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• Bilan critique
• Héritage
• L’œuvre
L’homme
Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton.
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38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN = 978-2-36106-399-3
9782361064013
MICHEL FOUCAULT
L’homme et l’œuvre
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Héritage et bilan critique

Ouvrage coordonné par


Héloïse Lhérété

La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines


Une collection dirigée par Véronique Bedin
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FOUCAULT AU XXIe SIÈCLE

L e 25 juin 1984, Michel Foucault disparaissait, emporté


par le sida. Cette mort prématurée interrompait une exis-
tence prolifique et turbulente. Faire une œuvre dans sa vie, faire
une œuvre de sa vie : l’un et l’autre de ses desseins ont fini par se
confondre. De lui subsistent mille facettes. Philosophe critique,
historien de la folie, penseur du sujet, militant des prisons, fos-
soyeur de l’humanisme, précurseur des gays studies, bricoleur de
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concepts, reporter en Iran, star médiatique, adulé et honni. Il fut


tout cela à la fois, symptôme de ce vingtième siècle français qui
porta aux nues la figure de l’intellectuel.
Et après ? On changea d’époque, de préoccupations, de
paradigmes. Le marxisme quitta la scène, le structuralisme
se périma, la folie trouva de nouveaux porte-voix, le monde
devint multipolaire. L’histoire aurait pu se contenter de ranger
la pensée foucaldienne au rayon des affaires classées. Elle aurait
pu la momifier et la canoniser. Mais Foucault ne se laisse pas
enterrer si facilement. Cette pensée, labile et rebelle, connaît
un destin singulier ; elle s’est émancipée des livres qui l’ont
enfantée.
On peut l’affirmer aujourd’hui sans exagérer : il existe un
nouveau Foucault. Des textes inédits ont été publiés. Cours au
Collège de France, émissions de radio retranscrites, conférences
dans des universités à travers le monde… On lui découvre de
nouveaux thèmes, d’autres méthodes. Telle une herbe sauvage,
cette œuvre continue ainsi à pousser, se déplacer, se ramifier,
changeant de physionomie au fil du temps. Parallèlement, sa
réception prend un tour inattendu. Il existe un Foucault fran-
çais, italien, américain, japonais. Des psychologues, juristes,
médiateurs, médecins, architectes, politistes se réclament de lui.
La parole de Foucault se promène même sur les planches, captée
par des metteurs en scène. Ses concepts circulent partout, ils
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Michel Foucault

sont brandis, branchés, mais il n’est pas certain que Foucault soit
vraiment lu et compris autant qu’il est cité.
Que faire aujourd’hui de cette pensée ? Quelle est sa cohé-
rence, sa pertinence, sa portée ? Cet ouvrage est animé par ces
questions. La plupart des auteurs appartiennent à une nou-
velle génération de chercheurs. Ils n’ont pas connu personnel-
lement Foucault, quelques-uns n’étaient pas nés en 1984. Ils
témoignent de la volonté de lire l’œuvre de Foucault dans toute
son ampleur, telle qu’elle apparaît aujourd’hui complétée, corri-
gée et redessinée. Sans allégeance ni défiance, désireux seulement
de construire un bilan critique, honnête et fécond. Acceptons
les clés qu’ils proposent, ouvrons avec eux la porte de celui qui
fut philosophe, historien, « artificier ». Et écoutons ce qu’il peut
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encore avoir à nous dire.

Héloïse Lhérété
L’HOMME

– Foucault l’énigmatique (Héloïse Lhérété)


– L’intellectuel spécifique . Un nouvel art de contester
(Mathieu Potte-Bonneville)
– L’expérience du Gip (Céline Bagault)
– Quel prof était Foucault ?
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(Entretien avec Guillaume Bellon)

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FOUCAULT L’ÉNIGMATIQUE

L e destin de Michel Foucault est paradoxal. Il est le phi-


losophe français le plus cité dans le monde, mais il reste
largement méconnu. On admire ses premiers livres, on évoque ses
derniers cours, mais on a du mal à agripper l’ensemble. Hormis
quelques spécialistes et amis, qui peut se prétendre capable
d’apprécier la continuité d’une parole qui n’a cessé d’évoluer ?
Foucault ne se laisse pas saisir facilement. Par pudeur ou coquette-
rie, il détestait qu’on le qualifie, qu’on le photographie ou qu’on le
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contraigne dans quelque identité figée. Toute sa vie, il s’est évertué


à bouger, fuir, circuler, sillonner, zigzaguer. Du Nord au Sud. De
droite à gauche. De la philosophie à l’histoire, de la psychiatrie à
la politique, de l’actualité à l’Antiquité, cultivant les amitiés inat-
tendues et les curiosités contradictoires. Les questions sur lui –
Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? – ont fini par lui inspirer dans
L’Archéologie du savoir (1969) cette réplique vive et célèbre, où
fuse encore l’humeur de l’homme : « Non, non, je ne suis pas là
où vous me guettez, mais ici d’où je vous regarde en riant. Eh
quoi, vous imaginez-vous que je prendrais à écrire tant de peine
et tant de plaisir, croyez-vous que je m’y serais obstiné, tête bais-
sée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le labyrinthe
où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains,
l’enfoncer loin de moi-même, lui trouver des surplombs qui résu-
ment et déforment son parcours, où me perdre et apparaître fina-
lement à des yeux que je n’aurais jamais plus à rencontrer ? Plus
d’un comme moi sans doute écrit pour ne plus avoir de visage. Ne
me demandez pas qui je suis et ne me demandez pas de rester le
même ; c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle
nous laisse libres quand il s’agit d’écrire. »

« Se gouverner soi-même »
Foucault naît à Poitiers, le 15 octobre 1926, dans une

9
L'homme

famille de bourgeoisie aisée, de tradition catholique. Son père,


Paul Foucault, est un chirurgien respecté qui espère voir son
fils embrasser la même carrière que lui. Les parents ont trois
enfants : Francine, l’aînée, Paul-Michel, de quinze mois son
cadet, et enfin Denys qui deviendra médecin. Le jeune Foucault
est un bon élève. L’éducation est rigoureuse, l’atmosphère
concurrentielle. Il fallait toujours, dira-t-il un jour dans une
interview télévisée, « en savoir un peu plus que l’autre, être un
peu meilleur en classe, j’imagine même mieux sucer son biberon
qu’un autre1… » Mme Foucault, très proche de son fils, a pour
maxime : « L’important est de se gouverner soi-même. »
Le jeune Foucault fréquente le lycée Henri-IV de Poitiers de
1930 à 1940, puis le collège Saint-Stanislas à la rentrée 1940.
Son enfance est scandée par une série de souvenirs politiques :
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l’assassinat du chancelier Dollfuss en 1934 (« ce fut ma première


grande frayeur concernant la mort »), l’arrivée des réfugiés espa-
gnols à Poitiers en 1936, la guerre italo-éthiopienne… Très vite,
l’histoire l’attire. Il confiera : « Bien plus que les scènes de vie
familiale, ce sont ces événements concernant le monde qui sont
la substance de notre mémoire. […] Il pesait une vraie menace
sur notre vie privée. C’est peut-être la raison pour laquelle je suis
fasciné par l’histoire et par la relation entre l’expérience person-
nelle et les événements dans lesquels nous nous inscrivons. C’est
là, je pense, le noyau de mes désirs théoriques2. »
En 1943, après son baccalauréat, il entre en hypokhâgne
pour préparer le concours de l’École normale supérieure de la
rue d’Ulm. Après un premier échec, il quitte la ville de Poitiers,
où il étouffe, et entre en khâgne au lycée Henri-IV, à Paris. Les
témoignages de cette époque le décrivent comme « un garçon
sauvage, énigmatique, fermé sur lui-même3 ». Il travaille comme
un fou. Il se passionne particulièrement pour les cours de Jean
Hyppolite, grand spécialiste et traducteur de Georg Hegel :

1- M. Foucault, entretien avec Jacques Chancel, « Radioscopie », 10 mars 1975, in Dits


et Écrits, t. I, Gallimard, 2001.
2- M. Foucault, « Nouveau millénaire, défis libertaires », entretien avec Stephen Riggins,
Ethos, t. I, n° 2, automne 1983.
3- D. Eribon, Michel Foucault (1926-1984), Flammarion, 1989.
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Foucault l’énigmatique

« avec ce professeur, la philosophie cesse d’être une spéculation


formelle ; elle partage un destin commun avec la dynamique tra-
gique de l’histoire ». Il vit la khâgne comme un choc intellec-
tuel et progresse dans toutes les disciplines. Ses maîtres louent
sa rigueur – malgré une tendance à l’hermétisme –, sa force de
travail et son goût littéraire. En 1946, Foucault intègre l’École
normale supérieure de la rue d’Ulm.

Années d’apprentissage
Ses quatre années normaliennes seront difficiles pour
Foucault, « intolérables », confiera-t-il à son ami Maurice
Pinguet4. Dans la France de l’après-guerre, puritaine, il vit dou-
loureusement son homosexualité. Il commence à fréquenter les
bars gays, mais en ressent une grande honte. Foucault se révèle
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fragile. Selon son biographe Didier Eribon, « il se dispute avec


tout le monde, il se fâche, il déploie tous azimuts une formi-
dable agressivité qui s’ajoute à une tendance assez marquée pour
la mégalomanie ». Mille anecdotes circulent sur ses comporte-
ments : un jour, un enseignant le trouve à terre, le torse lacéré
à coups de rasoir ; une nuit, on l’aperçoit poursuivre l’un de ses
condisciples un poignard à la main. Dans son autobiographie
posthume, Louis Althusser évoque leur cheminement commun
au bord de la folie. Détesté et vulnérable, Foucault fait une ten-
tative de suicide en 1948 qui le conduit dans le bureau du Pr.
Delay, à Sainte-Anne. C’est son premier contact avec l’institu-
tion psychiatrique.
Il se réfugie dans le travail, lit Hegel, Karl Marx, Edmund
Husserl, Martin Heidegger5, passe des diplômes de psychologie.
« Quand Histoire de la folie est sortie, tous ceux qui le connais-
saient ont bien vu que c’était lié à son histoire personnelle »,
témoigne un ancien camarade6. Lui-même admettra, dans une
interview de 1975, à quel point ses propositions théoriques ont
pris terreau dans ses tourments existentiels : « Dans ma vie per-
sonnelle, il se trouve que je me suis senti, dès l’éveil de ma sexua-
4- M. Pinguet, « Les années d’apprentissage », Le Débat, n° 41, 1986/4.
5- Ibid.
6- Cité par D. Eribon, op. cit.
11
L'homme

lité, exclu, pas vraiment rejeté, mais appartenant à la part d’ombre


de la société. […] Très vite, ça s’est transformé en une espèce de
menace psychiatrique : si tu n’es pas comme tout le monde, c’est
que tu es anormal, si tu es anormal, c’est que tu es malade7. »
À cette époque, il commence à nouer quelques amitiés
durables avec certains de ces condisciples : Paul Veyne, Pierre
Bourdieu, Jean-Claude Passeron… Après avoir été reçu, en 1951,
à l’agrégation de philosophie, Foucault commence à enseigner la
psychologie à l’École normale supérieure, puis à l’université de
Lille. Il fréquente les milieux psychiatriques, suit le séminaire de
Jacques Lacan, s’initie au test de Rorschach et assiste au début
de la révolution des neuroleptiques. Le statut professionnel des
psychologues reste encore flou. Foucault se meut avec liberté
dans une position intermédiaire entre le personnel médical et les
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patients. Il va mieux, entame une relation avec le musicien Jean


Barraqué. Son premier petit livre, Maladie mentale et personna-
lité, paraît en 1954.

L’histoire de la folie
Mais Foucault se sent à l’étroit dans l’université française.
Déjà, il a le goût de l’ailleurs (l’attrait de l’étranger sera tou-
jours puissant chez lui). Les cinq années suivantes sont marquées
par l’exil. À l’automne 1955, il accepte un poste à l’université
d’Uppsala, en Suède. C’est là qu’il rencontre l’historien Georges
Dumézil qui deviendra jusqu’à sa mort l’un de ses plus proches
amis. Durant ces années-là, le jeune philosophe prend des allures
de dandy. Il conduit une Jaguar blanche, se montre soigneux de
sa tenue, mondain. Il donne une série de conférences sur la litté-
rature française, notamment Sade, Jean Genet et Chateaubriand
qui sont les auteurs qu’il affectionne. Il travaille en même temps
à sa thèse sur l’histoire de la folie, dont il envoie les feuillets
manuscrits à sa mère. « C’est ma follâsserie », lui écrit-il… Il en
achèvera la rédaction en Pologne, où il s’installe en 1958. Il n’y
restera pas très longtemps. La police polonaise, qui s’alarme de
ses travaux et de ses fréquentations, finit par exiger son départ

7- M. Foucault, « Je suis un artificier », in R.-P. Droit, Michel Foucault. Entretiens, Odile


Jacob, 2004.
12
Foucault l’énigmatique

l’année suivante. Cette expérience lui donnera un certain dégoût


du communisme. « Là, j’ai vu fonctionner un parti communiste
au pouvoir, contrôlant un appareil d’État, s’identifiant à lui. Ce
que j’avais senti obscurément pendant la période 1950-1955
apparaissait dans sa vérité brutale, historique, profonde. Ce
n’étaient plus des imaginations d’étudiant, des jeux à l’intérieur
de l’université. C’était le sérieux d’un pays asservi par un parti.
Depuis ce moment-là, je peux dire que je ne suis pas marxiste »,
confiera-t-il dans un entretien au Monde8.
Au mois de mai 1961, Foucault soutient sa thèse sur l’histoire
de la folie. « Quand la folie a-t-elle pris le sens d’une maladie
mentale ? », se demande-t-il. Il s’attache à montrer qu’un grand
changement a eu lieu au xviie siècle en Occident : la folie, quali-
fiée d’« envers de la raison », a commencé d’être traitée par l’in-
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ternement. L’âge classique est celui du « grand enfermement »


des fous, des oisifs et des vagabonds. Sa thèse est remarquée.
Roland Barthes, Maurice Blanchot, Fernand Braudel y voient
un grand livre.
Dans la foulée, Foucault rédige Naissance de la clinique
(1963). Il fréquente la bande de Philippe Sollers, qui anime la
revue Tel quel, entre au conseil de rédaction de la revue Critique,
écrit sur Raymond Roussel, Friedrich Hölderlin, M. Blanchot…
Sa vie privée est ponctuée de voyages en Tunisie, où son compa-
gnon Daniel Defert fait alors son service militaire. Il finit par s’y
installer, prenant un poste à l’université de Tunis en 1965. C’est
de là qu’il s’attelle au livre qui va propulser son nom sur la scène
médiatique de l’époque.

La mort de l’homme
Les Mots et les Choses paraît en avril 1966. Foucault y soutient
que la pensée ne relève pas d’un sujet mais d’un système de règles
autonomes. On peut distinguer selon lui trois grandes époques
dans la pensée occidentale, chacune caractérisée par sa propre
épistémè. Du Moyen Âge jusqu’à la fin du xvie siècle, l’étude du
monde repose sur la ressemblance et l’interprétation. À partir
du milieu du xviie siècle s’impose une nouvelle épistémè, repo-
8- Ibid.
13
L'homme

sant sur la représentation et l’ordre, où le langage occupe une


place privilégiée. Cet ordre va lui-même être balayé au début
du xixe siècle par une troisième épistémè, placée sous le signe de
l’histoire. Pour la première fois, avec les sciences humaines, la
figure de l’homme s’invite dans le champ du savoir. Cette thèse
a pour corollaire que l’homme est mortel.
Le succès de ce livre est considérable. Le Nouvel Observateur
note à l’époque qu’il se vend « des Foucault comme des petits
pains ». Bien qu’ardu, on le lit sur les plages, il traîne aux ter-
rasses des cafés, on s’affiche avec… Foucault donne quelques
entretiens remarqués, comme à La Quinzaine littéraire, où il
s’affiche comme la tête de proue d’une nouvelle génération de
penseurs : « Nous avons éprouvé la génération de Sartre comme
une génération certes courageuse et généreuse, qui avait la pas-
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sion de la vie, de la politique, de l’existence. Mais nous, nous


nous sommes découvert autre chose, une autre passion : la pas-
sion du concept et de ce que je nommerai le “système”. »
Le livre suscite aussi la polémique, notamment dans les rangs
communistes. Certains le classent à droite, comme Jean-Paul
Sartre et Simone de Beauvoir. Cette dernière déclare dans une
interview au Monde : « Je crois Foucault poussiéreux comme tout
[…]. Cette littérature et Foucault en particulier fournissent à la
conscience bourgeoise ses meilleurs alibis. On supprime l’his-
toire, la praxis, c’est-à-dire l’engagement, on supprime l’homme,
alors il n’y a plus misère ni malheur. Il n’y a que des systèmes. »
Foucault prend garde à ne pas trop répliquer sur le terrain
politique… Il dira plus tard que politiquement, il nourrissait
alors un « scepticisme très spéculatif ».

Bouillonnement politique
C’est à partir de 1967 que l’histoire et la politique viennent
se rappeler à lui. De violentes manifestations ont lieu à Tunis à
l’occasion de la guerre des Six jours. En poste sur place, Foucault
assiste aux émeutes étudiantes. Il soutient les grévistes, lit Rosa
Luxembourg et les Black Panthers. Il est impressionné par les
risques que prennent les jeunes Tunisiens à braver le pouvoir.
Vu de l’autre côté de la Méditerranée, le mouvement français

14
Foucault l’énigmatique

de Mai 1968 lui paraît bien pâle. Côté tunisien, il perçoit un


authentique esprit de révolte politique, côté français, « un
déchaînement de théories, de discussions, d’anathèmes, d’expul-
sions, de groupuscularisation ». « Ce que j’ai vu en France en
1968-1969, c’est exactement l’inverse de ce qui m’avait intéressé
en Tunisie en mars 1968 », tranchera-t-il.
Dans le bouillonnement post-soixantuitard se met en place la
nouvelle université expérimentale de Vincennes. Foucault y est
nommé professeur de philosophie, tout comme Jean-François
Lyotard et Gilles Deleuze. Professeurs et élèves s’y tutoient.
L’enseignement se veut en prise avec l’actualité politique et sociale.
Cette nomination vaut à Foucault, pour la première fois, une
réputation d’homme de gauche. Mais il n’y reste pas longtemps.
De toute évidence, l’agitation qui règne à Vincennes l’ennuie. Il
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a d’autres ambitions : dès 1970, il est élu professeur au Collège


de France, l’institution la plus prestigieuse du corps académique.
Sa chaire s’intitule « Histoire des systèmes de pensée ». L’Ordre du
discours, qui paraît en 1971, constitue sa leçon inaugurale.
Les années 1970 sont marquées par une intense réflexion
politique. À mesure que ses analyses s’imposent dans l’espace
public, et que ses thèmes – folie, sexualité… – deviennent objets
de revendication, il se découvre « intellectuel dans le siècle ». Sa
façon de s’engager reste cependant originale. Il veut être « intel-
lectuel spécifique », en menant des luttes concrètes, précises,
loin de l’attitude surplombante et « totalisante » de l’intellectuel
engagé. Son compagnon D. Defert, militant à la Gauche prolé-
tarienne, l’embarque dans la création du Groupe d’information
sur les prisons (Gip). Le principal objectif consiste à donner la
parole aux prisonniers pour qu’ils puissent s’exprimer sur les
conditions de leur détention.
Du point de vue théorique aussi, Foucault entame un cycle
de travaux autour de la question carcérale, qui commence
avec Moi, Pierre Rivière… (1973), et se conclut en 1982 avec
Le Désordre des familles, écrit avec l’historienne Arlette Farge. Son
livre le plus important sur ce sujet est Surveiller et Punir (1975).
Plus largement, Foucault cherche sa voie à gauche, ni trots-
kiste, ni « mao ». On le trouve au forum de la « deuxième

15
L'homme

gauche » organisé par Le Nouvel Obs en septembre 1977. Il se


mobilise contre la peine de mort, participe à l’édition d’une bro-
chure en faveur de l’avortement. Pendant l’été 1979, il milite aux
côtés de Bernard Kouchner et Yves Montand pour la défense des
boat people. Il voyage aussi intensément, en Californie, au Japon,
au Brésil… En Iran, il suit avec passion la révolution iranienne.
Envoyé par le Corriere della sera, qui lui confie une rubrique
de « reportage d’idées », il s’enthousiasme de l’élan d’un peuple
contre le pouvoir autoritaire de son shah, au nom des valeurs
spirituelles de l’islam, quitte à accorder un soutien souvent qua-
lifié d’aveugle à l’Ayatollah.

Le retour à soi
Quand il est en France, Foucault continue à s’appliquer une
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discipline redoutable : lever à l’aube, travail huit heures par jour


à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Personne ne doit
le déranger avant 18 heures. Il répète à ses étudiants : « Si vous
travaillez tous les jours à la même heure, vous finirez par pro-
duire ! » Le travail intellectuel reste jusqu’au bout le centre de
son existence. Il conçoit l’écriture de ses livres comme un arti-
sanat quotidien, qui doit avoir des effets pratiques sur le monde
social. Lorsque le journaliste Roger-Pol Droit lui demande s’il se
sent plutôt philosophe ou historien, il réplique : « Je suis un arti-
ficier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à
une guerre, à une destruction. Je ne suis pas pour la destruction,
mais je suis pour que l’on puisse passer, pour que l’on puisse
avancer, pour que l’on puisse faire tomber les murs. »
À la fin de sa vie, il prend toutefois un peu de recul – ou dit
qu’il aimerait en prendre. Il achève de rédiger les deuxième et troi-
sième tomes d’Histoire de la sexualité : L’Usage des plaisirs (1976)
et Le Souci de soi (1984), consacrés à la subjectivité antique. La
tonalité de ces livres, interprétée comme un retour à une phi-
losophie plus spéculative, surprend. Il laisse parfois entendre
qu’il aimerait repartir de zéro, prendre une valise, voyager, faire
autre chose, ne rien faire peut-être, sinon cultiver son existence
comme une œuvre d’art. L’idée d’aller s’installer définitivement
sur la côte californienne le taraude. Mais sa santé, chancelante à

16
Foucault l’énigmatique

partir de l’hiver 1983, lui interdit tout voyage. Une « mauvaise


grippe »… Se sait-il atteint du sida, ce « cancer gay » dont beau-
coup se demandent encore s’il n’est pas qu’une légende mora-
lisatrice ? Il en émet l’hypothèse, répond par la négative, puis
rechute… Le 2 juin 1984, Foucault fait un malaise et s’évanouit
dans son appartement de la rue de Vaugirard. Il est transporté à
l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où il s’éteint trois semaines plus
tard, le 25 juin, à l’âge de 57 ans.

« Penser autrement »
« Qu’est-ce donc que la philosophie – je veux dire l’activité
philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée
sur elle-même. Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce
que l’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où
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il serait possible de penser autrement ? » Les mots sont de


Foucault, mais ce matin-là, dans une petite cour de l’hôpital de
la Pitié-Salpêtrière, c’est Gilles Deleuze qui les lit à voix haute, le
timbre voilé par le chagrin. L’auteur des Mots et les Choses vient
de mourir, laissant la France sidérée. Tout le monde se presse
à la levée du corps. Il y a là Georges Canguilhem, son premier
maître, Georges Dumézil, l’ami de toujours, Paul Veyne, Pierre
Bourdieu, Pierre Boulez, Claude Mauriac, Ariane Mnouchkine,
André Glucksmann, Jacques Le Goff, Michel Serres, Robert
Badinter, Yves Montand, Simone Signoret…
Visages connus ou anonymes, plus de cinq cents personnes
accourent pour pleurer la disparition de celui qui apparaît
comme l’un des plus brillants esprits du siècle. Saluant « l’un des
plus grands philosophes de tous les temps », Gilles Deleuze lance
à l’assemblée : « Chacun de nous a des raisons de vivre avec cette
philosophie bouleversante. »
Avant de s’en aller, Michel Foucault a laissé un testament
à ouvrir « en cas d’accident », comprenant trois recomman-
dations : le legs de ses archives à son compagnon D. Defert,
« la mort, pas l’invalidité » et « Pas de publications posthumes ».

Héloïse Lhérété

17
L’INTELLECTUEL SPÉCIFIQUE
Un nouvel art de contester

«L es intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas


dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-
tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où
les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions
de vie1. » Ainsi Michel Foucault résume-t-il, en 1977, le bascu-
lement qu’il diagnostique à la fois dans le registre de la réflexion
et dans le mode d’intervention des intellectuels. Si le mot même
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d’intellectuel, apparu dans les soubresauts de l’affaire Dreyfus,


désigne toujours la position de celles et ceux qui entendent lier
le champ du savoir et celui de l’action politique, il faudrait,
selon Foucault, reconnaître qu’ont changé à la fois le type de
connaissance que cet engagement s’autorise, et l’angle d’attaque
de ce dernier. Dans la formule, demeurée fameuse, d’« intellec-
tuel spécifique », l’adjectif désigne à la fois l’espace circonscrit
dont se nourrit la réflexion (non le point de vue de la science
ou du prolétariat en général, mais celui d’un laboratoire, d’une
institution, d’un secteur déterminé de l’expérience sociale) et la
manière dont celle-ci contribue au débat public : là où l’intel-
lectuel « universel » (dont Sartre serait la dernière incarnation)
peut, vis-à-vis des autres citoyens enfermés dans leurs préoccu-
pations particulières, prendre de la hauteur, énoncer les grands
principes de l’action collective et désigner ses objectifs ultimes,
l’intellectuel spécifique soulève au contraire des questions d’au-
tant plus radicales qu’elles portent sur un segment limité de la
vie sociale. Ce diagnostic de Foucault résonne comme un auto-
portrait : un ouvrage comme Surveiller et Punir (1975), nourri
des « enquêtes-intolérance » initiées avec le Groupe d’informa-
tion sur les prisons (Gip) en direction de ceux qui connaissent
de l’intérieur le monde carcéral, ne traite pas de la justice en
1- M. Foucault, « Entretien » (1977), in Dits et Écrits, t. III, Gallimard, 1994.
18
L’intellectuel spécifique

général, mais de la prison en particulier : l’ébranlement produit


par ce livre vise à se propager, non « par en haut » (comme si
l’enquête délivrait d’un coup la vérité globale du monde social),
mais horizontalement, de proche en proche, la mise en lumière
du fonctionnement de la prison s’étendant aux institutions qui
la jouxtent et aux multiples mécanismes qui la relient à d’autres
modalités de fonctionnement du pouvoir.

Des contradictions fécondes


Intellectuel universel, intellectuel spécifique : dans l’entretien
de 1977, cette distinction est d’une clarté toute pédagogique.
D’un côté l’héritage de Voltaire, la défense de la loi juste et l’élo-
quence de l’écrivain. De l’autre, les figures de la science et de
l’expertise, l’autorité de la méthode plutôt que de la plume, la
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participation surtout à une dynamique technico-scientifique


de la société qu’il s’agit de discuter ou de contester de l’inté-
rieur : l’intellectuel spécifique ne surplombe pas le système, il lui
appartient et tente d’ouvrir en son sein une marge de jeu. C’est
pourquoi le physicien Julius Oppenheimer, dénonçant certes la
menace universelle que fait peser l’arme atomique, mais le fai-
sant depuis la part très singulière qu’il prend à sa conception,
constitue pour Foucault une sorte de chaînon manquant.
Sous la limpidité de cette analyse historique, où une figure
d’intellectuel semble chasser l’autre, les choses sont un peu plus
complexes – et d’autant plus intéressantes. D’une part parce que
Foucault lui-même, s’il refuse bel et bien de se poser en gardien
des principes ou de proposer à ses lecteurs des objectifs et des
programmes généraux, est loin d’avoir renoncé à la puissance
de l’écriture, situant plutôt son discours à mi-chemin entre
la rigueur de l’expert et la force d’interpellation de l’écrivain.
D’autre part et surtout, la notion « d’intellectuel spécifique »
synthétise quatre idées dont rien ne dit qu’elles vont nécessaire-
ment de pair.
1. L’idée, d’abord, que l’intellectuel doit renoncer à parler
pour les autres, parce que la position de porte-parole est une
forme de domination et de secret mépris vis-à-vis de ceux que
l’on prétend défendre, comme s’ils n’avaient pas par eux-mêmes

19
L'homme

une vision assez claire des raisons de leur lutte. « Les masses n’ont
pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, claire-
ment, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien2. »
2. L’idée, ensuite, que le fonctionnement de la société est
tissé, non simplement de mécanismes ou d’habitudes aveugles,
mais de stratégies, de systèmes de représentations, de modèles
complexes qu’il importe d’analyser de très près sous peine de voir
échouer réformes et révoltes : « Il y a toujours un peu de pensée
même dans les institutions les plus sottes3. »
3. La conviction, aussi, qu’un discours n’a pas les mêmes
effets selon les lieux depuis lesquels il se trouve énoncé – une
dénonciation n’a pas la même force si elle se dit à la troisième ou
à la première personne, du dessus ou du dedans des institutions.
Ainsi Foucault peut-il écrire, à propos du rapport rédigé en 1972
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par Édith Rose, psychiatre de la prison centrale de Toul : « Or


voilà que la psychiatre de Toul a parlé. Elle a bousculé le jeu et
franchi le grand tabou. Elle qui était dans un système de pou-
voir, au lieu d’en critiquer le fonctionnement, elle a dénoncé ce
qui s’y passait, ce qui venait de s’y passer, tel jour, en tel endroit,
dans telles circonstances4 » – perturbant par sa position même
l’opposition entre le discours événementiel des journalistes et la
critique abstraite des savants.
4. L’idée, enfin, que l’on a quitté l’âge des théories englo-
bantes, et que prétendre remembrer les critiques « régionales »
du monde social sous une perspective qui en délivrerait la vérité
en dernière instance n’est plus ni intellectuellement possible, ni
politiquement souhaitable : « Le marxisme, la psychanalyse […]
n’ont fourni, je crois, des instruments localement utilisables qu’à
la condition, justement, que l’unité théorique du discours soit
comme suspendue, en tout cas découpée, tiraillée, mise en char-
pie, retournée, déplacée, caricaturée, théâtralisée5. »
2- M. Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir » (1972), in Dits et Écrits, t. II, Gallimard,
1994.
3- M. Foucault, « Est-il donc important de penser ? » (1981), in Dits et Écrits, t. IV,
Gallimard, 1994.
4- M. Foucault, « Le discours de Toul » (1972), in Dits et Écrits, t. II, op. cit.
5- M. Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1975-1976),
EHESS/Gallimard/Seuil, 1997.
20
L’intellectuel spécifique

Sous un même adjectif, « spécifique », s’annoncent ainsi dif-


férentes tendances, entre lesquelles les tensions se font de plus
en plus sensibles à mesure que reculent la référence à l’horizon
révolutionnaire, et la promesse qu’avec lui toutes les spécificités
finiront par se rejoindre. Dès lors que l’on ne peut plus compter
sur le prolétariat comme « classe universelle », quelle articulation
privilégier entre savoir spécifique et contestation du pouvoir :
celle, spontanée, de l’expérience immédiate des masses ? Celle,
plus savante, d’experts aptes à décrypter la pensée sous-jacente
aux mécanismes dans lesquels ils sont pris ? Celle, stratégique,
de certains individus que leur fonction place dans des positions
intenables, donnant force à leur témoignage ? Rien d’étonnant
que notre époque voie fleurir ici les mouvements collectifs où
chacun expose en même temps ses difficultés les plus privées
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(comme lors d’Occupy Wall Street, où chaque manifestant bran-


dissait un panneau récapitulant son chômage, ses dettes et sa
précarité), là des formes de contre-expertise aussi élaborées que
le savoir produit par les institutions, ailleurs des lanceurs d’alerte
dont le statut jette une lumière crue sur les dérives ordinaires des
États comme des entreprises : qu’il y ait aujourd’hui plusieurs
figures de « l’intellectuel spécifique » est l’indice même de la
fécondité de cette notion.

Mathieu Potte-Bonneville

21
L’expérience du Gip
Afin de rendre visibles et audibles les prisonniers et leurs dis-
cours, Michel Foucault fonde en 1971, avec des intellectuels et des
militants, le Groupe d’information sur les prisons (Gip).
« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui
moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage
policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers
et des jeunes […]. Nous sommes sous le signe de la “garde à vue”.
On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais
si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons
sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était surempri-
sonnée1 ? » Ce sont les premières lignes du Manifeste du Groupe d’in-
formation sur les prisons (Gip), distribué à la presse le 8 février 1971.
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Il est signé par Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, l’historien


militant contre la torture pendant la guerre d’Algérie, et Jean-Marie
Domenach, alors directeur de la revue Esprit.
Le Gip voit le jour tandis que des militants de la Gauche pro-
létarienne, mouvement d’inspiration maoïste, sont emprisonnés
pour avoir continué à vendre le journal La Cause du Peuple après
la dissolution de leur organisation. À la fin de l’année 1970, les
militants incarcérés entament une grève de la faim afin d’obtenir
la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques. C’est le
compagnon de Foucault, Daniel Defert, lui-même militant de la
Gauche prolétarienne, qui lui propose de conduire une enquête sur
le milieu carcéral. Foucault est enthousiaste.
Le collectif du Gip, rejoint par nombre d’anonymes et d’intel-
lectuels – Jacques Rancière, Robert Castel, Gilles Deleuze, Jean-Paul
Sartre, Hélène Cixous, Maurice Merleau-Ponty, Claude Mauriac…
–, distribue des questionnaires aux familles des prisonniers afin de
recueillir des témoignages sur leurs conditions de vie. Les détenus,
dénonce le Gip, sont pris dans un « double isolement » qu’il entend
briser : « Nous voulons qu’ils puissent communiquer entre eux, se
transmettre ce qu’ils savent et se parler de prison à prison, de cellule
à cellule. Nous voulons qu’ils s’adressent à la population et que la

1- M. Foucault, P. Vidal-Naquet et J.-M. Domenach, « Manifeste du Gip », Dits et


Écrits, t. I, Gallimard, 2012.

22
L’intellectuel spécifique

population leur parle2. »


De cette enquête émanent quatre brochures parues entre 1971
et  1973 sous le titre commun d’Intolérable. Elles portent sur une
enquête dans vingt prisons, la « prison modèle » de Fleury-Mérogis,
l’assassinat de George Jackson, militant du Black Panther Party, et
les suicides de détenus pendant l’année 1972.
Décembre  1971, des mutineries éclatent à la centrale Ney de
Toul, puis dans les prisons de Nancy, de Nîmes, de Lille, de Fleury-
Mérogis. Le Gip accompagne le procès des insurgés. Pour accroître
la visibilité du Gip, le théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine met
en scène les minutes du procès des mutins de Nancy dans une pièce
dans laquelle Foucault et Deleuze jouent le rôle de policiers.
Ayant pour objectif de donner la parole aux détenus puis de
leur passer le relais, le Gip s’autodissout en décembre 1972 au profit
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du Comité d’action des prisonniers (Cap), emmené par l’écrivain


militant, ex-détenu, Serge Livrozet. Foucault, alors dessaisi, en fait
le thème de ses prochaines recherches. Dans La Société punitive, le
cours qu’il donne au Collège de France entre 1972 et 1973, et dans
son ouvrage Surveiller et Punir (1975), il analyse le fonctionnement
du dispositif carcéral et disciplinaire, et son rôle social : « La prison
ne corrige pas ; elle rappelle incessamment les mêmes ; elle consti-
tue peu à peu une population marginalisée dont on se sert pour
faire pression sur les “irrégularités” ou “illégalismes” qu’on ne peut
tolérer3. »
Céline Bagault

2- M. Foucault, P. Vidal-Naquet et J.-M. Domenach, « Sur les prisons », Dits et


Écrits, t. I, op. cit.
3- M. Foucault, « La société punitive », in Dits et Écrits, t. I, op.cit.

23
QUEL PROF ÉTAIT FOUCAULT ?
Entretien avec Guillaume Bellon

En classe, Foucault cherchait son rôle. Il ne voulait pas incar-


ner la figure du maître autoritaire. Mais il n’aimait pas non plus
l’atmosphère brouillonne et égalitaire de l’après-1968.

Que représente l’enseignement pour Michel Foucault ?


Il est tiraillé entre deux exigences contraires. D’un côté, il
a envie de diffuser ses idées au maximum. De l’autre, il semble
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voir dans la foule quelque chose de contraire à la pensée. Après


avoir enseigné à l’ENS, à la faculté de Clermont-Ferrand puis à
Tunis, il prend la direction du département de philosophie de
l’université expérimentale de Vincennes, créée dans la foulée de
Mai 68. Il n’est pas toujours à l’aise avec l’effervescence révolu-
tionnaire et parfois brouillonne sur place. Dès qu’il en a l’occa-
sion, il quitte ses fonctions pour devenir professeur au Collège
de France. Ça ne le satisfait pas complètement non plus, comme
on peut le constater en relisant L’Ordre du discours (1971), sa
leçon inaugurale. Il semble inquiet à l’idée d’être considéré
comme un « maître » par l’institution et le public. C’est normal
pour quelqu’un qui considère que tout discours est une sorte de
« police discursive » : il ne veut pas devenir une figure d’autorité.
Cette ambivalence traverse tout son enseignement.

Comment se manifeste cette « parole inquiète » ?


Il a du mal à gérer « l’événement mondain » que deviennent
ses cours – gratuits et accessibles à tous, comme c’est la règle
au Collège de France. Il faut rappeler que Foucault est une
véritable star dans les années 1970 : son essai sur Les Mots et les
Choses (1966) est un best-seller qu’on lit sur la plage pendant les
vacances d’été… C’est donc un public particulièrement abon-
dant et diversifié qui se presse pour l’écouter, et le dialogue passe

24
Quel prof était Foucault ?

mal parfois. Foucault tente à plusieurs reprises de recloisonner


son propos, d’abord en déplaçant ses cours tôt le matin, puis en
organisant un séminaire auquel il impose une condition d’accès :
les auditeurs doivent produire un travail de recherche et présen-
ter leurs propres résultats. Il se fait cependant taper sur les doigts
par l’administration, car c’est contraire à l’esprit du Collège de
France, et il doit revenir au format initial. À partir de 1982, il
essaye de mettre en place un système de questions-réponses avec
le public, mais il lui arrive de s’énerver malgré tout, quand un
auditeur le tutoie par exemple.

Y a-t-il un lien avec ses livres ?


Il faut distinguer deux moments : jusqu’à la fin des années
1970, les cours semblent totalement indépendants de ses publi-
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cations ultérieures, et particulièrement ancrés dans l’actualité.


Quand Foucault s’intéresse à « la société punitive », par exemple,
cela semble directement lié au Groupe d’information sur les pri-
sons (Gip) qu’il vient de créer. À partir des années 1980, en
revanche, il utilise de plus en plus d’exemples que l’on retrouvera
dans ses écrits. Lorsqu’il analyse l’herméneutique du sujet ou le
gouvernement de soi notamment, ça fait écho aux thèses d’His-
toire de la sexualité (3 vol., 1976-1984). Ce qui est intéressant,
c’est qu’il y a comme une interruption entre les deux : Foucault
prend une année sabbatique en 1977 et ne publie plus pendant
huit ans. Il songe même à démissionner et à vivre de ses droits
d’auteur. C’est comme s’il avait l’impression que ses idées ne
portaient pas finalement, bien qu’il soit arrivé au sommet de ce
qu’un intellectuel peut espérer.

Pourquoi refusait-il que ses cours soient publiés après sa mort ?


Les rares archives manuscrites de Foucault montrent qu’il
retravaillait énormément ses textes et qu’il était perfectionniste :
il pouvait réécrire une page entière pour changer un mot. Ses
cours au Collège de France sont oraux et forcément moins
rigoureux : il tâtonne, n’est pas toujours satisfait de ses formules
et se reprend souvent… D’ailleurs ses interventions publiques
sont plus ou moins bien préparées et prononcées : il ne pouvait

25
L'homme

pas être au mieux de sa forme à chaque fois ! À la fin de sa vie,


il interdit expressément toute publication posthume dans son
testament, et conjure régulièrement son entourage de ne pas
lui faire « le coup de Max Brod avec Kafka » – celui-ci édita les
romans de son ami alors qu’il était censé les brûler. De fait, il est
difficile de publier des documents dont ce n’est pas la vocation
initiale. S’agissant de cours, en outre, il faut se demander com-
ment transformer une parole en texte sans l’aval de l’auteur.

Aujourd’hui, ces cours sont un point d’entrée majeur dans


l’œuvre de Foucault…
On les lit de plus en plus, ils se vendent très bien. Ce succès
d’édition m’a toujours étonné, car, bien que le style soit oral,
c’est un auteur exigeant et pointu. Ses cours me semblent des
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objets difficilement maniables. En même temps, quand Foucault


déroule la construction de soi comme individu, ou le poids des
contraintes sociales, c’est totalement ancré dans l’actualité ;
ça parle aux lecteurs d’aujourd’hui. Du coup, sa postérité est
retravaillée indépendamment de ce que lui-même aurait voulu ;
on fabrique un autre Foucault, ce qui n’est pas forcément un
problème d’ailleurs. De son vivant, il lui arrivait de se définir
comme « une boîte à outils » ; il assumait bien l’idée de lancer
des concepts, des pistes de réflexion, et de laisser d’autres que lui
les reprendre, les remanier, les prolonger. C’est un peu ce qui se
passe finalement.

Propos recueillis par Fabien Trécourt


L’ŒUVRE

– Métamorphose d’une œuvre (Jean-Claude Monod)


– Foucault à travers ses livres (Encadré)
– À propos de Histoire de la folie à l’âge classique
(Catherine Halpern)
– À propos de Surveiller et Punir. Naissance de la prison
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(Martine Fournier)
– Microphysique du pouvoir (Clément Lefranc)
– L’histoire au service de la philosophie
(Catherine Halpern)
– Le gouvernement de soi (Frédéric Gros)
– Le christianisme et l’aveu du désir (Michel Senellart)
– Foucault et la littérature (Judith Revel)
– La querelle du néolibéralisme (Michael Behrent)

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MÉTAMORPHOSE D’UNE ŒUVRE

I l y a des œuvres dont la physionomie, l’image, la compré-


hension changent profondément avec la publication pos-
thume de fragments, de journaux, de cours, de projets inache-
vés. Ce fut le cas de l’un des philosophes les plus chers à Michel
Foucault, Friedrich Nietzsche : les Fragments posthumes occupent
aujourd’hui dans le commentaire sur Nietzsche une place sou-
vent plus importante que les livres publiés par Nietzsche de son
vivant. C’est en train de devenir le cas de Martin Heidegger,
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dont un écrit tenu pour majeur – Beiträge zur Philosophie – a été


publié une vingtaine d’années après sa mort, et dont les « Cahiers
noirs » qui paraissent en ce moment en Allemagne promettent
un nouveau « tournant » dans l’interprétation. Et c’est assuré-
ment, aujourd’hui, le cas de Foucault. La publication, ces dix
dernières années, des cours au Collège de France (1970-1983) a
contribué au renouvellement des perspectives.
Une scène pas si lointaine en témoigne : en décembre 1998,
lors d’une rencontre organisée à la Sorbonne, Pierre Bour-
dieu émettait ce jugement : la limite essentielle de la « pensée
critique » de Foucault tiendrait à ce qu’elle aurait entièrement
laissé de côté le problème de la domination économique. Déjà
discutable au moment où elle fut prononcée, cette sentence est
aujourd’hui totalement infirmée par la publication des cours de
1978-1979, Naissance de la biopolitique. Ceux-ci montrent que
Foucault s’est plongé dans le corpus économique des « ordoli-
béraux » allemands et des « néolibéraux » de l’École de Chicago
à un moment où bien peu y accordaient de l’intérêt, alors qu’il
s’agissait assurément d’un courant économique qui a contribué
à transformer la face du monde dans les dernières décennies du
xxe siècle. Foucault interrogeait la nouveauté de ce libéralisme
par rapport au « laisser-faire » du libéralisme classique : « Il ne
s’agit pas simplement de laisser l’économie libre. Il s’agit de savoir

29
L’œuvre

jusqu’où vont pouvoir s’étendre les pouvoirs d’information poli-


tiques sociaux de l’économie de marché. » Ces recherches de
Foucault ont donné de considérables ressources aux études de la
gouvernementalité néolibérale, déployées sur un mode souvent
plus explicitement critique que la présentation qu’en donnait
Foucault. Car l’une des moindres surprises de ce cours n’est pas
que celui qui fut, après Jean-Paul Sartre, l’incarnation par excel-
lence de « l’intellectuel de gauche », y parle soudain d’inventer
des « utopies libérales » – on débat toujours pour savoir quelle
est la part de provocation et la part de sérieux de ce projet…
Deuxième exemple d’« écart » introduit par les récentes
publications de cours ou de conférences : on pouvait penser que
le « nietzschéen » Foucault épousait tout à fait la vision du chris-
tianisme de l’auteur de L’Antéchrist – laboratoire d’une moralisa-
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tion oppressive, inventeur d’une âme, « prison du corps » (selon


une formule frappante de Surveiller et Punir qui « renversait » la
proposition platonicienne du corps comme prison de l’âme) et
grande instance de diabolisation de la sexualité. Certes, le pre-
mier volume d’Histoire de la sexualité s’écartait déjà de « l’hy-
pothèse répressive » en estimant que le christianisme, comme
« pouvoir pastoral », avait œuvré à faire proliférer le discours sur
le sexe comme « vérité » de l’individu plutôt qu’à simplement
« réprimer » la sexualité. Mais cette affirmation, plutôt dirigée
contre certaines naïvetés du discours de la « libération sexuelle »
des années 1960, restait peu étayée dans La Volonté de savoir
(1976). Elle se dote d’un champ d’exemples dans les cours de
1979-1980, Du Gouvernement du vivant, où l’on constate que
Foucault a développé une étude fine et érudite non seulement
des diverses pratiques de confession et de pénitence, mais aussi
des réflexions des Pères de l’Église sur le rapport à soi, et de
thèmes théologiques a priori bien peu foucaldiens comme le
baptême, l’illumination, etc. Il n’en ressort rien de moins qu’une
vision inédite du christianisme dans l’histoire de la sexualité
occidentale1 : sa nouveauté ne tiendrait pas tant à l’invention de
nouveaux interdits ou d’une nouvelle morale qu’à l’élaboration
de nouvelles « techniques » d’interprétation, d’attention aux
1- P. Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, ENS, 2011.
30
Métamorphose d’une œuvre

mouvements intimes du désir, d’observation et de contrôle de


soi – autant de « techniques de subjectivation » qui ont donné
forme à une subjectivité invitée à se sonder elle-même comme
détentrice de secrets inavouables. La série des livres, interrom-
pue brutalement par la mort de Foucault, tenait ici en réserve
le tome IV d’Histoire de la sexualité, presque achevé, Les Aveux
de la chair. Entre les cours (notamment Mal faire, dire vrai, une
réflexion critique sur l’aveu produite pour des criminologues) et
l’accès aux archives où figure ce dossier, il est désormais possible
de reconstituer cette pièce du puzzle.
Troisième exemple de déplacement : ce même cours Du gou-
vernement des vivants fait entendre, dès sa première leçon, une
tonalité bien éloignée de l’identification entre savoir et pouvoir
que l’on impute parfois à Foucault. Il faut bien plutôt s’interro-
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ger, dit Foucault, sur l’excédent du vrai par rapport aux intérêts
du pouvoir : « On ne peut pas diriger les hommes sans faire des
opérations dans l’ordre du vrai, opérations toujours excéden-
taires par rapport à ce qui est utile et nécessaire pour gouverner
de façon efficace. […] Est-ce qu’il peut y avoir un exercice du
pouvoir sans un anneau de vérité, sans un cercle aléthurgique qui
tourne autour de lui et l’accompagne ? » Ici, il faut moins parler
de nouveauté que d’une variation d’un thème quasi constant,
d’une façon de remettre sur le métier une question qui est assu-
rément l’un des fils directeurs de son œuvre et de ses cours : une
généalogie des rapports pouvoir/savoir2.
Au-delà de ces exemples ponctuels, peut-on tenter de brosser
à grands traits le tableau de l’œuvre telle qu’elle nous apparaît
maintenant, complétée, enrichie, redessinée ?
Malgré le caractère inévitablement discutable des scansions,
quatre étapes du parcours intellectuel de Foucault se dégagent
de ce massif.

Une histoire critique de la psychologie (1954-1960)


La première étape relève de « Foucault avant Foucault ». Elle
est constituée d’un moment d’enquête phénoménologique sur

2- A. Fontana et F. Ewald, « Avertissement » précédant chaque volume des cours au


Collège de France.
31
L’œuvre

les marges de la subjectivité et d’histoire critique de la psycholo-


gie. Formé à la psychologie dans les années 1950 (la psychologie
sera d’ailleurs la discipline universitaire sous laquelle il obtient
son premier poste à l’université), Foucault a d’abord cherché du
côté de la phénoménologie et de la psychiatrie existentielle un
langage et une approche qui cherchaient à décrire les pathologies
mentales, le délire ou le rêve dans leur épaisseur. Le travail du
psychiatre suisse Ludwig Binswanger, auteur de Rêve et Existence
(1930, dont Foucault a écrit une longue introduction) rompt
avec un discours selon lequel le médecin n’aurait qu’à « objec-
tiver » ces aspects de la vie psychique, leur reconnaissant plu-
tôt une capacité à dévoiler des dimensions de l’être. Le projet
plus tardif d’une histoire de la subjectivité n’est pas étranger à
ce dialogue critique3. Mais dans les années 1960, Foucault a pris
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ses distances, parfois avec fracas, vis-à-vis d’approches descrip-


tives et existentielles dont la limite tenait à l’absence d’une his-
toricisation des normes de la subjectivité « saine », « normale »,
« pathologique ».

La généalogie des institutions disciplinaires (1961-1965)


S’ouvre alors la grande entreprise de généalogie des insti-
tutions médico-disciplinaires : traitement des « fous » (l’asile),
répartition des malades (la clinique), classification et redresse-
ment des « anormaux », des criminels (la prison), etc. Histoire
de la folie (1961) est le premier monument de cette entreprise,
prolongée dans Naissance de la clinique (1963) et couronnée par
Surveiller et Punir (1975). Dans tous ces cas, Foucault montre
comment la constitution d’un certain nombre de savoirs (psy-
chiatrie, clinique, criminologie…) a impliqué la constitution
préalable d’espaces où les individus sont isolés, observables, et
peuvent faire l’objet d’étude et de traitements, de techniques
thérapeutiques ou de formes de correction morale ou civique.
S’intéressant aux différentes techniques qu’ont développées nos
sociétés pour isoler, enfermer ou éloigner des populations jugées
dangereuses (les pestiférés, les lépreux, mais aussi les criminels,

3- J.-C. Monod (dir.), dossier « Foucault et la phénoménologie », Les Études philoso-


phiques, n° 106, 2013/3.
32
Métamorphose d’une œuvre

les vagabonds, les fous), Foucault construit à chaque fois ce qu’il


a appelé, à propos des historiens de l’école des Annales (Fer-
nand Braudel, Marc Bloch), des « histoires d’espaces » : espaces
de regroupement (l’Hôpital général, fondé en 1656, où une por-
tion importante de la population parisienne pauvre est enfermée
en quelques mois), espaces de correction, espaces où l’on cir-
cule plus ou moins librement selon les périodes, plus ou moins
accessibles à la surveillance d’un regard dominant, villes dans la
ville… Lisant les écrivains « délirants » (Sade, Gérard de Nerval,
Raymond Roussel, Antonin Artaud), mais aussi les récits de cri-
minels ou d’hystériques placés sous les feux du pouvoir judiciaire
ou psychiatrique, Foucault mêle à l’archive des administrations
celle des voix étouffées, renvoyées à une déraison inaudible ou
réduites au statut de symptôme, des paroles que l’homme « nor-
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mal, sain et productif », valorisé par l’État de police, a renoncé


à entendre.

L’archéologie des savoirs (1966-1979)


Au-delà de cette approche des savoirs-pouvoirs psycholo-
giques à partir de leurs « conditions d’exclusion », c’est le vec-
teur même de la rationalité, la science, que Foucault approcha
ensuite comme un système régi par des mécanismes anonymes
qui échappent à la magistrature du sujet donateur de sens. Là
encore, l’une des fortes originalités de Foucault vient de ce qu’il
a abordé l’histoire des sciences, en radicalisant la leçon de ses
maîtres directs (Georges Canguilhem) ou lus (Jean Cavaillès),
non comme l’histoire linéaire d’un progrès dans la découverte
du vrai, mais comme une entreprise discontinue, où apparaissent
des complexes de discours et d’objets, des réseaux de disciplines,
dont l’agencement historique compose ce qu’il appelle, dans Les
Mots et les Choses, une épistémè. C’est le troisième moment, ou
versant, de l’œuvre : l’archéologie des savoirs et des sciences de
l’homme. La thèse iconoclaste des Mots et les Choses est ici de
dissoudre l’objet supposé éternel des sciences « de l’homme » :
celles-ci portent moins sur un invariant nommé l’homme qu’elles
explorent différents « inconscients structurants » : les règles de
parenté (pour l’ethnologie), les lois de variation des prix et des

33
L’œuvre

cycles (pour l’économie, dont Foucault reprend l’étude sous un


autre angle en 1979, en suivant les variantes des libéralismes éco-
nomiques), la langue comme système de signes qui s’imposent
à tout sujet parlant (pour la linguistique), les transformations
réglées entre les mythologies indo-européennes (pour la mytho-
logie comparée), etc. On voit qu’un geste constant de l’œuvre de
Foucault tient à sa façon d’historiciser des entités qu’on pourrait
croire intangibles : la folie, le regard médical, l’homme même…

Une pensée de la subjectivité (1980-1984)


Sur ces trois premières étapes, certains cours apportent des
enrichissements. Il en va autrement pour la dernière décennie de
l’œuvre et de la pensée de Foucault, pour laquelle les publications
récentes font apparaître des champs de recherche insoupçonnés,
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des chantiers ouverts, abandonnés ou poursuivis par d’autres…


Ainsi, dans le cours de 1976-1977, Il faut défendre la société,
Foucault a-t-il proposé une interprétation originale de l’histoire
du racisme, en exhumant un discours présenté comme une
« contre-histoire » antijuridique et comme une matrice de la
théorie de la lutte des classes : la théorie de la « guerre des races ».
L’aristocratie déclinante, par la voix de Boulainvilliers, attribuait
à une trame d’invasions, de conquêtes et d’assujettissements
l’état présent de la société française au début du xviiie siècle.
Cette perspective originale sur les sources du discours raciste était
cependant loin d’épuiser ce qui est devenu, dans l’espace anglo-
saxon surtout, un programme de recherche « d’après Foucault »
des plus féconds : avec Ann Laura Stoler notamment4, c’est une
approche du racisme colonial et de sa place (à peine mention-
née par Foucault) dans l’histoire de la gouvernementalité euro-
péenne qui est développée, en exploitant la piste foucaldienne
d’un lien entre le discours médical du xixe siècle sur le sexe et le
discours politique sur la « race » – avec de communes hantises
de « dégénérescence ». C’est aussi en élargissant à d’autres aires
culturelles l’approche foucaldienne des « révoltes de conduites »
et des « crises de gouvernementalité », et en s’intéressant davan-

4- A. L. Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial,


La Découverte, 2013.
34
Métamorphose d’une œuvre

tage au point de vue des « dominés » ou des « gouvernés », que


se développe aujourd’hui une réflexion mondialisée sur la « poli-
tique des gouvernés »5.
Ce dernier axe renvoie à un élément clé de « l’effet Foucault »
dans les dernières décennies, autour de la notion de « subjec-
tivation ». Foucault avait proposé une auto interprétation de
son travail en 1983 : « Je n’ai jamais parlé de rien d’autre que
de la subjectivité […]. Le but de mon travail ces vingt dernières
années […] n’a pas été d’analyser les phénomènes de pouvoir
[…]. J’ai cherché plutôt à produire une histoire des différents
modes de subjectivation dans notre culture6. » Il est manifeste
que Foucault s’écarte, autour des années 1976-1977, d’une
compréhension du sujet comme pur produit des mécanismes
d’assujettissement7. Il sonde désormais davantage le « jeu avec
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les règles » d’une subjectivité susceptible de développer des


formes de résistance, de frayer la voie à une éthique et à l’hori-
zon d’un gouvernement de soi. De là procède le regain d’intérêt
de Foucault, dans les années 1980, pour la philosophie grecque
antique, pour les « sagesses » stoïciennes, épicuriennes et surtout
pour la « vie en vérité » des cyniques : la recherche d’une éthique
passe ici plutôt par l’invention de règles aussi bien diététiques
qu’esthétiques que par la prescription d’une morale à préten-
tion universelle. L’intérêt pour la subjectivation ne s’est pourtant
jamais départi d’une distance à l’égard des attributs d’unité, de
pérennité et de personnalité du sujet, ni pour une fascination
à l’égard des expériences (qu’il s’agisse de la folie, du sexe selon
Georges Bataille ou de l’écriture selon Maurice Blanchot, mais
peut-être encore du mysticisme zen8) où l’individu s’oublie,
5- P. Chatterjee, Politique des gouvernés. Réflexions sur la politique populaire dans la
majeure partie du monde, Amsterdam, 2009, et J.-C. Monod, « Qu’est-ce qu’une “crise
de gouvernementalité” ? », Lumières, n° 8, 2006.
6- M. Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in H. Dreyfus et P. Rabinow
(dir.), Michel Foucault. Un parcours philosophique, Gallimard, 1984.
7- M. Foucault, L’Origine de l’herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dartmouth
College (1980), Vrin, 2013.
8- Le mysticisme zen tendrait à « faire s’atténuer l’individu » par contraste avec la
spiritualité chrétienne qui chercherait « ce qu’il y a au fond de l’âme ». Voir « Michel
Foucault et le zen : un séjour dans un temple zen », entretien avec Christian Polac, Umi,
n° 197, août-septembre 1978, repris dans Dits et Écrits, t. III, Gallimard, 1994.
35
L’œuvre

s’anéantit, s’efface… Et si nous parlons d’un nouveau visage de


Foucault qui émergerait de ses textes posthumes, n’oublions pas
qu’il déclarait lui-même, dans L’Archéologie du savoir, n’écrire
que « pour n’avoir pas de visage ».

Jean-Claude Monod
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Foucault à travers ses livres
Histoire de la folie à l’âge classique, 1961
Dans son premier ouvrage, Foucault reprend les thèses majeures
de son doctorat de philosophie : le « grand renfermement » du
milieu du xviie siècle qui vise à interner fous, oisifs, délinquants
et marginaux, et la constitution au xviiie siècle de la folie comme
maladie mentale.
Naissance de la clinique, 1963
C’est avec les « chutes » de son ouvrage précédent que Foucault
dit avoir composé ce livre. Il interroge cette fois la naissance de
la médecine moderne, et l’érection de la maladie à l’âge classique
comme principe universel de description du corps humain.
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Les Mots et les Choses, 1966


« J’ai essayé de traiter comme si c’était quelque chose qui était là
devant nous, comme si c’était un phénomène aussi étranger et dis-
tant que la culture des Nambikwaras ou des Arapechs, tout ce savoir
occidental qui s’est formé depuis le fond de l’âge grec. » Foucault
développe le concept d’« épistémè » qui inscrit discours et systèmes
de pensée dans une époque historique donnée. Ainsi, Foucault
analyse l’irruption de l’homme dans le savoir au xixe siècle avec la
naissance des sciences humaines (philologie, économie politique,
biologie), et sa possible disparition à l’avenir en tant qu’objet de
connaissance.
L’Archéologie du savoir, 1969
Foucault amorce une critique de l’apparente linéarité et unité
de ce qu’il nomme les « discours », que l’on retrouve aussi bien en
médecine qu’en histoire, ou en économie politique. En travaillant à
partir d’archives, Foucault affirme au contraire la prédominance des
ruptures et des transformations dans l’histoire des idées.
L’Ordre du discours, 1971
Leçon inaugurale au Collège de France, prononcée en 1970.
Surveiller et Punir, 1975
Ce livre fait suite à l’engagement militant de Foucault en 1971
dans le Groupe d’information sur les prisons (Gip). Il y met en

37
L’œuvre

lumière le système punitif moderne qui cesse de reposer sur quelques


supplices publics rares mais spectaculaires et assure à présent une
punition plus douce mais systématisée à travers l’établissement du
dispositif carcéral. Foucault développe le concept de panoptisme
inventé par Bentham, système qui sous-tend la société disciplinaire
et qui permet de généraliser la surveillance.
Histoire de la sexualité
• T. I – La Volonté de savoir, 1976
• T. II – L’Usage des plaisirs, 1984
• T. III – Le Souci de soi, 1984
Dans Histoire de la sexualité, prévue initialement en six tomes,
Foucault passe de la question du pouvoir à celle du souci de soi.
Dans le premier volume, il décrit l’explosion discursive dont fait
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l’objet la sexualité depuis le xviie siècle. Ce faisant, on institue


des formes et des normes de sexualité afin de discipliner les corps
et de maîtriser la vie de l’espèce. Dans le second tome, Foucault
explore les racines grecques et romaines de la sexualité occidentale
et la constitution historique de l’homme comme sujet de désirs. Le
dernier volume, terminé peu avant sa mort, étudie la « culture de
soi », une modération de l’usage des plaisirs présente dès l’Antiquité
grecque afin d’acquérir la maîtrise de soi-même. Le souci de soi
ainsi réhabilité par Foucault ne donne pas naissance à un sujet psy-
chologique, devant se soumettre à un examen de conscience, mais à
un sujet éthique, dont les actions s’accordent aux principes.

PUBLICATIONS POSTHUMES
1975-1976
Il faut défendre la société, 1997.
Le premier cours publié, « Il faut défendre la société » marque
une pause dans l’exploration de Foucault des techniques d’assujet-
tissement. Il propose ici d’examiner les relations de pouvoir sur le
modèle de la stratégie guerrière. Il analyse la naissance du racisme
d’État à travers l’émergence d’un biopouvoir censé défendre la
société contre les élémentsdégénérés présents en son sein. Foucault
invite à reconsidérer la politique, en inversant l’aphorisme de
Clausewitz, comme la poursuite de la guerre par d’autres moyens.

38
Foucault à travers ses livres

1974-1975
Les Anormaux, 1999.
1954-1988
Dits et Écrits, 1994, rééd. 2001.
• T. I – 1954-1975
• T. II – 1976-1988

Les Dits et Écrits rassemblent de manière exhaustive, à l’excep-


tion des livres et des cours au Collège de France, les textes de Michel
Foucault publiés entre 1954 et 1988 : conférences, entretiens,
préfaces, articles. Pour Daniel Defert, le compagnon de Foucault
et coéditeur des Dits et Écrits, la publication de ces quatre épais
volumes (réédités ensuite en deux tomes) font apparaître « le Fou-
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cault intellectuel et l’homme dans son temps ».


1981-1982
L’Herméneutique du sujet, 2001.
1973-1974
Le Pouvoir psychiatrique, 2003.
1978-1979
Naissance de la biopolitique, 2004.
Foucault s’intéresse à la naissance du libéralisme et à la mise en
œuvre, au xviiie siècle, d’un nouvel art de gouverner fondé sur la
rationalité économique. Comparant les néolibéralismes européen
et américain, il montre que ce dernier étend la logique de marché
à des domaines non économiques tels que la famille, la politique
pénale ou la natalité.
1977-1978
Sécurité, territoire, population, 2004.
1982-1983
Le Gouvernement de soi et des autres, t. I, 2008.
1983-1984
Le Gouvernement de soi et des autres, t. II – Le Courage de la
vérité, 2009.

39
L’œuvre

1970-1971
Leçons sur La Volonté de savoir, 2011.
Pour sa première année de cours, Foucault étudie l’évolution
de la conception de la vérité, depuis la Grèce antique. Le désir
de connaître la vérité n’émane pas pour Foucault d’une inclinai-
son naturelle, contrairement à ce qu’affirmait Aristote, mais est
construit historiquement et répond à une utilité politique.
1979-1980
Du gouvernement des vivants, 2012.
1972-1973
La Société punitive, 2013
Cours préparatoire à « Surveiller et Punir », La Société punitive
questionne ce qui rend la prison évidente au xixe siècle, comme
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réponse à un trop grand écart par rapport à une norme. Pourquoi la


prison devient-elle le châtiment universel alors que ses dysfonction-
nements sont déjà pointés du doigt ? La réponse est à chercher, pour
Foucault, du côté de la délinquance qu’elle produit, délinquance
aussitôt convertie en instrument de pression sociale.

COURS AU COLLÈGE DE FRANCE


Les cours au Collège de France, auxquels on assiste librement
sans inscription ni diplôme, « ne redoublent pas les livres publiés,
expliquent François Ewald et Alessandro Fontana, coéditeurs. Ils
n’en sont pas l’ébauche, même si des thèmes peuvent être communs
entre livres et cours. […] Foucault abordait son enseignement
comme un chercheur : exploration pour un livre à venir, défriche-
ment de champs de problématisation. »
1971-1972
Théories et institutions pénales, 2015
1980-1981
Subjectivité et vérité, 2014
Les œuvres complètes de M. Foucault ont été publiées en
2015, chez Gallimard, sous la direction de Frédéric Gros.
À propos de…
Histoire de la folie à l’âge classique
Partant de l’image du fou à la Renaissance, qui inquiète et fascine à la
fois, Michel Foucault montre que notre conception de la folie comme
« maladie mentale » est le produit de notre culture et de notre histoire.

Histoire de la folie à l’âge classique constitue dès sa parution en


1961 un événement. L’auteur n’est encore qu’un inconnu qui publie
là sa thèse principale de doctorat de philosophie. Et c’est l’historien
Philippe Ariès, ébloui par le manuscrit, qui le défend et le fait paraître
chez Plon. Ce texte, étrange à de nombreux égards, va devenir le point
de départ de bien des lectures et de bien des débats… Contesté par les
uns, encensé par les autres – et notamment par les tenants de l’anti-
psychiatrie qui en feront un de leurs livres de chevet –, l’Histoire de la
folie est un ouvrage atypique et polémique profondément lié aux débats
qui agiteront le monde psychiatrique dans les années 1960-1970.
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Michel Foucault veut, comme l’indique le titre, faire l’histoire


de la folie et non de la psychiatrie, laquelle n’est selon lui qu’un
« monologue de la raison sur la folie » qu’elle a réduite au silence :
« Il ne s’agit point d’une histoire de la connaissance, mais des mou-
vements rudimentaires d’une expérience. (…) Faire l’histoire de la
folie voudra donc dire : faire une étude structurale de l’ensemble
historique – notions, institutions, mesures juridiques et policières,
concepts scientifiques – qui tient captive une folie dont l’état sau-
vage ne peut jamais être restitué en lui-même. » De quoi part-il alors
pour faire « l’archéologie de ce silence 1 » qu’est l’histoire de la folie ?
D’abord et surtout des archives brutes, pour les lire sans « préjugé psy-
chiatrique ». Tandis qu’il est lecteur français à l’université d’Uppsala
en Suède de 1953 à 1955, M. Foucault a accès à un fonds exception-
nel : la grande bibliothèque de l’université, la Carolina Rediviva, qui
reçoit en effet en 1950 21 000 livres et documents sur l’histoire de
la médecine, du xvie siècle jusqu’au début du xxe siècle, légués par
le docteur Erik Waller. C’est sans doute grâce à ce fonds que naît
l’Histoire de la folie. Mais outre ces archives, et c’est encore plus éton-
nant, M. Foucault s’appuie sur des sources picturales et littéraires :
Jérôme Bosch ou Pieter Bruegel à la Renaissance, Racine à l’époque
classique, le marquis de Sade, Goya, Gérard de Nerval, Friedrich
Nietzsche ou Antonin Artaud pour l’époque moderne. Dans le
silence de la folie, ces œuvres constituent pour lui un témoignage
unique et une voie d’accès privilégiée à l’expérience de la déraison.

1- Préface de 1961 à Histoire de la folie à l’âge classique, in M. Foucault, Dits et Écrits,


vol. I, Gallimard, 2001.
41
L’œuvre

Entre conscience tragique et conscience critique


Ce que cherche à montrer M. Foucault, c’est qu’il n’y a pas une
seule réaction possible à la folie et que le regard que l’on porte sur elle
dépend de la culture dans laquelle elle s’inscrit. Le fou n’a pas toujours
été considéré comme un « malade mental ». M. Foucault esquisse donc
les grandes étapes du rapport de la raison à la folie à partir de la fin
du Moyen Âge jusqu’à la naissance de l’asile au xixe siècle. Il s’attache
tout particulièrement à l’âge classique, les xviie et xviiie siècles, car
cette période constitue pour lui le véritable tournant de cette histoire
de la folie en Occident en instituant le partage raison/déraison. Pris
entre deux événements ou plutôt deux images, la création de l’Hôpital
général à Paris en 1656 et la libération des enchaînés par Philippe
Pinel à l’hôpital Bicêtre en 1793, c’est l’âge classique qui permet de
comprendre comment la folie a pu être réduite aujourd’hui à la mala-
die mentale et comment s’est structuré l’asile à l’époque moderne.
Pour M. Foucault, tout commence en fait à la Renaissance. Alors
que la lèpre disparaît du monde occidental à la fin du Moyen Âge, une
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nouvelle inquiétude surgit : le fou devient une figure majeure, comme


le montrent l’iconographie de J. Bosch à P. Bruegel mais aussi le
motif littéraire et pictural de La Nef des fous (Sebastian Brandt, 1494),
cette étrange embarcation d’insensés qui hante l’imaginaire du début
de la Renaissance. La folie a alors un visage inquiétant et fascinant
parce qu’elle paraît incarner un savoir ésotérique : images d’apoca-
lypse, de bestialité, d’une nuit obscure et profonde… Pourtant, dès
la Renaissance, un partage apparaît entre cette conscience tragique
qui prête à la folie d’inquiétants pouvoirs et une conscience critique
qu’incarne la littérature humaniste avec l’Éloge de la folie d’Érasme. La
folie n’est plus pour celle-ci une manifestation cosmique, la décou-
verte d’autres mondes, mais bien plutôt un égarement et a trait aux
faiblesses et aux illusions des hommes : « Celui-ci, plus laid qu’un
singe, se voit beau comme Nirée (…) ; cet autre croit chanter comme
Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre et que sa voix sonne
aussi faux que celle du coq mordant sa poule 2. » Cette expérience de
la folie prend la forme d’une satire morale. Ce divorce est important
car cette conscience critique de la folie, où l’homme est confronté à sa
vérité morale et à sa nature, va dès lors être mise en lumière tandis que
la folie sous ses formes tragiques et cosmiques va être occultée.
Si la Renaissance avait donné la parole aux fous, l’âge classique
va les réduire au silence. La création de l’Hôpital général à Paris en
1656 fait donc date en ce qu’elle inaugure pour M. Foucault l’ère
du « grand renfermement ». Désormais, le fou est interné aux côtés
des oisifs, des débauchés, des vénériens, des homosexuels, des délin-
quants, des marginaux et des mendiants dans des centres qui visent à
redresser et à faire travailler ceux qui pèsent comme une charge pour
2- Érasme, Éloge de la folie, Flammarion, 2001.
42
Histoire de la folie à l’âge classique

la société. La folie est désormais réduite à la déraison et se fond de ce


fait avec tout ce qui marque un écart par rapport à la norme sociale.
M. Foucault montre que l’internement à l’âge classique n’a donc pas
une visée médicale, mais un objectif à la fois moral, social et écono-
mique. Pourtant, à la fin du xviiie siècle, la pratique généralisée de
l’internement apparaît comme une erreur économique et l’on décide
de remettre sur le marché du travail tous ceux qui peuvent l’intégrer.
Les fous se retrouvent désormais seuls internés : la médicalisation de la
folie est alors possible.

L’asile, lieu de l’uniformisation morale


L’autre événement clé de cette histoire de la folie est alors, en
1793, la décision prise d’ôter leurs chaînes aux aliénés de l’hôpital
Bicêtre par P. Pinel, l’illustre ancêtre de la psychiatrie. D’après la
légende, Georges Couthon, un fidèle de Robespierre, visite Bicêtre,
qui est à ce moment le principal centre d’hospitalisation des insensés,
car il veut savoir si parmi les fous que souhaite libérer P. Pinel ne
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se cachent pas des suspects. Paralytique, G. Couthon quitte sa chaise


pour se faire porter à bras d’hommes et est pris d’horreur et de peur
face au spectacle des fous. Il s’étonne de ce que P. Pinel souhaite déli-
vrer ces « animaux », mais accepte tout en le mettant en garde contre
sa présomption. G. Couthon parti, P. Pinel peut alors accomplir sa
pieuse besogne en libérant les fous de leurs chaînes. Selon la légende, il
commence par un capitaine anglais, le plus dangereux de tous. P. Pinel
l’exhorte à être raisonnable et, miracle, sitôt libéré, l’aliéné n’aura plus
aucun accès de fureur.
On sait que cette histoire de l’humanisme pinélien est un mythe
assez éloigné de la vérité historique et M. Foucault ne l’ignore pas
non plus. Il montre que, avec P. Pinel, l’asile s’inscrit dans une vision
conformiste et devient le lieu de l’uniformisation morale et sociale :
« C’est bien de ce mythe qu’il faut parler lorsqu’on fait passer pour
nature ce qui est concept, pour libération d’une vérité ce qui est
reconstitution d’une morale, pour guérison spontanée de la folie ce
qui n’est peut-être que sa secrète insertion dans une artificieuse réa-
lité. » Au sein de ces asiles où le fou se retrouve enfin seul, la folie se
constitue désormais comme maladie mentale. Et si le fou est libéré
de ses chaînes, il est maintenant asservi au regard médical. Mais que
cache au fond cette médicalisation de la folie ? Pour M. Foucault,
plus qu’on ne le croit : « L’asile de l’âge positiviste (…) n’est pas
un libre domaine d’observation, de diagnostic et de thérapeutique ;
c’est un espace judiciaire où on est accusé, jugé et condamné (…).
La folie sera punie à l’asile, si elle est innocentée au dehors. Elle
est pour longtemps, et jusqu’à nos jours au moins, emprisonnée
dans un monde moral. » Mais, d’après le philosophe, l’âge classique
pas plus que le xixe siècle positiviste ne sont parvenus à faire taire

43
L’œuvre

complètement la folie. Et c’est avec de grands accents lyriques qu’il


célèbre (de manière malheureusement allusive) les œuvres fulgu-
rantes de Goya, Friedrich Hölderlin, G. de Nerval, F. Nietzsche ou
A. Artaud.
Quel accueil est-il fait à ce livre brillant mais touffu, dense et dif-
ficile ? M. Foucault s’est plaint de ce qu’il n’ait pas reçu au moment
de sa parution beaucoup d’écho. C’est oublier sans doute les beaux
articles que lui consacrent Maurice Blanchot, Roland Barthes ou
Michel Serres. Gaston Bachelard pour sa part lui écrira une lettre très
bienveillante pour saluer son « grand livre ». Mais il est vrai que la
réception de l’Histoire de la folie reste dans un premier temps assez
restreinte. C’est après l’immense succès que rencontre la parution de
Les Mots et les Choses en 1966 qu’un plus large public se tournera vers
l’Histoire de la folie. La publication en 1964 d’une édition abrégée dans
la collection « 10/18 » contribue sans doute également à cette diffu-
sion. C’est malheureusement cette édition réduite (et donc partielle)
qui sera traduite en anglais en 1965 et fera connaître M. Foucault à
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l’étranger.

« Conception idéologique » et « psychiatricide »


Les historiens de la psychiatrie ne manquèrent pas d’opposer une
certaine résistance à l’ouvrage. Ils dressèrent une longue liste d’erreurs
de dates ou d’interprétation, et mirent en cause le choix des archives
utilisées par le philosophe : on l’accusa de plier les données historiques
à ses thèses. Les historiens Pierre Morel et Claude Quétel, dans Les
Médecines de la folie (Hachette, 1985), soutinrent ainsi, statistiques à
l’appui, que le grand renfermement dont parle M. Foucault, a plutôt
eu lieu au xixe siècle qu’au xviie siècle.
La réaction des psychiatres – on ne s’en étonnera pas – fut vio-
lente et hostile. L’éminent psychiatre Henri Ey, qui s’inscrivait dans
l’héritage pinélien, n’hésita pas à parler, à l’occasion d’un colloque
qui eut lieu à Toulouse en décembre 1969, de « conception idéolo-
gique » menant à un véritable « psychiatricide ». Il faut dire que la
psychiatrie se voyait contestée à l’intérieur de ses propres rangs par le
mouvement de l’antipsychiatrie qui, par un tout autre cheminement
que M. Foucault, récusait également la notion de maladie mentale.
Les antipsychiatres allaient naturellement porter un très grand intérêt
à l’Histoire de la folie.
Quel sera le rapport du philosophe avec ce mouvement contes-
tataire ? Il s’en rapprochera à partir de 1968 et fera même inviter
David Cooper au Collège de France pour une série de conférences. Il
fréquente également Franco Basaglia. Mais, comme le note son bio-
graphe Didier Eribon, « jamais son engagement dans l’activisme mili-
tant qui va se développer autour de l’asile ne prendra les formes qu’il
donnera à ses interventions sur la question pénitentiaire. Il ne prendra

44
Histoire de la folie à l’âge classique

pas vraiment part aux mouvements et se contentera de les accompa-


gner d’un peu loin, de les encourager tout au plus3 ».
Il faut dire que la « captation » du livre par l’antipsychiatrie sim-
plifie grossièrement son enjeu. Là où M. Foucault avait livré une étude
structurale liant les aspects philosophique, historique, politique, éco-
nomique et scientifique, on ne lit plus que la dénonciation de l’oppres-
sion exercée par le pouvoir psychiatrique. Mais si cette interprétation
univoque de la folie froisse quelque peu le texte original, il reste qu’elle
va bien dans le sens de l’évolution de la pensée générale de l’auteur. Et
d’ailleurs, lorsqu’il revient sur la psychiatrie dans ses cours au Collège
de France4 à la fin de l’année 1973 et au début de 1974, c’est bien
pour l’analyser comme un savoir qui est un instrument de pouvoir du
psychiatre sur le malade.
Gladys Swain et Marcel Gauchet dans La Pratique de l’esprit
humain. L’institution asilaire et la révolution asilaire (Gallimard, 1980)
font, près de vingt ans après l’Histoire de la folie, une interprétation
tout à fait opposée à celle de M. Foucault, même s’ils ne s’attaquent
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pas explicitement à lui : ils voient dans l’instauration de l’asile un pro-


jet d’intégration et la volonté démocratique et égalitariste de considé-
rer les malades mentaux comme des hommes à part entière. On peut
néanmoins se demander si cette lecture est réellement moins idéolo-
gique que celle de M. Foucault…
Que reste-t-il alors aujourd’hui de l’Histoire de la folie à l’âge
classique ? S’il est difficile de mesurer l’impact réel de ce livre sur la
pratique psychiatrique, de nos jours dominée par la pharmacologie,
l’analyse foucaldienne fait date dans l’histoire des idées en remettant
en question des pratiques lourdes qui semblaient aller de soi. En se
refusant à réduire la folie à une manifestation pathologique, il obligea
également la société tout entière à interroger son rapport à la norme et
à ceux que l’on nomme les « malades mentaux ».

Catherine Halpern

3- D. Eribon, Michel Foucault, Flammarion, 1991.


4- M. Foucault, Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Seuil,
2003.
45
L’œuvre

Le courant antipsychiatrique
Née au début des années 1960, l’antipsychiatrie désigne un
vaste mouvement initié par trois Britanniques, David Cooper,
Aaron Esterson et Ronald D. Laing. Ils remettent en cause la
notion de maladie mentale et, avec elle, toute la psychiatrie tradi-
tionnelle. Celle-ci est en effet accusée de n’être qu’un instrument
de normalisation au service d’une société conformiste. Diverses
expériences seront donc tentées, telle celle menée au Kingsley Hall
dans la banlieue londonienne entre 1965 et 1970, pour changer le
rapport avec les patients qui, selon les antipsychiatres, ont beau-
coup à apprendre aux soignants.
On rapproche également de ce mouvement l’Italien Franco
Basaglia, qui refuse pourtant l’appellation d’antipsychiatre. Selon
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lui, l’internement, parce qu’il ne fait qu’aggraver les troubles men-


taux, doit être supprimé. Sa position, soutenue par le mouvement
Psychiatria Democratica, aboutit à la suppression de la loi de 1904
régissant l’internement en Italie. En France, peu de psychiatres se
rallièrent à l’antipsychiatrie même si elle rencontra un grand écho
chez les intellectuels d’extrême gauche.
Le mouvement antipsychiatrique s’éteint dès le début des
années 1980. S’il fut beaucoup critiqué pour ses positions extré-
mistes, il constitua l’occasion pour les psychiatres de s’interroger
sur leurs propres pratiques et de réévaluer l’institution asilaire.

C.H.
À propos de…
Surveiller et Punir. Naissance de la prison
Contrôle des individus, dressage des corps, développement du système car-
céral… Pour Michel Foucault, le pouvoir des sociétés modernes s’est fondé
sur une organisation minutieuse de la discipline.

À Paris, le 19 juillet 1836, plus de 100 000 personnes se sont mas-


sées pour assister au départ des forçats, enchaînés par leur collier de
fer. Les dernières processions de bagnards traversent la France. « Les
spectateurs (…), comme au temps des supplices publics, poursuivent
avec les condamnés leurs échanges ambigus d’injures, de menaces,
d’encouragements, de coups, de signes de haine et de complicité. »
À partir de 1837, les détenus seront transportés dans de « décentes
voitures cellulaires », soustraits ainsi au regard de la foule. Le dernier
rituel public de la « liturgie des supplices » disparaît, « la détention
pénale a pris la relève ». Pour Michel Foucault, on est définitivement
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« passé d’un art de punir à un autre ».

L’extinction du châtiment spectacle


Dans son ouvrage, Surveiller et Punir, paru en 1975, il explique
comment et pourquoi, à ce qu’il nomme « l’âge classique », entre le xviie
et le xixe siècle, « l’enfouissement bureaucratique de la peine » a progres-
sivement remplacé le « châtiment spectacle » de l’Ancien Régime. Dans
toute l’Europe au début du xixe siècle, les gibets, le pilori, l’échafaud,
la roue ont disparu pour laisser place à « des pratiques punitives plus
pudiques » : prison, réclusion, travaux forcés, déportation…
Depuis le Moyen Âge, des procédures pénales punissaient les
auteurs des crimes selon une hiérarchie de châtiments spectaculaires.
La peine de mort comportait ainsi de multiples variantes : simple
pendaison, pendaison avec poing coupé et langue percée ou, pour les
crimes plus graves, étranglement ou bûcher avec membres et corps
rompus… En 1757, le régicide Robert Damiens, qui avait frappé
Louis XV d’un coup de canif, est écartelé sur la place de Grève à Paris.
C’est par la description détaillée de ce supplice que s’ouvre le livre.
Pour M. Foucault, sous la monarchie absolue, le supplice judi-
ciaire doit être compris comme un rituel politique. Puisque la loi est
la volonté du souverain, le crime attaque celui-ci personnellement. Le
droit de punir revient donc au prince qui exprime ainsi sa vengeance. La
souveraineté blessée est restaurée par l’éclat des châtiments publics qui
s’insèrent dans les autres rituels de pouvoir (couronnement, entrée dans
une ville conquise, soumission des sujets révoltés…). D’où l’importance
de cette liturgie des supplices, qui témoigne du triomphe de la loi. Dans
ce cérémonial, la punition est exemplaire pour le peuple, lequel fait acte
d’allégeance à son souverain en prenant part au châtiment.

47
L’œuvre

Mais au xviiie siècle, la barbarie de ces exhibitions remporte de


moins en moins l’assentiment des spectateurs. La violence populaire
contre les inculpés se retourne contre les bourreaux et, au-delà, contre
le pouvoir arbitraire du monarque. Des feuillets circulent dans la foule
qui érigent en héros certains suppliciés considérés comme injustement
condamnés. Tout au long du siècle des Lumières, philosophes, juristes
et parlementaires, relayés par les cahiers de doléances à la veille de la
Révolution, condamnent les supplices devenus intolérables. Révoltants
car ils trahissent la tyrannie du pouvoir absolu, honteux par rapport à
une certaine idée de l’homme et dangereux par la violence populaire et
les émeutes qu’ils provoquent. Pour M. Foucault, tout se passe comme
si le xviiie siècle avait ouvert une crise dans l’économie des châtiments.
Les réformateurs veulent « non pas moins punir mais punir mieux
(…) tout en insérant le pouvoir de punir plus profondément dans le
corps social ». Plusieurs facteurs convergent pour expliquer ces trans-
formations. En contrepartie de sa violence, l’Ancien Régime avait
laissé place à toutes sortes d’« illégalismes » : non-paiement de certains
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droits tombés en désuétude, négligences ou incapacité à réprimer les


infractions… Dans la seconde moitié du xviiie siècle, avec l’augmen-
tation générale de la richesse et de la population, les illégalités popu-
laires prennent de plus en plus la forme de vols et de chapardages. La
bourgeoisie voyait d’un bon œil l’illégalisme ancien dirigé contre les
droits seigneuriaux et les prérogatives royales. Elle accepte en revanche
beaucoup moins les attaques contre les biens, qui portent atteinte au
droit de propriété. Grands vainqueurs de la Révolution française, les
bourgeois posent de nouveaux principes pour « régulariser, affiner,
universaliser l’art de châtier ». Le malfaiteur devient l’ennemi com-
mun de la société. Dans Du contrat social, Jean-Jacques Rousseau le
décrit comme « un traître à la patrie ». Le droit de punir a été déplacé
de la vengeance du souverain à la défense de la société : « Retour à un
surpouvoir terrible », commente M. Foucault.

Naissance du pouvoir disciplinaire


Mais en même temps, l’idéal humaniste des Lumières implique
un principe de modération des peines, même lorsqu’il s’agit de châ-
tier l’ennemi du corps social. L’essentiel est de le mettre hors d’état
de nuire tout en dissuadant ceux qui seraient tentés de l’imiter. La
peine idéale doit être minimale pour celui qui la subit, et maximale
pour celui qui se la représente. Ces règles « qui exigent la “douceur”
comme une économie calculée du pouvoir de punir (…) appellent
aussi un déplacement du point d’application de ce pouvoir : ce n’est
plus le corps supplicié, mais le corps assujetti à travers lequel on vise
le contrôle des âmes ».
Au cours des xviie et xviiie siècles, le rationalisme a généré le
rêve d’une société de progrès, technique et efficace. Au début de l’ère

48
Surveiller et Punir. Naissance de la prison

industrielle, une véritable politique de la punition va permettre de


contrôler les populations de plus en plus nombreuses et nécessaires
au développement de l’appareil de production. La croissance de l’éco-
nomie capitaliste a fait naître le « pouvoir disciplinaire ». La généra-
lisation « des disciplines », comme formules de domination, a alors
entraîné « la mise sous contrôle des moindres parcelles de la vie et
du corps, dans le cadre de l’école, de la caserne, de l’hôpital ou de
l’atelier… ». Pour prévenir les troubles civils, la société a été quadrillée
par des institutions calquées sur le modèle militaire. « La politique,
comme technique de la paix et de l’ordre intérieurs, a cherché à mettre
en œuvre le dispositif de l’armée parfaite, de la masse disciplinée, de la
troupe docile et utile. »
L’utopie d’une société qui assure le contrôle parfait des individus
trouve son archétype dans le projet architectural imaginé par le phi-
losophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) : le « panopticon ». Un
bâtiment circulaire est divisé en cellules isolées les unes des autres,
mais vitrées, de sorte que chaque occupant puisse être observé depuis
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une tour centrale. Dans l’anneau périphérique, on est totalement vu


sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout sans être vu.

Être vu sans jamais voir, voir sans être vu


Le panopticon est polyvalent. Son dispositif peut être mis en œuvre
non seulement pour les prisons, mais aussi les hôpitaux, les ateliers,
les écoles. Plusieurs édifices pénitentiaires construits au xixe siècle s’en
inspirent. Pour M. Foucault, il figure aussi le diagramme qui permet
un exercice idéal du pouvoir. « Parce qu’il peut réduire le nombre de
ceux qui l’exercent, tout en multipliant le nombre de ceux sur qui
on l’exerce. Parce qu’il permet d’intervenir à chaque instant et que
la pression constante agit avant même que les fautes, les erreurs, les
crimes soient commis. » Et parce que la transparence de l’édifice le
rend accessible à tous et fait qu’il peut être ainsi démocratiquement
contrôlé.
« Cage cruelle et savante », le panopticon produit du savoir sur les
individus surveillés et ce savoir permet d’augmenter le pouvoir que
l’on a sur eux. Thèse chère à l’auteur et sur laquelle il revient plusieurs
fois dans l’ouvrage : « Il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitu-
tion corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et
ne constitue en même temps des relations de pouvoir. »
Le « panoptisme » serait le principe général d’une nouvelle « ana-
tomie du pouvoir » dans laquelle celui-ci s’exerce à partir de méca-
nismes disciplinaires. C’est ainsi que, du xviie au xixe siècle, tout
un ensemble de contrôles des activités s’organise pour quadriller,
surveiller, dresser les individus. Les emplois du temps régissent le
corps dans chacun de ses mouvements. Les règlements prescrivent les
gestes de chaque activité : position de l’écolier pour écrire, gestuelle

49
L’œuvre

des militaires, mouvements du corps pour respecter le rythme des


machines dans les ateliers… Les examens contrôlent, hiérarchisent,
normalisent. Procédure d’objectivation et d’assujettissement, l’exa-
men permet une fixation « scientifique » des différences individuelles.
L’élève, le malade, le fou y sont soumis et c’est pourquoi M. Foucault
affirme que la société disciplinaire a donné naissance aux sciences
sociales : psychologie, psychiatrie, criminologie… Elle a institué « le
règne universel du normatif » avec ses agents que sont le professeur,
l’éducateur, le médecin, le policier.
Mais la société de surveillance nécessite aussi d’isoler les déviants.
« L’asile psychiatrique, le pénitencier, la maison de correction, l’éta-
blissement d’éducation surveillée et, pour une part, les hôpitaux, d’une
façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent
sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou/
non fou ; dangereux/inoffensif ; normal/anormal). »
La prison s’inscrit dans ce système. L’incarcération est l’armature
omniprésente dans la société panoptique. Un continuum dans le pro-
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cessus disciplinaire. Si « elle est la détestable solution dont on ne sau-


rait faire l’économie », elle est plus encore l’institution qui désigne les
illégalités qui menacent l’ordre bourgeois (vols, agressions, crimes…).
En canalisant les délinquants et en les stigmatisant, elle renforce le
pouvoir des classes dominantes. Ainsi, par le jeu disciplinaire, le
xixe siècle dresse la docilité et fabrique la délinquance par les mêmes
canaux.

Une œuvre contestée


Paru dans la période de l’après-1968, Surveiller et Punir a été
accueilli avec enthousiasme comme une dénonciation de la « société
carcérale » et de ses institutions d’encadrement. Mais le livre a aussi
suscité de vives critiques.
Les travaux de M. Foucault ont irrité les historiens. L’auteur en
effet prend ses aises avec l’histoire qu’il semble utiliser au service de
sa problématique. Les frontières des périodes qu’il évoque sont floues
et variables : son « âge classique » s’étend sur presque trois siècles,
englobant le siècle des Lumières et la révolution industrielle. Et il fait
l’impasse sur la période révolutionnaire, pourtant décisive dans l’éla-
boration de la société du xixe siècle. En outre, il se confronte aux pra-
tiques de l’histoire des mentalités. Ce courant, en pleine expansion au
moment de la parution de son livre, s’applique à dégager de grandes
catégories sur la longue durée alors que M. Foucault pense l’histoire
en termes de ruptures. Cependant, Fernand Braudel lui rendit hom-
mage, ainsi que Paul Veyne qui le décrivait comme « un historien des
pratiques ». Sa façon d’analyser le discours d’une société et de penser
les ruptures se retrouve aujourd’hui chez des historiens comme Arlette
Farge et Roger Chartier.

50
Surveiller et Punir. Naissance de la prison

On lui a aussi reproché son analyse très critique de la modernité.


Pour lui, le rationalisme des Lumières, considéré par beaucoup comme
un processus de civilisation, n’aurait produit que coercition et assu-
jettissement des individus. M. Foucault nie les aspects bénéfiques du
progrès comme le développement des institutions démocratiques ou
les avancées des connaissances1. Dans ses analyses du système scolaire
ou des établissements de rééducation par exemple est occulté le souci
pédagogique dont ont fait preuve beaucoup d’éducateurs du xixe siè-
cle. Sa théorie du pouvoir réduit l’accroissement des savoirs à une aug-
mentation de la domination. Ce faisant, elle converge avec la tradition
critique qui, de Karl Marx aux philosophes de l’école de Francfort, n’a
cessé de s’interroger sur cet aspect central des civilisations occidentales
contemporaines. L’analyse de M. Foucault à propos de la prison a
été également très discutée. A été critiqué le fonctionnalisme de son
raisonnement qui affirme que c’est la fonction première du système
carcéral de produire de la criminalité, légitimant ainsi le pouvoir des
classes dominantes. En outre, pour le sociologue Raymond Boudon2,
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affirmer que la prison augmente la délinquance est une hypothèse sans


fondement et dépourvue de validité scientifique. Proche du marxisme,
par sa critique des classes dominantes et du pouvoir, mais également
proche des structuralistes par son analyse des cadres de pensée d’une
époque, M. Foucault s’est toujours défendu d’appartenir à ces cou-
rants de pensée. Dans Surveiller et Punir, il a voulu « faire la généalogie
de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps ».
Si l’ouvrage a pu faire scandale lors de sa parution, il a aussi été à
l’origine d’une réflexion féconde depuis vingt ans sur la réforme des
institutions hospitalières, psychiatriques et pénitentiaires3. Dans tous
les cas, Surveiller et Punir ne laisse pas indifférent : on peut être séduit
par la force de l’analyse et la richesse de l’écriture ou être irrité par ce
que d’aucuns ont appelé « la rhétorique foucaldienne ».

Martine Fournier

1- Pour une analyse critique de l’œuvre de M. Foucault, voir J.-G. Merquior, Foucault
ou le Nihilisme de la chaire, Puf, 1986 ; et le dossier « Comprendre Michel Foucault »,
Sciences Humaines, n° 44, novembre 1994.
2- R. Boudon, L’Idéologie. L’origine des idées reçues, Fayard, 1986.
3- Voir le dossier « Michel Foucault, Surveiller et Punir : la prison vingt ans après »,
Société & Représentations, n° 3, novembre 1996.
51
L’œuvre

L’expérience du Groupe d’information


sur les prisons
« Intellectuel spécifique » comme il se plaisait à se définir,
Michel Foucault envisageait l’engagement comme sectoriel, local,
portant sur des domaines délimités d’action. Il s’opposait en cela
au modèle qui prévalait jusque-là et qu’incarnait au plus haut point
Jean-Paul Sartre.
M. Foucault fit de la question des prisons un de ses princi-
paux chevaux de bataille. Le 8 février 1871, il crée avec Jean-Marie
Domenach, alors directeur de la revue Esprit, et l’historien Pierre
Vidal-Naquet, le Groupe d’information sur les prisons (GIP).
L’objectif : « Décloisonner pour une production d’informations
aux côtés des détenus » et permettre ainsi aux médecins, avocats,
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magistrats, journalistes, psychologues ou toutes les autres personnes


impliquées de rendre compte de la réalité des prisons au quotidien.
Le GIP lance donc des enquêtes sur la condition de vie des détenus :
des questionnaires sont distribués aux familles qui viennent rendre
visite aux détenus.
Fin 1971-début 1972, de nombreuses mutineries éclatent dans
les prisons, notamment à Toul, à l’occasion desquelles le GIP se
mobilise activement. Son succès est incontestable : il fait connaître
les difficiles conditions de vie des détenus et de nombreux comités
essaiment dans toute la France.
Mais le mouvement ne durera pas puisqu’il décide de son
autodissolution en décembre 1972. Les détenus et anciens déte-
nus prennent la parole eux-mêmes : en décembre 1972, le comité
d’action des prisonniers (CAP) publie sa première brochure et ne
tardera pas à marquer son indépendance vis-à-vis de ces intellec-
tuels qui ont lutté pour leur donner la parole. L’expérience du GIP
laissera un goût amer à M. Foucault. Pourtant, cette expérience du
GIP, malgré sa brièveté, fut l’occasion d’attirer le regard de l’opi-
nion publique sur l’univers obscur et ignoré des cellules. Quelques
années plus tard, en 1975, M. Foucault publiait Surveiller et Punir.
Naissance de la prison qui allait remettre à nouveau en cause l’insti-
tution carcérale, mais cette fois sur le plan théorique.

C.H.
MICROPHYSIQUE DU POUVOIR

M ichel Foucault propose une lecture du pouvoir en


termes de rapports de force multiples, d’ampleur
microsociologique et structurant les activités des hommes en
société. Autrement dit, le pouvoir n’est pas décelable en un lieu
précis (Assemblée nationale, conseils d’administration, grandes
firmes…), mais se définit au contraire par son ubiquité. C’est
une sorte de flux qui traverse et connecte l’ensemble des élé-
ments du corps social. Certes, M. Foucault reconnaît volontiers
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l’importance des institutions étatiques comme outils de norma-


lisation des conduites privées, mais il postule également que le
pouvoir les déborde largement.
Sa thèse s’oppose plus explicitement aux analyses qui asso-
cient pouvoir et formes extérieures de domination. Face aux
juristes, il soutient que le pouvoir ne peut être associé à un
ensemble de dispositifs légaux qui ont pour but de soumettre
les citoyens aux normes édictées par l’État. À la différence des
psychanalystes, il ne décrit pas seulement le pouvoir sous l’angle
des figures symboliques du père, de la loi, etc. Contrairement
aux marxistes, il différencie le pouvoir du système général de
domination exercé par les institutions, tels les « appareils idéo-
logiques d’État » (comme l’école ou la justice) décrits par Louis
Althusser. M. Foucault se distingue enfin des théoriciens de
l’élite (Vilfredo Pareto, Charles W. Mills) pour qui le pouvoir
est une denrée rare dont la possession permet d’opposer élite
et masse. L’approche foucaldienne du pouvoir, conçu comme
une sorte de courant électrique incapable de se focaliser dans
des institutions, fait rebondir l’analyse sur un tout autre terrain.
En effet, pour M. Foucault, le pouvoir agit directement sur le
corps. Au cœur même de l’usine, de la famille, de la caserne,
il s’exprime sous forme de règlements, disciplines, injonctions
qui font du corps une matière à travailler. Il s’agit par exemple,

53
L’œuvre

avec le capitalisme naissant, de couler l’énergie sauvage dont dis-


posent les hommes dans un moule disciplinaire, de la dompter
afin de la transformer en force de travail.
Dans La Volonté de savoir (1976), M. Foucault précise sa
pensée en attribuant quatre caractéristiques au pouvoir :
• Le pouvoir est immanent : il n’est pas unifié par le haut, mais
s’exerce dans des « foyers locaux » (rapports entre pénitent et
confesseur, employé et employeur, enfant et éducateur…).
• Le pouvoir varie en permanence : il y a d’incessantes modi-
fications dans les rapports de force (entre enfant et éducateur,
employé et employeur…), dont ne saurait rendre compte l’ana-
lyse traditionnelle des institutions.
• Le pouvoir s’inscrit dans un double conditionnement : en
dépit de son caractère microphysique, il obéit également à une
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logique globale qui permet de caractériser une société à une


époque donnée.
• Le pouvoir est indissociable du savoir : tout point d’exercice
du pouvoir dans une société moderne est également un lieu de
formation du savoir (sur le vivant, la folie, le sexe mais aussi
la petite enfance ou l’art de produire…). De façon symétrique,
tout savoir établi permet et assure l’exercice d’un pouvoir. Par
exemple, l’extraction administrative du savoir (démographie,
criminologie…) est une manière de connaître la population
pour mieux la gouverner et la contrôler.

De la punition à la surveillance
Un des objets privilégiés de l’analyse de M. Foucault concerne
l’histoire de l’exclusion, du contrôle et de l’enfermement. Dans
Surveiller et Punir (1975), le philosophe pose la question sui-
vante : à quels impératifs répond la naissance des institutions
carcérales qui se développent massivement à partir de la seconde
moitié du xviiie siècle en Europe ? Pour M. Foucault, ce siècle
est une charnière dans l’histoire de la punition. Jusqu’alors, la
punition est mise en scène : les exécutions mêlent condamnés et
population, on torture et supplicie sur la place publique. Puis,
à la fin du xviiie siècle, « la sombre fête punitive est en train

54
Microphysique du pouvoir

de s’éteindre1 ». La punition est désormais pensée comme foyer


de violence ; elle devient, de ce fait, la face cachée du processus
pénal.
Avec le siècle des Lumières, au cours duquel l’on ne cesse de
célébrer raison et liberté, se met en place un schéma d’huma-
nisation des peines. La punition corporelle est progressivement
remplacée par l’emprisonnement : il s’agit moins de supplicier
que de corriger, grâce à un système d’« orthopédie sociale ».
Cependant, cette humanisation n’est pas le produit d’une raison
bienveillante, mais plutôt une réaction à l’incapacité de l’Ancien
Régime à faire face aux profondes mutations qui le tenaillent.
On s’aperçoit alors qu’il est plus efficace de surveiller que de
punir. S’ouvre ainsi l’ère de la normalisation : en instituant des
normes, en produisant la figure du délinquant et en justifiant de
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la sorte un contrôle serré, le xviiie siècle accouche d’une forme


inédite de discipline sociale.
Le modèle le plus pur de cette approche est, pour M. Foucault,
le panopticon, construction carcérale proposée en 1791 par le
philosophe utilitariste Jeremy Bentham. Il s’agit d’un bâtiment
semi-circulaire divisé en cellules. Dans chacune d’elles se trouve
un prisonnier visible depuis une tour centrale. Les détenus ne
peuvent savoir, par contre, s’ils sont ou non observés. Expression
d’une obsession de rationalisation, le panopticon n’est qu’une des
formes du système d’orthopédie sociale qui se met alors en place.

Genèse de la société disciplinaire


En se multipliant, ces machines à contrôler et à dresser les
corps que sont la prison, l’usine, l’école…, vont créer un nouvel
univers, la société disciplinaire.
Celle-ci répond à diverses mutations majeures (démogra-
phique, économique, politique, technologique) auxquelles
l’Ancien Régime ne pouvait faire face. Il faut notamment arti-
culer de manière optimale la croissance démographique avec le
développement du système de production (accumulation du
capital). La réponse à ce double problème prend la forme d’une

1- M. Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, 1975, rééd. Gallimard, coll.


« Tel », 2003.
55
L’œuvre

« microphysique du pouvoir » caractérisée par trois nouveautés.


Tout d’abord, l’échelle du contrôle : il ne s’agit pas de traiter le
corps globalement, comme une unité indissociable, mais d’exer-
cer sur lui une coercition ténue au niveau des mouvements et
attitudes. Ensuite, ce contrôle s’exerce non plus sur les éléments
signifiants de la conduite ou sur le langage du corps, mais sur
l’économie, l’efficacité des mouvements : « La seule cérémonie
qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice2. » Enfin, la moda-
lité du contrôle évolue elle aussi : il s’agit désormais de veiller sur
les processus de qualité plutôt que sur les résultats. Le moyen
privilégié est le quadrillage au plus près du temps, de l’espace et
des mouvements. On peut appeler « disciplines » ces méthodes
qui autorisent le contrôle minutieux des opérations du corps.
Elles deviennent, au xviiie siècle, des formules générales de
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domination dans les casernes, hôpitaux, écoles, usines et prisons.


Le premier impératif, c’est de répartir les individus dans l’espace
selon un principe de clôture : c’est le moment du grand renfer-
mement. Il faut assigner les masses mouvantes (qu’elles soient
composées de vagabonds, de militaires, d’ouvriers ou d’élèves)
dans des endroits cernés en attribuant à chaque individu sa place
et son rang. Il faut ensuite contrôler l’activité par la mise en
place d’emplois du temps qui rationalisent l’action. Enfin, chose
désormais obligatoire, le travail donne lieu à un contrôle serré.
Par une pédagogie du mouvement, par la notation et le clas-
sement des individus, par la surveillance hiérarchique, la société
disciplinaire individualise la masse anonyme. Bref, par la surveil-
lance, la normalisation et la mise à l’écart, on traque l’enfant, le
fou, le délinquant, le malade… Dès lors, « quoi d’étonnant, en
conclut M. Foucault, si la prison ressemble aux usines, aux écoles,
aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons3 ? »

Clément Lefranc

2- Ibid.
3- Ibid.
L’HISTOIRE AU SERVICE
DE LA PHILOSOPHIE

L e manque de sens historique est le péché originel de tous


les philosophes », écrivait Friedrich Nietzsche. Michel
Foucault saura retenir la leçon. Dans sa leçon inaugurale au
Collège de France (1971), il recense les contraintes qui pèsent
sur le discours en général. Parmi celles-ci, il relève le catalogue
des disciplines, qui range et classe le savoir dans des cases sépa-
rées. De fait, son œuvre ne cesse de déborder toujours la phi-
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losophie. En tout premier lieu par son souci de l’histoire – pas


seulement de l’histoire du passé, mais aussi de l’histoire en train
de se faire. Ce souci historique est présent dès sa thèse de phi-
losophie sur la folie : Foucault, s’il commente René Descartes,
passe beaucoup plus de temps à lire divers traités, à multiplier ses
sources, à se plonger dans les archives, à faire appel à des textes
littéraires… C’est d’ailleurs l’historien Philippe Ariès qui défend
le manuscrit et le fait paraître en 1961 sous le titre Histoire de la
folie à l’âge classique. Il montre que la folie n’est pas une essence
éternelle. Elle est d’abord le fruit d’une perception sociale qui
s’inscrit dans l’histoire.

Une archéologie du savoir


Ce fil historique, Foucault ne le lâchera pas. En 1963, il
publie Naissance de la clinique où il se penche sur la réorganisa-
tion que connaît la médecine au tournant des xviiie-xixe siècles
au moment où se fait jour la nécessité de disséquer les cadavres
et où donc la perception de la vie et de la mort, du visible et de
l’invisible se voit profondément modifiée. Les Mots et les Choses
(1966), sous-titré « Une archéologie des sciences humaines »,
montre que les savoirs se développent toujours dans une épis-
témè, c’est-à-dire dans les cadres généraux de la pensée propres à
une époque. Car Foucault refuse l’idée que le savoir connaît un

57
L’œuvre

développement continu. Si, jusqu’à la fin du xvie siècle, l’étude


du monde repose sur la ressemblance et l’interprétation, un
renversement se produit au milieu du xviie siècle : une nouvelle
épistémè apparaît, reposant sur la représentation et l’ordre, où le
langage occupe une place privilégiée. Mais cet ordre va lui-même
être balayé au début du xixe siècle par une autre épistémè, placée
sous le signe de l’histoire qui voit apparaître pour la première
fois la figure de l’homme dans le champ du savoir. Mais pour
combien de temps ?
On comprend alors pourquoi c’est à une chaire qu’il inti-
tule « Histoire des systèmes de pensée » qu’il est élu en 1970
au Collège de France. S’il continue à explorer d’autres champs,
c’est toujours pour montrer leur historicité. Ainsi Surveiller et
Punir (1975) repense l’institution pénale en montrant com-
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ment le châtiment a laissé place à l’âge classique à la déten-


tion pénale pour dresser les corps et les âmes. Enfin sa dernière
œuvre, Histoire de la sexualité, composée de trois volumes – La
Volonté de savoir (1976), L’Usage des plaisirs (1984) et Le Souci
de soi (1984) –, remonte aux sources antiques de la civilisation
occidentale pour comprendre l’homme comme sujet de désir
et appréhender une histoire de la subjectivité à travers notam-
ment les techniques du corps réglant le gouvernement de soi,
et donc des autres.
Est-ce à dire que Foucault est historien et non philosophe ?
Comme le note Gilles Deleuze à l’occasion d’un colloque
consacré à Foucault, en janvier  1988, « si Foucault est un
grand philosophe, c’est parce qu’il s’est servi de l’histoire au
profit d’autre chose : comme disait Nietzsche, agir contre le
temps, et ainsi sur le temps, en faveur je l’espère d’un temps
à venir ». Foucault lui-même expliquait dans l’introduction
à L’Usage des plaisirs que ses travaux étaient certes des études
d’histoire mais non des travaux d’historien. Ils sont un « exer-
cice philosophique » dont l’enjeu est de « savoir dans quelle
mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la
pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de
penser autrement ».

58
L’histoire au service de la philosophie

Mieux comprendre le présent


L’éclairage historique n’est pas là pour mémoire : s’il est
généalogie, c’est qu’il vise à mieux comprendre le présent pour
pouvoir peut-être s’en affranchir. Ce point de vue historique est
donc toujours en rapport avec notre actualité : « Ce travail fait
aux limites de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine
d’enquêtes historiques et de l’autre se mettre à l’épreuve de la
réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le chan-
gement est possible et souhaitable, et pour déterminer la forme
précise à donner à ce changement1. »
Cette « ontologie historique de nous-mêmes » peut s’orga-
niser selon trois axes : l’axe du savoir, l’axe du pouvoir, l’axe de
l’éthique. Elle tente donc de répondre à trois questions : « Com-
ment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre
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savoir ? Comment nous sommes-nous constitués comme sujets


qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ? Comment
nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos
actions ? »

Du philosophe au militant
On comprend mieux dès lors pourquoi Foucault ne se
contentera pas de penser la société, les savoirs, les institutions…
Son passage en 1968-1969 à l’université de Vincennes, alors
haut lieu de la contestation, le fait entrer, pour reprendre l’ex-
pression de Didier Eribon, « dans la geste gauchiste ». Il n’est
plus seulement un penseur qui écrit mais aussi un penseur
qui agit. Désormais, l’universitaire sera aussi militant. Et peu
importe qu’il entre en 1970 dans la vénérable institution qu’est
le Collège de France. Il n’arrêtera pas pour autant de signer des
tracts, de manifester, d’organiser des mouvements face à certains
confrères médusés.
En 1971, il fonde, avec Jean-Pierre Vernant et Jean-Marie
Domenach, le Groupe d’information sur les prisons (Gip)
qui marque le début d’une série d’actions visant à dénoncer la
sombre réalité pénitentiaire. Foucault n’est pas seulement un
philosophe insoumis, il est insoumis parce que philosophe. La
1- M. Foucault, « What is enlightenment ? », in The Foucault Reader, 1984.
59
L’œuvre

philosophie ne vise-t-elle pas selon lui « au lieu de légitimer ce


qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il
serait possible de penser autrement2 » ?

Catherine Halpern
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2- M. Foucault, L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984.


LE GOUVERNEMENT DE SOI

D ans l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault passe de la


question du pouvoir à celle du sujet et du souci de soi.
Mais loin de marquer une rupture, ce passage à l’éthique s’inscrit
dans une problématique politique. Car on apprend à se gouver-
ner aussi pour gouverner les autres.

L’énigme Michel Foucault


Il existe une énigme Michel Foucault : celle des dernières
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années de travail, d’études et de cours au Collège de France.


Pendant toutes les années 1970, on avait cru fixer le sens de sa
démarche en la lisant comme une généalogie du système contem-
porain des pouvoirs, à partir de racines occidentales modernes
(xvie-xviiie siècles) : la discipline et la prison, la norme et la loi,
la souveraineté et le contrôle, la guerre et la biopolitique, la rai-
son d’État et le libéralisme… Et voilà que, par une espèce de
« tournant », M. Foucault nous offre d’ultimes méditations sur
l’histoire du sujet grec et les techniques de soi antiques. On a
parlé de rupture, on a évoqué un passage presque sans transition
du « politique » à l’« éthique », du « pouvoir » au « sujet ». Et
pourtant ce sujet ancien que décrit M. Foucault dans ses études
sur le souci de soi, l’ascétique, l’esthétique de l’existence, les pra-
tiques de subjectivation, etc. est appelé à se gouverner lui-même,
c’est-à-dire, comme on voudrait le montrer ici, à instaurer de soi
à soi un rapport politique.
Pour saisir ce qui s’est opéré entre la fin des années 1970
et le début des années 1980, il faut revenir au moins au cours
prononcé au Collège de France en 1980 (« Le gouvernement des
vivants »), encore inédit. Il s’agissait alors pour M. Foucault de
retracer la généalogie du sujet désirant, telle qu’une psychanalyse
courante en fait la leçon. Comme sujet désirant, je tiens mon
identité de mon désir, en tant qu’il demeure largement secret,

61
L’œuvre

opaque au regard de ma conscience claire, et ne gagne en trans-


parence que depuis un rapport réglé à l’autre (un directeur, un
confesseur, un analyste) sous la forme du monologue indéfini
et sous écoute. Ce qui m’affecte et me ronge, les troubles qui
m’envahissent, les angoisses qui me traversent, tout par hypo-
thèse provient d’un désir trop fortement méconnu, et je gagne-
rais certes à l’interroger en le dépliant dans un discours adressé à
un autre qui s’y prêterait.

Un sujet inscrit dans un horizon d’obéissance


Tout ceci (la forme de la confession) est bien acquis, et pro-
prement actif dans la culture contemporaine. Le coup de force
de M. Foucault consiste à faire de cette évidence, qu’on croi-
rait presque reposer sur une base anthropologique (l’homme
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est un être de désir), une donnée historique, c’est-à-dire pro-


duite, entretenue et, au fond, factice, contingente, défaisable.
Historicité donc de l’homme de désir. Or, comme être désirant,
le sujet n’est que l’effet d’une politique de l’obéissance. Toutes
les études de 1980 que mène M. Foucault autour de la péni-
tence et de la confession (passage d’un aveu théâtral, formel où
il s’agissait de déclamer des formules rituelles à une confession
complète, scrupuleuse et dirigée), construction savante et pré-
cise de la relation entre le directeur de conscience et son dirigé1,
sont comme tendues vers un seul but : montrer comment ces
pratiques inscrivent le sujet qui s’y prête, murmurant devant un
autre le contenu scruté de son désir, dans un horizon d’obéis-
sance.
Finalement, se poser la question « Qui suis-je ? », pour
M. Foucault, et tenter d’y répondre, c’est forcément se sou-
mettre, se placer sous dépendance, puisque ce rapport éclatant
de moi-même à la verticale de ma vérité, au bout de ma parole,
c’est un autre qui l’agite comme une lanterne qui me capte.

1- Plus précisément, M. Foucault étudie, de Tertullien à Cassien, le passage de l’exomo-


logèse, forme très codifiée d’aveu qui a sa place délimitée dans les pratiques de pénitence,
à l’exagorèse comme confession détaillée, qui se donne comme objet la vie même du
dirigé et ses pensées secrètes. Cette confession, élaborée lors de la mise en place des
premiers monastères en Occident, s’opère sous le contrôle d’un directeur auquel le dirigé
doit une obéissance complète, perpétuelle et inconditionnelle.
62
Le gouvernement de soi

M. Foucault, à partir de cette reconstruction du sujet de la psy-


chologie, tressant par son discours bavard les fils de sa propre
dépendance, et n’obéissant jamais mieux à un autre que quand
il cherche son identité la plus intime, voudra faire surgir comme
par contraste un autre sujet : celui de l’éthique ancienne. Sujet
non plus de la connaissance introspective de soi ou de l’inter-
prétation du désir sous contrôle, non plus de la confession sans
fin ou de la constitution de la science du moi et de ses émois,
mais sujet de « l’usage des plaisirs » ou du « souci de soi »2, des
exercices et du travail sur soi, de la maîtrise et du gouvernement
des affects.
Ces dernières années furent donc celles du malentendu. On
a cru lire à travers les dernières recherches l’exaltation d’une
morale individualiste, narcissique, d’une éthique du dandy qui
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ferait l’éloge des conduites à proportion de leur seule valeur


esthétique (faire de sa vie une œuvre d’art), la description d’une
construction soigneuse de soi prise dans le vertige d’une autoré-
férence, oublieuse des autres, égoïste et asociale (prendre soin de
soi, établir de soi à soi un rapport de jouissance et de maîtrise
complètes, etc.). Que n’a-t-on dit sur ce retour pervers aux Grecs
qui aurait constitué en fin de compte chez M. Foucault un sape-
ment nihiliste de la morale universelle ?

Ta vie est-elle fidèle à des principes ?


La réalité des textes et des cours contredit largement pour-
tant cet inquiétant tableau. La redécouverte par M. Foucault
d’une éthique du soi n’a pas pour vocation première de restruc-
turer un lien social en défection, encore moins de fonder des
valeurs transcendantes en perte d’autorité. Il s’agit au départ de
situer l’élément éthique dans la construction patiente du rapport
du sujet à lui-même. Cette formulation abstraite peut prendre
la forme plus simple d’une question : que dois-je faire de ma
vie ? La question « Qui suis-je ? » n’est pas une question grecque.
Le problème n’est jamais celui d’une identité problématique à
connaître (entraînant comme en cascade des interrogations sur

2- Titres respectifs des deux derniers volumes de L’Histoire de la sexualité, parus en 1984,
année de la mort de M. Foucault, aux éditions Gallimard.
63
L’œuvre

le roman familial, les secrets tus, etc.), mais d’une règle de vie à
observer (supposant une foule d’exercices pratiques : comment
ne pas se mettre en colère, comment réduire ses passions, etc.). Il
ne s’agit donc jamais, contrairement au sujet psychologique, de
creuser de soi à soi la distance d’une méconnaissance à combler,
mais d’une œuvre de vie à accomplir. En ceci le sujet éthique
antique, redécouvert par M. Foucault, est avant tout pratique.
Il n’est pas constitué par une intériorité psychologique – pro-
fondeurs insondables, intimités secrètes où il lui faudrait jeter
le filet frêle de son discours. Le sujet gréco-latin du souci de soi
use autrement des discours : ils sont, comme on verra, la mesure
de ses actes auxquels il les confronte. Le problème n’est pas de
savoir jusqu’à quel point le discours peut refléter fidèlement
une richesse intérieure, mais d’exercer le discours à informer
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l’extériorité des actions. D’où la question essentielle : est-ce que


tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle
à des principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon des
maximes que tu te donnes ?
L’exemple le plus impressionnant pour illustrer ce point
de l’opposition foucaldienne entre le sujet moderne de la psy-
chologie et le sujet ancien de l’éthique est celui de l’examen de
conscience, exemple d’autant plus décisif qu’il s’agit en même
temps de montrer en quoi cet exercice spirituel antique ne sup-
pose évidemment aucune introspection. Dans l’analyse serrée
du livre III du De ira de Sénèque où cet exercice est présenté3,
M. Foucault montre bien que pour le maître stoïcien, il ne s’agit
en aucune manière de déchiffrer ou découvrir par cet examen
régulier quelque chose en lui qui serait comme une identité
secrète, une nature obscure, mais plutôt d’assurer le réglage
entre les principes d’action qu’il se donne et ce qu’effectivement
il accomplit, entre ses discours et ses actes.
L’interrogation qui parcourt cet examen est la suivante :
mes actions d’aujourd’hui correspondent-elles aux principes
que je me suis donnés ? Et s’il arrive que le sujet n’a pas cor-
respondu dans ses faits et gestes aux logoi (principes discursifs)

3- M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982,


édition établie par F. Gros, Gallimard/Seuil, 2001.
64
Le gouvernement de soi

qui devraient en ordonner l’existence (comme ne pas se laisser


assombrir par le chagrin, garder du temps pour soi, éviter les
mouvements passionnels, etc.), l’examen sert à déterminer alors
quels exercices le sujet doit s’imposer afin de parvenir à une cor-
respondance plus parfaite et régulière.
Du reste, en dehors même de l’examen de conscience, la
plupart des exercices attachés au souci de soi comme pratique
culturelle relèvent de cette préoccupation unique : assurer au
plus juste la correspondance entre ce que je dis qu’il faut faire
et ce que je fais effectivement. Ainsi des exercices de lecture et
d’écriture par lesquels il s’agit de s’imprégner d’un petit nombre
de principes ou règles, les assimiler, et les incorporer afin que
ces logoi puissent me servir de remèdes, d’équipement ou de
secours dans l’action (ne lire que peu de choses mais avec len-
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teur et intensité, prendre des notes et relever des maximes qu’on


apprendra par cœur et qu’on se répétera à intervalles réguliers
pour être sûr de les avoir à disposition immédiate, etc.). Le but
de ces exercices est de pouvoir disposer à tout moment d’un cer-
tain nombre d’énoncés afin de se trouver tout armé au moment
critique (malheurs, catastrophes, deuils).

La nécessité du maître d’existence


C’est le vrai sens d’une « esthétique de l’existence ». Non pas
tant, comme on l’a reproché à M. Foucault, une éthique qui ne
jurerait que par le beau et trouverait morale une action gracieuse
que l’effort pour rendre visibles les énoncés dans la trame de
l’existence, faire s’accorder de manière harmonique les actes et
les paroles. Socrate est ainsi par excellence le musicien parfait,
qui fait s’accorder les principes de justice tels qu’il les défend par
ses paroles et les fait voir dans ses actions.
Le sujet antique redéployé par M. Foucault, à partir de ses
relectures de Platon, Épictète, Sénèque, Marc Aurèle, Épicure,
n’est pas un sujet solitaire ou individualiste, voué à sa seule célé-
bration ou sa joie égoïste. Il ne saurait du reste, dans ce pro-
cessus éthique, simplement être question de plaisir. Se posséder
soi-même, jouir de soi-même – comme on parle de jouissance
pour une propriété parfaite –, ces dispositifs éthiques n’ont au

65
L’œuvre

fond rien à voir avec un quelconque épanouissement personnel,


comme en vendent nos marchands d’ego réussi. Car il n’y a pas
à opposer chez M. Foucault un sujet chrétien en peine de son
désir interdit, verbalisant indéfiniment sa frustration, et un sujet
grec cultivant librement un plaisir sans contrainte ni censure. La
construction antique du soi suppose au contraire un goût pro-
noncé de la maîtrise, ou une austérité et une vigilance propres
à empêcher tout plaisir d’abandon. Il y a en tout cas, dans cette
quête éthique, de quoi rebuter les amateurs de petits bonheurs
égoïstes. On peut bien supposer sans doute une joie spécifique
et rare à boucler ainsi le rapport de soi à soi dans la complétude
d’une maîtrise, mais après tout il y aura aussi dans le dispositif
chrétien une curiosité jouissive à traquer son désir et à en suivre
les volutes discursives.
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La modalité du retour à soi proposé par les philosophes


antiques est, comme le montre M. Foucault, politico-pratique :
non pas se connaître, mais se faire. La finalité même du tra-
vail de soi sur soi sera elle aussi marquée du sceau du politique.
Car après tout, dans un cadre platonicien, c’est pour gouver-
ner les autres qu’on apprend à se gouverner, c’est pour pouvoir
dominer les autres qu’on s’attache à se dominer soi-même. Mais
ce gouvernement de soi n’est pas un simple préalable ou une
condition requise. Apprendre à se gouverner soi-même suppose
le gouvernement d’un autre pour nous guider : le maître d’exis-
tence. On ne peut être provoqué à soi-même que par un autre.
L’égoïsme finalement est spontané et vulgaire, tout comme
l’adhésion aliénée aux illusions collectives : ils ne sont que le
revers l’un de l’autre, car c’est toujours un moi qui se construit
par de fausses images et des écrans qu’on lui agite. Alors on
croit devenir soi quand on ne fait qu’épouser les aspirations
de masse à être quelqu’un. Politique négative. Le sujet éthique
suppose au contraire une politique positive : celle d’un accom-
pagnement émancipateur. C’est la figure du maître d’existence :
Socrate, Épicure, Sénèque… La construction de soi entraîne la
présence soutenue d’un autre privilégié ou de plusieurs autres.
C’est ainsi que M. Foucault, par exemple, montre comment le
souci de soi s’acquiert dans un cadre largement communautaire

66
Le gouvernement de soi

et institutionnel : soit l’école d’Épictète offrant des formations


différenciées et s’adressant à un large public de disciples ou de
gens de passage ; soit Sénèque qui ne se soucie bien de lui qu’en
entretenant en lui le regard d’un ami, par la correspondance
(exemple des Lettres à Lucilius). M. Foucault y insiste toujours :
le souci de soi n’est pas une activité solitaire, qui couperait du
monde celui qui s’y adonnerait, mais constitue au contraire une
intensification du rapport social. Se construire et se soucier de
soi, ce n’est pas renoncer au monde et aux autres, mais moduler
autrement cette relation.

Un rapport politique de soi à soi


On devrait même dire que le souci de soi intensifie le rapport
à l’action politique plutôt qu’il ne l’empêche. Il introduit en effet
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entre le sujet et le monde un décalage, une certaine distance,


mais cette dernière est précisément constitutive de l’action.
Cette distance précisément me permet en effet de ne pas me
laisser fasciner par ce qui se présente immédiatement et capture
ma conscience, elle empêche la précipitation et permet un retour
sur soi à partir duquel seulement je peux consulter le catalogue
de mes devoirs naturels et agir de manière réfléchie (voir l’enca-
dré ci-après). La distance creusée par le souci de soi entre moi et
le monde est en fait constitutive de l’action, mais d’une action
réglée selon des maximes. Elle ne sépare pas le sujet du monde,
comme pour l’en retrancher dans une attitude de repli, mais elle
l’arme pour une action correcte.
Ce sujet éthique décrit par M. Foucault, tel qu’il se constitue
à partir de techniques et d’exercices, est donc saturé de politique.
C’est un rapport politique qu’il s’agit d’instaurer de soi à soi
(commandement, domination, maîtrise, gouvernement), c’est
dans un but politique qu’on l’instaure (gouverner la cité, prendre
de l’ascendant sur les autres, réagir aux événements du monde de
manière efficace et correcte, etc.). M. Foucault tente finalement
de dégager un modèle de construction du sujet éloigné à la fois
du modèle classique de la psychologie (le sujet se constitue par
introspection, connaissance de soi, lecture scrupuleuse de son
désir, etc.) et du modèle contemporain de la gestion (le sujet

67
L’œuvre

doit gérer ses affects, apprendre à exploiter ses capacités, déve-


lopper et optimiser ses ressources mentales, etc.). Alors qu’on
l’accusait de délaisser le champ des luttes pour s’abandonner à de
vagues rêveries éthiques, il s’attachait au contraire à introduire la
politique au cœur même du sujet, comme tension vibrante du
rapport de soi à soi.

Frédéric Gros
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Épictète et le père indigne


Michel Foucault reprend à Épictète l’histoire de ce père de
famille qui, trouvant sa fille malade en rentrant chez lui, déserte
son domicile (Entretiens, I-11). Un peu penaud, il se rend à l’école
stoïcienne pour interroger sa conduite douteuse en compagnie d’un
maître d’existence. Et là, Épictète, après avoir écouté son histoire,
lui rétorque : au fond, si tu as fui tes responsabilités de père et si tu
as quitté en la délaissant ta fille en ce moment critique, c’est que tu
ne t’es pas assez soucié de toi-même. Tu t’es en fait trop soucié de ta
fille, c’est-à-dire que tu t’es laissé impressionner par sa mine malade
et pâle, et tu as fui en te laissant fasciner par cette image. Alors que
si tu t’étais soucié de toi, si, avant de rien entreprendre (s’en aller
ou rester), tu avais introduit entre toi et le monde une certaine dis-
tance, un certain décalage, tu aurais pu faire retour sur toi, te sou-
cier vraiment de toi-même en te disant : ce qui arrive, la maladie de
ma fille, appelle chez moi un certain rôle à jouer comme le prescrit
la nature : celui justement de père de famille, et ce rôle-là impose un
certain nombre de conduites comme la protection, le soin des siens,
etc. Si tu t’étais soucié de toi plutôt que de la seule représentation
de ta fille, tu serais resté à la soigner.

F.G.
LE CHRISTIANISME
ET L’AVEU DU DÉSIR

L a question du christianisme, à partir du milieu des années


1970, occupe une place centrale dans le travail de Michel
Foucault. Liée au projet de son Histoire de la sexualité, dont il
modifia la perspective après le premier volume (La Volonté de
savoir, 1976), elle fait l’objet d’un approfondissement croissant
jusqu’à son dernier cours. Il en résulte une approche plus fine et
plus complexe que l’image à laquelle, répétant certaines formules
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chocs de Foucault, on tend à la réduire. Selon une représenta-


tion courante, le christianisme se ramènerait, pour lui, à une
religion de l’aveu. À travers la pratique de la confession, imposée
aux fidèles depuis le début du IIe millénaire, l’homme, voué à
interroger sa chair coupable, serait devenu en Occident « une
bête d’aveu1 ». C’est de cet impératif de verbalisation du sexe que
serait issue, par l’entremise des sciences humaines, l’obsession
moderne de déchiffrer notre être en termes de sexualité.
Ceci constitue, sans nul doute, un axe constant de l’argu-
mentation de Foucault, mais tend à masquer la richesse de ses
analyses, qu’illustre, par exemple, la manière dont il fait jouer,
dans la pensée chrétienne, la distinction entre code (le partage
du permis et de l’interdit) et techniques (l’action sur l’homme en
vue d’un but à atteindre).

Obligation d’avouer
C’est dans le cours de 1975, Les Anormaux, que se noue pour
la première fois le rapport aveu-sexualité. Partant de l’hypothèse
que « la sexualité, en Occident, ce n’est pas […] ce qu’on est
obligé de taire, [mais] ce qu’on est obligé d’avouer », Foucault
retrace à grands traits « l’histoire de l’aveu de la sexualité » à tra-
vers l’évolution du rituel de la pénitence. L’une de ses étapes
1- M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.
69
L’œuvre

essentielles consiste dans le passage, aux xviie et xviiie siècles,


d’un discours pénitentiel de type juridique, portant sur les
infractions à la règle, à un discours qui porte sur le corps même
du pénitent : examen non plus seulement des actes illégitimes,
mais des mouvements du corps, de ses désirs et de ses plaisirs.
Le « corps sensible et complexe de la concupiscence » apparaît
ainsi comme le corrélatif des nouvelles techniques de direc-
tion et d’examen de conscience mises en œuvre par l’Église de
la Contre-Réforme. Avec cette « anatomie » de la chair volup-
tueuse, l’obligation d’avouer se recentre sur l’intériorité du désir.
Celui-ci, désormais, est ce qui doit s’énoncer dans les formes
définies par le rituel. La sexualité n’est plus tellement « ce qu’on
fait, mais ce qu’on avoue2 ».
En 1978, Foucault déplace son analyse de l’âge classique aux
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premiers siècles du christianisme. Ceci le conduit à reformuler la


distinction code/techniques, qui ne passe plus entre deux types
d’examen et de péché, l’un relatif aux actes, l’autre au désir, mais
entre deux modes de direction chrétienne : la réglementation
morale des conduites d’une part, le gouvernement des âmes
de l’autre. À la suite de Paul Veyne3, il montre que la première
– ce que l’on appelle communément la « morale sexuelle chré-
tienne » – n’est en aucune façon originale. Ses principes (mariage
monogamique, finalité procréatrice du rapport sexuel, disqua-
lification du plaisir), popularisés par le stoïcisme tardif, étaient
déjà admis dans le monde romain4. Ce n’est donc pas du côté
du code moral mais des techniques de gouvernement qu’il faut
chercher la nouveauté du christianisme. Celui-ci n’a pas inventé
les interdits sexuels qu’on lui attribue souvent. Il a, en revanche,
développé une technologie de pouvoir inédite, sans équivalent
dans les autres cultures, que Foucault désigne par le nom de
« pastorat », pouvoir prenant en charge les hommes en vue de
leur salut, s’exerçant non par la violence, mais sous la forme du
soin et – c’est là, dit Foucault, le « trait le plus important » –

2- Ibid.
3- P. Veyne, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain », Annales ESC, vol.
XXXIII, n° 1, 1978.
4- M. Foucault, « Sexualité et pouvoir » (1978), in Dits et Écrits, t. III, Gallimard, 1994.
70
Le christianisme et l’aveu du désir

« veillant sur les individus pris un par un5 ».

Le sujet face à lui-même


Le code, on le voit, ne représente donc plus un simple moment
de l’histoire de la pénitence, par rapport auquel les techniques
de la direction et de l’examen de conscience auraient marqué un
tournant décisif. Il définit le niveau d’analyse le moins pertinent
du discours chrétien sur la chair, celui où s’affirme le moins net-
tement la singularité historique du christianisme. La question,
alors, est d’expliquer comment l’aveu de la chair, dès les premiers
siècles, procède des techniques de gouvernement pastoral. Lisant
les Pères de l’Église, afin de remonter aux sources du rituel de
la pénitence, Foucault découvre un domaine entièrement nou-
veau : celui des pratiques, antérieures à la confession, à travers
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lesquelles s’établit, par des formes d’ascèse, des rituels d’épreuve


et des règles d’examen de soi, le rapport du sujet à sa propre
vérité. De là l’attention minutieuse qu’il accorde, dans son cours
de 1980, aux modalités de la préparation au baptême et de la
réconciliation du pécheur exclu de la communauté religieuse à
la suite d’une faute grave, ainsi qu’à la discipline de la mani-
festation des pensées (exagoreusis), dans le cadre de la direction
monastique.
L’intérêt de ces analyses, bien sûr, est de montrer comment
émerge peu à peu dans la pensée chrétienne, et de façon assez
tardive, l’exigence de déchiffrement de soi-même, de ses désirs
les plus secrets, dont le pastorat fera un instrument essentiel du
gouvernement des âmes. Mais il réside aussi, et plus profondé-
ment peut-être, dans le glissement qu’elles opèrent par rapport
à l’approche précédente. Distinguant le plan du code de celui
des techniques, l’objectif de Foucault restait toujours d’expli-
quer comment un certain type de sujet était produit par des
mécanismes de pouvoir. Avec l’étude du christianisme ancien, ce
sont les « techniques de soi » qui occupent désormais le premier
plan : quel rapport de soi à soi-même le sujet établit-il, face à
l’obligation de vérité qui lui est faite ? C’est à la lumière de cette

5- Ibid.
71
L’œuvre

question que Foucault redéploie, dans ses derniers travaux6, son


interprétation de la chair chrétienne.

Michel Senellart
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6- M. Foucault, « Le combat de la chasteté » (1982), extrait du livre inédit Les Aveux de la


chair où l’ascèse monastique est décrite en termes de « subjectivation », in Œuvres, Gallimard,
Pléiade, t. 2, 2015. Voir aussi P. Chevallier, Foucault et le christianisme, ENS, 2011.
FOUCAULT
ET LA LITTÉRATURE

P endant les années 1960, la littérature occupe une place à


la fois centrale et énigmatique dans les travaux de Michel
Foucault – à la fois comme référence (on pense par exemple à la
citation de l’Encyclopédie chinoise de Jorge Luis Borges qui ouvre
Les Mots et les Choses), comme sous-catégorie d’un terrain d’en-
quête plus général qui serait celui de l’analyse des discours, ou
comme objet spécifique (on pense bien entendu au livre sur Ray-
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mond Roussel, en 1963, mais on oublie souvent de mentionner


aussi la grosse trentaine de textes épars, publiés dans les mêmes
années dans des revues comme Critique ou Tel quel, et repris
aujourd’hui dans les Dits et Écrits et dans un certain nombre de
publications plus récentes1). C’est de fait sous l’ombre portée de
figures littéraires comme celles de Georges Bataille ou Maurice
Blanchot que Foucault semble alors placer son propre travail,
au moment où il revendique pourtant aussi un compagnonnage
de méthode avec les structuralistes, et qu’il entrecroise en per-
manence les références empruntées à l’histoire de la littérature
(Sade, Friedrich Hölderlin, Gérard de Nerval, Gustave Flaubert,
Franz Kafka, Antonin Artaud…) avec une attention très grande
pour un certain nombre d’expérimentations littéraires qui lui
sont contemporaines et qui tournent essentiellement autour de
la rédaction de Tel quel, et plus largement du nouveau roman.

Ésotérisme structural
Or le statut de ces analyses « littéraires » à l’intérieur de la
production foucaldienne ne va pas de soi. Celles-ci semblent en
effet souvent représenter une sorte de contrepoint aux livres que
Foucault écrit à la même époque : parce que si, en apparence, elles
en redoublent l’écriture et qu’elles en renforcent le projet quand
1- M. Foucault, La Grande Étrangère. À propos de la littérature, EHESS, 2012.
73
L’œuvre

elles déconstruisent à leur tour le privilège du sujet classique


en affirmant une sorte de foisonnement du langage lui-même,
ou qu’elles donnent à voir un usage dépsychologisé du langage,
arraché à toute référence à la conscience ou à l’intentionnalité,
elles semblent pourtant proposer, chacune à leur manière, des
cas à la fois individuels et inclassables, des gestes singuliers et
difficilement identifiables, des fragments d’une expérience non
partageable et d’autant plus fascinante qu’elle se propose, dans sa
nudité propre, par le biais de l’écriture littéraire. En somme, on a
là des figures étranges qui construisent, à travers un certain usage
du langage – où, croit alors discerner Foucault, se croisent la
littérature et la folie – quelque chose comme une rétivité absolue
à l’archéologie générale des discours d’une époque, ou comme
des grumeaux de différence littéralement coagulés dans les mots,
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et impossibles à réintroduire dans l’espace distributif et ordonné


des discours à un certain moment de l’histoire : ce que Foucault
nommera alors un véritable « ésotérisme structural ».
Cet usage du langage qui tant fascine le philosophe pos-
sède en réalité des caractéristiques précises : il ne fonde pas son
mouvement sur le « règne de la représentation », et ne donne au
contraire rien à voir – si ce n’est la possibilité de suspendre le code
en vertu duquel la parole d’une époque se laisse dire et entendre,
et la volonté de faire imploser littéralement l’équilibre qui en
sous-tend le partage. De Raymond Roussel à Jean-Pierre Brisset
ou à Louis Wolfson, par exemple – tous trois schizophrènes, tous
trois, à leur manière, écrivains, et tous trois regroupés par Fou-
cault dans l’un de ses plus beaux textes, en vertu de procédés
de « dévoration des hommes sous la griffe des mots redevenus
sauvages2 » –, circule le même projet de décentrer la langue de
son assise, et de refonder la production linguistique sur la maté-
rialité du signe, sur les homophonies, les ressemblances, les déri-
vations, le saut d’un mot à un autre par pure assonance, et de
retrouver derrière les mots un espace où tout renvoie à tout, ou à
son contraire, ou à autre chose encore, et où ce passage à la fois
trop fluide et trop saccadé dessine, comme chez R. Roussel, des

2- M. Foucault, « Sept propos sur le septième ange », in J.-P. Brisset, La Grammaire


logique, Tchou, 1970.
74
Foucault et la littérature

histoires ; ou encore, comme chez J.-P. Brisset, une grammaire


générale s’emboîtant en elle-même à l’infini comme un jeu de
boîtes chinoises ; ou enfin, comme chez L. Wolfson, une sorte de
langage d’avant Babel, où toutes les langues et tous les récits sont
simultanément présents et fuyants… Des gestes fascinants, mais
qui semblent réaffirmer, dans leur irréductibilité, un primat de
l’expérience cruciale (celle d’une certaine pratique ésotérique –
le terme est de Foucault – du langage) qui n’est pas sans entrer en
ouverte contradiction avec le dispositif analytique et sans dehors
des Mots et les Choses, ou d’Archéologie du savoir : les épistémès
posséderaient-elles donc un dehors ou des marges où les paroles
bruissent sans que l’on puisse en dire à la fois l’historicité et en
définir la position dans l’économie générale des discours ?
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Pouvoir et liberté ne s’opposent pas


À partir de 1971, avec la publication de L’Ordre du discours,
cette passion pour la littérature disparaît brutalement, hormis
quelques très rares occurrences : la décennie des années 1970 sera
davantage marquée, on le sait, par une intense réflexion sur le
politique, par une analyse des rapports de pouvoir et, bientôt,
par une problématisation à la fois des stratégies de résistance et
des modes de subjectivation. En 1971, seul un éditeur italien
aura l’idée de regrouper les textes littéraires de Foucault en un
volume unique, intitulé Écrits littéraires (Scritti letterari 3) ; ail-
leurs, comme en France, ils tombent dans l’oubli.
Or le passage du littéraire au politique ne prend en réalité
pas pour Foucault la forme d’un abandon. D’abord parce que le
couple rapports de pouvoir/stratégies de résistance, qui sera au
cœur des analyses politiques, est en réalité un calque du couple
ordre discursif/expériences transgressives du langage, qui sem-
blait au contraire caractériser les travaux de Foucault dans les
années 1960. Dans les deux cas, rapport d’identification et mise
en ordre d’une part, pratique de soustraction ou refus de cet
ordre d’autre part, se construisent l’un à travers l’autre : le pou-
voir et la liberté ne s’opposent pas frontalement mais s’inter-
pénètrent et se nourrissent réciproquement. C’est par évidage,
3- C. Milanesi (dir.), Scritti letterari, Feltrinelli, 1971.
75
L’œuvre

creusement interne, torsion des codes que l’usage ésotérique


du langage procède, chez un certain nombre d’écrivains, à cet
extraordinaire travail – tout à la fois de sape et de production
littéraire – qui est le sien : l’ordre du discours porte littéralement
en lui-même la possibilité de sa propre dissolution ; partout où
le langage est ordre, il peut être danger.
Par ailleurs, l’abandon de la littérature – et plus généralement
de l’analyse discursive – comme objet d’enquête spécifique signi-
fie en réalité chez Foucault la prise de conscience qu’il n’y a pas
de privilège du discursif par rapport à d’autres types de rapports
de pouvoir (et, partant, de stratégies de résistance). L’ordre du
discours d’une époque donnée est interne à l’économie générale
des pouvoirs de cette même époque ; à l’inverse, une pratique de
« subversion du code » comme celle d’A. Artaud, de R. Roussel
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ou de J.-P. Brisset n’est qu’un procédé parmi d’autres, dans la


vaste gamme des pratiques de résistance qu’il s’agit de mettre en
œuvre de l’intérieur même des mailles du pouvoir. En somme,
la parole littéraire, instrument docile du savoir académique ou
moyen de contestation, n’est qu’une possibilité d’expérimen-
tation parmi d’autres : il faut désormais lui adjoindre l’usage
des corps, le rapport à soi et aux autres, un certain usage de la
conflictualité, l’invention de modes de vie… Autant de possibi-
lités d’expérimentation qui viennent élargir le champ des « dif-
férences possibles », comme le dira Foucault, c’est-à-dire « la
possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes,
faisons ou pensons4 ».

Judith Revel

4- M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières », in Dits et Écrits, t. IV, Gallimard, 1994.
LA QUERELLE
DU NÉOLIBÉRALISME

M ichel Foucault fut-il libéral ? Si ce qualificatif est pris


aujourd’hui plus au sérieux que d’autres reproches
essuyés par Foucault – défenseur de la bourgeoisie selon
Jean-Paul Sartre, « jeune conservateur » aux dires de Jürgen
Habermas –, la raison est à trouver dans le cours que Foucault
fit au Collège de France en 1979 sur La Naissance de la biopoli-
tique. Malgré son titre trompeur, il s’agit d’une réflexion sur le
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libéralisme économique et le néolibéralisme. L’importance qu’a


prise ce cours dans les débats contemporains s’explique par les
aléas de sa parution : il fut prononcé au moment même où l’on
commençait à parler (ou reparler) du néolibéralisme, dans un
contexte de crise économique et d’émergence de leaders poli-
tiques comme Margaret Thatcher ou Ronald Reagan. Ce cours
fut publié en 2004, à l’âge de l’OMC et de la mondialisation,
au moment où le néolibéralisme est devenu un lieu commun
pour désigner l’ordre mondial qui est le nôtre. Il est ainsi tentant
de croire que, dès l’aube de l’ère néolibérale, le grand prophète
Foucault nous a légué, sur des tables de pierre, une théorie d’en-
semble de ce nouveau modèle social.

Limiter le pouvoir
De quoi est-il question dans le cours de 1979 ? Foucault com-
mence en analysant l’émergence du libéralisme au xviiie siècle,
non comme une philosophie politique, mais comme pratique du
« gouvernement frugal », soucieux de ne pas « gouverner trop »,
se servant de l’économie politique comme outil pour limiter
l’usage excessif du pouvoir. Ainsi ces réflexions prolongent l’ana-
lyse de ce que Foucault appelait la « gouvernementalité », cet art
de « conduire la conduite ». Dans cette optique, il examine les
ordolibéraux, ces économistes allemands qui, après 1945, furent

77
L’œuvre

les inspirateurs de l’« économie sociale du marché » ouest-alle-


mande. Cette école permet de situer la rupture que représente
le néolibéralisme par rapport au libéralisme classique. Ce que
retient Foucault de ces économistes, c’est leur rejet de toute
théorie « naturaliste » : pour eux, le marché et la concurrence ne
sont nullement des données naturelles ; ils n’obéissent aux lois
de l’économie néoclassique que dans le contexte d’un « cadre »
institué par l’État, qui comprend, par exemple, une politique de
stabilité des prix, un revenu minimum, etc. Ainsi l’intervention-
nisme, du moins juridique, ne contredit pas le « laisser-faire » ; il
en est son complément essentiel. D’autre part, les ordolibéraux
proposent de considérer l’ensemble des relations sociales sur le
modèle de l’entreprise – une « société d’entreprise », constituée
d’hommes-entreprises.
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Après un cours sur le néolibéralisme français – qu’il carac-


térise comme de l’ordolibéralisme étatisé –, Foucault s’attarde
sur le néolibéralisme américain, tel qu’il a été conçu par les éco-
nomistes de l’École de Chicago. L’innovation de ces derniers
est, selon Foucault, double : ils effectuent une généralisation
du modèle du marché, l’utilisant comme outil pour décoder
les relations sociales et les conduites individuelles dans leur
ensemble ; ensuite, ils déploient la notion de marché pour cri-
tiquer l’inefficacité des politiques publiques (particulièrement
les politiques pénales et la régulation des stupéfiants). Foucault
termine son cours avec des réflexions sur la notion d’homo œco-
nomicus comme cible de la gouvernementalité libérale.
Pour certains, le cours de 1979 offre une grille d’analyse
essentielle, autant pour comprendre le néolibéralisme que pour
lui résister. C’est la position du philosophe Pierre Dardot et du
sociologue Christian Laval dans leur essai La Nouvelle Raison du
monde (2009). Dans le panorama qu’ils proposent de la société
néolibérale, ils s’inspirent de Foucault en soulignant que le néo-
libéralisme n’implique aucun retrait de l’État, mais plutôt « sa
transformation effective en une sorte de “grande entreprise”
entièrement pliée au principe général de compétition ». D’autre
part, ils maintiennent, dans la lignée de Foucault, que le néo-
libéralisme n’est à proprement parler ni une idéologie ni une

78
La querelle du néolibéralisme

politique économique, mais bien une rationalité – une sorte de


guide pratique pour gouverner à l’époque contemporaine, régis-
sant aussi bien « l’action des gouvernants » que « la conduite des
gouvernés eux-mêmes ».

« Totalement convaincu »
Pour P. Dardot et C. Laval, Foucault propose incontesta-
blement une critique du néolibéralisme. Mais s’il s’avérait que
« Foucault, à la fin de sa vie, était en train de devenir libé-
ral ? » C’est la question que se pose le philosophe et sociologue
Geoffroy de Lagasnerie dans La Dernière Leçon de Michel Fou-
cault (2012). G. de Lagasnerie repère les thèmes dans le cours
de 1979 qui suggèrent que Foucault fut fasciné, même tenté
par ce qu’il découvre chez les néolibéraux : l’éloge de l’hétérogé-
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néité sociale, la disqualification de la souveraineté étatique, une


démarche antipsychologiste, une critique radicale de la société
disciplinaire. Tout en récusant la thèse d’une « adhésion tacite »
du philosophe au « paradigme néolibéral », il soutient que Fou-
cault voyait dans le néolibéralisme « un instrument critique de
la réalité » : si Foucault ne se rallia pas au néolibéralisme, il osa
au moins prendre au sérieux sa mise en question de la société
actuelle.
Le sociologue José Luis Moreno Pestaña va plus loin encore :
il parle de « l’extase » qu’éprouva Foucault devant le néoli-
béralisme. Dans Foucault, la gauche et la politique (2010),
J.-L. Moreno Pestaña documente le procès sans relâche que Fou-
cault mena, tout au long de sa carrière, contre le marxisme et
la gauche classique. Il n’est donc pas surprenant que Foucault
en 1979 soit, selon lui, « totalement convaincu par le discours
néolibéral ». Séduit par la façon dont le néolibéralisme sous-
trait l’individu à l’emprise des normativités, Foucault ne s’était
à aucun moment interrogé « sur les effets d’inégalité sociale du
néolibéralisme ».
Dans cette querelle, Serge Audier, auteur du monumental
Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle (2012), introduit
une dose de bon sens. Le cours de 1979 ne saurait, selon lui, se
comprendre en dehors du « contexte polémique » dans lequel il

79
L’œuvre

fut prononcé, à savoir le rejet, par Foucault, de la critique de la


société de consommation proposée par des penseurs comme Jean
Baudrillard, Herbert Marcuse, Guy Debord ou Henri Lefebvre.
Ce cours est surtout le produit de son contexte, et il n’est pas
sûr qu’il soit pertinent pour comprendre l’évolution de l’écono-
mie mondiale contemporaine. Foucault, par exemple, ne s’est
pas vraiment intéressé à la consommation. Peut-on, s’interroge
S. Audier, « penser sérieusement le néolibéralisme contemporain
sans prendre en compte l’hyperconcentration de la richesse et du
pouvoir d’une toute petite minorité à l’échelle de la planète ? »
Pour S. Audier, cette pensée, si souvent louée pour son origina-
lité, s’est finalement figée – risque encouru par tout discours du
maître – dans un dogmatisme : les travaux postfoucaldiens sur
le néolibéralisme « partent du postulat que les interprétations et
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généalogies du maître sont justes, et qu’il suffit de les prolonger


ou de leur donner chair ». Il n’en demeure pas moins impres-
sionnant, comme le révèle cette querelle autour du néolibéra-
lisme, que trente années après sa mort, la référence à Foucault
demeure d’actualité lorsqu’il s’agit de penser notre présent.

Michael Behrent
HÉRITAGE ET BILAN CRITIQUE

– Foucault l’Américain (Michael Behrent)


– De l’homosexualité au problème du « genre »
(Fabien Trécourt et Éric Fassin)
– Les traductions de Foucault dans le monde
– L’archipel des héritiers (Jean-François Bert)
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– Cartographie d’un paysage philosophique


(Judith Revel)
– « Inventer de nouvelles manières d’exister »
Le regard de Guillaume Le Blanc
– « On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philippe Raynaud
– Foucault et l’école. Une étrange absence
(François Dubet)
– De la prison à la loi. Le legs juridique
(Jean-Claude Monod et Antoine Garapon)
– « Un visionnaire du droit contemporain »
Le regard d’Antoine Garapon
– Relations internationales. Le tournant critique
(Philippe Bonditti)
– La société face à ses malades mentaux (Sarah Chiche)
– « Discuter Foucault pied à pied »
Le regard de Pierre-Henri Castel
– Gouverner les vies (Entretien avec Didier Fassin)
– Architectures foucaldiennes (Fabien Trécourt)
81
Héritage et bilan critique

– Foucault sur les planches


(Entretien avec Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas)
– Les critiques de Foucault. D’hier à aujourd’hui
(Michael Behrent)
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FOUCAULT L’AMÉRICAIN

D ans un compte rendu célèbre écrit en 1987 pour la Lon-


don Review of Books, le philosophe Vincent Descombes
remarqua qu’il existe deux Foucault : un Foucault français, féru
de surréalisme, obsédé par la mort, la folie et la transgression,
fasciné par Sade, Georges Bataille, Maurice Blanchot ; et un
Foucault anglo-saxon – surtout américain – qui nous offre une
boîte à outils pour nous affranchir des pouvoirs disciplinaires et
normalisateurs. Le constat est certainement juste, à une nuance
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près : ce deuxième Foucault semble, à terme, prévaloir sur le pre-


mier. Il y a, pourrait-on dire, un « devenir américain » de la pen-
sée foucaldienne, du moins de sa réception. Se pourrait-il que
ce soit les Américains qui aient non seulement le plus apprécié,
mais le mieux compris sa pensée ?
Le destin américain du philosophe est tout d’abord le fait de
sa propre biographie : entre 1970 et sa mort en 1984, il effectue
plus d’une dizaine de séjours aux États-Unis. Il découvre l’uni-
versité de Berkeley, en Californie, qu’il visite pour la première
fois en 1975 et qui deviendra sa résidence secondaire intellec-
tuelle comme beaucoup d’intellectuels français de l’après-guerre,
Foucault lit avec passion le romancier William Faulkner : en
1970, il fera un pèlerinage dans le Mississippi, l’État d’origine
de l’écrivain. Foucault développe aussi un goût prononcé pour
la vie intellectuelle américaine. En 1973, alors qu’il prépare Sur-
veiller et Punir, il travaille à la New York Public Library, qu’il
décrit dans une lettre comme « une bibliothèque avec presque
tous les auteurs morts du monde au milieu d’une ville avec
presque tous les vivants ».
Surtout, il admire le système universitaire qu’il découvre aux
États-Unis. Dans un entretien réalisé en 1982, Foucault avoue :
« Je ne suis toujours pas bien intégré à la vie sociale et intellec-
tuelle française. Dès que j’en ai l’occasion, je quitte la France. Si

83
Héritage et bilan critique

j’avais été plus jeune, j’aurais émigré aux États-Unis. » Il recon-


naît toutefois que cette affection n’est pas toujours réciproque :
certains Américains voient en lui « un homme dangereux, un
crypto-marxiste, un irrationaliste, un nihiliste » (en 1970, en
pleine Guerre froide, Foucault avait en effet du mal à obtenir
un visa pour les États-Unis à cause de son bref passage au Parti
communiste français dans les années 1950…).

Le pouvoir d’attraction des États-Unis


Foucault semble impressionné par la souplesse, l’ouverture
des universités américaines. Il y a un célèbre cliché de Foucault
avec Paul Rabinow, l’anthropologue qui fut l’un de ses hôtes à
Berkeley entouré d’une classe d’« undergraduates » (étudiants en
licence), où l’on voit le philosophe couronné d’un chapeau de
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cow-boy que les jeunes avaient, bon enfant, posé sur sa tête pour
rire : on imagine mal un tel rituel se déroulant à la Sorbonne. Il
s’en fallait de peu que Foucault cède à la tentation américaine :
en 1982 (selon la chronologie de la vie de Foucault préparée par
Daniel Defert pour les Dits et Écrits), Foucault songe à démis-
sionner de sa chaire au Collège de France pour s’établir à Berke-
ley, où on lui propose un séminaire permanent.
Bien entendu, le pouvoir d’attraction des États-Unis ne
se résuma pas, pour Foucault, à son versant universitaire. Il y
découvre de nouvelles « techniques de soi » : la culture homo-
sexuelle à San Francisco, le LSD (qu’il prend à Zabriskie Point
dans la Death Valley en 1975), l’épanouissement individuel qui
obsède les Américains – surtout les Californiens – au cours des
seventies. Les dernières œuvres de Foucault (L’Usage des plaisirs
et Le Souci de soi, 1984), dans lesquels le philosophe s’efforce de
repenser la subjectivité, sont à beaucoup d’égards le fruit de ces
séjours californiens. Foucault ira jusqu’à déclarer sa prédilection
pour la cuisine américaine, déclarant en 1982 : « Un bon club
sandwich avec un Coca-Cola. Il n’y a rien de tel ! Avec une crème
glacée, bien sûr. »
Foucault s’enthousiasme pour les États-Unis, et les Améri-
cains lui renvoient l’ascenseur. Comme François Cusset l’a expli-
qué, l’œuvre de Foucault se répand d’abord dans les départe-

84
Foucault l’Américain

ments de français, voire de littérature comparée ou anglaise (du


fait de la fin de non-recevoir imposée par la plupart des départe-
ments de philosophie qui, aux États-Unis, sont majoritairement
analytiques). Ce que l’on appelle la « french theory » est en fait
un syncrétisme, où se trouvent mélangés pêle-mêle Foucault,
Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Jacques Lacan,
Claude Lévi-Strauss, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard,
Julia Kristeva, Luce Irigaray… Plusieurs universités fondent
des départements ayant pour but de pousser la réflexion sur ces
auteurs, tels les programmes en « modern culture and media » à
Brown, ou le Critical Theory Institute à Irvine. Le dénominateur
commun à la french theory est l’étude des représentations : mon-
trer que la culture, les relations sociales, les rapports politiques
sont avant tout des phénomènes linguistiques qui peuvent être
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analysés comme tels. Cette approche s’imagine contestataire,


voire radicale, dans la mesure où elle entend dévoiler le carac-
tère « socialement construit » de phénomènes supposés naturels
– même si, en plein milieu des années Reagan, elle a peu à pro-
poser sur le plan concret. À travers ses analyses du discours, des
épistémès, et du « pouvoir-savoir », Foucault devient l’une des
grandes vedettes de la french theory.
La « Foucaultmania » sur les campus américains, à partir de
la fin des années 1970, est bien plus qu’un phénomène de mode.
Sa pensée a joué un rôle primordial dans cette mise en ques-
tion de la culture nationale dominante que l’on appela « identity
politics », qui est un prolongement des grandes luttes des années
1960 (droits civiques pour les Afro-Américains, féminisme, etc.).
Si Foucault n’a pas directement traité de ces questions, ses idées
sur le pouvoir, sur la normalisation, sur les contraintes imposées
par les discours touchent la corde sensible de nombreux groupes
désirant affirmer leur identité face à la culture dominante. Mais
tout en contribuant à approfondir la réflexion sur des aspects
importants de sa pensée, ces usagers de Foucault sont rarement
contents de la laisser telle quelle : tout en s’inspirant de lui, on
s’acharne à le critiquer, le radicaliser, le dépasser.
Prenons l’exemple du féminisme. Foucault joue un rôle
clé dans le basculement vers ce que l’on appelle sa « troisième

85
Héritage et bilan critique

vague », après une première vague visant l’émancipation poli-


tique et une deuxième vague militant pour l’égalité sociale. Les
féministes américaines s’intéressent à Foucault pour plusieurs
raisons. Sa notion de normalisation et ses analyses de la manière
dont le pouvoir vise le corps s’avèrent d’une grande utilité
pour penser la construction sociale de la « féminité ». Surtout,
Foucault libéra le féminisme de l’« essentialisme », c’est-à-dire
de la notion qu’il existe un caractère, une personnalité, voire une
éthique féminine intrinsèques (comme le soutient notamment la
psychologue Carol Gilligan, selon laquelle les femmes auraient
une moralité sensiblement différente de celle des hommes).
Mais cette attraction initiale pour Foucault s’estompa rapide-
ment lorsque les féministes prirent conscience des conséquences
ultimes de sa pensée. Ainsi la philosophe Nancy Fraser se
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demande si le discours critique de Foucault, en rejetant tout sou-


bassement normatif, peut vraiment guider un projet d’émanci-
pation (entre autres, des femmes). Nancy Harstock, philosophe
elle aussi, reproche à Foucault sa manière d’appréhender le pou-
voir, qui lui semble trop éclatée pour saisir la spécificité de la
domination patriarcale des femmes. D’autre part, la réputation
de Foucault auprès des féministes est plutôt dégradée par des
propos, tenus lors d’un entretien en 1977, en faveur de la dépé-
nalisation du viol, même si ces remarques n’ont pas toujours
été saisies dans toute leur spécificité. Si la lecture de Foucault
demeure incontournable pour nombre de féministes américains,
des doutes quant à la pertinence de ses théories pour l’éman-
cipation des femmes et des suspicions concernant son possible
« androcentrisme » planent au-dessus de son nom.
Un semblable mouvement d’attrait-rejet dans l’apprécia-
tion américaine de Foucault est apparent dans le « gender » et
la « queer theory ». La penseuse qui a le plus marqué ces débats
est incontestablement Judith Butler, philosophe de formation et
professeure dans le département de rhétorique à Berkeley. Dans
son livre Gender Trouble (1990), J. Butler s’appuie sur Foucault
pour développer sa thèse : selon elle, le genre, à proprement par-
ler, n’existe pas, il ne désigne que des liens arbitraires tissés entre
des fonctions biologiques distinctes prescrits par des discours

86
Foucault l’Américain

normalisateurs. Elle s’intéresse, dans ce contexte, aux textes que


Foucault recueillit sur Herculine Babin, cet hermaphrodite du
xixe siècle que Foucault semble vouloir utiliser pour démontrer
le caractère arbitraire et répressif des classifications sexuelles.
Toutefois, selon J. Butler, l’analyse que propose Foucault est
ambiguë : tout en signalant que l’identité sexuelle est l’effet de
relations de pouvoir (il faut impérativement être homme ou
femme, et rien d’autre), Foucault suggère, en même temps, que
l’hermaphrodite, du fait même de son identité problématique,
habite un monde où les plaisirs charnels ne sont pas réglementés
par les catégories sexuelles, lui donnant ainsi accès à une « mul-
tiplicité de plaisirs » extérieurs à l’instance sexuelle. Ainsi, selon
J. Butler, Foucault cède à l’idée sentimentale, voire rousseauiste
(car invoquant une nature épurée de toute culture) d’une sexua-
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lité prédiscursive, « d’avant la loi ». Ainsi Foucault échoue à


assumer pleinement son intuition fondamentale, que l’identité
sexuelle n’existe jamais en dehors des discours et des pouvoirs.

Le discours orientaliste et les Occidentaux


Une évolution parallèle de la réception de la pensée de Fou-
cault est présente chez les théoriciens des « postcolonial studies ».
Le texte fondateur de cette discipline est Orientalism d’Edward
Saïd (1978), ce Palestinien fortement engagé dans la cause de
son peuple qui enseigna la littérature à l’université de Columbia
jusqu’à sa mort en 2003. Dans cet ouvrage, E. Saïd fait appel
à la notion foucaldienne de « discours » : il soutient que, dès le
xixe siècle, le pouvoir impérial européen s’est appuyé sur un dis-
cours « orientaliste », grâce auquel les dominés sont devenus des
objets de connaissance scientifique du fait même de leur « alté-
rité ». L’enjeu de cette affirmation est de montrer que les traits
qui sont imputés aux peuples colonisés – exotisme, sensualité,
passivité – ne sont que les effets d’une épistémologie particulière.
Ainsi, le discours orientaliste nous renseigne davantage sur les
« Occidentaux » qui l’ont inventé que sur les peuples colonisés.
Mais E. Saïd, comme ceux qu’il inspire, ont du mal à suivre
Foucault jusqu’au bout. Sa conception expansionniste du pou-
voir exclut la possibilité de ce qu’E. Saïd considère comme

87
Héritage et bilan critique

l’objectif essentiel de tout « contre-discours » : mettre au jour les


falsifications des discours hégémoniques. Le psychiatre marti-
niquais Frantz Fanon, qui fut l’un des fondateurs de la pensée
tiers-mondiste, révèle la dignité, la force de la peau noire sous
le masque blanc ; pour Foucault, la résistance peut imposer sa
vérité, mais non la vérité. D’autres représentants du courant
postcolonial vont jusqu’à soutenir que le travail de Foucault
lui-même, malgré ses apports méthodologiques, déborde de pré-
supposés eurocentristes. Ainsi l’anthropologue Ann Laura Sto-
ler, dans un important essai de 1995 (Race and the Education
of Desire) maintient, dans sa lecture d’Histoire de la sexualité,
qu’une lacune fait chanceler le projet dans son ensemble : le refus
de prendre en compte le rôle qu’ont joué le contexte colonial et,
surtout, la différence raciale dans la construction de la sexualité
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occidentale et de la subjectivité bourgeoise – omission d’ailleurs


frappante, étant donné les réflexions suggestives mais lapidaires
auxquelles Foucault se livre sur la place de la pensée raciale dans
ce qu’il appelle la biopolitique (ces politiques visant à optimiser
les forces vitales d’une population). A. L. Stoler explique cette
absence par le fait que, contrairement à la prise de conscience
massive des intellectuels américains du caractère raciste de la
société américaine à partir des années 1960, leurs collègues euro-
péens, malgré la décolonisation, n’ont jamais entrepris une ana-
lyse du racisme de leur propre société, du moins avant les années
1980 (il est toutefois intéressant que A. L. Stoler ne reconnaît
aucunement l’importance de la Tunisie, où Foucault habitait
entre 1966 et 1968, et qu’il a toujours déclarée comme étant la
cause, bien plus que Mai 68, de son tournant politique).
En devenant un maître à penser – et à dépasser – de la poli-
tique des « identités » des années 1970-1980, son nom devient
un point de contestation dans ce qu’on appelle les « culture
wars », cette « guerre culturelle » qui opposa l’Amérique issue
des luttes des années 1960 aux défenseurs d’une Amérique tra-
ditionnelle (qui soutiennent majoritairement Ronald Reagan).
Pour ces derniers, Foucault devient un homme à abattre, car
suspect d’incarner le relativisme moral et le refus des valeurs tra-
ditionnelles qui, depuis les sixties, menacent l’intégrité du pays.

88
Foucault l’Américain

Ainsi en 1995, Lynne Cheney, une écrivaine conservatrice très


impliquée dans la politique culturelle – et femme du futur vice-
président de George W. Bush – déclare dans un livre que les
idées de Foucault ne représentent « rien de moins qu’un assaut
contre la civilisation occidentale ».
Une hargne contre Foucault est aussi manifeste dans les par-
tis pris d’une certaine gauche qui considère que sa pensée est
incompatible avec la tradition progressiste américaine. En 1983,
le philosophe social-démocrate Michael Walzer déclare dans
la revue Dissent que « la faiblesse catastrophique de la théorie
politique » de Foucault est son silence absolu sur la question
de la démocratie, de l’État libéral et de l’État de droit. Camille
Paglia, professeure de lettres controversée, est allée bien plus
loin dans une tribune contre la french theory, parue dans le New
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York Times en 1991, avec un titre-manifeste : « Crétins, pédants,


tyrans, et autres universitaires ». Elle y affirme que Foucault fut
un « professeur radical […] ignorant tout d’avant le siècle des
Lumières et en dehors de la France » qui prétendait pourtant
« avoir découvert le code secret autoritaire de la civilisation,
qui nous lave le cerveau pour obtenir la conformité sexuelle et
sociale ». C. Paglia dénonce Foucault comme un « réactionnaire
fossilisé », un faux radical qui n’arriva jamais à emboîter le pas
de ce radicalisme spontané et créatif qui, pour elle, constitue
l’essence même de la culture américaine, incarné par le festival
de Woodstock, la poésie des Beats, ou la philosophie de Nor-
man O. Brown. Foucault et ses compères ne seraient que des
« prophètes pour universitaires faibles, anxieux, enfermés dans
des formules verbales ».
Mais malgré cette xénophobie culturelle que le nom de Fou-
cault parfois déclenche, il n’en demeure pas moins étonnant à
quel point la pensée de Foucault, pour de nombreux Améri-
cains, frappe par sa familiarité. Ainsi pour le philosophe Richard
Rorty, l’un des principaux spécialistes de sa génération de la
philosophie européenne, Foucault ne fait que répéter, dans un
vocabulaire emprunté au structuralisme, les arguments de la
seule école philosophique authentiquement américaine : le prag-
matisme. Pour R. Rorty, Foucault serait le sosie de John Dewey,

89
Héritage et bilan critique

l’un des plus célèbres pragmatistes : tous deux démontrent qu’il


est possible de vivre sans recours à des notions de rationalité,
d’objectivité ou de vérité. Foucault n’a jamais émigré ; il semble-
rait pourtant que des milliers de lecteurs américains trouvent,
sous un style pourtant bien français, un esprit dans lequel ils se
reconnaissent.

Michael Behrent
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DE L’HOMOSEXUALITÉ
AU PROBLÈME DU « GENRE »

M ichel Foucault n’a jamais évoqué les gender studies :


de son vivant, elles émergent à peine et sont encore
confinées outre-Atlantique. Le philosophe reste cependant une
influence majeure pour les universitaires qui se sont emparés du
« genre » ces dernières années : la philosophe Judith Butler, l’his-
torienne Joan W. Scott, le sociologue Michael Kimmel… Tous
s’inspirent des travaux de Foucault sur l’individualisme, l’exclu-
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sion ou encore la sexualité, voyant là des pistes prometteuses que


lui-même n’aura pas explorées jusqu’au bout.
Dans les années 1970 en effet, Foucault s’intéresse aux
débats sur le féminisme, le mariage homosexuel ou encore les
mécanismes d’assignation sociale. Il s’engage aux côtés de mou-
vements militants pour une réforme des droits civiques – ter-
reau politique des gender studies à moyen terme –, voyant là une
opportunité d’ouvrir le champ des possibles. « Nous devrions
considérer la bataille pour les droits des gays comme un épisode
qui ne saurait représenter l’étape finale », détaille-t-il dans une
interview1 : « Nous vivons dans un monde légal, social, institu-
tionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu
nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres.
Il y a évidemment la relation de mariage et les relations de famille,
mais combien d’autres relations devraient pouvoir exister ? »
Ce qui est fondamental pour lui, c’est de pouvoir remettre
en question les relations sociales qui s’imposent comme natu-
relles, évidentes et allant de soi. Le couple, la parenté ou encore
la filiation sont pour Foucault des inventions récentes, de même
que l’amour ou l’amitié. Foucault entreprend de retracer leur
genèse dans son Histoire de la sexualité, inachevée, composée de

1- M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », in Dits et Écrits, t.  IV, texte
n° 313, 2001.
91
Héritage et bilan critique

trois tomes publiés entre  1976 et  1984. Comme l’explique le


philosophe Philippe Sabot2, ce n’est pas tant une histoire des
pratiques sexuelles qui l’intéressent qu’une analyse des discours
sur le sujet, de leurs effets sur les comportements et les rapports
sociaux. Foucault contribue ainsi à dénaturaliser et à politiser la
« sexualité », montrant qu’elle est porteuse d’injonctions norma-
tives. En toile de fond, l’idée que « le sexe » n’est pas une donnée
empirique au-dessus de toute critique, intangible, neutre et uni-
verselle, sera reprise dans le cadre des gender studies.

Injonction normative
Si Foucault n’aborde pas directement la problématique du
« genre », il se penche sur des questions connexes qui l’amènent
à en parler – l’homosexualité par exemple. Celle-ci a changé de
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nature vers la fin du xviiie siècle, écrit-il dans La Volonté de savoir


(1976) : tant que le pouvoir spirituel de l’Église dominait, les rela-
tions homosexuelles étaient condamnées comme péchés, mais
pas les personnes elles-mêmes. Ce n’est qu’à partir du xixe siècle,
lorsque le discours médical fait autorité et remplace celui des
clercs, que l’homosexualité devient une caractéristique incarnée
et personnifiée. « Le sodomite était un relaps, résume Foucault,
l’homosexuel est maintenant une espèce. » Et la principale carac-
téristique de celle-ci sera « une certaine manière d’intervertir en
soi-même le masculin et le féminin », « une sorte d’androgynie
intérieure, un hermaphrodisme de l’âme3 ».
Foucault s’intéresse plus spécifiquement au genre deux ans
plus tard : dans un texte sur « le vrai sexe » – une préface au
récit autobiographique d’un hermaphrodite au xixe siècle (voir
encadré) –, il montre en quoi le droit et la morale contribuent au
xixe siècle à l’élaboration d’une norme du masculin et du fémi-
nin. Il conclut en appelant de ses vœux « une autre économie du
corps et des plaisirs », voire une indistinction sexuelle baignant
dans « les limbes heureuses de la non-identité ». S’il est difficile
de savoir ce qu’il entendait précisément par là, cet essai reste une
référence pour les gender studies.
2- H. Oul’chen (dir.), Usages de Foucault, Puf, 2014.
3- M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.
92
De l’homosexualité au problème du « genre »

J. Butler, notamment, s’en inspire largement. Elle estime que


Foucault ouvre une brèche majeure, en permettant de conce-
voir le corps comme une abstraction faite de toute différence
sexuelle : il ouvre ainsi la voie à la possibilité d’une théorie et
d’un militantisme dits queer, selon lequel les actes prévalent sur
les identités et orientations sexuelles. En même temps, la pensée
de Foucault, sur ce thème, peut aussi faire l’objet de critiques.
Outre des expressions parfois floues, J.  Butler lui reproche de
rester soumis, même inconsciemment, au dispositif normatif de
la sexualité : il ne suffit pas d’ignorer le genre pour cesser d’y être
soumis, avance-t-elle, encore faut-il affirmer et produire d’autres
façons de vivre. Le débat se poursuit aujourd’hui, passionné
comme toujours dès qu’il est question de genre. Selon la phi-
losophe Arianna Sforzini, il repose en partie sur un quiproquo :
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l’essentiel pour Foucault était de faire une histoire des discours et


des normes, non de proposer une philosophie du corps4.

Fabien Trécourt, avec Éric Fassin

4- A. Sfrorzini, Michel Foucault : une pensée du corps, Puf, 2014.


93
Une préhistoire des gender studies
Questions à Éric Fassin

Michel Foucault a préfacé un livre consacré aux souvenirs


autobiographiques du personnage d’Herculine Barbin, un cas unique
d’hermaphrodisme au XIXe siècle : considérée comme une femme à la
naissance, elle a été qualifiée d’homme et rebaptisée Abel à l’adolescence,
après des relations amoureuses et un examen médical. Méconnues en
France, ses mémoires viennent d’être rééditées, pour la première fois
depuis 1978, par le sociologue Éric Fassin1.

Le texte de Michel Foucault sur « le vrai sexe » peut-il être


considéré comme une première « étude de genre » ?
Foucault n’utilise pas le mot, et le concept ne lui est pas familier,
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même s’il a déjà rencontré la jeune anthropologue Gayle Rubin


qui venait d’en poser le cadre théorique. Il est vrai qu’en 1980, ce
champ d’études n’a pas encore l’ampleur qu’il va bientôt connaître :
on parle des femmes, dans le cadre des luttes féministes, plus que
du genre. On peut donc considérer que sa préface en dessine la
préhistoire. Aussi me paraît-il intéressant de relire Herculine Barbin,
et la préface de Foucault, à la lumière des études de genre qui se sont
développées depuis. Ce concept permet aujourd’hui de comprendre
autrement le récit et, en particulier, l’« agency » : la capacité d’agir de
l’auteure – ou faut-il dire auteur ?

Quelle conception du masculin et du féminin y défend-il ?


Si Foucault est fasciné par Herculine Barbin, ce n’est pas
seulement pour illustrer ses thèses sur le pouvoir médical. C’est
aussi que le philosophe met en avant ce qu’il appelle, au prix d’une
faute de genre (grammatical) significative, « les limbes heureuses
d’une non-identité ». Autrement dit, il s’agit non seulement de
penser l’assignation moderne d’un « vrai sexe », mais aussi de jouir
du fantasme d’échapper au pouvoir de cette « vérité ».

1- Michel Foucault présente Herculine Barbin, dite Alexina B., postface d’E. Fassin,
Gallimard, 2014.

94
De l’homosexualité au problème du « genre »

Quel a été l’impact de cette préface sur les gender studies anglo-
saxonnes ?
Elle a été écrite pour l’édition américaine de 1980, alors que
c’est seulement en 2014 qu’elle figure, pour la première fois, dans
l’édition française. Elle est donc plus connue en anglais qu’en
français – tout comme les souvenirs d’Herculine Barbin eux-mêmes.
Le livre et la préface ont eu un écho important en anglais : en 1990,
la philosophe Judith Butler en propose une relecture influente dans
Trouble dans le genre, pour en souligner l’enjeu théorique, et pendant
la décennie qui suit, l’émergence d’un mouvement intersexe lui
donne une actualité politique. Reste que la réédition française
permet de voir ce qu’efface la langue anglaise : le travail littéraire du
genre, soit comment Abel Barbin met en scène Herculine en jouant
du féminin et du masculin.
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Propos recueillis par Fabien Trécourt

95
LES TRADUCTIONS DE FOUCAULT
DANS LE MONDE

Michel Foucault est le philosophe français contemporain dont les livres


ont la plus grande diffusion à l’étranger. Son œuvre est traduite et discutée
dans le monde entier.
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97
Les traductions de Foucault dans le monde
L’ARCHIPEL DES HÉRITIERS

D epuis 1984, tous les dix ans, à l’occasion de l’anniver-


saire de la mort de Michel Foucault, on tente de carto-
graphier ses usages, en France comme à l’étranger, en philosophie
comme dans les sciences humaines et sociales. Tous les dix ans,
on s’aperçoit que de nouveaux chercheurs capitalisent sur son
nom, que sa « pensée » s’introduit dans de nouveaux territoires,
de nouveaux champs de savoir. Désormais, au-delà de l’histoire
des sciences et de la philosophie, les « effets » Foucault sont
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palpables sur la théorie de la littérature et du cinéma, l’histoire


culturelle et sociale, les théories du genre, la pensée politique, les
sciences de la gestion, la gouvernementalité managériale…
Que faire de tous ces usages ? Le nombre des publications
récentes tend à le montrer : la « boîte à outils » foucaldienne res-
semble désormais plus à un magasin de bricolage qu’à l’atelier
d’un compagnon du tour de France1. Pour se repérer, on peut
toutefois distinguer trois phases dans la réception de l’œuvre de
Foucault par les chercheurs en sciences humaines et sociales.

Années 1960-1970 : l’âge critique


L’un des premiers usages a consisté à copier son attitude cri-
tique. Cet usage ne s’est plus démenti depuis les années 1960.
Foucault a été lu, d’abord, comme celui qui certainement a
cherché avec le plus de radicalité à mettre en question ce que
l’on peut tenir pour acquis, ce que l’on croit naturel, et que
l’on n’interroge plus. Ses premiers travaux sur l’asile et la cli-
nique insistent sur l’idée qu’il n’y a pas d’évidence sociale, et
que nos choix relèvent d’un arbitraire qu’il s’agit d’éclairer par
une attitude de recul. Robert Castel dans ses travaux de sociolo-
gie sur l’ordre psychiatrique, l’historien Georges Vigarello dans
ses réflexions sur le corps à la fin des années 1970, ou encore
1- J.-F. Bert et J. Lamy, Michel Foucault : un héritage critique, CNRS, 2014.
98
L’archipel des héritiers

Michelle lorsqu’elle poursuit son histoire de la prison ou celle


des femmes ont fait partie des premiers à prendre appui sur ce
Foucault critique.
En pleine vague du structuralisme et de la sémiologie, un
autre usage de Foucault commence aussi à se développer : la
publication des Mots et les Choses (1966), puis de L’Archéolo-
gie du savoir (1969), va offrir aux lecteurs une alternative aux
démarches d’analyse des textes, qu’elles soient herméneutiques,
philologiques ou historiques. Pour Foucault, on ne peut saisir le
sens d’un texte sans le restituer dans une épistémè, c’est-à-dire
dans un contexte historique beaucoup plus large. Par exemple,
pour comprendre les Méditations métaphysiques de René
Descartes, il faudrait les lier au développement de nouvelles pra-
tiques d’enfermement, caractéristiques d’un siècle où la folie est
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désormais posée comme un phénomène suspect, à exclure de


la raison. Cette façon de concevoir le texte, en fonction d’une
époque plutôt que d’un auteur, connaîtra une certaine fortune
dans l’ensemble des sciences humaines et sociales, notamment,
avant que Foucault délaisse la notion d’épistémè dans le courant
des années 1970. À la même période, la notion de « formation
discursive », au cœur de L’Archéologie du savoir, connaît aussi un
certain succès. Pour Foucault, le discours donne naissance à un
ensemble de réalités auquel il faut reconnaître un ordre propre.
Cette idée va jouer un rôle important chez les analystes du dis-
cours, historiens ou sociologues, de Michel Pêcheux à Jacques
Guilhaumou, avant de connaître un déclin à partir des années
1980.
À ces deux premiers usages, il faut encore ajouter ceux, de
plus en plus nombreux durant les années 1970, qui sont en
lien avec l’analytique du pouvoir qu’introduit Foucault dans la
seconde moitié de La Volonté de savoir (1976). En portant le
regard vers les procédures réelles et tangibles des dispositifs de
pouvoir, en montrant que le pouvoir est spatialisé, Foucault per-
met un changement radical de point de vue. Les géographes qui
participent à la jeune revue Hérodote, fondée par Yves Lacoste en
1976, sont les premiers à réfléchir à ces propositions pour leurs
propres pratiques. Foucault est d’ailleurs interviewé dans le pre-

99
Héritage et bilan critique

mier numéro de cette revue ; il est le premier, dans cet entretien,


à y introduire le mot de « géopolitique ». Les psychanalystes de
la revue Ornicar, bulletin du champ freudien, suivront de peu,
relevant quant à eux, surtout, l’idée que le pouvoir ne s’analyse
pas seulement par ce qu’il limite, borne ou contraint, mais aussi
à partir de ce qu’il produit. Il ne fait pas qu’exclure, dominer,
réprimer ou refouler, il facilite, limite, élargit et en ce sens pro-
duit du réel.
La portée de ce « premier » Foucault se mesure aussi à la
manière dont il donne une nouvelle légitimité à certains objets :
la folie, les processus de normalisation, mais peut-être surtout
la prison et la délinquance sont rapidement devenus incontour-
nables. En effet, qu’il s’agisse d’étudier l’institution-prison dans
son rapport à la société ou de comprendre les rapports de pou-
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voir et de résistance qui se jouent en milieu carcéral, Foucault


propose une nouvelle grille de lecture. Il dégage un nouvel hori-
zon de recherche, quasi inépuisable2, pour les sciences sociales,
en même temps qu’il attise les critiques. Plusieurs historiens,
comme Jacques Léonard, lui reprochèrent ses raccourcis (chro-
nologiques), le caractère sélectif de ses sources, ou encore de
n’avoir pas voulu prendre en compte la « vie » réelle et les mots
dits par les prisonniers pour décrire leur situation.

Années 1990-2000 : l’effet de mode


La publication des Dits et Écrits en 1994 puis celle des cours
du Collège de France à partir de 1997 inaugure une nouvelle
phase dans la réception de Foucault. Après avoir été délaissé et
même rejeté durant une bonne partie des années 1980, Foucault
revient en force – aidé par son aura américaine, la multiplica-
tion des traductions d’auteurs se revendiquant de lui (Nikolas
Rose ou Paul Rabinow) et le fort développement des cultural
studies qui réfléchissent avec Michel de Certeau, Pierre Bourdieu
et Foucault aux relations entre cultures populaires, cultures com-
munautaires et pouvoirs.

2- Voir sur ce point « Surveiller et Punir de Michel Foucault », PUC-IMEC ainsi que
l’ensemble de la collection « Regards critiques » qui s’est chargé pour chaque ouvrage
de Foucault de répertorier les premiers commentaires et surtout les premières critiques.
100
L’archipel des héritiers

Ce moment marque un important changement dans le rap-


port à l’œuvre de Foucault, qui devient plus patrimonial. Si
certains s’occupent de classer les différents écrits désormais dis-
ponibles, d’autres s’inquiètent de certains usages qui se popula-
risent. C’est le cas, par exemple, du sociologue Pierre Lascoumes
lorsqu’il va réfléchir à l’emploi des concepts foucaldiens et en
particulier à celui de « gouvernementalité » pour décrire la mise
en œuvre des politiques environnementales. Comment résis-
ter au simple effet de mode ? Foucault peut-il offrir aux cher-
cheurs autre chose que des notions clés en main : des règles pour
construire leur propre objet ?
La fin des années 1990 verra se multiplier les discussions,
parfois âpres, concernant l’intérêt des concepts foucaldiens pour
les sciences sociales. Judith Butler, avec Troubles dans le genre
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(1990), revient sur l’analytique foucaldienne à partir de sa cri-


tique de la distinction entre « sexe » et « genre ». Mais ce sont
aussi, en anthropologie, les discussions qui s’organisent avec le
groupe « Matière à penser », animé par Jean-François Bayart et
Jean-Pierre Warnier, qui cherche à rendre compte de l’exercice
réel du pouvoir (par le corps et les objets), en particulier dans les
royautés africaines. De son côté, l’anthropologue Marc Abélès,
en allant au cœur d’institutions très centrales, s’inspire expressé-
ment de Foucault pour poser comme lui la question du « com-
ment » de l’exercice du pouvoir, déplaçant ainsi la représentation
que l’on peut se faire spontanément du politique.
Un Foucault « diagnosticien de l’actuel » commence à émer-
ger. Pour le sociologue Robert Castel, cet usage permet de rendre
compte d’une réalité sociale actuelle à partir de ses transforma-
tions historiques. Il s’y attellera lui-même dans Les Métamorphoses
de la question sociale (1995). Il s’agit, avec Foucault, de prendre
l’actualité comme point de départ et de réaliser une « histoire du
présent », c’est-à-dire d’analyser la « provenance » de certaines
de nos pratiques, de nos choix, en repérant leurs matrices, leurs
foyers d’émergence, leurs points de problématisation.
Mais ce sont surtout trois notions qui vont plus particulière-
ment essaimer dans l’ensemble des sciences humaines et sociales
(SHS) : biopolitique, dispositif et hétérotopie (voir glossaire).

101
Héritage et bilan critique

Celle de « biopolitique » va connaître, dans un premier


temps, de nombreuses interprétations philosophiques de la part
d’auteurs comme Giorgo Agamben, Roberto Esposito mais aussi
Peter Sloterdijk et Toni Negri. Pour les SHS, la notion va per-
mettre de requalifier et de fédérer des recherches qui auparavant
étaient isolées et parfois étrangères les unes aux autres. Autour
des sociologues Didier Fassin et Dominique Memmi vont se
multiplier les mises à l’épreuve de cette notion dans des « ter-
rains » actuels (biomédecine, biotechnologie, contraception,
avortement, procréation, euthanasie…). Pour eux, le rapport
qui s’est engagé depuis le xviiie siècle entre la vie humaine et
le champ d’intervention du pouvoir continue de faire actualité.
Principe de précaution, de bioéthique, de dispositifs de contrôle,
surveillance électronique… Le spectre des objets susceptibles de
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relever de la biopolitique ne cesse de s’étendre dans la mesure où


il suffit qu’elles affectent les conditions de la vie des populations
humaines.
La notion de « dispositif » va, quant à elle, connaître une
résonance importante en histoire et en anthropologie. Elle offre
l’avantage de saisir que les choix opérés par les acteurs sont
négociés, débattus, voire imposés. La citation désormais cano-
nique de Foucault sert de base à ces travaux : le dispositif est
« un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours,
des institutions, des aménagements architecturaux, des déci-
sions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des
énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales,
philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit3 ».
La théorie foucaldienne du dispositif se renouvelle depuis une
dizaine d’années à travers la tradition sociologique commencée
par les travaux du Centre de sociologie de l’innovation (autour
entre autres de Madeleine Akrich, Michel Callon, Antoine Hen-
nion et Bruno Latour) mais aussi ceux de Science and Technology
Studies (STS). Elle est aussi entrée dans les sciences de la commu-
nication, en permettant d’insister sur le rôle des dispositifs tech-
niques dans l’organisation des sociétés. La revue Hermès, dirigée
par Dominique Wolton, en fait un modèle alternatif d’analyse de
3- M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.
102
L’archipel des héritiers

l’action des individus, rendant possible l’alliance entre diverses


approches : ergonomique, psychologique, anthropologique4…
La dernière notion, celle d’« hétérotopie », est largement
reprise par les géographes, par exemple, mais aussi, de façon
plus inattendue, par les architectes. Avec l’ensemble des autres
concepts spatiaux de Foucault (comme le panoptique), elle est
particulièrement utilisée pour essayer de poser à nouveau frais la
question de l’espace et de l’espacement, des lieux, des surfaces,
des trajectoires.

Aujourd’hui : nouvelle génération, nouveaux territoires


On ne compte plus aujourd’hui les actualisations, prolonge-
ments et adaptations des principales hypothèses de Foucault. La
publication des Œuvres dans la collection de la Pléiade, si elle
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constitue à n’en pas douter l’ultime consécration du philosophe


post-mortem, a permis de stabiliser un texte sur lequel de nou-
veaux chantiers s’ouvrent. C’est désormais une autre génération
de chercheurs – génération qui n’a pas connu Foucault de son
vivant – qui s’occupe de faire émerger ces nouvelles propositions
de recherches comme celle de Guillaume Le Blanc qui tente, à
partir d’une relecture d’Histoire de la folie (1961) et des cours au
Collège de France, de saisir les différentes formes de disqualifi-
cation, de fragilité et d’Invisibilité sociale (2009) qui touchent
nos sociétés. Pauvreté, précarité, vulnérabilité sont des « objets »
foucaldiens lorsqu’ils permettent de comprendre comment ceux
que l’on appelle les précaires résistent en retournant leur dési-
gnation ou en détournant les normes sociales en vigueur.
L’analyse foucaldienne de la clinique et de la santé, elle aussi,
n’est plus seulement l’apanage des historiens de la médecine et
plus généralement des sciences. Le livre ne sert plus seulement à
démontrer que notre société est marquée depuis le xviiie siècle
par un nouveau type de médecine. Désormais, les arguments
foucaldiens sont utilisés pour dénoncer la médicalisation de
la société et surtout les effets des politiques de précaution en
matière de santé publique, qui se traduisent par la construction
de dispositifs de surveillance et de gestion des menaces émer-
4- Revue Hermès, n° 25, 1999.
103
Héritage et bilan critique

gentes. Le rapport de Foucault à la matérialité des discours et


au statut de l’auteur a lui aussi été repris récemment dans un
cadre nouveau, que ce soit par Roger Chartier et son histoire de
la matérialité des textes, ou Christian Jacob avec son anthropo-
logie des savoirs qui se donne précisément pour objet de com-
prendre comment sont produites, conservées et transmises les
connaissances humaines, suivant en cela le principe foucaldien
que les « savoirs » doivent être vus à la fois comme des configura-
tions historiques variables et instables, mais surtout comme des
« pratiques » de connaissance. Une transformation qui permet
d’échapper à la distinction du scientifique et du non-scienti-
fique, mais surtout du rationnel et de son contraire. De ce point
de vue, les sciences, comme toute forme d’activité humaine, ont
une dimension sociale, elles sont le produit de négociations,
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de conflits, de collaborations entre acteurs humains et non


humains, individuels et collectifs.
Plus généralement, c’est la question du rapport savoir-pou-
voir qui connaît aujourd’hui un regain de vigueur : des anthro-
pologues, tel Nicolas Adell avec son Anthropologie des savoirs
(2011), s’intéressent à la fonction classificatrice propre à chaque
société, et tentent d’exhumer les savoirs ensevelis, masqués ou
assujettis, que Foucault avait appelés dans les années 1970 « le
savoir des gens ». Cette récente thématisation des rapports pou-
voir-savoir se trouve également au cœur des études postcolo-
niales ou subalternes. Les travaux d’Edward Saïd ou d’Achille
Mbembe, les critiques de Gayatri Chakravorty Spivk montrent
comment, toujours avec Foucault, il est possible d’enclencher
une histoire critique de l’Occident qui rend attentifs les histo-
riens au discours sur l’autre, l’étranger. Surtout, en procédant
à une relecture des archives et en s’interrogeant sur les savoirs
produits, leurs circulations, leurs appropriations, les études post-
coloniales vérifient sur le terrain la critique foucaldienne d’une
propension des sciences humaines à figer le monde social.
Un Foucault économiste, critique du néolibéralisme, se
dégage également depuis la publication des cours au Collège
de France de 1978 et 1979 dans lesquels l’analyse porte sur
les technologies sociales, leur hybridation et leurs effets sur la

104
L’archipel des héritiers

manière de « façonner les gens » et de gouverner à distance. On


retrouve ici un Foucault « critique » qui cherche à démasquer
les rapports de forces, les stratégies et les agencements divers qui
contraignent les individus à se conformer aux règles sociales. Des
travaux qui sont aujourd’hui largement repris dans les études de
sciences de gestion et de management pour mettre en lumière
l’aspect disciplinaire de l’organisation des entreprises.
Comme toutes les cartographies, celle-ci est incomplète,
imparfaite, tantôt trop spécifique, tantôt trop vaste. Elle montre
cependant que la plupart des auteurs qui cherchent aujourd’hui
à se loger dans la pensée foucaldienne sont obligés, en même
temps, de la travailler de l’intérieur, opérant par déplacements,
déséquilibres, mouvements et reprises. Certains de ces auteurs
ont lu ses textes en profondeur, sont imprégnés de sa pensée et
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sont soucieux de la prolonger ou de la discuter. À cela, on peut


ajouter tous ceux qui décident de s’inspirer fortement de son
travail sans le citer explicitement ; ceux qui le détournent, ou
ceux qui en font un usage plus superficiel. On peut se rallier à
l’analyse de l’historien David Halperin, connu pour ses travaux
sur l’homosexualité, qui déplore une tendance à « l’invocation
devenue presque rituelle du nom de Michel Foucault avec pour
effet de réduire sa pensée à une poignée d’idées et de slogans
aujourd’hui si courants qu’ils rendent parfaitement accessoire la
lecture de ses textes5 ». Quoi qu’il en soit, ces usages, dans toute
leur variété, mettent Foucault à l’épreuve. Un juste retour des
choses ?

Jean-François Bert

5- D. Halperin, Oublier Foucault. Mode d’emploi, Epel, 2004.


105
CARTOGRAPHIE D’UN PAYSAGE
PHILOSOPHIQUE

L a place de Michel Foucault dans le paysage de la pen-


sée contemporaine est à la fois évidente et complexe.
Évidente, parce que personne ne songerait à en nier aujourd’hui
l’importance, et parce que les identifications de son travail ont
foisonné depuis près de soixante ans. Foucault structuraliste ou,
selon les cas, poststructuraliste, Foucault auteur phare de cette
french theory que les milieux universitaires américains nous ont
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tant enviée (et qu’ils ont contribué largement à construire eux-


mêmes), Foucault philosophe de la « pensée 68 » (si tant est que
l’étiquette ait jamais eu une consistance historique véritable) : les
catégorisations n’ont pas manqué, tout comme le recours aux
« effets de génération » ou aux « ressemblances de famille » sup-
posées, comme l’association systématique – fort peu interrogée
en elle-même, mais beaucoup pratiquée – de la pensée foucal-
dienne à d’autres – celles de Gilles Deleuze et Félix Guattari, de
Jacques Derrida ou bien encore de Jacques Rancière par exemple.
Or tout cela est bien plus compliqué qu’on le croit ; vouloir
survoler cette complexité nous empêche sans doute de prendre
la mesure de la spécificité véritable de la pensée foucaldienne au
sein de son propre contexte intellectuel. Il ne s’agit bien entendu
pas ici de faire valoir le souci d’une fixation ou d’une identifica-
tion « pures » de la démarche de Foucault : ce serait, a posteriori,
le plier à une logique d’objectivation et d’immobilisation qu’il
aurait lui-même eue en horreur – on se souvient sans doute de
cette phrase de L’Archéologie du savoir (1969), devenue une sorte
d’étendard de sa propre posture : « Ne me demandez pas qui je
suis et ne me dites pas de rester le même : ceci est une morale
d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand
il s’agit d’écrire. »

106
Cartographie d’un paysage philosophique

Différences et rémanences
En revanche, faire retour sur ce qui a effectivement carac-
térisé son travail à l’intérieur d’une cartographie générale de la
pensée française à partir du début des années 1960 aide pro-
bablement les lecteurs que nous sommes à s’orienter dans un
double paysage. Le premier, c’est, nous l’avons rappelé, celui qui
caractérise la philosophie française à partir des années 1960 (et
probablement, dès avant, depuis le milieu des années 1950), et
dont rares ont été les tentatives de repérage et de compréhension
autres que schématiques – un peu comme s’il fallait appeler de
nos vœux aujourd’hui un travail archéologique sur la manière
dont se distribuent et se clivent les discours de la philosophie et
des sciences humaines en France après 1945. Il s’agirait alors de
faire émerger l’épistémè de ces discours, c’est-à-dire, comme le
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dira Foucault lui-même pour définir cette notion qui fut si cen-
trale dans son travail, l’espace de leurs « différences » et de leurs
« rémanences », de leur distribution et de leurs relations. Mais
il s’agirait aussi de donner à voir cet autre paysage – lui aussi
extrêmement riche – qui est celui des lectures et des usages phi-
losophiques de Foucault aujourd’hui. Or l’une et l’autre chose
sont probablement plus liées qu’on le croit – parce que se repro-
duisent dans notre propre actualité les clivages qui ont marqué,
il y a maintenant plus de quarante ans, les débuts de la recherche
foucaldienne et qui en font toute la spécificité.
Cette particularité du travail foucaldien est en réalité au
moins double. Elle consiste en effet à critiquer de manière radi-
cale le privilège, jusqu’alors total, d’un sujet hérité de la phi-
losophie classique et réaffirmé jusqu’au xxe siècle – cette figure
autonome, autodonnée, fondatrice et non questionnée, et qui
traverse la pensée philosophique « de Descartes à la phénomé-
nologie », comme le répétait souvent Foucault lui-même. Mais
elle consiste également à redoubler la critique du côté d’une
représentation de l’histoire identifiée comme étant de matrice
hégélienne, considérée comme linéaire, continue, dialectique et
téléologique, et dont toute l’entreprise foucaldienne n’aura de
cesse de déconstruire la domination. Cette double destitution –
du sujet et de l’histoire –, Foucault la partage bien entendu avec

107
Héritage et bilan critique

d’autres, dès le début de son travail : la proximité avec le struc-


turalisme (tout d’abord sans doute réelle ; puis, une fois qu’elle
aura été remise en cause par Foucault, à partir de la seconde
moitié des années 1960, malgré tout réaffirmée, envers et contre
tout, par certaines lectures postérieures) se fonde sur le premier
aspect de la critique ; quant au second, il nourrira par exemple le
voisinage de Foucault avec Deleuze, en particulier à travers une
commune référence à Friedrich Nietzsche, littéralement utilisé
comme « machine de guerre » contre un hégélianisme consi-
déré à l’époque comme dominant dans les milieux universitaires
français.

Le temps de la subjectivité
Pourtant, tout n’est pas si simple. Parce qu’à la critique du
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« sujet », Foucault ne fait pas suivre, contrairement à ce que font


à l’époque les structuralistes ou, de manière un peu différente,
Deleuze, la description et l’analyse de « processus sans sujet »,
de structures, de dispositifs valant comme tels en eux-mêmes.
Et que, de la même manière, Foucault ne déduit pas de la cri-
tique de l’histoire linéaire, continue, dialectique et téléologique,
la nécessité pure et simple de se passer de tout geste d’historici-
sation, et de penser désormais la philosophie contre les enquêtes
de type historique. Bien au contraire, dès le début des années
1970, le terme « subjectivité » vient chez lui occuper le terrain
déblayé par la critique de la forme-sujet ; quant au rapport à
l’histoire, il est loin de se conclure par son exclusion hors de
l’entreprise philosophique, et caractérise au contraire son travail,
dès les premiers livres, comme une histoire – une autre histoire
–, dont il emprunte la figure discontinue, non linéaire, absolu-
ment non dialectique et totalement dépourvue de telos, de tout
but, tout à la fois au travail de Georges Canguilhem, dont il est
très proche, et à celui de certains historiens qui lui sont contem-
porains et avec lesquels il ne cessera dès lors de dialoguer.
Subjectivation et historicisation, en lieu et place du sujet et
de l’histoire, donc : voilà la particularité de Foucault dans son
propre contexte. Foucault, par ce terme de subjectivation, entend
non pas un sujet donné hors de toute histoire, et qui en devien-

108
Cartographie d’un paysage philosophique

drait donc tout à la fois la condition de possibilité et l’acteur


tout-puissant, mais des manières d’être sujet, c’est-à-dire aussi
des modes de constructions du sujet, qui sont variables, se redé-
finissent et se transforment au gré de l’histoire, et donnent à voir
les différents visages du sujet comme autant de constructions,
de productions historiques situées et par conséquent détermi-
nées, « localisées », « périodisées ». Les modes de subjectivation
appartiennent à l’histoire : ils y émergent et s’y effacent, en sont
traversés et sans cesse modifiés. On voit donc à quel point les
deux thématiques – enquête historique d’une part, travail sur
les manières de produire des formes-sujets de l’autre – ont partie
liée : pas de dehors de l’histoire ; mais à l’inverse, pas d’histoire
sans une variation des procédés de subjectivation qu’il s’agit pré-
cisément d’enquêter.
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À l’époque, rares sont ceux qui perçoivent cette double


dimension – et ce n’est sans doute pas un hasard si, du côté des
historiens, la compréhension de la spécificité foucaldienne est
plus grande qu’à l’intérieur du débat philosophique stricto sensu.
Pour un Michel de Certeau ou un Paul Veyne, qui saisissent
immédiatement de quoi il en retourne, combien ont main-
tenu dur comme fer l’idée d’un Foucault ayant, avec la fameuse
« mort de l’homme » qui clôt Les Mots et les Choses, embrassé
une sorte de structuralisme d’autant plus dur qu’il revendi-
quait simultanément son nietzschéisme et qu’il semblait vouloir
prolonger, sur le terrain des sciences humaines, quelque chose
comme un écho de la mort de Dieu ? À cela près que, si l’on
revient à ces quelques lignes tant discutées et décriées à l’époque,
on ne peut qu’être frappé par l’énorme décalage entre ce qu’on
leur a prêté et ce qu’elles disent effectivement : simplement que
tout objet de représentations et de discours – par exemple cet
objet spécifique qu’est l’homme – est le produit d’une certaine
configuration historique ; qu’il s’inscrit dans une périodisation
qui le voit émerger ; et que dès lors, sa disparition possible est
logiquement inéluctable. Ou encore : que ce que nous appelons
« homme », non comme réalité mais comme objet de connais-
sance et de discours – cet objet qui est au cœur de l’économie
complexe des sciences humaines –, n’existe pas autrement que

109
Héritage et bilan critique

sur un mode d’être historique. Bien plus qu’un nietzschéisme,


ou qu’un structuralisme dur, on est ici dans le geste d’historicisa-
tion radicale d’une enquête portant sur les modes de pensée – ce
que Foucault, une fois entré au Collège de France, enseignera
comme une « histoire des systèmes de pensée », ou si l’on veut,
l’idée d’un constructivisme historique poussé à l’extrême. Il ne
s’agit pas pour Foucault de proposer une étude de la manière
dont un objet constant (par exemple l’homme) a varié dans l’his-
toire, mais bien au contraire une enquête sur les déterminations
historiques qui ont porté ce même objet à apparaître en tant
qu’objet, c’est-à-dire à être construit – contre (ou en alterna-
tive par rapport à) d’autres constructions d’objet, qui l’avaient
précédé, et dans l’attente, sans doute, d’autres constructions
encore –, vouées tôt ou tard à le remplacer.
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Quatre grandes familles


Si nous rappelons tout cela, disions-nous, c’est parce que les
lectures et les usages de Foucault nous semblent aujourd’hui s’or-
ganiser exactement autour de ces deux pôles – double critique
du sujet classique et de la représentation hégélienne de l’histoire
d’une part, et tentative d’y substituer un constructivisme histo-
rique, discontinu et non téléologique, dont l’histoire des modes
de subjectivation (encore une fois : des manières historiquement
déterminées dont un sujet est construit en tant que sujet, c’est-
à-dire à la fois comme objet de connaissances et de pratiques et
comme sujet de lui-même) occuperait exactement le centre.
De manière très schématique, la cartographie des études
foucaldiennes en philosophie nous semble pourvoir s’organiser
aujourd’hui autour de quatre grandes familles, qui ne sont bien
entendu pas étanches, et qui permettent souvent à un même
chercheur la circulation de l’une à l’autre.
La première pourrait être celle des lectures philologiques des
textes de Foucault : intimement liée à un « moment » qui fut
celui de l’établissement des textes et de leur publication, en par-
ticulier autour de deux entreprises éditoriales qui ont été fonda-
mentales et d’une troisième, récente – la publication des Dits et
Écrits chez Gallimard en 1994, et celle, depuis plusieurs années,

110
Cartographie d’un paysage philosophique

des cours au Collège de France, d’une part ; celle d’un volume


Foucault dans la Pléiade1 –, elle regroupe à la fois des proches et
des collaborateurs de Foucault, et toute une seconde génération
qui s’est formée dans ce formidable laboratoire de lecture dont
l’Association pour le centre Michel-Foucault a été, dès sa fonda-
tion, dans la seconde moitié des années 1980, le cœur véritable.
À cette même famille appartiennent également – en France
comme à l’étranger – des chercheurs qui ont choisi de travailler
de manière « interniste » sur tel ou tel grand livre, sur tel ou tel
moment de la production foucaldienne, et qui tentent encore
aujourd’hui d’en éclairer la difficile mais incontestable cohé-
rence. On reconnaîtra ici, dans une liste qui n’est bien entendu
pas exhaustive, les noms de Frédéric Gros et de Michel Senellart,
de Philippe Artières et de François Ewald, de Philippe Chevallier
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et de Daniel Defert, de Philippe Sabot et de Jean-François Bert,


de Daniele Lorenzini et d’Arnold Davidson ; et de tant d’autres
encore, qui, en France comme à l’étranger, « travaillent » le cor-
pus dans un rapport étroit aux textes eux-mêmes.
La seconde grande famille réunit en revanche tous ceux qui
tentent, dans une volonté de prolongement et d’actualisation
d’enquêtes menées par Foucault lui-même, d’actualiser ses ana-
lyses, c’est-à-dire d’interroger la manière dont, de son époque à
la nôtre, les processus de construction d’objets et de discours, de
représentations et de pratiques, ont pu se transformer, se défaire
et se refaire autrement, se transformer – ou bien disparaître pure-
ment et simplement pour laisser la place à des configurations
nouvelles. Ici, les exemples sont nombreux : de la critique des
identités – fortement ébauchée par Foucault à partir de la fin des
années 1970 – à l’analyse des dispositifs de sexualité et à l’émer-
gence des thématiques de genre et de la pensée queer, de l’ana-
lytique des biopouvoirs à la description des variantes contem-
poraines du néolibéralisme, de la fascination sans cesse relancée
pour les différents modes (à la fois singuliers et collectifs) de
subjectivation à l’idée d’une éthique pratique de l’existence, de
la redéfinition de l’intellectuel comme « intellectuel spécifique »
à la généalogie à la fois inquiète et pleine d’espoir des formes de
1- M. Foucault, Œuvres, t. I, Pléiade, 2015.
111
Héritage et bilan critique

militantisme, les champs ressaisis par la philosophie aujourd’hui


– d’après Foucault, sans doute, mais aussi après Foucault. Il
s’agit en somme de jouer son travail dans une histoire – la nôtre
– qui est parfois devenue autre que la sienne, et d’appliquer cette
méthode de cartographie « par différenciation » qu’il pratiquait
pour saisir le « bougé » et parfois même le « brisé » qui font de
l’histoire, selon ses propres termes, l’empilement sans terme de
discontinuités et de différences. Certains des noms de l’approche
« interniste », déjà mentionnés, s’y retrouvent aussi : P. Artières
et F. Ewald, par exemple, mais aussi Mathieu Potte-Bonneville
et Guillaume Le Blanc, Pierre Dardot et Christian Laval, Jean-
Claude Monod et Paolo Napoli, Antonio Negri/Michael Hardt
et Judith Butler, David Halperin et Donna Haraway, pour ne
citer là encore que des noms centraux dans le débat français
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actuel.
La troisième grande famille comprend tous ceux qui se sont
saisis de la « boîte à outils » foucaldienne pour l’appliquer à des
champs qu’il n’avait pas lui-même envisagés, à l’extérieur, donc,
de sa propre enquête : un prolongement non plus dans l’histoire,
mais par l’exploration de domaines et de questions, et l’expé-
rimentation de problématisations qui se revendiquent métho-
dologiquement et instrumentalement de Foucault. Ici, c’est
bien souvent d’un Foucault inattendu, libéré des contraintes du
commentaire textuel, et rendu paradoxalement autonome par
rapport à son propre travail, qu’il s’agit ; si ce n’est que le double
aspect de la critique foucaldienne par lequel nous commencions
cette brève cartographie – encore une fois : nécessité d’une histo-
ricisation de l’enquête philosophique en lieu et place d’une phi-
losophie de l’histoire ; et projet d’une histoire des modes de sub-
jectivation en lieu et place d’une philosophie du sujet – demeure
malgré tout centrale, y compris quand les champs d’application
de la boîte à outils sont totalement nouveaux. Du côté de la cri-
tique d’art et de l’esthétique, des études postcoloniales et subal-
ternes, du cinéma et du théâtre, mais aussi dans l’exploration
de thématiques aussi différentes que l’enfance, la planification
urbaine, le développement de l’ingénierie génétique, la disci-
pline militaire, l’éthique médicale ou les nouvelles technologies,

112
Cartographie d’un paysage philosophique

Foucault devient ainsi le nom d’un véritable opérateur de pro-


blématisation : une sorte de lunette à travers laquelle regarder
le monde et en interroger les formes et les objets, les principes
d’organisation et les nouveautés. Dès la fin des années 1970,
les études postcoloniales s’étaient emparées des analyses fou-
caldiennes (non pas sans avoir exprimé, parfois, des désaccords
assez profonds avec la stricte « occidentalité » foucaldienne) – on
pense par exemple à Edward Saïd, mais aussi, plus récemment,
à Gayatri Chakravorty Spivak ou à Dipesh Chakrabarty, et aux
travaux d’Ann Laura Stoler ou d’Elsa Dorlin.

Les pensées de l’impersonnel


Enfin, il reste la quatrième famille – celle dont la notoriété
a été, ces dernières années, la plus grande, y compris (surtout ?)
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sur la scène internationale : on y trouve quelques remarquables


philosophes pour lesquels la référence à Foucault est à la fois
savante (c’est-à-dire interniste, dans un souci presque philolo-
gique des textes), parfois actualisée, parfois aussi « instrumen-
tale » et appliquée à des champs nouveaux, dans un effet d’em-
piétement des trois premières familles que nous avons jusqu’à
présent identifiées. À ceci près qu’ici, la double spécificité foucal-
dienne – historicisation, subjectivation – disparaît totalement :
les concepts foucaldiens sont promenés le long des chemins de
l’histoire sans plus aucun souci de périodisation et la destitution
de la forme classique du sujet laisse derrière soi la pure trace
de son manque, quand elle n’est pas ouvertement revendiquée
comme la seule manière de se soustraire aux pouvoirs. Chez
Giorgio Agamben, qui est sans doute celui qui a poussé le plus
loin tout à la fois la déshistoricisation et la désubjectivation, ou
chez Roberto Esposito, lui aussi très fin connaisseur de la pen-
sée française, les mêmes thèmes, dès lors, reviennent, malgré la
différence des pensées respectives de l’un et de l’autre : pensées
de l’impersonnel, de la troisième personne, ou de la « déprédi-
cation » du sujet ; pensées de la biopolitique étrangement décro-
chées de la périodisation foucaldienne, déliées de leur ancrage
dans une économie politique (la gouvernementalité libérale)
pourtant historiquement déterminée, devenues en quelque sorte

113
Héritage et bilan critique

des foucaldismes non historiques, fascinés par les devenirs sans


sujets, par les dispositifs et les processus, les paradigmes généraux
et presque structurels (l’état d’exception, pour l’un ; l’immunité
pour l’autre), et faisant partout jouer les mêmes concepts, de
l’Antiquité à la pensée médiévale, de la pensée politique moderne
à notre propre xxie siècle…
Alors on dira : oui, mais la grandeur de Foucault est de ne
pas avoir laissé d’école, et d’avoir empêché par avance la for-
mation d’une règle : nulle orthodoxie, donc, mais des usages et
des essaimages. On aura raison. Sinon que ce qui fait la qualité
d’un geste, c’est aussi la posture qu’il engage ; et qu’à trop être
attentif aux seuls concepts, parfois, on oublie qu’ils ont engagé
une attitude philosophique, ce que, à la fin de sa vie, Foucault
nommait une éthique – et que cette éthique-là se laisse difficile-
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ment penser sans historicisation de ses modes, de ses pratiques


et des formes de subjectivation qu’elle engage.

Judith Revel
« Inventer de nouvelles manières d’exister »
Le regard de Guillaume Le Blanc
Professeur de philosophie à l’université Paris Est-Créteil, Guillaume
Le Blanc a publié notamment La Pensée Foucault (Ellipses, 2006),
Canguilhem et les normes (1998, rééd. Puf, 2008), et récemment La
Philosophie comme contre-culture (Puf, 2014).

« Pendant longtemps, le geste de Michel Foucault a été interprété


comme un geste d’historien. C’était commode car les deux bornes
de son œuvre, Histoire de la folie à l’âge classique et Histoire de la
sexualité, faisaient référence à l’histoire. Mais ce qui rend son travail
proprement philosophique est qu’il cherche de nouvelles façons
de produire de la subjectivité. Il ne se contente pas de bâtir une
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histoire de la folie, de la prison, de la sexualité mais il se demande


comment nous pouvons vivre autrement. Il ouvre ainsi des espaces
de transformabilité des modes de vie. Comment pouvons-nous
concrètement changer, aussi bien à titre individuel que collectif ?
Penseur radical des normes, Foucault s’intéresse aux conséquences
de la théorie pour l’action. Pour lui, on ne se construit comme sujet
qu’à l’intérieur d’un cadre normatif. La question de savoir comment
inventer de nouvelles manières d’exister revient donc à creuser une
marge à l’intérieur des normes. Il n’y a pas d’au-dehors des normes.
Tout en pensant qu’il n’y a pas de possibilité de quitter le monde de
la normativité, Foucault maintient ainsi l’affirmation de la liberté
individuelle et collective comme capacité de production d’écarts.
Aujourd’hui, par exemple, l’ensemble de la sphère du travail
est soumis à la rationalité économique. Les individus sont tenus, à
travers le développement des procédures d’évaluation, de répondre
à un impératif de rentabilité. Mais s’ils ne peuvent se soustraire
complètement à cette norme, ils peuvent s’en écarter en créant de
nouvelles normes, de nouvelles manières de penser et de définir leur
travail. De la même façon que Foucault avait proposé de repenser
l’hôpital ou la prison à partir des vécus individuels de leurs usagers,
il est indispensable de repenser certains lieux ou domaines comme
le travail, l’espace public, l’école, etc. si ce n’est en dehors des
normes de rentabilité, de stabilité ou de sécurité qui s’imposent à
nous, depuis les usages que les sujets en font et qui créent souvent
les conditions de leur contestation.

115
Héritage et bilan critique

Dans mes propres travaux, je relie Foucault à un grand courant


philosophique « français » qui s’est déployé notamment avec Gilles
Deleuze, Félix Guattari, Georges Canguilhem et Michel de Certeau.
Autant de penseurs qui questionnent la référence à la normalité.
Pour des auteurs comme Deleuze ou Canguilhem, la norme
s’enracine dans la vie. Chez Foucault, en revanche, les normes ne
sont pas produites par la vie biologique ; elles sont toujours situées
dans des régimes historiques et culturels. Cette position culturaliste
lui permet de porter une extrême attention à toutes les zones de
transformation et d’expérimentation – dans la sexualité, dans des
conduites politiques, dans les formes de vies nouvelles, par exemple.
Il attire plus particulièrement notre attention sur ce qui, au cœur
des dispositifs normatifs, demeure irrémédiablement anormal et
relance ainsi le raffinement disciplinaire. »
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Propos recueillis par Céline Bagault


« On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philippe Raynaud
Professeur de philosophie et de science politique à l’université
Paris-II, Philippe Raynaud a publié La Politesse des lumières. Les
lois, les mœurs, les manières (Gallimard, 2013).

« Michel Foucault a renouvelé les thèmes et la manière de


faire de la philosophie. Il appartenait à une génération brillante
de philosophes dont la plupart faisaient surtout de l’histoire de la
philosophie et de l’analyse des systèmes. Foucault a cherché une
autre voie et a rencontré des thèmes comme l’histoire de la folie
qui allaient entrer en consonance avec les grands problèmes de son
époque.
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Je crois que l’on peut distinguer deux périodes dans l’œuvre


de Foucault : une qui court des premiers livres jusqu’à Les Mots et
les Choses et à L’Archéologie du savoir. La seconde commence avec
Surveiller et Punir et s’accomplit avec les travaux sur l’histoire de la
sexualité et l’histoire de la subjectivité et avec toutes les recherches
sur la “biopolitique”.
Aujourd’hui, on retient d’avantage la deuxième partie de l’œuvre
de Foucault. Certainement parce qu’il y a, avec la publication
progressive des cours au Collège de France, des textes nouveaux qui
entretiennent l’intérêt. Mais je trouve Histoire de la folie d’une part
et Les Mots et les Choses de l’autre très stimulants même si je ne suis
pas convaincu par leurs conclusions.
Dans Les Mots et les Choses, par exemple, il établit de manière
très éclairante la solidarité entre les philosophies de la liberté et la
naissance des sciences humaines. En simplifiant, la thèse de ce livre
est que les sciences humaines naissent à la fin du xviiie siècle, le
point d’articulation étant la philosophie d’Emmanuel Kant. Pour
Foucault, nous passons alors de la liberté créatrice de l’individu à la
recherche de structures par lesquelles les comportements sont soumis
au déterminisme et susceptibles d’être étudiés. Avec la naissance
du structuralisme, à l’œuvre dans la linguistique structurale, la
psychanalyse lacanienne et l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss,
Foucault annonce la “mort de l’homme” car nous n’aurions plus
affaire ni à la liberté créatrice ni à la diversité empirique mais à
la recherche de structures générales plus importantes que le sujet.

117
Héritage et bilan critique

Il me semble que c’est là une exagération de la nouveauté de ces


savoirs, et de la rupture qu’ils représentent avec ce qui précède. Je
ne crois pas que la naissance du structuralisme ait marqué la fin de
l’homme. Comme souvent avec les thèses foucaldiennes, je préfère
les prémisses aux conclusions.
Foucault avait le génie des problèmes. J’ai été amené à relire
ses travaux sur la naissance du néolibéralisme. Il perçoit beaucoup
de choses alors que lorsqu’il écrit, au début des années 1980, le
néolibéralisme est à peine en formation. Il possède un sens aigu de
la découverte des questions mais je doute qu’il ait une philosophie
originale. Pour moi, il y a une œuvre de Foucault mais il n’y a pas
de philosophie de Foucault. C’est un nietzschéen parmi d’autres.
Sa manière de mettre en scène les choses, cette combinaison
d’historien et d’écrivain doté d’une grande culture philosophique est
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remarquable. Mais les concepts foucaldiens, tels que “l’épistémè”, “le


biopouvoir”, ou “la gouvernementalité” sont davantage des modèles
d’interprétations de l’histoire que des concepts philosophiques.
Foucault a fourni une œuvre très importante mais son originalité
n’est pas tant philosophique qu’historique. On peut être un grand
auteur sans être un grand philosophe… »

Propos recueillis par Céline Bagault


FOUCAULT ET L’ÉCOLE
Une étrange absence

«  L es prisons ressemblent aux usines, aux écoles et aux


casernes, aux hôpitaux, qui ressemblent tous à la pri-
son1. » La troisième partie de Surveiller et Punir (1975) est un va-
et-vient entre l’hôpital, la caserne, l’usine et l’école, ouvrant un
programme de recherches sur l’école. Pourtant, dans l’ensemble
des travaux français se réclamant de la sociologie plus ou moins
implicite de Michel Foucault, il faut noter l’absence de l’école. À
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l’exception d’un livre remarquable de Guy Vincent2 et de nom-


breux travaux sur le corps, le sport et l’éducation physique3, per-
sonne ou pas grand monde ne s’est lancé dans l’analyse de l’école
armé des concepts de Foucault. Personne n’a vraiment comparé
l’école à l’hospice et à la prison. Cette absence est d’autant plus
étrange que les concepts foucaldiens trouveraient dans l’école
un terrain particulièrement favorable : savoir/pouvoir, gouverne-
mentalité, régimes de vérité, subjectivation… pouvant s’appli-
quer quasi mécaniquement aux disciplines, aux programmes,
aux formes d’autorité, aux règles du contrôle des corps, au dres-
sage moral, au système des notes qui régissent l’école.

L’école a une autre histoire


La première difficulté est d’ordre historique ou généalo-
gique car l’histoire de l’école entre mal dans le cadre tracé par
Histoire de la folie et par Surveiller et Punir. Dans ce dernier livre,
Foucault consacre de nombreuses pages à la Conduite des écoles
chrétiennes (1704) de Jean-Baptiste de La Salle, suggérant ainsi
un déplacement du modèle panoptique vers l’école. Cependant,
l’obsession de contrôle et de la discipline, le goût des classements
1- M. Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975.
2- G. Vincent, L’École primaire française, Presses universitaires de Lyon/MSH, 1980.
3- G. Vigarello, Le Corps redressé, 1979, rééd. Armand Colin, 2004.
119
Héritage et bilan critique

et des examens sont bien antérieurs à « l’invention » de la pri-


son et du système panoptique. Même si c’est la modernité qui a
étendu le règne de l’école dans toute la société, la forme scolaire
elle-même (le système des disciplines, des notes et des examens)
doit plus aux monastères et surtout aux collèges des jésuites
de la Contre-Réforme qu’à la Révolution et aux Lumières. Le
thème de la rupture, essentiel dans le travail de Foucault sur le
grand enfermement et sur la prison, ne se décline pas de la même
manière dans le cas de l’école. L’extension, mais pas la création,
du règne scolaire s’inscrit dans trois grandes mutations : l’instal-
lation de régimes démocratiques exigeant la formation d’un sujet
citoyen à la place ou à côté d’un sujet chrétien ; la création d’une
nation imposant une culture nationale transmise par l’école4 ;
la lente substitution d’une société méritocratique « ouverte » à
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une société « fermée » de castes et d’héritages. Si l’on raisonne


en termes de travail institutionnel, de contrôle, de disciplines et
de morales, on peut dire que l’école s’éloigne progressivement
du couvent sans que la structure symbolique du travail péda-
gogique en ait été fortement affectée5. La rupture moderne est
dans le contenu des valeurs enseignées à l’école qui passent de
la religion à la raison, mais cette rupture n’est pas dans la forme
scolaire elle-même : rien d’équivalent au passage de la nef des
fous à l’asile ou du supplice à la prison.
La singularité de l’école tient à ce que la discipline scolaire
vise et ne peut que viser le consentement des élèves. Histoire de
la folie et Surveiller et Punir ne disent pas grand-chose des fous
et des délinquants ; tout se passe comme si les cibles des institu-
tions n’étaient que des représentations et des corps sur lesquels
s’exercent des disciplines. Le pouvoir s’y déploie de façon pure
au-delà des stratégies et des intentions des individus qui ne sont
que des passeurs ou de simples supports des systèmes de pouvoir.
Or, les apprentissages scolaires exigent un consentement sub-
jectif, une adéquation des intentionnalités, un système de sens
partagé, une « conversion » subjective des élèves, conversion qui
explique l’emprise des modèles religieux au-delà de la sphère reli-
4- E. Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1989.
5- F. Dubet, Le Déclin de l’institution, Seuil, 2002.
120
Foucault et l’école

gieuse elle-même. La répression et la violence y jouent un rôle,


mais elles ne peuvent être au cœur d’une relation de pouvoir qui
ne fonctionne que si les individus s’y engagent subjectivement.
On peut apprendre à se laver les dents, à s’habiller, à se tenir
droit et à être vertueux grâce à un système subtil de sanctions
et de récompenses, mais on ne peut pas apprendre les mathé-
matiques ou la philosophie si l’on ne se considère pas un peu
comme le sujet de ses apprentissages. L’objection selon laquelle
on répondrait au problème du consentement en le considérant
comme une ruse plus profonde et plus raffinée du contrôle et du
pouvoir ne règle pas le problème d’une différence de fond entre
la prison et l’école.

La critique scolaire française n’est pas foucaldienne


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Foucault a joué un rôle décisif en montrant que le règne de


la modernité, de la raison et de la science n’était qu’une nou-
velle déclinaison des figures du pouvoir et du contrôle. En ce
sens nous sommes tous foucaldiens. Mais alors que la sociolo-
gie française de l’éducation est très profondément critique, cette
critique emprunte très peu à Foucault, ce qui est d’ailleurs une
sorte de singularité nationale puisque la bibliographie foucal-
dienne anglo-saxonne est considérable en matière scolaire6. Pour
l’essentiel, la critique scolaire française ne dénonce pas le pou-
voir exercé sur les élèves, elle dénonce les inégalités scolaires.
Cette critique se développe selon deux grands arguments aussi
peu foucaldiens l’un que l’autre.
Le premier argument est une critique interne à l’institu-
tion lui reprochant de ne pas être à la hauteur de ses promesses
démocratiques et de reproduire les inégalités sociales. Au fond,
la critique française de l’école est une critique de « croyants » qui
opposent les promesses de justice, d’émancipation et d’égalité
scolaires au fonctionnement réel de l’école. Ce type de critique
reste dominé par l’œuvre de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude
Passeron qui ont déployé un double raisonnement. D’un côté,
l’école reproduit les inégalités sociales parce qu’elle est traver-

6- S. J. Ball (dir.), Foucault and Education, Routledge, 1990. Depuis 2000, plusieurs
dizaines d’ouvrages sont consacrés à ce thème dans la littérature anglo-saxonne.
121
Héritage et bilan critique

sée par les inégalités économiques et culturelles qui déterminent


précocement les attitudes, les compétences et les ambitions des
élèves. Selon Les Héritiers (1964), nous ne sommes pas égaux
devant l’école7. D’un autre côté, la culture scolaire aurait une
forme de « complicité » et de connivence avec la culture des
classes dirigeantes et, par le biais de son idéal méritocratique,
l’école aurait pour fonction de reproduire les inégalités sociales
en les transformant en inégalités scolaires légitimes. Selon La
Reproduction (1970), la fonction cachée de l’école est la repro-
duction masquée des inégalités sociales8. Cette double critique
raisonne plus en termes d’inégalités et de classes sociales qu’en
termes de discipline et de contrôle social. L’école « laisse croire »
qu’elle est une institution autonome placée au-dessus de la
société alors qu’elle est complice des inégalités sociales. Si l’école
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trahit ses promesses de justice, c’est parce que le monde social est
inégalitaire, c’est parce que les murs du sanctuaire scolaire sont
poreux, c’est parce que nous vivons dans une société de classes.
Le second argument, plus récent, est une défense de la voca-
tion libératrice de l’école qui serait menacée par le marché,
l’utilitarisme et l’individualisme, en un mot par une modernité
libérale hostile aux fondements de l’institution scolaire. Non
seulement cette dernière critique n’est pas foucaldienne mais elle
est presque antifoucaldienne dans la mesure où elle défend les
régimes de vérité, les pouvoirs et les modes de « gouvernabilité »
les plus sacrés de l’école : la raison, la culture, l’esprit critique, la
nation, le « sanctuaire » scolaire… Dans cette perspective, l’école
serait devenue « l’arme des faibles » qui protégerait contre le mar-
ché et les inégalités sociales, celle qui défendrait le vrai mérite
contre l’héritage et le mérite frelaté de l’économie. Cette critique
exprime le malaise des clercs qui défendent l’image d’une insti-
tution protégeant des désordres et de la vulgarité du monde. En
quelques années, les vices de l’école bourgeoise seraient devenus
les vertus de l’école républicaine. Alors, la culture scolaire doit

7- P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, 1964, rééd.
Minuit, 1994.
8- P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système
d’enseignement, 1970, rééd. Minuit, 1993.
122
Foucault et l’école

être défendue comme une forme de résistance de la raison et de


l’esprit universel contre les marchands du temple et chaque ten-
tative de réforme scolaire voit renaître la même critique : c’est la
culture qu’on assassine. Au bout du compte, si l’école est inégali-
taire et paraît se trahir elle-même, c’est parce qu’elle s’est ouverte
aux quatre vents du « libéralisme ». Quand Foucault est appelé
à la rescousse, c’est pour nous dire que le pouvoir et la discipline
sont bien pires quand ils se drapent dans les voiles de la liberté et
dans l’apologie de la subjectivité qui définiraient les pédagogies
nouvelles.

D’autres traditions intellectuelles


Tout s’est passé comme si les sociologues français n’avaient
jamais cru véritablement que le travail de Foucault pouvait
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concerner l’école. Plus encore, ils sont profondément convain-


cus que l’école ne ressemble pas aux usines, aux hôpitaux et aux
prisons… Alors que des centaines d’enseignements sont don-
nées à l’université sur les conceptions foucaldiennes du pouvoir,
du contrôle et des disciplines, fort peu d’entre eux portent sur
l’école. Il est vrai que l’enseignant qui se livrerait à cet exercice
se mettrait dans une situation pour le moins paradoxale. Il tire-
rait son autorité d’un modèle institutionnel dont il s’attacherait
à démontrer la vacuité ; il développerait une critique qu’il ne
pourrait pas s’adresser à lui-même sans s’invalider. La plupart
des chercheurs en sciences sociales étant aussi des enseignants
et d’anciens bons élèves, il n’est pas impossible que leur critique
de l’école soit celle des amoureux déçus, mais des amoureux
qui croient toujours dans les régimes de vérité de l’école elle-
même. La critique libertaire de l’école qui aurait pu s’inspirer de
Foucault est restée particulièrement discrète en France et, sur-
tout, elle a emprunté à d’autres traditions intellectuelles.
Je me suis essentiellement intéressé au Foucault des disci-
plines et du contrôle social, sans être certain qu’il existe vérita-
blement une sociologie de l’éducation de ce Foucault-là. Il est
vrai que Foucault lui-même a été un maître adulé dont nous
savons qu’il n’a pas eu beaucoup de sympathie pour l’esprit liber-
taire de Mai 1968 alors qu’il en fut pourtant une icône. Le « der-

123
Héritage et bilan critique

nier Foucault », celui de l’éthique et de la subjectivation9, pour-


rait probablement plus intéresser la sociologie de l’éducation car
il s’est consacré à l’une des énigmes majeures de la sociologie :
comment expliquer que les acteurs deviennent des sujets « pour
soi », pour eux-mêmes, alors que la socialisation et, au-delà, l’en-
semble de la vie sociale, font que rien ne peut échapper au social,
qu’il s’agisse des « mots », du pouvoir ou du contrôle ? Comment
se fait-il que la socialisation nous dissolve dans le social tout en
nous permettant, parfois, de nous en libérer ? Cette question-là
est celle de l’école elle-même, celle d’une institution qui enferme
et domine pour essayer de libérer des sujets.

François Dubet
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9- H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Gallimard,


1984.
DE LA PRISON À LA LOI
Le legs juridique

O n ne sait pas au juste pourquoi l’on punit. » Cette provo-


cation de Friedrich Nietzsche, suggérant que la pratique
pénale est comme le dépôt trouble d’une multiplicité de motifs
contradictoires (venger ou « remettre sur le droit chemin », mettre
hors d’état de nuire ou éduquer, terroriser ou « humaniser »…), a
eu un rôle déclencheur dans l’intérêt de Michel Foucault pour la
question pénale. Surveiller et Punir (1975) s’interroge ainsi sur la
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naissance de l’institution qui est devenue la clé de voûte du sys-


tème punitif depuis le xixe siècle : la prison.
Le système juridico-pénal est alors approché dans la maté-
rialité des techniques punitives : Foucault retrace la façon dont,
en quelques décennies, en Europe, on a vu la disparition des
supplices terrifiants mais ponctuels au profit d’un contrôle plus
continu et plus serré des populations, dont « l’utopie » serait
le fameux « panoptique » : ce dispositif imaginé par Jeremy
Bentham permet de voir les détenus à partir d’une tour qui
pourrait elle-même être vide mais n’en créerait pas moins un
sentiment d’être vu.
La modernité ne rime donc pas seulement avec l’avènement
du « sujet de droit » démocratique : c’est aussi l’âge d’un perfec-
tionnement du contrôle, de l’examen et de la gestion discipli-
naire des populations. Ce rappel converge alors avec une critique
du droit d’inspiration marxiste : loin de s’appliquer de manière
égale à tous, le droit « bourgeois » ménage des zones de sévé-
rité pour les délits susceptibles d’être commis par les « petits »
(le vol, la rapine, l’atteinte directe aux biens…) et des zones
d’accommodement et de « douceur » répressive pour les délits
des « grands » (fraude fiscale, détournements…). Cette analyse
du « traitement différentiel des illégalismes » a-t-elle perdu son
actualité ? On peut en douter…

125
Héritage et bilan critique

Une phase de critique radicale du droit


Cependant, dire que ce droit est inégalitaire n’a de sens que
si la critique est menée au nom de l’idée d’un droit plus juste.
Or Foucault, dans les années 1972-1976, pousse à l’extrême le
refus de la « représentation juridique du pouvoir1 ». Il y oppose
des stratégies de révolte, visant « l’élimination radicale de l’appa-
reil de justice2 ». D’où un flirt plutôt inquiétant avec le thème,
brandi alors par les maoïstes, d’une justice populaire qui liquide-
rait les vestiges de l’État de droit…
Ces prises de position polémiques, dans un contexte dont
Foucault dira après-coup qu’il était marqué par une « hyper-
marxisation » et un antijuridisme radical, sont néanmoins loin
d’être le dernier mot de Foucault sur le droit. Dès 1974, Foucault
porte une attention renouvelée à l’histoire du droit comme
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théâtre de « techniques de vérité3 » – de l’épreuve et du serment,


en vigueur dans la Grèce homérique et au Moyen Âge, jusqu’à
l’enquête et aux expertises psychologiques qui tentent de percer
à jour les intentions et la personnalité du prévenu moderne…
Dans cette perspective, Foucault notait qu’avec l’institution de
l’enquête, un individu quelconque peut témoigner contre un
individu de haut rang – un berger contre le roi Œdipe, déjà…
Le droit s’avère alors un instrument plus souple, dans les rela-
tions de pouvoir, qu’un simple dispositif d’assujettissement.
Peut-on envisager un usage « antidisciplinaire » du droit ?
Foucault en module l’hypothèse à la fin des années 1970 : sous
la forme d’un « droit des gouvernés4 » internationalement oppo-
sable aux abus des gouvernements ; dans le combat pour des
« droits relationnels » dont des individus (ou un mouvement
comme le mouvement gay) obtiendraient la reconnaissance en
ébranlant les normes qui pénalisent leur mode d’être ; dans la
réflexion continuée sur le poids persistant de l’aveu dans notre
culture juridique… Le cours récemment paru Mal faire, dire

1- M. Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976.


2- M. Foucault, « Sur la justice populaire. Entretien avec les “maos” » (1972), in Dits et
Écrits, Gallimard, 1994.
3- M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques » (1974), in Dits et Écrits, op. cit.
4- M. Foucault, « Va-t-on expulser Klaus Croissant ? » (1977), in Dits et Écrits, op. cit.
126
De la prison à la loi

vrai (2012) témoigne du dialogue noué entre Foucault et cer-


taines écoles de criminologie ou de droit qui ont cherché, en
Belgique ou au Canada, à mettre en question la superposition
des fonctions, parfois exorbitantes, conférées aux instances juri-
diques lorsqu’elles ne prononcent pas seulement des jugements
sur des actes, mais s’adossent à des expertises sur « l’être » des
délinquants.

Relectures et prolongements
Dans Naissance de la biopolitique (2004), Foucault anticipe
aussi un certain nombre de bouleversements actuels du droit. Il
diagnostique une érosion de la loi au profit de la norme : l’État
législateur « en majesté », qui fait le pont, selon La Volonté de
savoir, entre la représentation monarchique du pouvoir et sa
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représentation démocratique-républicaine, le rappel de la loi de


tous par la sanction cèdent en fait la place à un autre « régime de
vérité », dont le paradigme est l’homo œconomicus et ses intérêts.
Il s’intéresse ainsi à la vision néolibérale du droit telle qu’elle
s’exprime par exemple dans un article fameux de l’économiste
Gary Becker. Ce qui est placé au centre de la réflexion néolibé-
rale, c’est l’individu qui doit pouvoir calculer le risque et le coût
du crime et de la sanction dans ses « anticipations rationnelles »,
et le calcul, par la société tout entière, du coût de ces crimes et
de leur répression. Ces pistes d’interprétation sont aujourd’hui
largement exploitées par les juristes pour analyser des évolutions
très contemporaines (entretien ci-dessous).
Depuis quelques décennies, le modèle du marché s’est étendu
au droit. La souveraineté, cette forme de pouvoir tendanciel-
lement présentée par Foucault comme archaïque, renvoyant à
l’unité du monarque et à la prégnance du rapport souverain-
sujet, s’est-elle cependant évanouie ? Une reprise et une mise à
l’épreuve originale des hypothèses de Foucault à ce propos ont
été effectuées par Judith Butler5 face à la situation créée, aux
États-Unis et dans le monde, par le 11 septembre et le Patriot
Act. J. Butler confronte l’idée foucaldienne d’un déclin de la sou-

5- J. Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001,
Amsterdam, 2004.
127
Héritage et bilan critique

veraineté à une mise en évidence, inspirée par Carl Schmitt, du


poids persistant de la souveraineté comme pouvoir de suspendre
la loi. La situation d’exception, la constitution de zones de non-
droit extraterritoriales aux États-Unis (Guantanamo), l’autorisa-
tion de la torture, la « guerre contre le terrorisme » sont autant
de signes que l’histoire de la souveraineté n’est pas terminée,
mais qu’elle doit être aussi compliquée par la prise en compte
des stratégies de « gouvernementalisation de l’État » analysées
par Foucault : délégation à des groupes privés d’anciennes préro-
gatives étatiques, réduction de pans de l’administration étatique
au nom d’une efficacité pensée sur le modèle de l’entreprise et de
l’économie… Ces processus n’empêchent pas le retour soudain
d’un État qui, au nom de la situation exceptionnelle, recourt à
des formes de torture, d’intimidation et d’enfermement que l’on
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pouvait croire relever d’un autre âge de la gouvernementalité.


Penser les nouvelles configurations de la souveraineté étatique
(et militaire) et de la gouvernementalité libérale reste une tâche
à poursuivre, avec Foucault et parfois contre lui.

Jean-Claude Monod avec Antoine Garapon


« Un visionnaire du droit contemporain »
Le regard d’Antoine Garapon

Magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la


justice (IHEJ), Antoine Garapon est l’auteur de très nombreux ouvrages
sur la justice dont Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire (Odile
Jacob, 2000), La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la
justice (Odile Jacob, 2010) et Juges et procureurs du xxie siècle (avec
Sylvie Perdriolle et Boris Bernabé, Odile Jacob, 2014).

« Foucault a compris avant tout le monde ce qui était en train


de se passer : le passage d’un ordre juridico-déductif à un système
économico-utilitariste. La gouvernementalité néolibérale n’est plus
animée par les grands impératifs hygiénistes, “l’orthopédie sociale”
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de l’État du xixe siècle. Elle cherche la formule de gouvernement


la plus efficace à moindre coût, et table sur le “choix rationnel” des
individus. L’État mise sur la négociation entre acteurs ; il n’est plus
qu’un garant, un incitateur.
C’est exactement ce qui se produit dans le droit commercial,
avec les nouvelles formes de “règlement” (settlements) ou de “deals
de justice” qui se développent dans le droit des affaires américain
depuis les années 1990. On se met à parler de « risque pénal » pour
l’entreprise ce qui signifie que la possibilité d’être condamné en
justice devient un risque comme un autre, que l’on peut quantifier
dans sa probabilité et dans son coût (amende, mais aussi coût
pour l’image, la réputation, la marque…). L’idée est de pousser les
entreprises à prendre les bonnes décisions, à ce qu’elles intègrent qu’il
est plus avantageux de respecter les normes, les taxes, la concurrence.
Dans ce but, l’institution judiciaire prévient l’entreprise à peu près
en ces termes : “Il y a un soupçon qui pèse sur vous. Soit vous
choisissez la voie longue de la justice, soit – et vous y avez tout
intérêt – la voie plus souple, plus avantageuse de la transaction.” On
parle de waiver of legal priviledge, la “renonciation au privilège du
droit” : l’individu ou l’entreprise sont incités à renoncer à certaines
protections juridiques au profit de solutions négociées. Il y a là une
utilisation indirecte et pour nous stupéfiante de l’institution : moins
comme instance tierce que comme repoussoir. On en voit bien le
bénéfice : l’État s’épargne les coûts de la procédure en agissant en
aval. De même, les entreprises sanctionnées ou soupçonnées sont

129
Héritage et bilan critique

incitées à dénoncer les comportements délictueux des autres avec


intéressement sur l’argent récupérable par l’État !
On constate une telle logique aujourd’hui aussi dans le droit
pénal, le droit de la famille ou du travail. Partout se confirme la
tendance au contournement des procédures juridiques lourdes
(enquête, établissement des faits, procédure contradictoire, etc.).
Les condamnés sont invités à négocier leur peine, quitte à renoncer
à l’établissement de la vérité – voire pour éviter que la vérité éclate !
On a parlé de “contractualisation” du droit mais il vaudrait mieux
parler d’un droit qui contrôle par la coopération plutôt que par
l’obéissance. On relève ce triomphe du paradigme économico-
utilitariste sur la famille, et notamment le divorce. On s’est d’abord
écarté du discours moral, d’ascendance catholique, sur la “faute”,
pour s’appuyer sur un discours venu des sciences humaines et de la
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psychologie, qui faisait de “l’intérêt de l’enfant” la notion cardinale.


Maintenant, on est passé à une autre méthode qui consiste à mettre
en concurrence le père et la mère ou les deux familles recomposées,
et à faire de l’enfant l’arbitre du plus offrant. La concurrence devient
le ressort de l’application du droit.
Cette conversion utilitariste se retrouve dans la mondialisation
juridique : l’efficacité prend le pas sur les questions de légitimité.
C’est la what works policy : on privilégie ce qui marche, que ce soit
pour choisir un système de normes comptables qui paraît avantageux
ou pour construire des procédures souples, qui sont censées avoir
fait la preuve de leur efficacité. Dans ce nouveau régime de vérité,
des systèmes artificiels, comme la finance, deviennent des réalités
normatives – ce qui n’aurait pas manqué d’intéresser Foucault… »

Propos recueillis par Jean-Claude Monod


RELATIONS INTERNATIONALES
Le tournant critique

S igne de sa fécondité, la pensée de Michel Foucault


s’insinue parfois dans des disciplines inattendues. C’est le
cas notamment avec l’étude des relations internationales (RI)1,
où le destin de sa pensée est paradoxal : bien que Foucault n’ait
jamais fait référence à ce domaine de savoir, ses concepts et sa
méthode historico-critique y sont très présents depuis le milieu
des années 1980.
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À cette époque, les RI sont encore dominées par deux approches


dites réaliste et néoréaliste. Celles-ci considèrent que les relations
internationales sont le fait des seuls États conçus comme des
acteurs rationnels en luttent dans un environnement présenté
comme anarchique, le système international. On retrouve cette
idée, par exemple, chez un auteur comme Hans Morgenthau,
pape du réalisme, et Kenneth Waltz, fondateur du néoréalisme
en RI. Pour ces auteurs, la politique internationale s’apparente à
une lutte continue pour la puissance (power) via l’accumulation
par les État des moyens militaires et économiques de la puissance.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la course aux armements ou les
velléités d’hégémonie économique des États. Aussi l’étude des
relations internationales s’est-elle longtemps organisée autour
du principe « d’équilibre des puissances » (balance of power) :
animés par cette même ambition de puissance, les États sont
toutefois conduits à privilégier l’équilibre et la stabilité du fait
de la menace d’autodestruction que l’arme nucléaire fait planer
sur eux à l’époque de la guerre froide. De là, le mot célèbre de
Raymond Aron, l’une des rares « figures françaises » des RI :
« Paix impossible, guerre improbable ».
1- Il est généralement convenu de nommer «  Relations Internationales  » (avec des
capitales : RI) le domaine de savoir qui, au sein de la science politique, s’est donné pour
objet l’analyse des « relations internationales » (ici sans majuscules) longtemps réduites
aux rapports entre les États.
131
Héritage et bilan critique

Tactiques et techniques
Ces deux approches – réalistes et néoréalistes – ont fait l’objet
de trois grandes critiques. Les deux premières, d’inspiration
marxiste pour l’une, libérale pour l’autre, émergent dans les
années 1970, la troisième, parfois dite postmoderne, au milieu
des années 1980. C’est au sein de cette troisième critique que
les travaux de Foucault – ceux aussi de Jacques Derrida, Jean
Baudrillard ou Paul Virilio – jouent un rôle décisif. Ils vont
contribuer à plonger l’étude des relations internationales dans
une crise épistémologique dont elle ne s’est jamais relevée.
Parmi les tenants de ce courant critique des Relations
Internationales figurent par exemple James Der Derian, Nicholas
Onuf, David Campbell ou, dans le monde francophone, Didier
Bigo et Jean-François Bayart. De Foucault, ils retiennent l’idée d’un
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pouvoir relationnel qui circule sans cesse, non localisable dans les
institutions. Pour Foucault, en effet, le pouvoir ne se possède pas.
Il n’est pas quelque chose que l’on peut s’approprier. Il n’est donc
pas « dans » l’État, ses appareils policiers ou militaires. Le pouvoir
est partout, il fonctionne et fait fonctionner. Dire cela, c’est saper
à sa base la conception du pouvoir étatique qui sous-tend les
analyses réalistes et néoréalistes des relations internationales. Pour
Foucault, « on ne peut parler de l’État-chose, comme si c’était un
être se développant à partir de lui-même », il n’est pas un acteur
unitaire et autonome mais un ensemble de pratiques qui font que
l’État est une manière pour les hommes de se gouverner. Dans
cette perspective, nulle possibilité donc d’étudier la « politique
internationale » – ou ce que l’on pourrait repérer sous ce nom – à
partir de l’analyse des États compris comme acteurs rationnels et
détenteurs du pouvoir.
Mais alors, comment étudier ces phénomènes dont on veut
dire qu’ils sont « internationaux », parce qu’ils s’établiraient « au-
delà » des cadres nationaux ou de manière transversale à eux ?
La critique puise alors dans la microphysique du pouvoir que
Foucault développe dans les années 19702. Si le pouvoir n’est
pas réductible à l’État, il faut s’intéresser à la multiplicité des

2- P. Bonditti, D. Bigo, F. Gros (dir.), Foucault and the Modern International. Silences and
Legacies for the Study of World Politics, Londres, Palgrave/Macmillan, 2017.
132
Relations internationales

tactiques, des techniques et des instruments qui lui permettent


de fonctionner. La critique contribue ainsi à attirer l’attention des
jeunes étudiants en RI sur la multitude des pratiques dissimulées
derrière les mots État, souveraineté, international, diplomatie,
politique étrangère ou sécurité. Elle retrouve aussi le « jeune
Foucault » qui, fasciné par le « grand domaine du discours »,
intitula sa leçon inaugurale au Collège de France L’Ordre du
discours (1970). Ce faisant, elle fait surgir le discours comme
un nouvel objet des études internationales. Derrière les mots se
dissimulent des mondes que le discours déguise et travestit. Le
discours n’est pas le simple reflet des réalités. Il tient un rôle
décisif dans la construction de ces réalités, celles notamment que
l’on veut dire « internationales ».
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Divisions entre sujet et objet


Cette conception s’inscrit dans une posture plus large
marquée par le refus de toute possibilité d’une connaissance
scientifique objective, ainsi que par celui des divisions entre sujet
(connaissant) et objet (de connaissance). Il n’y a pas là, face au
chercheur en « relations internationales », un monde déjà fait,
qui attendrait d’être mis en mot, analysé et théorisé. La mise en
discours du monde élabore le monde et la théorie est toujours
une pratique. On retrouve cette posture, par exemple, dans
les travaux de R. B. J. Walker et Richard Ashley. En Relations
Internationales, c’est une rupture épistémologique majeure.
À partir du milieu des années 1980, Foucault a donc servi de
point d’appui à la critique des approches dominantes des RI. Mais
cela n’a pas suffi à faire émerger une véritable pensée foucaldienne
des relations internationales. Il aurait fallu, pour cela, convoquer
un autre Foucault, celui de la série de cours Sécurité, Territoire,
Population prononcée au Collège de France entre 1977-1978.
C’était chose impossible à l’époque puisque ce Foucault-là
n’était pas encore traduit, pas même encore publié en français.
On s’étonnera néanmoins que les héritiers de cette tradition
critique en Relations Internationales, qui usent aujourd’hui si
abondamment des notions de biopouvoir, de gouvernementalité
et de dispositif, n’y fassent toujours pas référence.

133
Héritage et bilan critique

Physique des États


Plus que n’importe où ailleurs dans son œuvre, c’est dans
ses leçons des 22 et 29  mars 1978 que Foucault s’approche le
plus du savoir des Relations Internationales. Discutant de l’idée
d’Europe telle qu’elle surgit au tournant des xviie et xviiie siècles,
il met en évidence le passage d’un « droit des souverains » à une
« physique des États » : le dispositif diplomatico-militaire qui se
forge à cette époque, explique Foucault, va être mis au service de
la préservation de l’« équilibre européen » en train de naître. Dans
cette nouvelle configuration, « on ne recherche plus l’accroissement
des territoires, mais la croissance des forces de l’État », non plus
« la combinaison des héritages par alliances dynastiques, mais
la composition des forces étatiques dans des alliances politiques
provisoires ». Pour Foucault, ces transformations signent à l’époque
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une profonde mutation de la pensée politique ; mutation qui, dit-


il encore, « nous place pour la première fois en présence d’une
pensée politique qui se veut être en même temps une stratégie
et une dynamique des forces ». Avec cette notion de force, la
science politique rencontrait le problème de la dynamique et, plus
largement, de la science physique.
Foucault posait là les bases d’une véritable archéologie du
savoir des RI tels qu’il finira par s’établir au sein de la science
politique dans le courant du xxe siècle. Peut-être les RI, et
avec elles la science politique (à l’image de Pierre Lascoumes),
gagneraient-elles à poursuivre cet effort archéologique, à s’enrichir
aussi de quelques concepts foucaldiens et à suivre quelques-
unes propositions méthodologiques de Michel Foucault, pour
comprendre les enjeux auxquels la « politique mondiale » semble
appelée à devoir faire face lorsque, par exemple, la violence ne
se laisse plus appréhender par les seuls concepts de crime et de
guerre (terrorisme/antiterrorisme) ou que la figure de l’État
s’évanouit derrière celles de ses systèmes d’information et de ses
technologies de renseignement à distance.

Philippe Bonditti
LA SOCIÉTÉ FACE
À SES MALADES MENTAUX

P rès de quarante ans après le cours sur Les Anormaux que


Michel Foucault prononça au Collège de France, quelles
sont les nouvelles figures de l’anormalité ? Faut-il soigner ou
punir les malades mentaux dangereux ?
Qu’y a-t-il de commun entre un tueur en série et une mère
qui égorge ses nouveau-nés et les enterre dans son jardin ? Entre
une personne qui veut tuer le président de la République et que
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l’on arrête juste à temps et celle qui, persuadée d’être mise sur
écoutes par l’Élysée, en vient à penser qu’elle doit tuer le pré-
sident ? On dit d’eux qu’ils sont des « malades mentaux dange-
reux ». C’est Michel Foucault le premier qui rend compte du
glissement sémantique dès les années 1970 entre la dangerosité
comme probabilité et la dangerosité comme état permanent. Ce
concept émerge au xixe siècle, au moment même où le crime
n’est plus envisagé sous l’angle de la fureur. La loi de 1838
sur l’hospitalisation d’office, la création d’expertises médicales
requises pour apprécier l’anormalité et la dangerosité de tel ou
tel délinquant et les conceptions médicales de l’époque marquées
par la théorie de la dégénérescence (on naît « taré » ou « crimi-
nel ») contribuent à asseoir l’exercice du pouvoir psychiatrique.
Lorsqu’il prononce en 1975 son cours sur Les Anormaux,
Foucault étend son analyse du pouvoir psychiatrique élabo-
rée l’année précédente (Le Pouvoir psychiatrique) et prépare sa
réflexion sur l’articulation des mécanismes disciplinaires et des
mécanismes biopolitiques, à l’intersection desquels se trouvent la
médecine et la sexualité (Il faut défendre la société et La Volonté de
savoir, 1976). Il y démontre que c’est au cours du xixe siècle que
l’opposition entre le discours médical (il n’y a pas de crime là où
il y a de la folie) et le discours judiciaire (ceux qui commettent
des crimes doivent être enfermés) laisse place à un continuum

135
Héritage et bilan critique

médico-judiciaire. En 1810, le Code pénal français introduit


la notion d’irresponsabilité pénale. En théorie, cette avancée
majeure permet d’incarcérer un « fou » dans un établissement
de soin spécialisé plutôt que dans une prison qui n’est pas équi-
pée pour le soigner – mais on sait, dans les faits, qu’aujourd’hui
c’est loin d’être toujours le cas. Les hôpitaux psychiatriques, déjà
pleins à craquer, ne peuvent pas toujours prendre en charge ce
type d’individus. On estime ainsi que dans les prisons françaises,
au moins un détenu sur cinq présenterait des symptômes de
schizophrénie.

Trois figures de l’anormalité


Foucault isolera trois figures de ce que l’on appelle « les
anormaux » et pose la question de leur place dans la société du
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xviie au xixe siècle : le monstre, l’individu à corriger, et l’ona-


niste. Corrélativement, ces figures nous renvoient aux autres
figures, qui aujourd’hui nous permettent de baliser le champ de
la norme et de l’anormalité1.

Des « monstres » à enfermer


Par la forme de leurs actes tout autant que l’énormité de leurs
troubles, les « monstres » entraînent l’instauration de nouvelles
lois ou le déploiement d’expertises médico-légales pluridiscipli-
naires. À l’époque, Foucault s’était insurgé contre la création
des quartiers de haute sécurité. Aujourd’hui, note le psychiatre
Daniel Zagury, « il est frappant de constater à quel point les
arguments de Foucault, dans sa lutte contre les quartiers de
haute sécurité, sont ceux-là mêmes qui ont été clamés contre
la rétention de sûreté. Désormais, on ne juge plus un homme
pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est. On a créé “l’infraction
psychologique”, le “crime de caractère” ». Or c’est sur cette dan-
gerosité que s’appuie la loi du 25 février 2008 sur la rétention
de sûreté. Elle prévoit de laisser enfermées pendant une durée
d’un an renouvelable les personnes en fin de peine qui, suite
à une expertise médicopsychologique, sont jugées comme pré-

1- Sur l’analyse foucaldienne de la norme, voir S. Legrand, Les Normes chez Foucault,
Puf, 2007.
136
La société face à ses malades mentaux

sentant un risque très élevé de récidive. Cette loi est régulière-


ment critiquée en ce qu’elle entraînerait une double confusion :
entre, d’une part, ce qui relève de la sanction de l’acte et de
la prévention de la récidive de l’acte et, d’autre part, entre la
dangerosité criminologique (le risque de passage à l’acte) et la
dangerosité psychiatrique (la gravité du trouble psychiatrique)2.
Or, en décembre 2010, la Haute Autorité de la Santé (HAS) a
conclu que les personnes souffrant de troubles mentaux graves
ne sont que dans un cas sur vingt auteures d’actes de violence
grave. Mais elles sont sept à dix-sept fois plus souvent victimes
de violence que les personnes sans trouble mental.

Les individus à corriger


La deuxième figure de l’anormalité isolée par Foucault est
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celle de « l’individu à corriger ». Son existence est liée au déve-


loppement de techniques de disciplines dès le xviie siècle. Ainsi
sera créé en 1656 un Hôpital général dans lequel on enferme et
isole fous, vagabonds, mendiants et prostitués. À l’époque où
Foucault prononce son cours sur Les Anormaux, la psychiatrie de
secteur a permis, par la multiplication de petites structures, de ne
plus faire de l’hôpital psychiatrique un cadre d’accueil unique, et
d’inclure à nouveau les malades dans la cité. Quarante ans après
Les Anormaux, comment Foucault aurait-il analysé le dévelop-
pement des neurosciences et la crise sans précédent traversée par
la psychiatrie française ? Pour toute une frange néofoucaldienne,
le savoir psychiatrique est plus que jamais le lieu du contrôle des
agirs des individus et vise à catégoriser, classifier, inclure/exclure
ceux qui sont aptes à participer à l’ordre social et ceux qui ne le
sont pas. L’explosion des neurosciences, l’influence grandissante
des laboratoires pharmaceutiques et les coupes budgétaires dans
les hôpitaux psychiatriques participent selon eux d’un healthism,
une idéologie ultralibérale de la santé3. Pour d’autres, le passage
de l’idéologie de l’hygiène mentale (xixe siècle) à l’idéal contem-
2- Sur cette question précise, voir l’interview d’Anne Andronikoff à Sciences Humaines :
www.scienceshumaines.com/rencontre-avec-anne-andronikof-peut-on-predire larecidive_
fr_28183.html
3- P.-H. Castel, « Face à la santé mentale, un surmoi encombrant », in Le Magazine
littéraire, n° 540, février 2014.
137
Héritage et bilan critique

porain de « la santé mentale positive » est aussi ce qui a permis à


plusieurs catégories de patients, lesquels se rebaptisent d’ailleurs
« usagers », de ne plus se penser comme anormaux. Ainsi en est-
il du mouvement des « entendeurs de voix ». Ces personnes ne
se définissent plus du tout comme souffrant d’hallucinations
acoustico-verbales qui leur font entendre une voix mais comme
des sujets qui reprennent le pouvoir sur leurs symptômes en les
envisageant comme une expérience comme une autre. Citons
aussi la neurodiversité, qui remet totalement en cause la repré-
sentation de l’autisme comme une maladie ou même comme un
handicap, mais l’envisage comme un fonctionnement cognitif
particulier et comportant bien des aspects positifs et créateurs.

De l’onaniste au pédophile
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Troisième catégorie d’anormaux identifiée par Foucault,


l’onaniste apparaît au xviiie siècle, en même temps que certaines
techniques de direction de conscience orientées par la lutte
contre la masturbation et ses effets prétendument pathologiques.
De nos jours, à la figure de l’onaniste semble s’être substituée
celle du criminel sexuel, particulièrement celle du pédophile.
C’est ce type de criminel sexuel qui est principalement visé par
la loi relative à la rétention de sûreté. Entre les ambitions huma-
nistes belges (loi de défense nationale) et le tout-répressif du
modèle nord-américain dont la terrible prison de San Quentin
où sont enfermés les criminels les plus dangereux des États-Unis
est le paradigme, la France semble se situer dans un entre-deux.
À Lyon s’est ouvert il y a quatre ans un nouveau type de struc-
ture, très controversée, l’Unité hospitalière spécialement amé-
nagée (UHSA), « hôpital-prison », où l’on tente de mener un
travail de soins psychiatriques entre les murs4. Mais trente ans
après la mort de Foucault, le constat est toujours le même : il n’y a
aucune solution idéale et il est toujours extrêmement délicat, face
à ces hommes et ces femmes qui, sous l’emprise de la folie, font le
mal, de trouver le juste équilibre entre la sanction et le soin.
Sarah Chiche
4- Il existe désormais six UHSA en France : Lyon, Toulouse, Nancy, Villejuif, Orléans,
Seclin.
138
« Discuter Foucault pied à pied »
Le regard de Pierre-Henri Castel

Psychanalyste et directeur de recherches au CNRS, les travaux de


P.-H. Castel portent sur l’histoire et l’épistémologie de la médecine
mentale. Il a notamment publié L’Esprit malade. Cerveaux, folies,
individus (Ithaque, 2009), Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse,
tristes obsédés, 2 vol. : Obsessions et contrainte intérieure de l’Anti-
quité à Freud et La Fin des coupables, suivi de Le Cas Paramord.
Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neuros-
ciences (Ithaque, 2011-2012).

« À certains égards, Michel Foucault agit comme Socrate : il est


un poisson-torpille. On l’approche, on croit le saisir, et le choc élec-
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trique vous paralyse. Avec lui, on ne sait plus comment prendre


les choses autrement que de la façon dont il les a abordées. Nous
sommes sous le choc de ses conceptions de la folie, de la déraison,
des normes, etc. Pouvons-nous reprendre nos esprits et retourner
aux problèmes, l’œil neuf, ou devrons-nous encore et encore subir
ce choc, dès que nous voudrons nous attaquer à lui ?
L’apport fondamental de la pensée de Foucault, c’est déjà qu’il
y en a une, de pensée. Foucault est le seul à avoir tout de suite
connecté les bonnes questions : il a déplacé l’idée de folie, celle
de déraison, celle de norme, celle de savoir-pouvoir, celle d’assu-
jettissement, d’autres encore, dans un esprit historique radicalisé.
Sans cet élargissement grandiose du champ, nous en serions restés
à des points de vue de psychiatres sur la psychiatrie, ou d’historiens
des idées sur la folie à travers les âges. L’énormité philosophique
des enjeux sous-jacents, autrement dit l’émergence de la figure de
l’homme et de sa connaissance possible, serait demeurée inaperçue.
Notez que cela donne à la plupart de ses critiques récentes leur tour
grincheux, voire mesquin : si l’on n’a rien à proposer à la hauteur de
tels enjeux, quelle importance que Foucault ait historiquement tort
sur ceci ou cela ? Je pense quant à moi qu’on peut pourtant discuter
Foucault pied à pied sur les faits et les concepts, tout en rendant
justice à l’ampleur spéculative de sa pensée. C’est ce que j’ai essayé
de faire dans L’Esprit malade, où je cherche à élaborer au moins deux
angles d’attaque contre la philosophie de Foucault.

139
Héritage et bilan critique

Je crois tout d’abord qu’il faut attaquer l’idée qu’il n’y aurait rien
de rationnel dans l’activité normative de la psychiatrie, que tout,
au fond, n’y serait que l’habillage épistémologique d’un rapport de
domination (même si cette domination-là ne recouvre pas la notion
héritée de Max Weber ou Karl Marx). Je reprends ainsi à nouveaux
frais la question controversée de l’expertise psychiatrique. Est-il
si sûr qu’il n’y ait aucun moyen de défendre objectivement telle
réponse aux questions du juge plutôt que telle autre ? Nage-t-on
dans un arbitraire maquillé de scientisme ? Et s’il existait des usages
jamais pensés à ce jour de l’expertise ? Mais plus généralement, est-
ce que le concept de norme chez Foucault, sa théorie constante qu’il
n’y a toujours de norme que pour pointer un écart à la norme, et
pour appliquer toute la puissance répressive du pouvoir (qu’il soit
micro- ou bio-) à la résorption de cet écart, est-ce que cette théorie
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fait sens ? Je n’en crois rien. L’idée de surenchère normative enve-


loppe des confusions logiques, conceptuelles, que l’on peut mettre
en lumière, et dont on doit tirer les conséquences.

Foucault et les archives


Mon deuxième angle d’attaque contre Foucault consiste à cri-
tiquer son rapport aux sources. Des « archives », Foucault prétend
livrer la matérialité nue, strictement positive. Je montre que ces
archives fonctionnent chez lui comme des fictions. Leur littéralité
est réécrite pour devenir exemplaire du regard qu’on jette sur elle, et
qui les a rendues visibles et lisibles. Mais si l’on peut s’affranchir du
regard fasciné et fascinant de Foucault, alors on peut les voir et les
lire autrement. Cependant, je ne veux plus crier à la fraude (surtout
devant des « archives » manifestement manipulées). L’enjeu, c’est
désormais de mesurer pour nous le coût d’un regard neuf sur des
objets qui restent encore, pour beaucoup, à exhumer.
Je ne crois donc pas qu’on en soit quitte avec l’intuition fou-
caldienne (mais aussi formulée en toutes lettres chez Ludwig
Wittgenstein) que, sans une certaine idée de la déraison (et donc de
la folie), nous n’avons pas non plus d’idée rigoureuse de la raison et
de ses limites humaines. Or cette question est pour le philosophe
comme pour l’anthropologue une question ultime. Je crois cepen-
dant qu’on peut mettre cette affaire sur la table en empruntant
d’autres voies que la doctrine douteuse des normes et de la normali-
sation qui est selon Foucault le paradigme de la modernité.

140
La société face à ses malades mentaux

En somme, et je crois que plein de chercheurs de la jeune géné-


ration me rejoindraient sur ce point (par exemple Stéphane Legrand
ou Julie Mazaleigue), il est essentiel de discuter, voire de combattre
Foucault en lui demandant si ses concepts sont ou non cohérents,
si ses raisonnements tiennent debout, et s’il n’est pas victime d’illu-
sions logiques encore plus tenaces et redoutables que les fictions
d’archives dont il a nous légué le recueil superbe. Mais très clai-
rement, sur ce point, ma démarche détonne, parce qu’elle utilise
plutôt les instruments de la philosophie “analytique”. »

Propos recueillis par Jean-François Marmion


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141
GOUVERNER LES VIES
Entretien avec Didier Fassin

C’est en écrivant sa thèse de médecine (sur la coopération sani-


taire en Tunisie depuis l’Indépendance) que Didier Fassin dit avoir
découvert Michel Foucault : « J’en lisais souvent quelques pages, en
particulier Histoire de la folie, avant de me mettre à rédiger, non
pour les matériaux que j’y trouvais mais pour le travail de sa pensée
qui nourrissait la mienne1. » Une habitude qu’il a longtemps gar-
dée une fois devenu anthropologue, menant une série d’enquêtes en
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France et en Afrique sur la santé publique et les politiques du sida,


la gestion de l’asile et de l’immigration, et plus récemment la police,
la justice et la prison, qui ont mis la démarche et les concepts de
Foucault à l’épreuve de nouveaux terrains. Un regard original sur la
pertinence contemporaine de l’œuvre du philosophe.

Quelles sont selon vous les vertus et les limites de la méthode


généalogique, à l’œuvre notamment dans vos ouvrages sur
L’Espace politique de la santé2 et L’Empire du traumatisme3 ?
Si l’histoire est une tentative de reconstitution du passé, la
généalogie s’apparente à une remontée dans le passé. Plutôt que
de faire revivre un monde, il s’agit de renouer les fils, de tracer
les lignages, de découvrir les embranchements à partir d’objets
et de questions du présent. Il s’agit aussi de mettre en lumière
les rapports de forces qui président à la production de la vérité.
C’est la méthode employée par Foucault dans Naissance de la
clinique (1963) et Surveiller et Punir (1975). Je l’ai adoptée dans
L’Espace politique de la santé, où j’essaie de reconstruire dans le
temps long la triple dimension politique de la santé que sont

1- D. Fassin, « Comment j’ai écrit certains de mes textes », in Cahiers de l’Herne, n° 95, 2011.
2- D. Fassin, L’Espace politique de la santé. Essai de généalogie, Puf, 1996.
3- D. Fassin et R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de
victime, Flammarion, 2007.
142
Gouverner les vies

l’incorporation de l’inégalité, le pouvoir de guérir et le gouver-


nement de la vie. Je l’ai reprise dans L’Empire du traumatisme
avec une temporalité plus courte pour montrer l’émergence de
la catégorie de traumatisme, et surtout le basculement moral qui
se produit au cours du xxe siècle, la faisant passer de la réproba-
tion (le traumatisé est un lâche ou un simulateur) à la légitimité
(le traumatisé est un être blessé qui mérite la compassion et la
solidarité) permettant ainsi la naissance du statut de victime. Il
y a quelque chose de plus radical dans l’approche de Friedrich
Nietzsche lorsqu’il traite de la généalogie de la morale, puisqu’il
met en question les fondations mêmes de cette morale. C’est dans
cette voie que je me suis engagé avec La Raison humanitaire4, en
explorant les sources du gouvernement humanitaire, c’est-à-dire la
mobilisation de sentiments moraux dans les politiques contempo-
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raines, dont les deux piliers, à savoir le caractère sacré de la vie et


la valorisation de la souffrance, procèdent d’une généalogie chré-
tienne. C’est aussi l’approche que j’ai développée dans Punir5, en
montrant que la réponse à la violation de la loi a longtemps été la
réparation collective du dommage causé et que c’est avec le pas-
sage d’une logique de la dette à une morale de la faute – au Moyen
Âge, sous l’influence de l’Eglise – qu’on en est venu à faire reposer
le châtiment sur l’infliction d’une souffrance.

Plusieurs de vos enquêtes ont été menées, dites-vous, « aux


frontières de la vie nue et de la vie sociale6 ». Dans quelle
mesure illustrent-elles la pertinence contemporaine – et les
limites – du concept de biopouvoir ?
Dans l’œuvre de Foucault, le biopouvoir est un concept fugi-
tif – n’apparaissant presque que dans le dernier chapitre de La
Volonté de savoir – et la biopolitique est un objet furtif – dans
les deux cours au Collège de France de 1978 et 19797, le projet
4- D. Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, EHESS/
Gallimard/Seuil, 2010.
5- D. Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Seuil, 2017.
6- D. Fassin, « La biopolitique n’est pas une politique de la vie », in Sociologie et Sociétés,
vol. XXXVIII, n° 2, 2006.
7- M. Foucault, Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, EHESS/
Gallimard/Seuil, 2004.
143
Héritage et bilan critique

de l’étudier est sans cesse annoncé et remis à plus tard. Pourtant,


ils m’ont permis, comme à beaucoup d’autres, de penser une série
de questions, autour de la santé publique notamment. Mais j’ai
progressivement opéré un double déplacement. D’abord, par rap-
port au biopouvoir, car plus encore que le pouvoir sur la vie, ce
qui me semble caractériser le monde contemporain est le pouvoir
de la vie, la reconnaissance que nous lui accordons comme bien
suprême, ce que j’ai appelé biolégitimité. Ensuite, par rapport
à la biopolitique, car contrairement à ce que l’étymologie laisse
entendre, ce terme ne se réfère pas à la vie, mais à la population
et aux technologies servant à la réguler, et j’ai donc proposé de
parler de politiques de la vie pour remettre au cœur de mon pro-
jet intellectuel la manière dont on gouverne les vies, dont on les
traite et dont on les différencie. En pensant ensemble biolégiti-
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mité et politiques de la vie, on peut éclairer ce paradoxe par lequel


nous pouvons valoriser au plus haut point la vie en général tout en
accordant des valeurs très inégales aux vies en particulier.

Vous développez depuis quelques années un programme de


recherches visant à fonder une « anthropologie critique de
la morale ». Cela ne vous éloigne-t-il pas des perspectives
ouvertes par le philosophe ?
Durant toute sa vie, Foucault s’est tenu à distance des ques-
tions morales, dont, en bon nietzschéen, il se méfiait. Pourtant,
peu avant sa mort, il en a fait le centre de sa réflexion ultime.
Dans l’introduction de L’Usage des plaisirs, il distingue la morale
comme code, c’est-à-dire ensemble de valeurs et de normes aux-
quels les individus sont censés se conformer, et la morale comme
subjectivation, c’est-à-dire comme action de soi sur soi qui pro-
duit un sujet éthique. Cette distinction est, au fond, celle qui
sépare l’éthique du devoir d’Emmanuel Kant et l’éthique de la
vertu d’Aristote. L’anthropologie morale critique que j’ai pro-
posée tente de construire un pont entre les deux en apportant
une double dimension dynamique et politique.8 D’une part,
en effet, les économies morales correspondent à la produc-

8- D. Fassin et J. S. Eideliman dir., Les Économies morales contemporaines, La Découverte,


2012.
144
Gouverner les vies

tion, la circulation et l’appropriation des valeurs et des affects


autour de grandes questions de société, comme l’asile, la délin-
quance, la souffrance, etc. D’autre part, les subjectivités morales
concernent le travail des agents pour effectuer des actions qu’ils
considèrent justes ou bonnes. Dans le cas de la punition, par
exemple, on voit comment, au cours des dernières décennies, les
économies morales de la peine ont tendu vers plus de sévérité à
l’encontre de la petite délinquance et plus de clémence envers la
délinquance économique, et comment les subjectivités morales
des juges face aux prévenus sont soumises à des tensions entre.
les pressions de l’exécutif et d’une opinion supposée en faveur de
plus de sévérité dans les peines et l’indépendance de leur profes-
sion et de leur institution.
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Votre ouvrage, Juger, réprimer, accompagner9, est justement


sous-titré « Essai sur la morale de l’État ». Comment les tra-
vaux de Foucault ont-ils pu inspirer cette ethnographie du
fonctionnement ordinaire des institutions publiques ?
Je ne crois pas que nous ayons été, au départ, directement
inspirés par Foucault. C’est plutôt alors que nous mettions la
dernière main à cette recherche de cinq années sur l’État et ses
institutions – la police, la justice, la prison, les services sociaux
et la santé mentale – que nous nous sommes rendu compte de la
convergence entre ce que nous avions empiriquement établi et
ce qu’il avait théoriquement construit. Comme la sienne, notre
méthode consistait à ne pas supposer l’État pour en vérifier
l’existence mais à le faire émerger des pratiques quotidiennes des
agents. Elle nous a permis d’identifier plusieurs rationalités, que
nous avons qualifiées de sociale (protection des individus contre
les aléas de la vie), pénale (sanction des délits et des crimes) et
libérale (développement des droits et des responsabilités indivi-
duels). Ces rationalités peuvent se révéler parfois convergentes,
parfois en tension, parfois contradictoires ; elles interdisent en
tout cas, comme s’en défiait déjà Foucault, d’appréhender l’ac-
tion publique comme le résultat d’une unique « raison d’État ».
Propos recueillis par Xavier Molénat
9- D. Fassin et al., Juger, réprimer, accomer. Essai sur la morale de l ’État, Seuil, 2013.
145
ARCHITECTURES
FOUCALDIENNES

Q uel est le point commun entre les architectes et les phi-


losophes ? L’espace ! Un thème majeur pour les deux dis-
ciplines, pas moins important aux yeux d’Emmanuel Kant qu’à
ceux du baron Haussmann par exemple. Pour Michel Foucault
également, c’est une notion de premier plan, peut-être la plus
importante du monde contemporain : « Il y aurait à écrire toute
une histoire des espaces qui serait en même temps une histoire
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des pouvoirs, déclare-t-il1.


Foucault considère que toute construction recèle quelque
chose de son époque : des soubassements idéologiques et des
rapports de forces… que l’on peut déceler en analysant des lieux
et des bâtiments symboliques notamment. Pour lui, résume le
philosophe Marco Assennato, spécialiste des liens entre poli-
tique et urbanisme, « les architectures sont des artefacts produits
à l’intérieur de dispositifs, c’est-à-dire des ensembles discursifs et
des pratiques politiques ».

Système carcéral
Dans Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Foucault
montre en quoi la conception des structures hospitalières
modernes témoigne d’un changement de paradigme : c’est vers
le xviie siècle que l’on commence à pointer du doigt la « margi-
nalité » – folie, homosexualité… – et à enfermer les « déviants »
dans des bâtiments aux abords des villes. Cette reconfiguration
de l’espace est à la fois l’effet et le support d’un nouveau type de
regard.
« En examinant les différents projets architecturaux qui ont
suivi le second incendie de l’Hôtel-Dieu, poursuit Foucault, je
me suis aperçu à quel point le problème de l’entière visibilité des
1- M. Foucault, « L’œil du pouvoir », in Dits et Écrits, t. III, Gallimard, 1994.
146
Architectures foucaldiennes

corps, des individus, des choses sous un regard centralisé, avait


été l’un des principes directeurs les plus constants. » Il s’aper-
çoit par ailleurs que les projets de réaménagement des prisons
sont soumis aux mêmes exigences, et en déduit, dans Surveiller et
punir (1975), que la naissance de cette « architecture carcérale »
marque une nouvelle ère.
Autour du xviie siècle, on passe d’une logique de châti-
ment à un système de culpabilisation : les malades comme
les criminels – à quelques nuances près – ne sont plus punis
mais incarcérés, le but étant qu’ils prennent conscience de leur
« faute » et reviennent dans le droit chemin. La forme idéale de
ce système, c’est le « panoptique » imaginé par le philosophe
Jeremy Bentham : une architecture pénitentiaire plaçant tous
les condamnés sous le regard inquisiteur d’un gardien qu’ils ne
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peuvent pas voir. Cette omniprésence invisible les pousse à inté-


rioriser le jugement, explique Foucault.
« Ces travaux ont eu beaucoup d’écho aux États-Unis, estime
l’urbaniste Bruno Fortier. Les Américains en ont retenu l’idée
que l’architecture de chaque époque s’appuie sur un dispo-
sitif spécifique, et qu’on devait identifier celui du xxe siècle. »
Chaque bâtiment est de ce point de vue une réalisation inspirée
d’un schème géométrique plus fondamental, dont on peut tirer
une infinité de variantes. « La “boîte” ou le “cube”, qui semble
caractériser les constructions contemporaines, serait beaucoup
plus complexe qu’on l’imagine », poursuit B. Fortier. Elle dis-
simulerait des jeux de pouvoir et des rapports de forces dont il
faudrait prendre conscience.

Une catégorie à part


À la fin des années 1980, des architectes lecteurs de Foucault
(et de Jacques Derrida) initient un mouvement déconstruc-
tiviste dans cet esprit. Peter Eisenman et le groupe des Five,
notamment, entendent se libérer des dispositifs critiqués par
Foucault – comme le biopouvoir, la société punitive ou carcé-
rale… – en proposant de nouveaux modèles architecturaux qui
ne répondent pas forcément aux exigences du rationalisme et
du monde contemporain : murs obliques, sols inclinés, chemins

147
Héritage et bilan critique

labyrinthiques… Quitte à essuyer parfois le reproche de bâtir


des lieux invivables.
« Lorsque P. Eisenman annonce “la fin de l’âge classique”,
poursuit M. Assennato, il se situe en tension productive avec
la périodisation proposée par Foucault. » En même temps,
P. Eisenman dénonce ce qu’il considère être le retard pris par
l’architecture, « discipline qui est restée subordonnée à une
épistémè fondée sur la représentation, de la Renaissance à nos
jours ». De fait, ce courant de pensée a permis de renouveler
le paysage urbain : P. Eisenman a par exemple réalisé le Centre
culturel de Saint-Jacques-de-Compostelle ou le mémorial de la
Shoah à Berlin. À Paris, l’architecte suisse Bernard Tschumi,
qui a réalisé le parc de la Villette, s’inscrit dans une mouvance
similaire.
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En France, néanmoins, l’influence de Foucault reste mineure


dans le domaine architectural. Selon l’architecte Christian
Girard, ses confrères français « préfèrent le plus souvent rester
sur des positions anti-intellectuelles et donc ne pas trop frayer
avec les penseurs contemporains ». Seul peut-être Paul Virilio
s’est largement inspiré des travaux de Foucault sur l’espace et les
lieux, mais même lui a délaissé l’architecture depuis une ving-
taine d’années pour se tourner plus généralement vers l’urba-
nisme. « C’est toujours une surprise renouvelée de voir com-
bien les architectes et critiques espagnols, hollandais, japonais,
anglais… sont au fait de la pensée de Derrida, Foucault ou
Deleuze », ironise C. Girard.

Pas de machine libératrice


Il faut dire que l’architecture reste à la marge de l’œuvre
de Foucault. Dans un entretien donné en 1982, il témoigne
d’ailleurs d’un enthousiasme modéré : « L’architecture, dans les
analyses très vagues que j’ai pu en faire, constitue uniquement
un élément de soutien, qui assure une certaine distribution des
gens dans l’espace, une canalisation de leur circulation, ainsi que
la codification des rapports qu’ils entretiennent entre eux2. »
Foucault se montre même critique envers les projets utopiques
2- M. Foucault, « Espace, savoir et pouvoir », in Dits et Écrits, t. IV, Gallimard, 1994.
148
Architectures foucaldiennes

des architectes, qui entendent libérer les hommes à travers de


nouveaux dispositifs. L’unique garantie de liberté est d’abord
une certaine pratique de liberté, explique-t-il. Il ne peut pas y
avoir de « machine à guérir ».
Finalement, selon Foucault, « l’architecte n’a aucun
contrôle ». Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas tenir compte
de lui : analyser son état d’esprit, son attitude et ses projets per-
met de comprendre un certain nombre de techniques de pou-
voir. Mais il faut le placer dans une catégorie à part – « il n’est
pas comparable à un médecin, à un prêtre, à un psychiatre ou
à un gardien de prison ». Autrement dit, Foucault ne croit pas
outre mesure à un effet originel et spécifique de l’architecture
sur les pratiques et les mentalités, et elle ne lui semble donc pas
fondamentale pour l’émancipation humaine. « Son intérêt pour
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l’architecture m’a toujours semblé fugace, renchérit B. Fortier, il


n’était pas satisfait et s’est rapidement tourné vers le concept de
sujet. » De fait, il se consacrera davantage à l’étude de la liberté
individuelle dans le reste de son œuvre.

Fabien Trécourt

149
FOUCAULT SUR LES PLANCHES
Entretien avec Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas

Dans un entretien radiophonique avec Jacques Chancel en 1975,


Michel Foucault déclare « J’éprouve un plaisir, et presque un plaisir
physique, à penser que les choses dont je m’occupe me débordent,
passent à travers moi, qu’il y a mille personnes, mille livres qui s’éla-
borent, mille personnes qui parlent, mille choses qui se font, et qui
reprennent, non pas reprendre au sens de répéter ce que je dis, mais
qui vont exactement dans le même sens de ce que je fais, et qui fina-
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lement me débordent. » C’est précisément ce que réalisent, depuis


dix ans, les six comédiennes du Collectif F71. Avec quatre spectacles
à leur actif, elles mettent en scène la pensée et l’engagement militant
de Foucault. Leur premier spectacle, Foucault 71, qui donne le nom
au collectif, aborde le militantisme du philosophe durant l’année
1971. Leur dernière création, Notre corps utopique, raconte le
voyage d’un corps qui chercherait à sortir de ses limites physiques.
Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas, deux des fondatrices du
collectif, répondent aux questions tour à tour, l’une venant complé-
ter ou ajuster la pensée de l’autre. Il n’y a pas de porte-parole. Pour
décrire leur travail, elles parlent de dispositif théâtral, de pratiques
et de subjectivité. Les concepts de Foucault ont pénétré jusqu’à leur
langage courant…

Pourquoi choisir de monter des spectacles à partir de l’œuvre


de Michel Foucault ?
Nous nous sommes rencontrées au comité de lecture du
Jeune théâtre national (JTN) et nous sommes regroupées en
collectif en 2004. Au départ nous étions cinq, puis une sixième
comédienne nous a rejointes. Nous ne connaissions alors pas
Foucault mais nous avions envie de travailler sur des sujets poli-
tiques et d’expérimenter une façon de travailler en collectif où
chacune participerait à l’élaboration, à la mise en scène, au jeu.

150
Foucault sur les planches

Une association d’archivistes appelée Sida Mémoire a fait


appel au comité de lecture du JTN pour mettre en lecture des
textes. C’est à cette occasion que nous avons rencontré l’histo-
rien Philippe Artières qui travaillait sur les archives de Foucault,
et nous a facilité leur accès. Nous avons constitué le collectif
peu après les conflits d’intermittents du spectacle. Il y avait pour
nous un questionnement du théâtre à l’endroit du politique qui
trouvait un écho dans la pensée de Foucault. P. Artières nous a
conseillé de nous tourner vers l’année 1971, l’année où Foucault
a peu publié et beaucoup milité.

Comment amener les textes d’un philosophe sur une scène de


théâtre ?
C’est la même démarche que lorsque l’on choisit de monter
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un texte de Racine ou de Molière : il s’agit de partager avec un


public quelque chose qui nous touche. À la lecture du corpus
de textes, nous avons eu une sorte de révélation : bien qu’écrits
dans les années 1970, ces textes avaient une résonance dans nos
vies. Quelqu’un avait mis des mots sur nos intuitions. Les années
passant, nous sommes devenues de plus en plus autonomes vis-
à-vis de cette pensée. Nous sommes loin d’être devenues des
foucaldiennes, mais nous nous sommes servies de la pensée de
Foucault, ces dix dernières années, à la manière de ce que Gilles
Deleuze appelait « la boîte à outils ».
Notre travail est ainsi innervé de questionnements liés à
Foucault, comme le rapport scène-salle, la relation entre ceux
qui parlent et ceux qui écoutent. Nous avons peu de quatrième
mur, ou bien nous le rendons poreux en déplaçant sans cesse
la limite. Nous voulons que les spectateurs se trouvent dans le
même espace que nous. Il est également important que tout ne
se passe pas pendant la représentation, que l’échange commence
avant et qu’il se prolonge après. Par exemple, nous sommes dans
le hall avant que les spectateurs arrivent, nous évitons de mar-
quer nettement le début de la représentation, il nous arrive de
déplacer le public au cours de la pièce, nous faisons un pot après
le spectacle sur la scène elle-même… Nous essayons de produire
un échange avec les spectateurs qui ne soit pas frontal.

151
Héritage et bilan critique

Est-on encore au théâtre ? Ou bien est-on dans un entre-deux


du théâtre et de la philosophie ?
Difficile à dire. Il y a un lien évident entre le théâtre et la phi-
losophie. Les tragédies grecques, par exemple, posent la question
du rapport de l’homme à la transcendance. Si le théâtre tel que
nous le pratiquons et la philosophie de Foucault se sont trouvés
en adéquation, c’est que nous cherchions une forme de création
collective pour penser ensemble.

Comment avez-vous travaillé concrètement ?


L’écriture des livres de Foucault est une écriture peu adaptée à
un plateau de théâtre car elle nécessite tout le livre pour se déve-
lopper et pour s’affiner. Nous avons donc utilisé beaucoup plus
de textes qui avaient trait à l’oralité et à l’image : des interven-
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tions dans les journaux, des conférences radiophoniques, mais


aussi des images, des tracts, des photos…
Notre démarche a varié en fonction des spectacles. Pour le
premier spectacle, Foucault 71, nous avons collecté des archives,
rencontré des gens. Une partie du spectacle se déroulant dans la
Goutte d’Or, avec l’affaire Djellali, nous avons exploré les lieux.
Dans notre dernier spectacle, Notre corps utopique, qui est tiré
d’une conférence radiophonique, nous avons travaillé différem-
ment. Ce texte-là demandait beaucoup d’images. C’est donc un
spectacle plus plastique avec des inserts littéraires, poétiques,
cinématographiques, artistiques…

Allez-vous continuer à monter des spectacles à partir de


Foucault ? Sur quels thèmes ?
Nous allons créer la saison prochaine Le Petit Corps utopique,
pour les enfants à partir de 5 ans. Dans l’avenir nous nous éloi-
gnerons peut-être un peu de Foucault mais cela se fera tran-
quillement. Pour l’heure, nous avons aussi des projets de petite
forme, notamment sur « Radioscopie », l’émission de Jacques
Chancel où il interviewe Michel Foucault.

Propos recueillis par Céline Bagault

152
Un riche héritage artistique

Metteurs en scène, chorégraphes, peintres, photographes,


architectes… Nombre d’artistes plastiques et scéniques se sont
attachés à revisiter les images et les concepts foucaldiens. Pourquoi
l’œuvre de Michel Foucault intéresse tant de non-philosophes ? Le
philosophe Roland Huesca attribue cet intérêt au fait que Foucault
a « souvent placé le corps au centre de ses analyses. Une affinité se
crée entre un ensemble discursif et des propositions artistiques1 ».
Ainsi, pour le festival d’automne 2004, à l’occasion du vingtième
anniversaire de la mort de Foucault, une série de manifestations
artistiques rend hommage au philosophe et s’empare de son héritage
conceptuel. Le metteur en scène Jean Jourdheuil ouvre le festival
avec la pièce Michel Foucault, choses dites, choses vues, un monologue
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constitué de bribes d’écrits, déclamé au son d’un glass harmonica.


Au palais de Tokyo, l’artiste plasticien suisse Thomas Hirschhorn
signe l’installation 24 heures Foucault où écrivains et philosophes
se succèdent à la tribune d’une salle de documentation parsemée
d’éléments, de textes, d’images, de vidéos évoquant le travail du
philosophe. « Je veux, dit-il dans un texte de présentation de son
œuvre, que le public de 24 heures Foucault saisisse l’énergie, la
force, la nécessité du travail de Foucault. Je veux que le public soit
à l’intérieur d’un cerveau en action. » Il ajoute, dans un entretien :
« La question n’est pas de faire comprendre ou d’être compris, c’est
le contraire : il s’agit d’être en contact avec ce “quelque chose” que
l’on n’a pas encore compris2. »

C.B.

1- R. Huesca, Michel Foucault et les chorégraphes français, Le Portique, 2004.


2- Interview de Thomas Hirschhorn par Guillaume Benoît, 2011 : http://slash-paris.com

153
LES CRITIQUES DE FOUCAULT
D’hier à aujourd’hui

T out penseur digne de ce nom a naturellement ses contra-


dicteurs. Michel Foucault se distingue non seulement
par la quantité, mais aussi par la qualité de ses détracteurs :
peut-être faut-il considérer comme faisant partie de son testa-
ment intellectuel les nombreux essais et livres qui, bien qu’écrits
contre Foucault, lui sont néanmoins redevables de la perspi-
cacité et la profondeur de leur réflexion. Si Foucault dérange,
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c’est sans doute aussi parce qu’il se plaît à traverser les frontières :
entre générations intellectuelles, entre philosophie et sciences
humaines… Autant de perspectives depuis lesquelles sa pensée
peut être mise en question.

Jean-Paul Sartre : « Foucault ? Un réactionnaire ! »


Le premier grand adversaire de Foucault confirme, en quelque
sorte, son « arrivée » sur la scène intellectuelle parisienne : il
s’agit de Jean-Paul Sartre, symbole incontesté de l’intellectuel
français de l’après-guerre. Nous sommes en 1967. Sartre, désor-
mais connu autant pour ses engagements politiques marxistes et
anticolonialistes que pour ses réflexions sur l’existence humaine,
répond aux questions des éditeurs d’un numéro spécial de L’Arc,
intitulé « Sartre aujourd’hui » (1966). On demande au plus
célèbre philosophe français ce qu’il pense de la nouvelle géné-
ration intellectuelle. D’emblée, Sartre prend le jeune Foucault
dans sa ligne de mire.
Selon Sartre, Les Mots et les Choses, paru peu auparavant,
incarne la tendance la plus problématique du structuralisme :
son refus de l’histoire. Certes, ce livre pourrait bien paraître
comme un chef-d’œuvre d’histoire philosophique, une « archéo-
logie des sciences humaines » s’étendant de la Renaissance à la
fin du xixe siècle. Mais pour Sartre, toutefois, le livre est moins

154
Les critiques de Foucault

« archéologique » que géologique : Foucault examine les couches


épistémologiques successives – qu’il surnomme les « épistémès »
– mais ne fait pas le véritable travail de l’archéologue, c’est-à-dire
un effort pour comprendre l’action – ce que Sartre appelle la
« praxis » – humaine. Foucault reste muet sur ce qui, selon son
aîné, est plus intéressant : comment des pensées individuelles se
bâtissent-elles à partir de ces conditions de possibilité ? Et sur-
tout, comment passe-t-on d’une épistémè à une autre ? Plutôt
que l’histoire réelle, Foucault ne présenterait qu’une succession
de tableaux : « Il remplace le cinéma par la lanterne magique, le
mouvement par une succession d’immobilités. »
Pour Sartre, Les Mots et les Choses n’est en fin de compte
qu’un exemple particulièrement brillant du courant structu-
raliste. Son enjeu est principalement politique : en récusant
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l’histoire comme praxis, c’est le marxisme qui est visé. Le pro-


pos n’est pas absurde : rappelons que Foucault, dans le livre en
question, présente la pensée de Karl Marx comme partie inté-
grante d’une épistémè en voie de disparition. « Le marxisme
est dans la pensée du xixe siècle comme poisson dans l’eau :
partout ailleurs il cesse de respirer. » Sartre, qui avait quelques
années auparavant entrepris la réconciliation de l’existentia-
lisme et du marxisme dans sa Critique de la raison dialectique
(1960), voit, quant à lui, dans le structuralisme une défaite
de la pensée : « Je ne comprends pas, se plaint-il, qu’on s’ar-
rête aux structures : c’est pour moi un scandale logique. » Les
structures, pour Sartre, ne relèvent que de ce qu’il appelle
(faisant usage du vocabulaire critique) le « pratico-inerte »,
ces moments où tout se congèle et forme des institutions, des
structures sociales, qu’il s’agit justement de dissoudre par une
véritable action historique, de préférence révolutionnaire. En
refusant cette conception de l’histoire, le dessein de Foucault
ne peut être autre que réactionnaire : « Il s’agit, en somme, de
constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la
bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx. »
« Pauvre bourgeoisie !, répondra Foucault plusieurs décennies
plus tard. Si elle n’avait que moi comme rempart, il y a longtemps
qu’elle aurait perdu le pouvoir ! » Tout en exprimant son admi-

155
Héritage et bilan critique

ration pour ses engagements politiques (qui finiront par unir les
deux hommes dans la période mouvementée des années 1970),
Foucault voit en Sartre le porte-parole d’une pensée périmée ; sa
Critique ne serait que « le magnifique et pathétique effort d’un
homme du xixe siècle pour penser le xxe siècle »…

Jean Piaget : « Un structuralisme sans structure »


Vers la même époque, Les Mots et les Choses irrite aussi Jean
Piaget, le célèbre psychologue suisse qui révolutionna notre com-
préhension du développement psychologique des enfants. C’est
un auteur que Foucault connaît bien, d’ailleurs, puisqu’il a com-
menté sa pensée dans les cours de psychologie qu’il prononça à
Normal Sup au milieu des années 1950. Piaget consacre un sous-
chapitre à Foucault dans le « Que sais-je ? » qu’il publie en 1968
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sur Le Structuralisme. Alors que Sartre reprochait à Foucault un


esprit de système privilégiant les structures frigides aux dépens
de la chaleur de la praxis humaine, Piaget s’interroge quant à lui
sur la solidité du structuralisme foucaldien : « Foucault s’est fié
à ses intuitions et a substitué l’improvisation spéculative à toute
méthodologie systématique », constate-t-il. Sous une apparente
rigueur et érudition, le règne de l’arbitraire et du dilettantisme :
ce n’est pas l’unique fois que cette accusation sera portée contre
Foucault.
Le principal reproche soulevé par Piaget rejoint finalement
celui de Sartre, même s’il y arrive par des voies différentes : le
refus de la part de Foucault d’expliquer la transition d’une épis-
témè à une autre. Dans Les Mots et les Choses, « la succession des
épistémès devient […] entièrement incompréhensible, et cela
de façon délibérée : leur créateur semble même en éprouver une
certaine satisfaction ». Le problème vient du fait que Foucault
récuse la notion de genèse, ainsi que celle du sujet. Pour Piaget,
qui se considère volontiers structuraliste, les structures mentales
ne sont pas statiques ; elles sont des « systèmes de transforma-
tion » : une structure est l’aboutissement d’une genèse et le point
de départ d’une genèse ultérieure. Par conséquent, la pensée de
Foucault n’est pas, comme le crut Sartre, le nec plus ultra du
structuralisme, mais plutôt un structuralisme faux, inachevé,

156
Les critiques de Foucault

arbitraire, que le psychologue baptisa « structuralisme sans


structures ».

Jacques Derrida : « Un contresens sur la folie »


Si Foucault suscite les critiques de ses aînés, il est aussi pris
en cible par certains de ses contemporains, représentants comme
lui de ce que l’on surnommera par la suite la « pensée 68 ».
L’un des plus brillants, le philosophe Jacques Derrida, utilise
une conférence prononcée en 1963 comme occasion pour cri-
tiquer son ancien maître (Foucault fut brièvement son profes-
seur à Normale Sup, bien que Derrida ne soit que de quatre
ans son cadet) tout en mettant en valeur sa propre philosophie
de la déconstruction. Dans cette conférence, Derrida examine
à la loupe Histoire de la folie (1961) et pose une question qui
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risque de faire trembler tout l’édifice de Foucault : la folie a-t-


elle une histoire ? Plus précisément, peut-on, comme le prétend
Foucault, identifier un moment précis, un point chronologique
où la folie et la raison divorcent ?
Derrida aborde la question en passant au crible à peine
quelques pages d’Histoire de la folie, où Foucault examine la pen-
sée de René Descartes. Pour Foucault, Descartes est le versant
philosophique de ce qu’il appelle le « grand renfermement » :
ce moment du xviie siècle, symbolisé par la création à Paris de
l’Hôpital général en 1656, où l’on décide de mettre la folie à
part, en espérant pouvoir l’y contenir. La raison mettrait alors
subitement fin au dialogue qu’elle entretenait, depuis le Moyen
Âge, avec la folie. Selon Foucault, les Méditations métaphysiques
de Descartes jouent un rôle dans cette histoire. Avec le doute
méthodique, qui le conduit à douter même de son propre corps,
« Descartes rencontre la folie à côté du rêve et de toutes les formes
d’erreur » et affirme qu’elle doit être disqualifiée, exclue, pour
que la raison affirme sa domination. Ainsi, Descartes « bannit la
folie au nom de celui qui doute ».
La conclusion de Foucault est pourtant, aux dires de Derrida,
un peu hâtive. En premier lieu, la folie n’est, pour Descartes,
qu’un exemple (et non la plus sérieuse) de l’erreur sensible ; elle
n’est donc pas un péril qui doit être conjuré pour que la rai-

157
Héritage et bilan critique

son étende son règne. D’autre part, pour Derrida, Descartes


n’exclut pas la folie mais au contraire joue avec elle, la dompte,
l’apprivoise. En témoigne la radicalisation du doute méthodique
à laquelle procède Descartes, le moment du « malin génie »
qui oblige à considérer la possibilité que l’expérience dans son
ensemble soit une illusion. « Ce projet est fou, soutient Derrida,
et reconnaît la folie comme sa liberté et sa propre possibilité. »
L’enjeu de cette dispute ? On ne saurait, selon Derrida, iden-
tifier le moment historique où folie et raison divorcent : la rai-
son, la pensée, le logos représentent ce projet perpétuel et néces-
sairement inachevé pour se démarquer, s’émanciper de la folie.
Selon Derrida, « je ne philosophe que dans la terreur, mais dans
la terreur avouée d’être fou ». Le rapport entre folie et raison
est celui d’une différance (que Derrida épelle délibérément avec
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un « a ») : l’une n’existe qu’en se distinguant inlassablement,


mais toujours de façon provisoire, de l’autre. Différance dont la
déconstruction ambitionne de révéler le travail souterrain.
Foucault attendra jusqu’à 1972 pour répondre. Il reconnaît
volontiers le caractère « remarquable » de l’essai de Derrida.
Mais la faiblesse fatale de l’approche derridienne, selon lui, est
le fait que malgré sa finesse, elle ne fait que finalement prolon-
ger une « vieille tradition », cette « petite pédagogie historique-
ment bien déterminée », qui « enseigne à l’élève qu’il n’y a rien
hors du texte… qu’il n’est donc point nécessaire d’aller chercher
ailleurs ». Vu des profondeurs de l’archéologie foucaldienne, la
déconstruction ne serait qu’un petit jeu auquel s’adonnent les
meilleurs élèves de la classe, brillant mais superficiel.

Jean Baudrillard : « Le pouvoir n’existe pas »


En 1977, le philosophe est la cible d’un pamphlet au titre
provocateur – Oublier Foucault –, rédigé par une autre figure
phare de la pensée 68, le sociologue Jean Baudrillard. Dans Le
Miroir de la production (1973), Baudrillard avait soutenu qu’il
fallait abandonner le marxisme : en légitimant le paradigme de
la production, le marxisme contribuait selon lui à perpétuer
le système capitaliste qu’il prétendait vouloir renverser. Dans
Oublier Foucault, il recycle plus ou moins le même argument

158
Les critiques de Foucault

pour attaquer l’auteur d’Histoire de la sexualité, dont le premier


volume vient de paraître (1976). En voyant le pouvoir partout,
Foucault, selon Baudrillard, succombe à un « leurre » : il prend
le pouvoir au sérieux, sans comprendre que « le pouvoir n’existe
pas », que le pouvoir, en somme, n’est que simulation, un simu-
lacre parmi tant d’autres dans notre monde postmoderne piégé
par l’hyperréalité…
Admettons que l’argument est parfois difficile à suivre. Ce
qui semble troubler Baudrillard, c’est que Foucault présente la
sexualité comme entièrement constituée par le pouvoir, alors
que la folie, exclue et renfermée par la raison, conserverait une
certaine autonomie et donc un pouvoir de contestation. Pour
Baudrillard, la folie racontée par Foucault garde encore des
traces du réel, alors que son analyse de la sexualité en fait « un
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espace irradié de pouvoir », donc un espace de pure apparence.


Ces arguments impressionnent peu le concerné. Comme seule
réponse à cet Oublier Foucault, il se contentera d’une petite
phrase (que Didier Eribon cite dans sa biographie) : « Moi, mon
problème, ça serait plutôt de me rappeler Baudrillard »…

Jacques Léonard : Foucault, piètre historien ?


Plus sérieuse est la polémique que Foucault suscite auprès
des historiens. Foucault se considère comme un historien à
sa manière, et se révèle sensible à l’appréciation des gens du
métier. Mais bien que beaucoup l’accueillent avec enthousiasme
(comme Paul Veyne ou Roger Chartier), d’autres se montrent
nettement plus sceptiques. C’est le cas notamment de l’historien
Jacques Léonard, l’auteur d’un compte rendu sévère à l’égard de
Surveiller et Punir (« L’historien et le philosophe ») paru en 1977
dans Les Annales historiques de la Révolution française. Léonard
oppose le bon sens et la méthode de l’historien professionnel
aux envolées nietzschéennes du philosophe. L’historien « perçoit
que Foucault ne ressent pas de l’intérieur toutes les réalités du
passé ». L’analyse de Foucault est trop rapide, laissant sur leur
faim les historiens spécialisés dans les époques qu’il évoque.
D’autre part, Foucault exagère la normalisation de la société
française au xixe siècle : la discipline militaire, ou encore le

159
Héritage et bilan critique

modèle « internat-caserne » dans l’enseignement achoppent sur


beaucoup plus de résistance et d’obstacles que l’indique le philo-
sophe. D’autre part, il succombe à une « tentation mécaniste » :
il décrit les mécanismes de pouvoir comme si l’on pouvait se
dispenser de parler de ceux qui exercent le pouvoir. Foucault,
constate l’historien, « fait une consommation énorme et signifi-
cative de verbes pronominaux ou réfléchis, du pronom personnel
“on”, et de tournures qui escamotent les difficultés : “apparaître
comme”, “fonctionner comme”, “comme si”… » En somme, si
Léonard reconnaît le talent et même la bonne volonté historique
du philosophe, il trouve qu’il est trop attaché à faire valoir ses
idées philosophiques et politiques pour bien cerner le réel.
Et si Léonard n’épousait quant à lui qu’une « idée bien
maigre » du réel ? Telle est en gros la réplique de Foucault à
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l’historien, lors d’une table ronde organisée autour de Surveiller


et Punir ainsi que dans une réponse à Léonard, intitulée « La
poussière et le nuage » (l’ensemble de ces textes seront regrou-
pés dans un volume, édité par Michelle Perrot en 1980, intitulé
L’Impossible Prison). Foucault accuse réception des « clichés »
de Léonard sur l’historien qui défendrait « les petits faits vrais
contre les grandes idées vagues ». Selon Foucault, « il n’y a pas
“le” réel qu’on rejoindrait à condition de parler de tout ou de
certaines choses plus “réelles” que les autres […] ». Le réel se fait,
et la reconstruction de sa genèse appartient légitimement à la
pratique historienne. Tel fut, du moins, l’ambition de Foucault
dans nombre de ses livres.

Jürgen Habermas : « Des contradictions inextricables »


Sans doute le reproche le plus conséquent à l’encontre de
Foucault concerne sa conception de la modernité. Héritier de
l’école de Francfort, philosophe de la rationalité communica-
tive, Jürgen Habermas considère que Foucault est un penseur
paradoxal : d’un côté, en montrant la face cachée répressive des
institutions, Foucault semble s’inscrire dans la droite ligne du
projet critique des Lumières ; mais de l’autre côté, il pourfend
la rationalité occidentale incarnée par l’héritage de ces mêmes
Lumières. Dans Le Discours philosophique de la modernité

160
Les critiques de Foucault

(1985), Habermas maintient que les prémisses sur lesquelles


repose la généalogie foucaldienne finissent par l’envelopper
dans des contradictions inextricables. En refusant de considérer
les documents historiques comme ayant un sens à interpréter,
puisqu’il n’y voit que des effets de relations ou de stratégies de
pouvoir, Foucault finit par approuver une forme de savoir histo-
rique « narcissique », orienté vers les seuls soucis de l’historien.
De même, en maintenant que toute normativité se résume à une
sorte de violence, Foucault ne peut rendre compte des normes
que son propre discours véhicule (par exemple, le désir de proté-
ger le corps des sévices auxquels il est souvent exposé) : du coup,
une normativité arbitraire plane sur l’œuvre de Foucault. Pour
Habermas, Foucault représenterait donc tous les dangers d’un
discours critique sur la société qui rejette de façon trop abso-
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lue la notion de rationalité associée au projet des Lumières, qui,


selon lui, n’a jamais perdu sa puissance émancipatrice.

Alain Renaut et Luc Ferry :


« Son antihumanisme ne tient pas »
Comme Habermas, Alain Renaut et Luc Ferry dans La Pensée
68 (1985) estiment que le projet foucaldien n’arrive pas à dépas-
ser ses propres paradoxes. Se présentant comme les champions
d’un nouvel humanisme, ils s’en prennent à l’antihumanisme
de Foucault. Selon eux, la thèse de la « mort de l’homme » ne
tient pas, pas plus que la critique de la subjectivité avancée par
ce « Nietzsche français ». L’idée d’une mort de l’homme joue sur
deux registres qui finissent, selon eux, par s’annuler : d’un côté,
elle semble se référer à l’emprise des sciences humaines, qui réi-
fient l’homme et lui ôte son existence authentique ; de l’autre,
elle s’appuie sur la notion nietzschéenne d’un sujet fragmenté.
Mais pourquoi souhaiter la libération de l’homme des sciences
humaines si ce n’est que pour le voir mourir à nouveau dans les
mains de la philosophie nietzschéenne ? Même dans le « dernier »
Foucault, où certains prétendent voir un « retour du sujet »,
même dans son engagement politique, qui semble s’appuyer, par
moments, sur une nouvelle conception des droits de l’homme,
Foucault finit toujours par se rabattre sur l’individu contre le

161
Héritage et bilan critique

sujet, récusant tout ce que la subjectivité peut avoir d’universelle


et de normative. Foucault veut le beurre et l’argent du beurre : la
dimension émancipatrice du sujet (universel, politique, kantien)
en même temps que l’infranchissable unicité nietzschéenne.

Gladys Swain et Marcel Gauchet :


« Des erreurs impressionnantes »
Le philosophe Marcel Gauchet et la psychiatre Gladys Swain
adoptent une approche différente pour signaler les limites de
la conception foucaldienne de la modernité, en mettant en
doute son interprétation même de l’histoire : c’est l’ambition
de La Pratique de l’esprit humain (1980), qui se lit comme une
longue réplique à Histoire de la folie. Dans La Condition histo-
rique (2003), Gauchet raconte leur surprise en découvrant les
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« erreurs impressionnantes » dans le livre de Foucault : « Quand


vous avez 25 ans, et que vous décelez de grosses distorsions des
faits et des sources dans un livre où Monsieur Canguilhem n’a
rien vu à redire, vous vous demandez si vous lisez bien ! » Entre
autres, les deux jeunes intellectuels découvrent que Foucault
citait la deuxième édition du traité de Philippe Pinel sur l’aliéna-
tion mentale, tout en évoquant la première édition…
Mais l’enjeu du livre est ailleurs et plus profond. Pour
Foucault, l’asile se présente comme un lieu d’humanisation de
la folie, alors qu’il en est en réalité son exclusion la plus abou-
tie : alors que la folie, à l’époque médiévale, gardait l’homme
en contact avec tout ce que le monde contenait de tragique et
que l’époque classique y voyait encore une forme de déraison
contre laquelle la raison se définissait, elle n’est plus, au seuil
du xixe siècle, qu’une simple maladie. Mais cette lecture, selon
Gauchet et Swain, est partielle et ne se fie qu’aux surfaces. L’asile
exclut bel et bien ; mais l’objectif de cette exclusion est précisé-
ment de préparer l’intégration de l’aliéné à la société. Toute la
« pratique de l’esprit humain » mise en œuvre dans l’asile vise le
sujet qui persiste sous la folie, afin de le rendre autonome et, en
même temps, capable de participer à la vie sociale. Si Foucault
néglige ce fait, c’est parce que son interprétation est muette sur
le grand basculement qui a rendu l’asile possible : la révolution

162
Les critiques de Foucault

démocratique de la fin du xviiie siècle. L’asile participe à cet


effort par lequel l’humanité devient maîtresse de son histoire et
capable de refaire une société à son image, où l’autonomie indi-
viduelle est le fondement du lien social. Le silence de Foucault
devant le problème de la démocratie finirait, selon Gauchet et
Swain, par entamer son jugement historique…

Le débat autour de l’œuvre de Foucault risque ainsi d’être ce


que l’un de ses auteurs de prédilection, Maurice Blanchot, appela
un « entretien infini ». Foucault fut peut-être moins un auteur
qui se livrait au débat qu’un penseur qui arrêtait des positions :
sur l’homme, sur l’histoire, sur la raison, sur le sexe. Ses positions
articulent une certaine manière de vivre et de comprendre notre
contemporanéité. Aussi longtemps qu’elles continuent à le faire,
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il y a de fortes chances que les critiques continueront à se multi-


plier et l’entretien à se poursuivre…

Michael Behrent

163
Héritage et bilan critique

D’autres critiques…
Claude Quétel
Cet historien a publié en 2009 une sorte de contre-histoire de
la folie (Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours). Selon lui,
Michel Foucault a tordu la vérité de l’histoire pour servir sa propre
démonstration philosophique. Non seulement il a éludé les tenta-
tives d’enfermements des fous qui ont existé dès l’Antiquité, bien
avant le xviie siècle, mais il a aussi passé sous silence la visée théra-
peutique des asiles pour mettre l’accent sur la normalisation et le
gouvernement des esprits. « Je crois être au moins antipsychiatrique
que lui dans mon livre, mais moi je suis entré dans les asiles… »,
ironise Claude Quétel1.
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Jean-Marc Mandosio
Ce spécialiste de littérature latine s’est fait polémiste avec un
brûlot au titre explicite : Michel Foucault. Longévité d’une imposture
(2010). Il ne passe rien à Foucault, de ses inconstances théoriques
(par exemple sur son rapport au structuralisme), jusqu’à son admi-
ration pour l’ayatollah Khomeiny au moment de la révolution
iranienne.

Jacques Bouveresse
Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de philoso-
phie du langage et de la connaissance, Jacques Bouveresse est un fin
lecteur des logiciens et de la philosophie analytique anglo-saxonne.
C’est de ce point de vue qu’il tacle Foucault, coupable selon lui
d’avoir une vision toute personnelle de la vérité. Il écrit ainsi, dans
La Lettre du Collège de France, ce commentaire assassin : « En lisant
les Leçons sur la volonté de savoir, je me suis senti obligé, malheureu-
sement, de donner souvent raison à Jean-Marc Mandosio, qui écrit
que “Foucault applique la recette traditionnelle de l’essayisme dans
le goût français : revisiter de façon ‘brillante’ des lieux communs en
faisant primer la rhétorique sur l’exactitude” »2.
Héloïse Lhérété

1- Entretien « Pour une autre histoire de la folie », Les Grands Dossiers des sciences
humaines, n° 31, juin-juillet-août 2013.
2- Entretien avec Jacques Bouveresse, La Lettre du Collège de France, n° 31, 2011.
GLOSSAIRE

Archéologie du savoir prison ou la sexualité dans les ouvrages


Dans Histoire de la folie à l’âge classique scientifiques, les manuels didac-
(1961) tout comme dans Les Mots et tiques, les textes de lois qui régissent le
les Choses (1966), Michel Foucault ne domaine envisagé.
prétend pas faire une histoire au sens
classique du terme. Il préfère parler Dispositif
d’une « archéologie », comme l’indique Foucault le définit comme un ensemble
Les Mots et les Choses, sous-titré « Une « résolument hétérogène, comportant
archéologie des sciences humaines ». des discours, des institutions, […] des
Cette approche vise à dégager les condi- lois, des mesures administratives, des
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tions d’apparition d’un discours, ses énoncés scientifiques […], bref, du dit,
fondations. L’archive est ici le matériau aussi bien que du non-dit2 » conçu pour
privilégié. répondre à une urgence, à un « impé-
ratif stratégique » à un moment donné.
Biopolitique Analyser les dispositifs, c’est, pour Fou-
Par le concept de biopolitique, Fou- cault, analyser les mécanismes du pou-
cault désigne la constitution, à la fin du voir, ses modalités et les discours sur
xviiie siècle, de la sexualité, de l’hygiène, lesquels il se fonde. Dispositif discipli-
de la natalité, de la santé, etc. comme naire, dispositif de l’internement, dis-
un enjeu de pouvoir politique. Dès positif de sexualité : Foucault s’attache à
lors, le pouvoir ne réside plus dans la comprendre l’essence et la finalité de ces
capacité de faire mourir des individus, ensembles dans ses domaines d’études
mais dans celle de faire vivre et croître que sont la prison, l’asile, la sexualité…
une population composée d’« êtres
vivants traversés, commandés, régis par Épistémè
des processus, des lois biologiques1 », à Foucault appelle épistémè le socle sur
savoir des taux de natalité, de mortalité, lequel s’articulent les connaissances,
de fécondité, de santé. La vie humaine autrement dit les cadres généraux de
est alors médicalisée, notamment ses la pensée propres à une époque (à ce
deux extrémités : la naissance et la mort. titre cette notion est proche de celle de
« paradigme » introduite par le philo-
Discours sophe des sciences Thomas S. Kuhn).
Le « discours » ne relève ni de l’opinion Dans Les Mots et les Choses, Foucault
commune ni d’une théorie propre à soutient que l’histoire du savoir dans
tel ou tel auteur, mais d’un corpus de la pensée occidentale après le Moyen
textes à visée scientifique ou pédago- Âge n’est pas linéaire et connaît deux
gique qui s’insère dans des cadres de grandes discontinuités : l’une vers le
pensée propres à une époque. Foucault milieu du xviie siècle, qui donne nais-
débusque les discours sur la folie, la sance à l’âge classique, et l’autre au
1- M. Foucault, « Les mailles du pouvoir », in 2- M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault »,
Dits et Écrits, t. II, Gallimard, 2012. in Dits et Écrits, op. cit.

165
Michel Foucault

début du xixe siècle, qui inaugure notre nous3 ». La pratique généalogique sup-
modernité. Depuis le Moyen Âge, on pose donc de collecter patiemment des
peut donc distinguer trois épistémès. savoirs historiques épars, et de renoncer
Jusqu’à la fin du xvie siècle, l’étude du à « les filtrer, les hiérarchiser, les ordon-
monde repose sur la ressemblance et ner au nom d’une connaissance vraie4 ».
l’interprétation. Un renversement se Foucault veut voir dans l’histoire non
produit au milieu du xviie siècle : la res- une science, mais une « insurrection des
semblance n’est plus la base du savoir savoirs ».
car elle peut être cause d’erreur. Une
nouvelle épistémè apparaît, reposant Gouvernementalité
sur la représentation et l’ordre, où le Cette notion apparaît à partir de 1978
langage occupe une place privilégiée. dans les cours que Foucault donne au
Il s’agit désormais de trouver un ordre Collège de France. Il désigne le nouvel
dans le monde et de répartir les objets art de gouverner, qui apparaît entre
selon des classifications formelles, tel la fin du xviie siècle et le début du
le système de Carl von Linné qui s’at- xviiie siècle, s’appuyant sur une tech-
tache à classer les espèces animales et nologie politico-militaire, une police,
végétales. Mais cet ordre va lui-même et l’enrichissement par le commerce.
être balayé au début du xixe siècle « Par gouvernementalité, j’entends l’en-
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par une autre épistémè, placée sous semble constitué par les institutions, les
le signe de l’histoire. La philologie procédures, analyses et réflexions, les
succède ainsi à la grammaire générale calculs et les tactiques qui permettent
tandis que la notion d’évolution prend d’exercer cette forme bien spécifique,
une place centrale, notamment dans bien que complexe, de pouvoir, qui a
l’étude des êtres vivants… L’historicité pour cible principale la population,
s’est immiscée dans tous les savoirs. pour forme majeure de savoir l’éco-
Or cette épistémè de la modernité nomie politique, pour instrument
voit apparaître pour la première fois la technique essentiel les dispositifs de
figure de l’homme dans le champ du sécurité5. » Plus qu’au pouvoir dans son
savoir avec les sciences humaines. acception courante, Foucault s’intéresse
à « la rencontre entre les techniques
Généalogie de domination exercées sur les autres
Avec le concept de généalogie, direc- et les techniques de soi6 ». À partir du
tement emprunté à la philosophie de xviiie siècle, c’est l’État lui-même qui se
Friedrich Nietzsche, Foucault rompt « gouvernementalise » selon Foucault.
avec l’idée que le récit historique serait L’appareil étatique cesse de s’appuyer
unique et continu, qu’il aurait des ori- sur la sagesse, la justice ou les coutumes
gines et des fins. Faire la généalogie ancestrales, et repose désormais sur la
d’une idée, d’un concept, ou d’une rationalité.
pratique, ce n’est jamais en rechercher
l’origine, qui nous ferait « remon-
ter le temps pour rétablir une grande 3- M. Foucault, «  Nietzsche, la généalogie,
continuité par-delà la dispersion de l’histoire », in Dits et Écrits, op. cit.
l’oubli », mais au contraire en sonder 4- M. Foucault, « Cours du 7 janvier 1976 », in
la provenance, qui suppose de « main- Dits et Écrits, op. cit.
tenir ce qui s’est passé dans la disper- 5- M. Foucault, «  Sécurité, territoire,
sion qui lui est propre : c’est repérer les population  », in La Gouvernementalité, cours
accidents, les infimes déviations […], au Collège de France, 1977-1978, 4e  leçon,
les mauvais calculs qui ont donné 1er février 1978.
naissance à ce qui existe et vaut pour 6- M. Foucault, « Les techniques de soi », in Dits
et Écrits, op. cit.

166
Glossaire

Hétérotopie pratiques de pouvoir : « L’homme n’est


Définies dans « Des espaces autres »7, pas le plus vieux problème ni le plus
les hétérotopies (étymologiquement : constant qui se soit posé au savoir
« autres lieux ») sont des endroits où a humain. […] L’homme est une inven-
lieu ce qui, par définition, ne peut avoir tion dont l’archéologie de notre pensée
lieu « nulle part » ailleurs. Aux hétéro- montre aisément la date récente. Et
topies de crise des sociétés primitives, peut-être la fin prochaine. »
lieux réservés aux individus en crise (les
adolescents, les femmes indisposées, Pouvoir
les personnes âgées, etc.) succèdent les Ce terme n’est pas conçu par Fou-
hétérotopies de déviation, ces lieux dans cault comme l’attribut exclusif de
lesquels on place les personnes déviantes l’État, d’institutions, ou d’un groupe
par rapport à la norme : les maisons de d’hommes. Le pouvoir est, selon lui,
repos, les cliniques psychiatriques, les diffus et non localisable en un lieu
prisons. Parmi les grands principes de précis. « Le pouvoir n’est pas une
l’hétérotopie, Foucault établit que celle- substance, explique Foucault. […] Le
ci regroupe en son lieu plusieurs lieux pouvoir n’est qu’un type particulier de
et plusieurs temps incompatibles. Ainsi, relations entre individus8. » Distinct de
la bibliothèque ou le musée, lieux hété- la force, il suppose la liberté du sujet
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rotopiques par excellence, prétendent sur lequel il s’exerce. Par conséquent,


enfermer « toutes les époques, toutes les la question n’est jamais de savoir ce
formes, tous les goûts ». qu’est le pouvoir, quelle est sa nature,
mais de comprendre comment et sur
Mort de l’homme quoi il s’exerce. Les relations de pou-
Dans Les Mots et les Choses, Foucault fit voir sont, pour Foucault, sans cesse
scandale en annonçant une probable entremêlées avec un certain nombre de
« mort de l’homme », lequel serait des- discours et de savoirs qui les appuient
tiné à s’effacer « comme à la limite de la et les institutionnalisent. Pour autant,
mer un visage de sable ». Bien entendu, les relations de pouvoir ne sont jamais
il ne s’agit pas pour Foucault d’annon- à sens unique : elles impliquent en leur
cer la mort de l’espèce humaine mais sein l’existence d’un contre-pouvoir,
de marquer le fait que l’homme en tant explique Foucault : « Au cœur des rela-
qu’il est l’objet des sciences humaines tions de pouvoir et comme condition
est d’invention récente et s’inscrit permanente de leur existence, il y a une
dans l’épistémè de la modernité. Cet “insoumission” et des libertés essentiel-
« antihumanisme » fit scandale et le lement rétives, il n’y a pas de relation
rapprochait du structuralisme, lequel de pouvoir sans résistance, sans échap-
critiquait lui aussi de manière radicale patoire ou fuite, sans retournement
les philosophies qui, de René Descartes éventuel9. »
à Jean-Paul Sartre, appréhendaient
le sujet comme une conscience libre, Société disciplinaire
autoconstituée et anhistorique. Contre Dans toute l’Europe au début du
ces philosophies du sujet, Foucault xixe siècle, le supplice disparaît et laisse
entend montrer comment l’homme se la place à un calcul savant des peines :
constitue au contraire dans l’histoire, « Ce n’est plus le corps supplicié, mais
à travers des savoirs, des discours, des
techniques de connaissances et des 8- M. Foucault, « “Omnes et singulatim” : vers
une critique de la raison politique », in Dits et
7- M. Foucault, «  Des espaces autres  », Écrits, op. cit.
conférence au Cercle d’études architecturales en 9- M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits
1967, in Dits et Écrits, op. cit. et Écrits, op. cit.

167
Michel Foucault

le corps assujetti à travers lequel on vise un texte de 1982. Mais l’un ne va pas
le contrôle des âmes. » Naît un véritable sans l’autre. Pris dans un double rap-
pouvoir disciplinaire pliant tout à la port, aux autres et à lui-même, le sujet
fois les âmes et les corps, que ce soit à la est toujours, pour Foucault, constitué
prison mais aussi à l’école, à la caserne, historiquement et imbriqué dans un
à l’hôpital ou à l’atelier. Bien plus, toute ensemble de mécanismes de pouvoir.
relation de pouvoir a pour corrélat la Le sujet n’est pas libre et autodéter-
constitution d’un champ de savoir, miné comme il pourrait se plaire à le
qui suppose et permet cette relation penser. Même dans son rapport à son
de pouvoir. La société disciplinaire a identité la plus intime, l’être humain
donc ainsi donné naissance aux sciences est gouverné et façonné par des savoirs
sociales : psychologie, psychiatrie, cri- spécifiques.
minologie, etc. et a institué « le règne
universel du normatif » avec ses agents Vérité/Régime de vérité
que sont le professeur, l’éducateur, le C’est à la lecture de Nietzsche que Fou-
médecin et le policier qui repèrent et cault réalise qu’« il ne suffit pas de faire
isolent les déviants. une histoire de la rationalité, mais l’his-
toire même de la vérité11 ». Il s’agit de
Souci de soi savoir quels types de discours un pou-
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Ce concept apparaît chez Foucault tar- voir fait fonctionner comme étant des
divement, au début des années 1980. « discours vrais ». Foucault introduit
Il désigne les techniques que met en la notion de « régimes de vérité » afin
œuvre un individu pour se construire et d’ancrer les savoirs supposés « vrais »
se transformer. Foucault, dans Histoire dans leur époque historique et leur
de la sexualité (3 tomes, 1976-1984), société. Notre régime de vérité est,
va montrer la rupture qui a lieu avec le quant à lui, dominé par les discours
christianisme : le souci de soi dans l’An- scientifiques sans cesse utilisés par les
tiquité ne vise pas à l’ascétisme en tant pouvoirs politiques. Dans La Volonté de
que tel mais à l’« apprentissage de soi savoir (1976), Foucault met en évidence
par soi ». Plus encore, loin d’être source un autre rapport à la vérité : l’incitation
de péchés comme il tendra à l’être avec depuis le xviiie siècle de l’Église, de
le christianisme (qui privilégie le renon- la médecine, de la psychiatrie ou de
cement à soi), le souci de soi n’est pas l’école à « avouer », c’est-à-dire à confier
alors disjoint du souci des autres. Au la vérité de son désir, de ses pratiques
contraire, pour gouverner les autres, il sexuelles, de ses intentions… Cette
faut déjà savoir se gouverner soi-même. injonction à dire le vrai lie les deux
thèmes qui traversent toute l’œuvre de
Sujet Foucault : le sujet et le pouvoir.
« Ce n’est pas le pouvoir, mais le sujet,
qui constitue le thème général de mes Héloïse Lhérété et Céline Bagault
recherches10 », précise Foucault, dans

10- M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in 11- « Entretien avec Michel Foucault », in Dits
Dits et Écrits, op. cit. et Écrits, op. cit.
CONTRIBUTEURS

Céline Bagault l’Association lacanienne internationale,


Journaliste. il est l’auteur de L’Esprit malade. Cer-
veaux, folies, individus, Ithaque, 2009,
Sabrina Baldassarra
et, avec Françoise Champion, de Psycho-
Une des fondatrices du collectif F 71,
thérapie et société, Armand Colin, 2008.
qui met en scène des spectacles autour
de la pensée de Foucault. Sarah Chiche
Écrivain et journaliste pour Le Cercle
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Michael Behrent
Psy.
Historien américain, spécialiste de
l’histoire de l’Europe contemporaine, François Dubet
notamment de la philosophie politique Sociologue, ex-directeur d’études à
française, il enseigne à l’Appalachian l’EHESS et professeur à l’université
State University (Caroline-du-Nord). de Bordeaux, il a écrit de nombreux
ouvrages sur l’école et sur les institutions.
Guillaume Bellon
Docteur en littérature, il est notam- Didier Fassin
ment l’auteur de L’Inquiétude du dis- Professeur à l’Institut d’étude avan-
cours. Barthes et Foucault au Collège de cée de Princeton et directeur d’études
France, Ellug, 2012. à l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS) de Paris, il a notam-
Jean-François Bert
ment publié en collaboration Juger,
Sociologue et historien des sciences
réprimer, accompagner. Essai sur la
sociales, maître d’enseignement et de
morale de l’État, Seuil, 2013.
recherche à l’université de Lausanne
(Collège des humanités-EPFL) il a Éric Fassin
récemment dirigé, avec Jérôme Lamy, Professeur de science politique à l’uni-
Michel Foucault, un héritage critique, versité Paris VIII.
CNRS, 2014.
Martine Fournier
Philippe Bonditti Ex-rédactrice en chef du magazine
Maître de conférences en sciences Sciences Humaines, elle est aujourd’hui
politiques à l’ESPOL-ICL (European conseillère auprès de la rédaction du
school of political and social sciences). magazine.
Pierre-Henri Castel Antoine Garapon
Directeur de recherches au Cermes Magistrat, secrétaire général de l’Institut
(université Paris-V/CNRS), membre de des hautes études sur la justice (IHEJ),
169
Michel Foucault

il est l’auteur de très nombreux ouvrages Lucie Nicolas


sur la justice dont Juges et procureurs du Une des fondatrices du collectif F 71,
XXI e siècle (avec Sylvie Perdriolle et Boris qui met en scène des spectacles autour
Bernabé, Odile Jacob, 2014). de la pensée de Foucault.
Frédéric Gros Mathieu Potte-Bonneville
Professeur de pensée politique à Maître de conférences à l’ENS-Lyon,
Sciences-Po Paris, il est l’auteur de il a publié, entre autres, Les Mots et
Michel Foucault, 3e éd, Puf, coll. « Que les Choses de Michel Foucault. Regards
sais-je ? », 2004, et coauteur, avec critiques, 1966-1968, Imec/Presses
Antoine Garapon et Thierry Pech, de universitaires de Caen, et Foucault,
Et ce sera justice. Punir en démocratie, Ellipses, 2009.
Odile Jacob, 2001. Il a dirigé Fou-
cault. Le courage de la vérité, Puf, coll. Philippe Raynaud
« Débats philosophiques », 2002. Professeur de philosophie et de science
politique à l’université Paris-II, Phi-
Catherine Halpern lippe Raynaud a publié La Politesse des
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Journaliste. lumières. Les lois, les mœurs, les manières,


Clément Lefranc Gallimard, 2013.
Journaliste. Judith Revel
Héloïse Lhérété Enseignante-chercheure au Centre de
Rédactrice en chef du magazine Sciences philosophie française de la Sorbonne,
Humaines, elle a également coordonné université Paris-I.
le présent ouvrage. Michel Senellart
Guillaume Le Blanc Professeur de philosophie politique
Professeur de philosophie à l’Université à ENS-Lyon. Il a édité les cours de
Paris Est Créteil, il a notamment publié Michel Foucault au Collège de France,
La Pensée Foucault, Ellipses, 2006. Sécurité, territoire, population (1978),
Naissance de la biopolitique (1979), Du
Jean-Claude Monod gouvernement des vivants (1980) et par-
Philosophe, Jean-Claude Monod est ticipé à l’édition de ses Œuvres dans la
chargé de recherche au CNRS et ensei- bibliothèque de la Pléiade.
gnant à l’ENS-Ulm. Il est l’auteur de
nombreux livres, dont Foucault. La Fabien Trécourt
police des conduites, Michalon, 1997. Journaliste.

Cet ouvrage a été conçu à partir d’articles tirés du magazine


Sciences Humaines et du Cercle Psy, revus et actualisés pour la
présente édition. Les encadrés non signés sont de la rédaction.
TABLE DES MATIÈRES

FOUCAULT AU XXIe SIÈCLE 5


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L’HOMME
Foucault l’énigmatique (Héloïse Lhérété) 9
L’intellectuel spécifique. Un nouvel art de contester
(Mathieu Potte-Bonneville) 18
L’expérience du Gip (Céline Bagault) 22
Quel prof était Foucault ?
(Entretien avec Guillaume Bellon) 24

L’ŒUVRE
Métamorphose d’une œuvre (Jean-Claude Monod) 29
Foucault à travers ses livres (Encadré) 37
À propos de Histoire de la folie à l’âge classique
(Catherine Halpern) 41
À propos de Surveiller et Punir. Naissance de la prison
(Martine Fournier) 47

171
Michel Foucault

Microphysique du pouvoir (Clément Lefranc) 53


L’histoire au service de la philosophie
(Catherine Halpern) 57
Le gouvernement de soi (Frédéric Gros) 61
Le christianisme et l’aveu du désir (Michel Senellart) 69
Foucault et la littérature (Judith Revel) 73
La querelle du néolibéralisme (Michael Behrent) 77

HÉRITAGE ET BILAN CRITIQUE


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Foucault l’Américain (Michael Behrent) 83


De l’homosexualité au problème du « genre »
(Fabien Trécourt et Éric Fassin) 91
Les traductions de Foucault dans le monde 96
L’archipel des héritiers (Jean-François Bert) 98
Cartographie d’un paysage philosophique
(Judith Revel) 106
« Inventer de nouvelles manières d’exister »
Le regard de Guillaume Le Blanc 115
« On a trop oublié ses premiers livres »
Le regard de Philippe Raynaud 117
Foucault et l’école. Une étrange absence
(François Dubet) 119
De la prison à la loi. Le legs juridique
(Jean-Claude Monod et Antoine Garapon) 125
« Un visionnaire du droit contemporain »
Le regard d’Antoine Garapon 129

172
Table des matières

Relations internationales. Le tournant critique


(Philippe Bonditti) 131
La société face à ses malades mentaux
(Sarah Chiche) 135
« Discuter Foucault pied à pied »
Le regard de Pierre-Henri Castel 139
Gouverner les vies (Entretien avec Didier Fassin) 142
Architectures foucaldiennes (Fabien Trécourt) 146
Foucault sur les planches
(Entretien avec Sabrina Baldassarra et Lucie Nicolas) 150
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Les critiques de Foucault. D’hier à aujourd’hui


(Michael Behrent) 154

Glossaire 165
Liste des contributeurs 169

173

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