VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24526

3,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

UN SIÈCLE AVEC JEAN-MARC MORICEAU

Supplément

LE MONDE
ITALO CALVINO DE SI FERTILES ARCHIVES DES LIVRES

Harcèlement : l’école se mobilise contre le fléau

▶ Un mois après la présen- ▶ Le ministre Gabriel Attal ▶ Si tout le monde ▶ « Le Monde » donne la ▶ Des auteurs de harcèle-
tation du plan interminis- a demandé à tous les éta- s’accorde sur l’ampleur du parole à des victimes qui, ment s’expriment aussi,
tériel se tient la Journée blissements d’organiser phénomène, l’éducation des années après, ressen- racontant le poids des
nationale de lutte contre un temps de réflexion, nationale manque de tent encore les consé- dynamiques de groupe
le harcèlement, avec des avec des questionnaires données statistiques pour quences de ce qu’elles ont et l’absence de limites
actions en milieu scolaire pour les élèves appuyer ses politiques vécu dans leur quotidien PAGE S 1 4 - 1 5

INCURSION DANS GAZA AVEC L’ARMÉE ISRAÉLIENNE Marche contre l’antisémitisme

▶ Notre reporter a pu suivre les troupes de l’Etat hébreu dans l’enclave dévastée L’union nationale empêchée
▶ Dans un décor apocalyptique, les soldats cherchent à détruire les tunnels du Hamas PAGE 2
alors que les actes antisémi- soumise ont transformé l’initia-
tes se multiplient sur le territoire tive en polémique.
français, l’appel à une marche ci- PAGE 1 0 E T éditorial PAGE 2 9
toyenne contre ce fléau, diman-
che 12 novembre, lancé par la pré-
sidente de l’Assemblée nationale,
Yaël Braun-Pivet, et son homolo-
gue au Sénat, Gérard Larcher,
1 ÉDITORIAL
semblait à même de réunir large-
ment, au-delà des frontières par-
LE REJET DE
tisanes. Mais la présence annon- L’ANTISÉMITISME
cée du Rassemblement national
ainsi que le refus de La France in- N’EST PAS NÉGOCIABLE

Europe Ukraine
Elargissement : La crainte d’un
Bruxelles envoie hiver en guerre
un signal à Kiev revient
La Commission euro- Alors que la contre-offen-
péenne a rendu sive stagne et que le froid
un avis favorable à s’installe, le pays redoute
l’ouverture de négocia- le retour des frappes rus-
tions avec l’Ukraine ses sur ses infrastructures
et la Moldavie énergétiques
Visite de presse avec l’armée israélienne, à Beit Hanoun, dans le nord de la bande de Gaza, le 8 novembre. « LE MONDE » PAGE S 4 - 5 PAGE 6

Disparition
Laurent
Culture
Les images
Economie
Les bonnes
Politique
Greilsamer, ancien virtuelles œuvres de Immigration : les
directeur adjoint s’invitent à la J.P. Morgan en arrangements
du « Monde » foire Paris Photo Seine-Saint-Denis
de la droite sur
Photo : Flavien Carlod, non contractuelle. Spol Architects.

PAGE 2 5 PAGE S 2 2 - 2 3 PAGE 1 6

le texte au Sénat
VU PAR HERRMANN (SUISSE) CARTOONING FOR PEACE
LR a supprimé l’article sur
les régularisations, qui a
été réintroduit dans une
version plus restrictive
PAGE 1 2

Planète
Pollution de l’eau :
les alertes
se multiplient
La recherche de nouvelles
substances conduit les
autorités à fermer certains
captages, alors que les
Liste des magasins Roche Bobois participant à l’opération sur roche-bobois.com
seuils réglementaires sont
OUVERTURE EXCEPTIONNELLE LE WEEK-END DU 11 NOVEMBRE
souvent dépassés AINSI QUE LE DIMANCHE 19 NOVEMBRE

PAGE S 8 - 9
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Dans Gaza en ruine avec l’armée israélienne

A Beit Hanoun, dans l’enclave palestinienne, les soldats cherchent les tunnels du Hamas pour les détruire

REPORTAGE
gaza - envoyé spécial

B
eit Hanoun n’est pas
seulement morte. Beit
Hanoun n’est plus. La
ville du nord de Gaza,
35 000 habitants avant la guerre, a
été concassée par les bombarde-
ments intensifs de l’armée israé-
lienne qui n’a affiché aucune
intention de les faire passer
pour « chirurgicaux ».
Après l’attaque du Hamas, le
7 octobre, dont les combattants
partis de l’enclave – et notamment
de Beit Hanoun – ont déclenché la
guerre par leur massacre de
1 400 personnes dans les kibboutz
et localités israéliennes des envi-
rons, l’offensive de l’armée d’Is-
raël a débuté par plusieurs semai-
nes de bombardements.
Ensuite, ses troupes ont pro-
gressé depuis le nord du territoire
palestinien, tandis que d’autres,
parties du centre, ont fait mouve-
ment dans le but d’encercler la
ville de Gaza elle-même. Beit Ha-
noun a ainsi compté parmi les pre-
mières cibles des bombardements
des forces israéliennes, avant
d’être le théâtre de combats pour
en chasser les éléments du Hamas.
Dans la décharge de gravats de
dimension dantesque qui a rem-
placé la ville, tout est brisé, enche-
vêtré. Restent des pans de mur où
figurent parfois des inscriptions
désormais dérisoires à la gloire du
Hamas ou de ses combattants,
avoisinant des morceaux d’acier
tordus et des montagnes de dé-
bris que poussent en ahanant
comme des mammouths les bull-
dozers blindés D9 chargés de rou-
vrir des voies de communication.
Les arbres semblent avoir été je-
tés au sol par une tempête de fin Visite de presse avec l’armée israélienne à Beit Hanoun, le 8 novembre, dans le nord de la bande de Gaza, où l’on peut voir l’entrée d’un tunnel. « LE MONDE »
des temps, leurs troncs mâchés et
digérés au fur et à mesure des
bombardements. Des explosions toujours, éparpillés, çà et là, les être examinées avant diffusion tiqué où depuis l’intérieur, clima- mes du Hamas se cachent encore,
se poursuivent entre les bâti- détails étranges et crève-cœurs afin d’éviter de « mettre en danger tisé et dépourvu de fenêtres, tout
« On trouve explique un militaire d’une unité
ments évidés. Des soldats israé- des vies enfuies. Des poupées, des les opérations », selon les officiers se fait – conduire, combattre, sur- des explosifs spéciale ; ils attendent une occa-
liens se faufilent dans les décom- photos de famille dispersées, des chargés de la communication ; les veiller – à l’aide d’écrans. sion de sortir pour tenter des
bres, sautant sur des morceaux de chambres à coucher qui pendent photographies ne devaient dévoi- Quand on demande la significa-
dans presque embuscades. Plusieurs unités
maison ou s’enfonçant jusqu’aux dans le vide d’immeubles ouverts ler aucun visage de soldat, ni tion de ce nom, Achzarit, aux mi- une maison sur spécialisées sont entraînées, au
chevilles dans la poussière molle en deux. A Beit Hanoun, on ne donner d’indications précises sur litaires présents, ils se consultent sein de l’armée israélienne, pour
qui semble, partout, avoir pris trouve même plus ces lambeaux. la localisation de l’unité visitée à mi-voix avant de répondre « la
deux », explique les déloger. Des robots tueurs se
une revanche sur le solide du bâti. Ici, deux ou trois cahiers d’écolier dans Beit Hanoun. bête ». Une autre signification est un soldat glissent dans les galeries ; des
Il y a des chars engoncés derrière surnagent dans l’océan de gravats Près de la frontière, mercredi « cruel », avec une terminaison fé- chiens détectent la présence des
les ruines qui ouvrent le feu, des et de métal tordu à travers lequel matin, les quatre journalistes, minine : « cruelle », donc. Ce n’est
israélien combattants ; des capteurs tra-
explosions qui retentissent non se faufile une escouade de soldats dont l’envoyé spécial du Monde, pas idéal, en matière de commu- quent les mouvements.
loin, des mitrailleuses qui mi- israéliens qui veillent à ne pas sont montés dans un transport de nication. Mais les priorités du « Beit Hanoun était un endroit
traillent, des feux qui s’allument, chuter dans ce monde fracassé. troupes blindé pour s’approcher jour sont autres. « Chercher des installé ce jour-là dans une mai- extrêmement important pour le
de la fumée qui monte. Là, un reste de colonnade à un bal- de la bande de Gaza, avant d’y en- tunnels [du Hamas], et les dé- son de trois étages moins abîmée Hamas, poursuit le colonel Elbaz.
con, tout à coup, rappelle qu’ici, trer par une ouverture dans la bar- truire » : la mission des hommes que les autres, avant de pa- C’est de là qu’ils ont lancé l’attaque
« On fait tout sauter » on a voulu embellir son chez-soi. rière de séparation entre l’enclave de la division Negev déployés trouiller les rues des environs. sur Sderot [ville israélienne adja-
La guerre, en réalité, s’est déjà un Mercredi 8 novembre, Le et Israël qui prend ici le visage d’un dans Beit Hanoun. Lorsqu’on lui demande des nou- cente de l’enclave], le 7 octobre. On
peu déplacée. Les tirs de chars si- Monde, ainsi que trois autres haut mur de béton. Etrange velles des différents fronts, il ex- a d’ailleurs retrouvé certains des
gnifient que les zones où sont médias, a été invité par l’armée is- voyage. Une poussière ocre, Des robots tueurs et des chiens plique que même s’il se tient à pick-up utilisés par leurs combat-
censés opérer les combattants du raélienne à un déplacement court épaisse, envahit l’habitacle du Les officiers de presse avaient in- jour sur le déroulé des opérations, tants. Mais c’est aussi depuis cette
Hamas ne sont pas très éloignées, et encadré dans Gaza. Depuis le Achzarit, le transport de troupes, vité les journalistes prenant part il se concentre sur sa priorité : la zone que les tunnels mènent vers le
mais ne menacent plus directe- début du conflit ouvert par l’atta- sur le chemin de Gaza. Il faut crier à cette incursion à interroger les recherche et la destruction du ré- quartier général, au centre de [la
ment ce secteur. « On trouve des que du Hamas, les médias, natio- pour se faire entendre. A travers soldats, dans Gaza, sur des thè- seau de tunnels du Hamas, qui ville de] Gaza », explique-t-il.
explosifs, des booby traps [pièges naux ou internationaux, n’ont les minuscules hublots du véhi- mes tels que « la détermina- constitue une « ville sous la ville », Tactiquement, il s’agit de dé-
explosifs] dans presque une mai- pas pu accéder à l’enclave, en de- cule robuste, loin d’être le dernier tion du peuple à faire face à l’en- s’étendant sur plusieurs centai- truire méthodiquement les tun-
son sur deux. Alors, on fait tout hors des journalistes palestiniens cri de l’armement israélien, défile nemi. » Ce que disent les soldats nes de kilomètres, avec ses nels en progressant vers le lieu où
sauter pour éviter que nos hom- qui s’y trouvent enfermés. très vite un paysage d’apocalypse. et officiers avec lesquels il a été conduits pour circuler, ses zones se trouvent, en théorie, les bun-
mes soient piégés à un moment Ce déplacement a été organisé Le Achzarit est un tantinet possible d’échanger dans ce laps de vie, ses postes de commande- kers de leurs dirigeants – en
donné », dit un soldat portant des dans un cadre restrictif. Sa durée, vieillot. Ce n’est ni un Namer, de temps réduit a pris en réalité ment, ses stocks d’armes, de « chassant peu à peu les combat-
lunettes pare-éclats. d’abord : environ deux heures sur construit sur une structure de deux tournures : d’abord, les opé- nourriture, de carburant et ses tants vers le centre et en condam-
La tourelle d’un char pivote place, en plus du trajet depuis char Merkava, l’un des plus rations en tant que telles reflè- unités de fabrication d’armes. nant toutes les issues au fur et à
avant de tirer un obus vers le sud, Israël dans un transport de trou- lourds et des meilleurs au tent un sentiment diffus, mais de Cette cité souterraine a été mesure », assure un militaire, à
en direction de la bataille qui se pes. Les images filmées ont dû monde, ni un Eitan ultra-sophis- toute évidence très fort au sein conçue comme la matrice du dis- Beit Hanoun, qui ne peut donner
joue, au même moment, au cœur de la troupe, d’être engagé dans positif militaire du Hamas. L’ar- ni son unité ni son nom.
de la ville de Gaza, une zone ur- un combat d’ampleur, qui dé- mée israélienne n’a pas une Cette méthode a été précédée
baine plus dense, aux bâtiments Situation le 8 novembre, à 19 heures (heure de Paris) passe les formules des porte-pa- connaissance approfondie de de bombardements d’une am-
plus hauts, dont Beit Hanoun Principaux bombardements role. Ensuite, vient l’importance tous ses méandres. C’est donc là pleur inouïe à Beit Hanoun, et
Erez
constituait la périphérie. Des uni- israéliens du 6 au 8 novembre CISJORDANIE de détruire toutes les installa- que se joue, déjà, et que se jouera dans d’autres localités. Comme
tés de l’armée israélienne pro- tions – souterraines – du Hamas. plus encore dans les semaines à l’a mis en perspective l’ONG
Zone d’opération de l’armée
gressent. Pas question ici d’un ISRAËL Les soldats de la brigade Negev venir, une grande partie de la ba- Breaking the Silence, qui re-
israélienne au 7 novembre Beit
cessez-le-feu – qui donne des Hanoun BANDE estiment prendre part à une taille de Gaza. Les conduits qui se groupe les témoignages de vété-
haut-le-cœur aux soldats israé- Principaux affrontements DE GAZA guerre dont l’enjeu dépasse, de trouvent sous Beit Hanoun ap- rans de l’armée, dans un long
liens dans Beit Hanoun, où plu- au 6 novembre loin, le potentiel militaire destruc- partiennent à la catégorie des post sur X (anciennement Twit-
sieurs de leurs camarades ont Bâtiments détruits teur du Hamas révélé par l’atta- « tunnels d’attaque ». ter) : « Dans les deux premières se-
Gaza ISRAËL
péri –, le feu roulant continue. ou endommagés que sanglante du 7 octobre et qui a En voici un, ou plutôt une maines seulement [des bombar-
« C’est le bruit de la guerre », expli- du 7 au 29 octobre BANDE Depuis le 13 octobre, pris la défense du pays par sur- ouverture qui permettait de par- dements], les forces aériennes is-
que le colonel Ivri Elbaz, com- Clôture ou mur DE GAZA Route N10 l’armée israélienne prise. Le colonel Ivri Elbaz résume venir en surface. A quelques raéliennes ont largué plus de
mandant de la 12e brigade Negev Blocus maritime actuel somme la population ainsi sa pensée : « Notre honneur mètres d’une maison éventrée, bombes sur Gaza que les Etats-
qui a assuré une partie des com- civile d’évacuer au sud national a subi un coup terrible. dans ce qui fut un jardin, une Unis n’en ont largué sur l’Afgha-
bats pour prendre le contrôle de Point de passage fermé du wadi Gaza Alors c’est vrai, on est intenses, trappe soigneusement dissimu- nistan au cours d’une année en-
Wadi G Nord
la zone, il y a quelques jours, sans Camp de réfugiés de l’ONU a za tous. On a un moral d’acier… » Puis lée mène à un conduit cimenté. tière. » Et d’ajouter : « Une explica-
qu’il lui soit possible de préciser il cherche ses mots et conclut : Une échelle descend dans les pro- tion à cela est le désir profond d’Is-
les détails de ces opérations. 2 km « Mais on ne cède pas à la colère. » fondeurs. L’alimentation en eau raël de limiter les menaces pesant
Dans les villes détruites par des Sources : Masae Analytics sur des données Sentinel-1 acquises entre Le colonel reçoit les journalistes et en électricité est assurée. Dans sur son infanterie. » p
bombardements massifs, il reste le 18 septembre et le 29 octobre ; OCHA ; armée israélienne ; UNRWA ; ISW dans un petit QG de campagne certains de ces tunnels, des hom- jean-philippe rémy
4 | international
UNION EUROPÉENNE
Elargissement de l’UE : feu vert pour Kiev
La Commission a rendu un avis favorable à l’ouverture de négociations avec l’Ukraine et la Moldavie
bruxelles - bureau européen
D
evant le Parle-
ment européen
qui s’apprêtait à
voter sur sa no-
mination à la
tête de la Com-
mission, en juillet 2014, Jean-
Claude Juncker avait affirmé qu’il
n’y aurait pas de nouvel élargisse-
ment de l’Union européenne (UE)
sous son mandat. « L’UE a besoin
de faire une pause dans son
processus d’élargissement afin de
consolider ce qui a été fait à Vingt-
Huit », avait-il expliqué, en rappe-
lant que treize Etats l’avaient re-
jointe depuis 2004. Il n’imaginait
pas, alors, que le Royaume-Uni
quitterait la construction com-
munautaire. Il n’imaginait pas
non plus que, près de dix ans plus
tard, les Vingt-Sept dessineraient
les contours d’une UE à plus de
trente Etats membres.
« L’élargissement répond à l’appel
de l’histoire, il est l’horizon naturel
de notre UE », a affirmé, mercredi
8 novembre, Ursula von der
Leyen, qui a succédé à Jean-Claude
Juncker fin 2019. Dans cette logi-
que, la Commission a proposé
l’ouverture de négociations d’ad-
hésion avec l’Ukraine et la Molda-
vie, ainsi que l’octroi du statut
de candidat, sous conditions, à la
Géorgie. L’exécutif communau-
taire a également annoncé des
mesures destinées à donner des
gages aux six pays des Balkans
occidentaux qui patientent dans
l’antichambre de l’UE depuis des
années (Albanie, Monténégro,
Serbie, Macédoine du Nord, Bos-
nie-Herzégovine et Kosovo) et
peuvent craindre de voir Kiev et
Chisinau leur passer devant. Après
avoir été mis à l’arrêt, « l’élargisse-
ment est de retour », salue un haut
fonctionnaire européen.
L’invasion de l’Ukraine par la
Russie, le 24 février 2022, a radica-
lement changé la donne et même
les Etats membres les plus rétifs à
tout nouvel élargissement, dont la
France, ont été obligés de faire leur
mue. Dans ce nouveau contexte
géopolitique et sécuritaire, « nos
voisins doivent choisir » entre « la
démocratie » et « un régime autori-
taire », entre l’UE et la Russie, a as-
suré Ursula von der Leyen.
L’Ukraine et la Moldavie ont
choisi. Depuis qu’ils se sont vu
accorder le statut de candidat, en
juin 2022, ils ont, malgré la guerre
pour l’un et les fortes tensions à la
frontière russe pour l’autre, mul-
tiplié les réformes pour que les
négociations puissent s’ouvrir.
A Tbilissi, les Géorgiens célèbrent le rapprochement avec l’Europe
L’exécutif européen a donné son accord sous conditions, mercredi, pour que le pays obtienne le statut de candidat officiel à l’UE
tbilissi - envoyée spéciale
L es Géorgiens attendaient
cet avis depuis près d’un an
et demi. Après un premier
refus en juin 2022, Bruxelles a oc-
troyé un feu vert sous conditions,
mercredi 8 novembre, pour que le
pays obtienne le statut de candi-
dat officiel à l’Union européenne
(UE). « Le processus d’élargisse-
ment a donné un élan à d’impor-
tantes réformes en Géorgie. La
Commission recommande donc
au Conseil [européen] d’accorder
le statut de pays candidat, à condi-
tion qu’un certain nombre de me-
sures soient prises », a déclaré le
principal organe exécutif de l’UE.
« C’est notre réponse à l’occupa-
tion et à la Russie », a dit de cet avis
La présidente
de la
Commission
européenne,
Ursula von
der Leyen,
à Bruxelles,
le 8 novembre.
YVES HERMAN/REUTERS
A en croire la Commission, Kiev
comme Chisinau ont fait « plus
de 90 % » de ce qui leur avait alors
été demandé en matière de lutte
contre la corruption, de respect
les droits des minorités, d’indé-
pendance de la justice et de dispo-
sitifs pour réduire l’influence des
oligarques sur le pouvoir.
Un « pas historique »
Le président ukrainien, Volody-
myr Zelensky, a salué le « pas his-
torique » de la Commission. « No-
tre Etat doit être dans l’UE. Les
Ukrainiens le méritent », a-t-il sou-
ligné, alors que la contre-offen-
sive ukrainienne patine, que le
conflit israélo-palestinien dé-
tourne l’attention de ses alliés et
que la question de la pérennité
du soutien américain se pose.
Pour sa part, Maia Sandu, la prési-
dente moldave, a déclaré que son
pays « est fermement engagé sur
la voie de l’adhésion à l’UE ».
Les annonces de mercredi mar-
quent une étape importante sur
la voie de l’adhésion de Kiev et de
positif, mercredi soir, la prési-
dente géorgienne, Salomé Zoura-
bichvili – dont les pouvoirs sont
limités –, devant quelques centai-
nes de personnes réunies, à son
appel, face au bâtiment présiden-
tiel, à Tbilissi, afin de célébrer
l’événement. La Russie occupe
20 % du territoire géorgien depuis
la guerre de l’été 2008, qui a enté-
riné la perte des régions séparatis-
tes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.
Dans la foule, Ketevan Cha-
chava, 35 ans, savoure ce « jour de
fête ». « Je suis très heureuse, c’est
un pas immense et une chance his-
torique, assure cette employée
d’une ONG, drapeaux européen
et géorgien en main. C’est très im-
portant de soutenir la Géorgie. Un
refus aurait été une terrible décep-
Chisinau à l’UE, mais elles ne ga-
rantissent en rien l’issue d’un pro-
cessus semé d’embûches. Il faudra
déjà que les Vingt-Sept, dont les
chefs d’Etat et de gouvernement
doivent se réunir les 14 et 15 dé-
cembre à Bruxelles, adoptent, à
l’unanimité, la proposition de la
Commission. Si l’immense majo-
rité d’entre eux devraient la soute-
nir, la Hongrie, qui utilise tous les
moyens de pression à sa disposi-
tion pour obtenir les fonds com-
munautaires que la Commission a
bloqués au nom de l’Etat de droit,
pourrait faire entendre une voix
discordante. Le gouvernement de
Viktor Orban a déjà fait savoir qu’il
pourrait s’opposer à l’ouverture
des négociations si l’Ukraine n’of-
frait pas assez de garanties à la mi-
norité hongroise installée dans
l’ouest de son territoire.
« Une fois que le Conseil a donné
son feu vert, nous pouvons com-
mencer immédiatement » les né-
gociations, affirme Ursula von der
Leyen. Mais pour aller plus loin
et que puissent formellement
tion pour la population et une
grande victoire pour la Russie. »
En livrant une recommandation
positive, la Commission a envoyé
un signal clair de soutien à la po-
pulation, dont plus de 80 % est
proeuropéenne, selon les sonda-
ges. Elle a toutefois voulu éviter de
donner un blanc-seing au gouver-
nement, proche de Moscou et qui
multiplie les atteintes à la démo-
cratie, en assortissant cet avis de
neuf conditions. Cette ancienne
république soviétique du Caucase
devra ainsi mettre en œuvre des
« réformes spécifiques », afin, no-
tamment, de s’aligner sur la politi-
que étrangère et de sécurité com-
mune de l’UE : lutter contre la dé-
sinformation, la polarisation de la
vie politique et la corruption, ga-
KIEV NE POURRA
CEPENDANT PAS
REJOINDRE LES
VINGT-SEPT TANT QUE
LE CONFLIT AVEC
LA RUSSIE DURERA
s’ouvrir les négociations d’adhé-
sion, il faudra que l’Ukraine
comme la Moldavie parachèvent
les réformes qui leur avaient été
demandées en juin 2022. La
Commission fera le point en mars
2024, mais elle se dit « totalement
confiante » dans la capacité des
deux pays à avancer.
En admettant que cette étape
soit également franchie, Volody-
myr Zelensky et Maia Sandu de-
vront s’attaquer à un changement
en profondeur de leur législation,
afin de l’aligner sur les pratiques
communautaires, que ce soit en
matière d’Etat de droit, bien sûr,
rantir l’indépendance des institu-
tions et les droits humains, proté-
ger la liberté des médias. Elle de-
vra également poursuivre la « dé-
soligarchisation » – un terme en
référence à la toute-puissance de
l’oligarque milliardaire et ancien
premier ministre Bidzina Ivani-
chvili, fondateur du parti au pou-
voir Rêve géorgien, qui dirige le
pays dans l’ombre malgré l’ab-
sence de fonction officielle.
« Stabiliser notre voisinage »
La Géorgie avait demandé le statut
de candidat officiel après le début
de l’invasion russe de l’Ukraine,
en même temps que la Moldavie
et l’Ukraine, deux autres ex-répu-
bliques soviétiques. Le refus de la
Commission était venu sanction-
mais aussi de libre circulation, de
marché de l’énergie, de réglemen-
tation sociale, de concurrence, de
lutte contre le réchauffement cli-
matique, d’environnement éco-
nomique, de services financiers
ou d’agriculture. Au total, trente-
cinq « chapitres » sont concernés.
L’expérience – la Serbie négocie
depuis 2013, le Monténégro de-
puis 2012… – montre que l’affaire
n’est pas simple. Une chose est
sûre : même si le contexte politi-
que est aujourd’hui plus porteur,
la guerre ne facilitera pas la tâche
de l’Ukraine. D’autant que Kiev
ne pourra pas rejoindre les Vingt-
Sept tant que le conflit durera : les
traités obligeraient l’UE à entrer
en guerre à ses côtés en vertu de
la clause d’assistance mutuelle.
Par rapport aux Balkans occi-
dentaux, « la Moldavie et l’Ukraine
vont à toute vitesse », juge un haut
fonctionnaire européen, qui as-
sure que la Commission, pour sa
part, est bien décidée à aller le plus
vite possible. « La phase prélimi-
naire, qui permet de faire l’état des
ner son recul démocratique. Des
milliers de personnes avaient
alors manifesté pour montrer leur
attachement à l’Europe et appeler
à la démission du gouvernement,
accusé de saboter la perspective
européenne du pays.
Soucieuse de ne pas lui fermer la
porte, au risque de voir le pays re-
tourner dans l’orbite de Moscou,
Bruxelles avait donné à la Géorgie
douze recommandations à satis-
faire d’ici à la fin de l’année 2023
avant de réviser son jugement. Or,
en près d’un an et demi, le gouver-
nement géorgien n’en a rempli
intégralement que trois.
Pour l’UE, le cas de la Géorgie re-
lève du casse-tête. Accorder le sta-
tut officiel de candidat revient à
légitimer et à récompenser le gou-
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
lieux des chantiers à mener, prend
généralement un, voire deux ans.
Nous comptons la mener en
six mois », illustre cette source.
« Les élargissements passés [ont]
montré les énormes avantages
qu’en retirent les pays candidats et
l’UE. Nous sommes tous ga-
gnants », a affirmé mercredi Ur-
sula von der Leyen dans un plai-
doyer pour l’élargissement.
Tous les Etats membres ne
voient pas les choses de la même
manière, alors que l’entrée de
l’Ukraine et de ses 40 millions
d’habitants dans l’UE modifierait
en profondeur les équilibres fi-
nanciers, économiques et politi-
ques de la construction commu-
nautaire. Certains pays, dont la
France et l’Allemagne, jugent qu’il
faudrait au préalable réformer
aussi bien le mode de fonctionne-
ment de l’UE que ses politiques,
si elle devait absorber un pays
aussi grand et aussi pauvre que
l’Ukraine. Un chantier qui, lui
aussi, s’annonce laborieux. p
virginie malingre
vernement en place, illibéral et
hostile envers l’Europe, malgré le
maintien d’un double discours.
Mais refuser ce statut serait une
punition pour la population et ex-
poserait davantage le pays à l’in-
fluence de Moscou, qui mène une
guerre hybride depuis des années
dans le pays pour l’empêcher de se
rapprocher de l’UE et de l’OTAN.
La présidente de la Commission
européenne, Ursula von der
Leyen, a souligné, mercredi, que
l’élargissement était un « investis-
sement pour notre sécurité » et
une façon de « stabiliser notre voi-
sinage ». Cet avis n’est qu’une pre-
mière étape. Les Vingt-Sept tran-
cheront, lors du Conseil euro-
péen, les 14 et 15 décembre. p
faustine vincent
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VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Un « plan de croissance » proposé Union européenne

Les candidats
à l’adhésion
aux Balkans occidentaux
Bruxelles prévoit de consacrer 6 milliards d’euros au développement
de cinq pays candidats à l’adhésion à l’UE ainsi qu’au Kosovo
UNION EUROPÉENNE

bruxelles - bureau européen

L’ENSEMBLE tème fiable d’enregistrement
d’entreprise, et à des réformes liées Ukraine
Bosnie-

A près un long débat,

la Commission
péenne a décidé, mer-
credi 8 novembre, de recomman-
der aux vingt-sept chefs d’Etat
euro-
DES PAYS DE LA ZONE,
DE L’ALBANIE
À LA SERBIE, BUTE
à l’Etat de droit, comme la lutte
contre la corruption », note-t-on à
Bruxelles.
Un responsable européen pré-
cise : « [Chaque année,] nous fixe-
Herzégovine Serbie Moldavie

et de gouvernement d’ouvrir
des négociations d’adhésion à
l’Union européenne (UE) avec la
Bosnie-Herzégovine, un an après
lui avoir octroyé le statut de can-
didat et huit ans après la de-
mande officielle de Sarajevo.
Cette annonce ressemble à un
prix de consolation pour l’avant-
dernier des Etats balkaniques en-
core dans l’antichambre de l’UE –
seul le Kosovo n’a pas officielle-
ment le statut de candidat. Dans
le même temps, l’exécutif euro-
péen propose en effet aux Vingt-
Sept de commencer les discus-
sions d’adhésion avec l’Ukraine et
la Moldavie, qui ont attendu à
peine un an avant de prétendre
négocier leur entrée. Un proces-
sus bien plus rapide que pour les
Balkans occidentaux.
« Nous ouvrons très largement
la porte et invitons la Bosnie-He-
rzégovine à la franchir, mais, pour
cela, il faut des résultats », a pré-
venu Ursula von der Leyen, la
présidente de la Commission. Se-
lon elle, si « le pays progresse, en
particulier dans la lutte contre la
criminalité organisée, le blanchi-
ment d’argent et le terrorisme, la
Commission reste néanmoins in-
quiète face aux lois non constitu-
tionnelles votées par les représen-
tants de la Republika Srpska [Ré-
publique serbe] », l’une des deux
composantes du pays.
« Instrument puissant »
Dans la foulée, Borjana Kristo,
la présidente du conseil des mi-
nistres bosniaque, l’a remerciée
« pour avoir décidé de croire en la
Bosnie-Herzegovine et pour avoir
soutenu la recommandation
d’ouvrir des négociations, en gar-
dant à l’esprit [qu’ils doivent] rem-
plir [leurs] obligations sans délai ».
La Commission conditionne
l’ouverture des négociations à
quatorze mesures, liées entre
autres à l’Etat de droit, que Sare-
jevo peine encore à prendre.
De manière générale, l’ensem-
ble des pays des Balkans, de l’Alba-
nie à la Serbie, en passant par la
Macédoine du Nord, le Kosovo ou
le Monténégro, butent sur cette
question de l’Etat de droit, qu’il
s’agisse de l’organisation de leur
système judiciaire, des dispositifs
de lutte contre la corruption, du
respect du droit des minorités ou
de la liberté d’expression. Dans
ses différents rapports sur l’évolu-
tion de ces pays, Bruxelles estime
que les « progrès restent limités ».
De même, l’alignement de la po-
Géorgie
Monténégro Kosovo
SUR LA QUESTION
Crimée annexée
rons avec les pays les objectifs de
Albanie Macédoine par la Russie
réforme et débloquerons tout de
du Nord
DE L’ÉTAT DE DROIT suite de premiers moyens. Si, au
bout d’un an, les réformes sont me-
nées à bien, nous compléterons les Turquie
Même si le pays n’est que candidat versements, si elles ne le sont pas, Etat candidat…
à l’UE, ce type d’accord n’est pas l’argent sera utilisé pour d’autres … pour lequel des négociations
vraiment en ligne avec notre politi- projets… C’est un instrument puis- officielles d’adhésion sont en cours
que commerciale », critique aussi sant qui vise à la fois à accélérer les … pour lequel la Commission Etat candidat potentiel…
un haut fonctionnaire européen. réformes nécessaires pour rejoin- européenne recommande l’ouverture … auquel la Commission
Face à cette impasse politique dre l’UE et à hâter le rattrapage de négociations officielles d’adhésion européenne recommande
dans une région que l’Europe veut économique de ces pays. » p … pour lequel le processus d’accorder le statut de candidat
réinvestir, alors que la Russie et la philippe jacqué est suspendu … sans statut
Chine cherchent à y étendre leur Infographie Le Monde
influence, Bruxelles a décidé de
modifier son approche de l’élar-
gissement. « Nous devons montrer
plus rapidement à ces pays tous les
bénéfices à faire partie de l’Union
européenne, et cela sans attendre
que toutes les négociations institu-
tionnelles soient bouclées », expli-
que Oliver Varhelyi, le commis-
saire chargé de l’élargissement.
Pour cela, la Commission propose
de sortir le carnet de chèques.
L’exécutif communautaire sug-
gère un « plan de croissance »
pour les Balkans doté de quelque
6 milliards d’euros, dont 2 mil-
liards de subventions et le reste
sous forme de prêts. Ces moyens
sont bien supérieurs aux fonds
habituellement débloqués par
Bruxelles pour les pays candidats.
Concrètement, la Commission
invite les six pays des Balkans can-
didats à intégrer le marché uni-
que européen en respectant les
réglementations qui régissent la
liberté de circulation des person-
nes, des biens, des services et des
capitaux. La marche étant haute
pour ces économies balkaniques,
Bruxelles accompagnera les Etats
candidats à la fois financière-
ment et techniquement. « En inté-
grant ces pays au marché unique,
nous souhaitons doubler la taille
de leur économie dans la décennie
qui vient, afin de rapprocher le ni-
veau de vie des citoyens des Balk-
ans de celui des citoyens de l’UE »,
rappelle Ursula von der Leyen. La
Commission fait le pari que la
croissance économique favori-
sera leur rapprochement.
Cet effort aura une contrepartie.
Afin de rentrer dans le marché
unique, « il faudra en retour que
[ces] pays s’engagent à contribuer
à la stabilité, à la sécurité et à la
prospérité de la région », précise
Oliver Varhelyi, et que « les Etats
se traitent entre eux, comme ils
traiteraient les pays de l’Union ».
Une manière de pousser la Serbie
et le Kosovo, qui ne se reconnais-
sent pas aujourd’hui, à normali-
Création : Pell Mell - Garrigosa Studio -

litique étrangère de la Serbie sur

celle de l’Europe reste problémati-
que. Bruxelles a une nouvelle fois
ser leur relation. Par ailleurs, dans
le cadre du plan de croissance,
« les paiements, qu’il s’agisse de fi-
Désolé,
tancé Belgrade pour son refus
d’appliquer les sanctions euro-
péennes contre la Russie. « Il y a
nancements de projet ou d’aides
budgétaires directes, seront liés à
des réformes socio-économiques
le mouton à 5 pattes
quelques jours, la Serbie a signé un
accord de libre-échange avec Pékin.
spécifiques, qui peuvent être, par
exemple, la mise en place d’un sys-
n'existe pas.
La Suisse veut renouer les négociations
avec l’Union européenne
Le gouvernement suisse a annoncé, mercredi 8 novembre, qu’un
mandat de négociation avec l’Union européenne (UE) serait prêt
« avant la fin de l’année ». La Confédération helvétique semble
donc en passe de renouer avec l’UE, deux ans après avoir décidé
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En mai 2021, Berne avait quitté la table des négociations,
laissant en suspens les discussions autour des nombreux traités
qui régissent les relations entre le pays alpin et l’UE. Les pour-
parlers techniques entre les deux parties ont repris en avril 2022.
6 | international
L’Ukraine se prépare à un nouvel hiver de guerre
La population s’attend à des bombardements russes massifs sur les infrastructures énergétiques
kiev - correspondant
L’
hiver s’installe peu à
peu, et les autorités
ukrainiennes s’atten-
dent à ce que la Russie
frappe de nouveau ses infras-
tructures énergétiques afin de
paralyser le pays. Plusieurs atta-
ques nocturnes ont déjà provo-
qué des coupures de courant de-
puis la mi-septembre. Mais, jus-
qu’ici, relativement peu de missi-
les russes ont visé les centrales
électriques et les systèmes de
chauffage, en comparaison avec
l’hiver 2022-2023, et Kiev craint
que Moscou attende les tempéra-
tures négatives, tout en prépa-
rant des stocks, pour frapper
massivement ces sites.
« A l’approche de l’hiver, les ter-
roristes russes tenteront de causer
davantage de dégâts », a averti
sur la plate-forme X (ancienne-
ment Twitter) le président ukrai-
nien, Volodymyr Zelensky, après
une nuit de bombardements rus-
ses sur dix régions du pays, le
3 novembre.
L’année précédente, des centai-
nes de missiles russes et de dro-
nes kamikazes Shahed s’étaient
abattus sur les infrastructures cri-
tiques. « Près de 60 % » des capaci-
tés de production d’électricité en
Ukraine avaient été endomma-
gées, selon Mariia Tsaturian, di-
rectrice de la communication de
l’opérateur public Ukrenergo, et
« toutes les grandes centrales ther-
miques et hydroélectriques ont été
attaquées ». Cette campagne de
frappes, qui s’était déroulée entre
les mois d’octobre 2022 et mars,
avait aussi produit des dégâts sur
plus de 43 % de l’ensemble du ré-
seau à haute tension, assure la
porte-parole de l’entreprise.
« Créer un mécontentement »
Dans un rapport sur les consé-
quences de l’hiver 2022-2023 pu-
blié en avril, le Programme des
Nations unies pour le développe-
ment évalue à « 10 milliards de
dollars » (9,3 milliards d’euros) le
coût des destructions causées
qui ont laissé « 12 millions de per-
sonnes » sans accès à l’énergie, ou
de manière limitée.
Ces frappes massives ont trau-
matisé la population, forcée de
s’adapter du jour au lendemain
au black-out et aux coupures de
courant de plusieurs heures or-
ganisées par les autorités afin
d’alléger la pression sur le ré-
seau. « L’année dernière a été très
dure pour nous, car tout s’est
L’aide militaire de Paris à Kiev atteint 3,2 milliards d’euros
Un rapport parlementaire détaille le coût de l’armement livré et des formations militaires dispensées, afin de répondre aux critiques
L e chiffre est inédit. Selon
un rapport parlementaire
présenté, mercredi 8 no-
vembre, devant la commission
de la défense et des forces armées
de l’Assemblée nationale, le coût
du soutien militaire apporté par
la France à l’Ukraine atteint
3,2 milliards d’euros. Ce montant
place l’Hexagone dans le peloton
de tête des pays européens, aux
côtés de l’Allemagne et du Royau-
me-Uni. « Notre pays a contribué
à donner à l’Ukraine les moyens
de tenir le choc face à l’armée
russe », affirment les rapporteurs,
Lionel Royer-Perreaut (Renais-
sance) et Christophe Naegelen
(groupe Libertés, indépendants,
outre-mer et territoires).
Depuis l’entrée des troupes rus-
ses sur le sol ukrainien, le 24 fé-
vrier 2022, la France a cédé nom-
bre de matériels militaires aux for-
ces de Kiev : trente canons Caesar,
plusieurs dizaines de véhicules de
l’avant blindé (VAB) et d’engins de
Des habitants de la banlieue de Kiev installent un générateur, le 5 novembre. ADRIEN VAUTIER/LE PICTORIUM POUR « LE MONDE »
passé soudainement, nous
n’étions pas préparés », se remé-
more Nina Antochtchenko, cogé-
rante d’un restaurant indien du
centre-ville de Kiev.
Anna Lebedeva, mère de deux
enfants résidant dans un quar-
tier sur la rive gauche de la capi-
tale ukrainienne, particulière-
ment touché, se souvient
comment elle et son mari ont dû
organiser leur vie avec qua-
tre heures de courant par jour,
durant lesquelles il fallait cuisi-
ner, faire des lessives, charger les
batteries des téléphones, endu-
rer le froid le reste du temps et
utiliser des bougies. La famille a
traversé l’hiver avec l’aide d’un
couple d’amis : « Quand ils
avaient de l’électricité, on allait
chez eux, et inversement. »
Cette année, les autorités ukrai-
niennes ont commencé, dès la fin
de l’été, à préparer la population à
la possibilité d’un nouvel hiver
sous les frappes russes. Les opéra-
teurs énergétiques sont interve-
nus sur les infrastructures en-
dommagées afin de réparer 90 %
du réseau, estime Mme Tsaturian.
Pour autant, cela ne signifie pas
reconnaissance AMX-10 RC,
quinze canons TRF1 de 155 mm,
une centaine de missiles sol-air
Mistral, deux lance-roquettes uni-
taires, deux batteries antiaérien-
nes Crotale, plusieurs dizaines de
missiles air-sol Scalp et antichars
Milan, des canots Zodiac Futura,
un système antiaérien SAMP/T…
Des gilets pare-balles, des lunettes
de vision nocturne ou encore des
casques font aussi partie des
équipements livrés.
Selon le rapport, l’ensemble de
ces cessions représente un mon-
tant de 1,7 milliard d’euros. Ce
n’est pas le prix des matériels en-
voyés en Ukraine qui a été es-
timé, exercice difficile au vu de
l’âge de certains d’entre eux, mais
celui du coût budgétaire de leur
remplacement dans les arsenaux
de l’armée française. Un choix
qui fait mécaniquement gonfler
la note, mais assumé par les par-
lementaires, pour qui ce chiffre
« est celui qui traduit le mieux l’ef-
que les installations ont été res-
taurées « au niveau où elles
l’étaient avant cette campagne
massive de bombardements ». « Ce
réseau, poursuit la responsable,
s’est construit pendant des décen-
nies, et il est impossible de le réta-
blir complètement en huit mois. »
Afin de mieux protéger ses infras-
tructures stratégiques, Kiev a fait
en sorte d’installer des murs de
béton autour de celles-ci.
Comparé au premier hiver de la
guerre, l’Ukraine dispose surtout
de davantage de systèmes de dé-
fense antiaérienne. Cela fait des
mois que le président Zelensky
ainsi que les membres de son
gouvernement réclament de tels
systèmes aux alliés afin de proté-
ger les villes.
Les équipements sont plus
nombreux, mais ils ne permet-
tent pas de couvrir l’ensemble
d’un territoire plus grand que la
France. De fait, si les habitants de
Kiev restent plutôt confiants,
après avoir constaté l’efficacité
des batteries de missiles sol-air
Patriot fournies par les Occiden-
taux, d’autres villes se sont révé-
lées beaucoup plus vulnérables.
fort de la France, en valorisant ce
que coûte aujourd’hui le rempla-
cement des matériels cédés ». Un
AMX-10 RC livré est ainsi valorisé
au prix d’un blindé Griffon ou
Jaguar, plus récent.
Exercice de transparence inédit
Les formations dispensées par
l’armée française aux troupes
ukrainiennes sont, elles, évaluées
à 300 millions d’euros. Ce mon-
tant prend en compte les entraî-
nements au combat terrestre dis-
pensés par les militaires français
en Pologne et sur le territoire na-
tional, dont 7 000 soldats ukrai-
niens doivent bénéficier en 2023.
Il intègre aussi les formations des-
tinées à l’usage et à l’entretien des
matériels cédés, une « spécificité »
appréciée par les Ukrainiens.
« La France, forte de sa longue
expérience militaire, (…) a fait le
choix d’éviter les livraisons “sè-
ches”, accompagnant toujours la
livraison de ses matériels des élé-
Au-delà des opérateurs énergéti-
ques, c’est tout une population qui
se mobilise pour sauver son éco-
nomie et se préparer à faire face au
froid. Les grands magasins de la
banlieue de Kiev ont rempli leurs
rayons avec différents types de
groupes électrogènes. Les habi-
tants instruits par l’expérience,
ont repéré les centres commer-
ciaux et les lieux où ils pourront se
rendre pour bénéficier de l’électri-
cité et d’une connexion à Internet,
en cas de coupure de courant.
Mme Lebedeva explique avoir
acheté des bonbonnes de gaz
pour cuisiner et des stickers fluo-
rescents qu’elle et ses enfants por-
teront la nuit, afin de se faire repé-
rer des automobilistes, si l’éclai-
rage public s’éteignait. « Nous
avons des vêtements chauds, notre
mental est à toute épreuve, nous
sommes prêts », assure cette der-
nière avec un rire triomphant.
« J’ai parlé avec les filles du bar, et je
leur ai demandé comment elles se
préparaient pour l’hiver, raconte
Nina Antochtchenko. Nous som-
mes convenu que la première
chose à faire est de prier pour notre
défense antiaérienne… »
Le chiffre retenu
est le coût du
remplacement
du matériel dans
les arsenaux de
l’armée française.
Un choix qui fait
mécaniquement
gonfler la note
ments nécessaires à leur pleine ef-
ficacité opérationnelle », se félici-
tent les rapporteurs.
Paris participe également à
hauteur de 1 milliard d’euros à la
Facilité européenne pour la paix,
un dispositif mis en place pour fi-
nancer certaines cessions des
pays européens à l’Ukraine. Seule
l’Allemagne contribue davantage,
l’apport de chacun des membres
de l’Union européenne étant cal-
Pour Mariia Tsaturian, d’Ukre-
nergo, l’objectif des campagnes
de frappes russes, en plus de « pa-
ralyser l’économie », consiste éga-
lement à « créer un mécontente-
ment et à pousser les gens à se ré-
volter contre les autorités ». Or, si
l’unité du pays a tenu l’hiver der-
nier, la situation dans laquelle se
trouve l’Ukraine est aujourd’hui
bien différente. Les Ukrainiens,
qui se félicitaient alors des succès
militaires remportés par leur ar-
mée, avec la reconquête les ré-
gions de Kharkiv et une partie de
celle de Kherson à l’hiver 2022-
2023, n’ont plus guère de raisons
de se réjouir. Le front a très peu
bougé depuis et les pertes ukrai-
niennes se sont accumulées.
En mai, les forces russes se sont
emparées de ce qu’il reste de la
ville de Bakhmout, après des
mois de combat intenses. En
juin, la contre-offensive ukrai-
nienne lancée dans le sud et à
l’est du pays, suivie pendant des
mois à la télévision ukrainienne
avec optimisme, a fait place à un
sentiment d’impuissance. Le
commandant en chef des forces
armées, Valeri Zaloujny, a lui-
culé en fonction du poids de son
économie. A titre d’exemple, la
Pologne a reçu quelque 1 milliard
d’euros au titre de la Facilité euro-
péenne pour la paix, alors que sa
contribution est de 3,7 %, contre
500 millions d’euros pour la
France, qui finance 18 % de l’enve-
loppe globale. « Les matériels mili-
taires, quand bien même ils sont
donnés par un pays en particulier,
sont en réalité financés (…) par l’en-
semble des Etats membres », rap-
pelle le rapport.
Dernier élément important, la
France a alloué 200 millions
d’euros à un fonds destiné à fi-
nancer les acquisitions effectuées
directement par les Ukrainiens
auprès des industriels français de
l’armement. Une partie des ca-
nons Caesar, un radar Ground
Master 200, des ponts flottants
motorisés ou encore des obus de
155 mm ont ainsi été achetés par
Kiev grâce à ce dispositif. La tota-
lité de l’enveloppe ayant déjà été
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VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
Les grands
magasins de la
banlieue de Kiev
ont rempli
leurs rayons
de groupes
électrogènes
même reconnu, récemment,
dans l’hebdomadaire The Econo-
mist, qu’elle ne déboucherait
probablement pas sur une « per-
cée profonde et magnifique ».
L’impact d’une telle déclaration,
que Volodymyr Zelensky a tenté
d’atténuer lors d’une interview à
la chaîne américaine CBS News,
est difficile à mesurer. Mais le cli-
mat des derniers mois, entre les
nouvelles du front, les doutes sur
la poursuite du soutien de l’allié
américain, devant un Congrès di-
visé, et le conflit entre Israël et le
Hamas qui a détourné l’attention
internationale, plombent le mo-
ral de la population.
« Eviter de nous relâcher »
Une enquête réalisée du 30 sep-
tembre au 13 octobre par l’Institut
international de sociologie de Kiev
estime ainsi que si « la majorité des
Ukrainiens est optimiste quant à
l’avenir du pays », le nombre de
ceux qui jugent que « les choses
évoluent dans la bonne direction »,
a diminué, par rapport à la même
étude effectuée en mai, de 68 % à
60 %. La proportion de ceux pour
lesquels les choses vont « définiti-
vement dans le bon sens » a chuté
de 32 % à 17 %, et la part de ceux qui
considèrent que la situation évo-
lue « dans la mauvaise direction » a
augmenté de 16 % à 29 %.
Lundi 6 novembre au soir, dans
son adresse quotidienne à la na-
tion, le président a annoncé qu’il
n’y aura pas d’élection présiden-
tielle en mars 2024 en raison de la
mobilisation, sur le front, de mil-
liers de soldats, et de la situation
de millions d’Ukrainiens déplacés
dans le pays ou hors de ses fron-
tières. Volodymyr Zelensky a sur-
tout fait appel à l’unité : « Mainte-
nant, tout le monde doit penser à
défendre notre pays. Nous devons
nous ressaisir, éviter de nous relâ-
cher et de nous disperser dans des
querelles ou d’autres priorités. La
situation est la même aujourd’hui
qu’avant : s’il n’y a pas de victoire, il
n’y aura pas de pays. » p
thomas d’istria
« gagée », le ministre des armées,
Sébastien Lecornu, a annoncé,
mardi 7 novembre, que le fonds
allait être doté de 200 millions
d’euros supplémentaires.
Les auteurs du rapport ne s’en
cachent pas, cet exercice de trans-
parence inédit depuis le début de
la guerre en Ukraine est destiné à
répondre aux critiques de ceux
qui disent que Paris n’en fait pas
assez. Selon l’institut suédois Kiel,
qui compile les aides des alliés de
l’Ukraine, la France n’arriverait
qu’en quinzième position en ma-
tière de soutien militaire, derrière
la Finlande ou la Slovaquie, avec
un montant de 500 millions
d’euros. Un classement qui agace
l’exécutif, celui-ci contestant la
méthodologie employée par l’or-
ganisme, basée sur les déclara-
tions officielles. « On ne doit pas
laisser croire que la France n’est
pas à la hauteur de ses ambitions »,
abonde Lionel Royer-Perreaut. p
cédric pietralunga

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VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
Au Bangladesh,
des milliers
d’ouvriers du
textile dans la rue
L’opposition exige quant à elle
un gouvernement neutre avant
les élections de janvier 2024
new delhi - correspondance
L
es fronts se multiplient
au Bangladesh. Depuis
plusieurs semaines, les
rues de la capitale, Dacca,
sont le théâtre de violentes mani-
festations qui ne cessent de faire
rage. D’un côté, l’opposition ré-
clame depuis des mois la démis-
sion de la première ministre,
Sheikh Hasina, à l’approche des
prochaines élections, prévues en
janvier 2024. Et, depuis deux se-
maines environ, les ouvriers du
textile ont eux aussi commencé à
battre le pavé dans les grandes zo-
nes industrielles et à Dacca pour
obtenir l’augmentation de leur
salaire minimum.
Alors que de nouvelles négocia-
tions se déroulaient mardi 7 no-
vembre, des milliers de tra-
vailleurs du prêt-à-porter ont à
nouveau manifesté à Gazipur, si-
tuée au nord de Dacca. Il y a quel-
ques jours, quelque 600 usines
textiles ont été contraintes de fer-
mer leurs portes dans les pires
manifestations salariales qu’a
connues le pays au cours de ces
dix dernières années. Les routes
ont été bloquées, plusieurs usines
incendiées, des dizaines d’autres
vandalisées. Deux ouvriers sont
morts dans ces violences.
Les salariés réclament que leur
rémunération mensuelle, d’envi-
ron 8 000 takas (68 euros), soit
quasiment multipliée par trois
pour atteindre les 23 000 takas
(195 euros). Si le comité du salaire
minimum pour l’industrie textile
du Bangladesh, mis en place par le
gouvernement, a annoncé mardi
A New York, le clan Trump défend la gestion de son empire financier
Appelée à témoigner, Ivanka, la fille de l’ex-président, a déclaré mercredi ne pas être consciente du gonflement des actifs de son père
new york - correspondant
I vanka Trump était la dernière
de la famille à être appelée à la
barre du tribunal de New
York. A la différence de son père
Donald et de ses frères Donald Jr.
et Eric Trump, elle n’est pas pour-
suivie dans ce procès civil, ses der-
nières implications dans la ges-
tion de l’empire remontant à
2017 et les faits ayant été jugés
prescrits. Ivanka Trump, 42 ans, a
choisi ses propres avocats et s’est
éloignée de son père depuis l’in-
surrection du Capitole, le 6 jan-
vier 2021. Mais son témoignage,
mercredi 8 novembre, était forte-
ment attendu dans ce procès où
Donald Trump est accusé d’avoir
artificiellement gonflé ses actifs
pour obtenir de ses banquiers,
notamment de la Deutsche Bank,
des prêts considérables et à des
taux avantageux.
Comme ses frères auparavant,
Ivanka Trump, qui était vice-pré-
sidente exécutive de l’organisa-
tion avant de devenir conseillère
non payée à la Maison Blanche
en janvier 2017, s’est défaussée.
« Je ne suis pas impliquée dans
[les] états financiers personnels »
de Donald Trump, a-t-elle dé-
claré. Toutefois, ses réponses et
les documents qui lui ont été pré-
qu’il augmenterait le salaire men-
suel de base des 4 millions
d’ouvriers du secteur d’environ
56 % à partir du 1er décembre, l’of-
fre jugée trop faible a immédiate-
ment été rejetée par les syndicats.
La proposition initiale de l’Asso-
ciation des fabricants et exporta-
teurs de vêtements du Bangla-
desh d’augmenter le salaire mini-
mum mensuel d’à peine 25 %,
pour le porter à 90 dollars
(84 euros), avait mis le feu aux
poudres. Compte tenu de l’infla-
tion galopante – près de 10 % en
octobre – et de la dépréciation
du taka par rapport au dollar
américain, les ouvriers n’ont été
augmentés depuis 2018, date de
la dernière révision de salaire,
que de l’équivalent de 1 dollar.
« Sans les 23 000 takas que nous
réclamons, il nous est impossible
de survivre : une fois que j’ai payé le
loyer de notre chambre et l’école de
ma fille, il ne me reste presque rien
pour manger. Je n’ai qu’une fille et
pourtant je ne parviens pas à join-
dre les deux bouts », explique
Laizu Akter, une ouvrière de
35 ans dont l’usine de Gazipur a
Compte tenu
de l’inflation,
les ouvriers
n’ont été
augmentés
depuis 2018 que
de l’équivalent
de 1 dollar
sentés montrent qu’elle était
consciente de l’importance des
déclarations d’actifs de son père
pour obtenir les meilleures con-
ditions financières.
Mercredi 8 novembre, par
exemple, la cour s’est penchée sur
le rachat d’un golf de luxe à
Miami (Floride), le Doral Golf
Club, qui était en faillite en 2011.
« Il était en assez mauvais état, a
déclaré au juge Ivanka Trump.
Nous avons investi énormément
d’argent dans le repositionnement
de l’actif. » Pour le racheter, Do-
nald Trump avait besoin d’un
prêt de 125 millions de dollars
(116,8 millions d’euros). La Deuts-
che Bank a exigé une garantie
personnelle de Donald Trump,
dont la fortune personnelle était
censée s’élever à 2,5 milliards de
dollars et 50 millions en liquide.
Foire d’empoigne
Des e-mails ont révélé qu’Ivanka
Trump avait proposé dans un
échange préalable de réduire de
3 milliards à 2 milliards de dollars
la fortune exigée pour Donald
Trump. C’est elle, avec son mari,
Jared Kushner, qui avait mis en re-
lation son père avec le départe-
ment gestion de fortune de la
Deutsche Bank. Dans un autre e-
mail, elle se réjouit des négocia-
Manifestation d’ouvriers du textile dans le quartier de Mirpur, à Dacca, le 31 octobre. MAHMUD HOSSAIN OPU / AP
été incendiée plusieurs jours
auparavant.
A quelques mois des élections lé-
gislatives, programmées au mois
de janvier 2024, le gouvernement
n’a aucun intérêt à ce que le conflit
social s’envenime. Le Bangladesh
est le deuxième plus gros exporta-
teur de vêtements de prêt-à-por-
ter derrière la Chine. Avec près de
3 500 usines, ce secteur travaille
essentiellement à destination des
grandes marques occidentales
comme Gap, H&M, Hugo Boss ou
encore Adidas et se trouve au
cœur de l’économie du pays.
Répression des autorités
Sheikh Hasina fait face à une fé-
roce fronde de l’opposition. Le
Bangladesh Nationalist Party
(BNP), principal parti d’opposition,
et ses alliés multiplient les mani-
festations depuis des mois. Ils exi-
gent la mise en place d’un gouver-
nement intérimaire neutre qui
permettrait de garantir des élec-
tions libres et équitables. « Si les
éléments du conflit social se mêlent
au conflit politique, la situation
sera encore plus défavorable pour
le gouvernement, prévient Khon-
tions avec l’établissement finan-
cier. « Il n’y a pas mieux que ça. Dis-
cutons-en dès que possible », décla-
rait-elle à propos d’un prêt obtenu
pour le Doral Golf dans un cour-
riel interne à la Trump Organiza-
tion présenté par l’accusation.
A la barre, Ivanka Trump a dé-
claré qu’elle n’avait pas de souve-
nir précis des différentes corres-
pondances. M. Trump était censé
présenter l’état de sa fortune cha-
que année et, selon les procu-
reurs, il a produit en 2014 et
2015 des comptes falsifiés. L’ac-
cusation a donné l’exemple d’un
de ses triplex à New York, dont la
valeur est passée de 80 millions à
327 millions de dollars entre 2011
et 2015, tandis que sa surface an-
L’accusation a
donné l’exemple
d’un triplex à
New York, dont la
valeur est passée
de 80 millions
à 327 millions
de dollars entre
2011 et 2015
daker Golam Moazzem, écono-
miste du Center for Policy Dialo-
gue, un groupe de réflexion indé-
pendant à Dacca. La fronde politi-
que ne fait peut-être pas l’unani-
mité au sein de la population mais
les revendications économiques et
sociales des travailleurs du textile
sont perçues comme légitimes. »
En dépit de la redoutable répres-
sion des autorités, le BNP devait
bloquer à nouveau les routes, les
chemins de fer et les voies fluviales
à travers le pays mercredi 8 et jeudi
9 novembre. Le 28 octobre, plus de
100 000 partisans de l’opposition
s’étaient rassemblés dans la capi-
tale. Un policier a été tué dans des
affrontements. Plus d’une cen-
taine de personnes ont par la suite
été inculpées de son meurtre.
Parmi les arrestations récentes, fi-
gure le secrétaire général du parti,
Mirza Fakhrul Islam Alamgir, âgé
de 75 ans, qui a pris la tête du BNP
depuis la condamnation pour cor-
ruption de Khaleda Zia, la prési-
dente du parti, ancienne première
ministre et grande rivale de Sheikh
Hasina. L’ancien ministre du com-
merce Amir Khasru Mahmud
Chowdhury ou encore Altaf Hos-
noncée était triplée par rapport
à la réalité.
Le procès est un peu joué
d’avance. Avant que ne débutent
les audiences, qui se tiennent
sans jury, le juge Arthur Engoron,
un démocrate de 74 ans, avait dé-
claré M. Trump coupable de
fraude dans l’évaluation de ses
propriétés et révoqué ses licences
professionnelles. L’ancien prési-
dent a fait appel de cette décision.
Dans ce procès, qui devrait durer
jusqu’à début décembre, la procu-
reure Letitia James, une démo-
crate élue, demande une amende
de 250 millions de dollars et l’in-
terdiction de gestion dans l’Etat
de New York.
L’un des principaux témoins à
charge fut l’ancien avocat person-
nel de Donald Trump, Michael Co-
hen, l’homme qui avait été chargé
d’acheter, en violation du code
électoral, le silence d’une actrice
pornographique, Stormy Daniels,
qui avait eu des relations sexuel-
les avec Donald Trump – M. Cohen
fut pour cela expédié en prison
en 2019. « M. Trump m’a chargé
d’augmenter le total de ses actifs en
fonction d’un chiffre qu’il avait ar-
bitrairement choisi », a accusé le
24 octobre M. Cohen. Donald
Trump avait fait le voyage de sa ré-
sidence de Floride au palais de jus-
international | 7
« Quand j’ai payé
le loyer de notre
chambre et
l’école de ma fille,
il ne me reste
presque rien
pour manger »
LAIZU AKTER
ouvrière de 35 ans
sain Chowdhury, son ancien collè-
gue de l’intérieur, ont également
été placés sous les verrous. Plus de
8 900 de ses cadres et partisans
ont été arrêtés depuis la fin du
mois d’octobre, selon le parti d’op-
position qui indique que onze de
ses militants ont été tués.
Le BNP a été décapité mais les
manifestations ne faiblissent pas.
« Le gouvernement veut détruire
l’opposition pour se maintenir au
pouvoir en toutes circonstances,
quitte à avoir du sang sur les mains,
dénonce Selima Rahman, mem-
bre du BNP. Ils procèdent à des ar-
restations massives, nos princi-
tice de Manhattan pour assister à
la déposition de M. Cohen, qu’il a
qualifié en marge de l’audience de
« menteur avéré » et de criminel :
« Il a passé beaucoup de temps en
prison pour avoir menti. »
D’une manière générale, le pro-
cès a été l’occasion d’une foire
d’empoigne médiatico-judiciaire,
alors que Donald Trump se pré-
pare à affronter Joe Biden à l’élec-
tion présidentielle de 2024. A tra-
vers les couloirs et sur les mar-
ches du palais, mais aussi sur son
site Internet, M. Trump s’en est
pris au juge et à la procureure Le-
titia James.
« Contrôlez-le si vous le pouvez »
Très vite, le juge Engoron a inter-
dit à M. Trump de faire des com-
mentaires sur son équipe judi-
ciaire : « Depuis le début de ce pro-
cès, mon cabinet a été inondé de
centaines d’appels téléphoniques,
de messages vocaux, de courriels,
de lettres et de colis, harcelants et
menaçants. Le droit des accusés et
de leurs avocats, accordé par le
premier amendement [à la Consti-
tution, qui consacre la liberté
d’expression], de faire des com-
mentaires sur mon équipe est de
loin contrebalancé par la nécessité
de la protéger contre les menaces
et les préjudices physiques. » L’an-
paux dirigeants sont en prison et ils
n’épargnent même pas nos diri-
geants de niveau intermédiaire. »
Depuis le retour au pouvoir de
Sheikh Hasina en 2009 et de son
parti, la Ligue Awami, le pays a
connu une croissance économi-
que rapide, mais les Bangladais
souffrent de l’inflation et les réser-
ves de change du pays ont fondu.
La fille de Sheikh Mujibur Rah-
man, qui fut le père de la nation, a
remporté deux autres élections
en 2014 et en 2018, bien qu’il y ait
eu des accusations de fraude élec-
torale. Son gouvernement est
soupçonné de graves violations
des droits humains. Les forces de
sécurité sont accusées de détenir
des dizaines de milliers de mili-
tants de l’opposition et d’en tuer
des centaines au cours d’exécu-
tions extrajudiciaires. « Sous le rè-
gne de Mme Hasina, le Bangladesh
est devenu une grande expérience
de répression et d’autocratie, nous
sommes à la croisée des chemins et
ces élections sont un test décisif »,
prévient Badiul Alam Majumdar,
de l’organisation Citizens for Good
Governance au Bangladesh. p
carole dieterich
cien président a violé à deux re-
prises cette ordonnance et s’est
vu infliger deux amendes s’éle-
vant à 5 000 dollars puis
10 000 dollars.
Lundi 6 novembre, alors qu’il té-
moignait sous serment, Donald
Trump est reparti à l’attaque,
pointant le doigt vers le juge.
« C’est une chose terrible que vous
avez faite, vous ne savez rien de
moi. Vous avez cru à cette manipu-
lation politique là-bas ! », a affirmé
M. Trump, en désignant la procu-
reure. « C’est fini ? » , a demandé
Kevin Wallace, un des membres
de l’équipe de la procureure.
« C’est fini », a répondu l’ancien
président.
Pendant l’audience, M. Trump
s’est mis à faire des digressions
qui ont exaspéré le juge. « Contrô-
lez-le si vous le pouvez, a lancé le
juge Engoron aux avocats de l’an-
cien président. Si vous ne pouvez
pas le contrôler, je le ferai. » L’un
des avocats de Donald Trump,
Chris Kise, a demandé que son
client ait la possibilité d’expliquer
ses réponses : « Je pense que vous
pouvez accorder un peu de lati-
tude à l’ancien président des Etats-
Unis. » Le juge a rétorqué : « Ce
n’est pas un rassemblement politi-
que. C’est un tribunal. » p
arnaud leparmentier
8|
PLANÈTE
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

POLLUTION

Les alertes
à la pollution de l’eau
potable se multiplient
en France
La recherche de nouvelles substances, en particulier
les produits de dégradation des pesticides et les PFAS,
conduit à des fermetures de captages et à des
dépassements de seuils réglementaires ou sanitaires

L
es ressources en eau de France
sont devenues un pandémo-
nium. Depuis dix-huit mois, la
recherche de polluants jusqu’à
présent ignorés des plans de sur-
veillance – en particulier des pro-
duits de dégradation (ou « métabolites ») de
pesticides et des substances per- et polyfluo-
roalkylées (PFAS) –, a rendu non conforme
aux critères de qualité l’eau distribuée à des
millions de Français. Selon les chiffres les
plus à jour du ministère de la santé et de la
prévention, plus de 11,5 millions de Français
ont reçu une eau ponctuellement ou réguliè-
rement non conforme en 2021. Une estima-
tion qui devrait être revue à la hausse
en 2022 et 2023, avec l’inclusion de nouvelles
substances dans les plans de surveillance.
Même les zones réputées bénéficier de
ressources de qualité sont touchées. Ferme-
tures de captages, dépassements sporadi-
ques des seuils sanitaires, découverte de
nouvelles contaminations, litiges avec des
associations : plus une semaine ne passe
sans que la qualité de l’eau ne fasse, dans de
nombreux territoires, l’objet d’inquiétudes
des collectivités et des usagers.
Le 22 septembre, les directeurs des agences
régionales de santé (ARS) étaient conviés à un
séminaire sur le sujet au ministère de la santé.
Rien n’en a filtré, à part un courriel adressé le
lendemain par Didier Jaffre, le directeur de
l’ARS Occitanie, à ses cadres, où transparaît
une certaine fébrilité. « Très clairement, nous
allons devoir changer d’approche et de dis-
cours ; il y a des PFAS et des métabolites [de
pesticides] partout, écrit-il dans ce message
révélé le 18 octobre par Le Canard enchaîné. Et,
plus on va en chercher, plus on va en trouver. »
Il allait plus loin, jetant le doute sur la sécurité
sanitaire de l’eau distribuée aux usagers.
Contacté par Le Monde, M. Jaffre indique
qu’il s’agissait d’« un mail strictement interne,
sans valeur ». Le 21 octobre, dans un entretien
d’une pleine page accordé au quotidien Midi
Libre, l’intéressé regrettait vivement que ses
propos aient pu causer « des interrogations et
des inquiétudes dans l’ensemble de la popula-
tion », assurant que « l’eau d’Occitanie peut
être bue en toute sécurité ».
La détermination des risques réels induits
par la présence de ces substances est com-
plexe. Le seuil sanitaire – au-delà duquel un
risque pour la santé est avéré –, est générale-
ment établi en extrapolant à l’humain des
études menées sur des animaux de labora-
toire. Mais de telles études manquent. Pour
les métabolites de pesticides les plus fré-
quemment retrouvés, ce seuil provisoire a
été fixé à 3 microgrammes par litre (µg/l)
dans l’attente de plus de données. Bien au-
delà du seuil – réglementaire – de qualité,
établi à 0,1 µg/l.
L’EAU EN BOUTEILLE, « UNE ABERRATION »
En l’état des connaissances, le plus problé-
matique, le R471811, est un produit de dégra-
dation du fongicide chlorothalonil, com-
mercialisé par Syngenta et interdit depuis
2020. Interrogée, Syngenta annonce qu’elle
fournira bientôt aux autorités « une nouvelle écologique qui contribue à la pollution plasti- « Les deux tiers de nos quatre-vingts unités de
étude de toxicité à 90 jours sur rat ». « Les ré- que des cours d’eau et des océans ». distribution présentent des taux de R471811 su-
sultats de cette étude qui est en cours seront Selon l’élu, adjoint à la Mairie de Paris périeurs au seuil de qualité, la plupart entre
disponibles mi-2024 et permettront à la direc- chargé de la transition écologique, le 0,5 µg/l et 0,9 µg/l, et une demi-douzaine avec
tion générale de la santé et à l’Agence natio- R471811 n’ayant pas été officiellement inscrit des taux supérieurs à 1 µg/l, explique Yves
nale sécurité sanitaire alimentaire nationale « DANS CERTAINES dans le contrôle sanitaire par l’ARS Ile-de- Kocher, directeur général des services du
[Anses] de calculer et publier une Vmax [va- France, Eau de Paris n’a pas dû solliciter de syndicat. Notre politique est d’abord la trans-
leur sanitaire] officielle », précise la firme RÉGIONS dérogation pour continuer à fournir la capi- parence et nous informons régulièrement les
suisse. En l’état, selon la campagne de mesu-
res exploratoire rendue publique par l’Anses
D’ARBORICULTURE, tale. Ce n’est pas le cas sur d’autres territoires,
où les élus multiplient les demandes de dé-
usagers de la situation. » Même volonté de
transparence en Loire-Atlantique où, selon
en avril, le R471811 rendrait non conforme LA SURVEILLANCE DU rogations aux préfets pour continuer à dis- Mickael Derangeon, vice-président d’Atlan-
aux critères de qualité l’eau de plus d’un tiers tribuer une eau non conforme, pour cause tic’eau, « environ 90 % des 550 000 foyers des-
des Français, notamment à Paris. DIMÉTHYLSULFAMIDE de présence de métabolites de pesticides. servis [par le syndicat] reçoivent une eau non
Interrogé par Le Monde, Dan Lert, prési-
dent d’Eau de Paris, la régie chargée de l’ap-
N’EST PAS En janvier, la préfète de la région Grand-Est
a accordé une dérogation à la communauté
conforme, surtout en raison du R471811 ».
Le même R471811 a conduit l’aggloméra-
provisionnement de la capitale, reconnaît SYSTÉMATIQUE. de communes de la Basse-Zorn (dans le Bas- tion de La Rochelle à fermer momentané-
qu’en moyenne, l’eau distribuée aux Pari- Rhin, plus de 17 500 habitants) en portant le ment, le 18 octobre, l’ensemble des
siens comporte une concentration de ON RISQUERAIT seuil de qualité de 0,1 µg/l à 0,5 µg/l pour le quinze captages qui l’alimentent. Les puits
0,5 µg/l de R471811. Un taux cinq fois supé- chloridazone-desphényl, un métabolite de la situés dans la plaine céréalière d’Aunis, en
rieur au seuil de qualité, mais inférieur à la DE DEVOIR FERMER chloridazone, un herbicide. En mai, la même périphérie de la ville, indiquent de forts taux
valeur sanitaire provisoire. M. Lert assure TROP DE CAPTAGES », dérogation était accordée à la commune de de contamination, parfois près de trente fois
que l’eau distribuée aux Parisiens est sûre. Bouxwiller (Bas-Rhin, 3 900 habitants) puis, supérieurs à la norme de qualité. L’approvi-
Dans son « mail interne », le directeur de SELON UN EXPERT en août, à la communauté de communes de sionnement de la ville repose désormais sur
l’ARS Occitanie laisse entendre qu’il va falloir la région de Molsheim-Mutzig (41 000 habi- la Charente, où la concentration du
« privilégier l’eau en bouteille ». Une perspec- tants), à l’ouest de Strasbourg, en portant R471811 oscille entre 0,11 µg/l et 0,35 µg/l. Le
tive inenvisageable pour Dan Lert : « L’eau en cette fois ce seuil à 1 µg/l, soit dix fois plus que seuil sanitaire de 3 µg/l n’a jamais été dé-
bouteille n’est pas une alternative, d’une part le seuil de conformité aux critères de qualité. passé dans l’eau du robinet, selon la commu-
parce qu’on y retrouve aussi des traces de rési- Eaux de Vienne, qui approvisionne environ nauté d’agglomération de La Rochelle, qui a
dus de pesticides et des microplastiques, et 200 000 foyers du département, a pour sa pris les devants pour réduire l’exposition des
d’autre part, parce que c’est une aberration part obtenu une dérogation en septembre. 179 000 usagers approvisionnés.

DES RISQUES INDIRECTS

Certains pesticides sont aussi des « polluants éternels »
de quoi ajouter au désarroi des autorités face à
la contamination des ressources en eau par les pesti-
cides et les substances per- et polyfluoroalkylées
(PFAS) : certains pesticides sont également des PFAS.
Rendue possible par une béance de la réglementa-
tion, leur utilisation constitue une source mécon-
nue de dissémination des « polluants éternels ».
Environ 12 % des substances actives des pesticides
de synthèse autorisés dans l’Union européenne
(UE) – soit 37 molécules sur 306 – appartiennent à la
famille des PFAS, alerte un rapport de l’association
Générations futures et du réseau Pesticide Action
Network Europe (PAN Europe) publié jeudi 9 no-
vembre. Selon les chiffres officiels colligés par les
deux organisations, les quantités de ces « pesticides
PFAS » vendues en France connaissent depuis une
décennie une hausse « spectaculaire ». Elles sont
passées de quelque 700 tonnes en 2008 à plus de
2 300 tonnes en 2021.
La présence de PFAS dans les pesticides résulte de
l’introduction, par les industriels, de liaisons carbo-
ne-fluor très solides et très stables dans la structure
moléculaire de la substance active afin d’en renfor-
cer l’efficacité : elle améliore en particulier les pro-
priétés hydrophobes (la molécule ne se dissout pas
dans l’eau). Une « stabilité » vantée par les fabricants
qui entraîne leur persistance dans l’environnement,
en particulier dans les nappes phréatiques.
Accumulation dans l’environnement
Les « polluants éternels » sont depuis une dizaine
d’années l’un des sujets d’inquiétude majeurs des
toxicologues et un casse-tête pour les autorités sani-
taires : ils persistent et s’accumulent dans l’environ-
nement et la chaîne alimentaire, et sont associés à
une variété de maladies (cancers, troubles de l’im-
munité, du métabolisme, de la fertilité, etc.). La qua-
si-totalité de la population européenne est exposée
à ces substances. Les ONG ont fondé leur estimation
sur la liste des milliers de PFAS produits ou commer-
cialisés en Europe établie par les pays (Allemagne,
Danemark, Pays-Bas, Suède et Norvège) à l’origine
d’une proposition de restriction universelle de leurs
usages. La liste a identifié 47 « pesticides PFAS », dont
37 sont toujours approuvés dans l’UE.
Cependant, ces 37 pesticides PFAS « sont totale-
ment exclus du champ d’application de la restriction
universelle proposée », souligne le rapport. Les régu-
lateurs ont estimé que ces substances seraient res-
treintes en application de la réglementation euro-
péenne spécifique aux pesticides. Une hypothèse
que les ONG estiment « erronée » : les lacunes de la
loi européenne encadrant l’évaluation des pestici-
des et de leurs produits de dégradation (ou métabo-
lites) devraient au contraire permettre à la majorité
d’entre eux de rester encore de nombreuses années
sur le marché.
Parmi les pesticides PFAS les plus utilisés en
France, on retrouve deux herbicides : le difluféni-
can, considéré comme une substance persistante,
bioaccumulable et toxique, et le flufénacet, dont le
métabolite, l’acide trifluoroacétique (TFA), est aussi
très persistant. Ces molécules ont déjà été recher-
chées et retrouvées dans l’eau du robinet en Alle-
magne. Jusqu’à 500 tonnes de TFA pourraient être
rejetées outre-Rhin dans l’environnement chaque
année par l’épandage de pesticides. Cette source de
pollution n’est aujourd’hui pas prise en compte par
le gouvernement français, dont le « plan d’ac-
tion PFAS » vise d’abord à identifier et à réduire les
émissions d’origine industrielle. p
s. fo et st. m.
A la direction générale de la santé, à Paris, on
se veut rassurant. « En cas de détection,
même ponctuelle, de pesticides dans l’eau dis-
tribuée, les ARS sont amenées à renforcer le
contrôle sanitaire, dit-on avenue Duquesne.
Tant pour s’assurer de la sécurité sanitaire de
l’eau consommée que pour confirmer d’éven-
tuelles non-conformités ou que pour connaî-
tre l’exposition des populations et diffuser
une information précise accompagnée de
consignes adaptées. »
Cela n’empêche pas toujours les conflits.
Dans les Hauts-de-France – terre de pomme
de terre et de betterave, grandes cultures
parmi les plus arrosées de pesticides –, le Re-
groupement des organisations de sauve-
garde de l’Oise (ROSO) a saisi en référé, dé-
but septembre, le tribunal administratif
d’Amiens. L’association demandait que l’ARS
Hauts-de-France prenne des mesures de res-
trictions immédiates lorsque des dépasse-
ments des valeurs sanitaires sont mesurés,
avec distribution d’eau en bouteille aux po-
pulations concernées. Le ROSO cite en parti-
culier les réseaux de Margny-sur-Martz et
d’Ecuvilly où des dépassements du seuil sa-
nitaire ont été enregistrés au cours de l’été.

0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
« Sur certains réseaux, on est parfois au-des-
sus des 3 µg/l, en particulier pour les métaboli-
tes de la chloridazone, et une simple applica-
tion du principe de précaution devrait
conduire l’ARS à restreindre la consommation,
au moins à informer les populations fragiles
comme les jeunes enfants et les femmes en-
ceintes, dit Didier Malé, président du ROSO.
L’ARS veut attendre d’établir une moyenne glis-
sante sur l’année pour prendre des mesures ! »
L’ARS Hauts-de-France assume cette déci-
sion et conteste toute négligence. Les méta-
bolites de la chloridazone se comportent en
effet de manière mystérieuse, « avec des taux
qui peuvent varier dans le temps de façon
parfois importante, y compris lorsque des pré-
lèvements sont faits à quelques minutes d’in-
tervalle », dit-on à l’ARS Hauts-de-France. Des
concentrations qui peuvent également va-
rier, de manière tout aussi inexpliquée, en
fonction du point de prélèvement sur le
réseau, les taux pouvant être plus faibles au
robinet qu’en sortie d’unité, ajoute l’ARS.
D’où, selon l’agence, la nécessité de chercher
à établir une moyenne avant de prendre des
mesures de restrictions.
Un argumentaire qui ne convainc guère
Didier Malé, qui met en avant l’incertitude
des effets de la présence combinée d’autres
métabolites – en particulier le R471811 – qui
s’ajoutent à ceux de la chloridazone. Le 7 oc-
tobre, le juge des référés du tribunal adminis-
tratif d’Amiens a débouté le ROSO de ses de-
mandes, estimant que l’urgence n’était pas
constituée.
Pour ne rien simplifier, les risques sanitai-
res de certains métabolites peuvent aussi
être indirects. En particulier, le DMS (pour di-
méthylsulfamide) – produit de dégradation
d’un fongicide appelé tolylfluanide – est
connu pour se transformer dans les unités
de traitement de l’eau en d’autres composés,
bien plus dangereux que le DMS lui-même.
« Rechercher le DMS dans l’eau du robinet
n’a aucun sens, c’est dans les eaux brutes,
dans les nappes phréatiques qu’il faut le re-
chercher et ce n’est pas fait de manière systé-
matique, loin de là, s’indigne un expert qui a
requis l’anonymat. En particulier, dans cer-
taines régions d’arboriculture, où il y a de
grandes chances d’en retrouver, la sur-
veillance n’est pas systématique. On risque-
rait de devoir fermer trop de captages. »
Selon le rapport sur le DMS publié par l’An-
ses en juillet 2018, la présence de cette molé-
cule dans les eaux brutes, même à un niveau
accepté par la réglementation (0,1 µg/L) peut
conduire, après passage par des unités de po-
tabilisation fonctionnant à l’ozone, à la pré-
sence d’une nitrosamine (la NDMA) dans
l’eau du robinet. Et ce, à une concentration
près de quarante fois supérieure au seuil sa-
nitaire le plus strict. Le tolylfluanide, le pesti-
cide à l’origine de cet enchaînement de réac-
tions, a été interdit en France en 2007, mais
des traces de ses métabolites demeurent
dans l’environnement.
L’autre grande inquiétude émergente est la
présence de PFAS ou « polluants éternels »
dans les eaux brutes. Comme certains méta-
bolites de pesticides, ces substances chimi-
ques – utilisées dans une variété d’applica-
tions des revêtements antiadhésifs pour us-
tensiles de cuisine aux vêtements imper-
méables en passant par les mousses anti-
incendies – ne sont pas filtrées par les
systèmes de purification actuels. La publica-
tion, en février par Le Monde, de la carte des
zones contaminées ou potentiellement tou-
chées par les PFAS a poussé des collectivités à
mener leurs propres tests, note en substance
Régis Taisne, chef du département cycle de
l’eau à la Fédération nationale des collectivi-
tés concédantes et régies.
« RECHERCHES OBLIGATOIRES EN 2026 »
Les résultats commencent à tomber. Le 17 oc-
tobre, Le Monde a révélé que l’agglomération
d’Annecy, après la commune voisine de Ru-
milly (Haute-Savoie), avait fermé ses capta-
ges dans la nappe des Iles, pour cause de
PFAS, et compte désormais sur son lac pour
approvisionner la population. Une semaine
plus tard, France 3 Auvergne-Rhône-Alpes ré-
vélait que quatre captages alimentant une
cinquantaine de communes de l’Ardèche
étaient contaminés par des « polluants éter-
nels », dont deux à des taux supérieurs aux
seuils réglementaires européens.
D’ici à deux ans, l’Union européenne va
contraindre les Etats membres à rechercher
systématiquement ces substances dans l’eau
potable. « La recherche des PFAS est rendue
obligatoire dans le cadre du contrôle sanitaire
des ARS à partir de janvier 2026, en lien avec
les capacités analytiques des laboratoires
réalisant les analyses du contrôle sanitaires,
indique-t-on à la direction générale de la
santé. Certaines ARS intègrent d’ores et déjà
progressivement les PFAS dans les paramètres
du contrôle sanitaire. » Une évolution qui
promet de rendre plus délicate encore la si-
tuation, et qui permet de mieux compren-
dre le courriel adressé par le patron de l’ARS
Occitanie à ses cadres : il va, en effet, falloir
« changer d’approche et de discours ». p
stéphane mandard et
stéphane foucart
Crues dans le Pas-de-
Calais : « Le lit de ma fille
flottait dans sa chambre »
A Blendecques, des habitants ont dû évacuer
leur maison après le débordement de la rivière Aa
REPORTAGE
blendecques (pas-de-calais) -
envoyée spéciale
I ls savaient leur quartier à ris-
que mais la dernière crue de
l’Aa remontait à 2002, alors, à
force, ils s’étaient habitués à se
sentir à l’abri des inondations.
Lundi 6 novembre dans la soirée,
l’eau est remontée impasse Salen-
gro, dans la partie basse de Blen-
decques, une commune de
5 200 habitants près de Saint-
Omer (Pas-de-Calais). Devant sa
maison, l’une de la vingtaine à
avoir dû être évacuées, Alexandre
Auguet dresse, mercredi, le cons-
tat du débordement du bras de l’Aa
qui court juste derrière chez lui.
« Les carrelages ont sauté, les murs
sont imbibés… Je dois tout refaire. »
Chez lui, 45 centimètres d’eau
boueuse ont monté inexorable-
ment quand la rivière est sortie de
son lit. Ce papa de deux fillettes de
6 ans et 2 ans et demi raconte la
« petite qui jouait dans le salon. Elle
me regardait, toute contente de
voir l’eau monter dans la maison.
C’est l’inconscience de l’enfance et
tant mieux ». Le lendemain, quand
ils sont revenus constater les dé-
gâts après l’ordre d’évacuation,
« son lit flottait dans sa chambre ».
A l’intérieur de sa maison, la
boue est partout. Alexandre n’a
pas nettoyé, ça ne sert à rien puis-
que la pluie recommence à tom-
ber et que l’alerte orange aux
crues a été réactivée dans l’après-
midi. En l’espace d’un mois, il est
tombé ici l’équivalent de six mois
de pluie et, rien que sur la dernière
semaine, celui de « trois mois de
précipitations », qui ont provoqué
« des crues historiques », comme
l’a souligné Jacques Billant, le pré-
fet du Pas-de-Calais. C’était beau-
coup trop pour Blendecques.
« On n’avait jamais eu ça »
Le voisin d’Alexandre, lui, s’agite
avec un balai-brosse pour évacuer
la boue devant son garage. Il a be-
soin de faire quelque chose. Avec
sa femme, ils sont logés à l’hôtel
par leur assurance pour trois
nuits. Leurs journées, ils les pas-
sent ici à tenter de sauver ce qui
peut encore l’être, c’est-à-dire pas
grand-chose.
Un peu plus haut dans l’im-
passe, Laurie (qui n’a pas souhaité
donner son nom de famille) ra-
conte son « petit paradis », ce
« coup de cœur » qu’ils ont eu avec
son mari quand ils ont acheté leur
maison, il y a dix-sept ans. « On sa-
vait qu’elle avait été inondée
en 2002, que potentiellement il y
avait un risque. » Elle est équipée
de batardeaux, ces plaques de mé-
tal anti-inondations placées de-
vant les ouvertures, que son mari,
Jean-François, a installées en ca-
tastrophe lundi en fin de journée.
« Sans ça, ça aurait été bien
pire », assure cette cadre de Pôle
emploi, qui a vu le bras de l’Aa au
bout de son jardin « monter puis
sortir de son lit. On n’avait jamais
eu ça ». Ce cours d’eau et le petit
bruit qu’il fait quand tout va bien
font aussi le charme de leur mai-
son, mais, là, c’est un cauchemar
qui leur est tombé dessus. Pour-
tant, « on entretient les berges, et à
nos frais ». Laurie ne trouve
d’ailleurs pas très normal que ce
soit aux propriétaires de s’en oc-
cuper mais, avec son mari, ils ont
toujours joué le jeu. « C’est du
temps, de l’énergie. Il faut descen-
dre dans l’eau, gratter. »
Avec leurs deux filles, ils ont
trouvé refuge chez la belle-mère
de Laurie, à une heure d’ici. Dans
En l’espace
d’une semaine,
il est tombé
l’équivalent
de trois mois
de précipitations
le salon, des palettes pour suréle-
ver les petits meubles. « Dans ma
voiture, j’ai mis une caisse avec
toute ma vie administrative et on
est partis. » Revenus chez eux
pour parer au plus urgent,
comme la plupart des habitants
du quartier, Laurie et Jean-Fran-
çois n’ont finalement quasiment
rien d’autre à faire que d’attendre
et espérer que les batardeaux
tiendront bon dans les heures qui
viennent si l’eau devait à nouveau
envahir le quartier.
Quand Christophe Béchu, le mi-
nistre de la transition écologique,
en visite dans plusieurs zones
inondées du Pas-de-Calais mer-
credi, est passé devant chez lui,
Vincent Maquignon était à deux
doigts de craquer. Depuis trois
jours, cet employé des Voies navi-
gables de France n’a pas vraiment
dormi. Il est épuisé. Pudique, il a
surtout parlé du stress de son
plus jeune fils et dit au ministre
espérer qu’après tout ça, des me-
sures seront prises pour aider les
traumatisés des inondations.
Il lui a aussi montré, depuis un
petit pont, le bras de dégagement
de l’Aa qui a été aménagé. D’habi-
tude, il est à sec. Là, « il est monté à
un débit de 84 mètres cubes par se-
conde ». Le ministre reparti, il con-
fie apprécier qu’il se soit déplacé.
« On se sent moins seuls. » En 2002,
il avait eu 1,20 mètre d’eau chez
lui. « Là, “que” 60 centimètres.
Heureusement que des travaux
ont été faits depuis la dernière crue
historique. Des digues et des bas-
sins de rétention ont été aménagés
en amont de l’Aa. A l’époque, ça n’a
pas fait l’unanimité dans le vil-
lage. » Il observe aussi qu’« avant,
les lits des rivières étaient entrete-
nus. On ne le fait plus ».
En fin de matinée, les élus du
secteur, les services de secours, les
gendarmes étaient réunis dans la
mairie de Blendecques, autour du
ministre. « La question n’est pas
seulement de savoir comment on
va indemniser. Il va falloir que l’on
CULTURES
MONDE.
© Radio France/Ch. Abramowitz
En partenariat avec
planète | 9
rehausse notre niveau de vigi-
lance », a fait valoir M. Béchu. Il
l’assure et les élus réunis approu-
vent : « Sans les énormes efforts
faits depuis 2002, le bilan aurait
été tragique. » Mais il faudra « des
mesures plus radicales en termes
d’urbanisme, ce n’est pas un sujet
tabou ». Les élus, eux, ont confié
leurs angoisses. Ainsi, Joël Duque-
noy, le président de la commu-
nauté d’agglomération du pays de
Saint-Omer, s’inquiète « du coût
des nouveaux ouvrages techni-
ques qu’il faudra mettre en œuvre,
vite ». Il évoque son père, 95 ans,
« qui n’a jamais vu ça ».
Un autre réclame des procédures
plus rapides pour engager les tra-
vaux nécessaires, et se félicite
qu’après les terribles inondations
de 2002, au cours desquelles tout
Blendecques ou presque s’était re-
trouvé sous l’eau, les élus se sont
réunis au sein du Smage (Syndicat
mixte pour l’aménagement et la
gestion) de l’Aa, qui a procédé à
19 millions d’euros de travaux.
Prévisions alarmantes
Ses études ont permis de mieux
comprendre ce qui se joue ici au-
delà des pluviométries excep-
tionnelles : un relief aux pentes
très faibles ne favorisant pas l’éva-
cuation des eaux, qui se déver-
sent sur des bassins imperméa-
bles, la multiplication des canaux
et ouvrages pour la navigation,
ainsi que l’artificialisation des
sols, qui n’a rien arrangé. En
somme, tout ce qui a déstabilisé
les lignes naturelles d’écoule-
ment des eaux.
« Vingt-trois millions de mètres
cubes d’eau ont pu être évacués
dans la mer mais il nous faut plus
de capacités de pompage », pré-
vient François Decoster, le maire
de Saint-Omer, la ville voisine. Pe-
tit signe d’espoir, « les coefficients
de marée des jours à venir sont
meilleurs pour évacuer l’eau ».
Christophe Béchu a annoncé
une réunion au ministère le
14 novembre pour acter l’état de
catastrophe naturelle. Dans le
quartier bas de Blendecques,
mercredi en fin d’après-midi, les
habitants s’apprêtaient à quitter à
nouveau leur maison pour la
nuit. Tout le monde avait en tête
les prévisions alarmantes de Vi-
giecrues. La pluie, elle, ne cessait
de tomber. p
florence traullé
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
Mélanie
Chalandon
L'esprit
d'ouver-
ture
10 |
FRANCE
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Antisémitisme : une marche, des divisions

Alors que LFI refuse de défiler dimanche, la venue du RN dans le cortège perturbe la Macronie et la gauche

D
epuis l’hôtel de la
questure de l’Assem-
blée nationale, ce mer-
credi 8 novembre, Yaël
Braun-Pivet laisse libre cours à son
émotion. La locataire du perchoir,
venue saluer trois familles d’ota-
ges français détenus par le Hamas
à Gaza, conviées ce jour-là, rap-
pelle que ce qui s’est joué en Israël
le 7 octobre est, à ses yeux, un
« crime contre l’humanité ».
A côté d’elle, la députée euro-
péenne (Les Républicains, LR), Na-
dine Morano, qui avait accompa-
gné la présidente (Renaissance) de
l’Assemblée nationale en Israël, fin
octobre, est en pleurs. Devant la
bonne trentaine de députés du
camp présidentiel, de membres de
LR, du Parti socialiste (PS) et du
Rassemblement national (RN),
Yaël Braun-Pivet veut aussi « préci-
ser » que l’appel à une grande mar-
che, dimanche 12 novembre, con-
tre l’antisémitisme, qu’elle a lancé
la veille avec le président (LR) du
Sénat, Gérard Larcher, dans une
tribune au Figaro, n’est pas une
initiative « politique », mais une
démarche « citoyenne et civique ».
Une mise au point que l’élue des
Yvelines, qui est elle-même la cible
de menaces et d’insultes antisémi-
tes, a martelée au journal de
20 heures de TF1, avec Gérard Lar-
cher. Cette marche « n’est pas un
meeting politique », « nous n’avons
convié aucun parti, mais des ci-
toyens », a-t-elle signifié, en assu-
rant : « Nous ne défilerons pas à
côté du RN. » Le cortège qui s’élan-
cera des Invalides jusqu’au Palais Elisabeth Borne entourée des ministres de l’intérieur et de la justice, Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti, à Paris, le 26 octobre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
du Luxembourg sera bien guidé
par des politiques, « républicains »,
dit-elle, sans préciser qui est répu- président du parti d’extrême muniste ont, dans un communi- dentielle a dénoncé sur le réseau X choses à l’aune de sa sensibilité ».
blicain ou ne l’est pas. « Ne laissons droite, Jordan Bardella.
« Ne pas y aller, qué commun, appelé « les citoyens une initiative mue par un « pré- Mais afficher son opposition à
pas salir le message que nous por- « Le RN n’a pas sa place dans cette ce serait laisser à marcher contre l’antisémitisme et texte d’antisémitisme » et a raillé l’entreprise de banalisation du RN
tons (…) avec des polémiques stéri- manifestation », a tranché, mer- tous les fauteurs de haine et de ra- « “l’arc républicain” du RN à la Ma- doit-il l’emporter sur la dénoncia-
les », a-t-elle balayé. credi, le porte-parole du gouverne-
le terrain au RN. cisme » en réalisant un « cordon ré- cronie de Braun-Pivet », en ciblant tion des actes antisémites ? Mardi,
ment, Olivier Véran, rappelant Y aller sans rien publicain » pour distinguer les for- la présidente de l’Assemblée : « Les à l’Elysée, Bruno Le Maire, minis-
« Le RN n’a pas sa place » l’impossibilité de faire coexister ces progressistes des représen- amis du soutien inconditionnel au tre de l’économie, a défendu « la
« Se rassembler, ce n’est pas gom- « un bon et un mauvais antisémi-
dire, ce serait tants du RN. La France insoumise massacre ont leur rendez-vous. » responsabilité historique » de l’exé-
mer ses différences », a aussi rap- tisme ». Une allusion aux mots de participer à leur a, elle, refusé de se rendre à la mar- cutif face à l’antisémitisme.
pelé Gérard Larcher, qui juge que Jordan Bardella qui avait refusé, di- che, jugeant « impraticable » de L’hésitation d’Elisabeth Borne Après plusieurs heures d’hésita-
le vrai « cordon républicain » est à manche, de qualifier Jean-Marie Le
banalisation » « lutter contre l’antisémitisme aux Le RN, qui assume un soutien total tion, la première ministre, Elisa-
tendre « contre l’antisémitisme ». Pen d’antisémite, en dépit des CLÉMENT BEAUNE côtés d’un parti qui trouve ses origi- à Israël et à son premier ministre, beth Borne, a fait savoir, mercredi,
Le plaidoyer des représentants saillies et condamnations du co- ministre des transports nes dans l’histoire de la collabora- Benyamin Nétanyahou, au nom qu’elle se rendrait à la marche di-
des deux Chambres du Parlement fondateur du Front national. tion avec le nazisme ». de la lutte contre l’islamisme, sa- manche, sans que son entourage
vise à dénicher une improbable « Jamais je ne défilerai derrière la Un boycott à même d’alimenter voure le moment. Comme si le n’y pose aucune condition. L’Ely-
concorde au sein d’un monde po- même banderole que le RN », s’est « En résumé : on a le droit d’être le procès en antisémitisme intenté stigmate de l’antisémitisme du sée n’avait, en revanche, pas dé-
litique hésitant, ou déchiré, face à ému le secrétaire général du parti ASSIS à côté du RN (aux rencontres au leader des « insoumis », Jean- parti d’extrême droite s’évaporait, voilé, jeudi matin, les intentions
leur initiative. présidentiel, Stéphane Séjourné, de Saint-Denis par exemple) mais Luc Mélenchon. Un mois après sans que les cadres n’aient for- d’Emmanuel Macron. Mais, de-
Une partie de la majorité mardi. Au sein du gouvernement, on n’a pas le droit d’être DEBOUT à l’attaque terroriste du Hamas en mulé la moindre repentance. puis le siège du Grand Orient de
présidentielle et une partie de la le ministre des transports, Clé- côté du RN (à une manifestation Israël, qui a donné lieu à une ri- En 2006, dans l’émission « Tout France, le chef de l’Etat a mis en
gauche ont posé des conditions ment Beaune, sera lui « a priori » à contre l’antisémitisme par exem- poste de l’Etat hébreu n’épargnant le monde en parle », quand Marine garde ceux qui « prétendent soute-
à leur venue, dimanche, troublées la marche. « Ne pas y aller, ce serait ple) », a moqué sur X (ex-Twitter), pas les civils gazaouis, l’appel à ce Le Pen revenait sur les propos de nir nos compatriotes de confession
par l’attitude de la cheffe de file du laisser le terrain au RN. Y aller sans Olivier Marleix, président du « sursaut » républicain apparaît son père qui avait affirmé, en 1987, juive en confondant le rejet des mu-
RN à l’Assemblée nationale, Ma- rien dire, ce serait participer à leur groupe LR à l’Assemblée, rappelant pour M. Mélenchon et son camp, que les chambres à gaz étaient un sulmans et le soutien des juifs, et en
rine Le Pen, qui a appelé, mer- banalisation », soupèse le repré- l’invitation de Jordan Bardella par malgré les dénégations de Yaël « point de détail », elle l’excusait : refusant de condamner clairement
credi, « l’ensemble de [ses] élec- sentant de l’aile gauche de la Ma- Emmanuel Macron aux rencon- Braun-Pivet et de Gérard Larcher, « Ce qui est important pour lui pen- leur position passée et tous les mots
teurs » à se joindre à la mobilisa- cronie, conscient que les élus d’ex- tres des chefs des partis, réitérée comme une prise de position en dant la seconde guerre mondiale, définitifs d’hier ». Une référence
tion après avoir confirmé sa pré- trême droite ne peuvent être sor- pour le 17 novembre. A gauche, les faveur du gouvernement israé- c’est la mort de son père », disait- explicite à l’extrême droite. p
sence et celle de son fidèle et tis de force de la manifestation. écologistes, le PS et le Parti com- lien. Mardi, l’ex-candidat à la prési- elle, jugeant que « chacun voit les claire gatinois

Devant les francs-maçons, Macron s’en prend aux «porteurs de haine»

Le chef de l’Etat s’est rendu au siège du Grand Orient de France, où il a invité ses hôtes à faire entendre davantage leur voix de « raison »

D evant les vitrines du mu-

sée du Grand Orient de
France, rue Cadet, dans le
9e arrondissement de Paris, mer-
credi 8 novembre, Emmanuel Ma-
cron écoute attentivement son
guide. Le commissaire de l’exposi-
tion évoque ce moment, à la fin du
XVIIIe siècle, de fortes rivalités en-
tre les bourgeoisies catholique et
juive, où l’institution maçonni-
que imposa à ses loges d’accueillir
les juifs qui souhaitaient être ini-
tiés. Une ouverture qui n’allait pas
de soi dans certaines régions –
l’Assemblée constituante de
1791 n’avait pas encore accordé
aux juifs la citoyenneté française.
Cette visite inédite du président
de la République au siège du
Grand Orient, à l’occasion de son
250e anniversaire, intervient dans
un moment où « l’antisémitisme
refait surface, dans les mots, sur les
murs », souligne Emmanuel Ma-
cron, et « s’affiche sans crainte et
sans honte ». « S’en prendre à un
juif, c’est toujours chercher à attein-
dre le projet politique qui le recon-
naît libre et égal, c’est toujours cher-
cher à atteindre la République »,
dit-il encore. Face aux « porteurs de
haine », « la République ne transige
pas et ne transigera pas », « nous se-
rons impitoyables », promet le chef
de l’Etat devant 300 francs-ma-
çons des principales obédiences
(Grand Orient, Grande Loge, Droit
humain, Grande Loge féminine).
Invité par le grand maître du
Grand Orient de France,
Guillaume Trichard, à « saisir la re-
présentation nationale » afin de
« faire évoluer notre législation sur
la fin de vie », Emmanuel Macron
lui donne satisfaction : le « droit de
mourir dans la dignité » fera l’objet
d’une « loi de liberté et de respect ».
Le chef de l’Etat évoquait pourtant,
dans sa lettre aux chefs des partis
politiques le 5 novembre, la ques-
tion de la fin de vie comme pou-
vant donner lieu à un référendum.
Mais c’était simplement « à titre
d’exemple », assure-t-on dans son
entourage, et parce que ce sujet est
« l’un des débats du moment ».
Alors qu’il devait être présenté
en décembre en conseil des minis-
tres, le projet de loi devrait de nou-
veau être reporté au premier se-
mestre 2024. Mais si les francs-ma-
çons y sont favorables, la Confé-
rence des évêques de France a ex-
primé, mercredi, à Lourdes (Hau-
tes-Pyrénées) son « inquiétude »
sur le sujet. « Une société humaine
doit être fraternelle pour tous et
pour toutes jusqu’à la fin de la vie, et
promouvoir l’aide active à vivre »,
affirme Mgr Eric de Moulins-Beau-
fort, dans une allusion à l’« aide ac-
tive à mourir » qui pourrait être re-
tenue dans le projet de loi.
« L’obscurantisme renaît »
Devant le Grand Orient, le chef de
l’Etat évoque « le combat de la
cause des femmes » et, à cet égard,
« l’obscurantisme, qui n’a pas dis-
paru : il revient, il renaît ». C’est
pourquoi, dit-il, il a souhaité « l’ins-
cription dans notre Constitution de
la liberté pour les femmes de recou-
rir à l’interruption volontaire de
grossesse ». Une réponse à la cheffe
des députés du Rassemblement
national, Marine Le Pen, qui juge
cette inscription « inutile ».
S’il a choisi de se rendre rue Ca-
det, c’est que, « dans une époque en
proie à la déraison », il voit le tra-
vail maçonnique comme « une pa-
role de raison, porteuse de pro-
grès ». « En vos loges, la parole est
hiérarchisée, structurée, organisée,
légitimée par un lent et patient tra-
vail de la pensée, de l’écoute et du
partage », vante-t-il, loin de la
« fausse légende noire » de la franc-
maçonnerie, car « il n’y a ici ni com-
plot ni dessein secret ». « A l’heure
des réseaux sociaux, où les paroles
indistinctes se mêlent et s’entremê-
lent sans hiérarchie ni distinction »,
« au moment où ailleurs ce sont les
armes qui parlent, et où chez nous
s’élèvent des voix de confusion et de
haine, de déraison et de division,
cette parole doit être plus forte »,
encourage-t-il.
Emmanuel Macron avait une
première fois rendu visite au
Grand Orient en 2016, alors qu’il
était ministre de l’économie. Il y
avait délivré un discours « plané-
taire », selon le sénateur François
Patriat (Renaissance), qui l’ac-
compagnait. Et avait séduit l’as-
semblée. Mercredi, le président
de République a invité ses hôtes à
faire entendre leur voix, à s’enga-
ger davantage dans le débat : « A
l’ère du soupçon ne doit pas succé-
der l’ère de l’effacement. » p
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12 | france
Loi immigration : la droite face à ses dissonances
Au Sénat, Les Républicains et les centristes ont trouvé un accord pour durcir la régularisation des sans-papiers
G
érard Larcher est un
président du Sénat
soulagé. Sa majorité au
Palais du Luxembourg
n’a pas « cassé toute la vaisselle » à
cause de l’article 3 du projet de loi
« immigration », qui facilitait la ré-
gularisation des travailleurs sans
papiers dans les métiers en ten-
sion, et qui a été durci mercredi
8 novembre par les sénateurs. Si-
gne que la crise couvait, l’élu des
Yvelines avait mis en garde ses col-
lègues du groupe Les Républicains
(LR) : surtout, ne « pas créer l’irré-
parable » avec leurs partenaires
centristes, alors qu’un désaccord
persistait entre eux sur cet article
qui ouvrait aux étrangers justi-
fiant d’au moins trois ans de vie en
France et de huit mois de travail la
délivrance « de plein droit » d’une
carte de séjour d’un an.
Le vote du texte au Sénat sem-
blait voué à l’échec avant l’an-
nonce d’un accord surprise,
mardi soir, entre le groupe LR de
Bruno Retailleau et les centristes
d’Hervé Marseille. Si le premier
refusait d’entendre parler de la
mesure, « même en passant par la
voie réglementaire », le second
montrait plus de souplesse en
constatant « un principe de réa-
lité » dans les entreprises et le
monde du travail. Avec ce com-
promis, le sénateur de Vendée a
annoncé la « suppression » de l’ar-
ticle 3 dans un communiqué ; le
mot « suppression » était absent
de celui des centristes. En réalité,
si la majorité sénatoriale a sup-
primé l’article du gouvernement
mercredi, elle l’a supplanté par un
article additionnel « 4 bis » qui
prévoit toujours la régularisation,
mais « au cas par cas » et « à titre
exceptionnel », sous certaines
conditions, dont le respect des
« valeurs de la République ».
Pourquoi un tel détour ? Les
deux alliés peuvent ainsi revendi-
quer un gain : les centristes
conservent l’inscription législa-
tive sur la régularisation, tandis
que la droite brandit le scalp sym-
bolique de l’article honni. « Il était
en effet inacceptable de créer un
droit opposable, permettant aux
travailleurs clandestins d’obtenir
automatiquement un titre de sé-
jour », réitère M. Retailleau. Ce
Le Sénat durcit le droit du sol
Les sénateurs souhaitent que les jeunes étrangers nés en France réclament la naturalisation
C’ est une disposition que
le gouvernement n’a-
vait pas pensée dans la
première mouture de son projet
de loi sur l’immigration, mais qu’il
n’a pas combattue sur le fond de-
vant le Sénat, mercredi 8 novem-
bre. Dominé par la droite et le cen-
tre, le Palais du Luxembourg a fi-
nalement entériné une modifica-
tion substantielle du droit du sol,
introduite en commission des lois
quelques mois plus tôt.
Aujourd’hui, les jeunes nés en
France de parents étrangers ob-
tiennent de façon automatique la
nationalité française à leur majo-
rité. Ce droit du sol suppose seule-
ment que le jeune réside en
France, et découle d’une concep-
tion républicaine de la nationalité
fondée sur la « socialisation plus
que sur une donnée ethnique »,
soulignait l’historien Patrick Weil
dans un rapport en 1997.
Le Sénat a voté, mercredi, la sup-
pression de cette automaticité, en
exigeant des jeunes qu’ils de-
mandent à devenir français pour
être naturalisés. « Tout enfant né
en France de parents étrangers
peut, à partir de l’âge de 16 ans et
jusqu’à l’âge de 18 ans, acquérir la
nationalité française à condition
qu’il en manifeste la volonté », ont
compromis est jugé « acceptable »
par Gérald Darmanin, désireux de
faire voter son texte à l’Assemblée
sans recourir au 49.3. « Il y aura
donc bien un article sur la régulari-
sation pour les travailleurs en ten-
sion et c’est une très bonne chose »,
se satisfait-on Place Beauvau.
Un Bruno Retailleau tiraillé
Cette tension résorbée, un texte
immigration devrait bien sortir
du Sénat, à l’issue du vote solen-
nel mardi 14 novembre. Tout
autre scénario aurait été vécu par
Gérard Larcher comme un ca-
mouflet, lui qui vante l’institu-
tion comme « le point d’équilibre
d’une démocratie à la peine ».
« Larcher est très ennuyé, lui ne
pense pas seulement à LR, mais
d’abord à sa majorité sénato-
riale », avouait Hervé Marseille,
vendredi 3 novembre.
Dans les rangs de LR au Sénat, on
décrivait un Bruno Retailleau ti-
raillé, qui rappelle que son groupe
continue à durcir le texte. Après
avoir voté la suppression de l’aide
médicale d’Etat (AME) remplacée
par une aide médicale d’urgence
(AMU), la majorité sénatoriale a
décidé, mercredi, de la fin des allo-
cations familiales et des aides au
logement pour les étrangers vi-
vant en France depuis moins de
cinq ans, et restreint le droit du sol.
De quoi garantir un vote des LR à
l’Assemblée nationale, où le projet
de loi poursuivra sa navette à par-
tir du 11 décembre ? La majorité
d’Emmanuel Macron l’a appris à
ses dépens lors de la réforme des
retraites, Les Républicains propo-
sent deux salles, deux ambiances
entre le Sénat et le Palais-Bourbon.
Le patron des députés LR, Olivier
Marleix, redisait encore mardi son
Lors du conseil
stratégique
des Républicains,
mardi, se
dégageait une
marche à suivre :
ne rien concéder
à la majorité
adopté les sénateurs, sur proposi-
tion de la sénatrice (Les Républi-
cains, LR) des Bouches-du-Rhône
Valérie Boyer. Et ils ajoutent
qu’un jeune ne peut acquérir la
nationalité « s’il a été condamné à
une peine égale ou supérieure à
six mois d’emprisonnement ».
De quoi faire bondir de nom-
breuses associations et des syndi-
cats – tels que SOS-Racisme, la Li-
gue des droits de l’homme,
l’UNSA, la CFDT ou la CGT – qui
s’étaient, dans un courrier adressé
à la première ministre, Elisabeth
Borne, le 5 novembre, inquiétés
d’un « degré de restriction du béné-
fice du droit du sol inconnu depuis
le régime instauré en… 1804 », an-
née de promulgation du code civil
par Napoléon Bonaparte.
Un article inconstitutionnel ?
« L’accès a la nationalité favorise
l’immigration », a défendu Valérie
Boyer, mercredi en séance, tandis
que le sénateur (Reconquête !) des
Bouches-du-Rhône Stéphane Ra-
vier a fustigé un droit du sol « stu-
pide » et estimé, à propos des
étrangers naturalisés, qu’« un veau
qui naît dans une écurie ne fera ja-
mais de lui un cheval » – des propos
xénophobes qui lui ont valu un
rappel au règlement.
Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, le 6 novembre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
opposition nette au projet qui con-
tiendrait « la moindre accroche lé-
gislative » sur la régularisation. Les
députés de la majorité présiden-
tielle, eux, reviendront sur cer-
tains durcissements opérés par le
Sénat. « A l’Assemblée, nous rétabli-
rons le texte ambitieux de l’exécutif,
tout le texte de l’exécutif. Y compris
le volet sur les régularisations », a
promis dans Le Figaro le député
Renaissance de la Vienne Sacha
Houlié. Alors qu’une majorité de
Français soutient cette disposi-
tion, il s’agit désormais pour LR de
mener la bataille de l’opinion.
« M. Darmanin se moque du
monde quand il dit qu’il s’agit d’une
loi de fermeté », répète M. Marleix.
Avant que les sénateurs LR ne re-
considèrent leur ligne rouge
mardi, lors du conseil stratégique
des Républicains qui se tenait le
matin même, une quasi-unani-
mité se dégageait sur la marche à
En 2021, 130 000 personnes ont
obtenu la nationalité française.
« Les acquisitions de nationalité
par déclaration anticipée et sans
formalités, qui concernent des mi-
neurs étrangers nés en France de
parents étrangers, représentaient
26,9 % du total, précisait la com-
mission des lois du Sénat dans
son rapport sur le texte. Ces condi-
tions d’accès à la nationalité pour
des mineurs, relativement favora-
bles, peuvent potentiellement ren-
forcer l’attractivité du territoire
français. » C’est donc pour lutter
contre un éventuel appel d’air
que les sénateurs se sont attelés à
restreindre le droit du sol.
Dans l’Hémicycle, mercredi, la
gauche s’est émue que le gouver-
nement n’ait pas déposé d’amen-
dement de suppression du nouvel
article. Le ministre de l’intérieur,
Gérald Darmanin, a toutefois dé-
claré qu’il n’a « rien à faire dans la
loi », estimant que la modification
du code civil sera considérée
comme un cavalier législatif par le
Conseil constitutionnel. M. Dar-
manin ne s’est pas exprimé sur le
fond, se contentant de soutenir
les amendements de suppression
portés par la gauche – mais rejetés
sans surprise par la majorité
sénatoriale.
suivre : ne rien concéder à la ma-
jorité. « Ce texte fait-il baisser l’im-
migration ? La réponse est non, re-
late Brice Hortefeux, eurodéputé
et ancien ministre de l’intérieur.
Selon la formule syndicale, le
compte n’y est pas. »
Les élus LR martèlent qu’il fau-
drait modifier la Constitution. Eric
Ciotti regrette d’ailleurs que ses
collègues LR du Sénat n’aient pas
fait du vote de la proposition de loi
constitutionnelle un préalable à
tout accord avec l’exécutif. Il y a un
an, il prévenait : « Les retraites oui,
l’immigration, non. » Et tant pis s’il
faut s’opposer à un projet inspiré
par le rapport du sénateur LR du
Rhône, François-Noël Buffet – à
propos duquel Gérard Darmanin
plaide « coupable de plagiat » – et
qui porte des propositions défen-
dues par la droite et même, pour
certaines, par l’extrême droite. p
alexandre pedro
Les sénateurs LR « ont tort » de
s’attaquer à la nationalité, expli-
quait-on il y a quelques semaines
Place Beauvau. « Gérald Darma-
nin a dit à Bruno Retailleau [prési-
dent du groupe LR au Sénat] qu’il
devrait plutôt éviter le débat, car
on peut avoir un débat sur le sujet
au Sénat mais, à l’Assemblée na-
tionale, il y a 88 députés RN », sou-
lignait l’entourage du ministre.
L’automaticité de la naturalisa-
tion des enfants nés sur le sol
français avait été écornée une
première fois entre 1993 et 1998 :
le jeune né en France devait ma-
nifester sa volonté d’acquérir la
nationalité entre ses 16 et 21 ans.
Sous le gouvernement du socia-
liste Lionel Jospin, le législateur
est revenu au régime de l’auto-
maticité car, dans les faits, des
jeunes pouvaient demeurer
étrangers sans le vouloir, ni
même le savoir – parce qu’ils se
croient déjà français.
La restriction votée au Sénat
mercredi toucherait « les publics
les plus fragiles et les plus éloignés
des institutions », s’inquiètent les
organisations signataires du
courrier à Elisabeth Borne. Pour
Patrick Weil, ce serait une « régres-
sion énorme ». p
julia pascual
21 % des immigrés
ont été sans-papiers
Le phénomène, stable, invalide l’idée d’une
« submersion migratoire », selon une étude
E tre sans papiers, une expé-
rience banale ? Des travaux
inédits montrent que 21 %
des immigrés qui résident en
France ont été en situation irrégu-
lière à un moment de leur vie dans
le pays. Pour plus du tiers d’entre
eux, cette précarité administra-
tive a même duré plus de cinq ans.
Tandis que les sénateurs exami-
nent le projet de loi immigration
jusqu’au 14 novembre, qui prévoit
notamment de simplifier la régu-
larisation des travailleurs sans pa-
piers, des résultats de l’enquête
Trajectoires et Origines 2 de l’Ins-
titut national d’études démogra-
phiques (INED), publiés en octo-
bre, montrent que « la situation
d’irrégularité est quelque chose de
presque banal et d’important de-
puis très longtemps en France »,
souligne le directeur de recher-
ches Cris Beauchemin, coauteur
de l’étude avec Julia Descamps et
Pascale Dietrich-Ragon.
Ainsi, 23 % des immigrés arrivés
avant 1989 ont connu l’irrégula-
rité, contre 22 % de ceux arrivés
entre 1989 et 1998, et 26 % de ceux
arrivés entre 1999 et 2008. Alors
que la droite et le centre ont res-
treint les règles de régularisation
des travailleurs sans papiers, que
le projet de loi initial assouplis-
sait, l’étude montre que l’effet
d’« appel d’air » ne se vérifie pas
empiriquement. « L’irrégularité
est un fait structurel dans la ges-
tion administrative du séjour des
immigrés et il n’y a pas eu de chan-
gement majeur quelles qu’aient été
d’ailleurs les mesures de régulari-
sation décidées par les gouverne-
ments », insiste M. Beauchemin.
L’étude de l’INED révèle, en outre,
que parmi les 21 % d’immigrés qui
ont été sans papiers, moins de la
moitié sont arrivés de façon irré-
gulière sur le territoire. Ces résul-
tats battent en brèche l’idée d’une
« submersion migratoire » diffusée
par la droite et l’extrême droite.
« Alors que la question des entrées
clandestines occupe une place
croissante dans les discours publics
depuis les années 2000, les données
ne montrent aucune évolution si-
gnificative », note l’INED. La pro-
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
portion de migrants entrés en
France sans visa oscille entre 9 %
et 10 % depuis 1989.
Le fait de vivre sans papiers dé-
coule aujourd’hui d’une multi-
tude d’itinéraires administratifs.
« L’irrégularité ne se produit pas
seulement à l’arrivée en France. Il y
a des gens entrés avec un visa, mais
qui se maintiennent sur le territoire
après qu’il a expiré, il y a des dé-
boutés du droit d’asile, ou encore
des personnes qui n’arrivent pas à
renouveler leur titre de séjour parce
qu’ils n’arrivent pas à accéder à l’ad-
ministration, que les critères d’at-
tribution ont évolué ou que leur si-
tuation personnelle a changé »,
énumère M. Beauchemin.
Inégalité géographique
Pour preuve : 26 % des immigrés
détenteurs aujourd’hui d’une
carte de résident de dix ans ont
connu l’irrégularité, de même que
17 % des 2,5 millions d’immigrés
aujourd’hui naturalisés français
ont été sans-papiers à un moment
de leur séjour. Le statut social ne
protège que partiellement des
aléas administratifs, puisque 12 %
des immigrés diplômés du supé-
rieur ont connu l’irrégularité, con-
tre 32 % de ceux qui n’ont pas at-
teint l’enseignement secondaire.
L’étude montre, enfin, que l’expé-
rience de l’irrégularité n’est pas la
même selon le lieu de résidence.
« Les immigrés installés en ré-
gion parisienne conservent un ris-
que deux fois plus élevé d’avoir
vécu sans papiers que leurs homo-
logues provinciaux », notent les
auteurs. Une inégalité qui pour-
rait résulter des décisions discré-
tionnaires des préfectures et de la
congestion de ces dernières. « Un
des enjeux de l’article 3 de la loi
[immigration] était de créer une
régularisation de plein droit de
certains travailleurs sans-papiers
et d’uniformiser le traitement des
demandes sur le territoire », souli-
gne M. Beauchemin. Mercredi
8 novembre, la majorité sénato-
riale a réécrit cet article pour con-
server le pouvoir discrétionnaire
des préfets. p
j. pa.
14 | france 0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

HARCÈLEMENT SCOLAIRE

Harcèlement : l’école en première ligne

Les élèves du CE2 à la terminale sont soumis à un questionnaire, pour prendre la mesure du phénomène

P
lus d’un mois après la présenta-
tion du plan interministériel
contre le harcèlement, le minis-
tre de l’éducation nationale et
de la jeunesse, Gabriel Attal, a
décidé de faire de la semaine du
6 novembre un moment « décisif pour le com-
bat que nous menons contre le harcèlement ».
Ce temps fort politique doit atteindre son
point d’orgue jeudi 9 novembre, avec la hui-
tième Journée nationale de lutte contre le
harcèlement, que le locataire de la Rue de Gre-
nelle souhaite « inédite par son ampleur ».
Alors que le ministère estime qu’« un tiers
des établissements scolaires » organisent d’or-
dinaire une action le 9 novembre, M. Attal a
demandé que tous les établissements inter-
rompent les cours deux heures afin d’abor-
der le sujet. Pour la première fois, des « ques-
tionnaires d’autoévaluation » devaient être
distribués à tous les élèves du CE2 à la termi-
nale pour vérifier « s’ils sont susceptibles
d’être victimes de harcèlement scolaire », ex-
plique le ministère.
Ce temps d’échange n’aura cependant pas
lieu partout jeudi, la Rue de Grenelle ayant
laissé une semaine aux équipes pour le faire.
« Nous n’avons reçu les consignes que très tardi-
vement, il nous faut du temps pour nous orga-
niser », pointe Layla Ben Chikh, membre du bu-
reau exécutif du SNPDEN-UNSA, majoritaire
chez les personnels de direction. Le ministère
n’a en effet communiqué ses directives que le
23 octobre, au tout début des congés scolaires.
Le questionnaire a été construit avec des
professionnels de la santé mentale des jeunes,
tels que les pédopsychiatres Marcel Rufo et
Nicole Catheline, ainsi que des chercheurs
spécialistes du climat scolaire, comme Eric
Debarbieux et Catherine Blaya. Adapté à cha-
que niveau de la scolarité, il invite les élèves à
préciser s’ils estiment être concernés « très
souvent », « souvent », « parfois » ou « jamais »
par des situations spécifiques. Sa passation
n’est cependant « pas obligatoire » pour les
élèves, affirme le site du ministère. « Ce ques-
tionnaire devait être simple et tenir compte de
deux éléments, explique M. Debarbieux. D’une
part, le harcèlement se traduit par des micro-
violences qui ne paraissent pas forcément gra-
ves lorsqu’on les prend isolément. D’autre part,
il consiste en une répétition de faits qui crée un
effet d’accumulation. »

Un fléau mal cerné par les statistiques

Pour l’éducation nationale, l’objectif est dou-
ble. Il s’agit, d’une part, d’obtenir des données
actualisées sur un fléau dont les statistiques
peinent à établir l’ampleur. En 2015, le service
statistique du ministère estimait que 5,8 % des
élèves étaient victimes de harcèlement en
France, dont 4 % en primaire, 12 % au collège et
2 % à 3 % au lycée. En 2011, l’Unicef chiffrait
plutôt la part de victimes à plus de 10 %.
Le ministère espère également « libérer la pa-
role » des élèves. « A l’école, il faut avant tout en
parler », a résumé le ministre dans un courriel
aux équipes éducatives, dans lequel il est éga-
lement précisé que les familles doivent être
« pleinement associées ». Gabriel Attal « leur
adressera prochainement une lettre afin de les
engager dans un dialogue plus constructif et
plus serein avec les acteurs de l’école ». Le mi-
nistre a également annoncé, pour le début de
2024, la mise en ligne d’une plate-forme met-
tant à disposition des vidéos pour aider les pa-
rents à détecter les situations de harcèlement.
Sur le terrain, les enseignants, qui sont char-
gés de « dépouiller » les résultats, restent dubi-
tatifs quant à leur utilisation, notamment du
fait du strict anonymat des réponses.
« Qu’est-on censé faire si l’autoévaluation fait
ressortir des situations graves ou problémati-
ques sans que les équipes soient capables d’iden-
tifier les élèves concernés ? », s’interroge Sophie
Vénétitay, du SNES-FSU, pour qui « la préven-
tion ne peut pas se limiter à ce questionnaire ».
La question des moyens reste entière : « Tous
les personnels ne sont pas formés au harcèle-
ment, et nous manquons d’infirmières, de psy-
chologues et d’assistantes sociales pour nous
aider », souligne Mme Ben Chikh. Une situation
encore plus prégnante en primaire où, comme
le rappelle Guislaine David du SNUipp-FSU, « il
n’existe pas de personnel de vie scolaire ».
Pour Eric Debarbieux, ces questionnaires
sont « un outil de plus », pas « un programme
miracle ». « Il est évident qu’il faudra aller beau-
coup plus loin en termes de formation et d’aides
aux établissements », estime le chercheur. p
éléa pommiers
« Je n’ai plus jamais eu confiance en moi » :
les blessures indélébiles des victimes
Baisse de l’estime de soi, dépression, anxiété… les témoignages recueillis par « Le Monde »
montrent que des maltraitances subies dans l’enfance peuvent avoir des effets à long terme
TÉMOIGNAGES
A chaque fois qu’elle se
rend dans le centre-ville
de Dijon, Julie y pense. Et
si elle croisait la personne qui l’a
harcelée au lycée ? Elle a 35 ans
aujourd’hui, mais rien n’y fait. La
trentenaire sait que celui qui a
pourri son adolescence habite
toujours la capitale bourgui-
gnonne et depuis qu’elle est reve-
nue vivre dans la région de son
enfance il y a trois ans, alors
qu’elle l’avait « fuie pour s’en sor-
tir », Julie (les personnes citées par
leur prénom ont requis l’anony-
mat) ne peut s’empêcher de s’in-
terroger : que ferait-elle si elle
tombait nez à nez avec lui ? Elle lui
parlerait, elle changerait de trot-
toir ? « Cela fait près de vingt ans et
je me demande encore si je pour-
rais affronter mon agresseur »,
s’énerve cette mère de famille.
Julie ne peut pas parler de ce
qu’elle a subi pendant ses années
lycée sans avoir la voix qui trem-
ble. « Cela a commencé par des pe-
tites remarques qui, à force de s’ac-
cumuler, ont pris tous les espaces
de ma vie », expose-t-elle. Ses
moindres faits et gestes sont
scrutés et moqués. « Je m’habillais
comme Avril Lavigne, la star de
l’époque, ça n’allait pas. Je m’ha-
billais à la mode, ça n’allait pas
non plus. Je m’habillais en hippie,
ce n’était toujours pas ça. J’ai fini
par penser que c’était mon moi
profond qui était en cause, que
j’avais une personnalité digne
d’être harcelée », se remémore Ju-
lie, qui tombe alors en dépression
et juge sa santé mentale « encore
fragile » aujourd’hui.
« Je n’avais pas les codes »
« Mes blessures n’ont pas cicatrisé.
Je n’ai plus jamais eu confiance en
moi, j’ai beaucoup de difficultés à
me lier d’amitié ou à faire
confiance à de nouvelles person-
nes. Même avec les stagiaires au
travail, alors que j’ai plus de dix
ans d’expérience, je suis sur mes
gardes », raconte celle qui exerce
dans le paramédical. La jeune
femme se réjouit néanmoins de
la prise de conscience récente
autour du fléau du harcèlement
scolaire, qui toucherait un élève
sur dix, elle qui a mis des années
avant de poser le mot « harcèle-
ment » sur ce qu’elle a vécu.
Comme Julie, de nombreux
adultes qui ont enduré humilia-
tions, brimades et violences de la
part d’autres élèves pendant leur
scolarité en subissent encore les
conséquences des années voire
des décennies après, comme l’at-
testent les dizaines de récits d’an-
ciens harcelés de tous âges et tous
horizons reçus par Le Monde à la
suite d’un appel à témoignages.
La députée Renaissance des
Hauts-de-Seine Virginie Lanlo
s’est aussi rendu compte de la né-
cessité de témoigner. Lors d’une
question au gouvernement à
l’Assemblée nationale fin sep-
tembre, elle a révélé avoir été vic-
time de harcèlement lorsqu’elle
était au collège. Elle a lu dans
l’Hémicycle le message qu’elle a
envoyé il y a sept ans à sa harce-
leuse qui tentait de la recontacter
via Facebook : « Ces agissements
ont bousillé ma vie d’enfant et
d’adolescente. J’ai pu me re-
construire et construire une fa-
mille formidable mais je n’oublie-
« J’AI FINI PAR PENSER
QUE J’AVAIS UNE
PERSONNALITÉ DIGNE
D’ÊTRE HARCELÉE »,
SE REMÉMORE JULIE,
35 ANS AUJOURD’HUI
rai jamais ces heures de détresse
et de souffrance. (…) Cela fait
maintenant plus de quarante ans,
c’est loin mais indélébile. »
Depuis, de nombreux témoi-
gnages d’adolescents comme
d’adultes lui sont parvenus. « Je
ne m’attendais pas à recevoir
autant de réactions. Parce qu’ils
n’en ont pas parlé, parce qu’ils ne
se sont pas sentis considérés ou
pris en charge, certains ne s’en
sont pas remis et ont du mal à
construire leur propre vie. D’autres
ont dompté cette blessure avec le
temps mais elle reste présente »,
remarque la députée.
« Le harcèlement augmente le
risque de dépression et d’anxiété.
Les adultes qui en ont été victimes
vont avoir plus de mal à se sentir
en sécurité dans leur relation avec
les autres et vont avoir une faible
opinion d’eux-mêmes. C’est un vé-
ritable problème de santé publi-
que », analyse Laelia Benoit, pé-
dopsychiatre et chercheuse asso-
ciée au Yale Child Study Center.
Pour cette spécialiste, « la réac-
tion des adultes, personnels de
l’éducation et famille, au moment
des faits s’avère cruciale. L’inaction
provoque une invalidation du
vécu de l’enfant, délétère aussi des
années plus tard ».

0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
L’estime de soi est durablement
affectée par ces violences endu-
rées pendant l’enfance et l’adoles-
cence, à un moment où « les so-
cles identitaires se constituent »,
comme le dit le chercheur en
sciences de l’éducation Bruno
Humbeeck. Pauline, aujourd’hui
âgée de 42 ans, a retrouvé derniè-
rement une photo de classe du
collège et a mis du temps à re-
connaître tout le monde. « Au
bout de plusieurs minutes, je me
suis aperçue que la jeune fille que
je scrutais, c’était moi. A ma
grande surprise, j’étais jolie ! », re-
late celle qui a été harcelée à partir
du CM2 et pendant le collège. « Je
suis arrivée d’une petite ville dans
une institution privée très bour-
geoise de Lille. Je n’avais pas les co-
des. J’écrivais “Creeks” sur ma
trousse pour être comme tout le
monde, m’attirant encore plus de
moqueries », se souvient-elle.
Alors, encore aujourd’hui, Pau-
line fuit les miroirs et déteste être
prise en photo. « Cela ne m’empê-
che pas de vivre mais je me sens
abîmée pour toujours », considère
la quadragénaire qui, comme
beaucoup de témoins interrogés
par Le Monde, ressent « toujours
de la honte » face au harcèlement
subi. Cette mère de deux enfants
scolarisés en primaire se de-
mande aujourd’hui « comment
elle aurait survécu s’il y avait eu les
réseaux sociaux ».
Les anciens harcelés ont mis en
place des stratégies pour se pré-
munir. Cela passe le plus souvent
par une extrême discrétion, voire
un repli sur soi, avec une grande
difficulté à faire confiance aux
autres, au point pour certains de
développer une phobie sociale.
Tessæ, artiste de 21 ans qui a écrit
Frôler les murs (JC Lattès, 2021), un
livre où elle raconte son histoire,
le sait bien. Aujourd’hui person-
nage public, il est pourtant rare
qu’elle sorte seule car elle a « tou-
jours peur de se faire humilier ».
Ses crises d’angoisse encore fré-
quentes ont pu l’empêcher de se
produire sur scène. Se rendre
dans un établissement scolaire,
où elle intervient régulièrement
pour faire part de son expé-
rience, est toujours éprouvant.
« Je demande souvent qu’on me
laisse le temps d’apprivoiser les
lieux », relève-t-elle.
« Il n’y a pas de portrait-robot »
Pourquoi moi ? La question
hante encore de nombreux an-
ciens harcelés. Certains pointent
une différence, d’autres une fra-
gilité, beaucoup jugent qu’ils
avaient le profil, d’autant plus
lorsqu’ils ont connu d’autres épi-
sodes de harcèlement au cours
de leur vie. La professeure en
sciences de l’éducation Cathe-
rine Blaya l’affirme pourtant : « Il
n’y a pas de portrait-robot de
l’élève harcelé. Tout le monde peut
être victime, tant il s’agit de phé-
nomènes de groupe. »
Frank en est pourtant encore
convaincu : « J’étais le bouc émis-
saire parfait : chétif, craintif, lunet-
tes et appareil dentaire, habillé
avec des vêtements trop grands de
seconde main », retrace l’infir-
mier de 30 ans. En grandissant, il
prend le contre-pied, pratique
musculation et sports de combat
à haute dose, adopte « une atti-
tude des plus virilistes » et « ex-
plose régulièrement dans des ac-
cès de violence ». « Ma femme m’a
Pour sa série
« Cette société
d’enfants » (2022),
la photographe
Julie Balagué
s’est intéressée
à des victimes
de harcèlement
scolaire, afin
d’en comprendre
les mécanismes et
les conséquences.
Gaëlle,
photographiée
pour la série
en 2022 devant
le collège qu’elle
a fréquentée,
en Charente-
Maritime : « C’est
étrange de se dire
que j’ai vécu mes
pires années ici.
Ça me rappelle
quand je rentrais
dans la cour et que
tout le monde me
regardait. C’était
horrible. Tout
ce qu’ils m’ont dit
depuis mon CE2,
j’y ai cru et j’y
crois encore. »
PHOTOS JULIE BALAGUÉ
POUR LA GRANDE COMMANDE
PHOTOJOURNALISME DE LA BNF
montré d’autres manières de se
comporter. Sans elle, je serais sans
doute devenu dangereux », re-
connaît-il aujourd’hui.
Frank souhaite aujourd’hui « se
défaire de son passé de victime ».
Depuis dix ans, il a adopté ce pré-
nom qui n’est pas celui de sa nais-
sance et entreprend actuellement
des démarches pour que cela de-
vienne son identité officielle.
Père de trois enfants en bas âge,
ce grand angoissé toujours mé-
fiant envers les autres s’inquiète
désormais pour eux. « J’aimerais
leur donner confiance en eux et li-
miter leurs failles », explique ce
papa. Pas question pour lui que
ses deux filles et son fils soient
mal coiffés, mal habillés ou se
comportent mal. Il veut « tout
faire » pour « qu’ils ne s’attirent
pas des moqueries ».
Après en avoir longtemps souf-
fert, Céline, enseignante depuis
vingt-cinq ans, a décidé de faire de
ce qu’elle a subi le moteur de son
engagement. La professeure d’his-
toire-géographie s’est énormé-
ment documentée sur le harcèle-
ment et a toujours essayé d’être vi-
gilante face aux comportements
de ses élèves. Depuis la rentrée
2022, elle s’implique intensément
dans le programme Phare (pro-
gramme de lutte contre le harcèle-
ment à l’école) au sein de son col-
lège, à Arles (Bouches-du-Rhône).
Pour évoquer les conséquences
du harcèlement avec ses élèves,
Céline prend une feuille blanche,
la met en boule puis la défroisse et
la lisse. « La feuille conserve des tra-
ces d’avoir été chiffonnée. C’est as-
sez parlant pour les élèves…
comme pour moi », souffle-t-elle. p
sylvie lecherbonnier
« Nous n’avions aucune limite » :
paroles d’anciens harceleurs
Des personnes ayant maltraité des camarades par le passé racontent
leur bascule dans la violence, et la honte ressentie une fois adultes
TÉMOIGNAGES
Q uand Nicolas (il veut res-
ter anonyme) a rencon-
tré Benoît (le prénom a
été modifié) au collège,
il en a vite fait son ami. Ils ne par-
tagent pas seulement la même
classe. Benoît souvent l’invite
chez ses parents. Ils aiment l’in-
formatique, les jeux de société, ou
juste passer du temps dehors.
Nicolas compte pourtant parmi
les meneurs d’une petite bande
qui se plaît à faire mal à Benoît.
Toujours plus mal, parce que ça
fait toujours plus rire les copains.
Les moqueries et les petites ta-
pes, d’abord. Puis ses vêtements
déchirés à coups de ciseaux. Tout
le monde se marre de le voir ren-
trer chez lui en lambeaux. Mais la
blague lasse, à force. Alors, un jour,
Benoît est attaché à un arbre. Ses
pieds et mains sont liés si fort
qu’un adulte devra couper les la-
cets qui servent de liens.
Quinze ans après, Nicolas est
« rongé par la honte ». A l’époque,
il tirait pourtant de ces « jeux »
une indéniable confiance en lui.
Une « forme de puissance » même.
« Nous n’avions aucune barrière,
aucun adulte sur notre chemin,
aucune limite, raconte l’homme
âgé de 29 ans. Benoît essayait de
me dire que tout ça n’était pas nor-
mal, que les choses allaient trop
loin. Moi, je le prenais comme un
jeu malsain, sans avoir l’impres-
sion que ça puisse empiéter sur no-
tre amitié. »
« Par mimétisme »
Les deux changent de classe et se
perdent de vue. Mais l’histoire
n’est pas terminée pour Benoît.
Tout juste majeurs, ils se recroi-
sent au hasard d’une soirée.
Benoît interpelle Nicolas. Il lui ra-
conte sa vie, ses études, ses réussi-
tes. « En me faisant bien compren-
dre qu’il s’était relevé, qu’il n’avait
pas échoué, même si je l’avais
autrefois rabaissé et dévalorisé. »
Le déclic : « Le mot est tabou, il
peut prendre des formes subtiles,
serpente Nicolas. Mais, ce soir-là,
j’ai compris que j’avais harcelé. »
Des centaines de milliers d’élè-
ves sont chaque année victimes
de harcèlement. Mais pour com-
bien d’auteurs ? Beaucoup plus,
sans doute. Le harcèlement en
milieu scolaire relève souvent
d’un phénomène de groupe.
« Le collectif dans les écoles est le
lieu d’expérimentation où se cons-
truisent les identités provisoires,
pose Nicole Catheline, pédopsy-
chiatre à Poitiers. L’appartenance à
la majorité peut vite devenir pri-
mordiale ; l’enfant doit y faire allé-
geance dans l’espoir de bénéficier
de la sécurité du collectif. » Quitte à
prouver sa fidélité en participant
aux violences contre la victime dé-
signée par le « groupe ». Un
schéma récurrent parmi les dizai-
nes de témoignages d’anciens har-
celeurs recueillis par Le Monde.
Dans son groupe du CM2, Auré-
lie Aubourg juge qu’elle était « la
moins pire ». Pas celle en tout cas
qui faisait le plus de mal à cet
élève dont on moquait la voix
aiguë, les jambes fines et l’envie
assumée de jouer à la poupée.
« TOUT LE MONDE
LE MALTRAITAIT,
IL FALLAIT DONC QUE
JE LE FASSE. COMME
SI LE HARCÈLEMENT
ÉTAIT CONTAGIEUX »
AURÉLIE AUBOURG
ancienne harceleuse
« J’étais curieuse et admirative de
la manière dont il cultivait sa diffé-
rence et assumait le garçon qu’il
était », se souvient, trente ans
plus tard, l’employée dans une
collectivité. Claques, coups de ge-
nou dans les parties intimes, vols
de yaourt à la cantine ou surnoms
désobligeants : elle n’a pas moins
pris sa part dans le harcèlement.
« Par mimétisme », justifie Aurélie
Aubourg : « Tout le monde le mal-
traitait, il fallait donc que je le
fasse. Comme si le harcèlement
était contagieux. »
Au collège, dispersion des effec-
tifs, le garçon « a disparu des ra-
dars ». A 16 ans, Aurélie Aubourg
l’a cherché sur Internet, lui a écrit,
sans avoir de réponse. A 39 ans,
elle témoigne, donne son nom de
jeune fille. Pour être lue et recon-
nue ? « S’il me contactait, je crois
que je serais intimidée, parce que
je continue à me sentir honteuse.
Et peut-être soulagée, car cela si-
gnifierait sans doute que tout va
bien dans sa vie d’adulte. »
Aurélie n’est pas la seule parmi
les anciens auteurs à espérer sans
trop se l’avouer retrouver cet an-
cien élève qui concentrait leur
haine. La « mobilisation géné-
rale » contre le harcèlement sco-
laire décrétée par la première mi-
nistre, Elisabeth Borne, le 27 sep-
tembre, ravive la culpabilité et le
besoin d’en parler.
Les ex-harceleurs interrogés
prennent soin de se distinguer des
récits de l’actualité, où les réseaux
sociaux et leur viralité balaient les
frontières de l’intimité et le portail
de l’école. « Si elles peuvent en ag-
graver les conséquences, ces nou-
velles technologies ne sont qu’un
outil au service des violences ; les ré-
seaux sociaux n’ont pas plus créé le
harcèlement en milieu scolaire
qu’ils n’en ont augmenté le nom-
bre, pose Eric Debarbieux, sociolo-
gue de l’éducation. Les ressorts du
passage à l’acte sont les mêmes,
hier comme aujourd’hui : un ou
plusieurs enfants qui, pour se re-
connaître ou se distinguer, vont dé-
signer un “pas nous”. »
Les témoignages reçus confir-
ment les recherches menées sur le
sujet : nombre de « nous » – harce-
leurs − sont d’anciens « pas nous »
– harcelés. « Jusqu’à la moitié des
profils d’auteurs étudiés : la victime
trouve dans le changement de sta-
tut l’issue la plus efficace, confirme
le professeur à l’université Paris-
Est Créteil. Le groupe, ce danger,
devient mise en sécurité. »
Voleur, dragueur, tricheur :
Louis (il veut rester anonyme), à
l’âge de 12 ans, était affublé de
tous les clichés de son origine ita-
lienne. Il s’en serait contenté.
france | 15
Petit et gringalet, il subissait sur-
tout les coups des plus grands
dans la cour de son collège de
Tours. « A un moment, il a fallu
s’en sortir. Donc passage de vic-
time à bourreau », résume le for-
mateur dans le milieu du cinéma,
55 ans aujourd’hui. Louis a
d’abord obtenu le « respect des
caïds » en méprisant les institu-
teurs. Puis il s’est vite trouvé un
souffre-douleur. Même gabarit,
mêmes origines sociales. « Pen-
dant une année, je l’ai humilié, ridi-
culisé, puis agressé. Seul et en
bande. Il était tout ce que je voulais
fuir, comme un miroir : problème
de poids, maladresse, introversion.
Le pire c’est que j’y prenais plaisir,
j’étais grisé. Je donnais enfin tort à
ce professeur de sport qui disait
que je courais comme une fille. »
« Situations de fragilité »
Un jour, le camarade « miroir »
n’est plus venu au collège. « Il a
manqué une année à de cause moi,
soupire Louis. Cette absence pro-
longée m’a fait comprendre ce que
je lui faisais subir. Tant que la per-
sonne n’a pas conscience de l’autre
comme individu, il ne peut pas se
rendre compte de la violence et de
ses conséquences. » Aujourd’hui, il
a « honte » lui aussi. Incapable d’en
parler à son adolescent de fils :
« C’est quelqu’un de très mature,
sensible aux souffrances des
autres, intolérant à toute forme
d’injustice. J’ai peur du regard qu’il
pourrait porter sur son père. »
Ces anciens harceleurs scrutent
les promesses faites par le gou-
vernement. De leur passé fautif
ils partagent un même souvenir
– l’ignorance ou l’aveuglement
des adultes – et se permettent un
conseil pour tarir ce fléau – ne
pas attendre le coup ou l’insulte
de trop pour se soucier de la vul-
nérabilité des plus jeunes.
« Il n’y a pas de profil type de har-
celeur, il n’y a que des profils de si-
tuations de fragilité, confirme la
pédopsychiatre Nicole Catheline.
Un enfant malade, handicapé,
victime de violences intrafamilia-
les, ou présentant ce qui sera
perçu comme un défaut physi-
que : toute vulnérabilité multiplie
les risques de basculer dans l’une
ou l’autre position. Lutter contre
le harcèlement, c’est être attentif à
tous ces risques. »
Nicolas se demande encore
comment il a pu faire si mal à
Benoît en toute impunité. Les ins-
tituteurs ont vu l’enfant enchaîné
à l’arbre, les parents ses vête-
ments réduits en morceaux.
Dans un silence que Benoît a lui-
même brisé. « En me disant mes
quatre vérités, il a été plus coura-
geux que nous tous », salue son
ancien tortionnaire.
Au Monde, Nicolas avait d’abord
envoyé son témoignage sous
forme de lettre d’excuses adres-
sée à Benoît. « Un entraînement. »
Depuis des années, il dit « chemi-
ner lentement » jusqu’au jour où il
se sentira capable de demander
pardon. « Mais ce sont des choses
à dire en face, avec courage. Ce
courage dont il a fait preuve pour
me faire comprendre que j’avais
été un harceleur. » p
corentin lesueur
16 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

J.P. Morgan philanthrope en Seine-Saint-Denis

La banque américaine a fait du département le premier bénéficiaire de ses actions caritatives hors Etats-Unis

E
n 2018, à l’occasion du
150e anniversaire de sa
présence en France,
J.P. Morgan avait promis
d’allouer, à travers sa fondation,
30 millions de dollars (26 millions
d’euros à l’époque) sur cinq ans
afin d’aider les habitants de Seine-
Saint-Denis à « accéder à des op-
portunités économiques ». Mer-
credi 8 novembre, Jamie Dimon,
le président-directeur général de
la première banque américaine,
en visite à Paris, a annoncé une
rallonge de 20 millions de dollars
pour les cinq prochaines années.
A cela s’ajoute une enveloppe de
50 millions de dollars – puisée sur
le capital du groupe – visant à fi-
nancer des fonds de capital-ris-
que « dirigés par des femmes » ou
« ayant un impact positif sur la
société ». Ce « superfonds », confié
à Bpifrance, fait écho à un disposi-
tif lancé en 2021 par la firme amé-
ricaine aux Etats-Unis.
La France confirme ainsi son sta-
tut de principale bénéficiaire, en
dehors des Etats-Unis, des actions
philanthropiques de J.P. Morgan,
sans aucune défiscalisation asso-
ciée. « Nous payons beaucoup
d’impôts en France, nous em-
ployons 900 personnes et nous
agissons en tant qu’entreprise res-
ponsable. Nous aidons à tirer le
pays vers le haut, et cela ne bénéfi-
cie pas seulement à ceux qui sont
déjà en haut », se réjouit M. Di-
mon, fan des réformes économi-
ques d’Emmanuel Macron, qu’il
avait rencontré dans la matinée.
« Nous avons voulu lancer une
opération d’envergure à Paris, à Jamie Dimon, PDG de J.P. Morgan, en visite dans un atelier des Compagnons du devoir, à Pantin (Seine-Saint-Denis), le 6 novembre 2018. BENOIT TESSIER/REUTERS
l’image de celle que nous menons
à Detroit depuis 2014 », relate au
Monde Peter Scher, vice-chair- pu doubler le nombre de jeunes ac- Pour Mme Larroque, ce rôle n’est instabilités politiques et ce n’est sel, le président socialiste du
man de J.P. Morgan, chargé de la compagnés en Seine-Saint-Denis. »
« Nous aidons à pas le signe d’une défaillance de bon ni pour la société en général conseil départemental de la
responsabilité d’entreprise. Pour « Nous avons beaucoup travaillé tirer le pays vers l’Etat. « Nous avons en France ni pour les affaires. En tant que Seine-Saint-Denis. « C’est peut-être
aider à remettre sur pied la capi- avec J.P. Morgan pour concevoir d’avoir une politique publique grande entreprise, nous avons les utopique mais, à notre échelle,
tale de l’automobile aux Etats- des programmes d’accompagne-
le haut, et cela inégalée sur l’emploi et surtout le compétences, les relations qui peu- nous essayons de pousser les entre-
Unis, J.P. Morgan a engagé ment d’entrepreneurs dans les ne bénéficie pas développement des compétences. vent aider à résoudre les problè- prises à changer. Quand nous
200 millions de dollars en près de quartiers. Il fallait aussi que cette Mais l’Etat ne peut pas tout. Le rôle mes », plaide M. Scher. nouons des partenariats avec J.P.
dix ans. « Detroit et la Seine-Saint- activité économique serve mieux
seulement à ceux du privé est de faire le dernier kilo- Morgan, Vinci ou Accenture, nous
Denis sont des endroits bien diffé- les habitants et c’est pourquoi qui sont déjà mètre. Il est normal que des entre- « Réguler le capitalisme » les embarquons sur nos sujets d’in-
rents, mais notre approche est la nous nous sommes concentrés sur prises investissent sur les qualifica- A ceux qui voient dans ces pro- clusion », ajoute Fabien de Castilla,
même : nous voulons servir de ca- le BTP mais aussi la restauration,
en haut » tions mais cela reste trop rare- grammes sociaux une « goutte codirecteur d’Ares, groupe asso-
talyseur en soutenant les bons par- deux secteurs avec des enjeux lo- JAMIE DIMON ment le cas. » Qu’une banque d’eau » comparée aux presque ciatif d’entreprises « tremplin » :
tenaires, en liaison avec les acteurs caux forts, sur l’emploi et l’attracti- PDG de J.P. Morgan américaine se retrouve en pre- 38 milliards de dollars de profits « Des fondations comme celles de
publics », poursuit M. Scher. vité des quartiers », témoigne Ma- mière ligne en Seine-Saint-Denis, nets engrangés par la banque J.P. Morgan ont une culture d’objec-
thieu Cornieti, à la tête d’Impact aux côtés de Bpifrance, BNP Pari- en 2022, il rétorque : « Il y aura tivation, qui nous a fait progresser
Rôle de locomotive Partners, fonds d’investissement années, de la définition d’un projet bas ou la Française des jeux, ne la toujours des gens insatisfaits. Pour sur la mesure d’impact. »
Une vingtaine d’associations acti- impliqué dans les quartiers. professionnel à la formation, jus- surprend pas. « Il y a une forte nous, ce qui compte c’est que nos A quand l’embauche chez
ves dans le département, l’un des Comme toutes les jeunes pous- qu’à la recherche d’emploi. Trouver culture de la philanthropie aux partenaires pensent que nous J.P. Morgan d’informaticiens ou
plus pauvres de France mais aussi ses, les entreprises sociales doi- un partenaire pour ce parcours Etats-Unis. J’aimerais que davan- sommes des gens sérieux. » de banquiers venus de Bobigny ou
l’un des plus jeunes, ont bénéficié vent d’abord convaincre une « po- complet et innovant a été très diffi- tage d’entreprises françaises lut- « Comme toutes les grandes en- de Stains ? Pour Kyril Courboin, le
de cet appui. « J.P. Morgan a eu une che profonde » de leur donner cile, relate Emmanuelle Larroque, tent avec nous contre les inégalités treprises, J.P. Morgan profite d’un patron de la banque en France,
démarche originale en concen- une chance afin de faire la preuve la fondatrice de Social Builder, qui professionnelles qui s’accroissent système ultralibéral qui crée des c’est en bonne voie. « Nous venons
trant énormément de moyens sur de leur modèle, pour pouvoir en- aide les femmes à rejoindre les aujourd’hui et créent la précarité inégalités mais je ne vois pas au de prendre en alternance sept
une zone », souligne Quentin Mo- suite décrocher d’autres soutiens. métiers en tension, notamment des femmes de demain. L’égalité nom de quoi je priverais mon terri- “quants” [spécialistes de modèles
reno, directeur général adjoint de Aux dires des associations, la fon- dans le numérique. J.P. Morgan est un enjeu de démocratie. » toire de leurs actions philanthropi- mathématiques], aux profils très
l’association Sport dans la ville, dation américaine s’est employée nous a fait confiance. Nous avons Outre-Atlantique, la philanthro- ques. Ceux qui portent la responsa- variés. Nous leur avons fait passer
qui vise notamment à amener à jouer ce rôle de locomotive. démarré en Seine-Saint-Denis et pie est vue comme un moyen de bilité des inégalités, ce sont ceux des tests : c’est une jeune femme di-
vers l’emploi des jeunes ayant dé- « En 2018, nous avions le projet cela nous a permis ensuite de mon- réparer les injustices créées par le qui gouvernent. C’est à eux d’orien- plômée de l’université de Villeta-
croché scolairement : « Grâce à la d’accompagner 240 femmes sur ter d’autres projets à Paris, en Rhô- capitalisme. « Trop de gens sont ter, d’encadrer, de réguler le capita- neuse qui a eu la meilleure note. » p
Fondation J.P. Morgan, nous avons un territoire pendant plusieurs ne-Alpes ou encore en Aquitaine. » laissés pour compte. Cela crée des lisme », tranche Stéphane Trous- isabelle chaperon

Les salariés du privé ont perdu 1 % de pouvoir d’achat en 2022

Les rémunérations en euros constants des cadres et employés ont subi un recul historique en raison de l’inflation, selon l’Insee

C e n’était pas arrivé depuis

un quart de siècle, si l’on
met de côté les deux an-
nées exceptionnelles de 2020 et
2021. En 2022, le pouvoir d’achat
des salaires du secteur privé a re-
culé de 1 %, selon les données pu-
bliées mercredi 8 novembre par
l’Institut national de la statisti-
que et des études économiques
(Insee).
En valeur absolue, les salariés
du privé ont touché 2 630 euros
net en moyenne par mois, pour
un équivalent temps plein ; au
plus bas de l’échelle, un salarié
sur dix a gagné moins de
1 436 euros, perdant 0,1 % de pou-
voir d’achat. Les 10 % des salariés
les mieux lotis ont, eux, perçu en
moyenne plus de 4 162 euros net,
mais accusent une baisse de 1,4 %
de leur pouvoir d’achat.
Seul le pouvoir d’achat des plus
bas salaires s’est maintenu en
2022, en raison des revalorisa-
tions du smic intervenues au
cours de l’année pour suivre la
hausse des prix à la consomma-
tion, précise l’Insee. Les cadres
ont perdu en moyenne un peu
plus que les ouvriers (– 1,2 % con-
tre – 0,9 %), puisque leurs rému-
nérations ont décroché plus for-
tement par rapport à l’inflation
que les bas salaires.
Pourtant, indique l’organisme,
les rémunérations des quelque
20 millions de salariés du privé,
sur 25 millions de salariés au total,
ont augmenté de 4,4 % pour le
brut, et de 4,2 % pour le net, des
hausses « particulièrement élevées
au regard des trente dernières an-
nées ». Mais ces renégociations sa-
lariales et le versement de la
prime exceptionnelle de pouvoir
d’achat, devenue prime de partage
de la valeur, n’ont pas suffi à com-
penser la hausse des prix, qui a at-
teint 5,2 % sur l’année 2022. Plus
d’un salarié sur quatre a bénéficié
de cette prime en 2022, selon
l’Insee, pour un montant moyen
de 803 euros par bénéficiaire.
Le recul du pouvoir d’achat des
salaires nets ne signifie pas pour
autant que les ménages ont subi
un recul équivalent de leur pou-
voir d’achat, une fois la totalité de
leurs revenus pris en compte,
transferts et prestations sociales
inclus. « Le salaire net n’est pas
équivalent au revenu disponible »,
rappelle Vladimir Passeron, chef
du département de l’emploi et des
revenus d’activité à l’Insee.
Sentiment de déclassement
Dans sa note de conjoncture du
15 mars, l’institut détaille ainsi
que le pouvoir d’achat du revenu
disponible brut des ménages a
augmenté de 0,2 % en 2022, après
une hausse de 2,3 % en 2021. Le
dynamisme des revenus de la
propriété, notamment, a com-
pensé en partie le recul des salai-
res en euros constants pour les
ménages propriétaires d’un ou
plusieurs biens locatifs.
Outre qu’elle a rogné le pouvoir
d’achat des salaires, l’accélération
de l’inflation en 2022 a une autre
conséquence, celle de resserrer
l’échelle salariale : tandis que les
plus bas salaires restaient quasi-
ment stables, pour les autres caté-
gories, les rémunérations ont
d’autant plus baissé en euros
constants qu’elles étaient élevées.
De sorte que les disparités salaria-
les sont revenues à leur plus bas
niveau depuis 2014. Si cette évolu-
tion signe une réduction des iné-
galités, elle se traduit souvent
dans la réalité par un sentiment
de déclassement pour les salariés
modestes, qui se voient « rattra-
pés » par leurs confrères au smic.
Autre conséquence, plus favo-
rable celle-là, de cette évolution
des salaires : les disparités entre
hommes et femmes se rédui-
sent, puisque les femmes sont
plus nombreuses à appartenir
aux catégories modestes que
leurs congénères masculins.
En 2022, les femmes ont donc ga-
gné 14,1 % de moins que les hom-
mes, un écart qui s’est réduit de
0,7 % sur l’année et de 6,8 % entre
2008 et 2022. p
béatrice madeline
 *

*
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18 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Les tempêtes révèlent la fragilité JO : Paris teste le démontage

des caisses des bouquinistes
des réseaux de télécoms
Une semaine après le passage de Ciaran et de Domingos, des centaines L a Mairie de Paris doit procéder, vendredi 10 novembre,
à « un test de faisabilité de démontage, vidage, remontage
et remise en place à l’identique d’un jeu de quatre boîtes de
bouquinistes et de leur contenu ». Cette opération s’inscrit dans
de milliers d’abonnés demeurent sans téléphone mobile la stratégie de la Préfecture de police de Paris destinée à sécuri-
ser les quais de Seine lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux
olympiques, le 26 juillet 2024. A partir de 20 h 15 – si la météo est
clémente –, ce test digne de la complexe remise en place d’une

U
ne semaine après le cuivre du réseau mais aussi des li- groupes électrogènes, outre un vieille armoire Ikea s’effectuera entre les ponts de la Tournelle
passage des tempêtes gnes de fibre optique, sont à terre.
Se pose coût exorbitant, elle serait nuisi- et de Sully. Selon l’Association culturelle des bouquinistes de
Ciaran et Domingos, Des câbles ont été sectionnés par la question ble pour l’environnement. Paris, cette opération doit permettre à la Mairie de statuer sur
un peu plus de des chutes d’arbres ou de bran- Face aux interrogations sur les « l’enlèvement ou non des boîtes de bouquinistes situées sur le
385 000 Français avaient toujours ches. Certains équipements plus
de la résistance conséquences d’éventuels déles- parcours fluvial » en juillet.
des difficultés à passer des coups solides, comme des centres de rac- du système tages, une mission interinspec- Dans un document de travail du 23 octobre, la Ville de Paris en-
de fil avec leur téléphone mobile, cordement, ont été inondés ou tion, réunissant les services de visageait un retrait, entre le 13 et le 18 juillet, des 500 à 700 boî-
dont les trois quarts en Bretagne, abîmés. Les réparations les plus
mobile 5G que plusieurs ministères, avait été tes, selon le périmètre de sécurité retenu, ainsi qu’une repose, à
principalement dans le Finistère, lourdes pourraient prendre plu- doivent utiliser mise en place avant l’été pour étu- partir du 3 août. Le choix du prestataire s’effectuera selon sa ca-
et en Normandie, selon le dé- sieurs mois. dier les moyens de soigner à court, pacité à « intervenir sur des objets fragiles (des livres, mais aussi
compte du mercredi 8 novembre
les services de moyen et long termes la faiblesse de la petite brocante, des affiches…) et sur des boîtes parfois très
au soir de la Fédération française Alimentation électrique sécurité à partir des réseaux mobiles. La mission dégradées », dont le poids, avec le contenu, est estimé à 250 kilo-
des télécoms (FFT), l’association La France compte 80 millions de devra définir la meilleure façon de grammes chacune. La Ville a déjà identifié « une centaine de boî-
professionnelle du secteur. forfaits mobiles contre 14 mil-
de 2024 « renforcer la coordination entre tes en mauvais état » qui « devront faire l’objet d’une réfection ».
C’est un peu plus de deux fois lions fin 1999, à l’époque de Lo- opérateurs télécoms et Enedis pour Les bouquinistes s’opposent de façon véhémente à un tel re-
moins que le pic enregistré le 2 no- thar et de Martin. Exceptionnel- que les équipements les plus struc- trait, en brandissant une pétition de soutien, « Sauvegarde des
vembre. Dans le fixe, la FFT recen- les, les dernières tempêtes ont ré- Si le réseau fixe repose encore turants, ceux qui desservent les in- bouquinistes des quais de la Seine », qui réunissait, mercredi,
sait encore 74 000 foyers débran- vélé la vulnérabilité des réseaux beaucoup sur des lignes aérien- frastructures mobiles et fixes, puis- plus de 173 000 signatures. Les 200 bouquinistes attendent le
chés (bilan au 7 novembre), soit télécoms et les conséquences po- nes, ce qui le rend vulnérable, sent être rétablis dans les meilleurs résultat du test mais sont prêts à lan-
six fois moins qu’au plus fort de la tentiellement graves d’une inac- pour le mobile ce n’est pas la résis- délais », a avancé M. Barrot, « ce qui cer une procédure en référé devant le
tempête Ciaran. cessibilité prolongée. tance au vent des antennes qui est suppose qu’un croisement soit fait « LA MAIRIE DE PARIS tribunal administratif de Paris, dès le
Selon les dernières projections, « Beaucoup de choses reposent en cause. La quasi-totalité de ces entre la géographie des réseaux mois de décembre.
90 % des clients mobiles de- désormais sur les télécoms, à équipements n’ont pas souffert électriques et télécoms ». Cela per- SORT UN BAZOOKA Pour vendredi, la Ville a fait cons-
vraient être rétablis d’ici à diman- commencer par les appels d’ur- des tempêtes. Le talon d’Achille du mettrait par exemple de rallumer truire un socle sur mesure pour cha-
che 12 novembre, mais les travaux gence qui, lorsque le réseau mo- réseau mobile se situe au niveau en priorité les antennes qui comp-
POUR TUER UN cune des quatre boîtes. Rien ne dit
risquent de prendre plus de temps bile est coupé, ne passent plus », a de l’alimentation électrique : en tent le plus d’abonnés. MOUSTIQUE » qu’un tel schéma sera retenu pour
dans le fixe. Orange, dont dépend souligné Jean-Noël Barrot, le mi- cas de coupure de courant, Ce point de vulnérabilité pose toutes. « L’idée de ce test ne vient pas
une très grande partie du réseau nistre de la transition numérique comme cela a été le cas début no- enfin la question de la résistance JÉRÔME CALLAIS de nous, précise Jérôme Callais, prési-
fixe, a prévu de doubler, à 6 000, le et des télécommunications, lors vembre, les antennes n’émettent du réseau radio du futur (RRF), le président de l’Association dent de l’Association culturelle des
nombre de techniciens sur le ter- d’un déplacement, lundi 6 no- plus. Conséquence, les abonnés système mobile 5G que doivent culturelle des bouquinistes bouquinistes de Paris. Notre seul es-
rain pour travailler au rétablisse- vembre, dans le Finistère, avec les proches de ces équipements se re- commencer à utiliser progressive- de Paris poir est de démontrer la non-faisabi-
ment du service. Des renforts ont dirigeants des opérateurs télé- trouvent sans signal. ment les services de sécurité et de lité de l’opération. » Il redoute que cer-
été appelés de régions voisines. coms et d’Enedis, le gestionnaire Le point de faiblesse électrique secours à partir de 2024, à la place taines boîtes vert wagon, qui font partie du patrimoine pari-
Plusieurs milliers de poteaux, du réseau public de distribution des réseaux mobiles avait été de leurs réseaux radio actuels. En sien, ne survivent à ce traitement. Et que la Ville ne les remplace
sur lesquels cheminent les fils de d’électricité. touché du doigt lors de la crise cas de coupure électrique d’am- par quelque chose de laid. Selon lui, « si la Préfecture de police est
énergétique de 2022. En étudiant pleur, policiers, gendarmes et dans son rôle, la Mairie de Paris sort un bazooka pour tuer un
la possibilité de procéder à des pompiers pourraient se retrouver moustique. Quand Charles III ou le pape passent le long des quais
Amende record pour Orange coupures temporaires (délesta- sans réseau de communication. ou lorsque le Tour de France arrive, rien ne nous est demandé.
ges) pour soulager le réseau élec- Des systèmes de secours sont Pour la cérémonie d’ouverture des JO, il n’y a qu’à fermer les boîtes
L’Autorité de régulation des télécoms (Arcep) a annoncé, mercredi trique, le gouvernement, les opé- prévus, pour basculer par exem- le jour J et mettre une barrière de sécurité devant ».
8 novembre, sanctionner le premier opérateur français d’une rateurs télécoms et Enedis ple sur le réseau d’un opérateur Consciente qu’une partie des spectateurs auront du mal à voir
amende de 26 millions d’euros pour ne pas avoir respecté ses en- n’avaient pas réussi à résoudre le toujours en fonctionnement ou la cérémonie depuis les quais, la Mairie – qui ne s’exprimera pas
gagements de déploiement de la fibre optique. Orange a aussitôt casse-tête des antennes mobiles : déployer des véhicules-antennes sur ce sujet avant la fin du test – envisagerait l’installation
annoncé contester cette amende record devant le Conseil d’Etat. comment mettre un quartier ou autonomes. « C’est un niveau de sé- d’écrans géants sur les 12 kilomètres du parcours. Selon les bou-
L’Arcep reproche à Orange un manquement dans la couverture une ville dans le noir tout en gar- curisation déjà très élevé, assure quinistes, cela gênerait davantage la vue que leurs boîtes. Par
de la zone dite « à appel à manifestation d’intention d’investisse- dant le réseau mobile allumé ? un opérateur, mais faut-il encore le ailleurs, l’aspect financier n’est pas réglé. « Il a été question d’une
ment » (AMII), qui recoupe des territoires peu denses. Selon l’Ar- Sur certains sites critiques, des renforcer ? » Cela devrait faire par- indemnisation, mais ce n’est qu’une vague promesse du minis-
cep, l’opérateur n’a pas respecté son engagement pour 543 000 batteries pourraient prendre le re- tie de la liste de sujets de la mis- tère de la culture », regrette Jérôme Callais. Quant à l’autre pro-
logements. Pour Orange, la sanction est d’autant plus inaccepta- lais, mais elles ont une autonomie sion interinspection. Ses conclu- position de la Ville de Paris, consistant à déménager les bouqui-
ble que le groupe venait d’annoncer un projet d’accord avec de quelques heures seulement et sions sont attendues « dans quel- nistes provisoirement boulevard Bourdon, à deux pas de la Bas-
Jean-Noël Barrot, le ministre chargé des télécommunications, leur poids complique leur instal- ques mois », a indiqué M. Barrot. p tille, il rétorque : « Il est hors de question de nous embastiller. » p
pour réaccélérer le déploiement de la fibre dans cette zone AMII. lation. Quant à l’utilisation de olivier pinaud nicole vulser

RTE optimiste sur l’approvisionnement

des Français en électricité cet hiver 15 %
C’est, depuis mercredi 8 novembre, le niveau de la participation de
Renault dans Nissan. L’époque où le groupe français détenait 43,4 % de
Selon le gestionnaire du réseau, la disponibilité des centrales nucléaires sera au rendez-vous son homologue japonais, ce qui en faisait une de ses filiales, est révolue.
Désormais, chacun des deux constructeurs est actionnaire à 15 %
de l’autre, sur un pied d’égalité. L’Alliance, notamment sur les achats,
est terminée, remplacée par des coopérations au cas par cas. Les deux

L a France devrait passer la

période hivernale sans revi-
vre les tensions de l’hiver
2022-2023 sur son approvisionne-
ment en électricité, alors menacé
par l’arrêt de nombreuses centra-
les nucléaires. C’est la prévision
optimiste annoncée, mercredi
8 novembre, par Réseau de trans-
port d’électricité (RTE). « Les pers-
pectives pour la sécurité d’approvi-
sionnement en électricité lors de
l’hiver 2023-2024 sont beaucoup
plus favorables que l’an passé, indi-
que le gestionnaire du réseau de
100 000 kilomètres de lignes à
haute tension. Elles font apparaî-
tre un risque faible de déséquilibre
entre l’offre et la demande. »
Classé sur une échelle de 1 à 5, ce
risque est « très faible » en novem-
bre (niveau 1) et « faible » les mois
suivants (niveau 2). Cette perspec-
tive est importante, car elle est
scrutée par les marchés de l’électri-
cité, où se forment les prix à terme
en Europe. Et, en 2022, ils avaient
fait payer les défaillances du parc
nucléaire français au prix fort : les
prix spot avaient atteint 225 euros
le mégawattheure en octobre 2022
(avec des pointes intraday à plus
de 1 000 euros), près de trois fois
ceux du début octobre 2023.
Avec 279 térawattheures, EDF
avait alors enregistré sa plus faible
production depuis la fin de la
construction de ses réacteurs nu-
cléaires. La production hydrauli-
que avait pour sa part chuté à son
plus bas niveau depuis 1976, an-
née de grande sécheresse, en rai-
son des conditions climatiques
exceptionnellement chaudes et
de faibles pluies. La France était
même devenue importatrice
nette de courant, une situation
inédite depuis 1980.
Retenues d’eau très élevées
RTE table sur une bonne disponi-
bilité des 56 « tranches » d’EDF. Sur
les 61,3 gigawatts (GW) de capaci-
tés installées, de l’ordre de 45 GW
seront disponibles au 1er décem-
bre, et sans doute 50 GW en jan-
vier 2024, prévoit RTE, soit 6 GW
de plus qu’il y a un an (six réac-
teurs de 900 mégawatts). « Bien
que le phénomène de corrosion
occasionne toujours des contrôles
et des travaux sur les réacteurs,
souligne l’entreprise, l’incertitude
quant à son impact sur la disponi-
bilité du parc s’est réduite par rap-
port au premier semestre. »
On se rapproche ainsi des 55 GW
qui avaient été en moyenne mobi-
lisés sur décembre et janvier entre
2014 et 2019. Les deux mois où l’on
enregistre les températures les
plus basses, et donc les pics histo-
riques de consommation en dé-
but de soirée, quand les Français
relancent éclairage, appareils élec-
troménagers et chauffage électri-
que (35 % des foyers). Même en cas
de forte demande, la France pour-
rait passer ce cap difficile.
Autres facteurs positifs : les rete-
nues d’eau des barrages hydroélec-
triques sont très élevées dans les
Alpes, les Pyrénées et le Massif
central ; et les capacités de l’éolien
et du solaire ont augmenté. Quant
aux quelques centrales au gaz
fonctionnant dans l’Hexagone,
leur approvisionnement ne pose
pas de problèmes, Engie et Total-
Energies ayant rempli leurs sites
de stockage, notamment avec du
gaz naturel liquéfié. Il provient des
Etats-Unis, d’Algérie, du Qatar ou
de Russie et alimente les termi-
naux de regazéification de Fos-sur-
Mer (Bouches-du-Rhône), Mon-
toir-de-Bretagne (Loire-Atlanti-
que), Dunkerque (Nord), et désor-
mais du Havre (Seine-Maritime),
où TotalEnergies a reçu sa pre-
mière cargaison le 6 novembre.
La situation est d’autant mieux
contrôlée que la demande des par-
ticuliers et des entreprises reste
raisonnable. « La consommation
électrique est demeurée basse, à un
niveau comparable à celui de
l’automne 2022 », note RTE. A tem-
pérature égale, dite « de réfé-
rence », elle était encore en sep-
tembre « autour de 8 % en dessous
de l’historique précrise 2014-2019 ».
Encouragée par le gouverne-
ment et contrainte par la hausse
des factures et l’inflation globale,
la sobriété continue de porter ses
fruits. « L’hiver 2022-2023 a montré
que la mobilisation des Français,
des entreprises, des collectivités et
acteurs publics avait un véritable
impact sur la consommation
d’électricité », se félicite Xavier
Piechaczyk, président du direc-
toire de RTE. Une mobilisation qui,
selon lui, « peut désormais être
mise au service du climat », même
si la production d’énergie est dé-
carbonée à 95 %.
L’application EcoWatt mise en
place par RTE, créée pour alerter
sur les risques de tensions sur le
réseau et téléchargée plus de trois
millions de fois, garde son utilité,
prévient RTE. Elle s’est enrichie
d’un nouvel indicateur sur les heu-
res entièrement décarbonées, ont
annoncé les dirigeants de l’entre-
prise. Le système « informera sur le
meilleur moment pour consom-
mer, c’est-à-dire quand la produc-
tion d’électricité française se rap-
proche du zéro émission de CO2 »,
précise l’opérateur du réseau. p
jean-michel bezat
groupes redeviennent concurrents, ce qui a été rappelé aux équipes
de Renault. Quant aux 28,4 % du capital de Nissan que Renault possède
(en plus des 15 %), ils ont été placés dans une fiducie, le temps que
Renault les cède sur le marché ou que Nissan les rachète. Pour Renault,
ces actions sont une réserve de cash de 4,5 milliards d’euros (au dernier
cours de Nissan). Problème : elles sont valorisées dans ses comptes
60 % plus cher que leur valeur boursière.
T RAN S PORTS les effectifs nécessaires pour
La SNCF propose une les Jeux olympiques et para-
hausse moyenne des lympiques de Paris, les dis-
salaires de 4,6 % en 2024 cussions ont commencé,
Les syndicats de la SNCF ont et pourraient aboutir
quinze jours pour décider à la fin novembre. – (AFP.)
s’ils signent ou non l’accord
salarial pour 2024 proposé, Cityscoot se déclare en
mercredi 8 novembre, par la cessation de paiement
direction. Celui-ci prévoit, La société de location de
selon Philippe Bru, DRH scooters en libre-service
de la SNCF, une hausse Cityscoot s’est déclarée, mer-
moyenne de la masse sala- credi 8 novembre, en cessa-
riale de 4,6 %, deux points tion de paiement auprès du
de plus que la prévision tribunal de commerce de Pa-
d’inflation (2,6 %). Pour les ris, « sollicitant sa protection »
bas salaires (jusqu’à 1,2 smic), le temps de trouver des in-
l’augmentation serait vestisseurs pour déployer sa
de 7,7 %. La hausse de 4,6 % nouvelle flotte électrique.
se décompose en une pro- Dans son communiqué, l’en-
gression générale de 1,8 %, treprise de 168 salariés, qui a
à laquelle tiennent les syndi- remporté, en juillet, l’appel
cats, 2 % de mesures indivi- d’offres de la Ville de Paris
duelles et 0,8 % d’augmenta- avec deux autres sociétés
tion concentrée sur les bas pour les cinq prochaines an-
salaires. En ce qui concerne nées, explique avoir besoin
les conditions de travail et de nouveaux fonds. – (AFP.)
 économie & entreprise | 19
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

PERTES & PROFITS | HOLLYWOOD

En Autriche, la chute du roi p a r p h il ip p e e s c a nde

de l’immobilier René Benko Soudain, la grève

paie en Amérique
L’empire de la troisième fortune du pays est étouffé par ses dettes
Les acteurs lèvent le poing, mais marrage de la grève votée par leur
ce n’est pas du cinéma. Après syndicat. Sans parler du conflit
berlin - correspondance, nières années, Signa avait notam- seul le fondateur semblait avoir cent dix-huit jours de grève, les massif qui a secoué l’industrie
vienne - correspondant régional ment acquis, avec un autre inves-
L’investisseur une vue d’ensemble. Le rempla- comédiens d’Hollywood ont ga- automobile en septembre et octo-
tisseur, la tour Chrysler à New de 46 ans quitte çant de M. Benko, M. Geiwitz, a gné la bataille. Ils ont obtenu l’ac- bre, et qui s’est soldé le 30 octobre

I
l n’y aura plus de Törgge-
len au Park Hyatt de Vienne.
Organisée chaque année en
novembre par le milliar-
daire autrichien René Benko
dans l’un des palaces les plus
luxueux de son empire immobi-
lier, cette fête des vendanges ty-
pique du Tyrol était, jusqu’à l’épi-
démie de Covid-19, fréquentée
par toute l’élite d’Autriche. Politi-
ques, patrons et journalistes ac-
couraient pour venir déguster un
verre de vin sur fond de musique
folklorique, impressionnés par le
succès éclair de ce flamboyant re-
jeton d’un fonctionnaire et d’une
assistante maternelle devenu ri-
chissime sans avoir jamais décro-
ché son bac.
L’annulation de cet événement
mondain en 2022 avait déjà
éveillé les soupçons, mais le re-
trait de l’investisseur immobilier
de 46 ans de toutes ses fonctions
au sein du groupe Signa, officia-
lisé mercredi 8 novembre, a con-
firmé ce que beaucoup crai-
gnaient : l’empire de la troisième
fortune autrichienne, également
présent dans la distribution et
dont les actifs totaux sont éva-
lués à 27 milliards d’euros, est au
bord du gouffre. « Dans la situa-
tion actuelle, c’est la meilleure so-
lution pour l’entreprise, ses parte-
naires, ses investisseurs et ses em-
ployés », a expliqué le patron
dans un bref communiqué, ac-
culé à prendre le large par ses ac-
tionnaires minoritaires.
Présent en Autriche, en Italie et
en Allemagne, le groupe Signa,
fondé en 2000, est écrasé par une
dette dont l’ampleur réelle est in-
connue faute de publication des
résultats consolidés, mais celle-ci
se chiffrerait en plusieurs mil-
liards d’euros, selon la presse alle-
mande et autrichienne. Ces der-
York, le grand magasin berlinois
KaDeWe ou l’ancien collège des
jésuites de Munich, un bâtiment
du XVIe siècle emblématique de la
ville. Le groupe construit actuelle-
ment des projets d’immobilier
commercial prestigieux dans
nombre de villes allemandes, à
commencer par la plus grande
tour de l’histoire de Hambourg,
dans le nord du pays.
Hausse brutale des taux
Le chantier de l’Elbtower, censée
être inaugurée en 2025, avait été
subitement mis à l’arrêt ces der-
niers jours, faute de règlement
des entreprises de construction.
Mais le coup fatal a été prononcé
par les principaux actionnaires
minoritaires de Signa, qui ont de-
mandé au fondateur emblémati-
que du groupe, dans une lettre, ré-
vélée, jeudi 2 novembre, par le
quotidien allemand des affaires
Handelsblatt et le magazine Der
Spiegel, de donner les clés à un
spécialiste reconnu du redresse-
ment d’entreprise en difficulté,
l’Allemand Arndt Geiwitz. Bien
que mis à l’écart des instances,
M. Benko reste toutefois action-
naire majoritaire à travers sa fon-
dation familiale et a assuré « vou-
loir continuer de contribuer à réta-
blir la confiance ».
Ainsi s’interrompt brutalement
la carrière de ce golden boy brun à
moustache qui avait quitté l’école
à 17 ans pour commencer à s’enri-
chir en rénovant des apparte-
ments de luxe à Innsbruck, dans
l’ouest de l’Autriche, à la fin des
années 1990. Il avait ensuite pris
de l’ampleur en investissant dans
des projets immobiliers dans
toute l’Autriche, puis réalisé son
premier gros coup en rachetant le
KaDeWe berlinois, en 2012. Au fil
des années, il avait surtout parfait
toutes ses
fonctions au sein
du groupe Signa
son réseau dans tout l’espace po-
litique autrichien, à commencer
par l’ancien chancelier conserva-
teur Sebastian Kurz, dont il était
très proche, ce qui l’aidait visible-
ment à obtenir des financements.
Adepte des lumières des camé-
ras, M. Benko avait aussi investi
dans les médias, notamment
dans le puissant tabloïd autri-
chien Kronen Zeitung. Mais la
hausse brutale des taux observée
ces derniers mois en Europe a su-
bitement grippé la belle machine
faite d’entregent et de capacité à
jongler avec les aides d’Etat et les
sociétés boîtes aux lettres (qui
ont très peu d’activité économi-
que) dans toute l’Europe.
Brutalement confronté à la
hausse des coûts du crédit,
M. Benko n’a plus pu couvrir les
pertes immenses de sa branche
de distribution. Le vaisseau ami-
ral de son groupe, Signa Prime, a
affiché à lui seul plus de 1 milliard
d’euros de déficit en 2022.
Sauver ce qui peut l’être
En juin, étouffé par sa dette, Signa
avait déjà dû se débarrasser dans
l’urgence de la chaîne de maga-
sins de meubles autrichienne Lei-
ner, qui avait annoncé, peu après,
sa faillite. La filiale de commerce
d’équipements sportifs en ligne a
suivi fin octobre. Les investis-
seurs de Signa espèrent désor-
mais que la mise à l’écart de
M. Benko permette de sauver leur
investissement dans un groupe
doté d’une structure particulière-
ment complexe et sur laquelle
ainsi promis de lancer un audit
« approfondi de tous les secteurs
d’activité » du groupe, avant de
mener « une consolidation com-
plète de l’entreprise ». En clair : es-
sayer de sauver ce qui peut l’être.
La chute de René Benko est un
nouveau signe inquiétant de la
crise du marché de l’immobilier
commercial, qui pourrait avoir
des conséquences significatives
sur les villes allemandes. Outre
les projets de construction presti-
gieux, le groupe Signa possède
93 grands magasins tradition-
nels, regroupés au sein de la filiale
Galeria Karstadt Kaufhof.
Le rachat de ces magasins, si-
tués au cœur des centres-villes,
avait permis à René Benko de s’at-
tirer la confiance des politiques
locaux et des banques régionales
allemandes. L’homme d’affaires
avait promis de redresser la
chaîne de magasins, en perte de
vitesse depuis des années, par des
restructurations et des rénova-
tions d’ampleur.
L’arrêt des projets, faute de fi-
nancement, ou des mises en
faillite pourraient accélérer la
crise actuelle des centres-villes al-
lemands, déjà très affectés par la
baisse de la consommation et la
révolution du télétravail. p
cécile boutelet
et jean-baptiste chastand
cord qu’ils recherchaient avec les
grands studios du pays, Disney,
Warner, Netflix, Universal. Les
PDG en personne des quatre ma-
jors sont venus s’asseoir à la ta-
ble des négociations. Ils ont fina-
lement concédé, mercredi 8 no-
vembre, une augmentation, qui
se situera entre 7 et 8 % (le chiffre
officiel n’a pas été communiqué),
une rétribution en cas d’usage de
leur personnage par une intelli-
gence artificielle et enfin des pri-
mes pour les films et séries à suc-
cès sur les chaînes de streaming
comme Netflix.
Les studios étaient pressés d’en
finir avec ce mouvement très lar-
gement suivi, qui a déjà compro-
mis les sorties de films à Noël et
menaçait la saison estivale 2024.
D’autant que cette grève des ac-
teurs suivait celle des scénaristes,
qui avaient posé le crayon cet été
et ont trouvé un accord fin sep-
tembre. « La persévérance paie ! »,
s’est exclamée sur Instagram l’ac-
trice oscarisée Jamie Lee Curtis.
Elle aurait pu dire « la grève
paie ! », tant les conflits sociaux
se multiplient dans le pays.
Avec une efficacité jamais vue
depuis des décennies. Ce même
8 novembre, les employés des hô-
tels, casinos et restaurants Caesar
de Las Vegas ont arraché un ac-
cord quelques jours avant le dé-
par un accord très avantageux
pour les travailleurs de Ford, Ge-
neral Motors et Stellantis (Chrys-
ler). Ils avaient tous été précédés
par les syndicats des
340 000 chauffeurs livreurs UPS,
qui ont trouvé un accord avec la
direction le 25 juillet, une se-
maine avant le démarrage d’une
grève qui promettait de semer un
chaos logistique dans le pays. La
reprise spectaculaire de l’écono-
mie américaine et les pénuries
d’emplois ont réveillé les ardeurs
revendicatives de travailleurs peu
gâtés ces dernières décennies.
D’autant que la santé florissante
des grandes entreprises américai-
nes a constitué un argument de
poids dans les négociations plu-
riannuelles, qui ont démarré cette
année. UPS a par exemple vu ses
profits multipliés par trois
en 2021 et 2022, comparativement
aux niveaux d’avant la pandémie.
Plus de 8 milliards de dollars
(7,5 milliards d’euros) ont été ren-
dus aux actionnaires. Pas éton-
nant que les salariés revendi-
quent leur part. D’autant qu’ils
sont encouragés à le faire par le
président Joe Biden, venu en per-
sonne soutenir les ouvriers de
l’automobile à Detroit. Toutes les
planètes sont alignées dans un
moment rare, qui ne se représen-
tera pas de sitôt. p

Arnaud Lagardère est nommé

PDG d’Hachette Livre
L’homme d’affaires reste à la tête du groupe qui porte son nom

L a redistribution des cartes

dans le capital des deux
plus gros groupes d’édition
français s’accompagne d’un
grand mercato chez ses diri-
geants. Au moment où le groupe
Vivendi de Vincent Bolloré s’ap-
prête à prendre officiellement le
contrôle d’Hachette Livre, après
avoir reçu le feu vert des autorités
de la concurrence européenne, le
suspense sur le nom du nouveau
patron du numéro un hexagonal
de l’édition et numéro trois mon-
dial a pris fin, mercredi 8 novem-
bre. Le conseil d’administration
d’Hachette Livre a nommé
Arnaud Lagardère au poste de
PDG. Ce dernier conserve, par
ailleurs, son mandat de PDG du
groupe qui porte son nom.
M. Lagardère remplace donc
Pierre Leroy – en place depuis
mars 2021 – qui a été nommé,
mercredi, directeur général délé-
gué du groupe Lagardère. « Au
moment du rapprochement (…)
avec Vivendi, j’ai voulu montrer
mon attachement historique et
viscéral pour ce métier du livre que
la famille Lagardère a toujours
soutenu, même lors des périodes
deux tiers de son chiffre d’affaires
à l’international, notamment
grâce à ses filiales aux Etats-Unis,
au Royaume-Uni et en Espagne.
Arnaud Lagardère a donc été
préféré aux deux autres préten-
dants au poste : Nicolas Sarkozy,
administrateur de Lagardère, est
empêtré dans des affaires judi-
ciaires, tandis qu’Arnaud de Puy-
fontaine, président du directoire
de Vivendi, doit notamment gé-
rer les difficultés de Telecom Ita-
lia, qui a accusé une perte de
1,12 milliard d’euros au cours des
neuf premiers mois de l’année,
après 2,92 milliards en 2022.
Editis cédé à Daniel Kretinsky
La question de la liberté dont
jouissent les maisons d’édition
d’Hachette restera l’un des indica-
teurs les plus sensibles, au mo-
ment où elles passent dans le gi-
ron de l’industriel breton. Pour
mémoire, Arnaud Nourry, l’an-
cien PDG d’Hachette avait été re-
mercié après dix-huit ans de ser-
vices pour s’être opposé au rap-
prochement avec Vivendi.
Rien ne dit qu’Arnaud Lagardère
fasse rempart aux volontés idéo-
gne éditoriale du JDD. Au cœur de
l’été, alors que la rédaction s’op-
posait unanimement à l’arrivée
de Geoffroy Lejeune, l’ancien
directeur de la rédaction de Va-
leurs actuelles, Arnaud Lagardère
promettait pourtant : « Je le redis,
nous ne ferons pas du JDD un tract
idéologique ni un journal militant. À NASHVILLE
Ce fantasme de l’extrême droite est
TRUMPISME ET
BALLADES COUNTRY
infondé et méprisant. »
À UN AN DE LA
La Commission européenne n’a PRÉSIDENTIELLE
AMÉRICAINE
donné son accord à l’OPA sur La-
gardère (donc sur Hachette) qu’à
la condition que Vivendi cède Edi-
tis – le numéro deux français de
l’édition (Plon, Robert Laffont,
Presses de la Cité, Nathan…). Ce
dernier va tomber dans l’escar-
celle du milliardaire tchèque
Daniel Kretinsky. Sans surprise,
Denis Olivennes, l’homme de
confiance en France de M. Kre-
tinsky, qui a milité pour ce rachat,
doit être officiellement nommé
président d’Editis le 15 novembre
et remplacer Michèle Benbunan
en poste depuis quatre ans. PODCASTS INSTAGRAM
A la même date, Catherine Lu- Le goût de M @M_magazine
cet, ancienne présidente du pôle
éducation et référence et remer-
ciée en octobre 2022, reviendra

EN VENTE DÈS DEMAIN

de doutes sur ce marché », a af-
firmé le nouveau PDG.
Hachette Livre, maison mère de
Grasset, Fayard, Calmann-Lévy,
Hatier ou le Livre de poche réalise
logiques de Vincent Bolloré, qui a
tracé un boulevard médiatique à
Eric Zemmour en lui laissant une
chronique sur CNews, ou trans-
formé en quelques numéros la li-
par la grande porte comme direc-
trice générale. Les nouveaux diri-
geants rencontreront les salariés
dès leur entrée en fonctions. p
nicole vulser
20 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

L
e gruyère, le chocolat,
les montres… Alexan-
dre Edelmann ne peut
s’empêcher de sourire
lorsque l’on égrène les
clichés sur son pays.
« En vérité, je les adore : ils racon-
tent notre histoire, confie le jeune
homme. Et ils sont une bonne base
pour expliquer ce qu’est vraiment
la Suisse aujourd’hui. » L’agence
qu’il dirige, Présence Suisse, est
chargée de promouvoir la Confé-
dération à l’étranger. Pour casser
son image de nation alpine calme
et lacustre, il aime rappeler qu’il y
a quinze ans déjà, par exemple,
Google a choisi d’installer son
plus grand centre de recherche et
développement (R&D) hors des
Etats-Unis à Zurich, où le groupe
emploie près de 5 000 personnes.
Il pourrait également citer la sé-
rie de chiffres illustrant la compé-
titivité de la Suisse. Loin de se ré-
sumer à son secteur bancaire hy-
pertrophié (il pèse 10 % du pro- Dans le centre de recherche du campus Novartis, à Bâle, également siège mondial de l’entreprise pharmaceutique, le 16 janvier 2019. BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES
duit intérieur brut, PIB), ou à sa
réputation de paradis fiscal, cel-
le-ci consacre en effet 3,2 % de son
PIB à la R&D chaque année, selon
la Banque mondiale. C’est plus
que la moyenne européenne
PLEIN CADRE
(2,15 %) et que la France (2,35 %).
Son industrie pèse 25 % du PIB,
soit deux fois plus que celle de la
France. Elle est l’Etat qui dépose le
plus de brevets par million d’habi-
Les secrets de la autant », nuance Nicola Thibau-
deau, citant notamment la forma-
tion continue, pas aussi perfor-
tants, à savoir 1 031 en 2022, contre
482 en Suède, 161 en France et 142
aux Etats-Unis, selon l’Office
européen des brevets.
Enfin, elle caracole en tête du
compétitivité suisse mante que le système d’appren-
tissage. « Comme dans nombre de
pays européens, il est facile de lever
de l’argent ici lorsque l’on crée une
start-up, mais beaucoup moins
classement international de l’in- pour financer les étapes suivantes
novation de l’Organisation mon- Souvent en tête des classements internationaux sur l’innovation, du développement, contrairement
diale de la propriété intellectuelle à ce que l’on observe aux Etats-
depuis douze ans, et quatorze de la Confédération compense sa petite taille et ses coûts élevés Unis », ajoute Abhishek Kumar. Il
ses entreprises – dont Roche, No- y a cinq ans, il a créé Nanogence,
vartis, STMicroelectronics ou Gi- par un système éducatif performant, des investissements une start-up développant un cata-
vaudan – font partie du top 500 lyseur qui réduit l’empreinte car-
des groupes qui investissent le dans la R&D et un écosystème favorable à l’éclosion de start-up bone du béton, à l’EPFL. Plutôt
plus dans la recherche, selon le que quitter l’Europe, comme un
cabinet EY. Un tableau auquel on certain nombre de start-up du
pourrait ajouter un taux de chô- Vieux Continent, il a ouvert une
mage de 3,7 % seulement et un ex- beaucoup plus répandu et valo- salaires trois fois plus élevés que fonds au partenariat noué entre filiale outre-Atlantique, où il es-
cédent commercial élevé, de 5 % risé qu’en France : 70 % des collé- dans les facs françaises. « Nous les deux. « Cela nous a permis d’ac-
« L’esprit père bénéficier d’une subvention
du PIB. « Nos bonnes performan- giens entrent dans une filière de sommes le seul pays qui paie céder à du matériel hors de prix que entrepreneur de l’Inflation Reduction Act, le
ces à l’export tiennent autant aux ce type à 15 ans, se formant à plus mieux ses profs que ses footbal- nous n’aurions jamais pu utiliser plan de verdissement de l’indus-
grands groupes qu’à notre tissu de de 200 métiers. Il en sort des tech- leurs, avec des coûts de scolarité sans cela », illustre Christoph
et pragmatique trie de Joe Biden.
PME, très fortes sur des créneaux niciens de haut niveau. « C’est le restant bas pour les étudiants », as- Jenny, cofondateur de Planted, est ancré dans Mais le grand talon d’Achille de
de pointe », vante Jerry Krattiger, cas d’une bonne partie de mes 115 sure Dominique Foray, écono- une start-up commercialisant de la confédération reste sans doute
directeur de la promotion écono- salariés, et cela crée une capacité miste à l’EPFL – où Emmanuel Ma- la viande conçue à partir de protéi-
les mentalités » ses relations avec l’Union euro-
mique du canton de Fribourg. d’absorption des nouvelles techno- cron passera lors de sa visite dans nes végétales, liée à l’EPFZ. GILLES ANDRIER péenne (UE), dont elle ne fait pas
Notamment dans les technolo- logies très forte », témoigne Jean- le pays, les 15 et 16 novembre. directeur général partie. Lorsque les Suisses ont re-
gies médicales et l’industrie de Marc Jaccottet, patron de Meca- Surtout, tout est fait pour que « PAS DE BUREAUCRATIE » de Givaudan, leader mondial fusé de rejoindre l’Espace écono-
précision. plast, une PME spécialiste de l’in- l’innovation sorte des labos. Nombre de start-up naissent éga- de la fabrication d’arômes mique européen en 1992, ils ont
jection plastique, nichée près du Ainsi, les campus et parcs spécia- lement dans ces labos, comme et de parfums signé une série d’accords secto-
L’APPRENTISSAGE VALORISÉ verdoyant parc naturel Gruyère lisés regroupent dans un même Hydromea, créée à l’EPFL, et qui riels avec Bruxelles – sur la libre
Comment cette confédération de Pays-d’Enhaut. lieu étudiants, chercheurs, développe des drones sous-ma- circulation des personnes, des
8,7 millions d’habitants, divisée De nombreuses passerelles per- start-up et multinationales. rins. Deux de ses trois cofonda- dentale. « Regardé avec suspicion, marchandises, la reconnaissance
en vingt-six cantons, quatre lan- mettent aux jeunes de revenir Comme VDL ETG, un groupe teurs sont allemands, l’un est l’échelon fédéral intervient peu et des normes… Or certains de ces
gues et occupée à 70 % par des dans l’enseignement général s’ils néerlandais de 15 000 salariés, passé par le prestigieux MIT aux beaucoup de questions sont ré- traités sont aujourd’hui obsolè-
montagnes parvient-elle à en- le souhaitent, notamment par les spécialiste des composants in- Etats-Unis. « Mais nous avons glées par référendums locaux : tes. L’UE a donc proposé de tout
granger de tels succès ? « C’est pré- hautes écoles spécialisées. Ou dustriels à la demande, notam- choisi la Suisse, qui n’a pourtant l’Etat, c’est nous, les Suisses, pas les remettre à plat avec un grand ac-
cisément parce que nous sommes bien par l’Ecole polytechnique fé- ment pour les semi-conducteurs. pas d’océan, car les infrastructures politiciens », résume Tilman Slem- cord-cadre. Mais les négociations
un petit territoire sans matières dérale de Zurich (EPFZ), ou celle de Début 2023, il a installé une filiale de Lausanne sont parmi les beck, économiste à l’université sur le sujet patinent depuis deux
premières que nous avons dû tout Lausanne (EPFL), toutes deux en dans Innovaare, l’un des six parcs meilleures au monde en roboti- des sciences appliquées de Zurich. ans, notamment parce qu’une
miser sur les cerveaux », explique bonne place dans le classement d’innovation suisses, où il déve- que », détaille Igor Martin, l’un Une particularité facilitant, selon partie des politiques suisses re-
Sophie Cerny, de Switzerland In- de Shanghaï des grandes universi- loppe des projets avec l’Institut des fondateurs. La Canadienne lui, la culture du consensus et la doutent que la libre circulation
novation, la fondation qui coor- tés. La seconde s’efforce d’attirer Paul-Scherrer, le principal centre Carrol Plummer et le Britannique stabilité propres à son pays. des travailleurs européens… ne
donne les six grands parcs d’inno- les meilleurs professeurs étran- de recherche local en ingénierie. Nigel Wallbridge, tous deux ingé- S’ajoute à cela une fiscalité rela- tire les salaires vers le bas.
vation du pays. « L’esprit entrepre- gers, offrant à chacun un budget « Pour savoir quelles innovations nieurs, ont également quitté leur tivement basse pour les entrepri- Un échec des négociations, cer-
neur et pragmatique est ancré de recherche conséquent, et des domineront le marché dans cinq à pays pour créer en Suisse Vivent, ses, avec un impôt sur les sociétés tes peu probable, signifierait le re-
dans les mentalités », confirme dix ans, nous devons garder un une start-up décryptant l’activité oscillant entre 12 % et 20 % selon tour des barrières douanières et
Gilles Andrier, directeur général pied dans les endroits-clés du électrique des plantes. « La sou- les cantons, et un temps de travail un moindre accès au marché
de Givaudan, leader mondial de la monde où elles voient le jour, plesse des régulations ici nous a plutôt élevé (quarante-deux heu- européen. Ce qui rend les entre-
fabrication d’arômes et de par- Tout est fait pour comme le MIT américain, Singa- séduits : tout est tourné vers l’effi- res par semaine). « Ces éléments prises helvètes plutôt nerveuses.
fums. « Dans un pays au marché pour et la Suisse », explique Hans cacité pour les entreprises, sans compensent le niveau relative- « Pour nous, la stabilisation des re-
intérieur si étroit et aux coûts éle-
que l’innovation Priem, l’un des responsables in- excès de paperasse », explique ment haut du franc suisse et des lations avec l’UE est une priorité
vés, la seule chance de survie des sorte des labos. ternationaux de VDL ETG. Carrol Plummer. salaires », estime Nadia Gharbi, absolue », confie-t-on chez Novar-
entreprises est de vendre à l’étran- Les start-up ont elles aussi accès C’est l’autre atout dont se targue économiste à la banque Pictet, à tis, qui emploie près de 10 000
ger en misant sur la qualité », es-
Les campus à ces pôles de recherche, grâce à un la Suisse. « Ici, il n’y a pas de bu- Genève. Ceux-ci sont en moyenne personnes dans la confédération,
time de son côté Nicola Thibau- regroupent modèle de financement particu- reaucratie, ni de politique indus- 2,5 fois plus hauts que dans la et y réalise la moitié de ses dépen-
deau, à la tête de MPS, une entre- lier. Lorsque l’une d’elles identifie trielle décidée d’en haut : tout vient zone euro – mais les charges pa- ses de R&D. « Aujourd’hui,
prise spécialisée dans les roule-
étudiants, un laboratoire susceptible de du terrain – les cantons, les PME – tronales, de 15 % environ pour un c’est une grosse préoccupation
ments à billes de haute précision. chercheurs, l’aider sur un projet, l’agence Inno- et tout bouge très vite », explique salaire brut, sont plus basses quant à notre attractivité écono-
Pour y parvenir, les Suisses mi- suisse, dotée d’un budget annuel Thomas Bohn, directeur de Grea- qu’en France (40 % environ). mique et académique », conclut
sent beaucoup sur l’éducation. A
start-up et de 300 millions de francs suisses ter Geneva Bern Area, l’agence de « En dépit de ces atouts, la Suisse Jerry Krattiger. p
commencer par l’apprentissage, multinationales (310 millions d’euros), apporte des développement de la Suisse occi- n’est pas dénuée de faiblesses pour marie charrel
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023 carnet | 21
Basile Bigorie, « Le sommeil a pris ton empreinte Benoit Widemann Avignon.
son époux, Et la colore de tes yeux. » et Cécile Roumiguière, Communications diverses
Florence, Véronique et Marie, Thomas et Joonam Widemann, La famille
Benoît et Baptiste Joxe, Que savez-vous sur la Guerre
ses illes, ses ils, ses ils et belles-illes,
du en France de 1939 à 1945 ?
Le Carnet Paul et Robin, Anatole Joxe-Calmet, Adrien et Oscar,
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de Cemin, Cros, Folgoas, Joxe, Labrande, ancien interne
le samedi 11 novembre 2023. Lacassagne, Lancou, Legoupil, Louet, ont la tristesse de faire part du décès recherches, en allant sur le site :
des Hôpitaux de Montpellier,
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samedi 11 - dimanche 12 - son décès, survenu le 31 octobre
de santé publique honoraire, ont la douleur d’annoncer le décès
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chevalier survenu le 3 novembre 2023,
Une permanence sera assurée de l’ordre national du Mérite. à l’âge de quatre-vingt-six ans. année.
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par le service Carnet née CAYEUX,
le samedi 11 novembre, La cérémonie religieuse sera Une cérémonie d’adieu aura lieu Ses obsèques auront lieu le
de 9 heures à 13 heures, célébrée le 14 novembre 2023, à survenu dans sa soixante-neuvième le lundi 13 novembre, à 14 heures,
année. vendredi 10 novembre, à 15 h 30, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
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datée du mardi 14 novembre 2023. en-l’Ile, Paris 4e. Une cérémonie aura lieu au
————— crématorium du cimetière du Père- Les bénévoles de SOS Amitié
Vous pouvez nous faire parvenir Marseille. Lachaise, Paris 20e, le jeudi 16 novembre francettelazard@widemann.net Remerciements écoutent
vos textes 2023, à 10 h 30. par téléphone et/ou par internet
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soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr Thérèse Bourrel, Vous pouvez envoyer messages et Eric Niedziela, ceux qui soufrent de solitude,
président d’ArcelorMittal France son épouse,
(en précisant impérativement votre numéro Sa famille témoignages à de mal-être et peuvent avoir
de téléphone et votre éventuel numéro Et ses amis, Et Matthieu Jehl, Léna et Maëlle,
benoit.joxe@gmail.com des pensées suicidaires.
d’abonné ou de membre de la SDL) directeur général, ses illes,
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pour vous confirmer la parution. d’Usinor puis d’Arcelor, suite du décès de
médecin général inspecteur et enrichir la vôtre !
du service de santé des armées, ont la tristesse de faire part du décès
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AU CARNET DU «MONDE» huitième année, le 3 novembre 2023. à l’âge de soixante-trois ans
pour adresser leurs pensées et leurs www.sosamitieidf.asso.fr
La cérémonie d’adieu aura lieu
Une messe au défunt sera célébrée le 10 novembre, à 15 h 30, en la salle condoléances à la famille. En région RDV sur
Naissances à l’abbaye Saint-Victor de Marseille, de la Coupole du crématorium du et vous en remercient très
www.sos-amitie.com
le samedi 11 novembre, à 14 heures. cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. (Le Monde du 6 novembre.) sincèrement.
Alexandre CAHEN
et
Marlène SCHIAFFINI Le souhait du professeur Pierre
ont la joie d’annoncer la naissance Bourrel, ni leurs ni couronnes.
de leur ille,
La famille remercie toutes les
Alice, Isabelle, Lyra CAHEN, personnes qui prendront part à sa
peine.
à Strasbourg, le 2 octobre 2023.

Quotidien + numérique
Fresnes. Figari.
Paris, le 2 novembre 2023,
Ses illes,
Domitille HAMARD Ses petits-enfants,
et Sa famille,
Michaël SIBONY
ont la joie d’annoncer la naissance
Ses proches,
Ses amis, Le journal et ses suppléments
de leur ille,

Ève.
ont la tristesse d’annoncer le décès livrés chez vous
de

Annick et Jean BESSON,

Christine MENGIN
Claude FERRACCI,
née GRANET,
Tous les contenus numériques
et Pierre DUQUESNE,
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dite Claudie, sur le site et les applications
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et Fabien DUQUESNE,

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dans l’ordre des Palmes académiques,
la joie d’ annoncer la naissance de la
petite sœur de Léon,
veuve de
Lola, Paulo FERRACCI,
au lieu de 96,20 € (prix de vente au numéro)
le 30 octobre 2023. survenu le 6 novembre 2023,
à San Gavino de Figari,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Décès
Malemort-sur-Corrèze. La crémation a lieu ce jeudi
9 novembre, à 15 heures, au Abonnez-vous en ligne sur :
La famille a la douleur de faire part crématorium d’Ajaccio. abo.lemonde.fr/quotidien3M
du décès de
Un rassemblement d’adieu,
Mme Danielle ALEXANDRE, convivial et chaleureux aura lieu,
comme elle le souhaitait, chez
survenu le 3 novembre 2023,
à l’âge de quatre-vingts ans.
elle à San Gavino, le vendredi
10 novembre, à partir de 14 heures.
BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAPA
A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
Pompes funèbres malemortoises,
8, rue Charles-Boulle,
Institutrice, professeur puis OUI, je m’abonne à l’ofre Quotidien + numérique du Monde pendant 3 mois pour seulement 19€ par mois puis 24,90 €/mois
principale adjointe au collège Saint- 6 quotidiens + « M le magazine du Monde » + tous les contenus numériques sur le site et les applications + les archives du Monde depuis
19360 Malemort.
Exupéry de Fresnes (Val-de-Marne),
1944 + l’application La Matinale + plus de 2000 grilles de jeux en ligne.
elle portait sur la vie, le présent
Paris. et l’avenir du monde un regard Je complète le mandat de prélèvement SEPA ci-dessous
concerné, acéré et pertinent.
Mme Anne-Marie Popov, E-mail : @ Tél. :
Mme Marie-Hélène Chevillon,
Fleurs (éthiques et responsables) J’accepte de recevoir des ofres du Monde OUI NON
ses sœurs, Important : merci de préciser votre adresse e-mail afin de recevoir
bienvenues. la confirmation de votre abonnement ou de ses partenaires OUI NON
Mme Alexandra de La Chapelle,
sa petite-ille,
M. Carl de La Chapelle, ferracci.catherine@wanadoo.fr MANDAT DE PRÉLÈVEMENT SEPA
son petit-ils, En signant ce formulaire de mandat, vous autorisez la Société éditrice du Monde à envoyer des instructions à votre banque pour débiter votre compte, et votre banque à débiter votre compte conformément
Le président de la Châtaigneraie, aux instructions de la Société éditrice du Monde. Vous bénéiciez du droit d’être remboursé par votre banque selon les conditions décrites dans la convention que vous avez passée avec celle-ci. Une demande
ont la profonde tristesse de faire part Les membres de l’assemblée de remboursement doit être présentée dans les huit semaines suivant la date de débit de votre compte pour un prélèvement autorisé.
du décès de générale,
Les équipes des Centres hospitaliers Référence unique du mandat :
Mme Françoise Sera rempli par la Société éditrice du Monde
de réadaptation et de rééducation
AMIEL-LEBIGRE, fonctionnelles de Paris et Menucourt, NOM DU TITULARE DU COMPTE M. Mme IDENTIFICATION DU COMPTE BANCAIRE
survenu le 2 novembre 2023, Nom :
ont la tristesse de faire part du décès
à Paris, IBAN — Numéro international d’identification du compte bancaire
de Prénom :
à l’âge de quatre-vingt-six ans.

Un moment de recueillement aura M. Jean FLORY, Adresse : BIC — Code international d’identification de votre banque
lieu le 10 novembre, à 14 heures, président de l’Association
Code postal : Ville : N’oubliez pas de joindre un relevé d’identité bancaire (RIB)
au funérarium de Ménilmontant, de 1996 à 2016,
7, boulevard de Ménilmontant, Signature obligatoire : ORGANISME CRÉANCIER
Paris 14e. survenu le 2 novembre 2023. TYPE DE PAIEMENT PAIEMENT RÉPÉTITIF SOCIETE ÉDITRICE DU MONDE
ICS : FR18ZZZ134031
Fait à:
Société éditrice du « Monde » SA 67/69 Av. Pierre-Mendès-France
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Date : CS 11469 - 75707 PARIS CEDEX 13
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Harold Thibault
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Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
22 |
CULTURE
PHOTOGRAPHIE
« Landscape Deer » (2023), de Robbie Barrat. ROBBIE BARRAT
Paris Photo, une foire entre virtuel et réel
Pour la première fois, un « secteur digital » est proposé, où les artistes se saisissent des nouvelles technologies
ENQUÊTE
A
la foire Paris
Photo, rendez-
vous mondial de
l’image fixe qui
se tient au Grand
Palais éphémère
jusqu’au dimanche 12 novembre,
sur le stand de la galerie Jean-
Kenta Gauthier, surprise. On n’y
trouve aucune image, rien que
des mots, en anglais. Ils ont été
inscrits sur les murs par l’artiste
américain David Horvitz. « Des
cailloux jetés dans le coucher de
soleil », « L’ombre de Ela, âgée de
quelques jours. » Ou juste : « De
l’argent. » Ce sont les descriptions
d’images numériques banales
que l’artiste a piochées dans ses
archives et qu’il a décidé d’effacer
Rima Abdul-Malak : « 36 % de femmes exposées, ce n’est pas assez »
Alors que s’ouvre Paris Photo, la ministre de la culture revient sur son action en faveur des femmes photographes et de la scène française
ENTRETIEN
A l’occasion de la foire Paris
Photo, la ministre de la
culture fait le point sur les
nouvelles donations de photogra-
phes aux institutions publiques.
Elle revient sur les craintes posées
par l’intelligence artificielle et an-
nonce une nouvelle commande
publique pour le bicentenaire de
l’invention de la photographie.
Les photographes ont été
longtemps réticents à confier
leurs archives à l’Etat. Qu’est-ce
qui a changé ?
En 2022-2023, l’Etat a effective-
ment reçu des donations sans pré-
cédent, notamment à la Bibliothè-
que nationale de France et à la Mé-
diathèque du patrimoine et de la
photographie (qui, à elle seule, a
reçu vingt et un fonds de photo-
graphes), qui incluent des archi-
ves, des tirages et des négatifs : les
photojournalistes Christine Spen-
gler et Gilles Caron, les photogra-
définitivement. Une façon poéti-
que d’évoquer le déferlement
d’images qui caractérise notre
époque, notre manie de vivre
chaque instant à travers la photo-
graphie.
Ce travail « low ech » est parado-
xalement présenté dans le
nouveau « secteur digital » de la
foire, qui, pour la première fois,
rassemble des artistes travaillant
sur le numérique. « Les visiteurs
vont sans doute trouver que ça n’a
pas l’air très digital ! », reconnaît la
Suisse Nina Roehrs, la commis-
saire qui rassemble sur neuf
stands les travaux d’une trentaine
d’artistes.
« Cette section concerne les artis-
tes qui utilisent le digital comme
un outil, mais aussi tous ceux qui
s’intéressent à la façon dont il bou-
leverse toutes nos sociétés. Le résul-
phes de l’agence Magnum Jean
Gaumy et Patrick Zachmann, des
artistes comme Dolorès Marat,
Denis Brihat, John et Claude Ba-
tho… Des fonds photos de presse
ont aussi été donnés aux Archives
nationales, comme celui de Libé-
ration, avec cinq cent mille tirages.
La France est le pays qui a vu naî-
tre la photographie, et nous gar-
dons un attachement fort à ce mé-
dium, qui est le « miroir de notre
mémoire », comme disait Henri
Cartier-Bresson. C’est d’abord une
relation de confiance avec des ins-
titutions qui savent à la fois pré-
server et valoriser les collections.
Je ne connais aucun photographe
qui donne son œuvre pour qu’elle
reste dans des réserves !
Le ministère de la culture
avait lancé, il y a cinq ans,
un parcours pour promouvoir
les travaux des femmes à Paris
Photo. Quel bilan tirez-vous ?
En 2018, il y avait 20 % de fem-
mes exposées. Aujourd’hui, on est
tat peut donc prendre n’importe
quelle forme digitale ou physi-
que,résume Nina Roehrs. Les artis-
tes ici vont des pionniers de l’art sur
ordinateur des années 1950-1960
jusqu’à ceux qui travaillent sur l’in-
telligence artificielle [IA]. » Paris
Photo est l’une des seules foires à
avoir une section consacrée à l’art
numérique, ce qui n’étonne pas
Nina Roehrs : « Cela fait longtemps
que les photographes ont été
confrontés à l’arrivée du digital. »
On trouve sur place quelques
écrans, mais surtout beaucoup de
tirages photo, des dessins, des
images, des sculptures, des
objets… et même un jeu d’arcade
réinventé par Robbie Barrat, à
l’Avant Galerie. Cet Américain de
22 ans est un artiste historique de
l’intelligence artificielle et du
crypto art, genre lié à la technolo-
à 36 %, mais ce n’est pas encore as-
sez. Une prise de conscience géné-
rale a eu lieu. Il a fallu quand
même forcer un peu le change-
ment – sans pour autant « ghettoï-
ser » les femmes dans une section
spéciale. En étant présentées par-
tout dans la foire, elles sont visi-
bles des institutions privées, pu-
bliques, des collectionneurs, de
tous les visiteurs. Mais ce mes-
sage, je le porte partout. Les Ren-
contres d’Arles ont aussi donné
plus de place aux femmes. J’ai éga-
lement tenu à développer les rési-
dences de femmes photographes,
avec un nouveau programme à la
Cité internationale des arts.
Vous dites aussi vouloir faire
plus pour la scène photogra-
phique française. Pourquoi ?
La force de la France a toujours
été d’accueillir des artistes du
monde entier. Mais quand on est
une institution publique, on a
aussi le rôle de promouvoir la
scène française – c’est-à-dire les
LES PHOTOGRAPHES
SEMBLENT TROUBLÉS
AUTANT QUE FASCINÉS
PAR L’INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE
gie de la blockchain (chaîne de
blocs permettant de stocker et de
transmettre des informations
sans organe de contrôle) .
Pour son projet The Big Buck
Hunter, il a piraté un jeu de chasse
célèbre où il s’agissait de tirer sur
des cerfs au fusil. « C’est un jeu
auquel je jouais dans mon en-
fance, en Virginie-Occidentale,
dit-il, mais j’étais frappé par sa
violence. On ne voit les paysages
artistes qui vivent et travaillent ici.
Or, elle n’est pas assez représentée
dans les grandes institutions et les
festivals. Nous avons insisté sur
cet enjeu dans les conventions
passées avec les structures que
l’on soutient. Les lieux intermé-
diaires, notamment ceux réunis
dans le réseau Diagonal, jouent
un rôle majeur : eux comptent
68 % de Français dans leur pro-
grammation. Nous voulons ac-
centuer les résidences ancrées
dans les territoires, en doublant le
budget du programme Capsule, à
320 000 euros.
L’intelligence artificielle inspire
et inquiète les photographes.
Quelle est votre position ?
La qualité de l’intelligence artifi-
cielle [IA] générative est telle qu’il
devient difficile de faire la diffé-
rence avec les vraies photogra-
phies. L’IA pose aussi des ques-
tions de droits d’auteur puisque
les images des bases de données
sont utilisées sans rémunérer
que quelques secondes, et les cerfs
sont perpétuellement en fuite. »
Dans sa version, ce jeu de mort
est devenu une contemplation
écologique, où des cerfs paissent
paisiblement dans une nature in-
touchée. L’œuvre n’est disponible
que sous la forme du jeu physi-
que, à brancher chez soi − Robbie
Barrat aurait pu éditer des scènes
du jeu sous forme d’images nu-
mériques, mais il a définitive-
ment renoncé aux NFT, les jetons
non fongibles, dégoûté par la spé-
culation autour de ses œuvres.
Car, sur cette nouvelle section
de la foire plane forcément
l’ombre des NFT, ces certificats
d’authenticité inviolables enre-
gistrés sur la blockchain. Ils ont
fait sensation ces dernières an-
nées, permettant à des auteurs
jusque-là inconnus du monde de
ceux qui les ont produites. C’est un
débat qu’on ne peut avoir qu’au ni-
veau européen, comme on l’a fait
au moment de la directive droits
d’auteur et droits voisins. On a des
experts qui ont fait des proposi-
tions. Mais l’IA offre aussi un
potentiel de création immense.
Des chercheurs l’utilisent pour la
cathédrale Notre-Dame de Paris,
afin d’améliorer notre connais-
sance scientifique. L’artiste Justine
Emard s’en sert pour générer de
nouvelles images de la préhistoire
à partir de la grotte Chauvet. Donc
il faut limiter les risques sans frei-
ner l’innovation. L’autre enjeu de
l’IA, c’est la formation. Dans les
écoles de photo, d’art, d’architec-
ture, les étudiants doivent être
outillés pour savoir l’utiliser.
La pandémie, en 2020, a donné
lieu à une commande photo
publique sans précédent. Quelle
était l’idée derrière ?
Quand ça s’est décidé, j’étais
conseillère à l’Elysée, et j’avais en
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
l’art classique de pulvériser des
records dans les ventes aux en-
chères… avant que la bulle NFT
n’éclate en 2022, en parallèle à la
crise des cryptomonnaies.
On trouve des NFT sur la foire,
mais ils ne sont pas un genre ar-
tistique, juste un outil de transac-
tion, d’authentification. « On peut
faire un NFT avec n’importe quoi,
dit Nina Roehrs. La majeure partie
des NFT qui ont fait objet de spécu-
lation ne concernaient pas l’art :
c’était des mèmes, des cartes de jeu,
des collectibles… » − les collectibles
étant ces séries d’objets virtuels
uniques, tels les Bored Apes, ces
petits singes dont certains ont été
vendus pour l’équivalent de
3 millions de dollars au plus fort
de la vague NFT.
De cette frénésie spéculative,
Anne Schwanz, galeriste alle-
tête la célèbre mission photo de la
Datar [vaste commande artistique
représentant le paysage français
en 1984]. Au début de la pandémie,
l’Etat a aidé les artistes sur le plan
social. Mais il fallait aussi donner
un élan de création et laisser des
traces de cette période étrange
que nous étions en train de vivre.
Ça a donné la commande pluridis-
ciplinaire « Mondes nouveaux » et
la commande photo « Radiosco-
pie de la France » confiée à la BNF,
qui a concerné deux cents photo-
graphes de tous horizons. Une
grande restitution aura lieu en
mars à la BNF. Pour le bicentenaire
de l’invention de la photographie
par Nicéphore Niépce en 2026-
2027, nous allons lancer une nou-
velle commande photo avec le
Centre national des arts plasti-
ques, en direction de vingt photo-
graphes, avec l’idée de rendre
hommage à l’histoire et de réin-
venter le médium. p
propos recueillis par
claire guillot

0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
« Somewhere in Los Angeles » (2023), de Kevin Abosch.
KEVIN ABOSCH
mande d’Office Impart, elle,
retient qu’« elle a au moins permis
à des artistes qui travaillaient sur
la blockchain de connaître le
succès. Et surtout, elle a attiré l’at-
tention du monde sur l’art digital. »
Sa galerie consacre tout son
stand à l’artiste Damjanski, et son
travail original. L’artiste améri-
cain a créé une application pour
smartphone sur la blockchain,
Unhuman Compositions, qui
transforme toute photographie
prise en une abstraction colorée
aux allures cubistes. Chaque visi-
teur peut générer depuis son télé-
phone sa propre création, unique,
et l’acheter sous forme de NFT,
pour 0,1 ETH (environ 180 euros) :
il lui suffit de se créer un porte-
feuille en ligne, pour payer et la
stocker dans la blockchain. Ou
bien faire produire par la galerie
sa traduction physique, vendue
entre 4 200 euros et 8 400 euros
selon la taille.
Art génératif
On trouve aussi, dans le secteur
numérique, plusieurs représen-
tants de l’art génératif, genre
aussi vieux que l’ordinateur, où
l’artiste met au point un logiciel
pour produire des œuvres.
A Paris Photo, Mimi Nguyen,
sur le stand Verse/Nguyen
Wahed, rend ainsi hommage au
pionnier américain Manfred
Mohr, avec une œuvre qui génère
en continu des images sur un
écran d’ordinateur. « Dans les an-
nées 1960, à Paris, Manfred Mohr
cherchait déjà à créer de l’art en
programmant un ordinateur, ex-
plique-t-elle. Sauf qu’à cette épo-
que les machines étaient rares. Il
avait appris que l’institut météo-
rologique en avait un et avait ob-
tenu le droit de l’utiliser, la nuit. »
Pour s’adapter au monde de
l’art numérique, cette spécialiste
basée à Londres a créé une plate-
forme d’un nouveau genre, Verse
organise des expositions en ligne
ou in situ, collabore avec des
artistes, et héberge même sur son
site les œuvres numériques des
collectionneurs. « Souvent, les
artistes du digital vendent directe-
ment en ligne, précise-t-elle. Mais
la plupart adorent avoir aussi un
espace physique pour montrer
leurs œuvres. Et les galeries jouent
d’autres rôles : curation, concep-
tion de projets… »
Tout comme les photographes
plus classiques, les artistes du nu-
mérique semblent troublés et
fascinés par les capacités de l’in-
telligence artificielle générative :
l’artiste Louisa Clement, de la
galerie Kunst & Denker Contem-
porary, a nourri une IA de toutes
ses données personnelles, physi-
ques et biographiques, pour s’in-
venter un avatar qui interroge
son identité ou plutôt sa dissolu-
tion à l’ère numérique.
Sur le stand de la galerie Nagel
Draxler, l’artiste Kevin Abosch,
qui compte parmi les plus connus
des « OG » (Original Gangsters,
pionniers) du crypto art, montre,
lui, de grandes images aux
couleurs sensuelles : au premier
regard, des vues de Los Angeles
ou de Paris, ou une nature morte
avec un appareil photo. En réalité,
ces « images synthétiques » ont
été réalisées à l’aide d’une IA qu’il
a perfectionnée et nourrie de ses
propres images. De fausses
photos où quelque chose cloche
laissant place à une réflexion sur
la nature de l’image, la sur-
veillance, la violence… « Il y a plus
de vérité dans ces photos synthéti-
ques que dans les traditionnelles »,
estime l’artiste connu pour ses
œuvres conceptuelles et souvent
ironiques, qui dit percevoir le
monde différemment depuis
qu’il travaille avec l’IA.
Ironiquement, alors qu’on n’a
cessé de s’effarer devant le
nombre de zéros affichés lors des
ventes de NFT, c’est bien dans le
secteur digital de Paris Photo
qu’on trouve les œuvres les
moins chères. L’artiste Albertine
Meunier, qui présente à l’Avant
Galerie une série pleine de fantai-
sie sur l’intelligence artificielle,
où elle a joué avec l’IA DALL-E
pour produire une série de fem-
mes en train de manger des sau-
cisses et des frites, vend ses
œuvres sous forme de mini-écran
carré qu’on peut accrocher sur
son mur pour 350 euros. Mais on
peut aussi acheter l’image numé-
rique seule, sous forme de NFT,
pour 10 XTZ (environ 8 euros).
Et, pour un premier essai totale-
ment gratuit, il suffit de se diriger
vers une borne qui distribue aux
visiteurs un POAP (Proof of Atten-
dance Protocole, « protocole sur
l’attestation de présence »), un
petit NFT souvenir aux couleurs
de Paris Photo, conçu par Kevin
Abosch, à emporter dans son
wallet. Une façon pour Nina
Roehrs, la commissaire, qui a
aussi prévu des visites quotidien-
nes gratuites, de faciliter l’atter-
rissage en douceur des néophytes
sur la blockchain. p
claire guillot
Paris Photo, 189 exposants,
au Grand Palais Ephémère,
Paris 7e. Jusqu’au 12 novembre.
De 15 € à 32 €.
culture | 23
Jakub Jozef Orlinski, entre
baroque italien et breakdance
Le contre-ténor polonais, qui présentait à la Philharmonie son disque
« Beyond », se produira à Toulouse, Montpellier, Bordeaux et Versailles
OPÉRA d’Aix-en-Provence, en juillet 2017.
Couché sur le dos, le chanteur a
Le chanteur plaidoyer pour et contre l’amour,
à l’instar d’une scène d’opéra.
U ne grosse poignée d’ins-
trumentistes baroques –
l’excellent ensemble Il
Pomo d’Oro –, une grande cape
noire à peine griffée d’un liséré
susurré aux étoiles la douceur de
l’amour perdu avec Amarilli, mia
bella, extrait des Nuove Musiche,
de Giulio Caccini. Un chant pur,
serti dans l’écrin délicat des cor-
a susurré
aux étoiles
la douceur
Même combat pour l’expressif
La certezza di tua fede, d’Antonio
Sartorio (Antonino e Pompeiano).
Avant la bascule comique : sil-
houette cassée en deux, voix che-
doré, de savoureux jeux de scène des, harpe, théorbe, clavecin. Mais
de l’amour perdu vrotante et notes hululées, Or-
et une scénographie de lumières : c’est avec le Cosi mi disprezzate, de avec « Amarilli, linski déclenchera l’hilarité après
le contre-ténor Jakub Jozef Or- Girolamo Frescobaldi (extrait des le superbe solo de guitare qui
linski a envoûté, lundi 6 novem- Arie Musicali), que l’amant
mia bella » ouvre le Quanto più la donna in-
bre, le public de la Philharmonie outragé a pris congé, non sans vecchia suivi par le faussement ré-
de Paris, où il donnait son pre- souligner la cruelle défaite de la signé Son vecchia, pazienza, tirés
mier récital. Le chanteur polonais beauté sur le temps. « Sachez en chement est d’autant plus perti- de L’Adamiro, de Netti. Jakub Jozef
de 32 ans présentait un large profiter car bientôt je rirai », pro- nent que le Polonais pratique Orlinski a tombé la veste. Il danse
aperçu du programme qu’il vient phétisera-t-il. Une sonate pour aussi la breakdance en quasi pro- sur l’irrésistible Tamburetta,
de graver pour Erato, un album in- deux violons en fa majeur de Jo- fessionnel –, le contre-ténor s’est d’Adam Jarzebski (Canzoni e con-
titulé Beyond dans lequel il ex- hann Kaspar Kerll, magnifique- entouré d’un collectif d’artistes à certi), avant de terminer dans la
plore les répertoires napolitain et ment interprétée par Alfia Ba- Varsovie, délivrant plus qu’un concorde apaisée du Lungi dai nos-
vénitien du Seicento (XVIIe siècle), kieva et Jonathan Ponet, assurera concept, un message. tri cor, de Sebastiano Moratelli (La
ne proposant pas moins de dix la transition vers la consolation. C’est assis sur un escalier dans le Faretra smarrita). Le contre-ténor
numéros en première mondiale. public que Jakub Jozef Orlinski comblera de quatre bis généreux
Autour de ce florilège d’extraits Outrances sulfureuses exaltera le sublime L’Amante la salle qui l’acclame debout. p
de cantates et d’opéras, mâtiné de Jakub Jozef Orlinski le clame, cha- consolato, de Barbara Strozzi, as- marie-aude roux
quelques pièces purement instru- que projet requiert une concep- surant puissance des tenues et dé-
mentales, l’artiste a tissé, avec la tion d’ensemble où la partie vi- lié des vocalises. Non moins pas- Philharmonie de Paris, Paris 19e.
complicité du musicologue Yan- suelle occupe une place aussi im- sionné, l’Incomprensibil nume, de Prochains concerts :
nis François, le portrait de portante que le choix musical. On Francesco Cavalli (Pompeo Ma- le 10 novembre à la Halle
l’amour, transi puis dépité, apai- se souvient du Stabat Mater de gno), adressé cette fois au dieu aux grains de Toulouse ;
sant peu à peu sa colère avant de Giovanni Battista Pergolèse, et du Amour, synonyme de mort. La le 12 novembre à l’Opéra-
tirer la leçon du temps qui passe. film au dolorisme trash de Sebas- danse arrivera avec la « sinfonia » Comédie de Montpellier ;
Une carte du Tendre émaillée de tian Panczyk, Vivaldi. Stabat Ma- du Demetrio, de Carlo Pallavicino : le 14 novembre à l’Auditorium
pièces élégiaques ou de lamentos, ter, dont la musique s’offrait en Orlinski y esquisse de jouissives de Bordeaux ; le 4 décembre
de séquences plus enjouées, es- bande-son, avec un Orlinski chris- figures de breakdance. Mais c’est à l’Opéra royal de Versailles.
piègles voire caricaturales. Ainsi tique filmé dans des outrances pour mieux replonger avec le Mi- Beyond, avec Jakub Jozef
ces deux extraits de L’Adamiro, de sulfureuses à la Andrzej Zulawski. sero core, de Netti (La Filli), entre Orlinski, Il Pomo d’Oro. Erato/
Giovanni Cesare Netti, qui voit Or- A l’instar des rappeurs – le rappro- lamento et exaltation, véritable Warner Classics.
linski, silhouette courbée entière-
ment voilée de noir, incarner une
vieille femme décrépite, regret-
tant jeunesse et désir du corps.
Le chanteur s’est d’abord enve-
loppé de nuit pour exhaler le
chant énamouré d’Othon devant
la chambre de sa bien-aimée. Mais
la courtisane est déjà dans les bras
de Néron, dont elle deviendra
l’impératrice dans Le Couronne-
ment de Poppée, de Claudio Mon-
teverdi. Il a tournoyé de joie et de
désir, s’est mis à genoux dans la
ferveur du E pur Io torno qui, lon-
gues tenues voluptueuses, mélis-
mes sensuels. Avant, s’apercevant
de sa méprise, de jeter au loin son
vêtement, âme désespérée livrée
aux virulences vocaliques (Voglio
di vita uscir). Enchaînée avec une
Passacalio, de Biagio Marini, jouée
par les seuls musiciens, la musi-
que le verra tombé à terre, lové
dans les plis de son grand man-
teau tenu comme un corps aimé.
Jakub Jozef Orlinski a conçu la
scénographie de ce récital comme
un spectacle, enchaînant les mor-
ceaux sans l’interruption des ap-
plaudissements. Tour à tour fier
et bravache, voletant dans des en-
volées de cape, puis couché dans
ses plis comme en un linceul, il
enlèvera chaussures et chausset-
tes pour s’enfoncer au cœur du
public, pieds nus, Orphée des
temps modernes descendu aux
Enfers, éclairant l’obscurité de
deux bâtons lasers.
La voix enchante. Elle s’est étof-
fée dans le registre grave, a gagné
en beauté, en assurance, et
comblé ses déficits de soutien du
souffle qui désunissaient parfois
la projection. Elle a gardé cette vi-
bration ardente et ce charme indé-
niable qui émurent les internau-
tes dès la publication virale d’une
vidéo vivaldienne tournée en ber-
muda à l’occasion d’un Facebook
Live de France Musique au Festival
-1h
L’artiste
a conçu
la scénographie
de ce récital pas
comme les autres
comme un
spectacle
24 | télévision
Hélène et la guerre de Troie revisitées
L’autrice Klaire fait Grr rend la parole à la célèbre héroïne, interprétée par Camille Chamoux
FRANCE CULTURE
À LA DEMANDE
PODCAST
A
l’origine était un
mythe : la guerre de
Troie. Au commence-
ment étaient le verbe
et les mots de Klaire fait Grr,
talentueuse autrice de la websérie
Dans ton flux, de la série Mon
prince viendra (prix Italia et Prix
du podcast SACD 2018, Grand Prix
du podcast natif 2019) et de La Fin
des coquillettes, son récit « de
pâtes et d’épées », qui vient de
paraître (Binge Audio Editions,
192 pages, 19 euros).
A l’origine était aussi un appel à
textes de France Culture. Auquel
celle qui n’a pas la langue dans sa
poche (et c’est tant mieux)
répond : « Parce que j’aime bien
avoir de l’argent pour manger. »
Sauf que, pour elle, « France
Culture, c’est la culture encadrée
en noir et blanc, les grands textes
et tout ça. J’ai tort, mais, dans ma
tête, c’est comme ça, donc je pense
assez vite à un compromis entre
nous : une histoire classique, mais
à ma sauce. »
Ce sera donc La Guerre de deux et
demi. Pour faire court, on pourrait
dire que, déesse ex machina,
Klaire fait Grr renverse le mythe.
Sauf qu’elle fait mieux encore :
elle donne à Hélène les moyens de
raconter son histoire, « qui n’est
pas exactement la même que ce
qu’on nous a raconté », poursuit
celle qui manie aussi bien l’euphé-
misme que la litote. Et de préciser :
« Il ne s’agit pas tant de renverser
un mythe, mais de changer l’angle
de la caméra. Dans les histoires, la
caméra est toujours placée
quelque part, le grand mensonge
consiste à nous faire croire qu’elle
est objective et neutre quand elle
est dans le regard des dominants. »
Dispositif de l’aparté
Pour ce faire, Klaire fait Grr a, et
entre autres trouvailles, mis en
place le dispositif de l’aparté. En
déconstruisant ce qu’il est
convenu d’appeler le « quatrième
mur » (et qui permet de créer une
complicité avec Hélène), elle lui
offre les clés de sa dramaturgie :
« C’est peut-être un des enjeux
aujourd’hui de la fiction nourrie
de nos luttes : il ne suffit pas pour
changer les choses d’ajouter des
GRILLE N° 23 - 261
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V 2
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 260
HORIZONTALEMENT I. Sécurisation. II. Emanera. Arno. III. Guise. Tâta.
IV. ULM. Crayonna. V. ESA. Ran. Ui. VI. Dînait. Iseut. VII. If. State. Nia.
VIII. Lippu. Aven. IX. Lévirat. Pèse. X. Er. Césarisés.
VERTICALEMENT 1. Séguedille. 2. Emulsiier. 3. Caïman. PV. 4. Uns. Aspic.
5. Réécriture. 6. Ir. Rata. As. 7. Satan. Tata. 8. Ay. Iev(vie). 9. Tatous. Epi.
10. Iraniennes. 11. On. Ui. Se. 12. Noyautages.
Robinson Stévenin, Camille Chamoux et Mélanie Péclat, sur le tournage de « La Guerre de deux et demi », à Paris, en juin. « LE MONDE »
personnages noirs, “handi” ou fé-
minins aux mêmes fictions en les
plaçant simplement sur le siège
passager, mais d’arrêter de leur
piquer le volant. » Bien vu.
Même déconstruction à l’œuvre
pour les héros que longtemps
furent Pâris et Achille : « Un
mythe, ça n’a rien de naturel. Ça se
façonne, ça se construit, ça se pein-
ture de gloire, ça se statue de
marbre. Ici, on fait le chemin in-
verse, on transformera les statues
en chair humaine, avec ses doutes,
ses failles, et son envie pas franche-
ment débordante d’aller se faire
buter à la guerre. »
Et puis il y a Médée, laquelle, de
tout temps connue pour avoir tué
ses enfants, choisit de ne pas en
avoir. Avec Jason, elle forme un
couple pantouflard, « l’inverse de
ce qu’on nous vend souvent
comme des situations de couple
“ultra-romantiques” et qui
cachent souvent des dynamiques
toxiques. L’idée n’est pas de vendre
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
le couple hétéro “ultra-casé”, mais
la paix. C’est doucement révolu-
tionnaire de rendre désirable
l’amour pacifique. »
Révolutionnaire donc, pacifique
donc – tout en même temps que
radicale parce que, ne nous
berçons pas trop d’illusions, à la
fin, l’effet de surprise est là, « pour
que surgisse quelque chose, enfin,
puisque nous tardons collective-
ment à prendre conscience de l’am-
pleur du désastre ». D’ailleurs, si
on lui pose la question : « Qu’est-ce
qui a changé (ou pas) entre hier
(trois mille ans) et aujourd’hui ? »,
elle répond sans détour ni figure
de style cette fois : « Pas assez de
choses. Les choses auront changé
quand on n’aura plus raison de
craindre les hommes. »
En attendant (et pas toujours
Godot), son texte a été accepté par
France Culture et c’est la réalisa-
trice Mélanie Péclat qui s’en est
saisie et en offre une version radio-
phonique particulièrement réus-
HORIZONTALEMENT
I. Pourra être charpenté et construit.
II. Renvoie vers la boîte en tête.
Cordage chez les marins. III. Courir
comme un Anglais. Sortie de la com-
pétition. IV. Peintre lorentin de la
première Renaissance. Sur la portée
V. Déranges tout le monde. Bien rap-
prochée. Aux bouts du bourg. VI. L’Ir-
lande du Nord. Chanteur emplumé.
VII. Article. A prendre avec modéra-
tion. Enfant de Cadmos et d’Harmo-
nie. VIII. Pour bien nettoyer les
feuilles. Mis à niveau. IX. Vivent dans
un autre monde. A suivre chemin fai-
sant. X. Très petite taille. Permettent
d’atteindre les sommets.
VERTICALEMENT
1. Attentif et précis dans ses entre-
prises. 2. Hauts en couleur et riches
dans leurs efets. 3. Ont pris un coup
de vieux. Points en opposition. 4. Ou-
verture de compte. La japonaise est
toujours recherchée. 5. Dessus de lit.
Massif et pesant. 6. Elément ato-
mique souvent combiné à des mé-
taux lourds. Ouvre le score. 7. Instru-
ment de force. Moins bon que la
soupe. 8. Panneau de ibres de bois.
9. En très mauvais état. Roi de Juda.
10. Excédent dans les recettes. Plat
de chef. 11. Pourra être approuvée.
Casse la croûte en surface. 12. Etouf-
fent les lammes.
En ce jour caniculaire de juin,
Robinson nous assistions au tournage du
Stévenin campe dernier épisode. A les voir ainsi,
l’on se dit alors que Robinson
un Ménélas, roi Stévenin et Camille Chamoux
de Sparte et rejouent l’histoire. Que, trois
mille ans après, il était temps.
époux d’Hélène, Pendant l’été, Klaire fait Grr nous
absolument a confié son envie de monter son
texte en pièce de théâtre, « mais
machiavélique je n’ai pas un rond pour le faire,
donc si une généreuse production
passe par là, n’hésitez pas à écrire
sie grâce notamment à une distri- au journal qui transmettra. (Je
bution remarquable : Robinson vends aussi un moule à flan, peu
Stévenin fait un Ménélas absolu- servi, faire offre.) » On se dit que
ment machiavélique et Camille c’est tellement bien que l’on
Chamoux remet Hélène sur le transmet, et avec plaisir encore !
devant de la scène, s’attachant à la En attendant, à vos casques parce
bien faire entendre : « J’ai trouvé le que la mise en ondes est particu-
texte de Klaire fait Grr incroyable- lièrement réussie. p
ment pertinent, à la fois halluci- émilie grangeray
nant d’intelligence (c’est comme si
la Joconde regardait le mec qui l’a La Guerre de deux et demi,
peinte) et de drôlerie », nous confie de Klaire fait Grrr, réalisé
celle qui, et depuis longtemps déjà, par Mélanie Péclat
a fait de l’humour une arme. (Fr., 2023, 5 × 15 min).
SUDOKU
N°23-261
1 8
4 5
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Complétez toute la
7 9 4 grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
4 2 6 Chaque chiffre ne doit
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8 9 7 6 1 par colonne et par
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Chaque jeudi, G A Z A — LA BATAILLE
DES RUES A COMMENCÉ
le meilleur
de la presse L’ANTISÉMITISME
NE SE CACHE PLUS
étrangère Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, les actes
antisémites se multiplient partout dans le monde,
s’inquiète la presse étrangère. Témoignages.
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
NOTRE
SÉLECTION
V EN D R ED I 10 N OV EM BR E
Canal+ Séries
66-5
14.20 Entre Bobigny et Paris,
une jeune avocate navigue entre
son passé et son présent, entre
sa copine d’enfance restée en
banlieue et son mari accusé de viol,
entre sa déontologie professionnelle
et sa connaissance des bandes
locales. Tricotée par la créatrice
d’Engrenages, une série policière
portée par ses personnages féminins
et impeccablement mise en scène.
Ciné+ Frisson
Les Promesses de l’ombre
20.50 David Cronenberg livrait,
en 2007, un conte sanglant
particulièrement réussi sur la mafia
russe à Londres. De cette histoire de
gangsters dont les ressorts semblent
familiers, le réalisateur canadien
tire un voyage dans un monde où
le mal et la maladie se confondent,
une version cauchemardesque
et poétique de notre vrai monde.
OCS Max
Cinq ans de réflexion
21.00 On a beau l’avoir vu
douze fois, on ne se lasse pas
des fiançailles foireuses d’Emily
Blunt et Jason Segel, mises en scène
par Nicholas Stoller. Impertinente,
touchante et résolument féministe,
une comédie romantique comme
on n’en fait presque plus.
Chérie 25
Les Filles du docteur March
21.05 Avant Barbie, la réalisatrice,
scénariste et actrice américaine
Greta Gerwig proposait, en 2019,
une version étonnante, imposante
et charmante du célèbre roman
protoféministe de Louisa May Alcott,
Little Women (1868).
France 3
Deneuve, la reine Catherine
22.40 Soixante ans de carrière
et des milliers d’interviews : voilà
l’abondante matière dans laquelle
la documentariste Virginie Linhart
a puisé pour dresser ce portrait
foisonnant de l’actrice.
Netflix
Voleuses
A la demande Retour devant et
derrière la caméra pour la prolifique
Mélanie Laurent, qui signe pour la
plate-forme américaine un buddy
movie dont la première heure, drôle
et rythmée, est assez plaisante.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
6 4 2 5 9 7 3
9 6 3 7 8 1 2 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 8 9 1 4 5 6 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
9 7 6 5 4 1 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
5 2 1 8 7 3 9
abojournalpapier@lemonde.fr.
5 4 3 6 2 8
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 1 8 2 3 9 4
2 7 6 4 1 8 5 Courrier des lecteurs
4 3 5 9 2 6 7 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
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Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
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Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
Laurent Greilsamer
Ancien directeur adjoint
du « Monde »
C’
est un jeune homme
de 70 ans qui vient
de nous quitter bru-
talement d’un arrêt
du cœur. Il était souriant, bien-
veillant, attachant, et l’élégance
de son apparence était le juste re-
flet de son esprit. Toujours tiré à
quatre épingles, avec ce qu’il fal-
lait d’humour et de fantaisie
pour balayer chez lui toute trace
d’austérité. Pour qui a approché
Laurent Greilsamer, et a eu
comme moi, trente années du-
rant, le privilège de travailler à
ses côtés, sautait aux yeux la
haute idée qu’il se faisait de notre
métier, le journalisme ; son rap-
port aux faits, à la vérité, à la pré-
cision. La nécessité de dépassion-
ner l’actualité pour mieux en
comprendre les enjeux, avec
clarté et honnêteté.
Au Monde, où il a passé trente-
quatre ans, il savait comme per-
sonne pointer la faiblesse d’une
analyse, la phrase bancale, la
pensée faible ou le sous-entendu
inutile. Il savait aussi couper un
papier trop long, lui donner du
nerf et de la densité, sans trahir
son auteur. Au contraire, lui
confier une relecture était une
garantie. Son regard, toujours vif
et chaleureux – et si sensible –
derrière les verres ciselés, inspi-
rait tout à la fois confiance et res-
pect. D’une rigueur souriante
mais intraitable, il ne laissait rien
passer qui aurait perdu ou per-
turbé le lecteur.
Loin de pinailler, il approfon-
dissait sans relâche, nous forçait
à aller plus loin, c’est-à-dire plus
près du vrai. Son exigence était
à proportion de son ambition
pour l’aventure collective que re-
présentait à ses yeux un journal.
Ce n’est pas un hasard s’il avait
piloté à l’orée des années 2000 la
rédaction des Livres de style du
Monde, ces sommes uniques de
connaissances et de déontologie,
clés uniques adaptées à la culture
de notre quotidien.
Francette Lazard
Ancienne dirigeante
du Parti communiste français
A
vec une « inébranlable
détermination », elle a
mis sa vie au service de
l’objectif de faire gran-
dir « une perspective communiste
en France ». C’est en ces termes
que Fabien Roussel, secrétaire na-
tional du Parti communiste fran-
çais (PCF), a rendu hommage à
Francette Lazard. Ancienne diri-
geante du PCF, fondatrice de l’Ins-
titut de recherches marxistes
(IRM), Francette Lazard est morte
le 3 novembre à Chailles (Loir-et-
Cher), à l’âge de 86 ans. Fidèle à
ses engagements de jeunesse, elle
a œuvré avec une discrétion qui
n’avait d’égal que l’esprit d’ouver-
ture dont elle a su faire preuve
en permanence.
Francette Lazard est née dans
une famille bourgeoise (son père
était chirurgien, sa mère méde-
cin) le 7 janvier 1937 à Neuilly-sur-
Seine (Hauts-de-Seine). Sous l’Oc-
cupation, son père rejoint la
France combattante en Afrique
du Nord, tandis que Francette se
réfugie à Carpentras (Vaucluse),
puis au Chambon-Sur-Lignon
(Haute-Loire). A la fin des années
1940, ses parents adhèrent au PCF.
Diplômé de l’Ecole supérieure
de journalisme de Lille, Laurent
avait rapidement rejoint le ser-
vice des « infos génés » du Monde
en 1977, à 24 ans, après de brefs
débuts au Figaro puis au Quoti-
dien de Paris. Il gardait un souve-
nir très aigu de ce Monde « primi-
tif » de la rue des Italiens, des
rituels du petit matin, des procès
nombreux qu’il avait suivis
comme rédacteur chargé des
dossiers police-justice. Son pre-
mier article dans le quotidien
du soir, en date du 21 mai 1977,
fut un reportage en Normandie
agitée par la rumeur d’un « pèle-
rinage » d’anciens SS au grand ci-
metière allemand de La Cambe,
dans le Calvados.
Le goût du paradoxe
Devenu grand reporter, il avait
réalisé de nombreuses enquêtes
à travers le monde, de l’Iran à
l’Afrique du Sud en passant par le
drame du tremblement de terre
d’Erevan, dans l’Arménie soviéti-
que, en 1988. Mais c’est sur le
monde judiciaire, le terrorisme
(Action directe), les procès pour
crimes contre l’humanité de l’of-
ficier SS Klaus Barbie puis de
Maurice Papon que son sens de
l’observation et de la synthèse,
mâtiné d’une grande culture his-
torique, avait fait merveille.
Plusieurs de ses enquêtes
avaient donné lieu à des livres
passionnants, coécrits avec Da-
niel Schneidermann, comme
Un certain Monsieur Paul (sur
l’ancien milicien Paul Touvier),
Les juges parlent (Fayard, 1992)
ou encore Où vont les juges ?
(Fayard, 2002). Souvenir mar-
quant parmi tant d’autres, de le
voir penché au-dessus de son or-
dinateur pour trousser à toute vi-
tesse un portrait en urgence du
juge Renaud Van Ruymbeke,
avec une maîtrise impression-
nante, le verbe précis, un sang-
froid imperturbable, dans les
minutes brûlantes d’avant-bou-
Ils abriteront en 1952 chez eux à
Argenteuil (Val-d’Oise), Benoît
Frachon, le secrétaire général de
la Confédération générale du tra-
vail, que leur fille considérait
comme son oncle. Ce dernier
avait eu maille à partir avec la
justice après le rocambolesque
« complot des pigeons » : lors
d’une manifestation contre la
guerre de Corée à Paris des res-
ponsables communistes trans-
portant des pigeons « visiblement
destinés à transmettre des messa-
ges », selon la police, avaient été
arrêtés avant d’être relâchés.
Francette Lazard fait ses études
secondaires au lycée Racine, à Pa-
ris, puis à la Sorbonne où elle ob-
tient une licence d’histoire et de
géographie. En janvier 1952, âgée
de 15 ans, elle adhère au PCF puis
à l’Union des jeunes filles de
France dont elle sera responsable
parisienne puis nationale. Le
3 juillet 1956, elle épouse François
Widemann, un physicien commu-
niste, avec lequel elle aura deux
enfants avant de divorcer en 1965.
En 1960, Francette Lazard est
reçue à l’agrégation d’histoire et
de géographie. Elle enseigne de
clage du journal. Sa trajectoire le
mena plus tard de la rédaction en
chef du Monde, à partir de 1994,
jusqu’au poste de directeur ad-
joint du journal, que je lui con-
fiais en juin 2007.
Pour les jeunes de la rédaction
du 1 Hebdo, que nous avions lancé
en 2014 après son départ du
Monde, Laurent Greilsamer était
un fil à plomb indispensable et un
pédagogue inlassable, qui appor-
tait nuance aux affirmations trop
rapides. Formidable professeur
sans vouloir l’être (bien que plu-
sieurs promotions de l’école de
journalisme de Sciences Po aient
bénéficié de ses conseils d’écri-
ture), il était d’une patience à
toute épreuve, qui disait son ab-
négation et son désir du travail
bien fait. En droite ligne des
valeurs cardinales du fondateur
du Monde, Hubert Beuve-Méry,
auquel il avait consacré une
passionnante biographie deve-
nue référence (Fayard, 1990, réed.
Tempus, 2010).
Il était en ce sens un vrai jour-
naliste, qui mettait sans cesse en
doute les idées reçues, la commu-
nication déguisée en informa-
tion, le prêt-à-penser. Sceptique
amusé dépourvu de cynisme,
Laurent savait nous mettre en
garde contre la facilité ou le sui-
visme. Si tout le monde allait
dans un sens, il se faisait un plai-
sir, j’allais dire un devoir ou une
hygiène intellectuelle, d’aller
dans un autre.
Finesse d’analyse
Avocat du diable avec un sourire
en coin, il avait le goût de la dis-
cussion et du paradoxe, dont sor-
taient toujours des idées plus sur-
prenantes, plus stimulantes. Al-
liant rigueur morale, indépen-
dance d’esprit et finesse
d’analyse, il incarnait à merveille
l’image qu’on pouvait se faire
d’un « homme du Monde ». Ces
qualités intellectuelles et morales
étaient servies par une écriture
1960 à 1963 au lycée d’Orléans,
puis de 1963 à 1967 au lycée Fé-
nelon à Paris. Adhérente au Syndi-
cat national de l’enseignement se-
condaire et rédactrice en chef
adjointe de la revue Economie et
Politique (en 1966), elle devient
en 1967 permanente au PCF. Elle
répartit son temps entre la section
du 6e arrondissement de Paris et
les travaux économiques. Elle se
présente à plusieurs reprises, en
vain, aux élections municipales et
législatives. Suppléante au comité
central en 1970, elle prend la direc-
tion de l’hebdomadaire France
nouvelle. Très ouverte, elle en fait
une tribune de grands débats.
« Innovation stratégique »
Rédactrice en chef adjointe de
L’Humanité en mai 1976, Fran-
cette Lazard prononce cette
même année – lors du 22e congrès
du PCF qui acte l’abandon de la
dictature du prolétariat – un dis-
cours remarqué sur la liberté,
« une exigence de développement
de la société ». Marxiste convain-
cue, elle fonde l’Institut de recher-
ches marxistes en 1979 et en sera
la directrice jusqu’en 1995. Elle
2 FÉVRIER 1953
Naissance à Neuilly-sur-
Seine (Hauts-de-Seine)
1977 Entrée au « Monde »
2007-2011 Directeur
adjoint du « Monde »
8 NOVEMBRE 2023 Mort
7 JANVIER 1937
Naissance à Neuilly-sur-
Seine (Hauts-de-Seine)
1952 Adhère au Parti
communiste français
1979 Fondatrice de l’Institut
de recherches marxistes
3 NOVEMBRE 2023 Mort
à Chailles (Loir-et-Cher)
disparitions | 25
Au siège du « Monde », à Paris, en 2006. MARC CHAUMEIL POUR « LE MONDE »
toujours simple et claire, mais
aussi rapide du journaliste tombé
très tôt dans la marmite du quoti-
dien. Dans toutes ses fonctions
exigeantes au Monde, Laurent
Greilsamer montra un sens de
l’organisation et de la décision
hors pair, doublés d’une grande
capacité d’écoute. Des qualités
qu’il déploya encore jusqu’à ces
derniers jours au 1, où il avait
trouvé comme une deuxième jeu-
nesse et un support à ses enthou-
siasmes intacts pour la presse.
Ces dernières années, outre ses
documentaires pour la télévision
(La parole est au garde des sceaux,
avec Joseph Beauregard), cet ami
si proche, une sorte de frère, avait
aussi enrichi son œuvre d’es-
sayiste et de biographe avec des
portraits de René Char, de Gérard
En 1970. HERVÉ GLOAGUEN / GAMMA RAPHO
entre, en mai 1979, au bureau po-
litique du parti avec la responsa-
bilité du secteur éducation et, jus-
qu’en 1987, du travail en direction
des chrétiens. Elle met « l’innova-
tion stratégique » au cœur des for-
mations dans les écoles centrales
du parti. Avec Georges Marchais
(secrétaire général du parti de
Fromanger, de Picasso ou de
Dreyfus, et un dictionnaire
George Sand rédigé avec son
épouse Claire. Il avait déjà connu
un grand succès public en 1998
avec une biographie du peintre
Nicolas de Staël, qui lui valut le
Grand Prix des lectrices de Elle. Ce
livre écrit au grand galop d’une
plume fringante portait ce titre
lourd à écrire à présent : Le Prince
foudroyé. Car c’est bien ce qu’il
était, Laurent, un prince. p
éric fottorino (ancien
directeur du « monde »)
[Laurent Greilsamer était un journaliste
marquant de notre rédaction et l’un des
meilleurs connaisseurs de l’histoire et de
la culture de notre journal. « Le Monde »
présente ses plus sincères condoléances
à sa femme, Claire, ses trois fils, ses pro-
ches et toutes celles et ceux qui l’ont
connu et apprécié. J. Fe.]
1972 à 1994), elle est à l’initiative
de l’ouverture des archives du
PCF et s’emploie à annuler les
« exclusions brutales » du passé.
Au 24e congrès, en février 1982,
elle affirme avec force ses convic-
tions : « Nous voulons aller le plus
loin possible sur le chemin du so-
cialisme à la française. »
Soucieuse d’inviter avec une
autorité souriante « à la lucidité
et à l’engagement personnel »,
Francette Lazard lance, en octobre
1988, les « mardis marxistes », lieu
d’échanges et de confrontations
d’idées. Elle publie en 1991 La Ré-
volution inattendue (Messidor).
Au 28e congrès, en 1994, elle rap-
porte sur les changements de sta-
tuts du PCF, dont la caractéristique
principale est l’abandon officiel
du « centralisme démocratique ».
En décembre 1995, elle prolonge
l’action de l’IRM en créant Espaces
Marx. A sa demande, elle quitte
le bureau politique en décem-
bre 1996 et préside la commission
d’arbitrage du PCF. A ce titre, elle
présente, en novembre 1998, ses
réflexions « au regard de l’histoire
du PCF et de la mutation des prati-
ques du débat politique dans le
parti ». Si, en 2000, elle cesse d’ap-
partenir au comité national, elle
continue de s’investir au sein d’Es-
paces Marx et dans des initiatives
de formation. Avec, comme bous-
sole, sa fidélité inébranlable à
l’idéal communiste. p
michel noblecourt
26 |
IDÉES
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Serge Sur
Eviter la guerre est une affaire
de puissance, non d’idéologie
Le juriste souligne ce que la déliquescence des relations l’Israël de Nétanyahou, alors même
qu’elle était contraire aux accords
internationales doit à l’action – et à l’inaction – d’Oslo dont ils étaient les garants. « Ils
des Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide sèment le vent, ils récolteront la tem-
pête », c’est aussi dans la Bible.
Les Etats-Unis ont pourtant pu mesu-
rer l’impasse des solutions militaires,
pense d’abord au conseil de sécurité de
l’ONU. Mais il est paralysé. Certains le dé-
plorent ; il faut plutôt s’en féliciter, parce
qu’on évite ainsi de précipiter le conflit
entre membres permanents. Si une réso-
lution condamnait la Chine, les Etats-
Unis, la Russie, soit ils quitteraient l’ONU,
Restent les Etats-Unis. On ne saurait
en effet attendre une vision pacifique
des relations internationales ni de la
Russie, ni de la Chine, ni des BRICS. Tous
sont, à des titres divers, dans la confron-
tation avec le monde dit « occidental »,
en réalité issu de la grande alliance des

L’
évolution des relations internatio-
nales au XXIe siècle suit une pente
qui mène à une nouvelle guerre
mondiale. Elle s’est amorcée avec
trois crises successives, sécuritaire le
11 septembre 2001, financière avec les
subprimes en 2007-2008, sanitaire avec
la pandémie de Covid-19 en 2020. Ces
trois crises sont respectivement dues au
terrorisme islamique, aux Etats-Unis et
à la Chine, les trois forces les plus actives
du temps. La pente s’est accélérée avec
des conflits ouverts, en Ukraine puis à
Gaza, conflits qui sont des guerres mon-
dialisées – et non pas mondiales, mais
elles sont comme des chauffeurs de salle
avant le sport de combat que sera l’af-
frontement plus direct des grandes puis-
sances. Peu importent les prétextes, un
assassinat malencontreux, l’agression
de trop, un incident digne de La guerre de
Troie n’aura pas lieu [de Jean Giraudoux,
1935]. Mais comment en est-on arrivés là,
et peut-on encore l’empêcher ?
« Comment en est-on arrivés là ? » :
en 1914, après l’entrée en guerre, c’est la
question que posait au chancelier alle-
mand, Bethmann-Hollweg, son prédéces-
seur von Bülow. Et l’autre de lever ses
grands bras : « Ah, si on le savait ! » Les ori-
gines du conflit en perspective sont sans
doute multiples, mais la responsabilité
principale incombe aux Etats-Unis et à
leur comportement international depuis
la chute du mur de Berlin, à la fois par ce
qu’ils n’ont pas fait et par ce qu’ils ont fait.
Ce qu’ils n’ont pas fait : réorganiser le
système international après 1989, réfor-
mer l’ONU, réintroduire la Russie dans le
jeu international, négocier une sécurité
paneuropéenne. Tout le monde atten-
dait les propositions américaines, qui ne
sont pas venues. Prétendre être un
leader, la nation indispensable, le pays
qui maintient la cohésion du monde,
impose des responsabilités. Or, l’absence
de vision internationale des présidents
successifs, Clinton, Bush, Obama,
Trump, a eu des effets cumulatifs. Leur
action fut aux antipodes de la création
de l’ONU, en 1945, et de la démocrati-
sation de l’Allemagne, de l’Italie et du
Japon. Le résultat ? Les Etats-Unis, et la
planète, se sont endormis dans le monde
de Francis Fukuyama et réveillés dans
celui de Samuel Huntington.
Ce qu’ils ont fait : rejeter le multilaté-
ralisme, militariser les relations inter-
nationales au détriment de la diploma-
tie – on ne négocie plus rien –, dévelop-
per une sorte d’autisme sécuritaire au
nom de leurs intérêts nationaux. Elargir
l’OTAN jusqu’aux frontières de la Rus-
sie, la traiter comme un pays déchu ou
comme un ennemi, soutenir la politi-
que d’annexion et de colonisation de
dernièrement en Irak, en Afghanistan. Le
résultat est d’avoir recréé des clivages
que l’on croyait surannés : Est-Ouest,
Nord-Sud. La Chine a remplacé l’URSS
mais la Russie ne veut pas qu’on l’oublie,
comme on l’a fait en attirant l’Ukraine
dans le camp occidental. Et le Sud global
est aujourd’hui plus puissant, autour des
BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique
du Sud] élargis, que ne l’étaient le groupe
des 77 ou le mouvement des non-alignés.
La pente qui mène à un affrontement
majeur et direct des grandes puissances
est-elle fatale ? Peut-on l’empêcher ? On
LES ÉTATS-UNIS,
ET LA PLANÈTE,
SE SONT ENDORMIS
DANS LE MONDE DE
FRANCIS FUKUYAMA
ET RÉVEILLÉS DANS
CELUI DE SAMUEL
HUNTINGTON
soit ils entreraient en guerre avec les
autres. Au fond, le Conseil est fait pour
empêcher les guerres mondiales, et il a
jusqu’à présent réussi. Il est moins armé
pour les guerres régionales, qui de-
vraient, selon la Charte, relever d’organi-
sations régionales. La faiblesse de l’ONU
est davantage la faiblesse du régiona-
lisme que celle du Conseil de sécurité.
Herbivore et carnivores
Et l’Union européenne ? Elle est ontologi-
quement tournée vers la paix, qui est sa
raison d’être. C’est le message qu’elle
adresse au monde : le salut est dans la ré-
conciliation, non dans la confrontation.
Mais ce message n’a été entendu nulle
part. L’UE est un herbivore dans un
monde de carnivores. L’UE a désarmé ses
membres sans s’armer elle-même. Elle
ne pèse pas face aux menaces sécuritai-
res. Elle s’est défaussée sur l’OTAN. L’UE
est plus une « Otanie » qu’une puissance
autonome, et l’OTAN est un American
poodle [« un caniche américain »].
L’UE est en outre totalement et struc-
turellement incapable de définir une po-
litique extérieure commune, et encore
moins une défense autonome. Même
lorsque ses membres s’accordent en in-
terne sur une position unique, ils se dis-
persent dans les votes à l’Assemblée gé-
nérale de l’ONU.
vainqueurs de 1945, et aujourd’hui
anglo-américain. Quant à l’opposition
entre démocraties et régimes autoritai-
res, il faut la relativiser : les pays occi-
dentaux sont loin d’être des démocra-
ties exemplaires.
Eviter la guerre est une affaire de puis-
sance, non d’idéologie. A l’heure ac-
tuelle, seuls les Etats-Unis disposent de
la capacité à réparer leurs propres er-
reurs, ce qu’ils ont jusqu’à présent réussi
à faire. Ils peuvent arrêter cette pente, et
le président Biden, vieux routier de cette
guerre froide qui ne devint jamais
guerre chaude, ne manque pas d’atouts
pour y parvenir. On peut sans doute leur
donner des idées puisque, comme
l’aurait dit Churchill, les Etats-Unis choi-
sissent toujours la meilleure solution
après avoir essayé toutes les autres. Les
portes de la guerre ne sont pas encore
ouvertes, et les Etats-Unis sont les gar-
diens des portes de la paix. p
Serge Sur est professeur émérite de
l’université Panthéon-Assas, rédacteur
en chef de « Questions internationales »
et membre de l’Institut (Académie
des sciences morales et politiques)

Jean-Marie Guéhenno L’Ukraine et la Palestine risquent de faire

perdre à l’Europe le respect d’elle-même et le respect des autres
Pour l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, les hésitations de l’Union européenne face à la situation en Ukraine
et à l’escalade du conflit israélo-palestinien ternit durablement son image et les valeurs qu’elle entend promouvoir

C
ette fin d’année est un
double test pour l’Europe.
En Ukraine, la perspective
d’une victoire sur la Rus-
sie s’éloigne, et les Européens, qui
en auraient les moyens, ne sem-
blent pas prêts, politiquement et
matériellement, à prendre le re-
lais des Etats-Unis si, comme c’est
de plus en plus probable, le sou-
tien américain diminue ou s’ar-
rête. Au Moyen-Orient, l’Europe,
incapable de se rallier à une posi-
tion commune sur Gaza, a étalé
ses divisions aux Nations unies.
Cette double débâcle risque de
sceller la fin de l’Europe géopoli-
tique : l’Union européenne (UE)
entretient l’illusion que l’impor-
tance de son marché, auquel le
reste du monde veut accéder,
pourrait suffire à asseoir son
influence. Mais il faudrait pour
cela que l’Europe ait un cap stra-
tégique qui donne du sens à ses
actes. L’Europe existe quand elle
est aussi une idée, une ambition
universaliste qui plonge ses raci-
nes dans l’âge des Lumières. On
peut certes en dire autant des
Etats-Unis, mais avec une dif-
férence essentielle : même privés
de leur soft power, les Etats-Unis
sont de très loin la première puis-
sance militaire, et ils trouvent na-
turellement leur place dans un
monde de rapports de force où
seuls comptent les grands fau-
ves. Beaucoup à travers le monde
n’aiment pas les Etats-Unis, mais
ils n’osent l’ignorer.
Privés de leur soft power, les
Européens ne sont pas grand-
chose. L’Ukraine et la Palestine
risquent de leur faire perdre le
respect d’eux-mêmes et le respect
des autres. L’UE est construite sur
une idée simple : son fonctionne-
ment interne est régi par le droit.
Elle ne prétend certes pas impo-
ser cette vision au reste du
monde, mais peut-elle sérieuse-
ment conserver l’indispensable
adhésion de ses citoyens et le res-
pect du monde si elle montre
qu’elle n’est prête à aucun sacri-
fice pour contribuer au respect,
au-delà de ses frontières, de prin-
cipes qu’elle prétend universels ?
Réaction dévastatrice
En Ukraine, les Etats-Unis ont des
raisons de déclarer « mission ac-
complie ». Les capacités militaires
de la Russie sont durablement af-
faiblies, et l’Occident a fait la dé-
monstration de sa capacité à met-
tre en place un paquet de sanc-
tions significatif : la leçon n’est
pas perdue pour la Chine, priorité
stratégique de Washington. Les
Européens sont dans une tout
autre situation : le risque d’une
attaque militaire d’un pays mem-
bre de l’OTAN ou de l’UE par la
Russie est certes bien mince,
mais on peut être certain que
cette dernière exploitera sur le
plan politique une demi-défaite
ukrainienne, semant le doute et
la division dans des opinions
européennes démoralisées.
Quant aux pays qui rêvent de re-
joindre l’UE, ils percevront
l’abandon européen comme une
trahison qui creusera un fossé
difficile à combler entre une
Union affaiblie et ses voisins.
Au Moyen-Orient, la catastro-
phe humanitaire en cours et la
timidité de la réponse de la plu-
part des pays européens, leur
incapacité collective à séparer la
condamnation des atrocités du
Hamas et le soutien sans faille à
l’existence d’Israël de la défense
du droit international humani-
taire, qui s’applique également
aux Palestiniens, le contraste
avec les émotions qu’a suscitées
l’Ukraine, confirment les préju-
gés de ceux qui voient dans l’Eu-
rope un club d’anciens empires
coloniaux pour lesquels la vie des
« autres », qu’ils soient immigrés
ou victimes d’un conflit, aura
toujours moins de prix que celle
d’un Européen blanc.
Cette réaction est dévastatrice
pour l’Europe et pour les idées
qu’elle porte. Aussi longtemps
que l’Occident a été dominant,
l’universalisme européen a défini
la manière dont le monde se pen-
sait : l’idée même de monde est
une idée largement européenne,
dont découle l’affirmation de
droits humains universels, et
donc l’anticolonialisme autant
que le colonialisme. Avec le relatif
AU MOYEN-ORIENT,
LE CONTRASTE
AVEC LES ÉMOTIONS
QU’A SUSCITÉES
L’UKRAINE
CONFIRME LES
PRÉJUGÉS DE CEUX
QUI VOIENT DANS
L’EUROPE UN CLUB
D’ANCIENS EMPIRES
COLONIAUX
déclin géopolitique de l’Occident,
c’est la face cachée du dernier de-
mi-millénaire, l’histoire des cri-
mes et des violences des empires
européens, qui est dans la lu-
mière des projecteurs. Ce pour-
rait être un progrès, si elle ne
plongeait pas dans l’obscurité
l’autre face, l’universalisme euro-
péen et occidental.
Mais l’appui sans réserve de
beaucoup d’Européens à la ri-
poste israélienne conduit préci-
sément à cela : il ranime l’hosti-
lité de tous ceux qui ont eu à
souffrir du colonialisme, et pas
seulement celle des antisionistes
de principe, qui voient dans la
création d’Israël une entreprise
de nature coloniale, oubliant le
sort des juifs qui furent expulsés
des pays arabes après la création
de l’Etat hébreu. Il renforce le
doute du Sud global sur la vraie
nature de l’universalisme euro-
péen. Et l’UE, à la différence des
Etats-Unis, n’a pas d’institutions
assez fortes pour surmonter par Jean-Marie Guéhenno
la puissance les doutes et les divi- est ancien secrétaire général
sions qui la minent. La double ca- adjoint des Nations unies
pitulation morale sur l’Ukraine et et professeur à l’université
sur la tragédie de Gaza prive l’Eu- Columbia (New York). Il a
rope du ciment éthique qui l’a notamment écrit « Le Premier
rassemblée et de la capacité de XXIe Siècle, de la globalisation
rayonnement qui pourrait la à l’émiettement du monde »
faire respecter. p (Flammarion, 2021)
 idées | 27
0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

Mélanie Heard et Martine Lombard

six mois. L’attester est par nature quasi
impossible, et bien des médecins fran-
çais le disent d’ores et déjà. Assouplir un
peu cette condition, à l’image de ce
qu’ont fait les Etats fédérés d’Australie

Aide active à mourir : le risque

en portant ce délai à douze mois en cas
de maladie neurodégénérative, laisse-
rait encore subsister la difficulté pour
un médecin d’attester que le malade ne
vivra pas plus longtemps.
Il serait peut-être tentant de faire dis-

d’une nouvelle loi pour (presque) rien paraître le libellé en mois d’une condi-
tion – conservée – de « pronostic vital en-
gagé à moyen terme ». Mais le remède se-
rait pire que le mal car la nouvelle loi
connaîtrait sans doute le sort de celle de
2016. Rappelons que ce n’est pas du fait
Inclure une condition de pronostic vital engagé à moyen terme pour bénéficier de l’aide active à mourir risque de vider d’un règlement d’application que la sé-
dation profonde et continue maintenue
la future loi sur la fin de vie d’une grande partie de sa portée pratique, s’inquiètent les deux spécialistes de ces questions jusqu’au décès est si peu appliquée.
La loi mentionne un pronostic vital
engagé « à court terme » et ce sont les

L
e grand débat sur la fin de vie aura
accouché d’une souris si la loi tant
attendue ne donne, en sus de préci-
sions sur les soins palliatifs, qu’un
espoir très limité aux malades ayant
épuisé toutes les possibilités de soins et
demandant à être aidés à mourir. C’est
pourtant ce que font craindre les indica-
tions données par la ministre [déléguée
chargée de l’organisation territoriale et
des professions de santé] Agnès Firmin
Le Bodo sur le projet de loi qui sera pré-
senté au mois de décembre en conseil
des ministres. Nous voilà face au risque
d’une nouvelle loi pour (presque) rien.
Le pire n’est pas tant la priorité qui se-
rait sans doute donnée à l’autoadminis-
tration du produit létal par le malade
(dite « suicide assisté »), option préférée
à ce stade par le gouvernement – sous la
pression des institutions médicales. Elle
serait heureusement tempérée : aban-
donner à leur sort ceux qui ne peuvent
faire eux-mêmes le dernier geste serait
si injuste qu’une « loi d’humanité » – se-
lon les mots de la ministre – permettant
une administration du produit létal par
un tiers (« exception d’euthanasie »,
dit-on) est à l’étude.
Ce montage est fragile, alors que le
mieux serait que tous les malades éligi-
bles à une aide à mourir aient le choix
entre les deux modalités, mais toujours
avec l’assistance d’un soignant pouvant
poser une perfusion, quitte à ce que le
malade tourne lui-même la molette.
Cela éviterait les incidents par régurgita-
tion déplorés parfois ailleurs, et répon-
drait autant à un esprit de solidarité que
de liberté.
Plus dangereuse encore est la condi-
tion, présentée comme une évidence
par la ministre, d’un « pronostic vital en-
gagé à moyen terme » pour bénéficier
d’une aide active à mourir. Elle viderait
en effet la loi d’une grande part de sa
portée pratique.
Il s’agirait, dit-on, d’une « ligne rouge »
posée par le président de la République.
Son discours du 3 avril devant les mem-
bres de la convention citoyenne en était
LA CHARGE SERA
TOUT AUSSI LOURDE
POUR LES MÉDECINS
D’ATTESTER QUE
LE PRONOSTIC VITAL
D’UN MALADE
SERA ENGAGÉ
« À MOYEN TERME »
QU’« À COURT TERME »
pourtant loin. Enumérant les conditions
d’éligibilité à l’aide à mourir, il identifiait
le discernement, la dimension incurable
de la maladie, le caractère réfractaire des
souffrances psychiques et physiques,
avant de mentionner, mais comme hypo-
thétique et sans autre précision, « l’enga-
gement du pronostic vital ».
L’Europe contre l’Amérique
Il faut donc rappeler la véritable origine
et les effets potentiels d’une condition de
pronostic vital engagé « à moyen
terme ». Elle nous vient du trop fameux
« modèle de l’Oregon » que le rapport
Sicard de 2012 décrivait comme la moins
mauvaise des formes d’aide à mourir,
tout en la refusant alors par principe.
Pour bénéficier d’une prescription de
produit létal, un malade doit n’avoir
qu’une espérance de vie de six mois
maximum. En 2022, l’avis 139 du Comité
consultatif national d’éthique a placé
cette question du délai prévisible de la
mort au cœur de sa réflexion.
Sous la plume de Régis Aubry et d’Alain
Claeys, les insuffisances du cadre légal
actuel sont pointées, la loi de 2016 réser-
vant la sédation profonde et continue à
ceux dont le pronostic vital est engagé à
court terme. Aussi, « certaines personnes
souffrant de maladies graves et incura-
bles, provoquant des souffrances réfrac-
taires, dont le pronostic vital n’est pas en-
gagé à court terme mais à moyen terme,
ne rencontrent pas de solution à leur
détresse dans le champ des dispositions
législatives ». Ils citent alors l’Oregon et
d’autres Etats américains, ainsi que
leurs épigones du Pacifique, comme
ouvrant une voie dont la France pour-
rait s’inspirer. Sans jamais expliquer
pourquoi il faudrait ne se préoccuper
que de ceux dont le pronostic vital est
engagé « à moyen terme », en excluant
ceux dont les souffrances peuvent durer
plus longtemps.
De la même façon, l’avis du 27 juin de
l’Académie nationale de médecine re-
prend l’exigence de « garanties inspirées
du strict encadrement en vigueur dans
l’Etat de l’Oregon » pour circonscrire la
nécessité de « répondre à la désespé-
rance de personnes demandant les
moyens d’abréger les souffrances qu’elles
subissent » au cas où « le pronostic vital
est engagé non à court mais à moyen
terme ». Le modèle de l’Oregon est à
nouveau l’unique justification de la con-
dition d’un tel pronostic vital engagé à
moyen terme.
Ses effets ont pourtant été dénoncés
par ceux qui l’ont imité, notamment en
Nouvelle-Zélande. Dans une lettre
ouverte publiée par le NZ Herald du
24 juin, des médecins relèvent que trop
de malades sont privés de cette aide
alors même qu’ils éprouvent des souf-
frances insupportables. Le problème
posé par une telle condition tient à la
nécessité d’apporter une preuve néga-
tive : le malade ne pourra vivre plus de
médecins qui ont dû interpréter cette
condition, en la restreignant en prati-
que à quelques heures ou quelques
jours. Or, sous couvert de corriger les ca-
rences de 2016, on s’apprête en réalité,
avec la notion de « moyen terme », à re-
créer les mêmes ambiguïtés. Car la
charge serait tout aussi lourde pour les
médecins d’attester que le pronostic vi-
tal d’un malade serait engagé « à moyen
terme », sans savoir ce qu’il en est. Une
extrême prudence serait d’autant plus
probable qu’ils engageraient leur res-
ponsabilité. Une telle loi porterait en
elle son futur échec.
Ce serait d’autant moins pardonnable
qu’aucune des législations adoptées en
Europe n’a formulé une telle condition.
Agissons donc « en Européens » plutôt
que d’être le cheval de Troie du modèle
américain ! p
Mélanie Heard est docteure en
science politique, membre du comité
exécutif de la chaire Santé de Sciences
Po et responsable du pôle santé
à Terra Nova ;
Martine Lombard est professeure
émérite en droit public
de l’université Paris-Panthéon-Assas,
autrice de « L’Ultime demande »
(Liana Levi, 2022)

Il n’est pas besoin d’attendre une situation d’échec

thérapeutique pour se poser la question de la fin de vie
Spécialistes des questions éthiques dans le domaine médical,Bernard Baertschi, Jean-Charles Duclos-Vallée et Antoine Glauzy invitent à repenser
les conditions de l’acte censé conduire le patient vers la mort, en considérant le médecin comme un accompagnateur

L
e débat sur l’aide active à
mourir bouleverse notre
conception de la médecine.
L’Académie nationale de
médecine a pu émettre des réser-
ves à l’égard de cette aide qui irait
à l’encontre de la vocation du mé-
decin et du serment d’Hippo-
crate. Alors que la discipline était
jusqu’ici au service de la vie en
général, et de la survie du malade
en particulier, se pose pour la pre-
mière fois la question d’un acte
médical visant à mettre fin à la
vie d’une personne malade.
C’est en tout cas de cette ma-
nière que le code de la santé pu-
blique définit aujourd’hui l’aide
active à mourir, à savoir « la pres-
cription à une personne par un
médecin, à la demande expresse
de celle ci, d’un produit létal et
l’assistance à l’administration de
ce produit par un médecin » (arti-
cle 1, L. 1110-5-4). Désormais, dans
l’hypothèse d’une mise en appli-
cation, il faut garder à l’esprit que
cet acte doit naître de la volonté
du patient de choisir les condi-
tions de sa mort.
Comment alors penser les con-
ditions d’une « mort vivable »
plutôt que de laisser se perpétuer
une vie considérée comme « invi-
vable » ? La gravité de cette ques-
tion nous conduit à penser qu’il
faut instaurer une nouvelle rela-
tion entre le soigné et le soignant,
car, comme le rappelle le sociolo-
gue Frédéric Blondel dans la Nou-
velle Revue de psychosociologie,
« la fin de vie relève d’une problé-
matique du lien social qui met en
jeu un processus de construction
sociale du consentement ».
Un héritage « paternaliste »
La relation patient-médecin est
aujourd’hui marquée par l’exi-
gence d’un consentement dit « li-
bre et éclairé », défini par le pro-
fesseur Grégoire Moutel – cité
dans la même revue – comme
« l’approbation d’une démarche,
en toute connaissance de cause »
au sein d’une « association expli-
cite du malade et du médecin con-
tre la maladie ». Mais qui consent
à quoi ? Trop souvent, le consen-
tement se résume à la signature
d’un document manifestant l’ap-
probation d’un patient à un trai-
tement thérapeutique proposé
par le médecin, ce qui fait de ce-
lui-ci une personne passive rece-
vant ou subissant un traitement,
plutôt qu’un acteur de sa maladie
et de sa trajectoire de soins.
Pourtant, le projet originel de ce
que nous appelons l’« éducation
thérapeutique » réside dans la ca-
pacité des professionnels de
santé à faire du patient un acteur
autonome dans sa maladie, capa-
ble de se donner et de suivre sa
propre règle. Le risque est alors
que l’éducation thérapeutique se
réduise à l’effort du corps médi-
cal pour mener le patient vers le
traitement recommandé par
l’évolution de la maladie, sans
porter une réelle attention à sa
propre volonté.
Dans une tribune publiée en
septembre dans Le Monde, le doc-
teur Denis Labayle souligne cette
difficulté de penser le soin en acte
souvent défini sans que l’on ait
pris le temps de s’intéresser au
point de vue du patient. En dépit
de ces efforts pour faire de lui un
acteur de sa maladie, subsiste en
LA GRAVITÉ DU
SUJET RAPPELLE
QUE LE MÉDECIN
NE PREND PAS
EN CHARGE
UNE MALADIE :
IL AIDE UN PATIENT
À PENSER SA VIE
quelque sorte un héritage « pater-
naliste » au sein duquel l’autorité
médicale prédominerait.
L’aide active à mourir nous in-
vite alors à repenser non pas le
consentement, mais la demande
du patient et la façon dont ses in-
tentions sont entendues et écou-
tées par les médecins. Rappelons
que depuis la loi Claeys-Leonetti
de 2016, la législation donne le
droit aux patients de rédiger des
directives anticipées, de faire en-
tendre leur souhait de ne pas
s’engager dans ce qui pourrait
être un acharnement thérapeuti-
que, et autorise une sédation pro-
fonde pour les malades en phase
terminale. Malgré ces avancées,
l’aide active à mourir n’y est pas
reconnue. Tout le débat actuel ap-
paraît alors comme un effort
pour penser les conditions de
l’aide active dans le cadre de ces
directives anticipées.
Reconnaissance mutuelle
Il nous semble qu’il n’est pas né-
cessaire d’attendre une situation
d’échec thérapeutique pour se po-
ser la question de la fin de vie
d’un patient, et qu’il serait judi-
cieux de poser cette question plus
tôt dans la relation thérapeuti-
que. Cette perspective implique
de redéfinir le rôle du médecin
qui ne se situerait plus dans une
position de surplomb, mais
comme un accompagnateur four-
nissant une « aide ». Dès lors, le
médecin serait reconnu comme
un tiers capable de faire émerger
une discussion sur les conditions
souhaitables de réalisation des
options thérapeutiques.
Dans cette discussion, la fin de
vie ne se pose plus d’abord en
termes d’arrêt des traitements,
d’euthanasie pensée comme l’in-
jection d’un produit létal par le
médecin, ou d’une aide au sui-
cide entendue comme un sou-
tien moral et matériel vers la
mort incluant l’administration
d’un produit létal par le patient
lui-même : elle fait surgir la ques-
tion des conditions d’une vie vi-
vable telle que chaque patient la
comprend. La gravité du sujet
rappelle que le médecin ne
prend pas en charge une mala-
die, mais qu’il aide un patient à
penser sa vie marquée par une
maladie chronique.
Au sein de cette relation, il ne
peut y avoir de consentement
sans une reconnaissance mu-
tuelle. Le patient doit être en me-
sure de décider des suites théra-
peutiques, de la possibilité d’ar-
rêter les traitements ou de
demander une assistance à mou-
rir de façon volontaire, libre et
éclairée ; c’est-à-dire d’orienter
ses soins en toute connaissance
de cause. En retour, le médecin
doit à son tour consentir au
choix du patient de ne pas pro-
longer un traitement ou de
l’aider à mourir. Cette décision
pouvant être difficile à prendre
pour un professionnel de santé, il
doit avoir la possibilité de ne pas
consentir à la demande du pa-
tient et de recommander un con-
frère pour accompagner celui-ci
dans la réalisation de ses choix.
Autrement dit, ce souci du con-
sentement traverse cette relation
soigné-soignant tout au long de
la trajectoire de soins, du dia-
gnostic initial de la maladie à
l’aide à mourir. p
Bernard Baertschi est pro-
fesseur à l’Institut éthique, his-
toire, humanités de Genève ;
Jean-Charles Duclos-
Vallée est professeur
au centre hépato-biliaire
de Villejuif (Val-de-Marne),
unité mixte de recherche
Inserm UMR-1193 ;
Antoine Glauzy est doctorant
à l’Ecole supérieure
de commerce de Paris
28 | idées 0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023

En Californie, faut-il replanter les séquoias détruits par les feux ?

ANALYSE pour montrer à leurs compatriotes les mer-
veilles de l’Ouest en pleine conquête. Mais,
introduite parmi ces trésors naturels par
l’« importation » de semis originaires d’autres
Reboiser est devenu un débat sur la mis-
sion du NPS, à l’heure du changement clima-

L’
idée semblait aller de soi. Pourquoi
ne pas replanter des séquoias pour
remplacer les géants détruits par
les terribles incendies de 2020 et
2021 en Californie ? Les majestueux arbres de
la Sierra Nevada, parmi les plus hauts et les
plus vieux du monde, avaient alors été déci-
més par les mégafeux alimentés par la séche-
resse et le changement climatique. Par na-
CERTAINS ture, les séquoias aiment les flammes, qui
S’INQUIÈTENT font éclater leurs cônes et libèrent leurs grai-
nes. Mais ces incendies s’étaient propagés de
DE LA MODIFICATION cime en cime, jusqu’à la couronne des arbres,
parfois à 80 mètres de hauteur. Les cônes
GÉNÉTIQUE QUI avaient été détruits au point de menacer la
RISQUE D’ÊTRE régénération de certaines futaies.
Quand le National Park Service (NPS) a fait
INTRODUITE PARMI les comptes, en 2022, il a estimé que plus de
15 000 arbres de plus de 1 mètre de diamètre
CES TRÉSORS avaient été perdus. Autrement dit, 20 % du
parc mondial. Les séquoias géants (Sequoia-
NATURELS PAR dendron giganteum) sont une espèce unique
L’« IMPORTATION » – à ne pas confondre avec leurs cousins, les
Redwoods de la côte Pacifique (Sequoia sem-
D’AUTRES SEMIS pervirens), au tronc effilé, plus hauts mais
moins massifs. Ils ne poussent que sur le ver-
sant occidental de la Sierra Nevada, entre
1 500 et 2 100 mètres d’altitude.
D’âge canonique (jusqu’à 3 000 ans), les
séquoias géants sont plus que des arbres : des
icônes. Des symboles de stabilité dans un
monde de fugacité. Au XIXe siècle, les pion-
niers américains en avaient abattu plus d’un,
même à l’époque, leur ardeur avait été frei-
née. Dès 1864, en pleine guerre civile, le gou-
vernement américain avait décidé de les pro-
téger en attribuant à l’Etat de Californie la
souveraineté sur la vallée de Yosemite et la fu-
taie du parc voisin de Sequoia, à la condition
qu’elles soient réservées au public au nom du
bien collectif, une première planétaire. Des
années plus tard, après la création du parc
national de Yosemite, des noms ont été attri-
bués aux grands arbres. Président ici, général
là, Congrès, Sénat : signe du respect qui s’atta-
chait encore à l’époque aux institutions.
Le Général Sherman a survécu à l’incendie
de septembre 2021 (son tronc de 30 mètres
de circonférence a été entouré de matériau
ignifugé). Haut de 84 mètres, il est plus en
forme que jamais dans sa futaie entourée
d’un parcours balisé pour les touristes. Mais
il suffit de s’écarter un peu de la route des
Généraux, dans le Sequoia National Park,
pour voir une armée de troncs calcinés. Dans
le canyon de Redwood Mountain Grove, très
encaissé, des arbres de plus de 2 000 ans ont
été détruits. C’est l’une des six futaies où le
NPS a décidé, début octobre, de replanter des
jeunes pousses, estimant que les séquoias ne
reviendraient pas d’eux-mêmes.
Chez les écologistes, le projet de reforesta-
tion a suscité une levée de boucliers. Les
oppositions sont de deux ordres. D’un point
de vue scientifique, certains s’inquiètent de la
modification génétique qui risque d’être
futaies. Le projet du NPS prévoit en effet d’uti-
liser des pousses provenant d’espèces plus ré-
sistantes à la chaleur. Elles sont par ailleurs dé-
veloppées dans des pépinières, dont plusieurs
ont été récemment infectées par des agents
pathogènes, laissant craindre la transmission
de maladies, selon René Voss, l’avocat du col-
lectif d’associations opposées au projet.
Hubris humaine
D’un point de vue naturaliste, les puristes
estiment que le projet contrevient à la défi-
nition du Wilderness Act de 1964, la loi sur la
nature à l’état sauvage, qui interdit d’intro-
duire des perturbations dans les espaces
protégés. Un concept unique aux Etats-
Unis. Selon le texte, le wilderness est une
zone dans laquelle « l’homme est un visiteur
qui ne reste pas », un endroit qui offre « des
possibilités extraordinaires de solitude ». Le
« repos de l’âme », selon l’expression du
grand naturaliste et pionnier de l’écologie
moderne John Muir.
Les précédents d’intervention humaine
dans ces espaces réservés sont rares. Selon
René Voss, les responsables des parcs natio-
naux « prennent des risques sérieux » en inter-
venant dans ces zones protégées. Le reboise-
ment va nécessiter des hélicoptères pour
acheminer les jeunes pousses, des tronçon-
neuses pour déblayer des clairières et assurer
la sécurité des forestiers, toutes choses illéga-
les, selon les opposants.
tique. Quelle est sa mission première ? La vé-
nérable institution est censée protéger la na-
ture pour les générations futures, décrivent
ses statuts. En même temps, il lui est interdit,
« sauf nécessité absolue », d’interférer dans
l’évolution de l’écosystème.
Et une question philosophique. Faut-il
tenter de réparer les dégâts causés par
l’homme, au risque de jouer une nouvelle
fois les apprentis sorciers ? Ou laisser au
contraire les futaies dans leur état calciné,
comme un témoignage des conséquences
de l’hubris humaine, au même titre que l’on
voit encore sur les troncs les blessures occa-
sionnées par les chercheurs qui sondaient
les anneaux de croissance il y a cinquante
ans – pratique aujourd’hui interdite ? Faut-il
risquer de voir les séquoias devenir une es-
pèce en danger ?
Pour le biologiste Nathan Stephenson, qui
observe les séquoias depuis plus de trente
ans, le risque majeur est de voir un trop
grand nombre de géants dans cent ans. L’al-
ternative est d’en priver les générations futu-
res. Son approche est partagée par le NPS.
Sans attendre le délai de trente jours réclamé
par les opposants pour faire appel à la jus-
tice, le service des parcs a lancé le pro-
gramme de reforestation. Tout millénaires
qu’ils soient, les séquoias n’ont pas le temps,
face aux menaces du climat. p
corine lesnes
(san francisco, correspondante)

CHRONIQUE | PAR MARIE DE VERGÈS À FRÉJUS, L’HÉRITAGE D’UN SYSTÈME VÉREUX

L’Afrique, vers une LIVRE de la dissection d’un système
d’entente conduisant, selon elle, à
élus locaux représente un sérieux
appui. L’homme règne sur ce coin

nouvelle décennie perdue I l faut se méfier des sapins de

Noël ; on trouve parfois à leur
pied des cadeaux empoison-
nés. « L’arbre de Noël », c’est ainsi
que David Rachline est sur-
la corruption, et dont M. Rachline
est un acteur central. En annexe, le
maire de Fréjus, réélu triomphale-
ment en 2020, dément tout acte
délictuel. A ce jour, la justice n’a ja-
de Côte d’Azur où l’on bétonne
comme on joue aux boules.
Chez M. Rachline, l’argent li-
quide nourrit un goût de la fête
exacerbé, y compris pendant le

C’ était l’expression consacrée

pour qualifier les doulou-
reuses années 1980 et
1990 en Afrique subsaharienne : les
« décennies perdues ». Façon de résu-
mer le cortège de crises financières et
sociales traversées à l’époque par des
pays subissant les répercussions de la
chute des prix des matières premiè-
res et de la hausse des taux d’intérêt
aux Etats-Unis. Las, cette formule ac-
cablante est de nouveau brandie pour
dépeindre les médiocres perspectives
économiques au sud du Sahara.
Début octobre, dans son rapport
d’automne, la Banque mondiale cons-
tatait que le produit intérieur brut par
habitant avait depuis 2015 stagné dans
la région : « Une décennie perdue en
matière de croissance. » « L’Afrique a
besoin d’une aide internationale pour
éviter une décennie perdue », avertis-
sait pour sa part dès le mois de mai
Hanan Morsy, l’économiste en chef
de la Commission économique des
Nations unies pour l’Afrique (Uneca),
dans le Financial Times.
Après les nombreux vents contrai-
res des dernières années (contre-choc
pétrolier, Covid-19, guerre en Ukraine,
dérèglement climatique), le continent
doit composer aujourd’hui avec des
taux d’intérêt élevés (inflation oblige)
et donc des emprunts plus chers à
rembourser. La moitié des pays à bas
revenu [classification de la Banque
mondiale] est désormais au bord du
défaut de paiement. S’y ajoute une
coopération internationale qui s’af-
faiblit. Et la crainte, pour les Africains,
de n’avoir pas leur mot à dire au mo-
ment où se récrivent les règles du jeu
d’une mondialisation en crise.
A Marrakech, mi-octobre, lors des
réunions annuelles du Fonds moné-
taire international (FMI) et de la Ban-
que mondiale, l’Afrique a pourtant
semblé très audible. A l’occasion de
ces assemblées, se tenant pour la pre-
mière fois depuis cinquante ans sur le
continent, le FMI a attribué aux pays
subsahariens un nouveau siège au
sein de son conseil d’administration.
LES AFRICAINS CRAIGNENT
QUE NE SE RÉCRIVENT
SANS EUX LES RÈGLES DU JEU
D’UNE MONDIALISATION
EN CRISE
Cette avancée symbolique leur ga-
rantira-t-elle d’être mieux entendus ?
Pourront-ils éviter que les pays ri-
ches (Chine comprise) se focalisent
sur leurs propres priorités, difficultés
nommé par certains membres du
Rassemblement national (RN)
pour sa propension à arborer les
accessoires les plus clinquants. Le
cadeau, il l’a apporté au RN en dé-
mais eu à se pencher sur sa ma-
nière de gérer la ville, et aucune
plainte en diffamation n’a été dé-
posée après l’article de L’Express.
confinement lié au Covid-19. Les
embauches privilégient les amis
personnels du maire ou les fa-
milles des élus. Les logements so-
ciaux les plus avantageux sont dis-
et rivalités, à leur détriment ? crochant la ville de Fréjus (Var) Racisme décomplexé tribués selon les mêmes critères
lors des élections municipales de La journaliste raconte la conquête par une adjointe décrite comme
Compétition Pékin-Washington LES RAPACES. 2014, alors la plus grande ville du pouvoir local, à l’issue d’un xénophobe, qui réserve les plus
La guerre en Ukraine a déjà constitué ENQUÊTE SUR LA (53 000 habitants) dirigée par le pacte passé avec l’ex-maire Elie sales aux familles maghrébines.
un choc majeur. Les pays africains se « MAFIA VAROISE » parti lepéniste. Brun (UMP), discrédité, condamné A Fréjus, le racisme décomplexé
désolent d’avoir eu à payer si chère- DE MARINE LE PEN, C’est en s’intéressant à l’achat en pour prise illégale d’intérêts, ayant règne dans la police municipale
ment les incidences d’un conflit loin- de Camille Vigogne liquide d’une de ses montres, un conduit la ville au surendet- ou à l’hôtel de ville, tenu par un
tain et se trouvent bien négligés en Le Coat, Les Arènes, modèle de la marque Hublot à tement massif. M. Rachline, à frontiste « canal historique » :
comparaison de l’assistance massive 224 p., 20 € plus de 15 000 euros, que la jour- l’époque pas encore trentenaire l’autrice détaille ses amitiés avec
accordée à Kiev. Désormais, ils s’in- naliste de L’Obs Camille Vigogne promettait la fin du système Brun. des antisémites et assure que les
quiètent de la compétition systémi- Le Coat a découvert l’envers du dé- Il n’a fait que le perpétuer, guidé saluts nazis restent de rigueur
que entre Pékin et Washington. N’al- cor de sa gestion de la ville de Fré- par l’homme de main de l’ancien dans ses soirées privées. Marine Le
lez pas leur demander de se ranger jus. Après une première enquête maire, qui l’a mis dans la poche du Pen et Jordan Bardella, qui tien-
dans un camp si la rupture était con- pour L’Express, en janvier, elle en a même homme d’affaires varois, nent tous deux M. Rachline pour
sommée : ils risqueraient d’y perdre fait un livre, Les Rapaces. Enquête Alexandre Barbero : propriétaire un ami, s’en tirent presque indem-
sur tous les tableaux, des exporta- sur la « mafia varoise » de Marine d’une holding regroupant plus de nes. Mais la vitrine municipale du
tions aux transferts de technologie. Le Pen (Les Arènes, 224 pages, dix entités, dans l’hôtellerie de RN, longtemps siège des grands
« Nous ne devons pas avoir à choisir 20 euros). Il s’agit autant du por- luxe, la restauration, le tourisme, événements du parti, sort brisée
des amis ou des ennemis », a insisté trait d’un dirigeant d’extrême et surtout le bâtiment – autant de de ces deux ans d’enquête. p
Vera Songwe, l’ancienne secrétaire droite, vice-président du RN, que secteurs où la bienveillance des clément guillou
exécutive de l’Uneca, à Marrakech.
L’Afrique serait, estime le FMI, la ré-
gion du monde la plus gravement
affectée par une fragmentation géo-
économique. Déjà, ces tensions ren-
dent plus ardues les renégociations de
Le blues de l’Oncle Sam | par serguei
dette dont certains pays ont besoin,
comme la Zambie aujourd’hui, de-
main peut-être l’Angola ou le Kenya.
La concurrence mondiale et la tran-
sition énergétique vont modifier le
visage de la mondialisation. Dans le
paysage commercial qui se dessine,
l’avantage comparatif n’est plus tant
la faiblesse des coûts que l’aligne-
ment géopolitique, la proximité des
chaînes de valeur et la vertu climati-
que. C’est le sens, par exemple, de la
taxe carbone aux frontières imaginée
par les Vingt-Sept. Un mécanisme en-
tré dans sa phase d’essai début octo-
bre et dont certains pays africains re-
doutent les effets sur leur économie.
L’économiste bissau-guinéen Carlos
Lopes, conseiller de plusieurs gouver-
nements sur le continent, appelle
cela la « bataille des juridictions » : de
nouvelles règles sont édictées, des
méthodes et des normes imposées,
des produits interdits. « Mais c’est un
jeu qui se fait entre pays puissants »,
nous rappelle-t-il. Et les autres
n’auront pour seule option que de
s’aligner, quelles qu’en soient pour
eux les répercussions. p
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0123
VENDREDI 10 NOVEMBRE 2023
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ain fr achon
La « communauté
internationale » paralysée
L LES MASSACRES
es guerres de l’époque
sont le miroir d’une
scène internationale
morcelée, divisée, anta-
goniste – et donc largement im-
puissante. Qu’il s’agisse du conflit
russo-ukrainien ou de celui qui
oppose Israël au mouvement pa-
lestinien Hamas, le constat est le
même : il n’y a pas de « commu-
nauté internationale » suscepti-
ble de favoriser ou d’imposer un
règlement.
Les massacres perpétrés le 7 oc-
tobre dans le sud d’Israël auraient
dû être unanimement dénoncés,
du sud au nord, d’est en ouest. On
aurait pu s’attendre à un front uni
dans la condamnation de la part
de grandes puissances qui, tou-
tes, entretiennent les meilleures
relations avec I’Etat hébreu. Du
moins si l’on accepte que l’événe-
ment relève d’un traumatisme
comparable à celui provoqué par
les attentats du 11 septembre 2001
aux Etats-Unis. Cette dernière
lecture a été celle des pays occi-
dentaux qui ont condamné
l’opération du Hamas.
Ailleurs – Asie, Afrique, Améri-
que latine –, l’interprétation a
souvent été différente. Dans une
atmosphère de relativisme ab-
solu, le 7 octobre a été relégué au
rang du terrorisme dont le
Moyen-Orient est coutumier :
comme chacun sait, les terroris-
tes des uns sont les résistants des
autres… Puis est venue la riposte
israélienne, sur fond d’embargo
sur l’eau, l’électricité, le fuel et
sans porte de sortie pour les Ga-
zaouis. La férocité des bombar-
dements et les victimes civiles
par milliers ont vite occulté ou
minoré la spécificité des événe-
ments du 7 octobre.
Mais avant même l’interven-
tion israélienne, la Chine de Xi
Jinping et la Russie de Vladimir
Poutine n’ont pas explicitement
dénoncé l’attaque du Hamas. Ces
deux pays ont de très bonnes re-
lations avec I’Etat hébreu, mais
aussi avec l’ensemble du monde
arabe et avec l’Iran.
« Niveau de haine inégalé »
A plus d’un titre, Chinois et Rus-
ses étaient bien placés pour exer-
cer une forme de médiation. Leur
choix a été autre : solidarité affi-
chée avec les Palestiniens et criti-
que des Israéliens, enfin dénon-
ciation de la politique des Etats-
Unis dans la région. Impossible
de s’entendre sur un point de dé-
part commun, en l’espèce, une
condamnation. La seule menace
du veto de l’un ou des autres a pa-
ralysé le Conseil de sécurité de
l’ONU. Pourquoi ?
Signataires d’une déclaration
d’« amitié sans limites », conclue
le 4 février 2022 à Pékin, quelques
semaines avant l’assaut russe sur
Kiev, Chinois et Russes entretien-
nent un dessein politico-idéo-
logique commun : dénoncer
l’« hégémonie » américaine (ou
occidentale) sur le système inter-
national hérité de 1945. L’ambi-
tion est d’affaiblir les Etats-Unis
et d’infléchir ledit système dans
un sens plus favorable aux inté-
rêts de Moscou et de Pékin.
Washington est sur la défensive.
Pour avoir collé inconditionnel-
lement à la guerre menée par le
gouvernement de Benyamin
Nétanyahou à Gaza, les Etats-Unis
sont de plus en plus isolés. Les
LA CHINE
ET LA RUSSIE EN
PROFITENT, QUI SE
FONT LES CHANTRES
D’UN ORDRE MONDIAL
ANTI-AMÉRICAIN
0123 | 29
LE REJET DE
L’ANTISÉMITISME
sous des étiquettes différentes − l’une Re- blié un communiqué commun pour appe-
N’EST PAS naissance, l’autre Les Républicains −, se ler « largement les citoyennes et les ci-
NÉGOCIABLE
veut le suivant : lorsque l’essentiel est en
jeu, que la fraternité est mise à mal, c’est la
République tout entière qui est menacée.
toyens » à participer à la marche. Les partis
de gauche proposent de réaliser « un cor-
don républicain » pour se distinguer du RN
Elle doit faire bloc. La première ministre,
Elisabeth Borne, participera à cette marche,
au côté d’autres membres du gouverne-
et des autres forces d’extrême droite. De
leur côté, Yaël Braun-Pivet et Gérard Lar-
cher ont précisé qu’ils « défileront en tête de
ment et de la quasi-totalité des forces poli- ce cortège », mais « pas à côté du Rassemble-
tiques du pays… ment national ».
La justesse de la cause n’exclut pas les cal- La France insoumise a fait un choix plus
culs politiques. Le Rassemblement national radical, annonçant qu’elle ne participerait
PERPÉTRÉS LE (RN) se veut désormais le défenseur le plus pas au défilé du 12 novembre, en raison de
zélé des Français juifs, bien qu’héritier du la présence du RN. Dans un tweet publié
7 OCTOBRE DANS Front national de Jean-Marie Le Pen, coutu- mardi, Jean-Luc Mélenchon est allé beau-
LE SUD D’ISRAËL
AURAIENT DÛ ÊTRE
UNANIMEMENT
L a multiplication des actes antisémi-
tes en France − plus de 1 000 recensés
depuis l’éclatement du conflit entre
le Hamas et Israël − appelle un sursaut col-
lectif qui n’a que trop tardé. La présidente
mier des propos antisémites et condamné
pour provocation à la haine raciale et néga-
tionnisme. Mardi, son parti a été l’un des
premiers à répondre à l’appel à manifester
contre l’antisémitisme, y voyant le moyen
coup plus loin, invoquant une autre raison.
Il a condamné l’esprit même de la manifes-
tation contre l’antisémitisme, l’assimilant
à un « soutien inconditionnel » aux bombar-
dements de l’armée israélienne sur Gaza et
de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, de se blanchir de son passé trouble. Inter- recherchant une nouvelle fois le clivage.
DÉNONCÉS et son homologue du Sénat, Gérard Lar- rogé Il y a quelques jours sur BFM-TV, le pré- Cette lecture est non seulement absurde
cher, en ont finalement pris l’initiative sident du RN, Jordan Bardella, est allé jus- mais dangereuse. Elle revient à commu-
gouvernants européens récla- mardi 7 novembre. Ils ont appelé à une qu’à nier l’antisémitisme de Jean-Marie Le nautariser la société en reproduisant l’an-
ment une pause humanitaire marche civique contre l’antisémitisme, di- Pen. La présence annoncée de M. Bardella tagonisme entre Juifs et Arabes et en
dans les combats – façon de manche 12 novembre, « unissant tous ceux dans le cortège au côté de Marine Le Pen, assimilant les Français juifs au gouverne-
se distinguer de Washington. En qui se reconnaissent dans les valeurs de la celle confirmée d’Eric Zemmour et de Ma- ment israélien. Elle aboutit par ricochet à
Afrique, en Asie et en Amérique République ». rion Maréchal ont suscité un grand trouble. relativiser la lutte contre l’antisémitisme,
latine, tout comme dans une Le parcours symbolique reliera les deux A juste titre, Emmanuel Macron a mis en puisque les valeurs de citoyenneté et de
bonne partie des opinions occi- Assemblées, du quai d’Orsay au Luxem- garde ceux qui « prétendent soutenir nos fraternité ne sont plus convoquées. En ces
dentales, la solidarité exprimée bourg, à Paris. Aucune prise de parole ne compatriotes de confession juive en confon- temps brouillés, le défilé du 12 novembre
au bout d’un mois de bombar- sera organisée, afin d’éviter toute tentative dant le rejet des musulmans et le soutien des apparaît comme une indispensable piqûre
dements sur Gaza va aux Palesti- de récupération politique. Le message de juifs ». Le Parti socialiste, le Parti commu- de rappel : le rejet de l’antisémitisme n’est
niens. Dans le monde arabe, « on ces deux hauts personnages de l’Etat, élus niste et Europe Ecologie-Les Verts ont pu- pas négociable. p
arrive, même chez les esprits les
plus indépendants, à un niveau de
haine inégalé » à l’encontre d’Is-
raël, nous confie une experte de
la région du Golfe.
La Chine et la Russie en profi-
tent, qui se font les chantres d’un
ordre mondial anti-américain.
L’objectif est de rallier contre les
Etats-Unis une bonne partie de ce
collectif informel et vague qu’est
le Sud global – Afrique, Asie, Amé-
rique latine. Russes et Chinois s’y
emploient. Le New York Times du
3 novembre relève que Moscou,
Téhéran et, dans une moindre amour ― amitié ― sexe ― parentalité ― vie intime
mesure, Pékin déversent, par
médias officiels et sites en ligne
interposés, un « déluge de propa-
gande en faveur du Hamas et à
l’encontre du principal allié d’Is-
raël, les Etats-Unis ». « Cela est
suivi par des centaines de millions
de personnes de par le monde »,
dit un expert cité par le journal.
La République islamique d’Iran
est un allié de poids que Poutine
et Xi cultivent au plus près. Pas de
statut de paria pour ce régime qui
martyrise volontiers les femmes
et arme le Hamas. Parrainé par
Moscou et Pékin, l’Iran a été ac-
cueilli au sein des BRICS, le
groupe des économies émergen-
tes du Sud, et choisi pour prési-
der, les 2 et 3 novembre, le forum
annuel du Conseil des droits de
l’homme de l’ONU (décrédibili-
sant les Nations unies). Téhéran
vend des armes à la Russie pour
la guerre de Poutine en Ukraine
et, à prix cassés, des hydrocar-
bures à la Chine.
En privé, Joe Biden a tenté de
modérer l’offensive israélienne
sur Gaza. Mais son peu de succès
apparent confirme un autre trait
de la scène internationale : la rela-
tivisation de la puissance des
superpuissants, que traduit, en
l’espèce, l’autonomie acquise par
Israël dans sa relation avec son
protecteur américain. Moscou et
Pékin marquent des points aux
dépens des Etats-Unis ou des Oc-
cidentaux en général dans les
pays dits « du Sud global ». Une
Un espace pour soi
partie de l’Afrique et du monde
arabe, l’Inde et aussi le Brésil ont
été réticents à condamner la Rus-
sie dans l’affaire ukrainienne.
Pour autant, parler d’un bloc
Chine-Russie-pays émergents est
dans les pages du Monde.
erroné, qu’il s’agisse de la guerre
en Ukraine ou au Proche-Orient. À retrouver dans l’application et sur le site.
L’Inde, membre fondateur des
BRICS, défend Israël et lutte en
Asie contre l’expansionnisme
chinois. La Turquie de Recep
Tayyip Erdogan ne veut surtout
pas quitter l’OTAN mais prend le
parti du Hamas à Gaza. Financier
des islamistes palestiniens, le Qa-
tar abrite une des plus grandes
bases américaines au Moyen-
Orient. La logique des blocs a ses
limites. Consolation : s’ils cher-
chent partout à affaiblir les Etats-
Unis, Chinois et Russes ne souhai-
tent pas que la tragédie gazaouie
dégénère en conflit régional. p
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Italo Calvino
Ecrire et connaître
Pour les 100 ans de l’auteur du « Baron perché » paraît sa correspondance, « Le Métier
d’écrire ». Elle révèle un écrivain engagé à gauche et, surtout et toujours, en littérature
Italo Calvino, à Rome, en 1960. LEEMAGE VIA AFP
nicolas weill
I
l est des écrivains dont la corres-
pondance fait partie intégrante de
l’œuvre. Tel est le cas de l’Italien
Italo Calvino (1923-1985), l’un des
romanciers les plus importants et
les plus lus du XXe siècle. A l’occa-
sion du centenaire de sa naissance, Cal-
vino connaît une véritable renaissance,
dont participe la publication du Métier
d’écrire, une pièce maîtresse de son tra-
vail, qui paraît en français. Ce recueil
contient plus de trois cents lettres rédi-
gées tout au long de son existence,
Cahier du « Monde » No 24526 daté Vendredi 10 novembre 2023 - Ne peut être vendu séparément
témoignage irremplaçable d’un homme
du XXe siècle dont le regard balaye toute
la littérature italienne de son temps,
portant sur elle un regard empreint de
passion critique.
Personnalité pudique qui se refusa à
tenir un journal, Calvino y confesse rare-
ment des événements intimes. A peine
apprend-on, en 1964, au détour d’une
phrase, alors qu’il visite sa ville natale de
Santiago de las Vegas (à Cuba, où ses pa-
rents avaient effectué une mission de
botanique), l’existence d’une compagne,
la traductrice argentine Esther Judith
Singer (« Chichita », 1925-2018). Car l’inti-
mité que confie l’auteur de Palomar
(Seuil, 1985) à des amis qui ont pour nom
Pier Paolo Pasolini, Elsa Morante,
Natalia Ginzburg, Leonardo Sciascia,
Michelangelo Antonioni, Norberto
Que la rectitude de la
langue, l’exactitude du fait
ou du détail, fût-ce dans
un récit fantastique où
il est question de l’éclosion
des mûres, se confonde
avec la droiture éthique
constitue la leçon
calvinienne par excellence
Bobbio − et autres figures de la vie publi-
que italienne de l’après-guerre − ou en-
core Gore Vidal et Fernand Braudel,
est d’une autre nature. Pour ce membre
de l’Oulipo, elle se situe dans la proxi-
mité avec la littérature, la phrase,
les mots.
Toutefois, si les lettres de Calvino tour-
nent presque exclusivement autour
d’une activité littéraire protéiforme, la
politique n’est jamais loin. Pour cet an-
cien résistant, membre du Parti commu-
niste italien jusqu’à sa douloureuse rup-
ture en 1957, écrire n’est pas dissociable
de connaître, et la littérature est un outil
de l’émancipation du peuple. Ces écrits
dressent un panorama sans égal de cinq
décennies de la vie intellectuelle ita-
lienne, une période où, avant le bascule-
ment des années Berlusconi, domine la
2
LA « UNE », SUITE
v ENTRETIEN
Avec Martin Rueff,
éditeur de la
correspondance
d’Italo Calvino
3
BIOGRAPHIES
v Nicolae Ceausescu, la
marquise de Verneuil,
le colonel Passy,
Bertha von Suttner
4 |5
LITTÉRATURE
vEugène Savitzkaya,
Daniel Fohr, Elias
Khoury, Darragh
McKeon
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « Ségurant. Le
chevalier au dragon »
mémoire des luttes partisanes contre le
régime agonisant de Mussolini et sa Ré-
publique de Salo, et contre l’envahisseur
allemand.
Typique de la retenue calvinienne est
pourtant la rareté des lettres datant de
cette époque de combats, si détermi-
nante pour sa formation et sa future vi-
sion du monde. En guise de retrouvailles
avec son ami Eugenio Scalfari (1924-
2022), futur patron de presse, député so-
cialiste et fondateur de La Repubblica, il
7
écrit laconiquement en 1945 : « Je suis
passé par une série inénarrable de dan-
gers et de difficultés. J’ai connu la prison et
je me suis enfui, j’ai été plusieurs fois sur le MOTS DE PASSE
point de mourir. » Cette réserve illustre v Françoise Dolto
l’isolement amer de ceux dont l’engage- prend l’enfance
ment n’a pas été qu’un vain mot, engage- à cœur
ment dont l’exigence pèsera sur la vie et
sur l’écriture de Calvino, dont la légèreté
apparente masque et révèle des abîmes.
« J’apprends avec stupeur que tu as passé
toute cette période en idylles pastorales.
Les amis d’avant sont tous vivants. Aucun
d’entre eux ne s’est distingué », ajoute-t-il
en guise d’adieu à la jeunesse.
8
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Tiphaine Samoyault
a lu « Terrhistoire »,
d’Anne Roche
L’une des nombreuses découvertes mé-
nagées par cette correspondance tient
d’ailleurs aux quarante premières missi-
ves, qui manifestent, dans le cas de Scal-
fari, à quel point le futur intellectuel de
gauche a été puissamment marqué par le
fascisme. Si l’itinéraire du jeune Calvino,
né dans une famille d’opposants − le père
eut néanmoins la carte du parti fas-
ciste − , est sans tache et impressionne
même par sa lucidité précoce sur le
9
ESSAIS
« naufrage » prochain du régime musso- v Mamadou Diouf fait
linien, tel n’est pas le cas de son cama- un point d’étape sur
rade de lycée. Scalfari navigue comme un l’histoire africaine
poisson dans l’eau dans les institutions
du fascisme ou flirte avec « les prêtres »,
faisant montre d’un opportunisme qui
indispose Calvino, alors aspirant agro-
nome mais déjà poète à ses heures. On
comprend mieux l’atmosphère d’une
10
RENCONTRE
dictature installée depuis deux décen- v Jean-Marc Moriceau
nies, qui bouche l’horizon. Calvino axe sa creuse le sillon fertile
controverse avec Scalfari sur la question des archives
du style (« Tu n’es vraiment pas fichu
d’écrire des articles »), et cette rigueur
donne le ton à l’ensemble de la corres-
pondance. Même si la maturité l’amène à
plus de courtoisie dans les flèches qu’il
décoche, il n’épargne jamais ses proches
(« Il te manque encore la sûreté de main
de l’écrivain qui jouit d’une personnalité
lire la suite page 2
2 | .. à la « une » 0123
Vendredi 10 novembre 2023

Martin Rueff, philosophe et poète, a édité « Le Métier d’écrire ». Il rappelle quelques-

suite de la première page
uns des traits de l’écrivain italien, tels sa droiture morale ou son refus du tragique
stylistique achevée », lance-t-il
en 1961 à Primo Levi), et encore
moins lui-même.
Ainsi, dans une longue réponse
Calvino, «entre le sérieux et la grâce»
au critique Mario Boselli, Calvino
se livre-t-il à une analyse sans
complaisance de son propre style,
avec pour critère la densité de
labeur que requiert le « métier ENTRETIEN
d’écrire » : « La page n’est pas une Repères
surface uniforme en matière plas-
tique, c’est la coupe d’un tronc, où
l’on peut suivre le parcours des fi- 1923 Italo Calvino naît à
bres, voir où elles font un nœud, Cuba, où ses parents sont

d’où part une branche. Je crois que
la tâche de la critique est aussi − et
peut-être avant tout − d’observer
ces différences dans l’écriture : là
où il y a davantage de travail accu-
mulé et là où il y en a moins. » Que
la rectitude de la langue, l’exacti-
tude du fait ou du détail, fût-ce
dans un récit fantastique où il est
question de l’éclosion des mûres,
se confonde avec la droiture
éthique, constitue du reste la le-
çon calvinienne par excellence,
qui s’en tient à « la moralité en
gardant à distance aussi bien le
moralisme (…) que la tolérance
sceptique ».
Sur la traduction
Nombre de ces envois font fi-
gure d’essais consacrés à tous les
sujets qui touchent à la pratique
de l’écriture, saisie avec un miroir
grossissant en plein cœur de sa
réalisation. S’il renâcle à se livrer,
Calvino n’est jamais économe dès
lors qu’il s’agit de penser la créa-
tion littéraire et les tâches incom-
bant à tout prosateur. En 1963, il
laisse libre cours à des « divaga-
tions », en réalité très élaborées,
sur la traduction à l’attention du
directeur de la revue Paragone :
« Je ne suis pas un dévot des dic-
tionnaires, affirme-t-il ; ce qui
compte pour moi, c’est la victoire
de l’harmonie et de la logique in-
terne de la phrase prise dans son
ensemble, quand bien même il
faudrait pour y arriver (…) ce petit
écart que le langage parlé tend à
imposer à la règle. »
La mort subite de Calvino, à
Sienne, en 1985, le saisit en pleine
activité, alors qu’il se consacrait à
traduire Le Chant du Styrène, de
Raymond Queneau (1958), lui qui
jugeait l’éloignement du français
et de l’italien quasi impossible à
combler. Sa dernière lettre se pré-
occupe de « trouver un spécialiste
du plastique capable d’entrer dans
l’esprit » de l’auteur du poème.
Preuve que le souci de la recti-
tude demeure le legs de cet im-
mense écrivain. p nicolas weill
le métier d’écrire.
correspondance
1940-1985,
d’Italo Calvino,
traduit de l’italien par
Christophe Mileschi et Martin
Rueff, édité par Martin Rueff,
Gallimard, « Du monde
entier », 800 p., 30 €,
numérique 22 €.
L
e philosophe et poète en mission de botanique.
Martin Rueff, professeur à
l’université de Genève, 1925-1941 Il passe
est, avec Christophe Mi- son enfance et son
leschi, le traducteur du Métier adolescence en Ligurie,
d’écrire, recueil de 315 lettres de d’où sa famille est
l’écrivain Italo Calvino (1923- originaire.
1985), choisies parmi le millier
que comporte l’édition italienne. 1944 Il s’engage
Martin Rueff, qui en a établi l’édi- dans la Résistance.
tion française et prépare un « Ca-
hier de l’Herne » sur Calvino ainsi 1947 Il publie son
qu’un volume de « La Pléiade » (à premier roman, Le Sentier
paraître en février et mars 2024), des nids d’araignée
montre de quelle façon ces docu- (Julliard, 1978)
ments infléchissent notre per-
ception de la personnalité et de 1952 Le Vicomte pour-
l’œuvre de cet auteur dont on fendu (Albin Michel, 1955).
célèbre le centenaire.
1957 Il rompt avec le Parti
Quelle est l’image communiste italien à
d’Italo Calvino dans l’Italie cause des événements
d’aujourd’hui ? Italo Calvino, à Paris, en 1983. SERGE COHEN/OPALE.PHOTO de Budapest.
C’est d’abord celle d’un écrivain Parution du Baron perché
qu’on lit à l’école, où ses œuvres (Seuil, 1960).
sont prescrites, notamment Le littérature, pour Calvino, c’est Malgré cette diversité, peut-on aime aussi la littérature améri-
Baron perché [1960] ou Le Vi- plutôt sortir de soi, créer une dégager un fil rouge dans son caine et a beaucoup défendu 1959 Le Chevalier
comte pourfendu [1955]. Par sorte de triangle avec la philoso- œuvre ? Ernest Hemingway [1899-1961]. inexistant (Seuil, 1962).
ailleurs, pour les écrivains ac- phie et la science. N’oublions pas Dans une lettre à l’écrivain amé- La proximité qu’il a eue avec
tuels, Calvino a le statut d’auteur que sa mère était botaniste et ricain Gore Vidal (1925-2012), Cal- Cesare Pavese [1908-1950] est éga- 1963 La Journée d’un
des années 1950-1960, lié à la qu’il avait une grande fascination vino évoque un problème d’unité lement centrale. En revanche, scrutateur (Seuil, 1966).
maison d’édition Einaudi, pour le savoir. dans son œuvre. Ailleurs, il af- écrit-il à l’un de ses correspon-
d’auteur qui parle le langage du firme souhaiter qu’on n’écrive dants, il n’aime pas William 1965 Cosmicomics
néoréalisme et produit une litté- Quelles sont les particularités plus « Calvino » sur la couverture Faulkner [1897-1962], parce qu’il (Seuil, 1968).
rature européenne abstraite, in- de la langue de Calvino et les de ses livres, parce qu’il estime redoute les « mauvaises profon-
tellectuelle. Très peu s’en récla- difficultés à le traduire ? être un auteur différent dans cha- deurs ». Il n’apprécie pas la littéra- 1967-1980 Il s’installe
ment, parce qu’il s’empare de La complexité tient à l’écono- que ouvrage. En réalité, deux ture qui fait souffrir. Il utilise à Paris et devient membre
toutes les sphères du réel, ce qui mie et à la sobriété de son écri- caractéristiques perdurent chez l’écriture, au contraire, contre le de l’Oulipo.
touche moins les romanciers ture. Il tient au mot juste, ce dont lui. Outre la conception de la litté- sens du tragique omniprésent
d’aujourd’hui. Pour lui, la littéra- témoigne sans cesse sa corres- rature comme instrument de chez Pavese. 1972 Les Villes invisibles
ture est avant tout un vecteur pondance. Une autre difficulté connaissance, la droiture morale Dans Les Villes invisibles [1974], (Seuil, 1974).
de connaissance. Il n’aime ni provient du fait que Calvino a des reste une question qui l’obsède, Calvino cherche, avec ses « villes
l’autobiographie, ni les journaux projets stylistiques et linguisti- quel que soit le sujet de ses livres : effilées », une sorte d’allège- 1978 Livret de l’opéra
intimes, ni le roman familial, ques pour chaque livre. On le voit les luttes partisanes contre le fas- ment, de flux vers le haut. Il faut La vera storia, du
contrairement à Natalia Ginz- bien avec Si par une nuit d’hiver cisme et la République de Salo, les mesurer ce rejet du pathos à compositeur Luciano
burg [1916-1991] ou Elsa Morante un voyageur [1981], qui suit les journées d’un scrutateur, la spé- l’aune de son expérience de par- Berio (1925-2003).
[1912-1985], avec lesquelles il a codes du roman policier, ou Le culation immobilière, le délire tisan antifasciste entre 1944 et
entretenu des relations épisto- Baron perché, qui se veut un politique italien, le fantastique… 1945. Même dans Le Sentier des 1979 Si par une nuit
laires soutenues… Ecrire de la roman des Lumières. Tous ses récits ont une visée di- nids d’araignée, son premier livre d’hiver un voyageur
dactique. Ainsi Le Baron perché [1947 ; Julliard, 1978], où il parle (Seuil, 1981).
évoque-t-il la position politique d’amis qu’il a vu mourir, il in-
EXTRAIT que peut assumer quelqu’un qui, vente un dispositif narratif, par- 1983 Palomar
comme lui, a quitté le Parti lant à travers le regard d’un en- (Seuil, 1985).
[A l’écrivain Luigi Santucci (1918-1999)] communiste en 1957. Cosimo, le fant afin de créer une distance
« Sanremo, 24 août 1959 héros, se détache ; il vit dans les avec les horreurs de la guerre. Il 1984 Livret de Un re in
(…) Plus emmerdants sont ceux qui théorisent que le roman doit être arbres ; il se demande comment transforme un récit de résistance ascolto, de Luciano Berio.
comme ci ou comme ça, qu’il faut écrire des romans, etc. Qu’ils aillent au être utile sans entrer dans la mê- en morceau dédié à l’Arioste
diable ! Que d’énergie perdue en Italie aujourd’hui à essayer d’écrire des lée. J’aime aussi le rapport entre [1474-1533, auteur de Roland fu- 1985 Il meurt à Sienne
romans selon les règles, alors que ces mêmes énergies auraient pu servir sérieux et grâce, caractéristique rieux], avec des figures de cava- d’une hémorragie
à offrir des choses plus modestes, avec moins de prétentions, mais plus de son écriture. liers qui se croisent. Ce qui lui cérébrale.
authentiques : des récits, des mémoires, des notes, des témoignages, ou, en plaît chez l’Arioste, c’est une cer-
tout cas, des livres ouverts, sans schéma préfixé. Moi, personnellement, je De quel genre de littérature taine légèreté, une capacité à 1988 Parution posthume
crois au récit, parce que ce que j’aime ce sont les histoires qui ont un début Calvino, qui était aussi éditeur aller vers le haut, vers le clair. On de Leçons américaines.
et une fin. J’essaie de les écrire du mieux que je peux en fonction de ce que et traducteur, se sentait-il pourrait parler chez Calvino de Aide-Mémoire pour le
j’ai à dire. » proche ? refus tragique du tragique. p millénaire (Gallimard,
Il a trouvé chez les Français un propos recueillis par 1989).
le métier d’écrire, page 417 modèle de prose qui lui sied. Il fl. n. et n. w.

Scruter les terres natales

« Liguries », un recueil d’inédits, dessine les visages de Gênes et de sa région, et montre les talents de reporter d’Italo Calvino

ÉCLAIRAGE écrites entre 1945 et 1975, et de six poè-
mes intitulés « Eaux fortes de Ligurie »,
composés en 1944-1945, lorsque Calvino
rejoint les brigades d’assaut Garibaldi – la
résistance au nazisme. De ces pages se
florence noiville détachent au moins – d’où le pluriel du ti-
tre – trois visages de la Ligurie. Il y a celle,
se sont joués dans ce golfe qui fut le point
de départ de la grande diaspora ita-
lienne ? Il y a enfin la Ligurie de l’arrière-
pays, celle, « maigre et osseuse », des pay-
sans et des « fasce », murs de pierres sè-
ches qui soutiennent les cultures en
terrasse. Cette dernière, la plus âpre, est
tiers des noms de lieux. Son propos est
tout sauf touristique : il s’agit de « voir »
pour comprendre « la signification hu-
maine du paysage ». Voir avant de savoir,
observer, fixer, scruter… Ce que nous en-
seignent ces textes, c’est « une manière de
regarder, d’être au cœur du monde ». Et
route, mais un globe oculaire au-dessus
de la dentelle côtière. Avec lui, on décou-
vre une autre facette de l’écrivain (encore
une !). C’est – outre le Calvino poète dans
le sillage de Montale –, le Calvino repor-
ter. Martin Rueff laisse entendre qu’après
Liguries, l’œil vivant pourrait bien nous

C’
est une bande de terre en
forme de chapeau chinois :
un long triangle aplati dont
les sommets, sur la carte,
sont Sanremo, Gênes et La Spezia. Et la
base : la Méditerranée. C’est là, en Ligurie,
sa « patrie spirituelle », qu’Italo Calvino a
passé son enfance et son adolescence,
avec son frère et ses parents. Et c’est cette
terre des origines qu’il peint à l’infini dans
Liguries, très beau recueil bilingue d’iné-
dits traduit et présenté par Martin Rueff.
Le livre est constitué de cinq proses,
riche et dissipée, de la Riviera et de ses ca-
sinos, avec Sanremo, la « ville de l’or », des
« divas d’Hollywood (…), des fils à papa
avec voiture et amante, des vieilles dames
peinturlurées qui cherchent à mettre du
beurre dans les épinards en misant à la
roulette ». Il y a celle de la mer et des ports,
celui de Gênes notamment, l’ancienne
« superbe république » où tout « signifie
passage, traversée, départ, adieu. Com-
bien d’attentes angoissées d’émigrés ont
dû être vécues alentour, interroge l’écri-
vain, combien de changements de destin »
aussi la plus chère au cœur de Calvino.
Elle lui inspire des pages splendides sur le
dur travail de la terre, « la lourde pioche à
trois dents », les chèvres, les oliviers, les
moulins à huile, la « mer des chênes verts »
avec ses à-pics dégringolant dans la mer.
« Voir » pour comprendre
Qui a randonné dans les Cinque Terre
reconnaît sur la jaquette du livre une vue
de Manarola, village de carte postale avec
ses façades multicolores. C’est le choix de
l’éditeur, car Calvino, lui, se passe volon-
puis, naturellement, on glisse de voir à dé-
crire, puis à écrire : « Cette manière de re-
garder, note l’écrivain, est au fond la seule
chose que puisse enseigner la littérature. »
Dans son élégante préface, Martin
Rueff cite une phrase que Rousseau fait
dire à l’un des personnages dans La Nou-
velle Héloise : « Si je pouvais changer la na-
ture de mon être et devenir un œil vivant,
je ferais volontiers cet échange. » Calvino
est ici cet œil vivant, brillant, intrigué, ad-
miratif, attendri, ironique ou critique. Il
promène non pas un miroir le long de la
emporter, via d’autres textes inédits,
vers d’autres régions du monde : on s’en
régale à l’avance. p
liguries,
d’Italo Calvino,
traduit de l’italien et présenté
par Martin Rueff, édition bilingue,
Nous, 168 p., 18 €.
Signalons, du même auteur, la parution en
poche des Amours difficiles, traduit par
Maurice Javion, Jean-Paul Manganaro,
édité par Mario Fusco, Folio, 352 p., 9,70 €.
0123
Vendredi 10 novembre 2023
Ascension
et chute du
colonel Passy
Imprévisible, insaisissable, dis-
simulé : les qualités qui firent
d’André Dewavrin alias Passy
(1911-1998) un espion de premier
plan rendent son parcours rude
à déchiffrer pour un biographe.
Les grandes lignes en sont depuis
longtemps connues. En 1940, ce
capitaine de 29 ans fait partie
des rares officiers à rejoindre le
général de Gaulle à Londres. Ce-
lui-ci lui demande de construire
de toutes pièces un service de
renseignements : c’est le Bureau
central de renseignement et d’ac-
tion (BCRA), qui devient, avec
l’aide des Britanniques en ma-
tière de radio et de parachutages,
l’organisme permettant de coor-
donner l’action résistante en
France occupée.
A la tête de cette institution
improvisée mais très vite déci-
sive, Dewavrin-Passy se révèle un
organisateur hors pair, non
sans s’attirer de fortes inimitiés.
Celles-ci forment l’arrière-plan du
scandale qui met définitivement
fin à son ascension dans les pre-
miers cercles du pouvoir : on dé-
couvre en 1946, alors qu’il vient
de mettre sur pied une ambi-
tieuse réforme des services se-
crets, qu’il a caché d’énormes
sommes à ses supérieurs. Le des-
tin du maître espion disgracié
se réduit dès lors à celui d’un
notable effacé.
Errements
Chacune de ces étapes est mi-
nutieusement décrite dans le li-
vre de Sébastien Albertelli, nourri
d’une connaissance intime des
archives de la France libre ainsi
que de documents familiaux et
judiciaires inédits. L’enquête
laisse peu de doutes sur les erre-
ments de Passy en matière finan-
cière et sur les haines intenses
qui ont fracturé la Résistance. Elle
ne parvient cependant pas à li-
vrer toutes les clés de compré-
hension de ces tensions, ni des
choix intimes et politiques sou-
vent déroutants d’un chef aussi
cassant dans son commande-
ment que désinvolte dans sa fa-
çon de s’entourer. p andré loez
le colonel passy. le maître
espion du général de gaulle,
de Sébastien Albertelli,
Tallandier, 590 p., 26,90 €,
numérique 19 €.
illustrations zoé vadim
Biographies | 3
Un dictateur, une pacifiste, un résistant et une favorite :
quatre existences à explorer
stalinienne au tournant des années 1950,
puis héros “national-communiste” (…) à la
fin des années 1960, il devint le principal
acteur du néostalinisme, le meurtre de
masse en moins, dans les années 1980 »,
rappelle Traian Sandu. C’est aussi pour
cela que son histoire n’est pas seulement
une histoire roumaine.
Héros-repoussoir
Les dirigeants occidentaux ont du reste
toujours gardé un œil sur Bucarest, pas-
sant de l’intérêt à l’horreur à mesure que
le régime dérivait vers une dictature de
plus en plus ubuesque. Au point que
Traian Sandu peut écrire, non sans hu-
mour, que la Roumanie a fourni « à l’ima-
ginaire occidental deux hérosrepoussoirs,
dont les autochtones sont passablement
fiers » : Vlad l’Empaleur et Nicolae Ceau-
sescu. Si le premier, qui régna sur la Vala-
chie au XVe siècle et inspira la légende de
Dracula, fut incontestablement un grand
massacreur, Ceausescu ne fut pas un dic-
tateur sanguinaire, même s’il humiliait
et terrorisait les Roumains, pourchassant
les opposants, étouffant dans l’œuf toute
dissidence, établissant une surveillance Les rêves de
généralisée de la société à travers sa po-
lice politique, la Securitate. Jusqu’aux an- paix de Bertha
après 1945, en Europe centrale et orientale. nées 1980, il réussit même à maintenir,
Nicolae « Ceausescu était à la fois autoritaire et grâce au nationalisme sans cesse attisé von Suttner
enthousiasmant pour les Roumains car il par sa propagande, une forme para-
était en même temps au pouvoir et dans doxale de popularité. L’histoire débute comme une
Ceausescu, l’opposition. Représentant du Léviathan
pour son peuple, il incarnait la lutte du
David roumain contre le Goliath soviéti-
L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au
pouvoir à Moscou et sa volonté de réfor-
mer le communisme marquèrent le dé-
bluette. En 1875, une jeune aristo-
crate née à Prague répond à une
petite annonce. Un riche Suédois
le satrape que en politique extérieure », écrit Traian
Sandu dans sa biographie du défunt sa-
trape de Bucarest, qui fut célébré en son
but de la fin. Les relations entre les deux
hommes étaient exécrables. Au temps
des « révolutions de velours », la Rouma-
vivant à Paris cherche une « dame
polyglotte » pour gouverner son
« train de maison ». Dès la pre-
de Bucarest temps comme un « Danube de la pensée »
par les thuriféraires du régime. Ceau-
sescu, au pouvoir de 1967 à sa mort, était,
nie fut la seule des ex-démocraties popu-
laires où le changement de pouvoir fut
sanglant, aboutissant, en 1989, à l’exé-
mière rencontre, Alfred Nobel
propose la place à Bertha Kinsky
von Chinic und Tettau (1843-1914),
Le Conducator (« guide »), comme résume l’historien, un « dictateur am- cution du dictateur et de sa femme au et tombe sous son charme. Elle
aimait à se faire appeler Nicolae Ceau- bigu », régnant d’une main de fer avec sa terme d’« un simulacre de procès » qui vi- décline l’offre comme l’amour,
sescu (1918-1989), ne fut pas une figure femme Elena sur le pays tout en réussis- sait, pour les cadres du régime, bientôt mais une amitié durable naît en-
de premier plan du communisme sant pendant quelques années à faire reconvertis en sociaux-démocrates, « à se tre eux. Trente ans plus tard,
comme Staline ou Mao, responsables de illusion sur la scène internationale. débarrasser du bouc émissaire », résume en 1905, Bertha, désormais ba-
millions de morts et protagonistes ma- Opposé à l’intervention soviétique en Traian Sandu, dont on peut regretter ronne von Suttner, devient la pre-
jeurs du XXe siècle. La Roumanie est un Tchécoslovaquie de 1968, il incarna de qu’il ne fouille pas davantage les nom- mière femme à recevoir le prix
petit pays. L’ancien apprenti cordonnier fait, jusqu’au mitan des années 1970, une breuses ombres qui entourent cette sup- Nobel de la paix.
ambitieux devenu un apparatchik zélé opposition à la toute-puissance soviéti- posée « révolution » – fin de règne en Que s’est-il passé durant ces
puis un dictateur mégalomane et ridi- que au sein du camp socialiste. Salué par trompe-l’œil, entre héritage inavoué et trois décennies ? C’est ce que
cule glorifié par un culte de la personna- de Gaulle pour son refus de la logique des ambiguïté persistante. p marc semo raconte, d’une plume alerte,
lité sans équivalent – sinon en Corée du blocs, il était reçu à Buckingham Palace Antoine Jacob. De Paris à Stoc-
Nord ou dans la Chine communiste – et à la Maison Blanche, tandis que son kholm, l’ancien correspondant
n’en fut pas moins un personnage-clé de peuple vivait dans la peur, la faim et le ceausescu. le dictateur ambigu, du Monde dans plusieurs pays
l’histoire des « démocraties populaires », froid. Aussi savait-il jouer sur tous les re- de Traian Sandu, d’Europe se met en scène en Rou-
le glacis communiste créé par Moscou, gistres. « Modeste rouage de la terreur Perrin, 570 p., 27 €, numérique 18 €. letabille marchant dans les pas de
Bertha, d’abord connue comme
romancière avant de s’imposer
comme la figure de proue des pa-
cifistes. Persuadée qu’il est pos-
sible d’éviter les guerres, elle con-
vainc Alfred Nobel de consacrer
L’aplomb une part de sa fortune à la cause.
La chute est rude. Le prix Nobel
de la marquise est bien créé – en 1895. Mais, en
juin 1914, une balle tirée à Sara-
de Verneuil jevo, une semaine après le décès
de la baronne, emporte tout sur
Loin des récits compilant anec- son passage, les rêves de paix per-
dotes croustillantes et visions pétuelle et le mouvement paci-
caricaturales, les favorites royales fiste. Alors que les morts s’accu-
bénéficient ces temps-ci d’un re- mulent en Ukraine, en Israël, à
gard neuf, décapant et précis, qui Gaza et ailleurs, la quête de Ber-
les réintègre dans le champ de tha von Suttner paraît toujours
l’histoire. Après Jeanne du Barry, plus « insensée et salutaire » à la
d’Emmanuel de Waresquiel (Tal- fois, selon la jolie formule d’An-
landier, lire « Le Monde des li- toine Jacob. p denis cosnard
vres » du 22 septembre), c’est au
tour d’Henriette de Balsac d’En-
tragues, marquise de Verneuil sur les traces
(1579-1633). de bertha la paix,
La plus singulière des maîtres- d’Antoine Jacob,
ses d’Henri IV s’efforça dès 1599 Balland, 206 p., 18 €.
de remplacer Gabrielle d’Estrées
et de se rapprocher du trône avec
une habileté opiniâtre et une
ambition inentamable. Son in- Parutions
fluence assura sa fortune et celle
des siens, tout en l’exposant aux d’Henri IV, en 1610, ne clôt pas. pas de défendre mais de restituer
médisances et aux soupçons ré- Nul mieux que l’historienne, avec nuance, cette biographie Joseph Darnand. De la
pétés de crime de lèse-majesté. autrice de L’Autre Famille royale. subtile est le portrait d’une gloire à l’opprobre,
Emportée et désinvolte, querel- Bâtards et maîtresses, d’Henri IV femme de pouvoir et d’affaires d’Eric Alary, Perrin, 384 p., 24 €,
leuse et altière, elle eut à se battre à Louis XVI (Passés composés, dont le cap – établir et défendre numérique 17 €.
pour sa position avantageuse, 2022), ne pouvait dégager de sa lé- son clan – ne dévia jamais. p
mais précaire, et le fit avec tant gende noire une femme résolue, philippe-jean catinchi Rosa Luxemburg. Une
d’aplomb que les contemporains qui manipula le roi, certes, mais femme en révolution, de
ne la ménagèrent pas. autant qu’il l’asservit, prédateur Jean-Numa Ducange, Calype,
dont les pulsions et leurs coûts la marquise de verneuil. « Destins », 110 p., 11,90 €.
Exercice d’équilibre effarants fragilisaient un Etat maîtresse d’henri iv,
Les historiens, eux, ont fini par convalescent. Exercice d’équilibre de Flavie Leroux, Pierre Teilhard de
l’oublier, l’effaçant même, avant rigoureux qui rectifie, corrige, Fayard/Centre de recherche du ­Chardin. Biographie,
que Flavie Leroux n’en restitue complète l’information sur une château de Versailles, 320 p., 23 €, de Mercè Prats, Salvator, 350 p.,
la trajectoire, que l’assassinat figure captivante qu’il ne s’agit numérique 16 €. 21,90 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 10 novembre 2023

fabrice gabriel

I
l faudrait de temps en temps,
comme une mesure de sim-
ple salubrité, lire un livre
d’Eugène Savitzkaya. De salu-
brité ? Oui, car on y est immédia-
tement plongé dans une poésie
lustrale et malicieuse, d’une origi-
nalité assez radicale et qu’on di-
rait volontiers désintéressée : dé-
gagée des lourdeurs de l’inten-
tionnalité ou de cette sursigni-
fiance qui encombre tant de
proses ordinaires, dont l’écrivain
nous libère en riant. Eugène Sa-
vitzkaya est étymologiquement
extra-ordinaire : il a inventé, de-
puis ses premiers livres, à la fin
des années 1970, une langue à
part, à soi, qui semble toujours
improviser le relevé pointilleux
de phénomènes très singuliers,
décrivant comme si de rien n’était
un bestiaire parfois délirant et
l’univers familier, proliférant, de
ses folies douces ou plus corsées.
Le fou est en tout cas une figure
récurrente de son œuvre, ainsi
qu’en témoignent des livres par-
fois anciens comme Fou civil (Flo-
hic, 1999), La Folie originelle ou
Fou trop poli (Minuit, 1991 et
2005)… On la retrouve aujour-
d’hui dans Fou de Paris, titre qui
peut désigner à la fois un person-
nage appartenant à la ville qu’il
arpente (comme il y eut Le Piéton
de Paris, de Léon-Paul Fargue,
en 1939, par exemple, ou Le Pay-
san de Paris, d’Aragon, en 1926) et
un amoureux… fou d’une capitale
investie dès les premières lignes
par la fantaisie animalière de Sa-
vitzkaya : « On aurait dit que Paris
Généalogie des mutinées
Voilà un roman que ses scrupules
La Seine structurent. Comment raconter un
à Paris. épisode historique sans le dénaturer
Michaël ou le rabattre abusivement sur le
­Zumstein/ présent, comment s’en « emparer »,
Agence VU comme l’on dit, sans exploiter ses
acteurs ou jouer les braconniers ? Et
comment, cependant, créer dans le
texte un espace qui laisse une place à
la fiction et à l’auteur ? La réponse de
Dorothée Janin, dans La Révolte des
filles perdues, consiste à séparer le récit
des faits survenus à la prison de
Fresnes le 6 mai 1947 (la mutinerie de
jeunes mineures, enfermées au titre de
l’éducation surveillée) de la partie ro-
manesque du livre, située à notre épo-
que. Ce sont des recherches effectuées
pour un avocat célèbre qui amènent la
narratrice, Elvire, généalogiste obsédée
par la question de la transmission et
de la descendance, à découvrir l’his-
toire des filles de Fresnes (il aura fallu
cent vingt policiers pour les faire des-
cendre du toit qu’elles occupaient) et à
mener une enquête à travers la presse
Avec le formidable « Fou de Paris », de l’époque.
Si ce dispositif recèle une part d’arti-
Eugène Savitzkaya habite la capitale de sa langue à part fice – il la revendique –, il permet de
restituer un cheminement précaution-
comme de son attention au temps présent neux et assez fascinant à travers les ar-
chives, tout en laissant une part bien-
venue à la liberté d’invention, mais
La fantaisie poétique aussi à l’humour et à une forme obli-
que d’autobiographie. Le quatrième
roman de Dorothée Janin séduit
autant par les inquiétudes éthiques

se lissait les plumes ou les poils, ses
plumes d’élégante corneille, ses
poils de beau bièvre. »
Nous voici donc embarqués
pour un voyage poétique qui dé-
bute sur la Seine et sera constitué
de courtes séquences, comme
autant d’étapes d’une pérégrina-
tion où ne cesse de se réinventer
L’auteur suggère les
violences de l’histoire,
qui font vibrer le texte
– et la ville – à maints
endroits du parcours,
mais les relie surtout
à celles du présent
le paysage urbain, du canal de
l’Ourcq au Jardin des plantes, tan-
dis que se brouillent les repères
d’une géographie – et d’une his-
toire – bien réelle combinée aux
détails de la plus parfaite rêverie.
Le fleuve est ici comme l’origine
et la veine battante d’un récit où
l’élément liquide irrigue continû-
ment le texte, sang et eau, canal
du promeneur parisien
ou fontaines, salive ou encre d’un
stylo à plume d’or… Le fou flâne,
se dédouble, croise parfois un si-
lure et souvent un certain Hégé-
sippe Moreau, lequel pourrait
bien être le poète parisien mé-
connu du Myosotis, mort en 1838,
à 28 ans, qui a sa rue dans le
18e arrondissement.
C’est que notre promeneur, si
amateur soit-il de ménageries
imaginaires (sa ville est traversée
de zèbres, roitelets, hongres, lou-
ves, koalas, vaches à lait…), n’en
est pas moins attentif à une cer-
taine toponymie parisienne, lui
qui déchiffre au début de la petite
rue Rollin la plaque en souvenir
du poète Benjamin Fondane,
assassiné à Auschwitz en 1944 :
« Souvenez-vous seulement que
j’étais innocent et que tout comme
vous, mortels de ce jour-là, j’avais
moi aussi un visage marqué par la
colère, par la pitié et par la joie. » Il
suggère par là les violences de
l’histoire, qui font vibrer le texte
– et la ville – à maints endroits du
parcours, mais les relie surtout à
celles du présent, dont les échos
se multiplient comme en sour-
dine, créant le sentiment diffus
d’une menace, apocalypse chan-
tante, révolte à peine grondée… Et
c’est la magie de ce livre vraiment
formidable que de rejoindre de la
sorte, sans jamais renoncer à son
inspiration férocement littéraire,
des enjeux d’aujourd’hui.
Fou de Paris n’est évidemment
pas un livre sur le confinement
ou les violences policières, mais
quelque chose y passe des épreu-
ves contemporaines, d’autant
plus fortement que la langue qui
les évoque semble de pure fan-
taisie poétique. Le constat n’en
est pas moins rude : « Les miracles
sont désormais interdits, les
manifestations proscrites par la
qui le nourrissent que par son écriture
frémissante et narquoise. Elle est por-
teuse d’un panache déterminé à fer-
railler contre les hontes inculquées
aux femmes. p raphaëlle leyris
a La Révolte des filles perdues,
de Dorothée Janin, Stock, 320 p., 21,50 €,
préfecture et les théophanies numérique 15 €.
condamnées par décret présiden-
tiel. » Dans ce monde décidément
avare de révélations heureuses,
où « vous devrez tous vous mas-
quer pour sortir en plein air, puis
vous serez tous et toutes massa-
crés… », la tentation peut
pointer de « renoncer au fou de paris,
genre humain », écrit d’Eugène Savitzkaya,
Eugène Savitzkaya, qui Minuit, 144 p., 17 €,
pourtant poursuit sa numérique 11 €.
marche et continue sans
faiblir d’être infiniment drôle : il
faut insister, en effet, sur les réser-
ves de rire, autant que de beauté,
de ce texte si merveilleusement
fou. « La folie est contagieuse,
Faire troupeau
ajoute-t-il, autant que la lèpre cou- A Wuhan, en Chine, un virus surgit sur
ronnée, le Covid-19, le choléra, le ty- un marché. A l’autre bout de la pla-
phus, les convulsions, les collapsus, nète, un agriculteur du Lot voit sa fa-
les syncopes, le tétanos, la fièvre mille éparpillée revenir se confiner
paludique et les révolutions de chez lui, et sa vie bouleversée. L’effet
palais. » Puisse la poésie l’être papillon grandeur nature – pour le
également ! p pire, ou le meilleur ? Tel est l’enjeu de
Chaleur humaine, ample, fluide et
assez réussi, premier livre de Serge

Petite cosmogonie insulaire Joncour chez Albin Michel après vingt

C’est une île, près de la côte, peuplée d’archétypes. « La Vague qui vient », de Daniel Fohr, plus vrai que nature
cuisant de son magnum opus, une ambi-
tieuse saga intergalactique, il se retran-
che sur une île jamais nommée, à 5 kilo-
mètres des côtes françaises, où il décuve
sa déception au fond d’un désœuvre-
pierre-édouard peillon ment torpide. Lorsque le maire de l’uni-
que village de l’île lui propose de repein-
d’un humour où l’on se dirait « bien vu ! »
avec une moue impressionnée.
Plus original, le roman abat le rideau de
fer entre le premier et le second degré. A
l’image de « l’Ile » qui passe de nom com-
mun à nom propre pour être simultané-
ment une île spécifique et toutes les îles
de loin à l’avance à qui on avait affaire. »
On croise notamment le Voisin, le Maire,
l’Actrice, ou encore « un pêcheur de
l’île, tête ronde et barbe blanche façon
Hemingway ou logo pour emballage de
poissons surgelés ».
L’île de La Vague qui vient est double-
ans chez Flammarion. Dans Nature
humaine (prix Femina 2020), il mettait
en scène un éleveur, Alexandre,
confronté à la dureté du métier, de la
canicule de 1976 aux tempêtes de 1999.
Le revoici en janvier 2020, conduisant
ses vaches au pré sans se douter que
tout va basculer avec l’arrivée de trois
sœurs, d’un beau-frère et de deux
neveux, dont l’un est dealer.
Plutôt qu’une dramaturgie specta-
culaire, Joncour opte pour un rythme
lent, et brasse très large. Au-delà du

L
a Vague qui vient : le titre a quel-
que chose de menaçant. Evoque
un tsunami qui se profile à l’hori-
zon, annonce une destruction
imminente, semble faire écho aux boule-
versements écologiques. Le roman de
Daniel Fohr s’avère toutefois l’un des
plus drôles de la rentrée littéraire, et la
vague en question se cantonnera à un
coup de pinceau sur une fresque. Cette
vague n’est donc pas seulement une
image, comme l’on pourrait parler d’une
métaphore. C’est, aussi, juste une image.
Les images, le narrateur en a fait son
expertise, même s’il traverse une pé-
riode de doute lorsque s’ouvre le livre.
Dessinateur de bandes dessinées qui a
connu un joli succès avant l’échec
dre la salle des fêtes, le narrateur sort de
son isolement et se mue en observateur
de la vie locale.
D’ermite il devient « une sorte de mémo-
rialiste de l’Ile », quoiqu’il s’apparente
plus aux moralistes du XVIIe siècle : au
gré de ses rencontres, il dépeint le micro-
cosme insulaire, ses personnages phares,
ses us et coutumes, ses légendes, ses mys-
tères (dont un trésor de pirate). Avec un
plaisir contagieux, Daniel Fohr cartogra-
phie « l’Ile » et multiplie les portraits. Le
geste, ainsi décrit, pourrait relever d’une
forme de naturalisme méticuleux, culti-
vant l’authenticité à travers une galerie
de personnages « plus vrais que nature ».
Un premier degré au service d’un se-
cond ; la vraisemblance comme terreau
(l’auteur insère nombre de vérités géné-
rales sur les particularités de toute exis-
tence insulaire), les personnages sont
des archétypes, un peu comme les ingré-
dients d’une recette pour réussir une
comédie de mœurs.
S’esquisse donc une géographie sché-
matique : « le Continent, l’Océan, l’Ile, et le
Village, une cosmogonie assez simple qui
permettait aux autochtones de trouver
facilement leur place dans la Galaxie ».
Formidable et habile netteté qui dé-
coupe et ordonne, tout en maintenant
un flou. De même pour les personnages :
« Les trois populations, Natifs, Secondai-
res et Touristes, possédaient chacune leur
code couleur, comme des oiseaux d’espè-
ces différentes, ce qui permettait de savoir
ment un lieu commun : elle est à la lettre
un cliché et, plus profondément, un es-
pace de partage entre les stéréotypes et
une réalité plus ambiguë, « sans qu’on sa-
che » (c’est l’une des expressions favori-
tes du narrateur) si ce sont les poncifs ou
ce qu’ils cachent qui importent le plus.
Comme les babioles pour touristes ven-
dues au magasin de l’île, déguisements
de pirate et faux trésors importés de
Chine, le toc devient une catégorie émi-
nemment parlante : les histoires que l’on
se raconte tendent à la fois vers le colifi-
chet et vers le coffre empli de richesses. p
la vague qui vient,
de Daniel Fohr,
Inculte, 334 p., 22,50 €, numérique 17 €.
Covid-19, tout l’air du temps se re-
trouve encapsulé ici : le réchauffement
climatique et les querelles de famille,
Elon Musk et les « gilets jaunes », l’es-
sor des éoliennes et le fossé entre ur-
bains et ruraux… L’ensemble est tra-
versé par l’omniprésence de la nature
et les surprises qu’elle impose aux hu-
mains. Page 215, évoquant la nécessité
de ne plus s’embrasser, un vétérinaire
résume la situation : « Face à un virus
respiratoire, c’est toujours ceux qui se
font la gueule qui s’en sortent le mieux,
pareil pour les solitaires, les égarés,
enfin tout ce qui fuit le troupeau. » p
denis cosnard
a Chaleur humaine, de Serge Joncour,
Albin Michel, 350 p., 21,90 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 10 novembre 2023
Critiques | Littérature | 5
Un Palestinien israélien tente de se faire mais le traumatisme de l’enfermement,
lui, ne le quitte pas. Il a beau se réfugier
La grande loi de Mordecai Richler
dans le silence, fuir la mémoire, rien n’y La famille Adler implose. Melech, le patriarche, exhale sa décep-
une place dans une société qui le fait. Pour lui, « les vestiges sont les souve- tion face à une progéniture qu’il juge médiocre ou ingrate. Wolf,
nirs et les souvenirs tuent. Il dit au profes- le fils aîné, mâchouille de molles ambitions mais deviendra le
marginalise. « L’Etoile de la mer », d’Elias seur que la mémoire était une maladie
dont il fallait se débarrasser. Le passé
héros fortuit du quartier juif de Montréal où les Adler sont im-
plantés. Noah, le premier des petits-fils, double romanesque de
Khoury, est une magnifique épopée était une maladie et le fait de le pleurer
convertissait les larmes en un océan
l’écrivain, cherche sa place, pourquoi pas au volant d’un taxi,
pourvu qu’elle ne lui soit pas assignée par Melech et son lourd
d’illusions ». héritage. La tension entre l’unité et la déchirure est la grande

Un homme-caméléon
A la fin du roman, Adam, désormais
quadragénaire, déclare à Dalia Ben-Tzvi,
sa nouvelle compagne juive : « Je ne suis
pas Sa’îd le Peptimiste d’Emile Habibi. »
affaire des sagas familiales. Dans Fils d’un tout petit héros, nou-
velle traduction de son deuxième roman, publié en 1955, Mor-
decai Richler (1931-2001) l’exploite avec une force impression-
nante pour en faire la loi des activités humaines – et son écri-

au pied du mont Carmel Pourtant, il y a plus d’un point commun

palimpsestes, (auto-)citations et allers-
retours entre l’histoire et la fiction. Ce
deuxième tome est quant à lui un récit
beaucoup plus linéaire, racontant l’his-
toire d’Adam à la troisième personne. On
richard jacquemond le retrouve ici à Haïfa – le titre du roman
fait référence au monastère Stella Maris,
entre le héros d’Elias Khoury et celui du
grand romancier palestinien (1922-1996),
auteur des Aventures extraordinaires de
ture. Les communautés ne tiennent que par leur tendance à se
fissurer : le petit-fils et le grand-père s’affrontent comme par
tendresse, un mari et une femme s’aiment non sans mépris…
Cela donne des pages admirables où chaque scène
Sa’îd le Peptimiste (Gallimard, 1987). Et en contient plusieurs, où l’on passe du tableau de
d’abord, selon les mots mêmes d’Adam, groupe au portrait individuel, du bruit d’un plateau
cette identité « caméléoniste », seul sur un comptoir à des ruminations intérieures dans
moyen pour survivre dans une société un pointillisme simultanément méticuleux et
israélienne qui le marginalise et l’invisi- foutraque. Comme le déplore Noah : « Il n’y a plus
bilise. Comment ne pas penser à Zelig, le d’absolu, monsieur Panofsky. (…) Il reste seulement
héros de la comédie du même nom de des points de vue. » p pierre-edouard peillon
Woody Allen (1983), l’homme-caméléon a Fils d’un tout petit héros (Son of a Smaller Hero), de
qui prenait l’accent et jusqu’à l’appa- Mordecai Richler, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-

L
e nouveau livre du grand roman-
cier libanais Elias Khoury est le
deuxième tome d’une trilogie in-
titulée Les Enfants du ghetto. Ce
titre, qui était mis en évidence dans le
premier volume (Les Enfants du ghetto. Je
m’appelle Adam, Actes Sud, 2018), est
relégué ici au second plan, sur la page
de titre, comme pour signifier qu’on
peut lire ce roman sans avoir lu le précé-
dent. Pour autant, on ne saurait trop in-
citer le lecteur de L’Etoile de la mer à lire Je
m’appelle Adam, ne serait-ce que pour
comprendre d’où vient Adam Dannoun,
« le héros et narrateur de cette histoire »,
Tout au long du livre,
l’histoire et la fiction se
mêlent inextricablement :
le récit de la vie d’Adam est
sans cesse ponctué par
d’autres, ceux d’hommes et
de femmes juifs ou arabes,
ou les deux à la fois
enfant du ghetto de Lydda (Lod, en hé-
breu), réduit où l’armée israélienne en-
ferma les quelques centaines d’habitants
qui n’avaient pas fui la ville mais
échappé aux massacres qui accompa-
gnèrent sa prise à l’été 1948.
D’une écriture complexe, Je m’appelle
Adam multipliait les récits enchâssés,
installé sur les pentes du mont Carmel,
qui surplombe la ville. Il a fui le ghetto de
Lod avec sa mère, remariée après la mort
de son premier époux. Ne supportant
plus les brimades de son beau-père, il
quitte le domicile familial, bientôt pris
sous l’aile de Gabriel, un juif polonais. Il
se fait appeler Adam Danôn, tombe
amoureux de la fille de son protecteur,
entreprend des études de littérature hé-
braïque. Persuadé qu’il est juif, son pro-
fesseur de littérature le choisit pour inté-
grer la délégation d’étudiants qui parti-
cipe à un voyage organisé en Pologne
– moment très fort du roman où Adam
rencontre Marek Edelman (1919-2009),
dirigeant du soulèvement du ghetto de
Varsovie qui choisit de rester en Pologne
après la seconde guerre mondiale.
Tout au long du livre, l’histoire et la fic-
tion se mêlent inextricablement : le récit
de la vie d’Adam est sans cesse ponctué
par d’autres, ceux d’hommes et de fem-
mes juifs ou arabes, ou les deux à la fois,
à l’instar du juif irakien Heskel Kassab,
qui enseigne la littérature préislamique
à l’université de Haïfa. Histoires d’expul-
sion, de migration forcée, de persé-
cution : Elias Khoury joue sur la commu-
nauté de destin des juifs et des Palesti-
niens, et la manière dont ces derniers
sont devenus les juifs des juifs – n’est-ce
pas les Israéliens eux-mêmes qui ont
nommé « ghettos » ces espaces urbains
où les Palestiniens demeurés en Israël
après 1948 ont été confinés ? Adam a
quitté avec sa mère le ghetto de Lod,
rence de ses interlocuteurs, et, arrivé en
Allemagne dans les années 1930, rejoi-
gnait le parti nazi ?
Avec cette magnifique épopée, Elias
Khoury réalise au moyen de la fiction
romanesque l’équivalent de ce que
l’écrivain palestinien Mahmoud Darwich
(1941-2008) a réussi à faire avec la poésie :
exprimer la condition palestinienne en
tant que condition humaine, dans sa sin-
gularité et son universalité. Une lecture ô
combien nécessaire en ces temps où la
déshumanisation de l’Autre triomphe
de toutes parts. p
l’étoile de la mer.
les enfants du ghetto
(Najmat albahr. Awlad alghitu),
d’Elias Khoury,
traduit de l’arabe (Liban)
par Rania Samara,
Actes Sud, « Sindbad », 384 p., 24 €,
numérique 18 €.
Signalons, du même auteur, par la même
traductrice, la parution en poche de
La Porte du soleil, Babel, 704 p., 12,70 €.
Martin et Paul Gagné, Le Sous-sol, 312 p., 24,90 €, numérique 17 €.
Paroles de maçons
Etrange destin que celui du Grec Sotiris Dimitriou, né près de
la frontière albanaise en 1955, « monté » à Athènes pour faire
des études qu’il abandonna aussitôt, devenu chef d’une équipe
de balayeurs, et remarqué enfin lorsque son premier livre,
Heureux soit ton nom (Quidam, 2022), le révéla au public
en 1993. Dans Dieu leur dit, nous sommes dans la partie grec-
que de l’Epire, une région voisine de l’Albanie coupée en deux
après la seconde guerre mondiale. On suit là un groupe de
maçons construisant la maison de l’« Emigré », un Grec rentré
d’Allemagne. Le tour de force de Dimitriou consiste
à reconstituer les dialogues de cette petite troupe
dans sa langue d’origine, le dialecte épirote, que le
contexte rend parfaitement compréhensible, mais
dont l’auteur nous montre au passage l’incroyable
expressivité. De fait, en attendant de couler la dalle
(de la maison), on n’avait rarement autant ri en
charriant des sacs de sable et des fers à
béton. p florence noiville
a Dieu leur dit (Tous ta léei o Theos), de Sotiris Dimitriou,
traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, Quidam, 128 p., 15 €.

Le jour où la bombe a tué

Dans un beau roman introspectif, Darragh McKeon plonge dans
les « Troubles » nord-irlandais et l’attentat d’Enniskillen, en 1987

britanniques durant ses jeunes marque une rupture : le lecteur

années.
Néerlandaise, Esther était venue
accoucher en secret près de chez
lui. Une nuit, ils campèrent sur
marie charrel une île du lac de Lough Erne, où
Simon croisa un membre de l’Ar-
bascule dans la vie de Brendan.
Son enfance rurale, sa passion
pour les tracteurs et les travaux
manuels. Son adolescence, puis
son histoire d’amour avec Sarah.
Le jeune homme rêve d’une vie

L
a mémoire marque les
chairs. Elle grave ses se-
crets sur la peau ou les en-
fouit dans les méandres
du cerveau, d’où seules de puis-
santes secousses peuvent les dé-
loger. « Le corps est l’instrument
des cantiques inchantés », écrit
l’Irlandais Darragh McKeon dans
son nouveau roman, Le Diman-
che du souvenir. Le corps de Si-
mon, son personnage, est ter-
rassé par de brutales crises
d’épilepsie durant lesquelles il
prononce une phrase d’une voix
qui n’est pas vraiment la sienne :
« Comment tu t’appelles, fiston ? »
Ces mots sont ceux du fantôme
qui le hante depuis son enfance
en Irlande du Nord, auprès d’un
père paysan catholique et d’une
mère infirmière protestante. Dé-
sormais architecte à New York,
divorcé, Simon attend l’opéra-
mée républicaine irlandaise (IRA)
en planque. Sans vraiment savoir
pourquoi, peut-être parce que lui-
même n’était pas censé se trouver
là, il ne le dénonça pas. Mais, peu
après, le 8 novembre 1987, une
bombe posée par l’IRA explosa à
Enniskillen, ville proche, lors du
défilé du « Dimanche du souve-
nir », où l’on commémore, au
Royaume-Uni, les soldats morts à
la guerre, et auquel il assistait
avec son père. S’il avait parlé, Si-
mon aurait-il pu éviter cet atten-
tat qui tua onze civils et en blessa
soixante-trois autres ?
Dans son premier roman, Tout
ce qui est solide se dissout dans
l’air (Belfond, 2015), l’auteur, éga-
lement journaliste, évoquait le
destin d’une galerie de personna-
ges marqués par la catastrophe de
Tchernobyl, en 1986. Il lui a fallu
du temps pour trouver le souffle
douce, mais, au fil des lectures et
des rencontres, choqué par le
bras de fer entre Margaret That-
cher et les détenus républicains
en grève de la faim, il sent la
haine prendre racine en lui. Bren-
dan est vu par les yeux de Simon,
animé du désir de comprendre,
sans condescendance ni juge-
ment. Dans d’autres circonstan-
ces, ils auraient pu être amis.
Avec un sens remarquable de la
construction et de la nuance,
Darragh McKeon brosse l’histoire « Juanjo Guarnido et Juan Díaz Canales
d’une radicalisation. Celle de la retrouvent New York et la noirceur qui fait le sel de la série. »
lente cristallisation qui pousse
Le Monde des livres
des hommes à vouloir tuer leurs
voisins, leurs semblables. Celle
des traumatismes et de la culpa- « Un scénario qui mêle habilement critique sociale
bilité habitant les victimes du ter- et hommage au roman noir. Un graphisme impeccable,
rorisme. « La mémoire crée sa pro-
pre réalité », écrit-il. En imaginant des couleurs chatoyantes. »
la vie du garçon qui a fait basculer LiRE Magazine littéraire
la sienne, Simon se libère et
© Díaz Canales – Guarnido / Dargaud 2023

tion susceptible de le libérer de
ses crises. Il réfléchit. Observe.
Fait le pas de côté propice à l’in-
trospection. Ses retrouvailles
avec Esther, une amie d’autre-
fois, le replongent un peu plus
encore dans ce passé – celui des
« Troubles », le conflit nord-irlan-
dais (1969-1998) qui opposa vio-
lemment républicains et forces
de ce nouvel ouvrage. Il plonge
cette fois dans l’histoire de son
pays, explorant l’onde de choc
provoquée par une tragédie d’un
autre genre. Pour faire la peau à
ses démons, Simon entreprend
d’imaginer la vie de celui qu’il a
protégé, et qu’il baptise Brendan.
La deuxième partie du livre,
plus prenante que la première,
trouve, enfin, le chemin d’une
certaine sérénité. p
Suite et fin au sommet pour ce diptyque.
le dimanche du souvenir
(Remembrance Sunday), AU RAYON BANDE DESSINÉE
de Darragh McKeon,
traduit de l’anglais (Irlande)
par Carine Chichereau,
Belfond, 240 p., 22 €,
numérique 15 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 10 novembre 2023

Sortir de l’oubli un preux chevalier AUTEURS DU « MONDE »

Savoirs, éthique
Le médiéviste Emanuele Arioli restitue tout un roman arthurien inconnu, et grand âge
« Ségurant. Le chevalier au dragon », à partir de fragments d’archives épars sous la direction de Roger-Pol Droit
et Delphine Langlet,
PUF, « Bibliothèque Partage & Vie »,
252 p., 17 €.
Le philosophe Roger-Pol Droit, chro-
niqueur au « Monde des livres », et
Delphine Langlet, directrice géné-
rale de la Fondation Partage & Vie,
sont convaincus que la réflexion
françois éthique, située à la croisée des sa-
otchakovsky-laurens Ségurant et le dragon dans la voirs et de l’adaptation à des « situa-
« Somme romanesque de Guiron tions toujours renouvelées », doit re-

L
a recherche en littérature le Courtois », manuscrit de Turin poser sur l’enquête
médiévale nous réserve (XVe siècle), abîmé par l’incendie de terrain. C’est
encore des surprises ren- de 1904. dans cet esprit
versantes. On croyait Ministero della Cultura, Biblioteca qu’ils ont réuni
connaître la totalité des romans ­Nazionale Universitaria di Torino théoriciens, soi-
de la Table ronde, narrant la cour gnants et résidents
du légendaire roi Arthur, ses che- d’Ehpad pour
valiers et Merlin l’Enchanteur. Or explorer la « terre
Emanuele Arioli vient d’en pu- EXTRAIT inconnue » que
blier un épisode totalement demeure le
oublié, Ségurant. Le Chevalier au grand âge. p
dragon. Ecrite au XIIIe siècle en « On fit place à Ségurant ; et
langue française, l’œuvre, ano- quand il fut près du feu et vit le
nyme, conte les exploits d’un dragon, il eut l’illusion qu’il dé-
jeune preux à la poursuite d’un vorait les chevaliers. Il déclare
dragon illusoire. Un petit livre en présence de tous que, s’il ne Le monde
trépidant, comme l’a été, pour le libère le royaume de Logres de est une vallée
médiéviste franco-italien, l’aven- ce dragon, comme autrefois
Chroniques 2013-2023,
ture de sa publication. des lions l’Ile Non Sachante, il
L’histoire commence en 2010, ne veut vivre un jour de plus, de Stéphane Foucart,
lorsque l’étudiant Arioli, alors âgé car autrement il ne mériterait préface et choix de Jil Silberstein, Buchet-
de 22 ans, consulte à la bibliothè- pas l’écu. Il fait le signe de Chastel, 350 p., 22,50 €, numérique 17 €.
que de l’Arsenal, à Paris, un ma- croix sur son visage, traverse Les chroniques que Stéphane Fou-
nuscrit du XIVe siècle intitulé Les le feu, puis se dirige, la lance cart, journaliste au service Planète,
Prophéties de Merlin. « J’ai tout de baissée, là où il voit le dragon. consacre deux fois par mois à la
suite remarqué un fragment de Le voyant venir, le dragon « guerre que nous menons à la pla-
récit sans rapport avec le reste, sur prend la fuite. Ségurant le nète » en laissant se dégrader les con-
un feuillet à demi vierge, qui s’arrê- poursuit et franchit une partie ditions du vivant, paraissent en der-
tait au milieu d’une phrase, ra- de terre ensorcelée, à la suite nière page du Monde depuis 2013.
conte-t-il au “Monde des livres”. de quoi il s’oublie lui-même et Pour marquer cet
Très vite, j’ai voulu savoir si le oublie les autres, et met aussi- anniversaire, l’écri-
même épisode se trouvait tôt tous ses efforts dans cette vain franco-suisse
ailleurs. » Le jeune homme a mis traque. Maintenant Morgane Jil Silberstein en a
un moment à se rendre compte a obtenu ce à quoi elle aspi- choisi près de qua-
qu’il était sur la piste d’un roman rait. Le dragon s’enfuit et tre-vingts, compo-
inédit et qu’il lui revenait de sui- Ségurant le suit d’aussi près sant « le film, en
vre sa trace à travers l’Europe. qu’il peut. » temps réel, de ce qui
Pour cela, il devait sortir des sen- advient à notre
tiers battus, puisque les études ségurant, page 147 monde sans grand
universitaires existantes igno- espoir de retour ». p
raient Ségurant. « J’avais besoin de
remonter aux sources premières » quête en solitaire, gardant jalou- rencontrer un être de parchemin. » ainsi à la fois dans son adaptation
– aux milliers de manuscrits sement le secret de sa décou- Un parchemin ou, plutôt, des française aux Belles Lettres et
arthuriens originaux. L’enthou- verte, de peur que d’autres cher- parchemins qui se révélaient très sous la forme d’un livre audio
siasme du débutant le prémunis- cheurs plus expérimentés ne lui fragmentaires, parfois extrême- (Frémeaux & associés, lu par Da- Don McCullin
sait contre le découragement qui chipent son Ségurant, mais aussi ment endommagés par le temps, niel Mesguich), d’une bande dessi- Le monde dans le viseur,
aurait assailli tout universitaire par prudence intellectuelle. Pen- notamment celui qu’il a décou- née (dessins d’Emiliano Tanzillo, d’Alain Frachon et Michel Guerrin,
chevronné devant l’ampleur de la dant près de dix ans, il a écumé vert à la bibliothèque de Turin, in- Dargaud, 104 pages, 20 euros, nu- Equateurs/Le Monde, 144 p., 23 €.
tâche : « Au début, explique-t-il, je les fonds d’archives, compulsant cendiée en 1904, où l’on voyait le mérique 14 euros), d’un album Alain Frachon, chroniqueur au
croyais n’en avoir que pour quel- inlassablement les feuillets. « Je chevalier face au dragon cracheur illustré pour la jeunesse retraçant Monde, et Michel Guerrin, membre
ques mois. Puis j’ai découvert que me suis identifié à mon héros, de feu – une enluminure en partie la recherche du jeune médiéviste de sa direction de la rédaction, nous
l’histoire de Ségurant existait en s’amuse-t-il. Je me disais que carbonisée, dans une saisissante (dessins d’Alekos et d’Emiliano ouvrent la chambre noire du photo-
de nombreuses versions éparses. » moi aussi je poursuivais une chi- mise en abyme. Emanuele Arioli Tanzillo, Seuil Jeunesse, 72 pages, graphe britannique Don McCullin.
Emanuele Arioli a mené sa mère, traversant l’Europe pour a fini par déceler les exploits du 18,90 euros, dès 6 ans) et d’un film Celui que John le Carré a surnommé
chevalier dans vingt-deux ma- documentaire (réalisé par Marie « le Goya des guerres modernes »
nuscrits. Une fois une version Thiry, diffusé sur Arte le 25 no- nous transplante avec lui au cœur
cohérente reconstituée, il a fallu vembre). des conflits, portant témoignage
Une nuance de second degré faire admettre la découverte à la
communauté scientifique, qui l’a
Devant un projet éditorial d’une
telle ampleur, son éditeur, aux
moins des com-
bats que de la
SÉGURANT tion très directe, faite de ruptures, d’abord accueillie avec surprise et Belles Lettres, reconnaît s’être de- souffrance. Par
NOUS ARRIVE de poétiques hyperboles et de scepticisme. Mais toute méfiance mandé quel type de livre façon- leur unicité et leur
DE NULLE saillies burlesques. Car le person- a été levée après la publication du ner. Le choix s’est porté sur une intemporalité, ces
PART. Il est na- nage de Ségurant prête aussi à texte en une volumineuse ver- édition à la forme légère, car « le visages nous
tif de l’Ile Non rire, avec sa stature immense, son sion originale commentée selon travail scientifique était déjà ac- aident à regarder
Sachante, celle appétit démesuré, ses compa- toutes les normes académiques compli, nous avions toutes les en noir et blanc ce
que personne gnons inadaptés aux situations (Honoré Champion, 2019). cautions universitaires, explique que, pourtant,
ne connaît, qu’ils rencontrent. L’ironie qui Il restait à faire connaître Ségu- Nicolas Filicic. Nous nous sommes nous ne suppor-
comme une prémonition de teinte ses aventures annonce le rant au plus large public, car le concentrés sur ce qui ferait le tons pas de voir. p
l’oubli auquel sera voué le Roland furieux de l’Arioste (1532) réserver aux seuls spécialistes mieux connaître Ségurant au
chevalier. Il se distingue par ses ou Don Quichotte (1605-1615), « aurait été une déception après plus grand nombre. La traduction
exploits, chasse les lions, les autres parodies chevaleresques. ce travail acharné ». Dans ce but, ultracontemporaine a permis
géants, tournoie et terrasse ses Le lecteur du Moyen Age n’était Emanuele Arioli a traduit le ro- d’opter pour un format réduit,
adversaires. Sa fougue le fait pas dupe des aventures de Ségu- man en français moderne, puis presque ludique. » Plutôt que de
remarquer à la cour du roi Ar- rant, il se réjouissait de leur copieuses notes de bas de page, le Murabeho
thur, jusqu’à ce que la perfide beauté absurde. Cette nuance de livre est orné d’une joyeuse profu- de Pierre Lepidi,
fée Morgane l’ensorcelle au second degré témoigne de la Une fois une version sion de lettrines et miniatures ti- JC Lattès, 288 p., 20,90 €, numérique 15 €.
moyen d’une illusion de dra- conscience sociale et culturelle cohérente reconstituée, rées des manuscrits originaux. Le De son enquête publiée dans Le
gon, un leurre qui l’entraîne d’une époque, celle de la chevale- rythme entraînant de la narration Monde en 2022, sur l’assassinat,
dans une impossible quête. rie finissante. La quête de Ségu- il a fallu faire admettre joue aussi son rôle, restituant en avril 1994, de deux gendarmes
Le style du roman possède la rant est aussi vaine que celle la découverte à la l’oralité des romans médiévaux, français à Kigali, Pierre Lepidi, repor-
saveur médiévale d’une narra- du chevalier à la triste figure de communauté scientifique originellement destinés à être ter au service Afrique, tire un roman
Cervantès : à la poursuite d’un lus à haute voix dans les cours vrai. Son personnage, journaliste à
mirage et alors que s’estompe le aristocratiques. Grand Reporter, transmet à une
ENVIE D’ÊTRE PUBLIÉ ? monde de la Table ronde, il est Au terme de cette aventure his- collègue ce « dossier » rwandais.
condamné à l’échec. Ainsi l’oubli a cherché à le publier. S’agissant torienne, littéraire et éditoriale, Confronter témoignages, rapports
LES
engloutit-il le chevalier au dra- d’un texte inconnu, l’entreprise Emanuele Arioli est envahi d’allé- militaires, procès-verbaux et coupu-
gon pour des siècles. Jusqu’à ce éditoriale s’annonçait risquée. gresse. « Avoir créé ces trois livres res de presse les
que l’en délivre Emanuele Arioli, Mais les talents du jeune cher- et un documentaire est une joie, aidera à lever les
RECHERCHENT DE
un autre faiseur d’exploits, cheur sont multiples et son ima- dit-il. Chacun peut trouver sa mensonges pour
littéraires ceux-là. p f. o.-l. gination sans limite – l’universi- façon d’entrer dans l’histoire de redonner une
NOUVEAUX AUTEURS taire polyglotte est également Ségurant. » Le chevalier Arioli a mémoire aux
ségurant. chanteur et comédien. Il a alors eu enfin atteint l’objet de sa quête, morts, faire avancer
COLLECTIONS SPÉCIALISÉES le chevalier au dragon, l’idée de susciter un événement qui n’avait finalement rien de la vérité sur le gé-
HISTOIRE-ESSAIS-POÉSIE édité et traduit de l’ancien français retentissant : produire simultané- chimérique. Contrairement à nocide des Tutsi et
JEUNESSE- TÉMOIGNAGES
par Emanuele Arioli, ment l’aventure Ségurant sous celle de Ségurant, elle se réalise, la responsabilité de
WWW.EDITIONS-AMALTHEE.COM
TÉL. 02 40 75 60 78
Les Belles Lettres, 264 p., 13,50 €, cinq formats différents. en un merveilleux jaillissement la France dans ce
numérique 10 €. Cet automne, le roman paraît de littérature et d’imaginaire. p massacre. p
0123
Vendredi 10 novembre 2023
élisabeth roudinesco
V
oilà donc réunis les textes de
Françoise Dolto (1908-1988)
sur l’enfance : quatre livres ma-
jeurs – Psychanalyse et pédia-
trie (1971), Le Cas Dominique (1971), Au jeu
du désir (1981), L’Image inconsciente du
corps (1984) – et une cinquantaine d’arti-
cles, d’entretiens, séminaires, ainsi que
des dessins accompagnés de commen-
taires. Ne manque à cet ensemble, inti-
tulé Les Voix de l’enfance, que les trois
volumes d’une passionnante corres-
pondance publiée entre 2001 et 2005
(Gallimard).
Figure populaire de l’histoire française
de la psychanalyse, Françoise Dolto (née
Marette) consacra sa vie à la cause des
enfants. Elle savait leur parler dans des
émissions radiophoniques où jamais
elle n’employait un vocabulaire bébête
ou vulgaire, s’exprimant dans une langue
magnifiquement articulée qui rappelait
celle des acteurs des films de Jean Renoir.
Sans donner de recettes, elle militait pour
que l’on s’adressât aux enfants comme à
des êtres de langage, fondant son auto-
rité sur la justesse d’une parole plutôt que
sur des règles disciplinaires. Aussi joua-t-
elle un rôle considérable en France, en
réussissant à faire passer la culture et la
clinique freudiennes auprès d’un large
public. Retour sur son œuvre à travers
quelques mots-clés.
Enfance
C’est le maître mot de sa vie, à commen-
cer par sa propre enfance, à partir de la-
quelle elle construira son œuvre écrite et
orale. Issue d’une famille de polytechni-
ciens qui s’inspiraient de la lecture quoti-
dienne de L’Action française, journal de
Charles Maurras, penseur du « nationa-
lisme intégral », elle reçut une éducation
qui lui faisait croire que les choses sexuel-
les étaient répugnantes, que les « nègres »
et les juifs étaient les ennemis de la patrie
et que les femmes avaient pour seul des-
tin de passer de l’état de vierges à celui de
mères, sans avoir le droit d’accéder à une
activité professionnelle ou intellectuelle.
C’est grâce à une cure psychanalytique
avec René Laforgue (1894-1962) – menée
entre février 1934 et mars 1937 –, qu’elle
parvint à s’extirper de son milieu et à
devenir médecin avec la ferme intention
de réparer les méfaits d’une éducation
qui l’avait menée au bord de la folie. Elle
n’avait pas eu de relation sexuelle jusqu’à
un âge avancé, tout en étant soupçonnée
de « coucheries » par sa mère. Elle rejeta
les aspects pathologiques de cette éduca-
tion, sans pour autant analyser les fonde-
ments de la pensée maurassienne qui
avait façonné sa personnalité. Elle s’en
éloigna à mesure qu’elle accédait à la vie
professionnelle et amoureuse dont elle
avait rêvé durant son adolescence.
Selon elle, un enfant était un être en
construction dépendant de l’autorité des
adultes, fût-elle défaillante. Dans son
métier, elle se confronta à toutes sortes
de maltraitances : enfants battus, abusés,
fétichisés, réprimés ou simplement mal
aimés. Aussi fallait-il analyser leurs souf-
frances pour qu’ils ne répètent pas in-
consciemment, avec leurs propres en-
fants, les violences commises par leurs
parents.
C’est dans cette perspective qu’en 1939,
elle soutint, sous la houlette d’Edouard
Pichon (1890-1940), grand clinicien de
l’enfance, sa thèse de pédiatrie, qui sera
publiée sous le titre Psychanalyse et pé-
diatrie. Dans les seize cas étudiés, sou-
cieuse de transmettre les mots de l’en-
fant, elle n’employait pas de termes sa-
vants, préférant parler de « pipi au lit »
que d’énurésie, ce qui n’était guère de
mise dans le milieu médical. Trente ans
plus tard, elle procéda de la même ma-
nière, dans Le Cas Dominique, pour ra-
conter la cure de Dominique Bel, un ado-
lescent phobique immergé dans un cli-
mat incestueux. Elle avait pris l’habitude
de rédiger le contenu précis des séances
afin de pouvoir transmettre un matériel
clinique avec un maximum d’exactitude.
Le résultat est époustouflant.
Françoise Dolto
prend l’enfance
à cœur
Poupée-fleur
Une anthologie En 1949, elle exposa, devant ses collègues
de la Société psychanalytique de Paris
réunit les écrits (SPP), le cas d’une fillette de 5 ans, Berna-
dette, atteinte d’anorexie et de névrose
de la psychanalyste, narcissique aiguë. Elle frappait son esto-
mac et maltraitait ses jouets et ses pou-
morte il y a trente- pées. Dolto lui demanda si elle accepte-
cinq ans, consacrés rait une poupée-fleur. Réponse positive.
Elle invita alors la mère à fabriquer une
aux enfants. C’est poupée dont le corps serait recouvert
d’un tissu vert surmonté d’une margue-
l’occasion de revenir rite à la place de la tête. Bernadette
l’appellera Rosine et s’en servira comme
sur le parcours et le support de l’agressivité qu’elle se portait
à elle-même. Quelque temps plus tard, la
travail d’une femme fillette se sentit guérie.
Sans le savoir, Dolto avait inventé l’« ob-
exceptionnelle jet transitionnel », dont le psychanalyste
anglais Donald Winnicott (1896-1971)
donnera la définition en 1951 : jouet, pelu-
che ou morceau de tissu permettant à
l’enfant d’effectuer une transition entre
la relation à la mère et le monde exté-
rieur. Par la suite, surnommée le « dou-
dou », la poupée-fleur sera utilisée à sa-
tiété par les cliniciens français, au point
de devenir, sous toutes sortes de varian-
tes, un objet de collection prisé par les
praticiens de l’art-thérapie. Dolto, qui re-
gardait les poupées comme des fétiches,
a montré que tous les enfants ont besoin
de posséder un tel objet à un moment de
leur vie, et pas seulement ceux atteints
d’une pathologie.
Mots de passe | 7
Dragons
Lors du même exposé de 1949,
Jacques Lacan (1901-1981) inter-
vint pour souligner que la pou-
pée-fleur s’intégrait à ses propres
travaux sur le stade du miroir,
c’est-à-dire ce moment où l’en-
fant anticipe la maîtrise de son
unité corporelle par la perception
de son image. Dolto appellera
ensuite « image inconsciente du
corps » une représentation de ce-
lui-ci distincte du schéma cor-
porel conscient. Elle connaissait
Lacan depuis 1936, date à laquelle
elle avait assisté à sa conférence
sur cette question. Elle le regar-
dait comme un enfant génial et
narcissique marqué par une en-
fance difficile. Par la suite, elle
forma avec lui, pendant trente
ans, un couple cliniquement
flamboyant : jamais l’un sans
l’autre.
En 1953, lorsqu’il prononça à
Rome son célèbre discours sur le
langage et la parole (Ecrits, Seuil,
1966), elle lui donna la réplique
en se désignant comme un petit
dragon allant à la rencontre du
grand dragon. La formule devien-
dra un schibboleth – mot de passe,
ou signe d’appartenance – dans la
communauté psychanalytique la-
canienne, au point que Lacan et
Dolto furent qualifiés d’hydre à
deux têtes, lui plus paternel et elle
plus maternelle. Les psychanalys-
tes, on le sait, adorent les contes,
les légendes, les chimères et les
histoires d’enfants abandonnés
qu’ils appellent « roman fami-
lial ». Aussi doués l’un que l’autre
dans l’élucidation de la souf-
france psychique, les deux dra-
gons se complétaient à travers
des échanges parfois spectaculai-
res et en s’aidant à mieux com-
prendre leurs patients respectifs.
Dolto rédigeait des cas et Lacan,
qui n’en publiait plus depuis 1945,
les commentait. Issus tous les
deux d’une famille catholique, ils
avaient traversé deux guerres
Françoise Dolto, en 1981. Bridgeman Images mondiales et assisté aux muta-
tions de la famille occidentale,
dont ils étudiaient les structures
inconscientes.
Père Noël
Quand elle devint célèbre grâce à de nombreux passages à la télévision
et surtout après avoir animé sur France Inter, avec Jacques Pradel, une
émission destinée aux parents et aux enfants (1976-1978), elle fut
conviée par le ministère des PTT, en novembre 1981, à rédiger la réponse
aux lettres envoyées par les enfants au secrétariat du Père Noël. « Tu as
bien fait de me demander tout ce que tu souhaiterais recevoir à Noël, écri-
vait-elle, même si c’est cher et difficile à trouver comme disent les grandes
personnes. C’était déjà comme ça quand elles étaient petites et que,
comme toi, elles croyaient au Père Noël. » Habituée à ne pas mentir aux
enfants, tout en respectant les rituels, elle parlait dans cette lettre d’une
croyance subjective sans jamais laisser croire à l’existence du Père Noël.
Elle n’ignorait pas que les cadeaux de Noël restaient, comme l’avait dit
Claude Lévi-Strauss, « un sacrifice à la douceur de vivre, laquelle consis-
tait d’abord à ne pas mourir ». p
A sa juste place
DEPUIS UNE TRENTAINE D’ANNÉES, éducatif par la droite dure, elle n’a
Françoise Dolto a été injuriée autant
par le milieu psychanalytique que par
jamais été située correctement dans le
champ des sciences dites de la paren-
les spécialistes de l’anti-freudisme
radical. Quant à ses idolâtres dénués
talité, dominées aujourd’hui par une
querelle simpliste entre les tenants de
de distance critique, ils n’ont guère
contribué à la diffusion de son œuvre.
la punition et ceux de l’empathie.
Au-delà des rumeurs, des anachronis-
Accusée à tort de collaboration-
nisme pour quelques phrases de sa
mes et des outrances, le temps est venu
pour que Françoise Dolto apparaisse
correspondance et pour sa participa-
tion éphémère à un projet de la fon-
telle qu’elle fut : une femme exception-
nelle dont l’œuvre doit être rapportée
dation d’Alexis Carrel en 1942, puis de à celles d’Anna Freud ou de Donald
pédophilie pour avoir signé une tri- Winnicott, mais aussi à la longue his-
bune de 1977 réclamant un assouplis- toire des femmes, des enfants et des
sement de la loi sur les relations transformations de la famille. A cet
sexuelles entre mineurs et majeurs, égard, le monumental Les Voix de l’en-
Françoise Dolto fut aussi prise à par- fance est déjà un classique. Il permet de
tie à titre posthume, en 2020, par Le prendre enfin connaissance des œuvres
Canard enchaîné, pour avoir laissé majeures de Dolto. p e. ro.
passer, dans des publications ancien-
nes, une dizaine de phrases pour le les voix de l’enfance.
moins discutables sur le viol et œuvres choisies,
l’inceste. Mais ces accusations sont de Françoise Dolto,
dérisoires au regard de l’immensité édité par Martine Bacherich
de l’œuvre accomplie en faveur de avec Catherine Dolto et Colline Faure-
l’enfance. Poirée, préface de Martine Bacherich,
Jugée réactionnaire par la gauche avant-propos de Catherine Dolto,
radicale, puis adepte d’un laxisme Gallimard, « Quarto », 1 768 p., 36 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 10 novembre 2023

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT passe par des choses concrètes ramas-
sées en chemin, des expériences ordi- LES YEUX
naires – photographies, cartes postales, DANS LES POCHES
mots étrangers, attestations de présence

Archives de la destruction qui autorisent la narratrice à parler, à se

rapprocher de l’imaginaire de tout le
monde. L’aura énigmatique des choses
révèle le collectif mais libère aussi l’his-
FRANÇOIS ANGELIER

« ÊTRE PRÈS D’ELLE et la voir prendre une

TOUT EST CURIEUX DANS CE LIVRE
D’ANNE ROCHE : son titre – Terrhistoire –,
sa composition, son amorce. Il com-
mence par un secret de famille :
« En 1934, mon oncle André a traduit Mein
Kampf. » La cousine de l’autrice le lui ap-
prend un jour d’été, au début des années
1950, précisant qu’il ne faut en parler à
personne. L’aveu sera confirmé par les
archives. André Calmettes (à ne pas
confondre avec le réalisateur) a bien été
le premier traducteur de ce livre. Il s’en
est justifié à l’époque dans un texte pu-
blié dans le Journal de l’Ecole polytechni-
que afin de lever tout malentendu sur ses
intentions. Dans « Pourquoi j’ai traduit
Mein Kampf », qui résonne avec le
terrhistoire, Traduire Hitler, d’Olivier Mannoni,
d’Anne Roche, dont j’ai parlé dans ce feuilleton
Chemin de ronde, (« Le Monde des livres » du 28 octo-
« Strette », 256 p., 22 €. bre 2022), il explique que ces pages
concernent le présent, et que les
ignorer occulterait le péril dans lequel
l’Europe est engagée. Mais, contraire-
ment au traducteur d’aujourd’hui, qui
travaille rétrospectivement, avec la
pleine conscience du mal dont ce livre
est porteur, le traducteur de 1934 y voit
des « prophéties qui engagent l’avenir ».
Aussitôt publié, l’ouvrage sera
d’ailleurs censuré par Hitler lui-même,
qui ne souhaitait pas que son livre
soit diffusé intégralement en langues
étrangères. L’éditeur Fernand Sorlot,
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
tom haugomat
fondateur des Nouvelles Editions latines,
continua à distribuer le livre clandestine-
ment avec l’aide de la Ligue internatio-
nale contre l’antisémitisme, auprès des
parlementaires puis, plus tard, de la Ré-
sistance. Ce qui n’a pas empêché ce na-
tionaliste, pourtant germanophobe au
départ, de collaborer avec les Allemands
et d’être frappé d’indignité nationale
après la guerre – mais pas pour la publi-
cation de Mon combat en français.
Si intéressante soit-elle, cette amorce
est peut-être un leurre… Car le secret de
famille en dissimule un autre, plus terri-
ble pour l’enfant. Son oncle André est un
ogre qui la prive de son cousin Paul avec
lequel elle a vécu quelques années. C’est
ainsi que la fillette le voit lorsqu’il réap-
paraît après la guerre pour venir cher-
cher son fils. Alors s’éclaire le beau titre
de ce livre : Terrhistoire. On y entend les
terribles histoires que racontent les li-
vres pour enfants et qui se vérifient dans
le réel à mesure qu’on grandit, mais aussi
le projet d’une autobiographie par les
lieux qu’Anne Roche, qui a écrit sur Geor-
ges Perec (1936-1982) et Walter Benjamin
(1892-1940), déploie à partir de ses voya-
ges, des villes qu’elle a traversées, où elle
a vécu. « L’idéal serait : ni schéma de l’his-
toriographie rétrospective, ni narration
romanesque, ni philosophie de l’histoire,
mais réflexion sur toutes les modalités de
notre compréhension du monde. » Cela
nouvel essai le philosophe Sté-
phane Madelrieux, professeur à
l’université Jean-Moulin Lyon-III.
Ce chercheur travaille dans cette
direction de longue date. Il y a
une quinzaine d’années, il avait
déjà intitulé son premier livre
toire individuelle. forme vivante, si exquise que n’importe quel
Berlin et Marseille occupent une place sculpteur aurait été fier de l’avoir créée, (…)
à part dans cette existence racontée par nous donnait l’impression de toucher au sur-
les lieux. Berlin, « monument du change- naturel. » « Elle », c’est Little Boy, la bombe
ment historique », est habité à différents atomique américaine larguée le 6 août 1945
moments, juste après la construction du sur Hiroshima. Cent mille morts en une
Mur, pendant le Mur, après le Mur. Mar- seconde. Le poète se nomme William
seille, c’est sa maison lorsqu’elle n’est pas Lawrence, propagandiste gouvernemental.
en voyage. Anne Roche nous conduit Ces lignes ne sont qu’un des moments de
de la porte d’Aix au quartier du Canet. On l’extraordinaire ouvrage de l’écrivain sué-
observe les démolitions, les construc- dois Sven Lindqvist (1932-2019), reporter et
tions, les démolitions à nouveau. Les essayiste pacifiste et anticolonialiste. Paru
archives de soi, comme celles des villes, alors que se clôt le millénaire, en 1999, son
sont presque toujours des archives de brûlot déroule avec lenteur un traumatisant
la destruction. tapis de bombes de toutes nature et puis-
Qu’observe-t-on à partir des lieux ? Sa sance, analysant ses dimensions politiques,
propre histoire, ou bien des passés que ses arguties légales et ses
l’on n’a pas vécus ? Dans le Panorama visées stratégiques.
impérial ou devant la colonne de la Vic- Depuis la toute première
toire, Anne Roche voit avec les yeux de bombe, une grenade da-
Walter Benjamin, et sa vision rejoint noise lâchée manuelle-
celle que le philosophe allemand évoque ment sur Tripoli, en no-
dans Enfance berlinoise (Les Lettres nou- vembre 1911, par le
velles, 1978). Comme lui, elle cherche à lieutenant Giulio Gavotti,
organiser « graphiquement » la vie, elle on va crescendo, jusqu’aux
esquisse des passages, des formes qui dernières trouvailles amé-
annoncent l’avenir, des mémoires multi- ricaines destinées à la con-
directionnelles. quête de l’Irak, en passant
Son précédent livre, Exercices sur le par les escadrilles des armées coloniales et
tracé des ombres (Chemin de ronde, l’Armageddon des bombardiers japonais
2010), était consacré à la pensée de l’his- lors de l’agression de la Chine, allemands
toire de Benjamin. Elle en prépare un lors de la guerre d’Espagne et anglo-améri-
autre sur Benjamin architecte. Entre ces cains lors de la seconde guerre mondiale.
deux livres de recherche, Terrhistoire Ruine après cratère, on y suit les étapes
donne une version intime à ces façons d’une apocalypse technologique qu’accen-
politiques d’habiter le temps, par frag- tue l’évocation de toute une littérature d’an-
ments, sans certitude. Anne Roche a écrit ticipation et de science-fiction consacrée
beaucoup de livres, des essais savants où aux conflits interraciaux, nationaux et pla-
elle transmet toujours, en même temps, nétaires, où l’arme absolue joue un rôle
son amour pour les textes, les romans, messianique. Marquante aussi est la struc-
ture du livre, « labyrinthe » fragmentaire,
Comme Walter « puzzle terrifiant » de quatre cents pièces as-
semblées fiévreusement pour chambouler
Benjamin, Anne Roche les habitudes de son lecteur. Terrifiant.
esquisse des passages,
AOÛT 2021. Gros temps sur la rentrée litté-
des formes qui raire, qui se voit perturbée par le retour en
annoncent l’avenir force d’un vétéran du 12 cuirassier, le
dragon Destouches, dit Céline (1894-1961),
dont la charge, à la tête d’une horde de
les récits autobiographiques. Elle fut la 6 000 feuillets inédits, met le milieu édito-
première à créer des ateliers d’écriture, rial cul par-dessus tête. Cette submersion
en 1968, à l’université d’Aix-Marseille, où manuscrite laisse apparaître
elle a mené toute sa carrière. Plus que de trois escadrons précis : Lon-
la prendre, son propos est de donner la dres, La Volonté du roi Kro-
parole. Elle a ainsi publié, avec Marie- gold et Guerre. Ecrit deux
Claude Taranger et ses étudiants, une an- ans après Voyage au bout de
thologie sur les femmes marseillaises, la nuit, ce dernier chantier
Celles qui n’ont pas écrit. Récits de femmes d’écriture autobiographique
dans la région marseillaise, 1914-1945 tente l’impossible : insuffler
(Edisud, 1995). Elle s’est toujours engagée dans la langue le vent de la
politiquement, comme en témoignent guerre, l’haleine de la mort.
les expériences contées dans ce livre et Avant d’être évacué à l’ar-
le fait qu’elle se soit présentée aux élec- rière d’un front dont les
tions législatives de 2022 sur la liste de canonnades grommellent à travers tout le
Lutte ouvrière, à 83 ans. Elle prend soin texte, de connaître la fraternité hospitalière
des autres avant de s’occuper de son et des péripéties érotico-nécrophiliques
œuvre, ce qui explique qu’elle reste une hallucinantes dans un hôpital de campagne,
autrice secrète. Terrhistoire est une le narrateur ensanglanté, blasté, émerge de
excellente entrée pour la découvrir la boue, retrouve la station debout pour ti-
plus avant. p tuber vers la survie au milieu d’un paysage
breughélien de corps désassemblés et de
matériel en miettes. Désormais, il sera un
sens multiples de l’attitude chez homme à part, retranché, hors monde : « J’ai
ceux qui ont marqué l’histoire attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfer-
du pragmatisme, du XIXe siècle à mée dans ma tête. » Avec le fracas des com-
nos jours. bats niché dans son crâne naît pour lui une
Depuis les démarches à la fois vision du monde neuve. Quelle littérature
proches et divergentes des pères après Verdun ? Céline répond.
fondateurs, Charles Sanders

« Pragmatiste attitude » William James. L’attitude empi-

riste (PUF, 2008). Aujourd’hui, ce
spécialiste des philosophes prag-
Peirce (1839-1914) et William
James (1842-1910), jusqu’aux tra-
vaux de Hilary Putnam (1926-
MALGRÉ LA PUISSANCE DE
TÉMOIGNAGES ÉCRITS et
la force des trouvailles
matistes contemporains met en 2016), en passant par l’œuvre de archéologiques, la guerre
en philosophie lumière le rôle décisif que jouent
les réflexions sur l’attitude dans
ce courant de pensée.
John Dewey (1859-1952) et celle
de Richard Rorty (1931-2007), ce
courant a profondément boule-
médiévale, odeurs et fra-
cas, spectacle, nous échap-
pe. Céline Minard se rue
QUELS ÉLÉMENTS DÉFINISSENT peut paraître vague. Est-ce affaire versé l’attitude philosophique dans la brèche en évoquant
UNE PHILOSOPHIE ? La question, de tempérament, de caractère, de Dispositions individuelles elle-même en promouvant une l’année 1437 : la prise de
mille fois posée, est peut-être disposition personnelle ? S’agit-il Bien que le titre du livre soit La « philosophie du sans ». Anti- Chaumont narrée par De-
sans réponse. Malgré tout, on d’une conviction spirituelle, d’un Philosophie comme attitude, c’est autoritaire, antidogmatique, pri- nysot-le-clerc. Une bataille
s’accorde usuellement à faire fi- choix existentiel ? En creusant uniquement du pragmatisme vilégiant le pluralisme et la sanc- que perturbe la virevolte
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

gurer, dans la courte liste des in-
grédients de base, doctrine et mé-
thode. Pas de philosophie sans
une série de thèses articulées en
un ensemble cohérent (doctrine),
couplées à une suite de règles
dirigeant la conduite des inves-
tigations (méthode). Mais on
oublie souvent de mentionner un
autre élément déterminant : pour
qu’une philosophie se développe
de manière créatrice et vivante,
il faut aussi que préside à son
activité une certaine attitude.
De prime abord, cette notion
ces questions, il apparaît vite que
tous les « ismes » renvoient
la philosophie à des dispositions d’esprit :
comme indifférence pour le scepti-
attitude, cisme, consentement pour
de Stéphane le stoïcisme, détente pour
Madelrieux, l’épicurisme – par exemple.
PUF, 434 p., 27 €, Chaque fois, une attitude
numérique 21 €. spécifique relie les décisions
originaires d’une pensée,
ses perspectives, sa démarche, ses
buts ultimes. Moins visible que
les contenus et les normes, elle
semble se révéler plus décisive.
C’est ce que soutient dans son
qu’il est question. Pour de bonnes
raisons : aucun autre mouvement
de pensée n’a accordé une si
grande attention aux disposi-
tions individuelles, en opposant
notamment les « esprits coriaces »
(tough minded) aux « esprits déli-
cats » (tender minded). Constella-
tion d’auteurs plutôt qu’école, le
pragmatisme s’est attaché aux
manières de croire et de réfléchir,
pratiquant une attitude critique
envers les présupposés habituels
des philosophes. Stéphane Ma-
delrieux suit attentivement les
tion des faits, la « pragmatiste at- d’une combattante asiatique, qui trouble le
titude » fait triompher l’esprit tandem d’estoc et de taille par l’art du sabre
critique sur les dogmes, préfé- et la technique du kung-fu. Quand Tsui
rant l’activité permanente aux Hark croise le fer avec Villon. Un régal. p
savoirs figés.
William James le soulignait a Le Siècle des bombardements (Nu dog du.
déjà : « Le pragmatisme se dé- Bombernas arhundrade), de Sven Lindqvist,
tourne (…) des principes fixes, des traduit du suédois par Marie-Ange Guillaume et
systèmes clos et de ce qui se pré- Cécilia Monteaux, Payot, « Petite Biblio. Essais »,
tend absolu et originel. Il se tourne 432 p., 10,50 €.
vers le concret et le précis, vers les a Guerre, de Céline, Folio, 224 p., 8,10 €.
faits, vers l’action et le pouvoir a Bastard Battle, de Céline Minard,
d’agir. » Beau programme. Il y a Rivages poche, 112 p., 7,50 €.
plus d’un siècle que sa mise en Signalons, de la même autrice, dans la même
œuvre est en cours. p collection, la parution de « Plasmas », 176 p., 8,50 €.
0123
Vendredi 10 novembre 2023
Critiques | Essais | 9
L’historien Mamadou Diouf
rappelle la place de sa discipline
dans la construction de l’Afrique
postcoloniale

Les combats Internet,

pas du tout immatériel

de l’histoire L’interconnexion du monde depuis

l’irruption d’Internet est d’une telle
évidence qu’on oublie de s’interroger
sur l’infrastructure qui la rend possi-

africaine Au Musée national du Mali, à Bamako, en 2017. François LAFITE/Divergence

séverine kodjo-grandvaux
sent [leur] dignité » et ainsi lutter
contre le racisme et les politiques
de ségrégation. Dans un tel con-
texte, précise le chercheur, « pour
l’Afrique et la diaspora noire, re-
prendre la main sur les écritures de
son histoire, [c’était] réclamer une
tentatives d’appropriation poli-
tique, destinées à légitimer les
nouveaux pouvoirs issus des in-
dépendances. Dans cette optique,
l’histoire devait renouer avec une
identité et des valeurs spécifiques
afin de construire soit les nations
formes de narration du passé, avec
(…) une absence du souci d’exac-
titude historique, des perceptions
multiples et variables du temps et
une conjonction du présent et
du passé dans des configurations
légendaires, mythiques. » Ce qui,
ble : combien de câbles sous-marins,
qui passent où, reliés comment ? C’est
à ce type de questions que répondent
les dizaines de cartes, infographies et
analyses réunies par l’équipe du mé-
dialab, laboratoire interdisciplinaire de
Sciences Po voué au monde numéri-
que. Quel usage a-t-on d’Internet selon
qu’on est homme ou femme, jeune ou
vieux ? Quel impact a-t-il sur la biodi-
versité ? Par quelles voies une image
ou un (ex-)tweet deviennent-ils
viraux ? Comment se répartissent les

D
ans son nouvel essai,
L’Afrique dans le temps
du monde, l’historien
sénégalais Mamadou
Diouf, professeur à l’université
Columbia (New York), opère un re-
tour critique sur sa discipline et
sur la manière dont les Africains
s’en sont emparés à la charnière
des années 1950 et 1960, tandis
que l’Afrique se libérait du joug co-
lonial. A mesure que les centres de
recherche se multipliaient sur le
continent, l’histoire africaine s’est
affirmée comme revalorisation
d’un passé déprécié par l’Occident
impérial, mais aussi comme dé-
centrement par rapport à lui,
grâce au recours à d’autres biblio-
thèques que la sienne, telles la
bibliothèque islamique et celle is-
sue de la réalité historique hybride
que le sociologue britannique
Paul Gilroy a appelé « l’Atlantique
noir » (1993 ; Amsterdam, 2010).
Ce concept « visait la réinstalla-
tion de l’Afrique à une place pion-
nière dans le temps du monde »,
résume Mamadou Diouf. De fait,
ces démarches s’inscrivaient dans
une longue tradition qui enten-
dait relire le passé des peuples
noirs pour « revendiquer au pré-
parité culturelle, créative, historio-
graphique, et revendiquer un récit
de l’universel enfin découplé de
l’impérialisme occidental ».
L’historien passe en revue les
différents courants et écoles (de
Dakar, d’Ibadan, de Dar es-Sa-
laam…) qui ont forgé la discipline
ainsi que les figures majeures
qui l’ont marquée, comme l’histo-
rien sénégalais Cheikh Anta Diop
(1923-1986), qui revendiquait
l’unité culturelle du continent. Il
évoque également quelques-unes
des grandes controverses qui
l’ont animée. Le débat a ainsi
été vif autour de l’importance à
accorder à la colonisation et à la
traite négrière. Simple paren-
thèse ou moment fondateur de
l’Afrique contemporaine ? Cette
dernière option suppose une
perte d’autonomie par l’intégra-
tion à la modernité occidentale,
tandis que la première met en
valeur la résistance des sociétés
africaines et leur hybridation. De
même qu’elle rompt avec l’his-
toire impériale en sortant les ini-
tiatives africaines de la « référence
européenne ».
Mais ce projet n’est pas allé sans
susciter un certain nombre de
africaines soit une Afrique une et
unie, dans une perspective pana-
fricaniste. Jusqu’à ce que la faillite
des Etats et la montée des chau-
vinismes, voire des ethnicismes,
conduisent à passer de l’idée
d’une Afrique unie à celle d’une
Afrique plurielle. Par ce dépasse-
ment des clivages initiaux, la dis-
cipline, « aujourd’hui, (…) essaie de
saisir dans le même mouvement la
colonie et l’empire, les luttes loca-
les et les dynamiques globales, la
nature particulière de l’Etat colo-
nial et le caractère déterminant
ou instable des économies colo-
niales », écrit Diouf.
La place de l’oralité
Autre débat inévitable : la place
à accorder à l’oralité dans la
construction des discours scienti-
fiques. Cette question, qui a tra-
versé d’autres disciplines – littéra-
ture, anthropologie, sociologie,
philosophie… –, a contribué à ré-
véler une conception de l’histoire
différente de celle qui prévaut
dans le modèle occidental, perçu
comme le grand récit du progrès.
« Les discours historiques indi-
gènes, compris comme non occi-
dentaux, présentent leurs propres
bien sûr, ne va pas sans poser un
certain nombre de problèmes
méthodologiques.
Analysant ces débats,
l’afrique Mamadou Diouf montre
dans le temps comment l’histoire afri-
du monde, caine cherche moins à dire
de Mamadou l’histoire de l’Afrique que
Diouf, celle de l’humanité en
Rot-Bo-Krik, Afrique. Inscrire « l’Afrique
128 p., 13 €. dans le temps du monde »
est au fond une manière de
« replac[er] des fragments de com-
munautés culturelles dans une
nouvelle tapisserie de la civilisa-
tion humaine ». C’est la grande
force et l’originalité de ce livre im-
portant : montrer que réfléchir
au « spécifique africain » peut être
une manière de penser l’univer-
sel humain. p
travailleurs numériques dans le
monde ? Quelles matières premières
utilise cette industrie, extraites selon
quels procédés, sur quels territoires ?
Les concepteurs du volume notent que
l’idée même de consacrer un atlas à
ces questions « peut surprendre, tant ce
sujet a pu être pensé comme échappant
à toute contrainte spatiale ». Sa lecture
a vite fait de balayer cette illusion, tant
il prouve la fécondité d’une approche
matérielle du numérique, qu’il contri-
bue, comme l’aurait dit le fondateur
du médialab, Bruno Latour (1947-2022),
à faire « atterrir » – dans la réalité
sociale, dont il occupe désormais le
centre. p florent georgesco
a Atlas du numérique, sous la direction de
Dominique Cardon, Sylvain Parasie et Donato
Ricci, atelier de cartographie de Sciences Po,
Sciences Po Les Presses, 130 p., 25 €.

Le sexe, appendice capitaliste

Un essai refroidissant des sociologues Eva Illouz et Dana Kaplan
montre comment le néolibéralisme a étendu son pouvoir à l’intime

comme la « capacité à glaner dans structurent nos sexualités, les re-

les aventures sexuelles une appré-
ciation de soi et à exploiter cette
valeur personnelle pour améliorer
sa propre employabilité », elles
sophie benard étudient ainsi la façon dont le
néolibéralisme a étendu son pou-
lations de domination, les inéga-
lités dans le partage du travail do-
mestique. De la même façon, les
autrices soulignent que le capital
sexuel interagit avec la classe so-
ciale, représentant un énième fac-

L’
ampleur du double
mouvement de « mar-
chandisation du sexe » et
de « sexualisation de la
culture », selon les mots d’Eva
Illouz et Dana Kaplan dans Le Ca-
pital sexuel, est l’une des caracté-
ristiques de notre temps, on le sait
bien. Mais, pour les sociologues,
il reste à comprendre les méca-
nismes de ce rôle nouveau qu’a
revêtu le sexe dans nos sociétés.
Pour ce faire, elles utilisent,
en l’approfondissant, la « méta-
phore sociologique » du « capital
sexuel », selon laquelle la sexua-
lité se présente pour les individus
comme une ressource en vue de
gains futurs qui vont au-delà de
l’activité sexuelle. Longtemps fa-
çonné par la religion, qui l’avait
« privatisé », le sexe est désormais
régulé et réglementé par l’éco-
nomie. En ce sens, les capacités
sexuelles des individus augmen-
tent leur valeur économique :
« La sexualité comme attribut de
la personne s’est métamorphosée
en patrimoine économique », ré-
sument les autrices.
Par un travail précis d’analyse
de la notion de « capital sexuel
néolibéral », qu’elles définissent
voir à l’intime. La « notion fourre-
tout » de « néolibéralisme » ren-
voie ici à une « responsabilisation
accrue de l’individu face à un mar-
ché de plus en plus dérégulé »,
obligeant chacun et chacune à
mobiliser son appareil psychique.
Domination masculine
Dans ce cadre, la prétendue li-
berté sexuelle ne représente pas,
pour les deux sociologues, une
force transgressive sur le plan
politique. D’une part, la liberté
individuelle apparaît selon elles
comme une simple extension
de la liberté des marchés ; or une
« émancipation par le marché »
leur paraît difficilement compati-
ble avec la moindre « utilité poli-
tique ». D’autre part, elles remar-
quent, en rappelant que la sexua-
lité hétérosexuelle reste le lieu
privilégié de « l’exploitation des
femmes par les hommes », que « si
la sexualité est une forme de capi-
tal, c’est parce que celle-ci repose
sur la domination masculine ».
C’est ce qui explique que le capi-
tal sexuel ne puisse pas constituer
un véritable moyen d’émancipa-
tion pour les femmes : il ne peut
renverser les normes de genre qui
teur de reproduction des hiérar-
chies sociales. Car un haut capital
culturel et économique ouvre la
possibilité de se constituer un
haut capital sexuel, qui se traduit
« par un sentiment de compétence
sociale et d’efficacité personnelle
qui peut ensuite nourrir une pos-
ture active et entrepreneuriale re-
cherchée par les entreprises ».
En définitive, entre sociologie,
science politique et philosophie,
l’étude du capital sexuel offre la
possibilité à Eva Illouz et Dana
Kaplan de rappeler que le sexe
incarne aujourd’hui pour nous
– heureux hasard ! – les « idéaux
même du capitalisme contempo-
rain » : liberté, réalisation de soi,
autonomisation et créativité. Et
que, au lit comme au bureau,
l’émancipation individuelle que Avec David Berliner ∙ Barbara Cassin ∙ Catherine Chalier ∙ Hélène Cixous ∙ Catherine
ces idéaux semblent promettre Cusset ∙ Vincent Delecroix ∙ Arnaud Desplechin ∙ Thomas W. Dodman ∙ Sylvain
ne se révèle accessible qu’à une Durand ∙ Hervé Le Tellier ∙ Marylin Maeso ∙ Géraldine Muhlmann ∙ Camille Riquier
minorité d’individus. p Stéphanie Roza ∙ Jean-François Sirinelli
le capital sexuel
(What Is Sexual Capital ?),
de Dana Kaplan et Eva Illouz,
traduit de l’anglais
par Charlotte Matoussowsky,
Seuil, « Traverse », 168 p., 17,90 €,
numérique 13 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 10 novembre 2023

Jean-Marc Moriceau

Creuser
le sillon fertile
des archives
Le grand historien français de la ruralité est l’auteur
d’enquêtes de référence sur les fermiers ou les loups.
Il signe le troisième tome des vertigineuses
« Chroniques de la France des campagnes »

florent georgesco précision étourdissante. Des milliers

d’hommes et de femmes d’« avant » sor-

I
l aurait fallu rencontrer le Jean- tent des archives, semblant tous dire,
Marc Moriceau de 1972, l’élève de comme le faisait un certain Louis Butel
2de au lycée Marcel-Pagnol d’Athis- en 1714, pour expliquer sa décision de
Mons (Essonne), qui arpentait sa raconter sa vie : « C’est pour faire voir au
ville « en essayant de situer les personne d’après moy les années comme
lieux emblématiques de son his- ils sont passez. » Cité dans le deuxième
toire, de retrouver, sous le béton qui l’avait tome, cet appel parcourt chaque page de
envahie, les traces des activités agricoles la trilogie. Il en définit autant la forme,
du passé, la vigne, les céréales », se populeuse et bruissante, que l’intention :
souvient celui de 2023. Ce jeune homme, dire l’existence des humbles, de cette
à l’évidence, se rêvait historien ; il com- France des campagnes si longtemps ma-
mençait d’ailleurs sérieusement à joritaire – elle cesse de l’être en 1931 –, en Jean-Marc Moriceau, en 2020. LAURENT BESNEHARD
l’être, composant avec deux camarades faisant résonner leurs voix.
une brochure intitulée « Athis-Mons, Mais comment les trouver ? Tout le
1 000 ans d’histoire, Ve-XVe siècles ». monde n’est pas Louis Butel, surtout au
Plus de cinquante ans après, désormais XVe siècle. Les voix ne s’offrent pas : elles « Je voulais notamment éviter qu’il y ait
professeur émérite à l’université de se traquent. Il fallait tout prendre et tout Parcours une surreprésentation des événements
EXTRAIT
Caen, il vient d’achever, avec La Mémoire croiser, bribe à bribe, les sources officiel- négatifs – les pestes, les famines, les grêles,
des gens de la terre, troisième tome des les et les « livres de raison » – ces registres les guerres…, précise l’historien. Si l’on
Chroniques de la France des campagnes, familiaux où l’on tenait les comptes 1956 Jean-Marc Moriceau veut vraiment raconter la vie humaine, il [L’administration du canton
qui couvre les années 1789-1914, après La et notait les menus faits de la vie du naît à Paris. faut aussi faire place aux joies, aux plai- de Lavoûte-Chilhac, en
Mémoire des croquants. 1435-1652 (Tallan- foyer –, les correspondances et les jour- sirs. J’ai été à l’affût de ces moments de Gévaudan, au ministère de
dier, comme l’ensemble de la trilogie, naux intimes, ou encore cette source si 2007 Histoire du méchant bonheur. Chaque fois que je trouvais des l’intérieur, 22 octobre 1796.]
2018) et La Mémoire des paysans. 1653- précieuse que constituent les inventaires loup. 3 000 attaques sur danses des champs, des jeux collectifs, « Nous devons à notre zèle
1788 (2020), une des plus vertigineuses après décès : « Ils contiennent la liste de l’homme en France, des noces, je les épinglais, pour montrer commun pour la chose pu-
plongées dans le passé qu’on puisse ima- tout ce que possédait quelqu’un, ses meu- XVe-XXe siècle (Fayard). que la vie, malgré tout ce qui pouvait blique de vous informer des
giner. Quatre cent quatre-vingts ans de bles, sa bibliothèque parfois, tous ses arriver, était là. » ravages extraordinaires qu’a
vie rurale sur l’ensemble du territoire biens… On entre à l’intérieur des maisons. 2018 La Mémoire des Il ajoute que, quand on resserre ainsi la éprouvés depuis quelque
français, racontée année par année, au On voit les gens de près. » croquants, premier tome focale, et qu’on n’oublie ni les conditions temps notre canton de la
Dehors, l’histoire avance, et les (1435-1652) des Chroniques des existences ni ces existences mêmes, part des loups : (…) ils sont
gens finissent par changer d’allure. de la France des campagnes « les surprises se multiplient ». Qu’a-t-il devenus dans nos contrées
« Si l’on veut vraiment C’est l’un des sujets que poursuit (Tallandier). cherché d’autre depuis qu’il est passé des des ennemis non moins
Jean-Marc Moriceau : la manière promenades au labeur historique, mené dangereux pour l’homme et
raconter la vie humaine, dont le changement se produit. Il 2020 Deuxième tome (1653- à l’Ecole normale, puis à l’université ? pour la sûreté publique. (…)
il faut aussi faire place s’agit de le suivre pas à pas, à une 1788) : La Mémoire des Jean-Marc Moriceau a consacré sa vie à Les loups sont nombreux,
aux joies, aux plaisirs » échelle où il paraît imperceptible, paysans. faire surgir les surprises des cartons mais parmi eux on en distin-
tant on a la tête ailleurs quand on d’archives. Devenu le grand historien guait un plus furieux, plus
s’occupe de vivre. « J’aime inscrire les français de la ruralité, un domaine qu’il terrible (…) : cinq ou six
choses dans le temps et l’espace pour maison, on voit une humanité nouvelle a contribué à revivifier, fondant à l’uni- vaches mordues par lui et
plus près des expériences de ceux qui y bien comprendre, explique l’historien. apparaître, pourtant confrontée aux mê- versité de Caen le Pôle rural, créant appartenant au citoyen
ont vécu, y ont travaillé, y sont morts. J’ai essayé d’articuler les différentes moda- mes enjeux de survie, de sortie de la pré- en 1994 la revue scientifique Histoire Polge, un de nos agents mu-
Qu’aurait dit le garçon de 15 ans de ce lités du changement par rapport aux carité, d’élévation sociale parfois. C’est & Sociétés rurales, il a publié des livres nicipaux, sont crevées enra-
mémorial démesuré – plus de deux mille structures – sociales, économiques, maté- une des plus belles réussites de Jean- qui en regorgent. gées. L’alarme était générale,
pages d’archives emboîtées ? Qu’il en rielles, environnementales… Or, à la croi- Marc Moriceau : savoir faire sentir cette Certains, à force de renouvellement de dans les familles surtout qui
rêvait, sans doute, et que la vie parfois sée des continuités et des ruptures, on familiarité des situations et cette huma- ce qu’il faut bien appeler le champ des avaient éprouvé la dent de ce
répond à vos désirs. Il lui arrive même tombe sur la grande diversité des situa- nité malgré tout commune, d’un bout du études rurales, sont devenus des classi- cruel animal. (…) La terreur
d’aller au-delà. tions particulières, et c’est ce que je veux temps à un autre. Pour cela, il fallait se ques, tels Les Fermiers de l’Ile-de-France était rétablie parmi nous. »
Quand il avait 6 ans et demi, il deman- montrer, en créant sans cesse des arrêts tenir à hauteur d’hommes, en prenant la (Fayard, 1994) ou ses enquêtes sur les
dait à son père : « Qu’est-ce qu’il y avait sur image sur des petits faits de la vie réalité telle qu’elle était, non telle que la loups, personnages longtemps centraux la mémoire des gens de
avant ? Qui étaient les premiers hom- des communautés ou des individus. » distance la montre ; plonger avec les gens de la vie des campagnes – « Je tombais la terre, pages 115-116
mes ? » Il se répond à lui-même avec une De fait en fait, et comme de maison en dans le flux incertain et mêlé de la vie. sans cesse sur eux dans les archives »,
dit-il –, dont il a fait découvrir l’histoire à
un large public, d’Histoire du méchant s’éloigne. Le 21 novembre, l’Association
loup (Fayard, 2007) à La Bête du Gévau- d’histoire des sociétés rurales publiera
Le monde rural bouleversé comme jamais dan. Mythes et réalités (Tallandier, 2021). les Mélanges Jean-Marc Moriceau – un de
Ils sillonnent aussi les pages de la trilo- ces recueils de textes réunis par des
PARCE QU’IL PARAÎT LENT, en- die humaine à la mode rusti- cette France des campagnes gie, comme beaucoup de figures des amis et disciples quand un grand profes-
foncé dans ses traditions, qu’il que », comme les définit leur alors encore majoritaire. Ce qui Fermiers de l’Ile-de-France – l’une d’elles, seur prend sa retraite. Il y a inséré un
a dû affronter à travers les siè- auteur, que sont les Chroniques signifie aussi qu’il en sort, et en un homme du début du XVIIe siècle, sera « Livre de raison d’un futur historien »,
cles la répétition des mêmes de la France des campagnes. Sur porte les sillons, dont la fresque même à nouveau au cœur d’un prochain construit comme les Chroniques… : an-
peurs, des mêmes drames – la cinq générations, de la Révolu- magistrale de Jean-Marc Mori- livre. « J’ai tellement trouvé d’archives sur née par année, il note tous ses souvenirs,
faim, les catastrophes climati- tion française au début de la pre- ceau permet, comme rarement, lui, raconte Jean-Marc Moriceau, que j’ai ceux de ses proches, tout ce que des
ques, les loups, les guerres… –, mière guerre mondiale, la vie de mesurer la profondeur. p de quoi faire une micro-histoire comme archives, photographies, écrits, permet-
le monde rural se révèle, dans des « gens de la terre », vocable fl. go on n’en a jamais fait sur les campagnes tent d’étayer.
un apparent paradoxe, le qui inclut les paysans et leurs françaises du XVIIe. C’est passionnant à L’enfant de 6 ans déjà curieux du passé
meilleur laboratoire pour étu- voisins des territoires ruraux, est la mémoire écrire. Tout un microcosme villageois – « Avant je ne sais pas, je n’ai pas de sour-
dier les transformations d’une bouleversée comme jamais. des gens de la terre. ressuscite. » ces » – et l’historien local de 15 ans ont re-
société. Il paraît y résister : elles Les changements politiques, chroniques de la france C’est l’heure des accomplissements, joint les anonymes sans nombre qu’ils
s’imposent avec d’autant plus bien sûr, sont majeurs. Mais l’ex- des campagnes, 1789-1914, des grandes récapitulations. A cet égard, s’apprêtaient à côtoyer leur vie durant,
d’éclat. Il vit selon les cycles plosion puis le déclin démogra- de Jean-Marc Moriceau, Chroniques de la France des campagnes dans cet « autre monde », dit celui qu’ils
que la terre lui impose : quand phiques – 76 % des Français sont Tallandier, 752 p., 31,50 €, a dans l’œuvre de Moriceau quelque sont devenus, qu’est le passé. Il était
il doit changer, c’est que tout villageois en 1846, 55 % en 1914 –, numérique 23 €. chose d’indépassable : quel autre livre temps de les ressusciter à leur tour. Et s’il
change avec une force l’expansion économique, les pro- Signalons, du même auteur, la pourrait concentrer à ce point tout ce est de bon ton, dans les articles de presse,
irrésistible. grès de l’éducation et ceux des parution en poche de La Mémoire qu’il a cherché au long de sa vie, tout ce de revenir à la fin sur le début pour créer
Cet effet de loupe ressort avec techniques dessinent, plus en- des croquants. Chroniques de la qui a compté pour lui, tout ce qu’il a fait ? une boucle, le journaliste, en l’occur-
une force singulière dans le core, un monde nouveau, en ges- France des campagnes, 1435-1652, Il restait pourtant à raconter, aussi, rence, n’a plus rien à faire. Jean-Marc Mo-
dernier tome de cette « Comé- tation : le nôtre, qui a succédé à Texto, 860., 13,90 €. cette vie, justement, cette jeunesse qui riceau boucle tout très bien lui-même. p