irréduc-
rêves, l’imaginaire est aussi une façon tible. L’auteur s’emploie à construire
unique de voir le réel, de scruter le des outils mentaux destinés à afronter
monde, d’appréhender des réalités qui, la complexité, tels que le « principe
sans lui, nous échapperaient. hologrammatique », la récursivité, la
Dans les années 1960, il se consacre dialogique, l’émergence, l’écologie de
à une « sociologie du présent » avec l’action.
L’Esprit du temps (t. 1, 1962), La Parallèlement, E. Morin tente d’appli-
Rumeur d’Orléans (1969) et de nom- quer sa démarche à l’étude des phé-
breux articles sur la jeunesse, la chan- nomènes sociaux concrets comme
son, la télévision et des phénomènes l’URSS, l’Europe, ou encore les déis
considérés jusque-là comme futiles par de la mondialisation. Il en ressort une
les sociologues. vision du monde social où ordre et
Avec Commune en France : la métamor- désordre se mêlent, où les actions indi-
phose de Plozevet (1967), Edgar Morin viduelles et les événements sont à la fois
signe une monographie exemplaire des produits et des producteurs de la
sur la transformation d’une petite dynamique sociale, où les phénomènes
commune française au tournant des d’émergence, d’auto-organisation et de
années 1960. La Métamorphose de bifurcation sont constitutifs de l’ordre
Plozevet est un bel exemple d’analyse social.
« multidimensionnelle » où les facteurs
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économiques, sociaux et idéologiques de la vie des idées


sont saisis dans leur imbrication pour L’œuvre d’E. Morin ne peut se com-
expliquer la dynamique d’une micro- prendre sans référence à sa vie person-
société en plein bouleversement. Un nelle. Cette « dialogique » entre son
petit monde qui relète des tendances existence et sa pensée, E. Morin ne
globales de la société française tout en la nie pas et en assume au contraire
gardant un caractère singulier et local. pleinement les liens. « Je travaille les
idées qui me travaillent. » D’où la
… à la pensée complexe publication de ces nombreux « jour-
L’œuvre d’E. Morin connaît un tour- naux » : Le Vif du sujet (1969), Journal
nant à partir de 1973, avec son ouvrage de Californie (1970), Journal d’un livre
Le Paradigme perdu, suivi du monu- (1981), où il met à nu les ressorts in-
mental La Méthode. La pensée de la times de sa pensée, les conditions maté-
complexité devient alors le cœur de rielles et psychologiques dans lesquelles
sa rélexion. L’ambition est de propo- il a été amené à concevoir ses livres.
ser une nouvelle démarche de pensée Conscient des limites et des contin-
apte à appréhender la complexité des gences de la pensée, E. Morin a aussi
afaires humaines. Elle doit relever apporté une rélexion riche et originale
plusieurs déis et penser : l’articulation sur la vie des idées et la formation des
entre le sujet et l’objet de la connais- idéologies (Autocritique, 1959 ; Pour sor-
sance ; l’enchevêtrement des divers tir du XXe siècle, 1981 ; Les Idées, 1991).
facteurs (biologique, économique, Principaux ouvrages : L’Homme et la
culturel, psychologique…) qui se com- Mort, 1951 ; Le Cinéma ou l’Homme
binent dans tout phénomène humain ; imaginaire, 1956 ; Commune en France :
les liens indissolubles entre l’ordre et le la métamorphose de Plozevet, 1967 ; Le
désordre ; les phénomènes humains en Paradigme perdu : la nature humaine,
prenant en compte les interactions, les 1973 ; Sociologie, 1984 ; Terre-Patrie,
phénomènes d’émergence, d’auto-or- 1993 ; La Méthode : t.  1, La Nature

433
Auteurs

de la nature, 1977 ; t.  2, La Vie de la leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur
vie, 1980 ; t.  3, La Connaissance de la organisation, 1991 ; t. 5, L’Humanité de
connaissance, 1986 ; t.  4, Les Idées : l’humanité. L’identité humaine, 2001.
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434
N

NORTh, dOUGLASS C. Il met l’accent sur la façon dont les ins-


(Né en 1920) titutions incitent ou non les individus
Économiste américain, il reçut le prix à créer des richesses. Certaines socié-
Nobel d’économie en 1993. Toute tés encouragent les individus à deve-
son œuvre est consacrée à répondre à nir pirates, rentiers, stars ou guerriers.
la question : pourquoi certaines na- Pour qu’une société favorise le dyna-
tions se développent-elles et d’autres misme économique, c’est-à-dire que
non ? Ce ne sont pas les ressources de des individus créent des entreprises et
l’environnement qui expliquent, selon cherchent à faire croître leur richesse,
Douglass C. North, la croissance des il faut que la propriété privée se déve-
nations. Des États richement dotés en loppe et que des « droits de propriété »
ressources naturelles végètent (comme garantissent leurs ressources.
en Afrique). D’autres maigrement do- Dans l’approche de D.C. North,
tés sont, au contraire, riches (comme le l’innovation et l’initiative individuelle
Japon). Pour D.C. North, c’est du côté ne sont pas une variable extérieure au
des institutions économiques qu’il faut système économique. Les innovations
aller chercher les sources de la crois- techniques, l’accumulation du capital,
sance. Il déinit ces institutions comme l’éducation, etc. ne sont pas des mo-
l’ensemble des règles formelles (lois, teurs de la croissance, ils en sont des
constitutions, règlements) et infor- efets. Les causes profondes sont à cher-
melles (conventions, routines, code de cher dans les institutions.
conduite, normes de comportement). Principaux ouvrages : Structure and
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North est le chef de ile d’un courant Change in Economic History, 1981 ;
de la science économique nommé Institutions, Institutional Change and ;
« New Institutional Economics » (NIE). Economic Performance, 1990.

435
Auteurs

PARETO, VILFREdO un état de la répartition des ressources


(1848-1923) dans lequel on ne peut plus améliorer
Économiste et sociologue italien, le bien-être d’un individu sans dégrader
Vilfredo Pareto a passé sa carrière de celui d’au moins un autre.
professeur à Lausanne. Il a fondé une Principaux ouvrages : Cours d’écono-
théorie générale de la société dans la- mie politique, 1896 ; Les Systèmes socia-
quelle il cherche à articuler l’économie listes, 1902 ; Traité de sociologie générale,
et la sociologie. La sphère de l’écono- 1916.
mie est celle où règnent les « actions
logiques » (les conduites sont fondées PARSONS, TALCOTT
sur l’intérêt et le calcul) ; le domaine (1902-1979)
d’étude de la sociologie est celui où Sociologue américain. Professeur à
règnent les « actions non logiques » Harvard à partir de 1937, Talcott
(c’est-à-dire fondées sur les sentiments Parsons fut, dans les années 1950
ou les croyances). et 1960, le « pape » de la sociologie
Les actions non logiques sont le pro- américaine. Inluencé par les auteurs
duit de ce que V. Pareto nomme les européens (il it ses études à Heidelberg
« résidus ». Ce sont en quelque sorte en Allemagne), il a cherché à échafau-
des « instincts », des besoins fondamen- der une théorie globale de la société. À
taux qui impulsent certaines actions l’époque, ce projet prenait le contre-
humaines. Ainsi, le besoin de conserver pied de la tendance très empiriste de la
« l’intégrité de l’individu et de sa des- sociologie américaine.
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cendance » conduit les hommes vers


des pratiques comme la vendetta (qui Une théorie de l’action
vise à restaurer l’intégrité morale de La théorie de T. Parsons se veut d’abord
la famille) ou les rites de puriication une théorie de l’action individuelle et
(destinés à maintenir l’intégrité morale de ses inalités. Mais ce qu’il cherche
de l’individu). V. Pareto distingue plu- surtout à expliquer, c’est la mise en
sieurs classes de résidus, selon qu’ils correspondance des actions entre elles
sont tournés vers la socialité, vers l’inté- pour former un système social. Si l’ac-
grité de l’individu, vers la sexualité… tion individuelle ne répondait qu’à des
Bien que certaines de ces actions soient motifs individuels, personnels, aucune
non logiques, l’homme a besoin de société ne pourrait fonctionner. Les ac-
leur donner un semblant de cohérence. tions sont donc socialisées par les rôles
V. Pareto appelle « dérivations » les que chacun doit tenir.
arguments et les théories destinés à jus- Pour qu’une société stable puisse exis-
tiier ces actes non logiques. En terme ter, il lui faut répondre à plusieurs fonc-
freudien, on parlerait de « rationalisa- tions : l’adaptation à l’environnement
tions ». Les dérivations sont un « vernis (Adaptation = A), la poursuite d’ob-
logique » placé sur des actions qui ne le jectifs (Goal = G), car un système ne
sont pas. Les cosmologies, les religions, fonctionne que s’il est orienté vers un
les mythes, les idéologies politiques… but, l’intégration interne du système
sont autant de dérivations. (Intégration = I) et enin l’entretien des
Comme économiste, V. Pareto a ap- modèles et des normes (Latent Pattern
porté une contribution majeure à la Maintenance and Tension Management
théorie du marché en élargissant et = L). Le sigle AGIL sert de procédé
approfondissant les travaux de Léon mnémotechnique pour penser les fonc-
Walras sur l’équilibre général. tions d’un système ou sous-système
Tous les économistes ont appris la social.
notion d’« optimum de Pareto ». C’est À chacune de ces fonctions correspond

436
P

un sous-système : le sous-système éco- laissent place à la liberté des individus.


nomique vise l’adaptation (production On a reproché à T. Parsons sa vision
de biens), le sous-système culturel est trop « intégrée » et cohérente de la so-
chargé du maintien de la déinition des ciété et des institutions. Sa conception
normes et des valeurs, le sous-système de la société en termes de fonction et
politique est chargé de la déinition de système en a fait un dispositif trop
des ins, enin le sous-système social bien régulé, sans désordre ni conlit, ni
est chargé de l’intégration sociale. Et contradiction interne.
chaque sous-système répond aux quatre Le sociologue Charles W. Mills (1916-
fonctions AGIL.T. Parsons tentera de le 1962) a ironisé sur la volonté de
montrer pour le système économique T. Parsons de construire « une suprême
dans Economy and Society, écrit en 1956 théorie » qui prétendait englober la
avec Neil Smelser. Ainsi, si le sous-sys- société tout entière, son histoire et la
tème économique assume globalement place des individus dans celle-ci.
la fonction de production pour la société L’abandon actuel du fonctionnalisme
dans son ensemble, il doit aussi sociali- et de toute ambition de construire une
ser les travailleurs, déinir ses propres théorie générale de la société a plongé
inalités, maintenir ses normes. l’œuvre de T. Parsons dans l’oubli.
À partir de ce modèle fonctionnel et Principaux ouvrages : he Structure
systémique, T. Parsons cherche à expli- of Social Action, 1937 ; he Social
quer les diférentes institutions sociales System, 1951 ; (avec R.F. Bales, E.A.
de la société américaine : la famille, la Shils) Working Papers in the heory of
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police, la justice, l’enseignement, la Action, 1953 ; (avec R.F. Bales) Family,


religion, dans leurs fonctions et leurs Socialization and Interaction Process,
logiques internes. Ces systèmes sont 1955 ; (avec N. Smelser) Economy and
ouverts et évolutifs : la famille améri- Society, 1956 ; Social Structure and
caine, par exemple, est fondée sur le Personality, 1964.
libre choix des époux, de même que
l’entrée dans une profession. POLANYI, KARL
D’une certaine façon, la construction (1886-1964)
théorique de T. Parsons vise à résoudre Père de la socio-économie, Karl Polanyi
un problème : comment comprendre est un juif hongrois né à Budapest en
l’organisation d’une société et son évo- 1886. Très tôt, il prend ses distances
lution équilibrée dans un pays libre où avec le libéralisme économique et le
les hommes choisissent librement leurs marxisme, dont il récuse le détermi-
activités ? nisme. En 1933, il s’exile en Grande-
Bretagne, puis rejoint les États-Unis
Les sociétés et leurs évolutions après 1946, où il meurt en 1964.
Muni de ce modèle, T. Parsons tentera Dans son ouvrage La Grande
dans une seconde partie de son œuvre Transformation (1944), K. Polanyi
de forger une vision évolutionniste de décrit « l’ascension et la décadence de
la société. Un évolutionnisme ouvert, l’économie de marché » des années
inspiré de la cybernétique, de la science 1830 aux années 1930. Cette période
des systèmes, qui admet la diversité des marque, selon lui, la tentative d’imposer
trajectoires évolutives et l’interdépen- un marché libre de la terre, du travail et
dance des facteurs. de la monnaie. Cependant, elle aurait
Pour lui, la société américaine cor- provoqué tant de tensions économiques
respond au degré le plus élevé dans et sociales qu’elle a imposé la réaction
l’échelle de l’évolution du fait de sa dirigiste après la crise des années 1930.
complexité et de son ouverture, qui Pour K. Polanyi, l’instauration d’un

437
Auteurs

marché libre correspond à une période aujourd’hui fortement remise en cause


très courte de l’histoire économique, à au regard des travaux récents sur l’éco-
laquelle il a fallu rapidement mettre in. nomie de l’antiquité. (l’économie du
Dans l’ouvrage collectif Les Systèmes éco- monde romain, Jean Andreau, 2010).
nomiques dans l’histoire et dans la théorie Principaux ouvrages : La Grande
(1957), K. Polanyi veut montrer, par Transformation, 1944 ; Les Systèmes éco-
l’étude historique du commerce dans nomiques dans l’histoire et dans la théo-
l’Antiquité (Mésopotamie, empire du rie, 1957.
Dahomey, etc.), que les institutions
du marché ne sont pas universelles. POPPER, KARL R.
Appliquer la notion moderne de mar- (1902-1994)
ché au commerce antique relève, selon Le philosophe des sciences Karl Popper
lui, d’une « inversion des perspectives ». naît à Vienne en 1902, à un moment
Durant l’Antiquité, le commerce est où la capitale autrichienne est le centre
encore « encastré » dans le tissu social, culturel de l’Europe. Durant sa jeu-
politique et religieux. Les marchands nesse, l’adolescent suit avec passion les
babyloniens étaient des fonctionnaires débats intellectuels qui se nouent au-
et non des commerçants privés. tour du marxisme, de la psychanalyse
La thèse de l’« encastrement » (« em- ou encore de la théorie de la relativité
beddedness ») a été reprise par de du jeune Albert Einstein.
nombreux socio-économistes et his- Très tôt, il est amené à s’interroger sur
torien de l’économie. Le sociologue la scientiicité de certaines de ces théo-
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américain Mark S. Granovetter tem- ries, notamment du marxisme auquel


père cependant les assertions de K. il adhérera un temps. Enseignant les
Polanyi (« Economic Action and mathématiques et la physique dans les
Social Structure : he Problem of collèges, il poursuit ses rélexions épis-
Embeddedness », American Journal of témologiques sur la nature de la science
Sociology, vol. 91, n° 3, 1985). Dans et publie en 1934 sa Logique de la dé-
les sociétés où l’économie de marché couverte scientiique.
ne s’est pas imposée, l’économique et Issu d’une famille juive protestante,
le social ne sont pas aussi fortement l’arrivée du nazisme l’oblige à fuir en
connectés que le croit K. Polanyi. Nouvelle-Zélande. Après la guerre,
Ensuite, au cours du xixe siècle, le « dé- il vient s’installer à Londres (grâce à
sencastrement » a été beaucoup moins l’intervention de son ami Friedrich
radical que ne le présuppose l’auteur de von Hayek). Il fera toute sa carrière
La Grande Transformation. comme enseignant de philosophie et de
Pour M. Granovetter donc, l’histoire méthodologie scientiique à la célèbre
économique n’est ni le produit d’indi- London School of Economics, et c’est
vidus qui, toujours et partout, seraient là qu’il publiera toute son œuvre.
à la recherche de leur intérêt écono-
mique bien compris (version libérale), hypothèse et réfutation
ni le théâtre de fusions puis de ruptures « À quelle condition une théorie est-
radicales entre la société et le marché elle scientiique ? » Telle est la question
(version polanyienne). Une approche qui fonde toute l’œuvre de K. Popper.
socio-économique exigerait donc des Son projet est de distinguer la véritable
lectures historiques et des interpréta- démarche scientiique des spéculations
tions plus ines. idéologiques ou métaphysiques.
Par ailleurs, la thèse de l’encastrement Habituellement, on juge qu’une théo-
de l’économie antique, reprise et lar- rie est scientiique parce qu’elle est
gement difusée par Moses Finley est vériiable. Or, pour lui, ce qui déinit la

438
P

scientiicité d’une proposition, ce n’est sous-tendent les développements histo-


pas la vériication mais sa capacité à riques. » (Misère de l’historicisme, 1945).
afronter des tests qui pourraient l’inir- Pour lui, en efet, l’histoire humaine
mer, la rendre fausse ou « falsiiable ». n’est pas prévisible, parce que la société
« J’en arrivais à cette conclusion que n’est pas soumise à un déterminisme
l’attitude scientiique était l’attitude strict. La société est « ouverte », riche
critique. Elle ne recherchait pas les véri- de potentialités diverses. D’autre part,
ications mais des expériences cruciales. la connaissance que nous avons du réel
Ces expériences pouvaient réfuter la ne peut être absolue, elle n’atteint pas
théorie soumise à l’examen, jamais l’essence des choses, mais cherche à
elles ne pourraient l’établir. » Tel est le approcher la réalité par approximations
principe de « réfutabilité » (ou « falsi- successives.
iabilité »). L’historicisme défend donc une vision
Or, selon K. Popper, certaines théo- métaphysique du savoir et totali-
ries pseudoscientiiques, comme le taire de l’ordre social. Les théoriciens
marxisme ou la psychanalyse, trouvent modernes de l’historicisme, dont
toujours des conirmations de leurs K. Popper trouve les origines chez
thèses dans la réalité, parce qu’elles sont Platon, Georg F. Hegel ou Karl Marx,
ainsi faites qu’elles peuvent intégrer sont les « ennemis des sociétés ou-
un fait et son contraire. On ne prouve vertes ». Sur le plan des pratiques, l’his-
jamais la vérité absolue d’une théorie, toricisme conduit à des politiques uto-
mais on peut juger de sa plus ou moins piques et « idéocratiques ». L’attitude
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grande iabilité face à des expériences critique se veut pragmatique. En poli-


critiques. Une bonne théorie, comme tique aussi, elle se soumet à la réfutation
l’est la théorie de la relativité, n’est des faits. Il existe donc un lien profond
qu’une hypothèse (ou « conjecture ») unissant le critère de la falsiiabilité, la
qui a su résister à certaines expériences critique de l’historicisme et la philoso-
critiques. Il n’y a donc pas de diférence phie libérale professée par Popper. Ce
de nature entre hypothèses et théories. lien, c’est le « rationalisme critique »,
La science progresse par « essais et qui prend acte de la part d’indétermi-
erreurs », par critiques successives des nation du réel et de l’imperfection de
théories antérieures, par « conjectures tout savoir pour prôner une attitude
et réfutations ». critique basée sur le « possibilisme »,
l’ouverture et la libre confrontation des
Le rationalisme critique idées. Le libéralisme politique et idéo-
L’autre versant de la pensée de logique va donc de pair avec le progrès
K. Popper concerne la philosophie poli- du savoir. Le totalitarisme implique
tique, et notamment la critique de ce une fermeture théorique. La recherche
qu’il nomme « l’historicisme », c’est-à- d’un monde meilleur comme celle
dire les théories sociales qui prétendent d’une connaissance vraie restera tou-
mettre au jour les lois du développe- jours une « quête inachevée » (La Quête
ment historique. « J’entends par histori- inachevée, 1976).
cisme une approche des sciences sociales Principaux ouvrages : Logique de la
qui fait de la prédiction historique leur découverte scientiique, 1934 ; Misère de
principal but, et qui enseigne que ce l’historicisme, 1944-1945 ; Conjectures
but peut être atteint si l’on découvre et Réfutations, 1953 ; La Quête inache-
les “rythmes” ou les “modèles”, les vée, 1976 ; L’Univers irrésolu, plaidoyer
“lois” ou les “tendances générales” qui pour l’indéterminisme, 1982.

439
Auteurs

RAdCLIFFE-BROwN, qui lui donne une personnalité parti-


ALFREd REGINALd culière. La théorie des « genres de vie »
(1881-1955) inventée par F. Ratzel a été développée
Anthropologue et ethnologue an- par la suite par des géographes fran-
glais, enseignant à Oxford, Alfred R. çais comme Paul Vidal de La Blache,
Radclife-Brown fut, avec Bronislaw K. puis Maximilien Sorre. Cette notion
Malinowski, l’un des pères de l’anthro- aura une forte inluence sur l’essor de
pologie sociale et culturelle anglaise. Il la géographie humaine. Par « genre
fut aussi l’un des principaux théoriciens de vie », les géographes désignaient
du fonctionnalisme. un ensemble complexe et organisé de
Rejetant les interprétations évolution- pratiques (techniques, organisation
niste et difusionniste dominantes en sociale, connaissances, etc.) adaptées à
Angleterre au début du siècle, A.R. un milieu géographique donné.
Radclife-Brown a voulu fonder l’an-
thropologie sur des bases scientiiques RAwLS, JOhN
en prenant comme référence les sciences (1921-2002)
naturelles. Pour lui, la société fonctionne Philosophe américain, sa héorie de la
comme un système cohérent et le rôle de justice (1971) a connu un extraordi-
l’anthropologue est de mettre au jour ses naire retentissement sur la philosophie
lois de fonctionnement. anglo-saxonne. Le but de cet essai de
Spécialiste des questions de parenté et philosophie politique et morale est
du totémisme, il voulut montrer que de fonder un contrat social juste. Sa
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la parenté, tout comme les croyances, méthode : construire une iction où


est organisée en structures (ensembles des individus placés en « position origi-
d’éléments liés entre eux par des rela- nelle », c’est-à-dire des individus libres
tions équilibrées). Cependant, ses cri- et solitaires, sont chargés de déinir les
tiques ont fait apercevoir la relative règles d’une société à construire. Ces
imprécision des termes « structures », individus sont censés ixer des règles
« fonction » et « processus », qui re- universelles et ne connaissent pas la
viennent sans cesse au il des pages sans place qu’ils auront dans cette société. Ils
jamais être vraiment opérationnels. sont donc sous un « voile d’ignorance »
Principaux ouvrages : Social et ne peuvent choisir en fonction d’un
Organization of Australian Tribes, 1931 ; intérêt particulier. Dans une telle situa-
Structure et fonction dans la société tion, chaque individu aura tendance,
primitive, 1952 ; Method in Social par prudence, à imaginer la situation
Anthropology, 1958. qui pourrait être la pire pour lui une
fois les positions de chacun attribuées.
RATZEL, FRIEdRICh S’il est dans une position inférieure, il
(1844-1904) souhaitera alors pouvoir minimiser ses
Géographe, Friedrich Ratzel est parti- pertes. C’est une stratégie dite du « mi-
san d’une théorie que l’on peut qualiier nimax » en terme de théorie des jeux.
« d’environnementaliste ». Inluencé À partir d’une telle situation, J. Rawls
par Darwin et sa théorie de la sélection en déduit que tout homme cherchera à
naturelle, F. Ratzel recherche comment forger le système le plus « juste » et équi-
l’environnement naturel peut agir sur table possible. Ce système répond à deux
la vie des peuples. Cela le conduit à en- principes : la liberté et la justice. Le tour
visager, dans son Anthropogéographie de force de J. Rawls est d’avoir construit
(1882-1891), la division de l’espace en un modèle théorique où il concilie les
« aires culturelles » où chaque peuple a principes de liberté et de justice. La li-
déployé un « genre de vie » spéciique berté est souvent synonyme d’inégalités.

440
R

La théorie de J. Rawls tolère ces inéga- velle norme morale. P. Ricœur s’inter-
lités tout en justiiant le recours à une rogera aussi sur l’histoire, la iction et
politique de redistribution en faveur des le temps (Temps et Récit, 3 vol., 1983-
plus démunis. Cette philosophie, qui 1985) à travers l’analyse des romans
puise dans la pensée sociale-démocrate, de Marcel Proust, homas Mann et
s’inspire pourtant de la démarche du Virginia Woolf, aboutissant à l’idée
« rational choice ». De nombreuses cri- d’une unité de structure entre le récit
tiques ont été apportées. À sa gauche, de iction et l’histoire racontée. Cette
les communautariens lui ont reproché rélexion contribuera au développe-
de faire de l’individu le socle premier de ment d’une nouvelle historiographie,
la société, alors que ce sont les commu- qui correspond à l’essoulement de
nautés qui sont la cellule de base de la l’école des Annales.
société. À l’inverse, les théoriciens ultra- Principaux ouvrages : Le Conlit des
libéraux (comme Robert Nozick) lui interprétations, 1969 ; Temps et Récit,
ont reproché de justiier des politiques 3 vol., 1983-1985 ; Soi-même comme
sociales qui vont à l’encontre du libéra- un autre, 1990.
lisme. J. Rawls s’est attaché à répondre
à leurs critiques dans Political Liberalism RITTER, KARL
(Le Libéralisme politique, 1993). (1779-1859)
› Justice Karl Ritter occupa la première chaire
de géographie à l’Université de Berlin.
RICARdO, dAVId Le titre de son ouvrage le plus connu,
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(1772-1823) La Géographie dans ses rapports avec la


› Avantages comparatifs, Commerce nature, est explicite sur ses intentions :
international montrer comment le milieu naturel
inlue sur chaque société. Selon lui,
RICŒUR, PAUL chaque coniguration géographique
(1913-2005) donne à chaque peuple sa physiono-
Ses ouvrages se donnent pour objectif mie particulière. C’est ce qu’il nomme
de dépasser les querelles qui ont par- « l’inluence fatale de la nature » sur la
couru l’histoire de la philosophie, de vie des hommes.
rassembler ces oppositions dans une
troisième voie qui sera la recherche des ROSANVALLON, PIERRE
sens multiples et contradictoires des (Né en 1948)
actions humaines, une lecture inter- « Mon ambition est ainsi de penser la
prétative de la culture (c’est le sens de démocratie en reprenant le il de son
l’herméneutique). histoire. » Dans sa Leçon inaugurale
Si le philosophe est marqué par la phé- au Collège de France (2003), Pierre
noménologie allemande, qu’il contri- Rosanvallon déinit son projet intellec-
buera à faire connaître en France aux tuel comme une « histoire conceptuelle
côtés d’Emmanuel Levinas, de Maurice du politique ».
Merleau-Ponty ou de Jean-Paul Sartre, Toute l’œuvre de ce sociologue vise à
il prend aussi en compte l’essor des aborder dans une perspective histo-
sciences humaines au xxe siècle. rique les principaux déis auxquels est
L’action humaine sera le il directeur de confronté l’État français : la vie d’une
sa philosophie. Dans Soi-même comme démocratie, l’unité de la République, la
un autre (1990), il s’agira de repenser crise de l’État providence, la question
l’identité à partir d’une nouvelle base : sociale, la construction européenne. La
autrui est la seule source de moralité. Se situation présente de l’État se déinit
mettre à la place d’autrui sera la nou- par des rapports de force, des dispo-

441
Auteurs

sitifs institutionnels et des représenta- et de ses rencontres. Il devient ainsi pré-


tions idéologiques hérités d’une longue cepteur, musicien, compositeur, écrivain
histoire dont il importe de reconstituer et philosophe. Sa vie privée se montre
la généalogie. tout aussi agitée. Ses cinq enfants sont
tous élevés par l’assistance publique.
Généalogie de l’état français
Dans La Crise de l’État providence « C’est de l’homme que j’ai à parler »
(1981), P. Rosanvallon décrivait la Si Rousseau est resté dans les mé-
façon dont l’État français s’était consti- moires, ce n’est pas pour cette vie agi-
tué en plusieurs étapes, qui forment tée, mais pour ses théories et ses idées.
autant de « strates » successives. L’État S’inspirant, en les critiquant, des théo-
français assurait d’abord des fonctions riciens du droit naturel, ainsi que de
régaliennes (justice, police, armée, John Locke ou de Montesquieu, son
administration du territoire) avant de objectif philosophique vise à mon-
s’attribuer des fonctions éducatives (par trer que l’homme, naturellement bon,
le biais de l’école républicaine), puis de peut résister au mal qu’il juge inhérent
s’airmer dans un rôle économique à la civilisation. Il reprend les idées
(État régulateur et producteur) et enin critiques face au progrès de la civilisa-
dans une fonction sociale (l’État provi- tion que Montaigne ou Sénèque avait
dence). La crise de l’État providence, développées. Mais il va plus loin. Dans
qui débute dans les années 1980, est son deuxième ouvrage, le Discours sur
autant une crise inancière (due aux l’origine et les fondements de l’inégalité
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charges sans cesse croissantes) qu’une parmi les hommes (1755), le philosophe
crise de légitimité : quelles sont les li- explique d’où vient le mal dont soufre
mites de l’État en matière de garantie l’homme moderne. Prenant pour point
des droits sociaux ? de départ un état originel, dans lequel
P. Rosanvallon est l’auteur d’un trip- l’humanité était innocente, il retrace les
tyque consacré à l’histoire de la repré- étapes du processus de civilisation qui
sentation démocratique en France : ont conduit à la dépravation prévalant
Le Sacre du citoyen (1992), Le Peuple à son époque.
introuvable (1998) et La Démocratie
inachevée (2000). La lutte contre les mauvais penchants
Principaux ouvrages : La Crise de de la civilisation
l’État providence, 1981 Le Sacre du Malgré sa virulente critique de la so-
citoyen, 1992 ; Le Peuple introuvable, ciété, Rousseau n’envisage pas un retour
1998 ; La Démocratie inachevée, 2000 à l’état de nature. Il cherche plutôt les
Pour une histoire conceptuelle du poli- principes d’un ordre social susceptible
tique. Leçon inaugurale au Collège de canaliser les mauvaises tendances
de France, 2003 ; Le Modèle politique de la civilisation. Son œuvre princi-
français. La Société civile contre le jaco- pale, Du contrat social (1762), pro-
binisme de 1789 à nos jours, 2004 ; La pose ainsi les principes d’un nouveau
Société des égaux, 2011. droit politique. Dans la continuité de
Montesquieu et de Voltaire, il souhaite
ROUSSEAU, JEAN-JACQUES préserver la dialectique de la liberté et
(1712-1778) de l’égalité. Il propose ainsi l’idée d’un
Né à Genève dans une famille calviniste, pacte, vrai contrat légitime, que chaque
Jean-Jacques Rousseau vit une enfance citoyen accepterait et qui permettrait à
mouvementée. Orphelin de mère et la volonté générale du peuple d’exercer
abandonné par son père, il fait son ap- sa souveraineté. Cette volonté géné-
prentissage sur le tas, au gré de ses fugues rale est la règle de la conscience, un

442
R

jugement du bien et du mal qui est aussi en garde les hommes modernes
en chaque individu lorsqu’il écarte ses contre l’idée que le progrès suit à faire
désirs égoïstes. Le citoyen dessiné par le naître la vertu et la morale.
Contrat Social accepte de se soumettre L’héritage rousseauiste perdure tout au
à la volonté générale en se persuadant long du xixe siècle dans l’ensemble des
qu’elle est la sienne. sciences humaines. Il remet au goût
Si l’homme peut résister au mal grâce du jour la sensibilité, la rêverie et la
à la politique, il doit pouvoir le faire contemplation de la nature que déve-
dès son enfance, par l’éducation. lopperont les romantiques. Ils s’inspire-
Dans Émile ou De l’éducation (1762), ront de sa critique de la raison et de son
Rousseau tente d’établir une pédagogie naturalisme teinté de spiritualisme. Au
naturaliste qui essaye de prouver que xxe siècle, Claude Lévi-Strauss le consi-
l’homme peut se sortir des mauvais dérera dans Tristes tropiques (1955)
penchants de la civilisation en revenant comme le fondateur de l’ethnologie.
à une éducation naturelle adaptée aux En refusant de comparer l’état de na-
besoins de l’enfant. ture avec les populations primitives de
son époque, Rousseau a rompu avec le
Un héritage marquant mythe du « bon sauvage » et permis à
Rousseau a laissé un héritage marquant. l’ethnologie de se constituer.
Son Contrat social inspirera les révolu- Principaux ouvrages : Discours sur
tionnaires et la Déclaration des droits les origines et les fondements de l’iné-
de l’homme, dont il devient après sa galité parmi les hommes, 1755 ; Lettre
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mort l’un des pères spirituels pour à d’Alembert sur les spectacles, 1758 ;
avoir mis en avant les idées de liberté Julie ou La nouvelle Héloïse, 1761 ;
et d’égalité. La souveraineté appartient Émile ou l’éducation, 1762 ; Le Contrat
au peuple et non à une institution ou social, 1762 ; Les Confessions, 1770 ; Les
un individu particulier. Rousseau met Rêveries du promeneur solitaire, 1782.

443
Auteurs

SAhLINS, MARShALL bales. Les nouvelles logiques spatiales


(Né en 1930) du capitalisme ont changé le visage
Anthropologue américain. Dans Âge de des grandes métropoles : la ville globale
pierre, âge d’abondance : l’économie des est intégrée dans de multiples réseaux,
sociétés primitives (1972), il s’oppose à où la complémentarité joue davantage
la thèse selon laquelle la misère maté- que la concurrence. Elle conteste une
rielle et la faim régneraient dans les so- vision de la mondialisation vue comme
ciétés primitives et préhistoriques. Au un marché mondial uniié. Pour elle,
contraire, à leur manière, les sociétés la globalisation est polarisée autour de
primitives sont des « sociétés d’abon- lieux stratégiques « les villes globales »
dance » où le temps de travail, destiné à qui bien qu’intégrés dans les institu-
satisfaire aux besoins économiques, ne tions des États-nations sont traver-
dure pas plus de cinq heures par jour. sés de part en part par des réseaux de
En 1976, dans Au cœur des sociétés. capitaux transnationaux, de migrants
Raison utilitaire et raison culturelle, et de nouvelles élites transnationales.
Marshall Sahlins généralise ses conclu- Principaux ouvrages : La Ville globale,
sions. Dans la plupart des sociétés, c’est 1996 ; Critique de l’État, trad. fr., 2009 ;
la raison culturelle (l’ordre symbolique) La Globalisation. Une sociologie, trad.
qui s’impose aux faits et aux contraintes fr. 2009.
matérielles en leur donnant un sens
particulier. SAY, JEAN-BAPTISTE
M. Sahlins a par ailleurs consacré de (1767-1832)
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nombreux travaux à un phénomène Économiste français, l’un des fon-


singulier : l’assassinat du capitaine dateurs de l’économie politique. Il a
Cook par des indigènes hawaiiens introduit les thèses des économistes
en 1779. Il s’emploie à montrer tout libéraux anglais en France. Il est sur-
d’abord comment l’arrivée de l’explo- tout connu pour sa fameuse « loi des
rateur britannique à Hawaï a été réin- débouchés » selon laquelle toute pro-
terprétée dans le cadre de la pensée duction crée ses propres débouchés.
mythique. Le capitaine Cook aurait En efet, toute production suppose le
été identiié au dieu Lono, qui, dans paiement de salaire et des fournisseurs
la mythologie hawaiienne, est une et, ce faisant, suppose une distribution
divinité dont le retour cyclique fait d’argent qui ouvre un pouvoir d’achat
l’objet d’une mise à mort rituelle. Pour nouveau et des consommations supplé-
M. Sahlins, c’est donc une raison cultu- mentaires. Il ne saurait donc y avoir de
relle qui expliquait en partie cet assas- biens non solvables ou de surproduc-
sinat. tion (Traité d’économie politique, ou
simple exposition de la manière dont se
SAMUELSON, PAUL forment, se distribuent et se consomment
(1915-2009) les richesses, 1803).
› Cycles, Macro/micro-économie
SChMITT, CARL
SASSEN, SASKIA (1888-1985)
(Née en 1949) Le philosophe Carl Schmitt, disciple
Sociologue et économiste norvégio- de Max Weber, est un théoricien du
américaine Saskia Sassen est profes- politique et un des représentants du
seure de sociologie à l’université de courant de la révolution conservatrice
Columbia et à la London School of allemande. À une époque où la société
Economics. Elle s’est fait connaître allemande est en crise, où la démocratie
comme la théoricienne des villes glo- montre le visage de la compromission

444
S

et de la gestion à courte vue des afaires, La dynamique du capitalisme


où la société semble dominée par les Le thème central des travaux de
forces de l’économie et de la technique, J.A. Schumpeter concerne la dyna-
C. Schmitt réairme les pleins droits mique du capitalisme. Alors que la
du politique. plupart des économistes de son temps
Dans La Notion de politique (1932), s’intéressent aux conditions d’équilibre
C. Schmitt élargit considérablement la de l’économie de marché, l’auteur de
sphère du politique au-delà de l’État. Business Cycles manifeste tôt son ori-
Selon lui, l’État n’est qu’une forme ginalité en étudiant les luctuations
historiquement éphémère alors que le du capitalisme, ses phases d’expansion
politique l’englobe. L’homme est par et de crise. Selon lui, le capitalisme
essence un animal politique, qui vit est un système instable, en perpétuel
en communauté et qui doit se regrou- changement et qui ne peut connaître
per. L’essence du politique réside dans qu’un équilibre dynamique, comme le
la constitution d’une communauté cycliste qui ne peut tenir en équilibre
organisée avec un dedans et un dehors, qu’en avançant. Reprenant les tra-
« les amis et les ennemis ». Cette com- vaux de l’économiste russe Nikolaï D.
munauté a pris à l’époque moderne la Kondratiev qui, dans les années 1920,
forme de l’État-nation. avait mis en évidence des cycles longs
(alternance de phases de croissance et
SChUMPETER, JOSEPh ALOYS de crises d’une quarantaine d’années)
(1883-1950) dans l’évolution du capitalisme, J.A.
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Joseph A. Schumpeter est né en Schumpeter les interprète comme le


Autriche en 1883, la même année que résultat de l’innovation technologique.
John M. Keynes. Après de brillantes Les phases de croissance s’expliquent
études de droit et d’économie, par l’apparition d’innovations tech-
J.A. Schumpeter accède à la carrière niques fondamentales qui sont sources
professorale et publie dès 1908 son d’énormes gains de productivité et per-
premier ouvrage Nature et contenu prin- mettent l’essor de branches entières de
cipal de la théorie économique, puis en la production. Une fois que ces nou-
1912 héorie de l’évolution économique. velles technologies ont épuisé leurs
Au lendemain de la guerre, il devient potentialités de développement arrive
ministre des Finances d’un éphémère une période de crise, qui se prolonge
gouvernement socialiste, puis va diriger jusqu’à ce qu’une nouvelle série d’inno-
une banque à Vienne jusqu’en 1924. vations vienne prendre le relais pour
Ces deux expériences furent des échecs. impulser une phase nouvelle de crois-
J.A. Schumpeter abandonne alors la vie sance. Si la croissance du capitalisme
publique et revient à la carrière univer- n’est pas continue, c’est en raison du
sitaire, en Allemagne d’abord, puis aux manque de continuité dans l’appari-
États-Unis, où il se réfugie après la vic- tion des technologies fondamentales,
toire du nazisme. Professeur à Harvard, qui ne surviennent que par « grappes »
il va alors se consacrer entièrement à ses c’est-à-dire de façon groupée et au
travaux économiques et sociologiques. même moment.
Il publie notamment Business Cycles en En efet, l’innovation technique pro-
1939, puis en 1942 son ouvrage le plus voque un renouvellement perma-
célèbre Capitalisme, socialisme et démo- nent du système de production que
cratie. Il entreprend la rédaction d’une J.A. Schumpeter appelle « processus
monumentale Histoire de la pensée éco- de destruction créatrice ». Cette dyna-
nomique (1954) que la mort ne lui lais- mique est liée à l’existence d’un groupe
sera pas le temps de conclure. social particulier d’entrepreneurs inno-

445
Auteurs

vateurs capitalistes qui, poussés par SCHuTZ, ALFRED


la recherche du proit, sont conduits (1899-1959)
à introduire sans cesse de nouvelles Élève de Max Weber et d’Edmund
techniques plus performantes. C’est de Husserl. Emigré aux Etats-Unis où il
l’existence de cette couche sociale que devient banquier puis sociologue. Il
dépend le dynamisme du capitalisme. a décrit la façon dont le monde nous
C’est de son extinction progressive est donné à connaître dans la vie quo-
que mourra le capitalisme. L’approche tidienne. Son but est d’établir une so-
schumpétérienne de l’évolution éco- ciologie compréhensive, c’est-à-dire de
nomique a été revitalisée à partir des reconstituer le « vécu » de la vie ordi-
années 1980 dans le cadre des théo- naire. De son vivant, un seul livre de
ries « néo-évolutionnistes » (Nelson lui a été publié : La Structure intelligible
et Winter, An Evolutionary heory of du monde social (1932). Il a exercé une
Economic Change, 1982), qui mettent inluence profonde sur tout un courant
en avant le rôle des technologies dans de la pensée sociologique appelé inte-
la dynamique des révolutions indus- ractionnisme symbolique.
trielles.
SEN, AMARTYA
La in du capitalisme (Né en 1933)
Dans Capitalisme, socialisme et dé- Amartya Sen est un économiste in-
mocratie (1942), J.A. Schumpeter dien, né au Bengale. Prix Nobel d’éco-
s’interroge sur le destin du capita- nomie en 1998 pour ses travaux sur
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lisme. Comme Karl Marx – à qui il les famines, la pauvreté et l’économie


rend un hommage appuyé dans ce du bien-être, tous guidés par l’idée
livre –, il pense que le capitalisme de justice et la lutte contre les inéga-
est condamné. Mais, se séparant de lités. Sa théorie du développement
l’auteur du Capital, il envisage cette humain met l’accent sur la notion
mort du capitalisme non pour cause de « capabilité » (capacité à mobiliser
de crise économique interne mais des ressources en fonction de besoins,
pour des raisons sociologiques. En désirs et contraintes d’une société
efet, c’est en raison même de ses suc- donnée). L’approche d’A.Sen, bien
cès que le capitalisme risque de périr : que se situant dans le cadre de pensée
la tendance à la concentration et à traditionnel de l’économie néo-clas-
la bureaucratisation des entreprises sique, en renouvelle profondément
conduit à concentrer le pouvoir dans l’approche et les thèmes. Il contribue
les mains des managers (technocrates) notamment à redéinir la notion de
au détriment des capitalistes. Une richesse (il est à l’origine des nouveaux
organisation bureaucratique et centra- indicateurs de richesses) et des poli-
lisée tend à se substituer peu à peu au tiques publiques de développement
capitalisme individuel. À cela s’ajoute fondées sur l’empowerment (soutien
l’hostilité croissante des intellectuels à la reprise en main de sa destinée
à ce régime économique. Ce thème par un individu ou un groupe). Il est
de l’extinction progressive du capita- actuellement professeur à Harvard et
lisme par sa bureaucratisation était un à l’université Jadavpur de Calcutta.
thème récurrent dans les années 1940, Principaux ouvrages : Poverty and
alors défendu par divers auteurs. Cela Famines. An essay on entitlement and
conduit J.A. Schumpeter à s’inquié- deprivation, 1981 ; Un nouveau modèle
ter du sort de la démocratie dans un économique. Développement, justice, li-
régime économique de plus en plus berté, 2000 ; La Démocratie des autres.
bureaucratisé. Pourquoi la démocratie n’est pas une

446
S

invention de l’Occident, 2005 ; L’Idée paiement symbolique. Il analyse la dé-


de justice (he Idea of Justice), 2010. personnalisation et la dématérialisation
› Capabilités, Indicateurs de richesse des relations sociales par l’économie
monétaire. Ses essais de « sociologie de
SIMMEL, GEORG la vie quotidienne » (sur la mode et la
(1858-1918) coquetterie, la conversation, le secret, le
Georg Simmel est le promoteur mensonge) sont les plus faciles d’accès.
d’une « sociologie formelle » (étude G. Simmel a notamment largement
des formes sociales) très imprégnée inluencé l’école de Chicago.
de philosophie. Né à Berlin dans une Principaux ouvrages : Problèmes
famille juive convertie au protestan- de la philosophie de l’histoire, 1892 ;
tisme, G. Simmel soutient sa thèse de Philosophie de l’argent, 1900 ; Sociologie.
doctorat en philosophie à 22 ans. Peu Études sur les formes de la socialisation,
apprécié des milieux académiques, il 1908 ; Sociologie et Épistémologie, 1917.
n’obtiendra un poste de professeur
qu’en 1901, ce qui ne l’empêcha pas SIMON, hERBERT A.
de publier de nombreux ouvrages. (1916-2001)
G. Simmel participera, avec Ferdinand Les économistes le connaissent pour
Tönnies et Max Weber, à la création avoir décroché le prix Nobel d’éco-
de la Société allemande de sociologie. nomie (1978), les sociologues des
Il obtiendra inalement, en 1914, à organisations le connaissent comme le
56 ans, une chaire de philosophie à théoricien de la « rationalité limitée »,
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l’université de Strasbourg. les spécialistes de sciences cognitives


Pour G. Simmel, la société est le pro- le considèrent comme le créateur, avec
duit des interactions humaines et ces Allan Newell, du premier programme
interactions produisent et utilisent des d’intelligence artiicielle. Une même
« formes » en nombre restreint. Ces problématique unit tous ces domaines
formes, répétées mais changeantes, de recherche : la tentative pour com-
gardent cependant une morphologie si- prendre les modes de raisonnement de
milaire. Pour lui, le but de la sociologie l’être humain en situation sociale.
est de mettre au jour les structures for-
melles des relations sociales, indépen- La science de la décision
damment de leurs contenus concrets. Herbert A. Simon s’est attaqué, depuis
sa thèse de science politique (1943), à
Une sociologie des formes sociales la fondation d’une nouvelle science :
Au moment où M. Weber propose la la science de la décision. Comment
théorie des idéal-types, G. Simmel prendre une décision dans un univers
établit donc sa théorie des « formes incertain ? Quelle stratégie mentale
sociales ». Il s’agit de construire des adopter pour résoudre un problème ?
« formes » qui synthétisent un type La science de la décision, telle que
social (le capitalisme, la secte), ou qui la conçoit H.A. Simon, suppose la
expriment une expérience, un style de connaissance de la psychologie des
vie, un rapport au monde (le bour- agents décideurs au sein des grandes
geois, l’étranger, le protestant). La organisations. Il cherche pour cela à
« forme » recherchée par G. Simmel va construire un modèle du raisonnement
ainsi préigurer la notion moderne de en pratique « heuristique ».
modèle. Le modèle de H.A. Simon se dé-
Dans Philosophie de l’argent (1900), marque de la vision calculatrice de
G. Simmel étudie les conséquences l’homo œconomicus. Lorsqu’il doit
sociales de l’invention de ce moyen de faire un choix, le décideur ne connaît

447
Auteurs

pas toutes les données du problème, mier ouvrage, héorie des sentiments
le nombre de paramètres en jeu ren- moraux, qui a un grand retentisse-
dant impossible un calcul exact de la ment. Dans ce livre, il défend l’idée
solution optimale. Bref, la rationalité que la recherche de reconnaissance et
du sujet est limitée. Pour résoudre de considération est un des besoins
les problèmes, le sujet n’explore donc fondamentaux de l’être humain. Être
pas toutes les solutions possibles pour pris en considération par autrui serait
trouver la meilleure, il s’en tient à « l’espérance la plus aimable » et « le
quelques heuristiques habituelles, des désir le plus ardent de l’âme humaine ».
solutions raisonnables plutôt que tota- Pour A. Smith, la recherche du regard
lement rationnelles. d’autrui est si puissante qu’on est prêt
En introduisant le concept de ratio- à en perdre sa vie : « Les hommes ont
nalité limitée, H.A. Simon invite à souvent renoncé volontairement à la
repenser les liens entre l’économie, les vie, pour acquérir, après leur mort, une
sciences cognitives et les autres sciences renommée dont ils ne pouvaient plus
humaines. jouir. » La recherche des biens matériels
Principaux ouvrages : Administrative est même souvent commandée par le
Behavior : A Study of Decision- regard de l’autre plus que par le besoin :
Making Processes in Administrative « C’est principalement cette attention
Organizations, 1947 ; (avec J.-G. aux sentiments des gens qui nous fait
March) Les Organisations. Problèmes rechercher la richesse et fuir l’indi-
psychologiques, 1958 ; Science des sys- gence. » horstein B. Veblen appel-
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tèmes, science de l’artiiciel1969 ; Models lera cela plus tard la « consommation


of Bounded Rationality : Empirically ostentatoire ». La quête des honneurs
Grounded Economic Reason, 1982 est donc, pour A. Smith, un puissant
Models of My Life, 1991. ressort de l’âme humaine qui ne laisse
jamais en repos : « L’ambitieux ne pour-
SMITh, AdAM suit réellement ni le repos ni le plaisir,
(1723-1790) mais toujours l’honneur, d’un genre ou
Né en Écosse en 1723, Adam Smith fait d’un autre. »
partie de cette génération de penseurs Dans les années qui suivent, A. Smith
écossais qui assistent à l’émergence d’un voyage, en particulier en France où
monde nouveau. C’est en efet dans le il est lié aux encyclopédistes et aux
nord de l’Angleterre, là où il passera physiocrates : il rencontre Turgot
toute sa vie, que démarre la révolu- et François Quesnay. Il retourne en
tion industrielle. C’est en Écosse aussi Écosse où il rédige puis publie en 1776
qu’une révolution intellectuelle est en Recherches sur la nature et les causes
cours, avec son aîné David Hume dont de la richesse des nations, ouvrage qui
le Traité de la nature humaine (1737) fonde le libéralisme économique.
l’impressionnera beaucoup pendant ses
études de philosophie. Recherches sur la richesse des nations
Il entra à 14 ans au collège de Glasgow, à Impressionné par le développement
17 ans à Oxford où, pendant six années, de l’industrie et du commerce, et par
il étudia la philosophie et la littérature. la richesse nouvelle de l’Angleterre,
Il fut nommé professeur de littérature à A. Smith s’interroge sur les causes pro-
Glasgow à 28 ans et occupa à partir de fondes de cette croissance nouvelle. Et,
1753 la chaire de philosophie morale. pour lui, la réponse tient en une for-
mule : la division du travail, qui rend
La théorie des sentiments moraux les grandes fabriques industrielles si
En 1759, Adam Smith publie son pre- productives par rapport à l’artisanat.

448
S

C’est l’échange et la spécialisation des dans l’Encyclopédie (1751-1772) de


tâches qui sont sources de l’enrichis- Diderot et de d’Alembert… La division
sement collectif. Telle est l’idée cen- du travail entre nations en fonction de
trale déployée dans ses Recherches sur leurs compétences propres est égale-
la nature et les causes de la richesse des ment source d’enrichissement mutuel ;
nations(1776). Cet ouvrage fera igure chacune fabriquant plus et mieux dans
de premier grand livre d’économie les domaines où elle est le plus capable,
politique. Pour A. Smith, le marché la richesse globale augmente et tout le
est d’abord synonyme d’échange et de monde y trouve son compte.
division du travail. Le cordonnier a in- Cette vision du marché, stimulant la
térêt à acheter son pain au boulanger et croissance et répartissant harmonieu-
ce dernier à lui acheter ses chaussures. sement les biens, constituera le credo
De cette séparation des tâches, il résulte libéral. Contrairement à une idée
une plus grande eicacité d’ensemble reçue, A. Smith ne fut pas un doctri-
puisque chacun se spécialise dans une naire, tenant idéologique du « tout
seule activité, là où il peut être le plus marché ». Dans Recherches sur la nature
eicace. Chacun a donc intérêt à recou- et les causes de la richesse des nations, il
rir à l’échange plutôt qu’à l’autarcie. souligne à plusieurs reprises que l’État
De plus, le marché harmonise l’intérêt doit tenir son rôle. Paradoxalement,
individuel avec l’intérêt général par le A. Smith pense, comme Karl Marx
jeu du mécanisme de l’ofre et de la de- plus tard, que l’État est toujours au ser-
mande, sorte de « main invisible » qui vice de la classe dominante. Il faut donc
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décide au mieux de la production et de réduire ses prélèvements et ses impôts


la répartition des richesses en fonction au seul inancement des dépenses utiles
de la préférence des acheteurs. L’intérêt « au bien de toute la société ».
général, c’est-à-dire la juste répartition
des biens, n’a pas besoin d’une autorité La portée d’une œuvre
supérieure qui déinirait les besoins et Smith est le fondateur, avec David
répartirait les biens, l’échange y pour- Ricardo et homas R. Malthus, de
voit spontanément. Curieusement, ce l’école classique anglaise qui a servi de
n’est pas une autorité morale supérieure base au développement de la pensée
qui contribue au bien de tous, mais le économique.
soin que chacun apporte à son intérêt Recherches sur la nature et les causes
dans l’acte d’échange. D’où la formule de la richesse des nations, à la fois traité
célèbre : « Ce n’est pas de la bien- d’économie et essai de vulgarisation,
veillance du boucher, du marchand de forme une synthèse théorique cohérente
bière ou du boulanger que nous atten- (de la division du travail au marché, de
dons notre dîner, mais bien du soin la croissance au commerce international,
qu’ils apportent à leurs intérêts. » du rôle de la monnaie à celui de l’État).
La division du travail doit être dévelop- Mais il forge un corps de doctrines que
pée dans l’entreprise. Dans l’exemple vont développer par la suite d’autres
de la « manufacture d’épingles », économistes de l’école classique, sous
A. Smith montre que la répartition des des formes souvent plus dogmatiques et
tâches entre ceux qui cousent le il de techniques. Ce qui enlèvera sans doute
fer, ceux qui aiguisent les pointes et l’élégance, l’esprit d’ouverture et le ca-
ceux qui fabriquent la tête est beaucoup ractère engagé de cet essai.
plus eicace qu’un système artisanal où Principaux ouvrages : héorie des sen-
chacun doit fabriquer tour à tour une timents moraux, 1759 ; Recherches sur
épingle. A. Smith, en bon compilateur, la nature et les causes de la richesse des
avait d’ailleurs emprunté cet exemple nations, 1776.

449
Auteurs

STIGLITZ, JOSEPh STUART MILL, JOhN


(Né en 1943) (1806-1873)
Professeur à l’université de Columbia, Disciple dissident de Jeremy Bentham
ex-économiste en chef de la Banque qui participa à son éducation,
mondiale, Joseph Stiglitz a vu ses tra- auteur de La Liberté (1859) et de
vaux sur l’économie de l’information L’Utilitarisme (1861), Mill est le repré-
récompensés en 2001 par le prix Nobel sentant d’un utilitarisme « indirect  ».
d’économie (avec son compère George Le bonheur ne peut être le résultat
Akerlof ). À cette date, il était déjà direct de l’action, mais seulement un
devenu l’un des pourfendeurs des poli- principe d’évaluation. Il a pu ainsi
tiques d’austérité monétaire et d’ouver- réconcilier libéralisme et utilitarisme
ture inancière promues par la Banque puisque « la liberté est un des éléments
mondiale et le Fonds monétaire inter- du bonheur », principe appliqué dans
national. Se revendiquant de John M. sa conception de l’éducation.
Keynes, J. Stiglitz intervient régulière- John Stuart Mill est considéré comme
ment dans le débat public pour défendre le fondateur d’un libéralisme social
les vertus de l’intervention de l’État dans inédit qui abandonne le dogme libre-
l’économie, notamment pour réglemen- échangiste, soucieux de bien-être
ter la inance et redistribuer les revenus. social.
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450
T

TARdE, GABRIEL psychologiques et sociales dont on peut


(1843-1904) repérer les conditions d’apparition.
Alors que Gabriel Tarde fut d’abord Ce faisant, il s’oppose à la théorie
juge d’instruction, puis directeur de biologique du criminel-né de Cesare
la statistique judiciaire, son œuvre l’a Lombroso, célèbre à l’époque, et qui
conduit au Collège de France, où il fut expliquait la criminalité par des tares
élu en 1900. congénitales.
G. Tarde est un précurseur de la psy- Principaux ouvrages : Les Lois de l’imi-
chologie sociale. Il est connu pour sa tation, 1890 ; L’Opinion et la Foule, 1901.
théorie de l’imitation, qu’il applique à
la psychologie des foules et à la psycho- ThUCYdIdE
logie économique. Pour lui, la difusion (460-396 av. J.-C.)
des idées, des modes et des comporte- hucydide a consacré son œuvre à
ments économiques s’explique par un décrire une guerre, dont il a tiré un ou-
phénomène d’imitation qui agit comme vrage inégalé, La Guerre du Péloponnèse
une sorte de courant magnétique qui (dont les historiens d’aujourd’hui ad-
« rayonne » à partir de « foyers imita- mirent encore la pertinence). La guerre
tifs » comme le font les forces électro- du Péloponnèse a opposé entre elles les
magnétiques ou comme un virus qui grandes Cités grecques, particulière-
se propage par contagion. Il faut donc ment Athènes et Sparte, pendant trente
« regarder l’homme social comme un ans (de 431 à 404 av. J.-C.). Cette
véritable somnambule. (…) L’état guerre entre les cités allait avoir un pro-
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social, comme l’état somnambulique, fond impact sur l’avenir de la Grèce,


n’est qu’une forme du rêve, un rêve de et hucydide en avait pris conscience
commande et un rêve en action. N’avoir très tôt. En particulier, elle fera perdre
que des idées suggérées et les croire à Athènes son empire, sa lotte et son
spontanées : telle est l’illusion propre au rayonnement sur la Grèce antique.
somnambule et aussi bien à l’homme hucydide a construit le récit de ces
social. » (Les Lois de l’imitation, 1890). événements comme un véritable his-
Cette conception du pouvoir quasi torien moderne. Il se défend de toute
hypnotique de forces sociales incons- prise de position personnelle. Il mène
cientes qui s’emparent des individus enquête en rassemblant des informa-
était alors très en vogue. La sociologie tions de toutes sortes, il contrôle ses
naissante s’est inspirée des théories de sources, etc. Il scrute les motivations
l’hypnose, dont la mode était à son des dirigeants : les Périclès, Alcibiade,
apogée en France dans les années 1880- Nicias, Lysandre ; il s’interroge sur les
1890. Gustave Le Bon, avec sa théorie chances de réussite de leurs actions. Il
des foules, et Émile Durkheim, qui voit recherche enin la cause générale de la
en la société une force qui s’empare des guerre. Pour hucydide, la guerre du
consciences individuelles (il parle de Péloponnèse s’explique par une cause
« courant suicidogène » pour expliquer unique : l’impérialisme d’Athènes. C’est
la propagation du suicide), ne sont pas l’hégémonie athénienne qui explique
loin de ce type d’explication. les craintes des autres cités, mais aussi
G. Tarde a apporté une contribution son impopularité. C’est la logique
à la criminologie naissante. Dans ses impériale qui la conduit à vouloir
ouvrages sur le crime (La Criminologie conquérir la Sicile, pour renforcer ses
comparée, 1886 ; La Philosophie pé- positions, etc. Et c’est pour mettre in
nale, 1890 ; Études pénales et sociales, aux prétentions hégémoniques de la
1892), il veut montrer, statistiques à Cité que Sparte imposera à Athènes
l’appui, que la criminalité a des causes une reddition si cruelle…

451
Auteurs

Une nouvelle façon de voir le passé vement de démocratisation ne se tra-


Avec Hérodote, hucydide a inventé duit pas de la même façon.
une nouvelle façon de regarder le En Amérique (où il a entrepris un
passé. Ils ont su se démarquer des récits voyage d’observation en 1831, avec son
mythiques. Même si leur démarche est ami Gustave de Beaumont), il découvre
encore balbutiante, ils ont déjà jeté les une société marquée par l’individua-
bases de la méthode historique : recueil lisme ainsi que par une organisation du
scrupuleux des témoignages, interro- pouvoir fédérale et décentralisée. Dans
gation critique sur les faits rapportés, De la démocratie en Amérique (1835),
souci du détail, recherche des causa- son premier grand livre, il compare la
lités et de leur enchaînement (avec la société américaine à la situation fran-
conscience de la complexité et de l’en- çaise où la revendication pour l’égalité
chevêtrement des événements), exposé est passée par la Révolution et par l’in-
objectif de ce que l’on sait, de ce que tervention d’un État fort et centralisé.
l’on ignore, de ce qui peut faire l’objet Plus tard, dans L’Ancien Régime et la
de débat, etc., et, enin, usage du récit Révolution (1856), il montrera d’ail-
comme mode d’exposition. leurs que la Révolution française, si elle
a renversé la monarchie au nom de la
TOCQUEVILLE, ALEXIS dE démocratie et la société aristocratique
(1805-1859) pour l’égalité des droits, s’inscrit en fait
La Révolution française fut d’abord pour dans le cadre d’un grand mouvement
Alexis de Tocqueville, issu d’une famille de centralisation administrative qui
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noble, un traumatisme : une grande par- avait débuté longtemps avant, durant
tie de sa famille a disparu dans la tour- l’Ancien Régime.
mente révolutionnaire. Pour autant, le Tocqueville n’était pas un théoricien,
jeune homme ne s’est pas tourné avec mais un in observateur soucieux de
nostalgie vers l’Ancien Régime en espé- comprendre son époque. Ses analyses
rant la restauration d’un ordre ancien. comparatives des sociétés américaine
Car il avait compris que la Révolution et française restent étonnamment éclai-
française et la Révolution américaine rantes près de deux siècles plus tard.
exprimaient un mouvement profond et Aux États-Unis, A. de Tocqueville a
irréversible des sociétés contemporaines : toujours été considéré comme un au-
la montée de la démocratie. teur majeur.
Pour lui, la démocratie n’est pas seule- Principaux ouvrages : De la démocra-
ment un régime politique, c’est d’abord tie en Amérique, 2 vol., 1835-1840 ;
un mouvement global, à la fois social L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.
et politique. Sous l’angle social, c’est la
revendication vers l’égalité des condi- TÖNNIES, FERdINANd
tions, c’est-à-dire l’abolition d’une (1855-1936)
société aristocratique dans laquelle le Ferdinand Tönnies est célèbre en socio-
rang dans la société est assigné par le logie pour son livre Communauté et
rang à la naissance. Sur le plan poli- Société, publié en 1887 mais qui sera
tique, c’est le droit pour tous (et non vraiment connu avec sa seconde édition
seulement pour une élite) de participer de 1902. L’auteur y oppose deux types
à la vie publique. de liens sociaux. La « communauté »
Cette revendication démocratique est, – celle de la famille, du village, de la
selon Tocqueville, un mouvement qui communauté religieuse –, dans laquelle
ne peut être arrêté. Elle est perceptible les relations sociales sont marquées par
en Amérique et dans toute l’Europe. la proximité, l’afectivité ainsi que par
Mais sur les deux continents, ce mou- la fusion des activités et des esprits.

452
T

F. Tönnies lui oppose la « société », vers l’étude des nouveaux mouvements


c’est-à-dire les organismes complexes sociaux (les femmes, le mouvement an-
que sont les villes, les entreprises et les tinucléaire, les jeunes, les mouvements
administrations. Les relations sociales régionalistes) propres à orienter la so-
sont ici marquées par les échanges froids ciété postindustrielle dans un nouveau
et intéressés, les normes de droit et les projet collectif. Mais, après enquête,
statuts diférenciés. Cette distinction aucun nouveau mouvement social ne
entre communauté et société, que l’on lui semble susceptible de jouer le rôle
assimile alors à l’opposition entre société que le mouvement ouvrier a joué dans
traditionnelle et société moderne, de- la société industrielle.
viendra une opposition fondatrice de la
pensée sociologique naissante. …à la recherche du sujet
Au début des années 1980, A. Touraine
TOURAINE, ALAIN prend alors conscience que l’engage-
(Né en 1925) ment des individus s’est désormais
On distingue deux périodes dans tourné vers la « recherche de soi » et la
l’œuvre du sociologue Alain Touraine. quête d’une identité personnelle plutôt
La première est consacrée à l’étude des que vers les mouvements collectifs (Le
mouvements sociaux, la seconde à celle Retour de l’acteur, 1984). Une grande
du sujet individuel dans une société où part de la vie individuelle se joue désor-
les mouvements collectifs ont perdu de mais sur la scène privée, à l’écart des
leur caractère central. enjeux sociaux. Il va explorer ce thème
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dans ses ouvrages suivants. Sa concep-


des mouvements sociaux tion du sujet social est celle d’un acteur
Alain Touraine a passé une grande par- social qui, porteur de valeurs, s’engage
tie de sa carrière de sociologue à étu- et souhaite « faire de sa vie un récit »,
dier les mouvements collectifs. Il avait c’est-à-dire lui donner un sens qui ne
débuté son travail par une étude remar- se résume pas à une somme de petits
quée sur l’évolution du travail dans les plaisirs personnels.
usines Renault. Puis, il s’intéressera Principaux ouvrages : Sociologie de
par la suite à la conscience ouvrière. l’action, 1965 ; La Société postindus-
À l’époque, le monde ouvrier est bien trielle, 1969 ; La Production de la société,
plus qu’un groupe professionnel. C’est 1973 ; Pour la sociologie, 1974 ; Un désir
une classe sociale dotée d’une forte d’histoire, 1977 ; (dir.) Mouvements so-
identité et qui lutte contre l’ordre éta- ciaux d’aujourd’hui, acteurs et analystes,
bli pour tenter d’imposer son propre 1982 ; Le Retour de l’acteur, 1984 ;
projet collectif. De l’analyse du mou- Le Mouvement ouvrier, 1984 ; La
vement ouvrier, A. Touraine produit Parole et le Sang. Politique et société en
une théorie générale des mouvements Amérique latine, 1988 ; Critique de la
sociaux et une vision globale de la so- modernité, 1992.
ciété, dans laquelle les acteurs collectifs
cherchent à imposer leur projet, qu’il TOYNBEE, ARNOLd
nomme « historicité ». (1889-1975)
Dans les années  1970, A. Touraine Dans son œuvre monumentale et soli-
prend acte du fait que la société indus- taire – A Study of History (qui comporte
trielle est en train de laisser place à une 12 volumes, 1934-1961) –, l’historien
nouvelle société : la société postindus- britannique a cherché à comprendre
trielle. Le mouvement ouvrier n’est le ressort de la naissance et de la mort
plus le groupe social central dans cette des civilisations. Pour Arnold Toynbee,
société. A. Touraine se tourne alors chaque civilisation se constitue autour

453
Auteurs

d’un grand déi (« challenge ») à rele- déchifrer. Il n’y a pas chez A. Toynbee
ver. En efet, « la facilité est nuisible à la une contrainte ou un déterminisme de
civilisation ». Les grandes civilisations l’histoire. C’est bien la capacité de rele-
se sont édiiées dans un cadre rude et ver le déi qui va engager les hommes
contraignant, qu’il a fallu combattre. dans la construction d’une civilisation
Ce combat va marquer les traits essen- nouvelle. Cette notion de civilisation
tiels de la civilisation. C’est le cas par qui se forme à partir d’un soule ori-
exemple des États-Unis, qui se sont ginel est équivalente aux « cultures »
édiiés sur un immense continent à d’Oswald Spengler (1880-1936).
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454
V

VEBLEN, ThORSTEIN B. et demande. Au contraire, la volonté de


(1857-1929) distinction attire une certaine clientèle
Le « Avez-vous lu Veblen ? » de vers les prix les plus hauts. C’est ce que
Raymond Aron, publié en préface de l’on nomme depuis « l’efet Veblen ».
la héorie de la classe de loisir (1899), a Veblen est aussi un pionnier de l’ap-
attiré l’attention sur cet auteur original, proche institutionnaliste en économie.
dont l’œuvre, à mi-chemin entre éco- Dans sa héorie de l’entreprise (1904),
nomie et sociologie, propose une vision il soutient que l’économie devrait être
neuve du fonctionnement de l’écono- une science de l’évolution, intégrant
mie moderne. l’étude de la genèse et de la dyna-
Fils d’immigré norvégien (son père, mique des institutions économiques.
fermier émigré dans le Wisconsin, La vision de l’économie comme un
n’apprendra jamais l’anglais), le jeune marché régi par des mécanismes de
horstein B. Veblen – quatrième en- prix et auto-équilibré lui paraît fausse
fant de la famille – a dû attendre l’âge et désincarnée. L’économie est d’abord
de 10 ans pour aller à l’école, pour faite d’institutions sociales, gérées par
apprendre la langue de son pays natal. des routines et des comportements
Il mène pourtant de brillantes études conventionnels. T.B. Veblen pense
supérieures au Carleton College, puis donc que l’économie doit comporter
à l’université John Hopkins et obtient une étude des mœurs et des coutumes
son doctorat. Mais il ne sera jamais sociales.
vraiment du sérail. Il retourne à la Principaux ouvrages : héorie de la
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ferme de son père pendant sept ans. classe de loisir, 1899 ; he heory of
Puis il obtient enin un poste à l’uni- Business Enterprise, 1904.
versité de Chicago. › Efet Veblen
À partir de là, il mène une carrière
d’universitaire atypique aux frontières VIdAL de la BLAChE, PAUL
de la sociologie et de l’économie. Ses (1845-1918)
écrits et ses cours sont très critiques et Père de l’école géographique française.
sarcastiques. Son premier livre, héorie Inluencé par les Allemands (Ratzel,
de la classe de loisir (publié en 1899), est Ritter) il s’intéresse aux liens entre mi-
le plus connu. Il y présente une féroce lieux et genre de vie et fonde la géogra-
et corrosive analyse des comportements phie humaine. Il enseigne la géographie
économiques de la classe des rentiers, à la Sorbonne à partir de 1898. Il est
des parvenus et autres inanciers qui l’auteur du Tableau de la géographie de
ont la mainmise sur l’économie amé- la France, 1903.
ricaine. Alors que les classes moyennes Il a soutenu une théorie que l’on
sont mues par l’« instinct » d’artisan, nomme « le possibilisme ». La nature
centrées sur le travail et le désir de bien ne fait qu’ofrir une gamme de possi-
faire, les inanciers, les propriétaires et bilités, mais ce sont les hommes qui
les actionnaires délaissent leur pou- imposent leurs choix. « À tous les
voir aux mains des managers pour se degrés, la nature ofre des possibilités ;
repaître de « consommation ostenta- entre elles, l’homme choisit. La géo-
toire », d’« émulation pécuniaire ». La graphie fournit le canevas, l’homme y
logique de la « consommation ostenta- brode son destin. » Il n’existe pas de
toire » conduit à ce que certaines mar- contraintes absolues du milieu naturel,
chandises de luxe (comme les parfums, mais seulement des potentialités que les
les vêtements, les meubles…) prennent hommes se chargent ou non de mettre
une valeur qui ne dépend pas du travail en œuvre.
incorporé ou de l’équilibre entre ofre › Géographie

455
Auteurs

wALLERSTEIN, IMMANUEL le mécanisme du marché. « On voit


(Né en 1930) clairement à présent ce qu’est le méca-
› Système-monde nisme de la concurrence sur le marché :
c’est la solution pratique, et par la
wALRAS, LéON hausse et baisse des prix, du problème
(1834-1910) de l’échange dont nous avons fourni la
« Nul n’est prophète en son pays. » solution théorique et mathématique. »
Léon Walras a éprouvé durement ce Ce modèle simpliié du marché et sur-
dicton, lui qui a dû quitter la France, tout la méthode d’analyse inaugurée
son pays natal, pour s’exiler en Suisse par L. Walras ont eu un rôle considé-
à la recherche d’un poste à sa mesure rable dans l’histoire de la pensée éco-
qu’il ne trouvait pas dans son pays. Il nomique. Sa démarche est le point de
est vrai que celui qui allait introduire départ de toute la micro-économie
les mathématiques en économie avait contemporaine. Ce modèle mathé-
été recalé deux fois à l’entrée de l’École matique « du marché de concurrence
polytechnique, avait triplé une classe pure » pourra être complexiié à loisir
à l’École des mines et était inalement en changeant les hypothèses de départ
sorti sans diplôme ! (sur le nombre de producteurs, le
Le projet qui anime L. Walras, comme nombre de marchandises…), en y inté-
beaucoup d’économistes de son grant des données chifrées…
époque, est de faire de l’économie une L. Walras avait lui-même à l’égard de
véritable « science », au même titre que son modèle une vue mesurée. Selon
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la physique, fondée sur des modèles, lui, le modèle théorique n’était qu’un
des calculs et des démonstrations irré- instrument commode pour raisonner
futables. de façon rigoureuse, mais il ne relétait
Pour cela, L. Walras opère en ingénieur qu’imparfaitement la réalité. « L’état
mathématicien. Il cherche à construire d’équilibre de la production est comme
un modèle théorique du marché, fondé l’état d’équilibre de l’échange, un état
sur quelques hypothèses de base : le idéal et non réel. »
marché est concurrentiel (il n’y a pas Sur le plan pratique, L. Walras n’était
de monopole) : L. Walras parle de pas, comme on peut le croire, un
« régime hypothétique de libre concur- partisan d’un laisser-faire généralisé.
rence absolue » ; il existe des interdé- Esprit contestataire et rebelle, il fut un
pendances entre les marchandises (si le partisan de l’économie sociale (Études
prix de la bière augmente trop, certains d’économie sociale. héorie de la répar-
consommateurs lui préféreront le vin tition de la richesse sociale, 1896). Il a
rouge…) ; les prix peuvent luctuer notamment proposé la nationalisation
librement en fonction de l’ofre et de de nombre de propriétés privées. Il
la demande. fut aussi un farouche défenseur de la
À partir de ce modèle, L. Walras veut nationalisation des chemins de fer, qui
démontrer mathématiquement qu’il relevaient, selon lui, du service public
existe un « équilibre général », c’est- (L’État et les chemins de fer, 1875).
à-dire une situation idéale où tous
les produits trouvent acheteurs sans wALZER, MIChAEL
qu’il y ait ni surproduction, ni sous- (Né en 1935)
consommation, ni crise (ni croissance Michael Walzer est un philosophe
d’ailleurs). Ce point d’équilibre, que engagé. Professeur à l’Institute for
l’on peut trouver mathématiquement Advanced Studies de l’université de
par la résolution d’un système d’équa- Princeton, il fut militant contre la
tion, est, dans la réalité, obtenu par guerre du Vietnam, puis l’un des chefs

456
W

de ile du courant communautariste et et une représentation de la vie sociale.


s’engagea en faveur de l’intervention C’est en ce sens que Max Weber est un
occidentale au Kosovo. « classique » de la discipline.
Penseur de l’engagement moral, Il est né à Erfurt (Allemagne) en 1864.
M. Walzer propose, dans Sphères de Après de brillantes études de droit,
justice (1983), une vision pluraliste d’économie, d’histoire, de philoso-
de la morale. Selon lui, il est vain de phie et de théologie, il enseignera ces
chercher un système moral universel, disciplines dans diférentes universités
susceptible d’être partagé par tous. Les allemandes de Berlin à Heidelberg.
raisons et les valeurs qui nous font agir Figure de proue de la science sociale
sont multiples et pas forcément cohé- en Allemagne, il voyage, fait des confé-
rentes entre elles. Les règles morales rences en Europe et aux États-Unis, dé-
(assistance, entraide) que l’on se ixe ploie une activité incessante en faveur
à l’intérieur d’une famille ne peuvent de la constitution de la jeune science
être transposées à l’égard d’une com- sociologique.
munauté plus large (la nation par Malgré sa passion pour la politique,
exemple), et encore moins à l’humanité M. Weber ne s’est jamais vraiment en-
tout entière. Tout le problème de la gagé dans l’action publique. Sa concep-
morale est donc d’articuler les sphères tion de la science sociale, exprimée
entre elles : ni les dissoudre dans un sys- dans Le Savant et le Politique (1919),
tème abstrait et universel (qui ne tient suppose une distinction radicale entre
pas compte de l’inscription des indivi- jugement de valeur et jugement de fait.
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dus dans des communautés d’appar- La science ne saurait fonder les valeurs
tenance concrètes) ni privilégier une qui guident la politique.
seule de ces sphères (ce qui conduirait M. Weber est mort en 1920 en lais-
à une morale strictement communau- sant derrière lui une œuvre abondante
taire). – mais en friche – qui touche à la dé-
Dans Guerres justes et injustes (1977), marche des sciences sociales, à l’histoire
le philosophe s’interroge sur les justii- économique, à la sociologie des reli-
cations morales de la guerre. À quelle gions, etc. Son grand traité Économie et
condition un État démocratique peut-il Société (1922) restera inachevé et sera
s’engager dans un conlit, à l’extérieur publié deux ans après sa mort.
de ses frontières, sans être lui-même
menacé ? Si certaines guerres – colo- Une sociologie de la modernité
niales par exemple – sont injustiiables, Pour M. Weber, la sociologie est
moralement parlant, répond le philo- d’abord une science de l’action sociale.
sophe, d’autres, comme la lutte contre La société est le produit de l’action des
les totalitarismes, sont justes. hommes, qui agissent en fonction de
Principaux ouvrages : Guerres justes et valeurs, de motifs, de calculs rationnels.
injustes, 1977 ; Sphères de justice, 1983 ; Expliquer le social, c’est donc rendre
La Soif du gain, 2010. compte de la façon dont les hommes
orientent leurs actions. « Nous appe-
wEBER, MAX lons sociologie une science qui se
(1864-1920) propose de comprendre par interpré-
Max Weber fait partie de cette généra- tation l’activité sociale » (Économie
tion qui, avec Émile Durkheim (1858- et Société). Armé de cette orientation
1917), Georg Simmel (1858-1918) méthodologique (comprendre l’action
et Ferdinand Tönnies (1855-1936), des agents à partir de leurs valeurs et
va donner corps à la discipline socio- de leur rapport au monde) et de la
logique, lui forger ses outils d’analyse méthode de l’idéal-type, M. Weber

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Auteurs

s’attache, à travers de multiples études Les trois types de domination


comparatives portant sur les formes du Dans Économie et Société, M. Weber
droit, les types religieux, ou encore les traite des diférents types de relations
modes d’organisation économiques et sociales, et notamment des formes de
politiques, à répondre à une seule et domination politique. Il distingue trois
même question : qu’est-ce qui fait la formes de dominations idéal-typiques :
singularité de la société moderne ? traditionnelle, charismatique et légale-
La réponse tient en quelques mots : c’est rationnelle.
« la rationalisation de la vie sociale » L’administration bureaucratique repré-
qui est le trait le plus signiicatif des sente le « type pur » de la domination
sociétés modernes. Mais que faut-il légale : le pouvoir y est fondé sur
entendre ici par « rationalisation » ? la « compétence » et non l’origine
Dans Économie et Société, M. Weber sociale ; il s’inscrit dans le cadre
propose une distinction devenue cano- d’une réglementation impersonnelle ;
nique entre trois grands types d’activité l’exécution des tâches est divisée en
humaine : l’action traditionnelle se « fonctions » spécialisées aux contours
rattache à la coutume : manger avec méthodiquement déinis ; la carrière
une fourchette ou saluer ses amis relève est régie par des critères objectifs
de l’activité traditionnelle ; l’action d’ancienneté, de qualiication, etc., et
afective est guidée par les passions. non par des critères individuels.
Le collectionneur ou le joueur agissent M. Weber précise que ce mode
ainsi ; l’action rationnelle est une d’organisation n’est pas spéciique à
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action instrumentale, tournée vers l’administration publique, comme


un but utilitaire ou des valeurs, et on l’interprète souvent à tort, mais
qui implique l’adéquation entre in et concerne aussi les grandes entreprises
moyens. L’activité stratégique (stratégie capitalistes, et même certains ordres
militaire ou économique) appartient à religieux. La conception webérienne
cette catégorie. Le stratège est rationnel de la bureaucratie correspond donc
en ce qu’il ajuste au mieux l’eicacité à la fois à une forme de gestion de la
de son action, qu’elle soit tournée vers production qui s’étend à toutes les
un but matériel (la conquête d’un formes d’organisation modernes et
territoire) ou orientée par des valeurs non à la seule fonction publique, et
(la gloire). L’action rationnelle est, qui intègre aussi la dimension de la
selon M. Weber, caractéristique des rationalisation des tâches telle qu’elle
sociétés modernes : l’entrepreneur commençait à être pratiquée (par
capitaliste, le savant, le consommateur Frederick W. Taylor, et Henri Fayol).
et le fonctionnaire agissent selon cette La rationalisation de la pensée s’ex-
logique. prime à travers l’essor des sciences et
Cependant, M. Weber ajoute qu’il des techniques, mais aussi la laïcisation
arrive très rarement que l’activité de la société, le développement du
s’oriente uniquement d’après l’une droit, des techniques comptables, de
ou l’autre de ces sortes d’activités. la gestion. Cette rationalisation de
Car « elles ne sont que de purs types, la pensée doit à terme mettre in à
construits pour servir les ins de la l’univers des mythes et des croyances
recherche sociologique. L’activité réelle religieuses. Voilà pourquoi il assimile
s’en rapproche plus ou moins, et – plus la rationalisation à ce qu’il nomme un
souvent encore – elle les combine. « désenchantement du monde ».
C’est leur fécondité qui, à notre avis,
impose la nécessité de les construire. » weber et la religion
(Économie et Société). Son ouvrage L’Éthique protestante et

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W

l’Esprit du capitalisme (1905) igure pas tant la compréhension des religions


sans conteste parmi les grands clas- pour elles-mêmes que leur rapport avec
siques de la sociologie. Il faut savoir l’organisation économique. Il s’agit
que cette étude s’inscrit dans un pro- donc de saisir au sein de chacune des
gramme plus vaste qui a conduit grandes civilisations l’inluence de
M. Weber à rédiger, de 1905 à 1918, de l’éthique religieuse sur le comporte-
nombreux articles de sociologie des re- ment économique. Au inal, l’étude
ligions. Ces articles, parus dans Archiv des grandes religions de l’humanité n’a
für Socialwissenschaft und Sozialpolitik, d’autre but que de saisir – par compa-
forment, une fois rassemblés, plusieurs raison – la particularité de la civilisa-
épais volumes. tion occidentale et, plus précisément,
M. Weber a ainsi étudié les principales le rôle de l’éthique protestante dans la
religions de l’humanité : de l’Inde, genèse du capitalisme.
de la Chine, du judaïsme antique, Principaux ouvrages : L’Éthique pro-
du bouddhisme, du christianisme et testante et l’Esprit du capitalisme, 1905 ;
même de l’Islam. Tous les commen- Sociologie des religions, 1910-1920 ; Le
tateurs ont noté une érudition épous- Savant et le Politique, 1919 ; Économie
toulante, qui le faisait s’exprimer avec et Société, 1922.
autant d’aisance sur la contemplation
mystique des moines janaïstes que sur wILLIAMSON, OLIVER
les vies de salut dans la Grèce antique. (Né en 1932)
Mais ce qui occupe M. Weber dans ses › Coûts de transaction,
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travaux de sociologie religieuse n’est Institutionnalisme

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