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Retour sur le communisme

Author(s): Claude Lefort


Source: Esprit , Janvier 1999, No. 249 (1) (Janvier 1999), pp. 28-35
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24278859

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Retour sur le communisme*

Claude Lefort

Le COMMUNISME appartient au passé ; en revanche, la question du


communisme reste au cœur de notre temps. Je m'efforce de la rame
ner au jour, de montrer qu'elle est encore refoulée dans des interpré
tations récentes qui présentent la formation d'un régime totalitaire
comme une digression dans le cours du XXe siècle. Cet essai tire parti
d'études savantes sur la révolution russe et le système soviétique qui
ont depuis longtemps nourri ma réflexion ; je m'appuie, en outre, sur
des témoignages dont les auteurs ont, à des degrés divers, joué un
rôle politique en Russie ; je fais aussi état, en quelques occasions, de
mon expérience personnelle. Cependant, mon propos n'est pas celui
d'un historien. Je cherche à contribuer à l'intelligence des sociétés
politiques dans le monde où nous vivons.
Je n'aurais pas conçu ce « retour sur le communisme », si je ne m'y
étais senti incité par la lecture de deux ouvrages également remar
quables qui tentent l'un et l'autre, suivant des voies différentes, de
dresser un bilan de l'entreprise du communisme à la lumière de son
échec. Le premier est celui de François Furet, le Passé d'une illusion,
que j'ai lu sitôt qu'il sortit des presses, en 1995. Comme j'entretenais
depuis longtemps une amitié intellectuelle et personnelle avec
F. Furet, je savais par lui quelle avait été l'ampleur de son enquête ;
je ne doutais pas que son livre fût novateur et aussi dérangeant pour
les nostalgiques de la révolution bolchevique que l'avait été son
audacieuse analyse de la mythologie greffée sur la Révolution fran
çaise pour les gardiens de la tradition jacobine. Furet et moi parta
gions le même intérêt pour le phénomène communiste et la même
conviction que s'était édifié en URSS un mode de domination d'un

* Avant-propos d'un ouvrage à paraître fin janvier 1999 chez Fayard sous le titre : la Com
plication. Retour sur le communisme. Voir l'article : « Le XXe siècle : la croyance et l'in
croyance », Esprit, février 1995.

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genre inconnu, autrefois inimaginable et, à certains égards, plus énig


matique que celui qui avait vu le jour sous les traits du fascisme.
Attaché à un métier qui exigeait que la connaissance historique fût
liée à un établissement rigoureux des faits, Furet récusait toutes les
formes de positivisme, y compris celle du structuralisme ; il se récla
mait d'une histoire conceptuelle. Seule la formulation d'un problème,
répétait-il, permet à l'historien de relier des séries de faits à première
vue indépendants et de s'ouvrir un accès à la compréhension d'événe
ments qui affectent l'ensemble d'une société. Sa démarche, en ce
sens, paraissait d'inspiration wébérienne. Mais, comme le savent ses
lecteurs, son véritable guide, depuis de longues années, était devenu
Tocqueville. J'attendais donc beaucoup de son étude du phénomène
communiste. Or ma déception fut grande quand je découvris qu'il fai
sait d'une « illusion » (le titre de son ouvrage m'avait auparavant
alerté) le premier et le constant ressort du système soviétique et de la
politique des partis qui l'avaient érigé en modèle en Occident.
Ainsi mettait-il toute sa science et tout son talent au service de la
solution de ce problème précis : pourquoi l'illusion a-t-elle pu si
longtemps - plus longtemps encore en Occident qu'en URSS - résister
au démenti que lui opposait la connaissance des faits ? Furet, il est
vrai, donnait un vaste aperçu des péripéties d'un drame qui s'était
déroulé dans la longue durée et sur tous les continents (bien qu'en
fait son enquête portât principalement sur l'Europe de l'Ouest) ; il
restituait leur sens à des événements qui avaient été, soit falsifiés,
soit imputés à la défense héroïque de la Russie révolutionnaire contre
l'impérialisme, soit passés sous silence, par des historiens partisans ;
il n'épargnait rien à son lecteur des violences et des mensonges de la
politique communiste en URSS et hors de l'URSS; enfin il n'hésitait
pas, en plusieurs endroits, à nommer totalitaire le régime mis en
place, sinon du temps de Lénine, du moins dès le tout début des
années trente.

Cependant, si riche et si brillamment conduit que fût son récit,


l'histoire conceptuelle, en l'occurrence, s'abîmait dans la relation des
mésaventures de dizaines de millions d'hommes obstinément attachés
à une idée. Je fis part à Furet de ma réaction, qui l'étonna, et de mon
intention de consacrer un compte rendu critique à son livre : un pro
jet qu'il accueillit fort bien, comme d'ailleurs je le prévoyais. Mais il
m'apparut bientôt que je ne pouvais négliger toute une série de consi
dérations qui faisaient plus qu'accompagner, qui étayaient, son inter
prétation du communisme : elles touchaient au marxisme, à la rela
tion de la révolution russe avec la Révolution française, au destin du
libéralisme, à la dynamique de l'égalitarisme, à l'apparition du volon
tarisme en politique, enfin, à la notion même d'histoire. D'autre part,
l'usage que l'auteur faisait de la pensée de Tocqueville et de celle de
Raymond Aron méritait d'être discuté. Bref, je discernais les signes

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épars d'une conception de la politique et de la modernité qu'il me


faudrait rendre explicites et relier pour donner plein sens à ma cri
tique. Or, faire tenir ce travail en vingt ou trente pages d'une revue
n'était pas possible. En outre, je ne le cache pas, l'idée me déplaisait
qu'on pût m'attribuer, du fait que je m'en tenais à l'analyse d'un livre
de François Furet, un dessein polémique.
J'avais renoncé à mon projet quand la lecture de Martin Malia me
persuada qu'il fallait le reprendre sous une toute autre forme. Je pris
connaissance de la Tragédie soviétique avec retard, puisque l'ouvrage
avait vu le jour en France à quelques mois de distance de celui de
Furet, et un an plus tôt aux États-Unis. L'auteur limitait son enquête
(si j'ose dire, puisque la matière était immense) à l'histoire de l'URSS
depuis son commencement jusqu'à son terme. Or, cette histoire, il la
voyait tout entière régie par une utopie, celle du socialisme, dans la
seule version qui, selon lui, permettait d'en saisir précisément la
signification : le marxisme. La parenté d'intention entre les deux his
toriens me frappa, et me parut d'autant plus étroite que Malia, de son
côté, replaçait le communisme dans le champ de la modernité et
découvrait dans le rationalisme et le libéralisme au XVIIIe siècle, puis
dans la philosophie de l'histoire, hégélienne ou marxiste, au
XIXe siècle, et non moins dans les méfaits de l'égalitarisme démocra
tique et du volontarisme, les sources de l'utopie qui devait déclen
cher la tragédie soviétique.
Dans le livre de Martin Malia, l'idée règne absolument. Le fait
qu'elle s'imprime dans la pratique et l'organisation d'un parti-État et
dans des institutions sociales ne l'altère pas. Les communistes, à
commencer par leurs dirigeants, Staline comme Lénine, Krouchtchev,
Brejnev ou Gorbachev comme Staline, se montrent pareillement gui
dés par elle : ils « croient » tous au socialisme. L'auteur affirme bien
un moment, que le système soviétique n'est intelligible qu'à la condi
tion de reconnaître le « primat du politique » : il nomme le régime
une « partitocratie ». Mais c'est pour ajouter qu'il s'agit en définitive
d'une « idéocratie ». Si le parti est reconnu comme une création de
Lénine, sa fonction paraît tout instrumentale. Il fournit le moyen effi
cace de multiplier les agents de la doctrine et de les soumettre à une
rigoureuse discipline d'action. L'étude des rapports sociaux et de
l'économie soviétique ne renseigne en rien sur la nature du régime.
Malia, en une formule lapidaire, déclare que « dans le monde créé
par Octobre, nous n'avons jamais affaire à une société, mais à un
régime, un régime idéocratique ».
La convergence des analyses de deux historiens éminents me fit
penser qu'un nouveau schéma d'interprétation du totalitarisme s'était
dessiné ces dernières années. En effet, leurs arguments ne se lais
saient pas replacer dans le cadre des débats qu'avait suscités sur une
longue période l'appréciation tant de la nature que de l'évolution du

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régime soviétique et, plus largement, de l'entreprise communiste. Du


constat que ce régime s'était soudainement effondré, plus précisé
ment, du constat qu'il n'avait pas succombé en conséquence d'une
défaite militaire de la Russie, mais qu'il s'était purement et simple
ment désagrégé, la conclusion se tirait qu'il n'avait jamais eu de
consistance, ni d'un point de vue historique, ni d'un point de vue
sociologique. Resitué dans le cours des événements du XXe siècle, il
apparaissait comme une parenthèse (le terme est de Furet) ou comme
une digression. Considéré dans son fonctionnement, il se montrait le
produit d'une divagation de l'esprit : l'idée communiste n'avait jamais
pris racine dans la réalité.
Cependant, à l'image de l'inconsistance du nouveau régime se joi
gnait celle de la cohérence d'un système politique. En forçant le trait,
j'en conviens, je dirais que le mécanisme de l'illusion ou de l'utopie
constituait un équivalent du mécanisme de la paranoïa décrit par le
psychologue. Il n'y avait certes plus lieu de chercher dans les obs
tacles auxquels s'étaient heurtés les bâtisseurs du socialisme, la rai
son de leur politique. Celle-ci ne donnait pas l'image d'improvisa
tions dues à des événements imprévisibles. Encore que certains le
fussent, ils avaient suscité des décisions qui relevaient d'une logique,
d'une idéologie. Furet et Malia pouvaient donc, tout en niant la for
mation d'un nouveau type de société, admettre la validité du concept
de totalitarisme, tel que Hannah Arendt l'avait défini. En découvrant
ce nouveau schéma, je compris qu'il eût été vain de m'en tenir à des
objections ponctuelles dans le cadre d'une critique du livre de Furet,
qu'il me fallait reprendre des analyses que j'avais consacrées au tota
litarisme et à la démocratie moderne, les clarifier et les « compli
quer ». Tel est le motif de cet essai.

Le concept de totalitarisme et ses usages

Le concept de totalitarisme n'a de pertinence, à mes yeux, dans son


application au communisme, plus encore qu'au nazisme ou au fas
cisme, que s'il désigne un régime dans lequel le foyer du pouvoir se
fait inlocalisable ; il n'est censé résider ni dans quelqu'un (monarque,
despote ou tyran), ni dans quelques-uns (aristocrates ou oligarques),
ni, à proprement parler, dans le peuple, si l'on entend par là l'en
semble des individus auxquels est reconnu, non par les gouvernants,
mais par la loi, le titre de citoyen. La distinction entre ce qui est poli
tique et ce qui n'est pas politique se voyant récusée, on peut aussi
bien conclure que tout devient politique ou que rien n'est plus poli
tique dans le régime. La première assertion semble justifiée, puis
qu'en effet il n'y a pas d'activité individuelle ou collective, ni de rela
tion entre les personnes ou les groupes qui soit indépendante, dans le

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champ économique et social, ou dans le champ de la culture. Mais la


deuxième assertion n'est pas moins fondée, car ce qu'on avait tou
jours défini comme des décisions et des actions politiques portait la
marque d'un foyer d'autorité, quelle que fût l'étendue de son domaine
de compétence. En fait, aucun de ceux qui ont qualifié le régime
communiste de totalitaire n'a douté que le parti, ou son noyau diri
geant, ou son guide suprême, disposait seul des moyens de décision
et de contrainte, des moyens d'information et de propagande. Toute
fois, le parti se présentait comme l'expression d'un pouvoir social.
Rien donc ne lui était étranger. En lui s'imprimaient la loi et le savoir
que sécrètent dans la réalité l'obligation de s'incorporer à la commu
nauté soviétique et le besoin de s'organiser conformément à la ratio
nalité de la division du travail. Totalitaire est donc le bon mot pour
faire entendre l'avènement d'un mode de domination dans lequel sont
effacés, à la fois, les signes d'une division entre dominants et domi
nés, les signes d'une distinction entre le pouvoir, la loi et le savoir,
les signes d'une différenciation des sphères de l'activité humaine, de
manière à ramener dans le cadre du supposé réel le principe de l'ins
titution du social ou, en d'autres termes, à opérer une sorte de bou
clage du social sur lui-même.
Dès lors qu'on prend la mesure de l'entreprise et que l'on convient
qu'il est impossible de réduire le nouveau régime à un despotisme, à
une tyrannie, ou à une dictature analogue à celles qui ont surgi en
notre siècle dans les pays d'Amérique latine ou dans l'Asie du Sud-Est,
ou bien encore à une démocratie dévoyée par l'égalitarisme, il faut
reconnaître une innovation historique et s'interroger sur son origine.
La destruction du régime soviétique, et du modèle qu'il avait repré
senté pour des dizaines de millions d'hommes dans le monde, ne dis
pense pas d'observer qu'une atteinte a été portée aux fondements de
toute société, que l'humanité ne sort pas indemne de cette aventure,
qu'un seuil du possible a été dépassé. Dire qu'une société totalitaire
ne pouvait naître qu'au XXe siècle ne suffit pas ; encore faut-il préciser
que ce siècle est celui où se précipite la constitution d'un espace
monde, se multiplient les rapports entre des pays dont le niveau de
développement, les traditions et les structures politiques sont incom
parables. Le communisme se présente sous un autre jour quand on le
perçoit comme un produit imprévisible de ce processus. Sitôt qu'on
veut rendre compte de sa formation, on risque de se laisser prendre au
piège de l'alternative, nécessité ou contingence, au lieu d'interroger le
phénomène tel qu'il se présente et se donne à penser. De crainte de
céder à la fiction de la nécessité et de retomber ainsi dans l'orbite des
grandes théories de l'Histoire, on est tenté de se rabattre sur l'argu
ment de la contingence : ce serait des événements, eux-mêmes fortuits
- au premier rang desquels la guerre mondiale -, qui fourniraient
l'explication de ce qui a pris l'apparence d'une société nouvelle.

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Cependant, le phénomène lui-même, pourvu qu'on y cherche du sens,


porte les traces du passé d'où il émerge, les traces d'institutions, de
pratiques et de croyances hétérogènes. L'idée d'une genèse de la
société communiste n'implique aucune concession au déterminisme.
Nous sommes reconduits à plus d'un foyer d'histoire : au despotisme
auquel se rattache l'ancien régime tsariste, aux mouvements révolu
tionnaires, de caractère conspiratif ou terroriste, dont la Russie a été
le théâtre dès la seconde moitié du XIXe siècle, non moins qu'à la
démocratie, au capitalisme industriel et à l'essor de la social-démo
cratie en Europe occidentale. Il est vrai que les historiens dont le pre
mier souci est de rejeter la croyance à la nécessité ne se satisfont pas
d'invoquer la contingence. À l'origine du nouveau régime leur appa
raît la naissance de l'illusion ou de l'utopie du socialisme. Mais c'est
faire violence au phénomène, d'une nouvelle manière, que de le
réduire à la manifestation d'une idée ou bien à celle de la volonté poli
tique d'individus acharnés à édifier un système conforme à cette idée.
Le totalitarisme devient alors une abstraction.
La première tâche est de revenir au concret. J'emploie ce mot sans
ignorer les abus qu'on en a fait (notamment dans le langage marxiste),
mais pour lui restituer la signification rigoureuse que lui donnait l'un
des fondateurs de l'anthropologie sociale, Marcel Mauss, dans un
texte programmatique qui clôt son célèbre Essai sur le don. Après
avoir introduit la notion de « fait social total », Mauss exprime le sou
hait qu'« on en arrive à voir les choses sociales elles-mêmes dans le
concret, comme elles sont ». Propos qu'il éclaire aussitôt, en ajou
tant : « Dans les sociétés on saisit plus que des idées ou des règles,
on saisit des hommes, des groupes et des comportements. » La démar
che de Mauss, je le note au passage, n'est pas étrangère à celle de la
phénoménologie husserlienne qui en appelle à un retour aux « choses
mêmes ». Elle implique une rupture tant avec l'intellectualisme
qu'avec l'empirisme qui commandent le point de vue de la science
moderne ; elle tend à découvrir une expérience enfouie sous les
constructions dont le motif était de définir et de délimiter des
« objets » qui soient à la mesure d'un exercice réglé de la connais
sance. Mauss critique d'un même mouvement la réduction d'un phé
nomène social au statut de l'objet et la stricte séparation des disci
plines au sein des sciences humaines.
Suivant cette inspiration, je soutiens que nous ne pouvons acquérir
quelque intelligence du phénomène communiste qu'à la condition de
saisir l'intrication des faits politiques, sociaux et économiques,
juridiques, moraux et psychiques (comme nous invite à le faire l'an
thropologue) et à la condition de ne pas préjuger de la définition de
ces faits, de les appréhender tels qu'ils se donnent dans le cadre de la
société considérée. En l'occurrence, les faits politiques s'éclairent à
l'examen non seulement de « la politique » que mènent les dirigeant

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et des justifications qu'ils en donnent, mais de la nature d'une nou


velle institution, le Parti bolchevique, qui ne ressemble à aucun des
partis qui avaient vu le jour auparavant, de son fonctionnement effec
tif dont les règles (le centralisme démocratique) ne livrent pas le
sens, des représentations qui commandent, ou que véhicule, le com
portement de ses membres (celle de leur inclusion dans un corps col
lectif et celle de la pleine efficacité de 1'« organisation »), dont l'idéo
logie ne fournit pas la clef ; les faits sociaux s'éclairent à l'examen
non seulement de la destruction des anciens rapports de classes, mais
de la formation de nouvelles discriminations et de nouvelles hiérar
chies dans la société ; les faits juridiques, à l'examen non seulement
des Constitutions promulguées par le parti-État, mais de l'instaura
tion d'une « légalité soviétique » qui ruine toutes les distinctions
antérieures entre le légal et l'illégal ; les faits moraux, à l'examen non
seulement de l'éthique proclamée, mais des pratiques qui consistent
à éliminer en toute bonne conscience des groupes entiers ou une
masse d'individus sans affiliation particulière auxquels il est jugé
souhaitable de faire endosser le rôle d'ennemis du peuple ; les faits
psychiques, à l'examen non seulement d'un langage régi par la certi
tude d'une logique de l'Histoire, mais d'un système de pensée qui
implique l'abolition du Sujet et l'engloutissement de l'individu dans
le « Nous » communiste.
Sans nier la part de l'illusion, je pose dans cet essai une question
dont je ne doute pas qu'elle paraisse encore à présent scandaleuse :
n'est-ce pas le modèle totalitaire et les chances qu'il offrait à la for
mation d'un parti-État et d'une nouvelle élite qui ont exercé un formi
dable attrait sur tous les continents, bien plutôt que l'image d'une
société délivrée de l'exploitation de classe, dans laquelle tous les
citoyens jouiraient des mêmes droits ?
Il est vrai que la connaissance d'un régime, d'un modèle de société
politique (ce dernier terme ne s'attachant plus à un domaine particu
lier d'actions, mais étant introduit pour désigner ce qui la constitue
comme un ensemble) nous fait sortir du cadre de l'anthropologie. Un
régime nous met en présence d'une mise en forme qui est aussi une
mise en sens des rapports sociaux dans une communauté ordonnée
sous un pôle d'autorité, de telle sorte que ces rapports sont supposés
conformes à des fins bonnes (le despotisme ne faisant pas exception).
De ce point de vue, tout régime ne se définit qu'en vertu de principes
qui l'opposent à d'autres en un temps donné. Aucun penseur poli
tique, qu'il se conçoive ou non comme philosophe, n'ignore cette rela
tion agonistique, ni le fait qu'elle met en jeu une conception du
monde qui se dérobe à la perspective de la science de l'historien ou
du sociologue. Or, moins que tout autre, le régime communiste de
type totalitaire, en raison non seulement de son opposition au régime
démocratique, mais de sa tentative de s'attaquer aux fondements de

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la société politique, ne laisse place à la neutralité. Il pose plus qu'un


problème neuf, il constitue un défi pour la pensée dont nous n'avons
pas fini de mesurer la portée. Il la met à l'épreuve de la complication
de l'histoire.
Je n'ai pas effacé les traces des deux interprétations auxquelles je
devais mes réflexions. Elles m'ont servi de fil conducteur. En le sui
vant, j'ai été amené à reconsidérer des interprétations anciennes,
celles de Raymond Aron et de Hannah Arendt. La sagacité de l'auteur
de Démocratie et totalitarisme m'a frappé plus encore qu'autrefois. Il
énonce en toute clarté la distinction qu'il convient de faire entre les
deux acceptions du concept de politique. Remarquable est l'attention
qu'il porte, pour sa part, aux faits proprement sociaux, en particulier à
la formation d'une nouvelle couche dominante, la bureaucratie, qui ne
se laisse pas ramener au modèle des bureaucraties caractéristiques
des sociétés industrielles. C'est à son idée des vestiges de l'esprit
démocratique dans l'idéologie communiste, plus généralement, à sa
conception de l'idéologie, que je me heurte. Quant à Hannah Arendt,
l'auteur dont je me suis toujours senti le plus proche, elle m'incite à
interroger, d'un point de vue différent du sien, ce que devient la Loi,
« dans le concret », au sein d'un univers totalitaire.
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