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En 1917, Emma Goldman fut emprisonnée pour avoir

milité contre l'appel des soldats sous les drapeaux pendant


la Première Guerre mondiale avec Alexandre Berkman, tous
deux engagés dans la "No Conscription League". Ils furent
tous deux expulsés en Russie en 1919. Durant l'audience de
son expulsion, J. Edgar Hoover, qui présidait l'audience,
l'appela " l'une des femmes les plus dangereuses
d'Amérique".
Cet exil signifiait qu'ils pourraient être des témoins directs
de la Révolution russe. À son arrivée, Emma Goldman était
prête à soutenir les Bolcheviks en dépit de la division entre
les anarchistes et les marxistes, Mais la répression politique,
la bureaucratie et le travail forcé amenèrent Emma Goldman
à écrire Ma Désillusion en Russie et Ma Nouvelle désillusion
en Russie. Les deux ouvrages n'en formaient qu'un, mais le
premier fut tronqué par suite d'erreurs éditoriales. Ces deux
ouvrages sont ici réunis en un seul.
Il s'agit d'une chronique, quasiment au jour le jour, de la
vie d'Emma Goldman pendant les deux années qu'elle passa
en Russie. Outre son aspect documentaire, nous assistons
aussi au long et douloureux déchirement d'une femme qui
voit peu à peu ses illusions s'évanouir. La postface de
l'ouvrage démontre que les Bolcheviques sont les premiers
ennemis de la Révolution russe.
Préface

La décision de relater mes expériences, observations et


réactions pendant mon séjour en Russie, je l'avais prise longtemps
avant de penser à quitter ce pays. En fait, c'était ma principale
raison pour partir de ce pays tragiquement héroïque.
La plupart d'entre nous détestent renoncer à un rêve longtemps
caressé. J'étais venu en Russie possédée par l'espoir d'y trouver un
pays neuf, avec ses habitants entièrement consacrés à la grande,
bien que très difficile, tâche de reconstruction révolutionnaire. Et
j'avais espéré avec ferveur pouvoir participer activement à ce travail
enthousiasmant.
J'ai trouvé la réalité en Russie grotesque, entièrement différente
du grand idéal qui avait fait naître en moi de si grands espoirs en
cette terre de promesses. Cela prit quinze longs mois avant que je
puisse retrouver mes esprits. Chaque jour, chaque semaine, chaque
mois, de nouveaux maillons s'ajoutaient à la chaîne fatale qui mettait
à bas l’édifice de mes rêves. Je me suis battue désespérément
contre le désenchantement. Pendant un long moment j'ai lutté contre
une voix intérieure qui me conseillait de regarder la terrible réalité en
face. Je ne voulais et ne pouvais pas renoncer.
Alors est venu Kronstadt. C'était le coup final, qui a permis cette
terrible prise de conscience : la Révolution russe était morte.
J'ai vu devant moi l'État bolchevique, formidable, écrasant
chaque œuvre révolutionnaire constructive, supprimant, rabaissant
et désagrégeant tout. Incapable, et peu disposée, de devenir un
rouage de cette sinistre machine, et consciente que je ne pouvais
n'être d'aucune utilité pratique pour la Russie et son peuple, j'ai
décidé de quitter le pays. Je relaterais alors avec honnêteté,
franchise et aussi objectivement qu'il puisse être possible, l'histoire
des deux ans passés en Russie.
J'ai quitté la Russie en décembre 1921. J'aurais pu écrire
immédiatement, sous l'influence encore prégnante de l'horrible
expérience. Mais j'ai attendu quatre mois avant de pouvoir me
contraindre à écrire une série d'articles. Il m'a fallu quatre mois de
plus avant de commencer cet ouvrage.
Je ne prétends pas écrire un livre d'histoire. Éloigné de
cinquante ou cent ans des événements qu’il décrit, l’historien peut
sembler objectif. Mais l'histoire réelle n'est pas une compilation de
simples données. Elle est sans valeur hors l'élément humain, que
l’historien obtient nécessairement des écrits des contemporains
d'alors. Ce sont les réactions personnelles des participants et des
observateurs qui donnent vie à toute l'histoire et la rendent vivante et
colorée. Ainsi, de nombreuses histoires ont été écrites sur la
Révolution française ; seules quelques-unes se détachent, fidèles et
convaincantes, éclairantes selon la puissance avec laquelle
l'historien a senti son sujet, au moyen des documents humains
laissés par les contemporains de cette période.
Moi-même et, je crois, la plupart des étudiants en histoire, j’ai
senti et visualisé la Grande Révolution française beaucoup plus
nettement, par les lettres et les journaux de Mme Roland, Mirabeau
et d'autres témoins oculaires, que par les historiens prétendument
objectifs. Par une étrange coïncidence, j'ai eu en main, pendant la
période la plus critique de mon expérience russe, un volume de
lettres écrites pendant la Révolution française, et compilé par le
remarquable publiciste anarchiste allemand, Gustav Landauer. Je
les lisais tout en entendant l’artillerie bolchevique commencer le
bombardement des rebelles de Kronstadt. Ces lettres m'ont donné
l'aperçu le plus vif des événements de la Révolution française.
Comme jamais auparavant, j'ai acquis la conviction que le régime
bolchevique en Russie était, dans l'ensemble, une réplique
significative de ce qui était arrivée en France plus d'un siècle
auparavant.
Les grands interprètes de la Révolution française, comme
Thomas Carlyle et Pierre Kropotkine, ont tiré leur compréhension et
leur inspiration des témoignages de cette période. Ainsi feront les
historiens futurs de la Grande Révolution Russe, s'ils doivent écrire
l'histoire réelle, et non pas une simple compilation de faits, à partir
des réactions de ceux qui l’ont vécu, qui ont partagé la misère et les
douleurs du peuple, et qui ont vraiment participé ou été témoins du
panorama tragique dans son déroulement quotidien.
Pendant que j'étais en Russie, je n'avais aucune idée claire sur
ce qui avait été déjà écrit sur la Révolution russe. Mais les quelques
livres que j'ai eu entre les mains me semblent plus ou moins sans
intérêt. Ils ont été écrits par des gens sans connaissance immédiate
de la situation et étaient tristement superficiels. Certains des auteurs
avaient passé de deux semaines à deux mois en Russie, ne
savaient pas la langue du pays ,et dans la plupart des cas avaient
été chaperonnés par des guides officiels et des interprètes. Je ne
parle pas ici des auteurs qui, en Russie et au-dehors, jouent le rôle
de fonctionnaires de cour bolcheviques. Ils sont une classe à part.
Avec eux j'ai affaire dans le chapitre sur " les Voyageurs de
commerce de la Révolution ". Ici j'entends les amis sincères de la
Révolution russe. Le travail de la plupart d'entre eux a abouti à une
confusion incalculable et à des bêtises. Ils ont aidé à perpétuer le
mythe selon lequel les Bolcheviks et la Révolution sont synonymes.
Rien n'est plus éloigné de la vérité.
La Révolution russe réelle a eu lieu pendant les mois de l'été de
1917. Pendant cette période les paysans se sont emparés de la
terre, les ouvriers des usines, démontrant ainsi qu'ils connaissaient
bien la signification de la révolution sociale. Octobre était la touche
finale au travail commencé six mois précédemment. Dans ce grand
soulèvement, les Bolcheviks ont épousé la voix du peuple. Ils se
sont déguisés avec le programme agraire des Socialistes-
Révolutionnaires et la tactique industrielle des Anarchistes. Mais
après que la haute marée d'enthousiasme révolutionnaire les eut
portés au pouvoir, les Bolcheviks se sont dépouillés de leurs faux-
semblants. C'est alors qu'a commencé la séparation spirituelle entre
les Bolcheviks et la Révolution russe. Chaque jour, l'écart est
devenu plus large, les intérêts plus contradictoires. Aujourd’hui ce
n'est pas une exagération que de déclarer que les Bolcheviks sont
les ennemis principaux de la Révolution russe.
Les superstitions meurent avec difficulté. Dans le cas de cette
superstition moderne, le processus est encore plus difficile parce
que de nombreux facteurs se sont associés pour la mettre sous
assistance respiratoire. L'intervention internationale, le blocus et la
propagande mondiale très efficace du Parti communiste ont gardé le
mythe bolchevique vivant. Même la famine épouvantable est
exploitée à cette fin.Combien est puissant l'étau que cette
superstition exerce, je le comprends depuis ma propre expérience.
J'ai toujours su que les Bolcheviks étaient des marxistes. Pendant
trente ans j'ai combattu la théorie marxiste comme une théorie
froide, mécaniste, asservissante. Dans des brochures, des
conférences et des débats, j'ai argumenté contre elle. Je n'étais pas
donc inconsciente de ce qu'on pouvait attendre des Bolcheviks. Mais
l'attaque des nations alliées les a transformé en symboles de la
Révolution russe et m'a porté à leur défense.
De novembre 1917, jusqu'à février 1918, tandis que j'étais libre
sous caution pour mon attitude contre la guerre, j'ai parcouru
l'Amérique pour défendre les Bolcheviks. J'ai publié une brochure
pour expliquer la Révolution russe et justifier les Bolcheviks. Je les ai
défendus comme incarnant en pratique l'esprit de la révolution,
malgré leur marxisme théorétique. Mon attitude vers eux est à ce
moment-là caractérisée dans les passages suivants de ma brochure,
1
" La Vérité sur les Bolcheviks " .
La Révolution russe est un miracle à plus d'un titre. Parmi
d'autres paradoxes extraordinaires, elle présente ce
phénomène de sociaux-démocrates marxistes, Lénine et
Trotsky, qui adoptent la tactique révolutionnaire anarchiste,
tandis que les anarchistes Kropotkine, Tcherkessov,
Tchaikovsky refusent cette tactique et tombent dans le
raisonnement marxiste, qu'ils avaient pendant toute leur vie
désavoué comme étant de " la métaphysique allemande ".
Les Bolcheviks de 1903, quoique révolutionnaires, avaient
adhéré à la doctrine marxiste sur l'industrialisation de la
Russie et sur la mission historique de la bourgeoisie comme
processus évolutionnaire nécessaire, avant que les masses
russes ne puissent entrer dans le leur. Les Bolchevik de 1917
ne croit plus en la fonction prédestinée de la bourgeoisie. Ils
ont été propulsés sur les vagues de la Révolution jusqu'au
point de vue tenu par les Anarchistes depuis Bakounine, à
savoir : une fois que les masses deviennent conscientes de
leur puissance économique, elles font leur propre histoire et
n'ont pas besoin d'être liés par des traditions et des processus
d'un passé révolu qui, comme des traités secrets, se sont faits
autour une table et ne sont pas dictés par la vie lui-même.
En 1918, Madame Breshkovsky a visité les États-Unis et a
commencé sa campagne contre les Bolcheviks. J'étais alors
emprisonnée au Missouri. Peinée et choquée par le travail " de la
petite Grand-mère de la Révolution russe ", je lui ai écrit une lettre,
l'implorant de se souvenir et de ne pas trahir la cause à laquelle elle
avait voué à sa vie. À cette occasion, j'ai souligné le fait que, tandis
qu'aucun d'entre nous n'avait été d'accord avec les Bolcheviks dans
la théorie, nous devrions pourtant être unis avec eux dans la
défense de la Révolution.
Quand les Cours de l'État de New York ont soutenu les
méthodes frauduleuses par lesquelles j'ai été privée de mes droits
civiques et de ma citoyenneté américaine de trente-deux ans, j'ai
renoncé à mon droit de faire appel, afin de pouvoir retourner en
Russie et aider au grand travail. J'ai cru ardemment que les
Bolcheviks favorisaient la Révolution et soutenaient le peuple. Je me
suis accroché à cette foi et à cette croyance pendant plus d'une
année après mon arrivée en Russie.
L'observation et l'étude, le grand voyage à travers tout le pays,
pendant lequel je rencontrai un large éventail d'amis et d'ennemis
des Bolcheviks, tout cela me convainquit de l'horrible illusion qui
avait été imposée au monde.
Je me réfère à ces circonstances pour indiquer que mon
changement d'esprit et de cœur fut un chemin douloureux et difficile,
et que ma décision finale de m'exprimer a pour unique but que le
peuple puisse partout apprendre à différencier les Bolcheviks et la
Révolution russe.
La conception conventionnelle de la gratitude est qu’il ne faut
pas critiquer ceux qui vous ont témoigné de la bonté. Par ces
notions, les parents asservissent leurs enfants plus efficacement que
par un traitement brutal ; et les amis se tyrannisent les uns les
autres. En fait, toutes les relations humaines sont aujourd’hui viciées
par cette idée nocive.
Quelques personnes m'ont réprimandé pour mon attitude
critique vers les Bolcheviks. " Comment peut-elle être si peu
reconnaissante, qu'elle attaque le gouvernement communiste après
l'hospitalité et la bonté dont elle a profité en Russie, " s'exclament-ils
avec indignation. Je n'ai pas l'intention de nier que j'ai reçu des
avantages tandis que j'étais en Russie. J'aurais pu en avoir
beaucoup plus, si j'avais été plus encline à servir les autorités
constituées. Ce sont ces circonstances qui ont rendu difficile le fait
de me prononcer contre les maux tels je les voyais jour après jour.
Mais finalement je me suis rendu compte que le silence est un signe
de consentement.
Ne pas m'insurger contre la trahison de la Révolution russe
m'aurait fait participer à cette trahison. La Révolution et le bien-être
des masses en Russie, et ailleurs, sont, et de loin, trop importants
pour moi, pour permettre que la considération personnelle pour les
communistes que j'ai rencontrés et appris à respecter, puisse
obscurcir mon sens de la justice et faire que je m'abstienne de
donner au monde l'expérience de mes deux années en Russie.
Certaines objections seront sans doute émises, parce que je n'ai
pas donné le nom des personnes que je cite. Certains peuvent
même exploiter ce fait pour discréditer ma véracité. Mais je préfère
affronter cela, plutôt que d'offrir quiconque à la tendresse charitable
de la Tcheka, ce qui résulterait inévitablement de la divulgation des
noms des communistes ou des non-communistes qui n'ont pas
hésité à me parler. Ceux qui sont familiers avec la situation réelle en
Russie, et ne sont pas sous l’influence hypnotique de la superstition
bolchevique, ou employés des communistes, conviendront que j'ai
donné une image fidèle. Le reste du monde apprendra en temps
voulu.
Des amis, dont j'estime l'avis, ont été assez bons pour suggérer
que ma querelle avec les Bolcheviks tient à ma philosophie sociale
plutôt qu'à l'échec du régime Bolchevique. Comme anarchiste,
prétendent-ils, j'insiste naturellement sur l’importance de l'individu et
de la liberté personnelle, mais dans la période révolutionnaire tous
deux doivent être subordonnés au bien commun. D'autres amis
indiquent que la destruction, la violence et le terrorisme sont des
facteurs inévitables dans une révolution. Comme révolutionnaire,
disent-ils, je ne peux pas objecter d'une façon responsable à la
violence pratiquée par les Bolcheviks.
Ces deux critiques seraient justifiées, si j'étais allé en Russie en
m'attendant à y trouver l'Anarchisme réalisé, ou si je devais
maintenir que les révolutions peuvent être faites paisiblement.
L'anarchisme, pour moi, n'a jamais été un arrangement mécaniste
de relations destiné à être imposé à l’homme par un changement de
personnel politique, ou par un transfert du pouvoir d'une classe
sociale à une autre. L'anarchisme, pour moi, était, et est, l'enfant,
non de la destruction, mais de la construction, le résultat d'une
croissance, d'un développement des efforts sociaux créatifs et
conscients d'un peuple régénéré. Je ne m'attends pas donc à ce que
l'Anarchisme suive les pas immédiats des siècles de despotisme et
de soumission. Et je ne me suis certainement pas attendue à le voir
introduit par la théorie marxiste.
Cependant, j'ai vraiment espéré trouver en Russie au moins les
débuts des changements sociaux pour lesquels la Révolution avait
combattu. Le destin de l'individu n’était pas ma préoccupation
principale comme révolutionnaire. J'aurais été satisfaite si les
ouvriers russes et les paysans avaient, dans l'ensemble, profité
d'une amélioration sociale essentielle, grâce au régime Bolchevique.
Deux ans d'étude sérieuse, l'enquête et la recherche m'ont
convaincue que les grands avantages apportés au peuple russe par
le Bolchevisme n’existent seulement que sur le papier, peint de
couleurs rayonnantes pour les masses de l'Europe et l'Amérique par
l'efficace propagande Bolchevique. Comme des magiciens
publicitaires, les Bolcheviks excellent en tout ce que le monde n’a
jamais connu auparavant. Mais, en réalité, le peuple russe n’a rien
gagné à l'expérience Bolchevique. Certes, les paysans ont la terre ;
pas par la grâce des Bolcheviks, mais par leur propre action directe,
mise en mouvement longtemps avant le changement d'Octobre. Que
les paysans soient capables de conserver la terre est dû surtout à
l'ancestrale ténacité slave ; formant de loin la plus grande partie de
la population, profondément enracinés dans le sol, ils ne pourraient
pas en être facilement expropriés, comme les ouvriers de leurs
moyens de production.
Les ouvriers russes, comme les paysans, ont aussi employé
l'action directe. Ils se sont emparés des usines, organisé leurs
comités d'usine et contrôlaient pratiquement la vie économique de la
Russie. Mais bientôt ils furent déshabillés de leur pouvoir et placés
sous le joug industriel de l'État Bolchevique. L'esclavage est devenu
le lot du prolétariat russe. Il a été nié et exploité au nom de quelque
chose qui promettait auparavant le confort, la lumière et la chaleur.
Même en essayant, je ne pourrais trouver nulle part une preuve
d'avantages accordés par le régime Bolchevique aux ouvriers et aux
paysans.
D'autre part, j'ai trouvé la foi révolutionnaire du peuple détruite,
l’esprit de solidarité écrasée, la signification de la camaraderie et le
fait d'être mutuellement utiles, déformés. Il faut avoir vécu en Russie
la vie quotidienne du peuple ; il faut avoir vu et a senti leur
désillusion totale et leur désespoir pour comprendre entièrement
l'effet désagrégeant du principe Bolchevique et de ses méthodes,
dissolvant tout ce qui était autrefois la fierté et la gloire de la Russie
révolutionnaire.
L'argument que la destruction et la terreur font partie de la
révolution, je ne le discute pas. Je sais que dans le passé chaque
grand changement politique et social a nécessité la violence.
L'Amérique pourrait toujours être sous le joug britannique, sans les
colons héroïques qui ont osé s'opposer à la tyrannie britannique par
la force des armes. L'esclavage noir pourrait toujours être une
institution légale aux États-Unis, sans l'esprit militant de John Brown.
Je n'ai jamais nié que la violence est inévitable, je ne le dis non plus
maintenant. Néanmoins, c'est une chose d'employer la violence
dans le combat, comme moyen de défense. C'est tout à fait autre
chose d'en faire un principe de terreur, de l’institutionnaliser, de
l'assigner à la place la plus essentielle de la lutte sociale. Un tel
terrorisme engendre la contre-révolution et, à son tour, il devient lui-
même contre-révolutionnaire.
Rarement une révolution a été accomplie avec aussi peu de
violence que la Révolution russe. La Terreur Rouge n'aurait pas
suivie si le peuple et les forces culturelles avaient gardé le contrôle
de la Révolution. Ç’a été démontré par l’esprit de camaraderie et de
solidarité qui prévalait partout en Russie pendant les premiers mois
suivant la révolution d'Octobre. Mais une insignifiante minorité
orientée vers la création d'un État absolutiste, conduisit
nécessairement à l'oppression et au terrorisme.
Il y a une autre objection à ma critique de la part des
Communistes. La Russie participe à la lutte, disent-ils et c’est
contraire à la morale, pour une révolutionnaire, de se prononcer
contre les ouvriers quand ils luttent contre leurs maîtres. C'est de la
pure démagogie pratiqué par les Bolcheviks pour réduire la critique
au silence.
Il n'est pas vrai que le peuple russe participe à la lutte. Au
contraire, la vérité est que le peuple russe a été exproprié et que
l'État Bolchevique lui-même, comme le maître industriel bourgeois,
utilise l'épée et l'arme à feu pour empêcher le peuple de recouvrer
ses droits. Dans le cas des Bolcheviks, cette tyrannie est masquée
par un slogan mondial exaltant : c'est pourquoi ils ont réussi à
aveugler les masses. Parce que je suis une révolutionnaire,
simplement, je refuse de m’asseoir aux côtés de la classe des
maîtres, qui en Russie est appelée le Parti communiste.
Jusqu'à la fin de mes jours ma place sera aux côtés du
déshérité et de l'opprimé. Que la tyrannie règne au Kremlin ou
ailleurs, cela est abstrait pour moi. Je ne pouvais rien faire pour la
Russie en vivant dans ce pays. Peut-être puis-je faire quelque chose
maintenant, en tirant les leçons de l'expérience russe. Ce n'est pas
seulement ma préoccupation pour le peuple russe qui m'a incité à
l’écriture de ce livre : c'est mon intérêt pour les masses partout dans
le monde.
Les masses, comme l'individu, ne peuvent pas aisément
apprendre de l'expérience des autres. Cependant ceux qui ont
acquis cette expérience doivent s'exprimer, pour cette simple raison
qu'ils ne peuvent pas, en toute justice, pour eux et pour leur idéal,
soutenir la grande illusion à eux révélée.

EMMA GOLDMAN.
Berlin, juillet 1922.
I. DÉPORTÉE EN RUSSIE

Dans la nuit du 21 décembre 1919, je fus expulsée d'Amérique


avec deux cent quarante-huit autres prisonniers politiques. Bien qu'il
fût de notoriété publique que nous devions être expulsés, peu parmi
nous croyaient vraiment que les États- Unis nieraient si
complètement leur passé d'asile pour les réfugiés politiques, certains
ayant vécu et travaillé en Amérique pendant plus de trente ans.
En ce qui me concernait, la décision de m'éliminer était devenue
évidente quand, en 1909, les autorités Fédérales modifièrent leur
procédure, afin de priver de droits civils l'homme dont le nom m'avait
donné la citoyenneté. Si Washington avait attendu jusqu'en 1917,
c'était que le moment psychologique de l'estocade n'était pas arrivé.
Peut-être aurais- je dû contester mon cas à ce moment-là. Avec
l'opinion publique d’alors, les Cours n'auraient probablement pas
soutenu la procédure frauduleuse qui m’avait privée de ma
citoyenneté. Mais personne n'imaginait alors que l’Amérique
recourrait à la méthode tsariste de la déportation.
Notre agitation contre la guerre ajouta le carburant
supplémentaire à l’hystérie de 1917, et donna ainsi aux autorités
fédérales le désir et l'occasion d'achever la conspiration commencée
contre moi à Rochester, N.Y., 1909.
C'est le 5 décembre 1919, alors que je donnais des conférences
à Chicago, que je fus, par télégramme, informée que l'ordre de ma
déportation était finalisé. La question de ma citoyenneté fut débattue
au tribunal, mais tranchée défavorablement. J'eus alors l'intention de
faire appel, mais finalement je décidai d'y renoncer : la Russie
soviétique me séduisait.
Les autorités gardèrent un secret ridicule sur notre déportation.
Jusqu'au tout dernier moment nous fûmes gardés dans l'ignorance
du moment. Alors, inopinément, dans les premières heures du 21
décembre, on nous rafla. La mise en scène pour cette occasion fut
des plus palpitantes. Il était six heures ce dimanche matin du 21
décembre 1919, quand, sous une forte escorte militaire, on nous
embarqua sur le Buford.
Pendant vingt-huit jours, nous fûmes traités comme des
prisonniers. Des sentinelles à nos portes de cabine jour et nuit, des
sentinelles sur le pont pendant l'heure quotidienne où l'on nous
permettait de goûter à l'air frais. Nos camarades masculins furent
enfermés dans des quartiers sombres, humides, sous-alimentés, et,
eux et nous, maintenus dans l'ignorance de la direction que nous
devions prendre. Notre pensée, déjà, était en grande Russie, la
Russie libre, la Russie nouvelle qui nous tendait les bras.
Toute ma vie, la lutte héroïque de la Russie pour la liberté fut
comme une balise. L'ardeur révolutionnaire de ses hommes et
femmes martyrisés, que ni la forteresse ni le bagne ne pouvaient
anéantir, était mon inspiration dans les heures les plus sombres.
Quand les nouvelles de la Révolution de Février se répandirent à
travers le monde, j'eus très envie de me joindre au pays qui avait
exécuté ce miracle et libéré son peuple du joug séculaire du
Tsarisme. Mais l'Amérique m’avait retenue. Trente ans de lutte pour
mes idéaux, mes amis et mes amours, rendaient impossible ce
départ. J'irais en Russie plus tard, avais-je pensé.
Alors l'Amérique était entrée en guerre, et j'éprouvais le besoin
de rester fidèle aux Américains, entraînés dans l'ouragan contre leur
volonté. Après tout, j'avais une grande dette, je devais ma
croissance et mon développement à ce qui était le meilleur de
l'Amérique, à ses combattants pour la liberté, aux fils et aux filles de
la révolution à venir. Je leur serais fidèle. Mais bientôt les militaristes
frénétiques en décidèrent autrement pour moi.
Enfin je me dirigeais vers la Russie et tout ça en était presque
oublié. Je contemplerais de mes propres yeux matiishka Rossiya, la
terre libérée de ses maîtres politiques et économiques ; dubinushka
russe, comme le paysan qui avait été relevé de la poussière ;
l'ouvrier russe, Samson moderne, qui d'un revers de son bras
puissant avait démoli les piliers de la société décadente. Les vingt-
huit jours sur notre prison flottante passèrent dans une sorte de
transe. Je prenais à peine conscience de mon environnement.
Finalement nous atteignîmes la Finlande, à travers laquelle nous
fumes forcés de voyager dans des voitures scellées. À la frontière
russe, un comité du Gouvernement soviétique nous accueillit, dirigé
par Zorine, venu saluer les premiers réfugiés politiques expulsés
d'Amérique pour leurs idéaux. C'était un jour froid, la terre
recouverte d'une pellicule blanche, mais le printemps était dans nos
cœurs. Bientôt nous devions contempler la Russie révolutionnaire.
Je préférai être seule quand je touchai le sol sacré : mon exaltation
était trop grande et je craignais de ne pas être capable de contrôler
mon émoi. Arrivée à Beloostrov, la première réception enthousiaste
offerte aux réfugiés était finie, mais l'endroit était toujours chargé de
l’intensité des émotions. Je pouvais sentir la crainte et l'humilité de
notre groupe qui, traité en criminel aux États- Unis, était ici reçu en
frère de cœur et en camarade, et accueilli par les soldats Rouges,
les libérateurs de la Russie.
De Beloostrov on nous conduisit au village, où une autre
réception avait été préparée : une salle obscure surpeuplée, une
tribune éclairée par des bougies de suif, un drapeau rouge énorme,
sur la scène un groupe de femmes dans de noirs vêtements
monacaux. J'étais comme dans un rêve, dans un silence retenu.
Soudain une voix s’éleva. Elle sonnait comme du métal à mes
oreilles, sans vrai talent oratoire, mais elle parlait de la grande
souffrance du peuple russe, et des ennemis de la Révolution.
D'autres voix s'exprimèrent, mais j'étais subjuguée par ces femmes
en noir, par leurs visages horribles dans la lumière jaune. Étaient-
elles vraiment des nonnes ? La Révolution avait-elle pénétré jusque
dans ces murs de superstition ? L'Aube Rouge avait-elle fait irruption
dans les vies étroites de ces femmes ascétiques ? Tout cela me
semblait étrange, fascinant.
Je ne saurais dire comment, je me retrouvai à la tribune. Je pus
seulement leur dire, à brûle-pourpoint que, comme mes camarades
que je n'étais pas venue en Russie pour enseigner : j'étais venu pour
apprendre, tirer nourriture et espoir d'elle, poser ma vie sur l’autel de
la Révolution.
Après le meeting, nous fûmes escortés jusqu'au train en
partance pour Pétrograd, les femmes en capuchon noir entonnant
l'" Internationale ", reprise par tout le monde. J'étais dans la voiture
de notre hôte, Zorine, qui avait vécu en Amérique et parlait anglais
couramment. Il parla avec enthousiasme du Gouvernement
soviétique et de ses merveilleux accomplissements. Sa conversation
était éclairante, mais une expression me frappa comme discordante.
En parlant de l'organisation politique de son Parti, il avait fait ces
remarques : " Tammany Hall n'est rien pour nous, et, quant à son
patron Murphy, nous pourrions lui enseigner une chose ou deux ". Je
pensais que cet homme plaisantait. Quelle relation pourrait-on faire
entre le Tammany Hall, Murphy et le Gouvernement soviétique ?
Je demandai des nouvelles de nos camarades qui avaient quitté
l'Amérique aux premières nouvelles de la Révolution. Beaucoup
d'entre eux étaient morts au front, m’informa Zorine, d'autres
travaillaient avec le Gouvernement soviétique. Et Shatov ? William
Shatov, un orateur brillant et un excellent organisateur, était une
figure bien connue en Amérique, avec qui nous avions fréquemment
travaillé. Nous lui avions envoyé un télégramme de Finlande et
avions été très étonnés qu'il ne nous répondît pas. Pourquoi Shatov
n'était-il pas venu nous rencontrer ? " Shatov a dû partir pour la
Sibérie, où il doit prendre le poste de Ministre des Chemins de fer ",
dit Zorine.
Dans Petrograd notre groupe reçut de nouveau une ovation.
Alors les déportés furent accueillis au célèbre Palais Tauride, où ils
devaient être nourris et hébergés pour la nuit. Zorine me demanda,
ainsi qu’à Alexandre Berkman, d'accepter son hospitalité. Une
automobile nous attendait. La ville était sombre et déserte ; pas âme
qui vive. Nous n'étions pas partis depuis très longtemps, quand la
voiture fut soudainement stoppée, et une lampe électrique projetée
devant nos yeux. C'était la milice, exigeant le mot de passe.
Petrograd avait récemment résisté à l'offensive de Youdenitch et
était toujours sous la loi martiale. Cela se reproduisit fréquemment
sur le parcours. Avant que nous n'eussions atteint notre destination,
nous passâmes devant un bâtiment très éclairé : " C'est notre
prison, " expliqua Zorine, " mais nous avons là peu de prisonniers
aujourd'hui. La peine de mort est abolie et nous avons récemment
proclamé une amnistie politique générale. "
Bientôt l'automobile fit une halte. La Première Maison des
Soviets, " dit Zorine, " l'endroit où vivent les membres les plus actifs
de notre Parti. " Zorine et sa femme occupaient deux pièces,
simplement mais confortablement meublées. Le thé et des
rafraîchissements furent servis et nos hôtes nous enchantèrent avec
l'histoire passionnante de la merveilleuse défense que les ouvriers
de Petrograd avaient opposée aux forces de Youdenitch. Avec quel
héroïsme les hommes et les femmes, les enfants même, s'étaient-ils
précipités à la défense de la Ville Rouge ! Quelles merveilleuses
autodiscipline et coopération le prolétariat avait-il montré ! La soirée
passa dans ces souvenirs. J'étais sur le point de me retirer dans la
chambre préparée pour moi, quand une jeune femme entra, qui se
présenta comme la belle-sœur de " Bill " Shatov. Elle nous salua
chaleureusement et nous demanda de monter voir sa sœur qui vivait
à l'étage supérieur. Arrivés à son appartement, je fus étreinte par le
grand Bill lui-même, jovial. Comme il était bizarre de la part de
Zorine de me dire que Shatov était parti pour la Sibérie ! Quel sens
cela avait-il ? Chatov expliqua qu’on lui avait ordonné de ne pas
nous rencontrer à la frontière, pour l'empêcher d'influer sur nos
premières impressions de la Russie soviétique. Il était tombé dans la
défaveur du Gouvernement et était envoyé en Sibérie, en un quasi
exil. Son voyage avait été retardé, c'est pourquoi nous avions pu le
rencontrer.
Nous passâmes beaucoup de temps avec Shatov avant qu'il ne
quitte Petrograd. Pendant des jours entiers j'écoutais son histoire de
la Révolution, avec ses lumières et ses ombres, et la tendance
droitière qui se développait chez les Bolcheviks. Shatov, cependant,
insistait sur le fait qu'il était nécessaire pour tous les révolutionnaires
de travailler avec le Gouvernement bolchevik. Bien sûr, les
Communistes faisaient beaucoup d'erreurs, mais c'était inévitable,
imposé par l'alliance étrangère et le blocus.
Quelques jours après notre arrivée, Zorine demanda à
Alexandre Berkman et à moi-même de l'accompagner à Smolny.
Smolny, la pension des filles de l’ancienne aristocratie, avait été le
centre d'événements révolutionnaires. Presque chaque pierre avait
joué son rôle. Maintenant c'était le siège du Gouvernement de
Petrograd. Je trouvai l'endroit lourdement gardé et gardai
l'impression d'une ruche d'officiels et de fonctionnaires. Le
Département de la Troisième Internationale était particulièrement
intéressant. C'était le domaine de Zinoviev. Je fus très
impressionnée par la magnificence de tout cela.
Après la visite, Zorine nous invita à la salle à manger de Smolny.
Le repas consista en bon potage, viande et pommes de terre, pain et
thé ; plutôt un bon repas dans une Russie affamée, me dis-je.
Notre groupe de déportés était cantonné dans Smolny. J'étais
inquiète de mes compagnes de voyage, les deux filles qui avaient
partagé ma cabine sur le Buford. Je voulais les avoir une nouvelle
fois près de moi à la Première Maison du Soviet. Zorine les fit
appeler. Elles arrivèrent très agacées, et nous dirent que tout le
groupe des déportés avait été placé sous garde militaire. Ces
nouvelles étaient ahurissantes. Ces gens qui avaient été chassés
d'Amérique pour leurs idées politiques, étaient de nouveau des
prisonniers, trois jours après leur arrivée en Russie révolutionnaire.
Que s'était-il passé ?
Nous nous tournâmes vers Zorine. Il semblait embarrassé.
" Quelque erreur ", dit-il, et il commença immédiatement à se
renseigner. Il nous expliqua que quatre criminels ordinaires avaient
été trouvés parmi les politiques expulsés par le Gouvernement des
États-Unis, et une garde avait donc été placée sur le groupe entier.
La manière d'agir me semblait injuste et non appropriée. C'était ma
première leçon sur les méthodes bolcheviques.
II. PETROGRAD

Mes parents avaient déménagé à St.-Pétersbourg quand j'avais


treize ans. Sous la discipline d'une école allemande dans
Konigsberg et influencée par l'attitude prussienne envers tout Russe,
j'avais grandi dans une atmosphère de haine pour ce pays. Je
redoutais particulièrement les épouvantables Nihilistes qui avaient
tué le Tsar Alexandre II, si bon et si gentil, ainsi que l'on me l’avait
appris. St.-Pétersbourg fut pour moi une mauvaise expérience. Mais
la gaieté de la ville, sa vivacité et sa brillance, avaient bientôt dissipé
mes fantaisies enfantines et fait apparaître la ville comme un rêve
magique. Puis ma curiosité avait été réveillée par le mystère
révolutionnaire qui semblait s'accrocher à chacun et dont personne
n'osait parler. Quand, quatre ans plus tard, je partis avec ma sœur
pour l'Amérique, je n'étais plus la Gretchen allemande pour qui la
Russie signifiait le mal. Mon âme entière avait été transformée, et
une graine plantée pour le restant de ma vie. St.-Pétersbourg restait
particulièrement dans mon souvenir une image vive, pleine de vie et
de mystère.
Je retrouvai dans la Petrograd de 1920 un endroit tout à fait
différent, presque en ruines, comme si un ouragan y avait avancé
rapidement. Les maisons ressemblaient à de vieux tombeaux
cassés dans des cimetières négligés et oubliés. Les rues étaient
sales et abandonnées, vides de toute vie. La population de
Petrograd avant la guerre avoisinait les deux millions ; en 1920 elle
avait diminué jusqu’à cinq cent mille. Les gens déambulaient comme
des morts-vivants ; le manque d'alimentation et de chauffage
desséchait lentement la ville ; la mort sinistre agrippait son cœur.
Les hommes, les femmes et les enfants, épuisés et gelés, étaient
fouettés par le sort commun : la recherche d'un morceau de pain ou
d'un bout de bois. C'était une vue déchirante dans la journée, un
poids oppressant la nuit. Les nuits du premier mois dans Petrograd
furent particulièrement affreuses. Le calme total de la grande ville
était paralysant. Il m'a assez hanté, ce silence oppressant, terrible,
cassé seulement par des tirs occasionnels. Je passais des nuits
blanches à essayer de percer ce mystère. Zorine n'avait-il pas dit
que la peine de mort avait été supprimée ? Pourquoi ces coups de
feu ? Des doutes assaillaient mon esprit, mais j'essayais de les
rejeter. J'étais venu pour apprendre.
Je recevais des Zorine la plupart de mes premières impressions
de la Révolution d'Octobre et des événements qui l'avaient suivie.
Comme je l'ai déjà dit, ils avaient vécu tous deux en Amérique,
parlaient l'anglais, et désiraient m'éclairer sur l'histoire de la
Révolution. Ils se consacraient à la Cause et travaillaient très
durement ; lui, en particulier, était le secrétaire du comité Petrograd
de son parti, en plus d'être le rédacteur du quotidien Krasnaya
Gazetta et de participer à bien d'autres activités.
Ce fut par Zorine que je fus d'abord informée de cette figure
légendaire, Makhno. Ce dernier était un anarchiste, m'avait-il dit, qui,
sous le Tsar, avait été condamné au bagne. Libéré par la révolution
de Février, il était devenu le leader d'une armée de paysans en
Ukraine, se montrant extrêmement efficace, offensif, et faisant un
travail splendide pour la défense de la Révolution. Pendant un
certain temps, Makhno marcha harmonieusement avec les
Bolcheviks, se battant contre les forces contre-révolutionnaires. Puis
il devint un adversaire, et maintenant son armée, formée de bandits,
se battait contre les Bolcheviks. Zorine raconta qu'il avait fait partie
d'un comité envoyé à Makhno pour négocier une trêve. Mais
Makhno n'entendit pas raison. Il continuait sa guerre contre les
Soviets et était considéré comme un dangereux contre-
révolutionnaire.
Je n'avais aucun moyen de vérifier l'histoire et j'étais loin de ne
pas faire confiance aux Zorine. Ils semblaient très sincères,
absorbés par leur travail, comme ces fanatiques religieux prêts à
brûler l'hérétique, mais également prêt à sacrifier leur propre vie
pour leur cause. J'étais très impressionnée par la simplicité de leur
vie. Tenant une position responsable, Zorine pouvait recevoir des
rations spéciales, mais ils vivaient pauvrement, leur dîner consistant
souvent seulement de hareng, de pain noir et de thé. Je trouvais
cela particulièrement admirable, d'autant plus que Lisa Zorine
attendait un enfant.
Deux semaines après mon arrivée en Russie je fus invitée à
suivre la commémoration en l'honneur d'Alexandre Herzen dans le
Palais d'Hiver. Le hall blanc de marbre, où la réunion avait lieu,
semblait intensifier le gel intense, mais les gens présents étaient
distraits du froid pénétrant. Je prenais aussi conscience de cette
situation unique : Alexandre Herzen, un des révolutionnaires les plus
honnis de son temps, honoré au Palais d'Hiver ! C'était avant que
l’esprit de Herzen n'eût fait son chemin dans la maison des
2
Romanov, quand la Kolokol , publiée à l'étranger et éclatante de la
verve de Herzen et Tourgenev, d'une façon mystérieuse, fut
découverte sur le bureau du Tsar. Maintenant les Tsars n'étaient
plus, mais l'esprit de Herzen s'élevait de nouveau, témoin de la
réalisation du rêve d'un des grands hommes de la Russie.
Un soir, on m'informa que Zinoviev était revenu de Moscou et
qu’il me verrait. Il arriva vers minuit. Il semblait très fatigué et était
constamment dérangé par des messages urgents. Notre
conversation fut d'une nature générale, sur la grave situation de la
Russie, le manque alors particulièrement intense de nourriture et de
chauffage, et sur la situation des travailleurs en Amérique. Il tenait
beaucoup à savoir " pour quand pouvait- on espérer la révolution
aux États-Unis. " Il ne laissa sur moi aucune impression définie, mais
je pris conscience que quelque chose manquait à cet homme, même
je ne pouvais pas déterminer à ce moment de quoi il s'agissait.
Je vis beaucoup, au cours des premières semaines, un autre
communiste, John Reed. Je l'avais connu en Amérique. Il vivait à
l'Astoria, travaillait dur et préparait son retour aux États-Unis. Il
devait voyager par la Lettonie et me semblait inquiet de ce périple. Il
avait vécu en Russie pendant les journées d'Octobre et c'était sa
deuxième visite. Comme Shatov, il insistait aussi sur le fait que les
côtés sombres du régime Bolchevique étaient inévitables. Il croyait
ardemment que le Gouvernement soviétique quitterait sa politique
étroite et partisane, et qu'il établirait alors un Commonwealth
communiste. Nous passâmes beaucoup de temps ensemble à
discuter des diverses facettes de la situation.
Jusqu'ici je n'avais rencontré aucun anarchiste, et leur échec à
m’appeler m'avait plutôt étonnée. Un jour, un ami que j'avais connu
aux États-Unis vint me demander si j'accepterais de voir plusieurs
membres d'une organisation anarchiste. Je consentis facilement.
D'eux, j'entendis une version de la Révolution russe et du régime
bolchevique tout à fait différente. C’était si ahurissant, si
épouvantable, que je ne pouvais y croire. Ils m'invitèrent à suivre
une petite réunion qu'ils avaient convoquée pour me donner leur
avis.
Le suivant dimanche j'allai à leur conférence. En passant
Nevsky Prospekt, près de la Rue Liteiny, je me heurtai à un groupe
de femmes qui se serraient les unes contre les autres pour se
protéger du froid. Elles étaient entourées de soldats, hurlant et
gesticulant. Ces femmes, m’apprit-on, étaient des prostituées qui se
vendaient pour une livre de pain, un morceau de savon ou de
chocolat. Les soldats étaient les seuls qui pouvaient se permettre de
les acheter grâce à leurs rations supplémentaires. Prostitution dans
la Russie révolutionnaire. Je m'étonnais. Que faisait-il, le
Gouvernement communiste, pour ces infortunées ? Que faisaient-ils,
les Soviets des Ouvriers et des Paysans ? Mon guide sourit
tristement. Le Gouvernement soviétique avait fermé les maisons de
prostitution et essayait maintenant d'expulser ces femmes des rues,
mais la faim et le froid les y ramenaient ; de plus, les soldats
devaient être satisfaits. C'était trop horrible, trop incroyable pour être
réel, cependant elles étaient là, ces créatures tremblantes, à se
vendre à leurs acheteurs, les défenseurs rouges de la Révolution.
" Les interventionnistes maudits, le blocus sont responsables ", dit
mon guide. Eh bien oui, les contre- révolutionnaires et le blocus sont
responsables, me rassurais-je. J'essayai d’écarter de ma pensée ce
groupe blotti, mais il s'accrochait en moi. Je pensai que quelque
chose cliquetait dans ma conscience. Enfin nous atteignîmes le
siège des anarchistes, dans une maison délabrée au fond d'une
arrière-cour sale. On me conduisit dans une petite pièce bourrée
d'hommes et de femmes. Les voir me rappela des images vieilles de
trente ans quand, persécutés et chassés d'un endroit à l’autre, les
anarchistes en Amérique étaient contraints de se réunir dans une
salle miteuse d'Orchard Street, New York, ou dans une arrière-
boutique obscure. C'était en Amérique capitaliste. Mais ici c'était la
Russie révolutionnaire, que les anarchistes avaient aidée à libérer.
Pourquoi devaient-ils se réunir en secret et en un tel endroit ?
Cette soirée et le jour suivant j'écoutai le récit de la trahison de
la Révolution par les Bolcheviks. Les ouvriers des usines de la
Baltique parlèrent de leur asservissement, les marins de Kronstadt
exprimèrent leur amertume et leur indignation contre ces gens qu'ils
avaient soutenus et qui étaient devenus leurs maîtres. L'un des
orateurs avait été condamné à mort par les Bolcheviks pour ses
idées anarchistes, mais s'était échappé et vivait maintenant dans
l'illégalité. Il rapporta la façon dont les marins avaient été privés de la
liberté de leurs Soviets, comment chaque souffle de vie était
censuré. D'autres parlèrent de la Terreur Rouge et de la répression à
Moscou, qui avait abouti au lancement d'une bombe dans la réunion
de la section moscovite du Parti communiste en septembre 1919. Ils
me dirent les prisons remplies, la violence pratiquée sur les ouvriers
et les paysans. J'écoutais cela plutôt impatiemment, tout en moi
poussait des cris contre cet acte d'accusation. Cela semblait
impossible ; cela ne pouvait pas être. Quelqu'un avait sûrement tort,
et c'était probablement eux, mes camarades, pensais-je. Ils étaient
peu raisonnables, impatients de résultats immédiats. La violence
n'était-elle pas inévitable dans une révolution, et n'avait-elle pas été
imposée aux Bolcheviks par les Interventionnistes ? Mes camarades
étaient indignés. " Déguisez-vous de façon que les Bolcheviks ne
vous reconnaissent pas ; prenez une brochure de Kropotkine et
essayez de la distribuer dans une réunion soviétique. Vous verrez
bientôt si nous vous avons dit la vérité. Surtout, quittez la Première
Maison des Soviets, vivez parmi le peuple, et vous aurez toutes les
preuves dont vous avez besoin. "
Combien tout cela me semblait enfantin et insignifiant, face à
l'événement mondial qui avait lieu en Russie ! Non, je ne pouvais
accorder foi à leurs histoires. J'attendrais et étudierais les faits. Mais
mon esprit était troublé et mes nuits devinrent plus oppressantes
que jamais.
Un jour vint où l'on me donna la chance de suivre la réunion du
Petro-Soviet. Ce devait être une double célébration en l'honneur du
retour de Karl Radek en Russie et du rapport de Joffe sur le traité de
paix avec l'Estonie. Comme d'habitude j'y allai avec les Zorine. La
réunion se passait au Palais Tauride, l'ancien lieu de rencontre de la
Douma russe. Chaque entrée de la salle était gardée, la tribune
entourée, par des soldats tenant leurs armes en joue.
La salle était comble. J'étais à la tribune, dominant un océan de
visages. Affamés et misérables, ils regardaient, ces fils et filles du
peuple, les héros de Petrograd Rouge. Combien avaient-ils subi et
supporté pour la Révolution ! Je me sentais très humble avant eux.
Zinoviev présidait. Après que l'Internationale eût été entonnée
par l'auditoire debout, Zinoviev ouvrit la réunion. Il parla très
longtemps. Sa voix était haut perchée, sans profondeur. En
l'entendant, je compris ce qui avait manqué en lui lors notre
première rencontre : la profondeur, la force de caractère. Ensuite vint
Radek. Il était intelligent, plein d'esprit, sarcastique, et il régla leur
compte aux contre-révolutionnaires et aux Gardes Blancs. Au total,
un homme intéressant et une adresse intéressante.
Joffe fleurait bon le diplomate. Bien nourri, bien soigné, il me
sembla plutôt incongru dans cette assemblée. Il parla des conditions
de paix avec l'Estonie, qui furent reçues avec enthousiasme par
l'auditoire. Certainement ces gens voulaient la paix. Viendrait-elle
jamais en Russie ?
Zorine parla en dernier, il fut de loin le plus capable et le plus
convaincant cette soirée. Puis la réunion fut déclarée ouverte au
débat. Un Menchevik demanda la parole. Immédiatement le chahut
se déchaîna librement. Les hurlements de " Traître ! ", " Kolchak ! ",
" Contre-révolutionnaire ! " venaient de toutes les parties de la salle,
et même de la tribune. Pour moi, cela était une manière d'agir
indigne d'une assemblée révolutionnaire.
En rentrant à la maison, je m'en ouvrit à Zorine. Il rit. " La liberté
de parole est une superstition bourgeoise, " dit-il ; " pendant une
période révolutionnaire il ne peut y avoir aucune liberté de parole. "
J'étais plutôt opposée à cette déclaration générale, mais j'estimais
que je n'avais aucun droit pour juger. J'étais une nouvelle venue,
tandis que les gens du Palais Tauride s'étaient sacrifiés et avaient
beaucoup souffert pour la Révolution. Je n'avais aucun droit de
juger.
III. PENSÉES GÊNANTES

La vie continuait. Chaque jour m'apportait de nouvelles pensées


contradictoires et des émotions. Celle qui m'avait le plus affectée
était l'inégalité dont j'étais témoin dans mon environnement
immédiat. J'avais appris que les rations servies aux locataires de la
Première Maison des soviétiques (Astoria) étaient de beaucoup
supérieures à celles reçues par les ouvriers dans les usines. Certes,
elles n’atteignaient pas le minimum vital, mais personne dans
l'Astoria ne vivait seulement de ces rations. Les membres du Parti
communiste, cantonnés dans l'Astoria, travaillaient à Smolny et les
rations de Smolny étaient plus conséquentes qu'à Petrograd. De
plus, le commerce n'avait pas encore été entièrement supprimé. Les
marchés étaient une activité lucrative, quoique personne n'eût
semblé capable de, ou disposé à, m'expliquer d'où venait le pouvoir
d'achat. Les ouvriers ne pouvaient pas se permettre d'acheter du
beurre qui coûtait alors 2 000 roubles la livre, le sucre 3 000, ou la
viande 1 000. L'inégalité la plus flagrante se situait dans la cuisine
de l'Astoria. J'y allais fréquemment, bien que la préparation d'un
repas fût une torture : une lutte sauvage pour un peu d'espace sur le
fourneau, un espionnage avide des femmes, de peur que quelqu'un
n'eût un supplément dans sa casserole, des querelles et des cris
perçants quand quelqu'un sortait un morceau de viande du pot d'un
voisin ! Mais il y avait une qualité rédemptrice dans cette situation :
le ressentiment des serviteurs qui travaillaient à l'Astoria. Ils étaient
des serviteurs, quoiqu'appelés " camarades " et ils ressentaient
profondément cette inégalité : leur Révolution n'était pas une simple
théorie qui devait être réalisée dans les années futures. C'était un
être vivant. J'en eus un jour un aperçu.
Les rations étaient distribuées au Commissariat, mais l'un des
Commissaires avait dû les aller chercher lui-même. Un jour, tandis
que j'attendais mon tour dans la longue file, une fille de paysan entra
et demanda du vinaigre. " Vinaigre ! Qui donc peut prétendre à un tel
luxe ? " crièrent plusieurs femmes. Il apparut que la fille était la
servante de Zinoviev. Elle parlait de lui comme de son maître, qui
travaillait très dur et avait sûrement droit à un supplément.
Immédiatement une tempête d'indignation s'éleva. " Maître ! Est-ce
pour cela que nous avons fait la Révolution, puisqu'elle devait
supprimer les maîtres ? Zinoviev n'est pas plus que nous, et il n'a
pas droit à plus. "
Ces travailleuses étaient grossières, voire brutales, mais leur
sens de justice était instinctif. La Révolution, pour elles, était quelque
chose de fondamental et d’essentiel. Elles voyaient l'inégalité à
chaque pas et la ressentaient amèrement. J'étais attristée. Je
cherchais à me rassurer en pensant que Zinoviev et les autres chefs
communistes n'utilisaient pas leur pouvoir pour des avantages
égoïstes. C'était le manque d'alimentation et le manque
d'organisation efficace qui rendaient impossible l'égalité des rations,
et c'était bien sûr le blocus, et non pas les Bolcheviks, qui en était
responsable. Les Interventionnistes Alliés, qui essayaient de prendre
la Russie à la gorge, étaient les vrais responsables.
Chaque communiste que je rencontrais répétait cette antienne,
et même certains anarchistes insistaient là-dessus. Le petit groupe
opposé au Gouvernement soviétique n'était pas convaincant. Mais
comment concilier l'explication qu'on me donnait avec certaines
histoires que j’apprenais, histoires de terrorisme systématique et
quotidien, de persécution implacable et d'élimination d'autres forces
révolutionnaires ?
Une autre circonstance qui me rendait perplexe : les marchés
regorgeaient de viande, de poisson, de savon, de pommes de terre,
et même de chaussures, à chaque fois que les rations avaient été
distribuées. Comment ces produits arrivaient-ils sur les marchés ?
Tout le monde en parlait, mais personne ne semblaient avoir de
réponse. Un jour que j'étais dans le magasin d'un horloger, un soldat
entra. Il s'entretint avec le propriétaire en yiddish, lui expliquant qu'il
revenait de Sibérie avec une expédition de thé. L'horloger prendrait-
il cinquante livres ? Le thé était très recherché, mais seul le privilégié
pouvait se permettre un tel luxe. Bien sûr l’horloger prendrait le thé.
Quand le soldat fut parti, je demandai au commerçant s'il ne pensait
pas qu'il était très risqué de traiter une telle affaire illégale aussi
ouvertement. J'arrivais à comprendre le yiddish, lui avais-je dit. Ne
craignait-il pas que je le dénonce ? " Ce n'est rien ", me répondit
l'homme nonchalamment, " la Tcheka sait tout, elle prend son
pourcentage sur le soldat et sur moi-même. "
Je commençais à soupçonner que la raison de tout ce marasme
était aussi en Russie, pas seulement à l'extérieur. Mais, m'étais-je
gourmandée, il y a des fonctionnaires de police et des détectives
pourris partout. C'est une maladie commune à la race. En Russie,
où la pénurie d'alimentation et trois ans de famine doivent
transformer la plupart des personnes en escrocs, les vols sont
inévitables. Les Bolcheviks essayent de les réprimer d'une main de
fer. Comment les blâmer ? Mais malgré mes efforts, je ne pouvais
pas faire le silence sur mes doutes. Je cherchais à tâtons un appui
moral, une parole sûre, quelqu'un pour m'éclairer sur ces questions
inquiétantes.
L'idée me vint d'écrire à Maxime Gorki. Il pourrait m'aider.
J'appelai son attention sur sa propre inquiétude et sur sa déception
en visitant l'Amérique. Il y était allé, croyant en sa démocratie et son
libéralisme et, au lieu de cela, il avait trouvé de la bigoterie et un
manque d'hospitalité. J'étais sûre que Gorki comprendrait mes
doutes, bien que la cause n'en fût pas la même. Me verrait-il ? Deux
jours plus tard je reçus une courte note me demandant de l'appeler.
J'avais longtemps admiré Gorki. Il était l'affirmation vivante de
ma croyance que le créateur d'art ne peut être effacé. Gorki, l'enfant
du peuple, le paria, de par son génie était devenu l'un des plus
grands hommes du monde, celui qui, par son stylo et sa profonde
compassion humaine, avait fait du réprouvé social notre frère.
Pendant des années j'avais parcouru l'Amérique, expliquant le génie
de Gorki aux Américains, la grandeur, la beauté et l'humanité de
l'homme et de ses travaux. Maintenant je devais le voir, et obtenir de
lui un aperçu de l'âme complexe de la Russie.
Des planches étaient clouées sur l'entrée principale de sa
maison, il me sembla donc qu'on ne pouvait entrer. Désespérée,
j'allais renoncer quand une femme m'indiqua un escalier miteux. Je
le gravis et frappai à la première porte que je vis. Elle s'ouvrit, et je
fus un instant aveuglée par un flot de lumière et de vapeur, venant
d'une cuisine surchauffée. Alors on me conduisit dans une grande
salle à manger, vaguement éclairée, froide et morne malgré un feu
et une grande collection murale de porcelaine hollandaise. Une des
trois femmes que j'avais remarquées dans la cuisine s'attabla avec
moi, feignant de lire un livre, tout en m’observant du coin de l’œil.
J'attendis, un peu embarrassée, une demi-heure.
Alors Gorki arriva. Grand, décharné, catarrheux, il me sembla
malade et fatigué. Il me conduisit à son bureau, presque obscur et
d’un effet déprimant. À peine nous étions-nous assis que la porte
s'ouvrit à la volée, et une autre jeune femme, que je n’avais pas vue
auparavant, lui apporta un verre de liquide sombre, un médicament
semblait-il. Alors le téléphone se mis à sonner ; quelques minutes
plus tard, Gorki fut appelé hors de la çièce. Je me rendis compte que
je ne pourrais discuter avec lui. A son retour, il remarqua sans doute
ma déception. Nous décidâmes de reporter notre conversation à un
moment où il serait moins dérangé. Il m'escorta jusqu'à la porte, et
me fit cette remarque : " Vous devriez visiter la Baltflot [la Flotte
baltique]. Les marins de Kronstadt sont presque tous des
anarchistes d'instinct. Vous trouveriez un domaine, là. " Je souris.
" Anarchistes d'instinct ? ", répondis-je, " Cela veut-il dire qu'ils ne
sont pas gâtés par des notions préconçues, peu sophistiqués et
réceptifs. Est-ce cela que vous voulez dire ? "
" Oui, c'est ce que je veux dire, " répondit-il.
Cette rencontre avec Gorki me laissa mélancolique. La seconde
ne fut pas plus satisfaisante, à l'occasion de mon premier voyage à
Moscou. Par le même train voyageaient Radek, Demyan Bedny, un
populaire versificateur bolchevique et Zipperovitch, alors président
des syndicats de Petrograd. Nous nous retrouvâmes dans la même
voiture, celle réservée aux officiels bolcheviques et aux dignitaires
d'État, confortable et spacieuse. De son côté, le quidam, le non-
communiste sans influence, devait littéralement se battre pour sa
place dans des wagons toujours surchargés, à la condition qu'il eût
un propusk (laisser-passer) pour voyager, un sésame des plus
difficiles à se procurer. Je passai tout le temps du voyage à discuter
de la situation en Russie avec Zipperovitch, un homme bienveillant,
de convictions profondes, et avec Demyan Bedny, un homme
robuste d'aspect vulgaire. Radek nous raconta en long et en large
ses expériences en Allemagne et dans les prisons allemandes.
J'appris que Gorki était aussi dans le train. J'étais heureuse de
cette nouvelle occasion de bavarder avec lui, quand il me fait
appeler. Un article paru dans la Pravda de Petrograd, quelques jours
avant mon départ, occupait mon esprit. Il traitait des enfants
moralement arriérés, pour lesquels l'auteur exigeait la prison. Je
n'avais rien entendu ou vu pendant mes six semaines en Russie
d'aussi outrageant que cette attitude brutale et désuète envers les
enfants. Je désirais savoir ce que Gorki pensait de cette question.
Bien sûr, il était opposé aux prisons pour les enfants arriérés, il
préconisait plutôt des maisons de correction. " Qu'entendez-vous
moralement arriérés ? " avais-je demandé. " Nos jeunes sont le
résultat de l'alcoolisme effréné pendant la Guerre russe-japonaise et
de la syphilis. Quoi d'autre que l'arriération morale pourrait-il résulter
d'un tel héritage ? ", me répondit-il. Je soutins que la moralité
changeait avec les conditions et le climat, et qu'à moins de croire à
la théorie du libre arbitre, on ne pouvait considérer la moralité
comme une matière fixe. Quant aux enfants, leur sens de la
responsabilité était primitif et ils manquaient du sentiment de
cohésion sociale. Mais Gorki rétorqua qu'il craignait une
dissémination de l'arriération morale chez les enfants, et que de tels
cas devaient être isolés.
J'abordai le problème qui me dérangeait le plus. La persécution
et la terreur étaient-elles des horreurs inévitables, ou y avait-il
quelque faute dans le Bolchevisme lui-même ? Les Bolcheviks
faisait des erreurs, mais ils faisaient du mieux qu'ils pouvaient,
répondit Gorki d'un ton sec. On ne pouvait pas s'attendre à plus,
pensait-il.
Je me souvenais d'un certain article de Gorki, publié dans son
journal, New Life, que j'avais lu en prison au Missouri. C'était un acte
d'accusation caustique des Bolcheviks. De fortes raisons avaient dû
faire changer le point de vue de Gorki aussi radicalement. Peut-être
avait-il raison. Je devais attendre. Je devais étudier la situation ; je
devais arriver aux faits. Par dessus tout, je devais voir par moi-
même le Bolchevisme au travail.
Nous parlâmes de théâtre. Lors de ma première visite, en
introduction, j'avais montré à Gorki une carte publicitaire du cours
d'art dramatique que j'avais donné en Amérique. John Galsworthy
était parmi les dramaturges dont j'avais alors discuté. Gorki semblait
surpris que je considère Galsworthy comme un artiste. À son avis
Galsworthy ne pouvait pas être comparé à Bernard Shaw. Je
marquai mon désaccord. Je ne sous-estimais pas Shaw, mais je
considérais Galsworthy comme un plus grand artiste. J'avais senti
l'irritation de Gorki, et comme sa toux sèche continuait, je cessai la
discussion. Il partit bientôt. Je restai déprimé de l'entretien. Il ne
m'avait rien apporté.
À notre arrivée en gare de Moscou, mon chaperon, Demyan
Bedny, disparut, m'abandonnant sur le quai avec tous mes bagages.
Radek vint à mon secours. Il appela un porteur, me conduisit, moi et
mon barda, à son automobile qui attendait, et insista pour que je
vinsse jusqu'à ses appartements du Kremlin. Là je fus
gracieusement reçue par sa femme et invitée au dîner servi par leur
employée de maison. Après cela Radek commença le travail ardu de
m'obtenir une chambre à l'Hôtel National, connu comme la Première
Maison du Soviet de Moscou. Malgré toute son influence, cela prit
des heures pour m'avoir une chambre.
L'appartement luxueux de Radek, la servante, le dîner
splendide, tout cela semblait étrange en Russie. Mais j'étais
reconnaissante à Radek pour sa camaraderie et l'hospitalité de sa
femme. À part chez les Zorine et les Shatov, je n'avais pas connu
cela. J’estimais que la bonté, la sympathie et la solidarité étaient
toujours vivantes en Russie.
IV. MOSCOU : PREMIÈRES IMPRESSIONS

Passer de Petrograd à Moscou, c'était comme être


soudainement transférée d'un désert à la vie active, tellement le
contraste était énorme. Arrivée sur la grande place à ciel ouvert,
devant la gare principale de Moscou, je fus stupéfaite de voir les
foules de gens pressés, les taxis et les porteurs. De la gare au
Kremlin, ce fut le même paysage. Les rues étaient grouillantes
d'hommes, de femmes et d'enfants. Tout un chacun, ou presque,
portait un paquet, ou tirait un traîneau chargé. Il y avait de la vie, des
déplacements, du mouvement, ce qui différait tout à fait du calme qui
m'avait opprimée à Petrograd.
Je remarquai le déploiement considérable des militaires dans la
ville, et le grand nombre d'hommes habillés de costumes en cuir,
avec des armes à feu dans leurs ceinturons. " Des tchekistes, des
hommes de notre Commission Extraordinaire, " expliqua Radek.
J'avais déjà entendu parler de la Tcheka, à Petrograd, avec effroi et
haine. Cependant, les soldats et les tchekistes n'étaient jamais très
visibles dans la ville sur la Neva. Ici, à Moscou, il semblait qu'ils
fussent partout. Leur présence me rappela une remarque de Jack
Reed : " Moscou est un campement militaire ", avait-il dit ; " des
espions partout, la bureaucratie le plus autocratique. Je me sens
toujours soulagé quand je sors de Moscou. Il faut dire que Petrograd
est une ville de prolétaires, pénétrée par l’esprit de la Révolution.
Moscou a toujours été hiérarchique. Elle l'est beaucoup plus encore
aujourd'hui. " Je constatais que Jack Reed avait raison. Moscou était
en effet hiérarchique. Malgré tout, la vie y était intense, diverse et
intéressante. Ce qui me frappa avec le plus de force, en plus de
l'affichage du militarisme, c'était l'air préoccupé des gens. Ils
semblaient n'avoir aucun intérêt commun. Chacun courait çà et là
comme une unité isolée à la recherche de son propre intérêt,
poussant et luttant contre tous les autres. À plusieurs reprises je vis
des femmes ou des enfants tomber d'épuisement, sans que
quiconque ne s'arrêtât pour leur porter secours. Les gens me
regardaient fixement quand je me penchais sur le trottoir glissant ou
ramassait les paquets qui étaient tombés dans la rue. Je parlai à
mes amis de ce qui me semblait un manque étrange de sympathie.
Ils l'expliquaient d'une part à cause de la méfiance générale, et du
soupçon créé par la Tcheka, et d'autre part en raison de la
concentration nécessaire pour obtenir l'alimentation quotidienne.
Personne n’avait assez de vitalité, ni de sentiment disponible pour
penser aux autres. Il ne m'avait pourtant pas semblé que la pénurie
était plus importante qu'à Petrograd, et ici les gens étaient mieux
habillés, et plus chaudement.
Je passais beaucoup de temps dans les rues et aux marchés.
La plupart de ces derniers, comme la fameuse Soukharevka, étaient
très actifs. De temps en temps les soldats faisaient un raid sur les
marchés ; mais en règle générale ils étaient assez tolérés pour
continuer. Ils étaient la partie la plus essentielle et intéressante de la
vie de la ville. Ils réunissaient le prolétaire et l'aristocrate, le
communiste et le bourgeois, le paysan et l'intellectuel. Ici, tous
étaient réunis par le désir commun de vendre et d'acheter, de
négocier et de marchander. Ici, on pouvait trouver à vendre un pot
de fer rouillé à côté d'une icône exquise ; une vieille paire de
chaussures et un lacet finement travaillé ; quelques pièces de calicot
bon marché et un beau vieux châle persan. Le riche d'hier, affamé et
épuisé, se privait de ses dernières gloires ; le riche d'aujourd'hui les
achetait, c'était vraiment une image étonnante dans la Russie
révolutionnaire.
Qui achetait-t-il la parure du passé, et d'où le pouvoir d'achat lui
venait-il ? Les acheteurs étaient nombreux. À Moscou, on n'était pas
aussi limité, quant aux sources d’informations, qu'à Petrograd ; les
rues même étaient loquaces.
Les gens, même après quatre ans de guerre et trois ans de
révolution, étaient restés peu sophistiqués. Ils se méfiaient des
étrangers, et étaient d'abord réticents. Mais quand ils apprirent que
quelqu'un était venu d'Amérique et n'appartenait pas au parti
politique gouvernant, ils perdirent progressivement leur réserve.
Grâce à eux, je rassemblais beaucoup d'informations, et quelques
explications au sujet des choses qui m'avaient rendue perplexes
depuis mon arrivée. Je parlais fréquemment avec les ouvriers, les
paysans et les femmes sur les marchés.
Les forces qui avaient conduit à la Révolution russe étaient
restées terra incognita aux gens simples, mais la Révolution elle-
même avait frappé profondément leurs âmes. Ils ne connaissaient
rien des théories, mais ils avaient cru qu'ils ne devaient plus avoir
sur le dos le barin détesté (le maître) et maintenant le barin était de
nouveau sur eux. " Le barin a tout ", disaient-ils, " le pain blanc, les
habits, même le chocolat, tandis que nous n'avons rien. Le
communisme, l'égalité, la liberté ", raillaient-ils, " mensonges et
déception. "
Je retournai au National contusionnée et battue, mes illusions
progressivement brisées, mes fondations écroulées. Mais je ne
lâchais pas. Après tout, pensais-je, le peuple ne pouvait pas
comprendre les énormes difficultés auxquelles se confrontait le
Gouvernement soviétique : la force impérialiste liguée contre la
Russie, les nombreuses attaques qui la privait d’hommes qui
seraient mieux employés au travail productif, le blocus qui
assassinait implacablement la jeune et faible Russie. Bien sûr, les
gens ne pouvaient pas comprendre ces choses, et je ne devais pas
être induite en erreur par leur amertume née de leur souffrance. Je
devais être patiente. Je devais arriver à la source des maux qui
m’assaillaient.
Le National, comme F Astoria de Petrograd, était un ancien
hôtel, mais loin d’être en bon état. On n’y donnait aucune ration sauf
trois quarts de livre de pain tous les deux jours. Au lieu de cela, il y
avait une salle à manger commune où les dîners et les soupers
étaient servis. Les repas consistaient en potage avec un peu de
viande, du poisson parfois, ou des pancakes et du thé. En soirée
nous avions d'habitude kasha et thé. L'alimentation n'était pas très
abondante, mais on aurait pu s'y faire, si elle n'avait pas été aussi
abominablement préparée.
Je ne voyais aucune raison à ce gaspillage de denrées. En
visitant la cuisine, je découvris une cohorte de serviteurs, contrôlés
par un certain nombre de fonctionnaires, des commandants et des
inspecteurs. Le personnel des cuisines était mal payé ; de plus, on
ne lui donnait pas la même nourriture que celle qu'ils servaient. Il
détestait cette discrimination et n'avait aucun intérêt à son travail.
Cette situation aboutissait à de nombreux vols et à des gaspillages,
criminels en cet état de pénurie générale. Peu de locataires du
National, avais-je appris, prenaient leurs repas dans la salle à
manger commune. Ils préparaient ou faisaient préparer leurs repas
par des serviteurs dans une cuisine séparée, aménagée à cette fin.
Là, comme à l'Astoria, je trouvai la même lutte pour une place sur le
fourneau, les mêmes querelles et disputes, la même surveillance
avide, envieuse, des uns et des autres. Était- ce le communisme
réalisé ? me suis-je demandé. Toujours les mêmes explications :
Youdenitch, Denikine, Kolchak, le blocus, mais ces expressions
stéréotypées ne me satisfaisaient plus.
Avant mon départ de Petrograd, Jack Read m’avait dit : " Quand
tu seras à Moscou, cherche Angelica Balabanova. Elle te recevra
volontiers et te donnera un coup de main si tu te trouvais incapable
de dégoter une chambre. " J'avais entendu parler de Balabanova
auparavant, connaissait son travail et tenait naturellement beaucoup
à la rencontrer.
Après quelques jours à Moscou je l'appelai. Me verrait- elle ?
Oui, immédiatement, quoiqu'elle ne se sentît pas bien. Je trouvai
Balabanova dans une morne chambrette, blottie sur le sofa. Elle
n'était pas charmante, à part ses yeux, grands et lumineux, pleins de
sympathie et de bonté. Elle me reçut très aimablement, comme une
vieille amie et commanda immédiatement l'inévitable samovar.
Pendant le thé, nous parlâmes de l'Amérique, de son mouvement
ouvrier, de notre déportation et finalement de la Russie. Je lui posai
les questions que j'avais posées à beaucoup de communistes, sur
les contrastes et les contradictions qui m'avaient frappée à chaque
pas. Elle m'étonna en ne me donnant pas les excuses habituelles ;
elle était la première qui ne répétait pas les vieux refrains. Elle parla
en vérité de la pénurie de vivres, de chauffage et de vêtements qui
était cause de beaucoup de rapine et de corruption ; mais dans
l'ensemble elle pensait que la vie elle-même était mesquine et
limitée. " Une roche sur laquelle les espoirs les plus hauts sont
brisés. La vie contrecarre les meilleures intentions et brise la
meilleure âme ", dit-elle. C'était une façon de penser plutôt
inhabituelle pour une marxiste, une communiste et pour quelqu'un
au cœur de la bataille. Je savais qu'elle était alors secrétaire de la
Troisième Internationale. C’était vraiment une personnalité, qui
n'était pas un simple écho, qui sentait profondément la complexité
de la situation russe. Je partis profondément impressionnée et
subjuguée par ses yeux tristes, lumineux. Je découvris bientôt que
Balabanova, ou Balabanoff, comme elle eût préféré être appelée,
était saluée par tous et à l’écoute de chacun. Quoique de santé
fragile et engagée en de nombreuses tâches, elle trouvait encore le
temps de pourvoir aux besoins de ses innombrables interlocuteurs.
Souvent elle se privait du nécessaire, donnant ses propres rations,
toujours occupée à essayer de trouver un médicament, ou un mets
délicat, pour le malade et le souffrant. Elle s'occupait spécialement
des réfugiés italiens, légion à Petrograd et à Moscou. Balabanova
avait longtemps vécu et travaillé en Italie, jusqu’à devenir presque
italienne elle-même. Elle était en profonde communion avec eux, qui
étaient aussi loin de leur sol natal que des événements en Russie.
Elle était leur amie, leur conseillère, leur support principal dans un
monde en lutte. Non seulement les Italiens, mais presque tout le
monde préoccupait cette petite femme remarquable : nul besoin
d'une carte de communiste pour toucher le cœur d'Angelica. Il n'était
pas étonnant que certains de ses camarades la considérassent
comme une " sentimentale qui gaspillait son temps précieux en
actions philanthropiques. " Combien de joutes verbales eus-je sur ce
sujet avec ce type de communiste, endurci et sans cœur, oublieux
des qualités qui avaient caractérisé l'idéaliste russe du passé.
J'avais entendu exprimer les mêmes critiques, adressées à un
autre leader communiste : Lunacharsky. Déjà, à Petrograd, on
m’avait dit d’un ton moqueur : " Lunacharsky est un écervelé qui
gaspille des millions pour des entreprises idiotes. " Mais je désirais
rencontrer l'homme qui était Commissaire d'un des départements les
plus importants de Russie, celui de l'éducation. Bientôt une occasion
se présenta.
Le Kremlin, la vieille citadelle du Tsarisme, était lourdement
gardé et inaccessible à l'homme " commun ". Mais j'étais venu sur
rendez-vous et en compagnie d'un homme qui avait une carte
d'admission, et j’avais donc passé la garde sans ennui. Nous avions
vite atteint les appartements de Lunacharsky, situés dans les murs
d’un vieux bâtiment pittoresque. Quoique la salle d’attente fût
bondée, Lunacharsky m'appela aussitôt annoncée.
Son accueil fut très cordial. Avais-je " l'intention de rester un
oiseau sauvage ", fut l'une de ses premières questions, ou serais-je
encline à le rejoindre dans son travail ? Je fus plutôt étonnée.
Pourquoi devrait-on renoncer à sa liberté, particulièrement dans le
travail éducatif, qui, lui-même, n'était- il pas l'élément initial et
essentiel de la liberté ? Cependant, j'étais venue pour connaître,
grâce à Lunacharsky, le système révolutionnaire d'éducation en
Russie, dont nous avions tant entendu parler en Amérique. J'avais
été particulièrement intéressé par les soins que les enfants
recevaient. La Pravda de Moscou, comme les journaux de
Petrograd, avait été agités par une controverse sur le traitement des
enfants " moralement arriérés ". J'avais exprimé la surprise d'une
telle attitude en Russie soviétique. " Bien sûr, tout ça est barbare et
désuet ", dit Lunacharsky, " et je me bats contre cela bec et ongles.
Les responsables des prisons pour enfants sont des vieux juristes
criminels, toujours imprégnés de méthodes tsaristes. J'ai organisé
une commission de médecins, de pédagogues et de psychologues
pour traiter cette question. Bien sûr, ces enfants ne doivent pas être
punis. " Je me sentis énormément soulagée. Enfin un homme qui
rejetait les vieilles et cruelles méthodes de punition. Je lui parlai du
travail splendide fait dans l’Amérique capitaliste par le Juge Lindsay
et de certaines écoles expérimentales pour les enfants arriérés.
Lunacharsky fut très intéressé. " Oui, c'est ce que nous voulons ici,
le système américain d'éducation ", s'exclama-t-il. " Vous ne voulez
sûrement pas dire le système scolaire public américain ? " ai-je
demandé. " Connaissez-vous le mouvement, en Amérique, qui
s'insurge contre notre méthode scolaire publique d’éducation, le
travail fait par le Professeur Dewey et d'autres ? " Lunacharsky en
avait peu entendu parler. La Russie avait été longtemps coupée du
monde occidental et il y avait un grand manque de livres sur
l'éducation moderne. Il désirait connaître des idées et des méthodes
nouvelles. Je sentais en Lunacharsky une personnalité pleine de foi
et de dévotion pour la Révolution, qui portait sur ses épaules le
grand travail d'éducation dans un environnement physiquement et
spirituellement difficile.
Il suggéra d'appeler à une conférence d'enseignants, où je leur
parlerais des nouvelles tendances dans renseignement en
Amérique, conférence à laquelle je consentis aisément. Les écoles
et les autres institutions qu'il avait en charge devaient être visités
plus tard. Je quittai Lunacharsky emplie d'un nouvel espoir. Je le
rejoindrais dans son travail, pensais-je. Quel plus grand service
pourrait-on rendre au peuple russe ?
Pendant mon séjour à Moscou je vis Lunacharsky plusieurs fois.
Il était toujours le même homme gracieux et bienveillant, mais je
commençai bientôt à remarquer que certaines forces de son propre
parti lui mettaient des bâtons dans les roues : la plupart de ses
bonnes intentions et décisions ne voyaient jamais la lumière.
Apparemment, Lunacharsky avait été happé par cette même
machine qui semblait tout tenir dans sa poigne de fer. Quelle était
cette machine ? Qui dirigeait ses mouvements ?
Bien que le contrôle des visiteurs au National fût très strict,
personne ne pouvant entrer sans propusk spécial, des hommes et
des femmes de factions politiques diverses réussissaient à me
rendre visite : des anarchistes, des socialistes révolutionnaire de
gauche, des coopérateurs et des gens que j'avais connu en
Amérique et qui étaient revenus en Russie pour jouer leur rôle dans
la Révolution. Ils étaient venus avec une foi profonde et un grand
espoir, mais je les trouvais presque tous découragés, certains même
aigris. Bien que différant largement dans leurs idées politiques,
presque tous mes interlocuteurs me rapportèrent une histoire
identique, l'histoire de la haute marée de la Révolution, du
merveilleux esprit qui avait mené le peuple en avant, des possibilités
des masses, du rôle des Bolcheviks comme porte-paroles des
slogans révolutionnaires les plus extrêmes, puis de leur trahison de
la Révolution, après qu'ils eussent garanti leur pouvoir. Tous
parlèrent de la paix de Brest-Litovsk comme du début de la
régression. Les socialistes révolutionnaires en particulier, des
hommes de culture et de sérieux, qui avaient énormément souffert
sous le Tsar, et qui maintenant voyaient leurs espoirs et aspirations
contrecarrés, étaient les plus emphatiques dans leur condamnation.
Ils appuyaient leurs déclarations sur les preuves des ravages
provoqués par les méthodes de réquisition et les expéditions
punitives dans les villages, de l'abîme créé entre la ville et la
campagne, de la haine engendrée entre le paysan et l'ouvrier. Ils
parlaient de la persécution de leurs camarades, des fusillades
d'hommes et de femmes innocents, de l'inefficacité criminelle, du
gaspillage et de la destruction.
Comment, alors, les Bolcheviks pouvaient-ils se maintenir eux-
mêmes au pouvoir ? Après tout, ils étaient seulement une petite
minorité, environ cinq cent mille membres, selon une évaluation
exagérée. Les masses russes, me disait-on, étaient épuisées par la
faim et effrayées par le terrorisme. De plus, ils avaient perdu la foi en
tous les partis et en toutes les idées. Néanmoins, il y avait des
insurrections paysannes dans diverses parties de la Russie, mais
celles-ci étaient impitoyablement réprimées. Il y avait aussi des
grèves constantes à Moscou, Petrograd et dans d'autres centres
industriels, mais la censure était si rigide que peu de ces nouvelles
étaient connues des grandes masses.
Je sondai mes visiteurs sur l'intervention. " Nous ne voulons
aucune interférence venue de l'étranger " était le sentiment unanime.
Elle renforcerait simplement les Bolcheviks. Ils estimaient qu’ils ne
pouvaient même pas se prononcer publiquement contre eux tant que
la Russie était attaquée, ce serait se tirer une balle dans le pied.
" Leur tactique et leurs méthodes n'ont-elles pas été imposées aux
Bolcheviks par l'intervention et le blocus ? " avais-je argué.
" Seulement en partie, " était leur réponse. " Leurs méthodes, dans
l'ensemble, viennent de leur manque de compréhension du
caractère et des besoins du peuple russe, et de l'obsession folle de
la dictature, qui n'est pas même la dictature du prolétariat, mais la
dictature d'un petit groupe sur le prolétariat. "
Quand j'abordais le sujet des Soviets populaires et des
élections, mes visiteurs souriaient : " Des élections ! Il n'y a rien de
ce genre en Russie, à moins que vous n’appeliez élections le
terrorisme et les menaces. C'est par cela seul que les Bolcheviks se
garantissent une majorité. On permet à quelques mencheviks,
socialistes-révolutionnaires, ou anarchistes de se glisser dans les
Soviets, mais ils n'ont pas l'ombre d'une chance d'y être entendus. "
Le tableau qu'on me dépeignait était sombre et triste. Malgré
tout, je m'accrochais à ma foi.
V. RENCONTRES IMPORTANTES

À un Congrès des anarchistes de Moscou en mars, j'appris


d'abord que quelques anarchistes avaient joué un rôle important
dans la Révolution russe. Dans le soulèvement de Juillet 1917, les
marins de Kronstadt avaient été menés par l'anarchiste Yarchuck ; F
Assemblée constituante avait été dispersée par Zhelezniakov ; les
anarchistes avaient lutté sur tous les fronts et aidé à repousser les
attaques des Alliées. Les anarchistes étaient toujours parmi les
premiers face au feu, comme ils étaient aussi les plus actifs dans le
travail de réparation. Une des plus grandes usines, près de Moscou,
qui n'avait pas arrêté sa production pendant toute la période de la
Révolution, était gérée par un anarchiste. Les anarchistes faisaient
un travail important au Ministère des Affaires Étrangères et dans
tous les autres départements. J’appris que les anarchistes avaient,
en pratique, aidé les Bolcheviks à prendre le pouvoir. Cinq mois plus
tard, en avril 1918, on utilisa des mitrailleuses pour détruire le Club
anarchiste de Moscou et supprimer la presse libertaire. C'était avant
que Mirbach n'arrivât à Moscou. La scène politique devait être
" purifié des éléments inquiétants ", et les anarchistes furent les
premiers à souffrir. Depuis lors, la persécution des anarchistes ne
cessa jamais.
Le Congrès anarchiste de Moscou était critique non seulement
envers le régime existant, mais également envers ses propres
camarades. On parla franchement des côtés négatifs du
mouvement, de son manque d'unité et de coopération pendant la
période révolutionnaire. Plus tard je devais en apprendre plus sur les
dissensions internes du mouvement anarchiste. Avant de conclure,
le Congrès décida d'inviter le Gouvernement soviétique à libérer les
anarchistes emprisonnés et à légaliser le travail anarchiste
d'éducation. La Conférence demanda à Alexandre Berkman et à
moi-même de signer cette résolution. Je trouvais choquant que des
Anarchistes dussent demander à un quelconque gouvernement de
légaliser leurs œuvres, mais je croyais toujours que le
Gouvernement soviétique, au moins dans une certaine mesure, était
l'expression de la Révolution. Je signai la résolution et comme je
devais voir Lénine quelques jours plus tard, je promis de débattre de
la question avec lui.
Cet entretien avec Lénine avait été arrangé par Balabanova.
" Vous devez voir Ilitch, lui parler des choses qui vous inquiètent, et
du travail que vous voudriez faire ", avait- elle dit. Mais le temps
passa avant que l'occasion ne fût venue. Enfin, un jour, Balabanova
m'appela pour me demander si je pouvais y aller immédiatement.
Lénine avait envoyé sa voiture et on nous conduisit rapidement au
Kremlin, et, passée la garde sans problème, nous fûmes enfin
conduits dans le bureau du tout-puissant président des
Commissaires du peuple.
3
Lénine tenait une copie de la brochure Trial and Speeches
entre ses mains. J'avais donné ma seule copie à Balabanova, qui,
semblait-il, avait déjà fait suivre le livret à Lénine. Une de ses
premières questions fut : " Quand pourra-t- on s'attendre à la
Révolution Sociale en Amérique ? " On m'avait posé la question à
plusieurs reprises auparavant, mais je fus étonnée de l’entendre de
Lénine. Il paraissait incroyable qu'un homme dans sa position en sût
si peu de la situation étasunienne.
Mon russe était alors hésitant, mais Lénine déclara que, bien
qu'il eût vécu en Europe pendant de nombreuses d'années, il n'avait
pas appris de langues étrangères : la conversation devrait donc être
continuée en russe. Il se lança immédiatement dans un panégyrique
de nos discours devant la Cour. " Quelle splendide occasion pour la
propagande, " dit-il ; " ça vaut la peine d'aller en prison, si les
tribunaux peuvent ainsi avec succès être métamorphosées en
meetings. " Il avait posé sur moi son regard fixe et glacial, comme s'il
réfléchissait sur l'utilisation qu'il pourrait faire de moi. Puis il me
demanda ce que je voulais faire. Je lui dit que j’aurais voulu
récompenser l’Amérique de ce qu'elle avait faite pour la Russie. Je
parlai de la Société des Amis de Liberté russe, organisée trente ans
auparavant par George Kennan, et reprise plus tard par Alice Stone
Blackwell et d'autres Américains de gauche. J'esquissai brièvement
le travail splendide qu'ils avaient fait pour réveiller l'intérêt dans la
lutte pour la liberté russe, et de la grande aide morale et financière
que la Société avait organisée pendant toutes ces années.
Organiser une Société russe pour la Liberté américaine était mon
plan. Lénine sembla enthousiaste. " C'est une grande idée et vous
aurez toute l'aide que vous voudrez. Mais, bien sûr, ce sera sous
l'égide de la Troisième Internationale. Préparez votre plan par écrit
et envoyez-le- moi. "
J'abordai le sujet des anarchistes en Russie. Je lui montrai une
lettre que j’avais reçue de Martens, représentant des Soviets en
Amérique, juste avant ma déportation. Martens affirmait que les
anarchistes en Russie appréciaient la complète liberté de parole et
de presse. Depuis mon arrivée j'avais trouvé grand nombre
d'anarchistes en prison et leur presse supprimée. J'expliquai que je
ne pourrais envisager de travailler avec le Gouvernement soviétique
tant que mes camarades seraient en prison pour leurs idées. Je lui
parlai également des résolutions du Congrès anarchiste de Moscou.
Il m'écouta patiemment et promit de porter cette question à
l'attention de son parti. " Mais quant à la liberté de parole, " me fit-il
remarquer, " c'est évidemment une notion bourgeoise. Il ne peut y
avoir de liberté de parole dans une période révolutionnaire. Nous
avons la paysannerie contre nous parce que nous ne pouvons rien
leur donner en échange de leur pain. Nous les aurons avec nous
quand nous aurons quelque chose à échanger. Alors vous pourrez
avoir toute la liberté de parole que vous voudrez, mais pas
maintenant. Récemment nous avons eu besoin des paysans pour
transporter du bois dans la ville. Ils ont exigé du sel. Nous pensions
que nous n'avions pas de sel, mais nous en avons découvert
soixante-dix sacs à Moscou dans l'un de nos entrepôts.
Immédiatement les paysans ont été plus enclins à carroyer le bois.
Vos camarades doivent attendre que nous puissions répondre aux
besoins des paysans. En attendant, ils devraient travailler avec
nous. Regardez William Shatov, par exemple, qui a aidé à sauver
Petrograd de Youdenitch. Il travaille avec nous et nous apprécions
ses services. Shatov fut parmi les premiers à recevoir l'ordre de la
Bannière Rouge. "
La liberté de parole, la presse libre, les avancées spirituelles des
siècles, qu'étaient-elles pour cet homme ? Rigoriste, il était sûr que
seule sa politique pouvait sauver la Russie. Ceux qui servaient ses
plans étaient des justes, les autres ne pouvaient être tolérés.
(Un fin asiatique, ce Lénine.) Il savait jouer de la faiblesse des
hommes pour la flatterie, les récompenses, les médailles. Je partis
convaincue que son approche des gens était purement utilitariste,
selon l'usage qu'il pouvait faire d'eux pour sa politique. Mais sa
politique était-elle la Révolution ?
Je préparai mon plan pour la Société des Amis russes de
Liberté américaine et élaborai les détails du travail que j'avais en
tête, mais je refusai de me placer sous l'aile protectrice de la
Troisième Internationale. J'expliquai à Lénine que les Américains
avaient peu de foi dans la politique et considéreraient certainement
comme un abus d'être dirigés et guidés par un organisme créé par
Moscou. En conséquence, je ne pouvais m'aligner sur la Troisième
Internationale.
Quelque temps plus tard je vis Tchicherine. Je crois que notre
entretien eut lieu à quatre heures du matin.
Il me questionna, lui aussi, sur les possibilités d'une révolution
en Amérique et parut douter de mon jugement, quand je l'eus
informé qu'il n'y avait aucun espoir dans un proche avenir. Nous
parlâmes des IWW, qui lui avaient apparemment été mal décrits.
J'assurai Tchicherine que, bien que je ne fusse pas membre des
IWW, je devais déclarer qu’ils représentaient la seule organisation
prolétarienne révolutionnaire, consciente et efficace, des États-Unis,
et que j'étais sûre que les IWW joueraient un rôle important dans
l'histoire future des travailleurs de ce pays.
Comme Balabanova, Tchicherine m'impressionna, comme
dirigeant communiste moscovite, par sa simplicité et sa modestie.
Mais tous ces dirigeants étaient naïfs dans leur connaissance du
monde extérieur. Leur jugement était-il aussi mauvais parce qu'ils
avaient été coupés de l'Europe et de l'Amérique trop longtemps ? Ou
à cause de leur besoin pressant de l'aide européenne ? En tout cas,
ils étaient tous accrochés à l'idée de révolutions prochaines dans les
pays occidentaux, oublieux que les révolutions ne se décrétaient
pas, et apparemment inconscients que leur propre révolution avait
été déformée sur le fond et la forme, et était progressivement
destinée à péricliter.
Le rédacteur du London Daily Herald, accompagné d'un de ses
journalistes, m'avait précédée à Moscou. Tous deux voulaient
rencontrer Kropotkine et on leur avait affecté une voiture. Avec
Alexandre Berkman et A. Shapiro, nous pûmes nous joindre à M.
Lansbury.
Kropotkine habitait au fond d'un jardin, loin de la rue. Le faible
rayon d'une lampe à pétrole nous guida sur le chemin de la maison.
Kropotkine nous reçut avec sa bienveillance habituelle,
apparemment heureux de notre visite. Mais je fus choquée de son
changement de physionomie. Je l'avais vu pour la dernière fois en
1907, à Paris, que j'avais visité après le Congrès Anarchiste
d'Amsterdam. Kropotkine, expulsé de France de nombreuses
années auparavant, venait de recouvrer le droit d'y revenir. Il était
alors âgé de soixante-cinq ans, mais toujours tellement vivant et
énergique, qu’il ne faisait pas son âge. Maintenant il semblait vieux
et fatigué.
Je désirais que Kropotkine m'éclairât sur les problèmes qui me
dérangeaient, particulièrement sur la relation des Bolcheviks à la
Révolution. Quel était son avis ? Pourquoi avait- il été silencieux si
longtemps ?
Je ne pris aucune note et je ne peux que rapporter l'essentiel de
ce que Kropotkine nous dit. Il déclara que la Révolution avait porté le
peuple à de grandes hauteurs spirituelles, et avait frayé la voie à des
changements sociaux profonds. Si l'on eût permis aux gens d'utiliser
leurs énergies libérées, la Russie ne serait pas ruinée comme elle
l'était aujourd'hui. Les Bolcheviks, portés au sommet par la vague
révolutionnaire, avaient d'abord attiré l'attention du peuple par leurs
slogans extrêmes, gagnant ainsi la confiance des masses et le
soutien des militants révolutionnaires.
Il continua d'expliquer que, rapidement dans la période
d’Octobre, les Bolcheviks avaient commencé de subordonner les
intérêts de la Révolution à l'établissement de leur dictature, ce qui
avait contraint et paralysé chaque activité sociale. Il déclara que les
coopératives, qui étaient le principal moyen pour rapprocher les
intérêts des paysans et des ouvriers, furent écrasées les premières.
Il parla, avec beaucoup d'émotion, de l'oppression, de la
persécution, de la traque de toute opposition, et cita de nombreux
exemples de la misère et de la détresse du peuple. Il souligna que
les Bolcheviks avaient discrédité le socialisme et le communisme
aux yeux du peuple russe.
" Pourquoi n'avez-vous pas élevé la voix contre ces maux,
contre cette machine qui dessèche la force vitale de la Révolution
? " lui demandai-je. Il donna deux raisons. Tant que la Russie était
attaquée par les impérialistes alliés et que des femmes et des
enfants russes mouraient des conséquences du blocus, il ne pouvait
pas se joindre au chœur hurlant des ex-révolutionnaires qui criait :
" Crucifiez la révolution ! " Il avait préféré garder le silence.
Deuxièmement, il n'y avait aucun moyen d'expression en Russie
elle-même. Se plaindre au gouvernement était inutile : sa
préoccupation était de se maintenir au pouvoir. Il ne pouvait pas
s'arrêter à des " broutilles " telles que les droits de l'homme ou le
respect de la vie humaine. Puis il ajouta : " Nous avons toujours
dénoncé les effets du marxisme en action. Pourquoi être étonnés
maintenant ? "
Je demandai à Kropotkine s’il prenait des notes sur ses
impressions et ses observations. Sûrement devait-il connaître
l'importance d'un tel rapport pour ses camarades et les ouvriers, et
pour le monde entier. " Non ", dit-il ; " il est impossible d'écrire quand
on vit au milieu cette grande souffrance humaine, quand chaque
heure apporte de nouvelles tragédies. Et puis, il peut y avoir une
rafle à tout moment. La Tcheka vous fond dessus pendant la nuit,
fouille chaque recoin, met tout à l'envers et confisque chaque bout
de papier. Sous un tel stress de chaque minute, il est impossible de
garder des rapports. Mais en plus de ces considérations, il y a mon
livre sur l'Éthique. Je peux seulement travailler quelques heures par
jour, et je dois m'y concentrer à l'exclusion de tout le reste. "
Après une accolade affectueuse, que Pierre ne manquait jamais
de donner à ceux qu'il aimait, nous retournâmes à notre voiture. Mon
cœur était lourd, mon esprit en désordre à cause de ce que j'avais
entendu. J'étais affligée également par le faible état de santé de
notre camarade : je craignais qu'il ne pût pas survivre jusqu'au
printemps. La pensée que Pierre Kropotkine allât à sa tombe sans
que le monde ne connût jamais ce qu'il pensait de la Révolution
russe était épouvantable.
VI. PRÉPARATIFS POUR LES DÉPORTES
AMÉRICAINS

Les événements à Moscou, les uns chassant les autres, étaient


pleins d'intérêts. Je voulais rester dans cette ville essentielle, mais
comme j'avais laissé tous mes effets à Petrograd, je décidai d'y
retourner, puis de revenir illico à Moscou pour travailler avec
Lunacharsky. Quelques jours avant mon départ, une jeune femme,
une anarchiste, me contacta. Elle travaillait au Musée de la
Révolution de Petrograd et m'avait appelée pour savoir si, le cas
échéant, je pourrais travailler pour la succursale du Musée à
Moscou. Elle m'expliqua que l'idée originale du Musée venait de la
vieille Vera Nikolaievna Figner, une révolutionnaire célèbre, et qu'il
avait récemment été mis en œuvre par des éléments sans-parti. La
majorité des hommes et des femmes qui travaillaient au Musée
n'était pas des communistes, me dit-elle ; mais ils travaillaient pour
la révolution et s'attachaient à créer un lieu qui pourrait dans l'avenir
devenir une source d'informations et d'inspiration pour ceux qui
étudieraient sérieusement la grande Révolution russe. Quand cette
jeune femme sut que j'allais revenir à Petrograd, elle m'invita à
visiter le Musée et à me renseigner sur son objet.
Arrivée à Petrograd, je trouvai un travail inattendu. Zorine
m'informa que Tchicherine lui avait annoncé que mille Russes
avaient été expulsés d'Amérique et arrivaient en Russie. On allait les
rencontrer à la frontière, et des quartiers devaient être
immédiatement préparés pour eux à Petrograd. Zorine me demanda
de rejoindre la Commission en cours de formation pour cet accueil.
Le plan d'une telle Commission en faveur des déportés
américains avait été ébauché avec Zorine peu de temps après notre
arrivée en Russie. À ce moment-là, Zorine nous avait demandé d'en
discuter avec Tchicherine, ce qui fut fait. Mais, après trois mois, rien
n'avait avancé. En attendant, nos camarades du Buford erraient
toujours de département en ministère, cherchant à être placés là où
ils pourraient faire du bon travail. Ils en étaient désespérés, ces
hommes qui étaient venus en Russie avec de si grands espoirs,
désireux de se rendre utiles au peuple révolutionnaire. La plupart
d'entre eux étaient des ouvriers qualifiés, des mécaniciens, dont la
Russie manquait cruellement ; mais la lourde machine bolchevique
et l'inefficacité générale rendaient difficile leur mise au travail.
Certains, d'eux-mêmes, avaient essayé de trouver un emploi, sans
réel succès. De plus, ceux qui avaient trouvé un boulot pensaient
que leurs collègues russes leur en voulaient de leur ardeur au
travail. " Attendez d'être affamés autant que nous, " disaient-ils,
" attendez de goûter aux douceurs du management bolchevik et
vous verrez si vous désirerez toujours en faire autant. " Les déportés
en furent découragés et leur enthousiasme se refroidit.
Éviter cette inutile perte d’énergie et mettre fin à cette
impuissance fut décidé à Pétrograd. La commission fut formée de
Mme Ravitcli, alors ministre des Affaires Internes pour la Zone Nord,
de son secrétaire : Kaplan, de deux membres du Bureau de
Prisonniers de Guerre, d'Alexandre Berkman et de moi-même. Les
nouveaux déportés étaient attendus dans deux semaines et il y avait
beaucoup de travail pour préparer leur arrivée. Hélas, nous ne
pouvions nous attendre à la moindre aide de Ravitcli, très occupée :
outre ministre de l'intérieur, elle commandait la milice de Petrograd,
et elle représentait le ministère des Affaires étrangères de Moscou à
Petrograd. Elle travaillait habituellement de huit heures à deux
heures du matin. Kaplan, un administrateur très capable, avait la
charge de tout le travail interne du ministère et ne pourrait donc nous
donner que très peu de son temps. Il ne restait que quatre
personnes pour, dans un court laps de temps, s'atteler à la grande
tâche de loger mille déportés dans une Russie affamée et ruinée. De
plus, Alexandre Berkman, étant à la tête du Comité d'accueil, devait
partir pour la frontière lettonne afin d'accueillir les exilés.
C'était une tâche presque impossible pour une seule personne,
mais j'espérais éviter au deuxième groupe les mêmes amères
expériences et les déceptions de mes compagnons du Buford. Je
pouvais entreprendre ce travail, à la seule condition qu'on me
donnât droit d'entrée aux divers départements gouvernementaux,
car je savais combien paralysante était la paperasserie
bureaucratique, qui retardait et contrecarrait souvent les travaux les
plus sérieux et les plus énergiques. Kaplan donna son accord.
" Adressez-vous à moi à tout moment pour quoi que ce soit que vous
pourriez exiger ; " dit-il, " je donnerai des ordres pour que vous
soyez admise partout et qu'on vous fournisse tout ce dont vous
aurez besoin. Si cela ne suffisait pas, adressez-vous à la Tcheka, "
ajouta-t-il. Je n'avais jamais fait appel à la police auparavant,
l'informai-je ; pourquoi devrais-je le faire maintenant en Russie
révolutionnaire ? " Dans les pays bourgeois, c'est différent, "
m’expliqua Kaplan ; " mais comme nous la Tcheka défend la
Révolution et lutte contre le sabotage. " Je commençai à travailler,
bien décidée à ne pas faire appel à la Tcheka. Je pensais qu’il y
avait sûrement d’autres moyens.
Alors commença une chasse à travers Petrograd. Les matériaux
étaient très rares et difficiles à se procurer, à cause des méthodes
bolcheviques incroyablement centralisées. Ainsi pour obtenir une
livre de clous, il fallait déposer des demandes dans dix ou quinze
bureaux ; de même pour avoir quelques draps de lit ou de simples
couverts, alors qu’ils étaient gaspillés partout. Dans de nombreux
bureaux, les fonctionnaires, debout, grillaient des cigarettes, en
attendant la fin de leur ennuyeuse vacation. Mes collaborateurs
s'emportaient de ces retards irritants et inutiles, mais en vain. Ils
menaçaient de la Tcheka, du camp de concentration, même du
raztrel (fusillade). C’était leur argument favori. Chaque fois qu'une
difficulté surgissait, aussitôt émergeait le mot raztreliat (fusillé). Mais
l'expression, si épouvantable dans sa signification, perdait
progressivement son effet sur les gens : l'homme s'habitue à tout.
Je décidai d'essayer d'autres méthodes. Je parlai aux employés
des ministères de l'intérêt vital que les ouvriers étasuniens
conscients mettaient dans la grande Révolution russe, et de leur foi
et de leur espoir dans le prolétariat russe. Les gens étaient
immédiatement intéressés, mais leurs questions étaient aussi
étranges que pitoyables : " Le peuple a- t-il assez à manger en
Amérique ? La Révolution y éclatera-t- elle bientôt ? Pourquoi êtes-
vous venue en Russie affamée ? " Ces gens, affamés mentalement
et physiquement, isolés de tout contact par ce blocus barbare,
étaient aussi affamés d'informations et de nouvelles. Tout ce qui
touchait à l'Amérique était quelque chose de merveilleux pour eux.
Un morceau de chocolat ou un gâteau sec étaient des mets
incroyables et délicats, qui trouvaient la clef du cœur de chacun.
En deux semaines je réussis à trouver de la plupart des choses
nécessaires aux déportés attendus, y compris des meubles, du linge
et des aliments. Un miracle, s'extasiait tout un chacun.
Cependant, la rénovation des maisons qui devaient servir de
logements pour les exilés ne fut pas été accomplie si facilement.
J'avais inspecté ce qui, m'avait-on dit, furent autrefois des hôtels de
première classe. Je les avais trouvés situés dans l'ancienne zone
des prostituées ; c'était des abris bon marché, jusqu'à ce que les
Bolcheviks n'aient fermé tous les bordels. Ils étaient mangés aux
microbes, puants et sales. Ce n'était pas un petit problème que de
transformer ces trous sombres en habitations convenables pour
dans deux semaines. Une couche de peinture était un luxe auquel il
ne fallait pas songer. Il n'y avait rien d'autre à faire, que de
déménager les chambres de leurs meubles et de leurs draperies, les
faire nettoyer à fond et désinfecter.
Un matin un groupe de créatures à l'air désespéré, sous la
responsabilité de deux miliciens, se présentèrent à mon bureau
provisoire. Ils venaient pour travailler, me dit-on. Le groupe consistait
en vieil homme manchot, une femme tuberculeuse et huit garçons et
filles, de simples enfants, pâles, affamés et vêtus de loques. " D'où
ces infortunés viennent-ils ? " demandai-je. " Ce sont des
spéculateurs, " répondit l’un des miliciens ; " nous les avons raflés
sur le marché. " Les prisonniers commencèrent à pleurer. Ils
n'étaient pas des spéculateurs, protestaient-ils ; ils étaient affamés,
ils n'avaient pas reçu de pain depuis deux jours. Ils avaient été
contraints d'aller au marché pour vendre des allumettes ou du fil
pour se garantir un peu de pain. Le vieil homme s'est soudain
évanoui d'épuisement, démontrant mieux que des mots qu'il avait
spéculé seulement contre sa faim. J'avais vu de tels " spéculateurs "
auparavant, conduits dans les rues de Moscou et de Petrograd en
convois, des armes à feu pointées dans leur dos.
Je ne pensais pas pouvoir offrir du travail à ces créatures
affamées. Mais les miliciens insistèrent : ils ne pouvaient pas les
laisser s'en aller ; ils avaient l'ordre de les faire travailler. J'appelai
Kaplan et l'informai que je considérais qu'il était hors de question
que les quartiers pour les déportés américains fussent préparés par
des prisonniers russes dont le seul crime fût la faim. Sur ce, Kaplan
ordonna que le groupe fut remis en liberté et consentit à ce que je
leur donne du pain pris sur les rations des ouvriers. Encore un jour
perdu !
Le matin suivant, un groupe de garçons et des filles vint, qui
chantait en chœur le long de la Perspective Nevski. Ils étaient des
kursanti du Palais Tauride, envoyés à mon bureau pour travailler. À
ma première visite au palais, on m'avait montré les quartiers des
kursanti, étudiants de l'académie bolchevique. C'étaient surtout des
villageois et des villageoises hébergés, alimentés, habillés et
instruits par le Gouvernement, pour, plus tard, devenir les cadres du
régime soviétique. Auparavant, j'avais été impressionnée par les
institutions, mais en avril, j'avais gratté quelque peu sous la surface.
Je m'étais rappelé ce qu'une jeune femme, une communiste, m'avait
dit à Moscou de ces étudiants. " Ils sont la caste spéciale destinée à
surgir en Russie " m'avait-elle dit. " Comme l'Église qui entretient et
instruit sa prêtrise, notre Gouvernement forme un épiscopat militaire
et civique. Ils sont un groupe favorisé. " J'avais eu plus d'une
occasion de me convaincre de la véracité de cela. Les Kursanti
recevaient de nombreux avantages et beaucoup de privilèges
spéciaux. Ils savaient leur importance et se comportaient en
conséquence.
Leur première exigence : les rations supplémentaires de pain
qu'on leur avait promises. Cette demande satisfaite, ils ne bougèrent
plus, semblant n'avoir aucune idée du travail à faire.
Il était évident que, quoi que l'on pût apprendre aux kursantis, ils
ne devaient pas peiner. Mais, alors, peu de personnes en Russie
savaient comment travailler. La situation semblait désespérée. Il ne
restait que dix jours avant l'arrivée des déportés, et leurs " hôtels "
assignés étaient toujours aussi inhabitables. Il était inutile de les
menacer de la Tcheka, selon l’habitude de mes collaborateurs. Je fis
remarquer aux kursanti que l'esprit des déportés américains, qui
étaient sur le point d'arriver en Russie, était plein d'enthousiasme
pour la Révolution, et désireux de rejoindre le grand travail de
reconstruction. Les kursanti était choyés par le Gouvernement, mais
ils n’avaient pas quitté leurs villages depuis longtemps, et ils
n'avaient pas eu le temps d'être corrompus. Mon appel fut efficace.
Ils ont attaqué le travail avec volonté, et à la fin des dix jours, les
trois fameux hôtels étaient aussi prêts que l'empressement à
travailler et l'eau chaude sans savon pouvaient y faire. Nous étions
très fiers de notre œuvre et nous attendîmes avec impatience
l’arrivée des déportés.
Enfin ils arrivèrent, mais à notre grande surprise, ils s'avérèrent
n'être pas déportés du tout. Ils étaient des prisonniers de guerre
russes rendus par l'Allemagne. L'erreur provenait de la bévue d'un
certain fonctionnaire du bureau de Tchicherine qui avait mal compris
les informations radiodiffusées par les frontaliers. Les hôtels
préparés furent fermés et scellés ; ils ne devaient pas être utilisés
pour les prisonniers de guerre, parce qu'" ils ont été préparés pour
les déportés américains qui pourraient toujours venir. " Tous ces
efforts et ce travail pour rien !
VII. MAISONS DE REPOS POUR LES
TRAVAILLEURS

Depuis mon retour de Moscou, j'avais remarqué un changement


d'attitude de la part de Zorine : il était réservé, distant et moins
amical qu'à l'époque où nous nous étions rencontrés. J'avais attribué
cela au surmenage, et, désireuse de ne pas lui faire perdre de son
temps précieux, j'avais cessé de rendre visite aux Zorine aussi
fréquemment qu'auparavant. Un jour, cependant, il m'appela pour
me demander si Alexandre Berkman et moi-même, nous le
rejoindrions dans le travail qu'il planifiait, et qui pouvait se faire dans
le style rapide américain, ainsi qu'il s'exprima. En allant le voir pour
prendre rendez- vous, nous l'avions trouvé assez excité, chose
inhabituelle chez Zorine, homme généralement calme et réservé. Il
était chargé de construire " des maisons de repos " pour les
ouvriers. Il expliqua que, sur Kameniy Ostrov, on trouvait les
magnifiques hôtels particuliers des Stolypine, des Polovtsov, et
autres aristocrates et bourgeois. Il envisageait de les transformer en
centres de loisirs pour les ouvriers. Participerions-nous à ce travail ?
Bien sûr, nous consentîmes avec enthousiasme, et, le matin
suivant nous passâmes inspecter l'île. C'était en effet un endroit
idéal, parsemé de magnifiques hôtels particuliers ; certains d'entre
eux étaient de véritables musées, qui abritaient des chefs-d'œuvre
de la peinture, de la tapisserie et de l'ameublement. L'homme
responsable des bâtiments appela notre attention sur ces trésors
artistiques, protestant qu'ils seraient abîmés ou détruits entièrement
si le projet était mis en exécution. Mais Zorine s'entêta. " Les
maisons de repos pour les ouvriers sont plus importantes que l’art ",
dit-il. Nous revînmes à l'Astoria, décidé de nous consacrer à ce
travail, et intensivement, puisque les maisons devaient être prêtes
pour le premier mai. Nous préparâmes des plans détaillés pour des
salles à manger, des chambres à coucher, des salles de lecture, de
théâtre et des salles de relaxation pour les ouvriers. Comme
première étape, la plus nécessaire, nous proposâmes la réfection
d'une salle à manger pour nourrir les ouvriers employés dans la
préparation de l'endroit. J'avais appris, de ma précédente
expérience avec les hôtels, quel temps précieux avait été perdu à ne
pas pourvoir ceux qui travaillaient. Zorine acquiesça et promit que
nous commencerions dans quelques jours. Mais une semaine passa
et rien n'avait avancé de ce qui devait être un travail urgent. Quelque
temps plus tard Zorine appela pour nous demander de
l'accompagner sur l’île. À notre arrivée, nous y trouvâmes une demi-
douzaine de Commissaires déjà en charge, en compagnie d'un
grand nombre de gens en train de fainéanter. Zorine nous rassura :
tout cela allait s'arranger et nous devrions trouver une occasion
d'organiser le travail comme prévu. Cependant, nous nous rendîmes
bientôt compte que la bureaucratie novice était aussi pénible que
l'ancienne.
Chaque Commissaire avait ses favoris qu'il avait réussi à
inscrire comme employés, leur autorisant ainsi des rations de pain et
un repas. Ainsi, avant même qu'un ouvrier réel eût fait son
apparition, quatre-vingts " techniciens " présumés étaient déjà en
possession de billets pour dîner et de cartes de pain. Les hommes
vraiment mobilisés pour ce travail reçurent à peine quoi que ce fût.
Le résultat fut un sabotage général. La plupart des hommes envoyés
pour préparer ces maisons de repos sortaient des camps de
concentration : des prisonniers et des déserteurs de l'armée. Je les
observais souvent au travail et, en toute justice pour eux, je dirais
qu'ils ne se surmenaient guère. " Pourquoi en ferions-nous plus ? "
semblaient-ils dire : " Nous sommes nourris de potage soviétique,
c'est-à-dire de l'eau de vaisselle sale, et nous recevons seulement
ce qui est laissé par les oisifs qui nous commandent. Et qui se
reposera dans ces maisons ? Pas nous, ou nos frères des usines.
Seulement ceux qui appartiennent au parti, ou qui ont du piston,
jouiront de cet endroit. En plus, le printemps est proche ; nous
sommes nécessaires à la ferme maternelle. Pourquoi nous garde-t-
on ici ? " En effet, ils ne s'escrimèrent guère, ces fils vigoureux du
sol de la Russie. Ils n'avaient aucune motivation pour ce faire : leur
vie n'avait aucun sens et personne ne pouvait leur expliquer la
signification du travail dans la Russie révolutionnaire. Ils avaient été
abrutis par la guerre, la révolution et la faim : rien ne pouvait les
réveiller de leur stupeur.
Nombre de maisons sur Kameniy Ostrov servaient d'internats et
d'asiles d’aliénés ; certaines étaient occupées par de vieux
professeurs, des enseignants et d’autres intellectuels. Depuis la
Révolution ces gens avaient vécu là sans problème, mais on leur
ordonnait maintenant de quitter les lieux afin de faire place pour les
maisons de repos. Comme presque aucune disposition n'avait été
prise pour reloger les dépossédés, ils furent pratiquement jetés à la
rue. Ceux qui connaissaient Zinoviev, Gorki, ou d'autres
communistes influents, furent aidés, mais les personnes qui
manquaient de piston ne trouvèrent aucune compensation. Les
scènes de misère dont je fus le témoin obligé épuisèrent mon
énergie. Tout ça était inutilement cruel, peu pratique, sans rien de
révolutionnaire. De plus le chaos et la confusion prévalaient. Les
fonctionnaires bureaucratiques semblaient prendre un plaisir
particulier à se contredire les uns les autres. Les maisons déjà
engagées dans le processus de rénovation et sur lesquelles
beaucoup de travail et de matériaux avaient été engagés, étaient
soudainement abandonnées, et pour les autres, le travail à peine
commencé. Les hôtels particuliers remplis de trésors artistiques
furent transformés en logements de nuit, et des lits sales en fer
placés parmi des meubles antiques et des peintures à l’huile : une
perte de temps et d'énergie incongrue, stupide. Zorine consultait
fréquemment des artistes et des ingénieurs, faisait des projets de
théâtres, d'amphithéâtres et de salles de loisirs, tandis que les
Commissaires sabotaient son travail. Je fis face à cette situation
douloureuse et ridicule pendant deux semaines, puis, en désespoir
de cause, je renonçai.
Début mai, les maisons de repos des ouvriers sur Kameniy
Ostrov furent inaugurées en grande pompe, fanfare et discours. Des
comptes-rendus rayonnants furent radiodiffusés au sujet des
merveilleuses réalisations réalisées pour les ouvriers en Russie. En
réalité, c'était Coney Island transférée aux environs de Petrograd,
une curiosité de mauvais goût pour des visiteurs crédules.
Désormais le comportement de Zorine envers moi changea. Il devint
froid, voire agressif. Sans doute percevait-il la lutte qui se passait en
moi, et la rupture qui devait nécessairement venir. Je voyais
cependant beaucoup Lisa Zorine, qui venait de devenir mère. Je les
dorlotais, elle et son bébé, heureuse de l'occasion d'exprimer ainsi
ma gratitude pour la chaleureuse amitié que les Zorine m'avaient
témoignée pendant mes premiers mois en Russie. J'avais apprécié
leur solide honnêteté et leur dévouement. Tous deux étaient dans
une position politique si favorable qu'ils pouvaient avoir tout ce qu'ils
voulaient, cependant Lisa Zorine manquait des vêtements les plus
simples pour son bébé. " Des milliers d'ouvrières russes n’ont rien,
pourquoi devrais-je avoir quelque chose ? " disait Lisa. Quand elle
fut si faible qu'elle ne pouvait plus nourrir son bébé, Zorine ne se
décida pas à demander des rations spéciales. Je dus les " trahir " en
achetant des œufs et du beurre sur le marché pour sauver les vies
de la mère et de l’enfant. Mais leurs excellentes qualités rendaient
ma lutte intérieure plus difficile encore. La raison me recommandait
vivement de regarder les faits sociaux à travers eux. Mon
attachement personnel aux communistes que j'avais appris à
connaître et à estimer me faisait refuser la réalité. Malgré les maux,
me disais-je, tant qu'il existait des gens comme les Zorine et les
Balabanova, quelque chose d’essentiel subsistait, à travers les idées
qu’ils représentaient. Je m'accrochais avec ténacité au fantôme que
je m'étais moi-même fabriqué.

VIII. LE PREMIER MAI À PETROGRAD

En 1890 le Premier Mai fut célébré pour la première fois en


Amérique comme fête internationale des travailleurs. Le Premier Mai
était devenu pour moi un grand événement, une source d’inspiration.
Être témoin de la célébration du Premier Mai dans un pays libre tint
longtemps un peu d'un rêve qui, peut-être, ne se réaliserait jamais.
Et voici qu'en 1920, ce vieux rêve allait se matérialiser en Russie
révolutionnaire. J'en étais impatiente. C'était un jour glorieux, le
chaud soleil chassait les dernières neiges de ce dur hiver. Tôt le
matin des accords de musique me saluèrent : des groupes
d'ouvriers et de soldats marchaient au pas dans les rues, chantant
des hymnes révolutionnaires. La ville était gaiement décorée : la
Place Uritski, en face au Palais d’Hiver, était un océan écarlate, les
rues alentour une émeute de couleurs vives. De grandes foules se
dirigeaient vers le Champ de Mars où les héros de la Révolution
étaient enterrés.
Bien qu'ayant reçu une carte d'admission à la tribune, je préférai
rester parmi les gens, me sentir moi-même comme une partie de ces
grands hôtes qui avaient provoqué l'événement mondial. C'était leur
jour, le jour qu'ils avaient créé. Ils me semblaient singulièrement
calmes, d'un oppressant silence. Aucune joie dans leurs chants,
aucune allégresse dans leurs rires. Ils marchaient au pas, saluaient
automatiquement la claque de la tribune, qui criait " Hourra " au
passage des colonnes.
En soirée une reconstitution historique devait avoir lieu.
Longtemps avant l'heure prévue, la Place Uritski, au bas au palais et
des rives de la Neva, fut noire de monde, rassemblé pour être
témoin de l'exécution en plein air d’un spectacle symbolisant le
triomphe du peuple. La pièce était divisée en trois parties : la
première représentait les conditions qui menèrent à la guerre et le
rôle des Socialistes allemands ; la seconde reproduisait la
Révolution de Février, avec Kerensky au pouvoir ; la dernière, la
Révolution d'Octobre. C'était bien joliment mis en scène,
puissamment joué, vif, réel, fascinant. Cela se passait sur les degrés
de l'ancienne Bourse, face à la Place. Sur la marche la plus haute
étaient assis les rois, les reines et leurs courtisans, servis par des
militaires en uniformes chatoyants. La scène représentait une soirée
de gala à la cour, en l’honneur d'un monument à construire en
hommage au capitalisme mondial. Tout ce beau monde se
réjouissait, et une orgie sauvage de musique et de danse s'ensuivit.
Alors des profondeurs apparurent les masses asservies au dur
labeur, leurs chaînes sonnant lugubrement sur la musique de la
cour. Ils venaient construire le monument pour leurs maîtres :
certains portaient des marteaux et des enclumes ; d'autres
chancelaient sous le poids d’énormes blocs de pierre et de brique.
Les ouvriers travaillaient dur dans leur monde de misère et
d'obscurité, incités à l'effort par le fouet des conducteurs d'esclave,
pendant que les maîtres festoyaient dans la joie. L'achèvement du
monument fut signalé par de larges disques jaunes hissés au
dessus de la fête.
Alors, au-dessous, on vit un petit drapeau rouge ondulant, et
une petite silhouette qui haranguait le peuple. Des poings fâchés se
levèrent, armés bientôt de drapeaux rouges ; la silhouette disparut,
pour réapparaître en plusieurs endroits au milieu du peuple.
Nouvelles vagues de drapeaux rouges, ici et là. Le peuple prenait
lentement confiance et devenait de plus en plus menaçant.
L'indignation et la colère envahissaient les rois, et les reines
s'alarmaient. Ils volèrent vers la sécurité des châteaux, et l'armée se
prépara à défendre le bastion du capitalisme.
Nous étions maintenant en août 1914. Les dirigeants festoyaient
de nouveau, et les ouvriers travaillaient comme des forçats. Les
membres de la Seconde Internationale suivaient les causeries des
puissants. Ils restaient sourds aux suppliques des ouvriers pour leur
éviter les horreurs de la guerre. Alors les refrains du God Save the
King annoncèrent l'arrivée de l'armée anglaise, suivie par des
soldats russes, mitrailleuses et artillerie, et d'un cortège d'infirmières
et d'estropiés, sacrifiés au dieu Moloch de la guerre.
Les scènes suivantes avaient lieu pendant la Révolution de
Février. Les drapeaux rouges apparaissaient partout, les chars
battaient en retraite. Le peuple prenait d'assaut le Palais d'Hiver et
abattait l'emblème du règne. Le Gouvernement Kerensky assurait le
contrôle et le peuple était renvoyé à la guerre. Vint alors la
merveilleuse scène de la Révolution d’Octobre, avec ces soldats et
ces marins galopant le long de l'espace libre devant le bâtiment
blanc en marbre. Ils brisaient les marches du palais, il y avait une
brève bataille, et les vainqueurs furent salués par les masses dans
une joie sauvage. L'Internationale fut jouée en sourdine, puis de plus
en plus fort, en éclats joyeux.
La Russie libère les ouvriers, les marins et les soldats, inaugure
une nouvelle ère, les débuts de la Commune mondiale !
Le spectacle fut exaltant. Mais la foule énorme était restée
silencieuse. On entendit seulement quelques applaudissements.
J'en fus stupéfaite. Comment expliquer ce manque stupéfiant de
réaction ? Quand j'en parlai à Lisa Zorine, elle me répondit que les
gens avaient vraiment vécu la Révolution d'Octobre, et que cette
pièce était nécessairement tombée à plat, comparée à la réalité de
1917. Mais ma petite voisine communiste me donna une version
différente. " Les gens ont subi tellement de déceptions depuis
octobre 1917, " dit-elle, " que la Révolution a perdu toute la
signification pour eux. Ce spectacle a rendu leur déception plus
amère encore. "
IX. MILITARISATION DES USINES

Le Neuvième Congrès du Parti communiste pan-russe, tenu en


mars 1920, se caractérisa par un certain nombre de mesures qui
signifièrent un virage complet à droite. La principale fut la
militarisation du travail et rétablissement de la direction individuelle
de l'usine, opposée à la gestion collégiale. Le travail obligatoire avait
longtemps été une loi inscrite dans la constitution de la République
Socialiste, mais cette loi avait été appliquée, comme disait Trotsky,
" seulement de façon confidentielle. " Maintenant, ça ne rigolait plus :
la loi devait être effective. La Russie devait avoir une armée
industrielle militarisée pour lutter contre la désorganisation
économique, comme l'Armée Rouge qui avait vaincu sur tous les
fronts. On ne pouvait maintenir une armée en ordre de bataille que
par une discipline de fer, clamait-on. Le système de gestion
collégiale dut faire place nette à la gestion militaire des industries.
Cette mesure fut âprement combattue au Congrès par la
minorité communiste, mais la discipline de parti prévalut.
Cependant, l'excitation ne diminua pas : la discussion du sujet
continua longtemps après la clôture du congrès. Beaucoup de
jeunes communistes reconnaissaient que la mesure marquait un pas
vers la droite, mais ils défendaient la décision de leur parti. " Le
système collégial a prouvé son échec, " disaient-ils. " Les ouvriers
ne travailleront pas volontairement, et notre industrie doit être
revitalisée si nous voulons survivre une année de plus. "
Jack Reed, lui aussi, partageait ce point de vue. Il était de retour
après une tentative futile d'atteindre l'Amérique par la Lettonie, et
pendant des jours nous nous disputâmes au sujet de la nouvelle
politique. Jack insistait sur le fait qu'elle était incontournable tant que
la Russie était attaquée, et sous blocus. " Nous avons été contraints
de mobiliser une armée pour nous battre contre nos ennemis de
l'extérieur, pourquoi pas une armée pour nous battre contre notre
ennemi de l'intérieur, le pire, la faim ? Nous ne pouvons le faire
qu’en remettant l’industrie sur pieds. " Je lui démontrais le danger de
la méthode militaire, et doutais que les ouvriers devinssent plus
efficaces, ou plus productifs, sous la contrainte. Cependant, Jack
pensait que la mobilisation de la main-d'œuvre était inévitable. " On
doit essayer, de toute façon ", dit-il.
Petrograd, à ce moment, bruissait de rumeurs de grèves. On
racontait partout que Zinoviev et son personnel, qui visitaient les
usines pour expliquer les nouvelles politiques, avaient été éconduits
par les ouvriers. Pour voir la situation de mes propres yeux, je
décidai de visiter les usines. Déjà, pendant mes premiers mois en
Russie, j'avais demandé à Zorine la permission de les voir. Lisa
Zorine m'avait demandé d'y faire quelques réunions de travail, mais
j'avais esquivé, pensant présomptueux de ma part que de vouloir
donner des leçons à ceux qui avaient fait la révolution. De plus,
j'étais pas alors tout-à-fait familiarisée avec la langue russe. Mais
quand je demandai à Zorine de me laisser visiter quelques usines, il
fut évasif.
Ayant fait la connaissance de Ravitch, je tâtai le terrain à ce
sujet, et elle y consentit de bon cœur.
Je commençai par les usines Poutilov, le plus grand
établissement automobile. Quarante mille ouvriers travaillaient là
avant la guerre. On m'informa qu'ils n'étaient plus que 7 000. J'avais
beaucoup entendu parler des Poutilov : ils avaient pris une part
héroïque dans les Journées révolutionnaires, et dans la défense de
Petrograd contre Youdenitch.
Aux bureaux de Poutilov, nous fumes cordialement reçus, on
nous montra les différents secteurs, et on nous affecta un guide.
Notre groupe se composait de quatre personnes, parmi lesquelles
deux seulement parlaient le russe. Je restai en arrière pour
interroger un groupe qui travaillait sur un établi. On m'accueillit
d'abord avec le soupçon habituel, que je surmontai en disant à ces
hommes que j'apportais les salutations de leurs frères d'Amérique.
" Et la révolution là-bas ? " me demanda-t- on immédiatement. Cela
semblait être une obsession nationale, cette idée d'une prochaine
révolution en Europe et en Amérique. Chacun en Russie
s'accrochait à cet espoir. Il était dur de priver ces gens mal informés
de leur foi naïve. " La révolution américaine n'est pas pour encore, "
leur ai-je dit, " mais la Révolution russe a trouvé un écho parmi le
prolétariat américain. " Je m'informai de leur travail, de leurs vies et
de leur attitude envers les nouveaux décrets. " Comme si on ne
nous avait pas exploités assez auparavant, " se plaignit l'un de ces
hommes. " Maintenant nous devons travailler sous la nagaika [fouet]
des militaires. Bien sûr, nous devons aller à l'usine, sans quoi ils
nous punissent comme déserteurs industriels. Mais comment
pourraient-ils obtenir plus de travail de nous ? Nous subissons la
faim et le froid. Nous n'avons aucune force pour donner plus. " Je
suggérai que le Gouvernement avait été probablement contraint de
prendre de telles méthodes, et que si l'industrie russe n’était pas
ranimée, la condition des ouvriers deviendrait encore plus mauvaise.
En plus, les hommes de Putilov recevaient un payok privilégié.
" Nous comprenons le grand malheur qui est arrivé à la Russie ",
répondit l'un des ouvriers, " mais nous ne pouvons pas nous serrer
plus la ceinture. Même les deux livres de pain que nous obtenons ne
sont pas assez. Regardez le pain, " dit-il, montrant un croûton noir ;
" pouvons-nous en vivre ? Et nos enfants ? Sans la famille à la
campagne, et un peu de commerce sur le marché, nous serions tous
morts. Maintenant ces nouvelles mesures nous arrachent à nos
familles, en nous envoyant à l'autre bout de la Russie tandis que nos
frères vont être traînés ici, loin de chez eux. C'est une mesure folle,
qui ne marchera pas. "
" Mais que peut faire le Gouvernement, face à la pénurie de
vivres ? ", ai-je demandé. " Pénurie ! " s'exclama-t-il ; " Regardez les
marchés. Y avez-vous vu un manque d'alimentation ? La spéculation
et la nouvelle bourgeoisie, voilà le vrai problème. La gestion
individuelle, c'est notre nouvel esclavage. Les bourgeois nous ont
sabotés, et maintenant ils sont de nouveau au pouvoir. Mais laissez-
les essayer de jouer aux patrons avec nous ! Ils nous trouveront.
Laissez-les juste essayer ! "
Ces hommes étaient endurcis et amers. Le guide revint alors
pour voir ce qui m'arrivait. Il prit de grandes poses pour m'expliquer
que des conditions s'étaient améliorées considérablement depuis
que la militarisation du travail était entrée en vigueur. Les hommes
étaient plus heureux, et beaucoup plus de voitures avaient été
rénovées et de moteurs réparés que dans la même période sous la
direction précédente. Il y avait 7 000 employés productifs dans
l'usine, m'assura-t-il. J'appris, cependant, que le chiffre réel était de
moins de 5 000, et parmi ceux-là, 2 000 seulement étaient de vrais
ouvriers. Les autres étaient des fonctionnaires et des employés de
bureau.
Après les Poutilov, nous avons visitâmes les Treugolnik, la
grande usine à caoutchouc de la Russie. L'endroit était propre et les
machines en bon ordre, une usine moderne bien équipée. Quand
nous atteignîmes la salle de travail principale, le surveillant,
responsable depuis vingt-cinq ans, vint à notre rencontre. Il nous
ferait visiter, dit-il. Il semblait être très fier de l'usine, comme si elle lui
appartenait. Je m'étonnai qu'elle fût restée en aussi bon état. Le
guide m'expliqua qu'il en était ainsi parce que presque tout l'ancien
personnel en avait gardé la responsabilité. Ils avaient estimé que,
malgré ce qui pourrait arriver, ils ne devaient pas laisser l’usine se
détériorer. C'était certainement très louable, ai-je pensé, mais bientôt
j'eus l'occasion de changer d'avis. À l'une des tables, coupant le
caoutchouc, un vieil ouvrier aux yeux bienveillants regardait au
dehors une affiche, le visage intelligent. Il me rappela le pèlerin Luka
dans Les Bas-fonds, de Gorki. Notre guide ne nous quittait pas de
l'œil, mais je réussis à m'esquiver, tandis qu'il décrivait le
fonctionnement de quelques machines aux autres membres du
groupe.
" Alors, batyushka, comment allez-vous ? " ai-je salué le vieil
ouvrier. " Mal, matushka ", me répondit-il ; " les temps sont très durs
pour nous les vieux. " Je lui dis combien j'étais impressionnée de
trouver toute l'usine en si bon état. " C'est seulement, " remarqua le
vieil ouvrier, " parce que le surveillant et son personnel espèrent
quotidiennement qu'il peut y avoir du changement, et que la
Treugolnik retournera à ses anciens propriétaires. Je les connais.
J'ai travaillé ici longtemps avant que le patron allemand de cette
usine investisse dans de nouvelles machines. "
Traversant les différentes salles de l'usine, je voyais les femmes
et les filles lever les yeux sur nous. On y lisait une peur évidente.
Cela me sembla étrange dans un pays où les prolétaires étaient les
maîtres. Apparemment les machines n’étaient pas les seules qui
avaient été soigneusement conservées avec vigilance, la vieille
discipline, elle aussi, avait été préservée : les salariées pensaient
que nous étions des inspecteurs bolcheviques.
La grande minoterie de Petrograd, visitée ensuite, semblait en
état de siège, avec des soldats en armes partout, même à l'intérieur
des salles de travail. On nous expliqua que de grandes quantités de
précieuse farine avaient disparues. Les soldats regardaient les
meuniers comme des galériens et les ouvriers ressentaient, bien
naturellement, un tel traitement comme humiliant. Ils osaient à peine
parler. Un jeune garçon, un beau camarade, se plaignit à moi de ces
conditions. " Nous sommes comme des prisonniers ici, " dit-il ;
" nous ne pouvons pas faire un pas sans permission. Nous sommes
gardés durement au travail huit heures, avec seulement dix minutes
de pause pour notre kipyatok [eau bouillie], et nous sommes fouillés
au départ de la fabrique. " " N'est-ce pas à cause des vols de farine,
cette surveillance stricte ? " demandai-je. " Pas du tout, " répondit le
garçon ; " les Commissaires du moulin et les soldats savent tout à
fait bien où va la farine. " Je suggérai que les ouvriers pussent
protester contre un tel état de choses. " Protester, mais à qui ? "
s'exclama le garçon ; " nous serions traités de spéculateurs et de
contre-révolutionnaires, et arrêtés. " " La Révolution ne vous a rien
donné ? " " Oh, la Révolution ! Mais ce n'est plus la révolution. Fini
! " dit-il amèrement.
Le matin suivant nous visitâmes l'usine de tabac Laferm.
L'endroit était en pleine activité. On nous conduisit à travers l'usine,
en nous expliquant l'ensemble du processus, depuis le triage de la
matière première jusqu'aux cigarettes finies, empaquetées pour la
vente ou l'expédition. L'air dans ces salles de travail était étouffant,
nauséabond. " Les femmes travaillent dans cette atmosphère " dit le
guide ; " elles ne se plaignent pas. " Il y avait là quelques femmes
enceintes, et des filles de quatorze ans au plus. Elles semblaient
défaites, leurs poitrines affaissées, leurs yeux cernés de noir.
Certains d'entre elles toussaient, et le flux agité de la consomption
rougissait leurs visages. " Y a-t-il une salle de récréation, un endroit
où elles peuvent manger ou boire leur tlié et inhaler un peu d'air frais
? " Il n'y avait rien de tel, m'informa-t-on. Les femmes restaient au
travail huit heures consécutives ; elles buvaient leur thé et
mangeaient leur pain noir à leur place. Le système était celui du
travail aux pièces, les salariées recevaient vingt-cinq cigarettes
quotidiennement, en sus de leur paie, avec la permission de les
vendre ou de les échanger.
Je parlai à certaines de ces femmes. Elles ne se plaignaient de
rien, hormis de la contrainte de vivre loin de l'usine. Dans la plupart
des cas, il fallait plus de deux heures pour aller au travail et en
revenir. Elles avaient demandé à être logées près du Laferm et
avaient reçu des promesses à cet effet, promesses qui étaient
restées lettres mortes.
La vie a certainement une façon à elle de vous jouer des tours.
En Amérique j'aurais dédaigné l’idée de la protection sociale au
travail : je l’aurais considérée un palliatif à bon marché. Mais en
Russie socialiste, la vue de ces femmes enceintes travaillant dans
une atmosphère tabagique suffocante, et saturant d'elles-mêmes
leur enfant à naître avec ce poison, m'impressionna comme un mal
absolu. Je demandai à Lisa Zorine si quelque chose ne pouvait pas
être fait pour améliorer ce marasme. Lisa prétendit que " le travail
aux pièces " était la seule façon d'inciter les filles à travailler. Ces
femmes avaient revendiqué des salles de repos, mais jusqu'ici rien
n'avait pu être fait : on ne pouvait sacrifier le moindre espace dans
cette usine. " Mais si même de telles petites améliorations n'ont pas
pu résulter de la Révolution " m'écriai- je, " à quoi a-t-elle donc servi
? " " Les ouvriers ont pris le contrôle " répondit Lisa ; " ils sont
maintenant au pouvoir, et ils ont des choses plus importantes à faire
que de s'occuper de salles de repos, alors qu'ils ont la Révolution à
défendre. " Lisa Zorine était restée proche des prolétaires, mais elle
raisonnait comme une nonne consacrée au service de l'Église.
Une pensée m'obsédait : ce qu'elle appelait " la défense de la
Révolution " n'était vraiment que la défense de son parti au pouvoir.
En tout cas, rien n'advint de ma tentative de protection sociale au
travail.
X. LE BRITISH LABOUR EN MISSION

Je fus heureuse d'apprendre qu'Angelica Balabanova était


arrivée à Petrograd afin de préparer des quartiers pour la Mission
travailliste britannique. Pendant mon séjour à Moscou j'avais pu la
rencontrer et apprécier l'excellent esprit d'Angelica. Elle s'était
occupé de moi quand j'étais tombée malade, avait pris beaucoup de
temps à mes soins, m'avait obtenue des médicaments qu'on ne
pouvait trouver qu’à la pharmacie du Kremlin, et m'avait obtenu des
rations spéciales pour les malades. Son amitié était généreuse et
touchante, et je l'aimais vraiment beaucoup.
Le Palais Narishkine devait être préparé pour la Mission, et
Angelica m'avait invité à l'y accompagner. Je remarquai qu'elle
semblait plus fatiguée et affligée qu’à Moscou. Notre conversation
me montra qu'elle souffrait profondément de ce que la réalité fût bien
différente de son idéal. Mais elle insista sur le fait que ce qui me
semblait un échec était inscrit dans la vie, la vie qui était elle-même
le plus grand échec.
Le Palais Narislikine était situé sur la rive sud de la Neva,
presque en face de la forteresse Pierre-et-Paul. L'endroit avait été
préparé pour les invités, et un certain nombre de serviteurs et de
cuisiniers installés afin de pourvoir à leurs besoins. La Mission arriva
bientôt, formée de délégués des travailleurs, de journalistes, et de
Mme Snowden. La figure la plus remarquable d'entre eux était
Bertrand Russell, qui rapidement montra son indépendance d'esprit
et sa détermination d'être libre d'examiner et d'apprendre par lui-
même.
En l’honneur de la Mission, les Bolcheviks avaient organisé une
grande manifestation sur la Place Uritski. Des milliers des gens,
parmi eux des femmes et des enfants, vinrent montrer leur gratitude
aux représentants anglais du Travail pour s'être risqués dans la
Russie révolutionnaire. La cérémonie consista à chanter
L'Internationale, suivi de musique et de discours, le dernier traduit
par Balabanova de la plus magistrale façon. Vinrent alors les
exercices militaires. J'entendis Mme Snowden dire avec
désapprobation : " Quel affichage de militaires !» Je ne pus résister à
la tentation de remarquer : " Madame, rappelez-vous que la grande
armée russe est en grande partie l'œuvre de votre propre pays. Si
l'Angleterre n'avait pas aidé à financer les invasions de la Russie,
cette dernière pourrait rendre ses soldats à un travail plus utile. "
La Mission britannique fut distraite royalement avec du théâtre,
de l'opéra, des ballets et des excursions. On l’étouffa dans le luxe,
tandis que le peuple travaillait comme un forçat et souffrait de la
faim. Le Gouvernement soviétique n'avait rien laissé au hasard pour
créer une bonne impression, et tout ce qui pût être inquiétant éloigné
des visiteurs. Angelica détesta cet affichage et cette feinte, et souffrit
profondément de l'horaire rigide de chaque mouvement de la
Mission. " Pourquoi ne devraient-ils pas voir le vrai état de la Russie
? Pourquoi ne devraient-ils pas apprendre comment vivent les gens
du peuple russe ? " Elle se lamentait. " Je suis si peu pratique " se
corrigeait-elle ; " peut-être tout cela est-il nécessaire. " À la fin des
deux semaines, un banquet d'adieu fut offert aux visiteurs. Angelica
insista pour que j’attende. De nouveau il y avait des discours et des
toasts, comme à l'accoutumée. Les discours qui me semblèrent
sonner le plus juste étaient ceux de Balabanova et de Madame
Ravitch. Cette dernière me demanda de lire son adresse, ce que je
fis. Elle parlait de la défense des femmes prolétaires russes et louait
leur fermeté et leur dévotion pour la Révolution. " Les prolétaires
anglaises peuvent apprendre de la qualité de leurs héroïques sœurs
russes, " conclut Madame Ravitch. Mme Snowden, la suffragette
d’autrefois, n'eut pas un mot en réponse. Elle garda une " digne "
réserve. Cependant, la dame s'anima les discours finis, et s'occupa
à collecter des autographes.
XI. UNE VISITE VENUE D'UKRAINE

Au début du mois de mai, deux jeunes hommes d'Ukraine


arrivèrent à Petrograd. Ils avaient vécu tous deux en Amérique
pendant quelques années, ils y avaient été actifs, dans le
mouvement ouvrier juif, et dans des groupes anarchistes. L'un d'eux
avait été aussi le rédacteur d'un hebdomadaire anarchiste anglais,
The Alarm, publié à Chicago. En 1917, à l'éclatement de la
Révolution, ils partirent pour la Russie avec d'autres émigrants. En
arrivant dans leur pays natal, ils rejoignirent les organisations
anarchistes, dynamisées par la Révolution. Leur terrain d'action
principal était l'Ukraine. En 1918 ils aidèrent à l'organisation de la
Fédération Anarchiste Nabat [le Tocsin] et commencèrent la
publication d'un journal du même nom. En théorie, ils étaient en
désaccord avec les Bolcheviks ; pratiquement les anarchistes de la
Fédération, tout comme les anarchistes partout en Russie,
travaillaient avec eux et se battaient sur tous les fronts contre les
forces réactionnaires.
Quand les deux camarades ukrainiens eurent connaissance de
notre arrivée en Russie, ils essayèrent à plusieurs reprises de nous
rejoindre, mais par suite des conditions politiques et de l’impossibilité
pratique de voyager, ils ne purent pas venir dans le nord. Par la
suite, ils furent arrêtés et emprisonnés par les Bolcheviks.
Immédiatement, à leur sortie de prison, ils partirent pour Petrograd,
voyageant dans l'illégalité. Ils connaissaient les risques d'être
arrêtés, voire fusillés, pour possession et utilisation de faux papiers,
mais ils étaient décidés à risquer le tout pour le tout, car nous
devions connaître la vérité sur les povstantsi [paysans
révolutionnaires], mouvements menés par cette figure extraordinaire,
Nestor Makhno. Ils voulaient, grâce à nous, se tenir au courant des
activités anarchistes en Russie, et témoigner de quelle manière la
main de fer des Bolcheviks les avait écrasés.
Pendant deux semaines, dans le calme des nuits de Petrograd,
les deux anarchistes ukrainiens déroulèrent devant nous le fil de la
lutte en Ukraine. Impartialement, tranquillement, et avec un
détachement presque étrange, ces jeunes hommes racontèrent leur
histoire.
Treize gouvernements différents avaient " gouverné " l'Ukraine.
Chacun d'eux avait volé, assassiné la paysannerie, provoqué
d'horribles pogroms et avait laissé la mort et la ruine dans son
sillage. Les paysans ukrainiens, une race plus indépendante que
leurs frères du nord, et pleine de vigueur, en étaient venus à détester
tous les gouvernements, et toute mesure qui menaçait leur terre et
leur liberté. Ils s'unirent, repoussèrent leurs oppresseurs pendant
ces longues années révolutionnaires. Les paysans n'avaient aucune
théorie ; ils ne pouvaient être enrôlés dans aucun parti politique. Une
haine instinctive pour la tyrannie les étreignait. L'Ukraine en son
entier devint bientôt un camp de rebelles. Dans ce chaudron en
ébullition apparut, en 1917, Nestor Makhno.
Makhno était un fils de l'Ukraine. Rebelle naturel, il s'intéressa à
l'anarchisme dès son jeune âge. À dix-sept il attenta à la vie d'un
espion tsariste et fut condamné à mort, mais à cause de son
extrême jeunesse, la sentence fut commuée en katorga pour la vie
[sévère emprisonnement, un tiers de la peine dans des fers]. La
Révolution de Février ouvrit les portes des cachots à tous les
prisonniers politiques, et, parmi eux, à Makhno. Il avait alors passé
dix ans dans la prison Boutirky, à Moscou. Au moment de son
arrestation, il était assez inculte, mais en prison il sut utiliser ses
loisirs. À sa sortie, il avait acquis des connaissances considérables
en histoire, économie politique et littérature. Peu de temps après sa
libération, Makhno revint vers son village natal, Gouliaï-Polié, où il a
organisa un syndicat et le soviet local. Il se jeta alors dans le
mouvement révolutionnaire, et, durant toute l'année 1917, il fut le
père spirituel et le leader des paysans rebelles, insurgés contre les
propriétaires terriens.
En 1918, quand la Paix de Brest-Litovsk ouvrit l'Ukraine à
l’occupation allemande et autrichienne, Makhno organisa les bandes
de paysans rebelles dans la défense contre les armées étrangères.
Il se battit contre Skofopadski, Hetman ukrainien, soutenu par les
baïonnettes allemandes. Il fit une guérilla victorieuse contre Petlura,
Kaledine, Grigoriev et Denikine. Comme anarchiste conscient, il se
mit à la peine pour donner à la rébellion instinctive de la paysannerie
un but défini et un projet. L’idée de Makhno était que la révolution
sociale devait être défendue contre tous les ennemis, contre chaque
tentative contre-révolutionnaire ou réactionnaire de droite et gauche.
Le travail, en même temps éducatif et culturel, fut continué parmi les
paysans pour les éduquer dans le sens anarchiste- communiste,
dans le but d'établir des communes de paysans libres.
En février 1919, Makhno conclut un accord avec l'Armée Rouge.
Il devait continuer à tenir le front du sud contre Denikine et, pour
cela, recevoir des Bolcheviks les armes nécessaires et des
munitions. Makhno devait rester responsable des povstantsi,
maintenant développés en armée, afin que cette dernière garde son
autonomie dans ses organisations locales, les Soviets
révolutionnaires de zone, qui couvraient plusieurs provinces. On
accepta que les povstantsi eussent le droit de tenir des congrès, de
discuter et d'agir librement sur les problèmes les concernant. Trois
congrès eurent lieu en février, mars et avril. Mais les Bolcheviks ne
tinrent pas parole. Les provisions promises à Makhno et dont il a
avait désespérément besoin, arrivaient en retard, ou pas du tout. On
a dit que cette politique était décidée par Trotsky qui ne voyait pas
d'un œil favorable cette armée indépendante de rebelles. Makhno
était donc souvent paralysé, tandis que Denikine gagnait du terrain
constamment. De ce fait, les Bolcheviks commencèrent à critiquer le
Soviet libre des paysans, et, en mai 1919, le Commandant en chef
des armées du sud, Kamenev, accompagné par les membres du
Gouvernement de Kharkov, vint au quartier général de Makhno pour
résoudre les problèmes. Finalement, les représentants militaires
bolcheviques exigèrent la dissolution des povstantsi. Ces derniers
refusèrent, arguant que les Bolcheviks trahissaient leur parole
révolutionnaire.
Pendant ce temps, l'avance de Denikine devenait plus
menaçante et Makhno ne recevait toujours aucune assistance des
Bolcheviks. L’armée de paysan décida alors d'appeler à une session
spéciale du Soviet pour le 15 juin. On devait définir des plans, et
décider des méthodes pour mettre fin à la menace toujours
croissante de Denikine. Mais le 4 juin Trotsky publia un ordre
interdisant la tenue du congrès, et déclara Makhno hors-la-loi.
Devant un public réuni à Kharkov, Trotsky soutint qu'il valait mieux
permettre aux Blancs de rester en Ukraine que de subir Makhno. La
présence des Blancs, dit-il, pousserait la paysannerie ukrainienne
vers le Gouvernement soviétique, tandis que Makhno et ses
povstantsi ne feraient jamais la paix avec les Bolcheviks ; ils
essayeraient de se créer un certainterritoire pour y pratiquer leurs
idées, et seraient une menace constante pour le Gouvernement
communiste. C'était pratiquement une déclaration de guerre contre
Makhno et son armée. Bientôt ce dernier se trouva attaqué sur deux
côtés à la fois, par les Bolcheviks et par Denikine. Les povstantsi
étaient mal équipés et manquaient des provisions les plus
nécessaires pour la guerre, cependant l'armée des paysans, par le
pur génie militaire de son chef et le courage inconscient de ses
fidèles rebelles, résista un temps considérable.
En même temps les Bolcheviks commencèrent une campagne
de dénonciation contre Makhno et ses povstantsi. La presse
communiste l'accusait d'avoir déloyalement ouvert le front du sud à
Denikine et stigmatisait l'armée de Makhno comme un groupe de
bandits et son leader comme un contre- révolutionnaire qui devait
être détruit à tout prix. Mais ce " contre-révolutionnaire " avait
entièrement compris la menace que représentait Denikine pour la
Révolution. Il réunit de nouvelles forces et le concours des paysans,
et, pendant les mois de septembre et octobre 1919, sa campagne
contre Denikine donna l’estocade à ce dernier en Ukraine. Makhno
captura la base d'artillerie de Denikine à Mariopol, annihila l'arrière
de l’armée ennemie et réussit à séparer le corps principal de l'armée
de sa base d'approvisionnement. Cette manœuvre brillante de
Makhno et le combat héroïque de l'armée des rebelles provoqua de
nouveaux contact amicaux avec les Bolcheviks. L'interdiction des
povstantsi fut levée, et la presse communiste fit l’éloge de Makhno
comme grand génie militaire et courageux défenseur de la
Révolution en Ukraine. Mais les différences entre Makhno et les
Bolcheviks étaient profondes : il s'efforçait d'établir des communes
libres de paysans en Ukraine, tandis que les communistes tenaient à
imposer l'autorité de Moscou. En fin de compte un heurt était
inévitable et il advint au début de janvier 1920.
À ce moment-là un nouvel ennemi menaçait la Révolution.
Grigoriev, autrefois officier tsariste, puis allié des Bolcheviks, s'est
maintenant retourné contre eux. Ayant obtenus des renforts
considérables au sud, à cause de ses slogans de liberté et de
Soviets libres, Grigoriev proposa à Makhno de regrouper leurs
forces contre le régime communiste. Makhno appela une rencontre
des deux armées et là accusa publiquement Grigoriev de contre-
révolution et prouva qu'il avait organisé de nombreux pogroms
contre les Juifs. En déclarant Grigoriev un ennemi du peuple et de la
Révolution, Makhno et son état-major le condamna, lui et ses aides
de camp, à mort, et les exécuta sur place. Une partie de l’armée de
Grigoriev rejoignit Makhno.
En attendant, Denikine continuait de harceler Makhno, le forçant
finalement de se retirer de ses positions, non sans durs combats le
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long d'une ligne de neuf cents verstes : la retraite dura quatre mois,
Makhno marchant vers la Galice. Denikine avança vers Kharkov,
plus au nord ensuite, s'emparant d’Orel et de Koursk, jusqu'aux
portes de Tula, dans le voisinage immédiat de Moscou.
L'Armée Rouge semblait impuissante à stopper l'avance de
Denikine, mais, en attendant, Makhno avait réuni de nouvelles
forces et avaient attaqué Denikine sur ses arrières. Le fait inattendu
de cette nouvelle tournure, et les exploits extraordinaires des
hommes de Makhno dans cette campagne, désorganisa les plans de
Denikine, démoralisa son armée et donna à l’Armée Rouge
l’occasion de prendre l'offensive contre l'ennemi contre-
révolutionnaire dans le voisinage de Tula.
Quand l'Armée Rouge atteignit Alexandrovsk, après avoir
finalement battu les forces de Denikine, Trotsky exigea de nouveau
de Makhno qu'il désarmât ses hommes et se plaçât lui- même sous
la férule de l’Armée Rouge. Les povstantsi refusèrent, sur quoi une
campagne militaire fut organisée contre les rebelles, les Bolcheviks
faisant beaucoup de prisonniers et en tuant le plus grand nombre.
Makhno, qui avait réussi à s’extraire du filet bolchevique, fut à
nouveau déclaré hors-la-loi et bandit. Depuis lors Makhno avait sans
cesse levé des guérillas contre le régime bolchevique.
L’histoire des amis ukrainiens, que j'ai rapportée ici de manière
très condensée, semblait aussi romantique que les exploits de
Stenka Razine, le célèbre rebelle cosaque immortalisé par Gogol.
Romantique et pittoresque, certes, mais j'interrogeai les deux
camarades sur l'influence que les activités de Makhno et de ses
hommes avaient eu sur l'anarchisme. Makhno, m'expliquèrent mes
informateurs, étaient un anarchiste cherchant à libérer l'Ukraine de
toute oppression et luttant pour développer et organiser les
tendances anarchiques latentes des paysans. À cette fin Makhno fit
à plusieurs reprises appel aux anarchistes d'Ukraine et de Russie à
l'aider. Il leur avait offert la plus grande occasion pour faire à la fois
un travail éducatif et de propagande, les avait fournis en
équipements et en lieux de rencontre, et leur avait donné toute
liberté d'action. Chaque fois que Makhno capturait une ville, la liberté
de parole et de presse pour les Anarchistes et les socialistes-
révolutionnaires de gauche était rétablie. Makhno disait souvent :
" Je suis un militaire et je n'ai pas de temps à consacrer au travail
éducatif. Mais vous, qui êtes des écrivains et des orateurs, vous
pouvez faire ce travail. Rejoignez-moi, et ensemble nous serons
capables de préparer le terrain pour une expérience anarchiste en
grandeur nature. " Mais la valeur principale du mouvement de
Makhno résidait dans les paysans eux-mêmes, pensaient mes
camarades. C'était un mouvement spontané, élémentaire,
l'opposition des paysans à tous les gouvernements étant le résultat
non de théories, mais d'expérience amère et d'amour instinctif de la
liberté. Ils étaient un terreau fertile pour les idées anarchistes. Pour
cette raison un grand nombre d'anarchistes avaient rejoint Makhno.
Ils l'accompagnaient dans la plupart de ses campagnes militaires et
continuaient énergiquement la propagande anarchiste en même
temps.
Zorine m'avait dit, et d'autres communistes également, que
Makhno harcelait les juifs, et que ses povstantsi était responsable de
nombreux pogroms brutaux. Mes visiteurs réfutèrent avec force ces
accusations. Makhno luttait sauvagement contre les pogroms ; il
publiait souvent des proclamations contre de telles atrocités et il
avait même de sa propre main puni certains de ceux qui s'étaient
rendus coupables d'agressions envers les Juifs. La haine pour
l'Israélite était bien sûr répandue en Ukraine ; elle n'avait pas été
supprimée, même parmi les soldats Rouges. Eux aussi avaient
assailli, volé et outragé des Juifs ; et personne ne tenait les
Bolcheviks responsables de tels cas isolés. L'Ukraine était infestée
par des bandes armées qui étaient souvent prises pour des
Makhnovtsi et qui faisaient des pogroms. Les Bolcheviks, conscient
de cela, avaient exploité la confusion pour discréditer Makhno et ses
disciples. Cependant, les anarchistes ukrainiens, m'informa-t-on,
n'idéalisaient pas le mouvement de Makhno. Ils savaient que les
povstantsi ne n'étaient pas des anarchistes conscients. Leur journal,
Nabat, souligna à plusieurs reprises ce fait. D'autre part, les
anarchistes ne pouvaient pas oublier l'importance de ce mouvement
populaire, qui était instinctivement indocile, incliné à l'anarchie, et qui
avait réussi à repousser les ennemis de la Révolution, ce que,
pourtant mieux organisée et équipée, l'armée bolchevique n’avait
pas pu accomplir. Pour cette raison nombre d'anarchistes avaient
considéré comme leur devoir de travailler avec Makhno. Mais la
plupart d'entre eux s'étaient éloignés ; ils avaient un plus grand
travail culturel, éducatif et d'organisation à faire.
Les forces contre-révolutionnaire d'invasion, bien que de
caractère et de but différents, s'accordaient toutes dans leur
persécution implacable des Anarchistes. Ces derniers étaient faits
pour souffrir, quel que fût le régime. Les Bolcheviks ne furent pas
supérieurs à cet égard que Denikine ou tout autre élément Blanc.
Les anarchistes remplissaient les prisons bolcheviques ; plusieurs
avaient été tués et toutes les activités anarchistes légales avaient
été supprimées. La Tcheka était particulièrement qualifiée pour ce
travail horrible, puisqu’elle avait ressuscité les vieilles méthodes
tsaristes, y compris la torture.
Mes jeunes visiteurs en parlaient d'expérience : ils avaient eux-
mêmes, et à plusieurs reprises, tâté des prisons bolcheviques.
XII. SOUS LA SURFACE

L’histoire épouvantable que j'avais écoutée pendant deux


semaines avait déferlé sur moi comme une tempête. Est-ce que
c'était la Révolution en laquelle j'avais crue toute ma vie, que j'avais
attendue, à laquelle j'avais tenté d'intéresser les autres, ou était-ce
sa caricature, un monstre affreux qui était venu pour railler et se
moquer de moi ? Les communistes que j'avais rencontré
quotidiennement depuis six mois étaient des hommes et des
femmes pleins d'abnégation, travailleurs, imprégnés d'un grand idéal
; ces gens étaient-ils capables de la trahison et des horreurs dont on
les accusait ? Zinoviev, Radek, Zorine, Ravitch, et plusieurs autres
que j'avais appris à connaître, pouvaient-il, au nom d'un idéal,
mentir, diffamer, torturer, tuer ? Zorine ne m'avait-il pas dit que la
peine de mort avait été abolie en Russie ? Pourtant j'avais appris,
peu de temps après mon arrivée, que des centaines de gens avaient
été exécutés la veille même du jour où le nouveau décret était entré
en vigueur, et que la Tcheka, de fait, n'avait jamais cessé de fusiller.
Que mes amis n’exagéraient pas quand ils disaient que la
Tcheka utilisait la torture, je l'appris également d'autres sources. Les
plaintes au sujet des conditions affreuses de la détention à
Petrograd devenaient si nombreuses que Moscou fut informé de la
situation. Un inspecteur de la Tcheka vint enquêter. Les prisonniers,
ayant peur de parler, on leur promit l'immunité. Mais à peine avait-il
quitté l'inspecteur, qu’un des détenus, un jeune garçon, qui avait
parlé franchement des brutalités pratiquées par la Tcheka, fut traîné
hors de sa cellule et grièvement matraqué.
Pourquoi Zorin recourait-il au mensonge ? Il devait pourtant
savoir que je ne resterais pas dans l'obscurité très longtemps. Et
puis, Lénine n’était-il pas lui aussi coupable des mêmes méthodes ?
" Les anarchistes d'idées [ideyni] ne sont pas dans nos prisons ",
m'avait-il assuré. Déjà, à ce moment-là, de nombreux anarchistes
remplissaient les prisons de Moscou et de Petrograd, et de
beaucoup d'autres villes en Russie. En mai 1920, nombre d'entre
eux avaient été arrêtés dans Petrograd, parmi eux deux filles de dix-
sept et dix-neuf ans. Aucun des prisonniers n'avait été accusé
d'activités contre- révolutionnaires : ils étaient des " anarchistes
d'idées ", pour utiliser l'expression de Lénine. Plusieurs avaient
publié un manifeste le Premier Mai, pour attirer l'attention sur les
conditions épouvantables dans les usines de la République
Socialiste. Les deux jeunes filles, qui avaient fait circulé un tract
contre le passeport de travail qui venait d'entrer en vigueur, avaient
elles aussi été arrêtées.
Ce passeport de travail avait été annoncé par les Bolcheviks
comme l'une des grandes réalisations communistes. Il établirait
l'égalité et supprimerait le parasitisme, affirmait-on. De fait, le livret
avait plutôt le caractère du billet jaune délivré aux prostituées sous le
régime tsariste. C'était un rapport sur tout ce que faisait chacun, et,
sans lui, on ne pouvait rien faire. Il liait son détenteur à son travail, à
la ville où il vivait, et à l'appartement qu'il occupait. Il enregistrait ses
opinions politiques, son adhésion au parti, et son casier judiciaire.
Bref, un billet jaune. Quelques communistes eux-mêmes trouvaient
cette innovation dégradante. Les anarchistes qui le combattaient
furent arrêtés par la Tcheka. Quand on questionnait les leaders
communistes au sujet de cela, ils répétaient ce que Lénine avait dit :
" Aucun anarchiste d'idées ne se trouve dans nos prisons. "
L'auréole des communistes s'effritait. Tous semblaient croire que
la fin justifiait les moyens. Je me rappelais les déclarations de Radek
lors du premier anniversaire de la Troisième Internationale, quand il
avait expliqué à son public " la merveilleuse diffusion du
Communisme " en Amérique. " Il y a cinquante mille communistes
dans les prisons américaines " s'était-il exclamé. " Molly Stimer, une
fille de dix-huit et ses compagnons, tous des communistes, ont été
expulsés d'Amérique pour leurs activités communistes. " J'avais
pensé à ce moment-là que Radek avait été mal informé. Il me
semblait néanmoins étrange qu’il ne se fut pas renseigné avant
d'affirmer de telles choses. C'était malhonnête et insultant pour Molly
Stimer et pour ses camarades anarchistes, rajouté à l'injustice qu'ils
avaient subie de la part de la ploutocratie américaine.
Pendant les derniers mois, j'en avais vu et entendu assez pour
devenir quelque peu éclairée sur la psychologie communiste, ainsi
que sur les théories et les méthodes des Bolcheviks. Je n'étais plus
étonnée de leur double jeu avec Makhno, des brutalités pratiquées
par la Tcheka, des mensonges de Zorine. Je venais de comprendre
que les communistes croyaient implicitement à la formule jésuitique
que la fin justifiait tous les moyens. Et de fait, ils exaltaient cette
formule. N'importe quelle suggestion sur la valeur de la vie humaine,
les qualités d'une personne, l'importance de l'intégrité révolutionnaire
comme base d'un nouvel ordre social, était balayée comme
" sentimentalité bourgeoise " qui n’avait pas de place dans
l'organisation révolutionnaire des choses. Pour les Bolcheviks, le but
à réaliser était l'État Communiste, ou la prétendue Dictature du
Prolétariat. Tout qui allait vers cette fin était justifiable et
révolutionnaire. Lénine, les Radek, les Zorine étaient donc tout à fait
cohérents. Hantés par l'infaillibilité de leur credo, s'y donnant à plein
temps, ils pouvaient être aussi héroïques que méprisables en même
temps. Ils pouvaient travailler vingt heures par jour, ne vivant que de
hareng et de thé, et ordonner de fusiller des hommes et des femmes
innocents. De temps en temps ils tentaient de masquer leurs
exécutions en feignant un " malentendu ", mais la fin ne justifiait-elle
pas tous les moyens ? Ils pouvaient employer la torture et refuser
l’enquête, ils pouvaient mentir et diffamer, et se traiter eux-mêmes
d'idéalistes. Bref, ils pouvaient croire et faire croire à d'autres que
tout était légitime et juste du point de vue révolutionnaire ; une autre
politique serait faiblesse, sentimentalité, ou trahison de la
Révolution.
À une occasion, quand je devins critique au sujet de la manière
brutale dont des femmes délicates étaient conduites dans les rues
pour enlever la neige à la pelle, insistant sur le fait que, même si
elles avaient appartenu à la bourgeoisie, il s'agissait d'êtres
humains, et que leur santé devait être prise en considération, un
communiste me dit : " Vous devriez avoir honte de vous ; vous, une
vieille révolutionnaire, et pourtant si sentimentale. " C'était la même
attitude que quelques communistes adoptaient envers Angelica
Balabanova, parce qu'elle était toujours soucieuse et désireuse
d'être solidaire dans la mesure du possible. Bref, j’en étais venue à
voir que les Bolcheviks étaient des puritains sociaux qui croyaient
sincèrement qu'eux seuls avaient été désignés pour sauver
l’humanité. Mes relations avec les Bolcheviks devinrent plus
tendues, mon attitude envers la Révolution, telle qu'elle était, plus
critique.
Une chose m'était devenue tout à fait évidente : je ne pouvais
me lier au Gouvernement soviétique ; je ne pouvais accepter un
travail qui me placerait sous le contrôle de la machine communiste.
Le Commissariat à l'Éducation était si complètement dominé par
cette machine qu’il était illusoire de s'attendre à autre chose qu’un
travail routinier. En fait, à moins d'être communiste, on ne pouvait
presque rien faire. J'avais désiré rejoindre Lunacharsky, que je
considérais comme l'un des plus cultivé et des moins dogmatique
parmi les communistes de haut rang. Mais j'étais persuadée que
Lunacharsky lui-même était un rouage impuissant de la machine,
ses meilleures œuvres constamment vérifiées et rabotées. J'avais
aussi beaucoup appris du système de favoritisme et de vol qui
prévalaient dans la gestion des écoles et dans le traitement des
enfants. Quelques écoles étaient splendides, les enfants bien nourris
et bien vêtus, goûtant concerts, pièces de théâtre, danses et autres
loisirs. Mais la majorité des écoles et des maternelles était sordide,
sale et négligée. Les responsables des écoles " privilégiées " avaient
peu de difficulté à se procurer tout le nécessaire, et même au-delà.
Mais les directeurs des écoles " communes " gaspillaient leur temps
et leur énergie, courant toute la semaine d'un département à un
autre, découragés et fatigués d'attendre des lustres avant d'obtenir
les fournitures les plus simples.
D'abord j'avais attribué cette situation à la pénurie alimentaire et
des matériels. J'avais assez entendu dire, et si souvent, que le
blocus et l'intervention en étaient responsables. En grande partie
c'était vrai. Si la Russie n'avait pas été aussi affamée, la mauvaise
gestion et le vol n’auraient pas eu des résultats aussi déplorables.
Mais au-delà la pénurie générale, il y avait cette notion dominante de
propagande communiste. Même les enfants devaient servir à cette
fin. Les écoles bien entretenues étaient là " pour l'épate ", pour les
missions étrangères et les délégués qui visitaient la Russie. Tout
était gaspillé pour ces écoles de parade, aux dépens des autres.
Je me souvins combien chacun avait été effrayé à Petrograd par
un article paru dans la Pravda de mai, divulguant les conditions
épouvantables dans les écoles. Un comité des organisations des
Jeunes Communistes avait examiné certaines de ces institutions. Ils
y avaient trouvé des enfants sales, dévorés de vermine, dormant sur
des matelas crasseux, nourris d’aliments douteux, enfermés en
guise de punition dans des pièces noires pour la nuit, privés de
repas et même battus. Nombre de fonctionnaires et de salariés
n'étaient rien moins que des criminels. Dans une école, par
exemple, ils étaient 138 pour 125 enfants. Dans un autre, 40 pour 25
enfants. Tous ces parasites prenaient leur pain à la bouche même
des malheureux enfants.
Les Zorine m'avait parlé à plusieurs reprises de Lillina,
responsable du Département Éducatif de Petrograd. Elle était une
merveilleuse ouvrière, m'avaient-ils, dévouée et capable. Je l'avais
entendue parler plusieurs fois, mais elle ne m'avait pas
impressionnée : elle semblait tirée à quatre épingles et contente de
soi, une maîtresse d'école typiquement puritaine. Mais je ne me
forgeai pas d'avis sur elle, jusqu’à ce que je lui eusse parlé. Après la
publication de ces révélations scolaires, je décidai de voir Lillina.
Nous nous entretînmes plus d’une heure des écoles à sa charge, de
renseignement en général, du problème des enfants handicapés et
de leur traitement. Elle fit la lumière sur ces abus dans les écoles,
prétendant que " les jeunes camarades en avait exagéré les
défauts ". De toute façon, avait-elle ajouté, les coupables avaient
déjà été expulsés.
Comme beaucoup d'autres responsables communistes, Lillina
se consacrait à son travail et y donnait tout son temps et toute son
énergie. Naturellement, elle ne pouvait surveiller tout
personnellement ; les écoles " de parade " étant les plus importantes
à ses yeux, elle leur consacrait le plus clair de son temps. Les autres
étaient laissées au soin de ses nombreux collaborateurs, dont on
jugeait la compétence en grande partie selon leur utilité politique.
Notre conversation renforça ma conviction que je ne n'avais rien à
faire au Ministère de l'Éducation bolchevique.
Le Ministère de la Santé s’offrait comme une petite occasion
d’un service réel, qui ne devait pas s'organiser selon les vues
politiques des patients, avec des hôpitaux de parade. Ce principe de
discrimination prévalait, malheureusement, même dans les
chambres des malades. Comme toutes les institutions communistes,
le Ministère de la Santé était dirigé par un Commissaire politique, le
docteur Pervukhine. Il tenait beaucoup à s'assurer de mon aide,
proposant de me propulser responsable d'une fabrique, d'un
dispensaire, ou d’une crèche, offre très flatteuse et alléchante, qui
me tentait fortement. J'eus plusieurs entrevues avec le docteur
Pervukhine, sans résultat pratique.
Chaque fois que je visitais son département, je trouvais des
grappes d'hommes et de femmes qui attendaient, attendaient
indéfiniment. Ils étaient docteurs et infirmières, des membres de
l’élite intellectuelle, mais aucun d’eux n’était communiste. Ils auraient
pu être employés dans diverses branches médicales, mais leur
temps et leur énergie étaient gaspillés dans les salles d'attente du
docteur Pervukhine, le Commissaire politique. Ils formaient un
groupe désolé, déprimé et abattu, ces hommes et femmes, fine fleur
de la Russie. Devais-je rejoindre ce cortège tragique, me soumettre
au joug politique ? Tant que je ne serais pas convaincue que le joug
était indispensable au processus révolutionnaire, je n’y consentirais
pas. J'estimais que je devais d'abord me trouver un travail impartial,
travail qui me permettrait d'étudier les conditions en Russie et
d'entrer en contact direct avec le peuple, les ouvriers et les paysans.
Je devais seulement trouver comment sortir du chaos de doute et
d'angoisse mentale dont j'étais devenue la proie.
XIII. LE MUSÉE DE LA RÉVOLUTION

Le Musée de la Révolution est hébergé dans le Palais d'hiver,


dans une suite qui servit une fois de crèche pour les enfants du Tsar.
L'entrée de cette partie du palais est connue sous le nom de detsky
podyezd. Par les fenêtres du palais, le Tsar devait souvent regarder,
au-delà de la Neva, la Forteresse de Pierre-et-Paul, le tombeau
vivant de ses ennemis politiques. Combien différentes maintenant
étaient les choses ! Ces pensées allumèrent mon imagination.
J'étais remplie du merveilleux et de la magie de ce grand
changement quand je fis ma première visite au Musée.
Je trouvai des groupes d'hommes et de femmes au travail dans
les diverses pièces, blottis dans leurs manteaux et tremblants de
froid. Leurs visages étaient bouffis et bleuâtres, leurs mains gelées,
ils ressemblaient tout à fait à des ombres. Quelle dévotion, pensais-
je, de continuer à travailler dans de telles conditions. Le secrétaire
du Musée, M. B. Kaplan, me reçut très aimablement et exprima
" l'espoir que je rejoindrais le travail du Musée. " Lui et un autre
membre du personnel passèrent plusieurs fois un temps
considérable avec moi, pour m'expliquer les plans et les buts du
Musée. Ils me demandèrent de me joindre à l'expédition que le
Musée organisait, et qui devait aller au sud de l'Ukraine et dans le
Caucase. Les objets de valeur de la période révolutionnaire devaient
être rassemblé là, m'expliquèrent-ils. L'idée m'attirait. En plus de
mon intérêt général pour le Musée et ses travaux, cela signifiait un
travail impartial, libre de Commissaires, et une occasion
exceptionnelle de voir et d'étudier la Russie.
Au cours de notre prise de contact, j'appris que ni M. Kaplan ni
son ami n'étaient communistes. Mais tandis que M. Kaplan était
fortement pro-bolchevique et essayait de justifier et de trouver une
explication convaincante à tout, l’autre homme était critique
quoiqu'en aucun cas opposant. Pendant mon séjour à Petrograd, je
vis beaucoup ces deux hommes et j'appris beaucoup d'eux sur la
Révolution et sur les méthodes des Bolcheviks. L'ami de Kaplan,
dont le nom, pour des raisons évidentes, ne peut être mentionné ici,
parlait souvent de l'impossibilité totale de faire du travail créatif dans
la machine communiste. " Les Bolcheviks, " disait-il, " se plaignent
toujours du manque d'aide, cependant personne, à moins d'être
communiste, n'a la moindre chance. " Le Musée avait compté parmi
les institutions les moins malmenées, et le travail y progressait bien.
On y avait envoyé alors un groupe de vingt jeunes garçons,
inexpérimentés, peu familiers avec cette activité. Communistes, ils
furent placés dans les positions d'autorité, il en avait résulté frictions
et confusion. Chacun se sentait observé et espionné. " Les
Bolcheviks ne s'occupent pas du mérite, " dit-il ; " leur principale
préoccupation est une carte d'adhérent. " Il n'était pas vraiment
confiant en l’avenir du Musée, cependant il pensait que la
coopération " des Américains " aiderait à son bon développement.
Au bout du compte, je choisis pour de bon le Musée comme offre de
travail la plus appropriée, principalement parce que cette institution
était impartiale. J'avais espéré une action plus essentielle dans la vie
de la Russie, que de rassembler des matériaux historiques ; c'était
malgré tout un travail de valeur, et nécessaire. Une fois que j'eusse
accepté de faire partie de l'expédition, je visitais le Musée
quotidiennement pour aider aux préparatifs de ce long voyage. Il y
avait beaucoup de travail. Ce n'était pas une sinécure que d'obtenir
un wagon, de l'équiper pour le voyage de travail, et de se procurer
les documents qui nous donneraient accès au matériel que nous
avions l'intention de rassembler.
Tandis que j'étais occupée à aider aux préparatifs, Angelica
Balabanova arriva à Petrograd pour rencontrer la Mission italienne.
Elle me sembla transformée. Elle était très impatiente de voir ses
camarades italiens : ils lui apporteraient un souffle de son Italie bien-
aimée, de son ancienne vie et de son travail là-bas. Quoique russe
par la naissance, la formation et les traditions révolutionnaires,
Angelica s'était enracinée dans le sol de l'Italie. Je la comprenais,
elle et son sentiment d'être étrangère dans son pays, dont le sol
rude aurait dû porter une vie nouvelle et radieuse. Angelica ne
voulait pas s’avouer que beaucoup de cette vie désirée était déjà
mort-né. La connaissant, ce n'était pas difficile pour moi d’imaginer
combien amer était son chagrin de cette chose malheureuse et
informe qu'était devenue la Russie. Mais maintenant ses amis
Italiens arrivaient ! Ils apporteraient avec eux la chaleur et les
couleurs de l'Italie.
Les Italiens arrivèrent et avec eux de nouvelles festivités, des
manifestations, des réunions et des discours. Tout cela
m'apparaissait différent, ô combien !, de mes premiers jours
mémorables à Beloostrov. Sans doute les Italiens se sentaient
maintenant aussi effrayés comme je l'étais alors, aspirée par le
merveilleux de la Russie. Six mois et la proximité de la réalité des
choses avaient tout changé en moi. La spontanéité, l'enthousiasme,
la vitalité m’avaient fui. Seule une ombre pâle était restée, un
fantôme souriant qui étreignait mon cœur.Place Uritski, les masses
devenaient lasses d'attendre. On les avait gardées là pendant des
heures, avant que la Mission italienne ne fût arrivée du Palais
Tauride. Les cérémonies commençaient à peine quand une femme,
appuyée contre la tribune, blême et pâle, commença à pleurer. Je
me levai, la prit dans mes bras. " C'est facile pour eux de parler ", a-
t-elle gémi, " mais nous n’avons pas eu à manger de toute la
journée. Nous avons reçu l'ordre de venir directement de notre
travail, sinon nous perdions nos rations de pain. Depuis cinq heures
ce matin, je suis debout. On ne nous a pas permis d'aller à la
maison après le travail pour manger un peu. Nous avons dû venir ici.
Dix-sept heures avec un morceau de pain et un peu de kipyatok
dans le corps. Les visiteurs savent-ils quoi que ce soit de nous ? "
Les discours continuèrent, l'internationale fut jouée pour la dixième
fois, les marins exécutèrent leurs exercices fantaisistes et la claque
à la tribune criait des hourra. Je m'enfuis. Moi aussi je pleurais, bien
que mes yeux fussent restés secs.
La Mission italienne, comme l'anglaise, était cantonnée au
Palais Narishkine. Un jour, en y allant voir Angelica, je la trouvai
perturbée. Par l'un des serviteurs, elle avait appris que l'ex-princesse
Narishkine, l'ancienne propriétaire du palais, était venue pour
supplier qu'on lui rendît une icône d'argent, dans la famille depuis
des générations. " Seulement cette icône, " avait-elle imploré. Mais
l'icône était maintenant propriété d'État et Balabanova ne pouvait en
disposer. " Pensez seulement ", dit Angelica, " que Narishkine, vieille
et désolée, prie maintenant au coin de la rue, et moi, je vis dans ce
palais. Combien affreuse est la vie ! Je ne peux rien changer à cela ;
je dois partir. "
Mais Angelica était liée par la discipline de parti ; elle resta au
palais jusqu'à son départ pour Moscou. Je savais qu'elle ne se
sentait pas beaucoup plus heureuse que l’ex-princesse, loqueteuse
et affamée, qui priait au coin de la rue.
Balabanova, inquiète de me trouver un travail approprié,
m'informa un jour que Petrovsky, connu en Amérique comme le
docteur Goldfarb, était arrivé à Petrograd. Il était Chef du Ministère
Central de l'Éducation Militaire, qui incluait les Écoles de formation
des Infirmières. Je n'avais jamais rencontré cet homme aux States,
mais j'avais entendu parler de lui comme le rédacteur socialiste du
New York Forward, quotidien socialiste juif. Il m'offrait la position de
monitrice vue de présenter les méthodes américaines de soins, ou
de m'envoyer avec un train médical sur front polonais. J'avais offert
mes services dès les premières nouvelles de l'attaque polonaise sur
la Russie : je sentais la Révolution en danger, et je m'étais
empressée de demander à Zorine d'être mobilisée en tant
qu'infirmière. Il avait promis d'en référer aux autorités appropriées,
mais cela n'était pas allé plus loin. Je fus, donc, quelque peu
étonnée de la proposition de Petrovsky. Cependant cela venait trop
tard. Ce que j'avais appris de la situation en Ukraine, des méthodes
bolcheviques envers Makhno et le mouvement povstantsi, la
persécution des anarchistes et les activités de la Tcheka, avait
complètement secoué ma foi dans les Bolcheviks comme
révolutionnaires. L'offre venait trop tard. Mais Moscou avait peut-être
pensé qu'il aurait été imprudent me laisser voir les coulisses du front
; Petrovsky échoua à m'informer de la décision de Moscou. Je me
sentis soulagée.
Enfin nous reçûmes d'heureuses nouvelles ; la plus grande
difficulté était surmontée : un wagon pour l'expédition du Musée
avait été octroyé. Il était formé de six compartiments, récemment
peint et nettoyé. Maintenant commençait le travail d'équipement. En
temps normal, cela aurait pris deux autres mois, mais nous avions la
coopération de l'homme à la tête du Musée, le Président Yatmanov,
un communiste. Il était aussi le responsable de tout le Palais d'Hiver
où le Musée était hébergé. La plus grande partie du linge, de l'argent
et de la verrerie desréserves du Tsar avait été enlevée, mais il en
restait encore. Munie d'un laissez-passer du président, on me
montra ce qui était autrefois gardé comme des enceintes sacrées
par les laquais des Romanov. Je trouvai des pièces avec de la belle
porcelaine rare, empilée jusqu’au plafond, et des placards remplis du
linge le plus excellent. Le sous-sol, qui courait sous toute la longueur
du Palais d'Hiver, était rempli d'ustensiles de cuisine de toute taille et
de toute variété. Des assiettes et des pots en étain auraient été plus
appropriés à l'expédition, mais comme aucune institution ne pouvait
prendre à une autre ce qui lui manquait, il n’y avait rien à faire, à part
choisir le plus simple de qu'on pouvait prendre du Palais d'Hiver. Je
rentrai chez moi en réfléchissant sur l'étrangeté de la vie : des
révolutionnaires saucissonneraient bientôt dans les plus beaux
couverts des Romanov. Mais je n'en ressentais aucune gaieté.
XIV. PETROPAVLOVSK ET
SCHLÜSSELBOURG

Comme quelque temps devait se passer avant que nous ne


puissions partir, je profitai de l'occasion qui se présentait pour visiter
les prisons historiques, la Forteresse Pierre-et-Paul et
Schlüsselbourg. Je me souvenais de l'effroi et de la crainte dont les
noms mêmes de ces endroits m'avaient emplie, lorsque, à l'âge de
treize ans, je vins habiter Petrograd. En fait, la Forteresse
Petropavlovsk m'effrayait depuis plus longtemps ; je pense que je
devais avoir six ans quand un grand choc advint à notre famille :
nous avions appris que le plus âgé des frères de ma mère, Yegor,
étudiant à l’Université de Petersbourg, avait été arrêté et emprisonné
dans la Forteresse. Ma mère partit immédiatement pour la capitale.
Nous, ses enfants, étions restés à la maison, et nous vivions dans la
crainte que Mère ne dusse pas trouver notre oncle parmi les vivants.
Nous avions passé des semaines et des mois dans l'angoisse,
jusqu'au retour de ma mère. Grande fut notre joie de l'entendre nous
dire qu'elle avait sauvé son frère d'une mort lente. Mais le souvenir
de ce traumatisme resta très longtemps ancré en moi.
Sept ans plus tard, ma famille vivant alors à Pétersbourg, on
m'envoya faire une course qui m'amenait derrière la Forteresse
Pierre-et-Paul. Le choc reçu bien des années plus tôt se réveilla en
moi avec une force paralysante. Là s'érigeait cette lourde masse de
pierre, sombre et sinistre. J'étais terrifiée. La grande prison était
toujours pour moi une maison hantée, qui faisait palpiter mon coeur
de crainte chaque fois que je devais passer aux alentours. Des
années plus tard, quand je commençai à faire des conférences sur
les vies héroïques des grands révolutionnaires russes, la Forteresse
Pierre-et-Paul me devenait de plus en plus haïssable. Et maintenant,
j'étais sur le point de pénétrer entre ses murs mystérieux et de voir
de mes propres yeux la tombe vivante de tant des meilleurs fils et
filles de la Russie.
Le guide désigné pour nous conduire à travers les différents
ravelins y avait été emprisonné dix ans. Il connaissait chaque pierre
de cet endroit. Mais le silence me parla plus que tous ses
commentaires. Les martyrs qui avaient usé leurs ailes contre la
pierre froide, cherchant à s'élever vers la lumière et l'air, reprenaient
vie en moi. Les Décabristes, Tchernichevsky, Dostoievsky,
Bakounine, Kropotkine et un grand nombre d'autres martyrs, me
parlaient de leur idéalisme social et de leur souffrance, de leurs
grands espoirs et de leur foi fervente en la libération finale de la
Russie. Maintenant les esprits flottants de ces morts héroïques
pouvaient reposer en paix : leur rêve s’était réalisé. Mais qu'était-ce
que cette écriture étrange sur le mur ? " Ce soir je dois être tué
parce que j'ai, une fois, acquis un peu d'éducation. " J'avais presque
perdu la conscience du présent. L'inscription m'y renvoya. " Qu'est-
ce que cela signifie ? " demandai-je au gardien. " Ce sont les
derniers mots d'un homme intelligent " me répondit-il. " Après la
Révolution d'Octobre, l'élite intellectuelle a rempli cette prison. D'ici
ils ont été extraits et fusillés, ou chargés sur des barges pour ne
jamais revenir. Ce furent des jours affreux et des nuits encore plus
affreuses. " Donc le rêve de ceux qui avaient donné leurs vies pour
la libération de la Russie ne s'était pas réalisé, après tout. Le monde
changeait-il ? Ou tout n'était-il qu'une répétition étemelle de
l’inhumanité de l'homme pour l'homme ?
Nous atteignîmes le coin de clôture où les prisonniers avaient la
permission de se détendre une demi-heure. Un à un, ils avaient dû
arpenter cette ruelle étroite dans un silence de mort, avec les
sentinelles sur le mur, prêtes à les abattre pour l'infraction la plus
légère. Et tandis que ces encagés et enchaînés foulaient cette
promenade déboisée, les tout-puissants Romanov regardaient,
depuis le Palais d’hiver, la flèche d'or, au sommet de la Forteresse,
pour se rassurer : leurs ennemis si détestés ne menaceraient jamais
plus leur sécurité. Mais non ! Même Petropavlovsk ne pouvait sauver
les Tsars de la main meurtrière du Temps et de la Révolution. En
effet, le changement venait, lent et douloureux, mais il venait.
Dans l'enclos nous rencontrâmes Angelica Balabanova et les
Italiens. Nous arpentâmes l'énorme prison, chacune absorbée dans
ses propres pensées, mises en mouvement par ce qu'elle avait vu.
Angelica avait-elle remarqué l’écriture sur le mur, me demandai-je.
" Ce soir je dois être tué parce que j'ai une fois acquis une
éducation. "
Quelque temps plus tard, avec quelques membres de notre
groupe, nous fîmes un voyage à Schlüsselbourg, le tombeau encore
plus affreux des ennemis politiques du tsarisme. C’était un voyage
de plusieurs heures par bateau en aval de la belle Neva. Le jour était
froid et gris, comme notre humeur, l'état d'esprit adéquat pour visiter
Schlüsselbourg. La forteresse était fortement gardée, mais notre
permis du Musée nous permettait une admission immédiate.
Schlüsselbourg était une masse compacte de pierre, perchée sur un
grand rocher en haute mer. Pendant de nombreuses décennies,
seules les victimes des intrigues de cour et de la défaveur royale
étaient engloutis entre ses murs impénétrables, mais plus tard elle
devint le Golgotha des ennemis politiques du régime tsariste.
J'avais entendu parler de Schlüsselbourg quand mes parents
vinrent à Pétersbourg ; mais à la différence de mon sentiment
envers la Forteresse Pierre-et-Paul, je n'avais ici aucune réaction
personnelle. C'était la littérature révolutionnaire russe qui m'avait
expliqué la signification de Schlüsselbourg. L'histoire de Volkenstein,
l'une des deux femmes qui avaient passé de longues années en cet
endroit redouté, avait laissé une impression particulièrement
indélébile sur mon esprit. Rien pourtant de ce que j'avais lu n'avait
rendu l'endroit tout à fait aussi réel et terrifiant que lorsque j’en
gravis les marches de pierre, et fus face aux sinistres portes. Si l'on
en jugeait par l'état de la forteresse Pierre-et-Paul, la Révolution
aurait pu ne jamais avoir lieu. La prison était restée intacte, prête
pour une utilisation immédiate par le nouveau régime. Pas
Schlüsselbourg. La colère du prolétariat avait frappé cette maison de
mort, l’avait presque mise à terre.
Combien cruel et pervers l'esprit humain qui avait pu créer un
Schlüsselbourg ! En vérité, aucun sauvage ne pouvait être coupable
de l'esprit diabolique qui conçut cet épouvantable tombeau. Des
cellules construites comme des sacs, sans portes ni fenêtres, avec
seulement une petite ouverture par laquelle les victimes étaient
jetées dans leur tombeau vivant. D'autres cellules étaient des cages
en pierre pour mener l'esprit à la folie et lacérer le cœur des
infortunés. Et pourtant des hommes et des femmes avaient supporté
vingt ans cet endroit épouvantable. Quelle fermeté, quel pouvoir
d'endurance, quelle foi sublime ils durent posséder pour avoir tenu
bon, en émerger vivants ! Ici Netchaïev, Lopatine, Morosov,
Volkenstein, Figner et d'autres de la splendide cohorte avaient fini
leurs vies torturées. C'était la tombe commune d'Oulianov, Mishkine,
Kalaiev, Balmashev et d’autres encore. Le tableau noir où leurs
noms étaient inscrits parlait plus fort que leurs voix, qu’on avait fait
taire pour toujours. Non ! même les vagues hurlantes qui se
précipitaient contre la roche de Schlüsselbourg ne pouvaient noyer
ces voix accusatrices.
Petropavlovsk et Schlüsselbourg se dressaient comme une
preuve vivante : combien futile était l'espoir des puissants,
d'échapper aux Frankenstein que leurs propres mains avaient
façonnés.
XV. LES SYNDICATS

Nous étions en juin et le temps du départ approchait. Petrograd


semblait plus beau que jamais ; les nuits blanches étaient venues,
elles ressemblaient au jour, sans sa lumière éblouissante, les
mystérieuses et apaisantes nuits blanches de Petrograd. Il y avait
des rumeurs de danger contre- révolutionnaire, et la ville avait été
mise en état d'alerte. La loi martiale prévalait, qui interdisait de sortir
dans les rues après minuit, bien qu'il fît presque jour. Parfois nous
obtenions des permis spéciaux par des amis, et alors nous
déambulions par les rues désertes ou le long des quais de la Neva
sombre, discutant dans des chuchotements de l'étrange situation. Je
cherchais quelque chose de remarquable dans l’image floue la
Révolution russe, une grande flamme jaillissant à travers le monde,
éclairant l'horizon sombre de cette Révolution déshéritée et
opprimée, un nouvel espoir, un grand réveil spirituel. Et j'étais là, au
milieu d'elle, sans voir cependant nulle part la promesse et
l'accomplissement de ce grand événement. Avais-je mal compris la
signification et la nature de la révolution ? Peut-être les faussetés et
les maux que j’ai vus pendant ces cinq mois étaient-ils inséparables
d’une révolution. Ou était-ce la machine politique que les Bolcheviks
avaient créée qui broyait la Révolution ? Si j'avais été témoin de sa
naissance, je pourrais maintenant être en état de juger. Mais
apparemment j'étais arrivée à la fin, la fin agonisante du peuple. Tout
était si complexe, si impénétrable, un tupik, une impasse, en russe.
Seuls le temps et l'étude sérieuse, aidée par une compréhension
compatissante, me montreraient la solution. En attendant, je devais
fortifier mon courage, loin de Petrograd, parmi le peuple.
Enfin le moment tant attendu arriva. Le 30 juin 1920, notre
wagon fut accrochée à un omnibus appelé " Maxime Gorki " et nous
quittâmes la gare Nikolayevski pour Moscou.
À Moscou il y eut beaucoup de formalités à subir. Nous
pensions que quelques jours suffiraient, mais nous y restâmes deux
semaines. Cependant, notre séjour fut intéressant. La ville était
grouillante de délégués au Deuxième Congrès de la Troisième
Internationale ; de toutes les parties du monde les ouvriers avaient
envoyé leurs camarades vers la terre promise, la Russie
révolutionnaire, la première république ouvrière. Parmi les délégués
il y avait des anarchistes et des syndicalistes, qui croyaient aussi
fermement que moi, six mois plus tôt, que les Bolcheviks
symbolisaient la Révolution. Ils avaient répondu à l'appel de Moscou
avec enthousiasme. J'avais rencontré certains d'entre eux à
Petrograd et maintenant ils désiraient m'entendre parler de mes
expériences et connaître mon point de vue. Mais que devais-je leur
dire, et me croiraient-ils ? Aurais-je moi-même acquiescé à une
critique défavorable, avant de venir en Russie ? De plus, mes avis
quant aux Bolcheviks étaient toujours trop informes, trop vagues, un
agglomérat de simples impressions. Mes vieilles valeurs avaient été
brisées mais, jusqu'ici, j'avais été incapable de les remplacer. Je ne
pouvais donc pas discuter des questions fondamentales.
J'informai tout de même mes amis que les prisons de Moscou et
de Petrograd regorgeaient d'anarchistes et autres révolutionnaires,
et je leur conseillai de ne pas se contenter des explications
officielles, mais d'y aller voir par eux-mêmes. Je les avertis qu'ils
seraient entourés de guides et d’interprètes, des hommes de la
Tcheka pour la plupart, et qu'ils seraient incapables de savoir la
vérité, à moins d'un travail déterminé, indépendant.
Il y eut une agitation considérable à Moscou à ce moment-là. Le
syndicat des Imprimeurs avait été dissous et sa direction envoyée en
prison. Le syndicat avait appelé à un meeting public auquel les
membres de la Mission travailliste britannique avaient été invités. Là,
le célèbre socialiste révolutionnaire Tchernov avait inopinément fait
son apparition. Il critiqua sévèrement le régime bolchevique, reçut
une énorme ovation de l'auditoire ouvrier, et disparut ensuite aussi
mystérieusement qu'il était venu. Le menchevik Dan fut moins
chanceux. Il prit la parole à ce meeting, mais il échoua à s'éclipser :
la Tcheka mit la main sur lui. Le lendemain matin la Pravda de
Moscou et les Ivestia dénoncèrent l'action du syndicat des
imprimeurs comme contre-révolutionnaire, et enragèrent qu'on eût
permis à Tchernov de s'exprimer. Les journaux appelaient à une
punition exemplaire de ces imprimeurs qui avaient osé défier le
Gouvernement soviétique.
Le syndicat des Boulangers, une organisation très militante,
avait, elle aussi, été dissoute, et sa direction remplacée par des
communistes. Plusieurs mois auparavant, en mars, j'avais suivi un
congrès des boulangers. Leurs délégués m'avaient impressionnée
par leur courage : ils n'avaient pas craint de critiquer le régime
bolchevique et de présenter les revendications des ouvriers. Je
m'étais alors étonnée de ce qu'on leur avait permis de continuer le
congrès, bien qu'ils fussent si francs dans leur opposition aux
communistes. " Les boulangers sont Shkurniki [des mules] " me dit-
on ; " Ils incitent toujours aux grèves, et seuls les contre-
révolutionnaires peuvent vouloir faire grève dans la République des
ouvriers. " Mais il me semblait que les ouvriers ne pouvaient suivre
un tel raisonnement. Ils avaient fait grève. Ils avaient même commis
un crime plus atroce : ils avaient refusé de voter pour le candidat
communiste, élisant au lieu de cela un homme de leur choix. Cette
action des boulangers fut suivie par l'arrestation de plusieurs de
leurs membres les plus actifs. Naturellement les ouvriers en
voulaient aux méthodes arbitraires du Gouvernement.
Plus tard je rencontrai certains des boulangers, et les trouvai
très remontés contre le Parti communiste et le Gouvernement. Je
m'informai de la situation de leur fédération, leur disant que j'avais
été informée que les syndicats russes étaient très puissants et
avaient le contrôle pratique sur la vie industrielle du pays. Les
boulangers ont ri. " Les syndicats sont les laquais du
Gouvernement " dirent-ils ; " Ils n'ont aucune fonction indépendante
et les ouvriers n'ont rien à leur dire. Les syndicats font un simple
travail de police pour le Gouvernement. " Cela semblait tout à fait
différent de ce que m'avait affirmé Melnichansky, le président du
Syndicat soviétique de Moscou, que j'avais rencontré lors de ma
première visite à Moscou.
À cette occasion il m'avait montré du siège social du syndicat,
Dom Soyusov, et expliqué comment l'organisation travaillait. Sept
millions d'ouvriers étaient syndiqués, dit-il ; toutes les entreprises et
les professions appartenaient aux syndicats. Les ouvriers eux-
mêmes géraient les industries et les possédaient. " Le bâtiment dans
lequel vous êtes appartient maintenant aussi aux syndicats ", fit-il
remarquer avec fierté ; " autrefois c'était la Maison de la Noblesse. "
La pièce dans laquelle nous étions avait été utilisée pour des fêtes,
et la grande noblesse s'était assise sur ces chaises armoriées qui
entouraient la table au centre. Melnichansky me montra le passage
souterrain secret, caché par une petite table ronde, par lequel la
noblesse pouvait s’échapper en cas de danger. Ces nobles
n’auraient jamais pu imaginer que des ouvriers se réuniraient un jour
autour de la même table et seraient assis dans cette belle salle aux
colonnes de marbre. Le travail éducatif et culturel fait par les
syndicats, le président m'expliqua-t-il ensuite, était de l'importance la
plus haute. " Nous avons des universités ouvrières, et d'autres
institutions culturelles donnent des cours et des conférences sur les
sujets les plus divers. Elles sont toutes gérées par les ouvriers. Les
syndicats possèdent leurs propres moyens de loisirs, et nous avons
accès à tous les théâtres. " Il apparaissait de son explication que les
syndicats de Russie avaient atteint un point au-delà de ce que
pouvaient connaître les organisations des travailleurs en Europe et
en Amérique.
J'entendis le même récit de Tsiperovitch, le président des
syndicats de Petrograd, avec qui j'avais fait mon premier voyage à
Moscou. Il m'avait également montré la Maison des Syndicats de
Petrograd, une construction belle et spacieuse, où les syndicats
avaient leurs bureaux. Son récit aussi, montrait clairement que les
ouvriers de la Russie avaient enfin recouvré leur propre bien.
Mais progressivement j'avais commencé à voir le revers de la
médaille. J’avais constaté que, comme presque tout en Russie,
l'image des syndicats était à double facette : le recto qui paradait
devant les visiteurs étrangers et les " enquêteurs ", le verso que
connaissaient les masses. Les imprimeurs et les boulangers avaient
récemment montré le verso. C'était une leçon sur les avantages
accordés aux syndicats dans la République Socialiste.
En mars j'avais suivi un meeting électoral organisé par les
ouvriers d'une des grandes usines de Moscou. C'était le meeting le
plus passionnant dont je fus témoin en Russie : la salle de réunion
vaguement éclairée, les visages des hommes et des femmes qui
portaient tout le poids de la privation et de la souffrance, le sentiment
intense du mensonge qu'on leur imposait, tout cela m'impressionna
très fortement. Les autorités soviétiques avaient refusé l'investiture
au représentant, un anarchiste, qu'ils avaient choisi. C'était la
troisième fois que les ouvriers se réunissaient pour élire leur délégué
au Soviet de Moscou, et chaque fois, ils avaient réélu le même
homme. Son adversaire communiste était Semashko, le
Commissaire du Ministère de la Santé. Je pensais trouver en lui un
homme instruit et cultivé. Mais le comportement et le langage du
Commissaire à ce meeting électoral auraient fait honte à un
charbonnier. Il rageait contre les ouvriers de toujours choisir un non-
communiste, appelait l'anathème sur leurs têtes et les menaçait de
la Tcheka et de la diminution de leurs rations. Mais cela n'eut aucun
effet sur l'auditoire, sauf à lui souligner son opposition et à réveiller la
révolte contre le parti qu'il représentait. La victoire finale, cependant,
fut pour Semashko. L'homme choisi par les ouvriers fut désavoué
par les autorités, et plus tard arrêté et emprisonné. C'était en mars.
En mai, pendant la visite de la Mission travailliste britannique, le
candidat de l'usine, avec d'autres prisonniers politiques, fit une grève
de la faim, qui aboutit à leur libération.
L'histoire racontée par les boulangers de leurs expériences
électorales avait la saveur de notre propre far-west sauvage du
temps des pionniers. Des tchekistes, avec des armes à feu
chargées, suivaient habituellement les réunions des syndicats, et ils
expliquaient ce qui arriverait si les ouvriers devaient échouer à élire
un communiste. Mais les boulangers, une organisation forte et
militante, ne se laissaient pas intimider. Ils déclarèrent qu'aucun pain
ne serait cuit à Moscou à moins que l'on ne leur permît d'élire le
candidat de leur choix. Cela eut l'effet souhaité. Après la réunion, les
tchekistes essayèrent d'arrêter le candidat élu, mais les boulangers
l'entourèrent et le protégèrent jusque chez lui. Le jour suivant, ils
envoyèrent un ultimatum aux autorités, exigeant la reconnaissance
de leur choix et menaçant de faire grève en cas de refus. Ainsi les
boulangers triomphèrent-ils, et gagnèrent un avantage sur leurs
frères moins courageux, dans des organisations d'importance
secondaire. En Russie affamée, le travail des boulangers était aussi
essentiel que la vie elle-même.
XVI. MARIA SPIRIDONOVA

Le Commissariat de l'Éducation incluait également le


Département des Musées. Le Musée de la Révolution de Petrograd
avait deux présidents ; Lunacharsky étant l'un d'entre eux, il était
nécessaire d'obtenir sa signature sur nos lettres de créance, déjà
signées par Zinoviev, le deuxième président du Musée. Je fus
déléguée chez Lunacharsky.
Je me sentais un peu coupable à son égard. J'avais quitté
Moscou en mars en promettant de revenir une semaine plus tard
pour me joindre à son travail. Maintenant, au bout de quatre mois je
venais lui demander sa coopération dans un domaine entièrement
différent. J'allai au Kremlin, décidée de dire à Lunacharsky ce que je
pensais de la situation en Russie. Mais je fus soulagée de la
présence d'un certain nombre de gens dans son bureau ; nous
n'avions pas le temps de discuter. Je pouvais simplement informer
Lunacharsky du but de l'expédition, et demander son aide. Nous
eûmes son approbation. Il signa nos lettres de créance et nous
fournit également des lettres d'introduction et de recommandation
afin de faciliter nos travaux pour le Musée.
Tandis que notre Commission faisait les préparatifs du voyage
en Ukraine, je consacrai du temps à visiter des institutions diverses
à Moscou, et à rencontrer quelques personnes intéressantes. Parmi
elles, certains socialistes révolutionnaires de gauche bien connus,
que j'avais déjà vus lors de ma précédente visite. Je leur avais dit
alors que je désirais voir Maria Spiridonova, au sujet de laquelle
j'avais entendu beaucoup d'histoires contradictoires. Mais à ce
moment-là aucune rencontre n'avait pu être arrangée : elle aurait
exposé Spiridonova au danger, car elle vivait clandestinement,
comme une paysanne. L'histoire se répétait en effet. Sous le Tsar,
Spiridonova, déguisée en fille de la campagne, avait prit ombrage
que Lukhanovsky, le Gouverneur de Tainboy, se glorifiât de flageller
les paysans. L'ayant tué, elle avait été arrêtée, torturée et plus tard
condamnée à mort. Le monde occidental s'insurgea, et, en raison de
ses protestations, la sentence de Spiridonova fut commuée en exil
perpétuel en Sibérie. Elle y passa onze ans ; la Révolution de
Février lui rendit sa liberté et elle revint en Russie. Maria Spiridonova
se jeta immédiatement dans l'action révolutionnaire. Maintenant, en
République Socialiste, Maria vivait de nouveau sous un
déguisement, après s'être évadée de la prison du Kremlin.
Les dispositions furent finalement prises pour me permettre de
rencontrer Spiridonova, et je fus engagée à m'assurer de n'être pas
suivie par les hommes de la Tcheka. Avec les amis de Maria nous
convînmes d'un lieu de rendez- vous, et, de là, nous zigzaguâmes à
travers un grand nombre de rues avant d'atteindre le dernier étage
d'une maison, au fond d'une cour. On me conduisit dans une petite
chambre contenant un lit, un petit bureau, une bibliothèque et
plusieurs chaises. Derrière le bureau débordant de lettres et de
papiers, était assise une petite femme frêle, Maria Spiridonova.
C'était donc elle, l’une des grandes martyrs de la Russie, cette
femme, qui avait si courageusement subi les tortures infligées par
les acolytes du Tsar. Zorine m’avait dit, ainsi que Jack Reed, que
Spiridonova avait été victime d'une grave maladie et gardée dans un
sanatorium. Sa maladie, m'avaient-ils dit, étaient la neurasthénie
aiguë et l'hystérie. Face à Maria, je me rendis immédiatement
compte que les deux hommes m'avaient trompée. Cela ne
m'étonnait pas de la part de Zorine : j'avais découvert que beaucoup
de ce qu'il m'avait affirmé était faux. Quant à Reed, peu familier avec
le russe, et complètement sous l'emprise de la nouvelle foi, il prenait
trop de choses pour argent comptant. Ainsi, à son retour de Moscou,
il était venu m'informer que l’histoire du massacre en masse des
prisonniers, la veille de l'abolition de la peine de mort, était vraiment
vraie ; mais, m'assurait-il, c'était entièrement la faute d'un certain
fonctionnaire de la Tcheka, qui avait déjà payé de sa vie pour cette
faute. J'avais eu l'occasion d'examiner la question. Jack avait de
nouveau été induit en erreur. Un homme isolé n'était pas
responsable de cette tuerie. Cette action était celle de la Tcheka en
son ensemble.
Je passai deux jours avec Maria Spiridonova, à écouter sa
version des événements depuis octobre 1917. Elle parla en détail de
l'enthousiasme et de l’ardeur des masses, des espoirs qu'offraient
les Bolcheviks ; de leur ascension au pouvoir et du virage graduel à
droite. Elle m'expliqua la paix de Brest-Litovsk qu'elle considérait
comme le premier maillon de la chaîne qui, depuis, avait enchaîné la
Révolution. Elle s'arrêta sur la razverstka, le système des
réquisitions, qui était la dévastation de la Russie et le discrédit de
tout ce pourquoi on avait fait la révolution ; elle mentionna le
terrorisme pratiqué par les Bolcheviks contre chaque critique
révolutionnaire, la nouvelle bureaucratie communiste et l'inefficacité
et le désespoir de toute cette situation. C'était un acte d'accusation
écrasant contre les Bolcheviks, leurs théories et leurs méthodes.
Si Spiridonova avait vraiment subi une dépression nerveuse,
comme on me l'avait assuré, et était hystérique, folle, elle devait
avoir retrouvé le contrôle extraordinaire d’elle- même. Elle était
calme, maîtresse d'elle-même et claire sur chaque point. Elle avait la
maîtrise la plus totale de sa matière et de ses informations. Plusieurs
fois pendant son récit, quand elle détecta le doute dans mon visage,
elle fit ces remarques : " Je crains que vous ne me croyiez pas tout à
fait. Bien, voici ce que certains des paysans m'écrivent... " Elle
étendait son bras vers une pile de lettres sur son bureau et me lisait
des passages déchirants de misère et d'amertume contre les
Bolcheviks. De leur écriture guindée, parfois presque illisible, les
paysans de l'Ukraine et de la Sibérie décrivaient les horreurs de la
rcizverstka et ce qu'elle leur faisait subir, à eux et à leur terre. " Ils
ont emporté tout, même les dernières graines pour
l'ensemencement suivant " ; " les Commissaires nous ont privé de
tout ", disaient ces lettres. Fréquemment les paysans voulaient
savoir si Spiridonova était passée dans le camp des Bolcheviks. " Si
vous nous abandonnez aussi, matushka, nous n'aurons personne
vers qui nous tourner, " écrivait un paysan.
L'énormité de ces accusations défiait l'entendement. Après tout,
les Bolcheviks étaient des révolutionnaires. Comment pouvaient-ils
être coupables des choses épouvantables dont on les chargeait ?
Peut-être n'étaient-ils pas responsables de la situation telle qu'elle
s'était développée ; ils avaient le monde entier contre eux. Il y avait
la paix de Brest, par exemple. Quand la nouvelle atteignit
l’Amérique, j'étais en prison. J'avais réfléchi longtemps et
soigneusement, pour savoir si la Russie soviétique avait eu raison
de négocier avec l'impérialisme allemand. Mais je ne voyais aucune
autre solution. J'étais en faveur de la paix de Brest. Depuis mon
arrivée en Russie, j'en avais entendu des versions contradictoires.
Presque tout le monde, sauf les communistes, considérait que
l'accord de Brest était autant une trahison de la Révolution que le
rôle des socialistes allemands dans la guerre une trahison de l'esprit
internationaliste. Les communistes, d'autre part, étaient unanimes
dans la défense de la paix, et dénonçaient comme contre-
révolutionnaires ceux qui mettaient en doute la sagesse et la
justification révolutionnaire de cet accord. " Nous ne pouvions faire
rien d'autre, " disaient les communistes. " L'Allemagne avait une
armée puissante, tandis que nous n'avions personne. Si nous avions
refusé de signer le traité de Brest nous aurions scellé le destin de la
Révolution. Nous nous rendions compte que Brest signifiait un
compromis, mais nous savions que les ouvriers de la Russie et de
reste du monde comprendraient que nous y étions forcés. Notre
compromis était semblable à celui des ouvriers quand ils sont forcés
d'accepter les conditions de leur patron, après l'échec d'une grève. "
Mais Spiridonova n'était pas convaincue. " Il n'y a pas un mot de
vérité dans les arguments avancés par les Bolcheviks, " me dit-elle.
Il est vrai que la Russie n'avait aucune armée disciplinée pour
contrer l'avance allemande, mais elle avait quelque chose infiniment
plus efficace : il avait le peuple des révolutionnaires conscients, qui
auraient freiné les envahisseurs jusqu'à la dernière goutte de leur
sang. De toute façon, c'était le peuple qui avait repoussé toutes les
tentatives militaires contre-révolutionnaires contre la Russie. Qui à
part le peuple, les paysans et les ouvriers, a fait l'impossible pour
que l'armée allemande et autrichienne quittât l'Ukraine ? Qui avait
battu Denikine et les autres généraux contre-révolutionnaires ? Qui
avait triomphé de Koltchak et Youdenitch ? Lénine et Trotsky
prétendaient que c'était l'Armée Rouge. Mais la vérité historique était
que les unités militaires volontaires des ouvriers et des paysans, les
povstantsi, en Sibérie aussi bien qu'au sud de la Russie, avaient
porté le coup fatal sur chaque front, l'Armée Rouge parachevant
seulement les victoires acquises. Maintenant que le traité de Brest
avait été accepté, Trotsky l'assumait, mais lui-même avait alors
refusé de le signer, et Radek, Joffe et d'autres dirigeants
communistes aussi. Ils disaient maintenant qu'ils étaient soumis à
ses termes honteux, parce qu'ils avaient compris l'écliec de leur
espoir que les ouvriers allemands empêcheraient les Junkers de
marcher au pas contre la Russie révolutionnaire. Mais ce n'était pas
la vraie raison. C'était le fouet de la discipline de parti qui avait
poussé Trotsky et les autres à la soumission.
" L'ennui avec les Bolcheviks, " continua Spiridonova, " c'est
qu'ils n'ont aucune foi dans les masses. Ils se sont proclamés un
parti de prolétaires, mais ils ont refusé d'avoir confiance dans les
ouvriers. " C'était ce manque de foi, souligna Maria, qui avait fait
plier les communistes devant l'impérialisme allemand. En ce qui
concernait la Révolution elle-même, c'était précisément la paix de
Brest qui l'avait frappée d'un coup fatal. Exceptée la trahison de la
Finlande, la Russie Blanche, la Lettonie et l'Ukraine avaient été
mises à la merci des junkers allemands par la paix de Brest, et les
paysans avaient vu des milliers de leurs frères tués, avaient dû se
soumettre au vol et au pillage. L'esprit simple du paysan ne pouvait
pas comprendre le renversement complet des anciens slogans
bolcheviques : " Aucune indemnité et aucune annexion. " Mais
même le paysan le plus simple pouvait comprendre que son dur
travail et son sang devaient payer les indemnités imposées par les
conditions de Brest. Les paysans étaient devenus amers et opposés
au régime soviétique. Découragés et désespérés ils s'étaient
détournés de la Révolution. Quant à l'effet de la paix de Brest sur les
ouvriers allemands, comment pouvaient-ils continuer à croire en la
Révolution russe, voyant que les Bolcheviks avaient négocié et
accepté les clauses de la paix avec leurs maîtres allemands
pardessus la tête du prolétariat ? Les faits historiques prouvaient
que la paix de Brest avait été le début de la fin de la Révolution
russe. Sans doute d'autres facteurs avaient contribué à la débâcle,
mais Brest était le pire d'entre eux.
Spiridonova affirma que les éléments socialistes
révolutionnaires de gauche avaient mis en garde les Bolcheviks
contre cette paix, et l'avaient combattue désespérément. Ils avaient
refusé de l’accepter même après sa signature. La présence de
Mirbach en Russie révolutionnaire, ils l’avaient considérée comme
une atrocité contre la Révolution, une injustice flagrante faite à
l'héroïque peuple russe qui avait tant sacrifié et tellement souffert
dans sa lutte contre l'impérialisme et le capitalisme. Le parti de
Spiridonova avait décidé que Mirbach ne pouvait pas être toléré en
Russie : Mirbach devait s'en aller. Arrestations en masse et
persécutions suivirent l'exécution de Mirbach, les Bolcheviks se
faisant la main vengeresse du Kaiser allemand. Ils avaient rempli les
prisons des révolutionnaires russes.
Au cours de notre conversation, je suggérai que la méthode de
la razverstka avait été probablement imposée aux Bolcheviks par le
refus des paysans d'alimenter la ville. Au début de la période
révolutionnaire, m'expliqua Spiridonova, tant que les Soviets
paysans avaient existé, les paysans collaboraient volontairement et
généreusement. Mais quand le Gouvernement bolchevique
commença de dissoudre ces Soviets et arrêta 500 délégués
paysans, la paysannerie devint opposante. De plus, les paysans
étaient quotidiennement témoins de l'inefficacité du régime
communiste : ils voyaient leurs produits attendre et périr dans les
gares, ou en possession de spéculateurs sur les marchés.
Naturellement, dans de telles conditions, ils ne continuèrent pas de
donner. Le fait que les paysans n'avaient jamais refusé de contribuer
à l'approvisionnement de l'Armée Rouge, prouvait que d'autres
méthodes que ceux utilisées par les Bolcheviks auraient pu être
employées. La razverstka avait servi seulement à élargir le fossé
entre campagne et ville. Les Bolcheviks recoururent aux expéditions
punitives, devenues la terreur du pays. Ils avaient laissé la mort et la
ruine partout où ils étaient venus. Les paysans, poussés au dernier
désespoir, commencèrent à se rebeller contre le régime
communiste. Dans divers coins de la Russie, au sud, sur l'Oural et
en Sibérie, il y eut des insurrections paysannes, partout réprimées
par la force des armes, et d'une main de fer.
Spiridonova ne parla pas de ses propres souffrances depuis
qu’elle avait rompu avec les Bolcheviks. Mais j'avais appris par
d'autres qu'elle avait été arrêtée deux fois et emprisonnée un temps
considérable. Même libre, elle avait été gardée sous surveillance,
comme au temps du Tsar. Plusieurs fois, elle avait été torturée selon
une méthode en faveur à la Tcheka : enlevée de nuit et informée
qu'elle allait être fusillée. J'abordai le sujet avec Spiridonova. Elle ne
nia pas les faits, quoiqu'elle eût répugnance à parler d'elle-même.
Elle était entièrement absorbée par le destin de la Révolution et de
sa paysannerie bien-aimée. Elle n'avait aucun souci d'elle-même,
mais elle désirait que le monde et le prolétariat international
apprissent les vraies conditions de vie dans la Russie bolchevique.
De tous les adversaires des Bolcheviks que j'avais rencontrés,
Maria Spiridonova m'impressionna comme l'une des plus sincère,
des plus équilibrée, et des plus convaincante. Son passé héroïque et
son refus de mettre en péril ses idées révolutionnaires sous le
tsarisme aussi bien que sous le bolchevisme étaient une garantie
suffisante de son intégrité révolutionnaire.
XVII. UNE AUTRE VISITE A PIERRE
KROPOTKINE

Quelques jours avant que notre expédition pour l'Ukraine ne


commençât, l'occasion se présenta de faire une autre visite à Pierre
Kropotkine. Je fus enchantée de cette chance de revoir le cher vieil
homme, dans des conditions plus favorables qu'en mars. J'espérais
au moins que nous ne fussions pas handicapés par la présence,
comme la dernière fois, de journalistes.
Lors de ma précédente visite, dans les neiges de mars, j'étais
arrivée à la maison de campagne de Kropotkine tard dans la soirée.
L'endroit semblait désert et désolé. Nous étions maintenant en été.
Le paysage était frais et parfumé ; le jardin à l’arrière de la maison,
vêtu de verdure, souriait gaiement, les rayons d'or du soleil
dispensaient chaleur et lumière. Pierre faisait la sieste, mais Sofya
Grigorievna, sa femme, était là pour nous accueillir. Nous avions
apporté quelques provisions données par Sasha Kropotkine pour
son père, et plusieurs paniers de diverses choses, envoyés par un
groupe anarchiste. Tandis que nous déballions ces trésors Pierre
Alekseyevitch nous étonna. Il semblait un homme neuf : l’été avait
provoqué un miracle en lui. Il nous apparut plus sain, plus fort, plus
vivant que la dernière fois. Il nous conduisit immédiatement au jardin
potager qui était presque entièrement le domaine de Sofya, et qui
servait à lui tout seul à nourrir la famille. Pierre était très fier de cela.
" Qu'en dites-vous ! Tout cela est l'œuvre de Sofya. Et regardez cette
nouvelle espèce de laitue ! " s'exclama-t-il en nous montrant une
énorme tête verte. Il semblait plus jeune ; il était presque joyeux, sa
conversation pétillante. Sa faculté d'observation, son sens aigu de
l'humour et sa généreuse humanité étaient si rafraîchissants qu'on
en oubliait les misères de la Russie, ses propres conflits, ses doutes,
et la réalité cruelle de la vie.
Après le dîner nous nous rassemblâmes dans l'étude de Pierre,
une petite pièce contenant une table ordinaire servant de bureau, un
lit étroit, un lavabo et des étagères de livres. Je ne pouvais pas
m'empêcher de faire une comparaison mentale entre cette étude
simple, étriquée, de Kropotkine, et les appartements magnifiques de
Radek et Zinoviev. Pierre était curieux de connaître mes nouvelles
impressions depuis que nous nous étions vus. Je lui expliquai
combien confuse et embarrassée je pouvait être, comment tout
semblait s'effondrer sous mes pieds. Je lui avouai que j'en étais
venue à douter de presque tout, et même de la Révolution elle-
même. Je n'arrivais pas concilier l’horrible réalité avec ce que la
Révolution signifiait pour moi lorsque j'avais mis les pieds en Russie.
Étaient-elles inévitables, les conditions que j'y avais trouvées, la
dure indifférence envers la vie humaine, le terrorisme, le gaspillage
et l'angoisse de tout ? Bien sûr, je savais que les révolutions ne
pouvaient pas se faire avec des gants de soie. C'était une dure
nécessité impliquant violence et destruction, un processus difficile et
épouvantable. Mais ce que j'avais trouvé en Russie était tout à fait
différent des conditions révolutionnaires, si fondamentalement
différent qu'on eût dit une caricature.
Pierre écouta d'une oreille attentive ; puis il me dit : " Il n'y a
aucune raison du tout pour perdre la foi. Je considère que la
Révolution russe est encore plus grande que la Révolution française,
car elle a frappé au plus profond de l'âme de la Russie, dans les
cœurs et les esprits des Russes. Le temps seul peut démontrer sa
pleine portée et sa profondeur. Ce que vous voyez aujourd'hui est
seulement la surface, les conditions artificiellement créées par une
classe gouvernante. Vous voyez un petit parti politique qui, avec ses
fausses théories, ses bévues et son inefficacité, a démontré
comment les révolutions ne doivent pas être faites. " Il était
malheureux, continua Kropotkine, que tant d'anarchistes en Russie
et tant de masses à l'extérieur de la Russie, eussent été éblouis par
les slogans ultra- révolutionnaires des Bolcheviks. Dans ce grand
bouleversement, ils avaient oublié que les communistes était un parti
politique qui adhérait fermement à l'idée d’un État centralisé, et que,
comme tels, ils devaient nécessairement détourner le cours de la
Révolution. Les Bolcheviks étaient les jésuites de l’Église socialiste :
ils croyaient en la devise jésuitique que la fin justifiait les moyens.
Leur fin étant le pouvoir politique, ils n'hésitaient sur rien. Les
moyens, cependant, avaient paralysé les énergies des masses et
terrorisé les gens. Encore que, sans les gens, sans la participation
directe des masses dans la reconstruction du pays, rien ne pouvait
être accompli d'essentiel. Les Bolcheviks avaient été portés au
sommet par la haute marée de la Révolution. Une fois au pouvoir ils
avaient commencé d'arrêter la marée. Ils avaient essayé d'éliminer
et de supprimer les forces culturelles du pays qui n'étaient pas
entièrement d'accord avec leurs idées et leurs méthodes. Ils avaient
détruit les coopératives, qui avaient une importance extrême pour la
vie de la Russie, qui formaient un grand lien entre la campagne et la
ville. Ils avaient créé une bureaucratie, une bureaucratie qui
surpassait même celle de l'ancien régime. Dans le village où il avait
vécu, près de Dmitrov, il y avait plus de fonctionnaires bolcheviques
qu’il n'en existât jamais durant le règne des Romanov. Tous ces
gens vivaient aux frais des masses. Ils étaient des parasites sur le
corps social, et Dmitrov était seulement un petit exemple de ce qui
se passait partout en Russie. Aucun individu particulier n'en était la
cause : c'était plutôt l'État qu'ils avaient créé, qui discréditait chaque
idéal révolutionnaire, étouffait toute initiative et mettait une prime à
l'incompétence et au gaspillage. Il ne fallait pas aussi oublier,
souligna Kropotkine, que le blocus et les attaques continues sur la
Révolution par les interventionnistes avaient aidé à renforcer le
pouvoir du régime communiste. L'intervention et le blocus saignaient
la Russie à mort, et empêchaient le peuple de comprendre la nature
réelle du régime bolchevique.
Discutant des activités et du rôle des anarchistes dans la
Révolution, Kropotkine nous dit : " Nous les anarchistes, nous avons
beaucoup parlé des révolutions, mais peu d'entre nous ont été
préparés au travail réel à faire pendant le processus. J'ai donné
quelques indices dans ce sens dans ma Conquête du Pain, Pouget
et Pataud ont, eux aussi, esquissé une ligne d'action dans Comment
nous ferons la Révolution. " Kropotkine pensait que les anarchistes
n'avaient pas porté une considération suffisante aux éléments
fondamentaux de la révolution sociale. Les faits importants dans un
processus révolutionnaire ne consistaient pas tellement dans le
combat réel, c'est-à-dire simplement dans la phase destructive
nécessaire pour ouvrir la voie à l'œuvre de construction. Le facteur
de base dans une révolution était l'organisation de la vie
économique du pays. La Révolution russe avait prouvé
définitivement que nous devions nous préparer à fond pour cela.
Tout le reste était d'importance mineure. Il était arrivé à la conclusion
que le syndicalisme allait probablement pourvoir à ce dont la Russie
manquait le plus : le canal par laquelle la reconstruction industrielle
et économique du pays pourrait couler. Il mentionna l'anarcho-
syndicalisme qui, avec les coopératives, économiseraient à d'autres
pays certaines des bévues et des souffrances par lesquelles passait
la Russie.
Je quittai Dmitrov énormément réconfortée par la chaleur et la
lumière émises par la belle personnalité de Pierre Kropotkine ; et
j'étais très ragaillardie par ce que j'avais entendu de lui. Je retournai
à Moscou pour aider à finir les préparatifs de notre voyage. Enfin, le
15 juillet 1920, notre wagon fut accroché à un train partant pour
l'Ukraine.
XVIII. EN ROUTE

Notre train était sur le point de quitter Moscou quand nous


fumes surpris par un visiteur intéressant : Krasnoschekov, le
président de la République d'Extrême-Orient, qui était récemment
arrivée dans la capitale, venant de Sibérie. Il avait entendu parler de
notre présence dans la ville mais, pour une raison ou une autre, il
n’était pas parvenu à nous localiser. Finalement il avait rencontré
Alexandre Berkman qui l'avait invité à monter dans notre wagon.
Physiquement, Krasnoschekov avait énormément changé
depuis l'époque de Chicago, où, connu sous le nom de Tobinson, il
était superintendant de l'institut Ouvrier de cette ville. Il était alors
l'un des nombreux émigrants russes de la Côte ouest, actif comme
organisateur et conférencier dans le mouvement socialiste.
Maintenant il semblait un homme différent ; avec son expression
sévère, son cachet d'autorité, il paraissait même avoir grandi. Mais,
de cœur il était resté le même Tobinson, simple et gentil, que nous
avions connu à Chicago.
Nous avions seulement un court laps de temps à notre
disposition et notre visiteur l'employa à nous donner un aperçu des
conditions en Extrême-Orient et de la forme locale du
gouvernement. Elle consistait en représentants de factions politiques
diverses et " même les anarchistes sont avec nous " dit
Krasnoschekov ; " ainsi, par exemple, Shatov est le Ministre de
Chemins de fer. Nous sommes indépendants à l'Est, et il y a la
liberté de parole. Venez et essayez-nous, vous trouverez un
domaine pour votre travail. " Il invita Alexandre Berkman et moi-
même à le visiter à Tchita et nous l’assurâmes que nous espérions
lui rappeler son invitation dans le futur. Il nous avait apporté une
atmosphère différente, et nous fûmes désolés de le voir partir si vite.
Sur le chemin de Petrograd à Moscou, l'expédition avait été
occupée à tout mettre en ordre. Comme déjà mentionné, le wagon
consistait en six compartiments, dont deux avaient été convertis en
salle à manger et en cuisine. Ils étaient de taille réduite, mais nous
avions réussi à faire de l'un une salle à manger présentable, et
beaucoup de gouvernantes auraient pu nous envier la cuisine. Nous
avions un grand samovar russe, toute la batterie de cuivre et de zinc
nécessaire, et les bouilloires lui donnaient une apparence très
efficace. Nous étions particulièrement fiers des rideaux décoratifs
sur les fenêtres de notre voiture. Les autres compartiments servaient
de bureau et de chambres à coucher. Je partageai la mienne avec
notre secrétaire, MlleA. T. Shakol.
En plus d'Alexandre Berkman, nommé par le Musée comme
président et directeur général, Shakol comme secrétaire et moi-
même comme trésorière et intendante, l'expédition consistait en trois
autres membres, dont un jeune communiste, un étudiant de
l'Université de Petrograd. En route, nous traçâmes notre plan de
travail, chaque membre de l'Expédition étant assignée à une tâche
particulière. Je devais rassembler des données dans les Ministères
de l'Education et la Santé, les Bureaux de Protection sociale et la
Distribution du travail, aussi bien que dans l'organisation connue
comme l'inspection des Ouvriers et Paysans. Après le travail du jour,
tous les membres devaient se réunir dans la voiture pour vérifier et
classifier le matériel rassemblé pendant la journée.
Nous fîmes d'abord une halte à Koursk. Rien d’importance ne
fut rassemblé là sauf une paire de kandai [des menottes de fer] qui
avait été portée par un révolutionnaire à Schlüsselbourg. Elle nous
avait été donnée par un passant fortuit qui, remarquant l'inscription
sur notre voiture, " Commission extraordinaire du Musée de la
Révolution ", s'y était intéressé, et avait appelé pour nous rendre
visite. Il s'avéra être un intellectuel, un tolstoïen, et le directeur d'une
colonie d'enfants. Il avait obtenu la direction de cette dernière en
donnant au Gouvernement soviétique une certaine somme de travail
: trois jours par semaine, il enseignait dans les écoles soviétiques de
Koursk. Le reste de son temps, il le consacrait à sa petite colonie, ou
" Commune d'enfants ", comme il l'avait affectueusement appelée.
Avec l'aide des enfants et de quelques adultes, ils faisaient pousser
les légumes nécessaires à la subsistance de la colonie, et faisaient
toutes les réparations de l'endroit. Il nous déclara qu'il n'avait pas été
directement importuné par le Gouvernement, mais que, en tant que
pacifiste et tolstoïen, la discrimination à son égard l’avait
considérablement handicapé dans son travail. Il craignait qu’à cause
de cela, cet endroit ne pût subsister très longtemps. Il n'y avait
aucun commerce de n'importe quelle sorte à Koursk à l'époque, et
tout un chacun dépendait des autorités locales pour son
approvisionnement. Mais la discrimination et l'opposition s'étaient
manifestées contre toute initiative et activité indépendantes. Le
tolstoïen, cependant, était décidé à mener un combat,
spirituellement parlant, pour sauvegarder la colonie. Il envisageait
d'aller au centre, à Moscou, où il espérait obtenir de l'assistance en
faveur de sa commune.
La personnalité de cet homme, son ardeur à se rendre utile, ne
correspondait pas avec les informations que j'avais reçues des
communistes au sujet de l'élite intellectuelle, de son indifférence et
de sa réticence à aider la Russie révolutionnaire. J'abordai le sujet
avec notre visiteur. Il pouvait seulement parler des hommes et des
femmes professionnels de Koursk, sa ville natale, mais il nous
assura qu'il avait trouvé la plupart d’entre eux et particulièrement les
enseignants, désireux de coopérer, et même pleins d'abnégation.
Mais ils étaient la classe la plus négligée, vivant en permanence
dans une semi-famine. Comme lui, ils avaient été exposés à
l'antagonisme général, même de la part des enfants dont les esprits
avaient été empoisonnés par l'agitation contre Y intelligentsia.
Koursk est un grand centre industriel et j'étais intéressée par le
destin de ses ouvriers. Nous apprîmes de notre visiteur qu'il y avait
eu des escarmouches répétées entre les ouvriers et les autorités
soviétiques. Peu de temps avant notre arrivée, une grève avait
éclaté et des soldats avaient été envoyés pour la réprimer. Les
arrestations habituelles avaient suivi, et beaucoup d'ouvriers étaient
toujours dans les griffes de la Tcheka. Cet état de choses, pensait le
tolstoïen, était causé par la seule incompétence générale des
communistes. Ces gens avaient été placés dans des positions de
responsabilité, non pas grâce à leurs aptitudes, mais à cause de leur
adhésion au parti. L’utilité politique était la première considération, et
elle avait naturellement abouti aux abus de pouvoir et à la confusion.
Le dogme communiste que la fin justifiait tous les moyens faisait
aussi beaucoup de mal. Il avait ouvert en grand la porte aux plus
mauvaises des passions humaines, et avait discrédité les idéaux de
la Révolution. Le Tolstoïen en parlait avec tristesse, comme on parle
d'un espoir chéri, aimé, et perdu.
Le matin suivant notre visiteur fit don à notre collection du
kandali qu'il avait porté pendant ses nombreuses années de prison.
Il espérait que nous pourrions revenir à Koursk, pour nous faire
visiter quelques communes de Tolstoïens dans les environs de la
ville. Pas loin d'Yasnaya Polyana avait vécu un paysan, vieil ami de
Tolstoï, nous dit-il. Il avait beaucoup de matériel de valeur qu'il
pourrait offrir au Musée. Notre visiteur resta jusqu'au moment de
notre départ ; il avait soif de camaraderie intellectuelle et nous vit
partir à contrecœur.
XIX. A KHARKOV

En arrivant à Kharkov, je visitai la librairie anarchiste, dont j'avais


obtenu l'adresse à Moscou. Là je rencontrai nombre d'amis que
j'avais connu en Amérique. Parmi eux Joseph et Leah Goodman, de
Detroit ; Fannya Baron, de Chicago et Sam Fleshin qui avait travaillé
dans les bureaux de Mother Earth à New York, en 1917, avant de
partir pour la Russie. Comme des milliers d'autres exilés, ils s'étaient
hâter de rentrer au pays natal dès les premières nouvelles de la
Révolution, et avaient été au cœur de la mêlée depuis lors. Ils
auraient beaucoup à me dire, pensais-je ; ils pouvaient m'aider à
résoudre certains des problèmes qui me rendaient perplexe.
Kharkov était situé à plusieurs kilomètres de la gare et il aurait
donc été peu pratique de continuer à vivre dans le wagon pendant
notre séjour. Les lettres de créance du Musée nous garantissaient
des quartiers, mais plusieurs membres de l'expédition préférèrent
demeurer chez leurs amis américains. Grâce à l'un de nos
camarades, qui était le commandant d'un immeuble d'habitation,
j'obtins une chambre.
J'avais eu tout à fait chaud à Moscou, mais Kharkov était un
véritable four, qui me rappelait New York en juillet. Sanitaire et
plomberie avaient été négligés ou détruits, et avoir de l’eau
m'obligeait à aller la chercher en plusieurs fois trois étages plus
haut. Tout de même, il était confortable d'avoir ma propre chambre.
La ville était animée. Les rues étaient pleines de gens, qui
semblaient mieux nourris et vêtus que la population de Petrograd et
de Moscou. Les femmes étaient plus belles qu'en Russie du nord ;
les hommes plus avenants. Il était plutôt étrange de voir ces belles
femmes, qui portaient des robes du soir dans la journée, marcher
pieds nus ou avec des sandales en bois, sans bas. Les fichus
colorés de la plupart d'entre elles donnaient aux rues vie et couleur,
leur offrant une touche de gaieté qui contrastait avec les tonalités
grises de Petrograd.
Ma première visite officielle fut pour le Ministère de l'Éducation.
J'y trouvai une longue rangée de gens qui attendaient leur
admission, mais les lettres de créance du Musée m'ouvrirent
immédiatement les portes, le président me recevant très
cordialement. Il écouta d'une oreille attentive l'explication des buts
de l'Expédition, et promit de me donner l'occasion de rassembler
tout le matériel disponible de son département, y compris les
graphiques nouvellement préparés de son travail. Sur le bureau du
président, je remarquai une copie d'un tel graphique, qui ressemblait
à une image futuriste, tout souligné et pointillé de rouge, bleu et
violet. Remarquant ma perplexité, le président expliqua que le rouge
indiquait les différentes phases du système éducatif, les autres
couleurs représentant la littérature, le théâtre, la musique et les arts
plastiques. Chaque département a été subdivisé en bureaux
embrassant chacun un aspect du travail éducatif et culturel de la
République Socialiste.
Concernant le système d'enseignement, le président déclara
que de trois à huit ans l'enfant était en crèche ou en maternelle. Les
orphelins de guerre du sud, les enfants des soldats de l'Armée
Rouge et des prolétaires en général étaient reçus de préférence. S'il
restait des places vacantes, les enfants de la bourgeoisie étaient
acceptés également. De huit à treize ans, les enfants suivaient les
cours moyens où ils recevaient l'enseignement élémentaire, qui leur
inculquait l'idée générale de la structure politique et économique de
la République socialiste.
Les méthodes modernes d'instruction au moyen de
l'appareillage technique, autant que ce dernier pouvait être obtenu,
me furent présentées. On apprenait aux enfants les processus de la
production aussi bien que les sciences naturelles. La période de
douze à dix-sept ans embrassait la formation professionnelle. Il y
avait aussi des écoles de plus hautes études pour les jeunes qui
montraient des capacités spéciales et de l'inclination. De plus, on
avait ouvert des écoles d'été et des colonies, où l'instruction était
rendue en plein air. Tous les enfants appartenant à la République
soviétique étaient alimentés, habillés et hébergés par le
Gouvernement. Le système éducatif embrassait les collèges
ouvriers et les cours du soir pour les adultes des deux sexes. Ici
aussi tout était fourni aux élèves gratuitement, et même des rations
spéciales. Pour d’autres détails, le président me renvoya à la
bibliographie de son département, et me conseilla d'étudier le plan
en cours. Le blocus et les tentatives contre-révolutionnaires avaient
terriblement handicapé le travail éducatif ; sinon la Russie aurait
démontré au monde ce que la République Socialiste pouvait faire
pour l'édification populaire. On manquait même des ustensiles les
plus élémentaires, comme le papier, les crayons et les livres. Cet
hiver, la plupart des écoles avaient dû être fermées par manque de
chauffage. La cruauté et l'infamie du blocus n'étaient nulle part plus
apparentes et affligeantes que dans leurs effets sur les malades et
les enfants. " C'est le crime le plus noir du siècle, " conclut le
président. Il accepta que je revinsse la semaine suivante prendre le
matériel pour notre collection. Dans le Département de la Protection
sociale je trouvai un responsable très compétent. Il se trouva très
intéressé par le travail de l'expédition et promit de nous rassembler
le matériel nécessaire, quoiqu'il ne pût pas offrir beaucoup : son
département avait été organisé trop récemment. Son travail
consistait à s'occuper des prolétaires handicapés et malades, et de
ceux qui étaient exemptés de travail pour cause de vieillesse. On
leur donnait des rations alimentaires et des vêtements ; dans le cas
où ils travaillaient, ils recevaient aussi une certaine somme d'argent,
pour environ la moitié de leurs revenus. En plus de cela le
Département prenait le logement et les salles à manger à sa charge.
Dans le couloir menant aux différents bureaux du Département il y
avait des rangées de visages épuisés et défigurés, des hommes et
des femmes, attendant leur tour pour recevoir de l'aide. Ils
ressemblaient aux anciens combattants attendant leur maigre
revenu sous forme de rations ; ils me rappelaient ces chômeurs
décrépits faisant la queue dans les locaux de l'Armée du Salut en
Amérique. Une femme en particulier attira mon attention. Elle était
en colère, excitée et se plaignait bruyamment. Son mari était mort
depuis deux jours et elle essayait d'obtenir un permis pour un
cercueil. Elle faisait la queue depuis, mais ne pouvait obtenir aucun
ordre. " Que je dois faire ? " gémissait-elle ; " je ne peux pas le
porter sur mon dos ou l'enterrer sans cercueil, et je ne peux pas le
garder dans ma chambre beaucoup plus longtemps avec cette
chaleur. " Les lamentations de cette femme restèrent sans réponse,
chacun absorbé par ses propres ennuis. Des ouvriers malades et
handicapés étaient jetés partout comme des déchets, ai-je pensé,
mais en Russie un effort était fait pour empêcher une telle cruauté.
Jugeant de ce que je voyais à Kharkov, j'estimai que bien peu était
accompli. C’était une image des plus déprimante, cette longue file
d’attente. Je sentais qu’elle ajoutait l'insulte à la blessure.
Je visitai une maison où vivaient des épaves sociales. Elle était
assez bien entretenue, mais on y ressentait un souffle froid et
administratif. C'était, bien sûr, mieux que de dormir dans la rue, ou
de passer toute la nuit dans des recoins, comme les malades et les
pauvres sont souvent contraint de le faire dans les pays capitalistes,
en Amérique, par exemple. Tout de même, il me semblait incongru
que quelque chose de plus gai et accueillant ne pût pas être inventé
en Russie soviétique, pour ceux qui avaient sacrifié leur santé et
donné leur travail au bien commun. Mais, apparemment, c’était ce
que le Département de Protection sociale pouvait faire de mieux
dans les conditions présentes de la Russie.
En soirée, nos amis américains nous rendirent visite. Chacun
d'eux avait un riche passé de lutte, de souffrance et de persécution,
et je fus étonnée d'apprendre que la plupart d'entre eux avaient
aussi été emprisonnés par les Bolcheviks. Ils avaient enduré
beaucoup pour leurs idées, avaient été traqués par chaque
gouvernement d'Ukraine, où il y avait eu, dans certaines parties du
sud, quatorze changements politiques pendant les deux dernières
années. Les communistes n'étaient aucunement différents des
autres : eux aussi persécutaient les anarchistes aussi bien que les
révolutionnaires de gauche. Malgré tout, les anarchistes avaient
continué leur travail. Leur foi en Révolution, malgré tout qu'ils
avaient supporté, même face à la pire réaction, était vraiment
sublime. Ils reconnaissaient que les capacités des masses, pendant
les premiers mois suivant la Révolution d'Octobre, avaient été très
grandes, ils exprimèrent l'avis que le développement révolutionnaire
avait été ralenti et progressivement paralysé, entièrement étouffé par
l'État communiste.
En Ukraine, expliquèrent-ils, la situation différait de celle de la
Russie, parce que les paysans avaient vécu dans de
comparativement meilleures conditions matérielles. Ils avaient aussi
conservé une indépendance plus grande, et un esprit plus indocile.
Pour ces raisons les Bolcheviks avaient échoué à soumettre le sud.
Nos visiteurs parlèrent de Makhno comme d'un héros populaire
et rapportèrent ses audacieux exploits, ainsi que les légendes que
les paysans avaient tissées sur sa personnalité. Les anarchistes
différaient considérablement d'avis, cependant, sur la signification du
mouvement makhnoviste. Certains le considéraient comme une
expression de l'anarchisme et croyaient que les anarchistes devaient
y consacrer toute leur énergie. D'autres tenaient que les povstantsi
représentaient l'esprit indocile natal des paysans du sud, mais que
leur mouvement n'était pas l'anarchisme, quoique coloré
d'anarchisme. Ils n'étaient pas d'accord pour se limiter eux- mêmes
à ce mouvement ; ils croyaient que leur travail devait être plus
englobant et de caractère plus universel. Plusieurs de nos amis
prenaient une position entièrement différente, refusant au
mouvement makhnoviste toute signification anarchique.
Le plus enthousiaste de Makhno et de la valeur anarchiste de ce
mouvement était Joseph, connu comme " l'Émigrant ", le tout dernier
homme que l'on se serait attendu à entendre vanter les mérites
d'une organisation militaire. Joseph était aussi doux et policé qu'une
fille. En Amérique il avait participé aux mouvements anarchistes et
ouvriers d'une façon calme et modeste, et très peu de gens
connaissaient la vraie valeur de cet homme. Depuis son retour en
Russie il avait été au cœur de la lutte. Il avait passé beaucoup de
temps avec Makhno, et avait appris à l'aimer et à l'admirer pour sa
dévotion révolutionnaire et son courage. Joseph rapporta une
anecdote intéressante lors de sa première visite au leader paysan.
Quand il arriva, les povstantsi pensèrent qu'il était venu pour nuire à
leur chef. Un des amis les plus proches de Makhno prétendit aussi
que Joseph, étant juif, devait être un émissaire des Bolcheviks,
envoyé pour tuer Makhno. Quand il vit comment Makhno s'attachait
à Joseph, il décida de tuer " ce Juif. " Heureusement il avertit son
chef, sur quoi Makhno rassembla ses hommes et leur adressa à peu
près ces mots : " Joseph est un Juif et un idéaliste ; il est un
anarchiste. Je le considère comme mon camarade et mon ami et je
tiendrai chacun pour responsable de sa sécurité. " Idolâtré par son
armée, le mot de Makhno suffisait : Joseph devint un ami très cher
aux povstantsi. Ils crurent en lui parce que leur batko [leur père]
avait foi en lui, et Joseph, en retour, leur devint profondément
dévoué. Maintenant il insistait sur le fait qu'il devait revenir au camp
des rebelles : ils étaient des gens héroïques, simples, courageux et
qui se consacraient à la cause de liberté. Il envisageait de rallier
Makhno à nouveau. Je ne pouvais me libérer du sentiment que, si
Joseph retournait là-bas, je ne le reverrais plus jamais vivant. Il me
faisait penser à l'un de ces personnages du Germinal de Zola, qui,
tout en aimant chaque être vivant, était pourtant capable de recourir
à la dynamite dans l’intérêt des mineurs.
J'exprimai cette idée à mes amis que, aussi important que le
mouvement de Makhno pût être, il était d’une nature purement
militaire et ne pouvait donc pas exprimer l'esprit anarchiste. J'étais
désolé de voir Joseph retourner au camp de Makhno, alors que son
travail pour le mouvement anarchiste en Russie eût pu avoir une
valeur beaucoup plus grande. Mais il était déterminé, et j’estimai que
c'était le désespoir de Joseph à cause des tendances réactionnaires
des Bolcheviks qui l’entraînait, comme d’autres de ses camarades,
loin des communistes et dans les rangs de Makhno.
Pendant notre séjour à Kharkov je visitai également le Ministère
de la Distribution du Travail, qui était né avec la militarisation des
usines. Selon les Bolcheviks, il était devenu nécessaire de faire
quitter aux ouvriers les villages où ils s'étaient réfugiés après qu’ils
eurent fui les villes affamées. Ils devaient être enregistrés et
classifiés selon leurs branches, et distribués là où leurs services
étaient les plus nécessaires. Au cours de ce plan beaucoup de
personnes étaient quotidiennement raflées dans les rues et au
marché. Comme les nombreuses personnes arrêtées pour
spéculation ou possession d'argent tsariste, ils étaient mis sur les
listes du Ministère de la Distribution du Travail. Certains étaient
envoyés au Bassin de Donetz, tandis que les plus faibles
continuaient jusqu'aux camps de concentration. Les communistes
justifiaient ce système et ces méthodes par le besoin, pendant une
période révolutionnaire, de recréer des industries. Chacun devait
travailler en Russie, disaient-ils, ou être forcé de travailler. Ils
clamaient que la production industrielle avait augmenté depuis
l'introduction de la loi sur le travail obligatoire.
J'avais eu l'occasion d'aborder ces questions avec nombre de
communistes et je doutais de l'efficacité de cette nouvelle politique.
Un soir, une femme m'appela à ma chambre et se présenta
comme l'ancienne propriétaire de l'appartement. Depuis que toutes
les maisons avaient été nationalisées, on lui avait permis de garder
trois pièces, le reste étant pris en charge par le Bureau de
l'hébergement. Sa famille comprenait huit membres, y compris ses
parents, et sa fille mariée, avec sa famille. Il était presque impossible
de s'entasser tous dans ces trois pièces, surtout avec la chaleur
écrasante de l'été à Kharkov ; d'une façon ou d'une autre, ils
s'étaient débrouillés. Mais deux semaines avant notre arrivée à
Kharkov, Zinoviev avait visité la ville. Il déclara au public qu'il avait
rencontré, que la bourgeoisie de la ville lui semblait trop bien nourrie
et habillée. " Il s'avère, " avait-il dit, " que les camarades et
particulièrement la Tcheka négligent leur devoir. " À peine Zinoviev
parti, des arrestations en masse et des raids de nuit commencèrent.
La confiscation était devenue l'ordre du jour. Son appartement,
expliquait la femme, avait aussi été visité et la plupart de ses effets
emportés. Mais le pire de tout était que la Tcheka lui avait ordonné
de quitter l'une des pièces, et maintenant la famille entière se
pressait dans deux petites chambres. Elle avait craint qu'un membre
de la Tcheka ou un homme de l'Armée Rouge fût assigné à la pièce
vide.
" Nous nous sommes sentis immensément soulagés, " me dit-
elle, " quand nous avons été informés qu'une Américaine devait
occuper cette chambre. Nous souhaitons que vous restiez ici
longtemps. "
Jusqu'alors je n'étais pas entrée en contact personnel avec des
membres de la bourgeoisie expropriée qui, effectivement, était faite
pour souffrir par la Révolution. Les quelques familles bourgeoises
que j'avais rencontrées vivaient bien, ce qui, pour moi, était une
source de surprise. Ainsi à Petrograd un certain chimiste, dont
j'avais fait la connaissance chez Shatov, menait grand train. Les
autorités soviétiques lui permettaient d'exploiter son usine et il
fournissait le gouvernement en produits chimiques à un coût bien
moindre que le Gouvernement eût pu les fabriquer. Il payait de
relativement bons salaires à ses ouvriers et leur fournissait des
rations. À une occasion, je fus invitée à dîner par la famille de ce
chimiste. Ils vivaient dans un appartement luxueux, regorgeant
d'objets de valeur et de trésors artistiques. Mon hôtesse, la femme
du chimiste, était richement vêtue et portait un collier coûteux. Le
dîner consista en plusieurs plats, et fut servi d'une façon
extravagante dans du linge magnifique et très damassé. Il devait
avoir coûté plusieurs centaines de milliers de roubles, ce qui en
1920 était une petite fortune en Russie. Le plus stupéfiant à mes
yeux, était que presque tout un chacun dans Petrograd connaissait
ce chimiste et son mode de vie. Mais on m'expliqua que le
Gouvernement soviétique le considérait comme indispensable, et
qu'il le laissait donc vivre comme il lui plaisait. Quand je lui exprimai
ma surprise de ce que les Bolcheviks n'avaient pas confisqué ses
richesses, il m’assura qu'il n'était pas le seul bourgeois qui avait
conservé son ancienne condition. " La bourgeoisie n'est en aucun
cas morte ", dit-il ; " elle a seulement été chloroformée pour peu de
temps, pour ainsi dire, le temps d’une opération douloureuse. Mais
elle se remet déjà des effets de l'anesthésie, et bientôt elle aura
recouvré entièrement ses esprits. Elle a seulement besoin d'un peu
plus de temps. " La femme qui m'avait visitée dans ma chambre à
Kharkov ne s'était pas débrouillée aussi bien que le chimiste de
Petrograd. Elle était une partie de l'épave laissée par la tempête
révolutionnaire qui avait avancé rapidement sur la Russie. Pendant
mon séjour dans la capitale ukrainienne, je rencontrai quelques
personnes intéressantes des classes professionnelles, dont un
ingénieur qui venait de revenir du Bassin de Donetz et une femme
employée dans un Bureau soviétique. Elles étaient des personnes
aussi cultivées que profondément conscientes du destin de la
Russie. Nous avions discuté de la visite de Zinoviev. Elles avaient
corroboré l'histoire qu'on m'avait racontée. Zinoviev avait réprimandé
ses camarades pour leur relâchement envers la bourgeoisie et les
avait critiqués pour ne pas avoir supprimer le commerce.
Immédiatement après le départ de Zinoviev, la Tcheka avait
commencé des raids aveugles, les membres de la bourgeoisie à
cette occasion avaient perdu presque tout ce qu'ils possédaient. Le
plus tragique de cela, selon l'ingénieur, était que les ouvriers
n'avaient pas profité de tels raids. Personne ne savait où était passé
le résultat de ces rapines ; les affaires confisquées avaient
simplement disparu. Aussi bien l'ingénieur que la femme salariée
parlaient avec beaucoup d'inquiétude de la désintégration générale
des idées. Les Russes avaient cru, me dit la femme, que les taudis
et les palais étaient également mauvais, et qu'ils devaient être
supprimés. Il n'était jamais arrivé que le but d'une révolution fût
simplement de transférer les propriétés, de mettre les riches dans
les taudis et les pauvres dans les palais. Il n'était pas vrai que les
ouvriers fussent logés dans les palais. On leur avait seulement fait
croire que telle était la fonction d'une révolution. En réalité, les
masses étaient restées là où ils étaient auparavant. Mais maintenant
ils n'y étaient pas seuls : ils y vivaient en compagnies des classes
qu'ils avaient été censés détruire.
L'ingénieur des travaux publics avait été envoyé par le
Gouvernement soviétique au Bassin de Donetz pour y construire des
maisons pour les ouvriers, et j'étais heureux de l'occasion
d'apprendre de lui ce qui s'y passait vraiment. La presse
communiste publiait des comptes rayonnants sur la production
intensive de charbon à Donetz, et des calculs officiels prétendaient
que l’on fournirait au pays suffisamment de charbon pour passer
l’hiver prochain. En réalité, les mines de Donetz étaient dans un état
des plus déplorable, selon l'ingénieur. Les mineurs étaient nourris
comme du bétail. Ils recevaient des rations abominables, allaient
presque pieds nus, et étaient forcés de travailler dans l'eau
jusqu'aux chevilles. Dans de telles conditions très peu de charbon
était produit. " J'étais membre d'un comité désigné pour examiner la
situation et publier ses résultats ", dit l'ingénieur. " Notre rapport est
loin d'être favorable. Nous savons qu'il est dangereux de rapporter
les faits tels qu'ils sont : on peut avoir affaire à la Tcheka. Mais nous
avons décidé que Moscou doit faire face aux faits. Le système des
Commissaires politiques, l'inefficacité bolchevique générale et l'effet
paralysant de la bureaucratie d'État ont rendu notre travail de
construction dans le Bassin presque impossible. C’était un
lamentable échec. "
Une telle situation pouvait-elle être évitée dans une période
révolutionnaire et dans un pays aussi peu développé
industriellement que la Russie ? lui demandai-je. La Révolution était
attaquée par la bourgeoisie à l'intérieur et à l'extérieur ; cela obligeait
à un besoin de défense et aucune énergie ne restait pour le travail
constructif. L'ingénieur rejeta dédaigneusement mon point de vue.
La bourgeoisie russe était faible et ne pouvait offrir pratiquement
aucune résistance, rétorqua-t-il. Elle était numériquement
insignifiante et avait mauvaise conscience. Il n'y avait ni besoin, ni
justification du terrorisme bolchevique, et c'était lui, principalement,
qui paralysait les efforts constructifs. Les intellectuels bourgeois
avaient été actifs pendant de nombreuses années dans les
mouvements libéraux et révolutionnaires de la Russie, et des
membres de la bourgeoisie étaient ainsi venus très près des
masses. Quand le grand jour arriva, la bourgeoisie, prise au
dépourvu, préféra renoncer plutôt que de se lever pour combattre.
Elle avait été assommée par la Révolution plus qu'aucune autre
classe en Russie. Elle n'y était pas préparée et, même à ce jour, elle
n'avait pas recouvré ses esprits. Il n'était pas vrai que la bourgeoisie
russe fût une menace active pour la Révolution. C'était de la
propagande bolchevique.
On m’avait conseillé de voir le Chef du Département de
l'inspection des Ouvriers et Paysans, position tenue par une femme,
autrefois officier de la Tcheka, réputée très sévère, cruelle même,
mais efficace. Elle pouvait me fournir beaucoup de matériel de
valeur, m'avait-on dit, et me permettre l'accès aux prisons et aux
camps de concentration. Lors de cette visite, je trouvai cette dame,
au premier abord, très peu cordiale. Elle ignora mes lettres de
créance, apparemment pas impressionnée du tout par la signature
de Zinoviev. Alors un homme surgit d'un bureau. Il s'avéra être
Dibenko, un haut officier de l'Armée Rouge et il m'informa qu'il avait
entendu parler de moi par Alexandra Kollontai, dont il dit être le mari.
Il promit que j'obtiendrais tout le matériel disponible et me demanda
de repasser plus tard dans la journée. Quand je revins, je trouvai la
dame beaucoup plus aimable et disposée à me donner des
informations sur les activités de son département. Il apparaissait qu'il
avait été créé pour lutter contre le sabotage et les vols, en
augmentation. Cela faisait partie des attributions de la Tcheka, mais
on avait trouvé nécessaire de créer ce nouveau département pour
l'inspection et la correction des abus. " C'est le tribunal auquel on
peut faire appel des condamnations, " dit la femme ; " en ce
moment, par exemple, nous examinons les plaintes de prisonniers
qui ont été reconnus coupables à tort, ou qui ont reçu des sentences
excessives. " Elle promit de nous obtenir la permission d'inspecter
les institutions pénales, et quelques jours plus tard plusieurs
membres de l'expédition en eurent la possibilité.
D'abord nous visitâmes le camp de concentration principal de
Kharkov. Nous trouvâmes un certain nombre de prisonniers qui
travaillaient dans la cour, creusant un nouvel égout. C'était plus que
nécessaire, car l'endroit entier était empli d’odeurs écœurantes. Le
bâtiment de la prison avait été divisé en un certain nombre de
cellules, toutes surchargées. L’un de ces quartiers était appelé
l'appartement des " spéculateurs " quoique presque tous ses
résidents protestassent contre cette étiquette. Ils semblaient pauvres
et affamés, chacun d'eux tenant beaucoup à nous raconter sa
pathétique histoire, apparemment avec l'idée que nous étions des
enquêteurs officiels. Dans l'un des couloirs nous trouvâmes
plusieurs communistes accusés de sabotage. Apparemment, le
Gouvernement soviétique ne faisait pas de favoritisme, même
envers ses propres affidés.
Il y avait dans le camp des officiers Blancs, des prisonniers
capturés sur le front polonais, et un grand nombre de paysans et de
paysannes accusés de divers délits. Ils présentaient une vision
pitoyable, assis là sur le plancher en l'absence de bancs, un lot
pathétique, abasourdi et incapable de comprendre le fil des
événements qui les avaient conduits dans cette nasse.
Plus de mille hommes valides étaient enfermés dans le camp de
concentration, qui ne pouvaient rendre aucun service à la
communauté, et qui exigeaient de nombreux fonctionnaires pour les
garder et se charger d'eux. Et pourtant la Russie avait grand besoin
de leur force de travail. Cela me semblait un gaspillage irréaliste.
Plus tard nous visitâmes la prison. À ses portes, une foule en
colère gesticulait et criait. J’appris que les autorités de la prison, le
matin, avaient refusé les colis hebdomadaires apportés par les
parents des détenus. Certains de ces gens avaient longtemps
marché, et dépensé leurs derniers roubles pour l'alimentation de
leurs maris, de leurs frères arrêtés. Ils étaient frénétiques. Notre
guide, la femme responsable du Bureau, promit d'examiner la
question. Nous fîmes le tour de la grande prison, un aperçu
cafardeux de la misère humaine et du désespoir. Les condamnés à
la peine capitale étaient confinés. Pendant des jours leur regard me
hanta, leurs yeux pleins de terreur devant l'incertitude de la torture,
la crainte d'être appelé à tout moment pour faire face à la mort.
Nos amis de Kharkov nous avaient demandé de retrouver une
certaine jeune femme dans la prison. Tout en essayant d'éviter
d'attirer l'attention, nous l'avions cherchée des yeux dans les parties
diverses de l’institution, avant que nous eûmes vu quelqu'un
répondant à sa description. C’était une anarchiste, considérée
comme une prisonnière politique. Les conditions dans cette prison
étaient mauvaises, nous dit-elle. Il avait fallu recourir à une grève de
la faim prolongée pour contraindre les autorités à traiter les
prisonniers politiques plus décemment, et à maintenir les portes des
condamnés à mort ouvertes pendant le jour, pour qu'ils pussent
recevoir le réconfort et le soutien des autres prisonniers. Elle dit que
plusieurs avaient été injustement arrêtés, et nous montra une vieille
paysanne hébétée, confinée comme espionne de Makhno,
accusation évidemment due à un malentendu.
Le régime de la prison était très rigide. Entre autre, on interdisait
aux prisonniers de monter sur les fenêtres ou de regarder dans la
cour. On nous rapporta l'histoire d'un prisonnier surpris une fois à
désobéir à cette règle. Il avait entendu un peu de bruit dans la rue et,
curieux de savoir ce qu'il s'y passait, il était monté sur l'appui de la
fenêtre de sa cellule.
La sentinelle dans la cour n'avait fait aucune sommation. Elle
avait fait feu, blessant grièvement cet homme. Beaucoup d'histoires
semblables, pleines de cruauté et d’abus, nous furent rapportées.
Sur le chemin du retour, j'exprimai ma surprise des conditions qui
étaient tolérées dans les prisons. Je fis remarquer à notre guide que
cela causerait un immense scandale, si le monde occidental dût
apprendre comment vivaient les prisonniers, et comment ils étaient
traités dans la Russie socialiste. Rien ne pouvait justifier une telle
brutalité, pensais-je. Mais la présidente de l'inspection des Ouvriers
et Paysans n'en fut pas remuée. " Nous vivons dans une période
révolutionnaire. " répondit-elle ; " On ne peut remédier à ces
choses. " Mais elle promit d'examiner quelques affaires d'une
injustice extrême que nous lui avions indiquées. Je n'étais pas
convaincue que la Révolution fût responsable des maux existants. Si
la Révolution devait supporter tant de brutalité et de crime, quel était
son but, après tout ?
À la fin de notre première semaine à Kharkov j e revins au
Ministère de l'Éducation où l'on m'avait promis du matériel. Surprise,
je constatai que rien n’avait été préparé. On m'informa que le
président était absent et on m'assura de nouveau que les données
promises seraient rassemblées et prêtes avant notre départ. On me
dirigea alors vers le responsable d'un certain département scolaire
expérimental. Le président m'avait dit que quelques méthodes
éducatives intéressantes y étaient développées, mais je trouvai ce
directeur inintelligent et morne. Il ne pouvait rien me dire des
nouvelles méthodes, mais il fut d'accord pour m'envoyer un des
instructeurs afin de m'expliquer les choses. Un messager lui fut
envoyé, mais il revint bientôt avec ces informations que l'enseignant,
occupé à faire la leçon à sa classe, ne pouvait pas venir. Le
directeur se mit en colère. " Il doit venir " cria-t-il ; " la bourgeoisie
sabote comme l'autre, cette damnée intelligentsia. Ils doivent tous
être tués. Nous pouvons faire très bien sans eux ! " Il était l'un de
ces persécuteurs communistes fanatiques, à l'esprit étriqué, qui
faisaient plus de mal à la Révolution que n'importe quel contre-
révolutionnaire.
Pendant notre séjour à Kharkov nous eûmes aussi le temps de
visiter quelques usines. Dans une manufacture de charrues, nous
trouvâmes un grand hangar rempli de produit fini. J'étais étonnée
que les charrues fussent gardées à l'usine au lieu d'être distribuées
aux fermes. " Nous attendons des ordres de Moscou, " nous
expliqua le directeur ; " c'était une commande urgente et nous
risquions l'arrestation pour sabotage dans le cas où elle ne serait
pas prête pour l'expédition en six semaines. C’était il y a six mois, et,
comme vous voyez, les charrues sont toujours ici. Les paysans en
ont un besoin mortel, et nous avons besoin de leur pain. Mais nous
ne pouvons pas échanger. Nous devons attendre les ordres de
Moscou. "
Je me souvenais d'une remarque de Zinoviev quand, à notre
première rencontre, il avait déclaré que Petrograd manquait de
carburant, malgré le fait qu'à moins de cent verstes de la ville, il y en
avait assez pour pourvoir à presque la moitié du pays. J'avais
suggéré à cette occasion que l'on fît appel aux ouvriers de Petrograd
pour obtenir ce carburant à la ville. Zinoviev avait pensé que cela
était très naïf. " Devons-nous accorder une telle chose à Petrograd
? " avait-il dit, " La même demande serait faite par d'autres villes. Il
se créerait une concurrence, qui est une institution bourgeoise. Cela
porterait tort à notre plan de contrôle nationalisé et centralisé. "
C'était le principe dominant, et suite à cela, les ouvriers de Kharkov
avaient manqué de pain jusqu'à ce que Moscou ordonnât de faire
envoyer des charrues aux paysans. La suprématie de l'État était la
pierre angulaire du marxisme.
Plusieurs jours avant notre départ de Kharkov, je me rendis une
fois encore au Conseil de l'Éducation et, de nouveau, j'échouai à
trouver son président. À ma grande consternation, on m'informa que
je ne recevrais aucun matériel parce qu'il avait été décidé que
l'Ukraine devait avoir son propre musée, et que le président était
parti à Kiev l'organiser. Je me sentis indignée de cette malheureuse
tromperie, pratiquée sur nous par un haut dirigeant communiste.
Évidemment l'Ukraine avait droit à son propre musée, mais pourquoi
cette petite fraude qui avait fait perdre à l'expédition un temps si
précieux ?
Les suites de cet incident arrivèrent quelques jours plus tard,
quand nous fûmes étonnés de l'arrivée hâtive de notre secrétaire,
qui nous informa que nous devions quitter Kharkov immédiatement
et aussi discrètement que possible, parce que le comité exécutif
local du parti avait décidé d'empêcher notre matériel statistique de
quitter l'Ukraine. En conséquence, nous nous dépêchâmes de partir
afin de sauver ce que nous avions déjà rassemblé. Nous savions
que ce matériel serait perdu s'il restait à Kharkov, et que le projet
d'un musée ukrainien indépendant resterait quelques années dans
les cartons.
Avant de partir, nous prîmes des dispositions pour une dernière
conférence avec nos amis locaux. Nous avions estimé que nous
pourrions ne jamais les revoir. À cette occasion le travail de la
Fédération Ncibcit fut discuté en détail. Cette fédération générale
anarchiste du sud avait été fondée suite aux expériences des
anarchistes russes, et à leur conviction qu'une organisation unifiée
était nécessaire pour faire leur travail plus efficacement. Ils ne
voulaient pas simplement mourir, mais vivre pour la Révolution. Il
était apparu que les anarchistes russes étaient divisés en plusieurs
fractions, la plupart d'entre elles numériquement faibles, et de peu
d'influence pratique sur le cours des événements en Russie. Ils
avaient été incapables d'établir un soutien permanent chez les
ouvriers. Il avait donc été décidé de rassembler tous les éléments
anarchistes d'Ukraine dans une fédération, et être ainsi en mesure
de présenter un front solide dans la lutte non seulement contre
l’invasion et la contre-révolution, mais aussi contre la persécution
communiste.
Grâce à l’unification de ses forces, le Nabat devint capable de
couvrir presque tout le sud et de coller étroitement à la vie des
ouvriers et de la paysannerie. Les changements fréquents de
gouvernement en Ukraine avaient finalement contraint les
anarchistes de se mettre à couvert, la persécution implacable des
Bolcheviks ayant dépeuplé leurs rangs des ouvriers les plus actifs.
Tout de même la Fédération avait pris racine parmi le peuple. La
petite bande vivait constamment dans le danger, mais elle continuait
énergiquement son travail d'éducation et de propagande.
Les anarchistes de Kharkov avaient, d'évidence, attendu
beaucoup de notre présence en Russie. Ils avaient espéré
qu'Alexandre Berkman et moi-même les rejoindrions dans leur
travail. Nous étions déjà depuis sept mois en Russie, mais n'avions
pris nulle part directe au mouvement anarchiste. Je pouvais sentir la
déception et l'impatience de nos camarades. Ils pensaient
ardemment que nous pouvions au moins informer les anarchistes
européens et américains de ce qui avait cours en Russie,
particulièrement de la persécution impitoyable des éléments
révolutionnaires de gauche. Combien je pouvais comprendre
l'attitude de mes amis ukrainiens ! Ils avaient énormément souffert
ces dernières années : ils avaient vu les grands espoirs de la
Révolution écrasée et la Russie détruite sous le talon de l'État
bolchevique. Pourtant je ne pouvais exaucer leurs vœux. J'avais
toujours foi dans les Bolcheviks, dans leur sincérité révolutionnaire
et leur intégrité. De plus, j'estimais que, tant que la Russie était
attaquée de l'extérieur, je ne pouvais pas m'exprimer par la critique.
Je n'ajouterais pas de carburant aux feux de la contre-révolution. Je
devais donc garder le silence, et me tenir aux côtés des Bolcheviks
en tant que défenseurs organisés de la Révolution. Mais mes amis
russes méprisaient cette vue. Je confondais le Parti communiste
avec la Révolution, disaient-ils ; ils n’étaient pas les mêmes ; au
contraire, ils étaient opposés, même antagoniques. L'État
communiste, selon les anarchistes du Nabat, s'était révélé fatal à la
Révolution.
Quelques heures avant notre départ nous reçûmes ces
informations confidentielles : Makhno avait envoyé un appel à
Alexandre Berkman et à moi-même pour se rencontrer. Il espérait
exposer sa situation devant nous et, par nous, devant le mouvement
anarchiste mondial. Il désirait lui faire comprendre une fois pour
toutes qu'il n'était pas le bandit, le pogromiste et le contre-
révolutionnaire que les Bolcheviks avait proclamé. Il se consacrait à
la Révolution et servait les intérêts du peuple comme il les
comprenait.
C'était une grande tentation de rencontrer ce moderne Stenka
Razine, mais nous nous étions engagés envers le Musée et ne
pouvions pas perdre la confiance des autres membres de
l'expédition.
XX. POLTAVA

Dans la dislocation générale de la vie en Russie et la destruction


de sa machine économique, c'était le réseau de chemin de fer qui
avait le plus souffert. Le sujet était discuté à chaque meeting, ou
presque, et tous les journaux soviétiques en parlaient souvent. Entre
Petrograd et Moscou, néanmoins, son état n’était pas si dramatique,
bien que les gares principales fussent toujours saturées, et que les
gens attendissent pendant des jours pour essayer d'obtenir des
places. Cependant, les trains entre Petrograd et Moscou
fonctionnaient assez régulièrement. Si l'on était assez chanceux
pour s'être procuré la permission nécessaire pour voyager, et un
billet, on pouvait réussir à faire le parcours sans danger particulier
pour sa vie ou son intégrité physique. Mais plus on s'éloignait vers le
sud, plus tout ça se désorganisait. Les wagons cassés ponctuaient
le paysage, les motrices détériorées étaient abandonnés le long du
parcours, et fréquemment les voies étaient arrachées. Partout en
Ukraine les gares étaient pleines à suffoquer, les gens se ruant
sauvagement chaque fois qu'ils apercevaient un train. La plupart
d'entre eux stationnaient des semaines durant sur les quais avant de
réussir à monter dans un train. Les marches, et même les toits des
wagons regorgeaient d'hommes et de femmes chargés de paquets
et de sacs. À chaque arrêt dans une gare, il y avait une bousculade
brutale pour un peu d'espace. Les soldats chassaient les passagers
des marches et des toits, et souvent ils devaient recourir aux armes.
Les gens étaient si désespérés et si décidés d'arriver quelque part
où il y avait l'espoir d'obtenir un peu de nourriture, qu'ils semblaient
incapables de s'arrêter et risquaient leurs vies continuellement dans
ce mode de voyage. Il y avait donc des accidents innombrables, un
grand nombre de voyageurs trouvant souvent la mort à cause des
ponts bas. Ce spectacle était devenu si commun que pratiquement
plus personne n'y faisait attention. Pendant notre voyage vers le sud
et sur le chemin du retour, nous fumes fréquemment témoins de ces
scènes. Constamment des meshotchniki [les gens avec des sacs]
attaquaient les voitures pour de la nourriture, et repartaient chargés
de leur précieux fardeau de farine et de pommes de terre.
Jour et nuit ces scènes épouvantables continuaient de se
répéter dans chaque gare. Cela devenait une torture de voyager
dans notre wagon bien équipé. Il contenait seulement six personnes,
alors que nous avions de la place pour plus ; on nous avait interdit
de le partager avec d'autres, non seulement à cause du danger
d'infection ou des parasites, mais parce que les effets de Musée et
le matériel rassemblé eussent sûrement disparu, si nous avions
accepté des étrangers à bord. Nous mîmes du baume à notre
conscience en permettant à des femmes et à des enfants, ou à des
estropiés, de voyager sur la plate-forme arrière de notre voiture, bien
que même cela fût contraire aux ordres reçus.
Un autre fait nous causait une irritation considérable :
l'inscription sur notre voiture, qui disait : Commission Extraordinaire
du Musée de la Révolution. Nos amis du Musée nous avaient
assurés que ce " titre " nous aiderait à obtenir de l'attention dans les
gares, et serait donc efficace pour faire attacher notre wagon aux
trains dont nous aurions besoin. Mais les premiers jours nous
prouvèrent que l'inscription réveillait le sentiment populaire contre
nous. Le nom Commission Extraordinaire signifiait aux gens Tcheka.
Ils ne prêtaient aucune attention aux autres mots, terrorisés par le
premier. Dès le début du voyage, nous avions remarqué les regards
sinistres qui nous croisaient dans les gares, et la réticence des gens
à entamer une conversation amicale. Effectivement, ce mot nous
désignait par ce que nous n'étions pas ; expliquer ce malentendu
exigeait à chaque fois des efforts considérables. Une fois rassuré, le
Russe nous ouvrait son cœur. Un mot gentil, une attention inquiète,
une cigarette, changeait son attitude. Assurés alors que nous
n'étions pas des communistes et que nous venions d'Amérique, les
gens, le long du parcours, s'adoucissaient et devenaient plus
bavards, parfois même nous faisaient des confidences. Ils étaient
peu sophistiqués et primitifs, souvent crus. Mais illettrés et peu
éduqués comme ils l'étaient, ces gens simples étaient au clair de
leurs besoins. Ils n’étaient pas blasés, et possédaient une foi
profonde en une justice élémentaire et en l'égalité. J'étais souvent
émue aux larmes par ces hommes et ses femmes, ces paysans
russes, qui s'accrochaient aux marches du train en mouvement,
mettant à chaque moment leurs vies en danger, et qui, cependant,
restaient de bonne humeur et indifférents à leur malheureuse
condition. Ils s’échangeraient les histoires de leurs vies ou éclataient
parfois en chansons mélodieuses, tristes, du sud. Aux gares, tandis
que le train attendait une locomotive, les paysans se réunissaient en
groupe, formaient un grand cercle, quelqu'un commençait à jouer de
l'accordéon, les spectateurs l'accompagnaient de leurs chansons. Il
était étrange de les voir, ces paysans affamés et loqueteux, aux
charges énormes sur leurs dos, entièrement distraits de leur
environnement, déversant leurs cœurs dans ces chansons
folkloriques. Un peuple singulier que ces Russes, saints et diables
en même temps, manifestant les impulsions les plus élevées aussi
bien que les plus brutales, capables de presque tout, sauf d'un
travail soutenu. Je me demandais souvent si ce manque, dans une
certaine mesure, n'expliquait pas la désorganisation du pays et la
condition tragique de la Révolution.
Nous atteignîmes Poltava dans la matinée. La ville semblait gaie
dans la lumière brillante du soleil, les rues alignées d'arbres, avec
des petits lopins j ardinés entre eux. Des légumes de toutes variétés
les enlaçaient. Il était rafraîchissant de noter qu’aucune barrière ne
les protégeait, que ces légumes pourtant étaient respectés, ce qui
n'eût sûrement pas été le cas à Petrograd ou à Moscou.
Apparemment, on souffrait moins de la faim dans cette ville que plus
au nord.
Avec la secrétaire de l'expédition, nous allâmes au siège social
gouvernemental. Au lieu de Tlspolkom habituel [le Comité exécutif
des Soviets] Poltava était dirigé par un comité révolutionnaire connu
comme le Revkom. Cela signifiait que les Bolcheviks n'avait pas
encore eu le temps d'organiser un Soviet dans la ville. Nous
réussîmes à rendre le président du Revkom intéressé par le but de
notre voyage, et il promit de coopérer et de publier un ordre aux
divers départements pour que le matériel fût rassemblé et préparé
pour nous. Cette réception affable prédisait de bons résultats.
Au Bureau pour le Soin de Mères et des Mineurs, je rencontrai
deux femmes très intéressantes ; l’une était la fille du grand auteur
russe, Korolenko, l'autre l'ancienne présidente de la Société Sauvez-
les-Enfants. Apprenant le but de ma présence à Poltava, ces
femmes m'offrirent leur aide et m'invitèrent à visiter leur école et la
maison avoisinante de Korolenko.
L'école était située dans un petit lotissement au fond d'un beau
jardin, à peine visible de la rue. La pièce de réception contenait une
riche collection de poupées en tout genre. Il y avait de belles
gamines ukrainiennes, rivalisant dans leurs robes colorées et les
couvre-chefs avec leurs belles sœurs du Caucase ; les impétueux
Cosaques du Don qui regardaient fièrement leurs frères moins
gracieux de la Volga. Il y avait des poupées de toutes sortes,
représentant les costumes locaux de presque chaque partie de la
Russie. La collection contenait des jouets divers, le travail manuel
des villages, et les beaux dessins de la manufacture kustarny,
représentant des groupes d'enfants dans des vêtements de paysans
russes et sibériens.
Les dames de la maison racontèrent l’histoire de la société
Sauver-les-Enfants. L'organisation déjà existante depuis un certain
nombre d'années, avait eu une portée très limitée jusqu'à la
Révolution de Février. Alors de nouveaux membres, principalement
de type révolutionnaire, rejoignirent la société. Ils s'efforcèrent de
prolonger son travail et de prodiguer non seulement le bien-être
physique aux enfants, mais aussi de les instruire, de leur apprendre
à aimer le travail, et de développer leur sens de la beauté. Les
jouets et les poupées, faites principalement avec des matériaux
recyclés, furent exposés à la vente, et les revenus consacrés aux
besoins des enfants. Après la Révolution d'Octobre, quand les
Bolcheviks se furent emparés de Poltava, la société fut pillée à
plusieurs reprises et certains de ses instructeurs arrêtés, au soupçon
que l'institution était un nid contre-révolutionnaire. Le petit groupe
qui restait continua, cependant, ses œuvres en faveur des enfants.
Ils réussirent à envoyer une délégation à Lunacharsky, pour lui
demander la permission de continuer leur travail. Lunacharsky se
montra compatissant, publia le document demandé, et leur fournit
même une lettre pour les autorités locales, précisant l'importance de
leur œuvre.
Mais la société continuait à être soumise aux désagréments et à
la discrimination. Pour éviter d'être accusées de sabotage, les
femmes avaient offert leurs services au Ministère de l'Éducation de
Poltava. Elles y travaillaient de neuf heures du matin jusqu'à quinze,
et consacraient leur temps de loisir à leur école. Mais l'antipathie des
autorités communistes n’en fut pas apaisée : la société restait en
disgrâce.
Les femmes signalèrent que le Gouvernement soviétique avait
feint d'accorder l'autodétermination à l'Ukraine, mais chaque travail
indépendant était discrédité et toute initiative découragée, sinon
entièrement étouffée. On ne permettait même pas
l'autodétermination aux communistes ukrainiens. La majorité des
chefs des départements était nommés depuis Moscou et l'Ukraine
était pratiquement privée d'occasion d'action indépendante. Une
âpre lutte se déroulait entre le Parti communiste d'Ukraine et les
autorités centrales de Moscou. La politique moscovite tendait à tout
contrôler.
Ces femmes s'étaient consacrées à la cause des enfants et
étaient disposées à subir la mésentente voire même la persécution,
tellement était grand leur dévouement au bien-être de leurs
protégés. Elles avaient compréhension et sympathie pour la
Révolution, bien qu'elles ne pussent pas approuver les méthodes
terroristes des Bolcheviks. C'étaient des êtres intelligents et cultivés,
et j'ai ressenti leur maison comme une oasis dans le désert de la
pensée et du sentiment communistes. Avant que je ne partisse, ces
dames me fournirent une collection du travail des enfants, et
quelques pastels peints par Mlle Korolenko, me priant d'envoyer ces
choses en Amérique, comme exemples de leurs travaux. Elles
étaient très désireuses que les Américains connussent leur société
et ses œuvres.
Par la suite j'eus l'occasion de rencontrer Korolenko, qui était
encore très affaibli par une maladie récente. Il avait tout du
patriarche, vénérable et doux ; il réchauffait rapidement le cœur de
quiconque par sa voix mélodieuse, et son beau visage s'éclairait
quand il parlait du peuple. Il se rappela affectueusement de
l'Amérique et des amis qu’il y possédait. Mais la lumière s'effaça de
ses yeux, sa voix trembla de chagrin tandis qu'il parlait de la grande
tragédie de la Russie et de la souffrance des gens.
" Vous voulez connaître mon avis sur la situation présente et
mon attitude envers les Bolcheviks ? " demanda-t-il. " Cela prendrait
trop longtemps pour vous en parler. J'écris à Lunacharsky une série
de lettres qu'il m'a demandées et qu'il a promis de publier. Les lettres
traitent de ce sujet. À franchement parler, je ne crois pas qu'elles
seront jamais publiées, mais je vous en enverrai une copie pour le
Musée aussitôt qu'elles seront achevées. Il y en aura six. Je peux
vous en donner deux tout de suite. Brièvement, mon avis est
récapitulé dans un certain passage d'une de ces lettres. Je dis là
que si les gendarmes du Tsar avaient eu le pouvoir non seulement
de nous arrêter, mais aussi de nous tuer, la situation ressemblerait
au présent. C'est ce qui se passe devant mes yeux chaque jour. Les
Bolcheviks prétendent que de telles méthodes sont inséparables de
la Révolution. Mais je ne peux pas être d’accord avec eux, que la
persécution et les coups de feu constants soient dans l'intérêt du
peuple ou de la Révolution. Ce fut toujours ma conception que la
révolution signifiait la plus haute expression de l’humanité et de la
justice. En Russie aujourd'hui toutes les deux sont absentes. Alors
que l'expression la plus complète et la coopération de toutes les
forces intellectuelles et spirituelles seraient nécessaires à la
reconstruction du pays, un bâillon a été placé sur le peuple en son
entier. Oser mettre en doute la sagesse et l'efficacité de la dictature
soi-disant du prolétariat ou des leaders du Parti communiste est
considéré comme un crime. Nous manquons des éléments les plus
essentiels pour une révolution sociale, et pourtant nous feignons de
nous être placés à la tête d'une révolution mondiale. La pauvre
Russie devra payer chèrement pour cette expérience. Elle peut
même retarder pour longtemps les changements fondamentaux
dans d'autres pays. La bourgeoisie sera capable de défendre ses
méthodes réactionnaires, rien qu'en montrant ce qui est arrivé à la
Russie. "
Le cœur lourd, je pris congé de l’auteur célèbre, un des derniers
parmi les grands littérateurs qui avait été la conscience et la voix
spirituelle de la Russie intellectuelle. De nouveau je l'entendais
prononcer le cri de cette partie de l'élite intellectuelle russe dont " les
sympathies étaient entièrement avec le peuple, et dont la vie et le
travail étaient inspirés seulement par l'amour de leur pays et l'intérêt
pour son bien- être. "
En soirée je visitai une parente de Korolenko, une vieille dame
très compatissante qui était la présidente de la Croix- Rouge
Politique de Poltava. Elle me dit beaucoup de choses que Korolenko
lui-même était trop modeste pour avouer. Vieux et faible comme il
était, il passait la plupart de son temps à la Tcheka, à essayer de
sauver la vie de ces innocents condamnés à mort. Il écrivait
fréquemment des appels à Lénine, Gorki et Lunacharsky, les priant
d’intervenir pour empêcher des exécutions insensées. Le président
actuel de la Tcheka de Poltava était un homme implacable et cruel.
Sa solution unique aux problèmes difficiles : fusiller. La dame sourit
tristement quand je lui dis que l'homme avait été très aimable avec
les membres de notre expédition. " C'était pour le spectacle ! " dit-
elle, " Nous le connaissons mieux. Nous avons l'occasion
quotidienne de voir sa bienveillance depuis ce balcon. Dessous
passent les victimes qui vont à l'abattoir. "
Poltava était un célèbre centre industriel de travaux d'artisanat
paysan. Le beau linge, la broderie, les lacets et la fabrication de
paniers figuraient parmi les produits de l'industrie locale. Je visitai le
Département d'Économie Sociale, le sovnarkhoz, où j'appris que ces
industries avaient été pratiquement supprimées. Seule une petite
collection était restée dans le Département. " Nous avions l'habitude
de fournir le monde entier, même l'Amérique, avec notre travail
dekustarny, " dit la femme responsable, qui autrefois avait été chef
du Zemstvo, et avait pris une spéciale fierté à stimuler les travaux
des paysans. " Nos travaux d’aiguille étaient réputés dans tout le
pays comme les plus beaux spécimens d'art populaire, mais
maintenant tout a été détruit. Les paysans ont perdu leur sens
artistique, ils sont devenus brutaux et corrompus. " Elle déplorait la
perte de cet art paysan comme une mère celle de son enfant.
Pendant notre séjour à Poltava nous prîmes contact avec les
représentants de divers autres groupes sociaux. La réaction des
sionistes vers le régime bolchevique nous intéressait
particulièrement. Ils refusèrent d'abord de parler avec nous, rendus
très prudents, semblait-il, par des expériences antérieures. C’était
aussi la présence de notre secrétaire, une goy, qui réveillait leur
méfiance. Je m'arrangeai pour rencontrer certains des sionistes
seule, et progressivement ils devinrent plus confiants. J'avais appris
à Moscou, au sujet de l'arrestation de sionistes, que les Bolcheviks
tendaient à les considérer des contre-révolutionnaires. Mais je
trouvai dans les sionistes de Poltava des Juifs orthodoxes très
simples, qui ne pouvaient certainement être pris par quiconque pour
des conspirateurs ou des ennemis actifs. Ils étaient passifs, quoique
rendus aigris contre le régime bolchevique. Il était affirmé par les
Bolcheviks qu'ils n'avaient fait aucun pogrom et qu'ils ne
persécutaient pas les Juifs, me dirent-ils ; mais c’était vrai seulement
dans un certain sens. Il y avait deux sortes de pogroms : les forts,
violents, et les silencieux. Des deux, les Sionistes préféraient encore
les premiers.
Le pogrom violent pouvait durer un jour ou une semaine ; les
Juifs étaient attaqués et volés, parfois même assassinés ; mais
ensuite c'était fini. Les pogroms silencieux étaient permanents. Ils
consistaient en une constante discrimination, persécution et traque.
Les Bolcheviks avaient fermé les hôpitaux juifs et maintenant les
Juifs malades étaient forcés de manger treife dans les hôpitaux des
païens. Il en allait de même pour les enfants juifs dans les cantines
bolcheviques. S'il arrivait à un Juif et un goy d’être arrêtés sur la
même accusation, il était certain que le goy serait libéré, tandis que
le Juif serait envoyé en prison et parfois même tué. Ils étaient en
permanence exposés à l'insulte et à l'indignité, sans compter qu'ils
étaient condamnés à une mort lente, puisque tout le commerce avait
été supprimé. Les Juifs en Ukraine subissaient un pogrom silencieux
et continu.
J'estimai que la critique par les sionistes du régime bolchevique
était inspirée par une attitude religieuse et nationaliste étroite. Ils
étaient des Juifs orthodoxes, surtout des marchands que la
Révolution avait privé de leur sphère d'activité. Néanmoins, leur
problème était réel, le problème du Juif suffoquant dans une
atmosphère d'antisémitisme actif. À Poltava les fonctionnaires
communistes et leurs dirigeants bolcheviques étaient des goyim.
Leur répugnance des Juifs était franche et ouverte. L’antisémitisme,
partout en Ukraine, était encore plus virulent que dans les jours pré-
révolutionnaires.
Après notre départ de Poltava, nous continuâmes notre voyage
vers le sud, mais nous n'arrivâmes pas plus loin que Fastov par
suite d'un manque de motrice. Cette ville, autrefois prospère, était
maintenant appauvrie et réduite à moins d'un tiers de son ancienne
population. Presque toute l’activité était à l'arrêt. Nous trouvâmes
que le marché, en centre-ville, était insignifiant. Il consistait en
quelques stands, qui proposaient un peu de farine blanche, de sucre
et de beurre. Il y avait plus de femmes que d'hommes et je fus
particulièrement frappée par l'expression étrange dans leurs yeux.
Elles ne vous dévisageaient pas, mais regardaient fixement devant
vous avec une expression animale et muette. Nous dîmes à ces
femmes qu'on nous avait rapporté que de nombreux et
épouvantables pogroms s'étaient déroulés dans Fastov, et que nous
voulions en savoir plus, afin d'envoyer ces informations en Amérique
pour l'éclairer sur la condition des Juifs ukrainiens. Comme la
nouvelle de notre présence avait attiré autour de nous beaucoup de
femmes et d’enfants, chacun essayait, très excité, de raconter sa
version des horreurs de Fastov. D'effrayants pogroms, nous
rapportèrent-ils, avait eu lieu dans cette ville, le plus affreux d'entre
eux fut l'œuvre de Denikine, en septembre 1919. Il dura huit jours,
pendant lesquels 4.000 personnes furent tuées, tandis que plusieurs
milliers moururent de leurs blessures et du choc. Sept mille périrent
de faim et de froid sur la route de Kiev, en essayant d’échapper aux
barbares de Denikine. La plus grande partie de la ville fut détruite ou
brûlée ; beaucoup de Juifs plus vieux furent pris au piège dans la
synagogue et où ils furent assassiné, tandis que d'autres, poussés
sur la place publique, y étaient abattus. Pas une femme, jeune ou
vieille, qui n'eût été souillée, la plupart d'entre elles devant leurs
pères, leurs maris et leurs frères. Les jeunes filles, parfois encore
très petites, avaient subi des viols répétés des mains des soldats de
Denikine. Je compris alors le regard affreux des femmes de Fastov.
Les hommes et les femmes nous assiégèrent avec des
suppliques, pour informer leurs parents en Amérique de leur
malheureuse situation. Presque tout le monde, semblait-il, avait de
la famille dans ce pays. Le soir, ils s'entassaient dans notre wagon,
apportant un grand nombre des lettres pour les States. Certains des
messages ne portaient aucune adresse, ces gens simples pensant
que le nom suffirait. D'autres n’avaient pas reçu de nouvelles de
leurs parents américains depuis les années de guerre et de
révolution, mais ils espéraient toujours qu'ils pourraient être
retrouvés quelque part à travers l'océan. Il était touchant de voir la
foi profonde de ces gens en l'idée que leurs parents d'Amérique les
sauveraient.
Chaque soir notre voiture se remplissait des infortunés de
Fastov. Il y eut parmi eux un visiteur particulièrement intéressant, un
ancien avocat, qui avait bravé à plusieurs reprises les pogromistes,
et avait sauvé beaucoup de vies juives. Il avait tenu un journal des
pogroms et nous passâmes une soirée entière à l'écouter lire son
manuscrit. C'était un récit simple des faits et des dates,
épouvantable dans son objectivité sans fioritures. C'était le chant
profond de ces gens continuellement violés et torturés, qui vivaient
dans la crainte quotidienne de nouvelles indignités et atrocités. Dans
cette vision horrible, seule une lumière brillait : aucun pogrom n'avait
eu lieu sous les Bolcheviks. La gratitude des Juifs de Fastov était
attendrissante. Ils s’accrochaient aux communistes comme à une
bouée de sauvetage. Il était encourageant de penser que le régime
bolchevique s'était au moins dégagé de la pire de toutes les
malédictions russes, les pogroms contre les Juifs.
XXI. KIEV

Par suite de nombreuses difficultés et retards, le voyage de


Fastov à Kiev dura six jours et fut un cauchemar continu. La
situation des chemins de fer était épouvantable. Dans chaque gare,
de nombreux wagons de marchandises bouchaient les voies. Et ils
n’étaient pas chargés de fournitures pour alimenter les villes
affamées ; ils étaient remplis à bloc d'une cargaison humaine parmi
laquelle se trouvait un grand pourcentage de gens malades. Tout le
temps du parcours, les salles d'attente et les quais furent bourrés de
foules sales et débraillées. Encore plus horribles étaient ces scènes
la nuit. Partout des masses de gens désespérés, criant et luttant
pour prendre pied sur le train. Ils ressemblaient aux damnés de
l'Enfer de Dante, leurs visages de cendre grise dans la lumière
terne, tous se battant frénétiquement pour une place. De temps en
temps un cri d'agonie trouait la nuit, et le train, qui démarrait déjà,
stoppait : quelqu'un avait trouvé la mort sous ses roues. Ce fut un
soulagement d'atteindre Kiev. Nous nous étions attendus à trouver la
ville presque en ruines, mais nous fûmes agréablement déçus. Alors
que nous partions de Petrograd, la presse soviétique relatait de
nombreuses histoires au sujet du vandalisme commis par des
Polonais avant l'évacuation de Kiev. Ils avaient presque démoli la
vieille et célèbre cathédrale de la ville, disaient les journaux, détruit
les réservoirs d'eau et les centrales électriques, et incendié plusieurs
quartiers de la ville. Tchicherine et Lunacharsky publièrent des
appels passionnés aux gens cultivés du monde entier, en signe de
protestation contre une telle barbarie. Le crime des Polonais contre
l’Art avait été comparé à celui perpétré par les Allemands à Reims,
dont la célèbre cathédrale avait été touchée par l’artillerie
prussienne. Nous fûmes, donc, très étonnés de trouver Kiev en
meilleur état encore que Petrograd. En fait, la ville avait très peu
souffert, si l'on considérait les nombreux changements de
gouvernement, et les opérations militaires qui les accompagnèrent. Il
était vrai que quelques ponts et des voies de chemin de fer avaient
été dynamités à la périphérie de la ville, mais Kiev lui-même était
presque indemne. Les gens nous regardèrent avec stupéfaction
quand nous nous enquîmes de la cathédrale : ils n'avaient pas
entendu le rapport de Moscou.
À la différence de notre accueil à Kharkov et à Poltava, Kiev fut
une déception. Le représentant de l'Ispolkom n'était pas très aimable
et ne parut pas du tout impressionné par la signature de Zinoviev sur
nos lettres de créance. Notre secrétaire réussit à contacter le
président du Comité exécutif, mais elle revint très découragée : ce
haut fonctionnaire avait accueilli ses démarches avec emportement.
Il était occupé, avait-il dit, et ne pouvait pas être dérangé. Il fut
décidé que je tenterais ma chance en tant qu'Américaine, en
conséquence de quoi le président consentit finalement à nous
donner accès au matériel disponible. C'était un reflet triste de l'ironie
de la vie. L'Amérique était coalisée avec l'impérialisme mondial pour
affamer et écraser la Russie. Il était pourtant suffisant de mentionner
que l'on venait d'Amérique pour trouver la clé de tout Russe. Il était
pathétique et plutôt désagréable de se servir de cette clé.
L'opposition de Kiev au communisme était intense, même les
Bolcheviks locaux trouvaient Moscou saumâtre. Il était hors de
question pour quelqu'un d'arriver " du centre " et d'obtenir leur
coopération, à moins d'être armé de pouvoirs d'État. Les employés
du gouvernement dans les institutions soviétiques ne prenaient
aucun intérêt dans quoi que ce fut, si ce n'étaient leurs rations.
L'indifférence bureaucratique et l'incompétence en Ukraine étaient
encore pires qu'à Moscou et étaient augmentés par le ressentiment
nationaliste contre les " Russes ". C'était également le cas à Kharkov
et à Poltava, mais à un degré moindre. Ici l'atmosphère même était
chargée de méfiance et de haine pour tout ce qui était moscovite. La
tromperie du président du Département Éducatif de Kharkov à nos
dépens était caractéristique du ressentiment que presque chaque
fonctionnaire ukrainien ressentait envers Moscou. Le président était
un ukrainien de cœur, mais il ne pouvait pas ouvertement ignorer
nos lettres de créance signées par Zinoviev et Lunacharsky. Il avait
promis de nous aider, mais il n'avait pas aimé l'idée de Petrograd
d'" absorber " la matière historique de l'Ukraine. À Kiev, on ne tentait
même pas de masquer son opposition à Moscou. Elle se faisait
sentir partout. Mais du moment que le mot magique " Amérique "
était prononcé, et que les gens parvenaient à comprendre que l’on
n’était pas communiste, ils devenaient curieux et courtois, et même
confiants. Les communistes ukrainiens comme les autres.
Les informations et les documents rassemblés à Kiev avaient le
même caractère que les données rassemblées dans les autres
villes. Le système d'enseignement, les soins aux malades, la
distribution de la main-d'œuvre, et ainsi de suite, tout était semblable
à l'organisation bolchevique générale. " Nous suivons le plan de
Moscou ", avait dit un enseignant ukrainien, " avec la seule
différence que dans nos écoles on apprend la langue ukrainienne à
égalité avec le russe. " Les gens, et particulièrement les enfants,
paraissaient mieux nourris et habillés qu'en Russie : l'alimentation
était comparativement plus abondante et meilleur marché. Il y avait
des écoles " pour l'épate ", comme à Petrograd et à Moscou, et
personne n'avait apparemment mesuré l'effet corrupteur d'une telle
discrimination sur les enseignants aussi bien que les enfants. Ces
derniers enviaient les élèves des écoles favorisées et croyaient
qu'elles accueillaient seulement des enfants communistes, ce qui
n'était en réalité pas le cas. Les enseignants, d’autre part, sachant
combien peu d'attention était accordée aux écoles ordinaires, étaient
négligents dans leur travail. Tout essayaient d'obtenir une place
dans les écoles favorisées, qui accordaient des rations spéciales et
diverses.
Le président du Conseil de Santé était un homme alerte et
compétent, un des rares fonctionnaires de Kiev qui avait montré de
l'intérêt pour l'expédition et son travail. Il consacra beaucoup de
temps à nous expliquer les méthodes de son organisation, à nous
indiquer les endroits intéressants à visiter et le matériel qui pourrait
être rassemblé pour le Musée. Il avait particulièrement appelé notre
attention sur l'hôpital juif pour les enfants handicapés.
J'y trouvai, comme responsable, un homme cultivé et charmant,
le docteur N. Depuis vingt ans il était directeur de cet hôpital, et il prit
autant d'intérêt que de fierté à nous montrer son institution, ainsi
qu'à nous raconter son histoire.
L'hôpital avait autrefois été l'un des plus célèbres en Russie, la
fierté des Juifs locaux qui l'avaient construit et entretenu. Mais
durant ces dernières années, son utilité avait diminuée, par suite des
fréquents changements de gouvernement. Il avait été exposé à la
persécution et à des pogroms. Des patients juifs, en état critique,
étaient souvent tirés de leurs lits pour faire place aux favoris d'un
régime ou d'un autre. Les officiers de l'armée de Denikine furent les
plus brutaux. Ils jetèrent les patients juifs à la rue, les soumirent aux
indignités et aux abus, et les eussent tués, sans l’intercession du
personnel hospitalier qui risqua sa vie pour protéger les malades. Le
fait que la majorité du personnel était des goyim avait sauvé l'hôpital
et ses résidents. Mais ce choc aboutit à de nombreux décès et de
nombreux patients en eurent les nerfs brisés.
Le docteur me raconta aussi l’histoire de certains de ses
patients, la plupart d'entre eux victimes des pogroms de Fastov. Il y
avait des enfants âgés de six à huit ans, le regard lugubre et maladif,
la terreur imprimée sur leurs visages. Ils avaient perdu toute leur
famille, parfois tuée sous leurs yeux. Ces enfants se réveillaient
souvent la nuit, me dit le médecin, effrayés de leurs rêves horribles.
Tout ce qui était possible était fait pour eux, mais jusqu’ici ces
enfants malheureux n'avaient pas été libérés du souvenir de leurs
expériences épouvantables à Fastov. Le docteur me montra un
groupe de jeunes filles de quatorze à dix- huit ans, les pires victimes
du pogrom de Denikine. Toutes furent violées à de multiples
reprises, et elles étaient mutilées quand elles arrivèrent à l'hôpital ;
cela prendrait des années pour qu'elles pussent se rétablir. Le
docteur souligna le fait qu'aucun pogrom n'avait eu lieu sous le
régime bolchevique. C’était un grand soulagement pour lui et son
personnel de savoir que ses patients n'étaient plus dans un tel
danger. Mais l'hôpital avait d'autres difficultés. Il y avait l'interférence
constante des commissaires politiques, et la lutte quotidienne pour
des provisions. " Je passe le plus clair de mon temps dans les divers
bureaux, " me dit-t-il, " au lieu de me consacrer à mes patients. On
donne le pouvoir à des fonctionnaires ignorants tout de la profession
médicale, qui harcèlent continuellement les docteurs dans leur
travail. " Le docteur lui- même fut à plusieurs reprises arrêté pour
sabotage à cause de son incapacité à observer les nombreux
décrets et les ordres, fréquemment contradictoires. C'était le résultat
d'un système dans lequel l'utilité politique plutôt que le mérite
professionnel jouait le rôle principal. Cela arrivait souvent qu'un
médecin de première classe, de réputation bien connue et éprouvée
depuis longtemps, fût soudainement muté très loin, pour faire place
à un docteur communiste. Dans de telles conditions les meilleurs
efforts étaient paralysés. De plus, il y avait le soupçon général sur
l'élite intellectuelle, facteur de démoralisation. Il était vrai que
beaucoup avaient saboté, mais il y avait aussi ceux qui firent un
travail héroïque et plein d’abnégation. Les Bolcheviks, par leur conflit
aveugle avec l’élite intellectuelle en tant que classe, avaient réveillé
des préjugés et des passions qui empoisonnaient la vie culturelle du
pays. L'élite intellectuelle russe avait de son sang fertilisé le sol de la
Révolution, cependant elle n'avait pas récolté les fruits de sa longue
lutte. " Un destin tragique " remarqua le docteur ; " à moins d'oublier
cela dans son travail, l'existence serait impossible. "
L'institution pour les enfants handicapés se trouva être un
hôpital modèle et très moderne, situé au cœur d'un grand parc. Il
était consacré aux créatures affligées de membres tordus et de
corps déformés, les victimes de la grande guerre, de la maladie et
de la famine. Les enfants semblaient vieux et fanés ; comme au
Temps du Père, ils étaient nés vieux. Ils étaient couchés en rang, sur
des lits blancs et propres, se dorant au soleil chaud de l'été
ukrainien. Le médecin principal, qui nous guidait à travers
l'institution, semblait être énormément aimé de ses petits protégés.
Ils étaient impatients et heureux de le voir tandis qu'il s'approchait de
chaque enfant impotent et se penchait pour lui demander des
nouvelles de sa santé. L'hôpital existait depuis de nombreuses
années et était considéré comme le premier de ce genre en Russie.
Ses équipements étaient parmi les plus modernes. " Depuis la
guerre et la Révolution nous nous sentons plutôt dépassés, " nous
dit le docteur ; " nous avons été coupés du monde civilisé pendant
trop d'années. Mais malgré les changements nombreux de
gouvernement, nous nous sommes efforcés d'entretenir notre
appareillage, et d'aider les victimes malheureuses des conflits et des
maladies. " Le Gouvernement fournissait des provisions pour
l’institution, et le personnel hospitalière n'avait pas été exposé aux
interférences. Le docteur, à cause de sa neutralité politique, était
tout de même considéré par les Bolcheviks comme incliné à la
contre-révolution.
L'hôpital hébergeait un grand nombre d'enfants ; certains d'entre
ceux qui pouvaient marcher étudiaient la musique et les arts, et nous
eûmes l'occasion de suivre un concert informel arrangé par les
enfants et leurs enseignants à notre honneur. Certains d'entre eux
jouèrent de la balalaïka d'une façon des plus artistique, et il était
consolant de voir ces enfants handicapés trouver du plaisir au
rythme des mélodies populaires de l'Ukraine.
Rapidement, nous avons apprîmes que le matériel le plus
intéressant pour le Musée, ne devait pas être trouvé dans les
institutions soviétiques, mais qu’il était en possession d’autres
groupes politiques, et des personnes privées. Les meilleures
informations statistiques sur les pogroms, par exemple, étaient entre
les mains d'un ancien Ministre du régime Rada de l'Ukraine. Je
réussis à localiser cet homme et grande fut ma surprise quand, en
apprenant mon identité, il se présenta avec plusieurs copies du
magazine Mother Earth que j'avais publié en Amérique. L'ex-ministre
arrangea une petite réunion à laquelle avaient été invités quelques
écrivains et poètes et des hommes actifs dans la Kulturliga juive
pour rencontrer plusieurs membres de notre Expédition. La réunion
réunit le meilleur de l'intelligentsia juive locale. Nous discutâmes de
la Révolution, des méthodes bolcheviques et du problème juif. La
plupart de ces gens, quoiqu'opposés aux théories communistes,
était en faveur du Gouvernement soviétique. Ils estimaient que les
Bolcheviks, malgré leurs nombreuses bévues, s'efforçaient de faire
avancer les intérêts de la Russie et la Révolution. En tout cas, sous
le régime communiste les Juifs n'étaient plus exposés aux pogroms
pratiqués sur eux par tous les autres régimes d'Ukraine. Ces
intellectuels juifs soutenaient que les Bolcheviks avaient au moins
permis aux Juifs de vivre, et qu’ils devaient donc être préférés aux
autres gouvernements, et soutenus par les Juifs. Ils étaient inquiets
de la montée de l'antisémitisme en Russie, et s'horrifiaient à la
pensée que les Bolcheviks fussent renversés. L'abattage en gros
des Juifs s'ensuivrait sans aucun doute, croyaient-ils.
Quelqu'un, parmi les plus jeunes, avait un discours différent.
Le régime Bolchevique avait abouti à une haine accrue envers
les Juifs, disait-il, car les masses avaient l'impression que la plupart
des communistes étaient des Juifs. Le communisme se déclarait
pour la perception de force des impôts, les expéditions punitives et
la Tcheka. L'opposition populaire aux communistes s'était donc
exprimée dans la haine pour la race juive en son entier. Aussi la
tyrannie bolchevique avait-elle ajouté du carburant à l'antisémitisme
latent de l'Ukraine. De plus, pour prouver qu'ils ne favorisaient pas
les Juifs, les Bolcheviks étaient partis à l'autre extrême, et avaient
fréquemment arrêté et puni des Juifs pour des choses que les goyim
pouvaient faire impunément. Les Bolcheviks avaient aussi favorisé
et subventionné le travail culturel du sud pour la langue ukrainienne,
tandis qu'en même temps ils décourageaient de tels efforts pour la
langue juive. Il était vrai que l'on permettait toujours à la Kultiirliga
d'exister, mais son travail était gêné à chaque pas. Bref, les
Bolcheviks permettaient aux Juifs de vivre, mais seulement dans un
sens physique. Culturellement, ils étaient condamnés à mort.
L'Yevkom (la Section communiste juive) recevait, bien sûr, avantage
et assistance du Gouvernement, mais alors sa mission était de
porter l'évangile de la dictature du prolétariat aux Juifs de l'Ukraine. Il
était significatif que l'Yevkom était plus antisémite que les Ukrainiens
eux-mêmes. Si on lui donnait le pouvoir, elle ferait un pogrom de
chaque organisation juive non-communiste et détruirait tous les
travaux éducatifs juifs. Ce jeune garçon souligna qu'il n’était pas en
faveur du renversement du Gouvernement bolchevique ; mais qu'il
ne pouvait pas le soutenir non plus.
J'estimai que les deux factions juives avaient une vue purement
nationaliste de la situation russe. Je pouvais bien comprendre leur
attitude personnelle, le résultat de leur souffrance et de la
persécution de la race juive. Cependant, ma préoccupation
principale était la Révolution et ses effets sur la Russie dans son
ensemble. Si les Bolcheviks devaient être soutenus, ou pas, ne
pouvait dépendre simplement de leur attitude envers les Juifs et la
question juive. Cette dernière était sûrement une question très
essentielle et urgente, particulièrement en Ukraine ; cependant le
problème général évoqué était beaucoup plus grand. Il embrassait
rémancipation économique et sociale complète du peuple entier de
la Russie, les Juifs inclus. Si les méthodes bolcheviques et leurs
pratiques ne leur avaient pas été imposés par la force des choses, si
elles avaient été conditionnées par leurs théories propres et leurs
principes, et si leur unique objet était de garantir leur propre pouvoir,
je ne pouvais pas les soutenir. Ils pouvaient être innocents des
pogroms contre les Juifs, mais s'ils étaient pogromistes de toute la
Russie, alors ils auraient échoué dans leur mission en tant que parti
révolutionnaire. Je n’étais pas prête à dire que j'avais atteint à une
compréhension claire de tous les problèmes impliqués, mais mon
expérience m'avait jusqu'ici amené à penser que c'était leur
conception de base de la Révolution qui était fausse, son application
pratique aboutissant nécessairement à cette grande catastrophe
russe, dont la tragédie juive n'était qu'une partie mineure.
Mon hôte et ses amis ne pouvaient pas être d'accord avec mon
point de vue : nous représentions des camps opposés. Mais la
réunion était néanmoins intensément intéressante, et nous
convînmes de nous rencontrer à nouveau avant notre départ de la
ville.
Un jour, en revenant à notre wagon, je vis un détachement de
soldats de l'Armée Rouge dans la station de chemin de fer. En me
renseignant, j'appris que l'on attendait des délégués étrangers
venant de Moscou, et que l'on avait ordonné aux soldats de
participer à une manifestation en leur honneur. Des groupes
d'hommes en uniforme discutaient de l'arrivée de la mission. Ils
montraient beaucoup de signes d'impatience, parce qu'on avait fait
attendre ces soldats trop longtemps. " Ces gens viennent seulement
en Russie pour nous examiner " dit l'un des soldats ; " savent-ils quoi
que ce soit de nous, ou s'intéressent-ils à la manière dont nous
vivons ? Pas eux. Ils sont en vacances. Ils sont habillés et nourris
par le Gouvernement, mais ils ne nous parlent jamais et tout ce
qu'ils voient, c’est comment nous défilons. On nous a parqués ici
sous le soleil brûlant pendant des heures, tandis que les délégués
se sont probablement gobergés dans une autre gare. Est-ce cela la
camaraderie et l'égalité pour vous ? "
J'avais entendu de tels sentiments exprimés auparavant, mais,
venant de soldats, c'était surprenant. Je pensai à Angelica
Balabanova, qui accompagnait la Mission italienne et je me
demandai ce qu'elle aurait pensé si elle eût su ce que ces hommes
ressentaient. Il ne lui était probablement jamais venu à l'esprit que
ces " paysans russes ignorants ", en uniforme militaire, avaient
percé le trompe-l'œil de ces manifestations officielles.
Le jour suivant nous fûmes conviés par Balabanova à un
banquet donné en l'honneur des délégués italiens. Tenant beaucoup
à rencontrer les invités étrangers, plusieurs membres de notre
expédition acceptèrent l'invitation.
L'affaire eut lieu dans l'ancien bâtiment de la Chambre de
commerce, décoré avec profusion pour l’occasion. Dans la salle de
banquet principale, de longues tables étaient lourdement chargées
de fleurs fraîchement coupées, de plusieurs variétés de fruits du sud
et de vin. On pouvait penser à un banquet de la vieille bourgeoisie,
et je voyais qu'Angelica se sentais plutôt gênée de ce prodigue
affichage d'argenterie et de richesse. Le banquet s'ouvrit avec les
toasts habituels, les invités buvant à Lénine, Trotsky, l'Armée Rouge
et la Troisième Internationale, l'assemblée entière se levant à
l'hymne révolutionnaire entonné après chaque toast, avec les
soldats et les officiers au garde-à-vous dans le bon vieux style
militaire.
Parmi les délégués se trouvaient deux jeunes anarcho-
syndicalistes français. Ils avaient entendu parler de notre présence à
Kiev et nous avaient cherchés toute la journée sans pouvoir nous
localiser. Après le banquet, ils devaient immédiatement partir pour
Petrograd ; nous n'avions donc que peu de temps à notre
disposition. En chemin vers la gare, ces délégués nous apprirent
qu'ils avaient rassemblé beaucoup de matériel sur la Révolution,
qu'ils avaient l'intention de publier en France. Ils s'étaient convaincus
que tout n'allait pas bien avec le régime bolchevique : ils s'étaient
rendu compte que la dictature du prolétariat était entre les mains
exclusives du Parti communiste, tandis que l’ouvrier commun était
exploité autant que jamais. C'était leur intention, dirent-ils, de parler
franchement de ces questions à leurs camarades français et de
justifier leur attitude par le matériel en leur possession. " Comptez-
5
vous sortir les documents ? " ai-je demandé à La Petit , l'un des
délégués. " Vous ne voulez pas dire que je pourrais être empêché
d'emporter mes propres notes, " a-t-il répondu. " Les Bolcheviks
n'oseraient pas aller jusque là, pas avec des délégués étrangers, en
tout cas. " Il semblait si confiant que je ne voulus pas poursuivre le
sujet plus loin. Cette nuit-là les délégués quittèrent Kiev ; peu de
temps après, ils quittèrent la Russie, on ne les a jamais revus
vivants. Sans faire un quelconque commentaire sur leur disparition,
je veux simplement mentionner que, quand je suis revenue à
Moscou plusieurs mois plus tard, on racontait généralement qu'une
tempête avait rattrapé les deux anarcho-syndicalistes, ainsi que
plusieurs autres hommes qui les accompagnaient, quelque part au
large des côtes de la Finlande, et que tous s'étaient noyés. Il y avait
des rumeurs de mensonge, bien que je ne sois pas incline à les
accréditer, surtout en prenant en compte le fait qu'avec ces anarcho-
syndicalistes, périt aussi un communiste bien en vue à Moscou.
Mais on n'a jamais d'une manière satisfaisante expliqué leur
disparition avec tous les documents qu'ils avaient rassemblés.
Les chambres assignées aux membres de notre expédition
étaient situées dans une maison à l'intérieur d'un passage menant
au Kreschatik, la rue principale de Kiev. Elle avait autrefois été la
section résidentielle opulente de la ville et ses maisons excellentes,
quoique récemment négligées, gardaient toujours un aspect
imposant. Le passage abritait aussi un certain nombre de magasins,
ruines d'ancienne gloire, qui fournissaient les riches du voisinage.
Ces magasins avaient toujours de bonnes provisions de légumes, de
fruits, de lait et de beurre. Ils étaient tenus surtout par des vieux Juifs
dont l'énergie aurait pu être appliquée utilement à ces Juifs
orthodoxes pour qui la Révolution et les Bolcheviks étaient la bête
6
noire , parce que qu'ils avaient " ruiné toute activité. " Les petits
magasins permettaient à peine à leurs propriétaires de subsister ; de
plus, ils vivaient dans le danger constant des raids de la Tcheka, à
l'occasion desquels les provisions seraient confisquées. L'apparence
de ces dépôts ne justifiait pas cette croyance que le gouvernement
pût les trouver assez valables pour y faire des incursions. " La
Tcheka ne préférerait-elle pas confisquer les grands plats cuisinés et
les fruits sur le Kreschatik ? " demandai-je à un vieux magasinier juif.
" Pas du tout, " m'avait-il répondu ; " ces magasins sont inviolables
parce qu'ils paient de lourds impôts. "
Le matin suivant le banquet, je descendis au petit magasin
d'alimentation où j'avais l'habitude de faire mes achats. Il était fermé
et je fus étonnée de constater que pas un des petits magasins aux
alentours n'était ouvert. Deux jours plus tard j'appris que ces
endroits avaient tous été pillés la veille du banquet pour régaler les
délégués étrangers. Je me promis de ne plus jamais assister à un
autre banquet bolchevique.
Parmi les membres de la Kulturliga, je rencontrai un homme qui
avait vécu en Amérique, mais qui maintenant était depuis plusieurs
années avec sa famille à Kiev. Sa maison se montra des plus
hospitalière pendant mon séjour dans le sud, et comme il
connaissait beaucoup d'interlocuteurs, appartenant aux diverses
classes sociales, je me trouvai en capacité de rassembler un grand
nombre d'informations sur l'histoire récente de l'Ukraine. Mon hôte
n'était pas un communiste : quoique critique du régime bolchevique,
il n'était en aucun cas un opposant. Il avait l'habitude de dire que la
faute principale des Bolcheviks était leur manque de psychologie. Il
affirmait qu'aucun gouvernement n'avait jamais eu si grande
occasion en Ukraine comme les communistes. Les gens avaient
souffert tellement des occupations diverses et avaient été si
opprimés par chaque nouveau régime, qu'ils se réjouirent quand les
Bolcheviks entrèrent dans Kiev. Chacun espérait qu’ils apporteraient
un soulagement. Mais les communistes détruisirent rapidement
toutes les illusions. En quelques mois, ils s'étaient montrés tout-à-fait
incapables d'administrer les affaires de la ville ; leurs méthodes
contrariaient les gens, et le terrorisme de la Tcheka poussa même
les amis des communistes à une forte hostilité. Personne n'avait
objecté à la nationalisation de l’industrie, et on s'était bien sûr
attendu à ce que les Bolchevik expropriassent. Mais une fois la
bourgeoisie soulagée de ses biens, on vit que seuls les pillards
avaient été à la fête. Ni le peuple en général ni même la classe des
prolétaires n’y avaient rien gagné. Les bijoux précieux, l’argenterie,
les fourrures, pratiquement toute la richesse de Kiev, avaient semblé
disparaître, et on n'en n'avait plus entendu parler. Bientôt les
tchekistes se pavanèrent dans les rues avec leurs femmes revêtues
des parures de la bourgeoisie. Quand des magasins privés furent
fermés, on verrouilla et scella les portes, et des gardes furent
chargés de la surveillance. Mais quelques semaines plus tard ces
magasins furent trouvés vides. Cette sorte de " gestion ", les
nombreuses lois nouvelles et les décrets, souvent mutuellement en
conflit, avaient servi à la Tcheka de prétexte pour terroriser et frapper
d'une amende les citoyens, ce qui avait réveillé une haine générale
contre les Bolcheviks. Le peuple s'était retourné contre Petlura,
Denikine et les Polonais. Il avait accueilli les Bolcheviks à bras
ouverts. Mais ces derniers le déçurent comme les autres.
" Maintenant nous nous sommes habitués à cette situation, " dit
mon hôte, " nous laissons juste dériver les choses, et nous nous
débrouillons du mieux que nous pouvons. " Mais il pensait qu'il était
pitoyable que les Bolcheviks eussent perdu une si grande chance.
Ils étaient incapables de garder la confiance du peuple et de diriger
cette confiance dans des voies constructives. Non seulement les
Bolcheviks avaient échoué à exploiter les grandes industries, mais
ils avaient aussi détruit le petit travail de la kustarnaya. Il y avait eu
des milliers d'artisans dans la province de Kiev, par exemple ; la
plupart d'entre eux avaient travaillé par eux- mêmes, sans exploiter
personne. Ils étaient des producteurs indépendants qui satisfaisaient
à certains des besoins de la communauté. Les Bolcheviks avec leur
inconscient système de nationalisation suspendirent ces activités
sans être capable de les remplacer. Ils n'avaient rien à donner aux
ouvriers ou aux paysans. Le prolétariat de la ville faisait face cette
alternative : mourir de faim dans la ville ou retourner au pays. Ils
préférèrent ce dernier terme, bien sûr. Ceux qui ne pouvaient pas
repartir au pays s'engagèrent dans le commerce, achetant et
vendant des bijoux, par exemple. Pratiquement chacun en Russie
était devenu un marchand, le Gouvernement Bolchevique non moins
que les spéculateurs privés. " Vous n'avez aucune idée de la somme
d'activités illicites exercées par des fonctionnaires dans les
institutions soviétiques, " m'informa mon hôte ; " l'armée n'en est pas
exempte. Mon neveu, un officier de l'Armée Rouge, un communiste,
revient du front polonais. Il peut vous parler de ces pratiques dans
l'armée. "
J'étais particulièrement désireuse de parler au jeune officier.
Dans mes voyages, j'avais rencontré beaucoup de soldats et
constaté que la plupart d'entre eux avaient conservé la vieille
psychologie des esclaves et saluaient absolument la discipline
militaire. Certains, cependant, étaient très largement éveillés et
pouvaient voir clairement ce qui leur arrivait. Un petit groupe de
l'Armée Rouge avait été entièrement transformé par la Révolution.
C'était la preuve de la naissance d'une nouvelle vie et de nouvelles
formes, qui mettaient la Russie à part du reste du monde, malgré la
tyrannie bolchevique et l'oppression. Pour ce groupe, la Révolution
avait eu une importance profonde. Ils y avaient vu quelque chose
d'essentiel que même les décrets quotidiens ne pouvaient étouffer
dans le moule communiste étriqué. Ils avaient le sentiment général
que les Bolcheviks n'avaient pas gardé foi dans le peuple. Ils avaient
vu l'État communiste grandir aux dépens de la Révolution et certains
d'entre eux allaient même jusqu'à exprimer l’avis que les Bolcheviks
était devenus des ennemis de la Révolution. Mais tous estimaient
que pour l'instant ils ne pouvaient rien faire. Ils étaient décidés à se
débarrasser d'abord des ennemis étrangers. " Ensuite ", disait-ils,
" nous ferons face à l’ennemi intérieur. "
L'officier de l’Armée Rouge était un jeune et très beau
camarade, très profondément sérieux. D'abord il n'avait pas été
enclin à me parler, mais au cours de la soirée, il devint moins
contraint, et il exprima ses sentiments librement. Il avait trouvé
beaucoup de corruption au front, dit-il. Mais c’était encore pire à la
base de ravitaillement où il avait été muté quelque temps. Les
hommes du front étaient pratiquement sans vêtements ni
chaussures. L'alimentation était insuffisante et l'Armée avait été
ravagée par la typhoïde et le choléra. Encore l'esprit des hommes
était-il merveilleux. Ils se battaient bravement, avec enthousiasme,
parce qu'ils croyaient en leur idéal d'une Russie libre. Mais tandis
qu'ils bataillaient et mouraient pour la grande cause, les officiers
supérieurs, tovaristchi prétendus, se terraient dans des abris sûrs où
ils buvaient et jouaient, et s'enrichissaient par la spéculation. Les
provisions, si désespérément nécessaires au front, étaient vendues
à des prix fabuleux aux spéculateurs.
Le jeune officier avait été si abattu par cette situation qu'il avait
pensé au suicide. Mais maintenant il était décidé à retourner au
front. " Je retournerai là-bas, et dirai à mes camarades ce que j'ai
vu " dit-il ; " Notre travail réel commencera quand nous aurons battu
l'invasion étrangère. Alors nous nous occuperons ceux qui vendent
la Révolution. "
J'estimai qu'il n'y avait aucune raison de désespérer tant que la
Russie posséderait de tels esprits.
Je retournai à ma chambre pour y trouver notre secrétaire qui
nous attendait pour annoncer la découverte de valeur qu'elle avait
faite. Elle consistait en un riche matériel de Denikine, empilé dans la
bibliothèque de la ville et apparemment oublié de tous. Le
bibliothécaire, un ardent nationaliste ukrainien, avait refusé de
permettre au Musée " russe " de prendre ce matériel, quoiqu'il fût
inutile à Kiev, littéralement enterré dans un coin obscur, et exposé au
danger et à la ruine. Nous décidâmes de faire appel au Ministère de
l'Éducation et d'agiter " l'amulette américaine. " C’était devenu une
plaisanterie permanente parmi les membres de l'expédition, que de
recourir " à l'amulette " dans les situations difficiles. De telles
missions étaient toujours attribuées à Alexandre Berkman et à moi-
même en tant qu'" Américains ".
Il fallut une persuasion considérable pour intéresser le président
à cette question. Il persista dans son refus avant que je ne lui eût
finalement demandé : " Désirez-vous qu'il soit dit en Amérique que
vous préférez voir une matière historique de valeur tombent en
pourriture à Kiev plutôt que la donner au Musée de Petrograd, qui
est sûr de devenir le centre mondial de l'étude de la Révolution
russe, et où l'Ukraine doit avoir une part si importante ? " Enfin le
président publia l'ordre exigé et notre expédition prit possession du
matériel, pour la plus grande exaltation de notre secrétaire, pour qui
le Musée représentait l'intérêt le plus important de sa vie.
L'après-midi du même jour, je reçus la visite d'une femme
anarchiste, accompagnée d'une jeune paysanne, qu’elle me
présenta en toute confidence comme l'épouse de Makhno. Mon
cœur s'arrêta pour un instant : la présence de cette fille à Kiev
signifiait une mort certaine, si elle était découverte par les
Bolcheviks. Cela impliquait aussi un grave danger pour mon
propriétaire et sa famille, car, en Russie communiste, héberger
même inconsciemment un membre des povstantsi de Makhno
provoquait souvent les pires conséquences. J’exprimai ma surprise
de l'imprudence de la jeune femme. Évoluer jusque dans les
mâchoires mêmes de l’ennemi !
Mais elle expliqua que Makhno était décidé à nous rencontrer ; il
n'avait confiance en personne d'autre, avec ce message, et elle
s'était donc portée volontaire pour venir. Il était évident que le
danger avait perdu toute importance pour elle. " Nous avons vécu
dans le péril constant tout au long de ces années " dit-elle
simplement.
Privé de son déguisement, elle se révéla une vraie beauté.
C’était une femme de vingt-cinq ans, avec une abondance de
cheveux noirs, un lustre de jais saisissant. " Nestor avait espéré que
vous et Alexandre Berkman réussiriez à venir, mais il a attendu en
vain " avait-elle commencé. " Maintenant il m’a envoyé pour vous
parler de la lutte qu'il mène, et il espère que vous ferez connaître
son but au monde entier ". Jusque tard dans la nuit elle rapporta
l'histoire de Makhno, qui correspondait entièrement avec celle
rapportée par les deux visiteurs ukrainiens à Petrograd. Elle s'arrêta
sur les méthodes employées par les Bolcheviks pour éliminer
Makhno, et les accords qu’ils avaient signés à plusieurs reprises
avec lui, dont chacun avait été violé par les communistes quand le
danger immédiat des envahisseurs était passé. Elle parla de la
persécution sauvage des membres de l'armée de Makhno et des
nombreuses tentatives des Bolcheviks pour prendre au piège et tuer
Nestor. Cela échoué, les Bolcheviks avaient assassiné son frère et
exterminé sa propre famille à elle, y compris son père et son frère.
Elle loua la dévotion révolutionnaire, l'héroïsme et l'endurance des
povstantsi face aux difficultés les plus grandes, et elle nous amusa
avec les légendes que les paysans avaient tissées autour de la
personnalité de Makhno. Ainsi, par exemple, là où il avait grandi
parmi les campagnards, on croyait que Makhno était invulnérable
parce qu'il n'avait jamais été blessé pendant toutes ces années de
guerre, malgré sa pratique de toujours mener personnellement
chaque charge.
Elle était une bonne conteuse, et son histoire tragique avait été
ponctuée par de brillantes touches d'humour. Elle narra beaucoup
d'anecdotes sur les exploits de Makhno. Une fois, ils avaient appris
qu'un mariage devait être célébré dans un village occupé par
l'ennemi. Ce serait une fête de gala, disait chacun. Tandis que les
gens se faisaient joyeux sur le marché et que les soldats
succombaient à la tentation de la boisson, les hommes de Makhno
encerclèrent le village et mirent facilement en déroute les forces
supérieures cantonnées là. Quand il prenait une ville, c'était toujours
une habitude de Makhno de contraindre les paysans riches, les
kulaki, à céder leurs richesses en surplus, qui était alors divisée
parmi les pauvres, Makhno gardant une part pour son armée. Alors il
appelait à une réunion des villageois, les renseignait sur les buts du
mouvement des povstantsi et distribuait sa littérature.
Tard dans la nuit la jeune femme raconta l'histoire de Makhno et
de la makhnovstchina. Sa voix, chuchotante à cause du danger de la
situation, était riche et mûre, ses yeux brillaient d'émotion avec
intensité. " Nestor veut que vous disiez aux camarades de
l’Amérique et l’Europe, " conclut-elle, " qu'il est l'un d'entre eux, un
anarchiste dont le but est de défendre la Révolution contre tous ses
ennemis. Il essaie de diriger l'esprit indocile inné du paysan
ukrainien dans des voies anarchistes organisées. Il estime qu'il ne
peut l'accomplir sans l'aide des anarchistes de Russie. Il est lui-
même entièrement occupé avec des questions militaires, et il a donc
invité ses camarades de tout le pays à se charger du travail éducatif.
Son plan suprême est de prendre possession d'un petit territoire
dans l'Ukraine et d'établir là une commune libre. En attendant, il est
décidé à se battre contre chaque force réactionnaire. "
Makhno était très impatient de conférer personnellement avec
Alexandre Berkman et moi-même, et il proposait le plan suivant. Il
s'arrangerait pour prendre n'importe quelle petite ville ou village
entre Kiev et Kharkov où notre voiture pourrait arriver. Cela serait
effectué sans aucune violence, la place ayant été prise au dépourvu.
En apparence, nous serions des prisonniers, et on garantirait la
protection des autres membres de l'expédition. Après notre
conférence, on donnerait un sauf- conduit à notre train. Il nous
assurerait contre les Bolcheviks, car cet arrangement serait effectué
d'une façon militaire, semblable à tous les raids habituels de
Makhno. Ce plan nous promettait une aventure très intéressante, et
nous espérions beaucoup une occasion de rencontrer
personnellement Makhno. Néanmoins, nous ne pouvions pas
exposer les autres membres de l'expédition aux risques impliqués
par une telle entreprise. Nous décidâmes de décliner cette offre, en
espérant qu'une autre occasion pût se présenter de rencontrer le
chef des povstantsi.
La femme de Makhno avait été une maîtresse d'école de
campagne ; elle possédait des informations considérables et était
intensément intéressée par tous les problèmes culturels. Elle me
pressa de questions sur les femmes américaines, si elles étaient
vraiment devenues émancipés, et heureuses d'être les égales des
hommes. La jeune femme vivait avec Makhno et son armée depuis
plusieurs années, mais elle ne pouvait pas se satisfaire de l'attitude
primitive de son peuple en ce qui concernait la femme. La femme
ukrainienne, dit-elle, était seulement considérée comme un objet de
sexe et une mère. Nestor lui-même ne faisait pas exception à cet
égard. Est-ce que c'était différent en Amérique ? La femme
américaine croyait- elle en la maternité libre, était-elle familiarisée
avec le sujet du contrôle des naissances ?
Il était stupéfiant d'entendre de telles questions d'une fille de
paysan. Il était encore plus remarquable qu'une femme née et
élevée si loin de la scène du combat des femmes pour
l'émancipation fût aussi versée dans ces problèmes. Je parlai à cette
fille des activités des femmes avancées d'Amérique, de leurs
réussites, et du travail encore à faire pour l'émancipation de la
femme. Je lui citai un peu de la littérature traitant de ces sujets. Elle
écoutait avec assiduité. " Je dois me saisir de ces choses pour aider
nos paysannes. Elles sont juste des bêtes de bât " dit-elle.
Tôt le matin suivant, nous la vîmes sans risque hors de la
maison. Le même jour, en visitant le club anarchiste, je fus témoin
d'une scène particulière. Le club avait récemment été rouvert après
avoir été pillé par la Tcheka. Les anarchistes locaux se rencontraient
dans les pièces de club pour l'étude et les cours ; on pouvait aussi
s’y procurer de la littérature anarchiste. Discutant avec quelques
amis, je remarquai un groupe de prisonniers qui descendait la rue.
Au moment où ils s'approchaient du siège social anarchiste,
plusieurs d'entre eux levèrent les yeux, ayant évidemment remarqué
le grand panneau du club. Soudain ils se redressèrent fièrement,
retirèrent leurs chapeaux, saluèrent puis continuèrent leur chemin.
Je me tournai vers mes amis. " Ces paysans sont probablement des
makhnovstsi " dirent-ils ; " le siège social anarchiste est un endroit
sacré pour eux. " Combien exceptionnelle est l'âme russe, pensai-je,
en me demandant si un groupe d'ouvriers ou de fermiers américains
pût être autant imprégné d'un idéal, au point de l'exprimer d'une
façon aussi simple et significative que les makhnovstsi l'avaient fait.
Chez le Russe sa croyance est en effet une inspiration.
Notre séjour à Kiev fut riche en expériences et impressions
diverses. Ce fut un temps vigoureux pendant lequel nous avions
rencontré des gens de strates sociales différentes, et avions
rassemblé beaucoup d'informations et de matériel de valeur. Nous
clôturâmes notre visite par un court voyage sur le fleuve Dniepr afin
de voir certains des vieux monastères et des cathédrales, parmi
lesquels la célèbre Sophievski et Vladimir. Ces édifices imposants
étaient demeurés intacts pendant tous les changements
révolutionnaires, leur vie intérieure continuant même comme
auparavant. Dans l’un de ces monastères, nous appréciâmes
l’hospitalité des sœurs qui nous offrirent du vrai thé russe, du pain
noir et du miel. Elles vivaient comme si rien n'était arrivé en Russie
depuis 1914 ; c'était comme si elles avaient passé ces dernières
années à l'extérieur du monde. Les moines continuaient toujours à
montrer aux curieux les cavernes sacrées de la Cathédrale Vladimir
et les endroits dans lesquels les saints avaient été murés, leurs
corps ossifiés maintenant en exposition. Les visiteurs étaient
quotidiennement conduits dans les voûtes ; les prêtres qui les
accompagnaient leur montraient les cellules des célèbres martyrs et
leur racontaient les vies les plus importantes de la sainte famille.
Certaines des histoires relatés étaient merveilleuses au-delà de
toute créance humaine, suintaient la sainte superstition par tous les
pores. Les soldats de l'Armée Rouge dans notre groupe semblaient
plutôt douter des contes fantastiques débités par les prêtres. La
Révolution avait évidemment influencé leur esprit religieux et avait
développé leur scepticisme envers ces fabricants de miracles.
MA NOUVELLE DÉSILLUSION EN RUSSIE

Il y a quelques années Emma Goldman, expulsée de ce pays,


alla en Russie examiner personnellement ce qu'elle avait cru être
l'approche la plus étroite d'une Utopie telle que le monde n'en avait
encore produite.
Son expérience la désillusionna tant qu'elle pensa être de son
devoir de la relater et de donner ses conclusions, dans un livre, « Ma
Désillusion en Russie », dont elle vendit les droits à un groupe
américain de presse, à qui nous avions racheté ces droits, et de qui
nous reçûmes une copie. Nous publiâmes le livre le 26 octobre
1923. Il était à peine en circulation que nous apprenions que ce
groupe ne nous avait pas donné les 12 derniers chapitres, sans
nous en avertir. Que la conclusion du livre fût abrupte, ce n'était pas
si rare et il n'y avait donc aucune évidence interne qui indiquât son
incomplétude.
Nous rectifions maintenant cette importante erreur en publiant
dans un volume séparé les douze chapitres manquants sous le titre,
" Ma Nouvelle Désillusion en Russie. " Ce livre est encore plus
important dans ses révélations et son intérêt que celui déjà publié.
(Note de l'Éditeur)

PRÉFACE

Les annales de la littérature parlent de livres expurgés, de


chapitres entiers éliminés ou corrigés jusqu'à en être
méconnaissables. Mais je crois qu'il est rarement arrivé qu'un
ouvrage dût être publié avec plus d'un tiers omis, et sans que les
critiques fussent conscients de la chose. Cette douteuse distinction
est tombée sur mon travail sur la Russie.
L'histoire de cette expérience douloureuse pourrait bien faire
l'objet d'un autre chapitre, mais pour le moment il suffit de donner les
faits bruts.
Mon manuscrit a été envoyé à l’acheteur original en deux
parties, à différents moments. Par la suite, la maison d'édition
Doubleday, Page and C° a acheté les droits de mon travail, mais
quand les premières copies imprimées me furent envoyées, je
découvris avec inquiétude que non seulement mon titre original,
" Mes Deux ans en Russie " avait été changé pour " Ma Désillusion
en Russie, " mais que les douze derniers chapitres étaient
entièrement manquants, y compris ma postface qui était, au moins
pour moi, la partie la plus essentielle.
De là suivit un échange de câbles et de lettres, qui a
progressivement mis à jour le fait que Doubleday, Page and C° avait
obtenu mes droits d'une agence littéraire de bonne foi en leur entier.
Par quelque concours de circonstances, la deuxième partie de mon
travail n'atteignit pas l'acheteur originel, ou fut perdue dans ses
locaux. En tout cas, le livre a été publié sans aucun soupçon sur son
incomplétude.
Le volume présent contient les chapitres manquant à la
première édition, et j'apprécie profondément le dévouement de mes
amis, qui ont rendus possible cette publication supplémentaire,
faisant ainsi justice à mes lecteurs et à moi- même.
Les aventures de mes droits ne sont pas sans leur côté
humoristique, qui jette une lumière particulière sur les critiques. Sur
une centaine, ou presque, de critiques américains, seuls deux ont
senti l'incomplétude de mon ouvrage. Et, incidemment, l'un d'entre
eux n'est pas un critique " professionnel ", mais un bibliothécaire.
Ceci est plutôt une réflexion sur la perspicacité professionnelle ou la
conscience.
C'était une perte de temps que de s'attarder sur la " critique " de
ceux qui n'ont pas lu le livre, ou ont manqué de discernement pour
voir qu'il était inachevé. Débarrassée de toute ces " recensions, "
seules deux d'entre elles méritent ma considération, parce qu'écrites
par des hommes sérieux et capables : celles d’Henry Alsberg et de
H. L. Mencken.
M. Alsberg croit que le titre présent de mon livre est plus
approprié à son contenu que le nom que j'avais choisi. Ma
désillusion, affirme-t-il, n'est pas seulement celle causée par les
Bolcheviks, mais par la Révolution elle-même. Pour soutenir cette
affirmation, il cite la remarque de Boukharine : " Une révolution ne
peut pas être accomplie sans la terreur, la désorganisation, voire
même la destruction, pas plus qu'une omelette peut être faite sans
casser des œufs ". Mais il semble que M. Alsberg n'ait pas pensé
que, quoique la casse des œufssoit nécessaire, aucune omelette ne
peut être faite si on jette le jaune. Et c'est précisément ce que le
Parti communiste a fait à la Révolution russe. Au jaune, ils ont
substitué le Bolchevisme, et plus spécifiquement le Léninisme, avec
le résultat indiqué dans mon livre, un résultat qui est
progressivement compris comme un échec total par l'ensemble du
monde.
M. Alsberg croit aussi que c'était " une sinistre nécessité, un
besoin urgent, de préserver non pas la Révolution, mais les restes
de la civilisation, ce qui a forcé les Bolcheviks à mettre les mains sur
chaque arme disponible, à la Terreur, à la Tcheka, à la suppression
de la liberté de parole et de presse, à la censure, à la conscription
militaire, à la conscription du travail, à la réquisition de la récolte des
paysans, même à la prévarication et à la corruption. " M. Alsberg est
apparemment d'accord avec moi que les Communistes ont employé
toutes ces méthodes ; et ce, comme il l'expose lui-même en
conclusion, parce que " les moyens déterminent en grande partie les
fins ", preuve et démonstration de ce qui est contenu dans mon livre.
La seule erreur dans ce point de vue, et cependant la plus
essentielle est la supposition que les Bolcheviks aient été forcés de
recourir aux méthodes mentionnées pour " préserver les restes de
civilisation ". Une telle vue est basée sur une idée entièrement
fausse de la philosophie et de la pratique du Bolchevisme. Rien ne
peut être plus éloigné du désir ou des intentions du Léninisme que la
" conservation des restes de civilisation ". Si M. Alsberg avait plutôt
dit : " La conservation de la dictature Communiste, de l'absolutisme
politique du Parti ", il serait plus proche de la vérité, et nous
n'aurions pas de querelle sur cette question. Nous ne devons pas
manquer de considérer que les Bolcheviks continuent à employer
exactement les mêmes méthodes aujourd'hui qu'au moment que M.
Alsberg appelle " les moments de la sinistre nécessité, en
1919,1920 et 1921. "
Nous sommes en 1924. Les fronts militaires ont été liquidés
depuis longtemps ; la contre-révolution interne est supprimée ; la
vieille bourgeoisie est éliminée ; " les moments de la sinistre
nécessité " sont derrière nous. En fait, la Russie est politiquement
reconnue par les divers gouvernements d'Europe et d'Asie, et les
Bolcheviks invitent le Capital international à venir dans leur pays,
dont la richesse naturelle, comme Tchicherine en assure les
capitalistes mondiaux, " attend pour être exploitée. " " Les moments
de la sinistre nécessité " sont partis, mais la Terreur, le Tcheka, la
suppression de la liberté de parole et de presse et toutes les autres
méthodes communistes énumérées par M. Alsberg restent toujours
en vigueur. En effet, elles sont même appliquées plus brutalement et
plus cruellement encore depuis la mort de Lénine. Est-ce pour
" préserver les restes de la civilisation ", ainsi que le proclame M.
Alsberg, ou pour préserver la dictature du Parti de l'affaiblissement ?
M. Alsberg m'accuse de croire que " si Russes avaient fait la
7
Révolution à la Bakounine au lieu de la faire à la Marx, " le résultat
aurait été différent et plus satisfaisant. Je plaide coupable. En vérité,
non seulement je le crois ; je suis certaine de cela. La Révolution
russe — plus correctement, les méthodes bolcheviques — a
définitivement montré comment une révolution ne devait pas être
faite. L'expérience russe a prouvé l'accident mortel d'un parti
politique usurpant les fonctions révolutionnaires du peuple, d'un État
tout-puissant cherchant à imposer sa volonté au pays, d'une
dictature essayant " d'organiser " la nouvelle vie. Mais je n'ai pas
besoin de répéter ici les réflexions résumées dans mon chapitre de
conclusion. Malheureusement il n'avait pas paru dans la première
édition de mon travail. Autrement M. Alsberg aurait pu, peut-être,
avoir écrit différemment. M. Mencken dans sa recension me croit
" un témoin partial, " parce que je suis une anarchiste opposée au
gouvernement, indépendamment de sa forme. Encore que la
première partie de mon livre réfute entièrement la supposition de ce
préjugé, j'ai défendu les Bolcheviks tandis que j'étais toujours en
Amérique, et pendant de longs mois en Russie, j'ai cherché chaque
occasion de coopérer avec eux, et d’aider dans la grande tâche de
l'édification révolutionnaire. Quoiqu'une anarchiste et une anti-
gouvernementaliste, je ne suis pas venue en Russie en m'attendant
à trouver mon idéal réalisé. Je voyais dans les Bolcheviks le
symbole de la Révolution, et je désirais travailler avec eux malgré
nos différences. Cependant, si le manque de distance sur les choses
de la vie signifie que l'on ne peut pas juger avec justice, alors M.
Mencken a raison.
On ne pourrait pas avoir vécu deux ans de terreur communiste,
celle d'un régime impliquant l’asservissement du peuple entier,
l'annihilation des valeurs les plus fondamentales, humaines et
révolutionnaires, la corruption et la mauvaise gestion, et être
pourtant resté à distance ou " impartial " dans le sens de M.
Mencken. Je doute que M. Mencken, quoique n'étant pas un
anarchiste, aurait fait ainsi. Pourrait-il, étant humain ?
Pour conclure, la présente publication des chapitres manquants
de la première édition, vient à une période très significative dans la
vie de la Russie. Quand la " Nep ", la nouvelle politique économique
de Lénine, a été présentée, elle a suscité l'espoir de meilleurs jours,
d'une abolition graduelle des politiques de terreur et de la
persécution. La dictature communiste a semblé inclinée à détendre
son étranglement des pensées et des vies des gens. Mais l’espoir
fut de courte durée. Depuis la mort de Lénine les Bolcheviks sont
revenus à la terreur des plus mauvais jours de leur régime. Le
despotisme, craignant pour son pouvoir, cherche la sécurité dans le
carnage. Mon livre aujourd'hui est plus opportun même qu'en 1922.
Quand la première série de mes articles sur la Russie parut, en
1922 et plus tard quand mon livre fut publié, je fus amèrement
attaquée et accusée par les radicaux américains de presque chaque
camp. Mais je me sentais confiante : le temps viendrait où le
masque serait arraché du faux visage du Bolchevisme, et la grande
illusion exposée. Le temps est venu plus tôt même que je l'avais
prévu. Dans la plupart des pays civilisés, en France, en Angleterre,
en Allemagne, dans les pays Scandinaves et latins, même en
Amérique, le brouillard de foi aveugle se soulève progressivement.
Le caractère réactionnaire du régime bolchevique est compris par
les masses, son terrorisme et sa persécution des idées non-
communiste condamnés. La torture des victimes politiques de la
dictature dans les prisons de la Russie, dans les camps de
concentration du Nord glacial, et dans l’exil sibérien, réveille la
conscience des éléments les plus progressistes du monde entier.
Dans presque tous les pays, des associations pour la défense et
l'aide aux prisonniers politiques russes ont été créées, dont le but
est d'obtenir leur libération et l'établissement de la liberté de pensée
et d'expression en Russie.
Si mon travail peut aider à ces efforts pour éclairer la situation
réelle en Russie, et éveiller le monde au vrai visage du bolchevisme
et au caractère funeste des dictatures, fascistes ou communistes, je
supporterai avec sérénité les malentendus et les déformations
d'adversaires ou d'amis. Et je ne regretterai pas d'avoir enfanter
dans la douleur de ma conscience ce travail, qui maintenant, après
beaucoup de vicissitudes, est enfin imprimé complètement.
EMMA GOLDMAN.
Berlin, Juin, 1924.
I. ODESSA

Dans de nombreuses gares entre Kiev et Odessa nous devions


fréquemment attendre pendant des jours avant de réussir à avoir
une correspondance avec des trains allant au sud. Nous employions
notre loisir à la visite des petites villes et villages, et nous y fîmes
beaucoup de connaissances. Les marchés étaient particulièrement
intéressants.
Dans la province de Kiev, la partie plus grande de la population,
et de loin, était juive. Ces Juifs avaient subi beaucoup de pogroms et
vivaient maintenant dans la terreur constante de leur répétition. Mais
la volonté de vivre est indestructible, particulièrement pour le Juif ;
sinon des siècles de persécution et de massacre auraient depuis
longtemps détruit la race. Sa persévérance particulière était
manifeste partout : les Juifs continuaient à négocier comme si rien
n’était arrivé. Les nouvelles que des Américains étaient en ville
réunissaient rapidement autour de nous nombre de gens qui
tenaient beaucoup à nous entendre parler du Nouveau Monde. Pour
eux c'était toujours un " nouveau " monde, duquel ils étaient aussi
ignorants que cinquante ans plus tôt. Non seulement l’Amérique,
mais la Russie elle-même était un livre scellé pour eux. Ils savaient
que c'était un pays de pogroms, qu'une certaine chose
incompréhensible appelée révolution était arrivée et que les
Bolcheviks ne les laisseraient plus exercer leur commerce. Même
les jeunes gens dans les villages plus éloignés n'étaient pas
beaucoup mieux informés.
La différence entre une population affamée et une autre ayant
accès aux vivres était très considérable. Entre Kiev et Odessa les
produits étaient extrêmement bon marché en comparaison de la
Russie du nord. Le beurre, par exemple, était à 250 roubles une livre
contre 3 000 à Petrograd ; le sucre à 350 roubles, tandis qu'à
Moscou il était à 5 000. La farine blanche, presque impossible à
obtenir dans les capitales, était ici vendue à 80 roubles la livre.
Pourtant, durant tout le voyage, nous fûmes assiégés dans les gares
par des gens affamés, priant pour de la nourriture. Le pays
possédait beaucoup de provisions, mais apparemment l'homme
moyen n’avait aucun pouvoir d'achat. Particulièrement épouvantable
était la vue des enfants épuisés et loqueteux, implorant une croûte
de pain aux fenêtres du wagon.
Au voisinage de Zhmerenka nous reçûmes des nouvelles
épouvantables de la retraite de la Douzième Armée et de l'avance
rapide des forces polonaises. C’était une véritable déroute dans
laquelle les Bolcheviks avaient perdu de grands dépôts de
provisions alimentaires et médicales, dont la Russie avait tellement
besoin. Les opérations polonaises et les attaques de Wrangel depuis
la Crimée menaçaient de couper court à notre voyage. Notre but
originel avait été de visiter le Caucase, mais les nouveaux
événements rendaient le voyage plus loin qu'Odessa irréalisable.
Nous espérions toujours, cependant, continuer notre expédition, à
condition d'obtenir une extension de temps pour le permis de notre
wagon, qui devait expirer le 1er octobre.
Nous atteignîmes Odessa juste après qu'un feu eut
complètement détruit le télégraphe principal et les centrales
électriques, mettant la ville dans une obscurité totale. Comme les
réparations exigeraient un temps considérable, cette situation
augmentait la nervosité de la ville, car l'obscurité favorisait les
complots contre-révolutionnaires. Les rumeurs coulaient à flot que
Kiev avait été prise par les Polonais, et que Wrangel approchait.
C’était notre coutume que d'effectuer notre première visite
officielle à l'Ispolkom (le Comité exécutif) pour nous familiariser avec
la situation et l'organisation générale des institutions locales. À
Odessa il y avait un Revkom au lieu de l'Ispolkom, les affaires de la
ville n'avaient pas encore été suffisamment organisées pour y établir
un Soviet. Le Président du Revkom était un jeune homme, pas plus
de trente ans, avec un visage dur. Après examen approfondi de nos
documents et l'étude de l'objet de notre mission, il déclara qu'il ne
pouvait pas nous être utile. La situation à Odessa était précaire et
comme il était occupé avec nombre de problèmes urgents,
l'expédition devrait se débrouiller par elle-même. Il nous donna la
permission, cependant, de visiter les institutions soviétiques et de
prendre ce que nous pourrions être capables de nous procurer. Il ne
considérait pas le Musée de Petrograd et son travail comme de
grande importance. C'était un ouvrier ordinaire nommé à une haute
position gouvernementale, pas très intelligent, et apparemment
allergique à tout " intellectuel ".
Les perspectives ne semblaient guère prometteuses, mais, bien
sûr, nous ne pouvions quitter Odessa sans faire un effort sérieux
pour rassembler le riche matériel historique que nous savions être
dans cette ville. Revenant du Revkom, nous rencontrâmes un
groupe de jeunes qui nous avaient reconnus, ayant vécu en
Amérique auparavant. Ils nous assurèrent que nous ne pouvions
nous attendre à aucune aide du Président, connu pour être un
fanatique borné, aigri contre Y intelligentsia. Plusieurs membres de
ce groupe s’offrirent pour nous présenter à d'autres fonctionnaires,
capables et disposés à nous aider dans nos recherches. Nous
apprîmes que le Président de l’Économie Publique à Odessa était un
anarchiste et que le chef des Syndicats Métallurgiques en était un
également. Ces informations nous rendirent l'espoir de pouvoir
accomplir quelque chose à Odessa, après tout.
Nous ne perdîmes pas de temps pour rencontrer ces deux
hommes, mais le résultat ne fut pas encourageant. Tous les deux
étaient enclins à faire tout ce qui était en leur pouvoir, mais ils nous
conseillèrent de ne pas nous attendre au moindre retour parce
qu'Odessa, ainsi qu'ils l'ont exprimé, était la Ville du Sabotage.
Il faut malheureusement avouer que notre expérience justifia ce
qualificatif. J'avais vu beaucoup de sabotage dans les diverses
institutions soviétiques de chaque ville que j'avais visitée. Partout de
nombreux salariés gaspillaient délibérément leur temps tandis que
des milliers de demandeurs passaient des jours et des semaines
dans les couloirs et les bureaux sans recevoir la moindre attention.
La plus grande partie de la Russie ne faisait rien d'autre que la
queue, attendant que les bureaucrates, grands et petits, les
admissent dans leurs sanctuaires. Mais aussi mauvaise qu’était la
situation dans d'autres villes, nulle part ailleurs qu’à Odessa, je
n'avais trouvé un tel sabotage systématique. Du plus haut de
l'échelle jusqu'à l'ouvrier soviétique le plus bas, chacun était occupé
à autre chose qu'au travail à lui confié. On supposait que les
bureaux ouvraient à dix heures, mais en règle générale on ne
trouvait aucun fonctionnaire dans aucun des départements avant
midi ou plus tard encore. À trois heures de l'après-midi les
institutions étaient fermées, et donc très peu de travail avait été
abattu.
Nous restâmes à Odessa deux semaines, mais tant que nous
cherchâmes à rassembler le matériel par des canaux officiels, nous
n'obtînmes pratiquement rien. Ce que nous avions trouvé, c'était à
l'aide de personnes privées et de membres de partis politiques
proscrits. D'eux, nous avions reçu du matériel de valeur concernant
la persécution des Mencheviks et des organisations du travail là où
l'influence des anciens était la plus forte. La gestion de plusieurs
syndicats était entièrement suspendue au moment où nous étions
arrivés à Odessa, et une réorganisation complète d'entre eux par les
communistes avait commencé, dans le but d'éliminer tous les
éléments d'opposition.
Parmi les gens intéressants que nous rencontrâmes à Odessa, il
y eut des sionistes, dont quelques littérateurs et professionnels bien
connus. C'était chez Docteur N. que nous les vîmes. Le Docteur lui-
même était propriétaire d'un sanatorium situé sur un beau
promontoire qui dominait la Mer Noire et donnait le meilleur
panorama sur le Sud. L'institution avait été nationalisée par les
Bolcheviks, mais le Docteur N. en avait gardé la direction, et on lui
avait même permis de prendre des patients privés. En échange de
ce privilège il devait héberger et donner assistance médicale aux
patients soviétiques pour le tiers des honoraires établis.
Tard dans la nuit nous discutâmes de la situation russe avec les
invités du Docteur. La plupart d'entre eux étaient opposés au régime
bolchevique. " Lénine a lancé le slogan : "Volez les voleurs" et au
moins ici en Ukraine ses disciples ont suivi l'ordre à la lettre " dit le
Docteur. C'était l'avis général de la réunion que la confusion et la
ruine résultaient de cette politique-là. La vieille bourgeoisie fut
expropriée, mais cela n'avait pas profité aux ouvriers. Le Docteur
cita son sanatorium comme une illustration. Quand les Bolcheviks le
reprirent, ils déclarèrent que le prolétariat devait posséder et jouir de
cet établissement, mais pas un simple ouvrier n'avait depuis été reçu
comme patient, pas même un prolétaire communiste. Les gens
envoyés par le Soviet au sanatorium étaient les membres de la
nouvelle bureaucratie, habituellement de hauts dirigeants : le
Président de la Tcheka, par exemple, qui souffrait de dépression
nerveuse, était venu à l'institut plusieurs fois. " Il travaille seize
heures par jour à envoyer les gens à la mort " fit remarquer le
Docteur. " Vous pouvez facilement imaginer ce qu'on peut ressentir
quand on soigne un tel homme. "
Un des écrivains bundistes présents tenait que les Bolcheviks
essayaient d'imiter la Révolution française. La corruption était
effrénée ; elle masquait les pires crimes des Jacobins. Pas un jour
ne se passait sans que les gens fussent arrêtés pour contrebande
d'argent tsariste ou de Kerensky ; pourtant c'était un secret de
polichinelle que le Président de la Tcheka lui-même spéculait en
monnaies étrangères. La dépravation de la Tcheka était de notoriété
publique. Les gens étaient exécutés pour des délits mineurs, tandis
que ceux qui pouvaient se permettre de donner des dessous de
table étaient libérés même après leur condamnation à mort. Il était
arrivé à plusieurs reprises que les parents riches d'un homme arrêté
fussent avertis par la Tcheka de son exécution. Quelques semaines
plus tard, après qu'ils se fussent quelque peu remis de leur choc et
de leur chagrin, on les informait que le rapport sur la mort de
l'homme était faux, qu'il était vivant et pouvait être libéré pour un
bon, d'habitude un très bon, prix. Bien sûr, les parents réunissaient
l'argent promptement. Alors ils étaient soudain arrêtés pour tentative
de corruption, leur argent confisqué et le prisonnier exécuté.
Un des invités du Docteur, qui avait vécu dans la " Rue de la
Tcheka " parla des raffinements de terrorisme pratiqués pour terrifier
la population. Presque quotidiennement il avait été témoin des
mêmes faits : tôt le matin des Tchekistes remontaient la rue en
courant, tiraient des coups de feu en l'air pour ordonner que toutes
les fenêtres fussent fermées. Venaient alors des camions pour
embarquer les condamnés. Ils s'ordonnaient en rang, têtes basses,
mains liées, des soldats les tenant en joue de leurs fusils. Ils étaient
emmenés à l’extérieur de la ville pour leur exécution. Quelques
heures plus tard les camions revenaient vides sinon avec quelques
soldats. Le sang coulait des haillons, laissait une bande rougeâtre
tout le long de la rue, jusqu'au quartier général de la Tcheka.
Il n'était pas possible que Moscou n'eût pas connu ces choses,
affirmaient les Sionistes. La crainte du pouvoir central était trop
grande pour permettre que la Tcheka locale pût faire quoi que ce fût
sans l'approbation de Moscou. Mais il n'était pas étonnant que les
Bolcheviks eussent dû recourir à de telles méthodes. Un petit parti
politique qui essayait de contrôler une population de 150 millions
d'âmes qui détestait amèrement les communistes, ne pouvait pas
espérer se maintenir sans une institution telle que la Tcheka. Cette
dernière était caractéristique des principes de base de la conception
bolchevique : le pays devait être forcé d'être sauvé par le Parti
communiste. Le prétexte des Bolcheviks de défendre la Révolution
était une fumisterie. Dans les faits, ils l'avaient entièrement détruite.
Il était si tard désormais que les membres de notre expédition
ne pouvaient pas retourner au wagon, craignant la difficulté de le
retrouver dans la nuit noire. Nous restâmes donc chez notre hôte,
pour rencontrer le jour suivant un groupe d'hommes de réputation
nationale, dont Bialeck, le plus grand poète juif vivant, connu des
Juifs dans le monde entier. Était aussi présent un enquêteur
littéraire, qui avait fait une étude spéciale sur la question des
pogroms. Il avait visité soixante-douze villes, rassemblant la matière
la plus riche qu'on pût avoir sur ce sujet. À son avis, contrairement à
l'idée admise, la vague de pogroms de la guerre civile, entre les
années 1918 et 1921, sous les divers gouvernements ukrainiens,
avait été pire encore que les massacres de juifs les plus
épouvantables sous les Tsars. Aucun pogrom n'avait eu lieu sous le
régime bolchevique mais il croyait que l’atmosphère créée par eux
avait intensifié l'esprit anti-juif, qui éclaterait un jour en un énorme
carnage. Il ne pensait pas que les Bolcheviks fussent
particulièrement concernés par la défense de sa race. Dans certains
endroits du Sud, les Juifs, constamment exposés aux assauts et aux
pillages par des bandes de voleurs et, de temps en temps, par des
soldats Rouges individuels, avaient demandé au Gouvernement
soviétique la permission de s'organiser pour l'autodéfense,
demandant que des armes leur fussent données. Mais dans tous
ces cas, le Gouvernement avait refusé.
Le sentiment général des sionistes était que le maintien des
Bolcheviks au pouvoir signifiait la destruction des Juifs. Les Juifs
russes, en règle générale, n'étaient pas des ouvriers. De toute
éternité ils s'étaient engagé dans le commerce ; mais cette activité
avait été détruite par les communistes, et avant que le Juif puisse
être métamorphosé en ouvrier, il se détériorerait comme race et
s'éteindrait. La culture juive spécifique, la chose la plus chère aux
sionistes, était désapprouvée par les Bolcheviks. Cette phase de la
situation semblait les affecter plus profondément même que les
pogroms.
Ces Juifs intellectuels n'étaient pas de la classe des prolétaires.
Ils étaient des bourgeois sans aucun esprit révolutionnaire. Leur
critique des Bolcheviks ne me touchait pas, car c'était une critique
de droite. Si j'avais cru encore aux communistes comme les vrais
champions de la Révolution j'aurais pu les défendre contre les
plaintes des sionistes. Mais j'avais moi-même perdu la foi en
l'intégrité révolutionnaire des Bolcheviks.
II. RETOUR À MOSCOU

Dans un pays où le discours et la presse étaient aussi


complètement supprimés qu'en Russie il n'était pas surprenant que
l'esprit humain dût se nourrir de fiction et donc des histoires les plus
incroyables. Déjà, pendant mes premiers mois à Petrograd, j'avais
été stupéfiée par les rumeurs extravagantes qui circulaient dans la
ville et qui étaient crues même par des gens intelligents. La presse
soviétique était inaccessible à la population en général, et il n'y avait
pas d’autres médias. Chaque matin des bulletins bolcheviques et
des affiches étaient collés aux coins des rues, mais dans le froid
intense, peu de gens s'arrêtaient pour les lire. De plus, ils ne
prêtaient pas foi en la presse communiste. Petrograd était donc
complètement coupé, non seulement du monde occidental, mais
même du reste de la Russie. Un vieux révolutionnaire me dit une fois
: " Nous ne savons non seulement pas ce qui se passe dans le
monde ou à Moscou ; nous ne sommes pas même conscients de ce
qui se passe dans la rue à côté. " Jamais, l'esprit humain ne reste
bloqué éternellement. Il cherche, et il trouve généralement, un
débouché. Les rumeurs de raids tentés sur Petrograd, les histoires
selon lesquelles Zinoviev avait bu la tasse dans le " bouillon
soviétique ", aidé par quelques ouvriers d'usine, et que Moscou avait
été soumis par les Blancs, se propageaient.
Au sujet d'Odessa il était rapporté que des bateaux ennemis
avaient été aperçus au large de la côte, et de nombreuses
conversations évoquaient une attaque imminente. Pourtant à notre
arrivée, nous trouvâmes la ville calme et vaquant à ses occupations
quotidiennes. À part les grands marchés, Odessa m'avait
impressionnée comme parfaite image de l'autorité soviétique. Mais
nous n’avions pas quitté depuis une journée la ville que, rentrant à
Moscou, nous entendions les mêmes rumeurs. Le succès des forces
polonaises et la retraite hâtive de l'Armée Rouge avaient alimenté
l'imagination surexcitée des gens. Partout les voies bloquées par
des trains militaires, et les gares remplies de soldats, propageaient
la panique de la déroute.
À de nombreux endroits, les autorités soviétiques se tenaient
prêtes à l'évacuation, à la première approche du danger. La
population, cependant, ne pouvait pas faire ça. Dans les gares le
long du chemin, des groupes de personnes discutaient de l'attaque
menaçante. On se battrait à Rostov, d'autres villes seraient déjà
entre les mains de Wrangel, les bandits attaqueraient les trains et
dynamiteraient les ponts, de telles histoires alimentaient la panique
de tous. Il était bien sûr impossible de vérifier ces rumeurs. Mais
nous fûmes informés que nous ne pouvions pas continuer jusqu'à
Rostov-sur-le-Don, la ville étant déjà dans la zone militaire. On nous
conseilla de partir pour Kiev, et de là, de retourner à Moscou. Il était
dur de renoncer à notre idée d'aller à Bakou, mais nous n'avions
plus le choix. Nous ne pouvions pas nous aventurer trop loin,
d'autant plus que notre permis devait expirer dans peu de temps.
Nous décidâmes de retourner à Moscou via Kiev.
Quand nous quittâmes Petrograd, nous avions promis de
ramener du sucre, de la farine blanche et des céréales du Sud, à
nos amis affamés, qui manquaient de ces nécessités depuis trois
ans. Sur la route de Kiev et Odessa nous avions trouvé des denrées
relativement bon marché ; mais maintenant les prix avaient plus que
doublé. Un ami d'Odessa nous parla d'un endroit à vingt verstes de
Raklmo, un petit village près de Zhmerenka, où le sucre, le miel et la
gelée de pomme pouvaient se trouver à moindre coût. Nous n'étions
pas supposés ramener des denrées à Petrograd, quoique notre
voiture fût exemptée des fouilles habituelles de la Tcheka. Nous
n'avions pas l'intention de vendre quoi que ce fût, aussi nous
sentions-nous autorisés à ravitailler quelque peu des gens affamés
depuis tant d'années. Nous détachâmes notre wagon à Zhmerenka
et deux hommes de l'expédition et moi-même allâmes à Raklmo.
Il ne fut guère facile de pousser les paysans de Zhmerenka à
nous conduire à ce village. Leur donnerions-nous du sel, des clous,
ou quelques autres marchandises ? sinon ils n'iraient pas. Nous
perdîmes le plus clair d'un jour dans cette vaine recherche, mais
nous trouvâmes enfin un homme qui consentait à nous y conduire
contre des roubles Kerensky. Le voyage me rappela le difficile
chemin des bonnes intentions : on nous souleva de haut en bas, on
nous brassa dans tous les sens, comme autant de dés. Après un
voyage qui me sembla sans fin, endolorit tous mes membres, nous
atteignîmes le village. La population était principalement constituée
de Juifs pauvres et misérables. Les paysans vivaient le long de la
route de Raklmo et y allaient seulement les jours de marché. Les
fonctionnaires soviétiques étaient des goyim.
Nous portâmes une lettre d'introduction à une doctoresse, la
sœur de notre ami bundiste d'Odessa. Elle devait nous conseiller sur
la manière d'obtenir les provisions. Elle vivait dans deux petites
pièces inconfortables et négligées ; un bébé sale les traversait en
rampant, tandis qu'elle était occupée à cuire de la gelée de pommes.
Elle était de ce genre d'intellectuel désillusionné qui maintenant était
si fréquent en Russie. De sa conversation j'appris qu'elle et son
mari, médecin également, avaient été assignés dans cet endroit
désolé. Ils avaient été complètement isolés de toute vie
intellectuelle, sans papiers, ni journaux, ni proches. Son mari
commençait ses visites tôt le matin et rentrait tard dans la nuit,
tandis qu'elle devait s'occuper de son bébé et du ménage, en plus
de ses propres patients. Elle venait de se remettre du typhus, et il
était dur pour elle de couper le bois, de porter l'eau, de faire la
lessive et la cuisine, et de se soigner elle-même. Mais ce qui rendait
leur vie insupportable était l'hostilité générale envers l'intelligentsia.
On leur rappelait constamment qu'ils étaient des bourgeois et des
contre-révolutionnaires, et on les accusait de sabotage. Elle
continuait cette vie sordide pour son enfant, me dit cette femme ;
" sinon, autant mourir. "
Une jeune femme, mal vêtue, mais propre et bien faite de sa
personne, vint à la maison et me fut présentée comme une
institutrice. Elle entra immédiatement en conversation avec moi. Elle
était communiste, annonça-t-elle, mais " elle pensait par elle-
même. " " Moscou est peut-être autocratique ", dit- elle, " mais ici les
autorités des villes et des villages sont aux ordres. Elles font comme
il plaît à Moscou. " Les fonctionnaires provinciaux étaient des
épaves flottantes jetées à terre par la grande tempête. Ils n'avaient
aucun passé révolutionnaire, ils n'avaient jamais souffert pour leurs
idéaux. Ils étaient juste des esclaves dans des positions de pouvoir.
Si elle n'avait pas été communiste, elle aurait été éliminée depuis
longtemps, mais elle avait décidé de mener un combat contre les
abus dans sa zone. Quant aux écoles, on faisait du mieux qu'on
pouvait dans les circonstances présentes, mais c'était très peu. On
manquait de tout. Ça n'allait pas si mal en été, mais en hiver les
enfants devaient rester à la maison parce que les salles de classe
n'étaient pas été chauffées. Était-il vrai que Moscou publiait des
comptes-rendus triomphants sur la grande réduction de
l'analphabétisme ? Eh bien, c'était certainement exagéré. Dans son
village le progrès était très lent. Elle se demandait souvent si cette
prétendue éducation en valait vraiment la peine. En supposant que
les paysans apprissent à lire et écrire, cela les rendraient-ils
meilleurs, et plus aimables ? Si ce c'était le cas, pourquoi y avait-il
tant de cruauté, d'injustice et de bagarres dans des pays où les gens
n'étaient pas illettrés ? Le paysan russe ne savait pas lire ou écrire,
mais il avait un sens inné du droit et de la beauté. Il pouvait faire de
merveilleuses choses de ses mains, et il n'était pas plus brutal que
le reste du monde.
Cela m'intéressa de trouver un point de vue aussi inhabituel
chez quelqu'un de si jeune, et en un endroit aussi écarté. Cette
petite enseignante ne pouvait pas dépasser les vingt-cinq ans. Je
l'encourageai à parler de ses réactions aux politiques générales et
aux méthodes de son parti. Les approuvait-elle, les pensait-elle
dictées par le processus révolutionnaire ? Elle n'était pas une
politicienne, dit-elle ; elle ne savait pas. Elle pouvait juger seulement
par les résultats, et ils étaient loin d'être satisfaisants. Mais elle avait
foi en la Révolution. Elle avait déraciné jusqu'au sol, elle avait donné
une nouvelle signification à la vie. Même les paysans n'étaient plus
les mêmes — personne n'était plus le même. Quelque chose de
grand devait sortir de toute cette confusion.
L'arrivée du docteur amena la conversation sur d'autres voies.
Informé de notre recherche, il avait tenté de trouver quelques
marchands, mais il revenait nous dire que c'était peine perdue :
c'était la veille de Yom Kippour et chaque Juif était à la synagogue.
Mécréante, je ne savais pas que nous étions la veille du jour de
jeûne le plus solennel. Comme nous ne pouvions pas rester plus
longtemps, nous décidâmes de rentrer malgré notre échec.
Alors surgit une nouvelle difficulté. Notre conducteur ne
bougerait pas à moins que nous ne trouvions une escorte armée
pour nous accompagner. Il avait peur des bandits : deux nuits plus
tôt, dit-il, des voyageurs avaient été attaqués dans la forêt.
Il devenait nécessaire d'en appeler au chef de la Milice. Ce
dernier fut enclin à nous aider, mais tous ses hommes étaient dans
la synagogue, en prières. Attendrions-nous jusqu'à ce que les offices
fussent finis ?
Enfin les gens sortirent de la synagogue, et on nous donna deux
miliciens armés. C'était plutôt difficile pour ces garçons juifs : c'était
un péché que de conduire le jour de Yom Kippour. Mais rien ne
pouvait persuader le paysan de s'aventurer par les bois sans
protection militaire. La vie est tout de même un patchwork fou et
rapiécé. Le paysan, un vrai ukrainien, n'aurait pas hésité un moment
pour frapper et voler des Juifs dans un pogrom ; mais il ne se sentait
en sécurité que protégé par des Juifs contre l'attaque possible de
ses propres coreligionnaires.
Nous roulâmes dans la claire nuit tombante, au ciel constellé
d'étoiles. Elle était toujours apaisante, avec la nature toute
endormie. Le conducteur et notre escorte parlèrent des bandits, et
rivalisèrent d'histoires à glacer le sang sur leurs atrocités. Comme
nous atteignions la forêt sombre, je fis la remarque que leurs voix
fortes pouvaient être un indice de notre approche pour n'importe
quel bandit de grand chemin à l'affût. Les soldats se levèrent dans le
chariot, leurs fusils prêts à cracher le feu ; le paysan fit un signe de
croix, et fouetta ses chevaux pour un galop fou, entretenant l'allure
jusqu'à ce que nous eussions atteint la grand-route de nouveau.
Tout cela était très passionnant mais nous ne rencontrâmes aucun
bandit. Ils devaient avoir saboté cette nuit-là.
Nous étions revenus à la gare trop tard pour la correspondance
et nous dûmes patienter jusqu'au matin. Je passai la nuit en
compagnie d'une fille en uniforme militaire, une communiste. Elle
avait été sur chaque front, déclara-t-elle et s'était battue contre
beaucoup de bandits. Elle était une sortede Playboy of the Eastern
8
World , qui faisait de tout un roman. Ses histoires favorites avaient
pour cadre un massacre. " Une bande de contre-révolutionnaires, de
Gardes Blancs et de spéculateurs, " disait-elle ; " ils devaient tous
être tués. " J'imaginais à la fois la petite institutrice, le bel esprit de
son village, se sacrifiant au dur et douloureux sacerdoce du service
des enfants, à embellir leur vie ; et sa camarade, elle aussi une
jeune femme, mais endurcie et cruelle, manquant de tout sens des
valeurs révolutionnaire, enfants dans la même école, cependant si
différentes l’une de l'autre.
Le matin nous rejoignîmes l’expédition dans Zhmerenka et
retournâmes vers Kiev, où nous arrivâmes vers la fin septembre,
pour trouver la ville complètement changée. La panique de la
Douzième Armée était à l'ordre du jour ; on supposait que l'ennemi
était à seulement à 150 verstes et de nombreux Départements
soviétiques étaient évacués, ajoutant au malaise général et à la
peur. Je rendis visite à Wetoshkine, le Président du Revkom et à son
secrétaire. Ce dernier s'informa d'Odessa, curieux de savoir ce qu'ils
y faisaient, s'ils avaient supprimé le commerce et comment les
Départements soviétiques travaillaient. Je lui parlai du sabotage
général, de la spéculation et des horreurs de la Tcheka. Au sujet du
commerce, les magasins étaient fermés et tous les panonceaux
étaient à bas, mais les marchés faisaient des grandes affaires. " Ah
bon ? Bien, vous devez le dire au Camarade Wetoshkine " s'écria
joyeusement le secrétaire. " Imaginez que Rakovsky était ici et qu'il
nous a raconté les parfaits miracles accomplis à Odessa. Il nous a
mis à la torture parce que nous n'en avions pas tant fait. Vous devez
tout dire à Wetoshkine sur Odessa ; il prendra plaisir à se moquer de
Rakovsky. "
Je tombais sur Wetoshkine dans l'escalier, comme je quittais le
bureau. Il me sembla plus amaigri que lors de notre dernière
rencontre, et très inquiet. Quand je l'interrogeai sur le danger
menaçant, il m'éclaira. " Nous ne sommes pas en train d'évacuer "
dit-il, " nous restons bien ici. C'est la seule façon de rassurer le
public. " Lui aussi, s'enquit d'Odessa. Je promis de le rappeler plus
tard, étant pressée, mais je n'eus pas la chance de revoir
Wetoshkine pour lui donner l'occasion de se moquer de Rakovsky.
Nous quittâmes Kiev dans les deux jours.
À Briansk, un centre industriel non loin de Moscou, nous nous
heurtâmes à de grandes affiches annonçant que Makhno était de
nouveau allié des Bolcheviks, et qu'il se distinguait par d'audacieux
exploits contre Wrangel. C'étaient des nouvelles stupéfiantes, du fait
que les journaux soviétiques peignaient constamment Makhno
comme un bandit, un contre- révolutionnaire et un traître. Qu'était-il
survenu pour provoquer ce changement d'attitude et de ton ?
L'aventure palpitante d'avoir notre voiture attaquée et nous-mêmes
faits prisonniers par les Makhnovtsi ne s'était pas présentée. Au
moment où nous avions atteint la zone où Makhno manœuvrait en
septembre, il fut coupé de nous. Il aurait été très intéressant de
rencontrer le leader paysan face à face et d'entendre de sa bouche
de quoi il retournait. Il était sans aucun doute la figure la plus
pittoresque et la plus essentielle qui avait émergé de la Révolution
au Sud, et maintenant il était de nouveau allié aux Bolcheviks.
Qu'était-il arrivé ? Il n'y avait aucune façon de le savoir avant
d'atteindre Moscou.
Par une copie des Izvestia, tombée entre nos mains en route,
nous apprîmes la triste nouvelle de la mort de John Reed. C'était
une grande douleur pour ceux d'entre nous qui avaient connu Jack.
La dernière fois où je l'avais vu, c'était à l’Hôtel International, l'hôtel
pour les invités du régime, à Petrograd. Il était revenu de Finlande,
après y avoir été emprisonné, et était alité. Informée que Jack était
seul et sans soins, et j'étais allé le soigner. Il était en mauvais état,
tout gonflé, avec une éruption désagréable sur les bras, résultat de
la malnutrition. En Finlande il avait été nourri presque exclusivement
de poisson séché et misérablement traité. C'était un homme très
malade, mais son esprit était resté le même. Peu importait qu'on eût
été en radical désaccord avec Jack, on ne pouvait s'empêcher
d'aimer son esprit immense et généreux, et maintenant il était mort,
tombé au service de la Révolution, comme il l’avait espéré.
Arrivée à Moscou, j'allai immédiatement à la maison des invités,
le Delovol Dvor, où demeurait Louise Bryant, la femme de Jack. Je
la trouvai terriblement désemparée et heureuse de voir celle qui
avait si bien connu Jack. Nous avons parlé de lui, de sa maladie, de
sa souffrance et de sa mort regrettable. Elle était très aigrie parce
que, expliqua-t-elle, on avait ordonné à Jack de suivre le Congrès
des peuples Orientaux à Bakou, alors qu'il était déjà très malade. Il
en revint mourant. Mais même alors il eût pu été sauvé, s’il avait
reçu l'assistance médicale nécessaire. Il demeura dans sa chambre
pendant une semaine avant que les docteurs ne se décidassent à un
diagnostic. Alors ce fut trop tard. Je pouvais bien comprendre les
sentiments de Louise, quoique je fusse convaincue que tout ce qui
était humainement possible pour Reed avait été tenté. Je savais
qu'indépendamment de ce qui pouvait être dit contre les Bolcheviks,
on ne pouvait pas les accuser de négliger ceux qui les servaient. Au
contraire, ils étaient des maîtres généreux. Mais Louise avait perdu
ce qui lui était le plus cher.
Pendant cette conversation, elle me demanda de lui parler de
mes expériences et je lui expliquai mon conflit intérieur, l’effort
désespéré que j'avais fait pour trouver ma sortie du chaos, le
brouillard qui, maintenant, se soulevait : je commençais à
différencier les Bolcheviks de la Révolution.
Depuis ma venue en Russie j'avais commencé à ressentir que
tout n’était pas bien dans le régime bolchevique, et je me sentais
comme prise dans un piège. " Comme c'est étrange ! " Louise saisit
brutalement mon bras et me regarda fixement de ses yeux égarés.
" Pris au piège étaient les mêmes mots que Jack répétait dans son
délire. " Je compris que le pauvre Jack avait lui aussi commencé à
voir au-dessous de la surface. Son esprit, libre et sans entraves,
s'efforçait de trouver les valeurs réelles de la vie. Il se trouvait
écorché par les liens d'un dogme qui se proclamait, de lui-même,
immuable. Si Jack avait vécu, il se serait sans doute débattu
vaillamment contre la chose qui l’avait pris au piège. Face à la mort
l'esprit de l'homme devient parfois lumineux ; il voit en un éclair ce
qui, dans les conditions normales, est obscur et caché. Ce n'était
pas étrange du tout, pour moi, que Jack partageât mes sensations,
comme quiconque n'est pas un fanatique doit se sentir en Russie :
pris au piège.
III. RETOUR À PÉTROGRAD

L'expédition devait partir pour Petrograd le jour suivant, mais


Louise me pria de rester pour les obsèques. Le dimanche 23
octobre, plusieurs amis raccompagnèrent à la Maison des Syndicats
où le corps de Reed reposait. Je soutenais Louise quand le cortège
partit pour la Place Rouge. Il y eut des discours —beaucoup de
déclamations stéréotypées et froides sur la valeur de Jack Reed
pour la Révolution et le Parti communiste. Tout ça semblait
mécanique, très loin de l’esprit du mort dans sa tombe fraîche. Seule
une oratrice s'arrêta sur le vrai Jack Reed — Alexandra Kollontai.
Elle peignit l'âme de l'artiste, infiniment plus grande dans sa
profondeur et sa beauté que n'importe quel dogme. Elle utilisa cette
occasion pour admonester ses camarades. " Nous nous appelons
Communistes " dit-elle, " mais le sommes-nous vraiment ? Ne tirons-
nous pas plutôt l'essence de vie de ceux qui nous rejoignent, et
quand ils ne nous servent plus, ne les laissons- nous pas sur le bas-
côté, négligés et oubliés ? Notre communisme et notre camaraderie
sont lettres mortes si nous ne donnons pas de nous à ceux qui ont
besoin de nous. Méfions-nous d'un tel communisme. Il assassine les
meilleursdans nos rangs. Jack Reed était parmi les meilleurs. "
Ces mots sincères de Kollontai contrarièrent les dirigeants du
Parti. Boukharine fronça les sourcils, Reinstein tressaillit, d'autres
maugréèrent. Mais j'étais heureuse des paroles de Kollontai. Non
seulement parce que ce qu'elle avait dit exprimait Jack Reed mieux
que les discours de ce jour-là, mais également parce que cela la
rapprochait de moi. En Amérique nous avions à plusieurs reprises
essayé de nous rencontrer mais sans succès. Quand je vins à
Moscou, en mars 1920, Kollontai était malade. Je la vis peu de
temps seulement avant de partir pour Petrograd. Nous avions parlé
de ce qui me préoccupait. Pendant la conversation Kollontai
remarqua : " Oui, il y a beaucoup de côtés ennuyeux en Russie. "
" Ennuyeux " l'avais-je questionné ; " Rien de plus ? " J'avais été
désagréablement affectée par ce qui me semblait une vue plutôt
superficielle. Mais je me rassurai en pensant que le mauvais anglais
de Kollontai l'a fait caractériser comme " ennuyeux " ce qui pour moi
était un effondrement complet de tout idéal.
Kollontai m'avait alors dit, entre autre, que je pourrais trouver un
grand champ de travail parmi les femmes, car très peu avait été
essayé jusqu'alors pour les éclairer et leur ouvrir l'esprit. Nous nous
séparâmes d'une façon amicale, mais je n'avais pas senti en elle la
chaleur et la profondeur que j'avais trouvées en Angelica
Balabanova. Maintenant devant la tombe ouverte de Reed, ses mots
la rapprochaient de moi. Elle aussi, ressentait profondément la
situation, me dis-je.
Louise Bryant s'était effondrée, évanouie, le visage dans la terre
humide. Avec un immense effort, nous la relevâmes. Elle était en
proie à une crise de nefs ; une voiture la ramena à son hôtel, et on la
mit au lit. Dehors, le ciel était vêtu de gris et pleurait sur la tombe
fraîche de Jack Reed. Et toute la Russie ressemblait à une tombe
fraîche.
À Moscou nous trouvâmes l'explication de la modification
soudaine du ton des communistes, pour appuyer Maklmo. Les
Bolcheviks, aux abois à cause de Wrangel, recherchaient l'aide de
l'armée ukrainienne des povstantsi. Un accord politico-militaire était
sur le point d'entrer en vigueur entre le gouvernement soviétique et
Nestor Makhno. Ce dernier devait coopérer entièrement avec
l'armée rouge à la campagne contre l'ennemi contre-révolutionnaire.
De leur côté, les bolcheviks avaient accepté les conditions suivantes
de Makhno :

(1) La libération et l'arrêt immédiats de la persécution de


tous les Makhnovtsi et anarchistes, sauf cas de rébellion armée
contre le gouvernement soviétique ;
(2) la plus entière liberté d'expression, de presse et de
propagande pour les Makhnovtsi et les anarchistes, sauf,
cependant, le droit d'appeler à des soulèvements armés contre
le gouvernement soviétique, sujets à la censure militaire ;
(3) participation libre aux élections soviétiques ; le droit
des Makhnovtsi et des anarchistes à être candidats, et de tenir
le cinquième congrès pan-ukrainien des Soviets.

L'accord incluait également le droit des anarchistes d'appeler à


un congrès à Kharkov, et des préparatifs se faisaient pour le tenir en
octobre. Beaucoup d’anarchistes étaient prêts à s'en occuper, et
étaient surexcités au delà de la situation réelle. Mais ma foi dans les
Bolcheviks avait été trop écornée. Non seulement je croyais que le
congrès n'aurait pas lieu, mais j'y voyais une ruse bolchevique pour
rassembler tous les anarchistes au même endroit et les détruire.
Pourtant le fait était que plusieurs anarchistes, parmi eux l'écrivain et
conférencier bien connus, Voline, avaient déjà été libérés et étaient
maintenant libres à Moscou.
Nous avions quitté Petrograd pour fournir au musée
le22chargement d'un wagon de précieux matériel que nous avions
collecté dans le sud. Plus précieuse encore était l'expérience que les
membres de l’expédition avaient enrichie par des contacts
personnels avec des personnes de diverses opinions, ou sans
opinion, et des impressions de la situation sociale recueillies jour
après jour. C'était un trésor de bien plus grande valeur que tous les
documents sur papier. Mais ce meilleur aperçu de la situation
intensifia ma lutte intérieure. Je désirais ardemment fermer les yeux
et les oreilles pour ne pas voir la main accusatrice qui m'indiquait les
erreurs aveugles et les crimes conscients qui étouffaient la
révolution. Je ne voulais pas entendre la voix irrésistible des faits,
qu'aucun attachement personnel ne pourrait faire taire plus
longtemps. Je savais que la révolution et les Bolcheviks, proclamés
une et même chose, étaient opposés, antagoniques dans l'objectif et
dans le but. La révolution avait ses racines ancrées profondément
dans la vie du peuple. L'État communiste était basé sur un système
appliqué de force par un parti politique. Dans cette lutte, la révolution
était massacrée, mais son tueur également suffoquait. En Amérique,
je savais déjà que les interventionnistes, le blocus et la conspiration
des impérialistes détruisaient la révolution. Mais ce que je ne savais
pas alors, c'était le rôle que les Bolcheviks jouaient dans ce
processus. Maintenant je me rendais compte qu'ils en étaient les
fossoyeurs.
J'étais d'une manière accablante consciente de ma grande dette
envers les ouvriers d'Europe et d'Amérique : je devrais leur dire la
vérité sur la Russie. Mais comment m'exprimer au dehors, alors que
le pays était encore assiégé sur plusieurs fronts ? Cela signifierait
travailler pour la Pologne et pour Wrangel. Pour la première fois de
ma vie, je m'abstenais d'exposer de graves maux sociaux. C'était
comme si je trahissais la confiance des masses, en particulier celle
des ouvriers américains, dont j'estimais chèrement la foi. Arrivée à
Petrograd, je m'installai temporairement à l’Hôtel International.
J'avais l'intention de trouver un appartement ailleurs, déterminée à
ne recevoir aucun privilège des mains du gouvernement.
L'International était rempli de visiteurs étrangers. Beaucoup
n'avaient aucune idée des pourquoi et des comment de leur venue.
Ils s'étaient simplement rassemblés sur la terre qu'ils considéraient
être le paradis des ouvriers. Je me souviens de mon expérience
avec un certain chef des IWW. Il avait apporté en Russie un petit
approvisionnement, des aiguilles, du fil, et d'autres semblables
nécessités. Il avait insisté pour les partager avec moi. " Mais vous
aurez besoin de chacune de ces choses " lui avais-je dit.
Naturellement, il savait qu'il y avait une grande pénurie en Russie.
Mais le prolétariat était au pouvoir et, comme un ouvrier il recevrait
tout ce dont il aurait besoin. Ou bien il " obtiendrait une parcelle et
construirait une ferme ". Il avait été quinze ans dans le mouvement
Wobbly, et il " ne s'est pas occupé de se fixer. " Que dire à un tel naïf
? Je n'avais pas eu le courage de le désillusionner. J'ai savais qu'il
apprendrait bien assez tôt. Il était pathétique, pourtant, de voir de
telles personnes inonder une Russie qui mourait de faim.
Néanmoins ils ne pourraient pas lui faire le mal que d'autres lui
feraient — ces créatures des quatre coins de la terre pour qui la
révolution représentaient une mine d'or. Il y avait bon nombre d'entre
elles à l'International. Ces gens venaient tous avec des légendes sur
la croissance merveilleuse du communisme en Amérique, Irlande,
Chine, Palestine. De telles histoires étaient un baume aux âmes
affamées des gouvernants. Ils leur faisaient bon accueil, comme une
vieille fille à la flatterie de son premier prétendant. Ils renvoyaient
ces imposteurs dans leur pays, assez enrichis pour leur permettre
de chanter les louanges de la République des ouvriers et des
paysans. Il était tragique et comique d'observer cette race toute
infatuée de ses " importantes mission de conspiration ".
Je recevais beaucoup de visiteurs dans ma chambre, parmi
lesquels ma petite voisine de Y Astoria avec ses deux enfants, une
communiste de la section française, et plusieurs étrangers. Ma
voisine semblait malade et usée depuis que je l’avais vue la dernière
fois, en juin 1920. " Êtes vous malade ? " lui demandai-je à une
occasion. " Pas exactement " me répondit-elle ; " J’ai faim la plupart
du temps, et je suis épuisée. L'été a été dur : comme inspectrice des
crèches, je dois faire beaucoup de marche. Je rentre à la maison
complètement épuisée. Ma fille âgée de neuf ans va dans une
colonie d'enfants, mais je ne me risque pas d’y envoyer mon petit
garçon à cause de son expérience de l'année dernière : on l'a
tellement négligé qu'il en est presque mort. J'ai dû le garder en ville
tout l'été, ce fut donc doublement dur. Encore, ça n'aurait pas été si
difficile, sans les subotniki et le voskresniki [jours ouvrables
volontaires communistes le samedi et le dimanche]. Ils vident
complètement mon énergie. Vous savez, ça a commencé comme un
pique-nique, par des trompettes et du chant, de la marche et des
festivités. Nous nous sommes tous sentis inspirés, particulièrement
quand nous avons vu nos camarades chefs prendre la pelle et la
pioche et se lancer. Ça, c'est le passé. Les subotniki sont devenus
gris et sans vie, imposés, sans souci de volontariat, de santé
physique, ou de la somme de travail qu'on doit faire par ailleurs.
Rien ne réussit jamais dans notre pauvre Russie. Si je pouvais
seulement partir en Suède, en Allemagne, n'importe où, loin de tout
ça. " Pauvre petite femme, elle n'était pas la seule qui voulait
abandonner le pays. C'était leur amour pour la Russie et leur amère
déconvenue qui rendaient la plupart de ces personnes impatientes
de partir loin.
Plusieurs autres communistes que je connaissais à Petrograd
avaient été rendus bien plus amers. Toutes les fois qu'ils m'invitaient,
ils répétaient leur détermination à quitter le Parti. Ils suffoquaient,
disaient-ils, dans l'atmosphère d'intrigue, de haine aveugle, et de
persécution insensée. Mais cela exige une puissance de volonté
considérable, que de quitter un parti qui contrôle de manière absolue
le destin de plus de cent millions de personnes, et mes visiteurs
communistes manquaient de force. Mais cela ne diminuait pas leur
misère, qui affectait même leur condition physique, bien qu’ils
reçussent les meilleures rations, et prissent leurs repas à la salle à
manger très fermée de Smolny, une cantine où la nourriture était
saine et suffisamment abondante, pour les membres importants du
Soviet de Petrograd et de la Troisième Internationale, alors que
l'autre cantine desservait les employés ordinaires du Parti. À un
moment, il y eut même trois restaurants. D'une façon ou d'une autre
les marins de Kronstadt l'apprirent. Ils firent une descente en foule et
fermèrent deux de ces lieux de consommation. " Nous avons fait la
révolution pour partager tout ", dirent-ils. Seul un restaurant
fonctionna pendant un certain temps mais plus tard le deuxième fut
rouvert. Mais même dans ce dernier les repas étaient de loin
supérieurs aux salles à manger sovietsky pour " les gens du
commun ".
Certains communistes objectaient à ces discriminations. Ils
voyaient les bévues, les intrigues, la destruction de la vie pratiquée
au nom du communisme, mais ils n'avaient pas la force et le
courage de protester ou de se dissocier des responsable de ces
injustices et de ces brutalités. Ils se déchargeaient souvent sur moi
des sujets qu'ils n'osaient pas aborder dans leurs propres cercles.
Ainsi en vins-je à en apprendre beaucoup, sur le fonctionnement
intérieur du Parti et sur la Troisième Internationale, de qui était
soigneusement caché au monde extérieur. Par exemple, l'histoire de
la soi- disant conspiration blanche finlandaise, qui avait eu pour
conséquence le massacre dans Petrograd de sept chefs
communistes finlandais. J'en avais eu connaissance par les
journaux soviétiques tandis que j'étais en Ukraine. Je me rappelle
mon sentiment renouvelée d'impatience contre moi- même : je
critiquais le régime des Bolcheviks à un moment où les conspirations
contre-révolutionnaires étaient toujours aussi actives. Mais mes
visiteurs communistes m'apprirent que le rapport publié était faux du
début à la fin. Ce n'avait jamais été une conspiration blanche, mais
un combat entre deux groupes de Bolcheviks : les communistes
finlandais modérés chargés de la propagande travaillaient à
Petrograd, et ceux de la gauche en Finlande. Les modérés étaient
des séides de Zinoviev, désignés responsables du travail par lui. La
gauche avait à plusieurs reprises porté plainte devant la Troisième
Internationale au sujet du conservatisme et des compromissions de
leurs camarades de Petrograd et du mal qu'ils faisaient au
mouvement en Finlande. Ils demandaient que ces hommes fussent
exclus. On les ignora. Le 3 août 1920, ils vinrent à Petrograd siéger
au quartier-général des modérés. Ils exigèrent que le comité
directeur démissionnât et leur rendît tous les livres de comptes. Leur
demande refusée, les jeunes communistes finlandais ouvrirent le
feu, tuant sept de leurs camarades. L'affaire fut présentée au monde
comme une conspiration contre-révolutionnaire des Finlandais
blancs.
Le troisième anniversaire de la révolution d'octobre était célébré
le 7 novembre (le 25 octobre de l'ancien calendrier), sur la place
Uritsky. J'avais vu tant de manifestations officielles qu'elles avaient
détruit tout intérêt pour moi. J'y allai néanmoins en espérant qu'une
nouvelle note pourrait retentir. Ce fut du réchauffé. La reconstitution
historique fut particulièrement une démonstration de la pauvreté des
idées des communistes. Kerensky et son cabinet, Tchernov et
l'assemblée constituante, et l'assaut du Palais d'Hiver servirent de
nouveau de colifichets pour mettre en relief le rôle essentiel des
Bolcheviks comme " sauveurs de la Révolution ". Tout ça fut mal
joué et mal présenté, et tomba à plat. Pour moi, cette célébration
était plutôt l'enterrement que la naissance de la révolution.
Il y eut beaucoup d'excitation dans Petrograd durant tout le mois
de novembre. De nombreuses rumeurs couraient au sujet des
grèves, des arrestations, et des accrochages entre les ouvriers et la
troupe. Il était difficile de démêler le vrai du faux. Mais la session
extraordinaire de la première Chambre du Soviet, appelée par le
Parti, fut l’indice d’une situation sérieuse. En début d'après-midi, la
place entière devant T Astoria se garnit des automobiles des
communistes influents qui avaient été convoqués à participer à la
session spéciale. Le matin suivant nous apprîmes que, suite au
décret de Moscou, la session de Petrograd avait décidé de mobiliser
un certain nombre d'importants travailleurs bolcheviques pour les
usines et les manufactures. Trois cents membres du Parti, certains
d'entre eux hauts fonctionnaires du gouvernement ou responsables
du Petro-Soviet, furent immédiatement obligés d'aller travailler, pour
prouver au prolétariat que la Russie était en effet un gouvernement
d'ouvriers. On s'attendait à ce que ce plan apaisât le
mécontentement croissant des prolétaires, et contrecarrât l'influence
des autres partis politiques parmi eux. Zorine était l'un des trois
cents.
Cependant, les travailleurs ne furent pas trompés par ce
mouvement. Ils savaient que la plupart des hommes mobilisés
continuaient d’habiter à Y Astoria et venaient travailler en
automobile. Ils voyaient qu'ils étaient chaudement habillés et bien
chaussés, alors qu'eux-mêmes étaient presque nus, et vivaient dans
des quartiers sordides, sans lumière ni chaleur. Les ouvriers furent
offensés par cette escroquerie. Cette matière devint un sujet de
discussion dans les usines, et beaucoup de scènes désagréables
s'ensuivirent. Une femme, une communiste éminente, fut si harcelée
dans l'usine où elle était entrée, qu'elle eut une crise de nefs et dut
être évacuée. Une partie des Bolcheviks mobilisés, parmi lesquels
Zorine et d'autres, étaient assez sincères, mais ils avaient été
formés loin des ouvriers et ne pouvaient pas supporter les difficultés
de la vie d'usine. Après quelques semaines Zorine s'effondra et on
dut le mettre en maison de repos. Bien qu'il eût généralement été
apprécié, son effondrement fut interprété par les ouvriers comme
une ruse pour fuir la misère de l'existence prolétaire.
La fracture entre les masses et la nouvelle bureaucratie des
Bolcheviks s'était trop largement ouverte. Elle ne pourrait plus être
franchie.
IV. ARKHANGELSK ET RETOUR

Le 28 novembre, l'expédition se remit en route, cette fois avec


trois membres seulement : Alexandre Berkman, la secrétaire, et moi-
même. Nous voyageâmes par la voie de Moscou à Arkhangelsk,
avec des arrêts à Vologda et Yaroslavl. Vologda était le siège de
diverses ambassades étrangères, officieusement occupées à aider
les ennemis de la révolution. Nous comptions y trouver du matériel
historique, mais 011 nous informa que la plupart avait été détruit ou
autrement gaspillé. Les établissements soviétiques étaient
inintéressants : c'était une ville provinciale laborieuse et somnolente.
Dans Yaroslavl, où le soi-disant soulèvement de Savinkov avait eu
lieu deux ans auparavant, aucune donnée significative n'en fut
trouvée.
Nous continuâmes jusqu'à Arkhangelsk. Les histoires que nous
avions entendues au sujet du Nord glacé nous rendaient plutôt
inquiets. Mais, à notre immense soulagement, nous ne trouvâmes
pas cette ville plus froide que Petrograd, et beaucoup plus sèche.
Le Président de Ylspolkom d'Arkliangesk était un type plaisant
de communiste, pas du tout zélé ou sévère. Dès que nous lui eûmes
présenté notre mission, il prit le téléphone. Chaque fois qu’il avait
quelque fonctionnaire au bout du fil, il s'adressait à lui en lui donnant
du " cher tovarishtch " et l'informait que les " chers tovarishtchi du
centre " étaient arrivés et qu'on devait les aider. Il pensait que notre
séjour serait profitable parce que beaucoup de documents
importants étaient restés ici après que les alliés se fussent retirés. Il
y avait des fichiers de vieux journaux édités par le gouvernement de
Tchaikovsky, et des photographies des brutalités commises sur les
communistes par les Blancs. Le Président lui-même avait vu périr sa
famille entière, y compris sa sœur de douze ans. Comme il devait
partir le j our suivant participer à la conférence des Soviets à
Moscou, il promit de rédiger un permis nous donnant accès aux
archives.
En quittant Ylspolkom pour commencer nos recherches, nous
fûmes étonnés par trois traîneaux qui nous attendaient, grâce à
l'attention du Président. Blottis sous des couvertures de fourrure, et
avec des cloches tintantes, chaque membre de l'expédition
commença dans une direction différente à couvrir les Départements
à lui assignés. Les fonctionnaires soviétiques d'Arkhangelsk
semblaient avoir un grand respect pour le " centre 5 " ; le mot
agissait comme une formule magique, nous ouvrant chaque porte.
Le chef du Département d'Éducation était un homme aimable et
hospitalier. Après m'avoir expliqué en détail le travail effectué dans
son établissement, il appela à son bureau un certain nombre
d'employés, les informa du but de l'expédition, et leur demanda de
préparer le matériel qu'ils pourraient recueillir pour le Musée. Parmi
ces ouvriers soviétiques se trouvait une nonne, une jeune femme au
visage avenant. Quelle chose étrange, avais-je pensé, de trouver
une nonne dans un bureau soviétique ! Le Président avait noté ma
surprise. Il avait un certain nombre de nonnes dans son service, dit-
il. Quand les monastères avaient été nationalisés, les pauvres
femmes n'avaient eu nulle part où aller. Il avait conçu l'idée de leur
donner une chance d'effectuer un travail utile dans le nouveau
monde. Rien ne lui faisait regretter son action : il n'avait pas converti
les nonnes au communisme, mais elles étaient devenues des
ouvrières très fidèles et travailleuses, et les plus jeunes avaient
même un peu déployé leurs ailes. Il m'invita à visiter le petit studio
d'art où plusieurs nonnes étaient employées.
Le studio était un endroit plutôt peu commun, non seulement en
raison de sa valeur artistique, mais aussi à cause des personnes qui
travaillaient là : deux vieilles nonnes qui avaient passé
respectivement quarante et vingt-cinq ans dans les monastères, un
jeune officier Blanc, et un vieil ouvrier. Ces deux derniers avaient été
arrêtés comme contre- révolutionnaires et condamnés à mort, mais
le Président les avait graciés afin de les mettre à un travail utile. Il
avait voulu donner une chance à ceux qui, par ignorance ou
accident, avaient été les ennemis de la révolution. Une période
révolutionnaire, fit-il remarquer, réclamait des mesures sévères,
rendues nécessaires, voire de la violence ; mais d'autres méthodes
devaient être essayées d'abord. Beaucoup de gens dans son
service avaient été considérés comme des contre- révolutionnaires,
mais maintenant ils effectuaient tous un bon travail. C'était la chose
la plus extraordinaire que j'eusse jamais entendu d'un communiste.
" N'êtes-vous pas considéré un bourgeois sentimental ? " lui avais-je
demandé. " Oui, en effet " " me répondit-il en souriant, " mais ce
n'est rien. Le principal, c'est que j'ai pu prouver que mon
sentimentalisme fonctionne, comme vous pouvez le voir par vous-
même. "
Le charpentier était l'artiste du studio. Il n’avait jamais appris,
mais il faisait de la très belle sculpture, et était passé maître dans
l'art du bois. Les nonnes faisaient des dessins colorés de fleurs et de
légumes, qui étaient utilisés pour la démonstration par des
conférenciers dans les villages. Elles peignaient également des
affiches, principalement pour les festivités des enfants.
Je visitai le studio plusieurs fois, seule, de sorte que je pus
parler librement au charpentier et aux nonnes. Tous n'avaient qu'une
faible compréhension des faits élémentaires qui avaient rompu leurs
amarres. Le charpentier déplora que les temps étaient durs, parce
qu'il n'était pas autorisé à vendre son ouvrage. " J'étais habitué à
gagner un bon paquet d'argent, mais maintenant j'obtiens à peine
assez pour manger ", me dit- il. Les sœurs ne se plaignaient pas :
elles acceptaient leur destin comme une volonté de Dieu. Pourtant il
y avait un changement en elles. Au lieu d'être retirées au fin fond
d'un couvent, elles étaient entré en contact avec la vraie vie, et en
étaient devenus plus humaines. Leur expression était moins sombre,
leur travail affichait des signes de bienveillance pour le monde qui
les entourait. Je le notai en particulier dans leurs dessins d'enfants.
Ils reflétaient une tendresse qui, malgré leur instinct maternel
longtemps refoulé, cherchait à s'exprimer. L'ancien officier Blanc
était le plus intelligent des quatre, parce qu'il était passé par le
creuset de la vie. Il avait appris la folie et le crime de l'intervention,
dit-il, et ne lui prêterait plus jamais son concours. Qui l'avait
convaincu ? Les interventionnistes eux- mêmes. Ils avaient pris
Arkhangelsk, et ils avaient fait comme si la ville était à eux. Les alliés
avaient promis beaucoup, mais ils n'avaient rien fait, sinon enrichir
quelques personnes qui avaient spéculé sur les approvisionnements
destinés à la population.
Chacun s'était graduellement tourné contre les
interventionnistes. Je me demandai combien, parmi les
innombrables fusillés comme contre-révolutionnaires, auraient pu
être gagnés au nouveau régime, et effectueraient maintenant un
travail utile, si quelqu'un leur avait sauvé la vie.
J'avais vu tant d'écoles " pour l'épate ", que j'avais décidé de ne
rien dire au sujet des visites à ces institutions, jusqu'au moment où
on pourrait les prendre par surprise. Pour notre premier samedi dans
Arkhangelsk, une séance spéciale de la pièce de Leonid Andreyev,
Sawa, avait été prévue. Pour un théâtre provincial, en considérant
également le manque de préparation, le drame fut assez bien joué.
Après la représentation, je dis au Président du service, X, que je
voulais visiter ses écoles tôt le lendemain matin. Sans hésitation, il y
consentit et s'offrit même à appeler les autres membres de
l'expédition. Nous visitâmes plusieurs écoles, et, au point de vue de
la propreté, du confort, et de la gaieté générale, elles furent pour moi
une révélation. Il était également beau de voir les rapports
affectueux qui existaient entre les enfants et X. Leur joie était
spontanée et franche à sa vue. Au moment où il apparut, ils se
jetèrent sur lui, criant de plaisir ; ils sautèrent dans ses bras, et
s'accrochèrent à son cou. Et lui ? Jamais par le passé, je n’avais vu
une telle image, dans n’importe quelle école de Petrograd ou de
Moscou. Il se jeta sur le plancher, les enfants autour de lui, et joua et
gambada avec eux comme s'ils étaient ses propres enfants. Il était
l'un d'entre eux ; ils le savaient, et ils étaient à l'aise avec lui.
Je trouvai de semblables rapports dans chaque école ou crèche
que nous visitâmes. Les enfants étaient radieux quand X
apparaissait. C'étaient les premiers enfants heureux que je voyais
en Russie. Cela renforça ma conviction de l'importance de la
personnalité, de la confiance mutuelle et de l'amour entre le
professeur et l'élève. Nous visitâmes un grand nombre d'écoles ce
jour-là. Nulle part je ne trouvai la moindre discrimination ; les enfants
avaient partout des dortoirs spacieux, des salles propres et des lits
immaculés, de bons aliments et vêtements. L'atmosphère des
écoles était chaude et intime.
Nous trouvâmes à Arkhangelsk beaucoup de documents
historiques, dont la correspondance entre Tchaikovsky, du
gouvernement temporaire, et le Général Miller, le représentant des
alliés. Il était pathétique de lire la supplique, les mots presque
serviles, du vieux pionnier du mouvement révolutionnaire en Russie,
le fondateur des cercles de Tchaikovsky, l'homme que j'avais connu
pendant des années, par qui j'avais été inspirée. Ces lettres
exposaient la faiblesse du régime de Tchaikovsky et la règle
arbitraire des troupes alliées. Particulièrement significatif était le
message d'adieu d'un marin sur le point d'être exécuté par les
Blancs. Il décrivait son arrestation, son contre-interrogatoire, et le
troisième degré diabolique appliqué par un officier de l'armée
anglaise au moyen d'un pistolet chargé. Parmi le matériel
rassemblé, il y avait également les copies de diverses publications
révolutionnaire et anarchistes diffusées sub rosa. Du Département
d'Éducation nous reçûmes beaucoup d’affiches et de graphiques
intéressants, ainsi que des brochures et des livres, et une collection
de spécimens du travail des enfants, dont une couverture de table
en velours, peinte par les nonnes, et présentant les enfants
d'Arkhangelsk dans des couleurs gaies, présentée comme salutation
aux enfants d'Amérique.
Les écoles, et l'homme splendide à leur tête, n'étaient pas les
seules caractéristiques remarquables d'Arkhangelsk. Les autres
établissements soviétiques se montrèrent également efficaces. Il n'y
avait pas de sabotage, les divers bureaux fonctionnaient en bonne
entente, et l'esprit général était sincère et progressiste.
La distribution des produits alimentaires était particulièrement
bien organisée. À la différence de la plupart des autres villes, il n'y
avait aucune perte de temps, ou de gaspillage d'énergie lié à obtenir
à ses rations. Pourtant Arkhangelsk n'était pas particulièrement bien
fourni en denrées. On ne pouvait s'empêcher de penser au grand
contraste à cet égard avec Moscou. Arkhangelsk avait probablement
pris des leçons d'organisation par ses contacts avec les Américains
— la dernière chose que les alliés espéraient.
La visite d'Arkhangel était si intéressante et si profitable que
l'expédition retarda son départ, et nous restâmes beaucoup plus
longtemps que prévu. Avant de partir, j’appelai X
— . Si quelque chose pouvait être envoyé " du centre "
" qu'aimeriez- vous le plus ", lui ai-je demandé. " De la peinture et de
la toile pour notre petit studio " me répondit-il. " Voyez Lunacharsky
et obligez-le à nous en envoyer. " Personnalité splendide et aimable
!
Nous quittâmes Arkhangel pour Mourmansk, mais nous n'étions
pas allés loin quand nous fumes rattrapés par une grosse tempête
de neige. Nous savions que nous ne pourrions pas atteindre
Mourmansk en moins d'une quinzaine, un voyage qui dans des
conditions normales prenait trois jours. Il y avait également le danger
de ne pas pouvoir retourner à Petrograd à temps, la neige bloquant
souvent les routes pendant des semaines. Nous décidâmes donc
décidé de rentrer à Petrograd. À environ soixante-quinze verstes de
cette ville, nous fûmes pris dans une tempête de neige : il faudrait
des jours avant que la piste fût suffisamment dégagée pour nous
permettre de continuer. Ça n'étaient pas des bonnes nouvelles,
mais, heureusement, nous avions assez de chauffage et de
provisions pour tenir le coup.
Nous étions fin décembre, et nous célébrâmes le réveillon de
Noël dans notre voiture. La nuit était resplendissante, le ciel
scintillant d'étoiles, la terre revêtue de blanc. Un petit sapin,
astucieusement décoré par la secrétaire et intronisé dans notre
wagon-restaurant, honora la soirée de sa présence. La lueur des
petites bougies de cire donna un semblant de romantisme à la
scène. Les cadeaux pour nos compagnons de route venaient tous
d’Amérique ; ils nous avaient été donnés par des amis en décembre
1919, quand nous étions à Ellis Island en attendant notre
déportation. Une année avait passé depuis lors, une année atroce.
Arrivés à Petrograd, nous trouvâmes la ville agitée par un débat
enflammé sur le rôle des syndicats. L'état de ces derniers avait eu
pour conséquence un tel mécontentement dans leurs rangs, que le
parti communiste avait enfin été forcé d'en prendre l'initiative. Déjà
en octobre la question des syndicats avait été évoquée aux sessions
du parti communiste. Les discussions se poursuivirent tout le mois
de novembre, de décembre, et atteignirent leur apogée au huitième
congrès pan- russe des Soviets. Tous les chefs communistes
participaient au grand concours verbal dont le but était de décider du
destin de ces organisations du travail. Les thèses discutées
révélaient quatre options différentes. D'abord, celle de la faction de
Lénine-Zinoviev, qui soutenait que la " fonction principale des
syndicats sous la dictature prolétaire est de servir d'écoles du
communisme. " En second lieu, le groupe représenté par le vieux
communiste Ryasanov, qui insistait sur le fait que les syndicats
devaient fonctionner comme forum des ouvriers et être leur
protecteur économique. Trotsky menait la troisième faction. Il croyait
que les syndicats, au cours du temps, allaient gérer et contrôler les
industries, mais, pour le présent, les syndicats devaient être tenus à
une stricte discipline militaire, et rendus entièrement subalternes aux
besoins de l'État. La quatrième et la plus importante tendance était
celle de l'Opposition Ouvrière, dirigée par Madame Kollontai et
Schliapnikov, qui exprimait le sentiment des ouvriers eux- mêmes, et
avait leur soutien. Cette opposition arguait du fait que l'attitude
gouvernementale envers les syndicats avait détruit l'intérêt des
travailleurs dans la reconstruction économique du pays et paralysé
leur capacité productive. Ils soulignaient que la révolution d'Octobre
avait combattu pour mettre le prolétariat aux commandes de la vie
industrielle du pays. Ils exigeaient la libération des masses du joug
de l'État bureaucratique et de son administration corrompue, et la
possibilité donnée aux ouvriers d'exercer leurs énergies créatrices.
L'Opposition Ouvrière exprimait le mécontentement et les
aspirations de la troupe.
Ce fut une mêlée générale, avec Trotsky et Zinoviev se
pourchassant à travers le pays dans des trains spéciaux séparés,
pour réfuter les affirmations de l’autre. À Petrograd, par exemple,
l’influence de Zinoviev était si puissante qu'elle avait exigé une
grande lutte avant que Trotsky reçût la permission d'adresser aux
communistes locaux ses vues dans cette polémique. Cette dernière
exacerba les passions, et pendant un certain temps, menaça de
faire exploser le Parti.
Au congrès, Lénine dénonça l’Opposition Ouvrière en tant que
" anarcho-syndicaliste, idéologie de classe moyenne " et préconisa
son entière dissolution. Scliliapnikov, un des leaders les plus
influents de l’Opposition, fut traité par Lénine de " commissaire
pleureur " et on le fit taire ultérieurement en le nommant membre du
Comité Central du parti communiste. Madame Kollontai fut sommée
de tenir sa langue ou de quitter le Parti ; sa brochure, qui
développait les vues de l’Opposition fut pilonnée. Certains des
membres les moins en vue de l’Opposition Ouvrière prirent quelques
vacances aux frais de la Tcheka, et même Ryasanov, un
communiste vieux et éprouvé, fut interdit pendant six mois de toute
activité syndicale.
Peu après notre retour à Petrograd, on nous informa, par
l'intermédiaire du secrétaire du musée, qu'un nouvel établissement
connu sous le nom dispart avait été formé à Moscou pour
rassembler le matériel sur l'histoire du parti communiste. Cette
organisation avait également proposé de diriger toutes les futures
expéditions du musée de la révolution, et de les placer sous la
direction d'un commissaire politique. Il devenait nécessaire d'aller à
Moscou pour s'assurer de la réalité de ces faits. Nous avions vu trop
de maux résulter de la dictature du commissaire
politique : l'espionnage toujours présent et la fin du travail autonome.
Nous ne pouvions pas consentir à la modification qui était sur le
point d'être faite du caractère de notre expédition.
V. MORT ET FUNÉRAILLES DE
KROPOTKINE

Quand j'atteignis Moscou en janvier 1921, j'appris que Pierre


Kropotkine était frappé d'une pneumonie. J'offris immédiatement de
le soigner, mais comme une infirmière était déjà de service et que la
petite maison de Kropotkine était trop petite pour accueillir des
visiteurs supplémentaires, il fut convenu que Sasha Kropotkine, qui
était alors à Moscou, devrait se rendre à Dmitrov pour savoir si ma
présence était nécessaire. Je devais partir pour Petrograd le
lendemain. Jusqu'au moment du départ j'avais attendu un appel du
village ; rien n’arrivant, j'en conclus que l'état de Kropotkine
s'améliorait. Deux jours plus tard, à Petrograd, Ravitch m'informa
que Kropotkine se mourait et que j'étais invitée à venir à Moscou
immédiatement. Hélas, mon train eut dix heures de retard, de sorte
que j'arrivai à Moscou trop tard pour me rendre à Dmitrov. Il n'y avait
alors aucun train du matin pour le village, et ce ne fut que la veille du
7 février qu'enfin je montai dans un train en partance, mais la
motrice était enpanne de carburant, et elle ne revint pas avant 1
heure du matin le jour suivant. Quand j'arrivai finalement à la petite
maison de Kropotkine, le 8 février, j'appris la nouvelle terrible de la
mort de Pierre, survenue une heure plus tôt. Il avait à plusieurs
reprises demandé après moi, mais je n'étais pas là pour rendre un
dernier hommage à mon bien-aimé professeur et camarade, l'un des
plus grands et des plus nobles esprit du monde. Il ne m'avait pas été
donné d'être près de lui en ses dernières heures. Je restai
néanmoins jusqu'à ce qu'il fût porté à sa dernière demeure.
Deux choses m'avaient en particulier impressionnée lors de mes
deux visites précédentes à Kropotkine : son manque d'amertume
envers les Bolcheviks, et le fait qu'il n'avait jamais fait référence à
ses propres difficultés et privations. Ce fut seulement alors, tandis
que la famille se préparait pour les funérailles, que j'appris quelques
détails de sa vie sous le régime des Bolcheviks. Au début de l’année
1918, Kropotkine avait regroupé autour de lui certains des
spécialistes les plus versés en économie politique. Son but était
d'effectuer une étude soigneuse des ressources de la Russie, de
compiler ces dernières en monographies et de les transformer en
comptabilité pratique pour la reconstruction industrielle du pays.
Kropotkine était le rédacteur-en-chef de l'entreprise. Un volume était
prêt, mais il ne fut jamais édité. La Ligue Fédéraliste, ainsi que ce
groupe scientifique se nommait, fut dissoute par le gouvernement et
tout le matériel confisqué.
À deux occasions les appartements de Kropotkine à Moscou
furent réquisitionnés, et la famille forcée de rechercher d'autres
quartiers. Après ces déboires, les Kropotkine déménagèrent à
Dmitrov, où le vieux Pierre commença un exil involontaire.
Kropotkine, dont la maison dans le passé avait accueilli le meilleur
dans la pensée et des idées de chaque pays, avait été forcé alors de
mener la vie d'un reclus. Ses seuls visiteurs étaient les paysans et
les ouvriers du village, et quelques membres de l'intelligentsia, qui
ne pouvaient pas venir chez lui sans rencontrer déboires et
malheurs. Il était toujours resté en contact avec le monde par de
nombreuses publications, mais dans Dmitrov il n'avait plus accès à
ces sources. Ses seuls canaux d’information étaient maintenant les
deux journaux gouvernementaux, la Pravda et les Izvestia. Il avait
été également handicapé considérablement dans son travail sur
l'Éthique maintenant qu'il vivait au village. Il était mentalement
affamé, ce qui était pour lui une plus grande torture que la
malnutrition physique. Il est vrai qu'on lui avait attribué un meilleur
payck que la moyenne, mais c'était quand même insuffisant pour
soutenir ses forces vacillantes. Il recevait heureusement parfois
diverses aides sous forme de denrées. Ses camarades de l'étranger,
aussi bien que les anarchistes de l'Ukraine, lui envoyaient souvent
des colis de nourriture. Il reçut même, une fois, quelques cadeaux
de Makhno, à ce moment-là dénoncé par les Bolcheviks comme la
terreur contre- révolutionnaire de la Russie du sud. Les Kropotkine
se ressentaient particulièrement du manque de lumière. Lors de ma
visite de 1920, ils se considéraient comme chanceux de pouvoir
éclairer chaque pièce. Le plus souvent Kropotkine travaillait à côté
d'une lampe à pétrole minuscule qui vacillait, ce qui l'avait rendu
presque aveugle. Pendant les courtes heures du jour, il tapait ses
notes sur une machine à écrire, lentement et péniblement, en
martelant chaque touche.
Cependant, ce n’était pas son propre malaise qui avait sapé ses
forces. C'était la pensée que la révolution avait échoué, les difficultés
de la Russie, les persécutions, les raztrels sans fin, qui avaient fait
de ses deux dernières années une profonde tragédie. À deux
occasions il essaya d'apporter du sens aux tribulations de la Russie :
une fois en protestant contre la suppression de toutes les
publications non-communistes ; une autre fois contre cette pratique
barbare de prendre des otages. Depuis que la Tcheka était en
activité, les Bolcheviks autorisaient la prise d'otages. Vieux, jeunes,
mères, pères,sœurs, frères, enfants même, étaient gardés comme
otages pour le crime allégué d'un de leurs parents, dont ils ne
savaient souvent rien. Kropotkine considérait de telles méthodes
comme inexcusables en toutes circonstances.
Durant l'automne de 1920, les membres du Parti socialiste
révolutionnaire menacèrent de représailles à l'étranger si la
persécution communiste de leurs camarades continuait. Le
gouvernement bolchevique annonça dans sa presse officielle que
pour chaque victime communiste, elle exécuterait dix socialistes
révolutionnaires. C'est alors que la célèbre révolutionnaire Vera
Figner et Pierre Kropotkine envoyèrent leur protestation aux
puissances qui gouvernaient la Russie. Ils expliquaient que de telles
pratiques seraient la pire tache sur la révolution russe, et un mal qui
apporterait bientôt de terribles résultats dans son sillage : l'histoire
ne pardonnerait jamais de telles méthodes.
L’autre protestation avait été faite en réponse au plan du
gouvernement de " liquider " toutes les maisons d'édition privées, y
compris même celles des coopératives. La protestation fut adressée
au Présidium du congrès pan-russe des Soviets, alors en session. Il
est intéressant de noter que Gorki, lui-même un fonctionnaire du
commissariat de l'éducation, avait envoyé une semblable
protestation. Dans son exposé, Kropotkine attirait l'attention sur les
effets d'une telle politique sur le progrès, en fait sur toute la pensée,
et insistait qu'un tel monopole d'état rendrait le travail créatif tout à
fait impossible. Mais les protestations n'eurent aucun effet. De là
Kropotkine sentit qu'il était inutile d'en appeler à un gouvernement
devenu fou de pouvoir.
Pendant les deux jours que je passai dans l'entourage de
Kropotkine, j'en appris plus sur sa vie personnelle que pendant
toutes ces années où je l’avais connu. Même ses plus proches amis
ne se rendaient pas compte que Pierre Kropotkine avait été un
artiste et un musicien de talent. Dans ses affaires, je découvris une
collection de dessins d’un grand mérite. Il avait aimé la musique
passionnément, et était lui-même d’une habileté peu commune. Il
passait beaucoup de son temps libre au piano.
Maintenant il était étendu sur son divan, dans sa petite salle de
travail, comme paisiblement endormi, et son visage reflétait encore
dans la mort la bonté qu'il avait eue de son vivant. Des milliers de
personnes firent un pèlerinage au cottage de Kropotkine pour rendre
hommage à ce grand fils de la Russie. Quand ses cendres furent
portées à la gare pour être acheminées à Moscou, la population
entière du village assista à l'impressionnante procession funéraire,
afin d'exprimer son dernier et affectueux salut à l'homme qui avait
vécu parmi elle comme un camarade et un ami.
Les amis et les camarades de Kropotkine décidèrent que les
organisations anarchistes devraient avoir la charge exclusive de
l'enterrement, et une Commission funéraire fut créée à Moscou, qui
se composait des représentants des divers groupes. Le Comité
câbla Lénine, lui demandant la libération de tous les anarchistes
emprisonnés dans le capitale, afin de leur donner l'occasion de
participer à l'enterrement.
En raison de la nationalisation de tous les transports publics,
des imprimeries, etc., la Commission funèbre anarchiste fut obligée
de demander au Soviet de Moscou la possibilité de rendre possible
le programme funéraire. Les anarchistes étant privés de leur propre
presse, la Commission dut demander aux autorités la publication
des documents nécessaires. Après une discussion interminable,
autorisation fut donnée d'imprimer deux feuillets et d'émettre un
bulletin de quatre pages en commémoration de Pierre Kropotkine.
La Commission demanda que ce journal fût émis sans être censuré
et déclara qu'il se composerait d'hommages à notre défunt
camarade, hors de toutes les questions polémiques. Cette demande
fut catégoriquement refusée. N'ayant pas le choix, la Commission fut
forcée de se soumettre, et les manuscrits furent envoyés devant la
commission de censure. Pour pallier au risque de se retrouver sans
commémoration, en raison des tactiques dilatoires du
gouvernement, la Commission funèbre résolut d'ouvrir, sous sa
propre responsabilité, une certaine imprimerie anarchiste qui avait
été fermée par le gouvernement. Le bulletin et les deux feuillets y
furent imprimés.
En réponse au câble envoyé à Lénine, le Comité central exécutif
du Soviet pan-russe résolut " de proposer à la Commission
extraordinaire pan-russe {Veh-Tcheka) de libérer, selon son
jugement, les anarchistes emprisonnés, pour la participation à
l'enterrement de Pierre A. Kropotkine. " On demanda aux délégués,
envoyés à la Tcheka, si, après la cérémonie funèbre, le retour des
prisonniers serait garanti. Ils répondirent que cette question n'avait
pas été discutée. La Tcheka, alors, refusa de libérer les anarchistes.
La commission d'enterrement, informée de ce nouveau
développement, garantit immédiatement le retour des prisonniers.
Là-dessus la Tcheka répondit qu'" il n'y avait aucun anarchiste en
prison qui, selon le jugement du Président de la Commission
extraordinaire, pouvait être libéré pour les funérailles ".
La dépouille mortelle de Pierre Kropotkine reposait dans la Salle
des Colonnes, dans le Temple du Travail de Moscou. Le matin de
l'enterrement, la Commission funéraire décida d'informer les
personnes présentes du manque de parole des autorités, et, en
réponse, de chasser toutes les gerbes présentées par des
organismes communistes officiels. Craignant une émeute, les
représentants du Soviet de Moscou certifièrent que tous les
anarchistes emprisonnés à Moscou seraient immédiatement libérés
pour assister à l'enterrement. Mais cette promesse aussi ne fut pas
tenue : seuls sept anarchistes furentlibérés de la " prison intérieure "
de la Commission extraordinaire. Aucun des anarchistes
emprisonnés dans le Butyrki n’assista à l’enterrement. L’explication
officielle fut que les vingt anarchistes incarcérés dans cette prison
avaient refusé l'offre des autorités. Plus tard, je rendis visite aux
prisonniers pour établir les faits. Ils m'informèrent qu'un représentant
de la Commission extraordinaire avait insisté sur le fait que ces
libérations seraient individuelles, à part quelques exceptions. Les
anarchistes, conscients du fait que la promesse consistait en une
libération collective, exigèrent que les conditions initiales fussent
respectées. Le représentant de la Tcheka dit qu'il allait téléphoner à
de plus hautes autorités. Il ne revint pas.
L'enterrement fut une manifestation des plus impressionnante.
Ce fut une démonstration comme on n'en vit jamais dans aucun
pays. Les longues rangées des membres des organisations
anarchistes, des syndicats, des sociétés scientifiques et littéraires, et
des corporations d'étudiants marchèrent plus de deux heures du
Temple du Travail jusqu'au lieu de l'enterrement, éloigné de sept
verstes. Le cortège était conduit par des étudiants et des enfants
portant les couronnes présentées par les diverses organisations. Les
drapeaux anarchistes noirs, et les rouges des socialistes, flottaient
9
au- dessus de la multitude. Le cortège long d'un mile était
entièrement ceinturé par des gardiens de la paix soviétiques, mais
un ordre parfait fut garanti par la multitude elle-même, qui se formait
spontanément en plusieurs rangées, tandis que les étudiants et les
ouvriers organisaient leur service d'ordre des deux côtés des
marcheurs. Le cortège fit une pause devant le musée Tolstoï, et les
drapeaux furent abaissés en la mémoire d'un autre grand fils de la
Russie. Un groupe de Tolstoïens sur les marches du musée
entamèrent la Marche funèbre de Chopin, expression de leur amour
et de leur vénération pour Kropotkine.
Le soleil brillant d'hiver descendait derrière l'horizon quand les
restes de Kropotkine furent descendus dans sa tombe, après que
des orateurs de diverses tendances politiques eussent rendu un
dernier hommage à leur grand professeur et camarade.
VI. KRONSTADT

En février 1921, les ouvriers de plusieurs usines de Petrograd


se mirent en grève. L'hiver était particulièrement dur, et les habitants
de la capitale souffraient intensément du froid, de la faim, et de
l'épuisement. Ils demandaient une augmentation de leurs rations de
nourriture, de chauffage et d'habillement. Les plaintes des grévistes,
ignorées par les autorités, prirent alors un caractère politique. Ici et
là 011 réclamait également une Assemblée constituante et le libre
échange. La tentative des grévistes de manifester dans la rue fut
réprimée, le gouvernement ayant fait sortir les kursanti militaires.
Lisa Zorine, qui, de tous les communistes que j'avais rencontrées,
restait la plus proche du peuple, était présente lors de la répression
de la manifestation. Une femme était devenue si exaspérée par la
brutalité des militaires qu'elle avait attaqué Lisa. Cette dernière,
fidèle à ses instincts prolétaires, avait sauvé la femme de
l'arrestation et l'avait raccompagnée chez elle. Là, elle avait trouvé
les conditions les plus effroyables. Dans une pièce sombre et
humide vivait une famille ouvrière avec ses six enfants, à moitié nus
dans le froid rigoureux. Plus tard Lisa me dit : " Je me suis sentie
malade à la pensée que je vivais à 1'Astoria. " Quelque temps plus
tard, elle déménageait.
Quand les marins de Kronstadt apprirent ce qui se produisait
dans Petrograd, ils exprimèrent leur solidarité avec les grévistes
pour leurs demandes économiques et révolutionnaires, mais
refusèrent de soutenir quelque appel que ce fut à une Assemblée
constituante. Le 1ermars, les marins organisèrent une manifestation
de masse dans Kronstadt, qui fut condamnée à la fois par le
Président du comité central exécutif pan-russe, Kalinine Qe
président de la République de la Russie), le commandant de la
forteresse de Kronstadt, Kouzmine, et le Président du Soviet de
Kronstadt, Vassiliev. La réunion, tenue au su du comité de direction
du Soviet de Kronstadt, proposa une résolution, approuvée par les
marins, la garnison, et les 16.000 personnes présentes. Kalinine,
Kouzmine, et Vassiliev s'élevèrent contre cette résolution, qui, plus
tard, devint la base du conflit entre Kronstadt et le gouvernement.
Elle exprimait la demande populaire que les Soviets fussent élus par
libre choix. Elle vaut d’être reproduire entièrement, afin que le lecteur
puisse être en état de juger du vrai caractère des demandes de
Kronstadt. La résolution disait :

Ayant entendu le rapport des représentants envoyés par


la réunion générale des équipages de Petrograd pour étudier
la situation ici, nous avons décidé :
(1) Étant donné que les Soviets actuels n'expriment
pas la volonté des ouvriers et des paysans, de procéder
immédiatement à nouvelles élections à bulletin secret, la
campagne pré-électorale devant se dérouler en toute liberté
parmi les ouvriers et les paysans ;
(2) D'établir la liberté de parole et de presse pour les
ouvriers et les paysans, pour des anarchistes et des Partis
Socialistes de gauche ;
(3) De garantir la liberté de réunion pour les syndicats
et les organisation paysannes ;
(4) D'appeler à une conférence indépendante des
ouvriers, des soldats de l'Armée Rouge et des marins de
Petrograd, de Kronstadt, et de la province de Petrograd, pas
plus tard que le 10 mars 1921 ;
(5) De libérer tous les prisonniers politiques des Partis
socialistes, aussi bien que tous les ouvriers, paysans, soldats,
et marins emprisonnés en liaison avec les mouvements
ouvriers et paysans ;
(6) De choisir une Commission pour passer en revue
les cas de ceux retenus dans les prisons et les camps de
concentration ;
10
(7) De supprimer tout les politotdeli parce qu'aucun
parti ne devrait recevoir de privilèges spéciaux dans la
propagation de ses idées, ou recevoir d'aide financière du
gouvernement pour de tels buts. Au lieu de cela là établir des
commissions éducatives et culturelles, localement élues et
financées par le gouvernement.
(8) De supprimer immédiatement tous les
11
zagryaditelniye otryadi ;
(9) D'égaliser les rations de tous ceux qui travaillent,
excepté pour ceux employés dans des commerces nuisibles à
la santé ;
(10) De supprimer les détachements communistes de
combat dans toutes les branches de l'armée, comme les
gardes communistes maintenus en service dans les fabriques
et les usines. Si de tels gardes ou détachements militaires se
trouvent être nécessaires, ils doivent être nommées par la
troupe, et dans les usines par les ouvriers ;
(11) De donner aux paysans la pleine liberté d'action sur
leur terre, et également le droit de garder du bétail, à condition
que les paysans travaillent avec leurs propres moyens ; c'est-
à-dire, sans utiliser de travail loué ;
(12) D'inviter toutes les branches de l'armée, aussi bien
que 110s camarades les kursanti militaires, à concourir à
l'application de nos résolutions ;
(13) D'exiger que la presse donne la plus grande publicité
à nos résolutions ;
(14) De nommer une Commission de contrôle mobile ;
12
(15) De permettre une production kustarnoye libre par
ses propres travaux.

Le 4 mars le Soviet de Petrograd devait se réunir et l'on estimait


généralement que le destin de Kronstadt serait décidé à cette date.
Trotsky était sur le point de s'adresser à cette assemblée, et comme
je n’avait pas encore eu l’occasion de l'entendre en Russie, j'en étais
impatiente. Mon attitude sur Kronstadt était encore irrésolue. Je ne
pouvais pas croire que les Bolcheviks accréditent délibérément
l'histoire du général Kozlovsky comme chef des marins. La réunion
du Soviet, pensais-je, clarifierait le sujet.
Le palais Tauride était bouclé et un corps spécial de kursanti
entourait la tribune. L'atmosphère était très tendue. Tout le monde
attendait Trotsky. Mais comme, à 10 heures, il n'était pas arrivé,
Zinoviev ouvrit la séance. Avant qu'il eût parlé quinze minutes, je fus
convaincue qu'il ne croyait pas lui-même aux rumeurs sur Kozlovsky.
" Naturellement Kozlovsky vieux et peut ne rien faire, " dit-il, " mais
les officiers Blancs sont retournés près de lui et trompent les
marins. " Pourtant pendant des jours les journaux soviétiques
avaient affirmé que le général Kozlovsky était l’âme du
" soulèvement ". Kalinine, à qui les marins avaient permis de quitter
Kronstadt en paix, pestait comme un poissonnier. Il dénonça les
marins comme contre-révolutionnaires et réclama leur soumission
immédiate. Plusieurs autres communistes suivirent le mouvement.
Quand la réunion fut ouverte à la discussion, un ouvrier de l'arsenal
de Petrograd exigea d'être entendu. Il parla avec une émotion
profonde et, ignorant les interruptions constantes, il déclara
courageusement que les ouvriers avaient été conduits à la grève par
l'indifférence du gouvernement à leurs plaintes ; les marins de
Kronstadt, loin d'être des contre-révolutionnaires, étaient dévoués à
la révolution. Bravant Zinoviev, il rappela que les autorités bolcheviks
agissaient maintenant envers les ouvriers et les marins tout comme
le gouvernement de Kerensky avait agi envers les Bolcheviks.
" Alors vous aviez été dénoncés comme contre-révolutionnaires et
agents allemands, " dit-il ; " nous, ouvriers et marins, nous vous
avions protégés et aidés à prendre le pouvoir. Maintenant vous nous
dénoncez et êtes prêt à nous attaquer par les armes. Rappelez-
vous, vous jouez avec le feu. "
Alors un marin parla. Il se référa au glorieux passé
révolutionnaire de Kronstadt, appela les communistes à ne pas
s'engager dans un fratricide, et lut la résolution de Kronstadt, afin de
montrer l’attitude paisible des marins. Mais la voix de ce fils du
peuple tomba dans des oreilles de sourds. Le Petro- Soviet, ses
passions encouragées par la démagogie des Bolcheviks, vota la
résolution de Zinoviev ordonnant à Kronstadt de se rendre sous
peine d'extermination.
Les marins de Kronstadt avaient toujours été les premiers à
servir la révolution. Ils avaient joué une part importante dans la
révolution de 1905 ; ils étaient aux premiers rangs en 1917. Sous le
régime de Kerensky ils avaient proclamé la Commune de Kronstadt
et s'étaient opposés à l'Assemblée constituante. Ils étaient l’avant-
garde de la révolution d’Octobre. Dans la grande lutte contre
Youdenitch, les marins avaient été le meilleur rempart de Petrograd,
et Trotsky les avait félicités comme " fierté et gloire de la révolution ".
Maintenant, cependant, ils osaient élever la voix pour protester
contre les nouveaux maîtres de la Russie. C'était de la haute
trahison au point de vue des Bolcheviks. Les marins de Kronstadt
étaient condamnés.
Petrograd fut secoué de la décision du Soviet ; certains des
communistes même, particulièrement ceux de la section française,
furent remplis d'indignation. Mais aucun d'eux n'eut le courage de
protester, pas même dans les cercles du Parti, contre le massacre
proposé. Dès que la résolution du Petro- Soviet fut rendue publique,
un groupe d'écrivains bien connus de Petrograd se réunit pour
décider si quelque chose pouvait être tenté pour empêcher le crime
prévu. Quelqu’un proposa que Gorki fût approché pour diriger un
comité de protestation aux autorités soviétiques. On espérait qu'il
montrerait l'exemple de son compatriote illustre, Tolstoï, qui, dans sa
lettre célèbre au Tsar, avait élevé la voix contre le terrible carnage
des ouvriers. Maintenant une telle voix était également nécessaire,
et Gorki était considéré comme l'homme le plus à même de
demander aux Tsars du jour de se souvenir. Mais la plupart des
participants à cette réunion récusèrent cette idée. Gorki était avec
les Bolcheviks, dirent-ils ; il ne ferait rien. À plusieurs occasions
précédentes, on avait fait appel à lui, mais il avait refusé d'intervenir.
La conférence n'apporta aucune solution. Pourtant, il y avait
quelques personnes à Petrograd qui ne pouvaient pas rester
silencieuses. Elles envoyèrent la lettre suivante au Soviet de
Défense :
AU SOVIET DU TRAVAIL ET DE DÉFENSE DE PETROGRAD,
PRÉSIDENT ZINOVIEV :
Rester silencieux est maintenant impossible, même
criminel. Les événements récents nous poussent, nous
anarchistes, à parler à voix haute et à proclamer notre
manière de penser dans la situation actuelle.
L'esprit de fermentation et de mécontentement qui se
manifeste parmi les ouvriers et les marins est le résultat de
causes qui exigent notre attention sérieuse. Le froid et la faim
ont produit ce mécontentement, et l'absence de quelque
occasion que ce soit pour la discussion et la critique force les
ouvriers et les marins à porter leurs revendications au grand
jour.
Des bandes de Gardes-Blancs souhaitent et peuvent
essayer d'exploiter ce mécontentement dans leurs propres
intérêts de classe. Se cachant derrière les ouvriers et les
marins, elles diffusent les slogans de l'Assemblée
constituante, du libre échange, et autres demandes
semblables.
Nous, anarchistes, avons expliqué depuis longtemps la
fiction de ces slogans, et nous déclarons au monde entier que
nous combattrons les armes à la main n'importe quelle
tentative contre-révolutionnaire, en coopération avec tous les
amis de la révolution sociale et de pair avec les Bolcheviks.
En ce qui concerne le conflit entre le gouvernement
soviétique et les ouvriers et marins, nous soutenons qu'il ne
doit pas être réglé par la force des armes, mais par un accord
révolutionnaire amical et fraternel. Recourir à la violence de la
part du gouvernement soviétique, dans la situation présente,
n'intimidera ou n'apaisera pas les ouvriers. Au contraire, cela
servira seulement à aggraver les sujets de discorde, et
renforcera les bandes de l'Entente et de la contre-révolution
interne.
Plus grave encore, l'usage de la force, par le
Gouvernement des Ouvriers et Paysans, contre des ouvriers
et des marins aura un effet réactionnaire sur le mouvement
révolutionnaire international, et fera partout, en conséquence,
un mal incalculable à la révolution sociale.
Camarades Bolcheviks, reprenez-vous avant qu'il ne soit
trop tard. Ne jouez pas avec le feu : vous êtes sur le point de
faire un pas des plus sérieux et des plus décisif.
Nous vous soumettons, par la présente, la proposition
suivante : Faites qu'une Commission soit choisie, composée
de cinq personnes, dont deux anarchistes. La Commission
aura pour mission d'aller à Kronstadt régler le conflit par des
moyens pacifiques. Dans la situation donnée c'est la méthode
la plus radicale. Elle sera d'importance révolutionnaire
internationale.
Petrograd, 5 mars 1921.
ALEXANDRE BERKMAN.
EMMA GOLDMAN.
PERKUS.
PETROVSKY.
Mais cette protestation fut ignorée.
Le 7 mars Trotsky commença le bombardement de Kronstadt, et
le 17, la forteresse et la ville furent prises, après de nombreux
assauts impliquant un terrible sacrifice humain. Ainsi Kronstadt fut
" liquidé " et le " complot contre- révolutionnaire " éteint dans le
sang. La " conquête " de la ville se caractérisa par une sauvagerie
impitoyable, alors que pas un des communistes arrêtés par les
marins de Kronstadt n'avait été blessé ou tué par eux. Avant même
de donner l'assaut à la forteresse, les Bolcheviks avaient
sommairement exécuté de nombreux soldats de l'armée rouge que
l'esprit révolutionnaire et de solidarité avait obligés de se refuser à
ce bain de sang.
Plusieurs jours après la " glorieuse victoire " sur Kronstadt,
Lénine proclama, au dixième congrès du parti communiste de la
Russie : " Les marins ne voulaient pas des contre-révolutionnaires,
mais ils ne voulaient pas de nous, non plus. " Et, — ironie du
Bolchevisme ! — à ce même congrès Lénine préconisa le libre-
échange — une étape plus réactionnaire que celle dont on avait
accusé les marins de Kronstadt.
Entre le 1er et le 17 mars, plusieurs régiments de la garnison de
Petrograd, et tous les marins du port, avaient été désarmés et
envoyés en Ukraine et sur le Caucase. Les Bolcheviks avaient craint
de leur faire confiance dans la crise de Kronstadt : au premier
moment psychologique, ils eussent pu faire cause commune avec
les rebelles. De fait, beaucoup de soldats rouges de Krasnaya Gorka
et également les garnisons des environs sympathisaient avec
Kronstadt, et furent forcés d'attaquer avec des armes pointées dans
le dos.
Le 17 mars le gouvernement communiste achevait sa " victoire "
sur le prolétariat de Kronstadt, et le 18 mars il commémorait les
martyrs de la Commune de Paris. Il était évident à tous ceux qui
furent les témoins muets de l'outrage commis par les Bolcheviks,
que le crime contre Kronstadt était bien plus colossal que le
massacre des Communards en 1871, parce qu'il avait été perpétré
au nom de la révolution sociale, au nom de la République socialiste.
L'histoire ne se trompera pas. Dans les annales de la révolution
russe, les noms de Trotsky, de Zinoviev, et de Dibenko seront
ajoutés à ceux de Thiers et de Gallifet.
Dix-sept jours atroces, plus atroces que tout que j’avais connu
en Russie. Jours insupportables, en raison de mon impuissance
totale, face aux choses terribles décrétées devant mes yeux. Ce fut
juste à ce moment-là que je rendis visite à un ami qui avait été
hospitalisé pendant des mois. Je le trouvai très affligé. Beaucoup de
soldats blessés dans l'attaque de Kronstadt avaient été conduits
dans cet hôpital, pour la plupart des kursanti. J'eus l'occasion de
parler à l’un d'eux. Ses souffrances physiques, me dit-il, n'étaient
rien comparé à son agonie mentale. Il s'était rendu compte trop tard
qu'il avait été dupé par le cri de " contre-révolution ". Il n'y avait
aucun général tsariste dans Kronstadt, aucun Garde-Blanc :
seulement ses propres camarades, marins et soldats, qui avaient
héroïquement lutté pour la révolution.
Les rations des patients ordinaires dans les hôpitaux étaient loin
d'être satisfaisantes, mais les kursanti blessés en recevaient de
meilleures, et un comité choisi de membres du Parti communiste
avait été affecté à s'occuper de leur confort. Une partie des kursanti
— l'homme à qui j'avais parlé était parmi eux, — refusèrent
d'accepter ces privilèges spéciaux. " Ils veulent nous payer pour le
meurtre ", expliquaient-ils. De crainte que tout l'établissement ne fût
influencé par ces victimes enfin conscientes, la direction ordonna de
les mettre dans une salle séparée, " la salle communiste ", ainsi que
la nommaient les patients.
Kronstadt cassa le dernier fil qui m'avait retenu aux Bolcheviks.
Le massacre honteux qu'ils avaient perpétré parlait contre eux plus
éloquemment que tout autre chose. Quelque prétention qu'ils
eussent pu revendiquer de leur passé, les Bolcheviks avaient
maintenant prouvé eux-mêmes qu'ils étaient les ennemis les plus
pernicieux de la révolution. Je ne pouvais continuer plus loin avec
eux.
VII. PERSÉCUTION DES ANARCHISTES

Dans un pays étatiste et contrôlé aussi complètement que la


Russie, il est presque impossible de vivre sans la " providence " du
gouvernement. Cependant, j'étais déterminée à en faire la tentative.
Je 11'accepterais rien, pas même des rations de pain, des mains
souillées du sang des marins courageux de Kronstadt.
Heureusement, j'avais des habits, que m'avait laissé un ami
américain ; ils pouvaient être échangés contre des provisions.
J'avais également reçu quelque argent de mes proches aux États-
Unis. Cela me permettrait de vivre quelque temps.
À Moscou j'obtint une petite chambre autrefois occupée par la
fille de Pierre Kropotkine. À partir de ce jour, je vécus comme des
milliers d'autres Russes, portant mon eau, coupant mon bois, faisant
ma lessive et ma cuisine, tout cela dans ma petite pièce. Mais je me
sentais mieux et plus libre.
La nouvelle politique économique transforma Moscou enun
vaste marché. Le commerce devenait la nouvelle religion. Les
magasins et les boutiques naissaient durant la nuit,
mystérieusement emplies de mets fins comme la Russie n’en avait
pas connu depuis des années. De grandes quantités de beurre, de
fromage, et de viande étaient exposées ; pâtisseries, fruits rares,
bonbons de toute sorte pouvaient être achetés. Dans le bâtiment de
la Première Chambre du Soviet l'une des plus grandes pâtisseries
avait été ouverte. Les hommes, les femmes, et les enfants aux
visages hâves et aux yeux affamés regardaient fixement ces vitrines
et parlaient de ce grand miracle : ce qui hier était considéré comme
une offense honteuse était maintenant affiché devant eux
ouvertement et légalement. Je surpris un soldat rouge disant : " Est
ce pour cela qui nous avons fait la révolution ? que nos camarades
ont dû mourir ? " Le slogan, " Volez les voleurs " était maintenant
transformé en " Respectez les voleurs ", et de nouveau on proclama
la sainteté de la propriété privée.
La Russie ressuscitait donc graduellement les conditions
sociales que la grande révolution était venue détruire. Mais le retour
au capitalisme ne changea nullement l'attitude des Bolcheviks
envers les éléments de gauche. Les idées et les pratiques
bourgeoises devaient être encouragées pour développer la vie
industrielle de la Russie, mais les tendances révolutionnaires
devaient d'autant plus être réprimées, comme auparavant.
En liaison avec Kronstadt, une incursion générale sur les
anarchistes eut heu à Petrograd et à Moscou. Les prisons furent
remplies de ces victimes. Presque chaque anarchiste connu fut
arrêté ; et les librairies anarchistes et les imprimeries de " Golos
Truda " dans les deux villes furent fermées par la Tcheka. Les
anarchistes ukrainiens qui avaient été arrêtés la veille de la
conférence de Kharkov (malgré la garantie de l’immunité promise
par les Bolcheviks aux termes de leur accord avec Makhno) furent
amenés à Moscou et placés dans le Butyrki ; ce cachot des
Romanov revenait à son ancien usage, beaucoup de
révolutionnaires y avaient été incarcérés à leur époque. Il devint
alors de notoriété publique que les prisonniers politiques dans le
Butyrki avaient été brutalement attaqués par la Tcheka et
secrètement déportés vers des lieux inconnus. Moscou fut
énormément agité par cette résurrection des plus mauvaises
méthodes carcérales du tsarisme. Une interpellation sur ce sujet fut
faite au Soviet de Moscou, l'indignation des députés étant si grande
que le représentant de la Tcheka fut chassé de la tribune sous les
huées. Plusieurs groupes d’anarchiste de Moscou envoyèrent une
protestation vigoureuse aux autorités, document que je cite en partie
:
Les organisations anarcho-syndicalistes sous-signées,
après avoir soigneusement considéré la situation qui s'est
développée récemment : persécution des anarchistes à
Moscou, à Petrograd, à Kharkov, et dans d'autres villes de la
Russie et de l'Ukraine, y compris par la suppression violente
des organisations anarchistes, clubs, publications, etc.,
expriment par la présente leur protestation décidée et
énergique contre cet écrasement despotique, non seulement
de chaque activité militante et propagandiste, mais même de
tout travail purement culturel des organisations anarchistes.
La chasse à l'homme systématique des anarchistes
généralement et des anarcho-syndicalistes en particulier, avec
le résultat que chaque prison et cellule en Russie soviétique
sont remplies de nos camarades, a entièrement coïncidé en
temps et par l'esprit avec le discours de Lénine au dixième
congrès du parti communiste russe. À cette occasion Lénine a
annoncé que la guerre la plus impitoyable devait être déclarée
contre ce qu'il a nommé " les éléments petit-bourgeois
anarchistes " qui, selon lui, se développent dans le parti
communiste lui-même, à cause des " tendances anarcho-
syndicalistes de l'Opposition Ouvrière. " C'est ce même jour
que Lénine fit constater que de nombreux anarchistes avaient
été arrêtés partout dans le pays, sans la moindre cause ou
explication. Aucune charge n'a été retenue contre aucun des
camarades emprisonnés, bien que certains d'entre eux aient
été déjà condamnés à de longues peines sans audition ou
procès, et en leur absence. Les conditions de leur
emprisonnement sont exceptionnellement viles et brutales.
Ainsi l'un des prisonniers, le camarade Maximov, après de
nombreuses et vaines protestations contre les conditions
incroyablement peu hygiéniques dans lesquelles il était forcé
de vivre, a été conduit au seul moyen de protestation lui
restait : la grève de la faim. Un autre camarade, Yarchuk,
libéré après un emprisonnement de six jours, a été arrêté à
nouveau sans qu'aucune charge n'ait été retenue contre lui à
l'une ou l'autre de ces occasions.
Selon une information fiable que nous avons reçue,
certains des anarchistes arrêtés sont envoyés aux prisons de
Samara, loin de leur maison et de leurs amis, et privés ainsi
de la moindre aide amicale qu'ils auraient pu recevoir plus
près de chez eux. Un certain nombre d'autres camarades ont
été forcés par les conditions terribles de leur emprisonnement
de faire une grève de la faim. L'un d'eux, après un jeûne de
douze jours, est tombé grièvement malade.
Même la violence physique est pratiquée sur nos
camarades en prison. Le rapport des anarchistes dans la
prison de Butyrki à Moscou, signé par trente-huit camarades,
et envoyé au Comité de direction de la Commission
extraordinaire pan-russe le 16 mars, contient, entre autres, le
rapport suivant : " Le 15 mars le camarade T. Kashirine a été
brutalement attaqué et battu dans la prison du département
spécial de la Commission extraordinaire par votre agent Mago
et ses assistants, en présence du gardien de prison Dookiss. "
Sans compter les arrestations de masse et la violence
physique envers nos camarades, le gouvernement fait une
guerre systématique contre notre travail éducatif. Il a fermé un
certain nombre de nos clubs, ainsi que le bureau de Moscou
des éditions de l'organisation anarcho-syndicaliste
Golos Truda. Une rafle semblable a eu lieu dans
Petrograd le 15 mars. De nombreux anarchistes ont été
arrêtés, sans cause, la maison d'impression de Golos Truda a
été fermée, et ses ouvriers emprisonnés. Aucune charge 11'a
été retenue contre les camarades arrêtés, qui, tous, sont
toujours en prison.
Cette insupportable tactique autocratique du
gouvernement envers les anarchistes est incontestablement le
résultat de la politique générale de l'État bolchevique, sous le
contrôle exclusif du Parti communiste, envers l'anarchisme, le
syndicalisme, et leurs adhérents.
Cet état de choses nous force à élever nos voix dans une
protestation forte contre la suppression affolée et brutale du
mouvement anarchiste par le gouvernement des Bolcheviks.
Ici en Russie notre voix est faible. Elle est étouffée. La
politique du parti communiste au pouvoir est conçue pour
détruire absolument chaque possibilité ou tâche d'agitation ou
de propagande anarchiste. Les anarchistes de Russie sont
ainsi contraints à une complète grève morale de la faim, parce
que le gouvernement nous prive de la possibilité même de
développer des plans et des projets qu'il avait promis tout
récemment de faciliter.
Comprenant plus clairement que jamais la vérité de notre
idéal anarchiste et le besoin impératif de son application à la
vie, nous sommes convaincus que le prolétariat
révolutionnaire du monde est avec nous.
***
Après la révolution de Février, les anarchistes russes revinrent
de tous les pays en Russie pour se consacrer à l’activité
révolutionnaire. Les Bolcheviks avait adopté le slogan anarchiste,
" Les usines aux ouvriers, la terre aux paysans, " et avaient de ce
fait gagné les sympathies des anarchistes. Ces derniers voyaient
dans les Bolcheviks les porte-parole de l'émancipation sociale et
économique, et ont joint leurs forces aux leurs.
Au cours de la période d'Octobre les anarchistes travaillèrent de
pair avec les communistes et combattirent avec eux, côte à côte,
pour défendre la révolution. Alors vint le Traité de Brest-Litovsk, que
beaucoup d'anarchistes considérèrent comme une trahison de la
révolution. C'était le premier avertissement pour eux que tout n'était
pas bien avec les Bolcheviks. Mais la Russie était encore exposée à
l’intervention étrangère, et les anarchistes estimaient qu'ils devaient
continuer ensemble à combattre l'ennemi commun.
En avril 1918, vint un autre coup. Par ordre de Trotsky, le siège
anarchiste à Moscou fut attaqué par l'artillerie, quelques anarchistes
blessés, un grand nombre arrêté, et toutes les activités anarchistes
" liquidées ". Cet outrage entièrement inattendu aboutit à aliéner
certains anarchistes du parti dominant. La plupart d'entre eux
demeurait tout de même avec les Bolcheviks : ils sentaient que,
malgré la persécution interne, se retourner contre le régime existant
serait travailler pour les forces contre-révolutionnaires. Les
anarchistes participaient à chaque travail social, éducatif, et
économique ; ils travaillaient même dans les départements militaires
pour aider la Russie. Dans les gardes rouges, dans les régiments
volontaires, et plus tard dans l’armée rouge ; comme organisateurs
et directeurs des usines et des magasins ; comme chefs des
bureaux de carburant ; comme professeurs — partout les
anarchistes tenaient des positions difficiles et responsables. De leurs
rangs sortirent certains des hommes les plus capables travaillaient
aux Affaires Étrangères avec Tchicherine et Kharakan, dans les
divers bureaux de presse, comme représentants diplomatiques des
Bolcheviks au Turkestan, Bokhara, et la République d'Extrême-
Orient. Dans l'ensemble de la Russie les anarchistes travaillaient
avec et pour les Bolcheviks, en croyant qu'ils faisaient avancer la
cause de la révolution. Mais la dévotion et l'ardeur des anarchistes
ne découragèrent nullement les communistes de persécuter
implacablement le mouvement d’anarchiste.
La situation générale particulière et la confusion des idées
créées dans tous les cercles révolutionnaires par l'expérience des
Bolcheviks divisèrent les forces anarchiste de Russie en plusieurs
factions, affaiblissant de ce fait leur effet sur le cours de la révolution.
Il y avait un certain nombre de groupes, chacun luttant séparément
— et luttant vainement, — contre la machine formidable qu'ils
avaient eux-mêmes aidé à créer. Dans ce dense brouillard politique,
beaucoup perdirent leurs repères : ils ne pouvaient pas distinguer
les Bolcheviks de la révolution. Désespérés, quelques anarchistes
en furent réduits aux activités clandestines, comme pendant le
régime des Tsars. Mais un tel travail était plus difficile et périlleux
sous les nouveaux maîtres, et ouvrait aussi la porte aux
machinations sinistres des provocateurs. Les organisations
anarchistes plus mûres, tels que le Nabat, en Ukraine, Golos Truda
à Petrograd et à Moscou, et le groupe Voylni Trud, — ces deux
derniers de tendance anarcho-syndicaliste, — continuèrent leur
travail ouvertement, du mieux qu'ils pouvaient.
Malheureusement, mais c'était inévitable dans ces
circonstances, quelques esprits mauvais trouvèrent une entrée dans
les troupes anarchistes — débris rejetés sur la rivage par la marée
révolutionnaire. Ils étaient ce genre de personnes pour qui la
révolution signifiait seulement la destruction, parfois même pour leur
avantage personnel. Ils s'engageaient dans de sombres visées et,
une fois arrêtés et leurs vies menacées, ils se comportaient souvent
comme des traîtres et rejoignaient la Tcheka. Cette herbe prospéra,
en particulier à Kharkov et à Odessa. Les anarchistes dans leur
ensemble étaient les premiers à prendre position contre ces
éléments. Les Bolcheviks, toujours impatients d'utiliser les services
de ces épaves anarchistes, pervertissaient systématiquement les
faits. Ils diffamaient, persécutaient, et traquaient le mouvement
anarchiste en son ensemble. Ces trahisons et le despotisme
communistes eurent comme conséquence qu’une bombe fut jetée
pendant la session de la section de Moscou du parti communiste en
septembre 1919. C'était un acte de protestation, des membres de
diverses tendances politiques y participèrent. Les organismes
anarchistes Golos Truda et Voylni Trud à Moscou exprimèrent
publiquement leur condamnation de telles méthodes, mais le
gouvernement leur répondit par des représailles contre tous les
anarchistes. Cependant, malgré leurs expériences amères et leur
martyre sous le régime des Bolcheviks, la plupart des anarchistes
s’accrochaient, tenaces, à la main qui les frappait. Ils eurent besoin
que Kronstadt fût outragé pour les dégager du charme hypnotique
de la superstition des Bolcheviks.
Le pouvoir corrompt, et les anarchistes ne sont pas une
exception. Il faut à la vérité admettre qu'un certain nombre
d'anarchistes fut corrompu par lui ; la plus grande majorité a
maintenu son intégrité. Ni la persécution des Bolcheviks ni la
corruption bien connue de la " bonne situation ", avec tous ses
privilèges spéciaux, ne réussirent à aliéner la grande partie des
anarchistes de leurs idéaux. En conséquence ils furent constamment
harcelés et incarcérés. Leur existence dans les prisons était une
torture permanente : dans la plupart d'entre elles, on leur appliquait
toujours le vieux régime carcéral, et seule la lutte collective des
prisonniers politiques forçait de temps en temps à des réformes et
des améliorations. Aussi exigeait-elle des " obstructions " répétées
et des grèves de la faim dans le Butyrki, avant que les autorités
fussent forcées de faire des concessions. Les politiques réussirent à
fonder une sorte d'université, organisèrent des conférences, et
reçurent des visites et des colis de nourriture. Mais la Tcheka fronça
les sourcils sur de telles " libertés ". Soudainement, sans
avertissement, un terme fut mis à ce traitement décent ; le Butyrki
essuya un raid, et les prisonniers, au nombre de 400 et plus, et
appartenant à diverses franges révolutionnaires, furent extraits de
force de leurs cellules, et transférés dans d'autres établissements
pénaux. Un message reçu alors d'une des victimes, daté du 27 avril,
dit :
Camp de concentration, Riazan.
La nuit du 25 avril nous avons été attaqués par les soldats
rouges et les tchekistes armés et 011 nous ordonna de nous
habiller et d'être prêts à quitter le Butyrki. Certains des
politiques, craignant qu'ils ne fussent pris pour être fusillés,
refusèrent et furent terriblement battus. Les femmes
particulièrement furent maltraitées, certaines d'entre elles
traînées en bas des escaliers par les cheveux. Beaucoup
subirent de sérieuses blessures. On m'a tellement mal battue
moi-même que mon corps entier est une grande blessure.
Nous avons été sortis par la force dans nos vêtements de nuit
et jetés dans des fourgons. Les camarades dans notre groupe
n'ont rien su du sort des autres politiques, Mencheviks,
socialistes révolutionnaires, anarchistes, et anarcho-
syndicalistes.
Une dizaine d'entre nous, parmi lesquelles Fanya Baron,
ont été amenées ici. Les conditions dans cette prison sont
insupportables. Aucun exercice, aucun air frais ; la nourriture
est rare et dégoûtante ; saleté, punaises, et poux sont
terribles. Nous voulions déclarer une grève de la faim pour un
meilleur traitement. On vient juste de nous dire d'être prêtes
avec nos affaires. Ils vont nous envoyer loin encore. Nous ne
savons pas où.
[signé] T.
Quand les circonstances de l’incursion au Butyrki devinrent
notoires, les étudiants de l'université de Moscou tinrent un meeting
de protestation, et votèrent des résolutions pour condamner cet
outrage. Là-dessus les chefs étudiants furent arrêtés et l'université
fermée. Les étudiants non-résidents ont été sommés de quitter
Moscou dans les trois jours, sous prétexte du manque de rations.
Les étudiants offrirent d'abandonner leur payok, mais le
gouvernement maintint l'abandon de la capitale. Plus tard, quand
l’université fut rouverte, Preobrazhensky, doyen, avertit les étudiants
de s'abstenir de toutes expressions politiques sous peine d'expulsion
de l'université. Certains des étudiants arrêtés furent exilés, parmi
eux plusieurs étudiantes, pour le crime unique d'être membres d'un
cercle dont le but était d'étudier les travaux de Kropotkine et d'autres
auteurs anarchistes. Les méthodes des Tsars furent ressuscitées par
ses héritiers au trône en Russie bolchevique.
***
Après la mort de Pierre Kropotkine, ses amis et camarades
avaient décidé de fonder un musée Kropotkine en commémoration
du grand professeur anarchiste et pour la promotion de ses idées et
idéaux. Je retournai à Moscou pour aider à l'organisation du
mémorial proposé, mais bientôt le Comité du musée conclut que,
pour l’instant, le projet ne pourrait être réalisé. Tout étant sous
monopole d'État, rien ne pourrait être fait sans le secours des
autorités. Accepter l’aide gouvernementale eût été une trahison
délibérée de l'esprit de Kropotkine, qui durant toute sa vie avait
toujours refusé l'aide de l'État. Une fois, alors que Kropotkine était
malade et dans le besoin, le gouvernement des Bolcheviks lui offrit
une grande somme pour éditer ses travaux. Kropotkine refusa. Il fut
obligé d'accepter des rations et l'aide médicale quand il était malade,
mais il n'eût jamais consenti à ce que ses travaux fussent édités par
l’État, ni n'eût accepté la moindre aide venant de lui. Le Comité du
musée Kropotkine prit la même attitude. Elle accepta un don du
Soviet de Moscou : la maison dans laquelle Kropotkine était né, et
qui devait être transformée en musée Kropotkine ; mais elle ne
demanderait au gouvernement rien de plus. La maison alors était
occupée par une organisation militaire ; il faudrait des mois pour la
réceptionner évacuée, et alors, il n’y aurait pas de fonds pour la
restaurer. Certains membres du comité estimèrent qu'un musée
Kropotkine était inopportun en Russie bolchevique tant que le
despotisme serait aussi effréné et les prisons remplies de dissidents
politiques.
Tandis que j'étais dans Petrograd lors d'une courte visite,
l'appartement de Moscou dans lequel j'avais eu une chambre fut
investi par la Tcheka. J'appris que le piège coutumier avait été placé,
et chacun arrêté qui était venu à cet l'endroit pendant la zassada. Je
rendis visite à Ravitch pour protester contre de tels actes, lui disant
que si l'objet était de me mettre en prison, j'y étais prête. Ravitch
n'était au courant de rien, mais promit de contacter Moscou.
Quelques jours plus tard, on me mit au courant que les tchekistes
s'étaient retirés de l'appartement et que mes amis arrêtés étaient sur
le point d'être libérés. Quand je revins à ma chambre, un peu plus
tard, la plupart d'entre eux avaient été libérés. En même temps un
certain nombre d'anarchistes avaient été arrêtés dans diverses
parties de la capitale, et aucune nouvelle de leur destin ou de la
cause de leur arrestation ne pourrait être connue. Plusieurs
semaines plus tard, le 30 août, les Izvestia de Moscou éditèrent le
rapport officiel du Veh-Tcheka au sujet du " banditisme anarchiste ",
annonçant que dix anarchistes avaient été fusillés comme " bandits "
sans audition ni procès.
C'était devenu la politique habituelle du gouvernement des
Bolcheviks, pour masquer sa procédure barbare contre les
anarchistes, que de les accuser de banditisme. Cette accusation
était utilisée pratiquement contre tous les anarchistes arrêtés et
fréquemment même contre des sympathisants du mouvement. Une
méthode très commode de se débarrasser d'une personne
indésirable : grâce à elle n'importe qui pouvait être secrètement
exécuté et enterré.
Parmi les dix victimes deux étaient des anarchistes russes très
connus, dont l'idéalisme et toute la vie de dévotion à la cause de
l’humanité leur avaient faire connaître les cachots et l'exil tsaristes,
la persécution et la souffrance dans d'autres pays. Leurs noms
étaient Fanya Baron qui, plusieurs mois plus tôt, s'était évadée de la
prison de Riazan, et Lev Tcherny qui avait passé nombre années de
sa vie dans les katorga et en exil, sous le vieux régime. Les
Bolcheviks n'eurent pas le courage de dire qu'ils avaient fusillé Lev
Tcherny ; dans la liste des exécutés, il apparaissait en tant que
" Turchaninoff ", qui bien qu'étant son vrai nom, était peu familier
même de ses amis les plus proches. Tcherny était connu dans toute
la Russie en tant que poète et écrivain inspiré. En 1907 il avait
publié un travail original sur " l'anarchisme associationnel ", et,
depuis son retour de Sibérie en 1917, avait bénéficié d'une grande
popularité chez les ouvriers de Moscou comme conférencier et
fondateur de la " fédération des travailleurs intellectuels ". Il était un
homme de grand talent, tendre et sympathique dans toutes ses
relations. Aucune personne ne pouvait être plus éloignée du
banditisme.
La mère de Tcherny en avait à plusieurs reprises appelé à
l'Ossoby Otdel (département spécial de la Tcheka) pour connaître le
sort de son fils. À chaque fois 011 lui disait de revenir le jour suivant
; elle serait alors autorisée à le voir. Comme il fut établi plus tard,
Tcherny avait été déjà fusillé quand ces promesses furent faites.
Après sa mort, les autorités refusèrent de rendre son corps à ses
parents ou amis pour qu'il fût enterré. Des rumeurs persistantes
disaient que la Tcheka n'avait pas prévu d'exécuter Tcherny, mais
qu'il était mort sous la torture.
Fanya Baron était de ce type de femme russe entièrement
dévouée à la cause de l'humanité. En Amérique, elle donnait tout
son temps disponible et une grande partie de son maigre salaire
dans une usine pour la propagande anarchiste. Des années après,
quand je la rencontrai à Kharkov, son ardeur et son dévouement
s'étaient intensifiés à cause de la persécution qu'elle et ses
camarades subissaient depuis leur retour en
Russie. Elle possédait un courage sans limite et un esprit
généreux. Elle pouvait s'occuper des tâches les plus ingrates et se
priver du dernier morceau de pain avec le sourire et un parfait
altruisme. Dans des conditions de voyage horribles, Fanya traversa
l'Ukraine pour développer le Nabat, organiser les ouvriers et les
paysans, ou apporter aide et secours aux camarades emprisonnés.
Elle fut l'une des victimes de l'attaque du Butyrki, où elle fut traînée
par les cheveux et battue sauvagement. Après son évasion de la
prison de Riazan, elle revint à pied à Moscou, où elle arriva en
lambeaux et sans ressources. C'était cet état désespéré qui l'avait
conduite à rechercher l'aide de son beau-frère, dans la maison
duquel elle fut découverte par la Tcheka. Cette femme au grand
cœur, qui avait servi la révolution sociale toute sa vie, fut conduite à
la mort par les personnes qui feignaient d'être l'avant-garde de la
révolution. Comme si le crime de Fanya Baron ne lui suffisait pas, le
gouvernement soviétique salit la mémoire de sa victime en
l'accusant de banditisme.
VIII. LES COMMIS-VOYAGEURS DE LA
RÉVOLUTION

De grands préparatifs étaient faits par les communistes pour le


Troisième Congrès de la Troisième Internationale et le premier de
l’internationale Syndicale Rouge. Un comité préliminaire avait été
organisé en l'été de 1920, pendant que les délégués des divers pays
étaient à Moscou. Combien les Bolcheviks tenaient à ce premier
congrès de l'ISR ressortait d'une remarque d'un vieux communiste.
" Nous n'avons pas les ouvriers dans la Troisième Internationale, "
avait-il dit ; " à moins de réussir à souder le prolétariat du monde
dans l'ISR, la Troisième Internationale ne pourra pas durer très
longtemps. "
L'Hôtel de Luxe, rénové l'année précédente, était devenu la
maison des hôtes étrangers de la Troisième Internationale et fut
décoré pour la fête. Les délégués commençaient d'arriver à Moscou.
Pendant mon séjour en Russie j'avais trouvé trois classes parmi
les visiteurs qui venaient pour " étudier la révolution ". La première
catégorie était composée d'idéalistes sérieux pour lesquels les
Bolcheviks étaient les symboles de la révolution. Parmi eux il y avait
beaucoup d’émigrants d’Amérique qui avaient abandonné tout qu'ils
possédaient pour rejoindre la terre promise. Les plupart de ces
derniers devinrent amèrement déçus après les premiers mois, et
cherchèrent à quitter la Russie. D'autres, qui n'étaient pas venus en
tant que communistes, rejoignirent le Parti communiste pour des
raisons égoïstes, et firent à Rome comme font les Romains. Il y avait
également les déportés anarchistes qui n'étaient pas venus de leur
plein gré. La plupart d'entre eux tendaient tous leurs efforts pour
quitter la Russie, après qu’ils eurent réalisé la déception
extraordinaire qui avait été imposée au monde.
Dans la deuxième classe, il y avait les journalistes, les
marchands de journaux, et quelques aventuriers. Ils passaient de
deux semaines à deux mois en Russie, habituellement à Petrograd
ou à Moscou, en tant qu'invités du gouvernement, pris en charge par
des guides bolcheviques. Très peu d'entre eux connaissaient le
russe, et ils n’allèrent jamais plus loin que la surface des choses.
Pourtant bon nombre croyaient écrire et parler avec autorité de la
situation russe. Je me rappelle mon étonnement quand je lus dans
un certain journal de Londres que les enseignements de Jésus
" étaient réalisés en Russie ". Une fausseté absurde dont personne
d'autre qu'un charlatan ne pouvait être coupable. D'autres auteurs
n'étaient guère plus proches la vérité. S'ils pouvaient être critiques
avec les Bolcheviks, ils étendaient ces critiques à l'ensemble des
Russes, qu'ils accusaient d'être " des sauvages bruts et primitifs,
trop illettrés pour saisir la signification de la révolution ". Selon ces
auteurs c'étaient les Russes qui avaient imposé aux Bolcheviks leurs
méthodes despotiques et cruelles. Il n'était pas venu à l'esprit de ces
soi-disant enquêteurs que la révolution avait été faite par ces
personnes primitives et illettrées, pas par les maîtres actuels du
Kremlin. Sûrement elles devaient avoir possédé une certaine qualité
qui leur avait permis d'accéder aux sommets révolutionnaires, et qui,
bien dirigée, aurait empêché l'échouage et la ruine de la Russie.
Mais cette qualité était constamment négligée par les apologistes
des Bolcheviks, qui sacrifiaient toute vérité dans leur détermination à
trouver des circonstances atténuantes au désordre causé par les
Bolcheviks. Quelques-uns écrivaient en comprenant les problèmes
complexes, et avec de la compassion pour les Russes. Mais leur
voix était inefficace dans cette folie populaire que le Bolchevisme
était devenu.
La troisième catégorie — la majorité des visiteurs, délégués, et
membres de diverses commissions — infestait la Russie pour
devenir les agents du Parti au pouvoir. Ces personnes avaient toutes
les occasions pour voir les choses telles qu'elles étaient, pour être
proches des Russes, et pour apprendre d'eux toute la terrible vérité.
Mais elles préféraient être dans les petits papiers du gouvernement,
et écouter son interprétation des causes et des effets. Alors elles
allèrent loin dans le travestissements des faits, et mentirent
délibérément au service des Bolcheviks, comme les agents de
l'Entente avaient menti et travesti la révolution russe.
Les communistes sincères ne comprenaient pas plus la honte
de la situation qu'Angelica Balabanova. Pourtant elle avait un bon
jugement et savait évaluer les personnes qui venaient en Russie.
Son expérience avec Mme Clare Sheridan était caractéristique. La
dame était venue frauduleusement en Russie avant que Moscou ne
se rendît compte qu'elle était la cousine de Winston Churchill. Elle
était hantée par le désir de " sculpter " les dirigeants communistes.
Elle avait également prié Angelica de poser pour elle. " Lénine,
Trotsky, et d'autres chefs vont le faire, pourquoi pas vous ? " plaida-
t-elle. Angelica, qui détestait le sensationnel sous n'importe quelle
forme, était offensée par la présence en Russie de ces visiteurs
superficiels. «Je lui ai demandé " me rapporta-t-elle, " si elle aurait
pensé à " sculpter " Lénine il y a trois ans, quand le gouvernement
anglais l'avait dénoncé en tant qu'espion allemand. Lénine n'a pas
fait la révolution. Les Russes l'ont faite. J'ai dit à cette Mme Sheridan
qu'elle ferait mieux de " sculpter " les ouvriers et les ouvrières
russes, qui sont les vrais héros de la révolution. Je sais qu'elle n'a
pas aimé ce que j'ai dit. Mais je n'en ai cure. Je ne peux pas
supporter les personnes pour qui le combat russe est un pur modèle
pour de pauvres imitations ou une exposition à bon marché. "
Maintenant les nouveaux délégués commençaient à arriver. Ils
étaient royalement accueillis et fêtés. On leur fit visiter les écoles
" pour l’épate ", les maisons d'enfants, les colonies, et les usines
13
modèles. C'étaient les villages traditionnels de Potemkine qui
étaient montrés aux visiteurs. Ils furent aimablement reçus et
" entretenus " par Lénine et Trotsky, invités aux théâtres, aux
concerts, aux ballets, aux excursions, et aux défilés militaires. Bref,
rien ne fut oublié pour mettre les délégués dans un état d'esprit
favorable au grand plan qui devait leur être révélé aux Congrès de
l'internationale Syndicale rouge et de la Troisième Internationale. Il y
avait également des conférences privées continuelles où les
délégués furent soumis à un troisième degré régulier, Lozovsky, un
leader syndical Bolchevik en vue et sa suite cherchant à s'assurer
de leur attitude envers la Troisième Internationale, la dictature du
prolétariat, et autres sujets semblables. Ici et là, il y avait un délégué
qui refusait de divulguer les instructions de son organisation, du fait
qu'il avait été mandaté seulement pour lui rendre compte du
congrès. Mais de telles personnes, naïves, comptaient sans leur
hôte. Ils se trouvèrent bientôt bannis et, au congrès, on ne leur
donna pas la moindre occasion de se faire entendre effectivement.
En majorité, les délégués furent plus flexibles. Ils apprirent
rapidement que des engagements et des responsabilités étaient
considérés comme des superstitions bourgeoises. Pour montrer leur
ultra-radicalisme, ils se privèrent rapidement de celles-ci. Ils
devinrent les échos de Zinoviev, de Lozovsky, et des autres leaders.
Les délégués américains à l'ISR furent les plus remarquables
par leur manque de personnalité. Ils acceptèrent sans la moindre
question chaque proposition et suggestion du Siège. Les intrigues,
les machinations politiques les plus flagrantes, et la suppression
cynique de ceux qui ne furent pas embobinés ou engagés dans une
adhérence aveugle, trouvèrent l'appui spontané de l'équipe
communiste américaine, et des assistants qu'elle avait amenés avec
elle.
Les Bolcheviks savent préparer le terrain pour produire une
impression. Dans l'élaboration des deux Congrès tenus en juillet
1921, ils se surpassèrent. Le lieu du Congrès de la Troisième
Internationale était le Kremlin. Dans les grandes salles royales où
les Romanov tout-puissants s’étaient reposés autrefois, les délégués
intimidés étaient suspendus, le souffle coupé, à chaque mot proféré
14
par leur pape, Lénine, et les autres Grands Seigneurs de l'église
communiste. La veille du congrès, une grande réunion se tint dans le
grand théâtre, dans lequel seulement ceux dont les passeports
avaient été approuvés par la Tcheka pan-russe furent admis. Les
rues menant au théâtre avaient été transformées en véritable camp
militaire. Tchekistes et soldats à pied et à cheval créaient
l’atmosphère appropriée pour le conclave communiste. Lors de cette
réunion, des résolutions furent votées, adressant des salutations
fraternelles " aux révolutionnaires dans les prisons capitalistes. " À
ce même moment chaque prison russe était remplie de
révolutionnaires, mais aucune salutation ne leur fut envoyée.
L'hypnotisme de Moscou était si dominant que pas une seule voix ne
s’éleva pour pointer la farce de la compassion bolchevique pour les
prisonniers politiques.
Le Congrès de l'ISR avait été logé sur un pied moins prétentieux
dans la Chambre des syndicats. Mais aucun détail ne fut négligé
pour obtenir les effets appropriés. " Délégués " de Palestine et de
Corée — hommes qui n'avaient pas quitté la Russie depuis des
années, — délégués des grands centres industriels de Bokhara, du
Turkestan, et d'Adzerbeydzhan, bourraient le Congrès pour gonfler
le vote communiste et aider à adopter chaque proposition
communiste. Ils étaient là pour enseigner aux ouvriers d’Europe et
d'Amérique comment reconstruire leurs pays respectifs et établir le
communisme après la révolution mondiale.
Le plan perfectionné par Moscou pendant l'année 1920-21, et
qui était une inversion complète des principes et de la tactique
communistes, fut très habilement et subtilement déroulé — par lents
paliers — devant les délégués crédules. L'Internationale Syndicale
Rouge devait embrasser toutes les organisations révolutionnaires et
syndicalistes du monde, avec Moscou comme Mecque, et la
Troisième Internationale était son prophète. Toutes les organisations
syndicales révolutionnaires minoritaires devaient être dissoutes et
les unités communistes les remplacer au sein des syndicats
conservateurs existants. Les personnes mêmes qui, une année
auparavant, avaient publié la célèbre Bulle en vingt-et-un points,
elles qui avaient excommunié chaque hérétique peu disposé à
soumettre aux ordres du Saint-Siège — la Troisième Internationale
— et qui s'étaient appliquées à injurier chaque syndicat de la 2e et
2,5e Internationales, faisaient maintenant des ouverture à la plupart
des syndicats réactionnaires, et " résolutionnaient " contre les
meilleures initiatives des pionniers révolutionnaires dans le
mouvement syndical de chaque pays.
Ici encore les délégués américains se montrèrent dignes de leur
domestication. La plupart d'entre eux étaient sortis des IWW ; ils
avait en effet surgi à " la renommée et à la gloire " sur les épaules de
ce corps militant et syndical américain. Certains des délégués
avaient vaillamment échappé au confort, préférant l'inconfort de
l'Hôtel de Luxe au pénitencier de Leavenworth, abandonnant leurs
camarades dans les prisons américaines et laissant leurs amis
rembourser les cautions auxquelles ils avaient héroïquement forfaits.
Tandis que les ouvriers continuaient de souffrir de la persécution en
Amérique capitaliste, les renégats des IWW, vivant dans le confort et
la sûreté à Moscou, diffamèrent et attaquèrent leurs anciens
camarades et complotèrent pour détruire leur organisation.
Ensemble avec les Bolcheviks, ils allaient mener à bien le travail
commencé par les Vigilantes américains et le Ku Klux Klan pour
15
exterminer les IWW. Les extrêmes se touchent .
Tandis que les communistes votaient des résolutions éloquentes
de protestation contre l'emprisonnement des révolutionnaires dans
les pays étrangers, les anarchistes dans les prisons russes des
Bolcheviks étaient conduits au désespoir par leur long
emprisonnement sans audition ni procès. Pour forcer la main du
gouvernement, les anarchistes incarcérés dans la Taganka (Moscou)
décidèrent une grève de la faim jusqu'à la mort. Les anarcho-
syndicalistes français, espagnols et italiens, une fois informés de la
situation, promirent de soulever la question à une prochaine session
du Congrès syndicaliste. Certains, cependant, suggérèrent que le
gouvernement fût d'abord approché sur la question. Là-dessus un
Comité de délégués fut choisi, comprenant le dirigeant syndicaliste
anglais bien connu, Torn Mann, pour rendre visite au Petit Père du
Kremlin. Le Comité vit Lénine. Ce dernier refusa de libérer les
anarchistes du fait qu'" ils étaient trop dangereux, " mais le résultat
final de l'entrevue fut une promesse qu'ils seraient autorisés à quitter
la Russie ; si, cependant, ils revenaient sans permission, ils seraient
fusillés. Le jour suivant, la promesse de Lénine fut corroborée par
une lettre du Comité central du parti communiste, signé par Trotsky,
réitérant ce que Lénine avait dit. Naturellement la menace de mort
fut omise dans la lettre officielle.
Les grévistes de la faim dans la Taganka acceptèrent les
conditions de la déportation. Ils avaient pendant des années
combattu et saigné pour la révolution, et maintenant ils étaient forcés
soit de devenir des Ahasvérus en terres étrangères, soit de souffrir
d'une mort mentale et physique lente dans les cachots des
Bolcheviks. Les groupes anarchistes de Moscou choisirent
Alexandre Berkman et A. Shapiro comme représentants au Comité
des délégués pour arranger avec le gouvernement les conditions de
libération et de déportation des anarchistes emprisonnés.
Suite au dénouement de cette question, l'intention de protester
publiquement au Congrès fut été abandonnée par les délégués.
Grande fut leur stupéfaction quand, juste avant la fin du congrès,
Boukharine — au nom du Comité central du Parti communiste — se
lança dans une attaque calomnieuse contre les anarchistes.
Certains des délégués étrangers, outragés par cette démarche
honteuse, exigèrent de répondre. Cette demande fut finalement
accordée à un représentant de la délégation française après que le
président Lozovsky eût épuisé toutes ses ruses démagogiques,
dans une vaine tentative de faire taire les dissidents.
À aucun moment pendant les longues négociations au nom des
anarchistes emprisonnés, et lors de cette dernière démarche
honteuse au Congrès de l’ISR, les délégués communistes
américains ne protestèrent. Ils avaient crié très fort pour l'amnistie
politique en Amérique, mais ils n'eurent pas un mot en faveur de la
libération des prisonniers politiques en Russie. Un membre de leur
groupe, approché au nom des grévistes de la faim, hurla : " Que
sont quelques vies ou même quelques centaines de vies, en
comparaison de la révolution ! "
Pour de tels esprits communistes la révolution n'avait pas la
justice et l’humanité pour buts.
Au nez de l'abjecte pénurie, avec ces hommes, femmes et
enfants dévorant des yeux le pain blanc cuit au four pour l'Hôtel
Luxe dans sa boulangerie contiguë, l'un des délégués fraternels
américains a écrit, chez lui, dans une revue, que " les ouvriers en
Russie commandent les industries et dirigent les affaires du pays ;
ils obtiennent tout gratuitement et n'ont besoin d'aucun argent. " Ce
noble délégué vivait dans la maison somptueuse de l'ancien roi de
sucre de la Russie, et appréciait également l'hospitalité du Luxe. Il
n'avait en effet besoin d'aucun argent. Mais il savait que les ouvriers
manquaient des nécessités même de base, et que sans argent ils
étaient aussi démunis en Russie que dans n'importe quel autre
pays, le payok de la semaine n'étant pas suffisant pour vivre deux
jours. Un autre délégué publia des compte-rendus enthousiastes
insistant sur l'absence de prostitution et de crime à Moscou. Dans le
même temps, la Tcheka exécutait quotidiennement des braqueurs,
et sur la Tverskaya et le boulevard Pouchkine, près de l'Hôtel Luxe,
les prostituées racolaient les délégués. Leurs meilleurs clients
étaient ces même délégués qui brillaient d'enthousiasme au sujet
des merveilles du régime des Bolcheviks.
Les Bolcheviks savaient la valeur de tels champions et
appréciaient leurs services. Ils les renvoyèrent vers le monde
généreusement pourvus à tout point de vue, pour perpétuer l'illusion
monstrueuse que les Bolcheviks et la révolution étaient identiques,
et que les ouvriers étaient rentrés dans leurs biens " sous la
dictature du prolétariat ". Malheur à ceux qui osaient déchirer le
masque du visage menteur. En Russie ils étaient collés au mur,
exilés pour mourir lentement dans des zones de famine, ou bannis
du pays. En Europe et en Amérique de tels hérétiques étaient
traînés dans la boue et moralement lynchés. Partout les instruments
sans scrupules du grand désintégrateur, la Troisième Internationale,
semaient la méfiance et la haine
Il 285 ||dans les rangs des syndicalistes et des radicaux.
Autrefois les idéaux et l’intégrité impulsaient l'activité révolutionnaire.
Les mouvements sociaux étaient fondés sur les besoins intérieurs
de chaque pays. Ils étaient maintenus et soutenus par l'intérêt et
l'ardeur des ouvriers eux-mêmes. Maintenant tout cela est
condamné comme sans valeur. Au lieu de cela, l'or de Moscou pleut
pour produire une riche récolte d'organisations et de publications
communistes. Même des soulèvements peuvent être organisés pour
abuser et dévoyer le peuple quant à la qualité et à la force du Parti
communiste. En réalité, tout est construit sur une base qui s'émiette
dès que Moscou retire son aide financière.
Pendant que les deux Congrès se tenaient en juillet 1921, les
amis et les camarades de Maria Spiridonova firent circuler un
manifeste qu'ils avaient envoyé au Comité central du Parti
communiste et aux représentants principaux du gouvernement,
attirant l'attention sur l’état de santé de Spiridonova et exigeant sa
libération pour un traitement médical et des soins appropriés.
Une déléguée étrangère en vue fut approchée. Elle promit de
voir Trotsky, et plus tard on rapporta qu'il avait dit que Spiridonova
était " encore trop dangereuse pour être libérée ". Ce fut seulement
après que les comptes-rendus de son état eussent apparus dans la
presse socialiste européenne qu'elle fut libérée, à condition qu'elle
revînt en prison après son rétablissement. Ses amis, entre les mains
attentives desquels elle se trouve actuellement, sont en face de
cette alternative : laisser Spiridonova mourir ou la rendre à la
Tcheka.
IX. ÉDUCATION ET CULTURE

Les prétentions que les Bolcheviks affichent avec fierté sont


l’éducation, les arts et la culture. La littérature de propagande et les
agents communistes des Bolcheviks ici et ailleurs chantent
constamment les éloges de ces grands accomplissements.
À l’observateur occasionnel, il peut en effet être évident que les
Bolcheviks ont accompli des merveilles dans ces domaines. Ils ont
ouvert plus d'écoles qu'il n'en avait existé sous le Tsar, et ils les ont
rendues accessibles aux masses. C'est vrai des plus grandes villes.
Mais dans les provinces les écoles existantes se sont heurtées à
l'opposition des Bolcheviks locaux, qui ont fermé la plupart d'entre
elles en alléguant de leurs activités contre-révolutionnaires, ou en
raison du manque de professeurs communistes. Tandis que, depuis,
dans les grands centres, le pourcentage des enfants allant à l'école,
et dans nombre d'institutions de formation supérieure, est plus élevé
que dans le passé, il n'en est pas de même dans le reste de la
Russie. Les Bolcheviks, au sujet de de la quantité, méritent crédit
pour leur travail éducatif et la diffusion générale de l'éducation.
Dans le cas des théâtres, aucune réserve ne peut être faite.
Tous ont été autorisés à continuer leurs représentations alors que
les usines avaient été arrêtées par manque de carburant. L'opéra, le
ballet, et les pièces de Lunacharsky ont été minutieusement
présentés, et le Proletcult — organisé pour faire avancer la culture
prolétaire — a été généreusement subventionné, alors même
lorsque la famine était à son plus haut niveau. Il est également vrai
que les presses typographiques du gouvernement ont été jour et nuit
occupées à fabriquer de la littérature de propagande et à éditer les
vieux classiques. En même temps les imagistes et les futuristes se
réunissaient en paix au Café Domino et en d'autres endroits. Les
palais et les musées ont été gardés en excellent état. Dans tout
autre pays en proie à la famine, au blocus et attaqué, tout cela aurait
été eu une apparence très louable.
En Russie, cependant, deux Révolutions ont eu lieu. À coup sûr,
la révolution de Février ne fut pas importante. Toutefois, elle a
provoqué les changements politiques sans lesquels il n'aurait pas pu
y avoir Octobre. Elle a également libéré de grandes forces
culturelles des prisons et de Sibérie — élément important sans
lequel le travail d'éducation des Bolcheviks n'aurait pu être entrepris.
C'est la révolution d'Octobre qui a frappé au plus profond dans
les parties vives de la Russie. Elle a déraciné les vieilles valeurs et a
nettoyé le terreau pour de nouvelles conceptions et formes de vie.
Vu que les Bolcheviks sont devenus l'unique moyen d'articuler et
d'interpréter les promesses de la révolution, l'étudiant sérieux ne se
contentera pas simplement de l'augmentation des écoles, de la
poursuite des ballets, ou du bon entretien des musées. Il voudra
savoir si l'éducation, la culture et l'art en Russie bolchevique
symbolisent l'esprit de la Révolution, si elles servent à activer
l'imagination et à élargir l'horizon ; surtout, si elles ont libéré et aidé à
faire appel aux qualités latentes des masses.
L'enquête critique en Russie est une chose dangereuse. Aucun
étonnement donc si beaucoup de nouveaux-venus évitèrent de
regarder sous la surface. Pour eux, il était assez que le système de
Montessori, les idées éducatives du professeur Dewey, et la danse
par la méthode de Dalcroze fussent " adoptés " par la Russie. Je ne
conteste pas ces innovations. J'insiste néanmoins sur le fait qu'elles
n'ont aucune incidence en quoi que ce soit sur la révolution ; elles ne
montrent pas que l'expérience éducative des Bolcheviks soit
supérieure aux réalisations semblables accomplies dans d'autres
pays, où elles ont été réalisées sans révolution, sans le prix terrible
qu'elle implique.
Le monopole d'État sur la pensée déforme partout l'éducation
pour l'adapter à son propre but. De même les Bolcheviks, pour qui
l'Etat est tout, emploient l’éducation pour promouvoir leurs propres
fins. Mais alors que le monopole de la pensée dans d'autres pays
n'a pas réussi à annihiler entièrement l'esprit d'enquête
indépendante et l'analyse critique, la " dictature du prolétariat " a
complètement paralysé chaque tentative de recherche libre. La doxa
communiste est dominante. La moindre divergence du dogme, et de
l'opinion officielle, de la part des professeurs, des éducateurs, ou
des élèves, les expose à l'accusation générale de contre-révolution,
avec pour résultat le licenciement et l’expulsion, à défaut de
conséquences plus drastiques.
Dans un chapitre précédent j'ai mentionné le cas des étudiants
de Moscou expulsés et exilés pour avoir protesté contre la violence
de la Tcheka envers les prisonniers politiques dans le Butyrki. Mais
ce n’était pas seulement de telles offenses " politiques " qui étaient
punies. Des offenses d'une nature purement scolaire furent traitées
de la même manière. Ainsi l'objection de quelques professeurs à
l'interférence communiste dans les méthodes d'instruction a été
sévèrement réprimée. Des professeurs et des étudiants qui les
avaient soutenus furent sévèrement punis. Je connais un professeur
de sociologie et de littérature, un brillant érudit et un révolutionnaire,
qui a été licencié de l'université de Moscou parce que, en tant
qu'anarchiste, il avait encouragé le sens critique de ses élèves. C'est
un cas parmi d'autres d'intellectuels non-communistes qui, sous un
prétexte ou un autre, furent systématiquement traqués et finalement
éliminés des établissements bolcheviques. Les " cellules "
communistes qui contrôlent chaque salle de classe ont créé une
atmosphère de méfiance et de soupçon dans laquelle une véritable
éducation ne peut pas se développer.
Il est vrai que les Bolcheviks ont tenté d'apporter l'éducation et
la culture dans l'Armée Rouge et les villages. Mais ici encore les
mêmes conditions régnent. Le communisme est la religion d'État et,
comme toutes les religions, il décourage l'attitude critique, et
désapprouve la recherche indépendante. Pourtant sans capacité et
occasion de comparer et de vérifier, l'éducation reste sans valeur.
La Proletcult est l'enfant chéri des Bolcheviks. Comme la plupart
des parents, ils proclament les talents extraordinaires de leur
progéniture. Ils le tiennent pour un grand génie destiné à enrichir le
monde avec de nouvelles valeurs. Dorénavant les masses ne
boiront plus aux produits toxiques de la culture bourgeoise. Par ses
propres impulsions créatrices et par ses propres efforts, le prolétariat
produira de grands trésors littéraires, artistiques et musicaux. Mais
comme la plupart des enfants prodiges, la Proletcult n'a pas vécu
assez longtemps pour tenir ses promesses. Rapidement il s'est
montré au- dessous de la moyenne, incapable d'innover, sans
originalité, et sans puissance. Déjà en 1920 deux des premiers
pères nourriciers de la Proletcult, Gorki et Lunacharsky, m'avouèrent
que c'était un échec.
À Petrograd, Moscou, et dans tous mes voyages, j'ai eu
l'occasion d'étudier les œuvres de la Proletcult. Aussi bien
exprimées sous la forme imprimée, sur la scène, dans l'argile ou sur
la toile, elles étaient stériles d'idées ou de vision, et ne montraient
aucune trace de l'urgence intérieure qui impulse l'art créateur. C'était
désespérément banal. Je ne doute pas que les masses, un jour,
créeront une nouvelle culture, de nouvelles valeurs artistiques, de
nouvelles formes de beauté. Mais celles-ci viendront à la vie de la
nécessité intérieure des personnes elles- mêmes, et non d’un
arbitraire à elles imposé.
16
L'approche mécaniste de l'art et de la culture et l'idée fixe que
rien ne doit s'exprimer de lui-même en dehors des canaux de l'État
ont abruti l'expression culturelle et artistique du peuple russe. En
poésie et en littérature, dans le drame, la peinture, et la musique,
pas même une simple épopée de la Révolution n'a été produite
pendant ces cinq ans. C'est cela le plus remarquable, quand on
considère à quel point la Russie fut riche en œuvres d'art et combien
ses auteurs et ses poètes étaient proches de l’âme du peuple russe.
Pourtant, dans le plus grand bouleversement dans l'histoire du
monde, personne ne s'est avancé avec le stylo, le pinceau ou la lyre
pour donner une expression artistique au miracle, ou mettre en
musique l'orage qui a porté le peuple russe en avant. Les œuvres
d'art, comme le nouveau-né, naissent dans la peine et le travail. En
vérité, les cinq années de la révolution devraient en avoir enfanté de
très riches, aux niveaux créatif et spirituel. Pendant ces années
l'âme de la Russie est passée par mille crucifixions. Pourtant, à cet
égard, la Russie ne fut jamais aussi pauvre et désolée.
L'explication des Bolcheviks est qu'une période révolutionnaire
ne favorise pas l'art créatif. Cette controverse n'est pas confirmée
par la Révolution française. Mentionnons seulement la Marseillaise,
dont la grande musique est vivante à jamais. La Révolution française
était riche en travail spirituel, en poésie, peinture, science, en grande
littérature et lettres. Mais la Révolution française ne fut jamais
vraiment complètement esclave d'une idée dogmatique comme cela
a été le cas pour la Russie. Les Jacobins en effet essayèrent
rudement d'enchaîner l'esprit de la Révolution française, et ils
payèrent chèrement pour cela. Les Bolcheviks ont copié les phases
destructives de la Révolution française. Mais ils n'ont fait rien qui
puisse rivaliser avec les accomplissements constructifs de cette
période.
J'ai dit que rien exceptionnel n'avait été créé en Russie. Pour
être exacte, je dois faire une exception pour ce grand poème
révolutionnaire, " Douze ", d'Alexandre Blok. Mais même ce génie
doué, profondément inspiré par la Révolution, et imprégné par le feu
qui vient épurer toute la vie, a bientôt cessé de créer. Son
expérience avec la Tcheka (il a été arrêté en 1919), le terrorisme tout
autour de lui, la perte insensée de vitalité et d'énergie, la douleur et
le désespoir ont diminué son esprit et ont cassé sa santé. Bientôt
Alexandre Blok n'était plus.
Même un Blok n'a pas pu créer avec une cercle de fer
comprimant son esprit — cercle de fer de méfiance, de persécution
et de censure des Bolcheviks. De quelle grande envergure était
cette dernière, je l'ai compris d'un document que l'expédition du
musée avait découvert dans Vologda. C'était un ordre " très
confidentiel et secret " publié en 1920 et signé par Ulyanova, la
sœur de Lénine et chef du Département éducatif central. Elle
ordonna aux bibliothèques de toute la Russie " d'éliminer toute la
littérature non-communiste, excepté la Bible et le Coran, et les
classiques — même les œuvres communisantes traitant de
problèmes qui "étaient résolus d'une manière différente" par le
régime existant. La littérature condamnée devait être envoyée aux
moulins à papier "en raison de la pénurie du papier". "
De tels édits et le monopole d'État sur tout le matériel, les
imprimantes, et les moyens de circulation excluent toute possibilité
de naissance du travail créateur. Le rédacteur d’une petite
coopérative papetière édita une poésie brillante, non signée. C'était
le cri de l’âme d'un poète torturé, une protestation contre la terreur
continue. Le rédacteur a été promptement arrêté et son petit
magasin fermé. L'auteur a été probablement fusillé, son domicile
étant connu. Aucun doute, il y a beaucoup de cris angoissés en
Russie, mais ce sont des cris étouffés. Personne ne peut les
entendre ou interpréter leur signification. Seul le futur a la clef des
trésors culturels et artistiques maintenant cachés aux yeux d'Argus
du Département d'Éducation et du grand nombre d'autres officines
de censure.
La Russie est maintenant le dépotoir des médiocrités de l'art et
de la culture. Ils se sont insérés dans le canal étroit, ils s'empressent
autour des commissaires politiques tout- puissants. Ils habitent au
Kremlin et glissent sur la crème de la vie, alors que les vrais poètes
— comme Blok et d'autres — meurent de misère et de désespoir.
Le vide dans la littérature, la poésie, et l'art est ressenti plus
encore dans les théâtres, les théâtres d'État particulièrement. Une
fois, je suis resté assise cinq heures d'affilée dans le théâtre
Alexandrovsky à Petrograd quand " Othello " fut présenté, avec
Andreyeva, l'épouse de Gorki, qui jouait Desdemone. Il est difficile
d'imaginer une pièce plus atrocement mise en scène. J'ai vu bien
d'autres pièces dans les théâtres d'État, et aucune d'entre elles ne
donnait la moindre idée du tremblement de terre qui avait secoué la
Russie. Il n'y avait aucune note nouvelle dans l'interprétation, le
décor, ou la méthode. C'était tout banal et insatisfaisant, ignorant
même de l'avancement de l’art dramatique dans les pays bourgeois,
et tout à fait sans intérêt à la lumière de la révolution.
La seule exception était le Théâtre d'Art de Moscou. Son
exécution des " Bas-fonds " de Gorki était particulièrement
puissante. L'art véritable était également présent dans le Studio de
Stanislavsky. C'étaient les seules oasis dans le désert de l'art en
Russie. Mais même le Théâtre d'Art montrait qu'aucune trace des
grands événements révolutionnaires de Russie ne le traversait. Le
répertoire qui avait rendu le Théâtre d'Art célèbre un quart de siècle
auparavant continuait nuit après nuit. Il n'y avait eu aucun nouvel
Ibsen, Tolstoï, ou Tchekov pour clamer sa protestation contre les
nouveaux maux, et s'il y en avait un, aucun théâtre ne pouvait le
représenter. Il était plus sûr d'interpréter le passé que d'exprimer le
présent. Cependant, bien que le Théâtre d'Art se fût cantonné
strictement au passé, Stanislavsky était souvent en difficultés avec
les autorités. Il avait subi l'arrestation et avait été, par le passé,
expulsé de son studio. Il était juste entré dans un nouvel lieu quand
je lui rendis visite avec Louise Bryant qui m'avait demandée d'être
son interprète. Stanislavsky semblait désespéré et découragé parmi
les caisses non encore déballées d'accessoires théâtraux. Je le vis
également à plusieurs autres reprises, et le trouvais presque
désespéré pour le futur du théâtre en Russie. " Le théâtre ne peut se
développer seulement que par l'inspiration de travaux artistiques
récents " me dit-il ; " sans eux l’interprète doit stagner et le théâtre se
détériorer ". Mais Stanislavsky lui- même était un artiste trop créatif
pour stagner. Il avait cherché d'autres formes d’interprétation. Sa
plus récente entreprise était une tentative pour mêler chant et action
dramatique dans une même harmonie. J'ai assisté à une répétition
générale d'une telle exécution et l'ai trouvée très impressionnante.
L'effet de la voix était considérablement augmenté par la finesse
réaliste que Stanislavsky amenait à l'art dramatique. Mais ces efforts
artistiques étaient entièrement son travail et celui de son petit cercle
d'étudiants ; ils n'avaient rien à faire avec la Proletcult des
Bolcheviks.
Il y avait quelques autres innovations, commencées longtemps
avant l'arrivée des Bolcheviks et autorisées par eux à continuer
parce qu'ils ne portaient pas sur la réalité russe. Le Théâtre de
Kamerney inscrit sa révolte contre l'imposition du jeu de l'acteur,
contre la limitation de l'expression impliquant l'interprétation
orthodoxe de l'art dramatique. Il réalise des résultats remarquables
par un nouveau mode d'interprétation, complété par le décor et la
musique originaux, mais la plupart du temps dans des pièces d'un
genre plus léger.
Une autre tentative unique est tentée par le théâtre Semperante.
Elle se base sur cette conception que le drame écrit réfrène
l'expansion et la diversité de l'acteur. Des pièces devraient donc être
improvisées, donnant de ce fait des moyens d'une plus grande
portée à la spontanéité, inspiration et humeur de l'artiste. C’est une
expérience originale, mais ces jeux improvisés devant également
rester dans les limites de la censure d'État, le travail des
Semperantistes souffre d'un manque d'idées.
Le travail culturel le plus intéressant que j’ai rencontré à Kiev
était le travail de la Kulturliga juive. Son noyau avait été organisé en
1918 pour administrer les besoins des victimes de pogroms. Elles
devaient être abritées, alimentées, et vêtues. De jeunes littérateurs
juifs et un organisateur capable amenèrent la Kulturliga à la vie. Ils
ne se sont pas contentés d'administrer seulement les besoins
physiques des infortunés. Ils ont organisé les maternelles, les écoles
d'État, les lycées, les cours du soir ; plus tard un séminaire et une
école d'art ont été ajoutés. Quand nous avons visité Kiev, la
Kulturliga possédait une imprimerie et un studio, sans compter ses
autres institutions de formation, et avait réussi à organiser 230
branches en Ukraine. À une soirée littéraire et à une représentation
spéciale organisées en l'honneur de l'expédition, nous pûmes être
témoin des accomplissements extraordinaires de la Kulturliga.
À la soirée littéraire, un poème de Perez, " Les Quatre
Saisons ", a été chanté par le groupe récitatif. L'effet était frappant.
La nature à la naissance du printemps, les oiseaux chantant leur
joyeuse chanson d’amour, le mystère et la romance de
l'accouplement, l'extase du renouvellement et du devenir, le
grondement de l’orage qui approche, l'accident des chênes
puissants heurtés par la foudre, la pluie qui tombe doucement, les
feuilles voletant jusqu'à terre, la grisaille et le pathétique de
l'automne, la dernière résistance désespérée de la nature contre la
mort, les arbres enveloppés de blanc — tout cela fut rendu
magnifique et vivant par cette nouvelle forme de récitatif collectif.
Chaque nuance de la nature fut mise en évidence par le groupe
d'artistes sur la petite scène improvisée de la Kultiirliga.
Le jour suivant nous avions visité l'école d'art. Les classes des
enfants étaient les plus intéressantes. Il n'y avait aucune discipline,
aucune règle rigide, aucune commande mécaniste de leurs
impulsions vers l’art. Les enfants dessinaient, peignaient et
modelaient — la plupart du temps des motifs juifs : une ville victime
d'un pogrom, par un garçon de quatorze ans ; un juif dévot dans ses
Ecritures, priant dans la synagogue, une crainte mortelle des
sauvages pogroms inscrite dans chaque image ; une vieille femme
juive, les restes tragiques d'une famille entière abattue ; et des
scènes semblables de la vie du juif russe. Les œuvres étaient
souvent brutes, mais il n'y avait en elles rien de pompeux, une
caractéristique de la Proletcult. Il n'y avait aucune tentative pour
imposer une formule définie à l'expression artistique.
Plus tard nous sommes allés au studio. Dans une salle nue,
sans paysage, éclairage, costume ou maquillage, les artistes de la
Kulturliga ont donné plusieurs pièces en un acte et ont présenté
également un travail non publié trouvé parmi les effets d'un
dramaturge. L'exécution a eu une touche et une finition artistiques
comme j'en avais rarement vues auparavant. La pièce s'appelle
" L'extrémité du monde ". La colère de Dieu roule comme le tonnerre
à travers le monde, commandant à l'homme de se préparer à la fin.
Les hommes ne s’y préparent pourtant pas. Alors tous les éléments
se déchaînent, se suivant les uns les autres dans une fureur
sauvage ; la tempête fait rage et hurle, et les lamentations de
l'homme sont noyés à la terrible heure du jugement. Le monde
sombre, et tout est mort.
Alors quelque chose commence à se déplacer à nouveau. Des
ombres noires symbolisant à moitié la bête, à moitié l'homme, avec
des visages tordus et des mouvements d'hésitation, rampent hors de
leurs cavernes. Intimidées et peureuses, elles étirent leurs mains
tremblantes les unes vers les autres. Hésitant au début, puis avec
une confiance croissante, les hommes tentent dans un commun
effort de s'extraire du noir néant. La lumière s'allume lentement. Une
fois encore une voix assourdissante roule sur la terre. C'est la voix
de l'accomplissement.
C’était une émouvante réalisation artistique.
Au début de la Liga, les Bolcheviks subventionnaient son travail.
Plus tard, quand ils revinrent à Kiev après son évacuation par
Denikine, ils ne donnèrent qu'un appui très faible aux institutions
éducatives de la Kulturliga. Cette attitude peu amicale était due au
Yevkom, la section communiste juive, qui intrigue contre tout travail
culturel juif autonome. Quand nous quittâmes Kiev les ardents
travailleurs de la Liga étaient très inquiets pour le futur de leur
organisation. Je ne suis pas en mesure pour dire dans cet ouvrage
si la Liga a pu continuer son travail, ou si elle a été fermée.
Cependant, aussi louables qu'étaient les innovations de la Kulturliga,
les essais du Kamerney et du Semperante pour de nouveaux modes
d'expression, ils n'en peuvent pour autant être considérés comme en
rapport avec la Révolution.
L'appui de l'État à la soi-disant expression artistique est donné
la plupart du temps aux entreprises théâtrales de Lunacharsky et à
d'autres interprétations communistes de la culture. Quand j’ai
rencontré pour la première fois Lunacharsky, je l'avais trouvé moins
politicien qu'artiste. J'avais écouté sa conférence à l'université de
Sverdlov devant un large public d'ouvriers et de femmes, où il
popularisait l'origine et l'histoire de l'art. C'était magnifique. Quand je
le revis une nouvelle fois il était complètement pris dans les mailles
de la discipline du Parti, et tellement émasculé que tout son travail
devenait dérisoire. Alors il commençait à écrire des pièces. C'était
un défoulement. Il ne pouvait utiliser le réel, et la révolution de
Février, Kerensky, et l'Assemblée constituante avaient déjà été
caricaturés de long en large. Lunacharsky s'est tourné vers la
révolution allemande. Il a écrit " Les Smith et le Conseiller ", une
sorte de pièce burlesque. La pièce était si d'une facture si banale
qu'aucun théâtre en dehors de la Russie ne se serait risqué à la
présenter. Mais Lunacharsky était aux commandes des théâtres —
pourquoi ne pas les exploiter pour ses propres œuvres ? La pièce a
été jouée à grand coût, à un moment où des millions de Russes sur
la Volga étaient affamés. Mais même cela pouvait être pardonné si
la pièce eût possédé la moindre signification ou eût contenu quelque
chose de suggestif sur la tragédie de la Russie. Au lieu de cela, elle
manquait de consistance et était riche seulement en scènes
vulgaires dépeignant Ludendorff, le président social-démocrate
renégat, un aristocrate dégénéré, et une princesse du demi-
17
monde. Les hommes ivres se déchirent, frénétiques, pour la
possession de cette femme, arrachant littéralement ses vêtements.
Une scène révoltante, et pourtant dans tout le public des professeurs
et des membres du Département d'Éducation, pas une seule
protestation ne fut exprimée contre l'affront au goût et à l'intelligence
de la Russie révolutionnaire. Au contraire, ils ont applaudi le
dramaturge, parce que ces flagorneurs dépendaient de Lunacharsky
pour leurs rations. Ils ne pouvaient pas se permettre d'être critiques.
La vanité et la puissance brisent les caractères les plus forts, et
celui de Lunacharsky n’est pas fort. C'est son manque de volonté qui
l'incite à se soumettre, contre son meilleur jugement, à la discipline
et à l'espionnage irritants placés au- dessus de lui. Peut-être se
venge-t-il en forçant le public dans son ensemble, et les acteurs, à
supporter ses œuvres dramatiques.
Après une analyse minutieuse des travaux éducatifs et culturels
des Bolcheviks, l'étudiant sérieux en viendra aux conclusions
suivantes : d'abord, il y a quantité plutôt que qualité dans l'éducation
de la Russie d'aujourd'hui ; deuxièmement, les théâtres, le ballet, et
les musées reçoivent l'appui généreux du gouvernement, mais la
raison n'en est pas tellement l'amour de l'art que la nécessité de
trouver un exutoire aux aspirations réprimées et étouffées du peuple.
La dictature politique des Bolcheviks, d'un trait, a supprimé la
sociabilité de la vie en Russie. Il n'y avait pas de place pour les
rapports sociaux, même les plus inoffensifs, aucun club, aucun lieu
de réunion, aucun restaurant, pas même une salle de danse. Je me
rappelle l'expression choquée de Zorine quand je lui avais demandé
si les jeunes ne pouvaient pas, de temps en temps, se réunir pour
danser, sans surveillance communiste. Les " salles de danse
deviennent des lieux contre- révolutionnaires ; nous les avons
fermés ", m'avait-il informé. Les besoins émotifs et humains des
gens étaient considérés comme dangereux pour le régime.
D'un autre côté, cette existence redoutable — faim, froid,
obscurité — sapait la vie des gens. Tristesse et désespoir le jour,
congestion, manque de lumière et de chaleur la nuit, et aucune
évasion de tout cela. C'était, naturellement, la vie du Parti
communiste — une vie de sévérité et d’interdictions, une vie sans
couleur et sans chaleur. Les masses n'avaient aucun intérêt pour
cette vie, et elles n'étaient pas autorisées à avoir leur vie propre. Un
peuple qui refoule ses sentiments est une menace. Un peu de
défoulement avait dû lui être fourni, pour soulager son noir
désespoir. Le théâtre, l'opéra, et les musée étaient ce soulagement.
Qu'importe si les théâtres n'offraient rien de neuf ? Si l'opéra était
médiocre ? Si le ballet clopinait ? Les endroits étaient chauds ; ils
avaient de la lumière. Ils fournissait l'occasion de se rassembler et
on y pouvait oublier la misère et la solitude — on y pouvait même
oublier la Tcheka. Le théâtre, l'opéra, le ballet, et le musée sont
devenus la soupape de sûreté du régime des Bolcheviks. Et comme
les théâtres n’offraient rien de protestataire, rien de neuf ou
d'essentiel, ils étaient autorisés à continuer. Ils résolvaient un grand
et difficile problème, et fournissaient d'excellents articles pour la
propagande étrangère.
X. L'EXPLOITATION DE LA FAMINE

Tard dans l'été de 1921, arrivèrent les nouvelles horribles de la


famine. Pour ceux qui étaient restés en contact avec les affaires
intérieures, l'information n'était pas tout à fait inattendue. Nous
avions appris plus tôt dans l'été qu'une grande partie de la
population était vouée à la mort par la famine. À ce moment-là un
groupe d'agronomes scientifiques s'était réuni à Moscou. Leur
rapport prouva que, à cause de la centralisation bureaucratique, de
la corruption et du retard dans la distribution des graines,
l'ensemencement en temps opportun et en quantité suffisante avait
été impossible. La presse soviétique garda le rapport de la
conférence agricole secret. Mais en juillet des articles ont commencé
à apparaître dans le Pravda et les Izvestia qui parlaient d'une terrible
sécheresse dans la région de la Volga et de la situation horrible des
zones de famine.
Divers groupes, et des individus, se tinrent immédiatement prêts
à coopérer avec le gouvernement pour faire face à cette calamité.
Les groupes de gauche — anarchistes, socialistes révolutionnaires,
et maximalistes — s'offrirent pour organiser le travail d'assistance et
pour collecter des fonds. Mais ils ne furent pas encouragés par les
autorités soviétiques. D'un autre côté, des éléments de droite, les
Cadets (démocrates constitutionnels), furent reçus à bras ouverts.
Kishkine, ministre des finances sous Kerensky, Mme Kuskova,
Prokopovitch, et d'autres conservateurs en vue, qui avaient
âprement combattu la révolution, furent acceptés par les Bolcheviks.
Ces personnes avaient été dénoncées comme contre-
révolutionnaires et à plusieurs reprises arrêtées et emprisonnées,
pourtant elles furent adoubées et autorisées à organiser le groupe
connu sous le nom de Comité des citoyens. Quand ce dernier refusa
de fonctionner sous l'autorité du Soviet de Moscou, et insista sur son
autonomie complète et le droit d'éditer ses propres documents, le
gouvernement y consentit. Une telle discrimination en faveur des
réactionnaires, et contre ceux qui avaient loyalement accompli la
révolution, ne pouvait être expliquée que de deux manières.
Premièrement, les Bolcheviks considéraient comme dangereux
d’accorder aux éléments de gauche le libre accès à la paysannerie ;
deuxièmement, il était nécessaire d'exercer une pression sur
l'Europe, ce qui pouvait être effectivement fait au moyen du groupe
conservateur. Ceci devint clair avant que le Comité de citoyens eût
commencé son travail de secours.
Au début le Comité reçut l'appui entier du gouvernement. Un
bâtiment spécial fut assigné à ses sièges sociaux, et on lui accorda
le droit de publier son propre journal, appelé Pomoshtch (Secours).
Des membres du Comité reçurent la permission d'aller en Europe
occidentale afin d'éveiller l'intérêt et d'obtenir un soutien contre la
famine. Deux numéros du journal furent publiés. Son aspect amena
des commentaires significatifs : c'était une reproduction exacte, par
la taille, les caractères, la forme générale, du vieux Vyedomosti, la
feuille la plus réactionnaire de l’ancien régime. La publication,
naturellement, gardait la même tonalité ; entre les lignes on pouvait
lire son opposition au Parti dominant. Sa première édition contenait
une lettre du Patriarche de Moscou, qui commandait aux fidèles de
lui envoyer leurs contributions. Il assurait sa bande qu’il devait avoir
le contrôle complet de la distribution des dons. Le Comité de
citoyens eut carte blanche pour continuer son travail, et ce fait fut
annoncé par les Bolcheviks comme preuve de leur libéralité et de
leur volonté de coopérer avec tous à soulager la famine.
À l'heure actuelle, le gouvernement soviétique a conclu un
accord avec l'American Relief Administration (ARA) et d'autres
organismes européens concernant l'aide aux victimes de la Volga, et
les sièges sociaux du Comité de citoyens ont été investis, le journal
supprimé, et les principaux membres du Comité jetés en pâture à la
Tcheka sur l'accusation habituelle de contre-révolutionnaires.
Pourtant il était raisonnablement certain que Mme Kuskova et ses
collègues n'avaient été plus contre-révolutionnaires quand ils furent
autorisées à organiser les secours de la Volga qu'ils ne l'avaient été
à tout autre moment depuis 1917. Pourquoi, alors, l’État communiste
les avait-t-il acceptés, tout en rejetant l'aide des vrais
révolutionnaires ? Pour aucune autre raison que des buts de
propagande. Quand le Comité de citoyens eut servi ces buts, il fut
jeté par dessus bord en vraie tactique bolchevique. La seule
personne que la Tcheka n'osa pas toucher fut Vera Nikolayevna
Figner, la vénérable révolutionnaire. En grande humaniste qu’elle
était, elle avait rejoint le Comité de citoyens et s'était consacrée à
son travail avec la même ardeur qui l'avait rendue si efficace comme
l'une des principales têtes de Narodnaya Volya. Vingt-deux ans de
mort lente dans Schlüsselbourg n'avaient pas détruit son ardeur.
Quand le Comité des citoyens fut arrêté, Vera Nikolayevna exigea
de partager le même destin, mais la Tcheka savait l'influence
spirituelle de cette femme en Russie et à l'étranger, et elle fut laissée
en paix. Les autres membres du Comité de citoyens restèrent
longtemps en prison, puis furent exilés dans les régions lointaines de
la Russie, et finalement expulsés.
Excepté les organisations étrangères qui travaillaient à secourir
la Russie, le gouvernement soviétique pouvait maintenant se
présenter au monde comme le dispensateur unique des secours aux
affamés de la zone de famine. Kalinine, président fantoche de la
République socialiste, beaucoup de littérature de propagande sous
le bras, et entouré par un grand nombre de fonctionnaires
soviétiques et de correspondants à l'étranger, fit une marche
triomphale à travers le territoire en détresse. Il fut largement relayé
par les journaux du monde entier, et l'effet désiré fut réalisé. Mais les
travaux réels dans la région sinistrée ont continué, moins par la
machine officielle, que par une foule d'hommes et de femmes
inconnus sortis des rangs du prolétariat et de Y intelligentsia. Avec
total dévouement et abnégation, ils ont donné leur propre énergie
déjà épuisée. Bon nombre d'entre eux périrent du typhus, du froid, et
de la fatigue ; certains furent massacrés par la puissance de
l'obscurité qui maintenant, bien plus que du temps de Tolstoï, serre
de nombreuses contrées de Russie dans ses griffes. Des médecins,
des infirmières, et des travailleurs humanitaires furent souvent
assassinés par les infortunés qu'ils étaient venus secourir, comme
esprits mauvais qui voulaient la famine et les malheurs de la Russie.
C'étaient eux, les vrais héros et martyrs, inconnus et sans
couronnes.
XI. LA RÉPUBLIQUE SOCIALISTE RECOURT
À LA DÉPORTATION

La Tcheka avait réussi à terroriser le peuple entier. Les seules


exceptions étaient les politiques, dont le courage et la dévotion à
leurs idéaux défiaient les Bolcheviks comme ils avaient défié les
Romanov. J'ai connu plusieurs de ces esprits courageux, et j'ai vu en
eux le seul espoir à soutenir parmi le naufrage général. Ils étaient la
preuve vivante de l'impuissance de la terreur contre un idéal.
Typique de cette sorte d’hommes et de femmes était un certain
anarchiste qui avait été longtemps recherché par la Tcheka comme
un Makhnoviste important. Il était un membre du personnel militaire
des povstantsi révolutionnaires de l'Ukraine, l'ami étroit et le
conseiller de Makhno. Il l'avait déjà connu intimement quand ils
étaient ensemble dans le katorga au temps du Tsar. Il avait partagé
toutes les difficultés et dangers de la vie des povstantsi, avait
participé à leurs campagnes contre les ennemis de la révolution.
Après la défaite de Wrangel et la dernière trahison des Bolcheviks
envers
Makhno, quand l'armée de ce dernier fut dispersée et plusieurs
de ses membres tués, cet homme réussit à échapper au filet des
Bolcheviks. Il choisit de venir à Moscou, pour écrire là une histoire
de la Makhnovstchina. C'était un voyage périlleux, qu'il fit dans des
conditions difficiles, avec la mort collant constamment à ses
basques. Sous un nom d'emprunt, il loua une chambre minuscule
aux alentours de la capitale. Il y vivait dans une grande pauvreté,
toujours en danger de mort, rendant visite à son épouse en ville
seulement sous le couvert de l'obscurité. Une fois toutes les vingt-
quatre heures, il venait à l'endroit désigné pour un peu de répit et
son seul repas quotidien, pommes de terre, harengs et thé. À
chaque moment, il risquait d'être identifié, parce qu'il était bien
connu à Moscou, et l’identification signifiait l'exécution immédiate.
Son épouse également, si elle était découverte, aurait rencontré le
même sort — femme dévouée qui, bien qu'attendant un enfant,
l'avait suivi à Moscou. Après une chasse désespérée à l'emploi, elle
18
avait trouvé une place dans une crèche , mais comme les femmes
enceintes n'étaient pas acceptées dans de tels établissements, elle
avait dû déguiser son état. Toute la journée elle devait être sur ses
jambes, s'occupant de son travail, et vivant dans une crainte
constante pour la sécurité de son mari.
Quand le bébé naquit, la situation devint plus grave encore. La
femme était harcelée par ses supérieurs parce qu'elle avait obtenu
son emploi sans qu'ils eussent su son état. L'administration
mesquine et le dur labeur épuisaient ses forces et l'inquiétude
quotidienne au sujet de l'homme qu'elle aimait la rendait presque
folle. Pourtant elle ne montrait jamais le moindre indice de ses
soucis quand l'homme lui rendait visite.
J'ai passé de nombreuses soirées auprès de ce couple. Ils
étaient entièrement coupées du monde extérieur et de leurs anciens
amis, seuls, si ce n'était la crainte d'être découverts et tués, qui était
leur fidèle compagne. Dans la salle sombre et humide, le bébé
endormi, nous passâmes beaucoup d'heures, parlant à voix basse
de la paysannerie ukrainienne et du mouvement de Makhno. De par
son expérience personnelle, mon ami était au courant de chaque
épisode de la vie de Nestor, qu'il incorporait maintenant à son livre. Il
était absorbé dans ce travail : donner pour la première fois au
monde la vérité au sujet de Makhno et des povstantsi. Profondément
préoccupé par son épouse et son enfant, il était entièrement
insoucieux de sa propre sécurité, sachant cependant que, jour après
jour, le filet de la Tcheka se resserrait plus étroitement autour de lui.
Avec grande difficulté, il s’est finalement résigné à quitter sa bien-
aimée Russie, seule façon de sauver sa famille. Quel commentaire
sur la République socialiste, dont les fils les plus courageux et les
plus vrais doivent se maintenir dans la clandestinité ou abandonner
leur sol natal !
***
La vie en Russie m’était devenue une torture constante ; le
besoin de rompre le silence de mes deux années était impératif.
Pendant tout l'été je fus en butte à un âpre conflit entre la nécessité
de partir et mon incapacité à m'arracher à ce qui avait été mon idéal.
C'était comme la fin tragique d'un grand amour auquel on s'accroche
longtemps après qu'il ne soit plus.
Au milieu de ma lutte intérieure, il se produisit un événement qui
servit encore à démontrer l'effondrement complet des Bolcheviks
comme révolutionnaires. C'était l'annonce du retour vers la Russie
du général tsariste Slastchev, l'un des plus militaristes et brutaux
réactionnaires de l'ancien régime. Il avait lutté contre la révolution
dès son commencement, et avait mené certaines des forces de
Wrangel en Crimée. Il était coupable de barbaries diaboliques
envers les prisonniers de guerre, et s'était couvert d'infamie comme
pogromiste. Maintenant Slastchev abjurait et revenait dans " sa
patrie ". Ce contre-révolutionnaire et pogromiste, ainsi que plusieurs
autres généraux tsaristes et gardes Blancs, furent reçus par les
Bolcheviks avec les honneurs militaires. Nul doute que c’était un
juste retour des choses, que l’antisémite dût saluer le juif Trotsky,
son supérieur militaire. Mais pour la Révolution et pour le peuple
russe, le retour triomphal des impérialistes était un outrage.
Le vieux général avait changé ses couleurs mais non sa nature.
Dans sa lettre aux dirigeants et aux hommes de l'armée de Wrangel,
il écrivit de ce qui suit :
Moi, Slastchev Krimsky, vous ordonne de retourner dans votre
patrie et au sein de l'Armée Rouge. Notre pays a besoin de notre
défense contre ses ennemis. Je vous commande de revenir.
Comme récompense pour son amour nouvellement emplumé de
la patrie socialiste, Slastchev " Krimsky " fut commissionné pour
apaiser les paysans karéliens qui avaient exigé l'autodétermination,
et Slastchev eut l'occasion de donner satisfaction aux puissances
autocratiques qui l'avaient investi.
Réceptions et honneurs pour l'homme qui avait été le premier à
tenter d'écraser la révolution, et emprisonnement ou la mort pour les
amoureux de la liberté ! Dans le même temps, les vrais fils de la
Russie, qui avaient défendu la révolution contre chaque attaque et
avaient porté les Bolcheviks à la puissance politique, étaient
arrachés à leur famille par la déportation en terre étrangère.
L'histoire n'a jamais auparavant été le témoin d'une débâcle plus
tragique. Les premiers à être expulsés par le gouvernement
" révolutionnaire " étaient dix anarchistes, la plupart d'entre eux
connus dans le mouvement révolutionnaire international en tant
qu'idéalistes éprouvés, et martyrs de leur cause. Parmi eux se
trouvait Voline, un homme très cultivé, un écrivain et conférencier
doué, qui avait été rédacteur de diverses revues anarchistes en
Europe et en d'Éducation à Amérique. En Russie, où il était revenu
en 1917, il avait aidé à organiser la Confédération ukrainienne du
Nabat, et fut pour un temps conférencier pour le Département
soviétique d'Éducation à Kharkov. Voline avait été membre d'une
unité militaire de partisans anarchistes qui avait lutté contre
l'occupation Austro-Allemande, et durant un temps considérable, il
s'occupa également du travail éducatif et culturel dans l'armée de
Makhno. Pendant l'année 1921 il fut emprisonné par les Bolcheviks,
et expulsé après la grève de la faim des anarchistes de la Taganka
qui dura dix jours et demi.
Dans le même groupe se trouvait G. Maximoff, un anarchiste de
longue date. Avant la Révolution, il militait parmi les étudiants de
l'université de Petrograd, et aussi parmi les paysans. Il avait
participé à toutes les luttes révolutionnaires depuis la révolution de
Février, était l'un des rédacteurs de Golos Truda et membre du
Secrétariat pan-russe des anarcho- syndicalistes. Il est un auteur et
un conférencier doué et populaire.
Mark Mratchny, un autre expulsé, était anarchiste depuis 1907.
Au moment où le Hetman Skoropadsky soumit l'Ukraine à l'aide des
baïonnettes allemandes, Mratchny était membre du bureau
révolutionnaire des étudiants de Kharkov. Il eut la fonction
d'instructeur dans le Département soviétique des écoles de Kharkov,
et plus tard en Sibérie. Il a édité le Nabat au cours de la période de
l'accord entre Makhno et les Bolcheviks, et fut arrêté plus tard avec
les autres anarchistes qui étaient venus à Kharkov pour la
conférence anarchiste.
Parmi les expulsé on comptait également Yartchouk, célèbre
comme l'un des chefs des marins de Kronstadt dans le soulèvement
de Juillet 1917, un homme qui exerçait une influence exceptionnelle
sur les marins et les ouvriers, et dont l’idéalisme et le dévouement
resteront dans les annales. Dans ce groupe, il y avait également
plusieurs étudiants — les seuls jeunes qui avaient participé à la
grève de la faim anarchiste dans la prison de Taganka.
***
Rester plus longtemps en Russie bolchevique était devenu
insupportable. J'étais obligée de m'exprimer à haute voix, et décidée
à quitter le pays. Des amis s'arrangèrent pour ouvrir un passage
clandestin vers l'étranger, mais alors que toutes les dispositions
étaient prises, nous fûmes informés de nouveaux développements.
Les anarchistes de Berlin avaient fait une demande au
gouvernement soviétique afin que des passeports fussent délivrés à
Alexandre Berkman, A. Shapiro, et à moi- même, pour nous
permettre d'assister au congrès international anarchiste qui devait se
réunir à Berlin en décembre 1921. Pour cette raison ou pour
d'autres, le gouvernement soviétique délivra finalement les papiers
demandés, et le 1er décembre 1921, je quittai la Russie en
compagnie d’Alexandre Berkman et A. Shapiro. Cela faisait juste un
an et onze mois que j’avais posé le pied sur ce que j'avais pensé
être la terre promise. Mon cœur était lourd de la tragédie de la
Russie. Une pensée se détachait en puissant relief : je devais
hausser la voix contre les crimes commis au nom de la Révolution.
Je serais entendue indépendamment de l'ami ou de l'ennemi.
POSTFACE

Les critiques des socialistes non-bolcheviques de l'échec russe


affirment que la révolution pourrait ne pas avoir réussi en Russie
parce que les conditions industrielles n'y avaient pas atteint le
niveau nécessaire. Ils font référence à Marx, qui a enseigné qu'une
révolution sociale est possible seulement dans les pays avec un
système industriel fortement développé et les antagonismes sociaux
afférents. Ils affirment donc que la Révolution russe ne pouvait pas
être une révolution sociale, et qu'historiquement elle devait évoluer
par des étapes constitutionnelles et démocratiques, en parallèle
d'une industrialisation croissante, afin de rendre le pays apte
économiquement pour le changement fondamental.
Cette vue marxiste orthodoxe oublie de prendre une donnée
importante en compte — une donnée peut-être plus essentielle à la
possibilité et au succès d'une révolution sociale que l'élément
industriel lui-même. C'est la psychologie des masses à une période
donnée. Pourquoi n'y a-t-il, par exemple, aucune révolution sociale
aux États-Unis, en France, ou même en Allemagne ? Sûrement ces
pays ont-ils atteint le développement industriel désigné par Marx
comme étape culminante. La vérité est que le développement
industriel et les contrastes sociaux importants ne sont, par eux-
mêmes, nullement suffisamment pour donner naissance à une
nouvelle société, ou pour déclencher une révolution sociale. La
conscience sociale nécessaire, la psychologie de masse exigée, est
absente dans des pays tels que les États-Unis et les autres déjà
mentionnés. Cela explique pourquoi aucune révolution sociale n'y a
eu lieu.
À cet égard la Russie eut l'avantage sur d'autre pays plus
industrialisé et " civilisés ". Il est vrai que la Russie n'était pas été
aussi avancée industriellement que ses voisins occidentaux. Mais la
psychologie des masses russes, inspirée et intensifiée par la
révolution de Février, mûrit si rapidement que, en quelques mois, le
peuple était prêt pour des slogans ultra- révolutionnaires tels que
" Tout le pouvoir aux Soviets " et " La terre aux paysans, les usines
aux ouvriers. "
La signification de ces slogans ne devrait pas être sous-
estimée. Exprimant largement la volonté instinctive et semi-
consciente du peuple, ils signifiaient déjà la réorganisation sociale,
économique, et industrielle complète de la Russie. Quel pays en
Europe ou Amérique est-il préparé à traduire de telles devises
révolutionnaires dans sa vie ? Pourtant en Russie, en juin et en
juillet 1917, ces slogans devinrent populaires et furent repris avec
enthousiasme et activement mis en œuvre, sous forme d'action
directe, par la grande masse de la population industrielle et agraire,
soit plus de 150 millions de personnes. C'était la preuve suffisante
de la " maturité " du peuple russe pour la révolution sociale.
Quant à la " maturité " économique au sens marxiste, il ne faut
pas oublier que la Russie est majoritairement un pays agraire. La
théorie de Marx présuppose l'industrialisation de la population des
paysans et des paysans dans chaque société fortement développée,
comme étape vers le mûrissement social en vue de la révolution.
Mais les événements en Russie, en 1917, ont démontré que la
Révolution n'attend pas ce processus d'industrialisation et — ce qui
est important — ne peut pas l'attendre. Les paysans russes ont
commencé à exproprier les propriétaires, les ouvriers ont pris
possession des usines, sans connaître la théorie marxiste. Cette
action populaire, en vertu de sa propre logique, déclencha la
révolution sociale en Russie, dérangeant tous les calculs des
marxistes. La psychologie Slaves se montra plus forte que les
théories social-démocrates.
Cette psychologie impliquait le désir passionné de la liberté,
mûri par un siècle d'agitation révolutionnaire parmi toutes les classes
de la société. Le peuple russe était heureusement resté
politiquement peu sophistiqué et indemne de la corruption et de la
confusion créées dans le prolétariat d'autres pays par la liberté et
l'autonomie " démocratiques ". Il était resté russe : normal et simple,
peu familier avec les subtilités de la politique, de la supercherie
parlementaire, et des expédients légaux. Son sens primitif de la
justice et du droit était fort et essentiel, sans la finesse désintégrante
de la pseudocivilisation. Il savait que ce qu'il voulait, et n'a pas
attendu que le " déterminisme historique " le lui apporte : il a utilisé
l'action directe. La Révolution pour lui était une réalité de la vie, pas
seulement une théorie pour la discussion.
Ainsi la révolution sociale eut lieu en Russie malgré le retard
industriel du pays. Mais faire la Révolution n'était pas assez. Il était
nécessaire de la faire avancer et de l'élargir, de la développer en
une reconstruction économique et sociale. Cette phase de la
révolution rendait nécessaire de libérer entièrement l'initiative
personnelle et l'effort collectif. Le développement et le succès de la
Révolution dépendait du plus large exercice du génie créateur du
peuple, de la coopération du prolétariat intellectuel et manuel.
L'intérêt commun est le leitmotiv de tout effort révolutionnaire,
particulièrement de son côté constructif. Ce but commun et cette
solidarité mutuelle ont balayé la Russie comme une vague puissante
aux premiers jours de la Révolution d'Octobre-Novembre. Les forces
venaient de cet enthousiasme, elles auraient pu déplacer des
montagnes, si elles avaient été intelligemment guidées vers le bien-
être exclusif du peuple. Le moyen pour une telle ligne de conduite
était à portée : les organisations des travailleurs et les coopératives
dont la Russie était couverte comme un réseau de ponts reliant la
ville et la campagne ; les Soviets qui éclosaient étaient sensibles aux
besoins du peuple ; et, finalement, T intelligentsia dont les traditions
pendant un siècle exprimaient la dévotion héroïque à la cause de
l’émancipation de la Russie.
Mais un tel développement n'avait pas de place dans le
programme des Bolcheviks. Pendant plusieurs mois après Octobre,
ils permirent aux forces populaires de se manifester, le peuple
élargissant toujours la Révolution. Mais dès que le Parti communiste
s'est senti suffisamment installé au pouvoir, il a commencé à limiter
l'ampleur de l'activité populaire. Tous les actes des Bolcheviks,
toutes leurs politiques, leurs changements de politique, leurs
compromis et reculs, leurs méthodes d'interdiction et de persécution,
leur terrorisme et extermination de tout autre vision politique
devinrent les moyens de leur seule visée : la conservation du
pouvoir d'État dans les mains du Parti communiste. En effet, les
Bolcheviks eux-mêmes (en Russie) n'en faisaient pas secret. Le
Parti communiste, prétendaient-ils, est l'avant-garde du prolétariat,
et la dictature doit rester entre ses mains. Hélas, les Bolcheviks
comptaient sans leurs hôtes — la paysannerie, que ni la razvyoriska,
ni la Tcheka, ni les fusillades de masse ne pouvaient persuader de
soutenir le régime bolchevique. La paysannerie est devenue l'écueil
sur lequel les meilleurs plans et arrangements de Lénine ont butés.
Mais Lénine, en agile contorsionniste, était habile à se glisser dans
la plus étroite des marges. La nouvelle politique économique fut
présentée juste à temps afin d'écarter le désastre qui, lentement
mais sûrement s'abattait sur l'ensemble de l'édifice communiste.
II.
La " Nouvelle Politique Économique (NEP) " vint comme une
surprise et choqua la plupart des communistes. Ils voyaient en elle
une inversion de tout ce que leur Parti avait proclamé — un
renversement du communisme lui-même. En signe de protestation,
certains des membres les plus âgés du Parti, des hommes qui
avaient fait face au danger et à la persécution sous l'ancien régime,
tandis que Lénine et Trotsky vivaient à l'étranger en sûreté,
quittèrent le Parti communiste, amers et déçus. Les chefs
déclarèrent alors un lock-out. Ils ordonnèrent un coupe claire dans
les rangs du Parti de tous les éléments " douteux ". Chaque suspect
d'une attitude indépendante, et ceux qui n'avaient pas accepté la
nouvelle politique économique comme le dernier cri de la sagesse
révolutionnaire, furent exclus. Il y avait parmi eux des communistes
qui, pendant des années, avaient rendu des services dévoués.
Certains, blessés au vif par le procédé injuste et brutal, et secoués
au plus profond par l'effondrement de ce qu'ils avaient porté au plus
haut, recoururent même au suicide. Mais la navigation sans à-coups
du nouvel évangile de Lénine devait continuer, l'évangile de la
sainteté de la propriété privée et la liberté de l'impitoyable
concurrence érigé sur les ruines de quatre ans de révolution.
Cependant, l'indignation communiste au sujet de la nouvelle
politique économique indiquait simplement la confusion d'esprit des
adversaires de Lénine. Quoi d'autre que la confusion mentale aurait
pu leur permettre d'approuver les nombreux reculs politiques
acrobatiques de Lénine, mais se déclarer indignés au saut périlleux
final, son point culminant logique ? La difficulté avec ces
communistes dévots était qu'ils s'accrochaient à la conception
immaculée de l'État communiste qui, à l'aide de la révolution, devait
racheter le monde. Mais la plupart des dirigeants communistes ne
s'embarrassèrent jamais d'une telle illusion. Lénine encore moins
que les autres.Lors de ma première rencontre, il m'avait donné
l’impression d'un fin politique qui savait exactement ce qu'il voulait et
ne reculerait devant rien pour atteindre ses objectifs. Après l’avoir
entendu parler à plusieurs occasions et avoir lu ses textes, je devins
convaincue que Lénine s'intéressait peu à la Révolution et que le
Communisme lui était idée très lointaine. L'État politique centralisé
était la déité de Lénine, à laquelle tout devait être sacrifié. Quelqu'un
a dit que Lénine sacrifierait la révolution pour sauver la Russie. Les
politiques de Lénine, cependant, ont montré qu'il était disposé à
sacrifier la révolution et le pays, ou au moins une partie de ce
dernier, afin de réaliser son programme politique avec ce qui
resterait de la Russie.
Lénine était le politicien le plus souple de l'histoire. Il pouvait
être un ultra-révolutionnaire, un homme de compromis et un
conservateur en même temps. Quand, telle une vague puissante un
cri balaya la Russie, " Toute le pouvoir aux Soviets ! " Lénine nagea
dans le sens du courant. Quand les paysans prirent possession de
la terre et les ouvriers des usines, Lénine non seulement approuva
ces actions directes, mais il alla plus loin. Il publia la devise célèbre :
" Expropriez les expropriateurs " un slogan qui servit à confondre les
esprits, et causa des dommages incalculables à l'idéalisme
révolutionnaire. Jamais auparavant un vrai révolutionnaire n'aurait
interprété l’expropriation sociale comme le transfert de la richesse
d’un ensemble d'individus à un autre. Pourtant c'était exactement ce
que signifiait le slogan de Lénine. Les incursions aveugles et
irresponsables, l'accumulation de la richesse de l'ancienne
bourgeoisie par la nouvelle bureaucratie soviétique, les chicanes
qu'elles pratiquaient sur ceux dont le seul crime était leur ancien
statut, étaient les résultats de la politique de Lénine " Expropriez les
expropriateurs ". À partir de là, l'histoire de toute la révolution est un
kaléidoscope des compromis et de la trahison par Lénine de ses
propres slogans.
Les actes et les méthodes des Bolcheviks depuis les Journées
d'Octobre peuvent sembler contredire la nouvelle politique
économique. Mais en réalité ils sont les maillons d'une chaîne dont
le but était de forger un Gouvernement tout- puissant et centralisé,
avec le capitalisme d'État comme mode économique. Lénine
possédait une vision claire et une volonté de fer. Il sut inciter ses
camarades en et hors Russie à croire que son système était le
véritable socialisme et ses méthodes la Révolution. Il n’y a pas à
s’étonner que Lénine ait ressenti un tel mépris pour sa bande, qu'il
n'a jamais hésité à leur lancer au visage que " Seuls les imbéciles
peuvent croire que le communisme est possible en Russie
aujourd’hui ". C'était la réponse de Lénine aux adversaires de la
nouvelle politique économique.
En fait, Lénine avait raison. Le véritable communisme ne fut
jamais tenté en Russie, à moins que l'on considère que trente-trois
catégories de salaire, que différentes rations de nourriture, que des
privilèges pour quelques-uns et l'indifférence pour la grande masse,
soit le communisme.
Au début de la Révolution il était comparativement facile pour le
Parti communiste de s'emparer lui-même du pouvoir. Tous les
éléments révolutionnaires, trompés par les promesses ultra-
révolutionnaires des Bolcheviks, y aidèrent ce dernier. Une fois
maîtres de l’État, les Communistes commencèrent leur processus
d’élimination. Tous les partis politiques et groupes qui refusaient de
se soumettre à la nouvelle dictature durent disparaître. D'abord les
anarchistes et les socialistes révolutionnaires de gauche, puis les
mencheviks et d'autres opposants de droite, et finalement tous ceux
qui osaient prétendre à une opinion propre. Identique fut le destin de
toutes les organisations indépendantes. Elles furent subordonnées
aux besoins du nouvel État ou tout à fait détruites, comme le furent
les Soviets, les syndicats et lescoopératives — les grands facteurs
de la réalisation des espoirs révolutionnaires.
Les Soviets apparurent pour la première fois durant la révolution
de 1905. Ils eurent un rôle important pendant cette période brève
mais significative. Bien que la révolution eût été écrasée, l'idée des
Soviets demeura enracinée dans les esprits et les cœurs des
masses russes. À la première aube qui illumina la Russie en février
1917, les Soviets furent rétablis et devinrent très vite florissants.
Pour le peuple, les Soviets ne représentaient nullement une trahison
de l’esprit de la Révolution. Au contraire, la Révolution devait trouver
une expression pratique plus élevée et plus libre par les Soviets.
C'était pourquoi les Soviets se propagèrent si spontanément et si
rapidement dans toute la Russie. Les Bolcheviks comprirent la
signification de cette tendance populaire, et y joignirent leur cri. Mais
une fois au pouvoir les communistes virent que les Soviets
menaçaient la suprématie de l'État. Toutefois, ils ne pouvaient pas
les détruire arbitrairement sans miner leur propre prestige, en Russie
et à l'étranger, en tant que soutiens du système soviétique. Ils
commencèrent à les priver graduellement de leur pouvoir, et les
subordonnèrent finalement à leurs propres nécessités.
Les syndicats russes furent beaucoup plus faciles à émasculer.
Ils étaient peu nombreux, et, quant à leur fibre révolutionnaire,
toujours dans l'enfance. En déclarant l'adhésion aux syndicats
obligatoire, les organisations de travail russes gagnèrent en stature
physique, mais mentalement, ils demeurèrent à l’étape infantile.
L'État communiste devint la nourrice des syndicats. En échange, ces
organismes servirent de laquais à l'État. " Une école pour le
communisme, " proclama Lénine dans la polémique célèbre sur les
fonctions des syndicats. Très bien. Mais une école désuète où
l'esprit de l'enfant est enchaîné et écrasé. Nulle part dans le monde
on ne trouve des organisations de travailleurs aussi soumises à la
volonté et aux préceptes de P État qu'en Russie bolchevique.
Le destin des coopératives est trop bien connu pour exiger un
développement. Les coopératives étaient le lien le plus essentiel
entre la ville et la campagne. Leur valeur révolutionnaire comme
efficaces agents populaires d'échange et de distribution, et pour
reconstruire la Russie était incalculable. Les Bolcheviks les
transformèrent en rouages de la machine gouvernementale et, de ce
fait, détruisirent leur utilité et leur efficacité.

III.
Il est maintenant clair pourquoi la Révolution russe, conduite par
le Parti communiste, fut un échec. La puissance politique du Parti,
organisée et centralisée dans l'État, cherchait à se maintenir par
tous les moyens à sa disposition. Les autorités centrales tentèrent
de canaliser l'activité du peuple dans des formes correspondant au
but du Parti. Le but unique de ce dernier était de renforcer l'État et
de monopoliser tout l'économique, le politique, et le social — et
mêmes toutes les manifestations culturelles. La Révolution avait un
objet entièrement différent, et dans chacun de ses caractères elle
était la négation de l'autorité et de la centralisation. Elle a tâché
d'élargir le champ de l'expression prolétaire et de multiplier les
phases de l'initiative individuelle et collective. Les objectifs et les
tendances de la révolution étaient diamétralement opposés à ceux
du parti politique au pouvoir.
Les méthodes de la Révolution et de l’État étaient juste
diamétralement opposées. Celles de la Révolution étaient inspirées
par l'esprit de la Révolution lui-même : c'est-à-dire, par
l'émancipation de toutes les forces d'oppression et de limitation ; en
bref, par des principes libertaires. Les méthodes d'État, au contraire
— de l'État bolchevique comme de tout gouvernement — étaient
basés sur la coercition, qui au cours du temps, se développa
nécessairement en violence, oppression, et terrorisme
systématiques. Ainsi deux tendances en opposition luttaient pour la
suprématie : l'État bolchevique contre la Révolution. Cette lutte était
une lutte de à mort. Les deux tendances, contradictoires dans les
objectifs et les méthodes, ne purent pas fonctionner
harmonieusement : le triomphe de l'État signifiait la défaite de la
Révolution.
Ce serait une erreur de supposer que l'échec de la Révolution
était dû entièrement au caractère des Bolcheviks.
Fondamentalement, c'était le résultat des principes et des méthodes
du Bolchevisme. C'était l’esprit et les principes autoritaires de l'État
qui étouffèrent les aspirations libertaires et libératrices. N'importe
quel autre parti politique aurait été en charge du gouvernement en
Russie que le résultat aurait été essentiellement identique. Ce n'est
pas tellement les Bolcheviks qui ont tué la Révolution russe mais
plutôt l'idée bolchevique. C’était le marxisme, quelque peu modifié
en un gouvernementalisme étriqué et fanatique. Seule la
connaissance des forces fondamentales qui ont écrasé la Révolution
peut éclairer cet événement qui a bouleversé le monde. La
Révolution russe montre sur une petite échelle la vieille lutte d'un
siècle, du principe libertaire contre le principe autoritaire. Qu'est-ce
que le progrès, sinon l'acceptation la plus générale des principes de
la liberté, et le rejet de ceux de la coercition ? La Révolution russe
était une étape libertaire, détruite par l'État bolchevique, par la
victoire provisoire de la réaction, l'idée gouvernementale.
Cette victoire était due à un certain nombre de causes. La
plupart d'entre elles a été déjà traitée dans les chapitres précédents.
La cause principale, cependant, n'était pas le retard industriel de la
Russie, comme clamé par beaucoup d'auteurs. Cette cause était
culturelle qui, tout en donnant au peuple russe certains avantages
par rapport à leurs voisins plus sophistiqués, eut également
quelques inconvénients fatidiques. La Russie était " culturellement
sous-développée " dans le sens qu'elle était indemne de la
corruption politique et parlementaire. D'un autre côté, elle était
inexpérimentée dans le jeu politique et avait une foi naïve dans la
puissance miraculeuse du Parti qui parlait le plus fort et faisait le
plus de promesses. Cette foi dans la puissance du gouvernement
servit à asservir le peuple russe au Parti communiste avant même
que les grandes masses se rendissent compte que le joug avait été
mis autour de leurs cous.
Le principe libertaire était fort aux premiers jours de la
Révolution, le besoin de libre d'expression était irrépressible. Mais
quand la première vague d'enthousiasme recula dans la prosaïque
vie quotidienne, une conviction ferme aurait été nécessaire pour
garder ardents les feux de la liberté. Il n'y avait seulement qu'une
poignée d'individus dans la grande immensité de la Russie pour
garder ces feux allumés —les anarchistes, dont le nombre était
infime, et dont les efforts, absolument réprimés sous le Tsar, n'avait
pas eu le temps de porter leurs fruits. Le peuple russe, dans une
certaine mesure anarchiste d'instinct, étaient encore trop peu
familier avec les véritables principes et les méthodes libertaires pour
les appliquer effectivement à sa vie. La plupart des anarchistes
russes eux-mêmes étaient malheureusement toujours pris dans un
réseau de groupes aux activités réduites, et par des tâches
individualistes plutôt que sociales et collectives plus importantes.
Les anarchistes, le futur historien impartial l'admettra, ont joué un
rôle très important dans la Révolution russe — un rôle bien plus
significatif et fructueux que leur nombre comparativement petit aurait
pu le faire prévoir. Pourtant l'honnêteté et la sincérité m'obligent à
déclarer que leur travail aurait été de valeur pratique infiniment plus
grande s'ils avaient été organisés et mieux équipés pour guider les
énergies libérées du peuple vers la réorganisation de sa vie sur une
base libertaire. Mais l'échec des anarchistes dans la Révolution
russe — dans le sens indiqué ci-dessus — ne signifie nullement la
défaite de l'idée libertaire. Au contraire, la Révolution russe a
démontré sans nul doute que l'idée d'État, le socialisme d'État, dans
toutes ses manifestations (économique, politique, sociale, éducative)
est entièrement et désespérément en faillite. Jamais auparavant,
dans toute l'histoire, l'autorité, le gouvernement, l'État, ne s'étaient
montré en fait aussi statiques, réactionnaires, et même contre-
révolutionnaires. En bref, l'antithèse même de la Révolution.
Il reste vrai, comme le montre tout le progrès, que seuls l'esprit
et la méthode libertaires peuvent aider l'homme à accomplir un pas
supplémentaire dans son éternelle quête d'une vie meilleure, plus
agréable, et plus libre. Appliquée aux grands bouleversements
sociaux, connus sous le nom de révolutions, cette tendance est
aussi efficace que dans le processus évolutionnaire ordinaire. La
méthode autoritaire a été un échec à travers toute l’histoire et,
maintenant, elle a encore échoué dans la Révolution russe.
L'ingéniosité humaine n’a découvert jusqu'ici aucun autre principe
que le principe libertaire, parce que l’homme a en effet poussé la
sagesse à son point le plus haut, quand il a dit que la liberté est la
mère de l'ordre, non sa fille. Malgré tous les principes et partis
politiques, aucune révolution ne peut être vraiment, et de manière
permanente, réussie, à moins qu'elle ne mette un ferme veto sur
toutes les tyrannies et toutes les centralisations, et ne tâche, avec
détermination, de faire une vraie réévaluation de toutes les valeurs
économiques, sociales, et culturelles. La révolution n'est pas
simplement la substitution d'un parti politique à d'autres au
gouvernement, elle n'est pas le masque de l'autocratie sous des
slogans prolétaires, pas la dictature d'une nouvelle classe à la place
de l'ancienne, pas un changement sur la même scène politique,
mais l’inversion complète de tous ces principes autoritaires, qui
seule servira la révolution.
Dans le domaine économique cette transformation doit être aux
mains des masses industrielles : ces dernières ont le choix entre un
État industriel et un anarcho-syndicalisme. Dans le cas de l’État, la
menace pour le développement constructif de la nouvelle structure
sociale serait aussi grande que par l’État politique. Il deviendrait un
poids mort sur la croissance des nouvelles formes de la vie. Pour
cette même raison, le syndicalisme (ou industrialisme) seul n'est
pas, comme le clament ses thuriféraires, suffisant à lui seul. C’est
seulement quand l’esprit libertaire imprègne les organisations
économiques des ouvriers, que les diverses énergies créatrices du
peuple peuvent se manifester et la révolution être sauvegardée et
défendue. Seule l'initiative libre et la participation populaire aux
affaires de la révolution peuvent empêcher les erreurs terribles
commises en Russie. Par exemple, avec du carburant seulement à
cent verstes de Petrograd, il n'y aurait eu aucune raison que cette
ville souffre du froid, si les organisations économiques des ouvriers
de Petrograd eussent été libres d'exercer leur initiative pour le bien
commun. Les paysans de l'Ukraine n'auraient pas été entravés dans
la culture de leur terre, s'ils avaient eu accès aux outils aratoires qui
encombraient les entrepôts de Kharkov et d'autres centres
industriels, en attendant les ordres de Moscou pour leur distribution.
Ce sont des exemples caractéristiques du gouvernementalisme et
de la centralisation bolcheviques, qui devraient servir
d'avertissement aux ouvriers d'Europe et d'Amérique sur les effets
destructeurs de l'étatisme.
La puissance industrielle des masses, exprimée par leurs
associations libertaires — anarcho-syndicalisme — peut seule
organiser avec succès la vie économique, et continuer la production.
D'une part, les coopératives, fonctionnant en harmonie avec les
centres industriels, servent d'outils de distribution et d'échange entre
ville et campagne, et en même temps de lien fraternel entre les
masses industrielles et agraires.
On crée une liaison commune de service et d'aide mutuels,
rempart le plus fort de la révolution, plus efficace que le travail forcé,
l'Armée Rouge, ou le terrorisme. De cette seule façon, la révolution
peut agir en tant que levain pour activer le développement de
nouvelles formes sociales, et pour inspirer aux masses de plus
grands accomplissements.
Mais les organisations industrielles libertaires et les
coopératives ne sont pas les seuls médias en interaction dans les
phases complexes de la vie sociale. Il y a les forces culturelles qui,
cependant étroitement liées aux activités économiques, ont pourtant
leurs propres fonctions. En Russie, l'État communiste est devenu
l'arbitre unique de tous les besoins du corps social. Le résultat,
comme déjà décrit, était une stagnation culturelle complète et la
paralysie de tout acte créateur. Si une telle débâcle doit être évitée à
l'avenir, les forces culturelles, tout en restant enracinées dans le sol
économique, doivent demeurer un espace indépendant et
d'expression libre. Non pas l'adhésion au Parti politique dominant,
mais la dévotion à la révolution, la connaissance, le talent, et, au-
dessus de tout, l’impulsion créatrice, devraient être le critérium de
l'aptitude au travail culturel. En Russie ceci a été rendu presque
impossible dès le début de la Révolution d'Octobre, par la séparation
violente de l'intelligentsia et des masses. Il est vrai que le premier
coupable dans ce cas-ci a été l'intelligentsia, particulièrement
l’intelligentsia technique, qui en Russie s’est tenacement accroché
— comme elle le fait dans d'autres pays — aux basques de la
bourgeoisie. Cet élément, incapable de comprendre la signification
des événements révolutionnaires, a tâché de refouler la marée par
un sabotage massif. Mais en Russie il y avait également un autre
genre d'intelligentsia — avec un passé révolutionnaire glorieux plus
que centenaire. Cette partie de l'intelligentsia avait gardé sa foi
envers le peuple, si bien qu'elle ne pouvait pas sans réserves
accepter la nouvelle dictature. L'erreur fatale des Bolcheviks fut de
ne faire aucune distinction entre ces deux éléments. Ils luttèrent
contre le sabotage avec une terreur massive contre toute
l'intelligentsia en tant que classe, et inaugurèrent une campagne de
haine plus intense que la persécution de la bourgeoisie elle-même
— méthode qui créa un abîme entre l'intelligentsia et le prolétariat,
éleva une barrière empêchant tout travail constructif.
Lénine fut le premier à comprendre cette gaffe criminelle. Il
précisa que c'était une grave erreur d'amener les ouvriers à croire
qu'ils pourraient développer les industries et s'engager dans un
travail culturel sans aide ni coopération de l'intelligentsia. Le
prolétariat n'avait ni la connaissance ni la formation pour cette tâche,
et l'intelligentsia dut être reconstituée en direction de la vie
industrielle. Mais l'identification d'une erreur n'a jamais empêché
Lénine et son parti d'en faire immédiatement d'autres. On a fait
appel à l'intelligentsia technique en des termes qui ajoutèrent la
désintégration à l'antagonisme contre le régime.
Tandis que les ouvriers continuaient à mourir de faim, les
ingénieurs, les experts industriels, et les techniciens reçurent des
salaires élevés, des privilèges spéciaux, et les meilleures rations. Ils
sont devenus les employés choyés de l'État et les nouveaux
directeurs slaves des masses. Ces dernières, abreuvées pendant
des années d'enseignements fallacieux comme quoi le muscle seul
est nécessaire pour une révolution réussie, et que seul le travail
physique est productif, et excitées par la campagne de haine qui
transforma chaque intellectuel en un contre-révolutionnaire et un
spéculateur, ne pouvaient pas faire la paix avec ceux qu'on leur avait
enseigné à dédaigner et à soupçonner.
Malheureusement la Russie n'est pas le seul pays où cette
attitude prolétaire contre l'intelligentsia règne. Partout les
démagogues politiques jouent sur l'ignorance des masses, leur
enseignent que l'éducation et la culture sont des préjugés bourgeois,
que les ouvriers peuvent faire sans elles, et qu'eux seuls peuvent
reconstruire la société. La Révolution russe a rendu très clair que le
cerveau et le muscle sont indispensables au travail de la
régénération sociale. Le travail intellectuel et le travail manuel sont
aussi étroitement liés dans le corps social que le cerveau et la main
dans l'organisme humain. L'un ne peut pas fonctionner sans l'autre.
Il est vrai que la plupart des intellectuels se considèrent comme
une classe indépendante et supérieure aux ouvriers, mais les
conditions sociales partout font dégringoler l'intelligentsia de son
piédestal. Les intellectuels sont incités à voir qu'ils sont eux aussi
des prolétaires, des personnes encore plus à charge du patron que
l'ouvrier manuel. A la différence du prolétaire manuel qui, face à une
situation irritante, peut prendre son barda et chercher ailleurs une
autre place, les prolétaires intellectuels sont plus fermement
enracinés dans leur environnement social particulier, et ne peuvent
pas aussi facilement changer de métier ou de mode de vie. Il est
donc de la plus haute importance de faire comprendre aux ouvriers
la rapide prolétarisation des intellectuels et les intérêts communs
créés ainsi entre eux. Si le monde occidental veut profiter des leçons
de la Russie, la flatterie démagogique des masses et l’antagonisme
aveugle envers l'intelligentsia doit cesser. Cela ne signifie pas,
cependant, que les travailleurs devraient dépendre entièrement de
l'élément intellectuel. Au contraire, les masses doivent commencer
dès ce moment à préparer et à s’équiper pour la grande tâche que la
révolution mettra devant eux. Ils devraient acquérir la connaissance
et la qualification technique nécessaires pour contrôler et diriger le
mécanisme complexe de la structure industrielle et sociale de leurs
pays respectifs. Mais, même au mieux, les ouvriers auront besoin de
la coopération des éléments professionnels et culturels. De même
ces derniers doivent se rendre compte que leurs véritables intérêts
sont identiques à ceux des masses. Une fois que les deux forces
sociales auront appris à se fondre en un tout harmonieux, on
éliminerait en grande partie les aspects tragiques de la Révolution
russe. Personne ne serait exécuté parce qu'il " a par le passé acquis
une éducation. " Le scientifique, l’ingénieur, le spécialiste,
l’investigateur, l'éducateur, et l’artiste créateur, aussi bien que le
charpentier, le machiniste, etc., sont tous partie intégrante de la
force collective qui doit construire, par la révolution, la grande
architecture du nouvel édifice social. Pas la haine, mais l'unité ; pas
l’antagonisme, mais la camaraderie ; pas la fusillade, mais la
compassion — voilà la leçon de la grande débâcle russe pour
l'intelligentsia aussi bien que pour les ouvriers. Tous doivent
apprendre la valeur de l’aide mutuelle et de la coopération libertaire.
Chacun pourtant doit pouvoir rester indépendant dans sa propre
sphère et en harmonie avec le meilleur de ce qu'il peut apporter à la
société. C'est seulement de cette manière que le travail productif et
l'effort éducatif et culturel s'exprimeront eux-mêmes en des formes
toujours plus nouvelles et plus riches. C'est pour moi la morale
universelle et essentielle enseignée par la Révolution russe.

IV.
Dans les pages précédentes, j'ai essayé de préciser pourquoi
les principes, les méthodes, et la tactique des Bolcheviks ont
échoué, et pourquoi les mêmes principes et méthodes appliqués
dans n'importe quel autre pays, même d'un développement industriel
supérieur, doivent également échouer. J'ai prouvé plus loin que c'est
non seulement le Bolchevisme qui a échoué, mais le marxisme lui-
même. C'est-à- dire, l'IDÉE D'ÉTAT, le principe autoritaire, qui a
montré sa banqueroute par l'expérience de la Révolution russe. Si je
devais résumer toute mon argumentation en une phrase, je devrais
dire : La tendance intrinsèque de l'État est de se concentrer, de se
rétrécir, et de monopoliser toutes les activités sociales ; la nature de
la Révolution est, au contraire, de se développer, de s'élargir, et de
se disséminer en cercles de plus en plus larges. En d'autres termes,
l'État est institutionnel et statique ; la révolution est fluide,
dynamique. Ces deux tendances sont incompatibles et se détruisent
mutuellement. L'idée d'État a tué la Révolution russe, et elle doit
avoir le même résultat sur toute autre révolution, à moins que l'idée
libertaire règne.
Pourtant je vais beaucoup plus loin. C'est non seulement le
Bolchevisme, le marxisme, et le gouvernementalisme qui sont
mortels à la révolution, aussi bien qu'à tout progrès humain
essentiel. La cause principale de la défaite de la Révolution russe se
trouve beaucoup en profondeur. Elle doit être trouvée dans
l'ensemble de la conception socialiste de la révolution elle- même.
L'idée dominante, presque générale, de la révolution —
particulièrement l'idée socialiste — est que la révolution est un
changement violent des conditions sociales à travers lequel une
classe sociale, la classe ouvrière, devient dominante, au- dessus
d'une autre classe, la classe capitaliste. C'est la conception d'un
changement purement physique, car, comme tel, il implique
seulement un changement de scène politique et une remise en ordre
institutionnelle. La dictature bourgeoise est remplacée par la
" dictature du prolétariat " — ou par celle de son " avant-garde, " le
parti communiste ; Lénine prend le siège des Romanov, le Cabinet
impérial est rebaptisé Soviet des Commissaires du peuple, Trotsky
est nommé ministre de guerre, et un travailleur devient le
Gouverneur militaire général de Moscou. C'est, essentiellement, la
conception des Bolcheviks de la révolution, traduite en pratique
réelle. Et avec quelques changements mineurs, c'est également
l'idée de la révolution de tous les autres Partis socialistes.
Cette conception est intrinsèquement et fatalement fausse. La
révolution est en effet un processus violent. Mais si elle ne doit avoir
seulement pour conséquence qu'un changement de dictature, de
noms et de personnalités politiques, alors elle est à peine utile. Elle
ne vaut sûrement pas toute la lutte et le sacrifice, la perte
extraordinaire de vies humaines et des valeurs culturelles qui
résultent de chaque révolution. Même si une telle révolution pouvait
d'apporter un plus grand bien-être social (qui n'a pas été le cas en
Russie) alors elle ne vaudrait également pas le terrible prix payé : on
peut obtenir des améliorations sans révolution sanglante. Ce ne sont
pas des palliatifs ou des réformes qui sont les vrais objectifs et les
buts de la révolution, telle que je la conçois.
À mon avis — puissamment renforcé par l'expérience russe —
la grande mission de la révolution, de la RÉVOLUTION SOCIALE,
est un changement fondamental des valeurs. Un changement non
seulement social, mais également des valeurs humaines. Ces
dernières sont même prééminentes, parce qu'elles sont la base de
toutes les valeurs sociales. Nos institutions et conditions sociales
reposent sur des idées situées en profondeur. Changer ces
conditions et, en même temps, en garder les idées et valeurs sous-
jacentes intactes, signifie seulement une transformation superficielle,
provisoire, sans réel progrès. C’est un changement de forme
seulement, pas de substance, comme l'a montré la Russie si
tragiquement.
C'est à la fois le grand échec et la grande tragédie de la
Révolution russe d'avoir essayé (sous le leadership du parti politique
au pouvoir) de changer seulement les institutions et les conditions,
en ignorant entièrement les valeurs humaines et sociales impliquées
par une révolution. Pire encore, dans sa passion folle pour la
puissance, l’État communiste a même cherché à renforcer et à
approfondir les idées et les conceptions mêmes que la révolution
était venue pour détruire. Il a soutenu et encouragé toutes les plus
mauvaises qualités antisociales, et a systématiquement détruit la
conception déjà émergente des nouvelles valeurs révolutionnaires.
Le sens de la justice et de l'égalité, l'amour de la liberté et de
l'humaine fraternité — ces principes fondamentaux de la vraie
régénération de la société— l’État communiste les a réprimés
jusqu'à les exterminer. Le sens instinctif de l'homme pour l'équité a
été stigmatisé comme sentimentalité de faible ; la dignité et la liberté
humaines sont devenus une superstition bourgeoise ; la sainteté de
la vie, qui est l'essence même de la reconstruction sociale, a été
condamnée comme non-révolutionnaire, presque contre-
révolutionnaire. Cette sinistre perversion des valeurs fondamentales
contenait en elle-même le germe de la destruction. Avec cette
conception de la révolution comme moyens de s'assurer la
puissance politique, il était inévitable que toutes les valeurs
révolutionnaires dussent être subordonnées aux besoins de l'État
socialiste ; en effet, elles furent exploitées pour sécuriser la
puissance gouvernementale fraîchement acquise. Les " raisons
d'État, " déguisées en " intérêts de la révolution et du peuple, " sont
devenues le critère unique de l'action, et même du sentiment. La
violence, tragiquement inévitable dans les bouleversements
révolutionnaires, est devenue une coutume établie, une habitude, et
est actuellement couronnée en tant qu'institution la plus puissante et
" la plus idéale ". Zinoviev lui-même n'a-t-il pas canonisé
Djerzhinsky, le chef de la Tcheka sanglante, en tant que " saint de la
révolution " ? Les plus grands honneurs publics n'ont-ils pas été
offerts par l'État à Uritsky, le fondateur et le chef sadique de la
Tcheka de Petrograd ?
Cette perversion des valeurs morales s'est bientôt cristallisée
dans le slogan omniprésent du parti communiste : LA FIN JUSTIFIE
TOUS LES MOYENS. De même, dans le passé, l'inquisition et les
jésuites avaient adopté cette devise et lui subordonnaient toute leur
moralité. Elle s'est vengée des jésuites comme de la Révolution
russe. Ensuite de ce slogan suivirent mensonge, duperie, hypocrisie
et trahison, meurtre, publics et secrets. Il devrait être du plus grand
intérêt pour les étudiants en psychologie sociale, que deux
mouvements, aussi largement éloignés par le temps et les idées,
que le Jésuitisme et le Bolchevisme aient obtenu exactement les
mêmes résultats dans l'évolution du principe que la fin justifie tous
les moyens. Ce parallèle historique, presque entièrement ignoré
jusqu'ici, contient une leçon des plus importante pour toutes les
prochaines révolutions et pour tout le futur de l’humanité.
Il n’y a pas plus grande erreur que de croire que les buts sont
une chose, et que les méthodes et la tactique en sont une autre.
Cette conception est une menace efficace contre la régénération
sociale. Toute l'expérience humaine enseigne que les méthodes et
les moyens ne peuvent pas être séparés du but final. Les moyens
utilisés deviennent, par l'habitude individuelle et la pratique sociale,
partie intégrante du but final ; ils l’influencent, le modifient, et
finalement les objectifs et les moyens deviennent identiques. Du jour
de mon arrivée en Russie, je l'ai senti, d'abord vaguement, puis
toujours plus consciemment et clairement. Les grands et vivifiants
objectifs de la Révolution sont ainsi devenus si opaques, si
obscurcis par les méthodes employées par le pouvoir politique au
pouvoir, qu'il était difficile de distinguer entre les moyens provisoires
et le but final. Psychologiquement et socialement, les moyens
influencent et changent nécessairement les objectifs. L'histoire
entière de l'homme est une preuve continue de cette maxime que
priver ses méthodes de concepts moraux signifie descendre dans
les profondeurs de la démoralisation totale. Là se trouve la vraie
tragédie de la philosophie bolchevique dans la révolution russe.
Puisse cette leçon ne pas être vaine.
Aucune révolution ne peut jamais réussir comme facteur de
libération, à moins que les MOYENS employés soient identiques
dans l'esprit et la tendance avec les BUTS à réaliser. La Révolution
est la négation de l'existant, une protestation violente contre
l'inhumanité de l’homme pour l'homme avec les mille et un
esclavages qu'elle implique. C'est la destruction des valeurs
dominantes sur lesquelles un système complexe d'injustice,
d'oppression, et de fausseté, a été bâti par l'ignorance et la brutalité.
— C'est le héraut de NOUVELLES VALEURS, déclenchant une
transformation des relations fondamentales de l'homme à l'homme,
et de l'homme à la société. Ce n'est pas seulement une réforme,
réduisant quelques maux sociaux ; pas seulement une modification
des formes et des institutions ; pas seulement une redistribution du
bien-être social. La Révolution est tout cela, et pourtant plus,
beaucoup plus. C'est, en premier lieu, un CHANGEMENT, porteur
de nouvelles valeurs. C'est le grand PROFESSEUR de la
NOUVELLE ÉTHIQUE, inspirant à l'homme un nouveau concept de
la vie et de ses manifestations dans ses rapports sociaux. C'est une
régénération mentale et spirituelle.
Son premier précepte moral est l’identité des moyens utilisés et
des objectifs recherchés. La fin finale de tout le changement social
révolutionnaire est d'établir la sainteté de la vie humaine, la dignité
de l'homme, le droit de chaque être humain à la liberté et au bien-
être. S'il n'étaient pas le but essentiel de la révolution, les
changements sociaux violents n'auraient aucune justification. Les
changements sociaux de surface, peuvent être, et ont été, accomplis
par des processus normaux d'évolution. Une Révolution, au
contraire, ne signifie pas un changement superficiel, mais un
changement profond, essentiel, fondamental. Ce changement
interne des concepts et des idées, imprégnant de toujours plus
grandes strates sociales, aboutit finalement au bouleversement
violent connu sous le nom de Révolution. Est-ce que cette apogée
doit la trahir, renverser le processus du changement, se retourner
contre elle ? C'est ce qui s'est produit en Russie. Au contraire, la
révolution elle-même doit accélérer et élargir le processus dont elle
est l'expression cumulative ; sa mission principale est de l’inspirer,
pour le porter à une plus grande ampleur, lui donner le plus de place
possible pour son expression. C'est seulement ainsi que la
révolution est fidèle à elle-même.
En pratique, cela signifie que la période de la révolution réelle, la
soi-disant étape transitoire, doit être l'introduction, le prélude aux
nouvelles conditions sociales. C'est le seuil de la NOUVELLE VIE,
de la nouvelle MAISON DE L'HOMME ET DE L'HUMANITÉ. Comme
telle, elle doit être l'esprit de la nouvelle vie, en harmonie avec la
construction du nouvel édifice.
Aujourd'hui est le parent de demain. Le présent projette son
ombre loin dans le futur. C'est la loi de la vie, individuelle et sociale.
Une Révolution qui se prive ainsi des valeurs morales fait le lit de
l'injustice, de la duperie, et de l'oppression pour la société future. Les
moyens employés pour préparer le futur deviennent sa pierre
angulaire. Soyez témoin de l'état tragique de la Russie. Les
méthodes de centralisation étatique ont paralysé l'initiative et l’effort
individuels ; la tyrannie de la dictature a courbé le peuple dans une
soumission servile et ainsi se sont éteints les feux de la liberté ; le
terrorisme organisé a diffamé et brutalisé les masses et a étouffé
chaque aspiration idéaliste ; le meurtre institutionnalisé a déprécié la
vie humaine, et tout le sens de la dignité de l'homme, et de la valeur
de la vie, a été éliminé ; la coercition à chaque pas a rendu l'effort
amer, le travail une punition, a transformé la totalité de l'existence en
système de duperie mutuelle, et a rétabli les plus bas et les plus
brutaux instincts de l'homme. Un héritage désolé pour commencer
une nouvelle vie de liberté et de fraternité.
Il ne sera jamais assez souligné que la révolution est vaine si
elle n'est pas inspirée par son idéal final. Les méthodes
révolutionnaires doivent être en accord avec les objectifs
révolutionnaires. Les moyens employés pour promouvoir la
révolution doivent s'harmoniser avec ses buts. En bref, les valeurs
morales que la révolution doit établir dans la nouvelle société doivent
être semées dans les activités révolutionnaires de la soi-disant
période de transition. Cette dernière peut constituer un pont vrai et
sûr vers la vie meilleure, à condition d'être construit du même
matériau que la vie à réaliser. La révolution est le miroir du jour qui
vient ; c'est l'enfant qui doit devenir l’homme de demain.

Table des matières


Préface
I. DÉPORTÉE EN RUSSIE
II. PETROGRAD
III. PENSÉES GÊNANTES
IV. MOSCOU : PREMIÈRES IMPRESSIONS
V. RENCONTRES IMPORTANTES
VI. PRÉPARATIFS POUR LES DÉPORTES AMÉRICAINS
VII. MAISONS DE REPOS POUR LES TRAVAILLEURS
VIII. LE PREMIER MAI À PETROGRAD
IX. MILITARISATION DES USINES
X. LE BRITISH LABOUR EN MISSION
XI. UNE VISITE VENUE D'UKRAINE
XII. SOUS LA SURFACE
XIII. LE MUSÉE DE LA RÉVOLUTION
XIV. PETROPAVLOVSK ET SCHLÜSSELBOURG
XV. LES SYNDICATS
XVI. MARIA SPIRIDONOVA
XVII. UNE AUTRE VISITE A PIERRE KROPOTKINE
XVIII. EN ROUTE
XIX. A KHARKOV
XX. POLTAVA
XXI. KIEV
MA NOUVELLE DÉSILLUSION EN RUSSIE
PRÉFACE
I. ODESSA
II. RETOUR À MOSCOU
III. RETOUR À PÉTROGRAD
IV. ARKHANGELSK ET RETOUR
V. MORT ET FUNÉRAILLES DE KROPOTKINE
VI. KRONSTADT
VII. PERSÉCUTION DES ANARCHISTES
VIII. LES COMMIS-VOYAGEURS DE LA RÉVOLUTION
IX. ÉDUCATION ET CULTURE
X. L'EXPLOITATION DE LA FAMINE
XI. LA RÉPUBLIQUE SOCIALISTE RECOURT À LA DÉPORTATION
POSTFACE
Notes

[←1]
Mother Earth Publishing Association, New York, February, 1917.
[←2]
La Cloche
[←3]
Procès et Discours d'Alexandre Berkman et d'Emma Goldman devant la Cour
Fédérale de New York, juillet-juin 1917. Mother Earth Publishing C°., New York.
[←4]
Une verste=1064 mètres
[←5]
Lepetit.
[←6]
En français dans le texte.
[←7]
En français dans le texte.
[←8]
The playboy of the Eastern World est une pièce en trois actes écrite par le dramatuge
irlandais Johon Milllington Synge et inaugurée au Théâtre de l'Abbaye, à Dublin, le 2-
janvier 1907. C'est l'histoire de Christy Mahon, un jeune homme qui fuit sa ferme,
clamant qu'il a tué son père. Les gens du pays sont plus interessés par le plaisir de
son histoire que par la condamnation de l'immoralité de son acte meurtrier. (NdT et
Wikipédia)
[←9]
1 mile = 1609,344 mètres
[←10]
Bureaux politiques
[←11]
Unités armées organisées par les Bolcheviks pour mettre fin au trafic et confisquer
les denrées.
[←12]
Artisanat individuel à petite échelle
[←13]
Villageois heureux et leurs maisons modèles, particulièrement disposés et montrés
à Catherine la Grande par son premier ministre Potemkine pour la tromper au sujet
de l'état réel de la paysannerie.
[←14]
En français dans le texte.
[←15]
En français dans le texte.
[←16]
En français dans le texte.
[←17]
En français dans le texte : demimonde.
[←18]
En français dans le texte.

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