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Lieu Russie
Abdication de Nicolas II
Résultat
Chute de l'Empire russe
Chronologie
Révolution de Février qui aboutit à la formation d'un
8-15 mars (23 février - 2 mars selon le
gouvernement provisoire et à la chute du tsarisme. La
calendrier russe)
Russie devient une république.
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Sommaire
Après la scolarisation menée quelques années auparavant, une partie des ouvriers a été
conquise par les idées marxistes et autres idéologies révolutionnaires. Toutefois, le pouvoir
tsariste fit preuve d’immobilisme. Aux XIXe et XXe siècles, des mouvements organisés par des
membres de toutes les classes de la population (étudiants ou ouvriers, paysans ou nobles)
tentèrent de renverser le gouvernement – sans succès, certains se tournant vers le terrorisme et
les attentats politiques. Les mouvements révolutionnaires étaient soumis à une dure répression,
menée par la puissante Okhrana, la police politique tsariste. De nombreux révolutionnaires
étaient emprisonnés ou déportés, d’autres réussissaient à fuir et à rejoindre les rangs des exilés.
De ce point de vue, la révolution de 1917 n’est que l’aboutissement d’une longue succession de
petites révoltes. Les réformes nécessaires, que ni les révoltes paysannes, ni les attentats
politiques, ni l’activité parlementaire de la Douma, n’avaient réussi à imposer viendront finalement
d’une révolution impulsée par le prolétariat.
Dès 1905, une première révolution éclate après la défaite de la Russie lors de la guerre russo-
japonaise. La répression sanglante d’une manifestation le 22 janvier 1905, lorsqu'une partie de la
population vint porter une supplique à Nicolas II à Saint-Pétersbourg marque le « Dimanche
rouge ». Elle constitua une tentative du peuple russe de se libérer de son tsar, et fut marquée par
des soulèvements et des grèves de la part des ouvriers et des paysans qui formèrent à cette
occasion leurs premiers organes de pouvoirs indépendants de la tutelle de l’État, les Soviets.
Les défaites successives de la Russie lors de la Première Guerre mondiale sont l’une des causes
de la révolution de Février. À l’entrée en guerre, tous les partis sont pour cette participation, à
l’exception du parti social-démocrate (POSDR), le seul en Europe avec le parti socialiste serbe à
refuser le vote des crédits de guerre, mais qui prévient toutefois qu’il ne cherchera pas à saboter
l’effort de guerre. Dès le début du conflit sur le Front de l'Est, après quelques succès initiaux,
l’armée connaît de lourdes défaites (en Prusse-Orientale notamment) ; les usines s’avèrent
insuffisamment productives, le réseau ferroviaire imparfait, le ravitaillement en armes et denrées
de l’armée boiteux. Au sein de la troupe, les pertes battent tous les records (1 700 000 morts et
5 950 000 blessés) et des mutineries éclatent, le moral des soldats se trouvant au plus bas.
Ceux-ci supportent de moins en moins l’incapacité de leurs officiers (on a ainsi vu des unités
monter au combat avec des balles ne correspondant pas au calibre de leur fusil), les brimades et
les punitions corporelles en usage dans l’armée.
La famine gronde et les marchandises se font rares. L’économie russe, qui connaissait avant la
guerre le taux de croissance le plus élevé d’Europe 12, est coupée du marché européen. La
chambre basse du Parlement russe (la Douma), constituée de partis libéraux et progressistes,
met en garde le tsar Nicolas II contre ces menaces pour la stabilité, tant de la Russie que du
régime, et lui conseille de former un nouveau gouvernement constitutionnel. Mais le tsar ignore
l’avis de la Douma. Isolé dans un train spécial au front, il a perdu de fait tout contact avec la
réalité du pays et avec sa direction. L’impopularité de son épouse, d’origine allemande, aggrave
le discrédit du régime, ce que confirme en décembre 1916 l’assassinat par un jeune noble du
conseiller occulte de l’impératrice, Raspoutine.
Dès 1915-1916, une prolifération de comités divers prennent en main tout ce qu’un État déficient
n’assume plus (ravitaillement, soins, échanges). Avec les coopératives ou les syndicats, ces
comités deviennent des pouvoirs parallèles. Le régime ne contrôle déjà plus le « pays réel »13.
Le mois de février 1917 rassemble toutes les caractéristiques pour une révolte populaire : hiver
rude, pénurie alimentaire, lassitude face à la guerre… Tout commence lors
de grèves spontanées, début février, des ouvriers des usines de la capitale Petrograd (nouveau
nom que Saint-Pétersbourg a pris au début du conflit). Le 23 février (8 mars du calendrier
moderne14), pour la Journée internationale des femmes, des femmes de Petrograd manifestent
pour réclamer du pain. Leur action est soutenue par la main-d’œuvre industrielle, qui trouve là
une raison de prolonger la grève. Ce premier jour, malgré quelques confrontations avec les
forces de l’ordre, ne fait aucune victime.
Les jours suivants, les grèves se généralisent dans tout Petrograd et la tension monte. Les
slogans, jusque-là plutôt discrets, se politisent : « À bas la guerre ! », « À bas l’autocratie ! »15.
Cette fois, les affrontements avec la police font des victimes des deux côtés 16. Les manifestants
s’arment en pillant les postes de police. Après trois jours de manifestations, le Tsar mobilise les
troupes de la garnison de la ville pour mater la rébellion. Les soldats résistent aux premières
tentatives de fraternisation et tuent de nombreux manifestants. Toutefois, la nuit, une partie de la
troupe rejoint progressivement le camp des insurgés, qui peuvent ainsi s’armer plus
convenablement. Entre-temps, le tsar, désemparé, n’ayant plus les moyens de gouverner,
dissout la Douma et nomme un comité provisoire.
Tous les régiments de la garnison de Petrograd se joignent aux révoltés. C’est le triomphe de la
révolution. Sous la pression de l’état-major, le tsar Nicolas II abdique le 2 mars
1917 (15 mars 1917 dans le calendrier grégorien). « Il se démit de l’empire comme un
commandant d’un escadron de cavalerie17 ». Son frère, le grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch
Romanov, refuse presque aussitôt la couronne. C’est de fait la fin du tsarisme, et les premières
élections au soviet des ouvriers de Petrograd. Le premier épisode de la révolution a fait tout de
même plus d’une centaine de victimes, en majorité parmi les manifestants 18. Mais la chute rapide
et inattendue du régime, à un coût plutôt limité, suscite dans le pays une vague d’enthousiasme
et de libéralisation.
Ces premières semaines emplies d’espérance et de générosité sont très peu violentes, dans les
villes comme dans les campagnes. Il n'y a pas de représailles, officielles ou spontanées,
exercées contre les anciens serviteurs du tsar, ce dernier étant simplement assigné à résidence :
beaucoup peuvent librement se retirer ou partir à l’étranger. Le gouvernement provisoire abolit
la peine de mort, ouvre largement les prisons, permet le retour des exilés de toutes opinions
(dont Lénine), et proclame les libertés fondamentales de presse, de réunion, de conscience —
déjà acquises dans les faits depuis février. Le droit de vote est accordé aux femmes23.
L’antisémitisme d’État disparaît. L’Église orthodoxe, sous tutelle depuis Pierre le Grand, peut
réunir librement un concile qui, à l’été 1917, restaure le patriarcat. Dans l’armée, le prikaze no 1
(ordre du jour) émis par le soviet de Petrograd interdit les brimades humiliantes des officiers et
instaure pour les soldats les droits de réunion, de pétition et de presse24.
Enfin, la manifestation la plus franche de l’émancipation de la société civile est la création
spontanée de soviets (conseils) d’ouvriers, de paysans, de soldats ou de marins, qui couvrent en
quelques semaines la quasi-totalité du pays. Ces assemblées élues, déjà expérimentées
en 1905, pallient la faiblesse des organisations habituelles en Occident (partis, syndicats), due à
la longue répression tsariste. Ce sont des organes de démocratie directe, qui entendent exercer
un pouvoir autonome et, face au gouvernement provisoire comme à la possibilité d’une contre-
révolution, veiller à la préservation et à l’extension des conquêtes de la révolution de Février.
Gouvernement provisoire et soviets[modifier | modifier le code]
L´été de toutes les inquiétudes dans une datcha près de Moscou, 1917
Dans les premiers mois de 1917, la guerre a moins été rejetée en elle-même que l’incapacité
du tsar à la mener efficacement, ainsi que l’inhumanité ou l’incurie des officiers. Le
« défaitisme révolutionnaire » prôné par Lénine est très impopulaire jusqu’au sein du parti
bolchevique. Beaucoup, et pas seulement dans les élites bourgeoises, escomptent en Russie un
sursaut patriotique et jacobin face à l’Allemagne du Kaiser, de même que la chute de la
monarchie française en 1792 avait permis la victoire de Valmy et le rejet de
l’envahisseur. Alexandre Kerensky, devenu ministre de la Guerre, bon orateur et très populaire,
entend incarner ce sursaut à la fois national et révolutionnaire.
De surcroît, les slogans de paix immédiate sont au départ plus fréquents à l’arrière qu’au front,
où les soldats considèrent souvent les ouvriers comme des « planqués », et apprécient peu
qu’on mette en doute l’utilité des sacrifices qu’ils ont endurés depuis trois ans. De fait, une large
majorité des Russes sont favorables à une « paix blanche » sans annexion ni contributions, mais
beaucoup sont prêts à laisser sa chance à une ultime offensive militaire 29.
Or, entre février et juillet, l’impopularité de la guerre et la lassitude ont gagné du terrain, tout
comme la propagande pacifiste. La poursuite de la guerre justifie aussi un immobilisme très
critiqué, puisqu’il est impossible d’accorder la journée de 8 heures sans affaiblir la production de
guerre, ou de convoquer la Constituante tant que des millions de soldats seront au front.
Dispersion de la foule sur la perspective Nevski, pendant les journées de juillet.
L’échec militaire de l’« offensive Kerensky » déclenchée début juillet entraîne une déception
générale. Après quelques succès initiaux dus au général Broussilov, le meilleur commandant en
chef russe de la Grande Guerre, l’échec est patent et les soldats refusent de monter en première
ligne. L’armée entre en décomposition, les désertions se multiplient, les protestations de l’arrière
enflent, la popularité de Kerensky se dégrade30.
Les 3 et 4 juillet, l’échec de l’offensive connu, les soldats stationnés dans la
capitale Petrograd refusent de repartir au front. Rejoints par les ouvriers, ils manifestent pour
exiger des dirigeants du soviet de la ville qu’ils prennent le pouvoir. Débordés par la base,
les bolcheviks s’opposent à une insurrection prématurée, estimant qu’il est encore trop tôt pour
renverser le gouvernement provisoire : les bolcheviks ne sont majoritaires qu’à Petrograd
et Moscou, tandis que les partis socialistes modérés conservent une influence importante dans le
reste du pays. Ils préfèrent laisser le gouvernement aller au bout de ses possibilités et montrer
son incapacité à gérer les problèmes de la révolution : la paix, la journée de 8 heures, la réforme
agraire.
La montée de la réaction[modifier | modifier le code]
La répression s’abat néanmoins sur les bolcheviks. Trotsky est emprisonné, Lénine est obligé de
fuir et se réfugie en Finlande, le journal bolchevique Rabotchi I Soldat (« Ouvrier et Soldat ») est
interdit. Les régiments de mitrailleurs qui ont soutenu la révolution sont dissous, envoyés au front
par petits détachements, les ouvriers sont désarmés. 90 000 hommes doivent quitter Petrograd,
les « agitateurs » sont emprisonnés. La peine de mort abolie en février est rétablie. Au front, la
reprise en main est brutale après la liberté laissée par le prikaze no 1 en février. Ainsi le 8 juillet,
le général Kornilov, qui commande le front sud-ouest, donne l’ordre d’ouvrir le feu à la
mitrailleuse et l’artillerie sur les soldats qui reculeraient. Du 18 juin au 6 juillet, l’offensive sur ce
front fait 58 000 morts, sans succès.
Parallèlement la réaction se manifeste, et le tsarisme relève la tête ; des pogroms se produisent
en province. Après les journées de juillet, Kerensky a succédé au prince Georgy Lvov,
monarchiste modéré, mais il perd de plus en plus la considération des masses populaires, et
paraît incapable de contenir la montée de la réaction.
Le soulèvement de Kornilov[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Affaire Kornilov.
Dans les usines et l’armée, le danger d’une contre-révolution prend corps. Les syndicats, dans
lesquels les bolcheviks sont majoritaires (malgré la répression), organisent
une grève massivement suivie. La tension monte progressivement, marquée par la radicalisation
du discours des partis. Ainsi le 20 août, au comité central du Parti KD (Constitutionnel
démocratique), son dirigeant Pavel Milioukov déclare : « Le prétexte en sera-t-il fourni par des
émeutes de la faim ou par une action des bolcheviks, en tout cas la vie poussera la société et la
population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale. » L’Union des officiers de
l’armée et de la flotte, organisation influente dans les corps supérieurs de l’armée russe et
financée par les milieux d’affaires, appelle à l’établissement d’une dictature militaire. Sur le front,
le capitaine Mouraviev, membre du parti SR, constitue plusieurs bataillons de la mort et assure
que ces « bataillons ne sont pas destinés au front, mais aussi à Petrograd, quand il faudra régler
leurs comptes aux bolcheviks32. »
Fin août 1917, Kornilov organise un soulèvement armé, et jette 3 régiments de cavalerie par voie
de chemin de fer sur Petrograd, dans le but affiché d’écraser dans le sang les soviets et les
organisations ouvrières et de remettre la Russie dans la guerre. Face à l’incapacité du
gouvernement provisoire à se défendre, les bolcheviks organisent la défense de la capitale. Les
ouvriers creusent des tranchées, les cheminots envoient les trains sur des voies de garage, et les
troupes finissent par se dissoudre.
Les conséquences du putsch sont importantes : les masses se sont réarmées, les bolcheviks
peuvent sortir de leur semi-clandestinité, les prisonniers politiques de juillet, dont Trotsky, sont
libérés par les marins de Kronstadt. Pour mater le putsch, Kerensky a appelé à l’aide tous les
partis révolutionnaires, acceptant la libération et l’armement des bolcheviks eux-mêmes. Il a
perdu le soutien de la droite, qui ne lui pardonne pas l’échec du putsch, sans pour autant rallier la
gauche, qui le juge trop indulgent dans la répression des complices de Kornilov, encore moins
l’extrême-gauche bolchevique, à laquelle Lénine, de sa cachette, a fixé le mot d’ordre : « Aucun
soutien à Kerensky, lutte contre Kornilov ».
L’ébullition populaire, l’explosion paysanne et la montée des
bolcheviks[modifier | modifier le code]
Meeting du parti bolchevik (Lénine est à droite sur la photographie).
De plus en plus d’ouvriers et soldats pensent qu’il ne saurait y avoir de conciliation entre
l’ancienne société défendue par Lavr Kornilov et la nouvelle. Le putsch et l’effondrement
du gouvernement provisoire, en donnant aux soviets la direction de la résistance, renforce
l’autorité et accroît l’audience des bolcheviks. Leur prestige se trouve grandi : aiguillonnées par la
contre-révolution, les masses se radicalisent, des soviets, des syndicats se rangent du côté des
bolcheviks. Le 31 août, le soviet de Petrograd accorde la majorité aux bolcheviks, et élit Léon
Trotski à sa présidence le 30 septembre.
Toutes les élections témoignent de cette montée ; ainsi, aux élections municipales de Moscou,
entre juin et septembre, les SR passent de 375 000 suffrages à 54 000, les mencheviks de
76 000 à 16 000, les démocrates constitutionnels (KD) de 109 000 à 101 000, alors que les
bolcheviks passent de 75 000 à 198 000 voix. Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets »
dépasse largement les bolcheviks et est repris par des ouvriers SR ou mencheviks. Le 31 août, le
soviet de Petrograd et 126 soviets de province votent une résolution en faveur du pouvoir des
soviets.
La révolution se poursuit et s’accélère, surtout dans les campagnes. Pendant cet été 1917, les
paysans passent à l’action, et s’emparent des terres des seigneurs, sans plus attendre la réforme
agraire promise et constamment retardée par le gouvernement. La paysannerie russe renoue
avec sa longue tradition de vastes soulèvements spontanés (le bount), qui avaient déjà marqué
le passé national, ainsi lors des grandes révoltes de Stenka Razine au XVIIe siècle ou d'Emelian
Pougatchev (1774-1775) au temps de Catherine II. Pas toujours violentes, ces occupations
massives des terres sont toutefois souvent le théâtre de déchaînements spontanés où les
propriétés des maîtres sont brûlées, eux-mêmes maltraités voire assassinés. Cette
immense jacquerie, sans doute la plus importante de l’histoire européenne, est globalement
victorieuse, et les terres sont partagées, sans que le gouvernement condamne ou ratifie le
mouvement.
Apprenant que le « partage noir33 » est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats,
largement d’origine paysanne, désertent en masse afin de pouvoir participer à temps à la
redistribution des terres. L’action de la propagande pacifiste, le découragement après l’échec de
l’ultime offensive de l’été font le reste. Les tranchées se vident peu à peu.
Ainsi les bolcheviks, qu’on qualifiait encore en juillet d’« insignifiante poignée de
démagogues34 », contrôlent la majorité du pays.[réf. nécessaire] Dès juin 1917, à une séance
du Ier congrès des soviets, Lénine avait déjà annoncé ouvertement que les bolcheviks étaient
prêts à prendre le pouvoir, mais sur le moment ses paroles n’avaient pas été prises au sérieux 35.
Dans les quelques heures qui suivirent, une poignée de décrets allait jeter les bases du nouveau
régime. Lorsque Lénine fit sa première apparition publique, il fut ovationné et sa première
déclaration fut : « Nous allons maintenant procéder à la construction de l’ordre socialiste ».
Tout d’abord, Lénine annonce l’abolition de la diplomatie secrète et la proposition à tous les pays
belligérants d’entamer des pourparlers « en vue d’une paix équitable et démocratique,
immédiate, sans annexions et sans indemnités ».
Ensuite, est promulgué le décret sur la terre : « la grande propriété foncière est abolie
immédiatement sans aucune indemnité ». Il laisse aux soviets de paysans la liberté d’en faire ce
qu’ils désirent, socialisation de la terre ou partage entre les paysans pauvres. Le texte entérine
une réalité déjà existante, puisque les paysans se sont déjà emparés des terres pendant l’été
1917. Mais ce faisant, il gagne aux bolcheviks la neutralité bienveillante des campagnes, au
moins jusqu’au printemps 1918.
Enfin, un nouveau gouvernement, baptisé « conseil des commissaires du peuple », est nommé.
D’autres mesures suivront, comme une nouvelle abolition de la peine de mort (malgré la
réticence de Lénine qui la jugeait indispensable), la nationalisation des banques (14 décembre),
le contrôle ouvrier sur la production, la création d’une milice ouvrière, la journée de huit heures, la
souveraineté et l’égalité de tous les peuples de Russie, leur droit à disposer d’eux-mêmes y
compris par la séparation politique et la constitution d’un État national indépendant 44, la
suppression de tout privilège à caractère national ou religieux, la séparation de l'Église
orthodoxe et de l'État etc ; plus deux mois plus tard le 26 janvier-8 février 1918, une semaine
après la dissolution de l'assemblée constituante, le passage du calendrier julien au calendrier
grégorien, pour le 1er-14 février 1918. La réussite d’Octobre acheva dans l’immédiat certains
prémices de la révolution russe nés en février, en prenant en 33 heures des mesures que le
gouvernement provisoire n’avait pas pris en 8 mois d’existence.
En 1871, les ouvriers parisiens avaient pris le pouvoir pendant la Commune de Paris. Cette
première expérience de « dictature du prolétariat » (comme Friedrich Engels l’a qualifiée45) s’était
terminée par le massacre de 10 000 à 20 000 communards et des déportations en masse. En
prenant le pouvoir à Petrograd, Lénine et Trotski savaient qu’ils ne pourraient tenir sans le renfort
de pays industrialisés, l’Allemagne, la France et l’Angleterre ; en attendant, il s’agit pour eux de
tenir plus que les 72 jours de la Commune de Paris 46.
La nature d’Octobre : révolution, coup d’État, coup d’État et révolution ?
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Dès les premières heures qui suivent le 7 novembre, et jusqu’à nos jours, nombre d’acteurs et de
commentateurs ont considéré la « révolution d'Octobre » comme étant en réalité un simple coup
d'État d’une minorité résolue et organisée, qui visait à donner « tout le pouvoir aux
bolcheviks »47 et non aux soviets. L'Humanité, principal quotidien socialiste français, titre ainsi le 9
sur le « coup d’État en Russie » qui vient d’amener Lénine et les « maximalistes » au pouvoir.
L’historien Alessandro Mongili relève d’ailleurs que dans les années suivantes, les bolcheviks
eux-mêmes n’hésitent pas à parler entre eux de leur « coup » d’Octobre (perevorot)48. Dans son
autobiographie, Trotski utilise indifféremment les termes « insurrection », « conquête du pouvoir »
et « coup d’État »49. La communiste allemande Rosa Luxemburg parle elle aussi du « coup d’État
d’octobre »50.
Marc Ferro considère qu’Octobre est à la fois, techniquement, un putsch, mais qui ne s’explique
que dans le contexte d’ébullition révolutionnaire générale dans tout le pays et dans toute la
société. Les forces populaires ont apporté un soutien au moins tacite à l’entreprise bolchevique,
face à un gouvernement discrédité et déjà impuissant :
« Aux militants révolutionnaires de 1917, Octobre apparut comme un coup d’État contre la
démocratie, comme une sorte de putsch accompli par une minorité qui sut prendre le pouvoir et
le garder. Jugement excessif puisqu’au IIe Congrès des soviets, réuni en pleine insurrection, il y
avait une majorité de bolcheviks, qu’une partie des SR et des mencheviks s’y rallia aux
vainqueurs, et que les futurs dirigeants de l’État soviétique, Lénine, Trotski, Kamenev, Zinoviev,
étaient élus en tête du Présidium. (...) Le jugement des nouveaux
opposants, mencheviks, populistes, anarchistes, est également partial en ce sens que les
bolcheviks accomplissaient par priorité après six mois de lutte et de tergiversations ce que les
classes populaires demandaient : que les chefs militaires, les propriétaires, les riches, les prêtres
et autres « bourgeois » soient définitivement expulsés de l’Histoire. Par contre, il est indéniable
qu’en participant à l’insurrection et en aidant les bolcheviks à prendre le pouvoir, les soldats,
ouvriers et marins croyaient que le pouvoir passerait aux Soviets. Pas un instant, ils n’imaginaient
que les bolcheviks, en leur nom, garderaient ce pouvoir pour eux tout seuls, et pour toujours 51. »
Évoquant les « paradoxes et malentendus d’Octobre », Nicolas Werth résume ainsi les débats et
les thèses opposées, souvent non dénués d’arrière-pensées et de parti-pris idéologiques :
« Pour une première école historique qu’on pourrait qualifier de « libérale », la révolution
d’Octobre n’a été qu’un putsch imposé par la violence à une société passive, résultat d’une
habile conspiration tramée par une poignée de fanatiques disciplinés et cyniques, dépourvus de
toute assise réelle dans le pays. Aujourd’hui, la quasi-totalité des historiens russes, comme les
élites cultivées et les dirigeants de la Russie post-communiste a fait sienne la vulgate libérale.
Privée de toute épaisseur sociale et historique, la révolution d’Octobre 1917 n’a été qu’un
accident qui a détourné de son cours naturel la Russie pré-révolutionnaire, une Russie riche,
laborieuse et en bonne voie vers la démocratie (...). Si le coup d’État bolchévique de 1917 n’a été
qu’un accident, alors le peuple russe n’a été qu’une victime innocente. Face à cette
interprétation, l’historiographie soviétique a tenté de montrer qu’Octobre avait été l’aboutissement
logique, prévisible, inévitable, d’un itinéraire libérateur entrepris par les "masses" consciemment
ralliées au bolchevisme. (...) Rejetant la vulgate libérale comme la vulgate marxisante, un
troisième courant historiographique s’est efforcé de "dés-idéologiser" l’histoire, de comprendre,
comme l’écrivit Marc Ferro, que l’insurrection d’Octobre 1917 ait pu être à la fois un mouvement
de masse et que seul un petit nombre y ait participé. (...) »
C’est pourquoi, selon cet historien, loin des « simplismes » libéraux ou marxistes,
« la révolution d’Octobre 1917 nous apparaît comme la convergence momentanée de deux
mouvements : une prise du pouvoir politique, fruit d’une minutieuse préparation insurrectionnelle,
par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idéologie,
de tous les autres acteurs de la révolution ; une vaste révolution sociale, multiforme et autonome
(...) une immense jacquerie paysanne d’abord, [...] l’année 1917 [étant] une étape décisive d’une
grande révolution agraire, [...] une décomposition en profondeur de l’armée, formée de près de
10 millions de soldats-paysans mobilisés depuis 3 ans dans une guerre dont ils ne comprenaient
guère le sens (...), un mouvement revendicatif ouvrier spécifique, (...), un quatrième mouvement
enfin (...) à travers l’émancipation rapide des nationalités et des peuples allogènes (...). Chacun
de ces mouvements a sa propre temporalité, sa dynamique interne, ses aspirations spécifiques,
qui ne sauraient évidemment être réduites ni aux slogans bolcheviques ni à l’action politique de
ce parti (...). Durant un bref mais décisif instant - la fin de l’année 1917 - l’action des Bolcheviks,
minorité politique agissante dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens des aspirations
du plus grand nombre, même si les objectifs à moyen et à long terme sont différents pour les uns
et pour les autres. »
Selon sa conclusion, en octobre 1917, « momentanément, coup d’État politique et révolution
sociale se télescopent, avant de diverger vers des décennies de dictature »52.
En prenant le pouvoir en Russie, les bolcheviks avaient l'espoir d'un soulèvement révolutionnaire
en Europe. Celui-ci ne se produisant pas, la paix promise en octobre devient une nécessité
absolue pour satisfaire l'armée et la paysannerie. Il s'agit à la fois de signer la paix, de se servir
des négociations pour montrer la politique d'expansion territoriale des gouvernements bourgeois,
mais sans paraître prendre parti pour les Empires centraux.
Un armistice est signé le 15 décembre et des pourparlers de paix commencent le 22 décembre,
la délégation russe étant conduite par Trotski. Les exigences allemandes sont énormes :
la Pologne, la Lituanie, et la Biélorussie doivent rester sous occupation allemande. Un débat fait
rage entre les bolcheviks au sein du parti où trois positions s'affrontent. Certains,
comme Boukharine défendent la nécessité d'une guerre révolutionnaire, Lénine pense qu'il faut
céder le couteau sous la gorge, et Trotski, qui l'emporte par 9 voix contre 7, propose de déclarer
la fin de la guerre mais en refusant de signer une paix d'annexion. Pour montrer l'hypocrisie des
puissances bourgeoises, Trotski fait publier tous les traités secrets et les plans de partage
conclus entre elles, notamment les accords Sykes-Picot qui prévoyaient le partage de l'Empire
ottoman.
En réaction, le 18 février, l'armée allemande lance une offensive, l'opération Faustschlag (en
allemand : « Coup de poing »), qui avance rapidement dans les pays baltes, la Biélorussie et
l'Ukraine, sans que l'armée russe désorganisée puise y faire obstacle. L'armée allemande n'est
plus qu'à 150 km de Petrograd. La position de Lénine pour la signature immédiate de la paix
l'emporte alors dans le parti, mais les conditions exigées par les Allemands se sont encore
aggravées. Le 3 mars 1918, les bolcheviks signent le traité de Brest-Litovsk qui ampute la Russie
de 26 % de sa population, 27 % de sa surface cultivée, 75 % de sa production d'acier et de fer.
La situation économique de la jeune république soviétique, déjà ravagée par une guerre
meurtrière de quatre ans, semble désespérée.
La création de la Tchéka[modifier | modifier le code]
La guerre civile russe n'oppose pas seulement la jeune Armée rouge aux « armées blanches »
monarchistes soutenues par les armées étrangères. Sa violence extrême n'est pas due non plus
qu'au choc de la « terreur blanche » et de la « terreur rouge ». Elle se double en effet d'une
guerre des paysans contre les villes et contre toute autorité extérieure aux villages et aux
campagnes. C'est ainsi que des « armées vertes », composées de paysans qui refusent les
enrôlements forcés et les réquisitions, se battent tour à tour contre l'Armée rouge et les armées
blanches.
Frontières de 1921
Zone sous le contrôle bolchevique en novembre 1918
À ces combats se superposent un important conflit de générations (les jeunes paysans revenus
des villes ou des armées cherchent à se débarrasser de la tutelle de la famille patriarcale, et se
font les agents les plus déterminés de la révolution dans les campagnes 73), l'action des minorités
nationales qui cherchent à s'émanciper de la vieille tutelle russe, l'intervention d'armées
étrangères (dont le jeune État polonais lors de la guerre russo-polonaise de 1920), ou encore les
tentatives des révolutionnaires anti-bolcheviques. Mais les vues des opposants SR, du comité
des ex-Constituants, des mencheviks, ou encore des anarchistes un temps maîtres de
l'Ukraine lors de la Makhnovchina, n'ont jamais été en mesure de prévaloir. Par les ralliements, la
force ou la répression, les bolcheviks ont imposé leur hégémonie sur la révolution, comme
les Blancs sur l'opposition à la révolution.
Très confuse et chaotique, la guerre civile russe se caractérise par la désintégration de l'État et
de la société sous l'action de forces centrifuges. Bien des violences sont de ce fait partie de la
base et non du sommet. La victoire des bolcheviks signifiera, dans une Russie ruinée et
exsangue, la reconstruction d'un État sous l'autorité d'un Parti unique désormais débarrassé de
tous ses rivaux et ennemis, et doté du pouvoir absolu. En particulier, un nouvel État policier s'est
forgé autour de la Tchéka au cours de la guerre civile et de la « terreur rouge ».
Tout cela au détriment des rêves des révolutions de Février et d'Octobre, qui avaient rejeté
toutes les autorités et vu s'affirmer l'autonomie d'une société civile, désormais très durement
meurtrie, épuisée et à nouveau soumise au pouvoir.
Armée rouge contre armées blanches[modifier | modifier le code]
Dès le 23 février 1918, Trotski a fondé l'Armée rouge. Organisateur énergique et compétent, bon
orateur, il sillonne le pays à bord de son train blindé et vole d'un front à l'autre pour rétablir
partout la situation militaire, galvaniser les énergies et déployer un énorme effort
de propagande à destination des soldats et des masses. Il rétablit la conscription et la discipline
de fer à l'encontre des combattants et des déserteurs.
Malgré les réactions négatives de nombreux vieux bolcheviks, Trotski n'hésite pas non plus à
recycler par milliers les anciens officiers tsaristes. 14 000 d'entre eux (30 % du total) acceptent
de servir le nouveau pouvoir parfois par force (leur famille répondent sur leur tête de leur loyauté,
en vertu de la « loi des otages »), mais aussi au nom de la continuité de l'État et du salut du pays
menacé d'anarchie et de démembrement. Ils sont flanqués de commissaires politiques
bolcheviks qui surveillent leur action.
Les « Rouges » ne contrôlent qu'un territoire grand comme l'ancien grand-duché de Moscovie, et
cerné de toutes parts, mais ils ont l'avantage de leur discipline et de leur organisation
supérieures, de leur position centrale, de former un bloc cohérent, de disposer des deux
capitales, des meilleures routes et voies ferrées.
Les Blancs de Koltchak, Ioudenitch, Dénikine ou Piotr Wrangel sont eux divisés et incapables de
coordonner leurs offensives. Militaires de carrière, ils n'ont pas de solution politique à offrir aux
populations, sinon le statu quo jusqu’à la victoire, la restitution des terres aux anciens
propriétaires, le refus de toute concession aux minorités nationales, de
ponctuels pogroms antisémites responsables de près de 150 000 morts74. Aussi les masses ont-
elles finalement laissé gagner les bolcheviks, bien que les heurts violents n'aient pas non plus
manqué entre elles et ces derniers.
Campagnes contre villes : les « armées vertes »[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Révolte de Tambov.
Aussi bien l'Armée rouge que les armées blanches ont été gênées tour à tour dans leurs
opérations par l'action des guerillas paysannes. Les « armées vertes » sont composées de
paysans qui refusent l'enrôlement dans les deux armées, les réquisitions forcées et la restitution
des terres aux anciens propriétaires fonciers voulue par les Blancs.
Les déserteurs des deux armées, extrêmement nombreux, sont un vivier essentiel des armées
vertes. En 1919-1920, la désertion concerne ainsi pas moins de 3 des 5 millions de recrues de
l'Armée rouge ; entre la moitié et les deux tiers réussissent à échapper aux recherches, à
l'arrestation et à la réintégration forcée dans l'armée, rejoignant souvent les combattants verts
dans les bois75. Les Blancs quant à eux fusillent généralement les déserteurs sans autre forme de
procès.
Après la défaite des Blancs fin 1920, la paix ne revient donc vraiment en Russie qu'en 1921-
1922, après l'écrasement des grandes révoltes paysannes comme celle conduite par
le SR Antonov à Tambov à l'été 1921, la destruction des armées vertes un temps maîtresses
d'immenses territoires (en Sibérie orientale, elles contrôlent jusqu'à un million de kilomètres
carrés), et le compromis de la NEP (mars 1921) passé entre le régime bolchevique et la
paysannerie.
Minorités nationales contre Russes[modifier | modifier le code]
La guerre civile coïncide avec l'éclatement de l'ancien empire russe.
Dès la fin 1917, encouragées par le « décret des nationalités », qui prévoit la possibilité de se
séparer de la Russie, la Finlande et la Pologne ont proclamé leur indépendance. En Ukraine,
la Rada (conseil) de Kiev confie dès 1917 au socialiste et nationaliste Simon Petlioura la
constitution d'une armée nationale, et rompt avec Moscou après la révolution d'Octobre. Aux
élections de la Constituante, la Géorgie s'est donnée une majorité menchevique qui proclame
l'indépendance et constitue un gouvernement internationalement reconnu, y compris par Moscou
en 1920 : c'est la République démocratique de Géorgie, dirigée par Noé Jordania. La Lettonie a
au contraire voté à 72 % pour les bolcheviks. Les Lettons sont nombreux dans les Gardes rouges
qui prennent le Palais d'Hiver, ou encore dans l'Armée rouge et la Tchéka. Pourtant, les pays
baltes échappent au régime soviétique au cours de la guerre 76.
Les dirigeants d'une République montagnarde fondée pendant la guerre civile. La Russie se décompose en
dizaines de gouvernements plus ou moins éphémères, tandis que d'innombrables communes paysannes
reviennent à l'autarcie.
La Russie tsariste avait la tradition de violence sociale et politique la plus lourde d'Europe,
aggravée par la « brutalisation » de la société80 pendant la Grande Guerre. À partir de l'été 1917,
l'explosion révolutionnaire, jusque là très peu violente, se traduit chez les paysans révoltés par la
mise à mort d'un certain nombre de propriétaires terriens et le pillage de leurs demeures. La
guerre civile qui éclate va servir d'exutoire à bien des rancœurs nées de siècles d'oppression
sociale, aux peurs des anciennes élites privilégiées, ou aux règlements de compte personnels.
Vieux praticiens du terrorisme individuel depuis le XIXe siècle, des révolutionnaires comme
les SR ne font que réutiliser les mêmes armes contre les Bolcheviks (Fanny Kaplan, réseau
de Boris Savinkov). Rouges et Blancs rivalisent quant à eux de déclarations incendiaires, et se
montrent prêts à la violence radicale.
En réponse aux violentes et systématiques exactions des révolutionnaires, les Blancs répondent
par l’exécution des commissaires rouges et des bolcheviks. La décomposition du pouvoir facilite
les actes violents incontrôlés (pogroms, pillages), provoquant l’hostilité de la population. Ne
s’estimant pas à même de changer l'ordre politique, ils restituent les terres aux anciens
propriétaires fonciers, les paysans pouvant de nouveau être soumis à des châtiments corporels.
Certaines de leurs troupes (comme celles du général Chkouro) se déconsidèrent dès leur arrivée
à force de viols et de pillages, tandis que leurs chefs multiplient les actes d'arbitraire et étalent un
train de vie fastueux et débauché81.
Soldats des légions tchèques et leurs camarades exécutés par les bolcheviks à Vladivostok.
L'appareil policier bolchevik, doté de pouvoirs arbitraires très étendus, connaît un énorme
développement. Bien que Trotski ait désiré un procès public de Nicolas II, Lénine et une partie
du Politburo décident en secret l'exécution sommaire de la famille impériale. Prétextant
l'approche des Blancs, celle-ci a lieu dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918 à Iekaterinbourg.
Arrestation, fusillades de masse, prises d'otages et internement en camps deviennent des
pratiques banales. La question de savoir si les camps ouverts par la Tchéka durant la guerre
civile préfigurent ou non le Goulag stalinien reste une discussion ouverte.
Selon l'historien britannique George Leggett, environ 140 000 personnes ont péri à la suite de la
terreur rouge82. Mencheviks, anarchistes, SR, libéraux ou démocrates ont autant été pourchassés
et mis hors-la-loi par milliers que les Blancs et les nationalistes, ou encore que
les pacifistes tolstoïens, les sionistes, les bundistes, etc., ainsi que beaucoup de ceux que leurs
origines sociales ou leur marginalité suffisent a rendre suspects. En 1922, le jeune État
soviétique organise, contre les chefs SR, son premier procès-spectacle truqué [réf. nécessaire];
plusieurs accusés sont condamnés à mort et exécutés, les autres déportés. Le 19 février 1919, la
révolutionnaire Maria Spiridonova, arrêtée après l'insurrection des SR de gauche en juillet, est
condamnée pour « folie » et internée de décembre 1920 à novembre 1921 en centre de cure
psychiatrique. Elle écrira toutefois plus tard qu'« à l'époque soviétique, les sommets du pouvoir,
les vieux bolcheviques, Lénine y compris, m'ont ménagée et, en m'isolant dans le déroulement
de la lutte, toujours de façon très vigoureuse, ont en même temps pris des mesures pour qu'on
ne m'humilie jamais. »83
L'Église orthodoxe, qui s'est souvent rangée activement du côté de la réaction
(des popes délateurs peuvent même çà et là être responsables de nombreuses exécutions
sommaires84), doit subir des milliers d'arrestations, d'exécutions, de spoliations et de destructions,
le but étant à terme l'éradication non seulement de sa puissance antérieure, mais aussi
des croyances religieuses.
Plus généralement, tous les camps en lutte utiliseront, à des degrés divers, les mêmes méthodes
de répression : internement des adversaires militaires et politiques dans des camps, prises
d'otages (le premier décret des otages est ainsi promulgué non pas par les bolcheviks mais par
le général Niessel, commandant de la mission militaire française en Russie 85), exécutions
sommaires. D'après Peter Holquist « le jeune État des Soviets et ses adversaires eurent
pareillement recours aux outils et aux méthodes qui avaient été élaborées durant la Grande
Guerre »86. Nikolai Melkinov, un des principaux membres du gouvernement Denikine, a souligné
dans ses Mémoires que l'administration blanche « appliqua [...] dans ses territoires une politique
foncièrement soviétique »87.
Même le bref gouvernement socialiste-révolutionnaire de Samara, souvent considéré comme l'un
des belligérants les plus modérés, utilisa lui aussi ce type de mesure. À son propos, l'historien
britannique Orlando Figes note : « Si les libertés d'expression et de réunion ainsi que la liberté de
la presse furent rétablies, il était difficile de les respecter dans les conditions d'une guerre civile,
et les prisons de Samara furent bientôt pleines de bolcheviks. Ivan Maiski, le ministre menchevik
du travail, compta 4 000 détenus politiques. Les doumas et les zemstvos municipaux furent
rétablis, et les soviets, en tant qu'organes de classe, tenus à l'écart de la vie politique »88.
Pareillement, les KD libéraux se résignent généralement à des solutions dictatoriales là où ils
subsistent - avec des exceptions, ainsi en Crimée où ils maintiennent un régime constitutionnel et
parlementaire préservant les libertés et ébauchant même une timide réforme agraire 89.
Par ailleurs, aucune des armées ne tient à laisser derrière elle des éléments suspects ou
dangereux. Ainsi, les combattants anarchistes de l'armée Makhno respectent le plus la
population civile et épargnent et libèrent les simples combattants faits prisonniers, mais ils
éliminent dans leur retraite bien des officiers, nobles, bourgeois, koulaks ou popes, des tribunaux
populaires spontanés se chargeant aussi de juger et châtier ceux qui se sont compromis dans les
tueries de la Terreur blanche90.
Violences d'en-bas et violences d'en-haut[modifier | modifier le code]
Selon Sabine Dullin, « les organismes de répression créés par les Bolcheviks laissaient une
grande part à l'initiative populaire »91. Les Tchekas locales se montrent souvent plus radicales
que le centre. Marc Ferro insiste sur le fait que le petit parti bolchevik n'avait pas les moyens de
susciter la violence généralisée que connaît la Russie pendant la guerre civile, et que les
léniniens ont souvent revendiqué et assumé des violences populaires spontanées pour donner
l'illusion qu'ils contrôlaient la situation, ainsi que pour les canaliser ou les instrumentaliser à leur
profit92.
De même, du côté de leurs ennemis, le très controversé chef nationaliste
ukrainien Petlioura semble par exemple avoir été débordé par l'antisémitisme viscéral de ses
troupes : il aurait laissé se produire les pogroms, voire tenté de les freiner, plus qu'il ne les a
ordonnés (son rôle exact reste très débattu).
En ce qui concerne la terreur blanche, les rôles respectifs de l'idéologie, des violences
spontanées et de celles décidées « d'en haut » par les autorités restent fortement discutés. Ainsi
selon Nicolas Werth, « la terreur blanche ne fut jamais érigée en système. Elle fut, presque
toujours, le fait de détachements incontrôlés échappant à l'autorité d'un commandement militaire
qui tentait, sans succès, de faire office de gouvernement.(...) [Elle] resta le plus souvent une
répression policière du niveau d'un service de contre-espionnage militaire »93. D'autres historiens
considèrent au contraire que l'idéologie – notamment l'assimilation des communistes aux juifs et
le fantasme d'un complot « judéo-bolchevique » – tient une place importante dans le processus
de la terreur dirigé par le haut 94. Selon l'historien américain Peter Holquist, « S'il est vrai que les
mouvements antisoviétiques éprouvèrent moins le besoin de justifier leurs actions, il est
néanmoins tout à fait clair que leurs violences, loin d'être arbitraires ou fortuites, étaient au
contraire calculées. [...] Les prisonniers de guerre étaient triés par les chefs blancs, qui mettaient
à part ceux qu'ils considéraient comme indésirables et irrécupérables (les Juifs, les Baltes, les
Chinois, les communistes) et les faisaient ensuite exécuter tous ensemble. »95.
Peut-être plus encore que les bolcheviques, les généraux blancs ont été dépassés par la
violence de leurs partisans sur des territoires vastes où leur autorité était limitée. Le
général Wrangel décrit dans ses mémoires l'anarchie qui régnait sur l'immense territoire contrôlé
par Dénikine quand il en prit la tête en mars 1920 : « Le pays était dirigé par toute une série de
petits satrapes, à commencer par les gouverneurs pour finir par n'importe quel gradé de l'armée
[...] l'indiscipline des troupes, la débauche et l'arbitraire régnant à l'arrière n'étaient un secret pour
personne [...] L'armée, mal ravitaillée, se nourrissait exclusivement sur le dos de la population,
ainsi grevée d'un fardeau insupportable. »96
Cependant, il est incontestable que les hautes autorités blanches ont aussi choisi le recours à la
terreur. La « conférence spéciale » présidée par le général Dénikine prend ainsi en mars 1919 la
décision de condamner à mort « toute personne ayant contribué au pouvoir du Conseil des
commissaires du peuple ». L'Osvag, le service de propagande du gouvernement de Dénikine, fait
courir de nombreuses rumeurs pendant la guerre sur l'existence de complots juifs 97. En Hongrie,
après la chute de la République des conseils en août 1919, des unités paramilitaires faisant
partie des troupes l'amiral Miklós Horthy déclenchent une terreur blanche : le nombre de victimes
de la répression en Hongrie est estimé à cinq et six mille victimes, soit dix fois plus que celles de
la terreur rouge hongroise98 et leur mille cinq cents victimes, bien qu'une estimation basse les
réduise à quelques centaines99. Le général Ungern-Sternberg, surnommé le « baron sanglant »,
fut sans doute celui qui alla le plus loin dans la terreur. Dans son fameux « ordre numéro 15100 »,
adressée à ses armées en mars 1921, l'article 9 commande « d'exterminer les commissaires, les
communistes et les juifs avec leurs familles101. »
À côté des différents camps, de nombreux chefs de guerre et aventuriers profitent de
l'effondrement de l'autorité en Russie pour piller, massacrer et s'autoproclamer dirigeants de
territoires plus ou moins vastes. D'autres s'engagent dans les armées régulières par
opportunisme. L'ataman Grigoriev constitue ainsi une bande formée de soldats, de déclassés et
de mercenaires qui se met successivement au service de Simon Petlioura, de l'Armée rouge et
des Blancs, sans renoncer à aucun moment aux massacres et aux pillages. Grigoriev finira
abattu par Makhno, auquel il s'était brièvement allié.
Après la défaite des Blancs, les soulèvements paysans antibolcheviks atteignent leurs apogées.
De nombreux collecteurs de céréales sont assassinés, les bolcheviks et leurs relais pourchassés
et parfois suppliciés102. La riposte de l'Armée rouge est impitoyable : des centaines de villages
déportés en intégralité, des milliers d'insurgés fusillés, les femmes et les enfants des partisans
pris en otage et parfois tués, l'arme chimique utilisée par Toukhatchevski contre les révoltés de
Tambov103.
Après la victoire définitive du régime, la terreur s'atténue largement, mais l'appareil policier reste
intact.
Victoire et crise du « communisme de guerre »[modifier | modifier le code]
Articles détaillés : Communisme de guerre et Famine soviétique de 1921-1922.
La guerre radicalise spectaculairement le régime. Pour mener la guerre totale contre les forces
hostiles, le gouvernement de Lénine procède à la nationalisation quasi-intégrale du commerce,
des banques, de l'industrie et même de l'artisanat. Les logements des classes aisées sont
collectivisés : les appartements collectifs entrent ainsi dans la vie des Russes. Alors que la
monnaie s'effondre et que le pays vit à l'heure du troc et des salaires versés en nature, le régime
instaure la gratuité des logements, des transports, de l'eau, de l'électricité et des services publics,
tous pris en main par le Parti-État. Certains bolcheviks rêvent même dès lors d'abolir l'argent, ou
du moins de limiter drastiquement son usage. D'abord improvisé sous le feu des circonstances,
le « communisme de guerre » (terme créé a posteriori, apparu après la fin de la guerre civile)
paraît alors un moyen de faire passer directement la Russie au socialisme.
Le pouvoir restaure aussi un puissant dirigisme sur l'économie et sur les ouvriers. Pour ce faire, il
n'hésite pas à rétablir une discipline de fer dans les usines ou à faire réapparaître des pratiques
honnies comme le salaire aux pièces, le livret de travail, le lock-out, le retrait des cartes de
ravitaillement, l'arrestation et la déportation des meneurs de grèves. Des centaines de grévistes
sont même fusillés. Les syndicats sont épurés, bolchevisés et transformés en courroie de
transmission, les coopératives absorbées, les soviets transformés en coquilles vides. En
1920, Trotski suscite une vaste controverse en proposant la « militarisation » du travail. Dans les
campagnes, des détachements armés procèdent violemment aux réquisitions forcées de
céréales pour nourrir les villes ainsi que l'Armée rouge.
Le pouvoir mène aussi un énorme effort d'alphabétisation, d'éducation et de propagande à
destination des soldats et des masses populaires. Il encourage l'effervescence artistique et met
les créateurs des avant-gardes au service de la révolution par une vaste production d'œuvres et
d'affiches qui aident le ralliement des masses aux bolcheviks 104.
Cette politique sauve le régime, mais contribue à l'énorme mécontentement populaire et à
l'effondrement radical de la production, de la monnaie et du niveau de vie. L'économie est ruinée,
le réseau de transports disloqué. Le marché noir et le troc fleurissent105. L'inégalité institutionnelle
du rationnement au profit des soldats et des bureaucrates suscite les récriminations populaires.
Les villes se dépeuplent, beaucoup d'ouvriers et de citadins affamés revenant à la terre. C'est
ainsi que Moscou et Petrograd se vident de moitié, tandis que la classe ouvrière se décompose :
elle compte moins d'un million d'actifs en 1921, contre plus de trois millions en 1917.
En 1921-1922, une famine doublée d'une très grave épidémie de typhus fauche plusieurs millions
de vies dans les campagnes russes.
La révolte de Kronstadt et l'instauration de la NEP (mars 1921)
[modifier | modifier le code]
Article détaillé : Révolte de Kronstadt.
Écœurés par le monopole du pouvoir acquis par le parti bolchevique, ainsi que par la violence et
la répression déployés dans les campagnes ou contre les ouvriers en grève, les marins
de Kronstadt se révoltent en mars 1921 et exigent le retour au pouvoir des soviets, des élections
libres, la liberté du marché intérieur, la fin de la police politique. En pratique l'insurrection consista
en la dissolution du soviet de Kronstadt et en la désignation d'un « comité révolutionnaire
provisoire » à sa place106. Leur soulèvement est écrasé par Trotski et Toukhatchevski107.
Au même moment, le pouvoir met les mencheviks hors-la-loi, réprime les dernières grandes
vagues de protestations ouvrières, et entame une violente campagne de « pacification » contre
les paysans insurgés. Le Xe congrès du Parti, tenu au même moment que l'insurrection de
Kronstadt, abolit aussi le droit de fraction au sein du Parti.
Mais devant l'impasse du « communisme de guerre » et l'effondrement de
l'économie, Lénine décide un retour limité et provisoire au capitalisme de marché : la Nouvelle
politique économique (NEP) est adoptée au cours du même congrès. Cette libéralisation
économique — qui ne se double d'aucune libéralisation politique — va permettre de redresser
l'économie.
Conséquences[modifier | modifier le code]
Conséquences culturelles[modifier | modifier le code]
Libération des mœurs et émancipation des femmes[modifier | modifier le code]
Après la guerre civile, un changement très important en matière de mœurs sexuelles a lieu. La
critique marxiste de la famille bourgeoise avait déjà conduit les bolcheviks à modifier la législation
concernant le divorce, le mariage et l’interruption volontaire de grossesse108. En 1922, les
pratiques homosexuelles sont à leur tour dépénalisées 109. Tout au long des années 1920, le désir
d’accéder à une sexualité plus libre déclenche un mouvement social qualifié par Wilhelm
Reich de « révolution sexuelle ». Imposé par la base, il n’est pas suffisamment soutenu par les
hauts responsables du régime, et perd progressivement en importance 110.
Plus généralement le pouvoir bolchevique, en particulier sous l'impulsion d'Alexandra Kollontai,
prendra d'importantes mesures pour améliorer le statut social de la femme. Outre les législations
en matière de mœurs, une série de décrets reconnaissent dès fin 1917 le droit des femmes à la
journée de 8 heures, celui de négocier le montant des salaires, la préservation de l'emploi en cas
de grossesse, des possibilités d'assurer des soins à leurs enfants pendant les heures de travail,
ainsi que des droits politiques égaux à ceux des hommes 111.
Le travail des femmes est encouragé, à la fois dans une perspective émancipatrice (le régime
déclare « qu'enchaînée au foyer, la femme ne pouvait pas être l'égale de l'homme ») et pour
combler le déficit de main d'œuvre provoqué par la guerre et les famines 111. Pour soulager le
travail domestique des femmes, le gouvernement bolchevique créé des maternités, des crèches,
des écoles maternelles, des écoles, des cantines populaires et des lavoirs publics. En matière de
droits des enfants, toutes distinctions dans la loi entre les enfants — garçons et filles — légitimes
et illégitimes sont supprimés112.
La lutte contre l'analphabétisme et l'accès des couches populaires à la
culture[modifier | modifier le code]
Étant donné que la RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie), à l'issue de
la guerre civile, regorgeait d'orphelins par dizaines de milliers, des chtcharachkas (communautés)
furent mises en place, où des enfants de tous âges encadrés d'éducateurs volontaires furent
éduqués dans l'esprit socialiste. À la même époque, les grades sont abolis dans l'armée, ainsi
que les règles académiques dans l'art. Grammaire et orthographe ont aussi été simplifiés, et la
lutte idéologique contre les préjugés et les convictions d'origine religieuse battit son plein.
Le régime consacre rapidement un effort important en matière d'instruction publique. Sous la
direction d'Anatoli Lounatcharski, le commissariat du peuple à l'instruction publie un décret
déclarant l'ouverture d'un « front contre l'analphabétisme » le 10 décembre 1919. Dans le compte
rendu critique qu'il donne alors de son voyage en Union soviétique, le maire de Boulogne André
Morizet affirme qu'« on peut penser tout ce qu'on voudra des chefs du bolchevisme. On peut
critiquer leurs méthodes, condamner leurs actes en gros ou en détail [...]. Mais il y a un point sur
lequel il me paraît impossible qu'on n'approuve pas unanimement leurs efforts, qu'on n'apprécie
pas sans réserve les résultats déjà obtenus : c'est en matière d'instruction publique »113.
Dès le début de l'année 1918, le triple principe de laïcité, de gratuité et d'obligation d'éducation
est posé par le régime. De 38 387 en 1917, le nombre d'écoles passe à 52 274 en 1918 puis
62 238 en 1919. De même le budget de l'éducation passe de 195 millions de roubles en 1916 à
2 914 millions en 1918114. Des alphabets nationaux sont créés pour les nationalités privées
d'écriture, tandis que des commissions d'instructeurs sont créées 115. Ces chiffres impressionnants
doivent cependant être nuancés par les difficultés auxquelles se trouve confronté le système
d'éducation publique en raison des conséquences de la guerre civile et du faible développement
économique des républiques qui forment l'Union soviétique : manque chronique de matériel
scolaire et de professeurs formés, qui expliquent la médiocrité de l'instruction dans les premières
années du régime.
La révolution et l'Art[modifier | modifier le code]
Les conséquences de la révolution se font également sentir dans le domaine de l'art 116. Dès la fin
du XIXe siècle, la Russie s'était ouverte aux nouveaux courants artistiques qui se développaient en
Europe : l'impressionnisme (avec des peintres comme Leonid Pasternak et Constantin
Kousnetzoff), le fauvisme (avec Michel Larionov ou Nathalie Gontcharova) et
le cubisme (Vladimir Bourliouk). D'autres courants émergent en Russie, comme le suprématisme,
qui prône la suprématie de la forme pure dans la peinture. En poésie, le mouvement acméiste est
initié par Nikolaï Goumilev en 1911. La création de l'opéra futuriste Victoire sur le soleil, d'Alexeï
Kroutchenykh et Vélimir Khlebnikov, se déroule le 3 décembre 1913 à Saint-Pétersbourg.
Après la révolution d'Octobre, si les bolcheviques interdisent les œuvres ouvertement hostiles au
régime, le nouveau pouvoir ne donne cependant pas de directives en matière d'art — Trotski
déclarant que « L'art n'est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. »117 — et
encourage la floraison des courants d'avant-garde. Selon l'historien de l'art Jean-Michel
Palmier, « Il y a peu de pays qui ont consacré autant d'argent aux Beaux-Arts, au théâtre, à la
littérature, à la peinture que l'URSS dans la période la plus difficile qu'elle a connue. Alors que la
famine régnait, que la contre-révolution levait la tête sur tous les fronts — intérieur et extérieur —
la jeune république des soviets dépensait des sommes énormes pour développer l'art — et pas
seulement comme instrument de propagande. »118
Dès les premiers jours qui suivent la révolution d'Octobre, le gouvernement bolchevique met en
œuvre une série de mesures visant à assurer la préservation, l'inventaire et la nationalisation du
patrimoine culturel national119. La collection privée du commerçant et mécène Sergueï
Chtchoukine est réquisitionnée pour ouvrir le « premier musée de l'art occidental ». Vassily
Kandinsky est nommé directeur du Musée de la culture artistique, créé en 1919, et ouvre une
vingtaine de musées en province. Ici encore, la pénurie limite les ambitions du régime. Par
manque de crédits pour la reconstruction, la plupart des projets d'architectures novateurs ne
peuvent être achevés120.
Le nouvel environnement politique et culturel favorise l'éclosion de courants nouveaux et de
débats d'écoles passionnés. Selon Anatole Kopp, « À l'intérieur de cette nouvelle vision, il est
possible de distinguer deux orientations, deux avant-gardes : une avant-garde essentiellement
formelle, qui, malgré le recours à des formes d'expressions inédites, n'assignera pas à l'art une
mission nouvelle, et une avant-garde socialement et politiquement consciente, qui tentera, à la
lumière du marxisme, de mettre les techniques artistiques au service de la transformation de
l'humanité. »121 Les membres de ce dernier courant, partisans de l'accouchement d'une « culture
prolétarienne » nouvelle, se regroupent au sein du Proletkoult qui tient son premier Congrès
en 1920. Ce groupe mène rapidement une campagne agressive contre les « compagnons de
route » du parti et tout ce qui s'écarte de « l'art prolétarien »122, mais n'obtient pas de mesures
politiques de l'appareil d'État123. À la fin des années 1920, Staline s'appuiera pourtant sur les
théories du Proletkoult — parfois au corps défendant de certains de ses membres — pour
réprimer les artistes et imposer la ligne du réalisme socialiste.
Conséquences économiques et sociales[modifier | modifier le code]
En France, la révolution russe est lue au prisme de la mémoire toujours très vive de la Grande
Révolution de 1789 : les bolcheviks sont ainsi assimilés aux jacobins, Kerensky à la Gironde, les
Blancs aux Vendéens, Trotski à Lazare Carnot « l'organisateur de la victoire », etc. Un historien
sympathisant comme Albert Mathiez trace dès 1920 l'analogie entre Robespierre et Lénine, la
terreur rouge et la Terreur de 1793137. Le poète André Breton n'est pas le seul à lire aussi la
révolution russe comme une revanche sur la répression de la Commune de Paris lorsqu'il note
que 1917 renverse 1871. Mais la « grande lueur à l'Est » (titre d'un ouvrage de Jules Romains)
n'est pas aussi bien accueillie par tout le monde. Les classes moyennes sont ulcérées par la
perte des emprunts russes, que Lénine a cessé de reconnaître dès le début 1918. Et
l'anticommunisme est très fort chez les socialistes restés fidèles à la « vieille maison » lors
du congrès de Tours de 1920, chez les anarchistes, chez certains
intellectuels humanistes hostiles aux méthodes des Bolcheviks (par exemple Romain Rolland,
ami de Gorki), et bien sûr dans les droites. Dès 1919, une affiche célèbre stigmatise dans le
bolchevik « l'homme au couteau entre les dents ».
Aux États-Unis, la red scare ou peur des « Rouges » marque les années d'immédiat après-
guerre et contribue aux réactions autoritaires, puritaines et xénophobes (les migrants sont perçus
comme des porteurs potentiels du « virus » bolchevique) qui marquent les années 1920.
En Allemagne, en Hongrie, en Italie, les forces conservatrices, nationalistes ou fascistes, parfois
alliées pour un temps à des sociaux-démocrates comme Noske à Berlin, se battent pour réprimer
par la violence le « bolchevisme » (un mot d'ailleurs élastique, sous lequel ils finissent par
regrouper abusivement tout partisan d'un changement social, voire n'importe quel adversaire).
En 1919, la peur et la haine du bolchevisme et de la révolution d'Octobre, de ses avatars et de
son extension possible jouent un rôle non négligeable dans la formation des idéologies et des
mouvements de Benito Mussolini en Italie et d'Adolf Hitler en Allemagne.
Dans les pays colonisés, la révolution d'Octobre a aussi suscité des espoirs importants. Dès
1920, à Bakou, les bolcheviks convoquent un « congrès des peuples de l'Orient » (1er au 8
septembre) qui tente de faire la jonction entre les nationalismes des colonisés et le mouvement
communiste mondial.
Postérité et fin[modifier | modifier le code]
Le délabrement économique et moral consécutif à la guerre civile va laisser la place à une
couche de bureaucrates, qui au sein même du parti bolchevique vont réussir à s’imposer à la tête
du pays. Pour cela, ils devront déporter puis massacrer tous leurs opposants, « contre-
révolutionnaires » comme révolutionnaires. Des milliers de militants communistes, dont la
majorité de la « vieille garde » bolchevique, des héros d’Octobre et de la guerre civile, seront
ainsi déportés, puis fusillés. Les plus célèbres d’entre eux sont humiliés et discrédités en public
lors des procès de Moscou en 1936-1938.
Pour asseoir son pouvoir, et aussi pour faire oublier le rôle très limité qu’il a joué dans
la révolution d'Octobre, Joseph Staline entreprend aussi de liquider, lors de la Grande Terreur de
1936-1938, toute une génération de militants, de cadres politiques et économiques, de militaires,
d’écrivains ou même de policiers qui ont connu l’avant-1917 et fait la révolution puis la guerre
civile. Une large partie d’entre eux avait pu faire un temps d’autres choix que les bolcheviks, ou
que le dictateur lui-même. En 1930, la moitié des cadres de l’État et même de la police avaient
ainsi servi sous l’ancien régime138. La « génération de 1937 », qui les remplace grâce aux purges,
n’a connu que Staline et lui doit tout : c’est cette nomenklatura sans passé révolutionnaire qui
dirigera désormais l’URSS jusqu’à la veille de sa disparition.
Le régime « totalitaire » de Staline finira d’étouffer les idéaux de la révolution d’Octobre. Dès le
milieu des années 1930, il rétablit un certain nombre de valeurs honnies au temps de Lénine et
Trotski : exaltation de la famille et de la patrie « socialistes », restauration de titres militaires tels
le grade de maréchal, libre vente de la vodka par l’État, académisme dans l’art, russification
forcée des minorités et « chauvinisme grand-russe », antisémitisme officiel de moins en moins
voilé… La Seconde Guerre mondiale parachèvera cette évolution, l'Internationale cessant par
exemple d’être l’hymne soviétique en 1943, et les grades et uniformes de l’Ancien Régime étant
spectaculairement rétablis.
Fort peu sensible à l’internationalisme des premiers dirigeants bolcheviques, Staline abandonne
par ailleurs toute idée d’exporter la révolution par le Komintern. À ses yeux, elle ne doit s’étendre
que grâce à l’Armée rouge, sous strict contrôle de Moscou et comme une extension de l’empire
soviétique. C’est ce qui se produit dès 1939 lors des annexions permises par le Pacte germano-
soviétique (qui permet de récupérer les territoires perdus lors de la guerre civile russe), puis
après la victoire de 1945.
Tous ces faits seront caractérisés par Léon Trotski comme le « Thermidor » de la révolution
russe (par comparaison avec la réaction qui suivit la chute de Robespierre pendant la Révolution
française). La comparaison présente toutefois certaines limites. En effet, l’ère stalinienne se
marque aussi par un retour, contre les paysans, aux méthodes du « communisme de guerre ». Et
elle coïncide avec un déchaînement de terreur sans précédent, là où le Thermidor français
mettait au contraire fin à la Terreur. D’autre part, l’avènement de Staline signifie aussi une
relance spectaculaire de la transformation économique en Russie, au point que l’on a pu parler
de la « seconde révolution » de l’an 1930 : nationalisation intégrale des terres, plan
quinquennal sortant brusquement l’URSS de l’arriération. Cela au lourd prix dissimulé de millions
de victimes, conséquence de l'ambition totalitaire du pouvoir étatique.
Interprétations[modifier | modifier le code]
Les causes de cette « dégénérescence » sont diversement expliquées. Pour les anarchistes, elle
est due aux principes « autoritaires » du parti bolchevique. Pour d’autres, comme
certains libéraux, elle est inscrite dans les idées mêmes de Karl Marx. Pour un certain nombre
de marxistes non-bolcheviques, Lénine a commis l’erreur fatale de vouloir déclencher une
révolution ouvrière dans un pays massivement paysan et a surestimé les potentialités
révolutionnaires dans les pays occidentaux. Pour des communistes marxistes anti-léninistes,
comme les communistes de conseils, les bolcheviks ont d'emblée mis en place un capitalisme
d'État et ont bafoué les principes communistes et marxistes.
Commentant dès l’époque les événements d’Octobre et de la guerre civile, des marxistes comme
le théoricien Karl Kautsky ou la révolutionnaire Rosa Luxemburg ont fait porter leurs critiques sur
la nature du parti bolchevique et sur son organisation léniniste (que Trotski lui-même avait
dénoncé dès 1904 comme un danger). À leurs yeux, l’assimilation abusive du parti au peuple,
son mépris de la démocratie, son culte de la violence l’amènent à faire de nécessité vertu et à
transformer la terreur et la dictature imposées par les circonstances en un système permanent.
Le pouvoir du Parti sur le prolétariat se substitue ainsi durablement au pouvoir des soviets et de
la classe ouvrière. Ils pointent aussi que son caractère hiérarchisé, centralisé, militarisé et
monolithique l’a amené fatalement à concentrer tous ses pouvoirs dictatoriaux entre les mains
d’un petit groupe au sommet (le Politburo, fondé en 1917139) - et plus tard, entre les mains d’un
seul homme. Cette analyse critique a été reprise dans les années 1930 par un certain nombre
d’anciens compagnons de route de la révolution d’Octobre, ainsi en France Pierre
Monatte, Alfred Rosmer ou encore Boris Souvarine, pionnier de la critique du stalinisme140.
Pour Trotski et les trotskistes, c’est dans la naissance de la bureaucratie, ainsi que dans
l’isolement de la révolution dans un pays pauvre et peu développé, qu’il faut chercher la cause de
la dictature totalitaire. On peut toutefois souligner que précisément, aucune révolution
« marxiste » au XXe siècle n’a jamais éclaté dans un pays riche et industriel, les seuls pays ayant
été concernés étaient agraires et en retard de développement (la Chine, le Viêt Nam, l’Éthiopie,
le Mozambique, etc.). Par ailleurs, aucun des régimes se réclamant d’une révolution communiste
n’a évité de s’orienter rapidement vers la dictature policière et bureaucratique - ce qui peut en
partie s’expliquer par la satellisation de la plupart des mouvements communistes arrivés au
pouvoir par Moscou et à l’influence de Staline et de l’URSS dans ces pays, tant aux plans
militaire, qu’économique ou politique.
La Seconde Guerre mondiale fut suivie par la « guerre froide », opposant le Bloc de l'Est à
l’Occident (dans ce cas, les États-Unis surtout) dans une course à l’armement qui n’aboutit
jamais à un conflit ouvert direct, avant la fin de l’URSS en 1991.
Annexe[modifier | modifier le code]
Articles connexes[modifier | modifier le code]
Histoire de Russie
Union des républiques socialistes soviétiques
Commune de Paris (1871)
Révolution russe de 1905
Fin du régime tsariste en Russie
Mutinerie des soldats russes à La Courtine
Révolution de Février
Révolution d'Octobre
Guerre civile russe
Guerre russo-polonaise de 1920
Intervention alliée en Russie septentrionale
Mutineries de la mer Noire
Les différents partis[modifier | modifier le code]
Bolchevik
Menchevik
Parti socialiste-révolutionnaire
Parti socialiste-révolutionnaire de gauche
Parti Cadet
Les Internationales[modifier | modifier le code]
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