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de la direction départementale de la sécurité intérieure,


l’antenne locale de la DGSI hébergée au premier étage
«Abominor»: l’histoire d’une taupe
de l’hôtel de police.
française au cœur de l’Etat islamique
PAR MATTHIEU SUC Le renseignement intérieur est découpé en une
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 12 FÉVRIER 2020
direction centrale, des directions zonales, puis
régionales et enfin départementales. En l’occurrence,
ce gradé chapeaute une « petite antenne dans un petit
département », comme la qualifiera un jour un officier
venu de la « Centrale » de Levallois.
À l’issue de la déposition des deux frères, l’adjoint
téléphone à la Centrale.
Jusqu’au mitan de 2013, la DGSI n’est pas submergée
« Donner, ce n’est pas mon truc. Je suis un homme ! » © Ulys de cas de Français partis faire la hijra. Et puis à
Mediapart révèle le rôle joué par l’espion l’automne, il y a une bascule. Les dossiers arrivent
français infiltré au cœur de l’État islamique. Un simple par dizaines, par centaines ; la Centrale, débordée, les
citoyen de confession musulmane qui a empêché deux redistribue à ses antennes départementales.
attentats, dont un visant la communauté juive. Un surplus de travail, mais une aubaine en matière de
Un hôtel de police, quelque part en France. Deux frères renseignement. Un agent me confessait à l’époque : «
se présentent à l’accueil. Pour signaler une disparition La vérité, c’est que l’on n’arrive plus du tout à infiltrer
inquiétante. Ils sont sans nouvelles d’un membre de les réseaux islamistes, les seules informations qui nous
leur famille qu’ils suspectent d’avoir rejoint la Syrie. remontent proviennent des parents qui nous dénoncent
La plateforme téléphonique destinée à dénoncer celui dans leur famille sur le point de partir en Syrie
l’implication d’un proche dans une filière djihadiste ou alors qui y est déjà et qu’ils veulent faire rentrer. »
sera instaurée dans quelques mois. Pour l’instant, les Pour récolter ces bribes de renseignement humain, la
familles qui s’inquiètent pour l’un des leurs n’ont DGSI multiplie les entretiens administratifs avec les
d’autre solution que de s’adresser aux commissariats proches des candidats au djihad. Jusqu’à 465 réalisés
de quartier. en un an. Ces auditions sans cadre juridique ne sont
Les deux frères sont issus d’une famille versée dans pas coercitives, les individus ont la possibilité de ne
la religion musulmane. Le plus jeune avouera avoir pas répondre à l’invitation.
été séduit un temps par le versant plus rigoriste. « J’ai
hésité mais cela ne me correspondait pas. Il y a trop
d’interdits », confiera-t-il plus tard.
Pour l’heure, il culpabilise, craint pour ce membre
influençable de leur famille qui a été recruté sur
Internet, séduit par la perspective de mourir en martyr
et d’accéder ainsi au paradis.
Les frères font leur déposition devant un « bleu » du
commissariat. Ils signent leur procès-verbal sous l’œil
d’un policier en civil qui ne s’est pas présenté mais
n’a rien perdu de ce qu’ils ont raconté : le chef adjoint

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Ce soir-là, après le compte-rendu du chef adjoint, la Des débriefings comme ceux-là, il y en a alors des
Centrale ordonne de convoquer les deux frères pour un dizaines toutes les semaines. Mais là, le chef de « T3
débriefing. » est séduit par le personnage du cadet.
« Il est bon, lui », chuchote-t-il en le laissant repartir.
Deux analystes opérationnels du département sont
chargés de rédiger le rapport d’entretien. Leur opinion
est très favorable, ils proposent de recruter le cadet
comme informateur. Levallois leur répond par la
positive. Le tandem d’analystes, des gardiens de la
paix, hérite d’un nouveau dossier en portefeuille.
« Donner, ce n’est pas mon truc. Je suis un homme ! » © Ulys En en-tête de chaque note, ils devront faire figurer
Le jour dit, ils sont entendus à l’étage de la la mention « C2 ». À la DGSI, la cote 2
DGSI. Deux analystes opérationnels du département, désigne une source humaine, la cote 8 une source
rattachés à « T », la sous-direction chargée du contre- technique (écoutes, fadettes, captations des données
terrorisme, questionnent les deux frères. Avec, en informatiques), selon l’origine du renseignement.
renfort, deux gradés venus de Levallois, dont le chef Dans le monde des services secrets, le recrutement
de « T3 », la branche dédiée au djihad. d’une source est soumis à un formalisme très
Les frères sont placés dans des salles vides de tout contraignant. Comme pour un contrat de travail, il y
ordinateur, on leur propose de fumer. Ils ne fument a une période d’essai. La source est immatriculée et
pas. On leur sert du café. hérite d’un pseudo. Celui-ci est imposé par la Centrale
Leurs débriefings se déroulent selon un schéma à partir d’un système informatisé attribuant une lettre
identique : le parcours de leur proche suspecté d’avoir de l’alphabet à une période de l’année. Ce jour-là, les
rejoint la Syrie, la raison qui les a amenés à dénoncer pseudos doivent débuter par un A.
son départ ; enfin, on leur demande un autoportrait. Le frère cadet se voit attribué comme nom de code «
L’aîné, le plus établi dans la vie, se révèle nerveux. Il ABOMINOR ».
se montre correct mais mal à l’aise à l’idée de traiter « C’est un frère qui nous rend service ! »
avec la police. Le cadet est, lui, comme un poisson Dès le premier rendez-vous, l’agent ABOMINOR,
dans l’eau. Ancien trafiquant de drogues, il n’est pas qui ignore que la DGSI l’a affublé de ce surnom, se
effarouché dans un commissariat. Il n’a pas trente ans révèle exigeant. Ses officiers traitants lui demandent
mais apparaît beaucoup plus posé que son grand frère. de se brancher à la djihadosphère francophone via les
À l’issue des deux heures d’entretien, l’aîné est réseaux sociaux ? Il réclame un S4, le dernier modèle
reconduit. du Samsung Galaxy, pour pouvoir se connecter en
« Au revoir et merci d’être venu. » permanence sur Internet. « Il voulait se la raconter.
Le cadet se voit tendre une perche. Il a un ego surdimensionné », croit savoir un officier
« Est-ce qu’on pourrait te revoir pour échanger sur ayant étudié son cas.
tout ça ? » Dans le même temps, celui qui désire un téléphone
Le petit délinquant comprend très bien ce qui est en dernier cri refuse d’être rémunéré par la DGSI.
train de lui être proposé. « Je ne suis pas une balance. »
« Donner, ce n’est pas mon truc. Je suis un homme ! » Les policiers insistent.
En même temps, il ne ferme pas la porte au principe « Tu auras des frais de téléphone, etc. Prends l’argent,
de retrouvailles avec la police. c’est un dédommagement, cela te permettra de faire
des cadeaux ! »

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Ils lui filent quelques billets, lui font signer un reçu. Mais, avec son bagout, ABOMINOR parvient à
C’est officiel : ABOMINOR est une source de la embobiner des djihadistes déjà en Syrie. Au fil des
DGSI. mois, il s’incruste dans le paysage. Les premiers avec
lesquels il discute lui servent de caution pour recruter,
à leur insu, de nouveaux informateurs.
« Je connais Abou Untel », se vante-t-il.
Lorsque les nouveaux contacts d’ABOMINOR vont
au renseignement auprès de ceux qu’il a mentionnés,
ces derniers confirment.
« Oui, il est avec nous ! C’est un frère qui nous rend
Les débits de boisson doivent bénéficier d’une arrière- service. »
salle discrète donnant sur une sortie de secours. © Ulys

Habillé à l’occidentale, le jeune musulman qui ne boit En France, au-delà de sa région, ABOMINOR
pas retrouve ses officiers traitants dans des bars au fin est devenu pour certains recruteurs un standard
fond de leur région, loin de son quartier, loin de la téléphonique. Un djihadiste n’hésite pas à l’appeler
ville où travaillent les policiers. Ce qui n’est pas sans alors qu’il est en plein combat au Shâm pour lui
poser des problèmes de logistique. Dans les antennes demander de faire passer un message à un proche.
DGSI, on dénombre, en gros, un véhicule pour quatre Ses contacts au sein de l’État islamique sont persuadés
fonctionnaires. d’avoir avec le jeune homme un nouveau point
Les rendez-vous se font toujours à trois : deux policiers d’entrée en France, quelqu’un capable de les informer.
et la source. Jamais de tête-à-tête. Les débits de Ils ne se rendent pas compte que c’est l’inverse qui se
boissons sont choisis plusieurs jours à l’avance. Ils produit.
doivent bénéficier d’une arrière-salle discrète donnant Pour mieux comprendre la mentalité djihadiste,
sur une sortie de secours. ABOMINOR, qui par la suite évoquera « [ses]
À leur arrivée, les agents effectuent des tours en dossiers » comme n’importe quel officier de
voiture, notent les plaques d’immatriculation qui renseignement, épluche la presse française mais aussi
seront comparées d’une fois sur l’autre. internationale. Celui qui dit « nous » en parlant de la
DGSI pense et vit « djihad ». Et cela marche. Depuis
Les entretiens se déroulent toujours de la même son écran, ABOMINOR permet au renseignement
manière. « Comment vas-tu ? Et ta famille ? » Avec intérieur français d’avoir un œil et une oreille en
ABOMINOR, comme avec beaucoup d’autres, on Syrie, lui fournit une grille de lecture de certains
prend la température, on discute des résultats du club événements qui s’y déroulent. Souvent avec un peu
de foot du coin. Puis, les policiers rentrent dans le vif de retard, parfois avec de l’avance. Comme cette fois
du sujet. Les dossiers en cours. Au début, il n’y en a où il annonce que l’État islamique compte se replier
pas tant que ça. sur Raqqa et Deir ez-Zor pour mieux se redéployer et
ABOMINOR, qui se rend à la mosquée avec conquérir une grande partie de la Syrie et de l’Irak. Il
modération, passe ses nuits sur les réseaux sociaux. décrit la vie quotidienne à l’intérieur des frontières du
Il donne les kounyas des sympathisants djihadistes nouveau califat, les rivalités entre ethnies. Il explique
avec lesquels il a discuté sur Facebook ou Twitter. Ses que les Français ne sont pas appréciés, on leur reproche
officiers traitants lui communiquent les identités de de peu combattre, d’être surtout affectés à des tâches
certains de leurs objectifs sur le département. Il gratte policières loin du front.
ce qu’il peut sur eux, pas toujours avec succès.

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Devant le flot d’informations, ses officiers traitants À la DGSI, certains veulent alors couper court à la
sont obligés de multiplier les rendez-vous. Jusqu’à relation avec ABOMINOR. Et si c’était un nouveau
quatre fois par semaine, sans compter les échanges Merah ? Et si la source se révélait être un infiltré,
téléphoniques quotidiens. Chaque contact fait l’objet un terroriste convaincu feignant, comme le tueur de
d’une note écrite sur laquelle ne figurent que les Toulouse, les bons sentiments ?
cryptonymes, jamais les identités. La première page Son dossier est passé au crible. Il avait pour consigne
est consacrée au contexte de la rencontre, à la de fournir tous ses échanges vidéo et sonores avec
description de l’état psychologique de la source ; les des djihadistes. On vérifie que les informations qu’il
suivantes sont dédiées au renseignement donné. communique sont « loyales », qu’il n’a pas omis de
Cette production est ensuite épluchée par un analyste mentionner une conversation ou des liens avec un
chargé de vérifier que ses collègues ne se font pas quelconque émir au Shâm.
manipuler par ABOMINOR. Puis les notes, sur papier À la fin, le chef de « T3 » tranche :
blanc, remontent à travers les différentes strates de la
« Si les Américains ont repéré la fréquence de ces liens
hiérarchie jusqu’à l’état-major de la DGSI qui « bleuit
avec les djihadistes, cela démontre qu’il est bon. On
» (ceci afin de se différencier des notes jaunes de la
continue ! »
DGSE) celles destinées à être diffusées à l’Élysée, à
Matignon et aux différents ministères. Par sécurité, le précieux indic, ses parents, sa
femme et son frère vont tout de même faire l’objet
Plusieurs « bleus » évoquant des informations données
d’interceptions de sécurité, « des GIC » dans le jargon
par ABOMINOR vont ainsi remonter au sommet de
policier.
l’État. L’une d’elles sera même livrée à François
Durant dix-huit mois, des policiers de l’antenne
Hollande dans le but d’alimenter une rencontre avec
départementale de la DGSI avalent le bitume
Barack Obama.
pour aller écouter et retranscrire les conversations
Cette note n’aurait jamais dû être transmise. Quelques d’ABOMINOR. Et ABOMINOR est une véritable
mois plus tôt, ABOMINOR a été à deux doigts d’être pipelette…
débranché.
Pour compléter le dispositif, la DGSI lui offre
Les téléphones de la DGSE un ordinateur, que le service peut consulter à
Tous les jours, des agents de l’antenne de la DGSI sont distance. Toujours rien de suspect à déclarer. Au
envoyés dans un département voisin. Ils se rendent contraire. Après avoir donné des informations de
au centre d’interception régional du groupement type stratégique, la source s’apprête à passer à des
interministériel de contrôle (GIC), l’organisme en renseignements beaucoup plus opérationnels.
charge de réaliser les « interceptions de sécurité »,
ces écoutes téléphoniques dites administratives – en
opposition aux judiciaires, c’est-à-dire autorisées par
un magistrat. D’habitude, ils y vont une fois par
semaine. Là, ils y passent leurs journées en raison
d’une mission prioritaire : ils doivent espionner leur
propre source.
L’activité d’ABOMINOR sur les réseaux sociaux n’a Le tenancier d’un magasin de téléphonie remet au candidat
pas échappé aux grandes oreilles américaines. La CIA au djihad les deux téléphones de la DGSE. © Ulys

l’a dénoncé aux Français. Cet homme est dangereux, il Un samedi matin, un candidat au djihad se présente
est au contact de cadres de l’État islamique, a prévenu au comptoir d’embarquement à l’aéroport Charles-
le « service partenaire ». de-Gaulle. Il a un billet d’avion pour la Turquie,

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avec l’espoir de passer la frontière et de rejoindre « Bonsoir, on est en contact avec ce monsieur, s’entend
l’État islamique. Il franchit les contrôles en un rien de répondre le policier chargé de la sécurité publique. On
temps. L’apprenti djihadiste l’ignore, mais il est entre a besoin que tu aplanisses la situation. On travaille à
les mains du « groupe Roissy », les officiers de la l’étage où il y a une porte blindée qui n’ouvre qu’avec
DGSI détachés en permanence à l’aéroport. Ils se sont un passe biométrique. Tu vois qui on est ? »
arrangés pour que le candidat au djihad embarque sans Oui, il voit.
aucune difficulté. Dans son bagage à main, il a deux
« Si tu veux, on peut se rencontrer lundi à la cafétéria.
téléphones que le service de renseignement a très envie
On t’expliquera, propose la voix à l’autre bout du fil.
de voir arriver en Syrie.
– Non, ça va le faire, répond le brigadier. Mais
Les cousins de la DGSE veulent en savoir plus
reprenez votre gars en main. Il faut qu’il se ressaisisse.
sur ce qui se passe au sein de l’État islamique.
Si on doit revenir chez lui, on ne pourra pas étouffer
Aussi le renseignement extérieur souhaite-t-il envoyer
ça. »
deux téléphones piégés (même éteints, ils font office
de micros d’ambiance et permettent de géolocaliser Entre ABOMINOR et son épouse, c’est plus que
leur propriétaire). Ne sachant comment y parvenir, tendu. Il a démissionné de son emploi. Elle le voit
la DGSE se tourne vers son frère ennemi du zoner, passer son temps sur Internet, s’absenter pour
renseignement intérieur, qui lui-même demande l’aide des rendez-vous mystérieux et pourtant ramener tous
d’ABOMINOR. les mois de l’argent. Elle le suspecte d’avoir renoué
avec sa vie de délinquant, alors, ça s’engueule. Elle
L’indic confie une mission à un candidat au djihad :
ignore que la DGSI a mensualisé son mari. Il touche
acheter des mobiles pour des frères en Syrie.
désormais quelque 2 000 euros mensuels pour son
Il l’envoie chez le tenancier d’un magasin de
activité d’indic.
téléphonie, mobilisé pour l’opération, qui remet les
deux téléphones de la DGSE. Pour éviter que la situation ne s’envenime, des
officiers enfreignent le protocole de sécurité : ils
« Il aurait fait un très bon commercial. Il savait
s’invitent au domicile du couple. Ils se présentent
manipuler les gens, leur vendre n’importe quoi »,
comme policiers, ne disent pas pour quel service, ni sur
résumera un officier ayant eu besoin d’en connaître
quelle matière ils travaillent. Entre deux gorgées de thé
dans le dossier ABOMINOR.
à la menthe, ils expliquent à madame que monsieur «
Et c’est ainsi que, grâce à lui, les services français échange » avec eux, qu’ils « s’occupent de lui, le
ont bénéficié de deux téléphones espions sur le terrain protègent ». Ils la rassurent un peu – « Il ne fait pas
durant plusieurs mois. de bêtises » –, mentent beaucoup – « Il ne court aucun
* danger ».
Une patrouille intervient un week-end dans un La DGSI ne peut pas se permettre de perdre maintenant
immeuble de HLM pour un différend familial. Dans son indic. Il est en train d’empêcher un attentat.
la soirée, un homme et une femme se disputent Une synagogue prise pour cible
un peu trop fort. Les fonctionnaires pénètrent dans
l’appartement propret et sobre et tentent de les Un soir, ABOMINOR appelle un de ses officiers
raisonner, puis menacent de les embarquer. Le mari traitants. Il vient d’apprendre qu’un djihadiste
demande l’autorisation de passer un coup de fil. Il s’apprête à rentrer de Syrie. L’homme veut commettre
explique la situation à son interlocuteur puis tend le un attentat. Contre une synagogue. ABOMINOR va
téléphone au plus haut gradé qui se trouve dans son passer des semaines à essayer de se faire préciser par
appartement. ses contacts les contours du projet d’attaque. Pendant
ce temps, un groupe de « S », la division surveillance et
filature de la DGSI, monte un dispositif 24 heures sur

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24 sur le soldat du califat de retour en France. Au sein Des mois, des années ont passé. ABOMINOR n’est
de sa propre famille, quelqu’un s’est rendu compte de plus un indic de la DGSI. Un policier a fait, un
ce que trame le futur kamikaze et va le dénoncer au jour, une maladresse qui aurait pu l’exposer. Mais
commissariat local. en respectant le principe du besoin d’en connaître,
Même si rien ne vient l’étayer judiciairement, le l’Amniyat a trop cloisonné. Ceux qui dorment en
passage à l’acte s’annonce imminent. On ne prend prison par la faute d’ABOMINOR ignorent tout de son
pas de risque : le djihadiste est interpellé. Il lui est rôle, et même son existence. Les autres sont morts.
reproché d’avoir intégré l’État islamique. La justice ne Car, au lendemain du 13-Novembre, la taupe de la
l’a jamais accusé d’avoir voulu commettre un attentat. DGSI a redoublé d’ardeur.
Et l’intéressé ignore qu’il a été balancé. Deux fois. Sans pouvoir en dire plus sous peine de l’exposer,
ABOMINOR a permis d’empêcher un second attentat,
une probable tuerie de masse. Durant plus de trois
ans, il a apporté une somme de renseignements
précieux et multiplié les prises de risques. En France,
il a rencontré à plusieurs reprises un terroriste,
envoyé par le bureau des opérations extérieures. Pour
prouver qu’il n’était pas un policier infiltré, il est
allé jusqu’à transmettre à des membres de l’Amniyat
une copie de sa carte d’identité sur laquelle figurait
Au lendemain du 13-Novembre, la taupe de la DGSI a redoublé d’ardeur. © Ulys
son adresse de l’époque… À un moment donné, le
moindre de ses gestes, dans le cadre de sa mission,
Dans le courant de l’été 2015, la DGSE transmet à la
devait être validé au plus haut niveau de l’État. En
DGSI deux notes concernant des djihadistes formés
Syrie, plusieurs djihadistes suspectés d’avoir joué un
en Syrie pour commettre des attentats en France. Les
rôle dans l’organisation du 13-Novembre vont être
officiers traitants d’ABOMINOR le rencontrent pour
éliminés après avoir conversé avec lui.
lui demander si, dans ses contacts, il n’aurait pas des
hommes rentrés en France et ayant le profil pour passer Tant et si bien que lorsque sa réelle identité a failli être
à l’acte. dévoilée et son existence mise en danger, la DGSI n’a
pas tergiversé. Le service de renseignement a mis fin
Au fil des mois, le carnet d’adresses de la taupe s’est
à l’activité de sa précieuse source et a procédé à son
étoffé. Il discute avec des membres de l’Amniyat
déménagement.
(le service secret de l’État islamique), des simples
moudjahidine comme des émirs, de différentes Par un jeu d’écritures discret, l’État a pris en charge ses
nationalités. Il est en relation avec au moins quatre loyers impayés. Ses officiers traitants lui ont remis une
proches d’Abdelhamid Abaaoud. Mais il ignore tout prime dont on n’a pu avoir confirmation du montant
de ce dernier. exact mais qui, selon plusieurs sources, s’élève à plus
de 30 000 euros. Le versement étant en liquide, les
Lorsque le 13-Novembre survient, ABOMINOR est
agents ont dû compter les billets avec lui. À la fin, il a
effondré. Quelques mois avant l’attentat, il a échangé,
signé, comme toujours, un reçu. Mais aussi, cette fois-
de manière très fugace, avec un des futurs membres
là, un engagement à ne jamais parler avec des services
du commando. Au même titre que les hommes
étrangers ou des journalistes.
et les femmes qui travaillent dans les services de
renseignement, il a le sentiment de ne pas avoir bien
fait son boulot.
*

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Celui qui disait « Mon devoir, je l’ai fait », mais n’avait Mediapart a connaissance d’au moins quatre attentats
pas envie de décrocher, a proposé ses services à la de masse qui, depuis le 13-Novembre, ont été
DGSI. On lui a rétorqué qu’il devait s’inscrire à l’école déjoués grâce à un témoignage humain récolté dans
de police, lui l’ancien trafiquant de drogue. Alors il l’entourage d’un terroriste. Quand ce n’est pas un
s’en est allé. djihadiste qui reçoit la Direction du renseignement
Le mardi 24 mai 2016, lorsqu’il répond aux questions militaire (DRM) dans sa prison française pour
des députés qui composent la commission d’enquête indiquer les habitations à Raqqa de plusieurs membres
parlementaire relative aux attentats, le patron de la ayant planifié la vague d’attentats en Europe.
DGSI Patrick Calvar explique à propos des sources Certains de ces sites feront par la suite l’objet de
humaines : « Il est particulièrement difficile, comme bombardements de la coalition. Ce qui n’empêchera
vous pouvez l’imaginer, de trouver des volontaires pas le djihadiste mouchard d’écoper d’une peine de
pour nous aider en se rendant en Syrie, en Irak ou prison ferme.
en Libye – et l’on pourrait citer d’autres théâtres ABOMINOR, lui, a refait sa vie. Loin de son quartier,
d’opérations. Nous œuvrons donc principalement sur loin de son département. Sa propre famille ignore le
notre territoire. […] Cela dans un cadre légal et rôle essentiel qu’il a joué ces dernières années dans la
déontologique bien précis. » lutte antiterroriste, les vies qu’il a contribué à sauver.
D’après une source judiciaire très haut placée, Tous les jours, ABOMINOR se rend à son travail.
ABOMINOR ne bénéficie pas de la protection Anonyme.
officielle du statut de « collaborateur de justice » voté Boite noire
en 2004 (loi Perben II).
Comme avant lui, les livres Agent au cœur d’Al-
Dans certains dossiers d’instruction, on tombe parfois Qaïda (de Morten Storm, avec Paul Cruickshank et
sur sa véritable identité, noyée dans une suite de Tim Lister, Éditions du Cherche-midi, 2015), qui
noms d’une facture téléphonique. Il a été également retrace le parcours d’un djihadiste danois ayant fini
interrogé comme simple témoin. Au gré des péripéties par travailler pour les services de renseignement
du membre de sa famille ayant rejoint la Syrie et qui de son pays et la CIA, ou encore Nine Lives: My
a depuis un peu fait parler de lui. Autant de procès- Time as MI6’s Top Spy inside Al-Qaeda (d’Aimen
verbaux parmi d’autres, insignifiants dans la masse des Dean, avec Paul Cruickshank et Tim Lister, Oneworld
procédures de l’antiterrorisme. Un patronyme parmi Publications, 2018) qui raconte l’histoire d’un fidèle
des centaines d’autres. d’Oussama Ben Laden devenu espion à la solde
Combien sont-ils dans son cas ? Combien de héros des services secrets britanniques, cet article d’intérêt
inconnus recèlent ces milliers de pages d’auditions, général révèle comment les services de renseignement
déversoirs du désarroi des familles ayant vu leurs français ont pris le dessus sur l’Amniyat, le service
enfants rejoindre l’État islamique ? secret djihadiste pilotant depuis Raqqa les attentats en
Dans un compte-rendu d’audience, Libération a Europe.
évoqué le témoignage d’un frère aîné qui, pour Cependant, parce qu’il est nécessaire de préserver
empêcher son cadet de rejoindre la Syrie, renseignait la la sécurité de celui qui s’était vu attribuer le
DGSI sur la filière de Strasbourg dans laquelle figurait nom de code ABOMINOR, son identité ainsi
Foued Mohamed-Aggad, un des tueurs du Bataclan. Et que certains détails biographiques, géographiques et
Le Monde a affirmé à l'automne dernier que 58 des chronologiques sont tus. Après avoir vérifié auprès
59 attentats déjoués depuis six ans l’ont été grâce à de plusieurs sources si les informations révélées ici
l’intervention d’une source humaine. mettaient en danger ABOMINOR, j’ai choisi de
supprimer des passages déjà écrits dans lesquels des
personnes mal attentionnées auraient pu le reconnaître.

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Le travail des officiers traitants de la direction À l’exception de quelques procès-verbaux tirés de


départementale de la sécurité intérieure a été dossiers judiciaires dans lesquels l’apport de la taupe
reconstitué à partir des récits sur procès-verbal figurait sans qu’il soit nommé comme tel, l’histoire
de leurs homologues de Toulouse entendus dans d’ABOMINOR a été reconstituée sans document
le dossier des attentats de Mohamed Merah et écrit, en tout cas aucune note ou rapport assujetti au
enrichis de témoignages recueillis auprès d’officiers « secret » ou « confidentiel défense ».
travaillant dans de telles antennes. Les diverses Je me suis appuyé sur une dizaine de témoignages
sous-directions qui composent la DGSI ont été, recueillis dans la sphère privée ainsi qu’au sein de
notamment, révélées et détaillées dans deux livres : différentes administrations de plusieurs ministères. La
celui d’Olivia Recasens, Christophe Labbé et Didier plupart de mes interlocuteurs ignoraient l’intégralité
Hassoux, L’Espion du Président (Robert Laffont, de l’histoire d’ABOMINOR (et aucun d’entre eux ne
2012) et celui d’Alex Jordanov, Les Guerres de m’a donné l’identité de cet homme), c’est l’addition de
l’ombre de la DGSI (Nouveau Monde éditions, 2019). leurs témoignages, du moins les parties ayant pu être
La classification des sources selon leurs origines, recoupées, qui me permet de la raconter.
humaines ou techniques, a été révélée dans mon
Le présent article est intégré dans l’édition de poche
article « La gestion chaotique des sources humaines
de mon livre Les Espions de la terreur (HarperCollins
» (Mediapart, le 22 mai 2016).
éditeur) qui est publié mercredi 12 février.

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