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La dislocation spontanée d’un immense empire

7Le XXe siècle avait déjà vu se disloquer différents empires, c’est-à-dire des États regroupant
depuis plus ou moins longtemps autour d’une nation dominante des peuples divers qui étaient
progressivement devenus des nations différentes : ce furent d’abord, au lendemain de la
Première Guerre mondiale, l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman.
Ils venaient d’être vaincus et leurs vainqueurs leur avaient imposé le renoncement à de vastes
territoires et la reconnaissance de l’indépendance de nouveaux États-nations. En vérité, il en
avait été de même en 1917 pour l’Empire russe, du fait de sa défaite devant l’armée allemande
et de la révolution, car les bolcheviks qui avaient pris le pouvoir avaient dû abandonner la
Finlande, la Pologne, les pays baltes, reconnaître l’indépendance de l’Ukraine (paix de Brest-
Litovsk, 1918) et même celle de la Géorgie, qui s’étaient placées sous protection allemande.
Mais après la défaite de l’Allemagne, les bolcheviks parvinrent à reconquérir l’Ukraine et la
Transcaucasie en 1921, et donnèrent en 1922 la structure d’une Union de républiques
soviétiques aux anciens territoires de l’empire. Ceux-ci furent proclamés affranchis, par la
vertu du socialisme, de tout lien de subordination coloniale.

8Le nouvel empire allemand, le IIIe Reich, réussit lui aussi à annuler la plupart des clauses du
traité de Versailles et à englober les territoires de l’ancien empire d’Autriche en 1938, à
reconquérir la moitié de la Pologne en 1939, puis sa totalité et l’Ukraine en 1941. Mais il
s’effondre en 1945 devant la coalition des États-Unis etde l’Union soviétique, perdant même
la Prusse-Orientale, qui avait été son berceau historique. En revanche, l’URSS (malgré les
prévisions de Hitler) ne s’est pas disloquée durant cette terrible guerre et elle a reconquis une
partie des possessions de l’empire tsariste, notamment les pays baltes. Elle apparaissait
comme un cas unique, celui d’un État fédéral plurinational d’un type exceptionnel, grâce au
socialisme, regroupant une quinzaine de républiques fédérées et vingt-huit républiques
autonomes dotées de pouvoirs moindres (dont vingt et une dans la seule RSFSR, la
République socialiste fédérative soviétique de Russie).

9Aussi la dislocation de l’URSS en décembre 1991, du fait de la décision soudaine du


président de la Russie, fut-elle accueillie dans le monde avec stupeur, puisque venait tout juste
de prendre fin pacifiquement l’épreuve de force avec l’OTAN, après quarante ans de « guerre
froide ». Certes, hors d’Europe, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’autres empires
avaient été dissous par décision du chef de la nation dominante. Mais il s’agissait d’empires
d’outre-mer, formés de territoires africains et asiatiques séparés les uns des autres et plus ou
moins éloignés de leur « métropole », qu’il s’agisse de la France, de l’Angleterre, de la
Belgique ou de la Hollande. Affaiblies par la Seconde Guerre mondiale, celles-ci s’étaient
plus ou moins vite résolues à accorder l’indépendance à chacune de leurs colonies car des
mouvements de libération commençaient à s’y développer et des guerres « coloniales » (en
Indochine ou en Algérie) se révélaient sans issue.

10Dans le cas de l’URSS, où la Russie formait avec les anciennes conquêtes tsaristes un
même ensemble géopolitique de dimension continentale, le paradoxe est qu’en décembre
1991 ce fut la puissance très largement dominante qui, sans être aucunement soumise à une
pression extérieure, proclama soudainement sa propre indépendance, en invitant les autres
républiques soviétiques à faire de même, ce qui provoqua la fin de l’Union.
11Certes, cette proclamation pouvait paraître surréaliste – l’immense Russie se dégageant des
nations plus petites – et on y vit, non sans raison, la manœuvre démagogique du président
russe Boris Eltsine pour retirer toute légitimité à son rival, le président de l’URSS, Mikhaïl
Gorbatchev. Mais une telle manœuvre politicienne aurait dû se heurter à l’opposition des
piliers de l’appareil soviétique, le Parti communiste, l’Armée rouge et le KGB.
L’extraordinaire est qu’ils ne bougèrent point. D’ailleurs, quelques mois auparavant, en juin
1990, Boris Eltsine, à peine élu président et sans s’appuyer vraiment sur un nouveau parti,
avait pu « suspendre » le Parti communiste sur le territoire de la Russie sans même provoquer
un début d’insurrection communiste.

12Le 19 août 1991, il y avait eu le putsch du Premier ministre, du général ministre de la


Défense et du chef du KGB, pour obliger le président Mikhaïl Gorbatchev, alors isolé en
Crimée, à reprendre les choses en main pour rétablir la cohésion de l’URSS. Mais à Moscou
cette tentative de coup d’État échoua devant la résolution d’Eltsine, qui exhorta les troupes à
ne pas bouger et à ne pas obéir aux ministres putschistes. Que les dirigeants du Parti
communiste de l’URSS, le si puissant PCUS, aient été en fait acquis à l’idée d’une
privatisation des moyens de production, ce dont ils commençaient déjà à tirer avantage, c’est
finalement compréhensible. Mais que l’Armée rouge laisse disparaître l’Union soviétique
qu’elle avait mission de défendre et qu’elle se laisse en même temps priver d’une grande
partie de son budget et de ses avantages, c’est beaucoup plus difficilement compréhensible.

13Quant au KGB, dont le rôle depuis des décennies était justement de prévoir et de prévenir
toutes atteintes internes ou externes aux intérêts du régime soviétique, l’opinion internationale
craignait devant les développements de la perestroïka qu’il ne mette fin à cette tentative de
réformes, cause de si grands bouleversements. On sait aujourd’hui qu’avec Gorbatchev il en
fut un des principaux instigateurs. C’est en effet le KGB, par ses réseaux dans l’ensemble du
monde, qui avait pris conscience du retard croissant de l’URSS sur les pays occidentaux
durant le long règne de Leonid Brejnev ( 1964-1982) et qui avait préconisé dès 1982-1983
avec Iouri Andropov (ex-patron du KGB puis, avant sa mort, trop bref secrétaire général du
PCUS) des changements radicaux dans les structures de l’Union soviétique. Il ne s’agissait
pas encore d’abandonner le socialisme et, par la suite, on ne pouvait prévoir la catastrophe
économique qu’entraînerait la privatisation soudaine et massive des moyens de production.

14Aussi peut-on se demander si, le 8 décembre 1991, l’étonnante décision d’Eltsine de


dissoudre l’Union soviétique ne résulte pas (outre l’avantage politicien de la manœuvre contre
Gorbatchev) d’un diagnostic géopolitique très lucide (sans doute celui du KGB) sur l’état de
l’Union. Pourtant, sauf dans les pays baltes, il n’y avait guère de mouvements d’indépendance
ouvertement déclarés contre la Russie dans les autres républiques de l’URSS. Bien plus, neuf
mois auparavant, en mars 1991, à l’appel de Gorbatchev, un référendum rassemblant les trois
quarts des inscrits avait montré que 70% des votants en Russie et en Ukraine, et 90% en Asie
centrale étaient pour le maintien de l’Union. Peut-être était-ce par habitude de voter selon les
mots d’ordre du Parti. Ensuite, l’évolution s’est accélérée.

15En juin, Eltsine a invité les dirigeants des autres républiques à imiter la Russie et à prendre,
comme elle, « le plus possible de souveraineté », mais cela ne signifiait pas encore qu’elles
devaient se séparer les unes des autres. Le putsch du 19 août a eu pour effet de faire apparaître
comme un slogan réactionnaire l’idée de maintenir l’URSS à tout prix. La population russe
était surtout trop désorientée par les bouleversements économiques introduits par
la perestroïka pour se soucier du maintien de l’URSS et des relations de la Russie avec les
autres républiques. Bien plus, nombre de Russes estimaient même que la Russie devait cesser
d’être la « vache à lait » dont profitaient, dans le cadre de l’URSS, ceux qui n’étaient pas
russes. Cependant, dans les républiques du Caucase et d’Asie centrale, divers symptômes
indiquaient depuis un certain temps que les meneurs d’opinion ne tarderaient pas à réclamer
l’indépendance.

16Il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui que le premier diagnostic à connaître un très
grand retentissement international quant au risque de dislocation de l’Union soviétique fut un
livre français publié en 1978 : L’Empire éclaté, d’Hélène Carrère d’Encausse. Ce titre a
d’abord suscité l’incrédulité de tous ceux qui n’imaginaient pas que, à moins d’une troisième
guerre mondiale, l’URSS puisse un jour se disloquer. Ce livre, fin 1991, est apparu
étonnement prémonitoire. Il y était d’abord souligné l’importance de la croissance
démographique en Asie centrale (ce qui contrastait avec le fort déclin de la natalité en Russie)
et la présence dans cette partie de l’URSS, malgré le socialisme, d’une situation très
comparable à celle des pays « sous-développés ».

17Hélène Carrère d’Encausse attirait l’attention sur un phénomène culturel très significatif
d’importants changements politiques, ou géopolitiques comme on dira plus tard : depuis les
années soixante, dans les républiques musulmanes de l’URSS où les Russes formaient une
minorité de cadres et de techniciens, les personnes nées de mariages « mixtes » (au demeurant
assez peu nombreux) ne choisissaient plus guère, à leur majorité, la nationalité russe d’un de
leurs parents, mais la nationalité de la majorité de la population de la république, qu’elle soit
ouzbèke, kazakhe, tadjike, etc. Cela montrait en Asie centrale comme dans le Caucase la
valorisation et la montée en puissance de sentiments nationaux non russes. En intitulant son
livre L’Empire éclaté, Hélène Carrère d’Encausse ne préjugeait pas des formes que prendrait
cet éclatement, principalement dû à son avis à un déséquilibre démographique de plus en plus
marqué. Aujourd’hui, elle se plaît à dire que les choses ne se sont pas passées comme elle
l’avait plus ou moins envisagé, puisque c’est dans la partie européenne de l’URSS
caractérisée par une faible croissance démographique, en l’occurrence dans les pays baltes,
qu’ont commencé vers 1987 les mouvements de sécession. Ils dénonçaient la façon
scandaleuse dont Hitler, en 1939, lors du Pacte germano-soviétique, avait livré les pays baltes
à Staline.

18C’est ce que signale Hélène Carrère d’Encausse dans La Gloire des nations ou la fin de
l’empire soviétique, publié en 1990, alors que l’URSS existe encore. Elle y montre aussi
comment les mesures prises en 1984-1985 contre la corruption etles mafias qui s’étaient
développées durant le long règne de Brejnev, notamment au Kazakhstan et en Ouzbékistan (le
fameux scandale du coton), ont été perçues par les dirigeants communistes kazakhs et
ouzbeks comme des mesures racistes, puisque les responsables autochtones limogés ou
sanctionnés furent remplacés par des Russes. En Transcaucasie, la Russie est rendue
responsable des conflits entre Géorgiens et Abkhazes, Arméniens et Azéris, qu’elle aurait
prétendument attisés.

19Plus intéressante encore dans ce livre est l’analyse que fait Hélène Carrère d’Encausse des
« fronts populaires » qui sont alors en plein développement (les premiers apparaissent en
1987-1988), tout d’abord dans chacun des pays baltes et en Ukraine, pour la défense de
la perestroïka contre des forces « réactionnaires » qui cherchent, croit-on, à y mettre fin. Mais
bientôt ces « fronts populaires », qui prennent aussi en charge la défense de l’écologie, en
viennent à poser la question de la décentralisation de l’URSS et en fin de compte celle de
l’indépendance de leur république. Ces fronts, qui s’intitulent internationalistes car dans les
pays baltes des Russes y participent, acquièrent une telle audience en 1989-1990 que la
plupart des membres des partis communistes locaux s’y rallient, rompent avec le PCUS et,
finalement, voteront l’indépendance de leur république.
20Persuadé qu’existait un « peuple soviétique », Gorbatchev – souligne en 1990 Hélène
Carrère d’Encausse – n’a pas compris l’importance des mouvements nationaux. « Nous
sommes en droit de dire que nous avons réglé la question des nationalités », avait-il proclamé
en 1987 pour le soixante-dixième anniversaire de la révolution. En fait, dans chacune des
républiques soviétiques, y compris en Russie, le Parti communiste s’est dissous dans un
mouvement nationaliste qui ne fait plus référence au socialisme. Aussi peut-on penser que
Boris Eltsine, en dépit de l’apparence au premier abord quelque peu ubuesque de sa volonté
de fonder l’« indépendance de la Russie » en proclamant la dissolution de l’URSS (pour
priver Gorbatchev de son fauteuil de président), a finalement fait preuve d’une certaine
sagesse géopolitique. Car que pouvait-il faire, s’il avait refusé l’indépendance des autres
républiques ?Décider de toute une série d’expéditions policières ou militaires à mener sur des
étendues considérables ? Au point où en étaient arrivées les choses, il n’avait pas les moyens
de s’opposer aux changements. Mieux valait les accepter.

21Certes, par le traité de Brest-Litovsk en 1918, les bolcheviks avaient accepté, contraints et
forcés, de reconnaître l’indépendance de l’Ukraine, alors occupée par l’armée allemande, et
en 1920 celle de la Géorgie. Mais ils reconquirent ces pays deux ans plus tard, grâce aux
contingents dont ils disposaient, animés d’une grande ardeur révolutionnaire. Quatre-vingts
ans plus tard, plus grand monde ne croyait au socialisme, ni donc à l’URSS, et les pays baltes
avaient d’ores et déjà proclamé leur indépendance. Aussi Eltsine ne chercha-t-il même pas à
retenir les républiques soviétiques d’Asie centrale et, devant l’émoi de leurs dirigeants, il leur
proposa une vague participation à une « Communauté des États indépendants » aux fonctions
extrêmement floues. On ne prit même pas le temps de discuter sérieusement du maintien
d’une monnaie commune ou de l’Armée rouge dans les diverses républiques.

22Mais six mois plus tard, entre la Russie et l’Ukraine, dont les présidents venaient pourtant
de si bien s’entendre, un très grave conflit faillit éclater au printemps 1992 à propos de la
Crimée et du partage de la flotte de la mer Noire. On sait qu’en 1957 Nikita Khrouchtchev
(d’origine ukrainienne), pour célébrer le tricentenaire de l’union russo-ukrainienne, « offrit »
à l’Ukraine la presqu’île de Crimée, tout à la fois « côte d’Azur » et grande base navale
soviétique. Dans le cadre de l’URSS, ce rattachement n’avait guère de conséquences. Mais en
1991 l’indépendance de l’Ukraine a eu pour effet de priver la Russie de la plus grande partie
de son débouché sur la mer Noire et de la grande base navale de Sébastopol. Le gouvernement
ukrainien exigea que les navires de guerre qui s’y trouvaient lui soient livrés, bien que leurs
équipages et surtout leurs officiers soient des Russes. De surcroît, la population de la Crimée
manifestait sa volonté de rester russe. Une guerre aurait pu éclater, certains nationalistes
ukrainiens prédisaient le pire.

23Cependant, malgré l’importance des enjeux géostratégiques pour la Russie (avec le port de
Novorossiisk, il ne lui reste qu’un assez médiocre débouché sur la mer Noire), celle-ci se
résigna à la perte de la Crimée et une solution de compromis fut trouvée quant au partage de
la flotte.

24Il est heureux qu’à la différence des drames qui ont marqué l’éclatement d’un autre État
socialiste, la République socialiste fédérative de Yougoslavie, la séparation des quinze
républiques fédérées qui formaient les pièces majeures de l’Union soviétique se soit, somme
toute, déroulée à l’amiable. Mais il n’en est pas de même pour ce qui concerne la fédération
de Russie, où la volonté de sécession de la petite république de Tchétchénie est la cause
première d’une guerre qui a d’abord duré de 1994 à 1996 et qui, malgré un compromis, a
repris en 1999, sans que présentement l’on entrevoie une solution.

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