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Langue française

Le fonctionnalisme parmi quelques théories syntaxiques


Daniel Faïta

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Faïta Daniel. Le fonctionnalisme parmi quelques théories syntaxiques. In: Langue française, n°35, 1977. Fonctionalisme et
syntaxe du français. pp. 26-40;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1977.4822

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1977_num_35_1_4822

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Daniel Faita, Université d'Alger.

LE FONCTIONNALISME PARMI
QUELQUES THÉORIES SYNTAXIQUES

II n'est jamais facile d'aborder d'une façon originale un domaine que


d'autres ont déjà parcouru en tous sens. Ainsi en est-il de l'histoire de la
linguistique moderne. Le problème est rendu plus épineux encore lorsqu'il
s'agit de mettre en évidence la spécificité d'une doctrine linguistique parmi
les autres, tant il nous semble vrai que l'évolution respective de chacune
des théories actuelles est doublement conditionnée : par la nature des choix
idéologiques, implicites ou proclamés, qui les sous-tendent, ainsi que par la
confrontation permanente qu'impose la pratique scientifique dans un
domaine commun.
La présentation du fonctionnalisme offre cependant, comparativement,
certains avantages, car depuis son origine proche que l'on situe dans les
travaux des phonologues du cercle de Prague, la théorie évolue à la
recherche de sa propre cohérence. Il en résulte une continuité caractéristique, dans
le même temps où les autres tendances du structuralisme linguistique,
principalement aux États-Unis, s'engageaient dans une impasse qui allait
susciter la réaction des années 1955 à 60, sanctionnée par l'avènement des
théories génératives et transformationnelles. Celles-ci ont connu depuis lors
une audience qui s'est largement étendue à l'Europe, sans excepter la
France où elles ont singulièrement infléchi le cours de la recherche
linguistique générale et appliquée.
Les origines
En définissant les tâches de la phonologie dans ses Principes x, Trou-
betzkoy (1890-1939) mettait en évidence la nécessité de distinguer d'une
étude purement « phénoménologique », c'est-à-dire prenant en considération,
dans le détail et sans discrimination, la totalité des traits phonétiques de la
parole, une analyse de la « fonction linguistique » des sons de la langue.
Car « la phonologie — notait-il — doit rechercher quelles différences
phoniques sont liées dans la langue étudiée, à des différences de
signification ».

1. Troubetzkoy N.S. Principes de Phonologie, Trad, par J. Cantineau, lere éd. en allemand en 1939
éd. citée : Paris, Klincksieck, 1970, 396 p.

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Une telle citation paraît presque triviale aujourd'hui, à force d'être
produite dans la littérature fonctionnaliste, mais elle conserve une valeur
historique certaine si l'on considère le contexte dans lequel elle apparaît.
Troubetzkoy se livre en effet dans l'Introduction aux Principes à une double
opération : approfondir la dichotomie saussurienne Langue/Parole, qui
constitue selon lui le cadre obligé de l'analyse phonologique, et critiquer
ceux des linguistes de son époque qui ne peuvent ou ne veulent en tirer
profit. Cet effort d'élaboration critique le conduit à écrire : «... la langue, en
même temps qu'une institution sociale, est un monde de rapports, de
fonctions et de valeurs, tandis que la parole est au contraire un monde de
phénomènes empiriques ». 1. Il y aurait certes beaucoup à dire aujourd'hui
d'affirmations aussi tranchées; il est également vrai que les « rapports »,
« fonctions », « valeurs », évoqués ci-dessus n'ont pas fait l'objet de la part
de Troubetzkoy lui-même d'une élaboration ultérieure permettant de les
considérer comme les notions fondamentales d'une théorie générale.
Néanmoins, rapprochées d'autres affirmations comme celle, empruntée à Biihler,
selon laquelle «... toute manifestation parlée a trois faces... — dont une
représentation de l'état de choses, objet de l'entretien » 2, on voit se dessiner
une conception proche de ce que sera plus tard l'attitude fonctionnaliste en
matière d'analyse syntaxique : décrire, en termes de fonctions, les modalités
de la « représentation » linguistique, donc linéaire, d'une expérience qui,
elle, ne l'est pas.

La Forme contre les Fonctions

La linguistique européenne, et en particulier le courant fonctionnaliste,


n'est pas seule à pouvoir se réclamer de l'héritage pragois. Tout en
soulignant le caractère énigmatique de ce lien, les historiens de la linguistique
n'en mentionnent pas moins l'existence d'une dette (?) que Bloomfield
(1887-1949), père de la linguistique américaine moderne, se reconnaîtrait
vis-à-vis de Saussure et Troubetzkoy 3. Si cette parenté semble réelle en
phonologie, les présupposés bloomfieldiens en matière de syntaxe s'écartent
très sensiblement du fonctionnalisme embryonnaire entrevu chez
Troubetzkoy. Bannissant explicitement de son analyse tout ce qui sort du cadre
des relations entre signaux, car «... le linguiste ne s'intéresse qu'au signal
linguistique ... il n'est pas compétent pour traiter des problèmes de
psychologie ou de physiologie » 4, Bloomfield pose la nécessité d'une
coupure systématique entre l'analyse des formes et celle des sens. Il est vrai,
comme le fait remarquer F. François dans l'avant-propos à la traduction
de Language dont sont extraites nos citations, que ce formalisme apparent
recouvre en fait un postulat, selon lequel les signaux linguistiques véhiculent
un sens qui n'est pas interne au message mais naît pour les hommes des
rapports que ceux-ci, parallèlement, entretiennent avec la réalité objective.

1. Troubetzkoy op. cit., p. 13. Souligné en partie par nous.


2. Troubetzkoy, op. cit., p. 16. Souligné en partie par nous.
3. Voir Mounin, G., La Linguistique au XXe siècle, Paris, P.U.F., 1972, 253 p.
4. Bloomfield, L. Le Langage, Trad, de l'édition de 1933, Paris, Payot, 1970, XXIX - 525 p., p. 35.

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Il n'en est pas moins également vrai que l'hostilité de principe manifestée à
l'égard du sens par les distributionnalistes, essentiellement par Harris, dans
leurs essais ultérieurs, plongeait ses racines dans les mises en garde de
Bloomfield lui-même, telle celle-ci : «... l'étude linguistique doit toujours
partir de la forme phonétique et non du sens. Les formes phonétiques
... peuvent être décrites en termes de phonèmes et de leur succession ;
... les sens d'une langue ne pourraient être analysés ou systématiquement
classés que par un observateur presque omniscient ». 1.
Opposer la linguistique fonctionnelle à la théorie de Bloomfied
constituerait un anachronisme. Il est néanmoins permis de souligner qu'en
réduisant délibérément la communication linguistique à un seul de ses aspects,
Bloomfield se privait (et du même coup privait ses successeurs) de critères
d'analyse extrêmement précieux. Ainsi, la séparation de principe de la
forme et du sens, du message et de la situation, exclut de l'analyse toute
référence à l'opération qu'effectue le sujet parlant lorsqu'il choisit, en
fonction de l'expérience à communiquer, les unités significatives
correspondant aux éléments de l'expérience et les fonctions respectives de ces
unités au sens où, déjà, Troubetzkoy semblait l'entendre.
La conséquence de ces postulats et des hypothèses qui les complètent se
présente ainsi : pour Bloomfield, la grammaire d'une langue consiste en
l'agencement des formes de cette langue. Dans un premier temps de
l'analyse, ou « phase descriptive de la linguistique », on va isoler et décrire les
signaux ou « formes linguistiques » utilisées par la langue. Les nécessités de
la segmentation de la chaîne en unités ultimes font que Bloomfield dote le
« morphème » d'un sens constant et définissable auquel le lie une relation
bi-univoque, puisqu'il le définit négativement comme n'ayant de
ressemblance phonétique ou sémantique partielle avec aucune autre forme.
L'analyse des unités minimales de signification sur la base d'une telle
définition pose cependant certains problèmes, dont le plus difficile à résoudre
consiste certainement en l'existence de multiples irrégularités dans la
constitution des formes. L'analyse de la « forme complexe » de l'anglais
cranberry, que Bloomfield présente dans Le Langage (p. 152) est
extrêmement significative du point de vue adopté : le morphème berry (baie), peut
apparaître comme composant dans des formes complexes comme
strawberry, blackberry, ou cranberry. De toutes ces formes, seule cranberry
présente une particularité, dans la mesure où le composant cran n'apparaît
dans aucune autre forme complexe, à la différence de straw -, dans straw-
flower, et black - qui entre dans une multitude de composés.
Malgré cela, le cran- de cranberry ayant une forme phonétique
constante, son sens, associé à berry dans la forme complexe, étant constant,
« nous pouvons dire que cran- est aussi une forme linguistique ». Confrontée
à un problème de ce genre, une analyse de type fonctionnaliste, constatant
que cran- n'existe pas en anglais indépendamment de l'unité cranberry,
aurait conclu que, contrairement aux composés : straw-berry et
blackberry, cranberry n'est pas constitué d'éléments distincts dont l'association
est déterminée, en fonction de l'élément à communiquer, dans le cadre d'un
système d'oppositions significatives regroupant des formes où straw-,

1. Bloomfield, op. cit., p. 154.

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black-, etc., ne sont pas forcément suivis de -berry, -flower, ni -berry,
-flower, etc. forcément précédés de black- ou straw-. On nommera « syn-
thème » г chaque forme associant ainsi deux ou plusieurs monèmes conjoints,
/. e. liés l'un à l'autre. Par ailleurs, plutôt que de chercher à résoudre les
irrégularités de la langue en fonction d'un postulat, on considérera
cranberry comme une unité significative unique (monème).
Ainsi, on pourra suivre Bloomfield dans son analyse de jouant /зиа/ et
dansant /dâsâ/ par opposition à jouer /зие/ et danser /dâse/, mais non pas
dans le raisonnement qui sous-tend cette analyse, et selon lequel - /â/ est
une forme phonétique dotée d'un sens constant. C'est pour le moins trop
flou, si l'on ne se réfère pas au cadre d'opposition dans lequel /â/ acquiert
sa valeur signifiée, i. e. l'inventaire des modalités verbales pouvant
apparaître après /311-/. L'application de tels critères pourrait nous faire
distinguer dans certains monèmes dérivés du français au moins deux formes :
— levrette
canette (petite
(petit lévrier)
cane)
Le suffixe - ette, associant sans nul doute une forme phonétique
à un sens constant (quelque chose de petit), apparaissant dans plusieurs
formes du français, on pourrait songer à lui accorder le statut de forme
linguistique.
A l'heure actuelle cependant, nous pouvons dire en transposant
l'analyse de Martinet 2 que levrette s'oppose à lévrier comme lévrier s'oppose
à braque. De plus, distinguer dans levrette ou canette 2 choix distincts du
locuteur sur la base des critères évoqués, pourrait nous conduire à faire de
même pour belette ou ablette, ce qui serait erroné.
Il est certain que cette analyse fondée sur la récurrence et la
ressemblance des formes n'est pas inutile. Elle contribue même à clarifier la
situation dans laquelle va devoir s'exercer l'analyse syntaxique. Elle doit
cependant, du point de vue fonctionnaliste, être fondée sur d'autres bases.
En se donnant une analyse morpkologique conçue comme « l'étude des
variantes de signifiant — donc de pure forme — des monèmes avec indication
de leurs conditions d'apparition » 3, la linguistique fonctionnelle distinguera
clairement des faits que Bloomfield et, à sa suite, les distributionnalistes, ne
cessent de confondre.
Pour cette même raison, l'analyse formaliste ne peut concevoir la
notion d'amalgame 4. Dans le cas où deux signifiés ont leurs signifiants
enchevêtrés de telle sorte qu'il est impossible, dans la langue étudiée,
d'associer une « forme phonétique » à un « sens constant », l'identification
par la forme se révèle inopérante.
Dans le cas du français vais, /vs/ (présent du verbe aller), par exemple,
seule une analyse fondée sur la pertinence permet de mettre en évidence
l'appartenance simultanée de cette forme à deux inventaires, le locuteur
opérant un choix distinct dans chacun d'entre eux, puisque
vais / vs / s'oppose aussi bien
à allais / aie / ou / íre / irai
qu'à pars / рая /, ou / vie / viens

1. Cf. André Martinet, Éléments de linguistique générale, 4-3S.


2. Martinet, ibid., 4-34.
3. Martinet, Éléments, Postface, p. 209.
4. Martinet, Éléments, 4-34.

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à chaque choix correspondant un signifié distinct.
C'est sur la base des « formes linguistiques » ainsi définies que Bloom-
field va néanmoins construire sa syntaxe, entièrement consacrée à l'étude de
leurs « dispositions significatives », qui « constituent la grammaire de la
langue ».
C'est au niveau supérieur de l'analyse que Bloomfield paraît plus
encore prisonnier de la forme.
Partant de l'idée parfaitement fondée, semble-t-il, selon laquelle les
phrases d'une langue ne consistent pas uniquement en de pures et simples
collections de morphèmes, mais contiennent « des traits signifiants qui ne
sont pas expliqués par le lexique » x (considérer un à un les morphèmes et
leurs sens constituant la phrase Poor John ran away, le pauvre Jean
s'enfuit, n'apporte rien quant à la compréhension globale), Bloomfield
conclut qu'une partie du sens dépend « de l'arrangement » — « par exemple
de l'ordre de succession » des morphèmes dans la forme complexe 2.
Ainsi « Jean frappe Pierre et Pierre frappe Jean ont un sens différent,
parce que ces morphèmes sont prononcés dans deux ordres différents »3.
L'idée de départ tourne court dès lors que l'analyse ne franchit pas le
seuil constitué par les formes pour rechercher dans l'établissement d'un
rapport entre le message linguistique et le vécu, les modes de représentation
linguistique de ce dernier.
Il ne suffit pas de constater que l'ordre d'apparition des morphèmes
n'est pas sans influence sur le sens de la phrase. Ceci constitue seulement
une première étape de l'analyse. Il est nécessaire de voir que cette variation
de sens est la conséquence d'un choix, parallèle à celui des unités
significatives Jean, frappe, Pierre.
Dans ce cas précis, la forme A В s'oppose à В A, et le choix de l'une
ou l'autre s'ajoute aux choix lexicaux pour constituer ce « trait signifiant »
qui n'appartient pas au lexique.
Cela, Bloomfield l'avait sans doute vu, mais il faudra attendre que la
syntaxe fonctionnelle ajoute sans contestation possible une dimension
supplémentaire à l'analyse, en situant le procédé utilisé parmi une liste
d'autres « traits signifiants », les fonctions, qui partagent la propriété de
correspondre dans le message aux relations qu'entretiennent les éléments de
l'expérience.
Quelle que soit la finesse de l'analyse distributionnaliste, elle ne peut
suppléer à cette absence de profondeur.
Il ne s'agit certes pas de schématiser ou réduire une tentative qui, sur
beaucoup de points, fournit une quantité impressionnante d'observations
importantes que d'autres ne se sont pas privés d'exploiter. Mais c'est de
cette profusion elle-même que naît souvent un certain sentiment
d'incohérence, dû sans doute au fait que l'accumulation d'observations, si
importante fût-elle, ne constitue qu'un premier stade de la description syntaxique,
et ne saurait remplacer une tentative d'explication.
C'est là le sens profond d'une remarque de Martinet, formulée au
sujet d'un autre domaine de recherche mais également valable pour la

1. Bloomfield, op. cit,, p. 154.


2. Bloomfield, op. cit., p. 154.
3. Bloomfield, op. cit., p. 154.

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syntaxe : «... il ne suffit pas de raconter les faits (mais il) faut aussi les
expliquer... » К Expliquer les relations entre unités significatives, pour le
fonctionnalisme, ce sera plus tard montrer comment s'organise autour du
prédicat, noyau de l'énoncé, une série de relations hiérarchisées, les
fonctions, dont chacune contribue à rendre compte de façon spécifiquement
linguistique de la réalité ou de l'expérience extra-linguistique. C'est
précisément parce que ce passage suppose que le non-linéaire (l'expérience) soit
représenté linéairement (le message linguistique), qu'il est dangereux
d'écarter le premier élément de la relation. Ce qui chez Bloomfield était
volonté d'assainissement méthodologique, désir justifié de rompre avec les
tendances mentalistes, psychologisantes, de ses prédécesseurs, devient avec
certains de ses disciples formalisme absolu.
La linguistique américaine après Bloomfield semble effectivement
marquée par les conséquences de ce que Mounin nomme « une divergence
de compréhension », dans la mesure où « toute une théorie a été construite
pour éviter de recourir au sens en matière d'analyse linguistique, parce que
chez Bloomfield l'accent dominant semblait mis sur l'impossibilité de
donner une description scientifique du sens...»2. De fait, la lecture de
Bloomfield, on l'a souligné à plusieurs reprises, pouvait suggérer des
interprétations totalement formalistes, bien que le sens ne soit jamais absent de
ses propres analyses.
C'est sur la base de tels principes que Harris, par un souci déclaré de
cohérence, prétend radicaliser la doctrine de son maître en éliminant de
manière absolue tout recours au sens. Dans un premier temps de sa pensée
linguistique (qui subira par la suite, on va le voir, une évolution très
sensible), il entreprend de fonder toute description syntaxique uniquement sur
l'inventaire des unités et de leurs distributions (soit la somme des
environnements linguistiques de ces morphèmes).
Il élimine d'emblée les notions de fonction et de système, jugées
purement philosophiques. L'analyse ne comporte donc pour lui que deux
moments : l'inventaire des unités structurales de la langue et la
détermination des règles qui régissent leur mise en relation. Harris abandonne les
différents niveaux d'analyse distingués par Bloomfield qui faisait largement
appel, il est vrai, au sentiment des sujets parlants.
« L'unique relation — écrit-il — qui sera acceptée comme pertinente
dans le présent perçu3, est la distribution ou arrangement (...) de certains
éléments ou traits par rapport à d'autres ».
Ceci précisé, la segmentation de la chaîne parlée s'opérera, comme chez
Bloomfield mais sans la moindre allusion au sens, par le jeu des
ressemblances ou différences entre signifiants. L'application de cette méthode
soulève d'innombrables difficultés, car elle bute sur les nombreuses
irrégularités et fausses analogies que l'anglais recèle, tout autant que d'autres
langues.
Comment segmenter, par exemple, la forme citée par Bloomfield :

1. Martinet, A., Économie des changements phonétiques, Berne, Francké, 1955, 295 p.
2. Mounin, G. op. cit.
3. Harris. Z.S., Methods in Structural Linguistics, Univ. of Chicago Press, 1974, 384 p.

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cranberry (cf. ci-dessus) alors que dans son analyse Bloomfield fait appel :
(1) au sens constant, attesté, de la forme complexe
(2) au sens constant, supposé, du constituant cran- ?
Signalant lui-même les obstacles à son analyse, Harris n'élude jamais
les problèmes, poussant même jusqu'aux conséquences les plus ultimes
impliquées par ses présupposés, témoin ce dégagement d'un morphème
« démonstratif » th - dans la série de l'anglais : there, then, thither, this,
that..}.
Pourquoi, dans ces conditions, ne pas dégager un « morphème inter-
rogatif » /k/ de la série du français : quand /kâ/, comment /komâ/, quoi
kua/ ? pourquoi /purkua/ ?
On remarquera, outre le caractère extrême de ce type d'analyse, que
Harris lui-même fait directement appel, dans ces cas-là, à l'intuition des
sujets parlants.
En ce qui concerne le classement des formes et l'étude de leur
arrangement, la méthode utilisée consiste :
— à regrouper dans une même classe tous les morphèmes jugés équivalents,
c'est-à-dire ayant les mêmes possibilités de substitution. Ainsi, Venfant, le
chien, l'orchestre, seront groupés dans une même classe, du fait qu'ils
peuvent apparaître dans un contexte identique :
Venfant I le chien / l'orchestre - joue.
Les variations de contextes entraînent naturellement des classements
divergents. Ainsi, dans le contexte -aboie, on aurait tendance à séparer sans
hésitation V orchestre des autres morphèmes, et à réfléchir sur l'opportunité
de maintenir Venfant dans la même classe que le chien.
Harris préconise dans de tels cas le recours à des méthodes de
regroupement plus générales, prenant notamment en compte la régularité ou, au
contraire, l'irrégularité des différences intervenant entre les distributions
respectives des différents morphèmes. Quel que soit le critère utilisé, il ne
fait d'aucune manière référence à la fonction que peuvent ou ne peuvent
avoir les unités, et ce, quels que soient les aléas de leur distribution.
Des remarques de tous ordres, de principe, de méthode, mais aussi
concernant la pratique empirique de la description linguistique, peuvent
être faites lorsque l'on oppose au distributionnalisme de Harris le point de
vue fonctionnaliste.
Notons tout d'abord que le recours au sens ne constitue en aucune
manière une erreur de principe. L'unité minimale, le monème ,est définie
non en termes de forme, mais de choix signifié (cf. ci-dessus). En refusant
tout recours au sens, le distributionnalisme aboutit à une conception
totalement syntagmatique, c'est-à-dire bornée aux relations entretenues
dans la chaîne par les unités, amputant ainsi la syntaxe de toute profondeur
vécue, comme si le propre d'un énoncé n'était pas de véhiculer un message se
rapportant à une situation ou à une expérience donnée. C'est la
communication linguistique, pourrait-on dire, qui est mise entre parenthèses, alors
que c'est précisément de ce processus que l'approche fonctionnelle tient
compte en premier lieu.

1. Harris, ibid., p. 92, cité par Mounin, op. cit.

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C'est la raison pour laquelle les unités y sont classées non seulement
au vu de leur forme et de leur distribution, mais aussi et surtout suivant la
manière dont elles jouent leur rôle dans le processus, en référence au
prédicat.
Ce modèle d'analyse, que d'aucuns jugent contraignant, limitatif,
correspond néanmoins à une tentative de « systématiser les questions que
l'on doit poser aux langues sur la base de ce qui doit s'y trouver
nécessairement pour qu'elles puissent fonctionner », x étant entendu que la fonction
de communication de la langue est tenue pour essentielle.

De l'impasse distributionnaliste aux grammaires transformationnelles

Le parti-pris formaliste-distributionnaliste, poussé à son point extrême


par Harris devait susciter une réaction historiquement très importante pour
l'évolution ultérieure de la linguistique américaine.
C'est Chomsky lui-même qui attribue à Harris la paternité du premier
essai transformationniste. Dans le texte qu'il cite 2, Harris s'intéresse en
effet aux possibilités pour l'analyse linguistique de dépasser le cadre de la
phrase : «... il est rare que nous puissions établir des interdépendances qui
dépassent les limites de la phrase (...). Nous ne pouvons pas dire que, si une
phrase est de la forme NV, la suivante sera de la forme N. Tout ce que nous
pouvons dire, c'est que la plupart des phrases sont de la forme NV. que
quelques-unes sont de la forme N »... il s'agit là d'un constat parfaitement
lucide des limites de l'analyse distributionnaliste, sans aucun doute. Plus
loin, quoique de manière assez dispersée, il évoque effectivement la
possibilité d'obtenir systématiquement certaines phrases à partir d'autres phrases
de la même langue. « Par exemple, à partir de toute phrase française de la
forme N1 V N2 (le chasseur tue le lion), on peut obtenir une phrase où
l'ordre des syntagmes nominaux est inverse : N2 - N1 (le lion - le chasseur)
en changeant la forme verbale, (le lion est tué par le chasseur) .
On notera que le terme de transformation, s'il apparaît, est encore
réservé à la modification de la forme verbale.
La critique de Chomsky à l'égard du distributionnalisme est beaucoup
plus vive : «... les analyses linguistiques des langues particulières se sont
donné pour but d'isoler et de cataloguer les classes, les séquences, les
séquences de classes, etc. La grammaire linguistique d'une langue
particulière ,de ce point de vue, est un inventaire d'éléments et la linguistique est
conçue comme une science classificatrice ». 3
C'est là certes le défaut principal des grammaires purement distribu-
tionnelles, nous l'avons souligné, que de ne proposer aucun début
d'explication des faits de syntaxe. L'un des arguments de poids de Chomsky réside
dans le fait que les descriptions incriminées se sont jusqu'alors révélées
impuissantes à résoudre les problèmes que pose l'ambiguïté syntaxique :
il est vrai que l'interprétation de phrases comme Vogre dévore la nuit ou le
fameux exemple : la peur de l'ennemi est réelle ne gagne rien à l'étude

1. François F., L'enseignement et la diversité des grammaires, Paris, Hachette, 1974, 220 p.
2. « Discourse Analysis », « Analyse du discours », trad, de F. Dubois-Charlier, JLa/iga^eí 13, Paris,
Didier-Larousse, 1969.
3. Chomsky N., « Une conception transformattonnelle de la syntaxe ». Traduit dans Langages, n° 4,
Paris, Didier-Larousse, 1966.

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distributionnelle des unités qui la composent. « En conséquence — écrit
Chomsky — on est amené à renoncer à l'idée de définir, dans la théorie
linguistique générale, des termes tels que phonème ou morphème sans se
référer aux grammaires dans lesquelles ces termes apparaîtront » x. En clair,
cela signifie qu'il faut accorder la priorité absolue à la construction de ce
que Chomsky entend par « grammaire », à savoir le modèle hypothétique
permettant de rendre compte de la façon dont tout sujet parlant produit les
phrases de sa langue, et interprète les phrases de ses interlocuteurs, y compris
celles qu'il n'a jamais entendues auparavant.
Il en résulte, de la part de Chomsky, une transgression totale de la
forme, le centre de l'analyse étant déplacé de la description des énoncés
effectivement prononcés vers « l'aspect créateur de l'utilisation du langage »,
c'est-à-dire les mécanismes de production-interprétation.
Si cette position vis-à-vis du matériau à soumettre à l'analyse est en
gros celle de Harris, il n'en va pas de même en ce qui concerne l'orientation
générale. Le but demeure également d'expliquer le fonctionnement de la
langue au moyen d'un modèle (mathématique en l'occurrence), mais sa
démarche est nettement divergente. Harris demeure en effet attaché à la
réalité des énoncés analysés, et attentif à toutes les restrictions qui, dans
les langues, s'opposent à la combinaison des unités significatives. L'état
actuel de ses recherches montre qu'il désire, au moyen d'un formalisme
algébrique, mettre au point un appareillage permettant ensuite une «
exploration mathématique du modèle ».
De part et d'autre, la critique des théories existantes se borne à celles
dont la conception est purement syntagmatique, sans jamais faire mention
de la linguistique fonctionnelle. Il est toutefois certain que cette dernière
doctrine ne converge en aucun point, ou presque, avec les grammaires
transformationnelles.
Selon l'hypothèse de Chomsky, (reprise aux grammairiens et logiciens
des XVIIe et XVIIIe siècles), clairement exposée dans « La Linguistique
cartésienne » 2, les procès linguistiques et mentaux sont virtuellement
identiques. Le rétablissement de ces procès implique par conséquent la
réduction des énoncés effectivement réalisés. En d'autres termes, cette
recherche s'opérera après édulcoration de la réalité objective, non seulement
linguistique mais également situationnelle. Peu explicite chez Chomsky,
cette dernière restriction est précisée par certains de ses disciples : « nous
excluons les aspects de la production et de la reconnaissance qui ne sont pas
explicables par l'hypothèse d'un système génératif sous-jacent à la faculté
de produire des phrases ou de les comprendre... » . 3On distinguera la
structure profonde d'une phrase de sa structure de surface, la première
étant abstraite, sous-jacente, et n'entretenant pas de lien bi-univoque
nécessaire avec la deuxième.
Ainsi, la structure sous-jacente des phrases n'apparaissant pas
nécessairement dans l'agencement des unités composant la structure de surface,
leur construction implique le recours à un modèle logique. Pour illustrer

1. ibid.
2. Chomsky N., La Linguistique cartésienne, Trad., Paris, Seuil, 1959, p. 30.
3. Katz J.J,, et Postal P.M., Théorie générale des descriptions linguistiques. Trad. Paris, Marne, Coll.
Repères, 1973.

34
cette procédure, Chomsky présente dans La Linguistique cartésienne, un
exemple d'analyse emprunté à la Grammaire Générale et Raisonnée de
Port-Royal, la phrase :
Dieu invisible a créé le monde visible
qui est supposée avoir, pour structure sous-jacente, trois propositions
abstraites
a) Dieu est invisible b) /Dieu a créé le monde c) /le monde est visible
« même si la forme de surface n'exprime que la structure sujet-attribut » 1.
Chomsky introduit dans cet ouvrage une idée qui constitue une
innovation importante par rapport à l'état de la théorie exposée dans Structures
syntaxiques, et qui sera reprise et développée dans « Aspects » 2. Il avance
en effet que seule la structure profonde reçoit une interprétation sémantique.
Dans le cas de l'exemple cité, ce seraient donc les trois propositions abstraites
(a), (b) et (c) qui seraient porteuses du sens de l'énoncé, la structure
superficielle, ou forme manifeste, ne déterminant que l'interprétation phonétique.
Le point de vue adopté par la grammaire generative constitue, sans
doute, une tentative originale de rénovation des méthodes de la linguistique
scientifique. Il nous paraît, cependant, que la syntaxe fonctionnelle, pour
partir de présupposés entièrement différents, n'en présente pas moins elle-
même des procédures d'explication des faits syntaxiques se situant bien au-
delà de la pure taxinomie. Dans un texte assez ancien 3, Martinet supposait
l'existence, dans toutes les langues, de deux types de relations entre les
termes d'un énoncé : subordination et coordination, mais aussi une relation,
irréductible aux deux précédentes, où aucun des deux termes ne peut
figurer sans l'autre, constatée dans celles des langues « où la tradition parle
de sujet et de prédicat ».
Cette relation sujet-prédicat, sortant du cadre des rapports de
détermination entre unités, constitutive de l'énoncé minimal, pose le cadre préalable
à l'existence des autres rapports mentionnés ci-dessus. Si l'on précise que
cette relation n'existe pas forcément dans toutes les langues sous la même
forme, que dans une seule et même langue elle ne correspond pas forcément
au même rapport dans l'expérience, on est en droit d'affirmer que la
linguistique fonctionnelle se donne ainsi les moyens de sortir du cadre des
phénomènes purement syntagmatiques.
Le problème de la levée des ambiguïtés structurales, sur lequel Chomsky
fonde, en grande partie, sa critique des grammaires taxinomiques, nous
semble ne constituer pour la syntaxe fonctionnelle qu'une difficulté
d'analyse parmi d'autres.
Dans l'ogre dévore la nuit, énoncé qui comporte une ambiguïté manifeste,
l'auditeur ou lecteur est contraint d'opérer des choix dans des cadres
d'opposition différents, choix qui dissipent l'homonymie structurale.
Si la nuit joue une fonction identique à celle de les enfants dans Vogre
dévore les enfants, cette fonction est saturable (sauf coordination) : *Vogre
dévore les enfants les parents. Le fait que l'énoncé: Vogre dévore les enfants
la nuit est normal peut donc être interprété comme l'indice d'un choix
fonctionnel différent, ce que confirme : la nuit Vogre dévore les enfants.

1. Chomsky N., La Linguistique cartésienne, p. 60.


2. Chomsky N., Aspects de la théorie syntaxique, Trad., Paris, Seuil, 1971, 192 p.
3. Il s'agit du compte rendu de : Sandmann, M., Subject and Predicate, in BSL, 1959, T. 54, fasc. 2,

35
Bien entendu l'analyse qui précède ne peut exclure, a priori, la
possibilité de rencontrer dans un usage particulier un énoncé l'ogre dévore la
nuit où la nuit relèverait du même cadre d'opposition que les enfants.
Dans Aspects, p. 40-42, Chomsky donne un exemple significatif de
descriptions syntaxiques différentes assignées par la « grammaire interne »
des locuteurs anglophones à des phrases jugées a priori identiques :
— 1 (a) I persuaded a specialist to examine John
(b) I persuaded John to be examined by a specialist
(a — Je persuadai un spécialiste d'examiner John)
(b — Je persuadai John de se faire (d'être) examiner par un spécialiste)
— 2 (a) / expected a specialist to examine John
(b) / expected John to be examined by a specialist
(a — je pensais qu'un spécialiste examinerait John)
(b — Je pensais que John serait examiné par un spécialiste).
Chomsky remarque que -2a et -2b sont « synonymes du point de vue
cognitif », c'est -à-dire que l'une est vraie si et seulement si l'autre l'est. Ce
n'est pas du tout le cas pour -la et -lb, alors qu'en apparence un
phénomène identique caractérise les deux couples d'énoncés : l'application de
la transformation passive.
C'est la structure profonde sous-jacente à-la et -lb qui seule permet,
selon Chomsky, de voir que John, dans -lb, est l'objet direct du syntagme
verbal en même temps que le sujet grammatical (l'objet logique) de la phrase
enchâssée, de même que dans -la a specialist est objet direct du syntagme
verbal en même temps que sujet logique de la phrase enchâssée, alors que
dans -2a et -2b, John, a specialist, et John « n'ont d'autres fonctions
grammaticales que celles qui sont intérieures à l'énoncé enchâssé ».
Certes une grammaire purement formelle ne serait pas en mesure de
lever des ambiguïtés structurales de ce type. De la même façon, une
conception purement grammaticale des fonctions ne permettrait pas non plus de
venir à bout du problème, dans la mesure où la notion traditionnelle d'objet
direct est elle-même ambiguë.
De notre point de vue : dans -la/b John et a specialist indiquent leur
fonction d'une façon particulière par rapport à ces mêmes unités dans -2a
et -2b, soit par leur position relativement au prédicat verbal persuaded, alors
que dans les phrases suivantes, le même procédé est utilisé par rapport au
« prédicatoïde » to examine.
De ce fait, consécutif au choix de l'un ou l'autre verbe, découlent des
signifiés structuraux identiques dans -2a/b où seule change l'orientation du
prédicatoïde :
— 2 a / a specialist to examine John /
b / John to be examined by a specialisti
mais différents dans -la/b où la relation extra-linguistique à laquelle renvoie
la fonction indiquée regroupe des éléments d'expérience différents :
— la I persuaded — a specialist /
b I persuaded — John /
Une autre illustration d'éclairages différents d'un même problème est
fourni par l'analyse suivante de Katz et Postal \
Soient les phrases :
1 The picture was painted by a new student
(le tableau a été peint par un nouvel étudiant)

1. Katz et Postal, op. cit. p. 65-67.

36
2 The picture was painted by a new technique
(le tableau a été peint au moyen d'une technique nouvelle)
Selon Katz et Postal, « il est évident que dans -I, a new student est le
sujet de paint, alors que dans -2, le sujet réel n'est pas exprimé, a new
technique n'ayant pour fonction que de modifier le verbe ».
Si : - 3 A new student painted the picture (un nouvel étudiant a peint...) est
une paraphrase de - 1, en revanche * - 4 A new technique painted the
picture (*une nouvelle technique a peint le tableau) ne saurait être
considérée comme telle pour - 2.
Selon les auteurs, la phrase - 2 a une structure sous-jacente identique
à celle de - 1, mais qui subit au niveau de la structure profonde des
modifications déterminantes :

— 5бStructure
— some
a student
one
profonde

— (passé)(représentation
paint
paint — the picture
picture
simplifiée)

— by
by (passif)
a technique — by (passif)
La structure sous-jacente de la phrase - 2, celle qui est censée en
déterminer l'interprétation sémantique, comporte un pronom sujet some
one (quelqu'un) qui sera donc effacé ensuite, ainsi qu'un syntagme nominal
« à droite » : by a technique indépendant de la transformation passive.
On peut donc résumer cette analyse de la façon suivante : à partir d'une
structure sous-jacente identique à - 1 la phrase - 2 subit une modification,
le « mécanisme syntagmatique » produisant à droite le syntagme nominal
a technique (cf. 6), cependant que le pronom sujet est effacé.
Une même structure sous-jacente est donc supposée pour les deux
phrases, quelle que puisse être la diversité de leur organisation syntaxique
manifeste. La syntaxe fonctionnelle reconnaîtrait sans nul doute, en ce qui
concerne ces phrases, l'existence d'une ambiguïté sous la forme d'un cas
d'homonymie structurale : le fonctionnel by indique en effet, dans ces deux
emplois distincts, deux fonctions différentes. L'homonymie se révèle sitôt
que change la forme et l'orientation x du monème prédicatif :
was painted —> painted
en clair, lorsqu'on oppose la phrase passive à l'actif correspondant. Nul
doute, en effet, que l'on rencontre en anglais :
— A new student painted the picture by a new technique.
et non :
— Some one painted the picture by a new student.
Dans le premier cas, la fonction indiquée par by correspond à une
relation entre éléments de l'expérience qui n'a rien de commun avec la
relation « agent-patient ».
La difficulté d'analyse est ainsi résolue par le recours au vécu mis en
rapport avec les différentes organisations syntaxiques qui en rendent
compte, alors que les générativistes choisissent de reconstituer, à partir des
formes linguistiques en tant que telles, les « mécanismes syntagmatiques »
rendant compte des caractéristiques des phrases manifestes engendrées à
partir de la structure profonde supposée.
Certains moments des deux approches pourraient paraître équivalents,
n'était la réduction de l'opposition actif/passif qu'opère l'analyse générative-
transformationnelle en assignant aux phrases analysées une structure sous-
jacente commune.

1. Voir à ce sujet, André Martinet, Éléments, 4-29.

37
Que l'on considère les trois phrases suivantes du français (rendant
compte d'un imaginaire match de boxe) :
a) X a battu Y par K.O.
b) Y a été battu par X
c) Y a été battu par K.O.
Chacune d'entre elles constitue sans doute une contrepartie différente
à une expérience unique, mais le recours à une de ces organisations
syntaxiques lui confère, par opposition aux autres, une valeur particulière liée
aux variables de l'expérience à communiquer.
Supposer une structure sous-jacente commune, dans ce cas, au nom de
la nécessaire levée de l'ambiguïté :
— par X I — par K.O.
contribuerait à masquer, en négligeant l'une des dimensions de l'acte de
communication, un aspect essentiel du conditionnement de l'organisation
syntaxique.

La grammaire transformationnelle selon Harris

Les conceptions transformationnelles de Harris, on l'a dit, diffèrent


sensiblement de celles de Chomsky. On peut difficilement les résumer plus
qu'il ne le fait dans un ouvrage récent : \
« On peut affirmer que les phrases contiennent d'autres phrases ».
La méthode consistera à caractériser une langue par les modalités de
transformation nécessaires pour le passage de certains schémas à d'autres
schémas de phrases, en cherchant à atteindre le niveau de généralité le
plus élevé possible. Le tout sera présenté sous une forme entièrement
formalisée puisque le but poursuivi reste de fournir un « modèle général de
langue naturelle se prêtant à une analyse mathématique susceptible
de révéler des propriétés profondes du langage ». 2
Selon Harris, la théorie grammaticale consiste donc en deux opérations.
La première doit rendre compte des « discours de concaténation » de la
langue, c'est-à-dire de « toute chose qui peut y être dite ou écrite ». (Notes
p. 24/25). Le discours étant une séquence de mots, une relation de nécessité
peut s'établir entre ces mots.
Ainsi dans :
Le livre de cuisine est tombé
Le livre est tombé
* Le de cuisine est tombé
La présence de de cuisine nécessite celle de livre.
De la même façon, dans :
*Que
QueJean
Jeandémissionne
est un fait est un fait

ou Jean nécessite démissionne. On voit que ce calcul des phrases de


concaténation prend en considération les rapports internes entre unités de l'énoncé,
et englobe donc la relation sujet-prédicat au sens où l'entend, pour des
langues comme le français ou l'anglais, la syntaxe fonctionnelle. Harris le
confirme en étendant son analyse en « opérateur » (élément qui nécessite)

1. Harris Z.S., Notes du Cours de Syntaxe, Paris, Ed. du Seuil, 1976. Trad. M. Gross.
2. M. Gross, Présentation de Harris. Notes, ibid.

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et « argument » (élément nécessité) à des discours simples « ne contenant
pas de discours comme partie » :
La neige fond
On remarque cependant que dans ce cas Harris admet sans discussion
l'analyse traditionnelle, puisqu'il attribue la qualité « d'opérateur » г. fond
et « d'argument » à neige.
La deuxième partie de la grammaire, après la construction « des discours
de concaténation » (ci-dessus) dont le calcul est compliqué par le fait que
toutes les phrases n'ont pas la même « vraisemblance d'occurrence », en
d'autres termes ne sont pas toutes acceptables au même degré (on retrouve
ici, à peu de choses près, la notion de grammaticalité de la grammaire
generative) a pour tâche de « construire les autres phrases de la langue », en
opérant certaines variations de formes qui paraphrasent les phrases de
stricte concaténation ». C'est la phase réellement transformationnelle de
l'analyse, qui doit calculer comment tous les autres discours de la langue
sont « liés à ceux de concaténation par une relation d'équivalence
particulière » 1. Ainsi, les discours de stricte concaténation constitueront, avec les
autres discours appartenant aux mêmes classes d'équivalence, des «
transformées paraphrastiques » (les uns des autres). C'est le cas, par exemple
d'une phrase active et de son équivalent passif :
1 Le poisson a mangé le ver —>■ le ver a été mangé par le poisson
Par ailleurs, aussi bien « l'information objective » véhiculée par ces
discours que les « inégalités de vraisemblance » sont maintenues dans les
« transformées » :
2 Le poisson a mangé de Г air De Pair a été mangé par le poisson
3 Les vagues ont mangé la falaise La falaise a été mangée par les vagues
II est clair que l'achèvement d'une telle grammaire suppose résolus tous
les problèmes au niveau des relations des unités dans la chaîne, chose que
Harris lui-même n'avait jamais menée à bien au temps de ses essais distri-
butionnalistes. De plus, le nombre et la nature des transformations décidées
ne laissent pas de poser de nombreux problèmes car, en dernière analyse,
l'un et l'autre sont arbitraires.
La distinction des divers degrés de vraisemblance servant à établir les
classes d'équivalence fait apparaître un inconvénient sérieux par rapport
aux théories descriptives et en particulier au fonctionnalisme, dans la mesure
où seule l'appréciation des auteurs fait foi en la matière.
D'un point de vue strictement syntaxique enfin, on a pu constater que
tout comme chez Chomsky et ses disciples, l'analyse formalisée de Harris
reconnaît parfois des notions très traditionnelles, sans que l'on sache très
bien si, par exemple, la relation de prédication utilisée dans la réduction
des phrases est du type logique, comme chez les générativistes, psychologique
comme chez Hockett, ou simplement grammaticale traditionnelle.
Les analyses présentées ci-dessus, qu'elles soient fondées sur la
construction d'un modèle logique sous-jacent ou sur le calcul algébrique des
traits syntaxiques préalable à la constitution d'un modèle mathématique,
ont en commun de tendre à susbtituer à la réalité observable un appareillage

1. Harris, op. cit., p. 37.

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de procédures formelles permettant l'obtention des énoncés ou phrases des
langues, la dimension sociale de la communication linguistique faisant les
frais de l'opération, dans un sens comme dans l'autre. Au contraire, c'est en
partant des relations unissant le message à l'expérience à communiquer
que la linguistique fonctionnelle aborde les problèmes de la syntaxe.
On ne peut pas dire pour autant que cette dernière doctrine échoue plus
que les autres dans la tentative de découvrir les structures qui permettent
aux sujets de produire les phrases d'une langue.

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