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Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.

5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 1

POUR UNE HISTOIRE


DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 2

ISBN : 2-7084-0637-X
© Éditions A. et J. Picard, 2002
82, rue Bonaparte – 75006 Paris
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 3

Guy Pervillé

POUR UNE HISTOIRE


DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
1954-1962

Ouvrage publié avec le concours


du Centre national du livre

COLLECTION

dirigée par Jean Chélini


Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 4

S O M M A I R E

Introduction :
Une histoire de la guerre d’Algérie est-elle possible ? 7

PREMIÈRE PARTIE
Les origines de la guerre d’Algérie, 1830-1954

Chapitre 1 : La politique de la France en Algé-


rie ...................................................................... 12
L’improvisation des choix fondamentaux ........... 13
Les causes de la prise d’Alger ............................ 13
L’engrenage des décisions (1830-1848) .............. 16
Des choix presque irréversibles ............................ 19
L’échec relatif de la colonisation de peuplement 23
Une terre française ? ........................................ 24
Une terre peuplée par des Français ? .................. 25
Une terre possédée et cultivée par des Français ? .. 29
4 L’échec de la politique d’assimilation ................ 36
Les succès de l’assimilation ................................ 37
L’échec de l’assimilation de la masse musulmane 40
La recherche d’une nouvelle « politique indigène » 44
Conclusion ......................................................... 56

Chapitre 2 : La formation du nationalisme algé-


rien ................................................................... 67
Nation ancienne, ou nationalisme tardif ? ......... 67
Deux thèses contradictoires ................................. 67
Une résistance tenace et multiforme ..................... 72
Un nationalisme tardif ..................................... 78
Le nationalisme algérien et la société algérienne 86
Les forces sociales et le mouvement national ......... 87
Unité ou pluralité du mouvement national .......... 98
La représentativité du mouvement national .......... 101
HISTOIRE

Le recours aux armes ......................................... 108


Les origines de l’idée insurrectionnelle ................. 108
Le 8 mai 1945, « provocation colonialiste », ou
insurrection manquée ? ...................................... 110
« La paix pour dix ans » ? .............................. 116
DU FRANC

Conclusion ......................................................... 119

e
AU XX SIÈCLE
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DEUXIÈME PARTIE
La guerre d’Algérie, 1954-1962

Chapitre 3 : Logiques de guerre ........................ 122


Les causes et les buts ........................................ 123
Une guerre de libération nationale ? .................. 123
Une guerre subversive ? ..................................... 128
Une double guerre civile .................................... 132
Les fins et les moyens ....................................... 140
Les méthodes des « rebelles » .............................. 142
Les méthodes des « forces de l’ordre » .................. 156
Une victoire indésirable ? .................................. 166
Une victoire trahie ? ......................................... 166
Une victoire illusoire ......................................... 168
Conclusion ......................................................... 171

Chapitre 4 : La quête de la paix ....................... 179


Le choix gaullien ............................................... 179
Des contraintes non décisives .............................. 179
Les raisons d’un libre choix ............................... 184
L’adaptation du plan gaullien à l’épreuve des réa-
lités ................................................................. 190
Approbations et oppositions .............................. 196 5
L’inversion du consensus des milieux politiques .... 196
Le revirement de l’opinion publique .................... 198
La peau de chagrin de l’Algérie française ........... 202
Une paix manquée ............................................. 206
La « solution du bon sens » ? ........................... 206
Les responsabilités de l’OAS .............................. 209
Les responsabilités du FLN ............................... 214
Les responsabilités du gouvernement français ........ 223
Conclusion ......................................................... 230

TROISIÈME PARTIE
La guerre après la guerre, 1962-2002

Chapitre 5 : D’un bilan à l’autre ....................... 232


Des bilans successifs et provisoires .................... 232
Une coopération exemplaire ? ............................. 232
La France en crise ............................................ 234
L’Algérie en crise .............................................. 237
Combien de morts ? .......................................... 238
La méthode démographique ................................ 238
Les statistiques officielles ................................... 240
MAIRE

Les leçons des chiffres ........................................ 245

SOM
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Destructions, déracinements, et réparations . 247


Migrations de guerre ......................................... 247
Migrations d’après-guerre .................................. 250
Le prix à payer ................................................ 253
Les enjeux politiques et moraux ........................ 255
Algérie française, ou algérienne ? ....................... 256
L’Algérie libre ? .............................................. 257
Politique et morale ........................................... 261
Conclusion ......................................................... 268

Chapitre 6 : De la mémoire à l’histoire ............ 269


Mémoire et histoire de la guerre en France et en
Algérie ............................................................... 269
En France, amnésie officielle, mémoires conflictuel-
les, et besoin d’histoire ....................................... 269
En Algérie, hyper-commémoration officielle et his-
toire sous surveillance ........................................ 274
Les dangers de l’ignorance historique ................ 278
En Algérie, la résurgence du passé dans le présent 278
En France, le retour du refoulé colonial ? ........... 283
Un vent de révisionnisme .................................. 287
La revanche de l’Algérie française ? ................... 288
Le nationalisme algérien en question .................. 292
6
Une contre-offensive idéologique .......................... 296
La crise de la mémoire française ....................... 300
La superposition des mémoires ............................ 300
L’imprescriptibilité des « crimes contre l’humanité »
contre l’amnistie ? ............................................. 302
Conclusion : L’Algérie et la France à la croisée
des chemins ....................................................... 309
Conclusion générale : Ce que peut l’histoire,
... pour en finir avec la guerre d’Algérie ........... 313
Sources et bibliographie .................................... 324
Glossaire ............................................................ 335
Table des sigles ................................................. 338
Chronologie sommaire ....................................... 340
Index des noms .................................................. 345
HISTOIRE

Table analytique des matières ........................... 348


DU FRANC

e
AU XX SIÈCLE
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I N T R O D U C T I O N

L a guerre d’Algérie fait-elle partie de notre


histoire ? Peut-elle être un sujet de recherche
historique ? La plupart des historiens français
ont longtemps jugé que le moment n’en était pas encore
venu. Par scrupule méthodologique, ils ne croyaient pas
pouvoir écrire une « histoire immédiate » d’événements san-
glants qui avaient déchaîné des passions antagonistes,
conformément aux critères de l’histoire scientifique. Trois
arguments principaux étaient invoqués pour en contester la
possibilité :
– le manque de sources fiables, et surtout l’inacces-
sibilité des archives des États concernés ;
– le manque de recul historique, indispensable pour
situer une crise événementielle de courte durée dans
l’enchaînement à long terme des causes et des conséquen-
ces ;
– l’absence de la sérénité nécessaire pour enquêter 7
impartialement et pour juger sans partis pris hostiles ou
complaisants.
Ces arguments sont inspirés par un idéal élevé, celui
d’une histoire définitive, fondée sur une enquête exhaustive
et impartiale, qui ne fait plus l’unanimité parmi les histo-
riens. Mais peu importe. Il nous suffit de constater que ces
trois objections sont en train de perdre leur pertinence, qua-
rante ans après la fin de la guerre d’Algérie, et près de
cinquante ans après son déclenchement1.
En effet, les archives de l’État français ont commencé
à s’ouvrir plus largement aux chercheurs au bout de trente
ans, sauf cas particuliers, conformément à la loi de janvier
1979. Les archives militaires de Vincennes ont montré
l’exemple à partir du 1er juillet 1992 : une masse de docu-
ments (représentant 85 % de ces fonds) est venue s’ajouter
aux énormes ressources à peine exploitées des témoignages
publiés, de la presse, des archives privées et des sources
orales. Le risque véritable n’est donc pas le manque de sour-
ces, mais leur surabondance.
DUCTION

1. La rédaction de ce livre a commencé en 1994. Elle s’achève sept ans plus tard,
sans que le sujet ait rien perdu de son actualité, bien au contraire.

INTRO
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Un tiers de siècle d’évolution séparée des deux pays


a suffi pour mettre en lumière des conséquences imprévues
de la guerre d’Algérie et de son dénouement, qui invitent
les acteurs et les témoins de tous les camps à remettre en
question leurs certitudes et leurs espérances de l’époque. Et
l’interprétation des origines du conflit franco-algérien a été
profondément renouvelée par les travaux des historiens fran-
çais et algériens sur l’histoire de l’Algérie coloniale.
L’objection du manque de sérénité paraît la plus
sérieuse, si l’on admet que la passion partisane est incom-
patible avec l’impartialité méthodique d’un historien. Il est
pourtant vrai que certains acteurs ou témoins ont su dépas-
ser leurs partis pris de l’époque en présentant leur « témoi-
gnage pour l’histoire », ou plus rarement une interprétation
historique visant à expliquer plutôt qu’à justifier ou
condamner. Mais un grand nombre de ceux qui ont souffert
ou qui se sont engagés avec toute leur foi campent sur leurs
positions et restent irréconciliables. Peut-on donc espérer
un dépassionnement complet de la guerre d’Algérie avant
la disparition totale des anciens adversaires ? Ce ne serait
même pas une garantie suffisante qu’ils ne transmettraient
pas leurs passions à leurs descendants, comme le font crain-
dre les polémiques suscitées par les commémorations des
8
bicentenaires de la Révolution française et des massacres de
Vendée.
L’histoire devra-t-elle donc attendre un siècle ou
davantage pour répondre à la demande des jeunes généra-
tions qui ont besoin de savoir et de comprendre ? Tout au
contraire : le dépassionnement et le recul historique ne se
produisent pas automatiquement en fonction du temps
écoulé, ils sont produits par les recherches, les publications
et l’enseignement des historiens. L’Algérie actuelle nous
fournit la preuve du danger de l’exploitation partisane de
la mémoire collective. L’État algérien né de la « guerre de
libération nationale » a fait de sa commémoration et de
l’écriture de son histoire un enjeu politique majeur. La ver-
sion officielle, diffusée par les discours, la presse, la télévi-
sion, l’édition et l’enseignement, a glorifié l’héroïsme et les
souffrances des martyrs de l’indépendance, mais aussi la rup-
POUR

ture avec la France, et l’usage de la violence contre les Fran-


çais et contre leurs partisans algériens. L’histoire critique a
été marginalisée ou exilée. Or, les peuples qui ne peuvent
UNE HISTOIRE

pas tirer les leçons de leur passé sont condamnés à le revi-


vre. C’est pourquoi le même scénario de terrorisme et de
répression a été rejoué depuis 1992 par les islamistes armés
et par le pouvoir militaire algérien. Au lieu de se transfor-

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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mer spontanément en histoire d’un passé révolu, la guerre


d’Algérie est redevenue de l’actualité.
La France n’en est pas là. Elle bénéficie de l’absence
d’une version officielle de la guerre d’Algérie imposée à tous
ses habitants. Mais leur mémoire collective est écartelée
entre de multiples mémoires de groupes, contradictoires et
conflictuelles : celles des vaincus de la décolonisation (mili-
taires de carrière, « pieds-noirs », « harkis »...), de ses par-
tisans actifs (militants de la gauche anticolonialiste, ou
nationalistes algériens) ou de ceux qui l’ont plus ou moins
rapidement et volontairement acceptée. Les ressentiments
qui opposent ces groupes les uns aux autres ne sont pas
sans danger, d’autant plus que la poursuite de l’immigra-
tion algérienne en France depuis 1962 tend à transposer au
nord de la Méditerranée certaines données de l’ancienne
situation coloniale. Il n’est pas trop tard, mais le temps
presse.
Une histoire de la guerre d’Algérie est donc non
seulement possible, mais nécessaire. L’absence de directives
des pouvoirs publics est pour les historiens travaillant en
France une grande chance, et leur confère des responsabilités
qui dépassent largement leurs simples devoirs profession-
nels. Comment peuvent-ils, dès maintenant, commencer à 9
s’en acquitter ? Ce livre se propose de le montrer, à partir
de plus de trente ans de lectures, de recherches et de
réflexions. Il n’est pas question de présenter ici une histoire
exhaustive et définitive de la guerre d’Algérie, parce qu’une
telle histoire n’existe pas encore, et n’existera jamais. Qu’on
n’attende pas non plus un récit chronologique des événe-
ments, que nous avons déjà tenté de résumer ailleurs1. Il
s’agit plutôt de dresser un bilan provisoire des connaissances
acquises et des problèmes à résoudre, en tentant de répondre
aux questions que le public se pose, et qu’il pose aux his-
toriens.
Ce bilan ne saurait ignorer les origines proches ou
lointaines du conflit franco-algérien, que les recherches des
spécialistes français et algériens de l’Algérie coloniale ont
grandement éclairées. Il comporte nécessairement l’analyse
du déroulement des « événements » de 1954 à 1962, dont
la confrontation systématique des nombreux témoignages
publiés permet déjà de comprendre la logique dans ses gran-

1. Cf. G. Pervillé, De l’Empire français à la décolonisation, Paris, Hachette-Supérieur


1991, chap. 8 et 10. Nous n’avons pas voulu citer les références de tous nos
DUCTION

travaux et publications. Le lecteur intéressé en trouvera une liste tenue à jour


dans nos pages Internet : guy.perville.free.fr.

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des lignes. Il s’intéresse enfin aux modifications des points


de vue rétrospectifs et aux conditions nouvelles qui rendent
possible l’élaboration d’une histoire de la guerre d’Algérie,
se détachant d’une historiographie encore trop souvent mar-
quée par des mémoires partielles et partiales.

10
POUR
UNE HISTOIRE

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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P R E M I È R E P A R T I E

LES ORIGINES DE LA
GUERRE D’ALGÉRIE
1830-1954

Une histoire de la guerre d’Algérie peut-elle commencer le


1er novembre 1954 ? Assurément, non. Elle doit nécessairement pren-
dre en compte les origines, donc les causes du conflit franco-algérien.
Cette approche comporte trois grands avantages : 11
– elle dépasse le rappel douloureux d’événements cruels
dont les deux camps se renvoient la responsabilité initiale ;
– elle les situe dans une perspective historique inscrite dans
la longue durée ;
– elle permet aux historiens de contourner l’obstacle du
manque d’archives qui a longtemps entravé l’étude directe des évé-
nements de 1954 à 1962.
La recherche des causes du conflit franco-algérien peut être
guidée par sa définition : un conflit politique et militaire opposant à
la France, maîtresse de l’Algérie depuis plus d’un siècle, un nationa-
lisme algérien musulman soutenu par divers États extérieurs. Deux
séries de questions s’en déduisent.
– Qu’avait fait la France en Algérie depuis 1830 ? Quels
étaient les causes, les buts, et les résultats de son action ?
– Quand et comment le nationalisme algérien s’était-il
LA GUERRE D’ALGÉRIE

formé ? De quels facteurs internes et externes à l’Algérie était-il le


produit ?

LES ORIGINES DE
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C H A P I T R E 1

La politique de la France en Algérie

P ourquoi la France a-t-elle conquis l’Algérie


et l’a-t-elle annexée à son territoire ? Avait-
elle dès le début une politique cohérente,
c’est-à-dire un but clairement défini et des moyens appro-
priés pour le réaliser ?
Les réponses à cette question fondamentale sont
étonnamment variées. Un historien allemand (Wolfgang
Ohneck) a conclu à l’inexistence d’une politique algérienne
de la France entre 1919 et 1939. Au contraire, les natio-
12 nalistes algériens et les anticolonialistes radicaux ont estimé
que les autorités françaises avaient toujours appliqué une
politique de domination et d’exploitation systématique,
celle du colonialisme. Mais les « Jeunes Algériens » musul-
mans formés par l’enseignement français avaient cru
jusqu’en 1940 que la France n’avait pas cessé d’hésiter entre
deux politiques contradictoires, l’une coloniale et oppres-
sive, l’autre métropolitaine et libérale. En même temps, les
théoriciens français de la colonisation enseignaient que la
politique coloniale française était un compromis entre qua-
tre doctrines différentes : – l’assujettissement, c’est-à-dire le
colonialisme, officiellement désavoué par la République ; –
l’assimilation des colonisés aux colonisateurs, idéal cher à
la tradition républicaine ; – l’association entre des peuples
de civilisations différentes dans le respect de leurs identités
respectives ; – l’autonomie graduellement élargie jusqu’à
l’indépendance de chaque territoire, suivant l’exemple bri-
tannique.
LES

L’examen des faits permettra d’évaluer la part de


validité de toutes ces interprétations divergentes. La France
ORIGINES DE

s’était lancée en 1830 dans l’expédition d’Alger sans avoir


un but préalablement défini ; mais une série de décisions
improvisées en un peu plus de dix ans lui en a donné un,

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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qui a orienté sa politique algérienne pour plus d’un siècle :


l’assimilation de l’Algérie au territoire français. Faute d’être
assorti des moyens appropriés aux données de la situation,
ce but idéal n’a pu devenir une réalité, ni par la colonisation
de peuplement, ni par l’assimilation des « indigènes »
musulmans.
Cette manière de poser le problème nous paraît plus
pertinente que les débats sans fin sur la justice ou l’injus-
tice, sur les bienfaits ou les méfaits de la colonisation. Car
les colonies et les empires ne périssent pas nécessairement
pour des raisons de principes moraux. Il s’agit de savoir
pour quelles raisons concrètes l’Algérie coloniale n’a pas pu
survivre, ni devenir une Algérie vraiment française.

L’ IMPROVISATION DES CHOIX FONDAMENTAUX

La France n’avait pas de politique algérienne pré-


conçue quand elle s’était embarquée pour la prise d’Alger
en 1830. Mais dix ans lui suffirent pour en improviser une,
qui s’avéra très difficilement révisable par la suite.

Les causes de la prise d’Alger 13


Pourquoi la France a-t-elle pris Alger en 1830, après
trois siècles de coexistence avec la régence turque ?
Depuis 1516, Alger était la capitale d’une province
autonome de l’empire ottoman1, bastion du djihad contre
les Espagnols qui tentaient de prolonger la Reconquista en
Afrique. François Ier s’étant allié au Sultan contre la maison
d’Autriche, la France avait coopéré avec la flotte d’Alger, y
avait ouvert un consulat, et obtenu la concession de comp-
toirs de commerce sur la côte du Constantinois. Les rela-
tions franco-algériennes s’étaient dégradées au XVIIe siècle,
mais une paix de cent ans avait été signée avec Alger en
1689, et renouvelée en 1789. Pourtant, après plusieurs cri-
ses entre 1799 et 1814, elles aboutirent à une rupture défi-
nitive en 1827.
Le fameux « coup d’éventail », ou de chasse-mouche,
ALGÉRIE

donné par le dey Hussein au consul Deval s’expliquait par

1. Cf. Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. I, Conquête et


EN

colonisation, PUF, 1964 et 1979, p. 1-20 ; Lucette Valensi, Le Maghreb avant la


prise d’Alger, Flammarion 1969 ; et Xavier Yacono, Histoire de l’Algérie, de la fin
FRANCE

de la Régence turque à l’insurrection de 1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope,


1993, p. 19-59.

LA POLITIQUE DE LA
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de nombreux griefs1 : l’absence de réponses à ses demandes


de paiement d’une créance pour des ventes de blé à la France
(alors que les intermédiaires juifs Bacri et Busnach avaient
été payés) ; la protection du pavillon français contre la
course algérienne accordée aux navires des États italiens ; la
décision française de fortifier les comptoirs et d’en reven-
diquer la souveraineté. De son côté la France, comme tous
les autres États européens, ne supportait plus d’être obligée
d’acheter le droit de navigation et de commerce sur les côtes
algériennes, et de racheter les prises et les captifs des cor-
saires. La course d’Alger n’était plus aussi redoutable qu’à
son apogée au début du XVIIe siècle, mais elle était d’autant
moins supportable que les Turcs avaient cessé de faire peur.
Les deys d’Alger avaient commis l’erreur de la relancer en
profitant des guerres européennes de 1792 à 1815, puis de
la révolte grecque de 1821, parce qu’ils y voyaient le meil-
leur moyen d’entretenir leur État et leur armée sans pousser
leurs sujets musulmans à la révolte en les accablant
d’impôts. Une expédition contre Alger était donc de plus
en plus souvent envisagée.
Dès 1815, le Congrès de Vienne avait condamné la
course et l’esclavage des chrétiens en Méditerranée, puis
14 tenté d’en imposer l’interdiction aux États barbaresques par
des expéditions navales en 1816 et en 1819. En France, la
prise d’Alger avait été proposée depuis la fin du XVIIIe siècle
par les consuls Kercy et Jean Bon Saint-André, puis étudiée
sur place par le commandant Boutin sur l’ordre de Napo-
léon Ier en 1808, et de nouveau préconisée en 1814 par
Polignac, et en 1816 par Chateaubriand. Ces projets avaient
été repris en 1827 par des marins, des militaires, et par les
représentants du commerce de Marseille ; mais l’engage-
ment de la France au côté des Anglais et des Russes dans
la guerre contre l’empire ottoman de 1827 à 1829 l’avait
obligée à se contenter d’un blocus inefficace et coûteux des
côtes algériennes.
La décision d’en finir fut prise pour des raisons de
politique intérieure et extérieure inextricablement mêlées.
En août 1829, après l’échec d’une dernière tentative fran-
çaise de négociation avec le dey, le roi Charles X appela
son ami le prince de Polignac à former un gouvernement
LES

ultra royaliste. Celui-ci, très mal accueilli par la majorité


libérale de la Chambre des députés et par la presse, avait
ORIGINES DE

besoin de prouver qu’il savait défendre l’honneur et l’intérêt

1. Charles-André Julien, op. cit., p. 21-63.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 15

national, en venant à bout d’un chef de « barbares » et en


passant outre le veto britannique. Après une vaine tentative
de faire intervenir le pacha d’Égypte Méhémet-Ali contre
le dey d’Alger, le gouvernement décida une expédition
navale et terrestre le 31 janvier 1830. Le 16 mars,
221 députés sur 402 votèrent une adresse de défiance. La
dissolution de la Chambre des députés fit de l’« expédition
liberticide », embarquée le 12 mai et débarquée le 14 juin,
un enjeu majeur de politique intérieure. Le gouvernement
renvoya les élections aux 13 et 19 juillet pour « demander
des députés à la France, les clés d’Alger à la main ». Malgré
la capitulation d’Alger signée le 5 juillet, la manœuvre poli-
tique échoua : l’opposition gagna les élections et les quatre
ordonnances royales du 25 juillet 1830, contraires à la
Charte de 1814, provoquèrent les « trois glorieuses » jour-
nées insurrectionnelles (26, 27 et 28 juillet 1830) qui pous-
sèrent Charles X à l’abdication et à l’exil.
Ainsi les préoccupations partisanes avaient éclipsé le
débat sur les causes et les buts de l’expédition. Même dans
l’esprit du roi et de ses ministres, le sort d’Alger n’était pas
fixé. Charles X avait plusieurs fois repoussé les demandes
britanniques de s’engager à évacuer sa conquête : « Pour
prendre Alger, je n’ai consulté que la dignité de la France ;
15
pour la garder ou la rendre, je ne consulterai que son inté-
rêt »1. Polignac envisageait toutes les hypothèses, dans la
perspective d’une conférence internationale destinée à ren-
dre à la France la rive gauche du Rhin par une permutation
générale de territoires en Europe et en Méditerranée ; il
avait offert des négociations au sultan ottoman.
Le chef de l’expédition, Bourmont, avait d’abord fait
distribuer des tracts en arabe qui promettaient leur indé-
pendance aux habitants opprimés par les Turcs ; puis il avait
proposé de garder Alger au nom des sacrifices de l’armée.
Les intérêts marseillais2 avaient immédiatement réclamé
l’annexion et la colonisation du pays.
Ainsi, l’avenir d’Alger et de l’Algérie restait incer-
tain à la fin de juillet 1830 ; mais la France avait mis le
doigt dans un engrenage.
ALGÉRIE
EN

1. Cité par Henri Noguères, L’expédition d’Alger, Julliard, 1962.


FRANCE

2. Cf. Pierre Guiral, Marseille et l’Algérie, Gap, Ophrys, 1957.

LA POLITIQUE DE LA
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L’engrenage des décisions (1830-1848)


Le nouveau régime, né de l’opposition à l’expédition
d’Alger, semblait devoir ordonner aussitôt son évacuation,
que paraissaient imposer le risque d’une guerre en Europe
contre les puissances absolutistes au sujet de la Belgique,
et la nécessité d’une entente avec la Grande-Bretagne. Mais
les gouvernements de la Monarchie de Juillet n’osèrent pas
frustrer l’opinion publique des fruits d’une victoire acquise
par la Restauration, et donner à leurs opposants légitimistes
(ou républicains) le rôle de défenseurs de l’intérêt national.
C’est pourquoi ils s’engagèrent, sans l’avoir prémédité, dans
une série de décisions partielles, dont l’accumulation créa
en un peu plus de dix ans une situation pratiquement irré-
versible.
La première décision fut une non-décision : celle de
ne pas évacuer Alger. Mais il fallut encore quatre ans de
débats parlementaires entre « colonistes » et « anticolonis-
tes » pour décider le gouvernement à décréter l’annexion
des territoires occupés1 par l’ordonnance du 22 juillet 1834,
suivant l’avis d’une commission d’enquête plus résignée que
convaincue2. Cette annexion ne concernait que les environs
16 d’Alger et quelques points d’appui côtiers : les gouverneurs
généraux militaires s’efforçaient de combiner l’« occupation
restreinte » et la « domination indirecte » des provinces de
l’intérieur au moyen de chefs indigènes vassaux, comme les
Turcs l’avaient fait depuis des siècles. Mais, en tant que
puissance non musulmane, la France ne put trouver des
grands vassaux fidèles : il lui fallut chasser de sa capitale
Ahmed Bey de Constantine en 1837, et guerroyer à plu-
sieurs reprises contre le jeune émir de Mascara, Abd-
el-Kader, qui rassemblait en un nouvel État l’intérieur des
provinces d’Oran et d’Alger. Celui-ci, reprochant aux Fran-
çais une violation de son territoire, leur déclara la guerre
et envahit les environs d’Alger à la fin de 1839. Dix ans
après sa décision de prendre Alger, la France était acculée
à un nouveau choix : évacuer toutes ses possessions en Algé-
rie – nom officiellement adopté en 1838 – ou conquérir
totalement le pays.
Comme en 1830, la décision fut prise pour des rai-
LES

1. Désignés comme « les possessions françaises dans le Nord de l’Afrique ». Le


ORIGINES DE

nom « Algérie » n’apparut officiellement qu’en 1838, mais le nom et l’adjectif


« algérien » désignaient couramment depuis le XVIIe siècle la minorité dirigeante
de la régence turque.
2. Julien, op. cit., p. 64-105.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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sons de politique intérieure et extérieure. Dès le 15 janvier


1840, le général et député Bugeaud, réputé hostile à la
conquête, avait expliqué à la Chambre pourquoi il s’était
converti à cette solution. D’après lui, l’abandon était impos-
sible, parce que « la France officielle [...], c’est-à-dire les
écrivains, l’aristocratie de l’écriture, n’en veut pas », et
qu’aucun gouvernement n’aurait la force de surmonter les
attaques des journaux d’opposition prétendant défendre
l’honneur et l’intérêt national. Il ne voyait donc pas d’autre
issue que « la domination absolue, la soumission du pays »
par une « grande invasion militaire » suivie d’une coloni-
sation de peuplement massive et définitive. Le 19 décembre
1840, il fut nommé gouverneur général de l’Algérie et com-
mandant en chef, avec tous les moyens d’appliquer son pro-
gramme qu’il exécuta jusqu’à son départ en 18471.
Sa nomination avait été retardée par une grave crise
internationale, qui avait opposé la France à la Grande-Breta-
gne au sujet du conflit turco-égyptien : seule à soutenir le
pacha d’Égypte Méhémet-Ali contre le sultan ottoman, elle
avait dû céder à la menace d’une nouvelle coalition
anti-française en Europe. Après cette humiliation, la France
ne pouvait plus songer sérieusement à quitter l’Algérie,
pour les raisons que le député Alexis de Tocqueville exprima 17
éloquemment en 1841 : « L’abandon qu’elle en ferait serait
aux yeux du monde l’annonce certaine de sa décadence [...].
Si la France reculait devant une entreprise où elle n’a devant
elle que les difficultés naturelles du pays et l’opposition des
petites tribus barbares qui l’habitent, elle paraîtrait aux
yeux du monde plier sous sa propre impuissance et suc-
comber par son défaut de cœur. Tout peuple qui lâche aisé-
ment ce qu’il a pris et se retire de lui-même dans ses ancien-
nes limites, proclame que les beaux temps de son histoire
sont passés »2. C’est pourquoi l’audience des « anti-colonis-
tes » alla en diminuant.
Ce choix décisif de la conquête totale, assumé par
le gouvernement de Guizot, impliquait une conséquence
nécessaire : la colonisation de peuplement. Dès le 15 janvier
1840, Bugeaud l’avait présentée comme l’indispensable
moyen de conserver la conquête : « Oui, il faut coloniser,
ALGÉRIE

parce que vous ne pouvez pas conserver en Afrique l’armée

1. Julien, op. cit., p. 172 sq, et Par l’épée et par la charrue, écrits et discours du
maréchal Bugeaud, choisis et annotés par le général Azan, avant-propos de Char-
EN

les-André Julien, PUF 1948.


FRANCE

2. « Travail sur l’Algérie », 1841, dans De la colonisation en Algérie, textes choisis


et présentés par Tzvetan Todorov, Bruxelles, Complexe, 1988.

LA POLITIQUE DE LA
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qui aurait fait la conquête et qui serait nécessaire pour la


conserver si vous n’y aviez pas une colonisation puissante »
[...], « une population fortement et militairement consti-
tuée », la plus nombreuse et vigoureuse possible pour résis-
ter aux révoltes des Arabes. Il y voyait également le but
qui manquait à la conquête pour justifier après coup tous
les sacrifices de sang et d’argent que les Français avaient
consentis en vain depuis 1830. Comme il le dit dans sa
première proclamation de gouverneur général, le 22 février
1841 : « La guerre indispensable aujourd’hui n’est pas le
but. La conquête serait stérile sans la colonisation. Je serai
donc colonisateur ardent, car j’attache moins ma gloire à
vaincre dans les combats qu’à fonder quelque chose de dura-
ble pour la France ».
Le choix stratégique et politique de la colonisation
impliquait à son tour un ensemble de mesures propres à
attirer et à fixer en Algérie le maximum de colons français.
Comme Bugeaud l’avait annoncé dans son discours à la
Chambre le 14 mai 1840, la colonisation spontanée ne pou-
vait suffire à cause de l’insalubrité du climat et de l’hostilité
des Arabes : « Vous serez obligés d’y appeler des colons par
l’appétit de la propriété et par les facilités que vous leur
donnerez [...] Il faut qu’une ordonnance royale leur pro-
18
mette des terres dans la meilleure situation ». Ainsi, le gou-
vernement général de l’Algérie se chargea d’établir et de
répartir les droits de propriété en donnant la priorité aux
intérêts des colons sur ceux des « indigènes ». Il s’employa
également à construire des villages pour implanter une
petite paysannerie française dans tout le pays.
Bugeaud avait voulu s’inspirer, sans grand succès,
des colonies romaines de vétérans ; d’autres généraux s’inté-
ressèrent aux projets collectivistes des socialistes utopistes,
saint-simoniens ou fouriéristes. Mais très vite, les civils
s’étaient impatientés de la lourdeur et de l’arbitraire de la
tutelle militaire.
Dès 1841, Alexis de Tocqueville avait condamné les
formules de colonisation militaristes ou collectivistes, parce
que les colonies ne pouvaient se développer sans l’attrait de
la liberté et de la propriété individuelles. « Pour faire venir
des habitants dans un tel pays, il faut d’abord leur donner
de grandes chances d’y faire fortune, il faut secondement
LES

qu’ils y rencontrent un état de société conforme à leurs


habitudes et à leur goût ». C’était bien définir l’aspiration
ORIGINES DE

des immigrants à jouir en Algérie d’avantages égaux (voire


supérieurs) à ceux dont ils avaient bénéficié en France,
notamment en matière de garanties juridiques et de droits

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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civiques. Cette aspiration prit la forme d’une revendication


d’assimilation de l’Algérie à la métropole, qu’une déléga-
tion de colons vint présenter à Paris en 1847. Elle obtint
une première concession (la création de municipalités dans
les principaux centres des « territoires civils » détachés des
territoires militaires en 1845). Mais la Deuxième Républi-
que leur donna toute satisfaction. Dès le 2 mars 1848, le
gouvernement provisoire, imputant au régime précédent
« l’incertitude qui jusqu’ici a pesé sur l’avenir de l’Algé-
rie », proclama : « La République défendra l’Algérie comme
le sol même de la France. Vos intérêts matériels et moraux
seront étudiés et satisfaits. L’assimilation progressive des
institutions algériennes à celle de la métropole est dans la
pensée du gouvernement provisoire : elle sera l’objet des
plus sérieuses délibérations de l’Assemblée nationale »1.
La République tint ses promesses. Les citoyens fran-
çais d’Algérie furent autorisés à élire quatre députés à
l’Assemblée nationale constituante. Celle-ci vota en juillet
1848 un crédit de 50 millions pour relancer la colonisa-
tion en fondant de nouveaux villages. La constitution du
12 novembre 1848 fit de l’Algérie comme des autres colo-
nies un « territoire français », régi par des lois particulières
« jusqu’à ce qu’une loi spéciale le place sous le régime de 19
la présente Constitution ». Plusieurs décrets organisèrent les
territoires civils en trois départements, subdivisés en arron-
dissements et en communes, administrés par des préfets,
des sous-préfets, et des maires élus. Les préfets communi-
queraient directement avec les ministres responsables sans
passer par le gouverneur général militaire chargé d’admi-
nistrer les « indigènes » dans les territoires militaires.
Ainsi, la République avait parachevé l’œuvre des
deux régimes précédents, en consacrant le résultat d’une
conquête sur le bien-fondé de laquelle jamais le peuple fran-
çais n’avait été consulté. En moins de vingt ans, la France
s’était dotée d’une politique algérienne qui semblait com-
plète et cohérente, bien qu’improvisée.

Des choix presque irréversibles


ALGÉRIE

La cohérence de cette politique algérienne avait


pourtant un point faible. Comme Bugeaud l’avait signalé
le 15 janvier 1840, « il serait insensé de tenter la conquête
absolue sans avoir les moyens de faire la colonisation, seul
EN
FRANCE

1. Julien, op. cit., p. 349-354.

LA POLITIQUE DE LA
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moyen raisonnable de garder le pays conquis ». Or, la


France pouvait-elle peupler l’Algérie ? Et avait-elle besoin
de le faire ?
En 1830, la France était au moins dix fois plus peu-
plée que l’Algérie : plus de 32 millions d’habitants, contre
environ 3 millions1. La première, qui venait d’entamer sa
révolution industrielle, paraissait encore surpeuplée dans ses
campagnes et dans ses villes. La seconde semblait aux yeux
des Français un semi-désert, parcouru par des tribus noma-
des peu nombreuses et en voie de disparition, comme les
peuplades « barbares » ou « sauvages » du Nouveau Monde.
« La population musulmane tend sans cesse à décroître, tan-
dis que la population chrétienne se développe sans cesse »,
écrivait Tocqueville en 1841. Ainsi, Bugeaud et Guizot
pouvaient-ils croire qu’avec le temps les colons devien-
draient majoritaires dans le pays.
À la fin de la Monarchie de Juillet, la crise agricole
et industrielle commencée en 1846 renforça encore l’idée
que l’Algérie pourrait servir d’exutoire à l’excédent de la
population française et régler la question sociale en évacuant
les « classes dangereuses » : « La France possède une popu-
lation surabondante, ses frontières sont devenues trop étroi-
20 tes, elle a besoin d’étendre son territoire, et par une faveur
providentielle le désert algérien est à ses portes [...] La ques-
tion algérienne est en définitive une question de population.
Hâtons-nous d’établir un grand courant d’émigration. Le
succès de la colonisation est le gage de l’ordre public [...] ;
alors peut-être il n’y aura plus de misère en France »2.
La Deuxième République tenta d’appliquer ce pro-
gramme. Après avoir supprimé les Ateliers nationaux et
réprimé l’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris,
l’Assemblée nationale vota un crédit pour établir en Algérie
les volontaires pour la colonisation. Près de 100 000 can-
didatures arrivèrent des régions urbaines les plus touchées
par le chômage ; 20 000 émigrants (dont 15 000 Parisiens)
partirent pour aller fonder 42 villages en Algérie ; mais
10 000 seulement s’y fixèrent, les autres étant rentrés en
métropole ou morts sur place3.
Pourtant, en 1851, le nombre des Français établis
en Algérie dépassait à peine celui des étrangers venus spon-
LES

1. Cf. l’article de Xavier Yacono dans le Bulletin de la section d’histoire moderne et


ORIGINES DE

contemporaine du CTHS, 1954, et dans la Revue africaine, Alger, no 440-441, 1954.


2. Plan de colonisation anonyme, cité par Annie-Rey Goldzeiguer, dans Histoire
de la France Coloniale, t. 1, Armand Colin 1990, p. 396.
3. Julien, op. cit., p. 364-375.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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tanément d’Espagne, d’Italie, de Malte, voire de Suisse ou


d’Allemagne du Sud1. En 1856, le nombre des naissances
dépassa celui des décès dans la population immigrée. Mais
la population « indigène », recensée en même temps pour
la première fois, restait très largement majoritaire (2,3 mil-
lions sur 2,5 environ).
La même année 1856, le recensement général de la
population française montra que celle-ci était restée sta-
gnante depuis 1846, par suite des effets de la crise écono-
mique, des épidémies de choléra et des guerres sur la nata-
lité et la mortalité. Désormais la France, dont l’économie
avait repris une rapide croissance depuis 1852, se singula-
risait en Europe par sa faible fécondité et par son accrois-
sement naturel tendant vers zéro. Devenant un pays d’immi-
gration plus que d’émigration, elle n’avait plus ni le besoin,
ni les moyens de peupler l’Algérie.
On pouvait dès lors se demander si la France ne
s’était pas fourvoyée en prétendant faire de l’Algérie une
province française par la colonisation. Cette idée gagna cer-
tains officiers des « Bureaux arabes » chargés d’administrer
les indigènes, qui tentaient de les défendre contre l’appétit
de terres des colons et d’améliorer leur agriculture, ainsi
que quelques hauts fonctionnaires connaisseurs des réalités 21
algériennes, comme Ismaïl Urbain. Ces « arabophiles », ou
« indigénophiles », surent convaincre Napoléon III de la
nécessité d’un changement de politique2.
L’empereur, partagé entre son besoin de s’appuyer sur
l’armée, son respect du principe des nationalités, et son désir
de répandre le progrès, avait suivi depuis 1852 des orienta-
tions contradictoires. Tout en signalant dans son discours-
programme de Bordeaux qu’il y avait, « en face de Marseille,
un vaste royaume à assimiler à la France », il avait d’abord
rétabli le pouvoir absolu des militaires au détriment des
droits acquis par les civils ; puis, en 1858, il avait laissé son
cousin Napoléon-Jérôme relancer la politique d’assimilation
en tant que ministre de l’Algérie et des colonies. Mais en
1860, il vint en Algérie déclarer : « Notre premier devoir
est de nous occuper du bonheur des trois millions d’Arabes
que le sort des armes a fait passer sous notre domination ».
ALGÉRIE

Ayant supprimé le ministère de l’Algérie et rétabli un gou-

1. Document no 1, p. 60.
EN

2. Voir Julien, op. cit., p. 388-452 ; et la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer, Le


Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III 1861-1870, Alger, SNED,
FRANCE

1977, et Charles-Robert Ageron, « L’Algérie algérienne » de Napoléon III à de Gaulle,


Sindbad, 1980, p. 17-71.

LA POLITIQUE DE LA
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verneur général militaire, il lui envoya de fréquentes instruc-


tions tendant à « attacher les Arabes au sol en leur donnant
des titres de propriété » plutôt que de faire venir à grands
frais quelques milliers de colons inadaptés au pays. Il s’ins-
pirait des idées d’Ismaïl Urbain, qui affirmait : « Le vrai
paysan de l’Algérie, l’ouvrier agricole, c’est l’indigène. La
colonisation rurale est un double anachronisme, économique
et politique »1. Le rôle des colons devait se limiter aux acti-
vités demandant un savoir-faire particulier ou des capitaux
importants, sans accaparer la propriété du sol. L’empereur
exprimait sa politique en des formules frappantes : « L’Algé-
rie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume
arabe. Les indigènes comme les colons ont un droit égal à
ma protection, et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes
que l’Empereur des Français »2.
Cette politique novatrice, prétendant « donner une
impulsion toute contraire à celle qui existait jusqu’à ce
jour », suscita une véhémente opposition des « colonistes »,
partisans de la colonisation illimitée, nombreux en Algérie
parmi les grands colons et au gouvernement général. Ils
furent soutenus à Paris par tous les opposants au régime
impérial : les républicains (particulièrement nombreux en
22 Algérie depuis 1848), les libéraux, et les catholiques. À
partir de 1867, l’empereur fut affaibli par ses échecs exté-
rieurs et par les calamités naturelles qui frappèrent l’Algé-
rie, et que ses adversaires imputèrent à sa politique
anti-coloniste. Dans un livre à succès publié en 1868, La
France nouvelle, le journaliste libéral Prévost-Paradol désigna
la colonisation de l’Algérie comme la dernière chance de
conjurer le déclin de la puissance française. Il y recomman-
dait « d’établir en Afrique des lois uniquement conçues en
vue de l’extension de la colonisation française et de laisser
ensuite les Arabes se tirer comme ils le pourront, à armes
égales, de la bataille de la vie. L’Afrique ne doit pas être
pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp
et un champ d’exercice pour notre armée ; encore moins un
champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre
française, qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée
et cultivée par des Français »3. Soucieux du poids futur de
LES

1. Ismaïl Urbain, L’Algérie pour les Algériens, Paris 1861. Cité par Charles-Robert
Ageron, « L’Algérie algérienne » de Napoléon III à de Gaulle, op. cit., p. 26.
ORIGINES DE

2. Lettres de Napoléon III au maréchal Pélissier, 1er novembre 1861 et 6 février


1863.
3. Lucien Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris et Genève, Slatkine
Reprints, 1979, p. 418-419.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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la France dans le monde, il imaginait « de quatre-vingts à


cent millions de Français, fortement établis sur les deux
rives de la Méditerranée », mais il oubliait que la France
manquait moins de terres que d’enfants.
Le gouvernement semi-parlementaire d’Émile Olli-
vier donna raison aux « colonistes ». Le 9 mars 1870, il
accepta un vote du Corps législatif en faveur du rétablisse-
ment du régime civil. Avant même la chute de l’Empire,
le « royaume arabe » avait connu son Sedan. Son échec avait
démontré la quasi-impossibilité de désavouer les choix fon-
damentaux effectués de 1830 à 1848. À cause du poids des
intérêts coloniaux, mais aussi de celui des arguments patrio-
tiques sur les milieux politiques français. La grande idée de
Napoléon III venait trop tard pour maîtriser le dynamisme
d’une colonisation en plein essor, et trop tôt pour que soit
évidente la fatalité de son déclin futur. Mais elle avait eu
le mérite de prendre en compte le fait que la population
musulmane était et resterait largement majoritaire en Algé-
rie.

L’ ÉCHEC RELATIF DE LA COLONISATION


DE PEUPLEMENT
23
À partir de 1870, la politique algérienne de la
France reprit son orientation initiale. Durant toute la Troi-
sième République, les hommes d’État républicains ne lui
conçurent pas d’autre but souhaitable que l’assimilation,
fondée d’abord et avant tout sur la colonisation. En 1930,
le gouvernement commémora triomphalement le « Cente-
naire de l’Algérie », en inaugurant des monuments aux
héros de la conquête et aux colons défricheurs. Pourtant,
ces manifestations d’autosatisfaction camouflaient l’échec
déjà perceptible de la politique « coloniste ».
Dès 1931, l’ancien gouverneur général Maurice
Viollette proposa un bilan plus lucide dans un livre au titre
provocant, que certains jugèrent scandaleux : L’Algérie vivra-
t-elle ? Douze ans plus tard, le Manifeste du peuple algérien,
rédigé à l’initiative de Ferhat Abbas, dressa un constat de
ALGÉRIE

faillite d’un siècle de colonisation et de pseudo-assimilation,


en « jugeant l’œuvre dans ses résultats » : la juxtaposition
de deux Algéries distinctes et sans âme commune, et l’asser-
vissement de l’une à l’autre.
EN

Pour apprécier la validité de telles critiques, il


convient d’examiner dans quelle mesure l’Algérie était ou
FRANCE

non devenue ce qu’avait souhaité Prévost-Paradol : « une

LA POLITIQUE DE LA
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terre française, peuplée, possédée et cultivée par des Fran-


çais ».

Une terre française ?


Dès ses débuts, la Troisième République reprit la
tradition assimilationniste de la Deuxième1. Réorganisée par
les décrets Crémieux d’octobre 1870, l’Algérie se vit pro-
mettre un gouverneur général civil, l’extension des territoi-
res civils, et restituer la représentation parlementaire que
lui avait retirée la Constitution bonapartiste de janvier
1852. Après une phase transitoire marquée par la nomina-
tion de gouverneurs militaires en habit civil (amiral de
Gueydon, général Chanzy), la colonie fut enfin dotée de
vrais gouverneurs civils à partir de l’installation durable des
Républicains au pouvoir en 1879, et rattachée plus étroi-
tement aux ministères parisiens par les décrets de 1881. Les
droits de représentation des citoyens français dans les assem-
blées locales et au Parlement se rapprochèrent de ce qu’ils
étaient en métropole.
Cependant, l’Algérie ne fut jamais entièrement assi-
milée à la France. Elle faisait l’objet d’une législation par-
ticulière, fondée sur le régime des décrets tant que le Par-
24 lement ne décidait pas de légiférer pour elle. L’assimilation
ne profita qu’aux citoyens français, mais ceux d’Algérie
jouissaient en plusieurs domaines d’avantages dont ne béné-
ficiaient pas les métropolitains, par exemple l’exemption de
l’impôt foncier (pour attirer les colons), ou des modalités
particulières du service militaire obligatoire avant 1914.
Il naquit pourtant à la fin du XIXe siècle un mou-
vement autonomiste, voire « indépendantiste », qui dénon-
çait la lourdeur de la tutelle métropolitaine sur le « peuple
algérien », et qui réclamait une « Algérie libre ». Après une
violente agitation (qui se confondit avec un mouvement
anti-juif allié aux anti-dreyfusards de la métropole), le pou-
voir central abrogea les décrets de rattachement pour ren-
forcer les attributions du gouverneur général (1896), créa
une assemblée élue par les contribuables, les Délégations
financières (1898), et lui confia le vote d’un budget algérien
séparé de celui de la métropole (1900). De nouveau l’Algé-
rie était administrée comme les autres colonies d’outre-
LES

mer2.
ORIGINES DE

1. Cf. Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF 1979, t. I par Charles-André Julien,


chap. IX et t. II par Charles-Robert Ageron, chap. I et II.
2. Charles-Robert Ageron, op. cit., chap. III. Cf. Claude Martin, Histoire de l’Algérie

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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L’Algérie était bien une colonie au sens habituel du


terme, en ce que la majorité autochtone de la population
restait soumise à un régime d’exception (codifié en 1881
sous le nom de « code de l’indigénat »1) et privée des droits
des citoyens, à l’exception de quelques individus qui avaient
obtenu leur « naturalisation » et de quelques catégories de
notables admis à élire une poignée de représentants mino-
ritaires dans les assemblées locales.
Ainsi, le mythe de « l’Algérie prolongement de la
métropole », profondément ancré dans la culture politique
républicaine, était resté un simple vœu, ou une « patrioti-
que métaphore » qu’il ne fallait pas prendre à la lettre, selon
l’expression de Jules Ferry2 dans son rapport de la commis-
sion sénatoriale d’enquête de 1892. Cette situation dura
sans changement fondamental jusqu’à la fin de la Troisième
République.

Une terre peuplée par des Français ?


La population recensée comme française en Algérie
s’est multipliée par 10 ou 11 entre le recensement de 1856
(moins de 100 000 personnes) et celui de 1954 (plus d’un
million). Mais cet accroissement spectaculaire devait moins 25
à l’immigration et à l’accroissement naturel de Français
venus de France qu’à l’assimilation des étrangers européens
et des juifs algériens3. Il cachait en réalité un triple échec.
Depuis le début de l’immigration européenne, en
juillet 1830, les immigrants français d’origine avaient pres-
que toujours été moins nombreux que les étrangers. La poli-
tique coloniste de la Troisième République n’avait rien pu
changer aux faiblesses de la démographie française, contrai-
rement au rêve de Prévost-Paradol, et au mythe de l’Algérie
refuge des Alsaciens et Lorrains fuyant l’annexion au Reich
allemand4. En conséquence, et en tenant compte d’un lent
mouvement de naturalisations individuelles, les populations

française, Robert Laffont 1979, t. 1, p. 271-291 ; et Xavier Yacono, Histoire de


l’Algérie, op. cit., p. 247-252.
1. D’où la connotation péjorative attachée au mot « indigène », initialement syno-
ALGÉRIE

nyme d’autochtone.
2. Cf. Charles-Robert Ageron, « Jules Ferry et la question algérienne », dans
L’Algérie algérienne, op. cit., p. 72-93.
3. Les Juifs d’Algérie étaient plus de 30 000 en 1870, 140 000 en 1954.
EN

4. Sur 125 000 Alsaciens-Lorrains ayant opté pour la France, 4 à 5 000 se fixèrent
en Algérie. Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. II, p. 73-76, et la
FRANCE

thèse de Fabienne Fischer, Alsaciens et Lorrains en Algérie, histoire d’une migration,


1830-1914, Nice, Éditions J. Gandini, 1999.

LA POLITIQUE DE LA
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étrangère et française (renforcée depuis octobre 1870 par la


« naturalisation » collective des juifs algériens) s’étaient
accrues parallèlement et suivant des courbes voisines
jusqu’aux années 1880. Les étrangers étaient plus nombreux
que les Français dans certaines régions, comme les Espa-
gnols en Oranie et les Italiens dans la Tunisie voisine. Cette
situation nourrissait des inquiétudes sur l’avenir de la sou-
veraineté française en Algérie, exposée aux ambitions de
l’Espagne et de l’Italie. Il fallut la loi du 26 juin 1889,
ordonnant la naturalisation automatique des enfants d’étran-
gers nés en territoire français qui ne la refuseraient pas à
leur majorité, pour accélérer la résorption de la population
étrangère dans la population française1.
Celle-ci n’apaisa pas immédiatement la crainte du
« péril étranger » chez les partisans de la prépondérance
française, car le patriotisme des « néo-français » pouvait être
soupçonné. De plus, depuis les années 1890, la majorité des
populations étrangère et française vivant en Algérie était
née dans le pays ; leur cohabitation et la communauté de
religion catholique facilitaient leur rapprochement et leur
fusion. Un patriotisme « algérien », autonomiste ou indé-
pendantiste, se manifesta également chez des Algériens
26 d’origine française ou étrangère qui se déclaraient seulement
« algériens ». Mais ce mouvement, prompt à invoquer dans
des déclarations enflammées les révoltes des colons améri-
cains contre leurs métropoles abusives, se laissa désarmer
par les réformes de 1898 et 1900, et se réduisit peu à peu
à un sentiment d’identité provinciale dans le cadre de la
nation française. Comme l’avait prévu dès 1897 l’écono-
miste Paul Leroy-Beaulieu, la faiblesse numérique du « peu-
ple algérien » par rapport à la majorité musulmane rendait
impossible toute séparation d’avec la métropole.
En effet, le fait capital était l’échec du peuplement
européen à devenir majoritaire par rapport aux « indigè-
nes », contrairement aux espoirs initiaux des « colonistes »2.
La population dite « européenne » (c’est-à-dire les
Français d’origine ou naturalisés, y compris les juifs algé-
riens, et les étrangers non naturalisés), s’était d’abord accrue
beaucoup plus vite que la population indigène musulmane,
qui tendait alors à stagner ou à diminuer. Ainsi, la part de
LES

la première dans la population totale, proche de 0 % en


1830 (sans les juifs, considérés comme indigènes) avait
ORIGINES DE

1. Documents no 1 et 2, p. 60-61.
2. Documents no 3 et 4, p. 61-62.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 27

atteint 12 % en 1876 ; mais sa croissance relative était deve-


nue moins rapide par la suite : 13 % en 1896, 14 % en
1926, à cause d’un freinage de l’augmentation de la popu-
lation européenne et d’une reprise de la croissance de la
population indigène. Ce pourcentage de 14 % resta un
maximum : un léger déclin fut mesuré en 1931 (13,6 %)
et en 1936 (13,3 %) ; il s’accéléra après la Deuxième Guerre
mondiale (10,65 % en 1948, 10,43 % en 1954, moins de
10 % en 1962, avant l’exode final). L’accélération de
l’accroissement naturel de la population musulmane, qui
dépassa les 2,5 % par an avant 1954, démentit les prévi-
sions sur lesquelles Bugeaud et ses émules avaient fondé la
politique algérienne de la France.
Cette évolution fut perçue et reconnue avec un retard
significatif. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, des auteurs « colo-
nistes » nièrent l’accroissement de la population indigène,
en expliquant l’augmentation des résultats des recensements
par une amélioration de leur exactitude. En 1898, les doc-
teurs Trabut et Battandier, professeurs à l’École supérieure
de médecine d’Alger, persistaient à prédire que « la paresse
traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à
disparaître devant les races plus actives »1. En 1906, le pro-
fesseur Victor Demontès ne fit aucune place aux indigènes 27
dans son gros livre sur Le peuple algérien2. Mais dès 1897,
l’économiste Paul Leroy-Beaulieu avait constaté que « bien
loin de disparaître devant nous, l’Arabe et le Kabyle crois-
sent auprès de nous, plus rapidement que nous », et en avait
justement conclu que « de tels chiffres doivent nous dicter
notre politique » envers la majorité indigène.
Par la suite, les « colonistes » se rendirent à l’évi-
dence, et inversèrent leur argumentation. Dans son « Cahier
du centenaire » sur L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930,
le professeur de géographie à l’Université d’Alger Émile
Félix Gautier soulignait le parallélisme entre les courbes
des populations européenne et musulmane. Il expliquait le
recul momentané de la seconde entre 1861 et 1872 par la
politique anti-coloniste du royaume arabe qui avait tenu les
ALGÉRIE

1. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, PUF 1968, t. I,


p. 548 ; et son article, « Français, Juifs et Musulmans, l’union impossible », dans
L’Histoire no 140, janvier 1991.
2. Contrairement à une idée admise sans examen, l’expression « Pieds noirs »
désignait alors les indigènes musulmans, et ce jusque au début des années 1950
EN

(cf. le dictionnaire de Paul Robert, lui-même français d’Algérie, et l’article de


Xavier Yacono, « Pourquoi Pieds noirs ? », dans Les Pieds noirs, présentation
FRANCE

d’Emmanuel Roblès, Éditions Philippe Lebaud, 1982, cité par Pierre Mannoni,
Les Français d’Algérie, L’Harmattan, 1993).

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 28

indigènes à l’écart du progrès ; et son redressement specta-


culaire sous la Troisième République par l’essor de la colo-
nisation. Dans son livre L’Afrique blanche paru en 1939, il
réaffirmait : « le pullulement des indigènes a été rigoureu-
sement parallèle à celui des colons. Le nombre des indigènes
a presque triplé en une soixantaine d’années à la proportion
des moyens d’alimentation entièrement nouveaux que la
colonisation leur a fournis [...]. Il n’est pas inexact de dire
que près de quatre millions d’indigènes, les deux tiers ou
peu s’en faut de la population totale ont été appelés à la
vie par la colonisation, ils n’existeraient pas sans elle »1. De
nombreux auteurs allaient encore plus loin, en rabaissant la
population algérienne de 1830 à 1,5 ou 1 million, pour
démontrer que la France l’avait presque tirée du néant2.
Ces arguments furent inlassablement repris par les
défenseurs de l’Algérie française jusqu’à sa fin tragique en
1962, comme preuves irréfutables de ses bienfaits, au
contraire de l’extermination des Peaux-Rouges par les Amé-
ricains (soi-disant anticolonialistes). Mais depuis le recense-
ment de 1936, les responsables du Gouvernement général
avaient pris conscience que cette augmentation imprévue et
non désirée devait être un sujet d’inquiétude plus que de
28 fierté.
Le peuplement européen échoua également dans la
maîtrise de l’espace algérien. Contrairement au rêve colo-
niste d’enraciner dans toute l’Algérie une petite ou moyenne
paysannerie française, la population européenne resta dans
sa grande majorité une population urbaine3, à 60 % en
1871, 71,4 % en 1926, et 80 % en 1954.
La population rurale s’accrut pourtant au XIXe siècle,
mais elle plafonna en nombres absolus de 1906 à 1926,
puis elle diminua constamment à partir de 1930. Les vil-
lages de colonisation furent repeuplés par une majorité
croissante de musulmans, comme Ismaël Urbain l’avait
prévu dès 1861 : « La liquidation de la colonisation agricole
se fera d’elle-même : elle aboutira d’une part à l’agriculture

1. Gautier, op. cit., p. 260-261.


2. La sous-estimation de la population algérienne en 1830 était générale avant
l’article de Xavier Yacono publié en 1954. Comparer à sa courbe de l’évolution
LES

de la population musulmane (Yacono, op. cit., p. 171) celle de la progression de


la population en Algérie de 1830 à 1936 selon le Gouvernement général (docu-
ments 5 et 6, p. 62-63).
ORIGINES DE

3. Notion définie empiriquement depuis 1926 par une liste de 45 communes,


citée par André Nouschi, « Le sens de certains chiffres, croissance urbaine et vie
politique en Algérie », dans Études maghrébines, Mélanges en l’honneur de Char-
les-André Julien, PUF 1964.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 29

industrielle, aux cultures maraîchères, au jardinage ; de


l’autre, à la substitution progressive des indigènes aux
immigrants sur tous les points excentriques »1.
La concentration de la population européenne dans
les villes lui permit de rester longtemps majoritaire dans
les principales d’entre elles (particulièrement sur la côte, et
dans l’Ouest du pays), et de retarder la prise de conscience
de son déclin relatif. En 1926, elle représentait encore la
moitié de la population urbaine totale. En 1931, elle restait
majoritaire dans les agglomérations d’Oran (78,7 %), de
Sidi-Bel-Abbès (66,4 %), d’Alger (66,4 %) et de Bône
(55,4 %). Mais l’afflux des ruraux musulmans vers les villes,
commencé après la Grande Guerre, s’accéléra durant la crise
économique des années 1930 et après la Deuxième Guerre
mondiale. En 1954, les Européens représentaient moins du
tiers de la population urbaine. Ils n’avaient plus qu’une
faible majorité dans l’agglomération d’Oran, et l’avaient
perdue dans celle d’Alger2. À la même date, la carte de la
répartition de la population européenne, en pourcentage de
la population de chaque arrondissement3, montrait une dis-
continuité frappante entre l’Oranais, l’Algérois, et les quatre
grandes villes du Constantinois. Le peuplement européen,
fragmenté en îlots, avait régressé de la « conquête totale » 29
à « l’occupation restreinte ».

Une terre possédée et cultivée par des Français ?


La mainmise sur la terre et sur ses productions fut
la seule réussite du programme coloniste. Mais, faute de
peuplement européen suffisant, et contrairement aux prévi-
sions initiales, la main-d’œuvre agricole fut de plus en plus
recrutée dans la paysannerie indigène dépossédée. Ainsi
s’établit une société coloniale fondée sur la « superposition
des races ».
La mainmise sur la terre était la condition nécessaire
de la colonisation. De 1830 à 1870, elle fut principalement
l’affaire de l’État. Celui-ci procéda par des méthodes un peu
moins expéditives que celles qu’avait préconisées le député
ALGÉRIE

Bugeaud le 14 mai 1840 : « Partout où il y aura des bonnes


eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les

1. Cité par Ageron, L’Algérie algérienne, op. cit., p. 26. Cf. les déclarations de
EN

Maurice Viollette en 1927, citées par Nouschi, op. cit., p. 203.


2. Document no 7, p. 64.
FRANCE

3. Document no 8, p. 64.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 30

colons1, sans s’informer à qui appartiennent les terres ; il


faut les leur distribuer en toute propriété ». En réalité,
l’État prétendit partager équitablement le sol entre les indi-
gènes et les nouveaux venus. Il distribua aux colons des
terres du domaine public, soit en de petites concessions
gratuites groupées en villages, soit en de grandes conces-
sions octroyées à des grands colons ou à de grandes sociétés
capitalistes qui s’engageaient à installer de petits colons.
Pour alimenter en terres cette « colonisation officielle », il
avait constitué et augmenté le domaine public en confis-
quant les biens de l’ancien beylik turc (censé avoir la pro-
priété éminente de tout le pays), les habous destinés à l’entre-
tien des mosquées, les biens des émigrés et des « rebelles »,
les terres expropriées pour cause d’inculture ou « d’utilité
publique », ou prélevées sur le territoire des tribus à l’occa-
sion du « cantonnement », en échange de titres de propriété
sur les terres qui leur étaient laissées.
L’appropriation de terres par des transactions privées
entre colons et indigènes fut d’abord limitée par l’impor-
tance de la propriété collective tribale (arch) reconnue par
le sénatus-consulte de 1863, et de la propriété privée (melk)
familiale et indivise. C’est pourquoi les colonistes revendi-
30 quaient des lois tendant à faciliter le partage de la propriété
collective en lots individuels.
Après la chute de l’Empire et la fin du régime mili-
taire, la Troisième République relança vigoureusement la
colonisation officielle, en séquestrant les terres des insurgés
de 1871. En dix ans, 347 268 hectares furent concédés
et 197 villages furent créés. Mais en 1883, un projet
d’emprunt de 50 millions de francs lancé par les parlemen-
taires algériens pour fonder 175 villages sur 380 000 hec-
tares (dont 300 000 à exproprier sur les indigènes) fut
repoussé par le Parlement. La colonisation officielle en fut
momentanément freinée, mais elle continua jusqu’en 1928
à créer des villages, et jusqu’en 1936 à distribuer des lots
de fermes.
En même temps, de nouvelles lois favorisèrent la
constitution de la propriété individuelle et les transactions
privées. Après le sénatus-consulte de 1863 (qui avait servi
à accélérer la division de la propriété tribale, contre les
LES

intentions de Napoléon III), la loi Warnier du 26 juillet


ORIGINES DE

1. Le mot « colon » désignait à l’origine celui qui cultivait une terre ; en Algérie,
il s’agissait du propriétaire du sol. Aux Délégations financières, le collège des
« colons » se distinguait de celui des « non-colons » européens et de ceux des
indigènes, « Arabes » et « Kabyles ».

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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1873 soumit l’établissement de la propriété au droit civil


français, selon lequel « nul n’est tenu de rester dans l’indi-
vision ». Cette loi permit à l’acquéreur d’une part de copro-
priété indigène d’obliger tous les copropriétaires à céder
leur bien pour un prix dérisoire. Elle fut abrogée par la loi
du 22 avril 1887, qui prit la relève du sénatus-consulte de
1863, et qui fut complétée par celle du 16 avril 1897 et
du 11 août 1926.
Sous la pression des contributions de guerre et des
séquestres infligés aux « rebelles » de 1871, des impôts et
des amendes, les indigènes furent contraints de vendre de
plus en plus de terres aux colons. Ainsi, en ajoutant le solde
positif des transactions privées aux concessions officielles,
la colonisation acquit en moins de 30 ans plus du double
de la superficie qu’elle avait occupée en 40 ans de 1830 à
1870. L’expansion de la propriété coloniale, momentané-
ment freinée par la guerre de 1914 à 1918, reprit ensuite
et s’accéléra pendant la crise économique des années 1930.
Celle-ci connut son apogée vers 1938, puis recula de
50 000 hectares. Le colonat européen possédait 480 000 hec-
tares en 1870, 2 345 000 en 1930, et 2 726 700 en 19501.
Par comparaison, les propriétés indigènes couvraient
7 562 977 hectares en 1930 et 7 349 100 hectares en 1950. 31
La part de la superficie agricole appropriée par les colons
(23,67 % en 1930, 27,06 % en 1950) peut sembler relati-
vement modérée, si l’on oublie que ceux-ci ne représen-
taient plus que 2 % de la population agricole totale en
1950. De plus, le nombre de propriétés européennes dimi-
nua, de 34 821 en 1930 à 17 129 en 1950, alors qu’il aug-
mentait chez les indigènes de 617 544 en 1930 à 630 732
en 1950. Ainsi, la superficie moyenne d’une propriété passa
chez les Européens de 89,69 hectares en 1930 à 123,73 hec-
tares en 1950, et chez les musulmans de 12,24 hectares à
11,65 hectares : l’écart s’accrut jusqu’à dépasser le rapport
de 11 contre 1.
Dans ces conditions les fellahs indigènes étaient inca-
pables de concurrencer « à armes égales » les colons voisins,
et de subir la « contagion de l’exemple » comme l’affirmait
ALGÉRIE

Émile Félix Gautier, puisque leur grande majorité (69,5 %)


disposait de moins de 10 hectares. Il existait bien de gran-
des propriétés indigènes (de plus de 100 hectares), plus
nombreuses que les propriétés européennes de même taille,
EN
FRANCE

1. Documents no 9 et 10, p. 65. Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine,


t. II, p. 480-485 et p. 495.

LA POLITIQUE DE LA
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mais moins étendues. Leurs propriétaires, souvent qualifiés


de « féodaux » ou de « bourgeois » (voire de « colons »)
musulmans, n’étaient qu’une infime minorité dans la société
rurale indigène, ils ne possédaient qu’une faible part du
nombre de ses propriétés (1,34 % en 1950), et moins du
quart de leur superficie totale. Au contraire, les grands
colons européens représentaient une proportion non négli-
geable des propriétaires (28,97 % en 1950) et possédaient
la grande majorité des terres européennes (87,35 % en
1950).
Il n’est pas étonnant que les colons européens, mieux
dotés et mieux équipés, bénéficiant d’un crédit beaucoup
plus large et d’une instruction beaucoup plus poussée, aient
produit et commercialisé la majeure partie des produits
agricoles (55 % de la production végétale et animale, 66 %
de la seule production végétale de l’Algérie en 1950, plus
de 90 % du vin).
Le partage des terres entre les propriétés des colons
et des fellahs était très inégal suivant les régions, et les
terroirs. Dans les collines et les plaines suffisamment arro-
sées, drainées ou irriguées – potentiellement les plus riches,
mais pas toujours naturellement – les Européens s’étaient
32 appropriés la majeure partie des surfaces cultivables. Selon
le géographe Hildebert Isnard, les collines du Sahel algérois
avaient été massivement expropriées et vidées de leur popu-
lation indigène entre 1840 et 1854 ; un siècle plus tard,
« les Européens y possédaient 24 000 hectares et les musul-
mans 4 200 hectares, soit respectivement 85 et 15 % du
total approprié. De même, 60 % des terres de la Mitidja
passèrent entre les mains des colons »1. Il est vrai que cette
plaine marécageuse et malsaine était en grande partie
inculte avant leur arrivée, et qu’ils avaient chèrement payé
son assainissement.
Selon les données de la thèse du même auteur (en
partie corrigées par l’enquête sur le terrain de Michel Lau-
nay en 1960), dans l’arrondissement d’Aïn Temouchent au
sud-ouest d’Oran, les Européens qui représentaient 15 % de
la population possédaient 65 % des terres agricoles et plus
de 90 % des meilleures terres vouées à la monoculture de
la vigne2.
Ainsi, le partage des terres entre les deux popula-
LES
ORIGINES DE

1. H. Isnard, Le Maghreb, PUF 1971, p. 57-58. Cf. ses thèses La réorganisation de


la propriété rurale dans la Mitidja, Alger, 1950, et La vigne en Algérie, Gap, Ophrys,
1947.
2. Document no 11, p. 66 : carte établie par Michel Launay, Paysans algériens, Le

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 33

tions était très inégal, et disproportionné à leurs parts res-


pectives dans la population de la région.
La prolétarisation de la masse indigène résulta éga-
lement de la mainmise des colons sur une part excessive du
sol et de sa propre explosion démographique.
La société rurale indigène disposait d’une superficie
de terres cultivables limitée à la fois par des conditions
naturelles difficiles (insuffisance et irrégularité des pluies
dans la majeure partie du pays, importance des montagnes,
érosion des sols et nécessité de la protéger en défendant les
forêts) et par l’expansion de la colonisation européenne. De
plus, la croissance accélérée de la population musulmane
diminua inexorablement la surface théoriquement disponi-
ble par habitant ou par famille. Les productions de l’agri-
culture indigène tendirent à stagner ou à diminuer par
baisse des rendements, et plus encore celles de l’élevage par
réduction des terrains de parcours. Les quantités produites
par habitant diminuèrent encore plus spectaculairement : 5
quintaux de céréales en 1871, 4 en 1900, 2,5 en 1940...
Ainsi, la société indigène dans son ensemble devint de plus
en plus dépendante de la société européenne1.
La grande majorité des fellahs indigènes avait donc
de plus en plus de mal à tirer sa subsistance de ses propres 33
terres. Aux 69,5 % des propriétaires possédant moins de
10 hectares en 1950 s’ajoutait un plus grand nombre de
non-propriétaires (57 % de la population agricole) : khammes
(métayers ne gardant que le cinquième de la récolte) et
ouvriers salariés permanents ou temporaires, dont une forte
proportion était sous-employée ou inemployée (1 million
de chômeurs ruraux en 1954). Cette masse de demi-prolé-
taires ou de prolétaires était obligée de chercher des res-
sources dans les grands domaines, dans les chantiers de
travaux publics et dans les mines, ou dans les villes (qui
abritaient 10,8 % des musulmans en 1931, 11,6 % en
1936, 14,7 % en 1948, 18,9 % en 1954), et jusqu’en
France, où résidaient près de 100 000 émigrés algériens en
1931 et 300 000 en 1954.
Il est vrai que cette prolétarisation ne touchait pas
l’ensemble de la société indigène, puisque certains de ses
ALGÉRIE

membres avaient réussi à conserver ou à renforcer leur patri-

Seuil 1963, p. 63, pour l’arrondissement d’Aïn Temouchent, à partir de celle


dressée par Hildebert Isnard pour l’Oranie (dans Méditerranée, janvier-mars 1961).
EN

1. Voir André Nouschi, La naissance du nationalisme algérien, Éditions de Minuit


1962, chap. 2 et 5 ; Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. II,
FRANCE

p. 507-532 ; son « Que sais-je ? » du même titre, p. 79-84 ; celui de Pierre


Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF 1963, p. 105-126.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 34

moine. Mais dans une grande partie du pays, les colons


possédaient la plupart des terres fertiles, et ils étaient les
principaux employeurs. Et dans les secteurs non agricoles,
les plus grandes entreprises appartenaient généralement aux
Européens.
La dépossession foncière avait-elle été délibérément
voulue pour doter la colonisation et l’économie européenne
d’une réserve de main-d’œuvre à bon marché1 ? Pas entiè-
rement. Les premiers colonisateurs avaient d’abord projeté
d’implanter en Algérie une petite et moyenne paysannerie
française, soit en refoulant les indigènes vers le désert
(comme le réclamaient les colonistes les plus exaltés), soit
en partageant avec eux les terres cultivables, suffisamment
vastes pour les deux populations (comme le croyaient
Bugeaud et Tocqueville). Les « Bureaux arabes » s’étaient
efforcés de faciliter leur coexistence en améliorant la mise
en valeur des terres laissées aux tribus par une « colonisa-
tion indigène ».
Pourtant, des colons avaient très tôt eu recours au
travail des indigènes, soit comme khammes (preuve que la
colonisation ne manquait pas de terres selon Napoléon III)
soit comme journaliers pour les grands travaux de défriche-
34 ment ou pour les récoltes. Dès 1851, le ministère de la
Guerre avait approuvé la généralisation de leur emploi pour
pallier la rareté et la cherté des salariés français, qui pou-
vaient aisément accéder à la propriété de lots de colonisa-
tion.
Mais, dans les régions qui bénéficièrent longtemps
d’un afflux d’immigrants étrangers pauvres, tels que les
Espagnols en Oranie, ceux-ci avaient la préférence des
colons. C’est ce qu’expliquait en 1960 le père du maire
français de Lourmel (arrondissement d’Aïn Temouchent) en
évoquant ses souvenirs de jeunesse : « On n’employait pas
de main-d’œuvre indigène, seuls les colons qui avaient de
grandes quantités de terres les employaient ; les indigènes
n’étaient que bergers. On n’osait pas les employer à la ferme
par peur qu’ils n’inspectent les lieux et préparent leur coup
pour la nuit. De leur côté, les indigènes ne voulaient pas
travailler avec les Européens. C’est seulement vers 1900
qu’on a commencé à employer les indigènes. Quand j’ai
commencé à travailler, en 1888, nous n’avions pas encore
LES

d’indigènes. Pour défricher et moissonner, il y avait des


ORIGINES DE

1. Cf. Abdellatif Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie, Alger


1978, p. 78-83, 96-102 et 112-115 ; et Mahfoud Bennoune, The making of contem-
porary Algeria, Cambridge University Press, 1988, p. 56-58.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 35

équipes d’ouvriers espagnols. Pour les vendanges les jeunes


filles espagnoles les faisaient, et même les filles des pro-
priétaires les aidaient : on s’aidait entre colons. Les indigè-
nes ont commencé à faire les vendanges pendant la guerre
de 1914, les agriculteurs étant mobilisés. Et c’est seulement
vers 1927-1928 qu’on a commencé à employer les femmes
indigènes »1.
Par la suite, au contraire, la mécanisation croissante
des grands domaines réduisit fortement leurs besoins de
main-d’œuvre, et les salaires qu’ils distribuaient, aggravant
d’autant le surpeuplement relatif des campagnes, et le
mécontentement des fellahs prolétarisés2.
S’il est vrai que jusqu’au milieu des années 1930 les
autorités françaises favorisèrent systématiquement la main-
mise des colons sur la terre (sous prétexte que leurs
propriétés étaient mieux mises en valeur), on ne peut néan-
moins considérer l’agriculture coloniale comme un système
préconçu et définitif d’exploitation de la main-d’œuvre indi-
gène, puisque son besoin de celle-ci varia en fonction de
facteurs démographiques dont l’évolution déjoua les prévi-
sions3, et de facteurs techniques. La société coloniale algé-
rienne fut donc le résultat en partie involontaire d’un
« interventionnisme inconsidéré »4 aux effets incontrôlés. 35
Quoi qu’il en soit, en dépit de l’existence de couches
relativement favorisées dans la société indigène, la coloni-
sation aboutit à la subordination globale de celle-ci, large-
ment majoritaire, à la société européenne de plus en plus
minoritaire. La démonstration en serait encore plus facile
dans les autres secteurs de l’économie, pratiquement créés
par les entrepreneurs et les capitaux européens (mines, voies
ferrées, ports, industries, banques...) et dans la fonction
publique. Partout les Européens fournissaient la très grande
majorité des dirigeants et des cadres, et les indigènes la
masse des travailleurs sous-qualifiés ou non qualifiés, et des
chômeurs.
Il serait pourtant fallacieux de présenter tous les

1. M. Launay, op. cit., p. 137.


ALGÉRIE

2. Cf. l’enquête sociologique de P. Bourdieu en 1959, Travail et travailleurs en


Algérie, Mouton 1963.
3. M. Bennoune explique pourtant la forte croissance de la population indigène
par la demande accrue de main-d’œuvre à bas prix (op. cit., p. 55-56). Jean Amrou-
che y voyait une réaction de défense d’un peuple opprimé.
EN

4. P. Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, cf. Germaine Tillion, L’Algérie en 1957,


Éditions de Minuit, 1957. Voir aussi l’analyse de l’Algérie comme « système
FRANCE

pénétré » dans la thèse monumentale de Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie


1954-1962, Publisud, 2000 (1re édition, Munich, 1974).

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 36

Européens comme une seule classe dominante de grands


propriétaires fonciers, de patrons et de capitalistes, et tous
les musulmans comme une masse indifférenciée de prolé-
taires et de sous-prolétaires. Tout au contraire, les deux
sociétés avaient leurs classes favorisées ou défavorisées. La
population européenne se composait en majorité de salariés
et de petits entrepreneurs, et les classes moyennes musul-
manes en formation se rapprochaient de leur niveau de vie.
Mais l’inégalité des statuts juridiques et politiques tendait
à séparer nettement ces deux sociétés diversifiées.
Ces réserves faites, la hiérarchie de la société colo-
niale correspondait approximativement à une superposition
de « races » ou de « castes » d’origines différentes, qui jus-
tifiait en grande partie la formule accusatrice du Manifeste
du peuple algérien : « l’existence simultanée de deux sociétés,
l’une opprimant l’autre ». Cette situation qui assignait à la
majorité numérique une part minoritaire des richesses et
du pouvoir, ne pouvait pas durer. Elle appelait une réforme
radicale, ou une révolution. La colonisation avait échoué à
faire de l’Algérie une vraie province française, un véritable
prolongement de la France.

36 L’ ÉCHEC DE LA POLITIQUE D ’ ASSIMILATION

Dès lors que la France avait échoué à peupler l’Algé-


rie d’une majorité de colons français, il était prévisible que
la colonie ne deviendrait pas une province, à moins que la
population indigène acceptât de s’identifier à la nation fran-
çaise. Les plus lucides hommes d’État républicains, tels que
Jules Ferry, avaient compris que l’assimilation n’était qu’un
faux-semblant si elle ne s’appliquait pas à la masse des habi-
tants du pays. Mais la méthode choisie pour assimiler
l’Algérie, consistant à détacher des individus de leur société,
ne pouvait qu’échouer. Confrontés à la naissance d’un natio-
nalisme algérien musulman, les dirigeants de la France ten-
tèrent de changer les moyens de sa politique sans oser en
changer le but, mais trop tard pour éviter un conflit san-
glant. Leur action resta paralysée par une contradiction fon-
damentale, qu’avait bien perçue le directeur des affaires
musulmanes Augustin Berque en 1940 :
LES

« Une antinomie interne marque l’histoire de ce pays


depuis 1830. Deux principes s’affrontent. D’une part, pen-
ORIGINES DE

dant 70 ans, nous sommes venus coloniser, c’est-à-dire pren-


dre les terres. D’autre part, depuis 60 ans, nous prétendons
civiliser, c’est-à-dire affiner, améliorer, hausser jusqu’à nous.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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Nous donnons de nouveaux besoins, sans cesse accrus, à un


peuple que nous avons ruiné. Voilà l’antinomie à résou-
dre. »1

Les succès de l’assimilation


Tous les peuples aspirent naturellement à conserver
leur identité ; ils peuvent néanmoins accepter d’en changer
pour échapper à une situation d’infériorité ou de minorité
en s’identifiant à la nation dominante.
En Algérie, ce fut le cas des immigrés étrangers,
venus de l’Europe méditerranéenne (Espagne, Italie, Malte)
ou des pays voisins de la France (Suisse, Allemagne du Sud,
Belgique). Malgré leur peu d’empressement à solliciter leur
naturalisation individuelle (facilitée par le sénatus-consulte
du 14 juillet 1865), leurs enfants se laissèrent assimiler par
la loi du 26 juin 1889. La communauté de religion (le plus
souvent catholique, plus rarement protestante) facilita la
« fusion des races » en un nouveau « peuple algérien », en
dépit des préjugés visant les « néo-français ». Ainsi s’éva-
nouit le spectre du « péril étranger ». L’assimilation était
déjà très avancée quand la défaite de juin 1940 exposa la
France aux convoitises de l’Italie et de l’Espagne, auxquelles
Hitler s’opposa pour ne pas pousser les forces françaises
37
d’Afrique du Nord à continuer la guerre contre lui.
L’autre grand succès de l’assimilation fut celle des
juifs algériens naturalisés collectivement par un décret Cré-
mieux du 24 octobre 1870.
Les juifs algériens, fixés dans le pays depuis des dates
plus ou moins anciennes, avaient bien accueilli la conquête
française qui les avait relevés du statut inférieur de dhimmi
(protégé) en leur donnant les mêmes droits qu’aux indigè-
nes musulmans. Leurs coreligionnaires de France, assimilés
depuis la Révolution et l’Empire, les encourageaient à se
rapprocher des Français, en envoyant leurs enfants dans les
écoles publiques françaises ou dans celles de l’Alliance israé-
lite universelle. Pourtant, peu de juifs algériens avaient uti-
lisé la procédure d’accession à la citoyenneté française défi-
nie par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, parce qu’elle
ALGÉRIE

exigeait la renonciation au statut personnel fondé sur la loi


mosaïque. C’est pourquoi le grand avocat Adolphe Cré-
mieux, membre éminent de l’Alliance israélite universelle
et du parti républicain, avait suggéré un projet de natura-
EN
FRANCE

1. Augustin Berque, Écrits sur l’Algérie, réunis et présentés par Jacques Berque,
Aix-en-Provence, Édisud, 1986, p. 238.

LA POLITIQUE DE LA
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lisation collective, dont le gouvernement d’Émile Ollivier


avait accepté le principe en juillet 1870. Devenu ministre
de la Justice dans le gouvernement de la Défense nationale,
Crémieux le réalisa par l’un de ses décrets du 24 octobre
1870 : « Les Israélites indigènes des départements de
l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence
leur statut réel et leur statut personnel seront [...] réglés
par la loi française. »1
Cette assimilation juridique était prématurée, mais
quelques générations suffirent pour la compléter par une
assimilation culturelle et sociale. À long terme, elle fut un
succès incontestable.
Pourtant, elle avait dû surmonter une opposition
acharnée. Dès 1871, le gouverneur général de Gueydon
avait demandé l’abrogation du décret Crémieux au chef du
gouvernement Thiers, qui l’avait proposée à l’Assemblée
nationale, avant de se contenter de limiter le nombre de ses
bénéficiaires par le décret du 7 octobre 1871. Plus tard, le
vote massif des électeurs juifs, guidés par leurs consistoires
départementaux, en faveur des républicains opportunistes,
alimenta l’antijudaïsme électoral des candidats battus, à
droite et à gauche. Dans les dernières années du XIXe siècle,
38 le mouvement anti-juif se déchaîna en se conjuguant avec
l’autonomisme « algérien » et avec l’anti-dreyfusisme
métropolitain ; le « néo-français » Max Régis, leader des
étudiants puis maire d’Alger, proclama : « Nous arroserons
de sang juif l’arbre de notre liberté. »2 Momentanément
discrédité et désarmé par les réformes de 1898 et 1900,
l’antijudaïsme reprit vigueur entre les deux guerres. Il
triompha en octobre 1940, quand le régime de Vichy abro-
gea le décret Crémieux, interdit aux juifs algériens de sol-
liciter leur accession individuelle à la citoyenneté, et leur
appliqua le statut métropolitain des juifs avec une rigueur
particulière3. Après le débarquement anglo-américain du

1. Cité par Michel Ansky, Les Juifs d’Algérie, du décret Crémieux à la Libération,
Centre de Documentation juive contemporaine, 1950, p. 38. Cf. Julien, op. cit.,
t. 2, p. 467-468.
2. Cf. Ageron, op. cit., t. 2, p. 63-64, et Claude Martin, Histoire de l’Algérie
française, op. cit., t. 1, p. 281-286.
LES

3. Ansky, op. cit. Cf. Yves Maxime Danan, La vie politique à Alger de 1940 à
1944, LGDJ 1963, et les articles d’Yves Aouate, « Les mesures d’exclusion anti-
ORIGINES DE

juives dans l’enseignement français en Algérie », PARDES no 8 – 1988, de Colette


Zytnicki,, « Un épisode de la politique de Révolution nationale : l’exclusion des
enfants juifs des écoles publiques », dans Alger 1940-1962, une ville en guerres, s.
dir. J.J. Jordi et G. Pervillé, Paris, Autrement, 1999, p. 62-69, de Jacques Cantier
« 1939-1945, une métropole coloniale en guerre », ibid., p. 16-61,et surtout sa

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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8 novembre 1942, ce régime d’exception fut maintenu par


l’amiral Darlan puis par le général Giraud, continuateurs
du « vichysme sous protectorat américain ». Le Comité fran-
çais de Libération nationale, présidé par le général de
Gaulle, attendit jusqu’en novembre 1943 pour rétablir le
décret Crémieux en constatant la nullité de son abrogation.
Rétrospectivement, on comprend mal un tel achar-
nement contre la seule communauté de la population indi-
gène qui avait accepté son assimilation globale et totale,
dans un pays que la France prétendait vouloir s’assimiler.
Le principal argument des abrogationnistes, prétendant
réparer la faute d’avoir mécontenté les musulmans en éle-
vant au-dessus d’eux leurs anciens inférieurs, laissait trans-
paraître leurs véritables raisons : la volonté de réserver les
privilèges de la domination aux immigrés français ou euro-
péens en excluant tous les indigènes (y compris les « Arabes
de confession israélite »), et de détourner contre des boucs
émissaires le mécontentement de la majorité musulmane
pour en protéger la minorité dominante. On comprend
mieux ainsi que l’antijudaïsme se soit rapidement dissipé
quand le conflit entre le nationalisme algérien musulman
et la France éclata au grand jour.
Parce qu’elle était fondée sur la domination d’une 39
minorité conquérante1, la société coloniale algérienne était
hiérarchisée suivant une « cascade de mépris » inspirés par
la crainte : peur du « péril étranger », de la concurrence
juive, et surtout de la masse croissante des « Arabes ». Il
en résultait une tendance permanente à penser les rapports
sociaux en termes de « races » 2 plus que de classes. Cette
mentalité raciste a été présentée comme une tare congéni-

thèse L’Algérie sous le régime de Vichy, Université de Toulouse-Le Mirail, décembre


1999.
1. « L’élément français doit être l’élément dominant ; c’est à lui seul qu’appartient
la direction de l’administration du pays. Ni l’élément indigène, arabe ou israélite,
ni l’élément étranger ne peuvent prétendre à une influence ou à une part quel-
conque dans la direction politique ou administrative du pays. » (Amiral de Guey-
don, cité par Ansky, op. cit., p. 42). Cf. André Nouschi, L’Algérie amère, Éditions
de la Maison des Sciences de l’homme, 1995, p. 321 : « une espèce de “cascade
de mépris” existe donc en Algérie : elle part des Français chrétiens et descend
ALGÉRIE

jusqu’aux juifs et musulmans algériens en passant par les Européens, non Français
mais chrétiens ».
2. L’historien Claude Martin signalait l’apparition à la fin du XIXe siècle d’une
mentalité « algérienne », « tenant compte davantage des questions de race que la
mentalité métropolitaine. Cette notion de race a, en Algérie, une importance
EN

considérable et elle y est demeurée extrêmement forte. Ce sentiment de race, on


peut le trouver absurde, étroit, mesquin, peu importe, il n’y a pas un colonial
FRANCE

qui ne le partage point ». Voir sa thèse sur les Israélites algériens de 1830 à 1902,
Paris 1936, p. 206 (cité par Ansky, op. cit., p. 53-54).

LA POLITIQUE DE LA
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tale des Français d’Algérie, ce qui a provoqué de véhémen-


tes contestations de leur part1. Elle peut néanmoins être
acceptée en tant que tendance (à laquelle tous ne cédaient
pas nécessairement au même degré, et qui visait la masse
inconnue à l’exception des individus connus et appréciés,
les « bons Arabes »). Et à condition d’être expliquée comme
un mécanisme largement inconscient d’auto-justification et
de sécurisation des bénéficiaires d’une situation privilégiée,
héritée de leurs aïeux. Ainsi que l’a bien montré Albert
Memmi2, « la situation coloniale produit des colonialistes
comme elle produit des colonisés ». Cette tendance fut len-
tement atténuée par l’assimilation des minorités européen-
nes et israélite à la population française. Mais elle subsista
envers la population musulmane, restée majoritairement
réfractaire à toute assimilation.

L’échec de l’assimilation de la masse musulmane


L’assimilation de l’Algérie à la France dépendait
principalement de celle de ses habitants musulmans, tou-
jours largement majoritaires. Mais elle resta au second plan
des préoccupations officielles aussi longtemps que la colo-
40 nisation de peuplement fut jugée prioritaire.
Depuis la conquête, les indigènes avaient été traités
en sujets, en ennemis vaincus. Ils étaient soumis au pouvoir
absolu des militaires, le « régime du sabre »3, fondé sur
l’état de siège, et reprenant en cas de besoin les méthodes
expéditives du despotisme turc. Puis, après l’établissement
du régime civil, les pouvoirs disciplinaires des officiers des
Bureaux arabes avaient été transmis aux administrateurs des
communes mixtes, et aux juges de paix dans les communes
de plein exercice. Pour légaliser ce régime d’exception, le
Parlement avait entériné par la loi du 28 juillet 1881 (votée
pour une durée limitée mais plusieurs fois reconduite

1. Pour un point de vue critique métropolitain, voir Pierre Nora, Les Français
d’Algérie, Julliard, 1961. Pour une défense convaincante, voir notamment Pierre
Mannoni, Les Français d’Algérie, L’Harmattan, 1993, et Jeannine Verdès-Leroux,
Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, Une page d’histoire déchirée, Fayard,
2001.
2. Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Buchet-
LES

Chastel, 1957.
3. Expression à nuancer, suivant les travaux de Xavier Yacono, Les bureaux arabes
ORIGINES DE

et l’évolution des genres de vie indigènes de l’Ouest du Tell algérois, Paris, 1955, et son
Histoire de l’Algérie de 1830 à 1954 (op. cit.) ; de Jacques Frémeaux, Les bureaux
arabes dans l’Algérie de la conquête, Denoël, 1993, et L’Afrique à l’ombre des épées,
1830-1930, t. I, Vincennes, SHAT 1993 ; et de Pierre Guiral, Les militaires à la
conquête de l’Algérie, Critérion, 1992.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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jusqu’en 1927) le « code de l’indigénat », liste d’infractions


et de pénalités spécifiques aux indigènes. D’autres institu-
tions spéciales, les Tribunaux répressifs et les Cours crimi-
nelles, furent créées par décret en 1902.
En contrepartie de leur assujettissement, les musul-
mans s’étaient vus promettre par le maréchal de Bourmont,
lors de la capitulation d’Alger le 5 juillet 1830, le respect
de leur religion, de leurs coutumes et de leurs biens. Ce
qui n’avait pas empêché les autorités françaises d’imposer
leur volonté chaque fois qu’elles l’avaient jugé nécessaire,
notamment en matière de droit foncier pour favoriser la
colonisation. Ainsi, le domaine d’application du droit
musulman, appliqué par une magistrature musulmane,
s’était peu à peu réduit au statut personnel, c’est-à-dire aux
affaires de famille (mariage, répudiation, héritage).
Les indigènes musulmans n’étaient pourtant pas
définis comme des étrangers. En tant qu’habitants d’un ter-
ritoire annexé par la France depuis 1834, ils étaient ressor-
tissants français. Le senatus-consulte du 14 juillet 1865 leur
attribua explicitement la nationalité française, tout en la
distinguant de la citoyenneté. D’après son article 1er :
« L’indigène musulman est français, néanmoins il conti-
nuera d’être régi par la loi musulmane [...]. Il peut sur sa 41
demande être admis à jouir des droits de citoyen français.
Dans ce cas il est régi par les lois civiles et politiques de
la France »1.
Ainsi, la loi française posait comme condition néces-
saire à l’octroi de la citoyenneté la renonciation volontaire
à ce qui subsistait du droit coranique (ou des coutumes
berbères en vigueur en Kabylie). Cette condition était dis-
suasive, parce que l’interprétation traditionnelle de la reli-
gion musulmane refusait de distinguer la foi et la loi révé-
lée, et condamnait les apostats à la mort dans ce monde,
et à l’enfer dans l’autre. Même l’abandon des coutumes ber-
bères était considéré comme un reniement de la solidarité
familiale et sociale.
En outre, cette condition nécessaire n’était pas suf-
fisante, parce que l’accession à la citoyenneté n’était pas un
ALGÉRIE

droit, mais une faveur dont il fallait être jugé digne par
l’autorité française. En effet, l’administration redoutait un

1. Estoublon et Lefébure, Code de l’Algérie annoté, 1896, p. 302. Sur la conception


EN

impériale de la nationalité des Algériens, voir Annie Rey-Goldzeiguer, Le royaume


arabe, Alger, SNED, 1977, p. 423-428, et Histoire de la France coloniale, t. 1,
FRANCE

Armand Colin 1991, p. 470-471 ; Henry Laurens, Le royaume impossible, Armand


Colin 1990, p. 70-72 et 191.

LA POLITIQUE DE LA
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afflux de demandes motivées par le désir d’échapper à la


condition de sujet sans une réelle volonté d’assimilation.
Elle alla même jusqu’à maintenir des discriminations illé-
gales envers les « citoyens français d’origine indigène » en
matière d’accès aux lots de colonisation ou aux fonctions de
maires des communes de plein exercice jusqu’à la fin de la
Troisième République. Enfin, ces derniers n’étaient pas
assurés d’être accueillis comme des Français à part entière
par les citoyens d’origine métropolitaine ou européenne.
Dans ces conditions, l’accession à la citoyenneté fran-
çaise n’attira qu’un petit nombre d’individus, recrutés prin-
cipalement parmi les fonctionnaires civils et militaires qui
aspiraient à l’égalité de traitement avec leurs collègues fran-
çais, et qui avaient été exposés à l’influence de la culture
française. Leur nombre augmenta peu à peu, à mesure que
l’enseignement français se répandit. Mais il resta toujours
très inférieur au nombre de ses anciens élèves et de ses
diplômés.
De 1865 à 1937, il y aurait eu 4 298 accessions
individuelles à la citoyenneté (1 809 de 1865 à 1919, et
2 489 depuis 1919)1. Leur nombre augmenta nettement
après la loi du 4 février 1919 (qui créa une nouvelle pro-
42 cédure sans abroger celle du 14 juillet 1865) et culmina
entre 100 et 200 par an dans les années 1930. L’effectif
total des citoyens français d’origine indigène aurait atteint
5 719 en 1931 et 7 635 en 1936 (ou 7 817 en incluant les
Territoires du Sud2) ; mais ces données incluaient également
les enfants nés d’un père musulman et d’une mère française,
et les enfants d’étrangers musulmans (tunisiens ou maro-
cains) nés en territoire français, par application de la loi du
26 juin 1889. Au total, on estime que leur nombre n’a
jamais dépassé 10 000 personnes, sur une population algé-
rienne musulmane de 10 millions d’habitants en 1962 (1
pour 1 000).
Cette politique d’assimilation au compte-goutte,
prétendant poursuivre la « fusion des races » au moyen de
« l’absorption par individus », avait donc abouti à un échec
flagrant. Pourtant, les principes fondamentaux du séna-
tus-consulte du 14 juillet 1865 ne furent pas modifiés par
LES

1. Rapport de la sous-commission parlementaire d’enquête en Algérie (mars-avril


ORIGINES DE

1937), présenté par son président Joseph Lagrosillière. Aix-en-Provence, Archives


d’outre-mer, Algérie, 12H 13.
2. « Note sur les indigènes algériens citoyens français » de février 1944, Archives
nationales, F60, 808.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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les réformes de février 1919 et d’août 1943, qui préten-


daient faciliter l’accès à la citoyenneté.
Comment expliquer cette intransigeance ? De nom-
breux auteurs ont invoqué une incompatibilité entre la loi
française et le statut inférieur de la femme dans le droit
musulman (qui autorise la polygamie, la répudiation uni-
latérale, le mariage imposé, et réserve une demi-part d’héri-
tage aux filles) et dans les coutumes berbères (achat de
l’épouse, exhérédation des filles). Cela paraît plus un pré-
texte qu’une vraie raison, puisque le code civil de Napo-
léon Ier avait fait de la femme une éternelle mineure, et que
la Troisième République lui avait refusé l’égalité civique.
Un argument plus sérieux affirmait l’impossibilité de reven-
diquer tous les droits des citoyens français sans en accepter
tous les devoirs, y compris les obligations du code civil
sanctionnées par le code pénal. Mais au fond, les autorités
françaises ne considéraient pas les indigènes musulmans
algériens comme de vrais Français, dans la mesure où ils
restaient soumis à des législations d’origine étrangère : ils
devaient y renoncer pour devenir citoyens français, comme
les étrangers qui demandaient la nationalité française. C’est
ce qu’exprimait l’usage officiel du mot « naturalisation »
pour désigner l’accession des indigènes à la citoyenneté. De 43
plus, le statut personnel musulman ou berbère était consi-
déré comme l’expression d’une civilisation inférieure ou
attardée : la « mission civilisatrice » de la France lui impo-
sait de réserver sa citoyenneté à ceux de ses sujets qui recon-
naissaient sa supériorité culturelle.
Cette exigence était inacceptable à la grande masse
des musulmans algériens, pour des raisons d’ordre religieux
et social. La première fut nettement exprimée par le cheikh
Bachir el Ibrahimi devant la commission des réformes
musulmanes de 1944 : « Les Musulmans ne sollicitent pas
l’honneur d’être élevés à la citoyenneté française, se consi-
dérant déjà « très élevés » de par leur qualité de musul-
mans »1. À leurs yeux, la loi coranique était la meilleure,
et le statut inférieur de l’indigénat était l’équivalent du
statut de « protégé » (dhimmi) qu’elle réservait normalement
aux minorités non musulmanes. Ainsi, l’ordre colonial était
ALGÉRIE

l’inversion de l’ordre voulu par Dieu.


L’autre argument avait été éloquemment formulé par
EN

1. Compte rendu des travaux de la commission des réformes musulmanes, Alger


1944, p. 66 ; reproduit par Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le mouvement
FRANCE

national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978,


p. 117.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 44

le jeune Ferhat Abbas dans un article écrit en 1926 : « La


naturalisation individuelle ne se justifie pas [...]. Nous som-
mes des Algériens, nous faisons partie d’une famille, nous
faisons partie d’une société [...]. Aurait-on par hasard la
prétention de changer quoi que ce soit à cette société par
la naturalisation individuelle ? Non, ce qu’il faut, c’est la
loi pour tous, si vraiment on veut guider l’Algérie musul-
mane vers une civilisation plus haute. L’individu, fût-il un
génie, ne compte pas. Il ne compte que dans la mesure où,
subissant la loi commune, il en prépare les réformes et l’évo-
lution »1.
L’opposition religieuse à la naturalisation ne pouvait
guère être éliminée par le prosélytisme chrétien visant à
faire renaître l’ancienne Église d’Afrique2 ; découragé par
les autorités qui craignaient de provoquer des troubles, il
ne toucha que quelques centaines de personnes, surtout en
Kabylie. Plus efficace fut la diffusion par l’enseignement
français de l’idéologie républicaine qui faisait de la religion
une affaire privée. Mais l’objection sociale gardait tout son
poids, même dans les esprits des « évolués » imprégnés de
culture française. Elle dénonçait la contradiction majeure
d’une politique d’assimilation qui prétendait franciser un
44 peuple en lui arrachant ses individus les plus francisés.

La recherche d’une nouvelle « politique indigène »


Confrontée à l’échec de sa politique d’assimilation,
la France devait en redéfinir soit les moyens, soit le but.
Les dirigeants français disposaient pour cela de plusieurs
doctrines coloniales : outre l’assimilation chère à l’idéal
républicain, l’association entre deux peuples conservant leur
propre identité, et l’autonomie de la colonie envers la
métropole (revendiquée d’abord par des colons « algé-
riens »). Quant à l’éventualité d’une décolonisation sanc-
tionnant la faillite de la colonisation française, elle fut long-
temps refoulée : au lendemain du triomphal centenaire de
la prise d’Alger, un livre du gouverneur général Maurice
Viollette fit scandale par son titre prémonitoire, « L’Algérie
vivra-t-elle3 ? ».
LES

1. Ferhat Abbas, « L’intellectuel musulman en Algérie », 1926, reproduit dans


Le Jeune Algérien, Paris 1931 ; réédition Garnier, 1981, p. 112.
2. Politique préconisée notamment par Monseigneur Lavigerie, archevêque
ORIGINES DE

d’Alger et de Carthage (cf. A. Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale


p. 501-503) et par le père de Foucauld (cf. René Bazin, Charles de Foucauld, Plon,
1925, p. 210-211).
3. Paris, Alcan, 1931. Cf. le jugement du géographe Augustin Bernard dans le

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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Pendant longtemps, la France combina plusieurs


politiques sans en choisir une seule. Dès l’achèvement de
la conquête, tout en maintenant une ferme domination sur
la masse indigène, elle pratiqua parallèlement à l’assimila-
tion individuelle, l’association avec les élites1 de la société
musulmane. Il s’agissait d’utiliser comme relais de l’autorité
française les notables traditionnels (chefs militaires, notables
religieux et judiciaires) qui acceptaient de coopérer avec
elle, et d’influencer leur recrutement et leur formation par
des institutions appropriées (troupes indigènes, écoles et
collèges arabes-français, medersas formant le personnel du
culte et de la magistrature, école normale d’instituteurs...).
Cette association impliquait que les notables indigènes
conservent autorité, prestige et influence sur leur société,
et obtiennent le droit de la représenter dans les institutions
coloniales.

La représentation spéciale
Napoléon III fut le premier homme d’État français
à préconiser une politique d’association entre les peuples
« arabe » et français en Algérie, tout en évoquant l’assimi-
lation et la « fusion des races » comme une lointaine et
incertaine éventualité. Le Senatus-consulte du 14 juillet 45
1865 proclama à la fois la possibilité d’une « naturalisa-
tion » individuelle, et l’admissibilité des « Arabes » à tous
les emplois militaires de l’Empire et à tous les emplois
civils en Algérie2, sans condition de statut personnel. Le
projet de constitution Randon-Béhic présenté au Corps
législatif en 1870 proposa même une représentation indi-
gène élue dans toutes les institutions algériennes.
Mais l’avènement du régime civil, puis celui de la
Troisième République, réduisirent à peu de chose les droits
politiques accordés par l’Empire à un petit nombre de nota-
bles. Les conseillers généraux élus furent remplacés par des
assesseurs nommés de 1871 à 1908, et les conseillers muni-

Bulletin du Comité de l’Afrique française, avril 1935, p. 4 : « Un livre [...] dont le


titre seul nous paraît sinon blasphématoire, du moins bien fâcheux [...]. Si nous
ALGÉRIE

ne sommes pas persuadés que l’Algérie est immortelle comme la France elle-même
dont elle fait partie intégrante ; si le moindre doute vient à s’élever à ce sujet
dans notre esprit ou dans celui des indigènes, la partie est perdue d’avance ».
1. Cf. G. Pervillé, « La notion d’élite dans la politique indigène de la France en
Algérie », dans Les élites fins de siècles, XIXe-XXe siècles, textes réunis par Sylvie
Guillaume, Talence, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine,
EN

1992, p. 179-192.
FRANCE

2. Cf. la lettre de l’empereur au maréchal de Mac Mahon, cité par H. Laurens,


op. cit., p. 191-192 (note 71).

LA POLITIQUE DE LA
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cipaux des communes de plein exercice furent exclus de


l’élection des maires et de leurs adjoints de 1882 à 19191.
La plupart des hommes politiques républicains pensaient
que les indigènes qui voulaient être les égaux des citoyens
français n’avaient qu’à se faire « naturaliser » comme les
étrangers (qui furent également privés de leur représenta-
tion spéciale dans les conseils généraux et municipaux dès
1884).
Pourtant, à partir de 1887, plusieurs propositions
de loi furent déposées au Parlement afin d’accorder des
droits politiques aux indigènes algériens sans renonciation
à leur statut personnel, mais elles n’aboutirent pas. La pre-
mière réforme effective dans cette voie fut la création en
1898 des Délégations financières, qui comportaient une
minorité de délégués indigènes (15 Arabes et 6 Kabyles
pour 48 Français « colons » et « non colons », soit 30 %)
élus par un collège très étroit de 5 000 notables. En 1908,
le même collège fut admis à élire les conseillers généraux
indigènes (6 par Conseil, pour 27 ou 30 conseillers fran-
çais). En 1914, le collège électoral indigène des communes
de plein exercice (57 000 électeurs) fut élargi par décret à
de nouvelles catégories, et sa représentation fut élevée du
46 quart au tiers du conseil municipal ; un projet de loi pro-
posa de le faire participer à l’élection des conseillers géné-
raux et des délégués financiers. La loi du 15 juillet 1914
adoucit le code de l’indigénat et en exempta les élites.
Cette accélération des réformes et des projets de
réforme s’expliquait par la volonté gouvernementale de faire
accepter le service militaire obligatoire des indigènes (pro-
posé en 1908 et voté en 1912). Cette obligation nouvelle
imposée à des sujets, considérée jusque-là comme un devoir
inséparable de la citoyenneté, était spontanément impopu-
laire. Mais un certain nombre de diplômés de l’enseigne-
ment français, appelés « Jeunes Algériens », se chargèrent
de la faire accepter en échange d’améliorations au sort des
masses, et de droits politiques pour les élites. Leur pro-
gramme de 1912 comportait notamment « une représenta-
tion sérieuse et suffisante dans les assemblées de l’Algérie
et de la métropole »2, soit l’élargissement du corps électoral
indigène, de sa représentation et de ses droits, et une repré-
sentation élue au Parlement français ou dans un conseil sié-
LES
ORIGINES DE

1. Cf. Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale


(1830-1962), Paris, Éditions du CNRS, et Alger, OPU, 1987.
2. Programme de juin 1912, cité par C. Collot et J.-R. Henry, Le mouvement
national algérien, p. 24-25.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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geant auprès de lui, ainsi que le droit pour les anciens


conscrits d’opter par simple déclaration pour la citoyenneté
française. L’idée d’une « naturalisation mixte » sans aban-
don du statut personnel n’avait pas été adoptée après dis-
cussion. Ainsi, le programme « jeune algérien » combinait
deux orientations : la recherche d’une assimilation plus
facile, et celle d’une association franco-musulmane.
À l’issue de la Grande Guerre, le gouvernement Cle-
menceau décida de récompenser la participation des Algé-
riens musulmans à la victoire ; mais la loi du 4 février 1919
ne satisfit pas toutes leurs revendications. En matière de
« naturalisation » individuelle, elle maintint la condition
d’abandon du statut personnel, et elle n’en fit pas un droit
absolu pour ceux qui remplissaient les autres conditions
qu’elle fixait, puisqu’ils pouvaient encore être refusés pour
indignité. La loi ne fit que créer une nouvelle procédure
plus compliquée que l’ancienne, laquelle resta concurrem-
ment applicable1.
La loi innova surtout en créant deux corps électoraux
spéciaux relativement larges. Un collège municipal élisant
les djemaas des douars dans les communes mixtes et les com-
munes de plein exercice, ainsi que les conseillers munici-
paux indigènes de ces communes (qui retrouvaient le droit
47
d’élire les maires et les adjoints), soit 400 000 électeurs
(43 % de la population masculine âgée de 25 ans et plus).
Et un collège plus restreint de 100 000 électeurs (10,5 %
de cette population) ajoutant aux électeurs municipaux des
communes de plein exercice les membres des djemaas de
douars et des commissions municipales des communes mix-
tes, pour élire les conseillers généraux et les délégués finan-
ciers. Tous ces électeurs, justifiant par une ou plusieurs des
conditions fixées leurs capacités électorales2, furent dispen-
sés du code de l’indigénat et des tribunaux répressifs. Les
indigènes furent déclarés admissibles à tous les emplois
publics à l’exception des « fonctions d’autorité » réservées
aux seuls citoyens français.
Ces réformes substantielles ne réalisèrent pourtant
pas une « représentation indigène suffisante », ni dans les
assemblées locales, où elle restait arbitrairement limitée, ni
ALGÉRIE

surtout au Parlement français, où les citoyens français


d’Algérie restaient seuls représentés. C’est pourquoi la plu-
part des Jeunes Algériens continuèrent à réclamer une repré-
EN

1. Cf. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t. 2, p. 1221-1223.


FRANCE

2. Cf. Ageron, op. cit., p. 1217-1224, et Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2,


p. 271-276.

LA POLITIQUE DE LA
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sentation parlementaire égale à celle des citoyens français.


Mais ils n’obtinrent rien, bien que des parlementaires
« indigénophiles » eussent déposé plusieurs propositions de
loi en ce sens jusqu’en 1930.
Ainsi, la France n’avait pas vraiment facilité la
« naturalisation » des rares indigènes qui la souhaitaient.
Elle avait créé une demi-citoyenneté musulmane dans le
cadre d’une association inégale entre les deux sociétés algé-
riennes, et incité les musulmans à concevoir leur avenir dans
une perspective plus algérienne que française1. Elle avait
préféré l’association à l’assimilation, sans mesurer les consé-
quences de ce choix.

La proposition Viollette : assimilation ou association ?


Le sénateur républicain-socialiste Maurice Viollette
(gouverneur général de l’Algérie de 1925 à 1927) proposa
une nouvelle politique d’assimilation plus souple dans sa
méthode2. Partisan d’une « large naturalisation indivi-
duelle » accordant la citoyenneté française « à qui la désire
et en est digne » dans le collège des citoyens français, il
s’était convaincu de la fidélité envers la France des diplômés
formés par son enseignement, mais respectait les scrupules
48 religieux et sociaux qui les dissuadaient d’abandonner leur
statut personnel. Pour leur ouvrir les portes de la patrie
française avant qu’ils ne songent à s’en donner une autre,
il déposa en 1931 une proposition de loi accordant « le
bénéfice de la naturalisation individuelle avec tous les avan-
tages qu’elle confère » à cinq catégories d’élites, et subor-
donnant ses effets civils à la conclusion facultative d’un
mariage dans la forme française. Dans son livre publié en
même temps, L’Algérie vivra-t-elle ?, il justifiait sa proposi-
tion par l’article 7 du Code civil (« L’exercice des droits
civils est indépendant de l’exercice des droits civiques »),
lesquels s’acquièrent et se conservent conformément aux lois
constitutionnelles et électorales3, et par la loi Blaise Diagne
de 1916 (qui avait accordé la citoyenneté française à tous
les natifs des quatre communes du Sénégal sans condition
de statut civil). Pariant sur la « solide bonne volonté fran-
LES

1. Conclusions de la thèse de C.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France,


t. 2, p. 1225-1227 et p. 1244.
2. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, p. 389-402. Cf. De Dreux à
ORIGINES DE

Alger, Maurice Viollette, 1870-1960, s. dir. Françoise Gaspard, L’Harmattan, 1991.


3. L’interprétation de M. Viollette, conforme à la jurisprudence du Conseil d’État
(avis de 1908) paraît contraire à la pensée des premiers rédacteurs du Code civil,
qui devait s’appliquer à tous les Français (cf. articles 3 et 8).

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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çaise » des élites formées par la France, il voulait créer une


catégorie intermédiaire entre les citoyens français à part
entière et les demi-citoyens du collège indigène, susceptible
d’influer par son exemple sur l’évolution de ces derniers.
Cette proposition suscita l’enthousiasme de ses béné-
ficiaires éventuels, mais l’administration et la plupart des
élus français d’Algérie la jugèrent dangereuse en tant que
précédent susceptible d’encourager la revendication de la
« citoyenneté dans le statut » pour tous les indigènes dans
un collège unique, où les Français d’origine européenne
seraient minoritaires. C’est pourquoi le gouverneur général
Carde incita le gouvernement à ne pas recevoir une délé-
gation des élus musulmans venus à Paris en 1933 lui
demander de soutenir la proposition. En mars 1935, le
ministre de l’Intérieur Marcel Régnier répondit à une inter-
pellation du sénateur Viollette en déclarant impossible
d’aller au-delà des réformes de 1919, et le Sénat enterra la
proposition.
Son échec accéléra la radicalisation des revendica-
tions. Le 2 juin 1936 – après la victoire électorale du Front
populaire – un Congrès musulman rassemblant à Alger les
principales forces politiques indigènes (Fédérations des élus,
militants des partis communiste et socialiste, Oulémas) 49
adopta une charte revendicative1 comportant l’abrogation de
toutes les lois d’exception, le suffrage universel pour tous
les Algériens quel que soit leur statut personnel dans le
même collège, et le rattachement de l’Algérie à la France
(supprimant le Gouvernement général et les Délégations
financières). Ce programme égalitaire rompait avec la poli-
tique des droits octroyés à des individus ou à des catégo-
ries ; il effaçait la différence entre la proposition Viollette
et celles de représentation parlementaire spéciale. Il sem-
blait tendre à une assimilation totale de l’Algérie à la
France ; mais au contraire il la condamnait en prônant l’éga-
lité inconditionnelle des droits, sans exiger une assimilation
culturelle et juridique préalable. Il tendait en fait à trans-
férer le pouvoir local à une majorité qui n’était pas encore
vraiment française.
ALGÉRIE

Le projet Blum-Viollette dépassé


par la Charte revendicative
Ainsi, le projet de loi Blum-Viollette déposé par le
gouvernement du Front populaire en décembre 1936 était-il
EN
FRANCE

1. Collot et Henry, op. cit., p. 72-73.

LA POLITIQUE DE LA
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déjà dépassé. Il prévoyait d’accorder « l’exercice des droits


politiques des citoyens français, sans modification de leur
statut personnel, à plusieurs catégories d’indigènes algériens
français »1 distingués par leurs fonctions publiques ou titres
électifs, leurs décorations, leurs diplômes, ou leurs mérites
économiques ou sociaux, rassemblant près de 25 000 per-
sonnes (soit 12 % de l’effectif du collège des citoyens fran-
çais).
Le Congrès musulman soutint le projet, mais comme
une première étape vers le suffrage universel et le collège
unique. Au contraire, la plupart des élus français d’Algérie
(des radicaux aux droites) appuyés par les partis et journaux
de droite métropolitains, le dénoncèrent comme un danger
mortel pour l’assimilation et pour la souveraineté française.
Ils lui opposèrent des contre-propositions reprenant la repré-
sentation parlementaire spéciale refusée jusqu’en 1930, ou
proposant la « douce violence » d’une naturalisation auto-
matique des élites avec faculté de refus individuel. L’examen
du projet par les commissions de la Chambre des députés
se prolongea jusqu’en mars 1938. Menacés d’une démission
générale des maires d’Algérie, les gouvernements Chau-
temps, Blum et Daladier n’osèrent pas le faire discuter en
50 séance plénière, ni l’imposer par décret, ni supprimer le
statut personnel par un nouveau « décret Crémieux »
(comme Ferhat Abbas l’avait suggéré dès 1935 au ministre
Régnier2).
Ce piteux échec a été imputé à la faiblesse des diri-
geants de gauche autant qu’à l’égoïsme des élus « algé-
riens », qui auraient sacrifié la dernière chance de la poli-
tique d’assimilation à leurs intérêts politiques personnels.
Mais les opposants au projet n’avaient pas tort d’y voir une
première étape vers l’égalité absolue des droits et le pouvoir
de la majorité, qui aurait remis en question le partage iné-
gal des ressources et du pouvoir entre les deux populations
algériennes, et peut-être la souveraineté de la France. L’avè-
nement de la démocratie en Algérie impliquait bien le droit
à l’autodétermination et à l’indépendance, qui était reven-
diqué publiquement à Alger depuis août 1936 par l’Étoile

1. Texte reproduit par Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien


LES

1919-1951, Alger, SNED 1980, t. 2, p. 920-921. Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie


contemporaine, t. 2, p. 450-466.
ORIGINES DE

2. Abbas le répéta en février 1938 : « Si la France le veut, elle peut imposer


l’abandon du statut. Ce serait une hérésie. Mais le fait de supporter le service
militaire obligatoire, le fait de se battre contre d’autres Musulmans constituent
aussi des hérésies. Nous devrons nous incliner devant le fait du prince » (Cité par
Ageron, op. cit., p. 475).

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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nord-africaine1 puis par le Parti du peuple algérien de Mes-


sali Hadj. Rien ne prouve que le projet Blum Viollette
aurait garanti la pérennité de l’Algérie française.
L’impuissance des derniers gouvernements de la
Troisième République s’explique donc par une prise de
conscience tardive de la contradiction fondamentale entre
les principes démocratiques et celui de l’Algérie française.
Ils eurent néanmoins le mérite de constater la croissance
accélérée de la population indigène, et de comprendre que
l’avenir du pays dépendrait de l’amélioration de ses condi-
tions de vie, et non plus d’une colonisation anachronique2.

La politique indigène de Vichy :


l’association contre l’assimilation
Après la défaite et l’armistice de juin 1940, le
régime dictatorial de Vichy sembla momentanément plus
apte à résoudre le problème algérien. Il évita toutes les
revendications politiques en supprimant la démocratie, les
libertés publiques, les élections. Il désavoua la politique
républicaine d’assimilation en abrogeant le décret Crémieux
et en soumettant les juifs à un statut discriminatoire appli-
qué en Algérie avec une rigueur particulière3 qui les rabaissa
en dessous des musulmans. La « naturalisation » indivi- 51
duelle fut interdite aux israélites, et celle des indigènes
musulmans fut réduite à quelques unités par an. Les enfants
d’étrangers musulmans nés en Algérie furent assimilés aux
indigènes algériens (et non plus aux citoyens français) par
la loi du 17 février 1942.
En contrepartie, Vichy rétablit un paternalisme
autoritaire, évoquant l’ancien « régime du sabre », qui sem-
blait être une politique d’association franco-musulmane.
Des personnalités indigènes furent nommées par les auto-
rités dans toutes les commissions municipales et départe-
mentales et dans la commission financière de l’Algérie, et
pour la première fois dans le Conseil national siégeant
auprès du gouvernement de la France. Le directeur des affai-
res musulmanes Augustin Berque s’efforça de maintenir un
dialogue sans exclusive a priori avec toutes les notabilités
ALGÉRIE

1. Discours de Messali Hadj au stade municipal d’Alger, 2 août 1936, dans Collot
et Henry, op. cit., p. 82-85, et Kaddache, op. cit., p. 930-932.
2. Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, p. 496-506 (« Les tentatives
de modernisation économique de l’Algérie musulmane » de 1935 à 1954).
EN

3. Statut des juifs du 3 octobre 1940, et loi du 7 octobre 1940 abrogeant le


FRANCE

décret Crémieux. Cf. Ansky, op. cit., Aouate, art. cit., Zytnicki, art. cit., et la thèse
citée de Jacques Cantier.

LA POLITIQUE DE LA
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de la société indigène, et d’employer leurs talents1. Le gou-


vernement général étudia des plans d’amélioration de l’agri-
culture, de l’artisanat, et d’industrialisation, pour aider le
pays à nourrir sa population croissante2. Mais les difficultés
dues à l’occupation d’une partie de la métropole par les
Allemands et à leurs exigences, à la diminution des rela-
tions avec la « zone libre », à la rupture des relations avec
l’Empire britannique, ne permirent pas d’éviter une dété-
rioration des conditions de vie, dont souffrirent particuliè-
rement les indigènes. Ayant cessé de croire en la puissance,
en la richesse et en la justice de la France, ils se tournèrent
vers les propagandes étrangères de l’Axe et des Alliés3.
Après le débarquement anglo-américain du
8 novembre 1942, qui porta un nouveau coup au prestige
de la France, ses représentants furent confrontés à un défi
sans précédent. En réponse à la mobilisation décrétée par
l’amiral Darlan, un groupe d’anciens élus indigènes réunis
autour de Ferhat Abbas rédigea le Manifeste du peuple algérien
(10 février 1943). Celui-ci dénonçait la politique de
conquête, de colonisation et de pseudo-assimilation pour-
suivie depuis 1830, en proclamait la faillite, et revendiquait
la reconnaissance d’une nation algérienne et la formation
52 d’un État algérien4.
Sous le commandement du général Giraud, le Gou-
vernement général gagna du temps en chargeant une com-
mission musulmane d’étudier des réformes économiques et
sociales. Mais lorsque les généraux Giraud et de Gaulle
eurent constitué à Alger le Comité français de Libération
nationale (CFLN) en juin 1943, ils confièrent les affaires
musulmanes et le gouvernement de l’Algérie au général

1. Sur le rôle d’Augustin Berque, voir ses Écrits sur l’Algérie, publiés par Jacques
Berque, Aix-en-Provence, Publisud, 1986 ; et l’analyse de Jacques Valette, La
France et l’Afrique : L’Afrique française du Nord 1914-1962, Paris, SEDES, 1993,
p. 50-56. Cf. les rapports d’Augustin Berque dans les Archives d’outre-mer, Gou-
vernement général de l’Algérie, 12 H 13 et 8 X 390.
2. Cf. Daniel Lefeuvre, « Vichy et la modernisation de l’Algérie », XXe siècle no 42,
avril-juin 1994, et sa thèse, L’industrialisation de l’Algérie (1930-1962), échec d’une
politique, Paris I, 1994, version publiée, Chère Algérie, 1930-1962, Société française
d’histoire d’Outre-mer, 1997.
3. Sur l’Algérie dans la Deuxième Guerre mondiale, voir André Nouschi, La
naissance du nationalisme algérien, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 97-114 et
LES

125-141 ; et Ageron, op. cit., t. 2, p. 547-578, ainsi que la thèse de Jacques


Cantier, montrant la dégradation des conditions de vie et de l’état d’esprit des
musulmans (t. II, p. 601-615), et sa communication, « Les années vichystes dans
ORIGINES DE

l’évolution des relations intercommunautaires en Algérie », au colloque La guerre


d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Société française d’histoire d’Outre-
mer, 2000, p. 41-56.
4. Texte reproduit par Collot et Henry, op. cit., p. 155-165.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 53

Catroux1, qui jugea nécessaire de rejeter le Manifeste et de


proposer une nouvelle politique d’assimilation.

La politique musulmane du CFLN,


dernière chance de l’assimilation
Le général Catroux repoussa le Manifeste comme
contraire au « dogme » de l’Algérie française et incompa-
tible avec l’intérêt national, au moment où la France com-
battante faisait d’Alger sa capitale. Il promulgua en août
1943 un train de réformes limitées, dont la principale était
l’égalité des soldes et indemnités entre militaires français
et musulmans2. Il sanctionna les délégués financiers qui
avaient protesté contre le rejet du Manifeste, et arrêta leurs
meneurs Abbas et Sayah.
Mais il comprit l’impossibilité de résoudre le pro-
blème algérien par la seule force. Le 11 décembre 1943, il
fit décider par le CFLN un ensemble de réformes politiques,
économiques et sociales en faveur des élites et des masses
musulmanes, visant à réaliser rapidement leur égalité de
droit et de fait avec la population de souche métropolitaine
ou européenne. Une commission composée de hauts fonc-
tionnaires, d’hommes politiques français d’Algérie et de 53
métropole, et de notables « français musulmans » fut char-
gée d’en élaborer le programme3.
Le premier résultat fut l’ordonnance du 7 mars 1944,
synthèse de toutes les propositions de réformes antérieures.
Elle proclama le principe de l’égalité entre tous les habi-
tants de l’Algérie (comme la Charte revendicative de juin
1936), réalisa le projet Blum-Viollette en admettant dans
le collège des citoyens français quelque 65 000 membres
des élites militaires, culturelles, politiques, administratives,
économiques et sociales, sans abandon de leur statut per-
sonnel ; et elle admit les autres musulmans âgés de 21 ans
dans le collège spécial de 1919 pour élire une représentation
accrue aux deux cinquièmes des assemblées locales, en atten-
dant de recevoir la citoyenneté française selon des modalités
ALGÉRIE

1. Cf. Henri Lerner, Catroux, Paris, Albin Michel, 1990.


2. Sur ces réformes, et leur peu d’effet, voir AOM, GG de l’Algérie, 12 H 13.
3. Archives de la Commission des réformes, AOM, GG de l’Algérie, 30 X 1, 2,
3 et 4 ; comptes rendus imprimés en 2 tomes et 3 volumes, Alger 1944, biblio-
EN

thèque des Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence. Cf. G. Pervillé, « La com-


mission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle poli-
FRANCE

tique algérienne de la France », dans Les chemins de la décolonisation de l’empire


colonial français, Paris, Éditions du CNRS 1986, p. 357-365.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 54

que déterminerait la future Assemblée nationale1. Mais le


plan de réformes économiques et sociales (accélération de la
scolarisation générale en français, amélioration de la santé
publique, de l’habitat, de l’artisanat, réforme agraire, indus-
trialisation) complément indissociable des mesures politi-
ques, fut plus long à mettre au point, et buta sur l’insuf-
fisance du financement (auquel le budget métropolitain
refusa une contribution permanente).
Le général Catroux croyait que seule une politique
égalitaire en droit et en fait pouvait encore détourner les
musulmans algériens de la propagande nationaliste. La
France devait jouer la dernière chance de sa politique d’assi-
milation, en en changeant les moyens : agir non plus seu-
lement sur des individus ou sur des catégories d’élites, mais
aussi sur les masses. Mais il était conscient que cette nou-
velle politique d’assimilation risquait d’échouer faute de
temps et de moyens financiers. Il en avait informé le CFLN
dès le 10 décembre 1943 : « La politique d’assimilation et
d’intégration doit être poursuivie en Algérie si l’on ne veut
pas arriver à un conflit qui nous obligerait à donner ulté-
rieurement à ce pays un statut de Dominion ou qui abou-
tirait à une situation analogue à celle qui prévaut actuelle-
54 ment au Liban »2. Et plus clairement encore en février
1944 : « Si la nation musulmane algérienne prenant
conscience d’elle-même, demandait dans l’avenir à se consti-
tuer, le gouvernement du moment aurait à reconsidérer sa
politique, puisque la politique d’assimilation aurait échoué.
Et il devrait vraisemblablement accorder à l’Algérie un sta-
tut d’autonomie politique apte à faire vivre ensemble les
deux fractions de la population, l’algérienne et la française.
Le problème à résoudre s’apparenterait dès lors à celui qui
se pose au Liban »3. C’était la première fois qu’une telle
éventualité était évoquée par le responsable de l’Algérie
dans un gouvernement français.
L’échec de la nouvelle politique fut bientôt patent.
L’ordonnance du 7 mars 1944 n’était pas assez audacieuse
pour échapper aux reproches de séparer l’élite de la masse
et d’ignorer la revendication nationale, martelés par la pro-
pagande nationaliste. Les projets économiques et sociaux ne
LES

1. Journal officiel de la République française, Lois et décrets, no 24, 18 mars 1944,


p. 217. Cf. le texte commenté par G. Pervillé dans L’Europe et l’Afrique de 1914
ORIGINES DE

à 1974, Gap, Documents Ophrys, 1994, p. 65-73.


2. Archives du ministère des Affaires étrangères, quai d’Orsay, vol. 1033,
p. 90-98.
3. MAE-QO, 995, p. 90-90 bis.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 55

purent enrayer la détérioration des conditions de vie, qui


aboutit à une menace de famine au printemps 1945.
L’épreuve de force entre le nationalisme algérien et l’auto-
rité française éclata le 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma, où
des manifestations tournèrent à l’émeute puis à l’insurrec-
tion, qui fut réprimée avant d’avoir pu se généraliser.
Pourtant, le Gouvernement provisoire de la Républi-
que française ne renonça pas à sa politique de réformes
(contrairement aux exigences de nombreux élus « algé-
riens »). Il la compléta par l’ordonnance du 17 août 1945,
qui donna au deuxième collège musulman une représenta-
tion à l’Assemblée nationale égale à celle du premier collège.
La première Assemblée constituante ne suivit pas les
élus musulmans du deuxième collège, qui proposaient l’inté-
gration pure et simple de l’Algérie dans la République fran-
çaise (comme la Charte revendicative de juin 1936). Elle
adopta une loi électorale attribuant les trois cinquièmes des
sièges de députés de l’Algérie au deuxième collège ; mais elle
ne fut pas appliquée après le rejet du projet de Constitution.
La deuxième Assemblée constituante rejeta la pro-
position de République algérienne fédérée à la République
française dans le cadre de l’Union française, présentée par
le nouveau parti autonomiste de Ferhat Abbas1 (l’Union 55
démocratique du Manifeste algérien) majoritaire dans le
deuxième collège. Elle vota la loi électorale du 5 octobre
1946, qui maintint la parité des deux collèges mais élargit
les catégories de musulmans admises dans le premier.
Il appartint à l’Assemblée nationale élue en novem-
bre 1946 de fixer le statut politique de l’Algérie. Confronté
à plusieurs propositions autonomistes de l’UDMA et des
communistes, à celle, plus assimilationniste, des socialistes,
et à l’immobilisme de la majorité des élus du premier col-
lège algérien, le gouvernement de Paul Ramadier eut le
plus grand mal à faire voter un projet de compromis qui
ne satisfit personne2. Ce statut maintenait la définition de
l’Algérie comme un groupe de départements français, admi-
nistré par un Gouverneur général et doté d’un budget auto-
nome. Celui-ci serait voté par une Assemblée algérienne
ALGÉRIE

1. Arrêté en mai 1945, libéré après l’amnistie de mars 1946, et favorisé par le
gouverneur général socialiste Yves Chataigneau, selon J. Valette, op. cit.,
p. 225-265.
2. Cf. G. Pervillé, « La notion d’élite... », op. cit. ; « La SFIO, Guy Mollet et
EN

l’Algérie de 1945 à 1955 », dans Guy Mollet, un camarade en République, Presses


universitaires de Lille, 1987 ; et « Paul Ramadier et le statut de l’Algérie », dans
FRANCE

Paul Ramadier, la République et le socialisme, s. dir. S. Berstein, Bruxelles, Éditions


Complexe, 1990.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 56

représentant paritairement les deux collèges définis par


l’ordonnance du 7 mars 1944, contrairement au désir des
élus UDMA, communistes et socialistes d’élargir l’accès des
musulmans au premier collège, et contrairement à celui de
la majorité du premier collège, soutenue par les radicaux,
le MRP et les droites1, de rétablir deux collèges homogènes
par le statut personnel de leurs électeurs.
Ainsi l’élan réformateur mis en marche en 1944
s’arrêta en 1947, sans avoir ajouté grand chose aux décisions
du CFLN et du GPRF. Il y eut même retour en arrière à
partir de 1948, quand l’intervention de l’administration
dans les élections pour barrer la route au nationalisme algé-
rien priva de son contenu la citoyenneté des électeurs du
deuxième collège2. Au contraire, les mesures de progrès éco-
nomique et social, intégrées dans le plan Monnet et béné-
ficiant du plan Marshall, se poursuivirent avec une contri-
bution permanente et croissante du budget métropolitain.
Mais leurs effets furent limités par l’insuffisance chronique
des moyens de financement et par l’accélération de la crois-
sance démographique musulmane ; ils ne furent pas assez
spectaculaires pour marginaliser le nationalisme algérien.
Ainsi, la politique globale définie en 1944 fut privée
56 de sa cohérence initiale. Comme en 1945, elle fut prise de
vitesse par les militants nationalistes qui préparaient une
insurrection depuis 1947, et qui la déclenchèrent le
1er novembre 1954. Le gouvernement de Pierre Mendès
France n’avait pas d’autre politique à lui opposer que celle
de 1944, rebaptisée politique d’intégration3.

L’histoire de la politique algérienne de la France


offre un remarquable contraste entre la rapide improvisation
de ses choix fondamentaux, et le quasi-immobilisme du siè-

1. Et même par le général de Gaulle, qui désavoua son ordonnance du 7 mars


1944 dans son discours de Bordeaux (15 mai 1947) et dans sa déclaration du 18
août 1947 (reproduits par Jacques Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La
Table Ronde, 1968, p. 432-440).
2. Fraudes niées par le gouverneur général socialiste Marcel-Edmond Naegelen
dans son livre Mission en Algérie, Flammarion 1962, mais reconnues par le Comité
LES

directeur de la SFIO, et par les Mémoires inédits de son successeur Roger Léonard.
Cf. G. Pervillé, « La SFIO, Guy Mollet et l’Algérie », art. cit. ; « Naegelen Mar-
cel-Edmond », dans Parcours, no 12, mai 1990 ; et « La gestion radicale de l’Algé-
ORIGINES DE

rie, 1950-1955 », Lyon, Cahiers d’histoire, 1986, no 3-4.


3. C.-R. Ageron, « Le gouvernement Pierre Mendès France et l’insurrection algé-
rienne », dans Pierre Mendès France et le mendésisme, s. dir. F. Bédarida et J.P. Rioux,
p. 331-342.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 57

cle qui suivit : après avoir proclamé en 1848 l’assimilation


de l’Algérie à la métropole, la République française attendit
jusqu’en 1958 pour y établir le suffrage universel dans un
collège unique, et 1959 pour reconnaître le droit de ses
habitants à disposer d’eux-mêmes. Pourtant, les tentatives
n’avaient pas manqué d’infléchir ces choix quand ils étaient
apparus inadaptés aux données objectives du problème algé-
rien, mais toutes les tentatives de réformes avaient été plus
ou moins rapidement bloquées ou édulcorées. Cinq fois au
moins se répéta le même processus quasi cyclique : désaveu
du « Royaume arabe » de Napoléon III en 1870 ; avorte-
ment des réformes indigénophiles promues par Jules Ferry
et par le gouverneur Jules Cambon dans la « crise algé-
rienne » autonomiste et anti-juive de 1898 ; limitation des
réformes promises pendant la Grande Guerre après la loi
du 4 février 1919 ; échec de la proposition Viollette et du
projet Blum-Viollette ; inachèvement et insuffisance du pre-
mier programme cohérent de réformes élaboré en 1944. Les
seuls résultats notables furent l’œuvre de deux gouverne-
ments d’exception agissant dans des situations exception-
nelles : ceux de Clemenceau, et du général de Gaulle.
Cette incapacité à décider et à réaliser à temps les
changements nécessaires appelle des explications, au-delà de 57
la fragilité des gouvernements et des majorités parlemen-
taires, habituelle sous la Troisième et la Quatrième Répu-
blique.
Les Jeunes Algériens musulmans et leurs amis fran-
çais y ont longtemps vu le résultat d’un conflit entre les
bonnes intentions de la métropole et les intérêts égoïstes
de la colonie. Des historiens tels que Charles-André Julien
et Charles-Robert Ageron, à l’appui de cette idée, ont sou-
ligné le fait que, à l’exception des premiers « colonistes »
venus de métropole qui prônaient l’assimilation à leur pro-
fit, les adversaires des réformes proposées par le pouvoir
métropolitain les récusaient en tant qu’« Algériens » seuls
compétents en la matière. Mais l’historien algérois Xavier
Yacono a objecté qu’il y avait des réformateurs et des
conservateurs des deux côtés de la Méditerranée, et que la
ALGÉRIE

grande majorité des parlementaires étaient indifférents aux


problèmes coloniaux.
Tout aussi discutable est l’interprétation en termes
de conflit entre droite conservatrice et gauche réformiste1.
EN
FRANCE

1. Cf. G. Pervillé, « L’Algérie dans la mémoire des droites », Histoire des droites
en France, s. dir. J.-F. Sirinelli, Paris, Gallimard, 1992, t. 2, p. 621-656.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 58

À l’exception de la prise d’Alger en 1830, aucun débat sur


l’Algérie n’a suscité un clivage droite-gauche caractérisé.
Dès 1848, le principe de l’Algérie française a fait l’unani-
mité des partis de gouvernement. On ne peut attribuer une
seule politique à la droite (l’association) et une autre à la
gauche (l’assimilation), puisque ces deux tendances majori-
taires ont toujours été contestées par des courants minori-
taires (assimilationnisme catholique à droite, partisans du
droit des peuples colonisés à l’autodétermination et à l’indé-
pendance à l’extrême gauche). Il est pourtant vrai que les
propositions de Maurice Viollette et les décisions du CFLN
ont été mieux accueillies à gauche qu’à droite (la plupart
des radicaux partageant la méfiance des droites). Mais l’essor
du nationalisme algérien n’a guère moins inquiété les gau-
ches que les droites, et l’insurrection du 1er novembre 1954
a été condamnée par tous les grands partis, à l’exception du
PCF.
Selon d’autres auteurs inspirés par les théories
marxistes et léninistes du colonialisme et de l’impérialisme,
le système colonial français, étant organisé pour servir à des
fins de domination et d’exploitation, ne pouvait se suicider
en abolissant la « barrière coloniale » séparant les maîtres
58 et les sujets. Cette raison suffisait à condamner d’avance
toutes les tentatives de réformes, et à rendre vains les regrets
sur les « occasions perdues » de sauver l’Algérie française
en 1919, 1930, 1936, ou 1944.
Les nationalistes algériens approuvent cette analyse,
et lui ajoutent un autre argument. Le peuple algérien, étant
par nature fidèle à son identité arabe et islamique, ne vou-
lait ni n’aurait pu s’assimiler à la France, même si les diri-
geants de celle-ci avaient vraiment voulu le lui imposer :
« Cette nation algérienne musulmane, ce n’est pas la France,
il n’est pas possible qu’elle soit la France ; elle ne veut pas
devenir la France, et même si elle le désirait, elle ne le
pourrait pas », avait déclaré le cheikh Ben Badis en avril
19361.
Ces arguments théoriques négligent les exemples
historiques (aussi nombreux dans l’histoire de l’Algérie et
dans celle de la France) démontrant que des empires fondés
sur la domination ont su dépasser l’opposition des vain-
queurs et des vaincus (comme les empires romain et arabe),
LES

et que des peuples entiers ont su changer de langue, de


ORIGINES DE

1. « Déclaration nette » du cheikh Ben Badis, Ach-Chihab, avril 1936, reproduite


par Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Mouton, 1967,
p. 398-399 ; et par Collot et Henry, op. cit., p. 67-69.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 59

civilisation et de religion quand ils y ont trouvé leur avan-


tage.
L’intérêt d’un système est de se perpétuer en se
transformant ; ceux qui en sont incapables disparaissent.
L’incapacité du système colonial français à le faire en Algé-
rie ne s’explique pas par des raisons a priori. Nous avons
tenté d’expliquer cet échec en montrant les incohérences
fondamentales de la politique algérienne de la France, dont
les réformateurs eux-mêmes n’avaient pas mesuré toute la
profondeur. Il fallut sept ans de guerre contre le nationa-
lisme algérien pour que les dirigeants français procèdent à
une révision déchirante des fins et des moyens de celle-ci.

59

ALGÉRIE
EN
FRANCE

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 60

Document no 1 : Origines du peuplement européen

60

Pierre Goinard : Algérie, l’œuvre française, Paris, Robert Laffont,


1984, p. 319.
LES
ORIGINES DE

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Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 61

Document no 2 : L’évolution des populations


française et étrangère

Xavier Yacono : Histoire de l’Algérie de la fin de la Régence turque


à l’insurrection de 1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope,
1993.
61

Document no 3 : Courbes démographiques comparées


des populations algériennes

10000000

9000000

8000000

7000000

6000000

5000000
Musulmans
4000000 Non musulmans
ALGÉRIE

3000000

2000000

1000000

0
EN
36
41
45
51
56
61
66
72
76
82
86
91
96
01
06
11
21
26
31
36
48
54
60
18
18
18
18
18
18
18
18
18
18
18
18
18
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19

FRANCE

LA POLITIQUE DE LA
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Document no 4 : Population européenne,


en % de la population totale

14
13
12
11
10
9
8
Pourcentage
7
6
5
4
3
2
1
56

61

66

72

76

82

86

91

96

01

06

11

21

26

31

36

48

54

60
18

18

18

18

18

18

18

18

18

19

19

19

19

19

19

19

19

19

19

62 Document no 5 : Évolution de la population musulmane


de 1830 à 1954 (en millions)
LES
ORIGINES DE

Xavier Yacono : Histoire de l’Algérie de la fin de la Régence turque


à l’insurrection de 1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope,
1993.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 63

Document no 6 : Progression de la population en Algérie


de 1830 à 1936

63

Archives d’Outre-mer, Gouvernement général de l’Algérie,


12 H 13.
ALGÉRIE
EN
FRANCE

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 64

Document no 7 : Évolution de la population urbaine


des cinq grandes villes d’Algérie par ethnies

64
Bruno Étienne : Les Européens d’Algérie et l’indépendance algérienne,
Paris, Éditions du CNRS, 1968, p. 15.

Document no 8 : Répartition de la population européenne


en % de la population totale en 1954
LES
ORIGINES DE

* population de 1954, dans les arrondissements de 1959.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 65

Document no 9 : Évolution des terres coloniales


Périodes Colonisation Colonisation Total
officielle privée
avant 1870 481 000 ha 23 116 ha 504 116 ha
1870-1900 697 196 ha 446 819 ha 1 144 015 ha
1900 1 178 196 ha 469 935 ha 1 648 131 ha
1900-1917 193 360 ha 475 955 ha 669 315 ha
1917 1 371 556 ha 945 890 ha 2 317 446 ha
1917-1933 277 121 ha 248 901 ha 528 219 ha
1933 1 648 677 ha 696 989 ha 2 345 666 ha
1933-1950 360 464 ha
Total 2 706 130 ha
Source : « Répartition de la propriété foncière en Algérie. Calvetti
(22) », Statistique agricole en 1950-1951.
Mahfoud Kaddache et Djilali Sari : L’Algérie dans l’histoire, Alger,
OPU-ENAL, 1989, 150 p.

Document no 10 : Répartition de la propriété en Algérie


Catégories Nombre Pourcentage Superficie Pourcentage
d’exploitations du total en ha du total
I. Propriétés appartenant eux Européens
1930
Moins de 10 ha 8 777 33,56 42 534 1,81 65
10 à 49 ha 7 140 27,3 216 787 9,24
50 à 99 ha 4 725 18,06 364 366 15,53
100 ha et plus 5 411 20,68 1 721 979 73,41
Totaux 26 153 2 345 666
1950
Moins de 10 ha 7 432 33,72 22 600 0,82
10 à 49 ha 5 585 25,39 135 300 4,96
50 à 99 ha 2 635 11,95 186 900 6,85
100 ha et plus 6 385 28,97 2 381 900 87,35
Totaux 22 037 2 726 700
II. Propriétés appartenant aux Mulsulmans algériens
1930
Moins de 10 ha 434 537 70,36 1 738 806 22,99
10 à 49 ha 140 010 22,67 2 635 275 34,84
50 à 99 ha 35 962 5,82 1 595 398 21,09
100 ha et plus 7 035 1,14 1 593 498 21,06
Totaux 617 544 7 562 977
1950
ALGÉRIE

Moins de 10 ha 438 483 69,52 1 378 400 18,75


10 à 49 ha 167 170 26,5 3 185 800 43,34
50 à 99 ha 16 580 2,62 1 096 100 14,91
100 ha et plus 8 499 1,34 1 688 800 22,97
Totaux 630 732 7 349 100
EN

Charles-Robert Ageron : Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2,


FRANCE

Paris, PUF, 1979, p. 495.

LA POLITIQUE DE LA
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 66

Document no 11 : Répartition de la propriété en Oranie

66

Michel Launay : Paysans algériens, Paris, Le Seuil, 1963, p. 63.


LES
ORIGINES DE

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 67

C H A P I T R E 2

La formation du nationalisme algérien

L’ Algérie musulmane était-elle une nation


en 1830 ? Sinon, en était-elle devenue une
en 1954, et que représentait le mouve-
ment national qui prétendait exprimer sa volonté ? L’exis-
tence d’une nation algérienne, et celle d’un nationalisme
algérien, ont été longtemps niées par les Français, et même
par certains Algériens ; au contraire leur permanence à tra-
vers toute la période coloniale a été affirmée par les natio-
nalistes puis par l’État qu’ils ont fondé. Enjeu politique
majeur jusqu’en 1962, cette question est devenue depuis
67
l’indépendance l’axe prioritaire des recherches des histo-
riens, en Algérie et en France. Grâce à leurs travaux et à
leurs publications, il est désormais possible de préciser
quelles furent les étapes de la formation du nationalisme
algérien, dans quelle mesure il représenta et rassembla la
société algérienne, et comment son attitude envers la France
évolua de revendications pacifiques à un projet insurrection-
nel.

N ATION ANCIENNE , OU NATIONALISME TARDIF ?

À première vue, deux thèses incompatibles semblent


s’affronter sans compromis possible : la nation algérienne
existait en 1830, ou tout au contraire, elle n’existait même
NATIONALISME ALGÉRIEN

pas en 1954.

Deux thèses contradictoires

Selon la version des nationalistes algériens, officielle


en Algérie depuis 1962, ce pays était déjà en 1830 une
nation pleinement consciente de son identité arabe et
musulmane. Malgré la destruction de la Régence turque,

LA FORMATION DU
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 68

cette nation avait inébranlablement résisté de 1830 à 1962


à la conquête, à la colonisation et aux tentatives françaises
d’assimilation, à l’exception d’une minorité de traîtres ser-
vant leurs intérêts particuliers ou aliénés par l’enseignement
de leurs maîtres.
Au contraire, selon la thèse répétée par les autorités
françaises jusqu’en 1959, l’Algérie était légalement une
terre française depuis juillet 1834, ou au plus tard depuis
la Constitution de 1848, c’est-à-dire avant la Savoie et Nice,
rattachées en 1860. Leurs habitants de toutes origines
avaient maintes fois démontré leur patriotisme français en
participant à toutes les guerres de la France depuis le milieu
du XIXe siècle, et notamment aux deux guerres mondiales.
Le soi-disant nationalisme algérien ne représentait qu’une
minorité de « fanatiques » et de « bandits », manipulés par
des puissances étrangères.
La contradiction de ces deux thèses symétriques
serait insurmontable, si de nombreux auteurs français
n’avaient pas démenti les affirmations de la propagande offi-
cielle. En réalité, l’annexion de l’Algérie au territoire fran-
çais et l’octroi de la « nationalité »1 française à ses premiers
habitants n’impliquaient nullement que ceux-ci fussent
68 considérés comme de véritables nationaux français et admis
de plein droit à la citoyenneté française. Ce que démon-
traient l’usage presque officiel du mot « naturalisation »
pour désigner l’acquisition individuelle de la citoyenneté
par un autochtone, le maintien de discriminations et d’iné-
galités systématiques entre « Français » et « indigènes »
dans l’administration et dans l’armée jusqu’en 1944 au
moins, et l’appellation d’« Arabes » (par opposition à
« Français » ou à « Algériens ») qui désignait couramment
ces derniers en Algérie avant qu’ils soient légalement qua-
lifiés de « Français musulmans ».
En effet, l’existence d’une « nationalité arabe » ras-
semblant la majorité ou la totalité des musulmans algériens
était couramment admise au temps de la conquête et jusqu’à
la fin du Second Empire ; tant par les « arabophobes », par-
tisans de la colonisation à outrance comme le prince Napo-
léon-Jérôme, ministre de l’Algérie de 1858 à 1859 (« Nous
sommes en présence d’une nationalité armée et vivace, qu’il
LES

faut éteindre par l’assimilation ») que par les « arabophi-


ORIGINES DE

1. Ce mot désigne d’abord (1808) un groupe d’hommes « unis par une commu-
nauté de territoire, de langue, de traditions, d’aspirations », puis (1868) la situa-
tion d’un individu ressortissant d’un certain État (ce qui suppose que tout État
correspond à une nationalité).

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 69

les » qui inspiraient la politique de Napoléon III (« La


France [...] n’est pas venue détruire la nationalité d’un peu-
ple, mais au contraire, affranchir ce peuple d’une oppression
séculaire »1). Pourtant cette idée coexistait avec le « mythe
berbère » qui voyait dans les Kabyles des montagnards
démocrates, proches des Gaulois, anciens chrétiens superfi-
ciellement islamisés et plus assimilables que les Arabes.
Créé lui aussi par des militaires indigénophiles, il fut adopté
par les colonistes et les Républicains pour combattre la poli-
tique impériale du « royaume arabe », puis peu à peu aban-
donné à la fin du XIXe siècle sans avoir produit une véritable
« politique berbère » dépassant le simple « diviser pour
régner »2.
Ainsi, dénier la nationalité française aux « Arabes »
d’Algérie n’impliquait pas nécessairement la reconnaissance
d’une nation algérienne musulmane. La plupart des auteurs
français répétaient jusqu’en 1954, que l’Algérie n’avait
jamais été une nation et qu’elle n’avait aucune chance d’en
devenir une, à cause de son « inaptitude congénitale à
l’indépendance »3. Son histoire se résumait à une succession
ininterrompue d’invasions et de dominations étrangères,
produisant une mosaïque de groupes ethniques incapables
de s’entendre pour créer un État durable susceptible de 69
constituer une nation. Les titres de légitimité de la France,
qui avait rétabli la paix et l’ordre nécessaires au progrès,
étaient supérieurs à ceux de tous les conquérants antérieurs,
à l’exception de Rome dont elle avait repris l’œuvre inter-
rompue.
La prépondérance de cette interprétation est souli-
gnée par le fait qu’elle a marqué même ceux qui contes-
taient le bien-fondé du dogme de l’Algérie française, par
exemple le leader communiste Maurice Thorez évoquant en
1939 « l’Algérie, nation en formation dans le mélange de
vingt races »4. Ou bien le général de Gaulle, ouvrant la voie
à la création d’un État algérien par la procédure de l’auto-
détermination dans son discours du 16 septembre 1959 :
NATIONALISME ALGÉRIEN

« Naturellement, la question sera posée aux Algériens en

1. Cf. Henry Laurens, Le royaume impossible, Armand Colin 1990, p. 70-72.


2. Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine t. 2, PUF, 1970,
p. 137-151.
3. Voir le florilège de citations d’auteurs coloniaux réunies par Mohammed Chérif
Sahli, Décoloniser l’histoire, Maspéro, 1965.
4. Discours de M. Thorez à Alger le 11 février 1939, cité par Emmanuel Sivan,
Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Presses de la FNSP, 1976,
p. 111.

LA FORMATION DU
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tant qu’individus. Car depuis que le monde est monde, il


n’y a jamais eu d’unité, ni, à plus forte raison de souverai-
neté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzan-
tins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français,
ont tour à tour pénétré le pays, sans qu’il y ait eu, à aucun
moment, sous aucune forme, un État algérien ». Et prônant
plus loin, dans l’hypothèse d’une Algérie autonome au sein
de la Communauté franco-africaine, la nécessité d’un régime
intérieur de type fédéral, « afin que les communautés diver-
ses, française, arabe, kabyle, mozabite, etc., qui cohabitent
dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie pro-
pre et un cadre pour leur coopération »1.
Cependant, l’éventualité d’un nationalisme musul-
man susceptible de dépasser les antagonismes ethniques
avait été envisagée précocement. À la veille de la Grande
Guerre, l’apparition d’un mouvement revendicatif parmi les
Jeunes Algériens, diplômés de culture française ou franco-
arabe, avait suscité la première mise en cause d’un prétendu
nationalisme algérien musulman, malgré les protestations
de loyalisme des intéressés. Le directeur de la Dépêche de
Constantine, André Servier, dénonça en 1913 Le péril de l’ave-
nir, le nationalisme musulman en Égypte, en Tunisie, en Algérie,
dans un livre où il accusait les « Jeunes Algériens » d’avoir
70
pour slogan favori l’idée d’une « nation arabe ». Ce thème
fut repris par d’autres auteurs, notamment par le père de
Foucauld prophétisant dans ses lettres que si la France ne
convertissait pas l’Afrique du Nord au christianisme, le
« sentiment national ou barbaresque » s’exalterait dans
l’élite instruite, qui à la première occasion se servirait de
l’islam comme d’un levier pour « soulever la masse igno-
rante et chercher à créer un empire africain musulman indé-
pendant »2. De même après la Grande Guerre le capitaine
Khaled, petit-fils de l’émir Abd-el-Kader, fut accusé de faire
appel au « fanatisme musulman » pour créer un mouvement
nationaliste anti-français.
Et pourtant, ces craintes avaient fini par se dissiper.
Lors du centenaire de la prise d’Alger, les autorités se féli-
citaient du loyalisme des indigènes, que des notables choisis
leur attestaient avec une éloquence fleurie. Dans sa brochure
de commande, L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930, le
professeur Émile-Félix Gautier les décrivait « fractionnés en
LES

compartiments » suivant les différences des langues (un tiers


ORIGINES DE

1. Discours et messages, t. 3, Avec le renouveau, Plon, 1970, p. 120-122.


2. Lettre à Hervé Bazin du 16 juillet 1916, citée par Hervé Bazin, Charles de
Foucauld, Plon, 1925, p. 210-211.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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de Berbères, deux tiers d’Arabes ou d’arabisés), des genres


de vie (Kabyles arboriculteurs et Chaouias pâtres de mou-
tons chez les Berbères, Maures citadins et bédouins semi-
nomades chez les Arabes) et des religions (kharidjites du
Mzab et juifs dispersés au milieu de la majorité musulmane
sunnite). Il constatait néanmoins, en face du « bloc colon »,
l’existence d’un « bloc indigène musulman » qui restait à
part, « clos et imperméable en gros », à cause de l’incom-
patibilité entre les religions et les structures sociales, malgré
un phénomène limité de « métamorphisme de contact ».
Pourtant, loin de s’en inquiéter, il constatait que la domi-
nation française en Algérie était « admirablement suppor-
tée », et qu’il n’y existait aucun nationalisme, contraire-
ment aux autres pays musulmans. « En Algérie, le parti
indigène est un parti politique dans le cadre français, par-
faitement loyaliste »1.
De même, en 1931, dans son livre L’Algérie vivra-
t-elle ? l’ancien gouverneur général Maurice Viollette attes-
tait la « solide bonne volonté française » des élites musul-
manes, et proposait de les admettre dans la cité française
sans les obliger à renoncer à leur statut personnel pour que
leur promotion serve d’exemple à leur milieu d’origine.
Mais dans les années suivantes, l’immobilisme du gouver- 71
nement lui fit craindre que ces hommes sans patrie, main-
tenus hors de la patrie française, ne fussent tentés de s’en
chercher une autre, et entraînés dans un « nationalisme exa-
cerbé ». Pourtant les intéressés persistaient à démentir une
telle intention. Dans un article, publié le 23 février 1936,
l’un des dirigeants de la Fédération des élus indigènes du
département de Constantine, Ferhat Abbas, réfuta l’accusa-
tion de nationalisme lancée contre les Jeunes Algériens en
niant l’existence d’une nation algérienne. « Si j’avais décou-
vert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n’en rou-
girais pas comme d’un crime. Les hommes morts pour
l’idéal patriotique sont journellement honorés et respectés.
Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant je ne
NATIONALISME ALGÉRIEN

mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie


n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’his-
toire, j’ai interrogé les vivants et les morts ; j’ai visité les
cimetières ; personne ne m’en a parlé [...] On ne bâtit pas
sur le vent. Nous avons écarté une fois pour toutes les nuées
et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui

1. Émile-Félix Gautier, L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930, Cahiers du Cen-


tenaire de l’Algérie, p. 31-34 et 38-39.

LA FORMATION DU
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de l’œuvre française dans ce pays [...]. Personne d’ailleurs


ne croit sérieusement à notre nationalisme. Ce que l’on veut
combattre derrière ce mot, c’est notre émancipation écono-
mique et politique. Sans l’émancipation des indigènes, il
n’y a pas d’Algérie française durable »1.
Cette prise de position suscita de vives réactions
qui prouvèrent indubitablement, pour la première fois,
l’existence d’un nationalisme musulman en Algérie. Au
contraire, de nombreux Français la retournèrent contre son
auteur quand celui-ci eut découvert et proclamé l’existence
de la nation algérienne dans son Manifeste du peuple algérien
du 10 février 1943. Depuis, elle n’a pas cessé d’être invo-
quée pour présenter le nationalisme algérien comme un phé-
nomène tardif et artificiel, œuvre d’une minorité non repré-
sentative de la masse.
Ainsi, la contradiction entre les discours officiels
français et algériens s’est maintenue jusqu’à nos jours ; mais
les nuances qui distinguent les interprétations de divers
auteurs français permettent de penser que cette contradic-
tion n’est pas insurmontable. À la lumière des recherches
poursuivies depuis 1962 par les historiens algériens et fran-
çais, il est possible d’apprécier la part de vérité de chacun.
72
Une résistance tenace et multiforme
L’Algérie était-elle une nation en 1830 ? Non, si
l’on s’en tient au modèle national français, qui combine
d’une façon complexe plusieurs éléments : une origine com-
mune (suivant l’étymologie latine du mot), un territoire
délimité, une langue et une culture propres, l’allégeance à
un même État et la volonté de continuer d’y vivre ensem-
ble.
Tout au contraire, l’Algérie de 1830 paraissait aux
yeux des Français une colonie, dominée et exploitée par une
infime minorité turque étrangère au pays2, dont ils préten-
daient libérer les populations autochtones. Pourtant, ces
populations ne manquaient pas de facteurs de cohésion, qui
leur firent opposer une résistance tenace et multiforme à
l’intrusion française.
LES

1. « En marge du nationalisme. La France, c’est moi ! » par Ferhat Abbas,


L’Entente franco-musulmane no 24, 27 février 1936. Reproduit par Claude Collot et
Jean-Robert Henry, Le mouvement national algérien, Textes 1912-1954, Paris, L’Har-
ORIGINES DE

mattan, et Alger, OPU, 1978, p. 65-67.


2. « C’était une colonie d’exploitation dirigée par une minorité de Turcs, avec le
concours de notables indigènes », selon Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie
contemporaine, t. 1, PUF 1964, p. 1.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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La société algérienne de 1830 peut être définie


comme un assemblage de groupes lignagers superposés,
depuis la famille patriarcale jusqu’à la tribu se réclamant
d’un même ancêtre mythique, et tendant à maintenir leur
autonomie en entretenant avec les groupes voisins des rela-
tions complexes d’alliance ou d’hostilité1. Cette structure
« segmentaire » caractérisait aussi bien les populations ara-
bophones et berbérophones, nomades et sédentaires, sans
excepter les villes (dont les quartiers étaient organisés sui-
vant les origines de leurs habitants).
Au-dessus de cette infrastructure fondamentale,
l’État turc (ou beylik) installé depuis 1516 à Alger par les
corsaires et les janissaires venus d’Orient apparaissait comme
un corps étranger imparfaitement greffé. La caste domi-
nante, composée de Turcs d’origine ou « de profession » se
réservait l’essentiel des profits du pouvoir, qu’ils fussent
tirés de la mer comme les prises de la course et les droits
de navigation et de commerce, ou de l’intérieur du pays.
Les kouloughlis (métis de Turcs et de femmes arabes ou ber-
bères) ne pouvaient gouverner que dans les trois beyliks
vassaux de l’intérieur (Constantine, Titteri, Oran), où ils
prélevaient les impôts avec l’aide de leurs alliés les chefs
des tribus maghzen pour en reverser la plus grande partie 73
au pouvoir central. Ce système établissait une hiérarchie
entre les Turcs, les kouloughlis et les tribus maghzen d’une
part, et d’autre part la masse des tribus raïa (troupeau)
assujetties à l’impôt. Il était refusé par des tribus dissidentes
(particulièrement nombreuses dans les montagnes berbéro-
phones) qui tendaient à se multiplier lors des révoltes, de
plus en plus fréquentes, contre les exactions fiscales.
Ainsi, l’État turc souffrait d’un déficit de légitimité
en tant que pouvoir étranger aux lignages autochtones, et
parce que sa hiérarchie privilégiée violait le principe d’éga-
lité entre les musulmans. Pourtant, il était reconnu comme
légitime dans la mesure où il restait fidèle à sa mission
initiale : le djihad, c’est-à-dire la guerre sainte pour défendre
NATIONALISME ALGÉRIEN

le territoire de l’Islam contre l’invasion des infidèles. C’est


ainsi que le débarquement de l’armée française à Sidi Fer-
ruch, en juin 1830, avait rallié toutes les tribus algériennes
au dey d’Alger.
En effet, la presque totalité des habitants de l’Algé-
rie et des pays voisins, à l’exception de la minorité juive et

1. Cf. Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger, Flammarion, 1969,


p. 31-40.

LA FORMATION DU
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des Européens chrétiens (résidents temporaires ou forcés) se


définissaient comme des membres solidaires de la commu-
nauté universelle des musulmans, la Oumma. Ce sentiment
d’appartenir à un ensemble plus vaste que l’Algérie était
concrétisé par de nombreux signes ; la prière en commun,
dite au nom du sultan ottoman, le pélerinage à La Mecque,
la lecture, l’apprentissage et l’étude du Coran, l’application
du droit coranique, l’adhésion volontaire à des confréries
pieuses recrutant dans tous les pays musulmans.
Ainsi les habitants de l’Algérie se définissaient éga-
lement par leur allégeance à la foi musulmane et par leur
appartenance à un lignage particulier. Le fait d’être ressor-
tissants d’une province autonome de l’Empire ottoman
appelée beylik d’Alger ne leur était pas inconnu, mais
n’avait pas grande importance à leurs yeux. La notion euro-
péenne de « patrie » au sens de territoire sacré des ancêtres
leur était encore étrangère : la généalogie et la foi d’un
homme comptaient plus que son lieu de naissance, et le
seul territoire valorisé était celui de l’Islam (le Dar el Islam).
Il n’existait donc pas encore de nation algérienne, de patrie
algérienne, au sens européen de ces mots.
Pourtant, la société algérienne dans sa très grande
74 majorité a résisté à la conquête française, spontanément,
obstinément, et par des moyens variables. Dès qu’ils pré-
tendirent s’établir en maîtres dans le pays, les Français
furent généralement considérés comme des dominateurs
illégitimes, à un double titre : en tant qu’étrangers aux
lignages autochtones (comme les Turcs), et en tant qu’étran-
gers à la foi musulmane (contrairement à ceux-ci).
Il n’en est pas moins vrai que les nouveaux maîtres
d’Alger avaient immédiatement trouvé des partisans parmi
les bourgeois maures et les juifs, les kouloughlis, les tribus
maghzen, les mercenaires Zouaoua de Kabylie1. Mais ces ral-
liements intéressés étaient motivés par le souci de prendre
une revanche sur les Turcs ou de conserver les privilèges
qu’ils avaient accordés à leurs serviteurs. À de très rares
exceptions près (surtout parmi les juifs) on ne saurait pré-
tendre sans anachronisme que ces alliés de la France étaient
français, ni même qu’ils souhaitaient le devenir. Quoi qu’il
en soit, leur attitude était généralement condamnée comme
une trahison, voire une apostasie2.
LES
ORIGINES DE

1. Cf. Xavier Yacono, Histoire de l’Algérie, de la fin de la Régence turque à l’insur-


rection de 1954, Versailles, L’Atlanthrope, 1993, p. 77.
2. Cf. la réponse de deux oulémas du Maroc à l’émir Abd-el-Kader : « Le statut
légal des musulmans qui combattent au côté des Français est celui de renégats

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 75

Malgré la rapide capitulation du dey d’Alger et


l’expulsion des Turcs, des résistances militaires s’étaient
organisées dans diverses régions, autour de deux pôles : à
l’Est, Ahmed bey de Constantine, kouloughli fidèle à l’em-
pire ottoman, et à l’Ouest, le jeune émir arabe Abd-
el-Kader, qui rassembla presque les deux tiers de l’Algérie.
Après les défaites et les redditions de ces deux grands chefs,
en 1847 et 1848, le flambeau de la résistance fut relevé à
une échelle plus limitée par des chefs de tribus, de confré-
ries, ou par des marabouts locaux. L’armée française fit cam-
pagne sans interruption jusqu’en 1857, date de la soumis-
sion de la Grande Kabylie. Deux grandes révoltes furent
ensuite réprimées, en 1864-1865 dans l’Ouest, et en 1871
dans l’Est, où la famille Mokrani et la branche kabyle de
la confrérie Rahmaniya soulevèrent près du tiers de l’Algé-
rie. Les révoltes devinrent ensuite plus rares, locales et mar-
ginales.
La répression des résistances et des révoltes toucha
presque tout le pays. Son bilan fut désastreux pour la popu-
lation indigène, moins par les pertes au combat et par les
massacres que par les méthodes de guerre totale visant à
détacher le peuple des combattants en le ruinant : saccage
et dévastation des villes, razzias des troupeaux, destructions 75
de vergers et de palmeraies, amendes et séquestres infligés
aux « rebelles ». Ces méthodes étaient justifiées selon les
responsables militaires et politiques français par les habitu-
des locales1, et surtout par la nécessité d’abréger la guerre
et de limiter les pertes humaines2. Tocqueville, en 1841,
rejetait l’opinion de certains officiers, que « pour réduire
les Arabes, il convient de conduire contre eux la guerre avec
la dernière violence et à la manière des Turcs, c’est-à-dire
en tuant tout ce qui se rencontre ». Il constatait « qu’en ce
moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus
barbare que les Arabes eux-mêmes ». Il n’en désapprouvait
pas moins ceux qui trouvaient mauvais « qu’on brûlât les
NATIONALISME ALGÉRIEN

qui doivent être mis à mort » (cité par Mohammed Harbi L’Algérie et son destin,
Arcantère, 1992, p. 104.
1. Voir les documents sur la répression des révoltes dans le Nord du Maroc en
1816 par le sultan Moulay Slimane, reproduits par Lucette Valensi, op. cit., p. 109.
2. En priorité les pertes françaises, qui dépassèrent les 100 000 morts de 1830 à
1857, dont la grande majorité à l’hôpital (voir le tableau dressé en 1853 par le
statisticien Boudin, dans Mahfoud Bennoune, The making of contemporary Algeria,
p. 42). La mémoire des Français d’Algérie fut surtout marquée par les actes de
cruauté commis par des « Arabes » sur les soldats et les civils tombés entre leurs
mains (voir le roman posthume d’Albert Camus, Le premier homme, Gallimard,
1999, p. 65-67 et 176-177).

LA FORMATION DU
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 76

moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des


hommes sans armes, des femmes et des enfants ». Il pensait
« que tous les moyens de désoler les tribus » devaient être
employés, en n’exceptant que « ceux que l’humanité et le
droit des nations réprouvent »1. Ces violences laissèrent des
traces durables dans les mémoires familiales. Citant les
écrits des conquérants, Ferhat Abbas évoqua plus tard « cin-
quante ans qui furent pour nous les « années terribles » où
nous fûmes traqués sans merci, comme des bêtes fauves.
L’Algérie militaire n’a résisté que vingt jours. L’Algérie pay-
sanne résistera un demi-siècle. Le paysan défendra âprement
[...] son existence, ses biens, sa liberté. Il ne cédera que
lorsqu’il sera littéralement terrassé, écrasé. Cette somme de
nos souffrances, la plupart de ceux qui se disent aujourd’hui
« Algériens » l’ignorent. Mais nous la connaissons. Nous
l’avons apprise, enfants, sur les genoux de nos grands-
mères »2.
En effet, la répétition des défaites rendit inévitable
la soumission, justifiée en droit musulman par le principe
de nécessité. Un nombre croissant de musulmans algériens
s’accommodèrent de la présence française, ou même accep-
tèrent de collaborer avec les nouveaux maîtres, afin de main-
76 tenir ou d’améliorer la situation de leur famille. Et pour-
tant, un esprit de résistance continua de se manifester à
travers plusieurs comportements.
Le plus ouvertement hostile consistait en actes de
malveillance commis par des fellahs dépossédés de leur terre
ou par des bandits envers des colons ou des gardes fores-
tiers : meurtres, incendies, vols de bétail ou de matériel. La
peur de ces actes jugés criminels par les Français d’Algérie
retarda longtemps leur recours systématique à la main-
d’œuvre indigène.
D’autres formes d’opposition étaient non-violentes.
La plus significative était la hijra, émigration en terre
d’Islam suivant l’exemple de l’hégire du Prophète quittant
La Mecque pour Médine. Cette réaction était fréquente au
temps de la conquête, durant laquelle de nombreuses villes
furent abandonnées par une partie de leurs habitants espé-
rant des jours meilleurs. Elle devint plus rare quand il fut
évident que l’occupation française serait durable ; mais elle
continua pourtant sporadiquement comme un indice certain
LES
ORIGINES DE

1. Tocqueville, De la colonie en Algérie, p. 76-78.


2. Ferhat Abbas, Le Jeune Algérien, Paris, 1931, p. 96-98. Réédition Garnier,
1981, p. 117. Voir aussi le recueil d’articles de Mostéfa Lacherat, L’Algérie : nation
et société, Maspéro, 1965.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 77

de la désaffection des populations musulmanes. L’exemple


le plus célèbre fut l’exode de Tlemcen en 1911, déclenché
par l’annonce du service militaire obligatoire s’ajoutant à
une longue série de frustrations matérielles et morales1.
Pourtant, la masse des musulmans algériens (et
même des émigrés) n’ayant pas les moyens de s’établir à
l’extérieur de l’Algérie, était réduite à une sorte d’exil inté-
rieur, combinant l’obéissance passive aux autorités françaises
(dans la mesure compatible avec les commandements reli-
gieux2) et la défense acharnée de leur identité musulmane
contre toute tentative d’assimilation. Refus de la conversion
au christianisme, et de la naturalisation impliquant l’aban-
don du statut personnel musulman. Refus de l’école fran-
çaise (religieuse ou laïque) ou acceptation forcée sous la
menace des sanctions administratives. Refus du service mili-
taire obligatoire, qui impliquait le risque d’être obligé de
combattre d’autres musulmans.
Cette résistance passive était entretenue par l’espoir
d’une délivrance miraculeuse au jour choisi par Dieu, par
l’action d’une sorte de messie (le Mahdi, ou « maître de
l’heure »). Des bardes populaires colportaient des prophéties
annonçant que les Français seraient chassés et Alger englou-
tie dans les flots... 77
Ces manifestations d’opposition sont attestées dans
toute l’Algérie jusqu’en 1914. Mais faut-il en déduire que
l’Algérie musulmane était restée unanime dans un refus iné-
branlable de la conquête, de la colonisation et de l’assimi-
lation à la France ; et que tôt ou tard le nationalisme algé-
rien devait naître nécessairement de ce refus ?
Ou bien peut-on croire que le front du refus com-
mençait à céder et à se disloquer, rendant enfin possible
une évolution vers une Algérie vraiment française ? En effet,
le refus scolaire n’avait pu empêcher l’essor tardif de l’ensei-
gnement primaire, puis secondaire et supérieur en français,
qui avait produit une mince élite francophone (ou plus rare-
ment bilingue) connue sous le nom de « Jeunes Algériens ».
Une forte proportion d’entre eux avait accepté la naturali-
NATIONALISME ALGÉRIEN

sation, et tous se disaient Français, ou Français musulmans.


Ils prétendaient guider l’évolution de leurs coreligionnaires

1. Cf. Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, réédition Julliard 1972,


p. 95-96 ; et les Mémoires de Messali Hadj, J.-C. Lattès 1982, p. 59-65.
2. Sur l’obligation de la hijra et sur les conditions de l’obéissance à un pouvoir
non-musulman (formulées à propos de l’Algérie par une fetwa du chérif de La
Mecque en 1843), voir Bernard Lewis, Le langage politique de l’Islam, Gallimard
1988, p. 160-163.

LA FORMATION DU
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vers le rapprochement, la collaboration et plus tard l’assi-


milation avec la nation française, à laquelle ils les croyaient
disposés1.
Il n’est pas facile de résoudre la contradiction entre
ces deux interprétations opposées, d’autant moins que la
sincérité des Jeunes Algériens avait été contestée. La solu-
tion se trouve dans la recherche de l’origine du nationalisme
algérien, qui leur a été à tort ou à raison attribuée.

Un nationalisme tardif
Le nationalisme algérien musulman s’est-il formé
avant la Grande Guerre, ou longtemps après ? Cette ques-
tion a d’abord été un enjeu de controverse politique entre
les Jeunes Algériens, qui niaient être partisans d’un natio-
nalisme musulman, et leurs accusateurs. Beaucoup plus
tard, après l’indépendance de l’Algérie, les historiens algé-
riens et français l’ont réexaminée, en rejetant les préjugés
colonialistes qui avaient fait du nationalisme un crime ina-
vouable, mais au risque d’être égarés par des préjugés inver-
ses.
Pour éclairer le débat, il convient de définir préala-
blement ce que l’on entend par le mot « nationalisme ».
78 Celui-ci n’implique pas seulement la défense et l’illustration
de l’identité culturelle d’une nationalité (qu’il vaudrait
mieux appeler, pour plus de clarté, « nationalitarisme »),
mais aussi et surtout un projet d’action politique visant à
créer ou à recréer un État national. En ce sens, les formes
traditionnelles de résistance passive et d’espérance messia-
nique des musulmans algériens peuvent être appelées
« nationalitaires », mais pas « nationalistes ».
Le nationalisme musulman s’est formé en Orient
dans le dernier quart du XIXe siècle (début du XIVe siècle
de l’hégire) en combinant aux vieux critères d’appartenance
religieux et lignagers les concepts européens de patrie ter-
ritoriale (traduit en arabe par « watan ») et de communauté
linguistique (qawmiya). Mais la division de la Communauté
musulmane (Oumma) entre plusieurs nationalismes distin-
gués par ces nouveaux critères fut retardée par le panisla-
misme, idéologie quasi-officielle de l’Empire ottoman sous
le pouvoir absolu du sultan Abd-ul-Hamid II (1878-1908).
LES

C’est donc à partir de la révolution « jeune turque » de


1908 que tendirent à s’opposer dans le même empire un
ORIGINES DE

1. Cf. Ismaël Hamet, Les musulmans français dans le Nord de l’Afrique, Paris 1906 ;
et Chérif Benhabylès, L’Algérie française vue par un indigène, Alger 1914.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 79

nationalisme turc et un nationalisme arabe, qui choisirent


des camps opposés pendant la Grande Guerre et qui furent
séparés par son issue. Les anciennes provinces arabes de
l’empire ottoman furent alors partagées entre plusieurs
États, dont les habitants s’efforcèrent de combiner sans les
opposer plusieurs allégeances superposées à leur patrie par-
ticulière (watan), à la nation arabe (al qawmiya al ‘arabiya),
et à l’Islam.1
L’expérience de la révolution jeune turque fut suivie
avec un intérêt passionné par les élites modernes des pays
musulmans soumis à une domination européenne : Jeunes
Égyptiens, Jeunes Tunisiens, et Jeunes Algériens. C’est ce
qui explique les craintes d’André Servier et d’autres auteurs
prophétisant la contagion menaçante du nationalisme musul-
man. Et pourtant, contrairement à leurs voisins dotés d’une
nationalité incontestée, les Jeunes Algériens d’expression
française se proclamaient français, et préconisaient une poli-
tique d’assimilation ou d’association, en parlant d’« union »
ou de « collaboration franco-musulmane ». Contrairement
aux accusations de leurs détracteurs, l’idée d’un État algérien
musulman indépendant pouvait difficilement germer dans
leur esprit, pour les raisons qu’expliqua l’un d’eux : « Les
« rêves les plus insensés » ne trouvent un terrain favorable à 79
leur développement que dans l’imagination moyenâgeuse du
taleb demi-lettré qui, fanatisé par l’atmosphère spéciale des
zaouias, s’enflamme aux récits légendaires qu’on y débite,
aux poèmes guerriers que colportent les rhapsodes de carre-
fours ; ils ne peuvent nullement hanter l’esprit positif d’un
jeune homme auquel un professeur d’histoire et de géogra-
phie a montré, avec documents à l’appui, la puissance poli-
tique et militaire de la France »2.
Au début du XXe siècle, le seul nationalisme local
attesté en Algérie se réclamait du « peuple algérien » né de
la fusion des diverses « races » européennes, et revendiquait
« l’Algérie libre » contre la tutelle jugée abusive de la
métropole. Mais ce mouvement avait été désarmé par
l’octroi de l’autonomie budgétaire en 1900. Simultanément,
NATIONALISME ALGÉRIEN

les élites musulmanes commençaient à utiliser pour leur


propre compte les mots « Algérie » et « Algériens » (en
français et en arabe). On peut y voir, comme l’historien
Gilbert Meynier, l’indice d’une conscience nationale en for-

1. Superposition imparfaite, puisqu’il existait en Orient des minorités arabes ou


arabisées non-musulmanes, et au Maghreb des minorités musulmanes non arabi-
sées (les Berbères).
2. Chérif Benhabylès, L’Algérie française, p. 110-111.

LA FORMATION DU
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 80

mation. Celui-ci a trouvé trace dans les archives de drapeaux


utilisés avant 1914 par des musulmans algériens : un
emblème purement musulman lors d’une grève en 1910
(croissant blanc sur fond vert) ; et deux projets de drapeau
franco-musulman pour les régiments indigènes joints à des
pétitions en 1912 et 1914 (hampe surmontée du croissant
de l’Islam ; partie supérieure rouge ou verte frappée du
croissant et de l’étoile blanche comme le drapeau ottoman,
partie inférieure tricolore)1. Mais était-ce la preuve d’un
nationalisme musulman algérien, ou le symbole d’une asso-
ciation franco-musulmane ? Quoi qu’il en soit, malgré la
sympathie des Jeunes Algériens pour les Tripolitains et les
Turcs attaqués par l’Italie en 1911-1912, le Jeune Tunisien
d’origine turque Ali Bach Hamba (expulsé de Tunisie par
les autorités françaises) ne réussit pas à rassembler les deux
mouvements dans un seul nationalisme maghrébin. De
même à Paris, les quelques étudiants algériens se tinrent
volontairement à l’écart du Congrès arabe de 1913, en
arguant de leur nationalité française.
La Grande Guerre ne confirma pas davantage l’exis-
tence d’un véritable nationalisme musulman algérien. La
80 « formidable insurrection » attendue par de nombreux
observateurs dès les premiers coups de feu en Europe
n’éclata pas ; au contraire, les notables traditionnels et les
Jeunes Algériens multiplièrent les démonstrations d’un
loyalisme inattendu par les autorités. Celles-ci étaient pour-
tant conscientes de l’impopularité du recrutement forcé
des indigènes pour l’armée, les chantiers militaires et les
industries de guerre ; c’est pourquoi elles y recoururent pro-
gressivement, après avoir épuisé les possibilités des enga-
gements dits volontaires (avec primes, et faculté de rem-
placement payant). La « chasse aux hommes » provoqua de
nombreuses résistances individuelles ou collectives : insou-
missions, désertions, manifestations de protestation, soulè-
vement éphémère en 1914 dans les monts des Beni Chou-
grane (Oranie) et insurrection plus durable dans ceux du
Belezma et de l’Aurès en 1916-1917. La propagande ger-
mano-turque exploita très habilement le mécontentement,
LES

la solidarité islamique et le messianisme populaire pour dif-


fuser des chansons défaitistes comme celle de « Hadj
ORIGINES DE

1. Reproduit et commenté par Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, Genève, Droz,


1981, p. 254-257.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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Guiyoum », exaltant la force invincible de l’Allemagne et


son amitié pour les musulmans1.
Mais en fin de compte, l’Algérie ne s’insurgea pas,
et la France put en tirer tout ce qu’elle voulait pour son
effort de guerre, notamment 173 000 soldats indigènes
(dont 87 500 engagés) et 119 000 travailleurs. Les soldats
musulmans, après plusieurs paniques durement réprimées
en 1914, furent habilement repris en main par des officiers
paternalistes, et se battirent fort bien pour la France. Très
peu d’entre eux désertèrent ou se laissèrent retourner dans
les camps de prisonniers par des émigrés en majorité tuni-
siens qui collaboraient avec les Allemands et les Turcs2.
Ces émigrés, organisés à Berlin en un Comité pour
l’indépendance de l’Algérie et de la Tunisie, multiplièrent
les brochures de propagande, éditèrent la Revue du Maghreb
à Lausanne, et exposèrent leurs revendications à la « Confé-
rence des nationalités opprimées et mutilées » qui s’y réunit
en juin 1916 ; puis ils les adressèrent en vain au président
Wilson et à la Conférence de la paix3. Ces nationalistes
maghrébins qui affirmaient l’unité historique du peuple
algéro-tunisien, furent les premiers à revendiquer son indé-
pendance ; ils comptaient dans leurs rangs quelques Algé-
riens d’origine, mais leur représentativité n’a jamais été 81
prouvée.
Cependant, des revendications analogues furent éga-
lement adressées au président Wilson par le plus illustre
leader des Jeunes Algériens, le capitaine Khaled, petit-fils
de l’émir Abd-el-Kader. Celui-ci, né à Damas en 1875,
avait reçu une instruction française au collège lazariste de
Bab-Touma, puis à Paris au lycée Louis-Le-Grand et à
l’école militaire de Saint-Cyr, tout en gardant l’orgueil de
son origine et la conscience d’être arabe et musulman. Sa
carrière militaire fut bloquée au grade de capitaine à titre
indigène par son refus de se faire naturaliser, et par la
méfiance de certains de ses supérieurs qui voyaient en lui
un ambitieux ingrat envers la France. Après avoir quitté
NATIONALISME ALGÉRIEN

l’armée pour faire de la politique en 1913, il avait repris


du service en 1914, donné l’exemple du loyalisme et

1. Cf. Meynier, op. cit., p. 569-641, et André Nouschi, Naissance du nationalisme


algérien, p. 24-28.
2. Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t. 2 p. 1140-1189 ;
et Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2 p. 255-269.
3. Mémoire adressé le 18 janvier 1919 au congrès de la paix par le « Comité
algéro-tunisien » (7 signataires dont 4 Tunisiens et 3 Algériens), reproduit par
Collot et Henry, op. cit., p. 25-30.

LA FORMATION DU
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remonté le moral des troupes indigènes. Démobilisé en


1918, il avait repris la tête du mouvement jeune algérien
et désavoué ses dirigeants les plus assimilationnistes, en prô-
nant une politique d’association garantie par une représen-
tation musulmane au Parlement français. Combattu par
l’administration, et découragé de ne rien obtenir, il se retira
en Orient1.
Accusé par ses adversaires indigènes et français
d’avoir envoyé au président Wilson un message anti-français
et nationaliste, Khaled s’en était défendu. L’existence et la
signification de ce texte inconnu ont longtemps divisé les
historiens quant à la réalité du nationalisme attribué à son
auteur. Sa découverte dans les archives de Washington par
Claude Paillat et sa publication par Charles-Robert Ageron
ne laissent plus aucun doute : le capitaine Khaled avait bien
remis à l’ambassade américaine, le 23 mai 1919, un violent
réquisitoire contre la politique suivie par la France en Algé-
rie depuis 1830, justifiant une demande d’intervention pour
accorder au peuple algérien le droit à son autodétermination
sous la protection de la S.D.N.2. Même si Khaled n’avait
pas revendiqué explicitement l’indépendance de l’Algérie,
82 le ton de son message était indubitablement nationaliste,
et empêche de croire à la sincérité de ses déclarations de
loyalisme postérieures.
Ce cas de dissimulation démontrée invite à remettre
en question la sincérité des Jeunes Algériens, mais il ne
saurait être généralisé sans risque. En effet, l’« émir » Kha-
led n’était pas un exemple représentatif de toute l’élite algé-
rienne francophone, ni par son illustre origine, ni par sa
naissance et sa première éducation en Orient. Il ne trouva
que quatre amis pour l’accompagner (sans oser signer) et
fut désavoué par la plupart des leaders du mouvement
revendicatif. En l’état actuel des connaissances, on peut
admettre qu’il existait quelques nationalistes, mais pas
encore un mouvement nationaliste organisé en Algérie à
l’issue de la Grande Guerre.
Faut-il davantage parler d’une nation algérienne
révélée à elle-même par cette guerre ? Il semble plutôt que
LES

1. Cf. Ahmed Koulakssis et Gilbert Meynier, L’émir Khaled, premier zaïm ?, L’Har-
mattan, 1987.
ORIGINES DE

2. « La pétition de l’émir Khaled au président Wilson », texte publié et présenté


par Charles-Robert Ageron dans la Revue d’histoire maghrébine no 19-20, juillet
1980 ; puis dans notre recueil de documents L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974,
Gap, Ophrys, 1994, p. 25-35.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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les Algériens musulmans en aient tiré des leçons confuses


et contradictoires.
D’un côté, la guerre avait porté à son paroxysme le
ressentiment contre la domination coloniale, à cause de la
contrainte sans précédent des recrutements forcés pour aller
combattre sur un sol étranger un ennemi également étran-
ger, au prix de 25 000 morts musulmans (plus que les
22 000 morts français d’Algérie). Le sentiment de solidarité
religieuse avec les Turcs n’avait guère été affaibli par leur
engagement dans l’autre camp, malgré la révolte arabe de
1916 soutenue par un petit contingent franco-algérien en
Arabie. Au contraire, la « turcophilie » avait été renforcée
par la défaite et le démembrement de l’empire ottoman,
puis par la résistance victorieuse de Mustapha Kemal1. De
plus, le déracinement forcé des soldats et des travailleurs
algériens les avait rapprochés dans la même nostalgie du
pays natal, quelles que fussent leurs origines régionales.
D’un autre côté, plus du tiers de la population mas-
culine algérienne avait eu la révélation directe de la France,
de sa puissance et de sa richesse. Ces hommes avaient été
éblouis par les avantages de la civilisation moderne, et sou-
haitaient désormais les acquérir par le travail et par l’ins-
truction : ce qui explique la fin du refus scolaire en Algérie, 83
et la persistance d’une forte émigration spontanée vers la
France contre la volonté des autorités coloniales après
guerre. Nombre de soldats avaient été séduits par la bien-
veillance des Français de France (qu’ils opposaient au
racisme des Français d’Algérie), et par l’autorité ferme et
juste de leurs officiers français ; les anciens combattants
revenaient valorisés à leurs propres yeux par le souvenir des
souffrances supportées et par la reconnaissance de leur valeur
militaire. Tous ces facteurs étaient susceptibles de renforcer
le loyalisme envers la France et le désir de se rapprocher
des Français.
Cependant, d’autres expériences avaient été moins
positives, telles que celle des travailleurs en butte à des
réactions racistes parce qu’ils avaient pris la place des
NATIONALISME ALGÉRIEN

ouvriers français mobilisés, et les soldats eux-mêmes pou-


vaient douter d’avoir combattu pour leur véritable patrie.
Les uns et les autres avaient rapporté de France une exigence
nouvelle d’égalité et de dignité qui les disposait plus à la
révolte qu’à la résignation.
Ainsi, les expériences des Algériens avaient été

1. Cf. les Mémoires de Messali Hadj, p. 99-115.

LA FORMATION DU
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ambivalentes et n’avaient pas encore abouti à des conclu-


sions claires. On peut croire sur ce point le témoignage du
premier nationaliste algérien avoué, Messali Hadj. Mobilisé
en 1918, démobilisé à Bordeaux en 1920, il atteste dans
ses Mémoires que ses camarades et lui-même n’avaient pas
encore une conscience nationale algérienne clairement dis-
tincte de leurs sentiments musulmans : « Nous ne nous ren-
dions pas compte que nous étions animés de sentiments
nationalistes. Dans nos conversations en France, on
n’employait jamais le mot « nationalisme ». On disait seu-
lement [...] : « L’amour de la Patrie, ou du pays, est un acte
de Foi ». » (« Hobb el Ouatane mine el Imâne »)1.
Au lendemain de la guerre, l’éventail des avenirs
possibles pour l’Algérie pouvait donc sembler plus ouvert
que jamais. Il fallut encore plusieurs années de maturation
pour que se forme le premier mouvement nationaliste algé-
rien. Celui-ci naquit en France, de la rencontre entre les
travailleurs algériens et le parti communiste, qui s’efforçait
de répandre parmi les originaires des colonies sa propagande
anti-impérialiste depuis 1921, à travers une association
appelée « Union intercoloniale ». Après avoir organisé plu-
sieurs congrès d’ouvriers nord-africains pour soutenir la
84 République du Rif contre les impérialistes espagnols et
français en 1924 et 1925, le parti créa en mars 1926 une
nouvelle association géographiquement délimitée, l’Étoile
Nord-africaine, organisation de masse contrôlée par une
fraction communiste qui « grouperait les Nord-Africains sur
le terrain de la lutte nationale (lutte pour l’indépendance
du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie) »2. Ce but ne fut
pas inscrit dans les premiers statuts, à la demande des com-
munistes algériens qui craignaient d’effrayer leurs compa-
triotes. Mais il fut publiquement revendiqué dès février
1927 au Congrès anti-impérialiste de Bruxelles par Messali
Hadj. Celui-ci, qui avait fait tous les métiers depuis son
retour en France en 1923, avait été recruté comme perma-
nent du parti communiste, mais il fut rapidement privé de
son poste parce que trop nationaliste et musulman. Il enga-
gea une lutte d’influence contre la fraction communiste de
l’Étoile, dont il sortit vainqueur. Interdite par le gouver-
nement en novembre 1929, l’Étoile Nord-Africaine se
LES

1. Ibid., p. 91 et 108.
ORIGINES DE

2. Postface de Charles-Robert Ageron aux Mémoires de Messali Hadj, p. 273-297,


et sa communication sur « La naissance de l’Étoile nord-africaine » au colloque
L’Étoile nord-africaine et le mouvement national algérien, Paris, Centre culturel algérien
1988, p. 73-85.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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reconstitua peu à peu autour du journal El Ouma (La Nation)


fondé par Messali en octobre 1930 ; elle interdit la double
appartenance, et se dota en mai 1933 d’un nouveau pro-
gramme ouvertement « islamo-nationaliste ». Plusieurs fois
visée par des poursuites judiciaires, elle ne put s’implanter
solidement en Algérie avant 1936 ; mais de petits groupes
de diffuseurs d’El Ouma lui préparèrent le terrain.
Entre temps s’était formé un autre mouvement,
d’abord plus nationalitaire que nationaliste : l’Association
des Oulémas musulmans algériens, fondée en 1931. Consti-
tuée par des savants (‘oulama) dans les disciplines religieu-
ses, ayant poursuivi leurs études dans les universités arabo-
islamiques de Tunis, de Fez, du Caire, de Damas ou de
Médine, cette association visait à épurer la religion musul-
mane de toutes ses déviations (telles que les superstitions
du maraboutisme) et à défendre la personnalité algérienne
contre l’assimilation, suivant le slogan : « L’islam est ma
religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie ».
Ses moyens d’action étaient variés : prêches dans les mos-
quées, écoles primaires et secondaires privées de langue
arabe, cercles culturels, journaux en arabe ou en français,
histoires de l’Algérie. Bien qu’officiellement apolitique,
l’Association s’engagea de plus en plus ouvertement dans 85
le mouvement revendicatif à partir de 1933. Elle fut à l’ori-
gine du Congrès musulman algérien de juin 1936.
C’est en 1936 que la question nationale fut pour la
première fois publiquement et clairement posée en Algérie :
d’abord en avril, quand le cheikh Ben Badis, président de
l’Association des Oulémas, répondit par une « déclaration
nette »1 affirmant l’existence de la nation algérienne arabe
et musulmane aux dénégations des élus partisans d’une assi-
milation à la France (le docteur Bendjelloul et Ferhat
Abbas). Puis le 2 août, quand Messali Hadj vint à Alger
contredire la Charte revendicative du Congrès musulman
sur le point du rattachement à la France, et fit acclamer le
droit de l’Algérie à l’indépendance2. À partir de ce moment,
NATIONALISME ALGÉRIEN

l’idée nationale fut diffusée très rapidement par les propa-


gandes de l’Étoile (relayée en 1937 par le Parti du peuple
algérien après sa deuxième dissolution) et des Oulémas ; à
tel point qu’en février 1943 Ferhat Abbas et la majorité

1. Texte paru dans Ach-Chihab, avril 1936 ; reproduit par Collot et Henry, op.
cit., p. 67-69.
2. Discours de Messali Hadj reproduit par Collot et Henry, op. cit., p. 82-85,
d’après El Ouma, sept-oct. 1936.

LA FORMATION DU
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 86

des élus musulmans s’y rallièrent ouvertement en publiant


le Manifeste du peuple algérien.
Le caractère tardif de la formation du nationalisme
algérien est frappant si on le compare aux nationalismes des
pays voisins (Tunisie et Maroc), dont la nationalité propre
n’avait jamais été abolie par les traités de protectorat. Le
retard de l’Algérie n’est pas une pure et simple illusion due
à « la peur d’une répression impitoyable fermant toutes les
bouches », suivant l’expression du capitaine Khaled ; il
s’explique plutôt par une réelle difficulté des Jeunes Algé-
riens, influencés par l’enseignement français, à concevoir les
idées de nation algérienne et d’État algérien, contraires au
dogme officiel de l’Algérie française1.
Mais il serait tout aussi faux de voir dans l’idée
nationale algérienne une idéologie artificielle importée par
des agents conscients ou inconscients de puissances étran-
gères à des fins subversives. La rapide implantation du
nationalisme algérien à partir de 1936 ne peut s’expliquer
sans l’existence de prédispositions favorables dans la men-
talité traditionnelle de la société algérienne où il s’enracina
profondément.

86
LE NATIONALISME ALGÉRIEN
ET LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE

Le nationalisme algérien s’est vu reprocher de ne


représenter qu’une minorité de la société algérienne, au lieu
de la nation dont il se réclamait. Certes, ce mouvement a
été créé par des minorités convaincues et agissantes, qui
prétendaient sans preuve exprimer la volonté générale. Mais
n’est-ce pas le cas de tous les mouvements nationaux
contemporains ? Ils se forment normalement dans les cou-
ches sociales les plus instruites et les plus ouvertes sur le
monde extérieur, tout en se réclamant des masses populaires
gardiennes de l’authentique identité nationale2.
Ce paradoxe habituel peut expliquer les accusations
des « arabophobes » imputant aux intellectuels de culture
française qu’étaient les Jeunes Algériens la paternité d’un
nationalisme musulman, à l’instar des Jeunes Égyptiens et
Jeunes Tunisiens. Et pourtant, s’il faut croire le fondateur
LES
ORIGINES DE

1. Ferhat Abbas a toujours nié avoir dissimulé ses sentiments et ses intentions,
il l’a répété dans sa préface à la réédition du Jeune Algérien (Garnier, 1981,
p. 26-28).
2. Cf. Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1989, p. 89.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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incontesté du mouvement national algérien, celui-ci aurait


fait exception par un caractère spécifique : son origine popu-
laire, due à la « trahison » des élites aliénées et embour-
geoisées.
Dans ses Mémoires, Messali Hadj a décrit la situa-
tion précaire de l’Étoile Nord Africaine en 1930 : « Nous
manquions de cadres, d’argent et d’adhérents [...]. Aucun
étudiant algérien n’était venu nous offrir sa plume et son
savoir. Ni les étudiants, ni les bourgeois, ni les commer-
çants n’avaient osé frapper à notre porte. En France, ces
messieurs étaient indifférents à notre association, à nos acti-
vités. En Algérie, ils évoluaient vers les réformistes, pour
ne pas dire les béni-oui-oui. Au Maroc et en Tunisie, ce
sont les étudiants, la bourgeoisie et les intellectuels qui ont
pris en main la destinée de leur peuple. Tout en luttant
pour des revendications précises, ils ne se cachaient pas de
réclamer l’indépendance de leur pays. En Algérie, ce grand
honneur de défendre la patrie échut aux ouvriers, aux pay-
sans et aux petites classes de notre société »1.
En effet, la singularité de ce nationalisme populaire
et populiste était flagrante lors de sa fondation. Mais elle
s’atténua progressivement lorsque son recrutement s’élargit
à d’autres couches sociales plus favorisées, qui en revendi- 87
quèrent la direction.

Les forces sociales et le mouvement national


Le thème de la trahison de l’élite francisée est aussi
ancien que le mouvement national, voire plus ancien. Dès
les débuts du mouvement jeune algérien, des journaux
musulmans en arabe (ou même en français, comme El Hacq
d’Oran) dénonçaient la non-représentativité de ses leaders
naturalisés, maître Bouderba et le docteur Benthami, et sus-
pectaient leur désintéressement. Par la suite, les rivalités
personnelles entre les élus entretinrent des sentiments hos-
tiles aux politiciens qui se servaient du peuple en préten-
dant le servir. Les dirigeants de l’Association des Étudiants
NATIONALISME ALGÉRIEN

musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN) fondée à Alger


en 1919 (et notamment Ferhat Abbas qui la présida de
1927 à 1931) s’efforcèrent d’accréditer dans l’opinion algé-
rienne l’image positive de l’intellectuel fils du peuple et au
service de son peuple. Et pourtant, dès le début des années
1930, les mouvements nationalistes s’affirmèrent en prenant

1. Les Mémoires de Messali Hadj, p. 167.

LA FORMATION DU
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pour cibles les diplômés des universités françaises qu’ils


jugeaient aliénés par leur culture étrangère et embourgeoi-
sés par leur réussite professionnelle. Ce fut le cas d’El Ouma
à Paris et à Alger celui de La Voix du Peuple, proche de
l’Association des Oulémas, qui dès 1933 dénonça véhémen-
tement la trahison des élus indigènes ainsi que « l’Élite
dans l’erreur », « l’isolement de l’Élite et sa sujétion aux
doctrines d’importation »1.
Il est vrai que les autorités françaises avaient com-
pris, depuis la malencontreuse expulsion des Turcs d’Alger
en 1830, la nécessité de s’appuyer sur les classes dirigeants
pour gouverner les masses indigènes. Après avoir tenté de
domestiquer les élites traditionnelles militaires et religieu-
ses, elles créèrent de nouvelles élites2 adaptées par une for-
mation spéciale à leur rôle d’intermédiaires : sous-officiers
et officiers des troupes indigènes, personnels du culte
musulman et de la justice musulmane formés dans les trois
médersas officielles d’Alger, Oran et Constantine depuis
1850, instituteurs indigènes issus de l’École normale
d’Alger (1865) puis de la Bouzaréa depuis 1887, auxiliaires
médicaux instruits à l’École supérieure puis Faculté de
Médecine d’Alger depuis 1906. Dans un deuxième temps,
88 les enfants de ces cadres intermédiaires bénéficièrent de la
même formation que ceux des classes dirigeantes françaises
dans l’enseignement secondaire et supérieur, qui les prépa-
rait aux mêmes fonctions (sous réserve de naturalisation
pour les fonctions publiques d’autorité jusqu’en 1944).
Simultanément, la France avait tenté de modifier
l’état d’esprit des masses musulmanes, à la fois en laissant
dépérir l’enseignement islamique traditionnel entretenu par
les revenus des biens habous (réunis au domaine public) et
en créant des écoles « arabes-françaises » bilingues, puis des
« écoles indigènes » adaptées à leur public, mais fortement
inspirées de l’enseignement primaire français. Toutefois, cet
enseignement destiné aux classes populaires ne toucha qu’un
petit nombre, vivant principalement dans les villes ou dans
les régions rurales à l’habitat groupé (villages de colonisa-
tion, Grande Kabylie)3.

1. La Voix du Peuple, 6-4-1934 et 10-2-1935, citée dans notre thèse, Les étudiants
LES

algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du CNRS, 1984, et


Alger, Casbah Éditions, 1997, p. 293.
ORIGINES DE

2. Cf. G. Pervillé, thèse citée, et « La notion ‘élite »..., article cité.


3. Grâce au « mythe berbère », la Grande Kabylie bénéficia de nombreuses
implantations d’écoles congréganistes ou publiques, ce qui ne l’empêcha pas de
devenir un des plus solides bastions du nationalisme musulman algérien.

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En conséquence, l’enseignement français, même élé-


mentaire, ne profita qu’à une étroite minorité : 5 % des
enfants d’âge scolaire y étaient scolarisés en 1914, 10 % en
1950, 15 % en 1955, malgré le plan de scolarisation accé-
lérée adopté par le CFLN en 1944. D’après le recensement
de 1954, 13,7 % des musulmans de plus de 10 ans savaient
lire et écrire. Parmi ceux-ci, 55 % étaient lettrés en français,
25 % en arabe, et 20 % bilingues. Les élites de niveau supé-
rieur étaient particulièrement restreintes : 80 bacheliers
dans l’Académie d’Alger jusqu’en 1915, un millier d’étu-
diants en Algérie et en France en 1954, et quelques cen-
taines de diplômés des Facultés (très peu des grandes éco-
les).
Il existait donc une mince élite francisée par sa
culture, et dotée de situations enviables. Mais celle-ci n’était
pas nécessairement issue des « grandes familles » dites
« féodales » ou « bourgeoises », ralliées aux conquérants
pour sauvegarder leurs privilèges. En réalité, les autorités
françaises avaient favorisé une relative mobilité sociale, en
rabaissant les chefs trop puissants au loyalisme incertain et
en promouvant à leur place des hommes nouveaux d’origine
plus modeste1. Une forte proportion des étudiants étaient
des enfants de fonctionnaires indigènes, ce qui justifiait 89
dans une certaine mesure leur prétention d’être des « fils
du peuple ». Ils n’étaient pas pour autant disposés à rester
au service de l’administration, puisque la plupart des diplô-
més recherchaient leur indépendance dans les professions
libérales (avocats, avoués, médecins, pharmaciens ou dentis-
tes) et que certains en profitaient pour tenter une carrière
politique. Classe dirigeante virtuelle par leur niveau supé-
rieur de formation, mais exclus du véritable pouvoir poli-
tique et administratif par le régime colonial, les diplômés
faisaient partie des classes moyennes2.
Faut-il croire que l’ensemble de cette élite francisée,
aliénée par l’enseignement de ses maîtres français, avait
renié les traditions, et notamment la religion de son peu-
ple ? Il est vrai que les « naturalisés » se recrutaient surtout
NATIONALISME ALGÉRIEN

parmi les diplômés des écoles françaises. Selon Ismaël


Hamet en 1906, et Chérif Benhabylès en 1914, la plupart
d’entre eux acceptaient le principe de la naturalisation,

1. Sur la mobilité sociale en Algérie, voir Augustin Berque, Écrits sur l’Algérie,
p. 65-66.
2. Cf. Ageron, « Les classes moyennes dans l’Algérie coloniale : origines, forma-
tion et évaluation quantitative », dans Les classes moyennes au Maghreb, Cahiers du
CRESM, Éditions du CNRS, 1980, p. 52-75.

LA FORMATION DU
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même s’ils s’en abstenaient pour ne pas être bannis de leur


milieu d’origine. Il a existé un vrai courant assimilation-
niste1, dont les représentants les plus extrêmes allaient
jusqu’à renier l’identité arabo-islamique de l’Algérie au nom
d’une laïcité rigoureuse, ou d’un retour au christianisme
romano-berbère.
Mais cette tendance n’a vraisemblablement jamais
été majoritaire. Dès avant 1914, de nombreux intellectuels
jeunes algériens se prononçaient pour une association franco-
musulmane et prétendaient concilier leur fidélité à l’islam
et leur adhésion à la nationalité française. De même après
la Grande Guerre, « soyons en même temps français et
musulmans et prouvons à certains esprits chagrins que ce
n’est pas une utopie »2 fut le mot d’ordre de l’Association
des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN)
d’Alger, et de son président Ferhat Abbas (présenté à tort
comme un assimilationniste). Convaincus de la non-contra-
diction entre les principes de l’islam bien compris et ceux
de la République française, ils préféraient la « citoyenneté
dans le statut » à la naturalisation individuelle. C’est en
désespoir de cause, pour inciter les dirigeants français à ins-
tituer le « droit commun pour tous », que Ferhat Abbas
leur proposa en 1935 et en 1938 de généraliser la citoyen-
90
neté française par un « nouveau décret Crémieux » abolis-
sant le statut personnel musulman ou berbère.
Il est vrai que les étudiants et diplômés algériens de
formation française, malgré leur souci de rester fidèles à
leur peuple et à sa religion, sont restés longtemps réticents
à l’idée d’une nation algérienne indépendante de la France.
Pourtant, certains s’en rapprochèrent après 1930, sous
l’influence des étudiants tunisiens et marocains de l’Asso-
ciation des étudiants musulmans nord-africains en France
(AEMNAF), qui organisèrent des congrès communs avec
l’AEMAN d’Alger entre 1931 et 1935, de l’Étoile nord-
africaine, ou de l’Association des Oulémas. À partir de
1936, l’Étoile puis le PPA recrutèrent de plus en plus en
Algérie parmi les élèves, les étudiants et les diplômés de
l’enseignement français, qui accédèrent à sa direction
(comme le docteur Lamine Debaghine et Benyoucef Ben
Khedda). Ferhat Abbas lui-même (qui avait rencontré Mes-
sali et s’était abonné à El Ouma dès 1930) s’entendit avec
LES

les chefs du PPA clandestin avant d’adopter leur programme


ORIGINES DE

1. Sur ce courant voir notre thèse citée, p. 205-223.


2. Et Telmidh (l’élève), 2 décembre 1931. Cf. Le Jeune algérien de Ferhat Abbas,
et le passage de notre thèse sur l’idéologie franco-musulmane, op. cit., p. 223-234.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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en rédigeant le Manifeste du peuple algérien en février


1943. Il rassembla dans les Amis du Manifeste et de la
liberté (AML, soutenus par les Oulémas et par le PPA) la
plupart des anciens élus musulmans et les étudiants de
l’AEMAN. Mais les jeunes étudiants et lycéens furent de
plus en plus attirés par le nationalisme intransigeant du
PPA : en mai 1945, Hocine Aït Ahmed et plusieurs de ses
camarades quittèrent le lycée de Ben Aknoun pour partici-
per en Kabylie à l’insurrection générale projetée1.
Après la répression de 1945, les étudiants et diplô-
més de l’enseignement français se retrouvèrent en grand
nombre dans toutes les organisations du mouvement natio-
nal : non seulement dans l’Union démocratique du Mani-
feste algérien (UDMA), reconstitué en avril 1946 par Ferhat
Abbas pour défendre son programme autonomiste de Répu-
blique algérienne fédérée à la République française ; mais
aussi dans le PPA clandestin et dans sa façade légale auto-
risée en octobre 1946, le Mouvement pour le Triomphe des
libertés démocratiques (MTLD), et même dans son « Orga-
nisation spéciale » (OS) paramilitaire, créée en 1947 pour
préparer l’action armée.
Il n’était donc plus permis d’affirmer que les étu-
diants et diplômés de culture française étaient globalement
91
réfractaires au patriotisme algérien. Et pourtant, l’anti-intel-
lectualisme continua de servir d’arme absolue dans les polé-
miques partisanes. Un premier clivage opposa le PPA-
MTLD à l’UDMA. Le parti indépendantiste, prétendant être
le seul parti vraiment national, se glorifiait de représenter
la masse du peuple algérien, et accusait ses rivaux « réfor-
mistes » d’être des « bourgeois » poussés par leurs intérêts
de classe privilégiée à pactiser avec l’impérialisme français.
Les amis de Ferhat Abbas ripostaient en se présentant
comme des « fils du peuple » tirés de la misère par leur
travail, et soucieux de défendre les véritables intérêts de
leurs compatriotes contre l’aventurisme de démagogues
irresponsables.
Puis d’autres clivages apparurent à l’intérieur du
NATIONALISME ALGÉRIEN

PPA-MTLD. En 1949, Messali fit condamner les « berbé-


ristes », groupe de militants kabyles ardents nationalistes,
mais qui proposaient une définition pluraliste de la nation
algérienne dépassant l’identité arabo-islamique et intégrant
les apports de la pensée révolutionnaire française2. Leur

1. Cf. Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant, Sylvie Messinger 1983,
p. 33-54.
2. Sur l’idéologie berbériste, voir la brochure L’Algérie libre vivra signée « Idir el

LA FORMATION DU
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exclusion affaiblit l’aile radicale du parti dirigée par le doc-


teur Lamine Debaghine. En 1954, Messali appela les mili-
tants de base à la révolte contre la majorité du Comité
central présidé par le secrétaire général Benyoucef Ben
Khedda, qui avait appelé tous les partis algériens à se réunir
en un congrès national pour définir un programme commun
d’action politique. Messali et ses partisans accusaient les
« centralistes » d’avoir accaparé les postes de direction en
écartant de vieux militants dévoués sous prétexte d’incom-
pétence, pour aligner le seul parti national et révolution-
naire sur les positions réformistes de l’UDMA, des Oulémas
et du PCA. Ils les disqualifiaient en rappelant que « ni
compétence, ni valeur intellectuelle, ni rang social [...], ni
éloquence, ni parchemin quelconque, ne peuvent remplacer
les actions des masses, ni faire quoi que ce soit en dehors
d’elles »1. Les centralistes, sans nier que « le mérite de
l’individu ne se mesure pas à la longueur de ses parchemins,
mais aux services qu’il rend à son peuple », contre-atta-
quaient avec véhémence : « Ces Messieurs de « la Révolu-
tion » [les messalistes] haïssent l’intellectuel. Maintenant,
nous comprenons pourquoi. C’est parce qu’ils ne le sont pas
eux-mêmes, c’est parce qu’ils n’ont pas de diplômes, cette
92 peau d’âne qu’ils envient en leur for intérieur, génératrice
de qualités que seule leur imbécillité les empêche d’avoir »2.
La troisième force activiste animée par des anciens
de l’OS, qui prit le nom de Front de Libération nationale
(FLN) en octobre 1954, sut écarter la tentation de
l’anti-intellectualisme, grâce au fait que plusieurs de ses
organisateurs avaient entamé des études secondaires (Ben
Bella, Ben M’hidi, Boudiaf, Aït Ahmed) ou les avaient ache-
vées comme Abane Ramdane. Ce dernier, responsable poli-
tique d’Alger en 1955, réussit à rallier au Front les anciens
dirigeants centralistes du MTLD, ceux de l’UDMA et de
l’Association des Oulémas ; il les fit admettre dans toutes
les instances dirigeantes de la Révolution algérienne, mal-
gré les réticences de certains chefs. En même temps, il prit
en main le mouvement estudiantin par l’intermédiaire de

Watani », reproduite et présentée par Mabrouk Belhocine dans Sou’al no 6, avril


1987, p. 129-194. Sur la crise berbériste, voir Mohammed Harbi, Le FLN, mirage
et réalité, Paris, Éditions J.A. 1980, p. 59-67 ; Omar Carlier, Entre nation et jihad,
LES

histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la FNSP, 1995, p. 239-268 ;
et Ali Guenoun, Chronologie du mouvement berbère, un combat et des hommes, Alger,
ORIGINES DE

Casbah Éditions, 1999.


1. Rapport de Messali au Congrès de Hornu, cité par M. Harbi, Aux origines du
FLN, Christian Bourgois 1975, note 105 p. 181.
2. La Nation algérienne no 6, 8 octobre 1954, p. 2.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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l’Union générale des étudiants musulmans algériens


(UGEMA) qui les mit à la disposition du FLN. S’il est vrai
que les étudiants et les diplômés algériens de l’université
française n’ont pas tous également participé à la lutte armée
ou politique pour l’indépendance, il n’en est pas moins faux
de prétendre qu’ils s’en sont généralement abstenus.
Les Oulémas de culture arabe et islamique ont vive-
ment contesté la représentativité des élus jeunes algériens
comme le docteur Bendjelloul et Ferhat Abbas, qui préten-
daient « parler au nom de la communauté musulmane algé-
rienne tout entière » en se déclarant Français. Au contraire,
ils ont affirmé parler au nom de la majorité de celle-ci en
proclamant que la nation algérienne musulmane existait,
avec « son histoire, son unité religieuse et linguistique, sa
culture propre, ses traditions, ses mœurs : « cette nation
algérienne musulmane, ce n’est pas la France, il n’est pas
possible qu’elle soit la France ; elle ne veut pas devenir la
France ; et même si elle le désirait, elle ne le pourrait pas.
Bien au contraire, c’est une nation totalement éloignée de
la France, par sa langue, par ses mœurs, par ses origines
ethniques, par sa religion. Elle ne veut point d’assimila-
tion »1. Le cheikh Ben Badis et ses amis avaient sans doute
raison sur ce point. Mais suivant des critères sociaux et 93
culturels, ils n’étaient guère plus représentatifs des masses
populaires que l’élite de formation française.
L’enseignement élémentaire du Coran appris par
cœur était assez largement répandu dans l’Algérie précolo-
niale. Mais l’approfondissement de la culture arabe, de la
théologie et du droit musulman dans des medersas secondai-
res, puis dans les grandes mosquées-universités de Fez, de
Tunis ou du Caire, était l’apanage des familles de l’élite
lettrée (en arabe, khâssa) comprenant les titulaires de char-
ges religieuses, judiciaires, bureaucratiques, ainsi que les
marchands et les propriétaires fonciers instruits2. La main-
mise de l’État colonial sur les biens habous affaiblit grave-
ment l’enseignement et la culture arabo-islamique tradi-
tionnelle ; l’arabe fut réduit au statut d’une langue étrangère
NATIONALISME ALGÉRIEN

facultative dans l’enseignement public français, à l’excep-


tion des trois medersas officielles bilingues de Constantine,
Tlemcen et Alger. Cependant, la bourgeoisie musulmane

1. « Déclaration nette » du cheikh Ben Badis, Ech Chihab avril 1936, cf. Collot
et Henry, op. cit. p. 67-69, et Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de
1925 à 1940, Mouton, 1967, p. 398-399.
2. Cf. Bernard Lewis, Le langage politique de l’Islam, Gallimard, 1988, p. 104-105 ;
et Ernest Gellner, op. cit., p. 23.

LA FORMATION DU
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traditionaliste continua d’entretenir un réseau d’écoles et de


medersas privées. Les maîtres continuaient d’aller se former
dans les autres pays musulmans (Tunisie, Maroc, Égypte,
Syrie et Arabie), où ils furent acquis au mouvement de
réforme (islah) consistant à restaurer l’islam des origines en
l’épurant de ses déviations. Ainsi se forma en 1931 l’Asso-
ciation des Oulamas musulmans algériens, qui s’étaient
regroupés depuis 1925 autour du cheikh Abdelhamid Ben
Badis1.
Ces Oulémas étaient généralement issus de familles
bourgeoises plus ou moins aisées. Le cheikh Ben Badis
appartenait à la plus illustre famille de Constantine, des-
cendant des émirs zirides du XIe siècle ; son père, conseiller
général et délégué financier, était le type même du grand
propriétaire partisan de l’ordre établi par conservatisme
social. Ils avaient conscience d’être une élite, et d’avoir la
mission d’éduquer la masse (‘amma), par leurs écoles, leurs
cercles culturels, et leurs journaux.
Envers l’autre élite de formation française, leur atti-
tude n’était pas uniformément hostile. S’ils blâmaient sévè-
rement les assimilés et les assimilationnistes, ils tendaient
la main à ceux qui désiraient concilier la religion musul-
94 mane et la culture française, comme Ferhat Abbas. Leur
engagement politique, plus nationalitaire que nationaliste,
tendit longtemps à éviter un conflit violent avec la France
en préconisant une émancipation graduelle conditionnée par
le relèvement intellectuel et moral du peuple musulman
algérien. Cette modération les rapprocha des élus et mili-
tants jeunes algériens lors du Congrès musulman de juin
1936, puis des rédacteurs du Manifeste du peuple algérien
en 1943. Redoutant également depuis la révolte de mai
1945 la violence populaire déchaînée par la démagogie du
PPA, le cheikh Ibrahimi (successeur de Ben Badis) marcha
la main dans la main avec Ferhat Abbas, jusqu’à leur ral-
liement au FLN en 1955.
Il est néanmoins vrai qu’une part notable des élèves
et des sympathisants des Oulémas recrutés dans des milieux
plus modestes (ainsi qu’une minorité de leurs adhérents)
avaient rejoint plus tôt les rangs du PPA-MTLD. Mais il
LES

est faux de présenter les cheikhs Ben Badis et Ibrahimi


comme les principaux initiateurs de la Révolution algé-
ORIGINES DE

rienne, suivant ce que l’enseignement officiel de l’histoire

1. Cf. Ali Mérad, op. cit.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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dans l’Algérie indépendante a, paraît-il, fait croire à la


majorité des étudiants...1
En effet, le nationalisme algérien s’est bien singula-
risé par l’origine populaire de ses premiers fondateurs.
L’Étoile nord-africaine recrutait parmi les travailleurs immi-
grés en France, issus de familles pauvres des villages kabyles
ou de vieilles villes en crise qui n’avaient rien à perdre en
quittant leur patrie à la recherche de modestes emplois.
Messali Hadj fut successivement ouvrier dans des usines
textiles ou métallurgiques, employé-livreur dans divers
magasins de vêtements, puis (après son bref engagement
comme permanent du PC en 1926-27) marchand ambulant,
jusqu’à ce qu’il puisse être rémunéré par les ressources de
l’organisation en 1933. Son itinéraire était représentatif de
ceux de tous les premiers militants de l’ENA2. Ceux qui
implantèrent ses premiers noyaux en Algérie entre 1930 et
1936 appartenaient aussi aux classes populaires urbaines :
artisans, boutiquiers, employés, ouvriers, et leurs fils3.
Tous ces militants de souche plébéienne avaient éga-
lement conscience de la « barrière coloniale » qui les séparait
de la société française dominante et du fossé qui se creusait
entre eux et les « bourgeois » algériens plus favorisés. Mes-
sali avait observé un tel clivage social entre les branches 95
paternelle et maternelle de sa propre famille : « Les uns et
les autres constataient au fond d’eux-mêmes qu’ils n’avaient
plus rien en commun. La richesse et la pauvreté ne peuvent
se rencontrer et cohabiter ensemble. La pauvreté parle un
langage et la richesse en parle un autre »4. Ce double res-
sentiment social avait rapproché les émigrés en France du
syndicalisme et du communisme, dont ils avaient retenu sur-
tout l’appel à la révolution anti-impérialiste et les principes
d’organisation ; mais ils en avaient rejeté le matérialisme
athée ainsi que la lutte des classes dans la mesure où elle
divisait la communauté musulmane. En effet, leur vision
du monde restait fondée sur l’islam égalitaire et moraliste
des confréries (notamment de la confrérie populaire Der-
NATIONALISME ALGÉRIEN

qaoua de Tlemcen, que Messali avait assidûment fréquentée).

1. Sondage cité par Hassan Remaoun en mars 1992 au colloque Mémoire et ensei-
gnement de la guerre d’Algérie.
2. Cf. Les Mémoires de Messali Hadj, et les livres de Benjamin Stora, Messali
Hadj, pionnier du nationalisme algérien, Le Sycomore 1982 et L’Harmattan 1986,
p. 46, et Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, L’Harmattan
1985.
3. Cf. O. Carlier, op. cit., p. 36-38.
4. Mémoires de Messali Hadj, p. 33.

LA FORMATION DU
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L’« islamo-nationalisme » populiste qui s’exprima dans El


Ouma réalisa la synthèse indissociable de trois protestations :
sociale, nationale et religieuse. Ainsi fut accomplie la lucide
prophétie d’Abel Ferry, annonçant au Parlement, dès 1913,
les conséquences de la prolétarisation des musulmans algé-
riens : « L’histoire montre que, quand les problèmes sociaux
puisent leur force dans les complications religieuses, dans les
ressentiments nationaux, ils ont alors une force d’explosion
incomparable »1.
Pourtant, ces pères fondateurs du mouvement natio-
nal algérien n’étaient pas un échantillon statistiquement
représentatif de la majorité paysanne paupérisée et analpha-
bète de leur peuple. Déracinés par la misère et l’espoir d’une
vie meilleure, ils étaient tous plus ou moins acculturés par
la culture française, découverte en Algérie ou en France à
travers les expériences de l’école, de l’armée, des relations
de voisinage et de travail, parfois du mariage avec une Fran-
çaise. La plupart des cadres du mouvement savaient lire et
écrire en français, ou en arabe, ou dans les deux langues. Si
leur niveau d’instruction était manifestement inférieur à
celle des élites francophone ou arabophone, il était suffisant
pour leur permettre de disputer à ces élites le rôle d’avant-
96 garde et de guide du peuple algérien, classe dirigeante vir-
tuelle du futur État. Comme l’a bien exprimé Benjamin
Stora, « ce sont néanmoins, dans leur majorité, des hommes
plus instruits et mieux informés que la masse du peuple
algérien. Beaucoup sont passés par l’école française, ont
obtenu leur certificat d’études [...]. Ces dirigeants nationa-
listes ne sont donc pas représentatifs de l’ensemble de la
société algérienne, car ils sont en avance sur le temps social
réel, ils existent bien souvent dans une autre réalité sociale
(refus du déclassement et surclassement par l’organisa-
tion) »2.
On ne peut donc admettre sans nuance la thèse mes-
saliste d’un conflit permanent opposant le mouvement
national populaire aux représentants de la bourgeoisie fran-
cisée. Il vaudrait mieux parler d’une lutte entre des mino-
rités, plus ou moins étroites, favorisées et acculturées de la
société algérienne, se disputant le droit de parler et d’agir
au nom de la masse d’un « peuple algérien » mythifié. Ce
LES
ORIGINES DE

1. Cité par C.A. Julien, L’Afrique du Nord en marche, Julliard 1972, p. 97.
2. B. Stora, « Faiblesse paysanne du mouvement nationaliste algérien avant
1954 », Vingtième siècle no 12, oct.-déc. 1986, p. 61 ; et son livre, Les sources du
nationalisme algérien, L’Harmattan, 1989, p. 71-89.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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qu’exprime très bien l’image géomorphologique du « méta-


morphisme de contact » empruntée à Émile-Félix Gautier1.
Le schéma populiste de Messali ne pouvait que per-
dre de sa pertinence à mesure que le mouvement national,
élargissant son recrutement à des milieux favorisés, perdait
son homogénéité. Même si les clivages sociaux et culturels
qui en résultèrent furent pour beaucoup dans l’éclatement
du MTLD en 1954 (comme l’ont démontré les travaux de
Mohammed Harbi et de Benjamin Stora), on ne peut iden-
tifier sans nuance les messalistes au « peuple » et les cen-
tralistes à la « bourgeoisie ».
La troisième tendance activiste qui prit l’initiative
de l’insurrection du 1er novembre 1954 était plus représen-
tative de la diversité du mouvement. Les neuf « chefs his-
toriques »2 du FLN (ou dix en leur ajoutant Abane Ram-
dane, chef politique d’Alger à partir de mars 1955),
rapprochés par leur commune expérience de la clandestinité
dans l’Organisation spéciale, et leur foi dans l’action armée,
avaient des origines sociales très diverses, mais des situa-
tions également instables. On y trouvait des descendants de
grandes familles guerrières ou maraboutiques déclassées
(Boudiaf, Aït Ahmed, Ben M’Hidi), de petits notables
locaux en voie d’ascension (Ben Boulaïd, Krim, Abane), de 97
modestes salariés promus par le Parti (Khider, Bitat). Qua-
tre étaient berbérophones (Abane, Aït Ahmed, Krim, Ben
Boulaïd), les autres arabophones, mais deux seulement maî-
trisaient l’arabe écrit (Aït Ahmed et Khider). Tous avaient
reçu une éducation musulmane, mais seuls Khider et Ben
Bella se sentaient profondément musulmans, alors que
Abane, Aït Ahmed et Boudiaf étaient de tendance laïque.
Tous avaient une instruction primaire française et certains
avaient entamé des études secondaires plus ou moins pous-
sées (par ordre croissant : Ben M’hidi, Ben Bella, Boudiaf,
Aït Ahmed et Abane). Plusieurs avaient servi dans l’armée
française (Boudiaf, Ben Bella, Krim) ou dans l’administra-
tion (Krim, Boudiaf, Abane).
Ainsi, la spécificité du cas algérien n’est que relative.
NATIONALISME ALGÉRIEN

Comme les autres mouvements nationaux, le mouvement


national algérien n’est pas sorti de la masse du peuple par

1. Les géographes appellent « auréoles de métamorphisme » des zones concentri-


ques de roches sédimentaires plus ou moins altérées par le contact, la pression et
la chaleur de roches éruptives.
2. Cf. Gilbert Meynier, « Profils sociaux et nationalisme algérien : l’exemple des
neuf chefs historiques », dans Théories et pratiques sociales, t. III, Presses universi-
taires de Nancy 1986, p. 209-229.

LA FORMATION DU
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une génération spontanée : il a été élaboré par des catégories


sociales minoritaires, plus ou moins fortement marquées par
un « métamorphisme de contact » avec la société française
dominante. Si l’on ne peut y voir un succès de la politique
d’assimilation, on doit y reconnaître un phénomène d’accul-
turation, autant inévitable qu’indésirable pour les autorités
coloniales françaises.

Unité ou pluralité du mouvement national


Par suite de cette genèse longue et complexe, le
« mouvement national algérien » n’eut jamais une extension
et des limites incontestées. Au sens strict, cette expression
désignait seulement la série d’organisations successivement
animées par Messali Hadj (ENA, PPA, MTLD) qui reven-
diquèrent continûment1 l’indépendance de l’Algérie de
1927 à 1954. Messali en fit alors le nom officiel du « Mou-
vement national algérien » (MNA) qu’il reconstitua au
début de 1955 après l’interdiction du MTLD.
Mais au sens large, l’expression comprenait égale-
ment d’autres organisations arrivées plus tardivement à des
positions voisines, bien que plus conciliantes envers la
98 France, et dont l’inclusion dans le mouvement national était
plus ou moins contestable.
La première était l’Association des Oulémas : pres-
que contemporaine de l’Étoile nord-africaine si l’on remonte
à la création des premières revues du cheikh Ben Badis à
Constantine en 1925, mais officiellement apolitique lors de
sa création en 1931, alliée aux politiciens jeunes algériens
jusqu’en 1936, elle se rallia ensuite à un autonomisme pru-
dent sous la pression du PPA.
La deuxième était le mouvement animé par Ferhat
Abbas : nationaliste dans la première rédaction du Mani-
feste en février 1943 et dans son additif de mai, il s’était
replié lors de la fondation des AML en mars 1944 sur la
revendication d’une République algérienne autonome dans
le cadre de la Communauté française fédérale envisagée par
la Conférence de Brazzaville. Echaudé par la sanglante aven-
ture de mai 1945, il maintint son programme fédéraliste2
et exclut les nationalistes intransigeants pour fonder
LES

1. En évitant tactiquement, de 1937 à 1939, le mot « indépendance » remplacé


ORIGINES DE

par « émancipation » et « Parlement algérien ». Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie


contemporaine, t. 2, p. 354-359.
2. Proposition de loi déposée par l’UDMA le 21 mars 1947, dans Collot et Henry,
op. cit. p. 247-260.

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l’UDMA en 1946, tout en acceptant le maintien provisoire


du double collège pour rassurer les Français d’Algérie.
La troisième était le Parti communiste algérien, offi-
ciellement distinct de son grand frère français depuis 1936,
et dont le nationalisme était particulièrement controversé,
du fait de son recrutement multi-ethnique et de sa soumis-
sion à des consignes extérieures. Les communistes avaient
pourtant été à l’origine de l’Étoile nord-africaine et de sa
revendication d’indépendance en 1926-1927 (par obéissance
à la stratégie anti-impérialiste du Komintern). Mais ils
avaient tenté d’en éliminer la tendance « islamo-nationa-
liste » de Messali Hadj, rompu tout lien organique avec
l’ENA en 1932, tenté de lui marchander leur protection
contre son abandon de la revendication d’indépendance en
1936, puis condamné son intransigeance au nom de
l’anti-fascisme, approuvé son interdiction par le gouverne-
ment Blum en janvier 1937, et tenté de discréditer le PPA
en l’identifiant au PPF de Jacques Doriot. Après un bref
retour à la ligne anti-impérialiste durant le pacte germano-
soviétique de 1939-19411, les communistes français et algé-
riens soutenant la politique réformiste du CFLN avaient
repris leurs attaques contre les « pseudo-nationalistes » du
PPA, qu’ils accusèrent en mai 1945 d’être les hommes de 99
main d’un « complot fasciste ». Ces griefs ne furent jamais
oubliés, malgré le revirement des partis communistes en
faveur d’une amnistie en 1945, leur alignement sur les posi-
tions fédéralistes de l’UDMA en juillet 1946, leurs appels
répétés à un front commun des partis algériens contre
l’impérialisme, l’algérianisation croissante des cadres du
PCA2, rejoint par des transfuges « berbéristes » du MTLD.
On peut dire sans exagération que les communistes, après
avoir mis en marche le train du nationalisme et en être
descendus, avaient en vain essayé de lui barrer la voie, puis
s’étaient mis à courir derrière lui pour tenter d’y remonter.
Ces quatre composantes du mouvement national au
sens large entretenaient depuis 1946 des relations com-
plexes de rapprochements et de rivalités, en fonction de
NATIONALISME ALGÉRIEN

leurs affinités et de leurs divergences. En matière d’idéolo-


gie, deux conceptions de la nation algérienne s’opposaient :
la définition arabo-islamique commune aux Oulémas et au
PPA-MTLD (mais contestée dans les rangs de ce dernier

1. C.-R. Ageron, « Le PCA de 1939 à 1943 », dans Vingtième siècle no 12, oct.-déc..
1986, p. 39-50.
2. Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, Presses de la FNSP
1976, p. 162-169.

LA FORMATION DU
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100

par un groupe d’intellectuels « berbéristes » dont certains


rejoignirent le PCA) ; et la définition laïque et multi-ethni-
que du PCA et de l’UDMA, considérant comme Algériens
tous les habitants du pays qui voulaient y voir leur patrie.
En termes sociologiques, le PCA et le PPA-MTLD préten-
daient également à la représentation des masses populaires,
tout en étendant leur recrutement à d’autres catégories plus
instruites ; alors que l’UDMA et les Oulémas se présen-
taient comme des élites au service de leur peuple.
Toutes ces organisations prétendaient également
vouloir l’unité du mouvement national, nécessaire pour faire
aboutir ses revendications. Mais depuis l’expérience malheu-
reuse des AML, deux conceptions de l’unité s’opposaient.
Les nationalistes radicaux du PPA-MTLD continuaient de
voir dans un front national un simple moyen d’entraîner
leurs partenaires sur leurs positions révolutionnaires, ce que
ces derniers refusaient. En pratique, un large rassemblement
de toutes les forces politiques algériennes avait toujours
impliqué la recherche d’un compromis avec la souveraineté
française : en 1936, la charte revendicative intégrationniste
du Congrès musulman, et en 1944, le programme fédéra-
liste des AML. En 1951, l’union de tous les partis (y com-
pris le PCA) se fit momentanément sur la ligne légaliste et
100
défensive du « Front algérien pour la défense et le respect
de la liberté » (protestant contre la répression et contre les
fraudes électorales dans le deuxième collège). Mais en 1954,
l’appel lancé par le comité central du MTLD à un « Congrès
national algérien » rassemblant toutes les organisations
algériennes pour définir ensemble un programme commun
d’action politique sembla présager aux yeux de son prési-
dent Messali Hadj l’abandon de l’intransigeance du parti
nationaliste révolutionnaire ; ce qui provoqua, paradoxale-
ment, sa scission.
La troisième force activiste qui déclencha l’insurrec-
tion du 1er novembre 1954 pour sauver l’unité du parti
semblait proposer une voie moyenne en appelant tous les
Algériens à s’unir sans exclusive dans le Front de Libération
Nationale (FLN) pour arracher l’indépendance par la lutte
armée. En fait, comme la suite l’a montré, cela impliquait
la dissolution de tous les partis dans un nouveau parti uni-
que, censé représenter le mouvement national et la nation
LES

algérienne.
ORIGINES DE

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La représentativité du mouvement national


S’il est vrai que, comme le pensait Ernest Gellner,
« le nationalisme n’est pas un effet de l’existence des
nations, mais ce sont les nations qui sont le produit du
nationalisme »1, il importe de savoir dans quelle mesure le
mouvement national algérien avait réussi à produire une
nation algérienne avant le 1er novembre 1954.
La méthode la plus simple paraît être de compter
les adhérents des organisations qui constituaient ce mouve-
ment, puis de mesurer leur audience d’après leurs perfor-
mances électorales.
Le nombre des membres des partis nationalistes a
fait l’objet d’évaluations diverses et parfois divergentes, de
leur part et de celle de l’administration. On n’est pas obligé
de prendre au sérieux les 500 000 adhérents proclamés par
les AML en 1945, nombre incompatible avec les effectifs
des partis d’après-guerre, dix fois moins élevés. Mais toutes
les évaluations postérieures convergent vers un même ordre
de grandeur. Le PPA-MTLD venait largement en tête, fort
de 20 000 à 30 000 adhérents auxquels s’ajoutaient en 1954
plus de 9 000 cotisants installés en France2. Venait ensuite
le PCA, qui en 1954 comptait une majorité de membres 101
musulmans (de 6 000 à 7 000 sur 12 000)3. L’UDMA, parti
de notables, n’en regroupait que 3 000.
Ces nombres peuvent sembler faibles, par rapport
aux neuf millions d’Algériens musulmans. Pourtant, ils
l’étaient beaucoup moins par rapport à la minorité lettrée
en français ou en arabe. Et surtout, contrairement à la situa-
tion d’avant-guerre, ils dépassaient très largement celui des
musulmans inscrits dans les partis français, négligeable à
l’exception du parti socialiste SFIO.
Ces partis nationalistes propageaient leurs idées dans
l’opinion algérienne par différents moyens4. Leurs journaux,
au ton très polémique, étaient d’un tirage et d’une pério-
dicité limitée, par les faibles dimensions de leur lectorat en
français ou en arabe et par leur prix élevé (faute de publi-
NATIONALISME ALGÉRIEN

cité) ; seul faisait exception le quotidien Alger Républicain,


depuis l947 organe officieux du PCA et tribune ouverte à

1. Cf. Gellner, op. cit., p. 86.


2. Cf. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, p. 590.
3. E. Sivan, op. cit., p. 69.
4. C.-R. Ageron, « Aux origines de la Toussaint 1954 », dans La France en guerre
d’Algérie, Paris, Musée d’histoire contemporaine et, Nanterre, BDIC 1992,
p. 20-29.

LA FORMATION DU
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102

toutes les organisations musulmanes. Plus efficaces étaient


les lieux de sociabilité1 qui servaient de relais : cercles cultu-
rels, cafés, associations cultuelles, de bienfaisance, sociétés
musicales et troupes théâtrales. Et particulièrement les ins-
titutions destinées à former la jeunesse, très prompte à
s’engager : écoles privées de langue arabe multipliées par
les Oulémas et le MTLD, scoutisme musulman disputé
entre ces deux tendances, associations de lycéens et d’étu-
diants, clubs sportifs. Sans oublier les syndicats CGT
(37 750 musulmans sur 60 000 adhérents en 1954, influen-
cés par le PCA et le MTLD).
Les résultats des élections dans le deuxième collège
doivent être interprétés avec prudence. Ils semblent relati-
vement fiables de 1945 à 1948 (premier tour des élections
à l’Assemblée algérienne) grâce à la relative neutralité de
l’administration sous le gouvernorat d’Yves Chataigneau ;
mais par la suite, la préfabrication des élections sous ses
successeurs Naegelen et Léonard leur retira toute autre
valeur indicative que celle d’un rapport de forces.
Dans la première période la prépondérance du mou-
vement national est évidente ; mais l’audience de chaque
parti est difficile à mesurer parce qu’ils ne se sont pas tous
102 présentés à chaque élection, et que la signification des nom-
breuses abstentions est discutable. Lors des élections à la
première Assemblée constituante française, le 21 octobre
1945, près d’un électeur musulman sur deux s’abstint
conformément aux consignes du PPA et des AML ; les suf-
frages exprimés allèrent aux amis du docteur Bendjelloul,
à la SFIO et au PCA, tous favorables à une politique d’inté-
gration dépassant l’ordonnance du 7 mars 1944. Pour la
deuxième constituante, le 2 juin 1946, 52 % des électeurs
s’abstinrent ; l’UDMA de Ferhat Abbas obtint 72,5 % des
suffrages et 11 sièges sur 13, aux dépens des socialistes et
du PCA. Lors des législatives de novembre 1946, marquées
par l’entrée en lice du MTLD messaliste, le retrait et les
consignes d’abstention de l’UDMA firent tomber le taux
de participation du deuxième collège à 37,6 % des inscrits ;
le MTLD n’obtint qu’un tiers des suffrages et des élus, les
autres allant aux notables « indépendants » et aux commu-
nistes, tous ralliés au fédéralisme de Ferhat Abbas.
LES

Après le vote du Statut de l’Algérie (septembre


1947), les élections municipales d’octobre furent la plus
ORIGINES DE

grande victoire des partis nationalistes : 30 % des voix et

1. Cf. Carlier, op. cit.

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33 % des sièges au MTLD (la quasi totalité dans les grandes


villes), 19 % et 18 % à l’UDMA, 4 % au PCA. Mais le
faible taux de participation (moins de 50 %) dément la
conclusion triomphaliste du MTLD suivant lequel le peuple
algérien avait plébiscité l’idée de nation algérienne indé-
pendante qu’il représentait1. Pourtant, l’administration était
convaincue que ce parti entraînerait 80 ou 90 % des élec-
teurs du deuxième collège lors des premières élections à
l’Assemblée algérienne2, si elle ne donnait pas un coup
d’arrêt à sa campagne d’agitation et d’intimidation. Précédé
de démonstrations de force et d’arrestations de candidats
nationalistes par les autorités, le premier tour des élections
d’avril 1948, marqué par un taux record de participation
(67 %) donna encore 30,6 % des voix et 9 sièges au MTLD,
17,5 % des voix et 7 sièges à l’UDMA ; mais leurs suffrages
s’évanouirent bizarrement au deuxième tour, pour attribuer
41 sièges sur 60 aux « indépendants » soutenus par l’admi-
nistration. Désormais les élections perdirent toute valeur
indicative.
Ces résultats, si discutables soient-ils, permettent un
premier essai de bilan. Ils montrent que l’influence du mou-
vement national était très inégale d’un lieu à l’autre, et
incomplète. Les principaux points forts du mouvement 103
national se trouvaient dans les villes (les 41 communes dites
urbaines, où vivaient en 1954 18,9 % de la population
musulmane) ; ses partis y recrutaient leurs adhérents et sym-
pathisants dans toutes les couches sociales, de bas en haut.
Dans les régions rurales, au contraire, leur implantation et
leur audience étaient beaucoup plus faibles. Les principales
exceptions étaient un héritage du premier recrutement de
l’Étoile nord-africaine : les douars d’émigration vers la
France, généralement situés dans des régions de montagnes
densément peuplées, le plus souvent berbérophones3. Il y
avait pourtant un processus de diffusion du nationalisme
depuis les villes principales vers les villes moyennes et les
bourgs ruraux, mais les agents de cette pénétration des cam-
NATIONALISME ALGÉRIEN

1. Opinion reprise sans démonstration probante par Omar Carlier, op. cit. Résul-
tats cités d’après Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine t. 2, p. 602-610, L’Année
politique 1947 et la note du préfet Chérif Mécheri annexée au Journal du septennat
de Vincent Auriol, 1947, p. 707-710.
2. Cité par C.A. Julien, L’Afrique du Nord en marche, p. 281 ; cf. la déclaration
de Guy Mollet au comité directeur de la SFIO le 7 avril 1948, citée dans notre
communication au colloque : Guy Mollet, un camarade en République, Presses uni-
versitaires de Lille 1987, p. 453.
3. Voir la carte des régions d’émigration vers la France, dans le recensement de
1954, publication du gouvernement général.

LA FORMATION DU
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pagnes étaient le plus souvent des citadins ou des ruraux


non-paysans1. Les fellahs possédant ou travaillant la terre
étaient manifestement sous-représentés dans les rangs et
dans les directions des partis nationalistes, malgré quelques
exceptions. Dans un rapport présenté en décembre 1948 au
comité central du PPA, le chef de l’OS Hocine Aït-Ahmed
signalait un « déséquilibre dans l’assise géographique rurale
du mouvement de libération » : « Nos structures n’ont pas
pénétré du tout les masses rurales de certaines régions, elles
demeurent citadines et petites-bourgeoises. C’est le cas du
Sud et de l’Oranais. Il y a absence presque totale d’organi-
sation rurale. Alors qu’en Kabylie, dans l’Algérois du Nord,
les Aurès et le Nord Constantinois, des structures existent
et se développent dans les campagnes ». Il recommandait
en conséquence de « travailler en profondeur » les masses
rurales (paysans pauvres et khammès) que leur patriotisme
révolutionnaire désignait pour être « l’élément moteur de
la guerre de libération »2.
Les « masses rurales » avaient été promptes à
s’enflammer autour de Sétif et de Guelma le 8 mai 1945 ;
mais également promptes à se soumettre après la répression.
En effet, plusieurs facteurs tendaient à rendre fragile l’adhé-
104 sion des fellahs et des pasteurs illettrés au mouvement natio-
nal : une mentalité particulariste plus sensible aux solida-
rités familiales et locales qu’à l’esprit de parti ou de nation ;
l’impératif prioritaire de la survie dans des conditions éco-
nomiques très précaires ; l’influence des notables tradition-
nels, caïds et marabouts, et le respect des autorités établies
– même étrangères – tant qu’elles paraissaient les plus for-
tes. Pour toutes ces raisons, malgré le souvenir des révoltes
de leurs aïeux (ou à cause de celui-ci), les paysans n’étaient
pas le plus ferme appui du mouvement national.
Cependant, c’est dans les couches supérieures de la
société musulmane – « féodaux » et « bourgeois » – que se
rencontraient les plus fortes réticences envers le nationa-
lisme : grands propriétaires, grands commerçants et indus-
triels, professions libérales et fonctionnaires pouvant se
demander dans quelle mesure ils avaient plus à gagner qu’à
perdre dans un mouvement dominé par un parti qui se
voulait prolétarien et révolutionnaire. Certains, les « beni-
LES

1. Processus analysé dans le cas du Nord Constantinois par Omar Carlier, op. cit.,
ORIGINES DE

p. 91-123.
2. Rapport publié par Mohammed Harbi, Les Archives de la Révolution algérienne,
Éditions J.A. 1980. Ce texte aurait été rédigé après coup, mais le fond semble
authentique.

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oui-oui », avaient choisi depuis longtemps de soutenir


l’ordre établi ; d’autres, élus jeunes algériens ou militants
des partis français de gauche, avaient revendiqué l’intégra-
tion de l’Algérie à la France. Contrairement à l’affirmation
du Manifeste (« L’heure est passée où un musulman algérien
demandera autre chose que d’être un Algérien musul-
man »1), certains avaient participé à la commission des
réformes créée en décembre 1943, approuvé l’ordonnance
du 7 mars 1944 et les mesures économiques et sociales
décidées par le CFLN, proposé l’intégration pure et simple
de l’Algérie dans la France à la première Assemblée consti-
tuante. Malgré ses déceptions électorales de 1946, cette ten-
dance n’avait pas disparu ; elle se retrouvait, avec les repré-
sentants des « grandes familles », parmi les candidats
« indépendants » soutenus par l’administration, ou se
contentait d’utiliser son droit de vote dans le premier col-
lège.
Ainsi, la conquête de l’opinion publique musulmane
restait non seulement inégale suivant les lieux et suivant
les catégories sociales, mais encore inachevée dans le temps.
Jusqu’en 1948, les rapports des autorités civiles et militaires
signalaient avec inquiétude le rapide progrès des idées
nationalistes et de leur capacité de mobiliser les masses, 105
particulièrement dans les mois qui précédèrent la révolte
du 8 mai 1945, et les élections d’avril 1948. Mais à partir
du deuxième tour de ces élections, considérées comme une
victoire de l’ordre français, leur ton devint beaucoup plus
optimiste. L’audience du nationalisme leur paraissait limi-
tée, voire en déclin, par suite du contrôle des élections et
de la répression des menées subversives, de l’effondrement
du prestige de la Ligue arabe discréditée par son échec en
Palestine, des luttes incessantes de partis et de tendances.
Au contraire, le gouvernement général croyait pouvoir satis-
faire les besoins des élites et des masses en réalisant le pro-
gramme de réformes économiques et sociales de 1944, inté-
gré en 1947 dans le plan Monnet, et qui disposait depuis
1948 des devises fournies par le plan Marshall. En parti-
NATIONALISME ALGÉRIEN

culier, l’accélération de la scolarisation des enfants en fran-


çais paraissait susceptible de marginaliser à terme les partis
nationalistes en ralliant les masses à la France2.
En attendant, l’administration estimait pouvoir tenir

1. Cf. Collot et Henry, op. cit., p. 163.


2. Voir les rapports des autorités locales en réponse à une enquête du gouverne-
ment général sur « L’Algérie du demi-siècle », cités par Robert Aron et al., Les
origines de la guerre d’Algérie, Fayard 1962, p. 202-203.

LA FORMATION DU
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le pays en main grâce à la fidélité des caïds, des cadres


musulmans de la police et de l’armée, des militaires de
carrière et des anciens combattants. En 1951, pour la pre-
mière fois depuis 1944, elle avait osé reprendre l’appel des
conscrits musulmans. En 1953, l’autorité militaire fit une
enquête pour écarter les conscrits nationalistes, qui repré-
sentaient 16,8 % des appelés dans le département d’Alger,
12,2 % dans celui de Constantine, et seulement 3,7 % dans
celui d’Oran1.
Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ce
constat de déclin n’est pas nettement démenti par la presse
des partis nationalistes, et notamment par celle des mou-
vements de jeunesse. On y trouve l’expression d’un ardent
patriotisme qui entraînait les jeunes militants de tous les
partis et mouvements à réclamer l’union pour une action
commune en vue d’une révolution anti-colonialiste, encou-
ragée depuis 1951 par de nouveaux événements extérieurs :
dénonciation par l’Égypte du traité anglo-égyptien et révo-
lution des « officiers libres », indépendance de la Libye,
début des épreuves de force en Tunisie et au Maroc, défaite
française de Dien Bien Phu (le 8 mai 1954). Mais en même
temps, les jeunes militants étudiants étaient unanimes à
106 dénoncer l’embourgeoisement et la dépolitisation de la
majorité de leurs camarades2. De même l’UDMA était la
plus ardente à dénoncer l’indifférence de la majorité des
diplômés et des bourgeois.
Ce thème inattendu fut mis en évidence dans l’appel
à la nation lancé le 10 décembre 1953 par le comité central
du MTLD3, qui invitait chaque Algérien à prendre ses res-
ponsabilités, en condamnant « l’attentisme, l’indifférence et
la passivité ». Pour la première fois, le parti nationaliste et
populiste s’adressait en priorité aux couches les plus favo-
risées :
« Jusqu’à présent, le fardeau de la lutte a été prin-
cipalement supporté par les couches les plus déshéritées de
la nation. Cette situation anormale doit cesser [...]. Tous
les Algériens doivent contribuer à l’édification de leur ave-
nir [...].
Vous, professeurs, médecins, avocats, pharmaciens et
autres intellectuels, qu’avez-vous fait pour votre pays ?
LES

Continuerez-vous longtemps à ne songer qu’à gagner confor-


ORIGINES DE

1. Ageron, « Aux origines de la Toussaint 1954 », art. cit., p. 22-23.


2. Cf. notre thèse citée, p. 297-300.
3. Reproduit par M. Harbi, Aux origines du FLN, p. 210.

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107

tablement votre vie et à garder le silence devant les méfaits


du colonialisme que vous connaissez ? N’êtes-vous pas tor-
turés par votre conscience ? Il est grand temps pour vous de
rejoindre les rangs du peuple. Intégrez-vous dans sa lutte !
Faites-vous ses dignes défenseurs ! [...].
Vous, bourgeois ou petits bourgeois, agriculteurs,
commerçants ou industriels, [...] ignorez-vous qu’une éco-
nomie algérienne saine ne peut se développer que dans un
régime de liberté ? »
Cet appel interpellait ensuite les femmes1, les jeunes
(employés, étudiants et sans travail), les travailleurs des vil-
les, les paysans, les émigrés en France. Il traduisait élo-
quemment le fait que le mouvement national avait encore
bien des progrès à faire dans toutes les couches sociales
avant de pouvoir parler et agir au nom de la nation algé-
rienne.
Cette prise de conscience des centralistes n’était pas
partagée par les messalistes, qui maintenaient le postulat
de l’identification du mouvement national au peuple algé-
rien. Quant aux activistes, ils s’accrochaient depuis 1948 à
leur conviction que le patriotisme avait triomphé dans l’opi-
nion « avec la dureté qui caractérise l’oppression subie par
les masses rurales », et que seul un appel aux armes pourrait
107
les tirer de leur indifférence apparente. Ce qui explique une
contradiction formelle dans la proclamation du 31 octobre
1954 : celle-ci affirmait successivement que « le Mouve-
ment national a atteint sa phase finale de réalisation » en
créant « les conditions favorables pour le déclenchement
d’une action libératrice », car sur le plan interne « le peuple
est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action » ; puis
au contraire que « notre mouvement national terrassé par
des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé
du soutien indispensable de l’opinion populaire, [...] se désagrège
progressivement à la grande satisfaction du colonialisme »
[...]2.
NATIONALISME ALGÉRIEN

1. Beaucoup moins instruites que les hommes, elles restaient privées du droit de
vote, l’Assemblée algérienne chargée de réaliser cette réforme par le Statut de
l’Algérie s’en étant désintéressée. Cf. la communication de Tayeb Chenntouf au
colloque Les chemins de la décolonisation de l’empire français, Paris, Éditions du CNRS,
1986, p. 371.
2. Proclamation du FLN le 31 octobre 1954, reproduite par M. Harbi, op. cit.
p. 101.

LA FORMATION DU
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LE RECOURS AUX ARMES

Quand et pourquoi le mouvement national algérien


a-t-il décidé le recours au soulèvement armé ? Celui-ci
aurait-il pu être évité si l’État français, respectant le droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes, avait préféré la négo-
ciation à la répression ? Ou bien la violence fondamentale
de la conquête et de la colonisation rendait-elle nécessaire
son renversement par la force ? Quoi qu’il en soit, la reven-
dication de l’indépendance de l’Algérie impliquait logique-
ment le recours aux armes, dans la mesure où la France la
jugeait absolument inacceptable. Or, presque tous ses diri-
geants restèrent attachés au dogme de l’Algérie française
jusqu’en 1954.

Les origines de l’idée insurrectionnelle

En un sens, l’idée d’insurrection était restée latente


dans le peuple algérien assujetti, toujours prête à ressurgir
dès que des circonstances exceptionnelles viendraient aggra-
ver son mécontentement, affaiblir le prestige du vainqueur
et renforcer l’espoir d’une intervention extérieure.
108 Mais en un autre sens, le projet insurrectionnel fut
conçu par une minorité agissante et organisée, à une date
qu’il importe de rechercher. Comme la revendication de
l’indépendance, il apparut tardivement, mais moins tard
qu’on ne l’a cru.
En octobre 1914, l’empire ottoman choisit d’entrer
en guerre dans le camp des Puissances centrales ; le sultan,
se prétendant le khalife de l’Islam, appela les musulmans
au djihad contre les Français, les Britanniques et les Russes.
Au même moment, un cadi du Sud Constantinois aurait
souhaité, dans une lettre datée du 1er novembre 1914, « une
grande révolution qu’on appellera la révolution algé-
rienne »1. Mais l’existence d’une organisation à l’échelle
nationale n’a jamais été prouvée ; les quelques soulèvements
qui éclatèrent contre la conscription, notamment dans le
Belezma et l’Aurès en 1916-1917, restèrent localisés.
En août 1925, l’émir Abd-el-Krim, chef de la Répu-
blique du Rif en guerre contre la France au Maroc, appela
LES

tous les musulmans du Maghreb et du reste du monde à


ORIGINES DE

1. Cité dans le rapport d’Octave Depont sur le soulèvement de 1916, p. 241. Cf.
Ageron, Les Algériens musulmans, t. 2, p. 1176 note 3, Histoire de l’Algérie contem-
poraine, t. 2, p. 262, et André Nouschi, La naissance du nationalisme algérien, p. 26.

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se soulever contre l’impérialisme1, sans effet immédiat. Tou-


tefois, la fondation de l’Étoile nord-africaine à l’initiative
du parti communiste en 1926 peut être considérée comme
une réponse à cet appel. Dès 1927, son représentant au
Congrès anti-impérialiste de Bruxelles Messali Hadj réclama
« l’indépendance de l’Algérie ; le retrait des troupes fran-
çaises d’occupation ; la constitution d’une armée natio-
nale »2.
En mai 1933, l’Étoile nord-africaine dissoute en
1929 et reconstituée par Messali Hadj réapparut au grand
jour, avec un programme qui condamnait l’emploi des sol-
dats musulmans contre d’autres musulmans (par exemple,
au Maroc). Allant plus loin, ses dirigeants refusèrent publi-
quement toute mobilisation des Algériens dans une nou-
velle guerre européenne, et menacèrent de retourner leurs
armes contre leurs oppresseurs pour l’indépendance de leur
pays, conformément à l’anti-impérialisme3.
Ces déclarations menaçantes incitèrent les autorités
à multiplier les poursuites judiciaires, pour reconstitution
de ligue dissoute et atteinte à la souveraineté française. Afin
d’éviter une nouvelle dissolution effective de l’Étoile, ses
dirigeants la firent adhérer au Rassemblement populaire ;
mais en contrepartie leurs partenaires socialistes et commu- 109
nistes (ralliés à la défense nationale par antifascisme) firent
pression pour qu’ils abandonnent leur programme sépara-
tiste et leur propagande insurrectionnelle. Ils cédèrent sur
ce dernier point, mais non sur le but final de l’indépen-
dance, dont la gauche française marquée par l’idéal assimi-
lationniste républicain ne pouvait admettre aisément le
bien-fondé4. Les sanctions prises par les gouvernements du
Front Populaire (dissolution de l’Étoile en janvier 1937,
puis arrestations et procès des responsables du nouveau PPA
en 1937 et 1938) renforcèrent les tendances favorables au
refus de la mobilisation et à la recherche d’alliés extérieurs
pour fomenter une insurrection en cas de guerre. En 1938,
après la crise de Munich, la majorité du bureau politique
NATIONALISME ALGÉRIEN

du PPA siégeant à Paris prit position en ce sens ; il s’y

1. Texte reproduit par Jacques Dalloz, Textes sur la décolonisation, PUF 1989 (Que
sais-je ? no 2491), p. 9-10.
2. Cf. Kaddache, op. cit., t. 2, p. 909.
3. Cf. Benjamin Stora, Messali Hadj, Le Sycomore 1982, p. 99-101 ; et Ageron,
« L’Étoile nord-africaine et le modèle communiste », Tunis, Cahiers de Tunisie,
1983, no 117-118, p. 199-236.
4. Cf. Benjamin Stora, Nationalistes algériens et révolutionnaires français au temps du
Front populaire, L’Harmattan 1987.

LA FORMATION DU
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forma un groupe clandestin, le Comité d’action révolution-


naire nord-africain (CARNA) qui demanda de l’argent et
des armes aux Allemands et aux Italiens1. Au contraire,
Messali emprisonné à Alger fit exclure ces extrémistes, et
publier un journal plus modéré, Le Parlement algérien.
Divisé et affaibli par de nombreuses arrestations, le
PPA interdit le 26 septembre 1939 ne put s’opposer à la
mobilisation. Par la suite, le parti clandestin, endurci par
la condamnation de son chef Messali à 16 ans de travaux
forcés en mars 1941, persévéra dans sa propagande antimi-
litariste et réussit à perturber la deuxième mobilisation : de
1942 à 1945, les réservistes insoumis furent presque aussi
nombreux que les mobilisés dans certaines régions2. Cepen-
dant, les anciens du CARNA, déçus par les puissances de
l’Axe, développèrent leur Organisation séparée, et maintin-
rent leur objectif de préparer le peuple à une future insur-
rection. Les deux organisations clandestines se réconcilièrent
pour fonder un « néo-PPA »3 en 1943. Celui-ci utilisa
comme couverture le mouvement créé par Ferhat Abbas en
mars 1944 : les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML),
sans croire aux chances de succès de son action légale pour
110 une République algérienne fédérée à la République fran-
çaise.

Le 8 mai 1945 : « provocation colonialiste »


ou insurrection manquée ?

Le 8 mai 1945, jour de la victoire française sur


l’Allemagne, des émeutes éclatèrent à Sétif et à Guelma, et
déclenchèrent une révolte des campagnes voisines, qui fut
promptement et durement réprimée. Le déroulement de ces
événements, leurs causes et leurs conséquences ont été tel-

1. Cf. Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, Christian Bourgois 1975, p. 177
note 59, et Le FLN, mirage et réalité, Éditions J.A., 1986, p. 23 ; Mahfoud Kad-
dache, Histoire du nationalisme algérien, t. 2, Alger SNED 1988, p. 597-598, et sa
communication au colloque Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, « Itinéraire
d’un militant nationaliste : Ouamara Mohammed, dit « Rachid », Bruxelles, Com-
plexe, 2001, p.503-515.
2. Selon Ageron, Histoire..., t. 2, p. 569. La mobilisation réussit pourtant à lever
LES

250 000 hommes de troupes nord-africaines (dont 150 000 Algériens, soit 2,5 %
de leur population) et 176 500 Français d’Afrique du Nord (soit 16,4 %). Cf.
L’avertissement, 1943-1946, s. dir. J.C. Jauffret, Vincennes, SHAT, 1990,
ORIGINES DE

p. 144-145, ainsi que les thèses de Christine Lévisse –Touzé, L’Afrique du Nord
dans la guerre, 1939-1945, Albin Michel, 1998, et de Belkacem Recham, Les
musulmans algériens dans l’armée française, 1919-1945, L’Harmattan, 1996.
3. Cf. Kaddache, op. cit., p. 618-639.

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lement controversés qu’il convient de les examiner attenti-


vement1.
Ferhat Abbas avait créé les AML, en accord avec le
cheikh Ibrahimi et avec Messali Hadj, pour combattre
l’ordonnance du 7 mars 1944 et populariser le programme
du Manifeste. Toutefois, il avait situé la République algé-
rienne qu’il réclamait dans le cadre du système fédéral fran-
çais préconisé par la conférence de Brazzaville, ce qui lui
avait permis d’obtenir l’autorisation de son mouvement.
Mais la propagande fédéraliste des AML fut rapidement
dépassée par celle, indépendantiste, du PPA, qui noyauta
la plupart de leurs sections. Les 2 et 3 mars 1945, la pre-
mière conférence nationale de l’Association désigna Messali
(en résidence surveillée) comme « leader incontesté du peu-
ple algérien » et rejeta le fédéralisme. Le 14 avril, à la suite
d’incidents suspects, Messali fut transféré du Sud Algérois
à Brazzaville. Puis l’administration prépara une demande
de dissolution des AML et un plan d’arrestations préventi-
ves, mais le gouverneur général Chataigneau réserva sa déci-
sion.
Le 1er mai, la police intervint contre des militants
nationalistes réclamant la libération de Messali qui ten-
taient de se mêler aux cortèges syndicalistes. Le 8 mai, jour 111
de la capitulation allemande, des cortèges organisés par les
AML furent autorisés à condition de n’arborer ni drapeaux
ni slogans séditieux. Ils défilèrent sans incident là où cette
interdiction fut respectée. Mais en plusieurs localités la
police intervint pour enlever les drapeaux et les banderoles
interdites ; à Sétif, à Bône et à Guelma il y eut des morts
parmi les manifestants algériens ; à Sétif une partie d’entre
eux massacra une vingtaine d’Européens dans les rues.
Entraînés par des militants appelant au djihad, les paysans

1. Voir la synthèse des principales recherches tentée dans notre article : « Le


Maghreb à la fin de la guerre », Historiens et géographes no 348, mai-juin 1995,
p. 267-277, d’après les travaux suivants : Charles-Robert Ageron, « Les troubles
du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ? », XXe siè-
cle, no 4, octobre 1984 ; Annie Rey-Goldzeiguer, « Le 8 mai 1945 au Maghreb »,
NATIONALISME ALGÉRIEN

dans 8 mai 1945 : La victoire en Europe, s. dir. Maurice Vaïsse, Lyon, La Manu-
facture, 1985 ; Francine Dessaigne, La paix pour dix ans (Sétif, Guelma, mai 1945),
Calvisson, Ed. J. Gandini, 1990 ; la thèse de Boucif Mekhaled ; Les événements du
8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, Paris I, 1989 (version abrégée, Chroniques
d’un massacre, 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata, Syros et Au nom de la mémoire,
1995), et L’avertissement, s. dir. Jean-Charles Jauffret, Vincennes, SHAT, 1990.
Voir aussi C. R. Ageron, « Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et d’histoire »,
Nanterre, Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 39-40, juillet- décembre 1995,
Jean-Louis Planche, « La répression civile du soulèvement nord-constantinois, mai-
juin 1945, dans La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, p. 111-128,
et A. Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, La Découverte, à paraître
en 2002.

LA FORMATION DU
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des environs de Sétif et de Guelma s’attaquèrent aux repré-


sentants de l’autorité française et aux civils européens.
L’armée (composée en partie de troupes musulmanes) aidée
par des « gardes civiques » levées dans la population fran-
çaise, intervint rapidement avec l’appui de l’aviation et de
la marine. L’ordre fut rétabli dès le 20 mai pour l’essentiel,
mais des incidents furent encore signalés sur divers points
du territoire algérien. Ferhat Abbas et le cheikh Ibrahimi
furent arrêtés à Alger le 8 mai, et les AML dissous le 14.
Les bilans de la révolte et de la répression furent
aussitôt controversés. Le premier est le plus précisément
connu : 102 morts (dont 14 militaires européens ou indi-
gènes et 2 prisonniers italiens) et 110 blessés (dont 19 mili-
taires) ainsi que 10 femmes violées1. Le second a fait l’objet
d’évaluations officielles inférieures à 3 000 victimes, et que
le général Duval (chef de la division de Constantine) fixa
le 9 août à 1 165 morts2, bilan manifestement insuffisant.
D’autres estimations beaucoup plus fortes circulèrent dans
la presse française de gauche (6 000 à 8 000 morts, puis
15 000 à 20 000), anglo-américaine et arabe (de 35 000 à
80 000), jusqu’à ce que les nationalistes algériens choisis-
112 sent de revendiquer 45 000 morts, sans la moindre preuve.
Le bilan véritable reste inconnu. On sait pourtant que les
tribunaux militaires prononcèrent ensuite 1 028 non-lieux,
577 acquittements, 1 868 peines d’emprisonnement et
166 condamnations à mort (dont 33 furent exécutées)3.
Le choc psychologique fut aussi fort dans les deux
populations. Comme l’écrivit Albert Camus dans Combat :
« Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez
les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné.
La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes
des sentiments de crainte et d’hostilité ». Les premières
furent traumatisées par les atrocités commises par une par-
tie des insurgés4 (meurtres, mutilations, viols). Les secondes

1. Tableau reproduit par J.-C. Jauffret dans La guerre d’Algérie par les documents,
t. 1, L’avertissement 1943-1946, Vincennes, SHAT 1990, p. 401.
2. Le gouverneur général Chataigneau l’avait évalué à 1 340 morts en tenant
compte des enquêtes du général Tubert à Sétif et du commissaire Bergé à Guelma,
et le ministre de l’Intérieur Adrien Tixier avait parlé de 1 500 morts au maximum
LES

devant l’Assemblée consultative le 18 juillet. (L’avertissement, p. 405-419). Cha-


taigneau continua de se renseigner, sans parvenir à un bilan définitif. Le colonel
ORIGINES DE

Schoen retint l’estimation « raisonnable » de 5 000 à 6 000 morts proposée par


deux hauts fonctionnaires du Gouvernement général connus pour leur libéralisme.
3. Op. cit., p. 442.
4. Cf. Francine Dessaigne, La paix pour dix ans, Calvisson, J. Gandini, 1990.

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eurent la conviction d’avoir été attirées dans un guet-apens1.


Les unes et les autres retrouvèrent les réflexes craintifs et
agressifs de leurs aïeux du temps de la conquête.
Sur les causes de ces faits, deux interprétations
contraires s’affrontèrent aussitôt en Algérie et en France. À
droite, une campagne de presse, de tracts et de motions
dénonça un complot anti-français, réclama le rappel du gou-
verneur général Chataigneau pour défaut d’autorité, et
l’abrogation des réformes décidées par le CFLN et le GPRF.
À gauche, les communistes et les socialistes incriminèrent
une « provocation fasciste » des grands colons et de la haute
administration vichyste (mal épurée par le général Catroux),
qui auraient affamé les musulmans pour les pousser à la
révolte par l’intermédiaire des « pseudo-nationalistes » du
PPA. À l’exception de ce dernier point, la thèse de la pro-
vocation colonialiste a été reprise par les nationalistes algé-
riens, et a fini par s’accréditer dans les deux pays.
Pourtant, celle-ci n’a jamais été prouvée. Le fait que
certains colons aient prédit des troubles aisément prévisibles,
puis aient tenté de les exploiter contre les réformes, ne prouve
pas leur responsabilité dans leur déclenchement. La milice
de Guelma, dont l’action répressive fut particulièrement
mise en cause, avait été créée par le sous-préfet gaulliste
113
Achiary, et soutenue par les forces de gauche rassemblées
dans la « France combattante ». L’administration avait fait
de son mieux pour prévenir la famine par des importations
massives. Les responsables incriminés (le directeur des Affai-
res musulmanes Augustin Berque, celui des Affaires écono-
miques Balensi, et le préfet Lestrade-Carbonnel) étaient
parmi les principaux artisans des réformes. La seule « pro-
vocation » certaine tient en deux faits : les menaces verbales
ou écrites visant les Européens, et leur exécution par les
émeutiers et insurgés du 8 mai, qui provoquèrent des repré-
sailles trop souvent aveugles ou disproportionnées2. Délibé-
rée ou non, cette provocation fut très efficace.
Au contraire, la thèse du complot nationaliste a
NATIONALISME ALGÉRIEN

gagné en crédibilité. Les historiens algériens Mohammed


Harbi et Mahfoud Kaddache ont montré que le PPA clan-
destin avait joué avec le feu, en prêchant la révolte à des

1. Cf. Kaleb Yacine, Nedjma, Le Seuil 1956, et toute son œuvre.


2. Opinion d’auteurs défavorables au nationalisme algérien, comme Henri Bénazet
(cité par C.A. Julien, L’Afrique du Nord en marche p. 263), et Augustin Ibazizen,
Le testament d’un Berbère, Albatros 1984, p. 155-165. Cf. la déposition du colonel
Groussard dans Le procès de Raoul Salan, Albin Michel, 1962, p. 362-364.

LA FORMATION DU
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masses enfiévrées depuis plusieurs années1 par la dégrada-


tion de leurs conditions de vie, la chute du prestige de la
France et les promesses des propagandes étrangères, sans
avoir les moyens d’encadrer et de canaliser leur violence.
En avril 1945, sa direction aurait projeté de faire évader
Messali pour lui faire proclamer un gouvernement provi-
soire avant l’ouverture de la conférence de San Francisco2.
Privée de stratégie par l’éloignement de son chef charisma-
tique, elle s’était rabattue sur des manifestations de protes-
tation. L’insurrection n’avait donc pas été prévue pour le
8 mai ; déclenchée accidentellement à Sétif et à Guelma,
elle fut ordonnée pour le 23 afin de soulager les insurgés,
puis décommandée au dernier moment quand leur échec
fut patent. L’interprétation la plus juste fut donnée le
10 juillet 1945 par le délégué à l’Assemblée consultative
Pascal Muselli. « Il est prouvé que tout le système de
l’insurrection étendait sa toile sur l’Algérie entière. Si cette
insurrection n’a pas été générale c’est parce qu’elle a été
prématurée et que l’incident de Sétif, qui est à l’origine des
événements, a éclaté inopinément »3. La thèse de la provo-
cation colonialiste servit à camoufler les divergences entre
les amis de Ferhat Abbas (qui dans sa prison avait claire-
114 ment incriminé la démagogie irresponsable du PPA4, avant
de dénoncer le « crime colonial » et la « forfaiture de
l’administration ») ; ainsi qu’entre les diverses tendances du
PPA-MTLD, où Messali se plaignait encore en 1954 de
n’avoir jamais pu connaître les vraies responsabilités du
drame de mai 19455.
Ces révélations obligent à poser autrement la ques-
tion de la provocation. La volonté insurrectionnelle du PPA
étant établie, le problème n’est pas que la répression ait été
déclenchée, mais qu’elle ait tant tardé. Pourquoi l’adminis-
tration avait-elle laissé se développer la propagande des
AML, contrairement à la très grande rigueur préventive pré-

1. Dès janvier 1941, la mutinerie des tirailleurs du 5e RTA de Maison Carrée


fit renaître la vieille crainte de la « révolte arabe » (Cf. les thèses de B. Recham
et de J. Cantier). Les services de renseignement signalaient une mentalité pré-
insurrectionnelle autour de Sétif dès août 1941 (note du CIE de Constantine,
29 août 1941, AOM 14 H 38 /15).
2. Crainte du gouverneur Chataigneau, cité par Claude Paillat, Le guêpier, Robert
Laffont 1969, p. 78 ; confirmée par M. Harbi, Aux origines..., p. 21 et 178 note 68,
LES

et Le FLN..., p. 27-28.
3. Cité et approuvé par Harbi, Aux origines..., p. 178 note 68.
ORIGINES DE

4. Cf. son « testament politique » inédit, publié par C.R. Ageron, Revue française
d’histoire d’outre-mer no 303, juin 1994, p. 181-197.
5. Rapport de Messali au congrès de Hornu, cité par M. Harbi, Aux origines...,
p. 217-218.

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conisée par le général Catroux dès le 29 février 1944 ? Pour


laisser mûrir l’abcès afin de le vider d’un coup, comme le
dit en juin 1945 le secrétaire général de la préfecture
d’Alger, ou pour attendre le retour des troupes qui com-
battaient en Europe ? Il semble qu’Augustin Berque ait
tenté de canaliser les revendications nationalistes dans le
cadre du fédéralisme français, puis de séparer les modérés
des extrémistes, avant de se résoudre à demander la disso-
lution des AML. Et que le gouverneur général Chataigneau
ait hésité parce qu’il ne croyait plus à l’efficacité de la
répression depuis la crise franco-libanaise de novembre 1943
(dont il avait été acteur en tant que secrétaire général du
Haut commissariat au Levant) ; ou bien pour éviter que le
PPA n’engage toutes ses forces dans une insurrection géné-
rale qui aurait été beaucoup plus redoutable1.
En effet, les autorités civiles et militaires ne dou-
taient pas que le PPA clandestin préparait un soulèvement
armé ; mais elles savaient que celui-ci critiquait sévèrement
la spontanéité anarchique de la révolte du 8 mai autour de
Sétif et de Guelma :
« 1) Ces régions [...] ne représentant aucune valeur
stratégique, [...] l’ennemi ne pouvait pas y être frappé uti- 115
lement.
2) Des hommes, des femmes et des enfants qui ne
représentaient aucun intérêt (sic), ont été tués. Au contraire
les routes, les gares, les ponts, les postes et les casernes sont
demeurés intacts.
3) L’action [...] a été isolée. Les régions-clés sont
demeurées en dehors du mouvement, ce qui prouve que ce
dernier n’était pas le fait d’hommes dévoués et instruits
dans le combat.
4) Ces incidents ont permis à une administration
aussi haineuse qu’hypocrite de frapper un nombre considé-
rable de militants et de nous priver ainsi de cadres néces-
saires.
NATIONALISME ALGÉRIEN

5) Toutefois ces événements ont montré que nous


avons le droit de divorcer d’avec ces occupants haineux et
incapables de diriger ce pays. Guerre, et guerre éternelle,
mais guerre consciente, organisée, dirigée, embrassant tout

1. Rapport de Chataigneau cité sans date par C. Paillat (op. cit. p. 78), et rapport
du 14 mai 1945 qualifiant la révolte de « fausse manœuvre » et de « moindre
mal », tout en opposant excessivement la responsabilité des AML à l’abstention
du PPA (voir L’avertissement, p. 369-370).

LA FORMATION DU
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notre pays, toute l’Afrique du Nord, et la victoire sera à


nous »1.

« La paix pour dix ans » ?


« Si la France ne fait rien, avant dix ans, tout recom-
mencera en pire, et probablement de façon irrémédiable »,
écrivit le général Duval, en mai 1945. En effet, les activistes
du PPA ne renoncèrent jamais à poursuivre leurs préparatifs
d’insurrection. Pendant ce temps, le gouvernement général,
tout en maintenant l’ordre rétabli, s’efforça de les prendre
de vitesse en appliquant les réformes politiques, économi-
ques et sociales décidées en 1944 par le CFLN et le GPRF
pour intégrer l’Algérie à la France. En outre, le gouverneur
général Chataigneau tenta de réintégrer les partis nationa-
listes dans la vie politique légale, sans succès durable.
Le PPA ne renonça jamais totalement à la lutte
armée. Resté clandestin et disposant de militants armés dans
les montagnes de Kabylie depuis mai 1945, il dénonça la
participation aux élections comme une trahison et une apos-
tasie, en accord avec les autres tendances associées dans les
AML. Mais au printemps de 1946, Ferhat Abbas amnistié
116 et libéré fonda l’UDMA, parti appelant les deux popula-
tions de l’Algérie à collaborer dans une République algé-
rienne fédérée à la République française, avec l’autorisation
des autorités. Bien que désavoué par le PPA, il obtint la
grande majorité des suffrages exprimés dans le deuxième
collège aux élections à la deuxième Constituante le 2 juin
1946.
Le gouverneur général Chataigneau estimait alors
« l’heure venue de faire fond sur un parti qui groupait dans
leur majorité les élites musulmanes »2, avec l’accord du
ministre de l’Intérieur Édouard Depreux, socialiste comme
lui3. Mais le président du Conseil Georges Bidault jugea
nécessaire d’affaiblir les partis nationalistes algériens en les
opposant entre eux. C’est pourquoi, paradoxalement, Mes-
sali Hadj fut autorisé à revenir de Brazzaville en France,
puis en Algérie, et à présenter des candidats aux élections
législatives du 10 novembre 1946 sous une autre étiquette
LES

1. Renseignement daté du 25 mai 1945, reproduit dans L’avertissement p. 375.


Cf. le plan d’attaque de la ville de Constantine par les nationalistes musulmans,
ORIGINES DE

ibid., p. 371-372.
2. Note du préfet Chérif Mécheri au président de la République Vincent Auriol,
Journal du septennat 1947, p. 708.
3. Et ancien avocat de Messali. Voir ses Souvenirs d’un militant, Fayard 1972.

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117

que celle du PPA : le « Mouvement pour le triomphe des


libertés démocratiques ».
La réouverture de la voie légale fut difficilement
acceptée par la majorité du Parti. La direction justifia la
participation aux élections comme un moyen de renforcer
sa propagande à l’intérieur et à l’extérieur et de faire recon-
naître sa représentativité. Mais les cadres de Kabylie exigè-
rent en contrepartie un congrès, qui se réunit clandestine-
ment en février 1947. Celui-ci évita la rupture entre les
tendances activiste et « légaliste » par un compromis :
confirmation de la fondation du MTLD comme façade
légale, maintien de l’appareil clandestin du PPA, et création
d’une « Organisation spéciale » ultra secrète pour préparer
la lutte armée. Le parti voulait agir par tous les moyens
sans en privilégier aucun.
Après le vote du Statut de l’Algérie et la victoire
des partis nationalistes aux élections municipales d’octobre
1947, le gouverneur Chataigneau était conscient de l’étroi-
tesse de sa marge de manœuvre, entre la majorité des élus
du premier collège qui l’accusaient de faiblesse ou de tra-
hison, celle du deuxième collège déçue par le Statut, et les
nationalistes extrémistes qui escomptaient remporter une
victoire triomphale par la propagande et l’intimidation dans 117
la prochaine élection des représentants du deuxième collège
à l’Assemblée algérienne. Selon le préfet Chérif Mécheri,
conseiller du Président de la République Vincent Auriol,
l’Algérie était « à la croisée des chemins » : « D’un côté, la
route de la répression, une politique facile basée sur l’inter-
diction du PPA, l’emprisonnement d’un certain nombre de
ses leaders, le « regonflage » des indépendants et leur renou-
vellement en faisant appel à quelques nouvelles individua-
lités ; d’un autre côté, le maintien de la politique de
M. Chataigneau avec ou sans M. Chataigneau ». La pre-
mière de ces politiques aboutirait à « transposer le problème
algérien sur le plan international », et à rassembler tous les
partis algériens dans une commune haine envers la France.
« Il n’est pas présomptueux de prévoir que l’armée secrète
NATIONALISME ALGÉRIEN

de Messali, dont on parle mais qui n’existe pas à l’heure


actuelle, prendra corps et qu’un maquis réussirait à s’ins-
taller dans les montagnes de Kabylie ou les coins peu acces-
sibles des hauts plateaux »1.
Or, le gouvernement de Robert Schumann, alarmé
par les rapports des préfets annonçant un raz de marée mes-

1. Ibid. p. 709.

LA FORMATION DU
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saliste, harcelé par les élus du premier collège appuyés par


le ministre des Finances et député de Constantine René
Mayer, décida de remplacer Yves Chataigneau par son cama-
rade de parti Marcel-Edmond Naegelen en février 1948.
Celui-ci donna la priorité au rétablissement de l’ordre et de
l’autorité1. Le 15 mars 1948, la police arrêta à l’aéroport
d’Alger trois étudiants membres du PPA, porteurs d’un
document qui préconisait la préparation de la lutte armée
par une armée nationale secrète et le déclenchement pro-
chain du terrorisme visant les traîtres2. Le 3 avril, veille du
premier tour des élections, 32 candidats du MTLD sur 49
furent arrêtés. Les élections furent une bataille, qui coûta
au parti plusieurs morts et blessés et plusieurs centaines
d’arrestations. L’administration avait reçu la consigne de
barrer la route au PPA par tous les moyens3.
Frustrés dans leur attente d’une rapide victoire élec-
torale, les dirigeants du parti ne pouvaient éviter de ren-
forcer l’OS. Cette organisation commençait seulement à
exister. De février à novembre 1947, son premier respon-
sable Mohammed Belouizdad s’était occupé de la doter
d’une stratégie et d’un état-major. Celui-ci fonctionna
ensuite sous la direction de Hocine Aït Ahmed4, qui rédi-
118 gea un manuel d’instruction militaire, un autre de forma-
tion militante, et une brochure sur l’attitude du militant
face à la police. L’OS recruta près de 2 000 militants
dévoués et discrets, rechercha des armes, organisa des stages
d’instruction, précisa son organigramme à l’échelle natio-
nale et régionale.
Après la défaite électorale d’avril 1948, son chef pré-
para un rapport sur sa stratégie à l’intention du comité
central du parti, qui l’adopta en décembre 1948. Ce texte
déduisait des données du problème algérien l’inefficacité de
l’insurrection générale et du terrorisme, et optait pour une
guérilla de longue durée. Il condamnait l’impasse de l’élec-
toralisme, et proposait une réorganisation du parti et de

1. Voir son livre, Mission en Algérie, Flammarion 1962 (où il cite en justification
deux circulaires de son prédécesseur, p. 34-35). En sens contraire, voir Édouard
Depreux, Souvenirs d’un militant, p. 337.
2. Ce « plan vert », élaboré par les étudiants algériens de Montpellier, n’engageait
ni le PPA, ni l’OS, selon Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant, Sylvie
Messinger 1983, p. 150. Voir le texte publié par J.-C. Jauffret dans La guerre
LES

d’Algérie par les documents, t. 2, Les portes de la guerre, Vincennes, SHAT, 1998,
p. 155-158.
ORIGINES DE

3. Voir les déclarations de Guy Mollet et d’autres militants socialistes dans notre
contribution au colloque Guy Mollet un camarade en République, Presses universi-
taires de Lille 1987, p. 453-455.
4. Cf. ses Mémoires d’un combattant, p. 99 et 132-195.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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son action intérieure et extérieure dans la perspective de la


lutte armée, suivant un calendrier défini1.
Ce programme reçut un début d’exécution, mais il
souffrit du manque d’aide extérieure effective, et du manque
de ressources financières pour acheter des armes en quantité
suffisante2. À partir de l’été 1949, l’OS fut affaiblie par la
crise « berbériste » qui divisa le parti, et par plusieurs
vagues d’arrestations. En février 1950, la fuite d’un militant
condamné pour indiscipline auprès de la police permit à
celle-ci de démanteler l’organisation clandestine ; la direc-
tion du parti se couvrit en niant la réalité de ce qu’elle
qualifia de « prétendu complot » fabriqué par le colonia-
lisme, tout en ordonnant la dissolution de ce qui restait de
l’OS et la dispersion de ses rescapés. Même l’appareil clan-
destin du PPA fut sabordé.
Emprisonnés, évadés, réfugiés dans le maquis, ou
reclassés dans l’organisation du MTLD en Algérie, en France,
ou dans sa délégation extérieure au Caire, les anciens de l’OS
reprochèrent aux dirigeants politiques de ne pas leur avoir
donné les moyens d’une action efficace, puis de les avoir mal
soutenus face à la répression3. En 1954, quand la direction
du MTLD se divisa entre les messalistes et les centralistes,
la plupart des anciens cadres de l’OS refusèrent de prendre 119
parti. Ils saisirent l’occasion de remettre le mouvement natio-
nal dans sa véritable voie dont il n’aurait jamais dû s’écarter :
la lutte armée4, en liaison avec les nationalistes des deux pays
voisins et avec l’aide de l’Égypte nassérienne et de la Ligue
arabe. Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 31 octobre
1954, par une organisation apparemment nouvelle, ouverte
à tous le patriotes algériens, portant les noms de Front et
d’Armée de libération nationale (FLN-ALN).

La préparation d’une insurrection avait mobilisé les


énergies d’au moins une fraction du mouvement national
algérien durant seize ans, de 1938 à 1954. L’étonnant n’est
NATIONALISME ALGÉRIEN

1. Ibid. p. 155-157. Le texte publié par M. Harbi, Les Archives de la Révolution


algérienne, Éditions J.A. 1981, p. 15-49, a été rédigé après coup, mais le fond
paraît authentique.
2. D’où le hold-up de la poste d’Oran, utilisé plus tard pour présenter les « rebel-
les » comme des gangsters.
3. Aït Ahmed, op. cit., p. 193-201.
4. L’impatience des militants se traduisit par 53 sabotages et attentats (dont un
attentat meurtrier le 29 janvier 1954 à Alger, rue d’Isly), dans l’année qui précéda
le 1er novembre 1954. Voir Les portes de la guerre, p. 356-358.

LA FORMATION DU
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donc pas que celle-ci ait fini par être déclenchée, mais
qu’elle l’ait été si tard, dans une phase de déclin relatif de
ce mouvement.
Il est permis de se demander si les autorités fran-
çaises n’auraient pas pu profiter de ce délai pour désamorcer
le conflit en favorisant les partisans d’une évolution gra-
duelle vers l’autonomie puis vers l’indépendance, comme
semble l’avoir tenté Yves Chataigneau. Mais son projet avait
été incompris par la plupart des élus du premier collège,
hantés par les tragiques souvenirs du 8 mai 1945, et par
les dirigeants de la métropole soucieux de conserver l’Algé-
rie, clé de voûte de l’Union française et garantie de la puis-
sance française. Ceux-ci ne concevaient pas d’autre solution
que de maintenir à tout prix la souveraineté de la France
jusqu’à ce que ses bienfaits lui rallient la masse de la popu-
lation algérienne. Ainsi, l’avenir de l’Algérie dépendait
d’une course de vitesse entre les plans de progrès économi-
que et social du gouvernement général, et les préparatifs
guerriers d’une minorité organisée, convaincue que « ce qui
avait été pris par la force devrait être repris par la force »1.

120
LES
ORIGINES DE

1. Mot d’ordre du PPA, cité par Omar Carlier, Entre nation et jihad, op. cit.,
p. 271.

LA GUERRE D’ALGÉRIE
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D E U X I È M E P A R T I E

LA GUERRE
D’ALGÉRIE
1954-1962

Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une tren-


taine d’attentats et sabotages furent commis dans toutes les régions
du territoire algérien, causant neuf morts et quatre blessés (militaires
et civils, Français de métropole ou d’Algérie et « Français musulmans »
algériens). Les autorités d’Alger et de Paris, comme la grande majorité
des partis politiques et des journaux français, ne voulurent y voir
que des actes de banditisme, commandités par l’Égypte et par la
121
Ligue arabe afin de créer artificiellement une « crise algérienne » au
moment où la crise tunisienne était en voie de règlement. Très peu
d’observateurs prirent au sérieux la revendication de ces actes par
un groupuscule inconnu s’intitulant « Front de Libération nationale »
(FLN). Moins nombreux encore furent ceux qui comprirent aussitôt
que c’était le début d’une guerre de sept ans qui se terminerait aux
conditions fixées par ce soi-disant FLN.
Si la date du début de la guerre d’Algérie ne prête plus à
discussion, celle de sa fin reste controversée. En France, la commé-
moration du cessez-le-feu du 19 mars 1962, initiative d’une fédéra-
tion d’anciens combattants et de municipalités de gauche non cau-
tionnée par les pouvoirs publics, soulève chaque année les
protestations des associations de rapatriés et d’anciens « harkis ». Les
autorités algériennes ont préféré pour leur fête nationale la date du
5 juillet (anniversaire de la capitulation d’Alger en 1830) au référen-
dum d’autodétermination du 1er juillet 1962 et à l’acceptation de son
résultat par le gouvernement français le 3 juillet. Quoi qu’il en soit,
la violence et l’insécurité ne cessèrent ni le 19 mars, ni au début de
juillet 1962 : elles firent encore des milliers de victimes pendant de
D’ALGÉRIE

longs mois, jusqu’à ce qu’un minimum d’ordre fût rétabli dans le


courant de 1963. On peut donc légitimement se demander quand la
guerre d’Algérie a pris fin, et même si elle est bien finie.

LA GUERRE
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C H A P I T R E 3

Logiques de guerre

L a guerre d’Algérie, une guerre qui n’a


jamais voulu dire son nom » : cette for-
mule tant de fois répétée n’a de sens que
du côté français de la Méditerranée. De 1954 à 1962 les
gouvernements de la France n’ont jamais voulu qualifier de
guerre ce qu’ils ont préféré appeler des « opérations de
maintien de l’ordre », bien que le général de Gaulle eût
reconnu dans sa conférence de presse du 11 avril 1961 : « Il
est de fait que l’Algérie, pour l’instant, est un pays où sévit
la guerre »1. Après la fin des « événements », les dirigeants
122 français ont trop longtemps persisté dans leur refus de
reconnaître a posteriori l’état de guerre, sans raison convain-
cante.
Au contraire, les organisateurs du soulèvement
nationaliste avaient pris soin d’exposer par une proclama-
tion au peuple algérien les causes, les buts et les moyens
de la guerre qu’ils déclenchaient en son nom, et de faire
connaître aux autorités françaises leurs conditions de paix.
Ainsi, la guerre d’Algérie fut l’une des rares guerres décla-
rées de l’après 1945, même si cette déclaration ne précéda
pas le déclenchement des hostilités.
Mais il ne faut pas en conclure que le FLN avait le
monopole de la lucidité et de la véracité. Les affirmations
des deux camps méritent également un examen critique,
lequel fait apparaître de part et d’autre de nombreux aspects
cachés aussi bien dans la définition de la nature du conflit,
dans la reconnaissance et la justification des moyens
employés, et dans l’appréciation du résultat final.
LA
GUERRE

1. Discours et messages, t. 3, Avec le renouveau, Plon 1970, p. 288.

D’ALGÉRIE
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123

L ES CAUSES ET LES BUTS

Les causes d’une guerre et les buts de ceux qui l’ont


déclenchée sont deux questions pratiquement indissociables.
Sur ces deux points, les discours officiels des deux camps
se contredisaient systématiquement. Guerre de libération
nationale, ou guerre subversive ? La première interprétation
était plus proche de la vérité, même si elle n’exprimait pas
toute la vérité.

Une guerre de libération nationale ?


Selon la proclamation du FLN et l’appel de l’ALN,
rédigés entre le 10 et le 20 octobre 1954 par Mohammed
Boudiaf et Mourad Didouche, le soulèvement qu’ils se pré-
paraient à déclencher avait pour cause fondamentale et pour
justification suprême la situation du peuple algérien assu-
jetti depuis 1830 au joug du colonialisme, et victime de la
répression chaque fois qu’il revendiquait ses droits : « [...]
Pense un peu à ta situation humiliante de colonisé, réduit
sur son propre sol à la condition honteuse de serviteur et
de misérable surexploité par une poignée de privilégiés,
classe dominante et égoïste qui ne cherche que son profit
sous le couvert fallacieux et trompeur de civilisation et 123
d’émancipation. À propos de civilisation, nous te rappelons
quelques dates illustres : 1830 avec ses rapines et ses crimes
au nom du droit du plus fort ; 1870 suivie de massacres et
d’expropriations qui ont frappé des milliers d’Algériens ;
1945 avec ses 40 000 victimes, 1948 et ses élections à la
Naegelen, 1950 avec son fameux complot. Comme tu le
constates, avec le colonialisme, la Justice, la Démocratie,
l’Égalité ne sont que leurre et duperie destinés à te tromper,
et à te plonger de jour en jour dans la misère que tu ne
connais que trop »1.
Le but de la future insurrection était donc celui
qu’avait toujours poursuivi le peuple algérien depuis 1830,
et le mouvement national depuis sa fondation en 1926. Ce
dernier avait pour mission de « créer toutes les conditions
favorables pour le déclenchement d’une action libératrice »
à l’intérieur et à l’extérieur. Or, ces conditions semblaient
réunies. D’une part, les activistes en étaient convaincus
depuis 1945, « le peuple est uni derrière le mot d’ordre
d’indépendance et d’action ». D’autre part, les partis frères
DE GUERRE

1. Appel de l’ALN, dans La guerre d’Algérie, s. dir. Henri Alleg, Temps actuels
1981, t. 3, p. 510-511.

LOGIQUES
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de Tunisie (le Néo-Destour) et du Maroc (l’Istiqlal) s’étaient


eux-mêmes lancés dans la lutte armée contre la France
depuis 1952 et 1953, avec l’aide de la Ligue arabe et de
l’Égypte nassérienne ; les représentants du MTLD au Caire
avaient signé avec eux en avril 1954 un pacte d’unité
d’action jusqu’à l’indépendance de toute l’Afrique du Nord.
Le récent éclatement du MTLD entre les messalistes et les
centralistes n’avait fait qu’ajouter une raison supplémentaire
à l’initiative des fondateurs du FLN-ALN : « sortir le mou-
vement national de l’impasse où l’ont acculé les luttes de
personnes et d’influence pour le lancer aux côtés des frères
marocains et tunisiens dans la véritable lutte révolution-
naire ».
De cet exposé des motifs découlait logiquement la
définition des « grandes lignes de notre programme politi-
que » :

BUT: INDÉPENDANCE NATIONALE par :


o
1 ) La restauration de l’État algérien souverain,
démocratique et social dans le cadre des principes islami-
ques ;
2o) Le respect de toutes les libertés fondamentales
124 sans distinction de race ni de confession.
OBJECTIFS INTÉRIEURS :
1o) ASSAINISSEMENT POLITIQUE par la remise du Mou-
vement National Révolutionnaire dans sa véritable voie et
par là l’anéantissement de tous les vestiges de corruption
et de réformisme cause de notre régression actuelle.
2o) RASSEMBLEMENT ET ORGANISATION de toutes les
énergies saines du peuple algérien pour la liquidation du
système colonial.
OBJECTIFS EXTÉRIEURS :
1o) Internationalisation du problème algérien.
2o) Réalisation de l’unité nord-africaine dans son
cadre naturel arabo-musulman.
3o) Dans le cadre de la charte des Nations Unies,
affirmation de notre sympathie agissante à l’égard de toutes
les Nations qui appuieraient notre action libératrice.
MOYENS DE LUTTE : Conformément aux principes
révolutionnaires et compte tenu des situations intérieure et
extérieure, la continuation de la lutte par tous les moyens
jusqu’à la réalisation de notre but »1.
LA
GUERRE

1. Proclamation du FLN, dans Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution

D’ALGÉRIE
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Dans ce programme comme dans tout le texte de la


proclamation, les auteurs avaient systématiquement respecté
un équilibre entre les aspects intérieur et extérieur. Ce fait
s’explique par la conviction réaliste que le rapport des forces
ne permettrait pas au peuple algérien d’arracher son indé-
pendance à la France par lui-même, sans aide extérieure. Il
traduit également le caractère particulier du nationalisme
algérien, qui cumulait des sentiments d’appartenance à plu-
sieurs ensembles de dimensions croissantes : l’Algérie, le
Maghreb, la nation arabe et la Communauté musulmane.
Mais on aurait tort d’y voir la preuve que l’insurrection
était commanditée par l’étranger, et que l’indépendance
arrachée à la France ne devait être qu’une préface à
l’annexion de l’Algérie par un nouvel impérialisme (« L’in-
dépendance nationale dans le cadre nord-africain [...] ;
l’unité nord-africaine dans son cadre naturel arabo-musul-
man »). Il serait encore plus faux d’y chercher des signes
de soumission aux intérêts des grandes puissances mondia-
les. La proclamation du FLN prônait un neutralisme positif,
justifié par une vue réaliste de la situation internationale à
la fin de la première « guerre froide » : « Le climat de
détente est favorable pour le règlement des problèmes
mineurs dont le nôtre, avec surtout l’appui diplomatique 125
de nos frères arabo-musulmans ». Presque deux ans plus
tard, la plate-forme du Congrès de la Soummam insista sur
ce point : « La Révolution algérienne, malgré les calomnies
de la propagande colonialiste, est un combat patriotique
dont la base est incontestablement de caractère national,
politique et social. Elle n’est inféodée ni au Caire, ni à
Londres, ni à Moscou, ni à Washington. Elle s’inscrit dans
le cours normal de l’évolution historique de l’humanité qui
n’admet plus l’existence de nations captives »1.
Le mot « révolution » revenait à plusieurs reprises
dans la proclamation du FLN sous la forme de l’adjectif
« révolutionnaire », qualifiant des principes et des pratiques
faisant de l’efficacité le seul critère du choix des moyens, à
l’opposé du réformisme et du légalisme2. Par la suite, ce

algérienne, Éditions J.A. 1981, p. 101-103 ; Henri Alleg, op. cit. t. 3, p. 509 ;
Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Éditions France-Empire 1972,
p. 567-570, et Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, Fayard, 1968, p. 443-446.
1. Extraits de la Plate-forme du Congrès de la Soummam, dans El Moudjahid
no 4, réédition Belgrade 1962, t. 1, p. 61-73, Courrière, Le temps des léopards,
Fayard, 1969, p. 578-604, et Tripier, op. cit., p. 599.
DE GUERRE

2. Ce concept était un héritage de la culture politique républicaine française. Cf.


notre article, « Les principes de 1789 et le mouvement national algérien », Revue
française d’histoire d’Outre-mer, 1989, no 282-283, p. 231-237.

LOGIQUES
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mot ne cessa pas d’enrichir son contenu. En août 1956, la


plate-forme du Congrès de la Soummam le définit comme
le moyen nécessaire de la libération nationale. « La doctrine
est simple. Le but à atteindre, c’est l’indépendance natio-
nale. Le moyen, c’est la révolution par la destruction du
régime colonialiste »1. En janvier 1960, le Conseil national
de la Révolution algérienne (CNRA) siégeant à Tripoli
adopta les statuts du FLN, défini comme « l’organisation
nationale du Peuple algérien dans la guerre d’indépendance ».
La révolution y fut reconnue comme un but d’égale impor-
tance : « en même temps qu’il mène ce combat libérateur,
le FLN dirige une révolution. Son objectif fondamental est la
liquidation du régime colonial, la restauration de l’État
algérien souverain et l’édification d’une République démo-
cratique et sociale »2. Après les accords d’Évian, le CNRA
entérina en mai 1962 un programme socialiste pour l’Algé-
rie indépendante3, et le colonel Boumedienne, chef d’état-
major de l’ALN, alla encore plus loin en inversant la for-
mule de la Soummam : « L’indépendance n’est qu’un
moyen ; la Révolution est le but. »4
Mais jamais cette révolution ne fut définie comme
une rupture avec les « principes islamiques » indissociables
126 de l’identité nationale algérienne. Sous cet aspect, la révo-
lution anticolonialiste se présentait également comme une
restauration du passé pré-colonial, une révolution nationale
et conservatrice. Pourtant, on ne pouvait y voir un mouve-
ment réactionnaire, fanatique et xénophobe, car la procla-
mation du Front se référait également aux principes libé-
raux, démocratiques et laïques enseignés par la République
française. Elle promettait explicitement aux Français vivant
en Algérie le respect de leur vie personnelle et familiale,
celui de leurs intérêts « honnêtement acquis », et le libre
choix de leur nationalité française ou algérienne (cette der-
nière impliquant l’égalité des droits et des devoirs). Plus
tard, le Congrès de la Soummam confirma ces promesses,
et rejeta vigoureusement les allégations françaises présen-
tant le FLN-ALN comme « un mouvement religieux fana-

1. Le mot arabe thaoura, traduit par révolution, signifie plutôt soulèvement,


révolte.
2. Statuts du FLN, dans Tripier, op. cit., p. 605-610.
3. Programme de Tripoli, dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1962, Éditions
du CNRS 1964, p. 683-704.
Sur son élaboration, voir M. Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Éditions J.A., 1980,
LA

p. 330-336.
GUERRE

4. Ania Francos et Jean-Pierre Séréni, Un Algérien nommé Boumediène, Stock, 1976,


p. 87.

D’ALGÉRIE
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tique au service du panislamisme » : « La ligne de démar-


cation de la Révolution ne passe pas entre les communautés
religieuses qui peuplent l’Algérie, mais entre d’une part les
partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine
et d’autre part les colonialistes et leur soutien, quelle que
soit leur religion et leur condition sociale »1. Cette révolu-
tion se présentait également comme la « Résistance algé-
rienne » à l’agression française, par une identification impli-
cite à la Résistance française contre l’occupation allemande.
La référence à l’islam comme religion de l’État ne fut pas
introduite officiellement dans le programme du FLN avant
mai 1962, bien qu’elle allât de soi pour les Moudjahidine2
du maquis.
Ainsi, ce programme apparaissait au départ comme
un compromis éclectique entre les « principes islamiques »
mal définis hérités de la tradition pré-coloniale, et les idéaux
révolutionnaires, démocratiques et laïques, empruntés à
l’enseignement républicain français et au mouvement com-
muniste international.
Ces buts de guerre avaient conduit les fondateurs du
FLN-ALN, conscients de l’inégalité du rapport des forces,
à proposer d’emblée à la France les conditions d’une paix 127
négociée, sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes :

« 1. l’ouverture des négociations avec les porte-


parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la recon-
naissance de la souveraineté algérienne une et indivisible ;
2. la création d’un climat de confiance par la libé-
ration de tous les détenus politiques, la levée de toutes les
mesures d’exception et l’arrêt de toutes poursuites contre
les forces combattantes ;
3. la reconnaissance de la nationalité algérienne par
une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois
faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire,
de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs
du peuple algérien ».

1. Cf. El Moudjahid no 4, t. 7, p. 72, Courrière, Le temps des léopards, p. 602,


Tripier, op. cit., p. 599.
DE GUERRE

2. L’organe du FLN, créé à Alger en juin 1956, prit le nom d’El Moudjahid, le
combattant, tout en minimisant sa connotation islamique (combattant du djihad,
la guerre sainte pour la cause de Dieu). En août 1957, il remplaça les trois éditions
de Résistance algérienne, publiées à Paris, au Maroc et en Tunisie.

LOGIQUES
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Les conditions no 1 et no 3 furent inversées par souci


de clarté dans la version reproduite par le no 4 d’El Moud-
jahid1 publié clandestinement à Alger fin octobre 1956
après le Congrès de la Soummam. Cette réunion des prin-
cipaux chefs de l’intérieur – au moment où le gouverne-
ment français de Guy Mollet avait entamé des pourparlers
avec ceux de l’extérieur – précisa la procédure des négocia-
tions en vue d’un cessez-le-feu et de la paix : reconnaissance
de la nation algérienne et de l’indépendance de l’Algérie,
libération de tous les Algériens emprisonnés, internés ou
exilés, et leur ajouta la « reconnaissance du FLN comme
seule organisation représentant le peuple algérien et seule
habilitée en vue de toute négociation »2, jusqu’à l’élection
d’une Assemblée constituante sans ingérence française.
Ainsi le FLN explicita sa volonté de construire un
État algérien, et d’agir comme son représentant. Il compléta
cette déclaration d’intention en proclamant un « Gouver-
nement provisoire de la République algérienne » le 19 sep-
tembre 1958, puis en définissant ses institutions provisoi-
res3 en janvier 1960. Mais les gouvernements français ne
reconnurent jamais le bien-fondé de telles prétentions,
même quand ils acceptèrent de discuter avec les représen-
128 tants du FLN.

Une guerre subversive ?


Les dirigeants français mirent très longtemps à pren-
dre la juste mesure de l’entreprise du FLN. Au début, ils
la sous-estimèrent en y voyant des actes de banditisme com-
mis par des « rebelles » à l’autorité légitime. Puis ils la
surestimèrent en en faisant une agression étrangère déguisée
en pseudo-guerre de libération nationale, suivant la théorie
militaire française de la guerre révolutionnaire ou subver-
sive. Cependant, une vision plus réaliste finit par s’imposer.
La première réaction des dirigeants français fut de
condamner la révolte de citoyens français contre l’autorité
légitime de la République française. Dès le 12 novembre
1954, le président du Conseil Pierre Mendès France
l’exprima en des termes apparemment irrévocables : « Qu’on
n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la sédi-
tion, aucun compromis avec elle. On ne transige pas

1. El Moudjahid, no 4, t. 7, p. 59-60.
LA

2. El Moudjahid, no 4, t. 7, p. 66 ; Courrière, op. cit., p. 588, Tripier, op. cit.,


p. 583-584.
GUERRE

3. Tripier, op. cit., p. 602-605.

D’ALGÉRIE
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lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure de la Nation


et l’intégrité de la République. Les départements d’Algérie
font partie de la République, ils sont français depuis long-
temps ; leur population, qui jouit de la citoyenneté et est
représentée au Parlement, a donné assez de preuves de son
attachement à la France pour que la France ne laisse pas
mettre en cause son unité. Entre elle et la métropole, il
n’est pas de sécession concevable. Jamais la France, jamais
aucun Parlement, jamais aucun gouvernement ne cèdera sur
ce principe fondamental [...]. L’Algérie, c’est la France, et
non un pays étranger que nous protégeons »1. Et le ministre
de l’Intérieur François Mitterrand abonda dans le même
sens : « L’Algérie c’est la France [...] ; des Flandres au Congo
il y a la loi, une seule nation, un seul Parlement. C’est la
Constitution et c’est notre volonté. [...] Tous ceux qui trou-
bleront le calme et agiront en faveur d’une sécession seront
frappés, par tous les moyens, ainsi que leurs complices. Il
n’est pas admissible qu’un citoyen se révolte »2. Ainsi, les
insurgés étaient des « rebelles » à l’autorité légitime, des
« hors-la-loi » dont tous les actes étaient criminels ou délic-
tueux et punissables comme tels. Il ne pouvait y avoir de
guerre, mais des opérations de maintien ou de rétablisse-
ment de l’ordre par la force publique, et encore moins de 129
négociation avec les « fellaghas » (bandits de grand che-
min).
Cependant, le gouvernement de Pierre Mendès
France avait également dénoncé les « encouragements »
apportés aux actes de terrorisme commis en Algérie par la
radio du Caire « La Voix des Arabes ». De nombreux hom-
mes politiques et journalistes n’hésitèrent pas à désigner le
gouvernement égyptien du colonel Nasser comme le véri-
table commanditaire des agissements de ses hommes de
main algériens ; ils firent à tort de Ben Bella, homme de
confiance des services secrets égyptiens3, le chef suprême du
FLN. En 1955 et 1956, à mesure que l’insurrection se géné-
ralisa en Algérie et que grandit en France un mouvement
contre la guerre d’Algérie, les défenseurs de l’Algérie fran-
çaise en vinrent à identifier le nationalisme algérien du FLN
et le panarabisme nassérien au nazisme allemand, afin de
déclencher un réflexe patriotique de résistance à l’agression

1. Déclaration de Pierre Mendès France à l’Assemblée nationale, cf. Le Monde,


14-15 novembre 1954.
DE GUERRE

2. Ibid.
3. Cf. le témoignage du major Fathi Al Dib, Abdel Nasser et la Révolution algé-
rienne, L’Harmattan, 1985.

LOGIQUES
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130

étrangère. Le gouverneur général Soustelle exhorta ses col-


lègues intellectuels à ne pas oublier la lutte contre « le
farouche obscurantisme hitlérien, qui est sans doute, de tous
les mouvements contemporains, celui qui se rapproche le
plus, par son exclusivisme et son mépris de la vie humaine,
de l’absolutisme totalitaire du CRUA »1. Il résuma ainsi les
buts du FLN : « destruction totale (les nazis avaient un mot
pour cela) de tout ce qui est européen au Maghreb, massacre
de tout Français d’origine ou musulman qui ne s’incline
pas, conversion forcée à l’islam des survivants, instauration
d’un État théocratique et raciste membre de la Ligue
arabe ».
Plus tard le président du Conseil Guy Mollet, après
avoir vainement tenté d’obtenir du colonel Nasser le rallie-
ment des chefs du FLN à sa politique algérienne, dénonça
la nationalisation du canal de Suez par celui-ci comme l’acte
d’un nouvel Hitler ambitionnant la destruction d’Israël et
la domination du monde arabo-musulman et de l’Afrique2.
Il en profita pour essayer de le renverser par une expédition
militaire conjointe avec la Grande-Bretagne et Israël, afin
de décourager les « rebelles » algériens en les privant de
leur principal fournisseur d’armes, à la fin d’octobre 19563.
130 Le ministre résidant Robert Lacoste présentait les événe-
ments d’Algérie comme « un aspect d’un gigantesque
conflit dans lequel certains pays musulmans, avant de som-
brer dans le désordre, cherchent à établir par des méthodes
hitlériennes, une dictature agressive sur une partie du conti-
nent africain »4, et voyait dans les actes du FLN la révéla-
tion de « sa vraie nature » : « une furieuse vague de fana-
tisme et de xénophobie dirigée contre l’Occident »5.
Pourtant, c’est une autre interprétation de la « rébel-
lion » algérienne qui prévalut à la fin de 1956. Le soutien
croissant de l’URSS à l’Égypte nassérienne, qui culmina en
novembre 1956 avec la menace d’employer l’arme atomique

1. « Lettre d’un intellectuel à quelques autres à propos de l’Algérie », Combat


26-27 novembre 1955. Le CRUA de 1954 était confondu à tort avec le FLN.
2. Déclaration de Guy Mollet à la presse le 30 juillet 1956 (cf. Le Monde, 31 juil-
let 1956).
3. Cf. l’appel de Guy Mollet et de Robert Lacoste au cessez-le-feu en Algérie
lancé le 29 octobre 1956, une semaine après l’interception de l’avion transportant
les chefs de la délégation extérieure du FLN, et à la veille de l’attaque israélo-
franco-britannique contre l’Égypte. Texte commenté dans notre recueil, L’Europe
et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994.
LA

4. Directive générale no 1, avril 1956.


5. « Bible » de la délégation française à la IIe session de l’ONU (nov. 1956-mars
GUERRE

1957).

D’ALGÉRIE
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contre Paris et Londres, l’engagement des communistes


algériens aux côtés du FLN et celui des communistes fran-
çais contre la répression, poussèrent le gouvernement de
Guy Mollet à recourir à l’anticommunisme pour se justifier.
La nomination au commandement interarmées en Algérie
du général Salan, ancien chef du corps expéditionnaire en
Extrême-Orient, officialisa dans l’armée la théorie de la
guerre révolutionnaire ou subversive, qui présentait la
guerre d’Algérie comme la continuation de la guerre d’Indo-
chine, et prétendait gagner la deuxième manche en tirant
les leçons de la première. Selon ses adeptes, le communisme
international poursuivait depuis 1920 une vaste manœuvre
d’encerclement de l’Europe par le Sud, depuis l’Asie jusqu’à
l’Afrique ; la dernière ligne de défense passait par l’Algérie.
Pour atteindre leurs objectifs, les maîtres du Kremlin évi-
taient de commettre des agressions caractérisées en franchis-
sant ouvertement des frontières ou des lignes de démarca-
tion ; ils préféraient fomenter des prétendues révolutions
sociales ou guerres de libération nationales, en manipulant
des minorités armées, marxistes ou non. Celles-ci visaient
à arracher les populations à l’obédience du pouvoir établi
et à les embrigader pour imposer un nouveau pouvoir dic-
tatorial, en combinant tous les moyens : propagande exploi- 131
tant tous les motifs de mécontentement, et terreur. Mais
ces méthodes pouvaient être mises en échec et retournées
contre leurs auteurs : l’armée française pouvait gagner la
guerre d’Algérie à condition de comprendre que le contrôle
de la population en était l’enjeu. Sinon, la victoire des
« rebelles » entraînerait à bref délai la communisation de
l’Algérie et de la France. Cette théorie fut officiellement
enseignée dans les écoles de guerre1, et vulgarisée par le
« cinquième bureau » dont l’action psychologique dénonça
inlassablement le « FLN communiste » de 1957 à 1960.
Une partie du corps des officiers, gagnée à l’idéolo-
gie contre-révolutionnaire du catholicisme intégriste, alla
encore plus loin, en voyant dans la révolution algérienne le
dernier avatar de la Révolution commencée en 1789, définie
comme la révolte satanique de l’orgueil humain contre
l’ordre naturel institué par Dieu2.
Ces deux versions de la même théorie étaient fondées

1. Cf. Claude Delmas, La guerre révolutionnaire, PUF 1959 (Que sais-je ? no 826)
et les ouvrages du colonel Roger Trinquier : La guerre moderne, La Table ronde
DE GUERRE

1961 ; Guerre, subversion, révolution, Robert Laffont 1968 ; La guerre, Albin Michel
1980.
2. Cf. les écrits du colonel Chateau-Jobert : Manifeste politique et social ; Doctrine

LOGIQUES
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sur la même ignorance des véritables rapports entre le natio-


nalisme algérien, l’islam et le communisme international1.
Mais elles visaient à légitimer et à sacraliser la lutte anti-
subversive en lui gagnant le soutien de la majorité des habi-
tants de l’Algérie (même celle des musulmans), de la nation
française et de ses alliés occidentaux. Favorisées puis désa-
vouées par les autorités militaires et civiles, elles gardèrent
pourtant des partisans convaincus2 jusqu’à l’effondrement
de l’empire soviétique et à l’éruption de l’islamisme en
Algérie à partir de 1989.
La diffusion de ces interprétations outrancières com-
pliqua la tâche des dirigeants français qui, dès 1956, recher-
chèrent une solution politique négociée avec les chefs des
« rebelles ». La IVe République fut renversée en mai 1958
par la foule et par l’armée d’Algérie, parce que ses derniers
gouvernements s’étaient engagés, sans l’avouer, dans cette
voie. Le général de Gaulle rappelé au pouvoir par les par-
tisans de l’Algérie française attendit jusqu’en septembre
1959 pour substituer à ce dogme patriotique le principe
nouveau du droit des Algériens à l’autodétermination, et
jusqu’en 1961 pour reconnaître le FLN comme leur repré-
sentant de fait, sinon de droit.
132
Une double guerre civile
Ainsi, le FLN réussit tardivement et difficilement à
faire prendre en considération par les dirigeants français sa
propre conception de l’insurrection algérienne comme un
conflit international, opposant un nouvel État virtuel à un
vieil État établi pour la souveraineté sur un territoire et sur
sa population. Mais n’y aurait-il pas réussi plus vite, si sa
représentativité du peuple algérien avait été évidente et
incontestable ? Le fait est que le FLN dut mener une guerre
sur deux fronts : contre la France pour lui imposer le droit
de l’Algérie à l’indépendance, et contre plusieurs catégories
d’Algériens qui refusaient d’admettre sa légitimité. En ce

d’action contrerévolutionnaire ; La confrontation Révolution-Contrerévolution (Vouillé,


Éditions de Chiré), et son autobiographie : Feux et lumière sur ma trace, Presses de
la Cité 1978.
1. Voir nos articles, « La Révolution algérienne et la guerre froide », Études inter-
nationales (Québec), mars 1985, p. 55-66, et « Anticommunisme et décolonisa-
tion », Communisme (Paris), no 62-63, 2e et 3e trimestres 2000, p. 115-135.
LA

2. Cf. Marc-Louis Leclair, Disparus en Algérie, Jacques Grancher 1986 ; Bernard


Moinet, Ahmed ? Connais pas, 2e édition, Athanor 1989 ; Bertrand Dupont de
GUERRE

Dinechin, Algérie, Guerre et paix, Défense et illustration d’une victoire oubliée sur la
Révolution, Nouvelles éditions latines 1992.

D’ALGÉRIE
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133

sens, la guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile entre


Algériens.
La proclamation initiale du FLN était adressée au
« Peuple Algérien » d’une façon générale, et aux « Militants
de la Cause Nationale » tout particulièrement (sans préciser
s’il s’agissait des militants du seul MTLD, ou de toutes les
organisations se réclamant de la nation algérienne). Ses
objectifs intérieurs tendaient à surmonter à la fois la crise
du MTLD (« assainissement politique par la remise du
Mouvement National Révolutionnaire dans sa véritable
voie », [...] anéantissement de tous les vestiges de corrup-
tion et de réformisme causes de notre régression actuelle »),
et la division du peuple algérien (« rassemblement et orga-
nisation de toutes les énergies saines du peuple algérien
pour la liquidation du système colonial »).
Les implications de ces formules n’étaient pas clai-
rement explicitées. Elles apparurent très vite dans les négo-
ciations menées au Caire puis à Alger entre les chefs du
FLN et ceux des autres partis : subordination de tous les
partis au Front représentant les combattants, puis auto-
dissolution de ces partis et adhésion individuelle de leurs
membres à celui-ci.
Le MNA de Messali Hadj, qui se prétendait le seul
133
authentique « mouvement national algérien », refusa ces
conditions. Il désavoua ses représentants au Caire, qui
avaient accepté en janvier 1955 d’adhérer à un comité du
FLN associant aux organisateurs de l’insurrection les délé-
gués de tous les partis, messalistes, centralistes, UDMA et
Oulémas. Sa volonté d’imposer le ralliement du FLN à son
autorité, et l’égale intransigeance de celui-ci, déclenchèrent
à la fin de 1955 une sanglante guerre civile entre nationa-
listes algériens et firent échouer toutes les tentatives de
réconciliation1.
Le PCA, qui avait depuis novembre 1954 justifié les
raisons et les buts de l’insurrection sans en approuver les
méthodes, décida en juin 1955 de participer à la lutte armée
pour son propre compte, et de proposer au FLN une alliance
politique2. Il ne put obtenir la transformation du Front en
un rassemblement pluraliste associant plusieurs partis sur
la base d’un programme commun. En juillet 1956, il
accepta d’intégrer ses « Combattants de la Libération » dans
les rangs de l’ALN, et de soutenir le FLN, mais il refusa
DE GUERRE

1. M. Harbi, Le FLN..., p. 143-162.


2. Cf. E. Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, Presses de la FNSP 1976,
p. 227-241.

LOGIQUES
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134

de se dissoudre en tant que parti1. Le FLN utilisa avec


méfiance les ex-communistes dans l’ALN, tout en niant le
rôle du PCA dans la révolution algérienne.
Trois partis plus ou moins suspects de réformisme
(centralistes, UDMA et Oulémas) rejoignirent le FLN à par-
tir de juin 1955, grâce à l’habileté du chef politique d’Alger
Abane Ramdane2. Celui-ci fit admettre leurs principaux lea-
ders dans les organes dirigeants du Front créés par le
Congrès de la Soummam en août 1956, le Conseil National
de la Révolution algérienne (CNRA) et le Comité de Coor-
dination et d’Exécution (CCE). Cette promotion fournit des
arguments au MNA pour dénoncer le Front comme un ras-
semblement de politiciens sans principes. Elle fut égale-
ment contestée par deux des chefs historiques du FLN, Bou-
diaf et Ben Bella, qui se voulaient copropriétaires et garants
de la révolution algérienne.
Apparemment, ils n’eurent pas gain de cause. Le
FLN resta jusqu’en 1962 un rassemblement de tendances
diverses, et le GPRA proclamé en septembre 1958 fut pré-
sidé par un ancien leader de parti, Ferhat Abbas jusqu’en
août 1961, puis Benyoucef Ben Khedda. Mais en réalité,
les politiques restèrent spécialisés dans des fonctions de
134 représentation, de propagande ou de gestion3. Le véritable
pouvoir de décision et de contrainte appartint toujours aux
« activistes » issus du groupe des 22 fondateurs, chefs poli-
tico-militaires du FLN-ALN. Les dissensions entre les diri-
geants, volontairement occultées tant que dura la guerre,
furent souvent tranchées par la violence ou par la menace ;
elles aboutirent à un affrontement généralisé entre de nom-
breuses factions au lendemain de l’indépendance.
En dépit de ses limites, ce ralliement de la majorité
des tendances politiques algériennes au FLN rendit plus
plausible sa prétention au monopole de la représentation du
peuple algérien, explicitement revendiqué par le Congrès de
la Soummam en vue d’un cessez-le-feu et de négociations
avec la France. Il n’était pas encore précisé si ce monopole
devait se prolonger après l’élection de l’Assemblée consti-
tuante qui devrait organiser le nouvel État et désigner le
gouvernement chargé d’achever les négociations, ou si les
partis reprendraient leur liberté d’action. En janvier 1960,

1. Cf. les lettres du PCA au FLN (16-07 et 16-08-1956) dans Alleg, op. cit., t. 3,
p. 532-535.
LA

2. Harbi, Le FLN..., p. 131-142.


GUERRE

3. William B. Quandt, Revolution and political leadership, Algeria 1954-1968, Cam-


bridge (USA), MIT Press, 1969, p. 125-147.

D’ALGÉRIE
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le CNRA dissipa toute incertitude en adoptant les institu-


tions provisoires de l’État algérien et les statuts du FLN. Ce
dernier ne devait pas être un rassemblement provisoire :
défini comme « guide de la Nation » et « moteur de la Révo-
lution », il était destiné à « poursuivre après l’indépendance
du pays sa mission historique de guide et d’organisateur de
la Nation algérienne »1. Si la notion de parti unique n’était
pas encore explicitement formulée, elle était sous-entendue
dans l’« incompatibilité entre la qualité de militant du FLN
et l’appartenance à tout autre organisme politique » (art. 7),
et dans les principes de direction et d’organisation emprun-
tés au modèle léniniste du « centralisme démocratique »
(art. 11). L’unicité du parti FLN, momentanément retardée
par l’éclatement de sa direction lors du CNRA de juin 1962,
fut imposée en septembre 1962 par le vainqueur de la lutte
pour le pouvoir, le chef du parti et du gouvernement Ahmed
Ben Bella. En furent aussitôt victimes, outre le PCA, et le
nouveau PPA de Messali, les partis dissidents que créèrent
deux autres chefs historiques du Front : Mohammed Boudiaf
et Hocine Aït-Ahmed.
Le nouveau système politique élaboré de 1954 à
1962 par le FLN était fondé sur le postulat de son identi-
fication au peuple algérien unanime : « Le Front de Libé- 135
ration Nationale est ton Front, sa victoire est la tienne ».
Dès le 31 octobre 1954, ce peuple était appelé à « juger »
les initiateurs anonymes de l’insurrection. Seule en effet son
adhésion massive pouvait conférer a posteriori la légitimité
à une initiative prise en son nom et sans qu’il eût été
consulté par un petit groupe de responsables qu’il n’avait
ni choisis, ni mandatés pour cela. Les auteurs de la procla-
mation du FLN se déclaraient sûrs des « sentiments
anti-impérialistes » et forts du « soutien » de chaque Algé-
rien. Mais à l’inverse, l’appel de l’ALN lui donnait un ordre
de mobilisation générale, et menaçait implicitement de
sanctions les récalcitrants : « Ton devoir impérieux est de
soutenir tes frères combattants par tous les moyens [...].
Donc, sans perdre une minute, organise ton action aux côtés
des forces de libération à qui tu dois porter aide, secours
et protection en tous lieux et en tous moments. En les
servant tu sers la cause. Se désintéresser de la lutte est un
crime. Contrecarrer l’action est une trahison »2. Ainsi, forts
de la bénédiction divine (« Dieu est avec les combattants
DE GUERRE

1. Tripier, op. cit., p. 605-610.


2. Alleg, op. cit., p. 511.

LOGIQUES
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136

des justes causes »), les libérateurs se préparaient à juger


chacun des membres du peuple algérien au lieu de se laisser
juger par lui.
Or, contrairement à la version unanimiste officielle-
ment enseignée en Algérie depuis 1962, le peuple algérien
ne s’est pas soulevé comme un seul homme le 1er novembre
1954. Le deuxième appel du FLN-ALN, daté du 1er avril
1955, dénonçait l’indifférence, « synonyme de trahison » :
« Algériens ! venez en masse renforcer les rangs du « FLN ».
Sortez de votre réserve et de votre silence [...]. Ainsi, vous
vous acquitterez envers votre conscience et votre pays d’une
lourde dette »1. Un peu plus d’un an plus tard, la plate-
forme politique du congrès de la Soummam se félicita que
l’action de l’ALN eût « provoqué un choc psychologique,
qui a libéré le peuple de sa torpeur, de sa peur, de son
scepticisme ». Il fallut presque deux ans au FLN-ALN pour
étendre sa hiérarchie militaire sur tout le territoire de
l’Algérie, et pour encadrer la majorité de sa population dans
une organisation politico-administrative (OPA) aux respon-
sables cooptés (sauf les cinq membres des « assemblées du
peuple » censés être élus par la base, dans les fractions de
douars).
136 Pis encore, dès le premier jour, les chefs de l’insur-
rection se heurtèrent à des opposants résolus à les combat-
tre, qui refusaient de reconnaître leur autorité imposée de
force, ou qui désapprouvaient leurs méthodes, ou leurs buts.
Les responsables français en profitèrent pour renforcer les
forces de l’ordre, et pour contester la représentativité reven-
diquée par le FLN. De novembre 1954 à mars 1962, les
effectifs des « Français musulmans » servant dans les forces
armées régulières ou supplétives furent toujours supérieurs
à ceux des « rebelles ». L’écart se creusa entre janvier 1958
et janvier 1961, pour atteindre un rapport maximum de
cinq ou six contre un : 210 000 contre 33 000 selon les
sources militaires2. Avec les élus et les fonctionnaires, on
pouvait compter au moins 250 000 Algériens engagés dans
le camp français.
Il faut pourtant nuancer la signification de ces don-
nées brutes. Celles-ci reflètent en partie l’évolution du rap-

1. Appel rédigé à Alger par Abane. Texte reproduit par Alleg, op. cit., p. 516-517.
2. Tableau élaboré par le général Maurice Faivre d’après les archives militaires,
publié dans ses livres : Un village de harkis, L’Harmattan 1994, p. 250, et Les
LA

combattants musulmans de la guerre d’Algérie, L’Harmattan 1995, p. 258. Charles-


Robert Ageron n’en compte que 178 000 en novembre 1960 (dans sa présentation
GUERRE

de L’Algérie des Français, L’Histoire et Le Seuil, 1993, p. 11), mais le général


Faivre inclut les troupes stationnées en France et en Allemagne.

D’ALGÉRIE
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port des forces, puisque la soumission passive des appelés


musulmans (40 000 en janvier 1961) ne peut être considé-
rée comme un engagement volontaire, et que celui des sup-
plétifs le fut très inégalement. De plus, le nombre total des
combattants et militants « rebelles » a largement dépassé
les effectifs maxima de l’ALN à une date donnée, à cause
de leurs très lourdes pertes et de leur renouvellement rapide.
Le ministère algérien des Anciens Moudjahidine a recensé
en 1974 un total de 336 748 anciens militants et combat-
tants (dont 132 290 dans l’ALN et 204 458 dans l’organi-
sation civile du FLN), parmi lesquels 152 863 tués et
183 885 survivants à la fin de la guerre1.
Malgré la part d’incertitude des évaluations propo-
sées des deux côtés, une conclusion vraisemblable s’en
dégage : le nombre des Algériens musulmans engagés dans
l’un et l’autre camp a été du même ordre de grandeur. Ce
qui dément les prétentions à la représentativité de l’unani-
mité ou de la très large majorité du peuple algérien, affi-
chées par le FLN et par le gouvernement français.
Les dirigeants français n’étaient guère mieux fondés
à proclamer la légitimité de leur souveraineté sur l’Algérie
entière, dans la mesure où celle-ci avait été imposée par la
force et n’avait jamais été librement ratifiée par les vaincus. 137
Le général de Gaulle, après avoir institué en juin 1958 le
suffrage universel de tous les Algériens dans un collège uni-
que, s’en servit non pour intégrer définitivement l’Algérie
dans la France, mais pour l’en détacher par étapes, suivant
une procédure d’autodétermination annoncée par son dis-
cours du 16 septembre 1959. Il offrit ainsi au FLN l’occa-
sion de se réinsérer dans la vie politique algérienne en tant
que parti, mais à condition de déposer les armes et de renon-
cer à sa prétention d’être le Gouvernement provisoire de
l’Algérie. Au moment où le général avait fait connaître son
acceptation d’une Algérie algérienne (juin 1960), puis d’une
République algérienne (novembre 1960), ces conditions
continuaient d’empêcher un accord avec le FLN. Pour négo-
cier avec celui-ci la fin de la guerre, le chef de l’État dut
renoncer en mars 1961 à tous ses préalables : la remise des
armes fut remplacée par une trêve unilatérale, et le GPRA
fut accepté comme seul interlocuteur de fait, co-responsable
du cessez-le-feu du 19 mars 1962 ordonné par les accords
d’Évian. Cependant, de Gaulle refusa toujours de reconnaî-
DE GUERRE

1. Tableau reproduit par Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre,
Plon, 1991, p. 232.

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tre formellement le GPRA en tant que tel : la France


conserva sa souveraineté sur l’Algérie jusqu’à la proclama-
tion de la ratification des accords d’Évian par le référendum
du 1er juillet 1962. Elle la transmit à un exécutif provisoire
algérien mixte chargé d’organiser l’élection d’une assemblée
nationale constituante qui désignerait un gouvernement.
Le FLN avait toujours revendiqué la pleine souve-
raineté sur l’Algérie entière (y compris les territoires saha-
riens rattachés à celle-ci par la France) et sur le peuple
algérien musulman, mais non sur la totalité des habitants
du pays. Il estimait faire preuve de générosité en proposant
aux membres des minorités européenne et juive1 (distin-
guées à partir de la plate-forme du Congrès de la Soum-
mam, et jusqu’à l’ouverture des négociations, puis de nou-
veau confondues) d’assumer la nationalité algérienne à
égalité de droits et de devoirs. Cependant, il n’avait pas
l’intention d’exiger leur adhésion totale à la révolution algé-
rienne. L’objectif à atteindre ne pouvait être que « d’isoler
l’ennemi colonialiste » en « neutralisant » une fraction
importante des minorités non musulmanes. En réalité,
l’ALN s’attaqua non seulement aux groupuscules « ultras »
qui pratiquaient le « contre-terrorisme », mais aussi très
138 souvent à n’importe quel Européen : ceux-ci furent présu-
més ennemis et traités comme tels, à l’exception d’un très
petit nombre qui adhéra au FLN 2 (ou resta fidèle au PCA).
Contrairement aux tendances autonomistes des
« Algériens » du début du siècle, la masse des Français
d’Algérie plaça tous ses espoirs dans le maintien incondi-
tionnel de la souveraineté française, afin de rester français
dans une Algérie française. Même les juifs algériens refusè-
rent dans leur très grande majorité de renoncer à la citoyen-
neté française qui leur avait été rendue en 1943. Les Fran-
çais d’Algérie se montrèrent plus français que le
gouvernement et l’opinion publique de la métropole, qui
se lassèrent très vite de la guerre. On peut néanmoins consi-
dérer leur combat contre le FLN comme une guerre civile
entre « Algériens » fils de la même terre, entre voisins,
sinon entre compatriotes au plein sens du mot.

1. La revendication des juifs algériens comme des Algériens à part entière (Cf.
Mohammed Lebjaoui, Vérités sur la Révolution algérienne, Paris, 1970, p. 114-123)
fut démentie par un terrorisme anti-juif, visant spécifiquement des lieux publics,
des synagogues, des rabbins. Cf. Richard Ayoun, « Les Juifs d’Algérie pendant la
guerre d’indépendance », Archives juives, Revue d’histoire des Juifs de France, no 29 /
LA

1, 1er semestre 1996, p. 15-29.


GUERRE

2. Surtout des anciens « Combattants de la Libération » communistes, des juifs


ou des chrétiens de gauche.

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D’autre part, cette guerre fut aussi une guerre civile


entre Français. Non parce que tous les Algériens étaient
français jusqu’au 1er juillet 1962, suivant la fiction juridi-
que contre laquelle les « rebelles » s’étaient insurgés (la
notion de « guerre de sécession », récusée par les deux
camps, aurait mieux convenu). On hésite également à qua-
lifier ainsi quelques engagements individuels non représen-
tatifs de Français d’Algérie dans le FLN, ou de Français
métropolitains dans les réseaux de soutien de sa Fédération
de France, qui n’ont concerné que quelques centaines de
personnes. Plus nombreux furent, en Algérie1 et davantage
en France2, ceux qui prirent position pour l’indépendance
sans renier la solidarité nationale. Mais surtout, un conflit
latent opposa très tôt la masse des Français d’Algérie, sou-
tenus par les chefs militaires et par des minorités impor-
tantes des milieux dirigeants de la métropole, aux gouver-
nements et à une part croissante de l’opinion publique de
plus en plus tentés par la recherche d’une solution politique
négociée avec le FLN. Ce conflit latent se manifesta par des
épreuves de force récurrentes (6 février 19563, 13 mai
19584, 24 janvier 19605, 9-11 décembre 19606...) aboutis-
sant d’abord à des concessions du pouvoir central sous la
IVe République, puis à son renversement7, et enfin à un 139

1. Ceux qu’on appelait des « libéraux » (par opposition aux « ultras ») s’expri-
mèrent notamment à Alger dans le bulletin Espoir-Algérie en 1956-1957 et en
1960-1961. Certains furent entraînés à héberger des militants du FLN ou du
PCA par la conviction qu’ils seraient torturés s’ils étaient arrêtés.
2. La ligne de démarcation entre l’opposition à la guerre et le soutien incondi-
tionnel au FLN était particulièrement floue en métropole. Pierre Vidal-Naquet
distingue trois types idéaux : des « dreyfusards », des « bolcheviks » et des « tiers-
mondistes », dans son article « Une fidélité têtue : la résistance française à la
guerre d’Algérie », repris dans Face à la raison d’État, un historien dans la guerre
d’Algérie, La Découverte, 1989. p. 58-63.
3. Cédant à la pression de l’émeute, le président du Conseil Guy Mollet remplace
le général Catroux par Robert Lacoste au poste de ministre résidant en Algérie.
4. Pierre Lagaillarde entraîne la foule à l’assaut du Gouvernement général. Un
Comité de salut public civil et militaire, présidé par le général Massu, refuse de
reconnaître Pierre Pflimlin et fait appel au général de Gaulle, qui revient au
pouvoir légalement, sous la menace d’une intervention militaire à Paris (plan
« Résurrection »).
5. Les manifestants armés du Front national français (FNF) tirent sur les gendar-
mes mobiles qui ripostent (bilan : 14 morts et 59 blessés hospitalisés chez les
gendarmes, 8 et 34 chez les manifestants). Retranchés derrière des barricades, les
partisans de Joseph Ortiz (FNF) et de Pierre Lagaillarde défient le pouvoir gaul-
liste pendant une semaine, puis se rendent.
6. Pendant le dernier voyage du général de Gaulle en Algérie, les manifestants
du Front de l’Algérie française (FAF) tentent de provoquer un putsch militaire à
DE GUERRE

Alger. Leur plan est déjoué par des contre-manifestations musulmanes, vite récu-
pérées par le FLN.
7. Renversement déjà tenté le 6 février 1956, et en décembre 1956-janvier 1957

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durcissement de sa volonté d’en finir sous la Ve. Après


l’échec du « putsch des généraux » en avril 1961, ce conflit
latent prit la forme d’un affrontement violent et continu
entre l’OAS et le pouvoir gaulliste métropolitain, guerre de
sécession à l’envers, qui survécut à la perte de l’enjeu algé-
rien sous la forme d’attentats vengeurs perpétrés ou préparés
contre le président de la République jusqu’au début de
1965. Cette guerre civile inégale ne prit fin qu’avec l’amnis-
tie de juillet 1968 qui libéra les derniers prisonniers poli-
tiques et permit le retour de tous les exilés.

Ainsi, la guerre d’Algérie fut une guerre particuliè-


rement complexe : le conflit principal opposa un nouvel
État en formation et un vieil État établi se disputant la
souveraineté sur l’Algérie et ses habitants ; il induisit plu-
sieurs conflits secondaires à l’intérieur de chacun des deux
peuples concernés. Cette complexité ne facilite pas la dési-
gnation d’un tel conflit, mais elle ne justifie nullement la
trop longue proscription du mot « guerre ».

L ES FINS ET LES MOYENS

140 La question de la fin et des moyens est le plus sou-


vent posée en des termes philosophiques élevés : la justesse
d’une cause justifie-t-elle tous les moyens, même injustes,
utiles à sa victoire, ou au contraire exclut-elle l’emploi de
ceux qui la déshonorent ? Il existe pourtant une approche
plus concrète.
Comme toute guerre, la guerre d’Algérie a été un
affrontement dialectique entre deux camps qui tentaient de
se détruire mutuellement en ripostant aux coups de l’autre
ou en les prévenant, mais aussi un duel de propagandes qui
visaient également à discréditer l’ennemi en l’accusant de
crimes sans pareils. Ce deuxième aspect a généralement obs-
curci le premier. En réalité, les méthodes des deux adver-
saires se ressemblaient beaucoup plus qu’ils ne voulaient
l’avouer. Comme le constatait Mouloud Feraoun, « ce que
les paras pensent des fellaghas, les fellaghas le pensent exac-
tement des paras (...). L’erreur commune à l’un et à l’autre

avant d’être réussi en mai 1958 par divers comploteurs d’extrême droite ou gaul-
listes exploitant l’inquiétude des Français d’Algérie. Voir notamment l’enquête
de Claude Paillat, La liquidation, Robert Laffont, 1972, p. 291-304, 398-405,
LA

440-477 ; et celle de Christophe Nick (trop journalistique de ton, et discutable


sur plusieurs points), Résurrection, Naissance de la Ve République, un coup d’État
GUERRE

démocratique, Fayard, 1998. Cf. notre essai de synthèse dans Alger 1940-1962, une
ville en guerres, p. 149-159 (« Le temps des complots »).

D’ALGÉRIE
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est de croire défendre une juste cause, tuer pour une juste
cause et risquer de mourir injustement. Forts de leurs droits
et dans l’éventualité de cette mort injuste, tapie derrière
un buisson, ils deviennent cruels comme bête traquée et
tentent de supprimer leur propre mort en supprimant la
vie des autres »1. Prétendant l’un et l’autre au monopole de
la souveraineté légitime sur l’Algérie et son peuple, les deux
camps devaient également protéger les « bons » citoyens et
punir les « mauvais », les « bons » des uns étant les « mau-
vais » des autres. Selon le même auteur, c’était là que rési-
dait « le drame des gens de ce pays » : « Deux clans se
battent à mort et sollicitent tour à tour la complicité des
Algériens (...). Que le fautif attende le secours de l’un des
siens, c’est normal. Mais secourir, n’est ce pas demander à
quelqu’un du clan adverse d’être lui-même votre complice,
donc de fermer les yeux, en somme de trahir les siens ? Ou
bien alors implorer sa grandeur d’âme, son bon cœur, tandis
qu’on n’a pas hésité à lui faire du mal ? »2 Toutefois,
l’énorme inégalité de puissance et de richesse entre les deux
antagonistes imposait un effet de dissymétrie, le plus faible
et le plus pauvre cherchant à compenser l’infériorité de ses
moyens par un surcroît de violence susceptible de terroriser
ses adversaires. Mais dans tous les cas, les résultats obtenus
141
étaient le produit des moyens employés plutôt que des buts
proclamés.
Les vues qui précèdent risquent de provoquer la
même indignation chez certains anciens militants des deux
camps, qui ne supporteront pas de se voir identifiés à leurs
adversaires. En effet, les uns et les autres avaient construit
leur propre image comme l’exacte antithèse de celle de leurs
ennemis diabolisés. Leurs moyens d’information et de pro-
pagande étaient destinés à mettre en valeur les crimes des
autres et à minimiser ceux des siens ; et même quand
ceux-ci étaient reconnus, un mécanisme psychologique élé-
mentaire faisait que les premiers étaient considérés comme
les preuves de l’inhumanité d’une mauvaise cause, et les
seconds comme de regrettables défaillances humaines, à
moins que le droit d’employer « tous les moyens » au ser-
vice d’une juste cause soit ouvertement revendiqué. Le fait
que les deux camps étaient également persuadés de leur bon
droit déclenchait, selon Albert Camus, « la dialectique
infernale qui veut que ce qui tue les uns tue les autres aussi,
DE GUERRE

1. Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Le Seuil, 1962, p. 256 (25 décembre


1957).
2. Feraoun, op. cit., p. 263 (25 janvier 1958).

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chacun rejetant la faute sur l’autre, et justifiant ses violences


par la violence de l’adversaire. L’éternelle querelle du pre-
mier responsable perd alors son sens »1. Ces réactions symé-
triques ne font que confirmer l’analyse qu’elles contestent.
Bien que les comportements des deux adversaires ne
puissent être compris et jugés séparément, il convient pour-
tant de les exposer successivement, en commençant par ceux
qui avaient pris l’initiative de déclencher la guerre.

Les méthodes des « rebelles »


Dans leur proclamation du 31 octobre 1954, les fon-
dateurs du FLN avaient prévu d’employer « tous les
moyens » jusqu’à la réalisation de leur but. Cette formule
d’un pragmatisme absolu impliquait la subordination de la
morale à l’efficacité, conformément aux « principes révolu-
tionnaires », mais non l’application d’une stratégie précon-
çue en détail, et encore moins celle d’une doctrine importée
de la « guerre révolutionnaire »2. Leur seule idée directrice
explicite était l’égale importance de l’action intérieure et
de l’action extérieure pour le succès final, mais ils ne dou-
taient pas que le sort de leur entreprise dépendrait avant
142 tout de l’appui du peuple algérien.
En effet, le soutien populaire était indispensable au
FLN-ALN pour assurer le recrutement, le ravitaillement,
les liaisons et les renseignements des groupes armés. Sans
lui, l’insurrection du 1er novembre 1954 n’aurait été qu’un
feu de paille vite éteint, en dépit des encouragements exté-
rieurs. Comment donc cet indispensable appui a-t-il été
obtenu ?
Selon la propagande française, c’est essentiellement
par l’intimidation et la terreur d’une violence sans limite que
l’organisation rebelle a imposé sa dictature au peuple qu’elle
prétendait représenter légitimement : « La caractéristique la
plus marquante de la révolution algérienne est l’usage pri-
vilégié qu’elle a fait de la terreur », selon Philippe Tripier3.
Le FLN se serait comporté en ennemi public de tous les

1. Conférence d’Albert Camus pour une trêve civile en Algérie, Alger, 22 janvier
1956. Texte dans Essais d’Albert Camus, présentés par Roger Quilliot, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 991-999. Voir aussi l’avant-propos d’Actuelles
III, Chroniques algériennes 1939-1958, p. 891-901.
2. Cf. la démonstration de l’inexistence d’un tel modèle par Charles-Robert Age-
ron, « Les guerres d’Indochine et d’Algérie au miroir de la « guerre révolution-
LA

naire », dans L’ère des décolonisations, Actes du colloque d’Aix-en-Provence (1993),


s. dir. C.-R. Ageron et M. Michel, Karthala, 1995, p. 47-66.
GUERRE

3. Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, p. 85.

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habitants de l’Algérie, tuant davantage d’Algériens musul-


mans que d’Européens, en nombre et en proportion. La
cruauté de ses méthodes justifierait des comparaisons avec
l’organisation criminelle de la Mafia ou avec les totalitaris-
mes nazi ou communiste. Observateur plus compréhensif,
Jean Daniel a dressé un constat guère moins sévère : « Les
premiers maquisards de novembre 1954 ont fait ce rêve
insensé de livrer d’abord une guerre civile, pour transformer
tous les Algériens en étrangers à l’intérieur d’un territoire
francisé. Cela ne pouvait se faire que dans le sang, par la
terreur, le sectarisme, l’intimidation religieuse. Il fallait
transformer en traîtres tous ceux qui n’étaient pas pour
l’indépendance ou qui n’y songeaient pas (...). Il fallait inven-
ter le concept de trahison et faire de tous les incertains et
de tous les tièdes, comme de tous les passifs, des renégats,
des apostats et des collaborateurs ».1 Mais ces visions doivent
être nuancées et complétées. En fait, le FLN-ALN s’est enra-
ciné par trois moyens principaux : la propagande, le châti-
ment des « traîtres », et la provocation de représailles.
Depuis la proclamation du FLN et l’appel de l’ALN,
la propagande visait à redresser l’image péjorative du « fel-
lagha » (bandit) répandue par les agents de l’administration,
en présentant les maquisards comme des patriotes et des
143
moudjahidine (combattants de la guerre sainte). Elle faisait
appel aux solidarités d’origine et de religion contre les Rou-
mis (Romains et chrétiens), au refus de la domination étran-
gère et à l’espoir messianique d’une libération transmis
d’une génération à l’autre depuis la conquête2. Elle était
répandue clandestinement sous forme de tracts dans quel-
ques grandes villes, exposée directement par les chefs des
groupes armés dans les villages et les hameaux reculés (mech-
tas) et indirectement transmise de bouche à oreille par des
sympathisants exaltant les vertus et les exploits des héros
libérateurs.
Les résultats étaient très inégaux. Souvent, dans les
premiers mois, les maquisards étaient accueillis avec
méfiance. « On est malheureux, d’accord. Mais l’indépen-
dance, qu’est-ce que c’est ? » [...] « Des frères, des frères...
je n’ai pas de frères. Je suis seul, mes gosses ont faim. J’ai

1. Jean Daniel, La blessure, Grasset, 1992, p. 129 (20 novembre 1962).


DE GUERRE

2. L’ancien moudjahid kabyle Mohammed Benyahia, dans son récit La conjuration


au pouvoir, Arcantère, 1988, raconte qu’il prêchait aux paysans l’avènement d’une
Algérie « claire et limpide comme l’eau de roche », qui n’aurait pas d’autre consti-
tution que l’Islam et d’autre leader que le prophète » (p. 97).

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assez de problèmes comme ça. Passez votre chemin. Les


messalistes, le FLN, les nationalistes m’emmerdent »1.
Mais dans d’autres cas, les villageois se ralliaient
spontanément aux moudjahidine, parfois même leur faisaient
appel, comme l’a observé Mouloud Feraoun en 1955 dans
les environs de Fort National (Grande Kabylie) : « Le
maquis [...] a conquis les cœurs du moment qu’il lutte
contre l’oppresseur » [...] ». Les rebelles rassurent les mon-
tagnards qui peu à peu entrent en contact avec eux et décou-
vrent avec une joie enfantine qu’un impossible rêve est en
train de se réaliser ». « Le maquis [...] a gagné la confiance
et l’estime des populations kabyles. Il devient le dépositaire
de toutes nos illusions, de nos espoirs insensés, le redresseur
des torts que nous subissons depuis un siècle, celui qui doit
venger nos rancunes particulières et nos humiliations col-
lectives »2. Des sources militaires françaises confirmaient ces
observations, en y voyant les effets d’une action psycholo-
gique bien menée3.
Cependant, le châtiment des traîtres et des réfrac-
taires avait été implicitement annoncé par le premier appel
de l’ALN (« Se désintéresser de la lutte est un crime ;
contrecarrer l’action est une trahison ») et immédiatement
144 mis en pratique. C’était en effet une nécessité militaire,
pour priver les forces répressives de toute aide et de tout
renseignement. C’était aussi une nécessité politique, pour
démontrer la légitimité de la loi des insurgés en sanction-
nant ceux qui la refusaient ou l’ignoraient (même en enfrei-
gnant des mots d’ordre sans rapport avec la sécurité des
maquis, tels que les interdictions de fumer, de boire ou de
jouer sous peine de mutilation du nez)4. Mouloud Feraoun
remarquait justement « que les fellaghas se moquent tran-
quillement de la légalité française, et que les Français [...]
les appellent des hors-la-loi [...] ou des bandits. N’empêche
que ces bandits se sont forgés leurs propres lois qu’ils appli-

1. Commandant Azzedine, On nous appelait fellagha, Stock, 1986, p. 55 ; nouvelle


édition, C’était la guerre (avec La paix des braves, de Jean-Claude Carrière), Plon,
1992, p. 206.
2. Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Le Seuil 1962, p. 36-43-52-53.
3. Rapport sur « L’organisation politico-administrative des rebelles en Algérie »,
Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’Outre-mer, 18 janvier
1956.
4. C’était une manifestation de puritanisme islamique. Cf. Mouloud Feraoun,
LA

Journal, 8 janvier 1956, p. 58 : « Les prétentions des rebelles sont exorbitantes,


décevantes. Elles comportent des interdits de toute sorte, uniquement des inter-
GUERRE

dits, dictés par le fanatisme le plus obtus, le racisme le plus intransigeant, la


poigne la plus autoritaire ».

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quent, et prononcent des sentences qu’ils exécutent »1.


C’était, enfin, un devoir religieux d’imposer l’obligation du
djihad, et de l’assistance à ceux qui le pratiquaient, les moud-
jahidine. Ceux qui le refusaient et qui préféraient prendre
le parti des infidèles méritaient la mort en tant que renégats
de l’islam et diviseurs de la Communauté des croyants2.
Les modalités du châtiment étaient le plus souvent
sanglantes : égorgement, décapitation, mutilations faciales
ou sexuelles. Ces pratiques procédaient de la tradition reli-
gieuse (l’égorgement, geste sacrificiel) ou la dépassaient par
leur cruauté3 ; mais toutes faisaient partie des mœurs ances-
trales d’une société guerrière qui voyait dans la violence une
preuve de virilité4. Il ne s’agissait pas seulement de tuer :
encore fallait-il insulter et déshonorer les cadavres pour
démontrer l’horreur du crime par celle du châtiment, et
prouver du même coup la vertu des exécuteurs. En exter-
minant les coupables de ses rangs, le peuple était censé se
purifier du mal5.
Cette méthode fut d’abord efficace, dans la mesure
où la population concernée approuvait l’idéologie justifica-
trice de la violence. Comme le constatait Mouloud Feraoun
en décembre 1955 : « Personne ne condamne les exécuteurs,
hormis les parents et les enfants qui pleurent le mort et 145
tremblent pour eux-mêmes »6. Pourtant, le maintien de ce
consensus exigeait que la grande majorité du peuple ayant
choisi de « mourir en patriote » ne risquât pas de « mourir
en traître ». Or, la permanence de la violence des maqui-
sards finit par banaliser et discréditer la notion de trahison.

1. M. Feraoun, Journal, 16 février 1956, p. 81.


2. Cf. la réponse de deux Oulémas du Maroc à l’émir Abd-el-kader en 1837 et
1840, citée par M. Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Arcantère,
1992, p. 104.
3. Cf. la déclaration faite par le cheikh Ibrahimi à la radio du Caire le 7 juin
1955 : « La torture, les mutilations, le meurtre de femmes, vieillards et enfants
sont proscrits au même titre que l’incendie des récoltes et l’abattage des animaux
domestiques ». Cité par Harbi, op. cit. p. 105.
4. « Que les meurtres de Français ou de Musulmans présumés traîtres à la cause
nationale aient été commis avec une brutalité sauvage [...] est un fait. Les farou-
ches montagnards de l’Est algérien faisaient la guerre comme leurs ancêtres du
Moyen Âge », estime Claude Martin dans son Histoire de l’Algérie française, Robert
Laffont 1963, réédition 1979, t. 2, p. 137-138. Dans son introduction historique
à L’agonie d’Oran, Nice, Éditions Jacques Gandini, t. 1 p. 17, il les qualifie
d’ « actes de barbares ».
5. Des expressions de cette mentalité se trouvent dès 1936 dans le chant des
Scouts musulmans algériens (« Extirpe les racines des traîtres, ils sont la source
DE GUERRE

de tous les périls »), et dans l’hymne de l’Etoile nord africaine (« Quiconque
cherchera des voies tortueuses, nous le lapiderons comme le démon ! »).
6. M. Feraoun, op. cit., p. 47.

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« Tous ces meurtres finissent par perdre de leur significa-


tion première. On se demande si tous ceux qui tombent
sont des traîtres. Le doute et la lassitude envahissent peu à
peu les consciences, le désespoir cède la place à la colère »,
observait Mouloud Feraoun en février 19571.
Cette multiplication des « traîtres », vrais ou faux,
s’expliquait fondamentalement par l’énorme inégalité de
puissance et de richesse entre les deux camps en présence.
Tiraillés entre leurs exigences incompatibles, les Algériens
ne pouvaient satisfaire les uns sans trahir les autres. Quel
que soit leur choix initial, ils ne pouvaient à la fois rompre
définitivement tout contact avec les Français et gagner de
quoi nourrir leurs familles, ainsi que les moudjahidine (qui
vivaient sur le pays). Leur intérêt immédiat les poussait à
se rallier au pouvoir français pour ne pas être victimes de
sa force et pour bénéficier de sa générosité.
Dans ces conditions, les maquisards vivaient dans la
hantise permanente de la trahison, et poursuivaient leur
propre survie à travers la mise à mort des traîtres. De plus,
ils en faisaient une épreuve initiatique pour éprouver la
résolution des volontaires pour l’ALN et les engager irré-
vocablement. Ainsi, l’existence des traîtres devenait une
146 nécessité pour prouver la vertu des patriotes. « Chaque
patriote se fera un devoir d’abattre son traître », proclamait
en décembre 1955 un tract du chef politique d’Alger Abane
Ramdane2. On pouvait en déduire que le nombre des
seconds devait égaler celui des premiers. Mouloud Feraoun
a bien exprimé les funestes conséquences de ce comporte-
ment. « Tout le monde a choisi de narguer le Français, d’en
faire un ennemi afin de ne pas mourir en traître. Mais on
continue quand même de mourir en traître afin que les
« purs » se donnent l’illusion d’être vraiment purs, afin que
les lâches apprennent à s’aguerrir »3.
Ainsi les chefs du maquis étaient-ils conduits,
contrairement à leurs principes initiaux, à considérer leur
peuple comme une masse de suspects qu’ils devaient main-
tenir par une poigne de fer dans une obéissance incondi-
tionnelle. Un commissaire politique de la région de Tlem-

1. Ibid. p. 203.
2. Tract reproduit par M. Feraoun, op. cit. p. 50-51. Cf. les Mémoires de Ferhat
Abbas, Autopsie d’une guerre, Garnier, 1980, p. 15. Quatre mois plus tôt, le tract
intitulé « Le bilan de neuf mois de combat » proclamait fièrement : « Les combats
contre l’armée française ne nous ont pas fait oublier nos traîtres ; plus de cinq
LA

cents ont été abattus ; une centaine porteront à jamais la marque de leur trahi-
son ».
GUERRE

3. M. Feraoun, op. cit., p. 208 (3 mars 1957).

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cen, Abdelhamid Benzine, constatait en 1956 que certains


cadres « usent de la menace et utilisent trop souvent la
force. Ne pouvant ou ne sachant pas expliquer, ils ne
connaissent que le langage de la violence et les moyens
autoritaires ». Il tentait de réagir contre cette tendance à
« copier les méthodes colonialistes » : « Nous ne faisons
qu’exprimer la volonté du peuple et nous n’avons pas besoin
de le faire marcher par la peur. Ces méthodes peuvent l’indi-
gner et nous créer des difficultés nouvelles »1. Mouloud
Feraoun donne de nombreuses preuves de cette mentalité
seigneuriale des grands et petits chefs du FLN-ALN, qui
multipliait les risques d’erreurs et d’injustices par confusion
entre leurs intérêts personnels et ceux de la Révolution et
semait les graines de la révolte contre les « rebelles »2.
Cette dérive dictatoriale faisant de la violence le res-
sort principal et quasi unique du pouvoir ne pervertissait
pas seulement les rapports entre les combattants et leur
peuple. Elle sévissait également à l’intérieur de la hiérarchie
du FLN-ALN, et dans les relations entre ses chefs politico-
militaires, dont plusieurs furent assassinés par leurs collè-
gues ou leurs subordonnés, ou se rallièrent aux Français
pour sauver leur vie, donnant ainsi l’exemple de la trahison.
Conscients du péril, les principaux responsables de 147
l’intérieur, réunis le 20 août 1956 dans le congrès de la
Soumman, s’efforcèrent d’institutionnaliser la Révolution de
façon à définir une légalité révolutionnaire. D’importantes
décisions furent prises dans le domaine de la justice, et
traduites en directives adressées à toutes les wilayas
(régions) : « Aucun officier, quel que soit son grade, n’a
plus le droit de prononcer une condamnation à mort. Les
tribunaux à l’échelle secteur et zone seront chargés de juger
les civils et les militaires. L’égorgement est formellement
interdit ; à l’avenir, les condamnés à mort seront fusillés.
L’accusé a le droit de choisir une défense. La mutilation est
formellement interdite »3.
Mais cet effort de codification de la violence révo-
lutionnaire ne mit pas fin à tous les excès, comme le prou-

1. Abdelhamid Benzine, Journal de marche, Alger, Éditions nationales algériennes,


1965, p. 59-60.
2. Cf. le Journal p. 91-153-178-218-222, etc.
3. Procès-verbal du Congrès de la Soummam dans Mohammed Harbi, Les archives
de la Révolution algérienne, Éditions J.A. 1981, p. 166. Cf. les directives d’appli-
DE GUERRE

cation reproduite par Messaoud Maadad, Guerre d’Algérie, chronologie et commentaires,


Alger, ENAG, 1992, p. 247-257 ; le CCE décida de les rappeler à tous les chefs
de wilayas le 10 juin 1957, après les massacres de Mélouza et de Wagram
(M. Harbi, Une vie debout, Mémoires politiques, t. 1, La Découverte, 2001, p. 390).

LOGIQUES
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vèrent par la suite le massacre de 300 habitants d’un douar


messaliste près de Melouza le 31 mai 1957, puis l’assassinat
d’Abane Ramdane sur l’ordre d’un de ses collègues du CCE
le 27 décembre 1957, et les purges sanglantes qui décimè-
rent les wilayas III et IV en 1958-1959, entre autres exem-
ples.
Le troisième grand moyen employé par le FLN-ALN
fut la provocation délibérée de représailles collectives par
des attentats ou des massacres visant des Français. Contrai-
rement à la violence interne, la violence xénophobe ne fut
pas appliquée dès le début du soulèvement. Si dès le
1er novembre 1954 l’assassinat de l’instituteur Guy Mon-
nerot scandalisa l’opinion publique française, dans les six
premiers mois les morts français furent presque tous des
militaires, des policiers ou des fonctionnaires d’autorité ; les
victimes civiles furent très rares, et on n’en compta aucune
de décembre 1954 à avril 19551. Cette modération corres-
pondait à la ligne politique de la proclamation du FLN,
qui avait proposé aux Européens d’Algérie la possibilité
d’assumer la nationalité algérienne à égalité de droits et de
devoirs. Sur cette base, avant même l’insurrection, certains
148 chefs du FLN avaient noué des relations avec des Français
de gauche dits « libéraux » et obtenu quelques ralliements
sincères à leur cause2.
Mais un changement brutal se produisit durant l’été
1955 dans le Nord Constantinois. Le 20 août 1955, plu-
sieurs milliers de fellahs encadrés par des moudjahidine s’atta-
quèrent à des objectifs militaires et civils dans une trentaine
de villes et de villages de cette région ; ils tuèrent 123 per-
sonnes, parmi lesquelles 71 Européens sans distinction d’âge
ni de sexe, par familles entières à certains endroits (El Halia,
Aïn Abid). La répression militaire qui s’ensuivit fit officiel-
lement 1 273 morts (12 000 selon le FLN). Cette soudaine
explosion de violence xénophobe, sans précédent depuis le

1. Statistiques du Corps d’armée de Constantine sur la rebellion du 1er novembre


1954 au 30 novembre 1955, SHAT, 1 H 1600 / D1. Cf. les consignes données
aux « fellaghas » en novembre 1954 selon le rapport mensuel du SLNA, cité par
Mohammed Harbi, « Un passé de tortures qui ne passe pas », Le Monde, 12 mai
2001, p. 14.
2. En particulier Abane Ramdane à Alger, héritant des relations nouées par les
centralistes du MTLD avec des jeunes communistes ou catholiques. Autre exemple
LA

à Souk Ahras, voir le témoignage du père Joseph Kerlan sur Badji Mokhtar dans
les actes du colloque Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, ENAL, et
GUERRE

Bruxelles, GAM, 1985, p. 141-159. Monseigneur Duval, archevêque d’Alger


depuis 1954, encourageait ces relations.

D’ALGÉRIE
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149

8 mai 1945, creusa entre les deux populations un fossé de


sang, et rendit impossible tout retour en arrière1.
Ses causes furent aussitôt controversées. Le gouver-
neur général Jacques Soustelle y vit la preuve irréfutable
du fanatisme et de la barbarie des « rebelles ». Au contraire,
la presse anticolonialiste reproduisit les propos de deux chefs
des maquis algérois (Abane et Ouamrane), incriminant les
méfaits de la répression : « Ces hommes sont poussés par le
désir de vengeance individuelle, et bien souvent ils n’obéis-
sent plus aux ordres de leurs chefs [...]. La violence appelle
la violence »2. Cette interprétation fut confirmée par des
déclarations du chef du Nord Constantinois Zirout Youcef
et de son adjoint et successeur Lakhdar Ben Tobbal, met-
tant en cause la répression à outrance (autorisant la respon-
sabilité collective, et les exécutions sommaires des rebelles
pris « les armes à la main ») décidée en mai 1955 par le
commandant en chef Cherrière avec l’accord du gouverneur
général Soustelle et du ministre de l’Intérieur Bourgès-
Maunoury, et vigoureusement appliquée pour éteindre
l’extension du soulèvement au Nord Constantinois3.
Cependant, la thèse de la vengeance spontanée d’une
population poussée à bout fut concurrencée par une autre :
la provocation délibérée de représailles aveugles par des 149
massacres aveugles. Albert Camus, dénonçant le 10 janvier
1956 la surenchère dans laquelle chacun des deux camps
s’autorisait du crime de l’autre pour aller plus avant, la
faisait remonter à « l’abominable provocation » du 20 août
19554. Mouloud Feraoun, apprenant les massacres de famil-
les de fermiers dans la région de Palestro en mars 1956,
soupçonnait les intentions de leurs auteurs : « Ces gens-là
qui tuent froidement des innocents sont-ils des libérateurs ?

1. Voir Charles-Robert Ageron, « L’insurrection du 20 août 1955 dans le


Nord-Constantinois. De la résistance armée à la guerre du peuple », dans La guerre
d’Algérie et les Algériens, Armand Colin, 1997, p. 25-50 (voir p. 49 les bilans
divergents du nombre des victimes selon la Sûreté nationale, le Gouvernement
général, et l’état-major de la 10e région militaire). À Constantine, le FLN tua le
neveu de Ferhat Abbas, Allaoua, et blessa plusieurs notables musulmans qui
avaient signé avec celui-ci et plusieurs Français libéraux l’ « appel de Constan-
tine », qui répudiait « toute violence d’où qu’elle vienne » (cf. René Mayer, Algé-
rie : mémoire déracinée, L’Harmattan, 1999, p. 200-204.
2. Robert Barrat, « Un journaliste français chez les « hors-la-loi » algériens »,
France-Observateur no 279, 15-09-1955.
3. Courrière, Le temps des léopards, p. 108-109,113, et 179-180. Récit confirmé
par l’instruction no 11 du 19 juin 1955 du général Allard, SHAT, 1 H 1944 /
1, citée et commentée par Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie, La parole
DE GUERRE

confisquée, Hachette, 1999, p. 170-173.


4. Articles d’Albert Camus dans L’Express, fin 1955-début 1956 (Essais d’Albert
Camus, p. 963-989).

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Si oui, songent-ils une seconde que leur violence appellera


l’autre « violence », la légitimera, hâtera sa terrible mani-
festation ? Préparent-ils sciemment le massacre de leurs frè-
res ? »1.
La question des vraies raisons du 20 août 1955 fut
débattue (avec celles d’autres opérations excessivement san-
glantes) par les chefs de l’intérieur, réunis le 20 août 1956
au Congrès de la Soummam. Zirout Youcef justifia sa déci-
sion par le souci de sauver sa wilaya (isolée, et menacée de
destruction) et de donner un nouvel élan à la Révolution
toute entière en créant une rupture irréversible entre les
Algériens musulmans et les Français. Par la suite, plusieurs
déclarations de Lakhdar Ben Tobbal ont confirmé cette
explication2. Même si nous ne connaissons pas de document
ordonnant de massacrer tous les Français sans distinction,
la volonté de provocation paraît suffisamment établie.
L’argument des propagandistes du FLN, faisant des repré-
sailles suivant les attentats un moyen de démontrer au peu-
ple l’inhumanité du colonialisme3, sonne comme un demi-
aveu.
Abane Ramdane, meilleure tête politique du FLN
d’Alger, avait critiqué le bien-fondé des massacres d’Euro-
150 péens commis le 20 août 1955 dans le Nord Constantinois
et le 25 février 1956 au col de Sakamody dans l’Algérois ;
il avait « proscrit tous les moyens barbares », préconisé le
« respect des principes de l’Islam et des lois internationales
dans la destruction des forces ennemies »4, et prôné une
politique d’ouverture de la nation algérienne aux Algériens
de souche européenne, excluant toute guerre de races ou de
religions5. Et pourtant, il prit en même temps la respon-
sabilité d’une surenchère dans la violence, qui condamna
irrévocablement cette politique.
Le 26 février 1956, en réponse à une déclaration du

1. M. Feraoun, op. cit., p. 91. Au contraire, la thèse de la vengeance est invoquée


par Frantz Fanon dans Les damnés de la terre (Maspero 1961), et paraît confirmée
par les documents officiels cités par Philippe Bourdrel, La dernière chance de l’Algé-
rie française, Albin Michel, 1996, p. 58-61.
2. Cf. le récit d’Yves Courrière, Le temps des léopards, p. 180-183, fondé sur le
témoignage de Lakhdar Ben Tobbal, la déclaration de ce dernier à Algérie-Actua-
lités, no 1036, 22-28-08-1985 (citée par Khalfa Mameri, Abane Rambane, L’Har-
mattan, 1986, p. 206), et ses Mémoires inédits rédigés par Daho Djerbal.
3. Cf. l’analyse de Slimane Chikh, L’Algérie en armes, Paris, Économica, et Alger,
OPU, 1981, p. 218-223, et p. 229-231.
4. Présentation du fidaï, et « Les dix commandements de l’ALN », dans El Moud-
LA

jahid no 1, fin juin 1956 (réédition de Belgrade, 1962, t. 1 p. 16).


5. Plate-forme du Congrès de la Soumman, El Moudjahid no 4 (nov. 1956). Réé-
GUERRE

dition t. 1 p. 70.

D’ALGÉRIE
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ministre résidant Robert Lacoste favorable à l’exécution des


condamnations à mort prononcées par la justice française
contre des « rebelles » capturés, Abane diffusa un tract
menaçant : « Si le gouvernement français fait guillotiner les
condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur
la population européenne »1. Le 19 juin 1956, les deux pre-
mières exécutions eurent lieu à la prison d’Alger. Selon Yves
Courrière, un tract écrit par Abane et Ben M’hidi avait
annoncé que « pour chaque maquisard guillotiné, 100 Fran-
çais seront abattus sans distinction »2 ; les groupes de choc
de l’ALN reçurent l’ordre de « descendre n’importe quel
Européen de dix-huit à cinquante-quatre ans »3 à partir du
20 juin. La recrudescence des attentats tripla le bilan men-
suel de leurs victimes (26 en mai, 74 en juin).
En réponse à cette chasse à l’Européen, les groupes
« contre-terroristes » déjà constitués4 par des civils « ultra-
colonialistes » lancèrent une vague d’attentats à la bombe
visant les militants nationalistes ou communistes ; le plus
meurtrier fit des dizaines de victimes le 10 août 1956 dans
la rue de Thèbes, au cœur de la Casbah. En septembre
1956, le nouvel exécutif du FLN créé par le Congrès de la
Soummam vint s’installer à Alger ; il jugea nécessaire de
déclencher lui aussi une offensive d’attentats à la bombe 151
dans les lieux publics européens, à la fois pour venger les
morts de la rue de Thèbes, et pour soulager les maquis en
généralisant l’insécurité. Dans toutes les autres villes se
multiplièrent les attentats au revolver, à la grenade ou à la
bombe, visant soit des « colonialistes » reconnus comme
tels, soit « n’importe quel Européen »5.

1. Tract reproduit dans La guerre d’Algérie, s. dir. Henri Alleg, t. 3 p. 531.


2. Selon Courrière, op. cit., p. 357-358.
3. Courrière, op. cit.. Cf. Mameri, Abane Ramdane, p. 240.
4. Le premier de ces groupes s’était formé dès novembre 1954, selon Pierre Dema-
ret, « Contre-terrorisme : la peine du talion », Historia Magazine-La guerre d’Algé-
rie, no 208, p. 470-474. Leur action reste mal connue jusqu’au printemps 1956.
La liste des attentats de l’été est donnée par Mohammed Lebjaoui, Bataille d’Alger
ou bataille d’Algérie ?, Gallimard, 1972, p. 24. Le groupe le plus important, l’Orga-
nisation de résistance de l’Algérie française (ORAF), fut manipulé à la fin
1956-début 1957 par des comploteurs voulant provoquer un putsch militaire à
Alger, avec ou sans le général Salan. Cf. Bob Maloubier, Bazooka, la confession de
Philippe Castille, Filipacchi, 1988.
5. Voir les témoignages publiés en Algérie, du docteur Tami M’djbeur sur un
chef ALN d’Oran qui avait donné à ses hommes « l’ordre d’abattre tout Européen
se trouvant à leur portée » (Face au mur, ou Le journal d’un condamné à mort, Alger,
SNED, 1981, p. 90), et du docteur Djamed-Eddine Bensalem sur des fedayin de
DE GUERRE

Sétif qui racontaient « leurs exploits : première mission : abattre un Européen,


n’importe quel Européen, pourvu que ce soit un Européen » (Voyez nos armes, Voyez
nos médecins, Alger, ENAL, 1985, p. 213). Cf. les témoignages oraux reproduits
dans la thèse de Miloud-Karim Rouina, Essai d’étude comparative de la guerre d’indé-

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Ainsi, Abane et ses collègues du « Comité de coor-


dination et d’exécution » (CCE) avaient pratiquement désa-
voué la politique d’« isolement de l’ennemi colonialiste qui
opprime le peuple algérien » définie par la plate-forme du
Congrès de la Soumman. Au contraire, ils unifièrent la
masse des Français d’Algérie dans une farouche opposition
au FLN, et isolèrent dans une situation moralement incon-
fortable l’infime minorité qui avait cru devoir le rejoindre
pour créer une Algérie multi-ethnique.
Comment expliquer une aussi flagrante inconsé-
quence ? Faut-il y voir, comme Mohammed Harbi, une
preuve de l’absence de stratégie réfléchie et cohérente1 ? Il
semble plutôt qu’Abane et ses collègues, ne croyant plus
pouvoir convaincre un plus grand nombre de Français
d’Algérie, aient préféré provoquer délibérément l’aggrava-
tion de la répression2, dans l’espoir d’accélérer le rassem-
blement des Algériens musulmans autour du FLN. Ainsi la
violence externe, en provoquant des représailles aveugles par
des attentats aveugles, aurait compensé les divisions causées
par les excès de la violence interne. Un tel pari pouvait
sembler rationnel, compte tenu du rapport numérique entre
la majorité algérienne musulmane et la minorité européenne
152 en Algérie.
Ainsi, en un peu plus de deux ans, le FLN-ALN
réussit à s’enraciner et à s’organiser dans tout le pays. Les
petits groupes dispersés totalisant quelques centaines
d’hommes mal armés (en majorité dans le massif de l’Aurès)
devinrent une armée forte de plusieurs milliers de combat-
tants présents dans tous les massifs montagneux, organisés
en sections de 35 hommes regroupées en compagnies de
trois sections, éventuellement en bataillons de trois compa-
gnies, dotés d’uniformes et d’insignes de grades, équipés
d’armes modernes prises à l’armée française ou importées
de l’extérieur à travers les frontières de Tunisie et du Maroc.
Le congrès de la Soummam codifia l’organisation de l’ALN,
de façon à « rendre l’insurrection conforme au droit inter-

pendance de l’Algérie de 1954-1962 à travers deux villes : 0ran et Sidi Bel Abbès,
Université de Montpellier III, 1980 ; et la directive de la wilaya II en octobre
1960 cité par C.R. Ageron, « la guerre psychologique de l’Armée de libération
nationale algérienne », La guerre d’Algérie et les Algériens, op. cit., p. 222.
1. Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Croyants ou citoyens, Arcantère, 1992,
p. 152.
LA

2. Khalfa Mameri, biographe admiratif d’Abane Ramdane, s’appuie sur de « nom-


GUERRE

breux témoins et acteurs » pour attribuer à son héros une stratégie d’ » accéléra-
tion voulue de la répression » (op. cit. p. 136-137 et 263).

D’ALGÉRIE
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national » (notamment par le respect des lois de la guerre


et l’interdiction de l’exécution des prisonniers de guerre)1.
Dans ses régions d’implantation fut instituée une
« Organisation politico-administrative » (OPA), combinant
les attributions du parti dirigeant la révolution et de l’État.
Elle était fondée à l’échelon du douar et de la fraction de
douar sur un comité de trois responsables politiques du
FLN, contrôlant une « assemblée du peuple » de 5 membres
chargés de tâches administratives, élus par acclamation sur
une liste unique. Ces comités locaux étaient intégrés dans
une hiérarchie territoriale à plusieurs niveaux (zone et
wilaya), dans laquelle l’OPA était contrôlée par l’adjoint
politique du chef politico-militaire (qui disposait de trois
adjoints spécialisés : politique, militaire, et liaisons-rensei-
gnements)2.
À cette organisation décentralisée depuis le début
en 5 puis 6 wilayas autonomes, le congrès de la Soummam
surimposa des institutions centrales : le Conseil national de
la Révolution algérienne (CNRA) et le Comité de coordi-
nation et d’exécution (CCE). Le CNRA, sorte de Parlement
coopté, était composé de délégués des wilayas et des autres
organismes du FLN (Délégation extérieure au Caire, Fédé-
rations de France, de Tunisie et du Maroc), de représentants 153
des anciens partis ralliés (centralistes du MTLD, UDMA,
Oulémas) et des syndicats professionnels manipulés par le
Front (Union générale des étudiants musulmans algériens3,
des travailleurs algériens, des commerçants algériens). Le
CCE, d’abord composé de 5 membres (Abane, Ben Khedda,
Dahlab, Ben M’hidi et Krim) désignés par les congressistes
de la Soumman, s’installa à Alger, d’où il croyait pouvoir
diriger la lutte à l’intérieur et à l’extérieur.
Le FLN-ALN poursuivait simultanément deux buts
complémentaires : s’imposer au peuple algérien comme son

1. Cf. la plate-forme, le procès-verbal et les directives politiques du Congrès de


la Soummam. Des exécutions de prisonniers français furent pourtant décidées en
mai 1958 et en août 1960 par représailles, malgré les négociations du CCE avec
le Comité international de la Croix rouge, et malgré l’adhésion du GPRA aux
conventions de Genève (avril 1960). La détention durable de prisonniers dans les
maquis leur faisait courir des risques croissants, que le chef de la wilaya IV jugeait
inacceptables en 1960.
2. Sur l’OPA et la hiérarchie politico-militaire FLN-ALN, voir le procès-verbal
du Congrès de la Soummam (Harbi, Archives, p. 160-167), et ses « directives
politiques » d’application (Maadad, op. cit., p. 247-257) ; cf. les organigrammes
donnés par Philippe Tripier op. cit., annexes 12 et 13.
DE GUERRE

3. Sur l’UGEMA, fondée en 1955 en dehors du FLN, mais rapidement noyautée,


et sur son rôle dans la mobilisation des étudiants et des diplômés, voir notre
thèse, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du
CNRS, 1984.

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seul représentant, et s’imposer au gouvernement français


comme le seul interlocuteur valable pour mettre fin à la
guerre. À cette double fin, il employait tous les moyens
susceptibles d’imposer une négociation : guérilla visant à
affaiblir l’armée française et à l’empêcher de vaincre sur le
terrain ; terrorisme interne et externe ; sabotage généralisé
de « l’économie colonialiste » ; propagande destinée à isoler
les ennemis de la Révolution en Algérie, en France et dans
le monde, reconstitution de fait et de droit d’une armée et
d’un État algérien1.
Malgré son très grand dynamisme, la victoire
échappa au FLN de 1956 à 1958. En 1956, pour la pre-
mière fois, le chef du gouvernement français Guy Mollet
fit prendre des contacts avec les chefs de la délégation exté-
rieure du FLN ; ceux-ci semblent avoir cru à la possibilité
d’une victoire politique, grâce au soutien de la Tunisie et
du Maroc nouvellement indépendants, jusqu’à leur arresta-
tion dans un avion marocain à équipage français détourné
par l’aviation française de sa route vers Tunis, le 22 octobre
1956. Ce coup de force, suivi une semaine plus tard par
l’expédition franco-israélo-britannique contre le canal de
Suez visant à renverser le colonel Nasser2, ne découragea
154 pas le CCE. Celui-ci crut pouvoir imposer à la France la
reconnaissance d’une Algérie indépendante sous l’autorité
du FLN par l’organisation d’une armée et d’une adminis-
tration algériennes dans les zones libérées (avec un encadre-
ment renforcé par l’appel du 19 mai 1956 aux jeunes
lycéens, étudiants et diplômés), la généralisation de l’insé-
curité et du terrorisme urbain, la mobilisation des masses
dans des grèves politiques (dont une grève de 8 jours à
partir du 28 janvier 1957 à l’intention de l’ONU), abou-
tissant à une insurrection générale3. Mais la 10e DP du
général Massu brisa la grève, démantela la zone autonome
d’Alger et obligea le CCE à fuir la capitale en février 1957.
À partir de juillet 1957, inversant le principe adopté
par le Congrès de la Soumman (« primauté de l’intérieur
sur l’extérieur »), le CCE et le CNRA s’installèrent en
dehors de l’Algérie. Le rôle de l’extérieur devint prépondé-

1. Cf. Les « buts de guerre » définis par la plate-forme du Congrès de la Soum-


mam, El Moudjahid no 4, réédition t. 1 p. 66.
2. Sur le rôle de l’Égypte comme protecteur et fournisseur d’armes du FLN, voir
Fathi Al Dib, Abd-el-Nasser et la Révolution algérienne, L’Harmattan, 1985.
LA

3. Khalfa Mameri confirme le caractère pré-insurrectionnel de cette grève (op. cit.


p. 254-261, et textes des directives du CCE, p. 318-320), contrairement à Djilali
GUERRE

Sari, Huit jours de la bataille d’Alger, Alger, ENAL 1987, qui la prétend volon-
tairement non-violente.

D’ALGÉRIE
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rant, militairement pour entraîner et armer l’ALN dans les


bases situées en Tunisie et au Maroc, et diplomatiquement
pour déclencher une internationalisation du conflit algérien
avec l’appui des deux pays frères.
Au début de 1958, ce plan faillit réussir. Mais la
bataille de la frontière algéro-tunisienne tourna au désastre
pour l’ALN qui perdit des milliers d’hommes ; et l’accepta-
tion des « bons offices » anglo-américains dans la crise
franco-tunisienne ouverte par le bombardement de Sakiet-
Sidi-Youcef par l’aviation française (8 février 1958) aboutit
à la chute du gouvernement de Félix Gaillard (15 avril 1958),
puis à celle de la IVe République sous la menace d’un putsch
militaire de l’armée d’Algérie (13 mai-31 mai 1958).
Après le retour au pouvoir du général de Gaulle et
le triomphe apparent de la politique d’intégration, les chefs
du FLN exilés à l’étranger avaient perdu l’initiative. Malgré
leur optimisme officiel, déniant toute importance aux mani-
festations de fraternisation franco-musulmane sous le dra-
peau français, les membres du CCE exprimaient confiden-
tiellement leurs inquiétudes. Le colonel Ouamrane écrivait
le 8 juillet 1958 : « L’heure est grave. La révolution algé-
rienne, qui avait en peu de temps embrasé tout le pays et
bouleversé le dispositif militaire colonialiste [...] marque le
155
pas, et faut-il même reconnaître qu’elle régresse »1. Et son
collègue Ferhat Abbas, le 28 juillet, estimait que si « les
piliers de la révolution algérienne », à savoir « la combativité
de l’ALN » et « la résistance et l’adhésion du peuple algé-
rien » étaient mis en cause, alors « tout sera perdu, irrémé-
diablement perdu. L’Algérie deviendrait une nouvelle Pales-
tine »2.
Les mesures prises pour conjurer le péril ne furent
que des palliatifs. La relance du terrorisme en Algérie,
l’ouverture d’un second front en France (25 août 1958) et la
proclamation le 19 septembre au Caire d’un Gouvernement
provisoire de la République algérienne (GPRA) présidé par
Ferhat Abbas, n’empêchèrent pas la participation massive des
Algériens au référendum français du 28 septembre 1958.
Durant plus d’un an, le FLN dépourvu de stratégie s’efforça
de camoufler, par un redoublement de propagande à l’exté-
rieur, son affaiblissement militaire et politique à l’intérieur,
et l’aggravation des discordes entre ses dirigeants. L’armée
française crut la victoire enfin à sa portée.
DE GUERRE

1. M. Harbi, Archives..., p. 189-193.


2. Ibid., p. 194-201.

LOGIQUES
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Les méthodes des « forces de l’ordre »


Dès le début de la guerre, les « forces de l’ordre »
avaient déclaré mener de front deux types d’actions : des
opérations policières et judiciaires de rétablissement de
l’ordre public troublé par les « rebelles », et de protection
ou de pacification des populations fidèles. En réalité,
l’action militaire fut dès le premier jour également impor-
tante, bien que l’état de guerre ne fût pas reconnu.
Dès le 1er novembre 1954, la force armée fut requise
pour renforcer la répression policière. L’armée française dis-
posa toujours en Algérie d’effectifs largement supérieurs à
ceux de l’ALN, dans un rapport qui n’est jamais descendu
en dessous de 10 contre 1 : environ 50 000 hommes de
l’armée de terre en octobre 1954, 65 000 en novembre,
80 000 en janvier 1955, 200 000 en janvier 1956, 400 000
en janvier 1957 et 450 000 à la fin de l’année1. Ces effectifs
étaient d’abord composés de soldats de métier et d’appelés,
recrutés en partie sur place et en partie en métropole. Ils
furent complétés par le rappel de disponibles2 résidant en
Afrique du Nord (mai 1955), et de disponibles métropoli-
tains (septembre 1955, avril et mai 1956), puis par l’envoi
systématique du contingent3 en Algérie et l’allongement de
156 la durée du service dans le cadre de la disponibilité pour
une durée variable en fonction des besoins (jusqu’à 27 ou
30 mois) ; et enfin par un recours de plus en plus massif
aux soldats et aux supplétifs musulmans.
Ces troupes étaient dotées d’un matériel considéra-
ble, quoiqu’au début mal adapté aux contraintes d’un pays
montagneux et pauvre en routes, et très inégalement réparti
entre les unités. En effet, l’armée d’Algérie était « une
armée à deux vitesses »4. Sa grande majorité, les troupes de

1. Les effectifs cités par différents auteurs ne concordent pas toujours, faute de
préciser quelles catégories sont prises en compte (armée de terre ou trois armes,
unités régulières seules ou avec les formations supplétives et les forces de police...).
Le FLN cite des nombres beaucoup plus élevés (882 813 hommes en 1960 selon
Mohammed Teguia, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, 1981, p. 386). Voir la mise
au point du général Maurice Faivre à partir des archives militaires, Les archives
inédites de la politique algérienne, 1958-1962, L’Harmattan, 2000, p. 147-171, et
celle d’Alban Mahieu dans Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles,
Complexe, 2001, p. 39-47.
2. Disponibles : jeunes conscrits ayant terminé leur service militaire depuis moins
de trois ans et pouvant être rappelés sous les drapeaux par simple décret.
3. L’étude la plus approfondie est celle de Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie
1954-1962, Expériences contrastées des hommes du contingent, Autrement, 2 000
(exploitant 430 interviews d’hommes du contingent, sur près de 1 200 000 ayant
LA

servi en Algérie).
GUERRE

4. J.-C. Jauffret, « Une armée à deux vitesses en Algérie (1954-1962) : réserves


générales et troupes de secteur », dans Militaires et guérilla ... p. 21-37.

D’ALGÉRIE
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secteur, étaient employées aux tâches statiques du « qua-


drillage » : protection des infrastructures, des biens et des
personnes contre le sabotage et le terrorisme. Une minorité
de corps d’élite (légionnaires, parachutistes, commandos de
l’air et de la marine...), supérieurement encadrés et entraî-
nés, traquaient les combattants rebelles dans leurs bastions
montagneux avec l’aide d’hélicoptères et d’avions d’assaut,
et parfois les groupes terroristes urbains dans leurs repaires
secrets (comme les parachutistes du général Massu dans la
« bataille d’Alger »). La marine et l’aéronavale intercep-
taient des envois d’armes à l’ALN par la voie maritime
(surtout vers le Maroc), et l’aviation surveillait le Sahara.
Les frontières marocaine et tunisienne, principaux lieux de
passage de l’ALN, furent barrées à partir de 1956 et 1957
par des réseaux de barbelés électrifiés et minés (lignes
Pédron à l’Ouest, et Morice à l’Est), dont le franchissement
donnait l’alerte aux troupes d’intervention. Les sorties hors
des frontières (en dehors d’opérations secrètes visant des
agents du FLN ou des trafiquants d’armes) furent très rares
à cause de leurs répercussions internationales défavorables :
interception de l’avion marocain transportant les chefs de
la délégation extérieure du FLN le 22 octobre 1956, expé-
dition de Suez en novembre 1956, bombardement de 157
Sakiet-Sidi Youcef en Tunisie le 8 février 1958.
L’efficacité de toutes ces opérations dépendait du
renseignement1 recherché systématiquement et de gré ou
de force, auprès des populations, de « rebelles » capturés ou
ralliés, et par des agents clandestins. La guerre psychologi-
que2, également importante, visait à provoquer des défec-
tions publiques ou secrètes parmi les « rebelles » (et les
prisonniers), ou à semer la suspicion et la discorde dans
leurs rangs en dénonçant de faux traîtres.
Le recours à la force militaire n’impliquait nulle-
ment la reconnaissance de l’ALN comme une armée belli-
gérante. Les autorités françaises ne voulurent pas appliquer
en Algérie les conventions de Genève qu’elles venaient de
signer et de ratifier, parce qu’elles considéraient tous les
actes des « rebelles » comme une somme de crimes et de
délits punissables par le droit commun. Chacun d’eux méri-

1. Maurice Faivre, « Le renseignement dans la guerre d’Algérie », dans Militaires


et guérilla..., p. 291-309.
DE GUERRE

2. Cf. la thèse (très engagée) de Nicolas Kayanakis, La doctrine française de la


guerre psychologique et la pacification de l’Algérie, IEP de Paris, 1997 ; version publiée,
Algérie 1960 : la victoire trahie, guerre psychologique en Algérie, Friedberg (Allemagne,
Éditions Atlantis, 2000).

LOGIQUES
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tait donc une répression conforme au code pénal : enquête


pour l’identification de leurs auteurs, arrestation, jugement,
condamnation à des peines de prison ou de mort, exécution
après l’épuisement des voies de recours légales. Mais très
vite la procédure de droit commun apparut inadaptée, du
fait de sa lenteur et des garanties qu’elle accordait aux accu-
sés1, pour réprimer efficacement les actes beaucoup plus
expéditifs et implacables des « rebelles ».
C’est pourquoi les gouvernements successifs jugèrent
nécessaire de se faire accorder par le Parlement des pouvoirs
exceptionnels en vue du rétablissement de l’ordre : d’abord
l’état d’urgence (1er avril 1955) applicable pour six mois
reconductibles dans des zones délimitées ; puis les pouvoirs
spéciaux valables pour toute l’Algérie (11 mars 1956), éten-
dus à la métropole en juillet 1957. Ces lois d’exception
permettaient notamment la censure des moyens d’informa-
tion, l’internement des suspects dans des camps, sans juge-
ment ni condamnation, la délégation à l’armée des pouvoirs
de police et de justice2.
Pour les mêmes raisons, les autorités civiles et mili-
taires couvrirent tacitement, ou même organisèrent, la
résurgence de pratiques illégales, officiellement condam-
158 nées : la torture et les exécutions sommaires.
La torture était une pratique policière antérieure à
l’insurrection, déjà mise en cause par les nationalistes sous
Vichy3, puis lors des répressions de mai 1945 et de 19504.
Elle s’est rapidement répandue de la police vers l’armée, et
de l’Algérie vers la métropole. Dès le début de 1955, de
hautes autorités l’ont jugée admissible5 comme ultime

1. Le FLN confia la défense de ses militants et combattants arrêtés à un collectif


d’avocats nationalistes, communistes ou anticolonialistes, qui récusèrent le droit
des tribunaux français à les juger.
2. Cf. Arlette Heymann, Les libertés publiques et la guerre d’Algérie, LGDJ, 1972 ;
les actes du colloque Juger en Algérie, 1944-1962 (Bordeaux, École nationale de
la magistrature, 1-12-1995, Le genre humain, Éditions du Seuil, 1997, et la thèse
de Sylvie Thénault, Une drôle de justice, les magistrats dans la guerre d’Algérie, La
Découverte, 2001.
3. La pratique de la torture à l’électricité par la Sûreté de Médéa et par la gen-
darmerie de Berrouaghia est attestée en mai 1942 par un rapport du capitaine
Schoen, chef du CIE du département d’Alger, AOM, GGA, 9 H 27, cité dans la
thèse de Jacques Cantier, t. 2, p. 608-609.
4. La torture fut condamnée par le gouverneur général Marcel-Edmond Naegelen
dans une circulaire aux préfets du 21 octobre 1949, SHAT, 1 H 1094, reproduite
dans Les portes de la guerre, p. 296-297. Cf. l’article de Claude Bourdet, « Y a-t-il
une Gestapo en Algérie ? », dans France-Observateur, 6 décembre 1951, et le réqui-
LA

sitoire de Maître Amar Bentoumi, ancien avocat des militants de l’OS, dans La
Tribune, Alger, 24 mai 2001.
GUERRE

5. Rapport Wuillaume, cité dans les livres de Pierre Vidal Naquet, La raison

D’ALGÉRIE
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moyen d’obtenir les renseignements urgents nécessaires


pour sauver des vies, à condition qu’elle soit limitée de
façon à respecter l’intégrité physique des suspects (ce qui
interdisait toute mutilation, mais autorisait l’eau et l’élec-
tricité). Pendant la « bataille d’Alger » (janvier-octobre
1957), elle fut employée systématiquement par les forces
militaires et policières sous l’autorité du général Massu pour
démanteler le plus vite possible les filières terroristes au
nom de l’urgence de sauver des innocents, avec une effica-
cité immédiate indéniable1. À son issue, elle fut confiée à
de équipes spécialisées, les « Détachements opérationnels de
protection » (DOP) supervisés par un « Centre de coordi-
nation interarmées » (CCI). Leur méthode fut codifiée et
enseignée dans les centres de formation à la guerre
anti-subversive. Des dérives incontrôlées et des accidents
mortels étaient néanmoins toujours possibles, ainsi que des
erreurs dues aux aveux extorqués.
Les exécutions sommaires visaient à rétablir un équi-
libre de la terreur en appliquant la même « justice » expé-
ditive que les insurgés. En février 1955, le général Cher-
rière, commandant les troupes d’Algérie, réclamait une
répression brutale suivant l’exemple de mai 1945 devant le
général Salan : « L’adversaire qu’anime un besoin de tuer, 159
de faire couler le sang, même chez ses compatriotes femmes
et enfants, doit être mis à la raison »2. En mai 1955, d’après
plusieurs témoignages et documents, le gouverneur général
Jacques Soustelle et le ministre de l’Intérieur Maurice Bour-
gès-Maunoury auraient préconisé de tuer les « rebelles pris
les armes à la main »3. Le 19 juin, la directive no 11 du
général Allard, commandant la division de Constantine,
donna des consignes draconiennes, qui furent étendues le

d’État, Éditions de Minuit 1962, et La torture dans la République, Éditions de


Minuit 1972, Maspero 1975, La Découverte 1983.
1. Mais très douteuse à plus long terme. Comme l’a souligné Albert Camus, la
torture « a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain
honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui,
opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore » (Avant-
propos de Actuelles III, Essais d’Albert Camus, p. 894). Le terrorisme reparut à
Alger le 6 juin 1958, et ne cessa plus de se manifester jusqu’en 1962.
2. Raoul Salan, Mémoires, t. 3, Presses de la Cité, 1972, p. 18.
3. Phrase attribuée au gouverneur Jacques Soustelle par Yves Courrière, Le temps
des léopards, p. 113. Le ministre de l’Intérieur déclara le 26 mai devant l’Assemblée
algérienne : « Les fellaghas pris les armes à la main seront châtiés à l’instant »
(Journal d’Alger, 27 mai 1955). Une exécution sommaire ordonnée par le ministre
DE GUERRE

après les massacres du 20 août 1955 est rapportée par Claude Paillat, La liqui-
dation, Robert Laffont 1972, p. 280. Cf. le rapport du préfet d’Alger au ministre
de l’Intérieur (mai 1955), cité par Jean-Louis Planche dans sa communication au
colloque Militaires et guérilla ..., p. 228-229.

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1er juillet à toute l’Algérie par les ministres de l’Intérieur


et de la Défense : « Tout rebelle faisant usage d’une arme
ou aperçu une arme à la main sera abattu sur le champ (...),
le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de
s’enfuir »1. Ce qui paraît expliquer la formule stéréotypée
des journaux : « un rebelle, pris les armes à la main, a été
abattu », qui inquiéta Mouloud Feraoun2. Un ordre écrit
du même ministre de l’Intérieur ordonna l’ouverture du feu
sur les prisonniers tentant de s’enfuir ; ce qui permit de
nombreuses mises en scène meurtrières à l’occasion de la
fameuse « corvée de bois ». Les cadavres des rebelles exé-
cutés ou tués au combat étaient souvent exposés pour
l’exemple.
Ces pratiques étaient l’application d’une notion juri-
dique de l’Ancien régime tombée en désuétude, celle de
« hors-la-loi » : ceux qui violaient systématiquement les lois
ne pouvaient bénéficier de leur protection3. Elles furent
appliquées pour tenter d’enrayer l’expansion de la « rébel-
lion » dans toute l’Algérie. Et tout particulièrement dans
les six premiers mois de la « bataille d’Alger », où se mul-
tiplièrent les morts suspectes camouflées en suicides (Larbi
Ben M’hidi, Ali Boumendjel) ou en évasion (Maurice
160 Audin), du fait de l’« escadron de la mort » dirigé par le
commandant Aussaresses4. Cependant, elles paraissent avoir
régressé quand des condamnations à mort légalement pro-
noncées furent exécutées (à partir du 19 juin 1956), et sur-
tout lorsqu’il parut plus opportun d’inciter les « hors la
loi » à changer de camp, lors de leur capture ou après endoc-
trinement dans des « centres de rééducation » créés en octo-
bre 1957, et dans des camps militaires d’internement créés
en mars19585.
La « pacification » des populations fidèles ou ralliées
comportait deux principaux aspects : la protection des habi-

1. Directive citée par Claire Mauss-Copeaux, op. cit., p. 171, d’après l’original,
SHAT 1 H 1944 / 1. Cf. le témoignage du général Aussaresses, Services spéciaux,
Algérie 1955-1957, Perrin, 2001, p. 25-26 et 35.
2. « Lorsque les forces de répression dites forces de l’ordre, abattent un Kabyle,
c’est toujours « un rebelle, les armes à la main », comme si un rebelle pouvait se
rencontrer sans armes à la main ». Journal, 18 décembre 1955, p. 40.
3. Cf. « Hors-la-loi », par Alexandre Vexliard, dans Combat du 17 août 1955.
4. Mentionné dès 1969 par Yves Courrière, Le temps des léopards, p. 457-459 et
532. Cf. Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1971, qui n’en dit rien ;
et Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie 1955-1957.
LA

5. Cf. Sylvie Thénault, « D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers


GUERRE

dans les camps de détention », colloque La guerre d’Algérie au miroir des décoloni-
sations françaises, Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000, p. 235-249.

D’ALGÉRIE
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tants contre les exigences et les pressions des « rebelles »,


et leur engagement dans la lutte contre ceux-ci.
La protection de la population visait à priver les
maquisards de son appui indispensable en les séparant de
celle-ci par divers moyens : blocus économique des popula-
tions non ralliées, établissement de postes militaires auprès
ou à l’intérieur des villages, regroupement de plusieurs vil-
lages ou mechtas dans un camp ceinturé de barbelés et sur-
veillé par des miradors. Cette mesure extrême permettait
d’évacuer la population des « zones interdites » pour
asphyxier les maquisards et d’y tirer à vue sur toute présence
humaine a priori hostile. Mais elle causait de très graves
difficultés de ravitaillement aux évacués, privés de leurs
champs, de leurs arbres fruitiers ou des terrains de parcours
de leurs troupeaux. Ces regroupements concernèrent jusqu’à
deux millions de personnes en 1960, survivant dans des
conditions précaires1. L’administration entreprit ensuite de
transformer les camps de regroupement en « mille villages »
modernes, et de dégrouper les plus grands.
Les populations protégées étaient prises en main par
une administration militaire, les Sections administratives
spécialisées (SAS2) créées en 1955, puis les Sections admi-
nistratives urbaines (SAU) à partir de 1957. Ces antennes 161
locales des sous-préfectures étaient dirigées par des officiers
des Affaires algériennes (héritiers de la tradition des
Bureaux arabes transmise par les Affaires indigènes du
Maroc), assistés par une section de garde, le maghzen, et par
une équipe de collaborateurs techniques. Elles s’occupaient
d’améliorer les conditions de vie de leurs administrés par
des chantiers rémunérés, des classes, l’assistance médicale
gratuite, des distributions de vivres ou de vêtements, des-
tinés à démontrer les bienfaits de la France en contrepartie
de la perception des impôts.
En même temps, les SAS menaient une action psy-
chologique permanente, en actes et en paroles, visant à per-
suader leurs administrés que leur intérêt était de rester fran-
çais, et que la cause des rebelles ne l’emporterait jamais.

1. Cf. Pierre Bourdieu et Malek Sayad, Le déracinement, Éditions de Minuit, 1964,


et Michel Cornaton, Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Éditions ouvriè-
res, 1967, réédition Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, L’Harmattan,
1997 ; et la communication de C.R. Ageron au colloque Militaires et guérilla ...,
p. 327-362.
DE GUERRE

2. Cf. Nicolas d’Andoque, 1955-1962, Guerre et paix en Algérie, l’épopée silencieuse


des SAS, Société de production littéraire, 1977, et Grégor Mathias, Les sections
administratives spécialisées en Algérie, entre idéal et réalité (1955-1962), L’Harmattan,
1998.

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Les officiers des Affaires algériennes étaient souvent


conduits à s’y engager personnellement. Leur but était
d’inciter la population musulmane à participer activement
à la lutte, en fournissant des renseignements utiles, en se
soumettant à la conscription, en s’engageant volontairement
dans les troupes indigènes (tirailleurs, spahis) ou dans les
diverses formations supplétives (harkas rattachées à des uni-
tés militaires, groupes mobiles de protection rurale ou de
sécurité, maghzen des SAS, groupes d’auto-défense des vil-
lages)1.
Pour assurer la pérennité de la pacification, la popu-
lation protégée devait être recensée et contrôlée en perma-
nence, de façon à détecter toute reconstitution de l’OPA ou
infiltration d’agents de l’organisation rebelle. C’était une
fonction des SAS, et dans les grandes villes d’organismes
de surveillance et d’encadrement tels que le Dispositif de
protection urbaine (DPU) créé à Alger en 1957 par le colo-
nel Trinquier2.
Pour faire face à la hiérarchie politico-militaire inté-
grée du FLN-ALN, les autorités françaises furent amenées
à confier à l’armée les pouvoirs de police, de justice et de
pacification, contrairement au vieux principe républicain de
162 la subordination du militaire au politique. Le transfert se
fit par étapes, en fonction de l’état d’urgence et des pouvoirs
spéciaux, puis il devint total en mai 1958, quand les chefs
de gouvernement successifs consultèrent les chefs de l’armée
d’Algérie sur les conditions d’un éventuel cessez-le-feu et
leur déléguèrent tous les pouvoirs civils, malgré leur refus
de reconnaître le gouvernement légal de Pierre Pflimlin le
13 mai. Le général Massu co-présida le Comité de salut
public Algérie-Sahara, imité par de nombreux officiers dans
les comités locaux. Partout les généraux remplacèrent les
préfets et le général Salan resta le délégué général du Gou-
vernement par la décision du général de Gaulle. L’armée
s’engagea totalement pour faire voter oui lors du référen-
dum du 28 septembre 1958. Mais ensuite, avant les élec-
tions législatives d’octobre, le président du Conseil Charles
de Gaulle ordonna le retour des officiers à la neutralité
politique et leur retrait des Comités de salut public. En

1. Sur les appelés et sur les supplétifs musulmans, voir les articles de Stéphanie
Chauvin et de Charles-Robert Ageron dans XXe siècle, Revue d’histoire, no 48,
octobre-décembre 1995 ; cf. le livre du général Maurice Faivre, Les combattants
musulmans de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1995.
LA

2. Voir les livres du colonel Roger Trinquier (créateur du DPU) : La guerre


GUERRE

moderne, La Table ronde, 1961 ; Guerre, subversion, révolution, Robert Laffont 1968 ;
La guerre, Albin Michel 1980.

D’ALGÉRIE
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décembre 1958, il remplaça le commandant en chef et délé-


gué général Raoul Salan par deux hommes : le général Mau-
rice Challe, et le haut fonctionnaire Paul Delouvrier. La
séparation des pouvoirs militaires et civils redevint alors
progressivement la règle1.
Ces efforts méthodiques et persévérants, tirant les
leçons de la défaite française en Indochine face au Vietminh,
finirent par porter leurs fruits. Pourtant, jusqu’à la fin de
1956, l’armée française ne réussit pas à empêcher l’enraci-
nement et la généralisation du soulèvement2. Si ses effectifs
se multiplièrent considérablement, ceux de l’ALN le firent
encore plus vite. Mais à partir de janvier 1957, le plan
offensif du général Salan obtint des succès incontestables.
L’intervention de la dixième division parachutiste du géné-
ral Massu dans la « bataille d’Alger »3 obligea le CCE à
fuir la capitale pour se réfugier à l’extérieur (février 1957),
démantela totalement la Zone autonome d’Alger (janvier-
octobre 1957), et mit fin au terrorisme pour plusieurs
mois4. Dans les campagnes, la pacification progressa, et la
multiplication des SAS et des unités de supplétifs accrut
les difficultés des maquisards. L’ALN se renforça pourtant
en envoyant ses recrues s’armer dans des bases en Tunisie
et au Maroc ; mais la construction des barrages rendit leur 163
retour très périlleux. De janvier à mai 1958, elle perdit des
milliers d’hommes sur la ligne Morice ; la seule bataille de
Souk Ahras, du 28 avril au 3 mai, lui coûta 620 tués et
prisonniers. Désormais il y eut deux ALN distinctes, à
l’intérieur et à l’extérieur. Au moment de quitter ses fonc-
tions le 8 mai 1958, le ministre résidant Robert Lacoste

1. Cf. G. Pervillé, « Résurrection » ou « entreprise d’usurpation » ? Le retour de


la légalité républicaine en Algérie », dans L’avènement de la Ve République, Armand
Colin, 1999, p. 95-104.
2. Cf. la carte de la rébellion au printemps 1956, document no 1, p. 173.
3. Voir Pierre Pellissier, La bataille d’Alger, Perrin, 1995, ainsi que nos essais de
synthèse : « Terrorisme et torture, la bataille d’Alger de 1957 », L’Histoire, no 214,
octobre 1957, p. 70-77 ; « Une capitale convoitée », dans Alger 1940-1962, une
ville en guerres, p. 126-148 ; « le terrorisme urbain dans la guerre d’Algérie »,
Militaires et guérilla..., p. 447-467.
4. Le bilan officiel du terrorisme (cité par Jacques Chevallier, Nous, Algériens,
Calmann-Lévy, 1958, p. 147) est de 751 attentats, 314 morts et 917 blessés en
quatorze mois. Celui des victimes de la répression reste incertain. Les
3 024 « manquants » au camp de Beni Messous dans le document publié par
Yves Courrière, Le temps des léopards, face à la p. 289, ne sont pas nécessairement
tous des disparus, et son auteur Paul Teitgen a dit avoir compté 3 024 disparus
en un an et dans le cadre des cinq départements de l’Algérois. Le général Massu
DE GUERRE

( op. cit., p. 324) estime les pertes du FLN en neuf mois à « moins d’un millier
d’hommes, et probablement le nombre relativement faible de trois cents tués ».
Dans le Cahier vert, en 1959, les avocats du FLN recensaient 175 noms de dis-
parus. Mais la confession du général Aussaresses relance le doute.

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croyait comme le général Salan que la guerre était virtuel-


lement gagnée, et qu’il restait à tenir bon jusqu’au « der-
nier quart d’heure », en résistant à un « Dien Bien Phu
diplomatique ».
Après la crise du 13 mai et le retour du général de
Gaulle, qui excluait toute solution imposée par les puissances
étrangères, les chefs de l’armée croyaient aussi avoir remporté
une victoire psychologique décisive en Algérie et en métro-
pole. Les grandioses manifestations de fraternisation franco-
musulmane sous le drapeau tricolore, organisées à partir du
16 mai à Alger et dans les autres villes jusqu’à la venue du
général de Gaulle (4-6 juin 1958)1, puis la participation mas-
sive et positive des musulmans et des musulmanes (pour la
première fois) au référendum du 28 septembre 1958 sur la
Constitution de la Ve République, apparurent comme le
choix libre et définitif de l’intégration à la France. Même si
cette interprétation peut être contestée, on ne peut nier que
la majorité des Algériens avaient exprimé, fût-ce passive-
ment, leur lassitude de la guerre2.
Le FLN-ALN refusait de s’avouer vaincu, mais sa
force était en déclin. Selon les rapports de synthèse du
2e bureau, ses pertes avaient augmenté jusqu’à un maximum
164 de 3 803 tués en avril 19583, et le nombre de ses tentatives
de franchissement des barrages frontaliers diminuait4. Au
contraire, le nombre de ses actions violentes, qui avait baissé
entre janvier 1957 et janvier 1958, tendait à remonter depuis
lors5. Les experts du 2e bureau, se référant au modèle de la
guerre révolutionnaire selon lequel le terrorisme évolue en
fonction inverse de la puissance militaire, voyaient dans sa
recrudescence la preuve de l’échec de la rébellion6.
La puissance militaire de l’ALN restait pourtant non
négligeable. La carte des unités répertoriées au 1er octobre
1958 recensait 21 150 combattants organisés en bataillons

1. Voir Massu, op. cit., p. 327-328, et Le torrent et la digue, Alger du 13 mai aux
barricades, Plon 1972,
2. Mouloud Feraoun constatait avec scepticisme la fraternisation « dans l’hysté-
rie », et la participation « moutonnière » des « pauvres électeurs musulmans »
(Journal 28 et 29-09-1958, p. 279-280) ; mais il avait plusieurs fois signalé depuis
août 1957 que la majorité de ses compatriotes étaient prêts à s’avouer vaincus
pour avoir la paix à tout prix. Cf. l’article de Jean Daniel, « Algérie : l’heure des
responsabilités », 15-11-1958, dans son recueil, De Gaulle et l’Algérie, Le Seuil,
1986, p. 81-83.
3. Cf. Document no 4, p. 176.
LA

4. Cf. Document no 5, p. 177.


5. Cf. Document no 3, p. 175.
GUERRE

6. Cf. Document no 6, p. 178.

D’ALGÉRIE
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165

(faïleks) de plusieurs compagnies à l’extérieur des barrages,


en compagnies (katibas) dans les massifs montagneux ; en
sections (ferkas) dans les régions les plus densément qua-
drillées en arrière des barrages1.
Le plan du général Challe, successeur de Salan, s’en
déduisait logiquement. Renforcer l’étanchéité de la frontière
tunisienne en doublant la ligne Morice par la « ligne
Challe ». Renforcer les « réserves générales » de troupes
d’intervention en allégeant le quadrillage des régions paci-
fiées, de façon à occuper en force les bastions montagneux
de l’ALN pendant plusieurs mois, l’un après l’autre et
d’ouest en est, afin de faire éclater les unités rebelles en
sections. Celles-ci continueraient d’être traquées, après le
départ des troupes d’intervention, par des « commandos de
chasse » en partie composés de ralliés. Le recrutement des
conscrits, des engagés et des supplétifs musulmans serait
intensifié pour pallier la baisse des effectifs métropolitains
due à l’arrivée des classes creuses nées de 1939 à 1945 sans
allonger excessivement la durée du service. Ainsi les effectifs
musulmans passés de 38 000 hommes en janvier 1957 à
103 000 en décembre 1958, culminèrent à 210 000 à la fin
de 19602.
Le plan Challe remporta d’indéniables succès. En 165
deux ans, l’ALN intérieure perdit près de la moitié de ses
effectifs. Le regroupement de la population et la mise en
« auto-défense » de nombreux villages, la multiplication des
« harkis » et des ralliés aggravèrent l’isolement des maqui-
sards. L’absence de tout renfort en hommes, en armes et en
argent accrut leur ressentiment contre le GPRA, entretenu
par la propagande française qui dénonçait les « rebelles de
palace ». À la suite de la bataille d’Alger, depuis l’été 1958,
les services secrets français avaient provoqué des purges san-
glantes dans les wilayas III (Kabylie) et IV (Algérois) en
persuadant leurs chefs qu’elles étaient infiltrées par des traî-
tres3, préparant ainsi le terrain au plan Challe.
La propagande du FLN à l’extérieur affectait de tour-
ner en dérision les bulletins de victoire français ; mais ses
chefs connaissaient la gravité de la situation à l’intérieur,
et s’en rejetaient mutuellement la responsabilité. Le CNRA
réuni à Tripoli de décembre 1959 à janvier 1960 reconnut

1. Cf. Document no 2, p. 174.


DE GUERRE

2. Cf. le tableau donné par Maurice Faivre, op. cit., p. 258.


3. Sur la « bleuite », Paul-Alain Léger, Aux carrefours de la guerre, Albin Michel
1983, et du côté de l’ALN M. Benyahia, La conjuration au pouvoir, op. cit.

LOGIQUES
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166

que la guerre risquait d’être perdue si aucun secours ne


parvenait à l’intérieur avant la fin de l’année 19601.

LE RÉSULTAT : UNE VICTOIRE INDÉSIRABLE ?


Étant donné l’énorme déséquilibre du rapport des
forces, pourquoi la France n’a-t-elle pas gagné la guerre
d’Algérie ? Les réponses à cette question divergent suivant
les partis pris de leurs auteurs. Selon les partisans de l’Algé-
rie française, l’armée avait gagné la guerre sur le terrain,
mais sa victoire fut refusée, voire trahie, parce qu’elle
contrariait la volonté d’abandon du général de Gaulle. Sui-
vant celui-ci et ses collaborateurs, une victoire militaire était
possible, et pratiquement acquise, mais elle ne pouvait ser-
vir qu’à créer des conditions favorables à la négociation
d’une solution politique. Enfin, d’après le FLN, la révolu-
tion algérienne est restée invaincue militairement, et a été
politiquement victorieuse.

Une victoire trahie ?


En mars 1960, plusieurs membres de l’état-major
166 de la Wilaya IV (Algérois), dont son chef par intérim Si
Salah, s’étaient adressés au gouvernement français pour enta-
mer des pourparlers de paix à l’insu du GPRA. Les discus-
sions, menées du côté français par Bernard Tricot et le colo-
nel Mathon, représentant le président de la République et
le Premier ministre, aboutirent le 31 mai à un accord sur
la remise des armes et sur le sort des combattants. Pour
inciter leurs interlocuteurs à s’engager irrévocablement, les
négociateurs français emmenèrent Si Salah et ses adjoints Si
Lakhdar et Si Mohammed (le plus réticent) à l’Élysée le
10 juin. Le général de Gaulle les reçut avec bienveillance,
mais leur annonça qu’il allait lancer un nouvel appel à la
direction extérieure du FLN le 14 juin. Le GPRA répondit
en envoyant des émissaires préparer une rencontre entre son
président Ferhat Abbas et celui de la République française.
Les envoyés furent reçus à la sous-préfecture de Melun du
25 au 29 juin 1960, mais de Gaulle fit rompre les entre-
tiens faute d’obtenir un accord préalable sur la remise des
armes. Pendant ce temps, Si Mohammed avait fait exécuter
Si Lakhdar et arrêter Si Salah, qui tentait d’entraîner la
wilaya III (Kabylie). Les deux hommes furent tués un an
LA
GUERRE

1. Tripier, op. cit., p. 420. Cf. Harbi, Le FLN, mirage et réalité, p. 256.

D’ALGÉRIE
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167

plus tard, Si Salah dans une embuscade pendant son ache-


minement vers la Tunisie, et Si Mohammed à Blida dans
une opération spéciale des services secrets français1.
La mystérieuse « affaire Si Salah », révélée par le
général Challe durant son procès un mois après l’échec du
« putsch des généraux » fin avril 1961, apparut aux parti-
sans militaires et civils de l’Algérie française comme la
preuve irréfutable d’une « volonté tenace de perdre alors
qu’on pouvait encore gagner »2. Ils accusèrent de Gaulle
d’avoir volontairement torpillé par son appel au GPRA une
paix séparée qui l’aurait empêché de se débarrasser de
l’Algérie. Plus tard, le général Jacquin accusa même le
ministre de la Justice Edmond Michelet d’avoir dès le début
trahi Si Salah en informant de son initiative le vice-prési-
dent du GPRA, Belkacem Krim3.
Pourtant, cette interprétation est démentie par de
nombreux témoignages et documents. Si Salah, qui avait
participé à la répression des complots imaginaires ou réels
de sa wilaya, ne voulait pas trahir ses camarades par une
paix séparée : il s’est trahi lui-même en multipliant les
appels à l’état-major de l’ALN et au GPRA pour les presser
de faire la paix4. Son initiative (prise après le discours du
général de Gaulle sur l’autodétermination, sa fermeté face 167
aux émeutiers algérois durant la semaine des barricades, et
sa prise de position en faveur d’une « Algérie algérienne »)
n’était pas une capitulation inconditionnelle. Le retourne-
ment de Si Mohammed se fit sous la pression de cadres de
l’Ouarsenis, avant que le GPRA eut été informé de la négo-
ciation secrète, et avant l’arrivée de son envoyé le comman-
dant Benchérif5. Enfin, le général de Gaulle n’a pas préféré
négocier avec le GPRA : il a rompu les pourparlers avec ses
représentants parce qu’ils n’acceptaient pas les conditions
de paix acceptées par Si Salah. Il semble qu’il ait espéré
gagner sur les deux tableaux et qu’il fut très affecté par son

1. Cf. Claude Paillat, La liquidation, p. 548-576 ; et Bernard Tricot, Les sentiers


de la paix, Plon, 1972, p. 166-178.
2. Jacques Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, La Table ronde, 1968, p. 296.
3. Henri Jacquin, La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, p. 267 ; et
Pierre Montagnon, L’affaire Si Salah, Pygmalion, 1987. Selon Mohammed Harbi,
Une vie debout, Mémoires politiques, t. 1, p. 324-325, les délégués du GPRA à Melun
auraient appris de leurs interlocuteurs français les contacts avec la wilaya IV.
4. Si Salah envoya le 15 avril au GPRA un message radio alarmant, reproduit
par Paillat, op. cit., p. 560-562. Celui-ci reçut le 23 juin 1960 une lettre com-
minatoire du comité de la Wilaya IV, lui enjoignant de « répondre favorablement
DE GUERRE

aux négociations » selon Redha Malek, L’Algérie à Évian, Le Seuil, 1995, p. 66-67.
5. Cf. Yves Courrière, Les feux du désespoir, Fayard 1971, p. 104-106 ; Mohammed
Teguia, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, 1980, p. 552-554 ; Ferhat Abbas, Autopsie

LOGIQUES
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168

double échec1. La thèse de ses accusateurs est donc une


illusion rétrospective, fondée sur l’évolution ultérieure de
sa politique.
De Gaulle partageait avec les chefs de son armée
l’idée qu’une victoire militaire en Algérie était possible,
mais il s’en séparait en pensant qu’une telle victoire ne
pouvait être définitive, ni tenir lieu d’une solution politique
du problème algérien. Le rôle de l’armée était donc de créer
les conditions d’une telle solution en se rendant maîtresse
du terrain et des frontières pour garantir la liberté de déci-
sion du gouvernement. Le chef de l’État croyait qu’il était
« seul capable de tout faire accepter par l’Armée et par le
pays, soit l’Algérie française, soit l’Algérie algérienne ». Il
choisit l’Algérie algérienne, parce que, disait-il, « si je choi-
sissais l’Algérie française, cela recommencerait après ma
mort »2. Tout s’est donc passé comme si une deuxième
guerre d’Algérie avait immédiatement succédé à la pre-
mière, presque gagnée au début de 1960.

Une victoire illusoire


Mais en réalité, il n’y avait pas de victoire, dans la
mesure où la seule vraie victoire est une victoire complète,
168
impliquant la destruction ou le démantèlement de l’orga-
nisation adverse. Tel était justement le point de vue des
chefs du FLN-ALN : « Tant que la France conserve l’espoir
d’une victoire militaire, les perspectives de paix demeure-
ront lointaines », déclarait en mars 1960 le ministre de
l’Intérieur du GPRA, Lakhdar Ben Tobbal. « Lorsque, par
notre action et notre détermination inébranlable, nous
l’aurons convaincu de l’impossibilité d’un écrasement de
notre révolution, alors la paix sera certaine »3. Les « rebel-

d’une guerre, Garnier, 1980, p. 286-287, Redha Malek, op. cit., et Sadek Sellam,
« La situation de la wilaya IV au moment de l’affaire Si Salah (1958-1960) »,
Militaires et guérilla..., p. 175-192. Contrairement aux affirmations du général
Jacquin, op. cit. p. 267-268, Benchérif aurait franchi la ligne Challe à pied dès le
3 avril (confirmé par un document du SHAT, 1 H 1426/2, reproduit par M. Fai-
vre, Les archives..., p. 409), en application d’une décision prise par le CNRA en
janvier 1960 (cf. Harbi, Le FLN ..., p. 256 et 269).
1. Cf. Paillat, op. cit., p. 570 et 572 ; Michel Debré, Gouverner, Albin Michel,
1988, p. 249-260, et Entretiens avec le général de Gaulle, même éditeur, 1993, p.
19-20 ; et Constantin Melnik, Mille jours à Matignon, Grasset, 1988, p. 204 (sur
la réaction du général à la réponse positive du GPRA).
2. Jean-Raymond Tournoux, La tragédie du général, Plon, p. 367. Cf. la note
manuscrite du 26-12-1959, citée par le même auteur. Jamais dit, Plon 1971, p.
LA

207-208.
GUERRE

3. Questions et réponses lors d’une tournée de L. Ben Tobbal au Maroc, 14 mars


1960, Harbi, Archives..., p. 293.

D’ALGÉRIE
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169

les » n’avaient pas besoin de vaincre ; il leur suffisait de ne


pas être vaincus.
À l’intérieur de l’Algérie, le FLN-ALN avait régressé
jusqu’à son niveau de 1955, avec le handicap supplémen-
taire d’un quadrillage beaucoup plus étroit du terrain et de
la population par l’armée française. La « rébellion » dispo-
sait pourtant de réserves potentielles considérables dans les
prisons et les camps d’internement (où son organisation
clandestine encadrait les détenus et diffusait une contre-
action psychologique efficace1), et dans les familles des pri-
sonniers et des tués2.
Hors d’Algérie, le FLN encadrait la majorité de
l’émigration algérienne en France (arrachée au MNA de
Messali Hadj), ainsi qu’en Tunisie et au Maroc ; il en tirait
de l’argent et des recrues pour l’ALN extérieure. Celle-ci,
réorganisée à partir de février 1960 par un état-major géné-
ral dirigé par le colonel Boumedienne, devenait une armée
moderne, forte de 35 000 hommes en mars 1962, qui tenait
en haleine les troupes françaises des barrages sans prendre
le risque de les franchir en masse. Le GPRA s’était doté
d’un appareil administratif embryonnaire, et d’un appareil
diplomatique très dynamique représenté dans toutes les par-
ties du monde, et secondé par des associations nationales
169
telles que l’UGEMA, les syndicats UGTA et UGCA, les
unions des jeunes et des femmes, une troupe théâtrale et
une équipe de football... Enfin, l’isolement de l’intérieur
prit fin au début de 1961 : les wilayas reçurent de nouveau
de l’argent, des armes légères, et des cadres, non plus à
travers les barrages de plus en plus difficilement franchis-
sables, mais par des filières clandestines de la Fédération de
France du FLN traversant la Méditerranée par les liaisons
maritimes ou aériennes régulières3.
Ainsi, le FLN-ALN aurait très vraisemblablement
pu continuer son action politique, militaire et terroriste
pendant des années, voire des décennies, comme l’ont fait
d’autres mouvements nationalistes qui n’avaient jamais dis-

1. Cf. les témoignages de Abdelhamid Benzine, Le camp, Éditions sociales, 1962,


et Lambèse, Alger, Dar el Idjtihad, 1989 ; et de Pierre Beyssade, L’agonie d’un
monde, Marseille, chez l’auteur, 1973 (p. 167-197).
2. Argument utilisé par Maître Goutermanoff, avocat du général Salan, pour
démontrer que le gouvernement aurait pu et dû prévoir les représailles visant les
anciens soldats et supplétifs musulmans (Le procès de Raoul Salan, Albin Michel,
DE GUERRE

1962, p. 502). Ce n’était pas moins vrai du général au temps de son comman-
dement.
3. Cf. Ali Haroun, La 7e wilaya, Le Seuil, 1986, p. 316-327.

LOGIQUES
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170

posé d’une force militaire aussi considérable, tels que les


mouvements irlandais, basque, ou palestinien.
Il serait néanmoins excessif de parler d’une victoire
politique venant compenser l’insuccès militaire, comme si
les coups de la répression n’avaient fait que renforcer la
volonté d’indépendance du peuple algérien. C’est ce qu’affir-
mait la propagande du GPRA, et ce que de Gaulle lui-
même semblait croire en décembre 1959 : « Il est parfaite-
ment vrai que notre écrasante supériorité militaire finit par
réduire la plus grande partie des bandes. Mais, moralement
et politiquement, c’est moins que jamais vers nous que se
tournent les musulmans algériens »1.
Pourtant, le GPRA avait reçu de nombreux rapports
alarmistes sur le moral de l’intérieur de l’été 1958 à l’été
1960. Son président Ferhat Abbas, qui avait déjà signalé le
28 juillet 1958 les limites de la résistance du peuple algé-
rien2, constatait en août 1960, après l’affaire Si Salah, les
risques aggravés de l’isolement de l’ALN et de la popula-
tion : « Si le peuple n’est pas pour la France il faudra être
en revanche optimiste pour soutenir qu’il est de plus en
plus pour le GPRA. L’infrastructure organique a été déman-
telée dans les centres urbains et [est] de plus en plus inexis-
170 tante dans les campagnes »3.
Il n’en est pas moins vrai que quatre mois plus tard,
du 9 au 13 décembre 1960, de formidables manifestations
nationalistes réclamant dans les rues d’Alger et des plus
grandes villes des négociations entre de Gaulle et Ferhat
Abbas révélèrent au monde entier (et au GPRA lui-même)
le « second souffle de la Révolution »4. Ce tournant décisif
de la guerre, qualifié par un témoin de « Dien Bien Phu
psychologique », n’était pourtant pas imprévisible. Il avait
été annoncé par plusieurs défections d’élus musulmans (cen-
sés constituer une « troisième force ») ralliés publiquement
ou non au FLN5, et par un début de revirement de la majo-

1. Tournoux, Jamais dit..., p. 207-208.


2. Harbi, Archives..., p. 196.
3. Ibid, p. 303. M. Harbi atteste dans ses Mémoires politiques (p. 325) la « vague
de panique qui règnait à la présidence » et chez les Algériens de Tunis durant
l’été 1960.
4. Titre d’un article rétrospectif d’El Moudjahid no 86, 1er novembre 1962. Cf.
El Moudjahid no 74, 15-12-1960, et 75, 19-12-1960. Voir aussi Mahfoud Kad-
dache, « Les tournants de la Guerre de libération au niveau des masses populai-
res », La guerre d’Algérie et les Algériens, p. 51-70, et Michèle Cointet, De Gaulle
LA

et l’Algérie française, 1958-1962, Perrin, 1996, p. 130-138.


GUERRE

5. Abderrahmane Farès, La cruelle vérité, Plon, 1984, p. 84-85 ; et Ali Haroun,


op. cit., p. 89-317 et 319.

D’ALGÉRIE
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rité silencieuse. Dès la fin d’octobre 1960, un officier de


SAS écrivait à son ancien chef le général Massu que dans
la Mitidja la population musulmane était « acquise à l’indé-
pendance en majeure partie », et qu’elle obéissait « à plus
de 80 % à la rébellion (par peur plus que par conviction,
précisait-il)1. Le 27 novembre 1960, à Alger, Mouloud
Feraoun reprenait son Journal abandonné depuis plusieurs
mois, pour noter qu’à présent les Français étaient gagnés
par la lassitude : « Les Arabes, eux, reprennent espoir, ils
comprennent que la délivrance est proche. Une délivrance
qui viendra de cette lassitude et se confondra avec la vic-
toire. Incontestablement la victoire de la population qui a
accepté la souffrance, et surtout la victoire du fellagha qui
n’a jamais cessé de se manifester, peu ou prou, malgré les
sacrifices les plus lourds et l’inimaginable disproportion
entre la force dont il peut faire preuve et celle dont dispose
son adversaire. L’indépendance est désormais acquise. Grâce
aux patriotes, grâce au patriotisme. Vive l’Algérie ! Que
vienne à s’instaurer n’importe quel régime, il sera le bien-
venu pourvu qu’il émane des Algériens eux-mêmes »2.
Faut-il pour autant voir dans cette prise de position
de l’opinion algérienne pour une paix négociée avec le FLN
la cause décisive de la fin de la guerre ? Ce serait oublier 171
l’antériorité des décisions du général de Gaulle qui avaient
en quelque mois bouleversé la politique algérienne tradi-
tionnelle de la France : substitution du principe d’autodé-
termination au dogme de l’Algérie française le 16 septem-
bre 1959 ; désaveu implicite de la « francisation » définie
comme la continuation de la « domination directe pratiquée
par la métropole depuis la conquête »3 en mars 1960 ; pri-
ses de position pour l’« Algérie algérienne » (14 juin 1960)
qui se ferait « avec ou sans la France » (5 septembre 1960),
et qui serait « la République algérienne, laquelle n’a jamais
existé, mais existera un jour » (4 novembre 1960).

Ainsi, le principe de l’indépendance de l’Algérie


avait été reconnu par une décision unilatérale du président
de la République française, avant les journées de décembre
1960. Le basculement de l’opinion musulmane peut donc
être interprété comme une conséquence de l’évolution de la
politique gaullienne autant que comme un facteur d’accé-

1. Lettre reproduite par Jacques Massu, Le torrent et la digue, Plon, 1972, p.


DE GUERRE

395-404. Cf. Teguia, op. cit., p. 485-499.


2. M. Feraoun, Journal, p. 303-304.
3. Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1965, p. 180.

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172

lération de celle-ci. Il est permis d’estimer, comme certains


observateurs militaires, que la majorité musulmane silen-
cieuse avait basculé deux fois du côté de ceux qui sem-
blaient le plus capables de lui apporter la paix : l’armée
française durant l’été 1958, et le FLN à l’automne 1960.
Mais le sort de l’Algérie ne s’est décidé ni sur les champs
de bataille, ni dans la population algérienne : il fut décidé
à Paris, par le président de la République française, et pour
des raisons qu’il convient d’étudier maintenant.

172
LA
GUERRE

D’ALGÉRIE
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Document no 1

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DE GUERRE

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Document no 2 : Découpage politico-militaire du FLN-ALN


et implantation des unités « rebelles » au 1er octobre 1958

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LA
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Document no 3 : Évolution de la rébellion algérienne


et volume global de l’activité rebelle
(nombre d’exactions par mois)

175

Sources : Historiens-Géographes no 308. DE GUERRE

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Document no 4

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Sources : Historiens-Géographes no 308.


LA
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Document no 5 : Tentatives de franchissement des barrages

177

Sources : Historiens-Géographes no 308.


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Document no 6 : Courbes théoriques et réelles


de la puissance militaire et de l’action terroriste

178

Sources : Historiens-Géographes no 308.


LA
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C H A P I T R E 4

La quête de la paix

B ien que les dirigeants de la IVe République


aient commencé d’infléchir la politique
d’intégration définie par Pierre Mendès
France en novembre 1954, il revint au fondateur de la
Ve République de décider de mettre fin à la guerre d’Algé-
rie. Faute de réussir à dénouer le conflit, il finit par se
résoudre à trancher le nœud gordien1.

LE CHOIX GAULLIEN
179
Le général de Gaulle, rappelé au pouvoir par les
militaires et les civils d’Alger pour sauver l’Algérie fran-
çaise, a fait tout le contraire. Il a procédé à une révision
déchirante de l’ancienne politique algérienne de la France,
en proclamant le droit de l’Algérie à l’autodétermination,
puis à l’indépendance, et enfin en reconnaissant le FLN
comme seul interlocuteur valable. A-t-il été contraint de
prendre ces décisions par une nécessité inéluctable ? Il ne
le semble pas.

Des contraintes non décisives


Comme on l’a vu, l’armée française n’avait pas été
vaincue en Algérie, et rien n’imposait son évacuation. Elle
avait repris le contrôle de la majeure partie de la population
algérienne, avant que le revirement de la politique française
provoquât son retournement en faveur du FLN.
La France a-t-elle dû lâcher prise sous la pression
d’une intervention extérieure irrésistible ? Celle-ci s’était
déjà produite, mais avait apparemment échoué.
DE LA PAIX

1. Cf. Augustin Belkacem Ibazizen, Le testament d’un Berbère, Albatros, 1985,


p. 188-206 (chapitre VII, « Le nœud gordien du général de Gaulle »).

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L’énorme effort militaire français, détournant de


l’Europe vers l’Afrique des unités normalement intégrées
dans l’OTAN et des matériels fournis par cette organisa-
tion, ne pouvait se déployer sans l’accord des États-Unis.
Les dirigeants français justifiaient la réduction de leur par-
ticipation à la défense de l’Europe occidentale par la menace
communiste visant des départements français et tendant à
encercler l’Europe par le Sud (suivant la théorie de la guerre
subversive). Les dirigeants américains ne croyaient pas à la
fiction des départements français d’Algérie (« a damned
nonsense », selon le président Eisenhower), et craignaient
que l’intransigeance française ne provoquât la réalisation du
péril qu’elle prétendait combattre, en poussant le FLN et
tous les États arabes dans les bras du communisme inter-
national. Les États-Unis s’étaient heurtés à leurs alliés fran-
çais et britanniques en condamnant l’expédition de Suez en
novembre 1956. Un an plus tard (désormais suivis par la
Grande-Bretagne), ils mécontentèrent la France en fournis-
sant des armes à la Tunisie (qui abritait les principales bases
de l’ALN). Ils exigèrent que la France démobilisât
150 000 hommes et réduisît de 40 % son déficit budgétaire
pour obtenir une aide financière en janvier 19581. Puis ils
180 tentèrent d’internationaliser le problème algérien en propo-
sant leurs « bons offices » dans la crise franco-tunisienne
ouverte le 8 février 1958 par le bombardement de Sakiet
Sidi Youcef. L’acceptation de leur médiation par le prési-
dent du Conseil Félix Gaillard provoqua sa chute le 15 avril
1958 ; puis la désignation et l’investiture de Pierre Pfli-
mlin, partisan de la reprise des négociations avec le FLN,
provoquèrent la révolte des civils et des militaires d’Alger
contre la perspective d’un « Dien Bien Phu diplomati-
que », et le renversement de la IVe République.
Le retour au pouvoir de la forte personnalité qu’était
le général de Gaulle, ami de longue date du président Eisen-
hower, dissuada les États-Unis d’imposer leur volonté à la
France. Ils n’en avaient d’ailleurs plus besoin, dans la mesure
où le fondateur de la Ve République partageait en gros leur
vision des enjeux internationaux de la guerre d’Algérie2.
Celui-ci savait néanmoins ce qu’il aurait risqué s’il avait
voulu sauvegarder à tout prix l’Algérie française.

1. Documents américains cités par Matthew Connelly, « The French-American


conflict over North Africa and the Fall of the Fourth Republic », Revue française
LA

d’histoire d’Outre-Mer, no 315, 2e trimestre 1997, p. 9-27.


GUERRE

2. Cf. Pierre Mélandri, « La France et le « jeu double » des États-Unis », dans


La guerre d’Algérie et les Français, s. dir. J.-P. Rioux, Fayard 1990, p. 429-450.

D’ALGÉRIE
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Le péril communiste, démesurément surestimé par


les dirigeants de la IVe République, fut délibérément agité
par le FLN pour inciter les alliés occidentaux de la France
à se retourner contre elle1. Après l’échec des « bons offices »
anglo-américains et le retour de de Gaulle, le GPRA sol-
licita davantage l’aide financière, militaire et diplomatique
du bloc oriental, mais il fut déçu : seuls la Chine, la Corée
et le Vietnam du Nord le reconnurent et l’aidèrent sans
réserve. L’URSS, qui craignait surtout que l’influence amé-
ricaine remplaçât la présence française en Afrique du Nord,
approuva la politique gaullienne d’autodétermination. C’est
seulement après mai 1960 que le regain de tension entre
l’Est et l’Ouest incita l’URSS à reconnaître de facto le
GPRA en octobre et à lui promettre un appui total, per-
mettant une relance de la guerre d’Algérie par son intégra-
tion dans la « guerre froide », avec la participation de volon-
taires soviétiques, chinois, arabes et africains2. Cette
stratégie aventureuse (impliquant un risque de rupture avec
la Tunisie et le Maroc pro-occidentaux) n’eut pas le temps
d’être mise en œuvre, puisque de Gaulle se résigna dès la
fin 1960 à négocier avec le GPRA.
L’ONU, de plus en plus dominée par le nombre des
nouveaux États nés de la décolonisation, servit de tribune 181
aux États arabes et afro-asiatiques pour mettre la France en
accusation chaque année de 1955 à 1961. Les gouverne-
ments de la IVe, puis de la Ve République oscillèrent entre
le refus de toute ingérence étrangère dans une affaire inté-
rieure française (sessions de 1955 et de 1958) et la prise
d’initiatives visant à démontrer la bonne volonté de la
France (« déclaration d’intention » de janvier 1957, dis-
cours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination) afin
d’éviter une condamnation. Cette guérilla diplomatique per-
manente, entretenue par les délégués officieux du FLN à
New-York, contraria l’ambition gaullienne de faire jouer à
la France un grand rôle dans les affaires du monde, sans
pour autant lui faire perdre la guerre, ni lui dicter le règle-
ment de la paix3. Cependant, les débats sur l’Algérie ont

1. Cf. El Moudjahid no 18, 15 février 1958 (« Les responsabilités de l’Occident »).


2. Stratégie envisagée favorablement par Ferhat Abbas dans son rapport d’août
1960, reproduit par M. Harbi, Archives..., p. 307-308, et traduite par le GPRA
en une dénonciation officielle du Pacte atlantique, « coalition colonialiste ». Cf.
El Moudjahid no 79, 25-09-1960, réédition t. 3, p. 220-334.
DE LA PAIX

3. La résolution votée le 10 décembre 1960 par l’Assemblée générale de l’ONU


reconnut le droit du peuple algérien à l’autodétermination et à l’indépendance,
et la responsabilité de l’ONU, mais le paragraphe qui lui confiait l’organisation

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fortement contribué à créer un nouveau droit international


d’ingérence dans les problèmes de décolonisation, qui s’est
manifesté plus tard sous la forme de sanctions économiques
contre le Portugal, la Rhodésie et l’Afrique du Sud. La
France aurait sans doute rencontré des difficultés croissantes
à maintenir sa souveraineté sur l’Algérie si elle n’avait pas
décidé d’y renoncer.
En somme, le FLN-ALN a tiré de l’extérieur des
ressources matérielles et morales, dont on aimerait pouvoir
mesurer l’importance globale par rapport à celles fournies
par le peuple algérien1, ainsi que leur répartition entre les
pays arabo-musulmans ou afro-asiatiques solidaires par com-
munauté d’origine ou de destin, les États communistes dési-
rant affaiblir le système impérialiste, et les pays occidentaux
embarrassés par leur alliance avec la France. Ces ressources
extérieures ont permis à la Révolution algérienne de survi-
vre malgré l’affaiblissement de l’intérieur, et de maintenir
une pression constante sur la France ; mais jamais cette pres-
sion n’a atteint une intensité suffisante pour l’obliger à
céder.
La perturbation de l’économie française par la guerre
n’a pas davantage été une contrainte irrésistible. Pourtant,
182 de 1956 à 1958, le gonflement des dépenses militaires et
civiles destinées à l’Algérie, conjugué avec une politique
sociale de redistribution des fruits de la croissance en métro-
pole, avait creusé le déficit budgétaire, relancé l’inflation,
déséquilibré la balance du commerce et celle des paiements
extérieurs. La dépendance financière de la France envers les
prêts d’organismes internationaux l’avait placée en position
de faiblesse face aux pressions de ses alliés américains et
britanniques.
Mais après la chute du gouvernement Mollet, la
situation économique avait été assainie par les mesures de
déflation et de dévaluation prises d’abord par Félix Gaillard
(ministre des Finances de Maurice Bourgès-Maunoury, puis

du référendum ne fut pas adopté. Cf. Maurice Vaisse, « La guerre perdue à


l’ONU ? », dans La guerre d’Algérie et les Français, p. 451-462.
1. Nous ne connaissons pas d’étude complète des ressources financières et maté-
rielles du FLN. La plupart des wilayas ne pouvaient plus couvrir leurs besoins
selon le rapport d’Abane au CNRA d’août 1957, cité par Mohammed Harbi,,
L’Algérie et son destin, Arcantère, 1992, p. 112. Selon Philippe Tripier, op. cit., p.
463-465, le GPRA tirait en 1960 l’essentiel de ses ressources des aides extérieures,
surtout arabes ; au contraire, selon Ali Haroun, op. cit. (ch. XVIII, « Le nerf de
LA

la guerre », p. 307-327), la Fédération de France en aurait fourni 80 % en 1961.


Voir quelques éléments sur les fournitures d’armes par l’Égypte dans Fathi Al
GUERRE

Dib, Abd-el-Nasser et la Révolution algérienne. Voir aussi H. Elsenhans, La guerre


d’Algérie, op. cit., p. 97 et 439.

D’ALGÉRIE
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président du Conseil), et surtout par Antoine Pinay dans le


gouvernement de Gaulle de juin 1958 à janvier 1959. Après
une récession de l’activité et de l’emploi en 1959, la crois-
sance reprit vigoureusement de 1960 à 1962. Tout en accé-
lérant la mise en valeur des ressources pétrolières et gazières
du Sahara, l’économie française s’est vigoureusement tour-
née vers la conquête des marchés intérieur et extérieur, et
s’est ouverte à la concurrence européenne en appliquant sans
délai le traité de Rome instituant la CEE. Ainsi, on ne peut
pas dire que la poursuite de la guerre d’Algérie était incom-
patible avec la modernisation de l’économie française1 ; on
peut seulement admettre que celle-ci aurait été encore plus
rapide sans cette guerre2.
La situation politique intérieure n’obligeait pas
davantage les dirigeants de la République française à modi-
fier leur politique algérienne traditionnelle. Pierre Mendès
France avait rencontré une quasi-unanimité (à l’exception
des communistes), quand il en avait réaffirmé le principe
devant le Parlement le 12 novembre 1954. Si la majorité
des électeurs métropolitains avaient plébiscité la « paix en
Algérie » en votant pour des candidats de gauche ou
d’extrême gauche le 2 janvier 1956, ce vote n’impliquait
pas nécessairement le rejet du dogme de l’Algérie française : 183
le nouveau président du Conseil Guy Mollet prétendait
concilier l’expression de la « personnalité algérienne » et le
maintien de « liens indissolubles » entre l’Algérie et la
métropole. La loi-cadre adoptée par le Parlement le 31 jan-
vier 1958 traduisait cette intention en faisant de l’Algérie
une fédération de territoires autonomes au sein de la Répu-
blique française. L’investiture accordée à Pierre Pflimlin le
13 mai 1958 par une majorité allant de l’extrême gauche
au centre droit signifiait plus un rejet des pressions algé-
roises et de la menace d’un putsch militaire qu’un refus de
l’Algérie française. Le général de Gaulle, rappelé au pouvoir
par les Comités de Salut public d’Algérie, bénéficia d’une
large majorité au Parlement, puis dans le corps électoral à
l’occasion du référendum sur la Constitution, et enfin lors

1. Cf. Jacques Marseille, « La guerre d’Algérie a-t-elle eu lieu ? Mythes et réalités


du fardeau algérien », et Jean-Charles Asselain, « « Boulet colonial » et redres-
sement économique », dans La guerre d’Algérie et les Français, p. 281-288 et
p. 289-303.
2. Daniel Lefeuvre a étudié « Le coût de la guerre d’Algérie », dans La guerre
DE LA PAIX

d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, p. 501-514. Il conclut que « celle-ci


a pesé lourd sur les finances publiques, sans compter ses effets inflationnistes, et
a ralenti l’effort de modernisation du pays au moment où celui-ci s’ouvre à la
concurrence européenne ». Cf. Elsenhans, op. cit., p. 893-930.

LA QUÊTE
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des élections législatives d’octobre qui sanctionnèrent les


partis et les hommes opposés à son retour. Les deux prin-
cipaux partis de la nouvelle majorité, l’UNR gaulliste et
les Indépendants, s’engagèrent à œuvrer pour l’intégration
de l’Algérie à la France, demandée par tous les nouveaux
élus d’Algérie. Le premier président de la Ve République,
Charles de Gaulle, nomma un Premier ministre réputé aussi
fidèle à l’Algérie française qu’à sa personne : Michel Debré1.
Ainsi, le rôle personnel du général de Gaulle dans
le dénouement de la guerre d’Algérie fut décisif. Celui-ci
prit sa décision librement, sans contrainte irrésistible, en
fonction de ce qu’il jugea être l’intérêt de la France.

Les raisons d’un libre choix2


L’homme du 18 juin 1940, rappelé au pouvoir en
mai 1958 pour sauver l’Algérie française, savait-il déjà
qu’en moins de quatre ans il la conduirait à l’indépendance
et l’abandonnerait au pouvoir du FLN ? Avait-il déjà changé
d’avis, et délibérément trompé ses auditeurs sur ses vérita-
bles intentions ? Avait-il conçu depuis la fin de la Deuxième
Guerre mondiale un projet de décolonisation de l’Algérie
184 et de tout l’Empire, comme il l’a prétendu à partir du 11
avril 1961 ? Ces questions longtemps controversées peuvent
désormais recevoir des réponses claires, même si de nom-
breux points de détail restent obscurs.
Si l’on s’en tient à ses seules déclarations publiques3,
de Gaulle semble être resté jusqu’en juin 1958 un ferme
partisan de l’Algérie française. On pourrait citer à l’appui
de nombreuses déclarations du président du CFLN et du
GPRF, notamment son télégramme du 12 mai 1945 ordon-
nant au gouverneur général Chataigneau d’affirmer publi-

1. Michel Debré avait publié le 6 décembre 1957, dans son Courrier de la colère,
un éditorial incendiaire : « Que les Algériens sachent surtout que l’abandon de la
souveraineté française en Algérie est un acte illégitime, c’est-à-dire qu’il met ceux
qui le commettent et qui s’en rendent complices hors-la-loi, et ceux qui s’y oppo-
sent, quel que soit le moyen employé, en état légal de légitime défense ». Son
nom avait été mêlé par les déclarations des exécutants à l’attentat au bazooka du
16 janvier 1957 contre le général Salan (voir Maloubier, op. cit.), mais il n’y a
aucune preuve de son implication directe, qu’il a toujours niée (voir ses Mémoires,
t 2, Albin Michel, 1988, p. 276-281). Cf. la version d’Alain Griotteray dans
Pellissier, op. cit., p. 77-94.
2. Voir la thèse pionnière de Fabien Dunand, L’indépendance de l’Algérie, décision
politique sous la Ve République, Berne, Peter Lang, 1979 (soutenue à Genève en
1972).
LA

3. Comme Xavier Yacono, De Gaulle et le FLN, Versailles, Éditions de l’Atlan-


GUERRE

thrope, 1989. Cf. l’étude des discours gaulliens par Jeannine Verdès-Leroux, Les
Français d’Algérie..., p. 441-471.

D’ALGÉRIE
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quement « la volonté de la France victorieuse de ne laisser


porter aucune atteinte à la souveraineté française » par une
« minorité d’agitateurs ». Et celles du chef du RPF le
15 mai 1947 à Bordeaux, le 18 août 1947 au sujet du
projet de statut, et le 12 octobre 1947 à Alger1, où il avait
affirmé l’Algérie « partie intégrante de la France ». Le
30 juin 1955, dans sa dernière conférence de presse avant
son retour, il avait encore préconisé « l’intégration [... de
l’Algérie] dans une communauté plus large que la France »,
semblant ainsi approuver l’action du gouverneur général
Jacques Soustelle, considéré comme l’un de ses proches.
Rappelé au pouvoir en mai 1958 grâce à l’action d’hommes
réputés aussi fidèles à sa personne qu’à l’Algérie française,
comme Jacques Soustelle et Michel Debré, il avait com-
mencé par s’engager publiquement à maintenir la souverai-
neté de la France, en évoquant « dix millions de Français à
part entière » le 4 juin 1958 à Alger, puis en criant « Vive
l’Algérie... française »2 à Mostaganem.
Mais aussitôt après avoir reçu l’investiture des foules
d’Algérie, de Gaulle se mit à infléchir sa politique par peti-
tes touches successives. Dès le 13 juillet 1958, il annonça
que l’Algérie aurait une « place de choix » dans l’ensemble
de type fédéral qui allait remplacer l’Union française sous 185
le nom de Communauté. Le 3 octobre, à Constantine, il
reconnut la « personnalité propre » d’une Algérie associée
à la France. Le 16 septembre 1959, il proclama le principe
du droit des Algériens à l’autodétermination, et suggéra,
entre les solutions extrêmes de la « sécession » et de la
« francisation », l’option moyenne d’une Algérie autonome
dans la Communauté. Après la révision du statut constitu-
tionnel de la Communauté, suivi de son éclatement au prin-
temps 1960, le général s’éloigna davantage de ses premières
déclarations en optant explicitement pour une « Algérie
algérienne » (14 juin 1960), puis pour une « République
algérienne » (4 novembre 1960), et enfin en acceptant de
négocier l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algé-
riennes avec le FLN comme interlocuteur privilégié,
contrairement à tout ce qu’il avait répété de septembre 1959
à novembre 1960.
Peut-on croire que le général de Gaulle ait pu chan-
ger d’avis aussi vite, après avoir si brièvement tenté la der-
DE LA PAIX

1. Textes reproduits par Jacques Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La


Table ronde, 1972, p. 432-441.
2. Avec un silence entre « Algérie » et « française », selon son gendre Alain de
Boissieu, Pour servir le général, Plon, 1982, p. 101.

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nière chance de la politique d’intégration ?1 N’est-il pas


plus vraisemblable qu’il était revenu au pouvoir avec des
arrière-pensées cachées ?
C’est ce qu’il a lui-même prétendu dans sa confé-
rence de presse du 11 avril 1961 (les événements d’Algérie
n’auraient fait que le confirmer dans ce qu’il avait « pensé
et démontré depuis plus de vingt ans »2) ; et ce qu’il a
révélé dans ses Mémoires d’espoir, puis répété devant son
ancien collaborateur Bernard Tricot : « Eh bien oui, il y
avait longtemps que je croyais qu’un jour ou l’autre l’Algé-
rie deviendrait indépendante, sans que je sache comment
cela se ferait »3. Sans avoir de plan rigoureusement prééta-
bli, il était déjà convaincu que l’impossibilité de réaliser
l’assimilation ou l’intégration des Algériens musulmans
dans la nation française, et celle de maintenir sa domination
par la force sur un autre peuple au temps de la décoloni-
sation, ne laissaient d’autre voie que l’acheminement vers
l’indépendance par une procédure d’autodétermination4. Ses
déclarations de juin 1958 n’auraient été qu’un expédient
pour gagner du temps « jusqu’au moment où le bon sens
aurait percé les brumes ».
Cet aveu de duplicité a ravivé la rancune des parti-
186 sans de l’Algérie française, ou suscité l’incrédulité de cer-
tains5. Pourtant, de nombreux témoignages et documents
démontrent que, s’il simplifie la vérité, il ne la trahit pas.
Dès juin 1958, de Gaulle n’a pas caché son scepti-
cisme sur l’intégration (mot qu’il s’abstenait désormais
d’employer) de l’Algérie à la France6. Il en a expliqué les
raisons avec une rude franchise à plusieurs interlocuteurs,
notamment le 5 mars 1959 au député gaulliste Alain Pey-
refitte : « Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle
de colibri [...]. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont
des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber

1. Ce que semblait admettre Xavier Yacono, De Gaulle et le FLN, p. 26 (citant


une déclaration de l’amiral Philippe de Gaulle au Figaro, 11-11-1971).
2. Conférence de presse du 11 avril 1961, Discours et messages, t. 3, Plon, 1970,
p. 289.
3. Mémoires d’espoir, Plon, 1970, p. 48-51 ; cf. Bernard Tricot, Les sentiers de la
paix, Plon 1972, p. 364-365.
4. Formule préconisée dès le 7 octobre 1956 par Monseigneur Duval, archevêque
d’Alger (cf. Le cardinal Duval, évêque en Algérie, entretiens avec Marie-Christine
Ray, Le Centurion, 1984, p. 244, et Au nom de la vérité, réédition Cana et Albin
Michel, 2001, p. 56).
LA

5. Cf. Yacono, op. cit..


GUERRE

6. Alain de Sérigny, Échos d’Alger, Presses de la Cité, 1974, p. 298-301, et


325-331.

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dix millions de musulmans, qui demain seront vingt mil-


lions, et après-demain quarante ? ». La différence des
niveaux de vie et des comportements démographiques, et
l’absence de frontière politique, produiraient inévitablement
une immigration massive : « Mon village ne s’appellerait
plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-
Mosquées ». Ainsi, « la France ne serait plus la France »,
c’est-à-dire « un peuple européen de race blanche, de culture
grecque et latine et de religion chrétienne »1.
Il avait acquis cette conviction avant même le début
de l’insurrection. Dès juin 1954, l’économiste et démogra-
phe Alfred Sauvy l’avait trouvé « résigné à l’abandon »2
parce que l’explosion démographique de l’Algérie et du
reste de l’Afrique française rendait trop coûteuse pour la
métropole la politique de développement accéléré décidée
dix ans plus tôt par le CFLN.
L’extension de l’insurrection et de ses appuis exté-
rieurs n’avait fait qu’aggraver son pessimisme. De 1955 à
1958, alors que Jacques Soustelle se faisait l’apôtre de l’inté-
gration, de Gaulle avait confié à de nombreux interlocuteurs
que l’Algérie deviendrait inéluctablement indépendante,
tout en refusant de le proclamer publiquement. Le 18 mai
1955, il avait expliqué à Louis Terrenoire son diagnostic et 187
ses intentions : « Nous sommes en présence d’un mouve-
ment général dans le monde, d’une vague qui emporte tous
les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne
veulent pas le comprendre ; ce n’est pas la peine de leur en
parler. Mais il est certain que si nous voulons nous main-
tenir en Afrique du Nord, il nous faut [...] créer les condi-
tions d’une nouvelle association. Or, ce n’est pas ce régime
qui peut le faire. Moi-même, je ne serai pas sûr de réussir...
mais bien sûr je tenterai la chose »3. Ce qui éclaire ses décla-
rations à la presse du 30 juin 1955, dans lesquelles il recom-
manda de « substituer partout l’association à la domina-
tion », une association définie soit comme « un lien de
nature fédérale entre États », soit comme une « intégration
dans une communauté plus large que la France ». On pou-
vait dès lors comprendre que l’Algérie ne devait plus être

1. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Éditions de Fallois et Fayard, t. 1, 1994,


p. 52.
2. Alfred Sauvy, L’Europe submergée, Dunod-Bordas ; 1987, p. 132, et De Paul
DE LA PAIX

Reynaud à Charles de Gaulle, Casterman, 1972, p. 199.


3. Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1965, p. 41. Cf. C.-R. Ageron,
« De Gaulle et l’Algérie algérienne », dans L’Algérie algérienne, de Napoléon III à
de Gaulle, Sindbad, 1980, p. 239-254.

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assimilée à la métropole, mais être traitée comme les autres


« territoires d’outre-mer » que le général proposait d’asso-
cier à la France dans une « communauté de forme fédé-
rale », depuis la conférence coloniale de Brazzaville1 (jan-
vier-février 1944) et depuis les débats constitutionnels de
1946.
Peut-on préciser davantage la date et les circonstan-
ces de cette prise de conscience ? Selon le témoignage
d’André Philip, ancien membre du CFLN, lors des débats
précédant l’ordonnance du 7 mars 1944, de Gaulle aurait
répondu à sa proposition d’aller jusqu’à l’autonomie :
« Allons, vous savez bien que tout cela finira par l’indé-
pendance ! »2. Les archives du CFLN permettent d’éclairer
le cheminement de ses réflexions depuis sa découverte du
problème algérien à Alger en 1943.
Après avoir laissé le général Catroux rétablir l’auto-
rité française défiée par le Manifeste du peuple algérien, le
président du CFLN avait décidé le 11 décembre 1943 une
relance de la « politique d’assimilation ou d’intégration »
en faveur des élites et des masses musulmanes. Le général
Catroux avait alors expliqué que les propositions de la com-
mission des réformes représentaient la dernière chance de
cette politique, et que si celle-ci échouait, il faudrait prévoir
188 la création d’un État algérien garantissant la coexistence de
deux communautés comme au Liban. Mais le général de
Gaulle avait aussi été mis en garde par un rapport du Com-
missaire aux colonies René Pleven contre le conséquences
de l’accession d’indigènes à la citoyenneté française sans
renonciation à leur statut personnel musulman ou coutu-
mier, si ce précédent était généralisé à tout l’Empire : « Dès
lors la France, après avoir été le vieux foyer occidental,
disons même chrétien, que l’on connaît et que l’on aime,
ne deviendrait-elle pas une nation mixte [...] ? Ne serait-ce
pas une véritable novation historique, le mot France n’ayant
plus le même sens avant le projet Valleur et après ce pro-
jet ? »3 Ce nouvel « édit de Caracalla » remettrait en cause
la définition de l’identité nationale.

1. Voir les contributions de C.-R. Ageron au colloque ; Brazzaville aux sources de


la décolonisation, Plon, 1988.
2. Cité par Jean-Raymond Tournoux, La tragédie du général, Plon, 1967, p.
188-189 (en note).
3. « Mémorandum pour contribuer à l’étude du projet Valleur », à en-tête du
Commissariat aux colonies, affaires politiques (rédigé par le directeur Henri Lau-
LA

rentie ?), Archives du quai d’Orsay, 995, p. 60-61. Albert Valleur, membre de
la commission des réformes musulmanes, avait proposé d’accorder une forme atté-
GUERRE

nuée de citoyenneté française sans perte du statut personnel à tous les musulmans
algériens.

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De Gaulle avait d’abord suivi les suggestions du


général Catroux, par la décision du 11 décembre 1943, puis
dans une moindre mesure par l’ordonnance du 7 mars 1944,
enfin par celle du 17 août 1945, qui octroya aux électeurs
musulmans du deuxième collège une représentation à
l’Assemblée nationale égale à celle du premier1. Mais après
les débats des deux assemblées constituantes sur l’élargis-
sement de l’accès des musulmans du second collège au pre-
mier, le président du RPF désavoua celui du CFLN. Le 15
mai 1947 à Bordeaux, il rappela son œuvre en oubliant
l’admission des élites musulmanes dans le premier collège :
« Dès le 7 mars 1944, il accordait aux musulmans d’Algérie
le droit de suffrage dans leur propre collège et celui d’être
élus ». Et le 18 août 1947, il déclara que le statut de l’Algé-
rie alors en discussion devrait être fondé sur une association
équilibrée entre les deux catégories de la population, impli-
quant l’institution de deux collèges électoraux également
représentés et composés d’électeurs soumis au même statut
personnel (de droit français ou de droit musulman), c’est-
à-dire l’abrogation de l’ordonnance du 7 mars 1944. En se
prononçant pour une association garantie par la souveraineté
française entre deux populations destinées à rester distinc-
tes, de Gaulle avait rompu avec la politique d’assimilation 189
qu’il avait d’abord cautionnée.
Mais il camoufla habilement cette rupture sous des
formules rassurantes comme « l’Algérie partie intégrante de
la France » du 12 octobre 1947, ou « l’intégration dans une
communauté plus large que la France » du 30 juin 1955.
Dès cette époque il pratiqua le double langage qui lui fut
reproché plus tard. Quand la guerre d’Algérie déchaîna les
passions, il révéla le fond de sa pensée aux interlocuteurs
qu’il croyait capables de l’approuver. Mais il fit démentir
toutes les rumeurs fondée sur ses propos privés le 12 sep-
tembre 1957, et il fit croire à Jacques Soustelle que son
pessimisme sur l’avenir de l’Algérie française ne tenait qu’à
l’incapacité de la IVe République2.
En mai 1958, appelé par le Comité de salut public
d’Alger pour sauver l’Algérie française et attendu par
d’autres comme le seul homme capable de mettre fin à la
guerre, il se présenta en arbitre, refusant de rendre son arbi-

1. L’ordonnance du 7 mars 1944 avait promis la citoyenneté française aux musul-


DE LA PAIX

mans non admis à voter dans le premier, mais avait laissé à la future Assemblée
nationale le soin d’en fixer les modalités.
2. Cf. la lettre du 4-12-1956 reproduite par Soustelle, op. cit., p. 446, et Sérigny,
op. cit., p. 243-247.

LA QUÊTE
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trage avant d’avoir entendu les parties et d’avoir les moyens


de l’appliquer1, et fut investi dans l’équivoque par une large
majorité. Il fut toutefois obligé de duper les Français
d’Algérie et les chefs militaires par des paroles apparem-
ment intégrationnistes en juin 1958, pour éviter qu’une
« vague de stupeurs et de fureurs ne fasse chavirer le
navire ». Mais il se mit très vite à les nuancer et à les
corriger par étapes. Cette révélation fractionnée eut un dou-
ble inconvénient : elle inspira aux partisans de l’Algérie
française les pires soupçons sur ses intentions finales, et elle
encouragea les chefs du FLN à maintenir leurs exigences en
attendant de nouvelles concessions. Elle avait pourtant le
mérite de rapprocher le discours officiel de la vérité.

L’adaptation du plan gaullien à l’épreuve des réalités

Le plan que de Gaulle tenta d’appliquer de juin


1958 à juin 1960 ne poursuivait donc pas l’intégration de
l’Algérie dans la France, mais dans la Communauté d’allure
fédérale créée par la Constitution de la Ve République pour
associer à la France les peuples d’Outre-mer : « C’est pour
l’Algérie que je fais la Communauté ». Cependant, comme
190 il l’avait avoué à Louis Terrenoire, il n’était pas sûr de réus-
sir. Confronté à la montée des aspirations indépendantistes
en Afrique noire, il décida en août 1958 de fonder la Com-
munauté sur le principe d’autodétermination permanente,
qui ne pouvait en garantir la durée : « La Communauté,
c’est de la foutaise ! Ces gens-là, à peine entrés, n’auront
qu’une idée, celle d’en sortir ! »2
Seule la Guinée de Sékou Touré opta pour la séces-
sion en votant « non » au référendum du 28 septembre
1958. Les autres territoires de l’Afrique noire française et
de Madagascar (sauf les Comores et Djibouti) choisirent
après le oui à la constitution le statut d’État autonome dans
la Communauté, mais ils pouvaient toujours la quitter en
demandant le transfert de toutes les compétences commu-
nautaires. L’option qu’il proposa le 16 septembre 1959, du
« gouvernement des Algériens par les Algériens appuyés sur
l’aide de la France et en union étroite avec elle, pour l’éco-
nomie, l’enseignement, la défense, les relations extérieu-

1. Conférence de presse du 19 mai 1956, Discours et messages, t. 3, p. 10.


LA

2. Voir les communications de Paul Isoart, Christian Bidegaray, Semi-Bi Zan et


GUERRE

Charles-Robert Ageron au colloque : L’Afrique noire française : l’heure des indépen-


dances, s. dir. C.-R. Ageron et Marc Michel, Éditions du CNRS, 1992.

D’ALGÉRIE
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res »1, correspondait exactement au statut d’État de la Com-


munauté, mais celui-ci était déjà menacé de caducité.
En effet, les dirigeants de la Fédération du Mali
(associant le Sénégal et le Soudan) venaient de demander le
transfert de toutes les compétences communes sans sortir
de la Communauté. De Gaulle hésita jusqu’au 11 décembre
1959 pour accepter d’ouvrir des négociations avec le Mali,
puis avec la République malgache, qui aboutirent en mars
1960, puis furent entérinées par une révision de l’article 86
de la Constitution. La loi du 4 juin 1960 créa une « Com-
munauté rénovée », confédération d’États qui servirait de
cadre à l’émancipation du Mali et de Madagascar. Mais dès
le 6 juin, le président de la Côte-d’Ivoire Félix Houphouët-
Boigny, jusque-là partisan du renforcement de la Commu-
nauté en un véritable État fédéral, réclama l’indépendance
avant toute négociation d’accords de coopération, donnant
ainsi le signal de l’éclatement de la Communauté en août
1960.
Ainsi, lorsque le 14 juin 1960 de Gaulle acheva de
dévoiler sa préférence pour « l’Algérie algérienne » associée
à la France, il voyait se disloquer le cadre sur lequel il avait
longtemps compté pour servir de transition entre la souve-
raineté française et l’indépendance. Il ne pouvait plus cacher
191
que l’Algérie serait un État souverain, en accord ou en rup-
ture avec la France. Cette révélation, à laquelle il se résolut
le 4 novembre 1960 en évoquant « la République algé-
rienne, laquelle n’a jamais existé mais existera un jour »,
lui fut si pénible qu’il traversa deux périodes de dépression
et songea à démissionner en juillet et en octobre 1960. Son
premier ministre Michel Debré le persuada qu’il devait res-
ter pour réaliser l’inévitable indépendance de l’Algérie,
parce que « si ce n’est pas vous, ce ne sera personne. L’Algé-
rie sera un cancer pour la France »2.
Encore ne s’agissait-il pas de livrer l’Algérie au FLN
en reconnaissant ses dirigeants comme le « Gouvernement
provisoire de la République algérienne », ce que de Gaulle
n’avait pas cessé de refuser en des termes apparemment irré-
vocables du 16 septembre 1959 au 4 novembre 1960.
Depuis juin 1958, il avait invité les chefs des insurgés à
rendre leurs armes et à se transformer en un parti politique
agissant légalement pour atteindre leurs buts légitimes par
la voie démocratique au moyen du suffrage universel et du
DE LA PAIX

1. Discours et messages, t. 3, p. 121.


2. Michel Debré, Mémoires, t. 3, Gouverner, p. 260, et Entretiens avec le général de
Gaulle, p. 20-22, Albin Michel, 1988 et 1993.

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collège unique. Cette politique de « paix des braves » aurait


– peut-être – failli diviser le GPRA en décembre 19591, et
avait abouti au double échec de l’affaire Si Salah et des
entretiens de Melun en juin-juillet 1960.
Pour mieux « noyer le FLN dans la démocratie »,
de Gaulle avait également espéré voir émerger des urnes
une « troisième force » renonçant à l’attentisme, qu’il avait
appelée le 10 novembre 1959 le « grand parti du progrès
algérien »2. Mais après l’échec de Melun, il dut constater
que les élus musulmans qui n’étaient pas restés favorables
à l’intégration3 refusaient de prendre des responsabilités sans
l’accord du FLN.
Dans ces conditions, les Français d’Algérie dont la
grande majorité avaient accueilli l’autodétermination et la
République algérienne comme des promesses trahies,
avaient encore une chance de sauvegarder leurs intérêts. De
Gaulle l’expliqua le 25 novembre 1960 au député Pierre
Laffont, directeur de L’Écho d’Oran : « La solution de l’Algé-
rie algérienne repose sur eux. C’est la chance que je leur
offre. S’ils refusent de la jouer, bien sûr, tout sera perdu »4.
Ces propos rendent moins invraisemblable la proposition
qui aurait été faite le 12 novembre 1960 au général Jou-
192 haud, dirigeant du Front de l’Algérie française (FAF), par
des émissaires de Matignon et de l’Élysée : proclamer une
République française d’Algérie au nom du droit à l’auto-
détermination des Algériens qui refusaient de se soumettre
au FLN5.

1. Plusieurs témoignages convergents affirment que de Gaulle à la fin de 1959


aurait proposé secrètement au GPRA de reconnaître une République algérienne
dans un « Commonwealth français », à condition que des représentants des Fran-
çais d’Algérie participent à son gouvernement ; cf. Amar Hamdani, Krim Belkacem,
Balland, 1973, p. 287-288 ; Henri Jacquin, La guerre secrète en Algérie, Olivier
Orban, 1977, p. 253-254 ; et Alain de Boissieu, op. cit., p. 127-128 (qui cite des
confidences de son beau-père en janvier 1960). Cf. les articles d’Albert-Paul Lentin
dans Historia-Magazine-La guerre d’Algérie, no 299-76 et 303-78, p. 2217-2218 et
2273. Mais Michel Debré n’en dit rien dans ses Mémoires, et le témoignage de
Redha Malek, L’Algérie à Évian, Le Seuil, 1995, p. 49-50, suggère que de Gaulle
se serait fait des illusions.
2. Discours et messages, p. 138.
3. Les députés, élus en novembre 1958 sur des listes mixtes comportant obliga-
toirement au moins deux tiers de musulmans, étaient presque tous intégration-
nistes au début. D’abord rattachés au groupe UNR, leur majorité s’en détacha en
juillet 1959 pour former le groupe « Unité de la République ». En 1961, le
« Rassemblement démocratique algérien », manipulé par le FLN, se détacha de
l’UNR.
4. Tournoux, op. cit., p. 595-602.
LA

5. Edmond Jouhaud, Ce que je n’ai pas dit, Fayard, 1977, p. 163-179. Cf. Tour-
GUERRE

noux, Jamais dit, Plon 1971, p. 224-255. Michel Debré n’en dit rien dans ses
Mémoires, ce qui ne vaut pas une réfutation.

D’ALGÉRIE
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Ainsi, l’éventail des avenirs possibles était encore


assez largement ouvert quand un prochain référendum sur
l’autodétermination fut annoncé le 16 novembre 1960, et
son texte publié le 8 décembre. C’est alors que se décida
le destin de l’Algérie.
Du 9 au 13 décembre 1960, le président de la Répu-
blique fit un dernier voyage dans l’intérieur du pays. Le
FAF ordonna une grève générale ; ses jeunes militants har-
celèrent les gendarmes mobiles et les CRS pour entraîner
l’armée à prendre parti comme le 13 mai 1958 ; certains
auraient même projeté d’assassiner de Gaulle. Les autorités
civiles autorisèrent les musulmans à contre-manifester en
faveur de la politique gaullienne. À Alger et dans les gran-
des villes les contre-manifestations furent encadrées par des
militants du FLN, qui firent acclamer le GPRA et brandir
des drapeaux algériens. Des heurts violents les opposèrent
aux Européens jusqu’à l’intervention de l’armée, qui rétablit
l’ordre1. De Gaulle, abrégeant son voyage, en tira les leçons :
aveuglement du FAF (qu’il interdit le 15 décembre), incon-
sistance de la « troisième force », et impossibilité de mettre
fin à la guerre sans un accord avec le FLN, qu’il décida de
« mettre au pied du mur » après le référendum2.
Le référendum du 8 janvier 1961 devait habiliter le
193
gouvernement à prédéterminer l’autodétermination en orga-
nisant des institutions algériennes provisoires. Il rencontra
une double opposition : celle des défenseurs de l’Algérie
française, et celle du GPRA et des partisans d’une négocia-
tion politique avec celui-ci, qui redoutaient une algériani-
sation de la guerre. En métropole, avec une participation
de 76,5 % des inscrits, le « oui » obtient 79 % des suffrages
exprimés ; l’importance des « non » et des votes nuls des
partis de gauche hostiles à une « solution Bao Daï » (PCF,
PSU) permettait d’évaluer à moins de 10 % l’audience des
partisans de l’Algérie française. En Algérie l’abstention,
conforme aux ordres du FLN, obtenait une majorité relative
de 42 % des inscrits (absolue dans les quartiers musulmans
des grandes villes) ; le « oui », préconisé par les autorités
civiles et militaires, 39 % (surtout des ruraux musulmans) ;
et le « non », signifiant le refus de la sécession, 18 % (pour-
centage proche de celui des Européens dans le corps élec-
toral). De Gaulle en conclut qu’il avait reçu mandat de faire
la paix le plus vite possible.
DE LA PAIX

1. Le bilan fut très lourd à Alger : 96 morts (dont 6 Européens) et 370 blessés
hospitalisés (dont 53 Européens), pas tous imputables à la répression.
2. Cf. Terrenoire, op. cit., p. 205-216 ; et Peyrefitte, op. cit., p. 71-74.

LA QUÊTE
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Dès le 9 janvier 1961, le président de la République


et son Premier ministre décidèrent de relancer les négocia-
tions avec le FLN1, en acceptant les « bons offices » de la
diplomatie suisse2. Après de premiers contacts secrets, il
décida le 15 mars d’engager des négociations officielles,
dont la date, fixée d’abord au 7 avril, fut ajournée par le
FLN ; elles s’ouvrirent enfin à Évian le 20 mai, après l’échec
du « putsch des généraux » (22-25 avril 1961).
Ces négociations manifestaient la renonciation du
général de Gaulle à des principes qu’il avait longtemps pro-
clamé intangibles : le préalable de la remise des armes
(accepté par Si Salah en juin 1960) ou tout au moins d’un
cessez-le-feu3, remplacé par une « trêve unilatérale des opé-
rations offensives » que le FLN dénonça comme un piège ;
la limitation de l’ordre du jour aux garanties de l’autodé-
termination (il fut en fait élargi à l’avenir de l’Algérie et
des relations franco-algériennes) ; les discussions parallèles
avec d’autres tendances politiques4. Ainsi, le GPRA se trou-
vait reconnu de facto (sinon de jure) comme le seul interlo-
cuteur valable du gouvernement français et le futur gou-
vernement de l’Algérie. De Gaulle avait donc changé de
politique, sans l’avouer. Il avait fait sienne la nouvelle doc-
194 trine de l’autodétermination élaborée par l’opposition de
gauche lors des colloques juridiques de Royaumont (juin-
juillet 1960), Aix-en-Provence (décembre 1960-janvier
1961) et Grenoble (3-5 mars 1960)5.
Ces concessions majeures ne furent pas suffisantes.
Les conférences d’Évian (20 mai-13 juin) et de Lugrin (17-
28 juillet) achoppèrent sur les droits des Français d’Algérie

1. Cf. Terrenoire, op. cit., p. 218-220 ; Tricot, op. cit., p. 218-223 et Debré,
Gouverner, p. 267-269.
2. Cf. Olivier Long, Le dossier secret des accords d’Évian . Une mission suisse pour la
paix en Algérie, Lausanne, 1988, Alger, OPU, 1989.
3. « Je n’accepterai jamais d’avoir des contacts avec eux [le FLN] tant que les
combats continueront. Je ne céderai jamais sur ce point », avait-il dit à Pierre
Laffont le 22-11-1960 (Tournoux, La tragédie du général, p. 598). Mais il avait
déjà renoncé à la remise des armes. Cf. la réponse du commandant en chef Crépin
à une instruction du Premier ministre du 5 décembre 1960, reproduite par Mau-
rice Faivre, « Entretien avec le général Crépin », L’Algérianiste, no 75, septembre
1996, p. 56-57.
4. Notamment le MNA, que le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe avait
dit vouloir consulter, provoquant l’ajournement par le FLN des pourparlers
d’Évian annoncés pour le 7 avril 1961.
5. Cf. la « Charte de l’autodétermination » adoptée à Grenoble, dans Le Monde,
7 mars 1961. L’origine de cette nouvelle conception paraît plus complexe, si l’on
LA

tient compte des travaux du groupe de réflexion réuni depuis 1956 autour du
gaulliste de gauche Gilbert Grandval, avec la participation de Pierre Racine, chef
GUERRE

de cabinet du Premier ministre Michel Debré, selon Redha Malek, L’Algérie à


Évian, p. 366-393.

D’ALGÉRIE
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et sur l’appartenance du Sahara. Faute d’entente avec le


FLN, de Gaulle envisagea pragmatiquement d’autres solu-
tions : formation d’un exécutif provisoire algérien (dont la
représentativité aurait été problématique1), dégagement
unilatéral (impliquant le rapatriement de tous les habitants
voulant rester français et l’expulsion des Algériens de
France), ou partage durable du pays, au risque de pérenniser
la guerre. Mais il ne pouvait supporter longtemps une
guerre sur deux fronts opposant les forces de l’ordre aux
deux terrorismes rivaux du FLN et de l’OAS (qui se pré-
sentait comme le dernier recours des Français d’Algérie).
Pour sortir de l’impasse, de Gaulle reconnut le 5
septembre 1961, la souveraineté de l’Algérie sur le Sahara2 ;
mais il refusa de renoncer à la procédure d’autodétermina-
tion en négociant officiellement avec le GPRA l’indépen-
dance et le cessez-le-feu, puis les relations franco-algérien-
nes (comme l’avait proposé le 24 octobre 1961 son nouveau
président Ben Khedda3). Les deux parties ayant hâte d’en
finir, les négociations reprirent en secret et aboutirent aux
accords préliminaires des Rousses (18 février 1962), qui
furent officiellement renégociés à Évian du 7 au 18 mars
1962. 195

Ainsi, on peut difficilement admettre que de Gaulle


ait poursuivi de 1944 à 1962 une seule politique de déco-
lonisation de l’Algérie. Après avoir renoncé dès 1947 à la
politique d’assimilation, il dut attendre jusqu’en 1958 pour
tenter une politique d’association. De 1958 à 1962, il essaya
successivement l’Algérie autonome dans la Communauté,
puis l’Algérie algérienne ouverte à tous, enfin la République
algérienne constituée par une négociation avec le FLN (sans
oublier les politiques alternatives de dégagement ou de par-

1. Voir Jean Morin, De Gaulle et l’Algérie, mon témoignage, 1960-1962, Albin


Michel, 1999, p. 172-202.
2. La stratégie « national pétroliste » avait été abandonnée parce que les qualités
du pétrole saharien ne répondaient pas aux besoins du marché français, et que
son prix était plus élevé que celui du pétrole du Proche-Orient. De même, la
nouvelle stratégie de dissuasion nucléaire n’exigeait plus la possession d’un espace
stratégique de repli en Afrique. Cf. H. Elsenhans, op. cit., p. 311-322 et 358-368.
3. Une semaine après la féroce répression de la manifestation organisée le 17 octo-
bre 1961 à Paris par la Fédération de France du FLN (manifestation non violente,
DE LA PAIX

mais faisant suite à plusieurs mois d’attentats visant des policiers). Cf. Jean-Luc
Einaudi, La bataille de Paris, Le Seuil, 1991, et Octobre 1961, un massacre à Paris,
Fayard, 2001 ; et Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961,
Flammarion, 1999.

LA QUÊTE
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tage envisagées durant l’été et l’automne 1961 pour faire


pression sur celui-ci1).
On peut néanmoins admettre l’interprétation rétros-
pective des Mémoires d’espoir : si de Gaulle savait en juin
1958 que l’Algérie était destinée à l’indépendance, il ne
savait pas encore comment et avec quels partenaires il pour-
rait l’y conduire.

A PPROBATIONS ET OPPOSITIONS

De Gaulle croyait que lui seul pouvait, grâce à son


charisme exceptionnel, faire accepter à la masse des Français
son choix de politique algérienne, quel qu’il fût. Le fait est
qu’il a fait approuver l’Algérie indépendante par la grande
majorité des forces politiques et de l’opinion publique
métropolitaine. Aurait-il pu, s’il l’avait voulu, faire accepter
le choix inverse ? C’est beaucoup plus douteux. En effet, le
général n’a fait qu’accélérer une évolution déjà sensible
avant son retour au pouvoir.

L’inversion du consensus des milieux politiques


196 De Gaulle a réussi l’exploit de faire accepter l’indé-
pendance de l’Algérie en 1962 par une majorité parlemen-
taire élue moins de quatre ans plus tôt sur le programme
opposé, en compensant la défection d’une partie de son
ancienne majorité de droite (Indépendants, et groupe Unité
de la République) par le soutien conditionnel de son
ancienne opposition de gauche. Ce qui a fait dire à certains :
« De Gaulle, homme de droite, a fait la politique algérienne
de la gauche, alors que Guy Mollet, homme de gauche,
avait fait la politique algérienne de la droite »2.
La réalité est beaucoup plus complexe que cette for-
mule caricaturale. L’ancien consensus républicain et natio-
nal en faveur de l’Algérie française, qui rassemblait tous les
partis de gouvernement en 1945, les réunissait encore pres-
que tous en 1954, à la seule exception du parti communiste.
De 1954 à 1958, la remise en question du dogme républi-
cain de l’Algérie française au nom du droit des peuples à

1. Sur la mission confiée par de Gaulle au député Alain Peyrefitte d’étudier et


de populariser l’hypothèse du partage, voir son livre, Faut-il partager l’Algérie ?,
LA

Plon, déc. 1961, et C’était de Gaulle, p. 76-91.


GUERRE

2. Voir notre étude, « L’Algérie dans la mémoire des droites », dans Histoire des
droites en France, s. dir. J.-F. Sirinelli, Gallimard, 1992, t. 2, p. 621-656.

D’ALGÉRIE
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disposer d’eux-mêmes toucha surtout les gauches non com-


munistes.
D’abord la « nouvelle gauche » en 1955, rejointe
pour la campagne électorale de décembre par le parti radical
de Pierre Mendès France1 et le parti socialiste de Guy Mol-
let associés dans le Front républicain. Puis, après la dissi-
pation des espoirs de paix rapide en 1956, la contestation
au sein du parti socialiste (lancée dès janvier 1957 par le
réquisitoire d’André Philip, Le socialisme trahi) aboutit en
1958 à la décision de non-participation pour retirer Robert
Lacoste d’Alger, puis à la rentrée par souci de défense répu-
blicaine dans le gouvernement Pflimlin, et enfin à la divi-
sion du parti sur l’investiture de Charles de Gaulle et
l’approbation de sa Constitution. À la fin de 1958, la gau-
che privée du pouvoir avait majoritairement perdu sa foi
dans l’Algérie française, qu’elle identifiait depuis le 13 mai
au péril fasciste. Cependant les partis de droite et même les
gaullistes, écartés de toutes responsabilités depuis les élec-
tions du 2 janvier 1956, étaient également travaillés par
des doutes croissants, mais inavoués publiquement, sur la
viabilité de l’intégration réclamée par Alger2. Par sa bro-
chure La tragédie algérienne, publiée en juin 1957, Raymond
Aron fut le premier à dire tout haut ce que beaucoup pen- 197
saient tout bas.
Le général de Gaulle assuma la lourde tâche de
remettre en question, progressivement, le consensus natio-
nal sur l’Algérie qui lui avait servi à revenir au pouvoir. Il
réussit, grâce à son charisme exceptionnel et grâce à la fidé-
lité de Michel Debré, à conserver l’appui de la grande majo-
rité des élus gaullistes3, alors qu’une minorité suivant Jac-
ques Soustelle passait à l’opposition de droite. En même
temps, il bénéficia du soutien conditionnel de son opposi-
tion de gauche, dont il finit par adopter la conception de
l’autodétermination définie par les colloques juridiques de
Royaumont, Aix-en-Provence et Grenoble. Ainsi, le consen-

1. Pierre Mendés France rejoignit très vite ceux qui lui reprochaient en novembre
1954 de ne pas vouloir essayer en Algérie la politique de négociation qu’il prônait
pour la Tunisie et le Maroc. Sur son évolution, voir J. Verdès-Leroux, op. cit.,
p. 421-440.
2. Cf. Edgar Faure, Mémoires, t. II, Paris, Plon, 1984, p. 583-584.
3. En mai 1958, la plupart des militants gaullistes n’était pas conscients du fossé
qui séparait les vues du Général sur l’Algérie de celles de Jacques Soustelle (cf.
J. Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, et Foccart parle, entretiens avec Philippe
DE LA PAIX

Gaillard, Fayard et Jeune Afrique, t. 1, p. 123). Les gaullistes n’auraient pas fait
la même politique que de Gaulle sans lui. Voir notre rapport sur « Le RPF et
l’Union française » au colloque De Gaulle et le RPF, 1947-1955, Armand Colin,
1998, p. 521-529.

LA QUÊTE
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198

sus intégrationniste du début de la législature fit place à


un consensus décolonisateur, refusé par une opposition de
droite et d’extrême droite. Mais de Gaulle n’aurait peut-être
pas obtenu ce résultat sans un atout décisif : l’appui de
l’opinion publique, manifesté par les sondages et par les
référendums.

Le revirement de l’opinion publique


Selon le témoignage de Raymond Aron, les contacts
qu’il avait eus après la publication de sa brochure La tragédie
algérienne lui avaient fait mesurer « le décalage entre les
convictions des hommes qui gouvernaient la France et les
propos publics qu’ils tenaient par souci de « l’opinion »
dont ils se croyaient prisonniers »1. Guy Mollet et Robert
Lacoste donnaient pour certain que le peuple français
n’accepterait jamais la perte de l’Algérie. Leurs opposants
de gauche les accusaient d’avoir eux-mêmes créé cet état de
l’opinion en l’intoxiquant par une propagande chauvine,
anti-arabe et anti-communiste. Enfin à droite, les partisans
du coup de force militaire du 13 mai 1958 avaient cru voir
dans le triomphe du « oui » à la Constitution de la
198 Ve République en métropole un rejet massif de la IVe pour
son incapacité à garantir le salut de l’Algérie française.
Or, les sondages d’opinion (réalisés et publiés en
France depuis 1938) permettaient de savoir que toutes ces
idées reçues étaient fausses2. Si un sondage de 1947 avait
montré que l’Algérie apparaissait alors comme la plus belle
réussite de la colonisation française (par opposition à l’Indo-
chine), tous les sondages réalisés régulièrement à partir
d’octobre 1955 révélaient une évolution vers un plus grand
pessimisme.
Le vœu de voir l’Algérie conserver le statut de dépar-
tements français avait culminé en février 1956 à 49 % des
personnes interrogées, puis il avait rapidement décliné :
40 % en avril 1956, 34 % en mars 1957, et légèrement
remonté à 36 % en juillet et septembre 1957. Mais, à cette
dernière date, l’intégration pure et simple de l’Algérie à la
France (impliquant un effort considérable pour égaliser les
niveaux de vie) n’était souhaitée que par 17 % des consul-
tés.

1. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 369.


LA

2. Charles-Robert Ageron, « L’opinion française à travers les sondages », in La


GUERRE

guerre d’Algérie et les Français, p. 25-44 (Première publication dans la Revue française
d’histoire d’outre-mer no 231, 2e trim. 1976, p. 256-285).

D’ALGÉRIE
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199

La formule des « liens moins étroits » (correspon-


dant à la recherche d’un moyen terme entre l’intégration et
l’indépendance par le gouvernement de Guy Mollet et par
ses successeurs) profita du déclin de l’Algérie française :
25 % en février 1956, 33 % en avril 1956, 35 % en mars
1957, 40 % en septembre 1957.
Les mesures militaires du printemps 1956, désap-
prouvées par près d’un Français sur deux1, avaient provoqué
une grave crise de pessimisme. Invités à choisir entre deux
solutions extrêmes, le rétablissement de l’ordre par la force,
et la négociation avec les rebelles en vue d’accorder l’indé-
pendance, les Français s’étaient partagés par moitié (39 %
pour chacune) en avril 1956, mais en juillet 1956, la
deuxième solution attirait 45 % contre 23 % à la première.
Toutefois, un an plus tard, l’indépendance totale était sou-
haitée par 18 % en juillet 1957, et par 23 % en septembre
1957 ; à cette date, elle était pourtant justifiée pour 34 %,
mais non justifiée pour 47 %. Cependant, la reprise des
pourparlers avec le FLN en vue d’un cessez-le-feu était sou-
haitée par 53 % en juillet 1957, 45 % en septembre 1957,
et 56 % en janvier 1958.
Il ne reste donc rien du mythe du « national-molle-
tisme », explicable par le soutien d’une majorité relative 199
des Français à l’expédition de Suez. Confrontés à un pro-
blème insoupçonné, ceux-ci ont rapidement cessé de croire
à l’Algérie française et désiré le retour de la paix, mais sans
accepter encore l’indépendance de l’Algérie. La politique
hésitante et ambiguë des derniers gouvernements de la IVe
République reflétait fidèlement l’état de l’opinion publique
métropolitaine, divisée et troublée.
Le coup de force civil et militaire du 13 mai 1958
à Alger et le retour au pouvoir du général de Gaulle n’ont
pas provoqué le sursaut désiré par leurs initiateurs. D’après
les sondages effectués en juillet et août 1958, 55 % des
Français de métropole estiment que l’armée a joué un rôle
utile, 51 % admettent que l’intégration est une bonne
chose, mais 40 % seulement la croient possible, alors que
41 % (contre 36 %) croient l’indépendance inévitable. En
croisant les réponses à plusieurs questions, on constate que
seulement 20 % des sondés sont pour l’intégration et contre
l’indépendance, 12 % sont pour l’intégration et pour une
indépendance à terme, et 24 % pour l’indépendance pure
DE LA PAIX

1. Le rappel des disponibles était désapprouvé par 49 %, le service militaire en


Algérie par 48 %, et l’augmentation des impôts par 51 %.

LA QUÊTE
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200

et simple. Ainsi, la propagande des militaires et du ministre


de l’Information Jacques Soustelle a manifestement échoué.
Le seul fait nouveau est que 68 % des métropolitains font
confiance au gouvernement de Gaulle pour faire la paix en
Algérie (mais seulement 51 % en septembre, après l’offen-
sive de la Fédération de France du FLN).
La même évolution s’accéléra sous la Ve République,
et elle devança clairement les grandes décisions du général
de Gaulle. Dès le début de 1959, la majorité absolue sou-
haitait des négociations avec le FLN : 71 % étaient pour
des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu en mai 1959, et
52 % pour des négociations politiques avec le GPRA en
février 1959 ; à cette date, 51 % jugeaient l’indépendance
inévitable. Le discours du 16 septembre 1959 fut donc aus-
sitôt approuvé par 54 % des Parisiens interrogés (contre
19 %) ; de même en décembre 1959, l’idée de négocier avec
le GPRA sur les conditions et garanties de l’autodétermi-
nation le fut par 57 % des métropolitains (contre 18 %).
La fermeté et la netteté des prises de position du
général de Gaulle eurent néanmoins un impact mesurable.
Son refus de céder aux exigences des émeutiers d’Alger lui
valut le soutien de 68 % des Parisiens interrogés les 26 et
200 27 janvier 1960. Parmi les options proposées à l’autodéter-
mination, l’autonomie dans la Communauté obtint 35 %
en octobre 1959, 48 % en février 1960, mais 64 % en mars
(contre 10 %) quand de Gaulle eut fait connaître sa préfé-
rence. Après le discours du 4 novembre 1960 sur la Répu-
blique algérienne, 69 % des Français lui firent confiance
pour ramener la paix. Le référendum du 8 janvier 1961,
destiné à légaliser la politique d’autodétermination et sa
prédétermination par la création d’un exécutif provisoire
algérien, dépassa les prévisions des instituts de sondages :
75 % des suffrages exprimés en métropole pour le « oui »
(ou 55,9 % des inscrits). La plupart des « non » étant éga-
lement favorables à l’indépendance, la décision de privilé-
gier la négociation avec la direction extérieure du FLN
devait obtenir une approbation encore plus large. Au début
d’avril 1961 78 % des métropolitains étaient favorables à
la négociation, et 57 % acceptaient l’indépendance ; cet
aboutissement était accepté par 69 % en mai 1961 (à
l’ouverture de la première conférence d’Évian), et par 58 %
en août (après les échecs d’Évian et de Lugrin). À la fin
LA

mars 1962, 82 % approuvaient les accords d’Évian, ce que


confirma le référendum du 8 avril (90 % des suffrages expri-
GUERRE

més, ou 64,8 % des inscrits).

D’ALGÉRIE
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201

Ainsi, la plus grande force du général de Gaulle


(qui, vraisemblablement, connaissait les sondages et en
tenait compte avant de prendre ses décisions) fut d’incarner
la volonté populaire de la métropole. Ses adversaires auraient
pu le savoir par le même moyen, sans attendre le référen-
dum du 8 janvier 1961 qui fit la preuve irréfutable de leur
isolement, et en tirer les leçons. Ils eurent également tort
de penser que si l’homme du 18 juin rappelé par le 13 mai
d’Alger avait voulu faire le choix de l’intégration, il aurait
pu le faire accepter par les Français, ou le leur imposer. Le
contre-exemple du Portugal suggère qu’un Salazar français
n’aurait fait que différer l’échéance.
Mais l’opinion des masses n’était pas celle des élites.
Si la première s’est orientée précocement et continûment
vers la recherche de la paix à tout prix, la seconde a été
beaucoup plus profondément et durablement divisée. La
ventilation des réponses suivant les catégories socioprofes-
sionnelles et culturelles, montre que les plus favorisées
étaient aussi les plus partagées. Durant l’été 1958, « si les
cadres et les membres des professions libérales sont les plus
nombreux à dire que l’intégration est une bonne chose
(59 %, contre 52 % de la moyenne nationale), ils le sont
aussi pour dire la chose impossible (36 % contre 26 % de 201
la moyenne nationale) »1. Début 1959, 42 % des Français
jugent que l’armée dépasse le cadre de ses fonctions nor-
males, comme 65 % de ceux qui ont reçu une formation
supérieure. Mais en décembre 1959, les 5 % de Français
qui se disent « très défavorables » à des négociations avec
le FLN sur l’autodétermination se recrutent parmi ceux qui
ont accompli de études supérieures et appartiennent à des
milieux aisés. Les colloques et le Comité de Vincennes
s’opposent aux colloques de Royaumont, Aix-en-Provence
et Grenoble de juin 1960 à novembre 1961. Les intellec-
tuels d’extrême gauche, de gauche, et de droite, s’opposent
en une guerre de manifestes durant l’automne de 19602.
Tant pis pour le mythe d’un « parti intellectuel » unique.
Et tant pis pour le postulat suivant lequel les élites sont
nécessairement les leaders de l’opinion publique3 : il semble
que la masse des Français se soient déterminés spontané-

1. Ageron, op. cit.


2. Déclaration des 121 sur le droit à l’insoumission, et de syndicats d’enseignants
DE LA PAIX

et d’étudiants pour la négociation d’un côté ; manifeste d’intellectuels français de


l’autre. Textes reproduits par Jean-Pierre Vittori, Nous, les appelés d’Algérie, Stock,
1977, p. 285-300.
3. « L’audience des clercs des deux camps fut probablement moins forte qu’on

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ment en fonction de leur souci direct, celui de voir leurs


fils ne plus risquer leur vie en Algérie. Les débats sur le
coût moral et sur le coût économique ou financier de la
guerre paraissent n’avoir touché que des minorités.

La peau de chagrin de l’Algérie française1


Le référendum du 8 janvier 1961 dissipa les illusions
des partisans de l’Algérie française. En métropole, le « oui »
était largement majoritaire, et les « non » d’extrême-gauche
qui refusaient de faire confiance au gouvernement pour met-
tre fin à la guerre étaient plus nombreux que ceux qui
s’opposaient à la séparation d’une partie du territoire natio-
nal. Ainsi, les défenseurs de l’« Unité de la République »
n’étaient qu’une faible minorité, recrutée dans les couches
sociales les plus favorisées.
En Algérie, où le FLN avait encore une fois ordonné
l’abstention (42 % des inscrits), le « oui » prôné par les
autorités devançait avec 39 % le « non » (18 %). Toutefois
ce « non » exprimant la volonté de rester français dans une
Algérie française obtenait la majorité absolue des suffrages
exprimés dans les régions où la population européenne était
202 la plus concentrée : 57 % dans le département d’Oran (86 %
dans l’arrondissement d’Oran, et 80 % dans celui de Sidi-
Bel-Abbès), 60 % dans le département d’Alger, 77 % dans
l’arrondissement de Bône et 57 % dans celui de Philippe-
ville2. Ainsi, la masse des Français d’Algérie avait voté pour
l’Algérie française, aussi nettement que celle des métropo-
litains avait opté pour la fin de la guerre. Les « libéraux »
qui acceptaient de vivre dans une Algérie algérienne étaient
aussi minoritaires dans leur société que les partisans de
l’Algérie française en métropole.
Dans ces conditions, que pouvaient faire ceux qui
refusaient de voir l’Algérie séparée de la France et, tôt ou

ne l’a dit ou écrit par la suite » conclut Jean-François Sirinelli, dans La guerre
d’Algérie et les intellectuels français, s. dir. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Bruxelles,
Complexe, 1991, p. 29. De même, les églises chrétiennes, notamment l’Église
catholique, furent trop divisées pour guider l’évolution de leurs fidèles (cf. André
Nozière, Algérie : les chrétiens dans la guerre, Cana, 1979, La guerre d’Algérie et les
chrétiens, Cahiers de l’IHTP, no 9, octobre 1988, et Étienne Fouilloux, « Chrétiens
et juifs comme les autres ? », dans La guerre d’Algérie et les Français, p. 109-115).
Sur « Les juifs et la guerre d’Algérie », voir le dossier d’Archives juives, no 29/1,
1er semestre 1996, p. 3-86.
1. Titre de la communication de Serge Berstein au colloque La guerre d’Algérie et
LA

les Français, p. 202- 217.


GUERRE

2. Tableau et carte des résultats reproduits par Alain Peyrefitte, Faut-il partager
l’Algérie ?, Plon, 1961, p. 178 et 179.

D’ALGÉRIE
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tard, livrée au pouvoir du FLN ? En théorie, trois attitudes


étaient concevables. Soit exiger du gouvernement qu’il assu-
mât toutes les conséquences de sa politique, en organisant
le regroupement, le rapatriement, le reclassement et l’in-
demnisation de tous ceux qui voudraient rester français1.
Soit revendiquer le droit des Algériens français à disposer
d’eux-mêmes, en s’organisant militairement pour se défen-
dre contre le FLN et en participant à toute négociation avec
celui-ci. Soit enfin refuser de reconnaître la validité du réfé-
rendum du 8 janvier 1961, et continuer à défendre l’« Unité
de la République », à la fois contre le FLN et contre le
gouvernement français.
Cette dernière option était la plus risquée de toutes,
parce qu’elle impliquait une guerre sur deux fronts, aux
chances de succès infimes. Ce fut pourtant le choix des
« activistes » militaires et civils, amalgamés dans l’« Orga-
nisation armée secrète » (OAS)2 après l’échec du putsch des
généraux Challe, Zeller, Jouhaud et Salan à Alger (22-
25 avril 1961). Contre le FLN, l’OAS voulait poursuivre la
lutte de l’armée – entravée par la « suspension unilatérale
des opérations offensives » depuis l’ouverture de la confé-
rence d’Évian le 20 mai 1961 – avec des moyens infiniment
plus réduits. Pour retrouver les moyens de vaincre, il lui 203
fallait reconquérir le pouvoir à Paris, en renversant par la
force le gouvernement légal approuvé par la masse des Fran-
çais de France. Ainsi se condamnait-elle à passer à leurs
yeux pour un mouvement factieux, voire fasciste. L’identi-
fication de l’OAS à l’extrême droite, systématisée par
l’extrême gauche, comportait une part de vérité : les nos-
talgiques du pétainisme ou du fascisme étaient nombreux
parmi les « activistes » civils et militaires de l’Algérie fran-
çaise, parce qu’ils n’avaient aucun scrupule démocratique,
et parce qu’ils avaient une revanche à prendre depuis 1944
sur de Gaulle et sur la gauche. Nombre d’entre eux, en mai
1958, auraient souhaité introniser un Franco ou un Salazar
français, qu’ils n’avaient pas trouvé3 ; ils reprochaient aux

1. Solution proposée par Raymond Aron dès 1957, dans La tragédie algérienne.
2. Organisation fondée en février 1961 à Madrid par Pierre Lagaillarde et Jean-
Jacques Susini, devant le général Salan alors très sceptique (cf. Jean Ferrandi,
600 jours avec Salan et l’OAS, Fayard, 1969, p. 104-105 et 110).
3. Les poujadistes, majoritaires dans le « groupe des sept » ayant organisé le 13
mai à Alger, comptaient sur un putsch militaire à Paris ; Robert Martel attendait
le retour à Alger du général Cherrière, chef d’une organisation secrète appelée
DE LA PAIX

« Grand O ». Voir le témoignage du docteur Bernard Lefebvre, dans Alain de


Sérigny, Échos d’Alger, t. 2, L’abandon, Presses de la Cité, 1974, p. 263-273 ; et
Claude Mouton, La Contrerévolution en Algérie, le combat de Robert Martel et de ses
amis, Chiré en Montreuil, Diffusion de la pensée française, 1973.

LA QUÊTE
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gaullistes de leur avoir volé leur victoire sur la IVe Répu-


blique. Pourtant l’OAS était la dernière manifestation d’un
nationalisme français beaucoup plus large que l’extrême
droite, en même temps que l’expression de plus en plus
intolérante et violente d’un consensus très largement majo-
ritaire parmi les Français d’Algérie. Elle comptait parmi ses
chefs et ses cadres nombre d’anciens combattants de la
Résistance et de la Libération. Dans sa propagande, elle
invoquait la légalité constitutionnelle violée par le chef de
l’État, et se présentait elle-même comme une nouvelle
« Résistance » contre la « dictature » gaulliste, ses « gau-
leiters » et sa « Gestapo ». Mais ces astuces polémiques lui
masquaient la réalité politique : l’approbation de la politi-
que gaullienne par la très grande majorité des Français.
Puisqu’en Algérie, tout au moins, l’OAS bénéficiait
d’une popularité indéniable dans la masse de la population
européenne qui voyait en elle son ultime espoir, elle aurait
peut-être accru ses chances de succès en se présentant
comme un mouvement de défense des Algériens qui refu-
saient de se soumettre au pouvoir du FLN, sans rejeter le
principe de l’autodétermination ni couper tous les ponts
avec le gouvernement français. Cette option était concevable
jusqu’en novembre 1960, avant que les émeute de décembre
204 eussent persuadé le général de Gaulle de privilégier la
recherche d’une entente avec le FLN. Elle retrouva quelques
chances lorsque les négociations furent suspendues après
l’échec des conférences d’Évian (mai-juin 1961) et de Lugrin
(juillet 1961), jusqu’à leur relance à la fin d’octobre. C’est
alors que le président de la République envisagea d’autres
solutions, dont l’installation d’un exécutif provisoire algé-
rien sans le FLN1, et le partage provisoire ou durable de
l’Algérie, qu’il fit étudier et divulguer par Alain Peyrefitte
dans son livre : Faut-il partager l’Algérie ? Convaincus par
ce livre, quelques dirigeants de l’OAS d’Alger tentèrent de
reprendre contact avec le gouvernement français le 15
décembre 1961, mais trop tard : leur initiative fut rejetée
par le gouvernement (de nouveau engagé dans la négocia-
tion avec le FLN) et réprimée par la direction de l’OAS2.
Quant au repli vers la métropole, choix individuel
de ceux qui ne se voyaient plus d’avenir possible en Algérie,
il fut interdit par l’OAS (qui prétendait mobiliser sur place

1. Installation par le Général lui-même, prévue pour la deuxième quinzaine


d’octobre 1961, selon Jean Morin, op. cit., p. 186.
LA

2. Cf. le témoignage de Jean Sarradet écrit après sa mort par Anne Loesch, La
valise et le cercueil, Plon 1963 ; la version de Jean-Jacques Susini reproduite par
GUERRE

Micheline Susini, De soleil et de larmes, Robert Laffont 1982, p. 181-182 ; et Paul


Hénissart, Les combattants du crépuscule, Grasset 1970, p. 284-292.

D’ALGÉRIE
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tous les Français d’Algérie), et il ne fut pas davantage prévu


ni organisé par le gouvernement, qui comptait sur les garan-
ties négociées avec le FLN pour éviter un exode massif1.
Le général Salan, chef suprême de l’OAS2, maintint
officiellement jusqu’au bout le principe de l’Algérie dans
la France, à ses yeux nécessaire pour légitimer son action3.
Pourtant, il avait une vision assez lucide des contraintes de
la situation. Pour empêcher ce qu’il jugeait inacceptable, la
mainmise du FLN sur l’Algérie, il comptait non seulement
sur l’armée, mais sur la mobilisation des Français d’Algérie
et sur l’adhésion d’une partie notable des musulmans : « Si
les pieds-noirs ne sont pas capables de faire ce qu’ont fait
les Israéliens, si la population musulmane et les harkis ne
répondent pas, alors de Gaulle a raison »4. Il alla jusqu’à
offrir son alliance au Front algérien d’action démocratique
(FAAD), mouvement issu du MNA5. Mais ses efforts furent
ruinés par la dérive de l’action de l’OAS d’Alger contre le
FLN en « ratonnades systématiques »6. À la veille des
accords d’Évian, le général Salan savait que ses ordres
n’étaient plus obéis. L’OAS ne pouvait pas opposer une
alternative crédible à la solution qu’elle récusait. Elle ne
pouvait qu’attendre la signature du cessez-le-feu pour tenter
de le rendre inapplicable en déclenchant le chaos en Algérie.
Au contraire, la masse de l’opinion métropolitaine 205
attendait avec une impatience croissante la signature de la
paix en Algérie. Cinq jours avant l’annonce de l’accord pré-
liminaire des Rousses (18 février 1962), les obsèques gran-
dioses des huit manifestants anti-OAS tués le 8 au métro
Charonne7 avaient mis en évidence l’abîme d’incompréhen-

1. Cf. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 1, Fayard, 1994, p. 88.


2. L’ancien commandant en chef et délégué général avait rompu avec le général
de Gaulle dès septembre 1960, parce qu’il n’acceptait pas d’avoir été dupé et
manipulé par celui qu’il soupçonnait d’avoir été l’inspirateur ou le bénéficiaire de
l’attentat du 16 janvier 1957. Voir les Mémoires de Raoul Salan, t. 3, Algérie
française, Presses de la Cité, 1972, p. 91-144 (sur l’affaire du bazooka), t. 4, De
Gaulle, l’Algérie et moi, Presses de la Cité, 1974, et Jean Ferrandi, 600 jours avec
Salan et l’OAS, p. 106-107.
3. Il envisageait toutefois une République française d’Algérie comme solution de
rechange. Cf. OAS parle, Julliard, 1964, p. 102 (20 octobre 1961), et Ferrandi,
op. cit., p. 254 (30 janvier 1962).
4. Document du 20 octobre 1961, intitulé « Situation et plan d’action », repro-
duit dans OAS parle, p. 102-111. Rétrospectivement, l’imitation du modèle israé-
lien ne paraît pas une véritable solution du problème algérien.
5. Mouvement manipulé et ravitaillé par les services secrets français (SDECE)
jusqu’en octobre 1961. Cf. Maurice Faivre, « Services secrets et Troisième force,
le FAAD », dans Il n’est point de secret que le temps ne révèle, Lavauzelle, 1998,
p. 203-224, et les documents publiés par celui-ci dans Les archives inédites ...,
DE LA PAIX

p. 412-415.
6. Ferrandi, op. cit., p. 263.
7. Manifestation de protestation contre les attentats de l’OAS, dont celui, dirigé

LA QUÊTE
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sion qui séparait les Français de France et les Français


d’Algérie1 .

U NE PAIX MANQUÉE

Il faut savoir terminer une guerre. Habituellement,


les deux adversaires veulent également la terminer par une
victoire, et leurs volontés similaires en se contrariant retar-
dent la paix jusqu’à ce que l’un des deux soit contraint de
renoncer à ses buts. Mais rien n’est plus difficile que de
mettre fin à une guerre par une paix sans vainqueur ni vaincu.
Tel était le vœu du gouvernement français, qui avait renoncé
à tirer une victoire politique de sa quasi-victoire militaire :
« la victoire, hélas ! c’est sur nous-mêmes que nous devons
la remporter », regrettait le Premier ministre Michel Debré2.
Dans ce cas, la plus grande difficulté est de se réconcilier
avec ses ennemis sans pour autant trahir ses amis.
En vertu des accords signés à Évian le 18 mars 1962
par les représentants du gouvernement français et du FLN,
le cessez-le-feu devait mettre fin à la guerre et à tout acte
de violence à partir du 19 mars à midi. Pourtant, la paix
et la sécurité ne furent pas vraiment rétablis à cette date,
ni après le référendum sur l’indépendance du 1er juillet
206 1962, ni même après la réunion de l’Assemblée nationale
et l’investiture du premier gouvernement algérien le
26 septembre. Il fallut encore de longs mois pour que, peu
à peu, le flot dévastateur de la violence rentrât dans son lit.
Ainsi, on ne peut pas affirmer que la guerre d’Algérie s’est
bien terminée, ni même qu’elle s’est terminée...

La solution du bon sens ?


Les accords d’Évian étaient un « bien étrange docu-
3
ment » de quatre-vingt-treize feuillets, tous paraphés par
les représentants du gouvernement français et du FLN4,

contre André Malraux, qui venait de défigurer la petite Delphine Renard. Voir
les réactions de Jean Ferrandi, op. cit., p. 265, et de Francine Dessaigne, Journal
d’une mère de famille pied-noir, L’esprit nouveau, 1962, p. 145-146.
1. De même le 15 mars à El Biar, l’assassinat par l’OAS de cinq inspecteurs
européens et musulmans des Centres sociaux éducatifs, dont l’écrivain Mouloud
Feraoun, suscita une émotion considérable en métropole, mais ne toucha guère la
masse des Algérois non musulmans (cf. Dessaigne, op. cit., p. 149, et Ferrandi, op.
cit., p. 271-272). Voir l’enquête de Jean-Philippe Ould- Aoudia (fils de l’une des
victimes), L’assassinat de Château-Royal, Alger : 15 mars 1962, Tirésias- Michel
Reynaud, 1992.
LA

2. Michel Debré, Mémoires, t. 3, Gouverner, Albin Michel, 1988, p. 303.


3. Selon Robert Buron, Carnets politiques de la guerre d’Algérie, Plon, 1965.
GUERRE

4. Contrairement à ce qui avait été prévu du côté français (signature bilatérale

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mais publiés séparément avec des différences significatives


de présentation. Pour le gouvernement français, c’était un
programme commun proposé par lui-même et par un parti
algérien à la ratification des deux peuples. Pour le FLN,
c’était un traité entre deux gouvernements, reconnaissant
implicitement le GPRA. Ces textes comprenaient un accord
militaire de cessez-le-feu, et plusieurs déclarations politi-
ques relatives à l’avenir de l’Algérie et des relations franco-
algériennes.
Le cessez-le feu devait mettre fin « aux opérations
militaires et à toute action armée » le 19 mars à douze
heures, et interdire par la suite « tout recours aux actes de
violence individuelle et collective », ainsi que « toute action
clandestine et contraire à l’ordre public ». Seules les forces
françaises pourraient circuler librement jusqu’au résultat de
l’autodétermination, tout en évitant le contact avec les for-
ces du FLN. Les incidents seraient réglés par des commis-
sions mixtes, et tous les prisonniers seraient libérés.
La déclaration générale partageait les compétences
pendant la période transitoire entre un haut commissaire
de France, responsable de l’ordre public en dernier ressort,
et un exécutif provisoire algérien disposant d’une force
locale ; elle promettait un référendum d’autodétermination 207
dans un délai de trois à six mois, proclamait la souveraineté
du futur État algérien, garantissait les libertés et la sécurité
de tous ses habitants, fixait les principes de la coopération
entre les deux États, du règlement des questions militaires
et de celui des litiges.
Plusieurs déclarations particulières promettaient
l’amnistie pour tous les actes commis en relation avec les
événements politiques avant le cessez-le-feu et l’immunité
pour toutes les opinions émises jusqu’à l’autodétermination,
l’exercice des droits civiques algériens pour les citoyens
Français d’Algérie (avec représentation proportionnelle à
leur nombre) pendant trois ans avant de choisir leur natio-
nalité définitive, le respect de leurs biens, de leurs droits
civils, et de leur religion. Elles prévoyaient aussi la coopé-
ration économique et financière, fondée sur la réciprocité
des intérêts ; la mise en valeur des richesses du Sahara par
un organisme franco-algérien ; la coopération culturelle et
technique. Une convention militaire ordonnait la réduction
DE LA PAIX

du seul accord de cessez-le-feu), Belkacem Krim avait tenu à parapher les 93


feuillets. Le dernier est reproduit par Maurice Faivre, d’après l’original, dans Les
archives inédites ..., p. 340. Cf. la version française dans le Journal officiel du 20
mars 1962, et la version algérienne dans El Moudjahid no 91 du 19 mars 1962.

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des forces françaises à 80 000 hommes un an après l’auto-


détermination et leur évacuation totale deux ans plus tard,
sauf les bases navales et aériennes de Mers-el-Kébir et Bou
Sfer, concédées pour 15 ans, et les sites sahariens d’essais
de bombes atomiques et de fusées pour 5 ans. Les litiges
devaient être réglés par concertation, arbitrage, ou appel à
la Cour internationale de justice.
Les deux parties présentèrent aussitôt les accords
d’Évian comme une victoire de leur politique. Le général
de Gaulle, dans son allocution du 18 mars 1962, les qualifia
de « solution du bon sens, poursuivie ici sans relâche depuis
tantôt quatre années », et expliqua que « la conclusion du
« cessez-le-feu » en Algérie, les dispositions adoptées pour
que les populations y choisissent leur destin, la perspective
qui s’ouvre sur l’avènement d’une Algérie indépendante coo-
pérant avec nous satisfont la raison de la France »1. En
même temps, le président du GPRA, Ben Khedda, y vit
« une grande victoire du peuple algérien dont le droit à
l’indépendance vient d’être enfin garanti ». Il souligna que
le contenu des accords était conforme aux principes de la
Révolution : l’intégrité territoriale de l’Algérie (sans parti-
tion ni amputation du Sahara), l’indépendance totale ;
208 l’unité du peuple algérien, et enfin que « la reconnaissance
du GPRA comme interlocuteur exclusif et représentant
authentique du peuple algérien s’est imposée dans les
faits »2.
Cependant, le bien-fondé de ces accords fut contesté
dans les deux camps. D’un côté, l’OAS et tous les partisans
de l’Algérie française les dénoncèrent comme une honteuse
capitulation livrant une province française à l’ennemi sans
même l’excuse d’une défaite militaire. De l’autre, les délé-
gués de l’état-major général de l’ALN et de la wilaya V au
CNRA votèrent contre la ratification de l’accord prélimi-
naire des Rousses le 27 février 1962. Trois mois plus tard,
le CNRA entérina sans vrai débat un projet de programme
du FLN élaboré par une commission interministérielle, qui
définissait les accords d’Évian comme une « plate-forme
néo-colonialiste » et un « frein à la Révolution », et préco-
nisait leur révision3. Les négociateurs des accords ne les
défendirent pas ; ils obtinrent seulement que ce « pro-

1. Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 3, Plon, 1970, p. 391-393.


2. El Moudjahid no 91, 19 mars 1962. Réédition de Belgrade, t. 3, p. 702-705.
LA

3. Texte intégral dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1962, Éditions du CNRS,


GUERRE

1964, p. 683-704. Cf. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Éditions J.A.
1980, p. 330-336.

D’ALGÉRIE
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gramme de Tripoli » restât secret. Ainsi, les accords d’Évian


avaient été désavoués par le FLN un mois avant d’être offi-
ciellement ratifiés par le référendum du 1er juillet 1962 qui
devait en faire la loi de l’Algérie nouvelle. Plus tard, Ben
Khedda les justifia comme « le type même du compromis
révolutionnaire, où le GPRA a sauvé les positions clés de
la Révolution tout en se montrant souple sur les aspects
secondaires ou susceptibles d’être révisés »1.
Les négociateurs français étaient bien conscients du
caractère aléatoire de l’application des accords. Comme l’a
dit Bernard Tricot, ils ne prétendaient pas « construire des
barrières de papier, à l’abri desquelles nous espérerions jouir
en toute quiétude de nos droits acquis », mais « définir des
avantages réciproques, de telle façon que l’équilibre ait une
chance de se maintenir, non dans une improbable stabilité,
mais dans le mouvement et dans le changement »2. La révi-
sion des accords imposée par les initiatives unilatérales de
l’Algérie ne surprit donc pas les dirigeants français, sinon
par sa rapidité. Elle ne saurait imposer, à elle seule, un
constat d’échec3. Toutefois, ce constat s’impose sur un point
capital : les très nombreuses et très graves violations des
clauses fondamentales garantissant la sécurité des personnes,
qui firent de l’autodétermination une « formalité déri- 209
soire », et qui firent naître le nouvel État dans un « chaos
épouvantable », suivant les termes prophétiques de Charles
de Gaulle4. Où sont les responsabilités de ce tragique
échec ?

Les responsabilités de l’OAS


Selon le général de Gaulle et les collaborateurs de
sa politique, suivis par de très nombreux auteurs, la res-
ponsabilité essentielle du désastre incombe à la folie meur-
trière de l’OAS, qui avait rendu caducs les accords d’Évian
en provoquant l’exode massif des Français d’Algérie. Cette
explication comporte une grande part de vérité, mais elle
n’est pas suffisante.

1. Ben Youcef Ben Khedda, Les accords d’Évian, Alger, OPU et Paris, Publisud,
1986, p. 39.
2. Bernard Tricot, Les chemins de la paix, Plon 1972, p. 301.
3. Cf. les opinions divergentes exprimées à ce sujet lors du colloque de Paris VIII
DE LA PAIX

en 1992, et leur discussion par René Gallissot dans sa conclusion, Les accords
d’Évian en conjoncture et en longue durée, Karthala et Institut Maghreb- Europe,
1997.
4. Allocution du 4 novembre 1960, Discours et messages, t. 3, p. 259-260.

LA QUÊTE
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210

En effet, l’OAS refusa le cessez-le-feu et entreprit


d’en empêcher l’application par des attaques incessantes,
visant à la fois les Algériens musulmans et les forces gou-
vernementales. Contre les premiers, c’était l’aggravation
d’une offensive menée contre le FLN depuis le mois de
janvier, mais tendant de plus en plus à chasser les musul-
mans des quartiers européens et à leur rendre la vie impos-
sible dans les leurs. Contre les secondes, c’était une tactique
plus récente, visant à les démoraliser et à les disloquer. Le
général Salan avait défini son plan dès le 23 février dans
son instruction no 29 : « – création de zones insurrection-
nelles dans les campagnes à base d’unités militaires ralliées
et de maquis ; – accroissement à l’extrême du climat révo-
lutionnaire dans les grands centres urbains et exploitation
du pourrissement de l’adversaire par l’entrée en jeu de la
population en marée humaine pour l’ultime phase ». Il fal-
lait « casser le quadrillage » des forces de l’ordre par
« l’ouverture systématique du feu sur les unités de gendar-
merie mobile et les CRS », protéger la population par des
éléments armés contre d’éventuelles descentes de musul-
mans, et « pousser la foule dans la rue » au moment favo-
rable. Cette « campagne échelonnée dans le temps et dans
210 l’espace, soutenue par des actions politiques et armées en
métropole », pouvait et devait « être décisive »1.
En réalité, tout se joua dans les rues d’Alger. Déjà
connu des autorités et dévoilé par la presse2, le plan Salan
s’écroula en une semaine. Après une journée de grève géné-
rale le 19 mars, Raoul Salan ordonna le 20 mars de « har-
celer toutes les positions ennemies dans les grandes villes
d’Algérie ». Le même jour, six obus de mortier tombèrent
dans la foule musulmane sur la place du Gouvernement au
pied de la Casbah. Le soir du 22 mars, un convoi motorisé
de gendarmes mobiles fut attaqué à la sortie du tunnel des
Facultés. Le matin du 23, les patrouilles du contingent
pénétrant dans Bab-el-Oued furent traitées « comme des
troupes au service d’un gouvernement étranger » : l’une se
laissa désarmer, l’autre résista et fut mitraillée. En riposte,
le général en chef Ailleret fit intervenir la gendarmerie
mobile puis l’armée (avec des chars et l’appui de l’aviation)
qui traquèrent les commandos de l’OAS, puis ratissèrent
implacablement le quartier pendant six jours. Le 26 mars,

1. Raoul Salan, Instruction no 29 du 23 février 1962, dans OAS parle, Julliard,


LA

1964, p. 169-178.
GUERRE

2. Voir Le Monde, 20 mars 1962, p. 7 : « Le plan de l’OAS pour saboter les


accords » (article d’Alain Jacob).

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une foule d’Algérois appelés par l’OAS à « desserrer l’étran-


glement de Bab-el-Oued par une manifestation de masse
pacifique et unanime », bravant l’interdiction des autorités,
fut mitraillée par un barrage de tirailleurs algériens (tra-
vaillés par la propagande du FLN) qui n’auraient pas dû
être employés au maintien de l’ordre en ville1. Si la thèse
officielle de la provocation par des tireurs de l’OAS n’est
pas établie, la responsabilité partielle et indirecte de celle-ci
n’est pas niable2. De leur côté, les « forces de l’ordre »
étaient décidées à briser le plan Salan à tout prix. Le bilan
de cette bataille unilatérale fut particulièrement sanglant :
au moins 61 tués et 101 blessés hospitalisés (contre 10
blessés chez les tirailleurs) 3.
Après ce désastre l’OAS, également affaiblie par
l’échec du maquis de l’Ouarsenis, et par les arrestations du
général Jouhaud à Oran le 25 mars, du lieutenant Deguel-
dre, puis du général Salan le 20 avril à Alger, redoubla de
violences meurtrières, puis de destructions matérielles,
jusqu’au mois de juin. La conclusion d’un accord le 17 juin
entre Jean-Jacques Susini au nom de l’OAS d’Alger et le
docteur Mostefaï, chef de la délégation du FLN dans l’Exé-
cutif provisoire4, vint trop tard pour arrêter l’exode massif
des Français d’Algérie, preuve éclatante que ceux-ci avaient 211
perdu confiance dans l’OAS pour les protéger contre les
représailles du FLN. En effet, l’OAS avait tout fait pour
attirer sur eux les vengeances des musulmans, et pour leur
aliéner la sympathie et la protection des forces de l’ordre.
Aux yeux du monde entier, depuis le 19 mars 1962, l’OAS
était la seule organisation terroriste et le seul obstacle à la
paix en Algérie.
Tout cela est vrai. Toutefois, il faut corriger sur cer-
tains points les idées généralement admises. Le déchaîne-
ment de l’OAS ne s’est pas fait conformément aux directives
du général Salan, son chef nominal. Celui-ci a couvert et

1. Voir Vitalis Cros, Le temps de la violence, et Charles Ailleret, Général du contin-


gent, Grasset 1998, p. 270-275.
2. L’utilisation de la foule comme « outil » et masse de manœuvre était une
idée maîtresse du plan Salan. Cf. OAS parle, op. cit., p. 171-172 et 175.
3. Voir notamment Francine Dessaigne, Journal d’une mère de famille pied-noir,
p. 165-168 ; Livre blanc, Alger le 26 mars 1962, réédition Confrérie Castille 1991 ;
F. Dessaigne et Marie-Jeanne Rey, Un crime sans assassins, Alger, le 26 mars 1962,
Calvisson, Éditions J. Gandini, 1998, et Jean Monneret, La phase finale de la guerre
d’Algérie (version condensée de sa thèse soutenue en 1997 à Paris IV), L’Harmat-
DE LA PAIX

tan, 2001, p. 70-105.


4. Négociation amorcée avec le président de l’Exécutif provisoire, Abderrahmane
Farès. Cf. A. Farès, La cruelle vérité, Plon 1982, p. 117-130, et Micheline Susini,
De soleil et de larmes, R. Laffont, 1982, p. 236-240.

LA QUÊTE
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justifié des actions de plus en plus violentes et sanglantes1,


mais il a toujours désapprouvé le terrorisme aveugle, dres-
sant une communauté contre l’autre2, parce qu’il espérait
encore une participation non négligeable de musulmans
(militaires de carrière, harkis, et même dissidents du MNA)
au soulèvement qu’il préconisait contre l’accord imminent
entre le gouvernement français et le FLN. À partir du
24 février (suivant le témoignage capital de son aide de
camp Jean Ferrandi), il a condamné et vainement tenté
d’empêcher les « ratonnades systématiques » qui se multi-
pliaient de Bab-el-Oued à Maison Carrée et dans le centre
d’Alger3. L’existence d’une stratégie de provocation visant
à susciter la fureur aveugle des foules musulmanes contre
les Européens pour obliger l’armée française à intervenir et
empêcher ainsi le cessez-le-feu, est attestée par plusieurs
documents internes à l’OAS, précisément datés de février-
mars 19624. Jean-Jacques Susini en attribuait la responsa-
bilité à Jean-Claude Perez, le chef de l’ORO ; mais d’autres
témoins mettent en cause Jean-Jacques Susini. C’est, sem-
ble-t-il, plus tard que les mêmes responsables se sont jus-
tifiés en invoquant un souci défensif : chasser les musul-
212 mans des quartiers européens pour empêcher l’infiltration
d’espions et de terroristes et la multiplication des enlève-
ments, qui menaçaient de plus en plus gravement la sécu-
rité de l’Organisation et de la population européenne qui
la soutenait5. Mais la violence de plus en plus indiscriminée
de l’OAS (meurtres systématiques de travailleurs musul-
mans, de préparateurs en pharmacie, de femmes de ménage,
bombardements au mortier, voitures piégées...) ne pouvait

1. Cf. J. Ferrandi, op. cit., p. 255 et 258 (2 et 8 février 1962). Toutefois, c’est
sans preuve que lui a été attribuée une directive du 22 janvier 1962 : « il faut
s’attaquer aux personnalités intellectuelles musulmanes (professions libérales), qui
sont un support essentiel de la rébellion, et je pense tout spécialement aux méde-
cins, dentistes et pharmaciens musulmans. Chaque fois qu’un de ceux-là sera
soupçonné de sympathie (et je dis bien « soupçonné » et « sympathie »), il devra
être abattu » (cf. Alain Jacob, qui ne nomme pas l’auteur, dans Le Monde, 20 mars
1962, p. 7).
2. Voir ses directives des 20 octobre 1961 et du 12 janvier 1962, dans OAS parle,
p. 108-109 et p. 166-168.
3. Jean Ferrandi, 600 jours avec Salan et l’OAS, Fayard, 1969, p. 265, 270, 271
et 273.
4. Ferrandi, op. cit., ibid. ; carnet du colonel Broizat, 16 mars 1962, dans OAS
parle, p. 263-265 ; Lettres du colonel Chateau-Jobert au général Salan, dans Cha-
teau-Jobert, Feux et lumière sur ma trace, Presses de la Cité, 1978, p. 279-285-288.
LA

5. Déclaration de Perez et de Susini dans Paul Hennissart, Les combattants du


GUERRE

crépuscule, Grasset, 1970, p. 414-416 ; Micheline Susini, op. cit., p. 198 et


213-214 ; J.-C. Pérez, Le sang d’Algérie, Éd. du Camelot, 1991, p. 35-36.

D’ALGÉRIE
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que provoquer des représailles de plus en plus sanglantes


du FLN.
Contrairement à une attitude très répandue, on ne
peut expliquer ni juger l’action de l’OAS isolément de celle
du FLN. Les deux organisations avaient en commun la
conviction d’avoir raison, et celle suivant laquelle la fin
justifie les moyens. Les chefs et les cadres de l’OAS1 – ras-
semblant des anciens « activistes » ou « contre-terroristes »
de l’Algérie française et d’anciens militaires de carrière, rap-
prochés par leur refus d’accepter la victoire du FLN –
étaient partagés entre la répulsion envers les méthodes d’un
ennemi auquel ils se croyaient moralement supérieurs et la
fascination par leur efficacité. Les deux organisations sub-
versives développèrent leur action d’une manière interdé-
pendante, par provocations et représailles réciproques. En
1961, suivant le délégué général Jean Morin, le FLN avait
travaillé pour l’OAS en relançant son action terroriste contre
la population européenne d’Alger et d’Oran durant les négo-
ciations2. À la mi-janvier 1962, selon le préfet d’Alger Vita-
lis Cros, le terrorisme de l’OAS dépassa celui du FLN par
le nombre d’attentats (plasticages exclus)3. Ce dernier pla-
fonna en février 1962 avec deux fois et demi plus d’attentats
qu’en janvier 19574, alors que l’OAS continuait son escalade
213
jusqu’en mai 1962. Ainsi, à son tour l’OAS travailla pour
le FLN, en repoussant vers celui-ci la masse des musulmans
algériens5. En même temps, elle ruina sa prétention à une
supériorité morale sur son ennemi6.

1. Voir notamment Paul Hennissart, op. cit., Rémi Kauffer, OAS, histoire d’une
organisation secrète, Fayard, 1986, Anne-Marie Duranton-Crabol, Le temps de l’OAS,
Bruxelles, Complexe,1995, et la thèse d’Arnaud Déroulède, L’OAS, étude d’une
organisation clandestine, Université de Paris IV, 1993, Éditions Curutchet, 1998.
2. Jean Morin, op. cit., p. 215 (« Quand le FLN roule pour l’OAS »).
3. Graphique illustrant l’article de Vitalis Cros, « L’enfer algérois », Historia
Magazine – La guerre d’Algérie, no 109, p. 3144. À Oran, c’est en février 1962
que les victimes du « contre-terrorisme » OAS dépassèrent celles du terrorisme
FLN, selon le cabinet du préfet de police (SHAT, 1 H 3130/D 1).
4. Vitalis Cros, rapport du 15 mars 1962 au Premier ministre, cité dans Le temps
de la violence, p. 205.
5. « Vers quoi maintenant peuvent se retourner ceux qui ne veulent pas du FLN,
puisque l’OAS systématiquement s’attaque à nous, musulmans, qui ne lui avons
rien fait ! » Cité par Chateau-Jobert, op. cit., p. 288.
DE LA PAIX

6. « Nous n’avons absolument pas le droit, même pour une question d’efficacité,
d’utiliser des méthodes qui sont la négation des valeurs que nous défendons. C’est
la raison pour laquelle nous avons condamné le FLN », rappelait le colonel Broizat
le 16 mars 1962 (OAS parle, p. 264).

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Les responsabilités du FLN


Dans son allocution du 18 mars 1962 le président
du GPRA, Benyoucef Ben Khedda, s’était engagé à appli-
quer loyalement les accords d’Évian. Pourtant, la poursuite
de la lutte contre l’OAS, et la persistance de divergences
d’interprétation avec le gouvernement français quant au sens
de ces accords, entraînèrent le FLN et l’ALN à multiplier
des actes contraires aux engagements pris.
Le soir du 18 mars, le président Ben Khedda avait
ordonné à toutes les forces de l’ALN « l’arrêt des opérations
militaires et des actions armées sur l’ensemble du territoire
algérien », tout en soulignant que « le cessez-le-feu n’était
pas la paix », et en appelant tous les Algériens à rester
mobilisés.
Face à l’OAS, le FLN ordonna à la population des
quartiers musulmans qu’il contrôlait de ne pas céder aux
provocations en se laissant aller à des réactions de colère
aveugle contre les Européens, qui auraient obligé l’armée
française à intervenir et à rompre le cessez-le-feu. Mais le
FLN avait trop peu confiance dans la capacité et la volonté
des forces de l’ordre à venir à bout de l’OAS pour rester
214 passif ; il continua la lutte par un moyen qui avait l’avan-
tage de la discrétion : les enlèvements suivis d’interrogatoi-
res, de tortures et d’exécutions le plus souvent. Cette
méthode aurait été, semble-t-il, inaugurée par les « barbou-
zes »1 en novembre 1961, puis reprise par le FLN à partir
de février 19622. Mais à partir de la mi-avril, le nombre
d’enlèvements s’accrut brusquement à Alger, à Oran, dans
l’Algérois et l’Oranie ; en mai, le mouvement s’accéléra de
façon exponentielle. La multiplication des plaintes des
familles et des avis de recherche dans la presse, la décou-
verte de plusieurs charniers remplis de cadavres portant des
traces de tortures et de mutilations, une affreuse rumeur
suivant laquelle certains auraient été saignés à blanc pour
soigner les blessés du FLN3, le fait que des femmes, des

1. Volontaires français de la lutte anti-OAS, recrutés sous le couvert du « Mou-


vement pur la coopération ». Ils échangeaient des informations avec le FLN. Cf.
Monneret, op. cit., p. 36-69.
2. Suivant le mémorandum remis à la défense de l’ex-capitaine Mura par le com-
mandant Thomas, cité dans OAS parle, p. 256-263.
3. Francine Dessaigne, Journal..., p. 199 (9 mai 1962). Cette rumeur, diffusée
LA

par des tracts de l’OAS et répétée par ses chefs dans leurs souvenirs (cf. M. Susini,
De soleil et de larmes, p. 226-227 ; J.-C. Perez, Le sang d’Algérie, p. 35), n’est pas
GUERRE

considérée comme suffisamment prouvée par les historiens (y compris l’Algérois


Jean Monneret, dans sa thèse). Il existe pourtant un document qui prouve tout

D’ALGÉRIE
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215

enfants ou des vieillards étaient parmi les disparus, susci-


tèrent dans la population européenne des sentiments d’hor-
reur et de panique. Selon Jean Monneret, que les enlève-
ments se soient multipliés à partir du 17 avril dans les
régions où l’OAS était redoutable permet de supposer
qu’une directive d’ensemble aurait été donnée, mais le pro-
cessus déclenché pour démanteler l’OAS est très vite devenu
incontrôlable et a produit une insécurité générale dont
aucun Européen ne pouvait se croire à l’abri1. La zone auto-
nome d’Alger déclencha en outre, le 14 mai 1962, une
vague d’attentats publiquement revendiqués en réponse aux
attaques de plus en plus meurtrières de l’OAS2, et entreprit
un grignotage systématique des quartiers européens par
l’occupation des immeubles limitrophes et l’expulsion de
leurs derniers habitants. Toutes ces mesures frappant ou
menaçant l’ensemble de la population européenne au
moment où elle commençait à se détacher de l’OAS, pro-
voquèrent directement son exode massif. Bien loin de défen-
dre les accords d’Évian, elles les bafouèrent et les vidèrent
de leur contenu. On peut se demander, comme Jean Mon-
neret, dans quelle mesure les responsables du FLN avaient
prévu, et voulu, ces résultats3.
En même temps, le FLN et l’ALN se préparaient à 215
prendre le pouvoir après le référendum d’autodétermination
(objectif conforme à leur interprétation des accords d’Évian,
mais non à celle du gouvernement français), par des moyens
non conformes à leurs stipulations. Contrairement aux ter-
mes de l’accord de cessez-le-feu, les combattants de l’ALN
refusèrent de se « stabiliser dans leurs zones d’implanta-
tion » antérieures, ils en sortirent en unités constituées et
en armes pour reprendre le contrôle de la population algé-
rienne, se ravitailler par des réquisitions et par des impo-
sitions, renforcer leurs effectifs par des recrutements de

au moins qu’une autorité militaire l’a considérée comme démontrée par un cas
précis.
1. Monneret, op. cit., p. 118-149 (étude systématique des enlèvements, à partir
des archives militaires). Cf. Si Azzedine, Et Alger ne brûla pas, Stock, 1980 (p.
216-231), qui défend ses subordonnés tout en reconnaissant des « excès inadmis-
sibles ».
2. Notamment le sanglant attentat à la voiture piégée commis le 2 mai sur le
port d’Alger. Cf. Azzedine, op. cit., p. 186-210.
3. Monneret, op. cit., p. 144-149 (voir notamment les confidences faites à Jean
Daniel par un membre de la délégation du FLN à Melun en juin 1960, quatre
DE LA PAIX

mois après l’appel solennel de Ferhat Abbas aux Européens d’Algérie). Le pro-
gramme de Tripoli prévoyait d’« encourager à partir » les Français d’Algérie, selon
C.-R. Ageron, « La prise du pouvoir par le FLN », L’Histoire, no 231, avril 1999,
p. 59.

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« marsiens » et par des désertions avec armes suscitées


parmi les soldats et les auxiliaires musulmans de l’armée
française, et même dans les unités de la « force locale »
mise à la disposition de l’Exécutif provisoire1. Le FLN-ALN
se comportait comme la seule organisation légitime du peu-
ple algérien, et non comme une organisation politique
légale.
Pour s’assurer le monopole de la représentation du
peuple algérien (décidé en janvier 1960 par le CNRA de
Tripoli), le GPRA prit des mesures immédiates visant à
éradiquer le MNA : arrestation et détention secrète de tous
ses militants, à moins qu’ils acceptent de renier leur parti
et d’adhérer au FLN2. Au contraire, les anciens soldats et
auxiliaires musulmans de l’armée française, par un respect
apparent de la déclaration des garanties signée à Évian, se
virent promettre un généreux pardon, que beaucoup crurent
consolider en reversant au FLN leur prime ou pécule de
démobilisation. Mais cette mansuétude n’était qu’un expé-
dient temporaire, pour éviter que les « harkis » rejoignent
l’OAS 3 ou s’enfuient en France ; les directives du gouver-
nement provisoire4 et des wilayas tombées entre les mains
de l’armée française préconisaient de tenir à jour des listes
216 de traîtres, et de surveiller leurs déplacements5. Suivant les
documents connus, le GPRA n’avait pas renoncé à la posi-
tion définie en janvier 1960 par le CNRA de Tripoli : le
sort définitif des « traîtres » serait décidé souverainement
par l’Assemblée nationale et par le gouvernement de l’Algé-
rie indépendante6. Il y eut pourtant, malgré ces consignes

1. Selon M. Harbi (Le FLN, op. cit., p. 322-324), la « Force locale » encadrée par
des officiers algériens de l’armée française et par des officiers français, est consi-
dérée par l’ALN entière comme « la preuve de l’intention de la France de créer
un ordre social contraire aux objectifs du FLN ».
2. M. Harbi, Le FLN, op. cit., p. 324, et Les archives de la Révolution algérienne, op.
cit., p. 377-378 (rapport d’un responsable du MNA en Algérie, 29 mars 1962).
Cf. la première partie d’une directive du GPRA publiée par M. Faivre, Un village
de harkis, les Babors au pays drouais, L’Harmattan, 1994, p. 182.
3. En fait, la participation d’anciens harkis à l’OAS resta marginale ; le refus du
bachaga Boualem fit échouer la tentative d’implanter un maquis OAS dans l’Ouar-
senis à la fin mars 1962.
4. Texte découvert en wilaya I par un escadron de spahis et reconstitué de
mémoire en 1963 par un de ses officiers. Sa première partie (cf. note précédente)
paraît l’authentifier dans son ensemble.
5. Textes de l’ALN conservés dans les archives militaires françaises, et cités par
M. Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, p. 154-156 et
p. 163-166.
LA

6. Réponse de Lakhdar Ben Tobbal aux cadres du FLN du Maroc, 14 mars 1960,
GUERRE

citées par M. Harbi, Les archives..., p. 300. Cf. L’interview du colonel de la wilaya
III, Mohand Oul Hadj, à Jeune Afrique, et la réponse d’Abderrahmane Farès aux

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d’indulgence provisoire, des arrestations souvent suivies de


sévices et d’assassinats, notamment dans la wilaya V (dont
le représentant avait voté contre la ratification de l’accord
des Rousses en février 1962)1.
Après la ratification massive des accords d’Évian par
le référendum algérien du 1er juillet 1962, et la reconnais-
sance de l’indépendance de l’Algérie par la France le 3 juil-
let, rien ne s’opposait plus à la prise du pouvoir par le
GPRA, sinon les divisions du FLN-ALN. En effet, l’Exé-
cutif provisoire, dépositaire nominal de la souveraineté algé-
rienne jusqu’à l’élection d’une Assemblée nationale consti-
tuante, était désarmé par les désertions massives de la Force
locale au profit des wilayas, et n’avait aucune autorité sur
ces dernières. Ses cinq membres désignés par le GPRA lui
avaient adressé une lettre de démission le 27 juin2, et son
président Abderrahmane Farès remit la démission globale
de l’Exécutif au président Ben Khedda quand celui-ci fit sa
rentrée à Alger le 3 juillet3. Mais le GPRA, lui-même
contesté par l’état-major général du colonel Boumedienne
(destitué le 30 juin) et par le Bureau politique du FLN
proposé au CNRA par Ahmed Ben Bella, refusa la charge
de l’administration du pays et pria l’Exécutif provisoire de
rester à son poste. Pour défendre son autorité contre la coa- 217
lition benbelliste (ALN extérieure, Wilayas I, V et VI), ce
qui restait du GPRA dut s’appuyer sur une autre coalition
(wilayas II, III et IV, Fédérations de France, Tunisie et
Maroc). Durant trois mois, ces deux coalitions se livrèrent
à un affrontement au bord de la guerre civile, que la wilaya
IV tenta d’arbitrer en changeant de camp le 29 juillet, avant
de se retourner contre le Bureau politique un mois plus
tard. Une troisième force neutraliste, regroupée autour du
syndicat UGTA, invita le peuple à s’interposer, au cri de
« Sept ans, c’est assez ! ». En septembre, la victoire revint
au Bureau politique, grâce aux forces mieux équipées et
organisées de l’ALN extérieure.
Cette longue absence d’une autorité reconnue et

parlementaires du groupe Unité de la République publiée dans Aux écoutes du


22 juin 1962 (M. Faivre, op. cit., p. 155 et 221.
1. La directive du 10 avril 1962, émanant de l’état-major général de l’ALN et
du commandement général de la wilaya V, recommandait d’attendre l’indépen-
dance pour assouvir la juste colère du peuple (M. Faivre, op. cit., p. 164-165).
Tombée aux mains du deuxième bureau de l’armée française, elle fut citée par
l’OAS d’Oran dans un tract du 23 mai 1962.
DE LA PAIX

2. Reproduite par M. Harbi, Archives..., p. 340-342. Constat accablant de l’anar-


chie qui régnait en Algérie à la veille du référendum.
3. Abderrahmane Farès, La cruelle vérité, p. 135-138.

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obéie plongea l’Algérie dans une profonde anarchie, dans


laquelle toutes sortes de groupes armés, se réclamant à tort
ou à raison de l’ALN ou agissant pour leur propre compte,
usaient de leur force pour s’emparer du pouvoir et des
richesses. Les garanties de sécurité des personnes et des biens
contenues dans les accords d’Évian devinrent plus que
jamais lettre morte.
Les Français d’Algérie souffrirent particulièrement
des désirs de revanche et de vengeance accumulés par la
situation coloniale, par la guerre, et par les méfaits tout
récents de l’OAS, ainsi que de la convoitise de leurs biens.
Dès le 5 juillet à Oran, une fusillade déclenchée dans des
conditions obscures1 provoqua une vague d’enlèvements et
de disparitions dont le bilan reste très controversé2. Dans
l’ensemble du pays, les enlèvements, les meurtres et les pil-
lages redoublèrent, et précipitèrent l’exode définitif des
Français d’Algérie. Ainsi, la décolonisation prit le caractère
radical qu’avait prophétisé Frantz Fanon dans son dernier
livre, Les damnés de la terre3 : « la substitution totale, com-
plète, absolue », d’une « espèce » d’hommes à une autre,
par la « violence absolue ». En effet, la décolonisation devait
réaliser tous les rêves du colonisé : « s’installer à la place
218 du colon », « s’asseoir à la table du colon, coucher dans le
lit du colon, avec sa femme si possible », car « le colonisé
est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persé-
cuteur », et pour qui « la vie ne peut surgir que du cadavre
en décomposition du colon ».
En même temps se multiplièrent dans toutes les
régions les arrestations d’anciens « harkis » et autres « col-
laborateurs » des Français, suivies souvent de sévices, de
tortures et de supplices effroyables. Les haines accumulées
par sept ans de guerre et de répression contre les Algériens
musulmans « traîtres » à la cause nationale ne pouvaient
manquer de chercher à s’assouvir. Les mœurs ancestrales

1. La version officielle (provocation par des desperados de l’OAS), donnée et main-


tenue par le général Katz (Joseph Katz, L’honneur d’un général, L’Harmattan, 1993,
p. 356-359) reste très contestée par les rapatriés d’Oran. Voir L’agonie d’Oran, 5
juillet 1962, historique des faits par Claude Martin, témoignages recueillis par
L’Écho de l’Oranie et Geneviève de Ternant, 3e édition en 3 tomes, Nice, Éditions
J. Gandini, 2001. Et Monneret, op. cit., p. 243-277. Cf. les témoignages recueillis
par M. K. Rouina dans sa thèse inédite.
2. Le Monde du 31 juillet 1962 a fait état de 448 dossiers de disparus ouverts
par le Consulat. Le consul Jean Herly a parlé de 150 disparitions dans sa confé-
rence du 4-10-1996 à l’Académie des Sciences d’Outre-mer (cf. la liste nominative
LA

de 145 morts et disparus dans L’agonie d’Oran, t. 1).


GUERRE

3. F. Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961. Avec une préface non critique
de Jean-Paul Sartre.

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valorisant la vengeance, la loi musulmane condamnant à


mort les renégats, la pratique révolutionnaire faisant du châ-
timent des « traîtres » un moyen d’éprouver la vertu des
« patriotes », poussaient dans le même sens. L’engagement
de « non-représailles » pris par le GPRA dès la deuxième
rencontre de Bâle, le 9 novembre 19611, n’allait donc pas
de soi. Il aurait fallu aux chefs responsables de la Révolution
algérienne beaucoup de volonté, d’autorité et de persuasion
pour s’y opposer. Au contraire, leurs rivalités les entraînè-
rent dans une surenchère nationaliste qui favorisa une chasse
aux traîtres. Tous les concurrents dans la course au pouvoir
avaient intérêt à se montrer implacables, ou tout au moins
à ne pas protéger les « traîtres », pour ne pas laisser leurs
adversaires mettre en cause leur patriotisme. Selon Benyou-
cef Ben Khedda, les benbellistes accusaient les membres du
GPRA d’être des « valets du colonialisme »2. Dans ces
conditions, ni les uns ni les autres ne pouvaient défendre
la clause d’amnistie des accords d’Évian. Même la wilaya
III dirigée par Mohand Oul Hadj (fidèle de Belkacem
Krim), qui avait respecté le cessez-le-feu plus scrupuleuse-
ment que toute autre wilaya jusqu’au 3 juillet, changea son
attitude envers les « harkis » quand la lutte pour le pouvoir
se durcit. Dans la vallée de la Soummam, suivant le rapport 219
de l’ancien sous-préfet d’Akbou, M. Robert3, la persécution
commença le 27 juillet, au moment où le maquisard kabyle
Mohammed Benyahia occupa Bougie pour le compte du
Bureau politique4. La wilaya IV prit la tête de la surenchère
patriotique le 29 juillet en occupant Alger, où elle renversa
la Zone autonome fidèle au GPRA et arrêta ses chefs Si
Azzedine et Si Tayeb pour leur faire rendre compte de leur
conduite jugée suspecte en 1958. Trois semaines plus tard,
elle se donna une image ultra-nationaliste en organisant des
procès de « collaborateurs », au moment où ses adversaires
parlaient de retour à l’ordre et au calme5. Ainsi, les expli-

1. Cet engagement, qui semblait « tenir à cœur » à la délégation française, déblo-


qua la négociation selon B. Ben Khedda. Les accords d’Évian, Paris, Publisud, et
Alger, OPU, 1986, p. 27 et 30 : « Cette « concession », normale dans l’esprit du
GPRA, allait permettre au dialogue de se nouer véritablement ». Cf. Redha Malek,
L’Algérie à Évian, p. 187.
2. B. Ben Khedda, L’Algérie à l’indépendance. La crise de 1962. Alger, Dahlab,
1997, p. 26.
3. Rapport adressé en 1963 au vice-président du Conseil d’État et président du
Comité national pour les Français musulmans, Alexandre Parodi. Cité notamment
par Abdelaziz Méliani, La France honteuse, le drame des harkis, Perrin, 1993,
DE LA PAIX

p. 78-82.
4. M. Benyahia, La conjuration au pouvoir, Arcantère, 1988, p. 117-121.
5. Monneret, op. cit., p. 317

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cations couramment invoquées par des vengeances populai-


res spontanées ou par les excès de zèle de « marsiens » ayant
besoin de prouver leur vertu ne paraissent pas suffisantes.
Les témoignages et documents disponibles mettent en cause
les structures de l’ALN1 et donc la responsabilité, active ou
passive, de ses chefs2. En juillet 1962, le deuxième bureau
de l’état-major français en Algérie estimait que « les ordres
ont été donnés par des échelons élevés du FLN, ou au mini-
mum avec leur grande complaisance »3.
Après la victoire de la coalition benbelliste sur ses
derniers adversaires et le plébiscite d’une liste unique de
candidats du FLN à l’Assemblée nationale, cette Assemblée
reçut les pouvoirs de l’Exécutif provisoire et du GPRA le
25 septembre, puis investit le 26 un gouvernement présidé
par Ahmed Ben Bella. Ce gouvernement manifesta une
volonté sincère de rétablir l’ordre nécessaire pour éviter la
désorganisation totale de l’administration et de l’économie4,
avec l’appui de la nouvelle Armée nationale populaire
(ANP) réorganisée par le colonel Boumedienne. Mais leurs
efforts n’eurent pas la même efficacité en faveur des Euro-
péens d’Algérie et dans le cas des anciens « harkis ».
220 En liaison avec l’ambassadeur de France, des opéra-
tions policières et militaires furent menées pour retrouver
ceux des Européens enlevés qui étaient encore vivants et
pour mettre fin aux enlèvements. Le nombre de ces derniers
diminua sensiblement, mais il resta anormalement élevé
pendant de longs mois, jusqu’au printemps de 1963. Le
bilan officiellement établi par l’ambassade et par l’état-
major français resta accablant : sur 3 093 personnes enlevées
entre le 19 mars 1962 et le 30 avril 1963, 969 avaient été
retrouvées vivantes, 306 avaient été tuées, et 1 818 restaient

1. Cf. Gregor Mathias, Enquête orale auprès des engagés et auxiliaires militaires fran-
çais-musulmans de la guerre d’Algérie, DEA d’histoire de l’Université de Provence,
juin 1998, p. 124 et 138.
2. Selon Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, p. 166, les chefs de wilaya,
« quand ils ne sont pas solidaires de leurs troupes, n’arrivent pas à faire respecter
leurs décisions ».
3. Le même document suggérait un rapport entre l’extension des représailles et
« la progression de l’ALN extérieure » (M. Faivre, op. cit., p. 158). Plusieurs
témoins français (M. Robert, et l’administrateur P. Bataillon, cité par M. Faivre,
op. cit., p. 208-221) mettent en cause l’état-major de l’ALN, puis de l’ANP. Mais
d’autres témoignages vont en sens contraire (cf. G. Mathias, op. cit., p. 134-135).
LA

4. Sans renoncer à son hostilité au maintien d’une importante minorité euro-


péenne. Cf. Monneret, op. cit., p. 314-319, et Faivre, Les archives..., p. 127.
GUERRE

M. Harbi confirme que les deux factions rivales « voulaient l’élimination totale
des Européens » (L’Algérie et son destin, p. 169).

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disparues1 ; près de 450 disparitions avaient encore été enre-


gistrée après septembre 1962.
En ce qui concerne les anciens « harkis » et autres
« traîtres » à la cause algérienne, le nouveau gouvernement
ne semble pas avoir montré la même bonne volonté. Pendant
plusieurs mois, le ministre français des Affaires algériennes
et l’ambassadeur multiplièrent les protestations de plus en
plus sévères contre la violation caractérisée de la clause
d’amnistie des accords d’Évian. « Les violences contre les
anciens supplétifs de l’armée française n’ont pas cessé »,
constatait l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney le
13 novembre 1962. « Il ne se passe pas de jour que l’on ne
relève en différents points du territoire algérien des arresta-
tions, des tortures, des exécutions. D’après des informations
dignes de foi, plus de 7 000 anciens harkis seraient actuel-
lement détenus dans des camps d’internement dont les
envoyés de la Croix Rouge internationale ont pu récemment
constater l’existence. Ils y subissent, suivant des témoignages
dont cette Ambassade n’est pas seule à avoir eu connaissance,
des traitements particulièrement odieux. À aucun moment,
le Gouvernement algérien n’a formellement désavoué ces vio-
lences, ni, semble-t-il, donné aux autorités responsables des
directives précises dans le sens de l’apaisement »2. À cette
221
date, le journaliste Jean Lacouture, après une enquête en
Algérie, estimait que « plus de 10 000 anciens harkis
auraient été tués depuis le cessez-le-feu »3. Dans la même
protestation, le Gouvernement français s’élevait avec indi-
gnation « contre des actes qui portent atteinte aux disposi-
tions des accords d’Évian sur la sécurité des personnes et qui
sont en outre contraires au droit des gens et aux principes
de la Charte des Nations Unies auxquels l’Algérie vint de
souscrire ». Il disait « attendre du Gouvernement algérien
qu’il prenne des mesures rigoureuses pour interdire toute
forme de représailles avouées ou occultes et mettre fin à une
situation qui, en se prolongeant, risquerait d’avoir des consé-
quences sérieuses sur les relations franco-algériennes ».

1. Archives du SHAT 1 H 1791 (tableau reproduit par J. Monneret, op. cit.,


p. 382, et par M. Faivre, Les archives..., p. 368). Le bilan présenté le 24 octobre
1964 au Sénat par le secrétaire d’État Jean de Broglie fit état de 3 018 disparus
du 19 mars au 31 décembre 1962, parmi lesquels 1 245 auraient été retrouvés
vivants.
2. Archives du Secrétariat d’État aux affaires algériennes, SEAA 97. Cité par C.-R.
Ageron, « Le drame des harkis », XXe siècle no 42, avril-juin 1994, p. 5, et dans
« Le “drame des harkis”, mémoire ou histoire ? », même revue, no 68, octobre-
DE LA PAIX

décembre 2000, p. 13.


3. « Plus de dix mille harkis auraient été tués en Algérie », Le Monde, 13 novem-
bre 1962.

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Les protestations diplomatiques trop tardives sem-


blent avoir produit lentement des effets limités. Selon Jean
Lacouture, les dirigeants algériens s’abritaient derrière le
précédent français de 1944 pour excuser des vengeances
populaires inévitables et justifier la nécessité d’une épura-
tion pourtant contraire aux accords d’Évian. Selon le minis-
tre algérien de la Justice, « l’Algérie aurait dû emprisonner
et juger tous les « collaborateurs », mais elle en fut empê-
chée par ses engagements aux accords d’Évian. Elle dut donc
fermer les yeux sur les réactions spontanées de vengeance
de la population, mais lorsque l’Armée nationale populaire
intervint avec des méthodes encore plus brutales, il fallut
bien sévir contre les coupables, lorsqu’ils étaient connus »1.
Estimant le nombre de « harkis » survivants à 125 000 (et
600 000 avec leurs familles), il jugeait également impossi-
ble de les remettre tous à la France, pour ne pas laisser
« une saignée de 500 000 ou 600 000 personnes se faire
au détriment de notre pays », et de les libérer avant d’avoir
désintoxiqué ces « victimes de la propagande colonialiste ».
Selon le général de Brébisson, « le gouvernement algérien
est intervenu [...] mais la plupart du temps il a encouragé
ou laissé faire, tout en semant le bruit que des dispositions
222 seraient prises pour réimplanter lors de leur zone d’origine
les familles des harkis »2.
Pourtant, à partir de janvier 1963, les violences
diminuèrent. En mars, le gouvernement algérien autorisa
des visites régulières du Comité international de la Croix
Rouge dans les prisons algériennes. Le 3 juin, Ahmed Ben
Bella déclara : « Nous avons pardonné aux anciens harkis,
leurs assassins seront arrêtés et exécutés »3. Mais il n’y eut
pas d’amnistie générale : les libérations de milliers de déte-
nus4 s’échelonnèrent jusqu’en 1969. Un accord franco-algé-
rien permit le « rapatriement » discret de 1 333 anciens
prisonniers entre 1965 et 1970.
Ainsi, l’engagement de « non-représailles » fut

1. Lettre du ministre Amar Bentoumi, 19 juin 1963, SHAT, 1 H 1793 / 2 (citée


par C.-R. Ageron, « Le « drame des harkis »... », XXe siècle, no 68, octobre- décem-
bre 2000, p. 7). Cf. une autre version, SHAT 1 R 337/3, citée par M. Faivre,
Les archives..., p. 139.
2. Rapport du 23 mai 1963 au Premier ministre, cité par M. Faivre, Les combat-
tants musulmans..., p. 161.
3. Cité par M. Faivre, op. cit., p. 206.
LA

4. Leur nombre semble avoir été minimisé par le gouvernement algérien en 1963
(M. Faivre, op. cit., p. 206). Le CICR en recensa 2500 au printemps 1963, mais
GUERRE

il estimait leur nombre à 25 000 en octobre 1964, et en recensa 13 500 en 1965


(M. Faivre, ibid., et C.-R. Ageron, op. cit., p. 5).

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ouvertement violé. Il n’en est pas moins vrai qu’un nombre


non négligeable d’anciens soldats ou supplétifs de l’armée
française ont traversé les persécutions grâce à des solidarités
familiales ou locales1. Toutes les wilayas et l’ALN exté-
rieure, puis l’ANP, se sont renforcées en incorporant
d’anciens soldats ou supplétifs musulmans de l’armée fran-
çaise, directement ou par l’intermédiaire de la Force locale.
Certains prisonniers ont été réintégrés dans l’armée algé-
rienne lors du conflit algéro-marocain d’octobre 1963. On
ne peut donc pas affirmer que tous ceux qui n’ont pas pu
se réfugier en France ont été massacrés.
L’adhésion du FLN aux accords d’Évian était assortie
de restrictions mentales qui en limitaient la validité et la
durée. Jamais ses dirigeants n’avaient renoncé à leur mono-
pole de représentation du peuple algérien, postulat fonda-
mental de leur action. En 1962, le GPRA prétendait suivre
l’exemple donné par le GPRF en 1944, mais les dissenssions
internes de la Révolution algérienne l’en empêchèrent.
L’Algérie nouvelle naquit donc dans le désordre et la vio-
lence, et faillit sombrer dans une désorganisation totale. Le
1er novembre 1962, le journaliste Jean Daniel écrivait que
« presque tous les chefs (du FLN) avaient été au-dessous de
la mission que l’histoire leur avait assignée », et concluait 223
sur la difficulté de se résigner en même temps au « caractère
inéluctable de la décolonisation » et à son « caractère pro-
visoirement régressif, c’est-à-dire apparemment rétro-
grade »2.

Les responsabilités du gouvernement français


Le général de Gaulle et ses collaborateurs estimaient
avoir obtenu les meilleures garanties possibles pour sauve-
garder les intérêts légitimes des Français d’Algérie. Ils reje-
tèrent donc la responsabilité principale de leurs souffrances
sur leur soutien aveugle à la folie meurtrière de l’OAS :
« Tout cela ne leur serait pas arrivé si l’OAS ne s’était pas
sentie parmi eux comme un poisson dans l’eau ! [...] Ils ont

1. Selon M. Harbi (L’Algérie et son destin, p. 166), « les actes sanglants et arbi-
traires ont été limités dans les communautés rurales par le poids des liens fami-
liaux et de alliances matrimoniales. Il n’est pas de communauté qui n’ait eu ses
maquisards, ses goumiers et se harkis. Dans certains endroits, ce sont les maqui-
sards qui ont facilité l’évacuation des harkis vers la France ». Point de vue confirmé
DE LA PAIX

en partie par certains témoins français (P. Rivière et J. Paillard sur la région de
l’Aurès, cités par M. Faivre, op. cit., p. 185-186 ; F. Meyer à Geryville, cité par
J. Monneret, op. cit., p.362-363), mais démenti par d’autres exemples locaux.
2. L’Express, 1er novembre 1962.

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saboté les accords d’Évian qui étaient faits pour les proté-
ger ! Ils ont déchaîné la violence, et, après ça, ils se sont
étonnés qu’elle leur revienne en plein visage ! »1
Au contraire, les partisans de l’Algérie française ont
accusé de Gaulle d’avoir livré les Français et les Français
musulmans d’Algérie au FLN, de façon à satisfaire toutes
les aspirations de ses chefs, telles qu’Alain Peyrefitte les
avait analysées en décembre 1961 : « Pour réussir la prise
du pouvoir simultané sur l’ensemble du pays, il faut qu’ils
amènent le gouvernement français à éliminer lui-même tous
leurs adversaires ; à organiser lui-même l’évacuation de la
communauté européenne en métropole ; à sacrifier lui-même
à l’autorité exclusive du FLN les autres tendances [...] ; à
installer lui-même un exécutif provisoire unitaire, qu’ils ne
peuvent accepter que s’il est composé de leurs doublures ;
à créer lui-même les conditions d’une dictature du FLN »2.
Un « retournement des alliances » contre l’OAS aurait été
secrètement conclu lors de la conférence des Rousses3 et
entériné par celle d’Évian.
Sans choisir entre ces deux thèses antagonistes, on
ne peut manquer de faire deux constats. Le premier est que
224 les autorités françaises n’ont pas réagi avec la même vigueur
aux violations du cessez-le-feu commises par l’OAS d’un
côté, et par le FLN-ALN de l’autre. Contre la première, le
gouvernement a concentré des forces militaires importantes
et a ordonné d’ouvrir le feu si nécessaire. Face au second,
il a vite renoncé à la force pour recourir au règlement paci-
fique des incidents par les commissions mixtes de cessez-
le-feu (ce qui supposait une égale bonne volonté des deux
partenaires). Or, leur fonctionnement laissait beaucoup à

1. De Gaulle à Peyrefitte, 23 novembre 1962 (Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 1,


p. 257). Le général avait exprimé la même idée le 19 décembre 1960 : « Ces
pauvres Français d’Algérie sont en train de se suicider [...]. Ils préparent un bain
de sang dont ils seront les premières victimes » (Peyrefitte, op. cit., p. 72). Il avait
oublié ce qu’il avait dit au député d’Oran Pierre Laffont le 22 novembre précédent
au sujet des chefs du FLN : « Ils croient vraiment qu’ils sont capables de gou-
verner seuls l’Algérie ? [...] S’imaginent-ils que le million de Français se laisseront
faire sans bouger ? Ce serait un bain de sang » (Tournoux, La tragédie du général,
Plon 1967, p. 598).
2. A. Peyrefitte, Faut-il partager l’Algérie ? (Plon, décembre 1961, p. 107). Cité
par Taouès Titraoui et Bernard Coll, Le livre des harkis, Bièvres, Jeune Pied Noir,
1991, p. 169.
3. L’idée de « clauses secrètes des accords d’Évian » livrant les Français d’Algérie
LA

et les harkis à la vindicte du FLN paraît être une interprétation tendancieuse de


l’accord des Rousses, communiqué par un informateur à André Rossfelder et à
GUERRE

Jacques Soustelle, qui alertèrent un journaliste du Tempo de Rome. Voir le démenti


de Louis Joxe dans Le Monde du 27 février 1962.

D’ALGÉRIE
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désirer, parce que les représentants de l’ALN interprétaient


les accords autrement que ceux de l’armée française.
Cette double attitude gouvernementale était large-
ment prédéterminée par un choix antérieur au cessez-le-feu.
Selon le Comité des affaires algériennes du 20 décembre
1961, « l’objectif primordial sera de prévenir et de réprimer
les entreprises de l’OAS [...]. Le dispositif militaire et la
répartition des autres forces de l’ordre [doivent être] révisés
en fonction de cette priorité ». « Cette mesure prime tout
par rapport au reste : barrages et lutte contre le FLN »,
précisa le général de Gaulle1. Après le 19 mars, les respon-
sables de la lutte anti-OAS coopérèrent avec le FLN en
échangeant des informations avec lui pour l’inciter à rester
patient, mais sans obtenir qu’il renonce à réagir directe-
ment. L’escalade meurtrière de l’OAS dissimula pendant
plusieurs semaines aux responsables du maintien de l’ordre
la gravité des enlèvements ordonnés par le FLN (et contre
lesquels certains officiers français luttaient en collaborant
avec l’OAS2). Deux mois après le cessez-le-feu, cette atti-
tude avait abouti à une impasse flagrante (multiplication
des enlèvements et des découvertes de charniers, reprise des
attentats revendiquée par la Zone autonome d’Alger) alors
que le Haut commissaire et l’Exécutif provisoire venaient 225
d’annoncer que le référendum d’autodétermination aurait
lieu un mois et demi plus tard, le 1er juillet. Le gouverne-
ment français tenta vainement d’obtenir un désaveu et
l’interdiction des enlèvements par le GPRA3. Le Comité
des affaires algériennes du 23 mai chargea le Haut com-
missaire Christian Fouchet d’intervenir « afin que l’Exécutif
provisoire obtienne qu’il soit mis fin aux enlèvements et
aux meurtres d’Européens actuellement perpétrés à Alger » ;
« il appartient en fait à M. Farès de faire en sorte que Si
Azzedine cesse son action dans ce domaine ou soit appré-
hendé »4. Mais en contrepartie, la Zone autonome d’Alger
obtint la création des ATO (auxiliaires temporaires occa-

1. Décisions et compte rendu du Comité des affaires algériennes (SEAA 38 et


AN, F60, SGG), cités par M. Faivre, Les combattants musulmans, p. 145.
2. Mémorandum du commandant Henri-Jean Thomas sur les enlèvements remis
à la défense du capitaine Mura passé à l’OAS, in OAS parle, op. cit., p. 256-263.
Voir son témoignage dans la thèse de Jean Monneret, p. 182-188, plutôt que son
roman historique, Delta 7, L’Harmattan, 1998.
3. Ce désaveu était « promis par le GPRA pour ce soir », déclara le Haut com-
missaire Christian Fouchet au Comité des affaires algériennes du 23 mai ; sinon,
DE LA PAIX

il faudrait « arrêter Azzedine » (AN, F60, SGG). Toutefois, les enlèvements furent
interdits par le capitaine Bakhti, chef de la Zone autonome d’Oran, le 2 juin
(texte reproduit par Joseph Katz, op. cit., p. 265-266).
4. Décision (signée C. de Gaulle) du Comité du 23 mai, SEAA 39.

LA QUÊTE
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sionnels), forces de police musulmanes destinées à intervenir


dans les quartiers européens, le déplacement de nombreux
policiers et officiers sympathisants de l’OAS (y compris ceux
qui avaient découvert des charniers), et la libération de ses
propres militants arrêtés1.
Cette attitude officielle apparemment incohérente
s’expliquait par l’impossibilité de reprendre une guerre sur
deux fronts, qui aurait justifié les calculs de l’OAS. Les
violations du cessez-le-feu commises par celle-ci et par le
FLN étaient également contraires à la lettre et à l’esprit des
accords d’Évian. Mais les premières visaient à empêcher le
dégagement de la France, alors que les secondes n’empê-
chaient qu’un retrait honorable.
Un deuxième constat s’impose. Le gouvernement
français a mené de front deux politiques incompatibles, la
coopération et « l’arrachement ». Le 2 avril 1962, de Gaulle
se confia au journaliste Jean-Raymond Tournoux : « J’ai
voulu que tout cela se fasse sur la base de la coopération.
Si cela avait été nécessaire, j’aurais procédé à l’arrachement.
D’ailleurs, c’est parce que j’ai menacé le FLN de l’arrache-
ment qu’il y a eu la coopération. Si cela devenait nécessaire,
je procéderais encore à l’arrachement »2. En effet, depuis
226 son discours du 16 septembre 1959, le président de la
République avait souvent menacé le FLN de refuser toute
aide française à l’Algérie si la majorité des Algériens choi-
sissait la « sécession », laquelle aurait entraîné le « regrou-
pement » durable ou temporaire de tous ceux qui auraient
voulu rester français, et l’expulsion de tous les Algériens
résidant en métropole3. C’était dans cette perspective qu’il
avait fait étudier et populariser par Alain Peyrefitte l’hypo-
thèse d’un partage de l’Algérie pour faire pression sur le
FLN. Mais moins de deux mois après les accords d’Évian,
quand il devint évident que leurs garanties étaient devenues
lettre morte, de Gaulle résolut d’accélérer le dégagement
de la France, sans pour autant renoncer à la coopération :
« Il faut annoncer la date de l’autodétermination »,
annonça-t-il au Conseil des ministres du 4 mai. « Que per-
sonne ne doute que la France n’exercera plus aucune res-
ponsabilité, ni politique, ni de maintien de l’ordre, au plus

1. Monneret, op. cit., p. 175-178. Cf. les versions de Si Azzedine, op. cit.,
p. 208-209 et d’Abderrahmane Farès, op. cit., p. 113-115.
2. Tournoux, op. cit., p. 403.
LA

3. C. de Gaulle, Allocution du 16-09-1959, Discours et messages, t. 3, p. 121,


GUERRE

conférence de presse du 11-04-1961, op. cit., p. 292 ; et ses déclarations à Pierre


Laffont, Tournoux, op. cit., p. 599.

D’ALGÉRIE
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tard six mois après le cessez-le-feu ! Que les musulmans


préparent le gouvernement de l’Algérie ! Que les Européens
se persuadent qu’il faut ou bien s’accommoder avec les
musulmans sans que la France les protège, ou bien rentrer
en France ! »1. Il ajouta que l’intérêt de la France avait cessé
de se confondre avec celui des pieds-noirs, et qu’en matière
de décolonisation, comme en amour, « la seule victoire, c’est
de s’en aller ».
Cette décision précipita la déconfiture de l’OAS ;
mais elle n’incita pas les factions du FLN-ALN à s’unir pour
assumer leurs responsabilités, bien au contraire. Quand il fut
devenu évident que l’avancement du référendum au 1er juil-
let n’avait pas rétabli l’ordre en Algérie2, le gouvernement
français utilisa plusieurs fois la menace d’une intervention
militaire et d’une rupture de la coopération pour inciter les
Algériens à former un gouvernement responsable3, mais cette
menace resta diplomatique. En effet, le président de la Répu-
blique avait chargé son ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney
d’éviter également trois écueils : « Bizerte » (la reprise des
hostilités), « le Congo » (l’anarchie) et « Cuba » (la rupture
des relations de coopération). Renonçant à toute exigence
quant à la nature démocratique du nouvel État, il lui avait
souhaité « d’avoir le plus tôt possible en face de [lui] un 227
gouvernement qui en soit un »4. En attendant sa formation,
l’armée française avait la consigne de « recueillir et d’embar-
quer » les personnes menacées, mais le droit d’intervenir sans
l’accord des autorités algériennes lui fut retiré5.
Ainsi, le président de la République donna l’impres-
sion d’ignorer ou de minimiser volontairement des actes
contraires aux garanties d’Évian et incompatibles avec une
coopération sereine pour éviter d’en tirer la conséquence
logique : la caducité des accords. Dans l’hypothèse de
« l’arrachement », la responsabilité de la sécurité de tous
les habitants de l’Algérie qui auraient voulu rester français

1. Conseil des ministres du 4 mai. Peyrefitte, op. cit., p. 124-125.


2. Au contraire, le général Katz rejette la responsabilité principale de la journée
sanglante du 5 juillet sur l’absence d’instructions claires pour le maintien de
l’ordre après l’indépendance. Katz, op. cit., p. 334-335.
3. Déclaration du président de la République à l’issue du Conseil des ministres
du 25 juillet, dans Peyrefitte, op. cit., p. 197-198.
4. Témoignage de Jean-Marcel Jeanneney au colloque de Paris VIII sur les accords
d’Évian (Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée s. dir. René Gallissot,
DE LA PAIX

Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1997, p. 25-29. Cf. J.-M. Jeanneney, Une


mémoire républicaine, entretiens avec Jean Lacouture, Le Seuil, 1997.
5. L’évolution des directives sur les missions des forces armées en Algérie après
l’indépendance est retracée par M. Faivre, op. cit., p. 177-181.

LA QUÊTE
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aurait incombé entièrement à la France ; celle-ci aurait dû


s’en acquitter par leur regroupement, leur rapatriement et
leur indemnisation. Mais la signature des accords d’Évian
conduisit le gouvernement français à se décharger d’une part
croissante de ses responsabilités sur des dirigeants algériens
qui n’avaient pas la capacité ou la volonté de les assumer.
Du point de vue des Français et des Français musulmans
d’Algérie, il aurait mieux valu que ces accords n’aient pas
été signés.
Les premiers peuvent justement reprocher au chef
de l’État d’avoir trop longtemps nié la gravité de leur situa-
tion, en affectant de les considérer comme des « vacanciers »
ou des « repliés » temporaires, voire comme des déserteurs
(dans le cas des fonctionnaires)1. Les seconds ont des griefs
supplémentaires. En effet, le gouvernement a refusé d’orga-
niser le repli préventif en métropole de tous les anciens
supplétifs musulmans de son armée2, interdit les initiatives
d’officiers visant à y replier leurs anciens subordonnés en
dehors de la voie hiérarchique3, et tenté à plusieurs reprises
de limiter ou d’interrompre l’accueil des réfugiés dans les
camps militaires français en Algérie4. D’abord parce qu’il
avait voulu parier sur le respect de la signature du GPRA,
mais aussi parce qu’il avait peur de faire le jeu de l’OAS
228
en lui fournissant des recrues potentielles pour transférer la
guerre civile en métropole ; et surtout parce que le général
de Gaulle ne considérait plus les « Français musulmans »
comme de vrais Français : « On ne peut pas accepter de
replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils
ne s’entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de
rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans [...].

1. Peyrefitte, op. cit., p. 135-139, 171-176, 191-207, 249-252.


2. Les « Français musulmans » pouvaient demander à bénéficier du statut de
rapatrié, et se placer sous la protection de l’armée en cas de danger. Mais les
instructions officielles, fondées sur l’idée que « l’installation en France n’est pas
à prévoir ni à encourager » insistaient sur les difficultés de celle-ci, « qui ne doit
être envisagée que si le maintien en Algérie s’avère impossible » (Cf. M. Faivre,
op. cit., p. 82-85 et 95-98). C’était refuser la seule solution jugée efficace par le
général en chef Ailleret (Un général du contingent, Grasset 1998, p. 148-149), et
rétrospectivement par le ministre des Armées Pierre Messmer (Après tant de batail-
les, Albin Michel 1992, p. 261-263).
3. Messages du ministre des Affaires algériennes Louis Joxe et du colonel Buis
(chef du cabinet militaire du Haut commissaire Fouchet) le 12 mai 1962, contrai-
res à la liberté de circulation entre l’Algérie et la France garantie par les accords
d’Évian. Cf. M. Faivre, op. cit., p. 168-170.
4. Voir M. Faivre, op. cit., p. 185-195 pour les délibérations gouvernementales
LA

sur l’accueil des anciens « harkis » menacés, et p. 201-207 pour les rapports et
les directives du commandement des forces françaises en Algérie. De 1962 à 1965,
GUERRE

environ 42 000 supplétifs et membres de leurs familles ont été transférés en


France par les autorités militaires, ainsi que 5 000 engagés.

D’ALGÉRIE
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Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés ! Mais on


ne peut les recevoir en France, comme tels, que s’ils cou-
raient des dangers ! »1 Il en fallut beaucoup pour leur en
ouvrir les portes.
Après avoir longtemps fermé les yeux, de Gaulle finit
par se rendre à l’évidence, sans changer sa politique pour
autant. « Il faut bien admettre que l’Algérie vit actuellement
dans la confusion », déclara-t-il au Conseil des ministres du
29 août. « Mais il est de notre devoir de faire comme si elle
devait s’en sortir [...]. Nous n’avons pas avantage à miser sur
l’échec, mais sur la réussite de l’Algérie nouvelle. Nous som-
mes, aujourd’hui comme hier, attachés à la politique
d’Évian »2. En effet, le choix était d’abandonner l’Algérie à
son chaos en lui refusant toute aide financière, technique et
culturelle, ou de tout faire pour l’aider à se redresser. La
première option était déconseillée par ses conséquences
redoutables, celles qu’avait prévues Alain Peyrefitte : désta-
bilisation de la rive méridionale de la Méditerranée, et afflux
en métropole, après le million de rapatriés, d’un autre mil-
lion de réfugiés politiques ou économiques algériens3. Au
lieu de prendre acte de l’échec des accords d’Évian, ce qui
l’aurait rendu total et définitif, de Gaulle préféra parier sur
une évolution plus favorable à long terme. Il voulut pour- 229
suivre une coopération « exemplaire » par son désintéresse-
ment afin de rehausser le prestige de la France dans le Tiers
Monde, et de sauvegarder une certaine forme de présence et
d’influence française en Algérie : « Ainsi, tenant pour une
ruineuse utopie « l’Algérie française » telle qu’au début de
mon gouvernement je l’entendais réclamer à grands cris, je
comptais aboutir à ceci, qu’à l’exemple de la France qui, à
partir de la Gaule, n’avait pas cessé de rester en quelque
façon romaine, l’Algérie de l’avenir, en vertu d’une certaine
empreinte qu’elle aurait reçue et qu’elle voudrait garder,
demeurerait, à maints égards, française »4.

1. Déclaration au Conseil des ministres du 25 juillet 1962, citée par Peyrefitte,


op. cit., p. 196. Contrairement aux promesses faites en février et mars par le
ministre Louis Joxe aux citoyens français d’Algérie soumis au « statut civil de
droit local » (musulman, ou berbère), le Comité des affaires algériennes décida le
21 juin que ceux-ci devraient déclarer individuellement leur volonté de rester
Français pour ne pas perdre leur nationalité à partir du 3 juillet. L’ordonnance
du 21 juillet 1962 précisa que cette déclaration devrait se faire en territoire
français, et impliquait la soumission au Code civil. C’était la fin de la « citoyen-
neté dans le statut », et le retour à la « naturalisation » antérieure à l’ordonnance
du 7 mars 1944.
DE LA PAIX

2. Conseil des ministres du 29 août. Peyrefitte, op. cit., p. 249.


3. A. Peyrefitte, Faut-il partager l’Algérie ?, Plon 1961, p. 49-66.
4. C. de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon 1970, p. 50-51. Cf. Mohammed Harbi

LA QUÊTE
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Quarante ans plus tard, il est encore trop tôt pour


dire si ce pari a été définitivement perdu, ou s’il peut encore
être gagné.

Ainsi, la guerre d’Algérie ne s’est pas terminée par


une victoire française, ni par une paix sans vainqueurs ni
vaincus, mais par une victoire politique du FLN, mal assu-
mée par celui-ci.
Comme l’Algérie française en 1830, l’Algérie algé-
rienne est née en 1962 dans le désordre, la violence, et
l’injustice. La paix en Algérie – ou plutôt la cessation pro-
gressive des hostilités – n’a pas apporté un véritable apai-
sement, ni aux vaincus, ni même aux vainqueurs. L’Algérie
et la France n’ont pas cessé de souffrir l’une et l’autre –
mais surtout la première – des conditions de leur sépara-
tion . Les relations franco-algériennes ont été bâties sur des
fondations malsaines. C’est pourquoi, quarante ans après,
elles restent à refonder.

230
LA

(L’Algérie et son destin, p. 229) : « Aujourd’hui, la colonisation est une dimension


de notre passé, comme la romanisation a été une dimension de l’histoire de
GUERRE

France... Il s’agit d’intégrer dans notre histoire, avec ses multiples contradictions,
les cent trente années de présence française ».

D’ALGÉRIE
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231

T R O I S I È M E P A R T I E

LA GUERRE
APRÈS LA GUERRE
1962-2002

L’impossibilité d’assigner une date précise à la fin de la guerre


d’Algérie ne facilite pas l’établissement de son bilan, et oblige à le
reconsidérer périodiquement en fonction de ses conséquences les plus
récentes. Durant trente ans, les gouvernements français ont essayé 231
de tourner la page en oubliant et en faisant oublier cette guerre. Au
contraire, les dirigeants algériens ont perpétué, sous prétexte de com-
mémorer le souvenir des héros et des martyrs, une culture de guerre
et de ressentiment envers la France. Depuis 1992, l’Algérie est déchi-
rée par une nouvelle guerre civile entre deux camps qui prétendent
également continuer le combat des moudjahidine contre le « parti de
la France », et celle-ci s’y est trouvée de nouveau impliquée, en la
personne de ses ressortissants en Algérie et sur son propre sol. Plus
que jamais, on peut se demander si la guerre d’Algérie est vraiment
finie, et si elle se terminera un jour.
S’agit-il d’une nouvelle guerre, ou d’une résurgence de la
précédente ? Quelle est la responsabilité de la commémoration obses-
sionnelle de la « guerre de libération » dans la répétition d’un passé
sanglant ? L’amnésie officiellement prônée en France depuis 1962 et
jusqu’il y a peu est-elle un meilleur moyen de tourner la page ?
Quelles leçons l’histoire doit-elle retenir de la guerre d’Algérie, et en
quoi peut-elle aider les deux peuples à en finir avec cette guerre ?
Telles sont les questions auxquelles la dernière partie de ce livre se
propose de répondre.
LA GUERRE

LA GUERRE APRÈS
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C H A P I T R E 5

D’un bilan à l’autre1

É tablir le bilan d’une guerre consiste à faire


un inventaire systématique de ses consé-
quences immédiates et à terme, dans tous
les domaines (démographique, économique et financier,
moral et politique), et chez tous les belligérants. Les sin-
gularités de la guerre d’Algérie (notamment l’incertitude
sur la date du retour à la paix) viennent compliquer la
tâche. En fait, il s’agit d’évaluer les conséquences de la
guerre, mais aussi celles de son dénouement. Ce travail dif-
232 ficile a été tenté immédiatement, mais l’écoulement du
temps a permis de le compléter, et de mettre en évidence
des conséquences différées.

D ES BILANS SUCCESSIFS ET PROVISOIRES

Faire le bilan d’une guerre suppose qu’elle soit ter-


minée. Fixer la date du retour à la paix en Algérie n’allait
pas de soi en 1962, et n’est guère plus facile rétrospective-
ment. À partir de cette date incertaine, l’écoulement du
temps a mis en évidence telle ou telle de ses conséquences ;
ce qui nous oblige à reconsidérer le bilan de temps à autre.

Une coopération exemplaire ?


Le soir du 18 mars 1962, le général de Gaulle vou-
lait croire aux chances de réussite des accords d’Évian, qu’il
présentait comme la « solution du bon sens », fondée sur
LA

l’intérêt réciproque des deux parties. Six mois plus tard, il


GUERRE APRÈS

1. Une version condensée de ce chapitre se trouve dans « La guerre d’Algérie


parmi les guerres françaises du XXe siècle : essai de bilan », communication au
colloque Décolonisation, décolonisations, Caen, Éditions du Mémorial, 2002,
p. 127-151.

LA GUERRE
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233

avait dû se rendre à l’évidence : la violation des garanties


fondamentales de sécurité des personnes et des biens avait
chassé les Français d’Algérie, et rendu caduque la plus
grande partie des accords. Il fallait donc accepter la révision
permanente qu’exigeait l’Algérie, dans la mesure où seraient
sauvegardés les intérêts essentiels de la France, qui ne se
confondaient plus avec ceux de ses ressortissants. Malgré
tous les heurts avec l’Algérie, de Gaulle presque seul imposa
la poursuite d’une coopération qu’il voulait exemplaire afin
de rétablir le prestige français dans le monde arabe et le
Tiers Monde1.
Dix ans plus tard, après la retraite et la mort du
général de Gaulle (1970), l’Algérie a parachevé en 1971 la
« récupération de ses richesses nationales » en nationalisant
les compagnies pétrolières du Sahara. La France a défendu
les intérêts de ses sociétés en boycottant le « pétrole rouge »
algérien, jusqu’à un accord sur les conditions de leur indem-
nisation. Toutefois, le président Pompidou a refusé d’en
faire une affaire d’État, contrairement aux prévisions du pré-
sident Boumedienne2, et aux vœux d’une fraction de l’opi-
nion française3 : il souhaite désormais banaliser les relations
franco-algériennes. La France a laissé l’Algérie démanteler
tous les aspects des accords d’Évian que celle-ci jugeait 233
« néo-colonialistes » ; elle a renoncé à défendre les intérêts
des Français d’Algérie (qu’elle a réinsérés dans l’économie
métropolitaine grâce à une très forte croissance avant de
commencer à les indemniser) ; elle a transféré ses centres
d’expérimentations stratégiques du Sahara vers la Guyane
et la Polynésie, et diversifié ses fournisseurs de pétrole. Mais
la coopération technique, scientifique et culturelle est restée
hors de cause : grâce à la présence de nombreux coopérants

1. Voir Ageron, « la politique française de coopération... », dans De Gaulle en son


siècle, t. 6, Liberté et dignité des peuples, Plon et La documentation française, 1992,
p. 204-216, et p. 232 l’intervention du Marocain Bouhout El Mellouki Riffi,
soulignant que celui-ci avait été beaucoup plus indulgent et généreux envers
l’Algérie qu’envers les deux pays voisins.
2. Celui-ci s’attendait à la rupture de la coopération franco-algérienne et à l’expul-
sion de la colonie algérienne de France, selon Ania Francos et Jean-Pierre Séréni,
Un Algérien nommé Boumedienne, Stock, 1976, p. 233. Cf. Nicole Grimaud, La
politique extérieure de l’Algérie, Karthala, 1984, p. 35-85.
3. Dès le 30 octobre 1963, de Gaulle confiait : « La politique d’Évian, il n’y a
que moi qui la veuille !... Les Français aussi ne voudraient plus des accords
d’Évian... Ils détestent les Algériens, parce que les Algériens nous ont fait la
guerre et que l’arrachement s’est fait dans la douleur » (Peyrefitte, op. cit., t. 2,
p. 440). En 1971 et 1973, émeutes et attentats anti-algériens encouragés par
À L’AUTRE

l’extrême droite se multiplient, surtout dans le Midi ; voir la thèse d’Yvan Gas-
taut, L’immigration et l’opinion en France sous la Cinquième République, Le Seuil, 2000,
p. 282-297.

D’UN BILAN
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

234

français, et au maintien de filières francophones aux débou-


chés importants, la francophonie connaît son apogée quan-
titatif et qualitatif. Comme le constate Ali Ammar, le fran-
çais est alors plus couramment utilisé que jamais : « dans
l’Algérie de 1974, on parle beaucoup plus souvent et à une
plus vaste échelle que par le passé la langue héritée du
colonialisme »1. Le but avoué par de Gaulle dans ses Mémoi-
res d’espoir, faire en sorte qu’a l’exemple de la France restée
en quelque façon romaine, l’Algérie demeure à maints
égards française, semble alors en bonne voie de réalisation.
Toutefois, de Gaulle a manifestement échoué sur un autre
plan : l’intensification et l’enracinement de l’immigration
algérienne en France, dont la crainte avait été la principale
motivation inavouée de son refus de l’intégration et qu’il
avait plusieurs fois tenté d’enrayer après l’indépendance.
Immigration qui n’est plus seulement algérienne, mais qui
tend à se généraliser à tous les pays du Maghreb et de
l’ex-empire colonial français, grâce aux besoins de main-
d’œuvre d’une croissance sans précédent.

La France en crise
Quinze ans après, l’Algérie s’éloigne de la France.
234 En 1975, avant la visite à Alger du président Giscard
d’Estaing (la première d’un chef de l’État français depuis
l’indépendance), le président Boumedienne avait déclaré que
les relations entre les deux pays ne pourraient être banales :
elles seraient nécessairement ou médiocres, ou exceptionnel-
les2. Quelques mois plus tard, l’Algérie accuse la France de
partialité en faveur du Maroc dans la question du Sahara
ex-espagnol, et lui déclare une véritable guerre froide, avec
prise d’otages français au Sahara occidental et en Maurita-
nie, où les avions Jaguar aident à repousser les attaques du
Front Polisario soutenu par l’Algérie. La tension retombe
en 1978, à la mort du président Boumedienne. Cependant,
l’Algérie s’est davantage éloignée de la France en accélérant
l’arabisation de l’enseignement et la réislamisation de la vie
quotidienne (substitution du vendredi au dimanche comme
jour férié). En France, des actes de racisme et des attentats
anti-algériens se sont multipliés depuis 1971 dans le Midi,
LA

où les rapatriés et les immigrés sont particulièrement nom-


breux. Les enfants de harkis relégués dans des camps com-
GUERRE APRÈS

1. Cité par Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, La Décou-


verte, 1994, p. 53-54.
2. Cité dans L’année politique 1975, p. 118.

LA GUERRE
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235

mencent à se révolter contre l’injustice de leur sort, et contre


les obstacles mis par l’Algérie à leur liberté de circulation.
En même temps, la France découvre les inconvé-
nients de sa dépendance globale envers les pays arabes et
l’ensemble des pays exportateurs de pétrole regroupés dans
l’OPEP, à l’occasion des deux chocs pétroliers de 1974 et
1979, qui déclenchent la récession tout en relançant l’infla-
tion. Certains expriment alors le regret que la France ait
perdu, en renonçant à garder le pétrole du Sahara, sa der-
nière chance de conserver son indépendance énergétique, clé
de la puissance politique, et qu’elle soit réduite à courtiser
les États arabes. Ces regrets alimentent le racisme anti-
arabe, et inspirent des mesures qui établissent un rapport
entre la lutte contre la crise et le reflux de l’immigration :
suspension de l’immigration de travailleurs en 1974 (contra-
riée par l’autorisation du regroupement familial), puis aide
au retour, et projet Stoléru de refoulement massif1. Il est
vrai que l’argumentation économique favorable à la déco-
lonisation de l’Algérie n’avait tenu compte que du coût
comparatif du pétrole algérien, très supérieur à celui du
pétrole du Moyen-Orient2 ; mais la France n’aurait pas pu
garder le pétrole du Sahara algérien sans conserver la res-
ponsabilité du développement de l’Algérie et de l’élévation 235
du niveau de vie de sa population proliférante. En outre, le
pétrole n’est pas la seule cause du freinage durable de la
croissance : l’économiste Maurice Allais, en 1962 sévère cri-
tique des accords d’Évian3, incrimine plutôt le libre-échan-
gisme et le monétarisme outranciers des politiques écono-
miques appliquées en Europe depuis 1975.
Vingt ans après, la France gouvernée par la gauche
depuis l’élection de François Mitterrand en 1981 semble se
réconcilier avec l’Algérie de Chadli Bendjedid ; les deux
chefs d’États échangent de fréquentes visites. Cependant, la
France découvre une conséquence différée de la décolonisa-
tion et de l’enracinement de l’immigration : l’apparition
d’un nombre croissant de bi-nationaux, qui pose avec une
acuité nouvelle les problèmes de la nationalité, de la
citoyenneté et de l’identité nationale françaises. En vertu

1. Ralph Schor, Histoire de l’immigration en France, de la fin du XIXe siècle à nos


jours, Armand Colin, 1996, p. 270-273.
2. Voir l’analyse de Raymond Aron (La tragédie algérienne, p. 55-56) minimisant
l’importance du facteur pétrolier, et la réponse de Jacques Soustelle (Le drame
algérien..., p. 31-33) ; et le calcul d’un lecteur de France-Observateur du 18 sep-
À L’AUTRE

tembre 1958, cité par Jacques Marseille, « L’Algérie dans l’économie française
(1954-1962) », Relations internationales no 58, été 1989, p. 169-176.
3. Maurice Allais, L’Algérie d’Évian, Éditions France-Empire, 1962.

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236

du droit du sol, les enfants de parents algériens qui sont


nés sur le sol français depuis le 1er janvier 1963 sont auto-
matiquement français à leur majorité (rabaissée à 18 ans en
1974), à moins qu’ils le refusent explicitement. Ils conser-
vent néanmoins la nationalité algérienne, puisque la loi
algérienne, d’inspiration islamique, impose une allégeance
perpétuelle à ses ressortissants1. Cette situation comporte
des risques de conflits de législations et de juridictions,
notamment en matière de service militaire2. Elle fait res-
surgir sous de nouvelles modalités le vieux problème colo-
nial de la compatibilité entre la loi française et la loi musul-
mane, que de Gaulle croyait avoir définitivement réglé par
l’ordonnance du 21 juillet 1962, et qui redevient un enjeu
politique majeur.
Le Front national de Jean-Marie Le Pen réussit enfin,
à partir de 1983, à exploiter le mécontentement des déçus
de la gauche, qui ne peuvent se résigner à la fois à la fatalité
du chômage des Français et à l’enracinement définitif des
immigrés. Le parti d’extrême droite porte les espoirs de
revanche des vaincus irréconciliables de la décolonisation ;
mais son leader cherche en même temps à capter l’héritage
politique du général de Gaulle, dont il connaît les senti-
ments hostiles à l’immigration. Le parti gaulliste RPR, crai-
236
gnant de perdre ses électeurs, met à son programme la révi-
sion des lois sur l’immigration et sur l’acquisition de la
nationalité française par les immigrés. Cette dernière
réforme aboutit en 1993 au remplacement de l’acquisition
automatique par une option individuelle explicite3. La gau-
che défend la nationalité française des enfants d’immigrés
contre sa dénégation par l’extrême droite, mais aussi contre
l’exigence jugée discriminatoire d’une déclaration d’option,
qu’elle supprime en 1997. Elle préfère ignorer que les
« Beurs » sont des bi-nationaux. Il est vrai que la crise dans
laquelle s’enfonce l’Algérie renforce l’attrait de l’intégra-
tion.

1. Voir les communications de Tayeb Benamara, « Option de nationalité », et de


El Hadi Chalabi, « Nationalité, citoyenneté : entre l’État, l’individu et le citoyen,
LA

le droit en question », dans Les accords d’Évian..., p. 187-193 et 201-211.


2. Un accord franco-algérien du 11 octobre 1983 a permis aux jeunes bi-natio-
GUERRE APRÈS

naux d’effectuer leur service militaire dans le pays de leur choix : 4 200 environ
font chaque année leur service en Algérie, 5 200 en France, et 10 000 s’en dis-
pensent, selon Claude Liauzu, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale,
Bruxelles, Complexe, 1996, p. 211.
3. Loi du 22 juillet 1993 ; cf. Ralph Schor, op. cit., p. 282.

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L’Algérie en crise
En effet, trente ans après 1962, l’Algérie a rechuté
dans la violence. Une première crise économique, sociale et
politique (consécutive à la chute du prix du pétrole en
1986), a ébranlé en octobre 1988 le régime du parti unique
établi depuis l’indépendance ; mais l’espoir d’une renais-
sance démocratique inaugurée par la Constitution de février
1989 n’a pas duré. La vague islamiste et l’interruption du
processus électoral par un coup d’État militaire ont déclen-
ché en 1992 une nouvelle guerre civile, caractérisée jusqu’en
1997 au moins par une escalade dans l’horreur. La France
a vu réduire les derniers vestiges de sa présence et de son
influence culturelle, avec les attentats contre les Français et
les Algériens d’origine française, la fermeture sous la menace
de ses établissements d’enseignement, la remise en cause
des Algériens francophones et de la place de la langue fran-
çaise en Algérie par les islamistes et par le pouvoir établi.
Menacée jusque sur son territoire et avec la complicité de
quelques jeunes « Beurs » en 1995 et 1996, elle a tendu à
considérer l’Algérie comme un pays barbare dont elle devait
s’isoler par un cordon sanitaire. Le pari du général de Gaulle
semble en voie d’être perdu. Mais ce sont aussi les espoirs
de nombreux patriotes algériens dans une Algérie indépen- 237
dante libre et heureuse qui ont semblé condamnés. Cette
idée n’est pas le monopole de « colonialistes » nostalgiques
de l’Algérie française : elle s’exprime en Algérie même, au
moins parmi ceux qui ont connu l’Algérie coloniale. On ne
peut manquer de se demander pourquoi les trente premières
années de l’indépendance ont conduit ce pays à une faillite
matérielle et morale aussi complète, et de soupçonner l’exis-
tence de rapports de causalité entre les conditions dans les-
quelles il a conquis son indépendance et sa situation
actuelle. Parmi ces rapports probables, la gestion politique
de la mémoire de la guerre de libération doit figurer en
bonne place. Il est encore trop tôt pour savoir si les inten-
tions de rénovation de l’Algérie et de refondation de ses
relations avec la France exprimées par le président Boute-
flika ouvriront une ère nouvelle dans celles-ci. Il est sûr,
en tout cas, que la reconsidération critique du bilan de la
guerre d’Algérie dans les deux pays est nécessaire à leur
assainissement.
À L’AUTRE

D’UN BILAN
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C OMBIEN DE MORTS ?
Avant la fin de la guerre d’Algérie s’était répandue
l’idée que celle-ci aurait fait au moins un million de morts
algériens. Dès le 15 octobre 1959, El Moudjahid avait
affirmé, en réponse aux bilans officiels français, que « le
chiffre de 900 000 à un million de victimes résulte d’éva-
luations multiples faites par des Algériens, des Français et
des observateurs étrangers : bien plus, ce million de victi-
mes était admis dans le proche entourage de M. Delouvrier,
à Alger, au début de l’année 1959 »1. Dix jours avant le
cessez-le-feu, le no du 9 mars 1962 porta le bilan à « plus
d’un million et demi de victimes », nombre qui est resté
depuis quasiment officiel en Algérie, laquelle est connue
dans tout le monde arabe comme le « pays du million et
demi de martyrs ».
Toutefois, la propagande n’a pas retenu la distinc-
tion faite par l’auteur de l’article : « Actuellement, le tribut
payé par le peuple algérien pour sa libération peut être
évalué de la façon suivante : plus d’un million et demi de
victimes de la guerre, soit plus de 500 000 tués et disparus
(combattants et civils, hommes, femmes, enfants), et près
238 d’un million de blessés, amputés, malades (rescapés des
camps d’internement et de regroupement) »2.
Il faut donc cesser de jouer sur l’ambiguïté des
mots : les morts sont des victimes, mais toutes les victimes
ne sont pas des morts. Déterminer le nombre exact des
blessés, guéris ou continuant à souffrir de séquelles physi-
ques plus ou moins graves, n’est pas aisé ; évaluer celui des
victimes de troubles psychologiques ou de traumatismes
moraux l’est encore moins ; estimer celui des morts causés
par la guerre est une tâche moins ardue, et plus urgente.

La méthode démographique
Les Algériens bien informés n’ont jamais cru que le
nombre des morts dus à cette guerre pouvait se situer au-delà
de 500 000 ou 600 000. Or, les données du premier recen-
sement de l’Algérie indépendante, celui de 1966, ont
conduit à réduire cette estimation de moitié. En effet, la
LA

population algérienne musulmane a très fortement augmenté


entre le recensement de 1954 (environ 8 470 000 personnes)
GUERRE APRÈS

1. El Moudjahid, no 52, 15-10-1959, réédition de Belgrade, t. 2, p. 495.


2. El Moudjahid, no 90, 9-3-1962, réédition de Belgrade, t. 3, p. 680 (« Le prix
de l’indépendance »).

LA GUERRE
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239

et celui de 1966 (11 744 000), soit un taux d’accroissement


moyen sans précédent de 3,36 % par an1. Les taux de natalité
étant à peu près connus grâce à la pyramide des âges de
1966, ceux de mortalité peuvent en être déduits. Cette pyra-
mide montre aussi un déficit anormal d’environ 150 000
hommes par rapport au nombre de femmes dans les classes
âgées de 20 à 45 ans2.
Suivant une méthode définie par Xavier Yacono en
19823, et reprise par Charles-Robert Ageron en 19924, il
est possible de calculer approximativement l’impact de la
guerre sur la population algérienne musulmane, en compa-
rant deux évaluations théoriques de son effectif en 1962 :
l’une, calculée régressivement à partir des données de 1966,
l’autre, en progressant à partir de celles de 1954, en sup-
posant dans les deux cas un accroissement linéaire. La pre-
mière étant inférieure à la seconde, la différence correspond
au déficit démographique total causé par la guerre, c’est-
à-dire, non seulement au nombre de tués, mais aussi à la
surmortalité civile indirecte (due, par exemple, aux mau-
vaises conditions de vie dans les centres de regroupement),
et au déficit de naissances dû à la séparation de nombreux
couples. Le résultat ne peut être précis, parce que le calcul
utilise des évaluations hypothétiques vraisemblables des 239
taux d’accroissement moyens des années 1954-1962 et
1962-1966, et parce que le nombre des émigrés n’est pas
parfaitement connu. Cette méthode permet néanmoins de
conclure que les pertes de la population algérienne musul-
mane ont été très vraisemblablement inférieures à
300 000 morts selon Xavier Yacono, voire inférieures à
250 000 selon Charles-Robert Ageron. Ce qui dément, non
seulement l’idée largement accréditée par le FLN du mil-
lion ou plus de morts algériens, mais aussi celle des
150 000 harkis massacrés, répandue en France par leurs
défenseurs5. En effet, la méthode démographique considère

1. André Prenant, « Premières données sur le recensement de la population de


l’Algérie », Bulletin de l’Association des géographes français, no 357-358, nov-déc-
1967, p. 53-68.
2. Ibid. Voir aussi les courbes des taux de natalité et de mortalité dressées par
Marc Cote, L’Algérie, Masson et Armand Colin, 1996, p. 155.
3. Xavier Yacono, « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident
musulman et de la Méditerranée, no34, 1982-2, p. 119-134.
4. Charles-Robert Ageron, « Les pertes humaines de la guerre d’Algérie », cata-
logue de l’exposition La France en guerre d’Algérie, Paris, Musée d’histoire contem-
poraine, et Nanterre, BDIC, 1992, p. 170-175.
À L’AUTRE

5. « Nous pouvons conclure en même temps qu’il est impossible d’admettre les
150 000 harkis massacrés, nombre qui équivaudrait à plus de la moitié des pertes
totales » (Yacono, op. cit., p. 129).

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globalement les pertes de la population recensée comme


« française musulmane » en 1954 et comme « algérienne »
en 1966, sans distinguer entre les camps opposés. Même
ainsi réduit, ce bilan n’a rien de minime : en proportion de
la population musulmane de 1954, il est équivalent à celui
des pertes françaises de la Deuxième Guerre mondiale1.

Les statistiques officielles


Si la méthode démographique propose une limite
supérieure très approximative, les statistiques officielles des
pertes fournissent des données beaucoup plus précises. Les
statistiques militaires françaises avaient pu inspirer à cer-
tains une méfiance compréhensible ; mais leur concordance
inattendue avec le recensement effectué en 1974 par le
ministère algérien des Anciens Moudjahidine a renforcé leur
crédibilité.
Selon les statistiques officielles, le nombre de
« rebelles » tués par les « forces de l’ordre » entre le
1er novembre 1954 et le 19 mars 1962 aurait été d’environ
143 0002, dont 47 % avant le retour au pouvoir du général
de Gaulle. Celui-ci avait reproduit les données fournies par
240 les autorités militaires dans sa conférence de presse du 23
octobre 1958 : « Hélas ! 77 000 rebelles ont été tués en
combattant ! »3. Il crut devoir les majorer brusquement en
les portant à 145 000 (au lieu de 105 000 fin octobre 1959)
dans celle du 10 novembre 19594. Il éleva son estimation
à 150 000 à la fin décembre5, puis à 200 000 en novembre
19606, mais il la répéta sans changement après le cessez-
le-feu du 19 mars 19627. On ne sait pas bien pourquoi ni
comment de Gaulle avait décidé, suivant l’exemple du délé-

1. Un déficit démographique d’environ 250 000 personnes représente 2,77 % des


9 millions d’Algériens musulmans de 1954 (ou 2,5 % des 10 millions de 1962).
La France a connu un déficit équivalent de 1939 à 1945 (1,1 million sur 40 mil-
lions, y compris l’excédent de décès et le déficit de naissances).
2. Tableau récapitulatif : « pertes forces de l’ordre et pertes rebelles », SHAT 1H
1937/2, reproduit par M. Faivre, op. cit., p. 364.
3. Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 3, Plon, 1970, p. 54.
4. De Gaulle, op. cit., p. 137 (« Combien il est lamentable de compter les
145 000 Algériens qui ont été tués du côté de l’insurrection »).
LA

5. Note manuscrite du 26-12-1959, reproduite par Jean-Raymond Tournoux,


Jamais dit, Plon, 1971, p. 207-208 (« étant donné les 150 000 hommes morts en
GUERRE APRÈS

combattant contre nous... »).


6. Entretien avec Pierre Laffont, 22-11-1960, reproduit par J.-R. Tournoux, La
tragédie du Général, Plon, 1967, p. 597 (« Nous en avons déjà tué 200 000 »).
7. Entretien du 2 avril 1962 avec Jean-Raymond Tournoux, op. cit., p. 405
(« Cette guerre a été très dure . Nous leur avons tué 200 000 hommes »).

LA GUERRE
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gué général Delouvrier1, de réviser en hausse le bilan des


autorités militaires. Pourtant, celui-ci a été confirmé au delà
de toute attente par le ministère algérien des Anciens
Moudjahidine, qui a recensé, en 1974, 152 863 tués durant
la guerre sur 336 748 anciens militants du FLN et com-
battants de l’ALN2. Les victimes des purges internes et des
affrontements avec le MNA ou avec les troupes marocaines
et tunisiennes peuvent rendre compte de cette différence
étonnamment faible. Même si des civils étrangers à l’orga-
nisation FLN-ALN ont pu être victimes d’erreurs ou de
représailles aveugles, rien n’autorise à multiplier par 10 le
nombre des « martyrs » identifiés3.
Les pertes des « forces de l’ordre » ont été soigneu-
sement comptabilisées jusqu’au cessez-le-feu, et depuis
1962 elles ont fait l’objet de plusieurs bilans officiels qui
ne concordent pas exactement, mais qui restent voisins du
même ordre de grandeur4. Le nombre des morts serait pro-
che de 24 000, parmi lesquels environ 15 000 tués au com-
bat ou par attentat, les autres étant décédés par suite d’acci-
dents, maladies ou suicides. Les évaluations du nombre
des blessés (moitié au combat ou par attentat, le reste en
dehors) varient entre 55 000 et 65 000. Le nombre de
30 000 morts, invoqué par certaines associations d’Anciens 241
combattants, est approché en ajoutant aux morts d’Algérie
ceux de Tunisie et du Maroc.
Les pertes des « forces de l’ordre », incluant toutes
les catégories, y compris les soldats et les supplétifs musul-
mans5, sont incomparablement plus faibles que celles des
« rebelles » : le rapport est resté très proche de un contre dix
entre 1958 et 1960. Mais ce déséquilibre des pertes a été

1. Selon El Moudjahid (no cité du 15-10-1959, t. 2, p. 495), M. Delouvrier avait


avancé le chiffre de « 150 000 victimes du côté algérien », ce qui permit à l’organe
du FLN d’affirmer que la « pacification » avait fait 70 000 morts de plus en un
an.
2. Selon le tableau reproduit par Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la
guerre, Plon, 1991, p. 252, 45 % des militants et combattants recensés ont été
tués durant la guerre, et 54 % des seuls combattants ; de nombreux martyrs n’ont
pas été recensés faute des trois témoins requis.
3. Mahfoud Bennoune nous reproche de « feindre d’ignorer » que le bilan du
ministère algérien des Anciens Moudjahidine n’inclut pas les victimes civiles
(M. Bennoune, « Massacres et tortures à El Akbia », dans La Tribune, Alger, 11-12
mai 2001, p. 12-13). Il en est de même, en principe, des 143 000 « rebelles »
comptabilisés par les bilans opérationnels français. Le bilan complet est sans doute
plus élevé, sans qu’on puisse le fixer arbitrairement.
4. Voir la mise au point du général Maurice Faivre dans son livre, Les combattants
À L’AUTRE

musulmans de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 259-263.


5. M. Faivre estime leurs pertes à 4 545 tués et 2 070 décédés en dehors du
combat (op. cit., p. 262).

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partiellement compensé par le terrorisme visant les civils.


Suivant une déclaration du ministre Louis Joxe1, le terro-
risme aurait causé dans les populations civiles, jusqu’au 19
mars 1962, 19 166 tués (dont 2 788 européens et 16 378
musulmans), 21 151 blessés (7 541 européens et 13 610
musulmans), et 13 671 disparus (375 européens et 13 296
musulmans2). Ainsi, le terrorisme a redoublé les effets meur-
triers de la guerre proprement dite.
Le terrorisme n’ayant pas été le monopole du seul
FLN, il convient de vérifier si le bilan précédent lui est
entièrement imputable. Ses actions ne sont pas distinguées
de celles du MNA dans le bilan officiel de la guerre en
métropole, qui aurait causé, jusqu’au 19 mars 1962, près
de 4 300 tués et de 9 000 blessés. Parmi les premiers, on
compterait 4 055 Algériens musulmans, 152 civils français,
6 militaires, 53 policiers et 24 supplétifs musulmans. S’il
est vrai que l’affrontement fratricide entre nationalistes algé-
riens avait causé en Algérie environ 6 000 tués et
4 000 blessés, on pourrait lui imputer en tout près de
10 000 morts et de 23 000 blessés3.
Le bilan du « contre-terrorisme » des « ultras » de
l’Algérie française est très mal connu faute de statistiques
242 et d’études précises. Celui de l’OAS a fait l’objet de plu-
sieurs évaluations partielles difficiles à combiner4. Suivant
la Sûreté nationale, jusqu’au 20 avril 1962, elle aurait tué
en Algérie 1 622 personnes (dont 239 européens) et en
aurait blessé 5 148 (dont 1 062 européens)5. Un rapport du
général Fourquet lui impute dans les deux premiers mois
du cessez-le-feu (19 mars-19 mai 1962) 1 658 tués (dont
1 494 musulmans, 106 européens, et 58 membres des forces
armées), et 2 450 blessés (dont 2 150, 197 et 103 de chaque
catégorie)6. Si ces données sont exactes, et sachant que

1. JORF, Débats parlementaires, Assemblée nationale, 4 août 1962, p. 2927 (réponse


de Louis Joxe à une question écrite de M. Domenech). Ces données concordent
avec les tableaux des victimes civiles du terrorisme rebelle, SHAT 1H 1933 et
1937.
2. Nombre majoré arbitrairement à 50 000 par le général Jacquin dans son article
« Le prix d’une guerre », Historia Magazine-La guerre d’Algérie, no112, 1974,
p. 3212-3213.
3. C.-R. Ageron, « Les Français devant la guerre civile algérienne », dans La
LA

guerre d’Algérie et les Français, p. 630, notes 10 et 11.


4. Jean Monneret souligne les incohérences des diverses estimations proposées
GUERRE APRÈS

dans sa thèse, La phase finale de la guerre d’Algérie, Université de Paris IV, 1997,
p. 132-135.
5. Cité par C.-R. Ageron, « L’OAS Algérie-Sahara », dans Les droites et le général
de Gaulle, Économica, 1991, p. 151.
6. « Bilan de deux mois de cessez-le-feu », SHAT 1H 1937/D3, p. 12.

LA GUERRE
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243

l’OAS a poursuivi son escalade jusqu’en juin, le « chiffre


officieux » de 2 200 morts cité par le journaliste américain
Paul Hénissart pourrait être inférieur à la réalité1. Le ter-
rorisme de l’OAS a dépassé celui du FLN par le nombre de
ses victimes dans les villes d’Oran et d’Alger en 1962, mais
son bilan d’ensemble lui reste très inférieur.
La violence ne cessa pas le jour du cessez-le-feu, par
la faute de l’OAS, mais aussi par celle du FLN-ALN, ou
de groupes armés qui s’en réclamaient. Durant les deux
premiers mois, l’armée française compta dans ses rangs 58
tués et 190 blessés du fait de l’OAS, et 32 tués, 84 blessés
et 35 enlevés du fait de l’ALN, qui commit également 380
attentats individuels ayant fait 297 victimes civiles (163
européens et 134 musulmans)2. Du 19 mars au 1er juin,
1.061 civils furent enlevés (574 européens et 487 musul-
mans), 258 furent libérés et 96 retrouvés morts3. Le nombre
des civils européens enlevés depuis le 19 mars 1962 attei-
gnait 1 107 au 30 juin, 2 943 au 31 décembre, et 3 098
au 30 avril 1963, parmi lesquels 969 avaient été retrouvés
vivants, 306 retrouvés morts, et 1 818 restaient disparus4.
Le 24 novembre 1964, le secrétaire d’État Jean de Broglie
déclara que, sur 3 018 personnes signalées comme disparues
du 19 mars au 31 décembre 1962, 1 245 avaient été retrou- 243
vées, 1 165 étaient certainement décédées, 135 étaient
encore recherchées, et 473 dossiers avaient été clos faute de
renseignements5. Ce bilan officiel n’a pas convaincu l’Asso-
ciation de solidarité des familles et enfants de disparus
(ASFED), qui dit tenir à jour un fichier de 2 500 noms et
parle de « 3 000 Français en possibilité de survie »6. Mais
les nombres couramment invoqués parmi les rapatriés se
multiplient jusqu’à 9 000 ou 10 000, voire 25 000.
Le plus grand facteur d’incertitude pour le bilan glo-
bal est le nombre de « harkis », supplétifs, soldats ou civils
« français musulmans » victimes de représailles après le ces-
sez-le-feu. L’estimation de Jean Lacouture, selon lequel

1. Paul Hénissart, Les combattants du crépuscule, Grasset, 1970, p. 435 note 1.


2. Rapport cité plus haut, note 6 p. 242.
3. « États récapitulatifs des F.S.E. et F.S.N.A. enlevés par le FLN entre le 19
mars et le 1er juin 1962 », document du 2e bureau de l’état major interarmées
d’Alger, reproduit en annexe à la thèse de Jean Monneret, p. 384-388.
4. « Bilan des exactions contre les personnes civiles » dressé par l’ambassade de
France en Algérie, SHAT 1H 1785/3 et 1H 1791 (consultable par dérogation) ;
reproduit par Jean Monneret, op. cit., p. 382, et par Maurice Faivre, op. cit., p. 368.
À L’AUTRE

5. JORF, Débats parlementaires, Sénat, 25 novembre 1964, p. 1846-1849.


6. Capitaine Marc-Louis Leclair, Disparus en Algérie, 3 000 Français en possibilité
de survie, Jacques Grancher, 1986.

D’UN BILAN
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244

« plus de dix mille harkis auraient été exécutés ou assassi-


nés » entre le 19 mars et le 1er novembre 1962, est citée
dans des documents officiels1, et peut être considérée pro-
visoirement comme un minimum, dans la mesure où les
autorités qui l’ont admise n’avaient pas intérêt à exagérer.
En décembre 1962, un cahier de témoignages publié par
des défenseurs de leur cause proposait un bilan de 25 000
à 30 000 morts2. Pourtant, c’est une évaluation beaucoup
plus élevée qui a été retenue comme un dogme par ce sec-
teur de l’opinion publique. Un rapport adressé en 1963 par
M. Robert, ancien sous-préfet d’Akbou, au vice-président
du Conseil d’État, concluait à un total de 150 000 morts,
en retenant une moyenne de 2 000 pour chacun des
72 arrondissements d’Algérie 3. Toutefois, une autre version
du même rapport, qui ramenait cette moyenne entre 1 000
et 1 500 (donc, entre 72 000 et 108 000 morts pour toute
l’Algérie)4, n’a pas retenu l’attention. En réalité, la méthode
consistant à extrapoler une estimation fondée sur un ou
plusieurs témoignages localisés en la multipliant par des
coefficients ne fait que multiplier la marge d’incertitude
initiale5. Celle qui consisterait à retrancher le total des per-
tes supposées connues du déficit démographique de la popu-
244 lation musulmane est aussi incertaine, à cause de l’impré-
cision de l’ordre de grandeur de ce déficit6. La seule

1. Jean Lacouture, « Plus de 10 000 harkis auraient été tués en Algérie », Le


Monde, 13 novembre 1962. Estimation citée par une fiche du Secrétariat d’État
aux Affaires algériennes le 20 et par une note du ministre Joxe le 27, SEAA 40
et 117, citées par M. Faivre, op. cit., p. 139-140.
2. Reproduit sans référence par Ahmed Kaberseli, Le chagrin sans la pitié, Dieppe,
Le clin d’œil, 1988. Il paraît s’agir de la conclusion du Livre blanc de notre honte
et de la passion des harkis, La Nation française, 1962, 16 p.
3. Version reproduite intégralement par A. Kaberseli, op. cit., et partiellement
par Abdelaziz Méliani, La France honteuse, le drame des harkis, Perrin, 1993,
p. 78-82.
4. Version citée par Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard,
1993, p. 248 : « Le chiffre moyen de 1 000 à 1 500 tués peut sans doute être
considéré comme devant être retenu ». Dans ces deux versions, le rapport Robert
estime le nombre des tués dans l’arrondissement d’Akbou « très certainement
supérieur à 750 et probablement de l’ordre d’un millier ».
5. Mahfoud Bennoune, op. cit., commet la même erreur de méthode en croyant
pouvoir extrapoler à toute l’Algérie les pertes recensées au douar El Akbia dans
le Nord Constantinois : 7 % de sa population de 1954, dont 4,3 % de victimes
civiles, 2,52 % morts au combat dans l’ALN, et 0,18 % de traîtres exécutés par
LA

celle-ci. À l’opposé, le village d’Edgar Quinet près de Khenchela était composé


à 80 % de harkis, selon le ministre de la justice Amar Bentoumi (SHAT, 1R
GUERRE APRÈS

337).
6. Calcul proposé par M. Faivre, Les combattants... p. 263, qui reconnaît son impré-
cision et son incertitude. Notons qu’en juin 1963, le ministre algérien de la
Justice estimait le nombre des « harkis » survivants à 125 000 (600 000 personnes
avec leurs familles), et jugeait impossible de les remettre tous à la France, « parce

LA GUERRE
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245

méthode susceptible d’approcher peu à peu de la vérité


serait de confronter systématiquement les témoignages et
les documents par une série d’enquêtes monographiques, et
d’additionner les résultats en s’interdisant toute multipli-
cation1.

Les leçons des chiffres


Qu’il s’agisse de « massacres coloniaux » ou de mas-
sacres anti-coloniaux, les historiens se trouvent confrontés à
des nombres mythiques, accrédités par la foi, l’argument
d’autorité, et la répétition : les 45 000 morts (ou davan-
tage...) du 8 mai 1945, le million ou le million et demi
de martyrs de la guerre d’Algérie, les 3 000 disparus de la
bataille d’Alger, les 200 à 300 morts de la répression du
17 octobre 1961 à Paris pour les uns, les 25 000 Français
d’Algérie enlevés (dont 3 000 à Oran le 5 juillet 1962) et
les 150 000 harkis massacrés pour les autres. Dans tous les
cas, ils doivent respecter la même règle de conduite : ne
rien affirmer sans pouvoir le prouver. Et si la vérité ne peut
être exactement évaluée, il vaut mieux la sous-estimer par
excès de scrupule plutôt que de l’exagérer, à la fois pour
garantir la crédibilité de ce que l’on affirme, et pour éviter 245
d’attiser abusivement les haines2.
Tous ces bilans, partiels ou généraux, ne peuvent
être acceptés sans réserves. Ils devront être soigneusement
vérifiés autant que cela sera possible à partir des témoigna-
ges et des documents de base, pour en corriger les erreurs
éventuelles. Mais, étant donné que celles-ci ne vont pas
nécessairement dans le même sens, elles peuvent se neutra-
liser : leur ordre de grandeur n’en serait pas nécessairement
infirmé. Il est donc possible d’en tirer prudemment quel-
ques conclusions.

que nous ne pouvons pas laisser une saignée de 5 à 600 000 personnes se faire
au détriment de notre pays » (SHAT,1 R 337/3 et 1 H 1793/2, cité par M. Faivre,
Les archives..., p. 139, et C.-R. Ageron, « Le “drame des harkis”, XXe siècle no 68,
p. 7).
1. Exemple des supplétifs de Hammam Mélouane, étudiés par Grégor Mathias
dans son mémoire de DEA de l’Université de Provence en 1998, et dans la Revue
française d’histoire d’Outre-mer, no 328-329, 2e semestre 2000, p. 241-265. Une
autre enquête est à faire sur le charnier de Khenchela (plus de 1200 cadavres
d’hommes, de femmes et d’enfants, exhumés en 1982 dans l’ancien camp militaire
français), dont l’attribution officielle à l’armée française n’a pas été prouvée par
l’enquête incomplète du journaliste Lionel Duroy dans Libération (3 au 7 juin
1982), sans que la thèse contraire (massacre de harkis après l’évacuation du camp)
À L’AUTRE

ait été établie.


2. L’organisateur des attentats de 1986 à Paris, Fouad Ali Saleh, s’est justifié à
son procès en invoquant le million et demi de martyrs algériens.

D’UN BILAN
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246

En premier lieu, la guerre d’Algérie n’a eu qu’un


impact relativement limité sur une population algérienne
en pleine explosion démographique. On ne saurait donc la
qualifier sérieusement de « guerre d’extermination », ni de
« génocide ».
En deuxième lieu, la guerre a frappé très inégale-
ment les diverses populations concernées. Les Algériens
musulmans ont payé le plus lourd tribut : entre 2 % et
2,77 % de leur population totale, si l’on admet l’évaluation
globale de Charles-Robert Ageron. Les Français d’Algérie
viennent au second rang, avec des pertes correspondant à
0,6 % de leur communauté (y compris les disparus). Les
Français de la métropole ont beaucoup moins souffert
(moins de 0,05 %). Leurs pertes, essentiellement militaires,
ont été incomparablement moins lourdes que celles de la
Grande Guerre et de la Deuxième Guerre mondiale1. Le
rappel des disponibles et l’envoi du contingent en Algérie
ont été moins bien supportés qu’une mobilisation générale
pour la défense du sol natal2. La mort d’un fils en Algérie
a fini par être jugée inacceptable, contrairement à celle des
victimes de la route. La lassitude des Français aspirant à
vivre enfin en paix a été décisive.
En dernier lieu, la leçon des chiffres dément les dis-
246
cours de propagande des deux camps. Contrairement à la
thèse officielle de la « pacification » et du rétablissement
de l’ordre troublé par une infime minorité de fanatiques et
de bandits manipulés par la « subversion » étrangère, les
« forces de l’ordre » ont tué, jusqu’au cessez-le feu, beau-
coup plus de « rebelles » que ceux-ci ont tué de Français
et de « Français musulmans ». On ne doit pas affirmer que
les meurtres et les massacres commis après le 19 mars 1962
ont rétabli l’équilibre, voire inversé le déséquilibre des per-
tes, sans pouvoir le prouver.
D’autre part, le FLN a tué beaucoup plus d’Algé-
riens « traîtres » à sa cause que d’ennemis « colonialistes »
étrangers ; et les cruelles représailles qui se sont déchaînées
après l’indépendance n’ont fait que rendre le constat plus
éclatant. Ce bilan de guerre civile – inavouée comme telle –
interdit de parler d’un soulèvement national unanime.
LA

1. La guerre d’Indochine a été beaucoup plus meurtrière (92 000 morts dans le
GUERRE APRÈS

camp français), mais les métropolitains (20 000) n’y ont pas été beaucoup plus
nombreux ; et ils étaient tous des soldats de métier.
2. Les Français d’Algérie, qui avaient accepté des taux de mobilisation et de pertes
très élevés pour libérer la mère-patrie de 1942 à 1945, ont été très choqués par
les manifestations de rappelés contre leur envoi en Algérie.

LA GUERRE
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247

D ESTRUCTIONS , DÉRACINEMENTS , ET RÉPARATIONS

Le bilan d’une guerre comporte habituellement,


après celui des pertes humaines, l’inventaire des dégâts
matériels et l’évaluation du coût de leur réparation. En effet,
la guerre d’Algérie a causé de nombreuses destructions,
presque toutes en Algérie même. Pourtant, le pays ne s’est
pas transformé en un vaste champ de ruines : celles-ci ont
été réparées ou compensées par un effort de reconstruction
ou de construction sans précédent, qui fut payé en fin de
compte par la France ou par le transfert d’avoirs français.
La plus importante conséquence de la guerre fut le déraci-
nement, provisoire ou définitif, d’une très forte proportion
des habitants de l’Algérie.

Migrations de guerre
Dès le 1er novembre 1954, le FLN-ALN visa des
objectifs matériels, biens publics ou biens privés1 ; il pour-
suivit systématiquement le « sabotage de l’économie colo-
nialiste », en s’attaquant à des infrastructures (routes, voies
ferrées, lignes électriques et téléphoniques, chantiers de
prospection pétrolière...) et à des entreprises surtout agri-
247
coles (destruction de récoltes, de vignes et d’arbres fruitiers,
enlèvement ou abattage du bétail, incendies de fermes...).
Ces destructions, souvent accompagnées de violences meur-
trières, provoquèrent l’abandon de certaines exploitations
trop isolées, l’accélération de l’exode rural, et répandirent
des sentiments de peur et de colère parmi les Français
d’Algérie2 ; mais elles n’affaiblirent pas très sensiblement
l’économie coloniale.
Les « forces de l’ordre » ripostèrent de deux maniè-
res. Défensivement, en déployant des effectifs militaires
considérables pour le « quadrillage », la garde des voies de
communication, des équipements et des entreprises de
l’« Algérie utile ». Offensivement, en cherchant à détruire
les « bandes rebelles », mais aussi à les priver du soutien
de la population musulmane. Plusieurs moyens furent
employés à cette fin : la « responsabilité collective » (mai

1. Attentats comptabilisés par le 3e bureau de l’état-major interarmées d’Alger ;


SHAT 1 H 1933/1 à /3.
2. Voir notamment la lettre d’un colon de Maréchal Foch et celle d’une « pauvre
vieille française désespérée » citées par le général Massu, La vraie bataille d’Alger,
À L’AUTRE

p. 347-350 et 42-44 ; et Jacques Chevallier, Nous, Algériens, p. 174 (« Je ne sais


pire folie et pire lâcheté de la part du FLN que de s’être acharné à détruire cette
merveilleuse infanterie du sol »).

D’UN BILAN
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248

1955), obligeant un douar présumé complice d’un sabotage


à en payer la réparation, le blocus économique1 imposé à
des villages solidaires des maquisards jusqu’à ce qu’ils les
rejettent, et surtout l’évacuation des « zones interdites » et
le regroupement2 de leurs habitants auprès des postes mili-
taires.
La délimitation des « zones interdites » visait à faire
le vide autour des « rebelles » pour les priver de tout sou-
tien volontaire ou forcé de la population, et pour autoriser
le tir à vue sur tout ce qui bougeait dans leurs zones habi-
tuelles de déplacement et de refuge. Elle entraînait néces-
sairement la destruction des mechtas trop isolées et l’évacua-
tion, de gré ou de force, de leurs habitants vers des camps
de regroupements ceints de barbelés et surveillés par des
miradors. Ce déplacement empêchait généralement les
regroupés de continuer à cultiver leurs terres et à faire paître
leur bétail ; il les réduisait à dépendre de salaires occasion-
nels ou de distributions de secours insuffisants. Inaugurée
dès la fin de 1954 dans l’Aurès, la pratique des regroupe-
ments se généralisa et s’accéléra en 1957 et 1958 sur l’ini-
tiative des chefs militaires, plus sensibles à son efficacité
immédiate qu’à la misère des regroupés. La Délégation
248 générale, informée de la situation désastreuse de nombreux
centres, ne réussit pas à imposer aux militaires la suspension
des regroupements en 1959, pas plus que le dégroupement
en 1961 ; elle ne réussit qu’en partie à transformer ces
agglomérations improvisées en « mille villages » dotés de
l’eau courante, de l’électricité, d’une infirmerie et d’une
école. Le nombre des regroupés dépassa les deux millions à
la fin de la guerre. Comme l’avait montré en décembre
1960 le général Parlange : « regroupement correspond sou-
vent à déracinement et s’apparente à une politique de terre
brûlée. Les conséquences en sont graves sur les plans
humain, économique et social. Les hiérarchies anciennes
sont bousculées, le goût du travail disparaît, car il est facile
de devenir client de l’assistance publique. Sur le plan éco-
nomique, le déracinement s’est souvent traduit par une pau-

1. Par exemple, l’interdiction de tout déplacement sans autorisation préalable


LA

dans plusieurs communes de Grande Kabylie peuplées de 200 000 habitants en


novembre et décembre 1956, après l’assassinat du lieutenant Jacote aux Ouadhias
GUERRE APRÈS

(voir le Journal de Mouloud Feraoun, p. 165-178, et Jean-Philippe Ould Aoudia,


Un élu dans la guerre d’Algérie, Tirésias, 1999, p. 154-159).
2. Voir la réédition du livre cité de Michel Cornaton, Les camps de regroupement de
la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1998, 304 pages, et la communication de Char-
les-Robert Ageron au colloque Militaires et guérilla..., p. 327-362.

LA GUERRE
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vreté accrue »1. Ces « paysans dépaysannés » furent incapa-


bles de reprendre leur ancien genre de vie après le cessez
le feu. Le déracinement imposé à plus de deux millions de
ruraux fut l’une des conséquences les plus graves et les plus
durables de la guerre d’Algérie, et une erreur majeure des
autorités françaises, illustrant la contradiction flagrante
entre la logique de la guerre et celle d’une véritable paci-
fication.
Les camps de regroupement furent un aspect parti-
culier d’un phénomène plus large : le glissement des habi-
tants des régions les plus déshéritées et les plus troublées
vers celles où la vie et la survie étaient moins difficiles. On
estime que le nombre des recasés dans des villages ou dans
des villes préexistantes équivalait à la moitié de celui des
regroupés, et qu’en tout un tiers des Algériens (la moitié
des ruraux) changea de résidence2. L’accélération de l’exode
rural accrut la population urbaine3, par le repli d’une grande
partie de la population rurale et urbaine européenne de
l’intérieur vers les plus grandes villes côtières, et par l’afflux
de musulmans, dont le pourcentage dans la population
urbaine totale se renforça. Un effort de construction sans
précédent tenta de résorber les bidonvilles sans cesse recons-
titués. En 1962, le départ précipité des Européens accéléra 249
encore l’urbanisation de la population algérienne musul-
mane.
Le même mouvement franchit la Méditerranée. De
1954 à 1962, la population algérienne musulmane en métro-
pole passa de 211 000 à 350 000 suivant les recensements,
ou de 261 000 à 410 000 suivant les soldes cumulés des
entrées et des sorties. Le nombre de familles s’accrut encore
plus fortement : de 7 000 à 30 0004. L’appel de main-
d’œuvre causé par le rappel des disponibles et par l’allonge-

1. Le général Parlange, ancien commandant militaire et civil de l’Aurès et créa-


teur des SAS en 1955, avait été nommé inspecteur général des regroupements de
population en décembre 1959 ; il démissionna un an plus tard.
2. Cornaton, op. cit., p. 123.
3. Selon les Tableaux de l’économie algérienne 1960 (Alger, Statistique générale de
l’Algérie, 1960, p. 22), la population urbaine musulmane est passée entre le
recensement de 1954 et la fin 1959 de 1 624 000 habitants sur 2 416 000 à
2 072 000 sur 2 925 000, soit de 67,2 % à 70,8 % de la population urbaine
totale. Cf. les statistiques citées par André Nouschi, L’Algérie amère, Éditions de
la Maison des Sciences de l’homme, 1995, p. 202-203. Voir aussi M’Hamed
Boukhobza, « Le transfert social de l’indépendance, les mutations urbaines », dans
Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée, p. 67-78.
À L’AUTRE

4. René Gallissot, « La guerre et l’immigration algérienne en France », dans La


guerre d’Algérie et les Français, p. 337-347. Cf. la courbe dressée par Marc Cote,
L’Algérie, p. 160.

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ment de la durée du service militaire fut sans doute un des


moteurs de cet accroissement, ainsi que la recherche d’une
meilleure sécurité. Les émigrés n’échappèrent pas pour
autant à la guerre.
Celle-ci provoqua en même temps un afflux de réfu-
giés en Tunisie et au Maroc, et une diaspora militante dans
les pays arabes et dans le reste du monde. El Moudjahid
signalait, en octobre 1959, plus de 250 000 réfugiés algé-
riens en Tunisie et au Maroc, parmi lesquels 139 400 réfu-
giés assistés sur 150 000 en Tunisie, et 86 000 sur 100 000
au Maroc1. L’organe du FLN porta son estimation à 280 000
en mars 19622. Les autorités françaises dénonçaient une
confusion volontaire entre les 140 000 émigrés algériens
déjà fixés en Tunisie et au Maroc avant la guerre, les
50 000 civils réfugiés ou déplacés des zones frontalières, et
les membres du FLN-ALN accompagnés ou non de leurs
familles3. Seules ces deux dernières catégories rentrèrent en
Algérie après le cessez-le-feu. La dispersion temporaire des
propagandistes du FLN et de ses futurs cadres civils et mili-
taires en formation dans de nombreux pays arabes, de l’Est
et de l’Ouest, n’eut pas la même ampleur quantitative4.

250 Migrations d’après guerre


Si l’issue de la guerre permit le retour des Algériens
émigrés, elle provoqua au contraire l’exode massif des Fran-
çais d’Algérie. Celui-ci s’était amorcé discrètement de 1954
à 1960, par des replis individuels compensés par des affec-
tations de fonctionnaires métropolitains et par l’afflux des
renforts militaires ; il commença en 1961, malgré le veto
de l’OAS, dans certaines régions comme le Constantinois
où celle-ci n’était pas puissante ; il se généralisa en 1962
quand son action eut manifestement échoué, et quand les
représailles du FLN-ALN, puis la lutte pour le pouvoir
entre ses diverses factions, déchaînèrent une insécurité dont
aucun Européen ne pouvait se croire à l’abri. Les plasticages
de l’OAS n’avaient fait fuir qu’un petit nombre de réfrac-
taires au consensus largement majoritaire parmi les Français
LA

1. El Moudjahid no52, 15-10-1959, t. 2 p. 495.


2. Ibid. no90, 9-3-1962, t. 3, p. 680.
GUERRE APRÈS

3. Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, p. 467.


4. Sur la diaspora des étudiants algériens, voir G . Pervillé, Les étudiants algériens
de l’Université française, p. 181-198 ; et Le hasard et l’histoire, entre tiens de Mah-
foud Bennoune et Ali El-Kenz avec Belaïd Abdesselam, Alger, ENAG, 1990,
p. 150-166.

LA GUERRE
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d’Algérie ; sa politique de la « terre brûlée », visant à


détruire les équipements administratifs, économiques et
culturels de l’Algérie pour laisser le pays dans son état de
1830, fut une conséquence de l’exode beaucoup plus qu’une
cause1. Les causes essentielles furent bien la peur pour sa
vie et pour celle des siens dans l’immédiat, et le manque
de confiance dans les garanties d’Évian pour l’avenir. Ces
craintes furent justifiées par l’insécurité qui chassa près de
800 000 Français d’Algérie avant la fin de 19622, puis par
les mesures de nationalisation ou de socialisation qui pous-
sèrent au départ presque tous ceux qui avaient tenté de
rester. Contrairement aux promesses répétées du FLN, les
Algériens d’origine européenne ou juive furent jugés col-
lectivement indésirables (à l’exception du très petit nombre
qui avait lutté pour l’indépendance3), et leurs « biens
vacants » furent considérés comme un « butin de guerre »,
juste récompense des vainqueurs. Comme de Gaulle le dit
sévèrement à Ben Bella : « Vous avez voulu que tous les
pieds-noirs prennent leur valise, en les menaçant du cer-
cueil »4. S’il est vrai que, selon Frantz Fanon, « prendre la
place du colon » était le rêve de tous les colonisés, ce rêve
ne pouvait se réaliser pour tous. Au contraire, la fuite de
la minorité européenne, où se recrutaient presque tous les 251
cadres de l’administration et de l’économie, plongea le pays
dans une profonde crise de désorganisation ; et la promotion
exceptionnellement rapide d’une minorité d’Algériens, héri-
tant soudainement des emplois et du patrimoine de

1. Ces destructions injustifiables rationnellement étaient approuvées par de nom-


breux Français d’Algérie comme une juste protestation contre l’injustice de leur
sort. Voir par exemple le Journal de Francine Dessaigne, 5 juin 1962, p. 224
(« Nous admettons que tout doit brûler, mais chacun souffre un arrachement »),
et le passage du Premier homme d’Albert Camus (p. 167-168) où un vieux colon
obligé d’évacuer sa propriété la saccage lui-même : « Puisque ce que nous avons
fait ici est un crime, il faut l’effacer ».
2. Au début de 1962, 85 % des Français d’Algérie n’avaient pas encore quitté le
pays ; à la fin de l’année, plus de 80 % l’avaient quitté, selon Jacques Frémeaux,
« Le reflux des Français d’Afrique du Nord », dans Marseille et le choc des décolo-
nisations, s. dir. J.-J. Jordi et E. Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996,
p. 13-28.
3. La plupart d’entre eux ont fini par se sentir étrangers en Algérie et par s’en
aller à leur tour. Voir notamment Jean-Louis Planche, « Français d’Algérie, Fran-
çais en Algérie, l’exode (1962-1965) », dans Les accords d’Évian..., p. 91-106, et
« Entre internationalisme et nationalisme, le “retour” à Marseille des communistes
d’Algérie (1955-1993) », dans Marseille et le choc des décolonisations, p. 75-83.
4. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 2, p 445. L’expression « butin de guerre »
est citée par Charles-Robert Ageron, « La politique française de coopération avec
l’Algérie, des accords d’Évian à la retraite du général de Gaulle », dans De Gaulle
À L’AUTRE

en son siècle, p. 212. Cf. Boualem Sansal, Le serment des barbares, Gallimard, 1999,
p. 128-129 (« la vieille garde s’en réclame avec fierté de cet héritage qu’elle
proclame butin de guerre. Putain d’eux ! un butin, c’est jamais que du vol ! »).

D’UN BILAN
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252

l’ancienne minorité dirigeante, bloqua celle des générations


postérieures. Le sociologue algérien M’hamed Boukhobza a
mis en évidence « la promotion de dizaines de milliers de
cadres et de personnes sans formation aucune à des situa-
tions professionnelles auxquelles elles ne pouvaient pas pré-
tendre dans une évolution sociale normale » en 1962, et
observé que l’Algérie devait affronter trente ans plus tard,
« la contestation presque généralisée du poids et du rôle
joué par ces élites que l’on peut qualifier d’illégitimes, dans
la mesure où les statuts et pouvoirs qu’elles ont détenus,
ou qu’elles détiennent, n’ont pas un fondement social »1.
Une autre catégorie d’Algériens dut quitter l’Algé-
rie : les « harkis » persécutés pour leur engagement dans le
camp français en violation des accords d’Évian qui s’enfui-
rent pour sauve leur vie, et plus largement tous les « Fran-
çais musulmans » qui voulaient conserver le bénéfice de leur
nationalité française en s’installant en France conformément
à l’ordonnance du 21 juillet 1962. De 1962 à 1967, environ
60 000 Français musulmans d’Algérie âgés de 18 ans ou
plus (représentant près de 140 000 personnes avec leurs
enfants) optèrent pour la nationalité française2.
Contrairement à ce qu’avaient espéré les nationalistes
252 algériens, l’indépendance et la « récupération des richesses
nationales » ne mirent pas fin à l’émigration algérienne vers
la France. Après quelques mois d’hésitation, l’émigration
reprit, plus forte que jamais, alimentée par la très grave crise
économique et par les troubles politiques. Le général de
Gaulle, qui avait plusieurs fois menacé d’expulser tous ceux
qui ne voudraient pas rester français en cas d’échec des négo-
ciations, s’efforça de mettre le holà3 pour empêcher que
« tous les Algériens »4 ne viennent s’installer en France ;
mais il ne put que freiner le mouvement. Ces nouveaux émi-
grés peuvent être considérés comme des réfugiés économi-

1. M. Boukhobza, communication citée, dans Les accords d’Évian..., p. 77-78.


2. Michel Roux, Les harkis, les oubliés de l’histoire, 1954-1991, La Découverte,
1993, p. 225-231.
3. « Immigration, mettre un terme rapide malgré Évian, ça suffit comme ça »
(notes manuscrites du Secrétaire général du Gouvernement au conseil des affaires
algériennes du 26 novembre 1962, Archives nationales, F 60, fonds SGG ; repro-
duit par Maurice Faivre, Les archives inédites..., p. 323).
LA

4. « Si nous n’y prenions pas garde, tous les Algériens viendraient s’installer en
GUERRE APRÈS

France ! » (de Gaulle au Conseil des ministres du 3 janvier 1963, cité par Pey-
refitte, op. cit., t. 1, p. 394-396). Cf. sa déclaration au Conseil du 7 mai 1963 :
« Il y a eu 40 000 immigrants d’Algérie en avril. C’est presque égal au nombre
de bébés nés en France pendant le même mois. J’aimerais qu’il naisse plus de
bébés en France et qu’il y vienne moins d’immigrés. »(Peyrefitte, op. cit., t. 2,
p. 436).

LA GUERRE
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253

ques, victimes d’une décolonisation trop rapide et trop bru-


tale. Ainsi, le traumatisme de l’indépendance a redoublé
celui de la guerre.

Le prix à payer
De ces destructions et reconstructions, qui paya le
prix ?
Le financement de la guerre par le FLN-ALN est
encore très mal connu. On sait néanmoins que celui-ci dis-
posait de ressources incomparablement plus faibles que cel-
les de la France1. Elles étaient prélevées par les réseaux
financiers de l’OPA, au moyen de collectes obligatoires,
dans les populations algériennes des wilayas de l’intérieur,
de Tunisie et du Maroc, et de France. Il s’y ajoutait des
subventions versées par des États étrangers, avant tout les
États arabes et dans une moindre mesure ceux du camp
socialiste. On ne sait pas comment ont évolué les parts
respectives des ressources internes et externes2. Ces ressour-
ces étaient employées à l’achat d’armements, à l’entretien
des combattants, au versement d’allocations ou de secours
à leurs familles, à celles des emprisonnés, aux réfugiés, aux
étudiants poursuivant leur formation à l’étranger. Mais la 253
reconstruction de l’Algérie dépassait les moyens du FLN.
La guerre obligea la France à renoncer entièrement
au vieux principe de l’autonomie budgétaire de l’Algérie.
Le budget de la métropole prit à sa charge, non seulement
les dépenses militaires (évaluées à 10 milliards de nouveaux
francs en 1960, et à près de 50 milliards pour toute la
guerre3), mais aussi une part croissante des dépenses civiles

1. « Nous dépensons chaque année 1 000 milliards sous toutes sortes de formes
pour la lutte en Algérie. Le FLN dépense 30 milliards » (note manuscrite du
général de Gaulle, 26.12.1959, reproduite par J.R. Tournoux, Jamais dit,
p. 207-208). Il s’agit d’anciens francs.
2. L’intérieur était en crise depuis 1957 selon le rapport d’Abane au CNRA cité
par Harbi, L’Algérie et son destin, p. 112. Selon Philippe Tripier (op. cit.,
p. 463-465), le GPRA disposait en 1960, en plus des 30 millions de nouveaux
francs collectés par la Fédération de France, d’un budget d’environ 200 millions
fournis principalement par les États de la Ligue arabe (qui auraient promis
170 millions) . Selon Ali Haroun (La septième wilaya, p. 307-327), ces promesses
n’étaient guère suivies d’effets au moins jusqu’en 1961, et le GPRA tirait alors
80 % de ses ressources de la fédération de France, qui avait collecté en 1960 près
de 60 millions. Cf. Elsenhans, op. cit., p. 97 et 439.
3. D’après l’article de Gilbert Mathieu dans Le Monde du 20 mars 1962, les
estimations du coût de la guerre variaient du simple au double suivant que l’on
retenait le montant total des budgets militaires ou civils en rapport avec le conflit
À L’AUTRE

algérien (près de 50 millions de nouveaux francs) ou que l’on en retirait les


dépenses qui auraient été faites sans celui-ci (environ 27 millions de « coût dif-
férentiel »), soit 10 ou 18 % du PIB de 1961 ; à quoi il fallait ajouter des pertes

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d’investissements et de fonctionnement de l’Algérie, de


façon à soutenir à la fois la guerre et la pacification. C’est
pourquoi le poids de la guerre d’Algérie sur les finances
publiques était difficilement mesurable, et largement sous-
estimé : Daniel Lefeuvre l’évalue à 1 200 milliards de F en
1959, soit 20 % du budget de l’État. L’aide métropolitaine
permit à l’Algérie de vivre au-dessus de ses moyens, en
compensant les déficits croissants de son budget et de ses
échanges extérieurs. La forte augmentation des dépenses de
la France en 1956 et 1957 avait relancé l’inflation en métro-
pole et fait reparaître les déficits du budget et du commerce
extérieur, mais le plan Pinay de 1958 en vint à bout : après
une année de freinage en 1959, la croissance reprit son essor
dès 1960. Ainsi, la continuation de la guerre d’Algérie
n’était pas incompatible avec la modernisation de l’écono-
mie française et avec son ouverture au marché commun
européen ; mais la fin de la guerre accéléra encore plus l’évo-
lution en soulageant la France de son fardeau algérien1. C’est
alors que furent construits, notamment, les grands axes du
réseau français d’autoroutes.
Les accords d’Évian transmirent au nouvel État algé-
254 rien – en fait, à l’État-FLN – la succession et l’héritage de
l’État français en Algérie. La France lui facilita ses premiers
pas, en continuant à combler son déficit budgétaire (creusé
par la fuite des contribuables français d’Algérie et de leurs
capitaux mobiliers) par une aide qui s’éleva jusqu’à 3,3 mil-
liards de francs de 1962 à 19702. Cependant, l’Algérie pour-
suivait la « récupération des richesses nationales » en natio-
nalisant par étapes les propriétés et les entreprises
étrangères, le plus souvent sans la « juste et préalable
indemnisation » prévue par les accords d’Évian. L’État fran-
çais en obtint une, après une épreuve de force, pour ses
compagnies pétrolières expropriées de leurs concessions au
Sahara en 1971 ; mais il se contenta d’aider la réinsertion
des « rapatriés » dans l’économie métropolitaine par la loi

de devises équivalent à la presque totalité de la dette publique extérieure de 1962


(1,7 milliard de dollars). Cf. Daniel Lefeuvre, « Le coût de la guerre d’Algérie »,
LA

actes du colloque La guerre d’Algérie au miroir..., p. 501-514.


1. Lefeuvre, op. cit ., et les communications citées de Jacques Marseille et de
GUERRE APRÈS

Jean-Charles Asselain dans La guerre d’Algérie et les Français, p. 281-303. Cf. Elsen-
hans, op. cit., p. 890-930.
2. Voir Charles-Robert Ageron, « La politique française de coopération avec
l’Algérie, des accords d’Évian à la retraite du général de Gaulle, dans De Gaulle
en son siècle, t. 6, p. 204-221.

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Boulin du 26 décembre 19611, et il attendit 1970 pour


voter la première loi de « contribution à l’indemnisation »2,
qui ne satisfit pas les intéressés.
Ainsi, les destructions causées par la guerre, et subies
presque entièrement par les populations de l’Algérie, furent
en fin de compte réparées ou compensées par la France ou
par le transfert d’avoirs français publics ou privés. L’Algérie
en hérita les moyens de son indépendance. La France, appa-
remment perdante, s’estima très soulagée d’être déchargée
de la responsabilité du développement de l’Algérie, et de
pouvoir consacrer désormais tous ses moyens à son propre
progrès3.
Bien entendu, aux yeux des personnes directement
concernées, ce raisonnement d’économiste laisse de côté
l’essentiel : la perte irréparable d’une manière de vivre sin-
gulière.

L ES ENJEUX POLITIQUES ET MORAUX

La guerre d’Algérie a profondément divisé les diri-


geants et les « leaders d’opinion » français, en fonction
d’enjeux politiques et moraux fondamentaux. Leurs débats
n’ont pas assez clairement distingué les domaines de la poli- 255
tique et de la morale : l’une et l’autre recherchent le bien
commun du plus grand nombre, mais la première le fait
relativement, dans la mesure du possible, alors que la
seconde le fait dans l’absolu. Les enjeux politiques se sont
présentés pratiquement sous la forme d’un choix simple :
Algérie française ou Algérie algérienne (c’est-à-dire, musul-
mane). L’analyse rétrospective y distingue deux questions
différentes, qui n’appelaient pas nécessairement les mêmes
réponses.

1. Voir la communication citée de Jacques Frémeaux dans Marseille et le choc...,


p. 20-21.
2. Une indemnisation était promise en cas de spoliation par la loi Boulin du
26 décembre 1961, mais selon les accords d’Évian celle-ci incombait normalement
à l’État algérien. Le ministre des rapatriés Alain Peyrefitte préférait l’intégration
« économique, équitable, féconde parce que tournée vers l’avenir » à l’indemni-
sation « ruineuse, inégalitaire, stérile parce que tournée vers le passé » (Peyrefitte,
op. cit., t. 2, p. 256-257, 23 novembre 1962).
3. Jacques Marseille a soutenu que l’indépendance de l’Algérie avait été une bonne
À L’AUTRE

affaire pour la France et une mauvaise affaire pour l’Algérie dans son intervention
orale (non reproduite dans les actes) au colloque Les accords d’Évian en conjoncture
et en longue durée, Paris VIII, 21 mars 1992.

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256

Algérie française, ou algérienne ?


La première question, qui a longtemps masqué la
seconde, était de savoir si l’Algérie devait rester française,
ou se séparer de la France pour devenir un État indépen-
dant. Telle était la revendication fondamentale du nationa-
lisme algérien et du FLN, motivée par des aspirations élé-
mentaires de tous les peuples : rester soi-même, et être
maître chez soi. Cette fidélité à l’identité traditionnelle
arabo-berbère et musulmane de l’Algérie conduisait au rejet
global de presque toutes les formes de la présence française :
domination, colonisation, et assimilation dépersonnalisante.
Elle n’en retenait que le droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes et l’idée d’État-nation.
Cette revendication fut aussitôt refusée par la masse
des « Algériens » d’origine européenne ou juive autochtone,
qui ne pouvaient s’identifier à une nation musulmane, ni
accepter de vivre en minorité étrangère sur leur sol natal.
Craignant de voir leurs intérêts sacrifiés par la loi du nom-
bre ou par la violence, ils mirent tous leurs espoirs dans le
maintien perpétuel et à tout prix de la souveraineté fran-
çaise.
256 En métropole, cette revendication fut repoussée
d’emblée par la quasi-unanimité des tendances politiques (à
l’exception des communistes et de l’extrême gauche), qui
considéraient l’Algérie française comme un dogme national
et républicain. Une propagande nationaliste passionnée pré-
senta l’Algérie comme la dernière chance de maintenir la
puissance et la grandeur de la France, et l’intégration de
l’Algérie dans la nation française comme le seul moyen de
sauver ce pays de la misère1.
Pourtant, des esprits lucides constataient que la
population de l’Algérie était en très grande majorité musul-
mane, que ce peuple algérien musulman était économique-
ment, socialement et culturellement très différent du peu-
ple français, et que son très rapide essor démographique ne
permettait plus de l’intégrer dans la France sans compro-
mettre le progrès matériel et l’ identité nationale de celle-ci.
Raymond Aron fut l’un des premiers2 à le démontrer dans
LA

1. Propagande étudiée par Charles-Robert Ageron, « L’Algérie, dernière chance


GUERRE APRÈS

de la puissance française », dans Relations internationales no 57, printemps 1989,


p. 113-139.
2. Mais peut-être pas le premier à le penser : voir notamment la note sur le
problème algérien rédigée au début de 1957 par Pierre Racine (futur chef de
cabinet du Premier ministre Michel Debré), dans le cadre d’un groupe de réflexion

LA GUERRE
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257

sa brochure, La tragédie algérienne, publiée en juin 1957.


Charles de Gaulle en était déjà convaincu, au moins depuis
1954. Contrairement à ce que croyaient la plupart des hom-
mes politiques de la IVe République, ignorants des sonda-
ges, la majorité de l’opinion publique métropolitaine s’était
rapidement détachée de l’idée d’Algérie française, et per-
suadée que l’Algérie finirait par devenir indépendante.
L’existence d’un accord sur ce point capital entre l’opinion
métropolitaine, le gouvernement français, et le FLN, rendit
possible, à partir de 1959, la fin de la guerre d’Algérie.

L’ Algérie libre ?
Cependant un deuxième problème sous-jacent au
premier retarda encore le dénouement du conflit franco-
algérien : celui de la légitimité démocratique du pouvoir
dans le futur État algérien. En effet, jusqu’à la fin de 1960,
tous les gouvernements français considéraient le FLN
comme une minorité armée qui prétendait abusivement à
la représentation exclusive du peuple algérien. Oubliant les
élections « à la Naegelen », ils exigeaient qu’il se soumette
à la loi des urnes, et espéraient le « noyer dans la démo-
cratie ». 257
Le FLN avait déclenché l’insurrection au nom de ce
peuple, dont il postulait l’accord sans avoir pu le consulter
au préalable, et auquel il avait promis de rendre des comp-
tes un jour ; en attendant, ses chefs inconnus et désignés
par eux-mêmes exigeaient son soutien total et menaçaient
les opposants. La proclamation du 31 octobre 1954 avait
annoncé comme but « la restauration de l’État algérien
démocratique et social dans le cadre des principes islami-
ques ». Comme l’explique Mohammed Harbi, « les diri-
geants du FLN sont à des degrés divers tiraillés entre deux
mondes ; le monde occidental, symbole de l’individualisme
et du respect de la vie personnelle, et le monde islamique,
plus marqué par la religion et dans lequel l’individu ne se
définit que par rapport à la communauté »1. Il y avait peut-
être des démocrates sincères parmi les initiateurs du mou-
vement2 ; pourtant, les nécessités de la guerre les entraînè-

réuni autour du gaulliste Gilbert Grandval, et transmise au Général ; reproduite


par Redha Malek, L’Algérie à Évian, p. 366-387.
1. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, p. 305.
À L’AUTRE

2. Notamment Hocine Aït Ahmed et Mohammed Boudiaf, qui refusèrent en


1962 l’institutionnalisation du parti unique. Ils étaient les plus cultivés des fon-
dateurs du FLN, observe Gilbert Meynier dans son étude : « Profils sociaux et

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rent très vite à faire prévaloir l’autorité et l’unité sur la


liberté. La lutte contre les « traîtres » et les réfractaires prit
les proportions d’une guerre civile qui démentit l’unanimité
nationale présumée. Une autre guerre civile opposa le FLN
au MNA de Messali Hadj, le seul parti nationaliste qui
persista dans son refus de se dissoudre. En effet, le FLN
exigea en 1956 la fusion de tous les partis nationaux en un
Front unique, pour s’imposer à la France comme seul repré-
sentant du peuple algérien : c’était condamner le pluralisme
politique, en tant que facteur de division et de faiblesse.
La proclamation du GPRA, le 19 septembre 1958, mani-
festa la volonté du FLN d’être un parti-État ; projet que
confirma le CNRA de janvier 1960, en adoptant les insti-
tutions provisoires de l’État algérien et les statuts provisoi-
res du FLN. Ceux-ci, inspirés des statuts du parti commu-
niste de l’URSS, définissaient le FLN comme la force
dirigeante de l’État, et précisaient qu’il devrait continuer
après l’indépendance sa mission historique de guide et
d’organisateur de la nation algérienne. Le gouvernement
français, en négociant avec le seul FLN, choisit de fermer
les yeux sur ses prétentions sans les reconnaître officielle-
ment. En fin de compte, l’échec du CNRA de mai 1962 à
258 donner au FLN une direction unanimement reconnue laissa
aux forces armées de l’ALN la tâche de désigner les futurs
maîtres de l’Algérie par une épreuve de force au bord de la
guerre civile. Le peuple algérien n’eut qu’à entériner le fait
accompli en plébiscitant la liste unique des candidats du
FLN à l’Assemblée nationale. L’officialisation du parti uni-
que masqua le rôle décisif de l’armée, qui apparut au grand
jour trois ans plus tard, lors du coup d’État du 19 juin
1965.
L’aboutissement de cette évolution était prévisible
dès ses premières manifestations. En Grande Kabylie, région
caractérisée par un très fort patriotisme, le Journal de Mou-
loud Feraoun atteste que, dès le début de 1956, les cadres
du FLN-ALN considéraient leur peuple avec une mentalité
de seigneurs et de copropriétaires du futur État algérien1.
Certains dirigeants importants du Front ont confirmé qu’ils
ne croyaient pas le peuple algérien mûr pour la démocratie2.
Plusieurs témoins bien placés ont signalé les ambitions
LA
GUERRE APRÈS

nationalisme algérien : l’exemple des neuf « chefs historiques », dans Théories et


pratiques sociales, t. 3, Presses universitaires de Nancy, 1986, p. 209-229.
1. Mouloud Feraoun, Journal, 6 mars 1956 (p. 88-89), 9 mars (p. 91-92), 11 mars
(p. 93).
2. Mohammed Harbi, Le FLN..., p. 305-306, et les déclarations de Lakhdar Ben

LA GUERRE
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259

concurrentes des principaux chefs et la méfiance permanente


qui régnait entre eux1, notamment Abane qui en fut vic-
time. Comme l’explique Mohammed Harbi : « Par-delà le
fracas des intérêts individuels et des passions, par-delà leurs
manœuvres et leurs conspirations, les dirigeants du FLN
avaient tous en commun leur participation totale à la guerre
d’indépendance et leur patriotisme. Mais ceci doit-il empê-
cher de voir, en même temps, que dans ces victimes et ces
rebelles de la colonisation sommeillent des maîtres dont le
modèle n’est ni le fonctionnaire ni le colon, mais le caïd et
le notable rural, symboles d’un pouvoir qui trouve ses raci-
nes dans la tradition nationale ? »2. Malgré les efforts de
militants politiques comme Abane, Abbas, et Ben Khedda,
soucieux d’établir une « légalité révolutionnaire », la force
continua de faire la loi dans les rapports entre les combat-
tants et le peuple, et entre leurs chefs. Comme le constate
Mohammed Harbi : « en principe, la terreur est un instru-
ment de défense révolutionnaire contre les collaborateurs,
pour raffermir la discipline nationale. En fait, elle touche
indistinctement tous les milieux »3.
Comment le peuple algérien supporta-t-il cette
situation ? Selon Mohammed Harbi, la solidarité nationale
face à l’occupant étranger prévalut sur les dissensions intes- 259
tines : « Mus par la haine de la domination étrangère, les
Algériens, du fait même de la place que la religion et l’auto-
rité tiennent dans leur conception du pouvoir, considèrent
l’arbitraire comme le revers inévitable de ce qui, pour eux,
est l’essentiel, la communauté. Ils ont vécu, dans la douleur,
et parfois dans la honte, les atteintes à leur dignité. Tou-
tefois, la violence du FLN n’a jamais pu être mise en balance
avec celle du colonialisme. Cette violence est perçue comme
celle de la communauté dont chacun se veut membre. La
violence coloniale, elle, est vécue comme une violence étran-
gère qui menace l’identité ethnique, religieuse et culturelle
de tous »4. L’ancien administrateur Jean Morizot lui a
objecté que les Kabyles n’étaient pas mieux disposés par

Tobbal aux militants du Maroc dans Les archives de la Révolution algérienne,


p. 287-302. Cf. les communications d’Omar Carlier (« Le 1er novembre 1954 à
Oran ») et de Gilbert Meynier (« Idéologie et culture politique de la Révolution
algérienne dans les Mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal ») dans La guerre
d’Algérie et les Algériens, p. 7-26 et 263-281.
1. Voir aussi les propos d’Abane et du colonel Lotfi rapportés par Ferhat Abbas,
Autopsie d’une guerre, Garnier, 1980, p. 210-211 et 263-264.
À L’AUTRE

2. Harbi, Le FLN..., p. 7-8.


3. Harbi, op. cit., p. 310.
4. Harbi, op. cit., p. 311-312.

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leurs traditions à supporter de la part de compatriotes ce


qu’ils n’auraient pas supporté de la part d’étrangers : « Dès
mon premier retour en Algérie en 1963, j’ai constaté que
tout le mal qu’avaient fait sous l’uniforme certains Français
n’avait pas effacé dans le souvenir des Algériens tout le bien
que d’autres Français leur avaient fait, et qu’en revanche
ceux-là souffraient encore des blessures que leur avaient
infligées leurs frères. Il y a des violences que l’ont peut
admettre de ses adversaires mais que l’on ne peut accepter
des siens »1. Il n’y a pas à choisir entre ces deux interpré-
tations, également justifiées par les deux grands critères
traditionnels d’identité collective des Algériens (apparte-
nance à la communauté musulmane, et à une société seg-
mentaire composée de lignages particuliers jaloux de leur
honneur). Mohammed Harbi a lui-même reconnu que la
surestimation de la première et la sous-estimation de la
seconde par le FLN expliquaient en partie le grand nombre
des soldats et supplétifs algériens de l’armée française : « Il
résulte du refus des élites, pétries de l’idéal européen de
l’État-nation, de prendre en compte les formations sociales
originales existant dans le monde rural. Cette vision réduc-
trice de la société, qui postule l’existence d’une nation et
260 se refuse à envisager la guerre d’indépendance comme pro-
cessus de sa création, soumet les populations rurales à des
exigences non vécues et recèle donc en elle une forte dose
d’autoritarisme et de violence »2. Le Journal de Mouloud
Feraoun confirme que les deux réactions ont coexisté ou
alterné, même s’il estime qu’en fin de compte le patriotisme
a été le plus fort : « Que vienne à s’instaurer n’importe quel
régime, il sera le bienvenu pourvu qu’il émane des Algé-
riens eux-mêmes »3. Comme l’avait bien vu Raymond Aron,
« la révolte contre les Occidentaux des peuples d’Asie et
d’Afrique n’est pas d’abord une revendication de droits indi-
viduels, elle est d’abord une révolte contre la domination
étrangère »4. Mais la satisfaction d’obéir à des maîtres de
même origine que soi ne dure qu’un temps. En Algérie, la

1. Jean Morizot, Les Kabyles : propos d’un témoin, Publications du CHEAM, 1985,
p. 208.
2. Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Arcantère, 1992,
LA

p. 150-151. Cf. Le FLN..., p. 310-311.


3. Mouloud Feraoun, Journal, 27 novembre 1960, p. 304 ; cf. sa remarque du
GUERRE APRÈS

14 août 1957 (p. 242-243) : « Dussions nous souffrir davantage, une fois arrachée
l’indépendance, dussions nous subir la dictature des ambitieux ou des fanatiques,
nous sommes vraiment à bout, prêts à nous jeter dans les bras du tyran pourvu
que ce tyran soit en même temps le libérateur... ».
4. Raymond Aron, La tragédie algérienne, p. 7. Il ajoutait que, « si on leur donnait

LA GUERRE
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261

libération nationale n’impliqua pas immédiatement la


liberté des citoyens : ils durent attendre jusqu’en 1989 la
reconnaissance officielle du droit de choisir leurs représen-
tants entre les candidats de plusieurs partis.
En France, bien que les principes démocratiques
n’eussent jamais été intégralement été appliqués outre-
Méditerranée, l’idée d’Algérie française était considérée,
jusqu’en 1954, comme inséparable de la culture politique
républicaine (en dehors du parti communiste). Lorsque la
majorité de l’opinion publique métropolitaine s’en détacha,
ses derniers partisans civils et militaires apparurent de plus
en plus comme des ennemis de la démocratie. C’était vrai
dans la mesure où ceux-ci refusaient de se soumettre au
choix de la majorité, et tentaient de s’y opposer par la vio-
lence. Mais cette opposition ne procédait pas nécessairement
d’une option idéologique d’extrême droite préalable : elle
pouvait s’expliquer par la logique de la guerre révolution-
naire, qui entraînait chacun des adversaires à s’aligner,
consciemment ou non, sur les méthodes de l’autre. En
France, la démocratie fut sauvegardée, au prix de plusieurs
épreuves de force et d’une guerre civile limitée contre
l’OAS ; mais elle ne le fut pas en Algérie.
Contrairement aux craintes des partisans de l’Algérie 261
française, et aux espoirs de certains intellectuels révolution-
naires, l’indépendance de l’Algérie n’entraîna pas la com-
munisation de ce pays, pas plus que celle de la France. La
révolution algérienne resta une révolution nationale et reli-
gieuse, étrangère au marxisme, auquel elle n’avait emprunté
que des recettes d’organisation et d’action. Elle n’utilisa
qu’avec méfiance les militants et anciens militants du PCA,
et les intellectuels marxistes en général. La subversion com-
muniste conquérant l’Algérie après l’Indochine et avant la
France ne fut qu’un mythe, mais ce mythe fut un réel obs-
tacle à la décolonisation de l’Algérie1.

Politique et morale
Un troisième grand débat suscité par la guerre
d’Algérie porte sur les rapports entre la politique et la

le choix entre des institutions libérales sous la tutelle occidentale ou des institu-
tions tyranniques dans un État indépendant, la majorité d’entre eux – ou du
moins les intellectuels qui parlent en leur nom – préféreraient la deuxième pers-
pective ».
À L’AUTRE

1. Cf. nos articles, « La Révolution algérienne et la guerre froide », Québec, Études


internationales, 1985, no 1, p. 55-66, et « Anticommunisme et décolonisation »,
dans Communisme, no 62-63, 2000, p. 115-135.

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262

morale : une cause politiquement juste peut-elle justifier


l’emploi de tous les moyens, même ceux que la morale
condamne ? Ou bien doit-il y avoir conformité entre la fin
et les moyens ? Ce débat fondamental s’est engagé, et pour-
suivi, dans la passion et la confusion, entretenues par
l’affrontement des propagandes.
Très tôt après le début de l’insurrection, des intel-
lectuels français et les propagandistes du FLN ont dénoncé
l’emploi de la torture et des exécutions sommaires par la
police et l’armée française1 en les comparant aux méthodes
répressives employées dix ans plus tôt par les nazis contre
les résistants. Certains en ont conclu qu’une cause qui recou-
rait à de tels moyens ne pouvait être juste. Le colonialisme
ne valait donc pas mieux que le nazisme ; au contraire, les
« terroristes » algériens étaient assimilables aux résistants2.
En réponse, les partisans de l’Algérie française ont dénoncé
le silence de leurs adversaires sur les actes de cruauté com-
mis par des « fellaghas » (mutilations faciales et sexuelles,
viols, égorgements, massacres de familles entières)3. Ils ont
mis en cause l’honnêteté de juges qui employaient deux
poids et deux mesures pour condamner ou pour absoudre
des actes comparables suivant qu’ils avaient été commis par
262 ceux dont ils approuvaient ou n’approuvaient pas les buts
politiques4. Certains des intellectuels mis en cause ont
répondu qu’ils dénonçaient les crimes commis au nom de
la France parce qu’ils se sentaient responsables de son hon-
neur, et qu’ils attendaient que les Algériens fissent de
même5. Au contraire, Albert Camus jugeait moralement

1. Dès janvier 1955, l’usage de la torture fut dénoncé par le maire d’Alger Jacques
Chevallier, par l’archevêque Monseigneur Duval, par François Mauriac et par
Claude Bourdet.
2. Identification suggérée par Claude Bourdet dans son article « Votre Gestapo
d’Algérie », France-Observateur du 3 janvier 1955, et retournée un an après par
Jacques Soustelle dans sa « Lettre d’un intellectuel à quelques autres à propos de
l’Algérie », Combat, 26-27 novembre 1955.
3. L’ensemble des insurgés algériens fut confondu par leurs ennemis avec les
auteurs de ces crimes. Cf. la déposition de Bernard Moinet au Procès de Raoul
Salan (p. 162-163) : « Le fellagha, c’est l’homme qui coupe tout, les nez, les
oreilles, les mains, les têtes (...), Le FLN, pour nous tous, c’est cela ! » ; l’opinion
de Jacques Massu (La vraie bataille..., p. 125) : « en tant qu’égorgeurs de tant de
victimes innocentes, européennes et musulmanes, les “rebelles” nous inspirent, à
mes subordonnés et à moi-même, un profond dégoût » ; et celle de Paul Aussa-
LA

resses (Services spéciaux..., p. 33) : « Je ne trouvai pas de héros, juste des brutes ».
4. « Pour un certain nombre d’intellectuels, il y a de mauvaises tortures, et il y
GUERRE APRÈS

a aussi de bonnes tortures », remarque Raoul Girardet dans La guerre d’Algérie et


les intellectuels français, s. dir. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Bruxelles, Complexe,
1991, p. 341.
5. Notamment Pierre Vidal-Naquet, Face à la raison d’État, un historien dans la
guerre d’Algérie, La Découverte, 1989 (voir p. 26-29).

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nécessaire de dénoncer également et en même temps les


crimes de la répression et ceux de la rébellion : « Les repré-
sailles contre les populations civiles et les pratiques de tor-
ture sont des crimes dont nous sommes tous solidaires. (...)
Mais, pour être utile autant qu’équitable, nous devons
condamner avec la même force, et sans précautions de lan-
gage, le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français
comme, d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux
civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni
excuser, ni laisser se développer. (...) Quelle que soit la
cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par
le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait
d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant »1.
En fait, les deux camps ont agi suivant la conviction
que la justesse de leur cause les autorisait à employer tous
les moyens susceptibles d’être efficaces pour atteindre leurs
objectifs.
Le FLN, dans sa proclamation du 31 octobre 1954,
avait clairement annoncé sa volonté d’employer « tous les
moyens », conformément aux « principes révolutionnaires »,
jusqu’à la réalisation de son but. Cette formule impliquait
notamment toute forme d’action violente, y compris le ter-
rorisme, c’est-à-dire des actes de violence visant des civils 263
sans armes et non des combattants armés capables de ripos-
ter, et destinés à terroriser les survivants. Le terrorisme était
d’abord dirigé contre les « traîtres » et les réfractaires qui
s’opposaient activement ou passivement à l’insurrection
dans le peuple algérien ; il fut ensuite élargi aux « colonia-
listes » européens ou juifs2, condamnés pour leurs actes, puis
pour leurs opinions, et enfin pour leurs origines. La tradi-
tion musulmane fut utilisée pour légitimer la violence
interne et externe. Selon Mohammed Harbi, « le FLN, à la
suite du MTLD, a intégré la religion à son système d’auto-
rité. Ses conceptions sur la guerre comme djihad, sa ten-

1. Avant-propos d’Actuelles III, Essais d’Albert Camus, p. 893-894. Camus est


revenu, dans son roman posthume, Le premier homme (p. 66-67), sur la nécessité
de condamner absolument des actes tels que les mutilations sexuelles. Il fait dire
au père du narrateur, soldat au Maroc en 1905, « Un homme ne fait pas ça (...).
Non, un homme, ça s’empêche », puis s’écrier : « Sale race ! Quelle race ! Tous,
tous... ». Y voir une preuve du « racisme colonial » de l’auteur serait un contresens
absolu.
2. Les nombreux appels du FLN invitant les Juifs d’Algérie à se considérer comme
des Algériens furent démentis par un terrorisme anti-juif, visant notamment les
synagogues et les rabbins ; voir les articles de Richard Ayoun dans le dossier sur
À L’AUTRE

« Les Juifs et la guerre d’Algérie », Archives juives no5, 1996, et « Un nouvel


exode, les Juifs d’Algérie au lendemain de l’indépendance », dans Les accords
d’Évian..., p. 107-119.

D’UN BILAN
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dance à voir dans l’opposition une déviation et une hérésie,


son évaluation de la représentativité à partir du consensus,
son approche du problème des minorités, enfin sa pratique
de l’épuration comme élimination de l’impur, sont toutes
empruntées à la tradition »1.
Pourtant, cette radicalisation de la violence, mani-
festée par l’offensive du 20 août 1955 dans le Nord
Constantinois, fut critiquée en 1956 par la direction poli-
tique d’Alger : le premier numéro d’El Moudjahid recom-
manda de « se conformer aux principes de l’Islam et aux
lois internationales dans la destruction des forces enne-
mies », et le Congrès de la Soummam résolut de « donner
à l’insurrection un développement tel qu’il la rende
conforme au droit international (personnalisation de l’armée,
pouvoir politique reconnaissable, respect des lois de la
guerre, administration normale des zones libérées par
l’ALN) ». En conséquence, les directives du Congrès inter-
dirent formellement l’exécution des prisonniers, les condam-
nations à mort sans jugement par un tribunal, l’égorgement
et les mutilations. Mais cette tentative de limiter la violence
visait moins à humaniser la guerre qu’à donner au FLN-
ALN l’image d’un belligérant respectable pour obtenir sa
264 reconnaissance internationale.
En effet, le CCE désigné par le Congrès décida pres-
que aussitôt la généralisation du terrorisme aveugle dirigé
contre les Européens rendus collectivement responsables de
la répression, avec l’arrière-pensée de provoquer des repré-
sailles également aveugles qui souderaient tous les Algé-
riens autour du FLN. El Moudjahid justifia cette provoca-
tion en lui attribuant une fonction révélatrice de la nature
inhumaine du colonialisme, état de violence préalable qui
légitimait tous les actes de violence des insurgés2. Le plus
talentueux de ses propagandistes, Frantz Fanon, alla jusqu’à
glorifier la vertu cathartique de la « violence absolue »,
nécessaire pour désintoxiquer le colonisé de l’agressivité
accumulée en lui par la longue oppression coloniale suivant
la dialectique hegelienne du maître et de l’esclave. D’après
lui, pour le colonisé, « la vie ne peut surgir que du cadavre
en décomposition du colon ». Le préfacier français des Dam-
nés de la terre, Jean-Paul Sartre, crut bon de surenchérir :
LA

« abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups,


GUERRE APRÈS

1. Harbi, Le FLN..., p. 305.


2. Voir la thèse de sciences politiques de Slimane Chikh, L’Algérie en armes, ou le
temps des certitudes, Paris, Économica, et Alger, OPU, 1981, qui commente les
textes officiels du FLN en les prenant au mot (notamment p. 217-224).

LA GUERRE
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265

supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ;


restent un homme mort, et un homme libre »...1
Le châtiment des « traîtres », nécessité par la guerre
révolutionnaire, continua d’être pratiqué suivant des formes
traditionnelles de cruauté, censées prouver la vertu irrépro-
chable des justiciers et l’indignité absolue des condamnés,
et légitimées dans l’esprit des Moudjahidine par l’identifica-
tion de ces derniers à des renégats de l’Islam. L’abus de ces
méthodes cruelles ne renforça pas la cohésion nationale ; au
contraire, elles multiplièrent les désirs de vengeance qui
motivèrent de nombreux ralliements au camp français, et
entretinrent la suspicion et la peur à l’intérieur de l’ALN.
Pourtant, elle se manifestèrent plus que jamais après l’indé-
pendance, pour venger les martyrs et pour légitimer les
nouveaux maîtres2, au mépris des promesses de pardon et
des engagements signés à Évian.
La police et l’armée françaises étaient censées défen-
dre l’ordre légal troublé par une infime minorité de « rebel-
les », dont tous les actes étaient punissables par les lois en
tant que crimes ou que délits. Pourtant, les « forces de
l’ordre » se plaignirent très vite d’être entravées par les règles
légales du temps de paix, face à des adversaires qui les
bafouaient systématiquement. C’est pourquoi des pratiques
265
répressives illégales (torture, exécutions sommaires) ressur-
girent aussitôt. Le vote de lois adaptant la légalité ordinaire
aux impératifs de la lutte contre la subversion organisée (état
d’urgence en avril 1955, pouvoirs spéciaux en mars 1956)
ne suffit pas à en venir à bout. En mai et juin 1955, les
autorités politiques et militaires affolées par l’enracinement
et par l’expansion de la « rébellion », allèrent jusqu’à rétablir
la mise hors-la-loi, pratique de l’Ancien régime consistant à
suspendre toutes les garanties légales jusqu’à l’extermination
de ceux qui défiaient les lois. Le ministre de l’Intérieur Bour-
gès-Maunoury, le gouverneur général Soustelle, les généraux
Cherrière et Allard, ordonnèrent oralement et par écrit
l’emploi de tous les moyens3 pour détruire les bandes armées,

1. Voir la réaction de Jean Daniel (« Camus nous manque déjà »), publiée trente
ans après dans son livre, La blessure, Grasset, 1992, et reproduite par Alain-Gérard
Slama, La guerre d’Algérie, Histoire d’une déchirure, Découvertes Gallimard, 1996,
p. 147.
2. « Le supplice est destiné à rendre infâme celui qui en est la victime et à
attester le triomphe de celui qui l’impose. Plus le doute est permis sur l’infamie
de l’accusé, plus le supplice doit être démesuré pour persuader l’assistance de la
culpabilité de la victime et, du même coup, la légitimité de ceux qui l’ordonnent
À L’AUTRE

ou l’exécutent », écrit Mohand Hamoumou, op. cit., p. 250 (reprenant une analyse
de Michel Foucault).
3. Formule déjà employée le 12 novembre 1954 par le ministre de l’Intérieur

D’UN BILAN
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l’exécution sur le champ des « rebelles » pris les armes à la


main, l’ouverture systématique du feu sur les fuyards et les
évadés, la responsabilité collective des populations compli-
ces. Ces directives draconiennes ouvrirent la voie à tous les
excès, et provoquèrent la radicalisation du terrorisme des
« hors-la-loi » sans en venir à bout1. Elles ne restèrent pas
intégralement en vigueur, notamment parce que les « rebel-
les » étaient devenus trop nombreux, et que leur ralliement
s’avérait beaucoup plus avantageux que leur extermination.
Toutefois, des méthodes illégales restèrent tacitement cou-
vertes, ou même recommandées pour leur efficacité, comme
la torture pendant la bataille d’Alger, alors que le gouver-
nement de Guy Mollet prétendait en ignorer l’existence ou
n’y voir que des défaillances individuelles condamnables. En
l’absence de consignes officielles distinguant clairement les
pratiques licites et illicites, les défenseurs de l’ordre furent
laissés seuls avec leur conscience, et portés à justifier l’emploi
de presque tous les moyens violents par l’argument du moin-
dre mal : devoir impérieux de sauver à tout prix les vies
menacées par les terroristes, légitimité de tous les moyens
efficaces, pourvu qu’ils n’égalent pas en cruauté ceux des
« fellaghas »2.
Quand le gouvernement et le peuple français eurent
266 changé le but de leur politique algérienne, ceux qui s’étaient
engagés à fond dans la lutte contre la « rébellion » furent
confrontés à un dilemme. Les uns choisirent de se soumettre
et de « partager la honte d’un abandon »3, tout en en essayant
de sauver ceux qu’ils avaient compromis de représailles pré-
visibles. Les autres, refusant d’avoir « méfait pour rien »4,

François Mitterrand : « Tous ceux qui troubleront le calme et agiront en faveur


d’une sécession seront frappés, par tous les moyens, ainsi que leurs complices »
(Année politique 1954, p. 276). Elle se retrouve dans l’instruction no11 du général
Allard, datée du 19 juin 1955 et approuvée le 1er juillet par les ministres de
l’Intérieur et de la Défense (SHAT, 1H1944/1), qui ordonne de « rechercher les
succès sur les bandes rebelles par tous les moyens », notamment les suivants :
« Tout rebelle faisant usage d’une arme ou aperçu une arme à la main ou en train
d’accomplir une exaction sera abattu sur le champ,... le feu doit être ouvert sur
tout suspect qui tente de s’enfuir ». Cité par Claire Mauss-Copeaux, Appelés en
Algérie, La parole confisquée, p. 170-172 ; cf. Jean Charles Jauffret, Soldats en Algérie,
1954-1962, p. 259 (« une faute majeure du haut commandement »).
1. Ces directives expliquent, autant que la volonté provocatrice de Zirout Youcef,
la sanglante offensive du 20 août 1955. Voir C.-R. Ageron, « L’insurrection du
20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. De la résistance armée à la guerre du
LA

peuple », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, p. 26-50, C. Mauss-Copeaux, op.


cit., p. 173-178, et J.-C. Jauffret, op. cit., ibid.
GUERRE APRÈS

2. Voir les justifications du général Massu dans La vraie bataille d’Alger,


p. 161-168 ; et ses regrets tardifs dans Le Monde, 22 juin 2000, p. 6.
3. Expression du général de Pouilly au procès du général Salan, citée par Maurice
Vaïsse, Alger, le putsch, Bruxelles, Complexe, 1983, p. 140.
4. Déposition du capitaine Estoup au procès du lieutenant Godot, citée par

LA GUERRE
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s’obstinèrent à poursuivre le but qui était censé justifier tous


leurs actes. L’OAS, amalgamant des « soldats perdus » aux
anciens activistes et « contre-terroristes » français d’Algérie,
avait pour motivation commune le refus de la victoire à leurs
yeux scandaleuse du FLN. Pourtant, ses membres étaient
partagés entre la condamnation morale des méthodes du
Front et une fascination envieuse par leur efficacité. Le géné-
ral Salan ne cessa pas de condamner « l’exécution criminelle
de l’innocent anonyme » visant à provoquer des affronte-
ments entre les communautés. Mais il dut constater, en
février 1962, que les chefs des commandos placés sous son
autorité nominale s’étaient résolus à une stratégie du pire,
supposant que les moyens qui avaient réussi au FLN pour-
raient également réussir à l’OAS, et que la victoire était son
seul devoir absolu. Le colonel Broizat rappela que la « Résis-
tance » française en Algérie ne pouvait pas s’aligner sur ses
ennemis sans ruiner sa justification morale1.
Certains ont cru constater une différence essentielle
entre le FLN et l’OAS : les deux organisations avaient
employé des moyens injustes, mais la première l’avait fait
pour servir une juste cause, alors que la seconde servait une
cause injuste2. Cette distinction paraît vaine. D’abord, parce
que les hommes de l’OAS n’étaient pas moins convaincus 267
que ceux du FLN de la justesse de leur cause. Comme le
bon sens d’après Descartes, la certitude d’avoir raison est la
chose du monde la plus répandue. La politique n’est pas
une science exacte qui déterminerait infailliblement le juste
et l’injuste. La politique bien intentionnée recherche le bien
de tous, mais celui-ci n’est pas toujours possible : en Algé-
rie, une solution juste réparant toutes les injustices sans en
créer d’autres ne l’était probablement pas. Enfin, la justesse
des intentions proclamées ne saurait justifier l’injustice des
moyens employés, parce que les résultats obtenus sont déter-
minés par les moyens et non par les intentions. Une cohé-
rence entre la fin et les moyens est donc nécessaire.
La guerre est, par définition, un affrontement violent
de volontés antagonistes, dans lequel les adversaires s’adap-
tent dialectiquement au comportement de l’autre, et par là
s’influencent mutuellement. La logique de cet affrontement
les conduit naturellement, comme l’a montré Clausewitz, à

P. Vidal-Naquet, La torture dans la République, Éditions de Minuit, 1972,


p. 167-169.
À L’AUTRE

1. Carnet du colonel Broizat, 16 mars 1962, OAS parle, p. 263-265.


2. Témoignage chrétien, cité par Edmond Jouhaud, Serons-nous enfin compris ?, Albin
Michel, 1983, p. 138.

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l’« ascension aux extrêmes » de la violence. Pourtant, la vio-


lence illimitée n’est pas nécessairement la plus efficace,
parce qu’elle n’est qu’un moyen et non une fin ; sa limita-
tion est recommandée par l’intérêt bien compris autant que
par la morale, pour épargner les forces des deux camps et
pour faciliter le rétablissement d’une paix durable. La « vio-
lence absolue » ne libère personne : elle pervertit ceux qui
la pratiquent et entretient la haine chez ceux qui la subis-
sent. Si la théorie de Fanon avait été vraie, l’Algérie serait
aujourd’hui le pays le plus heureux du monde.

On sait qu’il n’en est rien. Quarante ans après la fin


de la guerre, ses séquelles matérielles et morales continuent
de peser lourdement sur le présent de l’Algérie et, dans une
moindre mesure, de la France. Dans les deux pays, deux
manières très différentes de gérer la mémoire d’un passé
douloureux n’ont pas davantage permis aux deux peuples
de tirer des leçons claires et constructives de leur passé
commun pour préparer un avenir meilleur. L’histoire pour-
rait les y aider, à condition de pouvoir s’émanciper de la
mémoire collective, et des contraintes politiques ou idéolo-
giques.
268
LA
GUERRE APRÈS

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C H A P I T R E 6

De la mémoire à l’histoire1

U n tiers de siècle après sa fin, on pouvait


encore se demander si la guerre d’Algérie
faisait partie de l’histoire de la France, ou
même si elle avait jamais eu lieu. En Algérie, tout au
contraire, celle-ci semblait avoir recommencé, à moins
qu’elle n’eût jamais entièrement cessé. D’un côté de la
Méditerranée, une absence de mémoire collective, une
volonté officielle d’amnésie. De l’autre, une hyper-commé-
moration obsessionnelle, allant jusqu’à la résurgence du
passé dans l’actualité. Ces deux situations opposées étaient 269
l’une et l’autre (bien qu’inégalement) défavorables à l’éla-
boration d’un savoir historique répondant aux besoins de
mémoire des deux peuples sur cette guerre cruelle. Et pour-
tant, dans les deux pays, le recours à l’histoire est de plus
en plus ressenti comme nécessaire pour aider à en guérir
les séquelles et pour éviter d’en répéter les malheurs.

M ÉMOIRE ET HISTOIRE DE LA GUERRE


EN F RANCE ET EN A LGÉRIE
En France, amnésie officielle, mémoires conflictuelles,
et besoin d’histoire
En France, la guerre d’Algérie est longtemps restée
une guerre sans nom, sans signification ni commémoration.
Une guerre sans nom, parce que les « opérations de main-
tien de l’ordre » n’ont pas été officiellement reconnues
comme une guerre avant la récente loi du 18 octobre 1999
À L’HISTOIRE

1. Les deux premières parties de ce chapitre reprennent en l’actualisant notre


article, « Mémoire et histoire de la guerre d’Algérie de part et d’autre de la
Méditerranée », paru dans Confluences Méditerranée, no 19, automne 1996,
p. 157-168. La suite est entièrement inédite.

DE LA MÉMOIRE
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(même si le général de Gaulle avait déclaré le 11 avril


1961 : « Il est de fait que l’Algérie, pour l’instant, est un
pays où sévit la guerre »). Sans signification positive, sus-
ceptible de rassembler la collectivité nationale dans une
mémoire commune, comme la Grande Guerre ou la Résis-
tance. En effet, le seul point d’accord est un sentiment géné-
ral de mauvaise conscience, mais les opinions divergent
quant à ses motifs : honte d’avoir fait cette guerre, et de
l’avoir presque gagnée par des moyens plus ou moins avoua-
bles, ou honte de l’abandon final qui l’a rendue vaine et
injustifiable. La mémoire nationale est écartelée entre plu-
sieurs mémoires de groupes antagonistes : ceux qui ont
milité pour la décolonisation, ceux qui l’ont combattue et
qui en ont souffert (militaires engagés, « Pieds-noirs »,
« harkis »), et la majorité qui s’y est plus ou moins aisé-
ment résignée comme le général de Gaulle.
Il en est résulté une volonté officielle d’oubli, tra-
duite par une série de lois d’amnistie et par l’absence de
toute commémoration publique consensuelle. La commé-
moration du 19 mars 1962, « fin de la guerre d’Algérie »,
à l’initiative d’une association d’anciens combattants anti-
militariste, la FNACA, et de municipalités de gauche, pro-
270 voque chaque année l’indignation des défenseurs de l’Algé-
rie française. Comme l’a très bien expliqué l’historien
Robert Frank : « Les partisans du 8 mai fêtent au moins
une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du
19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la
guerre d’Algérie n’en avait pas. Les survivants peuvent célé-
brer le fait de n’être pas morts pour rien. Mais en honorant
la mémoire de leurs camarades tués, ils posent implicite-
ment l’affreuse question : pourquoi sont-ils morts ? C’est
parce que cette question est au fond insoutenable que cette
guerre est incommémorable »1.
Et pourtant, on ne saurait parler d’une volonté géné-
rale d’oubli. Témoigne du contraire la persistance depuis
1962 d’une production historiographique surabondante (et
très difficile à recenser exhaustivement) : entre 10 et
20 titres nouveaux par an au bas mot, sans compter les
œuvres littéraires (romans, nouvelles, poésie, théâtre) ou
audio-visuelles. La France est assurément le pays qui publie
LA

le plus de livres sur la guerre d’Algérie, y compris des livres


GUERRE APRÈS

d’auteurs algériens. Leur très grande majorité est composée

1. Robert Frank, « Les troubles de la mémoire française », dans La guerre d’Algérie


et les Français, p. 607.

LA GUERRE
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de témoignages plus ou moins engagés d’acteurs ou de spec-


tateurs, importants ou modestes. Viennent ensuite les
enquêtes et les récits de journalistes (genre également bien
représenté dans les productions audio-visuelles par les films
de montage de documents et d’interviews). Les ouvrages
d’historiens professionnels sont beaucoup plus rares, et plus
tardifs. La répartition entre les tendances était très déséqui-
librée au départ : les plaidoyers pour l’Algérie française et
les réquisitoires contre ses ennemis étaient largement sur-
représentés de 1962 à 1968. Puis la retraite et la mort du
général de Gaulle ont favorisé une floraison sans précédent
de mémoires et de témoignages pour l’histoire, de grandes
enquêtes journalistiques (Yves Courrière, Claude Paillat), et
les premiers essais d’interprétation historique, de 1968 à
1972. Depuis lors, un meilleur équilibre tend à s’établir
entre les tendances, et les nationalités, des auteurs publiés.
À mesure que les « événements » d’Algérie s’éloignent dans
le passé, et que ceux qui les ont vécus voient leur fin se
rapprocher, le désir de témoigner se renforce et les réticen-
ces de certains s’effacent1.
Les jeunes nés après la guerre d’Algérie, selon une
enquête faite en 1992 auprès de jeunes Français de 17 à 30
ans, sont en majorité (à 60 %) conscients de l’utilité de la 271
connaître. Ils en ont été informés surtout par la télévision
(83 %), puis par les enseignants (69 %) précédant les parents
(65 %) ou des témoins (57 %), la presse écrite (54,5 %) et
le cinéma (50 %), les livres (38 %) venant en dernier lieu.
La plupart d’entre eux (80,5 %, contre 18 %) estiment que
l’école ne leur en a pas suffisamment parlé2.
Il est normal qu’après les grands événements histo-
riques, l’histoire commence à prendre la relève de la simple
historiographie sans attendre la disparition complète des
acteurs et des témoins. Et pourtant, l’enseignement de l’his-
toire de la guerre d’Algérie, qui a disposé d’une place non
négligeable depuis les années 1980 et 1983 dans les pro-
grammes de troisième des collèges et de terminale des
lycées, souffre d’un grave retard de la recherche historique
sur la demande des enseignants et de leurs élèves3.

1. Voir notre chronique « Historiographie de la guerre d’Algérie » dans l’Annuaire


de l’Afrique du Nord, 1976 à 1992, Éditions du CNRS.
2. Alain Coulon, Connaissance de la guerre d’Algérie, Ligue de l’enseignement et
À L’HISTOIRE

Institut du monde arabe, 1993.


3. Voir le dossier : « Peut-on enseigner la guerre d’Algérie ? » dans Historiens et
Géographes no308 (numéro spécial Agoras méditerranéennes de Marseille, octobre
1983), mars 1986, p. 887-924, et les actes du colloque Mémoire et enseignement de
la guerre d’Algérie, 3 t., Ligue de l’enseignement et Institut du monde arabe, 1993.

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En effet, la plupart des historiens universitaires ont


longtemps considéré cette guerre comme relevant de l’« his-
toire immédiate », c’est-à-dire du journalisme1. Trois obs-
tacles, à leur avis, empêchaient d’en écrire une histoire
scientifique : le manque de sources, notamment d’archives
publiques accessibles ; l’absence du recul historique néces-
saire pour situer les événements par rapport à leurs consé-
quences autant qu’à leurs causes ; et enfin, l’impossibilité
de juger sereinement et impartialement des faits passion-
nément vécus.
Ces objections expriment une conception élevée du
travail de l’historien, consistant à construire une interpré-
tation parfaite et définitive à partir de sources exhaustives.
Mais c’est un idéal utopique.
L’exhaustivité des sources de l’histoire est un mythe,
car elles ne seront jamais toutes disponibles en même temps.
Suivant la loi de 1979, les archives publiques françaises sont
généralement accessibles au bout de 30 ans, à l’exception
des documents destinés au public, lesquels restent accessi-
bles sans délai, et de ceux qui relèvent de délais spéciaux
allant de 60 à 150 ans (sauf dérogation octroyée à un cher-
cheur), afin de protéger la sécurité de l’État ou de la Défense
272 nationale, et surtout la vie privée des personnes concernées
et de leurs familles. Par ailleurs, d’autres sources surabon-
dantes sont immédiatement consultables : les publications
officielles, les imprimés et les périodiques, des archives pri-
vées, et des sources orales. Ainsi, tous les témoins seront
morts quand toutes les archives seront ouvertes.
Le recul historique nous vient peu à peu. Plus de
trente ans après la fin de cette guerre, la majeure partie des
archives publiques françaises devient consultable, des
Mémoires révèlent d’anciens secrets qui n’ont plus de raison
d’être, les conséquences des événements nous apparaissent
de plus en plus clairement, l’accélération de l’Histoire
aidant. Quant au dépassionnement, il ne se produit pas
automatiquement en fonction du temps écoulé, comme le
prouvent les controverses suscitées par les bicentenaires de
la Révolution française et des massacres de Vendée. C’est
le travail des historiens qui transforme la mémoire passion-
nelle en histoire.
LA

En dépit des puristes, l’histoire « immédiate » des


grands conflits qui ont marqué la France n’est pas une nou-
GUERRE APRÈS

1. Cf. G. Pervillé, « Histoire immédiate, histoire du temps présent ou histoire


contemporaine, le cas de la guerre d’Algérie », Toulouse, Cahiers d’histoire immé-
diate, no 3, printemps 1993, p. 95-105.

LA GUERRE
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273

veauté. Chaque fois qu’il y a trouvé un intérêt politique et


civique, l’État en a favorisé l’étude sans délai. Aussitôt après
la Grande Guerre, les pouvoirs publics ont aidé à fonder la
Société et la Revue d’histoire de la Guerre. À l’issue de la
Deuxième Guerre mondiale, ils ont créé deux commissions
qui ont fusionné en 1951 pour former le Comité d’histoire
de cette guerre, publiant sa revue, dont l’œuvre historique
fut considérable.
Rien de tel après la guerre d’Algérie, parce que
celle-ci n’est pas un facteur de cohésion nationale, ni une
source de légitimité pour les dirigeants de la Ve République,
laquelle n’ose pas commémorer les circonstances de sa fon-
dation. Ceux-ci ont voulu imposer aux Français une cure
d’amnésie par une série de décrets et de lois d’amnistie
échelonnée de 1962 à 1982 (en conséquence directe ou indi-
recte des accords d’Évian), qui interdisent de désigner nom-
mément les responsables d’actes répréhensibles, qu’ils aient
été jugés ou non. Ainsi, l’histoire de la guerre d’Algérie a
été longtemps abandonnée à des initiatives individuelles,
tolérées mais non encouragées.
Cette différence de traitement a entraîné des consé-
quences fâcheuses. Les jeunes Français, connaissant beau-
coup mieux la Deuxième Guerre mondiale que la guerre
d’Algérie, tendent à se représenter celle-ci d’après le modèle 273
de celle-là, ce qui valorise les ressemblances au détriment
des différences. De plus, la contradiction entre le devoir de
mémoire de plus en plus exigeant invoqué pour les victimes
de l’une, et le devoir d’oubli longtemps prôné pour celles
de l’autre, devient de plus en plus insupportable.
Cependant, cette situation a commencé à changer.
L’Institut d’histoire du temps présent, qui a pris la suite
du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, a
créé un groupe de travail sur la décolonisation animé par
Charles-Robert Ageron, qui a organisé en décembre 1988
un grand colloque sur La guerre d’Algérie et les Français1,
précédé par deux tables rondes sur La guerre d’Algérie et les
chrétiens, et La guerre d’Algérie et les intellectuels français2. Puis
le Service historique de l’Armée de terre a entrepris la publi-
cation d’une collection d’extraits des Archives militaires
intitulée La guerre d’Algérie par les documents3 : le premier

1. Publié sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1990, 700 p.


2. Cahiers de l’IHTP, no9, octobre 1988, et no10, novembre 1988. Le second a
À L’HISTOIRE

été réédité : La guerre d’Algérie et les intellectuels français, s. dir. J.-P. Rioux et J.-F.
Sirinelli, Bruxelles, Complexe, 1991.
3. T. 1, L’avertissement, 1943-1946, Vincennes, SHAT, 1990, 550 p. ; t. 2, Les
portes de la guerre, 1946-1954, SHAT, 1998, 1 023 p., sous la direction de J.-C.
Jauffret.

DE LA MÉMOIRE
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volume, consacré aux événements de mai 1945, est sorti à


grand peine en 1990, le deuxième, couvrant les années 1946
à 1954, a été retardé jusqu’en 1998, signe d’un blocage en
haut lieu (alors que le ministère des Affaires étrangères
publiait régulièrement depuis 1987 une nouvelle série de
Documents diplomatiques français1 allant de 1954 à 1962 et
au-delà). Pourtant, le ministre de la Défense Pierre Joxe a
décidé l’ouverture des archives militaires de la guerre
d’Algérie à partir du 1er juillet 1992, en application de la
loi de 1979. Un inventaire informatisé, divisant le contenu
des cartons en « unités documentaires », relevant chacune
du délai général ou de délais particuliers de communication,
a permis de rendre accessibles sans dérogation la très grande
majorité des documents. Les autres dépôts d’archives appli-
quent la loi avec une inégale diligence, en fonction des
moyens matériels dont ils disposent. Les récentes circulaires
ministérielles n’ont rien changé à certaines dispositions
considérées comme des entraves à la recherche, notamment
les délais spéciaux (qui protègent beaucoup plus les intérêts
individuels que des secrets d’État ou militaires périmés) et
l’arbitraire de l’octroi ou du refus des dérogations, ainsi que
les contraintes des lois d’amnistie. Mais l’élucidation de tou-
tes les fautes individuelles n’est pas la tâche la plus urgente
274 des historiens. Aujourd’hui, le principal obstacle à l’essor
de l’histoire de la guerre d’Algérie n’est pas le manque de
sources, mais le manque de chercheurs. Heureusement, un
début de relève des générations s’est manifesté par plusieurs
soutenances de thèses récentes2. Et la multiplication des
colloques3 sur la guerre d’Algérie, avec la participation
d’historiens algériens, atteste que la relève de la mémoire
par l’histoire est désormais commencée.

En Algérie, hyper-commémoration officielle


et histoire sous surveillance
En Algérie, la Guerre de libération nationale est
l’événement fondateur et la source de légitimité de la

1. Les deux volumes de l’année 1962 sont parus en 1998, Imprimerie nationale.
2. Celles de Jacques Cantier (déjà citée), de Sylvie Thénault, Une drôle de justice,
les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001, et de Raphaëlle Branche,
LA

La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, 2001.


GUERRE APRÈS

3. Après les colloques de 1992 (Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée),
et de 1996 (La guerre d’Algérie et les Algériens), publiés en 1997, l’année 2000 a
été marquée par deux grands colloques vite publiés, à Montpellier en mai : Mili-
taires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, 561 p. ; et à
la Sorbonne en novembre : La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises,
Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000, 688 p.

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Nation, de l’État, du régime et des dirigeants1. C’est pour-


quoi tous les gouvernements depuis l’indépendance, mais
surtout depuis 1972, ont organisé une commémoration
obsessionnelle, utilisant des moyens multiples et variés :
discours commémoratifs à l’occasion des grands anniversai-
res (8 mai 1945, 1er novembre 1954, 20 août 1955 et 1956,
19 mars et 5 juillet 1962), publication d’articles, de témoi-
gnages, de romans, nouvelles et poèmes, érection de monu-
ments et création de musées, réalisation de films documen-
taires ou de fiction.
Il est tout à fait normal et légitime que cette com-
mémoration exalte l’héroïsme et le sacrifice des nombreux
martyrs (en arabe, chouhada) qui sont morts pour que vive
leur patrie, et même que certains témoignages d’anciens
moudjahidine jugent sévèrement la France : « Nous pensons
que cette dernière doit réparer la plus grande partie des
pertes qu’elle nous a infligées, et qu’il faudrait qu’elle le
fasse spontanément pour se racheter. Nous ne pourrons pas
l’embrasser avec effusion, ni serrer dans nos bras nos bour-
reaux d’hier »2. Mais il l’est beaucoup moins que cette com-
mémoration officielle persiste à répéter les thèmes d’une
propagande de guerre3 susceptible d’entretenir la haine de
l’ennemi héréditaire, comme les 45 000 morts de mai 1945, 275
et les 1 500 000 martyrs de 1954 à 1962 (alors que le
ministère algérien des Anciens moudjahidine a recensé
152 862 tués sur 336 748 militants et combattants du
FLN-ALN4), des accusations récurrentes de « génocide » et
de « crime contre l’humanité », et même celle d’avoir testé
la première bombe atomique française sur des prisonniers
algériens5. Ni qu’elle glorifie l’usage de la violence terro-
riste contre les « colonialistes » et les « traîtres », évacue

1. Sur ce sujet, voir Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, La Découverte, 1991,


Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie de la
mémoire à l’histoire, Syros, 1993, les actes du colloque Mémoire et enseignement de la
guerre d’Algérie, t. 2, p. 360-437, et La guerre d’Algérie dans l’enseignement en France
et en Algérie, p. 81-104, 193-211, la table ronde de l’IHTP, La guerre d’Algérie et
les Algériens, Armand Colin, 1997, p. 289-321, et l’article de Boucif Mekhaled,
« L’enseignement de l’histoire dans le secondaire en Algérie », Historiens et géogra-
phes, no 344, juin-juillet 1994, p. 63-69.
2. Abdelhamid Baïtar, Afin que nul n’oublie, ou La révolte des bidonvilles, Alger,
ENAL, 1984, p. 54-56.
3. Propagande relancée délibérément à partir de 1971 par le président Boume-
dienne dans la perspective d’une rupture totale avec la France, selon Ania Francos
et Jean-Pierre Séréni, Un Algérien nommé Boumediène, Stock, 1976, p. 233-234.
À L’HISTOIRE

4. Tableau reproduit par Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre,
Plon, 1991, p. 232.
5. Accusation relancée en 1985 par le documentaire d’Azzedine Meddour, Combien
je vous aime, et récurrente depuis lors dans la presse algérienne. Sur les expéri-

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toute critique du système de gouvernement instauré par la


Révolution, et occulte le rôle des dirigeants écartés du pou-
voir.
À cause de l’importance de leurs implications poli-
tiques, les recherches des historiens algériens sont placées
sous la double surveillance du gouvernement et de l’Asso-
ciation nationale des Anciens Moudjahidine. En réponse au
succès des livres du journaliste français Yves Courrière
(publiés de 1968 à 1971, et fondés en partie sur le témoi-
gnages d’acteurs algériens comme Belkacem Krim), le pré-
sident Boumedienne avait décrété que l’histoire de l’Algérie
serait désormais écrite par des Algériens. Il avait créé des
institutions destinées à rassembler des archives et d’autres
documents et à multiplier les enquêtes orales pour recueillir
la mémoire nationale de la Guerre de libération. Mais la
lenteur de ces institutions à ouvrir leurs fonds aux histo-
riens en a décidé plusieurs à venir travailler et publier en
France en dehors de toute contrainte officielle.
Le premier colloque international organisé à Alger
en novembre 1984 aborda son sujet par le biais du Reten-
tissement de la Révolution algérienne. Les organisateurs, le
ministre de la Culture et le directeur du Centre national
276 des études historiques, tentèrent d’en orienter les travaux
en invitant tous les participants, algériens ou étrangers, à
témoigner sans réticence que la Révolution algérienne avait
été (suivant la conclusion du Manifeste des 121) « un combat
exemplaire pour tous les hommes libres »1 ; mais un histo-
rien algérien qui voulait parler du terrorisme fut inter-
rompu. La plupart des communications publiées (en fran-
çais, en anglais, ou en arabe) présentent pourtant un réel
intérêt historique.
Si les historiens algériens travaillent dans des condi-
tions difficiles, la diffusion de leurs travaux dans la société
algérienne l’est encore plus. En effet, l’enseignement de
l’histoire dans l’enseignement public est entièrement arabisé
depuis 1966, ce qui oblige les historiens formés à la disci-
pline historique en français à faire cours en arabe pour éviter
d’être marginalisés. Cet enseignement officiel est soumis
aux directives ministérielles traduites dans un manuel uni-
que, exprimant la vision arabo-islamiste diffusée depuis les
LA
GUERRE APRÈS

mentations d’armes atomiques françaises au Sahara, voir la thèse de Frédéric


Médard, La présence militaire française en Algérie, 1953-1967, Université de Mont-
pellier III 1999, p. 1014-1018.
1. Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, ENAL, et Bruxelles, GAM,
1985 ; voir notamment p. 9-13 et 15-26.

LA GUERRE
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années 1930 par l’Association des Oulémas, qui oppose sys-


tématiquement les vrais « enfants de l’Algérie »1, fidèles à
l’identité arabo-islamique de leurs ancêtres, aux « enfants
de la France ». La plupart des enseignants d’histoire, formés
en arabe et dans un esprit plus théologique qu’historique
pour enseigner une « histoire sainte », maîtrisent mal les
sources rédigées en français (langue de travail du FLN). La
majorité des étudiants de licence, futurs professeurs, étaient
naguère persuadés que le cheikh Ibrahimi, successeur du
cheikh Ben Badis à la présidence de l’Association des Oulé-
mas, était le principal instigateur du soulèvement du
1er novembre 1954, alors que les responsabilités véritables
de Messali Hadj, de Krim, de Boudiaf, de Ben Bella et
d’Aït Ahmed, étaient ignorées2.
Les contraintes qui pesaient depuis 1962 sur l’exer-
cice du métier d’historien ont commencé à se relâcher
depuis que la Constitution de février 1989 a reconnu le
pluralisme politique et la liberté d’expression, impliquant
la fin du monopole étatique de la presse et de l’édition. Il
en est résulté une relative diversification des sujets d’études
et de publications, une prise en considération des divers
courants constitutifs du mouvement national et de leurs
leaders tombés en disgrâce, dont plusieurs aéroports ont 277
reçu les noms3. Mais depuis 1992, la guerre civile a replacé
toutes les activités intellectuelles dans des conditions à cer-
tains égards pires que jamais, sous les pressions croisées des
islamistes armés et du nouveau pouvoir militaire. Aujour-
d’hui, les travaux historiques sont placés dans une situation
contradictoire de liberté surveillée, que deux faits récents
symbolisent : un premier colloque sur Messali Hadj a pu
avoir lieu dans sa ville natale, Tlemcen, mais un deuxième
colloque projeté à Batna par un universitaire, ancien moud-
jahid, a été bloqué par une plainte de l’Association des

1. Expression employée par Selim Kalala dans Achaab du 24 novembre 1988, cité
par Abed Charef, Octobre, Alger, Laphomic, 1990, p. 258-159. En réalité, cette
vision de l’histoire nationale s’intéresse beaucoup moins à l’Algérie qu’à l’Orient
arabo-musulman, selon Hassan Remaoun, « Sur l’enseignement de l’histoire en
Algérie, ou de la crise identitaire à travers et par l’école », Alger, Naqd, no 5,
1993, p. 57-65 (cité par Gilbert Grandguillaume, « Comment a-t-on pu en arriver
là ? », dans Les violences en Algérie, Odile Jacob, 1998, p. 15).
2. Voir les interventions de Daho Djerbal et Hassan Remaoun dans les colloques
cités plus haut, p. 275, note 1.
À L’HISTOIRE

3. Cf. Hassan Remaoun, « Pratiques historiographiques et mythes de fondation :


le cas de la guerre de libération à travers les institutions algériennes d’éducation
et de recherche », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, p. 305-321 ; et Benjamin
Stora, La guerre invisible : Algérie, années 90, Presses de Sciences Po, 2001,
p. 106-109.

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Anciens Moudjahidine pour atteinte aux symboles de la


Révolution 1.

L ES DANGERS DE L ’ IGNORANCE HISTORIQUE

En Algérie, la résurgence du passé dans le présent


Les conséquences néfastes de l’insuffisance du travail
historique et de sa diffusion dans la société sont particuliè-
rement évidentes en Algérie, où l’hyper-commémoration
d’un passé tragique aboutit à sa résurgence dans le présent.
Depuis 1992, le pays est ravagé par une guerre civile qui
ravive les souvenirs de la précédente guerre, tout particu-
lièrement aux yeux des rapatriés français et « français
musulmans » d’Algérie. Ils voient en effet se répéter le ter-
rorisme aveuglément xénophobe et l’usage systématique de
la plus cruelle violence contre des « traîtres » par les isla-
mistes armés, la mise en cause des méthodes expéditives de
la répression (enlèvements, torture, disparitions), mais aussi,
et paradoxalement, la stigmatisation du « terrorisme »2 par
un pouvoir militaire qui l’avait autrefois pratiqué et glorifié
contre le colonialisme français3.
Cette impression d’une répétition de l’Histoire n’est
278 nullement le propre des témoins français de la « première
guerre d’Algérie » : elle a été entretenue et exploitée par
les propagandes des deux camps algériens en lutte, afin de
légitimer leur cause en discréditant celle de leur adversaire.
Tous les protagonistes de la guerre civile la présentent
comme une répétition de la Guerre de Libération, dans
laquelle chacun des deux camps prétend se réserver le beau
rôle du moudjahid et imposer à son ennemi celui du traître
à la patrie ou à l’Islam. Les islamistes ont repris à leur
compte la vieille dénonciation du « Parti de la France »4

1. La Tribune, Alger, 5 avril 2001, p. 6.


2. Au contraire, il s’agirait d’« un terrorisme barbare, sans précédent dans l’his-
toire moderne », selon Mohamed Ghoualmi, ambassadeur d’Algérie en France (Le
Monde, 21 novembre 2000, p. 19).
3. Le mot lui-même, remplacé par fida (sacrifice de sa propre vie) était alors
tabou dans la propagande du FLN. En mars 1992, dans les Cahiers du communisme,
no 3, p. 64, l’historien communiste Pierre Haudiquet nous reprochait de « repren-
dre l’expression employée de 1954 à 1962 pour qualifier le combat des insurgés,
LA

qui permettait aux autorités de masquer la réalité de la guérilla paysanne, et qui


permet aujourd’hui de dénaturer cette lutte en l’assimilant au terrorisme contem-
GUERRE APRÈS

porain, sournois et terrifiant ».


4. Sur l’histoire de cette notion, voir notre étude « The Frenchification of Alge-
rian intellectuals : history of a failure ? », dans Franco-arab encounters, edited by L.
Carl Brown and Matthew S. Gordon, American University of Beirut, 1996,
p. 415-445.

LA GUERRE
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(Hizb França) et des « nouveaux Pieds-noirs », identifiés aux


Algériens francophones, pour stigmatiser les partisans du
pouvoir militaire et tous ceux qui ont approuvé le coup de
force de janvier 1992. De même qu’en 1988 un ancien
colonel de l’ALN appelait à une mobilisation contre
« l’ennemi séculaire de notre peuple qui, vingt-cinq ans
après l’indépendance, n’a pas encore abandonné l’espoir de
nous soumettre à nouveau par Algériens interposés, la
France qui ne renoncera jamais à regagner une guerre qu’elle
n’a perdue que militairement (sic), par l’intermédiaire
d’anciens ou de nouveaux harkis, (...) car il existe encore
des Algériens profondément français dans leur tête »1, le
leader du FIS Ali Benhadj déclarait peu après : « Si mon
père et ses frères ont expulsé physiquement la France
oppressive de l’Algérie, moi, je me consacre avec mes frères,
avec les armes de la foi, à la bannir intellectuellement et
idéologiquement, et à en finir avec ses partisans qui en ont
tété le lait vénéneux »2.
Les ennemis des islamistes peuvent difficilement
retourner contre eux les mêmes accusations, dans la mesure
où ils leur prêtent le flanc en reprenant à leur compte dans
les journaux et les médias « le vocabulaire du général Massu
ou du général Salan »3. Ils n’en sont pas moins ardents à 279
revendiquer le nom de « patriotes » pour désigner les mili-
ces d’auto-défense organisées par d’anciens moudjahidine, et
à identifier les tueurs islamistes à des fils de harkis pour-
suivant la vengeance de leurs pères4.

1. Appel du colonel Amar Benaouda et de deux autres anciens officiers de l’ALN


aux Anciens Moudjahidine, cité par Algérie-Actualités, no 1172, 31 mars-6 avril
1988. Plus récemment, le dernier président du GPRA, Ben Khedda, a reproché
à ses successeurs d’avoir permis à « des francophones, ennemis de la culture arabo-
islamique, d’imposer leurs vues partisanes à l’école algérienne », et accusé les
binationaux, avec d’autres Algériens francophones et surtout francophiles,
d’« occuper des postes-clefs dans les secteurs stratégiques de l’État », et d’être
« une minorité qui cherche à défendre ses privilèges face au courant islamique
majoritaire, à l’image des pieds-noirs sous la colonisation »(Benyoucef Ben
Khedda, L’Algérie à l’indépendance, La crise de 1962, Alger, Dahlab, 1997, p. 48-49).
2. Cité dans Le Monde, 14 octobre 1994, p. 1. L’ancien président Ben Khedda
(op. cit., p. 92) affirme lui aussi la continuité entre le nationalisme et l’islamisme :
« Le courant islamique, absent de la scène politique en 1962, prendra le relais,
trente ans après, en réhabilitant les valeurs de novembre 1954 qui prônaient les
principes islamiques ».
3. Déclaration d’Ahmed Ben Bella sur TF1 le 28 décembre 1994 : « Le peuple
algérien est fatigué (...) de voir se reproduire chez nous une même sémantique.
Voilà que chez nous, on parle de ratissages, on parle de terroristes (...). Cela nous
À L’HISTOIRE

fait de drôles de souvenirs, nous qui avons connu il y a trente ans cette situation,
de voir nos journaux, le pouvoir, reproduire le vocabulaire du général Massu ou
du général Salan ».
4. Le ministre de l’Intérieur, Abderrahmane Méziane, aurait identifié les islamis-
tes armés à « des fils de harkis que l’histoire a jugés et condamnés à jamais » et

DE LA MÉMOIRE
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Toutes ces identifications manquent de vraisem-


blance et suscitent maintes objections. D’un côté, les Algé-
riens francophones ne sont pas tous nécessairement franco-
philes, ni francisés, comme le prouve la lecture de la presse
algérienne. Pas plus qu’à l’époque coloniale, ils n’adhèrent
pas tous à une seule et même idéologie : on en trouve dans
tous les partis, au pouvoir et dans l’opposition, chez les
« éradicateurs » et chez les « dialoguistes », et même parmi
les islamistes. La notion de « nouveaux Pieds-noirs » tire sa
validité du fait que seule une minorité d’Algériens a pu
hériter de leurs places et de leurs biens en 1962, mais
ceux-là n’étaient pas nécessairement des amis de la France1.
De l’autre côté, on ne peut sérieusement attribuer aux har-
kis ni à leur fils la paternité de l’islamisme armé, dont
l’idéologie exalte la lutte contre le colonialisme français et
contre l’« invasion culturelle » occidentale, et dont le pre-
mier organisateur fut l’ancien moudjahid Mustapha Bouyali.
À supposer que certains d’entre eux aient vraiment rejoint
les groupes armés islamistes pour se venger, ce ne serait
qu’une raison supplémentaire de condamner la violation de
l’amnistie proclamée par les accords d’Évian2. Il s’agit mani-
festement d’amalgames arbitraires, d’étiquettes infamantes
280 employées comme des armes polémiques, sans souci de la
vérité historique.
Cette répétition apparente de la première guerre
d’Algérie par la deuxième suscite une juste méfiance des
historiens, conscients du danger de superposer l’image d’une
situation présumée bien connue sur une autre qui ne l’est
pas3. Pourtant, il ne s’agit pas uniquement d’un faux sem-
blant. Sans prétendre expliquer par une cause unique la
guerre civile qui n’a pas cessé d’ensanglanter l’Algérie
depuis une décennie, on peut au moins expliquer son carac-
tère d’extrême violence par l’image de la guerre de libéra-
tion qui a été inculquée aux jeunes Algériens par l’éduca-
tion et par la commémoration officielles. Comme l’a

appelé les forces de sécurité à « une lutte implacable contre le terrorisme et les
forces rétrogrades, obscurantistes et inféodées aux harkis », selon El Watan du 1er
novembre 1994 (cité par Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre
d’Algérie, p. 243).
1. Cf. M’hamed Boukhobza, article cité dans Les accords d’Évian..., p. 67-78.
LA

2. Le président Bouteflika l’a implicitement reconnu dans une interview sur


France-Culture le 12 septembre 1999, citée par El Watan du 14 : « A l’indépen-
GUERRE APRÈS

dance, nous avons traité le problème des harkis de façon collective . Nous sommes
en train de payer la facture. Une partie des maquis, ce sont des enfants de harkis ».
3. Pour une comparaison très complète et pertinente des deux guerres d’Algérie,
voir Benjamin Stora, La guerre invisible, p. 51-65 (« Le brouillage d’une guerre
par une autre »).

LA GUERRE
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remarqué Benjamin Stora, « la perpétuation de la culture


de guerre, qui évacue les origines politiques du nationa-
lisme contemporain, a fini par générer des automatismes
redoutables auprès d’une partie de la jeune génération. On
ne peut pas impunément enseigner que le principe de la
lutte armée est central dans l’édification de la nation, et
s’étonner ensuite de sa reprise dans la réalité »1.
L’exemple du terrorisme anti-français (relancé par le
GIA en 1993) est particulièrement révélateur. Plusieurs
témoignages d’anciens moudjahidine publiés en Algérie
attestent clairement qu’entre 1954 et 1962, au moins cer-
tains chefs de l’ALN avaient donné l’ordre d’« abattre un
Européen, n’importe quel Européen, pourvu que ce soit un
Européen »2. D’autres publications, qualifiées de récit ou de
roman, confirment ce fait. Tel jeune maquisard, arrêté et
torturé, devient fidaï en 1960 pour venger les siens, en
commençant par tuer le premier Français venu : « Beau spé-
cimen de pied-noir... bon gibier du matin ! »3 ; et il conti-
nue jusqu’en 1962. Le plus inquiétant est un roman qui
prétend justifier le retournement contre le colonialisme de
toutes ses armes, à savoir « la méchanceté sans borne, qui
ne fait aucune distinction, ne s’arrête guère à séparer les
innocents des coupables, les hommes des femmes et des 281
enfants, une méchanceté volontairement aveugle, unique-
ment acharnée à détruire. Face à ses ennemis dépourvus de
tout sens humain, l’Algérie était en danger de mort. Elle
ne trouverait le salut qu’en devenant elle-même inhu-
maine ». Ces redoutables sophismes ne peuvent dissimuler
un racisme flagrant : « Des Espagnols aux casquettes molles
tombaient, des Maltais aux tignasses pouilleuses aussi, des
Italiens aux visages cauteleux. Ahmed tirait avec le senti-
ment de nettoyer les rues, de les débarrasser de toute cette
faune parasite qui les encombrait »4.
La publication de telles apologies du crime raciste
au temps où le gouvernement algérien disposait du mono-

1. B. Stora, « Algérie : absence et surabondance de mémoire », dans Les violences


en Algérie, p. 145-154 (première publication dans Esprit, janvier 1995).
2. Dr Bensalem Djameleddine, Voyez nos armes, voyez nos médecins, Alger, ENAL,
1985, p. 213. Cf. Dr Tami Medjbeur, Face au mur, ou le journal d’un condamné à
mort, Alger, SNED, 1981, et deux témoignages cités dans la thèse de Miloud
Karim Rouina, Essai d’étude comparative de la guerre d’indépendance de l’Algérie de
1954-1962 à travers deux villes : Oran et Sidi-Bel–Abbès, Université de Montpel-
lier III, 1980.
À L’HISTOIRE

3. Chabane Ouahioune, Itinéraires brûlants (récits de l’ancien moudjahid Saïd


Akrour), Alger, ENAL,1986, p. 59.
4. Abdelkader Ben Azzedine Ghouar, Cinq fidayines ouvrent le feu à Constantine,
Alger, ENAL, 1986, p. 93 et 195.

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pole de l’édition, de l’information et de l’éducation, enga-


geait gravement sa responsabilité. Pour qui avait pu lire ces
lignes, la fureur xénophobe du GIA n’avait rien d’imprévi-
sible. La mise en cause officielle des fils de harkis détourne
l’attention des véritables responsabilités. Au lieu de prôner
l’« éradication » par tous les moyens du terrorisme isla-
miste, il aurait mieux valu ne pas commencer par en semer
et en cultiver les graines. Comme l’a écrit l’historien algé-
rien Mohammed Harbi : « L’idéalisation de la violence
requiert un travail de démystification. Parce que ce travail
a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a
été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie
voit ressurgir avec l’islamisme les fantômes du passé »1.
Celui-ci accuse la « mythologisation de la guerre de libé-
ration » au profit du pouvoir établi de « rendre aveugle au
sens présent » : « Ainsi, en occultant l’existence de prati-
ques cruelles enracinées dans une culture paysanne archaï-
que dominée par un code particulier de l’honneur et de la
blessure symbolique à imposer au corps de l’ennemi, on
s’interdit de voir dans la cruauté actuelle des actions de
terrorisme islamiste, un “retour” qui en vérité, traduisait
une permanence culturelle »2. Donc, ce que l’ambassadeur
282 d’Algérie à Paris appelle « un terrorisme barbare, sans pré-
cédent dans l’histoire moderne », et aussi une « guerre
venue du fond des âges », ne peut être considérée seulement
comme une maladie contagieuse d’importation récente. Il
appartenait aux dirigeants issus du FLN, après avoir
employé « tous les moyens » pour arracher l’indépendance,
d’éviter qu’à chaque génération dans l’avenir, « les ancêtres
redoublent de férocité »3. Quelles que soient les parts res-
pectives du terrorisme islamiste, de la répression militaire,
et d’éventuelles manipulations du premier par la seconde
dans le martyrologe de l’Algérie, on ne peut éviter de met-
tre en question l’éducation civique, morale, et religieuse,
qui a été donnée aux jeunes Algériens acteurs de la crise
actuelle, par « un parti qui prétendait être à lui seul l’État
et la société, monopoliser la parole et asseoir sa « légiti-
mité » sur une mythologisation du passé »4.
L’exaltation de la violence fondatrice de l’État algé-
rien est, en effet, inséparable de la culture politique algé-
LA
GUERRE APRÈS

1. M. Harbi, L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, p. 155.


2. M. Harbi, « La tragédie d’une démocratie sans démocrates », Le Monde, 13 avril
1994.
3. Expression empruntée au titre d’une pièce de Kateb Yacine.
4. Harbi, Ibid..

LA GUERRE
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283

rienne, culture de guerre1 et de guerre civile (bien que non


reconnue comme telle). Le système politique élaboré par le
FLN de 1954 à 1962, et institué de 1962 à 1989 sous la
forme du parti unique, postulait l’unanimité nationale et
l’imposait par la force. Toute divergence politique à l’inté-
rieur du peuple algérien était niée en tant que telle et qua-
lifiée de trahison au profit de l’ennemi extérieur, ce qui
empêchait toute démocratie et livrait le pouvoir aux déten-
teurs de la force prêts à s’en servir. Comme l’a écrit le
politologue algérien Lahouari Addi, ce système politique
est fondé sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas
de conflits politiques. Il y a des conflits politiques entre
Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algé-
riens traîtres. Ce type de conflit n’a pas à être institution-
nalisé, car les traîtres sont à exterminer physiquement, à
“éradiquer”, d’où le caractère sanglant de la crise actuelle,
qui oppose, pour les uns, les traîtres à la nation, et pour
les autres, les traîtres à l’Islam, qui définit la nation »2. Tel
est le véritable lien qui rattache la récente surenchère de la
violence aux massacres de 1962. Ainsi, l’amnistie bafouée
d’Évian a été pour l’Algérie une occasion perdue de faire
l’apprentissage de la tolérance, vertu fondamentale de la
démocratie. 283
En France, le retour du refoulé colonial ?
En France, les conséquences du retard du travail his-
torique sont loin d’être aussi graves, mais la situation
actuelle ne justifie aucun triomphalisme. Contrairement à
l’espoir des dirigeants de la Ve République, la cure de
silence et d’oubli a de plus en plus manifestement échoué.
Bien loin de s’évanouir en fonction du temps écoulé, la
mémoire de la guerre d’Algérie ressurgit dans le présent et
risque de ranimer des conflits mal cicatrisés.
En effet, l’opinion publique française reste divisée
entre des mémoires de groupes antagonistes qui aspirent à
s’imposer comme mémoire nationale. En particulier, les
vaincus de l’Algérie française, qui ont vécu depuis 1962
comme des exilés de l’intérieur, en refusant de faire les frais,
matériellement et moralement, d’une éventuelle réconcilia-
tion franco-algérienne, sont tentés de trouver dans la faillite
de l’Algérie indépendante l’occasion d’une réhabilitation,
À L’HISTOIRE

1. Sur la culture de guerre en Algérie, voir Luis Martinez, La guerre civile en


Algérie, Karthala, 1998, p. 26-33 et 375-377.
2. Le Monde, 29 novembre 1995, p. 16.

DE LA MÉMOIRE
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voire d’une revanche sur leurs ennemis. D’autant plus que


la décolonisation, au lieu de mettre fin à l’immigration des
anciens « colonisés » en métropole, l’a tout au contraire
intensifiée et généralisée, ce qui a entraîné de nombreux
motifs d’inquiétude : marginalisation économique et sociale
des banlieues-ghettos, affrontements dans l’école publique
entre le « voile islamique » et la laïcité républicaine, incer-
titudes sur l’identité nationale des jeunes « Beurs » nés en
France. Ces craintes, apparues et aggravées avec les crises
économiques des années 1970 et 1980, ont été redoublées
depuis 1992, d’abord par l’éventualité d’un repli massif des
élites algériennes francophones fuyant une victoire islamiste
(repli accepté, semble-t-il, à gauche, mais refusé à droite et
par les associations de « Pieds-noirs » et de « harkis ») ; puis
par le risque d’une exportation en France de la guerre civile
algérienne (risque réalisé par les attentats de 1995 et 1996).
À l’heure du plan « Vigipirate » et de la traque des com-
plices locaux d’un terrorisme importé, la France a été à son
tour hantée par le spectre d’une nouvelle guerre d’Algérie
sur son sol.
Ces inquiétudes ont été excitées et exploitées par le
Front national, qui incarnait (avant sa récente scission) les
284 espoirs de revanche des vaincus de l’Algérie française, tout
en revendiquant habilement l’héritage politique du général
de Gaulle, dans la mesure où celui-ci avait cru éviter
l’immigration illimitée des peuples d’Outre-mer et préser-
ver l’identité nationale en préférant la décolonisation à
l’intégration. D’où la vulnérabilité des dirigeants gaullistes
aux pressions de l’extrême droite en matière de lutte contre
l’immigration clandestine et de réforme du code de la natio-
nalité. Quant à la gauche, elle hésite et oscille entre le vieil
idéal républicain de l’assimilation et le droit de tous les
peuples à revendiquer leur identité culturelle et politique1.
C’est pourquoi on ne peut comprendre les rapports com-
plexes qui rattachent le problème de la décolonisation et
celui de l’immigration des anciens colonisés, si l’on suppose
que le choix de la première impliquait nécessairement
l’acceptation de la seconde. Les sondages d’opinion effectués
depuis 1962, prouvant qu’au moins les deux tiers des per-
sonnes interrogées avaient conservé une image très négative
LA
GUERRE APRÈS

1. D’où les hésitations de la gauche face à des mouvements nationalistes qui se


réclament de l’exemple du FLN algérien : FLNC en corse, FLNKS en Nouvelle
Calédonie. Dans ce dernier cas, on a pu observer de 1984 à 1988 une inversion
des rôles de la gauche socialiste et de la droite gaulliste par rapport au précédent
algérien.

LA GUERRE
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des Algériens, des Maghrébins et des Arabes1, suggèrent


aussi que la plupart de ceux qui avaient voté pour l’indé-
pendance de l’Algérie l’avaient fait sans sympathie pour les
Algériens, avec l’arrière-pensée que chacun des deux peuples
pourrait désormais vivre chez soi.
L’éventualité d’une répétition de la guerre d’Algérie
en France a été perçue de deux manières opposées par les
deux pôles de l’opinion publique française. L’extrême droite
xénophobe dénonce l’ « invasion » et la « colonisation » de
la France par une population étrangère supposée définitive-
ment inassimilable et hostile parce que musulmane. La gau-
che universaliste, au contraire, voit dans la situation des
immigrés un prolongement de celle des colonisés qu’ils ont
été, et redoute le « retour du refoulé »2, c’est-à-dire celui
du racisme colonial entretenu par les mauvais souvenirs non
exorcisés des violences commises et subies.
La première vision est évidemment la plus contes-
table. Les immigrés algériens (qui ont perdu leur ancienne
prépondérance par rapport aux autres immigrés d’Outre-
mer), et leurs enfants nés en France, n’y sont pas en position
dominante, ni démographiquement, ni économiquement, ni
politiquement, contrairement à de véritables colonisateurs.
De plus, on ne peut les considérer globalement comme un 285
corps étranger irréductiblement inassimilable du fait de sa
« race » ou de sa religion, sans nier l’existence des « Fran-
çais musulmans » réfugiés en France depuis 1962. Le thème
de l’« immigration-invasion » exploite le vieux fantasme de
l’inversion des rapports coloniaux (la France devenant la
colonie de ses anciennes colonies) qui avait motivé secrète-
ment le choix gaullien de la décolonisation. Cette exploi-
tation est dangereuse, dans la mesure où elle tend à justifier
le retournement du fanonisme contre l’ex-colonisé trans-
formé arbitrairement en colonisateur.
La deuxième vision doit être quelque peu nuancée.
Il est vrai que les immigrés algériens, maghrébins, arabes,
et plus largement musulmans, souffrent plus que les autres
immigrés non européens de sentiments de méfiance ou
d’hostilité, habituellement qualifiés de racistes. Ce racisme
est colonial, dans la mesure où il est hérité de la situation
coloniale qu’il a longtemps servi à justifier, suivant l’analyse
d’Albert Memmi. Il a été sans aucun doute aggravé par la
À L’HISTOIRE

1. Sondages publiés par Yvan Gastaut dans sa thèse : L’immigration et l’opinion en


France sous la Ve République, Le Seuil, 2000, p. 77-93.
2. Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, p. 320-321, et Le transfert d’une mémoire,
de l’Algérie française au racisme anti-arabe, La Découverte, 1999.

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mémoire enfouie des violences commises et subies pendant


la guerre d’Algérie. Mais ce racisme n’est pas purement
colonial, en ce qu’il s’enracine dans un long passé de conflits
et de malentendus entre l’Europe et l’Islam, très antérieur
à la colonisation et à la décolonisation. Et la situation des
immigrés n’est plus coloniale, parce que le mouvement
migratoire actuel est, pour l’essentiel, postérieur aux indé-
pendances, et dépasse de plus en plus largement le cadre
de l’ancien empire colonial français. Même dans le cas de
l’Algérie, les immigrés algériens et leurs enfants ne sont
plus des « indigènes », dominés et exploités chez eux, et
obligés de s’expatrier pour aller gagner leur pain dans la
métropole du colonisateur parce que celui-ci les a dépossé-
dés de leur propre pays. Après la « récupération des riches-
ses nationales » aux dépens des anciens colons devenus des
« rapatriés » ou des réfugiés, la poursuite et l’intensification
de l’émigration vers l’ancienne métropole ne peuvent plus
être imputées au colonialisme, mais à l’imprévoyance démo-
graphique et à l’inefficacité économique de l’État post-colo-
nial. Son acceptation par le pays d’accueil suppose des avan-
tages réciproques. Depuis 1975, la France a estimé n’avoir
plus besoin d’importer des demandeurs d’emploi ou d’assis-
tance. Elle va sans doute bientôt changer d’avis, pour pallier
286
son déficit démographique et pour financer ses retraites.
Mais l’utilité économique et démographique des immi-
grants ne suffira pas à garantir leur coexistence pacifique
avec les Français « autochtones » : il y faudra une véritable
volonté de vivre ensemble.
La France est le pays où coexistent, avec une large
majorité de Français de souche métropolitaine plus ou
moins ancienne, diverses catégories de Français « rapatriés »
d’Algérie, d’Afrique du Nord ou d’Outre-mer, et d’immi-
grés originaires d’Algérie et d’autres pays décolonisés dans
des conditions souvent douloureuses, mais appelées à vivre
durablement ensemble. Les discordances et les conflits qui
opposent leurs mémoires à celles des Français, et celles des
Français entre elles, ne facilitent pas leurs relations. Pour
éviter que ces conflits de mémoires ne fassent ressurgir les
anciens affrontements, les historiens peuvent jouer un rôle
utile, en expliquant aux uns et aux autres pourquoi ils doi-
LA

vent vivre ensemble dans le même pays, pourquoi la poli-


tique d’assimilation ou d’intégration que la République pré-
GUERRE APRÈS

tendait réaliser en Algérie a tragiquement échoué, et à


quelles conditions elle pourrait réussir en France.

LA GUERRE
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287

UN VENT DE RÉVISIONNISME

Au début de 1992, l’historien Daniel Rivet jugeait


significatif que « seulement 7 % des Français considèrent
la guerre d’Algérie comme un des principaux événements
ayant marqué l’histoire de notre pays au XXe siècle ». Il
croyait pouvoir constater « que le temps des colonies et
l’épreuve de la décolonisation s’éloignent de nous irréversi-
blement et que les passions refroidissent inéluctablement.
Aux historiens d’aujourd’hui, il appartient d’en tirer la
conclusion qu’on est enfin sorti de la dialectique de la célé-
bration et de la condamnation du fait colonial qui a si
longtemps et si profondément biaisé l’écriture de son his-
toire »1. Peut-être ce constat était-il justifié en général, mais
il est manifestement démenti par le cas particulier de
l’Algérie. Bien loin de faire l’objet de débats scientifiques
et sereins, la guerre d’Algérie a rejoint Vichy parmi les
enjeux de mémoire les plus controversés, ces « passés qui
ne passent pas » selon l’expression de Henry Rousso. Par-
ticulièrement significatifs sont la multiplication des pres-
sions de partisans de mémoires antagonistes, qui tentent
d’imposer leur vision de la vérité aux historiens en les accu-
sant de « désinformation », de « révisionnisme » ou de 287
« négationnisme »2 ; ainsi que la recrudescence des polémi-
ques entre les historiens eux-mêmes3. Bien qu’ils soient de
plus en plus sollicités d’intervenir pour éclairer les recoins
obscurs de la mémoire nationale, les historiens ne sont pas
les seuls maîtres de son évolution : ils doivent composer
avec les demandes et les réactions de la société, même si
les pouvoirs publics ne leur imposent aucune directive. Ce

1. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement », Vingtième


siècle, revue d’histoire, no 33, janvier-mars 1992, p. 127-138.
2. Charles-Robert Ageron a été accusé en même temps de « négationnisme » par
un bulletin de défense de la cause des harkis, Le clin d’œil, no 88, août 1994, et
de « révisionnisme » par le militant anticolonialiste Yves Benot, Massacres colo-
niaux, la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, 1994,
parce qu’il refuse d’accepter des nombres mythiques accrédités par la répétition
et par l’argument d’autorité. Ces accusations symétriques se détruisent mutuelle-
ment.
3. Premier exemple remarquable après la diffusion des Années algériennes, la cri-
tique collective de cinq historiens (Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Madeleine
Rébérioux, Annie Rey-Goldzeiguer, Pierre Vidal-Naquet) dans Naqd, no 2, 1992,
p. 91-99, et les réponses de Benjamin Stora dans Peuples méditerranéens, no 60,
juillet-septembre 1992, p. 193-200 , et Vingtième siècle, no 35, juillet-septembre
À L’HISTOIRE

1992, p. 93-96. Voir d’autres exemples dans L’Histoire, en 1994-1995 entre Alain-
Gérard Slama et Charles Robert Ageron (no 181 p. 48-50, 183 p. 84-85, 185 p.
96 et 99) ; en 1997-1998 entre Guy Pervillé, Claude Liauzu et Annie Rey-
Goldzeiguer (no 216, p. 323-331, et 217, p. 93) ; en 1999 entre Guy Pervillé,
Mohammed Harbi et Gilbert Meynier (no 231, p. 64-67, et 235, p. 3).

DE LA MÉMOIRE
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constat est encore beaucoup plus vrai en Algérie, où l’écri-


ture de l’histoire reste un enjeu politique majeur.

La revanche de l’Algérie française ?


Durant les trois premières décennies de l’Algérie
indépendante, la tendance prépondérante dans les milieux
intellectuels et journalistiques français voyait dans le succès
du nationalisme algérien la preuve de sa légitimité.
L’impression que l’Algérie était un pays en bonne voie de
développement et un « montreur de conduite du Tiers-
Monde », justifiait ceux qui avaient milité ou combattu
pour sa libération. S’ils étaient conscients des aspects néga-
tifs de la révolution algérienne et du régime autoritaire
qu’elle avait institué, ils en imputaient la responsabilité
indirecte à l’intransigeance du colonialisme français qui
avait empêché une émancipation pacifique et démocratique
du peuple algérien. Ainsi les partisans de la décolonisation
gardaient-ils bonne conscience. « Par quelle logique aber-
rante des hommes dont l’Histoire a vérifié la clairvoyance
devraient-ils être moins aptes que d’autres à tirer les leçons
du passé, alors que ceux qui se sont trompés sur l’essentiel
288 seraient, eux, parfaitement qualifiés pour tenter de justifier
leurs propres erreurs ? », demandait le journaliste commu-
niste Henri Alleg dans l’introduction d’une histoire de la
guerre d’Algérie1 publiée en 1981.
Mais, depuis la fin des années 1980, se sont multi-
pliés les signes d’une faillite économique et sociale, puis
politique et morale, de l’expérience algérienne. L’échec de
la politique économique socialiste choisie par le FLN en
1962, flagrant depuis la chute imprévue des cours du
pétrole en 1985, a révélé après coup des erreurs fondamen-
tales (surestimation des possibilités de l’économie étatisée
suivant le modèle soviétique, et de la rente pétrolière et
gazière, sous-estimation de la contradiction entre les limites
des ressources en eau et des sols cultivables, le déclin de la
production agricole, et la croissance galopante de la popu-
lation), imputables à des préjugés idéologiques (croyance
volontariste en la nature essentiellement politique du pro-
blème algérien, absence de véritable réflexion économique
LA

avant 1962)2. De même, la politique scolaire et culturelle


GUERRE APRÈS

1. La guerre d’Algérie, Temps actuels, 1981, t. 1, p. 9.


2. Daniel Lefeuvre conclut son étude sur « Les réactions algériennes à la propa-
gande économique pendant la guerre d’Algérie » (La guerre d’Algérie et les Algériens,
p. 231-243) en soulignant « la faible prise en considération des contraintes éco-

LA GUERRE
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289

d’arabisation s’est empêtrée dans ses contradictions1. Tous


ces échecs incitent à remettre en cause les responsabilité du
pouvoir qui a commis ces erreurs et du régime qui n’a pas
permis de les corriger à temps, ni de prévenir la catastrophe
qui en est résultée. Comme l’écrit l’historien André Nous-
chi, « les responsables algériens ont orienté le nouvel État
sur les chemins de l’erreur et ont mené, avec une belle
inconscience, leurs compatriotes dans une impasse san-
glante »2.
Il n’est donc pas étonnant que les origines du régime
élaboré par le FLN de 1954 à 1962 soient reconsidérées
avec sévérité à la lumière des résultats actuels de ses choix
fondamentaux, et que les anciens partisans de l’Algérie fran-
çaise y trouvent une justification a posteriori de leur cause.
L’Algérois André Rossfelder, ancien dirigeant de
l’OAS-CNR, constate avec une sombre jubilation l’échec du
FLN : « L’Algérie est retournée à la civilisation des janis-
saires et du butin. Elle veut le nier, mais elle vit de notre
héritage, des terres valorisées, des routes, des cités et des
barrages que nous lui avons laissés, des pétroles de ce Sahara
qui n’a jamais été le sien ; elle continue de chercher entre
deux massacres son histoire et sa nation introuvables ; elle
s’est créée dans les mensonges et meurt par eux ». Il en tire
289
la réhabilitation de son idéal et la condamnation de tous
ses adversaires, algériens et français : « Et pourtant, nous
avions raison. Dites-le : l’Algérie réconciliée du 13 mai, ce
choix rejeté, n’apparaît plus comme la chimère tant moquée.
Les chimères, c’était le Grand Dessein arbitrant les destinées
du monde et l’Algérie chantante des djounoud. L’erreur s’est
échappée de sa cage, la monstrueuse erreur d’avoir cru se
débarrasser pour longtemps des Algériens en les remettant
à ceux dont on savait qu’ils les conduiraient nulle part.
C’était bien ce nulle part, oui, mais aussi la falsification des
faits, la vindicte, l’insolence, le mépris, la surpopulation
associée à la misère, qui ont reflué ensemble sur la France
comme une revanche ». Et il dénonce rageusement leur per-

nomiques et sociales réelles qui pèsent sur le développement du pays » et


« l’ampleur des illusions nourries à cet égard par les dirigeants nationalistes, pour
lesquels tout était affaire politique ».
1. Voir notamment Gilbert Grandguillaume, Arabisation et politique linguistique
au Maghreb, Maisonneuve et Larose, 1983, et Mohammed Benrabah, Langue et
pouvoir en Algérie, histoire d’un traumatisme linguistique, Séguier, 1999.
À L’HISTOIRE

2. André Nouschi, L’’Algérie amère, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,


1995, p. 235. Cf. Lahouari Addi : « Aujourd’hui l’Algérie importe tout ce qu’elle
consomme, et ce fait à lui seul exprime l’échec total du régime de 1962 à nos
jours » (« Réflexion politique sur la tragédie algérienne », Confluences Méditerranée,
no 20, hiver 1996-1997, p. 47).

DE LA MÉMOIRE
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290

sistance dans l’erreur et la désinformation de l’opinion


publique : « En ligne de défense, les magiciens de l’histoire
montent la garde sous l’effigie sacralisée du Guide, la rhé-
torique du parti des Intellectuels s’incruste dans les manuels
scolaires. Il faut que nous continuions d’endosser les péchés
de l’État colonisateur, que notre aveuglement ait perdu non
seulement l’Algérie française mais aussi celle qui aurait pu
être, car si l’Algérie algérienne n’est en rien celle qu’ils
avaient prophétisée, l’erreur n’était pas la leur mais la faute
doit en rester nôtre »1.
Plus sereinement, le général Maurice Faivre déclare
aux enfants de ses anciens harkis réfugiés à Dreux : « Il n’y
a pas un sens de l’Histoire, ainsi que les marxistes et les
Tiers-mondistes tentaient de l’enseigner, il y a peu d’années,
dans les collèges et les lycées. (...) En Algérie, la dictature
de parti unique, la faillite de l’autogestion socialiste, le
retour à l’obscurantisme et la généralisation d’un nouveau
terrorisme, montrent à l’évidence que vos parents n’ont pas
fait le mauvais choix. Malgré les difficultés économiques
actuelles, vous avez la chance de vivre dans un pays de
pluralisme politique, de tolérance religieuse, de protection
sociale et d’avancement au mérite, que les Maghrébins
290 apprécient tellement qu’ils le préfèrent aux régimes insti-
tués après l’indépendance de leurs pays »2. Idée reprise d’une
façon plus sommaire et discutable dans la conclusion du
Livre blanc du Cercle pour la défense des combattants
d’AFN : « le peuple français et ses descendants peuvent
reconnaître que les appelés, les soldats de métier et les fidè-
les harkis ont combattu avec courage et opiniâtreté pour
instaurer la démocratie en Algérie. Ce qui n’a pas été »3.
Les nostalgiques de l’Algérie française ne sont plus
les seuls à juger sévèrement la révolution algérienne.
L’ancien conseiller du général de Gaulle et négociateur
d’Évian, Bernard Tricot, sans absoudre l’OAS, a souligné
les responsabilités du FLN dans l’échec de la coexistence
entre les communautés : « Le FLN a aussi commis et conti-
nué à commettre pendant toute la durée de la négociation
un nombre de crimes effroyable ! Sans cesse, pendant que
nous discutions de garanties, nous apprenions qu’un colon,
qu’une famille venaient d’être massacrés : cela n’était guère
LA
GUERRE APRÈS

1. André Rossfelder, Le onzième commandement, Gallimard, 2000 , p. 670-671.


2. Maurice Faivre, Un village de harkis, des Babors au pays drouais, L’Harmattan,
1994, p. 228-229.
3. Cercle pour la défense des combattants d’AFN, Mémoire et vérité des combattants
d’Afrique française du Nord, novembre 2000, p. 125.

LA GUERRE
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encourageant pour l’avenir. Nous avons fait des efforts sin-


cères pour réaliser une trêve : jamais nous n’avons eu la
moindre contrepartie. Un jour que Joxe en avait demandé,
Krim répondit : « C’est impossible, mais vous verrez, si la
négociation avance, cela se fera tout seul, les crimes s’atté-
nueront. » Ils ne se sont pas « atténués », et ce fut très
mauvais non seulement pour la négociation, mais aussi pour
la manière dont les Européens pouvaient se représenter
l’avenir »1. De même, l’ancien ministre de la Défense Pierre
Messmer, sans remettre en question la politique de décolo-
nisation qu’il a servie, rejette sur la déloyauté du FLN la
responsabilité des massacres de harkis, et confond dans la
même condamnation sommaire l’Algérie de 1962 et celle
d’aujourd’hui : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je
n’y retournerai jamais. Ce pays sanguinaire me fait hor-
reur »2. Dans son discours de réception à l’Académie fran-
çaise, il a rendu publics ses troubles de conscience : « Pour
le ministre que j’étais, il est dur et risqué d’ordonner à une
armée invaincue sur le terrain un cessez-le-feu et un retrait
que l’adversaire a été incapable de lui imposer et, ensuite,
d’en gérer les conséquences douloureuses et pas toujours
honorables. (...) Il y a des guerres justes mais il n’y a pas
de guerre propre et, dans les grandes crises, nul ne gouverne 291
innocemment. Pour le bien et le repos de la patrie, doit–on
prendre le risque de perdre son âme ?3 »
Même certains des anciens sympathisants français de
la cause algérienne ont procédé à une auto-critique radicale.
Paul Thibaud, ancien directeur-gérant du bulletin clandes-
tin Vérité-Liberté, a conclu un débat avec Pierre Vidal
Naquet par un jugement qui prend le contre-pied des illu-
sions du Manifeste des 121 : « N’annonçant nulle parousie
du tiers monde, manifestant plutôt l’impossibilité de s’assu-
mer de ce peuple, démentant les prétentions morales de la
gauche française et l’idéalisme des intellectuels, la guerre
d’Algérie est un événement tragiquement négatif, encore
plus qu’on ne le pensait à l’époque. Et c’est parce qu’elle

1. Bernard Tricot, Mémoires, Quai Voltaire, 1994, p. 154-155. De même Jean


Morin (De Gaulle et l’Algérie..., p. 366-367) dénonce rageusement « les agisse-
ments des révolutionnaires marxistes et islamistes » qui ont feint d’approuver les
accords d’Évian pour mieux les saboter et pour « chasser les Français d’Algérie
comme ils le souhaitaient ». Il conclut à un « bilan complètement négatif » pour
l’Algérie et pour les Algériens.
À L’HISTOIRE

2. Pierre Messmer, Les Blancs s’en vont, récits de décolonisation, Albin Michel, 1998,
p. 180.
3. Discours de réception à l’Académie française le 10 février 2000, Le Monde,
11 février 2000, p. X.

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l’était que beaucoup de gens se sont racontés des histoi-


res...1 »
Bien entendu, cette révision suscite de fortes résis-
tances parmi les anciens militants de la cause anticoloniale.
Jean Daniel avoue que, chez les gens de sa génération, « on
ne peut se résigner à l’idée que la guerre d’Algérie a été
faite pour rien »2. Mais François Maspero contre-attaque :
« il est nécessaire de s’opposer à cette révision de l’histoire
coloniale qui est dans l’air du temps. Un révisionnisme qui,
même paré des belles couleurs kitsch des affiches Banania,
n’est pas plus innocent que les autres. Il consiste à affirmer
haut et fort que le passé colonial n’est pour rien dans l’état
actuel des anciennes possessions françaises. Qu’il est sans
conséquences pour un pays comme l’Algérie, par exemple,
d’avoir subi pendant cent trente ans la négation de ses struc-
tures sociales, l’éradication de ses fondements culturels,
d’avoir vécu une dissidence intérieure de tout un peuple,
de n’avoir connu de l’État de droit que l’application du
droit du plus fort, d’états d’exception en états d’exception,
d’avoir perdu un million des siens. Et que le cauchemar
qu’elle vit aujourd’hui est non seulement totalement indé-
pendant de son passé colonial mais encore justifie ce passé,
puisqu’il prouverait ainsi, historiquement, l’incapacité de
292 son peuple à s’administrer lui-même »3. Il est impossible
de savoir ce que l’Algérie serait devenue sans la colonisation
française ; il reste permis de croire qu’une politique pré-
voyante d’émancipation graduelle, comme celle que Lyautey
avait préconisée en 1925, lui aurait épargné son tragique
destin ; mais les responsabilités des Français n’excluent pas
celles des Algériens.

Le nationalisme algérien en question


Quoi qu’il en soit, ce « vent de révisionnisme »
n’épargne pas l’Algérie. Bien que le nationalisme (dans ses
diverses tendances) y ait seul droit de cité, un autre courant

1. « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », entre-


tien avec Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet, dans Les violences en Algérie,
p. 157-176.
2. Jean Daniel interviewé par El Watan, cité par Elisabeth Schemla, Mon journal
d’Algérie, novembre 1999-janvier 2000, Flammarion, p. 294.
LA

3. Préface à Yves Benot, op. cit., p. XV-XVI. Le « révisionnisme » (qui est le


GUERRE APRÈS

contraire du dogmatisme) ne saurait être reproché comme un délit à un historien


qui a le droit et le devoir de réviser les idées reçues à la lumière de documents
ou d’arguments nouveaux. Déjà, dans les Cahiers du communisme de mars 1992,
p. 63-69, l’historien communiste Pierre Haudiquet dénonçait la révision de l’his-
toire de la guerre d’Algérie par Guy Pervillé, Benjamin Stora, Mohammed Harbi,
etc.

LA GUERRE
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d’opinion n’a jamais cessé de s’y manifester. Dès la première


année de l’indépendance, Paul Thibaud avait été frappé
« par le contraste entre la tolérance, l’ouverture à ce qui
venait de France qu’exprimaient spontanément des gens
ordinaires, même dans des régions où la répression avait été
très dure, et d’autre part l’intransigeance des apparatchiks et
bureaucrates promus ». Il en avait conclu que l’« intégra-
lisme nationaliste était intéressé et superficiel »1, et que
l’avenir était à la coopération franco-algérienne. Peu après,
Jean Morizot avait été agréablement surpris par la « visible
sympathie » qui allait « au touriste anonyme dès qu’on le
reconnaissait français », et plus encore à l’ancien adminis-
trateur de commune mixte sur les lieux où il avait servi. Il
avait partout entendu les mêmes réflexions désabusées pré-
férant le passé colonial au présent, qu’allait bientôt repren-
dre à son compte Mohammed Boudiaf2. Ainsi, conclut Jean
Morizot, « par son attitude comme par ses propos, la popu-
lation algérienne, dès 1963, récusait la doctrine officielle
suivant laquelle la domination française avait été la source
de tous ses maux »3.
Par la suite, beaucoup d’autres visiteurs ont eu la
même surprise d’être accueillis à bras ouverts, non pas bien
que Français, mais parce que Français, et se sont interrogés 293
sur la signification de cet accueil. Il serait imprudent d’y
voir dans tous les cas la preuve d’un engagement persistant
pour l’Algérie française, car cette attitude se retrouvait
même chez d’anciens militants de la cause nationaliste.
C’était au moins la claire expression d’un sincère désir de
réconciliation.
Dans les années 1980, les fréquentes mises en accu-
sation du « parti de la France », abusivement confondu avec
les Algériens francophones, par des auteurs nationalistes ou
islamistes, attestaient au moins l’existence d’un courant
d’opinion contraire à l’idéologie officielle4. Mais depuis que

1. Les violences..., p. 165.


2. « C’était pire qu’au temps de la colonisation », écrira Mohammed Boudiaf (Où
va l’Algérie, Librairie de l’étoile, 1964, p. 181). Cité par Jean Morizot, Les Kabyles,
propos d’un témoin, p. 217.
3. Morizot, op. cit., p. 217-218.
4. Le colonel Benaouda, dans une interview à L’Unité, a accusé la France d’avoir
déclenché ou exploité les émeutes d’octobre 1988 pour punir le gouvernement
algérien d’avoir interdit aux élèves algériens de suivre les cours des lycées français
À L’HISTOIRE

en Algérie : « Durant les événements, certains éléments traîtres, nostalgiques de


la période coloniale, se sont glissés dans les rangs des manifestants pour crier le
slogan « Vive la France » et brûler les drapeaux algériens. (...) Ils ont tenté d’inci-
ter à la guerre civile sur ordre de la France, qui a cru que c’était une occasion
pour revenir » (cité par Abed Charef, Octobre, p. 253-254).

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le système algérien est entré en crise, ce courant s’exprime


plus ouvertement que jamais.
L’ancien moudjahid Ali Zamoum en témoigne :
« Mais voici que plus de trente ans plus tard, j’éprouve la
nécessité d’avoir à plaider pour défendre cette cause sacrée
pour laquelle des milliers d’hommes et de femmes se sont
sacrifiés. Depuis déjà de nombreuses années, j’ai entendu
des critiques graves portées à l’égard de la lutte de libéra-
tion. D’abord je ne prenais pas trop au sérieux ces excès de
langage. Je me disais que « les mots dépassaient la pensée »
de ces personnes qui devaient affronter d’intolérables diffi-
cultés pour vivre décemment même après l’indépendance,
alors que certains avaient commencé à amasser rapidement
des fortunes. (...) : « Tu vois ce qu’ils ont fait de ce pays
que vous avez libéré ? les martyrs n’auraient pas accepté de
mourir s’ils avaient su ». Puis c’est carrément : « Nous
aurions été mieux si la France était restée. Actuellement les
émigrés sont mieux que nous... »1. Opinion confirmée par
un ancien policier algérien réfugié en France : « Je me dis
que si les combattants pour l’indépendance avaient imaginé
que l’Algérie basculerait dans le chaos aussi vite, ils
n’auraient pas versé leur sang durant toutes ces années de
294 guerre. Je pense que l’Algérie aurait dû rester française.
Beaucoup de gens pensent que cela aurait été préférable »2.
Le journaliste Bernard Guetta, en reportage en Algé-
rie en septembre 1999, a recueilli de nombreux exemples
de tels propos. « Tout, désormais, peut se dire, même cette
inavouable passion pour la France. Un jeune flic : « Vous
aimez Alger ? C’est bien. C’est les Français qui ont tout
fait. La France, ce n’était pas l’Angleterre : elle exploitait
ses colonies, mais elle les a aussi développées ». Un député
démocrate dans son bureau de l’Assemblée Populaire Natio-
nale : « Vous savez ce qu’a dit de Gaulle à l’indépendance ?
« L’Algérie restera française comme la Gaule est restée
romaine ». Quel bonhomme ! Quelle prescience ! ». (...) Et
puis cette jeune femme, la trentaine, rencontrée dans une
pizzeria : « Quand j’étais petite, mon père m’a emmenée
voir l’immeuble où il travaillait du temps de la France. Il
m’a dit : « Regarde, c’était propre, l’ascenseur marchait. Tu
comprendras un jour ». Dis, pourquoi les Français sont-ils
LA

partis ? – C’était la décolonisation. Tous les empires meu-


GUERRE APRÈS

1. Ali Zamoum, Le pays des hommes libres, Tamurt Imazighen. Mémoires d’un combat-
tant algérien, 1940-1962, La pensée sauvage, 1998, p. 301-302.
2. Témoignage de Djilali Manigue recueilli par Hacène Belmessous, Algérie, généa-
logie d’une fatalité, Éditions Paris-Méditerranée, 1998, p. 85.

LA GUERRE
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rent. – Je sais. La France devait partir, mais les Français,


pourquoi ne sont-ils pas restés ? Nous avions besoin d’eux.
Nous pouvions vivre ensemble »1. Cette opinion s’exprime
même dans la rue : « Une voix : « Quel est le fou qui nous
a donné l’indépendance ? » Ça devient houleux. Une autre
voix : « Il a raison. Si les Français étaient encore ici, ce
serait mieux »2.
Ces idées transparaissent à travers le roman de Boua-
lem Sansal, Le serment des barbares, dans lequel des phrases
fulgurantes3 pulvérisent tous les tabous. À la question d’un
journaliste du Figaro, « Avez-vous la nostalgie de la présence
française ? », l’auteur a répondu : « Comme 80 % des Algé-
riens. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes nostalgiques
de la colonisation. Mais au temps de la présence française,
l’Algérie était un beau pays, bien administré, plus sûr, même
si de criantes inégalités existaient. Beaucoup d’Algériens
regrettent le départ des pieds-noirs. S’ils étaient restés, nous
aurions peut-être évité cette tragédie »4. Cherchant à recons-
tituer la mémoire algérienne dans la région du Chélif algé-
rois par une enquête orale, Nacéra Aggoun estime que « la
colonisation est ambivalente, négative dans la lignée du dis-
cours de l’État, ou âge d’or que l’historien peut interpréter
comme une nostalgie de la jeunesse à l’échelle de l’individu ; 295
cette tendance est manifeste actuellement chez les personnes
non influencées par l’islamisme »5.
Cependant, d’autres observateurs constatent une ten-
dance analogue chez des jeunes révoltés qui rejettent le sys-
tème en bloc, y compris le nationalisme. Ainsi, selon Saïd
Sadi, « le pays a changé, 75 % des Algériens ont moins de
trente ans, ils se foutent éperdument de la Révolution et
de ceux qui l’ont faite »6 . Et selon Hocine Aït Ahmed :

1. « L’Algérie de Bouteflika », 2e article, Le Monde, 15 septembre 1999.


2. 3e article, Le Monde, 16 septembre 1999.
3. Exemple p. 375 : « Quarante ans est un temps honnête, ce nous semble, pour
reconnaître que ces foutus colons ont plus chéri cette terre que nous qui sommes
ses enfants ». Le titre est explicité p. 335 : « Il faut en finir avec ces bêtes
immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier
les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au
sortir de ces années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne
chantent jamais que pour les hommes libres ».
4. Le Figaro, 18-19 septembre 1999, p. 14.
5. Nacéra Aggoun, « L’opinion publique algérienne du Chélif algérois à la veille
À L’HISTOIRE

de l’insurrection de 1954 par les sources orales, ou la version des colonisés », dans
Mémoires de la colonisation. Relations colonisateurs-colonisés, s. dir. Régine Goutalier,
l’Harmattan, 1995, p. 46. L’ambivalence concerne aussi l’image du harki, traî-
tre-collaborateur qui a tué ses frères, et victime, selon la même étude.
6. Cité par B.Guetta, op. cit., Le Monde, 15 septembre 1999.

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« la majorité des jeunes sont marginalisés, frappés de plein


fouet par les tueries, la guerre et la misère galopante. Pour
toutes ces raisons, ils se fichent de la révolution et du passé.
Ils veulent leur présent, ainsi que leur avenir. On leur a
d’abord volé leur passé. Quand ils ont vu que la mémoire
était truquée, ils ont préféré provisoirement y renoncer »1.
Lahouari Addi constate « un fait qui heurte le sentiment
patriotique. Des centaines de milliers de jeunes nés après
l’indépendance, dont certains sont des enfants et des petits
enfants de martyrs, sont en admiration de la France, des
centaines de milliers de jeunes souhaitent partir en France
pour y vivre et y acquérir la nationalité française, cette
même nationalité que leurs parents ont refusée dans les
années cinquante pour arracher un État indépendant. Force
est de constater – et il est inutile de ne pas regarder la
réalité en face – que la guerre livrée en 1954 par l’ALN à
la France coloniale a été perdue trente ans après ! »2. Sans
aller aussi loin, certains réagissent spontanément contre la
violence ambiante, comme cette nièce d’un célèbre ancien
moudjahid, qui dit à sa mère après le massacre de Raïs :
« Je pense que nous avons dû commettre un crime, un jour,
et que nous payons la facture »3.
296
Une contre-offensive idéologique
Toutes ces remises en cause de la mémoire et des
valeurs nationalistes suscitent des réactions défensives chez
des Algériens de toutes opinions. Ainsi, Ali Zamoum veut
bien admettre que la révolution algérienne « a été dévoyée
de sa finalité : redonner au peuple tout entier la liberté de
décider et de construire son destin ». Mais il récuse la vali-
dité de « l’opinion générale » suivant laquelle « cette dévia-
tion relève de la responsabilité des ëanciens’, de ceux qui
ont combattu et vaincu le colonialisme français »4. À son
avis, la « génération de 1954 » a rempli sa mission : libérer

1. Le Monde, 4 mai 2001, p. 2. Cf. les dernières phrases du Serment des barbares
(p. 396) : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre
et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent
sans se brûler le cœur sont de faux témoins ».
LA

2. « Réflexion politique sur la tragédie algérienne », Confluences Méditerranée, no


20, hiver 1996-1997, p. 47.
GUERRE APRÈS

3. Propos de Ghania Yacef, cité par Élisabeth Schemla, Mon journal d’Algérie,
p. 168. Au contraire, son oncle Yacef Saadi a déclaré le 21 mai 2001, dans
l’émission Mots croisés sur A2 : « En tant que mouvement de libération, nous
avions le droit d’employer tous les moyens ! »
4. Ali Zamoum, op. cit., p. 302-303.

LA GUERRE
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l’Algérie de la colonisation française. Quant à la responsa-


bilité de ce qui lui est arrivé après, elle incombe à tous les
Algériens, y compris les jeunes. De même, Zahir Ihaddaden
estime que le FLN du temps de guerre a été un succès en
dépit de ses insuffisances. Mais, même s’il a mal préparé
l’avenir, il n’en est pas responsable, parce que la crise de
1962 a substitué à un véritable front national un « néo-
FLN » tendant « à devenir un parti politique, et peut-être
même le parti unique »1. Cette argumentation fait bon mar-
ché des statuts provisoires du FLN, adoptés en janvier 1960
par le CNRA, qui proclamaient sa volonté de poursuivre
après l’indépendance, sa « mission historique de guide et
d’organisateur de la Nation algérienne », et des tendances
totalitaires perceptibles beaucoup plus tôt, suivant les tra-
vaux de Mohammed Harbi. Ce dernier, bien que très cri-
tique envers le système politique établi par le FLN, distin-
gue lui aussi la guerre de libération nationale et son
détournement : « L’indépendance, les Français ne nous
l’auraient jamais accordée. Alors, nous l’avons prise. Et, quoi
qu’il ait pu en advenir, nous avons bien fait »2.
Même dans la génération formée après l’indépen-
dance, certains invoquent la guerre de libération comme
source d’inspiration de leur résistance contre l’islamisme. 297
Ainsi, la députée du RCD Khalida Messaoudi a été très
choquée par le journal de retour en Algérie de son amie
Élisabeth Schemla : « l’Alger que tu retrouves est tellement
l’enfer qu’on se demande à quoi a servi l’indépendance. Pire,
on en vient à se dire que l’Algérie algérienne est une grosse
connerie ! ». Elle ne supporte pas l’atteinte à la mémoire
des héros nationaux tels que le colonel Amirouche : « Quel-
les que soient les erreurs et les dépassements commis par
le FLN de la libération, il faut admettre que malheureuse-
ment toute guerre en produit. Ce qui a permis aux Algé-
riens pendant ces dix dernières années de ne pas transformer
une guerre totalitaire contre eux et leur pays en guerre
civile, c’est précisément le ciment que constitue la Révo-
lution ! Mieux, cette guerre de libération a encore fonc-
tionné pour faire qu’ils ont résisté »3.

1. Zahir Ihaddaden, « La propagande du FLN pendant la guerre de libération


nationale », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, p. 199.
2. Cité par Daniel Bermond, « Mohammed Harbi, l’homme qui a dit non ! »,
À L’HISTOIRE

L’Histoire, no 251, février 2001, p. 30-31. Celui-ci ajoute, dans El Watan du


17 mai 2001 : « « Je vis ce qui se passe comme l’échec d’une génération qui n’a
pas su trouver les chemins de la liberté ; cette génération, c’est la mienne. C’est
donc aussi quelque part mon échec ».
3. É. Schemla, op. cit., p. 339-342.

DE LA MÉMOIRE
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298

Contre le « révisionnisme », la répression de mai


1945, exclue par sa date de l’amnistie d’Évian, a fourni
l’occasion d’une contre-offensive idéologique de grande
ampleur. En mai 1990, alors que la jeune démocratie algé-
rienne cherchait sa voie, fut créée la Fondation du 8 mai
1945, présidée par l’ancien ministre Bachir Boumaza, mem-
bre du parti FLN. Suivant l’un de ses premiers manifestes,
« la Fondation du 8 mai 1945 est née dans un contexte
politique dangereux. Celui de la révision insidieuse par cer-
tains nationaux, y compris dans les sphères du pouvoir, de
l’histoire coloniale. Procédant par touches successives, cer-
tains hommes politiques ont, sous prétexte de “dépasser”
une page noire de l’histoire coloniale, encouragé la “norma-
lisation” des rapports entre l’ancienne puissance dominatrice
et son ancienne colonie ». Ce texte condamne l’attitude des
responsables qui prennent contact avec des associations de
« pieds-noirs » ou de harkis et qui organisent « des circuits
politico-touristiques, en coopération étroite avec les autori-
tés du pays », ainsi que « les campagnes médiatiques fran-
çaises pour réviser l’écriture qui avait été faite de l’histoire
du colonialisme et de ses crimes contre les autochtones »1.
La Fondation s’est donnée deux objectifs : « réagir contre
298 l’oubli et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres
de Sétif sont un crime contre l’humanité, et non un crime
de guerre comme disent les Français », afin « d’obtenir un
dédommagement moral »2. Ainsi, l’histoire est invitée à se
mettre au service d’une thèse politique préconçue, parce que
« un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».
Sous l’impulsion de la Fondation, les autorités et la
presse ont donné un très grand retentissement à chaque
anniversaire du 8 mai 1945, et tout particulièrement à son
cinquantenaire en 1995. Les discours officiels et les édito-
riaux ont alors établi un lien explicite entre la commémo-
ration d’un drame national et l’appel à rétablir l’unité natio-
nale déchirée : « la célébration de ce douloureux anniversaire
du massacre de plus de 45 000 Algériens et Algériennes
constitue une nouvelle occasion pour interpeller notre
conscience sur le sort réservé à ce grand pays qu’est le nôtre,
aux prises avec une redoutable crise multidimensionnelle
dont l’issue, impatiemment attendue par tous, risque de
LA
GUERRE APRÈS

1. Document intitulé : « Contexte d’une naissance, contre l’assassinat de la


mémoire », cité dans le mémoire de maîtrise de Michaël-Lamine Tabraketine, La
commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, s. dir. Djamila
Amrane, Université de Toulouse-Le Mirail, 2000, p. 51.
2. El Moudjahid, 6 mai 1990.

LA GUERRE
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299

tarder encore si le bon sens et la sagesse qui nous sont


coutumiers font défaut. C’est dans ce sens que M. Mokdad
Sifi, chef du gouvernement, a inscrit son intervention
remarquée lors de la commémoration de la date historique
du 8 mai 1945 », écrit l’éditorialiste d’El Moudjahid1. Le
quotidien indépendant El Watan reproduit intégralement
ce discours, situe mai 1945 dans une longue série de répres-
sions répétées depuis 1830, invite les intellectuels algériens
à « travailler au corps » les démocrates français pour qu’ils
diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité
et de culpabilité2, et réclame à l’État français des excuses
officielles au peuple algérien « pour les centaines de milliers
d’innocents assassinés au cours de 130 ans de domination
coloniale ». D’après Liberté, la commémoration du 8 mai est
aujourd’hui revendiquée par toute la classe politique, et fait
même l’objet d’une surenchère3. L’ensemble de ces discours
et articles commémoratifs, répétés chaque année, donne
l’impression d’une tentative de rassembler les Algériens
divisés contre la France, en ranimant la flamme du natio-
nalisme pour ne pas l’abandonner aux islamistes.
Ainsi, l’Algérie paraît se trouver devant un choix dif-
ficile. Relancer une guerre des mémoires contre la France
jusqu’à ce que celle-ci fasse amende honorable pourrait 299
détourner momentanément l’attention des Algériens des
vices de leur système politique, sans garantir absolument le
ralliement de tous les islamistes. Céder aux aspirations
« révisionnistes » du prétendu « Parti de la France » mena-
cerait directement les fondements de ce système, et entre-
tiendrait la violence islamiste en semblant la légitimer. C’est
pourquoi le président Bouteflika paraît avoir choisi la pre-
mière voie, en suggérant un acte de repentance dans son
discours du 15 juin 2000 à l’Assemblée nationale française :
« De vénérables institutions, comme l’Église, des États aussi
anciens que le vôtre n’hésitent pas, aujourd’hui, à confesser
les erreurs et les crimes qui ont, à un moment ou à un autre,
terni leur passé. Que vous ressortiez des oubliettes du non-
dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que
vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les

1. No du 9 mai 1995.
2. No du 9 mai 1995. Cette idée fut aussitôt appliquée en France par l’Association
« Au nom de la mémoire » : diffusion sur Arte du film de Mehdi Lallaoui et
À L’HISTOIRE

Bernard Langlois, Un certain 8 mai 1945, les massacres de Sétif, publication d’une
version abrégée de la thèse de Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre, 8 mai
1945, Sétif, Guelma, Kherrata, débat à la Sorbonne avec celui-ci, Mohammed Harbi,
Benjamin Stora, et Yves Benot, articles dans L’Humanité, Libération, Le Monde.
3. No du 8 mai 1999.

DE LA MÉMOIRE
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300

manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épi-


sodes de la colonisation, représente un pas important dans
l’œuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand
bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité
entre les hommes »1.

LA CRISE DE LA MÉMOIRE FRANÇAISE

En dépit de son habileté, cette suggestion a été mal


accueillie par les anciens partisans de l’Algérie française, qui
ont ressenti comme une provocation son caractère unilatéral.
C’est pourquoi ils ont interprété la relance consécutive d’une
campagne de témoignages et d’accusations contre des offi-
ciers français tortionnaires, dans Le Monde, L’Humanité, et
Libération, comme une manœuvre commanditée par le gou-
vernement algérien. Cette interprétation est discutable, dans
la mesure où celui-ci n’a réagi que par un silence embarrassé
sur un sujet qui reste d’actualité en Algérie. Quoi qu’il en
soit, cette nouvelle crise de la mémoire française s’explique
plus profondément par l’insoutenable contradiction qui
oppose le devoir de mémoire de plus en plus exigeant invo-
qué au sujet de la Deuxième Guerre mondiale, et le devoir
300 d’oubli longtemps prôné pour la guerre d’Algérie.

La superposition des mémoires


Ces deux guerres n’étant séparées que par un faible
intervalle de moins de dix ans, il était inévitable que la
deuxième fût ressentie et interprétée à la lumière de la pre-
mière. Les deux camps de la guerre d’Algérie se sont iden-
tifiés aux Résistants, et ont identifié leurs ennemis aux nazis
et à leurs « collaborateurs »2. Mais lorsque la France a
renoncé à sa souveraineté sur l’Algérie, c’est l’identification
de l’armée française à une armée d’occupation et de l’insur-
rection algérienne à une résistance nationale qui est devenue
prépondérante, même en France. Le président Bouteflika l’a
encore répétée lors de sa visite officielle, en juin 2000, au
grand mécontentement des Français d’Algérie et des harkis3.

1. Cité dans El Watan, 15 juin 2000, p. 1.


LA

2. Cf. Sandrine Ségui, « Guerre d’Algérie, miroir de la Résistance », communi-


cation au colloque de Toulouse sur la Résistance, décembre 1993, et Guy Pervillé,
GUERRE APRÈS

« La génération de la Résistance face à la guerre d’Algérie », dans La Résistance


et les Français, lutte armée et maquis, s. dir. François Marcot, Annales littéraires de
l’Université de Besançon, 1996, p. 445-457.
3. « Je n’ai au fond de moi-même aucune aménité pour les collabos de quelque
pays que ce soit (...). Je crois avoir dit quelque part qu’il me rebuterait de serrer

LA GUERRE
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301

La comparaison est une méthode historique féconde,


à condition d’être aussi attentive aux différences qu’aux
points communs. Dans les deux cas, une armée régulière,
bien organisée et bien armée, s’est trouvée aux prises avec
une guérilla, au milieu d’une population étrangère par sa
langue, sa culture et ses conditions de vie, et la peur d’un
ennemi indiscernable de la masse l’a conduite à employer
des moyens violents d’intimidation et de terreur contre les
présumés complices des « rebelles ». La reprise de méthodes
que les Français avaient crues propres aux Allemands ou aux
nazis ne pouvait manquer de susciter parmi eux des troubles
de conscience légitimes. Pourtant, confondre les deux situa-
tions, avec une inversion des rôles pour les Français, revient
à escamoter des différences considérables. En effet, l’occupa-
tion allemande en France a duré moins de cinq ans (et moins
de deux ans dans la zone Sud), alors que celle de la France
en Algérie a duré plus d’un siècle. En conséquence, cette
« occupation » a eu le temps d’implanter une population
française qui, fixée à demeure depuis plusieurs générations,
se considérait comme authentiquement autochtone ; et une
part non négligeable des « indigènes » ont été inévitable-
ment entraînés à s’accommoder de l’ordre établi et à nouer
des relations personnelles avec certains de ses représentants. 301
Comme l’écrivit Jean Daniel, « tous les drames de cette
guerre viennent, d’une part, de l’intensité de l’enracinement
français et, d’autre part, de la volonté maquisarde de déra-
cinement en débutant par une atroce guerre civile »1. Enfin,
si injuste qu’ait pu être le pouvoir colonial, il n’a pas égalé
l’inhumanité du totalitarisme nazi, qui n’a jamais prétendu
« civiliser » les « races inférieures ». Ainsi, une comparaison
avec le problème irlandais (par exemple) serait plus perti-
nente.
C’est par les gestions officielles de leurs mémoires
que ces deux guerres s’opposaient le plus complètement ;
mais cette contradiction a fini par être perçue comme une
incohérence manifestement insupportable.
La mémoire officielle de la Deuxième Guerre mon-
diale a été fondée sur la condamnation du maréchal Pétain
et de ses subordonnés pour collaboration avec l’ennemi en
temps de guerre, condamnation jugée nécessaire par le géné-
À L’HISTOIRE

la main au misérable qui a donné Jean Moulin. Comment voulez-vous, sans offen-
ser brutalement le peuple algérien dans sa dignité, que je puisse serrer la main
de celui qui a donné Larbi Ben M’hidi ? » (interview au Figaro Magazine, 2 sep-
tembre 2000).
1. Jean Daniel, La blessure, Grasset, 1992, p. 129 (écrit le 20 novembre 1962).

DE LA MÉMOIRE
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302

ral de Gaulle pour exonérer des fautes du prétendu « État


français » la nation et la République. Mais l’épuration com-
mencée à Alger en 1943 fut interrompue dix ans plus tard
par une amnistie, pour faciliter la réconciliation des Français
dans un nouveau contexte politique de guerre froide contre
le communisme. Puis l’homme du 18 juin, fondateur de la
Ve République, en consolidant le mythe d’une France pres-
que unanimement résistante, acheva de refermer la paren-
thèse de Vichy.
Ce n’est donc pas dans l’intention de reprendre
l’épuration que le Parlement vota la loi du 26 décembre
1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité,
mais simplement pour éviter, en s’alignant sur la loi alle-
mande, que les criminels nazis ne puissent plus être jugés
en France. Au contraire, la France refusa de signer et de
ratifier la convention de l’ONU du 26 novembre 1968, et
de ratifier celle du Conseil de l’Europe du 25 janvier 1974,
qui établissaient l’imprescriptibilité des crimes de guerre.
Mais peu à peu, le progrès des recherches historiques fit
prendre conscience que la participation active de Vichy au
pire des crimes nazis, le génocide contre les juifs, n’avait
pas été jugée à sa juste valeur ; et l’idée se répandit qu’il
302 fallait compléter l’épuration inachevée avant qu’il soit trop
tard, au nom du devoir de mémoire. C’est pourquoi le pro-
cès de l’Allemand Klaus Barbie (1987) fut suivi par d’autres
poursuites contre des Français : René Bousquet (assassiné
avant son procès en 1993), Paul Touvier (1994), et Maurice
Papon (1997-1998).

L’imprescriptibilité des « crimes contre l’humanité »


contre l’amnistie ?
Avant l’ouverture du procès Barbie fut livrée une
bataille juridique aux conséquences considérables. Le pro-
cureur de Lyon avait voulu limiter les poursuites aux dépor-
tations raciales, conformément au texte fondamental du tri-
bunal de Nuremberg définissant les crimes contre
l’humanité, « c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la
réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain
commis contre toutes les populations civiles, avant ou pen-
LA

dant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs


politiques, religieux ou raciaux ». Mais des associations et
GUERRE APRÈS

des familles d’anciens résistants voulant se constituer parties


civiles firent appel contre cette décision, et eurent gain de
cause. En effet, par un arrêt du 20 décembre 1985, la Cour
de cassation élargit la notion de crime contre l’humanité en

LA GUERRE
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303

la redéfinissant ainsi : « les actes inhumains et les persécu-


tions qui, au nom d’un État pratiquant une politique
d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systé-
matique, non seulement contre des personnes en raison de
leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse,
mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle
que soit la forme de cette opposition ». Ainsi, comme
l’explique lumineusement Maître Michel Zaoui, « les juges,
face au refus du pouvoir politique de rendre imprescripti-
bles les crimes de guerre, avaient été contraints d’effectuer
un grand écart sur le plan juridique pour que les résistants,
eux aussi, figurent au procès. Par cette décision était ainsi
sérieusement gommée la distinction entre crimes contre
l’humanité et crimes de guerre posée par le statut du Tri-
bunal militaire international de Nuremberg du 8 août
1945 »1.
Cette jurisprudence, confirmée ensuite par le nou-
veau Code pénal de 1994, encouragea tous ceux qui vou-
laient faire juger un crime prescrit à le qualifier, par oppor-
tunisme judiciaire, de « crime contre l’humanité ». Maître
Jacques Vergès, défenseur de Klaus Barbie, fut le premier
à étendre la nouvelle définition aux crimes de guerre com-
mis par des Français en Algérie, en contestant le droit de 303
la justice française à juger son client alors qu’elle refusait
de les juger. La revue Sou’al, publiée en France par Moham-
med Harbi, protesta vainement contre cet abus de langage :
« Il y a une spécificité du ëcrime contre l’humanité’, et ce
serait une erreur grave que d’assimiler tout crime, tout mas-
sacre, toute exaction, à cette notion juridique nouvelle. Ce
qui est mis au compte du nazisme, c’est une volonté déli-
bérée, que son idéologie légitime, de nier toute apparte-
nance à l’humanité de certaines catégories d’êtres humains,
et de prétendre en nettoyer la planète comme on nettoie
un matelas de ses punaises et comme on aseptise un linge
à l’hôpital. L’Algérie a connu les massacres, les crimes, les
exactions engendrées par le colonialisme. Mais, il faut le
dire, les crimes de guerre dont est jalonné son chemin vers
l’indépendance – et dont on peut regretter que les accords
d’Évian, scrupuleusement respectés sur ce seul point, aient
fait obligation d’amnistie2 – ne sont pas le résultat d’une
À L’HISTOIRE

1. Michel Zaoui, « De l’éminente indignité du crime de guerre », Le Monde,


19 juin 2001, p. 15.
2. Cette incise est doublement contestable : la clause d’amnistie des accords
d’Évian était nécessaire au rétablissement de la paix, et elle n’a pas été respectée
par l’Algérie.

DE LA MÉMOIRE
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304

idéologie visant à l’extinction totale d’un peuple jusqu’au


dernier de ses descendants »1. Elle n’a pas été écoutée en
Algérie, où la Fondation du 8 mai 1945 paraît avoir rallié
la plupart des journaux et des partis à son dogme faisant
de cette sanglante répression un « crime contre l’huma-
nité », voire un « génocide ».
La répétition de telles accusations en Algérie ne pou-
vait manquer d’inspirer l’idée de plaintes analogues aux
adversaires de la décolonisation. Le premier cas fut la plainte
d’anciens prisonniers français du Vietminh contre l’historien
Georges Boudarel, ancien adjoint du chef du camp 113
pendant la guerre d’Indochine. La Cour de cassation, pour
tenter de refermer la boîte de Pandore qu’elle avait impru-
demment ouverte, décida que la notion de crime contre
l’humanité n’existait pas en droit français avant le nouveau
code pénal de 1994 en dehors du statut du tribunal de
Nuremberg, qui limitait sa compétence aux crimes commis
par les États européens de l’Axe avant et pendant la
Deuxième Guerre mondiale. Jurisprudence peut-être valable
en droit, mais qui heurte manifestement le bon sens et
l’équité.
Le 16 octobre 1997, le procès de Maurice Papon
304 fournit à Jean-Luc Einaudi, cité comme témoin par les par-
ties civiles, de mettre en cause « la responsabilité person-
nelle, directe et accablante » de l’accusé dans la féroce
répression de la manifestation algérienne du 17 octobre
1961 par la police parisienne, alors que ce fait ne pouvait
faire l’objet de poursuites à cause des lois d’amnistie rela-
tives à la guerre d’Algérie. Après sa condamnation pour
complicité de crime contre l’humanité, Maurice Papon
intenta un procès en diffamation à son accusateur, mais il
fut débouté, et cet arrêt du 26 mars 1999 sonna comme la
condamnation d’un mensonge d’État. En même temps, la
déposition de Jean-Luc Einaudi avait provoqué une série de
réactions des ministres de la Culture, de l’Intérieur, de la
Justice, et du Premier ministre, qui désavouèrent pour la
première fois la politique du silence en recommandant que
toute la lumière soit faite sur cet événement trop longtemps
occulté par la raison d’État.
La condamnation de Maurice Papon et le succès de
LA

l’action de Jean-Luc Einaudi encouragèrent quatorze famil-


GUERRE APRÈS

les d’Oranais tués ou disparus le 5 juillet 1962, soutenues


par l’association « Véritas », à porter plainte contre le géné-

1. « A propos de l’affaire Barbie », Sou’al no 7, 1987, p. 149-151.

LA GUERRE
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305

ral Katz, ancien commandant du secteur d’Oran, pour


« génocide et complicités diverses, arrestations et séques-
trations arbitraires, atteintes graves à l’intégrité physique
ou psychique, exécutions sommaires, enlèvements de per-
sonnes suivis de leur disparition, assassinats multiples,
constituant des crimes contre l’humanité, commis pendant
la guerre d’Algérie courant 1962 notamment après les
accords d’Évian du 19 mars 1962 et tout particulièrement
le 5 juillet 1962 »1. Cette plainte déposée en novembre
1998 fut rejetée en janvier 2001, la cour ayant écarté la
qualification de crimes contre l’humanité et estimé que les
faits étaient prescrits. Malgré le décès du général, les parties
civiles veulent relancer une plainte contre X pour enlève-
ments et séquestrations, la prescription ne jouant pas dans
ce cas avant la découverte des corps.
Il est remarquable que cette affaire ait fait beaucoup
moins de bruit que la précédente. En effet, la mémoire des
victimes françaises de la guerre d’Algérie n’intéresse guère
plus que leurs parents, leurs amis, et leurs sympathisants
idéologiques ; et les médias ne leur accordent pas la même
attention. Depuis 1991, et grâce au livre de Jean-Luc
Einaudi, La bataille de Paris2, l’association « Au nom de la
mémoire » a réussi à déchirer le linceul de silence qui recou- 305
vrait le 17 octobre 1961. Puis elle s’est employée, avec le
même succès, à ressusciter le souvenir du 8 mai 1945 par
un documentaire plusieurs fois diffusé sur plusieurs chaînes
de télévision depuis mai 19953. Au contraire, la fusillade
du 26 mars 1962 à Alger et les massacres du 5 juillet 1962
à Oran n’ont été étudiés que par des auteurs appartenant à
la communauté des rapatriés, et leurs enquêtes sont presque
ignorées en dehors de celle-ci4. L’image de la guerre d’Algé-

1. Cette plainte était surtout un prétexte pour mettre en cause le général de


Gaulle et le FLN.
2. La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991. Le nombre de victimes
qu’il affirmait (plus de 200 morts, voire 300) dépassait largement ce qu’il prou-
vait. Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Paris, Flamma-
rion, 1999, le situe provisoirement entre une trentaine et une cinquantaine de
morts. Le nouveau livre de J.L. Einaudi, Octobre 1961, un massacre à Paris, Fayard,
2001, propose une liste de 325 morts en septembre et octobre 1961, dont 159
à partir du 17 octobre, qui mérite un examen approfondi.
3. Un certain 8 mai 1945, les massacres de Sétif, film de Mehdi Lallaoui et Bernard
Langlois, diffusé sur Arte le 10 mai 1995. Ce film a suscité une tempête de
protestations et de réfutations chez les rapatriés (voir l’Algérianiste no 70, 72, 73
À L’HISTOIRE

et 74, et le livre La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois


(édité par Maurice Villard et l’Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997), sans
écho dans la grande presse et dans les médias.
4. Voir Francine Dessaigne et Marie-Jeanne Rey, Un crime sans assassins. Alger, le
26 mars 1962, rue d’Isly, Calvisson (Gard), Éditions J. Gandini, 1998 ; et L’agonie

DE LA MÉMOIRE
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306

rie qui est offerte à l’opinion publique française manque


donc d’impartialité et d’objectivité.
Aussitôt après la visite en France du président Bou-
teflika, en juin 2000, la publication dans Le Monde du
témoignage d’une Algérienne accusant les généraux Bigeard
et Massu de l’avoir fait torturer en 19571 a provoqué une
vague de témoignages et de réactions. Le 7 novembre 2000,
L’Humanité a publié un appel signé par douze personnalités
ayant milité contre la guerre française d’Algérie et ses
méthodes, déclarant que « la torture, mal absolu, pratiquée
de façon systématique par une « armée de la République »
et couverte en haut lieu à Paris, a été le fruit empoisonné
de la colonisation et de la guerre, l’expression de la volonté
du dominateur de réduire par tous les moyens la résistance
du dominé ». En conséquence, les signataires estiment
qu’« il revient à la France, eu égard à ses responsabilités,
de condamner la torture qui a été entreprise en son nom
durant la guerre d’Algérie », au nom « du devoir de
mémoire auquel la France se dit justement attachée et qui
ne devrait connaître aucune discrimination d’époque et de
lieu ». Et ils demandent au Président de la République et
au Premier ministre de « condamner ces pratiques par une
306 déclaration publique ». Par la suite, les confessions sans
remords du général Aussaresses2 ont fait rebondir le débat
par leur effet de scandale. Suivant un sondage publié par
Libération du 9 mai 2001, 56 % des Français interrogés
(contre 24 %) seraient « favorables à ce que Jacques Chirac
et Lionel Jospin demandent officiellement pardon au peuple
algérien au nom de la France », et encore 56 % (contre
30 %) favorables à des poursuites judiciaires contre les offi-
ciers français ayant ordonné des actes de torture. Déjà, des
familles de victimes algériennes, soutenues par des associa-
tions, ont déposé de nouvelles plaintes pour crimes contre
l’humanité.
Faut-il donc, au nom des devoirs de mémoire, de
vérité, et de justice, mettre en accusation la France, ou des
individus ayant agi en son nom ? La condamnation morale

d’Oran, 5 juillet 1962, historique des faits par Claude Martin, témoignages recueil-
lis par L’Écho de l’Oranie et Geneviève de Ternant, 3e édition en 3 tomes, Nice,
LA

Éditions J. Gandini, 2001. Ces deux enquêtes ont été reprises et complétées dans
la thèse de Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan,
GUERRE APRÈS

2001.
1. Le Monde, 20 juin 2000, Louisette Ighilariz, Algérienne, récit recueilli par Anne
Nivat, Fayard/Calmann-Lévy, 2001.
2. D’abord dans Le Monde, 23 novembre 2000, puis dans un livre, Services spéciaux,
Algérie 1955-1957, Perrin, avril 2001.

LA GUERRE
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et juridique de la torture et des exécutions sommaires ne


devrait poser aucun problème de principe, puisque la France
les avait déjà condamnées en signant les conventions de
Genève du 12 août 1949, avant de se dispenser de les appli-
quer en Algérie sous prétexte qu’il ne s’agissait pas d’une
guerre (prétexte démenti par la loi du 18 octobre 1999).
Mais la mise au pilori de responsables et de coupables indi-
viduels soulève de nombreuses difficultés. L’imputation de
cette tragédie à la France, dont, selon l’appel des douze,
« les autorités portent la responsabilité essentielle en raison
de leur obstination à refuser aux Algériens leur émancipa-
tion », doit-elle exonérer le FLN de toute responsabilité, au
moment où « en Algérie se dessine la mise en cause de
pratiques condamnables, datant de la guerre et surtout lui
ayant survécu, commises au nom de situations où « tout
serait permis » ? La condamnation absolue de la torture ne
peut se limiter aux actes d’un seul camp ; or, c’est l’impres-
sion qu’ont trop souvent donnée les articles du Monde, de
L’Humanité, et de Libération1. Jean-Claude Guillebaud doute
« qu’on fasse preuve de discernement lorsque, pressé de
dénoncer, à juste titre, la torture « française », on oublie
systématiquement d’évoquer l’extraordinaire sauvagerie de
l’autre camp (...), un délire meurtrier qui alla bien au-delà 307
de ce qu’implique une lutte de libération nationale (...), une
violence qui réapparaît significativement dans l’Algérie
d’aujourd’hui » 2. Et l’on ne peut juger équitablement des
hommes sans tenir compte des circonstances qui peuvent
atténuer leur responsabilité. D’autre part, le souci légitime
de réclamer des comptes aux responsables se heurte au fait
que, quarante ans après, la plupart des plus haut placés sont
déjà morts. Enfin, le devoir de mémoire ne fait pas néces-
sairement bon ménage avec celui de justice, parce que des
acteurs menacés de châtiments, même symboliques, n’ont
pas intérêt à dire toute la vérité. L’exemple de la commis-
sion Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud indique
une solution possible à cette antinomie.

1. Au contraire, La Croix des 3 et 4 mars 2001 a publié un dossier équilibré, à


partir des lettres de 300 lecteurs ayant participé à la guerre d’Algérie : un tiers
en a gardé le souvenir positif d’une action au service des populations, un autre
tiers a vu dans la torture un mal souvent nécessaire pour sauver des vies menacées
par le terrorisme, un troisième tiers en a été moralement révolté.
À L’HISTOIRE

2. Jean-Claude Guillebaud, « D’une torture à l’autre », Sud-Ouest dimanche, 17 juin


2001, p. 2. D’après lui, dans un manuscrit qu’il lui avait confié au début des
années 80, l’ancien président Ben Bella racontait qu’il s’était vu reprocher cet
excès de sauvagerie par les dirigeants chinois : « Il y a trop de sang dans votre
révolution », lui aurait dit Chou En Lai.

DE LA MÉMOIRE
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Mais surtout, la reprise des procès se heurte à une


difficulté majeure, trop souvent ignorée ou incomprise : les
lois d’amnistie, qui sont des conséquences directes ou indi-
rectes des accords d’Évian.
En effet, le rétablissement de la paix en Algérie exi-
geait que les deux parties, qui avaient prétendu pendant
sept ans au monopole de la violence légitime, renoncent
réciproquement à toute poursuite judiciaire comme à tout
acte de guerre. Les premiers décrets et ordonnances édictés
en 1962 par le gouvernement français étaient donc la consé-
quence directe de la déclaration des garanties, suivant
laquelle « nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi,
condamné ni faire l’objet de décision pénale, de sanction
disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison
d’actes commis en relation avec les événements politiques
survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du
cessez–le-feu », non plus qu’« en raison de paroles ou d’opi-
nions en relation avec les événements politiques survenus
en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ».
Les lois d’amnistie votées postérieurement, de 1964 à 1968,
en dérivaient indirectement, à cause de l’impossibilité de
maintenir durablement en prison ou en exil des « patriotes
égarés », alors que les ex-« rebelles » auteurs d’actes com-
308
parables avaient été libérés. Et elles s’appliquaient à tous
les Français qui étaient sortis de la légalité, même ceux qui
avaient choisi le camp du FLN.
Pourtant, une objection digne d’intérêt a été formu-
lée par Maître Robert Badinter, avocat du Comité Audin,
contre ce qu’il a qualifié de « détournement d’amnistie ».
D’après lui, « cette amnistie réciproque consentie par cha-
cun aux criminels de l’autre camp était la seule qu’imposait
le cessez-le-feu et la reconnaissance de l’indépendance algé-
rienne. Les accords d’Évian laissaient entier le problème de
la responsabilité des infractions commises par des Algériens
devant les juridictions du futur État algérien. Et de même
les auteurs français de crimes ou délits pouvaient encore en
répondre devant les tribunaux français suivant la loi fran-
çaise. La renonciation nécessaire par chaque État à poursui-
vre devant ses juridictions les criminels relevant de la sou-
veraineté de l’autre État n’entraînait pas pour conséquence
LA

inévitable l’amnistie par la France des crimes commis par


des Français au cours de la guerre d’Algérie ». L’éminent
GUERRE APRÈS

avocat n’ignorait pas l’objection d’équité que l’on pouvait


opposer à son raisonnement de juriste : l’inégalité de trai-
tement entre les auteurs d’actes analogues, qui seraient
condamnés ou amnistiés en fonction de leur nationalité.

LA GUERRE
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Mais il refusait de s’y rallier pour une raison de principe :


« Le pouvoir de la France de juger ses criminels comme
celui de l’État algérien de sanctionner les siens, demeure
entier et indépendant. C’est affaire de conscience nationale
– faute aux signataires de l’accord d’Évian de s’être obligés,
parallèlement à l’amnistie accordée aux ressortissants de
l’autre partie, à poursuivre chacun devant ses juridictions
nationales, ses criminels de guerre. S’il plaît (...) au FLN
de considérer que ceux qui au nom de l’indépendance algé-
rienne ont commis des crimes contre la personne humaine
ne méritent pas d’être châtiés, libre à lui. Et tant pis pour
lui. Car aucun État ne gagne à légitimer ses tueurs »1. En
réalité, l’État algérien n’était pas plus disposé que l’État
français à punir les auteurs de crimes commis sur l’ordre
de leurs chefs ou couverts par ceux-ci. Au contraire, il les
a excusés ou glorifiés, alors qu’il a bafoué ou laissé bafouer
la clause d’amnistie des accords d’Évian qui aurait dû pro-
téger les harkis. Ainsi, l’objection d’équité reste pleinement
valable.

L’A LGÉRIE ET LA F RANCE À LA CROISÉE DES CHEMINS

Les plaintes pour crimes contre l’humanité sont, 309


consciemment ou non, une machine de guerre pour contour-
ner l’amnistie inséparable des accords d’Évian. Annuler cette
amnistie reviendrait à recommencer la guerre, sous la forme
d’une guérilla judiciaire qui ranimerait tous les griefs et
tous les conflits, entre Algériens et Français, entre Français,
et même entre Algériens. Chacune des parties antagonistes
poursuivrait la justification de sa cause par la condamnation
de celle de ses ennemis, mais toutes ces revendications oppo-
sées se ruineraient mutuellement. Cela en vaudrait-il la
peine ? Comme l’écrit Boualem Sansal, « le débat sur la
torture durant la guerre d’Algérie ne peut valablement
aboutir que si les Algériens et les Français le mènent ensem-
ble. (...) Ensemble, on trouvera plus facilement la paix du
cœur, sans se nier, sans se renier »2.
En signant les accords d’Évian, les deux parties

1. Robert Badinter, « Détournement d’amnistie », L’Express, 10 mai 1962. Cf.


Boualem Sansal : « De part et d’autre, des hommes cyniques et avides de gloire
ont durablement souillé notre mémoire. Faut-il les traquer ? Sûrement, peut-être,
À L’HISTOIRE

mais en nous souvenant que depuis longtemps nous savions et que nous les
connaissions. Nous leur avons même accroché des médailles et donné leur nom à
de grands boulevards » (« L’Algérie de toutes les tortures », Le Monde des débats,
no 21, janvier 2001, p. 9).
2. Boualem Sansal, ibid..

DE LA MÉMOIRE
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avaient implicitement reconnu qu’aucune d’entre elles


n’avait les mains assez propres pour donner à l’autre des
leçons de morale. Cette vérité perdue de vue doit aujour-
d’hui être rappelée. Chaque groupe veut faire condamner
les crimes de ses ennemis sans penser aux siens, parce qu’il
estime avoir été dans son bon droit. Comme l’a dit le poète :
« Lynx envers nos pareils et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hom-
mes.
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son pro-
chain ».
Et comme l’a dit l’Évangile : « Comment peux-tu
dire à ton frère : « Laisse moi ôter une paille de ton œil »,
toi qui as une poutre dans le tien ? »
Nul n’a le droit de condamner les crimes de ses
ennemis s’il n’a pas condamné ceux de son propre camp.
Mais inversement, nul ne veut condamner les crimes des
siens s’il voit honorer ceux des autres. À ce dilemme, il n’y
a qu’une solution : une entente pour procéder ensemble à
des examens de conscience simultanés, également exigeants,
au nom de valeurs partagées. Il faudrait pour cela renoncer
à une erreur commune : l’idée que la justesse de sa cause
justifie l’emploi de tous les moyens, ce qui revient à subor-
310
donner la morale à la politique. C’est faire trop d’honneur
à la politique (laquelle n’est ni une science exacte, ni une
vérité révélée), et ruiner la morale. Ainsi, les uns devraient
renoncer à l’illusion que le progrès moral avance irréversi-
blement avec le progrès matériel, et que la civilisation est
un privilège définitivement acquis, sans risque de rechute
dans la barbarie (laquelle n’est pas une tare congénitale, ni
une étape de l’évolution des sociétés humaines). De même,
les autres devraient renoncer à l’idée que les « damnés de
la terre » sont définitivement dispensés de la morale, (qui
n’est pas un privilège de riches), et qu’ils doivent exalter
tous les actes de leurs ancêtres sans distinguer ceux qui le
méritent et ceux qui ne le méritent pas.
Cette solution est-elle utopique ? Certains indices
permettent de croire que ses chances se sont renforcées
depuis que la nouvelle tragédie algérienne a démontré les
méfaits du culte de la « violence absolue ». Ainsi le prési-
LA

dent de l’association « Au nom de la mémoire », Mehdi


Lallaoui, concluait-il sa préface au livre de Boucif Mekhaled
GUERRE APRÈS

sur le 8 mai 1945 : « Nous pensons qu’une histoire par-


tagée et acceptée par tous contribuera au respect de l’autre
et d’une certaine façon à une réconciliation des peuples des
deux rives de la Méditerranée. Au vu du drame que vivent

LA GUERRE
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aujourd’hui les Algériens, cette réconciliation fraternelle, à


travers cette reconnaissance de l’histoire commune, ne sera
pas de trop pour faire vivre la solidarité »1. Malheureuse-
ment, bien qu’il se réclame de la « France plurielle », il a
cru pouvoir réconcilier les deux peuples sans prendre en
considération les doléances légitimes des Français rapatriés
d’Algérie2. Il y en a sans doute parmi eux qui rejettent
toute solidarité avec les Algériens, qui les rendent respon-
sables de la perte de leur patrie commune, et qui veulent
les refouler dans l’enfer qu’ils en ont fait. Mais il y en a
d’autres qui sont tout prêts à sympathiser avec les Algériens
d’aujourd’hui, pourvu qu’ils en obtiennent la même com-
passion pour leurs souffrances passées. Ainsi Henri Marti-
nez, ancien de l’OAS d’Oran, refuse-t-il l’idée d’une expia-
tion des fautes des parents par les enfants, dans une vision
cauchemardesque où il confond les images du 5 juillet 1962
avec celles de l’actualité : « Tous sont responsables des cri-
mes de chacun ; (...) les innocents paient en premier. Tous
ceux de ce pays connaissent maintenant ce que fut votre
calvaire. Ils en graviront mille fois les pentes, car l’heure a
sonné pour eux aussi de l’expiation des crimes des autres.
Et s’ils n’en savent rien, qu’importe ! Cette terre a toujours
eu soif de sang ; elle ne triera pas ! – Mon cauchemar ne
311
m’écoute plus. Je hurle que c’est tout autant injuste. Que
ces enfants qui meurent là-bas sont les miens désormais,
que ces pauvres ont toujours été mes frères malgré tout, et
s’il faut que quelqu’un demande leur grâce, alors ce sera
moi »3. Faut-il repousser cette main tendue, et ne se récon-
cilier qu’avec ses amis ?
Il est vrai que se réconcilier avec d’anciens ennemis
expose au reproche de trahison de la part de certains des
siens. C’est pourquoi l’art de faire la paix est beaucoup plus
difficile que celui de faire la guerre. Mais il est vain d’espé-
rer une réconciliation profonde et durable entre l’Algérie et
la France sans une réconciliation à l’intérieur des deux peu-
ples.

1. Avant-propos au livre de Boucif Mekhaled, op. cit., coédition Syros et « Au


nom de la mémoire », 1995, p. 8.
2. L’historien Jean-Charles Jauffret, préfacier du même livre et ancien membre
du jury de la thèse remarquable dont il a été tiré, a vu dans le film de Mehdi
Lallaoui et Bernard Langlois « un très bel exemple de désinformation », repro-
duisant la version officielle du FLN « sans aucune référence sérieuse ou non tron-
À L’HISTOIRE

quée à la recherche contemporaine tant française qu’algérienne » (« Archives mili-


taires et guerre d’Algérie », dans Marseille et le choc des décolonisations, s. dir.
Jean-Jacques Jordi et Émile Témime, Aix-en Provence, Édisud, 1996, p. 171-177).
3. « 5 juillet 1962, Oran, requiem pour une apocalypse », L’Algérianiste, no 86,
juin 1999, p. 2-7.

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Guerre ou paix ? L’Algérie et la France sont à la


croisée des chemins. Le bon choix est une affaire de volontés
conjuguées. On saura que la guerre d’Algérie est bien finie,
le jour où l’on pourra lire dans les deux pays, sans émotion
ni scandale, ces phrases de Mouloud Feraoun :
« Vive l’Algérie ! Gloire à ceux qui sont morts pour
elle afin que d’autres puissent lever la tête et crier leur
délivrance à la face de l’humanité honteuse et complice.
Mais quand l’Algérie vivra et lèvera la tête, je souhaite
qu’elle se souvienne de la France et de tout ce qu’elle lui
doit. »
« Vive la France, telle que je l’ai toujours aimée.
Vive l’Algérie, telle que je l’espère. Honte aux criminels !
Honte aux tricheurs ! »1

312
LA
GUERRE APRÈS

1. Journal, p. 297-298 (12 juillet 1959) et 319-320 (17 mars 1961).

LA GUERRE
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C O N C L U S I O N G É N É R A L E

Ce que peut l’histoire,


... pour en finir avec la guerre d’Algérie1

«A l’histoire revient le pouvoir d’élar-


gir le regard dans l’espace et dans
le temps, la force de la critique
dans l’ordre du témoignage, de l’explication et de la com-
préhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus que tout
l’exercice de l’équité à l’égard des revendications concurren-
tes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur
des autres ».
Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la repré- 313
sentation du passé », conférence à la Sorbonne, 13 juin
2000, Le Monde du 15 juin, p. 16.

La guerre d’Algérie a été une double guerre civile


autant qu’une guerre entre deux peuples étrangers.
D’abord, elle a profondément divisé les Algériens.
Parce que la masse des « Algériens » d’origine européenne
ou juive autochtone a refusé de se séparer de la France ; et
parce que le peuple algérien musulman n’a pas toujours ni
partout répondu à l’appel de l’insurrection par l’adhésion
immédiate et constante que postulait le discours unanimiste
du FLN.
Ensuite, son issue a transporté la division en France.
Parce que la masse des Français de métropole s’est peu à
peu désolidarisée de ses compatriotes d’Algérie. Et parce
que les vaincus de la décolonisation se sont réfugiés sur le
sol de leur marâtre patrie, où ils ont été bientôt rejoints
par un afflux croissant de ressortissants algériens en quête

1. Une première version de cette conclusion a été publiée sous le titre : « L’his-
GÉNÉRALE

toire peut-elle réconcilier les mémoires antagonistes de la guerre d’Algérie ? »,


dans les actes du colloque La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises,
p. 607-618.

CONCLUSION
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d’emplois. Il en est résulté, jusqu’à nos jours, la coexistence


forcée de mémoires antagonistes, et l’absence de mémoire
consensuelle.
En Algérie, tout au contraire, la victoire du natio-
nalisme algérien a éliminé toutes les autres tendances, et
refoulé l’expression de leurs mémoires. Une seule mémoire
officielle a été imposée à tous les Algériens, et inculquée
aux jeunes nés après 1962, qui sont aujourd’hui largement
majoritaires.
Et pourtant, depuis 1988 et 1992, la crise du régime
et le déchaînement d’une nouvelle guerre civile ont entraîné
une inéluctable remise en cause des mythes et des tabous.
Non seulement la réhabilitation des acteurs occultés du
mouvement national algérien, mais aussi la remise en ques-
tion radicale du bilan, et même du bien-fondé, de l’indé-
pendance1. Au moins dans la génération qui a connu le
temps des Français, une tendance « révisionniste » s’exprime
ouvertement en paroles, plus rarement par écrit. Celle-ci
suscite des réactions passionnelles de rejet chez des Algé-
riens de toutes opinions ; mais le fait est que le mythe de
l’Algérie unanime est brisé.
Face à ces mémoires collectives éclatées et conflic-
314 tuelles, quelle peut être l’attitude des historiens ? Dans
quelle mesure leur travail doit-il en tenir compte ? Peut-il,
en les conciliant, contribuer à réconcilier leurs porteurs,
dans chacun des deux pays, voire à travers la frontière médi-
terranéenne ?
Avant de répondre à ces questions, il convient de
préciser que « l’historien de la guerre d’Algérie » n’existe
pas : il n’y a que des historiens, trop peu nombreux pour
l’ampleur de la tâche. Ceux-ci travaillent dans des condi-
tions très différentes suivant leur origine, leur nationalité,
le pays où ils exercent leur métier, la génération à laquelle
ils appartiennent. L’auteur de ces lignes n’exprime que son
opinion personnelle, sans autre prétention que celle d’avoir
consacré plus de trente ans de recherches, de lectures et de
réflexion à la guerre d’Algérie.
Plusieurs attitudes se proposent aux historiens. La
plus décriée de nos jours est l’ataraxie prônée par les adeptes
POUR

de l’école « méthodique », dont le culte de l’objectivité et


de l’impartialité à outrance les conduisait à se retrancher
UNE HISTOIRE

dans une tour d’ivoire loin des passions du monde, comme

1. Ce n’est pas le fait de l’indépendance qui pose problème, ce sont les modalités
de sa réalisation.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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s’ils n’avaient été d’aucun temps ni d’aucun pays. Cette


attitude pourrait convenir à ceux qui étudient des faits très
éloignés dans le temps, mais elle est très peu crédible dans
le cas d’un sujet aussi contemporain et actuel. Un historien
de la guerre d’Algérie ne peut réussir à faire croire qu’il
n’est motivé que par une curiosité personnelle désintéressée.
Pourrait-il, en effet, rester indifférent aux points de vue des
acteurs et des témoins qu’il a eu la chance de rencontrer,
et se désintéresser de leurs réactions à ses écrits ?
À l’opposé, certains acteurs et témoins qui se consi-
dèrent comme les victimes d’une injustice historique atten-
dent trop des historiens. C’est particulièrement vrai des
vaincus de la décolonisation, qui se plaignent d’être déni-
grés par une entreprise de « désinformation », et qui aspi-
rent à leur réhabilitation intégrale ainsi qu’à la condamna-
tion de leurs ennemis. Dans leur esprit, le tribunal de
l’histoire est la dernière instance de recours avant celui de
Dieu. Mais en réalité, un historien n’est pas qualifié pour
jouer le rôle du juge suprême. Il n’a ni l’omniscience, ni la
légitimité transcendante qui l’habiliteraient à juger infail-
liblement les actions des hommes, et d’autant moins qu’il
n’a pas été personnellement impliqué dans la situation en
cause. Il ne peut prononcer que des jugements de réalité et
315
de causalité, qui sont toujours susceptibles d’être contestés
et révisés.
Les défenseurs des mémoires antagonistes attendent
surtout que des historiens leur prêtent leur appui pour ser-
vir de caution scientifique à leurs revendications. Ceux des
historiens qui ont vécu la guerre d’Algérie en tant qu’hom-
mes et que citoyens responsables ont du mal à leur résister,
dans la mesure où ils l’ont d’abord perçue comme un pro-
blème politique et moral qui les a obligés à prendre parti.
Il leur est donc difficile de se dégager entièrement de leur
engagement initial. Cette situation, si compréhensible soit-
elle, est dangereuse, car elle risque de faire éclater la com-
munauté des historiens en substituant aux débats scientifi-
ques des polémiques idéologiques.
Mais les historiens appartenant à des générations
plus récentes, qui n’ont pas vécu activement les événements
d’Algérie, ceux qui n’ont pas de mémoire personnelle à
défendre, et surtout ceux qui sont nés après 1962, ne sont
pas obligés de marcher sur les traces de leurs aînés en pre-
nant parti rétroactivement. Au contraire, l’extériorité et la
rétrospection de leur point de vue leur permettent de jouer
GÉNÉRALE

un rôle plus utile que celui d’avocats d’une des mémoires


antagonistes : celui d’experts, d’arbitres et de médiateurs,

CONCLUSION
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capables de faciliter le dialogue et le rapprochement entre


d’anciens adversaires.
L’expertise consiste d’abord à juger la véracité des
faits allégués par les uns et par les autres, et à mettre à la
disposition de tous des faits à l’objectivité soigneusement
vérifiée. Cette tâche est nécessaire pour combattre les oublis
et les déformations des mémoires non critiquées, qui dégé-
nèrent très vite en légendes et en mythes. L’exemple des
bilans du nombre de victimes de la guerre d’Algérie ou de
certains de ses épisodes est particulièrement significatif
d’une tendance à l’exagération qui se manifeste également
dans tous les camps. De même que la sélectivité des mémoi-
res partisanes, qui valorisent certains événements et en
occultent d’autres suivant l’identité et la tendance de leurs
acteurs ou de leurs victimes. Rétablir la plus grande objec-
tivité possible dans la connaissance des faits, de tous les
faits, est une tâche primordiale. Il ne faut pas avoir peur
de faire de l’histoire événementielle : celle-ci doit être réha-
bilitée comme la première et indispensable étape du travail
historique.
L’expertise consiste également à proposer des inter-
prétations des rapports de causalité qui permettent de com-
316 prendre l’enchaînement des événements. Il ne s’agit pas de
choisir, entre deux discours de propagande qui se contre-
disent systématiquement, celui qui serait « politiquement
correct », et de rejeter l’autre en bloc. Il convient au
contraire d’examiner avec impartialité tous les témoignages
et les documents disponibles, quels que soient les partis
pris de leurs auteurs, et de les confronter méthodiquement
pour en dégager les faits objectifs reconnus par tous, et pour
leur donner une explication acceptable par tous.
Mais, une fois ce travail accompli, les historiens peu-
vent-ils éluder la question que le public ne manquera pas
de leur poser : « Qui avait raison et qui avait tort ? Quelle
était la bonne cause, l’Algérie algérienne, ou l’Algérie fran-
çaise ? ». À notre avis, cette question est dépassée. Près de
quarante ans après l’indépendance de l’Algérie (fait irréver-
sible, sur lequel nul ne souhaite revenir), il est possible de
distinguer deux questions qui étaient auparavant inextrica-
POUR

blement confondues, et qui appellent des réponses différen-


ciées : quels étaient les mérites et les torts de la France
UNE HISTOIRE

d’une part, et ceux de la Révolution algérienne d’autre part.


Autrement dit : l’Algérie pouvait-elle rester sous la souve-
raineté française, et devait-elle être confiée au pouvoir du
FLN ?

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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La France avait conquis l’Algérie par la force et par


la violence, en oubliant ses principes libéraux, démocrati-
ques et humanitaires. Mais sa violence n’avait pas été sans
précédent, ni sans équivalent contemporain. Avait-elle vrai-
ment dépassé celle des conquêtes romaine et arabe, et des
répressions turques ? En tout cas, elle ne fut pas pire que
celle des Américains (auxquels nul ne conteste ce nom)
refoulant les « sauvages » vers l’Ouest à la même époque.
La France a cru pérenniser et légitimer sa présence
imposée en accomplissant en Algérie une œuvre considéra-
ble1, dont les vestiges matériels encore visibles continuent
de susciter l’admiration. Mais cette œuvre, accomplie pour
l’essentiel par des Français ou sous leur direction, a surtout
profité à ceux-ci et aux catégories qui leur ont été juridi-
quement et politiquement assimilées (étrangers d’origine
européenne, juifs autochtones et quelques « indigènes natu-
ralisés »). La masse de la population arabo-berbère, restée
largement majoritaire, et reléguée dans un statut d’assujet-
tissement, n’en a bénéficié que marginalement. Sa multi-
plication par 3 (de 1830 à 1954) ou par 4 (de 1872 à 1962)
n’a pas entraîné une élévation proportionnelle de son niveau
de vie, bien au contraire. La France a trop longtemps
négligé la « civilisation » et l’assimilation de la population 317
« indigène », parce qu’elle comptait avant tout sur la colo-
nisation de peuplement pour faire de l’Algérie une province
française (comme l’a justement souligné le Manifeste du peu-
ple algérien). Or, la faiblesse démographique de la France
condamnait à l’échec cette option « coloniste » (comme
Napoléon III l’avait compris dès 1860).
Ainsi, la colonisation française en Algérie a fini par
une catastrophe, non qu’elle fût exceptionnellement injuste,
mais parce qu’elle était irréaliste. Il n’était ni juste ni rai-
sonnable de traiter comme quantité négligeable l’énorme
majorité de la population de l’Algérie. Les responsables de
la politique française en prirent conscience trop tard, et
quand ils le firent, ni Vichy ni la France libre n’osèrent
renoncer au dogme de la souveraineté française. Les deux
régimes comptèrent trop sur des plans de réformes écono-
miques dont ils n’avaient pas les moyens, et sous-estimèrent
l’urgence de réformes politiques radicales.
Pourtant, les avertissements n’avaient pas manqué,
depuis les déclarations de Napoléon III en faveur d’un
GÉNÉRALE

1. Cf. Pierre Goinard, Algérie, l’œuvre française, préface de Xavier Yacono, Robert
Laffont, 1984.

CONCLUSION
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« royaume arabe ». Citons seulement le maréchal Lyautey,


prônant dès 1925 l’émancipation progressive de toutes les
possessions françaises d’Afrique, le gouverneur général Viol-
lette osant dès 1931 mettre en doute la viabilité de l’Algé-
rie coloniale, et le général Catroux signalant au CFLN que
si la dernière chance de la politique d’assimilation échouait,
la France devrait changer de politique et se donner comme
but la formation d’un État algérien où puissent cohabiter
deux populations (les Européens et les musulmans) inégales
en nombre et en richesse. Le général de Gaulle, parfaite-
ment informé du problème algérien dès 1944, semble avoir
fait son choix dès 1947, mais sans le proclamer clairement.
Raymond Aron fut donc l’un des premiers (dans sa bro-
chure, La tragédie algérienne, parue en 1957) à expliquer
pourquoi les caractères économiques et démographiques de
la population algérienne musulmane rendaient impossible
son intégration dans la nation française et recommandaient
la séparation des deux pays. D’après ses Mémoires, la plupart
des hommes politiques importants de la IVe République
l’approuvaient en privé sans oser le dire en public.
L’incapacité de tous les régimes antérieurs à la
Ve République à corriger une politique fondamentalement
erronée relativise les responsabilités individuelles et parti-
318
sanes. On ne peut l’imputer unilatéralement, ni aux
« colons » ou aux « pieds-noirs », ni à la droite ou à
l’extrême droite, ni à la « trahison » d’une gauche infidèle
à ses principes, ni même à la puissance anonyme du « sys-
tème » colonialiste ou impérialiste. Une explication com-
plète doit tenir compte du poids des mentalités collectives
enracinées dans la longue durée, notamment de celui des
préjugés envers l’Islam, et du complexe de supériorité des
« civilisés » sur les « barbares ».
La responsabilité majeure de la France est donc de
ne pas avoir su prévenir la guerre d’Algérie en assurant
équitablement la progression de tous les Algériens de toutes
origines, par une intégration ou par une émancipation entre-
prises à temps. Elle répéta ensuite ses premières fautes, en
autorisant l’emploi de « tous les moyens » par les « forces
de l’ordre » contre les « hors la loi », tout en croyant rat-
traper le temps perdu par des efforts sans précédent en
POUR

faveur des « Français musulmans ». Le général de Gaulle


peut être crédité du mérite d’avoir voulu trancher définiti-
UNE HISTOIRE

vement un problème que tous ses prédécesseurs avaient


éludé. Mais la « solution du bon sens », qu’il imposa au
prix d’une guerre civile limitée, ne fut et ne pouvait pas
être innocente. Les Français d’Algérie et les « Français

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musulmans », rapatriés ou réfugiés en métropole, ont de


bonnes raisons de se plaindre d’avoir été traités en boucs
émissaires et sacrifiés au repos de la France, sans que le
problème algérien ait été vraiment résolu (comme l’atteste
la persistance de l’émigration).
La Révolution algérienne a tiré son origine et sa
légitimité d’une mémoire collective qui a transmis le trau-
matisme de la conquête et le refus de la domination étran-
gère d’une génération à l’autre, mémoire consolidée par
l’expérience répétée de l’inégalité des droits et des condi-
tions de vie entre les descendants des vainqueurs et ceux
des vaincus. La trop longue incapacité de la France à redon-
ner à ces derniers leur juste place dans leur pays enracina
parmi eux l’idée suivant laquelle les Français devraient en
partir un jour comme ils y étaient entrés, par la force. Cette
idée accrût son audience dans la mesure où toutes les reven-
dications de réformes égalitaires dans le cadre français, puis
d’émancipation pacifique, furent ajournées. Elle avait toutes
les apparences de la vérité, même si l’on peut supposer que
la mise en œuvre de la politique d’intégration aurait déter-
miné tôt ou tard, par son coût et par ses conséquences, un
changement de politique. En tout cas, elle a inspiré un culte
exagéré de la violence, préconisant dès le 1er novembre 1954
319
l’emploi de « tous les moyens » présumés efficaces, et fai-
sant l’apologie de la « violence absolue » pour la libération
des « damnés de la terre » (Frantz Fanon).
Préparée secrètement par un petit groupe, l’insur-
rection algérienne s’est légitimée par le grand nombre des
volontaires qui l’ont rejointe pour militer ou combattre dans
les rangs du FLN-ALN, et qui ont accepté de souffrir ou
de mourir pour sa cause. Pourtant, ce nombre n’a pas été
indiscutablement supérieur à celui des « Français musul-
mans » d’Algérie qui se sont plus ou moins spontanément
engagés dans le camp français, ou qui s’y sont ralliés après
avoir abandonné l’autre camp. L’insurrection n’a pas été le
fait d’une infime minorité de bandits et de fanatiques ter-
rorisant un peuple pacifique, mais elle n’a pas été non plus
celui d’une nation unanime. Elle fut l’œuvre d’un mouve-
ment national, c’est-à-dire d’une minorité convaincue et
organisée se considérant comme l’avant-garde du peuple
dont elle prétendait exprimer la volonté générale. Or,
l’adhésion du peuple algérien n’eut pas toujours ni partout
la spontanéité ni l’unanimité espérées. Le FLN-ALN dut
mener contre les Algériens réfractaires à son autorité une
GÉNÉRALE

guerre civile inavouée, dont les sanglantes représailles de


1962 furent le paroxysme. L’État algérien reconstitué par

CONCLUSION
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320

sa lutte armée persista ensuite à se réclamer d’une unani-


mité imposée et à condamner toute divergence comme une
trahison, ce qui donna le pouvoir au plus fort, et interdit
la démocratie au moins jusqu’en 1989. Ainsi, la « guerre
de libération » substitua une domination interne à une
domination étrangère. Comme l’a écrit Mohammed Harbi,
l’histoire doit expliquer « pourquoi des hommes dont la
résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hom-
mes libres »1.
La révolution anticoloniale ne pouvait manquer de
remettre en cause le partage inéquitable du pouvoir, des
ressources et des richesses entre les colonisateurs et les colo-
nisés. Depuis la révolte de mai 1945, aux yeux de la plupart
des Français d’Algérie, l’indépendance signifiait « la valise
ou le cercueil ». Pourtant, dans sa proclamation du 31 octo-
bre 1954, le FLN leur avait promis le respect de leurs per-
sonnes et de leurs intérêts légitimes, et le choix entre le
statut d’étranger et la nationalité algérienne dans l’égalité
des droits et des devoirs. Mais ces promesses furent vite
oubliées dans l’ardeur du combat : des Européens furent
visés, par vengeance ou par provocation, en tant que tels et
non seulement comme « colonialistes », ce qui consolida
320 leur attachement presque général à l’Algérie française. Les
garanties de sécurité des personnes et des biens contenues
dans les accords d’Évian ne furent pas mieux respectées. Les
provocations de l’OAS et l’absence d’une autorité incontes-
tée à la tête du FLN-ALN entraînèrent une insécurité géné-
rale qui déclencha l’exode massif des Français d’Algérie. La
plupart de ceux qui tentèrent de rester furent tôt ou tard
contraints de partir par des mesures de nationalisation ou
de spoliation. En dépit des dénégations, les faits portent à
croire que l’expulsion des « Pieds noirs » et l’appropriation
de leurs biens comme « butin de guerre » fut le principal
but inavoué de la Révolution algérienne2. S’il est vrai que
« prendre la place du colon » était, selon Fanon, le rêve de

1. 1954, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984, p. 8.


2. « Cette guerre avec la France nous a coûté très cher, elle nous a coûté
60 000 spécialistes Français d’Algérie qui nous manquent cruellement aujourd’hui
POUR

pour faire décoller notre pays sur le plan économique », aurait déclaré le président
Boumedienne à une délégation d’industriels français, selon Alain de Boissieu, Pour
servir le Général, Plon, 1982, p. 152. Cf. le récit de sa visite officielle à Alger par
Valéry Giscard d’Estaing (Le pouvoir et la vie, t. 2, L’affrontement, Cie 12, 1991,
UNE HISTOIRE

p. 40 et 42) : « Jamais nous n’aurions cru que les Français partiraient, répète
Boumedienne ». Au contraire, Ahmed Ben Bella reconnaît : « Je ne pouvais conce-
voir une Algérie avec 1 500 000 (sic) pieds-noirs », et Benyoucef Ben Khedda
glorifie « la Révolution qui a réussi à déloger du territoire national un million
d’Européens, seigneurs du pays » (L’Algérie à l’indépendance, p. 43).

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321

tout colonisé, il ne pouvait se réaliser pour tous : le départ


massif des Français plongea l’Algérie dans une profonde
crise de désorganisation, et ne profita qu’à une minorité
dont la promotion extraordinairement rapide bloqua celle
des générations suivantes.
La nature autoritaire et despotique du régime poli-
tique élaboré par le FLN dans sa lutte contre la France, les
conditions violentes dans lesquelles il s’est emparé du pou-
voir, des choix fondamentaux erronés dictés par l’idéologie
anticolonialiste, et l’instrumentalisation de la mémoire de
la guerre de libération comme moyen de légitimation et de
délégitimation, expliquent la crise politique des années
1988 à 1992 et l’extrême violence de la guerre civile qui
en résulta. Les responsabilités de la France dans ce sanglant
échec ne sauraient être qu’indirectes : quarante ans après
leur indépendance, les Algériens doivent assumer la respon-
sabilité principale de leur destin.
Voilà pourquoi le rôle des historiens n’est pas de
donner raison à l’une ou à l’autre des mémoires dont
l’affrontement prolonge celui des propagandes antagonistes
d’autrefois. Il vaut mieux reconnaître à chacune sa part de
vérité et sa part d’erreur, de façon à inciter leurs partisans
à l’autocritique, et au dialogue avec certains de leurs anciens 321
adversaires. C’est possible, à condition de faire admettre que
la vérité historique ne se confond pas avec la mémoire par-
ticulière qu’un groupe considère comme son patrimoine,
mais qu’elle doit se construire en confrontant et en combi-
nant sans exclusive les témoignages et les documents de
toutes les tendances. Et que cette vérité, au lieu d’être uni-
voque, peut comporter des aspects contradictoires ; la guerre
d’Algérie pouvant être à la fois une « guerre de libération »
d’un peuple dominé par un autre, et une « guerre révolu-
tionnaire » par laquelle une minorité organisée a imposé
son pouvoir à son propre peuple.
Les fondements de cette méthode ont été exposés
depuis longtemps, par Descartes : « La diversité de nos opi-
nions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables
que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons
nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les
mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon,
mais le principal est de l’appliquer bien »1. Et développés
par Pascal dans ses Pensées : « Quand on veut reprendre avec
GÉNÉRALE

1. Début du Discours de la méthode, cité en exergue du film de Pierre Schoendorf-


fer, L’honneur d’un capitaine.

CONCLUSION
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utilité, et montrer à quelqu’un qu’il se trompe, il faut obser-


ver par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie
ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais
lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente
de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il man-
quait seulement à voir tous les côtés ; or on ne se fâche pas
de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé ».
En dépit de ces illustres autorités, l’efficacité de cette
méthode n’est pas garantie dans tous les cas. En effet, rien
n’est plus réconfortant que de se croire les innocentes vic-
times de la « causalité diabolique », et de ne fréquenter que
ceux qui partagent la même conviction. L’explication his-
torique ne peut prétendre supprimer entièrement les enjeux
politiques et moraux des événements, ni les jugements de
valeur qu’ils appellent ; mais elle peut mieux en circonscrire
le champ en éliminant les faux problèmes. Par exemple,
elle peut dissiper un grief infondé de nombreux rapatriés,
suivant lesquels de Gaulle aurait pris un malin plaisir à les
faire souffrir pour se venger de leur tiédeur à son égard
dans les années 1940 à 1944 ; on sait au contraire qu’il a
agi suivant ce qu’il croyait être son devoir envers la France,
et que ce devoir lui fut, comme il l’écrivit lui-même, « pro-
322 prement cruel »1. Les historiens ne croient pas davantage
que, sans lui, l’Algérie serait restée française ; l’un des plus
sévères à son égard, l’Algérois Xavier Yacono, concluait
ainsi : « A terme, nous croyons que l’indépendance était
inéluctable, mais il n’était pas inévitable qu’elle prît la
forme d’une débandade souvent tragique »2. L’histoire com-
parative des décolonisations permet de constater que la poli-
tique intransigeante du dictateur portugais Salazar n’a fait
que retarder une décolonisation aussi chaotique que celle
de l’Algérie. Et l’étude comparée de la formation des mou-
vements nationaux dans les empires permet de relativiser
la singularité du cas algérien, en montrant qu’ailleurs – par
exemple en Irlande – des causes analogues ont produit des
effets comparables.
La guerre d’Algérie reste un sujet trop passionnel
pour pouvoir être entièrement historicisé, tout au moins
aussi longtemps qu’il en restera des survivants, et que les
POUR

représentations de ce passé douloureux influeront sur l’ave-


nir de l’Algérie, de la France, et de leurs relations. Les
jugements de valeur politiques et moraux ne sont pas le
UNE HISTOIRE

1. Mémoires d’espoir, t. 1, Plon, 1970, p. 41.


2. De Gaulle et le FLN, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope, 1989, p. 81.

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propre des historiens en tant que tels, mais ils peuvent s’y
risquer en tant qu’hommes et que citoyens, car il n’y a pas
de contradiction fondamentale entre la morale civique et la
déontologie historique. Leur rôle propre pourrait être de
susciter et d’arbitrer des débats réunissant des porteurs de
mémoires antagonistes, en y faisant respecter l’objectivité
des faits et l’équité des jugements. C’est-à-dire, en dénon-
çant le procédé trop courant qui consiste à juger des actes
semblables en utilisant « deux poids et deux mesures », avec
indulgence ou avec sévérité suivant qu’ils ont été commis
par ses amis ou par ses ennemis. Ce qui revient à autoriser
l’emploi de « tous les moyens » à ceux que l’on croit avoir
politiquement raison, et à les refuser tous à ceux auxquels
on donne tort : autrement dit, à ruiner la morale en la
subordonnant à la politique, laquelle n’est pas une science
exacte.
Ce procédé injustifiable est le principal obstacle à
une véritable réconciliation franco-algérienne, et à l’inté-
rieur des deux peuples. Celui-ci ne peut être levé que par
une volonté commune de procéder simultanément à des exa-
mens de conscience également exigeants, au nom de valeurs
partagées. La repentance unilatérale ne saurait être la solu-
tion. Les Algériens et les Français ont également besoin de
323
reconsidérer leur passé avec esprit critique, en distinguant
clairement les actes qui méritent d’être honorés et ceux qui
ne le méritent pas. Les récents et actuels malheurs de l’Algé-
rie, en démontrant d’une manière éclatante les méfaits du
culte de la violence, permettent d’espérer cette convergence
des volontés.
Si cette condition se trouve accomplie un jour, il
sera enfin possible d’en finir avec la guerre d’Algérie.
GÉNÉRALE

CONCLUSION
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324

SOURCES ET TRAVAUX

Le présent essai (inévitablement imparfait) vise à mettre


en valeur les potentialités et les réalisations de l’histoire de l’Algé-
rie et de la guerre d’Algérie, pratiquée depuis bientôt quarante
ans par des historiens (ou des spécialistes d’autres sciences humai-
nes) publiant leurs travaux en français.

Les sources
Elles sont trop abondantes pour qu’il soit possible d’en
proposer ici un recensement exhaustif, qui suffirait à remplir un
autre volume.
LES IMPRIMÉS
La source principale est constituée par l’énorme masse des
témoignages publiés sans relâche de 1954 à nos jours, et que nous
n’avons pas la place de recenser ici. Le lecteur pourra se reporter
aux essais bibliographiques et historiographiques suivants :
DEJEUX Jean, « Essai de bibliographie algérienne, 1er janvier
1954-30 juin 1962 », Études sociales nord-africaines, 1962.
PERVILLÉ Guy, « Quinze ans d’historiographie de la guerre d’Algé-
324 rie, 1962-1977 », dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1976,
Éditions du CNRS, sa rubrique « historiographie de la guerre
d’Algérie » dans les Annuaires 1977 à 1988, 1990 et 1992,
et l’article « Historiographie de la guerre » dans le catalogue
de l’exposition La France en guerre d’Algérie, s. dir. L. GERVE-
REAU, J.-P. RIOUX et B. STORA, Musée d’histoire contempo-
raine et BDIC, 1992, p. 308-309 (suivi par « Cent livres sur
la France en guerre d’Algérie » de J.-P. RIOUX et B. STORA,
p. 310-311).
STORA Benjamin, Le dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie,
L’Harmattan, 1996.
LIAUZU Claude, « Décolonisations, guerres de mémoires et his-
toire », dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1998.
MEYNIER Gilbert, bibliographie commentée dans sa préface à
ELSENHANS Hartmut, La guerre d’Algérie 1954-1962 (thèse
monumentale, elle même dotée d’une bibliographie colossale,
et tenue à jour), Publisud, 2000.
POUR

Notre choix personnel pour une initiation du lecteur à la com-


préhension de la guerre d’Algérie : FERAOUN Mouloud, Jour-
nal, 1955-1962, Le Seuil, 1962, et CAMUS Albert, Actuelles III,
Chroniques algériennes, 1939-1958, dans Essais d’Albert Camus,
UNE HISTOIRE

présentés par Roger QUILLIOT, Gallimard, La Pléiade,1965


(ainsi que son roman posthume, Le premier homme, Gallimard,
1999).

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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325

LES PÉRIODIQUES
Ils constituent une autre énorme masse documentaire
encore très insuffisamment exploitée, notamment la presse quo-
tidienne française d’Algérie (source de renseignements très pré-
cieux sur le déroulement des événements, au moins dans les villes,
en dépit de sa partialité et de la censure).
LES ARCHIVES
De plus en plus largement ouvertes depuis juillet 1992.
Voir leur présentation par Agnès GOUDAIL, « Les sources françai-
ses de la guerre d’Algérie », dans les actes du colloque La guerre
d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Société française
d’histoire d’Outre-mer, 2000, p. 19-40. Les principaux centres
sont, en France, les Archives nationales de Paris, celles du minis-
tère des Affaires étrangères à Paris et à Nantes, les archives mili-
taires de Vincennes, les Archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence.
Nous manquons d’informations précises sur les archives algérien-
nes et leurs conditions d’accès ; mais il existe aux Archives natio-
nales d’Alger un inventaire du fonds CNRA-GPRA.
Certaines collections de documents ont été publiées par
des initiatives privées :
COLLOT Claude et HENRY Jean-Robert, Le mouvement national algé-
rien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU,
1978.
HARBI Mohammed, Les archives de la Révolution algérienne, Éditions
J. A., 1981. 325
KESSEL Patrick et PIRELLI Giovanni, Le peuple algérien et la guerre,
Maspero, 1962.
OAS parle, dossier présenté par Pierre NORA, Julliard, collection
Archives, 1964.
FAIVRE Maurice, Les archives inédites de la politique algérienne, L’Har-
mattan, 2001.
Ou par des institutions publiques :
Documents diplomatiques français, 1954-1962, Imprimerie nationale,
1987 à 1998.
La guerre d’Algérie par les documents, t. 1, L’avertissement, 1943-1946,
t. 2, Les portes de la guerre, 1946-1954, Vincennes, SHAT, 1990
et 1998 (s. dir. J.-C. Jauffret).

LES SOURCES AUDIO-VISUELLES


(documents d’actualité et images de fiction) sont des sour-
ces très particulières, à manipuler avec méthode et précaution.
Voir notamment les communications de DESBOIS Évelyne et de
ORY Pascal au colloque La guerre d’Algérie et les Français,..., p.
560-581, le dossier « La guerre d’Algérie à l’écran », CinémAc-
tion no 85, 1997 ; FLEURY-VILATTE Béatrice, La mémoire télévisuelle
de la guerre d’Algérie, L’Harmattan et INA, 2000, et Benjamin
STORA, Imaginaires de guerre, La Découverte, 1997.
TRAVAUX

SOURCES ET
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LES SOURCES ORALES


Recueillies d’abord par les journalistes puis par des cher-
cheurs individuels, elles font de plus en plus souvent l’objet de
collectes systématiques organisées par des institutions (Fondation
nationale des Sciences politiques, Services historiques des armées,
Secrétariat d’État aux Anciens combattants...). Il en est de même
en Algérie.

Les travaux publiés


Ils sont l’objet principal de cette bibliographie, qui vise
à faire connaître les grandes orientations des recherches histori-
ques1, passées au crible de l’édition.
L’HISTOIRE DE L’ALGÉRIE COLONIALE
ET DU NATIONALISME ALGÉRIEN
Elle a été profondément renouvelée par les historiens,
aussi bien en France qu’en Algérie, dans les trente années posté-
rieures à l’indépendance.
Ouvrages généraux
AGERON Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF,
Que sais je ? no400, 1re édition, 1964.
Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 1, Conquête et colonisation, par
326 Charles-André JULIEN, PUF, 1964 ; t. 2, 1871-1954, PUF
1979, par Charles-Robert AGERON.
L’Algérie des Français, présentation par Charles-Robert AGERON,
L’Histoire et Le Seuil, 1993.
MARTIN Claude, Histoire de l’Algérie française, t. 1 et 2, 1963,
réédition 1978, Robert Laffont.
STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie coloniale,1830-1954, La
Découverte, 1991 (initiation).
VATIN Jean-Claude, L’Algérie politique, histoire et société, Armand
Colin et FNSP, 1974.
YACONO Xavier, Histoire de l’Algérie, de la fin de la Régence turque
à l’insurrection de 1954, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope,
1993

Évolution de l’Algérie musulmane et formation


du nationalisme algérien
Ces thèmes ont inspiré la plupart des travaux, qui ont
POUR

voulu « décoloniser l’histoire » en mettant les colonisés au pre-


mier plan.
AGERON Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France,
UNE HISTOIRE

1871-1919, t. et 2, Publications de la Sorbonne, 1968.

1. Nous essayons de nous en tenir à des chercheurs reconnus comme historiens,


mais certains relèvent d’autres sciences humaines.

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327

CHARNAY Jean-Paul, La vie musulmane en Algérie d’après la juris-


prudence de la première moitié du XXe siècle, PUF, 1991.
COLLOT Claude et HENRY Jean-Robert, Le mouvement national algé-
rien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU,
1978.
COLONNA Fanny, Instituteurs algériens, 1883-1939, Presses de la
FNSP, 1975.
L’Étoile Nord-Africaine et le mouvement national algérien, actes du
colloque du 27 février au 1er mars 1986, Paris Centre culturel
algérien, 1987.
HARBI Mohammed, Aux origines du FLN, la scission du PPA-
MTLD, Christian BOURGOIS, 1975 ;1954 : La guerre commence
en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984.
KADDACHE Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951,
t. 1 et 2, Alger, SNED, 1980 et 1981.
MAHSAS Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie. De la pre-
mière guerre à 1954, L’Harmattan, 1980.
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Guerre au Front Populaire, CIEMI et L’Harmattan, 1995.
MEKHALED Boucif, Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945, Sétif,
Guelma, Kherrata, Syros et Au nom de la mémoire, 1995.
MERAD Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940,
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MEYNIER Gilbert, L’Algérie révélée, La guerre de 1914-1918 et le 327
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MEYNIER Gilbert et KOULAKSSIS Ahmed, L’émir Khaled, premier
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NOUSCHI André, Naissance du nationalisme algérien,1914-1954,
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REY-GOLDZEIGUER Annie, Le royaume arabe, la politique algérienne
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d’Algérie, l’Algérie de 1940 à 1945, La Découverte, 2001.
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Dahlab et Paris, Maisonneuve et Larose, 1998.
STORA Benjamin, Dictionnaire biographique de militants nationalistes
algériens (1926-1954), L’Harmattan, 1989 ; Les sources du natio-
nalisme algérien, parcours idéologiques, origines des acteurs, L’Har-
mattan, 1989 ; Nationalistes algériens et révolutionnaires français
au temps du front populaire, L’Harmattan, 1987.
TURIN Yvonne, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, écoles,
médecine, religion, 1830-1880, Maspero, 1971.
TRAVAUX

Certains auteurs ont volontairement dépassé la limite chronolo-


gique de 1954 :

SOURCES ET
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

328

AGERON Charles-Robert, « L’Algérie algérienne », de Napoléon III à


de Gaulle, Éditions Sindbad, 1980.
PERVILLÉ Guy, Les étudiants algériens de l’Université française,
1880-1962, Paris, Éditions du CNRS, 1984, et Alger, Casbah
Éditions, 1997.
SIVAN Emmanuel, Communisme et nationalisme en Algérie,
1920-1962, Presses de la FNSP, 1976.
Voire celle de 1962 :
CARLIER Omar, Entre nation et djihad, histoire sociale des radicalismes
algériens, Presses de la FNSP, 1995.
COLONNA Fanny, Les versets de l’invincibilité, permanence et change-
ments religieux dans l’Algérie contemporaine, Presses de la FNSP,
1995.
GALLISSOT René, Maghreb, Algérie, classes et nation, t. 1 et 2, Arcan-
tère, 1987.
HARBI Mohammed, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens,
Arcantère, 1992.
MAHÉ Alain, Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles, Bou-
chène, 2001.
NOUSCHI André, L’Algérie amère, 1914-1994, Éditions de la Mai-
son des Sciences de l’homme, 1995.
SIMON Jacques, Messali Hadj, 1898-1974. La passion de l’Algérie
libre, Éditions Tirésias- Michel Reynaud, 1998.
328
STORA Benjamin, Messali Hadj (1898-1974) pionnier du nationa-
lisme algérien, Le Sycomore, 1982, et L’Harmattan, 1986 ; Ils
venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France, 1912-1992,
Fayard, 1992 (simple résumé de sa thèse de doctorat d’État).
STORA Benjamin et DAOUD Zakya, Ferhat Abbas, une utopie algé-
rienne, Denoël, 1995.

Conquête, Colonisation et œuvre française


Thèmes prépondérants à l’époque coloniale, ils ont été
moins étudiés, mais pourtant renouvelés :
COLLOT Claude, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale
(1830-1954), Paris, Éditions du CNRS, et Alger, OPU, 1987.
FISCHER Fabienne, Alsaciens et Lorrains en Algérie, histoire d’une
migration, 1830-1914, Nice, Jacques Gandini, 1998.
FREMEAUX Jacques, Les bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête,
Denoël, 1993.
POUR

GUILHAUME Jean-François, Les mythes fondateurs de l’Algérie fran-


çaise, L’Harmattan, 1992.
GUIRAL Pierre, Les militaires français à la conquête de l’Algérie, Cri-
UNE HISTOIRE

térion, 1992.
GOINARD Pierre, Algérie, l’œuvre française (préface de Xavier
YACONO), Robert Laffont, 1984.
HUREAU Joëlle, La mémoire des Pieds-noirs, Hachette, 1988.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

329

JORDI Jean-Jacques, Espagnols en Oranie, histoire d’une migration,


1830-1914, Calvisson, Jacques Gandini, 1996.
LEFEUVRE Daniel, Chère Algérie, comptes et mécomptes de la tutelle
coloniale,1930-1962, Société française d’histoire d’Outre-mer,
1997.
LUCAS Philippe et VATIN Jean-Claude, L’Algérie des anthropologues,
Maspéro, 1975.
MANNONI Pierre, Les Français d’Algérie, L’Harmattan, 1993.
VERDES-LEROUX Jeannine, Les Français d’Algérie, de 1830 à
aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée, Fayard, 2001.

LA GUERRE D’ALGÉRIE (1954–1962)


Les ouvrages traitant spécifiquement de la guerre ont été
d’abord le quasi monopole d’anciens acteurs ou de journalistes,
mais les publications de travaux d’historiens se multiplient.
Les synthèses d’anciens acteurs
Ont été surtout le fait de militaires, parmi lesquels se
détache :
TRIPIER Philippe, Autopsie de la guerre d’Algérie, Éditions France-
Empire, 1972.
Les récits de journalistes ou d’écrivains
Déjà nombreux pendant la guerre, ont été illustrés par
quelques ouvrages importants (dans l’ordre chronologique) : 329
COURRIÈRE Yves, La guerre d’Algérie, Fayard, t. 1, Les fils de la
Toussaint, 1968 ; t. 2, Le temps des léopards, 1969 ; t. 3, L’heure
des colonels, 1970 ; t. 4, Les feux du désespoir, 1971.
PAILLAT Claude, Vingt ans qui déchirèrent la France, t. 1, Le guêpier,
t. 2, La liquidation, Robert Laffont, 1969 et 1972.
HORNE Alistair, Histoire de la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1980
(traduit de l’anglais).
ALLEG Henri, s. dir. (avec Jacques de BONIS, Henri J. DOUZON,
Jean FREIRE, Pierre HAUDIQUET), La guerre d’Algérie, t. 1, 2,
et 3,Temps Actuels, 1981.

Les ouvrages généraux d’historiens


Ont été d’abord limités à un seul titre :
DROZ Bernard et LEVER Évelyne, Histoire de la guerre d’Algérie, Le
Seuil, 1982 (ouvrage de référence, clair et précis).
Ils se sont multipliés depuis l’ouverture des archives publiques
françaises :
MIQUEL Pierre, La guerre d’Algérie, Fayard, 1993 (travail hâtif et
décevant).
SLAMA Alain-Gérard, La guerre d’Algérie. Histoire d’une déchirure,
Découvertes Gallimard,1996 (bonne initiation).
TRAVAUX

STORA Benjamin, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), La


Découverte, 1992 (bonne initiation).

SOURCES ET
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

330

Ils restent dominés par la traduction d’une thèse allemande


monumentale :
ELSENHANS Hartmut, La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition
d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République.
Préface de Gilbert MEYNIER, Publisud, 2000 (première édition
à Munich, Karl HANSER Verlag, 1974).
Les colloques et ouvrages collectifs
Leur multiplication est la principale manifestation de
l’intérêt croissant de la communauté historienne pour la guerre
d’Algérie. Dans l’ordre chronologique :
Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, OPU, et Bruxel-
les, GAM, 1985.
La guerre d’Algérie et les Français, s. dir. J.-P. RIOUX, Fayard,
1990.
La France en guerre d’Algérie, s. dir. L. GERVEREAU, J.-P. RIOUX,
et B. STORA, Paris, Musée d’histoire contemporaine, et Nan-
terre, BDIC, 1992.
Les accords d’Évian, en conjoncture et en longue durée, s. dir. R. GAL-
LISSOT, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1992.
La guerre d’Algérie et les Algériens, s. dir. C. R. ÂGERON, Armand
Colin, 1997.
La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, actes du
colloque en l’honneur de Charles-Robert AGERON, Société fran-
330 çaise d’histoire d’Outre-mer, 2000.
Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, s. dir. J.-C. JAUFFRET
et M. VAÏSSE, Bruxelles, Complexe, 2001.

Les ouvrages thématiques


Sur le FLN et la Révolution algérienne
CHIKH Slimane, L’Algérie en armes, ou Le temps des certitudes, Paris,
Économica, et Alger, OPU, 1981.
COLONNA Fanny s. dir., Aurès, Algérie 1954 : les fruits verts d’une
révolution, Autrement, 1994.
GADANT Monique, Islam et nationalisme en Algérie, d’après « El
Moudjahid » organe central du FLN de 1956 à 1962, L’Harmat-
tan, 1988.
HARBI Mohammed, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise
du pouvoir (1954-1962), Éditions J.A., 1980 ; Les archives de la
Révolution algérienne, Éditions J.A., 1981 ; L’Algérie et son destin,
croyants ou citoyens, Arcantère, 1992 ; Une vie debout. Mémoires
politiques, t. 1 : 1945-1962, La Découverte, 2001.
POUR

TEGUIA Mohammed, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, 1981.


VALETTE Jacques, La guerre d’Algérie des messalistes, 1954-1962,
UNE HISTOIRE

L’Harmattan, 2001.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

331

Sur les femmes dans la Révolution algérienne


AMRANE Djamila, Les femmes algériennes dans la guerre, Plon, 1991 ;
Des femmes dans la guerre d’Algérie, Karthala, 1994.
BRAC DE LA PERRIERE Caroline, Derrière les héros, les employées de
maison musulmanes en service chez les Européens à Alger pendant la
guerre d’Algérie, 1954-1962, L’Harmattan, 1987.
DORE-AUDIBERT Andrée, Des Françaises d’Algérie dans la guerre de
libération : des oubliées de l’histoire, Karthala, 1995.
GADANT Monique, Le nationalisme algérien et les femmes, L’Harmat-
tan, 1995.

Sur la politique algérienne de la France


Presque tous les travaux portent sur la Ve République1 :
COINTET Michèle, De Gaulle et l’Algérie française, 1958-1962, Per-
rin, 1996.
De Gaulle en son siècle, t. 6, Liberté et dignité des peuples, Institut
Charles de Gaulle, Plon et La Documentation française,1992,
DUNAND Fabien, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous
la Ve République, Berne, Peter Lang, 1977.
FAIVRE Maurice, Les archives inédites de la politique algérienne,
1958-1962, L’Harmattan, 2000.
SALINAS Michelle, L’Algérie au Parlement, 1958-1962, Toulouse,
Privat, 1987.
YACONO Xavier, De Gaulle et le FLN,1958-1962, l’échec d’une poli- 331
tique et ses prolongements, Versailles, Éditions de l’Atlanthrope,
1989.

Sur l’armée française


L’armée française et ses tâches constituent un domaine de recher-
che non moins important, subdivisé en plusieurs thèmes :
Le contingent
JAUFFRET Jean-Charles, Soldats en Algérie 1954-1962. Expériences
contrastées des hommes du contingent, Autrement, 2000.
LEMALET Martine, Lettres d’Algérie 1954-1962, La Guerre des appe-
lés, la mémoire d’une génération, J.-C. Lattès, 1992.
MAUSS-COPEAUX Claire, Appelés en Algérie, La parole confisquée,
Hachette, 1999.
STORA Benjamin, Appelés en guerre d’Algérie, Découvertes Galli-
mard, 1997.

1. La IVe République a davantage retenu l’attention de journalistes, comme Phi-


TRAVAUX

lippe Bourdrel, La dernière chance de l’Algérie française, Albin Michel, 1996, et


surtout Georgette Elgey, La République des tourmentes, 1954-1959, Tome second,
Malentendu et passion, Fayard, 1997.

SOURCES ET
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

332

Les corps d’élite


(jusqu’ici moins étudiés par les historiens qu’exaltés par des écri-
vains militaires) :
FERAUD Henri, Les Commandos de l’Air, Nouvelles éditions latines,
1986.
Les « harkis »
FAIVRE Maurice, Un village de harkis, des Babors au pays drouais,
L’Harmattan, 1994 ; Les combattants musulmans de la guerre d’Algé-
rie. Des soldats sacrifiés, L’Harmattan, 1995.
La « pacification »
BOURDIEU Pierre et SAYAD Malek, Le déracinement, Éditions de
Minuit, 1964.
CORNATON Michel, Les regroupements de la décolonisation en Algérie,
Éditions ouvrières, 1967, et sa réédition, Les camps de regrou-
pement de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1998.
KAYANAKIS Nicolas, Algérie 1960 : la victoire trahie, guerre psycho-
logique en Algérie, Friedberg (Allemagne), Éditions Atlantis,
2000.
MATHIAS Grégor, Les Sections administratives spécialisées en Algérie,
entre idéal et réalité (1955-1962), L’Harmattan, 1998.
La répression
332 BRANCHE Raphaëlle, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie
(1954-1962), Gallimard, 2001.
BRUNET Jean-Paul, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Flam-
marion, 19991.
THENAULT Sylvie, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre
d’Algérie, La Découverte, 2001.
VIDAL-NAQUET Pierre, L’affaire Audin (1957-1978), Éditions de
Minuit, 1989 ; La raison d’État, Éditions de Minuit, 1962 ; La
torture dans la République, Éditions de Minuit, 1972 ; Les crimes de
l’armée française, Maspero, 1975, La Découverte, 2001.
Sur la guerre des opinions et des représentations
Les intellectuels et la « bataille de l’écrit »
BERCHADSKY Alexis, La question d’Henri Alleg, un « livre-événe-
ment » dans la France en guerre d’Algérie, Larousse et Sélection
du Reader’s digest, 1994.
JOUIN Serge, Max Marchand (1911-1962), de la France à l’Algérie,
Lille, Presses de l’ANRT.
POUR

SABOT Jean-Yves, Le syndicalisme étudiant et la guerre d’Algérie,


L’Harmattan, 1995.
RIOUX Jean-Pierre et SIRINELLI Jean-François s. dir., La guerre
UNE HISTOIRE

1. Ouvrage d’un historien professionnel, à confronter avec ceux du chercheur-


citoyen Jean-Luc Einaudi (La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991, et
Octobre 1961, un massacre à Paris, Fayard, 2001.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

333

d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Cahiers de l’IHTP no


10, novembre 1988, et Bruxelles, Complexe, 1991.
VIDAL-NAQUET Pierre, Face à la raison d’État, un historien dans la
guerre d’Algérie, La Découverte, 1989.
Les chrétiens
BEDARIDA François et FOUILLOUX Étienne s. dir., La guerre d’Algé-
rie et les chrétiens, Cahiers de l’IHTP no 9, octobre 1988.
CHAPEU Sibylle, Délier les liens du joug, Trois prêtres et un pasteur
dans la guerre d’Algérie, Christian Corre, Robert Davezies, Jobic
Kerlan, Étienne Mathiot, Toulouse, Groupe de recherche en his-
toire immédiate, 1996.
NOZIÈRE André, Algérie, les chrétiens dans la guerre, Éditions Cana,
1979 .
Les « activistes »
DEROULÈDE Arnaud, L’OAS, étude d’une organisation clandestine,
Éditions Curutchet, 64640 Hélette, 1997.
DURANTON-CRABOL Anne-Marie, Le temps de l’OAS, Bruxelles,
Complexe, 1995.
GUIBERT Vincent, Les commandos Delta, Éditions Curutchet, 64640
Hélette, 2001.
OAS parle, avertissement de Pierre Nora, Julliard, collection archi-
ves, 1964.
VAÏSSE Maurice, Alger, le putsch, Bruxelles, Complexe, 1983. 333

Sur la fin de la guerre


HELIE Jérôme, Les accords d’Évian, Histoire de la paix ratée en Algérie,
Olivier Orban, 1992.
PERVILLÉ Guy, 1962 : la paix en Algérie, La Documentation fran-
çaise, 1992.
La plus importante est une thèse
MONNERET Jean, La phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmat-
tan, 2001.
Les monographies régionales ou locales restent beaucoup trop
rares.
JORDI Jean-Jacques et PERVILLÉ Guy s. dir., Alger 1940-1962, une
ville en guerres, Autrement, 1999 (suite de Alger 1860-1939 s.
dir. J.-J. Jordi et J.-L. Planche).
LACOSTE-DUJARDIN Camille, Opération Oiseau bleu, des Kabyles, des
ethnologues et la guerre d’Algérie, La Découverte, 1997.
LAUNAY Michel, Paysans algériens, Le Seuil, 1963.

APRÈS LA GUERRE
Les nombreux ouvrages sur l’Algérie de 1962 à nos
jours sont généralement l’œuvre de géographes, sociologues, poli-
TRAVAUX

tologues, économistes, mais pas d’historiens (à l’exception de Ben-


jamin STORA, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, La Décou-

SOURCES ET
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

334

verte, 1994), et ne relèvent pas directement notre sujet, contrai-


rement à ceux qui étudient les séquelles et les représentations de
la guerre dans les deux pays :
Les « rapatriés », « pieds-noirs » et « harkis »
HAMOUMOU Mohand, Et ils sont devenus harkis, Fayard, 1993.
JORDI Jean-Jacques, De l’exode à l’exil, rapatriés et pieds-noirs en
France, L’Harmattan, 1993 ; 1962, l’arrivée des pieds-noirs,
Autrement, 1995.
JORDI Jean-Jacques et TEMIME Émile s. dir., Marseille et le choc des
décolonisations, Aix-en-Provence, Édisud, 1996.
JORDI Jean-Jacques et HAMOUMOU Mohand, Les harkis, une mémoire
enfouie, Autrement, 1999.
ROUX Michel, Les harkis, les oubliés de l’histoire, 1954-1991, La
Découverte, 1993.

Conflits et enjeux de mémoires


STORA Benjamin, La gangrène et l’oubli, La mémoire de la
guerre d’Algérie, La Découverte, 1991 et 1998 (ouvrage pionnier) ;
Le dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1996 ;
Imaginaires de guerre, Algérie – Viêt-nam, en France et aux États-Unis,
La Découverte, 1997 ; Le transfert d’une mémoire. De l’« Algérie fran-
çaise » au racisme anti-arabe, La Découverte, 1999 ; La guerre invi-
sible. Algérie, années 90, Presses de Sciences Po, 2001.
334 Mémoire, enseignement, et histoire
COULON Alain, Connaissance de la guerre d’Algérie. Trente ans après :
enquête auprès des jeunes Français de 17 à 30 ans, Université de
Paris VIII, Ligue de l’enseignement et Institut du monde
arabe, 1993.
La guerre d’Algérie dans l’enseignement en France et en Algérie, Ligue
de l’enseignement, Institut du monde arabe et CNDP, 1993.
Actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, t. 1
et 2, Ligue de l’enseignement et Institut du monde arabe,
1993.
MANCERON Gilles et REMAOUN Hassan, D’une rive à l’autre, La
guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire, Syros, 1993.

Ainsi, après avoir dans un premier temps reconsidéré l’histoire


de l’Algérie coloniale et du nationalisme algérien, les historiens
ont commencé, depuis plus de dix ans, à disputer l’histoire de la
guerre d’Algérie proprement dite aux anciens acteurs et aux jour-
POUR

nalistes. L’acquis de leurs recherches est déjà considérable. Mais


le plus important reste encore à faire.
UNE HISTOIRE

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

335

GLOSSAIRE

’Alem (pluriel : ’oulama, serviteurs inconditionnels de


oulémas) : savant dans les l’autorité coloniale.
sciences religieuses
Berbère : langue la plus
musulmanes. Association des
Oulémas Musulmans anciennement attestée en
algériens, fondée en 1931 par Afrique du Nord (« barbare »
le cheikh Ben Badis. pour les Grecs et les
Romains), et populations
Alger : forme française du ayant conservé l’usage courant
nom arabe de la ville d’Al de dialectes de cette langue,
Jazaïr (les îles), capitale d’une abusivement opposées aux
régence turque de 1516 à Arabes et rapprochées des
1830, et par extension, nom peuples européens par le
du territoire soumis à cette « mythe berbère ».
régence.
Bey : titre turc, désignant les
Algérie : nom du territoire gouverneurs des trois
soumis à l’administration provinces dépendant de la
française d’Alger, officialisé Régence d’Alger, et le chef de
par l’ordonnance royale du 31 celle de Tunis.
octobre 1838, mais déjà
employé antérieurement. Beylik : province dirigée par
un bey, et plus généralement,
Algérien : adjectif et nom,
État ou administration.
335
désignant depuis le
e
XVII siècle les habitants de la Cadi : juge appliquant le
régence turque d’Alger, et droit musulman.
plus particulièrement sa
minorité dirigeante. Après Caïd : chef de tribu.
1830, désigne la minorité Chahid (pluriel : chouhada) :
européenne implantée puis martyr (témoin de la vérité de
née en Algérie (le « peuple la foi) ayant sacrifié sa vie
algérien »), puis l’ensemble dans le djihad (guerre sainte
des habitants du pays, et pour la cause de Dieu).
enfin la majorité musulmane.
Chaouia : population berbère
Arabe : nom et adjectif montagnarde des Aurès-
désignant en français Némentchas (Sud
l’ensemble des populations constantinois).
d’origine ou de langue
maternelle arabe, ou plus Cheikh : ancien, titre donné
précisément les bédouins, ou aux dignitaires religieux
plus largement l’ensemble des musulmans en signe de
« indigènes » musulmans respect.
d’Algérie. Dey : titre turc porté par le
Arch : tribu. Terre arch : chef de la Régence d’Alger
terre dont une tribu possède depuis le XVIIe siècle.
collectivement l’usufruit. Dhimmi : « protégé », statut
Béni-oui-oui : expression inférieur réservé aux croyants
tournant en dérision les monothéistes non-musulmans

GLOSSAIRE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

336

(« peuples du Livre ») dans française, utilisée contre les


l’État musulman traditionnel. « rebelles ».
Djemaa : conseil représentant Harki : membre d’une harka.
les chefs de famille dans une Depuis 1962, ce mot tend à
tribu ou une fraction de englober toutes les catégories
tribu, puis dans les douars. de supplétifs et de soldats
Djihad : au sens général, musulmans de l’armée
effort, combat contre française d’Algérie.
soi-même ; au sens Hijra : émigration de
particulier : guerre sainte pour musulmans fuyant la
la défense ou l’expansion de domination des infidèles,
l’Islam. suivant l’exemple du Prophète
Djoundi (pluriel : djounoud) : quittant La Mecque pour
combattant, soldat. Médine en 632 de l’ère
chrétienne (Hégire).
Douar (groupe de tentes) :
Hizb França (le « parti de la
circonscription « indigène » à
France ») : expression
l’intérieur des communes
péjorative utilisée dans
mixtes et des communes de l’Algérie indépendante pour
plein exercice. discréditer les Algériens
Émir : chef spirituel et francophones.
temporel des musulmans Islah : réforme religieuse,
(émir al moumimin : retour aux sources de l’islam.
commandeur des croyants), ou
chef temporel exerçant son Islam : « soumission à
336 autorité sur un territoire Dieu », religion prêchée par
limité. le Prophète Mohammed. En
français, l’initiale du nom de
Faïlek : bataillon de l’ALN, la religion prend une
regroupant deux ou trois minuscule ; la majuscule
katibas. désigne l’ensemble des pays et
Fellah : paysan. des peuples musulmans.

Ferka : fraction (de tribu) ou Islamisme : au XIXe siècle,


synonyme d’islam ; aujour-
dans l’ALN, section de 30
d’hui, conception politique
combattants environ.
totalitaire de l’islam.
Fidaï (pluriel : fidayine) : ceux Kabylie : région
qui sont volontaires pour berbérophone, montagnarde et
sacrifier leur vie. Dans l’ALN, densément peuplée, foyer
nom attribué aux terroristes. d’émigration précoce. En
Habous : biens de dépit du mythe berbère, la
mainmorte, fondations pieuses Kabylie fut l’un des premiers
inaliénables destinées à et des plus solides bastions du
entretenir les mosquées et nationalisme algérien.
POUR

autres établissements Katiba : dans l’ALN,


religieux. compagnie d’environ 120
combattants.
UNE HISTOIRE

Harka (de l’arabe : harakat :


mouvement) : troupe mobile Khalife : lieutenant,
rassemblée pour un objectif successeur du Prophète, ou
précis. De 1956 à 1962, unité représentant d’une autorité
supplétive de l’armée supérieure.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

337

Khammès : sorte de métayer Melk : propriété privée.


n’ayant droit qu’au cinquième
Mintaka : dans l’ALN, zone
de la récolte.
(subdivision d’une wilaya,
Khassa : l’élite lettrée (s’op- depuis le Congrès de la
pose à ’amma : la masse, le Soummam).
vulgaire).
Moghazni : membre du
Kharidjites : parti maghzen d’une SAS.
schismatique de l’islam, ne
reconnaissant comme khalife Moudjahid (pluriel
légitime que le plus digne des moudjahidine) : combattant de
musulmans. la guerre sainte (djihad) ;
combattant de l’ALN.
Kouloughli (« fils
d’esclave ») : enfants de pères Oumma : nation,
turcs et de mères communauté, en particulier, la
arabo-berbères. communauté universelle des
croyants musulmans.
Maghzen : État,
administration (origine du Pacha : gouverneur de
français : magasin). Sens province ; titre attribué par les
particuliers : 1. tribu maghzen, sultans ottomans aux deys
tribu aidant le pouvoir turc à d’Alger.
prélever les impôts sur les Qawmiya : communauté
tribus soumises (raïa : linguistique et culturelle.
troupeau) ; 2. unité d’une
trentaine de supplétifs gardant Roumi : Romain, et chrétien.
une Section administrative Sultan : souverain, en
spécialisée (SAS). particulier, celui de l’empire 337
Mahdi : le Messie, homme ottoman.
providentiel chargé de faire Taleb : étudiant en sciences
triompher l’islam avant la fin religieuses musulmanes, lettré.
des temps.
Watan : territoire, pays natal,
Maures : nom romain des patrie.
habitants de la Mauritanie
antique (centre et ouest de Wilaya : pouvoir, et province.
l’Afrique du Nord), appliqué Dans l’ALN, divisions
ensuite aux musulmans territoriales autonomes,
d’Espagne, puis aux citadins commandées par un colonel,
arabophones d’Algérie, enfin depuis le Congrès de la
aux habitants de la Mauritanie Soummam (auparavant
actuelle (sud-ouest du Sahara). appelées zones).
Mechta : hameau, groupe de Zaouia : établissant religieux,
maisons ou de gourbis. siège d’une confrérie
musulmane.
Médersa : école de niveau
secondaire. En particulier, les Zouaoua : tribu kabyle,
trois médersas officielles fournissant des soldats aux
d’Alger, Constantine et Turcs ; d’où le nom de zouaves
Tlemcen, destinées à former le donné à des régiments
personnel de la justice d’infanterie recrutés chez les
musulmane et du culte Zouaouas, puis parmi les
musulman. Français d’Algérie.

GLOSSAIRE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

338

TABLE DES SIGLES

AEMAN : Association des étudiants musulmans de l’Afrique du


Nord (fondée à Alger en 1919).
AEMNAF : Association des étudiants musulmans nord-africains
en France (fondée à Paris en 1927).
AFN : Afrique française du Nord (Algérie, Tunisie, et Maroc).
ALN : Armée de libération nationale 1954-1962).
AML : Association des Amis du Manifeste et de la liberté
(1944-1945).
ANP : Armée nationale populaire (depuis 1962).
ASFED : Association de solidarité des familles et enfants de dis-
parus en Algérie (depuis 1965).
ATO : Auxiliaires temporaires occasionnels (1962).
CARNA : Comité d’action révolutionnaire nord-africain
(1938-1940).
CCE : Comité de coordination et d’exécution (1956-1958).
CCI : Centre de coordination interarmées.
CDL : Combattants de la libération (1955-1956).
CFLN : Comité français de libération nationale (1943-1944).
338 CNRA : Conseil national de la Révolution algérienne
(1956-1962).
CNR : Conseil national de la Résistance (1943-1944 ; nom repris
en 1962 par la dernière direction de l’OAS).
CRUA : Comité révolutionnaire d’unité et d’action (1954).
DOP : Dispositif opérationnel de protection.
DPU : Dispositif de protection urbaine.
ENA : Étoile nord-africaine (1926-1936).
FAAD : Front algérien d’action démocratique (1961-1962).
FAF : Front de l’Algérie française (1960).
FIS : Front islamique du salut (depuis 1989).
FLN : Front de libération nationale (1954-1962, puis parti uni-
que de 1962 à 1989, éloigné du pouvoir depuis 1992).
FNACA : Fédération nationale des anciens combattants en Afri-
que du Nord
FNF : Front national français (1958-1960).
GIA : Groupes islamiques armés (depuis 1992).
POUR

GPRA : Gouvernement provisoire de la République algérienne


(1958-1962).
GPRF : Gouvernement provisoire de la République française
UNE HISTOIRE

(1944-1945, et 1945-1946).
HLL : « hors-la-loi ».
MNA : Mouvement national algérien (1954-1962).
MRP : Mouvement républicain populaire (fondé en 1945).

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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339

MTLD : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques


(1946-1954).
OAS : Organisation armée secrète (1961-1962).
ONU : Organisation des nations unies (depuis 1945).
OPA : Organisation politico-administrative (appellation française
de la hiérarchie territoriale du FLN).
ORO : Organisation Renseignements Opérations (branche de
l’OAS).
OS : Organisation spéciale (du PPA, 1946-1950 ; de la Fédération
de France du FLN, 1958-1962).
OTAN : Organisation du traité de l’Atlantique Nord (depuis
1949).
PCA : Parti communiste algérien (1935-1962).
PCF : Parti communiste français.
PPA :Parti du peuple algérien (1937- doublé puis remplacé par
le MTLD à partir de 1946).
PPF : Parti populaire français (1936-1945).
PSU : Parti socialiste unifié (fondé en 1960).
RCD : Rassemblement pour la culture et la démocratie (depuis
1989).
RPF : Rassemblement du peuple français (1947-1953).
SAS : Sections administratives spécialisées (1955-1962).
SAU : Sections administratives urbaines (1957-1962).
SFIO : Section française de l’Internationale ouvrière (1920-1969) 339
UDMA : Union démocratique du Manifeste algérien (1946-
1956).
UGCA : Union générale des commerçants algériens (1956-1962).
UGEMA : Union générale des étudiants musulmans algériens
(1955-1963).
UGTA : Union générale des travailleurs algériens (depuis 1956).

Quelques abréviations de fonds d’archives


AN : Archives nationales.
AOM : Archives d’Outre-mer.
CIE : Centre d’information et d’études.
GGA : Gouvernement général de l’Algérie.
MAE : Ministère des Affaires étrangères.
QO : Quai d’Orsay.
SLNA : Service des liaisons nord-africaines.
SEAA : Secrétariat d’État aux affaires algériennes.
SGG : Secrétariat général du gouvernement.
SHAT : Service historique de l’Armée de terre.
DES SIGLES

TABLE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

340

CHRONOLOGIE SOMMAIRE

1830 (5 juillet) : prise d’Alger.


1834 (28 juillet) : annexion des « possessions françaises dans le
Nord de l’Afrique ».
1840 (décembre) : décision de la conquête totale.
1848-1851 : premières mesures d’assimilation de l’Algérie à la
métropole.
1857 : achèvement de la conquête de l’Algérie du Nord.
1858 : deuxième expérience d’assimilation de l’Algérie à la métro-
pole.
1860-1870 : politique impériale du « royaume arabe ».
1870-1871 : organisation du « régime civil » par le gouverne-
ment provisoire républicain, « décret Crémieux » accordant la
pleine citoyenneté française aux juifs algériens, et dernière
grande révolte indigène.
1881 : rattachement direct de l’Algérie aux ministères parisiens.
1896-1898 : fin des rattachements, agitation autonomiste et anti-
340 juive.
1900 : autonomie budgétaire de l’Algérie coloniale.
1912 : loi sur le service militaire obligatoire pour les « indigè-
nes » et revendications des « Jeunes Algériens ».
1919 (4 février) : réforme du statut des musulmans algériens.
1926 : fondation à Paris de l’Étoile nord-africaine.
1930 : commémoration triomphante du « Centenaire de l’Algé-
rie ».
1931 : proposition de loi du sénateur Maurice Viollette en faveur
des élites musulmanes.
1936 : charte revendicative du Congrès musulman (juin) et projet
Blum-Viollette (décembre).
1937 : le Parti du peuple algérien succède à l’Étoile nord-africaine
interdite.
1939 : interdiction du PPA.
POUR

1940 (octobre) : abrogation du décret Crémieux de 1870 par le


gouvernement de Vichy.
UNE HISTOIRE

1942 (novembre) : débarquement anglo-américain en Afrique du


Nord, et message des représentants indigènes aux autorités
responsables.
1943 : le Manifeste du peuple algérien (10 février) et son additif

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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341

(mai) réclament la reconnaissance de la nation algérienne et la


création d’un État algérien. Le CFLN décide des réformes dans
un cadre français (11 décembre).
1944 : ordonnance du CFLN (7 mars) en faveur des « Français
musulmans » d’Algérie ; fondation de l’Association des amis
du Manifeste et de la liberté (14 mars).
1945 (8 mai) : début d’insurrection et violente répression autour
de Sétif et de Guelma. Représentation paritaire des deux col-
lèges algériens dans l’Assemblée nationale française élue le 21
octobre.
1946 : fondation de l’Union démocratique du Manifeste algérien
(mars) et du Mouvement pour le triomphe des libertés démo-
cratiques (octobre) en vue des élections.
1947 : le premier congrès du PPA-MTLD (février) ratifie la par-
ticipation aux élections, mais crée une Organisation spéciale
clandestine pour préparer la lutte armée. Vote du Statut de
l’Algérie (20 septembre 1947).
1948 : répression et trucage des élections à l’Assemblée algérienne
(avril-mai).
1949 : la crise « berbériste » affaiblit le MTLD.
1950 : démantèlement de l’OS par la police.
1951 : trucage des élections législatives de juin, et tentative de
« front algérien pour la défense et le respect de la liberté ». 341
1952 : Messali Hadj expulsé d’Algérie et assigné à résidence en
France.
1953 : deuxième congrès du MTLD (avril) et début du conflit
entre Messali et la majorité du Comité central.
1954 : éclatement du MTLD en deux factions qui s’organisent
séparément, les messalistes et les centralistes. Les anciens de
l’OS, après s’être associés aux centralistes dans le Comité révo-
lutionnaire d’unité et d’action, se regroupent pour passer à
l’action dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre sous le
nom de Front et d’Armée de libération nationale (FLN-ALN).
1955 : Jacques Soustelle nommé gouverneur général par Pierre
Mendès France (fin janvier) ; loi sur l’état d’urgence (avril),
durcissement de la répression en réponse à l’extension de
l’insurrection (mai), soulèvement, massacres et répression dans
le Nord Constantinois (20 août) ; premier rappel de disponi-
bles métropolitains et interdiction du PCA (septembre) ; ajour-
nement des élections législatives en Algérie sous la pression
des menaces du FLN (décembre).
1956 : élections législatives en France (2 janvier) ; investiture du
gouvernement Guy Mollet (31 janvier) ; Guy Mollet, conspué
à Alger le 6 février, remplace le général Catroux par Robert
SOMMAIRE

Lacoste au ministère de l’Algérie ; loi sur les pouvoirs spéciaux


(12 mars) ; rappel des disponibles (12 avril) ; premières exé-

CHRONOLOGIE
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342

cutions de « rebelles » condamnés à mort (19 juin), représailles


du FLN puis des « contre-terroristes ». Congrès du FLN dans
la vallée de la Soummam (20 août) ; le Comité de coordination
et d’exécution décide la généralisation du terrorisme urbain
(septembre) ; le détournement de l’avion marocain transportant
les chefs de la délégation extérieure du FLN à Tunis (22 octo-
bre), met fin aux pourparlers secrets entamés en avril ; expé-
dition anglo-franco-israélienne contre l’Égypte sur le canal de
Suez (30 octobre-7 novembre). Le général Salan (visé par un
attentat le 16 janvier 1957) nommé commandant en chef.
1957 : le général Massu chargé des pouvoirs de police dans le
département d’Alger (7 janvier), commence la « bataille
d’Alger » (janvier-octobre 1957) en brisant la « grève de 8
jours » ordonnée par le FLN à partir du 28 janvier ; le CCE
quitte la ville après l’arrestation de Larbi Ben M’hidi (fin
février). Campagne contre la torture et création de la Com-
mission de sauvegarde des droits et libertés individuels (5
avril). Massacre de 300 personnes par le FLN dans un douar
messaliste près de Melouza (30 mai) ; nouveaux attentats très
meurtriers à Alger (début juin) ; le CCE se retrouve à l’exté-
rieur et réunit le CNRA au Caire (20 août). Le gouvernement
Bourgès-Maunoury achève la « ligne Morice », mais tombe sur
son projet de « loi-cadre » (30 septembre), repris et amendé
par Félix Gaillard.
342 1958 : début de la « bataille des frontières » à la frontière tuni-
sienne (janvier- mai) ; bombardement de Sakiet-Sidi-Youcef (8
février) ; « bons offices » anglo-américains et chute du gouver-
nement Gaillard (15 avril). Prise du gouvernement général par
la foule d’Alger, formation d’un « Comité de salut public »
présidé par le général Massu et investiture à Paris du gouver-
nement Pflimlin (13 mai) ; appel du général Massu et du géné-
ral Salan au général de Gaulle, et plan Résurrection d’inter-
vention militaire à Paris, suspendu par l’appel du président
Coty au « plus illustre des Français » (29 mai). Investiture du
général de Gaulle (1er juin) et voyage triomphal en Algérie
(4-6 juin) ; malgré l’offensive du FLN en France (25 août) et
la proclamation du GPRA au Caire (19 septembre), victoire
massive du oui au referendum du 28 septembre. De Gaulle
annonce le plan de Constantine (3 octobre), offre au FLN la
« paix des braves » (23 octobre) et des élections libres, et sépare
les pouvoirs civils et militaires en nommant le délégué général
Delouvrier et le général Challe à la successsion du général
Salan (19 décembre).
POUR

1959 : Charles de Gaulle président de la Cinquième République


et Michel Debré Premier ministre (janvier), font exécuter le
plan de Constantine et le plan Challe (depuis le 6 février) ;
UNE HISTOIRE

discours du président de la République sur l’autodétermina-


tion (16 septembre) ; réponse favorable du GPRA en pleine
crise interne (28 septembre) ; réunion du CNRA à Tripoli
(décembre 1959-janvier 1960).

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

343

1960 : le CNRA remanie le GPRA et crée un état-major général


de l’ALN (janvier). Rappel du général Massu, fusillade et
semaine des barricades à Alger (24 janvier-1er février). Négo-
ciations secrètes entre les chefs de la wilaya IV et le gouver-
nement français (« affaire Si Salah », mars-juin) ; échec des
entretiens de Melun avec les (envoyés du GPRA (24-29 juin) ;
de Gaulle se prononce pour « l’Algérie algérienne » (14 juin),
puis « la République algérienne » (4 novembre) ; dernier
voyage en Algérie (9-13 décembre), troublé par les manifes-
tations du Front de l’Algérie française, et par des contre-mani-
festations musulmanes récupérées par le FLN.
1961 : referendum sur l’autodétermination de l’Algérie et sur la
création d’institutions provisoires algériennes (8 janvier) ;
reprise des contacts secrets entre le gouvernement français et
le GPRA (janvier-mars) ; fondation de l’OAS à Madrid
(février), « putsch des généraux » à Alger (22-25 avril) ;
regroupement des activistes militaires et civils en une nouvelle
OAS sous l’égide du général Salan. Échec des négociations
publiques à Évian (20 mai-13 juin) et à Lugrin (20-28 juillet) ;
trêve unilatérale (20 mai-10 août) et début du retrait des trou-
pes françaises (juillet). Crise entre l’état-major général de
l’ALN et le GPRA ; remaniement du GPRA par le CNRA
(24-27 août) ; son nouveau président Ben Khedda (remplaçant
Ferhat Abbas) relance les négociations secrètes (fin octobre
1961-février 1962).
343
1962 : escalade terroriste de l’OAS ; succès de la conférence secrète
des Rousses (11-18 février), puis de la conférence publique
d’Évian (7-18 mars) ; signature des accords d’Évian (18 mars)
et proclamation du cessez-le-feu (19 mars) ; échec du plan
Salan d’insurrection dans les grandes villes d’Algérie (ratissage
de Bab-el Oued, fusillade de la rue d’Isly le 26 mars à Alger) ;
ratification des accords par les électeurs métropolitains (8
avril), déchaînement de l’OAS, et représailles du FLN (enlè-
vements et attentats) ; accords Susini-Mostefai entre l’OAS
d’Alger et le FLN (17 juin) ; le CNRA réuni à Tripoli (27
mai-5 juin) préconise la révision des accords d’Évian et ne
peut empêcher la crise du FLN. Après le referendum d’auto-
détermination en Algérie (1er juillet) et la proclamation de
l’indépendance (3 juillet), éclatement du FLN et de l’ALN
entre deux coalitions rivales, et anarchie propice à toutes les
violences (juillet-septembre). L’Assemblée nationale plébiscitée
sur la liste unique du FLN investit le gouvernement d’Ahmed
Ben Bella (26 septembre).
1963 : Constitution présidentielle officialisant le principe du parti
unique (août).
1965 : renversement du président Ben Bella par son ministre de
la Défense, le colonel Boumedienne (19 juin).
SOMMAIRE

1978 : mort du président Boumedienne, remplacé par le colonel


Chadli Bendjédid.

CHRONOLOGIE
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1988 : des émeutes violemment réprimées par l’armée ébranlent


le régime (octobre).
1989 : nouvelle Constitution reconnaissant le pluralisme des par-
tis et la liberté des élections (février).
1990 : victoire du FIS aux élections municipales (juin).
1991 : proclamation de l’état de siège (juin) ; victoire du FIS au
premier tour des élections législatives (décembre).
1992 : démission forcée du président Chadli et interruption du
processus électoral (janvier) ; Mohammed Boudiaf appelé par
l’armée à la présidence du Haut comité d’État (février), puis
assassiné (29 juin) ; début d’une escalade de la violence, sou-
vent qualifiée de guerre civile, ou de « nouvelle guerre d’Algé-
rie ».

344
POUR
UNE HISTOIRE

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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345

INDEX DES NOMS

ABANE R., 92, 97, 134, 146, 148-149 BLUM, 49, 50, 53, 99.
à 153, 259. BOUDAREL G., 304.
ABBAS F., 23, 44, 50, 52-53, 55, 71, BOUDERBA, 87.
76, 85, 87, 90-91, 93-94, 98, 102, BOUDIAF, 92, 97, 123, 134-135, 277,
110 à 112, 114, 116, 134, 155, 293.
166, 170, 259. BOUKHOBZA M., 252.
ABD-EL-KADER, 16, 70, 75, 81. BOULIN, 255.
ABD-EL-KRIM, 108. BOUMAZA B., 298.
ABD-UL-HAMID II, 78. BOUMEDIENNE, 126, 169, 217, 220,
ACHIARY, 113. 233-234, 276.
ADDI L., 283, 296. BOUMENDJEL A., 160.
AGERON CH.-R., 57, 82, 239, 246, BOURGÈS-MAUNOURY, 149, 159, 182,
273. 265.
AGGOUN N., 295. BOURMONT, 15, 41.
AHMED BEY, 16, 75. BOUSQUET R., 302.
AILLERET, 210. BOUTEFLIKA, 299-300, 306.
AÏT AHMED H., 91-92, 97, 104, 118, BOUTIN, 14.
135, 277, 295. BOUYALI M., 280.
ALI BENHADJ, 279. BRÉBISSON DE, 222.
ALLAIS M., 235. BROGLIE DE J., 243.
ALLARD, 159, 265. BROIZAT, 267.
ALLEG H., 288. BUGEAUD, 17 à 20, 26, 29, 34.
AMIROUCHE, 297. BUSNACH, 14.
AMMAR A., 234.
ARON R., 197-198, 256, 260, 318. CAMBON J., 57.
AUDIN M., 160. CAMUS A., 112, 141, 149, 262. 345
AURIOL V., 117. CARACALLA, 188.
AUSSARESSES, 160, 306. CARDE, 49.
CATROUX, 53-54, 113, 115, 188-189,
BACH HAMBA A., 80. 318.
BACRI, 14. CHALLE M., 163, 165, 167, 203.
BADINTER R., 308. CHANZY, 24.
BALENSI, 113. CHARLES X, 14-15.
BAO DAÏ, 193. CHATAIGNEAU Y., 102, 111, 113, 115
BARBIE K., 302-303. à 118, 120, 184.
BATTANDIER, 27. CHATEAUBRIAND, 14.
BELOUIZDAD M., 118. CHAUTEMPS, 50.
BEN BADIS, 58, 85, 93-94, 98, 277. CHERRIÈRE, 149, 159, 265.
BEN BELLA, 92, 97, 129, 134-135, 217, CHIRAC J., 306.
220, 222, 251, 277. CLAUSEWITZ, 267.
BEN BOULAÏD, 97. CLEMENCEAU, 57.
BEN KHEDDA B., 90, 92, 134, 153, COURRIÈRE Y., 151, 271, 276.
195, 208-209, 214, 217, 219, CRÉMIEUX A., 37-38, 50.
259. CROS V., 213.
BEN M’HIDI, 92, 97, 151, 153, 160.
BEN TOBBAL L., 149, 150, 168. DAHLAB, 153.
BENCHÉRIF, 167. DALADIER, 50.
BENDJEDID C., 235. DANIEL J., 143, 223, 292, 301.
BENDJELLOUL, 85, 93, 102. DARLAN, 39, 52.
BENHABYLÈS C., 89. DEBRÉ M., 184, 185, 191, 197, 206.
BENTHAMI, 87. DEGUELDRE, 211.
BENYAHIA M., 219. DELOUVRIER P., 163, 238, 241.
BENZINE A., 147. DEMONTÈS V., 27.
BERQUE A., 36, 51, 113, 115. DE GAULLE C, 39, 52, 57, 69, 122,
DES NOMS

BIDAULT G., 116. 132, 137, 155, 162, 164, 166 à


BIGEARD, 306. 168, 170-171, 179 à 181, 183 à
BITAT, 97. 186, 188 à 198, 199-201, 203 à

INDEX
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346

205, 208-209, 223 à 226, 228- KADDACHE M., 113.


229, 232 à 234, 236-237, 240, KATZ, 305.
251-252, 257, 270-271, 284, 294, KEMAL M., 83.
302, 318, 322. KERCY, 14.
DEPREUX É., 116. KHALED, 70, 81, 82, 85.
DESCARTES, 267, 321. KHIDER, 97.
DEVAL, 13. KRIM B., 97, 153, 167, 219, 276-277,
DIAGNE B., 48. 291.
DIDOUCHE M., 123.
DORIOT J., 99. LACOSTE R., 130, 151, 163, 197-198.
DUVAL (GÉNÉRAL), 112, 116. LACOUTURE J., 221-222, 243.
DUVAL (MONSEIGNEUR), 148, 186. LAFFONT P., 192.
LALLAOUI M., 310.
EINAUDI J.-L., 304-305. LAMINE DEBAGHINE, 90, 92.
EISENHOWER, 180. LAUNAY M., 32.
LE PEN J.-M., 236.
FAIVRE M., 290. LÉONARD, 102.
FANON F., 218, 264, 268, 319-320. LEROY-BEAULIEU P., 26-27.
FARÈS A., 217, 225. LESTRADE-CARBONNEL, 113.
FERAOUN M., 140, 144 à 147, 149, LYAUTEY, 318.
160, 171, 258, 260, 312.
FERRANDI J., 212. MARSHALL, 105.
FERRY A., 96. MARTINEZ H., 311.
FERRY J., 25, 36, 57. MASPERO F., 292.
FOUCAULD CH. DE, 70 . MASSU, 154, 157, 159, 162-163, 171,
FOUCHET C., 225. 279, 306.
FOURQUET, 242. MATHON, 166.
MAYER R., 118.
FRANCO, 203.
MÉCHERI, 117.
FRANÇOIS Ier, 13.
MÉHÉMET-ALI, 15, 17.
FRANK R., 270.
MEKHALED B., 310.
346 GAILLARD F., 155, 180, 182.
MEMMI A., 40, 285.
MENDÈS FRANCE P., 56, 128-129, 179,
GAUTIER F., 27, 31, 70, 97.
183, 197.
GELLNER E., 101.
MESSALI HADJ, 51, 84-85, 87, 90 à 92,
GIRAUD, 39, 52.
95, 97 à 100, 109 à 111, 114,
GISCARD D’ESTAING V., 234. 116-117, 133, 135, 169, 258,
GUETTA B., 294. 277.
GUEYDON, 24, 38. MESSAOUDI K., 297.
GUILLEBAUD J.-C., 307. MESSMER P., 291.
GUIZOT, 17, 20. MEYNEIR G., 80.
MICHELET E., 167.
HADJ GUIYOUM., 81. MITTERRAND F., 129, 235.
HAMET I., 89. MOKRANI, 75.
HARBI M., 97, 113, 152, 257, MOLLET G., 128, 130-131, 154,
259-260, 263, 282, 297, 303, 182-183, 196 à 199, 266.
320. MONNERET J., 215.
HÉNISSART, 243. MONNEROT G., 148.
HITLER A., 37, 130. MONNET, 105.
HOUPHOUËT-BOIGNY F., 191. MORICE, 157.
HUSSEIN, 13. MORIN J., 213.
MORIZOT J., 259, 293.
IBRAHIMI B. EL, 43, 94, 111-112, 277. MOSTEFAÏ, 211.
IHADDADEN Z., 297. MUSELLI P., 114.
POUR

ISNARD H., 32.


NAEGELEN M.-E., 102, 118, 123, 257.
JACQUIN, 167. NAPOLÉON Ier, 14, 43.
JEANNENEY J.-M., 221, 227. NAPOLÉON III, 21, 23, 30, 34, 45, 57,
UNE HISTOIRE

JOSPIN L., 306. 69, 317.


JOUHAUD, 192, 203, 211. NAPOLÉON-JÉRÔME, 21, 68.
JOXE P., 274, 291. NASSER, 129-130, 154.
JULIEN CH.-A., 57. NOUSCHI A., 289.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

347

OHNECK W., 12. SERVIER A., 70, 79.


OLLIVIER É., 23, 37. SI AZZEDINE, 219, 225.
OUAMRANE, 149, 155. SI LAKHDAR, 166.
OUL HADJ M., 219. SI MOHAMMED, 166-167.
SI SALAH, 166-167, 170, 192, 194.
PAILLAT C., 82, 271. SI TAYEB, 219.
PAPON M., 302, 304. SIFI M., 299.
PARLANGE, 248. SOUSTELLE, 129, 149, 185, 187, 189,
PASCAL, 321. 197, 200, 265.
PÉDRON, 157. STOLÉRU, 235.
PEREZ J.-C., 212. STORA B., 96-97, 281.
PÉTAIN, 301. SUSINI J.-J., 211-212.
PEYREFITTE A., 186, 204, 224, 226,
229. TERRENOIRE L., 187, 190.
PFLIMLIN P., 162, 180, 183, 197. THIBAUD P., 291, 293.
PHILIP A., 188, 197. THIERS A., 38.
PINAY A., 183. THOREZ M., 69.
PLEVEN R., 188. TOCQUEVILLE A. DE, 17-18, 20, 34, 75.
POLIGNAC, 14-15. TOURÉ S., 190.
POMPIDOU G., 233. TOURNOUX J.-R., 226.
PRÉVOST-PARADOL, 22-23, 25. TOUVIER P., 302.
TRABUT, 27.
RAMADIER P., 55. TRICOT B., 166, 186, 209, 290.
RANDON-BÉHIC, 45. TRINQUIER, 162.
RÉGIS M., 38. TRIPIER P., 142.
RÉGNIER M., 49.
RICŒUR P., 313. URBAIN I., 21-22, 28.
RIVET D., 287.
ROBERT M., 219, 244. VALLEUR A., 188.
ROSSFELDER A., 289. VERGÈS J., 303.
ROUSSO H., 287. VIDAL-NAQUET P., 291.
VIOLLETTE M., 23, 44, 48-49, 53,
SADI S., 295. 57-58, 71, 318. 347
SAINT-ANDRÉ J. BON, 14.
SALAN, 131, 159, 162 à 165, 203, 205, WARNIER, 30.
210-211, 279. WILSON, 81-82.
SALAZAR, 201, 203, 322.
SANSAL B., 295, 309. YACONO X., 57, 239, 322.
SARTRE J.-P., 264.
SAUVY A., 187. ZAMOUM A., 294, 296.
SAYAH, 53. ZAOUI M., 303.
SCHEMLA É., 297. ZELLER, 203.
SCHUMANN R., 117. ZIROUT Y., 149-150
DES NOMS

INDEX
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348

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Introduction 7
Une histoire de la guerre d’Algérie est-elle possible ?
Une histoire possible, 7 – Une histoire nécessaire, 8 –
Un bilan provisoire, 9.

PREMIÈRE PARTIE
Les origines de la guerre d’Algérie, 1830-1954

Chapitre 1 : La politique de la France en Algérie ....... 12


La France a-t-elle eu une politique algérienne ?, 12.
L’improvisation des choix fondamentaux ....................... 13
Les causes de la prise d’Alger ........................................ 13
Le « coup d’éventail » et les causes profondes, 13 – La
décision finale, 14 – Des buts incertains, 15.
L’engrenage des décisions (1830-1848) ........................... 16
L’annexion partielle, 16 – La conquête totale, 17 – La
colonisation, 18 – L’assimilation, 19.
Des choix presque irréversibles ........................................ 19
La France surpeuplée ? 20 – Une population station-
348 naire, 21 – Le royaume arabe de Napoléon III et l’oppo-
sition coloniste, 22 – La victoire de la politique colo-
niste, 23.
L’échec relatif de la colonisation de peuplement ........... 23
Une terre française ? ..................................................... 24
Les limites de l’assimilation, 24 – L’autonomisme
« algérien », 24 – L’assujettissement des indigènes, 25.
Une terre peuplée par des Français ? .............................. 25
Le péril étranger, 25 – Un nouveau « peuple algé-
rien » ? 26 – Le péril indigène, 26 – Une prise de
conscience tardive, 27 – La reconquête indigène des
campagnes, 28 – et celle des villes, 29.
Une terre possédée et cultivée par des Français ? .............. 29
La colonisation officielle, 29 – La colonisation privée,
30 – Un partage inégal, 31 – De fortes inégalités régio-
nales, 32 – La prolétarisation de la société indigène, 33
– Dépossession systématique, ou interventionnisme
inconsidéré ? 34 – La subordination d’une société à une
autre, 35.
POUR

L’échec de la politique d’assimilation ............................ 36


Les succès de l’assimilation ............................................. 37
L’assimilation des étrangers européens, 37 – L’assimi-
UNE HISTOIRE

lation des juifs algériens, 37 – Un anti-judaïsme


acharné, 38 – Hiérarchie des « races » et « cascade de
mépris », 39.
L’échec de l’assimilation de la masse musulmane .............. 40

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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349

Du « régime du sabre » au « code de l’indigénat », 40


– De la promesse de Bourmont au senatus-consulte du
14 juillet 1865, 41 – L’échec de la « naturalisation »
individuelle, 42 – L’intransigeance de la loi française,
43 – Les raisons religieuses et sociales du refus de la
« naturalisation », 43.
La recherche d’une nouvelle « politique indigène » ............ 44
Assimilation ou association, 44 – La représentation spé-
ciale, 45 – De Napoléon III à la IIIe République, 45 –
Le programme des Jeunes Algériens, 46 – La loi du 4
février 1919, 47 – Le refus de la représentation parle-
mentaire, 47 – La proposition Viollette, 48 – L’enter-
rement de la proposition Viollette, 49 – Le projet
Blum-Viollette dépassé par la Charte revendicative, 49
– L’échec du projet Blum-Viollette, et ses causes pro-
fondes, 50 – Le désaveu de la politique d’assimilation,
51 – Le retour au « régime du sabre », 51 – Le Mani-
feste du peuple algérien, 52 – Le rejet du Manifeste,
53 – L’ordonnance du 7 mars 1944 et le plan de réfor-
mes économiques et sociales, 53 – La dernière chance
de la politique d’assimilation, 54 – Les Assemblées
constituantes et l’Algérie, 55 – Le statut de l’Algérie,
55 – L’enlisement des réformes, 56.
Conclusion ...................................................................... 56
La politique algérienne de la France, de l’improvisation
à l’immobilisme, 56-57 – Les responsabilités des 349
« colons » et celles de la « droite » dans l’échec des
réformes, 57 – Un « système » irréformable, et un peu-
ple irréductible ?, 58.
Origines des immigrants en Algérie, 60 – Évolution des
populations française et étrangère, 61 – Courbes démo-
graphiques comparées des populations algériennes, 61
– Population européenne en 1954, en % de la popula-
tion totale, 62 – Évolution de la population musulmane
de 1830 à 1954, 62 – Progression de la population en
Algérie, 63 – Évolution de la population urbaine des
cinq grandes villes d’Algérie par ethnies, 64 – Répar-
tition de la population européenne en % de la popula-
tion totale en 1954, 64 – Évolution des terres colonia-
les, 65 – Répartition de la propriété en Algérie, 65 –
Répartition de la propriété en Oranie, 66.

Chapitre 2 : La formation du nationalisme algérien .... 67


Nation ancienne, ou nationalisme tardif ? ..................... 67
Deux thèses contradictoires ............................................. 67
Une nation préexistante à la conquête, ou une province
française depuis 1830 ? 67-68 – La nationalité arabe et
DES MATIÈRES

le mythe berbère, 68-69 – Une succession d’invasions


et de dominations étrangères, 69 – Un péril d’avenir,
le nationalisme musulman ? 70 – Un peuple sans natio-
nalisme ? 71.

TABLE ANALYTIQUE
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350

Une résistance tenace et multiforme ................................. 72


État, société, et religion dans le beylik turc, 73 – Les
résistances à la conquête française, 74 – Un bilan désas-
treux, 75 – Soumission inévitable et refus persistants,
76 – Les Jeunes Algériens, avant-garde d’une Algérie
ralliée à la France ?, 77.
Un nationalisme tardif ................................................. 78
Existait-il un nationalisme algérien avant 1914 ? 78 –
Les origines des nationalismes musulmans, 78 – Les
Jeunes Algériens, nationalistes ou non ? 79 – La Grande
Guerre, accoucheuse du nationalisme algérien ? 80 –
L’émir Khaled, premier leader nationaliste ? 81 – La
nation algérienne révélée par la Grande Guerre ? 82 –
L’Étoile nord-africaine et la revendication d’indépen-
dance, 84 – L’Association des Oulémas, du nationali-
tarisme au nationalisme, 85 – De la Charte revendica-
tive du Congrès musulman au Manifeste du peuple
algérien, 85-86.
Le nationalisme algérien et la société algérienne ........... 86
Trahison des élites, et nationalisme populaire, 87.
Les forces sociales et le mouvement national ...................... 87
La trahison de l’élite francisée, 87 – La politique fran-
çaise des élites, 88 – Une tendance assimilationniste,
89 – Les partisans de l’association franco-musulmane,
90 – Le ralliement progressif au nationalisme, 90-91 –
350 La persistance de l’anti-intellectualisme dans le mou-
vement national, 91 – L’intégration des étudiants et
diplômés de formation française par le FLN, 92 – Les
Oulémas, une élite arabo-islamique, 93 – Concurrence
et rapprochement entre les deux élites, 94 – Un natio-
nalisme populaire et populiste, 95 – Une couche sociale
acculturée, avant-garde de son peuple, 96 – Clivages
socio-culturels et crise du MTLD, 97.
Unité ou pluralité du mouvement national ...................... 98
Les quatre composantes du « mouvement national »,
98 – L’introuvable unité du mouvement national, 99 –
De l’éclatement du MTLD à l’unification forcée, 100.
La représentativité du mouvement national ...................... 101
Les effectifs des partis, 101 – Les performances élec-
torales, 102 – Une influence surtout urbaine, 103 – Les
réticences des couches favorisées, 104 – Un mouve-
ment national en déclin ? 105 – L’appel du Comité cen-
tral du MTLD à un congrès national algérien, 106 – Le
peuple est-il prêt ? 107.
POUR

Le recours aux armes ...................................................... 108


Les origines de l’idée insurrectionnelle .............................. 108
L’échec du djihad germano-turc, 108 – L’anti-impérialisme
UNE HISTOIRE

de l’Étoile nord-africaine, 109 – L’appel du CARNA aux


puissances de l’Axe, 109-110.
Le 8 mai 1945, « provocation colonialiste », ou insurrection
manquée ? .................................................................... 110

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
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351

Des manifestations à l’insurrection, 111 – Les bilans de


la révolte et de la répression, 112 – Une provocation
fasciste ? 113 – Une insurrection nationaliste mal
contrôlée, 113 – L’hypothèse de la provocation, 114 –
Les leçons de la révolte et de la répression, 115.
« La paix pour dix ans » ? .......................................... 116
Continuité du projet insurrectionnel du PPA, 116 – Le
PPA-MTLD entre la lutte armée et la voie électorale,
117 – Le renforcement de l’OS, 118 – Affaiblissement,
démantèlement et renaissance de l’OS, 119.
Conclusion ...................................................................... 119
La course entre les programmes de réformes et les pré-
paratifs d’insurrection, 120.

DEUXIÈME PARTIE
La guerre d’Algérie, 1954-1962

Chapitre 3 : Logiques de guerre .................................... 122


Les causes et les buts ..................................................... 123
Une guerre de libération nationale ? ............................... 123
Le programme du FLN, 124 – Une révolution
anti-colonialiste, 125 – La place des Français d’Algérie,
126 – Les conditions d’une paix négociée, 127.
Une guerre subversive ? .................................................. 128
Une « rebellion » contre le pouvoir légitime ? 128 – La
main de l’étranger, 129 – Nasser, nouvel Hitler ? 130 351
– Le FLN, instrument du communisme international ?
130-131 – La Révolution, œuvre satanique ? 131.
Une double guerre civile ................................................. 132
Une guerre civile entre nationalistes algériens, 133 –
Le FLN, rassemblement de tendances diverses, 134 –
Le FLN, parti unique, 135 – Les « Français musul-
mans » réfractaires au pouvoir du FLN, 136 – La repré-
sentation du FLN contestée par de Gaulle, 137 – Les
Algériens non-musulmans contre le FLN, 138 – Une
guerre civile entre Français, 139.
Les fins et les moyens .................................................... 140
Dialectique de la violence réciproque, 141.
Les méthodes des « rebelles » ........................................... 142
« L’usage privilégié de la terreur » ? 142 – La propa-
gande, 143 – Le châtiment des traîtres, 144 – La bana-
lisation de la trahison, 145 – Une épreuve initiatique
de la vertu des patriotes, 146 – Le Congrès de la Soum-
man définit la légalité révolutionnaire, 147 – La pro-
vocation délibérée de représailles, 148 – Les massacres
du 20 août 1955 : vengeance ou provocation ? 149 –
Abane et « l’accélération voulue de la répression », 150
DES MATIÈRES

– Représailles et contre-représailles à Alger, 151 –


L’enracinement et l’organisation du FLN-ALN, 152 –
Les buts du FLN, 153 – Les échecs du FLN, 154 – La
perte de l’initiative, 155.

TABLE ANALYTIQUE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

352

Les méthodes des « forces de l’ordre » .............................. 156


Les forces armées et les opérations militaires, 156 – La
répression, 157 – La torture, 158 – Les exécutions som-
maires, 159 – La notion de « hors-la-loi », 160 – La
« pacification », 160-161 – Les SAS, 161 – Le transfert
des pouvoirs civils à l’armée, 162 – Les succès du géné-
ral Salan, 163 – 1958 : le « dernier quart d’heure » ?
164 – Le plan Challe, 165.
Une victoire indésirable ? ............................................... 166
Une victoire trahie ? ..................................................... 166
De Gaulle a-t-il rejeté la reddition de Si Salah pour
négocier avec le GPRA ? 167.
Une victoire illusoire ..................................................... 168
Les atouts du FLN, 169 – Décembre 1960 : le « second
souffle de la Révolution », 170.
Conclusion ...................................................................... 171
Une décision unilatérale, 171.
L’Algérie au printemps de 1956, 173 – Découpage poli-
tico-militaire du FLN-ALN, et implantation des unités
« rebelles » à la date du 1er octobre 1958, 174 – Évo-
lution de la rébellion algérienne et volume global de
l’activité rebelle, 175 – Tentatives de franchissement
des barrages, 177 – Courbes théoriques et réelles de la
puissance militaire et de l’action terroriste, 178.
352 Chapitre 4 : La quête de la paix .................................... 179
Le choix gaullien ............................................................ 179
Des contraintes non décisives ........................................... 179
Les pressions américaines, 180 – Le péril communiste,
181 – Le rôle de l’ONU, 181 – L’impact économique
et financier de la guerre, 182 – La situation politique
intérieure, 183.
Les raisons d’un libre choix ........................................... 184
De Gaulle, ferme partisan de l’Algérie française ? 184
– Une évolution rapide, 185 – Des arrière-pensées
cachées, 186 – Le rejet de l’intégration, 186 – Le choix
de l’association, dans une « communauté plus large que
la France », 187 – Les réflexions du chef du CFLN, 188
– Le choix du chef du RPF, 189 – Un retour dans
l’équivoque, 189.
L’adaptation du plan gaullien à l’épreuve des réalités ...... 190
La dislocation de la Communauté, 190-191 – L’inévi-
table « République algérienne », 191 – Le refus de
POUR

reconnaître le GPRA, dernière chance pour une


« République française d’Algérie » ?, 192 – Les jour-
nées de décembre 1960, et le référendum du 8 janvier
1961, 193 – L’ouverture des négociations avec le FLN,
UNE HISTOIRE

et l’abandon des préalables, 194 – Enlisement et relance


des négociations, 195.
Approbations et oppositions ........................................... 196
L’inversion du consensus des milieux politiques ................. 196

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

353

La gauche au pouvoir s’éloigne de l’Algérie française,


196-197 – De Gaulle, sa majorité de droite et son oppo-
sition de gauche, 197.
Le revirement de l’opinion publique ................................. 198
Le déclin de l’Algérie française, 198 – Une crise de
pessimisme précoce, 199 – Le sursaut du 13 mai, sans
effet sur l’opinion publique, 199 – Une majorité abso-
lue pour les négociations et pour l’indépendance dès
1959, 200 – Le général de Gaulle, incarnation de la
volonté populaire, 200-201 – Des élites très divisées,
201.
La peau de chagrin de l’Algérie française ....................... 202
La signification du référendum du 8 janvier 1961, 202
– Le choix de l’OAS, 203 – Les solutions alternatives,
204 – L’attente du cessez-le-feu, 205.
Une paix manquée ......................................................... 206
La « solution du bon sens » ? ........................................ 206
Un « bien étrange document », 207 – Des accords
controversés dans les deux camps, 208 – Fragilité des
accords, 209.
Les responsabilités de l’OAS ........................................... 209
Le plan Salan, 210 – La semaine sanglante d’Alger, 210
– La dérive meurtrière de l’OAS, 211 – Une stratégie
de provocation désavouée par Salan, 212 – OAS et
FLN : la dialectique de la violence, 213.
Les responsabilités du FLN ............................................ 214 353
La lutte contre l’OAS et les enlèvements d’Européens,
214 – Le renforcement de l’ALN, 215 – L’éradication
du MNA, et l’indulgence provisoire envers les harkis,
216 – Anarchie et lutte pour le pouvoir après l’indé-
pendance, 217 – La revanche des colonisés sur les
« colons », 218 – Surenchère nationaliste et chasse aux
« traîtres », 219 – Le rétablissement de l’ordre et la
recherche des enlevés, 220 – La poursuite des violences
contre les harkis, 221 – La lente diminution des vio-
lences, 222.
Les responsabilités du gouvernement français .................... 223
Priorité à la lutte contre l’OAS, 224 – Sous-estimation
de la gravité des enlèvements, 225 – Deux politiques
contradictoires : la coopération et « l’arrachement »,
226 – La rupture de la coopération, menace diploma-
tique, 227 – Les griefs des rapatriés, et ceux des « Fran-
çais musulmans », 228 – Le pari gaullien sur l’avenir,
229.
Conclusion ...................................................................... 230

TROISIÈME PARTIE
DES MATIÈRES

La guerre après la guerre, 1962-2002

Chapitre 5 : D’un bilan à l’autre .................................... 232


Des bilans successifs et provisoires ................................ 232

TABLE ANALYTIQUE
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354

Une coopération exemplaire ? .......................................... 232


Échec du « néo-colonialisme », et succès de la coopé-
ration, 233.
La France en crise ........................................................ 234
Tensions franco-algériennes, 234-235 – Dépendance
pétrolière, chômage, et immigration, 235 – Nationalité
et citoyenneté des enfants de l’immigration algérienne,
236.
L’Algérie en crise .......................................................... 237
La « nouvelle guerre d’Algérie », faillite de l’Algérie
indépendante ?, 237.
Combien de morts ? ....................................................... 238
La méthode démographique ............................................. 238
Des pertes globales inférieures à 300 000,
voire 250 000 morts, 239.
Les statistiques officielles ................................................ 240
Une convergence inattendue entre les pertes algérien-
nes recensées par les deux camps, 241 – Les bilans du
terrorisme et du « contre-terrorisme », 242 – Les dis-
paritions de Français en Algérie après le cessez-le-feu,
243 – Le nombre des « harkis » massacrés après le 19
mars 1962, 243-244.
Les leçons des chiffres ..................................................... 245
L’histoire contre les nombres mythiques, 245 – Un
démenti à toutes les propagandes, 246.
Destructions, déracinements, et réparations ................... 247
354 Migrations de guerre ..................................................... 247
Le « sabotage de l’économie colonialiste », 247 – Zones
interdites et regroupements, 248 – Déracinement et
urbanisation des Algériens, 249 – Accélération de la
migration vers la France, 249 – Réfugiés et militants
algériens à l’extérieur, 250.
Migrations d’après-guerre ............................................... 250
L’exode massif des Français d’Algérie, 250-251 –
L’exode des « Français musulmans », 252 – Reprise et
intensification de l’émigration algérienne, 252.
Le prix à payer ............................................................ 253
Le financement de la guerre par le FLN, 253 – Le coût
de la guerre pour la France, 253 – La transmission de
l’héritage français à l’État algérien, 254.
Les enjeux politiques et moraux .................................... 255
Algérie française, ou algérienne ? ................................... 255
Le refus de l’indépendance par les Algériens non-
musulmans, 256 – Le revirement de la métropole, du
POUR

refus au consentement, 256.


L’Algérie libre ? ........................................................... 257
Le FLN et la démocratie, 257 – Le choix du parti uni-
UNE HISTOIRE

que et la militarisation du pouvoir, 258 – La violence


dans la Révolution algérienne, 259 – Le choix du peu-
ple algérien, 260 – En France, divorce entre l’Algérie
française et la culture républicaine, 261 – Le mythe de
la subversion communiste, 261.

DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page

355

Politique et morale ........................................................ 261


Deux poids et deux mesures ? 262 – La position
d’Albert Camus, 262-263 – L’emploi de « tous les
moyens » par le FLN, 263 – Une tentative de limiter
la violence révolutionnaire, 264 – L’apologie de la « vio-
lence absolue » par Frantz Fanon, 264 – La répression
par « tous les moyens... » et l’argument du moindre
mal, 265-266 – Nécessité d’une cohérence entre la fin
et les moyens, 267 – Nocivité de la « violence abso-
lue », 268.
Conclusion ...................................................................... 268

Chapitre 6 : De la mémoire à l’histoire ........................ 269


Mémoire et histoire de la guerre en France et en Algérie. 269
En France, amnésie officielle, mémoires conflictuelles, et besoin
d’histoire ...................................................................... 269
Absence de mémoire consensuelle, et volonté officielle
d’oubli, 270 – Une historiographie surabondante, attes-
tant un besoin de mémoire, 270-271 – Retard de l’his-
toire sur l’historiographie commémorative, 271 – Fra-
gilité des objections contre « l’histoire immédiate »,
272 – Différence de traitement entre l’histoire des deux
guerres mondiales et celle de la guerre d’Algérie,
272-273 – La relève de la mémoire par l’histoire est
commencée, 273-274.
En Algérie, hyper-commémoration officielle et histoire sous
surveillance ................................................................... 274
355
Une affaire d’État, 275 – Persistance d’une propagande
de guerre, 275 – L’histoire sous surveillance, 276 –
L’histoire nationale enseignée comme une « histoire
sainte », 276 – Les historiens algériens en liberté sur-
veillée, 277 – Les dangers de l’ignorance historique,
278.
En Algérie, la résurgence du passé dans le présent ........... 278
La guerre civile algérienne, répétition du scénario de
la « Guerre de Libération » ? 278-279 – Des amalgames
infamants et arbitraires, 279-280 – L’image de la
Guerre de Libération inculquée aux jeunes Algériens,
280-281 – Nocivité du « culte de la violence en soi »,
282 – La culture politique algérienne, culture de guerre
et de guerre civile, 282-283.
En France, le retour du refoulé colonial ? ....................... 283
Mémoires de la guerre d’Algérie et problème de l’immi-
gration, 284 – Le fantasme de l’immigration-colonisa-
tion, retour du refoulé colonial, et retournement du
fanonisme contre les ex-colonisés, 285 – L’immigration
actuelle, conséquence de la colonisation, mais surtout
de la décolonisation, 285-286 – Nécessité d’une histoire
DES MATIÈRES

partagée, pour apprendre à vivre ensemble, 286.


Un vent de révisionnisme .............................................. 287
L’histoire de la guerre d’Algérie, perturbée par les
enjeux de mémoire, 287.

TABLE ANALYTIQUE
Editions Picard - Pour une histoire de la guerre d’Algérie - 13 x 24.5 - 30/12/2009 - 15 : 42 - page 356

La revanche de l’Algérie française ? ............................... 288


La Révolution algérienne, longtemps justifiée par son
succès, est remise en cause par sa faillite, 288 – Le
constat de victoire des partisans de l’Algérie française,
289 – L’amertume des gaullistes, 290 – Le désenchan-
tement de certains anticolonialistes, 291 – Une réaction
contre le « révisionnisme » colonial, 292.
Le nationalisme algérien en question ............................... 292
Persistance d’un courant d’opinion francophile, 293 –
L’expression ouverte de la nostalgie du « temps des
Français », 294 – Le rejet du nationalisme officiel parmi
les jeunes, 295-296.
Une contre-offensive idéologique ....................................... 296
Réactions contre le révisionnisme dans la « génération
de 1954 », et parmi les jeunes démocrates, 296-297 –
La Fondation du 8 mai 1945 et la commémoration d’un
« crime contre l’humanité », 298 – La demande de
repentance pour les crimes du colonialisme français,
299.
La crise de la mémoire française .................................... 300
La superposition des mémoires ......................................... 300
Le danger de superposer la mémoire de l’occupation
de la France à celle de la guerre d’Algérie, 301 – Le
devoir de mémoire contre le devoir d’oubli, 301-302.
L’imprescriptibilité des « crimes contre l’humanité » contre
l’amnistie ? .................................................................. 302
356 Comment la jurisprudence Barbie de la Cour de cas-
sation a banalisé les « crimes contre l’humanité », 303
– La jurisprudence Boudarel, 304 – Les procès Papon
et Einaudi encouragent la multiplication des plaintes
pour crimes contre l’humanité, 304-305 – Sélectivité de
la mémoire médiatique, 305 – L’appel des douze contre
la torture et le scandale Aussaresses, 306 – Condam-
nation de la torture, ou poursuites contre les tortion-
naires ? 306-307 – L’obstacle des accords d’Évian et des
lois d’amnistie, 308 – L’objection de maître Badinter,
308-309.
Conclusion : L’Algérie et la France à la croisée des che-
mins ............................................................................... 309
Faut-il recommencer la guerre ? 309 – Pour des exa-
mens de conscience simultanés, 310 – La nouvelle tra-
gédie algérienne plaide pour une réconciliation, 311.
Conclusion générale : Ce que peut l’histoire, ... pour en
finir avec la guerre d’Algérie ......................................... 313
Des mémoires collectives éclatées, 313 – Le rôle des
historiens, 314 – Ni étrangers à leur sujet, ni juges, ni
avocats, 315 – L’expertise des faits et de leurs inter-
prétations, 316 – Les mérites et les torts de la France,
316-319 – Et ceux de la Révolution algérienne, 319-321
– Les historiens, arbitres et médiateurs, 321-322 – Pour
en finir avec la guerre d’Algérie, 323.

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