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Péan et les diamants de Giscard

Valéry Giscard d'Estaing est propulsé par De Gaulle ministre des Finances à 36 ans en 1962. Mais il
s'affirme assez vite comme un partenaire critique des gaullistes (« oui, mais ») et appelle à voter
non au référendum de 1969, à la suite duquel De Gaulle quittera le pouvoir. « Jamais les gaullistes
de la première heure comme Foccart ne lui avaient pardonné cette "trahison", et tant d'autres
après1. » Après quelques hésitations, Giscard finit tout de même par rallier Georges Pompidou et
redevient ministre des Finances jusqu'à l'élection présidentielle victorieuse de 1974, où, soutenu par
le néo-gaulliste Chirac, il évince son principal rival Jacques Chaban-Delmas. Giscard demande à
Jacques Foccart2, inamovible homme de l'ombre du gaullisme, de faire ses valises. Jacques Chirac
sera Premier ministre jusqu'en 19763. Chirac se pose dès lors en nouvel héritier du gaullisme4,
fustige l'UDF5 en tant que « parti de l'étranger » et devient pour Giscard le principal concurrent à
droite. Devant la poussée électorale de la gauche en 1978, le constat est simple : si Valéry Giscard
d'Estaing remporte malgré tout l'élection présidentielle de 1981, le PS a toutes ses chances pour
celles de 1988, et reporte le retour au pouvoir des gaullistes aux calendes grecques. Pour faire
barrage à Giscard, les gaullistes vont donc s'allier en sous-main aux socialistes. Chirac n'appellera
pas ses troupes à voter pour Giscard au deuxième tour de l'élection présidentielle.

Une quinzaine d'années plus tôt, l'affaire Ben Barka, du nom du célèbre opposant marocain enlevé
en plein Paris et dont le corps n'a jamais été retrouvé, a fait couler beaucoup d'encre Elle a peut-être
contribué à ce que De Gaulle soit mis en ballotage lors de l'élection présidentielle de 1965. Mais De
Gaulle s'en sort bien : il nie en bloc, déclarant que ni le contre-espionnage ni la police n'étaient au
courant de l'opération, réduite à un « niveau vulgaire et subalterne ». Vers la fin du septennat de
Giscard d'Estaing, deux affaires sont de véritables coups de semonce pour le pouvoir en place : les
affaires Boulin et de Broglie. Mais elles n'atteignent pas directement la personne du chef de l'État.

Alors que le pays s'enfonce dans la crise économique et que sonne la fin des Trente glorieuses, le
Canard enchaîné va sortir l'une de ses plus grosses affaires de la décennie 70 : les diamants de
Giscard. Diamants que le dictateur centrafricain Jean-Bedel Bokassa aurait offert au président
Giscard d'Estaing. « (...) des faits qui à l'époque ont eu un retentissement politique et médiatique
considérable, tant en France qu'à l'étranger.6 » « C'est Pierre Péan qui, le premier, (...) va
dénicher l'affaire. » « A l'inverse des journalistes du Canard, qui prennent exceptionnellement
l'avion pour partir en reportage, Péan, lui, est un baroudeur7. » Peut-être ne sait-il pas, au moment
où il part enquêter en Centrafrique, qu'il va être le puissant détonateur d'une intrigue qui va ébranler
le pouvoir du troisième président de la Vè république.

Il se trouve que les destins des familles Giscard et Bokassa sont inextricablement liées, et ce depuis
la colonisation jusqu'à la Françafrique. Le père de Bokassa, en lutte contre le travail forcé, fut
exécuté sous les yeux de sa femme et de Jean-Bedel, alors âgé de 6 ans. La jeune veuve meurt de
chagrin quelques jours plus tard. La tante est fouettée à mort. Tout ceci sous les ordres de la
Compagnie forestière Sanga-Oubangui (CFSO), qui n'était autre qu'une filiale de la société
coloniale SFFC et dont le dirigeant était un certain Edmond Giscard d'Estaing – le père de Valéry.
1
Géraldine Faes, Stephen Smith, Bokassa 1er, un empereur français, Calmann-Lévy, 2000, p. 155.
2
Foccart est sous de Gaulle et Pompidou le tout puissant secrétaire général de l'Elysée et maître d'oeuvre de la
Françafrique, cette décolonisation en trompe-l'oeil.
3
Les « affaires africaines » son dès lors gérées par l'ancien adjoint de Foccart, René Journiac. Quant à Chirac, il sera,
durant sa primature, en lien constant avec Foccart et « le consulte pour tout ce qui touche à l'Afrique » cf. Claude
Faure, Aux services de la République. Du BCRA à la DGSE, fayard, 2004, p. 457.
4
L 'appel de Cochin, en 1978, sera sa profession de foi.
5
Union pour la démocratie française, parti nouvellement créé par Giscard.
6
Jugement de la cour d'appel de paris en 1991 sur l'affaire Delpey contre Giscard. Cité par Roger Faligot et Jean
Guisnel, Histoire secrète de la Ve République, La Découverte, 2007, p. 173.
7
Karl Laske et Laurent Valdiguié, Le vrai Canard, op. cit. p. 172.
Avant de gravir un à un les échelons de l'armée française pendant les guerres de décolonisation,
l'orphelin Jean-Bedel s'engage dans les troupes africaines de la « France libre », De Gaulle faisant
figure d'autorité paternelle. Le 17 novembre 1966, Bokassa déclare à la presse à propos du général
de Gaulle : « Je le considère comme mon père adoptif8. » « Une bonne part de ses bizarreries
comportementales tient sans doute à cette double filiation paradoxale, difficilement gérable. Elle va
ressurgir tout au long du règne de Bokassa.9 » Son cousin, Barthélémy Boganda, père de
l'indépendance centrafricaine, meurt dans un accident d'avion plus que douteux en 1959. Peu après,
l'officier de transmission français Bokassa est placé à la tête de l'armée centrafricaine par de Gaulle
et Foccart. Il est au pouvoir en 1965. Très rapidement, le jeune ministre des Finances Giscard va
donc se retrouver nez à nez avec Jean-Bedel Bokassa. Ce sera le temps des parties de chasse
mémorables. Bokassa appelle Giscard « Cher parent ». Mais les relations entre Paris et Bokassa
sont cyclothymiques : Foccart, de Gaulle et Pompidou le qualifient tour à tour de « brave bougre »,
« couillon », « soudard » « crapulard extraordinaire »... Bokassa est parfois effronté (il s'essaie au
chantage, quoiqu'il s'agit peut-être de ce qu'on pourrait appeler la dramaturgie nécessaire du
néocolonialisme), parfois si outrageusement zélé dans son admiration pour de Gaulle ou la France
que cela en devient gênant pour les anciens colonisateurs. L'arrivée de Giscard à l'Elysée se fait
dans la continuité d'une politique néocoloniale mais elle provoque un certain nombre de
changements de postes. Foccart est congédié au profit d'un ancien adjoint, René Journiac.
« Journiac, magistrat de formation, connaît ses dossiers mais il n'a pas, loin s'en faut, l'envergure
de son ancien patron. C'est exactement ce que recherche Giscard d'Estaing : l'héritage mis à sa
dispositon10. »

Août 1977. Pierre Péan prépare une biographie de Jean-Bedel Bokassa à paraître en novembre de la
même année, au moment où le dictateur centrafricain s'auto-intronise empereur lors d'un sacre
grotesque et grandiloquent. Son livre dresse le portrait d'une sorte d'Idi Amin Dada de la sphère
francophone, sanguinaire et mégalomane. Le dessin en couverture est équivoque : on peut y voir
Bokassa sur un trône baignant dans une mare de sang, entouré d'autant de décorations militaires que
de cadavres. « Bokassa 1er n'hésite pas à frapper, à torturer et tuer lui-même11. » Un empereur
« paranoïaque » qu'il décrit en train d'achever au rasoir un concurrent en plein conseil des
ministres. Pierre Péan critique la France du temps colonial, et notamment l'agitation gaulliste qui
règne dans les années 50. Il retrace le parcours de Barthélémy Boganda, le père de la nation
centrafricaine : « Boganda et ses amis trouvèrent les gaullistes sur leur chemin. Les représentants
du R.P.F. soutenaient, en effet, les milieux d'affaires de la Chambre de commerce, si bien que le
sigle R.P.F. et la Croix de Lorraine étaient synonymes, pour les Africains, de colonialisme et
d'exploitation12. » Il donne même une version plausible de l'assassinat de Boganda : « Il est
communément admis aujourd'hui que l'explosion de l'avion n'était pas accidentelle. Juste avant le
départ de l'avion, un jeune noir demanda au pilote de prendre un paquet contenant des pièces pour
réparer la radio de Nola. Celle-ci, en fait, n'était pas en panne. Le messager noir ne fut jamais
retrouvé. Mais on murmure, presque officiellement, que le colis était une bombe préparée par des
colons français et belges qui redoutaient l'arrivée de Bokassa au pouvoir. On dit même que
Guérillot, l'ancien ministre de Boganda, aurait joué un rôle important dans la préparation de ce
complot. Fait troublant, Madame Boganda aurait souscrit plusieurs polices d'assurance sur la vie
dont elle était bénéficiaire en cas de son mari13. Cette "précaution" avait été prise quelques jours
avant l'accident fatal. La mort de Boganda devait changer le cours de l'histoire centrafricaine14. »

8
Cité par Pierre Péan, op. cit. p. 46.
9
François-Xavier Verschave, Noir silence, Les arènes, 2000.
10
Faes, Smith, op. cit. p. 155.
11
Pierre Péan, Bokassa 1er, Alain Moreau, p. 28.
12
Pierre Péan, op. cit. p. 52.
13
Note de bas de page de péan : « Les relations entre Boganda et sa femme Michèle Jourdain – ex-secrétaire
parlementaire du M.R.P – étaient très mauvaises. (...)»
14
Pierre Péan, op. cit. p. 56.
Arrive enfin Giscard d'Estaing et son discours ampoulé du 5 mars 1975, déclamé à la sortie de
l'avion à Bangui : « Bonjour, monsieur le Président à vie, salut, terre d'Afrique, salut à vous,
Africaines et Africains qui êtes les amis de mon cœur et que je suis venu visiter chaque fois que j'ai
pu le faire. (...) Croyez bien, monsieur le Président à vie, mon cher parent et ami, que la France
ressent profondément cette solidarité envers la République Centrafricaine qui, sous votre autorité,
s'est engagée dans une action en profondeur de développement économique, culturel et humain... »
Commentaire acerbe de Péan : « L'amitié est aveugle ou la raison d'État importante15... » Il entre
enfin dans le vif du sujet avec le chapitre intitulé « Le secteur des combines : les diamants. » Le
secteur diamantaire « n'a jamais rapporté beaucoup au pays. Il a fait, en revanche, la fortune de
nombreux aventuriers, de Bokassa, de quelques uns de ses ministres et la joie de quelques
personnalité françaises16... » Cette phrase résume à elle seule la trame d'une désinformation : les
réseaux sous l'emprise de l'État français, soit la Françafrique, ne sont pas mis en cause. Des
« aventuriers » (?) seraient les premiers profiteurs du système, ainsi que Bokassa & co. Et les
« personnalités françaises » ne bénéficieraient que de jolies miettes. Et le scandale serait, non pas le
pillage néocolonial mais l'acceptation honteuse de cadeaux d'un dictateur. Seul De Gaulle ne se
serait pas laissé prendre au jeu : « Bokassa fut très étonné quand les collaborateurs du Général lui
dirent que celui-ci n'appréciait pas de tels cadeaux17. » Dans la même veine, Péan fait la liste des
« biens mal acquis » du dictateur. Il évoque aussi le coton, première richesse du pays et les paysans
exploités : « Bokassa n'a rien inventé, il n'a fait que reprendre les pratiques coloniales 18. » Exit la
mainmise française. Mais Péan ne peut pas nier l'omniprésence politique française en Centrafrique.
Il donne sa version des rapports franco-centrafricains dans le chapitre 8, intitulé « Bokassa, le
pouvoir et la France » : « Bokassa ne se maintient pas seulement par la peur. Il a une alliée de
taille : la France. Pur produit "made in French colonial army", l'Empereur a bénéficié de l'appui
inconditionnel des autorités de Paris. Ce ne fut pas toujours le cas. Les sautes d'humeur de
Bokassa à l'égard de Paris en portent témoignage. Le général de Gaulle méprisait souverainement
"le soudard" ; les diplomates et les services secrets n'avaient pas vu d'un bon œil son arrivée au
pouvoir. Mais de Gaulle fit contre mauvaise fortune bon cœur, et reçut Bokassa le 17 novembre
1966. Jacques Foccart, dit-on, l'aurait convaincu, après lui avoir appris que Bokassa menaçait de
quitter la zone franc et avait déjà fait imprimer en Allemagne des billets de banque à son effigie. Le
chantage a marché... C'est un aventurier français de l'entourage de Bokassa – Roger Guérillot –
qui lui aurait suggéré cet habile stratagème. Ce départ de la zone monétaire française aurait été
catastrophique pour la France, car d'autres ex-colonies auraient pu suivre l'exemple de Bokassa.
L'influence française dans la « chasse gardée » africaine était menacée. Bokassa comprit qu'il
tenait là un bon filon. Il l'exploita à plusieurs reprises pour faire plier Paris. Les services secrets
français auraient – au moins jusqu'en 1969 – tenté d'éliminer Bokassa. (...) "Des milieux informés"
– comme disent les journalistes – nous ont assuré qu'il s'est effectivement "quelque chose" au
Tchad lors d'une visite de Bokassa dans ce pays voisin en octobre 1968. (...) Nous n'en avons pas
obtenu la preuve. Pas plus que des conversations entre Foccart et Bokassa, le premier voulant
convaincre le second de quitter le pouvoir "à l'amiable" (...) Mais, depuis 1970, le "soudard"
turbulent a, semble-t-il, été constamment soutenu par les gouvernements français successifs19. »

Péan ne peut pas nier non plus que la France est le premier "partenaire" commercial de la
Centrafrique. Ni que la grande majorité de la petite industrie et du commerce est détenue par des
sociétés françaises, et ce depuis l'ère coloniale. « Mais ces affaires sont très faibles à l'échelle
française et les actionnaires de ces compagnies ne disposent plus comme au début du siècle d'un
puissant lobby à Paris. » Le rattachement de la Centrafrique au Franc CFA « lui permet de
survivre ». « Le café, le coton et le bois centrafricain ne sont absolument pas indispensables à
l'économie française. L'interruption des relations entre la France et la Centrafrique gênerait
15
Pierre Péan, op. cit. p. 76.
16
Pierre Péan, op. cit. p. 91.
17
Pierre Péan, op. cit. p. 91.
18
Pierre Péan, op. cit. p. 51.
19
Pierre Péan, op. cit. pp. 124-125.
quelques sociétés et particuliers mais ne poserait aucun problème au niveau national. Les sociétés
françaises ne sont déjà plus partie prenantes, depuis 1969, à l'activité diamantifère centrafricaine
puisque Anvers, Londres, New York et Tel-Aviv assurent la quasi-totalité des relations
commerciales avec Bangui dans le domaine des pierres précieuses20. » Trente ans plus tôt, il s'agit
d'une version à peine plus élaborée que la désinformation de Sarkozy : "La France,
économiquement, n'a pas besoin de l'Afrique".

Est aussi écartée l'hypothèse de l'importance stratégique de l'uranium centrafricain, à l'extraction


semble-t-il laborieuse. On apprend que Giscard donne un poste-clé dans cette industrie à un
membre de sa famille, Jacques, directeur financier du Commissariat à l'énergie atomique depuis
1971. Reste la dimension stratégique internationale : « Fin 1969, début 1970, les stratèges de
Foccart n'envisageaient plus de solution de rechange. Bokassa tenait bien les rênes du pouvoir et
avait éliminé les éventuels prétendants. (...) Les penseurs gaullistes de la politique africaine
voulaient à tout prix maintenir la stabilité en Centrafrique, considérée comme un pion déterminant
de la politique française dans cette région du monde. Le raisonnement était simple, voire
simpliste21. » « La Centrafrique a une position stratégique très importante. » « Bokassa n'était peut-
être pas l'homme d'État idéal, mais il est anticommuniste. »

« L'ensemble de l'analyse gaulliste sur l'Afrique – et notamment sur la Centrafrique – a été reprise
par Giscard d'Estaing. Ce n'est pas un hasard s'il a pris René Journiac comme conseiller à
l'Elysée. Journiac était membre du cabinet de Foccart et a conservé les meilleurs rapports avec son
ancien patron. Les relations avec les pays africains restent, comme par le passé, du domaine
réservé de l'Élysée. Il n'y a pas eu dans ce secteur le souffle du "libéralisme avancé". Mais les
raisons politiques n'expliquent pas complètement cet immobilisme de l'exécutif français22. » Et Péan
d'évoquer les parties de chasses et les relations quasi-familiales entre les Giscard et Bokassa.
« Giscard n'a donc pas tenté de tempérer la mégalomanie de son "parent" africain malgré les
conséquences à terme que peut entraîner une telle attitude pour la France23. »

Péan raconte : « A plusieurs reprises au cours de mon enquête sur place, j'entends parler de la
remise par Bokassa de diamants à des personnalités politiques françaises, et notamment à Valéry
Giscard d'Estaing.24 » N'arrivant pas à vérifier la rumeur, il rencontre à Paris le gaulliste Maurice
Espinasse. Péan, interrogé par Bothorel, se souvient : « De retour en France, je vois Picollec
[l'éditeur de Péan, NDR] pour faire le point. Il me dit qu'un de mes confrères du Monde
diplomatique est en relation avec un homme qui sait beaucoup de choses. » Cet ancien conseiller
spécial de Bokassa, « allant même jusqu'à occuper le bureau le plus proche de celui du président »,
est un pur produit de l'école Foccart. Néanmoins, il trouvait, selon Péan, trop voyantes les frasques
pour le moins exubérantes du « président à vie » et était partisan d'un serrage de vis. « Il était à
Bangui en avril 1973 quand Bokassa a remis la première plaquette de diamants à VGE encore
ministre des Finances25 »

Au sortir de l'élection présidentielle de 1974, Espinasse, "l'ambassadeur" de Foccart, « selon


l'expression des Français de Bangui26 », est refoulé à l'aéroport de Bangui. Il se retrouve placardisé
à Paris au Centre international des étudiants et stagiaires (CIES). « En septembre 1977, face à
Péan, Espinasse est intarissable. Il confirme les « cadeaux » et assure que Giscard en a reçu.
Maurice Espinasse a même une preuve de ce qu'il avance. Un papier, signé Bokassa. Mais pour
20
Pierre Péan, op. cit. pp. 126-127.
21
Pierre Péan, op. cit. p. 133.
22
Pierre Péan, op. cit. p. 135.
23
Pierre Péan, op. cit. p. 136.
24
Le vrai Canard, op. cit. p. 173.
25
Pierre péan, « Diamants de Giscard : les mémoires qui flanchent », Libération, 22 mai 1991, cité par Le Vrai
Canard, op. cit. p. 173.
26
Smith et Faes, op. cit; p. 256.
l'heure, il refuse de le confier à l'enquêteur.27 » Péan, dans son livre, ne fonctionnera donc que par
allusions : « La faiblesse des politiciens de la Vè République à l'égard de Bokassa a peut-être une
autre raison. Pas déterminante, mais complémentaire. Le chef de l'État centrafricain a le cadeau
facile. Et comme chacun sait, il entretient l'amitié [...] A notre connaissance, seul le général de
Gaulle a refusé les « plaques » de diamants de Bokassa28. de nombreux français, ministres y
compris, n'ont pas eu ce scrupule. L'un d'eux acceptait même à chacun de ses voyages à Bangui,
une ou plusieurs plaques d'une valeur certaine. Disons qu'un piètre expert pourrait vendre toutes
les pierres reçues par ce personnage quelques millions de francs (nouveaux)... sans compter, dans
le lot, les diamants reçus par les membres de sa famille29. » Les lecteurs attentifs du livre de Péan
auront reconnu Giscard... Le journaliste sent bien que cette histoire a une odeur de soufre : « J'en ai
parlé à Claude Angeli, qui était comme un fou avec cette histoire et pendant des mois m'a tanné
pour que je "travaille" Espinasse et qu'il nous confie ce document.30 »

Sans succès, jusqu'à ce que Bokassa soit brutalement évincé par l'Élysée au profit de son
prédécesseur, David Dacko. Un revirement surprenant : VGE a toujours soutenu son « garde-
chasse », jusqu'à la limite du vraisemblable. Même le sacre napoléonien d'un Ubu bouffon.
L'écrivain Francis Zamponi écrit : « Passant outre l'avis d'autres vieux barons gaullistes pour qui
ce sacre n'est qu'une mascarade, le président Giscard a donné son feu vert aux cérémonies, les a
fait financer par la France, a envoyé la musique de la flotte pour en assurer l'ambiance sonore et a
personnellement offert à l'impétrant un sabre napoléonien ainsi qu'une horloge ancienne31. » Les
médias suivent de près le couronnement. On peut lire dans le très servile Parisien Libéré du 24
décembre 1976 : « A l'heure où d'aucuns croient plaire aux foules en sacrifiant démagogiquement
les traditions et le passé de la France, c'est à ses traditions, c'est à son passé que l'Afrique se
réfère. Ceux qui ont poussé le continent noir dans une décolonisation hâtive, pour mieux le couper,
notamment, de la France, constatent qu'il recherche aujourd'hui, dans le passé de la France, les
formes et les moyens d'une stabilité nouvelle. (...) Contrairement aux opinions professées par les
tenants du dépoussiérage d'étiquette », les peuples ont besoin de signes de la grandeur et de la
puissance. Les jeunes nations plus encore, peut-être, que les autres... (...) Il était naturel que cet
ancien sous-officier, puis officier français, se tourne vers les grands moments de l'Histoire de
France pour créer cette grandeur et cette puissance en Afrique. N'est-il pas touchant, cependant,
qu'il choisisse de porter la couronne de Napoléon, inspirée elle-même de celle de Charlemagne,
pour implanter son pouvoir au cœur de l'Afrique ? »

Où se situerait donc le tournant entre les relations des deux chefs d'État ? S'agirait-il d'« une
querelle "familiale", sinon intime32 », comme le suggèrent Bokassa dans le livre de Patrick
Rougelet33, ainsi que Stephen Smith et Géraldine Faes dans Bokassa 1er ? En octobre 1978 a lieu
une étrange altercation. Interrogés par Smith et Faes, Jean-Bedel Bokassa et un certain Jean-Pierre
Dupont en donnent une version quasi identique : « François Giscard d'Estaing aurait expliqué à
l'empereur que deux personnes, associées dans un commerce de diamants centrafricains à un
troisième homme dont Bokassa a refusé de donner le nom, mais dont Jean-Pierre Dupont affirme
qu'il s'agit de Valéry Giscard d'Estaing en personne, se sont fait gruger par un diamantaire
libanais, Ali Hijazi, installé en Centrafrique depuis 1972 et si proche de Bokassa que celui-ci le
présentait parfois comme son "fils adoptif". (...) » François Giscard d'Estaing demande à Bokassa
de régler ce différend en effectuant le remboursement des sommes perdues. Le ton monte. Les
tractations échouent. Et si la France, qui assure 80% du budget de l'État centrafricain, décidait de
couper les vivres ?
27
Le vrai Canard, op. cit. p. 173.
28
Foccart lui-même avouera le contraire, De Gaulle n'ayant refusé que la première fois. Voir plus loin.
29
Pierre Péan, Bokassa Ier, Alain Moreau, 1977. Cité par Le Vrai Canard, op. cit. p. 174.
30
Le vrai Canard, op. cit. p. 174.
31
Histoire secrète de la Ve République, Roger Faligot et Jean Guisnel (sous la dir.), p. 171.
32
Noir silence, op. cit. p. 224.
33
RG, la machine à scandales, Albin Michel, 1997, p. 63.
Bangui, janvier 1979. Le port de l'uniforme, rendu obligatoire pour les écoliers, va mettre le feu aux
poudres. Peu de familles ont les moyens d'acheter l'uniforme. Une révolte s'ensuit. La répression
fait près de cent morts. Henri Maïdou, récent Premier ministre et par qui le scandale est arrivé, est
en visite officielle en France. « Plus tard, on comprendra qu'il entame en fait, dans le plus grand
secret, des tractations pour organiser la chute de Bokassa. Attise-t-il, en collaboration avec les
services secrets français, le feu qui couve à Bangui ? Dans ses Mémoires de monsieur X, publiés
en 1999, un ancien agent du SDECE l'affirme, sans toutefois donner des détails probants34. »
Pendant ce temps Sylvestre Bangui, ambassadeur de la Centrafrique à Paris, dénonce les atteintes
aux droits de l'homme du régime. « Jusqu'en septembre 1979, les gesticulations de Sylvestre
Bangui à Paris masqueront le coup qui se prépare35. » Devant un parterre de journalistes, il avait
annoncé sa démission avec fracas le 22 mai. Le soir même, il est l'invité du journal de vingt heures
de TF1. Il devient l'un des opposants les plus actifs, et se voit en pole position pour succéder à
Jean-Bedel Bokassa. Malheureusement pour lui, David Dacko est choisi par Paris, ce qui met l'ex-
ambassadeur dans une colère froide. Patrick Rougelet, officiellement chargé de sa sécurité, travaille
en réalité pour les Renseignements généraux. Sylvestre Bangui se met à table : « Il passe plusieurs
heures à se défouler. Pour la première fois, j'entends parler des célèbres diamants du président 36. »
Le jeune fonctionnaire des RG rédige aussitôt une note blanche.

Selon le Canard enchaîné du 28 mars 1979, les stratèges militaires étudient la possibilité d'une
intervention en Centrafrique, « à moins que Bokassa ne laisse la place à Henri Maïdou ». Des
échos de la terrible répression sur les jeunes commencent à filtrer dans la presse française. Affolé,
l'exécutif giscardien s'emmêle les pinceaux en multipliant les déclarations confuses. La presse
expose l'empereur à la vindicte populaire. Le dictateur aurait crevé les yeux des écoliers avec sa
propre canne... Lors du sommet franco-africain de Kigali, en mai 1979, Giscard fait tout pour ne pas
croiser Bokassa, et déclare, à propos de la commission de juristes africains chargés de mener
l'enquête sur les massacres d'écoliers, que « la France tirera toutes les conclusions que ce rapport
appellera. » En juin, la commission des juristes africains se rend sur place. « Des "fuites" dans la
presse française, dans Le Figaro, France Soir et Paris Match, vont (...) accréditer l'idée que la
mission écarte la responsabilité directe de l'empereur dans la tuerie des enfants37. » Le 16 août,
c'est le coup de théâtre : le rapport de 132 pages confirme de manière « quasi-certaine » la
participation du dictateur aux massacres. Selon Smith et Faes, le rapport est d'une « indéfendable
légèreté, sans rigueur dans le travail d'investigation et sans méthode dans l'évaluation des
témoignages recueillis38 » En juin 1979, les cinq juristes africains de la mission de constatation des
événements de Bangui mettent hors de cause Bokassa. « Après un court séjour à Paris, ils diront, le
16 août 1979, exactement le contraire39... » Les répressions sanglantes dans le pré carré africain de
l'Élysée sont monnaie courante, et légitimité d'un régime est alors rarement mise en cause. Le 15
juin, lors d'une dernière tractation qui a lieu à Libreville, René Journiac et Omar Bongo tentent de
convaincre un Bokassa, ivre mort et vert de rage, de quitter le pouvoir : « Si chez moi, il y a un coup
ou le moindre problème, je dirai tout. Lui [VGE], il perdra la prochaine élection. Il verra du
Bokassa partout, il ne pourra plus fermer l'œil. Je vous le dis aujourd'hui et j'en suis certain, à
cause de moi il perdra la prochaine élection 40. » C'est la stupéfaction. Le 17 août 79, c'est la
cessation de toute aide française à l'État centrafricain dans les domaines régaliens. « Au cours du
mois d'août 1979, le conseiller de l'Élysée pour les affaires africaines, René Journiac, se rend en
Centrafrique pour s'entretenir avec Jean-Bedel Bokassa. (...) Le conseiller de l'Élysée est venu
suggérer au dirigeant centrafricain de quitter le pouvoir dans des conditions honorables. Après le
34
Smith et Faes, op. cit.
35
Smith et Faes, op. cit. p. 194.
36
Patrick Rougelet, op. cit. p. 27.
37
Smith et Faes, op. cit. p. 197.
38
Smith et Faes, op. cit. pp. 197-198.
39
DST, police secrète, op. cit., p. 332.
40
Propos de Jean-Bedel Bokassa rapportés par Omar Bongo, cité dans Smith et Faes, op. cit. p. 202.
refus de celui-ci, Paris décide d'ajourner l'aide économique de la France au Centrafrique. (...) au
début du mois de septembre la décision de remplacer l'empereur Bokassa par David Dacko est
prise à l'Élysée. La mission est confiée à l'état-major des armées, en liaison avec le SDECE pour la
partie "politique". 41 » Un haut-responsable militaire donne une explication de l'éviction de
Bokassa : « En 1979, profitant de la fragilité de la situation à Bangui et de l'appel de Bokassa aux
Lybiens et aux Cubains, les Soviétiques veulent lancer une opération contre la Centrafrique pour
reprendre leur action contre le Zaïre. C'est dans ce contexte particulier et pour contrer l'arrivée
des forces libyennes et cubaines, prévue dans les heures qui suivaient, qu'a été décidée et
déclenchée l'opération Caban. A aucun moment, il n'a été question de diamants et d'archives42. »
Une version officielle. Il est toutefois évident que Bokassa, lâché par Paris et acculé par le manque
de liquidités, eut à chercher de nouveaux alliés sur la scène internationale, mais ce n'est qu'un
conséquence et non une cause de sa disgrâce. « Jean-Bedel Bokassa n'est pas pour le continent
africain un exemple recommandable, ce serait plutôt un contre-modèle. Mais le président Giscard
a opportunément chargé la barque des crimes de son collègue lorsqu'il a décidé, en 1979, de le
débarquer43. »

L'opération Barracuda

Le coup d'État ne doit surtout pas paraître, aux yeux de l'opinion, comme une ingérence de l'Élysée,
mais plutôt comme une opération d'assistance à un rétablissement de l'État de droit, faite à la
demande des Centrafricains eux-mêmes. Le premier ministre et son vice-premier ministre sont priés
de lancer préalablement un « Appel à la France ». Bokassa est en voyage en Libye. Le moment est
opportun pour réaliser ce coup d'État composé de deux opérations : en premier lieu, l'opération
Caban, la plus secrète, qui installe Dacko, dirigée par le très giscardien colonel de Gaigneron de
Marolles, chef du service action. Puis l'opération Barracuda, montée par le SDECE et exécutée par
les soldats réguliers du 3è et 8è RPIMA. Ces derniers n'arrivent qu'après le discours de Dacko. Le
colonel Degenne dirige l'opération Barracuda. Il dépend directement de Jeannou Lacaze,
responsable de la 11è division parachutiste. Mais à un moment se « déclenche un grave conflit
entre le SDECE et son régiment d'attache, le 1er RPIMA (...). Un membre du service Action du
SDECE raconte : "Le 1er RPIMA a rompu avec le SDECE après son échec en République centre-
africaine. Il a raté sa mission. Il devait porter David Dacko au pouvoir sans que les Français soient
identifiés comme les auteurs du putsch contre Bokassa. Au lieu de cela, on a vu des paras parader
comme le 14 juillet... Il existait un système de "doubles commandes" au sein du 1er RPIMA. Le
colonel du régiment n'avait de comptes à rendre qu'à ses supérieurs de la 11ème division
parachutiste. Mais, parallèlement, le chef du groupement dépendait du service Action du SDECE
que commandait le colonel Grillot – et ces derniers devaient être complètement clandestins. Au lieu
de cela, les "clandestins" se sont montré au grand jour ! (...)44" » « Barracuda devait déchiqueter de
ses dents voraces une fin de septennat45. » Giscard est trahi. « Le SDECE (...) ne lui est pas
acquis46. » Le 1er RPIMA, censé passer inaperçu, défile en arborant ses insignes. Le système du
double commandement au sein du 1er RPIMA a court-circuité l'opération. Ce conflit sera la cause
en 1982 de la séparation du SDECE et du 1er RPIMA. VGE soupçonne de Marenches, patron des
services secrets à l'époque. Le fidèle colonel de Marolles a pourtant fait de la structure
opérationnelle des renseignements français « une cellule autonome, avec laquelle De Marenches est
obligé de composer47. » Évidemment, pour Alexandre de Marenches, tout s'est bien passé : « Les
parachutistes ont maintenu l'ordre et David Dacko a pris le pouvoir. C'était une opération comme

41
Claude Faure, Aux services de la République. Du BCRA à la DGSE, Fayard, 2004, p. 439.
42
Smith et Faes, op. cit; p. 222.
43
Noir silence, op; cit. p. 223.
44
La Piscine. Les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
45
La Piscine. Les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
46
Smith et Faes, op. cit. p. 277.
47
Smith et Faes, op. cit; p. 222.
on devrait l'enseigner dans les écoles de guerre spéciale.48 » VGE enrage : « De Marenches était un
incapable, un homme vaniteux49 ».

Pendant ce temps, sur le front médiatique, « pour prévenir une éventuelle réaction de Bokassa, en
visite chez Kadhafi, le SDECE a même fait annoncer l'opération par l'Agence transcontinentale de
presse (ATP). Dans les six heures qui suivent l'arrivée de Dacko à Bangui, l'ATP est la première à
réaliser une interview exclusive du nouveau chef de l'Etat.50 » A 23H27, soit trois minutes avant
l'interruption des programmes à RFI, flash spécial : « On apprend de source bien informée à Paris
que des événements importants se déroulent en ce moment en Centrafrique. » Selon Smith et Faes,
« la source bien informée » n'est autre que René Journiac, qui a personnellement appelé le directeur
de la radio. Soit une demi-heure avant que David Dacko ne proclame le coup d'état. Une petite
agence de presse nommée ATP, réquisitionnée par le SDECE pour l'occasion, répercute le discours
de Dacko une minute plus tard. Reuters tombe dans le panneau. L'AFP tente de vérifier en appelant
Bangui, et s'aperçoit que rien ne s'y passe : « Pour une fois, nous étions informés d'un putsch avant
qu'il n'ait eu lieu. » Un des stratèges de l'opération explique : « Nous avons organisé cette
désinformation afin que le coup soit annoncé suffisamment tôt pour dissuader Bokassa de rentrer,
et pour éviter que les médias ne cherchent à comprendre par eux-mêmes ce qui s'était passé cette
nuit-là51. » Mais c'est peine perdue. « Et à lire la presse de l’époque, on se rend compte que plus
personne n’est dupe quant au rôle primordial de l’exécutif français. Les journalistes ne sont pas
plus crédules sur la façon dont on a voulu les duper, aidés en cela par les confidences de certains
militaires et de diplomates en poste à Bangui. Alors, ils en rajoutent ! Le moindre doute pour le
lecteur n’est plus permis, malgré le travail d’accompagnement du conseiller en communication du
ministère de la Coopération, Alain Charon, auprès d’un Dacko de plus en plus terrorisé par la
confusion ambiante et malmené par les questions acerbes des journalistes52. »

Berengo, casse du siècle ?

Les services secrets fouillent ensuite le palais présidentiel de Berengo à la recherche de documents.
« En pointe de [l'opération] Barracuda, les hommes du service Action récupèrent un stock
d'archives compromettantes.53 » « Personne n'ignore aujourd'hui qu'elles contenaient d'importantes
informations sur les bijoux distribués par Bokassa54. » Diamants bruts ou taillés, pointes d'ivoire,
sacoches de CFA et fonds en dollars, le butin avoisine les 350 millions de francs d'époque. « Le
véritable trésor du pays55 ! » C'est une véritable mise à sac du palais impérial de Bérengo : « Ses
archives sont à l'abri en France, dans les coffres-forts de la Piscine, boulevard Mortier... Un
document, un seul, a échappé à la rafle. C'est celui que détient toujours, à Paris, Maurice
Espinasse.56 »

Une autre version diverge radicalement. Bothorel, qui défend Giscard, explique au contraire que
« ce prétendu déménagement des "archives" a été pour la première fois évoqué par un journaliste
suisse, lequel avait toutes les raisons d'y croire puisqu'il tenait l'information d'un jeune haut
fonctionnaire du SDECE, qui s'appelait... Michel Roussin, alors protégé de Jacques Chirac et un
membre actif du "club africain". » Des archives qui ne seraient qu'en fait « une centaine de postes
de radio portatifs d'origine chinoise, transportés à la demande du général centrafricain Otto, pour
en doter ses unités. » Selon Smith et Faes, proches des services et défenseurs de l'armée française,

48
Histoire secrète de la Ve République, op. cit. p. 172.
49
Smith et Faes, op. cit; p. 222.
50
Roger Faligot, pascal Krop, La Piscine. Les services secrets français, 1944-1984, éditions du Seuil, 1985, 344.
51
Smith et Faes, op. cit. p. 220.
52
Jean-Barthélémy Bokassa, Les diamants de la trahison, Pharos, 2006.
53
Noir silence, op. cit. p. 224.
54
DST, police secrète, op. cit., p. 333.
55
id.
56
Le vrai Canard, op. cit. p. 175.
la mise à sac du palais de Berengo n'a jamais eu lieu. Il convient toutefois de signaler que leur
source, un haut-gradé de l'armée, est anonyme.

En réalité, le trafic de diamants, ressource essentielle du pays, a de toute évidence profité à tous les
acteurs français du système Françafrique, actionnaires de cette « monoculture », à commencer par
les personnalités politiques et les fonctionnaires, sans oublier les militaires, qui ont géré pendant
près de quatre décennies deux bases importantes du dispositif de l'armée française en Afrique :
Bouar et Bangui. « L'une des régions à fort rendement minier, Berberati, est classée "zone
d'activité militaire", et exclusivement occupée par l'armée française57. » On sait que la DGSE
contrôle le pays dans les années 80. Et pourquoi pas son ancêtre, le SDECE, dans les années 70 ? À
fonctionnement occulte, financement occulte. Une des facettes de toute cette affaire pourrait bien
être la manne des diamants, que se seraient disputés giscardiens et foccartiens.

Cannibalisme médiatique

Quelques jours après un putsch qui apparaît, grâce aux manœuvres gaullistes, comme étant l'œuvre
de Giscard, c'est la contre-attaque, l'écran de fumée médiatique : Bokassa est accusé de consommer
de la viande d'enfants, entreposée dans des réfrigérateurs. Un envoyé spécial de l'AFP titre le 25
septembre : « Bokassa est-il anthropophage ? ». Ce fait divers sordide éclipse pour un temps la
polémique sur le rôle de l'armée française dans le coup d'Etat. La presse en fait aussitôt ses choux
gras. « Et personne, ou presque, n'ose dénoncer cette basse œuvre de dénigrement. Sur place
comme conseiller d'une équipe de FR3, Pierre Péan crie au scandale, mais sa voix reste isolée58. »
Le grand reporter et membre fondateur du Front national Roger Holeindre tente quant à lui de
comprimer l'hémorragie : il intervient, sans succès, pour modifier un article retentissant de Paris-
Match. Ces informations, qui se révéleront fausses, font le tour du monde. Le 26 septembre, le
gouvernement tente de sauver la version officielle.« Cette rumeur arrange les affaires de l’Élysée.
Pendant que les journalistes traquent l’odeur de cadavres, ils n’évoquent pas l’ingérence de la
France dans l’une de ses anciennes colonies. Mieux ! Évincer Bokassa du pouvoir, dans un tel
contexte, devient un acte de civilisation… Une autre rumeur comme celle-là, et on finira par tresser
des lauriers à Giscard d’Estaing ! On en vient à se demander si cette rumeur ne provient pas des
sbires de l’Élysée59. » « Si l’on s’en tient au fait, on constate qu’il s’agit d’un envoyé spécial de
l’AFP qui la première fois la diffuse60. »

Où Péan peut enfin abattre ses cartes

« Trois journalistes, sur place à Bangui, ont quand même mis la main sur quelques papiers
retrouvés dans une allée du palais impérial, se souvient Péan. Le 8 octobre 1979, ils les
communiquent à Angeli61. » Il s'agit de Pierre Georges, Christian Casteran et Christian Hoche62.
« Ils pensaient ne pas pouvoir publier ces documents dans leurs journaux. Tant mieux pour nous »,
raconte Claude Angeli du Canard enchaîné. « Quand Angeli a vu les papiers, il nous a dit : "Mais
ça vaut de l'or !" » se souvient Christian Hoche. « Le rédacteur en chef du Canard enchaîné a entre
les mains des documents « oubliés » par les services secrets français, et qui, en fait, ne présentent
pas beaucoup d'intérêt. Mais il voit là le moyen de « décrocher » le seul document qui vaille, celui
que, à Paris, Espinasse refuse de lâcher. Angeli appelle Péan et le convainc de tenter l'opération. Il
s'agit d'expliquer au fonctionnaire réticent que son document aurait pu être « découvert » parmi
ceux retrouvés à Berengo. Un pieux mensonge, destiné à cacher la source, tout en crédibilisant
57
Francis Laloupo, Comptoir colonial en péril, in Le Nouvel Afrique-Asie, février 1997.
58
Smith et Faes, op. cit; p. 229.
59
Les diamants de la trahison, op. cit.
60
Les diamants de la trahison, op. cit.
61
Smith et Faes, op. cit.
62
Christian Hoche travaillera 25 ans plus tard dans la désinformation sur le génocide des Tutsi au sein de Marianne
hebdo.
l'histoire. J'organise le lundi un déjeuner à trois au restaurant La vézère », raconte Péan. En deux
heures, les deux journalistes parviennent à leurs fins. Le document d'Espinasse est entre leurs
mains. Quatre lignes : « Veuillez remettre à Mme Dimitri, secrétaire à la présidence de la
République, une plaquette de trente (30) carats environ destinés à M. Giscard d'Estaing, ministre
des Finances de la République française.63 » Ce document date de 1973 et est signé de la main de
Bokassa.

« Quand Giscard empochait les diamants de Bokassa » trône tout en haut de la une du Canard du
10 octobre 1979, avec pour surtitre souligné : « Un document qui a échappé aux barbouzes
françaises ». L'article signé Claude Angeli est titré « Pourquoi Giscard a organisé le casse des
archives de Bokassa ». « Valeur estimée des diamants : « 100 millions de centimes », soit un
million de francs. C'est Péan, en appelant un diamantaire d'Anvers, qui a obtenu cette estimation
« à la louche ». Tout cela est est révoltant, médiocre, et garanti d'époque. C'est giscardien., conclut
Angeli (...)64. Journal de référence, Le Monde répercute ces révélations le lendemain : « Dès lors,
des médias qui auraient passé sous silence les informations du Canard ne crurent pas possible de
taire celles du quotidien de la rue des Italiens65. » Le scandale est lancé : Libération, L'Humanité,
Le matin , Europe 1, RTL en parlent abondamment. Un communiqué maladroit de l'Elysée, relayé
par la télévision, entraîne la réaction de tous les autres journaux. La nouvelle se répand à l'étranger.
« Les informations du Canard enchaîné firent le tour de la planète. Le jeudi, elles figuraient à la
« une » du grand quotidien japonais Asahi Shimbun et à celle du Washington Post (...) Le New
York Times en avait parlé dès le mercredi, ainsi que la chaîne CBS. Les hebdomadaires
américains Times et Newsweek y consacrèrent d'importants articles dans la semaine. Tous les
grands journaux européens firent de même. La comparaison avec le Watergate fut très souvent
faite66. » Le Soir de Bruxelles et Die Welt en font également leur une. Jacques Fauvet, directeur du
Monde, a droit à un coup de fil orageux de Giscard. Fauvet lui écrit quelques jours après : « Si un
chef d'Etat perd son sang-froid comme vous l'avez fait, c'est l'État lui-même qui est menacé67. »

Les RG tentent alors une première manipulation. A présent ministre des Affaires étrangères,
Sylvestre Bangui, malgré la déception qui l'anime, accepte de jouer le jeu et donne une interview au
ton catégorique à Radio-France : « J'ai regardé de très près le document publié par le Canard
enchaîné, je le répète ici, c'est un faux. Il est certainement antidaté. » Les équipes de Giscard
soufflent un peu : « Nous étions contents de notre coup. (...) L'information a été reprise par les
journaux, puis elle a été balayée par d'autres68. » N'étant pas en possession d'autres documents, Le
Canard fait mousser l'affaire pendant un mois. Mais le 5 décembre, c'est le feu d'artifice. « Un
nouveau document signé Bokassa », « Encore plus de diamants pour Giscard », « C'est l'Elysée ou
les galeries Laplaquette ? » etc. Moultes détails. Le 5 décembre, le Canard révèle qu'Anne-
Aymone Giscard d'Estaing, quelques jours avant l'intervention télévisée de son mari le 27
novembre, avait fait un don conséquent aux prêtres des Missions africaines : « C'est ce qu'on
appelle protéger soigneusement ses arrières » dira l'hebdomadaire satirique. Effet garanti.
Quoiqu'en cet hiver 1979-1980, le taux de confiance et de popularité oscille pour Giscard entre 56
et 60%, un excellent score. Pour déstabiliser Giscard, il faudra plus d'une salve. Mais le Canard est
prêt à entamer une course de fond. « Qu'il y ait eu, de la part des journalistes du Canard enchaîné,
une volonté de nuire politiquement à Valéry Giscard d'Estaing ne fait pas de doute ; ils ne s'en
cachaient d'ailleurs pas, pas plus qu'ils ne cachaient le mépris que leur inspirait le chef de l'État.
Qu'ils aient organisé leur campagne de presse dans le but de leur donner un maximum d'impact
dans l'opinion relève également de l'évidence. Cependant, l'examen du calendrier de la campagne
de presse révèle tout autant le souci de ne pas laisser à Valéry Giscard d'Estaing la possibilité de
63
Le vrai Canard, op. cit. pp. 175-176
64
Le vrai Canard, op; cit. p. 176.
65
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, Flammarion, 2001, p. 417.
66
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, op. cit. p. 641.
67
Patrick Rougelet, op. cit. p. 36.
68
Patrick Rougelet, op. cit. p. 35.
reprendre pied : distiller les documents ; en garder toujours en réserve pour pouvoir briser les
contre-attaques de l'adversaire, relancer l'intérêt du public ou alimenter un procès ; désamorcer à
l'avance les interventions publiques du chef de l'État, les contredire immédiatement après qu'elles
ont eu lieu ; au besoin bluffer, laisser planer le doute sur ce que le journal sait ou peut produire
comme preuve, tout cela constituait une stratégie médiatique ou, plus simplement, une bonne
gestion du scandale69. » En septembre 1980, le Canard publie une interview de Bokassa, qui joue le
jeu à fond : « J'ai encore d'autres preuves plus fortes. (...) vous ne pouvez pas imaginer ce que j'ai
remis à cette famille-là [les Giscard]70» Bokassa évoque d'autres personnalités politiques ayant
bénéficié de ses largesses, mais sans citer de noms : « Ce n'est pas tout le monde qui m'a fait du
mal. »

Patrick Rougelet, futur auteur de « RG, la machine à scandales », avait fait une note en juillet 1979
sur l'existence de cadeaux en diamants de Bokassa à Giscard. Une chose semble claire, c'est que
Giscard était au courant dès la première note de Rougelet, dont l'informateur est le général Sylvestre
Bangui. Sylvestre Bangui explique : « Bokassa détourne toutes les aides de la France et les
ressources de la taillerie de diamants nationale. Il en offre à ses visiteurs de marque, il en a
toujours offert à Giscard (...). Olivier, François et Henri Giscard d'Estaing en ont bénéficié aussi.
Puis il y a toutes les affaires dans lesquelles ils sont – l'aluminium, l'uranium, l'ivoire 71 ». L'officier
des RG a retranscrit le témoignage sur une « note blanche », « qui a atterri sur le bureau élyséen72 »
de VGE. Le président s'est certainement fait une idée du potentiel dévastateur de ces informations
qui lui remontent deux mois avant l'opération Barracuda, et trois mois avant que le scandale des
diamants n'éclate. Au moment de l'opération Barracuda est tiré un autre coup de semonce : Albert
de Schonen, ancien ambassadeur de France en RCA déclare dans Le Monde du 20 septembre 1979 :
« Combien ai-je vu de personnalités officielles quitter Bangui avec quelques pépites d'or et
quelques diamants offerts par Bokassa ! » Les RG et la DST resteront fidèles au président. « Si les
RG l'avaient voulu, avec tout ce que l'on a appris sur le président, Giscard aurait dû démissionner
dès 1980. Nous en savions beaucoup plus que ce qui paraissait dans les journaux. Ce travail a
ainsi permis à l'Élysée d'anticiper les attaques de la presse. Grâce à nous et aux manipulations que
nous avons lancées, Giscard a tenu jusqu'au verdict du suffrage universel73. » Mais revenons à la
première note blanche de Rougelet : « Raymond cham, à la tête des RG, avait déchiré la note et
conseillé à son commissaire de partir en vacances. A l'époque, pas question pour les
Renseignements généraux de jouer contre le camp du pouvoir en place. Rougelet n'avait d'ailleurs
aucune preuve, seulement le témoignage de [Sylvestre] Bangui. Quand éclatera l'affaire, Cham
demandera à Rougelet de reconstituer sa note. Mais les fuites, à l'époque, ne viendront pas des RG.
"Ce n'était ni l'ambiance, ni les mœurs de l'époque", affirme Rougelet aujourd'hui. Mais alors d'où
vient la deuxième vague de documents publiés par le Canard en décembre ? Pierre Péan assure
que Maurice Espinasse n'en avait gardé par-devers lui qu'un seul. Celui qu'il lui avait remis. Et les
autres ? La DST, à l'époque, cherche, elle aussi. Le service de contre-espionnage file Péan, qui, à
moto, est difficile à suivre...74»

Le 9 mai 1980, le directeur de la DST Marcel Chalet envoie une note au procureur général Henri
Dotenwille, chargé des affaires de la Cour de sûreté de l'État. Cette note accuse Roger Delpey de
fomenter « une opération visant à déstabiliser l'État et à compromettre la politique extérieure de la
France75 » et d'entretenir « avec les agents d'une puissance étrangère des intelligences de nature à
nuire à la situation militaire ou diplomatique de la France ou à ses intérêts économiques

69
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, op. cit. p. 422.
70
Le Canard enchaîné, 17 septembre 1980.
71
RG, la machine à scandales, op. cit. p. 28, cité dans Noir silence, op; cit. p. 224.
72
Noir silence, op. cit. p. 224, note 2 sur le livre de Patrick Rougelet.
73
Patrick Rougelet, op. cit. p. 16.
74
Le vrai Canard, pp. 179-180.
75
Roger Faligot, Pascal Krop, DST, police secrète, Flammarion, 1999, p. 329.
essentiels76 ». Delpey a en 1958 participé activement avec Jacques Foccart à l'organisation de
l'opération Résurrection permettant le retour du général de Gaulle au pouvoir77. Roger Delpey est
invité personnel de Bokassa en juillet 1979. Le 10 mai 1980, la DST interpelle Roger Delpey,
sortant de l'ambassade de Libye à Paris. Ce vieux grognard du gaullisme 78 est un ancien de la guerre
d'Indochine, tout comme Bokassa. Proche de Foccart. Selon les auteurs du vrai Canard, à la fin de
ses jours, Delpey, ruiné, « a été hébergé par Jacques Foccart dans sa résidence secondaire. »
Roger Delpey est défendu par les avocats du Canard Enchaîné, Roland Dumas - qui dira de Delpey
qu'il était « soutenu par le SAC79 » - et Christian Charrière-Bournazel. A propos des accusations
contre Delpey, Dumas déclare qu'il est « davantage question de la personne privée du chef de l'État
que de son action diplomatique. » Lors de la perquisition de son domicile, les agents mettent la
main sur des documents centrafricains. C'est ce qu'ils cherchaient. Une partie des documents saisis
mettent à jour « l'opération Revanche », celle de Bokassa contre Giscard. Les scellés « 22, 35 et
36 » concernent les remises de diamants à Giscard80. Lors de l'interrogatoire Delpey assure que les
originaux lui ont été donnés par Bokassa, et qu'il les a ensuite photocopiés. Il est emprisonné six
mois.

Péan, « à l'origine de l'affaire81 », savait « qu'Angeli était en contact avec Delpey ». Claude Angeli
se souvient : « C'est Pierre Péan qui l'a fait rencontrer celui qui va être notre informateur principal
sur cette affaire, Maurice Espinasse82. » « Roger Delpey n'est intervenu qu'ensuite83. » « L'Élysée
avait donc raison de soupçonner Roger Delpey d'être la taupe de la deuxième affaire. Mais d'où
venaient ces nouveaux documents tombés du ciel ? Péan mettra vingt ans à le découvrir. Jusqu'au
printemps 2008 où, de fil en aiguille, il va tomber sur un homme de l'ombre et un survivant de toute
l'histoire; André Le M. n'a jamais été cité jusqu'à ce jour dans cette affaire.84 » Vendeur de moteurs
de bateaux, il monte des entreprises en Centrafrique et rencontre Delpey puis Bokassa. Il les suivra
jusqu'à Abidjan, après la chute du dictateur. Le M. assure à Pierre Péan qu'à ce moment, l'ex-
empereur n'avait plus aucun document en sa possession. Sauf des papiers à en-tête. « Il était
évidemment furieux contre Giscard, et voulait se venger... C'est là qu'a été décidé de refaire des
documents, signés de lui, qui seraient livrés au Canard », raconte Péan. Une manière de dédouaner
les réseaux gaullistes, qui posaient pendant la campagne de 1981 des autocollants en forme de
diamants à la place des yeux de Giscard sur les affiches électorales. Un comble pour le président qui
prétendait regarder la France "au fond des yeux"... Dans leur conclusion, Karl Laske et Laurent
Valdiguié, se focalisent sur le problème de la véracité des documents en posant cette question à
Péan : « le Canard (...) savait-il que les liasses qui lui sont parvenues étaient de fabrication
douteuse ? Pierre Péan sourit à la question. « Joker », dit-il. Une façon comme une autre de
répondre. » De toute façon il ne sent pas concerné puisque son document à lui, le premier, n'entre
pas dans la suspicion pour Laske et Valdiguié. Quelques années plus tôt, Péan dit sur Espinasse :
« Quelques jours plus tard, il m'a remis une chemise verte sur laquelle on voyait l'empreinte de la
signature de Bokassa, comme si la chemise lui avait servi de sous-main. C'était pour moi un gage
d'authenticité. Après quoi je n'ai en rien été mêlé au déroulement de l'affaire elle-même85. » La fille
de Maurice Espinasse, interviewée par Bothorel, livre des informations intéressantes : « Mon père
est rentré très aigri d'Afrique et il voulait, sans nul doute, régler ses comptes. C'était de surcroît un
76
DST, police secrète, op. cit., p. 331.
77
DST, police secrète, op. cit., p. 331.
78
Décédé en janvier 2008, il fréquentait également les milieux d'extrême-droite. C'est même lui qui aurait « mis le
pied à l'étrier en politique » à Jean-Marie le Pen en le présentant dans les années 50 à Pierre Poujade qui en fit un de
ses députés (source : L'écho-régional du 9 janvier 2008).
79
Le SAC (Service d'action civique) est la milice gaulliste. Smith et Faes, op. cit. p. 270.
80
cf. DST, police secrète, op. cit.
81
Le vrai Canard, op.cit. p. 183. Voir également « La première affaire des diamants » racontée par Pierre Péan dans
Libération du 22 mai 1991.
82
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, Flammarion, 2001.
83
Le vrai Canard, op. cit. p. 184.
84
Le vrai Canard, op. cit. p. 184.
85
Jean Bothorel, op. cit. p. 339.
vrai socialiste. Nourrissait-il de la rancune envers Giscard ? Je n'en sais rien. Mais je crois qu'il
était parfaitement conscient de ce qu'il faisait en donnant ce document86. » Faux document ?
« Certainement pas. S'il l'avait su, jamais il ne l'aurait donné à des journalistes. Mon père avait un
côté redresseur de torts, un côté imprécateur. J'ignore quand et comment il a eu ce document entre
les mains. Depuis son retour en Centrafrique, il n'a jamais cessé de s'intéresser à l'évolution de ce
pays et c'est d'ailleurs pourquoi il a toujours été en relation avec les spécialistes de ce continent,
surtout Jacques Foccart, bien qu'il n'était pas politiquement de son bord et qu'il s'en méfiait87. » Le
nom de Maurice Espinasse ne sera révélé que par Pierre Péan au lendemain de la publication des
Mémoires de Giscard. Maurice Espinasse, homme idoine : socialiste et homme de Foccart en
Centrafrique, source de l'enquête de Péan... Les bénéficiaires politiques de l'affaire des diamants
auraient-ils mis Péan sur la voie du fameux document ?

Quoi qu'il en soit, chaque camp y va de ses arguments. L'ex-RG "repenti" Patrick Rougelet est
formel : « D'après nos estimations, faites dans le bureau de Cham, Giscard aurait touché au total
pour plusieurs millions de francs de diamants. » Bokassa, toujours dans son registre drôle et
piquant, est plutôt convainquant : « Comment pouvez-vous penser une seconde que j'offre à un ami,
un parent et, de surcroît, au président de la République française de la verroterie 88 ? » Mais, bien
des années après, Jean Bothorel, le biographe quasi autorisé de Giscard, donne aussi de quoi semer
le doute. Fred Copperman, consul anglais en Centrafrique de 1974 à 1985, était également directeur
du Comptoir national du diamant (CND), « le seul producteur de diamants taillés et polis de
Centrafrique et, de ce fait, l'unique fournisseur de Bokassa89 ». Copperman donne un tout autre
éclairage, dix ans après l'affaire : « La rumeur concernant l'immense valeur du cadeau de Bokassa
était basée sur la présomption, délibérément fausse, par Le Canard enchaîné, que ces diamants
étaient de la meilleure qualité, et pesaient chacun un carat. Ni l'un, ni l'autre ne sont exacts, et
certains des chiffres mentionnés (1 million de nouveaux francs) étaient supérieurs à la valeur totale
du stock de diamants polis détenus par la CND ! La valeur des diamants de M. Giscard d'Estaing
était de 10 000 $ tout au plus90. » Parenthèse : en 1968, la production de diamants bruts atteignait
par exemple « 610 000 carats, (...) d'une valeur de 4,4 milliards de CFA91 », chiffres donnés par
Péan en 1977... Mais ils sont exportés à l'état brut. Au passage, Bothorel égratigne Mitterrand : « Le
cheval Gengi, de race akhal-tekké, offert en mai 1993 à François Mitterrand par le président
turkmène – un cheval qui avait bizarrement disparu au printemps 1994 – était estimé à sept
millions de francs lourds92. » Puis il expose son raisonnement en trois points : « 1 - Bokassa s'était
déclaré le 2 mars 1972 "président à vie" de la République centrafricaine et mentionnait toujours ce
titre sur tous les papiers qu'il signait. Or, ce titre ne figure pas sur le document. 2 – Il y avait une
procédure officielle de remise des cadeaux dans laquelle Bokassa ne s'impliquait pas directement.
Robert Picquet, ancien ambassadeur de France en Centrafrique, est formel : "Selon la routine du
service du protocole local, ce genre d'instruction ne comportait jamais la signature du président, fût-
ce pour un cadeau destiné à un chef d'État, a fortiori s'il s'agissait d'un membre du gouvernement."
3 – (...) Dans une note qu'il avait rédigée à l'intention de Bokassa, Delpey proposait d'utiliser la
technique dite de "désinformation" que pratiquaient certains services spéciaux de l'Est. "Il s'agit,
écrivait-il, de la manipulation de la vérité et du mensonge, de l'utilisation de la provocation et de la
falsification. L'intoxication est le point de passage obligatoire et déterminant pour atteindre le but
recherché93." » Bothorel fait remarquer « la parfaite similitude des 140 blancs-seings avec celui qui
se trouvait dans le document du Canard enchaîné94. (...) La machine à écrire utilisée par Delpey

86
Jean Bothorel, op. cit. pp. 339-340.
87
Jean Bothorel, op. cit. p. 340.
88
RG, la machine à scandales, op.cit. p. 71.
89
Jean Bothorel, op. cit. p. 337.
90
The Economist, 18 février 1989, cité par Jean Bothorel, op. cit. p. 399.
91
Pierre Péan, op. cit. p. 92.
92
Jean Bothorel, op. cit. p. 337. Le dictateur du Turkménistan n'ayant rien à envier à Bokassa.
93
Jean Bothorel, op. cit. pp. 337-338.
94
Jean Bothorel, op. cit. p. 338.
pour taper ses missives a été retrouvée et elle est entre de bonnes mains95. » Même Delpey,
interrogé vingt ans plus tard par Smith et Faes, semble admettre la théorie des faux : « Bokassa a
feuilleté les dossiers en me demandant si telle ou telle lettre, sur laquelle il tombait, était
intéressante. (...) Il m'a confié 187 documents et du papier à en-tête qu'il a signé pour me
permettre, le cas échéant, de défendre ses intérêts96. » Documents faux pour Giscard mais vrais
cadeaux pour ses prédécesseurs : paru à titre posthume, le Journal de l'Élysée de Jacques Foccart
raconte - beaucoup d'eau a coulé sous les ponts - en long et en large les cadeaux de Bokassa à De
Gaulle et Pompidou.

Il y a lieu bien entendu de s'interroger sur le rôle de PS, parti dont Péan fut brièvement adhérent
quelques années plus tôt. « Des liens existaient bel et bien entre le Canard et le parti socialiste, et
pas seulement sur le plan des idées. Roland Dumas paraît avoir joué un rôle charnière, notamment
dans l'affaire de Broglie. A cette occasion, selon le témoignage de Georges Marion, "une cellule fut
constituée autour de François Mitterrand pour examiner le meilleur parti que l'on pouvait en tirer.
Les informations du Canard passaient à Mitterrand via Dumas, qui était le défenseur du
journal97". » Après que Le Monde se soit emparé de la première révélation du Canard, le PS avait
demandé l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire. Mais il semble plutôt agir en sous-
main. « Bokassa m'assura aussi avoir, directement ou indirectement, alimenté les journaux,
souvent, par l'entremise de Roland Dumas98 » raconte Rougelet. « Des documents transitant par la
Libye puis par la valise diplomatique, auraient atterri à Paris chez un certain Debey. Selon notre
source99, ils auraient ensuite été confiés à des personnalités du Parti socialiste : Jean-Pierre
Chevènement et Roland Dumas100. » Dans note, Rougelet souligne que « les informations recueillies
par cette source se sont toujours vérifiées » mais précise dans son ouvrage que « cette information
n'a cependant jamais été, à ma connaissance, recoupé par d'autres sources. » Dumas se met aussi
en lien avec un des fils de Bokassa, qui dit s'être rendu en Côte d'Ivoire pour parler stratégie avec
son père, ou encore s'être envolé à New York pour protester auprès de l'Onu : « Tout était payé
cash par Roland Dumas. Je crois que les socialistes ont pris l'affaire au bond pour achever
Giscard101. » Sur TF1, le 4 octobre 1980, dans une émission réservée à l'expression des partis
politiques, le PS diffuse un entretien avec Bokassa. « Bokassa que la gauche qualifiait, l'année
précédente, de "tyran sanguinaire". » s'étonne Jean Bothorel.

L'affaire a son lot de contre-attaques et de coup bas. Les cousins de Giscard, accusés d'être aussi des
bénéficiaires des largesses de Bokassa, font un procès. François gagne en première instance et
Jacques en appel les 16 avril et 23 décembre 1980. Le Canard fait l'heureuse surprise de contrôles
fiscaux. En janvier 1980, l'appartement de Claude Angeli est "cambriolé". La ligne téléphonique de
Bokassa à Abidjan, où il réside « sous bonne garde du SDECE102 », est coupée au moment même où
celui-ci répond à des interviews réalisées par Angeli. Un mois avant l'élection, un Comité
d'information et de vérité sur le septennat est lancé, avec pour ambition l'interpellation du président
en exercice sur l'affaire des diamants. Le comité est composé d'une quinzaine de personnalités et de
journalistes venant d'horizons politiques pour le moins disparates, de l'extrême-gauche à l'extrême-
droite. Jacques Attali, très proche conseiller de Mitterrand, et William Abitbol, bras droit de Charles
Pasqua, en deviennent les parrains et se proposent d'en assurer les frais. Un symbole de l'alliance
entre gaullistes et socialistes pour évincer Giscard de l'Élysée. Mais la guerre entre gaullistes et
giscardiens est aussi un théâtre d'ombres : en décembre 1979, l'ultra foccartien Maurice Robert, ex-
responsable du secteur Afrique du SDECE, est nommé ambassadeur de France au Gabon. « C'est à
95
Jean Bothorel, op. cit. p. 338.
96
Smith et Faes, op. cit. p. 266.
97
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, op. cit. p. 423.
98
RG, la machine à scandales, op.cit. p. 71.
99
Voir l'annexe 4 in Patrick Rougelet, op. cit. p. 232.
100
Patrick Rougelet, op. cit. p. 38.
101
Smith et Faes, op. cit. p. 271.
102
La Piscine. Les services secrets français, 1944-1984, op. cit. p. 345.
la demande du président gabonais Omar Bongo que Robert a obtenu ce poste, alors que le
président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, y était opposé ! Cette décision ne fait
qu'amplifier les tensions existant entre le chef du SDECE et les responsables politiques français
pour l'Afrique103. » Où peut-être qu'elle calme le jeu, Giscard lâchant du lest ? A la mi-février 1980,
Journiac trouve la mort dans un accident d'avion en Afrique. Un membre de la famille d'Omar
Bongo était aux commandes de l'appareil. « L'appareil n'était pas équipé de la boîte noire.
L'accident est dû vraisemblablement à une faute de pilotage, associée ou non à des ennuis
techniques104. » « Malheureux hasard105 » ? Péan, trois ans plus tard, revient sur cet épisode.
L'heure est à la critique du "clan des Gabonais". Il sous-entend que l'avion dans lequel se trouvait
Journiac a été victime d'un attentat. Et l'écrivain de citer d'autres morts suspectes.

Conclusion

En 1981, Valéry Giscard d'Estaing perd l'élection présidentielle face à François Mitterrand. Dans
l'entre-deux tours, pour en avoir le cœur net, il avait téléphoné lui-même, un mouchoir sur le
combiné pour ne pas qu'on le reconnaisse, à une permanence du RPR pour savoir qu'elle était la
réelle consigne de vote. Votez Mitterrand, lui répondit-on. Jean Serisé, proche conseiller de Giscard
avait prophétisé au tout début du scandale : « Les diamants sont un symbole pour les Français.
C'est beau, ça brille. Cette histoire risque de rester dans l'esprit des gens106. » Une manipulation
parfaitement orchestrée par les ennemis de Giscard, avec pour point de départ un écrivain alors peu
connu, Pierre Péan. « Toute cette affaire ne venait pas de moi, dit Péan, mais s'est jouée dans la
tête de Valéry Giscard d'Estaing. Il lui aurait été si facile de se dépêtrer, de s'expliquer, de réagir.
S'il ne l'a pas fait, il a dû avoir ses raisons. Après tout, il savait mieux que personne ce qu'il avait
fait en Centrafrique107. » Faussement modeste, Péan fait semblant de minimiser son rôle alors que
toute la France journalistique sait que c'est lui qui a flingué le troisième président de la Vè
République. Les plaquettes de diamants cachaient peut-être un scandale plus important auquel
Giscard n'avait pas envie d'être exposé. Ce qui expliquerait qu'il ait eu l'air à ce point tétanisé, du
moins au niveau de son discours. Car dans les coulisses, l'affaire, qui est un symptôme d'une lutte
pour le pouvoir, a mobilisé deux camps bien distincts. Au fond, il importe peu de savoir si oui ou
non VGE a reçu des diamants de telle ou telle valeur. L'essentiel était d'identifier les antagonismes
et les ressorts politiques que révèlent les détails de cette guerre psychologique. Giscardiens du "parti
de l'étranger" selon l'expression de Chirac, contre "souverainistes" gaullistes et mitterrandiens, mais
tous plus françafricains les uns que les autres. Des hommes de l'ombre : du colonel De Marolles et
René Journiac, le conseiller Afrique de l'Elysée. contre Jacques Foccart et Alexandre De
Marenches, à la tête des services secrets depuis Pompidou, ou encore Michel Roussin, son bras
droit. Des hommes d'action : Roland Dumas, le socialiste, Roger Delpey, le gaulliste de la droite
extrême, face à face avec les RG et la DST. Et aussi, surtout, une guerre médiatique où tous les
coups sont permis et dans laquelle Pierre Péan joue le rôle éminent du déclencheur de cette
déstabilisation du plus haut niveau de l'État. Une polémique qui détourne l'attention des débats
politiques autrement plus vitaux que devraient susciter le néocolonialisme français en Afrique, qui
n'est pas une succession de faits divers plus ou moins sordides mais un des fondements de la Vè
République.

Bruno Boudiguet

Sources

103
Aux services de la République, op. cit. p. 441.
104
Jean Bothorel, op. cit. p. 363.
105
François Gaulme, Le Gabon et son ombre. Paris: Karthala, 1988, pp. 163-183.
106
Smith et Faes, op. cit. p. 274.
107
Smith et Faes, op. cit. p. 277.
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