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© Éditions Larousse 2010

ISBN : 978-2-03-586784-1

AVANT D’ABORDER L’ŒUVRE

Fiche d’identité de l’auteur


Victor Hugo
Nom : Victor Hugo.
Naissance : le 26 février 1802, à Besançon (Doubs).
Famille : père militaire, devenu général d’Empire ; mère, Sophie Trébuchet, fervente
catholique ; deux frères aînés, Abel, né en 1798, et Eugène, né en 1800.
Formation : il s’installe d’abord avec sa mère et ses frères dans l’ancien couvent des
Feuillantines puis étudie dans un collège espagnol à Madrid où son père est en garnison ; de
1814 à 1818, pensionnaire à la pension Cordier, il suit les cours du lycée Louis-le-Grand.
Début de la carrière : il participe avec un certain succès à deux concours proposés par
l’Académie française, écrit la première version d’un roman, Bug-Jargal, et, à dix-huit ans à
peine, reçoit une gratification de Louis XVIII pour une Ode sur la mort du duc de Berry, ainsi
que le prix de l’académie des jeux Floraux à Toulouse.
Premiers succès : il fréquente puis anime le Cénacle de Charles Nodier, un cercle d’écrivains
et de poètes, et publie romans et recueils poétiques qui le font connaître ; en 1829,
commencent les répétitions de son drame, Hernani, à la Comédie-Française.
Évolution de la carrière littéraire : de 1830 à 1851, le succès ne se dément pas :
triomphe d’Hernani, publication de Notre-Dame de Paris, de Ruy Blas, du recueil Les Rayons
et les Ombres, etc. En 1841, il est élu à l’Académie française. Avec le coup d’État du 2
décembre 1851, il part en exil (publication des Châtiments en 1853 et des Contemplations en
1856, recueil articulé autour de la mort de sa fille, Léopoldine). Les Misérables sont publiés
en 1862. Après la défaite de Sedan, il revient en France et fait une carrière politique. Il
publie Quatre-vingt-treize en 1874-1876.
Mort : le 22 mai 1885, il meurt d’une crise cardiaque et reçoit des funérailles nationales. Ses
cendres sont déposées au Panthéon le 1er juin.

Repères chronologiques
Fiche d’identité de l’œuvre
Hernani
Genre : théâtre, drame romantique en cinq actes et en vers.
Auteur : Victor Hugo, XIXe siècle.
Objets d’étude : le théâtre : texte et représentation ; l’argumentation ; le romantisme.
Registres : mélange des genres et des registres : tragique et comique ; pathétique et
burlesque ; lyrique et épique.
Structure : cinq actes.
Forme : dialogue en alexandrins.
Sujet : une jeune femme, doña Sol, est aimée de trois hommes : le proscrit Hernani qu’elle
aime en retour, son oncle qui veut l’épouser, don Ruy Gomez de Silva, et don Carlos, le roi
d’Espagne et futur Charles Quint, empereur d’Allemagne. Hernani, sur le point d’être arrêté,
est sauvé par don Ruy Gomez. Doña Sol est enlevée par le roi. Hernani et don Ruy concluent
un pacte : les deux hommes se vengeront du roi et Hernani devra se tuer. Don Carlos devenu
empereur (28 juin 1519) renonce à doña Sol et autorise le mariage des deux jeunes amoureux,
mais don Ruy vient exiger que le pacte soit tenu. Hernani et doña Sol se donnent la mort.
Représentations de la pièce : la première représentation d’Hernani a eu lieu à Paris, le 25
février 1830 (la veille des vingt-huit ans de Victor Hugo), à la Comédie-Française, mais dans
une version censurée. Cette représentation, ainsi que la deuxième, le 27 février, donna lieu à
ce que l’on a appelé “la bataille d’Hernani” : les poètes et écrivains, amis de l’auteur, “la
bande d’Hugo”, comme dit Théophile Gautier, s’opposèrent violemment aux tenants de la
tragédie classique que ce drame, dans sa conception et son écriture, bousculait. Malgré le
charivari dans la salle de spectacle, la pièce eut un succès éclatant, comme en témoignent les
trente-six représentations du 25 février au 22 juin 1830.

L’œuvre dans son siècle


Le contexte historique
L’ANNÉE 1830, celle où fut créé Hernani, est une année riche en événements politiques et en
transformations sociales dans toute l’Europe et particulièrement en France : Charles X, qui a
succédé à Louis XVIII en 1824 comme roi de France, abdique le 2 août, à la suite de la
révolution de Juillet : ce sont les Trois Glorieuses (les 26, 27 et 28 juillet 1830), journées au
cours desquelles le peuple parisien se révolte et dresse des barricades dans les rues. Cette
révolution consacre la chute des Bourbons et amène l’avènement, le 9 août, de Louis-Philippe
d’Orléans, soutenu par la bourgeoisie libérale. Ces événements sont l’aboutissement d’une
période d’agitation due, en particulier, à l’arrivée au pouvoir en 1824 des Ultras, royalistes
intransigeants, partisans d’un retour total à l’Ancien Régime, qui contrôlent strictement les
institutions et veulent entraver les libertés publiques dont, par exemple, la liberté de la presse.
AVEC HERNANI, Victor Hugo s’inscrit explicitement dans le mouvement politique, culturel et
social qui s’oppose à cette tentative de réaction et de retour à un état des choses antérieur à la
Révolution française. Ainsi déclare-t-il avec panache et conviction dans la préface de son
drame : « La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent
tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques […]. Les Ultras de tout genre,
classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de
toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des
intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé 1 ». Il faut
rappeler que la Révolution française, et la conquête de l’Europe par les armées
napoléoniennes, considérée comme une véritable épopée, avaient développé au début
du XIXe siècle deux valeurs essentielles que l’on retrouvera exaltées dans le mouvement
romantique, le sentiment d’une conscience nationale et le goût de l’héroïsme. Au sujet de
l’admiration des romantiques pour Napoléon, on peut lire, par exemple, Le Rouge et le
Noir (1830) et La Chartreuse de Parme (1839) de Stendhal.
Le contexte culturel et littéraire
L’ÉCRITURE et la création d’Hernani s’inscrivent donc dans une époque qui, avec la fin des
guerres napoléoniennes et la Restauration, provoque malaise et frustration dans la jeunesse du
début du XIXe siècle, sentiment complexe et ambivalent que l’on a appelé le « mal du siècle »
et qui inspire des auteurs comme Benjamin Constant avec Adolphe (1816) ou, plus tard,
Alfred de Musset avec La Confession d’un enfant du siècle (1836).
L’ANNÉE même de la représentation d’Hernani, le poète et homme politique Lamartine publie
ses Harmonies poétiques et religieuses, et le jeune Musset, Contes d’Espagne et d’Italie qui,
comme le titre du recueil l’indique, met en valeur l’esthétique de la couleur locale. En
peinture, on assiste à la rivalité entre Ingres considéré, avec l’Apothéose d’Homère (1827) par
exemple, comme un tenant du classicisme, et les romantiques Géricault et Delacroix qui
exaltent le mouvement et la couleur dans des tableaux épiques tel le célèbre La Liberté
guidant le peuple (1830). Enfin, dans le domaine musical, le compositeur français Berlioz
crée en 1830 à vingt-sept ans La Symphonie fantastique, une œuvre aux accents profondément
romantiques. D’autre part, avec l’influence des romans de Walter Scott
comme Ivanhoé (1819), se développe chez les peintres, les musiciens et les écrivains le goût
pour l’histoire et les sujets historiques. Dès 1813, Madame de Staël prônait dans son essai, De
l’Allemagne, tout à la fois le lyrisme de l’individu et l’enthousiasme de l’action collective.
C’EST SUR CES BASES politiques, philosophiques et esthétiques qu’un groupe d’artistes se réunit
et forme ce que l’on a appelé le Cénacle, d’abord autour de Charles Nodier, puis chez Victor
Hugo qui en devient le chef de file : en font partie Lamartine, Stendhal, Nerval, Gautier,
Dumas, Balzac, Delacroix… qui tous s’opposent aux tenants du classicisme et cherchent des
voies de création nouvelles. Balzac évoque la vie et la pensée exigeante de ce groupe dans un
roman, Illusions perdues, dont la rédaction s’étend de 1837 à 1843.
Le drame romantique, un genre nouveau
LE RENOUVELLEMENT de l’écriture théâtrale fournit aux jeunes romantiques l’occasion de
développer leurs théories révolutionnaires.
À LA SUITE d’une représentation d’Othello, la pièce de Shakespeare, Stendhal publie un essai
intitulé Racine et Shakespeare (1823-1825) qui jette les bases d’une nouvelle manière
d’envisager le théâtre au XIXe siècle, débarrassées des contraintes et du conformisme hérités
du classicisme. En effet, ce que critiquent les romantiques, et Stendhal en particulier, ce ne
sont pas les tragédies de Corneille et de Racine, ni même celles, aujourd’hui oubliées, de
Voltaire, mais les tragédies néoclassiques, simples imitations « académiques », dépourvues
d’inventivité et de créativité comme, par exemple, Le Paria, de Casimir Delavigne (1793-
1843).
AINSI STENDHAL s’oppose-t-il, par souci de vraisemblance, à la règle considérée comme
intangible des unités de temps et de lieu : « Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du
classicisme, que l’action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre heures
ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le
dit Voltaire, les changements de lieu ne s’étendent qu’aux divers appartements d’un palais ? »
Dans la même perspective, Prosper Mérimée publie en 1825 le Théâtre de Clara Gazul et, en
1827, Victor Hugo, le drame de Cromwell qui ne sera pas joué, mais dont la préface constitue
le manifeste de cette nouvelle forme théâtrale (voir Pour approfondir, genres et registres). Un
an avant la première représentation d’Hernani, en 1829, Alexandre Dumas connaît sur la
scène un certain succès avec un drame à sujet historique, Henri III et sa cour, et Alfred de
Vigny avec une adaptation d’Othello de Shakespeare, Le More de Venise.
La « bataille d’Hernani  »
MAIS c’est la représentation du drame de Victor Hugo, en février 1830, qui voit le triomphe
de l’esthétique et des valeurs romantiques en France. « La pièce a complètement réussi,
malgré une opposition bien marquée, et malgré la manière originale dont cet ouvrage est
traité », comme l’écrit le soir même un spectateur dans son journal. En effet, dans la salle de
la Comédie-Française, s’affrontent les tenants du classicisme et les « Jeunes-France »,
conduits par Théophile Gautier, qui constituent une claque favorable à Hernani : « On ne
pouvait cependant pas, quelque brave qu’il soit, laisser Hernani se débattre tout seul contre un
parterre mal disposé et tumultueux, contre des loges plus calmes en apparence, mais non
moins dangereuses dans leur hostilité polie… » (Histoire du romantisme, 1874 – voir Pour
approfondir, les représentations d’Hernani). Au-delà du folklore qui entoure cette bataille
littéraire, les longs cheveux des romantiques, le gilet rouge de Gautier, l’insolence de ces
jeunes de vingt ans, les transformations que Mademoiselle Mars (qui interprète doña Sol) fait
subir aux vers de Hugo, tous les témoignages confirment le scandale, mais aussi
l’extraordinaire succès de la pièce, qui ne s’est plus démenti tout au long du XIXe siècle.

 
1.  Victor Hugo, préface d’Hernani.

Lire l’œuvre aujourd’hui


On ne peut guère passer sous silence les difficultés de lecture inhérentes aux caractéristiques
d’une œuvre littéraire qui est une arme de combat dans le contexte culturel spécifique du
début du XIXe siècle. Mais le drame d’Hernani, précisément parce qu’il se veut un hymne à la
jeunesse et à la liberté, peut constituer de ce fait un puissant support d’investissement pour de
jeunes lecteurs, malgré l’emphase de certains passages et l’outrance de l’expression des
sentiments.
Hernani : une écriture de stéréotypes
Deux éléments sont susceptibles de faciliter la lecture : l’immédiateté de l’écriture tout
d’abord, faite d’images colorées et expressives qui frappent l’imagination et qui rend la
compréhension du drame plus aisée. Ainsi, par exemple, à la scène 2 de l’acte I, pour évoquer
la passion du vieux don Ruy pour doña Sol, Victor Hugo place-t-il dans la bouche d’Hernani
au cours d’une même phrase, deux métaphores, quasiment des lieux communs, mais
particulièrement significatifs :
« Ô l’insensé vieillard, qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée,
A besoin d’une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille, ô vieillard insensé ! »
De même, le très long monologue de don Carlos (IV, 2) est-il émaillé d’innombrables images
qui donnent vie et dynamisme à ce qui pourrait n’être qu’une réflexion désincarnée sur les
enjeux et la vanité du pouvoir absolu. On peut noter en particulier des images récurrentes dans
l’ensemble de l’œuvre de Victor Hugo, comme celle, omniprésente aussi bien dans les romans
que dans les recueils poétiques, du « peuple océan » :
« – Ah ! le peuple ! – océan ! – onde sans cesse émue !
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue ! »
D’autre part, un autre atout du drame d’Hernani pour de jeunes lecteurs repose sur la
reconnaissance aisée de schémas de pensée et d’imaginaire, grâce à un certain nombre de
stéréotypes qui organisent la structure narrative. Le plus évident de ces thèmes très codifiés
est celui, emprunté à Shakespeare (ou du moins proche de l’intrigue de Roméo et Juliette), de
l’amour interdit entre un héros aristocratique mais en marge de la société, et une jeune fille
noble et éperdue d’amour. Un tel thème donne lieu à quatre duos amoureux, particulièrement
lyriques et exaltés et dont l’intensité tout au long du drame va crescendo, de la brûlure
amoureuse (I, 2) à l’extase finale (V, 6), en passant par une admiration réciproque passionnée
(III, 4).
D’autres situations stéréotypées, et aussi aisément reconnaissables, sont mises en scène
dans Hernani : par exemple, par une mise en abîme qui renvoie à la querelle contemporaine
de la pièce entre les classiques et les romantiques, Victor Hugo présente l’opposition entre la
jeunesse ardente et dynamique (celle des deux amoureux mais aussi celle de don Carlos,
impétueuse et animée de volonté de puissance) et la vieillesse soumise au déclin, aux regrets
du passé et au ridicule :
« Enfants, l’ennui vous gagne ! À tout prix, au hasard,
Il vous faut un hochet : vous prenez un vieillard ! » (I, 3)
Ces stéréotypes culturels, construits autour de l’amour, de la vie, de la vieillesse et de la mort,
ont d’autant plus de résonance aujourd’hui qu’ils correspondent à la vision d’une génération,
celle de 1830, qui a vibré, comme la jeunesse actuelle, en s’identifiant à des héros et à des
scénarios communs.
Hernani, un phénomène générationnel
Il est en effet difficile de lire ce drame romantique, détaché de son contexte d’histoire
littéraire et d’histoire des idées, sans référence à la « bataille » livrée par Victor Hugo et ses
amis à la Comédie-Française : il s’agit certes d’une bataille littéraire destinée à faire
triompher un genre nouveau contre le genre révolu de la tragédie classique (voir Pour
approfondir, genres et registres) ; mais les enjeux dépassent le domaine de la littérature pour
proposer un autre mode de vie et de pensée. Comme l’écrit l’un des protagonistes, Théophile
Gautier, « on s’est plu à représenter dans les petits journaux et les polémiques du temps ces
jeunes hommes, tous de bonne famille, instruits, bien élevés, fous d’art et de poésie, ceux-ci
écrivains, ceux-là peintres, les uns musiciens, les autres sculpteurs ou architectes, quelques-
uns critiques et occupés à un titre quelconque de choses littéraires, comme un ramassis de
truands sordides. Ce n’étaient pas les Huns d’Attila qui campaient devant le Théâtre-Français,
malpropres, farouches, hérissés, stupides, mais bien les chevaliers de l’avenir, les champions
de l’idée, les défenseurs de l’art libre, et ils étaient beaux, libres et jeunes » (Histoire du
romantisme, 1874). Ainsi, comme les jeunes défenseurs d’Hernani, les spectateurs et les
lecteurs d’aujourd’hui doivent-ils s’interroger, à partir des registres et des formes multiples à
l’œuvre dans le drame, sur l’ordre des valeurs, sur l’amour et l’honneur, la grandeur et le
courage, la réalité et l’apparence, sur les rapports entre l’individu et la collectivité.
Enfin, le personnage de doña Sol, seul personnage féminin d’importance, inscrit une possible
lecture moderne d’Hernani. Centre lumineux de la pièce, comme son nom l’indique
(Sol signifie « soleil » en espagnol), elle est objet de l’admiration de tous les autres
personnages du drame, protagonistes masculins ou courtisans anonymes, et c’est vers elle que
convergent les désirs et les espoirs d’une existence accomplie, aussi bien du héros éponyme,
bien sûr, que de don Ruy Gomez et de don Carlos, fût-ce sur le mode du renoncement :
« Mais tu l’as, le plus doux beau et le plus beau collier,
Celui que je n’ai pas, qui manque au rang suprême,
Les deux bras d’une femme aimée, et qui vous aime ! »
(IV, 4).
Mais, au-delà des sentiments que cette femme inspire par sa beauté et sa noblesse, l’élément
susceptible d’induire une lecture plus féministe encore, c’est le caractère même de doña Sol,
énergique et active, libre d’action et de parole, capable de résister à la puissance de don
Carlos comme à la faiblesse du héros, « belle » et « rebelle », véritable héroïne du drame.

Hernani

Préface
L’AUTEUR de ce drame écrivait il y a peu de semaines à propos d’un poète mort avant l’âge 1 :
« dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent
ou ceux qui combattent ? Sans doute, c’est pitié de voir un poète de vingt ans qui s’en va, une
lyre qui se brise, un avenir qui s’évanouit : mais n’est-ce pas quelque chose aussi que le
repos ? N’est-il pas permis à ceux autour desquels s’amassent incessamment calomnies,
injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait
une guerre déloyale ; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d’une liberté
de plus, celle de l’art, celle de l’intelligence ; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement
leur œuvre de conscience, en proie d’un côté à de viles machinations de censure et de police,
en butte de l’autre, trop souvent, à l’ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils
travaillent ; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui
sont tombés derrière eux, et qui dorment dans le tombeau ? Invideo, disait Luther2 dans le
cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt3.
Qu’importe toutefois ? Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le
présent, l’avenir sera beau. Le romantisme tant de fois mal défini n’est, à tout prendre, et c’est
là sa définition réelle, si l’on ne l’envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en
littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en
est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas
moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l’art, la liberté dans la société,
voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et
logiques : voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles
s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à
sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le
premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une
conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté
politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les Ultras4 de tout genre, classiques ou
monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces,
société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences,
chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs
efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et
la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait contre
elles, les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites, et que nous
avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale ; comment ne sortirions-nous pas de la
vieille forme poétique ? À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de
Louis XIV si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre et
personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle à qui
Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance. »
Qu’on pardonne à l’auteur de ce drame de se citer ici lui-même ; ses paroles ont si peu le
don de se graver dans les esprits, qu’il aurait souvent besoin de les rappeler. D’ailleurs,
aujourd’hui, il n’est peut-être point hors de propos de remettre sous les yeux des lecteurs les
deux pages qu’on vient de transcrire. Ce n’est pas que ce drame puisse en rien mériter le beau
nom d’art nouveau, de poésie nouvelle, loin de là, mais c’est que le principe de la liberté, en
littérature, vient de faire un pas ; c’est qu’un progrès vient de s’accomplir, non dans l’art, ce
drame est trop peu de chose, mais dans le public ; c’est que, sous ce rapport du moins, une
partie des pronostics hasardés plus haut viennent de se réaliser.
Il y avait péril, en effet, à changer ainsi brusquement d’auditoire, à risquer sur le théâtre des
tentatives confiées jusqu’ici seulement au papier qui souffre tout5 ; le public des livres est bien
différent du public des spectacles, et l’on pouvait craindre de voir le second repousser ce que
le premier avait accepté. Il n’en a rien été. Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par
le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense
foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris. Cette
voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie
ait la même devise que la politique : TOLÉRANCE ET LIBERTÉ. Maintenant, vienne le
poète ! Il y a un public.
Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre dans l’État,
avec l’art dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle
n’est pas complète. Que les vieilles règles de d’Aubignac6 meurent avec les vieilles coutumes
de Cujas7, cela est bien. Qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est
mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces
nouveautés. Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien. Dans les
lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges,
ni bonnets rouges.
Voilà ce que veut le public, et il veut bien. Quant à nous, par déférence pour ce public qui a
accueilli avec tant d’indulgence un essai qui en méritait si peu, nous lui donnons ce drame
aujourd’hui tel qu’il a été représenté. Le jour viendra peut-être de le publier tel qu’il a été
conçu par l’auteur, en indiquant et en discutant les modifications que la scène lui a fait subir.
Ces détails de critique peuvent ne pas être sans intérêt ni sans enseignements, mais ils
sembleraient minutieux aujourd’hui ; la liberté de l’art est admise, la question principale est
résolue, à quoi bon s’arrêter aux questions secondaires ? Nous y reviendrons du reste quelque
jour, et nous parlerons aussi, bien en détail, en la ruinant par les raisonnements et par les faits,
de cette censure dramatique qui est le seul obstacle à la liberté du théâtre, maintenant qu’il n’y
en a plus dans le public. Nous essaierons, à nos risques et périls et par dévouement aux choses
de l’art, de caractériser les mille abus de cette petite inquisition de l’esprit, qui a, comme
l’autre saint-office8, ses juges secrets, ses bourreaux masqués, ses tortures, ses mutilations, et
sa peine de mort. Nous déchirerons, s’il se peut, ces langes de police dont il est honteux que le
théâtre soit encore emmailloté au dix-neuvième siècle.
Aujourd’hui il ne doit y avoir place que pour la reconnaissance et les remerciements. C’est
au public que l’auteur de ce drame adresse les siens, et du fond du cœur. Cette œuvre, non de
talent, mais de conscience et de liberté, a été généreusement protégée contre bien des inimitiés
par le public, parce que le public est toujours aussi, lui, consciencieux et libre.
Grâces lui soient donc rendues, ainsi qu’à cette jeunesse puissante qui a porté aide et faveur
à l’ouvrage d’un jeune homme sincère et indépendant comme elle ! C’est pour elle surtout
qu’il travaille, parce que ce serait une gloire bien haute que l’applaudissement de cette élite de
jeunes hommes, intelligente, logique, conséquente, vraiment libérale en littérature comme en
politique, noble génération qui ne se refuse pas à ouvrir les deux yeux à la vérité et à recevoir
la lumière des deux côtés.
Quant à son œuvre en elle-même, il n’en parlera pas. Il accepte les critiques qui en ont été
faites, les plus sévères comme les plus bienveillantes, parce qu’on peut profiter à toutes. Il
n’ose se flatter que tout le monde ait compris du premier coup ce drame, dont le Romancero
general9 est la véritable clef. Il prierait volontiers les personnes que cet ouvrage a pu choquer
de relire le Cid, Don Sanche, Nicomède10, ou plutôt tout Corneille, et tout Molière, ces grands
et admirables poètes. Cette lecture, si pourtant elles veulent bien faire d’abord la part de
l’immense infériorité de l’auteur d’Hernani, les rendra peut-être moins sévères pour certaines
choses qui ont pu les blesser dans la forme ou dans le fond de ce drame. En somme, le
moment n’est peut-être pas encore venu de le juger. Hernani n’est jusqu’ici que la première
pierre d’un édifice qui existe tout construit dans la tête de son auteur, mais dont l’ensemble
peut seul donner quelque valeur à ce drame. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvaise un jour
la fantaisie qui lui a pris de mettre, comme l’architecte de Bourges, une porte presque
mauresque à sa cathédrale gothique.
En attendant, ce qu’il a fait est bien peu de chose, il le sait. Puissent le temps et la force ne
pas lui manquer pour achever son œuvre ! Elle ne vaudra qu’autant qu’elle sera terminée. Il
n’est pas de ces poètes privilégiés qui peuvent mourir ou s’interrompre avant d’avoir fini, sans
péril pour leur mémoire ; il n’est pas de ceux qui restent grands, même sans avoir complété
leur ouvrage, heureux hommes dont on peut dire ce que Virgile disait de Carthage ébauchée :
« Pendent opera interrupta minaeque
Murorum ingentes.11  »
(9 mars 1830).

 
1.  Un poète mort avant l’âge : Charles Dovalle, poète et journaliste, tué en duel à l’âge de vingt-
deux ans, en 1829. Hugo reprend ici un extrait de la préface qu’il avait écrite pour Le Sylphe, un
recueil de poésie du jeune homme publié en janvier 1830.
2.  Luther : théologien allemand (1483-1546), théoricien de la Réforme.
3.  Invideo, quia quiescunt : « Je les envie, parce qu’ils (se) reposent. »
4.  Ultras : royalistes qui préconisaient un retour à l’Ancien Régime.
5.  Qui souffre tout : qui accepte tout, n’ayant pas de contradicteur.
6.  D’Aubignac : l’abbé d’Aubignac est un théoricien du théâtre dont l’œuvre, Pratique du théâtre, fit
autorité au XVIIe siècle.
7.  Cujas : célèbre jurisconsulte et homme de loi du XVIe siècle, né à Toulouse.
8.  Saint-office : allusion à l’Inquisition espagnole.
9.  Romancero general : recueil de récits espagnol publié au XVIIe siècle et traduit en 1821 par Abel, le
frère de Victor Hugo.
10.  Le Cid, Don Sanche, Nicomède : trois pièces de Corneille dont se réclame Hugo.
11.  « Pendent opera interrupta minaeque/Murorum ingentes. » : « Les ouvrages demeurent en
suspens, interrompus, les murailles menaçantes, immenses », Virgile, L’Énéide, IV. Traduction M.-
J. Fourtanier.
PERSONNAGES

HERNANI.
DON CARLOS.
DON RUY GOMEZ DE SILVA.
DOÑA SOL DE SILVA.
LE DUC DE BOHÊME.
LE DUC DE BAVIÈRE.
LE DUC DE GOTHA.
LE BARON DE LUTZELBOURG.
IAQUEZ.
DON SANCHO SANCHEZ DE ZUNIGA comte de Monterey.
DON MATIAS CENTURION marquis d’Almuñan.
DON RICARDO DE ROXAS seigneur de Casapalma.
DON GARCI SUAREZ.
DON FRANCISCO.
DON JUAN DE HARO.
DON PEDRO GUZMAN DE LARA.
DON GIL TELLEZ GIRON.
DOÑA JOSEFA DUARTE.
PREMIER CONJURÉ.
DEUXIÈME CONJURÉ.
TROISIÈME CONJURÉ.
UNE DAME.
UN MONTAGNARD.
CONJURÉS DE LA LIGUE SACRO-SAINTE, ALLEMANDS
ET ESPAGNOLS.
MONTAGNARDS, SEIGNEURS, SOLDATS, PAGES, PEUPLE, ETC.
Espagne. – 15191

 
1.  Espagne. — 1519 : Don Carlos, le roi d’Espagne, fut élu empereur sous le nom de Charles Quint,
le 28 juin 1519. Il s’agit donc d’une date qui fait référence à un événement historique.

ACTE I
Le Roi
Saragosse
Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table.
Scène 1
DOÑA JOSEFA DUARTE, vieille, en noir, avec le corps1 de sa jupe cousu de jais à la mode
d’Isabelle la Catholique2 ; DON CARLOS.
DOÑA JOSEFA, seule.
Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre, et met en ordre
quelques fauteuils. On frappe à une petite porte dérobée
à droite. Elle écoute. On frappe un second coup.
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
C’est bien à l’escalier
Dérobé.
Un quatrième coup.
Vite, ouvrons.
Elle ouvre la petite porte masquée. Entre don Carlos,
le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.
Bonjour, beau cavalier.
Elle l’introduit. Il écarte son manteau, et laisse voir un riche costume de velours et de soie à
la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule.
Quoi ! Seigneur Hernani, ce n’est pas vous ? – Main-forte3 !
Au feu !
DON CARLOS, lui saisissant le bras.
Deux mots de plus, duègne4, vous êtes morte !
Il la regarde fixement. Elle se tait effrayée.
Suis-je chez doña Sol, fiancée au vieux duc
De Pastraña, son oncle, un bon seigneur, caduc,
Vénérable et jaloux ? Dites ? La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe, à la barbe du vieux.
Suis-je bien informé ?
Elle se tait. Il la secoue par le bras.
Vous répondrez, peut-être ?
DOÑA JOSEFA
Vous m’avez défendu de dire deux mots, maître.
DON CARLOS
Aussi n’en veux-je qu’un. – oui, non. – Ta dame est bien
Doña Sol de Silva ? Parle.
DOÑA JOSEFA
Oui. Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
Le duc, son vieux futur , est absent à cette heure ?
5

DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Sans doute elle attend son jeune ?
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Que je meure !
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Duègne, c’est ici qu’aura lieu l’entretien ?
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Cache-moi céans.
DOÑA JOSEFA
Vous ?
DON CARLOS
Moi.
DOÑA JOSEFA
Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
DOÑA JOSEFA
Moi, vous cacher !
DON CARLOS
Ici.
DOÑA JOSEFA
Jamais.
DON CARLOS, tirant de sa ceinture un poignard
et une bourse.
Daignez, madame,
Choisir de cette bourse ou bien de cette lame.
DOÑA JOSEFA, prenant la bourse.
Vous êtes donc le diable ?
DON CARLOS
Oui, duègne.
DOÑA JOSEFA, ouvrant une armoire étroite dans le mur.
Entrez ici.
DON CARLOS, examinant l’armoire.
Cette boîte ?
DOÑA JOSEFA, la refermant.
Va-t’en, si tu n’en veux pas.
DON CARLOS, rouvrant l’armoire.
Si.
L’examinant encore.
Serait-ce l’écurie où tu mets d’aventure
Le manche du balai qui te sert de monture ?
Il s’y blottit avec peine.
Ouf !
DOÑA JOSEFA, joignant les mains et scandalisée.
Un homme ici !
DON CARLOS, dans l’armoire restée ouverte.
C’est une femme, est-ce pas,
Qu’attendait ta maîtresse ?
DOÑA JOSEFA
Ô ciel ! J’entends le pas
De doña Sol. – Seigneur, fermez vite la porte.
Elle pousse la porte de l’armoire qui se referme.
DON CARLOS, de l’intérieur de l’armoire.
Si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte.
DOÑA JOSEFA, seule.
Qu’est cet homme ? Jésus mon dieu ! Si j’appelais ?
Qui ? Hors madame et moi, tout dort dans le palais.
Bah ! L’autre va venir. La chose le regarde.
Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l’enfer !
Pesant la bourse.
Après tout, ce n’est pas un voleur.
Entre doña Sol, en blanc. Doña Josefa cache la bourse.
1.  Le corps : partie du vêtement entourant le buste.
2.  Isabelle la Catholique : Isabelle Ire, reine de Castille (1451-1504).
3.  Main-forte ! : Au secours !
4.  Duègne : gouvernante et dame de compagnie.
5.  Futur : fiancé.

Scène 2
LES MÊMES, DOÑA SOL, puis HERNANI.

DOÑA SOL
Josefa !
DOÑAJOSEFA
Madame !
DOÑA SOL
Ah ! Je crains quelque malheur.
Hernani devrait être ici.
Bruit de pas à la petite porte.
Voici qu’il monte.
Ouvre avant qu’il ne frappe, et fais vite, et sois prompte.
Josefa ouvre la petite porte. Entre Hernani. Grand manteau, grand chapeau. Dessous, en
costume de montagnard d’Aragon, gris, avec une cuirasse de cuir, une épée, un poignard, et
un cor à la ceinture.
DOÑA SOL, courant à lui.
Hernani !
HERNANI
   Doña Sol ! Ah ! C’est vous que je vois
Enfin ! Et cette voix qui parle est votre voix ?
Pourquoi le sort mit-il mes jours si loin des vôtres ?
J’ai tant besoin de vous pour oublier les autres !
DOÑA SOL, touchant ses vêtements.
Jésus ! Votre manteau ruisselle. Il pleut donc bien ?
HERNANI
Je ne sais.
DOÑA SOL
Vous devez avoir froid ?
HERNANI
Ce n’est rien.
DOÑA SOL
Ôtez donc ce manteau.
HERNANI
Doña Sol, mon amie,
Dites-moi, quand la nuit vous êtes endormie,
Calme, innocente et pure, et qu’un sommeil joyeux
Entrouvre votre bouche et du doigt clôt vos yeux,
Un ange vous dit-il combien vous êtes douce
Au malheureux que tout abandonne et repousse ?
DOÑA SOL
Ami, vous avez bien tardé ! Mais dites-moi
Si vous avez froid.
HERNANI
Moi ? Je brûle près de toi.
Ah ! Quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs !
DOÑA SOL, lui défaisant son manteau.
Allons ! Donnez la cape, et l’épée avec elle !
HERNANI, la main sur son épée.
Non. C’est mon autre amie, innocente et fidèle.
– Doña Sol, le vieux duc, votre futur époux,
Votre oncle est donc absent ?
DOÑA SOL
Oui, cette heure est à nous.
HERNANI
Cette heure ! Et voilà tout. Pour nous, plus rien qu’une heure,
Après, qu’importe ? Il faut qu’on oublie ou qu’on meure.
Ange ! Une heure avec vous ! Une heure, en vérité,
À qui voudrait la vie, et puis l’éternité !
DOÑA SOL
Hernani !
HERNANI, amèrement.
Que je suis heureux que le duc sorte !
Comme un larron qui tremble et qui force une porte,
Vite, j’entre, et vous vois, et dérobe au vieillard
Une heure de vos chants et de votre regard,
Et je suis bien heureux, et sans doute on m’envie
De lui voler une heure ; et lui me prend ma vie !
DOÑA SOL
Calmez-vous.
Remettant le manteau à la duègne.
Josefa, fais sécher son manteau.
Josefa sort.
Elle s’assied et fait signe à Hernani de venir près d’elle.
Venez là.
HERNANI, sans l’entendre.
Donc le duc est absent du château ?
DOÑA SOL, souriant.
Comme vous êtes grand !
HERNANI
Il est absent.
DOÑA SOL
Chère âme,
Ne pensons plus au duc.
HERNANI
Ah ! Pensons-y, madame !
Ce vieillard ! Il vous aime, il va vous épouser !
Quoi donc ! Vous prit-il pas l’autre jour un baiser ?
N’y plus penser !
DOÑA SOL, riant.
C’est là ce qui vous désespère !
Un baiser d’oncle ! Au front ! Presque un baiser de père !
HERNANI
Non ; un baiser d’amant, de mari, de jaloux.
Ah ! Vous serez à lui, madame. Y pensez-vous ?
Ô l’insensé vieillard, qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée,
A besoin d’une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille ! Ô vieillard insensé !
Pendant que d’une main il s’attache à la vôtre,
Ne voit-il pas la mort qui l’épouse de l’autre ?
Il vient dans nos amours se jeter sans frayeur !
Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur !
– Qui fait ce mariage ? On vous force, j’espère !
DOÑA SOL
Le roi, dit-on, le veut.
HERNANI
  Le roi ! Le roi ! Mon père
Est mort sur l’échafaud, condamné par le sien.
Or, quoiqu’on ait vieilli depuis ce fait ancien,
Pour l’ombre du feu roi, pour son fils, pour sa veuve,
Pour tous les siens, ma haine est encor toute neuve !
Lui, mort, ne compte plus. Et tout enfant, je fis
Le serment de venger mon père sur son fils.
Je te cherchais partout, Carlos, roi des Castilles !
Car la haine est vivace entre nos deux familles.
Les pères ont lutté sans pitié, sans remords,
Trente ans ! Or c’est en vain que les pères sont morts,
La haine vit. Pour eux la paix n’est point venue,
Car les fils sont debout, et le duel continue.
Ah ! C’est donc toi qui veux cet exécrable hymen !
Tant mieux. Je te cherchais, tu viens dans mon chemin !
DOÑA SOL
Vous m’effrayez.
HERNANI
Chargé d’un mandat d’anathème1,
Il faut que j’en arrive à m’effrayer moi-même !
Écoutez. L’homme auquel, jeune, on vous destina,
Ruy de Silva, votre oncle, est duc de Pastraña,
Riche-homme2 d’Aragon, comte et grand3 de Castille.
À défaut de jeunesse, il peut, ô jeune fille,
Vous apporter tant d’or, de bijoux, de joyaux,
Que votre front reluise entre des fronts royaux ;
Et pour le rang, l’orgueil, la gloire et la richesse,
Mainte reine peut-être enviera sa duchesse !
Voilà donc ce qu’il est. Moi, je suis pauvre, et n’eus
Tout enfant, que les bois où je fuyais pieds nus.
Peut-être aurais-je aussi quelque blason illustre
Qu’une rouille de sang à cette heure délustre4 ;
Peut-être ai-je des droits, dans l’ombre ensevelis,
Qu’un drap d’échafaud noir cache encor sous ses plis,
Et qui, si mon attente un jour n’est pas trompée,
Pourront de ce fourreau sortir avec l’épée.
En attendant, je n’ai reçu du ciel jaloux
Que l’air, le jour et l’eau, la dot qu’il donne à tous.
Or du duc ou de moi souffrez qu’on vous délivre.
Il faut choisir des deux, l’épouser, ou me suivre.
DOÑA SOL
Je vous suivrai.
HERNANI
 Parmi mes rudes compagnons ?
Proscrits5 dont le bourreau sait d’avance les noms,
Gens dont jamais le fer ni le cœur ne s’émousse,
Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ?
Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ?
Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit !
Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes6,
Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,
Dans ses rocs où l’on n’est que de l’aigle aperçu,
La vieille Catalogne en mère m’a reçu.
Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves,
Je grandis, et demain, trois mille de ses braves,
Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor,
Viendront… Vous frissonnez, réfléchissez encor.
Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,
Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves,
Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit,
Dormir sur l’herbe, boire au torrent, et la nuit
Entendre, en allaitant quelque enfant qui s’éveille,
Les balles des mousquets siffler à votre oreille.
Être errante avec moi, proscrite, et, s’il le faut,
Me suivre où je suivrai mon père, – à l’échafaud.
DOÑA SOL
Je vous suivrai.
HERNANI
 Le duc est riche, grand, prospère.
Le duc n’a pas de tache au vieux nom de son père.
Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main
Trésors, titres, bonheur…
DOÑA SOL
Nous partirons demain.
Hernani, n’allez pas sur mon audace étrange
Me blâmer. Êtes-vous mon démon ou mon ange ?
Je ne sais, mais je suis votre esclave. Écoutez.
Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez,
Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? Je l’ignore.
J’ai besoin de vous voir, et de vous voir encore,
Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas
S’efface, alors je crois que mon cœur ne bat pas,
Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;
Mais dès qu’enfin ce pas que j’attends et que j’aime
Vient frapper mon oreille, alors il me souvient
Que je vis, et je sens mon âme qui revient !
HERNANI, la serrant dans ses bras.
Ange !
DOÑA SOL
À minuit. Demain. Amenez votre escorte.
Sous ma fenêtre. Allez, je serai brave et forte.
Vous frapperez trois coups.
HERNANI
Savez-vous qui je suis,
Maintenant ?
DOÑA SOL
Monseigneur, qu’importe ! Je vous suis.
HERNANI
Non, puisque vous voulez me suivre, faible femme,
Il faut que vous sachiez quel nom, quel rang, quelle âme,
Quel destin est caché dans le pâtre Hernani.
Vous vouliez d’un brigand, voulez-vous d’un banni ?
DON CARLOS, ouvrant avec fracas la porte de l’armoire.
Quand aurez-vous fini de conter votre histoire ?
Croyez-vous donc qu’on soit à l’aise en cette armoire ?
Hernani recule étonné. Doña Sol pousse un cri et se réfugie
dans ses bras, en fixant sur don Carlos des yeux effarés.
HERNANI, la main sur la garde de son épée.
Quel est cet homme ?
DOÑA SOL
Ô ciel ! Au secours !
HERNANI
Taisez-vous,
Doña Sol ! Vous donnez l’éveil aux yeux jaloux.
Quand je suis près de vous, veuillez, quoi qu’il advienne,
Ne réclamer jamais d’autre aide que la mienne.
À don Carlos.
Que faisiez-vous là ?
DON CARLOS
Moi ? Mais, à ce qu’il paraît,
Je ne chevauchais pas à travers la forêt.
HERNANI
Qui raille après l’affront s’expose à faire rire
Aussi son héritier !
DON CARLOS
Chacun son tour ! – Messire,
Parlons franc. Vous aimez madame et ses yeux noirs,
Vous y venez mirer les vôtres tous les soirs,
C’est fort bien. J’aime aussi madame, et veux connaître
Qui j’ai vu tant de fois entrer par la fenêtre,
Tandis que je restais à la porte.
HERNANI
En honneur,
Je vous ferai sortir par où j’entre, seigneur.
DON CARLOS
Nous verrons. J’offre donc mon amour à madame.
Partageons, voulez-vous ? J’ai vu dans sa belle âme
Tant d’amour, de bonté, de tendres sentiments,
Que Madame, à coup sûr, en a pour deux amants.
Or, ce soir, voulant mettre à fin mon entreprise,
Pris, je pense, pour vous, j’entre ici par surprise ;
Je me cache, j’écoute, à ne vous celer rien ;
Mais j’entendais très mal et j’étouffais très bien ;
Et puis je chiffonnais ma veste à la française7.
Ma foi, je sors !
HERNANI
  Ma dague aussi n’est pas à l’aise,
Et veut sortir.
DON CARLOS, le saluant.
Monsieur, c’est comme il vous plaira.
HERNANI, tirant son épée.
En garde !
Don Carlos tire son épée.
DOÑA SOL, se jetant entre eux.
Hernani ! Ciel !
DON CARLOS
Calmez-vous, señora.
HERNANI, à don Carlos.
Dites-moi votre nom.
DON CARLOS
Hé ! Dites-moi le vôtre !
HERNANI
Je le garde, secret et fatal, pour un autre
Qui doit un jour sentir, sous mon genou vainqueur,
Mon nom à son oreille, et ma dague à son cœur !
DON CARLOS
Alors, quel est le nom de l’autre ?
HERNANI
Que t’importe ?
En garde ! Défends-toi !
Ils croisent leurs épées. Doña Sol tombe tremblante
sur un fauteuil. On entend des coups à la porte.
DOÑA SOL, se levant avec effroi.
  Ciel ! On frappe à la porte !
Les champions s’arrêtent. Entre Josefa par la petite porte
et tout effarée.
HERNANI, à Josefa.
Qui frappe ainsi ?
DOÑA JOSEFA, à doña Sol.
Madame ! Un coup inattendu !
C’est le duc qui revient !
DOÑA SOL, joignant les mains.
Le duc ! Tout est perdu !
Malheureuse !
DOÑA JOSEFA, jetant les yeux autour d’elle.
Jésus ! L’inconnu ! Des épées !
On se battait. Voilà de belles équipées !
Les deux combattants remettent leurs épées dans le fourreau, don Carlos s’enveloppe de son
manteau et rabat son chapeau sur ses yeux. On frappe.
HERNANI
Que faire ?
On frappe.
UNE VOIX, en dehors.
Doña Sol, ouvrez-moi !
Doña Josefa fait un pas vers la porte, Hernani l’arrête.
HERNANI
N’ouvrez pas.
DOÑA JOSEFA, tirant son chapelet.
Saint Jacques monseigneur ! Tirez-nous de ce pas !
On frappe de nouveau.
HERNANI, montrant l’armoire à don Carlos.
Cachons-nous.
DON CARLOS
  Dans l’armoire ?
HERNANI
  Entrez-y, je m’en charge.
Nous y tiendrons tous deux.
DON CARLOS
Grand merci, c’est trop large.
HERNANI, montrant la petite porte.
Fuyons par là.
DON CARLOS
Bonsoir. Pour moi, je reste ici.
HERNANI
Ah ! Tête et sang ! Monsieur, vous me paierez ceci !
À doña Sol.
Si je barricadais l’entrée ?
DON CARLOS, à Josefa.
Ouvrez la porte.
HERNANI
Que dit-il ?
DON CARLOS, à Josefa interdite.
Ouvrez donc, vous dis-je !
On frappe toujours. Doña Josefa va ouvrir en tremblant.
DOÑA SOL
Je suis morte !

 
1.  Anathème : malédiction.
2.  Riche-homme : titre de noblesse castillan.
3.  Grand : seigneur.
4.  Délustre : actiond’enlever le lustre, le brillant.
5.  Proscrits : condamnés à l’exil (synonyme de « bandit » et « brigand »).
6.  Les Espagnes : les provinces espagnoles.
7.  Veste à la française : habit élégant à collerette.

Clefs d’analyse
Acte I, scènes 1 et 2.

Compréhension
   L’exposition
•  Relever les informations sur l’action en cours (lieu, décor, couleur locale, conflits à venir
(scènes 1 et 2).
•  Observer la présentation des personnages présents sur scène : don Carlos (scènes 1 et 2) ;
doña Sol ; Hernani (scène 2).
•  Observer la présentation indirecte du personnage de don Ruy, par le biais du dialogue
d’Hernani et de doña Sol (scène 2).
   Les effets dramatiques
•  Montrer l’intérêt des deux coups de théâtre qui ponctuent la scène 2.
Réflexion
   Le mélange des genres
•  Analyser l’utilisation des différents procédés comiques (scène 1).
•  Expliquer le rôle et la fonction de doña Josefa (scènes 1 et 2).
   Amour et politique
•  Analyser les enjeux antagonistes entre don Carlos et Hernani (scène 2).
•  Imaginer les circonstances de la première rencontre entre doña Sol et Hernani.
   La versification
•  Montrer l’utilisation que fait Hugo de l’alexandrin pour donner l’illusion de conversations
naturelles.
•  Montrer que la ponctuation rend compte de la tension dramatique.
À retenir :
Ces deux scènes d’exposition sont caractéristiques d’un nouveau genre théâtral, le drame
romantique. Elles plongent sans préparation ni explication le lecteur (ou le spectateur) dans
l’action. Comme toute exposition, elles mettent cependant en place un décor, une époque, des
personnages, une intrigue et des conflits annoncés.

Scène 3
LES MÊMES, DON RUY GOMEZ DE SILVA, VALETS avec des flambeaux.

DON RUY GOMEZ, barbe et cheveux blancs ; en noir,


la Toison d’or au cou. Valets avec des flambeaux.
Des hommes chez ma nièce à cette heure de nuit !
Venez tous ! Cela vaut la lumière et le bruit.
À doña Sol.
Par saint Jean d’Avila 1, je crois que, sur mon âme,
Nous sommes trois chez vous ! C’est trop de deux, Madame.
Aux deux jeunes gens.
Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans 2 ?
Quand nous avions le Cid et Bernard3, ces géants
De l’Espagne et du monde allaient par les Castilles
Honorant les vieillards et protégeant les filles.
C’étaient des hommes forts et qui trouvaient moins lourds
Leur fer et leur acier, que vous votre velours.
Ces hommes-là portaient respect aux barbes grises,
Faisaient agenouiller leur amour aux églises,
Ne trahissaient personne, et donnaient pour raison
Qu’ils avaient à garder l’honneur de leur maison.
S’ils voulaient une femme, ils la prenaient sans tache,
En plein jour, devant tous, et l’épée, ou la hache,
Ou la lance à la main ! – Et quant à ces félons4
Qui le soir, et les yeux tournés vers leurs talons,
Ne fiant qu’à la nuit leurs manœuvres infâmes,
Dérobent aux maris la chasteté des femmes,
J’affirme que le Cid, cet aïeul de nous tous,
Les eût tenus pour vils et fait mettre à genoux,
Et qu’il eût, dégradant leur noblesse usurpée,
Souffleté leur blason du plat de son épée !
Voilà ce que feraient, j’y songe avec ennui,
Les hommes d’autrefois aux hommes d’aujourd’hui.
Qu’êtes-vous venus faire ici ? C’est donc à dire
Que je ne suis qu’un vieux dont les jeunes vont rire !
On va rire de moi, soldat de Zamora5 ?
Et quand je passerai, tête blanche, on rira ?
Ce n’est pas vous du moins qui rirez !
HERNANI
Duc…
DON RUY GOMEZ
Silence !
Quoi ! Vous avez l’épée, et la bague, et la lance,
La chasse, les festins, les meutes, les faucons,
Les chansons à chanter le soir sous les balcons,
Les plumes au chapeau, les casaques de soie,
Les bals, les carrousels, la jeunesse, la joie,
Enfants, l’ennui vous gagne ! À tout prix, au hasard,
Il vous faut un hochet : vous prenez un vieillard !
Ah ! Vous l’avez brisé, le hochet ! mais Dieu fasse
Qu’il vous puisse en éclats rejaillir à la face ! –
Suivez-moi !
HERNANI
    Seigneur duc…
DON RUY GOMEZ
   Suivez-moi ! Suivez-moi !
Messieurs, avons-nous fait cela pour rire ? Quoi !
Un trésor est chez moi ; c’est l’honneur d’une fille,
D’une femme, l’honneur de toute une famille ;
Cette fille, je l’aime, elle est ma nièce, et doit
Bientôt changer sa bague à l’anneau de mon doigt ;
Je la crois chaste et pure, et sacrée à tout homme,
Or il faut que je sorte une heure, et moi qu’on nomme
Ruy Gomez De Silva, je ne puis l’essayer
Sans qu’un larron d’honneur se glisse à mon foyer !
Arrière, jeunes gens ! Ah ! Ce sont là vos fêtes !
Des bâtards rougiraient d’agir comme vous faites !
Non. C’est bien. Poursuivez. Ai-je autre chose encor ?
Il arrache son collier.
Tenez, foulez aux pieds, foulez ma Toison d’or6 !
Il jette son chapeau.
Arrachez mes cheveux, faites-en chose vile !
Et vous pourrez demain vous vanter par la ville
Que jamais débauchés, dans leurs jeux insolents,
N’ont sur plus noble front souillé cheveux plus blancs !
DOÑA SOL
Monseigneur…
DON RUY GOMEZ, à ses valets.
Écuyers ! Écuyers ! à mon aide !
Ma hache, mon poignard, ma dague de Tolède7 !
Aux deux jeunes gens.
Et suivez-moi tous deux !
DON CARLOS, faisant un pas.
Duc, ce n’est pas d’abord
De cela qu’il s’agit. Il s’agit de la mort
De Maximilien, empereur d’Allemagne.
Il jette son manteau, et découvre son visage caché
par son chapeau.
DON RUY GOMEZ
Raillez-vous ? … Dieu ! Le roi !
DOÑA SOL
Le roi !
Le roi d’Espagne !
DON CARLOS, gravement.
Oui, Carlos. – Seigneur duc, es-tu donc insensé ?
Mon aïeul l’empereur est mort, je ne le sai8
Que de ce soir. Je viens, tout en hâte, et moi-même,
Dire la chose à toi, féal sujet que j’aime,
Te demander conseil, incognito, la nuit,
Et l’affaire est bien simple, et voilà bien du bruit !
Don Ruy Gomez renvoie ses gens d’un signe. Il s’approche
de don Carlos, que doña Sol examine avec crainte et surprise,
et sur lequel Hernani, demeuré dans un coin, fixe des yeux
étincelants.
DON RUY GOMEZ
Mais pourquoi tarder tant à m’ouvrir cette porte ?
DON CARLOS
Belle raison ! Tu viens avec toute une escorte !
Quand un secret d’état m’amène en ton palais,
Duc, est-ce pour l’aller dire à tous tes valets ?
DON RUY GOMEZ
Altesse, pardonnez… l’apparence…
DON CARLOS
Bon père,
Je t’ai fait gouverneur du château de Figuère9 ;
Mais qui dois-je à présent faire ton gouverneur ?
DON RUY GOMEZ
Pardonnez…
DON CARLOS
Il suffit. N’en parlons plus, seigneur.
Donc l’empereur est mort.
DON RUY GOMEZ
L’aïeul de Votre Altesse
Est mort ?
DON CARLOS
Duc, tu m’en vois pénétré de tristesse.
DON RUY GOMEZ
Qui lui succède ?
DON CARLOS
Un duc de Saxe est sur les rangs.
François Premier, de France, est un des concurrents.
DON RUY GOMEZ
Où vont se rassembler les électeurs d’empire ?
DON CARLOS
Ils ont choisi, je crois, Aix-La-Chapelle, ou Spire,
Ou Francfort10.
DON RUY GOMEZ
Notre roi, dont Dieu garde les jours,
N’a-t-il pensé jamais à l’empire ?
DON CARLOS
Toujours.
DON RUY GOMEZ
C’est à vous qu’il revient.
DON CARLOS
Je le sais.
DON RUY GOMEZ
Votre père  
Fut archiduc d’Autriche, et l’empire, j’espère,
Aura ceci présent, que c’était votre aïeul,
Celui qui vient de choir de la pourpre au linceul.
DON CARLOS
Et puis, on est bourgeois de Gand11.
DON RUY GOMEZ
Dans mon jeune âge
Je le vis, votre aïeul. Hélas ! Seul je surnage
D’un siècle tout entier. Tout est mort à présent.
C’était un empereur magnifique et puissant.
DON CARLOS
Rome  est pour moi.
12

DON RUY GOMEZ
Vaillant, ferme, point tyrannique.
Cette tête allait bien au vieux corps germanique.
Il s’incline sur les mains du roi et les baise.
Que je vous plains ! – Si jeune, en un tel deuil plongé !
DON CARLOS
Le pape veut ravoir la Sicile que j’ai ;
Un empereur ne peut posséder la Sicile.
Il me fait empereur, alors en fils docile,
Je lui rends Naple13. Ayons l’aigle, et puis nous verrons
Si je lui laisserai rogner les ailerons.
DON RUY GOMEZ
Qu’avec joie il verrait, ce vétéran du trône,
Votre front déjà large aller à sa couronne !
Ah ! seigneur, avec vous nous le pleurerons bien
Cet empereur très grand, très bon et très chrétien !
DON CARLOS
Le Saint Père est adroit. – Qu’est-ce que la Sicile ?
C’est une île qui pend à mon royaume, une île,
Une pièce, un haillon, qui, tout déchiqueté,
Tient à peine à l’Espagne et qui traîne à côté.
– Que ferez-vous, mon fils, de cette île bossue,
Au monde impérial au bout d’un fil cousue ?
Votre empire est mal fait : vite, venez ici,
Des ciseaux ! Et coupons ! – très Saint Père, merci !
Car de ces pièces-là, si j’ai bonne fortune,
Je compte au Saint Empire en recoudre plus d’une,
Et si quelques lambeaux m’en étaient arrachés,
Rapiécer mes États d’îles et de duchés !
DON RUY GOMEZ
Consolez-vous ! Il est un empire des justes
Où l’on revoit les morts plus saints et plus augustes !
DON CARLOS
Ce roi François Premier, c’est un ambitieux !
Le vieil empereur mort, vite ! il fait les doux yeux
À l’empire ! A-t-il pas sa France très chrétienne ?
Ah ! La part est pourtant belle, et vaut qu’on s’y tienne !
L’empereur mon aïeul disait au roi Louis :
– Si j’étais Dieu le père, et si j’avais deux fils,
Je ferais l’aîné Dieu, le second roi de France.
Au duc.
Crois-tu que François puisse avoir quelque espérance ?
DON RUY GOMEZ
C’est un victorieux.
DON CARLOS
Il faudrait tout changer.
La bulle d’or14 défend d’élire un étranger.
DON RUY GOMEZ
À ce compte, seigneur, vous êtes roi d’Espagne ?
DON CARLOS
Je suis bourgeois de Gand.
DON RUY GOMEZ
La dernière campagne
A fait monter bien haut le roi François premier.
DON CARLOS
L’aigle qui va peut-être éclore à mon cimier15
Peut aussi déployer ses ailes.
DON RUY GOMEZ
Votre altesse
Sait-elle le latin ?
DON CARLOS
      Mal.
DON RUY GOMEZ
        Tant pis. La noblesse
D’Allemagne aime fort qu’on lui parle latin.
DON CARLOS
Ils se contenteront d’un espagnol hautain,
Car il importe peu, croyez-en le roi Charle16,
Quand la voix parle haut, quelle langue elle parle.
– Je vais en Flandre. Il faut que ton roi, cher Silva,
Te revienne empereur. Le roi de France va
Tout remuer. Je veux le gagner de vitesse.
Je partirai sous peu.
DON RUY GOMEZ
  Vous nous quittez, Altesse,
Sans purger l’Aragon de ces nouveaux bandits
Qui partout dans nos monts lèvent leurs fronts hardis ?
DON CARLOS
J’ordonne au duc d’Arcos d’exterminer la bande.
DON RUY GOMEZ
Donnez-vous aussi l’ordre au chef qui la commande
De se laisser faire ?
DON CARLOS
    Hé ! Quel est ce chef ? Son nom ?
DON RUY GOMEZ
Je l’ignore. On le dit un rude compagnon.
DON CARLOS
Bah ! Je sais que pour l’heure il se cache en Galice,
Et j’en aurai raison avec quelque milice.
DON RUY GOMEZ
De faux avis alors le disaient près d’ici.
DON CARLOS
Faux avis ! – Cette nuit tu me loges.
DON RUY GOMEZ, s’inclinant jusqu’à terre.
Merci,
Altesse !
Il appelle ses valets.
Faites tous honneurs au roi mon hôte.
Les valets entrent avec des flambeaux. Le duc les range sur
deux haies jusqu’à la porte du fond.
Cependant doña Sol s’approche lentement d’Hernani. Le roi
les épie tous deux.
DOÑA SOL, bas à Hernani.
Demain, sous ma fenêtre, à minuit, et sans faute.
Vous frapperez des mains trois fois.
HERNANI, bas.
Demain.
DON CARLOS, à part.
Demain !
Haut à doña Sol vers laquelle il fait un pas avec galanterie.
Souffrez que pour rentrer je vous offre la main.
Il la reconduit à la porte. Elle sort.
HERNANI, la main dans sa poitrine sur la poignée
de sa dague.
Mon bon poignard !
DON CARLOS, revenant, à part.
Notre homme a la mine attrapée.
Il prend Hernani à part.
Je vous ai fait l’honneur de toucher votre épée,
Monsieur ; vous me seriez suspect pour cent raisons, Mais le roi don Carlos répugne aux
trahisons.
Allez. Je daigne encor protéger votre fuite.
DON RUY GOMEZ, revenant et montrant Hernani.
Qu’est ce seigneur ?
DON CARLOS
   Il part. C’est quelqu’un de ma suite.
Ils sortent avec les valets et les flambeaux. Le duc précédant
le roi, une cire à la main.

 
1.  Jeand’Avila : prédicateur espagnol (1500-1569).
2.  Céans : ici, dans ce lieu.
3.  Le Cid et Bernard : héros castillans du XIe siècle. Évocation de la pièce de Corneille, Le
Cid (1637).
4.  Félons : traîtres.
5.  Zamora : ville espagnole.
6.  Toison d’or : insigne d’un ordre de chevalerie fondée par le roi Philippe le Bon en 1429.
7.  Tolède : ville d’Espagne célèbre pour la fabrication d’armes blanches (épées, poignards, sabres).
8.  Sai : licence poétique pour « sais ».
9.  Figuère : ville de Figueras, près de la frontière avec la France.
10.  Aix-La-Chapelle, Spire, Francfort : villes allemandes.
11.  Gand : Don Carlos avait hérité cette ville de Flandre de sa grand-mère, Marie de Bourgogne.
12.  Rome : c’est-à-dire le pape.
13.  Naple : licence poétique pour « Naples ».
14.  La bulle d’or : constitution latine instituée en 1356 qui fixait les modalités de l’élection des
empereurs d’Allemagne.
15.  Cimier : ornement situé en haut d’un casque.
16.  Charle : licence poétique pour « Charles » nécessaire pour la rime avec « parle ».

Scène 4
HERNANI
HERNANI, seul.
Oui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! – J’en suis.
Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis !
Un poignard à la main, l’œil fixé sur ta trace,
Je vais ! Ma race en moi poursuit en toi ta race !
Et puis, te voilà donc mon rival ! Un instant,
Entre aimer et haïr je suis resté flottant,
Mon cœur pour elle et toi n’était point assez large,
J’oubliais en l’aimant ta haine qui me charge ;
Mais puisque tu le veux, puisque c’est toi qui viens
Me faire souvenir, c’est bon, je me souviens !
Mon amour fait pencher la balance incertaine,
Et tombe tout entier du côté de ma haine.
Oui, je suis de ta suite, et c’est toi qui l’as dit !
Va, jamais courtisan de ton lever maudit,
Jamais seigneur baisant ton ombre, ou majordome1
Ayant à te servir abjuré son cœur d’homme,
Jamais chiens de palais dressés à suivre un roi,
Ne seront sur tes pas plus assidus que moi !
Ce qu’ils veulent de toi, tous ces grands de Castille,
C’est quelque titre creux, quelque hochet qui brille,
C’est quelque mouton d’or qu’on se va pendre au cou ;
Moi, pour vouloir si peu je ne suis pas si fou !
Ce que je veux de toi, ce n’est point faveurs vaines,
C’est l’âme de ton corps, c’est le sang de tes veines,
C’est tout ce qu’un poignard, furieux et vainqueur,
En y fouillant longtemps peut prendre au fond d’un cœur.
Va devant, je te suis. Ma vengeance qui veille
Avec moi, toujours marche et me parle à l’oreille !
Va, marche, je suis là, je te pousse, et sans bruit
Mon pas cherche ton pas, et le presse et le suit !
Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête,
Sans me voir immobile et sombre dans ta fête ;
La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi,
Sans voir mes yeux ardents luire derrière toi !
Il sort par la petite porte.

 
1.  Majordome : gentilhomme, chef des domestiques de la maison d’un prince.

Clefs d’analyse
Acte I, scènes 3 et 4.

Compréhension
   L’exposition de l’intrigue
•  Repérer les deux étapes de la scène 3.
•  Imaginer les sentiments et les attitudes d’Hernani et de doña Sol pendant le dialogue des
deux autres personnages (scène 3).
   Les tirades de don Ruy Gomez
•  Comparer les deux tirades de don Ruy (scène 3) : les thèmes, la tonalité.
Réflexion
   La psychologie des personnages
•  Analyser le dialogue entre don Carlos et don Ruy.
•  Montrer l’évolution de don Carlos entre la scène 2 et la scène 3.
   Le monologue d’Hernani
•  Analyser la composition de la scène 4.
•  Définir les motivations d’Hernani (scène 4).
À retenir :
Dans les scènes 3 et 4, l’intrigue politique se met en place, donnant un rôle de premier plan
au personnage de don Carlos qui apparaissait, au début du drame, plus comme un libertin
cynique que comme un ambitieux homme d’État. Chaque personnage est désormais présenté
dans son caractère, ses désirs et ses contradictions : don Carlos gagne en complexité, doña
Sol apparaît comme un émouvant personnage d’amante, don Ruy Gomez comme
un « barbon » amoureux et ridicule, les yeux tournés vers un passé héroïque enfui. Enfin, le
monologue d’Hernani termine l’exposition en révélant clairement sa haine de don Carlos et
son désir de vengeance. Seul le nom et la qualité de ce dernier restent ignorés.
Synthèse
Acte I

Le roi
Personnages
   Le héros romantique
Le personnage d’Hernani qui donne son nom de guerre et de proscrit au drame est le héros
romantique par excellence : bien que situé dans l’Espagne du XVIe siècle, il souffre du « mal
du siècle », comme avant lui, le René de Chateaubriand (1802) ou l’Adolphe de Benjamin
Constant (1816). Tourmenté de désirs contraires, émotif et instable, il est présenté dès son
apparition sur la scène comme un être en marge, qui dissimule sa véritable identité, partagé
entre un amour absolu pour doña Sol et un orgueilleux sens de l’honneur.
D’une certaine manière, ce personnage incarne les aspirations de toute une génération, celle
de 1830, qui, à la suite des bouleversements historiques du début du siècle, de la Révolution
française à Napoléon, admire avec exaltation les figures héroïques de l’histoire et exige en
même temps la liberté individuelle.
Langage
   Le mélange des genres et des registres
Le premier acte du drame multiplie les effets de contraste en introduisant dans une intrigue
romanesque à connotations tragiques des éléments comiques, voire burlesques : ainsi, le
personnage de la duègne et, dans les scènes 1 et 2, le motif de l’armoire, tour à tour ouverte et
fermée pour cacher d’abord un, puis deux personnages, ne laissent pas d’évoquer la comédie,
et même le vaudeville et ses amants dissimulés dans des placards. Le registre cependant
change dans les scènes suivantes, même si subsistent encore des éléments de comique.
L’arrivée du vieillard amoureux et ses tirades enflammées introduisent un décalage entre les
accents épiques de ses propos et la jalousie qui s’y exprime en fait.
Société
   Un drame politique
Le titre même donné par Victor Hugo à l’acte I, « Le roi », souligne la dimension politique
qu’il entend donner à son œuvre. Deux intrigues se croisent en fait dans le drame : l’intrigue
politique se superpose à l’intrigue amoureuse faisant intervenir trois rivaux qui prétendent
tous au cœur de doña Sol, ce qu’indiquait le sous-titre initial donné par Hugo à sa pièce, Tres
para Una (ou « Trois pour une »). Une exclamation de don Ruy Gomez rentrant chez lui à
l’improviste à la scène 3 souligne comiquement cet imbroglio sentimental : « Nous sommes
trois chez vous ! C’est trop de deux, Madame. »
Mais don Carlos, obligé de se découvrir pour calmer la colère de don Ruy, se mue en jeune
Machiavel, exposant les enjeux de la situation politique en Europe et dévoilant ainsi son
ambition personnelle. Parallèlement, l’attitude d’Hernani qui, en découvrant l’identité du roi,
fixe sur lui « des yeux étincelants », suggère entre les deux personnages un lien d’hostilité et
de haine que souligne le monologue final.

ACTE II
Le bandit
Saragosse
Un patio du palais de Silva. À gauche, les grands murs du palais, avec une fenêtre à balcon ;
au-dessous de la fenêtre, une petite porte ; à droite et au fond, des maisons et des rues. – Il est
nuit. On voit briller çà et là, aux façades des édifices, quelques fenêtres encore éclairées.

Scène 1
DON CARLOS, DON SANCHEZ, DON MATIAS, DON RICARDO.

Ils arrivent tous quatre, don Carlos en tête, chapeaux rabattus, enveloppés de longs manteaux
dont leurs épées soulèvent le bord inférieur.
DON CARLOS, examinant le balcon.
Voilà bien le balcon, la porte… mon sang bout.
Montrant la fenêtre qui n’est pas éclairée.
Pas de lumière encor !
Il promène ses yeux sur les autres croisées éclairées.
Des lumières partout
Où je n’en voudrais pas, hors à cette fenêtre
Où j’en voudrais !
DON SANCHEZ
Seigneur, reparlons de ce traître.
Et vous l’avez laissé partir ! …
DON CARLOS
Comme tu dis.
DON MATIAS
Et peut-être c’était le major des bandits !
DON CARLOS
Qu’il en soit le major ou bien le capitaine,
Jamais roi couronné n’eut mine plus hautaine.
DON SANCHEZ
Son nom, seigneur ?
DON CARLOS, les yeux fixés sur la fenêtre.
Muñoz…, Fernan…,
Avec le geste d’un homme qui se rappelle tout à coup.
Un nom en i !
DON SANCHEZ
Hernani, peut-être ?
DON CARLOS
Oui.
DON SANCHEZ
C’est lui.
DON MATIAS
C’est Hernani !
Le chef !
DON SANCHEZ, au roi.
De ses propos vous reste-t-il mémoire ?
DON CARLOS, sans quitter la fenêtre des yeux.
Hé ! Je n’entendais rien dans leur maudite armoire !
DON SANCHEZ
Mais pourquoi le lâcher lorsque vous le tenez ?
Don Carlos se tourne gravement et le regarde en face.
DON CARLOS
Comte de Monterey, vous me questionnez !
Les deux seigneurs reculent et se taisent.
Et d’ailleurs ce n’est point le souci qui m’arrête.
J’en veux à sa maîtresse et non point à sa tête.
J’en suis amoureux fou ! Les yeux noirs les plus beaux,
Mes amis ! deux miroirs ! deux rayons ! deux flambeaux !
Je n’ai rien entendu de toute leur histoire
Que ces trois mots : – Demain, venez à la nuit noire !
Mais c’est l’essentiel. Est-ce pas excellent ?
Pendant que ce bandit à mine de galant,
S’attarde à quelque meurtre, à creuser quelque tombe,
Je viens tout doucement dénicher sa colombe.
DON RICARDO
Altesse, il eût fallu, pour compléter le tour,
Dénicher la colombe en tuant le vautour.
DON CARLOS
Comte, un digne conseil ! Vous avez la main prompte !
DON RICARDO, s’inclinant profondément.
Sous quel titre plaît-il au roi que je sois comte ?
DON SANCHEZ, vivement.
C’est méprise.
DON RICARDO, à don Sanchez.
Le roi m’a nommé comte.
DON CARLOS
Assez !
Bien !
À Ricardo.
J’ai laissé tomber ce titre. Ramassez.
DON RICARDO, s’inclinant de nouveau.
Merci, seigneur.
DON SANCHEZ, à don Matias.
Beau comte ! Un comte de surprise !
Don Carlos se promène au fond du théâtre, examinant avec impatience les fenêtres éclairées.
Les deux seigneurs causent sur le devant de la scène.
DON MATIAS, à don Sanchez.
Mais que fera le roi, la belle une fois prise ?
DON SANCHEZ, regardant Ricardo de travers.
Il la fera comtesse, et puis dame d’honneur ;
Puis, qu’il en ait un fils, il sera roi.
DON MATIAS
Seigneur,
Allons donc ! Un bâtard ! Comte, fût-on altesse,
On ne saurait tirer un roi d’une comtesse !
DON SANCHEZ
Il la fera marquise alors, mon cher marquis.
DON MATIAS
On garde les bâtards pour les pays conquis,
On les fait vice-rois1. C’est à cela qu’ils servent.
Don Carlos revient.
DON CARLOS, regardant avec colère toutes les fenêtres éclairées.
Dirait-on pas des yeux jaloux qui nous observent ?
Enfin, en voilà deux qui s’éteignent ! allons !
Messieurs, que les instants de l’attente sont longs !
Qui fera marcher l’heure avec plus de vitesse ?
DON SANCHEZ
C’est ce que nous disons souvent chez Votre Altesse.
DON CARLOS
Cependant que chez vous mon peuple le redit.
La dernière fenêtre éclairée s’éteint.
– La dernière est éteinte.
Tourné vers le balcon de doña Sol, toujours noir.
  Ô vitrage maudit !
Quand t’éclaireras-tu ? – Cette nuit est bien sombre.
Doña Sol ! Viens briller comme un astre dans l’ombre !
À don Ricardo.
Quelle heure est-il ?
DON RICARDO
Minuit bientôt.
DON CARLOS
Il faut finir
Pourtant ! À tout moment l’autre peut survenir.
La fenêtre de doña Sol s’éclaire, on voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux.
Mes amis ! un flambeau ! son ombre à la fenêtre !
Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! Faisons-lui le signal qu’elle attend :
Il faut frapper des mains trois fois. – Dans un instant,
Mes amis, vous allez la voir ! Mais notre nombre
Va l’effrayer peut-être… – Allez tous trois dans l’ombre
Là-bas, épier l’autre. Amis, partageons-nous
Les deux amants. Tenez, à moi la dame, à vous
Le brigand.
DON RICARDO
Grand merci.
DON CARLOS
 S’il vient, de l’embuscade
Sortez vite, et poussez au drôle une estocade !
Pendant qu’il reprendra ses esprits sur le grès2,
J’emporterai la belle, et nous rirons après.
N’allez pas cependant le tuer ! C’est un brave.
Après tout ; et la mort d’un homme est chose grave !
Les seigneurs s’inclinent et sortent. Don Carlos les laisse
s’éloigner, puis frappe des mains à deux reprises ;
à la deuxième fois, la fenêtre s’ouvre, et doña Sol paraît
en blanc sur le balcon.
1.Vice-rois : représentants du roi dans les diverses provinces du royaume.
2.Grès : pavé.

Scène 2
DON CARLOS, DOÑA SOL.

DOÑA SOL, au balcon.
Est-ce vous, Hernani ?
DON CARLOS, à part.
Diable ! Ne parlons pas !
Il frappe de nouveau des mains.
DOÑA SOL
Je descends.
Elle referme la fenêtre, dont la lumière disparaît. Un moment après, la petite porte s’ouvre,
doña Sol sort une lampe à la main, sa mante sur les épaules.
DOÑA SOL, entrouvrant la porte.
Hernani !
Carlos rabat son chapeau et s’avance précipitamment vers elle.
DOÑA SOL, laissant tomber sa lampe.
Dieu ! Ce n’est point son pas !
Elle veut rentrer.
DON CARLOS, courant à elle et la retenant par le bras.
Doña Sol !
DOÑA SOL
Ce n’est point sa voix ! Ah ! Malheureuse !
DON CARLOS
Eh ! Quelle voix veux-tu qui soit plus amoureuse ?
C’est toujours un amant, et c’est un amant roi !
DOÑA SOL
Le roi !
DON CARLOS
Souhaite, ordonne. Un royaume est à toi !
Car celui dont tu veux briser la douce entrave
C’est le roi ton seigneur ! C’est Carlos ton esclave !
DOÑA SOL, cherchant à se dégager de ses bras.
Au secours, Hernani ! …
DON CARLOS
   Le juste et digne effroi !
Ce n’est pas ton bandit qui te tient ; c’est le roi !
DOÑA SOL
Non ! Le bandit, c’est vous ! – N’avez-vous pas de honte !
Ah ! Pour vous au visage une rougeur me monte !
Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ?
Venir ravir de force une femme, la nuit !
Que mon bandit vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame
Que si l’homme naissait où le place son âme,
Si Dieu faisait le rang à la hauteur du cœur
Certe1, il serait le roi, prince, et vous, le voleur.
DON CARLOS, essayant de l’attirer.
Madame…
DOÑA SOL
Oubliez-vous que mon père était comte ?
DON CARLOS
Je vous ferai duchesse.
DOÑA SOL, le repoussant.
Allez, c’est une honte !
Elle recule de quelques pas.
Il ne peut être rien entre nous, don Carlos.
Mon vieux père a pour vous versé son sang à flots.
Moi, je suis fille noble, et, de ce sang jalouse.
Trop pour la favorite et trop peu pour l’épouse !
DON CARLOS
Princesse !
DOÑA SOL
Roi Carlos, à des filles de rien
Portez votre amourette, ou je pourrais fort bien,
Si vous m’osez traiter d’une façon infâme,
Vous montrer que je suis dame, et que je suis femme !
DON CARLOS
Hé bien ! … partagez donc et mon trône et mon nom !
Venez. Vous serez reine, impératrice !
DOÑA SOL
Non.
C’est un leurre. – Et d’ailleurs, Altesse, avec franchise,
S’agit-il pas de vous2, s’il faut que je le dise,
J’aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi,
Vivre errante, en dehors du monde et de la loi,
Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l’année,
Partageant jour à jour sa pauvre destinée,
Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur,
Que d’être impératrice avec un empereur.
DON CARLOS
Que cet homme est heureux !
DOÑA SOL
Quoi ! Pauvre, proscrit même !
DON CARLOS
Qu’il fait bien d’être pauvre et proscrit, puisqu’on l’aime !
Moi je suis seul ! Un ange accompagne ses pas !
– Donc vous me haïssez ?
DOÑA SOL
Je ne vous aime pas.
DON CARLOS, la saisissant avec violence.
Hé bien ! que vous m’aimiez ou non, cela n’importe !
Vous viendrez, et ma main plus que la vôtre est forte.
Vous viendrez ! je vous veux ! Pardieu, nous verrons bien
Si je suis roi d’Espagne et des Indes3 pour rien !
DOÑA SOL, se débattant.
Seigneur ! oh ! par pitié ! – Quoi ! Vous êtes altesse,
Vous êtes roi ! Duchesse, ou marquise, ou comtesse,
Vous n’avez qu’à choisir. Les femmes de la cour
Ont toujours un amour tout prêt pour votre amour ;
Mais mon proscrit ! Qu’a-t-il reçu du ciel avare ?
Ah ! Vous avez Castille, Aragon et Navarre4,
Et Murcie et Léon5, dix royaumes encor,
Et les Flamands6, et l’Inde7 avec les mines d’or !
Vous avez un empire auquel nul roi ne touche,
Si vaste que jamais le soleil ne s’y couche !
Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi,
Me prendre, pauvre fille, à lui qui n’a que moi ?
Elle se jette à ses genoux ; il cherche à l’entraîner.
DON CARLOS
Viens, je n’écoute rien, viens ! Si tu m’accompagnes,
je te donne…, choisis…, quatre de mes Espagnes !
Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !
Elle se débat dans ses bras.
DOÑA SOL
 Pour mon honneur
Je ne veux rien de vous, que ce poignard, seigneur !
Elle lui arrache le poignard de sa ceinture. Il la lâche et recule.
Avancez maintenant, faites un pas.
DON CARLOS
La belle !
Je ne m’étonne plus si l’on aime un rebelle.
Il veut faire un pas. Doña Sol lève le poignard.
DOÑA SOL
Pour un pas, je vous tue et me tue…
Il recule encore. Elle se détourne et crie avec force :
Hernani ! …
Hernani ! …
DON CARLOS
   Taisez-vous.
DOÑA SOL, le poignard levé.
   Un pas, tout est fini.
DON CARLOS
Madame, à cet excès ma douceur est réduite !
J’ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite…
HERNANI, surgissant tout à coup derrière lui.
Vous en oubliez un !
Le roi se retourne, et voit Hernani immobile derrière lui, dans l’ombre, les bras croisés, sous
le long manteau qui l’enveloppe et le large bord de son chapeau relevé. Doña Sol pousse un
cri, court à lui et l’entoure de ses bras.

 
1.  Certe : licence poétique pour « certes ».
2.  « S’agit-il pas de vous » : « Même s’il ne s’agissait pas de vous ».
3.  Indes : les Indes occidentales, c’est-à-dire l’Amérique.
4.  Castille, Aragon, Navarre : provinces espagnoles.
5.  Murcie et Léon : villes d’Espagne.
6.  Les Flamands : la Flandre appartenait à don Carlos par héritage de sa grand-mère, Marie de
Bourgogne.
7.  L’Inde : l’Amérique.

Clefs d’analyse
Acte II, scènes 1 et 2.

Compréhension
   Une esthétique du contraste
•  Observer les différentes facettes du personnage de don Carlos.
•  Apprécier l’attitude des courtisans auprès du roi.
   L’affrontement de doña Sol et de don Carlos
•  Observer l’échange des répliques entre les personnages.
•  Relever les mouvements de la passion et de l’honneur chez doña Sol.
Réflexion
   Les didascalies
•  Analyser les nombreuses indications sur le décor, en particulier, le jeu des lumières (scène
1).
•  Montrer que les didascalies ont un rôle dramatique.
   Le dynamisme de l’action
•  Expliquer la menace que brandit doña Sol (« Pour un pas, je vous tue et me tue... »).
Montrer ce qu’indique cette attitude sur son caractère.
•  Commenter l’arrivée d’Hernani à la fin de la scène 2.
   Les figures de style
•  Relever et commenter des exemples d’images, de figures de rhétorique et de tournures
stylistiques qui mettent en place l’univers romantique.
À retenir :
Dans Hernani, Victor Hugo se démarque délibérément des unités de lieu et de temps chères à
l’esthétique classique : de l’espace intime de « la chambre à coucher » de doña Sol, nous
sommes transportés au deuxième acte dans le patio du palais de Silva, dans un espace
intermédiaire entre le privé et le public ; un jour entier s’est écoulé entre les deux actes,
d’une nuit à l’autre, comme l’indiquent clairement les didascalies.

Scène 3
DON CARLOS, DOÑA SOL, HERNANI.

HERNANI, immobile, les bras toujours croisés, et ses yeux étincelants fixés sur le roi.
Ah ! Le ciel m’est témoin
Que volontiers je l’eusse été chercher plus loin !
DOÑA SOL
Hernani ! Sauvez-moi de lui !
HERNANI
  Soyez tranquille,
Mon amour !
DON CARLOS
Que font donc mes amis par la ville ?
Avoir laissé passer ce chef de bohémiens !
Appelant.
Monterey !
HERNANI
Vos amis sont au pouvoir des miens.
Et ne réclamez pas leur épée impuissante ;
Pour trois qui vous viendraient, il m’en viendrait soixante.
Soixante dont un seul vous vaut tous quatre. Ainsi,
Vidons entre nous deux notre querelle ici.
Quoi ! Vous portiez la main sur cette noble fille !
C’était d’un imprudent, seigneur roi de Castille,
Et d’un lâche.
DON CARLOS, souriant avec dédain.
Seigneur bandit, de vous à moi
Pas de reproche !
HERNANI
  Il raille ! Oh ! Je ne suis pas roi,
Mais quand un roi m’insulte et pour surcroît me raille,
Ma colère va haut et me monte à sa taille !
Et prenez garde ! On craint, lorsqu’on me fait affront,
Plus qu’un cimier de roi la rougeur de mon front !
Vous êtes insensé si quelque espoir vous leurre.
Il lui saisit le bras.
Savez-vous quelle main vous étreint à cette heure ?
Écoutez : votre père a fait mourir le mien,
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien,
Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme,
Je vous hais, je vous hais, – oui, je te hais dans l’âme.
DON CARLOS
C’est bien !
HERNANI
Ce soir pourtant, toute haine avait fui !
Je n’avais qu’un désir, qu’une ardeur, qu’un besoin,
Doña Sol ! – plein d’amour, j’accourais… Sur mon âme !
Je vous trouve essayant sur elle un rapt infâme !
Quoi ! Vous que j’oubliais, sur ma route placé !
Seigneur, je vous le dis, vous êtes insensé !
Don Carlos, te voilà pris à ton propre piège,
Ni fuite ni secours : je te tiens et t’assiège !
Seul, entouré partout d’ennemis acharnés,
Que vas-tu faire ?
DON CARLOS, fièrement.
Allons ! Vous me questionnez !
HERNANI
Va, va ! Je ne veux pas qu’un bras obscur te frappe,
Il ne sied pas qu’ainsi ma vengeance m’échappe.
Tu ne seras touché par un autre que moi.
Défends-toi donc.
Il tire son épée.
DON CARLOS
   Je suis votre seigneur le roi.
Frappez. Mais pas de duel.
HERNANI
Seigneur, qu’il te souvienne
Qu’hier encor ta dague a rencontré la mienne.
DON CARLOS
Je le pouvais hier. J’ignorais votre nom,
Vous ignoriez mon titre. Aujourd’hui, compagnon,
Vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes.
HERNANI
Peut-être.
DON CARLOS
Pas de duel. Assassinez-moi : faites !
HERNANI
Crois-tu donc que pour nous il soit des noms sacrés ?
Cà, te défendras-tu ?
DON CARLOS
  Vous m’assassinerez.
Ah ! Vous croyez, bandits, que vos brigades viles
Pourront impunément s’épandre dans mes villes ?
Hernani recule. Don Carlos fixe des yeux d’aigle sur lui.
Que teints de sang, chargés de meurtres, malheureux !
Vous pourrez, après tout, faire les généreux !
Et que nous daignerons, nous, victimes trompées,
Anoblir vos poignards du choc de nos épées !
Non ! Le crime vous tient ! Partout vous le traînez :
Nous, des duels avec vous ! Arrière ! Assassinez.
HERNANI, sombre et pensif, tourmente quelques instants de la main la poignée de son
épée, puis se retourne brusquement vers le roi, et brise la lame sur le pavé.
HERNANI
Va-t’en donc !
Le roi se tourne à demi vers lui et le regarde avec dédain.
Nous aurons des rencontres meilleures.
Va-t’en.
DON CARLOS
C’est bien, monsieur. Je vais dans quelques heures
Rentrer, moi votre roi, dans le palais ducal.
Mon premier soin sera de mander le fiscal1 !
A-t-on fait mettre à prix votre tête ?
HERNANI
Oui.
DON CARLOS
Mon maître,
Je vous tiens de ce jour sujet rebelle et traître.
Je vous en avertis. Partout je vous poursuis,
Je vous fais mettre au ban du royaume.
HERNANI
J’y suis
Déjà.
DON CARLOS

Bien !
HERNANI
 Mais la France est auprès de l’Espagne,
C’est un port.
DON CARLOS
Je vais être empereur d’Allemagne.
Je vous fais mettre au ban de l’empire.
HERNANI
À ton gré.
J’ai le reste du monde, où je te braverai.
Il est plus d’un asile où ta puissance tombe.
DON CARLOS
Et quand j’aurai le monde ?
HERNANI
    Alors j’aurai la tombe.
DON CARLOS
Je saurai déjouer vos complots insolents.
HERNANI
La vengeance est boiteuse, elle vient à pas lents,
Mais elle vient.
DON CARLOS, riant à demi, avec dédain.
  Toucher à la dame qu’adore
Ce bandit !
HERNANI, dont les yeux se rallument.
Songes-tu que je te tiens encore ?
Ne me rappelle pas, futur césar2 romain,
Que je t’ai là, chétif et petit dans ma main,
Et que si je serrais cette main trop loyale,
J’écraserais dans l’œuf ton aigle3 impériale !
DON CARLOS
Faites.
HERNANI
Va-t’en, va-t’en ;
Il ôte son manteau et le jette sur les épaules du roi.
 Fuis, et prends ce manteau ;
Car, dans nos rangs, pour toi, je crains quelque couteau.
Le roi s’enveloppe du manteau.
Pars tranquille à présent ! Ma vengeance altérée
Pour tout autre que moi fait ta tête sacrée.
DON CARLOS
Monsieur, vous qui venez de me parler ainsi,
Ne demandez un jour ni grâce ni merci.
Il sort.

 
1.  Le fiscal : officier de justice chargé de poursuivre les criminels.
2.  César : empereur.
3.  Aigle : au féminin, ce mot signifie « insigne en forme d’aigle ».

Scène 4
HERNANI, DOÑA SOL.
DOÑA SOL, saisissant la main d’Hernani.
Maintenant, fuyons vite.
HERNANI, la repoussant avec une douceur grave.
  Il vous sied, mon amie,
D’être dans mon malheur toujours plus raffermie,
De n’y point renoncer, et de vouloir toujours
Jusqu’au fond, jusqu’au bout, accompagner mes jours.
C’est un noble dessein, digne d’un cœur fidèle !
Mais, tu le vois, mon dieu, pour tant accepter d’elle,
Pour emporter joyeux dans mon antre avec moi
Ce trésor de beauté qui rend jaloux un roi,
Pour que ma doña Sol me suive et m’appartienne,
Pour lui prendre sa vie et la joindre à la mienne,
Pour l’entraîner, sans honte encore et sans regrets,
Il n’est plus temps ! Je vois l’échafaud de trop près !
DOÑA SOL
Que dites-vous ?
HERNANI
Ce roi que je bravais en face,
Va me punir d’avoir osé lui faire grâce.
Il fuit ; déjà peut-être il est dans son palais ;
Il appelle ses gens, ses gardes, ses valets,
Ses seigneurs, ses bourreaux…
DOÑA SOL
    Hernani ! Dieu ! Je tremble !
Eh bien ! Hâtons-nous donc alors, fuyons ensemble !
HERNANI
Ensemble ! Non, non ; l’heure en est passée ! Hélas,
Doña Sol, à mes yeux quand tu te révélas,
Bonne, et daignant m’aimer d’un amour secourable,
J’ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,
Ma montagne, mon bois, mon torrent ; – ta pitié
M’enhardissait, – mon pain de proscrit, la moitié
Du lit vert et touffu que la forêt me donne.
Mais t’offrir la moitié de l’échafaud ! Pardonne,
Doña Sol ! L’échafaud, c’est à moi seul !
DOÑA SOL
Pourtant
Vous me l’aviez promis !
HERNANI, tombant à ses genoux.
Ange ! Ah ! Dans cet instant
Où la mort vient peut-être, où s’approche dans l’ombre
Un sombre dénouement pour un destin bien sombre,
Je le déclare ici, proscrit, traînant au flanc
Un souci profond, né dans un berceau sanglant,
Si noir que soit le deuil qui s’épand sur ma vie,
Je suis un homme heureux et je veux qu’on m’envie !
Car vous m’avez aimé ! Car vous me l’avez dit !
Car vous avez tout bas béni mon front maudit.
DOÑA SOL, penchée sur sa tête.
Hernani !
HERNANI
Loué soit le sort doux et propice
Qui me mit cette fleur au bord du précipice !
Il se relève.
Et ce n’est pas pour vous que je parle en ce lieu,
Je parle pour le ciel qui m’écoute et pour Dieu !
DOÑA SOL
Souffre que je te suive.
HERNANI
Ah ! Ce serait un crime
Que d’arracher la fleur en tombant dans l’abîme !
Va ; j’en ai respiré le parfum ! C’est assez !
Renoue à d’autres jours tes jours par moi froissés !
Épouse ce vieillard ! C’est moi qui te délie ;
Je rentre dans ma nuit. Toi, sois heureuse, oublie !
DOÑA SOL
Non, je te suis, je veux ma part de ton linceul !
Je m’attache à tes pas.
HERNANI, la serrant dans ses bras.
Oh ! Laisse-moi fuir seul.
Il la quitte avec un mouvement convulsif et veut fuir.
DOÑA SOL, douloureusement et joignant les mains.
Hernani ! Tu me fuis. Ainsi donc, insensée,
Avoir donné sa vie et se voir repoussée !
Et n’avoir, après tant d’amour et tant d’ennui,
Pas même le bonheur de mourir près de lui !
HERNANI
Je suis banni, je suis proscrit ! Je suis funeste !
DOÑA SOL
Ah ! Vous êtes ingrat !
HERNANI, revenant sur ses pas.
   Eh bien ! Non, non, je reste.
Tu le veux ; me voici. Viens ! Oh ! viens dans mes bras !
Je reste et resterai tant que tu le voudras !
Oublions-les ! Restons.
Il s’assied sur un banc de pierre.
  Sieds-toi sur cette pierre.
Il se place à ses pieds.
Des flammes de tes yeux inondent ma paupière.
Chante-moi quelque chant comme parfois le soir
Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir !
Soyons heureux ! buvons, car la coupe est remplie,
Car cette heure est à nous, et le reste est folie !
Parle-moi ! Ravis-moi ! N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer et de sentir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux ? D’être seuls ? Et que c’est douce chose
De se parler d’amour, la nuit quand tout repose ?
Oh ! Laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
Doña Sol ! Mon amour ! … ma beauté ! …
Bruit de cloches au loin.
DOÑA SOL, se levant effrayée.
  Le tocsin !
Entends-tu ? Le tocsin !
HERNANI, toujours assis à ses genoux.
  Eh non, c’est notre noce
Qu’on sonne.
Le bruit de cloches augmente. Cris confus, flambeaux et lumières à toutes les fenêtres, sur
tous les toits, dans toutes les rues.
DOÑA SOL
Lève-toi ! Fuis ! Grand dieu ! Saragosse
S’allume !
HERNANI, se soulevant à demi.
Nous aurons une noce aux flambeaux !
DOÑA SOL
C’est la noce des morts ! La noce des tombeaux !
Bruit d’épées, cris.
HERNANI, se recouchant sur le banc de pierre.
Rendormons-nous.
UN MONTAGNARD, l’épée à la main, accourant.
 Seigneur ! Les sbires, les alcades1
Débouchent dans la place en longues cavalcades !
Alerte, monseigneur ! …
Hernani se lève.
DOÑA SOL, pâle.
Ah ! Tu l’avais bien dit.
LE MONTAGNARD
Au secours !
HERNANI, au montagnard.
Me voici ! C’est bien !
Cris Confus, au dehors.
Mort au bandit !
HERNANI, au montagnard.
Ton épée…
À doña Sol.
Adieu donc !
DOÑA SOL
C’est moi qui fais ta perte !
Où vas-tu ?
Lui montrant la petite porte.
Viens, fuyons par cette porte ouverte !
HERNANI
Dieu ! Laisser mes amis ! Que dis-tu ?
Tumulte et cris.
DOÑA SOL
Ces clameurs
Me brisent.
Retenant Hernani.
Souviens-toi que si tu meurs, je meurs.
HERNANI, la tenant embrassée.
Un baiser !
DOÑA SOL
Mon époux ! Mon Hernani ! Mon maître ! …
HERNANI, la baisant sur le front.
Hélas ! C’est le premier !
DOÑA SOL
C’est le dernier peut-être.
Il part ; elle tombe sur le banc.

 
1.  Alcades : officiers de police.

Clefs d’analyse
Acte II, scènes 3 et 4.

Compréhension
   Le réquisitoire d’Hernani
•  Relever les différents mouvements de la tirade d’Hernani (scène 3).
•  Distinguer et classer ses divers arguments.
   Le personnage du « bandit »
•  Relever dans les répliques d’Hernani les termes qui décrivent la vie de proscrit.
•  Relever les expressions qui désignent Hernani, d’abord dans les répliques de don Carlos
(scène 3), puis dans le dialogue avec doña Sol (scène 4).
Réflexion
   Un duo amoureux et un destin tragique
•  Analyser les registres à l’œuvre dans l’échange entre Hernani et doña Sol (scène 4).
•  Analyser et discuter les hésitations d’Hernani (scènes 3 et 4).
   Un duel de générosité
•  Analyser les motivations et les actes apparemment contradictoires des personnages
masculins (scène 3).
•  Commenter les images évoquant la nature (scène 4).
   L’énonciation
•  Commenter le passage incessant du « vous » au « tu » dans les deux scènes entre les
différents protagonistes.
À retenir :
Les scènes 3 et 4 sont caractérisées par de forts contrastes, une animation extrême marquée
par les bruits, les lumières, les mouvements des personnages et l’irruption suggérée de foules
sur la scène. La brusque apparition d’Hernani met fin à la tentative d’enlèvement de doña Sol
par don Carlos et introduit un nouvel affrontement entre les personnages masculins qui font
assaut de sentiments contradictoires.
Synthèse
Acte II

Le bandit
Personnages
   L’héroïne romantique
Le personnage de doña Sol se trouve dans l’acte II au centre d’un réseau complexe de désirs
et de fantasmes : trompée par le signal qu’elle attend d’Hernani pour s’enfuir avec lui et que
don Carlos a surpris à la fin de l’acte I, elle échappe de peu à l’enlèvement que projette le roi.
La passion de don Carlos pour la jeune fille, commentée avec trivialité par les courtisans, croît
au fur et à mesure de la résistance acharnée qu’elle lui oppose. Ni promesses ni menaces ne
peuvent la convaincre, et don Carlos en vient à la violenter sur la scène : ce personnage
féminin caractérisé par sa jeunesse, sa beauté et son innocence, loin d’être un simple
stéréotype, représente dans le drame une des formes possibles de l’esprit de résistance.
Plusieurs explications peuvent rendre compte du caractère de doña Sol, en premier lieu, son
amour fou pour Hernani et l’acceptation de son destin :
« J’aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi,
Vivre errante,
en dehors du monde et de la loi… »
D’autre part, la fierté aristocratique et un sens aigu de l’honneur mettent l’accent sur la
dimension proprement héroïque du personnage : « Moi, je suis fille noble, et de ce sang
jalouse ».
Langage
   Une composition musicale
La structure scénique de l’acte s’apparente à celle d’un opéra, faisant alterner sur la scène les
personnages seuls – même accompagnés de comparses comme don Carlos dans la première
scène avec les trois courtisans, ou Hernani, fuyant pour rejoindre les montagnards à la scène 4
– et les scènes de duos entre les différents protagonistes : l’affrontement entre don Carlos et
doña Sol, puis entre don Carlos et Hernani ; le chant d’amour lyrique entre Hernani et doña
Sol. L’esthétique particulière du drame romantique permet à ces motifs de se déployer sur un
fond de jeux de lumière aux fenêtres et de flambeaux, de mouvements fougueux des
personnages et de bruitages variés, tumulte, cris confus, tintement de cloches, cliquetis
d’épées, etc. Enfin, le rythme même de l’action participe de la composition musicale : lente et
conforme à l’angoisse de l’attente dans la première scène, il s’accélère avec la lutte qui va
crescendo entre le roi et doña Sol et s’emballe à la scène 3 ; le duo d’amour semble ensuite
suspendre le temps avant que les bruits extérieurs, l’arrivée du montagnard et la fuite
d’Hernani ne précipitent le rythme final.
Société
   La bienséance dans le drame romantique
Les critiques du XIXe siècle, et même du XXe siècle, ont souligné l’incongruité et l’extravagance
de certaines actions, en particulier l’expression physique de la violence, non plus dans la
coulisse, comme dans les tragédies classiques, mais sur la scène. Dans la préface
de Cromwell, Hugo a anticipé ces remarques en insistant au contraire sur la nécessité de
montrer sur la scène théâtrale les éléments qui font l’intérêt de l’action ; sa réflexion et son
objectif de dramaturge consistent par conséquent à proposer des tableaux et des scènes et non
des descriptions incluses dans des récits : « nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que
les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs ».

ACTE III
Le vieillard
Le château de Silva
Dans les montagnes d’Aragon
La galerie des portraits de famille de Silva ; grande salle, dont ces portraits entourés de
riches bordures et surmontés de couronnes ducales et d’écussons dorés, font la décoration.
Au fond, une haute porte gothique. Entre chaque portrait une panoplie complète, toutes ces
armures de siècles différents.

Scène 1
DOÑA SOL, blanche et debout près d’une table.

DON RUY GOMEZ DE SILVA, assis dans son grand fauteuil ducal de bois de


chêne.

DON RUY GOMEZ
Enfin ! C’est aujourd’hui ! Dans une heure on sera
Ma duchesse ! Plus d’oncle ! … et l’on m’embrassera !
Mais, m’as-tu pardonné ? J’avais tort, je l’avoue.
J’ai fait rougir ton front, j’ai fait pâlir ta joue :
J’ai soupçonné trop vite, et je n’aurais point dû
Te condamner ainsi sans avoir entendu.
Que l’apparence a tort ! Injustes que nous sommes !
Certe1, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes !
C’est égal. Je devais n’en pas croire mes yeux.
Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ? Quand on est vieux !
DOÑA SOL, immobile et grave.
Vous reparlez toujours de cela, qui vous blâme ?
DON RUY GOMEZ
Moi ! J’eus tort. Je devais savoir qu’avec ton âme
On n’a point de galants, quand on est doña Sol,
Et qu’on a dans le cœur de bon sang espagnol.
DOÑA SOL
Certe, il est bon et pur, monseigneur ; et peut-être
On le verra bientôt.
DON RUY GOMEZ, se levant et allant à elle.
Écoute, on n’est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
Et vieux. On est jaloux, on est méchant ! Pourquoi ?
Parce que l’on est vieux. Parce que beauté, grâce,
Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace.
Parce qu’on est jaloux des autres, et honteux
De soi. Dérision ! Que cet amour boiteux
Qui nous remet au cœur tant d’ivresse et de flamme,
Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme ! -
– Quand passe un jeune pâtre2, – oui, c’en est là ! – souvent,
Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
Lui, dans son pré vert, moi dans mes noires allées,
Souvent je dis tout bas : – Ô mes tours écroulées,
Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais !
Oh ! Que je donnerais mes blés et mes forêts,
Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines ;
Et tous mes vieux aïeux qui bientôt me verront,
Pour sa chaumière neuve, et pour son jeune front !
Car ses cheveux sont noirs ; car son œil reluit comme
Le tien. Tu peux le voir et dire : Ce jeune homme !
Et puis, penser à moi qui suis vieux. Je le sais !
Pourtant, j’ai nom Silva, mais ce n’est plus assez.
Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t’aime !
Le tout, pour être jeune et beau comme toi-même !
Mais à quoi vais-je ici rêver ? Moi, jeune et beau !
Qui te dois de si loin devancer au tombeau !
DOÑA SOL
Qui sait ?
DON RUY GOMEZ
Mais, va, crois-moi, ces cavaliers frivoles
N’ont pas d’amour si grand qu’il ne s’use en paroles.
Qu’une fille aime et croie un de ces jouvenceaux,
Elle en meurt ; il en rit. Tous ces jeunes oiseaux,
À l’aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
Les vieux, dont l’âge éteint la voix et les couleurs,
Ont l’aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs.
Nous aimons bien. Nos pas sont lourds ? Nos yeux arides ?
Nos fronts ridés ? Au cœur on n’a jamais de rides.
Hélas ! Quand un vieillard aime, il faut l’épargner ;
Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner.
Oh ! mon amour n’est point comme un jouet de verre
Qui brille et tremble ; oh non, c’est un amour sévère,
Profond, solide, sûr, paternel, amical,
De bois de chêne ainsi que mon fauteuil ducal !
Voilà comment je t’aime, et puis je t’aime encore
De cent autres façons, comme on aime l’aurore,
Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux !
De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle…
Je ris, et j’ai dans l’âme une fête éternelle.
DOÑA SOL
Hélas !
DON RUY GOMEZ
Et puis, vois-tu ? Le monde trouve beau,
Lorsqu’un homme s’éteint, et, lambeau par lambeau
S’en va, lorsqu’il trébuche au marbre de la tombe ;
Qu’une femme, ange pur, innocente colombe,
Veille sur lui, l’abrite, et daigne encor souffrir.
L’inutile vieillard qui n’est bon qu’à mourir.
C’est une œuvre sacrée, et qu’à bon droit on loue,
Que ce suprême effort d’un cœur qui se dévoue,
Qui console un mourant jusqu’à la fin du jour,
Et, sans aimer peut-être, a des semblants d’amour !
Oh ! Tu seras pour moi cet ange au cœur de femme,
Qui, du pauvre vieillard réjouit encor l’âme,
Et de ses derniers ans lui porte la moitié,
Fille par le respect et sœur par la pitié.
DOÑA SOL
Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre,
Monseigneur ! Ce n’est pas une raison pour vivre
Que d’être jeune. Hélas ! Je vous le dis, souvent
Les vieillards sont tardifs3, les jeunes vont devant,
Et leurs yeux brusquement referment leur paupière,
Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre.
DON RUY GOMEZ
Oh ! Les sombres discours ! Mais je vous gronderai,
Enfant ! Un pareil jour est joyeux et sacré.
Comment à ce propos, quand l’heure nous appelle,
N’êtes-vous pas encor prête pour la chapelle ?
Mais, vite ! Habillez-vous. – Je compte les instants.
La parure de noce !
DOÑA SOL
Il sera toujours temps.
DON RUY GOMEZ
Non pas.
Au page qui entre.
Que veut Iaquez ?
LE PAGE
Monseigneur, à la porte,
Un homme, un pèlerin, un mendiant, n’importe,
Est là qui vous demande asile.
DON RUY GOMEZ
Quel qu’il soit,
Le bonheur entre avec l’étranger qu’on reçoit,
Qu’il vienne. – Du dehors a-t-on quelques nouvelles ?
Que dit-on de ce chef de bandits infidèles
Qui remplit nos forêts de sa rébellion ?
LE PAGE
C’en est fait d’Hernani ; c’en est fait du lion
De la montagne.
DOÑA SOL, à part.
Dieu !
DON RUY GOMEZ, au page.
Quoi ?
LE PAGE
La troupe est détruite.
Le roi, dit-on, s’est mis lui-même à leur poursuite.
La tête d’Hernani vaut mille écus du roi4,
Pour l’instant ; mais on dit qu’il est mort.
DOÑA SOL, à part.
Quoi ! Sans moi,
Hernani !
DON RUY GOMEZ
Grâce au ciel ! Il est mort, le rebelle !
On peut se réjouir maintenant, chère belle !
Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil !
Aujourd’hui, double fête.
DOÑA SOL, à part.
Oh ! des habits de deuil.
Elle sort.
DON RUY GOMEZ, au page.
Fais-lui vite porter l’écrin5 que je lui donne.
Il se rassied dans son fauteuil.
Je veux la voir parée ainsi qu’une madone,
Et, grâce à ses yeux noirs, et grâce à mon écrin,
Belle à faire à genoux tomber un pèlerin.
À propos, et celui qui nous demande un gîte ?
Dis-lui d’entrer, fais-lui mes excuses ; cours vite.
Le page salue et sort.
Laisser son hôte attendre ! … ah ! c’est mal !
La porte du fond s’ouvre, Hernani paraît déguisé en pèlerin.
Le duc se lève.
1.  Certe : licence poétique pour « certes ».
2.  Pâtre : berger.
3.  Tardifs : lents (latinisme).
4.  Écus du roi : monnaie émise sur ordre du roi.
5.  Écrin : coffret à bijoux.

Scène 2
DON RUY GOMEZ, HERNANI, déguisé en pèlerin.

HERNANI, s’arrêtant sur le seuil de la porte.


Monseigneur,
Paix et bonheur à vous !
DON RUY GOMEZ, le saluant de la main.
À toi paix et bonheur,
Mon hôte !
Hernani entre. Le duc se rassied.
N’es-tu pas pèlerin ?
HERNANI, s’inclinant.
Oui.
DON RUY GOMEZ
Sans doute.
Tu viens d’Armillas ?
HERNANI
Non, j’ai pris une autre route.
On se battait par là.
DON RUY GOMEZ
      La troupe du banni,
N’est-ce pas ?
HERNANI
Je ne sais.
DON RUY GOMEZ
Le chef, le Hernani,
Que devient-il ? Sais-tu ?
HERNANI
Seigneur, quel est cet homme ?
DON RUY GOMEZ
Tu ne le connais pas ? Tant pis ! La grosse somme
Ne sera point pour toi. Vois-tu, ce Hernani,
C’est un rebelle au roi, trop longtemps impuni
Si tu vas à Madrid, tu le pourras voir pendre.
HERNANI
Je n’y vais pas.
DON RUY GOMEZ
Sa tête est à qui veut la prendre.
HERNANI, à part.
Qu’on y vienne.
DON RUY GOMEZ
Où vas-tu, bon pèlerin ?
HERNANI
Seigneur,
Je vais à Saragosse.
DON RUY GOMEZ
Un vœu ? Fait en l’honneur
D’un saint ? De Notre-Dame ?
HERNANI
Oui, duc, de Notre-Dame.
DON RUY GOMEZ
Del Pilar1 ?
HERNANI
Del Pilar.
DON RUY GOMEZ
Il faut n’avoir point d’âme
Pour ne point acquitter les vœux qu’on fait aux saints.
Mais, le tien accompli, n’as-tu d’autres desseins ?
Voir le Pilier, c’est là tout ce que tu désires ?
HERNANI
Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires,
Voir Notre-Dame au fond du sombre corridor,
Luire en sa châsse2 ardente, avec sa chape3 d’or,
Et puis m’en retourner.
DON RUY GOMEZ
Fort bien ! – Ton nom, mon frère ?
Je suis Ruy De Silva.
HERNANI, hésitant.
Mon nom ?
DON RUY GOMEZ
Tu peux le taire
Si tu veux. Nul n’a droit de le savoir ici.
Viens-tu pas demander asile ?
HERNANI
Oui, duc.
DON RUY GOMEZ
Merci.
Sois le bienvenu. Reste, ami ! Ne te fais faute
De rien. Quant à ton nom, tu te nommes mon hôte.
Qui que tu sois, c’est bien ! Et, sans être inquiet,
J’accueillerais Satan, si Dieu me l’envoyait.
La porte s’ouvre à deux battants. Doña Sol entre avec sa parure
de mariée. Derrière elle, pages, valets, et deux femmes portant
sur un coussin de velours un coffret d’acier ciselé qu’elles vont
déposer sur une table, et qui renferme un riche écrin :
couronne de duchesse, bracelet, collier, perles, brillants,
pêle-mêle. – Hernani, haletant et effaré, considère doña Sol
avec des yeux ardents, sans écouter le duc.
1.  DelPilar : statue de la Vierge adossée à un pilier (d’où son nom, pilar signifiant « pilier » en
espagnol) de la cathédrale de Saragosse.
2.  Châsse : coffre où sont conservées les reliques des saints.
3.  Chape : large cape.

Scène 3
DON RUY GOMEZ, HERNANI, DOÑA SOL, pages, valets, femmes.

DON RUY GOMEZ, continuant.
– Voici ma Notre-Dame, à moi ! L’avoir priée
Te portera bonheur.
Il va présenter la main à doña Sol, toujours pâle et grave.
Ma belle mariée,
Venez. Quoi ! Pas d’anneau ! Pas de couronne encor !
HERNANI, d’une voix tonnante.
Qui veut gagner ici mille carolus d’or1 ?
Tous se retournent étonnés. Il déchire sa robe de pèlerin, la foule aux pieds et paraît en
costume de montagnard.
Je suis Hernani !
DOÑA SOL, à part avec joie.
Ciel ! Vivant !
HERNANI, aux valets.
Je suis cet homme
Qu’on cherche.
Au duc.
Vous vouliez savoir si je me nomme
Perez ou Diego ? – Non ! Je me nomme Hernani !
C’est un bien plus beau nom, c’est un nom de banni,
C’est un nom de proscrit. – Vous voyez cette tête ?
Elle vaut assez d’or pour payer votre fête !
Aux valets.
Je vous la donne à tous ! Vous serez bien payés !
Prenez : liez mes mains, liez mes pieds, liez !
Mais, non : c’est inutile ; une chaîne me lie
Que je ne romprai point.
DOÑA SOL, à part.
Malheureuse !
DON RUY GOMEZ
Folie !
Çà, mon hôte est un fou !
HERNANI
Votre hôte est un bandit.
DOÑA SOL
Oh ! Ne l’écoutez pas.
HERNANI
J’ai dit ce que j’ai dit.
DON RUY GOMEZ
Mille carolus d’or, monsieur ! La somme est forte
Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.
HERNANI
Qu’importe ?
Tant mieux, si dans le nombre il s’en trouve un qui veut.
Aux valets.
Livrez-moi ! vendez-moi !
DON RUY GOMEZ
Taisez-vous donc ! On peut
Vous prendre au mot !
HERNANI
Amis, l’occasion est trop belle !
Je vous dis que je suis le proscrit, le rebelle,
Hernani !
DON RUY GOMEZ
Taisez-vous
HERNANI
Hernani !
DOÑA SOL, d’une voix éteinte, à son oreille.
Oh ! Tais-toi.
HERNANI, se détournant à demi vers doña Sol.
On se marie ici ! Je veux en être, moi.
Mon épousée aussi m’attend.
Au duc.
Elle est moins belle
Que la vôtre, seigneur, mais n’est pas moins fidèle.
C’est la mort !
Aux valets.
Nul de vous ne fait un pas encor ?
DOÑA SOL, bas.
Par pitié !
HERNANI, aux valets.
Hernani ! Mille carolus d’or !
DON RUY GOMEZ
C’est le démon !
HERNANI, à un jeune valet.
Viens, toi ; tu gagneras la somme.
Riche alors, de valet tu redeviendras homme !
Aux valets qui restent immobiles.
Vous aussi vous tremblez ! Ai-je assez de malheur !
DON RUY GOMEZ
Frère, à toucher ta tête ils risqueraient la leur.
Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
Pour ta vie, au lieu d’or, offrît-on un empire,
Mon hôte ! Je te dois protéger en ce lieu,
Même contre le roi, car je te tiens de Dieu !
S’il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure !
À doña Sol.
Ma nièce, vous serez ma femme dans une heure.
Rentrez chez vous. Je vais faire armer le château,
J’en vais fermer la porte.
Il sort. Les valets le suivent.
HERNANI, regardant avec désespoir sa ceinture dégarnie et désarmée.
    Oh ! Pas même un couteau !
Doña Sol, après que le duc a disparu, fait quelques pas comme
pour suivre ses femmes, puis s’arrête, et, dès qu’elles sont
sorties, revient vers Hernani avec anxiété.
1.  Carolus : monnaie d’or.

Clefs d’analyse
Acte III, scènes 1 à 3.
Compréhension
   Un nouveau décor
•  Étudier la première didascalie de l’acte III.
•  Observer l’attitude des personnages présentée dans la didascalie (scène 1).
•  Étudier les détails de la longue didascalie de la fin de la scène 2.
   La progression de l’intrigue
•  Relever dans la première réplique de don Ruy des indications sur les événements passés et
à venir (scène 1).
•  Montrer par des exemples précis que le dialogue entre don Ruy et doña Sol repose sur une
totale incompréhension (scène 1).
   Le procédé du déguisement
•  Imaginer des mises en scène différentes pour l’arrivée d’Hernani, déguisé en pèlerin (scène
2).
Réflexion
   Le mélange des genres
•  Porter un jugement sur les propos de don Ruy (scènes 1 et 2).
•  Analyser les différents sentiments et émotions de doña Sol (scènes 1 et 3).
•  Analyser et discuter la réaction d’Hernani en voyant doña Sol en robe de mariée (scène 3).
À retenir :
Les longues didascalies au début de l’acte III et à la fin de la scène 2 introduisent dans la
pièce de théâtre une dimension romanesque : le décor est très précisément dressé, une salle
d’armes riche en armoiries, en armures et en portraits d’ancêtres ; l’héroïne innocente et
pure, doña Sol, se détache comme une apparition sur ce sombre tableau, toute blanche et
parée telle une madone.

Scène 4
HERNANI, DOÑA SOL.

Hernani considère avec un regard froid et comme inattentif l’écrin nuptial placé sur la table.
Puis il hoche la tête, et ses yeux s’allument.
HERNANI
Je vous fais compliment ! – Plus que je ne puis dire
La parure me charme, et m’enchante, et j’admire !
Il s’approche de l’écrin.
La bague est de bon goût, – la couronne me plaît, –
Le collier est d’un beau travail, – le bracelet
Est rare, – mais cent fois moins que la femme
Qui sous un front si pur cache ce cœur infâme !
Examinant de nouveau le coffret.
Et qu’avez-vous donné pour tout cela ? – Fort bien !
Un peu de votre amour ? mais vraiment, c’est pour rien !
Grand Dieu ! trahir ainsi ! n’avoir pas honte, et vivre !
Examinant l’écrin.
– Mais peut-être après tout c’est perle fausse, et cuivre
Au lieu d’or, verre et plomb, diamants déloyaux,
Faux saphirs, faux bijoux, faux brillants, faux joyaux.
Ah ! s’il en est ainsi, comme cette parure,
Ton cœur est faux, duchesse, et tu n’es que dorure !
Il revient au coffret.
– Mais non, non. Tout est vrai, tout est bon, tout est beau !
Il n’oserait tromper, lui, qui touche au tombeau.
Il prend l’une après l’autre toutes les pièces de l’écrin.
Rien n’y manque !
   Colliers, brillants, pendants d’oreille,
Couronne de duchesse, anneau d’or…, à merveille !
Grand merci de l’amour sûr, fidèle et profond !
Le précieux écrin !
DOÑA SOL va au coffret, y fouille et en tire un poignard.
Vous n’allez pas au fond.
C’est le poignard, qu’avec l’aide de ma patronne,
Je pris au roi Carlos lorsqu’il m’offrit un trône,
Et que je refusai pour vous qui m’outragez !
HERNANI, tombant à ses pieds.
Oh ! Laisse, qu’à genoux, dans tes yeux affligés
J’efface tous ces pleurs amers et pleins de charmes,
Et tu prendras après tout mon sang pour tes larmes !
DOÑA SOL, attendrie.
Hernani ! Je vous aime et vous pardonne, et n’ai
Que de l’amour pour vous.
HERNANI
Elle m’a pardonné,
Et m’aime ! Qui pourra faire aussi que moi-même,
Après ce que j’ai dit, je me pardonne et m’aime ? …
Oh ! Je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
Où vous avez marché, pour baiser le pavé !
DOÑA SOL
Ami !
HERNANI
Non, je dois t’être odieux ! Mais écoute,
Dis-moi : je t’aime ! – Hélas ! rassure un cœur qui doute,
Dis-le moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d’une femme a guéri bien des maux !
DOÑA SOL, absorbée et sans l’entendre.
Croire que mon amour eût si peu de mémoire !
Que jamais ils pourraient, tous ces hommes sans gloire,
Jusqu’à d’autres amours, plus nobles à leur gré,
Rapetisser un cœur où son nom est entré !
HERNANI
Hélas ! J’ai blasphémé ! Si j’étais à ta place,
Doña Sol, j’en aurais assez ; je serais lasse
De ce fou furieux, de ce sombre insensé
Qui ne sait caresser qu’après qu’il a blessé !
Je lui dirais : va-t-en ! – Repousse-moi, repousse !
Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
Car tu m’as supporté trop longtemps, car je suis
Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits !
Car c’en est trop enfin, ton âme est belle et haute
Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute ?
Épouse le vieux duc ! Il est bon, il est noble, il a
Par sa mère Olmedo, par son père Alcala1,
Encore un coup, sois riche avec lui, sois heureuse !
Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T’offrir de magnifique ? Une dot de douleur.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
L’exil, les fers, la mort, l’effroi qui m’environne,
C’est là ton collier d’or, c’est ta belle couronne,
Et jamais à l’épouse un époux plein d’orgueil
N’offrit plus bel écrin de misère et de deuil !
Épouse le vieillard, te dis-je ! Il te mérite !
Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? Qui nous voyant tous deux,
Toi, calme et belle, moi, violent, hasardeux,
Toi, paisible et croissant comme une fleur à l’ombre,
Moi, heurté dans l’orage à des écueils sans nombre,
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non. Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n’ai nul droit d’en haut sur toi, je me résigne !
J’ai ton cœur, c’est un vol ! Je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le ciel n’a consenti.
Si j’ai dit que c’était ton destin, j’ai menti !
D’ailleurs, vengeance, amour, adieu, mon jour s’achève.
Je m’en vais inutile avec mon double rêve,
Honteux de n’avoir pu ni punir, ni charmer,
Qu’on m’ait fait pour haïr, moi qui n’ai su qu’aimer !
Pardonne-moi, fuis-moi ! Ce sont mes deux prières.
Ne les rejette pas, car ce sont les dernières !
Tu vis, et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi !
DOÑA SOL
Ingrat !
HERNANI
Monts d’Aragon ! Galice ! Estramadoure2 !
– Oh ! je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! –
J’ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords
Je les ai fait combattre, et voilà qu’ils sont morts !
C’étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.
Ils sont morts ! Ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,
Et si leurs yeux s’ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m’épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Doña Sol, prends le duc, prends l’enfer, prends le roi !
C’est bien. Tout ce qui n’est pas moi vaut mieux que moi !
Je n’ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte, il est temps qu’à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d’aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! – Tu me crois, peut-être,
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé
D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête.
Si parfois, haletant, j’ose tourner la tête,
Une voix me dit : Marche ! et l’abîme est profond,
Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l’entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !
DOÑA SOL
Grand Dieu !
HERNANI
C’est un démon redoutable, te dis-je,
Que le mien. Mon bonheur, voilà le seul prodige
Qui lui soit impossible. Et toi, c’est le bonheur !
Tu n’es donc pas pour moi, cherche un autre seigneur !
Va, si jamais le ciel à mon sort qu’il renie
Souriait… n’y crois pas ! Ce serait ironie.
Épouse le duc !
DOÑA SOL
Donc ce n’est pas assez !
Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez.
Ah ! Vous ne m’aimez plus !
HERNANI
Oh ! Mon cœur et mon âme
C’est toi ! L’ardent foyer d’où me vient toute flamme,
C’est toi ! Ne m’en veux pas de fuir, être adoré !
DOÑA SOL
Je ne vous en veux pas, seulement j’en mourrai.
HERNANI
Mourir ! Pour qui ? Pour moi ? Se peut-il que tu meures
Pour si peu ?
DOÑA SOL, laissant éclater ses larmes.
Voilà tout.
Elle tombe sur un fauteuil.
HERNANI, s’asseyant près d’elle.
Oh ! Tu pleures ! Tu pleures !
Et c’est encor ma faute ! Et qui me punira ?
Car tu pardonneras encor ! Qui te dira
Ce que je souffre au moins, lorsqu’une larme noie
La flamme de tes yeux, dont l’éclair est ma joie !
Oh ! Mes amis sont morts ! Oh ! Je suis insensé !
Pardonne ! Je voudrais aimer, je ne le sai3.
Hélas ! J’aime pourtant d’une amour bien profonde !
Ne pleure pas ; mourons plutôt ! Que n’ai-je un monde ?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !
DOÑA SOL, se jetant à son cou.
Vous êtes mon lion superbe et généreux !
Je vous aime.
HERNANI
Ah ! L’amour serait un bien suprême
Si l’on pouvait mourir de trop aimer !
DOÑA SOL
Je t’aime !
Monseigneur, je vous aime, et je suis tout à vous.
HERNANI, laissant tomber sa tête sur son épaule.
Oh ! Qu’un coup de poignard de toi me serait doux !
DOÑA SOL, suppliante.
Quoi ! Ne craignez-vous pas que le ciel vous punisse
De parler de la sorte ?
HERNANI, toujours appuyé sur son sein.
Eh bien ! Qu’il nous unisse,
Tu le veux ! Qu’il en soit ainsi ! J’ai résisté !
Tous deux dans les bras l’un de l’autre se regardent avec extase, sans voir, sans entendre, et
comme absorbés dans leurs regards.
Don Ruy Gomez entre, et s’arrête comme pétrifié sur le seuil.

 
1.  Olmedo et Alcala : villes espagnoles.
2.  Aragon, Galice, Estramadoure : régions d’Espagne.
3.  Sai : licence poétique pour « sais ».

Scène 5
HERNANI, DOÑA SOL, DON RUY GOMEZ, puis UN PAGE.

DON RUY GOMEZ, immobile et croisant les bras sur le seuil de la porte.


Voilà donc le paiement de l’hospitalité !
DOÑA SOL
Dieu ! le duc !
Tous deux se retournent, comme réveillés en sursaut.
DON RUY GOMEZ, toujours immobile.
C’est donc là mon salaire, mon hôte ?
– Bon seigneur, va-t’en voir si ta muraille est haute,
Si la porte est bien close et l’archer dans sa tour ;
De ton château pour nous, fais et refais le tour ;
Cherche en ton arsenal une armure à ta taille ;
Ressaie, à soixante ans, ton harnais de bataille !
Voici la loyauté dont nous paierons ta foi !
Tu fais cela pour nous, et nous, ceci pour toi. –
Saints du ciel ! J’ai vécu plus de soixante années ;
J’ai rencontré parfois des âmes effrénées,
J’ai souvent en tirant ma dague du fourreau
Fait lever sur mes pas du gibier de bourreau
J’ai vu des assassins, des monnayeurs1, des traîtres
De faux valets à table empoisonnant leurs maîtres ;
J’en ai vu qui mouraient sans croix et sans pater2 ;
J’ai vu Sforce3, j’ai vu Borgia4, je vois Luther ;
Mais je n’ai jamais vu perversité si haute
Qui n’eût craint le tonnerre en trahissant son hôte !
Ce n’est pas de mon temps ! – Si noire trahison
Pétrifie un vieillard au seuil de sa maison,
Et fait que le vieux maître, en attendant qu’il tombe,
A l’air d’une statue à mettre sur sa tombe !
Maures et castillans ! Quel est cet homme-ci ?
Il lève les yeux et les promène sur les portraits qui entourent la salle.
Ô vous ! Tous les Silva qui m’écoutez ici,
Pardon si devant vous, pardon, si ma colère
Dit l’hospitalité mauvaise conseillère ! –
HERNANI, se levant.
Duc…
DON RUY GOMEZ
Tais-toi !
Il fait lentement trois pas dans la salle et promène ses regards sur les portraits des Silva.
  Morts sacrés ! Aïeux ! Hommes de fer !
Qui voyez ce qui vient du ciel et de l’enfer,
Dites-moi, messeigneurs, dites ! Quel est cet homme ?
Ce n’est pas Hernani, c’est Judas qu’on le nomme !
Oh ! Tâchez de parler pour me dire son nom !
Croisant les bras.
Avez-vous de vos jours vu rien de pareil ? Non !
HERNANI
Seigneur duc…
DON RUY GOMEZ, toujours aux portraits.
       Voyez-vous, il veut parler, l’infâme !
Mais, mieux encor que moi, vous lisez dans son âme.
Oh ! ne l’écoutez pas ! C’est un fourbe ! Il prévoit
Que mon bras va sans doute ensanglanter mon toit,
Que peut-être mon cœur couve dans ses tempêtes
Quelque vengeance, sœur du festin des sept Têtes.
Il vous dira qu’il est proscrit, il vous dira
Qu’on va dire Silva comme l’on dit Lara5,
Et puis qu’il est mon hôte, et puis qu’il est votre hôte…
Mes aïeux, messeigneurs, voyez, est-ce ma faute ?
Jugez entre nous deux !
HERNANI
   Ruy Gomez De Silva,
Si jamais vers le ciel noble front s’éleva,
Si jamais cœur fut grand, si jamais âme haute,
C’est la vôtre, seigneur ! C’est la tienne, ô mon hôte !
Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n’ai
Rien à dire, sinon que je suis bien damné !
Oui, j’ai voulu te prendre et t’enlever ta femme ;
Oui, j’ai voulu souiller ton lit ; oui, c’est infâme !
J’ai du sang ; tu feras très bien de le verser,
D’essuyer ton épée, et de n’y plus penser.
DOÑA SOL
Seigneur, ce n’est pas lui ! … Ne frappez que moi-même !
HERNANI
Taisez-vous, doña Sol ; car cette heure est suprême.
Cette heure m’appartient. Je n’ai plus qu’elle. Ainsi
Laissez-moi m’expliquer avec le duc ici.
Duc ! – Crois aux derniers mots de ma bouche : j’en jure,
Je suis coupable ; mais sois tranquille, – elle est pure.
C’est là tout ; Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, – un coup d’épée ou de poignard pour moi.
Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n’importe !
DOÑA SOL
Ah ! Moi seule ai tout fait ; car je l’aime.
À ce mot, Ruy Gomez se détourne en tressaillant, et fixe
sur doña Sol un regard terrible. Elle se jette à ses genoux
Oui. Pardon !
Je l’aime, monseigneur !
DON RUY GOMEZ
Vous l’aimez !
À Hernani.
Tremble donc.
Bruit de trompettes au dehors. – Entre le page.
Au page.
Qu’est ce bruit ?
LE PAGE
C’est le roi, monseigneur, en personne,
Avec un gros  d’archers et son héraut qui sonne.
6

DOÑA SOL
Dieu ! Le roi ! Dernier coup !
LE PAGE, au duc.
   Il demande pourquoi
La porte est close, et veut qu’on ouvre.
DON RUY GOMEZ
Ouvrez au roi !
Le page s’incline et sort.
DOÑA SOL
Il est perdu !
Don Ruy Gomez va à l’un des tableaux, qui est son propre portrait, et le dernier à gauche. Il
presse un ressort ; le portrait s’ouvre comme une porte, et laisse voir une cachette pratiquée
dans le mur. Le duc se tourne vers Hernani.
DON RUY GOMEZ
Monsieur, entrez ici.
HERNANI
  Ma tête
Est à toi, livre-la, seigneur, je la tiens prête.
Je suis ton prisonnier.
Il entre dans la cachette. Don Ruy Gomez presse le ressort, tout se referme, et le portrait
revient à sa place.
DOÑA SOL, au duc.
Seigneur, pitié pour lui.
LE PAGE entrant.
Son altesse le roi !
Doña Sol baisse précipitamment son voile. La porte s’ouvre à deux battants. Entre don
Carlos en habit de guerre, suivi d’une foule de gentilshommes également armés, de
pertuisaniers, d’arquebusiers, d’arbalétriers.

 
1.  Monnayeurs : qui fabriquent de la fausse monnaie.
2.  Sans pater : sans prière religieuse.
3.  Sforce : modèle du seigneur assassin.
4.  Borgia : frère de Lucrèce Borgia, l’héroïne du drame de Victor Hugo. Modèle de vice et de
perfidie.
5.  Qu’on va dire Silva comme l’on dit Lara : allusion à une légende familiale de trahison et de
massacre.
6.  Un gros : une troupe nombreuse.

Clefs d’analyse
Acte III, scènes 4 et 5.

Compréhension
   La violence d’Hernani
•  Relever les formes de persiflage dans la première tirade d’Hernani (scène 4).
•  Observer la réaction de doña Sol quand Hernani l’accuse.
•  Relever les traits essentiels du caractère d’Hernani qui complètent son personnage de héros
romantique.
Réflexion
   La galerie des portraits
•  Relever les occurrences des portraits dans les didascalies et dans les dialogues.
•  Analyser leur rôle dans la scène 5.
•  Faire le « portrait » de don Ruy Gomez à la fin de la scène 5.
   Le lyrisme du désespoir
•  Choisir et commenter les vers qui expriment le mieux l’intuition de la fatalité qui pèse sur
le héros.
À retenir :
Les scènes 4 et 5 présentent en parallèle les portraits de deux hommes amoureux de la même
femme et tour à tour rendus fous par la jalousie : cette circonstance particulière de la passion
amoureuse amène les deux personnages à se révéler, Hernani agité de mouvements
contradictoires et violents, don Ruy Gomez perdant peu à peu tous ses espoirs de vieillesse
heureuse et paisible en compagnie de doña Sol. De nombreux éléments disséminés dans le
texte préfigurent le destin funeste des personnages.

Scène 6
DON RUY GOMEZ, DOÑA SOL voilée, DON CARLOS, SUITE.

Don Carlos s’avance à pas lents, la main gauche sur le pommeau de son épée, la droite dans
sa poitrine, et fixe sur le vieux duc un œil de défiance et de colère. Le duc va au-devant du roi
et le salue profondément. Silence, attente et terreur alentour. Enfin le roi, arrivé en face du
duc, lève brusquement la tête.
DON CARLOS
D’où vient donc aujourd’hui,
Mon cousin, que ta porte est si bien verrouillée ?
Par les saints ! Je croyais ta dague plus rouillée !
Et je ne savais pas qu’elle eût hâte à ce point,
Quand nous te venons voir, de reluire à ton poing !
Don Ruy Gomez veut parler, le roi poursuit avec un geste impérieux.
C’est s’y prendre un peu tard pour faire le jeune homme !
Avons-nous des turbans ? Serait-ce qu’on me nomme
Boabdil1 ou Mahom2, et non Carlos, répond !
Pour nous baisser la herse et nous lever le pont ?
DON RUY GOMEZ, s’inclinant.
Seigneur…
DON CARLOS, à ses gentilshommes.
Prenez les clés ! Saisissez-vous des portes !
Deux officiers sortent, plusieurs autres rangent les soldats en triple haie dans la salle. Don
Carlos se tourne vers le duc.
Ah ! Vous réveillez donc les rébellions mortes !
Pardieu ! Si vous prenez de ces airs avec moi,
Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi !
Et j’irai par les monts, de mes mains aguerries,
Dans leurs nids crénelés tuer les seigneuries !
DON RUY GOMEZ, se redressant.
Altesse, les Silva sont loyaux…
DON CARLOS, l’interrompant.
Sans détours,
Réponds, duc, ou je fais raser tes onze tours !
De l’incendie éteint il reste une étincelle,
Des bandits morts il reste un chef. Qui le recèle ?
C’est toi ! Ce Hernani, rebelle empoisonneur,
Ici, dans ton château, tu le caches !
DON RUY GOMEZ
Seigneur,
C’est vrai.
DON CARLOS
Fort bien ! Je veux sa tête, – ou bien la tienne.
Entends-tu, mon cousin ?
DON RUY GOMEZ, s’inclinant.
Mais qu’à cela ne tienne !
Vous serez satisfait.
Doña Sol se cache la tête dans ses mains et tombe sur le fauteuil.
DON CARLOS radouci…
Ah ! Tu t’amendes ! Va
Chercher mon prisonnier.
Le duc croise les bras, baisse la tête et reste un instant rêveur.
Le roi et doña Sol l’observent en silence, et agités d’émotions
contraires, enfin le duc relève son front, prend la main du roi,
le mène devant le plus ancien des portraits, celui qui commence
la galerie à droite du spectateur.
DON RUY GOMEZ, montrant le vieux portrait.
    Celui-ci, des Silva
C’est l’aîné, c’est l’aïeul, l’ancêtre, le grand homme !
Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome.
Passant au portrait suivant.
Voici don Galceran de Silva, l’autre Cid !
On lui garde à Toro, près de Valladolid,
Une châsse dorée où brûlent mille cierges.
Il affranchit Léon du tribut des cent vierges.
Passant à un autre.
Don Blas, qui de lui-même et dans sa bonne foi,
S’exila pour avoir mal conseillé le roi.
À un autre.
– Christoval. – Au combat d’Escalona, don Sanche,
Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche
Tous les coups s’acharnaient ; il cria : Christoval !
Christoval prit la plume et donna son cheval.
À un autre.
– Don Jorge, qui paya la rançon de Ramire,
Roi d’Aragon.
DON CARLOS, croisant les bras et le regardant de la tête aux pieds.
Pardieu ! don Ruy, je vous admire !
Mon prisonnier !
DON RUY GOMEZ, à un autre.
Voici Ruy Gomez De Silva,
Grand-maître de Saint-Jacque3 et de Calatrava.
Son armure géante irait mal à nos tailles.
Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles,
Conquit au roi Motril, Antequera, Suez,
Nijar ; et mourut pauvre. – Altesse, saluez.
Il s’incline, se découvre et passe à un autre. Le roi l’écoute
avec une impatience et une colère toujours croissantes.
Près de lui, Gil, son fils, cher aux âmes loyales.
Sa main pour un serment valait les mains royales.
À un autre.
– Don Gaspar, de Mendoce et de Silva l’honneur !
Toute noble maison tient à Silva, seigneur.
Sandoval tour à tour nous craint ou nous épouse.
Manrique nous envie et Lara nous jalouse.
Alencastre nous hait. Nous touchons à la fois
Du pied à tous les ducs, du front à tous les rois !
DON CARLOS, impatienté.
Vous raillez-vous ?
DON RUY GOMEZ
Voilà don Vasquez, dit le Sage,
Don Jayme, dit le fort. Un jour, sur son passage,
Il arrêta Zamet et cent maures tout seul.
J’en passe et des meilleurs.
Sur un geste de colère du roi, il passe un grand nombre
de tableaux et vient tout de suite aux trois derniers portraits
à gauche du spectateur.
Voici mon noble aïeul,
Il vécut soixante ans gardant la foi jurée,
Même aux juifs.
À l’avant-dernier.
Ce vieillard, cette tête sacrée,
C’est mon père ; il fut grand, quoiqu’il vînt le dernier.
Les Maures de Grenade avaient fait prisonnier
Le comte Alvar Giron, son ami ; mais mon père
Prit pour l’aller chercher six cents hommes de guerre,
Il fit tailler en pierre un comte Alvar Giron,
Qu’à sa suite il traîna, jurant par son patron4
De ne point reculer que le comte de pierre
Ne tournât front lui-même et n’allât en arrière.
Il combattit, puis vint au comte, et le sauva.
DON CARLOS
Mon prisonnier !
DON RUY GOMEZ
C’était un Gomez De Silva.
Voilà donc ce qu’on dit, quand dans cette demeure
On voit tous ces héros…
DON CARLOS
Mon prisonnier, sur l’heure !
DON RUY GOMEZ
Il s’incline profondément devant le roi, lui prend la main
et le mène devant le dernier portrait, derrière lequel est caché
Hernani. Doña Sol le suit des yeux avec anxiété. Attente
et silence dans l’assistance.
Ce portrait, c’est le mien. – Roi don Carlos, merci !
– Car vous voulez qu’on dise en le voyant ici :
« Ce dernier, digne fils d’une race si haute,
fut un traître, et vendit la tête de son hôte ! »
Joie de doña Sol. Mouvement de stupeur dans les assistants.
Le roi, déconcerté, s’éloigne avec colère, et reste un instant
silencieux, les lèvres tremblantes et l’œil enflammé.
DON CARLOS
Duc, ton château me gêne, et je le mettrai bas !
DON RUY GOMEZ
Car vous me la paieriez, Altesse, n’est-ce pas ?
DON CARLOS
Duc, j’en ferai raser les tours pour tant d’audace,
Et je ferai semer du chanvre5 sur la place.
DON RUY GOMEZ
Mieux voir croître6 du chanvre où ma tour s’éleva,
qu’une tache ronger le vieux nom de Silva.
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?
DON CARLOS
Duc ! Cette tête est nôtre,
Et tu m’avais promis…
DON RUY GOMEZ
   J’ai promis l’une ou l’autre.
Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ?
Montrant sa tête.
Je donne celle-ci.
Au roi.
Prenez-la.
DON CARLOS
Duc, fort bien. Mais j’y perds, grand merci !
La tête qu’il me faut est jeune, il faut que morte
On la prenne aux cheveux. La tienne, que m’importe ?
Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain.
Tu n’en as pas assez pour lui remplir la main !
DON RUY GOMEZ
Altesse, pas d’affront ! Ma tête encore est belle,
Et vaut bien, que je crois7, la tête d’un rebelle.
La tête d’un Silva, vous êtes dégoûté !
DON CARLOS
Livre-nous Hernani !
DON RUY GOMEZ
Seigneur, en vérité,
J’ai dit.
DON CARLOS, à sa suite.
Fouillez partout ! Et qu’il ne soit point d’aile,
De cave, ni de tour…
DON RUY GOMEZ
Mon donjon est fidèle
Comme moi. Seul il sait le secret avec moi.
Nous le garderons bien tous deux.
DON CARLOS
    Je suis le roi.
DON RUY GOMEZ
Hors que de mon château, démoli pierre à pierre
On ne fasse ma tombe, on n’aura rien !
DON CARLOS
Prière,
Menace, tout est vain ! – Livre-moi le bandit,
Duc ! Ou, tête et château, j’abattrai tout.
DON RUY GOMEZ
J’ai dit.
DON CARLOS
Hé bien donc ! Au lieu d’une, alors j’aurai deux têtes.
Au duc d’Alcala.
Jorge, arrêtez le duc.
DOÑA SOL, arrache son voile, et se jette entre le roi, le duc et les gardes.
Roi don Carlos, vous êtes
Un mauvais roi !
DON CARLOS
Grand dieu ! Que vois-je ? Doña Sol !
DOÑA SOL
Altesse, tu n’as pas le cœur d’un Espagnol !
DON CARLOS, troublé et chancelant.
Madame, pour le roi, vous êtes bien sévère.
Il s’approche de doña Sol. À voix basse.
C’est vous qui m’avez mis au cœur cette colère.
Un homme devient ange ou monstre en vous touchant.
Ah ! Quand on est haï, que vite on est méchant !
Si vous aviez voulu, peut-être, ô jeune fille,
J’étais grand ! J’eusse été le lion de Castille !
Vous m’en faites le tigre avec votre courroux.
Le voilà qui rugit, madame ! Taisez-vous !
Doña Sol lui jette un regard impérieux, il s’incline.
Pourtant, j’obéirai.
Se tournant vers le duc.
Mon cousin, je t’estime.
Ton scrupule, après tout, peut sembler légitime.
Sois fidèle à ton hôte, infidèle à ton roi.
C’est bien ; je te fais grâce et suis meilleur que toi.
– J’emmène seulement ta nièce comme otage.
DON RUY GOMEZ
Seulement !
DOÑA SOL, interdite et effrayée.
Moi ! Seigneur !
DON CARLOS
Oui, vous.
DON RUY GOMEZ
Pas davantage !
Oh ! La grande clémence ! Ô généreux vainqueur,
Qui ménage la tête et torture le cœur !
Belle grâce !
DON CARLOS
Choisis : – Doña Sol, ou le traître.
Il me faut l’un des deux.
DON RUY GOMEZ
Ah ! Vous êtes le maître !
Le roi s’approche de doña Sol ; elle se réfugie vers don Ruy Gomez.
DOÑA SOL
Sauvez-moi, monseigneur !
Elle s’arrête tout à coup.
À part.
     Malheureuse, il le faut !
La tête de mon oncle ou l’autre ! … Moi plutôt !
Au roi.
Je vous suis.
DON CARLOS, à part.
Par les saints ! L’idée est triomphante !
Il faudra bien enfin s’adoucir, mon infante !
Doña Sol va d’un pas grave et assuré au coffret, l’ouvre, et y prend
le poignard, qu’elle cache dans son sein. Don Carlos va à elle,
et lui présente la main.
Qu’emportez-vous là ?
DOÑA SOL
       Rien.
DON CARLOS
 Un joyau précieux ?
DOÑA SOL
Oui.
DON CARLOS, souriant.
Voyons.
DOÑA SOL
Vous verrez.
Elle donne la main à Carlos et se dispose à le suivre. Don Ruy Gomez, qui est resté immobile
et profondément absorbé dans sa douleur, se retourne et fait quelques pas en criant.
Doña Sol ! – Terre et cieux !
Doña Sol ! Puisque l’homme ici n’a point d’entrailles,
À mon aide ! Croulez ! Armures et murailles !
Il court au roi.
Laisse-moi mon enfant ! Je n’ai qu’elle, ô mon roi !
DON CARLOS, lâchant la main de doña Sol.
Alors… mon prisonnier !
Le duc baisse la tête et semble en proie à une horrible agitation ; il se relève, regarde les
portraits en joignant les mains vers eux.
DON RUY GOMEZ
Ayez pitié de moi,
Vous tous !
Il fait un pas vers la porte masquée. Doña Sol le suit des yeux ; il se retourne encore vers les
portraits.
Oh ! Voilez-vous ! Votre regard m’arrête.
Il s’avance en chancelant vers son portrait, puis se tourne de nouveau vers le roi.
Tu le veux ?
DON CARLOS
Oui.
Le duc lève en tremblant la main vers le ressort.
DOÑA SOL
Dieu !
DON RUY GOMEZ, tombant aux genoux du roi.
Non ! Par pitié, prends ma tête !
DON CARLOS
Ta nièce !
DON RUY GOMEZ, se relevant.
Prends-la donc, et laisse-moi l’honneur.
DON CARLOS, reprenant la main de doña Sol tremblante.
Adieu, duc !
DON RUY GOMEZ
Au revoir !
Il suit de l’œil le roi qui se retire lentement avec doña Sol, puis il met la main sur son
poignard.
Dieu vous garde, seigneur !
Il revient sur le devant, haletant, immobile, sans plus rien voir ni entendre. L’œil fixe, les bras
croisés sur la poitrine qui les soulève comme par des mouvements convulsifs. Cependant le
roi sort avec doña Sol. Toute la suite des seigneurs sort après eux deux à deux, gravement et
chacun à son rang. Ils se parlent à voix basse entre eux.
DON RUY GOMEZ, à part.
Roi, pendant que tu sors joyeux de ma demeure
Ma vieille loyauté sort de mon cœur qui pleure.
Il lève les yeux, les promène autour de lui et voit qu’il est seul.
Il court à la muraille, détache deux épées d’une panoplie,
les mesure toutes deux, et les dépose sur une table ; cela fait,
il va au portrait, presse le ressort ; la porte se rouvre.

 
1.  Boabdil : dernier roi de Grenade.
2.  Mahom : Mahomet, fondateur de la religion musulmane.
3.  Saint-Jacque : licence poétique pour « Saint-Jacques » nécessaire pour faire la liaison.
4.  Patron : saint protecteur.
5.  Chanvre : symbole de la mort par pendaison.
6.  « Mieux voir croître » : « Il vaut mieux voir croître ».
7.  « Et vaut bien, que je crois » : « À ce que je crois ».

Scène 7
DON RUY GOMEZ, HERNANI.

DON RUY GOMEZ
Sors.
Hernani paraît à la porte de la cachette, don Ruy lui montre
les deux épées sur la table.
Choisis. Don Carlos est hors de la maison,
Il s’agit maintenant de me rendre raison.
Choisis, et faisons vite. Allons donc, ta main tremble !
HERNANI
Un duel ! Nous ne pouvons, vieillard, combattre ensemble.
DON RUY GOMEZ
Pourquoi donc ? As-tu peur ? N’es-tu point noble ? Enfer !
Noble ou non, pour croiser le fer avec le fer,
Tout homme qui m’outrage est assez gentilhomme.
HERNANI
Vieillard !
DON RUY GOMEZ
Viens me tuer, ou viens mourir, jeune homme !
HERNANI
Mourir, oui. Vous m’avez sauvé malgré mes vœux.
Donc, ma vie est à vous. Reprenez-la.
DON RUY GOMEZ
Tu veux ?
Aux portraits.
Vous voyez qu’il le veut.
À Hernani.
C’est bon ! Fais ta prière.
HERNANI
Oh ! C’est à toi, seigneur, que je fais la dernière !
DON RUY GOMEZ
Parle à l’autre seigneur1 !
HERNANI
Non, non, à toi ! Vieillard,
Frappe-moi. Tout m’est bon, dague, épée ou poignard !
Mais fais-moi, par pitié, cette suprême joie !
Duc ! Avant de mourir, permets que je la voie !
DON RUY GOMEZ
La voir !
HERNANI
Au moins permets que j’entende sa voix,
Une dernière fois ! Rien qu’une seule fois !
DON RUY GOMEZ
L’entendre !
HERNANI
Oh ! je comprends, seigneur, ta jalousie.
Mais déjà par la mort ma jeunesse est saisie.
Pardonne-moi. Veux-tu, dis-moi que, sans la voir,
S’il le faut, je l’entende ? Et je mourrai ce soir.
L’entendre seulement ! Contente mon envie !
Mais, oh ! qu’avec douceur j’exhalerais ma vie,
Si tu daignais vouloir qu’avant de fuir aux cieux
Mon âme allât revoir la sienne dans ses yeux !
Je ne lui dirai rien. Tu seras là, mon père.
Tu me prendras après.
DON RUY GOMEZ, montrant la porte masquée.
Saints du ciel ! Ce repaire
Est-il donc si profond, si sourd et si perdu,
Qu’il n’ait entendu rien !
HERNANI
Je n’ai rien entendu.
DON RUY GOMEZ
Il a fallu livrer doña Sol, ou toi-même.
HERNANI
À qui livrée ?
DON RUY GOMEZ
Au roi.
HERNANI
Vieillard stupide ! Il l’aime !
DON RUY GOMEZ
Il l’aime !
HERNANI
Il nous l’enlève ! Il est notre rival.
DON RUY GOMEZ
Ô malédiction ! Mes vassaux, à cheval,
À cheval ! Poursuivons le ravisseur !
HERNANI
Écoute.
La vengeance au pied sûr fait moins de bruit en route.
Je t’appartiens, tu peux me tuer. Mais veux-tu
M’employer à venger ta nièce et sa vertu ?
Ma part dans ta vengeance ! Oh ! Fais-moi cette grâce !
Et s’il faut embrasser tes pieds, je les embrasse !
Suivons le roi tous deux ! Viens, je serai ton bras,
Je te vengerai, duc ; après, tu me tueras.
DON RUY GOMEZ
Alors, comme aujourd’hui, te laisseras-tu faire ?
HERNANI
Oui, duc.
DON RUY GOMEZ
Qu’en jures-tu ?
HERNANI
La tête de mon père.
DON RUY GOMEZ
Voudras-tu de toi-même un jour t’en souvenir ?
HERNANI, lui présentant le cor qu’il ôte de sa ceinture.
Écoute, prends ce cor. – Quoi qu’il puisse advenir,
Quand tu voudras, seigneur, quel que soit le lieu, l’heure,
S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins ;
Tout sera fait.
DON RUY GOMEZ lui tendant la main.
Ta main ?
Ils se serrent la main. – Aux portraits.
Vous tous, soyez témoins.
1.  L’autre seigneur : Dieu.

Clefs d’analyse
Acte III, scènes 6 et 7.

Compréhension
   La puissance royale
•  Relever les attitudes et les paroles de don Carlos qui le décrivent en roi très puissant (scène
6).
•  Observer dans les didascalies les réactions diverses de la suite du roi.
   Le personnage de doña Sol
•  Observer les différentes réactions de doña Sol au cours de la scène 6.
Réflexion
   Le suspense
•  Repérer et commenter les moments où le spectateur retient son souffle (scènes 6 et 7).
   Le pacte fatal
•  Expliquer et commenter le pacte conclu entre Hernani et don Ruy (scène 7).
•  Expliquer le rôle que joue le cor confié par Hernani à don Ruy Gomez.
   Le registre épique
•  Dans la scène de la revue des portraits (scène 6), relever les différents procédés épiques
utilisés par Victor Hugo.
•  Expliquer pourquoi Hernani refuse de se battre en duel avec don Ruy (scène 7).
À retenir :
L’acte III, fertile en rebondissements de toutes sortes, se clôt sur deux scènes qui privilégient
la dimension épique, malgré les faiblesses et les fragilités des personnages. Tous les
protagonistes en effet semblent rivaliser d’exaltation et de courage.
Synthèse
Acte III
Le vieillard
Personnages
   L’évolution des rapports de force
L’acte III est celui qui s’apparente le plus à une tragédie classique. Il s’agit d’ailleurs du nœud
du drame qui précise et développe les relations entre les personnages. Les événements se
succèdent à un rythme soutenu, l’action est chargée de péripéties et de coups de théâtre :
l’annonce de la mort d’Hernani par un page à la scène 1 est immédiatement suivie de l’arrivée
du héros déguisé en pèlerin à la scène 2 ; rendu fou de jalousie en apprenant le mariage
imminent de doña Sol, il dévoile brusquement son identité et se met en danger. S’enchaînent
ensuite l’arrivée du roi au château, la découverte par don Ruy de l’amour qui lie les jeunes
gens, le refus hautain du vieillard de livrer l’hôte qu’il protège, l’enlèvement de doña Sol par
don Carlos comme otage, enfin, dernier coup pour don Ruy, Hernani l’informe des véritables
sentiments du roi pour la jeune fille. Le pacte final conclu entre don Ruy et Hernani anticipe
sur la fin de la pièce. Ces nombreuses péripéties, au-delà du rythme haletant qu’elles
insufflent à l’ensemble de l’acte, permettent aux rapports de force entre les personnages
d’évoluer rapidement à la fois sur le plan amoureux et sur le plan politique et font ressortir
l’extrême mobilité des caractères.
Langage
   L’épopée
Pour expliquer son hospitalité qu’il considère comme un devoir sacré, le vieux seigneur don
Ruy Gomez passe en revue les portraits de ses ancêtres, en une longue tirade interrompue par
les exclamations d’impatience du roi réclamant son « prisonnier ». Par les évocations de hauts
faits héroïques et guerriers, un vocabulaire emphatique exaltant la fidélité, l’honneur et la
noblesse, Don Ruy se définit comme un personnage d’épopée, comme un seigneur féodal en
lutte contre le pouvoir royal, tout droit sorti du Cid de Corneille.
Société
   Le sentiment de « l’honneur castillan »
Dès la didascalie initiale, la galerie des portraits du château de Silva est présentée avec
insistance et précision : « La galerie des portraits de famille de Silva ; grande salle, dont ces
portraits entourés de riches bordures et surmontés de couronnes ducales et d’écussons dorés,
font la décoration ». C’est une adresse à ces mêmes portraits qui clôt l’ensemble de l’acte, les
ancêtres glorieux de don Ruy Gomez devenant les terribles témoins du pacte auquel a souscrit
Hernani. On peut analyser ces images comme la métaphore, rendue visible sur la scène, du
sentiment de l’honneur, à la fois individuel et collectif.
C’est ce sentiment qui pousse don Ruy Gomez à résister aux exigences du roi et qui l’amène à
ne pas livrer un hôte, fût-il un proscrit en fuite.

ACTE IV
Le tombeau
Aix-la-Chapelle
Les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne
à Aix-La-Chapelle1 ; de grandes voûtes d’architecture lombarde.
Gros piliers bas. Pleins cintres. Chapiteaux d’oiseaux et de fleurs.
– À droite le tombeau de Charlemagne, avec une petite porte
de bronze basse et cintrée. Une seule lampe suspendue
à une clef de voûte en éclaire l’inscription : KAROLUS
MAGNUS2. – Il est nuit, on ne voit pas le fond du souterrain ;
l’œil se perd dans les arcades et les piliers qui s’entrecroisent
dans l’ombre.

Scène 1
DON CARLOS, DON RICARDO, une lanterne à la main. Grands manteaux,
chapeaux rabattus.

DON RICARDO, son chapeau à la main.


C’est ici.
DON CARLOS
C’est ici que la ligue s’assemble ?
Que je vais dans ma main les tenir tous ensemble ?
– Ah ! Monsieur l’électeur de Trèves3, c’est ici ?
Vous leur prêtez ce lieu ? Certe4, il est bien choisi !
Un noir complot prospère à l’air des catacombes ;
Il est bon d’aiguiser les stylets sur des tombes.
Pourtant, c’est jouer gros : la tête est de l’enjeu,
Messieurs les assassins ! Et nous verrons. – Pardieu,
Ils font bien de choisir pour une telle affaire
Un sépulcre ! Ils auront moins de chemin à faire.
À don Ricardo.
Ces caveaux sous le sol s’étendent-ils bien loin ?
DON RICARDO
Jusques au château fort.
DON CARLOS
 C’est plus qu’il n’est besoin.
DON RICARDO
D’autres, de ce côté, vont jusqu’au monastère
D’Altenheim…
DON CARLOS
Où Rodolphe extermina Lothaire5
Bien. – Une fois encor, comte, redites-moi
Les noms et les griefs, où, comment et pourquoi.
DON RICARDO
Gotha6.
DON CARLOS
Je sais pourquoi le brave duc conspire.
Il veut un allemand d’Allemagne à l’empire.
DON RICARDO
Hohenbourg.
DON CARLOS
Hohenbourg aimerait mieux, je croi7,
L’enfer avec François8 que le ciel avec moi.
DON RICARDO
Don Gil Tellez Giron.
DON CARLOS
Castille et Notre-Dame !
Il se révolte donc contre son roi, l’infâme ?
DON RICARDO
On dit qu’il vous trouva chez Madame Giron,
Un soir que vous veniez de le faire baron.
Il veut venger l’honneur de sa tendre compagne.
DON CARLOS
C’est donc qu’il se révolte alors contre l’Espagne.
Qui nomme-t-on encore ?
DON RICARDO
On cite avec ceux-là
Le révérend Vasquez, évêque d’Avila9.
DON CARLOS
Est-ce aussi pour venger la vertu de sa femme ?
DON RICARDO
Puis Guzman De Lara, mécontent, qui réclame
Le collier de votre ordre10.
DON CARLOS
Ah ! Guzman de Lara !
Si ce n’est qu’un collier qu’il lui faut, il l’aura.
DON RICARDO
Le duc de Lutzelbourg. Quant aux plans qu’on lui prête…
DON CARLOS
Le duc de Lutzelbourg est trop grand de la tête.
DON RICARDO
Juan De Haro, qui veut Astorga.
DON CARLOS
Ces Haro
Ont toujours fait doubler la solde du bourreau.
DON RICARDO
C’est tout.
DON CARLOS
Ce ne sont pas toutes mes têtes. Comte,
Cela ne fait que sept, et je n’ai pas mon compte.
DON RICARDO
Oh ! Je ne nomme pas quelques bandits, gagés
Par Trève11 ou par la France…
DON CARLOS
Hommes sans préjugés
Dont le poignard, toujours prêt à jouer son rôle,
Tourne aux plus gros écus, comme l’aiguille au pôle !
DON RICARDO
Pourtant j’ai distingué deux hardis compagnons,
Tous deux nouveaux venus ; un jeune, un vieux…
DON CARLOS
Leurs noms ?
Ricardo lève les épaules en signe d’ignorance.
Leur âge ?
DON RICARDO
Le plus jeune a vingt ans.
DON CARLOS
C’est dommage.
DON RICARDO
Le vieux, soixante au moins.
DON CARLOS
L’un n’a pas encor l’âge,
Et l’autre ne l’a plus. Tant pis. J’en prendrai soin,
Le bourreau peut compter sur mon aide au besoin !
Ah ! loin que mon épée aux factions soit douce,
Je la lui prêterai si sa hache s’émousse,
Comte ! et pour l’élargir, je coudrai, s’il le faut,
Ma pourpre impériale12 au drap de l’échafaud.
– Mais… serai-je empereur, seulement ?
DON RICARDO
Le collège,
À cette heure assemblé, délibère.
DON CARLOS
Que sais-je ?
Ils nommeront François premier, – ou leur saxon,
Leur Frédéric le Sage13 ! – Ah ! Luther a raison,
Tout va mal ! Beaux faiseurs de majestés sacrées !
N’acceptant pour raisons que les raisons dorées !
Un saxon hérétique ! Un comte Palatin
Imbécile ! Un primat14 de Trèves libertin !
Quant au roi de Bohême, il est pour moi. – Des princes
De Hesse, plus petits encor que leurs provinces !
De jeunes idiots, des vieillards débauchés !
Des couronnes, fort bien ! Mais des têtes ? Cherchez.
Des nains ! Que je pourrais, concile ridicule,
Dans ma peau de lion, emporter comme Hercule15 !
Et qui, démaillotés du manteau violet,
Auraient la tête encor de moins que Triboulet16 !
– Il me manque trois voix, Ricardo ! Tout me manque !
Ah ! Je donnerais Gand, Tolède et Salamanque,
Mon ami Ricardo, trois villes à leur choix,
Pour trois voix, s’ils voulaient ! Vois-tu, pour ces trois voix ;
Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre,
Je les donnerais ! sauf, plus tard, à les reprendre !
Don Ricardo salue profondément le roi et met son chapeau sur sa tête.
– Vous vous couvrez ?
DON RICARDO
Seigneur, vous m’avez tutoyé17,
Saluant de nouveau.
Me voilà grand d’Espagne.
DON CARLOS, à part.
Ah ! Tu me fais pitié,
Ambitieux de rien ! Engeance intéressée !
Comme à travers la nôtre, ils suivent leur pensée !
Basse-cour où le roi, mendié sans pudeur,
À tous ces affamés émiette la grandeur.
Pour un titre ils vendraient leur âme, en vérité !
Rêvant.
Dieu seul, et l’empereur sont grands, – et le Saint Père !
Le reste, rois et ducs ! Qu’est cela ?
DON RICARDO
Moi, j’espère
Qu’ils prendront votre altesse.
DON CARLOS, à part.
Altesse ! Altesse ! Moi !
J’ai du malheur en tout. – S’il fallait rester roi !
DON RICARDO, à part.
Baste ! Empereur ou non, me voilà grand d’Espagne.
DON CARLOS
Sitôt qu’ils auront fait l’empereur d’Allemagne,
Quel signal à la ville annoncera son nom ?
DON RICARDO
Si c’est le duc de Saxe, un seul coup de canon ;
Deux, si c’est le Français ; trois, si c’est votre altesse.
DON CARLOS
Et cette doña Sol ! Tout m’irrite et me blesse !
Comte, si je suis fait empereur, par hasard,
Cours la chercher. – Peut-être on voudra d’un César !
DON RICARDO, souriant.
Votre altesse est bien bonne…
DON CARLOS, l’interrompant avec hauteur.
Ah ! Là-dessus, silence !
Je n’ai point dit encor ce que je veux qu’on pense.
– Quand saura-t-on le nom de l’élu ?
DON RICARDO
Mais, je crois,
Dans une heure au plus tard.
DON CARLOS
Oh ! Trois voix ! Rien que trois !
– Mais écrasons d’abord ce ramas18 qui conspire,
Et nous verrons après à qui sera l’empire.
Il compte sur ses doigts et frappe du pied.
Toujours trois voix de moins ! – Ah ! Ce sont eux qui l’ont !
Ce Corneille Agrippa19 pourtant en sait bien long !
Dans l’océan céleste il a vu treize étoiles
Vers la mienne, du nord, venir à pleines voiles. –
J’aurai l’empire ! Allons. – Mais d’autre part, on dit
Que l’abbé Jean Tritème20 à François l’a prédit.
J’aurais dû, pour mieux voir ma fortune éclaircie,
Avec quelque armement aider la prophétie !
Toutes prédictions du sorcier le plus fin
Viennent bien mieux à terme et font meilleure fin,
Quand une bonne armée, avec canons et piques,
Gens de pied, de cheval, fanfares et musiques,
Prête à montrer la route au sort qui veut broncher,
Leur sert de sage-femme et les fait accoucher.
Lequel vaut mieux, Corneille Agrippa ? Jean Tritème ?
Celui dont une armée explique le système,
Qui met un fer de lance au bout de ce qu’il dit,
Et compte maint soudard, lansquenet21 ou bandit
Dont l’estoc22, refaisant la fortune imparfaite,
Taille l’événement au plaisir du prophète.
Pauvres fous ! qui l’œil fier, le front haut, visent droit
À l’empire du monde et disent : J’ai mon droit !
Ils ont force canons, rangés en longues files,
Dont le souffle embrasé ferait fondre des villes ;
Ils ont vaisseaux, soldats, chevaux, et vous croyez
Qu’ils vont marcher au but sur les peuples broyés…
Baste ! au grand carrefour de la fortune humaine
Qui mieux encor qu’au trône à l’abîme nous mène,
À peine ils font trois pas, qu’indécis, incertains,
Tâchant en vain de lire au livre des destins,
Ils hésitent, peu sûrs d’eux-même23, et dans le doute
Au nécroman24 du coin vont demander leur route !
À don Ricardo.
– Va-t’en. C’est l’heure où vont venir les conjurés.
Ah ! … la clef du tombeau ! …
DON RICARDO, remettant une clef au roi.
Seigneur, vous songerez
Au comte de Limbourg, gardien capitulaire,
Qui me l’a confiée et fait tout pour vous plaire.
DON CARLOS, le congédiant.
Fais tout ce que j’ai dit ! Tout.
DON RICARDO, s’inclinant.
J’y vais de ce pas,
Altesse.
DON CARLOS
Il faut trois coups de canon, n’est-ce pas ?
Don Ricardo s’incline et sort.
Don Carlos resté seul tombe dans une profonde rêverie. Ses bras se croisent, sa tête fléchit
sur sa poitrine, puis il la relève et se tourne vers le tombeau.
1.  Aix-la-Chapelle (ou Aachen) : ville d’Allemagne. Charlemagne en fit la capitale de son empire.
La ville est célèbre pour sa cathédrale.
2.  Karolus Magnus : Charlemagne, en latin.
3.  Trèves : l’archevêque de Trèves participait à l’élection de l’empereur.
4.  Certe : licence poétique pour « certes ».
5.  Lothaire : petit-fils de Charlemagne et fils de Louis le Pieux. Il naquit en 795 et mourut en 855.
6.  Gotha : le duc de Saxe-Gotha est un personnage historique, tout comme Hohenbourg et don Gil
Tellez Giron cités par don Ricardo.
7.  Croi : licence poétique pour « crois ».
8.  François : il s’agit de François Ier, roi de France (1494-1547).
9.  Le révérend Vasquez, évêque d’Avila : personnage inventé par Victor Hugo, comme les noms
des conjurés suivants.
10.  Le collier de votre ordre : la Toison d’or.
11.  Trève : licence poétique pour « Trèves », ville allemande.
12.  Ma pourpre impériale : métonymie pour le manteau teint en pour-pre, couleur impériale.
13.  Frédéric le Sage : Frédéric de Saxe (1463-1525), candidat à l’empire, se retira en faveur de
Charles Quint.
14.  Primat : prélat de rang supérieur aux évêques.
15.  « Dans ma peau de lion, emporter comme Hercule ! » : allusion au lion de Némée, l’un des
douze Travaux d’Hercule qui se revêtit de sa peau, après l’avoir tué.
16.  Triboulet : fou des rois de France, Louis XII et François Ier. Hugo l’a mis en scène dans son
drame, Le Roi s’amuse (1832).
17.  « Vous m’avez tutoyé » : le roi d’Espagne ne tutoyait que les grands d’Espagne.
18.  Ramas : terme péjoratif pour « rassemblement ».
19.  Corneille Agrippa : personnage historique, médecin et astrologue, il prévoyait l’avenir.
20.  Jean Tritème : personnage historique, c’était un théologien qui prédisait l’avenir à François Ier.
21.  Lansquenet : mercenaire au service du roi de France.
22.  Estoc : épée.
23.  Eux-même : erreur volontaire d’accord pour respecter la mesure de l’alexandrin. Il faut
écrire « eux-mêmes ».
24.  Nécroman : magicien qui prédit l’avenir en consultant les morts.

Scène 2
DON CARLOS.

DON CARLOS, seul.
Charlemagne, pardon ! – Ces voûtes solitaires
Ne devraient répéter que paroles austères.
Tu t’indignes sans doute à ce bourdonnement
Que nos ambitions font sur ton monument.
Es-tu bien là, géant d’un monde créateur,
Et t’y peux-tu coucher de toute ta hauteur ?
– Charlemagne est ici ! – Comment, sépulcre sombre,
Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre ?
Ah ! C’est un beau spectacle à ravir la pensée,
Que l’Europe, ainsi faite, et comme il l’a laissée !
Un édifice, avec deux hommes au sommet.
Deux chefs élus 1 auxquels tout roi né se soumet.
Presque tous les états, duchés, fiefs militaires,
Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires ;
Mais le peuple a parfois son pape ou son César,
Tout marche, et le hasard corrige le hasard.
De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate.
Électeurs de drap d’or, cardinaux d’écarlate 2,
Double sénat sacré, dont la terre s’émeut,
Ne sont là qu’en parade, et Dieu veut ce qu’il veut.
Qu’une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
Se fait homme ; saisit les cœurs, creuse un sillon ;
Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ;
Mais qu’elle entre un matin à la diète3, au conclave4,
Et tous les rois soudain verront l’idée esclave,
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont,
Surgir, le globe en main, ou la tiare au front !
Le pape et l’empereur sont tout. Rien n’est sur terre
Que par eux et pour eux. Un suprême mystère
Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits,
Leur fait un grand festin des peuples et des rois,
Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde,
Seuls, assis à la table où Dieu leur sert le monde.
Tête à tête ils sont là, réglant et retranchant,
Arrangeant l’univers comme un faucheur son champ.
Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte,
Respirant la vapeur des mets que l’on apporte,
Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
Et se haussant pour voir sur la pointe des pieds.
Le monde, au-dessous d’eux, s’échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L’un délie et l’autre coupe.
L’un est la vérité, l’autre est la force. Ils ont
Leur raison en eux-même, et sont parce qu’ils sont.
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
L’un dans sa pourpre, et l’autre avec son blanc suaire,
L’univers ébloui contemple avec terreur
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur !
– L’empereur ! L’empereur ! Être empereur ! – Ô rage,
Ne pas l’être – et sentir son cœur plein de courage !
Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau,
Qu’il fut grand ! De son temps c’était encor plus beau !
Le pape et l’empereur ! Ce n’étaient plus deux hommes.
Pierre et César5 ! en eux accouplant les deux Romes,
Fécondant l’une et l’autre en un mystique hymen,
Redonnant une forme, une âme au genre humain,
Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle,
Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
Et tous deux remettant au moule de leur main
Le bronze qui restait du vieux monde romain !
Ô quel destin ! – Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
Quoi donc, avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l’épée ! Avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne !
Quoi ! Pour titre César et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu’Annibal6, qu’Attila7
Aussi grand que le monde ! … – Et que tout tienne là !
Ah ! Briguez donc l’empire et voyez la poussière
Que fait un empereur ! Couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte. – Élevez, bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C’est assez !
Taillez à larges pans un édifice immense !
Savez-vous ce qu’un jour il en reste ? – Ô démence !
Cette pierre ! – et du titre et du nom triomphants ? –
Quelques lettres à faire épeler des enfants.
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme ! … – Oh ! L’empire ! L’empire !
Que m’importe ? J’y touche et le trouve à mon gré.
Quelque chose me dit : Tu l’auras. – Je l’aurai !
Si je l’avais ! … – Ô ciel ! Être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense !
D’une foule d’états l’un sur l’autre étagés
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves 8, cardinaux, doges9 ducs à fleurons ;
Puis, évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis, clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, – les hommes.
Les hommes ! – c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit ; pleurs et cris : parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare,
À travers tant d’échos, nous arrive fanfare !
Les hommes ! – des cités, des tours, un vaste essaim
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin ! –
Rêvant.
Base de nations portant sur leurs épaules
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles
Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante, à leurs vastes roulis,
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… – Rois ! Regardez en bas !
Ah ! Le peuple ! – océan ! onde sans cesse émue,
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! Si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus
– Gouverner tout cela ! Monter, si l’on vous nomme,
À ce faîte ! Y monter, sachant qu’on n’est qu’un homme !
Avoir l’abîme là !… Pourvu qu’en ce moment,
Il n’aille pas me prendre un éblouissement !
Oh ! D’états et de rois mouvante pyramide,
Ton faîte est bien étroit ! – Malheur au pied timide !
À qui me retiendrai-je ?… – Oh ! Si j’allais faillir !
En sentant sous mes pieds le monde tressaillir !
En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre !
Puis, quand j’aurai ce globe entre mes mains, qu’en faire ?
Le pourrai-je porter seulement ? – Qu’ai-je en moi ?
Être empereur ! Mon dieu ! J’avais trop d’être roi.
Certe, il n’est qu’un mortel de race peu commune
Dont puisse s’élargir l’âme avec la fortune.
Mais moi ! Qui me fera grand ? Qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ? –
Il tombe à deux genoux devant le tombeau.
Charlemagne ! C’est toi !
Ah ! Puisque Dieu, pour qui tout obstacle s’efface,
Prend nos deux majestés et les met face à face,
Verse-moi dans le cœur, du fond de ce tombeau,
Quelque chose de grand, de sublime et de beau !
Oh ! Par tous ses côtés fais-moi voir toute chose !
Montre-moi que le monde est petit, car je n’ose
Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel
Qui du plâtre à César va montant jusqu’au ciel,
Chacun en son degré se complaît et s’admire,
Voit l’autre par-dessous et se retient d’en rire.
Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner,
Et dis-moi qu’il vaut mieux punir que pardonner !
– N’est-ce pas ? – S’il est vrai qu’en son lit solitaire
Parfois une grande ombre, au bruit que fait la terre,
S’éveille, et que soudain, son tombeau large et clair
S’entrouvre, et dans la nuit jette au monde un éclair,
Si cette chose est vraie, empereur d’Allemagne,
Oh ! Dis-moi ce qu’on peut faire après Charlemagne !
Parle ! dût en parlant ton souffle souverain
Me briser sur le front cette porte d’airain !
Ou plutôt, laisse-moi seul dans ton sanctuaire
Entrer ; laisse-moi voir ta face mortuaire ;
Ne me repousse pas d’un souffle d’aquilons ;
Sur ton chevet de pierre accoude-toi. Parlons.
Oui, dusses-tu me dire, avec ta voix fatale,
De ces choses qui font l’œil sombre et le front pâle,
Parle, et n’aveugle pas ton fils épouvanté,
Car ta tombe sans doute est pleine de clarté !
Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde
Carlos étudier ta tête comme un monde ;
Laisse, qu’il te mesure à loisir, ô géant !
Car rien n’est ici-bas si grand que ton néant !
Que la cendre, à défaut de l’ombre, me conseille ! …
Il approche la clef de la serrure.
Entrons !
Il recule.
Dieu ! S’il allait me parler à l’oreille !
S’il était là, debout et marchant à pas lents !
Si j’allais ressortir avec des cheveux blancs !
Entrons toujours.
Bruit de pas.
On vient ! – Qui donc ose, à cette heure,
Hors moi, d’un pareil mort éveiller la demeure ?
Qui donc ?
Le bruit s’approche.
Ah ! J’oubliais ! Ce sont mes assassins !
Entrons !
Il ouvre la porte du tombeau qu’il referme sur lui. – Entrent plusieurs hommes marchant à
pas sourds, cachés sous leurs manteaux et leurs chapeaux.
1.  Deux chefs élus : le pape et l’empereur.
2.  Cardinaux d’écarlate : les cardinaux portaient un vêtement rouge.
3.  Diète : assemblée qui élisait l’empereur.
4.  Conclave : réunion des cardinaux chargés d’élire le pape.
5.  Pierre et César : Pierre est le disciple de Jésus : il fut le premier pape et mourut crucifié en 64
après J.-C. ; César désigne Jules César (100-44 avant J.-C.) qui fonda l’Empire romain.
6.  Annibal (ou Hannibal) : général carthaginois qui faillit vaincre Rome au cours des guerres
puniques (IIIe-IIe siècles avant J.-C.).
7.  Attila : roi des Huns qui envahit l’Europe jusqu’à Rome : il fut battu en 451 aux Champs
catalauniques.
8.  Margraves : titre de princes souverains allemands.
9.  Doges : titre porté par les souverains élus des républiques de Gênes et de Venise.

Clefs d’analyse
Acte IV, scènes 1 et 2.

Compréhension
   Le tombeau de Charlemagne
•  Observer dans la didascalie initiale de l’acte IV et dans les paroles des personnages les
éléments qui décrivent le décor : apprécier l’aspect grandiose et l’atmosphère étrange du
lieu (scènes 1 et 2).
•  Apprécier le choix de ce lieu par Victor Hugo pour situer l’attente de l’élection de
l’empereur d’Allemagne.
   Le monologue de don Carlos
•  Dégager les principales étapes du monologue (scène 2). Lister les idées clés qui y sont
développées.
Réflexion
   La conjuration
•  Analyser les motivations de chaque conjuré présenté par don Ricardo à tour de rôle.
•  Repérer dans la description du groupe des conjurés un indice de la présence d’Hernani
parmi eux (scène 1).
   La dramaturgie romantique
•  Montrer que le début de l’acte IV illustre les principes esthétiques du drame romantique.
À retenir :
Encore une fois, la didascalie initiale de l’acte IV rompt avec l’esthétique classique qui
préconise l’unité de lieu : le spectateur est transporté d’un château espagnol, dans les
montagnes d’Aragon, en Allemagne, à Aix-la-Chapelle, dans la crypte qui abrite le tombeau
de l’empereur Charlemagne. Toute l’attention se focalise sur don Carlos qui à la fois espère
être élu empereur et se trouve en butte à une conspiration

Scène 3
LES CONJURÉS.

Ils vont les uns aux autres, en se prenant la main, et en échangeant quelques paroles à voix
basse.
PREMIER CONJURÉ, portant seul une torche allumée.
Ad augusta.
DEUXIÈME CONJURÉ
Per angusta1
PREMIER CONJURÉ
Les saints
Nous protègent !
TROISIÈME CONJURÉ
Les morts nous servent.
PREMIER CONJURÉ
Dieu nous garde !
Bruit de pas dans l’ombre.
DEUXIÈME CONJURÉ
Qui vive ?
VOIX DANS L’OMBRE
Ad augusta.
DEUXIÈME CONJURÉ
Per angusta.
Entrent de nouveaux conjurés. – Bruit de pas.
PREMIER CONJURÉ, au troisième.
Regarde.
Il vient encor quelqu’un.
TROISIÈME CONJURÉ
Qui vive ?
VOIX DANS L’OMBRE
Ad augusta.
TROISIÈME CONJURÉ
Per angusta.
Entrent de nouveaux conjurés qui échangent des signes de main avec tous les autres.
PREMIER CONJURÉ
C’est bien, nous voilà tous. – Gotha,
Fais le rapport. Amis, l’ombre attend la lumière.
Tous les conjurés s’asseyent en demi-cercle sur des tombeaux.
Le premier conjuré passe tour à tour devant tous, et chacun
allume à sa torche une cire qu’il tient à la main. Puis le premier conjuré va s’asseoir en
silence sur une tombe au centre du cercle, et plus haute que les autres.
LE DUC DE GOTHA, se levant.
Amis, Charles d’Espagne, étranger par sa mère,
Prétend au saint empire.
PREMIER CONJURÉ
Il aura le tombeau.
LE DUC DE GOTHA, jetant sa torche et l’écrasant du pied.
Qu’il en soit de son front comme de ce flambeau !
TOUS
Que ce soit !
PREMIER CONJURÉ
Mort à lui.
LE DUC DE GOTHA
Qu’il meure !
TOUS
Qu’on l’immole !
DON JUAN DE HARO
Son père est allemand.
LE DUC DE LUTZELBOURG
Sa mère est espagnole.
LE DUC DE GOTHA
Il n’est plus espagnol et n’est pas allemand.
Mort !
UN CONJURÉ
Si les électeurs allaient en ce moment
Le nommer empereur ?
PREMIER CONJURÉ
Eux ! Lui ! Jamais !
DON GIL TELLEZ GIRON
   Qu’importe !
Amis, frappons la tête, et la couronne est morte.
PREMIER CONJURÉ
S’il a le Saint Empire, il devient, quel qu’il soit,
Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt.
LE DUC DE GOTHA
Le plus sûr, c’est qu’avant d’être auguste, il expire !
PREMIER CONJURÉ
On ne l’élira point.
TOUS
Il n’aura pas l’empire.
PREMIER CONJURÉ
Combien faut-il de bras pour le mettre au linceul ?
TOUS
Un seul !
PREMIER CONJURÉ
Combien faut-il de coups au cœur ?
TOUS
   Un seul.
PREMIER CONJURÉ
Qui frappera ?
TOUS
Nous tous.
PREMIER CONJURÉ
La victime est un traître.
Ils font un empereur, nous, faisons un grand prêtre.
Tirons au sort.
Les conjurés écrivent leurs noms sur leurs tablettes, déchirent la feuille, la roulent et vont
l’un après l’autre la jeter dans l’urne d’un tombeau, puis le premier conjuré dit :
– Prions.
Tous s’agenouillent ; le premier conjuré se relève et dit :
– Que l’élu croie en Dieu,
Frappe comme un Romain, meure comme un Hébreu !
Il faut qu’il brave roue et tenailles mordantes,
Qu’il chante aux chevalets, rie aux lampes ardentes,
Enfin, que, pour tuer et mourir résigné,
Il fasse tout.
Il tire un des parchemins de l’urne.
TOUS
Quel nom ?
PREMIER CONJURÉ, à haute voix.
Hernani !
HERNANI, sortant de la foule des conjurés.
J’ai gagné !
Je te tiens, toi que j’ai si longtemps poursuivie,
Vengeance !
DON RUY GOMEZ, et perçant la foule et prenant Hernani à part.
Oh ! Cède-moi ce coup !
HERNANI
Non, sur ma vie !
Oh ! Ne m’enviez pas ma fortune, seigneur !
C’est la première fois qu’il m’arrive bonheur !
DON RUY GOMEZ
Tu n’as rien. Eh bien, tout, fiefs, châteaux, vasselages,
Cent mille paysans dans mes trois cents villages,
Pour ce coup à frapper, je te les donne, ami !
HERNANI
Non !
LE DUC DE GOTHA
     Ton bras porterait un coup moins affermi,
Vieillard !
DON RUY GOMEZ
Arrière, vous ! Sinon le bras, j’ai l’âme.
Aux rouilles du fourreau ne jugez point la lame.
À Hernani.
– Tu m’appartiens !
HERNANI
   Ma vie à vous, la sienne à moi.
DON RUY GOMEZ, tirant le cor de sa ceinture.
Elle, je te la cède et te rends ce cor !
HERNANI, ébranlé.
Quoi !
La vie et doña Sol ! – Non, je tiens ma vengeance.
Avec Dieu dans ceci je suis d’intelligence !
J’ai mon père à venger… peut-être plus encor !
DON RUY GOMEZ
Elle, je te la donne et je te rends ce cor.
HERNANI
Non !
DON RUY GOMEZ
Réfléchis, enfant.
HERNANI
Duc ! Laisse-moi ma proie.
DON RUY GOMEZ
Eh bien ! Maudit sois-tu de m’ôter cette joie !
Il remet le cor à sa ceinture.
PREMIER CONJURÉ, à Hernani.
Frère, avant qu’on ait pu l’élire, il serait bien
D’attendre dès ce soir Carlos…
HERNANI
Ne craignez rien !
Je sais comment on pousse un homme dans la tombe.
PREMIER CONJURÉ
Il impose les mains à Hernani.
Que toute trahison sur le traître retombe,
Et Dieu soit avec vous ! – Nous, comtes et barons,
S’il périt sans tuer, continuons ! – Jurons
De frapper tour à tour et sans nous y soustraire,
Carlos qui doit mourir.
TOUS, tirant leurs épées.
Jurons !
LE DUC DE GOTHA, au premier conjuré.
Sur quoi, mon frère ?
DON RUY GOMEZ
Il retourne son épée, la prend par la pointe et l’élève au-dessus
de sa tête.
Jurons sur cette croix !
TOUS élevant leurs épées.
Qu’il meure impénitent2 !
On entend un coup de canon éloigné. Tous s’arrêtent en silence. – La porte du tombeau
s’entrouvre. Don Carlos paraît sur le seuil. Pâle, il écoute. Un second coup. Un troisième. –
Il ouvre tout à fait le tombeau, mais sans faire un pas, debout et immobile sur le seuil.

 
1.  Ad augusta. Per angusta : mot de passe des conjurés : « Vers de grandes choses ». « À travers des
sentiers étroits ».
2.  « Qu’il meure impénitent » : sans s’être confessé et donc sans avoir fait pénitence, ce qui lui
assurerait la damnation éternelle.

Scène 4
LES CONJURÉS, DON CARLOS, PUIS DON RICARDO, SEIGNEURS, GARDES, LE
ROI DE BOHÊME, LE DUC DE BAVIÈRE, puis DOÑA SOL.

DON CARLOS
Messieurs, allez plus loin ! L’empereur vous entend.
Tous les flambeaux s’éteignent à la fois. – Profond silence. Il fait un pas dans les ténèbres si
épaisses qu’on y distingue à peine les conjurés muets et immobiles.
Silence et nuit ! – L’essaim en sort et s’y replonge.
Croyez-vous que ceci va passer comme un songe,
Et que je vous prendrai, n’ayant plus vos flambeaux,
Pour des hommes de pierre assis sur leurs tombeaux ?
Vous parliez tout à l’heure assez haut, mes statues !
Allons, relevez donc vos têtes abattues,
Car voici Charles-Quint ! Frappez, faites un pas !
Voyons, oserez-vous ? – Non, vous n’oserez pas.
Vos torches flamboyaient sanglantes sous ces voûtes ;
Mon souffle a donc suffi pour les éteindre toutes !
Mais voyez, et tournez vos yeux irrésolus,
Si j’en éteins beaucoup, j’en allume encor plus.
Il frappe de la clef de fer sur la porte de bronze du tombeau. À ce bruit toutes les profondeurs
du souterrain se remplissent de soldats portant des torches et des pertuisanes ; à leur tête le
duc d’Alcala, le marquis d’Almuñan, etc.
– Accourez, mes faucons ! J’ai le nid, j’ai la proie !
Aux conjurés.
– J’illumine à mon tour. Le sépulcre flamboie !
Regardez !
Aux soldats.
Venez tous, car le crime est flagrant.
HERNANI, regardant les soldats.
À la bonne heure ! Seul, il me semblait trop grand.
C’est bien. J’ai cru d’abord que c’était Charlemagne,
Ce n’est que Charles Quint !
DON CARLOS, au duc d’Alcala
    Connétable1 d’Espagne !
Au marquis d’Almuñan.
Amiral de Castille, ici ! – Désarmez-les.
On entoure les conjurés et on les désarme.
DON RICARDO, accourant et s’inclinant jusqu’à terre.
Majesté !
DON CARLOS
Je te fais alcade du palais.2
DON RICARDO, s’inclinant de nouveau.
Deux électeurs, au nom de la chambre dorée,
Viennent complimenter la Majesté sacrée !
DON CARLOS
Qu’ils entrent.
Bas à Don Ricardo.
Doña Sol !
Don Ricardo salue et sort. Entrent avec flambeaux et fanfares le roi de Bohême et le duc de
Bavière, vêtus en drap d’or, couronnes en tête. Nombreux cortège de seigneurs allemands
portant la bannière de l’empire, l’aigle à deux têtes, avec l’écusson d’Espagne au milieu. Les
soldats s’écartent, se rangent en haie, et font passage aux deux électeurs jusqu’à l’empereur,
qu’ils saluent profondément, et qui leur rend leur salut en soulevant son chapeau.
LE DUC DE BAVIÈRE
    Charles ! Roi des Romains !
Majesté très sacrée ! Empereur ! Dans vos mains
Le monde est maintenant, car vous avez l’empire.
Il est à vous, ce trône où tout monarque aspire !
Frédéric, duc de Saxe, y fut d’abord élu ;
Mais, vous jugeant plus digne, il n’en a pas voulu.
Venez donc recevoir la couronne et le globe3.
Le saint empire, ô roi, vous revêt de la robe,
Il vous arme du glaive, et vous êtes très grand !
DON CARLOS
J’irai remercier le collège en rentrant.
Allez, messieurs ; merci, mon frère de Bohême,
Mon cousin de Bavière ; allez ! J’irai moi-même.
LE ROI DE BOHÊME
Charles !, du nom d’amis nos aïeux se nommaient.
Mon père aimait ton père, et leurs pères s’aimaient.
Charles, si jeune en butte aux fortunes contraires,
Dis, veux-tu que je sois ton frère entre tes frères ?
Je t’ai vu tout enfant, et ne puis oublier…
DON CARLOS, l’interrompant.
Roi de Bohême, eh bien ! vous êtes familier !
Il lui présente sa main à baiser, ainsi qu’au duc de Bavière, puis congédie les deux électeurs,
qui le saluent profondément.
Allez !
Sortent les deux électeurs avec leur cortège.
LA FOULE
Vivat !
DON CARLOS, à part.
J’y suis ! – et tout m’a fait passage.
Empereur ! – au refus de Frédéric le Sage.
Entre doña Sol, conduite par don Ricardo.
DOÑA SOL
Des soldats ! L’empereur ! … Ô ciel ! Coup imprévu !
Hernani ! …
HERNANI
    Doña Sol !
DON RUY GOMEZ, à côté d’Hernani.
Elle ne m’a point vu !
Doña Sol court à Hernani, il la fait reculer d’un regard de défiance.
HERNANI
Madame !
DOÑA SOL, tirant le poignard de son sein.
J’ai toujours son poignard !
HERNANI, lui tendant les bras.
Mon amie !
DON CARLOS
Silence tous.
Aux conjurés.
– Votre âme est-elle raffermie ?
Il convient que je donne au monde une leçon.
Lara le castillan et Gotha le saxon,
Vous tous ! Que venait-on faire ici ? Parlez !
HERNANI fait un pas.
Sire,
La chose est toute simple ; et l’on peut vous la dire.
Nous gravions la sentence au mur de Balthazar4 ;
Il tire un poignard et l’agite.
Nous rendions à César ce qu’on doit à César.
DON CARLOS
Paix !
À don Ruy Gomez.
– Vous traître, Silva ?
DON RUY GOMEZ
Lequel de nous deux, sire ?
HERNANI, se tournant vers les conjurés.
Nos têtes et l’empire ! … Il a ce qu’il désire.
À l’empereur.
Le bleu manteau des rois pouvait gêner vos pas.
La pourpre vous va mieux, le sang n’y paraît pas !
DON CARLOS, à don Ruy Gomez.
Mon cousin de Silva, c’est une félonie
À faire du blason5 rayer ta baronnie !
C’est haute trahison, don Ruy, songes-y bien.
DON RUY GOMEZ
Les rois Rodrigue font les comtes Julien6.
DON CARLOS, au duc dAlcala.
Ne prenez que ce qui peut être duc ou comte.
Le reste ! …
Les grands seigneurs sortent du groupe des conjurés où est resté Hernani. Le duc d’Alcala les
entoure étroitement de gardes.
DOÑA SOL, à part.
Il est sauvé ! …
HERNANI, sortant du groupe des conjurés.
Je prétends qu’on me compte !
À don Carlos.
Puisqu’il s’agit de hache ici, que Hernani,
Pâtre obscur, sous tes pieds passerait impuni ;
Puisque son front n’est plus au niveau de ton glaive ;
Puisqu’il faut être grand pour mourir, – je me lève !
Dieu, qui donne le sceptre et qui te le donna,
M’a fait duc de Ségorbe et duc de Cardona,
Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.
Je suis Jean d’Aragon, grand-maître d’Avis, né Dans
l’exil, fils proscrit d’un père assassiné
Par sentence du tien, roi Carlos de Castille.
Le meurtre est entre nous affaire de famille.
Vous avez l’échafaud, nous avons le poignard.
Donc le ciel m’a fait duc, et l’exil montagnard.
Mais puisque j’ai sans fruit aiguisé mon épée
Sur les monts, et dans l’eau des torrents retrempée,
Il met son chapeau.
Aux autres conjurés.
Couvrons-nous, grands d’Espagne.
Tous les conjurés grands d’Espagne se couvrent en même temps.
À don Carlos.
Oui, nos têtes, ô roi,
Ont le droit de tomber couvertes devant toi !
Aux prisonniers.
Silva, Haro, Lara, gens de titre et de race,
Place à Jean d’Aragon ! Ducs et comtes, ma place !
Aux courtisans et aux gardes.
Je suis Jean d’Aragon, roi, bourreaux et valets !
Et si vos échafauds sont petits, changez-les !
Il vient se joindre au groupe des seigneurs prisonniers.
DOÑA SOL
Ciel !
DON CARLOS
En effet, j’avais oublié cette histoire.
HERNANI
Celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire.
L’affront que l’offenseur oublie en insensé,
Vit, et toujours remue au cœur de l’offensé !
DON CARLOS
Donc, je suis, c’est un titre à n’en point vouloir d’autres,
Fils de pères qui font choir la tête des vôtres ?
DOÑA SOL, se jetant à genoux devant l’empereur.
Sire ! Pardon ! Pitié, sire ! Soyez clément !
Ou frappez-nous tous deux, car il est mon amant,
Mon époux. En lui seul je respire ! Oh ! Je tremble ! …
Sire ! Ayez la pitié de nous tuer ensemble !
Majesté ! Je me traîne à vos sacrés genoux !
Je l’aime ! Il est à moi comme l’empire à vous !
Oh ! Grâce !
Don Carlos la regarde immobile.
– Quel penser sinistre vous absorbe ?
DON CARLOS
Allons, relevez-vous, duchesse de Segorbe,
Comtesse Albatera, marquise de Monroy… –
À Hernani.
Tes autres noms, don Juan7 ?
HERNANI
Qui parle ainsi ? Le roi ?
DON CARLOS
Non, l’empereur.
DOÑA SOL, se relevant.
Grand Dieu !
DON CARLOS, la montrant à Hernani.
Duc ! Voilà ton épouse.
HERNANI, les yeux au ciel et doña Sol dans ses bras.
Juste dieu !
DON CARLOS, à don Ruy Gomez.
    Mon cousin, ta noblesse est jalouse,
Je sais ; mais Aragon peut épouser Silva.
DON RUY GOMEZ, sombre.
Ce n’est pas ma noblesse.
HERNANI, regardant doña Sol avec amour et la tenant embrassée.
Oh ! Ma haine s’en va !
Il jette son poignard.
DON RUY GOMEZ, à part, les regardant tous deux.
Éclaterai-je ? oh non ! Fol amour ! douleur folle !
Tu leur ferais pitié, vieille tête espagnole !
Vieillard, brûle sans flamme, aime et souffre en secret,
Laisse ronger ton cœur ! Pas un cri. – L’on rirait !
DOÑA SOL, dans les bras d’Hernani.
Ô mon duc !
HERNANI
  Je n’ai plus que de l’amour dans l’âme.
DOÑA SOL
Ô bonheur !
DON CARLOS, à part, la main dans sa poitrine.
   Éteins-toi, cœur jeune et plein de flamme !
Laisse régner l’esprit que longtemps tu troublas.
Tes amours désormais, tes maîtresses, hélas !
C’est l’Allemagne, c’est la Flandre, c’est l’Espagne.
L’œil fixé sur sa bannière.
L’empereur est pareil à l’aigle, sa compagne :
À la place du cœur, il n’a qu’un écusson !
HERNANI
Ah ! Vous êtes César !
DON CARLOS, à Hernani.
De ta noble maison,
Don Juan, ton cœur est digne.
Montrant doña Sol.
Il est digne aussi d’elle.
– À genoux, duc !
Hernani s’agenouille. Don Carlos détache sa Toison d’or et la lui passe au cou.
– Reçois ce collier !
Il tire son épée, et l’en frappe trois fois sur l’épaule.
Sois fidèle !
Par saint Étienne, duc, je te fais chevalier.
Il le relève et l’embrasse.
Mais tu l’as, le plus doux et le plus beau collier !
Celui que je n’ai pas, qui manque au rang suprême,
Les deux bras d’une femme aimée et qui vous aime !
Ah ! Tu vas être heureux ; moi, je suis empereur.
Aux conjurés.
Je ne sais plus vos noms, messieurs ; haine et fureur,
Je veux tout oublier. Allez : je vous pardonne !
C’est la leçon qu’au monde il convient que je donne.
Ce n’est pas vainement qu’à Charles Premier, roi,
L’empereur Charles Quint succède, et qu’une loi
Change aux yeux de l’Europe, orpheline éplorée,
L’Altesse catholique en majesté sacrée.
LES CONJURÉS, à genoux.
Gloire à Carlos !
DON RUY GOMEZ, à don Carlos.
Moi seul, je reste condamné.
DON CARLOS
Et moi !
HERNANI
Je ne hais plus. Carlos a pardonné.
Qui donc nous change tous ainsi ?
TOUS, soldats, conjurés, seigneurs.
Vive Allemagne !
Honneur à Charles Quint !
DON CARLOS, se tournant vers le tombeau.
Honneur à Charlemagne !
Laissez-nous seuls tous deux.
Tous sortent.

 
1.  Connétable : chef des armées.
2.  Alcade du palais : chef de la maison civile de l’empereur.
3.  La couronne et le globe : symboles du pouvoir impérial.
4.  « Nous gravions la sentence au mur de Balthazar » : allusion à l’épisode de la Bible où le roi
Balthazar vit sur un mur une sentence qui annonçait la chute imminente de son royaume (Livre de
Daniel, V).
5.  Blason : liste des grandes familles nobles.
6.  « Les rois Rodrigue font les comtes Julien. » : le roi wisigoth Rodrigue avait violenté la fille du
comte Julien qui se vengea en s’alliant aux Arabes contre lui.
7.  Don Juan : il s’agit d’Hernani dont le nom véritable est Jean d’Aragon.

Scène 5
DON CARLOS, seul.
Il s’incline devant le tombeau.
Es-tu content de moi ?
Ai-je bien dépouillé les misères du roi ?
Charlemagne ! Empereur, suis-je bien un autre homme ?
Puis-je accoupler mon casque à la mitre de Rome ?
Aux fortunes du monde ai-je droit de toucher ?
Ai-je un pied sûr et ferme, et qui puisse marcher
Dans ce sentier semé des ruines vandales1,
Que tu nous as battu de tes larges sandales ?
Ai-je bien à ta flamme allumé mon flambeau ?
Ai-je compris la voix qui parle en ton tombeau ?
– Ah ! J’étais seul, perdu, seul devant un empire ;
Tout un monde qui hurle, et bouillonne, et conspire ;
Le Danois2 à punir ; le Saint Père à payer ;
Venise, Soliman, Luther, François premier ;
Mille poignards jaloux, luisant déjà dans l’ombre ;
Des piéges, des écueils, des menaces sans nombre,
Vingt peuples dont un seul ferait peur à vingt rois,
Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois ;
Je t’ai crié : – Par où faut-il que je commence ?
Et tu m’as répondu : – Mon fils, par la clémence !

 
1.  Vandales : Germains venus de l’Est et qui ont semé la terreur sur leur passage à partir du Ve siècle.
2.  Le Danois : allusion à Christian II, roi du Danemark, qui envahit la Suède en 1520 et fit massacrer
les chefs de la noblesse à Stockholm.

Clefs d’analyse
Acte IV, scènes 3 à 5.

Compréhension
   Un chœur de tragédie antique
•  Observer la présentation des conjurés et leur entrée en scène.
•  Montrer la manière dont Hernani se détache du groupe des conjurés.
   La mise en scène
•  Étudier les jeux d’ombre et de lumière et les différents bruitages dans la scène 3 et au début
de la scène 4.
Réflexion
   La fin du drame politique
•  Relever les nombreux coups de théâtre qui ponctuent les scènes 3 et 4.
•  Observer comment la présence et l’attitude de doña Sol font évoluer don Carlos (scène 4).
•  Imaginer le dénouement possible de la pièce.
   Le monologue de don Carlos
•  Comparer le monologue de la scène 5 et celui de la scène 2.
À retenir :
« Amis, l’ombre attend la lumière ! » : ce vers, prononcé par l’un des conjurés, résume
l’atmosphère de la scène 3 qui présente les conjurés en action, après leur évocation indirecte
dans le dialogue entre don Carlos et don Ricardo. Il exprime aussi l’esthétique de la tension,
caractéristique du drame romantique.
Synthèse
Acte IV

Le tombeau
Personnages
   Les foules de figurants
L’acte IV, s’il est resserré dans un lieu unique, le souterrain qui abrite le tombeau de
l’empereur Charlemagne, déploie sur la scène une importante figuration. On y rencontre les
conjurés de la Ligue sacro-sainte, des courtisans et des soldats, un cortège de rois, etc. La
foule de ces figurants évoque plus les films hollywoodiens à grand spectacle que l’espace
circonscrit d’une scène théâtrale, d’autant plus que ces personnages anonymes ne restent pas
immobiles et figés, mais se déplacent, défilent sur la scène, se regroupent, forment des haies,
selon les indications précises du metteur en scène visionnaire qu’est Victor Hugo.
Langage
   Un tableau en clair-obscur
Le drame d’Hernani s’apparente souvent, on l’a déjà vu, à la musique, en doublant les paroles
des personnages d’un accompagnement sonore avec des bruitages divers et en transformant,
par exemple, le long monologue de don Carlos en récitatif d’opéra. Mais d’autres arts
concourent à l’élaboration de la pièce. Outre le pittoresque du décor nocturne, voire funèbre,
du tombeau et de la crypte souterraine dans lequel veille don Carlos et où s’assemblent de
nombreux figurants, les jeux d’ombre et de lumière, subtilement orchestrés dans la scène des
conjurés ou l’arrivée aux torches et aux flambeaux des soldats, puis le cortège des électeurs,
évoquent l’art pictural flamand, en particulier, le tableau de Rembrandt, La Ronde de
nuit (1642), tout en clair-obscur, que l’on peut admirer au Rijkmuseum d’Amsterdam.
Société
   La « clémence » de Charles Quint
À la fin de l’acte IV, le drame politique se dénoue par un nouveau coup de théâtre inattendu,
avec la métamorphose du roi don Carlos, que le dramaturge a peint certes courageux, mais
aussi orgueilleux, libertin, et même cruel, en Charles Quint, empereur d’Allemagne, plein de
générosité et de grandeur d’âme. Cette fin intermédiaire évoque le dénouement d’une tragédie
de Corneille qu’admire Victor Hugo, Cinna, précisément sous-titrée « la clémence
d’Auguste ».
Mais au-delà de cette dimension qui clôt l’intrigue politique, don Carlos apparaît à l’acte IV
comme le porte-parole du poète romantique, livré à la solitude des cimes, et pourtant
conducteur d’hommes, comme le Moïse d’Alfred de Vigny (1822). De même, le long
monologue du personnage, ainsi que certaines de ses répliques, reflète – certes
anachroniquement – les préoccupations et les idées de Victor Hugo en 1830, à la veille du
bouleversement politique de la révolution de Juillet, clairement exprimées dans la préface
d’Hernani.

ACTE V
La noce
Saragosse
Une terrasse du palais d’Aragon. Au fond la rampe d’un escalier qui s’enfonce dans le jardin.
À droite et à gauche, deux portes donnant sur cette terrasse que ferme au fond du théâtre
une balustrade surmontée de deux rangs d’arcades moresques,
au-dessus et au travers desquelles on voit les jardins du palais,
les jets d’eau dans l’ombre, les bosquets avec des lumières
qui s’y promènent, et au fond les faîtes gothiques et arabes
du palais illuminé. – Il est nuit. On entend des fanfares
éloignées. – Des masques, des dominos, épars, isolés ou groupés,
traversent çà et là la terrasse. Sur le devant du théâtre, un groupe de jeunes seigneurs, leurs
masques à la main, riant et causant à grand bruit.

Scène 1
DON SANCHEZ, DON MATIAS, DON RICARDO,

DON FRANCISCO, DON GARCI SUAREZ.

DON GARCI
Ma foi ! Vive la joie et vive l’épousée !
DON MATIAS, regardant au balcon.
Saragosse ce soir se met à la croisée1.
DON GARCI
Et fait bien ! On ne vit jamais noce aux flambeaux
Plus gaie, et nuit plus douce, et mariés plus beaux !
DON MATIAS
Bon empereur !
DON SANCHEZ
   Marquis, certain soir qu’à la brune2
Nous allions avec lui tous deux cherchant fortune ;
Qui nous eût dit qu’un jour tout finirait ainsi ?
DON RICARDO, l’interrompant.
J’en étais.
Aux autres.
Écoutez l’histoire que voici :
Trois galants, un bandit que l’échafaud réclame,
Puis un duc, puis un roi, d’un même cœur de femme
Font le siège à la fois. L’assaut donné, qui l’a ?
C’est le bandit.
DON FRANCISCO
    Mais rien que de simple en cela.
L’amour et la fortune, ailleurs comme en Espagne,
Sont jeux de dés pipés : c’est le voleur qui gagne.
DON RICARDO
Moi, j’ai fait ma fortune à voir faire l’amour.
D’abord comte, puis grand, puis alcade de cour,
J’ai fort bien employé mon temps, sans qu’on s’en doute.
DON SANCHEZ
Le secret de Monsieur, c’est d’être sur la route
Du roi…
DON RICARDO
Faisant valoir mes droits, mes actions.
DON GARCI
Vous avez profité de ses distractions.
DON MATIAS
Que devient le vieux duc ? Fait-il clouer sa bière ?
DON SANCHEZ
Marquis, ne riez pas ! Car c’est une âme fière.
Il aimait doña Sol, ce vieillard ! Soixante ans
Ont fait ses cheveux gris, un jour les a faits blancs.
DON GARCI
Il n’a pas reparu, dit-on, à Saragosse ?
DON SANCHEZ
Vouliez-vous pas qu’il mît son cercueil de la noce ?
DON FRANCISCO
Et que fait l’empereur ?
DON SANCHEZ
L’empereur aujourd’hui
Est triste. Le Luther lui donne de l’ennui.
DON RICARDO
Ce Luther ! Beau sujet de soucis et d’alarmes !
Que j’en finirais vite avec quatre gens d’armes !
DON MATIAS
Le Soliman aussi lui fait ombre.
DON GARCI
Ah ! Luther,
Soliman, Neptunus3, le diable et Jupiter,
Que me font ces gens là ? Les femmes sont jolies,
La mascarade4 est rare, et j’ai dit cent folies !
DON SANCHEZ
Voilà l’essentiel.
DON RICARDO
Garci n’a pas tort : – Moi,
Je ne suis plus le même un jour de fête, et croi5
Qu’un masque que je mets me fait une autre tête,
En vérité !
DON SANCHEZ, bas à Matias.
Que n’est-ce alors tous les jours fête !
DON FRANCISCO, montrant la porte à droite.
Messeigneurs, n’est-ce pas la chambre des époux ?
DON GARCI, avec un signe de tête.
Nous les verrons venir dans l’instant.
DON FRANCISCO
Croyez-vous ?
DON GARCI
Hé ! Sans doute !
DON FRANCISCO
Tant mieux ! L’épousée est si belle !
DON RICARDO
Que l’empereur est bon ! – Hernani, ce rebelle,
Avoir la Toison d’or ! – Marié, pardonné !
Loin de là6, s’il m’eût cru, l’empereur eût donné
Lit de pierre au galant, lit de plume à la dame.
DON SANCHEZ, bas à don Matias.
Que je le crèverais volontiers de ma lame,
Faux seigneur de clinquant recousu de gros fil !
Pourpoint de comte, empli de conseils d’alguazil7 !
DON RICARDO, s’approchant.
Que dites-vous là ?
DON MATIAS, bas à don Sanchez.
Comte, ici, pas de querelle !
À don Ricardo.
Il me chante un sonnet de Pétrarque8 à sa belle.
DON GARCI
Avez-vous remarqué, messieurs, parmi les fleurs,
Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade,
De son domino noir tachait la mascarade ?
DON RICARDO
Oui, pardieu !
DON GARCI
Qu’est-ce donc ?
DON RICARDO
Mais, sa taille, son air…
C’est don Prancasio, général de la mer.
DON FRANCISCO
Non.
DON GARCI
Il n’a pas quitté son masque !
DON FRANCISCO
Il n’avait garde.
C’est le duc de Soma qui veut qu’on le regarde.
Rien de plus.
DON RICARDO
Non. Le duc m’a parlé.
DON GARCI
Qu’est-ce alors
Que ce masque ? – Tenez, le voilà.
Entre un domino noir qui traverse lentement le fond du théâtre.
Tous se retournent et le suivent des yeux, sans qu’il paraisse
prendre garde à eux.
DON SANCHEZ
Si les morts
Marchent, voici leur pas.
DON GARCI, courant au domino noir.
Beau masque !
Le domino noir se retourne et s’arrête. Garci recule.
Sur mon âme,
Messeigneurs, dans ses yeux j’ai vu luire une flamme.
DON SANCHEZ
Si c’est le diable, il trouve à qui parler.
Il va au domino noir, toujours immobile.
Mauvais !
Nous viens-tu de l’enfer ?
LE MASQUE
Je n’en viens pas, j’y vais
Il reprend sa marche, et disparaît par la rampe de l’escalier.
Tous le suivent des yeux avec une sorte d’effroi.
DON MATIAS
La voix est sépulcrale, autant qu’on le peut dire.
DON GARCI
Baste ! Ce qui fait peur ailleurs, au bal fait rire.
DON SANCHEZ
Quelque mauvais plaisant !
DON GARCI
Ou si c’est Lucifer9
Qui vient nous voir danser, en attendant l’enfer,
Dansons !
DON SANCHEZ
C’est à coup sûr quelque bouffonnerie.
DON MATIAS
Nous le saurons demain.
DON SANCHEZ, à don Matias.
Regardez, je vous prie,
Que devient-il ?
DON MATIAS, à la balustrade de la terrasse.
Il a descendu l’escalier.
– Plus rien.
DON SANCHEZ
C’est un plaisant drôle !
Rêvant.
C’est singulier.
DON GARCI, à une dame qui passe.
Marquise, dansons-nous celle-ci ?
Il la salue et lui présente la main.
LA DAME
Mon cher comte,
Vous savez, avec vous, que mon mari les compte.
DON GARCI
Raison de plus ! Cela l’amuse apparemment.
C’est son plaisir ; il compte, et nous dansons.
La dame lui donne la main, et ils sortent.
DON SANCHEZ, pensif.
Vraiment
C’est singulier !
DON MATIAS
Voici les mariés… Silence !
Entrent Hernani et doña Sol se donnant la main. Doña Sol
en magnifique habit de mariée. Hernani tout en velours noir,
avec la Toison d’or au cou. Derrière eux, foule de masques,
de dames et de seigneurs qui leur font cortège. Deux hallebardiers en magnifiques livrées les
suivent, et quatre pages les précèdent. Tout le monde se range et s’incline sur leur passage.
Fanfares.
1.  Croisée : fenêtre.
2.  À la brune : au crépuscule.
3.  Neptunus : Neptune, dieu des Mers chez les Romains.
4.  Mascarade : bal masqué.
5.  Croi : licence poétique pour « crois ».
6.  Loin de là : bien au contraire.
7.  Alguazil : policier.
8.  Pétrarque : poète italien (1304-1374) qui écrivit des poèmes lyriques à Laure, la femme aimée.
9.  Lucifer : le diable.
Scène 2
LES MÊMES, HERNANI, DOÑA SOL, SUITE.

HERNANI, saluant.
Chers amis !
DON RICARDO, allant à lui et s’inclinant.
Ton bonheur fait le nôtre, excellence !
DON FRANCISCO, contemplant doña Sol.
Saint Jacques monseigneur ! C’est Vénus1 qu’il conduit.
DON MATIAS
D’honneur, on est heureux un pareil jour la nuit !
DON FRANCISCO, montrant à don Matias la chambre nuptiale.
Qu’il va se passer là de gracieuses choses !
Être fée, et tout voir, feux éteints, portes closes,
Serait-ce pas charmant ?
DON SANCHEZ, à don Matias.
Il est tard, partons-nous ?
Tous vont saluer les mariés et sortent, les uns par la porte, les autres, par l’escalier du fond.
HERNANI, les reconduisant.
Dieu vous garde !
DON SANCHEZ, resté le dernier, lui serre la main.
  Soyez heureux.
Il sort.
Hernani et doña Sol restent seuls. – Bruits de pas et de voix qui s’éloignent, puis cessent tout
à fait. Pendant tout le commencement de la scène qui suit, les fanfares et les lumières
éloignées s’éteignent par degré. La nuit et le silence reviennent peu à peu.

 
1.  Vénus : déesse de l’Amour et de la Beauté.

Clefs d’analyse
Acte V, scènes 1 et 2.

Compréhension
   Le décor
•  Relever les détails dans la didascalie initiale et les paroles des personnages qui décrivent le
lieu merveilleux où se déroulent les noces d’Hernani et de doña Sol (scènes 1 et 2).
   Une fête galante
•  Analyser la façon dont Victor Hugo rappelle les événements antérieurs et fait le point sur la
situation actuelle (scène 1).
•  Relever les caractéristiques de cette fête de mariage.
Réflexion
   Une présence inquiétante
•  Observer la présentation du personnage masqué, couvert d’un domino noir, et le moment
du dialogue où il apparaît (scène 1).
•  Relever les diverses expressions qui le désignent et expliquer quelles impressions elles
dégagent (scène 1).
   Le mélange des genres
•  Montrer comment cette arrivée inattendue crée un fort effet de contraste avec le dialogue
précédent.
À retenir :
Le début de l’acte V se situe le jour même du mariage des deux amoureux du drame. Le
dialogue entre les seigneurs invités à la noce rappelle, par une sorte de mise en abîme, les
événements des actes précédents et la situation actuelle : les tâches politiques de l’empereur,
l’absence du vieil oncle de la mariée, don Ruy Gomez, et même le sort des courtisans, en
particulier de don Ricardo.

Scène 3
HERNANI, DOÑA SOL.

DOÑA SOL
Ils s’en vont tous
Enfin !
HERNANI, cherchant à l’attirer dans ses bras.
Cher amour !
DOÑA SOL, rougissant et reculant.
  C’est qu’il est tard, ce me semble.
HERNANI
Ange ! Il est toujours tard pour être seuls ensemble.
DOÑA SOL
Ce bruit me fatiguait. – Est-ce pas, cher seigneur,
Que toute cette joie étourdit le bonheur ?
HERNANI
Tu dis vrai. Le bonheur, amie, est chose grave ;
Il veut des cœurs de bronze et lentement s’y grave.
Le plaisir l’effarouche en lui jetant des fleurs.
Son sourire est moins près du rire que des pleurs !
DOÑA SOL
Dans vos yeux, ce sourire est le jour.
Il cherche à l’entraîner vers la porte. Elle rougit.
Tout à l’heure !
HERNANI
Oh ! Je suis ton esclave ! Oui, demeure, demeure.
Fais ce que tu voudras, je ne demande rien.
Tu sais ce que tu fais ! Ce que tu fais est bien.
Je rirai, si tu veux, pour te plaire… – Mon âme
Brûle… Eh ! Dis au volcan qu’il étouffe sa flamme,
Le volcan fermera ses gouffres entrouverts,
Et n’aura sur ses flancs que fleurs et gazons verts.
Car le géant est pris, le Vésuve1 est esclave,
Et que t’importe à toi, son cœur rongé de lave ?
Tu veux des fleurs ! C’est bien. Il faut que de son mieux
Le volcan tout brûlé s’épanouisse aux yeux !
DOÑA SOL
Oh ! Que vous êtes bon pour une pauvre femme,
Hernani de mon cœur !
HERNANI
  Quel est ce nom, madame ?
Oh !Ne me nomme plus de ce nom, par pitié !
Tu me fais souvenir que j’ai tout oublié !
Je sais qu’il existait autrefois, dans un rêve,
Un Hernani dont l’œil avait l’éclair du glaive,
Un homme de la nuit et des monts, un proscrit,
Sur qui le mot « vengeance » était partout écrit,
Un malheureux traînant après lui l’anathème !
Mais je ne connais pas ce Hernani. – Moi, j’aime
Les prés, les fleurs, les bois, le chant du rossignol.
Je suis Jean d’Aragon, mari de doña Sol !
Je suis heureux !
DOÑA SOL
   Je suis heureuse !
HERNANI
      Que m’importe
Les haillons qu’en entrant j’ai laissés à la porte ?
Voici que je reviens à mon palais en deuil.
Un ange du seigneur m’attendait sur le seuil !
J’entre, et remets debout les colonnes brisées,
Je rallume les feux, je rouvre les croisées,
Je fais arracher l’herbe au pavé de la cour ;
Je ne suis plus que joie, enchantement, amour !
Qu’on me rende mes tours, mes vassaux, mes bastilles,
Mon panache, mon siège au conseil des Castilles,
Vienne ma doña Sol, rouge et le front baissé,
Qu’on nous laisse tous deux, et le reste est passé !
Je n’ai rien vu, rien dit, rien fait. Je recommence,
J’efface tout, j’oublie ! Ou sagesse ou démence,
Je vous ai, je vous aime et vous êtes mon bien !
DOÑA SOL, examinant sa toison d’or.
Que sur ce velours noir ce collier d’or fait bien !
HERNANI
Vous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.
DOÑA SOL
Je n’ai pas remarqué. Tout autre, que m’importe ?
Puis, est-ce le velours ou le satin encor ?
Non, mon duc, c’est ton cou qui sied au collier d’or.
Vous êtes noble et fier, monseigneur.
Il veut l’entraîner.
Tout à l’heure !
Un moment ! Vois-tu bien, c’est la joie ! Et je pleure !
Viens voir la belle nuit !
Elle va à la balustrade.
Mon duc, rien qu’un moment !
Le temps de respirer et de voir seulement !
Tout s’est éteint, flambeaux, et musique de fête.
Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite !
Dis, ne le crois-tu pas ? Sur nous, tout en dormant,
La nature à demi veille amoureusement.
Pas un nuage au ciel ! Tout, comme nous, repose.
Viens, respire avec moi l’air embaumé de rose !
Regarde : plus de feux, plus de bruit. Tout se tait.
La lune tout à l’heure à l’horizon montait
Tandis que tu parlais ; – sa lumière qui tremble
Et ta voix, toutes deux m’allaient au cœur ensemble,
Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant !
Et j’aurais bien voulu mourir en ce moment.
HERNANI
Ah ! Qui n’oublierait tout à cette voix céleste !
Ta parole est un chant où rien d’humain ne reste.
Et comme un voyageur sur un fleuve emporté,
Qui glisse sur les eaux par un beau soir d’été,
Et voit fuir sous ses yeux mille plaines fleuries,
Ma pensée entraînée erre en tes rêveries !
DOÑA SOL
Ce silence est trop noir, ce calme est trop profond.
Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ?
Ou qu’une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S’élevant tout à coup, chantât ?
HERNANI, souriant.
Capricieuse !
Tout à l’heure on fuyait la lumière et les chants !
DOÑA SOL
Le bal ! Mais un oiseau qui chanterait aux champs !
Un rossignol perdu dans l’ombre et dans la mousse,
Ou quelque flûte au loin… ! Car la musique est douce,
Fait l’âme harmonieuse, et comme un divin chœur,
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur !
Oh ! Ce serait charmant !
Bruit lointain d’un cor dans l’ombre.
  – Dieu ! Je suis exaucée !
HERNANI, tressaillant, à part.
Ah ! Malheureuse !
DOÑA SOL
 Un ange a compris ma pensée…
Ton bon ange, sans doute ?
HERNANI, amèrement.
Oui, mon bon ange !
À part.
      Encor !
DOÑA SOL, souriant.
Don Juan ! Je reconnais le son de votre cor !
HERNANI
N’est-ce pas ?
DOÑA SOL
Seriez-vous dans cette sérénade
De moitié ?
HERNANI
De moitié, tu l’as dit.
DOÑA SOL
Bal maussade !
Ah ! Que j’aime bien mieux le cor au fond des bois !
Et puis, c’est votre cor ; c’est comme votre voix.
Le cor recommence.
HERNANI, à part.
Ah ! Le tigre est en bas qui hurle et veut sa proie !
DOÑA SOL
Don Juan, cette harmonie emplit le cœur de joie !
HERNANI, se levant terrible.
Nommez-moi Hernani ! Nommez-moi Hernani !
Avec ce nom fatal je n’en ai pas fini !
DOÑA SOL, tremblante.
Qu’avez-vous ?
HERNANI
  Le vieillard !
DOÑA SOL
Dieu ! Quels regards funèbres !
Qu’avez-vous ?
HERNANI
  Le vieillard qui rit dans les ténèbres ! …
– Ne le voyez-vous pas ?
DOÑA SOL
Où vous égarez-vous ?
Qu’est-ce que ce vieillard ?
HERNANI
Le vieillard !
DOÑA SOL
À genoux.
Je t’en supplie, oh ! Dis ! Quel secret te déchire ?
Qu’as-tu ?
HERNANI
   Je l’ai juré… !
DOÑA SOL
    Juré !
Elle suit tous ses mouvements avec anxiété. Il s’arrête tout à coup, et passe la main sur son
front.
HERNANI, à part.
 Qu’allais-je dire ?
Épargnons-la…
Haut.
  Moi, rien ! De quoi t’ai-je parlé ?
DOÑA SOL
Vous avez dit…
HERNANI
  Non, non ; j’avais l’esprit troublé…
Je souffre un peu, vois-tu ! N’en prends pas d’épouvante.
DOÑA SOL
Te faut-il quelque chose ? Ordonne à ta servante !
Le cor recommence.
HERNANI, à part.
Cherchant son poignard.
Il le veut ! Il le veut ! Il a mon serment. – Rien !
Ce devrait être fait ! – Ah ! …
DOÑA SOL
     Tu souffres donc bien ?
HERNANI
Une blessure ancienne, et qui semblait fermée,
Se rouvre…
À part.
  Éloignons-la.
Haut.
Doña Sol, bien aimée,
Écoute : ce coffret qu’en des jours moins heureux
Je portais avec moi…
DOÑA SOL
Je sais ce que tu veux.
Eh bien, qu’en veux-tu faire ?
HERNANI
    Un flacon qu’il renferme
Contient un élixir qui pourra mettre un terme
Au mal que je ressens… Va !
DOÑA SOL
    J’y vais, monseigneur.
Elle sort par la porte de la chambre nuptiale.

 
1.  Vésuve : volcan près de Naples, en Italie.

Scène 4
HERNANI, seul.
Voilà donc ce qu’il vient faire de mon bonheur !
Voici le doigt fatal qui luit sur la muraille !
Oh ! Que la destinée amèrement me raille !
Il tombe dans une profonde et convulsive rêverie, puis se détourne brusquement.
Eh bien ? … Mais tout se tait. Je n’entends rien venir.
Si je m’étais trompé ?…
Le Masque en domino noir paraît au haut de la rampe.
Hernani s’arrête pétrifié.
Clefs d’analyse
Acte V, scènes 3 et 4.

Compréhension
   Un duo d’amour
•  Montrer que le décor est parfaitement en harmonie avec les sentiments exprimés par les
personnages (scène 3).
   La composition en contraste
•  Observer les deux temps de la scène 3. Donner un titre à chacun d’eux.
•  Relever les indications scéniques qui déterminent cette structure.
•  Expliquer le quiproquo entre Hernani et doña Sol.
Réflexion
   L’amour romantique
•  Analyser les caractéristiques de l’amour romantique tel qu’il est exprimé dans la scène 3.
   Le registre pathétique
•  Analyser l’expression du désespoir d’Hernani dans la deuxième partie de la scène 3 et dans
le monologue de la scène 4.
•  Commenter l’apparition du domino noir à la fin de cette scène.
À retenir :
La scène 3 présente le quatrième et dernier duo amoureux entre Hernani et doña Sol : ses
caractéristiques, en particulier, le sentiment d’harmonie avec la nature protectrice, en font un
modèle de l’expression de l’amour romantique. Mais, dans un second temps, un coup de
théâtre – la sonnerie du cor qu’Hernani a confié à don Ruy Gomez – transforme cet échange
lyrique en angoisse mortelle.

Scène 5
HERNANI, LE MASQUE

LE MASQUE
 « Quoi qu’il puisse advenir,
Quand tu voudras, vieillard, quel que soit le lieu, l’heure,
S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins !
Tout sera fait. » Ce pacte eut les morts pour témoins.
Eh bien ! Tout est-il fait ?
HERNANI, à voix basse.
   C’est lui !
LE MASQUE
     Dans ta demeure
Je viens, et je te dis qu’il est temps. C’est mon heure.
Je te trouve en retard.
HERNANI
    Bien. Quel est ton plaisir ?
Que feras-tu de moi ? Parle.
LE MASQUE
   Tu peux choisir
Du fer ou du poison. Ce qu’il faut, je l’apporte.
Nous partirons tous deux.
HERNANI
Soit.
LE MASQUE
Prions-nous ?
HERNANI
    Qu’importe !
LE MASQUE
Que prends-tu ?
HERNANI
Le poison.
LE MASQUE
Bien ! Donne-moi ta main.
Il présente une fiole à Hernani qui la reçoit en pâlissant.
Bois, pour que je finisse.
Hernani approche la fiole de ses lèvres, puis recule.
HERNANI
Oh ! Par pitié ! Demain !
Oh ! S’il te reste un cœur, duc, ou du moins une âme,
Si tu n’es pas un spectre échappé de la flamme,
Un mort damné, fantôme ou démon désormais,
Si Dieu n’a point encor mis sur ton front : « jamais ! »,
Si tu sais ce que c’est que ce bonheur suprême
D’aimer, d’avoir vingt ans, d’épouser quand on aime ;
Si jamais femme aimée a tremblé dans tes bras,
Attends jusqu’à demain. – Demain tu reviendras !
LE MASQUE
Simple qui parle ainsi ! Demain ! Demain ! – Tu railles !
Ta cloche a ce matin sonné tes funérailles !
Et que ferais-je, moi, cette nuit ? J’en mourrais.
Et qui viendrait te prendre et t’emporter après ?
Seul descendre au tombeau ! Jeune homme, il faut me suivre !
HERNANI
Eh bien, non ! Et de toi, démon, je me délivre !
Je n’obéirai pas.
LE MASQUE
Je m’en doutais. – Fort bien.
Sur quoi donc m’as-tu fait ce serment ? Ah, sur rien.
Peu de chose après tout ! La tête de ton père.
Cela peut s’oublier, la jeunesse est légère.
HERNANI
Mon père ! Mon père ! … Ah ! J’en perdrai la raison ! …
LE MASQUE
Non, ce n’est qu’un parjure et qu’une trahison.
HERNANI
Duc ! …
LE MASQUE
       Puisque les aînés des maisons espagnoles
Se font jeu maintenant de fausser leurs paroles,
Adieu ! …
Il fait un pas pour sortir.
HERNANI
Ne t’en va pas.
LE MASQUE
    Alors…
HERNANI
   Vieillard cruel !
Il prend la fiole.
Revenir sur mes pas à la porte du ciel ! …
Rentre doña Sol, sans voir le Masque qui est debout près de la rampe au fond du théâtre.

Scène 6
LES MÊMES, DOÑA SOL.

DOÑA SOL
Je n’ai pu le trouver, ce coffret !
HERNANI, à part.
  Dieu ! C’est elle !
Dans quel moment !
DOÑA SOL
   Qu’a-t-il ? Je l’effraie, il chancelle
À ma voix ! – Que tiens-tu dans ta main ? Quel soupçon ! Que tiens-tu dans ta main ?
Réponds.
Le domino se démasque. Elle pousse un cri, et reconnaît don Ruy.
  – C’est du poison !
HERNANI
Grand dieu !
DOÑA SOL, à Hernani.
Que t’ai-je fait ? Quel horrible mystère ! …
Vous me trompiez, don Juan !
HERNANI
    Ah ! J’ai dû te le taire.
J’ai promis de mourir au duc qui me sauva.
Aragon doit payer cette dette à Silva.
DOÑA SOL
Vous n’êtes pas à lui, mais à moi. Que m’importe
Tous vos autres serments.
À don Ruy Gomez.
  Duc, l’amour me rend forte.
Contre vous, contre tous, duc, je le défendrai.
DON RUY GOMEZ, immobile.
Défends-le, si tu peux, contre un serment juré !
DOÑA SOL
Quel serment ?
HERNANI
   J’ai juré.
DOÑA SOL
   Non, non ; rien ne te lie.
Cela ne se peut pas ! Crime, attentat, folie !
DON RUY GOMEZ
Allons, duc !
Hernani fait un geste pour obéir. Doña Sol cherche à l’arrêter.
HERNANI
Laissez-moi, doña Sol, il le faut.
Le duc a ma parole, et mon père est là-haut !
DOÑA SOL, à don Ruy.
Il vaudrait mieux pour vous aller aux tigres même
Arracher leurs petits, qu’à moi celui que j’aime.
Savez-vous ce que c’est que doña Sol ? Longtemps,
Par pitié pour votre âge et pour vos soixante ans,
J’ai fait la fille douce, innocente et timide.
Mais voyez-vous cet œil de pleurs de rage humide ?
Elle tire un poignard sur son sein.
Voyez-vous ce poignard ? Ah ! Vieillard insensé,
Craignez-vous pas le fer, quand l’œil a menacé ?
Prenez garde, don Ruy ! – Je suis de la famille1,
Mon oncle ! – Écoutez-moi. Fussé-je votre fille,
Malheur si vous portez la main sur mon époux !
Elle jette le poignard et tombe à genoux devant le duc.
Ah ! Je tombe à vos pieds ! Ayez pitié de nous !
Grâce ! Hélas ! Monseigneur, je ne suis qu’une femme,
Je suis faible, ma force avorte dans mon âme,
Je me brise aisément… Je tombe à vos genoux !
Ah ! Je vous en supplie, ayez pitié de nous !
DON RUY GOMEZ
Doña Sol !
DOÑA SOL
 Pardonnez ! Nous autres Espagnoles,
Notre douleur s’emporte à de vives paroles,
Vous le savez. Hélas ! Vous n’étiez pas méchant !
Pitié ! Vous me tuez, mon oncle, en le touchant !
Pitié ! Je l’aime tant ! …
DON RUY GOMEZ, sombre.
  Vous l’aimez trop !
HERNANI
      Tu pleures ?
DOÑA SOL
Non, non, je ne veux pas, mon amour, que tu meures !
Non, je ne le veux pas.
À don Ruy.
Faites grâce aujourd’hui !
Je vous aimerai bien aussi, vous.
DON RUY GOMEZ
      Après lui !
De ce reste d’amour, d’amitié – moins encore –
Croyez-vous apaiser la soif qui me dévore ?
Montrant Hernani.
Il est seul ! Il est tout ! Mais moi, belle pitié !
Qu’est-ce que je peux faire avec votre amitié ?
Ô rage ! Il aurait, lui, le cœur, l’amour, le trône,
Et d’un regard de vous il me ferait l’aumône !
Et s’il fallait un mot à mes vœux insensés
C’est lui qui vous dirait : Dis cela, c’est assez !
En maudissant tout bas le mendiant avide
Auquel il faut jeter le fond du verre vide !
Honte ! Dérision ! Non, il faut en finir.
Bois !
HERNANI
  Il a ma parole et je dois la tenir.
DON RUY GOMEZ
Allons.
Hernani approche la fiole de ses lèvres. Doña Sol se jette sur son bras.
DOÑA SOL
Oh ! Pas encor ! Daignez tous deux m’entendre.
DON RUY GOMEZ
Le sépulcre est ouvert, et je ne puis attendre.
DOÑA SOL
Un instant, monseigneur ! … Mon don Juan ! Ah ! Tous deux,
Vous êtes bien cruels ! – Qu’est-ce que je veux d’eux ?
Un instant ! Voilà tout… tout ce que je réclame ! …
Enfin, on laisse dire à cette pauvre femme
Ce qu’elle a dans le cœur ! … – Oh ! Laissez-moi parler…
DON RUY GOMEZ, à Hernani.
J’ai hâte.
DOÑA SOL
      Messeigneurs ! Vous me faites trembler !
Que vous ai-je donc fait ?
HERNANI
Ah ! Son cri me déchire.
DOÑA SOL, lui retenant toujours le bras.
Vous voyez bien que j’ai mille choses à dire.
DON RUY GOMEZ, à Hernani.
Il faut mourir.
DOÑA SOL, toujours pendue au bras d’Hernani.
   Don Juan, lorsque j’aurai parlé,
Tout ce que tu voudras, tu le feras.
Elle lui arrache la fiole.
 Je l’ai.
Elle élève la fiole aux yeux d’Hernani et du vieillard étonné.
DON RUY GOMEZ
Puisque je n’ai céans affaire qu’à deux femmes,
Don Juan, il faut qu’ailleurs j’aille chercher des âmes.
Tu fais de beaux serments par le sang dont tu sors,
Et je vais à ton père en parler chez les morts ! …
– Adieu ! …
Il fait quelques pas pour sortir. Hernani le retient.
HERNANI
Duc, arrêtez.
À doña Sol
  Hélas ! Je t’en conjure,
Veux-tu me voir faussaire, et félon, et parjure ?
Veux-tu que partout j’aille avec la trahison
Écrite sur le front ? Par pitié, ce poison,
Rends-le-moi ! Par l’amour, par notre âme immortelle…
DOÑA SOL, sombre.
Tu veux ?
Elle boit.
Tiens, maintenant.
DON RUY GOMEZ, à part.
   Ah ! C’était donc pour elle !
DOÑA SOL, rendant à Hernani la fiole à demi vidée.
Prends, te dis-je.
HERNANI, à don Ruy.
 Vois-tu, misérable vieillard ?
DOÑA SOL
Ne te plains pas de moi, je t’ai gardé ta part.
HERNANI, prenant la fiole.
Dieu !
DOÑA SOL
Tu ne m’aurais pas ainsi laissé la mienne,
Toi ! … Tu n’as pas le cœur d’une épouse chrétienne,
Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva.
Mais j’ai bu la première et suis tranquille. – Va !
Bois si tu veux !
HERNANI
Hélas ! Qu’as-tu fait, malheureuse ?
DOÑA SOL
C’est toi qui l’as voulu.
HERNANI
   C’est une mort affreuse ! …
DOÑA SOL
Non. – Pourquoi donc ?
HERNANI
Ce philtre au sépulcre conduit.
DOÑA SOL
Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?
Qu’importe dans quel lit !
HERNANI
   Mon père, tu te venges
Sur moi qui t’oubliais !
Il porte la fiole à sa bouche.
DOÑA SOL, se jetant sur lui.
   Ciel ! Des douleurs étranges ! …
Ah ! Jette loin de toi ce philtre ! … Ma raison
s’égare. – Arrête ! Hélas ! Mon don Juan ! Ce poison
Est vivant, ce poison dans le cœur fait éclore
Une hydre2 à mille dents qui ronge et qui dévore !
Oh ! Je ne savais pas qu’on souffrît à ce point !
Qu’est-ce donc que cela ? C’est du feu ! Ne bois point !
Oh ! Tu souffrirais trop !
HERNANI, à don Ruy.
     Ah ! Ton âme est cruelle !
Pouvais-tu pas  choisir d’autre poison pour elle ?
3

Il boit et jette la fiole.


DOÑA SOL
Que fais-tu ?
HERNANI
Qu’as-tu fait ?
DOÑA SOL
Viens, ô mon jeune amant,
Dans mes bras.
Ils s’asseyent l’un près de l’autre.
N’est-ce pas qu’on souffre horriblement ?
HERNANI
Non !
DOÑA SOL
Voilà notre nuit de noce commencée !
Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée ?
HERNANI
Ah !
DON RUY GOMEZ
La fatalité s’accomplit.
HERNANI
     Désespoir !
Ô tourment ! Doña Sol souffrir, et moi le voir !
DOÑA SOL
Calme-toi. Je suis mieux. – Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d’un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser !
Ils s’embrassent.
DON RUY GOMEZ
Ô douleur !
HERNANI, d’une voix affaiblie.
Oh ! Béni soit le ciel qui m’a fait une vie
D’abîmes entourée et de spectres suivie,
Mais qui permet que, las d’un si rude chemin,
Je puisse m’endormir, ma bouche sur ta main !
DON RUY GOMEZ
Qu’ils sont heureux !
HERNANI, d’une voix de plus en plus faible.
Viens … Viens… Doña Sol, tout est sombre…
Souffres-tu ?
DOÑA SOL, d’une voix également éteinte.
Rien, plus rien.
HERNANI
Vois-tu des feux dans l’ombre ?
DOÑA SOL
Pas encor.
HERNANI, avec un soupir.
Voici…
Il tombe.
DON RUY GOMEZ, soulevant sa tête qui retombe.
 Mort !
DOÑA SOL, échevelée et se dressant à demi sur son séant.
Mort ! Non pas ! … Nous dormons.
Il dort ! C’est mon époux, vois-tu, nous nous aimons,
Nous sommes couchés là. C’est notre nuit de noce…
D’une voix qui s’éteint.
Ne le réveillez pas, seigneur duc de Mendoce,
Il est las…
Elle retourne la figure d’Hernani.
Mon amour, tiens-toi vers moi tourné…
Plus près… plus près encor…
Elle retombe.
DON RUY GOMEZ
   Morte ! … oh ! Je suis damné.
Il se tue.

 
1.  « Jesuis de la famille » : Doña Sol est une Silva comme son oncle, don Ruy Gomez.
2.  Hydre : serpent à plusieurs têtes que seul Hercule réussit à tuer.
3.  « Pouvais-tu pas… ? » : « Ne pouvais-tu pas… ? »

Clefs d’analyse
Acte V, scènes 5 et 6.

Compréhension
   Une situation invraisemblable ?
•  Voici ce qu’écrivait un critique du début du XXe siècle : « Cette histoire est tout bonnement
extravagante. Personne n’y accomplit une action ayant le sens commun, depuis cette fille
qui reçoit des bandits dans sa chambre, jusqu’à ce marié qui se tue le soir de ses noces à la
première réquisition d’un rival jaloux. » (Lucien Dubech, Candide, 1927). Porter un
jugement sur cette dernière remarque.
Réflexion
   Les rapports père-fils
•  Expliquer les raisons profondes du serment d’Hernani et l’impossibilité pour lui d’y
échapper.
   Le conflit tragique
•  Analyser les arguments d’Hernani, puis ceux de doña Sol contre la volonté de don Ruy :
juger de leur habileté (scènes 5 et 6).
   Le pathétique de la mort des amants
•  Montrer les différents aspects du pathétique dans la scène 6.
•  Montrer que les derniers mots des jeunes héros sont des paroles d’amour et d’espoir.
À retenir :
« Revenir sur mes pas à la porte du ciel ! », ainsi Hernani exprime-t-il l’absolue douleur de
renoncer, par fidélité à un serment, à son bonheur avec doña Sol. La situation pourrait
paraître absurde, mais ce qui se joue sans doute pour Hernani, c’est son rapport de filiation à
son père qu’il n’a pas su venger et qu’il a en quelque sorte trahi en faisant, par amour,
allégeance à don Carlos.
Synthèse
Acte V

La noce
Personnages
   Don Ruy Gomez, l’allégorie de la mort
L’acte V présente le dénouement du drame en insistant sur la fatalité tragique qui pèse sur les
personnages, même si cette fin peut apparaître exacerbée et fondée sur un contraste entre le
bonheur des noces et l’horreur de l’empoisonnement. En fait, au-delà de l’anecdote dont on
pourrait sourire, comme l’ont fait nombre de critiques et de caricaturistes, don Ruy, lugubre
sous son masque qui dissimule mal un regard halluciné, et couvert de son domino noir, ne
représente pas un vieillard jaloux et cruellement entêté, mais il symbolise dans la structure du
drame les forces du « diable », de « Lucifer », comme le suggèrent à la scène 1 les propos des
seigneurs, et in fine la mort : « Le sépulcre est ouvert, et je ne puis attendre ».
Langage
   De l’élégie à la tragédie
Ce qui est remarquable, c’est que la thématique de la mort, évidente avec le personnage de
don Ruy, envahit même, sur le mode de l’angoisse, le duo d’amour entre Hernani et doña Sol.
Dans le décor d’un jardin sous la lune, le registre lyrique du bonheur se fait peu à peu
élégiaque, avec le regret de la jeune femme d’un « silence trop noir », d’un « calme trop
profond » :
« Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ?
Ou qu’une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S’élevant tout à coup chantât ? »
Conformément à l’esthétique romantique du renversement, à ce vœu inconsidéré, répond le
son du cor d’Hernani, présage de malheur et annonciateur de mort. Le drame se déplace vers
une tonalité tragique avec le pacte accepté par Hernani et la fatalité de la mort imposée par
don Ruy. Mais, au moment suprême de la mort des amants, la plainte élégiaque se transforme
en un chant lyrique apaisé qui dégage une forte puissance d’émotion.
Société
   Le jeu des masques, une constante du drame
Particulièrement visible et connotée tragiquement avec la présence de don Ruy sous un
domino noir, l’esthétique du travestissement constitue une constante d’Hernani.
Ainsi, l’ouverture de l’acte V se fait-elle sur une « mascarade » c’est-à-dire un bal masqué.
Comme l’indique la didascalie initiale, « des masques, des dominos, épars, isolés ou groupés,
traversent çà et là la terrasse. » Au début de l’acte, c’est sur le mode satirique qu’est introduit
le thème du masque, avec une remarque du courtisan méprisable et méprisé par ses
compagnons, don Ricardo :
« Je ne suis plus le même un jour de fête, et croi
Qu’un masque que je mets me fait une autre tête ».
En fait, le jeu des masques correspond profondément à une crise d’identité et détermine ainsi
l’évolution même éphémère des caractères, en particulier, celui d’Hernani. C’est cette
reconquête de soi, de son nom et de son rang que rappelle le héros, quand doña Sol le nomme
ainsi avec tendresse et passion :
« Oh ! Ne me nomme plus de ce nom, par pitié !
Tu me fais souvenir que j’ai tout oublié […]
Mais je ne connais pas ce Hernani. – Moi, j’aime
Les prés, les fleurs, les bois, le chant du rossignol.
Je suis Jean d’Aragon, mari de doña Sol ! »

Pour Approfondir

Genre, action, personnages


Genre et registres
Dans la préface de sa pièce intitulée Cromwell, publiée en octobre 1827, Victor Hugo propose
un éclatant manifeste de ce nouveau genre théâtral qu’est le drame romantique et, dans ce
cadre, Hernani peut être considéré comme la première grande pièce romantique à triompher
sur une scène et à en incarner la théorie. Voyons comment les différents éléments du drame
correspondent à la définition de cet art poétique.
   La règle des unités
« Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire
pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que
la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! C’est mutiler hommes et choses,
c’est faire grimacer l’histoire. »
S’inspirant du modèle de Shakespeare et même le revendiquant (voir L’œuvre : origines et
prolongements), Hugo préconise essentiellement « la liberté de l’art contre le despotisme des
systèmes, des codes et des règles ». Ainsi, l’unité de temps et l’unité de lieu disparaissent-
elles au profit d’une extension temporelle et géographique qui sont en adéquation, soit avec la
vérité historique (six mois se sont réellement écoulés entre la mort de Maximilien, l’empereur
d’Allemagne et l’élection de Charles Quint), soit avec la recherche esthétique qui transporte le
spectateur de la chambre à coucher d’une jeune fille à la sombre crypte du tombeau de
Charlemagne ou sur la terrasse d’un palais mauresque. Hugo théoricien insiste sur l’idée
qu’aux diverses actions du drame, correspondent une durée propre et un lieu particulier.
L’unité d’action, quant à elle, appelée plus exactement « l’unité d’ensemble », hiérarchise les
actions secondaires et l’action principale en organisant les divers plans du drame. Certes une
telle définition pose un problème de lecture : quelle est donc l’« action principale »
d’Hernani, l’amour entre le héros éponyme et doña Sol ou l’ambition politique de don Carlos,
l’affrontement du roi et du déshérité ou celui des jeunes et des vieux ? En fait, ce que le poète
privilégie, c’est « l’harmonie des contraires » ou, en tout cas, leur mise en tension.
   Une esthétique du contraste
« Le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux
types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la
vie et dans la création. »
Ce qui frappe dans Hernani, comme dans tous les drames romantiques, c’est le mélange des
genres qui fait se succéder scènes de comédie et scènes de tragédie, se côtoyer personnages
émouvants et burlesques, s’entrecroiser lyrisme passionné et réalisme prosaïque. Le terme de
« drame » qui, en grec, signifie action, prend ici tout son sens de dynamisme et de
mouvement. Hernani peut se définir comme un art de l’alternance entre le type grotesque,
représenté par les personnages de comparses (comme celui de doña Josefa ou de don Ricardo,
le courtisan qui saisit toutes les opportunités pour monter dans l’échelle sociale), et le type
sublime où excellent Hernani, tiraillé entre la fatalité et le goût du bonheur, ou doña Sol,
donnée tout entière à son amour. Ces deux types antithétiques coexistent aussi dans le même
personnage comme en don Carlos, sublime dans la grandeur de ses réflexions politiques et
médiocre dans ses désirs de séducteur, ou en don Ruy Gomez, héroïque face à la puissance
royale et ridicule dans sa quête d’un amour impossible. Comme l’écrit Hugo dans la préface
de Cromwell, « c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie
moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien
opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ». La grande nouveauté du drame
réside également dans le décor, les jeux de lumière, les effets spectaculaires opposant les lieux
d’intimité et de recueillement aux scènes à grand spectacle, escorte royale, flambeaux, cloches
et tocsin, cortèges avec bannières et enseignes. Ces contrastes très forts suggèrent une vision
du monde bipolaire, partagé entre l’ombre et la lumière, également caractéristique de la poésie
hugolienne. Nul doute qu’Hernani ne soit « un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la
vie et la mort ».
   La couleur locale
« Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le
cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement,
également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la
racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette
couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive
qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. »
Une autre dimension revendiquée pour l’art moderne est la « couleur locale » : dans Hernani,
selon la définition qu’en donne Hugo dans la préface de Cromwell, cet aspect ne prend pas
seulement en compte l’imagerie de l’Espagne telle que l’on peut la trouver dans les Contes
d’Espagne et d’Italie de Musset, dans la nouvelle de Mérimée, Carmen, ou dans celle de
Balzac, El Verdugo, et telle qu’on la retrouve dans un autre drame de Hugo, Ruy Blas ;
l’objectif est aussi de restituer l’atmosphère particulière du XVIe siècle, du moins tel que le
rêvait le XIXe siècle. Cette couleur locale s’exprime, tout d’abord, dans les noms et titres des
personnages, don et doña renvoyant à la noblesse espagnole, Sol signifiant
« soleil », Ruy renvoyant à Rodrigo (le Rodrigue du Cid), Carlos, dénomination espagnole de
Charles, etc. Hernani, le bandit d’honneur du drame, pseudonyme de don Juan d’Aragon,
reçoit sans doute son nom d’une petite ville du pays basque qu’a traversé le jeune Hugo avec
sa mère rejoignant son père en Espagne en 1811. Le décor indiqué dans les didascalies
(« patio » d’un palais à Saragosse, château dans les montagnes d’Aragon, terrasse et arcades
moresques, jardins, jets d’eau, bosquets) dessine un espace typique d’élégance et de
fraîcheur ; les costumes, celui de doña Josefa, la duègne, à l’acte I, celui d’Hernani en
montagnard, de don Carlos dans sa « veste à la française », opèrent un retour en arrière dans
le temps. Ainsi, l’Espagne féodale du XVIe siècle, avec ses caractéristiques et ses couleurs,
revit-elle dans le drame romantique.
   La versification
« L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant.
C’est le fer qui devient acier. » Pour exprimer ce que Victor Hugo appelle la « modernité », le
dramaturge choisit explicitement, dans la préface de Cromwell, comme pour l’écriture
d’Hernani, l’alexandrin (alors qu’il écrira en prose d’autres drames comme Lucrèce Borgia,
Marie Tudor ou Angelo, tyran de Padoue). Mais le vers, selon l’esthétique hugolienne, doit
être « libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant
d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif
et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à
propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de
l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ». La versification d’Hernani,
si innovante, a provoqué un scandale lors des premières représentations : les deux premiers
vers, par exemple, ont surpris et choqué les spectateurs par les effets du rejet et de
l’enjambement. Comme le raconte Théophile Gautier, dans son Histoire du romantisme, « la
querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement
audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession… » L’alexandrin se plie
également aux exigences de la conversation, allant jusqu’à se découper en plusieurs répliques.
D’autre part, la poétique de Hugo utilise parfois un vocabulaire trivial et des alliances de
terme surprenantes :
« Il vous faut un hochet : vous prenez un vieillard !
Ah ! Vous l’avez brisé, le hochet ! » (scène 3).
Certaines expressions étranges ont provoqué un scandale que l’on a aujourd’hui bien du mal à
comprendre. Ainsi, Mademoiselle Mars, l’actrice qui interprétait doña Sol lors des premières
représentations, a-t-elle refusé de prononcer l’alexandrin devenu fameux : « Vous êtes mon
lion superbe et généreux ! », et au mot « lion », elle a choisi de substituer le mot « seigneur » !
Les principes poétiques énoncés dans la préface de Cromwell seront rappelés et repris
plusieurs années plus tard par Victor Hugo dans Les Contemplations, en particulier, dans le
poème intitulé « Réponse à un acte d’accusation ».
L’action
   La structure du drame
Voici comment, au début de l’acte V, un personnage du drame en résume l’argument :
« Écoutez l’histoire que voici :
 Trois galants, un bandit que l’échafaud réclame,
 Puis un duc, puis un roi, d’un même cœur de femme
 Font le siège à la fois. L’assaut donné, qui l’a ?
 C’est le bandit. »
De fait, Victor Hugo avait dans un premier temps sous-titré son œuvre d’une expression
espagnole, Tres para una, c’est-à-dire « Trois pour une », mettant ainsi l’accent sur le
problème de la rivalité amoureuse entre Hernani, don Ruy et don Carlos. De même, à l’acte I,
don Ruy, rentrant à l’improviste chez lui, s’écrie-t-il : « Nous sommes trois chez vous, c’est
trop de deux, Madame ! » (scène 3).
Mais, à cette complexe intrigue affective autour du personnage de doña Sol, se mêlent
plusieurs autres fils, celui de la volonté de vengeance du proscrit Hernani, celui de l’élection
de don Carlos en butte au pouvoir féodal et sacré empereur du Saint Empire germanique. La
structure du drame romantique qui privilégie, sinon exactement l’unité d’action, du moins
« l’unité d’ensemble [qui] est la loi de perspective du théâtre », comme le préconise le
dramaturge dans la préface de Cromwell, rend compte de l’imbrication des différents thèmes
abordés.
Chacun des actes d’Hernani porte un titre qui lui donne ses caractéristiques et son atmosphère
particulière, même si les différentes actions, principales et secondaires, n’y sont pas
circonscrites et se tissent d’acte en acte. D’autre part, chaque acte se déroule dans un décor
différent précisément décrit dans une didascalie initiale, et le passage d’un acte à l’autre fait
voyager le lecteur (ou le spectateur) en Espagne (actes I, II, III et V), de Saragosse aux
montagnes d’Aragon, et d’Espagne en Allemagne (acte IV) sur la tombe de Charlemagne, à
Aix-la-Chapelle.
   L’acte I
Sous-titré « Le roi », il comprend quatre scènes qui organisent la présentation de tous les
protagonistes dans des situations destinées à fortement évoluer. Ainsi, le titre choisi par Hugo
est relativement déceptif puisque don Carlos, certes roi d’Espagne, y apparaît, non pas revêtu
de la majesté royale, mais au contraire, comme un tout jeune homme amoureux, libertin et
cynique qui n’hésite pas à soudoyer la duègne de celle qu’il désire et à se cacher dans une
armoire, d’abord seul, puis avec un compagnon, tel un personnage de vaudeville. Sa qualité
de roi, qu’il ne révèle qu’à la scène 3, lui sert simplement à calmer la colère et l’indignation
de don Ruy Gomez qui vient de trouver deux jeunes gens dans la chambre de sa nièce qu’il
aime et veut épouser. L’acte I met en place l’imbrication des deux intrigues essentielles du
drame, l’intrigue amoureuse autour de doña Sol et l’intrigue politique pour l’élection de
l’empereur d’Allemagne. En revanche, on ne sait rien des circonstances de la rencontre entre
Hernani et doña Sol.
   L’acte II
Appelé « Le bandit », construit en quatre scènes (mais qui font intervenir de nombreux
personnages, les courtisans compagnons de don Carlos, l’évocation des montagnards et
l’arrivée des alcades), cet acte se concentre sur l’amour absolu de doña Sol pour Hernani,
bandit et proscrit : elle veut fuir avec lui et rejette avec passion, non seulement le mariage
avec son riche oncle, mais aussi les promesses flatteuses du roi d’Espagne qui, lui, cherchait à
l’enlever par la force. Seul le danger que courent Hernani et ses compagnons empêche la fuite
annoncée des deux amants.
   L’acte III
Intitulé « Le vieillard », il comprend sept scènes : l’action s’est déplacée au château de l’oncle
de doña Sol et développe, comme le titre donné par Hugo l’indique, le caractère de don Ruy,
mais par de très fortes antithèses ; nous le découvrons dans les premières scènes tout d’abord
éperdu de bonheur à l’idée de son mariage avec la jeune fille, puis accordant généreusement
l’hospitalité à Hernani qu’il ne reconnaît pas sous le déguisement d’un pèlerin ; lorsqu’il
surprend les deux jeunes gens enlacés et que, par un coup de théâtre, don Carlos arrive, fidèle
à ses héroïques ancêtres, il refuse de livrer le proscrit. Enfin, la fin de l’acte le fait osciller
entre plusieurs motifs de souffrance et de désespoir. Mais parallèlement à cet axe centré sur le
personnage du « vieillard », d’autres actions se déroulent au cours de l’acte : le
renouvellement du serment d’amour entre Hernani et doña Sol ; l’annonce que la bande du
proscrit a été détruite ; et enfin le pacte mortifère entre Hernani et don Ruy qui prépare le
dénouement à l’acte V.
   L’acte IV
« Le tombeau » enchaîne cinq scènes, dont deux monologues de don Carlos effectivement
prononcés sur le tombeau de l’empereur Charlemagne : cet acte se concentre sur l’accession,
réelle et mentale, de don Carlos au trône de l’empire d’Allemagne. Tous les protagonistes,
sans véritable souci de vraisemblance, y sont encore présents au milieu d’une foule de
comparses : Hernani et don Ruy parmi les conjurés qui projettent d’assassiner le roi ; doña Sol
à qui don Carlos renonce finalement et dont il accorde la main à Hernani qui, lui, a révélé son
identité et sa qualité de grand seigneur. C’est le dénouement d’un des fils de la pièce à la fin
de l’acte.
   L’acte V
Acte appelé « La noce », il organise six scènes en deux temps parfaitement équilibrés autour
de l’apparition d’un domino noir qui n’est autre que don Ruy Gomez : la fête galante et
l’ébauche de la nuit de noce d’Hernani, don Juan d’Aragon, et de doña Sol ; puis, le cruel
rebondissement de la douleur et de la mort des amants, quand le vieillard jaloux vient exiger
le respect du pacte conclu avec Hernani. D’abord chargée d’une foule de courtisans, d’invités,
de galants et de dames, la scène se vide peu à peu au rythme de la musique qui s’éteint,
jusqu’à ce qu’un seul son, celui du cor, vienne rompre l’harmonie du duo amoureux, et
précipiter les trois personnages restants dans la mort, heureuse et pleine d’espoir pour le jeune
couple, cruelle et désespérée pour le vieillard.

Les personnages
   Des personnages ambivalents
Au gré des cinq actes, les personnages du drame évoluent, ou du moins font apparaître des
caractéristiques et des identités souvent doubles et en mouvement. Tout au long de la pièce,
les indications scéniques signalent de larges manteaux et de grands chapeaux rabattus sur les
yeux, de même que des masques et des dominos noirs qui dissimulent les traits et la véritable
personnalité des protagonistes. Ce motif du travestissement, plus qu’un simple ornement
d’ordre romanesque et mélodramatique, constitue un axe de lecture du drame romantique.
   Hernani
Dès sa première apparition sur le théâtre, à la scène 2 de l’acte I, Hernani est dépeint dans la
didascalie comme un personnage en marge de la société, un bandit d’honneur, « en costume
de montagnard d’Aragon, gris, avec une cuirasse en cuir, une épée, un poignard et un cor à la
ceinture ». Mais, sous cette apparence romanesque, inspirée par Les Brigands de Schiller
(1781), se dissimule Jean d’Aragon, un Grand d’Espagne, un seigneur dont le père a été
condamné à mort par le roi d’Espagne, lui-même père de don Carlos. Comme il l’exprime lui-
même, il est « une force qui va », un être sensible, l’archétype du héros romantique, partagé
entre un amour absolu pour doña Sol et le sens de l’honneur qui l’oblige à venger la
condamnation de son père. Victor Hugo insiste aussi sur le côté humain de son héros, en
particulier, la jalousie dont il fait preuve à plusieurs reprises et le désir qu’il exprime avec
exigence et tendresse lors de la nuit de noce :
«… Mon âme
 Brûle… Eh ! Dis au volcan qu’il étouffe sa flamme,
 Le volcan fermera ses gouffres entrouverts,
 Et n’aura sur ses flancs que fleurs et gazons verts. » (V, 3).
Hernani est conscient de sa destinée tragique qu’il décrit dans le monologue, teinté de haine et
de volonté de vengeance, à la fin de l’acte I, et surtout dans la tirade de la scène 4 de l’acte III,
où il rappelle la fatalité qui pèse sur lui :
 « Oh ! par pitié pour toi, fuis ! – Tu me crois, peut-être
 Un homme comme sont tous les autres, un être
 Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
 Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
 Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
 Une âme de malheur faite avec des ténèbres ! »
Cette conscience d’un destin de malheur fait du héros un personnage irrésolu qui oscille sans
cesse entre plusieurs décisions, changeant d’opinion au cours de la même scène : enlever doña
Sol et fuir avec elle ou rejoindre ses compagnons en danger (acte II, 4), la pousser à épouser
son vieil oncle ou l’accabler de soupçon jaloux (III, 3), croire en sa loyauté et sa pureté ou la
repousser après son enlèvement par don Carlos (IV, 4), assassiner le roi ou se soumettre à lui
(IV, 4), etc.
   Doña Sol
Doña Sol a la particularité d’être l’unique personnage féminin dans un univers exclusivement
masculin. Seule apparaît, au premier acte, sa duègne et dame de compagnie, doña Josefa, qui
accepte, contre une bourse bien remplie, de cacher don Carlos dans l’armoire de la chambre
de sa maîtresse et qui introduit Hernani auprès d’elle, avant de prévenir les jeunes amoureux
de l’arrivée inopinée de don Ruy Gomez. Au début de l’acte V, à la fête de mariage, « une
dame qui passe » est à peine évoquée par une didascalie et l’on entend une unique réplique
galante de cette marquise au comte don Garci qui l’invite à danser. Doña Sol est donc le pôle
féminin du drame dont tous, personnages principaux et comparses, louent l’extrême beauté et
qu’aiment et désirent les trois héros masculins. Pour Hernani, elle représente la perfection et
le point d’ancrage de son existence de proscrit. Les circonstances de leur rencontre restent
mystérieuses, la seule chose que l’on sache est le secours et la pitié dont la jeune fille a fait
preuve envers lui :
 « Un ange vous dit-il combien vous êtes douce
 Au malheureux que tout abandonne et repousse ? »
 (I, 2)
Pour don Carlos, elle est non seulement un objet de désir qu’il cherche à posséder, mais elle
représente aussi la noblesse et le courage, « belle » et « rebelle » tout à la fois, femme d’action
qui n’hésite pas à le menacer du poignard qu’elle lui a dérobé pour se défendre. Pour son vieil
oncle, doña Sol apparaît comme le dernier espoir d’une fin d’existence heureuse :
 « Oh ! tu seras pour moi cet ange au cœur de femme,
 Qui, du pauvre vieillard réjouit encor l’âme, » (III, 1).
Dans ses nombreuses interventions, doña Sol se montre pratique, soucieuse, par exemple,
dans la scène 2 de l’acte I, de détails matériels et du bien-être d’Hernani, ce qui entraîne un
fort contraste entre le lyrisme passionné du héros et l’éloge du quotidien du personnage
féminin. Cette affirmation de valeurs féminines se double d’une volonté et d’une énergie à
toute épreuve ; en effet, doña Sol n’hésite pas dans sa décision de suivre Hernani « dans les
monts, dans les bois, sur les grèves » ; contrainte d’épouser son oncle, elle projette de se
donner la mort après la cérémonie ; enlevée comme otage par don Carlos, elle se défend
physiquement, comme lors de la première tentative de rapt, avec son poignard qui, dans le
drame, devient par conséquent la métaphore de sa vertu. Enfin, dans l’exacerbation de la
scène finale, c’est doña Sol qui boit la première le poison qui scelle le sort des deux
amoureux :
 « … Vers des clartés nouvelles
 Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
 Partons d’un vol égal vers un monde meilleur. » (V, 6).
Victor Hugo renouvelle donc le type traditionnel du couple de jeunes gens amoureux, en
établissant, à travers la subtilité de la peinture psychologique, une égalité entre Hernani et
doña Sol : égaux dans l’ardeur de leur amour et leur fidélité, ils le sont aussi sur le plan de
l’héroïsme, de la grandeur d’âme et du courage face à la mort.
   Don Carlos
Le personnage de don Carlos se distingue du personnel dramatique par plusieurs points. Tout
d’abord, c’est le seul personnage historique de la pièce : Charles de Habsbourg, fils de Jeanne
la Folle et de Philippe le Beau, est bien monté sur le trône d’Espagne en 1516, et a été élu,
dans des conditions difficiles, empereur d’Allemagne, le 28 juin 1519, six mois après la mort
de Maximilien, son aïeul. La situation complexe, telle que don Carlos l’expose à la scène 3 de
l’acte I, correspond à la vérité historique. Si Victor Hugo place ensuite le siège de l’élection à
Aix-la-Chapelle, et non à Francfort où elle a eu réellement lieu, c’est pour donner aux
méditations politiques et même philosophiques de son personnage un décor d’envergure et un
interlocuteur de choix en la personne de Charlemagne. D’autre part, Don Carlos est le
personnage qui sans doute évolue le plus dans l’ensemble du drame d’Hernani. Il se présente
tour à tour, voire en même temps, être de désir et libertin sans illusion, homme d’honneur
orgueilleux et généreux, fin politique digne de Machiavel, ambitieux politique, mais conscient
de la vanité des choses humaines, roi d’Espagne implacable, mais empereur d’Allemagne
magnanime. L’axe politique du drame représenté par don Carlos trouve son complet
dénouement, non pas exactement à la fin de l’acte IV, mais dans les propos légers des
courtisans au début de l’acte V, lorsqu’ils évoquent les luttes intérieures et extérieures que
doit mener don Carlos devenu empereur d’Allemagne :
 « Ah ! Luther,
 Soliman, Neptunus, le diable et Jupiter… » (V, 1).
Ainsi, le personnage de don Carlos quitte-t-il la fiction hugolienne pour réintégrer l’Histoire.
   Don Ruy Gomez
Le personnage de don Ruy Gomez, en revanche, vient tout droit, non pas de l’Histoire,
comme don Carlos, mais de la littérature. Du ridicule au désespoir et à la damnation, de la
comédie au mélodrame, en passant par la tragi-comédie et par l’épopée, ainsi pourrait-on
résumer le trajet du personnage de don Ruy dans le drame de Hugo. À l’acte I, il tient avec
fougue le rôle de barbon jaloux, dévolu en principe à la comédie. On a en effet souvent
comparé sa première apparition sur le théâtre à celle d’Arnolphe dans L’École des femmes de
Molière (1662) :
 « Messieurs, avons-nous fait cela pour rire ? Quoi !
 Un trésor est chez moi ; c’est l’honneur d’une fille,
 D’une femme, l’honneur de toute une famille ;
 Cette fille, je l’aime, elle est ma nièce, et doit
 Bientôt changer sa bague à l’anneau de mon doigt ;
 Je la crois chaste et pure, et sacrée à tout homme,
 Or il faut que je sorte une heure, et moi qu’on nomme
 Ruy Gomez de Silva, je ne puis l’essayer
 Sans qu’un larron d’honneur se glisse à mon foyer ! » (scène 3)
Il persiste dans ses projets de mariage et ses espoirs de bonheur au début de l’acte III sans
comprendre, ni même entendre, les propos évasifs et ambigus que prononce doña Sol. Il
apparaît d’ailleurs, tout au long du drame, comme le champion du dialogue fondé sur
l’incommunicabilité : après la reconnaissance de don Carlos, en particulier, dans la scène 3 de
l’acte I, il évoque longuement le deuil et la tristesse supposée du roi, quand celui-ci ne parle
que d’ambition et de combinaisons politiques.
Le contraste est ainsi très fortement marqué entre des personnages jeunes, entièrement tournés
vers l’avenir, et le vieillard regrettant le temps passé. À plusieurs reprises, don Ruy semble se
définir comme l’héritier ou l’avatar du Cid (dont il porte le nom, Ruy signifiant « Rodrigue »)
tel qu’il apparaît dans la pièce de Corneille : lui-même évoque cette figure héroïque, d’abord à
contretemps, lorsqu’il découvre deux jeunes gens chez sa nièce :
 « Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans ?
 Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géants
 De l’Espagne et du monde allaient par les Castilles
 Honorant les vieillards et protégeant les filles.
 C’étaient des hommes forts et qui trouvaient moins lourds
 Leur fer et leur acier, que vous votre velours.
 Ces hommes-là portaient respect aux barbes grises,
 Faisaient agenouiller leur amour aux églises,
 Ne trahissaient personne, et donnaient pour raison
 Qu’ils avaient à garder l’honneur de leur maison. » (scène 3).
Mais dans la scène des portraits, à l’acte III, il met en pratique avec des accents épiques la
morale héroïque du Cid et de ses glorieux ancêtres en s’opposant au roi et en refusant de livrer
Hernani. Enfin, sous le travestissement final du masque et du domino noir, il incarne,
jusqu’au grand guignol, l’allégorie de la Mort et permet à la fatalité pesant sur le jeune couple
des amoureux tragiques de s’accomplir.
   Doña Josefa Duarte
Ce personnage, peu caractérisé, sinon par son âge et son vêtement dans l’une des premières
didascalies, représente le stéréotype de la duègne, fidèle mais quelque peu entremetteuse et
vite effrayée. Sa présence apporte certes une dimension comique, mais aussi un effet de
couleur locale espagnole, comme les duègnes qui peupleront les salons de la reine dans Ruy
Blas, le drame de Hugo représenté en 1838.
   Tout un peuple de figurants
Les quatre personnages principaux du drame pourraient évoquer le personnel restreint d’une
tragédie classique, celui des tragédies de Racine, par exemple, Britannicus ou Bérénice dont
l’action se déroule pourtant à la Cour impériale de Rome. Mais la liste des personnages
signale la présence sur scène d’une foule de courtisans espagnols, de rois et de ducs, de
« conjurés de la Ligue sacro-sainte », allemands et espagnols, de montagnards en bande, de
pages, de peuple, le « etc. » qui clôt l’énumération suggérant en fait des possibilités
innombrables au gré des différentes scènes ; et ce d’autant plus que la structure du drame
romantique est fondée sur des contrastes et des oppositions entre scènes intimes et scènes de
foule. Ainsi, la didascalie initiale de la scène 3 de l’acte III indique que doña Sol interrompt le
dialogue entre don Ruy et Hernani et qu’elle entre accompagnée de femmes, de pages et de
valets. Plus significatif encore d’une foule de figurants sur le théâtre, au début de la scène 4 de
l’acte IV, au signal de don Carlos, déjà aux prises avec un groupe de conjurés, « toutes les
profondeurs du souterrain se remplissent de soldats » et, plus tard, au cours de la même scène,
pénètrent dans la crypte de Charlemagne, outre le roi de Bohême et celui de Bavière, un
« nombreux cortège de seigneurs allemands, portant la bannière de l’empire… ».

L’œuvre : origines et prolongements


Aussi ORIGINAL ET MODERNE qu’ait pu paraître en 1830 pour ses contemporains le drame
d’Hernani, on peut y déceler des influences diverses, revendiquées ou non par Victor Hugo.

Le Romancero general et l’Espagne


DANS LA PRÉFACE, Victor Hugo signale comme source essentielle de son œuvre et comme
sa « véritable clef », le Romancero general, recueil de récits traduit de l’espagnol en 1821 par
son frère, Abel Hugo. C’est à ce texte qu’il emprunte en particulier le nom de doña Sol et la
trame de l’opposition entre le roi et le grand seigneur féodal. La première influence avouée est
donc espagnole : outre le Romancero, le théâtre du Siècle d’or espagnol, également évoqué
dans la préface de Cromwell, apporte divers éléments au drame, que ce soit des détails
du Tisserand de Ségovie d’Alarcón ou de La Dévotion à la Croix de Calderón, ou l’emprunt à
Lope de Vega, d’un principe dramaturgique comme l’art de « mêler dans ses créations, sans
pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime ». Une anecdote de sa
biographie peut également expliquer le goût de Hugo et sa connaissance de l’Espagne : en
1811, pour rejoindre à Madrid, avec sa mère et ses frères, son père général, il a traversé une
partie de l’Espagne, dont le petit village basque typique appelé Hernani. Il faut noter enfin que
les romantiques avaient une prédilection pour l’exotisme espagnol, comme en témoignent
les Contes d’Espagne et d’Italie de Musset, le recueil España de Gautier, El Verdugo de
Balzac, Carmen de Mérimée, etc.

Les Classiques
PARADOXALEMENT – mais ce paradoxe n’est qu’apparent – Hugo, dans sa préface, se réfère
également aux tragédies historiques de Corneille dont Le Cid, très présent dans Hernani, et,
comme dans la préface de Cromwell, à Molière qu’il admire sans partage. Certes, le drame
romantique, dont Hernani est une brillante illustration, s’est constitué en réaction contre le
carcan des règles classiques, mais en vérité, non pas telles qu’elles régissent le théâtre
du XVIIe siècle, mais telles qu’elles apparaissaient sur la scène au début du XIXe siècle,
sclérosées, sans prise et sans rapport avec les aspirations réelles de l’époque. Ainsi, dans la
préface d’Hernani, Hugo conseille-t-il à ses détracteurs de « relire le Cid, Don
Sanche, Nicomède1, ou plutôt tout Corneille, et tout Molière, ces grands et admirables poètes.
Cette lecture, si pourtant elles veulent bien faire d’abord la part de l’immense infériorité de
l’auteur d’Hernani, les rendra peutêtre moins sévères pour certaines choses qui ont pu les
blesser dans la forme ou dans le fond de ce drame ».
EN FAIT, ce que propose ici, non sans provocation, l’auteur, c’est un programme de lecture
de sa propre œuvre à partir des poètes classiques : sur la forme, il s’agit d’évaluer la qualité et
la richesse inventive des alexandrins ; on constate aussi la permanence de la division en actes
et en scènes, même si cette division ne correspond pas à la même structure que dans les pièces
classiques. En effet, dans Hernani, les personnages, seuls ou en groupe, entrent et sortent sans
que ces mouvements ne donnent obligatoirement lieu à des changements de scènes.
SUR LE FOND, il s’agit de retrouver en action les valeurs fondamentales de l’honneur, de la
passion et de la mise en scène du réel et de la vérité. Si l’on se réfère au sous-titre définitif du
drame, « l’honneur castillan » (qui a remplacé Tres para una qui mettait l’accent sur la
passion amoureuse et les conflits qu’elle engendre), c’est bien à Corneille et aux valeurs
aristocratiques développées dans Le Cid que renvoie explicitement Hernani. De même, à la
fin de l’acte IV, la générosité et la grandeur d’âme de don Carlos devenu Charles Quint
évoque, par ce brusque changement d’attitude, la clémence d’Auguste à la fin de Cinna, la
tragédie de Corneille. Cependant, même si Hugo ne s’y réfère pas explicitement dans la
préface de son drame, le lyrisme et la tendresse élégiaque qui imprègnent les duos d’amour
entre doña Sol et Hernani rappellent les accents de la tragédie racinienne.

La dramaturgie allemande
DES EMPRUNTS implicites, mais réels, à la dramaturgie allemande se révèlent dans la
conception du drame de Hugo, en particulier, avec le personnage même d’Hernani, proscrit et
bandit qui emprunte bien des traits aux Brigands de Schiller qui date de 1781, qui a été joué
en France dès 1792, et dont Madame de Staël fait l’éloge dans son essai De
l’Allemagne (1810), mais aussi au Don Carlos du même auteur (1787), ainsi que, dans une
moindre mesure, à Goethe dont le drame, Goetz de Berlichingen (publié en 1773), marque
l’époque tumultueuse désignée par l’expression Sturm und Drang.
IL FAUT NOTER que ces dramaturges allemands étaient eux-mêmes fortement influencés par
le théâtre de Shakespeare (1564-1616) dont Hugo se revendique explicitement ; il analyse cet
exemple avec exaltation dans la préface de Cromwell : « Nous voici parvenus à la sommité
poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un
même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le
drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. »

Shakespeare
MÊME si les différences sont à l’heure actuelle très importantes, dans notre perception de
l’histoire du théâtre, entre les pièces de Shakespeare et le drame romantique, on peut
cependant relever de nombreux points de convergence thématiques, en particulier avec
l’œuvre la plus célèbre de Shakespeare, Roméo et Juliette (1595) : le plus évident et le plus
évocateur est la fin des tout jeunes amants à peine mariés et confrontés à une mort terrible,
même si la scène de la nuit de noce, à la fois si charnelle et si émouvante dans Roméo et
Juliette, ne précède pas exactement la scène de la double mort comme dans Hernani. De
même, le motif du balcon qui sépare et unit le couple d’amoureux est-il astucieusement
détourné à la césure entre les scènes 1 et 2 de l’acte II du drame.
CE QUE HUGO a clairement repris dans sa théorie dramaturgique, c’est le choix de sujets
historiques : ainsi, comme le poète élisabéthain choisit de mettre sur le théâtre une chronique
médiévale italienne ou l’épisode de l’assassinat de César à Rome, Hugo privilégie le récit
populaire espagnol du Moyen Âge ou l’histoire politique de Cromwell. Il revendique aussi
l’exigence de la liberté dans l’art, introduisant sans préalable et sans explication l’action de
son drame in medias res à la scène 1 de l’acte I. C’est à Shakespeare également que le drame
romantique doit le refus de la règle des unités et de la bienséance avec, par exemple, la
représentation de duels sur la scène, le mélange des genres et des registres, au demeurant bien
plus fondamental dans ses pièces que chez Hugo, le goût du travestissement comme élément
structurel, et celui des décors précis et chatoyants dont on retrouve l’influence dans les
nombreuses didascalies d’Hernani.

La postérité du drame au théâtre


LE DRAME ROMANTIQUE peut être qualifié de genre théâtral fulgurant, brillant de tout son
éclat à peine une dizaine d’années sur la scène parisienne. C’est la représentation
d’Hernani qui, en 1830, marque véritablement l’avènement de ce genre nouveau. À son tour,
Musset donne ses lettres de noblesse au drame, avec Lorenzaccio (1834), drame historique
d’une grande richesse esthétique, digne d’une comparaison avec Shakespeare. En 1835, c’est
Vigny qui, après le succès du More de Venise, en 1829, et quelques échecs, triomphe
avec Chatterton, un drame en trois actes et en prose. Hugo écrit encore pour la scène des
chefs-d’œuvre comme Ruy Blas, en 1838. Mais l’échec des Burgraves en 1843 marque la fin
du genre qui aura donc duré une dizaine d’années. On peut expliquer cette extinction par les
contraintes scéniques et les difficultés financières inhérentes à des représentations à grand
spectacle ; il faut rappeler que les drames romantiques, et Hernani en particulier, ont pourtant
été joués presque sans discontinuer jusqu’à l’époque actuelle (voir L’œuvre et ses
représentations).
HERNANI marque également une étape importante dans l’histoire littéraire entre Le Cid et
une certaine dramaturgie du XXe siècle, celle d’Henry de Montherlant dont le drame
intitulé La Reine morte (1942) évoque, par ses thèmes et ses accents, Hernani et Ruy Blas,
ainsi que, par bien des aspects, l’œuvre de Paul Claudel, Le Soulier de satin, « action
espagnole en quatre journées » (1925).

La postérité du drame à l’opéra


LE DRAME ROMANTIQUE a fortement marqué l’esthétique de l’opéra du XIX  siècle. Il est en
e

effet frappant de voir que de jeunes compositeurs ont été séduits par les drames de Hugo, tant
en France qu’à l’étranger. Ainsi, Bellini a ébauché un Ernani dès 1830 ; en 1833, Donizetti
s’empare du cinquième drame écrit par Hugo, Lucrèce Borgia, l’année même de la création
de la pièce. Giuseppe Verdi, quant à lui, a composé en 1844 un opéra d’abord intitulé Ernani,
sur un livret traduit en italien du texte de Hugo. Mais le dramaturge s’opposa aux projets
d’opéras tirés de ses pièces et refusa de voir son drame joué dans une autre langue que le
français. Verdi changea simplement les noms des personnages et l’opéra a été joué à Paris en
1846 sous un titre différent, mais transparent, Il Proscritto. Malgré l’agacement de Hugo qui
n’aimait guère l’opéra italien, les plus grands musiciens de l’époque ont continué à
s’intéresser aux drames de l’écrivain français : Mercadante écrit Il Giuramento en 1837
d’après Angelo, tyran de Padoue (1835) et Verdi, encore lui, crée en 1851 Rigoletto à partir
de la pièce, Le Roi s’amuse (1832). Moins directement, mais profondément, Wagner a été
influencé par Hugo ; en particulier, on peut reconnaître dans les duos d’amour des opéras
wagnériens les accents lyriques et désespérés de doña Sol et d’Hernani.
IL FAUT NOTER que la structure scénique du drame s’apparente clairement à celle d’un
opéra : elle permet d’entrelacer les duos lyriques comme les chants d’amour entre Hernani et
doña Sol et les duos d’affrontement épiques entre les divers personnages, avec les
monologues qui peuvent être analysés comme autant de récitatifs proprement musicaux. Les
chœurs même ne sont pas absents de cette composition, celui des conjurés à l’acte IV ou celui
des seigneurs invités à la noce, au début de l’acte V. Outre cette structure musicale, les thèmes
récurrents du drame, le désir, le danger et l’amour, sont introduits, développés, puis s’effacent
et sont repris comme les motifs d’une symphonie.
1.  Trois pièces de Corneille dont se réclame Hugo.

L’œuvre et ses représentations


La première représentation d’Hernani racontée par Théophile Gautier
   La représentation du 25 février 1830
Dans son Histoire du romantisme, publiée à titre posthume en 1874, Théophile Gautier, ami
de Victor Hugo, raconte avec enthousiasme et nostalgie l’événement qu’a constitué en 1830 la
première représentation d’Hernani. Voici quelques extraits des chapitres X et XI.
   Un événement mémorable
« 25 février 1830 ! Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères
flamboyants : la date de la première représentation d’Hernani ! Cette soirée décida de notre
vie ! Là nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera
marcher jusqu’au bout de la carrière. Bien du temps s’est écoulé depuis, et notre
éblouissement est toujours le même. Nous ne rabattons rien de l’enthousiasme de notre
jeunesse, et toutes les fois que retentit le son magique du cor, nous dressons l’oreille comme
un vieux cheval de bataille prêt à recommencer les anciens combats. Le jeune poète, avec sa
fière audace et sa grandesse de génie, aimant mieux d’ailleurs la gloire que le succès, avait
opiniâtrement refusé l’aide de ces cohortes stipendiées qui accompagnent les triomphes et
soutiennent les déroutes. Les claqueurs ont leur goût comme les académiciens. Ils sont en
général classiques. C’est à contrecœur qu’ils eussent applaudi Victor Hugo : leurs hommes
étaient alors Casimir Delavigne et Scribe, et l’auteur courait risque, si l’affaire tournait mal,
d’être abandonné au plus fort de la bataille. On parlait de cabales, d’intrigues ténébreusement
ourdies, de guet-apens presque, pour assassiner la pièce et en finir d’un seul coup avec la
nouvelle École. Les haines littéraires sont encore plus féroces que les haines politiques, car
elles font vibrer les fibres les plus chatouilleuses de l’amour-propre, et le triomphe de
l’adversaire vous proclame imbécile. Aussi n’est-il pas de petites infamies et même de
grandes que ne se permettent, en pareil cas, sans le moindre scrupule de conscience, les plus
honnêtes gens du monde. On ne pouvait cependant pas, quelque brave qu’il fût,
laisser Hernani se débattre tout seul contre un parterre mal disposé et tumultueux, contre des
loges plus calmes en apparence mais non moins dangereuses dans leur hostilité polie, et dont
le ricanement bourdonne si importun au-dessous du sifflet plus franc, du moins, dans son
attaque. La jeunesse romantique pleine d’ardeur et fanatisée par la préface de Cromwell,
résolue à soutenir « l’épervier de la montagne », comme dit Alarcón du Tisserand de Ségovie,
s’offrit au maître qui l’accepta. Sans doute tant de fougue et de passion était à craindre, mais
la timidité n’était pas le défaut de l’époque. On s’enrégimenta par petites escouades dont
chaque homme avait pour passe le carré de papier rouge timbré de la griffe Hierro. Tous ces
détails sont connus, et il n’est pas besoin d’y insister. »
   Les jeunes romantiques contre les classiques
« Ces brigands de la pensée, l’expression est de Philothée O’Neddy, ne ressemblaient pas à de
parfaits notaires, il faut l’avouer, mais leur costume où régnaient la fantaisie du goût
individuel et le juste sentiment de la couleur, prêtait davantage à la peinture. Le satin, le
velours, les soutaches, les brandebourgs, les parements de fourrures, valaient bien l’habit noir
à queue de morue, le gilet de drap de soie trop court remontant sur l’abdomen, la cravate de
mousseline empesée où plonge le menton, et les pointes des cols en toile blanche faisant
œillères aux lunettes d’or. Même le feutre mou et la vareuse des plus jeunes rapins qui
n’étaient pas encore assez riches pour réaliser leurs rêves de costume à la Rubens et à la
Velásquez, étaient plus élégants à coup sûr que le chapeau en tuyau de poêle et le vieil habit à
plis cassés des anciens habitués de la Comédie-Française, horripilés par l’invasion de ces
jeunes barbares shakespeariens. Ne croyez donc pas un mot de ces histoires. II aurait suffi de
nous faire entrer une heure avant le public ; mais, dans une intention perfide, et dans l’espoir
sans doute de quelque tumulte qui nécessitât ou prétextât l’intervention de la police, on fit
ouvrir les portes à deux heures de l’après-midi, ce qui faisait huit heures d’attente jusqu’au
lever du rideau. »
   Des discussions sur le titre du drame
« Des conversations sur la pièce s’engagèrent entre nous, d’après ce que nous en
connaissions. Quelques-uns, plus avant dans la familiarité du maître, en avaient entendu lire
des fragments dont ils avaient retenu quelques vers qu’ils citaient et qui causaient un vif
enthousiasme. On y pressentait un nouveau Cid, un jeune Corneille non moins fier, non moins
hautain et castillan que l’ancien, mais ayant pris cette fois la palette de Shakespeare. On
discutait sur les divers titres qu’avait dû porter le drame. Quelques-uns regrettaient Trois pour
une, qui leur semblait un vrai titre à la Calderón, un titre de cape et d’épée, bien espagnol et
bien romantique, dans le sens de La vie est un songe, des Matinées d’avril et de mai ; d’autres,
et avec raison, trouvaient plus de gravité au titre ou plutôt au sous-titre « L’Honneur
castillan », qui contenait l’idée de la pièce. Le plus grand nombre préférait Hernani tout court,
et leur avis a prévalu, car c’est ainsi que le drame s’appelle définitivement, et que, pour nous
servir de la formule homérique, il voltige, nom ailé, sur la bouche des hommes à la voix
articulée. »
   Souvenirs de voyage en Espagne
« Dix ans plus tard, nous voyagions en Espagne. Entre Astigarraga et Tolosa, nous
traversâmes au galop de mules un bourg à demi ruiné par la guerre entre les christinos et les
carlistes, dont nous entrevoyions confusément dans l’ombre les murs historiés d’énormes
blasons sculptés au-dessus des portes, et les fenêtres noires à serrureries compliquées, grilles
et balcons touffus, témoignant d’une ancienne splendeur, et nous demandâmes à notre zagal
qui courait près de la voiture, la main posée sur la maigre échine de la mule hors montoir, le
nom de ce village ; il nous répondit : « Ernani ». À ces trois syllabes évocatrices, la
somnolence qui commençait à nous envahir, après une journée de fatigue, se dissipa tout à
coup. À travers le perpétuel tintement de grelots de l’attelage, passa comme un soupir lointain
une note du cor d’Hernani. Nous revîmes, dans un éblouissement soudain, le fier montagnard
avec sa cuirasse de cuir, ses manches vertes et son pantalon rouge ; don Carlos dans son
armure d’or, doña Sol pâle et vêtue de blanc, Ruy Gomez de Silva debout devant les portraits
de ses aïeux ; tout le drame complet. Il nous semblait même entendre encore la rumeur de la
première représentation.
Victor Hugo enfant, revenant d’Espagne en France, après la chute du roi Joseph, a dû
traverser ce bourg dont l’aspect n’a pas changé, et recueillir de la bouche d’un postillon ce
nom bizarre, d’une sonorité éclatante, si bien fait pour la poésie, qui, mûrissant plus tard dans
son cerveau comme une graine oubliée dans un coin, a produit cette magnifique floraison
dramatique. »
   Le choc du premier vers
« L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur
d’orage grondait sourdement dans la salle ; il était temps que la toile se levât ; on en serait
peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin
les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une
chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, doña Josefa Duarte,
vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique,
écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
 – Serait-ce déjà lui ? … C’est bien à l’escalier
 Dérobé. »
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement
audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, un Saltabadil, un
Scoronconcolo allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en
duel.
– Eh quoi ! Dès le premier mot l’orgie en est déjà là ? On casse les vers et on les jette par les
fenêtres ! dit un classique admirateur de Voltaire avec le sourire indulgent de la sagesse pour
la folie. Il était tolérant d’ailleurs, et ne se fût pas opposé à de prudentes innovations, pourvu
que la langue fût respectée ; mais de telles négligences au début d’un ouvrage devaient être
condamnées chez un poète, quels que fussent ses principes, libéral ou royaliste.
– Mais ce n’est pas une négligence, c’est une beauté, répliquait un romantique de l’atelier de
Devéria, fauve comme un cuir de Cordoue et coiffé d’épais cheveux rouges comme ceux d’un
Giorgione.
 « … C’est bien à l’escalier
 Dérobé. »
Ne voyez-vous pas que ce mot dérobé rejeté, et comme suspendu en dehors du vers, peint
admirablement l’escalier d’amour et de mystère qui enfonce sa spirale dans la muraille du
manoir ! Quelle merveilleuse science architectonique ! Quel sentiment de l’art du XIVe siècle !
Quelle intelligence profonde de toute civilisation ! »
   Avec le recul du temps
« Il serait difficile de décrire, maintenant que les esprits sont habitués à regarder comme des
morceaux pour ainsi dire classiques les nouveautés qui semblaient alors de pures barbaries,
l’effet que produisaient sur l’auditoire ces vers si singuliers, si mâles, si forts, d’un tour si
étrange, d’une allure si cornélienne et si shakespearienne à la fois. Nous allons cependant
l’essayer. Il faut d’abord bien se figurer qu’à cette époque, en France, dans la poésie et même
aussi dans la prose, l’horreur du mot propre était poussée à un degré inimaginable. Quoi qu’on
fasse, on ne peut concevoir cette horreur qu’au point de vue historique, comme certains
préjugés dont les motifs ou les prétextes ont disparu. Quand on assiste aujourd’hui à une
représentation d’Hernani, en suivant le jeu des acteurs sur un vieil exemplaire marqué de
coups d’ongle à la marge pour désigner des endroits tumultueux, interrompus ou sifflés, d’où
partent d’ordinaire maintenant les applaudissements comme des vols d’oiseaux avec de
grands bruits d’ailes, et qui étaient jadis des champs de bataille piétinés, des redoutes prises et
reprises, des embuscades où l’on s’attendait au détour d’une épithète, des relais de meutes
pour sauter à la gorge d’une métaphore poursuivie, on éprouve une surprise indicible que les
générations actuelles, débarrassées de ces niaiseries par nos vaillants efforts, ne comprendront
jamais tout à fait. Comment s’imaginer qu’un vers comme celui-ci : Est-il minuit ? – Minuit
bientôt ait soulevé des tempêtes, et qu’on se soit battu trois jours autour de cet hémistiche ? »
   Une admiratrice célèbre
« Madame Gay, qui fut plus tard Madame Delphine de Girardin, et qui était déjà célèbre
comme poétesse, attirait les yeux par sa beauté blonde. Elle prenait naturellement la pose et le
costume que lui donne le portrait si connu d’Hersent, robe blanche, écharpe bleue, longues
spirales de cheveux d’or, bras replié et bout du doigt appuyé sur la joue dans l’attitude de
l’attention admirative ; cette Muse avait toujours l’air d’écouter un Apollon. Lamartine et
Victor Hugo étaient ses grands amis ; elle se tint en adoration devant leur génie jusqu’au
dernier jour, et sa belle main pâle ne laissa tomber l’encensoir que glacée. Ce soir-là, ce grand
soir à jamais mémorable d’Hernani, elle applaudissait, comme un simple rapin entré avant
deux heures avec un billet rouge, les beautés choquantes, les traits de génie révoltants … »

Les reprises d’Hernani


   Au XIXe siècle
Malgré l’opposition des tenants du « classicisme », le drame de Victor Hugo fut un triomphe :
une preuve paradoxale de cet extraordinaire engouement est le nombre de parodies de la pièce
et de caricatures ou d’affiches moqueuses sur certains vers et certains personnages. La
Comédie-Française rejoua ainsi le drame en 1838 et en 1867. Plus tard, en 1877, les deux
grands acteurs de l’époque, Mounet-Sully et Sarah Bernhardt, obtinrent un triomphe, le
premier dans le rôle d’Hernani, la seconde dans celui de doña Sol.
   Au XXe siècle
Mais assez rapidement, le genre du drame romantique qui subit la concurrence de l’opéra et
de la comédie est boudé par le public. Cependant, Hernani continue d’appartenir au répertoire
de la Comédie-Française, le drame est joué en particulier pour le centenaire de sa création en
1930 et n’a en fait jamais cessé d’être repris, par exemple, en 1952 dans une mise en scène
d’Henri Rollan, en 1974, dans une mise en scène de Robert Hossein avec François Beaulieu
dans le rôle d’Hernani.
Quelques reprises plus récentes ont marqué le théâtre, comme celle d’Antoine Vitez en 1985
au Théâtre national de Chaillot, dans des décors de Yannis Kokkos, avec le metteur en scène
dans le rôle de don Ruy Gomez, Aurélien Recoing dans le rôle titre et Jany Gastaldi dans
celui de doña Sol. Enfin, en 2002, Hernani est mis en scène par Anne Delbée avec François
Beaulieu, l’acteur qui jouait Hernani en 1974 dans le rôle de Don Ruy Gomez. D’autre part,
en 2002, pour le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, la Comédie-Française a
organisé deux événements autour de la bataille d’Hernani : tout d’abord, des joutes oratoires
entre lycéens qui opposaient « classiques » et « romantiques ». Les débats portaient sur trois
thèmes imposés : l’amour, le héros, le parler, illustrés par des textes lus par Rachida Brakni et
Guillaume Gallienne. Ensuite ont été organisées des visites commentées de la salle Richelieu,
consacrées aux rapports parfois houleux de Victor Hugo et de la Comédie-française.

L’œuvre à l’examen
À l’ écrit
Objet d’étude : un mouvement littéraire et culturel, le romantisme (toutes sections).
Corpus bac : l’Espagne et la couleur locale au XIXe siècle, un topos romantique
 
TEXTE 1
Hernani, (1830), Victor Hugo.
Acte V, scène 1 : la didascalie initiale
et du début à « La Mascarade est rare, et j’ai dit cent folies ! »

TEXTE 2
El Verdugo (1820), Balzac. Incipit.
« Le clocher de la petite ville de Menda venait de sonner minuit. En ce moment, un jeune
officier français, appuyé sur le parapet d’une longue terrasse qui bordait les jardins du château
de Menda, paraissait abîmé dans une contemplation plus profonde que ne le comportait
l’insouciance de la vie militaire ; mais il faut dire aussi que jamais heure, site et nuit ne furent
plus propices à la méditation. Le beau ciel d’Espagne étendait un dôme d’azur au-dessus de sa
tête. Le scintillement des étoiles et la douce lumière de la lune éclairaient une vallée
délicieuse qui se déroulait coquettement à ses pieds. Appuyé sur un oranger en fleur, le chef
de bataillon pouvait voir, à cent pieds au-dessous de lui, la ville de Menda, qui semblait s’être
mise à l’abri des vents du nord, au pied du rocher sur lequel était bâti le château. En tournant
la tête, il apercevait la mer, dont les eaux brillantes encadraient le paysage d’une large lame
d’argent. Le château était illuminé. Le joyeux tumulte d’un bal, les accents de l’orchestre, les
rires de quelques officiers et de leurs danseuses arrivaient jusqu’à lui, mêlés au lointain
murmure des flots. La fraîcheur de la nuit imprimait une sorte d’énergie à son corps fatigué
par la chaleur du jour. Enfin les jardins étaient plantés d’arbres si odoriférants et de fleurs si
suaves, que le jeune homme se trouvait comme plongé dans un bain de parfums. Le château
de Menda appartenait à un grand d’Espagne, qui l’habitait en ce moment avec sa famille.
Pendant toute cette soirée, l’aînée des filles avait regardé l’officier avec un intérêt empreint
d’une telle tristesse que le sentiment de compassion exprimé par l’Espagnole pouvait bien
causer la rêverie du Français. Clara était belle, et quoiqu’elle eût trois frères et une sœur, les
biens du marquis de Léganès paraissaient assez considérables pour faire croire à Victor
Marchand que la jeune personne aurait une riche dot. Mais, comment oser croire que la fille
du vieillard le plus entiché de sa grandesse qui fût en Espagne, pourrait être donnée au fils
d’un épicier de Paris ! D’ailleurs, les Français étaient haïs. Le marquis ayant été soupçonné
par le général G..t..r, qui gouvernait la province, de préparer un soulèvement en faveur de
Ferdinand VII, le bataillon commandé par Victor Marchand avait été cantonné dans la petite
ville de Menda pour contenir les campagnes voisines, qui obéissaient au marquis de Léganès.
Une récente dépêche du maréchal Ney faisait craindre que les Anglais ne débarquassent
prochainement sur la côte, et signalait le marquis comme un homme qui entretenait des
intelligences avec le cabinet de Londres. Aussi, malgré le bon accueil que cet Espagnol avait
fait à Victor Marchand et à ses soldats, le jeune officier se tenait-il constamment sur ses
gardes. »
TEXTE 3
Carmen (1845), Prosper Mérimée. Extrait.
Au cours d’un voyage en Espagne, le narrateur, archéologue à la recherche du site de la
ville antique de Munda, rencontre, au bord d’une source, un brigand, José Navarro, qui
l’amène à une auberge.
« Nous arrivâmes à la venta1. Elle était telle qu’il me l’avait dépeinte, c’est-à-dire une des plus
misérables que j’eusse encore rencontrées. Une grande pièce servait de cuisine, de salle à
manger et de chambre à coucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au milieu de la
chambre, et la fumée sortait par un trou pratiqué dans le toit, ou plutôt s’arrêtait, formant un
nuage à quelques pieds au-dessus du sol. Le long du mur, on voyait étendues par terre cinq ou
six vielles couvertures de mulets ; c’étaient les lits des voyageurs. À vingt pas de la maison,
ou plutôt de l’unique pièce que je viens de décrire, s’élevait une espèce de hangar servant
d’écurie. Dans ce charmant séjour, il n’y avait d’autres êtres humains, du moins pour le
moment, qu’une vieille femme et une petite fille de dix à douze ans, toutes les deux de
couleur de suie et vêtues d’horribles haillons. « Voilà tout ce qui reste, me dis-je, de la
population de l’antique Munda Boetica2 ! Ô César ! Ô Sextus Pompée ! Que vous seriez
surpris si vous reveniez au monde ! » En apercevant mon compagnon, la vieille laissa
échapper une exclamation de surprise. « Ah ! Seigneur don José ! », s’écria-t-elle. Don José
fronça le sourcil, et leva une main d’un geste d’autorité qui arrêta la vieille aussitôt. Je me
tournai vers mon guide et, d’un signe imperceptible, je lui fis comprendre qu’il n’avait rien à
m’apprendre sur le compte de l’homme avec qui j’allais passer la nuit. Le souper fut meilleur
que je ne m’y attendais. On nous servit, sur une petite table haute d’un pied, un vieux coq
fricassé avec du riz et force piments, puis des piments à l’huile, enfin du gaspacho, espèce de
salade de piments. Trois plats ainsi épicés nous obligèrent de recourir souvent à une outre de
vin de Montilla qui se trouva délicieux. Après avoir mangé, avisant une mandoline accrochée
contre la muraille, il y a partout des mandolines en Espagne, je demandai à la petite fille qui
nous servait si elle savait en jouer.
« – Non, répondit-elle ; mais don José en joue si bien !
– Soyez assez bon, lui dis-je, pour me chanter quelque chose ; j’aime à la passion votre
musique nationale.
– Je ne puis rien refuser à un monsieur si honnête, qui me donne de si excellents cigares ! »,
s’écria don José d’un air de bonne humeur et, s’étant fait donner la mandoline, il chanta en
s’accompagnant. Sa voix était rude, mais pourtant agréable, l’air mélancolique et bizarre ;
quant aux paroles, je n’en compris pas un mot.
« Si je ne me trompe, lui dis-je, ce n’est pas un air espagnol que vous venez de chanter. Cela
ressemble aux zorzicos que j’ai entendus dans les Provinces, et les paroles doivent être en
langue basque. – Oui. », répondit don José d’un air sombre. Il posa la mando-line à terre et,
les bras croisés, il se mit à contempler le feu qui s’éteignait, avec une singulière expression de
tristesse. Éclairée par une lampe posée sur la petite table, sa figure, à la fois noble et farouche,
me rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut-être, mon compagnon songeait au séjour
qu’il avait quitté, à l’exil qu’il avait encouru par une faute. J’essayai de ranimer la
conversation, mais il ne répondit pas, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées. »
SUJET
a. Question liminaire (sur 4 points)
Par quels procédés divers (lexique, images, construction des personnages, etc.), les auteurs
des textes proposés mettent-ils en scène un contexte pittoresque évocateur de l’Espagne ?
b. Travaux d’écriture au choix (sur 16 points)
Sujet 1. Commentaire.
Commentez le texte de Balzac (texte 2).
Sujet 2. Dissertation.
« Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le
cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement,
également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la
racine à la dernière feuille de l’arbre », écrit Victor Hugo dans la préface de Cromwell (1827).
Vous commenterez cette injonction esthétique en prenant des exemples dans les textes du
corpus, ainsi que dans la lecture d’Hernani et éventuellement dans d’autres œuvres théâtrales,
romanesques ou poétiques.
Sujet 3. Écriture d’invention.
À votre tour, écrivez le début d’un récit dont l’action se situe en Espagne au XIXe siècle (ou
dans un autre pays de votre choix) en insistant sur les caractéristiques typiques du lieu, des
coutumes et des personnages.

Documentation et compléments d’analyse sur :


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À l’ oral
Objet d’étude : le théâtre, texte et représentation (toutes sections).
Acte I, scène 4
Sujet : comment le procédé théâtral du monologue permet-il de préciser
le portrait psychologique et moral d’Hernani ?
RAPPEL
Une lecture analytique peut suivre les étapes suivantes :
I. mise en situation du passage, puis lecture à haute voix
II. projet de lecture
III. composition du passage
IV. analyse du passage
V. conclusion – remarque à regrouper un jour d’oral en fonction de la question posée.

I. Situation du passage
Les trois premières scènes de l’acte I ont exposé la situation : à Saragosse, en Espagne,
au XVIe siècle, trois hommes (deux jeunes gens, Hernani et don Carlos et don Ruy Gomez, son
oncle), aiment la même femme, doña Sol qui elle n’aime passionnément qu’Hernani, un
bandit, un proscrit. Pour calmer l’indignation du vieillard qui a découvert deux hommes dans
« la chambre à coucher » de sa nièce, don Carlos est amené à dévoiler sa véritable identité : il
est le roi d’Espagne. Cette découverte semble avoir bouleversé le héros qui, resté seul, comme
l’indique la didascalie, se livre à une méditation agitée.
II. Projet de lecture
   Un monologue paradoxal
En règle générale, le monologue théâtral consiste en un discours qu’un personnage s’adresse à
lui-même. Ici, tout au long du monologue, Hernani s’adresse à un « tu » qui représente don
Carlos absent de la scène, mais qu’il vient de quitter. L’observation du lexique permet de
déceler une répétition de termes, « suite », « suivre », « suis », etc. qui traduisent l’obsession
du personnage : suivre sans cesse le roi pour pouvoir se venger de lui.
   Une nouvelle facette d’Hernani
Jusqu’à la scène 4 qui conclut l’acte I et l’exposition, Hernani était apparu sous divers
aspects : bandit d’honneur, personnage passionné et jaloux, partagé entre son amour pour
doña Sol et son destin de proscrit, fier et courageux. Ces traits du personnage éponyme
s’enrichissent d’une nouvelle dimension, celle d’un conflit politique avec le roi d’Espagne qui
vient doubler le conflit amoureux.
III. Composition du passage
On peut discerner trois mouvements dans le monologue :
1. Hernani se lance dans une diatribe en écho au terme « suite » utilisé par le roi.
2. Il procède à une vive critique des courtisans attachés à don Carlos.
3. Le héros exprime sa volonté de vengeance.
IV. Analyse du passage
   1. L’apostrophe à un personnage absent
C’est par un jeu de mots inquiétant que débute le monologue d’Hernani : celui-ci établit un
lien entre le terme « suite » que vient de prononcer don Carlos à la fin de la scène précédente
– terme qui désigne la troupe de seigneurs qui traditionnellement suivent les princes et les
rois, la cour en quelque sorte – et qu’Hernani répète à deux reprises, et le verbe suivre qui
connote la traque d’un ennemi assimilé à un gibier, « un poignard à la main, l’œil fixé sur ta
trace ». Le personnage enchaîne par une variation lexicale sur ce thème en jouant sur les
verbes liés par les sonorités ou l’étymologie : « j’en suis ! » ; « je te suis » ; « poursuit », etc.
Ce jeu sur le lexique est en fait l’expression d’une ironie douloureuse du héros sur sa destinée
tragique.
L’énonciation fait alterner, paradoxalement pour un monologue, les pronoms personnels
« je » et « tu » : ce procédé vise en fait à instaurer un dialogue fictif entre Hernani et don
Carlos dont la teneur exprime la rivalité et la haine. Le monologue d’Hernani est marqué par
une ponctuation particulière qui privilégie les points d’exclamation et les tirets : ce choix
souligne l’émotion du personnage en proie à la haine qu’il éprouve pour don Carlos. Nous
apprendrons à la scène 4 de l’acte IV qu’Hernani est en réalité Jean d’Aragon dont le père a
été exécuté sur ordre du père du roi. Les répétitions de termes soulignent la violence de la
parole qui prend les marques de l’oralité – « Va », répété à plusieurs reprises, « c’est bon » –
ce qui renforce l’impression paradoxale d’une apostrophe à un personnage, et non d’un
monologue qui rend compte d’une pensée et d’un sentiment intimes. De même, l’invocation,
« ô roi » mime la présence de don Carlos.
L’importance obsédante de l’ennemi mortel du héros se marque aussi par les liens nombreux
qui, dans le discours, rapprochent les deux personnages, par exemple, par l’utilisation d’un
même mot avec deux adjectifs possessifs, l’un, de la première et l’autre, de la deuxième
personne : « Ma race / ta race », « Mon pas / ton pas ».
   2. Une satire des gens de cour
Mais pour clairement se démarquer de la suite à laquelle don Carlos l’a assimilé, et pour
exprimer son refus de la vie de cour, Hernani se livre à une critique des courtisans. La satire
virulente se fait tout d’abord par le choix, pour évoquer les courtisans, du mot « majordome »
qui, dans le contexte, désigne le maître d’hôtel d’une maison aristocratique, mais qui, ici,
prend le sens quasi insultant de domestique : ce terme est de plus en opposition forte à la rime,
avec le substantif « homme » au sens de héros courageux et noble. Le drame donne d’ailleurs
des exemples en action d’une telle satire, par exemple, dans l’échange entre don Carlos et don
Ricardo à la scène 1 de l’acte II.
Dans le même esprit, Hernani utilise des termes de dérision pour abaisser les récompenses et
les honneurs auxquels aspirent ceux qui servent les rois : les titres, les décorations, les
insignes sont dévalorisés par des qualificatifs péjoratifs, comme l’adjectif « creux », le
substantif « mouton », par exemple, pour désigner l’emblème d’un prestigieux ordre de
chevalerie comme la Toison d’or fondée en 1429 par le père de Charles le Téméraire. Dans le
drame, toutefois, aussi bien le roi que don Ruy Gomez, et après la reconnaissance d’Hernani
comme don Juan, le héros lui-même, portent avec fierté le collier de la Toison d’or.
L’orgueil du personnage se manifeste à travers cette vision hautaine de la cour, lorsqu’il
oppose à la rime également, les « grands de Castille » et le « hochet qui brille ».
   3. L’expression lyrique d’une émotion
La mise en place d’un dialogue fictif entre le roi et Hernani souligne en fait le caractère
lyrique du monologue : l’apostrophe et l’invective amènent naturellement l’emploi d’un
système particulier de ponctuation à base de tirets et de points d’exclamation qui indiquent les
variations de l’intonation et les états d’âme successifs du personnage. Certes, le pronom
personnel de le deuxième personne est utilisé pour interpeller l’adversaire, mais ce qui frappe,
c’est l’omniprésence d’un « je », décliné sous toutes ses formes grammaticales,
caractéristique du registre lyrique.
Il faut souligner que ce monologue, contrairement aux stances du Cid, par exemple, n’est pas
un monologue délibératif. Il n’est pas animé de véritable conflit intérieur ni de débat entre
deux instances. Même si deux champs lexicaux antagonistes se croisent, celui de la haine et
celui de l’amour, ils n’entrent pas dans un conflit d’ordre dramatique, au contraire, l’amour
d’Hernani pour doña Sol contribue à alimenter sa haine pour don Carlos : « Mon amour fait
pencher la balance incertaine Et tombe tout entier du côté de ma haine. »
De nombreux procédés d’évocation et d’insistance contribuent à l’expression de l’émotion.
Ainsi, la rime « viens »/« souviens », ainsi que la répétition du verbe se souvenir, insiste sur le
travail de la mémoire qui justifie le désir de vengeance. On pourrait souligner aussi la cruauté
presque physique qui parcourt ce texte : les termes récurrents de poignard, de cœur associé au
sang, d’yeux brillants, donnent au monologue une grande force tragique. Le personnage
d’Hernani apparaît bien comme le héros romantique tourmenté par l’obsession de la
vengeance. Enfin, à la fin du monologue, la reprise des mêmes termes clés qu’au début,
« nuit », « jour », « pas » et « suis », confirme et amplifie la volonté de vengeance. Même si le
monologue lui-même ne progresse pas, il a cependant une fonction dramatique et
programmatique : l’hallucination finale avec la mention des « yeux ardents » d’Hernani,
plusieurs fois évoqués dans des didascalies, confirme la menace que fait peser le héros sur
don Carlos.
V. Quelques éléments de conclusion
En résumé, la scène se caractérise par :
1. les éléments du portrait d’un héros romantique ;
2. la composition et les figures de style d’un monologue lyrique ;
3. la fonction dramatique du monologue qui suggère une suite ;
4. l’expression d’une douloureuse ironie ;
5. la fin de l’exposition de la situation des personnages.
AUTRES SUJETS TYPES
• Hernani : le mélange des genres et des registres.
• Un mouvement littéraire et culturel : le romantisme (I, 1 et 2).
• Les duos d’amour : les registres lyrique et pathétique (I, 2 ; V, 3).
• Les accents épiques du discours de don Ruy Gomez (III, 6).
• Le dénouement (V, 6).

Documentation et compléments d’analyse sur :


www.petitsclassiqueslarousse.com
1.  Auberge espagnole.
2.  En l’an 45 avant J.-C. César gagne une bataille contre Sextus Pompée, le fils du grand Pompée, à
Munda (Espagne).

Outils de lecture
Action
Succession des événements dans une pièce de théâtre.
Alexandrin
Vers de douze syllabes, composé de deux hémistiches séparés par la césure.
Anaphore
Répétition d’un terme en début de vers ou de phrase.
Antithèse
Opposition entre deux termes ou deux idées qui crée un effet de contraste.
Couleur locale
Pittoresque exotique et souvent stéréotypé.
Didascalies
Indications figurant dans une pièce de théâtre : externes, elles ne sont pas prononcées par les
acteurs ; internes, elles figurent dans les paroles des personnages.
Diérèse
Prononciation détachée des syllabes d’un mot dans un vers.
Drame romantique
Genre théâtral s’opposant aux règles classiques pour imposer un art plus libre, traitant des
sujets souvent historiques et pratiquant le mélange des genres.
Élégie
Poème de la plainte amoureuse, de la souffrance.
Enjambement
Poursuite d’une phrase d’un vers au vers suivant.
Épique
Relatif à l’épopée qui relate avec emphase des faits héroïques.
Exposition
En général, début de la pièce de théâtre qui donne les éléments nécessaires à la
compréhension de l’histoire (lieu, temps, personnages, action).
Grotesque
Registre littéraire où se déploient le bizarre, l’outrance et le caricatural.
Hypotypose
Figure de style consistant en une description particulièrement expressive et frappante.
In medias res
Expression latine qui signifie « en pleine action », c’est-à-dire sans explication préalable.
Intrigue
Ensemble des événements de l’histoire déterminés par les relations entre les personnages.
Lyrique
Registre relatif à l’inspiration et à l’émotion poétique.
Monologue
Discours prononcé par un personnage seul sur la scène (ou qui croit l’être).
Pathétique
Registre qui vise à susciter l’émotion et la tristesse.
Péripétie
Événement qui modifie le cours de la progression dramatique.
Prosopopée
Figure qui consiste à faire vivre et parler une entité abstraite, un objet ou un mort.
Rejet
Mise en valeur d’un terme d’une phrase par son renvoi au début du vers suivant.
Scène
1. Lieu du théâtre où se déroule l’action, par opposition à la coulisse.
2. Unité textuelle déterminée par l’entrée ou la sortie d’un personnage.
Stichomythie
Dialogue dans lequelles personnages se répondent vers à vers.
Sublime
Ce qui est le plus élevé du point de vue intellectuel, moral et esthétique.
Synérèse
Prononciation en une seule syllabe de deux voyelles consécutives.
Tirade
Longue réplique d’un personnage.
Versification
Art de créer des vers (on distingue la métrique pour le rythme de vers et la prosodie pour la
mélodie).
Bibliographie filmographie
Bibliographie
• Court-Pérez (Françoise), Victor Hugo par Théophile Gautier, choix de textes, H. Champion,
2000.
• Gaudon (Jean), « En marge de la bataille d’Hernani.
M. de La Bourdonnaye, Benjamin Sacrobille et les trois glorieuses d’Armand
Carrel », Europe 671 (numéro spécial Victor Hugo), mars 1985
• Guillemin (Henri), Hugo, Éditions du Seuil, collection « Points », 1988.
• Halbwachs (Pierre), « À propos de la bataille d’Hernani », Romantisme et Politique 1815-
1851, Armand Colin, 1969.
• Naugrette (Florence) « Petits arrangements avec le diable : figures de Faust
dans Hernani et Ruy Blas », Le Diable, textes réunis par Alain Niderst), Nizet, 1998.
• Ubersfeld (Anne), Le Roi et le Bouffon. Étude sur le théâtre de Victor Hugo de 1830 à 1839,
José Corti, 1974, réédition en 2001.
• Ubersfeld (Anne) et Guibert (Noëlle), Le Roman d’Hernani.
Texte d’Anne Ubersfeld, avec une iconographie réunie et commentée par Noëlle Guibert,
Comédie-Française/Mercure de France, 1985.
• Ubersfeld (Anne), Le Drame romantique, Belin, 1999.
Filmographie
La Bataille d’Hernani, téléfilm réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe et coproduit par France
5/France 2/GMT Productions en 2002. Scénario de Claude Allègre et Jean-Claude Carrière ;
adaptation et dialogues de Jean-Claude Carrière, avec Arielle Dombasle (Mademoiselle
Mars/Doña Sol).

ONT COLLABORÉ À CE PETIT CLASSIQUE

Direction de la collection : Carine GIRAC-MARINIER


Direction éditoriale : Jacques FLORENT
Édition : Marie-Hélène CHRISTENSEN
Lecture-correction : service lecture-correction LAROUSSE
Direction artistique : Uli MEINDL
Couverture et maquette intérieure : Serge CORTESI, Sophie RIVOIRE, Uli MEINDL
Dessin de couverture : Alain BOYER
Responsable de fabrication : Marlène DELBEKEN

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