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EMMA GOLDMAN.
Berlin, juillet 1922.
I. DÉPORTÉE EN RUSSIE
PRÉFACE
III.
Il est maintenant clair pourquoi la Révolution russe, conduite par
le Parti communiste, fut un échec. La puissance politique du Parti,
organisée et centralisée dans l'État, cherchait à se maintenir par
tous les moyens à sa disposition. Les autorités centrales tentèrent
de canaliser l'activité du peuple dans des formes correspondant au
but du Parti. Le but unique de ce dernier était de renforcer l'État et
de monopoliser tout l'économique, le politique, et le social — et
mêmes toutes les manifestations culturelles. La Révolution avait un
objet entièrement différent, et dans chacun de ses caractères elle
était la négation de l'autorité et de la centralisation. Elle a tâché
d'élargir le champ de l'expression prolétaire et de multiplier les
phases de l'initiative individuelle et collective. Les objectifs et les
tendances de la révolution étaient diamétralement opposés à ceux
du parti politique au pouvoir.
Les méthodes de la Révolution et de l’État étaient juste
diamétralement opposées. Celles de la Révolution étaient inspirées
par l'esprit de la Révolution lui-même : c'est-à-dire, par
l'émancipation de toutes les forces d'oppression et de limitation ; en
bref, par des principes libertaires. Les méthodes d'État, au contraire
— de l'État bolchevique comme de tout gouvernement — étaient
basés sur la coercition, qui au cours du temps, se développa
nécessairement en violence, oppression, et terrorisme
systématiques. Ainsi deux tendances en opposition luttaient pour la
suprématie : l'État bolchevique contre la Révolution. Cette lutte était
une lutte de à mort. Les deux tendances, contradictoires dans les
objectifs et les méthodes, ne purent pas fonctionner
harmonieusement : le triomphe de l'État signifiait la défaite de la
Révolution.
Ce serait une erreur de supposer que l'échec de la Révolution
était dû entièrement au caractère des Bolcheviks.
Fondamentalement, c'était le résultat des principes et des méthodes
du Bolchevisme. C'était l’esprit et les principes autoritaires de l'État
qui étouffèrent les aspirations libertaires et libératrices. N'importe
quel autre parti politique aurait été en charge du gouvernement en
Russie que le résultat aurait été essentiellement identique. Ce n'est
pas tellement les Bolcheviks qui ont tué la Révolution russe mais
plutôt l'idée bolchevique. C’était le marxisme, quelque peu modifié
en un gouvernementalisme étriqué et fanatique. Seule la
connaissance des forces fondamentales qui ont écrasé la Révolution
peut éclairer cet événement qui a bouleversé le monde. La
Révolution russe montre sur une petite échelle la vieille lutte d'un
siècle, du principe libertaire contre le principe autoritaire. Qu'est-ce
que le progrès, sinon l'acceptation la plus générale des principes de
la liberté, et le rejet de ceux de la coercition ? La Révolution russe
était une étape libertaire, détruite par l'État bolchevique, par la
victoire provisoire de la réaction, l'idée gouvernementale.
Cette victoire était due à un certain nombre de causes. La
plupart d'entre elles a été déjà traitée dans les chapitres précédents.
La cause principale, cependant, n'était pas le retard industriel de la
Russie, comme clamé par beaucoup d'auteurs. Cette cause était
culturelle qui, tout en donnant au peuple russe certains avantages
par rapport à leurs voisins plus sophistiqués, eut également
quelques inconvénients fatidiques. La Russie était " culturellement
sous-développée " dans le sens qu'elle était indemne de la
corruption politique et parlementaire. D'un autre côté, elle était
inexpérimentée dans le jeu politique et avait une foi naïve dans la
puissance miraculeuse du Parti qui parlait le plus fort et faisait le
plus de promesses. Cette foi dans la puissance du gouvernement
servit à asservir le peuple russe au Parti communiste avant même
que les grandes masses se rendissent compte que le joug avait été
mis autour de leurs cous.
Le principe libertaire était fort aux premiers jours de la
Révolution, le besoin de libre d'expression était irrépressible. Mais
quand la première vague d'enthousiasme recula dans la prosaïque
vie quotidienne, une conviction ferme aurait été nécessaire pour
garder ardents les feux de la liberté. Il n'y avait seulement qu'une
poignée d'individus dans la grande immensité de la Russie pour
garder ces feux allumés —les anarchistes, dont le nombre était
infime, et dont les efforts, absolument réprimés sous le Tsar, n'avait
pas eu le temps de porter leurs fruits. Le peuple russe, dans une
certaine mesure anarchiste d'instinct, étaient encore trop peu
familier avec les véritables principes et les méthodes libertaires pour
les appliquer effectivement à sa vie. La plupart des anarchistes
russes eux-mêmes étaient malheureusement toujours pris dans un
réseau de groupes aux activités réduites, et par des tâches
individualistes plutôt que sociales et collectives plus importantes.
Les anarchistes, le futur historien impartial l'admettra, ont joué un
rôle très important dans la Révolution russe — un rôle bien plus
significatif et fructueux que leur nombre comparativement petit aurait
pu le faire prévoir. Pourtant l'honnêteté et la sincérité m'obligent à
déclarer que leur travail aurait été de valeur pratique infiniment plus
grande s'ils avaient été organisés et mieux équipés pour guider les
énergies libérées du peuple vers la réorganisation de sa vie sur une
base libertaire. Mais l'échec des anarchistes dans la Révolution
russe — dans le sens indiqué ci-dessus — ne signifie nullement la
défaite de l'idée libertaire. Au contraire, la Révolution russe a
démontré sans nul doute que l'idée d'État, le socialisme d'État, dans
toutes ses manifestations (économique, politique, sociale, éducative)
est entièrement et désespérément en faillite. Jamais auparavant,
dans toute l'histoire, l'autorité, le gouvernement, l'État, ne s'étaient
montré en fait aussi statiques, réactionnaires, et même contre-
révolutionnaires. En bref, l'antithèse même de la Révolution.
Il reste vrai, comme le montre tout le progrès, que seuls l'esprit
et la méthode libertaires peuvent aider l'homme à accomplir un pas
supplémentaire dans son éternelle quête d'une vie meilleure, plus
agréable, et plus libre. Appliquée aux grands bouleversements
sociaux, connus sous le nom de révolutions, cette tendance est
aussi efficace que dans le processus évolutionnaire ordinaire. La
méthode autoritaire a été un échec à travers toute l’histoire et,
maintenant, elle a encore échoué dans la Révolution russe.
L'ingéniosité humaine n’a découvert jusqu'ici aucun autre principe
que le principe libertaire, parce que l’homme a en effet poussé la
sagesse à son point le plus haut, quand il a dit que la liberté est la
mère de l'ordre, non sa fille. Malgré tous les principes et partis
politiques, aucune révolution ne peut être vraiment, et de manière
permanente, réussie, à moins qu'elle ne mette un ferme veto sur
toutes les tyrannies et toutes les centralisations, et ne tâche, avec
détermination, de faire une vraie réévaluation de toutes les valeurs
économiques, sociales, et culturelles. La révolution n'est pas
simplement la substitution d'un parti politique à d'autres au
gouvernement, elle n'est pas le masque de l'autocratie sous des
slogans prolétaires, pas la dictature d'une nouvelle classe à la place
de l'ancienne, pas un changement sur la même scène politique,
mais l’inversion complète de tous ces principes autoritaires, qui
seule servira la révolution.
Dans le domaine économique cette transformation doit être aux
mains des masses industrielles : ces dernières ont le choix entre un
État industriel et un anarcho-syndicalisme. Dans le cas de l’État, la
menace pour le développement constructif de la nouvelle structure
sociale serait aussi grande que par l’État politique. Il deviendrait un
poids mort sur la croissance des nouvelles formes de la vie. Pour
cette même raison, le syndicalisme (ou industrialisme) seul n'est
pas, comme le clament ses thuriféraires, suffisant à lui seul. C’est
seulement quand l’esprit libertaire imprègne les organisations
économiques des ouvriers, que les diverses énergies créatrices du
peuple peuvent se manifester et la révolution être sauvegardée et
défendue. Seule l'initiative libre et la participation populaire aux
affaires de la révolution peuvent empêcher les erreurs terribles
commises en Russie. Par exemple, avec du carburant seulement à
cent verstes de Petrograd, il n'y aurait eu aucune raison que cette
ville souffre du froid, si les organisations économiques des ouvriers
de Petrograd eussent été libres d'exercer leur initiative pour le bien
commun. Les paysans de l'Ukraine n'auraient pas été entravés dans
la culture de leur terre, s'ils avaient eu accès aux outils aratoires qui
encombraient les entrepôts de Kharkov et d'autres centres
industriels, en attendant les ordres de Moscou pour leur distribution.
Ce sont des exemples caractéristiques du gouvernementalisme et
de la centralisation bolcheviques, qui devraient servir
d'avertissement aux ouvriers d'Europe et d'Amérique sur les effets
destructeurs de l'étatisme.
La puissance industrielle des masses, exprimée par leurs
associations libertaires — anarcho-syndicalisme — peut seule
organiser avec succès la vie économique, et continuer la production.
D'une part, les coopératives, fonctionnant en harmonie avec les
centres industriels, servent d'outils de distribution et d'échange entre
ville et campagne, et en même temps de lien fraternel entre les
masses industrielles et agraires.
On crée une liaison commune de service et d'aide mutuels,
rempart le plus fort de la révolution, plus efficace que le travail forcé,
l'Armée Rouge, ou le terrorisme. De cette seule façon, la révolution
peut agir en tant que levain pour activer le développement de
nouvelles formes sociales, et pour inspirer aux masses de plus
grands accomplissements.
Mais les organisations industrielles libertaires et les
coopératives ne sont pas les seuls médias en interaction dans les
phases complexes de la vie sociale. Il y a les forces culturelles qui,
cependant étroitement liées aux activités économiques, ont pourtant
leurs propres fonctions. En Russie, l'État communiste est devenu
l'arbitre unique de tous les besoins du corps social. Le résultat,
comme déjà décrit, était une stagnation culturelle complète et la
paralysie de tout acte créateur. Si une telle débâcle doit être évitée à
l'avenir, les forces culturelles, tout en restant enracinées dans le sol
économique, doivent demeurer un espace indépendant et
d'expression libre. Non pas l'adhésion au Parti politique dominant,
mais la dévotion à la révolution, la connaissance, le talent, et, au-
dessus de tout, l’impulsion créatrice, devraient être le critérium de
l'aptitude au travail culturel. En Russie ceci a été rendu presque
impossible dès le début de la Révolution d'Octobre, par la séparation
violente de l'intelligentsia et des masses. Il est vrai que le premier
coupable dans ce cas-ci a été l'intelligentsia, particulièrement
l’intelligentsia technique, qui en Russie s’est tenacement accroché
— comme elle le fait dans d'autres pays — aux basques de la
bourgeoisie. Cet élément, incapable de comprendre la signification
des événements révolutionnaires, a tâché de refouler la marée par
un sabotage massif. Mais en Russie il y avait également un autre
genre d'intelligentsia — avec un passé révolutionnaire glorieux plus
que centenaire. Cette partie de l'intelligentsia avait gardé sa foi
envers le peuple, si bien qu'elle ne pouvait pas sans réserves
accepter la nouvelle dictature. L'erreur fatale des Bolcheviks fut de
ne faire aucune distinction entre ces deux éléments. Ils luttèrent
contre le sabotage avec une terreur massive contre toute
l'intelligentsia en tant que classe, et inaugurèrent une campagne de
haine plus intense que la persécution de la bourgeoisie elle-même
— méthode qui créa un abîme entre l'intelligentsia et le prolétariat,
éleva une barrière empêchant tout travail constructif.
Lénine fut le premier à comprendre cette gaffe criminelle. Il
précisa que c'était une grave erreur d'amener les ouvriers à croire
qu'ils pourraient développer les industries et s'engager dans un
travail culturel sans aide ni coopération de l'intelligentsia. Le
prolétariat n'avait ni la connaissance ni la formation pour cette tâche,
et l'intelligentsia dut être reconstituée en direction de la vie
industrielle. Mais l'identification d'une erreur n'a jamais empêché
Lénine et son parti d'en faire immédiatement d'autres. On a fait
appel à l'intelligentsia technique en des termes qui ajoutèrent la
désintégration à l'antagonisme contre le régime.
Tandis que les ouvriers continuaient à mourir de faim, les
ingénieurs, les experts industriels, et les techniciens reçurent des
salaires élevés, des privilèges spéciaux, et les meilleures rations. Ils
sont devenus les employés choyés de l'État et les nouveaux
directeurs slaves des masses. Ces dernières, abreuvées pendant
des années d'enseignements fallacieux comme quoi le muscle seul
est nécessaire pour une révolution réussie, et que seul le travail
physique est productif, et excitées par la campagne de haine qui
transforma chaque intellectuel en un contre-révolutionnaire et un
spéculateur, ne pouvaient pas faire la paix avec ceux qu'on leur avait
enseigné à dédaigner et à soupçonner.
Malheureusement la Russie n'est pas le seul pays où cette
attitude prolétaire contre l'intelligentsia règne. Partout les
démagogues politiques jouent sur l'ignorance des masses, leur
enseignent que l'éducation et la culture sont des préjugés bourgeois,
que les ouvriers peuvent faire sans elles, et qu'eux seuls peuvent
reconstruire la société. La Révolution russe a rendu très clair que le
cerveau et le muscle sont indispensables au travail de la
régénération sociale. Le travail intellectuel et le travail manuel sont
aussi étroitement liés dans le corps social que le cerveau et la main
dans l'organisme humain. L'un ne peut pas fonctionner sans l'autre.
Il est vrai que la plupart des intellectuels se considèrent comme
une classe indépendante et supérieure aux ouvriers, mais les
conditions sociales partout font dégringoler l'intelligentsia de son
piédestal. Les intellectuels sont incités à voir qu'ils sont eux aussi
des prolétaires, des personnes encore plus à charge du patron que
l'ouvrier manuel. A la différence du prolétaire manuel qui, face à une
situation irritante, peut prendre son barda et chercher ailleurs une
autre place, les prolétaires intellectuels sont plus fermement
enracinés dans leur environnement social particulier, et ne peuvent
pas aussi facilement changer de métier ou de mode de vie. Il est
donc de la plus haute importance de faire comprendre aux ouvriers
la rapide prolétarisation des intellectuels et les intérêts communs
créés ainsi entre eux. Si le monde occidental veut profiter des leçons
de la Russie, la flatterie démagogique des masses et l’antagonisme
aveugle envers l'intelligentsia doit cesser. Cela ne signifie pas,
cependant, que les travailleurs devraient dépendre entièrement de
l'élément intellectuel. Au contraire, les masses doivent commencer
dès ce moment à préparer et à s’équiper pour la grande tâche que la
révolution mettra devant eux. Ils devraient acquérir la connaissance
et la qualification technique nécessaires pour contrôler et diriger le
mécanisme complexe de la structure industrielle et sociale de leurs
pays respectifs. Mais, même au mieux, les ouvriers auront besoin de
la coopération des éléments professionnels et culturels. De même
ces derniers doivent se rendre compte que leurs véritables intérêts
sont identiques à ceux des masses. Une fois que les deux forces
sociales auront appris à se fondre en un tout harmonieux, on
éliminerait en grande partie les aspects tragiques de la Révolution
russe. Personne ne serait exécuté parce qu'il " a par le passé acquis
une éducation. " Le scientifique, l’ingénieur, le spécialiste,
l’investigateur, l'éducateur, et l’artiste créateur, aussi bien que le
charpentier, le machiniste, etc., sont tous partie intégrante de la
force collective qui doit construire, par la révolution, la grande
architecture du nouvel édifice social. Pas la haine, mais l'unité ; pas
l’antagonisme, mais la camaraderie ; pas la fusillade, mais la
compassion — voilà la leçon de la grande débâcle russe pour
l'intelligentsia aussi bien que pour les ouvriers. Tous doivent
apprendre la valeur de l’aide mutuelle et de la coopération libertaire.
Chacun pourtant doit pouvoir rester indépendant dans sa propre
sphère et en harmonie avec le meilleur de ce qu'il peut apporter à la
société. C'est seulement de cette manière que le travail productif et
l'effort éducatif et culturel s'exprimeront eux-mêmes en des formes
toujours plus nouvelles et plus riches. C'est pour moi la morale
universelle et essentielle enseignée par la Révolution russe.
IV.
Dans les pages précédentes, j'ai essayé de préciser pourquoi
les principes, les méthodes, et la tactique des Bolcheviks ont
échoué, et pourquoi les mêmes principes et méthodes appliqués
dans n'importe quel autre pays, même d'un développement industriel
supérieur, doivent également échouer. J'ai prouvé plus loin que c'est
non seulement le Bolchevisme qui a échoué, mais le marxisme lui-
même. C'est-à- dire, l'IDÉE D'ÉTAT, le principe autoritaire, qui a
montré sa banqueroute par l'expérience de la Révolution russe. Si je
devais résumer toute mon argumentation en une phrase, je devrais
dire : La tendance intrinsèque de l'État est de se concentrer, de se
rétrécir, et de monopoliser toutes les activités sociales ; la nature de
la Révolution est, au contraire, de se développer, de s'élargir, et de
se disséminer en cercles de plus en plus larges. En d'autres termes,
l'État est institutionnel et statique ; la révolution est fluide,
dynamique. Ces deux tendances sont incompatibles et se détruisent
mutuellement. L'idée d'État a tué la Révolution russe, et elle doit
avoir le même résultat sur toute autre révolution, à moins que l'idée
libertaire règne.
Pourtant je vais beaucoup plus loin. C'est non seulement le
Bolchevisme, le marxisme, et le gouvernementalisme qui sont
mortels à la révolution, aussi bien qu'à tout progrès humain
essentiel. La cause principale de la défaite de la Révolution russe se
trouve beaucoup en profondeur. Elle doit être trouvée dans
l'ensemble de la conception socialiste de la révolution elle- même.
L'idée dominante, presque générale, de la révolution —
particulièrement l'idée socialiste — est que la révolution est un
changement violent des conditions sociales à travers lequel une
classe sociale, la classe ouvrière, devient dominante, au- dessus
d'une autre classe, la classe capitaliste. C'est la conception d'un
changement purement physique, car, comme tel, il implique
seulement un changement de scène politique et une remise en ordre
institutionnelle. La dictature bourgeoise est remplacée par la
" dictature du prolétariat " — ou par celle de son " avant-garde, " le
parti communiste ; Lénine prend le siège des Romanov, le Cabinet
impérial est rebaptisé Soviet des Commissaires du peuple, Trotsky
est nommé ministre de guerre, et un travailleur devient le
Gouverneur militaire général de Moscou. C'est, essentiellement, la
conception des Bolcheviks de la révolution, traduite en pratique
réelle. Et avec quelques changements mineurs, c'est également
l'idée de la révolution de tous les autres Partis socialistes.
Cette conception est intrinsèquement et fatalement fausse. La
révolution est en effet un processus violent. Mais si elle ne doit avoir
seulement pour conséquence qu'un changement de dictature, de
noms et de personnalités politiques, alors elle est à peine utile. Elle
ne vaut sûrement pas toute la lutte et le sacrifice, la perte
extraordinaire de vies humaines et des valeurs culturelles qui
résultent de chaque révolution. Même si une telle révolution pouvait
d'apporter un plus grand bien-être social (qui n'a pas été le cas en
Russie) alors elle ne vaudrait également pas le terrible prix payé : on
peut obtenir des améliorations sans révolution sanglante. Ce ne sont
pas des palliatifs ou des réformes qui sont les vrais objectifs et les
buts de la révolution, telle que je la conçois.
À mon avis — puissamment renforcé par l'expérience russe —
la grande mission de la révolution, de la RÉVOLUTION SOCIALE,
est un changement fondamental des valeurs. Un changement non
seulement social, mais également des valeurs humaines. Ces
dernières sont même prééminentes, parce qu'elles sont la base de
toutes les valeurs sociales. Nos institutions et conditions sociales
reposent sur des idées situées en profondeur. Changer ces
conditions et, en même temps, en garder les idées et valeurs sous-
jacentes intactes, signifie seulement une transformation superficielle,
provisoire, sans réel progrès. C’est un changement de forme
seulement, pas de substance, comme l'a montré la Russie si
tragiquement.
C'est à la fois le grand échec et la grande tragédie de la
Révolution russe d'avoir essayé (sous le leadership du parti politique
au pouvoir) de changer seulement les institutions et les conditions,
en ignorant entièrement les valeurs humaines et sociales impliquées
par une révolution. Pire encore, dans sa passion folle pour la
puissance, l’État communiste a même cherché à renforcer et à
approfondir les idées et les conceptions mêmes que la révolution
était venue pour détruire. Il a soutenu et encouragé toutes les plus
mauvaises qualités antisociales, et a systématiquement détruit la
conception déjà émergente des nouvelles valeurs révolutionnaires.
Le sens de la justice et de l'égalité, l'amour de la liberté et de
l'humaine fraternité — ces principes fondamentaux de la vraie
régénération de la société— l’État communiste les a réprimés
jusqu'à les exterminer. Le sens instinctif de l'homme pour l'équité a
été stigmatisé comme sentimentalité de faible ; la dignité et la liberté
humaines sont devenus une superstition bourgeoise ; la sainteté de
la vie, qui est l'essence même de la reconstruction sociale, a été
condamnée comme non-révolutionnaire, presque contre-
révolutionnaire. Cette sinistre perversion des valeurs fondamentales
contenait en elle-même le germe de la destruction. Avec cette
conception de la révolution comme moyens de s'assurer la
puissance politique, il était inévitable que toutes les valeurs
révolutionnaires dussent être subordonnées aux besoins de l'État
socialiste ; en effet, elles furent exploitées pour sécuriser la
puissance gouvernementale fraîchement acquise. Les " raisons
d'État, " déguisées en " intérêts de la révolution et du peuple, " sont
devenues le critère unique de l'action, et même du sentiment. La
violence, tragiquement inévitable dans les bouleversements
révolutionnaires, est devenue une coutume établie, une habitude, et
est actuellement couronnée en tant qu'institution la plus puissante et
" la plus idéale ". Zinoviev lui-même n'a-t-il pas canonisé
Djerzhinsky, le chef de la Tcheka sanglante, en tant que " saint de la
révolution " ? Les plus grands honneurs publics n'ont-ils pas été
offerts par l'État à Uritsky, le fondateur et le chef sadique de la
Tcheka de Petrograd ?
Cette perversion des valeurs morales s'est bientôt cristallisée
dans le slogan omniprésent du parti communiste : LA FIN JUSTIFIE
TOUS LES MOYENS. De même, dans le passé, l'inquisition et les
jésuites avaient adopté cette devise et lui subordonnaient toute leur
moralité. Elle s'est vengée des jésuites comme de la Révolution
russe. Ensuite de ce slogan suivirent mensonge, duperie, hypocrisie
et trahison, meurtre, publics et secrets. Il devrait être du plus grand
intérêt pour les étudiants en psychologie sociale, que deux
mouvements, aussi largement éloignés par le temps et les idées,
que le Jésuitisme et le Bolchevisme aient obtenu exactement les
mêmes résultats dans l'évolution du principe que la fin justifie tous
les moyens. Ce parallèle historique, presque entièrement ignoré
jusqu'ici, contient une leçon des plus importante pour toutes les
prochaines révolutions et pour tout le futur de l’humanité.
Il n’y a pas plus grande erreur que de croire que les buts sont
une chose, et que les méthodes et la tactique en sont une autre.
Cette conception est une menace efficace contre la régénération
sociale. Toute l'expérience humaine enseigne que les méthodes et
les moyens ne peuvent pas être séparés du but final. Les moyens
utilisés deviennent, par l'habitude individuelle et la pratique sociale,
partie intégrante du but final ; ils l’influencent, le modifient, et
finalement les objectifs et les moyens deviennent identiques. Du jour
de mon arrivée en Russie, je l'ai senti, d'abord vaguement, puis
toujours plus consciemment et clairement. Les grands et vivifiants
objectifs de la Révolution sont ainsi devenus si opaques, si
obscurcis par les méthodes employées par le pouvoir politique au
pouvoir, qu'il était difficile de distinguer entre les moyens provisoires
et le but final. Psychologiquement et socialement, les moyens
influencent et changent nécessairement les objectifs. L'histoire
entière de l'homme est une preuve continue de cette maxime que
priver ses méthodes de concepts moraux signifie descendre dans
les profondeurs de la démoralisation totale. Là se trouve la vraie
tragédie de la philosophie bolchevique dans la révolution russe.
Puisse cette leçon ne pas être vaine.
Aucune révolution ne peut jamais réussir comme facteur de
libération, à moins que les MOYENS employés soient identiques
dans l'esprit et la tendance avec les BUTS à réaliser. La Révolution
est la négation de l'existant, une protestation violente contre
l'inhumanité de l’homme pour l'homme avec les mille et un
esclavages qu'elle implique. C'est la destruction des valeurs
dominantes sur lesquelles un système complexe d'injustice,
d'oppression, et de fausseté, a été bâti par l'ignorance et la brutalité.
— C'est le héraut de NOUVELLES VALEURS, déclenchant une
transformation des relations fondamentales de l'homme à l'homme,
et de l'homme à la société. Ce n'est pas seulement une réforme,
réduisant quelques maux sociaux ; pas seulement une modification
des formes et des institutions ; pas seulement une redistribution du
bien-être social. La Révolution est tout cela, et pourtant plus,
beaucoup plus. C'est, en premier lieu, un CHANGEMENT, porteur
de nouvelles valeurs. C'est le grand PROFESSEUR de la
NOUVELLE ÉTHIQUE, inspirant à l'homme un nouveau concept de
la vie et de ses manifestations dans ses rapports sociaux. C'est une
régénération mentale et spirituelle.
Son premier précepte moral est l’identité des moyens utilisés et
des objectifs recherchés. La fin finale de tout le changement social
révolutionnaire est d'établir la sainteté de la vie humaine, la dignité
de l'homme, le droit de chaque être humain à la liberté et au bien-
être. S'il n'étaient pas le but essentiel de la révolution, les
changements sociaux violents n'auraient aucune justification. Les
changements sociaux de surface, peuvent être, et ont été, accomplis
par des processus normaux d'évolution. Une Révolution, au
contraire, ne signifie pas un changement superficiel, mais un
changement profond, essentiel, fondamental. Ce changement
interne des concepts et des idées, imprégnant de toujours plus
grandes strates sociales, aboutit finalement au bouleversement
violent connu sous le nom de Révolution. Est-ce que cette apogée
doit la trahir, renverser le processus du changement, se retourner
contre elle ? C'est ce qui s'est produit en Russie. Au contraire, la
révolution elle-même doit accélérer et élargir le processus dont elle
est l'expression cumulative ; sa mission principale est de l’inspirer,
pour le porter à une plus grande ampleur, lui donner le plus de place
possible pour son expression. C'est seulement ainsi que la
révolution est fidèle à elle-même.
En pratique, cela signifie que la période de la révolution réelle, la
soi-disant étape transitoire, doit être l'introduction, le prélude aux
nouvelles conditions sociales. C'est le seuil de la NOUVELLE VIE,
de la nouvelle MAISON DE L'HOMME ET DE L'HUMANITÉ. Comme
telle, elle doit être l'esprit de la nouvelle vie, en harmonie avec la
construction du nouvel édifice.
Aujourd'hui est le parent de demain. Le présent projette son
ombre loin dans le futur. C'est la loi de la vie, individuelle et sociale.
Une Révolution qui se prive ainsi des valeurs morales fait le lit de
l'injustice, de la duperie, et de l'oppression pour la société future. Les
moyens employés pour préparer le futur deviennent sa pierre
angulaire. Soyez témoin de l'état tragique de la Russie. Les
méthodes de centralisation étatique ont paralysé l'initiative et l’effort
individuels ; la tyrannie de la dictature a courbé le peuple dans une
soumission servile et ainsi se sont éteints les feux de la liberté ; le
terrorisme organisé a diffamé et brutalisé les masses et a étouffé
chaque aspiration idéaliste ; le meurtre institutionnalisé a déprécié la
vie humaine, et tout le sens de la dignité de l'homme, et de la valeur
de la vie, a été éliminé ; la coercition à chaque pas a rendu l'effort
amer, le travail une punition, a transformé la totalité de l'existence en
système de duperie mutuelle, et a rétabli les plus bas et les plus
brutaux instincts de l'homme. Un héritage désolé pour commencer
une nouvelle vie de liberté et de fraternité.
Il ne sera jamais assez souligné que la révolution est vaine si
elle n'est pas inspirée par son idéal final. Les méthodes
révolutionnaires doivent être en accord avec les objectifs
révolutionnaires. Les moyens employés pour promouvoir la
révolution doivent s'harmoniser avec ses buts. En bref, les valeurs
morales que la révolution doit établir dans la nouvelle société doivent
être semées dans les activités révolutionnaires de la soi-disant
période de transition. Cette dernière peut constituer un pont vrai et
sûr vers la vie meilleure, à condition d'être construit du même
matériau que la vie à réaliser. La révolution est le miroir du jour qui
vient ; c'est l'enfant qui doit devenir l’homme de demain.
[←1]
Mother Earth Publishing Association, New York, February, 1917.
[←2]
La Cloche
[←3]
Procès et Discours d'Alexandre Berkman et d'Emma Goldman devant la Cour
Fédérale de New York, juillet-juin 1917. Mother Earth Publishing C°., New York.
[←4]
Une verste=1064 mètres
[←5]
Lepetit.
[←6]
En français dans le texte.
[←7]
En français dans le texte.
[←8]
The playboy of the Eastern World est une pièce en trois actes écrite par le dramatuge
irlandais Johon Milllington Synge et inaugurée au Théâtre de l'Abbaye, à Dublin, le 2-
janvier 1907. C'est l'histoire de Christy Mahon, un jeune homme qui fuit sa ferme,
clamant qu'il a tué son père. Les gens du pays sont plus interessés par le plaisir de
son histoire que par la condamnation de l'immoralité de son acte meurtrier. (NdT et
Wikipédia)
[←9]
1 mile = 1609,344 mètres
[←10]
Bureaux politiques
[←11]
Unités armées organisées par les Bolcheviks pour mettre fin au trafic et confisquer
les denrées.
[←12]
Artisanat individuel à petite échelle
[←13]
Villageois heureux et leurs maisons modèles, particulièrement disposés et montrés
à Catherine la Grande par son premier ministre Potemkine pour la tromper au sujet
de l'état réel de la paysannerie.
[←14]
En français dans le texte.
[←15]
En français dans le texte.
[←16]
En français dans le texte.
[←17]
En français dans le texte : demimonde.
[←18]
En français dans le texte.