Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Tel est le « récit » officiel, ressassé ad nauseam, avec fermeture à double tour des « grands »
médias à toute analyse de ce qui se passe réellement. Seule la propagande pro-US/OTAN/Kiev
est permise car elle ne survivrait pas si on autorisait aussi des analyses sérieuses. La pensée
unique ne peut être imposée qu’en réduisant au silence toutes les autres. Il s’avère que la
censure, présentée comme le fait des seuls « régimes autoritaires » contre lesquels les «
démocraties » occidentales mènent un combat mondial pour les «valeurs», est tout à fait
acclimatée en Occident. Elle y est assumée, tantôt hypocritement, tantôt fièrement.
Dans la propagande et dans la culture de l’instantané, il n’y a pas d’histoire. Les événements
surviennent comme des apparitions soudaines ou des faits aléatoires répondant à des
impulsions spontanées. Sont connus d’avance les « bons » (les US et ceux qui sont alignés sur
eux) et les « méchants » (ceux qui leur tiennent tête), rien d’autre. Avec cette grille simpliste et
déformante, un conflit ne commence qu’au moment où les « méchants » ripostent, jamais
avant, lorsque les « bons » ont pris l’initiative de les menacer ou de les attaquer, entraînant la
riposte. Ces actions sont tout simplement effacées de la mémoire.
Choisir le 24 février 2022 comme date de début du conflit en Ukraine, c’est faire preuve de parti
pris, de myopie et d’ignorance. C’est se transformer en caisse de résonance du « narratif »
officiel, dont le but premier est de faire oublier le rôle central des gouvernements occidentaux
comme initiateurs originels du conflit en Ukraine. Leur objectif est moins l’Ukraine que
l’instrumentalisation de l’Ukraine contre l’Union soviétique, puis la Russie.
Dès 1945, bien avant le 24 février 2022, l’ancêtre de la CIA recrute des nazis allemands et leurs
collaborateurs ukrainiens. Se rendant aux Américains, Reinhard Gehlen met son réseau
d’agents en Europe de l’Est au service des USA. Le collaborateur ultranationaliste ukrainien
Stepan Bandera rejoint Gehlen en Allemagne et, avec son organisation, mène une guerre
sanglante contre l’URSS en Ukraine, territoire soviétique. L’URSS l’emporte et le KGB
assassine Bandera en 1959. C’est en 1954 que Khrouchtchev transfère la péninsule de la
Crimée à la République d’Ukraine, partie de l’URSS.
Mais le processus enclenché en 1991 a pour suite une politique étatsunienne de mainmise sur
les pays de l’Est, ex-membres du bloc soviétique. Cela s’effectue par le biais de l’adhésion à
l’Union européenne et à l’OTAN. L’OTAN est une alliance militaire dirigée par les États-Unis,
fondée en 1949 contre l’URSS mais maintenue après la disparition de l’URSS pour servir de
cadre de contrôle de l’Europe et d’intervention militaire en Europe (Serbie) et hors d’Europe
(Afghanistan, Libye). L’OTAN est présentée comme le bras armé de la « communauté
internationale », nouveau masque des États-Unis.
Après le démantèlement de l’URSS, l’OTAN demeure une alliance militaire antirusse sous
l’égide des États-Unis, de loin le principal membre. En 2000, lorsque la Russie envisage de
demander d’être admise à l’OTAN, cela lui est refusé. L’expansion de cette alliance militaire
vers la frontière de la Russie par l’intégration des ex-pays du Pacte de Varsovie limitrophe de la
Russie prend un caractère menaçant pour la Russie. En 1999, la Pologne, la Tchéquie et la
Hongrie y font leur entrée. En 2004, c’est le tour des trois pays baltes, de la Slovaquie, de la
Slovénie, de la Roumanie et de la Bulgarie. Ajouter l’Ukraine serait accéder à toute la frontière
sud de la Russie, lui arracher Sébastopol, mettre en péril ses voies maritimes de sortie par la
mer Noire et neutraliser ses capacités balistiques de riposte par l’installation de missiles
étasuniens à quelques minutes de Moscou.
Cette même année, une « révolution orange » est déclenchée pour effectuer un regime
change et faire basculer l’Ukraine dans le camp occidental. L’entreprise fait long feu mais
l’OTAN formule quand même des projets d’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie, située dans
la zone sensible au sud de la Russie. Le pouvoir installé à Tbilissi par la « révolution des roses
» de 2003 la réclame. Et l’expansion se poursuit dans les Balkans en 2009, 2017 et 2020.
L’OTAN passe de 12 membres fondateurs en 1949, à 16 membres en 1990, à 31 en 2020.
Avec la disparition de l’URSS, l’OTAN double donc le nombre de ses membres. En 1990 on
célébrait avec candeur la fin des blocs; on assiste plutôt à l’absorption d’un bloc par l’autre.
Aussitôt admis, les membres voient s’ouvrir sur leur sol des bases militaires otaniennes,
mais de facto étatsuniennes.
La désillusion en Russie
La Russie est en voie d’abandonner ses illusions de la fin de la guerre froide. Naïvement, elle
croyait que la conversion au capitalisme la ferait accepter comme partenaire de l’Occident. Elle
apprend amèrement qu’elle n’est considérée que comme une vassale destinée à obéir, tandis
que le capitalisme sauvage des années 1990 réduit les Russes au paupérisme et à une misère
telle qu’ils sont contraints de vendre leurs chaussures sur les trottoirs pour espérer se nourrir.
L’État « libéral » n’est qu’une façade pour l’absence d’État, lequel est remplacé par la jungle
des oligarques, du grand banditisme et du capital étranger. Le mimétisme de l’Occident et
l’intégration dans la mondialisation américanocentrée perdent de leur attrait.
Ce sont ces désastres stratégiques, politiques et socio-économiques qu’il faut surmonter, et
c’est son aptitude à le faire qui explique l’émergence de Poutine. Il est, à l’origine, un
occidentalisant comme les autres dirigeants postsoviétiques mais, comme des millions de
Russes, il doit se rendre à l’évidence du drame de la déchéance de son pays. Toute sa
politique consiste à restaurer l’État et à remettre la Russie sur pied. Son succès sur tous ces
plans lui vaut la popularité qu’on connaît en Russie et la détestation profonde, viscérale,
pavlovienne, de l’impérialisme étatsunien qui ne supporte pas les pays capables de défendre
leur souveraineté et leurs intérêts, encore moins quand ce sont de grands pays contre lesquels
l’usage de moyens militaires est hasardeux. La Russie faible et facile à exploiter de l’ivrogne
Eltsine était préférable.
Alarmée par l’avancée de l’OTAN, la Russie multiplie les appels à l’Occident de l’écouter, de
tenir compte de ses besoins de sécurité, de ne pas poursuivre cette dangereuse expansion, de
penser en termes de sécurité globalement et pour tous, etc. En février 2007, Poutine fait un
célèbre discours à Munich critiquant l’unilatéralisme étatsunien et rappelant la souveraineté des
États et le droit international bafoué par l’«unique superpuissance ». Rien n’y fait. Les États-
Unis sont en plein hubris de puissance, de pays «exceptionnel » et «indispensable », de « fin
de l’histoire », de mondialisation-rouleau compresseur, de la disparition des États (sauf les
États-Unis), etc. Ils tiennent la Russie pour quantité négligeable à acculer dans ses derniers
retranchements. Avançant inexorablement, intervenant partout, les États-Unis comprennent le
monde entier dans leur impérialisme planétaire. La Russie n’est qu’un morceau parmi d’autres.
Ailleurs se déroulent sans interruption de multiples opérations à caractère expansionniste sous
divers prétextes («guerre au terrorisme», « défense des droits humains et de la démocratie »,
lutte contre un dirigeant diabolisé, etc.)
Toujours est-il que la Russie n’est pas hostile à l’Occident. Elle continue de plaider, de faire
appel à la raison, au sens de l’intérêt collectif, si bien que l’on peut se demander si elle a
conscience de l’intensité de l’hostilité occidentale à son égard. Elle pratique une diplomatie
classique, d’un autre âge, de diplomates à diplomates, loin de la « communication »
démagogique, du sensationnalisme de caniveau et du tapage médiatique à l’occidentale, alors
qu’elle est vitupérée et traînée dans la boue sur la place publique par ses interlocuteurs à
toutes les occasions possibles et sur tous les sujets. Le ministre des Affaires étrangères Lavrov
parle de « nos partenaires occidentaux », alors que ceux-ci vouent son pays aux gémonies. Il y
a sans doute un résidu des espoirs de 1990 de rejoindre l’Occident en se montrant conciliant.
Le modèle est celui employé contre la Russie en Tchétchénie durant les années 1990.
L’installation de djihadistes à Damas est une politique du pire qui mettrait le feu à toute la
région, c’est-à-dire la lisière sud de la Russie. Le chaos s’étendrait à la Russie elle-même par le
biais de la manipulation de ses populations musulmanes, rééditant la guerre de Tchétchénie.
Incapables de vaincre, les djihadistes appellent des bombardements aériens de la part de leurs
parrains étatsuniens, britanniques et français.
En 2013, ils montent de toute pièce une attaque chimique sous faux drapeau pour la provoquer.
Les néoconservateurs partout sont les plus enthousiastes partisans des regime change et des
invasions-occupations, dont celle de la Syrie. Mais le public étatsunien ayant été échaudé par le
coûteux fiasco en Irak, Obama tergiverse et finit par s’abstenir en août-septembre 2013.
Poutine l’aide en lui offrant une porte de sortie. Furieux que ce dernier les ait privés d’une si
bonne occasion, les néocons jurent de se venger. Le 21 novembre 2013 débutent les
manifestations de Maïdan à Kiev. Le chaos antirusse n’ayant pu être répandu depuis la Syrie,
ils le rapprochent en allumant la mèche à la porte même de la Russie. Du péril périphérique et
lointain, ils passent à la menace directe. La politique d’encerclement de la Russie à l’ouest et
dans les Balkans se complèterait par un volet sud. Le lien entre la Syrie et l’Ukraine est net,
comme l’est la cible : la Russie.
Le coup d’État de 2014 et la phase de l’affrontement
Suivant la recette bien rodée des « révolutions de couleur », des agitateurs du groupe Secteur
droit font dévier les manifestations vers la violence. Il faut que le sang coule pour lancer l’appel
à renverser un pouvoir qui « tue son propre peuple ». Des francs-tireurs embusqués (snipers),
notamment à l’Hôtel Ukraina, et non identifiés abattent autant des manifestants que des forces
de l’ordre pour les inciter à s’entretuer. L’accord franco-germano-polonais du 21 février 2014
avec le président ukrainien Viktor Ianoukovytch pour une transition pacifique du pouvoir est
saboté quelques heures plus tard par les États-Unis usant des néonazis bandéristes,
l’équivalent en Ukraine des djihadistes de Syrie.
Le 22 février, un gouvernement élu est renversé par un coup d’État mettant au pouvoir des
ultranationalistes russophobes soutenus par les bandéristes. Représentant sur place à Kiev le
gouvernement étatsunien, Victoria Nuland sélectionne elle-même les membres du nouveau
gouvernement putschiste. Elle révélera plus tard que l’organisation du coup d’État de Maïdan a
coûté 5 milliards de $ aux États-Unis. Le projet d’entrée de l’Ukraine à l’OTAN devient
d’actualité et un danger imminent pour la Russie. Les otaniens répètent qu’elle sera actée. Le
tournant vers le conflit armé est pris en 2014. Le reste n’est que préparatifs et mobilisation des
moyens.
Les milices d’extrême-droite, au centre desquelles se trouve le groupe Azov, ont les mains
libres et seront ultérieurement intégrées à l’armée ukrainienne. Débute immédiatement la
guerre interne contre les russophones ukrainiens, marquée par un massacre à Odessa le 2 mai
2014, l’interdiction de la langue russe et un conflit armé contre les oblasts du Donbass qui
résistent à la dérussification et se battent pour la sécession. Les civils sont les premiers à en
faire les frais. Plus de 14 000 perdront la vie entre 2014 et 2022 dans les bombardements
quotidiens.
Fin 2021, la Russie change de ton par rapport à la réserve des années 1990-2021. Affirmative,
elle oppose un refus catégorique à l’adjonction de l’Ukraine à l’OTAN, laquelle serait
évidemment suivie de l’installation de missiles étatsuniens sur son flanc sud. Elle soumet pour
signature des textes de traités de sécurité pour l’ensemble de l’Europe. Le rejet de la
proposition par les Occidentaux signifie que la Russie n’a pas droit à la sécurité, une
confirmation de toute la politique suivie depuis 1990. Un accord multilatéral basé sur le droit
international est rejeté. Dans un rapport de 2019, la Rand Corporation recommande une
escalade des pressions contre la Russie afin de l’obliger à réagir pour son autodéfense par une
opération militaire en Ukraine, ce qui permettrait aux États-Unis de détruire la Russie
économiquement par des « sanctions », l’exclusion du système Swift et la rupture des
exportations de gaz vers l’Europe. Le scénario est suivi à la lettre par les États-Unis.
Début 2022, tous les préalables sont en place pour que la Russie assure sa sécurité par elle-
même en obligeant l’Ukraine à renoncer à une adhésion à l’OTAN et en arrêtant le massacre
des civils du Donbass. C’est le 24 février 2022, début, non de la guerre en Ukraine, mais de la
dernière étape de la guerre engagée en 2014. Elle n’est pas le fait du hasard ou de l’esprit
maléfique de Poutine. Elle est inscrite dans toute la politique occidentale vis-à-vis de la Russie
depuis 1990, et surtout depuis 2014. Les États-Unis combattent la Russie par Ukrainiens
interposés, exemple caricatural de la guerre par procuration.
La phase 2022-2024 est la mieux connue. Les guerres se déroulent rarement comme prévu. La
Russie envisage une intervention légère (« opération militaire spéciale »), pas une guerre et
pas la conquête de l’Ukraine, à seule fin d’appuyer sa demande de signature d’un traité de
neutralisation de l’Ukraine. Il lui suffit que son voisin ne soit pas hostile et qu’il ne mette pas son
territoire à la disposition des ennemis occidentaux de la Russie. Or, elle fait face à un Occident
décidé à lancer les Ukrainiens au combat. L’Occident, prenant ses désirs pour des réalités,
calcule que la Russie s’écroulera économiquement et se convainc qu’elle est faible
militairement. Or, il la voit se porter mieux qu’avant les « sanctions » et posséder un armement
d’une quantité et d’une qualité insoupçonnées. Si le plan russe est optimiste, l’occidental est
fantaisiste.
Il y aura donc une guerre « de haute intensité », non pas dans l’espoir que l’Ukraine puisse
l’emporter militairement contre la Russie mais dans l’espoir de provoquer une « révolution de
couleur » à Moscou, quoi qu’il en coûte en sang ukrainien. Malgré la série ininterrompue de
défaites des forces de Kiev depuis 2022, la destruction des armes occidentales sur le champ de
bataille et l’état exsangue de l’Ukraine, donc l’échec manifeste de toute cette stratégie, la
guerre chaude demeure en vigueur en Occident en ce 10e anniversaire de guerre. Utilisée
comme outil jetable par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie, l’Ukraine est en ruines et son
avenir est compromis. La voie rationnelle d’une résolution diplomatique n’est pas envisagée car
les enjeux véritables sont d’ordre mondial et ont toujours dépassé l’Ukraine.