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Document 1 : Udo Merckel, « La vision politique du sport : valeurs, vertus et

victimes », 28-03-2011, www.lemonde.fr


Document 2 : « Sport et politique », décembre 1999, No pasaran
Document 3 : Alfred Wahl, « Sport et politique, toute une histoire ! », Outre-
terre 3/2004 (n°8), p 13-20

Document 1 :

La vision politique du sport : valeurs, vertus et


victimes
Malgré les tentatives du CIO pour promouvoir "l'Esprit olympique", un ensemble de
normes et de valeurs spécifiques, le sport a perdu depuis bien longtemps son innocence
morale. Bien souvent au centre des controverses, les gouvernements ont de plus en plus pris
l'initiative de définir quel type de valeurs le sport détient pour la société contemporaine.

Les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin sont un excellent exemple des débuts de la
politisation du sport orchestrée par l'État et de son utilisation flagrante comme outil de
propagande. L'agenda politique du sport est devenu aujourd'hui plus complexe et
différencié. La plupart des gouvernements ont un vif intérêt pour le sport car il crée des
emplois, fournit aux individus un sentiment d'appartenance et contribue de manière
importante à l'éducation des jeunes, par exemple en leur enseignant les valeurs du travail
d'équipe, le leadership, les règles, la victoire et la défaite, ingrédients clés des systèmes
sociaux et économiques modernes. Le sport est aussi censé résoudre les problèmes sociaux
et intégrer les diverses populations.

La logique politique de la participation et de l'accueil des grands événements sportifs


internationaux est moins complexe. Les principales préoccupations sont le prestige d'un
pays, la reconnaissance internationale, les opportunités en termes de relations publiques et
la génération de revenus. Les recherches au cours des vingt dernières années ont cependant
montré à maintes reprises que la plupart de ces retombées envisagées sont exagérées.
Certaines ne se sont jamais matérialisées.

Il ne fait aucun doute que les identités de nombreuses personnes et leur sentiment
d'appartenance sont inextricablement liées à leur représentation, personnelle ou collective,
du monde du sport. Les équipes et les clubs sont souvent des points focaux et contribuent
considérablement à la construction et à l'expression des identités locales, régionales et
nationales. Jeux Olympiques, Coupes du Monde et autres tournois internationaux offrent
des occasions de célébrer sa nation, de revivre les rivalités dépassées et, surtout,
d'expérimenter émotionnellement la notion abstraite de citoyenneté.
Toutefois, le sport est une arme à double tranchant. Il révèle et renforce souvent les
divisions et les inégalités fondamentales. En dépit de quelques améliorations spectaculaires
au cours des dernières décennies, le genre, la classe, l'ethnie, la couleur de la peau et
l'orientation sexuelle sont des causes fréquentes de pratiques discriminatoires. La fin de la
guerre froide au début des années 1990 a libéré le monde du sport international d'un lourd
fardeau. Toutefois, ceci n'a pas conduit à une dépolitisation générale du sport, mais à un
changement qualitatif. La rivalité entre l'hôte catalan et l'Etat espagnol dans le contexte
des Jeux Olympiques de Barcelone en 1992 ou les nombreuses controverses autour des Jeux
de Pékin 2008 sont deux exemples qui illustrent ce changement.

Bien que Kofi Annan ait souligné à plusieurs reprises le pouvoir des manifestations
sportives internationales pour unir les citoyens de différentes nations, cette croyance doit
être traitée avec prudence. La même chose s'applique à tous les bénéfices que le monde du
sport est censé produire, afin de résoudre les problèmes sociaux et d'améliorer la qualité de
vie des citoyens d'un pays.

Udo Merkel

Document 2 :

Sport et politique
Le sport n’a rien à voir avec la politique ! Vraiment ? La neutralité du sport relève du
mythe. Cette foi dans une prétendue autonomie a la vie dure. Ses chantres défendent la
conception d’un sport pur, vecteur d’amitié entre les peuples, une entité qui se placerait
au dessus des Etats, des conflits, des haines. A ce sujet, Fréderic Baillette constatait : "le
sport est trés souvent présenté par ses laudateurs et ses défenseurs comme un fait
universel, un invariant culturel(1)". L’angélisme qui consiste à appréhender le sport
comme un donnée atemporelle nie sa genèse.

" La philosophie qui veut que sport et politique ne se mélangent pas est spécieuse et
hypocrite. Les exploits sportifs sont aujourd’hui utilisés comme étalon de la grandeur d’un
pays. "

H. Adefope, ministre des Affaires étrangères du Nigéria

NAISSANCE DU SPORT

Dès l’Antiquité, et peut être même avant existaient des jeux et des activités
physiques. Les plus connus étaient les Jeux Olympiques inventés par les grecs ou les
affrontements de gladiateurs chez les romains. Mais les fondements et les objectifs de ces
activités étaient bien différents de ceux du sport. On retrouve aussi avant le XIXème siècle
en Europe des pratiques ludiques (les jeux traditionnels) comme la Soule et le Jeu de paume
en France (2). Mais la naissance du sport est historiquement datée, il s’agit de la première
moitié du XIXème siècle en Angleterre.

Le sport tel que nous le définissons ici est "un système institutionnalisé de pratiques
physiques, compétitives, codifiées, réglées conventionnellement, dont l’objectif avoué est
sur la base d’une comparaison des performances, de désigner le meilleur concurrent (le
champion) ou d’enregistrer la meilleure performance (le record) (3)". il prend son essor avec
l’avènement de la société capitaliste industrielle. Il n’est donc pas, comme l’écrit la revue
Quel corps ? "une entité transcendante survolant les époques et les modes de production
(4)".

Il apparaît à une époque donnée, celle du développement du capitalisme et de la


naissance de l’ère industrielle en Angleterre. Stefano Pivato dans Les enjeux du sport (2)
explicite cette idée : "De façon générale, le sport s’est affirmé comme un ensemble de
règles, de formalisation rigide des jeux préexistants et de disciplines à observer. Il devint une
idéologie achevée que les historiens ont définis comme l’une des plus caractéristiques de
l’ère victorienne : l’athleticisme. Vitesse, perfection, constant dépassement de soi, aspiration
au succès et, surtout, esprit de compétition - cet esprit qui animait les lois du libéralisme
économique - ont fait de l’athlétisme un vecteur de transmission des valeurs éducatives et
morales accordées à la culture industrielle de la nation britannique".

LE DEVELOPPEMENT DU SPORT

La diffusion du sport va accompagner le développement du capitalisme et de son


mode de production. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le sport se propage dans les
principaux ports d’Europe avec la présence des navires anglais (par exemple Le Havre est le
premier club de football français). Il se diffuse aussi avec les étrangers qui effectuent leurs
études dans des grandes écoles britanniques.

Ensuite beaucoup de pays colonisés par les grandes nations européennes (en premier
lieu la France et la Grande Bretagne) seront touchés par ce phénomène. L’impérialisme qui
vise à faire triompher la conception occidentale du monde contribuera à la diffusion massive
du sport.

NAISSANCE DE L’UTILISATION POLITIQUE

Dès la fin du XIXème siècle, certains individus, partis ou Etats utilisent le sport pour
conforter ou développer leurs conceptions politiques et idéologiques.

Le baron Pierre de Coubertin voyait dans la restauration des Jeux Olympiques en


1896 un moyen de mettre en pratique ses conceptions très aristocratiques de la société et
ses positions nationalistes (5). Au fil des années, les Jeux Olympiques prennent de plus en
plus d’importance. Dans la société européenne de l’entre-deux-guerres, le sport devient un
enjeu de tout premier plan. Comme le souligne Stefano Pivato : "des partis politiques, des
mouvements d’opinion y voient très tôt un instrument permettant surtout l’adhésion des
jeunes".

A partir de 1919, on peut dire que le sport devient partie-prenante des relations
diplomatiques. Il s’enracine dans les stratégies politiques des Etats. Pierre et Lionel Arnaud
notent dans Les premiers boycottages de l’histoire du sport : (6)"Pour la première fois, les
Etats et les gouvernements sont tentés d’utiliser le sport à des fins extra-sportives au
lendemain de la première guerre mondiale. Le sport devient une vitrine de la vitalité et de la
grandeur des nations et, à ce titre , est promu par les hommes politiques comme instrument
de propagande". Ainsi en 1919 ont lieu les Jeux Inter-Alliés (et non pas les J.O.). Dans le
début des années 20, les rencontres sportives voient s’affronter les nations ayant gagné la
Grande guerre. les Allemands, leurs alliés, les pays neutres ainsi que l’URSS en sont exclus.
En France, c’est le ministère des affaires étrangères qui dirige la politique sportive.

SPORT ET FASCISME

Cette instrumentalisation du sport atteindra son paroxysme avec l’avènement des


Etats totalitaires. Le fascisme italien a inauguré cette pratique en exploitant politiquement à
outrance le football. Comme le rappelle Ignacio Ramonet, les fascistes pensaient que le
football permettait de rassembler dans "un espace propice à la mise en scène, des foules
considérables ; d’exercer sur celles-ci une forte pression et d’entretenir les pulsions
nationalistes des masses (7)". Le régime fasciste a permis aux sportifs italiens de s’illustrer
sur la scène internationale. Dans les années 20 et 30 , les stades fleurissent dans toute
l’Italie, comme celui de Turin nommé Benito Mussolini, d’une capacité de cinquante mille
places. Le point ultime sera atteint en 1934 lorsque l’Italie organisera la seconde Coupe du
monde de football, avec sur l’affiche officielle un footballeur le bras tendu. Le président de la
Fédération italienne de football, le général Vaccaro (8) déclare que "le but ultime de la
manifestation sera de montrer à l’univers ce qu’est l’idéal fasciste du sport". L’Italie
remporte cette coupe. Au lendemain de cette victoire, on pouvait lire dans le journal Il
Messaggero : "Au lever du drapeau tricolore sur la plus haute hampe du stade, la multitude
ressent l’émotion esthétique d’avoir gagné la primauté mondiale dans le plus fascinant des
sports. Et dans cette instant où est consacré la grande victoire - fruit de tant d’efforts - la
foule offre au Duce sa gratitude. C’est au nom de Mussolini que notre équipe s’est battue à
Florence ; à Milan et hier à Rome, pour la conquête du titre mondial (9)".

Le nazisme imitera le régime mussolinien. Très tôt déjà, Hitler avait compris l’intérêt
que pouvait représenter le sport, il écrivait dans Mein kampf : "des millions de corps
entraînés au sport, imprégnés d’amour pour la patrie et remplis d’esprit offensif pourraient
se transformer, en l’espace de deux ans, en une armée". L’organisation des Jeux Olympiques
de 1936 revient à l’Allemagne (décision prise avant la venue d’Hitler au pouvoir).
Les nazis profitent de cette occasion inespérée (dans un contexte où l’Allemagne se
trouve isolée sur le plan international) pour montrer la puissance de leur idéologie. Funk, un
assistant de Goebbels déclarait : "Les jeux sont une occasion de propagande qui n’a jamais
connu d’équivalent dans l’histoire du monde (10)". Les Jeux Olympiques de Berlin furent un
succès international qui a permis au régime nazi de montrer sa puissance, par l’intermédiaire
des cérémonies gigantesques et des nombreuses victoires des athlètes allemands,
préambule à ce que seront quelques années plus tard ses conquêtes militaires.

LE SPORT COMME OUTIL

Après la Seconde guerre mondiale, la défaite du fascisme et du nazisme n’entérine


pas la fin de l’instrumentalisation du sport. Dès 1948, Eric Honecker - alors secrétaire général
du Parti communiste de la RDA - déclarait : "Le sport n’est pas un but en soi ; il est un moyen
d’atteindre d’autres buts". Le sport servira de caisse de résonance aux grandes puissances et
il permettra à beaucoup d’états d’accéder à une reconnaissance internationale. La croissante
médiatisation du sport a favorisé sa politisation.

Les pays du bloc soviétique avaient saisi l’enjeu des victoires sportives. Ils se
donnèrent les moyens de réussir, et toute une partie de la jeunesse fut embrigadée ; elle
forma les bataillons d’athlètes qui servirent la propagande. Les régimes staliniens comme le
souligne Ignacio Ramonet n’hésiteront pas "à se livrer aux pires pratiques de sélection, de
dressage, de conditionnement et de dopage pour fabriquer des champions et en faire les
porte-drapeaux de leur politique (11)". Au lendemain des Jeux Olympiques de Munich de
1972, la Pravda déclarait : "Les grandes victoires de l’Union soviétique et des pays frères sont
la preuve éclatante que le socialisme est le système le mieux adapté à l’accomplissement
physique et spirituel de l’homme (12)".

Dans ce contexte de guerre froide, l’URSS et les Etats-Unis se livraient une "guerre"
par sportifs interposés. Gérard Ford, président des Etats-Unis exprimait en 1974 les objectifs
américains : "Est-ce que nous réalisons à quel point il est important de concourir
victorieusement contre les autres nations [...] Etant un leader, les Etats-Unis doivent tenir
leur rang. [...] Compte tenu de ce que représente le sport, un succès sportif peut servir une
nation autant qu’une victoire militaire (13)". La petite île de Cuba a elle saisi l’intérêt
politique et idéologique du sport. Face au blocus américain, les succès des cubains dans
différentes manifestations sportives servent de vitrine au régime de Fidel Castro.

UN MOYEN DE RECONNAISSANCE

La participation et à plus grande échelle l’organisation d’une manifestation sportive


d’envergure internationale (Jeux Olympiques ou Coupe du monde de football) permettent à
des régimes dictatoriaux et autoritaires de trouver une légitimité.
L’Argentine de la junte du général Videla en organisant et en remportant le Mundial
de 1978 fut reconnu par la communauté internationale. Les Jeux Olympiques de Munich en
1972 ont permis à Willy Brandt et aux sociaux-démocrates de conjurer les J.O. de Berlin et
de mettre en avant une Allemagne démocratique, éloignée de ses vieux démons. Autre
exemple parmi tant d’autres : l’Afrique du sud a accueilli pour la première fois en 1996 la
Coupe africaine des nations de football. L’objectif était de signifier son intégration à la
communauté africaine. Hassan II tente désespérément d’organiser une Coupe du monde de
football. Le Maroc dans sa volonté de s’imposer comme leader du monde arabe a accueilli
des événements importants comme les Jeux méditerranéens ou les Jeux panarabes.

A chaque grand événement sportif qui se dessine, de nombreux pays -


principalement des grandes puissance ou des Etats qui voudrait s’affirmer comme tel -
proposent leurs candidatures et se livrent une véritable bataille.

LE BOYCOTTAGE

Dans son article Au service de la raison d’Etat (14), Xavier Delavoix note que
"L’utilisation la plus symptomatique et désormais la plus répandue du sport sur la scène
politique internationale, est la protestation directement orchestrée par un Etat, le
boycottage". L’histoire des grandes manifestations sportives de la seconde moitié du XXème
siècle est jalonnée de boycottages de nature politique et diplomatique.

Aux Jeux Olympiques de Melbourne de 1956, six pays boycottent l’événement en


signe de protestation. L’Espagne, les Pays-Bas et la Suisse refusent de rencontrer les
envahisseurs de la Hongrie. L’Egypte, l’Irak et le Liban dénoncent l’intervention franco-
britannique à Suez. En 1980, les Etats-Unis boycottent les Jeux Olympiques organisés à
Moscou. Les pays soviétiques feront de même lors des J.O. de Los Angelès en 1984. Ces deux
retentissantes absences s’expliquent par le contexte de guerre froide.

L’utilisation du boycott montre que le sport n’est pas la grande fête qui rassemble les
peuples. Il est bel et bien un instrument au service des Etats, voire même une arme.

LE REFLET DU POLITIQUE

Le sport reflète bien souvent la situation sociale d’une ville, d’une région, d’un pays ;
il traduit la conjoncture politique et l’état de la situation diplomatique.

Ignacio Ramonet constate que "Dans les zones de conflits endémiques ou de guerre,
le football, parce qu’il mobilise les foules et exaspère les passions reflète fidèlement la
violence des antagonismes (15)". Les exemples de ces tensions concentrées et symbolisées
par une épreuve sportive pleuvent, autant à une échelle locale qu’à une échelle
internationale. En 1964, un but refusé lors d’un match opposant l’Argentine au Pérou a
provoqué l’explosion des rivalités entre les deux pays provoquant trois cent vingts morts et
plus de mille blessés. Un match entre le Salvador et le Honduras entraîna en 1969 une
rupture diplomatique, suivie d’une déclaration de guerre et de l’invasion du Honduras par le
Salvador. Plus récemment, on a pu assister à la montée des nationalismes entre les
différentes régions de l’ex-Yougoslavie (16) ; les matchs de football se terminaient par des
affrontements extrêmement violents entre les supporters des différentes équipes.

LE NATIONALISME

Ces exemples sont la conséquence directe du rôle joué par le sport dans la plupart
des nations. Le cas du football, sport-roi sur toute la planète (ou presque) est le cas le plus
extrême. Ignacio Ramonet écrit à ce propos : "Parce que chaque rencontre est un
affrontement qui prend les apparences d’une guerre ritualisée, le football favorise toutes les
projections imaginaires et le fanatismes patriotiques (17)". Les passions nationales se
trouvent exacerbées par le sport qui les théâtralise. Dans un rapport sur "Le vandalisme et la
violence dans le sport", les rédacteurs soulignent les enjeux d’une compétition : "Le titre de
champion, n’est pas seulement conquis par une équipe, mais par la société dont elle est
issue. La collectivité se projette donc dans l’équipe et place en elle ses espoirs de conquête,
son énergie de vaincre, mais aussi ses frustrations personnelles et son agressivité (18)".

Le sport sert aussi de sentiment fédérateur à une communauté lorsque les projets
collectifs manquent. "L’équipe nationale n’est donc pas le simple résultat de la création d’un
Etat. Elle aide souvent à forger la nation. (19)" écrit Pascal Boniface. Les jeunes Etats-nations
ont recourt à l’imaginaire produit par le sport pour forger une conscience nationale et
affirmer son existence. Dans les années 60, lorsque les pays africains ont gagné leur
indépendance, ils ont placé dans leurs priorités la mise en place de fédérations sportives.
Dans le début des années 60 le Sénégal par exemple, a employé le sport pour consolider la
nation naissante (20).

En avivant le nationalisme sportif et sa forte charge symbolique, c’est toute la nation


qui apparaît et qui existe, pour elle même d’une part, mais aussi aux yeux de la communauté
internationale. Ainsi l’Estonie, la Slovénie, la Croatie et la Lettonie, dès leurs indépendances
ont créer leurs propres équipes nationales. Actuellement l’indépendance d’un Etat-nation
passe par la création d’une équipe-nation, "dépositaire d’un énorme investissement
symbolique et synthèse des grandes vertus patriotiques". Pascal Boniface dans Géopolitique
du football constate que "parmi les premières manifestations de volonté des nouveaux états
indépendants, figurait la demande d’adhésion à la FIFA. Comme si elle était aussi naturelle et
nécessaire que l’ONU ; comme si la définition de l’Etat ne se limitait plus aux trois éléments
traditionnels - un territoire, une population, un gouvernement - mais qu’on doive y ajouter
un quatrième tout aussi essentiel : une équipe nationale de football (19)".

Parfois cette volonté se manifeste avant que l’indépendance politique ne soit


acquise. Avant 1962, le FLN avait créer sa propre équipe de football, constituée de joueurs
se revendiquant algériens. Une tournée effectuée dans plusieurs pays a permis une
reconnaissance symbolique d’une Algérie indépendante de la France. Toujours en Algérie, le
nationalisme berbère s’incarne dans une équipe de football : l’ancienne Jeunesse sportive
kabyle. En Espagne, les différents nationalismes s’expriment au travers des équipes de
football, comme avec l’Athletic de Bilbao considéré comme l’équipe nationale basque.

Le sport comme l’écrit Philippe Liotard : " participe à l’établissement d’un légendaire
spécifiquement national avec ses héros, ses épopées, ses Austerlitz et ses Waterloo (21)". Il
entretient en assurant une fonction identitaire l’idée de ce qui n’est parfois qu’une fiction :
la nation.

LE REGNE DU PROFIT

Aujourd’hui, un autre phénomène se produit, conséquence des changements


politiques et économiques : la mondialisation du sport. On estime à 37 milliards (en
audience cumulée) le nombre de téléspectateurs de la Coupe du monde de football de 1998.
Les foules d’amateurs de sport n’ont de cesse d’augmenter et de se normaliser.

Les manifestations sportives deviennent des enjeux énormes, sur le plan politique
(comme nous avons essayé de le montrer) mais aussi sur le plan économique. Les sommes
investies dans ces événements sont conséquents, les multinationales et les grands groupes
financiers utilisent le sport non seulement pour augmenter leurs profits, mais aussi pour
faire triompher leur idéologie : "foules conditionnées par l’esprit de compétition et le culte
de la performance sans limite, persuadés de la légitimité du combat perpétuel, de la juste
domination du vainqueur couvert d’or et de prestige, de la soumission du faible au fort, de
l’exploit et de la réussite individuelle (22)". Les médias jouent eux aussi un rôle croissant
dans le sport. Désormais, grands groupes industriels, médias et clubs sportifs se retrouvent
dans un agrégat où seules la performance et la loi du marché règnent. La marchandisation
des épreuves se doublent d’une chosification des athlètes auxquels on demande toujours
plus d’exploits. Christian Bromberger dans Aimez-vous les stades ? résume cela : " Le sport
de compétition n’est pas seulement la religion de la mondialisation, avec ses temples, ses
cérémonies, sa liturgie, son clergé et ses fidèles, ses évangélistes, son inquisition et ses
martyrs, elle est aussi une vitrine ouverte sur l’avenir radieux du capitalisme planétaire, celui
de la société du spectacle et de la marchandisation universelle (22)".

Le sport a suivi les évolutions politiques et économiques. Comme l’écrit Jean-Marie


Brohm, le sport est "un véhicule puissant de diffusion de l’idéologie établie". L’activité
sportive s’inscrit dans l’ensemble des rapports sociaux, économiques, politiques,
idéologiques et symboliques. Elle va même plus loin, elle contribue à pérenniser le système
actuel en détournant les esprits vers des constructions symboliques qui servent les intérêts
de certaines classes sociales dominantes.

Notes
(1) Frédéric BAILLETTE, "Les arrières-pensées réactionnaires du sport", Quasimodo, octobre 1996.
(2) Lire à ce sujet : Stefano PIVATO, Les enjeux du sport, Casterman/Giunti, 1994.
(3) Jean-Marie BROHM et Bernard YANEZ, "Les fonctions sociales du sport de compétition", L’opium
sportif, L’Harmattan, 1996.
(4) Quel corps ?, "Vingt thèses sur le sport", Quel corps ?, avril-mai 1975.
(5) Lire à ce sujet : Bernard YANEZ, "Deux visages du fascisme : Coubertin et Hitler", Quel corps,
Maspero, 1978.
(6) Pierre et Lionel ARNAUD, "Les premiers boycottages de l’histoire du sport", Nationalismes sportifs,
Quasimodo, printemps 1997.
(7) Ignacio RAMONET, "Le football c’est la guerre", Football et passions politiques, Manière de voir, mai-
juin 1998.
(8) Cité par Christian HUBERT, 50 ans de coupe du monde, Arts et voyages, 1978.
(9) Il Messaggero, journal romain, extrait d’un article publié au lendemain de la victoire de l’Italie.
(10) Cité par Andrew Strenk, The thrill of victory and the agony of defeat, Orbis, 1978.
(11) Ignacio Ramonet, "la mort en direct", Le sport, c’est la guerre, Manière de voir, mai 1996.
(12) Pravda, 17 octobre 1971.
(13) Cité par Andrew Strenk, "What price victory ?", Annals of the American Academy of Political and
Social Science, septembre 1979.
(14) Xavier DELACROIX, "Au service de la raison d’Etat", Cf (11)
(15) Ignacio Ramonet, voir (7).
(16) Lire à ce sujet : Ivan COLOVIC, "Nationalismes dans les stades en Yougoslavie", Cf (7).
(17) Ignacio RAMONET, "Passions nationales", Cf (1).
(18) Rapport sur "Le vandalisme et la violence dans le sport", par Jessica Larive, Parlement européen,
document de séance.
(19) Pascal BONIFACE, "Géopolitique du football", Cf (7).
(20) Lire à ce sujet : Bernadette DEVILLE-DANTHU, "Le sport support de l’idée de nation", Cf (6).
(21) Philippe LIOTARD, "Questions pour les champions", Cf (1).
(22) Christian BROMBERGER, "Aimez-vous les stades", Cf (11).

Document 3 :

Sport et politique, toute une histoire !


Lors du congrès de Neuchâtel, le 25 novembre 1975, le président du Comité
international olympique (CIO ), Juan Antonio Samaranch, déclare : « Nul doute que les
compétitions sportives, et en particulier les Jeux Olympiques, reflètent la réalité du monde
et constituent un microcosme des relations internationales. » De fait, ce point de vue s’est
largement répandu chez les observateurs politiques depuis avril 1971, date à laquelle une
équipe américaine de ping-pong va en Chine alors que ce pays n’entretient pas de relations
diplomatiques avec les États-Unis. Cette très insignifiante page de l’histoire des sports est
immédiatement célébrée comme césure historique. Et se retrouve même dans les
encyclopédies à l’entrée « diplomatie du ping-pong ». Plus de doute : il y a un rapport
immédiat entre sport et problèmes internationaux, d’autant que, selon le président Nixon,
« en jouant au ping-pong, nos deux pays ont effacé les incompréhensions du passé ».
2Rien de nouveau cependant pour les initiés. La renaissance des Jeux Olympiques en
1896 était imprégnée d’une volonté de pacifier les rapports entre les nations. Déjà les Jeux
de l’Antiquité s’ouvraient sur l’instauration d’une trêve au sein du monde grec.
3L’objectif de départ, c’est la promotion d’un esprit antinationaliste et de la fraternité
entre les sportifs : d’où la fondation de fédérations nationales par sport pour aménager les
relations sportives entre les nations. Mais tout de suite il s’agit de relations internationales
presque ordinaires : les compétitions vont reproduire symboliquement les rivalités entre les
nations, ou encore internes à ces dernières ; elle ne sont qu’« euphémisation »
d’affrontements plus violents par le biais des règlements.
4L’utopie supranationale n’a pas résisté longtemps aux réalités. Les toutes premières
confrontations internationales sont aussitôt chargées d’enjeux politiques. Il existait tout
juste quatre équipes de football-association à Paris, en 1893, que l’une d’elles envisage de
rencontrer une équipe de Strasbourg, alors allemande. Aussitôt, un dirigeant de l’Union des
sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA ), la fédération omnisports, signale
qu’« avant d’accepter de jouer une telle rencontre, surtout à Strasbourg, il faudrait d’abord
être sûr de la remporter ». Ainsi, pour ce représentant d’une instance soucieuse de se placer
hors du champ politique, le prestige de la France est en jeu.
5De son côté, l’écrivain Charles Maurras, futur directeur de l’Action française, en un
premier temps inquiété par la volonté de fraternisation internationale, se rassure vite. Il se
réjouit à l’avance, en 1896, de l’échec annoncé du « cosmopolitisme sportif » ; le sport va
encore exaspérer les passions patriotiques : « Maintenant les peuples vont se fréquenter
directement [par le sport], s’injurier de bouche à bouche et s’engueuler cœur à cœur. La
vapeur qui les a rapprochés ne fera que rendre plus faciles les incidents internationaux. »
6Certes, on ne procède pas encore au décompte minutieux des résultats, mais c’est
parce que les rencontres internationales entre sélections nationales sont encore rares. Les
hymnes nationaux, par contre, sont exécutés, ce qui n’est pas conforme à l’esprit originel du
sport.
7Le gouvernement français sera un des premiers à développer une véritable politique
sportive au lendemain de la Grande Guerre, une section Tourisme et sport étant créée en
1920 au sein du ministère des Affaires étrangères et rattachée au Service des œuvres
françaises à l’étranger (SOFE ). Les athlètes sont donc considérés comme des ambassadeurs,
au même titre que les artistes, et ils bénéficient de subventions en matière de compétition à
l’étranger. « Le sport est devenu une affaire d’État », déclare Gaston Vidal, directeur du
Service de l’éducation physique. Un rapport du SOFE de 1921 propose d’intégrer dans « les
films cinématographiques de propagande pour l’étranger quelques épisodes de grands
matchs où la France s’est classée première ». Les victoires sont désormais perçues comme
des indices de la vitalité d’un peuple et en tant qu’atout des régimes.
8C’est aussi au lendemain de la guerre que se produit la première campagne de boycott.
L’initiative vient du mouvement sportif anglais qui pousse la FIFA à interdire les matchs
organisés avec les fédérations des nations vaincues et même avec celles des neutres qui ne
respecteraient pas cette mesure. Le Quai d’Orsay intervenant directement dans le même
sens. L’Entente poursuit ainsi la guerre par organisations sportives interposées, et ce
notamment en vue des Jeux Olympiques de 1924.
9La France exerce encore des pressions sur le CIO pour obtenir l’organisation des JO de
1924, ce qui froissera l’orgueil de Pierre de Coubertin, non consulté, qui modifie au
demeurant la liste des nations invitées, écartant d’emblée l’Allemagne. Ainsi l’état des
relations internationales détermine aussi l’ordre sportif. Le mythe de l’apolitisme en prend
un coup. Surtout, en donnant le mauvais exemple, les nations démocratiques ont ouvert la
voie à ce que se généralise l’instrumentalisation du sport à des fins politiques.
10L’Italie de Mussolini, puis l’Allemagne de Hitler vont en effet prendre le relais avec
une intensité redoublée. Pour les deux dictateurs, il s’agit de légitimer davantage leur
pouvoir et de démontrer à l’Europe l’efficacité de leurs régimes par rapport aux
démocraties. On sait l’ampleur donnée par le premier à la coupe du monde de football de
1934 : la victoire de l’Italie est vécue comme celle du Duce en personne. Les JO de Berlin
sont comme le couronnement de Hitler par le monde réuni à l’issue d’une vaste campagne
de propagande diplomatique. Mussolini et Hitler ont aussi voulu afficher leur capacité
d’organisation et exhiber d’impressionnantes infrastructures suscitant l’admiration du
monde entier.
11Au cours des années 1930, le sport européen sera perturbé par la totale inféodation
des organisations italiennes et allemandes au pouvoir politique. Les deux régimes usant
différemment de celle-ci : l’Italie avec brutalité, l’Allemagne de manière plus sélective.
Lorsque des sanctions frappent l’Italie en 1936 pour son invasion de l’Éthiopie, le Duce
riposte en interdisant à ses coureurs cyclistes de participer au Tour de France. Le Reich
rompt quelques mois après toute relation sportive avec les Pays-Bas lorsque le
gouvernement néerlandais qui redoute des manifestations hostiles dans le stade contre
l’époux allemand de la princesse Juliana fait annuler un match de football contre
l’Allemagne. À l’inverse, lorsque le gouvernement français déconseille à la sélection
d’athlétisme, au beau milieu des tensions, de se rendre dans le Reich, le Reichssportführer
adresse une invitation particulière aux athlètes, présentant ainsi un visage de tolérance et
d’ouverture : véritable manœuvre diplomatique.
12Le gouvernement britannique cherche pour sa part à préserver une séparation entre
les deux domaines politique et sportif. Moment délicat en 1935 : la Fédération de football
invite la sélection allemande pour un match à Londres ; la gauche travailliste proteste et
menace de manifester contre l’arrivée annoncée de 10 000 Allemands de l’organisation Kraft
durch Freude (KdF). Cela au moment où la Grande-Bretagne recherche un accord avec Hitler.
Déclaration initiale du Foreign Office : « Les matchs de football sont affaire privée, organisée
par des personnes privées et le gouvernement n’a pas à s’interposer… » Il n’y aura pas,
finalement, d’incidents, parce que les supporters allemands vont adopter un profil bas. Les
Britanniques commencent à douter ensuite de cette première appréciation et à se dire
disposés à mobiliser eux aussi le sport en guise de riposte.
13Mais même dans les pays démocratiques, nombreux sont ceux qui admirent le
maniement de l’arme sportive par les dictatures. Par exemple Coubertin lui-même. […]
14L’URSS a beaucoup varié dans son usage politique des sports. À l’origine, elle refusait
toute participation aux compétitions internationales officielles, perçues comme véhiculant le
nationalisme chauvin et modelées sur le système capitaliste de la concurrence. Elle fondera
cependant bientôt l’Internationale sportive rouge (ISR ) en contrepoids de la Fédération
socialiste de Lucerne (ISL ) de 1920. Et cherchera à rencontrer d’autres équipes du Sport
rouge à l’extérieur. […]
151924-1925 : émerge l’idée que les compétitions sportives doivent servir les intérêts
nationaux de l’URSS; on cesse alors de limiter les relations aux organisations du sport ouvrier
international. Des contacts sont noués avec l’Internationale socialiste. En outre, les
footballeurs russes rencontrent régulièrement les équipes des États voisins afin de cultiver
de bonnes relations internationales, rencontrant un accueil favorable par exemple chez les
Turcs qui passent outre aux interdictions de la Fédération internationale de football
association (FIFA ) dont l’URSS ne fait pas partie. Les Soviétiques s’efforçant, pour se donner
une image positive, de ne pas humilier leurs adversaires encore débutants.
16Après 1930, le chapitre de l’utilisation du sport comme instrument de la lutte des
classes est définitivement clos. Le pouvoir soviétique, tout à la théorie du « socialisme dans
un seul pays », veut maintenant battre le capitalisme dans les stades européens, par le biais
de rencontres organisées par les grandes fédérations internationales et neutres. Certes,
l’URSS organise encore des Spartakiades comme celles de 1928 en opposition aux JO
d’Amsterdam. Les athlètes qui rentrent de Moscou faisant des conférences enthousiastes,
rédigées par des dirigeants politiques, sur la patrie du communisme. À partir de 1934, le
sport soviétique devient un moyen d’asseoir le prestige national. L’ISR, qui a longtemps
cherché à préserver l’internationalisme prolétarien dans le sport, doit s’incliner avant sa
dissolution secrète en 1937.
17Mais le football soviétique reste sourd aux appels de la FIFA et n’y adhèrera pas. De
même que l’URSS se refuse à intégrer le mouvement olympique. Le sport soviétique
présentant ainsi, à la veille de la guerre, un double visage : il cherche à prouver la supériorité
d’un système et il est géré, comme en Italie et en Allemagne, de manière dictatoriale.
18Après 1945, la mondialisation du sport s’accélère et devance par là bon nombre
d’autres domaines. L’URSS et les pays socialistes font leur entrée dans la FIFA, dans les
autres fédérations internationales et au mouvement olympique. La FIFA et le CIO auxquels
on adhère en fonction des règles de l’ONU comptent dès lors autant de membres que cette
dernière.
19Le sport va, successivement ou simultanément, refléter, hors la belle vitrine de la
cérémonie d’ouverture des JO tous les quatre ans, les nouveaux contentieux internationaux :
guerre froide, décolonisation et accession à l’indépendance de plusieurs dizaines de pays,
poussées sécessionnistes en Europe même.
20Les pays communistes poursuivent au moins deux objectifs. La RDA cherche à
prouver la supériorité du communisme sur le capitalisme en devenant l’un des pays les plus
dotés en médailles aux JO … et à porter de la sorte des coups au monopole de la RFA sur la
représentation de l’Allemagne. La Roumanie se veut à la fois championne du socialisme et
du nationalisme, notamment par une domination de jeunes gymnastes préparées
précocement et intensivement. Ce qui finit par provoquer des confrontations tendues avec
l’URSS. Des dérapages se produisent également entre les joueurs hongrois et soviétiques de
water-polo à Melbourne en 1956, de même que plus tard entre hockeyeurs tchèques et
soviétiques, l’opinion internationale étant alors mieux à même d’évaluer les rapports
véritables entre l’URSS et les pays frères.
21Mieux, c’est toute l’évolution des relations internationales qui se lit en filigrane dans
l’histoire des compétitions sportives, importantes ou anodines. Par exemple, en 1954, la
victoire de l’équipe nationale d’Allemagne de l’Ouest en Coupe du monde de football avec
un retentissement immense dans le pays. Réduits au silence, à la non-existence depuis 1945,
les Allemands ressuscitent brusquement avec leur orgueil national : « Wir sind wieder
wer ! » (nous voilà de nouveau quelqu’un !). Même s’il faudra attendre 1990 pour que
Helmut Kohl évoque le mot de Vaterland, l’équipe nationale de football, dans un pays où la
« nation » était proscrite, s’étant toujours nommée Nationalmannschaft. C’est que le
sentiment national, de plus en plus politiquement incorrect, avait trouvé refuge et survécu
dans le sport.
22Les nouveaux États africains du début des années 1960 mobilisent spontanément le
sport en faveur de leur cause. Parmi leurs premières démarches, la demande d’adhésion au
CIO et surtout à la FIFA, car l’indépendance trouve dans ce cadre un moyen très rapide de
s’afficher internationalement. Le FLN algérien montrant l’exemple rocambolesque avec une
« équipe nationale », celle de la nation algérienne, en tournée dans les pays de l’Est et le
monde arabe.
23Le sport est aussi un moyen de forger un sentiment national dans ces pays africains
multiethniques, dépourvus d’unité. C’est Léopold Senghor qui déclare en 1961 : « Dans la
considération dont [les peuples] jouissent à l’étranger, les performances sportives entrent
pour une proportion non négligeable. » Plus précis encore, le ministre ivoirien de la Jeunesse
et des Sports en mars 1966 : « Nous devons construire la nation… Je prendrai un soin jaloux
à faire en sorte que tout parte du sport. »
24Le panafricanisme fait simultanément son apparition. Dès 1959, la fédération
égyptienne, à l’initiative du président Nasser, crée la Confédération africaine de football
(CAF). Objectif politique évident : affirmer l’identité africaine par le biais des compétitions de
football à venir ; la France organisant à l’opposé les Jeux de la francophonie.
25La solidarité sportive entre pays africains permettra ensuite de porter des coups à
l’apartheid sud-africain, le CIO cessant de reconnaître le Comité olympique de ce pays, à leur
demande, en 1970. Et lorsque le même CIO refuse en 1976 d’exclure le Comité de Nouvelle-
Zélande dont les rugbymen ont accepté de rencontrer leurs homologues d’Afrique du Sud
après les émeutes raciales de Soweto, la quasi-totalité des pays africains boycottent les Jeux
de Montréal. La FIFA refuse de suivre le CIO sous la présidence du très complaisant Stanley
Rous; ce dernier est cependant battu par le Brésilien João Havelange, candidat des pays non
européens – singulièrement africains – lors de l’élection de 1974 ; la fédération sud-africaine
est également exclue de la FIFA en 1976.
26Toutes ces péripéties montrent à quel point les instances du sport peinent à
sauvegarder la neutralité dont ils se réclament pour conserver leur influence planétaire.
Ainsi, le président Havelange se trouve bien aux côtés du sanguinaire général Videla lors de
la remise de la coupe du monde de football de 1978 en Argentine ; mais il n’a pu s’opposer à
ce que l’équipe des Pays-Bas refuse les félicitations officielles de celui-ci pour sa deuxième
place.
27Les sportifs des pays neufs formulent d’ailleurs les mêmes revendications que leurs
dirigeants politiques en termes de diplomatie. En 1977, le président de la Fédération
camerounaise de football réclame de la FIFA un « nouvel ordre international où l’écart entre
les pays hautement développés et le reste doit être de plus en plus réduit pour un meilleur
équilibre des forces, facteur de paix et de compréhension mutuelle ». De fait, la FIFA a des
statuts plus égalitaires que l’ONU : un pays/une voix et pas d’équivalent du Conseil de
sécurité. Même si l’Union européenne de football association (UEFA ) est, parmi les
Confédérations continentales dont les pouvoirs montent, le pôle dominant. Une domination
au demeurant contestée. Aussi les fédérations des pays pauvres font-elles, comme en 1978
et en 2002, barrage au candidat à la présidence de la FIFA soutenu par l’UEFA.
28Le sport est devenu depuis une trentaine d’années un phénomène universel ; les
compétitions les plus importantes étant retransmises dans le monde entier. Semblable
mondialisation, avec un accroissement exponentiel des enjeux économiques et politiques,
facilite la montée de tensions et d’incidents. Alors que les rencontres sportives passaient
pour « euphémiser » la violence, il arrive qu’elles soient aussi une « continuation de la
guerre par d’autres moyens », comme le match de football entre le Salvador et le Honduras
qui déclenche une guerre de quatre jours en 1969 à propos d’un vieux contentieux politique.
29À l’inverse, le rugby joue en Irlande depuis des décennies un rôle tout à fait
exceptionnel et étrange, rugbymen du Nord et du Sud ayant conservé, même après la
séparation officielle de 1949, des formes d’unité. Ce qui a posé en permanence des
problèmes délicats à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ainsi en 1952 : la musique militaire
française joue le God save the King à Colombes, lors du match entre la France et une équipe
d’Irlande composée de joueurs de l’Eire comme d’Irlande du Nord, et provoque de la sorte la
colère des premiers. Des arrangements doivent être négociés : les rencontres internationales
auront lieu en définitive à Dublin et non plus à Belfast, et il n’y aura plus à l’extérieur ni
hymne ni drapeau. Au cours des années 1980, les sélectionnés du Nord préfèrent s’entourer
de gardes du corps. Au total, la sélection nationale d’Irlande représente une identité
géographique et non pas nationale. Un cas unique dans le sport irlandais, puisque son
football est séparé depuis la fin de la Grande Guerre.
30La mondialisation du CIO et de la FIFA est aujourd’hui un phénomène à peu près
achevé et leurs présidents sont reçus partout comme des chefs d’État. Juan Antonio
Samaranch a été invité à prononcer un discours devant l’Assemblée générale de l’ONU en
1992 alors même que le CIO n’est qu’une simple organisation non gouvernementale. Le
président cherchant à jouer un rôle de pacificateur dans le monde. D’où la proposition
réitérée de trêve olympique à l’occasion des Jeux comme dans l’Antiquité. Mais, d’entrer en
politique, le CIO emprunte un chemin contraire à sa vocation originelle.
31Développement pourtant inédit de la mondialisation depuis peu. L’exploitation en
retour de celle-ci par les nations ! Ainsi, le Qatar se « fournit » en haltérophiles en Bulgarie,
en coureurs de fond au Kenya et les naturalise afin qu’ils puissent concourir sous sa bannière
puisque la nationalité reste la norme des compétitions internationales. Paradoxe en effet :
au moment même où le football se trouve à un stade très avancé de la mondialisation,
l’esprit national refuse obstinément de s’éteindre. Les grands rassemblements dans les
stades pour les matchs internationaux de Coupe du monde ou d’Europe sont des occasions
où la foule exprime de puissants affects. Passion sans retenue, jusque dans chaque domicile,
devant la télévision, quand sont exécutés les hymnes nationaux. Cette extériorisation,
normalement incorrecte au plan politique, est spontanée, pur produit de l’émotion, et n’a
rien à faire avec le pouvoir. Même si ce nationalisme qui a ses dieux reste très momentané,
rien ne semble parvenir à l’éradiquer, malgré les quolibets de ceux qui se partagent entre
l’europhilie, le régionalisme et le mondialisme. Le soir du 27 mars 2004, avant la rencontre
de rugby France-Angleterre au Stade de France, l’harmonie exécute l’Hymne à la joie de
Beethoven, donc celui de l’Union européenne, sans que le public y prête la moindre
attention ; transition brutale avec la Marseillaise et même le God save the Queen : silence et
recueillement des 80 000 spectateurs. Avant-garde et traduction exemplaire de la
mondialisation, le sport se fait alors contradictoirement la manifestation la plus
spectaculaire de la pérennité des nations que l’on donnait pour mourantes. Comme si le
sport résistait à la disparition de l’esprit national.
32À l’inverse et en parallèle : on a coutume d’admettre que le sport intègre
socialement. Pierre de Coubertin se réjouissait déjà en son temps de ce que les membres
d’une équipe, vêtus de manière uniforme, oublient leurs origines pour former un groupe
homogène. Coubertin escomptait que le sport devienne un antidote contre les révolutions.
De nombreux observateurs se sont dans le même sens empressés de conclure, à l’issue de la
finale de la Coupe du monde à Paris de 1998, à propos de la foule qui déferlait sur les
Champs-Élysées, à une intégration réussie des populations d’origine étrangère mêlées à la
joie collective. Cette forme d’unité nationale était, comme l’ont montré par la suite les
incidents du match France-Algérie, toujours à Paris, le 6 octobre 2001, purement éphé-
mère : il a suffi que l’équipe nationale humilie la sélection algérienne pour que les jeunes
d’origine maghrébine assis dans les tribunes lui manifestent spontanément leur solidarité en
envahissant la pelouse.
33Enfin, les équipes ethniques se multiplient, ce qui montre que le sport peut aussi
promouvoir la différence et devenir source d’incidents avec le racisme en arrière-fond. Déjà
apparaît un investissement du sport par des courants religieux intégristes qui sont justement
servis par l’existence d’équipes constituées sur fondements ethniques. Cela risque d’en faire
un champ de conflits et non d’intégration. Les athlètes qui se livrent à des manifestations
religieuses à l’issue d’une victoire portent au demeurant atteinte aux principes laïcs,
garanties d’une cohabitation sereine de tous.

NOTES

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