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BERIA
2013
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sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Imprimé en France
ISBN 9782204108171
ISSN 2108-6052
Sommaire
INTRODUCTION
1. – Le Rastignac caucasien
La face visible.
De la GPU au Parti.
La mue du régime.
L’héritage caucasien.
L’émigration géorgienne.
L’exception géorgienne.
La contre-offensive de Staline.
6. – Le pacte germano-soviétique
Le sort de la Finlande.
9. – La guerre
La crise du régime.
Le choix d’Anders.
L’ultime embellie.
Un complot de Beria ?
La division Kosciuszko.
L’insurrection de Varsovie.
Du policier au technocrate.
L’affaire de Leningrad.
L’affaire Abakoumov.
La Conférence économique.
Le coup d’envoi.
L’affaire Charia{2564}.
L’affaire Kobakhidzé.
L’affaire Rapava.
La contre-offensive et le retournement.
La chute de Roukhadzé.
23. – L’enjeu allemand
Les protagonistes.
La première manche.
La préparation de l’après-Staline.
L’opération Wirth.
La « démythification » de Staline.
La réforme de l’empire.
La Géorgie et le Caucase.
Effervescence au Goulag.
L’affrontement.
Le putsch de Khrouchtchev.
L’arrestation de Beria.
Le procès et le verdict.
CONCLUSION
Glossaire
Bibliographie et sources
Archives
Archives privées.
Archives publiées.
Revues
Archives on line
Biographies de Beria
La guerre
Le projet atomique
La politique polonaise
La politique juive
La politique allemande
INTRODUCTION
Nous devons nous demander quel genre d’homme serait celui qui aurait
à la fois la volonté, la résolution et la force de participer à un mouvement
de liquidation de la tyrannie stalinienne et de la conspiration
bolcheviste{1}
[Walter Lippmann].
Dans l’histoire soviétique, aucune période n’a été aussi passionnante que
celle qui a immédiatement suivi la mort de Staline, et peu d’affaires ont
été aussi mystérieuses que celle de Beria, arrêté le 26 juin 1953, jugé et
exécuté dans des circonstances qui restent obscures, tant les témoignages
divergent et se contredisent. Jusqu’à la perestroïka et l’ouverture récente
des archives de l’URSS, le bref passage de Lavrenti Beria au sommet de la
machine du pouvoir soviétique puis sa chute brutale n’ont guère attiré
l’attention des chercheurs. Cependant, à partir de 1993, le personnage de
Beria a commencé à susciter l’intérêt en Russie et en Occident. La
publication de documents d’archives, de nombreux témoignages ont
apporté des modifications progressives à la vision sommaire, voulue par
Staline lui-même et reprise par l’historiographie khrouchtchévienne, d’un
Beria sadique, exécuteur des basses œuvres de Staline, voire d’un Beria
mauvais génie de Staline. À l’inverse, les pionniers de la perestroïka
Alexandre Yakovlev et Youri Afanassiev ont vu en lui le précurseur de la
réforme gorbatchévienne.
Cette interprétation contradictoire du rôle de Beria reflète l’ambiguïté
du personnage. Aucun membre du Politburo n’a engendré tant de mythes,
n’a connu d’hypostases aussi multiples. À l’examen des diverses sources,
cette brute analphabète au langage ordurier se révèle être un protecteur des
sciences et un administrateur de talent. Ce créateur de la bombe atomique
soviétique est accusé d’être un agent britannique recruté à l’époque
lointaine de l’indépendance des républiques caucasiennes. Ce larbin du
Petit Père des Peuples jette brutalement ses collègues dans la
déstalinisation, alors qu’ils n’ont pas fini de porter le deuil du Vojd. On
chuchote même qu’il n’est pas étranger à la mort du camarade Staline, fort
opportune pour lui. Ce pourfendeur du « nationalisme bourgeois », cet
organisateur des massacres de résistants baltes et ukrainiens, se transforme
en défenseur des peuples de l’URSS. Celui que la rumeur publique
compare à un Barbe-Bleue est dépeint par son fils comme un père
affectionné, par ses anciennes maîtresses comme un amant hors pair.
Même dans sa mort, Beria a fasciné les imaginations : depuis la chute du
communisme, chaque année apporte une version nouvelle de la fin de
Beria, avec témoins oculaires et récits contradictoires fourmillant chacun
de détails pittoresques.
Depuis vingt ans, l’épisode Beria semble cristalliser les hésitations et
les passions contradictoires de l’historiographie russe post-soviétique.
Jusqu’à la perestroïka gorbatchévienne, le chapitre Beria de l’histoire
soviétique avait semblé définitivement clos. La vulgate khrouchtchévienne
d’un Beria bourreau efficace à l’ombre de Staline s’était imposée sans
difficulté, y compris en Occident. L’on était bien intrigué par quelques
indications tendant à montrer que Beria, plus que ses collègues, avait
poussé à l’abandon de la RDA et à la réunification de l’Allemagne. Mais
rien ne laissait deviner l’importance du rôle de Beria après le 5 mars 1953,
ni la violence de l’ébranlement auquel il eut le temps de soumettre le
système communiste durant les « cent jours » qu’il survécut à Staline.
Le premier document laissant transparaître l’ampleur de l’« affaire
Beria » fut publié en 1991 : il s’agit des minutes du Plénum du Comité
central du PCUS, tenu du 5 au 7 juillet 1953 et consacré à sa
condamnation. Cette publication fut le point de départ de la présente
enquête. Certes, le style des discours prononcés à cette occasion rappelait
les condamnations unanimes des « ennemis du peuple » fréquentes dans les
années 1930. Mais les accusations amoncelées contre Beria tout au long de
ce Plénum ne relevaient pas toutes du registre habituel des cérémonies
communistes de cette espèce. Certaines étaient trop précises, difficiles à
inventer par l’esprit obtus d’un fonctionnaire communiste. Bien plus, pris
dans leur ensemble, ces réquisitoires laissaient deviner en filigrane une
politique cohérente, profondément atypique, visant la mise à l’écart du
Parti communiste, la restauration du capitalisme et l’abandon de la RDA.
Ces minutes confortaient abondamment la thèse qui domina durant les
premières années du règne d’Eltsine, selon laquelle Beria était le pionnier
des réformes gorbatchéviennes.
Depuis la fin de la période Eltsine, on assiste à l’émergence d’une
nouvelle lecture du phénomène Beria, qu’on pourrait appeler la lecture
« tchékiste ». La récupération de Beria par les fossoyeurs de l’URSS
provoqua une riposte du camp des patriotes « étatistes » russes encore bien
représentés parmi les vétérans des « organes » – le KGB –, dont le général
Soudoplatov se fit le porte-parole. Pour ces irréductibles qui n’ont pas
pardonné le « rapport secret » de Khrouchtchev au XXe Congrès du PCUS
en 1956, non par fanatisme idéologique mais par attachement à la
puissance de l’État, Beria fut un serviteur modèle et talentueux de l’État
soviétique, dépassant de loin tous les nains qui l’ont suivi. Dans cette
vision, Beria est avant tout un gosudarstvennik – un patriote soviétique –,
un homme des organes, réformateur parce que tchékiste et mieux informé
que ses collègues du Politburo. Et, de fait, Beria semblait une trouvaille
pour les « étatistes » russes protopoutiniens et poutiniens : un homme à
poigne aussi efficace que Staline mais à l’évidence dépourvu des œillères
idéologiques de ce dernier, une espèce de Pinochet soviétique, pouvait
servir de figure exemplaire pendant les temps difficiles de la transition
postcommuniste.
Victime de Khrouchtchev, Beria rassemblait derrière lui les
antikhrouchtchéviens. Mais là encore nous nous heurtons aux aspirations
contraires de l’historiographie russe, car on trouve dans le camp de ces
derniers ceux qui n’ont pas pardonné à Nikita Khrouchtchev d’avoir
déboulonné Staline, portant un coup fatal à l’État soviétique, ceux qui
reprochent à Khrouchtchev d’avoir, par sa politique brouillonne et
inintelligente, enclenché la crise du régime, et ceux qui, au contraire,
blâment Khrouchtchev de n’être pas allé assez loin. Paradoxalement, les
deux catégories pouvaient se réclamer de Beria.
Ainsi, l’impopularité du khrouchtchévisme depuis la fin des années
gorbatchévo-eltsiniennes s’est traduite par un rejet de l’historiographie
khrouchtchévienne dont Beria a été le bénéficiaire. La grande question est
de savoir si la vérité historique a gagné à cette évolution. Certes elle a
permis la déclassification de nouvelles archives, ce dont l’historien ne peut
que se féliciter. Mais la vision « tchékiste » du personnage de Beria occulte
l’aspect ambigu de celui-ci et elle évacue les questions gênantes avec
autant de désinvolture que l’interprétation khrouchtchévienne.
Il existe maintenant en Russie un bon nombre de biographies de Beria,
d’une valeur très inégale. Toutes souffrent d’un parti pris au départ. Les
unes se placent dans le courant historiographique khrouchtchévien et
dépeignent Beria comme un monstre sadique et sournois uniquement
occupé à tisser des intrigues malfaisantes. Citons par exemple dans cette
veine le Beria de A. Antonov-Ovseenko, paru en 1999, qui fourmille
d’approximations, d’affirmations sans preuves et de ragots divers. Les
autres présentent le défaut inverse : la volonté apologétique y conduit à
une occultation des crimes de Beria{2}. Surtout, à force de vouloir faire de
Beria un « manager génial » au service de l’État russe{3}, ces auteurs
négligent tout autant le portrait politique de Beria que ceux qui le
diabolisent.
La version d’un Beria « proto-Pinochet » dans laquelle se retrouveraient
les « étatistes » russes anticommunistes, les « démocrates » eltsiniens
favorables à un régime musclé et les adeptes de la « démocratie dirigée » à
la mode Poutine n’est pas parvenue à s’enraciner malgré des circonstances
apparemment propices. Ici nous touchons à un autre aspect du personnage
de Beria dans l’historiographie russe, aspect fondamental encore qu’il
reste le plus souvent non dit, sauf sous la forme folklorique de ses
innombrables exploits amoureux. Beria est géorgien et tout un pan de sa
politique ne cadre nullement avec la vision d’une Grande Russie impériale,
certes débarrassée du communisme mais toujours centralisée et dominée
par Moscou. De toutes les réformes mises en chantier par Beria, c’est celle
de l’empire que les historiens russes évoquent le moins. Et pourtant,
comme nous le verrons, c’est justement dans la politique nationale de
Beria que nous trouvons les clefs de son projet en 1953. Mais cet aspect de
sa politique a été systématiquement sous-estimé par les historiens russes.
Comment distinguer la vérité historique dans ce foisonnement de
représentations hétéroclites, de mythes et de fantasmes, quand l’ouverture
même des archives est tributaire des « commandes sociales » du moment ?
D’ailleurs, dans un ouvrage récent consacré à Staline, les historiens russes
Jaurès et Roy Medvedev mettent en garde contre un optimisme excessif
concernant les archives de la période stalinienne. Ils rappellent que
beaucoup ont été détruites, qu’un grand nombre de décisions importantes
sont restées orales et n’ont été fixées nulle part, voire que certains
documents ont été falsifiés{4}. Dans le cas de Beria tout ceci est encore
plus vrai. Tout un pan de sa politique menée par ses réseaux d’agents
personnels ou par l’intermédiaire de ses proches restera à jamais inconnu.
Les documents intitulés « Proposition du NKVD » ne sont souvent qu’une
mise en forme d’instructions orales de Staline. Il est donc très difficile
d’identifier les initiatives propres de Beria du vivant de Staline.
Pourtant Beria n’a pas improvisé sa politique de réformes au printemps
1953. Son dessein apparaît mûri de longue date. Il fallait donc remonter en
amont. La tâche était ardue. Car essayer de s’opposer à la politique de
Staline était infiniment plus difficile et risqué que de comploter contre
Hitler. Un « soviétologue » qui lit une histoire de la résistance allemande à
Hitler ne peut qu’être stupéfait de la franchise avec laquelle s’exprimaient
entre eux les adversaires de Hitler, de la facilité avec laquelle ils se
déplaçaient et rencontraient les Britanniques ou les Américains, des nids
d’opposants formés au sein du ministère des Affaires étrangères et au sein
de l’armée.
Dans l’URSS stalinienne rien de tout cela n’était concevable. Beria ne
pouvait avoir confiance en personne. Même en famille toute discussion
ayant trait à ses activités au NKVD était interdite{5}. Jusqu’en 1949-1950,
il cacha à son fils l’antagonisme qui montait entre Staline et lui. Beria était
obligé de procéder par des voies tortueuses, de se dissimuler derrière des
tiers ignorant tout de ses desseins réels, de mettre en œuvre des stratégies
échelonnées, calculées plusieurs coups à l’avance, de déplacer sur son
échiquier les fanatiques et les imbéciles, les arrivistes et les pervers, les
femmes fatales et les escrocs, les brutes et les intellectuels, les assassins et
les académiciens. Il faisait disparaître les témoins qui pouvaient devenir
dangereux. Il lançait des initiatives en les justifiant dans un langage et par
des arguments acceptables pour Staline ou ses collègues. Tout cela jette un
voile impénétrable sur ses intentions véritables. En aucun cas nous ne
pouvons prendre au pied de la lettre les prétextes invoqués pour la mise en
œuvre des réformes voulues par Beria : les arguments d’efficacité
économique cachent souvent des desseins politiques, les objectifs mis en
avant sont souvent opposés à ceux poursuivis réellement.
La tentation est évidemment forte de spéculer – et nous n’y résisterons
pas toujours. Mais à force d’étudier les procédés utilisés par Beria, de
décrypter son argumentation, de suivre les activités de ses réseaux, on finit
par distinguer son modus operandi. De même que Sherlock Holmes
repérait la griffe du docteur Moriarty sous une poussière d’événements en
apparence contingents, ce travail de fourmi nous permettra de discerner la
marque de Beria sur des initiatives camouflées sous d’épaisses couches de
fumée bureaucratique. Heureusement Beria aimait à reproduire les
tactiques qui lui avaient réussi, et cette répétition les fait apparaître.
Heureusement les archives des républiques ex-soviétiques se sont ouvertes,
permettant de contourner partiellement le black-out imposé par Moscou
sur certains aspects de l’affaire Beria.
Mais comme souvent en histoire, au terme de cette longue enquête on
aura conscience de n’avoir fait que déplacer le mystère. La motivation
ultime de Beria demeure obscure. L’ambition et l’amour-propre furent sans
aucun doute parmi ses passions dominantes. Beria supportait mal d’être
l’obscur second du maréchal Staline, le domestique empressé affecté aux
tâches inavouables – « notre Himmler » comme l’avait appelé Staline
devant Roosevelt. Mais l’ambition n’explique pas tout. Beria prit des
risques et il finit par payer de sa vie non ses crimes mais ses tentatives de
réformer un système inhumain.
Contrairement aux opposants à Hitler, la révulsion morale à l’égard de
la tyrannie communiste ne fut sans doute pas déterminante dans son
évolution politique. On a plutôt l’impression que sa révolte contre le
régime communiste fut une rébellion de la raison. Beria ne cessa de
vouloir atténuer les absurdités les plus flagrantes du système qui,
inlassablement, allait d’échec en échec. Il enrageait de devoir appliquer
des politiques défiant le bon sens. Staline mort, il crut pouvoir enfin
s’attaquer à une réforme en profondeur, très conscient qu’il allait faire
vaciller le régime. Il n’eut pas le temps de mener à bien son entreprise.
Couvert d’opprobre après sa chute, en particulier à cause du projet
politique auquel il s’était attelé, que ses collègues ne comprenaient pas
mais dont ils flairaient les risques pour leur pouvoir, il faillit rester dans
l’histoire sous la forme caricaturale dont l’avaient affublé ses rivaux
victorieux. Son procès, en décembre 1953, fut organisé sur le mode
stalinien. Notre ambition ici est de verser des pièces supplémentaires au
dossier, afin que le jugement de l’histoire soit plus objectif à son égard.
Première Partie
Le Rastignac caucasien
La faiblesse, la paresse et la bêtise sont les seules choses que l’on puisse
qualifier de vices. Tout le reste est vertu en l’absence des défauts
susmentionnés. Si un homme est fort en esprit, actif, intelligent (ou doué),
c’est un homme de bien, quels que soient ses autres « vices »{6}
[Staline].
La face visible.
Beria est né le 29 mars 1899 dans le village mingrélien de Merkheouli,
non loin de Soukhoumi en Abkhazie. Sa mère, Marta Djakeli, avait épousé
son père en secondes noces et avait déjà un fils et une fille du premier
mariage. En secondes noces elle donna naissance au petit Lavrenti et à une
fille qui devint sourde-muette après une varicelle. Pavle Beria était un
paysan pauvre tandis que, à en croire Sergo Beria, Marta « descendait des
princes Djakeli, une famille illustre dès le IXe siècle{8} » qui domina la
Géorgie méridionale du XIIe au XVIIe siècle.
Dès l’âge de quinze ans, l’adolescent prit de petits boulots pour aider sa
famille à payer les médicaments de sa sœur. Les parents mettaient leurs
espoirs dans le jeune Lavrenti et se saignèrent aux quatre veines pour
financer sa scolarité. Du reste, tout Merkheouli se cotisa pour venir en aide
aux Beria, tant les villageois étaient fiers de leur jeune compatriote déjà si
brillant.
En 1915, l’adolescent s’inscrivit à l’École polytechnique de Bakou. Il
voulait devenir architecte. Il vécut d’expédients, souffrant probablement
de ses origines modestes, de son impécuniosité et du mépris dans lequel
certains enseignants russes tenaient les Géorgiens. Dès cette époque, il
« était d’une débrouillardise légendaire parmi ses condisciples », donnant
des cours de français à des fils de marchands arméniens alors qu’il ne
savait pas un mot de français{9}. Il gardera de ces années d’études un goût
pour les sciences et les techniques qui lui permettra plus tard de devenir
l’organisateur talentueux du complexe militaro-industriel soviétique.
Comme la plupart de ses camarades, Beria adhéra au cercle social-
démocrate de l’École dont il devint trésorier. Après la révolution de
Février, Beria fut expédié sur le front roumain en juin 1917. Puis, lors de
l’effondrement du front russe, il se retrouva à Bakou, tirant le diable par la
queue, prêt à se rallier au pouvoir du moment. Il prétendit plus tard avoir
adhéré au Parti bolchevique en mars 1917, mais son adhésion n’est attestée
par des documents qu’à partir de décembre 1919. Durant les vicissitudes
de 1918-1920, Beria s’efforça sans doute de garder un pied dans chaque
camp, rendant des services aux bolcheviks pendant la commune de Bakou,
d’avril à août 1918. Le bolchevik arménien Anastase Mikoïan l’avait
chargé de lutter contre les réseaux turcs et c’est alors que naquit sa passion
pour le renseignement. Puis, en 1919, durant l’occupation anglaise de
Bakou, il se distingua dans le service de contre-espionnage du Moussavat,
le Parti indépendantiste azerbaïdjanais sur lequel s’appuyaient les Anglais.
Plus tard, Beria ne niera pas son passage dans ce service azéri, mais il
prétendra y avoir été infiltré sur les ordres du Parti bolchevique ; ainsi,
dans un questionnaire biographique rempli le 10 février 1922, Beria
indiquait qu’avant d’entrer à la Tcheka de Bakou il « dirigeait une cellule
et faisait de la désinformation{10} ». Fin décembre 1919, Beria rédigea
une demande de démission du contre-espionnage du Moussavat{11} mais
continua à y travailler jusqu’en mars 1920. Puis il se fit déléguer dans la
cellule du Parti de l’Institut technique de Bakou{12}.
En avril 1920, l’Armée rouge occupa l’Azerbaïdjan et Beria se retrouva
agent bolchevique. Envoyé comme courrier en Géorgie, il fut arrêté à deux
reprises, en avril et en mai 1920. Détenu en juin et juillet à la prison de
Koutaïssi, il rencontra la ravissante Nina Gueguetchkori, sa future épouse,
qui venait rendre visite à son oncle détenu, compagnon de cellule de Beria.
En août les bolcheviks incarcérés furent expulsés à Bakou après une grève
de la faim à laquelle Beria ne participait pas. Curieusement, il ne fut pas
fusillé quoiqu’il eût avoué être un espion bolchevique. Ce fut une autre
zone d’ombre de sa biographie : ses adversaires étaient convaincus que
Beria avait eu la vie sauve parce qu’à l’époque il s’était laissé recruter par
les mencheviks géorgiens qui l’avaient renvoyé à Bakou comme leur
agent{13}.
À Bakou il noua une amitié solide avec Mir Djafar Baguirov qui
affirmait avoir adhéré au Parti bolchevique en mars 1917, mais avait en
réalité été le bras droit du commissaire nommé par le gouvernement
provisoire dans la région. À partir de l’automne 1917, Baguirov dirigea
une bande de pillards équipés d’armes prises aux troupes russes en
débandade, et dans sa biographie officielle enjolivée il prétendit même
avoir créé une unité de partisans en vue de libérer la paysannerie. Puis il
rejoignit l’unité dachnak – le Parti nationaliste arménien – d’Amasasp où
il prétendit ensuite avoir été infiltré par les bolcheviks. Il participa aux
massacres d’Azerbaïdjanais de mai 1918, puis fut arrêté par le bolchevik
Levan Gogoberidzé et emprisonné. Libéré dans des circonstances restées
obscures, il s’engagea dans l’Armée rouge, devint commissaire politique et
en février 1921 fut promu chef de la Tcheka d’Azerbaïdjan.
Les deux jeunes gens avaient de bonnes raisons de faire cause commune.
Tous deux avaient misé sur le mauvais cheval au temps des troubles. Tous
deux s’épaulaient pour dissimuler les épisodes compromettants de leur
passé{14}. Grâce au patronage de Baguirov, Beria fut chargé auprès de la
Tcheka azerbaïdjanaise, d’octobre 1920 à février 1921, de la « Commission
d’expropriation de la bourgeoisie et d’amélioration du niveau de vie des
travailleurs ». Ce poste convoité lui assurait déjà une influence
considérable car il permettait de contrôler les richesses confisquées aux
victimes de la terreur{15}.
Beria reprit ses études et, en février 1921, il obtint une bourse ; mais en
avril 1921, Baguirov le fit nommer chef du Département secret
opérationnel de la Tcheka d’Azerbaïdjan qui était chargé du renseignement
et de la lutte contre l’opposition. Beria ne le déçut pas : il se distingua dans
l’éradication du Parti socialiste révolutionnaire d’Azerbaïdjan et fut
récompensé d’une montre en or{16}. Les deux hommes se couvraient l’un
l’autre. En décembre 1921, Baguirov aida Beria à se tirer d’une purge.
Comme son protégé était « grillé » à Bakou, il s’arrangea pour le recaser à
la Tcheka de Géorgie.
La même année, Beria épousa Nina Gueguetchkori. Celle-ci l’avait
certes séduit par sa rare beauté, mais elle avait d’autres charmes aux yeux
du jeune ambitieux. Elle était noble, descendante d’une très grande famille
mingrélienne, les Tchikovani, et avait suivi ses études secondaires dans le
lycée pour la noblesse de Koutaïssi. Surtout, son oncle Sacha
Gueguetchkori était président du Comité révolutionnaire de Tbilissi –
avant de devenir commissaire du peuple de l’Intérieur de Géorgie –, tandis
qu’un autre de ses oncles, Eugène Gueguetchkori, avait été ministre des
Affaires étrangères de la Géorgie indépendante avant de se réfugier en
France. Par cette union judicieusement choisie, le jeune Beria s’assurait
des protections dans chaque camp. En 1921, la survie du régime
bolchevique dans le Caucase était loin d’être assurée. Il était prudent
d’avoir des relations bien placées des deux côtés.
Beria avouait ainsi qu’à ses yeux, le travail dans le Parti et la Tcheka
était une perte de temps. Et peut-être savait-il déjà qu’un soulèvement était
en préparation en Géorgie, dans lequel il aurait à jouer le rôle de bourreau
de son peuple. Encore en 1930, il adressera une lettre de même sens à
Ordjonikidzé :
J’ai peur que vous ne pensiez que l’« air de la Tcheka » a exercé sur
moi ce mauvais effet. Je jure sur mon honneur que jamais je n’aurais
affronté la mort avec autant de calme qu’à présent{31}.
Par la suite Beria se vanta que « Sergo [Ordjonikidzé] aurait fusillé toute
la Géorgie en 1924 si [il] ne l’avai[t] retenu{36} ». La manœuvre de Beria
était extraordinairement hardie : ce petit jeune homme de vingt-cinq ans
court-circuitait ses supérieurs, des bolcheviks renommés, en faisant appel
à Staline en personne. Il risquait gros, ce qui ressort du récit de son fils :
Pendant quelques mois le sort de mon père fut suspendu à un fil. Les
autorités du Parti examinèrent son cas. […] Sans doute sous
l’influence de Staline, Ordjonikidzé et Dzerjinski refusèrent sa
démission{37}.
Et, de fait, dès cette époque Beria s’attira l’inimitié de nombreux
communistes et tchékistes caucasiens qui voulurent le discréditer en
évoquant ses activités dans le contre-espionnage du Moussavat pendant
l’occupation britannique à Bakou en 1918-1919. Beria fut obligé de
remettre à Ordjonikidzé une copie de la décision du PC azerbaïdjanais de
1920 qui le « blanchissait » en affirmant qu’il s’était enrôlé chez les
moussavatistes sur ordre du Parti bolchevique{38}. Selon les Mémoires de
N. Kvantaliani, fils de l’ancien chef de la Tcheka géorgienne, Beria aurait
aussi présenté des documents et des témoins prouvant qu’il avait été
infiltré dans le Moussavat par les communistes – sans convaincre les
sceptiques{39}.
Dès cet épisode, Beria fit comprendre à Staline qu’il était capable de
s’opposer aux bolcheviks établis, ce dont Staline se souviendra au moment
voulu. Selon Orlov, Beria en vint à s’entendre avec Staline mieux qu’avec
Ordjonikidzé « car Staline était plus intelligent et il appréciait mieux les
qualités subtiles de l’intellect de Beria ». Il est vraisemblable qu’à
l’époque Beria fut dupe du jeu de Staline dont la tactique favorite était de
se présenter comme un « modéré » victime des excès de zèle de ses
subordonnés. N’oublions pas qu’en 1924, Staline, soucieux avant tout de se
démarquer de son rival Trotski, et déjà de Zinoviev et Kamenev, affectait
de défendre la NEP et faisait siennes les critiques « droitières » des
positions de ses rivaux gauchisants.
Beria continua à jouer son principal atout, l’intérêt d’Ordjonikidzé et de
Staline pour les affaires géorgiennes. Il va se faire une réputation de
spécialiste de l’émigration caucasienne, sujet pour lequel se passionnaient
Ordjonikidzé et Staline. Après avoir profité du soulèvement de 1924 pour
essayer de discréditer la GPU transcaucasienne, il eut, fin 1924, un motif
supplémentaire d’évincer cette dernière. La France ayant reconnu l’URSS
en octobre, s’ouvrit à Paris, dès le mois de décembre, sous couverture
diplomatique, une résidence de la GPU dont la tâche principale était
d’infiltrer et de neutraliser les organisations émigrées antibolcheviques.
C’est un tchékiste arménien, Simon Piroumov, qui se voit confier par la
GPU de Trancaucasie la mission de lutter contre l’émigration caucasienne.
Piroumov était sous les ordres d’un autre Arménien, Alexandre Miasnikov,
le premier secrétaire du Parti de Transcaucasie.
Le 22 mars 1925, Miasnikov, Solomon Moguilevski, chef de la GPU de
Transcaucasie depuis 1922, et Gueorgui Atarbekov, l’adjoint du
responsable de l’Inspection ouvrière paysanne dans le Caucase, un ancien
de la Tcheka transcaucasienne qui connaissait le passé trouble de Beria,
trouvèrent la mort dans un accident d’avion. Ces trois hommes se
méfiaient de Beria et bloquaient sa promotion. Leur disparition fut
providentielle pour la carrière du jeune Lavrenti. L’enquête officielle,
dirigée par Beria, mit en cause une défaillance mécanique{40}. Cependant,
les émigrés à Paris furent informés que les tchékistes géorgiens avaient
organisé l’accident. Selon leurs sources, Alexeï Sadjaia, le bras droit de
Beria, avait durant la nuit versé du sable dans le réservoir à essence de
l’avion{41}. Ce fut peut-être le premier acte de la lutte à mort entre la
Tcheka géorgienne et les structures fédérales transcaucasiennes qui se
termina, on le verra, par la victoire totale de Beria. Quelque temps plus
tard, Eugène Doumbadzé, un transfuge de la Tcheka géorgienne réfugié à
Paris en 1928, donna une série d’interviews retentissantes dans la presse de
l’émigration, dans lesquelles il dénonçait les atrocités commises par la
Tcheka de Transcaucasie, en soulignant le rôle d’Atarbekov, « le “tchékiste
rouge” qui se faisait gloire d’avoir fusillé sans pitié une masse de gens
pendant la guerre civile… un homme d’une cruauté froide se distinguant
des autres tchékistes{42} ».
À déchiffrer les événements de cette période, on a d’ailleurs
l’impression d’une connivence tacite entre les émigrés et la GPU
géorgienne dans la lutte souterraine entre GPU de l’URSS, GPU
transcaucasienne et GPU géorgienne. En témoigne, par exemple, l’affaire
Vechapeli. La GPU avait décidé d’organiser dans l’émigration géorgienne
une opération « changement de jalons » similaire à celle réalisée dans
l’émigration russe, consistant à inciter des personnalités en vue à faire acte
d’allégeance au régime soviétique. Fin 1924, elle réussit à se rallier
Grégoire Vechapeli, l’un des dirigeants du Parti national-démocrate
géorgien, ancien membre de l’Assemblée constituante de Géorgie. Recruté
et financé par Piroumov, celui-ci se mit à prôner la réconciliation avec la
Géorgie bolchevique et le « changement de jalons » dans une publication
mensuelle financée par Moscou, La Nouvelle Géorgie. Il y incitait les
émigrés géorgiens à revenir au pays. Les mencheviks de Paris suivaient de
près les agissements de Vechapeli et, en décembre 1925, les autorités
françaises décidèrent d’expulser cet agent de Moscou, mais devant les
menaces soviétiques de rétorsion, elles cédèrent{43}.
En juin 1926, se produisit une affaire qui plongea la police française
dans la perplexité : Vechapeli fut fort opportunément assassiné par
Avtandil Merabichvili, un jeune Géorgien arrivé à Berlin en août 1924 avec
une bourse soviétique. Ses liens avec la GPU géorgienne étaient notoires :
il avait fait scandale à Berlin en reconnaissant avoir été envoyé par la GPU
pour espionner l’émigration. En réalité il envoyait à la Tcheka géorgienne
des rapports sur les fonctionnaires soviétiques en place, notamment, on
s’en doute, sur Piroumov (novembre 1924){44}. Le chef de la colonie
géorgienne de Berlin l’avait expédié à Paris où il avait été pris en main par
les hommes de Noé Ramichvili, l’ancien ministre de l’Intérieur de la
Géorgie menchevique. Confrontées à ce meurtre d’un agent de la GPU par
un autre agent de la GPU, les autorités françaises ne savaient que penser.
Lors de son procès en juin 1927, Merabichvili expliqua en ces termes son
activité d’indicateur de Beria :
Étant donné que les répressions [après l’insurrection de 1924] ont été
exécutées non par des Géorgiens, mais par des étrangers ; étant donné
que je connaissais des faits qui pouvaient nuire à des personnes qui
nous ont opprimés, je voulais utiliser ces documents, les faire
connaître au président de la Tcheka géorgienne{45}.
De la GPU au Parti.
La collectivisation offrit une nouvelle chance à Beria, dont il sut tirer
parti avec l’habileté que nous lui connaissons déjà. En effet, elle suscita un
ébranlement profond au sein du Parti, de l’armée et même de la GPU –, en
particulier en Transcaucasie où la campagne antireligieuse qui
l’accompagnait était particulièrement mal ressentie. Elle entraîna des
émeutes paysannes et une sourde opposition parmi les communistes
locaux. Inaugurant une tactique à laquelle il allait avoir recours durant
toute sa carrière, Beria en profita pour rédiger des rapports dévastateurs
mettant en cause les dirigeants du Parti à tous les niveaux. « Ces notes
démontraient que la GPU connaissait mieux la situation dans les provinces
de la Géorgie que le Comité central du PC de Géorgie et qu’elle
fonctionnait mieux que les organes du Parti et de l’État », se souvient
Merkoulov{58}. En mars 1929, la province musulmane de Géorgie,
l’Adjarie, se souleva. Beria se rendit sur place pour mater les insurgés. À
son retour, il rédigea une note pour Redens :
Beria citait une phrase des insurgés : « Les communistes sont des loups
pour nous », et concluait que la révolte s’expliquait moins par les
agissements d’éléments antisoviétiques que par « des déformations de la
ligne du Parti et des causes objectives », comme l’extrême pauvreté des
paysans adjares. Il proposait de fournir aux paysans du bois et des
crédits{59}. Le 31 mai, à l’occasion du VIIe Congrès du PC de Géorgie
consacré à la collectivisation, Beria ne mâcha pas ses mots : dans de
nombreux districts, les communistes étaient « discrédités » et avaient peur
de se montrer. Les « erreurs » commises avaient entraîné l’activation des
forces antisoviétiques. La situation était telle que les organisations de
l’émigration étaient désormais capables de prendre la tête des mouvements
insurrectionnels, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le Daghestan,
l’Arménie et l’Azerbaïdjan étaient en effervescence{60}. En juin 1930, il
signala aux autorités du Parti qu’à Bakou la disette sévissait au point
qu’une cantine avait servi du borchtch au lézard{61}.
À peine un foyer d’insurrection était-il éteint qu’un autre s’allumait. En
mars 1930, il fallut envoyer la troupe écraser un soulèvement en
Tchétchénie{62}. Le 11 mars, Beria et Redens écrivirent à Yagoda :
Et Staline annonça une purge qui devrait avoir lieu fin septembre, au
moment de sa visite en Géorgie. En froid avec Ordjonikidzé, Beria s’était
maintenant assuré le patronage de Nestor Lakoba, le chef du Parti en
Abkhazie, un personnage important qui contrôlait l’accès à Staline lorsque
celui-ci y prenait ses vacances. Le 27 septembre, Beria lui écrivait :
Il n’oubliait pas non plus de soigner ses relations avec les autres
membres du Politburo, qu’il recevait au moment de leurs vacances en
Géorgie et éblouissait de sa fastueuse hospitalité caucasienne.
Khrouchtchev avait une fort bonne opinion de Beria durant ces années :
200 personnes ont déjà été fusillées. […] J’estime qu’il faudra en
fusiller au moins 1000, parmi les contre-révolutionnaires de droite,
les trotskistes, les espions, les saboteurs, etc. Sans compter les
anciens koulaks et les criminels revenus d’exil, qu’il faut faire
condamner à mort de manière administrative par la troïka créée
auprès du NKVD de Géorgie conformément à la décision du Comité
central{112}.
La Géorgie ne pouvait faire moins que la Russie à son échelle, d’autant
que Staline suivait de près les affaires géorgiennes afin d’assouvir de
vieilles vengeances, notamment de liquider les restes du clan « national-
déviationniste » qui avait osé le braver en 1922, et d’éradiquer le groupe
des protégés d’Ordjonikidzé auxquels il ne pardonnait pas de connaître
l’histoire vraie du mouvement révolutionnaire dans le Caucase. De vieux
bolcheviks géorgiens étaient mis en cause dans les procès de Moscou,
sûrement sous la dictée de Staline qui régentait ces procès dans le détail.
Ainsi Boudou Mdivani fut accusé d’avoir fait partie d’un « centre
trotskiste » dirigé par Guiorgui Piatakov et Leonid Serebriakov. Christian
Rakovski et Grigori Sokolnikov affirmèrent lors de leur procès lui avoir
remis du poison pour assassiner Staline. Rakovski avoua que Mdivani et
lui étaient des espions anglais{113}. Ces dépositions étaient envoyées à
Tbilissi. De son côté Beria tenait Staline au courant du progrès des
« enquêtes » en cours et lui transmettait les procès-verbaux des
interrogatoires des vieux bolcheviks.
La Géorgie eut donc ses grands procès conformes aux canons de
l’époque. Dès le 20 juillet 1937, Beria envoya à Staline un long rapport sur
un « centre contre-révolutionnaire droitier » dont les tentacules
s’étendaient à toute la Transcaucasie{114}. La Géorgie y alla aussi de son
complot « militaro-fasciste », de son « centre SR », de son « bloc
trotskiste-zinovieviste ». Un « centre menchevik-trotskiste-fasciste » fut
débusqué en Adjarie. En août 1937, eut lieu le procès des vieux bolcheviks
Guerman Mgaloblichvili et Petre Agniachvili. Le premier était accusé
d’être un espion anglais et allemand, d’avoir saboté l’élevage en inoculant
au bétail du poison, le second d’avoir comploté contre Beria et projeté son
assassinat. Par crainte de tomber lui-même sous le hachoir, Beria sacrifiait
ceux dont il avait été proche : « Il voyait que les gens sur lesquels il
s’appuyait, ceux qui appliquaient sa politique étaient anéantis et que la
base de toute existence nationale des républiques caucasiennes était
détruite », se souvient son fils{115}. D’autres, tel Chalva Tsereteli, accusé
d’être un espion et un comploteur, en réchappèrent de justesse.
On peut penser que l’inquiétude de Beria fut à son comble lorsqu’en
septembre 1937 une commission d’inspection dirigée par Mikhaïl Litvine,
le chef du Département opérationnel secret du NKVD, fut dépêchée en
Arménie pour contrôler le chef du NKVD arménien et conclut que celui-ci
n’avait pas mis assez d’ardeur à pourfendre les ennemis du peuple. Les
arrestations se multiplièrent et les enquêteurs moscovites obtinrent des
dépositions contre Beria{116}. En janvier 1938, Youvelian Soumbatov-
Topouridzé, le chef du NKVD d’Azerbaïdjan, un homme de Beria, fut
limogé. Mais Staline ne retira pas sa protection à son favori qui, sentant le
vent du boulet, arrêtait et fusillait à tout-va en Géorgie.
Pour incarcérer un membre du Parti, il fallait l’autorisation du comité du
parti dont il était membre. La troïka siégeait de minuit à 3 ou 4 heures du
matin dans le bureau de Goglidze. Goglidze, Rapava et Bogdan Koboulov,
alors chef de la section politique secrète du NKVD, présentaient sur
chaque dossier un rapport de 2 ou 3 minutes. Puis la troïka décidait, en
l’absence de l’accusé : la mort, la déportation pour au moins 8 ans, un
complément d’enquête ou le transfert du dossier au Collège spécial de la
Cour suprême de Géorgie. Beria n’a jamais mis les pieds aux sessions de la
troïka qui organisait les purges. Il donnait ses instructions à
Koboulov{117}.
En octobre 1937, Beria écrivit à Staline que les prisons géorgiennes
étaient bondées : en un an, 12 000 Géorgiens avaient été arrêtés. Pour
remédier à cet engorgement des lieux de détention, Beria proposait de
créer un Collège spécial de la Cour suprême de Géorgie qui puisse prendre
la relève du Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS, débordé
selon lui par l’afflux des affaires à juger{118}. Visiblement Beria voulait
garder le contrôle de la machine des purges dans son fief. Finalement les
troïkas héritèrent de la plus grande partie des dossiers.
Un fonctionnaire du Komsomol a raconté, en 1955, comment étaient
débusquées les « organisations contre-révolutionnaires » en Géorgie. Il vit
un jour arriver des officiers du NKVD qui lui demandèrent de constituer
une liste des komsomols les plus actifs et de leur famille. Il leur remit la
liste. La nuit même tous ces activistes furent arrêtés. Seuls 6 sur 30
survécurent, les autres furent fusillés{119}.
La purge était aussi l’occasion de régler de vieux comptes, bien que
Beria aimât à répéter qu’« en politique il n’y avait point de place pour la
vengeance{120} ». Levan Gogoberidzé et Orakhelachvili, qui, du reste,
était dans le collimateur de Staline pour avoir rédigé une biographie trop
élogieuse d’Ordjonikidzé, furent fusillés. Le poète Titsian Tabidzé, accusé
notamment d’avoir cornaqué André Gide durant son séjour à Tbilissi et
d’en avoir profité pour lui transmettre des informations
antisoviétiques{121}, fut sauvagement torturé puis exécuté. Le poète
Paolo Yachvili, se sentant succomber sous la torture, préféra se suicider.
Selon de nombreux témoignages, Beria assistait et participait aux séances
de torture. C’est en sa présence que l’écrivain Mikheïl Djavakhichvili fut
roué de coups par Koboulov{122}. Kandide Tcharkviani, le futur premier
secrétaire de Géorgie, se rappelle qu’un jour à l’Opéra, il entendit Beria
dire en riant à son épouse : « Ninka, regarde cet homme, on dirait
Tchkheidzé ! Nous l’avons fusillé il y a trois jours et le voilà comme
ressuscité{123} ! »
Au total la Géorgie fut la république de l’URSS où la proportion de
victimes des répressions, par rapport à la population, fut la plus
élevée{124}. Selon le témoignage de Goglidzé au procès Beria en 1953,
Ejov avait fixé une norme de 1 500 condamnés à mort pour la Géorgie (en
fait 2 000 d’après les instructions du 30 juillet 1937). Or 12 382 personnes
furent jugées par la troïka du NKVD, et 6 767 furent condamnées à mort.
Beria avait considérablement dépassé les objectifs du plan{125}. Staline
était soucieux d’éradiquer complètement les vieux bolcheviks géorgiens,
avec toute leur famille et leur descendance. Beria s’acquitta de cette tâche
avec son efficacité habituelle.
Il n’y a aucun doute que les ennemis jurés du régime soviétique vont
essayer d’utiliser la nouvelle constitution dans leurs buts contre-
révolutionnaires{164}.
Cette excursion dans l’histoire fut utile à Beria à plus d’un titre. Certes
elle ne fut pas à l’origine de la faveur dont il jouissait auprès de Staline,
contrairement à ce que prétendent les historiens qui s’inspirent de la
vulgate khrouchtchévienne. Bien au contraire, on peut penser que Staline
fit signer cette brochure par Beria parce qu’il était déjà son favori. En
revanche, les recherches dans les archives et l’interrogation des témoins
permirent à Beria de mieux comprendre Staline. Comme l’écrit son fils,
À l’occasion de ce travail dans les archives, mon père commença à
étudier le caractère et le comportement de Staline ; comme il avait
l’esprit analytique, il saisit certains traits de sa psychologie avant
même de le connaître de près. Il commença à tâcher de prévoir ses
réactions et à déterminer ce qui attirait son attention{176}.
Nos ennemis ne sont pas encore tous crevés et ils ne crèveront pas
tous tant que subsiste l’environnement capitaliste. Cela nous devons
le garder à l’esprit. En Ukraine nous les avons liquidés en masse.
Mais quelques-uns ont survécu. […] Il ne faut pas baisser la
garde{205}.
À partir de janvier 1938, Staline décida de donner un coup de frein aux
purges dans le Parti mais nullement à la terreur de masse{206}. Après
cette date, le gros des répressions s’abattit sur les minorités nationales.
Dans la seule région de Moscou, Zakovski, le chef du NKVD, fit arrêter
12 000 personnes en deux mois, dont le seul tort était d’avoir un nom de
famille non russe{207}. À partir de mars-avril, sur ordre de Staline, Ejov
commença à faire arrêter certains chefs régionaux du NKVD qui s’étaient
distingués par leurs exploits sanguinaires. Les arrestations au sein de la
nomenklatura du Parti se firent plus rares.
Les grandes purges au sein du NKVD entraînèrent des défections en
chaîne qui ébranlèrent la position d’Ejov. Ignaz Reiss, un agent du GRU
stationné à Paris depuis 1932, était passé à l’Ouest en juillet 1937 ; à
l’automne 1937 ce fut au tour de son collègue et ami Walter Krivitski,
lequel mit les Occidentaux en garde contre un pacte entre Staline et Hitler.
Ejov, qu’on appelait le « nain sanglant », croyait pouvoir redorer son
blason aux yeux de Staline en réussissant l’assassinat de Trotski. À la fin
de 1937, il ordonna impérativement à ses subordonnés de procéder sans
tarder à cette opération{208}. Mais ce zèle ne le sauva pas. Le 8 avril
1938, il fut nommé commissaire au Transport naval, tout en conservant
son portefeuille au NKVD. En douceur Staline commençait à démanteler
sa pyramide de commandement : les hommes d’Ejov étaient mutés les uns
après les autres à des postes dans l’appareil du Parti et de l’État. Staline
était en train de chercher un successeur au « nain sanglant » qui, comme
ses proches, commença à comprendre qu’il était destiné au rôle de bouc
émissaire et sombra dans l’alcoolisme. Cependant, quelques-uns se
rebiffèrent et une série de suicides et de défections fut le symptôme de la
démoralisation au sein des porte-glaives du Parti. En mai, le chef du
NKVD de la région de Moscou se donna la mort{209}, un suicide suivi de
ceux du secrétaire d’Ejov, Ilitski, du commandant du Kremlin, F. V. Rogov,
et du chef du NKVD léningradois, Mikhaïl Litvine. Genrikh Liouchkov,
chef du NKVD de la région d’Extrême-Orient, se réfugia en Mandchourie
le 13 juin 1938 ; à ce qu’il dit à ses interrogateurs japonais, il avait été
prévenu fin mai « par un de ses amis au NKVD » qu’Ejov avait l’intention
de le faire arrêter{210} – le même Ejov qui, en janvier 1938, donnait
Liouchkov en exemple aux autres tchékistes car à lui seul il avait liquidé
70 000 ennemis du peuple{211} ! Liouchkov décrivit aux Japonais tout le
dispositif militaire en Extrême-Orient. Il témoigna que l’opposition
existait en URSS, notamment en Sibérie, et que le mécontentement au sein
de l’Armée rouge était si profond qu’en cas d’offensive nippone en
Extrême-Orient, il n’y aurait pratiquement pas de résistance du côté
soviétique. Après le debriefing de Liouchkov, les Japonais firent savoir à
l’ambassade allemande que l’URSS « était au bord de l’effondrement ».
Le comportement du maréchal Blucher, le commandant des forces
soviétiques en Extrême-Orient, lors des affrontements soviéto-japonais
près du lac Khasan durant l’été 1938, sembla confirmer ces analyses.
Blucher fit preuve d’un défaitisme évident, allant dans un rapport à
Vorochilov jusqu’à accuser les Soviétiques d’avoir provoqué l’action
japonaise{212}. L’affaire Liouchkov, le fiasco extrême-oriental firent sans
doute toucher du doigt à Staline le coût des répressions pour la sécurité de
l’URSS. Quant à Ejov, des déboires plus grands encore l’attendaient.
Au printemps 1938, Alexandre Orlov, le résident du NKVD en Espagne,
envoya à Moscou une série de rapports critiques sur l’activité du NKVD
en Espagne ; l’un d’eux dénonçait le SIM, la police politique des
républicains espagnols organisée par le NKVD :
Ce document rappelle fort des rapports de Beria rédigés dans des termes
similaires. Or Beria connaissait Orlov depuis 1925, date à laquelle Staline
avait envoyé ce dernier en Transcaucasie et l’avait chargé de boucler les
frontières avec la Turquie et l’Iran après l’insurrection géorgienne de 1924
qui avait mis le régime soviétique en péril dans sa patrie. À l’époque, une
collaboration étroite entre les deux hommes s’était instaurée{214}.
Ejov voulut se débarrasser d’Orlov. Il convoqua ce dernier à Moscou le
8 juillet. Sentant le piège, Orlov fit défection en emportant 60 000 dollars,
une somme considérable pour l’époque, et se réfugia au Canada où il
arriva le 21 juillet. Cette affaire mit Staline en rage. La lettre qu’Orlov fit
parvenir à Ejov, dans laquelle il promettait de ne « rien faire qui nuise au
Parti ou à l’Union soviétique » si on le laissait tranquille, contenait par
ailleurs une claire dénonciation de l’incompétence d’Ejov :
Orlov a affirmé par ailleurs avoir averti Staline que « s’il osait se
venger sur nos mères, je publierais tout ce que je savais » sur ses crimes et
sur diverses opérations secrètes menées par l’URSS, telle la confiscation
de l’or espagnol. Il avait déposé auprès d’un avocat un récit des forfaits de
Staline, et s’il lui arrivait quelque chose, à lui et à ses proches, son avocat
avait pour instruction de publier ce document{216}. Cette lettre n’a pas
été retrouvée dans les archives. Ceci ne veut pas forcément dire qu’elle
n’ait pas existé, comme l’affirment les biographes d’Orlov, J. Costello et
O. Tsarev. Connaissant Staline, on peut douter que la menace d’Orlov à
Ejov de tout révéler sur les réseaux du NKVD à l’étranger ait dissuadé le
maître du Kremlin d’assouvir une vengeance : après tout, durant les deux
années qui suivirent, Staline et Beria détruisirent eux-mêmes presque tout
l’appareil du NKVD à l’étranger. Il est plus probable que Staline ait annulé
l’ordre d’assassiner Orlov parce qu’il prenait au sérieux la menace
d’Orlov d’exposer ses forfaits. On peut se demander s’il n’y a pas eu une
complicité entre Orlov et Beria, si Orlov n’a pas livré à Beria un moyen
d’« enfoncer » définitivement Ejov aux yeux de Staline{217} au moment
où Ejov essayait d’avoir sa peau. En septembre 1938, Orlov adressa une
lettre à Trotski pour l’avertir de la présence d’un agent du NKVD dans son
entourage proche – il s’agissait de Mark Zborowski, un communiste
polonais recruté par le NKVD en 1932, -- mais Trotski crut que cette lettre
était une provocation. Peut-être Orlov voulait-il ainsi torpiller l’opération
sur laquelle Ejov avait tout misé pour rentrer en grâce auprès de Staline.
Après avoir eu vent de cette lettre, la direction du NKVD, par mesure de
précaution, rappela tous les agents infiltrés dans l’entourage de Trotski.
Certains anciens du KGB considèrent aujourd’hui qu’Orlov était un
agent personnel de Beria{218}. Bien des éléments semblent accréditer
cette thèse. En novembre 1938, Beria interdit à l’un de ses adjoints, Pavel
Soudoplatov, de le rechercher{219} et il n’hésita pas à promouvoir Naoum
Eitingon, le second d’Orlov en Espagne, et Alexandre Korotkov, un illégal
formé par Orlov, qui ne considéra jamais celui-ci comme un traître{220}.
En 1940, Beria conseillera même à Soudoplatov de s’adresser à Orlov en
son nom pour obtenir son assistance dans l’organisation de l’assassinat de
Trotski ; et il sera difficile de le dissuader, Eitingon lui expliquant
qu’Orlov était certainement sous surveillance et qu’un contact avec lui
risquait de faire capoter toute l’opération{221}. Or, comme nous le
verrons, à l’exemple de l’implantation des réseaux du NKVD aux États-
Unis, Beria recommandait souvent à ses espions de faire appel à ses agents
personnels.
La fuite d’Orlov n’entraîna aucun démantèlement des réseaux qui
avaient été mis en place sous sa supervision : ce qui était tout à fait inusité
pour l’époque et étaie la thèse d’une connexion secrète entre Orlov et
Beria. Durant la guerre civile, l’Espagne était devenue une pépinière
d’agents pour le NKVD. L’adjoint d’Orlov, Naoum Belkine, avait eu l’idée
de récupérer les passeports des membres des Brigades internationales
tombés au combat, tout en y recrutant ceux qui pouvaient être utiles au
NKVD{222}. Les anciens de la guerre d’Espagne seront d’ailleurs
nombreux dans les réseaux de Beria – des hommes comme Lev
Vassilevski, le chef d’une unité de partisans à Barcelone, qui avait servi
sous ses ordres dans le contre-espionnage en Géorgie.
Le choix de Beria par Staline pour succéder à Ejov, à l’été 1938, sembla
inexplicable aux contemporains. « J’ignore par quel moyen Beria a charmé
Staline », écrit Khrouchtchev{223}. En fait Staline était persuadé qu’en
Beria il aurait un alter ego docile : « Je veux un homme à moi à la tête du
NKVD », dit-il pour expliquer sa décision{224}. Selon le témoignage de
A. Mirtskhoulava, Staline avait déjà l’œil sur Beria en janvier 1938 et
aurait déclaré lors d’une session préparatoire du Plénum du Comité
central :
Beria avait été convoqué de Tbilissi. Tous étaient réunis chez Staline.
Ejov aussi était présent. Staline proposa : « Il faut renforcer le
NKVD, aider le camarade Ejov, lui trouver un adjoint. » Il avait déjà
demandé à Ejov devant moi : « Qui voulez-vous comme adjoint ? »
Celui-ci avait répondu : « S’il le faut donnez-moi Malenkov{229}. »
[…] Staline répondit : « Oui, Malenkov serait bien, mais nous ne
pouvons donner Malenkov. Malenkov est aux cadres dans le Comité
central, et qui nommer à sa place ? Il n’est pas si facile de trouver un
homme responsable des cadres, et au Comité central de surcroît. Il
faut du temps pour étudier et connaître les cadres. […] Que diriez-
vous si on vous donnait Beria comme adjoint ? » Ejov eut un brusque
sursaut, mais il se contint et dit : « C’est une bonne candidature. Bien
sûr, le camarade Beria a les capacités d’être plus qu’un adjoint. Il
peut devenir commissaire du peuple. » […] Staline répondit : « Non,
il n’a pas la carrure d’un commissaire du peuple, mais ce sera un bon
adjoint. » Je m’approchai de Beria, je serrai sa main amicalement et
je le félicitai. Il m’envoya au diable sans se fâcher, tranquillement
mais démonstrativement : « Qu’est-ce qui te prend de me féliciter ?
Toi-même tu n’as nulle envie de travailler à Moscou. Moi non plus je
ne veux pas y aller, j’aime mieux être en Géorgie »{230}.
Beria ne cachait pas son opposition aux purges. Khrouchtchev, qui est
peu suspect de partialité à son égard, raconte :
Et plus loin :
Cette version est aussi celle exposée par Sergo Beria à l’auteur de ces
lignes : au cours du fameux affrontement entre Ejov et Beria en présence
de Staline, Beria avait déclaré que la politique de terreur faisait vaciller le
régime lui-même. On remarquera le chiffre des victimes cité par Beria
dans le récit de Tokaev : ce seul détail révèle qu’au moment de sa
promotion à Moscou, Beria était loin de l’adulation de Staline qu’il
affectait en famille. Même devant le Politburo, il ne mâchait pas ses
mots : « Si nous continuons les arrestations à ce rythme, bientôt il n’y aura
plus personne à arrêter{237}. »
Ce survol des débuts de la carrière de Beria permet de saisir pourquoi,
du fin fond de la Géorgie, ce fils de paysan mingrélien sut s’attirer la
faveur de son puissant compatriote : Beria eut très tôt l’intuition de
l’hypocrisie de Staline, il sut se placer en bonne position chaque fois que
Staline voulait opérer un repli tactique en faisant porter le chapeau des
conséquences désastreuses de sa politique à ses subordonnés. Il feignit de
croire que Staline commettait des atrocités sous l’influence de groupes
malfaisants gravitant autour de lui, et qu’un subordonné ayant son franc-
parler pouvait l’aider à retrouver le droit chemin. Il conforta Staline dans
l’image de redresseur de torts qu’il voulait donner de lui-même. Staline
n’était pas habitué à une flatterie aussi subtile et surtout aussi utile. Il
récompensa Beria en le portant aux plus hautes fonctions. Il ne se doutait
pas que ce petit jeune homme empressé allait devenir pour lui un
adversaire autrement dangereux que les vieux bolcheviks paralysés par
l’idéologie, usés par le pouvoir, les crimes et les compromissions.
L’héritage caucasien.
Beria ne « monta » à Moscou qu’en 1938, à près de quarante ans. Il
s’était formé à Bakou où il avait suivi ses études, et en Géorgie. À la
différence de Staline, il ne se russifia jamais, même en surface, et demeura
toute sa vie imprégné par la mentalité géorgienne ; son service dans
l’Empire moscovite n’éteignit jamais chez lui l’amour de sa petite patrie.
Selon le témoignage de leur fils, son épouse Nina haïssait les Russes et
elle communiqua à son mari plus « cosmopolite » le patriotisme des
aristocrates géorgiens, ce sentiment national ardent d’un petit peuple
entouré de prédateurs, obligé pour survivre d’être intelligent, voire retors.
D’autres témoignages attestent du nationalisme ombrageux du jeune Beria
au début de sa carrière. Ainsi Chalva Maglakélidzé, l’ancien gouverneur
de Tiflis à l’époque de la Géorgie indépendante, a raconté dans ses
Mémoires comment il fut arrêté par les bolcheviks en 1921 avec un groupe
de personnalités liées au gouvernement menchevique, et comment Beria,
encore simple enquêteur de la Tcheka, intervint pour empêcher un
tortionnaire arménien de rosser Parmen Tchitchinadzé, l’ancien ministre
de la Guerre :
L’émigration géorgienne.
L’émigration géorgienne installée à Paris depuis la fin de 1921 était la
principale cible de la GPU de Tiflis. La Géorgie indépendante ayant été
reconnue par les Occidentaux en février 1921, juste avant sa conquête par
les bolcheviks, une Légation géorgienne fut maintenue à Paris jusqu’en
1933, date à laquelle elle fut fermée au moment du rapprochement franco-
soviétique{253}. Le 21 mars 1935, le président du Conseil Pierre Laval
adressa toutefois une lettre au ministre de l’Intérieur, définissant la
situation spéciale des Géorgiens et rappelant qu’ils ne devaient pas être
rattachés aux « réfugiés russes » et la légation fut remplacée par l’Office
des réfugiés géorgiens ; ceux-ci eurent droit à un titre d’identité et de
voyage au lieu d’un passeport Nansen.
L’émigration géorgienne était loin d’être unie et solidaire. L’exil avait
encore aggravé les oppositions politiques qui déchiraient déjà la Géorgie
indépendante. Les mencheviks prétendaient représenter le gouvernement
légitime et voulaient parler au nom de toute la communauté géorgienne.
Leurs adversaires de droite, les nationaux-démocrates, contestaient cette
légitimité, affirmant que la politique désastreuse des mencheviks avait
facilité la conquête bolchevique et amené la catastrophe de février 1921
ainsi que le fiasco de l’insurrection manquée de 1924.
Les premiers à s’intéresser aux émigrés caucasiens furent les services
spéciaux polonais. Le 4e Département du service de renseignements
polonais, dirigé par le major Kharaszkiewicz, était chargé des
organisations antisoviétiques, dont le mouvement Prométhée et le Comité
de l’Indépendance du Caucase, l’organe dirigeant des Caucasiens ayant
adhéré à Prométhée. L’objectif de Pilsudski était d’unir les peuples
allogènes de l’URSS en misant sur la décomposition de l’Empire
soviétique. L’un des buts des services spéciaux polonais était de monter
des opérations de désinformation contre les dignitaires communistes,
incitant les bolcheviks à se détruire entre eux. C’est ce que proposèrent les
Polonais à Noé Ramichvili, leur principal interlocuteur dans l’émigration
géorgienne en 1927 : envoyer des lettres chiffrées aisément décodables
aux organisations mencheviques clandestines faisant allusion au soutien
secret de tel ou tel communiste à l’opposition. De 1926 à 1939, les
Polonais furent les seuls à financer les mencheviks géorgiens, s’efforçant
d’inciter les différentes factions de l’émigration à enterrer la hache de
guerre et à créer un front antisoviétique uni. Ils se montrèrent fort jaloux
de leur monopole sur les représentants des nationalités de l’URSS, leur
interdisant par exemple d’entrer en contact directement avec les services
français : les Polonais devaient servir d’intermédiaires entre les émigrés et
les services de tous les pays alliés de la Pologne. Au début des années
1930, les services spéciaux polonais créèrent à Paris une représentation
qui était chargée de diriger les organisations émigrées des allogènes de
l’URSS{254}.
Le grand atout des mencheviks géorgiens aux yeux des services de
renseignements occidentaux était leur capacité d’infiltrer des agents en
URSS. Fort doués pour la conspiration, les chefs mencheviks avaient créé,
dès avril 1921, une commission spéciale chargée de maintenir le lien avec
la Géorgie occupée. Jusqu’à la fin de 1926, les courriers circulèrent
régulièrement entre la Géorgie et la Turquie. À partir de 1927, la Turquie
commença à entraver l’activité des émigrés caucasiens sur son sol et, fin
1928, Ankara expulsa tous les Géorgiens ayant une activité politique.
L’Iran devint alors la base d’action des mencheviks géorgiens{255}.
Soudoplatov a noté l’importance de l’émigration géorgienne aux yeux
de Beria, sans comprendre pourquoi celle-ci occupait une place centrale
dans les préoccupations de son chef :
Et Beria enchaîna :
C’est leur grand succès et notre défaite qu’ils aient réussi à rétablir la
liaison avec l’étranger et […] élu un nouveau comité central.
La GPU devait miser sur ces dissensions intestines plutôt que sur des
méthodes peu subtiles comme le ralliement ostensible de certains à la
propagande bolchevique. Beria conclut en demandant que la lutte contre la
contre-révolution caucasienne soit confiée à la GPU géorgienne et que des
fonds lui soient accordés de Moscou :
Une partie de ces fonds doit être donnée par l’organisation qui mène
actuellement ce travail et qui dépense des sommes énormes dans des
affaires peu intelligentes et inefficaces comme celle de Koutiepoff ou
de Petlioura{292}.
J’ai aussi commencé par des oscillations. C’était en 1929. J’ai commis
l’erreur de penser que ce n’était pas le Parti qui avait raison mais
Boukharine et Rykov. […] J’ai commencé à mener un double jeu. […] Ma
personnalité s’est dédoublée. […] C’était comme s’il y avait deux
hommes. Un Yagoda membre du Parti qui fréquentait quotidiennement les
plus grands hommes de notre époque, et l’autre Yagoda, un traître à la
patrie, un comploteur. Le premier Yagoda voyait la croissance gigantesque
du pays, son épanouissement sous la direction du Comité central
stalinien ; il voyait l’abjection de l’opposition clandestine trotsko-
droitière ; mais le deuxième Yagoda était enchaîné à cette
opposition{314}
[G. Yagoda].
Le même Jguenti précisa que Beria envoyait trois fois par an des
émissaires à Paris « pour se renseigner sur les plans de l’émigration en cas
de difficultés intérieures ou extérieures de la Russie{338} ». Début juin
1938, les mencheviks reçurent un message de Géorgie, dans lequel les
organisations clandestines suggéraient d’informer le gouvernement en exil
sur la situation en Géorgie et en URSS et proposaient l’envoi d’un
émissaire en Iran{339}. À n’en pas douter, ce message émanait du
NKVD : en 1938, les organisations mencheviques clandestines avaient été
éradiquées depuis longtemps. Mais les émigrés répondirent favorablement
à cette demande. Selon le témoignage du menchevik Emelian Lomtatidzé,
lors de l’instruction de l’affaire Beria en juillet 1953 :
L’exception géorgienne.
Tous les voyageurs occidentaux qui se sont rendus en Géorgie pendant
la période stalinienne ont témoigné que l’atmosphère dans cette
république méridionale était plus détendue – si l’on peut dire –, moins
sinistre que dans le reste de l’URSS. Voici ce que rapporte le diplomate
italien Pietro Quaroni :
Staline a continûment promu Beria dès le début des années 1930 car il
s’appuyait sur lui pour destituer puis détruire les vieux bolcheviks du
Caucase. Comme cette tâche lui tenait à cœur, il accordait à Beria une plus
grande latitude qu’aux autres secrétaires des républiques de l’URSS. En
particulier, il toléra une véritable « tchékisation » de l’appareil du Parti de
Géorgie. À partir d’octobre 1931, lorsque Beria devint premier secrétaire
de la République – puis un an plus tard premier secrétaire de la Fédération
de Transcaucasie –, il installa ses hommes aux postes-clés : Dekanozov,
Koboulov, Merkoulov et d’autres eurent des fonctions importantes au Parti
et au gouvernement. La plupart de ces vassaux étaient des hommes de sac
et de corde. Mais ce n’étaient certes pas des fanatiques du marxisme-
léninisme.
Beria eut à l’égard de l’Église géorgienne une politique atypique par
rapport à la ligne générale de Staline, particulièrement virulente contre les
Églises à l’occasion de la collectivisation. Son fils raconte dans ses
Mémoires comment il se fit rabrouer par son père lorsque, jeune pionnier
et athée militant, il s’était emparé de l’icône de sa grand-mère et l’avait
brisée{343}. Les documents d’archives confirment cette approche
« libérale » de la religion qui ne s’est jamais départie chez Beria. Dans une
note datée du 3 mai 1929, il critique la politique du Parti à l’égard de
l’Église géorgienne. Le constat est accablant :
L’Église géorgienne, bien qu’elle soit loyale à l’égard du pouvoir,
mène une existence misérable. Les églises sont systématiquement
pillées, incendiées et détruites ; le clergé, victime de la violence des
autorités locales appuyées par les organisations du Parti et du
Komsomol complices, écrasé d’impôts, abandonne l’Église et
cherche d’autres moyens de gagner sa vie. Comme le clergé est privé
des droits élémentaires, comme celui de libre circulation, l’Église
géorgienne est en voie de disparition. […] Tous ces abus sont
impensables dans un État de droit{344}.
Beria rappelle que le sort de l’Église est utilisé par les organisations
mencheviques clandestines dans leurs actions contre le régime soviétique
et formule ensuite ses propres recommandations : « Mettre fin aux actions
scandaleuses qui suscitent l’irritation du clergé géorgien et de la
population à l’égard du régime soviétique » ; diminuer la pression fiscale
sur le clergé ; engager des poursuites contre ceux qui pillent et brûlent les
églises ; ne pas fermer d’église ni procéder à des arrestations de prêtres
sans l’autorisation de la GPU « afin d’éviter les erreurs et la dégradation
systématique du clergé géorgien{345} ». Plus de vingt ans plus tard, Beria
critiquera la politique soviétique à l’égard de l’Église catholique
lithuanienne ou de l’Église évangélique allemande avec des arguments
semblables.
Cette indulgence à l’égard de l’Église géorgienne contraste avec la
manière dont Beria traitait l’Église arménienne, dans laquelle il voyait
exclusivement un instrument de projection de la GPU transcaucasienne, si
l’on en juge par un document rédigé par lui le 7 septembre 1930 et
consacré à l’élection prochaine du nouveau catholicos d’Arménie. Beria y
souligne l’importance d’arracher Etchmiadzine, le Saint-Siège de l’Église
arménienne, à l’influence des dachnaks et à faire élire un catholicos
prosoviétique{346}.
De la même manière, Beria mena une politique de collectivisation de la
paysannerie relativement modérée. Dès décembre 1931, il supprima le
Centre kolkhozien géorgien qu’il remplaça par un commissariat du peuple
à l’Agriculture. En 1932, il conclut une sorte de trêve avec la paysannerie :
les terres des paysans refusant d’entrer dans un kolkhoze n’étaient plus
confisquées, certaines exploitations individuelles (thé, tabac, coton, etc.)
pouvaient bénéficier d’un crédit agricole ; une partie des exploitations
individuelles étaient exemptées d’impôts ; les livraisons obligatoires à
l’État étaient abaissées{347}. Pour éviter à la paysannerie géorgienne les
déportations de masse, Beria favorisa le développement des cultures
subtropicales, thé, tabac, agrumes. Il permit aux kolkhoziens d’agrandir
leur lopin individuel. Il rêvait de transformer la Géorgie occidentale, sa
patrie, en « Floride soviétique », et il ne s’agissait pas que de propagande
puisque, après la mort de Staline, il revint à ce projet{348}. Khrouchtchev
trouvait la politique agraire de Beria déplorable, comme il le déclara lors
d’une rencontre avec des communistes italiens le 10 juillet 1956 :
Mon père avait été hostile à la fédération dès le début. […] Lorsqu’il
fut placé à sa tête, il n’eut de cesse de la détruire. […] Staline
consentit à la dissolution de la Fédération de Transcaucasie en avril
1937 car il envisageait de faire de chacune de ces républiques un
tremplin vers le Moyen-Orient, en utilisant les revendications
territoriales de la Géorgie et de l’Arménie à l’égard de la Turquie,
celles de l’Azerbaïdjan à l’égard de l’Iran. Mon père sut utiliser à
fond ces dispositions de Staline. Plus tard il me cita cet exemple pour
me montrer par quelles voies détournées on pouvait faire quelque
chose pour son peuple{354}.
Tyran criminel !
Le 17 février :
Sa Majesté Nicolas
Pourtant les mesures adoptées par Beria ne furent pas que cosmétiques,
comme en témoignent les chiffres. En 1939, 223 800 détenus furent libérés
des camps, 103 800 des colonies{412}. En janvier 1939, il y avait
352 508 détenus dans les prisons du NKVD ; en octobre de la même année
leur nombre était passé à 178 258{413}. Ceux dont l’affaire était en cours
d’instruction fin 1938 étaient libérés plus facilement que ceux qui avaient
déjà été condamnés : 110 000 détenus politiques furent rendus à la liberté
en 1939{414}. « La rumeur enflait, créant une illusion de libérations
massives et suscitant dans la société un espoir euphorique », se rappelle
A. Vaksberg{415}. Même la presse occidentale eut vent de ce « dégel » ;
ainsi le Socialističeski Vestnik mentionna-t-il l’envoi par Beria de cent
cinquante commissions dans les prisons et les camps, chargées de libérer
avant tout les fonctionnaires, les ingénieurs et les techniciens raflés dans
les purges d’Ejov{416}. La pratique consistant à infliger cinq ou dix ans
de détention supplémentaires à ceux qui avaient achevé leur peine fut
interdite en mars 1939 : ceux qui avaient tiré leur peine en 1938 mais que
le Collège spécial avait condamné de cinq à dix ans supplémentaires
furent libérés. En février 1939, Beria et Vychinski proposèrent aussi
d’abolir les restrictions de résidence pour les personnes condamnées par le
Collège spécial du NKVD et par les troïkas à des peines inférieures à trois
ans et qui, au bout de trois ans après leur libération, n’avaient pas commis
de nouveau délit – la décision devant être prise par le Collège spécial du
NKVD{417}. Le 16 août 1939, furent annulées les déportations liées à la
circulaire du NKVD du 15 juin 1937 interdisant le droit de séjour dans les
grandes villes centrales à ceux qui avaient été exclus du Parti et aux
membres de la famille des personnes condamnées pour délit politique.
Certaines catégories de personnes déportées de Leningrad en 1935 ou
d’Alma-Ata en 1938 purent revenir dans leurs foyers{418}.
La politique « libérale » du nouveau chef du NKVD ne fut pas sans
susciter des résistances. Certains tchékistes s’en souvinrent au moment du
procès de Beria :
Si on savait en URSS que nous passons notre temps à manger dans les
restaurants et à danser cela causerait tout un foin. Et pourtant il n’y
pas de quoi fouetter un chat. Mais nos responsables politiques sont
totalement dépourvus de culture. Vous venez de faire connaissance
avec Hammerstein et ce contact ne peut qu’être utile à l’Union
soviétique. Si nos dirigeants entretenaient des relations avec les
dirigeants européens, bien des difficultés dans nos relations avec les
pays étrangers seraient aplanies. Mais quand vous reviendrez à
Moscou, votre contact avec Hammerstein peut vous valoir des
ennuis{442}.
Ejov demanda en vain une entrevue avec l’un des membres du Politburo
« pour lui dire toute la vérité ». Il fut condamné à mort et exécuté le
lendemain. Le pays n’en sut rien : le commissariat du peuple au Transport
naval fut discrètement scindé en deux, un commissariat au Transport
maritime et un commissariat au Transport fluvial. Le commissaire Ejov
sombra dans l’oubli corps et biens.
On peut s’étonner de la date tardive de son exécution. Il est probable
qu’Ejov fut « débriefé » par Beria et son équipe avec soin. Beria le fit
témoigner, en particulier contre Malenkov, et ce document de vingt pages
rédigé de la main d’Ejov fut découvert en juillet 1953, après la chute de
Beria ; au Plénum de juin 1957 condamnant le « groupe antiparti », Joukov
en mentionnera l’existence{451}. En février 1955, Malenkov se fit
remettre ce document par son secrétaire Soukhanov en lui disant qu’il
voulait le détruire lui-même{452}. Ainsi s’explique l’étrange solidité du
tandem Beria-Malenkov : le premier faisait chanter le second{453}. Et
Malenkov ne devait pas être le seul puisqu’Ejov avait constitué des
dossiers compromettants sur de nombreux membres du Comité central. Il
ne restait à son successeur qu’à faire fructifier cet héritage. Les archives
montrent que Beria s’arrangea, en 1939, pour monter des affaires mettant
en cause chaque membre du Politburo, voire des personnalités comme
Dimitrov, le chef du Komintern{454}. Ensuite il manœuvrait pour que ces
affaires tournent court, de manière à s’assurer la reconnaissance des
intéressés mis au courant.
Qu’a-t-il obtenu avec ces arrestations ? Il a liquidé les cadres qui lui
étaient dévoués personnellement, et à leur place sont venus des
carriéristes, des arrivistes du genre de Beria{482}.
Cet état d’esprit était sans doute partagé par le Politburo puisque,
recevant un groupe d’officiers polonais en octobre 1940, Beria leur dit que
l’URSS lutterait en utilisant l’espace dont elle disposait et, visiblement, il
croyait à une retraite de l’Armée rouge{491}.
Cette perspective allait accélérer une double évolution. Certes Staline
avait accepté d’alléger la tutelle de l’appareil du Parti sur les responsables
de l’économie et les militaires. Mais il n’était pas question pour lui de
s’engager plus avant dans cette direction qui, à terme, pouvait déboucher
sur une limitation de son pouvoir. Au fur et à mesure que le danger de
guerre se précisait, on assista à un phénomène paradoxal dont Mikoïan,
dans ses Mémoires, donne une description saisissante : Staline sembla
choisir une politique systématique d’instabilité gouvernementale. En mai
1940, il avait instauré une présidence tournante des sessions de
l’Economsoviet, l’organisme chargé d’administrer l’économie, ce qui le
paralysa totalement, car les responsabilités et les compétences cessaient
d’être clairement réparties ; Mikoïan, Boulganine et N. A. Voznessenski
présidaient donc à tour de rôle ; or Mikoïan ne pouvait souffrir
Voznessenski et avait Boulganine en faible estime. Le 6 septembre 1940,
Staline créa en outre le commissariat du peuple au Contrôle d’État, confié
au redoutable délateur Lev Mekhlis qui fut nommé vice-Premier ministre.
Cet organisme fut chargé de contrôler l’utilisation des deniers publics et
l’application des décisions gouvernementales, notamment dans le domaine
militaro-industriel. Ce fut pour Staline un puissant moyen de pression sur
l’appareil d’État : il était toujours facile de trouver des cas de gabegie, de
corruption et de gaspillage{492}.
Si Staline avait choisi Beria, c’est aussi parce que ce dernier n’avait pas
d’appuis à Moscou et serait donc totalement dépendant de la faveur de son
puissant compatriote. Mais, en quelques mois, le jeune provincial se fit
admettre dans le cercle fermé des dirigeants du Kremlin. En mars 1939, il
devint membre adjoint du Politburo. Comme le raconte Khrouchtchev,
Beria acquit une influence décisive dans notre collectif. Je voyais que
les proches de Staline, qui occupaient des postes plus élevés dans le
Parti et dans l’État, étaient obligés de le prendre en compte et de
chercher à gagner ses faveurs en lui faisant des courbettes, surtout
Kaganovitch. Molotov est le seul chez qui je n’ai pas remarqué cette
servilité répugnante{493}.
La contre-offensive de Staline.
Staline s’inquiétait du pouvoir croissant de Malenkov et Beria, mais il
ne voulait pas se priver de leurs talents d’administrateurs. Les décisions de
février 1941 témoignent déjà clairement de sa volonté de rogner les
attributions de Beria en l’éloignant de la Sécurité d’État et de l’armée. Le
3 février, le NKVD fut scindé entre le NKVD laissé à Beria et le NKGB, la
Sécurité d’État, beaucoup plus prestigieuse, dont la direction fut confiée à
Merkoulov. Les sections spéciales – le contre-espionnage militaire –
furent retirées au NKVD et confiées au commissariat du peuple à la
Défense et à la Marine. Un Conseil central regroupa les responsables de la
Sécurité d’État, de l’Intérieur et du contre-espionnage. Le but officiel de
cette restructuration était de débarrasser les organes de la Sécurité d’État
des tâches liées à l’économie, qui leur incombaient précédemment :
surveillance des usines et du transport, rapports sur les « insuffisances »
dans l’agriculture et l’industrie, etc., afin qu’ils puissent se consacrer au
renseignement et aux mesures nécessitées par l’imminence de la
guerre{528}. En réalité il s’agissait surtout de diminuer les pouvoirs de
Beria en le privant de toute emprise sur l’armée et en mettant un frein à la
dérive « technocratique » qu’il imprimait au NKVD. Certes Beria devint
vice-président du Sovnarkom – le Conseil des ministres – et il entra à
l’Economsoviet ; et son fidèle Dekanozov devint membre du Comité
central du Parti. Mais Staline prit soin de nommer Nikolaï Voznessenski,
Malenkov et le responsable de l’organisation du Parti de Moscou,
Alexandre Chtcherbakov, membres suppléants du Politburo afin
d’empêcher la prééminence de Beria.
Voznessenski lui servit en permanence de contrepoids au couple Beria-
Malenkov. Lors de la XVIIIe conférence du Parti qui se tint en janvier-
février 1941, c’est Voznessenski qui fut chargé par Staline de rédiger le
rapport sur le bilan économique de l’année 1940, au grand dépit de
Malenkov et Beria. Un fonctionnaire du Sovnarkom se rappelait avoir
entendu les deux compères ironiser sur le projet du texte de Voznessenski.
Malenkov disait à Beria en l’annotant au crayon : « Le voilà qui
commence à nous donner des leçons, il se prend pour un maître. » Beria
renchérissait : « Attends, il y a encore plus gratiné, regarde là. » Aucune de
leurs corrections ne fut retenue par Staline, ce qui mit un comble à leur
mécontentement{529}.
Le 21 mars, fut créé au sein du Sovnarkom un Bureau du Sovnarkom,
véritable cabinet de guerre, et l’Economsoviet fut supprimé. Dans le
nouvel organisme, Molotov fut chargé de la politique étrangère,
Voznessenski de l’industrie militaire, Mikoïan de l’approvisionnement,
Boulganine de l’industrie lourde, Beria de la sécurité, Kaganovitch du
transport et Andreev de l’agriculture. Le but de tout ce chambardement
était la promotion de Voznessenski, bombardé premier vice-président du
Sovnarkom, au vif déplaisir des autres membres du Politburo, car ce poste
lui donnait la supervision de toute l’économie et surtout le soustrayait à
tout contrôle, hormis celui de Staline. Et Mikoïan de s’interroger :
Le pacte germano-soviétique
Si Staline remplaça Ejov par Beria, ce ne fut pas seulement pour se
débarrasser d’un témoin gênant et désigner un bouc émissaire, mais aussi
pour des raisons de politique étrangère. En effet, à la veille des accords de
Munich, il se rendit compte que le temps était venu des sondages discrets
et des négociations secrètes. L’action du NKVD à l’extérieur ne devait
plus être limitée à la liquidation physique des ennemis de l’URSS et à
l’infiltration des organisations de l’émigration. Staline voulait être
renseigné sur les gouvernements étrangers, leurs intentions, ainsi que sur
les capacités militaires et techniques des pays capitalistes, afin d’être en
mesure de les influencer. Pour cela il avait besoin, à la tête du NKVD, d’un
homme capable de comprendre les finesses de la diplomatie, disposant
déjà de surcroît d’un important réseau, notamment en Turquie et en
France. Le réseau turc surtout intéressait Staline : jusqu’en 1938, les
dirigeants turcs acceptèrent de se charger de missions délicates pour le
compte des Soviétiques qui ne voulaient pas y être impliqués directement.
Au printemps 1939, l’importance de la Turquie augmenta de manière
considérable aux yeux de Staline, à cause de la présence de von Papen à
Ankara. Selon Pavel Soudoplatov, les sondages germano-soviétiques qui
aboutirent au pacte d’août 1939 se nouèrent en Turquie en avril-mai, à
l’initiative de l’ambassadeur allemand{532}. Beria apportait avec lui en
dot son expérience des affaires turques, ses contacts en Europe et aux
États-Unis.
Quatre aspects de la politique étrangère de Beria apparaissent hérités de
la tradition tchékiste. Et d’abord l’intérêt pour le sionisme et les Juifs.
Déjà Felix Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka, estimait que les
bolcheviks avaient eu tort de s’aliéner les sionistes et il avait ordonné à
J. I. Serebrianski, le chef de la Section spéciale de la GPU, de recruter un
réseau parmi les sionistes en Palestine{533}. Ensuite, l’intérêt pour les
pays neutres et les pays d’Europe centrale et orientale, dans lesquels les
« organes » disposaient de plus de moyens d’action que le ministère des
Affaires étrangères et le réseau communiste. En troisième lieu, le goût de
la « diplomatie souterraine ». Et enfin, le penchant pour la provocation. À
cela s’ajoute le substrat caucasien déjà évoqué.
À partir de la garantie donnée par l’Angleterre à la Pologne en mars
1939, l’URSS devint l’arbitre en Europe. Les dirigeants soviétiques se
sentirent en position de force. Dans un discours du 10 avril 1939, Jdanov
évoqua la mission historique de l’URSS et appela à se préparer au moment
où l’environnement capitaliste serait remplacé par un environnement
communiste{534}.
L’URSS avait le choix entre l’alliance franco-britannique et l’entente
avec l’Allemagne. De nombreux indices donnent à penser que chaque
option avait ses partisans au Politburo. Jdanov et le clan « russophile »
penchaient pour l’entente avec l’Allemagne. En partie pour des raisons de
politique intérieure et de survie personnelle, les « allogènes » – Beria,
Mikoïan et Kaganovitch – préféraient l’alliance franco-anglaise ; en
octobre 1940, Mikoïan ira jusqu’à mettre son veto à l’exportation de
matières premières vers l’Allemagne tant celle-ci avait tardé à procéder
aux livraisons prévues par le traité de février 1940. Dans ses Mémoires,
Sergo Beria affirme que son père
n’était pas très content du pacte avec l’Allemagne [du 23 août 1939]
car il considérait que ce pacte nous coupait de toute la civilisation
occidentale. Il craignait que le rapprochement avec l’Allemagne ne se
traduise par une aggravation de la politique de Staline à l’intérieur.
Avec un allié comme Hitler, Staline n’aurait plus à se gêner et un
rapprochement avec l’Allemagne risquait de transformer le
chauvinisme russe en fascisme pur et simple{535}.
Par ses moyens détournés, Beria avait essayé d’influencer Staline contre
l’Allemagne : ainsi, le dossier d’accusation contre Ejov, monté avec
B. Koboulov, s’articulait autour d’un prétendu complot allemand pour
renverser Staline. De même, en mai 1939, il fut reproché à Arkadi
Rosengoltz, l’ancien commissaire du peuple au Commerce extérieur,
d’avoir saboté en 1935-1936 les échanges soviétiques avec la Pologne au
profit de contrats avec l’Allemagne{536}.
Toujours selon Sergo Beria :
Jdanov défendait l’alliance avec l’Allemagne et avait tout fait pour
saboter les négociations avec les Anglais et les Français. Il
considérait que les Anglo-Saxons s’arrangeraient toujours pour
empêcher la Russie de devenir un protagoniste sur la scène mondiale,
alors que l’Allemagne, en échange des matières premières russes,
serait obligée de favoriser l’expansion de l’URSS au Proche-Orient et
en Extrême-Orient{537}.
Le sort de la Finlande.
Après la signature du pacte, l’étoile de Jdanov fut à son zénith, au point
que Staline lui confia l’organisation de l’opération contre la Finlande
lorsque celle-ci refusa les amputations territoriales exigées par l’URSS et
que les pourparlers furent rompus le 13 novembre. Le dossier finlandais
fut ainsi soustrait au NKVD au profit de l’appareil du Parti, ce que Beria
ne pouvait accepter les bras croisés. Sergo Beria se souvient :
Mon père ne voulait pas de la guerre avec ce pays. En Finlande, le
capital était essentiellement américain et suédois. Le capital
allemand y était pratiquement absent. Lorsqu’on disait à mon père
que si nous ne nous emparions pas de la Finlande, les Allemands
allaient s’y fourrer, il répondait : « Oui, mais ils devront faire la
guerre pour cela – parce que les Américains et les Suédois y sont
déjà. C’est pourquoi nous ne devons pas rosser la Finlande à partir de
Leningrad, mais nous servir des Américains et des Suédois pour y
pénétrer ; nous devons encourager l’expansion du capital suédois en
Finlande et augmenter notre influence par ce moyen. » Mieux valait à
son avis chercher l’appui des sociaux-démocrates et même des
nationalistes qui voyaient leur intérêt dans de bonnes relations avec
l’URSS{546}.
Les 21 et 22 juillet 1940, les États baltes furent annexés à l’URSS et les
gouvernements de front populaire remplacés par des gouvernements
communistes{566}. À en croire Soudoplatov, le NKVD conserva en
réserve pendant la durée de la guerre quelques personnalités non
communistes, comme Munters, pour le cas où les Anglo-Saxons auraient
exigé la « finlandisation » des États baltes.
Bien entendu Staline refusa{578}. Mais Beria ne renonça pas et, début
novembre, Svoboda fut rappelé à Moscou où on lui signifia que ses
propositions étaient acceptées par le gouvernement soviétique même s’il
n’y avait pas de décision officielle. Et, en décembre 1940, le NKVD invita
Frantisek Moravec, le chef du renseignement militaire tchèque, à déléguer
une mission à Moscou{579}. En janvier 1941, le président tchèque envoya
le lieutenant Svoboda à Istanbul pour assurer la liaison avec le
NKVD{580}. Pika fit savoir à Londres, à la mi-janvier, que les
Soviétiques avaient accepté la création d’unités tchécoslovaques
indépendantes quand la situation internationale le permettrait. Il put
établir un contact avec la radio Zoia située dans une datcha près de
Moscou et mise à la disposition de Svoboda. Le 8 mars, Pika fut chargé de
la mission militaire tchèque à Moscou où il arriva en avril en secret. En
mai, le projet de créer une légion tchèque en territoire soviétique fut
toutefois remis aux calendes : plus que jamais Staline ménageait Hitler.
L’évacuation des Tchèques se poursuivit donc, mais, en mai-juin 1941, le
gouvernement tchèque en exil et les Soviétiques convinrent d’une
collaboration entre le NKVD et le service de renseignements
tchécoslovaque, le NKVD s’engageant à former des groupes de sabotage
tchèques{581}.
Il y avait si peu de gens à fusiller et ils n’ont pas été fichus de le faire
discrètement. Moi j’en ai fusillé un bien plus grand nombre [de
Polonais] en Ukraine. Personne n’en a jamais rien su{641}.
Autre détail troublant : le 7 août 1943, le FBI reçut une lettre anonyme
en russe dénonçant V. Zaroubine, alors responsable du NKVD aux États-
Unis. Son auteur reprochait entre autres à V. Zaroubine d’avoir participé à
l’assassinat des Polonais à Katyn :
Nous savions que la guerre nous pendait au nez, nous savions que
nous étions plus faibles que l’Allemagne, qu’il nous faudrait reculer.
Toute la question était jusqu’où, jusqu’à Smolensk ou jusqu’à
Moscou : c’est ce que nous discutions à la veille de la guerre{698}.
Staline était si déprimé qu’il retenait ses proches autour de lui dans
d’interminables beuveries, les empêchant de s’acquitter de leurs tâches et
paralysant le gouvernement. Passant leurs nuits à boire « parfois jusqu’à
vomir », comme dit Khrouchtchev, les membres du Politburo n’étaient
guère en état de travailler le jour. Beria encourageait ses collègues à se
saouler au plus vite : « Plus vite nous serons ivres, plus tôt nous pourrons
partir. Il ne nous lâchera pas tant que nous ne serons pas saouls{699}. »
La répugnance à faire les concessions nécessaires pour adapter le pays à
une situation de guerre avec un ennemi extérieur réel fut sans aucun doute
une raison pour Staline de nier l’imminence d’une attaque allemande.
« Staline ne voulait pas de la guerre et ce désir il l’avait érigé en réalité
[…]. Nous tentions de l’en faire démordre mais en vain […]. Il était
persuadé que Hitler ne commencerait pas la guerre avant 1943 », rapporte
Mikoïan{700}. Une des causes de la conviction de Staline était l’accueil
fait à Molotov à Berlin en novembre 1940. Celui-ci en était revenu
persuadé dur comme fer de la solidité des relations germano-soviétiques et
avait rallié Staline à ses vues{701}. Un Staline qui ne demandait qu’à le
croire : l’entente germano-soviétique avait tant rapporté à l’URSS en
quelques mois que Staline rêvait d’en prolonger les bénéfices le plus
longtemps possible. À la fin de 1940, lors d’un banquet où étaient présents
des diplomates étrangers, alors qu’on demandait à Staline quel était son
désir le plus cher, il répondit sans hésiter : « Que l’Allemagne batte
l’Angleterre le plus vite possible{702}. »
On attribue d’ordinaire la surprise du 22 juin 1941 à l’entêtement de
Staline qui avait ignoré de manière systématique les nombreux
avertissements de ses espions, de ses diplomates et des hommes d’État
étrangers. La question se pose néanmoins de savoir quel rôle joua Beria
dans la grave erreur de calcul de Staline qui faillit entraîner
l’effondrement de l’URSS en 1941. Après tout, Beria dirigeait le
renseignement.
Faut-il penser, avec les historiens khrouchtchéviens, que « c’est Beria le
principal responsable de la catastrophe militaire de 1941 : il disposait
d’une information complète et crédible de l’attaque imminente. […] C’est
du favori de Staline Lavrenti Beria que partait l’essentiel de la
désinformation{703} » ? Cette opinion est encore aujourd’hui partagée par
certains historiens peu suspects de sympathie pour la vulgate
khrouchtchévienne, comme Vladimir Karpov :
Le vrai crime pour lequel il aurait fallu fusiller Beria dès le début de
la guerre, c’est la désinformation à laquelle il se livra sur les
intentions et les forces de l’Allemagne hitlérienne. Officiellement
Beria n’était pas un espion allemand, mais les services qu’il a rendus
aux Allemands et le tort qu’il a causé à notre armée sont équivalents
à ceux que pourraient apporter une énorme organisation d’espionnage
et de sabotage{704}.
Il est vrai qu’en novembre 1938, Mekhlis était allé jusqu’à se plaindre à
Staline que Vorochilov lui mettait des bâtons dans les roues dans la chasse
aux ennemis du peuple ! Des 108 membres du Conseil militaire auprès du
commissariat du peuple à la Défense, seuls dix n’avaient pas été
arrêtés{725}.
De surcroît, il était difficile d’assurer la relève. En novembre 1938,
Beria mit fin à l’opération « Nouvelles recrues » lancée quelques mois
auparavant en Espagne, qui consistait à sélectionner un certain nombre de
combattants des Brigades internationales, à les entraîner dans une école
spéciale créée à Barcelone par Orlov afin de constituer dans toute l’Europe
un réseau d’illégaux en prévision de la guerre{726}. Certes Staline avait
ordonné, en mars 1938, de recruter huit cents communistes ayant une
formation supérieure, de les envoyer en stage à l’École supérieure du
NKVD pour six mois afin de remplacer les officiers décimés par les
purges{727}. Mais un service de renseignements ne s’improvise pas et les
professionnels expérimentés manquaient cruellement. Au total, ce n’est
qu’à la fin de l’année 1940 que les officiers de renseignement soviétiques
obtinrent l’autorisation de réactiver leurs anciens contacts : ainsi, en
décembre 1940, Gorski, de retour à Londres, renoua le contact avec Kim
Philby et le groupe de Cambridge{728}. Cependant la purge des services
spéciaux se poursuivit durant toute l’année 1941, et si certains réseaux
étaient reconstitués au moment où la guerre éclata, ils demeuraient encore
fragiles.
Lors du procès de Beria en 1953, Alexandre Korotkov, l’ancien rezident
en Allemagne, expliquera cette purge par la « crainte de Beria à l’égard de
nos réseaux à l’étranger car ils pouvaient démasquer ses liens avec les
services occidentaux{729} ». D’autres, comme Soudoplatov, ont estimé
que Beria voulait mettre en place des hommes neufs dont la loyauté lui
était assurée :
Lorsque Dekanozov avait été nommé chef du Département étranger,
nous avions compris pour la première fois qu’il ne s’agissait pas
d’erreurs mais qu’il existait une tactique délibérée visant à nommer
des gens inexpérimentés, forcément voués à commettre encore plus
de fautes{730}.
Début juin 1941, Koboulov fut rappelé à Moscou, non pour faire un
rapport sur la situation allemande, mais pour être informé de sa mutation
en Ouzbékistan – toujours prévoyant, Beria avait décidé de « planquer »
son collaborateur en Asie centrale pour qu’il s’y fasse oublier{774}. Le
4 juin, Korotkov sollicita de Fitine l’autorisation de l’accompagner afin de
pouvoir convaincre les dirigeants du Kremlin de l’imminence du danger et
de mettre au point les transmissions radio de l’Orchestre rouge avec
l’URSS, mais il n’obtint pas cette autorisation{775}. Aucun responsable
du renseignement du NKVD ne fut jamais reçu par Staline sans que ses
supérieurs, Beria, Merkoulov et Koboulov, ne fussent présents{776}.
Plus étrange encore est la rencontre du 5 mai entre von Schulenburg,
l’ambassadeur du Reich en URSS, qui venait de rentrer de Berlin
convaincu que Hitler avait pris la décision irrévocable d’attaquer l’URSS,
avec l’ambassadeur soviétique à Berlin, Dekanozov, alors de passage à
Moscou. Schulenburg l’avait vu à côté de Staline sur le mausolée lors de
la manifestation du 1er mai et il pensait que Dekanozov avait l’oreille du
dictateur. Il existe deux versions fort divergentes de cette entrevue. Selon
le conseiller d’ambassade allemande, Gustav Hilger, qui était présent,
Schulenburg avertit Dekanozov de la gravité de la situation ; insistant sur
le fait qu’il prenait l’initiative de cette rencontre à ses risques et périls, il
recommanda instamment au gouvernement soviétique d’engager une
démarche auprès de Berlin avant que Hitler ne frappe. Par la suite, cette
version a été confirmée par Mikoïan qui a rapporté à l’historien soviétique
G. Koumanev les propos de Schulenburg : « Vous vous demandez pourquoi
j’agis de la sorte ? J’ai été élevé dans l’esprit de Bismarck qui a toujours
été opposé à une guerre avec la Russie. » La réaction de Dekanozov étonna
Hilger : « Avec une obstination exaspérante », il ne cessait de demander si
ses interlocuteurs s’exprimaient ainsi à la demande de leur gouvernement ;
dans le cas contraire, il ne pouvait transmettre ces informations à son
gouvernement{777}. Bien mieux, dans le compte-rendu rédigé par
l’interprète soviétique V. N. Pavlov et corrigé par Dekanozov, il n’est en
rien question d’une attaque de l’Allemagne contre l’URSS, mais
uniquement de « rumeurs » de guerre qu’il importe de combattre en
entreprenant une démarche concertée avec l’ambassade allemande afin
d’améliorer les relations entre les deux pays. Mis au courant par Molotov
de la démarche de Schulenburg, Staline laissa tomber : « Eh bien, il faut
croire que la désinformation se fait désormais au niveau des
ambassadeurs{778}. »
Le 8 mai, Dekanozov fut reçu par Staline et le lendemain il rencontra à
nouveau Schulenburg et lui proposa de publier un communiqué commun
germano-soviétique démentant les rumeurs de guerre entre les deux pays ;
selon les minutes de l’entretien rédigées par Dekanozov, Schulenburg
approuva cette initiative en recommandant en outre que Staline adressât
une lettre aux dirigeants de l’Axe ; dans celle destinée à Hitler, il pouvait
suggérer en appendice la publication de ce communiqué commun. Cet
entretien est à l’origine de la célèbre et désastreuse annonce de l’agence
TASS du 14 juin 1941 démentant tout risque de guerre. Staline écrivit-il à
Hitler ? En tout cas lui et Molotov avaient accepté le principe d’une telle
démarche, ce que Dekanozov déclara à Schulenburg lors de leur dernière
entrevue le 12 mai, en lui recommandant de mettre au point avec Molotov
le contenu de la lettre{779}. Schulenburg se déroba, soulignant qu’il ne
s’était exprimé qu’à titre privé, et insista pour que « Staline écrive
spontanément de lui-même à Hitler ». Dans son rapport, Dekanozov relata
que Schulenburg lui avait demandé à plusieurs reprises de ne pas le
« trahir » et de cacher son rôle dans cette affaire.
Pour achever le tableau, citons ce télégramme de Dekanozov, daté du
21 juin 1941 :
I. Akhmedov [un officier du renseignement militaire] a reçu une
information de notre agent selon laquelle demain dimanche le 22 juin
l’Allemagne attaquera l’URSS. Je lui ai dit ainsi qu’à Koboulov son
supérieur de ne pas faire attention à de pareils bobards et j’ai
conseillé à nos diplomates de faire un pique-nique demain{780}.
Étant donné que les violations de notre frontière par les avions
allemands ne sont apparemment pas intentionnelles, le NKVD de
l’URSS considère qu’il est indispensable d’envoyer à nos gardes-
frontières une directive leur interdisant d’avoir recours aux armes en
cas de violation de notre frontière par des avions allemands, et leur
recommandant de signaler chaque cas afin que nos responsables de la
protection des frontières puissent protester auprès de leurs
homologues allemands{784}.
Il est exclu qu’un émigré de longue date ait pu inventer une fiction si
proche de la réalité. De même les renseignements transmis indiquaient des
accointances en haut lieu au sommet du NKVD, car qui savait à l’époque
que le NKVD et la Gestapo venaient d’entamer une coopération
fructueuse ? Qui pouvait connaître la connivence germano-soviétique sur
la question turque, qui se manifesta le 1er octobre 1939 lorsque Molotov
essaya de persuader le ministre des Affaires étrangères turc Saradjoglu de
renoncer au pacte d’assistance avec la France et la Grande-Bretagne ? Qui
pouvait annoncer avec tant d’exactitude les exigences futures de l’URSS,
des bases dans les Détroits, une révision de la frontière avec la Turquie,
l’annexion de l’Azerbaïdjan du Sud ? On peut objecter que Staline ne prit
aucune mesure contre le Politburo après la publication par l’agence Havas
de son prétendu discours du 19 août ; or il n’était pas homme à tolérer les
fuites. Le plus vraisemblable est qu’il ne tint jamais ce discours et que
Beria et ses proches concoctèrent eux-mêmes ce texte, à partir de ce qu’ils
savaient de la stratégie de Staline. Formellement le texte était un faux,
même s’il rendait fidèlement le fond de la pensée du Guide.
Reste à comprendre quels objectifs poursuivait Beria en se livrant à un
si dangereux stratagème. La conclusion logique que devaient tirer les
Occidentaux des propos de Staline était qu’une guerre européenne était
dangereuse au plus haut degré, et qu’il fallait d’urgence recréer un bloc
antisoviétique, en faisant passer la lutte contre Staline avant celle contre
Hitler. On peut se demander si la récolte de Berichvili ne fut pas pour
quelque chose dans le raidissement antisoviétique des dirigeants français à
partir d’octobre 1939, dans leur évolution vers l’idée de faire la guerre à
l’Allemagne en attaquant son alliée soviétique de Petsamo à Bakou. À
Berlin non plus la publication de l’agence Havas ne passa pas inaperçue,
comme en témoignera ce commentaire de Goebbels dans son Journal :
L’un des buts de Beria aurait donc été de mettre les Occidentaux en
garde contre les desseins agressifs de Staline -- et ce n’était qu’une
première tentative, car Beria organisera d’autres fuites à des moments
cruciaux de la guerre froide, toujours dans le même but. Peut-être était-ce
aussi un gage discret aux Alliés : au début de 1940, Berichvili reçut deux
lettres de Jordania, dans lesquelles l’ancien président géorgien l’informait
que Spiridon Kedia et Eugène Gueguetchkori menaient des pourparlers
avec les Anglais et les Français au nom de Beria en vue d’un éventuel
coup d’État au Kremlin{819}. Toutefois Beria poursuivait un autre
objectif en permettant à Berichvili de combler ses commanditaires :
encourager les Occidentaux à prendre au sérieux leurs alliés géorgiens, à
assurer aux mencheviks une place prépondérante parmi les émigrés
géorgiens et caucasiens ; et aussi contrebalancer l’influence turque en
donnant la preuve que les peuples caucasiens étaient tout autant en mesure
de servir la cause alliée. Les renseignements rapportés par Berichvili, le
texte du discours de Staline surtout, lui conférèrent un grand prestige
parmi ses interlocuteurs occidentaux. Il rencontra en Syrie Weygand qui
lui dit qu’une guerre avec l’URSS était inévitable, que l’URSS perdrait
cette guerre, que les Alliés créeraient une Confédération caucasienne et
qu’il s’engageait à favoriser le retour du gouvernement menchevique en
Géorgie{820}. Berichvili devint le représentant du gouvernement
menchevique et du Centre national géorgien auprès de l’état-major de
l’armée Weygand qui fut doté d’une section caucasienne. Weygand le
présenta au maréchal Tchakmak, chef de l’état-major de l’armée turque,
après que, le 19 octobre, un traité d’assistance mutuelle eut été conclu
entre la Turquie, la France et la Grande-Bretagne{821}. Et, en novembre
1939, Berichvili rencontra l’attaché militaire japonais Tateishi.
Invité à présenter un rapport devant des officiers français, anglais et
turcs, Berichvili affirma que le peuple géorgien et tout le Caucase
soutiendraient les Alliés en cas de guerre contre l’URSS, à condition que
ceux-ci s’engagent officiellement, par une déclaration des ministres des
Affaires étrangères, à restaurer leur indépendance. En effet, les Géorgiens
étaient tout aussi inquiets de l’alliance entre les puissances occidentales et
la Turquie que d’une collusion germano-turque éventuelle. Ils craignaient
que le Caucase du Sud ne soit donné en pâture aux Turcs pour prix de leur
soutien aux entreprises franco-britanniques. Berichvili insista donc pour
qu’un accord fût conclu entre Français et Géorgiens, aux termes duquel les
Français s’engageaient à ce que la Géorgie fût occupée par des troupes
françaises ; si la présence de troupes turques était indispensable, celles-ci
devaient être accompagnées par des officiers français. Début décembre, en
présence d’Adrien Marquet, Daladier promit à Gueguetchkori de restaurer
l’indépendance de la Géorgie en cas de guerre avec les Soviets et la même
promesse fut faite par les Britanniques{822}.
Sur la base des renseignements fournis par Berichvili et d’autres
émigrés caucasiens, les Alliés étaient persuadés qu’« un mouvement
révolutionnaire n’attendait qu’une occasion pour se manifester dans cette
région{823} ». Le Bureau de l’étranger menchevique chargea Berichvili
de préparer l’infiltration en Géorgie d’émissaires pour encadrer le
soulèvement et, au début de 1940, Berichvili commença à collaborer avec
les services spéciaux turcs pour réaliser cette mission. Jordania lui écrivit
qu’Eugène Gueguetchkori et Spiridon Kedia négociaient avec les Alliés au
nom de Beria : celui-ci proposait d’organiser un coup d’État en URSS à
condition que les Franco-Britanniques lui accordent leur soutien{824}.
Gueguetchkori réussit à convaincre les militaires français de recruter
une unité géorgienne qui pourrait être utilisée au moment de l’attaque
contre le Caucase. La note ministérielle qui annonçait la création de cette
unité, encadrée par des officiers et des sous-officiers géorgiens de la
Légion étrangère, parut le 8 avril 1940. Cette unité devait rejoindre
l’armée d’Orient du général Weygand. À l’instigation du commandement
français, les émigrés géorgiens créèrent un Comité national géorgien
présidé par le général S. Tchavtchavadzé chargé d’organiser un corps
expéditionnaire qui devait envahir la Géorgie soviétique par la
Turquie{825}. Les Français obtinrent que les Turcs autorisent ce Centre
national Géorgien agissant sur leur sol, ainsi que les autres représentations
des peuples du Caucase. Français et Britanniques avaient en outre décidé
de créer une Légion ukrainienne en Ukraine subcarpatique{826}.
Jordania avait promis à Ourouchadzé de lui envoyer un émissaire en
Iran. Il choisit pour cette mission Simon Goguiberidzé qui avait émigré en
1924, s’était plusieurs fois rendu en URSS, à Moscou et à Tbilissi de
manière clandestine, et s’était vanté d’avoir eu des contacts avec de hauts
dignitaires soviétiques{827}. Celui-ci arriva à Téhéran en mai 1939 avec
un passeport polonais. En octobre 1939, Goguiberidzé fut mis à la
disposition des Français et il se vit adjoindre un nouvel émissaire des
mencheviks de Paris, Léo Pataridzé. En novembre 1939, il reçut l’ordre du
Bureau de l’étranger menchevique de se rendre clandestinement en
Géorgie le plus vite possible, accompagné de Pataridzé et de David
Erkomaichvili. Les militaires français manifestaient un vif intérêt pour
cette mission : Goguiberidzé s’était fait fort de saboter l’oléoduc Bakou-
Batoum{828}. Le Géorgien eut recours à la filière turque pour pénétrer en
territoire soviétique. En janvier 1940, il entra en contact avec l’attaché
militaire français à Istanbul et fut infiltré{829} grâce au réseau Rapava
avec lequel il entra en contact au monastère catholique géorgien
d’Istanbul{830}. Son séjour clandestin en Géorgie dura de février à mai
1940{831}. Les consignes de Jordania étaient de mettre sur pied en
Géorgie un Comité pour l’indépendance, de conseiller aux Géorgiens de ne
pas se soulever tant que l’armée soviétique se trouvait dans la république
et de ne passer à l’action ni trop tôt ni trop tard. En cas de guerre, ils ne
devaient pas se soustraire à la mobilisation, pour éviter les répressions,
mais devaient se livrer à une propagande permettant d’utiliser les unités
géorgiennes au moment opportun. Enfin, ils devaient éviter les effusions
de sang et les répressions après avoir pris le pouvoir{832}. Ces
instructions des mencheviks montrent que leurs objectifs ne
correspondaient pas tous avec ceux des Français qui finançaient le Centre
national géorgien et qui souhaitaient qu’un soulèvement des peuples du
Caucase leur facilitât la conquête de la région, alors que les Géorgiens
jugeaient plus prudent d’attendre la victoire des troupes anglo-françaises
pour lancer le mouvement.
Les émigrés caucasiens accueillirent avec enthousiasme les projets
franco-britanniques d’attaque de l’URSS au moment de la guerre de
Finlande. Mais les plans de bombardement de villes caucasiennes,
Batoumi, Bakou, et Grozny, tempérèrent cet enthousiasme, surtout lorsque
les Caucasiens se rendirent compte que le bombardement des sources de
ravitaillement russe en pétrole du Caucase était l’une des mesures
envisagées par les Britanniques pour assister la Turquie en cas d’attaque
germano-soviétique{833}. Les émigrés s’efforcèrent d’obtenir des
assurances auprès des Français et des Britanniques que les Alliés n’avaient
pas promis la Géorgie et l’Arménie aux Turcs pour prix de leur
collaboration avec les Occidentaux. En Grande-Bretagne, Gougouchvili,
l’envoyé du Centre national géorgien à Londres, posa cette question début
mars 1940 au Foreign Office. N’ayant pas obtenu les garanties demandées,
il laissa entendre que les Caucasiens pourraient alors choisir le camp
soviétique. Les Britanniques soupçonnaient d’ailleurs que Gougouchvili
avait concerté cette démarche avec l’ambassadeur soviétique
Maïski{834}.
Lorsque Noé Jordania et ses proches se persuadèrent que les Anglais et
les Français avaient eux aussi promis la Géorgie aux Turcs en récompense
de leur soutien, ils ordonnèrent à Chalva Berichvili d’empêcher cela par
tous les moyens. Celui-ci, outré par le projet de bombarder Batoumi, fit
connaître ses objections aux Alliés et reçut le soutien enthousiaste des
Turcs, ce qui confirma ses soupçons que Batoumi avait été promis à la
Turquie. Weygand le convoqua à Beyrouth pour le tranquilliser : les Alliés
avaient renoncé au bombardement de ce port géorgien, d’autant plus que
Jordania avait aussi manifesté son opposition à ce plan{835}. Mais, en
mars 1940, Berichvili apprit par l’attaché militaire français que la Turquie
participerait à l’attaque contre l’URSS et que le bombardement de Bakou
et de Batoumi était décidé. Il résolut de prévenir le gouvernement
soviétique, se rendit en Géorgie sous prétexte de préparer les organisations
anticommunistes clandestines à l’accueil des forces alliées{836} et, le
9 mai 1940, il envoya une missive destinée à Beria, dans laquelle il
l’avertissait que les Franco-Britanniques avaient l’intention de frapper
Bakou en juin{837}. Il affirmait vouloir éviter que la Géorgie ne devienne
un champ de bataille et proposait à Beria de continuer à l’informer des
projets occidentaux, de manière bénévole : « Je ne vous demandais pas
d’aide. Les passages à la frontière de Turquie en Géorgie, je les effectuais
par mes propres moyens et à mes risques et périls. » Il priait cependant
Beria d’accuser réception de cette missive par une petite annonce dans la
revue Kommunist{838}. Durant ses interrogatoires par le MGB géorgien
après son arrestation, il affirmera n’avoir pas obtenu de réponse. Il revint
en Turquie vers le 20 mai et rencontra Goguiberidzé et Erkomaichvili, eux
aussi de retour de Géorgie. Début juin 1940, il refit une brève incursion en
Géorgie.
En septembre 1940, alors que Goguiberidzé entrait en contact avec les
services spéciaux britanniques à Istanbul, Berichvili réussit à pénétrer en
Géorgie soviétique avec deux compagnons, David Erkomaichvili et Chalva
Kalandadzé. Il était assisté par les Turcs qui souhaitaient être informés sur
les concentrations de troupes soviétiques à la frontière ; en effet, après
l’effondrement de la France, les Allemands avaient rendu publics les plans
de guerre franco-britanniques contre le Caucase et les Turcs étaient en
proie à la panique, craignant une intervention soviétique. Berichvili
envoya une deuxième lettre à Beria pour offrir à nouveau ses services,
lettre conservée dans les archives du NKVD de Géorgie : « Je suis
convaincu que vous, chevalier géorgien parvenu à une telle puissance, […]
me donnerez la possibilité de servir notre pays par mes modestes
moyens. » Berichvili y évoquait son rôle passé, ses excellentes relations
avec le général Weygand, la confiance dont il jouissait auprès des autorités
turques et ses contacts possibles avec les Japonais. Il se proposait de
contribuer à empêcher toute démarche aventureuse pendant la guerre :
« Notre peuple doit éviter le sort des Arméniens pendant la Grande Guerre.
Les Géorgiens doivent servir [dans l’Armée rouge]. Il faut éviter toute
provocation et toute révolte contre le régime soviétique. »
Certes l’URSS était liée par un pacte d’amitié avec l’Allemagne et les
fascistes caucasiens faisaient tout pour persuader l’Allemagne de
déclencher une guerre contre l’URSS après la défaite de l’Angleterre.
Berichvili proposait donc à Beria une alliance contre ces fascistes, puis le
mettait en garde contre la Turquie. Celle-ci feignait l’amitié avec l’URSS
parce qu’elle en avait peur, mais en cas de défaite de l’URSS, elle projetait
de s’emparer du Caucase, « ce qui serait une catastrophe pour la nation
géorgienne ». Tous les patriotes géorgiens devraient être du côté de
l’URSS en cas de guerre soviéto-turque,
Deuxième Partie
L’ÉPREUVE DE LA GUERRE
9
La guerre
Un autre peuple aurait pu dire au gouvernement : vous nous avez déçus,
partez, nous choisissons un autre gouvernement. […] Mais le peuple russe
ne l’a pas fait
[Staline, 24 mai 1945].
La crise du régime.
Les premiers jours de la guerre présentèrent la facture de la politique
des années précédentes. Les vices du système mis en place par Staline
apparurent au grand jour. Les bureaucraties concurrentes paralysaient
l’administration et le souvenir tout frais de la terreur étouffait toute
initiative à la base. Le seul organisme prêt à l’action fut le NKVD. Les
prisons de Moscou, à l’exception de la Loubianka, avaient été évacuées
dès le mois de mai{857}. Le 22 juin au matin, le NKVD effectua une rafle
des « indésirables ». Les listes noires étaient prêtes :
Qu’est-ce que c’est que cet état-major ? Qu’est-ce que c’est que ce
chef d’état-major qui le premier jour de la guerre est en plein
désarroi, qui n’a pas de liaison avec les troupes, ne représente
personne et ne commande personne ?
Lorsque nous arrivâmes chez lui – m’a raconté Beria –, nous vîmes à
son expression qu’il avait très peur. Il pensait que nous venions
l’arrêter parce qu’il avait abandonné ses fonctions et ne faisait rien
pour organiser la résistance à l’invasion allemande{868}.
Les craintes que Staline avait nourries depuis des années d’une fin de
son régime après la défaite militaire n’étaient-elles pas en train de se
réaliser ? Avait-il raison de s’inquiéter ? La force agissante du trio à
l’origine du GKO était Beria, ce que confirment deux témoignages. Pour
Mikoïan : « Molotov nous dit : “Lavrenti Pavlovitch propose de créer un
Comité d’État à la Défense sur le modèle du Conseil du Travail et de la
Défense de Lénine auquel il faut déléguer tout le pouvoir”{869}. » Et pour
Khrouchtchev : « Lorsque Staline perdit son autorité et même toute sa
volonté, au cours de notre retraite devant les Allemands, Beria imposa sa
terreur au Parti{870}. » Envisagea-t-il de se débarrasser de Staline à ce
moment ? C’est possible. Mais le dauphin eût été Molotov et, le 30 juin, la
situation militaire semblait désespérée. Selon Sergo Beria :
Mon père ne m’a jamais soufflé mot sur les motivations des uns et
des autres pendant ces journées fatidiques. À ce qu’il me semble, les
membres du Politburo savaient qu’ils pouvaient se passer de Staline.
Mais le prestige de Staline était si grand dans les masses qu’ils ne
pouvaient le renverser à ce moment de crise où la mobilisation du
peuple était indispensable{871}.
Mon père dit à ses collègues : « Nous avons été témoins de ces heures
et cela jamais Staline ne nous le pardonnera. Ne l’oubliez pas. » Il
taquinait Mikoïan car celui-ci s’était caché derrière le dos des autres
pour que Staline ne le voie pas. Le plus drôle est que même Molotov
remarqua un jour, bien des mois plus tard : « Lavrenti, Iossif
Vissarionovitch ne nous pardonnera jamais cette démarche »{873}.
Et, de fait, Staline n’oublia jamais les circonstances de la création du
GKO.
Pour les membres du Politburo, l’offensive allemande et les premiers
jours de la guerre furent aussi un rude choc : Staline s’était trompé ! Il
n’était pas infaillible ! Il était possible de gouverner le pays sans lui ! Les
Mémoires de Khrouchtchev montrent que la déstalinisation a germé durant
ces dramatiques journées de juin. Certains sentaient que la débâcle des
premiers jours, le refus des soldats de se battre mettaient en cause le
système socialiste. À commencer par Staline, selon Sergo Beria :
Ces témoignages croisés sont précieux, car ils laissent percevoir que
l’une des causes du désastre de l’été 1941 était un défaitisme inavoué
existant chez beaucoup de Soviétiques poussés à bout par les atrocités du
régime. Chez Beria, la déconfiture de Staline suscita une indéniable joie
maligne : sinon pourquoi aurait-il narré avec délectation à ses collègues
absents, comme Khrouchtchev, la scène inoubliable du 30 juin ? En outre,
Beria eut l’initiative de la nomination de Vorochilov à la tête du front du
Nord-Ouest et de S. M. Boudionny à la tête du front du Sud-Ouest. Or il
était parfaitement conscient de la médiocrité de ces deux
personnages{877}. Il devait bien comprendre que ces favoris de Staline ne
faisaient pas le poids face aux généraux de la Wehrmacht.
Les Soviétiques ordinaires perçurent les premières années de la guerre
comme une période de liberté. Ce sentiment était partagé par les proches
de Staline car la guerre obligea le dictateur à déléguer des pouvoirs et à
allonger la laisse qui tenait attachés tous les membres du Politburo. Sur le
plan formel, la centralisation effective nécessitée par l’organisation de
l’effort de guerre parut renforcer le pouvoir de Staline : l’obtention de
deux tonnes d’essence exigeait la signature du chef de gouvernement.
Mais l’étendue même des tâches à accomplir empêcha Staline de tout
superviser : ainsi les administrations lui adressaient des listes de
résolutions et de directives qu’il signait en bloc. Il ne présidait pas aux
sessions du Bureau du Conseil des ministres et ainsi beaucoup de
décisions furent prises sans sa participation{878}. Par la force des choses
il fut contraint de se reposer sur ses proches collaborateurs et chaque
dirigeant du GKO disposa d’une liberté d’action inconcevable en temps de
paix.
Beria proposa que le GKO soit composé de Staline, Molotov, Beria,
Malenkov et Vorochilov. Selon Mikoïan, Staline insista d’emblée pour y
inclure Nikolaï Voznessenski et Mikoïan. Mais Beria réussit un temps à
imposer son point de vue : Mikoïan fut laissé au gouvernement et
Voznessenski au Gosplan. Au sein du GKO dont les décisions avaient force
de loi, Staline était chargé de la conduite des opérations militaires et
Molotov, Malenkov et Beria de l’organisation de l’économie de guerre.
Chaque dirigeant était responsable d’un secteur économique ; par
exemple, Malenkov fut chargé de la production de l’aviation et des chars.
Dès le 1er juillet 1941, le Sovnarkom adopta une résolution élargissant de
manière considérable les droits des commissaires du peuple. Les ministres
eurent désormais la possibilité de distribuer à leur gré les ressources aux
ministères qui leur étaient subordonnés et cette liberté d’action nouvelle
se répercuta sur les directeurs des industries. Le GKO hérita aussi de la
politique des cadres et c’est lui qui chargea Kaganovitch et Andreev des
transports, Voznessenski de l’armement et des munitions, et Vorochilov de
la formation des nouvelles unités. Beria fut à la fois membre du GKO et
vice-président du Sovnarkom, chargé dans un premier temps de la sécurité
et de la lutte contre la désertion, puis de toute l’industrie militaire, et, à
partir de mai 1944, il devint vice-président du GKO, formant avec
Malenkov un tandem solidaire.
En octobre 1941, Moscou fut évacué. L’appareil du Comité central, le
Gosplan et le ministère des Affaires étrangères se replièrent à Kouibychev,
le ministère des Finances à Kazan, celui de la Métallurgie à Gorki, etc.
C’est donc le GKO, demeuré à Moscou, qui assura la cohésion de
l’administration, dirigeant le pays à travers l’appareil du Comité central,
du Sovnarkom et des organes centraux des organisations de masse, et
surtout à travers un réseau de plénipotentiaires détachés dans les régions,
les industries et les secteurs vitaux. Le GKO dirigea aussi la Stavka, le
haut commandement. Cette structure fut reproduite au niveau local : des
comités de défense municipaux furent formés, composés des responsables
du Parti, des Soviets, de l’armée et de la Sécurité d’État. En Biélorussie et
en Ukraine, le poste de chef du gouvernement et de chef du Parti
fusionnèrent{879}. Les organismes centraux du Parti perdirent tout
pouvoir réel, le Politburo ne se réunit qu’à intervalles irréguliers, le
Comité central ne siégea qu’une fois en janvier 1944 et il n’y eut aucune
conférence ou congrès du Parti durant toute la guerre. On constata un
déclin concomitant des Soviets, dont 70 % des cadres étaient au front. Le
pouvoir réel fut transféré à des organismes gouvernementaux comme le
Sovnarkom, totalement subordonné au GKO, qui surveillait pour son
compte les divers commissariats, et comme le Gosplan dirigé par
Voznessenski à partir de décembre 1942. Les structures formelles
existantes furent doublées par des relations informelles, les seules
efficaces{880}. Le GKO court-circuita tout. Beaucoup de cellules du Parti
à la base cessèrent d’exister faute d’adhérents qui, pour la plupart, étaient
au front. Le Centre réagit à cet affaiblissement en renforçant le GKO et
son réseau de plénipotentiaires expédiés à la périphérie. Mais, par la force
des choses, le GKO fut obligé de déléguer un pouvoir important aux
autorités locales, de laisser place à leur initiative – par exemple, elles
prirent souvent en charge l’approvisionnement.
Cette situation ne laissait pas d’inquiéter Staline. D’un côté, il devait
faire face à un cabinet de guerre qui prenait goût à la liberté d’action, et à
des militaires chez qui les victoires et les contacts avec les étrangers
allaient faire renaître l’esprit de corps. De l’autre, les exigences du front
entraînaient un étiolement et une mise en sommeil du Parti. Staline n’était
pas homme à laisser se développer des tendances aussi dangereuses pour
sa dictature et il entreprit tout de suite de construire des contre-feux, en
commençant par l’armée. L’Administration politique principale fut
rétablie le 21 juin 1941 et confiée au fidèle Mekhlis, nommé vice-ministre
de la Défense le 10 juillet. Le 16 juillet, les commissaires politiques furent
rétablis avec une autorité égale à celle des chefs militaires : leur rôle
n’était plus seulement d’organiser la propagande, mais de codiriger les
opérations et bien sûr d’espionner les chefs militaires. Ce système de
commandement « bicéphale » contribua aux défaites de l’Armée rouge au
début de la guerre. Ainsi l’ingérence incompétente de Mekhlis dans les
opérations du front de Crimée entraîna la défaite de Kertch, lorsque trois
divisions allemandes parvinrent à vaincre treize divisions soviétiques qui
perdirent 225 000 hommes. Mekhlis était persuadé qu’il suffisait de
multiplier les agitateurs communistes dans la troupe pour que la victoire
soit assurée{881}. Le 19 juillet 1941, Staline se fit nommer commissaire à
la Défense et le 8 août, il devint commandant en chef, cumulant tous les
postes. Il autorisa le recrutement dans le Parti de « tous ceux qui s’étaient
distingués sur le champ de bataille », ce qui devait permettre de renforcer
le rôle du Parti dans l’armée et de maintenir son contrôle. Quatre millions
de membres adhéreront de la sorte et, en 1945, le Parti en comptera
5 700 000.
Staline ne put toutefois réaliser son dessein dans l’immédiat. Au
moment où la Wehrmacht approchait de Moscou, son pouvoir connut une
seconde crise qui ne resta pas confinée au cercle du Kremlin. En effet, en
septembre, la défaite semblait si imminente que les dirigeants soviétiques
commencèrent à exporter en secret leurs réserves d’or aux États-Unis,
pour acheter des armes et aussi pour financer le futur gouvernement
soviétique en exil{882}. « Les voix se multiplient aux États-Unis pour
dénoncer […] la perspective d’accueillir prochainement Staline et
quelques milliers de bolcheviks en tant qu’émigrés{883} », nota Goebbels
dans son Journal. Devant la gravité de la situation, les membres du
Politburo imposèrent à Staline la convocation d’un plénum fin septembre.
Le 2 octobre, la Wehrmacht déclencha l’opération Typhon contre Moscou
et le lendemain Hitler pavoisait : « L’ennemi est brisé, jamais il ne se
relèvera{884}. »
Le 7 octobre, les abords de la capitale étaient dégarnis et Moscou était
une ville ouverte. Boudionny, qui commandait le front de réserve, ne
savait pas où se trouvaient ses troupes ni son état-major. Du côté allemand,
on croyait tenir la victoire : « Nous avons enfin gagné la guerre{885} »,
déclara le général Jodl le 8 octobre. C’est alors que Staline rappela Joukov
de Leningrad. En entrant chez Staline, Joukov surprit une bribe de
conversation où Staline ordonnait à Beria d’utiliser ses agents pour sonder
les Allemands en vue d’un armistice éventuel qu’il était prêt à payer par
des concessions territoriales considérables{886}. Durant ces journées eut
lieu une nouvelle tentative de négocier avec les Allemands – « Beria et
Malenkov me le soufflèrent à l’oreille{887} », raconte Khrouchtchev –,
confirmée par Molotov dans ses entretiens avec Tchouev.
Lorsque le Plénum se réunit enfin le 8 octobre, Staline refusa d’y
prendre part et délégua à Malenkov et Beria la tâche d’informer les
responsables locaux de la situation{888}. Le GKO décida de « mettre en
œuvre des mesures spéciales concernant les entreprises de Moscou et de la
région de Moscou » : il s’agissait du minage de ces entreprises pour le cas
où les Allemands auraient pris la ville, minage qui commença le
10 octobre{889}. Les axes routiers et ferroviaires, certaines stations de
métro, les bâtiments publics et certaines datchas de dirigeants furent aussi
minés. Le 12 octobre, des barricades furent érigées dans la capitale. Le
13 octobre, Chtcherbakov rassembla les communistes de Moscou et les
informa de la menace pesant sur la ville{890}. L’inquiétude était à son
comble et on décida d’évacuer le gouvernement, le corps diplomatique et
l’Académie des Sciences{891}. Le 15 octobre, l’appareil du Parti et de
l’État fut évacué, ainsi que les diplomates étrangers – qui ne reviendront
qu’en août 1943.
Le 16 octobre, la panique régnait dans la capitale et les rumeurs allaient
bon train. On disait que Staline avait été renversé par le Politburo, voire
assassiné par Molotov. En arrivant au Sovnarkom, Alexeï Kossyguine le
trouva désert, abandonné{892}. Les Allemands auraient alors pu prendre
la ville qui n’était presque pas défendue. « On avait l’impression qu’il n’y
avait plus de gouvernement », raconte Kravtchenko{893}. Il se produisit
alors des phénomènes préfigurant les révolutions de 1989. La population
prit la mesure de l’inégalité régnant sous le système communiste :
Mikoïan raconte dans ses Mémoires comment il fut pris à parti par les
ouvriers de l’usine qui venait d’être minée : « Pourquoi le gouvernement
a-t-il déguerpi, pourquoi le secrétaire du Parti et celui du Komsomol ont-
ils aussi déguerpi{895} ? »
Les 17 et 18 octobre, la ville fut livrée au pillage et à la débauche.
Très vite la désintégration matérielle affecta les mœurs. […] Les
jeunes filles s’offraient à leurs admirateurs. […] Les hommes étaient
choqués par les décisions perverses des filles et par leur franc
cynisme. […] La santé publique fut aussi emportée dans la débâcle.
Dans les hôpitaux on avait cessé de soigner les malades{896}.
Il n’y avait plus de police mais je ne vis sur les murs aucun graffiti
contre le régime. Non seulement les gens étaient pris de panique,
mais ils semblaient avoir perdu leur esprit, ils étaient incapables
d’engendrer des impulsions, d’agir{897}.
Le choix d’Anders.
Lors de la signature de l’accord, Maïski demanda à Sikorski quel serait
le commandant en chef des forces polonaises en URSS. Sikorski nomma
Anders et la réaction de Maïski révéla qu’il avait déjà entendu parler de ce
général polonais{945}. Sikorski avait ordonné à la résistance polonaise, en
décembre 1939, de l’enlever de l’hôpital de Lvov où il se trouvait, d’après
ses informations, mais Anders avait déjà été transféré à Moscou{946}. Le
choix d’Anders résultait d’un accord passé avec les Soviétiques, puisque le
général Januszajtis, après avoir consulté une liste des officiers polonais
survivants en URSS fournie par le chef du NKVD, avait recommandé à
Beria la candidature d’Anders{947}. Cet ancien officier de cavalerie de
l’armée tsariste devait sa carrière au maréchal Pilsudski qui avait
beaucoup d’estime pour lui{948}.
Le 3 août, Sikorski écrivit à Anders pour lui annoncer qu’il lui confiait
le commandement de l’armée polonaise formée sur le sol soviétique.
Anders venait de passer vingt-deux mois en détention et avait été torturé
de manière affreuse dans les geôles du NKVD. Sergo Beria affirme dans
ses Mémoires qu’Anders vécut quelques jours chez les Beria à sa sortie de
prison, et que sa mère lui prodigua des soins{949}. Bien entendu, Anders
ne mentionne pas ce fait dans ses Mémoires, mais il raconte qu’il quitta la
prison « dans la limousine du chef même du NKVD{950} ». Le chef de la
mission militaire polonaise en URSS, le général Zygmunt Szyszko
Bohusz, se souvient qu’à son arrivée en URSS, il ne lui fut pas possible de
voir immédiatement Anders, car les « autorités soviétiques durent le
remplumer un peu et lui donner une allure convenable{951} ».
Le 4 août 1941, Beria et Merkoulov convoquèrent le général Anders et
manifestèrent leur satisfaction de le voir nommé commandant en chef de
la future armée polonaise{952} : congratulations qui n’étaient peut-être
pas tout à fait hypocrites puisque durant sa détention, à l’époque du pacte
germano-soviétique, ils lui avaient déjà offert d’être le chef de l’armée
polonaise{953}. Du 4 au 8 août, Anders fut inaccessible pour tous, sauf
pour les colonels Dudzinski et Berling. Après l’attaque allemande contre
l’URSS, ce dernier estimait que la Pologne devait être incorporée dans la
Fédération soviétique et il avait même demandé à servir dans l’Armée
rouge mais le NKVD lui ordonna de joindre l’armée d’Anders{954}.
Les épreuves vécues en captivité ne firent que confirmer Anders dans
son anticommunisme viscéral. Dans sa luxueuse résidence du NKVD,
celui-ci s’efforça de purger ses deux compatriotes de leur prosoviétisme :
Il nous raconta ce qu’il avait vécu depuis 1939 et nous décrivit les
épreuves traversées par d’autres. Il évoqua l’activité du NKVD, les
atrocités et les mauvais traitements, l’acharnement manifesté contre
tout ce qui était polonais. […] On le sentait profondément marqué,
animé d’une haine farouche. […] Lorsqu’il nous demanda si après
cela nous allions continuer à parler d’alliance et d’amitié [avec
l’URSS] nous gardâmes le silence{955}.
Anders expliqua que tous les Soviétiques avec lesquels il avait partagé
sa cellule durant sa détention étaient persuadés de la défaite imminente de
l’Armée rouge ; c’est sur ces entretiens qu’il fondait sa conviction que
l’URSS était condamnée. Alors que les officiers discutaient de leurs plans
pour la future armée polonaise, Anders déclara crûment à ses
interlocuteurs stupéfaits :
Je suis ravi qu’il ait été décidé de former notre armée près de la
Volga. Lorsque les Allemands augmenteront leur pression, tous ici
s’éparpilleront comme une bande de moineaux. Nous serons alors la
seule force organisée dans la région et je vous conduirai vers la mer
Caspienne et l’Iran où nous effectuerons la jonction avec les
Britanniques. Alors nous montrerons aux Allemands de quoi nous
sommes capables. Quant aux bolcheviks qu’ils aillent au diable. Rien
ne peut les sauver{956}.
L’Union soviétique est un colosse aux pieds d’argile, elle n’a aucune
cohésion interne, sa défaite dans la guerre avec les Allemands est
inévitable, sa perfidie est notoire. Par conséquent on ne peut se fier
aux bolcheviks, notre seul salut est l’Angleterre{959}.
Mon père aurait même accepté que les Britanniques occupent l’Iran
seuls… Lorsque la proposition des Britanniques devint officielle,
Staline la porta devant le Politburo en déclarant : « Si nous laissons
les Anglais s’installer dans le Caucase, nous n’arriverons plus à nous
en débarrasser. » […] Mon père proposa de déplacer les troupes
stationnées sur la frontière iranienne et qui étaient destinées à
l’offensive, sans toucher à celles chargées de la défense de la
frontière. Staline refusa{1010}.
L’ultime embellie.
Les chicanes et les brimades exercées par les autorités soviétiques à
l’égard des Polonais se multipliaient : des délégations polonaises dans les
régions étaient fermées, le transport des civils était bloqué, les rations
cessaient d’être distribuées. Le 3 novembre, le GKO décida que les
effectifs de l’armée polonaise pour 1941 ne dépasseraient pas 30 000
hommes.
Cependant, de manière générale, l’attitude du NKVD à l’égard des
Polonais resta beaucoup plus favorable que celle des autres
administrations soviétiques{1015}. En novembre encore, les Polonais
étaient surpris du contraste entre l’attitude du NKID – le commissariat du
peuple aux Affaires étrangères –, qui prétendait que tous les citoyens
polonais internés en URSS avaient été libérés, et celle du NKVD, qui
reconnaissait que ce n’était pas le cas. Ainsi, le 11 novembre, le colonel du
NKVD Volkovysski déclara à Anders que le chiffre de 30 000 hommes
pour l’armée polonaise n’était que provisoire et qu’on pouvait proposer de
former de nouvelles unités{1016}. Bien des années plus tard, Anders
n’hésitera pas à faire l’éloge du général Joukov, son interlocuteur au
NKVD, et se dit prêt à lui décerner l’ordre de la « Polonia Restituta »,
« s’il était encore en vie et si cela ne le mettait pas en danger », pour son
ardeur à libérer les Polonais des camps{1017}. « Sur beaucoup de
questions relativement mineures, Joukov cédait, alors que Moscou ne
répondait pas à nos notes{1018} », remarqua l’ambassadeur Kot qui
s’étonnait de cette « attitude ambivalente des autorités
soviétiques{1019} » et déplorait que Vychinski et Molotov
l’empêchassent de négocier directement avec le NKVD pour régulariser la
situation des citoyens polonais{1020}.
Il n’est pas exclu que Beria ait tenté de créer une situation de fait
accompli : ainsi, durant la deuxième quinzaine de septembre 1941, le
NKVD autorisa les Polonais à se déplacer vers l’Ouzbékistan et la Volga, à
la suite d’un entretien entre Anders et le général Fedotov en présence du
général G. S. Joukov{1021}. Or, au cours de la rencontre du 14 novembre
1941 entre Staline, Molotov et Kot, Molotov fit observer que le
gouvernement soviétique n’avait pas donné cette autorisation{1022}. Le
NKVD avait donc agi de son propre chef, suscitant le mécontentement de
Staline. Beria se tira d’affaire en rejetant la faute sur les autorités locales.
Les Soviétiques semblaient donc souffler le chaud et le froid et, du
coup, Sikorski et ses proches ne perdaient pas l’espoir d’amener Staline à
de meilleures dispositions. Le 14 novembre, Kot obtint une audience au
Kremlin où il évoqua la possibilité de porter l’armée à 150 000 hommes,
demandant qu’un important secteur du front soit confié aux
Polonais{1023}. Staline fit le généreux, promettant d’équiper jusqu’à sept
divisions et plus, rabrouant le NKVD au téléphone de ce que l’amnistie ne
fût pas encore appliquée dans sa totalité. L’ambassadeur sortit de cette
audience persuadé que Staline acceptait de poursuivre le recrutement de
l’armée polonaise, à condition que les Occidentaux équipent et nourrissent
ses troupes. Cet optimisme fut de courte durée. Dès le lendemain, Kot se
heurta à un Molotov fort peu disposé à satisfaire les demandes polonaises
et dont l’attitude contrastait avec l’amabilité de Staline la veille{1024}.
De nouveau, les Soviétiques multiplièrent les difficultés, refusant un
crédit, entravant l’action des délégués polonais, affirmant que le nombre
des divisions polonaises devait être limité à deux, enrôlant de force dans
l’Armée rouge les citoyens polonais ukrainiens et biélorusses, réduisant de
44 000 à 30 000 le nombre des rations destinées aux Polonais. Les
Polonais proposèrent timidement l’évacuation de 15 000 à 20 000
hommes. Craignant l’ire de Staline, Macfarlane et Cripps leur
recommandaient la prudence. À cette époque, Sikorski refusait d’affecter
les forces polonaises au théâtre du Moyen-Orient et souhaitait seulement
que les camps de recrutement et d’entraînement se trouvent à la portée des
convois de vivres et de munitions britanniques.
C’est dans ce contexte de tensions croissantes que Sikorski décida de se
rendre en URSS pour essayer de débloquer la situation. La Wehrmacht
s’approchait de Moscou, Staline était aux abois. Dans une lettre du
24 octobre, le général Januszajtis conseilla au chef du gouvernement
polonais d’essayer d’exploiter le moment favorable et d’arracher aux
Soviétiques la reconnaissance des frontières du traité de Riga et la
libération de tous les Polonais détenus ; si les Soviétiques n’accédaient pas
à ces demandes, Januszajtis recommandait à Sikorski de renoncer à son
voyage en URSS{1025}.
Déjà très pessimiste quant aux perspectives de la collaboration polono-
soviétique, Anders tenta en vain de persuader Sikorski qu’on ne pouvait
faire confiance à la Russie{1026}. Sourd à ces arguments, Sikorski arriva
à Bakou à la mi-novembre où il fut accueilli par huit officiers du NKVD
dépêchés de Moscou, « des gens de compagnie fort agréable pour la
plupart » –, selon Retinger qui était du voyage{1027}.
Sikorski arriva à Moscou le 30 novembre. Lors de son entrevue avec
Staline, le 3 décembre, il déclara que les Polonais espéraient lever en
URSS jusqu’à sept divisions, soit 123 000 hommes, et qu’ils souhaitaient
les voir installées dans des régions où les Britanniques pourraient les
équiper avec facilité, comme en Iran. Sikorski était prêt à promettre que
ces divisions seraient déployées ensuite sur le front russe, « renforcées
même par quelques divisions britanniques{1028} ». Staline réagit avec
aigreur, insinuant que les Polonais ne voulaient pas se battre et que les
Britanniques avaient besoin de chair à canon. Il était persuadé que les
Polonais sollicitaient l’évacuation de l’armée d’Anders à l’instigation des
Britanniques. Devant ces accusations, Sikorski déclara que c’était lui qui
avait souhaité évacuer les troupes polonaises et que si Staline s’engageait
à les équiper et les nourrir dans un lieu au climat plus clément, il laisserait
l’armée polonaise en URSS. Sikorski obtint en définitive de Staline la
promesse de n’imposer aucune restriction au recrutement de l’armée
polonaise en URSS ainsi que l’autorisation d’évacuer en Égypte et en
Écosse 30 000 hommes. Staline accepta que les Polonais, civils et
militaires, se rassemblent en Ouzbékistan, entre Tachkent et la frontière
iranienne. Sikorski évita de parler du Caucase et de l’Iran du Nord, « car
c’était un sujet beaucoup trop dangereux », comme il le confia ensuite à
Cripps{1029} – d’autant plus que Staline lui dit que la menace pesant sur
le Caucase était écartée après la défaite des forces de Kleist{1030}.
Après sa réception au Kremlin, Sikorski estima que la rencontre avec
Staline avait été un succès, que celui-ci était résolument propolonais et
qu’il avait abandonné le projet de la révolution mondiale{1031} ; et donc
qu’il était souhaitable de laisser les forces polonaises en URSS. Staline ne
voyant pas d’inconvénients à ce que tous les Polonais capables de porter
les armes s’enrôlent dans l’armée d’Anders, cette force pouvait se
substituer à l’envoi de troupes britanniques sur le front soviéto-
allemand{1032}. En même temps, Sikorski condamna les « folles
tentatives » de démembrer l’URSS, tablant sur une entente à long terme
avec la Russie de Staline{1033}. Staline semblait disposé à aller plus loin
que l’accord du 30 juillet, sans doute dans l’espoir de prouver aux
Polonais qu’ils obtiendraient davantage par des relations bilatérales avec
l’URSS qu’en passant par les Britanniques.
Moscou autorisa la création sur le territoire de l’URSS d’un réseau de
délégations polonaises équivalant à des consulats, chargées d’enregistrer
les citoyens polonais, de leur fournir des passeports, d’en prendre la
défense et d’assurer leur approvisionnement en vivres et en médicaments.
Ces délégations furent créées dans une vingtaine de villes, leurs effectifs
administratifs s’élevant parfois à 250 personnes, soit un total de 2 800
fonctionnaires polonais qui sillonnèrent le territoire soviétique. Ce réseau
s’étendit à 35 régions de l’URSS où se trouvaient 2 600 colonies
polonaises{1034}. Bien entendu, un officier du NKVD y était affecté,
mais cette immense administration était autonome et formait une sorte
d’État dans l’État. Malgré ses effectifs importants, elle ne tarda pas à être
submergée par l’afflux de Polonais faméliques fuyant le Goulag –
hommes, femmes, enfants et vieillards –, qui prenaient d’assaut les trains
et les routes pour rejoindre les points de regroupement des citoyens
polonais. Une commission mixte formée de fonctionnaires du NKID, du
NKVD et de deux diplomates polonais fut chargée de résoudre les
difficultés liées au déplacement de ces Polonais libérés. Ceux-ci reçurent
l’autorisation d’organiser des camps en Asie centrale et même d’ouvrir
des centres d’aide humanitaire aux déportés sur le territoire de l’URSS,
situation exceptionnelle pour des étrangers. Certes ils souffraient de
cruelles privations, mais ils étaient libres de se déplacer, débarrassés en
principe de la tutelle du Parti, du NKVD et des administrations locales.
Anomalie très mal tolérée par Staline : les Polonais exigeaient de l’URSS
des privilèges comparables aux capitulations imposées par les
Occidentaux à l’Empire ottoman, se plaignit-il au chef du Parti
républicain, Wendel Willkie, venu lui glisser, en septembre 1942, un mot
en faveur de Sikorski{1035}.
11
Tout cela se produisait sous nos yeux et nous prenions l’air étonné en
appelant cela les « déformations » de la politique des nationalités.
[…] Nous fûmes témoins de cet exode forcé, quand des milliers et
des milliers de montagnards affamés descendirent vers la plaine,
mourant en chemin. Au Parti personne n’osa en parler ouvertement.
Nous considérions cela comme un phénomène ordinaire, nous
appelions cela une « migration sauvage »{1200}.
Un complot de Beria ?
Au moment où le sort du Caucase et celui de l’offensive allemande ne
semblaient tenir qu’à un fil, les émigrés mingréliens eurent l’idée d’inciter
leur illustre compatriote à Moscou de faire pencher la balance du côté de
l’indépendance géorgienne. Ils y étaient encouragés par les bruits dont
témoigna le transfuge ossète Tokaev :
Kedia n’a pas tout dit à Dallin. On peut penser que Berichvili devait
trouver Beria pour discuter de l’assassinat de Staline. À son retour il était
prévu qu’il retrouverait en secret Kedia auprès de Walter Birkamp, le chef
de l’Einsatzgruppe D du SD, qui était chargé du maintien de l’ordre à
l’arrière des troupes allemandes dans le Caucase{1248}. Nous savons par
les dépositions de Berichvili qu’il rencontra Rapava et qu’en décembre
1942, il fut envoyé à Moscou{1249}.
La suite est narrée dans ses Mémoires. Il revit Beria, en présence de
Koboulov, Merkoulov et d’un officier qu’il ne connaissait pas. Lors de la
première rencontre, Berichvili rendit compte de ses activités en Turquie et
Beria lui demanda s’il ne manquait de rien. Berichvili déclara qu’il ne
devait pas s’attarder en URSS car on l’attendait à Istanbul. Le lendemain il
fut convoqué par Koboulov qui lui demanda s’il était au courant de leur
intention de « faire de notre Lavrenti Pavlovitch le successeur de Staline ».
« Je répondis que non seulement moi mais toute l’émigration était au
courant depuis que Konstantin{1250} Gueguetchkori avait apporté cette
nouvelle à Paris. […] Il disait que la Colchide avait donné naissance à un
grand homme qui rendrait la Géorgie heureuse. » Berichvili ajouta que
c’était une grande erreur que d’avoir effectué ce sondage à Paris : même
les cercles diplomatiques étaient au courant. Koboulov revint à la charge :
« Mais toi, qu’en penses-tu ? Es-tu favorable à ce projet ? » Berichvili
répondit qu’en bon Géorgien il ne pouvait que le souhaiter mais qu’il
considérait cette entreprise comme trop risquée et susceptible d’entraîner
le malheur du peuple géorgien. Koboulov fut stupéfait de cette réponse à
laquelle il ne s’attendait pas. Berichvili ajouta que le successeur de Staline
devait être russe afin que les Russes ne se sentent pas humiliés et
condamnés à être gouvernés par des Géorgiens. « Tu m’as l’air d’un
patriote russe et non d’un patriote géorgien. […] Et nous qui pensions que
tu rejoindrais nos rangs et que tu nous assisterais dans cette affaire »,
laissa tomber Koboulov. Berichvili répéta que les Russes ne toléreraient
pas un deuxième Géorgien à leur tête. Mais « Koboulov continuait à
insister, disant que la décision était prise{1251} ».
Au début de 1943, après la défaite allemande à Stalingrad, Berichvili
eut pour seul interlocuteur Koboulov qui essaya de le convaincre que le
remplacement de Staline par Beria serait très utile à la Géorgie. S’il
s’associait à cette entreprise, comme le souhaitaient Beria et ses proches,
il aurait à l’avenir une influence considérable et c’était là une occasion à
ne pas manquer. Mais Berichvili ne voulait rien entendre. Après quelques
entrevues de cette sorte, Koboulov convoqua à nouveau Berichvili et lui
demanda au nom de Beria de s’associer à leur dessein : il aurait « une
mission particulièrement importante et sérieuse » à remplir. Puis
Koboulov passa aux menaces : « Si tu n’es pas d’accord, tu n’auras qu’à
t’en prendre à toi-même. Beria ne veut pas ta mort, il apprécie ton énergie
et ton esprit combatif. » Berichvili refusa, disant qu’il ne croyait pas au
succès de l’entreprise. Koboulov rétorqua que, dans ce cas, Berichvili
serait arrêté, mais qu’il changerait d’avis dès qu’il apprendrait quelle
mission lui était réservée. Qui plus est, Berichvili avait tort de croire que
Beria et ses proches n’avaient pas de partisans parmi les Russes :
– Vous vous trompez, je suis de votre côté. C’est moi qui suis entré en
contact avec vous. Mais je ne veux pas que vous vous lanciez dans
une aventure que je considère comme dangereuse pour vous et la
Géorgie. Quelles qu’en soient les conséquences pour moi, je ne
changerai pas d’avis.
Il fallait nous éliminer pour que nous ne puissions pas témoigner sur
l’incompétence de nos supérieurs, Beria en tête, qui n’avaient pas cru
à l’invasion allemande malgré tous les renseignements recueillis par
nos réseaux{1288}.
Nous n’avons pas, hélas, les moyens du roi d’Angleterre qui reçoit les
agents secrets, les élève au rang de lords et les gratifie de
magnifiques propriétés. Nous sommes pauvres, nous, vous le savez,
et nous ne donnons que ce que nous avons… Ce que nous avons, eh
bien, ce sont les prisons… La prison, ce n’est pas si mal, vous ne
trouvez pas{1289} ?
Il semble plus vraisemblable que cette phrase ait été prononcée par
Beria. La comparaison avec l’Angleterre, le cynisme des remarques –
« vous rendez-vous compte à quel danger vous seriez exposé si vous étiez
en liberté » – sont dans le style de Beria bien plus que d’Abakoumov qui
ne brillait pas par ce genre d’humour. Trepper évoque par ailleurs
l’« accent méridional » du personnage ; or Abakoumov était moscovite.
Reste à se demander pourquoi Trepper ne mentionne pas Beria.
Les circonstances qui entraînèrent la capture par la Gestapo d’une
grande partie de l’Orchestre rouge sont donc pour le moins troublantes.
Léopold Trepper, le résident du GRU en Belgique, se posait d’ailleurs déjà
des questions en 1940 : « Je reçus des directives qui n’avaient rien à voir
avec la construction de l’Orchestre rouge et compromettaient même son
existence et ses objectifs{1290}. » Les mésaventures des agents
appartenant aux réseaux de l’Orchestre rouge contrastent avec le sort des
agents des réseaux personnels de Beria, comme le prince Janus Radziwill,
Olga Tchekhova ou encore Gueguelia dont il sera question plus loin.
Comment les communications avec Moscou furent-elles maintenues
pendant la guerre avec ces réseaux alors que pour l’Orchestre rouge les
émetteurs tombèrent en panne les uns après les autres, entraînant
l’arrestation des fleurons du renseignement soviétique en Allemagne ?
Aucun historien russe ne semble pouvoir répondre à ces questions{1291}.
Le cas d’Olga Tchekhova est fort instructif. Trois opérateurs radio
transmettaient ses messages, mais ils ne l’avaient jamais vue et lorsque
l’un d’eux se fit prendre par la Gestapo, il ne put nommer celle dont il
communiquait l’information. Les deux autres continuèrent à émettre
jusqu’au printemps 1945{1292}.
Le NKVD ne sut pas recueillir de renseignements vitaux en Allemagne
pendant les années cruciales de la guerre. Il fut obligé de s’informer sur le
Reich à travers des pays tiers. En outre, il fut à l’origine d’une autre erreur
potentiellement catastrophique du commandement soviétique. En janvier
1942, il se procura une note du renseignement militaire français affirmant
que, si les Soviétiques poursuivaient leur avance après le 15 janvier 1942,
les Allemands seraient obligés de renoncer à leur offensive de printemps.
C’est en se fondant sur ce document et sur les dernières informations
transmises par l’Orchestre rouge, selon lesquelles les réserves allemandes
en carburant et en munitions étaient quasi épuisées, que Staline ordonna au
commandement de l’Armée rouge de préparer la vaste offensive contre la
Wehrmacht sur tous les fronts, qui tourna à la débâcle au printemps
1942{1293}.
À leur retour, Mikhoëls et Fefer furent reçus par Beria qui les interrogea
sur leur voyage. Pendant que les dirigeants du CAJ effectuaient leur
tournée triomphale, Ivan Maïski se rendit en Palestine pour y rencontrer
les chefs sionistes à qui il laissa entendre que l’URSS autoriserait les Juifs
polonais à émigrer en Palestine{1492}. De toute évidence, le
gouvernement soviétique semblait hésiter dans sa politique à l’égard des
Juifs. Ainsi, en décembre 1942, Litvinov et Maïski promirent à des
représentants du Congrès juif mondial que l’URSS accorderait trois mille
visas de sortie à des Juifs polonais mais, quelques semaines plus tard, les
Soviétiques se ravisèrent.
En 1948, le CAJ fut pris d’assaut par les Juifs soviétiques volontaires
souhaitant partir en Israël se battre contre les Arabes{1553}. G. Kheifetz,
le successeur d’Epshtein mort en juillet 1945, lui aussi un agent de Beria,
enregistrait ces demandes, tout en transmettant les listes aux autorités
compétentes. Le CAJ était en passe de devenir un organisme représentatif
et Mikhoëls aimait ce nouveau rôle : « Un acteur peut devenir une
tribune », confia-t-il à un ami{1554}. Les dirigeants du Parti étaient
outrés. Le CAJ « s’était transformé en un commissariat aux affaires
juives », se plaignit le chef de la Commission de contrôle du Parti,
Chkiriatov, en décembre 1945{1555}. Ceci le condamna aux yeux de
Staline.
Mikhoëls et Fefer avaient été dépêchés aux États-Unis pour y influencer
l’opinion américaine en faveur de l’URSS, mais ce sont eux qui subirent
l’influence américaine : ils revinrent enthousiastes de leur voyage et leur
comportement ultérieur montre qu’ils ne furent point sourds aux
objurgations des Juifs américains. Leur tournée aux États-Unis désenclava
en quelque sorte les Juifs soviétiques et la jonction avec les Juifs
américains ne put jamais être totalement défaite. Les Juifs soviétiques
apprirent aux États-Unis à s’organiser et à agir. On objectera que ce n’était
peut-être pas l’objectif de la politique de Beria. Mais alors, comment
expliquer qu’il ait choisi deux Juifs polonais pour inspirer le CAJ ? Qu’il
ait encouragé de manière systématique les contacts entre Juifs occidentaux
et Juifs soviétiques ? Là encore, la politique menée par Beria au printemps
1953 éclaire rétrospectivement ses motivations lorsqu’il préconisa la
création du CAJ : nous verrons comment il s’efforça de réveiller la
conscience nationale ukrainienne et biélorusse, tout comme il le fit pour
les Juifs soviétiques quand l’occasion fut propice{1556}.
Un dernier point mérite l’attention. Sur le plan officiel, le CAJ fut créé
pour influencer l’opinion occidentale et renforcer le courant prosoviétique
parmi les Juifs américains. Or, si Staline avait continué d’accepter l’aide
américaine après la guerre, les Occidentaux auraient acquis à terme un
moyen d’influencer la politique soviétique. On a l’impression que
l’intention de Beria était de pérenniser la situation de la guerre, quand
l’URSS dépendait de l’aide occidentale. Les Juifs soviétiques auraient
alors acquis un poids grandissant par leurs relations avec l’étranger.
Potentiellement le CAJ était un instrument d’ingérence étrangère dans la
politique soviétique. Staline ne s’y trompa pas et ceci explique la fin
tragique des activistes juifs.
Après l’échec du projet de Crimée juive, Beria fut de ceux qui
poussèrent Staline à soutenir la création d’un État juif. En avril 1946, alors
que les autorités soviétiques hésitaient encore sur l’attitude à prendre face
à la question palestinienne, alors que le MID avait pris une position plutôt
pro-arabe{1557}, Dekanozov et Vychinski rédigèrent un mémorandum à
Staline pour suggérer que les autorités soviétiques déclarent qu’elles
étaient favorables à la création d’un État juif en Palestine et ils
emportèrent la décision{1558}. Sur le terrain, le NKVD favorisa
l’émigration des Juifs d’Europe centrale et les anciens réseaux de Beria
organisèrent les exportations d’armes vers l’État juif, Eitingon et Yakov
Serebrianski étant chargés d’organiser les livraisons{1559}. Soudoplatov
affirme que Staline avait pesé pour la création de l’État d’Israël car « il
sentait qu’il y avait là un immense potentiel destructeur, surtout face aux
États fortement centralisés{1560} ». Il est bien possible que, comme
souvent, Soudoplatov reproduise ici les arguments de Beria, que celui-ci
avait coutume d’attribuer à Staline devant ses subordonnés pour leur
donner plus de poids. Après l’accueil enthousiaste fait spontanément par
les Juifs soviétiques à l’ambassadrice d’Israël Golda Meir en septembre
1948, Staline comprit son erreur. Le CAJ reçut l’ordre de proclamer le
slogan : « Jamais les Juifs soviétiques n’échangeront leur patrie socialiste
pour une autre patrie. » Dès décembre 1948, les observateurs étrangers
notèrent la détérioration des relations entre l’URSS et Israël, se traduisant
par des restrictions imposées au départ des émigrants vers la
Palestine{1561}. Mais Staline ne pouvait plus faire machine arrière et
l’État monolithique soviétique avait désormais une brèche impossible à
colmater.
14
15
Le sort de la Pologne
Contrôle ou influence ?
Comme Staline, Beria avait toujours plusieurs fers au feu. À peine l’un
de ses stratagèmes avait-il échoué qu’il activait des dispositifs de
rechange, au moins dans les domaines qui lui tenaient à cœur. Sa politique
polonaise pendant la guerre illustre son opiniâtreté jusque dans les
circonstances les plus contraires.
Après la sortie d’URSS de l’armée d’Anders, Beria voulut miser sur le
colonel Berling. Sur ordre du NKVD, et peut-être après un accord secret
entre le NKVD et le commandement de l’armée polonaise, ce dernier ne
quitta pas l’URSS et Anders lui conseilla de s’occuper de la recherche des
officiers disparus pour dissiper les soupçons qui s’accumulaient contre lui.
Mais, in fine, le 23 juillet 1943, le tribunal de l’armée polonaise en Orient
condamna Berling à mort par contumace pour désertion, quoique le verdict
fût gardé secret{1630}.
De son côté Berling s’imaginait qu’une deuxième chance de réaliser ses
ambitions s’offrait à lui. Il entreprit de formuler un programme pour la
Pologne d’après-guerre, dont le premier point était la rupture avec le
gouvernement de Londres. La future république polonaise devait être
« parlementaire, démocratique et souveraine », le pouvoir y appartenant
« au peuple travailleur ». Elle renoncerait aux territoires « majoritairement
peuplés d’Ukrainiens, de Biélorusses et de Lituaniens » et revendiquerait
en revanche les « anciennes régions des Piast vers la Neisse, l’Oder et la
Baltique{1631} ». Ce programme, qui exprimait les visées politiques de
Berling, fut transmis à Merkoulov et Berling fut en quelque sorte mis en
réserve par les autorités soviétiques de septembre 1942 à février 1943. Fin
décembre 1942, un officier du NKVD proposa à Berling de le parachuter
en Pologne afin d’y organiser la « partie démocratique de la société » ;
l’un des deux communistes déjà parachutés à ces fins venait d’être
assassiné, ce qui n’avait pas de quoi surprendre, selon l’homme du
NKVD : les deux personnages étaient envoyés par le Komintern et
n’avaient rien eu de plus pressé que de vouloir transformer les
communistes locaux à leur image, ce qui était « une erreur
capitale{1632} ». Berling refusa, cette mission lui semblant vouée à
l’échec, car en Pologne on ne pouvait que se méfier de lui.
Et, de fait, la situation sur le terrain n’avait rien d’encourageant pour les
émissaires de Moscou. La troïka dirigeante du PC polonais, formée à
l’école du Komintern de Pouchkino et parachutée en Pologne le
27 décembre 1941, était composée de Marceli Nowotko, Pavel Finder et
Bolesław Mołojec. Or, le 28 novembre 1942, Mołojec, ancien de la guerre
d’Espagne, fit assassiner Nowotko. Et, le 14 novembre 1943, Finder,
l’homme du Komintern, tomba aux mains de la Gestapo qui le fusilla. On
peut d’ailleurs se demander si ces deux communistes parachutés de
Moscou ne furent pas victimes de la guerre secrète que se livraient le
Komintern et le NKVD. Leur trépas opportun ouvrit la voie à Wladisław
Gomułka, un communiste résistant à l’intérieur de la Pologne, qui n’était
pas aligné sur le Komintern. Ajoutons que le contact radio avec les
communistes de Pologne fut interrompu de novembre 1943 à janvier 1944,
ce qui permit à Gomułka d’organiser un nouveau parti communiste – le
POUP – sans consulter Dimitrov, et de mettre Moscou devant le fait
accompli. Or, jusqu’en novembre 1943, Gomułka se montra favorable à
une collaboration avec le gouvernement de Londres et avec son Armée de
l’intérieur, l’AK{1633}.
La division Kosciuszko.
Berling voulait entrer en contact avec les communistes polonais mais il
eut la surprise d’entendre ses interlocuteurs du NKVD l’en dissuader
instamment. Un jour, il rencontra par hasard l’un des kominterniens
polonais, Wiktor Grosz. Lorsque Kondratik, son officier traitant du
NKVD, apprit la nouvelle, il manifesta une agitation frisant la panique. Il
expliqua à Berling que les kominterniens polonais avaient dès le début été
opposés à l’accord Maïski/Sikorski, qu’ils avaient tenté de convaincre
Staline de créer des unités polonaises intégrées dans l’Armée rouge au lieu
d’une armée polonaise, qu’ils avaient monté toute une campagne contre
les délégations polonaises et que l’évacuation de l’armée d’Anders leur
mettait le vent en poupe. Or la création d’unités polonaises au sein de
l’Armée rouge revenait à faire de la future Pologne la 17e république
soviétique. Se référant à Beria, Chtcherbakov, Merkoulov et Golikov,
Kondratik affirma que le gouvernement soviétique n’était pas favorable à
ce projet. Selon lui, Staline lui-même était opposé aux « dogmatiques du
Komintern ». Pour finir, Kondratik recommanda à Berling d’éviter pour
l’instant tout contact avec Wanda Wassilewska. Il était inutile de se
soucier des kominterniens polonais qui, le jour venu, feraient ce qu’on leur
ordonnerait de faire{1634}. Berling en conclut que le gouvernement
soviétique était divisé sur le sort futur de la Pologne, les polonophobes
Molotov et Malenkov penchant pour la conception « intégrationniste »
voulue par un trio kominternien formé d’Alfred Lampe, Wiktor Grosz et
Wassilewska. Il se laissa convaincre par Kondratik que Staline voulait une
Pologne souveraine ayant sa propre armée.
Dans la nuit du 14 au 15 février 1943, Berling fut reçu par Staline qui
lui demanda s’il était communiste{1635}. Berling répondit qu’il était
socialiste comme l’était son père. Staline demanda : « On n’aime guère les
communistes en Pologne ? » Berling répondit que la faute en était aux
communistes polonais qui s’étaient isolés du reste de la société par leur
sectarisme et leurs appels à lutter contre le « chauvinisme polonais ».
Staline réagit au quart de tour : « Je comprends. Vous parlez des Juifs. Ce
sont des gens intéressants, mais on ne les aime pas partout. » Il voulut
ensuite savoir si Berling était prêt à lâcher Sikorski. Celui-ci répondit par
l’affirmative et commença à plaider pour la création d’une armée
polonaise en URSS. Staline lui conseilla d’en parler à Wassilewska, cette
« grande patriote polonaise{1636} », et lui recommanda d’appeler « Union
des patriotes polonais » l’organisation des Polonais en URSS dont Berling
souhaitait la création{1637}. Après cet entretien, persuadé que Staline
appuyait sa conception de la future Pologne contre les kominterniens,
Berling voulut rencontrer Wassilewska qui, pourtant, quelques jours plus
tôt, lui avait déclaré : « Je suis citoyenne soviétique et membre du PC
bolchevique, je me suis éloignée des affaires polonaises et m’en soucie
peu. » Mais Kondratik continua à manifester la plus grande réticence à
organiser ce contact. Bien mieux, il lui ordonna de ne pas faire état
publiquement du soutien de Staline à ses vues.
En mars 1943, fut annoncée la création de l’Union des patriotes
polonais (UPP), en même temps qu’était publié le premier numéro de son
organe, Pologne libre. Son premier congrès se tint les 9 et 10 juin 1943,
Wassilewska fut nommée présidente et Berling vice-président. Celui-ci se
plaignit à Staline que 70 % des membres de l’Union, à Moscou, étaient
juifs et Staline, en riant, lui rappela qu’au début du régime soviétique, les
Juifs avaient été indispensables{1638}. Le 25 avril 1943, à la suite de la
découverte du charnier de Katyn par les Allemands, l’URSS rompit les
relations diplomatiques avec le gouvernement de Londres et, dans la
foulée, le Politburo autorisa la création d’une armée polonaise en URSS.
Staline ordonna à Wassilewka de coopérer avec Berling et lui indiqua que
la Pologne ne serait pas intégrée à l’URSS. Les kominterniens n’étaient
guère enchantés par cette perspective : « Nous n’avons rien à f… d’une
armée polonaise, nous avons l’Armée rouge et cela nous suffit ! »,
s’exclama Lampe en apprenant la nouvelle{1639}. Fin avril, Wassilewska
écrivit à Staline pour demander que l’Union des patriotes polonais fût
chargée de la propagande au sein des unités polonaises{1640}. Dans ses
Mémoires, le colonel Berling illustre par de nombreux exemples la lutte
souterraine que se livraient le NKVD et le Komintern pour le contrôle de
l’UPP. Berling croyait que Staline partageait sa conception d’une Pologne
finlandisée parce qu’il avait refusé d’en faire une république soviétique, et
il fut encouragé dans ce sens par les hommes du NKVD qui le
persuadèrent de l’appui de Staline.
Le 4 mai 1943, Berling fut à nouveau reçu par Staline. Il entreprit de
convaincre le maître du Kremlin que les unités polonaises ne devaient pas
être symboliques comme le voulaient les kominterniens, mais devenir une
armée véritable avec des chars et une aviation. Staline lui donna une
réponse sibylline : « En politique il n’y a pas de détails. Il y a seulement
des choses dont il faut se souvenir et des choses qu’il faut oublier. Ce qui
aujourd’hui n’est qu’un flocon de neige peut demain se transformer en
avalanche menaçante. Il faut voir loin. » Et, au moment des adieux, il
lança un dernier avertissement : « Souvenez-vous d’une chose, Zygmunt
Michaïlovitch. En politique il n’y a jamais eu de sentiments et il n’y en
aura jamais{1641}. » Berling ne sut pas déchiffrer les intentions réelles de
Staline et, dans un premier temps, il crut avoir gagné la partie :
G. S. Joukov et le général Artemiev, commandant de la région militaire de
Moscou, secondèrent activement ses efforts et la formation de la division
polonaise « Kosciuszko » fut annoncée dès le 8 mai 1943.
Joukov tenait Berling au courant des agissements de la secte
kominternienne. En effet, les communistes – en particulier Lampe, Hilary
Minc, Jakub Berman et Roman Zambrowski{1642} –, appuyés à partir
d’août 1943 par une trentaine de vétérans de la guerre d’Espagne,
s’efforcèrent d’infiltrer la division polonaise, d’y saper la discipline et
d’en arracher le contrôle aux officiers de carrière. La rivalité entre NKVD
et Komintern se reproduisait à l’échelle de la division Kosciuszko, comme
en témoigne Berling :
Nous allons dans notre pays pour construire une Pologne libre,
démocratique, ne dépendant de personne. Nous n’avons aucun
programme, car là n’est pas notre mission. Nous voulons que le
peuple dise ce qu’il veut. Tel est notre but{1648}.
Ou encore :
Ils [les Soviétiques] insistent pour que la politique de tous les États
frontaliers soit toujours orientée vers Moscou pour les affaires de
sécurité nationale, selon le modèle Bénès. […] Ils recherchent des
voisins pacifiques qui pourront alors se développer sur le modèle de
la Belgique se tournant vers la Grande-Bretagne pour assurer sa
sécurité{1670}.
L’insurrection de Varsovie.
Le même revirement brusque de la position soviétique intervint au
moment de l’insurrection de Varsovie. Les origines de cette tragédie ont
été l’objet de nombreuses polémiques et il se peut fort bien que, là encore,
nous soyons en présence de la curieuse convergence d’action entre NKVD
et SOE. Certes les alliés occidentaux se montraient chiches dans l’aide
matérielle qu’ils accordaient à l’AK – l’Armée de l’intérieur. Ils ne
cessaient de dissuader cette dernière de lancer une insurrection généralisée
en Pologne. Cependant, en février 1944, Churchill avait ordonné
d’augmenter l’aide accordée à la résistance polonaise{1684}. Jozef
Retinger avait été parachuté dans le plus grand secret en Pologne par les
Britanniques « pour voir si l’on pouvait encore faire quelque chose ». Il
resta en Pologne jusqu’au 26 juillet, rencontra les chefs de l’AK Stefan
Korbonski et Bór-Komorowski, et échappa même à un attentat organisé
par des officiers de la résistance, persuadés qu’il était un agent soviétique.
Retinger travaillait alors pour la section polonaise de l’Intelligence
Service et collaborait avec le très polonophile général Gubbins, chef du
SOE. Les Britanniques voulaient avoir une idée de la force et de
l’organisation de la résistance clandestine car Churchill n’avait toujours
pas abandonné son projet d’axe Belgrade-Bratislava-Varsovie{1685}.
En avril 1944, le colonel Tatar, responsable du Département
opérationnel de l’AK, se rendit à Londres. Il expliqua à ses interlocuteurs
britanniques que tous les Polonais, tous les partis, à l’exception des
communistes, soutenaient l’AK. Le haut commandement des forces
polonaises estimait que l’armée allemande s’effondrerait dès qu’elle serait
attaquée de l’est et de l’ouest. C’est à ce moment que l’AK devait
déclencher son offensive{1686}. Le 25, il rencontra Churchill et lui
décrivit l’organisation et les possibilités de l’AK. Tatar estimait que les
Polonais ne pouvaient se battre contre deux ennemis, que l’URSS allait
libérer l’Europe centrale et orientale et que la Pologne devait donc
s’efforcer de s’entendre avec elle, thèses présentées dans un mémorandum
dès l’automne 1943{1687}. Le 20 mai, le commandement allié discuta de
l’aide qu’il pouvait apporter à la résistance polonaise qui fut invitée à
intensifier les opérations de sabotage. George Hill, le représentant du SOE
à Moscou, reçut l’ordre d’aborder avec le NKVD la question de la
coopération entre l’AK et l’Armée rouge{1688}. Toutefois, à ce moment,
le commandement allié se préoccupait surtout de renforcer la résistance en
France et dans les Balkans. La Pologne n’était pas une priorité.
Okulicki, l’ancien chef d’état-major d’Anders, qui avait démissionné de
ses fonctions au moment de l’évacuation en Iran des troupes polonaises
pour protester contre cette décision « criminellement déloyale » à l’égard
de Sikorski{1689}, fut rappelé d’Italie en octobre 1943 et nommé par
Sosnkowski commandant adjoint de l’AK. Il fut parachuté en Pologne par
les Anglais le 22 mai 1944, et devint l’adjoint de Bór-Komorowski, le
commandant de l’AK. Les instructions qu’il apportait à la résistance
polonaise montrent que les services secrets britanniques se préparaient
déjà à un affrontement avec l’URSS. En effet, l’AK était invitée à créer
une organisation secrète (Niepodleglosc) et à se replier vers l’ouest, en
enrôlant par exemple ses hommes dans l’organisation Todt{1690}.
Okulicki ne cessa de pousser à l’insurrection, promettant l’aide
anglaise{1691}, et il finit par convaincre Bór-Komorowski d’ordonner le
soulèvement. Le 12 juin, le colonel Tatar fut invité à une session du
Combined Chiefs of Staff à Washington, où il détailla les effectifs, les
capacités et les besoins de l’AK. Le chef de l’OSS, William Donovan,
proposa d’approvisionner l’AK en armes à partir des bases américaines en
URSS{1692}. Il semble que Mikolajczyk et Tatar aient interprété de
manière exagérément optimiste les promesses d’aide qu’ils reçurent de
Roosevelt et du haut commandement allié. Pourtant ils avaient été avertis
par les alliés qu’ils ne recevraient aucune aide avant de coopérer avec les
Soviétiques. Par crainte de froisser Moscou, le 27 juillet, les Britanniques
refusèrent d’envoyer une mission militaire auprès de l’AK{1693}.
Les plans initiaux d’insurrection de l’AK ne prévoyaient pas de
soulèvement à Varsovie{1694}, mais diverses considérations pesèrent
dans la décision finale de libérer la capitale. Après l’attentat manqué du
20 juillet contre Hitler, la Wehrmacht donnait l’impression qu’elle allait
s’effondrer d’un moment à l’autre. Le 21 juillet, Okulicki recommanda à
Bór-Komorowski de passer à l’action à Varsovie, lors d’une réunion des
chefs de l’AK au terme de laquelle la décision de libérer la capitale fut
adoptée. Les officiers de l’AK, tout comme les Alliés, se trompaient
lourdement sur la situation militaire car la Wehrmacht était encore capable
de se reprendre et ne tarda pas à le montrer ; le 30 juillet, elle lança une
contre-offensive et immobilisa les forces de Rokossovski, qui se
trouvaient à 9 km de Varsovie. Plus tard, Rokossovski confiera à Chepilov
qu’il aurait pu prendre la capitale polonaise en trois heures{1695}. Pour sa
part, ayant par la suite consulté les archives allemandes, Bór-Komorowski
se convainquit que Rokossovski n’était en mesure d’occuper Varsovie qu’à
partir du 10 août{1696}.
La remise par Staline de l’administration des terres polonaises libérées
au Comité de Lublin le 23 juillet fut une autre raison d’agir : il était clair
que, si la résistance polonaise ne libérait pas Varsovie, les Soviétiques
installeraient leurs marionnettes au pouvoir. Le 25 juillet, le gouvernement
de Londres donna carte blanche au commandement de l’AK pour prendre
toutes les décisions qu’imposerait la situation militaire. Le 27 juillet,
l’ambassadeur Raczynski mit les Britanniques au courant des plans de
l’insurrection, au moment même où était annoncé l’accord entre Staline et
le Comité de Lublin, conférant à celui-ci le pouvoir exécutif en Pologne.
Le Foreign Office tenta de dissuader les Polonais, tandis que le SOE les
soutenait avec enthousiasme. Le 30 juillet, Tatar avertit Gubbins que le
soulèvement de l’AK était imminent et ce dernier assura son interlocuteur
que le SOE accorderait une priorité absolue à la Pologne ; il promit
d’appuyer les demandes d’assistance militaire des insurgés{1697}. La
voix d’Okulicki fut décisive lors de la réunion du 31 juillet au cours de
laquelle les dirigeants de l’AK résolurent de lancer l’insurrection, après
avoir appris par le commandant Monter, chef de l’AK de Varsovie, que les
chars russes se trouvaient déjà à Praga et à Radosc, les faubourgs
orientaux de la capitale, ce qui était faux{1698}. Ainsi la décision fut
prise par le commandement de l’AK, contre la volonté du commandant en
chef de l’armée polonaise, le général Sosnkowski, qui ne croyait pas à
l’effondrement imminent de la Wehrmacht et à la répétition du scénario de
novembre 1918, et contre celle du général Anders{1699}. Okulicki
dirigerait les opérations avec Bór-Komorowski{1700}. Les chefs de l’AK
comptaient pouvoir récupérer le gros des troupes de l’armée Berling, dont
ils connaissaient l’antisoviétisme notoire{1701} ; un espoir fondé
puisqu’un rapport du général du NKVD Serov, en date du 17 octobre 1944,
déplorait que les hommes de l’armée Berling fussent passés en masse dans
les rangs de l’AK. Ainsi l’enjeu de l’insurrection dans la capitale
polonaise était aussi sous le contrôle de l’armée polonaise formée en
URSS.
Des indices convergents donnent à penser que le NKVD joua un rôle
dans le déclenchement de l’insurrection. En effet, Radio Kosciuszko, la
radio de l’armée de Berling contrôlée par le NKVD, appela dès le 6 juin
1944 les Polonais à se soulever contre l’occupant ; l’appel fut renouvelé le
29 juillet par le Département politique de l’Armia Ludowa, l’armée des
communistes polonais, puis le 30 juillet par Radio Kosciuszko. Au sein du
commandement de la résistance polonaise, c’est le courant le plus
favorable à une entente avec les Soviétiques, celui des responsables de
l’Information et de la Propagande représenté par le colonel Tatar, qui
poussa à l’action. Et c’est Retinger, l’homme des Britanniques, qui acheva
de convaincre Mikolajczyk d’aller à Moscou début août, ce qui rendit
crédibles les appels radio de l’Armée rouge{1702}. Mikolajczyk
s’imaginait que le soulèvement de Varsovie lui donnerait un atout décisif
dans ses pourparlers avec Staline. Il avait l’intention de rejoindre ensuite
Varsovie pour y installer un gouvernement de coalition où tous les grands
partis seraient représentés, y compris le Parti communiste. Il eut la naïveté
d’en faire part à Staline le 3 août, ce qui condamna l’insurrection de
Varsovie{1703}. Mikolajczyk rencontra à Moscou le général Rola-
Żymierski qui le supplia de se rendre immédiatement à Varsovie, faute de
quoi le Comité polonais de libération nationale créerait un gouvernement
communiste, alors que si lui se trouvait à Varsovie, il pourrait contrôler la
situation{1704}. Rola-Żymierski ordonna à ses hommes de se joindre à
l’insurrection le 13 août{1705}. Depuis la veille, la propagande soviétique
commençait à dénoncer avec violence les « aventuriers » de Londres,
coupables d’avoir lancé l’insurrection sans se concerter avec Moscou.
Les dirigeants de l’insurrection de Varsovie évoquent un mystérieux
capitaine du NKVD, Constantin Kalouguine, parachuté près de Lublin le
15 juillet avec pour mission de contacter la résistance polonaise, qui gagna
Varsovie avec l’aide des partisans communistes et qui, le 5 août, se mit en
rapport avec le général Monter, commandant des forces de Varsovie.
Kalouguine était un officier soviétique attaché au Département politique
de l’Armia Ludowa. Partout Kalouguine s’efforça de remonter le moral
des insurgés, affirmant que les Soviétiques seraient à Varsovie dans
quelques jours{1706}. Selon un témoin,
on essaya d’employer Kalouguine comme intermédiaire direct entre
les insurgés et le maréchal Rokossovski. Nous n’étions plus obligés
de passer par Mikolajczyk. Kalouguine rapporta fidèlement la
situation et demanda de l’aide pour les insurgés. Mais il n’obtint
aucune réponse{1707}.
Vous êtes maintenant dans une position de force telle que si vous
dites que deux et deux font seize, vos adversaires seront
d’accord{1721}.
La suite des événements m’a conduit à penser que les intentions des
autorités militaires [en réalité le NKVD] à notre égard différaient de
celles des politiciens et que cette mésentente fut à l’origine de ce
retard de vingt-quatre heures dans l’accomplissement de notre destin,
Cette lettre a pu être inspirée par Beria qui, en tout cas, la transmit à
Staline en même temps qu’un résumé des interrogatoires des détenus,
reproduisant en particulier la déclaration de Jankowski selon laquelle le
gouvernement polonais clandestin n’avait rien entrepris contre
l’URSS{1741}. De même, il rapporta sans commentaire le propos de
Jankowski selon lequel les « partisans du gouvernement de Londres ne
peuvent reconnaître la légitimité du gouvernement provisoire qui ne se
maintient que grâce à l’Armée rouge et n’exprime pas la volonté du peuple
polonais{1742} ». Quelques jours plus tard, Beria transmit à Staline un
compte-rendu des déclarations d’un autre détenu, Adam Bien, concernant
le séjour de Retinger en Pologne au printemps 1944 : celui-ci aurait
déclaré aux ministres du gouvernement polonais clandestin que
Mikolajczyk était conscient de la nécessité d’accorder des concessions à
Moscou, mais qu’il se heurtait à l’opposition de ses collègues du
gouvernement de Londres{1743}. Or Beria sélectionnait les informations
soumises à Staline en fonction des objectifs qu’il poursuivait : peut-être
nourrissait-il encore, durant les premiers jours d’avril, l’illusion que
Staline consentirait à des concessions concernant la composition du futur
gouvernement polonais.
Staline dut être mécontent de la tournure prise par l’instruction de
l’affaire des chefs polonais, car, début mai, il donna l’ordre d’orienter
l’enquête vers la « dénonciation de leur activité d’espionnage et de
sabotage dans les arrières de l’Armée rouge{1744} ». Le 31 mai, Beria et
Merkoulov suggérèrent d’organiser un procès public des chefs polonais, en
présence des journalistes étrangers, « car à notre avis cela produira un
effet plus favorable qu’un procès à huis clos{1745} ». Beria ne pouvait
manquer de savoir que l’affaire ferait scandale en Occident. Il se peut
qu’il ait voulu assurer de la sorte la relative modération des sentences
infligées aux accusés ; ou que, son projet initial ayant échoué, il ait
cherché à discréditer Staline dans l’opinion occidentale.
Le procès des seize Polonais commença le 18 juin 1945. Le juge
V. V. Ulrich se moqua de leur naïveté d’avoir cru en la parole d’honneur
d’officiers soviétiques : « J’ai bien peur que vous ne vous soyez laissé
prendre à une farce du NKVD », leur dit-il avec son cynisme
coutumier{1746}. Okulicki fut condamné à dix ans de détention et, selon
les sources soviétiques, il mourut en prison le 24 décembre 1946 ; les
autres reçurent des peines légères allant de un à cinq ans et furent
amnistiés la même année.
D’après le témoignage de Soudoplatov qui concorde avec celui de Sergo
Beria, de janvier 1945 à la conférence de Potsdam en juillet, le NKVD
soulignait dans ses analyses que les Américains et les Anglais n’avaient
d’autre choix que de faire des concessions à l’URSS en ce qui concernait
l’Europe d’après-guerre ; les gouvernements de Tchécoslovaquie, de
Pologne et de Hongrie ne pouvaient donc être que prosoviétiques. Mais
Beria ne souhaitait pas l’imposition d’un régime communiste dans ces
pays, pas plus qu’en Allemagne{1747}. Ainsi les rapports optimistes du
NKVD devaient encourager Staline à choisir la « finlandisation » de
l’Europe centrale et orientale. Ces analyses étaient partagées par Maïski
qui estimait avec prudence que la construction d’une Europe socialiste
mettrait trente à cinquante ans et qu’en attendant, une Europe
démocratique pouvait faire converger les intérêts des trois puissances
victorieuses et préserver la coopération des années de guerre{1748}. Mais
Staline n’était pas homme à se satisfaire d’une Europe sous influence. Il
voulait contrôler les pays occupés par l’Armée rouge et ce contrôle ne
pouvait être garanti à ses yeux que si des communistes étaient aux
commandes. Les scénarios alternatifs dessinés en pointillé par Beria
n’avaient de chance d’aboutir que si les Occidentaux avaient fait preuve de
fermeté face aux ambitions de plus en plus ouvertes de Staline. Mais, en
1944-1945, il n’en était pas question.
16
Qui avait plus à gagner à une paix rapide ? Staline, qui était sur la
voie de la victoire, ou notre Allemagne, que chaque jour de guerre
supplémentaire rendait non seulement plus faible et plus impuissante,
mais aussi plus coupable ? Quel avantage aurait eu Staline […] si
dans les pays évacués par la Wehrmacht s’étaient constitués des
gouvernements nationaux avant que l’Armée rouge ne vienne les
« libérer »{1799} ?
La question même des relations avec les officiers devint une pomme de
discorde parmi les kominterniens allemands : autant Ulbricht leur était
hostile, autant Pieck leur manifestait ses bonnes dispositions. Au point
que, fin 1944, Pieck déplorait encore le manque de confiance au sein du
Comité national entre les communistes et l’Union des officiers, et le fait
que le Comité national soit considéré comme un instrument de propagande
du régime soviétique. Il s’en était même entretenu avec Paulus{1807}.
D’ailleurs, l’histoire du Comité national, parue en RDA en 1958 et
préfacée par Ulbricht, ne contient pas un mot sur le BDO et, dans
l’historiographie de la RDA, le rôle du général Melnikov et le
mémorandum de von Seydlitz sont restés des sujets tabous.
Les Allemands ne pouvaient deviner que la direction soviétique était
divisée sur la question allemande. La politique de Staline était de garder
plusieurs fers au feu et d’exercer une pression sur les Alliés en leur
montrant qu’il pouvait s’entendre avec les Allemands si les Occidentaux
ne se montraient pas assez accommodants{1808}. Ainsi, le 30 juillet,
l’écrivain Ilya Ehrenbourg expliqua-t-il à l’ambassadeur américain
Standley que la création du Comité Allemagne libre était la réponse
soviétique à toute tentative d’étendre à l’Europe la politique « Darlan »
mise en œuvre en Afrique du Nord. Staline réussit fort bien à semer la
panique parmi les Alliés. Alarmé, John C. Wiley, un expert de l’OOS pour
les affaires soviétiques, envoya le 11 août 1943 un mémorandum à
Roosevelt pour le mettre en garde contre le nouvel axe Moscou-Berlin en
train de s’ébaucher : « Nous aurions du mal à affronter une union de
l’impérialisme russe avec la technique révolutionnaire du Komintern
renforcée par la compétence militaire et économique allemande{1809}. »
Mais si Wiley voyait dans la création du Comité Allemagne libre une
raison supplémentaire d’organiser le deuxième front en débarquant dans
les Balkans, Eden y discernait un motif de plus de chercher une entente
avec Moscou. Il écrivit à Cordell Hull le 23 août 1943 : « L’organisation
du mouvement Allemagne libre est une raison supplémentaire de
reprendre les discussions [avec les Soviétiques]{1810}. »
Les rapports du NKVD confortaient Staline dans l’idée que la création
du Comité Allemagne libre et du BDO avait suscité l’affolement chez les
Occidentaux. Le 4 août 1943, le NKVD signala par exemple que le State
Department était fort inquiet de la création du Comité dans lequel il voyait
l’annonce d’une politique unilatérale de la part des Soviétiques, et
poussait Roosevelt à leur demander des explications. Les Polonais en
furent aussi fort alarmés{1811}. L’amiral Standley en vint bientôt à penser
qu’« Allemagne libre » n’était pas seulement un instrument de guerre
psychologique mais bien une mesure politique à mettre en parallèle avec
l’Union des patriotes polonais{1812}.
Il est toutefois probable que Staline n’envisagea jamais sérieusement de
miser sur un gouvernement de généraux allemands. À la conférence de
Téhéran, il laissa percer son animosité à l’encontre des officiers de la
Wehrmacht : au grand effroi de Churchill, il proposa d’en exécuter
cinquante à cent mille. Lorsque, début février 1945, une délégation
parlementaire britannique lui demanda si les Soviétiques avaient
l’intention de collaborer avec les généraux allemands prisonniers, Staline
répondit, outré, que les généraux allemands « étaient pires que le
diable{1813} ». Mais Beria souhaitait la réalisation du scénario présenté
par Melnikov aux officiers allemands et en particulier la préservation de la
Wehrmacht{1814} : en mai-juin 1953, lorsqu’il se croira assez fort pour
agir, il reviendra au programme que Melnikov avait fait miroiter à
Seydlitz.
En attendant il n’avait pas les mains libres et il dut composer. Fin août
et début septembre 1943, une série d’indices révéla les hésitations de
Staline et les pressions contraires, voire les conflits souterrains qui
agitaient la direction soviétique à propos de la politique allemande ; ainsi,
un article de Freies Deutschland qui célébrait le Comité national comme
le « noyau du futur gouvernement allemand » et mentionnait une
proposition d’« armistice » au gouvernement hitlérien, fut censuré à la
dernière minute ; W. Leonhard rappelle dans ses Mémoires que Freies
Deutschland dut retirer dans la précipitation, début septembre, un éditorial
intitulé : « L’armistice – une exigence du moment{1815} ».
Le 1er septembre, la création du BDO fut annoncée puis suspendue. Une
note de Beria à Staline et Molotov datée du même jour explique le délai :
il avait fallu « isoler ceux qui tentaient d’utiliser le BDO comme
contrepoids au Comité national {1816} ». Staline rétrograda « Allemagne
libre » de futur gouvernement allemand en simple comité et autorisa, le
12 septembre, l’annonce de la création du BDO qui, à la grande surprise
des officiers, dut fusionner le 14 septembre avec le Comité national, ce qui
donna aux communistes un droit de regard sur leurs activités. Cette
mesure n’entrait sans doute pas dans les intentions initiales de Beria, mais
il dut s’y résigner pour permettre la survie du BDO. 17 membres du BDO
entrèrent au Comité national dont von Seydlitz devint vice-président. En
principe le BDO avait un droit de regard sur les officiers, le Comité
s’occupant de tous les autres prisonniers{1817}. Les communistes furent
cependant loin d’être enchantés de se voir adjoindre une aile
conservatrice. Malgré la fusion, les officiers eurent toujours l’impression
qu’il s’agissait de deux organisations distinctes : le siège du Comité
national se trouvait à Moscou, celui du BDO à Luniovo, à 40 km de la
capitale. La greffe ne prit jamais, les officiers du BDO étant tenus à l’écart
des sessions du Comité national et de son comité exécutif.
Jusqu’à la conférence de Téhéran, Beria put tant bien que mal faire
accepter ses initiatives par Staline en jouant sur son caractère
soupçonneux. Le 31 octobre 1943, un de ses agents aux États-Unis, Grigori
Kheifetz, rapporta que, selon Heinrich Mann, l’ancien chef de la police de
Berlin Grzynski était en train de mener des négociations à Washington en
vue de former un gouvernement allemand dont Heinrich Brüning et
Thomas Mann seraient membres{1818}. Ainsi Beria tenta-t-il
d’influencer Staline et de le pousser à former un gouvernement allemand à
partir du Comité Allemagne libre et du BDO. Mais Staline ne se ralliait à
ses propositions que si elles semblaient aller dans le sens de ses desseins
et il se contenta de montrer aux Occidentaux qu’il pouvait faire cavalier
seul dans la politique allemande si ceux-ci ne satisfaisaient pas à ses
demandes. Son stratagème réussit à merveille : la création du BDO
inquiéta énormément les Américains qui craignaient une résurgence du
militarisme prussien patronnée par Moscou et même une subordination du
Comité national au BDO{1819}. Allen Dulles, responsable de l’OSS à
Berne, put mesurer l’impact considérable de la création du Comité
Allemagne libre sur l’opposition allemande à Hitler. Il câbla à
Washington, le 24 septembre 1943, que ce Comité était une menace « à la
survie de la démocratie occidentale en Europe de l’Est ». Un an plus tard,
il déplorait encore que Moscou ait été la « seule source d’espoir pour les
Allemands{1820} ».
Après la conférence de Téhéran, Staline abandonna tout projet de
politique unilatérale à l’égard de l’Allemagne. Le Comité national et le
BDO perdirent leur intérêt à ses yeux. Mais Beria ne comprit pas tout de
suite cette évolution ou il ne voulut pas croire la partie perdue. Il s’attela à
un projet qui, à ses yeux, devait garantir la réalisation des promesses de
Melnikov aux officiers allemands et créer un état de fait irréversible : il
voulut constituer une armée allemande non communiste sur le sol
soviétique, comme il avait souhaité, en 1941, constituer en URSS une
légion juive et patronné l’armée polonaise d’Anders qui dépendait du
gouvernement de Londres.
Le 17 septembre 1943, von Seydlitz eut un entretien avec Melnikov qui
en transmit la teneur à Beria{1821}. Le général allemand suggérait de
recruter parmi les prisonniers de guerre une force armée dont il aurait le
commandement et qui serait l’« appui du nouveau gouvernement allemand
après la chute de Hitler ». Il affirmait qu’il bénéficiait en Allemagne du
soutien des généraux von Kluge et Thomas. Schulenburg était entré en
contact avec Kluge en 1943, alors que celui-ci se trouvait sur le front
russe, et lui avait proposé de lui faire traverser les lignes afin de négocier
en secret un armistice avec les Soviétiques. Kluge avait accepté, mais
s’était dérobé lorsque Schulenburg lui avait déclaré qu’en cas d’accord
avec Staline il faudrait livrer la guerre à Hitler{1822}. Quant au général
Thomas, qui dirigeait l’administration économique de la Wehrmacht, il
s’était prononcé, en 1933, pour la poursuite de la coopération avec l’URSS
et, dès novembre 1939, il avait cherché à convaincre les généraux
Brauchitsch et Halder de la nécessité de renverser Hitler, avant d’être un
intermédiaire actif entre les militaires et le groupe Beck-Goerdeler{1823}.
Le 22 septembre 1943, von Seydlitz soumit un mémorandum à
Melnikov qui le transmit à Beria et Krouglov, vice-ministre de l’Intérieur.
Il y soulignait que
le renversement de Hitler ne pouvait être réalisé que par l’armée. […]
Il ne fallait pas créer l’impression que ces actions [entreprises par le
Comité national et le BDO] avaient lieu à l’initiative des Russes. Il
fallait montrer qu’il s’agissait de sauver les forces armées de
l’Allemagne libre.
17
Nous devons au plus vite nouer des contacts avec l’URSS car seul ce
pays a intérêt à l’existence d’une Allemagne viable. Pour les Anglo-
Américains le continent sera toujours un concurrent gênant{1988}.
Troisième partie
18
Fin de la guerre
Fin des espoirs et désillusions
ne sera pas difficile à prendre la main dans le sac car il agit avec
impudence et sans finesse. Il sera ravi d’être arrêté, car depuis
longtemps il souhaite s’installer aux États-Unis, il hait le NKVD mais
c’est un froussard de première qui aime l’argent. Il ne demandera pas
mieux que de livrer tous ses agents pourvu qu’on lui promette un
passeport américain.
La lettre concluait :
Du policier au technocrate.
Si, au printemps 1946, Staline semblait avoir repris aux membres du
Politburo tous les pouvoirs qu’il avait été obligé de leur déléguer pendant
la guerre, sa victoire n’était qu’apparente. Le vieux dictateur préparait la
troisième guerre mondiale et était donc forcé d’accorder une place
prépondérante au complexe militaro-industriel et surtout au projet
atomique, confié à Beria en août 1945{2167}. Il devait tolérer les
technocrates.
Depuis son arrivée à Moscou, Beria avait commencé à déployer une
stratégie de survie en s’octroyant, grâce à son poste de responsable du
renseignement, des sphères de compétences qu’il pressentait vitales à
l’avenir : il misait en particulier sur le secteur énergétique et les
armements nouveaux. Le 26 juin 1943, il s’arrangea par exemple pour être
chargé des questions du pétrole et de leurs implications internationales.
Cette stratégie porta ses fruits à la fin de la guerre, lorsque Staline,
mécontent de lui, l’autorisa à survivre à l’abri du projet nucléaire.
L’une des orientations prioritaires du renseignement sous Beria fut
l’espionnage scientifique et technique pour lequel, en avril 1941, le Centre
créa au sein des résidences principales à l’étranger des départements
spécialisés. Sur les 221 agents du NKVD déployés aux États-Unis, 49
avaient une formation d’ingénieur{2168}. Au printemps 1941, l’un d’eux,
Gaïk Ovakimian, signala que la communauté scientifique américaine
craignait que l’Allemagne ne fabriquât une bombe à uranium. En URSS,
les savants Piotr Kapitsa et Abram Ioffe s’inquiétaient aussi du risque de
l’acquisition par l’Allemagne d’une arme nucléaire, surtout à partir du
22 juin 1941{2169}. Certains physiciens soviétiques avaient travaillé à la
fission de l’uranium depuis 1939 et un Comité de l’uranium avait été créé
à l’été 1940. Mais ces travaux avaient été interrompus après le 22 juin
1941.
Le 20 septembre 1941, la Grande-Bretagne prit la décision de fabriquer
une bombe atomique. Cinq jours plus tard, le 25 septembre, le NKVD en
fut informé et obtint de sa source – John Cairncross, un des membres du
réseau Philby, alors secrétaire de Maurice Hankey, le chef du Comité qui
avait la tutelle du projet atomique – un rapport sur les travaux britanniques
consacrés à la bombe à uranium. Face au projet nucléaire, l’attitude de
Beria fut ambiguë{2170}. Lorsque Leonid Kvasnikov, un officier du
NKVD spécialisé dans le renseignement scientifique, lui adressa un
rapport sur la documentation venant de Londres, Beria lui dit : « Tu finiras
dans une cave si tout cela s’avère être de la désinformation{2171}. »
Pourtant, malgré ce scepticisme affiché, Beria réagit immédiatement et,
dès la fin 1941, il s’efforça d’infiltrer des agents auprès des savants
travaillant sur l’uranium aux États-Unis et en Angleterre. Il comprit très
vite l’importance de ces recherches : « Il ne me cachait pas l’admiration
que lui inspirait l’effort britannique dans ce domaine », se souvient Sergo
Beria{2172}. Toutefois Beria ne fut pas un « lobbyiste » du projet
nucléaire auprès de Staline et il est probable qu’il lui transmettait les
renseignements, mais en les assortissant de commentaires sceptiques.
Selon A. A. Yatskov, un officier du NKVD chargé du réseau d’espionnage
soviétique à New York,
Il est vrai que, dans l’esprit des dirigeants soviétiques, il était difficile
de comprendre que des savants transmettent de leur propre chef des
informations cruciales à une puissance étrangère, ce que faisaient Fuchs,
Pontecorvo et d’autres, par fanatisme communiste. Cette moisson qui
tombait du ciel dans l’escarcelle du NKVD et du GRU était en quelque
sorte trop belle pour être vraie.
Le 20 juin 1942, Churchill et Roosevelt convinrent de créer un
partenariat anglo-américain pour fabriquer la bombe atomique et, le
13 août, naquit le projet « Manhattan ». In fine, c’est Kaftanov qui réussit
à convaincre Staline. Le 28 septembre 1942, le GKO ordonna la relance
des recherches sur l’uranium, la supervision de ce domaine étant confiée à
Molotov. Il ne s’agissait encore que de travaux théoriques et Pervoukhine
conseilla à Molotov de montrer à des savants les documents obtenus par le
renseignement{2178}. Le problème pour les dirigeants soviétiques était de
trouver un savant de confiance qui acceptât de coopérer avec le NKVD.
Cet organisme disposait déjà à l’époque d’une abondante moisson de
données scientifiques dont il était incapable de mesurer la valeur. Or des
académiciens prestigieux, tels A. Ioffe, V. Khlopine et P. Kapitsa, ne
manifestaient guère d’enthousiasme pour ce rôle. Certains savants comme
Vernadski et Kapitsa étaient même d’avis que seule une coopération
ouverte des Soviétiques avec les Anglais et les Américains permettrait de
fabriquer l’arme nucléaire. En octobre 1942, Vernadski suggéra à Staline
de lancer cette coopération avec les savants occidentaux en s’adressant à
Niels Bohr et en demandant aux gouvernements alliés d’inaugurer un
programme atomique commun. Kapitsa était même d’avis de confier la
direction du programme nucléaire soviétique à Niels Bohr. Staline
répondit que les savants étaient naïfs s’ils s’imaginaient que les
gouvernements occidentaux partageraient des données sur une arme qui
pouvait permettre de s’assurer la domination mondiale. Mais il autorisa
des contacts officieux avec les savants occidentaux au nom de leurs
homologues soviétiques{2179}.
C’est en définitive le jeune physicien Igor Kourtchatov, le protégé de
Ioffe, qui fut choisi. En octobre, Kaftanov le fit venir de Kazan et le
chargea de rédiger une évaluation des renseignements fournis par le
NKVD et le GRU. Et ce n’est que fin 1942 que les données obtenues par le
renseignement furent soumises à l’expertise de physiciens. Dans une note
à Molotov, datée du 28 novembre, Kourtchatov rendit ses premières
conclusions : l’Angleterre et l’Amérique avaient pris de l’avance sur
l’URSS dans le domaine de la fission de l’uranium et, comme l’apparition
de l’arme atomique était possible, l’URSS devait mettre les bouchées
doubles pour ne pas se laisser distancer par les Occidentaux. Le 11 février
1943, Staline lui confia la direction scientifique d’un Comité spécial
chargé de la production de l’énergie atomique à des fins militaires. La
supervision du Comité fut attribuée à Molotov avec pour adjoint Beria,
tandis que Boris Vannikov, ministre des Munitions, et Mikhaïl
Pervoukhine en étaient nommés vice-présidents. En février, après le raid
britannique contre la station norvégienne produisant de l’eau lourde,
Staline commença à prendre au sérieux le projet nucléaire. Le 10 mars,
après que Kourtchatov eut rendu une analyse détaillée des renseignements
collectés par le NKVD, concluant qu’il ne s’agissait pas de
désinformation, fut créé l’Institut de l’énergie atomique, le fameux
« laboratoire n° 2 », dirigé par Kourtchatov.
Dès lors, Beria talonna ses agents aux États-Unis pour qu’ils se
concentrent sur le projet nucléaire et ne cessa d’exprimer son
mécontentement de la lenteur des progrès réalisés ; en effet, la plus grande
partie des renseignements obtenus continuait à provenir de
Londres{2180}. À l’été 1943, Beria entreprit de persuader Staline de
mettre le GRU à l’écart de la question nucléaire, pour éviter le
recrutement des mêmes agents par les deux services : le NKGB avait de
quoi être jaloux puisque l’essentiel des renseignements avait été obtenus
par le GRU{2181}. En juillet, Beria obtient gain de cause : le NKGB reçut
la haute main sur l’espionnage atomique et le GRU fut obligé de lui
transférer ses agents{2182}. Fitine ordonna à Zaroubine d’obtenir des
résultats rapides. Beria décida d’avoir recours à un réseau d’influence en
même temps qu’à l’espionnage traditionnel mené par les officiers Anatoli
Yatskov et Alexandre Feklissov. Le réseau d’influence, confié à Liza
Zaroubina, eut pour tâche de convaincre les savants américains de
coopérer par antifascisme{2183}. En février 1944, le MGB n’avait encore
aucune source au sein du projet Manhattan, mais bientôt commença l’âge
d’or du renseignement soviétique. En août 1944, Fuchs fut transféré de
Grande-Bretagne à Los Alamos et, en octobre, le jeune physicien Theodore
Hall offrit de lui-même ses services aux Soviétiques. Le 10 novembre, une
résidence spécialisée dans l’espionnage nucléaire fut créée à New York
sous la direction de Kvasnikov. En mars 1945, les progrès soviétiques
étaient considérables et le MGB avait trois agents infiltrés à Los Alamos :
Klaus Fuchs, Theodore Hall et David Greenglass, et deux agents à Oak
Ridge, la « cité du plutonium » où se trouvait l’usine de diffusion gazeuse.
En février 1944, le Groupe S, qui coordonnait l’espionnage atomique du
GRU et du NKGB, fut formé au sein du NKGB, avant d’être, en septembre
1945, transformé en Département S dirigé par Soudoplatov. Ce
Département coopérait étroitement avec les physiciens Kourtchatov,
Kapitsa, Kikoin, Ioffe et Alikhanov{2184}. Les services spéciaux firent
parvenir en URSS environ dix mille pages de données techniques sur les
programmes atomiques américains et anglais. Hall fournit une
documentation sur le concept de l’implosion au plutonium. Fuchs livra des
renseignements sur la séparation de l’uranium par diffusion gazeuse ou
électromagnétique, puis sur le développement du plutonium et le
mécanisme de l’implosion ; il donna une description technique détaillée
de la bombe à uranium lâchée sur Hiroshima ; et, en mars 1948, il
transmettra aux Soviétiques des données sur une superbombe à hydrogène.
Cela permit d’énormes économies et procura un important gain de temps à
l’URSS qui apprit par ses espions les limites d’une bombe à l’uranium et
put tout de suite passer au plutonium avec un mécanisme de détonation à
implosion{2185}.
Le 29 septembre 1944, Kourtchatov demanda à Beria d’élargir les
effectifs du projet nucléaire soviétique, qui n’employait alors qu’une
centaine de personnes{2186}. Il lui suggéra en quelque sorte de prendre la
responsabilité de l’organisation des recherches sur l’uranium. Le
8 décembre 1944, une résolution du GKO confia au NKVD la
responsabilité de tous les programmes d’extraction et de production de
l’uranium, qui dépendaient jusque-là du ministère des Métaux non
ferreux{2187}.
Une nouvelle étape fut franchie le 28 février 1945, lorsque Merkoulov
rédigea pour Beria un rapport sur l’état des travaux américains sur la
bombe atomique, où il concluait que l’arme atomique était réalisable et
prévoyait que les Américains feraient exploser leur première bombe dans
un délai de un à cinq ans. Dès avril 1945, avant la prise de Berlin, Beria
donna l’ordre de transformer un sanatorium sur la côte de la mer Noire en
institut de recherche. Deux de ses envoyés, A. Zaveniaguine, vice-ministre
du NKVD, et V. Makhnev arrivèrent à Berlin et se mirent à recruter des
savants allemands et à les dénicher dans les camps de concentration où
d’autres branches du NKVD les avaient jetés. À la mi-mai, une mission
soviétique dirigée par Zaveniaguine se rendit en Allemagne pour glaner
les trophées du projet nucléaire allemand. Mais les Américains avaient
précédé les Soviétiques qui parvinrent toutefois à s’emparer de cent tonnes
d’oxyde d’uranium et à repérer quelques groupes de savants allemands –
le physicien Manfred von Ardenne et son équipe, par exemple –, qui furent
transférés en URSS en mai-juin{2188}. De 1945 à 1955, trois cents
savants allemands travaillèrent au programme nucléaire soviétique.
Les savants allemands tombés dans les filets du NKVD furent installés
en URSS, de gré ou de force. Mais, par souci du secret, l’URSS laissa
échapper des occasions en or. En décembre 1944, le savant communiste
français Frédéric Joliot-Curie proposa à l’ambassadeur Bogomolov une
collaboration franco-soviétique dans le domaine nucléaire. Le NKGB lui
envoya un émissaire avec un questionnaire technique établi par
Kourtchatov et Beria rendit compte à Staline des résultats de ce contact.
Mais les Soviétiques refusèrent la coopération proposée parce qu’ils
désiraient garder le secret sur leur programme, ce qui ne les empêchait pas
de vouloir exploiter Joliot-Curie comme source de renseignements. Le
25 juin 1945, le savant français fit une nouvelle tentative, proposant une
collaboration entre son groupe et l’Académie des sciences de l’URSS,
voire une fusion de la recherche nucléaire française et soviétique. Les
Soviétiques auraient accepté si les savants français avaient pu être
installés en URSS sans droit de sortir du territoire soviétique. Or ce n’est
pas ce que Joliot-Curie envisageait : il souhaitait un financement
soviétique et une assistance dans l’obtention des matières premières en
échange de l’expertise française ; les travaux de recherche devaient être
situés en France. L’initiative de Joliot-Curie tourna donc court{2189}. À
ce moment, Staline ne semblait toujours pas avoir compris l’importance
de la bombe. Lorsqu’en mai 1945 Pervoukhine et Kourtchatov lui
adressèrent un mémorandum pour demander l’accélération du travail sur
le projet nucléaire, le Politburo ne réagit pas. Toutefois le NKVD mit sous
surveillance les laboratoires et les entreprises travaillant sur l’uranium en
territoire allemand, attendant de les démonter pour les transférer en
URSS{2190}.
Le tournant eut lieu à partir du 16 juillet 1945, quand les Américains
firent exploser la première bombe atomique. Staline réagit
immédiatement, selon le témoignage de Sergo Beria :
Malgré ses défauts évidents, Beria était doué d’une volonté puissante.
C’était un organisateur de talent. Il allait vite au fond des choses et
savait distinguer l’essentiel de ce qui était secondaire{2209}.
Même Kapitsa, avec lequel il eut des mots, le reconnut : « [Beria] est
très énergique, réagit au quart de tour, sait parfaitement distinguer
l’essentiel du secondaire, et a incontestablement le goût de la
science{2211}. »
Ce n’est donc pas par la seule terreur que Beria fit marcher son empire,
comme le note P. Soudoplatov, autre collaborateur proche de Beria : « Il
avait le don singulier d’inspirer à la fois la crainte et
l’enthousiasme{2212}. » Dans tous les secteurs placés sous sa
supervision, les arrestations étaient plus rares qu’ailleurs :
Dès que nous fûmes placés sous la tutelle du NKVD, les arrestations
des employés prirent pratiquement fin, à tous les niveaux. […] Après
la guerre notre ministère fut retiré à Beria et les arrestations reprirent
de plus belle,
Et Vlassik de poursuivre :
Beria l’avait échappé belle : « Vlassik disait : “Si j’avais pu tenir encore
dix à quinze jours, Beria aurait été arrêté”{2244}. » Cependant, le répit
gagné grâce à la bombe fut de courte durée.
19
La guérilla au sommet
Staline contre le Politburo
Staline perçut fort bien les dangers que comportait pour lui cette
alliance de ses intimes. « Il pouvait dire : “Pourquoi ne me regardez-vous
pas dans les yeux ? Votre regard me semble fuyant.” Et il le disait avec
une telle méchanceté ! », se souvient encore Khrouchtchev{2249}. À Beria
il lançait des remarques : « Enlève tes lunettes de serpent de tes yeux de
serpent{2250}. »
Le dictateur vieillissant finit par comprendre que Beria représentait
pour lui le principal danger. Car, livrés à eux-mêmes, ni le mou Malenkov,
ni le pitre Khrouchtchev, ni le souple Mikoïan, ni le dévoué Molotov, ni
l’ivrogne Boulganine ne constituaient une menace. L’âme du groupe était
Beria et Staline le sentait :
Beria était d’autant plus redoutable qu’il pouvait s’appuyer sur des
réseaux plus étendus et plus solides que ceux dont disposaient ses
collègues : il avait ses hommes au sein de la Sécurité d’État, il possédait
un fief territorial en Géorgie, et il était maître du gigantesque complexe
militaro-industriel chargé du projet nucléaire qui à lui seul représentait un
État dans l’État. Pour neutraliser Beria, Staline avait besoin du soutien des
autres membres du Politburo. Or ceux-ci étaient bien conscients que la
chute de l’un des leurs entraînerait celle des autres. Et puis la faveur de
Staline avait moins de prix aux yeux de ceux qui assistaient à sa déchéance
physique. Le déclin de sa capacité de travail était manifeste : en 1947, il
put consacrer 136 jours au travail, en 1950 seulement 73, en 1951 48 et en
1952 45 jours{2252}. Il avait d’embarrassants trous de mémoire,
rapportés avec méchanceté par les uns et les autres. Désormais nul ne
voulait se mettre à dos un puissant membre du Politburo, même pour
gagner la faveur de Staline, car le temps où le dictateur ne serait plus là ne
semblait plus si éloigné.
Déchiffrer les événements complexes des dernières années de la vie de
Staline implique de tenir compte de la lutte de Staline contre le Politburo,
des contre-offensives des membres du Politburo, et de la lutte pour la
succession qui s’amorçait déjà entre les principaux dirigeants du Kremlin.
Cette grille de lecture peut s’appliquer à la fois aux grandes affaires de
cette époque – l’affaire de Leningrad, l’affaire Abakoumov, l’affaire
mingrélienne, l’affaire du Comité antifasciste juif, l’affaire des « blouses
blanches », ainsi que les grands procès dans les démocraties populaires –
et à la politique étrangère de l’URSS qui offre tout autant un champ de
bataille aux protagonistes évoqués plus haut.
L’affaire de Leningrad.
En janvier 1949, Jemtchoujina, l’épouse de Molotov, fut arrêtée, victime
de ses relations avec le Comité antifasciste juif, et en mars Molotov fut
remplacé par Vychinski aux Affaires étrangères. Le communiste italien
Eugenio Reale revint fort déprimé de son séjour à Moscou durant ces
événements, désormais convaincu que Molotov n’était plus le dauphin
prévisible de Staline et que le mouvement communiste international aurait
à subir les retombées d’une dévastatrice lutte pour la succession au
Kremlin, comme à la mort de Lénine{2253}. Il ne se trompait pas. La
bataille était déjà engagée.
Le premier signe du déclin de Staline apparut au moment de l’affaire de
Leningrad, lorsque Malenkov et Beria réussirent à le persuader de se
débarrasser de ceux qu’il avait autrefois propulsés au Politburo pour diluer
les hommes du GKO : Voznessenski faisait pendant à Beria dans l’appareil
gouvernemental, et Kouznetsov à Malenkov dans l’appareil du Parti.
Le 25 décembre 1948 eurent lieu des élections à la conférence du Parti
de Leningrad. Une délation anonyme parvint au Comité central signalant
que ces élections avaient été truquées. Puis, du 10 au 20 janvier 1949, à
l’initiative de Malenkov, Leningrad organisa une foire pour écouler des
marchandises restées dans les stocks. Cette foire ne devait concerner que
la république de Russie, mais les autorités de Leningrad y invitèrent des
représentations d’autres républiques soviétiques – Kazakhstan, Géorgie,
Ukraine, Biélorussie, républiques baltes. Malenkov s’empressa d’adresser
un rapport à Beria, Voznessenski et Mikoïan où il soulignait que cette
décision avait été prise par le Conseil des ministres de la république de
Russie, à l’insu du Conseil des ministres de l’URSS. Il eut l’idée
d’exploiter les deux incidents pour faire croire à Staline que les dirigeants
de Leningrad étaient en train d’ourdir un complot au sein du Parti{2254}.
Au même moment, le 28 janvier, la Pravda donna le coup d’envoi de la
campagne contre les « cosmopolites sans patrie ». Entre ces deux
événements, aucun lien en apparence ; mais en réalité Malenkov était
aussi derrière l’article qui visait les critiques de théâtre juifs soi-disant
protégés par le clan Jdanov{2255}. Détail caractéristique du
fonctionnement byzantin de la bureaucratie soviétique : ces attaques qui
sur le plan idéologique étaient en apparence opposées – l’une stigmatisait
le nationalisme russe des dirigeants de Leningrad et l’autre leur
mansuétude à l’égard des « cosmopolites sans patrie » – visaient les
mêmes personnes. Malenkov avait décidé que le temps était venu
d’éliminer les favoris récents de Staline, Kouznetsov et Voznessenski,
dont l’ascension, en 1946, s’était faite à ses dépens. Pour lancer son
attaque, il profita de la mort, le 31 août 1948, d’Andreï Jdanov, le chef de
l’organisation du Parti de Leningrad depuis l’assassinat de Kirov en
décembre 1934, ce qui priva le groupe des Léningradois de son patron.
Dès le 28 janvier 1949, Kouznetsov perdit sa position au secrétariat du
Comité central. Le 15 février, les dirigeants de Leningrad – Kouznetsov,
P. S. Popkov et M. I. Rodionov – furent limogés pour « agissements
antiparti », accusés d’avoir tenu cette foire malencontreuse, d’avoir
opposé le Comité central à l’organisation du Parti de Leningrad, d’avoir
conservé leur clientèle à Leningrad et d’avoir gaspillé les deniers publics.
Popkov n’avait-il pas proposé en 1948 que Leningrad soit placée sous le
patronage de Voznessenski ? Celui-ci avait bien refusé mais n’avait pas
rapporté la chose au Comité central. Le précédent de Grigori Zinoviev et
sa prétendue tentative, en 1925, de transformer l’organisation du Parti de
Leningrad en « fraction antiléniniste », furent rappelés{2256}. Pire
encore, les responsables léningradois furent accusés « d’avoir voulu se
poser en défenseurs des intérêts de Leningrad, d’avoir calomnié le Comité
central en prétendant qu’il n’aidait pas l’organisation du Parti de
Leningrad{2257} ». Khrouchtchev dans ses Mémoires résume le crime
impardonnable des Léningradois : « On les accusa de vouloir opposer la
périphérie au centre{2258}. » Le président du Comité exécutif régional de
Leningrad, N. V. Soloviev, fut accusé d’être « un chauvin grand russe
enragé » parce qu’il avait proposé de créer un Bureau du Comité central de
la république de Russie{2259}. Or, selon Khrouchtchev, l’idée de créer un
tel bureau avait été défendue par Jdanov :
Soloviev fut aussi accusé d’avoir critiqué le chef de l’État alors qu’il
était responsable du Parti en Crimée.
Il ne restait plus qu’à enjoliver la partition : les Léningradois se seraient
plaints de la domination des Caucasiens dans la direction du pays, ils
auraient voulu déplacer le gouvernement de la république de Russie à
Leningrad{2261}. Le 21 février, Malenkov fut dépêché sur les lieux pour
« tirer les choses au clair » et communiquer aux activistes du Parti
léningradois la résolution du 15 février. Dans son réquisitoire, il accusa les
responsables de Leningrad de s’être appuyés sur leurs « patrons » à
Moscou – Kouznetsov et Voznessenski – pour faire aboutir leurs
demandes, derrière le dos du Comité central et du gouvernement.
Le mécanisme d’une purge ressemble à une boule de neige : autour du
noyau central des principaux accusés s’agglomèrent d’autres affaires,
chaque dirigeant soviétique essayant d’utiliser la purge à son profit – ou
plutôt de la diriger pour la contrôler – et d’y compromettre des rivaux
potentiels ou des ennemis personnels. C’est ainsi que la purge de
Leningrad emporta le groupe Voznessenski du Gosplan en même temps
que le groupe Kouznetsov.
Voznessenski avait beaucoup d’ennemis, car les intérêts du Gosplan et
ceux des ministères étaient souvent à l’opposé. Khrouchtchev attribue sa
chute aux intrigues de Beria :
C’est sa hardiesse qui l’a perdu, car il avait souvent des prises de bec
avec Beria au moment de la rédaction du plan. Beaucoup de
ministères dépendaient de Beria et il voulait leur attribuer la part du
lion des investissements, alors que Voznessenski souhaitait un
développement équilibré de l’économie du pays{2262}.
J’ai l’impression que c’est Malenkov et Beria qui ont tout fait pour
les couler. Beria tirait les ficelles ; il utilisait Malenkov comme un
bélier, parce que celui-ci siégeait au Comité central et qu’il avait
accès à tous les documents et à toute l’information qui parvenait à
Staline{2273}.
Mais c’est bien Malenkov qui décida de faire tomber le couperet sur la
tête des Léningradois.
Le deuxième élément est l’étrange mixture idéologique qui nourrit cette
affaire, les Léningradois étant accusés à la fois de nationalisme russe, de
particularisme local, de manque de vigilance à l’égard des Juifs et, dans le
cas de Voznessenski, de volonté de tromper le Politburo. Ces accusations
n’avaient qu’un seul point commun : susciter une réaction furieuse de
Staline. On mesure ici la manière dont les membres du Politburo étaient
passés maîtres dans l’art de manipuler leur chef, surtout Malenkov qui y
excellait. Dès 1946, il avait deviné la faille du groupe de Leningrad aux
yeux de Staline : avoir organisé la résistance de la ville assiégée pendant
la guerre, livrée à elle-même et un temps à l’abri de la tutelle vigilante du
Politburo. Moins versés dans l’art de l’intrigue que Malenkov, les
Leningradois n’hésitaient pas à rappeler leurs exploits pendant la guerre,
sans comprendre que l’évocation d’une action solidaire non contrôlée par
Moscou pouvait leur coûter la vie. Tout comme les Juifs, ils étaient
coupables d’avoir particulièrement souffert pendant la guerre et de vouloir
s’en souvenir.
Pire encore aux yeux de Staline, ils prétendaient à cause de cela devenir
« une pépinière de cadres » pour toute l’Union soviétique. Ainsi
Kouznetsov avait déclaré dans un discours en janvier 1946 :
Malenkov vit l’avantage qu’il pouvait tirer de ces imprudences et, dès le
7 février, il fit écho au discours de son rival :
Le camarade Staline nous enseigne qu’il ne faut pas vivre sur les
acquis du passé et se reposer sur les lauriers des succès obtenus. Les
gens qui agissent de la sorte sont remisés aux archives par l’histoire
pleine de sagesse. Il y a chez nous des gens qui adorent évoquer leurs
mérites d’autrefois. Ils oublient que la modestie est une vertu et se
soucient peu de toutes les tâches qui restent à accomplir{2275}.
Par ces lettres, Abakoumov signalait à Beria qu’il refusait d’entrer dans
les manœuvres de Staline contre lui, mais qu’il espérait en retour l’appui
de Beria.
Bientôt Rioumine se retrouva dans la même situation qu’Abakoumov.
Certes, le 19 octobre 1951, il fut nommé vice-ministre de la Sécurité
d’État et responsable du Département d’instruction des affaires les plus
importantes. Certes, il obtint que Likhatchev confirmât les prétendus
aveux d’Etinger sur l’assassinat de Chtcherbakov. Mais déjà, dans une
lettre à Staline, il crut devoir se justifier de ne pas avoir torturé les
inculpés dès le début : « Je reconnais seulement qu’au cours de
l’instruction je n’ai pas eu recours aux mesures extrêmes, mais j’ai corrigé
cette erreur lorsque j’en ai reçu l’ordre{2342}. » Il craignait pour son
poste et pour sa vie. Et, lorsque après la mort de Staline on lui demandera
pourquoi il avait falsifié des procès-verbaux remis à Staline, il répondra :
Par ces lettres, Abakoumov signalait aux deux hommes qu’à travers son
affaire c’était eux qui étaient visés et qu’il y avait des limites à ce qu’il
pouvait endurer. Chaque lettre comportait un post-scriptum à l’intention
de Beria dans lequel Abakoumov assurait celui-ci de son dévouement. Il
s’excusait en particulier de ne pas avoir eu le temps de lui remettre des
documents compromettants concernant sa débauche, et les documents
incriminant Malenkov dans l’affaire des avionneurs de 1946 : « Comme
vous le savez, L. P., le sort de M. ne tenait qu’à un fil et, malgré les
pressions très fortes que j’ai subies, je me suis conduit en honnête
homme{2348}. » Le message était clair : Abakoumov n’avouerait rien qui
puisse compromettre Beria, malgré les pressions qu’il subissait en ce sens,
mais il attendait que Beria en échange tente d’alléger son sort et celui de
sa jeune épouse qui venait d’être mère.
Faute de pouvoir faire craquer Abakoumov, on mit la pression sur ses
subordonnés qui passèrent aux aveux. L. Shwartzman, l’ancien directeur
adjoint du Département d’instruction des affaires les plus importantes,
avoua qu’« Abakoumov était un conspirateur, mais que les fils du complot
remontaient plus haut », que lui-même faisait partie d’une conspiration
contre le peuple russe dirigée par Beria{2349}. Comprenant qu’il
s’engageait dans une voie périlleuse, Rioumine jugea plus prudent de ne
pas saisir la perche tendue{2350}. Shwartzman témoigna cependant contre
Kaganovitch, Khrouchtchev, Merkoulov, B. Koboulov, Mamoulov et
Fitine. Il avoua avoir projeté, en 1950-1951, l’assassinat de Malenkov,
avec la complicité d’Abakoumov, d’Eitingon et de Raikhman, ainsi que de
l’ex-procureur A. P. Doron. Les instigateurs du complot étaient
Faymonville, l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, et
Harriman. L’affaire Abakoumov devint l’affaire Abakoumov-Shwartzman
et Belkine torturé avoua que sur ordre d’Abakoumov il avait placé des
Juifs à tous les postes-clés du MGB.
Cependant le kaléidoscope continuait à tourner et l’affaire Abakoumov
à s’engager dans de nouveaux méandres. À partir de l’été 1952,
Kouznetsov fut chargé de nouvelles accusations posthumes et fut promu
au rang de complice d’Abakoumov ; c’était lui qui, sur l’ordre des services
américains et britanniques, avait soi-disant incité le médecin Egorov à
hâter la fin de Jdanov et d’autres dirigeants soviétiques. Le 3 novembre
1952, Rioumine finit par formuler les accusations contre Abakoumov :
celui-ci aurait couvert un complot de nationalistes juifs au sein du MGB, il
aurait protégé l’appareil tchékiste des organes dirigeants du Parti et il
aurait saboté le contre-espionnage de l’URSS{2351}. Beria était de
nouveau visé.
L’affaire Abakoumov, que Staline avait organisée parce qu’il sentait
qu’il ne contrôlait plus totalement la Sécurité d’État, lui fournit une
nouvelle occasion de s’apercevoir que ses proches parvenaient à
neutraliser ses initiatives. En particulier, elle ne lui permit pas de monter
un dossier satisfaisant contre Beria. Chaque fois que les aveux des
prévenus semblaient prendre une tournure prometteuse, l’affaire changeait
subitement de direction et les soupçons se portaient ailleurs. Voyant que
l’arrestation d’Abakoumov et des proches de Beria au sein du MGB ne
donnaient pas les résultats espérés, Staline décida de frapper Beria dans
son fief et d’y chercher l’affaire compromettante qui lui permettrait de
s’en débarrasser définitivement. Telle fut l’origine de l’affaire
mingrélienne.
20
Si Rokossovski peut garantir qu’il n’y aura pas de guerre avant 1956,
alors on peut s’en tenir au plan précédent, mais, s’il ne le peut pas, il
vaut mieux adopter la proposition de Chtemenko{2360}.
Nous devons être préparés au pire. La guerre peut éclater d’ici un an,
deux ans tout au plus. Nous reprogrammons notre économie pour
produire des armes{2365}.
Le Comité central du PC tchécoslovaque ordonna une augmentation
brutale des objectifs du plan, un renforcement de la centralisation,
l’élimination de l’artisanat et de la petite industrie privée et la
collectivisation de l’agriculture{2366}. La crise économique qui ravagea
les démocraties populaires au début des années 1950 fut d’ailleurs en
grande partie imputable aux dépenses militaires extravagantes exigées par
Staline. La RDA, par exemple, reçut l’ordre, début 1952, de développer
une industrie aéronautique et, à l’automne, les dirigeants est-allemands
apprirent qu’ils devraient trouver 2,7 milliards de marks pour financer
cette industrie en 1953 et qu’au lieu des 200 millions de marks prévus
pour le budget militaire ils devraient y consacrer 1,26 milliard de marks,
non compris les 600 millions de marks destinés à financer l’éducation
militaro-patriotique de la jeunesse{2367}.
En même temps, Staline ne cessait de harceler Beria pour qu’il accélère
au maximum la fabrication de la bombe H, car il le soupçonnait de faire
traîner les travaux dans ce domaine{2368}. Sans doute à juste titre : quand
Zaveniaguine demanda à Beria d’augmenter la production d’uranium 235
pour rattraper les États-Unis dans ce domaine, Beria lui répondit : « Notre
industrie de construction mécanique est déjà à genoux devant l’industrie
nucléaire » ; elle était incapable de produire en nombre des machines de
diffusion{2369}. Beria ne se hâta pas d’adapter les bombardiers les plus
modernes au transport de la bombe atomique et il aimait à dire, prétendant
se référer à Staline : « Il faut avoir la bombe, mais cela ne veut pas dire
que nous allons nous en servir{2370}. » Staline, lui, était si pressé qu’il
ordonnait de produire un système d’armes en série avant même de l’avoir
testé{2371}. En mars 1951, il commanda un bombardier intercontinental
ultrarapide capable d’atteindre l’Amérique, qui serait supérieur au B-52
américain ; ce bombardier à turbopropulseur, le Tu-95, fut mis à l’essai en
novembre 1952 mais ses performances furent jugées décevantes. En
septembre 1952, Staline lança la mise en chantier d’un sous-marin
atomique{2372}. Les dépenses d’armement augmentèrent de 60 % en
1951 et de 40 % en 1952. Quant aux effectifs de l’Armée rouge, ils
passèrent de 2,9 millions d’hommes en 1949 à 5,8 millions en 1953.
« En 1952, tout le pays était sur le pied de guerre. Les objectifs du
Comité central étaient parfaitement clairs : nous préparions la troisième
guerre mondiale, et ce serait une guerre nucléaire. Toutes les ressources du
pays étaient mobilisées{2373} », se souvient Sergo Beria. Le plan de 1952
prévoyait un important développement de la production de missiles et la
construction de nouveaux polygones d’essai et de bases de stockage, ainsi
que la création à Moscou de l’Institut de physique technique destiné à
former des cadres pour l’industrie militaire{2374}. Au printemps 1952,
Staline ordonna la création immédiate de cent divisions de bombardiers à
réaction et l’industrie aéronautique fut chargée de produire dans un délai
très court 10 300 bombardiers. La décision fut prise de construire, en
1953-1955, six nouveaux aérodromes sur le territoire soviétique – en
particulier dans la Tchoukotka où seraient aussi bâties les casernes abritant
les unités de parachutistes destinées à prendre d’assaut les États-
Unis{2375} – et cinq dans les pays socialistes. Et Staline donna l’ordre à
ses subordonnés de produire des hélicoptères de combat. Le Politburo
discuta même de la possibilité de créer une base aérienne au Mexique pour
approvisionner en carburant les bombardiers soviétiques{2376}. Dès
octobre 1952, les premiers éléments de la défense antiaérienne de Moscou
furent en place. Et, fin 1952, Staline ordonna à l’état-major de préparer le
déploiement de forces blindées soviétiques supérieures en Europe centrale
afin de prendre d’assaut les aéroports de l’OTAN pendant que les
bombardiers seraient en mission{2377}.
En septembre 1952, Staline reçut Chou En-lai, lui fit part de ses
dispositions conquérantes et lui déclara qu’à son avis la guerre de Corée
durerait encore un an ou deux. Après cela, la « Chine devait devenir
l’arsenal de l’Asie ». Chou évoqua alors les plans chinois de créer une
armée de 102 divisions, soit 3,2 millions d’hommes. C’est un
« minimum », lui répondit Staline. Chou parla de 150 régiments
d’aviation. « C’est trop peu, intervint Staline, il en faut 200{2378} ».
Or tous ces projets belliqueux inquiétaient fort les membres du
Politburo, conscients des risques que représenterait une guerre nucléaire et
persuadés que l’imminence du conflit fournirait à Staline le prétexte d’une
vaste purge. Sergo Beria s’en souvient :
La Conférence économique.
Dans un discours prononcé le 7 novembre 1951, Beria avait évoqué les
« possibilités extraordinairement grandes qu’offrent les relations
commerciales avec les pays capitalistes » et souligné que les Soviétiques
étaient prêts à « développer la coopération économique, sur la base des
intérêts réciproques, avec les États-Unis, l’Angleterre, la France et les
autres États des blocs Est et Ouest » – ce qui avait été relevé par la presse
helvétique{2392}. Or, dans sa brochure Les Problèmes économiques du
socialisme, publiée en 1952, Staline indiquait implicitement que bientôt le
bloc soviétique n’aurait plus besoin des importations en provenance de
l’Ouest. Le 4 novembre 1951, une résolution du Politburo critiqua le
ministère du Commerce extérieur accusé de ne pas tenir assez compte des
intérêts de l’État{2393}.
La question des relations économiques avec les pays non communistes
était, depuis 1945, l’un des enjeux dans les luttes au sommet au sein du
Kremlin et, depuis 1951, l’affrontement n’était plus souterrain. Le
contexte était favorable puisque la question du commerce avec les pays
communistes opposait l’Angleterre – et l’Europe – aux États-Unis
réticents à ouvrir leur marché aux exportations européennes. Les Anglais
surtout étaient tentés par les possibilités des marchés chinois et russe.
Quoique désireux d’élargir les échanges économiques avec l’URSS, les
Occidentaux étaient désarçonnés par les sautes d’humeur de Moscou.
Lorsque Gunnar Myrdal, alors secrétaire de la Commission économique
européenne des Nations unies, s’était rendu à Moscou à la mi-mai 1950
pour explorer les possibilités de développer les échanges avec l’URSS, il
avait été accueilli fraîchement et aucune de ses propositions n’avait été
acceptée. Mais, peu après, la Commission économique européenne avait
reçu une note dans laquelle l’URSS se déclarait désireuse de développer
ses échanges avec l’Ouest, d’exporter du blé et d’entamer des négociations
en ce sens{2394}. Et des responsables économiques des démocraties
populaires se prononçaient résolument en faveur du maintien, voire du
développement, des relations économiques avec les pays occidentaux. En
décembre 1950, M. Gregor, ministre tchécoslovaque du Commerce
extérieur, affirma que la Tchécoslovaquie « était toujours prête à des
échanges sur une grande échelle avec l’Occident à condition que ces pays
s’abstiennent de toute discrimination ». Au même moment, Étienne Doby,
le président du conseil de Hongrie, déclarait : « À l’avenir, nous nous
efforcerons d’établir des relations commerciales avec tous les pays, quel
que soit leur régime social. » Une délégation de parlementaires polonais
en visite en Belgique, début 1951, fit savoir que la Pologne désirait par-
dessus tout renouer ses relations commerciales traditionnelles avec
l’Occident{2395}.
C’est le Conseil mondial de la Paix (CMP) qui prit l’initiative. Il
dépendait de la Commission de politique étrangère du Comité central du
PCUS, où Beria était alors influent grâce à Grigorian{2396}. Lors de son
congrès tenu à Berlin, en février 1951, le CMP appela à réunir une
Conférence économique dans le but de « normaliser les échanges
internationaux et, par là, d’améliorer le niveau de vie des populations ».
Pendant plusieurs mois, cet appel sembla devoir demeurer sans suite. Le
6 août, les délégués polonais à l’ONU plaidèrent pour un élargissement du
commerce Est/Ouest. Enfin, le 20 août, le Politburo décida de réunir à
Moscou une Conférence économique internationale et créa une
commission chargée de la préparer. Le 3 septembre, l’accord commercial
franco-soviétique fut renouvelé grâce à des concessions soviétiques ; le
13 septembre, un accord commercial anglo-soviétique fut signé ; et, le
20 septembre, un accord commercial interzone fut signé à Berlin{2397}.
En octobre se créa à Copenhague un Comité d’initiative dont la mission
était de « restaurer les relations économiques internationales{2398} ». Le
professeur polonais Oskar Lange y jouait un rôle actif et allait inviter à la
conférence, entre autres, Henry Morgenthau et le banquier James
Warburg{2399}. Les Occidentaux notèrent que, dans son discours du
7 novembre 1951, Beria affirmait que les échanges économiques
pouvaient former une base d’accords. Le 21 novembre, en écho au
discours de Beria, Radio Moscou déclara :
Au cours d’une réunion, Staline déclara que lui seul avait les moyens
de faire gagner la guerre à l’Union soviétique. Après lui, une victoire
serait impensable{2417}.
21
22
J’ai transmis au cam. Staline une lettre sur les abus et les irrégularités
en Géorgie (le cam. Ignatiev connaît les détails de cette affaire). Le
cam. Staline décida d’aller lui-même en Géorgie pour se rendre
compte de la situation. Beria voulait l’accompagner, mais Staline le
lui interdit catégoriquement. Cette fois encore Malenkov vint à la
rescousse de Beria. Il se rendit à Borjomi et, au lieu de procéder à une
enquête approfondie, il se contenta de limoger Tcharkviani, étouffant
une affaire qui aurait permis de démasquer Beria. Beria ne m’a
jamais pardonné mon ingérence dans les affaires géorgiennes{2511}.
Arrivé en Géorgie, Staline reçut dans le plus grand secret ses favoris de
Géorgie : Mgueladzé, alors premier secrétaire du PC d’Abkhazie – un
jeune ambitieux qui rêvait de remplacer Tcharkviani à la tête du PC de
Géorgie et dont Staline s’était rapproché dès 1943 –, et de vieux ennemis
de Beria, comme l’ami d’enfance de Staline – et peut-être son demi-frère,
selon la rumeur en Géorgie – Vaso Egnatachvili, responsable du secrétariat
du Présidium de Soviet suprême de Géorgie. Il les encouragea à dénoncer
les dirigeants de la république et, avec son hypocrisie habituelle, en ayant
l’air de ne pas y toucher et par petites touches successives, il laissa
entendre à ses interlocuteurs géorgiens que Beria n’avait plus sa faveur et
que le cours de leur carrière future dépendrait de l’aide qu’ils
apporteraient à démasquer Beria. « Staline opposait les Géorgiens de
l’Ouest et ceux de l’Est, il disait que les Mingréliens n’étaient pas de vrais
Géorgiens{2512} », rapporte Khrouchtchev qui assista à quelques-uns de
ces entretiens. Et, en effet, Staline multipliait les allusions, couvrant par
exemple d’éloge les Gouriens, le peuple de Géorgie le plus hostile aux
Mingréliens, et critiquant des films géorgiens accusés d’accorder une
place trop grande au folklore mingrélien{2513}. Laissons la parole à
Khrouchtchev :
Ceci est corroboré par le témoignage de Vlassik qui faisait tout pour que
les informations susceptibles de couler Beria parviennent à Staline :
Le coup d’envoi.
Mgueladzé avait attiré l’attention de Staline sur Roukhadzé qui, le
26 septembre, fut à nouveau convoqué par Vlassik à Tskhaltoubo. Cette
fois le chef du MGB géorgien fut reçu par Staline en présence de
Poskrebychev et Vlassik. Staline s’informa de la Turquie, des émigrés, de
l’activité des réseaux géorgiens à l’étranger, puis il demanda si des
organisations antisoviétiques ayant des liens avec les mencheviks émigrés
avaient été démasquées en Géorgie. Ces préoccupations n’étaient du reste
pas nouvelles, Staline étant obsédé par l’influence de ces mencheviks ;
ainsi, en 1936, lorsqu’il avait rencontré pour la première fois Mgueladzé,
alors fonctionnaire du Komsomol, il lui avait demandé si l’« influence des
mencheviks et des jeunes marxistes » avait été extirpée en Géorgie{2520}.
Roukhadzé répondit que les organes géorgiens savaient peu de chose sur
l’émigration, qu’ils n’envoyaient pas d’agents en Turquie, que tout est
centralisé par le 1er Directorat principal (PGU) du MGB de l’URSS et
qu’aucune organisation antisoviétique n’avait été démasquée en Géorgie.
Staline déclara que le MGB géorgien devait avoir ses propres réseaux en
Turquie, en Iran et en France. Se tournant vers Poskrebychev, il rappela
que Beria lui avait annoncé l’envoi à Paris d’un neveu de Gueguetchkori
afin de recruter ce dernier, mais que l’inverse s’était produit : le neveu
avait été recruté par Gueguetchkori qui l’avait renvoyé en Géorgie à la
veille de la guerre et Staline avait ordonné son arrestation. « Beria
considère que, parmi les Géorgiens, les plus intelligents et doués sont les
Mingréliens, et il cherche constamment à propulser des Mingréliens »,
laissa tomber Staline. Puis il changea de sujet :
Il faut maintenir une pression constante sur la Turquie, lui faire peur
en organisant des incursions. Vous devez avoir pour cela des groupes
de choc. Si eux nous envoient des terroristes et des saboteurs,
pourquoi n’en ferions-nous pas autant ? Pensez-y, et ne vous inquiétez
pas des moyens, nous ne lésinerons pas pour cela{2521}.
Mirtskhoulava poursuit :
Staline : « Pourquoi ? »
Il ressort de tout ceci que Beria avait « couvert » les émigrés géorgiens.
L’accusation portée contre Roukhadzé dans la lettre de délation
mentionnée plus haut, selon laquelle au moment de son séjour à Berlin en
1945 il aurait porté aux émigrés mencheviques de Paris des valises
d’argent et de bijoux, n’était peut-être pas aussi dépourvue de fondement
qu’il y semble au premier abord. Beria avait caressé le projet de fournir
une couverture commerciale à Gueguetchkori.
Staline avait peut-être, par ses propres agents à Paris, des échos du
voyage de Charia qui ne pouvaient que renforcer ses soupçons. En effet, la
rumeur dans l’émigration géorgienne voulait que Charia ait eu des
rencontres ultra secrètes avec certains émigrés, au cours desquelles il
s’efforçait d’obtenir des informations compromettantes sur le passé
prérévolutionnaire de Staline{2568}. Or la plupart des émigrés géorgiens
étaient persuadés que Staline avait été un provocateur de l’Okhrana
tsariste{2569}. Et nombre d’entre eux connaissaient des épisodes peu
glorieux de la jeunesse du Guide. Ainsi, un condisciple de Staline au
séminaire de Tiflis, Sylvestre Djibladzé, raconta à des mencheviks
emprisonnés en 1922 que les cinq meilleurs étudiants du séminaire avaient
été arrêtés par l’Okhrana et que les autres séminaristes membres de
l’organisation social-démocrate clandestine apprirent que ces arrestations
étaient dues à une délation de Staline. Ses condisciples décidèrent de le
juger et Staline confirma qu’il les avait dénoncés afin que ces étudiants
deviennent des révolutionnaires, toutes les autres voies leur étant
désormais fermées{2570}.
L’affaire Kobakhidzé.
L’arrestation de Constantin Kobakhidzé était elle aussi inquiétante pour
Beria. Ayant pris la nationalité soviétique en juin 1946, Kobakhidzé fut
arrêté par le contre-espionnage français, le 13 septembre 1950, à cause de
ses liens suspects avec l’ambassade soviétique. Il fut expulsé en RDA
malgré les protections dont il bénéficiait de la part de plusieurs
personnalités : un certain Boudin dont le beau-frère occupait un poste
élevé dans le ministère Queuille, le sénateur Georges Laffargue, le
directeur de la Banque d’Indochine Jean Laurent. Il resta seize mois en
RDA. De Berlin, Kobakhidzé écrivit une lettre à Tcharkviani pour
solliciter l’autorisation de s’installer en Géorgie. Il fut arrêté en RDA le
30 janvier 1952 et amené à Tbilissi le 15 février.
Les enquêteurs voulaient lui extorquer des dépositions accréditant leur
thèse faisant d’Eugène Gueguetchkori l’organisateur de toutes les activités
antisoviétiques en Occident. Pendant son premier mois de détention,
Kobakhidzé ne fut pas maltraité, mais, dans la deuxième quinzaine de
mars 1952, les hommes du MGB employèrent la manière forte, même si
dans un rapport du 10 juillet 1953 adressé à Serov, le colonel Maklakov,
chargé de l’instruction de l’affaire Kobakhidzé, niera avoir employé la
torture{2571} : pendant soixante-dix jours, Kobakhidzé fut privé de
sommeil et roué de coups. On s’intéressait à ses relations avec
Gouzovski ; Roukhadzé voulait le faire parler sur Charia et ses relations
avec Gueguetchkori. En mai 1952, les enquêteurs essayèrent de lui
extorquer des aveux sur ses liens avec les services spéciaux français.
Kobakhidzé affirma avoir refusé la proposition de Roger Wybot, le chef de
la DST, de collaborer avec son service pour démanteler les réseaux
soviétiques en France. Ce qui n’empêchera pas les Soviétiques de
soupçonner qu’il avait coutume de faire boire Tavadzé afin de lui soutirer
des informations sur l’URSS, transmises aux services français, et qu’il
avait été expulsé afin d’être infiltré en URSS pour le compte du SDECE.
Le 2 décembre 1952, il fut condamné à vingt-cinq ans de camp. Après la
mort de Staline, craignant sans doute les représailles de Beria, il
entreprendra de revenir sur ses aveux de mars-avril 1952 qui
compromettaient Charia, Gouzovski, Maximelichvili, Mataradzé et
Tavadzé. Le 12 avril 1953, il adressera à V. A. Kakoutchaïa, le nouveau
ministre de l’Intérieur de Géorgie – l’adjoint, pendant la guerre, de
Soudoplatov à la tête du Groupe spécial du NKVD chargé des opérations
de sabotage dans les régions occupées{2572} –, une déclaration affirmant
que ses tortionnaires l’avaient incité à compromettre Beria en
l’interrogeant sur Tavadzé et Chavdia. Il y exprimera la conviction que
l’arrestation de Tavadzé et l’enquête sur son action à l’étranger « avaient
pour but de créer un procès énorme et important{2573} ». « Épuisé
physiquement et moralement dévasté, je suis devenu un débile mental »,
écrira Kobakhidzé à Beria, s’excusant en quelque sorte d’avoir signé des
dépositions concoctées par ses bourreaux. Cette plainte où Kobakhidzé
exposait le déroulement de son affaire – expédiée par Dekanozov à
Koboulov, adressée à Beria le 14 avril 1953 – révèle un personnage fort
articulé, habile courtisan, connaissant bien le destinataire de son adresse :
ainsi Kobakhidzé ne manque pas de rappeler qu’au début de 1918 il s’était
porté volontaire dans l’armée géorgienne pour défendre le Lazistan contre
les Turcs{2574}.
L’affaire Rapava.
Les révélations apportées par l’enquête sur les Mingréliens montraient
que la frontière turco-géorgienne était restée anormalement poreuse pour
une frontière soviétique. Ceci amena Staline à s’intéresser aux
agissements de l’ancien chef du MGB de Géorgie, Avksenti Rapava.
Auparavant il avait essayé de le soudoyer : après sa libération à la mort de
Staline, Rapava racontera à Nina Beria que Staline l’avait convoqué et lui
avait dit : « Je te nomme sur-le-champ à la tête du Parti en Géorgie si tu
me dis tout ce qu’a fait Lavrenti{2575}. » Rapava s’étant dérobé, il fut
arrêté le 11 novembre 1951, puis inculpé comme membre du groupe
« antiparti et anti-État » des conspirateurs mingréliens, et à cause de sa
parenté avec des traîtres. Son épouse se rendit en secret à Moscou pour
demander l’aide de Nina Beria qui refusa de la recevoir. Ainsi les
Mingréliens comprirent que leur tout-puissant protecteur était lui aussi
menacé{2576}.
Lors de l’instruction, l’enquête révéla que, durant l’indépendance de la
Géorgie, Rapava aurait été un sympathisant du Parti social-fédéraliste et
qu’il avait servi dans l’armée menchevique jusqu’en septembre 1920. Rien
ne prouvait les allégations de l’accusé selon lesquelles il avait été infiltré
dans les forces mencheviques par les bolcheviks afin de s’y livrer à la
subversion communiste. En fait, Rapava s’était faufilé dans le Parti
communiste par la fraude, en 1921, en se faisant attribuer une ancienneté
fictive remontant à 1919. Il fut accusé de diverses malversations
financières, mais on lui reprocha surtout d’avoir nommé de manière
systématique des Mingréliens aux postes-clés du MGB, y compris des
éléments douteux comme un certain Illarion Malania, qu’il couvrait et
auquel il avait confié en août 1947 la rédaction d’un rapport intitulé : « La
création de l’intelligentsia soviétique et les moyens de l’améliorer »,
« document calomniateur antisoviétique », selon l’accusation ; ou comme
le Mingrélien M. Koukoutaria, chef du 1er Département chargé du
renseignement de 1941 à 1945. Des Mingréliens coaccusés, Mikheïl
Baramia et Kirill Betchvaia, témoignèrent qu’en 1945 Rapava avait
protégé le chef du MGB abkhaze Mikautadzé et son adjoint Guiorgui
Beroulava, alors que le frère de ce dernier était accusé d’avoir caché et
aidé des parachutistes envoyés en Géorgie par l’Abwehr ; Rapava l’avait
fait libérer et avait clos l’affaire. Non moins suspecte était la protection
accordée par Rapava aux rapatriés : ainsi, en mai 1948, il avait reçu dans
son bureau à deux reprises Méounarguia qui l’avait informé sur les
mencheviks de Paris et sur son beau-frère. De même, Rapava connaissait
depuis 1923 le neveu de Nina Beria, Tchitchiko Namitcheichvili, et il
l’avait casé au ministère de la Santé publique de Géorgie à son retour de
France en 1941. On lui fit grief aussi d’avoir protégé Chavdia, ce à quoi
Rapava rétorqua qu’Abakoumov était au courant dès le début – détail qui
montre qu’Abakoumov n’avait pas rapporté cette affaire à Staline à
l’époque, et qu’il existait sans doute une certaine solidarité entre lui et
Beria.
L’accusation la plus grave pour Rapava était qu’il avait détruit les
réseaux d’agents soviétiques à l’étranger qui dépendaient de lui et qu’il
était de mèche avec les services spéciaux turcs : « Tous nos réseaux à
l’étranger étaient liés aux services turcs et espionnaient activement
l’URSS{2577}. »
Pour les besoins de l’enquête, Chalva Berichvili fut mis à la disposition
du MGB géorgien et expédié de sa prison russe à Tbilissi{2578}. Le
témoignage de cet émissaire des mencheviks était accablant pour Rapava.
Berichvili raconta qu’en août 1940 il séjournait à Erzeroum dans le local
où se trouvait le Bureau caucasien du renseignement turc qui centralisait
toutes les informations concernant la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et
le Caucase du Nord{2579}. Berichvili entretenait d’excellentes relations
avec le colonel Serib-bey, l’adjoint du directeur de ce Bureau. Il eut l’idée
de lui demander ce qu’il savait des membres du gouvernement géorgien et
Serib-bey lui confia que Rapava « était intelligent, calculateur et
opportuniste. Ce n’était pas un vrai bolchevik, à la différence de ses
collègues. […] Nous ne le considérons pas comme notre ennemi, mais
plutôt comme notre ami{2580} ». Ces propos furent confirmés à
Berichvili par un autre officier des services spéciaux turcs, qui lui déclara
qu’avant l’arrivée de Rapava à la tête du NKVD géorgien en décembre
1938 celui-ci avait donné du fil à retordre aux services turcs. Mais dès que
Rapava devint ministre de l’Intérieur en Géorgie, les agents turcs purent
remplir leurs missions en Géorgie sans peine. Par ailleurs, à en croire cet
officier, « les infiltrations d’agents en Turquie à partir du territoire
géorgien était réalisées de manière si maladroite et si primitive qu’on
pouvait penser malgré soi que Rapava faisait exprès de saboter
l’espionnage soviétique en Turquie ». En effet, les agents infiltrés soit se
rendaient soit se faisaient prendre, et cela si souvent que le hasard était
exclu ; les Turcs étaient prévenus d’avance du moment et du lieu de
l’infiltration des Soviétiques, et leur information était en général exacte.
Bien mieux, c’étaient parfois des agents des services turcs qui étaient
chargés de leur faire passer la frontière. Les Turcs en étaient arrivés à tenir
secrets les échecs soviétiques afin de ne pas compromettre Rapava aux
yeux de la direction de Moscou{2581}. Lors de ce même interrogatoire du
28 avril 1952, Berichvili ajouta qu’avant son départ Jordania lui avait
recommandé d’entrer en contact avec les dirigeants géorgiens, d’y
chercher un soutien et avait cité le nom de Rapava.
Dans toutes les affaires évoquées, il est difficile de faire la part de la
vérité et la part de la fantaisie de juges d’instruction aiguillonnés par
Staline. Les accusés de l’affaire mingrélienne étaient affreusement
torturés et souvent prêts à avouer n’importe quoi. Que penser en
particulier du témoignage de Berichvili, qui mettait en cause la loyauté de
Rapava, et par conséquent celle de son protecteur Beria ? Chaque
arrestation en entraînait de nouvelles qui devaient permettre d’étoffer le
dossier du principal accusé. L’affaire M. Koukoutaria et l’affaire
M. Kakabadzé permirent de préciser les accusations pesant sur Rapava.
M. N. Koukoutaria, l’ancien chef du service de renseignements des
gardes-frontières de la région militaire de Géorgie, puis en 1945 le chef du
MGB d’Adjarie, fut arrêté le 21 février 1952, accusé d’avoir fait partie du
groupe Baramia et d’avoir saboté le renseignement soviétique en Turquie.
Son collègue et coaccusé Kakabadzé prétendit qu’il avait dévoilé le réseau
soviétique en Turquie en juillet 1941, en se laissant berner par un agent
double, privant ainsi l’URSS de sa filière d’infiltration d’agents en
Turquie constituée de Lazes. L’enquête révéla que Koukoutaria se livrait à
un trafic de laissez-passer fort utile pour les candidats au passage
clandestin de la frontière.
Kakabadzé, le chef du renseignement du NKGB d’Adjarie, fut arrêté le
13 février 1952 pour contrebande avec la Turquie et corruption. L’enquête
établit qu’à l’automne 1942 Berichvili lui avait offert deux brownings et
une carabine, sans oublier de lui remettre 80 000 roubles destinés à
Rapava. Berichvili témoigna en outre qu’en octobre 1942 S. Sezer, le
responsable du renseignement turc pour les régions frontalières avec
l’Adjarie chez qui il séjournait, lui dit que son agent en URSS, Nikoloz
Inasaridzé, avait été arrêté et qu’il avait l’intention de recruter Kakabadzé,
lequel avait déjà eu un geste de bonne volonté en libérant et renvoyant l’un
de ses agents. Lorsque Berichvili rencontra Rapava, en octobre 1942, et lui
rapporta les propos de Sezer, le chef du NKVD géorgien ne réagit pas.
Ce sont les dépositions de Kakabadzé qui révélèrent les liens suspects
entre Rapava et deux personnages troubles, les frères Redjeb et Osman
Kakhidzé sur lesquels reposait ce que nous avons appelé la « filière
Rapava ». Osman avait été recruté par la GPU en 1931 puis expulsé en
Turquie comme agent double. Avec l’aide de son frère Redjeb, il se mit à
infiltrer des agents en territoire soviétique pour le compte des services
turcs et des services occidentaux, y compris polonais. En 1935, Redjeb fut
arrêté et condamné à cinq ans d’exil pour complicité dans l’infiltration
d’un agent polonais. Mais la filière fut rétablie et, le 17 juillet 1940, le
NKVD adjare envoya Redjeb revenu d’exil contacter Osman en Turquie.
Osman était alors considéré comme un émissaire menchevique, un agent
allemand et turc, et il refusa de coopérer avec le NKVD.
En mai 1943, Redjeb fut convoqué à Tbilissi par Rapava en personne,
sur l’initiative très probable de Beria : en effet, durant le premier semestre
de 1943, le service de renseignements adjare était contrôlé par une
commission présidée par Koboulov. Rapava lui demanda de se renseigner
sur les relations germano-turques, de contacter certains transfuges par
l’intermédiaire de son frère et de s’informer sur les filières d’infiltration
en URSS des émissaires mencheviques. Le lien avec Osman fut renoué en
juillet 1943 et, en août, Rapava convoqua de nouveau R. Kakhidzé à
Tbilissi pour lui demander d’amener son frère Osman à la frontière car il
souhaitait s’entretenir avec lui. De juillet 1943 à mai 1944, R. Kakhidzé se
rendit huit fois en Turquie, utilisant un laissez-passer acheté à
Koukoutaria, qui lui permit de circuler dans toute la Transcaucasie. À
deux reprises, Rapava s’opposa à l’arrestation de R. Kakhidzé capturé à la
frontière avec d’importantes sommes d’argent.
Début 1944, d’autres émissaires mencheviques géorgiens furent arrêtés
à la frontière. L’un d’eux, Varden Tchikachua, demanda à être mis en
présence de Rapava. Ce dernier intervint afin que ces émissaires ne soient
pas livrés au SMERCH qui était sur la piste du réseau Rapava. En effet,
dès le 15 mars 1944, le SMERCH avait signalé à Fitine que Kakabadzé
« avait des liens criminels » avec les services étrangers : il aurait
notamment reçu 50 000 roubles d’Osman Kakhidzé pour libérer deux
agents turcs. À l’automne 1944, Osman Kakhidzé fut arrêté et témoigna
qu’il finançait Koukoutaria et Kakabadzé pour le compte des services
turcs. Sur ordre de Rapava, ce témoignage contre Koukoutaria ne fut pas
versé au dossier par Nibladzé. Et lorsque Kosogly Hussein, l’agent turc qui
faisait passer en URSS les courriers envoyés par les mencheviks de Paris,
fut arrêté en août 1945, Koukoutaria s’emporta et accusa les gardes-
frontières d’avoir fait capoter une opération importante.
Le couvercle ayant sauté, les révélations se multiplièrent. Il s’avéra
qu’à son entrée en fonction, en juillet 1944, le nouvel adjoint de Rapava,
S. Davlianidzé, avait procédé à une enquête sur l’efficacité du MGB
géorgien en Turquie et découvert que plus de 90 % des agents infiltrés en
Turquie étaient capturés{2582}. Cela ne pouvait s’expliquer selon lui que
par la trahison ou l’incompétence de Koukoutaria. Davlianidzé
communiqua les résultats de cette enquête à Rapava qui se dit d’accord
avec ses conclusions, promit de poursuivre l’enquête, mais en réalité se
borna à interdire à Koukoutaria de faire ses rapports à Davlianidzé.
Désormais il cacha à son adjoint les activités du secteur du renseignement.
En 1945, la Turquie avait rendu à l’URSS une centaine d’agents
capturés dont il s’avéra qu’un grand nombre étaient attendus à la frontière
et étaient certains d’avoir été trahis par une taupe infiltrée dans le NKGB
géorgien. L’un d’eux accusait I. Nibladzé. Dès que Rapava en eut vent, il
confia l’interrogatoire de ces agents au même Nibladzé. Le MGB de
l’URSS ayant averti le MGB de Géorgie que les Turcs avaient une taupe
en son sein, les soupçons se portèrent sur Kakabadzé et Rapava déclara
qu’il prenait l’affaire en main.
En 1947, Moscou envoya une commission, dirigée par le vice-ministre
de la Sécurité d’État, pour inspecter le MGB de Géorgie. Lorsque celle-ci
séjourna à Batoum en février-mars 1947, Koukoutaria déclara à ses
subordonnés qu’il ne fallait en aucun cas nuire au prestige de Rapava en
suscitant un rapport défavorable sur le MGB d’Adjarie. Vains efforts : la
commission dressa un bilan peu flatteur de l’efficacité du ministère
Rapava. Dans la région, l’URSS disposait en tout de quinze agents
incapables de rien rapporter d’intéressant et dont plusieurs étaient
soupçonnés d’être des agents doubles.
Le dossier de Rapava était alourdi par des parentés compromettantes.
Tout comme Beria, Rapava s’était arrangé pour conserver la gouvernante
allemande de ses enfants pendant toute la guerre. Nous avons déjà
mentionné son beau-frère, Guigo Jordania, parent de l’ancien président de
la Géorgie, qui pendant la guerre s’était engagé dans l’unité Tamara-II de
l’Abwehr. Après la guerre, le Bureau de l’étranger des mencheviks avait
envisagé de l’infiltrer en URSS, accompagné de son parent David
Jordania. Un document trouvé lors de la perquisition du domicile de
Rapava prouva que celui-ci avait été informé sur le sort de son beau-frère
en avril 1946, mais qu’il avait caché cette affaire au Parti. Ce sont ces
parentés compromettantes qui décidèrent Tcharkviani à autoriser
l’arrestation de Rapava demandée par Roukhadzé, lequel prétendait avoir
découvert tout cela fin octobre 1951.
Rapava n’était pas le seul à être mis en cause pour les trafics en tout
genre avec la Turquie. Le général V. Kakoutchaïa, un compagnon de
beuveries de Bogdan Koboulov, était aussi compromis. Kakoutchaïa avait
participé à l’insurrection antibolchevique de 1924 en Abkhazie et avait été
tiré de prison par son frère, officier de la GPU abkhaze. Il avait été expulsé
du NKVD en 1938 pour avoir employé des agents doubles turcs qui
n’apportaient aucune information, mais lui offraient des moutons.
Koboulov l’avait fort à propos nommé responsable de l’élevage de
moutons au ministère de l’Agriculture, ce qui permettait à Kakoutchaïa de
passer en Turquie, soi-disant à la poursuite de ses moutons, de s’y faire
arrêter par les services spéciaux turcs, et d’être mystérieusement libéré.
Après quoi Koboulov l’avait réintégré dans les organes{2583}.
Dans l’ensemble les Mingréliens tinrent bon. Ainsi Gueguelia, pressé de
nommer qui l’avait incité à utiliser le Comité anti-Vlassov pour
« blanchir » les légionnaires géorgiens, s’obstina à affirmer qu’il avait agi
de sa propre initiative ou à la demande des communistes français,
notamment de Matline, alias Gaston{2584}. Beria ne fut nommé à aucun
moment et put, semble-t-il, désamorcer une autre bombe susceptible
d’être aussi dévastatrice pour lui : la découverte dans les archives
polonaises saisies par les Soviétiques de la lettre d’Apollon Ourouchadzé
adressée en 1937 à Kote Imnadzé, dont il a été question plus haut. Les
documents polonais incriminant Ourouchadzé furent transmis au MVD de
l’URSS en janvier 1952. Beria les confia à Goglidzé et Ourouchadzé ne fut
arrêté que le 28 août 1953, après la chute de Beria.
La contre-offensive et le retournement.
Mais Beria ne restait pas les bras croisés. D’abord il s’efforça d’éviter
que la rumeur de son conflit avec Staline ne se répande, de peur d’affaiblir
davantage encore ses positions en Géorgie. Devant ses compatriotes, il fit
porter le chapeau à des subordonnés comme Ignatiev. Alexandre
Mirtskhoulava témoigne : « Quant à Lavrenti Pavlovitch, […] il me
prévint : “Fais très attention, tâche d’éviter qu’on ne t’implique dans cette
affaire.” Il me dit que Staline lui avait demandé de faire un rapport sur
cette affaire, car il ne voulait plus écouter cet Ignatiev. »
Et il organisa la contre-attaque. En Géorgie, ses hommes surveillèrent
de près Roukhadzé, prêts à dénoncer tous ses manquements. Déjà en
novembre 1951, lorsque celui-ci, flatté d’avoir été reçu par Staline, n’avait
pu s’empêcher de s’en vanter et de raconter cet entretien devant un groupe
de responsables géorgiens, dont le vice-ministre de l’Intérieur Bziava,
celui-ci s’était hâté de faire un rapport adressé à Ignatiev qui l’avait
communiqué à Staline. Staline l’avait renvoyé à Mgueladzé avec ordre de
le montrer à Roukhadzé puis de le détruire. Il avait encore besoin de
Roukhadzé, mais il n’était certainement pas homme à pardonner une
pareille faute. Le témoignage de Soudoplatov permet aussi de reconstituer
comment le clan Beria discrédita Roukhadzé aux yeux de Staline.
Roukhadzé avait élaboré un plan pour faire enlever les chefs
mencheviques géorgiens à Paris et les amener en URSS. Staline avait
approuvé ce plan. Roukhadzé consulta Soudoplatov qui n’eut aucun mal à
montrer que les hommes chargés de l’opération étaient incompétents et
que leurs méthodes ineptes entraîneraient un fiasco. Il en profita pour
compromettre Roukhadzé en révélant que celui-ci comptait utiliser cette
mission pour offrir à son épouse un voyage à Paris, sous couleur d’assurer
une « couverture » culturelle aux agents chargés de l’opération{2598}.
Le tournant dans l’affaire mingrélienne se situe fin avril et début mai
1952. En mai, Mgueladzé et Roukhadzé envoyèrent à Staline une note
établissant le bilan de près de six mois d’enquête, qui aboutissait à un
constat d’échec : ni Baramia ni les autres n’avaient avoué de contact avec
Gueguetchkori. « Les récents interrogatoires montrent qu’il y a peu de
chances que nous trouverons d’autres personnes à arrêter. » Bref l’enquête
piétinait et il était souhaitable de mettre fin à l’instruction d’ici le 1er
juillet.
Comment Beria était-il arrivé à désamorcer la bombe que représentait
pour lui l’affaire mingrélienne ? Plusieurs hypothèses peuvent être
avancées. Celles proposées par Khrouchtchev dans ses Mémoires ne sont
guère satisfaisantes :
Sans doute Staline avait-il toujours besoin de Beria pour mener à bien la
fabrication de la bombe H. Il souhaitait l’abaisser mais non le supprimer,
du moins pour l’instant, explication qui ressort des Mémoires de Sergo
Beria. Mais le tournant brutal de mai 1952 peut aussi être lié à la position
de Malenkov qui contrôlait Ignatiev. Malenkov avait de bonnes raisons de
vouloir affaiblir Beria, mais il ne désirait pas son élimination par Staline.
Sergo Beria affirme d’ailleurs que c’est Malenkov qui prévint à temps
Beria de ce que Staline machinait contre lui{2600}. Il semblerait qu’en
avril les deux hommes aient décidé d’agir de concert pour isoler le
dictateur : le 22 avril, le Politburo créa une commission chargée de faire
une enquête sur le GUO, l’administration principale de l’Okhrana – la
protection des hauts dignitaires du Parti et de l’État – supervisée par
Vlassik. Selon le témoignage de Vlassik,
La chute de Roukhadzé.
Même au moment où il le comblait de faveurs, Staline ne cessa jamais
de se méfier de Roukhadzé qui avait été un homme de Beria puis
d’Abakoumov. Il était exaspéré de voir que Roukhadzé n’arrivait pas à
extraire d’aveux susceptibles de couler Beria et il voulait des preuves
réelles, et non des affabulations rocambolesques comme il était de mise
pour les « ennemis du peuple » habituels. D’où son irritation croissante à
l’égard de ceux qui menaient l’affaire : Roukhadzé, Rioumine et Ignatiev.
Ce dernier confiera à Mirtskhoulava, après la libération des Mingréliens
en avril 1953, qu’il essayait de persuader Beria de son innocence dans
cette affaire et en faisait retomber la responsabilité sur Rioumine. Ignatiev
racontera à Mirtskhoulava qu’il avait montré les témoignages de Baramia
et de Betchvaia, le secrétaire de l’obkom d’Adjarie{2610}, à Staline
« qui s’intéressait à l’affaire mais éprouvait des doutes ». Betchvaia
avouait avoir rencontré des agents des puissances impérialistes sur un
sous-marin. Ignatiev racontera : « Staline me demanda : “Le sous-
marin appartenait à quel pays ?” » Ignatiev répondit qu’il n’en savait
rien. « Demandez à Betchvaia de quelle nationalité était ce sous-
marin. » Ignatiev s’en prit à Rioumine : « Pourquoi me refiles-tu des
témoignages incomplets ? » Rioumine riposta : « C’est vous qui
m’avez ordonné de fournir les témoignages voulus. Betchvaia n’est
pour rien dans ces déclarations : il niera tout. » Mais Staline n’oublia
pas et, trois jours après, il téléphona à Ignatiev : « “Où en est votre
dossier ?” Je répondis que Betchvaia ne se souvenait plus. “Comment,
il ne se souvient plus ! Vous ne savez pas mener une instruction !” En
fait tous ces témoignages étaient inventés de toutes pièces par les
juges d’instruction{2611}. »
23
L’enjeu allemand
Comme les événements ultérieurs l’ont montré, Beria avait sa propre
politique dans la question allemande, mais il la garda pour lui jusqu’à
la mort de Staline par crainte de ce dernier{2627}
[W. Semjonow].
Dans la politique soviétique, l’Allemagne a toujours occupé une place
prioritaire. Après la guerre, elle est devenue un terrain privilégié de la
lutte d’influence entre les hommes du Kremlin, miroir des affrontements
feutrés au sein du groupe dirigeant soviétique. Après la mort de Staline, la
question allemande jouera un rôle déterminant dans l’issue de la lutte pour
la succession du Guide, raison pour laquelle nous nous attarderons sur le
cas de l’Allemagne, afin de comprendre comment s’est nouée la grande
crise du printemps 1953. En privilégiant les conflits qui impliquent
différentes conceptions de la politique allemande, nous identifierons les
canaux d’influence de Beria en Allemagne, ses réseaux et les méthodes
mises en œuvre dans cette guerre des bureaucraties qu’a été la politique
allemande de l’URSS.
En Allemagne, les objectifs de Staline étaient clairs : « Toute
l’Allemagne doit être à nous, c’est-à-dire soviétique et communiste »,
déclara-t-il à des communistes bulgares et yougoslaves en juin
1946{2628}. Il sembla ne s’être jamais résigné à choisir entre le contrôle
et l’influence, refusant de comprendre qu’il ne pourrait obtenir une
Allemagne à la fois unifiée et communiste. Il cherchait à concilier
l’inconciliable, renforçant son emprise sur la zone d’occupation
soviétique, autorisant les pillages, les arrestations et les ponctions
extravagantes sur l’économie est-allemande, sans renoncer pour autant à
séduire tous les Allemands. Ces aspirations contraires firent de la
politique allemande une foire d’empoigne où s’affrontèrent les différentes
administrations concurrentes chargées de l’appliquer. Ceci explique les
oscillations dans la politique allemande de l’URSS, de l’après-guerre à la
mort de Staline, qui ont souvent laissé les historiens perplexes.
Staline suivait le dossier allemand de fort près, jusque dans les plus
petits détails : c’est à lui, par exemple, que s’adressa Wilhelm Pieck pour
savoir s’il fallait accorder à Otto Grotewohl l’autorisation de divorcer
pour épouser sa secrétaire{2629}. Les zigzags de la politique allemande
étaient imputables à ses décisions, mais ses objectifs contradictoires
laissaient des interstices de liberté à ses subordonnés que chacun essayait
d’exploiter à son profit.
Pour Beria aussi l’Allemagne était un enjeu capital. Déjà en 1943-1944,
lorsque Staline n’avait pas encore arrêté sa ligne d’action, Beria avait
essayé de sauver la Wehrmacht grâce à la création du BDO, pour assurer
une ossature au futur État allemand. Après ce premier échec, Beria se
montra plus prudent. En apparence, il évitait de se mêler de la politique
étrangère, préférant agir par des voies détournées : « Dans les affaires de
grande politique, Beria ne se risquait jamais à formuler son opinion
personnelle », note W. Semionov qui a assisté à des réunions du Politburo
consacrées à la question allemande en sa qualité de conseiller politique de
l’administration militaire en Allemagne – la SMAD{2630}. Staline le
tenait ostensiblement à l’écart de la définition de la politique allemande et
il ne retint pas sa suggestion initiale du 22 avril consistant à créer une
administration militaire pour les affaires civiles, sur le modèle
américain{2631}. Et lorsqu’il accorda une audience aux communistes
allemands, le 4 juin 1945, pour leur ordonner de créer le plus vite possible
un Parti communiste allemand – le KPD – et de procéder à la réforme
agraire dès l’automne 1945 – alors qu’elle était initialement prévue pour
1946{2632} –, seuls Molotov et Jdanov étaient présents.
L’influence de Beria put cependant s’exercer de manière indirecte.
D’abord à travers I. Serov, L. F. Tsanava et P. Ja. Mechik, nommés le 2 mai
1945 comme adjoints des commandants des fronts biélorusse et ukrainien
pour les affaires civiles. Puis à travers Georgi Dimitrov, avec lequel il
s’entendait assez bien, si l’on en croit Sergo Beria, et aussi Mikoïan et
Semionov, l’ancien protégé de Dekanozov devenu l’un des experts de la
politique allemande. Il put influencer Maïski, le responsable de la
Commission des réparations, qui fut limogé le 9 août 1945, accusé par
Molotov de s’être montré trop conciliant à l’égard des Américains{2633},
et qui, en mars 1946, perdit son poste de vice-ministre des Affaires
étrangères puis, le 16 janvier 1947, en même temps que Joukov, son statut
de membre suppléant du Comité central{2634}. Il pouvait également
intervenir auprès de Fitine, adjoint du plénipotentiaire du MGB en
Allemagne de septembre 1946 à mars 1947{2635}, et surtout auprès de
Dekanozov, vice-ministre des Affaires étrangères ayant la tutelle du
Département allemand du MID depuis le début de la guerre, et qui ne fut
limogé de ce poste qu’en février 1947{2636} ; et plus tard auprès de
Merkoulov et de son Administration des biens soviétiques à l’étranger,
dont Dekanozov devint le numéro deux après avoir perdu son portefeuille
de vice-ministre. Sans oublier V. G. Grigorian, membre du Collège du
NKID depuis 1943, qui deviendra président de la Commission des Affaires
étrangères du Comité central et qui jouera un rôle discret mais important
dans les affaires allemandes à partir de 1950.
Les protagonistes.
L’organisation de la zone d’occupation soviétique en Allemagne
reflétait le labyrinthe bureaucratique de Moscou. À partir d’avril-mai 1945
se mirent en place en Allemagne les principaux protagonistes de la
politique allemande : d’abord, le NKVD et le SMERCH, puis les
communistes allemands, dont le groupe Ulbricht revenu de Moscou en
avril, et aussi le Comité spécial du GKO – présidé par Malenkov – créé en
mars pour organiser la reconstruction des régions dévastées par
l’Allemagne, mais en réalité pour coordonner le démontage des industries
allemandes ; et enfin la SMAD, l’administration militaire soviétique.
Le maréchal Joukov, le commandant en chef, était flanqué d’un adjoint,
Ivan Serov, le plénipotentiaire du NKVD. Rappelons que, dans les pays
occupés, des plénipotentiaires du NKVD furent nommés adjoints du
commandant en chef – P. Ja. Mechik pour le 1er front ukrainien, I. Serov
pour le 1er front biélorusse et L. F. Tsanava pour le 2e front biélorusse. Et
c’est Beria qui rédigea le projet définissant le statut de ces adjoints placés
sous son contrôle direct, le projet de statut étant approuvé par Staline le
2 mai 1945{2637}. Joukov était aussi assisté par un conseiller politique de
haut rang, dont la fonction était d’entretenir des relations avec les Alliés,
de contrôler les fonctionnaires soviétiques du Conseil de contrôle et de la
Kommandatura de Berlin, et de veiller à l’application des accords de
Potsdam et des autres accords internationaux. Plus tard, ce conseiller
politique devint aussi l’interlocuteur des responsables est-allemands et des
correspondants étrangers{2638}. Le premier conseiller politique fut
A. A. Sobolev, auquel succéda Vladimir Semionov que Molotov appelait
« notre Gauleiter en Allemagne{2639} ».
Le NKVD fut d’abord en position dominante, le SMERCH et les
groupes du NKGB étant, dans un premier temps, subordonnés à Serov,
l’homme du NKVD. Mais la position de celui-ci en Allemagne commença
toutefois à s’affaiblir au fur et à mesure que déclinait la puissance de
Beria à Moscou. Bientôt le NKVD fut confiné à ses fonctions policières et
Serov se hâta de jeter des dizaines de milliers d’Allemands dans des
camps de concentration – y compris d’ex-camps nazis – où, de mai 1945 à
1949, 41 907 détenus trouvèrent la mort, soit 35 % d’entre eux{2640}. En
janvier 1945, des plénipotentiaires du NKVD avaient été nommés sur les
arrières de l’Armée rouge pour nettoyer les territoires conquis des
« espions et terroristes ». Ils devaient être secondés par le SMERCH, car,
fidèle à son habitude, Staline confiait la même tâche à deux organismes
bientôt concurrents sans en délimiter les compétences{2641}. La
compétition entre les deux administrations se manifesta dès les premiers
jours sur le terrain allemand, parfois sous des formes curieuses : ainsi il y
eut une véritable course de vitesse entre les équipes d’Abakoumov et
celles de Serov pour découvrir et identifier le corps de Hitler{2642}. Le
25 juin 1945, Beria obtint de Staline l’autorisation de maintenir en
Allemagne l’appareil de plénipotentiaires du NKVD dirigé par Serov. Et,
dans le conflit qui mit aux prises Abakoumov et Serov dès l’été 1945,
Beria ne prit pas position. Bientôt, Abakoumov fit appel à Staline, en
dénonçant Serov et Joukov qu’il accusa de vouloir se soumettre les
organes du Parti de la SMAD{2643}. Et quand Krouglov remplaça Beria à
la tête du NKVD, en décembre 1945, le SMERCH d’Abakoumov acheva
de s’émanciper du NKVD.
L’organisation de l’administration civile de la zone d’occupation
soviétique en Allemagne fut, dès les premiers jours, l’enjeu d’un bras de
fer entre le NKVD et l’Administration politique de l’armée (la SMAD) qui
elle-même était subordonnée au Département de propagande du
Secrétariat du Comité central dirigé par Jdanov et son adjoint G. F.
Alexandrov, un protégé de Malenkov, et au Département de politique
étrangère dirigé par Souslov à partir d’avril 1946.
Toujours prompt à se démarquer du NKVD et à se laver de la réputation
d’« homme de Beria{2644} », Semionov a prétendu que Joukov,
Sokolovski, Molotov et lui firent tout pour marginaliser le NKVD en
Allemagne. Il oublie de mentionner que son adjoint fut, jusqu’au
printemps 1946, Alexandre Korotkov, le résident du NKGB, avec lequel il
s’entendait fort bien et qui avait l’oreille de Molotov{2645} ; les deux
hommes avaient d’ailleurs été en poste à l’ambassade soviétique à Berlin
avant la guerre. Semionov et Korotkov étaient les meilleurs connaisseurs
de l’Allemagne au sein de la SMAD. La tâche principale de Korotkov était
de remettre en place des réseaux d’agents, tout en espionnant aussi les
Alliés. Pour sa part, Serov était chargé de la dénazification{2646}. Le
MGB devait en particulier choisir les personnalités qui seraient placées à
la tête des partis « bourgeois » pour conserver une apparence
« démocratique » aux organes de pouvoir mis en place par Moscou. Il
devait s’assurer que les Soviétiques seraient en mesure de les contrôler,
soit en raison d’un passé nazi dont les preuves étaient détenues par le
MGB, soit par d’autres moyens. Le trio du NKVD -- Serov, Mechik et
Tsanava -- parvint à jouer un rôle décisif dans le choix des personnalités
qui allaient former l’administration civile allemande – bourgmestres,
chefs de la police, procureurs, etc. Serov fut notamment chargé par le
maréchal Joukov de former les administrations du Brandebourg, de la
Saxe et du Mecklenburg{2647}. Mais, à partir du 9 juillet 1945, ce
personnel civil fut placé sous le contrôle des Kommandatura militaires
dont chacune comportait une section de sécurité fonctionnant de manière
autonome{2648}.
Des trois plénipotentiaires du NKVD envoyés par Beria pour prendre
le contrôle de l’administration civile allemande, Pavel Mechik semble
avoir été le plus actif. C’est lui qui suggéra à Serov la structure des
organes à mettre en place et qui transmit à Beria, le 11 mai 1945, son
souhait d’une action coordonnée avec ses collègues Serov et Tsanava.
Dans la même missive, il estimait qu’il fallait « dans un premier temps
encourager et développer le commerce privé », tout en déplorant n’avoir
reçu aucune instruction à ce propos et en regrettant que la SMAD se
« refuse d’abandonner à qui que ce soit » ses fonctions d’organisation des
territoires occupés{2649}.
Toutefois la tâche principale de Beria en Allemagne, à partir de l’été
1945, fut de repérer les savants allemands travaillant dans le domaine
militaire et d’assurer leur transfert en URSS de gré ou de force, puis de
gérer les entreprises et les industries allemandes utiles au projet atomique
soviétique, et en particulier d’organiser la production d’uranium et de
cobalt. La déportation de masse des savants allemands en URSS, le
21 octobre 1946, au lendemain des élections à Berlin-Est, produisit une
impression désastreuse en Allemagne et mit Semionov dans l’embarras,
surtout qu’il n’avait pas été averti de cette mesure{2650}. Le
correspondant berlinois de l’agence Reuters nota : « La rafle des
Allemands a porté à son comble le mécontentement des fonctionnaires
[allemands]{2651}. » Cela semble prouver que Beria, talonné par Staline,
dut faire passer les intérêts de son administration avant ceux de sa
politique allemande. De même, c’est sur recommandation de Serov,
appuyé par Beria, qu’en novembre 1946 Staline décida d’augmenter les
prélèvements de denrées alimentaires dans la zone d’occupation
soviétique en Allemagne, ce qui porta un coup sévère aux communistes
allemands obligés d’expliquer la pénurie à leurs compatriotes{2652}.
Serov estimait même que les officiers soviétiques en Allemagne étaient
trop bien nourris et recommandait de réduire leurs rations et leurs
effectifs.
Les relations entre la SMAD, le NKVD et le SMERCH étaient
mauvaises. Semionov raconte, par exemple, le conflit qui l’opposa à
Mechik, un homme du SMERCH, à propos de la nomination des
Allemands dans les administrations locales : dans le choix de ses
candidats, Mechik n’avait pas tenu compte de ce que la majorité de la
population était protestante et Semionov dut menacer de porter la chose
devant Staline{2653}. Il y eut aussi une sérieuse divergence entre le
renseignement extérieur et le MGB d’Abakoumov concernant l’utilisation
de Rudolf Nadolny, qui avait été vice-consul d’Allemagne à Petrograd,
puis, en 1924, ambassadeur en Turquie où il s’était lié d’amitié avec
l’ambassadeur soviétique Jacob Souritz, avant de devenir, en 1933-1934,
ambassadeur en URSS ; à la fin de la guerre Nadolny était à la tête de la
Croix-Rouge allemande en zone d’occupation soviétique, traité avec une
grande prévenance par le maréchal Joukov. Il était venu offrir ses services
au commissariat des Affaires étrangères soviétique en 1945{2654}. La
résidence soviétique de Karlshorst entretenait des contacts avec lui, tandis
que le MGB fournit à Abakoumov, le 23 novembre 1946, un véritable
« dossier compromettant » sur l’ex-ambassadeur, rappelant qu’il avait
désapprouvé les décisions de Potsdam et était proche du chef de la CDU
Andreas Hermes{2655}.
Le NKVD rapportait à Staline les débordements de l’Armée rouge,
comme dans ce rapport de Beria à Staline le 17 mars 1945 : « Une grande
partie de la population allemande ne croyait pas à la propagande fasciste
faisant état de la cruauté de l’Armée rouge à l’égard des Allemands, mais
après les horreurs commises par les soldats de l’Armée rouge, une partie
des Allemands se suicident{2656}. » Ou encore dans les rapports adressés
par le NKVD à Staline en octobre 1945, dénonçant les exactions de
l’Armée rouge et les insuffisances du SMERCH{2657}. De son côté, le
SMERCH s’occupait surtout de constituer des dossiers sur les pillages et
les trafics des officiers soviétiques en poste en Allemagne. Dans la rivalité
qui l’opposait au SMERCH, Serov remporta d’abord des succès, parvenant
à détacher des unités du SMERCH et à former, sous sa supervision, le
secteur opérationnel de Berlin, organisme chargé de la sécurité de la
SMAD, confié à un de ses protégés, le général Sidnev{2658}.
La première manche.
Tant que le tandem Joukov-Serov demeura en Allemagne, Beria
conserva sans doute un certain droit de regard sur les affaires allemandes,
d’autant que Vychinski et Dekanozov étaient chargés, en 1945-1946, de
celles-ci au sein du MID{2659}. Ainsi, jusqu’à l’été 1945, le NKVD freina
des quatre fers les ardeurs des communistes allemands, comme le montre
une note envoyée par Semionov à Vychinski début juin 1945 : « Les
communistes sont convaincus que le peuple allemand souhaite
l’instauration d’un système socialiste dans l’économie. C’est un délire qui
ne tient pas compte de la réalité{2660}. » Un rapport de Serov à Beria, du
9 juillet 1945, révèle à quel point les initiatives des communistes locaux
étaient jugées intempestives :
Nous avons besoin de couleurs pour les drapeaux rouges dont nous
voulons orner tout Berlin. Ton usine doit fonctionner. Va dans la zone
occidentale, retrouve la direction de l’usine ; dis-leur que nous ne
prendrons que 10 % des profits. Et toi tu auras un pourcentage de ces
10 %{2705}.
La préparation de l’après-Staline.
Les projets occidentaux de réarmement de l’Allemagne allaient donner
un nouveau souffle aux adversaires d’Ulbricht, qui agirent de manière
détournée, en lançant des signaux et des rumeurs bien notés par les
Occidentaux. En mai 1950, le bruit circula que Semionov restait partisan
d’un accord et serait d’avis, en cas d’échec, d’évacuer la zone
soviétique{2761}. En août, on apprit que Semionov avait essayé d’entrer
en contact avec le gouvernement de Bonn par l’intermédiaire du
professeur Ulrich Noack, que son ami Theo Kordt avait mis en contact
avec Gustav Heinemann, le ministre de l’Intérieur de la RFA (qui
démissionnera de son poste le 9 octobre 1950 pour protester contre le
projet de réarmement de la RFA{2762}).
Le 15 novembre, Grotewohl proposa la réunion d’un Conseil constituant
composé des représentants en nombre égal des deux Allemagnes, qui
préparerait des élections libres. Il n’était donc plus question d’étendre la
RDA à toute l’Allemagne. Détail significatif, Herrnstadt recommandait de
concentrer le feu de la critique sur les États-Unis mais de n’attaquer le
gouvernement de la RFA que si cela pouvait susciter un écho en RFA : « La
future Allemagne unie et démocratique ne sera pas une copie agrandie de
la RDA d’aujourd’hui{2763}. »
Très souvent les signaux émanaient des représentants des partis
« bourgeois » survivant en RDA sous la férule du MGB. Ainsi, le
23 novembre 1950, Georg Dertinger déclara à un membre de la CDU
occidentale que les Soviétiques étaient prêts à d’importantes concessions
pour éviter la remilitarisation de la RFA : ils accepteraient l’unification
autour d’un gouvernement non communiste, pourvu que les Länder de
l’Est conservent une certaine autonomie et leurs « acquis
sociaux{2764} ». En décembre, le premier secrétaire de l’ambassade
soviétique à Londres, un Géorgien que l’on disait parent de Staline, chargé
des contacts avec la presse et bien informé, annonça des initiatives
pacifiques de l’URSS{2765}. Le 10 janvier 1951, Nuschke, le chef de la
CDU est-allemande, accorda une interview à un journal suédois et affirma
avoir eu de nombreux entretiens avec des personnalités soviétiques dont il
ressortait que l’URSS serait prête à accepter un armement limité de la
RFA, qu’un accord entre les quatre puissances aurait lieu au printemps,
que la fusion des deux Allemagnes se ferait et que des élections auraient
lieu en automne. Les Soviétiques désiraient un rapprochement avec les
puissances occidentales et étaient prêts à faire les premiers pas{2766}. Le
mois suivant un émissaire soviétique contacta en Bavière des députés
CSU, laissant entendre que l’URSS était prête à sacrifier le SED, à
renoncer à la Volkspolizei et à garantir des élections libres en échange de
la neutralité allemande{2767}.
Ulbricht fut obligé de tenir compte d’une opposition qui, à partir du
printemps 1951, se cristallisa autour de Zaisser, depuis 1950 chef du MfS
(le ministère de la Sécurité d’État), et Herrnstadt, rédacteur en chef de
Neues Deutschland, le quotidien du SED. Le 21 février 1951, Pieck,
Grotewohl et Ulbricht informèrent Tchouïkov et Semionov qu’ils
estimaient souhaitable d’organiser une adresse de la Volkskammer au
Bundestag pour que les deux Allemagnes s’associent afin de solliciter des
quatre puissances la signature d’un traité de paix. Ils obtinrent l’accord de
Moscou et lancèrent leur appel au Bundestag le 3 mars, deux jours avant
l’ouverture à Paris de la conférence du palais Rose consacrée à la question
allemande. Après l’échec de ces négociations, les partisans d’une politique
allemande active soutinrent la nécessité de reprendre l’initiative dans la
question allemande et proposèrent une série de mesures capables de
frapper l’opinion ouest-allemande : la présentation d’un projet de traité de
paix, la diminution de moitié des armées d’occupation, la convocation
d’un Conseil constituant, première étape de la création d’un gouvernement
panallemand, et la réduction de moitié au moins des effectifs de la
Commission de contrôle soviétique{2768}. Ce groupe envisageait
l’abandon de la revendication d’une représentation paritaire de la RDA
dans le Conseil constituant – point d’achoppement dans les négociations
avec l’Ouest – et préconisait la suppression des obstacles au commerce
interallemand{2769}. Le 28 août, les diplomates Semionov,
M. G. Gribanov et G. M. Pouchkine s’adressèrent à Vychinski pour qu’il
informe Staline que Pieck, Ulbricht et Grotewohl souhaitaient que l’URSS
prenne l’initiative de proposer un traité de paix avec l’Allemagne et que le
MID s’associe à cette demande. Selon eux, cette démarche devait
permettre de torpiller le réarmement de l’Allemagne{2770}. Hermann
Graml, l’un des historiens allemands qui se sont penchés sur la politique
allemande de l’URSS pendant les dernières années de la vie de Staline, et
celui qui donne l’interprétation la plus fine du comportement ambigu de
Moscou, attire l’attention sur le fait que l’initiative de la décision de
Staline d’offrir aux puissances occidentales la négociation d’un traité de
paix allemand émanait des chefs est-allemands ; il y voit la confirmation
que l’offre de Staline ne pouvait être que de pure propagande, puisque les
subalternes du SED n’avaient pas leur mot à dire dans la grande
politique{2771}. En réalité il faut plutôt voir dans cette invocation des
dirigeants du SED un camouflage des auteurs réels de ces propositions, qui
jugèrent plus prudent de ne pas agir à visage découvert. C’était une des
règles élémentaires du jeu bureaucratique que Beria maîtrisait à la
perfection.
Le 27 août 1951, le Politburo se réunit pour discuter la question
allemande et, le 8 septembre, Staline donna son accord à la publication
d’un texte formulant les principes d’un futur traité de paix pour
l’Allemagne. Selon Semionov, cette initiative était inspirée par Beria.
Staline y consentit en avertissant les intéressés que si les choses tournaient
mal les responsables en subiraient les conséquences{2772}.
En septembre 1951, les ministres des Affaires étrangères occidentaux
prirent la décision de réarmer la RFA dans le cadre de la Communauté
européenne de défense. Cette fermeté occidentale ne pouvait que donner
des arguments supplémentaires au clan anti-Ulbricht. Le 15 septembre,
Grotewohl admit le principe d’élections générales en Allemagne sans faire
mention de la « parité » entre les deux Allemagnes et réclama la
suppression du « rideau de fer ». Dans un article de Neues Deutschland du
15 octobre, Herrnstadt donna le signal d’une critique de la politique du
SED et du FDGB – le syndicat officiel – qui, selon lui, suscitait
l’indignation et l’amertume des travailleurs. Fin octobre, G. Dertinger,
ministre des Affaires étrangères de la RDA et membre de la CDU
orientale, confia à G. M. Pouchkine, chef de la Commission de contrôle
soviétique, qu’il espérait lui présenter bientôt un projet de traité de
paix{2773}. En novembre, les représentants des partis « bourgeois » de la
RDA laissèrent entendre que les Soviétiques seraient prêts à payer un prix
élevé pour la neutralité allemande. Enfin, le 3 novembre, dans une lettre
au président de la RFA Theodor Heuss, Pieck sembla accepter un contrôle
international{2774} pour les futures élections panallemandes – autre point
d’achoppement dans les négociations avec l’Ouest. Le 20 novembre,
Tchouïkov et Semionov rencontrèrent en secret l’évêque Dibelius qui
venait d’adresser à Staline une lettre protestant contre les violations du
droit en RDA. Dibelius évoqua ses entrevues avec Adenauer et demanda ce
que ses interlocuteurs soviétiques pensaient d’une éventuelle réunification
de l’Allemagne{2775}. Ce contact signifiait qu’à Moscou certains
envisageaient une solution à la question allemande avec Adenauer, et non
pas contre lui. Beria était de ceux-là. Selon son fils, il éprouvait une
grande admiration pour le chancelier allemand : « C’est un chef né »,
disait-il de lui :
Les Américains, les Anglais et les Français ne voient pas une chose.
Si on lui montre une possibilité d’unifier l’Allemagne, il est assez
intelligent pour s’atteler à cette tâche et la mener à bien, comme
autrefois Bismarck. […] Il a sa conception du futur État allemand et
de sa politique étrangère. Adenauer ne permettra jamais un retour du
nazisme en Allemagne. Si nous l’aidons à réunifier l’Allemagne, il
saura nous payer de retour{2776}.
L’opération Wirth.
En RFA, les Soviétiques menaient au même moment une offensive à
facettes multiples : tentative de rapprochement avec le SPD, encouragées
par l’évolution de Schumacher vers le neutralisme, et tentative de création
d’un centrisme neutraliste autour de Kaiser et Ernst Lemmer{2777}. Et
surtout, ils décidèrent de réactiver le courant rapalliste en jouant la carte
Wirth. Joseph Wirth, le chancelier qui avait présidé au traité de Rapallo
entre l’Allemagne et l’URSS en 1922, se trouvait depuis longtemps sur
l’écran radar du NKVD. Catholique pratiquant, il avait fui l’Allemagne
hitlérienne en 1933 et, étant très lié au père Leiber – le secrétaire privé du
nonce apostolique Eugenio Pacelli, futur Pie XII –, il avait utilisé ses
contacts avec le Vatican pour inciter Rome à condamner l’antisémitisme et
la doctrine raciale hitlérienne et pour travailler au rapprochement entre
catholiques et juifs{2778}. Wirth était l’ami de Morris Waldman,
secrétaire de l’American Jewish Committee et, en 1937-1938, il avait
enquêté en Pologne et en Autriche sur la montée de l’antisémitisme. Après
l’Anschluss il aida de nombreux Juifs autrichiens à obtenir un visa
américain grâce à ses relations avec Waldman et avec le diplomate
américain George Messersmith. Il s’était tenu à l’écart du Front populaire
des émigrés allemands créé en France en 1936, parce qu’à ses yeux
l’alliance des opposants avec les communistes ne pouvait que pérenniser
le régime hitlérien. En 1939, Wirth avait émigré en Suisse où il avait servi
d’intermédiaire entre les généraux allemands opposés à Hitler et les
Britanniques : en décembre 1939, il était entré en contact avec le général
Halder par l’intermédiaire de son vieil ami Otto Gessler, ancien ministre
de la Reichswehr, qui l’avait chargé de sonder les Britanniques sur les
conditions d’une paix éventuelle. À cette époque, la presse anglaise voyait
dans Wirth « un dirigeant naturel d’un gouvernement post-nazi{2779} ».
Le 24 décembre 1939, Wirth avait envoyé une lettre à Chamberlain, dans
laquelle il esquissait les bases d’un traité de paix : la restauration d’une
Pologne et d’une Tchécoslovaquie indépendantes, une Allemagne unifiée,
une fédération des États européens{2780}. Cette tentative de paix était
concertée avec le Vatican qui offrait de servir d’intermédiaire entre la
résistance en Allemagne et le gouvernement britannique. En février-mars
1940, Wirth rencontra à plusieurs reprises l’envoyé de Robert Vansittart.
Les Britanniques voyaient en lui un interlocuteur plus fiable que les autres
représentants de la résistance allemande, comme Goerdeler, qui
revendiquaient les frontières orientales de 1914. Mais, lorsqu’à l’automne
1940 Wirth renouvela ses tentatives de médiation, les Britanniques étaient
devenus sceptiques : ils le considéraient comme un émissaire
autoproclamé de la résistance. Après l’arrivée de Dulles en Suisse, Wirth
se lia avec son collaborateur le plus proche, Gero von Schulze-Gaevernitz.
Wirth a été soupçonné d’avoir travaillé pour les services spéciaux
français, d’avoir été un agent double pour le compte de la Gestapo, d’avoir
entretenu des contacts avec Schellenberg, d’avoir été en contact avec
l’Orchestre rouge par l’intermédiaire du journaliste français Georges Blun
et de Rudolf Rössler qui faisait partie du réseau Rado{2781}. Après la
guerre, Wirth ne rentra en Allemagne qu’en 1948, les autorités françaises
lui ayant refusé le visa jusque-là.
Vexé d’avoir été éclipsé par Adenauer après la guerre, l’ex-chancelier
rêvait d’effectuer un retour sur la scène politique. Au moment où la
politique d’intégration de la RFA dans le camp occidental menée par
Adenauer prenait un tournant irréversible avec le projet de réarmement de
la RFA, Wirth estima le moment venu. En juin 1951, il fit part à Jakob
Kaiser de son intention de visiter Berlin-Est. À l’automne, il rencontra à
plusieurs reprises l’homme de liaison du SED à Fribourg, un proche de
Franz Dahlem qui était chargé des relations avec l’Ouest au sein du
Politburo du SED. Ce dernier dressa une liste des relations de Wirth et
conclut que l’ancien chancelier pouvait être influent{2782}. Le SED
décida de miser sur Wirth pour cristalliser en RFA les éléments
progressistes « au sein de la bourgeoisie patriotique{2783} » en un
mouvement organisé, téléguidé de l’Est, auquel se joindraient Heinemann,
le pasteur Niemöller – invité à Moscou au moment même où Wirth se
trouvait à Berlin-Est – et d’autres opposants à la politique d’Adenauer. Le
12 décembre, Wirth arriva à Berlin, sur l’invitation du maire de Berlin-Est
Friedrich Ebert, et y passa près d’un mois. Il rencontra Grotewohl,
Dahlem, Wilhelm Koenen, le secrétaire général du Front national,
Ulbricht, Pieck et Otto Nuschke, le chef de la CDU est-allemande, sans
oublier le pasteur Niemöller. Se référant abondamment à Rapallo, ses
interlocuteurs est-allemands lui demandèrent de faire campagne en RFA
pour « sauver la nation allemande » en exigeant un accord entre les
représentants de la RFA et de la RDA, qui proposerait une réunification
par des élections, des relations amicales avec l’URSS, un rejet de la
remilitarisation, le retrait des forces d’occupation et un traité de
paix{2784}. Il rencontra aussi le général Tchouïkov le 3 janvier 1952,
Vladimir Semionov{2785} et même en secret Beria en personne{2786}.
Fin décembre, Dahlem estima pouvoir lui dicter un programme
d’action. Wirth devait d’abord adresser une lettre au président de la RFA
pour l’informer de ses entretiens à Berlin. Ensuite il devait envoyer une
lettre aux députés du Bundestag et du Bundesrat avant les 8 et 9 janvier
1952, jours où devait être débattu le plan Schuman. Puis il devait rédiger
un programme d’action soulignant en particulier les vertus de la
coopération économique Est/Ouest en prévision de la Conférence
économique qui devait se dérouler à Moscou en avril. Wirth se conforma à
ces instructions : il était si bien contrôlé par ses interlocuteurs est-
allemands qu’il accepta que le texte de sa lettre aux députés et de son
mémorandum final fût réécrit par les gens du SED.
La démarche de Wirth fut très critiquée en RFA et même Jakob Kaiser
lui reprocha de s’être laissé manipuler « par les pires ennemis de la
démocratie{2787} ». La manœuvre Wirth ne recueillit pas non plus
l’unanimité au Politburo du SED et, pendant des semaines, la liaison avec
Wirth ne fut pas assurée après son retour en RFA, le KPD y faisant une
obstruction que Dahlem considérait comme du sabotage{2788}.
Vers la même époque, Semionov excédé fit encore une tentative pour
déboulonner Ulbricht avec lequel il avait eu une nouvelle prise de bec. Il
adressa une lettre à Staline où il exposait tous ses griefs contre le chef du
SED. Staline finit par le convoquer à Moscou, en octobre 1952, et lui dit :
« Ulbricht est un communiste fidèle et conséquent, un vrai ami de l’Union
soviétique. Il n’y a aucun doute là-dessus et nous n’avons aucune raison de
nous méfier de lui. » Bien sûr, ajouta Staline, la théorie n’a jamais été son
fort, mais c’était à Semionov de l’aider{2789}.
L’opération Wirth servit de prélude à la fameuse note de Staline du
10 mars 1952, dans laquelle l’URSS proposait de réunir une conférence à
quatre en vue d’élaborer un traité de paix avec l’Allemagne dans un délai
de quatre mois. La future Allemagne serait réunifiée et neutre. Pour la
première fois Moscou abandonnait la revendication de
« démilitarisation » : la future Allemagne réunifiée et neutre aurait le droit
de posséder une armée nationale. Cette note, qui fit couler beaucoup
d’encre en RFA, fut rédigée par Semionov et Beria. Au moment de la
signer, Staline exigea que Semionov se porte garant que les Occidentaux
refuseraient l’offre de Moscou{2790}. Le diplomate a raconté par la suite
qu’après sa publication il vécut des jours d’angoisse :
les dix-huit mois qui viennent vont être décisifs. Si la guerre n’a pas
été déclarée par les Russes d’ici là, ces derniers se verront obligés
d’accepter la négociation avec l’Ouest. […] La politique extérieure
soviétique semble s’être donné actuellement pour mission de
maintenir en l’état tous les problèmes aigus qui se posent depuis
l’Atlantique jusqu’au Pacifique{2831}.
24
La dernière année
Le complot des « blouses blanches »
Par exemple, une lettre anonyme était arrivée d’Italie pour avertir
Staline qu’une mine magnétique était placée dans sa voiture{2844}.
Malenkov, qui dès avant la chute d’Abakoumov signalait à Staline les
violations de la frontière soviétique et la capture d’agents étrangers,
adressait à Staline des rapports sur ces télégrammes. C’est sans doute dans
ce contexte qu’on peut comprendre la curieuse affaire Varfolomeev, un
prétendu agent américain arrêté par les Chinois le 25 décembre 1950 et
livré aux Soviétiques. L’enquête fut confiée à Rioumine qui semble s’être
surpassé à cette occasion. Varfolomeev avoua que les Américains
s’apprêtaient à détruire le Kremlin en tirant cinq missiles des fenêtres de
l’ambassade, puis l’Amérique déclarerait la guerre à l’URSS. En février
1952 devait se tenir le procès public de Varfolomeev afin de démasquer
Truman comme « fauteur de guerre ». Ignatiev remit à Staline un
mémorandum sur cette affaire en avril 1952{2845}. En mai 1953, l’un des
enquêteurs déclarera aux officiers du MVD qui enquêtaient à leur tour sur
cette affaire :
Les tchékistes ont oublié leur métier, ils ont pris de la bedaine, ils ont
oublié les traditions de Dzerjinski… Je ne cesse de vous répéter que
Rioumine est un honnête homme, un communiste qui aide le Comité
central à démasquer les crimes graves du MGB, mais le pauvre ne
trouve chez vous aucun soutien parce que je l’ai nommé contre vos
avis. Rioumine est très bien, je veux que vous écoutiez ses conseils et
que vous collaboriez. Souvenez-vous que je n’ai aucune confiance
dans les vieux cadres du MGB{2877}.
Il était double, mais il est devenu un et a fini par agir dans un seul sens
[[Khrouchtchev{2971}].
25
La mort de Staline
Aux origines du « dégel »
Je sais que, depuis 1946, tous les soi-disant experts n’ont cessé de
disserter sur ce qui allait se passer à la mort de Staline et sur
l’attitude que nous devions adopter à cette occasion. Eh bien Staline
est mort. Et on a beau regarder partout, chercher dans les dossiers,
nous n’avons pas de plan. Nous n’avons même pas de certitude sur les
changements entraînés par sa mort{3009}.
Le désarroi était sans doute plus grand dans les chancelleries
occidentales qu’au sein du Kremlin où les diadoques rêvaient et
réfléchissaient à l’après-Staline du vivant même du dictateur.
La première réaction fut un réflexe de crainte qui s’exprima dans une
dépêche de Louis Joxe datée du 4 mars :
Celui qui n’est pas aveugle voit que dans ces jours de deuil tous les
peuples de l’Union soviétique fraternellement unis au grand peuple
russe se groupent en rangs plus serrés que jamais autour du
gouvernement et du Comité central du Parti.
Dans cette phrase rituelle, Beria se permit un manquement significatif à
l’étiquette communiste : le gouvernement était cité avant le Parti. Son
allocution était un programme de gouvernement :
26
Le Blitzkrieg de Beria
Son libéralisme est le libéralisme d’un ennemi
[Lazar Kaganovitch{3047}].
Une erreur politique n’est pas un bouton que l’on ouvre et nettoie
avec de l’iode en attendant qu’il disparaisse. Une erreur doit être
étudiée à fond afin qu’elle ne se répète pas{3094}.
Beria proposait donc une amnistie pour tous les condamnés à moins de
cinq ans de camp, pour tous ceux qui étaient en détention pour des délits
économiques, professionnels et certains crimes de guerre, pour les femmes
ayant des enfants de moins de dix ans, et pour les personnes âgées et les
malades.
Il proposa, en même temps, une révision du Code pénal, soulignant que
chaque année un million et demi de Soviétiques étaient condamnés pour
des délits « ne présentant pas de danger particulier pour la société ». Dans
bien des cas la responsabilité pénale pouvait être remplacée par des
sanctions administratives, ou bien les peines pouvaient être
adoucies{3105}. En outre, Beria recommandait de supprimer les
prolongations de peine d’exil prononcées par le Collège spécial et de
limiter les compétences de celui-ci « aux affaires qui pour des raisons
opérationnelles ou des raisons d’État ne peuvent être confiées aux organes
judiciaires ». Il fallait revoir tous les oukases et toutes les résolutions
adoptés durant les années passées et examiner leur conformité avec les
lois soviétiques. Khrouchtchev, Molotov et Kaganovitch s’opposèrent à
ces propositions, Khrouchtchev faisant valoir « qu’il faudrait alors revoir
tout le système des arrestations, des tribunaux et de l’instruction des
affaires{3106} ».
Cependant, l’amnistie proposée par Beria fut entérinée le 27 mars et
1 178 422 détenus furent libérés. Beria raya même de sa main le
paragraphe prévoyant que l’amnistie ne serait pas étendue aux criminels
de guerre{3107}. Le 15 avril, une résolution du Présidium fit bénéficier de
l’amnistie les étrangers incarcérés en URSS{3108}. Le nombre des
prisonniers du Goulag allait donc baisser de façon continue jusqu’à la
chute de Beria – à partir de juillet les effectifs du Goulag enfleront à
nouveau. Le régime de détention s’adoucit très vite : les prisonniers furent
autorisés à écrire, à recevoir des colis et des visites{3109}. Tout fier, Beria
confiait à ses proches : « J’ai libéré un million de gens », ce qui après sa
chute fut interprété comme une manifestation de sa « folie des
grandeurs{3110} ».
Les observateurs occidentaux saisirent l’importance de ce décret « qui
dépassait les limites d’une simple amnistie », car il annonçait un
adoucissement de la législation pénale et, surtout, il allait à l’encontre de
la campagne pour la vigilance en vigueur à la fin du règne de Staline, dans
la mesure où il amnistiait toutes les condamnations prononcées pour
« divulgation de secrets d’État ». En fait, il marquait un renversement par
rapport aux tendances répressives du régime stalinien à partir de
1947{3111}. Louis Joxe évoqua l’éventualité d’une initiative de Beria
dans l’amnistie, mais nota que la population de Moscou « ne rend pas
grâces à Beria mais à Malenkov et Vorochilov, les “vrais Russes” qui enfin
règnent sur le pays{3112} ».
Après la chute de Beria, ses adversaires souligneront à l’envi que le chef
du MVD avait adopté ce train de mesures libérales par démagogie, pour
s’assurer une popularité facile et préparer sa prise de pouvoir. Or cette
thèse ne tient pas. En effet, l’amnistie entraîna une explosion de la
criminalité « et la confusion qu’elle engendra porta un coup à la réputation
de Beria dans l’opinion publique{3113} ». En outre, un nombre important
de réformes furent préparées et adoptées en secret, ce qui exclut toute
intention publicitaire. Ainsi, le 4 avril, dans une circulaire secrète au
MVD, Beria interdit la torture dans les prisons et les lieux de détention. Le
texte de cette circulaire mérite d’être cité :
La « démythification » de Staline.
Beria avait compris que le culte de Staline servait de légitimation au
régime et il entreprit son éradication dans les heures qui suivirent la mort
du dictateur :
L’année précédente déjà, Beria avait choqué son fils en déclarant, lors
d’une réunion dans son bureau au Kremlin, que personne en URSS ne
travaillait par conviction et que les gens n’agissaient que par la peur.
Comme Sergo objectait que les Soviétiques travaillaient par conviction,
son père le rabroua et lui dit qu’il ne connaissait pas la vie{3121}.
Devant Mikoïan, Beria admit avoir falsifié l’histoire des bolcheviks
caucasiens dans sa brochure de 1935, afin de gonfler le rôle de
Staline{3122}. Une semaine après la mort du dictateur, il téléphona à
Nikolaï Baïbakov, le ministre de l’Énergie auquel il avait confié en février
une étude sur l’exploitation offshore du pétrole dans la Caspienne, et lui
dit : « Laisse tomber ce plan déraisonnable de Staline. Jette ou brûle toute
la paperasse qui lui est consacrée{3123}. »
Pour ébranler la résistance de ses collègues Beria entreprit de leur
rafraîchir la mémoire. En avril, il se fit remettre les dépositions d’Ejov sur
Poskrebychev et sur les membres du Politburo{3124}, voulant leur
rappeler les dangers passés. Il les obligea, ainsi que des écrivains célèbres,
à écouter des enregistrements où Staline exigeait l’application de la
torture aux accusés et qui révélaient la paranoïa pathologique du dictateur.
« C’était comme si Beria nous disait : “Le voilà votre Staline, faites
comme il vous plaira, mais moi je vais le renier et dire toute la vérité sur
lui” », raconte l’écrivain K. Simonov qui fut témoin de la scène{3125}.
Mais cela ne dura qu’une semaine : là encore, une sourde résistance mit
fin à l’initiative de Beria{3126}. Sergo Beria affirme que son père avait
l’intention de convoquer un Congrès ou un plénum consacré à faire la
lumière sur les crimes du passé. Un document daté d’avril, rédigé par
Malenkov et trouvé dans les archives, semble confirmer l’existence de ce
projet. Ce document est un brouillon de discours dénonçant le « culte de la
personnalité{3127} ». Beria et Malenkov durent sans doute faire machine
arrière devant l’obstruction de leurs collègues.
Beria avait compris que le prestige de Staline reposait avant tout sur le
mythe de la « grande guerre patriotique ». Il décida donc d’en faire
réécrire l’histoire de manière à remettre en perspective le rôle de Staline :
« En discutant avec Charia, Lioudvigov et G A. Ordyntsev de la révision
radicale de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, il se permettait de
critiquer vertement les dirigeants du Parti et du gouvernement »,
dénonçant les « erreurs de la politique soviétique dans les années d’avant-
guerre{3128} ». Fin mai, il demanda à Sergueï Chtemenko de lui trouver
des officiers connaissant bien l’histoire de la guerre et capables de mener
à bien cette tâche{3129}. Là encore l’instinct de Beria ne l’avait pas
trompé : jusqu’à aujourd’hui, la victoire dans la « grande guerre
patriotique » constitue l’ultime bastion des nostalgiques du stalinisme en
Russie.
La réforme de l’empire.
Au XVIIe Congrès du Parti, en janvier 1934, Staline avait déclaré :
Comme dans le cas lituanien, Beria eut du mal à dresser les tchékistes
ukrainiens contre les dignitaires du Parti, ce que montre l’affaire Strokatch
à laquelle Mechik fait allusion. Beria avait ordonné en avril à Strokatch
« […], de faire des rapports sur les insuffisances de l’activité des organes
du Parti dans les kolkhozes, les entreprises et les instituts, dans
l’intelligentsia et dans la jeunesse », de « photographier les deux
kolkhozes les plus arriérés » et de lui remettre les clichés. Mechik
demanda aussi à Strokatch de déterminer le nombre de Russes et
d’Ukrainiens dans les organes dirigeants du Parti en Ukraine. Si l’on en
croit le récit qu’il en fera au Plénum de juillet 1953, Strokatch hésita à se
charger de cette mission périlleuse et demanda une confirmation à Mechik
qui s’emporta contre lui et lui confirma qu’il s’agissait d’une tâche
urgente confiée par Beria. Strokatch s’empressa de tout rapporter à
Z. T. Serdiouk, secrétaire de l’obkom de Lvov, un homme de
Khrouchtchev, qui alerta Melnikov, le responsable du PC ukrainien. Le soir
même, Beria furieux appela Serdiouk par téléphone, en lui reprochant
d’avoir causé des ennuis à Mechik. « Lorsque j’essayai d’expliquer à Beria
que j’avais agi en mon âme et conscience de Parti, il raccrocha »,
racontera Strokatch au Plénum du 29 juillet{3221}. Le 12 juin, Strokatch
fut limogé du MVD et Mechik, narquois, lui fit remarquer qu’il devait sa
disgrâce à l’indiscrétion du secrétaire du Comité central Melnikov, qui
l’avait dénoncé comme « espion du Comité central{3222} ». Toute cette
affaire révèle la profondeur de l’antagonisme entre apparatchiks du Parti
et hauts responsables tchékistes au moment du « printemps de Beria ».
D’après les témoignages du Plénum ukrainien du 29 juillet, il semble
que Mechik et Milshtein se chargèrent eux-mêmes de rassembler les
clichés et les données compromettants pour le régime. Milshtein se rendit
à Odessa pour y photographier des immeubles vétustes « afin de prouver
que l’on ne restaurait pas la ville » : « Ces dégénérés ne remarquaient que
ce qui pouvait plaire à nos ennemis », notera plus tard avec aigreur un
communiste ukrainien{3223}. Et c’est finalement Mechik qui compila le
rapport sur l’Ukraine voulu par son chef, ce qui lui vaudra les foudres des
activistes du Parti ukrainien après la chute de Beria.
À la lumière de ces expériences inquiétantes, sentant qu’il ne pouvait
s’appuyer sur l’appareil du MVD existant dans les républiques, même s’il
en contrôlait le sommet, Beria y multiplia les purges dont le prétexte fut la
fusion du MGB et du MVD, décidée au niveau fédéral en mars 1953.
Beria eut aussi l’idée d’introduire dans les républiques des décorations
nationales portant le nom des personnalités historiques éminentes des
nations allogènes. Il en parla aux premiers secrétaires des républiques à
l’insu du Comité central{3237}. Après sa chute, on présuma que son but
était de dévaloriser l’Ordre de Lénine, la décoration suprême en URSS, en
instaurant un ordre de la « Gloire populaire » comprenant l’attribution
d’une datcha et d’une somme de 300 000 roubles{3238}.
Le Comité central exige instamment que nous liquidions dans les plus
brefs délais l’erreur monumentale consistant à sous-estimer
l’intelligentsia locale. Nous devons largement lui ouvrir l’accès aux
postes dirigeants dans les organes du Parti et de l’État, dans les
instituts de recherche scientifique.
Nous avons passé les bornes dans la question juive. Le Comité central
du PC ukrainien et moi personnellement n’avons pas remarqué à
temps le phénomène antisémite, les limogeages non motivés
d’excellents spécialistes, l’hostilité manifeste contre certains groupes
de l’intelligentsia juive{3252}.
Nous devons reconnaître que les arrestations non motivées, les abus
de la collectivisation, de l’emprunt d’État, les transferts de
population et d’autres violations des droits et de la dignité des
citoyens qui ont été pratiqués autrefois ne sont pas encore extirpés
aujourd’hui. […] Lutter contre le nationalisme ukrainien ne veut pas
dire lancer des répressions à droite et à gauche, semer le soupçon et
créer une atmosphère de défiance universelle{3263}.
Melnikov battit sa coulpe dans la même veine :
Nous avons commis des erreurs politiques graves lorsque nous avons
estimé que les opérations militaro-tchékistes étaient le principal
moyen de lutter contre la résistance clandestine. En réalité l’emploi
de répressions de masse, de perquisitions et d’arrestations non
motivées suscitait le mécontentement de la population et nous a
empêchés de rassembler les travailleurs et de les entraîner dans la
lutte contre les nationalistes{3264}.
Nous devons prendre toutes les mesures nécessaires pour que justice
soit faite et que soient réhabilités tous les innocents qui ont souffert
des violations grossières de la légalité socialiste. […] Aujourd’hui
nous devons cesser de mentir, de dissimuler nos fautes, car le
mensonge nous entraîne dans un grand malheur, il plonge le peuple
dans l’affliction – et Dieu sait si nous en avons entendu des
mensonges du haut de cette tribune. […] Désormais la vérité doit
résonner de partout. […] Puisque nous les avons commises, nos
erreurs, nous devons les avouer devant le peuple et non dans les
cabinets, les couloirs et les comités restreints. […] Nous n’avons pas
d’excuses. À partir de quel moment avons-nous commencé à avoir
peur{3267} ?
D’autres orateurs lui firent écho :
Il est pénible de dire que la force de la peur qui s’était emparée des
membres du Politburo l’avait emporté sur les principes. […] Au sein
du Comité central, aucune voix de protestation ne s’est élevée contre
les actions erronées du cam. Melnikov,
28
Ou dans une lettre non datée : « Les Russes ne trouvent plus d’emploi
en Moldavie… Ils en sont réduits à renoncer à leur nationalité russe,
ukrainienne ou juive pour prendre la nationalité moldave. » ou encore
d’Ukraine :
Ton père nous a convoqués à Moscou avec tous les dirigeants des
mouvements nationalistes et nous a dit : « Je considère que vos
critiques contre le régime soviétique sont fondamentalement justes.
Chaque peuple a le droit de défendre ses intérêts au sein de l’État
soviétique. Je vous propose de vous placer au gouvernement et de
mettre en œuvre ensemble une politique pour le bien de votre
peuple. » Et lorsqu’il lui arriva ce que vous savez, on nous a torturés
pendant trois mois pour que nous racontions ce qu’il nous avait dit,
mais nous avons tenu bon et récolté quinze ans
supplémentaires{3329}.
La Géorgie et le Caucase.
Bien entendu, Beria n’oubliait pas le Caucase. Concernant la Géorgie,
un rapport fut compilé par Youri Krotkov qui en était originaire et que
Beria avait chargé d’analyser l’opinion publique en se fondant sur des
entretiens avec les intellectuels. Krotkov eut l’impression que le but
inavoué de cette enquête était de comparer la popularité de Malenkov et de
Beria :
[Il voulait que] l’URSS soit dirigée par un Soviet dont le président
serait pour six mois l’un des dirigeants des républiques ; chacun de
ces dirigeants serait au pouvoir à tour de rôle. Je me souviens de cette
idée car mon père se référait à ce propos au secrétaire permanent du
Foreign Office Cadogan et à l’appareil administratif anglais dont
nous devions selon lui nous inspirer. Il faisait observer qu’en
Angleterre les partis et les gouvernements se succèdent au pouvoir,
mais l’appareil d’État reste en place et assure la continuité
indispensable (aux États-Unis la situation était différente, mais les
intérêts économiques et financiers apportaient la stabilité) ; chez
nous, disait mon père, c’est le contraire : le même parti reste au
pouvoir, mais il suffit de remplacer un fonctionnaire pour que tout
son appareil soit renouvelé. Or nous avons besoin de gens compétents
qui restent en place quoi qu’il arrive. Mon père était arrivé à cette
conclusion en suivant la carrière de Cadogan qui l’intéressait
fort{3341}.
Il dit un jour à ses proches qu’on pouvait nommer une bouteille vide
secrétaire de l’organisation du Parti du MVD, cela était sans importance,
car qui sait ce qui allait arriver{3372}.
On imagine que les collègues de Beria s’alarmaient de plus en plus de
ses initiatives et de ses propos iconoclastes. Quand Beria voulut s’attaquer
à la question allemande, ils décidèrent d’agir.
29
Après avoir établi ce diagnostic des maux dont souffrait la RDA, Beria
recommandait à la Commission de contrôle soviétique de formuler des
propositions visant à remédier à cet état des choses et de consacrer une
séance du Présidium à discuter ces propositions « afin de donner les
conseils nécessaires à nos amis allemands{3418} ». Fadeïkine et Ernst
Wollweber, le ministre de la Sécurité en RDA, furent convoqués à Moscou
et décrivirent aux dirigeants soviétiques la crise politique qui secouait la
RDA à cause de la politique d’Ulbricht{3419}.
L’entêtement d’Ulbricht.
Or sans se soucier des dispositions nouvelles du Kremlin, Ulbricht
persévérait dans sa politique. Le 5 mai, à l’occasion de l’anniversaire de
Karl Marx, il annonça que désormais l’État est-allemand assumerait la
fonction de la dictature du prolétariat « afin de construire les bases du
socialisme ». Le conseiller politique soviétique auprès de la Commission
de contrôle soviétique, P. Youdine, qui remplaçait Semionov, après avoir
été le rédacteur des discours de Mao, n’avait pas élevé d’objection au
discours d’Ulbricht. Il se fit immédiatement réprimander par Molotov qui
informa Khrouchtchev et Malenkov que le chef du SED n’avait pas
consulté Moscou{3420}.
Ulbricht continua à multiplier les mesures restrictives contre l’artisanat
et la petite industrie. Et le SED projetait de jouer à fond les ecclésiastiques
« progressistes », comme l’évêque de Thuringe, Mitzenheim, pour détruire
l’Église évangélique. Les 13 et 14 mai eut lieu le XIIIe Plénum du Comité
central du SED. La résolution finale conclut à l’« aggravation de la lutte
des classes » attestée par les procès Rajk et Slansky. Les leçons du procès
Slansky n’avaient pas été suffisamment tirées en RDA, expliquèrent les
orateurs : « Les ennemis se camouflent sous la carte du Parti. » Après une
vive altercation avec Ulbricht à propos des contacts avec les personnalités
ouest-allemandes qu’il avait préconisés, Dahlem fut exclu du Politburo du
SED le 14 mai. On lui imputa son aveuglement « face aux tentatives des
agents impérialistes de s’infiltrer dans le Parti{3421} » et Ulbricht
préparait un grand procès contre lui{3422}. On lui reprochait aussi d’avoir
incité les communistes français à lutter contre Hitler même au temps du
pacte germano-soviétique et d’avoir été en contact avec N. Field{3423}.
Comme Dahlem était le responsable des contacts avec la RFA, son
exclusion signifiait la liquidation du canal permettant les contacts entre
Allemands de l’Est et de l’Ouest, canal fermé depuis mars{3424}. En
outre le SED interdit les organisations de la CDU dans les entreprises.
La tension grandissante en RDA se traduisit par une montée des
rumeurs : on racontait déjà que Wilhelm Pieck avait voulu entrer en Suisse
et avait été abattu à la frontière ! Puis apparurent des accents nouveaux
dans l’organe officiel du Parti : le 24 mai, Neues Deutschland appela à une
collaboration avec l’intelligentsia bourgeoise, tout en déconseillant
d’imposer aux savants l’étude du marxisme-léninisme. Mais, le 27 mai, au
cours d’une rencontre avec l’intelligentsia qui devait en principe
convaincre les intellectuels de rester en RDA, Ulbricht déclara que les
Junge Gemeinde – des communautés de jeunes croyants tolérées depuis
1946 – étaient des « organisations illégales{3425} ». Le 28 mai, présidant
une réunion des responsables du Parti au sein du ministère de la Sécurité
d’État (MfS), Ulbricht se livra à un véritable réquisitoire qui visait
Zaisser : les résultats de la construction du socialisme n’étaient pas
satisfaisants à cause des provocateurs et des saboteurs de toute sorte et on
assistait à une aggravation de la lutte des classes ; le MfS n’était pas à la
hauteur de la tâche car ses officiers n’avaient pas une formation
idéologique suffisante{3426}. Le même jour, la presse publia le décret
annonçant une augmentation des normes de production d’au moins 10 %
sans hausse de salaire, en l’honneur du soixantième anniversaire
d’Ulbricht (une commission destinée à en organiser la célébration venait
d’être créée). Or, depuis 1951, les ouvriers refusaient avec obstination
cette augmentation des normes. Ulbricht semblait donc ignorer de manière
ostensible les inflexions récentes de la politique des dirigeants de Moscou
qui, au même moment, « conseillaient » au SED de suspendre la
collectivisation au moins pour le reste de l’année{3427}.
L’affrontement.
Le 27 mai se tint la mémorable réunion du Conseil des ministres
consacrée à la situation en RDA. En accord avec le maréchal Sokolovski,
Semionov avait rédigé un document dans lequel il expliquait la position de
l’Union soviétique sur la question allemande. Ce document fut sans doute
rédigé en secret car, comme en témoignera Semionov, « nous supposions
non sans raison que des agents de Beria nous surveillaient{3432} ». C’est
ce document que Molotov transmit aux autres membres du Politburo.
Mais, raconte Semionov :
C’est alors que Beria déclara : « La RDA ? Qu’est-ce que ça veut dire, la
RDA ? Ce n’est même pas un vrai État. Elle ne tient que par les troupes
soviétiques, même si elle s’appelle république démocratique
allemande{3434} » (témoignage de Gromyko).
Chepilov était aussi présent à cette fameuse réunion et son récit est
nettement plus vivant :
Le visage tiraillé par un tic convulsif, le ton cassant, Beria disait pis
que pendre de la RDA. Je n’y tins plus et je pris la parole : « Il ne faut
pas oublier que l’avenir de la nouvelle Allemagne est le socialisme. »
Tressaillant comme s’il avait reçu un coup de fouet, Beria hurla :
« Quel socialisme ? Quel socialisme ? Il faut mettre fin à ce
bavardage irresponsable sur le socialisme en Allemagne ! » À voir
son expression de mépris et de haine, on avait l’impression que le mot
même de « socialisme » et les journalistes qui l’employaient lui
étaient odieux{3435}.
Au Plénum de juillet 1953, Khrouchtchev témoignera :
Il n’est pas correct que le camarade Rakosi puisse décider qui doit
être arrêté et qui doit être tabassé. Un détenu qui est roué de coups
peut avouer qu’il est un agent anglais ou américain. Mais il est
impossible de parvenir à la vérité de cette manière. On risque de
condamner des innocents. La loi existe, et tous doivent la respecter
[…] Sinon le camarade Rakosi ne sera jamais respecté, il sera craint.
[…] Il n’est pas juste que le camarade Rakosi fasse tout. Tout comme
il n’était pas juste que le camarade Staline soit tout en une personne.
Le camarade Staline n’était qu’un homme. […] Quand le camarade
Rakosi prétend que le peuple ne comprendrait pas s’il était libéré de
son poste de chef de gouvernement, il se surestime… Aujourd’hui
l’Armée rouge est encore en Hongrie, mais elle n’y restera pas
éternellement.
On enjoignit donc à Rakosi de séparer la direction du Parti et celle du
gouvernement, de diminuer les effectifs pléthoriques (600 000 hommes)
de l’armée hongroise – Beria en profita d’ailleurs pour rappeler la
responsabilité de Staline : « Le développement de l’armée a été discuté
avec le camarade Staline. Le camarade Staline a donné des directives
erronées. » Il annonça que les relations entre l’URSS et la Hongrie allaient
changer : « Auparavant elles consistaient en banquets et en
applaudissements. À l’avenir nous créerons une relation plus responsable
et sérieuse. »
Tous les membres du Présidium présents semblaient alors d’accord,
même si Beria fut le plus véhément. Molotov dénonça la « vague
d’oppression de la population », Boulganine trouva scandaleuses les
purges dans l’armée qui duraient depuis huit ans. Khrouchtchev dit à
Rakosi que les « critiques passionnées du camarade Beria » visaient à
« corriger les erreurs{3568} ». Étrange unanimité alors que Khrouchtchev
était en train d’ourdir son putsch contre Beria ! Moins d’un mois plus tard,
au Plénum de juillet, Khrouchtchev évoquera en de tout autres termes la
rencontre avec Rakosi :
30
La chute de Beria
Nous ne savons pas qui était qui dans le premier acte du drame sur
lequel le rideau vient de tomber, à ce que l’on nous dit. Nous ne voyons
pas la pièce. Nous sommes un public qui reste dehors dans les couloirs.
Nous ne voyons pas les acteurs et nous n’entendons pas ce qu’ils disent.
Tout ce que nous savons c’est que la pièce doit être un thriller parce que de
temps en temps éclate un coup de feu et on suppose qu’il y a un
cadavre{3585}
[Walter Lippmann].
Beria aurait détruit le Parti. Le Parti n’aurait plus été qu’une formalité,
et lui aurait commandé. Nous nous sommes donc rebellés et nous l’avons
arrêté car il avait levé la main contre le Parti{3586}
[[Khrouchtchev].
Les mythes qui ont entouré la chute et la mort de Beria révèlent eux
aussi à quel point cette affaire était peu ordinaire et combien l’alerte fut
chaude pour les apparatchiks communistes.
Le putsch de Khrouchtchev.
Beria était-il conscient des dangers qui pesaient sur lui ? Il fut si
soulagé après la mort de Staline qu’il sous-estima les risques –
contrairement à son épouse, qui redoutait le pire, si l’on en croit leur fils
Sergo :
On te considérait comme très proche de Staline, lui disait-elle.
Autrefois tu en as tiré avantage ; aujourd’hui que Staline est mort ta
position est affaiblie et non renforcée. Tes projets de réforme mènent
tout droit à l’affrontement avec tes collègues. Je ne crois pas à leur
sincérité ; ils n’ont pas pu changer du jour au lendemain.
Ce à quoi il répondait :
Ceux qui travaillaient avec moi connaissaient l’état réel des choses.
C’est sur ces gens que je veux m’appuyer. Quant à mes collègues, ils
ne sont pas bêtes et ils comprennent que le pays est dans un état
critique, plus encore qu’en 1937 parce que les gens aujourd’hui
voient clair{3587}.
Jusqu’en mai 1953, Beria put espérer amener ses collègues à soutenir
ses réformes. Mais, après la confrontation à propos de l’Allemagne, il fut
clair qu’une épreuve de force aurait lieu. La survie de Beria dépendait de
la solidité de son alliance avec Malenkov. Or selon de nombreux
témoignages, il y avait entre les deux hommes un antagonisme larvé qui
remontait fort loin : « Après la mort de Staline, la lutte entre Beria et
Malenkov devint une lutte à mort, bien qu’on eût l’impression de
l’extérieur que le tandem Beria-Malenkov était amical et que les deux se
préparaient à gouverner le pays ensemble{3588}. » Malenkov aurait en
particulier été à l’origine du limogeage de Dekanozov de son poste de
vice-ministre des Affaires étrangères. Quelques semaines après la mort de
Staline, un officier du MVD se plaignait : « Dans notre ministère c’est le
bordel le plus total. Beria donne un ordre et Malenkov appelle du Kremlin
pour annuler cet ordre et en donner un autre{3589}. » Et Molotov,
sûrement bien informé, n’a jamais cru à la solidité de la troïka Malenkov-
Beria-Khrouchtchev{3590}. En mai 1953, Beria ordonna des recherches
dans les archives militaires afin de trouver des documents compromettants
sur Malenkov{3591}. Les observateurs étrangers spéculèrent eux aussi,
dès le début, sur un conflit entre Malenkov et Beria, Beria invoquant la
« collégialité » contre les ambitions de Malenkov{3592}. Khrouchtchev
affirmera, dans son discours au Plénum des 2 au 7 juillet, qu’aux yeux de
Beria, à la veille de sa chute, le grand adversaire était Malenkov contre qui
il invitait Khrouchtchev à faire bloc{3593}.
Encore aujourd’hui, les historiens sont divisés sur l’existence ou non
d’un projet de « coup d’État » de Beria. Le 30 mai 1953, Beria créa au sein
du MVD une 9e Section chargée des attentats terroristes et du sabotage,
qu’il confia à Soudoplatov et Eitingon ; il en nomma les officiers –
Vassilevski, Zaroubine et Pravdine – sans passer par le Département des
cadres du ministère{3594}. Était-ce l’instrument d’un futur coup d’État,
comme le soupçonneront ses collègues ? Selon certains, Beria donna en
secret, en mai, l’ordre aux forces du MVD des républiques de se mobiliser
et de se préparer au combat{3595}. Il aurait été en train de transférer à
Moscou des divisions du MVD lorsqu’il fut renversé. Le 26 juin, Moscou
bruissait de rumeurs à propos d’une réforme monétaire prochaine et, dans
son discours au Plénum de juillet, Kaganovitch insinuera que Beria n’était
pas étranger à ces rumeurs, cherchant à déstabiliser la situation comme en
Tchécoslovaquie{3596}.
Dans ses entretiens avec Tchouev, Molotov a affirmé que Khrouchtchev
avait eu vent du projet de putsch de Beria grâce à sa position au
Parti{3597}. Khrouchtchev avait alors décidé de passer à l’action, sondant
tour à tour chaque membre du Présidium après s’être assuré l’appui du
ministre de la Défense Boulganine. Selon cette version, début juin la
situation était tendue à l’extrême : Malenkov et Boulganine avaient appris
que Beria était en train de former une division de parachutistes près de
Moscou, qu’il avait convoqué à un « séminaire d’été » 400 responsables
du Parti dont 200 Caucasiens auxquels il avait fait donner des armes en
leur ordonnant d’être prêts à se rendre au Kremlin. Khrouchtchev a décrit
devant Fidel Castro une autre variante du complot de Beria. Selon lui
l’idée de Beria était d’attirer les membres du Politburo en Abkhazie en
leur offrant des datchas dans cette région paradisiaque. Une fois que ses
collègues auraient été rassemblés dans son fief, il les aurait fait encercler
et arrêter avec l’approbation de la population locale dont les habitations
avaient été rasées pour y construire les villégiatures des dignitaires du
Kremlin{3598}.
Beria lui-même encourageait ce genre de soupçons par son humour pas
toujours apprécié de ses collègues. Selon le témoignage de son fils, il
plaisanta ainsi à propos de sa suggestion d’installer les datchas à
Soukhoumi : « Comme ça, je vous aurai rassemblés, je construirai un
grillage autour et je pourrai vous surveiller ». « Ils rirent en cœur mais
n’oublièrent pas cette plaisanterie : on l’accusa justement de cela quelques
mois plus tard{3599}. » Cette interprétation explique que Khrouchtchev
ait attaché une telle importance aux projets immobiliers de Beria en
Abkhazie, qu’il évoque longuement dans ses Mémoires, racontant
comment il avait persuadé Malenkov que la construction de sa datcha à
Soukhoumi provoquerait une vague d’indignation populaire : « Tu n’aurais
plus qu’à démissionner, et c’est ce que veut Beria{3600}. » Un tel dessein
pourrait aussi expliquer pourquoi Beria avait tenu à rapatrier en Géorgie
les anciens légionnaires de la Wehrmacht et les émigrés qui les
encadraient. Le transfuge Petr Deriabine, officier du MGB depuis 1946 et
passé à l’Ouest en 1954, a lui aussi affirmé que Beria préparait un coup
d’État et qu’il avait éloigné la garnison de Moscou commandée par le
général P. A. Artemiev, son partisan, pour laisser la place libre aux troupes
du MVD – la division Dzerjinski et le régiment du Kremlin{3601}. En
vacances à Soukhoumi pendant le mois de juin, l’épouse de Deriabine
entendit le secrétaire adjoint du Parti d’Abkhazie annoncer une « nuit de la
Saint-Barthélémy dans toute l’Union soviétique », au cours de laquelle
« vous autres y passerez tous{3602} ».
Cependant, on ne trouve dans les archives aucune trace d’un « complot
de Beria », y compris dans le dossier du procès Beria. En réalité, Beria
n’avait sous ses ordres que la division Dzerjinski et le régiment du
Kremlin, peu de chose pour réaliser un putsch{3603}, et Khrouchtchev
avait besoin d’accréditer la version d’une tentative de coup d’État
prétendument fomentée par Beria pour justifier son propre putsch contre
son collègue. Nina Beria, dans une de ses rares interviews, affirme aussi
son scepticisme :
Je connaissais bien mon mari et son caractère. Je suis certaine qu’il
était assez intelligent pour ne pas ambitionner la première place. Il
avait l’esprit rationnel et pratique, il savait bien qu’après Staline on
ne tolérerait pas un autre Géorgien à la tête de l’État{3604}.
L’arrestation de Beria.
Pour l’arrestation de Beria nous disposons du témoignage de
K. S. Moskalenko, alors responsable de la défense antiaérienne de
Moscou, l’homme qui dirigea l’opération. Le 25 juin, à 9 heures du matin,
Khrouchtchev contacta cet officier et lui demanda de rassembler un
groupe d’hommes sûrs et armés, et de se rendre avec eux au Kremlin. Il lui
dit d’attendre un appel de Boulganine. Celui-ci convoqua Moskalenko et
lui annonça que la décision était prise d’arrêter Beria. Il lui demanda
combien d’hommes il avait à sa disposition ; Moskalenko répondit qu’il
avait pris cinq hommes avec lui. Boulganine estima que c’était trop peu et
Moskalenko proposa de mettre le vice-ministre Vassilevski dans le secret :
« Mais pour une raison que j’ignore, Boulganine repoussa immédiatement
cette proposition. » Alors Moskalenko suggéra Joukov, ce que Boulganine
accepta à condition que Joukov ne soit pas armé{3634}.
À en croire son témoignage, Joukov fut convoqué au Kremlin et reçu
par Malenkov qui lui dit :
On peut imaginer que les anciens alliés dans l’Armée rouge se soient
raidis contre tout abandon des positions en Allemagne, ce qui pourrait
donner des idées dangereuses aux peuples des autres satellites
européens de la Russie. L’insurrection de la Stalinallee s’est produite
le 17 juin. L’arrestation de Lavrenti Beria a eu lieu le 26 juin. Le
stalinisme a été réaffirmé sous une forme plus dangereuse par un
Malenkov triomphant{3712}.
La mort est trop douce pour lui, ce n’est pas un homme c’est une
bête. Il faut le mettre en cage et l’exhiber dans les usines et les
kolkhozes afin que les travailleurs voient sa physionomie bestiale.
Dans les milieux scientifiques aussi il y eut des réticences. Sergo Beria
raconte dans ses Mémoires qu’il dut sa libération aux interventions des
savants qui travaillaient avec son père. Le MGB a noté des commentaires
« calomniateurs à l’égard des dirigeants du Parti et du gouvernement » de
la part du physicien Landau concernant la dénonciation de Beria comme
ennemi du peuple{3729}. Et les Juifs étaient inquiets, craignant que
Malenkov ne renoue avec les campagnes antijuives de la fin du règne de
Staline{3730}.
Dans le Goulag, on se réjouit de la chute de l’homme de main de
Staline. Mais dans la périphérie de l’empire Beria avait commencé à
devenir populaire. Partout furent convoqués des réunions du Parti et des
« meetings de travailleurs » pour condamner Beria. Rien qu’en Ukraine, il
y en eut plus de quatre mille{3731}. Les réactions à sa chute notées par le
MVD à Vilnius sont pour le moins étonnantes : selon un habitant de la
capitale lituanienne, il était dommage « que les choses aient tourné de la
sorte. Beria a fait de bonnes choses, il voulait donner la liberté aux peuples
et mettre fin à la tyrannie soviétique. Il faut porter son deuil, car il
travaillait efficacement contre les Soviets ». Un autre se déclara :
plein d’admiration pour l’activité de Beria, il a beaucoup fait contre
les Soviets, il a exterminé une masse de gens, y compris Staline. Pour
se venger de tous les crimes commis par le régime soviétique, il a
porté un coup sérieux au Parti communiste, a considérablement
amoindri le prestige des Soviets et du gouvernement. Il a détruit de
fond en comble le renseignement soviétique. Ainsi les Soviets ont les
yeux et les oreilles crevés.
Et encore :
La plus grande partie du capital étranger est aux mains des Juifs.
Beria a voulu se gagner la sympathie de ces capitalistes, c’est
pourquoi il a libéré les médecins empoisonneurs. S’il avait réussi à
prendre le pouvoir et à mener sa politique, il aurait emprunté de
l’argent chez les capitalistes étrangers et aurait développé le
commerce international. Alors nous aurions eu une vie meilleure.
Les rumeurs les plus fantastiques circulèrent à Vilnius : Beria aurait pris
la fuite aux États-Unis avec les plans opérationnels de l’URSS. Beria allait
prendre la parole à la radio pour démasquer les dirigeants de l’URSS.
Beria était l’homme des États-Unis qui ne toléreraient pas son arrestation
et déclareraient bientôt la guerre à l’URSS. Certains croyaient avoir
entendu Beria à La Voix de l’Amérique, où il aurait déclaré : « Attendez-
nous, soyez patients, bientôt nous vous libérerons{3732}. »
En Estonie, les orateurs du Plénum du 11 juillet 1953 dénonçant Beria
eurent à répondre à des questions sarcastiques ou gênantes : « Sur qui
s’appuyait Beria, quelle était sa base idéologique et matérielle ? » La
réponse d’Ivan Kebine, le chef du PC estonien, trahit son embarras :
« Beria s’appuyait sur deux hommes, Goglidzé et Koboulov. Bien sûr il
n’avait aucune organisation. Sa base idéologique était apparemment le
fascisme. Sa base matérielle ? Sans doute les dollars par lesquels
l’impérialisme américain finance les activités hostiles. » Autre question :
« Pouvons-nous avoir des détails sur l’arrestation de Beria ? » Réponse de
Kebine : « Je n’y étais pas. » Question : « Est-ce que Beria était présent au
Plénum ? » Réponse : « Il était démasqué comme ennemi du Parti et du
peuple. Cela suffisait pour qu’il n’y soit pas{3733}. »
La chute de Beria donna lieu à autant de rumeurs que la mort de Staline.
On raconta qu’il avait été abattu par Joukov ou qu’on l’avait fusillé en
prison sans jugement. Mais officiellement il allait bientôt devenir une
non-personne. Les abonnés de la Grande Encyclopédie soviétique reçurent
l’ordre en juillet d’arracher les pages 22 et 23 du tome II ; un article
consacré au détroit de Bering sera introduit pour masquer le vide laissé par
le nom de Beria effacé du panthéon communiste.
31
Le procès de Beria
Après de si grands crimes, il n’est plus possible de tromper l’histoire
par de petites ruses. Il doit y avoir une expiation{3734}
[Amiral Canaris].
Le mystère dont est entourée la fin de Beria n’est toujours pas dissipé
aujourd’hui, malgré la publication récente d’ouvrages fondés sur les
archives du procès de Beria et de ses complices. Et l’on peut, pour
commencer, douter de la présence réelle de Beria à ce procès. Dans ses
Mémoires, son fils Sergo a affirmé que son père avait été assassiné à son
domicile le 26 juin 1953. Ce récit de Sergo a été confirmé par le
témoignage d’A. Ja. Vedenine qui raconte que, jeune tchékiste enrôlé fin
1952 dans un groupe spécial du MGB, il a été convoqué avec son groupe,
début juin 1953, par Krouglov qui leur déclara que Beria préparait un coup
d’État ; le 26 juin à 6 heures du matin, il fut d’abord envisagé d’organiser
un accident de voiture, mais deux heures après il fut décidé de prendre
d’assaut la résidence de Beria rue Katchalov. Vedenine resta devant
l’immeuble, mais il entendit des coups de feu provenant du bureau de
Beria, assista à l’évacuation de trois cadavres et resta persuadé que Beria
avait été assassiné chez lui{3736}. Pourtant cette version n’est pas
crédible et, si Sergo a bien vu des hommes évacuer un corps de son
domicile, sans doute a-t-il été victime d’une mise en scène ayant pour but
de faire croire aux fidèles de Beria que leur chef était mort et que toute
résistance était inutile. En outre, les membres du Présidium étaient sans
aucun doute pressés de mettre la main sur des papiers et surtout des
documents compromettants les concernant, et ils craignaient que les
hommes de Beria ne les placent en lieu sûr. Il ressort du témoignage de
Sergo Beria que, durant l’instruction de son procès, on le poussa à croire
que son père était mort : il était plus facile de l’amener à accabler ce
dernier mort que de le forcer à l’accuser vivant.
Quand Beria a-t-il été exécuté ? Il a adressé à ses collègues du Politburo
trois lettres de captivité qui semblent des documents authentiques{3737}.
Dans la première, datée du 28 juin et adressée à Malenkov, Beria l’assurait
qu’il pouvait encore « être utile au collectif » et qu’il tiendrait compte des
critiques qui lui avaient été adressées au Présidium : « Je considère qu’il
est indispensable de déclarer que j’ai toujours été infiniment dévoué au
parti de Lénine-Staline. » Beria justifiait ensuite sa politique des cadres
« inspirée par le souci de l’efficacité ». Il s’excusait de ses torts auprès de
tous ses collègues et pour finir demandait à Malenkov de se préoccuper du
sort de sa femme, de son fils Sergo et de sa vieille mère.
Le 1er juillet, Beria envoya une deuxième lettre à Malenkov, la plus
longue, où il faisait son autocritique et reconnaissait ses torts à l’égard de
ses collègues. Il citait en particulier l’erreur qu’il avait commise en
obligeant le Présidium à accompagner les résolutions concernant la
Lituanie, l’Ukraine et la Biélorussie des notes du MVD : « Cela donnait
l’impression que le MVD corrigeait la politique du Comité central » de
ces républiques. Il reconnut avoir eu tort d’imposer en Hongrie Imre Nagy
de son propre chef. Puis il rappela à Malenkov les longues années de
travail ensemble, surtout au sein du Comité spécial. Il rappela ensuite à
chacun de ses collègues les souvenirs communs et les services rendus. Il
se défendit d’avoir été le favori de Staline, ce que lui avaient reproché
Pervoukhine et Sabourov lors de la séance du 26 juin, en rappelant que
Staline avait rogné ses pouvoirs dès qu’il avait fini de mettre de l’ordre
dans le NKVD. Il achevait sa missive en sollicitant qu’on l’affecte à un
poste modeste – « Ne me privez pas de la possibilité d’être un bâtisseur
actif » –, en rappelant une fois de plus son dévouement au Parti.
La dernière lettre, datée du 2 juillet, est empreinte de panique :
Chers camarades, on veut me liquider sans procès et sans jugement,
après cinq jours de détention, sans un seul interrogatoire, je vous en
supplie, ne le permettez pas, intervenez immédiatement, sans quoi il
sera trop tard. […] Est-ce qu’un membre du Comité central ne mérite
pas que l’on instruise son affaire dans les règles ? […]. Pourquoi agir
de la sorte, m’enfermer dans une cave sans rien me demander ? […]
Chers camarades, n’y a-t-il pas d’autre moyen de résoudre les choses
que de fusiller votre camarade après cinq jours de détention dans une
cave{3738} ?
Il n’est pas exclu que Beria ait été exécuté dans les heures ou dans les
jours qui suivirent la rédaction de cette lettre et qu’un sosie ait été jugé en
décembre – l’hypothèse vers laquelle nous penchons, sans la moindre
certitude. Beria inspirait tant de crainte à ses collègues qu’ils ont pu
vouloir s’en débarrasser au plus vite.
Le 29 juin, le nouveau procureur Roudenko reçut l’ordre « d’enquêter
sur l’activité subversive antiparti de Beria à travers son entourage,
conformément aux instructions du Présidium du Comité central{3739} ».
Or seuls Roudenko et Moskalenko interrogèrent Beria. Ils prétendirent
qu’il se comportait de manière provocante, n’avouant que ce que le
Parquet avait réussi à prouver – ce qui pourrait être un indice que ce
n’était pas le vrai Beria. Il n’y eut aucune confrontation directe entre Beria
et ceux qui témoignaient contre lui. Le 5 août, Khrouchtchev dit à
Soudoplatov : « Beria écrit qu’il veut s’expliquer, mais nous ne voulons
pas lui parler. Nous vous avons invité pour que vous nous rapportiez ses
actes de trahison{3740}. » Merkoulov se retrouva dans la même situation.
Khrouchtchev écrit qu’au début de l’affaire il ne voulait pas l’arrêter :
« C’était un homme cultivé qui me plaisait{3741}. » En réalité, il
comptait sur Merkoulov pour « mieux y voir clair dans Beria ». Il le
convoqua donc le 11 juillet et lui dit qu’il ne lui tiendrait pas rigueur de sa
longue association avec Beria à condition qu’il « aide le Comité central »
dans son enquête{3742}. Merkoulov accepta avec empressement et
rédigea les deux notes déjà citées à plusieurs reprises. Khrouchtchev et
Roudenko estimèrent qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer de ce texte qui
n’étayait pas leurs thèses favorites d’un Beria agent double et contrôlant
Abakoumov. Et Roudenko demanda l’arrestation de Merkoulov, car « sans
cette arrestation l’instruction de l’affaire serait difficile et
incomplète{3743} ».
Le témoignage de Sergo Beria concernant le procureur du procès de son
père est éclairant :
La première mission reçue par mon père et son groupe était dirigée
contre le Moussavat. Ses camarades lui procurèrent un sac de riz et,
pendant six mois, ce riz apprêté avec du fromage fut la seule
nourriture de mon père et de sa famille{3755}.
Dès 1920, Beria eut à se justifier devant les bolcheviks de son passage
dans les services moussavatistes : G. N. Kaminski, qui était alors
secrétaire du Parti d’Azerbaïdjan, reçut une plainte dénonçant Beria –
celui-ci avait été reconnu par un bolchevik qu’il avait arrêté quelques mois
auparavant lorsqu’il travaillait dans le contre-espionnage de l’Azerbaïdjan
indépendant. Cette affaire fut discutée lors d’une session du Comité
central du Parti azerbaïdjanais. Dzerjinski voulait fusiller Beria, mais
Ordjonikidzé intervint et Beria s’en tira{3765}. En 1925, il fut
officiellement exonéré par le Comité central du PC d’Azerbaïdjan{3766}.
Cependant, Kaminski conservait des doutes et, devenu ministre de la Santé
publique, il évoqua le passé trouble de Beria lors du Plénum de juin 1937 –
il fut ensuite arrêté et fusillé en février 1938. Beria n’a jamais nié son
passage dans les services du Moussavat, mais a toujours affirmé y avoir
été infiltré par les bolcheviks. Pourtant, en 1953, les enquêteurs établirent
qu’aucune trace ne subsistait d’une mission du Parti confiée à Beria.
Autre zone d’ombre de la biographie de Beria : ses arrestations à
répétition par la police menchevique. Beria fut arrêté trois fois dans la
Géorgie menchevique. La première fut en novembre 1917, il resta en
prison deux mois et fut expulsé{3767}. La deuxième, qui eut lieu en avril
1920 avec les autres communistes géorgiens, fut brève car la Géorgie était
en train de négocier un traité d’amitié avec la Russie bolchevique et les
communistes furent libérés le 9 juin sur intervention de G. Stouroua qui
représentait les bolcheviks dans les négociations ; Beria partit à Bakou
d’où il fut renvoyé en Géorgie comme clandestin, chargé par les
bolcheviks de Bakou d’y acheminer des lettres secrètes{3768}. Il fut
arrêté une troisième fois avant d’atteindre Tiflis et fut détenu en juin et
juillet à la prison de Koutaïssi ; en août, les bolcheviks détenus furent
expulsés à Bakou après une grève de la faim à laquelle Beria ne participa
pas.
La police du gouvernement menchevique géorgien était bien plus
efficace que celle du gouvernement azerbaïdjanais. Noé Ramichvili, le
ministre de l’Intérieur, avait créé un Département spécial chargé de lutter
contre la subversion bolchevique, dirigé par Meki Kedia et Djakeli. Dans
l’émigration à Paris, Ramichvili et Meki Kedia se souvenaient que Beria
avait livré tout son réseau à la police menchevique{3769}. C’est du moins
ce qu’affirma Chalva Berichvili appelé à témoigner contre Beria{3770}.
Ce dernier aurait donc été recruté par les mencheviks lors de son deuxième
séjour en prison. Et le fait que Beria ne fût pas fusillé quoiqu’il eût avoué
être un espion bolchevique laisse à penser qu’il avait, à l’époque, été
retourné par les mencheviks et renvoyé chez les bolcheviks comme agent
double{3771}, à moins que les mencheviks ne l’aient relâché à la
demande des Britanniques, comme le soupçonnèrent les
enquêteurs{3772}. Le vieux bolchevik F. Makharadzé aurait confié à
Redens qu’en 1918{3773}, lorsque lui-même et d’autres bolcheviks se
trouvaient incarcérés dans le château de Metekhi, Beria avait été introduit
dans leur cellule par les mencheviks comme agent provocateur. Les
détenus l’ayant démasqué, il fut expulsé. Lorsqu’il refit une apparition
dans leur cellule, il fut roué de coups. À cette époque, Talakhadzé, un autre
bolchevik, se trouvait aussi incarcéré au même endroit et il a confirmé par
écrit le témoignage de Makharadzé, étayé par celui de
S. Kavtaradzé{3774}. Beria aurait donc été renvoyé chez les bolcheviks de
Bakou comme agent menchevique{3775}. L’archiviste G. Kostomarov
témoigna que, lorsque des officiers du NKVD géorgien étaient venus
récupérer deux dossiers des archives du contre-espionnage du
gouvernement menchevique géorgien, il avait eu le temps de les feuilleter
et de constater que Beria figurait dans une liste des agents du contre-
espionnage de la Géorgie indépendante{3776}.
Les enquêteurs se penchèrent longuement sur l’affaire Kedrov. Le vieux
bolchevik Ja. D. Berezine, chef de la Tcheka de Moscou, avait raconté à
son fils que Dzerjinski lui avait, en décembre 1921, donné l’ordre d’arrêter
Beria. Cette décision avait été prise après l’inspection de la Tcheka
azerbaïdjanaise par M. S. Kedrov au printemps 1921, liée aux plaintes
contre la terreur de masse et la protection accordée par cette Tcheka aux
adversaires politiques. Kedrov avait découvert à cette occasion les liens de
Beria avec le contre-espionnage du Moussavat. La commission spéciale
qu’il présidait avait établi que Beria « libérait les ennemis du régime
soviétique et arrêtait des innocents ». Beria était en outre accusé d’attiser
la haine entre les nations et Kedrov avait recommandé de le limoger. Mais
Staline était intervenu à la demande de Mikoïan et l’ordre avait été
révoqué{3777}. Or, en 1940, Igor Kedrov voulut dénoncer Beria au
Comité central et Beria le fit arrêter et condamner à mort.
Le dossier d’accusation de Baguirov cite en effet nombre de cas où des
agents des services du Moussavat ou des mencheviks furent libérés et
« blanchis » par Beria et Baguirov, puis promus à des postes de
responsabilité dans la Tcheka{3778}. Ce fut le cas de Soumbatov-
Topouridzé, un menchevik à qui Beria fit une attestation mensongère de
prétendue infiltration dans le Parti bolchevique en 1918, ce qui lui permit
de faire carrière dans la Tcheka.
Le rôle de Beria au moment de l’insurrection menchevique de 1924 fut
aussi examiné à la loupe. Un témoin rapporta que, selon Ordjonikdzé,
Beria avait détruit des documents compromettant les mencheviks
géorgiens et il avait convoqué les chefs mencheviques au moment où
ceux-ci se laissaient aller au découragement et aux récriminations
mutuelles pour les exhorter à reprendre courage, à tenir bon et à résister à
la propagande bolchevique{3779}. Les enquêteurs crurent déceler une
complicité de Beria avec les émigrés en 1924 :
Il est curieux que ce thème ait été à peine évoqué au procès – du moins
selon les extraits déclassifiés dont nous disposons –, à l’inverse de celui
des activités au sein du contre-espionnage moussavatiste, que Beria – ou le
personnage qui en tint lieu – reconnut lui-même lors du procès. Dès
octobre 1953, la volonté de clore l’affaire Gueguelia apparut clairement
dans les interrogatoires que les enquêteurs du MGB firent subir à
Roukhadzé{3787}. L’explication la plus vraisemblable de cette curieuse
omission tient à ce que l’existence du réseau menchevique de Beria était
très embarrassante pour les membres du Politburo qui ne se souciaient
guère d’amasser des preuves réelles du double jeu de Beria.
Concernant la lutte du MVD contre le Parti, les accusations du Plénum
de juillet 1953 furent reprises et amplifiées. On reprocha à Beria d’avoir
nommé des responsables locaux du MVD sans avoir soumis les
candidatures aux secrétaires d’obkom, d’avoir voulu faire du MVD « une
sorte de centre gouvernemental{3788} », d’avoir saboté le système
kolkhozien, d’avoir « ranimé les vestiges d’éléments nationalistes
bourgeois dans les républiques fédérées en vue de semer l’inimitié et la
discorde entre les peuples de l’URSS ».
L’enquête développa aussi les griefs formulés lors du Plénum des 2-
7 juillet concernant les opinions iconoclastes de Beria. Des proches de
Beria, Charia, Ordyntsev et Lioudvigov, témoignèrent qu’il « couvrait
Staline de sarcasmes blasphématoires{3789} ». Charia déclara que Beria
était « un homme d’État de type non soviétique{3790} ». M. T. Pomaznev,
un fonctionnaire du Conseil des ministres, témoigna dans une note que
Beria
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque dans une voiture arrêtée
devant ma maison je vis Beria. Je m’assis machinalement dans la
voiture. J’étais bouleversée et je lui dis : « Comment pouvez-vous
faire une chose pareille ? Tout le monde est en deuil sur la place
Rouge et vous… » Beria répondit : « Quand on se heurte aux choses
tristes, on est attiré par le vivant »{3826}.
Dans une veine similaire, citons un épisode sans doute véridique : en
1938, une secrétaire avait commis l’erreur de taper « Stalingad » – ce qui
en russe signifie « Staline est un salaud » – au lieu de Stalingrad. Bien
entendu, elle s’était retrouvée en prison, accusée d’appartenir à une
organisation contre-révolutionnaire. Au bout de six mois de détention, elle
fut amenée à la datcha de Beria qui la reçut en peignoir : « Il paraît que
vous oubliez des lettres dans des textes importants. Vous dites que vous
n’avez pas fait exprès ? On parle de votre beauté à Moscou. Mais en vrai
vous êtes encore plus belle qu’on ne le dit. » La jeune personne se
déshabilla et s’aperçut qu’elle déplaisait à Beria : elle était trop maigre. Il
lui dit : « Votre crime est une vétille. Mais je voulais vous voir pour m’en
convaincre. Ne parlez à personne de cette rencontre. En souvenir d’elle je
vous libère. Mais soyez maligne et n’en dites rien. » Beria se retira et la
jeune personne s’endormit. À son réveil, elle fut ramenée à Moscou par un
garde qui lui remit un billet de train et un mot de Beria où il lui souhaitait
bien du bonheur dans la construction du communisme{3827}. Beria
semble avoir toujours été à la recherche d’agents féminins. La jeune
femme en question qui avait attiré son attention par un lapsus prometteur
le déçut probablement moins par sa maigreur que par sa sottise.
Beria confiait les tâches les plus confidentielles à ses maîtresses. Pour
lui la réputation d’homme à femmes était utile, car elle lui permettait de
disparaître de temps en temps pendant quelques heures en fournissant à
Staline une explication au-dessus de tout soupçon, ainsi que de camoufler
des contacts sans doute importants à ses yeux. Sarkisov, le chef de la garde
personnelle de Beria, témoigna que Beria cherchait de manière
systématique à nouer des liaisons avec des femmes qui étaient les
maîtresses de correspondants, de diplomates et d’attachés militaires
étrangers{3828}. On peut imaginer que plus d’une rumeur sur les intrigues
du Kremlin naquit de cette manière dans la presse étrangère. Outre sa
liaison avec l’actrice Zoia Fiodorova, déjà évoquée, il en entretint une
avec une autre actrice, Tatiana Okounevskaia, pour laquelle Tito eut le
béguin et qui fut la maîtresse de l’ambassadeur yougoslave Vlado Popovic
en 1947, puis d’un autre diplomate occidental. Elle fut arrêtée le
13 décembre 1948 pour « agitation antisoviétique » et espionnage et
affirma avoir été violée par Beria, mais sa propre fille considère qu’elle a
inventé cette histoire de toutes pièces{3829}.
Le procès et le verdict.
L’instruction de l’affaire Beria s’acheva le 14 septembre 1953. Son
dossier comportait trente-neuf volumes. Le 10 septembre, Roudenko
présenta au Présidium du Comité central le premier projet d’acte
d’accusation qui fut examiné le 17 septembre. Il fut décidé d’en confier à
Souslov la rédaction définitive{3830}. Les grandes lignes de l’acte
d’accusation du 10 décembre reprenaient le canevas que les orateurs du
Plénum du 2 au 7 juillet avaient dû étoffer de leurs broderies. L’enquête
aurait établi les faits suivants : profitant de sa position au MVD, Beria
avait rassemblé autour de lui un groupe de conspirateurs hostiles à l’Union
soviétique. Il voulait utiliser le MVD contre le Parti communiste et le
gouvernement ; dans le centre et dans les régions, il voulait placer le MVD
au-dessus du Parti pour prendre le pouvoir, liquider le régime soviétique,
restaurer le capitalisme et le pouvoir de la bourgeoisie. Durant des années,
Beria avait masqué sa trahison, mais après la mort de Staline, « alors que
les forces impérialistes réactionnaires redoublaient d’efforts en vue de
subvertir l’État soviétique », Beria avait accéléré la mise en œuvre de ses
« desseins criminels », ce qui l’avait démasqué et avait permis sa
neutralisation. Beria avait cherché à noyauter le MVD, à détruire le
système kolkhozien, à « ranimer les éléments bourgeois nationalistes »
dans les républiques de l’URSS, à semer l’animosité entre les peuples en
brouillant le « grand peuple russe » avec les autres peuples, à « affaiblir la
capacité de défense de l’URSS » par des actes de trahison. Beria avait été
un agent double dès 1919 et pendant toute sa carrière il avait maintenu des
contacts avec les services étrangers en protégeant les espions envoyés par
ceux-ci. Il avait aussi maintenu des contacts avec les mencheviks
géorgiens émigrés et commis nombre de crimes pour éviter d’être
démasqué{3831}.
Ce dossier est aussi intéressant par ses lacunes que par ce qui y figure.
Ainsi l’assassinat de Trotski n’est pas imputé à Beria ou à ses proches.
L’assassinat des officiers polonais en 1940 n’est pas davantage mentionné,
pas plus que la déportation des peuples du Caucase ou l’assassinat de
Wallenberg. Par ailleurs, la terreur de 1937-1938 en Géorgie est présentée
comme la manifestation de l’arbitraire que faisaient régner Beria et sa
bande dans la république et on feint d’oublier que toutes les régions de
l’URSS étaient le théâtre d’horreurs analogues. Un fait retient l’attention :
jusqu’à aujourd’hui, c’est le passé lointain d’agent double de Beria qui est
souligné, alors qu’il y a peu de choses sur son comportement pour le
moins équivoque pendant la guerre froide. Les enquêteurs ont-ils négligé
cet aspect ou est-il resté ultrasecret jusqu’à aujourd’hui ? Nous penchons
pour la seconde hypothèse. La manière dont Beria est perçu dans les
milieux bien informés du KGB transparaît dans une remarque de Vladimir
Poutine à propos de sa bête noire, le président géorgien Mikheïl
Saakachvili. En octobre 2006, il reprocha à celui-ci de suivre la tradition
de la politique de Beria, en précisant : « Ces gens pensent que comme ils se
trouvent sous l’aile de sponsors étrangers ils peuvent se sentir en
sécurité{3832}. » Il est clair que le traumatisme de l’affaire Beria a été
ravivé en Russie par la politique de la Géorgie post-soviétique.
Le procès eut lieu du 18 au 23 décembre et fut retransmis au
Kremlin{3833}. Les membres du jury étaient au nombre de huit : deux
militaires, le maréchal Konev et le général Moskalenko – ce dernier avait
participé à l’arrestation et à l’instruction du procès et sa présence dans le
jury était donc totalement contraire au droit ; deux juristes, E. L. Zeidine
et L. A. Gromov ; un représentant du Parti, N. A. Mikhaïlov ; des
syndicats, N. M. Chvernik ; du MVD, K. F. Lounev ; et un Géorgien de
Mingrélie, M. I. Koutchava. On fit déposer les accusés qui tous
s’empressèrent d’accabler leur chef.
Koboulov :
CONCLUSION
Les réformes entreprises par Beria au printemps 1953 avaient-elles pour
seul but d’améliorer ses positions dans la lutte pour le pouvoir ? Ce fut la
thèse de ceux qui l’ont renversé et assassiné. Il nous semble que le
comportement de Beria au printemps 1953 dément cette hypothèse. À la
tête du MVD, Beria eût pu facilement se débarrasser de ses collègues en
organisant un putsch, comme eux le firent avec lui. Mais pendant ces cent
quatorze jours il ne se comporta pas en apparatchik soviétique soucieux
avant tout de renforcer sa position et celle de son administration au
détriment de ses rivaux au Kremlin. Il réduisit de manière systématique
l’empire du MVD qui était le sien, amenuisant ses compétences et ses
effectifs. Il consacra l’essentiel de son temps non à l’intrigue, mais à des
réformes de fond ayant pour but de permettre aux citoyens misérables du
bloc communiste de « vivre autrement », comme il le disait naïvement à
ses collègues. Il prit des risques en s’attaquant aux piliers du régime, alors
qu’il aurait pu couler des jours tranquilles s’il était resté un apparatchik
soviétique conformiste comme le fut Mikoïan. Bien plus, il semble que ce
soient les obstacles mis par ses collègues à la réalisation de son
programme de changements qui poussèrent Beria à vouloir se donner des
moyens de pression sur ceux-ci, alors que le témoignage de Khrouchtchev
montre abondamment que, dès les heures qui suivirent la mort de Staline,
les rivaux de Beria consacrèrent l’essentiel de leurs efforts non à la
réforme du système, mais à la lutte pour la première place au sommet. À
partir du 5 mars 1953, Beria se comporta non en cynique mais en homme
de conviction : comme le dirent méchamment ses collègues, il montra son
vrai visage. Il en oublia sa sécurité personnelle et le paya de sa vie.
Notre longue enquête est partie d’une question fondamentale : y eut-il
une conversion de Beria, une sortie du stalinisme et du communisme ? Et,
si oui, quand eut-elle lieu ? Comment cet homme qui, selon de multiples
témoignages, participait aux tabassages des détenus, qui – à ce qu’on
raconte à Tbilissi – avait crevé les tympans du compositeur géorgien
Evgueni Mikeladzé avant de le mettre à mort, en était-il venu à dénoncer
la torture dans les termes vigoureux que nous avons cités ? Comment
cerner cette personnalité qui a revêtu tant de masques, cet acteur perpétuel
à qui il était interdit sous peine de mort d’être lui-même ? À partir de
quand se mit-il à haïr Staline ? Dès le début, les relations entre les deux
Géorgiens furent complexes. Staline ne se permit jamais avec Beria ce
qu’il se permettait à l’égard de ses autres proches : il ne l’humilia pas
publiquement et n’osa ni coucher avec son épouse ni arrêter la belle Nina :
« Il le vouvoya toujours quoique mon père fût beaucoup plus jeune que lui.
Il savait que mon père ne pardonnerait jamais un affront ou une
humiliation{3845}. »
Beria éprouva d’abord pour lui la vénération d’un petit provincial pour
un compatriote qui a réussi. Il l’admira toute sa vie, si l’on en croit le
témoignage de son fils :
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