DIMANCHE 24 - LUNDI 25 -

MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

80E ANNÉE - NO 24564
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Dans la bande de Gaza, le risque de la famine

▶ Selon le dernier rapport ▶ Un quart des familles ▶ Dans l’enclave bombar- ▶ La résolution votée à ▶ Les Etats-Unis, qui se
du Programme alimen- pourraient être en phase 5 dée quotidiennement, l’ONU vendredi soir, après sont abstenus lors du
taire mondial, 93 % de la d’ici à février, soit « un l’aide humanitaire entre plusieurs jours de tracta- scrutin, ont fait barrage à
population gazaouie est manque extrême de nour- au compte-gouttes, en tions, réclame l’achemine- une demande de « suspen-
« en situation d’insécurité riture pouvant conduire à quantités insuffisantes ment « à grande échelle » sion des hostilités »
alimentaire aiguë » une situation de famine » pour subvenir aux besoins de ces denrées essentielles PAGE S 2 E T 4

Ukraine
L’usage du drone-
ÉLISABETH BORNE, À DROITE DANS SES BOTTES Société
Le parcours
▶ La première ministre, qui se revendique de gauche, a fait passer la loi sur l’immigration,
kamikaze, fragile écrite « à 98 % » par LR, réussissant là où Gérald Darmanin avait échoué PAGE 9 de PMA « solo »,
parade contre une « épreuve
les assauts russes sociale »
Yana Zalevskaïa, l’une Depuis la promulgation
des rares femmes pilotes, de la loi sur la bioéthique,
raconte l’utilité de cette les femmes célibataires
arme massivement sont majoritaires dans
employée pour détruire les demandes de consulta-
des blindés ennemis tion en vue d’une PMA.
PAGE 5
Elles se confient dans
un groupe de parole

Enquête
PAGE 1 2

La luxueuse villa Planète

et l’ombre
de Gazprom
La propriété, l’une des
plus chères de la Côte
d’Azur, appartient
sur le papier à un homme
d’affaires russo-arménien,
mais la justice soupçonne
le géant gazier russe d’en
être le bénéficiaire effectif,
par le biais un montage
complexe
PAGE 1 4
Le secteur de la
pêche au défi de
la décarbonation
Alors que la ressource est
moins abondante et que
les pratiques évoluent, la
flotte française, composée
de quelque 8 000 navires,
est appelée à réduire
ses émissions de gaz
à effet de serre
A l’Assemblée nationale, le 19 décembre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » PAGE 7

Médias Mory Sacko « J’étais fasciné par Culture DOMINO FILMS PRÉSENTE

2023, l’année
des grands les palaces, l’exigence, l’élégance » L’architecture, « UN MARATHON DE TENDRESSE,
UNE ÉMOTION SANS ÉGALE »
emportée
62e SEMAINE
DE LA CRITIQUE
CANNES 2023

chambardements LE MONDE ★★★

à son tour par la

NAHUEL CÉLESTE
PAGE 1 5 PÉREZ BISCAYART BRUNNQUELL

Nouvelle- révolution de l’IA

Calédonie Si les outils actuels s’avè-
Les discussions sur rent encore incapables de
le nouveau statut dessiner des projets via-
bles, nombre de cabinets
dans l’impasse ou d’écoles réfléchissent à
PAGE 8 la façon dont l’intelligence
artificielle va devenir
Tribunes une aide à la conception,
bientôt irremplaçable
Le lancement du PAGE S 1 6 - 1 7
Prix du meilleur
jeune économiste A Paris, en janvier 2021. JOËL SAGET/AFP
PAGES 2 2 - 2 3
le jeune chef de 31 ans, qui mul-
tiplie les projets, raconte la ma-
Chef » diffusée pendant le confi-
nement. Celui qui a décroché une
1
ÉD ITO R IAL
nière dont son enfance, heureuse étoile Michelin quelques semai-

LE DILEMME
et insouciante, au milieu d’une nes seulement après l’ouverture

À NOS LECTEURS grande fratrie d’origine malienne,

a façonné son parcours. C’est par
de son premier établissement
mêle dans les assiettes la cuisine
DES ÉTATS-UNIS
UN FILM DE
ERWAN LE DUC
la télévision qu’il découvre le française, dont il a perfectionné
FACE À
« Le Monde » ne paraîtra pas monde des palaces et des grands l’apprentissage sous la houlette
MOHAMMED LOURIDI MAUD WYLER MERCEDES DASSY
ASSY

lundi 25 décembre. Ce numéro
double est donc daté
24-25-26 décembre. Nous vous
souhaitons de très belles fêtes !
restaurants, qui l’attire immédia- du chef Thierry Marx, les inspira- ACTUELLEMENT AU CINÉMA
tement. C’est encore par le petit
écran qu’il se révélera aux yeux
tions africaines et les saveurs ve-
nues du Japon, son autre passion.
DONALD TRUMP
P A G E 25
du public, dans l’émission « Top PAGE 2 1
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N ▶▶▶

Sous les bombes, Gaza menacée de famine

Selon le Programme alimentaire mondial, 93 % des Gazaouis sont « en situation d’insécurité alimentaire aiguë »

jérusalem - correspondance

S
teve Sosebee, fonda-
teur et président de
l’organisation Pales-
tine Children’s Relief
Fund, a reçu, fin sep-
tembre, un courriel de
remerciements en provenance de
Gaza. Les médicaments et le sys-
tème de production d’énergie so-
laire envoyés par son organisa-
tion à Yaser Al-Maqadma avaient
permis d’améliorer la vie de son
fils, Khalil, atteint d’une paralysie
cérébrale. Le 15 décembre, le père
a fait parvenir un autre message à
Steve Sosebee. « Mon âme, mon
petit, Khalil, est mort. Il nous a
quittés. Il avait faim », a-t-il écrit.
Yaser a cherché des complé-
ments alimentaires pour son fils,
mais ils n’étaient plus disponibles
dans la bande de Gaza, soumise à
un siège israélien et sous les bom-
bardements depuis près de deux
mois et demi. « J’en ai trouvé un
peu, mais pas assez. Il était trop
tard », a-t-il conclu. Steve Sosebee,
joint par Le Monde, est toujours
en contact avec la famille, qui vit
depuis quelques semaines à Khan
Younès, dans le sud de l’enclave,
après avoir fui la ville de Gaza sur
ordre de l’armée israélienne.

MALNUTRITION
Depuis des semaines, les organi-
sations internationales multi-
plient les alertes, avec des superla-
tifs toujours plus alarmistes pour
décrire le désastre humanitaire à
Gaza, espérant qu’Israël assou-
plisse le siège. La faim tenaille l’en-
clave : 93 % des Gazaouis sont « en
situation d’insécurité alimentaire
aiguë », selon le dernier rapport
du Programme alimentaire mon-
dial publié jeudi 21 décembre.
Environ la moitié de la popula-
tion devrait se trouver dans la
phase « d’urgence » – qui com-
prend une malnutrition aiguë très
élevée et une surmortalité – d’ici
au 7 février. Et « au moins une fa-
mille sur quatre », soit plus d’un
demi-million de personnes, sera
confrontée à la « phase 5 », c’est-à-
dire à des conditions catastrophi-
ques, soit « un manque extrême de
nourriture, pouvant conduire à
une situation de famine ».
Situation dans le sud de la bande de Gaza au 21 décembre
Zone d’opération militaire israélienne
Principaux bombardements israéliens
Lors d’une distribution de nourriture à Rafah, dans la bande de Gaza, le 21 décembre. FATIMA SHBAIR / AP
Adel Kaddum, le chef du bureau
du Secours islamique France à
Gaza, est aujourd’hui en sécurité
en Egypte. Ce Palestinien de 61 ans
est sorti de l’enclave le 7 décembre,
grâce à son passeport américain.
Le jour de son départ, le sac de
25 kg de riz se vendait 500 shekels
(126 euros), dix fois plus cher
qu’avant la guerre. Lui et sa
femme jeûnaient pour s’assurer
que leurs enfants aient assez à
manger et à boire. « On était cinq
adultes et mes trois enfants, mais
on n’avait que six litres d’eau par
jour pour nous tous, explique-t-il.
Pour survivre, à la fin, alors qu’on
ne trouvait plus de farine et de riz,
on ne se nourrissait plus que
de zaatar [un mélange d’origan, de
sumac, de sésame et sel]. »
Dans l’enclave, trouver de quoi
boire ou se nourrir occupe une
grande partie du temps des habi-
tants et peut les amener à risquer
leur vie. « En sortant dans la rue,
vous vous exposez au risque d’être
ciblés par les tireurs d’élite et par les
chars ou d’être écrasés par les bom-
bardements », explique Adel Kad-
dum. Devant les rares boulange-
ries toujours en service, les files
Wa
di
G
az
d’attente s’allongent sur plusieurs
centaines de mètres, assure-t-il.
La faim est l’une des conséquen-
ces désastreuses de la guerre to-
tale lancée à Gaza par Israël dans la
foulée des attaques du Hamas, le
7 octobre. Les bombardements
intensifs ont déjà détruit un tiers
du bâti et tué plus de 20 000 Ga-
zaouis, selon le ministère de la
santé local. A cela s’ajoute le siège
déclaré le 9 octobre par l’Etat hé-
breu, privant quelque 2,2 millions
d’habitants d’électricité, de carbu-
rant, de nourriture et d’eau.
« DES POCHES DE FAIM »
Seule l’aide humanitaire entre
désormais dans l’enclave, en
quantités très insuffisantes pour
couvrir les besoins les plus basi-
ques de la population. L’UNRWA,
LES ÉTALS DES
SUPERMARCHÉS
SONT VIDES.
TOUT MANQUE,
NOTAMMENT L’EAU
carburant. « Beaucoup souffrent de
diarrhées et de vomissements, très
probablement à cause de l’eau sale
que nous buvons », soupire Ahmed
Masri, enseignant de français de
l’université Al-Aqsa, joint par télé-
phone. Ce Palestinien de 40 ans a
quitté la ville de Gaza au début de
la guerre. Lui et sa famille survi-
vent sous une tente, dans la rue, à
Rafah. Ils sont inscrits sur la liste
de s’adapter, notamment pour
empêcher que les camions d’aide
ne soient pris d’assaut. « Nous or-
ganisons de petites distributions
avec l’aide des responsables des
communautés sur place, explique
Jean-Raphaël Poitou, responsable
pour le Moyen-Orient d’Action
contre la faim. Nous essayons de
faire vite. On distribue et on repart.
On ne peut pas stocker sur place. »
L’UNRWA n’a pas constaté de
pillages, précise Juliette Touma,
mais dans certains cas, lorsque les
camions arrivent, « les gens s’em-
parent de la nourriture et la man-
gent là, directement sur place ». Le
17 décembre, la chaîne Al-Jazira a
diffusé une vidéo, tournée dans la
zone de Rafah, où on voit des di-
zaines de Palestiniens forçant des
camions à s’arrêter avant d’y grim-

l’agence des Nations unies pour des bénéficiaires de l’aide distri- per, attrapant les cartons et les
a

du 20 décembre au 21 décembre
les réfugiés palestiniens, qui vient buée par l’UNRWA. packs de bouteilles d’eau.
Zones urbaines endommagées en aide à la majorité du 1,9 million « Pour les gens comme nous qui Jusqu’au 17 décembre, seul le
Deir
ou détruites, au 16 décembre de déplacés, concentre ses opéra- ne vivent pas à l’intérieur de l’école, poste-frontière de Rafah était
Al-Balah
Zone d’évacuation à la demande « Zone humanitaire » tions à Rafah, dans le Sud. Elle n’a la distribution de nourriture a lieu ouvert. Les camions « attendent
de l’armée israélienne W réussi à atteindre la ville de Gaza, deux fois par semaine », explique- parfois trois semaines avant de
définie par l’armée ad
i as
Blocus maritime israélien israélienne - S a l qa dans le Nord, que « quelques fois » t-il. La dernière fois, il a récupéré pouvoir entrer dans la bande de
depuis la fin de la trêve, début dé- des boîtes de conserve de viande Gaza », remarque Mahieddine
Clôture israélienne cembre. Même le centre de l’en- et des haricots verts. Certains re- Khelladi, directeur exécutif au Se-
Al-Mawasi Al-Qarara
Mur égyptien Camp clave et la ville de Khan Younès au vendent parfois les produits qu’ils cours islamique France. Les char-
de réfugiés sud sont difficilement accessibles. récupèrent auprès de l’UNRWA gements sont inspectés à la fron-
de Khan Younès ISRAËL Avant la guerre, deux tiers des pour acheter d’autres denrées ali- tière avec Israël puis reviennent à
Gazaouis dépendaient de l’assis- mentaires, rapporte-t-il. « On ne Rafah pour entrer dans Gaza.
Khan
tance humanitaire : le blocus im- prend qu’un ou deux repas par Sous la pression américaine,
Younès posé par Israël depuis 2007 avait jour. L’essentiel est de survivre. » l’Etat hébreu a annoncé rouvrir
Mer
Méditerranée Camp de accentué la pauvreté. Plus de 60 % Le 18 décembre, l’organisation « temporairement » le passage de
réfugiés de Camp de de la population était déjà en insé- Human Rights Watch a accusé Is- Kerem Shalom reliant Gaza à son
Tal Al-Sultan Rafahréfugiés curité alimentaire. L’UNRWA ob- raël d’utiliser la faim contre les ci- territoire. Mais le passage des con-
de Rafah serve aujourd’hui « des poches de vils à Gaza, « ce qui peut constituer vois demeure irrégulier. « Pendant
faim », rapporte sa directrice de la un crime de guerre ». « Les forces is- deux semaines, au début de la
ÉGYPTE communication, Juliette Touma. raéliennes bloquent délibérément guerre, tout était bouclé et rien
Jabaliya
Sur la mince langue de terre, les l’approvisionnement », estimait n’est entré [à Gaza] », rappelle Ju-
Gaza bombardements israéliens ont l’ONG, en citant des déclarations liette Touma. Cette période a eu
Point de passage dévasté les champs, le port de pê- de hauts responsables israéliens « un impact quasi irréversible sur
Deir Al-Balah de Rafah che et le bétail. Dans les premières qui signalaient leur intention de l’aide humanitaire », ajoute-t-elle.
ouvert uniquement semaines de la guerre, les Ga- priver les Gazaouis de nourriture L’UNRWA a pioché dans ses réser-
BANDE aux convois et Point de passage zaouis ont mangé leurs poulets et et d’eau. Ainsi, le 9 octobre, en an- ves et n’a pas réussi à reconstituer
Khan Younès aux évacuations
DE GAZA de Kerem Shalom Superficie de Gaza les poissons d’élevage gardés dans nonçant le siège de Gaza, le minis- ses stocks. Vendredi, une résolu-
humanitaires fermé les bassins en bord de mer. Puis, tre de la défense, Yoav Gallant, tion du Conseil de sécurité de
comparée à la petite
Rafah les étals des supermarchés se sont avait promis : « Il n’y aura pas l’ONU a exigé l’acheminement « à
couronne parisienne
vidés. Tout manque, et notam- d’électricité, pas de nourriture, pas grande échelle » de l’aide humani-
ment l’eau, souvent pompée ou de carburant, tout est fermé. » taire à Gaza. p
dessalée grâce à des générateurs, Les organisations humanitaires ghazal golshiri (à paris)
Infographie Le Monde 5 km Sources : WarMapper ; Liveuamap ; ISW ; OCHA ; BBC qui ne fonctionnent plus faute de toujours actives sur place essaient et clothilde mraffko
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
L’ONU exige plus
d’aide mais renonce
à demander une trêve
Des négociations tendues ont permis
d’éviter un nouveau veto des Etats-Unis,
opposés à « une suspension des hostilités »
new york, nations unies -
correspondante
A près cinq jours de négo-
ciations au sein des Na-
tions unies pour éviter
un nouveau veto américain, le
Conseil de sécurité de l’ONU s’est
entendu pour exiger, vendredi
22 décembre, l’acheminement « à
grande échelle » de l’aide humani-
taire dans la bande de Gaza. Mais
le texte, édulcoré au fil des discus-
sions, n’appelle pas à un cessez-le-
feu, condition que refusaient les
Etats-Unis, en conformité avec les
demandes de leur allié israélien.
Moscou a voulu au dernier mo-
ment que soit restaurée la men-
tion d’une « suspension des hosti-
lités » ; Washington s’y est opposé.
Les deux pays se sont donc abste-
nus sur le texte adopté par les
treize autres membres du Con-
seil. La résolution réclame des
« mesures urgentes » pour per-
mettre un accès humanitaire
élargi et « créer les conditions à
une cessation durable des hostili-
tés ». « Nous savons que ce n’est pas
un texte parfait, seul un cessez-le-
feu mettra un terme aux souffran-
ces [des Gazaouis]», a concédé
l’ambassadrice des Emirats ara-
bes unis, Lana Nusseibeh, coordi-
natrice des négociations. Elles ont
donc permis d’éviter un troisième
veto américain sur une résolu-
tion concernant Gaza depuis les
attaques du Hamas le 7 octobre en
Israël, alors que la barre des
20 000 morts a été franchie dans
l’enclave palestinienne, selon les
autorités locales.
Le scrutin, initialement prévu
lundi, a été repoussé chaque jour,
avec des exigences américaines
menant à un texte sans cesse revu
à la baisse. « La pression de Benya-
min Nétanyahou auprès de la Mai-
son Blanche a été extrêmement
forte », assure un diplomate pro-
che des négociations. Linda Tho-
mas-Greenfield, l’ambassadrice
américaine, qui a défendu cette
abstention – y compris auprès de
Joe Biden –, a néanmoins souli-
gné « l’urgence » de « garantir que
le personnel humanitaire et l’assis-
tance puissent parvenir aux per-
sonnes qui en ont besoin ». Son ho-
mologue israélien Gilad Erdan a
remercié les Etats-Unis d’être res-
tés « aux côtés » d’Israël lors de ces
négociations en maintenant « les
lignes rouges définies ».
« Mention très opaque »
« La mention “conditions pour une
cessation durable des hostilités”
est très opaque, analyse Richard
Gowan, du groupe de réflexion
International Crisis Group. Cela
peut être interprété comme appe-
lant à des pourparlers avec le
Hamas, tout comme à ce que le
Hamas se rende ».
Le représentant palestinien à
l’ONU, Riyad Mansour, s’est
étonné qu’il ait fallu soixante-
quinze jours au Conseil de sécu-
rité « pour enfin prononcer les
mots “cessation des hostilités” ».
« Cette résolution est un pas dans la
bonne direction. Elle doit être mise
en œuvre et doit être accompagnée
de pressions massives pour un ces-
sez-le-feu immédiat », a-t-il ajouté.
« Maintenant que les Etats-Unis
ont validé ce mécanisme d’aide, ils
devraient faire davantage pression
sur Israël pour que celui-ci soit mis
en place », résume un diplomate
proche des négociations.
Les ambassadeurs, dont une
majorité s’étaient rendus à Rafah
les 11 et 12 décembre et avaient
LE CHEF DE LA
DIPLOMATIE ISRAÉLIENNE
A IMMÉDIATEMENT
PRÉVENU QU’ISRAËL
« EXAMINERA, POUR DES
RAISONS DE SÉCURITÉ,
TOUTE ASSISTANCE
HUMANITAIRE À GAZA »
constaté que des centaines de ca-
mions chargés d’aide étaient blo-
quées du côté égyptien de la fron-
tière, ont concentré leur énergie à
garantir de meilleures conditions
pour le passage de l’aide, large-
ment insuffisante dans les condi-
tions actuelles. La résolution ré-
clame ainsi la création d’un méca-
nisme impliquant l’ONU aux
points frontaliers, et la nomina-
tion rapide d’un coordinateur qui
devra rendre son premier rapport
sous vingt jours. En théorie, cela
pourrait donner plus de poids aux
Nations unies sur l’achemine-
ment même si l’Egypte et Israël
conservent un droit de regard sur
les passages. « L’ONU jouera un
rôle qu’elle n’avait même pas avant
les attaques du 7 octobre à cause
du blocus israélien de Gaza », ex-
plique le diplomate négociateur.
Usage dual
Le chef de la diplomatie israé-
lienne, Eli Cohen, a immédiate-
ment prévenu vendredi qu’Israël
« examinera, pour des raisons de
sécurité, toute assistance humani-
taire à Gaza ». Israël se méfie de
toute livraison d’armes ou de pro-
duits à usage dual, pouvant être
utilisés pour fabriquer des explo-
sifs, et critique de manière récur-
rente les agences de l’ONU présen-
tes sur place, en premier lieu l’UN-
RWA. Les autorités israéliennes
accusent l’agence chargée de
l’aide aux réfugiés palestiniens, et
sans laquelle le territoire enclavé
se serait écroulé depuis des an-
nées, de complaisance et d’ineffi-
cacité, estimant qu’elle laisse le
Hamas détourner des importa-
tions d’équipements et de pro-
duits à des fins militaires.
Certains « mesurent l’efficacité de
l’opération humanitaire à Gaza au
nombre de camions du Croissant-
Rouge égyptien, de l’ONU et de nos
partenaires autorisés à décharger
l’aide de l’autre côté de la frontière :
c’est une erreur, a noté sobrement
Antonio Guterres, quelques minu-
tes après le vote. Le vrai problème
est que la manière dont Israël mène
cette offensive crée des obstacles
massifs à la distribution de l’aide
humanitaire à l’intérieur de Gaza ».
Le secrétaire général des Nations
unies a détaillé les conditions né-
cessaires à l’acheminement de
l’aide dans le territoire, et qui sont
pour l’instant inexistantes : la sé-
curité, du personnel capable de
travailler sans risque, des capaci-
tés logistiques, et la reprise de l’ac-
tivité commerciale dans la bande
de Gaza. A ses yeux, seul « un ces-
sez-le-feu humanitaire » permet-
trait de garantir ces objectifs. Il
n’est toujours pas à l’ordre du jour
et les bombardements se poursui-
vent sur l’ensemble de l’enclave ;
l’armée israélienne a ordonné,
vendredi, aux habitants du centre
de la bande de Gaza de se déplacer
vers le sud, déjà submergé par les
réfugiés du Nord. p
carrie nooten
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Sur la terrasse d’un restaurant, à Bethléem, en Cisjordanie, le 22 décembre. ADRIENNE SURPRENANT/MYOP POUR « LE MONDE »
A Bethléem, un Noël en
solidarité avec les Gazaouis
La ville chrétienne, vide de touristes et de pèlerins, subit les effets de
la guerre. Hormis les messes, elle a annulé les festivités de fin d’année
REPORTAGE but de la guerre, la ville est difficile
d’accès, en partie bouclée par les L’ÉGLISE ÉVANGÉLIQUE
tout en rappelant leur rejet de l’oc-
cupation israélienne et de ses vio-
bethléem (cisjordanie) -
envoyé spécial
autorités israéliennes.
L’Eglise évangélique luthé-
LUTHÉRIENNE A MONTÉ lences, la plupart des chrétiens
préfèrent opter pour l’action con-
C
ette année, Noël n’aura rienne, qui a fait sensation sur les UNE CRÈCHE crète : à Bethléem, où environ 40 %
pas vraiment lieu à réseaux sociaux avec une crèche de la population revendique son
Bethléem. En raison de représentant un enfant Jésus cou- REPRÉSENTANT UN appartenance à la communauté
la guerre à Gaza et des
tensions en Cisjordanie occupée,
ché dans des ruines, a décidé de cé-
lébrer sa première messe de Noël
ENFANT JÉSUS COUCHÉ chrétienne, plusieurs levées de
fonds ont été organisées par les
une trentaine de dirigeants des le 23 décembre. « Le Christ dans les DANS DES RUINES églises locales pour soutenir la po-
principales Eglises chrétiennes de décombres », indique l’affiche, en pulation de la bande de Gaza.
Palestine ont décidé d’annuler les référence à la mort de près de En parallèle, de nombreuses
célébrations qui rythment tradi- 20 000 personnes dans la bande 3 000 fidèles jusqu’en 2007, année ONG tentent d’organiser l’envoi
tionnellement la fin d’année dans de Gaza, conséquence des bom- de la mise en place du blocus israé- d’aide humanitaire via l’Egypte.
la ville située à une dizaine de kilo- bardements israéliens. Sur la fa- lien après la prise du pouvoir par le Sans aller jusqu’à critiquer ouver-
mètres de Jérusalem : pas de déco- çade du Centre pour la paix, en Hamas. « J’ai peur que [les chré- tement la stratégie du mouve-
rations, pas de parade illuminée, face de l’église de la Nativité, une tiens] ne soient plus que cinquante ment islamiste ou des autres grou-
et encore moins de sapin de Noël grande banderole proclame à la fin de cette guerre », déclare le pes armés palestiniens,George,
dressé dans la vieille ville. aussi en lettres rouges sur fond père Issa Misleh, chef de l’Eglise or- 30 ans, propriétaire d’un restau-
Vendredi 22 décembre, la plu- noir : « Arrêtez le génocide, arrêtez thodoxe de Bethléem, qui s’in- rant dans la vieille ville, précise :
part des boutiques sont fermées les déplacements de populations, quiète pour les dizaines de fidèles « Les chrétiens ne se battent pas
dans ce lieu qui accueille un mil- levez le blocus. Les cloches de Noël réfugiés dans l’église du quartier avec des pierres, ils préfèrent utili-
lion et demi de personnes chaque de Bethléem sonnent pour un ces- de Zeitoun, dans le sud-ouest de la ser des mots. » Dans le salon sans
année, venues visiter le lieu où est sez-le-feu à Gaza. » ville de Gaza. Derrière le sourire sapin de Noël de sa résidence de
né Jésus, selon la tradition chré- chaleureux du leader orthodoxe, Beit Hanina, au nord de Jérusalem,
tienne. « C’est pire que pendant la Des lieux de culte bombardés une crainte surgit : « Notre com- Anissa Shubeita Creitem, 84 ans,
pandémie de Covid-19 », déplorent Les quelque 35 000 chrétiens pa- munauté pourrait disparaître », affirme aussi craindre « les fanati-
les rares commerçants encore pré- lestiniens de Cisjordanie subis- prévient-il. En Cisjordanie comme ques de tous bords » et la violence
sents. Très peu de visiteurs étran- sent, eux aussi, le violent conflit à Gaza, le nombre de chrétiens est qui oblige « tout le monde à vivre
gers ont fait le déplacement. Sur entre Israël et le Hamas. Le 19 octo- en diminution constante. chacun de son côté ».
les 200 millions de dollars bre, au moins dix-huit personnes Depuis le 7 octobre, en solidarité
(181,5 millions d’euros) de pertes ont été tuées dans le bombarde- avec les Gazaouis et l’ensemble de « C’est devenu une prison »
évaluées par le ministère du tou- ment d’une annexe de l’église la population, la communauté A Bethléem, la déprime domine.
risme de l’Autorité palestinienne, Saint-Porphyre, la plus ancienne chrétienne préfère se définir avant Nabil Giacaman, propriétaire
à cause du conflit, 120 millions de l’enclave palestinienne. Plus ré- tout comme palestinienne, plutôt d’une boutique de souvenirs en
concerneraient directement la cemment, le 17 décembre, une que comme catholique, ortho- face de l’église de la Nativité, n’al-
grande ville chrétienne. femme et sa fille, toutes les deux doxe ou luthérienne. « Je m’identi- lume même plus toutes les lumiè-
Cible régulière de raids de l’ar- chrétiennes, selon le patriarcat la- fie d’abord à mon pays plutôt qu’à res quand il ouvre son magasin.
mée israélienne, Bethléem se pré- tin de Jérusalem, ont été abattues ma religion », précise Dimitri Di- « A quoi bon ? », demande le trente-
pare donc à passer un Noël sous par un sniper israélien devant liani, le porte-parole d’une coali- naire. « Bethléem est devenu une
cloche. Selon les informations l’unique lieu de culte catholique tion chrétienne créée sous la prési- prison », dit le jeune homme, qui
transmises par Ies autorités israé- de la ville de Gaza. Un drame dé- dence de Yasser Arafat, à la fin des rappelle « les décennies de violence
liennes, le checkpoint « 300 », ploré par le pape François qui a dé- années 1990. Mais aujourd’hui, liées à l’occupation israélienne ».
principal point d’entrée au nord noncé « la guerre et le terrorisme ». être chrétien en Palestine ne va Dans sa petite usine de sculpture
de la ville, ne sera ouvert que quel- Dans la bande de Gaza, la com- pas sans quelques « dilemmes », à de bois où travaillent trois em-
ques heures le soir du 24 décem- munauté chrétienne compte en croire certains fidèles : com- ployés à plein temps, les pièces
bre et le matin du 25. Depuis l’atta- aujourd’hui entre 750 et 1 000 per- ment suivre les autorités religieu- s’accumulent, faute de clients. « Je
que du Hamas le 7 octobre, et le dé- sonnes, après avoir atteint environ ses quand, parallèlement à leur peux encore tenir une semaine
soutien pour un Etat palestinien avant d’être à court d’argent », sou-
indépendant et un cessez-le-feu à pire le commerçant.
L’offensive israélienne s’étend à Gaza Gaza, les responsables chrétiens Epuisée par les difficultés, une
de Jérusalem et d’Israël rencon- partie de la communauté chré-
L’armée israélienne a annoncé, vendredi 22 décembre, vouloir trent le président de l’Etat hébreu, tienne a déjà baissé les bras : de-
étendre son offensive terrestre dans la bande de Gaza au centre Isaac Herzog, comme ce fut le cas puis le début de la guerre, plu-
de l’enclave, après avoir détruit une partie du Nord, où les frappes jeudi 21 décembre, lors d’une céré- sieurs familles de Bethléem ont
continuent. Elle a ordonné aux habitants du camp d’Al-Boureij monie relayée par le gouverne- choisi de tout quitter pour s’instal-
de se déplacer vers le sud. Vendredi, des bombardements ment israélien ? ler en Australie, au Chili ou au Pé-
ont visé les villes du Sud, Khan Younès et Rafah, où sont réfugiés Dans ce contexte, où les chré- rou. Loin de la Cisjordanie, où l’on
des centaines de milliers de Gazaouis, vivant dans des conditions tiens ne cautionnent pas non plus peut encore fêter Noël. p
très précaires. Les frappes se poursuivaient samedi matin. forcément la stratégie du Hamas lucas minisini
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Sur le front ukrainien, la mission de Yana: «détruire»
A 22 ans, la jeune femme, engagée volontaire dans l’armée depuis 2022, pilote des drones-kamikazes
PORTRAIT
pokrovsk (ukraine) -
envoyé spécial
T
rouve-le et nique-le »,
lit-on sur l’écusson de
son unité. Yana Zalevs-
kaïa, 22 ans, pilote de
drones-kamikazes au sein de la
59e brigade d’infanterie motori-
sée, dans les environs d’Avdiïvka,
une cité industrielle dans le Don-
bass, actuel épicentre des com-
bats, se tient bien droite sur sa
chaise. Une tasse de thé à la main,
elle goûte quelques heures de
permission dans une maison des
environs de Pokrovsk, à 35 km du
front, parce qu’aujourd’hui, elle
n’est pas en forme et tousse
fréquemment. D’une voix grave,
avec un débit de mitraillette et
d’un ton martial, la jeune
femme, longs cheveux noirs et
silhouette svelte, raconte son
parcours inhabituel.
« Je viens de Kherson [ville du
sud de l’Ukraine], où j’ai passé
deux mois sous occupation russe,
commence-t-elle. Avant l’inva-
sion, je n’aurais jamais imaginé
avoir un quelconque rapport avec
l’armée. Je ne suis pas de nature
disciplinée. Mais j’ai vu le “monde
russe” [dont Vladimir Poutine se
présente comme le défenseur] et
j’ai compris que je ne peux pas y
vivre. Trois de mes copines ont été
arrêtées par des soldats russes et
ont disparu depuis. On ne sait ja-
mais à quoi s’attendre avec eux. »
Mère d’une petite fille et mariée
– elle refuse vivement de donner
le moindre élément personnel
supplémentaire –, Yana Zalevs-
kaïa cherche alors par tous les
moyens à quitter la zone occupée.
Elle y parvient au bout de deux
mois de tentatives infructueuses,
à la fin du mois d’avril 2022. « Dès
que je me suis échappée, j’ai cher-
ché à m’engager dans l’armée,
pour apprendre à me défendre, à
tirer avec une arme. » Longtemps,
pourtant, son volontarisme se
heurte à la réticence des recru-
teurs de l’armée ukrainienne.
Caméra embarquée
« Je me suis présentée sans succès à
trois bureaux de recrutement,
d’abord à Mykolaïv, puis à Kherson
[après la libération de la ville en
novembre 2022]. Personne ne vou-
lait de moi. J’ai tout entendu : trop
faible, trop jeune, pas d’expérience,
“où étais-tu en 2014 ?” [date du dé-
but de l’agression russe dans le
Donbass]. Mais j’avais 13 ans à
Lazare Grigoriadis, visage d’une jeunesse géorgienne révoltée
En détention depuis les manifestations contre le projet d’une loi sur les « agents étrangers » à Tbilissi, l’activiste encourt onze ans de prison
L’ audience, retransmise en
direct sur le compte Face-
book de Beka Grigoriadis,
se déroule le 15 décembre dans un
tribunal de Tbilissi, en Géorgie. Ar-
rêté par la police dix jours plus tôt
pour avoir protesté contre un pro-
jet de loi du gouvernement visant
à « limiter les constructions tempo-
raires lors des manifestations »,
Beka, 42 ans, attend son jugement.
Lorsque le verdict tombe, il sou-
lève son pull révélant de longues
coupures horizontales sur son
ventre. « Mon client s’est coupé l’es-
tomac en signe de protestation,
confirme son avocat, Lasha Shuka-
kidze. Son état est assez grave. »
Depuis le 28 mai, Beka a posé sa
tente derrière le Parlement géor-
gien. Il demande la libération de
son fils, Lazare Grigoriadis, em-
prisonné depuis le 29 mars pour
des dommages qu’il aurait com-
mis lors des manifestations
contre l’adoption de la controver-
sée loi sur les « agents étrangers »,
qui ont secoué le pays en mars.
« Avant
l’invasion,
je n’aurais jamais
imaginé avoir
un quelconque
rapport avec
l’armée »
YANA ZALEVSKAÏA
l’époque ! Une fois, j’ai été reçue par
une dame d’un certain âge ultra-
maquillée, qui voyait visiblement
en moi une rivale… ridicule ! »
Finalement, son père, officier de
presse, parvient à lui décrocher un
livret militaire temporaire.
Comme la très grande majorité
des femmes enrôlées dans l’armée
ukrainienne, elle reçoit une for-
mation de médecine tactique
pour devenir infirmière. Mais te-
nir une arme la démange. Elle s’en-
traîne avec un groupe de recon-
naissance et dans le rôle de sniper.
« Il faut une très grande endurance
physique pour être sniper et mon
commandant m’a dit que ces der-
niers ne vivent pas longtemps… »
En mars, elle finit par recevoir une
formation de trois semaines pour
piloter des drones FPV, une arme
nouvelle dont tout le monde parle
sur le champ de bataille.
Le quadrirotor FPV (pour « First
Person View » ; en français « pilo-
tage en immersion »), bricolé par
les Ukrainiens en 2022, est une
munition rôdeuse (aussi appelé
drone-kamikaze). Il est employé
massivement par les deux camps
depuis cet été parce que son coût
de fabrication, autour de
600 euros, est dix à cent fois infé-
rieur aux munitions rôdeuses
conçues depuis une décennie par
les industries de défense israé-
lienne et américaine.
Bien que les charges explosives
embarquées soient limitées à une
poignée de kilos, leur haute préci-
sion permet d’endommager, voire
de détruire des véhicules blindés
en mouvement. Les drones FPV
sont aussi lancés sur des tranchées
et sur l’infanterie adverse. La
caméra embarquée sur le drone
permet au pilote de visualiser l’at-
taque tel un faucon fondant sur sa
proie. Il travaille habituellement
en binôme avec le pilote d’un
drone de surveillance volant en
surplomb de la cible, ce dernier
orientant oralement le premier
sur la situation opérationnelle.
Depuis, le jeune homme de 21 ans
est devenu le visage d’une jeu-
nesse géorgienne perçue comme
une menace par le parti prorusse
au gouvernement, Rêve géorgien.
Surnommé « loi russe » par l’op-
position, le projet de loi suscite,
du 7 au 9 mars, un mouvement de
protestation de plus de
100 000 personnes, essentielle-
ment constitué de jeunes, devant
le Parlement. Après deux nuits de
répression sévère, le gouverne-
ment cède sous la pression de la
rue : le projet de loi est retiré sans
condition, et les 133 citoyens arrê-
tés sont libérés. Mais Rêve géor-
gien se sait fragilisé.
Le coupable idéal
Dans une interview le 12 mars, le
premier ministre, Irakli Gariba-
chvili, qualifie les jeunes ayant
participé aux manifestations de
« satanistes », dont le but est de
« maintenir une déstabilisation
permanente ». Trois semaines plus
tard, Lazare Grigoriadis est arrêté.
La pilote de drones Yana Zalevskaïa, dans son garage-atelier, à Pokrovsk, en Ukraine, le 9 décembre. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
« J’ai tout de suite accroché, se
souvient Yana, tout en notant
qu’aucune autre fille ne partage
son intérêt. Elles ne veulent pas
faire du FPV parce que c’est très
complexe à programmer et que la
manipulation des explosifs est
très dangereuse. » Dans son ga-
rage, la droniste montre tout son
matériel soigneusement rangé.
Une dizaine de quadrirotors, des
batteries, des câbles, des grena-
des dont les explosifs ont été
extraits et séparés des détona-
teurs. « Je suis moi-même sapeur,
c’est-à-dire que j’installe les grena-
des sur le drone juste avant de le
lancer », précise-t-elle.
Viser les véhicules blindés
Une immense antenne démon-
tée permet au pilote de garder le
contact radio jusqu’à une dis-
tance de 15 kilomètres. « Plus l’an-
tenne est haute, plus tard on perd
le signal au moment de frapper la
cible. Il faut trouver un compro-
mis entre le danger qu’elle soit re-
pérée par l’ennemi et l’efficacité de
la frappe. » En fondant sur sa
Cheveux teints, piercings et ta-
touages en forme de rayons de
soleil autour des yeux : pour Rêve
géorgien, qui s’est lancé dans une
croisade contre un « Occident dé-
cadent », il a tout du coupable
idéal. Accusé d’avoir lancé deux
cocktails Molotov contre des poli-
ciers et d’avoir enflammé une de
leurs voitures, il risque jusqu’à
onze ans d’emprisonnement.
Le président du parti Rêve géor-
gien, Irakli Kobakhidze, comparaît
même devant le tribunal, où il
qualifie Lazare de « jeune homme
désorienté qui s’est égaré ». Quel-
ques jours plus tard, et alors que le
prévenu n’avait été identifié que
par ses initiales par le procureur, la
chaîne de télévision progouverne-
mentale POSTV diffuse une image
du jeune homme maquillé, et ma-
jeur levé. La chaîne indique qu’il
serait membre du parti d’opposi-
tion proeuropéen Droa, fondé par
Elene Khoshtaria ; une informa-
tion démentie par cette dernière.
« Il a été arrêté pour l’exemple,
proie, le drone FPV se rapproche
du sol, où le signal est coupé par
les obstacles qui se multiplient
entre l’antenne et lui. La droniste
explique qu’elle doit toujours
avoir son matériel à portée de
main pour être prête à rapide-
ment intervenir sur ordre du
commandant, dans le cas d’un as-
saut russe. Un grand sac fait sur
mesure, capable de contenir
10 drones, gît à ses pieds.
Yana précise viser en priorité les
véhicules blindés adverses et
pense avoir à son actif un char
russe, bien qu’elle ne soit pas
certaine que sa frappe ait rendu sa
cible inutilisable. L’engouement
pour cette arme est d’autant plus
grand côté ukrainien que l’artille-
rie souffre d’une carence crois-
sante en obus. Les drones FPV
permettent de compenser – très
partiellement – le désavantage
par rapport au feu russe. Sauf que
l’ennemi utilise désormais massi-
vement, lui aussi, cette arme.
« Les Russes ont déjà beaucoup
plus de drones que nous. Quel que
soit l’équipement, ils ont un avan-
considère son père. Le gamin est
mis en cause en raison de son appa-
rence. » Le 26 septembre, le jeune
homme avait aussi été condamné
à un an et six mois de prison pour
des faits de violence domestique
datant de 2021, contre son propre
père. Un « conflit banal qui a dégé-
néré », mais qui a « rapidement été
réglé », selon Beka.
« Persécution politique
Ce dernier n’a pas non plus été
épargné par la justice. Son combat
pour la libération de son fils, au
cours duquel il s’est cousu la bou-
che ainsi qu’un œil pendant des
mois, et aurait « perdu une tren-
taine de kilos », lui a valu de multi-
ples amendes et des allers-retours
en centre de détention provisoire.
Il a fait l’objet de poursuites pour
des insultes de policiers sur les ré-
seaux sociaux, ainsi que pour son
« occupation illégale de l’espace pu-
blic ». Le 16 juin, le réseau World
Movement for Democracy son-
nait pourtant l’alarme sur « la cri-
international | 5
tage numérique. D’ailleurs, depuis
deux mois on a un problème d’ap-
provisionnement en drones, dé-
plore Yana. Chez certains de nos
commandants, il y a cette illusion
que nous autres dronistes pou-
vons arrêter les assauts russes. Or
le drone FPV reste une arme très
imparfaite, qui évolue sans cesse.
La charge explosive est bien
moindre que celle d’un obus. Ils
sont fragiles. On en perd beaucoup
à cause du brouillage électroni-
que, d’une rafale de kalachnikov,
ou même de la météo : les batteries
n’aiment pas le froid. »
« A l’aube ou au crépuscule »
La grande vulnérabilité des dro-
nistes constitue également un
important défaut de cette tech-
nologie. L’antenne et le signal
électronique permettent à l’en-
nemi de repérer la position d’où
le drone FPV est piloté. Ce dernier
est immédiatement bombardé et
celui ou celle qui le dirige doit
donc se terrer sous un « blin-
dage », c’est-à-dire une tranchée
couverte. « Nous travaillons à une
Cheveux teints,
piercings… Il a
tout du coupable
idéal pour le parti
au pouvoir,
qui dénonce
l’« Occident
décadent »
minalisation illégale de l’activisme
pacifique en Géorgie ».
Si la Géorgie a obtenu le statut de
candidat à l’Union européenne le
14 décembre, les signaux politi-
ques envoyés par le gouver-
nement inquiètent Bruxelles. De
passage à Tbilissi, en avril, l’euro-
députée allemande Viola von Cra-
mon-Taubadel avait déjà exprimé
sa « solidarité » avec Lazare. Selon
elle, « il s’agit peut-être d’une af-
faire pénale, mais elle a été trans-
formée en spectacle ». L’Alliance
distance entre 3 et 8 kilomètres de
la ligne de front. On doit attendre
l’aube ou le crépuscule pour at-
teindre ou quitter notre position,
sinon on est immanquablement
repérés et aussitôt bombardés »,
souligne Yana.
Dix de ses camarades ont été
tués depuis qu’elle a rejoint son
unité. Elle fait défiler leurs photo-
graphies sur son smartphone. Sa
voix s’étrangle : « Je ne peux plus
aller aux enterrements, je ne le
supporte plus. Ces camarades res-
tent vivants pour moi. A la place,
je vais voir leurs épouses quand
j’ai une permission. Nous gardons
le contact, j’essaie de les voir lors-
que je vais à Kiev, nous nous y don-
nons rendez-vous. » Lorsqu’une
photo de sa petite fille, qui vit à
l’autre bout du pays, apparaît sur
l’écran, Yana fond subitement en
larmes. Un long moment passe
avant que le masque de combat-
tante ne reprenne possession de
ses traits. Aucune souffrance ne
doit la détourner de sa tâche : re-
pérer et détruire. p
emmanuel grynszpan
des démocrates et des libéraux
pour l’Europe, un groupe du Parle-
ment européen, considère pour sa
part le jeune homme comme vic-
time de « persécution politique ».
Les récents amendements sur
la loi concernant les manifesta-
tions ne sont pas de bon augure.
Soupçonnés de « servir directe-
ment les intérêts de la Fédération
de Russie », selon le groupe parle-
mentaire d’opposition Mouve-
ment national uni, ils ont été
votés le 30 novembre par la majo-
rité. Celle-ci s’est justifiée en
avançant des « soupçons de pré-
paration d’un coup d’Etat simi-
laire à celui de Maïdan », en
Ukraine, en 2014 ; une crainte
soulevée par « des éléments four-
nis par une enquête des services de
sécurité de l’Etat géorgien ».
En attente de son jugement,
Lazare Grigoriadis n’a pas pu com-
muniquer avec sa famille ni ses
proches depuis son arrestation, il
y a bientôt neuf mois. p
paul battez
6 | international
En Inde,
la mainmise
de Modi sur la
Cour suprême
La plupart des décisions rendues
par la plus haute juridiction vont
dans le sens du premier ministre
new delhi - correspondance
L’
avis, attendu depuis
quatre ans, était le der-
nier espoir des Cache-
miris. La Cour suprême
a finalement donné raison au gou-
vernement de Narendra Modi en
validant, le 11 décembre, la déci-
sion controversée du premier mi-
nistre prise le 5 août 2019 d’abro-
ger l’autonomie partielle du Jam-
mu-et-Cachemire. Dans la foulée,
le gouvernement nationaliste hin-
dou avait brutalement divisé l’Etat
en deux régions distinctes, désor-
mais rétrogradées au rang de terri-
toires administrés directement
par New Delhi.
Pour la Cour suprême, cette
mesure représente « un aboutis-
sement du processus d’intégration
[du Cachemire au reste de l’Inde]
et, en tant que tel, un exercice va-
lide du pouvoir ». A quelques mois
des élections législatives du prin-
temps 2024, le premier ministre,
qui brigue un troisième mandat, a
salué un jugement « historique ».
Ce dernier espère bien en tirer des
dividendes électoraux. La reprise
en main du Cachemire, seule ré-
gion à majorité musulmane du
pays, figurait au programme des
nationalistes hindous de longue
date, et représente une victoire
pour les partisans de l’hindutva
(hindouité ou indianité), cette
idéologie qui prône la supériorité
des hindous et dont l’objectif est
de faire de l’Inde séculaire une
nation hindoue.
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Pour les défenseurs des droits,
c’est un nouveau coup porté à la
démocratie, alors que la plus haute
juridiction du pays a longtemps
été considérée comme un rempart
contre les dérives de l’exécutif. Le
jugement de la Cour a un peu plus
abîmé la confiance des citoyens
dans l’institution. Pour Fali Nari-
man, l’un des constitutionnalistes
les plus respectés du pays, cette
décision est « totalement erronée
et mauvaise », du point de vue du
droit. A l’instar de nombreux
autres juristes, M. Nariman estime
que la décision du gouvernement
n’était « conforme ni aux disposi-
tions de la Constitution ni aux prin-
cipes bien établis du fédéralisme ».
Affaires hautement politiques
Depuis l’arrivée au pouvoir des na-
tionalistes hindous, en 2014, la
Cour suprême est accusée d’avoir
capitulé face au gouvernement de
Narendra Modi. Les opposants, les
activistes mais aussi les spécialis-
tes du droit jugent qu’elle manque
à ses devoirs. « Durant la période
Modi, la Cour n’a pas réussi à rem-
plir son rôle constitutionnel de
contrôle des excès gouvernemen-
taux, mais elle a également joué les
pom-pom girls pour l’agenda du
gouvernement », écrivait dès 2020
Anuj Bhuwania, professeur à
l’école de droit de l’université de
Jindal, près de New Delhi.
Au cours des dix dernières an-
nées, la plus haute juridiction a
certes rendu des jugements histo-
riques, notamment en 2018 lors-
É DIT ION
2023
Des paramilitaires près d’une effigie de Narendra Modi, dans les rues de Srinagar, au Cachemire, le 11 décembre. TAUSEEF MUSTAFA/AFP
qu’elle a dépénalisé l’homosexua-
lité. En 2017, elle avait aussi inter-
dit le divorce par répudiation
expresse de la femme, autorisé
jusque-là dans la communauté
musulmane. Mais « certains des
jugements progressistes en ma-
tière de genre ont alimenté le pro-
gramme majoritaire » du Bhara-
tiya Janata Party (BJP, Parti du
peuple indien), la formation de
Modi, qui « a cherché à promou-
voir l’idée selon laquelle les musul-
mans seuls sont arriérés et ont
besoin de réformes », estime, dans
un essai, Nandini Sundar, sociolo-
gue à l’université de Delhi.
Dans des affaires hautement
politiques, la Cour a en revanche
refusé de se prononcer. Ainsi,
en 2018, elle n’a pas souhaité
ouvrir une enquête sur les accu-
sations de corruption et de trafic
d’influence qui pesaient sur le
gouvernement au sujet de la
vente, en 2016, par Dassault
Aviation, de 36 Rafale à l’Inde. Elle
n’a pas encore statué sur la consti-
tutionnalité de la loi sur la citoyen-
neté adoptée en 2019, et jugée
Deux Rwandais condamnés pour génocide
Jugés en Belgique, les deux hommes ont pris part au massacre des Tutsi en 1994
bruxelles - correspondant
L a cour d’assises de Bruxel-
les a reconnu deux Rwan-
dais coupables de crimes de
guerre et de crimes de génocide,
vendredi 22 décembre. Séraphin
Twahirwa, 66 ans, a été con-
damné à la détention à perpétuité
et immédiatement arrêté. Pierre
Basabose, 76 ans, atteint de séni-
lité, sera interné.
Les deux hommes étaient des
proches du régime dirigé à l’épo-
que par le président Juvénal
Habyarimana. Le procès a démon-
tré qu’ils étaient au cœur de la ma-
chine génocidaire mise en branle
après l’attentat du 6 avril 1994, qui
avait entraîné la mort de M. Ha-
byarimana et de son homologue
burundais, Cyprien Ntaryamira.
L’avion des deux dirigeants
avait été abattu par un missile à
l’approche de l’aéroport de Kigali.
Cet événement marqua le déclen-
chement du génocide des Tutsi et
le massacre des opposants hutu,
et provoqua de 800 000 à 1 mil-
lion de morts.
Ce procès, le sixième du genre
en Belgique, s’est tenu au titre de
la loi de compétence universelle
pour les crimes de droit interna-
tional commis à l’étranger par des
personnes ayant leur résidence
en Belgique. Pierre Basabose avait
obtenu le statut de réfugié politi-
discriminatoire à l’encontre des
musulmans par l’Organisation
des Nations unies, ni sur la pos-
sibilité pour les donateurs de fi-
nancer un parti politique de ma-
nière anonyme.
Magistrats remerciés
La Cour a rarement donné tort au
gouvernement de Narendra Modi.
En 2019, dans l’un de ses verdicts
les plus emblématiques, elle a
autorisé la construction d’un tem-
ple à la gloire du dieu Ram à Ayod-
hya, une victoire pour le premier
ministre et les nationalistes hin-
dous, qui en avaient fait un sym-
bole et une arme redoutable pour
galvaniser l’électorat de la majo-
rité. Sur ce site disputé, se trouvait
autrefois la mosquée de Babri, dé-
truite à mains nues par une horde
d’extrémistes hindous en 1992.
Cet épisode avait donné lieu à des
émeutes intercommunautaires
causant la mort de plus de trois
mille personnes dans le pays.
« A chaque fois qu’une difficulté
se présente, la Cour semble trouver
une excuse : sur des questions sensi-
que avant une enquête plus ap-
profondie des services de l’immi-
gration ; Séraphin Twahirwa était
en séjour illégal.
Le procès aura, plus que les
précédents, mis en lumière l’im-
portance du viol comme une arme
des génocidaires : Séraphin Twa-
hirwa, alias « Président », « Raïs »
ou « Kihebe » – ce dernier terme si-
gnifiant à la fois « terroriste » et
« sans pitié » –, devait aussi répon-
dre d’au moins une douzaine de
viols. Et c’est la première fois que
certaines victimes étaient con-
frontées à leur agresseur.
Très violent et cruel
Des femmes ont, pour la plupart à
huis clos, livré des récits glaçants
de viols commis devant des en-
fants et des maris avant que les
victimes soient tuées, transper-
cées, parfois enterrées vivantes.
Des témoins ont raconté que Sé-
raphin Twahirwa avait commencé
à violer les femmes des Tutsi con-
sidérés comme des complices du
Front patriotique rwandais, après
une attaque menée de l’Ouganda
par ce parti, en 1990. Pendant le
génocide, selon l’acte d’accusa-
tion, il demandait à des miliciens
Interhamwe, des extrémistes
hutu qu’il dirigeait dans la région
de Kigali, de lui ramener des fem-
mes tutsi. Il viola ainsi une femme
qui était sa collègue avant le géno-
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
La Cour valide la
reprise en main
du Cachemire,
région à majorité
musulmane.
Une victoire pour
les nationalistes
hindous
bles, soit elle valide les décisions du
gouvernement, soit elle refuse d’en-
tendre les affaires », résume Aakar
Patel, à la tête d’Amnesty Interna-
tional India jusqu’en 2019, date à
laquelle l’organisation a fermé ses
bureaux, résultat du « harcèle-
ment » des autorités. « Les juges qui
se montrent en faveur du gouver-
nement se voient offrir une siné-
cure à la fin de leur mandat », ac-
cuse l’activiste. L’ancien président
de la Cour suprême, Ranjan Gogoi,
qui a chapeauté les jugements
d’Ayodhya et de la vente des Rafale,
a ainsi été nommé membre de la
cide, puis la tua de sang-froid lors
du déclenchement de celui-ci.
Fils d’un policier, membre de la
famille de l’épouse du président
Habyarimana, ce qui lui offrit de
puissantes protections, l’accusé a
été décrit comme très violent et
cruel. Un ancien ministre réfugié
en Suisse, James Gasana, a raconté
qu’il avait été contraint à la fuite
par la présidence pour avoir re-
fusé d’interférer dans une procé-
dure judiciaire qui visait M. Twa-
hirwa, soupçonné d’homicide.
Dès le matin du 7 avril 1994, les
miliciens aux ordres de
M. Twahirwa étaient passés à l’ac-
tion. Le frère de son épouse, une
Tutsi, pensait être protégé en re-
groupant sa famille chez un ami
dont le domicile était, sur ordre de
Twahirwa, protégé par les Inter-
hamwe. Ce n’était en fait qu’une
tactique pour rassembler des
Tutsi : trois semaines plus tard « le
Président » débarquait avec des
hommes armés, n’épargnant
même pas les membres de sa fa-
mille. Un témoin a affirmé que
trente personnes avaient été as-
sassinées à cette occasion.
Le gouvernement rwandais ac-
tuel, qui avait émis un mandat
d’arrêt international à l’encontre
de Séraphin Twahirwa – il a quitté
le pays en 1994 et est arrivé en Bel-
gique en 2006 – l’a replacé sur la
liste des principaux génocidaires.
0123
chambre haute du Parlement
en 2020. Abdul Nazeer, le seul ma-
gistrat musulman ayant participé
à la délibération sur Ayodhya, a été
nommé gouverneur de l’Etat de
l’Andhra Pradesh après sa retraite.
Puis, en 2021, quelques mois après
avoir quitté ses fonctions à la Cour
suprême, le juge Arun Mishra s’est
vu nommer à la tête de la Commis-
sion nationale des droits hu-
mains. A contrario, le gouverne-
ment peut bloquer des nomina-
tions de magistrats jugés moins
favorables. Ce fut notamment le
cas pour le juge Akil Kureshi, qui
« avait joué un rôle déterminant
dans des poursuites judiciaires con-
tre Amit Shah, le ministre de l’inté-
rieur et bras droit de Narendra
Modi », rappelle Mme Sundar.
« Au-delà du pouvoir de pression
du gouvernement, l’hindutva a
imprégné l’ensemble de la société
indienne, le judiciaire pense
aujourd’hui en des termes qui sont
compatibles avec cette idéologie
ou, tout du moins, il ne s’en offus-
que pas », regrette Aakar Patel. p
carole dieterich
Pierre Basabose, un ancien mili-
taire devenu membre de la garde
présidentielle puis entrepreneur,
était, lui, un financier du Mouve-
ment républicain national pour le
développement et la démocratie,
le parti présidentiel, et des Inter-
hamwe, auxquels il était accusé
d’avoir livré des armes.
Présenté comme le « supérieur »
de Twahirwa, il était lui aussi mis
en cause pour avoir aidé à la réali-
sation matérielle du génocide. Il
était, par ailleurs, actionnaire de
la Radio-télévision libre des Mille
Collines, surnommée aussi « Ra-
dio-télévision la Mort » ou « Radio
Machette ». La station fut célèbre
pour avoir répandu la haine à
l’égard de la population tutsi et
diffusé des appels au meurtre du-
rant le génocide.
Pierre Basabose avait établi des
listes de personnes à éliminer, or-
donné des attaques à la grenade
et donné l’ordre de creuser des
fosses communes. Son avocat,
qui a plaidé la démence de son
client, a échoué à le faire échapper
aux poursuites. Les psychiatres et
le jury ont estimé que le septua-
génaire était parfaitement cons-
cient au moment des faits. p
jean-pierre stroobants
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0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Les défis de la décarbonation
de la pêche française
La mutation de ce secteur vieillissant s’annonce ardue, entre recherche
de solutions technologiques et changements de pratiques
L
ongtemps exempté de
tout engagement chiffré,
le secteur de la pêche en
France va à son tour de-
voir réduire ses émissions de gaz
à effet de serre. La feuille de route
de décarbonation de la filière ma-
ritime publiée par le gouverne-
ment début 2023 concerne une
flotte française « très hétérogène »,
composée de 4 336 navires de tou-
tes tailles en métropole et 3 438
en outre-mer, dont la moyenne
d’âge est de 31 ans à l’échelle natio-
nale, et répartis dans soixante-
cinq ports de pêche.
Alors que la ressource halieuti-
que est devenue moins abon-
dante, la mutation de ce secteur
vieillissant et hétéroclite s’an-
nonce ardue mais inévitable,
puisque tous les domaines d’acti-
vité économique doivent s’y met-
tre. « Le sujet du renouvellement
de cette flotte et de la transition
vers des énergies bas carbone, plus
chères que le gasoil fossile, est un
véritable enjeu », notent les
auteurs de la feuille de route, sans
toutefois proposer ni agenda ni
programmes, non plus que d’ob-
jectifs quantifiés.
Les armateurs sont eux-mêmes
d’ardents promoteurs d’une dé-
carbonation de leur flotte, ils sou-
haitent se saisir du moment pour
renouveler leurs bateaux, en pas-
sant outre les limitations au sein
de l’Union européenne. La Com-
mission veille en effet à éviter
tout renforcement des capacités
de capture face à la diminution
des stocks marins. « La décarbo-
nation du secteur est devenue le
cheval de Troie des industriels,
pour pérenniser un modèle ayant
mené à la ruine des écosystèmes
marins et des emplois », dénonce
ainsi l’association Bloom.
Lors des Assises économiques
de la mer, à Nantes, le 28 novem-
Lorient veut importer des poissons
par avion depuis le sultanat d’Oman
Le port breton souhaite sécuriser son approvisionnement en produits de la mer
P articiper à la création d’un
port de pêche industriel au
sultanat d’Oman, en im-
porter des tonnes de produits de
la mer par avion-cargo ou par ba-
teau, et ainsi alimenter la criée de
Lorient, dans le Morbihan… L’ini-
tiative de la société d’économie
mixte (SEM) Keroman, détenue à
près de 60 % par Lorient Agglo-
mération et à 4 % par la ville de
Lorient, commence à faire des va-
gues, à l’heure où le président Em-
manuel Macron annonce vouloir
consacrer 700 millions d’euros à
la transition énergétique de la pê-
che française.
En 2021, la SEM a décidé d’inves-
tir dans une société par actions
simplifiées (SAS), baptisée Ker-
Oman, dans un jeu de mots à la
sauce bretonne. Celle-ci participe
au développement d’un ensem-
ble portuaire de 250 hectares à
Duqm, à 500 kilomètres de Mas-
cate, la capitale du sultanat
d’Oman. Le site, cinq fois plus
étendu que celui de Lorient, le
deuxième plus important de
France en tonnage, doit devenir
un pôle halieutique « de dimen-
sion mondiale », capable de traiter
200 000 tonnes de produits de la
mer par an d’ici à cinq ans, doté
d’un dock flottant de 5 000 ton-
nes. Le chantier est estimé à
200 millions d’euros, plus 80 mil-
lions d’euros d’équipements der-
bre, Emmanuel Macron a longue-
ment évoqué sa vision de la tran-
sition du secteur et multiplié les
bonnes nouvelles pour les profes-
sionnels présents. « On va aller au
bout des discussions avec l’Union
européenne, sur la modernisation
on va lui mettre la pression », a-t-il
affirmé. Il a surtout annoncé un
fonds de 700 millions d’euros,
grâce aux taxes générées par
l’installation d’une cinquantaine
de parcs éoliens en mer à l’hori-
zon 2050, afin de moderniser la
flotte. Reste à définir quels projets
pourront en bénéficier.
« Le président de la République a
fixé le cap de la décarbonation,
c’est essentiel, se réjouit Hervé Ber-
ville, secrétaire d’Etat à la mer.
Toutes les crises de la pêche que
nous avons connues ces dernières
années sont liées au prix du carbu-
rant. Il faut arriver à réduire ce
poste, en concevant des navires hy-
brides diesel et électrique, par
exemple. »
Chalut de fond sur la sellette
Ce type d’engin ne sera certes pas
prêt « tout de suite » à naviguer,
mais le secrétaire d’Etat envisage
déjà de premières évolutions
pour les barges conchylicoles,
pour des bateaux artisanaux qui
partent à la journée ou qui dra-
guent la coquille Saint-Jacques.
« Les meilleures technologies
pour accélérer la décarbonation
vont reposer sur une gouver-
nance partagée entre tous les ac-
teurs et sur le Feampa [le Fonds
européen pour les affaires mari-
times, la pêche et l’aquacul-
ture] », expose-t-il.
Pour lui, les leviers de la transi-
tion se déclinent entre des chan-
gements de moteurs, la construc-
tion de navires plus performants
dans leur consommation d’éner-
gie – « avec notamment des pein-
nier cri (installations frigorifi-
ques, usine de transformation,
criée, centre de formation…).
Son fonctionnement sera « di-
rectement inspiré de l’écosystème
maritime lorientais ». L’ensemble
des entreprises locales est donc
invité à « prendre part à cet essor,
quelle que soit sa spécialité, na-
vale, halieutique ou bien agroali-
mentaire », selon la plaquette qui
vante l’affaire à grand renfort de
superlatifs enthousiastes, sur le
site de Lorient Agglomération.
« Bilan énergétique désastreux »
Elle précise que les eaux poisson-
neuses du sultanat s’étendent sur
535 000 kilomètres carrés dans la
mer d’Arabie. Or les installations
de Lorient ont besoin de sécuri-
ser leurs approvisionnements en
produits de la mer. Le chiffre d’af-
faires de la criée est en baisse.
En 2022, 18 109 tonnes ont été dé-
barquées, contre 19 335 en 2021,
tandis qu’environ 80 000 tonnes
étaient transformées sur place.
Le projet Ker-Oman devrait per-
mettre de soutenir son activité
par apport de poissons frais par
avion-cargo.
Les écologistes locaux se disent
« abasourdis » par ce projet. « Con-
ditionnement, chaîne du froid et
transport compris, nous avons cal-
culé que l’empreinte carbone d’un
poisson expédié d’Oman serait dix
Les armateurs
veulent se saisir
du moment
pour renouveler
leurs bateaux
en passant outre
les limitations
tures qui freinent moins la propul-
sion » –, une réflexion sur une ré-
duction de la vitesse et, globale-
ment, des techniques de conduite
plus économes. Hervé Berville
cite enfin les carburants alterna-
tifs à tester, tout en tenant
compte des limites de la bio-
masse disponible, car « il ne fau-
drait pas avoir à l’importer ».
Pour les organisations de dé-
fense de la nature, les solutions à la
décarbonation du secteur ne sont
pas à rechercher du côté d’amélio-
ration de moteur ou de carburant,
elles reposent sur la bonne santé
des océans, qui, en générant des
poissons en abondance, permet-
traient d’alléger considérable-
ment les dépenses énergétiques
des pêcheurs. Pour preuve, le pic
des captures dans le monde date
de 1996, elles n’ont cessé depuis de
baisser, alors que la technologie a
continué de se développer.
Les organisations écologistes
mettent surtout sur la sellette le
chalut de fond. Cet engin – qui re-
présente 38 % du tonnage et 44 %
de la valeur de la pêche en
France – endommage en effet les
mollusques, crustacés, échino-
dermes, vers marins et autre
faune benthique qui nourrissent
les poissons. Il n’est guère sélectif,
rafle des espèces non ciblées sur
son passage, détruit des habitats
et libère du carbone stocké dans
fois supérieure à celui capturé ici,
indique Damien Girard, con-
seiller municipal et conseiller
communautaire de Lorient Ag-
glomération. On entend parler de
centaines de milliers de tonnes im-
portées à terme. C’est une “recar-
bonation” du secteur ! »
Outre ce « bilan énergétique dé-
sastreux », l’élu et son groupe
s’inquiètent pour les popula-
tions et les pêcheurs d’Oman,
dont les ressources halieutiques
vont être exploitées de façon in-
dustrielle. Globalement, ils s’in-
terrogent sur les impacts envi-
ronnementaux de l’opération et
demandent de pouvoir consulter
d’éventuelles études sur cet as-
pect. En vain.
En octobre, une délégation du
sultanat a été reçue en invitée
d’honneur au salon professionnel
international de la pêche Itech-
mer, à Lorient. L’opération com-
mence alors à s’ébruiter et suscite
des réactions. Lors d’une confé-
rence de presse, Olivier Le Nézet,
président de la SEM Keroman, les
qualifie de « tempête dans un verre
d’eau. L’objectif est d’exporter le sa-
voir-faire des entreprises du pays
de Lorient », a-t-il affirmé, selon le
journal Ouest-France.
L’homme est censé parler au
nom des pêcheurs français, puis-
qu’il préside aussi le comité natio-
nal des pêches et de l’aquaculture,
les sédiments. Enfin, lourd à trac-
ter, ce type de filet lesté revient
très cher en carburant.
Or il ne grève pas seulement les
comptes d’exploitation des pê-
cheurs, il pèse aussi sur les finan-
ces publiques appelées à la res-
cousse. Le secteur s’est ainsi
tourné vers le gouvernement
lorsque les prix des hydrocarbu-
res ont explosé avec la guerre en
Ukraine. Plusieurs fois renouve-
lée, une aide de 20 centimes par
litre de gasoil va être prolongée
jusqu’en juin 2024, a promis
Emmanuel Macron à Nantes. Un
effort concédé au nom de la « sou-
veraineté alimentaire », selon le
chef de l’Etat, mais aussi une ani-
croche sur la trajectoire de décar-
bonation.
Hydrogène, biocarburants, bat-
teries électriques à la place des
soutes à poissons : les réponses
technologiques esquissées dessi-
nent une pêche du futur loin de
celle envisagée par Didier Gas-
cuel, professeur à l’Institut Agro
Rennes-Angers, où il dirige le pôle
halieutique, mer et littoral. Pour
lui, il faut impérativement déve-
lopper des solutions plus respec-
tueuses des écosystèmes marins.
Il ne manque pas d’exemples :
la capture des langoustines au
casier, comme en Islande, la ré-
colte des coquilles Saint-Jacques
en plongée sous-marine, comme
certains le pratiquent dans le
Finistère, plutôt qu’à la drague
destructive, la pêche de la morue
à la ligne – « plus compliquée
mais on l’a bien fait pendant des
siècles… ». Il serait très simple de
doubler les quantités de pois-
sons dans la mer, selon lui : il suf-
firait d’augmenter la taille des fi-
lets pour cesser d’attraper les ju-
véniles afin de les laisser se re-
produire. p
martine valo
le comité régional des pêches de
Bretagne, ainsi que le comité dé-
partemental du Morbihan. Deux
autres actionnaires, privés, sont
présents à ses côtés : l’ancien vice-
président de l’agglomération
chargé de l’économie, Freddie Fol-
lezou, qui a démissionné de ses
fonctions électives en jan-
vier 2023, puis est entré au capital
de la SAS Ker-Oman ; ainsi que
Maurice Benoish, qui a présidé la
SEM Keroman pendant vingt-
deux ans. Tout comme Olivier Le
Nézet, il n’a pas répondu aux solli-
citations du Monde.
« Nous avons compris en octobre
que le projet avait changé de na-
ture. Il ne s’agit plus seulement de
partager notre savoir-faire avec
Oman, témoigne Damien Girard.
Le conseil communautaire a auto-
risé la SEM à prendre des parts
dans Ker-Oman, il lui a accordé
une avance remboursable de
250 000 euros puis une autre de
225 000 euros. » Agacés de ne pas
obtenir de réponses à leurs ques-
tions, les écologistes organisent
un débat le 12 janvier 2024 en pré-
sence, entre autres, d’un ancien
dirigeant des Pêcheries d’Oman.
Ils demandent à la collectivité lo-
cale de se désengager de « ce pro-
jet, mortifère pour la planète, les
Omanais.es, nos pêcheurs, notre
territoire… » p
m. v.
planète | 7
La protection des
dauphins renforcée dans
le golfe de Gascogne
Le Conseil d’Etat a suspendu les dérogations
à l’interdiction de la pêche hivernale
U n rappel à l’ordre pour le
gouvernement, une
bonne nouvelle pour les
dauphins. Vendredi 22 décembre,
le Conseil d’Etat a suspendu les
dérogations à la fermeture de la
pêche dans le golfe de Gascogne,
qui doit s’imposer pour la pre-
mière fois à tous les bateaux de
8 mètres et plus en 2024, entre le
22 janvier et le 20 février. La plu-
part des professionnels pensaient
pouvoir échapper à l’arrêt de leur
activité cet hiver, grâce à toute
une série d’exemptions qui leur
avaient été concédées par le gou-
vernement soucieux de protéger
l’économie du secteur. Ils ont
reçu une douche froide.
« C’est une grande victoire », s’est
aussitôt félicité Philippe Garcia,
président de Défense des milieux
aquatiques, l’une des quatre asso-
ciations qui avaient saisi la haute
juridiction administrative en ré-
féré, avec France Nature Environ-
nement (FNE) et Sea Shepherd
d’une part, et la Ligue pour la pro-
tection des oiseaux d’autre part,
dans le cadre de deux procédures
parallèles.
« Cette suspension va rendre ser-
vice à l’Etat, car elle va permettre
de démontrer que, même en arrê-
tant la pêche durant un mois, les
échouages massifs de cétacés vont
se poursuivre tant que l’on n’inter-
dira pas la pêche plus longtemps »,
affirme ce militant, qui a juste-
ment découvert vendredi les res-
tes d’un grand dauphin sur la
plage des Bourdaines, à Sei-
gnosse, dans les Landes. Il estime
que le milieu de la pêche en
France va maintenant pouvoir
« entrer dans l’âge de raison » :
« Les pêcheurs vont progressive-
ment comprendre qu’en pêchant
moins on pêche mieux. Avec un
mois d’arrêt d’activité, les poissons
vont avoir le temps de grossir et de
se multiplier », assure-t-il.
Une hécatombe
C’est sur ordre du Conseil d’Etat
que le secrétariat d’Etat chargé de
la mer, Hervé Berville, dans un ar-
rêté publié le 24 octobre, avait pris
cette disposition inédite, dans le
but de « limiter les décès acciden-
tels de dauphins et marsouins ».
Une hécatombe, en vérité. Depuis
maintenant sept ans, des centai-
nes de cadavres arrivent sur la
côte atlantique française, avec
souvent des marques d’engins de
pêche sur le corps. L’hiver 2022-
2023, l’opinion publique s’en était
émue après que l’observatoire Pe-
lagis de La Rochelle avait recensé
près de 1 500 animaux morts sur
le littoral.
Selon le Conseil international
pour l’exploration de la mer
(CIEM), environ 9 000 dauphins
communs meurent chaque an-
née par capture accidentelle sur la
façade atlantique française, la
plupart coulant au fond de
l’océan. Il s’agit d’espèces proté-
gées, des dauphins communs
dans 80 % à 90 % des cas, mais
également des grands dauphins
et des petits cétacés variés, tels
que des marsouins. Du Pays bas-
que à la pointe de la Bretagne, le
phénomène tend à s’aggraver
puisque les derniers « sinistres
Près de
9 000 dauphins
meurent
chaque année
par capture
accidentelle
sur la façade
atlantique
française
« Il reste
un contentieux
sur le fond
du dossier,
à savoir la durée
de fermeture
de la pêche »
ROMAIN ÉCORCHARD
juriste à France Nature
Environnement
records », pour reprendre un qua-
lificatif employé par le CNRS,
s’étaient établis entre 1 000 et
1 200 carcasses lors des hivers
2018-2019 et 2019-2020.
Selon le Conseil d’Etat, les déro-
gations étaient « trop importan-
tes » pour que la mesure ait « une
chance de réduire la mortalité des
petits cétacés à un niveau soute-
nable » dès 2024. Grâce à ces déro-
gations, a estimé le juge des réfé-
rés du Conseil, « un grand nombre
de navires » allait effectivement
échapper à l’interdiction de pê-
che de quatre semaines. Or, cette
période étant plus courte que la
saison considérée « à risque fort »
– du 15 janvier au 31 mars –, les
scientifiques consultés par les
magistrats du Palais-Royal ont
considéré que « l’ensemble des ac-
tivités à risque » devaient être
concernées par l’arrêté gouverne-
mental. En outre, les dérogations
ne se justifiaient « ni par leur ca-
ractère incitatif, ni par des con-
traintes de mise en œuvre », a ob-
servé le Conseil d’Etat.
Autre décision importante, ce
dernier a ordonné vendredi de ra-
mener dans le champ d’applica-
tion de l’arrêté gouvernemental
d’octobre les sennes pélagiques.
Ces filets utilisés en surface pour
encercler les bancs de poissons
sont des engins à risque et ont été
« à l’origine d’un nombre impor-
tant de captures accidentelles de
dauphins dans le golfe de Gasco-
gne entre 2019 et 2021, selon un
rapport du CIEM », a-t-il fait valoir.
Enfin, le juge des référés a réta-
bli l’expérimentation coercitive
des dispositifs de dissuasion
acoustique accompagnés de ca-
méras embarquées permettant
d’éloigner les cétacés. L’arrêté
gouvernemental l’avait abrogée,
en prévoyant à la place un dispo-
sitif uniquement incitatif per-
mettant qu’en échange de l’em-
ploi de caméras les navires utili-
sant des filets maillants et emmê-
lant, les fileyeurs, puissent
échapper à l’interdiction de pê-
che. Cette dérogation ayant été
suspendue comme toutes les
autres, l’expérimentation du dis-
positif en question est rétablie
dans sa forme coercitive.
« Tout ceci est satisfaisant mais
ne constitue qu’une étape », fait re-
marquer Romain Ecorchard, ju-
riste chez FNE. « Il reste un conten-
tieux sur le fond du dossier, à sa-
voir la durée de fermeture de la pê-
che qu’il faudrait porter à trois
mois à partir de 2025 », précise-t-il.
D’après les calculs de son associa-
tion, cela permettrait d’obtenir
44 % de pertes de cétacés en
moins, contre 17 % si l’interdic-
tion ne dure qu’un mois.
En conclusion de sa décision, le
Conseil d’Etat rappelle, à l’adresse
des marins-pêcheurs, que le gou-
vernement a prévu « dès l’ori-
gine » d’indemniser les consé-
quences à venir de l’interdiction
de pêche pour les entreprises con-
cernées. Il souligne également
que les navires de moins de 8 mè-
tres demeurent exonérés de l’in-
terdiction, de même que l’utilisa-
tion des sennes danoises, des fi-
lets halés sur le fond de la mer. p
guillaume delacroix
8|
FRANCE
Macron au défi des révisions constitutionnelles
L’impasse menace dans les discussions sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie et sur le dégel du corps électoral
L
e temps manque désor-
mais clairement pour
aboutir à un accord politi-
que sur un nouveau sta-
tut de la Nouvelle-Calédonie dans
le calendrier souhaité par le gou-
vernement, c’est-à-dire en fin
d’année. L’Etat espérait un projet
institutionnel avant le 31 décem-
bre, en vue d’une révision consti-
tutionnelle en mars 2024, et, s’il
ne parvenait pas à un consensus,
menaçait de déposer au moins un
projet de loi organique sur un
point qu’il juge urgent : l’élargis-
sement du corps électoral calédo-
nien, pour les élections provincia-
les de 2024. De celles-ci découlent
la formation du Congrès, le Parle-
ment local – aujourd’hui à courte
majorité indépendantiste et dont
le mandat arrive à expiration en
mai –, comme celle du gouverne-
ment, présidé par l’indépendan-
tiste Louis Mapou.
Le sujet est très sensible, car il a
été placé, depuis les accords de
Matignon, en 1988, et surtout de
Nouméa, en 1998, au cœur du sub-
til équilibre auquel sont parvenus
indépendantistes et loyalistes
dans les institutions calédonien-
nes. Le corps électoral restreint du
territoire avait été défini en 2007,
sous la présidence de Jacques Chi-
rac – malgré l’opposition d’une
partie de la droite, au Congrès de
Versailles –, puis gelé. Une déroga-
tion au suffrage universel validée
dans le cadre de la Constitution
française, au titre XIII, nommé
« Dispositions transitoires sur la
Nouvelle-Calédonie » : ce titre
était, selon le spécialiste du droit
constitutionnel Guy Carcas-
sonne, « la matrice de la Constitu-
tion d’un Etat en devenir ».
Sur le plan juridique, la ques-
tion du dégel du corps électoral
« se pose, au regard de la jurispru-
dence de la Cour européenne des
droits de l’homme et des pactes
des Nations unies relatifs aux
droits civils et politiques », expli-
que Jean-François Merle, ancien
conseiller du premier ministre de
Le Conseil d’Etat
préconise
une révision,
alors que le
gouvernement
souhaite une loi
organique
François Mitterrand Michel Ro-
card (1988-1991) sur le dossier. Pri-
vés de droit de vote, quelque
20 000 électeurs – y compris des
enfants et petits-enfants de per-
sonnes nées en Nouvelle-Calédo-
nie – seraient ainsi appelés à par-
ticiper au scrutin de 2024. L’enjeu
politique vient du fait que « le
Congrès et les assemblées provin-
ciales restent des éléments cen-
traux du processus d’autodétermi-
nation » ouvert par les derniers
grands accords politiques.
Solution risquée juridiquement
Le Conseil d’Etat a examiné une
demande d’avis du gouverne-
ment sur le sujet, jeudi 7 décem-
bre, en assemblée générale. Le su-
jet n’avait pas été publié à l’ordre
du jour et l’avis a été rendu le
9 décembre dans le plus grand se-
cret – des précautions rares. La
haute juridiction administrative
a, selon nos informations, indi-
qué qu’une révision constitu-
tionnelle est la voie à suivre. La
première ministre doit commu-
niquer mardi 26 sur le sujet.
La séance du 7 décembre a sus-
cité de vifs débats, selon plusieurs
sources, en raison de la forte pres-
sion du gouvernement pour pas-
ser par la loi organique. La solu-
tion, très risquée juridiquement,
peut toujours être tentée. Sous ré-
serve d’éventuels recours, elle
permettrait, en l’absence de ma-
jorité claire au Parlement, de tenir
le scrutin calédonien de 2024.
Mais aussi de se passer des 200
députés et sénateurs Les Républi-
cains (LR) et des 91 issus du Ras-
semblement national nécessaires
pour obtenir la révision constitu-
tionnelle, avec la majorité des
trois cinquièmes au Congrès réu-
nissant l’Assemblée nationale et
le Sénat. L’exécutif argue qu’une
loi organique ne constituerait pas
un passage en force, puisque le
but est de pouvoir tenir un ren-
dez-vous démocratique – le scru-
tin provincial.
Le ministre de l’intérieur et des
outre-mer, Gérald Darmanin,
s’était engagé à rendre public cet
avis, qui ne lui facilite pas une tâ-
che déjà bien compliquée. Car au-
delà de la question du corps élec-
toral, l’écriture du nouveau projet
de statut de la Nouvelle-Calédo-
nie qu’il est chargé de piloter s’en-
lise. L’Union calédonienne (UC),
principal parti du Front de libéra-
tion nationale kanak et socialiste,
refuse toujours la négociation à
laquelle participent les autres in-
dépendantistes.
Les discussions engagées de-
puis octobre 2022 doivent définir
la suite de l’accord de Nouméa,
qui a reconnu l’identité kanak et
installé les nouvelles institutions
locales. Initialement prévu pour
vingt ans, l’accord constitution-
nalisé de 1998 soulève un autre
débat : tombe-t-il après les trois
référendums prévus sur la
« pleine souveraineté » de 2018,
2020 et 2021, qui ont rejeté l’indé-
pendance mais ne sont pas accep-
tés par les indépendantistes ?
C’est la position des loyalistes,
soucieux d’en finir avec l’incerti-
tude. Les indépendantistes sont
d’un avis contraire, conseillés par
l’universitaire calédonien Ma-
thias Chauchat. Selon lui, « les
élections provinciales peuvent se
tenir sans difficulté en 2024 avec le
corps électoral actuel ».
Dans leur rapport de
juillet 2022, les sénateurs Fran-
çois-Noël Buffet (LR, Rhône), Phi-
lippe Bas (LR, Manche), Jean-
Pierre Sueur (Parti socialiste, Loi-
ret) et Hervé Marseille (Union
centriste, Hauts-de-Seine) ont
rappelé le consensus des juristes :
le statut existant continue à s’ap-
pliquer tant que la Constitution
n’a pas été révisée. « Pour éviter
un vide juridique, ce point a même
été prévu », soulignent-ils. L’ac-
cord de Nouméa dispose en ef-
fet que « tant que les consulta-
tions n’auront pas abouti à la nou-
velle organisation politique pro-
posée, l’organisation politique
mise en place restera en vigueur, à
son dernier stade d’évolution, sans
possibilité de retour en arrière,
cette “irréversibilité” étant consti-
tutionnellement garantie ».
« Urgence d’un accord politique »
« Le gouvernement a donné l’im-
pression de beaucoup hésiter sur la
voie juridique à suivre », note Fer-
dinand Mélin-Soucramanien,
professeur de droit public à l’uni-
versité de Bordeaux. « A présent,
juridiquement, le vecteur le plus
sûr est celui de deux révisions
consécutives », l’une sur le corps
électoral, l’autre sur le projet de
statut, estime ce spécialiste du
dossier. Ne pas les tenter serait
« une remise en cause majeure de
tout ce qui a construit la paix civile
depuis 1988 et permis, malgré tous
les désaccords, aux Calédoniens
d’avancer ensemble », ajoute Jean-
François Merle.
Emmanuel Macron a annoncé
une révision constitutionnelle
spécifique pour la Nouvelle-Calé-
donie – le Congrès à Versailles, an-
noncé le 5 mars 2024 pour ins-
crire l’interruption volontaire de
grossesse dans la Constitution,
sera-t-il convoqué plusieurs fois ?
« Le Parlement ne fera pas de la
Nouvelle-Calédonie un sujet de ba-
taille politique nationale », espère
le sénateur LR du territoire Geor-
ges Naturel. Mais selon lui, « les
élus ne s’engageront au Congrès
dans un vote aux trois cinquièmes
que si émerge un consensus en
Nouvelle-Calédonie ».
Il sera donc objectivement diffi-
cile, pour le président de la Répu-
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
blique, Emmanuel Macron, d’ob-
tenir une majorité sur une « petite
révision » sur le corps électoral,
basée sur un texte gouvernemen-
tal qui ne sera pas cosigné par les
partis calédoniens engagés dans
les négociations politiques.
D’autres questions restent
ouvertes. Les élections calédo-
niennes pourront-elles être déca-
lées jusqu’à fin 2024 ou début
2025 ? Si l’objectif d’un accord po-
litique global demeure, sera-t-il
repoussé d’autant ? Faute d’ac-
cord avec l’UC, prendra-t-on le ris-
que d’un accord simplement ma-
joritaire ? L’UC n’a guère intérêt à
un « petit accord », juge M. Merle,
« car quelle garantie aura-t-elle
qu’un autre accord suivra, avec les
contreparties exigées sur la trajec-
toire d’émancipation complète de
la Nouvelle-Calédonie ? ».
Le document de travail mis sur
la table par l’Etat en septembre en
était à sa quatrième version, le
24 novembre, et loin d’être
abouti. Le texte comporte des ac-
cords – sur la définition de la ci-
toyenneté calédonienne, avec
une condition de résidence de dix
ans, par exemple, ou sur le déve-
loppement des « lois du pays ».
Mais demeurent d’importants
points de divergence. Sur la re-
composition du Parlement local
au profit de la province Sud, la
plus peuplée et… la plus loyaliste.
Ou sur les modalités de déclen-
chement du prochain scrutin
d’autodétermination – ce droit
« Quand le
gouvernement
tord le bras
des Calédoniens,
cela finit
toujours mal »
FERDINAND MÉLIN-
SOUCRAMANIEN
professeur de droit public
0123
Emmanuel
Macron,
en visite
à Nouméa,
le 26 juillet.
LUDOVIC MARIN/AFP
reste ouvert malgré les référen-
dums de 2018, 2020 et 2021.
Les quinquennats d’Emmanuel
Macron seront ceux des rendez-
vous de la Nouvelle-Calédonie
avec son destin, assure l’Elysée. Le
président de la République a af-
firmé, en juillet à Nouméa, sa vo-
lonté d’avancer pour un avenir du
territoire « dans la République ».
Reste que passer en force serait
un saut dans le vide. En 1985, le
projet de statut qu’Edgard Pisani,
alors haut-commissaire de la Ré-
publique en Nouvelle-Calédonie,
avait tenté d’imposer avait été re-
jeté. Avant de jouer un rôle dans
l’émergence des violences qui al-
laient déchirer les Calédoniens
jusqu’aux accords de Matignon.
« Quand le gouvernement tord le
bras des Calédoniens, cela finit
toujours mal », rappelle M. Mélin-
Soucramanien.
Le pourrissement n’apparaît pas
une meilleure option. Priver des
personnes du vote pendant plus
de vingt-cinq ans n’est pas raison-
nable, analysent les juristes. Jouer
la montre, comme le fait l’Union
calédonienne, n’est pas davantage
responsable en raison de la situa-
tion économique du territoire : la
crise aiguë du secteur du nickel,
au bord de la faillite, menace tout
l’équilibre social calédonien.
Aussi le Sénat a-t-il rappelé, en
juillet 2022, « l’urgence d’un ac-
cord politique », la seule vraie op-
tion. Mais après la séquence quali-
fiée de « constructive » par toutes
les parties invitées en juillet à Pa-
ris, les ministres se sont cassé le
nez, fin novembre à Nouméa – Gé-
rald Darmanin sur le volet institu-
tionnel, Bruno Le Maire, ministre
de l’économie, sur le dossier du
nickel. Nouvelle difficulté, le pré-
fet Rémi Bastille, artisan de l’om-
bre des discussions politiques de-
puis des mois, appelé au cabinet
de Darmanin en septembre, de-
vrait, selon nos informations,
quitter bientôt la Place Beauvau
pour une préfecture. p
nathalie guibert
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Elisabeth Borne,
« Mme Devoir
accompli »
Pour exécuter la volonté du chef
de l’Etat, la première ministre est
parvenue à faire « avaler » un texte
« immigration » négocié avec la droite
U
n parfum de revanche
plane sur Matignon.
Ce mercredi 13 décem-
bre, la première mi-
nistre, Elisabeth Borne, presque
flattée d’imaginer réussir là où
son ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, vient d’échouer, a
convié les cadres des Républi-
cains (LR). L’avant-veille, le vote
d’une motion de rejet a bloqué
l’examen à l’Assemblée nationale
du projet de loi « immigration ».
Le locataire de la place Beauvau,
qui se présentait comme un as de
la politique, a un genou à terre.
Voici Elisabeth Borne revenue au
cœur du jeu politique. Elle, la
« techno besogneuse », aux dires
de ses contempteurs, qui a passé
les trois derniers mois, telle une
mater dolorosa, à enchaîner
les 49.3 pour faire adopter sans
vote les budgets. Mais la tâche est
ardue : il s’agit de trouver un com-
promis avec la droite, prompte à
toutes les surenchères sur la
question migratoire, sans bra-
quer l’aile gauche de sa majorité.
Devant l’assistance, elle appa-
raît ennuyée d’hériter du dossier,
qu’elle trouve mal emmanché,
mais déterminée à exécuter la vo-
lonté du chef de l’Etat. L’exercice
est d’autant plus périlleux qu’il
faut partir de la copie issue du
Sénat, qualifiée par le président
de la commission des lois à l’As-
semblée, Sacha Houlié, de « mu-
sée des horreurs ». L’aide médicale
d’Etat a vocation à être suppri-
mée, l’automaticité du droit du
sol est remise en question, la dé-
chéance de nationalité est éten-
due, la notion de préférence na-
tionale, chérie par l’extrême
droite, est introduite pour le ver-
sement d’allocations sociales…
« On veut le texte du Sénat », as-
sène le président de LR, Eric Ciotti.
« On va prendre le texte du Sénat à
98 % », opine l’ancienne préfète.
Mais, ajoute-t-elle, « il y a quelques
irritants qu’on ne va pas pouvoir
faire avaler à la majorité ». Olivier
Marleix, à la tête des députés LR,
Le recadrage d’un militant, symptôme des problèmes au sein de LFI
Un « insoumis » affirme ne pas avoir eu « droit à la parole » lors d’une assemblée, illustrant l’incapacité du mouvement à débattre en interne
C’ est une histoire indivi-
duelle, qui illustre de
manière concrète un
problème plus global : la difficulté
de La France insoumise (LFI) à ins-
taurer une vraie démocratie in-
terne. Le récit de Gurvan, un nom
d’emprunt (l’anonymat nous a été
requis), un militant « insoumis »
d’Ille-et-Vilaine, tiré au sort pour
représenter son département lors
de l’assemblée représentative du
mouvement fondé par Jean-Luc
Mélenchon, qui s’est tenue sa-
medi 16 décembre, à Paris, met en
lumière l’incapacité de LFI à faire
vivre le débat en son sein.
Alors qu’il souhaitait interpeller
la direction de son parti pour
réclamer un fonctionnement
moins centralisé, ce militant dit
avoir subi un recadrage en règle,
dans le récit qu’il a fait dans un
compte rendu et des discussions
avec ses « camarades », dont Le
Monde a pris connaissance.
savoure le pragmatisme d’une
« pure technicienne », qui, contrai-
rement à Gérald Darmanin, « n’es-
saie pas de vous rouler ». « Elle a
compris le rapport de force sans fi-
nasser », salue Annie Genevard, se-
crétaire générale des Républicains.
Elisabeth Borne, ancienne
conseillère au cabinet de Lionel
Jospin à Matignon (1997-2002) et
directrice de cabinet de Ségolène
Royal au ministère de l’écologie
(2014-2015), propulsée à la tête du
gouvernement en mai 2022 pour
féminiser et colorer d’une nuance
de gauche le second quinquennat
d’Emmanuel Macron, n’aura eu
aucun état d’âme à faire « avaler »
ce texte au camp présidentiel,
voté à l’Assemblée, le 19 décembre.
« Grande commis de l’Etat »
Certes, une soixantaine d’élus Re-
naissance, MoDem ou Horizons
ont refusé de donner leur voix. Le
malaise s’est aussi installé dans
les ministères provoquant la dé-
mission (acceptée) du locataire de
l’Avenue de Ségur, Aurélien Rous-
seau, et celle (refusée) de la minis-
tre de l’enseignement supérieur,
Sylvie Retailleau. Ceux qui n’ont
pas osé partir, telle la ministre de
la culture, Rima Abdul Malak, ont
fait part de leur gêne envers une
loi qui « heurte » leurs convic-
tions. Le porte-parole du gouver-
nement, Olivier Véran, a lui tenu à
lire, en préambule du compte
rendu du conseil des ministres,
mercredi, un texte écrit de sa
main, pour rappeler aux étran-
gers : « Vous avez votre place dans
la société française. »
Pourtant, Elisabeth Borne mar-
tèle au micro de France Inter, mer-
credi 20 décembre, qu’« il n’y a pas
de crise dans la majorité ! ». Ebran-
lée ? « J’ai le sentiment du devoir ac-
compli », balaie-t-elle. Que Marine
Le Pen revendique la « victoire
idéologique » du Rassemblement
national (RN) est une manœuvre
de « garçon de bain », ajoute-t-elle,
empruntant l’expression désuète
au président de la République. Au
Ce dernier avait dans son sac un
texte discuté et amendé par les mi-
litants rennais et des alentours.
Son titre : « Repenser La France in-
soumise, prendre soin du mouve-
ment, à Rennes et à Paris. » Parmi
les revendications : indépendance
financière des groupes locaux, ins-
tauration d’un mécanisme d’ad-
hésion à LFI aujourd’hui inexis-
tant, demande de pluralisme,
d’ouverture… Des doléances fré-
quentes au sein du mouvement,
mais qui semblent n’infléchir en
rien l’attitude de la direction.
Son témoignage précise la cho-
régraphie millimétrée d’une « as-
semblée » qui laisse peu de place à
une parole spontanée. Un quart
d’heure seulement est consacré
aux « remontées des boucles dé-
partementales », et les militants
sont installés par petits groupes,
pour des « discussions en table »,
excluant un auditoire plus large.
Le militant breton décide malgré
La première ministre, Elisabeth Borne, à l’Assemblée nationale, le 19 décembre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
« C’est un soldat,
ou plutôt
un général,
dans ce genre
de situation »
OLIVIER VÉRAN
porte-parole
du gouvernement
sein de son cabinet, certains res-
tent stupéfaits par ce qu’ils assi-
milent à un déni.
« Elisabeth Borne, c’est un soldat,
ou plutôt un général, dans ce
genre de situation », commente
Olivier Véran. Depuis le banc du
Palais-Bourbon, l’ancien ministre
de la santé avait, quelques heures
avant le scrutin, fait part à la
première ministre de son embar-
ras sur le texte. « Explique-moi,
qu’est-ce qui ne te va pas ? », l’inter-
pelle Elisabeth Borne, arguant sur
le sujet polémique de la préfé-
rence nationale que, avant elle,
deux hommes de gauche, Michel
Rocard et François Hollande,
avaient déjà imposé un délai pour
verser le RMI (revenu minimum
d’insertion, devenu le RSA) et la
prime d’activité aux étrangers.
« Sa culture est celle d’une
grande commis de l’Etat, elle ac-
complit son devoir, c’est une forme
de noblesse », souligne Gilles
Le Gendre, député Renaissance de
Paris, qui avait prévenu très tôt la
locataire de Matignon qu’il n’ap-
tout de demander la parole pour
s’adresser à la salle, après le dis-
cours de Sarah Legrain, députée de
Paris, chargée de la vie du mouve-
ment. On l’aperçoit debout, la
main en l’air, sur la vidéo de l’évé-
nement : sur l’estrade, le député du
Rhône Gabriel Amard enchaîne
avec un discours et balaie de la
main cette tentative inopportune.
« Elle me désigne ma chaise »
Un membre du service d’ordre de-
mande alors au militant de se ras-
seoir. Ce dernier insiste, Sarah Le-
grain vient le voir. « J’essaye de dé-
tendre l’atmosphère en indiquant
(…) que ce serait la misère si je n’arri-
vais pas à lire ce texte car nous sou-
haitons vraiment le porter à la
connaissance de nos camarades »,
raconte-t-il. Avant de poursuivre :
« Sarah Legrain me répond que
“ma boucle départementale n’a pas
à me demander de prendre la pa-
role à l’assemblée”, que ma requête
prouverait pas le texte. Bien sûr, il
ne s’agissait pas de « voter les
pleins pouvoirs à Pétain », recon-
naît-il, mais tout cela réinstallait
des idées de l’extrême droite.
Lorsqu’elle entre à Matignon,
dans la foulée des anciens LR
Edouard Philippe et Jean Castex,
Elisabeth Borne revendique être
« une femme de gauche ». Mais,
lors des pourparlers, « le seul sujet
qu’elle voulait régler, c’était cette
histoire de Cerfa [formulaire admi-
nistratif] d’autorisation de travail
donné par l’employeur aux étran-
gers », constate Olivier Marleix,
moquant les députés macronistes
qui ont « eu leurs vapeurs quand le
RN a dit qu’il votait le texte », dans
la matinée du 19 décembre.
Dès le 23 octobre, lors d’un dîner
avec Bruno Retailleau, chef de file
des sénateurs LR au Palais du
Luxembourg, la première minis-
tre admet qu’elle n’est pas atta-
chée à l’article 3. Ce dispositif, qui
prévoyait, dans la première ver-
sion du projet de loi la régularisa-
tion des travailleurs sans papiers
dans les métiers en tension, est
alors un totem pour l’aile gauche
de la majorité. « Elle m’a dit que cet
article n’était pas sa demande. Elle
préférait le droit discrétionnaire
d’un préfet plutôt qu’un droit
automatique. Comme nous ! », se
souvient le sénateur vendéen.
Exécutant les décisions du chef
de l’Etat, qui redoute plus que tout
d’être condamné à l’immobilisme
en cas de rejet du texte, la haute
fonctionnaire relègue au second
“détruit notre organisation collec-
tive” et que j’essaye de “prendre en
otage l’assemblée”. » La responsa-
ble finit par lui dire qu’il serait
« antidémocratique » de lui accor-
der cinq minutes à lui et pas aux
autres. « Je lui demande donc de me
confirmer qu’elle ne me donne pas
droit à la parole. Elle me répond
que j’ai droit à la parole, mais sur
ma table, en désignant ma chaise. »
Le militant se rassoit. Plus tard,
un membre du service d’ordre
s’installe à sa table, pour le « sur-
veiller », l’entend-il dire. L’après-
midi, Jean-Luc Mélenchon arrive
et évoque « certains “insoumis” ja-
mais contents, qui réclament plus
de démocratie interne », des
« pleurnichards » qui alimentent,
selon lui, une cabale médiatique
anti-LFI. Une militante présente
confirme l’intervention du ser-
vice d’ordre et ce discours de
M. Mélenchon, qu’elle a trouvé
« gênant » : « C’est comme s’il avait
plan l’émotionnel. Aurélien Rous-
seau, embarrassé, lui a témoigné
ses velléités de partir ? « C’est un
non-sujet », cingle-t-elle sur France
Inter, puisque la démission du mi-
nistre de la santé n’est alors pas
encore effective. La même atti-
tude clinique glace les ministres
sortants lorsqu’elle orchestre le
remaniement de juillet 2022.
« Critiques injustes »
« Je pense que tu as compris qu’on
ne peut plus continuer ensemble »,
lâche-t-elle alors, par téléphone, à
François Braun. « Non, je n’avais
pas compris », lui oppose, taquin,
le ministre de la santé, sans empê-
cher la cheffe du gouvernement
de finir son propos lui expliquant
qu’il faut maintenant des « co-
gneurs » à la tête des ministères.
L’ancien urgentiste a le désagréa-
ble sentiment d’avoir au bout du
fil quelqu’un qui lit un texte. Et dé-
couvre que le même couplet, à la
virgule près, est récité au ministre
des solidarités, Jean-Christophe
Combe, et au ministre de l’éduca-
tion nationale, Pap Ndiaye.
La polytechnicienne s’est-elle,
un seul instant, inquiétée des ré-
percussions à long terme de cette
loi ? N’a-t-elle pas frissonné
quand les départements de gau-
che ont annoncé, les uns après les
autres, refuser d’appliquer le vo-
let du texte concernant l’alloca-
tion personnalisée d’autonomie ?
A ceux qui l’accusent d’être allée
trop loin dans les concessions à la
droite, Elisabeth Borne répète que
voulu tuer dans l’œuf toute velléité
de critique… », dit-elle.
A la fin de la journée se tient un
vote à main levée sur les deux
textes d’orientation discutés, l’un
sur le bilan d’activité, l’autre sur la
stratégie à venir. Le militant ren-
nais est le seul à voter contre la
feuille de route stratégique pour
2024. Sollicitée, Mme Legrain dé-
fend une « méthode prévue pour
que tout le monde puisse parler »
et note qu’un « vote en ligne sur
Mélenchon
évoque des
« pleurnichards »
qui alimentent
une cabale
médiatique
anti-LFI
france | 9
tout cela « est de la faute de la Nu-
pes », les députés de gauche, qui
ont voté, avec les LR et le RN, la
motion de rejet.
Elle juge s’être battue avec les ar-
mes dont elle disposait pour
composer avec son aile gauche
incommodée et son aile droite
mordante qui, à l’image du dé-
puté du Bas-Rhin Charles Sitzen-
stuhl, fustige les « bien-pensants
du canal Saint-Martin ». Devant
les ministres, réunis, le 20 décem-
bre, pour un dîner de Noël, elle
confie trouver les « critiques injus-
tes ». « Personne n’est à sa place.
Personne n’a fait le boulot qu’elle a
fait, soupire son entourage. Elle a,
par-dessus tout, le sens de l’intérêt
général et une loyauté très forte au
président. Ça ne l’empêche pas de
se poser des questions. »
Mme Borne, dont l’héroïne préfé-
rée est, aux dires de Bérengère
Bonte, autrice d’Elisabeth Borne,
la secrète (L’Archipel, 240 pages,
21 euros), Elastigirl, soit Mme In-
destructible, sait que sa dévotion
à M. Macron ne sera peut-être pas
récompensée. A l’heure où le chef
de l’Etat cherche à relancer un
quinquennat qui n’a jamais tout à
fait démarré, la première ministre
pourrait faire les frais du grand
« mouvement » qui, dit-on à l’Ely-
sée, se prépare pour janvier. « Ça
va défourailler », pronostique le
député Karl Olive, proche du pré-
sident. Si tel était le cas, Mme Borne
partirait en ayant le sentiment du
« devoir accompli ». p
claire gatinois
chacun des deux textes permet à
tous les “insoumis” de s’exprimer ».
Mais, contrairement à ce que
prétend la direction de LFI, les
« pleurnichards » sont de moins
en moins minoritaires. Le mili-
tant breton a reçu en direct des
messages d’encouragement des
« camarades » de son départe-
ment. « C’est intolérable que LFI
dénie à tout un département le
droit de s’exprimer ! », lui lance un
collègue. Un autre s’exclame :
« Où est la buanderie ? » Une réfé-
rence à une phrase de la députée
de Seine-Saint-Denis Raquel
Garrido, sanctionnée le 6 novem-
bre par le groupe « insoumis » à
l’Assemblée nationale, après avoir
critiqué M. Mélenchon publique-
ment. « On me dit de laver mon
linge sale en famille. Où se trouve
la buanderie ? », interrogeait-elle.
La question reste entière. p
julie carriat
et sandrine cassini
10 | france
Affaire Business France : Muriel
Pénicaud mise en examen
L’ex-ministre du travail est soupçonnée de « complicité de favoritisme »
dans le cadre d’une enquête visant une soirée organisée en 2016
C’
est une mise en
cause qui devrait sus-
citer quelques re-
mous à l’Elysée. Se-
lon les informations du Monde,
confirmées par une source judi-
ciaire, l’ex-ministre du travail
d’Emmanuel Macron (de 2017 à
2020) Muriel Pénicaud, 68 ans, a
été mise en examen, en octobre,
pour « complicité de favoritisme »
dans le cadre de l’information ju-
diciaire ouverte en mars 2017 par
le parquet de Paris dans l’affaire
dite « Business France ».
Cette enquête vise une soirée
organisée au pas de charge à Las
Vegas, le 6 janvier 2016, et desti-
née à mettre en lumière la high-
tech et les start-up françaises.
L’événement dit « French Tech »
avait eu lieu en marge du Consu-
mer Electronics Show, grand
raout de l’innovation technologi-
que, à la demande pressante
d’Emmanuel Macron, alors mi-
nistre de l’économie de François
Hollande et désireux d’étaler ses
ambitions présidentielles.
C’est Business France, un orga-
nisme public destiné à la promo-
tion de l’image économique de la
France sur le plan international,
placé sous la tutelle de Bercy et
alors dirigé par Mme Pénicaud, qui
était à la manœuvre pour cet évé-
nement au luxueux hôtel The
Linq de Las Vegas, dont le coût glo-
bal s’est élevé à 381 000 euros, une
facture ramenée à 289 000 euros
après négociations. Or, ce mon-
tant était supérieur au plafond
Sept militants d’ultragauche condamnés
pour association de malfaiteurs terroriste
Les peines vont de deux années de prison avec sursis, pour la plus légère, à cinq années
de prison, dont deux et demie avec sursis probatoire pour la plus lourde
L e procès de sept personnes
rattachées à la mouvance
d’ultragauche s’est terminé
comme il avait commencé, dans la
tension et les protestations. Le dé-
libéré a été rendu vendredi 22 dé-
cembre devant une salle comble
et remuante du tribunal judiciaire
de Paris. Les sept prévenus du
groupe dit « du 8 décembre 2020 »,
date de leur interpellation par la
direction générale de la sécurité
intérieure, ont été jugés coupables
d’« association de malfaiteurs ter-
roriste ». Les peines vont de deux
années de prison avec sursis, pour
la plus légère, à cinq années de pri-
son, dont deux et demie avec sur-
sis probatoire pour la plus lourde.
Le tribunal n’a requis aucun man-
dat de dépôt mais des aménage-
ments de peine sous bracelet élec-
tronique pour les parties fermes
des peines restant à effectuer.
Par rapport aux réquisitions du
parquet, le jugement rehausse
deux peines « basses » vers le
haut et abaisse le quantum des
deux peines les plus « hautes », en
diminuant également la partie
relevant d’un sursis probatoire.
Florian D., présenté comme la « fi-
gure centrale » du groupe, est logi-
quement condamné à la peine la
plus longue. Il est en effet le seul
condamné à connaître l’ensem-
ble des autres prévenus. Il est
suivi par Simon G., artificier de
spectacle de profession, avec le-
quel il avait effectué des essais de
fabrication d’explosifs extrême-
ment puissants.
Seul Loïc M., condamné à deux
années de prison avec sursis,
échappe à une inscription au fi-
(207 000 euros) à partir duquel Bu-
siness France aurait dû lancer un
appel d’offres pour l’organisation
de cette soirée, à laquelle a parti-
cipé M. Macron et des centaines
d’entrepreneurs français (dont
Pierre Gattaz, alors patron du Me-
def) et de journalistes. Mais l’orga-
nisation de cet événement a été
confiée, sans mise en concur-
rence, à l’agence de communica-
tion Havas, mise en examen pour
« recel de favoritisme » dans ce
dossier en 2019. L’agence a tou-
jours clamé avoir été choisie dans
le cadre d’un contrat-cadre, para-
phé en 2015 avec Business France,
et qui serait censé octroyer à Ha-
vas une forme d’exclusivité.
Dysfonctionnements
C’est un rapport critique de l’Ins-
pection générale des finances qui
avait relevé des dysfonctionne-
ments dans l’organisation de cette
soirée, l’absence d’appel d’offres et
la méconnaissance des règles par
Business France. Ledit rapport,
transmis par Bercy, avait conduit
le parquet de Paris à ouvrir une en-
quête sur cette soirée de Las Vegas.
Membre du gouvernement
d’Edouard Philippe, Mme Pénicaud
avait été initialement placée sous
le statut de témoin assisté en
mai 2018. Présidente du fonds de
dotation de mécénat privé Sakura
et ex-représentante permanente
de la France auprès de l’Organisa-
tion de coopération et de dévelop-
pement économiques (2020-
2022), Mme Pénicaud a toujours nié
chier des auteurs d’infractions
terroristes, qui a des implications
lourdes sur la vie des condamnés
pendant au moins dix ans : obli-
gations régulières de déclarations
de domicile, obligation de décla-
ration pour tous les déplace-
ments à l’étranger… Chacun des
condamnés, toujours à l’excep-
tion de Loïc M., a l’interdiction
d’entrer en contact avec les autres
condamnés. Une disposition que
le Parquet national antiterroriste
n’avait pas requise.
L’augmentation de la peine des
uns et l’abaissement de celle des
autres conduit à un nivellement
qui met tous les membres du
groupe peu ou prou au même ni-
veau de responsabilités, ce qui ne
correspond pas à l’audience du-
rant laquelle Florian D. est ap-
paru non seulement central
mais moteur. La présidente, qui a
tenu à relire dans leur intégralité
ou presque les articles 421-1 et
421-2-1 du code pénal sur l’asso-
ciation de malfaiteurs terroriste,
assume une définition extrême-
ment large de cette infraction
fourre-tout.
A la lecture des
motivations de
la décision, une
partie de la salle
s’est manifestée
en criant :
« C’est vous,
les terroristes ! »
La « French
Tech » avait eu
lieu à Las Vegas,
à la demande
d’Emmanuel
Macron,
alors ministre
de l’économie
avoir pris connaissance des détails
financiers de cette soirée.
Toutefois, plusieurs courriels
ont montré que des éléments chif-
frés avaient été transmis par les
équipes de Business France à sa di-
rectrice générale de l’époque. La-
quelle a donné son aval à deux
paiements de 30 000 euros faits
dans l’urgence et de manière irré-
gulière. Placée sous le statut de té-
moin assisté en 2017, l’ex-direc-
trice de la communication de Bu-
siness France Fabienne Bothy-
Chesneau a déclaré à la justice,
selon des éléments recueillis par
Le Monde, que Mme Pénicaud
« avait exactement le même niveau
de connaissance qu’[elle] des mon-
tants engagés et des modalités
d’organisation ». La proximité sup-
posée entre Muriel Pénicaud et le
vice-président de Havas, Stéphane
Fouks, ex-conseiller de Domini-
que Strauss-Kahn, a également été
pointée en audition par Mme Bo-
thy-Chesneau. « J’ai un rendez-
vous secret avec Fouks. Cela ne doit
Concernant l’extrait qui a été lu
à l’audience, il ressort qu’il n’est
pas nécessaire qu’un projet abou-
tisse, ni que les membres d’un
groupe se connaissent, ni qu’ils
se rattachent à une organisation
terroriste connue − écartant au
passage le rôle crucial que le pro-
cureur avait donné à l’idéologie
du groupuscule grec Conspira-
tion des cellules de feu − pour que
l’association de malfaiteurs soit
constituée.
« Organiser une milice armée »
Selon le tribunal, « le but de trou-
bler l’ordre public par l’intimida-
tion ou la terreur » est établi par
« la volonté de porter atteinte à l’in-
tégrité de policiers et de militaires,
de s’emparer de leurs armes, de
s’armer contre les “chiens de
garde”, d’organiser une milice ar-
mée et de détruire des véhicules ap-
partenant aux forces de l’ordre ».
Lors de l’audience, les prévenus
avaient reconnu des parties d’air-
soft et des essais de confection
d’explosifs, mais à titre ludique.
A la lecture de ces motivations,
une partie de la salle s’est bruyam-
ment manifestée en criant : « C’est
vous les terroristes ! » La prési-
dente quitte alors la salle en an-
nonçant ne revenir que lorsqu’elle
serait évacuée, à l’exception des
prévenus et de la presse. Une sorte
d’assemblée générale se met en
place, interrompue régulière-
ment par des slogans (« Etat fas-
ciste, justice complice ») et des ap-
plaudissements. La police assiste,
impuissante, à ce charivari.
Au bout d’une heure, les deux
tiers de la salle sortent d’eux-mê-
pas figurer dans mon agenda et
cela ne doit pas se savoir », avait
écrit, en juin 2015, Mme Pénicaud
dans un courriel envoyé à son as-
sistante et révélé par Le Canard en-
chaîné. « Mon intégrité est totale, je
suis sereine, j’ai la conscience tran-
quille, réagit Mme Pénicaud dans
une déclaration transmise au
Monde par son avocat, Fabrice Du-
best. Depuis le début de cette af-
faire, j’ai été mise hors de cause par :
un rapport d’audit, l’Inspection gé-
nérale des finances, trois juges
d’instruction, le procureur, la cour
d’appel de Paris, la Cour des comp-
tes. Huit ans plus tard, de nouveaux
juges d’instruction semblent d’un
avis différent. Je le regrette. Nous al-
lons retrousser nos manches et tra-
vailler à les convaincre qu’ils se
trompent. Parce que je n’ai rien à
me reprocher, tout simplement. »
En juillet 2017, une fois élu à la
présidence de la République,
M. Macron avait refusé de com-
menter l’affaire, évoquant des
« péripéties du quotidien ». Or, des
échanges de courriels retranscrits
dans un audit rendu à l’été
2016 par le cabinet EY, et révélé
en 2017 par Libération, avaient
laissé transparaître l’implication
du cabinet du ministre Macron
dans ce dérapage budgétaire.
« Nous comprenons que la défini-
tion exacte des besoins a pu être en
partie déterminée par des person-
nes extérieures à Business France,
en particulier le cabinet du ministre
de l’économie », concluait l’audit. p
rémi dupré
mes après de longues embrassa-
des. Le calme revient, la prési-
dente aussi. Mais elle annonce à
la quarantaine de personnes pré-
sentes qu’elle ne lira le jugement
que lorsqu’il ne restera que trois
proches par prévenu. Une nou-
velle demi-heure passe. Le tribu-
nal revient siéger et la présidente
annonce qu’elle ne lira pas les
motivations « étant donné les in-
sultes proférées ». Elle se borne
donc à annoncer les peines aux
prévenus alignés debout devant
le tribunal. Avant de sortir sous
les huées.
Après l’énoncé des condamna-
tions, un des avocats de Florian D.,
Me Raphaël Kempf, a estimé que
les motivations étaient « extrême-
ment problématiques », s’inquié-
tant de l’« extension à la sphère po-
litique et militante de la notion de
terrorisme que signe ce jugement ».
« Les juges disent clairement que le
fait d’exprimer des critiques ou du
ressentiment à l’égard de l’institu-
tion policière pouvait constituer un
acte de terrorisme », a-t-il ajouté.
Cette condamnation pour terro-
risme d’ultragauche est la pre-
mière depuis un procès d’Action
directe en 1993. Dans l’affaire de
Tarnac, qui avait débuté en 2008
pour des soupçons de sabotage de
lignes TGV, les qualifications « ter-
roristes » avaient été abandon-
nées par la justice avant le procès
qui s’était conclu en 2018 par une
relaxe quasi générale. Celui que la
police avait considéré comme le
chef de file du groupe de Tarnac,
Julien Coupat, était présent ven-
dredi dans la salle. p
christophe ayad
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Le compte à rebours
est lancé pour
l’agrément d’Anticor
Matignon a jusqu’à mardi pour renouveler
ce sésame de l’association anticorruption, qui
l’a perdu sur décision judiciaire en novembre
L es services de la première
ministre, Elisabeth Borne,
vont-ils renouveler l’agré-
ment d’Anticor, ce sésame qui
permettait à l’association anti-
corruption, depuis 2015, d’agir en
justice dans les affaires de corrup-
tion et d’atteinte à la probité pré-
sumées, notamment en cas
d’inaction du parquet ? L’état-ma-
jor d’Anticor s’attend à passer un
réveillon de Noël anxiogène, car
Matignon a jusqu’au mardi 26 dé-
cembre (à 23 h 59) pour renouve-
ler ce précieux sésame, dont l’as-
sociation est dépourvue depuis le
23 juin. Il y a six mois, le tribunal
administratif de Paris a annulé,
avec effet rétroactif, l’arrêté du
2 avril 2021 renouvelant pour
trois ans l’agrément d’Anticor
octroyé par le gouvernement.
Une décision confirmée en appel,
le 16 novembre.
La justice a donné gain de cause
à deux dissidents d’Anticor qui
avait remis en cause le « caractère
désintéressé et indépendant » des
activités de l’association « appré-
cié eu égard à la provenance de ses
ressources ». La cour administra-
tive d’appel de Paris a considéré
que l’ex-premier ministre Jean
Castex a commis une « erreur de
droit », en avril 2021, en donnant
son agrément à Anticor en se fon-
dant « sur la circonstance que l’as-
sociation se serait engagée à pren-
dre des mesures correctives visant
à se mettre en conformité avec ses
obligations postérieurement à la
date de la décision d’agrément ».
Si Anticor s’apprête à déposer
un pourvoi devant le Conseil
d’Etat, l’association attend désor-
mais que Matignon ait terminé
d’instruire sa demande de nouvel
agrément, enregistrée le 26 juin.
En octobre, dans l’attente de
l’arrêt de la cour administrative
d’appel, Matignon a officielle-
ment prorogé le délai d’instruc-
tion jusqu’au 26 décembre.
Créée en 2022 et engagée dans
161 enquêtes judiciaires en
France (affaires Alexandre
Benalla, Alexis Kohler, de la tour
Triangle à Paris…), Anticor n’a
reçu, à ce jour, aucune réponse de
Matignon, compétent pour ins-
truire cette demande d’agrément
puisque le garde des sceaux, Eric
Dupond-Moretti, qui est visé par
une plainte de l’association
en 2020 pour « prise illégale d’in-
térêts », avait dû se déporter.
« La persistance du silence de
Matignon est un symbole très mal-
venu. Il y a un côté désobligeant en
termes d’image », estime ainsi
Paul Cassia, vice-président d’Anti-
cor et professeur de droit public à
l’université Panthéon-Sorbonne.
D’autant que des observations en
faveur d’Anticor ont été émises
« au nom de la première ministre »,
le 3 octobre, à la cour administra-
tive d’appel de Paris, dans lesquel-
les Matignon soulignait que le tri-
bunal administratif de Paris « a
commis une erreur de droit ainsi
qu’une erreur d’interprétation »
dans son jugement du 23 juin. Pa-
J UST I C E
Coup de filet
antiterroriste
en Meurthe-et-Moselle
Cinq personnes ont été inter-
pellées, vendredi 22 décem-
bre, en Meurthe-et-Moselle,
et placées en garde à vue
dans le cadre d’une enquête
ouverte pour association
de malfaiteurs terroriste
criminelle. Les interpella-
tions ont eu lieu vendredi
matin à Nancy, à Vandœuvre-
lès-Nancy et à Toul. – (AFP.)
0123
radoxalement, le cabinet de la
première ministre, qui n’a pas ré-
pondu au Monde, confessait
en octobre que Mme Borne n’avait
pas « visé » ces observations ni
n’en avait « pris connaissance ».
Selon le décret de 2014 relatif
aux conditions d’agrément, « si
aucune décision n’est notifiée »
dans les délais d’instruction,
« l’agrément est réputé refusé ».
L’état-major d’Anticor, qui a l’im-
pression d’irriter l’exécutif, craint
particulièrement ce scénario d’un
refus implicite de Matignon. « Si
on devait contester ce refus de
Matignon devant le tribunal admi-
nistratif, on ne connaîtrait même
pas son motif et ce serait très péni-
ble, estime M. Cassia. Nous serions
alors complètement à l’aveugle et
Anticor pourrait être privée d’agré-
ment pendant des années. »
Si Matignon refuse de renouve-
ler son agrément, Anticor s’attend
à être écartée, en tant que partie ci-
vile, de plusieurs procédures, et à
être ainsi privée de l’accès au juge.
Dans certains cas de figure, Anti-
cor ne pourrait plus s’opposer au
parquet lorsqu’elle est en désac-
cord sur un réquisitoire à fin d’in-
former. Une telle opposition a eu
lieu, par exemple, dans le dossier
de l’Association pour la gestion du
régime de garantie des créances
des salariés, dans lequel Anticor
s’est constituée partie civile,
en mai, pour réclamer l’élargisse-
ment des investigations autour du
« détournement de biens publics ».
« Un outil de censure »
Guettant fébrilement la fumée
blanche, les dirigeants d’Anticor
ne désespèrent toutefois pas de
recevoir le feu vert de Matignon à
la dernière minute avant l’expira-
tion du délai d’instruction. Le
2 avril 2021, les services de Jean
Castex avaient étiré le suspense
jusqu’au bout en annonçant le re-
nouvellement de l’agrément d’An-
ticor à… 22 h 30. Soit une heure et
demie avant la fin du délai.
« Alors que le ministre de l’écono-
mie, Bruno Le Maire, a récemment
annoncé des mesures contre la
corruption, la délivrance de l’agré-
ment devrait être la première d’en-
tre elles, toutes les conditions léga-
les étant réunies pour, déclare Vin-
cent Brengarth, l’avocat d’Anticor,
alors qu’un plan de lutte anticor-
ruption doit être présenté début
2024 par les ministres concernés.
Si la corruption est le ver qui pour-
rit la démocratie, Anticor est son
meilleur éradicateur. »
« Nous assistons à un déclin
manifeste de l’éthique publique
dans la vie publique, ajoute égale-
ment Elise Van Beneden, la prési-
dente de l’association. Dans ce
contexte, les citoyens ne devraient
pas avoir besoin de l’autorisation
du gouvernement pour exiger un
minimum d’exemplarité. L’agré-
ment, qui devait être un outil
d’émancipation citoyenne, est de-
venu un outil de censure. Nous ne
devons pas l’accepter. » p
r. d.
Soupçon de « traite
d’êtres humains » :
un Airbus immobilisé
Un Airbus A340 était encore
immobilisé, samedi 23 dé-
cembre, à l’aéroport de Vatry
(Marne), après un « signale-
ment anonyme », jeudi, selon
lequel ses passagers indiens
sont « susceptibles d’être victi-
mes de traite des êtres hu-
mains » en bande organisée, a
expliqué le parquet de Paris.
Deux des passagers ont été
placés en garde à vue. – (AFP.)
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12 | france
Les craintes et espoirs de femmes en PMA « solo »
A l’hôpital Tenon, à Paris, un groupe de parole réunit chaque mois des femmes seules qui désirent un enfant
TÉMOIGNAGES
M
ême si je suis très
engagée dans mon
choix, je dois recon-
naître que c’est
quand même un renoncement… »
La voix de Justine (son prénom a
été modifié à sa demande), 41 ans,
tremble un peu. Ses yeux s’em-
buent, elle s’arrête un instant
avant de poursuivre. « Parce que
cette décision de faire une PMA
[procréation médicalement assis-
tée] toute seule, ça veut dire aussi
renoncer à faire un enfant à deux,
et c’est douloureux. Je ressens
comme une colère vis-à-vis de
moi… Et vous, comment vous vivez
avec ça ? », demande-t-elle, en se
tournant vers les femmes assises
autour d’elle.
Ce mardi soir, une poignée de
patientes sont réunies dans une
salle d’attente située au sous-sol
de l’hôpital Tenon, dans le 20e ar-
rondissement de Paris, attenante
au Centre d’étude et de conser-
vation des œufs et du sperme hu-
mains (Cecos). Les bureaux alen-
tour sont vides, elles ont rappro-
ché les chaises en similicuir rose
foncé pour créer un cercle. Pen-
dant deux heures, ce groupe de
parole réservé aux femmes en
parcours de PMA « solo », animé
une fois par mois par une psy-
chologue ou une sage-femme,
leur permet de confronter leurs
craintes, leurs expériences et
leurs espoirs.
Entre la promulgation de la der-
nière loi de bioéthique, le
2 août 2021, et le 30 juin 2023,
l’Agence de la biomédecine a re-
censé 29 970 demandes de pre-
mière consultation en vue d’une
PMA avec don de spermatozoï-
des, de la part de couples de
femmes et de femmes seules. Les
premiers mois, les célibataires
étaient majoritaires, à la surprise
générale.
A l’hôpital Tenon, les femmes
seules représentent même les
deux tiers des nouveaux profils.
Elles sont sept, ce soir-là. Toutes
sont inscrites pour recevoir un
don de sperme au Cecos de cet
établissement de l’Assistance
Publique-Hôpitaux de Paris de
l’Est parisien. Certaines sont au
tout début du parcours, d’autres
sont plus avancées. Aucune n’est
encore enceinte. Justine est la
plus âgée.
En face d’elle, Marie, à 34 ans,
fait partie des plus jeunes. Elle
sourit avant de lui répondre. « Je
me suis rendu compte que je n’ai
pas besoin d’être en couple pour
« Il n’y a pas de méthode pour gérer l’attente »
La psychologue Rachel Trèves suit des femmes engagées dans des parcours de PMA. Elle souligne l’épreuve psychique que cela représente
ENTRETIEN
Q uand on est une femme
seule, avoir un enfant est
désormais possible de-
puis la loi de bioéthique
de 2021. Cela passe par la pro-
création médicalement assistée
(PMA) avec don de spermatozoï-
des. Une avancée majeure, qui
n’empêche pas les femmes con-
cernées de se poser beaucoup de
questions, d’avoir des doutes, des
peurs. Dans son cabinet de l’hôpi-
tal parisien de Cochin, Rachel Tre-
ves, psychologue, suit ces femmes
pour qui avoir un enfant est plus
fort que tout. Elle est aussi autrice
du podcast « Parcours », réalisé en
partenariat avec le média Slate.
Qui sont les femmes qui
viennent pour avoir un enfant
seule ?
Elles ont rarement moins de 38,
39, 40 ans. Quasiment aucune ne
brandit l’étendard de la maternité
solo. Elles ont presque toutes eu
être heureuse. Ça ne veut pas dire
que j’exclus de rencontrer quel-
qu’un, mais j’ai vraiment dissocié
les deux, le couple, l’amour, et
mon désir de maternité », expli-
que-t-elle tranquillement. « La
première fois que j’ai réussi à po-
ser ça, je me suis sentie tellement
alignée, ça a été une évidence, dé-
crit la jeune femme, rayonnante.
Au point que je me suis dit que,
quoi qu’il arrive, je ne dérogerai
pas de mon projet de PMA solo. »
Parler « sans se sentir jugée »
« Plan B » imaginé par défaut face
au temps qui passe ou, au
contraire, choix revendiqué ?
Quand elles ont vu débarquer « la
vague » de femmes seules en de-
mande d’un don de sperme, après
l’été 2021, Emilie Moreau et Alix
Béranger, les psychologues clini-
ciennes du Cecos de Tenon, ont
aussi perçu que certains de leurs
questionnements étaient spécifi-
ques, différents de ceux des pa-
tientes en couple. « Que ce soit dé-
sormais légalisé en France veut
dire qu’elles n’ont plus à se cacher,
mais beaucoup ont quand même
peur de la manière dont les autres
vont recevoir leur démarche »,
observe Emilie Moreau.
L’idée d’un groupe de parole qui
leur serait dédié, « espace intermé-
diaire » en parallèle du parcours
médical, a alors émergé. Il a été
lancé de façon expérimentale en
juin 2022. « Chacune a des insécu-
rités différentes, et elles arrivent à
se rassurer en les partageant », se
réjouit la psychologue, avec un an
et demi de recul.
Pouvoir parler « sans se sentir ju-
gée ». L’expression est revenue à
des ruptures difficiles, ont mis
longtemps à refaire confiance et
n’ont parfois jamais retrouvé de
partenaire. Ou alors, elles sont
tombées amoureuses d’hommes
qui les ont longtemps fait espérer.
Au départ, nombreuses sont
celles qui avaient le désir de fon-
der une famille à deux mais, à
l’approche de la quarantaine, elles
se disent que c’est le moment ou
jamais. L’horloge biologique
tourne, le temps est compté.
Comment faire le deuil
d’un enfant à deux ?
Il se fait au fil des démarches. Et
même une fois que l’enfant est là,
ces femmes sont tiraillées par le
fait de s’être autorisées à avoir ce
bébé. Elles se demandent souvent
si ce n’est pas égoïste de leur part.
Mais elles m’expliquent qu’elles
n’ont jamais imaginé leur vie sans
enfant. Ce n’est pas un caprice.
Avant l’ouverture de la PMA, il y
avait un renoncement à la mater-
nité car elle n’était pas accessible à
« Le fait
d’assumer
de faire un bébé
toute seule,
c’est une épreuve
sociale », explique
Camille, 40 ans
plusieurs reprises lors des deux
réunions, en octobre et en décem-
bre, auxquelles Le Monde a pu as-
sister. Camélia (le prénom a été
changé) a 40 ans. Elle est très assi-
due, elle est déjà venue quatre
fois. Pour raconter son parcours
mais aussi, beaucoup, pour écou-
ter les autres. Récemment, une
personne de son entourage a
questionné « l’égoïsme » de sa dé-
cision, rapporte-t-elle. « Aux
couples, on ne pose pas cette ques-
tion. Pourtant, c’est toujours un
choix égoïste de faire un enfant,
non ? », s’agace une participante.
La critique la blesse. Elle appuie vi-
siblement là où ça fait mal, peut-
être parce qu’elle vient interroger
la légitimité à concevoir un enfant
toute seule, sans père ou second
parent. En dehors de la norme.
Anna (le prénom a été changé),
d’origine russe, n’a pas ce genre
d’atermoiements. D’une traite,
elle témoigne : « Moi j’ai grandi
sans père, il nous a abandonnés à
la naissance de ma sœur. Je ne
sais pas ce que c’est qu’un vrai
père. Certains hommes font des
enfants et s’en foutent complète-
ment. Alors, non, je ne pensais pas
que le jour où je ferais un enfant il
leur profil. Aujourd’hui, elle l’est.
Ces femmes ont donc le choix, et
le choix de regretter si elles ne le
font pas.
Les femmes seules ou les fem-
mes en couple doivent faire ap-
pel à un don de spermatozoïdes.
Un inconnu va donc entrer dans
ce projet. Y a-t-il des craintes
qui émergent ?
Pour certaines femmes, ce ne
sont que des gamètes. Pour
d’autres, il est plus compliqué de
ne pas pouvoir se représenter ce
donneur. Elles aimeraient en sa-
voir plus. Sa taille, son poids, avoir
des photos… comme c’est possi-
ble à l’étranger, au Danemark par
exemple. En France, les gamètes
des donneurs sont choisis par le
corps médical en fonction de res-
semblances physiques basiques,
comme la couleur des cheveux,
des yeux, de la peau. Il faut donc
lui faire confiance. Seul l’enfant, à
sa majorité, pourra en savoir plus
sur le donneur, grâce à l’accès aux
n’aurait pas de père, mais c’est
comme ça. » Un silence plus tard,
Camille, 40 ans, exprime pour sa
part que « le fait d’assumer de
faire un bébé toute seule, c’est une
épreuve sociale ». Même si, après
y avoir longuement réfléchi, elle
a acté que « ce serait un autre
schéma familial, ce ne serait pas
un papa et une maman, et [que]
ça irait aussi. Ça a débloqué beau-
coup de choses pour moi de me
dire que ce ne serait pas en couple,
mais que ça ne voudrait pas dire
qu’il n’y aurait pas une famille
quand même ».
Dans cet entre-soi où elles se
sentent en confiance, les femmes
en profitent pour se conseiller
des lectures, des podcasts. Plu-
sieurs d’entre elles sont abonnées
à la page Facebook de l’associa-
tion Mam’enSolo, qui réunit des
« mamans solo par choix ».
Au fil de ces quelques heures
ensemble, des confidences se
font. Elles laissent entrevoir les
blessures de chacune. Charlotte,
36 ans, évoque son aventure avec
un homme marié, suivie, plus
tard, d’une grossesse interrom-
pue, « ça n’a pas marché ».
Depuis, quand elle parle à ses
amis de son désir d’enfant, « ils
[lui] disent : “Trouve-toi un mec.”
Mais ce n’est pas si simple ! », souf-
fle la jolie brune.
La discussion se concentre par-
fois sur les aspects médicaux du
parcours. Quels sont les effets de
la stimulation ovarienne ? Quel
délai avant d’accéder à un don ?
En cas d’échec d’une première
insémination, combien de temps
faut-il attendre avant de retenter ?
Des interrogations portent aussi
origines, permis par la loi de bio-
éthique de 2021.
Pour une PMA avec don de
spermatozoïdes, le délai est de
14,4 mois. Comment gérer ce
rapport au temps qui passe
et à l’attente ?
On sait quand commence un
parcours PMA mais on ne sait
jamais quand il finit. Et c’est le
plus dur. Lorsqu’il n’y a pas
d’échéance, ce temps distendu à
l’infini est psychiquement insup-
portable. Je crois que si on disait à
ces femmes : « O.K., ça va être
long, mais dans trois ans, vous
aurez un bébé », ce serait beau-
coup plus facile.
Pour gérer l’attente, il n’y a pas
de méthode. Il faut se protéger,
trouver des activités alternatives
qui nous conviennent. Et je pense
qu’il ne faut pas tomber dans
cette injonction à vouloir tout
faire parfaitement. J’ai envie de
dire aux femmes : « Fichez-vous la
paix ! » J’en vois certaines qui fi-
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
sur d’autres registres de l’intime.
L’une évoque les bouleverse-
ments liés à la maternité, l’autre
tente d’anticiper les contraintes
inhérentes à la « soloparenté »
qu’elles ont choisie.
Florence (le prénom a été
changé), infirmière qui « travaille
en douze heures » et les week-
ends, est par exemple consciente
qu’elle devra revoir son organisa-
tion en cas de succès de sa PMA.
Cela occasionnera une baisse de
revenus. Mais ce qui l’inquiète
davantage, c’est de ne pas être
« extrêmement entourée » : « Je n’ai
plus mon papa et ma mère a un
cancer métastasé, elle ne pourra
pas beaucoup m’aider. » Assise à
ses côtés, Camille, dont la famille
se trouve à Nice, en convient. « Ça
fait partie des craintes, que tout
repose sur moi. »
Place du donneur
La sage-femme qui anime le
groupe ce soir de décembre,
Céline Forel, suggère à chacune
d’identifier dans son entou-
rage des « personnes ressources »,
qui pourraient devenir une aide
après la naissance, et d’« avoir des
conversations avec elles en
amont ».
Il y a de l’émotion, mais aussi
des moments cocasses. Par
exemple, Florence partage sou-
dain, en s’excusant d’avance, une
« autre peur », récente. « On m’a
demandé lors du rendez-vous si je
voulais un enfant qui me ressem-
ble. Et d’un coup, je me suis dit,
mais imagine mon enfant est
moche ! C’est un peu bête ce que je
vous dis mais je ne m’étais jamais
posé cette question de la ressem-
nissent par se perdre en voulant
mettre toutes les chances de leur
côté. Elles font de la sophrologie,
elles vont voir un psy, elles ne
mangent plus de gluten ni de su-
cre, elles ne boivent plus de café,
elles ne se parfument plus, ne
mettent plus de vernis… Je suis
prise d’une grande empathie
pour elles, face à tant de sacrifices.
Qu’elles n’oublient pas : elles ne
sont pas responsables des échecs.
Conseillez-vous de parler de
ce parcours à son entourage ?
Certaines patientes le gardent
pour elles, car elles ne souhaitent
pas gérer l’angoisse des proches et
leurs déceptions. D’autres en par-
lent pour éviter les questions dé-
placées. Mais ce n’est pas parce
qu’on ne l’a jamais dit qu’on ne
peut pas le faire du jour au lende-
main. Ou, à l’inverse, dire qu’on ne
souhaite plus communiquer sur
ce sujet s’il devient trop pesant.
Même chose au travail. On peut se
rendre compte qu’une fois qu’on
0123
LÉA GIRARDOT POUR « LE MONDE »
blance, et ça m’a beaucoup désta-
bilisée. » Sous des dehors ano-
dins, l’intervention conduit
chacune à évoquer la place du
donneur dans sa future architec-
ture familiale. Pour la volubile
Anna, c’est « important » de sa-
voir qu’est pratiqué l’apparie-
ment, qui consiste à recourir aux
spermatozoïdes d’un donneur
ayant des caractéristiques physi-
ques proches de la mère. Grâce à
cela, elle « espère beaucoup » que
son futur enfant lui ressemblera.
La question vertigineuse de
l’accès aux origines s’invite natu-
rellement lors des deux sessions.
Quel récit faire à cet enfant, s’il
vient au monde, quand il sera en
âge de réclamer des explications ?
Quelle place accorder au géniteur
dans l’histoire familiale ? Anna
avait compris que son enfant
pourrait, à ses 18 ans, connaître
l’identité de son donneur.
Déçue, elle a appris récemment
que les paillettes de sperme qui
lui ont été attribuées, qu’elle
pourra utiliser à partir de
mai 2024, ont été puisées dans
l’ancien stock de dons, issus de
donneurs anonymes. C’est seule-
ment à partir du 1er avril 2025 que
les PMA seront réalisées uni-
quement avec les gamètes du
« nouveau stock ». Pour elle, cela
change la donne, elle doit y réflé-
chir. « Il faut que je lise encore des
choses là-dessus », dit-elle, en ci-
tant une bibliographie longue
comme le bras d’ouvrages déjà
dévorés. Si elle le souhaite, elle
pourra revenir pour en discuter.
Le groupe de parole est reconduit
pour 2024. p
solène cordier
l’a dit à son manageur ou à ses col-
lègues, il y a tout d’un coup quel-
que chose qui se libère. Lorsque les
gens sont au courant, ils peuvent
être davantage présents. Mais il
faut faire ce qui nous convient !
Comment réussir à tourner
la page quand le « projet bébé »
n’aboutit pas ?
On ne part pas gagnante dans un
parcours PMA. Cela va donc être
un vrai travail de renoncement si
cela ne fonctionne pas. On en sort
abîmée physiquement et psycho-
logiquement. On va devoir pren-
dre un autre chemin de vie, pas
celui qu’on avait imaginé, mais il
faut réussir à se dire qu’il ne sera
pas si terrible. On peut être triste
de ne pas avoir d’enfant, mais il
faut continuer à vivre, et pas juste
survivre. Je ne dis pas que c’est fa-
cile, cela prend du temps, mais la
vie peut aussi être hyperbelle sans
passer par la parentalité. p
propos recueillis par
joséfa lopez
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
La Fed, histoire d’une montée en puissance
Créée il y a cent dix ans, la Réserve fédérale américaine est devenue l’institution financière la plus influente de la planète
C
ette année, Jerome
Powell a livré un cadeau
de Noël avant l’heure
aux marchés. Le 13 dé-
cembre, l’institution qu’il préside,
la Réserve fédérale (Fed, banque
centrale américaine), a laissé en-
tendre qu’elle diminuerait trois
fois ses taux directeurs en 2024,
ce qui signifie que les coûts de fi-
nancement de l’économie améri-
caine vont baisser. Une perspec-
tive reçue avec euphorie par les
Bourses. En cette fin d’année
mouvementée, la Fed a une autre
raison de se réjouir : elle fête ses
110 ans. Le 23 décembre 1913, le
président américain Woodrow
Wilson signait en effet la loi fon-
dant ce qui deviendrait l’institu-
tion financière la plus puissante
de la planète.
Se pencher sur son histoire, c’est
aussi plonger dans celle des Etats-
Unis : la construction de leur fédé-
ralisme, les tensions entre les
Etats et l’administration centrale,
les crises bancaires, mais aussi la
façon dont ils ont peu à peu bâti
leur hégémonie financière. « Au
début du XXe siècle, le pays n’a pas
de banque centrale : le président
Andrew Jackson a supprimé la pré-
cédente en 1837 », rappelle Jean-
Marc Daniel, économiste à l’ESCP
Business School.
Cela, en partie à cause des forts
antagonismes entre les régions
agraires de l’Ouest et du Sud, en-
dettées et favorables à une mon-
naie faible, et celles plus industria-
lisées de l’Est et du Nord, créditri-
CONC
CADRE
ces, qui réclament une monnaie
forte. Faute d’une régulation cen-
tralisée du crédit, les crises bancai-
res s’enchaînent. Comme celle de
1907. Déclenchés par une tentative
de manipulation boursière sur des
mines de cuivre, ses ressorts ne
sont pas sans rappeler ceux de la
crise de 2007.
La panique se répand, les dépo-
sants se ruent aux guichets pour
retirer leurs économies, les ban-
ques ferment les unes après les
autres… Face à l’absence d’une
banque centrale susceptible de ve-
nir à leur secours, le magnat des fi-
nances John Pierpont Morgan in-
tervient lui-même pour fournir
des liquidités aux établissements
les plus fragiles.
« Prêteur en dernier ressort »
Dans la foulée, en 1910, un groupe
de financiers et d’hommes politi-
ques se réunissent sur l’île de
Jekyll, au large de la Géorgie, et
s’entendent sur la nécessité de
créer un « prêteur en dernier res-
sort ». A savoir, une institution ca-
pable de soutenir les banques en
cas de panique – et de mettre un
terme à l’effet domino. La Fed est
créée trois ans plus tard.
« Elle est également le fruit des
travaux d’une commission qui a
étudié de près les instituts monétai-
res européens, explique Eric Mon-
net, spécialiste de l’histoire écono-
mique à l’Ecole d’économie de Pa-
ris. A l’époque, détenir une banque
centrale était considéré comme
l’un des attributs de l’Etat mo-
OURS
derne : les Etats-Unis ont suivi le
mouvement. » Bâtir la Fed leur per-
met aussi de mettre un pied sur les
marchés internationaux, alors fi-
nancés en livres sterling. « Cela
s’inscrit dans le contexte d’expan-
sion de la puissance bancaire amé-
ricaine », ajoute M. Monnet.
Les douze banques centrales ré-
gionales qui composent dès lors le
système gardent une grande auto-
nomie à l’égard du conseil qui les
chapeaute à Washington – cha-
cune fixe ses taux et sa propre po-
litique. « Après le krach boursier
d’octobre 1929, quand le pays som-
bre dans la crise, cette autonomie a
provoqué une invraisemblable ca-
cophonie », raconte Laurent Le
Maux, économiste à l’université
de Bretagne-Occidentale. Certai-
nes Fed régionales, comme celle
de Saint-Louis, entament une poli-
tique de rigueur. D’autres, comme
celle de New York, comprennent
que le pays est sur le point de som-
brer dans la Grande Dépression et
lancent à l’inverse des mesures de
soutien à l’économie.
« En 1935, le Banking Act met un
terme à ce chaos en donnant au
conseil des gouverneurs un pou-
voir de contrôle sur les banques ré-
gionales et crée le comité de politi-
que monétaire, qui décide des taux
directeurs de la politique de l’insti-
tution », ajoute Laurence Scialom,
économiste à Paris-X Nanterre. La
Fed devient un acteur-clé de la po-
litique économique américaine.
Avec une particularité : celle de
New York est chargée de réaliser
Avant 1913, faute
d’une régulation
centralisée
du crédit, les
crises bancaires
s’enchaînent
les achats de dettes pour l’ensem-
ble du système. En 1978, son man-
dat principal, veiller à la stabilité
des prix, est doublé d’un autre ob-
jectif, le plein-emploi. « Dans les
faits, elle assurait déjà cette mis-
sion depuis la dépression des an-
nées 1930 », dit M. Le Maux, rappe-
lant que les Etats-Unis ont un filet
de protection sociale bien plus
maigre que celui de la France ou de
l’Allemagne.
Domination du dollar
Les années suivantes, l’institution
évolue en fonction du contexte
macroéconomique. Face à la bouf-
fée inflationniste des années 1980,
son président, Paul Volcker, re-
monte les taux jusqu’à 20 %. C’est
radical : l’inflation chute de 14 % à
4 %, mais le pays plonge en réces-
sion, et le chômage décolle.
A partir de 2007, lors de la crise
des subprimes, l’institution entre
en territoire inconnu. Ben Ber-
nanke, son président de l’époque,
est un grand spécialiste de la
Grande Dépression. Pour éviter
que le pays – et le monde – revive
le même scénario noir, il teste de
CONCOURS CADRE
Inscriptions du
12 décembre 2023
au 30 janvier 2024
Proils à partir de
BAC+3
#
nouveaux outils. A l’exemple des
échanges (les swaps) de devises
avec d’autres instituts monétai-
res, comme la Banque centrale
européenne (BCE). « Concrète-
ment, la Fed a fourni des dollars à
celle-ci : d’une certaine façon, elle
est devenue le prêteur en dernier
ressort au niveau mondial », ana-
lyse M. Le Maux. Une preuve de
plus, s’il en fallait, de la domina-
tion du dollar sur le système fi-
nancier international.
« Malgré leurs histoires bien diffé-
rentes, la Fed et la BCE ont
aujourd’hui un fonctionnement
très proche », observe Christophe
Boucher, directeur des investisse-
ments de la société de gestion ABN
AMRO Investment Solutions. Si la
BCE n’a pas le plein-emploi à son
mandat, toutes les deux utilisent
les mêmes outils : taux directeurs,
rachats de dettes publiques et pri-
vées, publications de prévisions
économiques…
« L’histoire de la Fed et du fédéra-
lisme américain souligne en creux,
les failles institutionnelles de la
zone euro », conclut Laurence Scia-
lom, de Paris-X Nanterre. De fait,
l’institut de Francfort n’a pas en
face de lui un Etat et sa dette, mais
dix-neuf. Surtout : contrairement
aux Etats-Unis, l’union monétaire
ne dispose pas d’une vraie politi-
que budgétaire centralisée, ce qui
la rend plus fragile. Et ne lui offre
pas les mêmes capacités d’inves-
tissements pour soutenir ses in-
dustries d’avenir. p
marie charrel
1001MÉTIERS
POURVOUS
RÉALISER
| 13
LES DATES
1907
Crise bancaire qui conduira
à la création de la Réserve
fédérale (Fed) six ans plus tard.
1935
Le Banking Act, conséquence
de la grande dépression
déclenchée en 1929, donne
la prépondérance au conseil des
gouverneurs de la Fed sur les
banques centrales régionales.
1978
La stagflation des années 1970
(inflation + récession) conduit
à redéfinir le mandat de la Fed,
qui, en plus de la faible inflation,
doit rechercher le plein-emploi.
2007
Crise financière et effondrement
bancaire. La Fed n’empêche pas
la faillite de Lehman Brothers,
mais sauve les banques Bear
Stearns, BOA, Citigroup et
l’assureur AIG. Elle met en place
une politique de taux d’intérêt
très bas et d’assouplissement
monétaire qui va durer
jusqu’à la crise liée au Covid-19
et la guerre en Ukraine.
14 | économie & entreprise 0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

L’ombre de Gazprom sur une villa de la Côte d’Azur

Une propriété de luxe, située près de Monaco, est liée au géant russe à travers une cascade de sociétés

G
azprom, le géant ga-
zier russe dirigé par
des proches de Vladi-
mir Poutine qui a
échappé aux sanctions européen-
nes, est rattrapé par la justice fran-
çaise. La juridiction interrégionale
spécialisée économique et finan-
cière du parquet de Paris s’inté-
resse à une villa de la Côte d’Azur
qui, avec ses trois piscines, son
court de tennis et son héliport, est
l’une des plus luxueuses de la Côte
d’Azur. Située à Roquebrune-Cap-
Martin (Alpes-Maritimes), près de
Monaco, elle fut jadis un pied-à-
terre du dictateur zaïrois Mobutu
Sese Seko et de sa famille.
Selon les informations du
Monde, une procédure judiciaire
portant sur des soupçons de
« blanchiment aggravé » a été
ouverte et confiée au service d’en-
quêtes judiciaires des finances de
Bercy. « Des éléments laissent pen-
ser que les schémas d’acquisition
successifs de la villa ont été faits
au nom de différentes sociétés,
dont les détenteurs indirects re-
viendraient à faire de la société
Gazprom le bénéficiaire effectif »,
détaille le parquet auprès du
Monde. Ce sont les soupçons sur
l’identité réelle du propriétaire
du bien qui ont déclenché l’en-
quête judiciaire.
Le géant gazier, qui pesait 8 % du
PIB de la Russie avant la guerre en
Ukraine, est l’un des plus grands
contributeurs du budget de l’Etat
russe. Une partie de ses revenus
permettrait aussi de financer une
milice privée engagée sur le front
ukrainien, selon des documents
dévoilés par Kiev en février. L’en-
treprise publique est dirigée par
des proches de Vladimir Poutine,
que ce soit son PDG, Alexeï Miller,
ou Viktor Zubkov, le président du
conseil de surveillance, qui l’ont
tous les deux côtoyé lorsque ce
dernier travaillait à la mairie de
Saint-Pétersbourg.
Un riche homme d’affaires
Le propriétaire officiel de la villa de
Roquebrune-Cap-Martin est, de-
puis l’automne 2016, un riche
homme d’affaires russo-armé-
nien, Samvel Karapetyan. Mais de
nombreux éléments réunis par Le
Monde, issus de registres officiels
et des données qui ont fuité de
l’enquête « Cyprus Confidential »
montrent que Gazprom garde en-
core aujourd’hui des liens multi-
ples avec cette villa malgré son re-
trait officiel en 2016.
Selon nos informations, la villa a,
par exemple, été mise en gage au
profit de Gazprombank et d’une
société offshore liée à un dirigeant
de Gazprom. Si l’enquête judiciaire
établit que les nombreux monta-
ges autour du bien immobilier ont
permis de dissimuler l’identité du
véritable propriétaire de la villa, la
La propriété,
estimée à plus
de 200 millions
d’euros, est l’une
des plus chères
de la Côte d’Azur
présentent
justice pourrait saisir le bien et le
confisquer définitivement en cas
de condamnation.
« Dès que Gazprombank est im-
pliquée dans des transactions im-
mobilières de luxe quelque part
dans l’Union européenne [UE], c’est
une alerte qui doit entraîner une
enquête en bonne et due forme de
la part des autorités de l’UE », com-
mente Ilia Shumanov, directeur de
l’ONG Transparency Internatio-
nal-Russie. Et ce, d’autant plus que
la propriété en question, dont la
valeur a été estimée à plus de
200 millions d’euros, est l’une des
plus chères de la Côte d’Azur.
Elle comprend une villa princi-
pale de 1 225 mètres carrés, long-
temps appelée « Villa del Mare », et
s’étend sur un domaine de plus de
trois hectares, avec une maison
pour les invités et une troisième
bâtisse pour héberger les em-
ployés de maison. Bien plus
qu’une propriété de luxe, elle est
au cœur de montages financiers
complexes entre Gazprom et des
proches de Vladimir Poutine. Sol-
licités par Le Monde, ni les oligar-
ques en question ni l’entreprise
n’ont répondu à nos questions.
Le bien immobilier de luxe entre
dans le giron russe en 2001 lors-
que le milliardaire Shalva Chigi-
rinsky en fait l’acquisition et la re-
baptise « villa Maria Irina ». Cet
homme d’affaires a longtemps été
l’une des principales fortunes de
Russie grâce à ses participations
dans Sibir Energy, une entreprise
russe cotée à Londres et spéciali-
sée dans l’exploration, l’extraction
et le raffinage de pétrole. Mais
M. Chigirinsky la perd lorsqu’il est
rattrapé par des difficultés finan-
cières en 2009 et des accusations
de détournement de fonds au dé-
triment de Sibir Energy.
Gazprom Neft, filiale pétrolière
de Gazprom, profite des déboires
de son concurrent pour l’absorber
et récupère au passage, en 2010, la
villa de Roquebrune-Cap-Martin
pour 70 millions d’euros alors que
des estimations tablaient à l’épo-
que sur un prix trois fois supé-
rieur. « Dans cette affaire je n’ai pas
eu le choix, confie au Monde Shalva
Chigirinsky qui a dû quitter la Rus-
sie. Que ce soit sur le prix [de la
villa] ou sur la manière dont j’ai été
évincé de l’entreprise [Sibir
Energy]. » Le propriétaire déchu
ajoute avoir « dépensé beaucoup
d’argent pour réparer la villa car
elle était en désordre, complète-
ment en ruine ».
Gazprom Neft devient proprié-
taire de la villa par l’intermé-
diaire de la société française Ma-
ritime Villa Holding, créée pour
l’occasion. En 2015 et 2016, le bien
immobilier se retrouve ballotté
d’un actionnaire à l’autre, pas-
sant tour à tour par le Luxem-
bourg, la Russie, Chypre mais
également le Panama, tout en
restant sous le contrôle ultime de
Gazprom Neft. Ces montages ju-
ridiques, sans justification éco-
nomique apparente, sont d’ail-
leurs au cœur de l’enquête judi-
ciaire du parquet de Paris.
Fin 2016, le milliardaire Samvel
Karapetyan devient le nouveau
propriétaire de la villa en rache-
tant à Gazprom Neft ses parts dans
la société Leyson Holdings, imma-
triculée à Chypre, qui elle-même
contrôle la société française Mari-
time Villa Holding.
Cet homme d’affaires, dont le
nom apparaît régulièrement dans
la liste des 100 plus grandes fortu-
nes de Russie, est à la tête du
groupe Tashir, présent dans les
secteurs de l’immobilier, de la
construction, de l’énergie ou en-
core de la finance. M. Karapetyan
doit son ascension en grande par-
tie, à de juteux contrats signés
avec Gazprom. Les premiers sont
signés dans les années 1990, no-
tamment dans la région de Ka-
louga, au sud-ouest de Moscou, où
son entreprise bâtit un campe-
ment de travailleurs.
D’après l’enquête publiée mi-
2016 par le média russe indépen-
Selon
les informations
du « Monde »,
une procédure
judiciaire portant
sur des soupçons
de « blanchiment
aggravé »
a été ouverte
dant RBC, l’année où il acquiert la
villa sur la Côte d’Azur et bénéficie
d’un prêt du géant gazier coïncide
avec une hausse importante de
contrats publics à son profit. Ces
derniers passent, selon RBC, de
42,5 milliards de roubles (530 mil-
lions d’euros) en 2014, à 52,9 mil-
liards de roubles en 2015 et à
20,8 milliards de roubles sur les
seuls trois premiers mois de l’an-
née 2016, ce qui représente en
moyenne 40 % de son chiffre d’af-
faires. Parmi les filiales de Tashir
Group, Gazstroy, Neftegazstroy,
Spetsgazstroy ou encore City Stroy
Group fournissent au géant gazier
des systèmes de chauffage, des
usines de traitement d’eau ou des
tuyaux utilisés dans la construc-
tion de gazoducs.
Une coquille vide offshore
M. Karapetyan et Gazprom sont
aussi liés par la villa de la Côte
d’Azur. Pour en prendre le con-
trôle, l’homme d’affaires a l’obliga-
tion d’éponger une dette de
112 millions d’euros que Maritime
Villa Holding doit à une société des
îles Vierges britanniques détenue
par Gazprom Neft. Pour autant,
M. Karapetyan ne sort pas un cen-
time pour rembourser cette
somme. C’est sa société Leyson
Holdings, fraîchement acquise,
qui s’en charge, grâce à un em-
prunt de 115 millions d’euros con-
tracté, en décembre 2016, auprès
de Gazprombank, qui appartient à
Gazprom et à Iouri Kovaltchouk,
un proche de M. Poutine. Autre-
ment dit, l’oligarque reste endetté
auprès du géant gazier, qui peut ré-
cupérer la villa en cas de non-rem-
boursement. Un montage qui per-
met finalement au groupe russe
de disparaître du registre des pro-
priétaires de la villa, tout en gar-
dant une forme de contrôle.
En avril 2020, la villa Maria Irina
sert une nouvelle fois de garantie,
cette fois pour un prêt de 50 mil-
lions d’euros consenti à Leyson, la
holding chypriote de Samvel Ka-
rapetyan, par la société offshore
Megan Agency Ltd, immatriculée
dans les îles Vierges britanniques
et qui pourrait donc devenir l’un
des ayants droit de la villa de la
Côte d’Azur. Pour découvrir l’iden-
tité du prêteur, il faut tirer le fil des
actionnaires.
Megan Agency Ltd est détenue
par une autre coquille vide off-
shore établie aux Seychelles, elle-
même contrôlée par un Russe :
Vadym Tregub, neveu de Sergei
Tregub, un ancien membre des
services de renseignement russes
qui a lui aussi des liens avec Gaz-
prom. D’après l’enquête du média
d’investigation russe Proekt et du
Fonds anticorruption de l’oppo-
sant Alexeï Navalny, il servirait de
prête-nom à Alexeï Miller, le diri-
geant de Gazprom, pour détenir
des actifs immobiliers. Une asso-
ciation qui a valu à Sergei Tregub
et son neveu d’être ajoutés à la
liste des sanctions britanniques
le 8 novembre.
« Les oligarques qui entourent
Poutine se servent de Gazprom
pour s’enrichir, explique Mikhail
Krutikhin, le cofondateur du cabi-
net de conseil RusEnergy installé à
Oslo, ils s’en servent comme d’un
instrument pour transformer des
fonds publics en argent de poche. »
Reste à savoir si la villa Maria
Irina a été utilisée par l’entreprise
ou par des personnes privées lors-
que Gazprom Neft en était le pro-
priétaire officiel. Selon un contrat
de location retrouvé dans les mil-
lions de documents révélés par
l’enquête « Cyprus Confidential »,
Gazprom Neft a loué le domaine à
l’une de ses filiales chypriotes
en 2015 et 2016 pour un loyer men-
suel de 210 000 euros. Mais le mys-
tère sur l’identité des occupants
reste entier. « Aucun commentaire
à faire », répond la société Bordes
Estates, chargée de gérer la villa. Le
magazine Challenges affirmait en
mars 2022 que le bien a été occupé
par Alina Kabaeva, ex-gymnaste
russe présentée comme la compa-
gne cachée du président Poutine.
Une information que Le Monde
n’a pas pu vérifier à partir des re-
gistres officiels. p
julien bouissou
et abdelhak el idrissi

MATIÈRES PREMIÈRES | PAR LAURENCE GIRARD

SPÉCIALISATIONS
APRÈS UN Les gros poissons du caviar
BAC +3/+4
Parfois, pour les fêtes de fin d’an- espèces d’esturgeon, Schrenki et nes, alors que la valeur du marché
née, le gourmet se laisse tenter Dauricus, dont l’hybride peuple du caviar est restée la même,
par un caviar à prix bradé en su- désormais les piscicultures. à près d’un milliard d’euros ».

27 JANVIER 2024
permarché. L’œuf d’esturgeon est
alors un produit d’appel en rayon.
Ou comment appâter les Français
pour les ferrer au moment où ils
Paris Montreuil Expo ouvrent large leur porte-monnaie
pour remplir leur panier. Une
prodigalité très courtisée.
Ce caviar est souvent italien,
quand la Péninsule se targue
d’être le premier producteur
européen, avec 65 tonnes. L’Italie
vend, de temps en temps, à vil
prix le produit. En cause, la lutte
féroce à laquelle se livrent les
concurrents sur tous les conti-
nents – les gros poissons du
caviar. Le plus récent n’est pas le
moins gourmand, en l’occurrence
la société chinoise Kaluga Queen.
« En 2011, la Chine a décidé de
préempter le marché. Ce pays est
devenu le premier producteur
mondial, pesant de 250 à 280 ton-
nes, dont 200 tonnes produites
par Kaluga Queen », explique Lau-
INSCRIPTION GRATUITE rent Dulau, directeur de la société
SAMS.GROUPELEMONDE.FR Kaviar, connue pour sa marque
Sturia. Une épopée née dans le
fleuve Amour, où frayaient deux
Cette vague montante chinoise
déstabilise les marchés. D’autant
que le caviar, produit frais et sen-
sible, n’est guère apte à rester
dans les placards. Il faut l’écouler,
et les prix coulent. De quoi faire
tanguer le numéro deux mon-
dial, l’italien Agroittica. D’autant
plus qu’il voit débouler, dans la li-
gne d’eau voisine, un nouvel ad-
versaire prêt à le coiffer au po-
teau, le polonais Antonius Caviar,
qui a passé la barre des 40 tonnes.
Clarté contre clair-obscur
Le caviar est aussi de Bulgarie, des
Etats-Unis, du Vietnam ou même
de Madagascar. Mais, malgré les a
priori ancrés dans les esprits, pas
de Russie, contrée où l’exploita-
tion sans limitation des estur-
geons sauvages a fait disparaître
la ressource. La pisciculture a pris
le relais. Et les élevages d’estur-
geons surgissent là où argent et
eau coulent à flots. Résultat : se-
lon M. Dulau, « en onze ans, la
production annuelle mondiale a
été multipliée par 2,5 à 600 ton-
La production française des
précieux œufs noirs est, elle,
étale, à 50 tonnes, mais elle
aimerait bien briller dans les
étals. Quatre entreprises, Caviar
House & Prunier, groupe Kaviar,
L’Esturgeonnière et Caviar de
France, ont décidé de mettre
leurs œufs dans le même panier
pour décrocher une indication
géographique protégée.
« En 2024, nous serons certifiés
caviar d’Aquitaine », se réjouit
Olivier Cabarrot, PDG de Caviar
House & Prunier. Il évoque une
fourchette de prix allant de
2 250 à 8 000 euros le kilo pour
ce mets raffiné français, à mettre
en perspective avec la durée
d’élevage de l’esturgeon. Sept ans
pour le baeri, neuf pour l’osciètre
et de douze à quinze ans pour le
beluga. Avec l’IGP, le caviar
d’Aquitaine revendique la clarté
dans un monde où règne le clair-
obscur et veut bénéficier de la
valeur ajoutée liée à sa rareté. Le
caviar français nage à contre-
courant… p
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023 économie & entreprise | 15

Des milliardaires actifs dans la recomposition du paysage médiatique français

Changement d’actionnaire / Prise de contrôle Transfert de titres ou de groupe Augmentation de capital / Prêt Création de titres

VINCENT
BOLLORÉ
DES PETITS ACTEURS DES GRANDES
GOURMANDS Arnaud Lag FAMILLES INSTALLÉES

ar
dère
Indigo Publications (La Lettre, LVMH (famille Arnault)
Africa Intelligence…) 100 %
Vivendi Groupe Les Echos
100 %
(Les Echos, Le Parisien,
11 % Radio Classique…)
Revue XXI Groupe Canal+ Prise de
Prisma Media
(Canal+, CNews, C8, contrôle
(Voici, Femme actuelle, Télé DASSAULT
CStar) 60 % Transfert
DC Company (Groupe du Gorafi) Loisirs, Capital, Géo…)
de Gala Le Figaro, Le Particulier,
Harper’s Bazaar Lagardère La Lettre de L’Expansion
Konbini (famille Perrodo) (Europe 1, Europe 2, RFM, Journal
du dimanche, Paris Match…)
En négociation PINAULT

57 %
Heroes Media Transfert du groupe Editis 100 %
Artemis
DANIEL Le Point
Transfert de Public
En négociation
KRETINSKY
VSD BOUYGUES

45,5 %
DES ENTITÉS 9% Groupe TF1 (TF1, LCI, TMC,
DANS L’ATTENTE Retrait de l’investissement TFX)
dans Le Monde libre
Czech Media
XX Titres XX Propriétaire Invest PATRICK DRAHI
Nouveau prêt
de 12 millions d’euros 78 %
Libération (Elle, Marianne, Télé 7 Jours,
Franc-Tireur) Altice
Loopsider 100 %

Louie Media Altice Média (BFM-TV, RMC…)

Usbek & Rika RODOLPHE

SAADÉ BERTELSMANN (famille Mohn)
100 %
L'Humanité acquis en 2022 75 %
Divers actionnaires
Groupe RTL Group
Bayard Presse La Provence 48 %
(La Croix, Notre temps…) (La Provence,
Groupe Hima CMA CGM Corse-Matin) 10 % Groupe M6 (M6, W9, Gulli,
Frères assomptionnistes 6Ter, RTL, RTL2, Fun Radio)
(La Tribune, La Tribune Dimanche)
L’Express
Alain Weill Why Not
Groupe L’Opinion
Divers actionnaires dont
Nicolas Beytout, la famille
Arnault et la famille Bettencourt Brut
XAVIER
Challenges, L’Histoire, NIEL
Sciences et avenir L’Informé
Groupe Perdriel Groupe Nice Matin
(Nice-Matin, Var-Matin,
La Chaîne L’Equipe, L'Equipe Fonds pour France-Antilles,
l’indépendance ieu Pigas France-Guyane, Paris-Turf)
Famille Amaury NJJ tth s
de la presse
Ma

Transfert des
Sud Radio parts prévu 98 %

Groupe Fiducial Contrôle Le Nouveau Monde 2%

à terme
NRJ, Chérie FM, Nostalgie,
Rires & Chansons, NRJ12 72,5 % Le Monde libre
NRJ Group (famille Baudecroux) 98 % Radio Nova Les Inrocks
Groupe Le Monde 25,4 % Pôle d’indépendance
Valmonde (Valeurs actuelles) (Le Monde, Télérama,
Société des journalistes
Courrier international, La Vie, Source : Le Monde
Iskandar Safa et des lecteurs du groupe L’Obs
Huffington Post [85%]) Infographie : Audrey Lagadec

En 2023, de grandes manœuvres dans les médias

L’année a été marquée par l’activisme des grandes fortunes qui pèsent sur la presse, la télé et la radio

T
out sauf immobile, le
paysage médiatique
français n’a cessé d’évo-
luer tout au long de l’an-
née 2023, caractérisé par l’acti-
visme stratégique de quatre
milliardaires : Vincent Bolloré,
Daniel Kretinsky, Rodolphe Saadé
et Xavier Niel, actionnaire à titre
individuel du Monde. En dehors
du bastion de l’audiovisuel public
et de publications indépendantes
d’influence (Mediapart, Con-
texte…), les principaux médias
français sont aux mains de gran-
des fortunes. Nous proposons ici
un panorama infographique non
exhaustif, qui met en avant cette
caractéristique et les mouve-
ments des douze derniers mois.
L’année qui vient de s’écouler a
d’abord été dominée par les con-
ditions fixées par la Commission
européenne pour que Vivendi
puisse finaliser son offre publi-
que d’achat (OPA) sur Lagardère
(Paris Match, Le Journal du diman-
che, Europe 1, Europe 2, RFM, Ha-
chette). « Cela a amené à un repo-
sitionnement des différents ac-
teurs », analyse l’ancien banquier
d’affaires Jean-Clément Texier.
Un appétit impressionnant
Car pour obtenir l’aval des autori-
tés anticoncurrence européen-
nes, le groupe Vivendi de Vincent
Bolloré a dû céder 100 % du capi-
tal d’Editis – le numéro deux fran-
çais de l’édition (Julliard, Robert
Laffont, Plon, Nathan…) – au mil-
liardaire tchèque Daniel Kre-
tinsky. Autre exigence de l’anti-
trust bruxellois, la vente du ma-
gazine Gala, détenu par Prisma
Media, filiale de Vivendi, à la fa-
mille Dassault, propriétaire du
Groupe Figaro, pour un prix es-
timé entre 50 millions et 60 mil-
lions d’euros.
De son côté, M. Kretinsky a
continué de s’étendre dans le sec-
teur de l’information et de la
presse en France avec un appétit
impressionnant, malgré ses in-
vestissements tous azimuts (Ca-
sino et Atos). L’homme d’affaires
tchèque a octroyé un nouveau
prêt d’au moins 12 millions
d’euros au quotidien Libération et
grimpé au capital du groupe TF1 à
9 %, tout en prenant des parts
dans le média vidéo Loopsider et
le studio de podcasts Louie Media.
Il est enfin en discussion pour cé-
der son titre people Public à He-
roes Media, un groupe de publica-
tions spécialisées.
Même boulimie chez l’armateur
Rodolphe Saadé, à la tête de CMA
CGM. Déjà actionnaire du groupe
de presse régionale La Provence, il
a racheté le Groupe Hima, pro-
priétaire du journal La Tribune, en
juillet, avant de lancer un nou-
veau quotidien dominical La Tri-
bune dimanche, en octobre.
M. Saadé, qui détient désormais
10 % du capital de M6, est égale-
ment entré au capital du média
en ligne Brut aux côtés de Xavier
Niel, en investissant ensemble de
35 à 40 millions d’euros.
Ce dernier, par ailleurs action-
naire du Groupe Nice-Matin, a ra-
cheté les parts détenues par Da-
niel Kretinsky dans le capital du
Groupe Le Monde (Le Monde, Té-
lérama, Courrier international, La
Vie), à l’automne, et a prévu de les
apporter au Fonds pour l’indé-
pendance de la presse. Ce fonds
de dotation deviendra ainsi le
premier actionnaire, début 2024.
Le banquier d’affaires Matthieu
Pigasse a, lui aussi, annoncé que
les parts qu’il détenait au capital
du groupe seraient également
transférées au Fonds pour l’indé-
pendance de la presse, au sein du-
quel les actions seront désormais
incessibles.
« En pole position »
Nous n’avons pas fait le choix de
l’exhaustivité par souci de lisibi-
lité de notre infographie, mais
l’audiovisuel public (France Télé-
visions, Radio France, France Mé-
dias Monde, Arte et l’Institut na-
tional de l’audiovisuel), financé
par une fraction de la TVA, consti-
tue une part non négligeable du
paysage médiatique français, tout
comme la presse indépendante,
la presse en ligne ou la presse
quotidienne régionale (PQR). En
difficulté à cause de la baisse des
ventes, du recul de la publicité et
de la hausse des coûts de fabrica-
tion, plusieurs titres de la PQR ont
vu les plans d’économie se multi-
plier ces derniers mois.
« L’explosion des taux d’emprunt,
entre 7 % et 10 %, change totale-
ment les perspectives de renta-
bilité des investisseurs, et empêche
parfois même la possibilité d’obte-
nir des crédits, explique Jean-Clé-
ment Texier. Les milliardaires
sont donc en pole position pour re-
configurer le paysage médiatique
français dans les mois et les an-
nées à venir. » Leurs regards sont
désormais tournés vers la pers-
pective de réattribution des
quinze fréquences de la TNT (dont
C8, Canal+, CNews mais aussi
BFM-TV, LCI, TMC, ou encore
NRJ12) par l’autorité de régulation
en 2025. Le processus de l’appel
d’offres et son résultat rythme-
ront l’année 2024. p
brice laemle
16 |
CULTURE
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DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

L’IA s’infiltre chez les architectes

Les outils numériques sont capables de réorganiser en profondeur les processus de travail des agences

ENQUÊTE « CES MONSTRUOSITÉS

londres - envoyée spéciale
QU’ON S’AMUSE

L
orsque Etienne Riot, À CRÉER PEUVENT
le directeur de la re-
cherche appliquée et NOUS DÉCOINCER PAR
de l’innovation de
l’agence d’architec-
RAPPORT À L’HISTOIRE
ture PCA-Stream, a DE L’ARCHITECTURE »
demandé à Midjourney de rem-
placer la façade en verre du bâti- UMBERTO NAPOLITANO
ment du Monde à Paris par un agence LAN
revêtement en briques, l’intelli-
gence artificielle (IA) a « hallu- l’argentique », Olivier Campagne,
ciné ». A chaque nouvelle itéra- architecte spécialisé dans la pro-
tion, elle recrachait une forme duction de perspectives en 3D, a
différente : conique, trapézoïdale, basculé sur Stable Diffusion. Son
torsadée… Tout sauf le volume esthétique est plus contem-
parabolique étiré comme du poraine, il produit des images
chewing-gum que les Norvégiens moins surprenantes, mais cet
de Snohetta (en association avec outil développé et géré en open
l’agence française SRA) ont conçu source offre plus de liberté aux
pour le groupe de presse français. usagers. Il permet d’entraîner ses
« Elle n’en avait pas compris la géo- propres modèles, appelés LoRA
métrie », en a déduit l’ingénieur. (pour Low-Rank Adaptation), en y
L’exercice qu’il proposait visait à injectant ses propres images.
illustrer les capacités et les limites Olivier Campagne en a créé plu-
des modèles d’apprentissage sieurs. L’un de ces modèles génère
automatique (machine learning), des images « dans le style de Rory
générateurs d’images appliqués à Gardiner ». Il l’a fait travailler en
l’architecture. Etienne Riot a aussi indexant plusieurs centaines de
demandé à Midjourney de placer photos que lui a fournies ce pho-
des balcons sur le bâtiment. « On tographe d’architecture. Un autre
s’attendait à ce qu’il les mette par se nourrit des photos qu’il a prises
terre ou dans le ciel… Il ne sait pas lui-même sur le plateau de Saclay,
placer les éléments d’architecture, en vue de créer des paysages à
il n’a pas été entraîné pour. Mais l’atmosphère désolée, « quasi apo-
on n’avait pas imaginé qu’il ne calyptiques ».
pourrait pas en intégrer un seul à Alternatives à l’esthétique domi-
l’image. S’il a échoué, c’est parce nante de la plate-forme, ces petits
qu’il n’a pas identifié le bâtiment modèles participent à son enri-
comme bâtiment. » chissement culturel. « Chaque fois
que je demande un toit en tuile, les
« UN GAMIN QUI EST UN GÉNIE » tuiles sont grises. J’imagine que les
L’intelligence artificielle géné- photos dont elles sont issues ont
rative produit des photos, des toutes été prises en Chine. On
romans. Elle a conduit les acteurs aurait bien besoin de LoRA repré-
et scénaristes d’Hollywood à se sentant l’architecture française ! Et
mettre en grève pour sécuriser les architectures de toutes les ré-
leurs emplois. Mais elle est ne gions du monde… »
peut pas concevoir un bâtiment.
De la représentation en deux di- DESTRUCTION CRÉATRICE
mensions à l’objet physique inté- Ces failles béantes n’empêchent
gré à son contexte, conforme à pas l’intelligence artificielle d’in-
l’inextricable écheveau de nor- sur le seul secteur de l’architec- naît pas le bâtiment du Monde, il peuvent nous décoincer par rap- l’histoire ». Jouer avec Midjourney, filtrer les agences d’architecture.
mes qui régissent le secteur du ture. En imaginant qu’un tel sait croiser un temple hindou avec port à l’histoire de l’architecture, dit-il, « c’est comme parler à un En France, l’agence PCA-Stream
bâtiment autant qu’aux règles de modèle finisse par exister un une chaumière normande, pro- par rapport au moche, par rapport gamin qui est un génie ». est pionnière en la matière. De-
l’urbanisme, respectant le bien- jour, il lui manquerait toujours la duire des images de villa « dans le à nos propres réflexes », s’enthou- Ces IA ne font rien d’autre que puis un an et demi, elle a lancé
être des usagers autant que le sensibilité – à l’espace, à la lu- style de Frank Lloyd Wright », inté- siasme Umberto Napolitano, co- puiser dans des bases de données une série de séminaires sur le su-
budget du client, il y a un gouffre mière, à l’esprit des lieux… – sans grer l’Opéra de Sydney (Jorn fondateur de LAN, agence connue de milliards d’images produites jet, et converti l’ensemble de ses
qui nécessiterait au minimum laquelle l’architecture n’est qu’un Utzon, 1973) à un décor illustré au pour avoir développé une esthéti- avant 2021, mais elles sont entraî- métiers à la technologie. Mid-
pour le combler de concevoir un triste assemblage de matériaux crayon… Si frustes, approximatifs que fondée sur la trame et la répé- nées par des informaticiens amé- journey et Stable Diffusion ser-
modèle ad hoc. Les investisse- sans qualité. ou fantaisistes soient-ils, ces blen- tition. Il voit dans l’IA une piste ricains et chinois dont la vision vent à créer des moodboards,
ments requis par un tel projet, au Les architectes ne sont pourtant dings ont le charme de l’inopiné, pour « sortir de l’héritage du mo- du monde biaise radicalement les supports visuels destinés à faire
moins aussi colossaux que ceux pas les derniers à s’être jetés sur ce qui n’est pas rien dans une pro- derne », « une force de proposition contenus produits. Après plu- naître des idées en amont du pro-
qui ont permis la création de ces générateurs d’images qui affo- fession dont l’imaginaire est plus qui renoue avec un onirisme qu’on sieurs mois passés sur Midjour- cessus de création, à échanger
ChatGPT, Midjourney ou Dall-E, lent Internet depuis un peu plus cadenassé que jamais. « Ces mons- avait un peu oublié, qui a ceci de ney, dont il qualifie le style de « lé- avec les clients ou les futurs usa-
seraient impossibles à amortir d’un an. Si Midjourney ne recon- truosités qu’on s’amuse à créer particulier qu’elle ne connaît pas gèrement rétro », « évocateur de gers. « Vous voulez un bâtiment
haussmannien ou des bureaux
neufs, Stable Diffusion sait à peu
Les écoles d’archi plongent dans l’intelligence artificielle près à quoi ça ressemble. Il fait des
propositions, explique Etienne
Riot. Ça donne des trucs absurdes,
vénérable institution londo- California Institute of Architecture (SCI- nageurs. » Autre grand enjeu pour les moins problématique : une requête sur comme des tabourets sur des ta-
nienne, créée en 1847, l’Architectural As- Arc), ont aussi plongé dans l’IA. David écoles, l’esprit critique, qu’il faut cultiver ChatGPT consomme cinq fois plus bles… Et parfois, des idées. »
sociation (AA) School consacre cette an- Ruy, responsable du troisième cycle, a à tout prix. David Ruy incite ses étu- d’énergie qu’une requête Google et en- ChatGPT est également entré
née un programme de master à l’intelli- mis en place un programme fondé sur diants à questionner le médium : « D’où gloutit le contenu d’une bouteille d’eau. dans les mœurs. Pour corriger les
gence artificielle (IA). « C’est une révolu- un outil très primitif d’IA permettant de viennent toutes ces données qui nourris- D’où la réticence du département fautes d’orthographe notam-
tion qui a commencé, avance Michael fusionner deux types d’architecture – sent les modèles ? D’Internet. D’où vient Paysage et urbanisme de l’AA School à ment – la rédaction est encore
Weinstock, président du conseil acadé- rhabiller le Lloyd’s Building de Londres Internet ? Du complexe militaro-indus- s’emparer de l’IA – alors même que les faite par des humains, les capaci-
mique de l’école. Les étudiants vont (Richard Rogers, 1986) dans le style d’une triel, du Manhattan Project [projet de re- disciplines enseignées reposent en tés de l’outil en la matière laissant
s’emparer des outils, c’est inévitable. » cathédrale gothique, par exemple. « L’in- cherche du gouvernement américain grande partie sur l’analyse de données. encore à désirer pour les textes
A l’AA School, l’enjeu du master est d’in- térêt n’est pas le résultat, mais ce que les dont l’objectif était de produire une « Comment pourrait-on demander aux longs, nous dit-on. Mais c’est au
terroger l’impact de l’IA sur la créativité : étudiants y voient. C’est comme un test de bombe atomique au cours de la seconde étudiants de recourir à l’IA pour étudier département technologie que
« L’IA redéfinit ce qui fait un bon architecte. Rorschach. En connectant des choses qui guerre mondiale]… » un paysage du nord du Mexique frappé l’outil fait merveille, où l’on pro-
Aujourd’hui, on s’attend, dans la plupart ne l’ont jamais été, ils deviennent créatifs. » Chez PCA-Stream, à Paris, on réfléchit par la sécheresse, s’interroge Eduardo duit toutes sortes d’applications
des agences, à ce qu’un étudiant sache co- également. « A qui profite l’intelligence Rico, codirecteur du département, alors d’aide à la programmation, à la
der, passer d’un logiciel à l’autre. Pratique- Face à l’esprit critique artificielle ? Aux Gafam [Google, Ama- que la pénurie d’eau qui frappe cette ré- représentation… « Avec ChatGPT,
ment aucun de mes étudiants ne sait dessi- Architecte, philosophe et mathémati- zon, Facebook, Apple et Microsoft], les gion s’explique par le détournement j’ai l’impression d’avoir toute une
ner. » Ils sont déjà nombreux à utiliser cien, il considère, comme ses collègues seuls à pouvoir financer de tels mons- qu’en font les entreprises californiennes équipe de codeurs avec moi ! »,
ChatGPT pour leurs projets de diplôme. de l’AA School, que la grande question de tres », lance Léone-Alix Mazaud, cheffe pour entraîner leurs modèles ? » s’émerveille Adrien Pointeau, le
L’école l’a admis, à condition qu’ils le l’IA est celle de la créativité. « L’avenir de projet recherche. Les GPU (graphics Pour l’instant, il refuse d’adopter une responsable du service.
déclarent : « La créativité devient plus cu- nous dira si le choc technologique va réus- processing units), cartes graphiques position tranchée. Mais le peu qu’ils en L’intelligence artificielle ne se
ratoriale, surtout dans les phases de con- sir à la débrider. Ou si Noam Chomsky a nécessaires au développement de ces ont vu, lui et ses collègues, ne les incite résume pas à ces modèles géné-
ception. L’argumentation, le débat vont raison quand il réduit ChatGPT, comme il technologies, coûtent 70 000 euros pas à franchir le pas. « On a constaté que ratifs de textes ou d’images. La
prendre une place de plus en plus impor- l’a récemment fait dans une tribune pour pièce. Une question en appelle une nos étudiants utilisent ChatGPT : ça technologie d’apprentissage
tante dans la présentation des diplômes. » le New York Times, à une vaste entreprise autre, et les implications sont énormes. neutralise toute approche critique, ça automatique qui la fonde, et per-
De l’autre côté de l’Atlantique, à Los de recyclage du même, dont il ne faudrait La matérialité de cette technologie au aplatit tout discours sophistiqué. » p met aux machines d’apprendre à
Angeles, les enseignants de la Southern pas s’étonner qu’elle séduise tant les ma- bilan carbone atomique n’est pas la i. r. partir de données sans avoir été
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
explicitement programmées
pour, trouve dans l’architecture
d’innombrables applications. Elle
permet d’accomplir instantané-
ment des tâches qui requéraient
plusieurs jours, voire plusieurs
semaines il y a encore quelques
mois : intégrer à un projet d’archi-
tecture les règles du plan local
d’urbanisme (PLU) bioclimatique,
établir le tableau de surfaces d’un
bâtiment, automatiser la produc-
tion d’éléments tels que des
escaliers, « sans grande valeur
ajoutée » mais dont la réalisation
est rendue très complexe par la
quantité de normes et de con-
traintes qu’ils intègrent… La des-
truction créatrice est en marche.
Autrement dit, selon Etienne
Riot : « Ce qui se dit dans le milieu,
c’est qu’on n’a pas peur d’être rem-
placé par l’IA, mais par quelqu’un
qui maîtrise l’IA ! »
Son domaine d’application pa-
raît sans limite. Alors que le vent
de contestation écolo qui souffle
dans les grandes écoles apparaît
comme un enjeu majeur pour le
nouveau projet de « bâtiment
icône » du campus de HEC sur le-
quel il réfléchit, Philippe Chiam-
baretta, le fondateur de l’agence
PCA-Stream, se demande si l’IA
ne pourrait pas l’aider à penser.
« En intégrant des informations
venues des étudiants, des messa-
ges qu’ils postent sur les réseaux
sociaux, par exemple, avec les
données du PLU bioclimatique,
des références architecturales,
d’autres données encore, on pour-
rait peut-être aboutir à un cahier
des charges… »
Les capacités de synthèse de l’IA
s’avèrent particulièrement straté-
giques dans le cadre de la RE2020,
la réglementation qui oblige
aujourd’hui les agences à calculer
le poids carbone de leurs bâti-
ments. Responsable de la straté-
gie environnementale au sein de
PCA-Stream, Laélia Vaulot attend
le moment où elle pourra inté-
grer la base de données française
du poids des matériaux aux
logiciels de conception utilisés à
l’agence. Les projets seront alors
conçus depuis l’origine dans une
perspective d’optimisation du
bilan carbone.
Elle estime le délai à un an et
demi, voire deux ans, tant cette
base de données, constituée de fi-
ches fournies par des fabricants
qui n’emploient pas tous la
même sémantique ni les mêmes
unités, manque pour l’heure
d’unité.
Chez Zaha Hadid Architects
(ZHA), à Londres, les architectes
ont eux aussi les yeux rivés sur
les labels d’excellence environ-
nementale et l’objectif zéro car-
L’IA S’AVÈRE
PARTICULIÈREMENT
STRATÉGIQUE DANS
LE CADRE DU CALCUL
OBLIGATOIRE
DU POIDS CARBONE
DES BÂTIMENTS
bone (le fait pour un bâtiment de
produire, à partir du moment où
il est mis en service, autant
d’énergie qu’il en consomme), de-
venus stratégiques pour rafler les
marchés.
A la tête d’une agence qui capita-
lisait, depuis la mort de sa fonda-
trice, en 2016, sur des bâtiments
aux formes voluptueuses et au bi-
lan carbone catastrophique, Pa-
trick Schumacher mise sur l’ap-
prentissage automatique pour
faire naître une esthétique capa-
ble de créer du désir dans le nou-
veau contexte de sobriété énergé-
tique. « Avec l’IA, le squelette des
bâtiments peut se décomposer en
une multitude d’éléments de na-
ture différente et refléter ainsi le
processus d’optimisation des ma-
tériaux en fonction de leur exposi-
tion au vent, au soleil, du poids
qu’ils soutiennent, etc. »
L’architecture doit aujourd’hui
s’adapter à son environnement,
assène-t-il, exalté, comme s’il
venait de trouver la pierre philo-
sophale. « On revient au vernacu-
laire ! » En théorie du moins.
Dans la pratique, l’argument
économique milite en faveur de
la standardisation et ZHA conti-
nue de produire, partout dans le
monde, ses bâtiments interchan-
geables. Leur esthétique a telle-
ment été médiatisée que les gé-
nérateurs d’images la connais-
sent par cœur. « On n’a pas besoin
d’entraîner des modèles, notre
nom à lui seul est un prompt [de
« prompt engineer », rédacteur
d’instructions pour les logiciels] »,
ricane Patrick Schumacher.
Friand de ces images produites
par les IA génératives, il s’en sert
surtout dans les premières étapes
de la conception des projets,
quand il s’agit de faire jaillir des
idées, mais leur reconnaît une
vraie puissance créative. Pour les
générer, l’agence conçoit ses pro-
pres modèles au sein de Stable
Diffusion, dont le système open
source garantit la protection des
données – à la différence de Mid-
journey, de ChatGPT ou de Dall-E,
qui s’approprient tout ce qui est
injecté dans leur système.
« DISSÉMINATION DU SAVOIR »
La propriété intellectuelle est éga-
lement au cœur de la réflexion de
l’agence Foster + Partners sur l’in-
telligence artificielle. Sous la hou-
lette de Martha Tsigkari, directrice
du département de recherche ap-
pliquée, cette multinationale dont
le siège est basé à Londres en ex-
plore le potentiel depuis cinq ans
déjà. Dans un premier temps, elle
s’est concentrée sur ses capacités
en matière de résolution de pro-
blèmes analytiques complexes
type rétro-ingénierie. Elle a ainsi
réussi à obtenir, à partir d’un
échantillon de plusieurs milliers
de plaques stratifiées ayant été dé-
formées par les variations de tem-
pérature, l’équation définissant le
processus de déformation.
La technique de l’apprentissage
automatique est aujourd’hui au
service d’une réorganisation en
profondeur du processus de tra-
vail. En la matière, le premier
grand chantier a consisté à in-
dexer le guide des bonnes prati-
« CE QUI SE DIT DANS
LE MILIEU, C’EST QU’ON
N’A PAS PEUR D’ÊTRE
REMPLACÉ PAR L’IA,
MAIS PAR QUELQU’UN
QUI MAÎTRISE L’IA ! »
ÉTIENNE RIOT
PCA-Stream
ques, énorme pavé conçu par le
département du design technique
pour répondre aux questions liées
aux choix de matériaux, à l’orga-
nisation spatiale des différentes
typologies de bâtiment… « Le do-
cument est tellement dense que,
dans les faits, les architectes, quand
ils ont des questions, s’adressent di-
rectement à ceux qui l’ont rédigé. »
Une application leur fournira dé-
sormais les réponses clés en main.
Entraînée exclusivement avec
le contenu du guide, elle n’ajoute
pas de « touche personnelle »,
comme le font les IA génératives,
elle n’hallucine pas ses réponses,
n’induit aucun biais… Les éven-
tuelles erreurs sont appelées à
être corrigées par les membres de
l’équipe du design technique,
voire par n’importe quel archi-
tecte de l’agence, dans le cadre
d’une procédure de vérification
élaborée pour obtenir, assure
Martha Tsigkari, une fiabilité to-
tale. « La capacité des large lan-
guage models [ces algorithmes
qui exploitent d’énormes volu-
culture | 17
mes de données pour compren-
dre le langage humain] et des
modèles de fondation [qui intè-
grent de l’image, du texte, du son]
à fournir des réponses en temps
réel favorise la dissémination du
savoir. Dans une agence comme la
nôtre, qui a cinquante-cinq ans
d’existence, où travaillent près de
2 000 personnes, cela permet que
les centaines de milliers de docu-
ments qui constituent nos archi-
ves soient accessibles à tous. »
Un outil similaire à ce guide de
bonnes pratiques est en train
d’être développé pour indexer les
dessins de l’agence. Un autre, en
projet, se nourrira de la base de
données de matériaux. En cinq
ans, l’agence a développé toutes
sortes d’applications de machine
learning, pour des objectifs aussi
divers que l’optimisation de la
connectivité des sols ou l’inter-
action en temps réel de plusieurs
architectes sur des maquettes en
3D gavées de données.
Aujourd’hui, Martha Tsigkari ré-
fléchit à cartographier le proces-
sus de création de l’agence. « Pas
question d’empiéter sur la créati-
vité des architectes, prévient-elle,
c’est ce que nous avons de plus pré-
cieux ! L’enjeu, c’est de leur permet-
tre d’aller plus vite, et de mieux tra-
vailler ensemble. » Mais que va
produire un créateur dont l’esprit
a été lessivé par les large language
models, essoré par des milliards
de données ? Que reste-t-il de l’ar-
chitecture quand le rapport au
temps n’est plus guidé que par de
la maximisation du profit ? p
isabelle regnier
18 | culture
La BNF expose toutes
ses nuances du noir et blanc
Une vaste exposition permet de découvrir, à la Bibliothèque nationale
de France, des trésors signés de grands artistes de la photographie
PHOTOGRAPHIE
L’
exposition « Noir &
Blanc. Une esthétique
de la photographie » est
une revenante : pro-
grammée en 2020, mais annulée
en raison de l’épidémie de Co-
vid-19, elle a été accrochée au
Grand Palais, à Paris, puis décro-
chée sans que le public puisse la
voir. La voici de retour, rapatriée
à la BNF, puisque le Grand Palais
est actuellement en travaux. Sujet
vaste s’il en est, « Noir & Blanc.
Une esthétique de la photogra-
phie » donne surtout l’occasion de
revisiter les collections de photo-
graphies de la BNF depuis leurs
débuts. Et de sortir des réserves
nombre de trésors historiques, si-
gnés de grands auteurs passés
maîtres du contraste et de la com-
position : Gustave Le Gray, Paul
Strand, Frank Horvat, Bernard
Plossu, Brassaï… Il ne faut pas bou-
der son plaisir, tant on trouve sur
les cimaises splendeurs et tirages
soignés : une photo presque noire
de Harry Callahan avec sa femme
sortant de l’ombre, un paysage
comme découpé aux ciseaux de
Pierre de Fenoÿl, un coquillage
velouté d’Edward Weston…
Dans cette exposition fleuve,
avec plus de 300 photographies de
206 auteurs, rangées par thèmes
et non de façon chronologique,
l’idée des quatre commissaires de
la BNF était de montrer comment
le noir et blanc, ce non-choix fait
au départ pour des raisons techni-
ques, voire économiques, devient
ensuite un parti pris esthétique et
un support à la créativité. L’intro-
duction est plutôt réussie : si l’on
imagine souvent que le noir et
blanc est né avec la photographie,
l’exposition nous détrompe vite.
Au XIXe siècle, les premières ima-
ges prennent plutôt des teintes
brunes, sépia, bistre, bleutées. La
superbe Grande Vague de Le Gray
(1857) n’est ni noire ni blanche, plu-
tôt chocolat et ivoire. C’est le tirage
au gélatino-bromure d’argent, do-
minant durant tout le XXe siècle,
qui va donner le goût du « vrai »
an ie
i ecti ’une
chute de neige

christophe rauck
arie s hie er ane
noir. Comme le souligne le catalo-
gue, l’expression même de « noir
et blanc » pour désigner la photo-
graphie monochrome n’est appa-
rue que lorsque la photo couleur
s’est popularisée, dans les années
1930, avec des procédés comme
le Kodachrome – faisant du noir
et blanc un véritable choix.
Styliser le réel
Et c’est cette esthétique particu-
lière, ce parti pris assumé que
cherche à creuser le reste de l’ex-
position, en soulignant ce que les
amoureux du noir et blanc chéris-
sent dans cette représentation
particulière du monde : la capacité
à accentuer le contraste des objets,
à souligner la composition, à ren-
dre palpable la lumière. Les mo-
dernistes, en particulier, s’en sont
emparés pour mettre en valeur les
lignes et les dessins géométriques
qui caractérisent la ville moderne,
jusqu’à en faire une abstraction –
l’histoire de
Christine de suède,
la reine qui
ne voulait pas
être roi.
Il est difficile
de rapprocher
autant d’auteurs
différents,
qui n’ont parfois
pas grand-chose
en commun
comme Germaine Krull qui
photographie des ponts et la tour
Eiffel dans son livre Metal (1928).
Le noir et blanc est aussi l’outil
idéal pour traiter les lumières arti-
ficielles de la ville, comme le font
Man Ray, avec ses illuminations de
la tour Eiffel, ou Ilse Bing, et bien
sûr Brassaï et les inoubliables pé-
régrinations nocturnes de son Pa-
ris de nuit. Le noir et blanc est con-
voqué pour son aptitude à styliser
le réel, à s’en éloigner. « L’émotion,
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
A L B U M S
MOGER OR C HEST RA
There Must Be a Passage
Certains ont trouvé leur voie dans le
jazz, la saxophoniste Sakina Abdou, le
batteur Nicolas Pointard, ou la musique
contemporaine, telle la guitariste
Christelle Séry. D’autres, au sein des
musiques traditionnelles, de Bretagne,
le chanteur et bassiste Dylan James, le clarinettiste Etienne
Cabaret, et d’Europe centrale, les violoncellistes Léonore
Grollemund et Pauline Willerval. Tous, à l’instar du saxopho-
S É L E C T I O N
niste Régis Bunel ont multiplié les expériences dans le domaine
de l’improvisation avant de les fondre dans la production d’un
ensemble inclassable, le Moger Orchestra, dont le premier al-
bum, enregistré en public, s’apparente à une cartographie de la
libre énergie, mélodique ou harmonique. De la voix planante de
Peter Gabriel aux mixtures « trash » de Fausto Romitelli en pas-
sant par les perspectives bruitistes du New Phonic Art de Michel
Portal, les références ne manquent pas à l’écoute de ces enga-
geantes créations qui font de l’« impro », une sorte d’ornement à
grande échelle de l’instant musical. p pierre gervasoni
Musiques têtues/L’Autre Distribution.
WES MON TGOMERY
The Complete Full House
Recordings
Wes Montgomery, guitariste des guitaris-
tes, Indianapolis (1923-1968). Signalons
une réédition augmentée notamment
d’un titre inédit. Wes Montgomery, génial
habitué prolixe des clubs de nuit, faisait
l’ouvrier de jour. Il mettait un soin d’ouvrier à ses rares albums,
couverture comprise, et reste le metteur au point d’une main
gauche dont le pouce est sollicité dans les basses. Berkeley (Cali-
fornie), 25 juin 1962, un lundi, jour off pour les musiciens, son
producteur Orrin Keepnews loue le Tsubo Club. Dans la foulée, il
engage Johnny Griffin (saxophone ténor) dit « Little Giant », et
« The » rythmique : Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy
Cobb, celle de Miles. « Répétition » lestement troussée, répertoire
« Immigrants, réinventé, création spontanée aux portes du génie dont le secret
Istanbul, Turquie » s’est perdu. Rien à ajouter. p francis marmande
(vers 1977), Craft Recordings/Universal Music.
de Mary Ellen Mark.
THE MARY ELLEN MARK FOUNDATION MI KA
Que ta tête fleurisse toujours
Révélé en 2007 avec les succès pop-rock
de Grace Kelly, et pop-disco de Relax
je la trouve dans le noir et blanc : il (Take it Easy), le chanteur et auteur-com-
transpose, il est une abstraction », positeur américano-britannique Mika,
disait Henri Cartier-Bresson. L’Ita- avait déjà interprété quelques chansons
lien Mario Giacomelli l’utilise en français, dont Elle me dit, tube de l’été
pour quitter le documentaire et 2011. Pour ce sixième album, Que ta tête fleurisse toujours, le
verser dans l’onirique, avec sa fa- français est de mise. Le disque évolue entre ambiances pop-
randole de moines qui semblent électro dansantes, dans Bougez, Apocalypse Calypso, C’est la vie
faire la ronde dans le ciel. ou Touche touche, et des romances et déclarations amoureuses
A partir des années 1970, la cou- aux arrangements plus pop, valorisant la mélodie, dont
leur qui fut longtemps jugée juste 30 Secondes, Moi, Andy et Paris, Je sais que je t’aime, souvent
bonne pour la pub et la mode de- dans une approche acoustique, plus intime. L’ensemble se ré-
vient un nouveau terrain de jeux vèle plaisant, bien construit dans ses équilibres stylistiques, ses
pour les artistes, et les années contrastes. p sylvain siclier
1980 voient l’arrivée de la photo- Mika Punch-Island Def Jam/Universal Music.
graphie plasticienne, en couleurs
et en grand format. Le noir et blanc JUL
reste la ligne de mire de puristes La route est longue
qui y trouvent l’essence de la pho- Comme tous les ans en décembre, Jul,
tographie. La BNF sera longtemps « le rappeur à trois lettres » comme il s’ap-
leur refuge, sous l’impulsion de pelle dans ce 26e nouvel album, pulvérise
Jean-Claude Lemagny, responsa- les records de vente, dépasse tous ses
ble des collections de photogra- concurrents. Hamza et Ninho, cette an-
phies de 1968 à 1996, qui a fait du née. C’est l’album de Noël, version rap :
noir et blanc, un peu à contre- production au kilomètre, invités en veux-tu en voilà (Naza, PLK,
temps, l’axe esthétique majeur SDM…), un flow mitraillette et des textes mignons tout plein.
des acquisitions – d’où la richesse « Moi j’ai tellement bon cœur, que je souhaite le bien même à l’en-
des propositions sur les murs. nemi », se vante Jul sur le titre La Fusion, en duo avec Alonzo. Un
Il est difficile, cependant, de rap- vrai tube de Noël. En homme de bonne volonté, le Marseillais
procher autant d’auteurs diffé- s’aventure même à Paname, qu’il croit « miné », dit-il en compa-
rents qui n’ont parfois pas grand- gnie de Tiakola, et emprunte au passage, le nouveau son à la
chose en commun, à part le noir et mode : l’amapiano sud-africain. Et puis ses bons sentiments dé-
blanc, et l’exposition a du mal à te- goulinants finissent par rendre Jul attachant à l’instar d’un Luffy
nir sur la longueur. Malgré de pe- ou d’un latino, J’fais que danser. Avec 23 morceaux, l’écoute peut
tits zooms intéressants, nombre paraître aussi longue mais, pour Jul, l’important est que les fans
d’images pourraient figurer aussi en aient pour leur argent. p stéphanie binet
bien dans une section que dans D’Or et de platine/Believe Music.
une autre. Un grand nuancier clôt
le parcours, qui déroule dans une K Lire aussi sur lemonde.fr la critique de « Owl Song »
gradation des dizaines d’images, d’Ambrose Akinmusire
rangées de la plus sombre à la plus
claire. Il est malheureusement gâ-
ché par les reflets sur les vitres et
passe sous silence le fait que, dans
la photographie en noir et blanc,
c’est surtout le noir qui domine, la
sous-exposition étant souvent
considérée comme un gage d’élé-
gance et de sérieux.
DE CAUSE
Restent quelques essais stimu-
lants d’auteurs contemporains
qui, à leur manière, tentent de dé-
À EFFETS.
montrer que le noir et blanc n’est Le mardi
pas une pratique passéiste et ana-
21h – 22h
© Radio France/Ch. Abramowitz
chronique. Certains le choisissent
de façon temporaire, selon leur
sujet, comme Valérie Belin, qui
Aurélie
transforme ses modèles en sta- Luneau
tues. Quand d’autres photogra-
phient des objets noirs et blancs
avec des procédés couleur, Le magazine de
comme Marina Gadonneix, qui
l’environnement
fait des mises en abyme énigmati-
ques, comme des œuvres abstrai-
tes, pour questionner l’histoire de
la photographie et son statut. p
claire guillot L’esprit
En partenariat
d’ouver-
« Noir & Blanc. Une esthétique avec
de la photographie », à la BNF ture
François-Mitterrand, Paris 13e.
Jusqu’au 21 janvier 2024.
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Une plongée dans les triades, du parrain à la petite frappe
Antoine Vitkine a recueilli les témoignages sur la mafia chinoise à Taïwan, à Hongkong ou en Chine continentale
ARTE.TV
À LA DEMANDE
SÉRIE DOCUMENTAIRE
O
n pourrait croire à
l’un des plus capti-
vants films de
mafieux du réalisa-
teur hongkongais Johnnie To, s’il
ne s’agissait de la réalité. Dans
une enquête en trois épisodes,
Antoine Vitkine mène une
plongée stupéfiante dans le
monde mystérieux des triades.
Au fil de témoignages, du parrain
à la petite frappe, il raconte com-
ment ces organisations se sont
imposées et ont interagi avec
le pouvoir, que ce soit à Taïwan,
à Hongkong ou en Chine conti-
nentale, pour devenir l’une des
plus puissantes dans la crimina-
lité mondiale.
Le bien nommé « Tyran de fer »,
56 ans, s’ouvre pour la première
fois face aux caméras. Comme lui,
tour à tour, « le Vaurien », « la
Clope » ou « le Cogneur » font le
récit, par leur parcours, des
méthodes et structures de ces
sociétés secrètes du crime.
Tournants politiques
L’autre vertu de ce travail est sa
profondeur historique, déroulant
la présence des triades à tous les
tournants politiques. En 1911, elles
appuient Sun Yat-sen pour faire
chuter la Chine impériale des
Naomi Kawase explore l’intimité partagée au-dessus des fourneaux
La cinéaste filme avec délicatesse la relation entre Sentaro, pâtissier taciturne, et Tokue, son employée septuagénaire, passionnée de cuisine
CINÉ+ CLUB
DIMANCHE 24 - 20 H 50
FILM
B eaucoup de cuisiniers ont
connu ce rite initiatique :
penchés au-dessus des
fourneaux, ils s’efforcent de suivre
les instructions de l’expert, tandis
que dans la marmite mijote l’objet
de leurs attentions conjuguées.
Un peu plus de ceci, moins de cela,
doucement, plus vite… Elles ne
suffiront pas à transmettre le
secret. La cuisine est un art qui
s’apprend avec les yeux et le cœur,
GRILLE N° 23 - 298
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I devenu adulte. V. Biens à protéger.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 297
HORIZONTALEMENT I. Fertilisable. II. Axiome. Broum. III. Sherpas. Eu.
IV. Caner. Ululer. V. Ils. Ocra. Ame. VI. Na. Avenir. As. VII. Atomisations.
VIII. Nîmes. Gilée. IX. Toi. Tuée. X. Entrelardées.
VERTICALEMENT 1. Fascinante. 2. Exhalation. 3. Riens. Omit. 4. Tore.
Ame. 5. Improviste. 6. Léa. Ces. Ul. 7. Surnagea. 8. Sb. Laitier. 9. Areu.
Rif. 10. Boula. Ollé. 11. Lu. Emane. 12. Empressées.
Holger Chen, membre repenti d’une triade. YAMI 2
Qing. Dans le Shanghaï des con-
cessions étrangères des années
1920, elles faisaient fortune sur la
vie misérable des jeunes prosti-
tuées et la dépendance à l’opium
et se mirent au service de Tchang
Kaï-chek pour massacrer des mil-
liers d’ouvriers communistes.
Avec la victoire de Mao Zedong
en 1949, alors que 2 millions de
sympathisants du Kuomintang
s’exilent à Taïwan, les mêmes
triades sont au cœur de la répres-
par l’imitation appliquée de gestes
éternels et d’astuces singulières.
Dans le film de Naomi Kawase Les
Délices de Tokyo, la scène en ques-
tion fait l’objet d’une variante ori-
ginale. L’élève, Sentaro, est le seul
des deux personnages à avoir un
statut de cuisinier professionnel –
limité à la confection de pâtisse-
ries, les dorayaki. L’enseignante,
Tokue, 76 ans, est son employée.
Ni l’âge ni le statut ne sont,
pourtant, la vraie différence entre
Sentaro et Tokue. Elle tient à ce que
Sentaro pratique son métier sans
plaisir. Mais Tokue adore la cui-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
sion de la population locale oppo-
sée au pouvoir du chef nationa-
liste sur l’île, où s’ouvrent à partir
de 1947 presque quatre décennies
de « terreur blanche ».
Le scandale de l’assassinat,
en 1984, d’un journaliste critique,
Henry Liu, exilé à San Francisco,
par des membres de la triade
Union du bambou (ou Bambou
uni), à la solde du régime,
amorcera la démocratisation de
Taïwan. L’histoire est connue
sine. Lorsque Sentaro se met à
chercher un commis, la septuagé-
naire se présente : « J’ai toujours
rêvé de faire ce genre de travail. »
Sentaro ne comprend pas, ou
plus : première énigme. Tokue lui
en proposera bien d’autres.
Répétition des gestes
Au taciturne et solitaire Sentaro
elle présente les haricots rouges
comme des amis intimes, qui
doivent être « cuisinés avec le
cœur » et avec un infini « respect »,
en leur laissant le temps de « se fa-
miliariser » les uns avec les autres.
HORIZONTALEMENT
I. Ses champs alimentent les bras-
seurs. II. Une orchidée qui fait
mouche. Se rendre. III. Reprenais
pour corrections. Soutient les bor-
dages du bâtiment. IV. Attaque aussi
12
les plus belles poitrines. Insecte
Rangeât les harengs dans les bar-
riques. VI. Pas très futé. Partie
de la partie. Deux gouttes de pastis.
VII. Gai participe. Protecteur du foyer
romain. Participation individuelle.
VIII. Répand un parfum de résine.
Dangereuse en mer et en cuisine.
Un très grand chez les lourds.
IX. Dans les décors au théâtre.
Homme de fer. X. Doit nous mettre
à l’abri.
VERTICALEMENT
1. Consacrés à des sujets précis,
leur parution n’est pas régulière.
2. Boufe quand il est léger. Victime
de sa consommation. 3. Fringants
cavaliers des armées de l’Est. Evite
bien des longueurs. 4. Carte venue
d’Angleterre. Piégé. 5. Pur et royal.
Pour voir ce que l’on achète.
6. Me lançais. Cartes sur table.
7. Dans l’immédiat. Laisses sur place.
8. Passe par les fosses. Chez les Grecs.
9. Personnel. Abri sauvage. Dans le
plat. 10. Le létan des Belges. Grande
colombienne. 11. Facilite la traction.
A envoyé du monde sur la Lune.
12. Manifestation gazeuse.
mais cette fois c’est « Loup blanc »
qui fait le récit des ruses de
« Canard sec », patron de la triade
qui, avant de tomber, avait pris
soin de s’enregistrer, dénonçant
le chef du renseignement.
Le documentaire raconte, avec
une richesse absolument inédite,
l’emprise sur le monde chinois,
des studios de cinéma hongkon-
gais aux casinos de Macao, de tria-
des comme la Sun Yee On ou la
14K. Elles profitent de l’ampleur de
L’histoire du film tient dans cet
enjeu : construire une familiarité
entre un être et l’autre, comme
entre une cuillère et une marmite,
ou entre deux saveurs. Déployer,
pour cela, le temps nécessaire,
dans la répétition des gestes et
dans l’apprentissage. Cette
leçon-là, la plus importante, passe
à peine par les mots. Ou, plutôt, les
mots l’éclairent a posteriori. Il fau-
dra que Sentaro soit de nouveau
réceptif au langage du beau et de la
joie, qu’il avait cessé de parler et
d’entendre. En attendant, c’est le
geste qui parle et se fait, sous
SUDOKU
N°23-298
1 4
5 6
1 7
3 5
6 4
1 4 6 9
9 7 2 3 seule fois par ligne,
2 3 1 5
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
CRUCIVERBISTES,
À VOS CRAYONS !
100 GRILLES
télévision | 19
la diaspora à Vancouver ou de la
proximité actuelle de Pékin avec le
Cambodge et la Birmanie, dans le
cadre des « nouvelles routes de la
soie », pour étendre leur emprise.
L’ouverture économique chi-
noise, au tournant des années
1980, va donner un nouvel essor
au crime organisé, des karaokés
aux contrefaçons. Lorsque
Hongkong s’élève contre l’em-
prise de Pékin, les petites mains
du crime sont là, le 21 juillet 2019,
à la station de métro Yuen-Long,
pour tabasser les manifestants.
A Taïwan, « Loup blanc », qui a
passé sa vie à gravir les rangs de
l’Union du bambou, s’est fait
politicien ces dernières années,
au service de l’unification avec la
Chine. L’évolution des temps
inquiète Holger Chen, le repenti
propriétaire de clubs de fitness à
Taipei, qui appelle à manifester
contre les relais d’influence
pro-Pékin et a survécu par mira-
cle aux trois balles qu’on lui a
tirées en 2020 alors qu’il sortait
de son véhicule. p
harold thibault
Triades. La mafia chinoise à
la conquête du monde, d’Antoine
Vitkine (Fr., 2021, 3 × 60 min) :
1. Naissance d’une pieuvre ;
2. Eldorado chinois ;
3. Au service de l’empire rouge.
Diffusé sur Arte, mardi 9 janvier
2024,à partir de 21 heures.
couvert de transmission techni-
que, l’interprète de ces mots qui ne
parlent pas encore à son cœur.
Or Naomi Kawase, lorsqu’elle ac-
compagne ses héros en cuisine,
prend un malin plaisir à nous
masquer le geste-clé : les mains
éloquentes, le mouvement idéal
de la cuillère. Elle filme la sueur sur
les fronts, la fumée, les dorayaki
sur la plaque chauffante : on est
proche de l’alchimie. La cinéaste a
su, au fil d’une filmographie gra-
cieuse, préserver le mystère de ses
personnages et, ainsi, leur vérité,
l’inattendu de leur rencontre. Ici,
2 4 3 1 5 7
1 5 9 4 8 6
7 6 8 3 2 9
5 1 2 9 3 4
8 9 4 6 7 2
7 8 6 3 7 5 1 8
9 8 5 7 4 1
4 2 1 8 6 3
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11.00 François-Régis Gaudry s’invite,
pour le réveillon, au restaurant
solidaire Le Refettorio, à Paris.
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Disney 10 Décennies
A la demande Pour les 100 ans
de la Walt Disney Company, la plate-
forme a créé une collection spéciale
des années 1920 à aujourd’hui.
On pourra se refaire Fantasia, Peter
Pan, Mary Poppins… et voguer
jusqu’à La Petite Sirène.
LU N D I 25 D ÉCEM BR E
France Culture
« Le Book Club »
15.00 Reiner Stach sera l’invité
de l’émission pour le tome II de
sa biographie de Kafka (Le Cherche
Midi, 960 pages, 29,50 euros).
M AR D I 26 D ÉCEM BR E
Prime Video
Le Grinch
A la demande Le film de Ron
Howard (2000) devrait mettre tous
ceux qui adorent ou détestent Noël
d’accord – ce qui n’est pas si mal.
Misanthrope exilé, le Grinch vit
depuis cinquante-trois ans dans
une grotte sur le mont Crumpit avec
son chien Max et est bien décidé
à gâcher le Noël de Cindy Lou.
avec Tokue et Sentaro, l’esquive se
fait malice : en nous privant des se-
crets de la cuisine, elle semble rap-
peler, à l’heure où la télé-réalité
s’en goinfre, que l’art de la gastro-
nomie ne s’apprend vraiment que
dans l’intimité partagée des corps
au-dessus des fourneaux, les
murmures sibyllins et les rencon-
tres qui nourrissent le cœur. p
noémie luciani
Les Délices de Tokyo, de Naomi
Kawase (Jap.-Fr.-All., 2015,
113 min). Avec Kirin Kiki,
Masatoshi Nagase.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
6 8 9
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Elisabeth Cialdella Tél : 01-57-28-39-00
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
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20 | carnet DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
0123

C’est avec une immense tristesse Les membres du conseil

que Marie FIATTE d’administration des Arts décoratifs Remerciements
(Nancy 1928 - 2023). Et l’ensemble des équipes,
Le conseil d’administration Ses ils,
en vente Le Carnet Et les équipes
du Fonds de dotation ACTION,
La cérémonie religieuse sera célébrée
le jeudi 28 décembre, à 10 heures, en
ont la tristesse de faire part du décès Ses petites-illes,
actuellement de
Nous informons nos lecteurs l’église Saint-Léon, à Nancy. ont été très touchés des marques de
font part du décès brutal du
et nos annonceurs M. Claude MISEREY, sympathie qui leur ont été
De la part de président de l’Union française
K En kiosque de la non parution de notre journal
le lundi 25 décembre 2023.
professeur
Jean-Philippe COLLET, Etienne Fiatte et Isabelle Séguéla, des arts du costume,
témoignées lors des obsèques de
Elisabeth et Thierry Poyeton, Jean-
Le Monde à paraître le samedi Nicolas Fiatte et Sylvie Dugourd, Maryse DOLE
survenu dans la nuit du vendredi survenu le 19 décembre 2023, à Paris,
23 décembre sera daté Dominique et Stéphanie Fiatte, (1945 - 23 novembre 2023)
15 décembre 2023, à l’âge de cinquante- à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
dimanche 24 - lundi 25 - Anne-Françoise Fiatte et Benoit
HORS-SÉRIE

huit ans.
mardi 26 décembre 2023. Gaume, et remercient toutes celles et ceux
ses enfants et leurs conjoints, Les obsèques se dérouleront dans
Professeur des Universités, praticien qui ont exprimé leur soutien, en
L’HISTOIRE DU
Le service Carnet sera
exceptionnellement fermé
hospitalier, chef du département de
Cardiologie de la Pitié-Salpêtrière,
Camille, Antoine, Thibaut, Louis,
Ségolène, Lola, Iris, Frédéric,
l’intimité familiale.
présence, à distance par des mots,

PROCHE ORIENT
10 000 ans de civilisation
le samedi 23 décembre.
Une permanence sera assurée
Jean-Philippe Collet s’est consacré
pleinement aux soins de ses
Marie-Liesse, Béatrice, Joséphine,
Maximilien, Grégoire, Clémence,
Claude Miserey a œuvré sans
relâche et avec un total dévouement
leurs, pensées ou intentions.

le lundi 25 décembre,
de 9 heures à 13 heures,
ÉDIT ION
20 23 pour notre édition du Monde
Comprendre le présent à la lumière du passé
datée du mercredi 27 novembre 2023.
—————
Hors-série
Vous pouvez nous faire parvenir
vos textes
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement votre numéro
de téléphone et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre de la SDL)
soit sur le site :
100 GRILLES
https://carnet.lemonde.fr
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8 L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Magazine n° 8
Décès
Tristan Alfonsi-Amadei,
son ils,
fait part du décès de
HORS-SÉRIE
patients, aux équipes soignantes, à Héloïse, et Raphaël, pour la préservation et la
valorisation de collections mode et
Anniversaire de décès
l’enseignement et à la recherche, ses petits-enfants,
sans jamais négliger ses proches. Charlotte, Laetitia, et Elias, textile exceptionnelles qui sont
ses arrière-petits-enfants régulièrement présentées dans les Jean MAGNOL
Nous nous associons à la douleur Et de toute la famille. expositions du musée des arts
de son épouse, Hélène, de ses trois (1926-2020),
décoratifs.
enfants, Antoine, Alexis et Olivier et PF. Guidon (Nancy). CNAM,
de sa famille. Tél. : 03 83 30 07 93. métallurgie.
Luri (Haute-Corse). Paris.
Les obsèques du professeur
Jean-Philippe Collet se tiendront le Mme Dominique Hazard, Marc et Jeanette Nicol, Un cœur généreux.
mardi 26 décembre, à 13 h 30, au née Odile Bouteloup, Isabelle Nicol et Yery Mendoza,
crématorium de Champigny (Val-de- son épouse, Christine Nicol (†)
Mlle Christine Hazard,
Souvenir
Marne), situé au 560, avenue et Fabrice Silberzan,
Maurice-Thorez. sa ille, ses enfants,
Mme Patrice Hazard, Mlle Marie-
Matthieu, Xavier et Yves, Claude DEMOUGIN,
A la demande de la famille : « ni Claire Hazard, Mme Jean-Paul Hazard,
ses petits-enfants chéris, 25 décembre 2003.
leurs ni couronnes », mais aider la M. Jérôme Hazard,
recherche cardiovasculaire du groupe Lucie et Antoine Santucci,
ses frère, sœur et belles-sœurs,
ACTION sous forme de dons. Ses nombreux neveux et nièces,
Josette Dall’Ava-Santucci,
« Ah! Tombe Neige
Catherine Fieschi,
Jean-Philippe Collet était membre ses belles-sœurs et beaux-frères, Tombe et que n’ai-je
ont la tristesse de faire part du décès Mon bien aimé entre mes bras. »
fondateur du Fonds de dotation de Anne-Laure,
ACTION et membre bénévole de ce Jean-Christophe et Evelaine, Inspiré de Guillaume Apollinaire.
Fonds destiné à soutenir la recherche Alba et Clément,
M. Dominique HAZARD,
sur les pathologies cardiovasculaires. docteur ès sciences économiques, ses neveux et nièces Ségolène.
ancien président de chambre et leurs enfants,
Pour faire un don : en ligne sur
au tribunal de commerce de Paris,
www.action-groupe.org ou par
ont la profonde tristesse d’annoncer Concert
chèque au « Fonds de dotation
ACTION », Institut de Cardiologie, survenu le 20 décembre 2023, dans le décès de
Hôpital Pitié-Salpêtrière, 2e étage, sa quatre-vingt-quatorzième année.
Bureau 2, 47, boulevard de l’Hôpital, M. Gérard NICOL,

75013 Paris. La cérémonie religieuse aura lieu diplômé de Supélec

M. Bernard ALFONSI, le mercredi 27 décembre, à 10 h 30, (promotion 1962),
maître de conférences retraité Cet avis tient lieu de faire-part et en l’église Saint-Pierre de Neuilly-
de l’université Paris-Saclay, de remerciements. sur-Seine. survenu le 19 décembre 2023,
ancien élève
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
40
de l’Ecole Centrale de Lyon, L’inhumation aura lieu le
agrégé de mathématiques, Lyon 5e. L’Association A4
vendredi 29 décembre, à 11 heures, Il a rejoint son épouse,
CARTES docteur ès sciences, dans le caveau familial de Lacoste organise un concert caritatif,
POUR COMPRENDRE
Christian Collombel, pour recueillir des fonds
UN MONDE FRACTURÉ
son époux, (Hérault).
survenu à Montreuil, le 22 septembre Xavière
Philippe Collombel, ain de permettre la détection
2023, à l’âge de soixante-dix-huit ans.
ses enfants, Octave, Daphné, Elvire, Dolorès Lancha (†), et sa ille, précoce chez les bébés
Hors-série et sa compagne, Emmanuelle Barré, présentant des troubles du spectre
Paris. Françoise Collombel Charles et Andrée Lancha Christine, de l’autisme, dès la crèche.
et ses enfants, Enguerrand, Maxence et leur ille, Catherine,
Marie-France Fabre-Baudry, et Léonard,
son épouse, Christine Collombel ses bien-aimées.
Hélène et Albert Roustan (†), Inscrivez-vous vite !
Frédéric Baudry, et ses enfants, Arthur et Sacha, leurs enfants, Ollivier et Christine,
son ils Paul Gotteland La cérémonie religieuse a été
Frédéric et Myriam, Jérôme et Aurélie, Le 12 janvier 2024, à 20 h 30,
et son épouse, Lisa, et sa ille, Lucy, célébrée en l’église Saint-Pierre de Luri,
HORS-SÉRIE

Gérard et Claude Collombel, leurs petits-enfants

Jamie, Ewan et Lewis, le vendredi 22 décembre, à 15 h 30. salle Cortot, 78, rue Cardinet, Paris 17e,
et leur arrière-petite-ille,
L’ATLAS
DES
6 000 ANS 150 CARTES
ses petit-ils,
leur grand-mère, Nadia Gragnano,
Les familles Montanari, Marteau
ont la tristesse de faire part du décès
de Sa famille, La famille tient à remercier le
avec Clémence Guerrand,
pianiste internationale.
D’HISTOIRE & INFOGRAPHIES
personnel soignant de l’hôpital de
et Esteve, Bastia, en particulier le service du Pour réserver sa place (42 €)
Marie Josèphe COLLOMBEL, Ses collègues
Et amis docteur Franck Le Duf et celui du https://a4-autisme.fr
ont la douleur de faire part du décès née LAUTISSIER,
de ancien interne en Pharmacie en France et en péninsule ibérique, docteur Muriel Garrigue. 06 60 19 68 52.
des Hôpitaux de Lyon,
Henri-Georges BAUDRY, pharmacien biologiste, ont la tristesse de faire part du décès
de Société éditrice du « Monde » SA
ingénieur général Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
de l’Aviation civile, survenu à Lyon, le 20 décembre 2023,
Hors-série dans sa quatre-vingt-onzième année.
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
ancien directeur Jeannine LANCHA, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
de la navigation aérienne, ancienne élève de l’ENS Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
chevalier de la Légion d’honneur, La cérémonie religieuse aura lieu (Sèvres 1963), Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
en l’église Saint-Irénée, Lyon 5e, le ancien membre Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
mercredi 27 décembre, à 9 h 30, Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
survenu dans sa quatre-vingt-unième de la section scientiique Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
suivie de l’inhumation au cimetière
année, le 17 décembre 2023, à la suite de Couzon-au-Mont-d’Or. de la Casa de Velázquez, Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
HORS-SÉRIE d’une longue maladie. maître de conférences honoraire Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
à l’Université, Direction artistique Emmanuel Laparra
Cet avis tient lieu de faire-part et Infographie Delphine Papin
Les obsèques auront lieu le jeudi de remerciements. Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
4 janvier 2024, à 10 h 30, au Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
UN LONG CHEMIN crématorium du cimetière du Père- 34, rue de Trion, survenu le 15 décembre 2023, Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Lachaise, Paris 20e
VERS L'INFINI

69005 Lyon à l’âge de quatre-vingt-un ans.

Ni leurs ni couronnes. Possibilité Un recueillement aura lieu le
de dons au Secours Populaire. Avignon. Martinique. Tours.
mercredi 27 décembre, à 14 h 30, en
Bordeaux. Marseille. La Réunion.
Vos
la chambre mortuaire de l’hôpital
mfrancefabreb@gmail.com

dédicaces
Mme Ingrid Derlon Woudstra, Tenon, 3, rue Belgrand, Paris 20e,
son épouse, suivi d’une cérémonie au
Hors-série Thomas et Marie, Vincent, Romain, Florent Derlon, crématorium du cimetière du Père-

se •
son ils et sa ille, ses ils, Lachaise, 71, rue des Rondeaux,

819,�!!ge
Manon, Marine et Chloé, Paris 20e, dans l’intimité familiale.

s
ses petites-illes, ont la douleur et le chagrin de faire
Elisabeth, Nicolas et Vincent, part du décès de La dispersion des cendres se
sa sœur et ses frères, déroulera le jeudi 11 janvier 2024, à
Musée d'Histoire de Nantes
Ses neveux et nièces, Alain DERLON, 14 h 30, au jardin du souvenir du
né le 10 décembre 1940,

ifffef du
cimetière du Père-Lachaise.
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24
HORS-SÉRIE

ont la grande tristesse de faire part

du
Comment du décès de inspecteur d’Académie honoraire,

Monde
les Mongols Ni leurs ni couronnes, dons
ont changé bienvenus en faveur de l’association
le monde Dominique BINET, survenu le 19 décembre 2023, SOS Villages d’enfants.
artiste plasticienne et auteure, à Pougnadoresse (Gard),
GENGIS survenu le 11 décembre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
Christophe Carlier,
KHAN à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Un hommage lui a été rendu ce
23 décembre, à 14 h 30, à Bourg-Saint-
Jean-Robert Martin,
Véronique et Bernard Benincasa,
En partenariat
avec

nicolas.binet.db@gmail.com Andéol (Ardèche). et leurs enfants,

Christophe Martin et Marie-Pierre
iwede@orange.fr Jouannaud
Hors-série Caen (Calvados). et leurs enfants,
Camille, Alice, Pauline, Fabrice, ainsi que toute leur famille,
Emmanuel, Anne, Jean et Cécile
Brunet Julien, Rodolphe,
Joséphine, Marguerite, Sidonie, ont la très grande tristesse de faire
Nos services et leurs conjoints,
ses enfants,
Augustine, Suzanne,
Jonas, Basile, Salomé,
part du décès de

ont la tristesse d’annoncer le décès

Sa famille, Philippe MARTIN,
Lecteurs de ont l’immense tristesse de faire part
professeur des Universités,
doyen
du décès de
K Abonnements Pierre BRUNET, de l’École d’afaires publiques
Sur abo.lemonde.fr professeur émérite de Sciences Po,
Michel DURIGON,
de géographie rurale

Par tél. au 03 28 25 71 71
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) à l’université de Caen,
survenu le 19 décembre 2023,
K Le Carnet du Monde à l’âge de cent ans.
carnet@mpublicite.fr
La cérémonie religieuse sera célébrée
le 27 décembre, à 14 heures, en l’église
Saint-Jean, à Caen.
e.brunet49@orange.fr
professeur de médecine légale,
anatomopathologiste,
expert près la cour d’appel
de Versailles
et agréé par la Cour de cassation,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu le 17 décembre 2023, à Poissy.
Une cérémonie sera organisée le
mardi 26 décembre.
tetonde
survenu le 17 décembre 2023.
Une messe a été célébrée le
vendredi 22 décembre, à 13 h 30, en
Le Canet
l’église Saint-Eustache, Paris 1er.
Pour toute information :
Un don à une association sera carnet@publicite.fr
préféré à des leurs. Pri.x à la i;ne: 33t TIC.
( Le Monde du 21 décembre.)
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
Mory Sacko « Mes parents avaient le rêve
d’une vie meilleure pour leurs enfants »
ENTRETIEN
R évélé par l’émission « Top Chef », Mory
Sacko est devenu la nouvelle coquelu-
che de la gastronomie française avec ses
plats qui mêlent cuisines française et africaine
rehaussées de saveurs venues du Japon. Ce
grand garçon de deux mètres, toujours rieur et
joyeux, issu d’une famille de neuf enfants, s’at-
tache à garder les pieds sur terre malgré les
multiples sollicitations dont il est l’objet.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas eu la télé et si je ne m’étais
pas intéressé à ce qu’il y avait dedans. Mes deux
passions sont venues de cette boîte : le Japon à
travers les mangas animés et le monde des pa-
laces et de l’hôtellerie que j’ai découvert à tra-
vers des reportages qui m’ont fasciné. La télévi-
sion, qui a aujourd’hui mauvaise presse, a été
pour moi une fenêtre sur des mondes que je ne
connaissais pas. Jusque-là, ma vie se résumait à
ma famille, mon quartier, ma ville, le foot.
La télévision était-elle très présente
chez vous ?
Ma mère l’allumait quand elle n’en pouvait
plus, quand on jouait au foot dans le couloir,
qu’on se mettait à jouer au catch et qu’on cas-
sait une ampoule pour la troisième fois. Elle
nous faisait asseoir devant la télé dans le salon
pour retrouver un peu de calme et faire ce
qu’elle avait à faire.
Vous êtes le sixième d’une famille
de neuf enfants, cela faisait beaucoup
de monde à gérer…
Quand mon père est arrivé du Mali en 1990
pour travailler en France, il a atterri à Tournan-
en-Brie, en Seine-et-Marne. Un oncle habitait
pas loin. C’est un endroit tranquille, la dernière
ville avant la campagne, une commune à taille
humaine avec beaucoup de mixité, des HLM,
ça lui semblait idéal pour une famille. Le sa-
medi, on pouvait profiter de Paris, à seulement
trente minutes de train.
Mes parents avaient déjà cinq enfants quand
ma mère l’a rejoint en 1991. Je suis né l’année
suivante, en 1992, puis mon petit frère est né à
son tour. Les aînés nous ont rejoints plus tard,
grâce au regroupement familial. Ça s’est fait
par étapes. Il a fallu que l’on trouve un apparte-
ment plus grand pour accueillir mes deux
grands frères puis mes trois grandes sœurs,
encore trois ans après. Mes parents ont en-
suite eu leurs deux dernières filles. Il y a vingt
ans d’écart entre les plus grands et les plus pe-
tits. Nous nous sommes tous retrouvés sur le
tard, ce qui fait que l’on profite énormément
les uns des autres maintenant.
Que faisaient vos parents ?
Mon père a passé toute sa carrière dans le bâ-
timent, il se levait à 6 h 30 et rentrait à 19 h 30.
Ma mère s’occupait de nous et, en fin de jour-
née, elle allait faire le ménage dans des bureaux
de la zone industrielle. C’est une histoire typi-
que de l’immigration. Mes parents avaient le
rêve d’une vie meilleure pour leurs enfants et
pour eux-mêmes. Ils ont réussi avec brio. Ils
n’ont rien lâché avec nous, ils nous ont élevés
avec des valeurs très fortes que je garderai toute
ma vie. Ils nous ont éduqués dans la fierté du
travail, l’humilité, le respect des anciens.
Mon père vient de l’ethnie soninké, qui vit au
Sahel entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie.
Ce sont des gens qui travaillent la terre, et la
terre là-bas est sèche et dure, ce sont des gros
bosseurs. Mon père a gardé ce caractère-là. Il
nous disait : « Si vous voulez quelque chose
dans la vie, il va falloir travailler beaucoup, ne
rien réclamer, faire le mieux possible pour ob-
tenir quelque chose. » Ça nous a marqués et
aidés. Nous avons tous un travail, une petite fa-
mille, personne n’a jamais dérapé. Pour mes
parents, c’est mission accomplie. Ils avaient
une vraie rigueur, ils étaient toujours derrière
nous pour vérifier que l’on aille bien à l’école,
qu’on fasse correctement nos devoirs, qu’on
respecte les horaires, qu’on ne fasse pas de bê-
tises. Comme ils ne pouvaient pas nous aider,
ils nous ont inscrits à l’étude pour être sûrs que
nos devoirs seraient faits en rentrant. Faire
autant d’enfants et s’en occuper aussi bien et
avec si peu de moyens, je dis « chapeau ».
Quels souvenirs avez-vous
de votre enfance ?
C’était extrêmement joyeux. On s’entendait
tous bien. Vivre avec mes frères, c’était comme
vivre avec mes potes, il n’y a rien de mieux. Il y
avait toujours quelque chose à fêter, des invités
à la maison, c’était une célébration perma-
nente. J’ai eu une enfance modeste mais très
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI… Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de son existence. A 31 ans,
le chef d’origine malienne
remercie ses parents pour le sens
du travail qu’ils lui ont inculqué
heureuse. Je suis reconnaissant à mes parents
de ne jamais nous avoir fait sentir leurs diffi-
cultés financières.
La culture malienne était-elle
très présente chez vous ?
Oui, à travers la nourriture, la musique que
l’on écoutait, les vêtements portés. Nous, les en-
fants, nous étions habillés à l’occidentale, mais
ma mère portait des pagnes, des vêtements tra-
ditionnels. Comme mon père quand il était à la
maison, ainsi que les oncles et les tantes. Ma
mère regardait les chaînes de télé maliennes
pour se détendre. Ma famille est de confession
musulmane, mais la religion n’a jamais été un
sujet de discussion, c’est du domaine de l’in-
time, ce n’est pas quelque chose que l’on étale à
l’extérieur. On la pratique chez nous, entre
nous, sans prosélytisme. J’ai aujourd’hui en-
core ce rapport simple à la religion. Elle fait par-
tie de moi, sans définir qui je suis.
Avec neuf enfants à la maison, avez-vous
toujours vu votre mère aux fourneaux ?
C’est une vraie mère nourricière, qui adore
faire plaisir à travers ses plats. Il y avait toujours
quelque chose sur le feu : une casserole, une
marmite, une sauce en train de cuire, un plat
qui marinait, quelque chose à mixer… Quand je
cherchais ma mère, j’allais dans la cuisine.
Vous a-t-elle appris à cuisiner ?
Pas du tout ! Les plats de ma mère, je les man-
geais, mais je n’avais pas la curiosité de savoir
comment elle les préparait. Ça ne m’intéressait
pas spécialement. Mes centres d’intérêt
étaient le foot, les mangas, le rap, comme beau-
coup d’adolescents. A la fin du collège, j’ai eu
envie de découvrir un métier. Je pensais naïve-
ment que de faire un brevet d’études profes-
sionnelles d’hôtellerie et de restauration pour-
rait me permettre d’accomplir mon rêve : tra-
rencontre | 21
En janvier 2021,
à Paris. JOEL SAGET/AFP
vailler dans un palace. Ma mère a bien ri : « Tu
ne sais pas faire cuire un œuf, qu’est-ce que tu
vas faire en cuisine ? » Elle ne comprenait pas.
Ce qui l’inquiétait aussi, c’étaient les horaires,
les journées à rallonge. Pour mes parents, la fa-
mille est le plus grand des trésors, ils crai-
gnaient que je ne puisse pas me marier et avoir
des enfants avec ce métier.
Davantage que l’envie de cuisiner,
c’est donc travailler dans les palaces
qui vous attire au départ. Comment
expliquez-vous cette passion ?
C’était tellement éloigné de ce que je connais-
sais que ça m’attirait. J’étais fasciné par l’exi-
gence, l’élégance, le beau. Je me disais que ça de-
vait être bien de travailler au milieu de tant de
belles choses avec les meilleures équipes. Par
chance, dès mon arrivée dans mon lycée hôte-
lier, tout s’est bien passé. Pour le premier cours
de travaux pratiques, le chef nous a demandé
de préparer un poulet rôti. Il fallait brider la vo-
laille, je me suis demandé ce que je faisais là,
mais visiblement j’étais doué car le chef m’a fé-
licité, le poulet était très bon. J’ai ressenti une
grande fierté, celle de l’artisan qui avec ses
mains transforme un produit en quelque chose
de mieux. Je me suis pris au jeu et j’ai adoré ça.
J’ai dû faire un double apprentissage : appren-
dre à cuisiner et assimiler une partie de la cul-
ture française. Avant l’école hôtelière, je n’avais
jamais mangé un artichaut, je ne savais pas ce
qu’était un fenouil. Comme je suis très curieux
de nature, j’ai adoré aussi bien les cours théori-
ques que la pratique. A l’école, on apprend les
méthodes de base, les techniques, comment
faire les pâtes brisées, sablées, les pâtes à
choux… Je me souviens de ma première gou-
gère, j’ai trouvé ça tellement bon ! La cuisine
française est une caisse à outils formidable.
Comment sortez-vous du lot ?
Quand j’ai débuté ma formation, le métier de
cuisinier n’avait pas encore entamé sa muta-
tion. C’était encore considéré comme une voie
de garage. Beaucoup d’élèves étaient là parce
qu’ils étaient mauvais à l’école et ils n’étaient
pas motivés. Cuisiner est devenu hypergla-
mour pendant mes années d’études avec les
émissions de télévision de type « Top chef ».
J’étais motivé, ça se voyait et, du coup, j’ai fait la
différence. Mon premier apprentissage s’est
déroulé dans un restaurant italien place du
Marché-Saint-Honoré qui pouvait faire jusqu’à
200 couverts. J’ai découvert ce qu’était un ser-
vice avec le stress, les annonces, les huit chefs,
les coupures, les brûlures, je me suis pris la va-
gue en pleine face, mais j’ai adoré l’adrénaline.
C’était très physique, très grisant.
A 18 ans, diplôme en poche, vous ne lâchez
pas votre idée de palace…
J’ai fait une liste de tous les palaces parisiens,
j’ai écrit partout. Après une expérience dans un
cinq-étoiles, j’ai été pris au Royal Monceau.
J’étais aux anges. Le niveau est monté d’un cran
en matière d’exigence et de rigueur, j’ai dû m’ac-
crocher. J’ai commencé au petit déjeuner – je
suis devenu imbattable sur les omelettes –, puis
au bar et lorsqu’une place s’est libérée au restau-
rant gastronomique, j’ai postulé. Je me suis re-
trouvé dans un étoilé avec des gens qui avaient
des formations bien meilleures que la mienne
dans des établissements prestigieux alors que
je n’avais que dix mois de cuisine. Ça a été très
dur, mais ils ont vu que je ne lâchais rien. Au
bout de six mois, j’avais rattrapé mon retard.
Tout tient dans l’organisation, la concentration.
C’est quasiment méditatif, comme une danse,
aucun geste ne peut être inutile. A partir de ce
moment-là, j’ai pu commencer à m’éclater.
Vous travaillez ensuite plus de quatre ans
au Mandarin Oriental, où vous gravissez
les échelons sous la houlette de Thierry
Marx. Pourquoi décidez-vous d’en partir ?
Je pourrais dire aussi que je ne serais pas ar-
rivé là si je n’avais pas eu le courage de m’assu-
mer totalement en tant que personne et en
tant que cuisinier. J’ai pris la décision de dé-
marrer ma carrière de chef indépendant à seu-
lement 26 ans. Thierry Marx a été une rencon-
tre déterminante. Il venait comme moi d’un
milieu populaire, il adorait le Japon.
Malgré tout, je sentais que j’étais arrivé au
bout du chemin. J’avais envie de faire une cui-
sine qui m’était propre, qui serait la mienne,
qui ressemblerait à mon histoire et à mon par-
cours et me permettrait de mettre en valeur le
continent africain. Après un énième testing
avec mon chef, je me suis rendu compte que je
savais parfaitement ce qu’il attendait de moi et
parfaitement répondre à ses attentes. Une rou-
tine commençait à s’installer, ça ne me plaisait
pas trop car je suis quelqu’un qui aime bouger.
J’ai eu envie d’ouvrir mon chez-moi.
C’était très risqué, vous étiez jeune
et personne ne vous connaissait !
J’étais en effet vraiment jeune pour prendre
un poste de chef et encore plus pour monter
mon entreprise. Je ne savais pas trop comment
m’y prendre, à vrai dire. Ma compagne et le
chef Marx m’ont beaucoup soutenu. J’ai décidé
de postuler à « Top chef », qui me semblait être
un tremplin pour obtenir un financement des
banques et l’assurance d’avoir des clients très
vite dans mon restaurant.
Vous ne gagnez pas l’émission,
mais vous devenez très populaire…
J’ai eu de la chance car la saison a été diffusée
pendant le confinement et il y a eu un vrai en-
gouement du public pour les candidats. La sor-
tie a été folle, les gens me reconnaissaient dans
la rue, je ne pouvais plus prendre le métro. Une
nouvelle vie a commencé. Avec ma compagne,
on a ouvert Mosuke, les clients ont suivi. On a
eu tout de suite beaucoup de presse. Depuis le
1er septembre 2021, le restaurant est complet à
tous les services. Entre-temps, six semaines
après l’ouverture, on a dû fermer à cause de
l’épidémie de Covid-19. On a décidé de se lancer
dans la street food et ça a encore mieux mar-
ché que le restaurant gastronomique !
Alors que vous n’êtes resté ouvert que
six semaines, vous obtenez une étoile
Michelin, une consécration rapide qui
a suscité des jalousies…
Je le comprends. Certains cuisiniers travaillent
depuis longtemps, s’investissent autant que
moi en cuisine et ne l’ont pas eue, c’est très frus-
trant. Mais j’ai décidé de savourer ce moment
avec mes proches, de ne pas me laisser gâcher ce
qui reste le plus beau souvenir de ma carrière.
Depuis, vous croulez sous les propositions,
vous avez conçu un restaurant pour
le groupe LVMH, une brasserie
avec le groupe Moma…
Je me dis qu’il faut en profiter car tout peut
s’arrêter, mais je refuse neuf propositions sur
dix. Tous les matins, je m’astreins à être en
cuisine avec mes équipes. Couper mes
oignons avec elles me structure et me permet
de garder les pieds sur terre. Et, si un jour je
dérape, je sais que mes parents n’hésiteront
pas à me dire : « Pour qui tu te prends ? » C’est
assez rassurant. p
propos recueillis par
vanessa schneider
22 |
IDÉES
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

PRIX DU MEILLEUR JEUNE ÉCONOMISTE

Le Cercle des économistes et « Le Monde » lancent l’édition 2024
de cette récompense qui couronne les travaux de chercheurs pour
leur excellence académique et leur pertinence dans l’actualité

Françoise Benhamou et André Cartapanis

Un monde de rivalités économiques
Le contexte
Peuvent concourir au prix du
meilleur jeune économiste
Les politiques commerciale et industrielle des Etats constitution de blocs commerciaux, de
caractère géopolitique plus que géogra-
visent davantage des objectifs de puissance que la phique, en fonction des exigences de rési-
prospérité globale, analysent les deux économistes lience ou de sécurité. Les Etats, comme les
entreprises, font entrer les chaînes mon-
diales de production dans la sphère de la
rivalité géopolitique.
l’économie au bénéfice d’ambitions de
puissance. Certains parlent d’une weapo-
nization (« militarisation ») du commerce.
D’où l’aspect nécessairement conflictuel,
antagonique, de cette nouvelle mondiali-
sation, et la difficulté de se doter de règles
ou d’institutions internationales assu-

2024 tous les économistes
français de moins de 41 ans
au 1er juin 2024, dont les
travaux ont un caractère
appliqué et permettent de
promouvoir le débat public.
Au-delà de leur production
académique, les candidats
doivent mettre en avant leur
contribution à la politique
économique ou à la prise de
décision privée ou publique,
en débordant éventuelle-
ment vers d’autres sciences
sociales. Ils doivent adresser
au Cercle des économistes
(pauline.despis@cercledese-
conomistes.fr ; marilou.gat-
tino@cercledeseconomis-
tes.fr), au plus tard le
31 janvier 2024, un CV
détaillé, cinq publications
représentatives de leur pro-
duction, ainsi qu’une note
de synthèse d’une page
soulignant l’intérêt et l’origi-
nalité de leurs apports.
L
e commerce international ne s’est
jamais déployé indépendam-
ment des rapports politiques en-
tre les nations. Les auteurs mer-
cantilistes du tournant des XVIe et
XVIIe siècles justifiaient les excé-
dents de la balance du commerce par leur
contrepartie sous la forme d’entrées d’or
permettant aux monarques de lever des
armées de mercenaires. Montesquieu
(1689-1755) voyait dans le « doux com-
merce » le moyen de civiliser les relations
internationales et d’éviter les guerres. Le
blocus continental imposé par Napoléon
entre 1806 et 1814 visait la ruine de l’An-
gleterre en l’empêchant de commercer
avec le reste de l’Europe…
Plus récemment, l’embargo et le recours
aux sanctions commerciales contre la
Russie, ou le déclenchement par le prési-
dent Donald Trump d’une guerre com-
merciale et technologique avec la Chine, il-
lustrent parfaitement cette continuité : les
questions de sécurité, d’indépendance na-
tionale et la lutte pour la puissance inter-
fèrent inexorablement avec le commerce.
Cela se traduit aujourd’hui par la crainte
d’une fragmentation géoéconomique en
réponse aux objectifs non économiques
des politiques commerciales ou des politi-
ques industrielles. Les chocs de la pandé-
mie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine,
leurs effets sur les importations de cer-
tains produits s’ajoutant aux tensions très
vives sur le plan géopolitique, expliquent
la très forte extension des mesures de res-
triction au libre-échange, pour viser
l’autonomie stratégique. Celles-ci répon-
dent bien plus à des critères de résilience
et de sécurité qu’à des menaces de carac-
tère économique, tant du côté des Etats
que du côté des firmes, lorsqu’il s’agit des
chaînes mondiales de production.
C’est tout particulièrement le cas aux
Etats-Unis, où la notion de « commerce
entre pays amis » défendue par la secré-
taire au Trésor, Janet Yellen, conduit à pri-
vilégier politiquement de tels échanges et
à réduire les autres. Il s’agit de déplacer les
chaînes de production vers des pays de
confiance, partageant les mêmes valeurs,
les mêmes alliances, afin de construire un
« commerce sûr ». Se dessine alors la
NOUS ENTRONS DANS
UN JEU À SOMME NULLE.
CAR LA PUISSANCE D’UN
PAYS NE PEUT S’EXERCER
QU’AU DÉTRIMENT
DE CELLE DONT
DISPOSENT LES AUTRES
Mondialisation conflictuelle
Il faut souligner le changement profond
que ce revirement induit. Les périodes de
mondialisation puis d’hypermondialisa-
tion se sont assez largement opérées sur
la base des avantages comparatifs. Elles
ont engendré une baisse de la pauvreté
dans le monde et une réduction indiscu-
table des inégalités entre les économies
nationales, au prix d’une hausse des iné-
galités à l’intérieur de certaines d’entre el-
les. Nous étions dans un jeu à somme po-
sitive. Désormais, les objectifs non écono-
miques, la dimension politique et
géopolitique, les rivalités en matière de
pouvoir ou de puissance, etc., jouent un
rôle dominant dans nombre de domaines
(accès aux ressources rares, contrôle des
technologies), au détriment du jeu des
marchés, fussent-ils imparfaits, et donc
de l’efficacité économique par la spéciali-
sation, les économies d’échelle ou d’ag-
glomération, la diffusion des avancées
technologiques…
Nous entrons alors dans un jeu à
somme nulle. Car la puissance (économi-
que, militaire, technologique…) d’un pays
ne peut s’exercer qu’au détriment de celle
dont disposent les autres pays. D’où le
poids croissant des sanctions, des embar-
gos, des mesures protectionnistes, des in-
terdictions de diffusion ou d’accès à des
technologies, autant de mesures qui s’ap-
parentent à une instrumentalisation de
rant un minimum de coordination et per-
mettant le règlement pacifique des diffé-
rends entre les Etats-nations.
Les signes de cette fragmentation se
multiplient. C’est ce que montre une
étude de la Conférence des Nations unies
sur le commerce et le développement pu-
bliée le 11 décembre : entre le premier tri-
mestre 2022 et le troisième trimestre
2023, on observe une forte baisse de la
part du commerce mondial entre « blocs
géopolitiques » (repérés à partir des votes
à l’Assemblée générale des Nations unies),
de 4 % environ, et, à l’inverse, une forte
hausse de la part des échanges au sein de
ces blocs, de l’ordre de 6 %. Le commerce
international des services, toutefois, pa-
raît épargné. La fragmentation géoécono-
mique n’est donc pas seulement un scé-
nario à venir, elle est déjà visible.
Gageons que les travaux des économis-
tes sauront accorder toute leur place aux
facteurs politiques et aux tensions géopo-
litiques qui contaminent le commerce
mondial et menacent tant la prospérité
économique que la paix. p
Françoise Benhamou est présidente
du Cercle des économistes ; André
Cartapanis est président du jury
du Prix du meilleur jeune économiste

Julia Cagé Le « populisme », Vincent Pons Aux racines

une notion fourre-tout
L’économiste analyse Prenons l’Argentine : Javier Milei
est arrivé loin derrière le candidat
les succès électoraux de centre gauche, Sergio Massa,
de l’extrême droite au premier tour (respectivement
30 % et 37 % des suffrages expri-
en Argentine més). Les électeurs de Milei vien-
et aux Pays-Bas nent massivement des provinces,
mais ils ne s’y limitent pas. Ce der-
nier ne l’aurait jamais emporté
sans le soutien de Patricia Bul-
Aux Pays-Bas, déjà en 2016,
Geert Wilders était donné devant
les libéraux de droite de Mark
Rutte (VVD) à quelques mois des
législatives de 2017, avant de ter-
miner en deuxième position. Six
ans plus tard, on observe que 15 %
de ses électeurs avaient voté pour
le VVD lors des précédentes élec-
tions législatives, en 2021. Entre-
de la colère ambiante
La science tout aussi outrancière. Liberta-
rien, il veut abolir la banque cen-
économique trale et la monnaie nationale.
doit s’intéresser La vraie nouveauté est que les
victoires populistes ne sont plus
aux conditions réservées à l’Amérique du Sud,
d’acceptation des mais touchent aussi les démocra-
ties occidentales. Les populistes
politiques publiques, de droite s’y distinguent sur l’axe
plaide l’économiste culturel plus qu’économique. Ils
remettre en question. Séduits par
leurs modèles de commerce in-
ternational, les économistes ont,
par exemple, longtemps exagéré
les bienfaits de la mondialisation
économique. Les partis populis-
tes ont su séduire les perdants
de la concurrence internationale
et leur doivent une bonne partie
de leur ascension.

L
a vague « populiste » serait lrich, candidate de la droite tradi- temps, la candidate du VVD, Dilan redéfinissent la communauté na- Aujourd’hui, la science écono-
donc de retour. Les démo- tionnelle poussée au ralliement Yesilgöz-Zegerius, avait ouvert tionale et réaffirment ses frontiè- mique est plus à l’écoute des faits
craties affaiblies bascule- par l’ancien président Mauricio la porte à une coalition avec Wil- res. En Italie, Giorgia Meloni stig- et s’est dotée d’outils efficaces

raient les unes après les
autres dans l’« illibéralisme »,
victimes de la méfiance d’un élec-
torat insatisfait. Les commenta-
teurs mettent dans le même sac
l’Argentine, les Pays-Bas et les
sondages soulignant l’avance de
Donald Trump sur Joe Biden ;
tout en oubliant la défaite du PiS
en Pologne et le nouvel accord
de gouvernement scellé par la
gauche en Espagne.
Pour sortir des analyses fourre-
tout sur le populisme, il faut allier
les leçons de l’économie politi-
que à celles des études électora-
les, en étudiant au plus près les
groupes sociaux qui se recon-
naissent dans les différents can-
didats et les politiques sur les-
quelles portent les désaccords
fondamentaux.
Macri. Certes, Massa l’a emporté
dans la province de Buenos Aires,
mais dans la capitale argentine, il
n’est arrivé en tête que dans la
Commune 8, qui regroupe Villa
Soldati, Villa Lugano et Villa Ria-
chuelo, autrement dit les quar-
tiers les plus modestes.
Dos à dos
A l’inverse, dans les quartiers rési-
dentiels privilégiés de Palermo,
Nuñez, Belgrano ou Colegiales,
près de 70 % des suffrages se sont
portés sur Milei, comme sur les
autres présidents de droite avant
lui. Le nouveau président argen-
tin devra d’ailleurs, pour gouver-
ner, s’appuyer au Parlement sur
la coalition de centre droit Juntos
por el cambio (« unis pour le
changement »).
ders, défendant le durcissement
de la politique migratoire.
Le terme de « populiste » est uti-
lisé le plus souvent pour renvoyer
dos à dos les oppositions de
droite et de gauche. L’analyse so-
cio-économique fondée sur des
données précises et une mise en
perspective historique montre
que, plutôt que d’accuser des
électeurs inconscients, il con-
viendrait de discuter de la res-
ponsabilité des partis dits « de
droite traditionnelle ». p
Julia Cagé est colauréate
du Prix du meilleur jeune
économiste 2023
E
n 1952, Juan Peron, prési-
dent argentin, écrit à son
homologue chilien fraî-
chement élu : « Mon cher
ami, donnez au peuple, notam-
ment les travailleurs, tout ce qui
est possible. S’il vous semble que
vous leur donnez déjà trop, don-
nez-leur encore davantage. On
cherchera à vous effrayer en agi-
tant le spectre d’un effondrement
économique. Mais tout cela n’est
que mensonge. Il n’y a rien de plus
élastique que l’économie. »
Le populisme fait fi de toute
contrainte, quitte à créer le chaos.
L’histoire moderne de l’Argentine
est ainsi rythmée par des pério-
des de dépenses démesurées et
d’hyperinflation. Le nouveau pré-
sident argentin, Javier Milei, pro-
pose une politique opposée, mais
matise les immigrés et les mino-
rités sexuelles tout en menant
une politique économique con-
servatrice. Aux Pays-Bas, Geert
Wilders est arrivé en tête en pro-
mettant de repousser les deman-
deurs d’asile et en évoquant une
sortie de l’Union européenne.
A l’écoute des faits
Un trait rassemble les populistes
de tout poil : la détestation de
l’élite cosmopolite, qui défen-
drait ses intérêts aux dépens du
peuple, entité homogène et ver-
tueuse. Pour contrer ce discours,
les partis modérés savent qu’ils
doivent commencer par écar-
ter les responsables politiques
convaincus de corruption.
Mais l’élite technocratique et
intellectuelle devrait elle aussi se
pour évaluer les politiques publi-
ques. Mais un changement plus
profond s’impose. Les économis-
tes ne peuvent plus se contenter
d’une posture normative, con-
seillant au prince les réformes
qu’ils jugent optimales. Ils de-
vraient passer au moins autant
de temps à étudier les racines de
la colère ambiante et à identifier
les conditions sous lesquelles de
nouvelles politiques pourront
être acceptées et, qui sait, casser
la vague populiste. p
Vincent Pons est colauréat
du Prix du meilleur jeune
économiste 2023
0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023 idées | 23

LA CHRONIQUE
DEJEAN PISANI-FERRY

Pierre Dockès que font peser ces entraves au li-

bre marché, et les marxistes ex-
pliquent que ces phénomènes
mènent à l’impérialisme et à la
sont développés au service de la
défense nationale. Les espoirs
du capitalisme « vert »
La guerre a induit un nombre
considérable d’innovations. La

Les économistes guerre. Des économistes comme

Thorstein Veblen (1857-1929) ou
bombe atomique a révolutionné
la stratégie. Pour penser la dis-

I
Joseph Schumpeter (1883-1950) suasion, il a fallu faire appel à la l est bien difficile de juger des résul-
soulignent plutôt la responsabi- théorie des jeux. Les travaux de tats de la COP28, qui s’est réunie, dé-

se repenchent lité de la « classe de loisir » ou de

l’ancienne aristocratie.
La première guerre mondiale
est une rupture : les économistes
Thomas Schelling (The Strategy
of Conflict, 1960), de Kenneth
Boulding (Conflict and Defense,
1962) renouvellent l’analyse du
but décembre, à Dubaï. Les uns re-
tiennent les engagements mar-
quants et concrets comme le triplement
des capacités renouvelables, d’ici à 2030,
Jean Pisani-
Ferry est profes-
seur d’économie

sur la guerre s’intéressent à ses conséquences,

à son financement, analysent les
phénomènes de la dette, de l’in-
flation ou de la déflation. Ils met-
tent en relation cycles économi-
La remontée des tensions internationales ques et guerres, relèvent les ris-
ques que les inégalités sociales et
fait resurgir l’aspect conflictuel du commerce le chômage font peser sur la paix.
au détriment du paradigme du « doux » La guerre et la paix sont ainsi
au cœur de la théorie économi-
libre-échange, qui a accompagné l’essor que de John Maynard Keynes
de la mondialisation, constate l’économiste (1883-1946), devenu célèbre avec
Les Conséquences économiques
de la paix (1919) et rédacteur
en 1940 pour le gouvernement
conflit et de la négociation, élar-
gie aux relations sociales, aux
rivalités entre firmes, aux guer-
res commerciales.
Paradoxalement, la seconde
mondialisation, dans les années
1990, se développe en recyclant
l’illusion du « doux commerce »,
le politiste américain Francis
Fukuyama allant jusqu’à re-
nouer avec la croyance en la fin
de l’histoire. Aujourd’hui, de cri-
ses en guerres, nous en sommes
loin ! La volonté de s’assurer
d’un certain degré de souverai-
ou l’engagement d’un certain nombre de
compagnies pétrolières à éliminer les
fuites de méthane. Les autres relèvent les
précautions de langage qui réduisent la
portée de l’engagement à sortir graduel-
à Sciences Po Paris,
à l’Institut Bruegel,
à Bruxelles, et au
Peterson Institute
for International
lement des énergies fossiles, ou l’incapa- Economics,
cité des pays du Nord à contribuer signifi- à Washington.
cativement à la décarbonation du Sud.
Chaque conférence annuelle donne
lieu à ce genre de controverse. L’opinion en retient sans doute
que l’impact de ces grand-messes se mesure plus en tonnes de
carbone brûlées dans les trajets en avion des participants qu’en
émissions évitées par les résolutions adoptées. C’est en tout cas
le bilan qu’en tirent les activistes du climat, dont le désenchante-
ment, chaque année plus visible, nourrit la colère.

L’
économie politique est née gation votées sous le mandat de anglais de Comment payer la neté économique, de mettre en Les économistes ne sont pas en reste. En 2015, Christian Gollier
au tournant des XVIe et Cromwell en 1651, renforçant la guerre. Selon lui, la guerre, en dé- œuvre des formes diverses de et Jean Tirole, par exemple, n’étaient pas avares de critiques sur la
XVIIe siècles avec les mer- domination de la Royal Navy et truisant le patrimoine, a aussi dé- protection, de lutter contre les stratégie des engagements volontaires, dont ils redoutaient
cantilistes. Pour eux, l’éco- du commerce maritime anglais… truit l’appétence pour l’accumu- inégalités exacerbées par des qu’elle ne fasse que prolonger l’inaction collective tout en entre-
nomie est la continuation de la Quelles que soient les doctrines lation, qui a été la condition du décennies de libre-échange, tenant l’illusion du mouvement (« Negotiating effective institu-
guerre par d’autres moyens. Ils qu’ils professent, la guerre va res- développement économique du conforte un néomercantilisme tions against climate change », Economics of Energy & Environ-
pensaient en termes de conflits, ter un centre d’intérêt majeur XIXe siècle, et a discrédité l’épar- et redonne toute leur actualité mental Policy, septembre 2015). C’est ce qui les conduisait à plai-
de rapports de force. L’enrichisse- pour les économistes. Tant pour gne. Celle-ci n’est plus qu’un ré- aux recherches sur les conflic- der pour une tarification du carbone.
ment d’un pays se fait par en étudier les causes afin de l’évi- sidu de la consommation, de- tualités économiques. La raison en était simple : en bonne logique économique, un
l’échange inégal ou la prédation. ter que ses conséquences pour sa- venu le moteur principal de l’éco- Les guerres en cours reposent le accord non contraignant comme celui de Paris ne permet pas de
Guerrier ou marchand, c’est tout voir les gérer. nomie post-1945. La théorie problème de leurs effets conjonc- résoudre le problème du « passager clandestin ». Réduire les
un ! Comme le disent Jean Bodin La seconde révolution indus- keynésienne ne peut être dis- turels, de l’inflation, des dettes émissions de gaz à effet de serre demande des efforts. Et, effecti-
(1530-1596) ou Montaigne (1533- trielle de la fin du XIXe siècle s’ac- jointe de cette réalité historique. publiques, de l’organisation vement, s’ils ont « collectivement » intérêt à y consentir pour
1592), le gain de l’un est la perte compagne de graves crises éco- d’une économie en temps de maîtriser le réchauffement, les pays participants ont « indivi-
de l’autre. D’où la conflictualité, nomiques et financières, du dé- Négociations conflit. Le réchauffement climati- duellement » intérêt à ne rien faire et à laisser aux autres la
ce qui est assez cohérent dans veloppement de puissantes Des économistes comme Keynes que, l’épuisement des ressources charge de ces efforts. C’est sur la foi de cette logique que MM. Gol-
une économie où les gains de entreprises monopolistiques et s’impliquent directement dans la naturelles, l’urgence de la transi- lier et Tirole jugeaient avec sévérité l’accord de Paris de décem-
productivité sont faibles. d’une flambée de protection- seconde guerre mondiale, exer- tion supposent des actions com- bre 2015, qui n’oblige pas les pays participants à se fixer des ob-
Une révolution s’opère au nisme. Les libéraux mettent en çant diverses fonctions auprès parables à celles des économies jectifs ambitieux, ni surtout à s’y tenir.
XVIIIe siècle. Le « doux com- avant les risques d’affrontement des gouvernements. Aux Etats- de guerre (mobilisation, centrali-
merce », selon Montesquieu Unis, John Kenneth Galbraith, Si- sation, planification, état d’excep- Concurrence pour la performance
(1689-1755), permettant aux êtres mon Kuznets, Charles Kindleber- tion), au risque de susciter des Huit ans plus tard, on peut mesurer les effets de cet accord. Bien
humains de mieux se connaître, ger, Milton Friedman, George Sti- inégalités et de créer des conflits sûr, il n’y a pas lieu d’être satisfaits. Comme le relève le bilan mon-
devrait les dissuader d’entrer en gler, Wilson Allen Wallis et au sein des communautés natio- dial des Nations unies, qui a servi de toile de fond aux négocia-
guerre. Et surtout, pour les éco- Abraham Wald participent à nales comme entre nations. Cela tions de la COP28, nous sommes loin de ce qui est nécessaire pour
nomistes libéraux, la guerre éco- l’économie de guerre dans des exige négociations, compensa- atteindre la neutralité climatique en 2050 et limiter ainsi la
nomique et la guerre tout court,
loin d’être des moyens d’enrichis-
LES CONFLITS EN positions éminentes. Les techni-
ques de planification, d’optimisa-
tions et compromis, bref une éco-
nomie politique de la paix. p
hausse des températures – il faut rappeler que le réchauffement
dépend du stock de gaz à effet de serre, et qu’arrêter la hausse des
sement aux dépens d’autrui, sont COURS REPOSENT tion de l’activité et de program- températures suppose de ramener les émissions nettes à zéro. Les
considérées comme des pertes mation linéaire (Tjalling Koop- alarmes des militants du climat restent tout à fait justifiées.
pour tous. A l’inverse, l’échange LE PROBLÈME DE mans, George Dantzig et, en Les progrès sont cependant loin d’être négligeables : le pro-
permet des gains de tous contre URSS, Leonid Kantorovitch), les gramme des Nations unies pour l’environnement indique ainsi
la nature : le libre-échange impo- L’ORGANISATION travaux de John von Neumann que, sur la base des politiques en place, les émissions mondiales
sera la paix. Pourtant, le premier D’UNE ÉCONOMIE sur la statistique et la cybernéti- Pierre Dockès est professeur devraient augmenter de 3 % « seule-
d’entre eux, Adam Smith (1723- que ou la modélisation macroé- d’économie émérite ment » entre 2015 et 2030, au lieu de
1790), approuve les Actes de navi- DE GUERRE conométrique keynésienne se à l’université Lumière-Lyon-II L’OPTIMISME la projection à 16 % avant l’accord de
POUR LE CLIMAT Paris. S’agissant du secteur énergéti-
que, l’Agence internationale de
EST PERMIS. MAIS l’énergie (AIE) estime que les émis-
sions devraient bientôt commencer
IL FAUT AVOIR
Les jeunes économistes distingués depuis 2000 CONSCIENCE
à décroître pour retrouver en 2030 le
niveau de 2015.
Pourquoi un processus non con-
Bruno Amable (2000) est professeur à Thierry Mayer (2006) dirige le départe- Pascaline Dupas (2015) est professeure à DES LIMITES traignant semble-t-il produire des ef-
l’université de Genève, où il dirige le dépar- ment d’économie de Sciences Po Paris. Géo- Stanford, chercheuse au J-PAL. Effets et fets, alors que la logique économique
tement Histoire, économie et sociétés. Spé- graphie des échanges et de l’économie. perceptions des politiques de santé et de DE L’ÉVOLUTION voudrait qu’il n’en ait aucun ? La pre-
cialiste des institutions et de la diversité du Etienne Wasmer (2006) est professeur à prévention. mière réponse tient à la mécanique
capitalisme. Sciences Po Paris et à la New York Univer- Camille Landais (2016) est professeur à la EN COURS mise en œuvre : d’une conférence an-
Agnès Bénassy-Quéré (2000) est seconde sity Abou Dhabi. Economie du travail, dis- London School of Economics et président nuelle à l’autre, les engagements de-
sous-gouverneure de la Banque de France, criminations. délégué du Conseil d’analyse économique viennent plus précis, les résultats sont mieux mesurés, les socié-
professeure à l’université Paris-I et à l’Ecole David Thesmar (2007) est professeur au (CAE). Fiscalité et inégalités. tés civiles se font plus pressantes. Sur fond d’angoisse planétaire
d’économie de Paris (PSE). Système moné- MIT (Sloan School of Management). Fi- Antoine Bozio (2017) est directeur de l’Ins- s’organise ainsi une concurrence pour la performance. Même les
taire international et politique macroéco- nance, gouvernance d’entreprises et inno- titut des politiques publiques et professeur gouvernements climatosceptiques (la Pologne en 2018) ou les
nomique européenne. vation. associé à l’EHESS et à PSE. Evaluation des producteurs de pétrole (les Emirats arabes unis en 2023) se voient
Pierre Cahuc (2001) est professeur à Scien- Pierre-Olivier Gourinchas (2008) est pro- politiques publiques, notamment réfor- contraints de contribuer à l’entreprise commune. Il faut l’impu-
ces Po Paris. Marché du travail. fesseur à l’université de Californie à Berke- mes des retraites. dence d’un Trump ou d’un Bolsonaro pour ne pas jouer le jeu.
Philippe Martin (2002) était professeur à ley et directeur des études du Fonds moné- Gabriel Zucman (2018) est professeur à Les engagements de réduction des émissions ont ensuite at-
Sciences Po Paris et doyen de l’Ecole des af- taire international (FMI). Macroéconomie l’université de Californie à Berkeley. Inégali- teint une crédibilité suffisante pour qu’une fraction significative
faires publiques. Macroéconomie. internationale. tés, paradis fiscaux. des entreprises mondiales investisse dans la construction d’une
Thomas Piketty (2002) est professeur à Yann Algan (2009) est professeur à l’Ecole Stefanie Stantcheva (2019) est professeure économie décarbonée. S’est ainsi engagée une guerre entre un
PSE et chroniqueur au Monde. Inégalités, des hautes études commerciales de Paris à Harvard, où elle dirige le Social Economics capitalisme « brun » et un nouveau capitalisme « vert », qui parie
économie politique. (HEC). Politiques publiques, perceptions du Lab. Croyances et préférences en matière de sur le développement de technologies propres. Ces initiatives
Pierre-Cyrille Hautcœur (2003) est direc- bien-être et de la confiance. fiscalité et d’immigration. ont été encouragées par les investisseurs qui prennent au sé-
teur d’études à l’Ecole des hautes études en Thomas Philippon (2009) est professeur à Isabelle Méjean (2020) est professeure à rieux le risque de se retrouver avec des actifs sans valeur.
sciences sociales (EHESS), professeur à PSE l’université de New York. Finance, écono- Sciences Po Paris. Commerce international. Le progrès technique a enfin changé de direction. Alors qu’au
et chroniqueur au Monde. Histoire écono- mie industrielle, gouvernance d’entreprise. Xavier Jaravel (2021) est professeur à la début du XXIe siècle éoliennes, fermes solaires et voitures électri-
mique et financière. Emmanuel Saez (2010) est professeur à London School of Economics. Innovation ques apparaissaient comme des utopies sans avenir, ces techno-
David Martimort (2004) est directeur l’université de Californie à Berkeley. Fisca- et productivité. logies sont aujourd’hui compétitives ou sur le point de le devenir.
d’études à l’EHESS et professeur à PSE. lité et inégalités. Eric Monnet (2022) est directeur d’études à Tandis que l’AIE attendait ainsi en 2015 que les véhicules électri-
Théorie des incitations et de la régulation. Xavier Gabaix (2011) est professeur d’éco- l’EHESS et titulaire de la chaire Souverai- ques représentent moins de 5 % des immatriculations mondiales
Esther Duflo (2005) est professeure au nomie et de finance à Harvard. Crises neté monétaire et globalisation à PSE. His- en 2030, ses dernières projections prévoit qu’elles dépasseront les
Massachusetts Institute of Technology financières. toire monétaire et financière. 40 %. Pour mettre en mouvement l’innovation, il a suffi d’ouvrir
(MIT), où elle est codirectrice du labora- Hippolyte d’Albis (2012) est inspecteur des Julia Cagé (2023) est professeure au dépar- la voie à une économie irréversiblement plus verte.
toire Abdul Latif Jameel d’action contre la finances, directeur de recherche au CNRS, tement d’économie de Sciences Po Paris, L’optimisme est donc permis. Mais il faut avoir conscience des
pauvreté (J-PAL), et au Collège de France, où professeur à PSE et directeur de l’Ecole des chercheuse au Laboratoire interdiscipli- limites de l’évolution en cours. Rien n’indique, par exemple,
elle est titulaire de la chaire Pauvreté et po- hautes études en démographie. Transferts naire d’évaluation des politiques publiques qu’elle puisse changer la donne en matière de rénovation des bâ-
litiques publiques. En 2019, elle a reçu le entre générations, immigration et politi- et chercheuse affiliée au Center for Econo- timents ou qu’elle puisse avoir un impact sensible sur les émis-
prix de la Banque de Suède en sciences éco- que familiale. mic Policy Research (CEPR). Economie des sions des élevages bovins. Pour réduire les émissions de ces sec-
nomiques en mémoire d’Alfred Nobel. Emmanuel Farhi (2013) était professeur à médias et démocratie. teurs, il faudra autre chose. Quant à l’adoption des technologies
Elyès Jouini (2005) est professeur à l’uni- Harvard. Fiscalité, macroéconomie finan- Vincent Pons (2023) est professeur à la Har- décarbonées par les pays du Sud, elle bute aujourd’hui sur le fi-
versité Paris-Dauphine. Il a été ministre cière et politique monétaire. vard Business School et chercheur affilié au nancement des investissements nécessaires. C’est à ces obsta-
chargé des réformes économiques et Augustin Landier (2014) est professeur à National Bureau of Economic Research, au cles qu’il faut maintenant s’attaquer. Les économistes n’avaient
sociales en Tunisie en 2011. Finances HEC. Finance d’entreprise et économie CEPR et au J-PAL. Déterminants du vote et pas complètement tort : pour accomplir la transformation né-
quantitatives. comportementale. participation électorale. p cessaire, il faudra des prix du carbone et des financements. p
24 | idées 0123
DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023

La loi « immigration » remet gravement en cause

notre modèle de santé humaniste
Un collectif de plus de 5 000 professionnels de santé (pédiatres, infectiologues,

N
ous, femmes et hommes
des professions de santé,
du social, du soin et de la
recherche, souhaitons pla-
cer le président de la République
et son gouvernement devant leur
immense responsabilité, et aler-
ter l’ensemble de nos conci-
toyens sur les conséquences sani-
taires et sociales du vote de la loi
« immigration », le 19 décembre.
Cela notamment pour que tous
les responsables et ministres
prennent la mesure, comme l’a
fait courageusement Aurélien
Rousseau [le ministre de la santé a
présenté sa démission à la suite du
vote de la loi], des effets dramati-
ques de leurs décisions.
Rappelons en premier lieu les
principes fondamentaux de no-
tre République, énoncés dans la
Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 :
« Les hommes naissent et demeu-
rent libres et égaux en droits », et
« le but de toute association politi-
que est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de
l’homme ». Ces droits incluent le
droit à la santé, « état de complet
bien-être physique, mental », selon
la définition de l’Organisation
mondiale de la santé, ce qui sup-
pose des conditions de vie dignes.
Pour le monde entier, la France
est non seulement le pays des
droits humains, mais aussi celui
des « French doctors » et d’une
médecine performante et huma-
nitaire, présente partout au che-
vet des populations malades et
victimes des guerres et des crises.
Notre système de santé et notre
sécurité sociale universelle ont
psychiatres, infirmiers, orthophonistes), parmi lesquels la Prix Nobel
Françoise Barré-Sinoussi, analyse les conséquences sanitaires et sociales
du texte adopté le 19 décembre, notamment sur la santé des enfants
permis d’offrir, durant des décen-
nies, des soins de grande qualité
accessibles à tous. La loi « immi-
gration » remet gravement en
cause notre modèle de santé hu-
maniste, et pas seulement du fait
des menaces qui planent encore
sur l’aide médicale d’Etat (AME).
Nous tenons à dire d’abord les
conséquences des mesures an-
noncées pour la santé des plus
vulnérables, les enfants. Confor-
mément aux alertes de l’Unicef, le
texte voté par le Parlement est
contraire à la Convention interna-
tionale des droits de l’enfant, pro-
tégeant la vie familiale et garantis-
sant le principe de non-sépara-
tion, du fait de plusieurs mesures :
limitation du regroupement fa-
milial, complication des démar-
LE RISQUE EST
D’AUGMENTER
LES URGENCES
MÉDICALES ET
LA PROPAGATION
DE MALADIES
INFECTIEUSES
ches administratives nécessaires
pour les mineurs isolés protégés
par l’aide sociale à l’enfance, limi-
tation des hébergements d’ur-
gence, et menaces sur les soins en
cas de restriction de l’AME.
Effets dévastateurs
De manière concrète, les aides de-
viennent conditionnées à la re-
connaissance d’un travail et,
même dans ce cas, leur attribu-
tion sera différée considérable-
ment. La perte des allocations fa-
miliales et les mesures de restric-
tion de l’aide au logement pour les
personnes sans emploi ou tra-
vaillant de manière informelle si-
gnifient donc qu’elles ne bénéfi-
cieront d’aucune aide, notam-
ment pour élever leurs enfants ou
se loger. On peut redouter alors
une dégradation intolérable de la
mortalité infantile, qui s’est déjà
accrue depuis dix ans en France et
est devenue supérieure à celle de
nos voisins européens, du fait des
inégalités sociales notamment.
De façon générale, les restric-
tions sur le logement pour les im-
migrants en situation irrégulière
menacent de les marginaliser da-
vantage, les forçant à vivre dans
des conditions précaires et insalu-
bres. Ces environnements peu-
vent avoir des effets dévastateurs
sur leur santé physique et
mentale, augmentant le risque de
maladies et d’isolement social.
L’absence de logement personnel
expose aussi à la rue et à des situa-
tions de vulnérabilité sexuelle
pouvant conduire à des violences
ou à l’infection par le VIH.
La suspension de la prise en
charge médicale pour les deman-
deurs d’asile déboutés et les res-
trictions du titre de séjour pour
maladie grave sont des décisions
alarmantes. Le risque est d’aug-
menter les urgences médicales,
mais aussi d’assister à la propaga-
tion de maladies infectieuses,
mettant en danger la santé publi-
que dans son ensemble. La santé
est un droit universel, indépen-
damment du statut administratif.
Les restrictions professionnelles
imposées dans cette loi concerne-
raient notamment les personnes
exerçant dans les champs de la
santé. Il faut rappeler que 25 % des
médecins exerçant à l’hôpital
aujourd’hui sont des « praticiens à
diplôme hors Union euro-
péenne ». Des facilitations sont
prévues pour les médecins et les
soignants, considérés comme des
métiers en tension, mais leurs sta-
tuts respectifs demeurent précai-
res et sous-valorisés. Et comment
concevoir humainement que l’on
attire en France des médecins au
détriment de leurs pays d’origine,
tout en refusant de soigner les
malades de ces mêmes pays ? De
Nous appelons donc à la mobi-
lisation de l’opinion publique
pour défendre la santé et le bien-
être intégral de chaque individu.
Et nous demandons solennelle-
ment au président de la Républi-
que de ne pas promulguer cette
plus, la restriction du droit d’étu- loi, comme la Constitution l’y
dier en France, à travers notam- autorise, en conformité avec les
ment le versement d’une « cau- engagements internationaux de
tion » imposée aux étudiants la France en matière de droits
étrangers, heurte gravement no- humains et de santé publique,
tre tradition d’accueil et de forma- notre politique migratoire ne
tion, en particulier en médecine et pouvant aller à l’encontre de la
en santé. Elle contribuera à res- dignité des personnes. C’est
treindre l’attractivité de la France notre devoir en tant que profes-
et à nous priver d’étudiants sionnels de santé, c’est notre en-
brillants, qui sont beaucoup des gagement en tant que citoyens.
talents de la France d’aujourd’hui. Nous réitérons également notre
Dans quel type de société souhai- appel au maintien de l’AME, sans
tons-nous vivre ? Une société qui restriction et assortie de mesu-
met en péril la santé et les droits res de réduction des barrières à
des plus vulnérables ? son accès. p
Premiers signataires : Françoise Barré-Sinoussi, immunologue et
virologue, Prix Nobel de médecine en 2008 ; docteure Julie Chastang,
secrétaire générale de l’Union syndicale des médecins des centres de
santé ; Sarah Degiovani-Pasquier, présidente de la Fédération natio-
nale des orthophonistes ; professeure Christèle Gras-Le Guen,
cheffe de pôle au CHU de Nantes, membre de la Société française de
pédiatrie ; docteur Rémi Laporte, médecin à Marseille, coordination
nationale des permanences d’accès aux soins de santé ; professeur
Antoine Pelissolo, chef de service de psychiatrie au CHU Henri-Mon-
dor de Créteil ; Hada Soumare, infirmière en pratique avancée
à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ; professeur Pierre Suesser, copré-
sident du Syndicat national des médecins de PMI ; docteure Florie
Sullerot, présidente de l’Intersyndicale nationale autonome
représentative des internes de médecine générale.
La tribune est soutenue par les principales sociétés savantes
et organisations de professionnels de la santé.
Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr

Gilles Ivaldi Le moment politique que nous vivons éclaire

surtout l’aveuglement stratégique du parti Les Républicains
Le politiste analyse que, si le parti d’Eric Ciotti
peut se satisfaire à court terme d’avoir pesé
par LR depuis plusieurs années et le fran-
sur le contenu du texte, l’histoire montre chissement de plusieurs lignes rouges
que la droite finit toujours par perdre lorsqu’elle qui permettaient encore de distinguer la
droite du mouvement lepéniste. Rappe-
se place sur le terrain de l’extrême droite lons que, lors de la primaire LR de 2021,
Eric Ciotti revendiquait explicitement la
« priorité nationale » pour les emplois et
les aides sociales. On trouvait aussi dans
également ce nativisme larvé, inspiré
des thèses lepénistes, qui, de manière in-
directe, est venu bousculer l’équilibre re-
vendiqué à l’origine par Emmanuel Ma-
cron et le gouvernement, pour faire de
cette loi sans doute la plus restrictive en
matière de politique migratoire.
Enfin, les élections législatives de 2022
ont acté la mort du front républicain et
affaibli d’autant le cordon sanitaire que
la droite avait réussi à maintenir peu ou
prou, y compris sous Nicolas Sarkozy,
avec le FN. En flirtant avec Eric Zemmour
ou en refusant d’appeler à voter pour
Emmanuel Macron au second tour de la

L
e durcissement du projet de loi sur
l’immigration adopté par le Parle-
ment marque un tournant politi-
que majeur. En posant de manière
implicite un principe de préférence natio-
nale sous couvert de conditionner l’accès
aux prestations familiales et aux aides au
logement à cinq ans de séjour régulier, la
loi offre une victoire symbolique au Ras-
semblement national de Marine Le Pen.
Au-delà des inquiétudes légitimes qu’il
suscite, le vote de ce texte illustre deux
grands phénomènes en Europe que sont,
d’une part, la normalisation de l’extrême
droite et, de l’autre, la radicalisation des
droites classiques. Le moment politique
que nous vivons en France éclaire surtout
l’aveuglement stratégique du parti Les Ré-
publicains (LR) et la rupture idéologique
consacrée par l’élection d’Eric Ciotti à la
tête du mouvement, en décembre 2022.
La reprise par la droite des thèmes du
Front national (FN) n’est pas une nou-
veauté. Elle remonte au milieu des an-
nées 1980, au moment où le parti lepé-
niste engrange ses premiers succès élec-
toraux et menace directement le
Rassemblement pour la République et
l’Union pour la démocratie française. Il
suffit de rappeler ici les lois de 1986, 1993
et 1997 des gouvernements de droite, qui,
déjà, remettaient en cause le droit du sol
ou le regroupement familial. On se sou-
vient également des « charters » de Char-
les Pasqua ou de la récupération par Nico-
las Sarkozy de l’identité nationale
en 2007, sans oublier le discours de Gre-
noble de 2010, qui restera un marqueur
fort de la dérive ethno-culturaliste et sé-
curitaire de la droite française. Quelques
années plus tard, François Fillon y ajou-
tera une dimension réactionnaire en se
rapprochant des mouvements d’opposi-
tion au mariage pour tous.
Approche jusqu’au-boutiste
La singularité du moment actuel de la
droite française tient, cependant, à la
combinaison de trois facteurs. Le premier
est la fin d’une forme de double discours,
illustrée notamment par Nicolas Sarkozy,
où la récupération des idées du FN pou-
vait encore cohabiter avec un certain
pragmatisme en matière de politique mi-
gratoire, de régularisations ou d’organisa-
tion du culte musulman en France.
Un deuxième facteur tient à l’affaiblis-
sement des secteurs modérés au sein de
LR, là où, historiquement, la coexistence
des libéraux et des conservateurs assu-
rait la recherche de compromis et d’un
relatif équilibre dans la formulation des
grands enjeux programmatiques et stra-
tégiques. Plus rien de cela, semble-t-il,
dans l’approche jusqu’au-boutiste de LR
tout au long des débats autour de la loi.
Cette radicalité prend sa source, enfin,
dans la révision idéologique entreprise
son programme l’abolition du droit du
sol et la fin du regroupement familial, ou
bien encore la proposition d’un référen-
dum pour rétablir la supériorité du droit
français sur les directives européennes
en matière d’immigration et de sécurité.
Autant d’idées défendues par le FN/RN
(Rassemblement national).
C’est précisément ce « nativisme »,
c’est-à-dire l’idée que l’étranger constitue
une menace pour les natifs et que ces
derniers doivent toujours être traités de
manière préférentielle – qui a infusé l’ac-
tivisme des sénateurs et députés LR tout
au long des débats parlementaires. C’est
C’EST AUJOURD’HUI
LE MOUVEMENT
LEPÉNISTE QUI
DOMINE L’ESPACE
POLITIQUE, ET
SA CHEFFE DE FILE
CARACOLE EN TÊTE
DES SONDAGES
Voie périlleuse
Eric Ciotti a voulu voir dans le vote du
texte « une victoire historique pour la
droite ». Ce satisfecit risque fort de cacher
un calcul politique erroné et, à terme, une
stratégie dangereuse, à plusieurs titres.
D’une part, parce qu’elle repose sur
une mauvaise interprétation des para-
mètres politiques actuels. La victoire de
Nicolas Sarkozy en 2007, souvent citée
en exemple réussi de récupération idéo-
logique, a reposé sur un rapport de force
bien différent, à l’avantage net de la
droite, dans un contexte de fin de règne
de Jean-Marie Le Pen au FN. C’est
aujourd’hui le mouvement lepéniste qui
domine l’espace politique, et sa cheffe
de file caracole en tête des sondages.
Cette position rend bien hasardeuse
toute tentative d’aller contester au RN
son hégémonie en se plaçant sur le ter-
rain des grands thèmes historiques de
l’extrême droite.
Ensuite, les données d’opinion mon-
trent que le RN gagne des parts de mar-
ché sur la question de sa crédibilité gou-
vernementale et, plus modérément, sur
sa capacité à se défaire des habits histo-
riques de l’extrême droite. Cette dédia-
bolisation en marche accroît incontesta-
blement l’avantage compétitif du parti
lepéniste et son attractivité pour un
électorat LR précisément nourri des thè-
ses du RN.
présidentielle, Eric Ciotti a engagé de
facto la droite française sur la voie pé-
rilleuse d’un rapprochement non plus
seulement idéologique, mais également
stratégique avec l’extrême droite.
L’histoire récente en Europe a livré une
cruelle leçon : lorsqu’elle se place sur le
terrain de l’extrême droite ou qu’elle s’al-
lie avec elle, la droite traditionnelle finit
toujours par y perdre, sinon son âme, au
moins ses électeurs. Les libéraux du Parti
populaire pour la liberté et la démocratie
aux Pays-Bas viennent d’en faire l’amère
expérience, et il faut s’attendre dans les
prochains mois à de nouveaux succès de
l’extrême droite en Europe. Si LR peut se
satisfaire à court terme d’avoir pesé sur
le vote de la loi, sa dérive nativiste et son
aveuglement stratégique prennent clai-
rement le risque d’ajouter la France à la
liste des nations qui pourraient basculer,
demain, à l’extrême droite. p
Gilles Ivaldi est chercheur CNRS au
Cevipof et professeur à Sciences Po
Paris. Ses travaux portent sur le phéno-
mène populiste contemporain en Eu-
rope et aux Etats-Unis. Dernier ouvrage
paru : « De Le Pen à Trump : le défi po-
puliste » (Université de Bruxelles, 2019)
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DIMANCHE 24 - LUNDI 25 - MARDI 26 DÉCEMBRE 2023
PLANÈTE |
par sté p hane fo ucart
L’autre victoire
de l’extrême droite
L’
adoption de la loi « im-
migration » et l’entrée
prochaine de la « préfé-
rence nationale » dans
le droit français forment, ces
jours-ci, la manifestation la plus
spectaculaire de l’extrême-droiti-
sation de la vie publique – il ne de-
vrait pas être interdit de parler de
fascisation, tant les signaux
d’alerte s’accumulent. Sur la
question migratoire, la droite de
gouvernement semble ainsi être
devenue pleinement compatible
avec la droite extrême, et la conta-
gion se propage désormais à la
droite libérale, incarnée par la
majorité présidentielle.
Le nationalisme identitaire est
la partie saillante de l’agenda
idéologique du Rassemblement
national (RN) et de Reconquête !,
mais l’extrême droite parvient
aussi, depuis quelques années, à
entraîner avec elle tout le camp
conservateur dans une dérive po-
puliste sur la question environne-
mentale, alimentée par le sim-
plisme et la démagogie, le déni et,
enfin, l’inaction. C’est l’autre
grande victoire idéologique, plus
discrète, de l’ultradroite.
On le voit à toutes les échelles, et
en particulier au niveau commu-
nautaire. Au Parlement de Stras-
bourg, les droites européennes
ont été cornaquées ces deux der-
nières années par leurs marges
extrêmes pour torpiller plusieurs
des textes-clés du Pacte vert. En
France, comme l’ont montré les
enquêtes de Clément Guillou
dans Le Monde, le RN s’est forgé,
sur les questions environnemen-
tales, une doctrine réduite à un
mélange d’agrarisme (car « la terre
ne ment pas ») et de localisme
(« consommer local » relève d’une
préférence nationale). Le tout
teinté de climatoscepticisme, de
techno-solutionnisme et de com-
plaisance vis-à-vis des pollueurs
de tout poil – pour peu qu’ils
soient enracinés dans les territoi-
res. Les mêmes tendances sem-
blent à l’œuvre ailleurs en Europe.
Comme sur la question migra-
toire, la droite française s’est ac-
culturée à cette rhétorique. Que
l’on songe à l’ancien président
Nicolas Sarkozy, artisan, en 2008,
du Grenelle de l’environnement,
devenu climatosceptique patenté
dès 2016 – il n’a cessé, depuis, de
mettre en doute la réalité des cau-
ses anthropiques du changement
climatique. L’hostilité aux poli-
tiques environnementales était
un marqueur fort des droites ex-
trêmes, elle devient un nouvel
étendard pour l’ensemble de la
droite. Les exemples sont innom-
brables, et la posture du président
(Les Républicains) d’Auvergne-
Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez,
affichant fièrement sa volonté de
ne pas mettre en œuvre le dispo-
sitif « zéro artificialisation nette »
dans sa région tient lieu, à elle
seule, de synthèse.
Non seulement les droites ne
souhaitent pas agir sur le front du
réchauffement, des pollutions ou
de l’écroulement de la biodiver-
sité, mais les politiques qu’elles
souhaitent promouvoir ne per-
mettent ni l’adaptation ni la rési-
lience des sociétés face à ces me-
naces. Il ne s’agit pas ici d’un juge-
ment de valeur, mais d’une simple
paraphrase, celle de la synthèse,
LA « CRISE
ÉCOLOGIQUE »,
C’EST
DU MALHEUR ET
DE L’ADVERSITÉ
SAUPOUDRÉS
SUR LA SOCIÉTÉ
0123 | 25
CHRONIQUE LE DILEMME DES
ÉTATS-UNIS
FACE À débats juridiques depuis des mois. Alors que son plus grand mépris pour les normes qui
DONALD TRUMP
le procès de Donald Trump à propos de son
rôle lors de cet assaut doit se tenir en 2024,
d’autres Etats ont en effet estimé qu’il ne
régissent la démocratie américaine depuis
plus de deux siècles. Ce mépris a culminé
avec sa tentative de faire obstacle à l’un de
pouvait pas s’appliquer à sa personne.
Tout, dans le comportement de Donald
Trump, devrait lui interdire l’exercice de la
ses piliers, le transfert pacifique du pouvoir
dans le cadre d’une alternance politique.
Non seulement Donald Trump n’a jamais
moindre responsabilité publique. Son obs- exprimé ensuite le moindre remords, mais
tination à revenir au pouvoir pour régler il a continué de violer les règles, comme en
LA CRISE
ses comptes, comme il l’assume ouverte- atteste la saga des archives indûment
ment, soumet pourtant les Etats-Unis à un transférées dans sa résidence privée après
ENVIRONNEMENTALE choix cornélien. son départ du pouvoir, qui lui vaut une
Le droit devrait s’appliquer à lui comme à autre procédure judiciaire.
A TOUTES n’importe quel citoyen de son pays. En Alors que sa rhétorique se fait chaque
LES CHANCES
DE NOURRIR
L’ADHÉSION
L a prochaine campagne présidentielle
américaine a-t-elle commencé dans
le Colorado ? Le 19 décembre, la Cour
suprême de cet Etat a jugé Donald Trump
inéligible en raison de ses responsabilités
l’écartant de la présidentielle, les juges peu-
vent-ils pour autant prendre le risque d’ap-
paraître comme se substituant aux élec-
teurs et alimenter la défiance contre des
institutions accusées de protéger un « sys-
jour plus menaçante, il a jusqu’à présent
tiré profit de la moindre tentative visant à
lui faire rendre des comptes, au point d’ap-
paraître comme le champion incontesté
d’un camp conservateur à la dérive. Au lieu
présumées dans l’assaut du Capitole par tème » qui n’est pourtant rien d’autre que de le disqualifier, les procès auxquels il est
AUX IDÉES ses partisans, à Washington, le 6 jan- l’Etat de droit ? Et que dire du rôle d’arbitre confronté confortent sa stature au sein
DE MARINE LE PEN vier 2021. Avec cette décision, elle a mis en en dernier recours que Donald Trump en- d’une base radicalisée, prompte à rebapti-
évidence les périls auxquels fait face la dé- tend faire jouer aux neuf juges de la Cour ser ennemis des adversaires politiques, en
mocratie aux Etats-Unis. suprême fédérale, la plus haute instance l’occurrence démocrates, rabaissés par l’ex-
effectuée par le Groupe d’experts Ce jugement s’appuie sur un alinéa du judiciaire du pays, modelée par les trois président au rang de « vermine ».
intergouvernemental sur l’évolu- quatorzième amendement de la Constitu- nominations partisanes auxquelles il a Il ne faut rien attendre de cette base
tion du climat, des connaissances tion, qui dispose qu’un représentant de procédé au cours de son mandat ? L’ex-pré- égarée. Il faut en revanche espérer que la
acquises par les sciences humai- l’Etat ou qu’un élu impliqué dans une insur- sident compte sur eux pour casser la déci- somme invraisemblable de ces procédures
nes et sociales sur le sujet. « La vul- rection après avoir prêté serment de défen- sion du Colorado et mettre ainsi un terme à judiciaire et ce qu’elles révèlent finissent
nérabilité [face au réchauffement] dre cette même Constitution s’est rendu de cette offensive judiciaire, comme à d’autres par convaincre les électeurs indépendants
est exacerbée par les inégalités et la facto inéligible. Cet alinéa visant historique- procédures. qui font ordinairement les présidents que
marginalisation liées au genre, à ment les sécessionnistes sudistes de la Tout au long des quatre années passées à Donald Trump entraîne les Etats-Unis vers
l’appartenance ethnique, aux fai- guerre civile (1861-1865) fait l’objet d’intenses la Maison Blanche, l’ex-président a affiché la perte de leurs valeurs. p
bles revenus ou à une combinaison
de ces facteurs », lit-on dans le der-
nier rapport du groupe d’experts.
Cohésion sociale, inclusivité et
lutte contre les inégalités écono-
miques : ce n’est pas exactement
ce que promet la fusion en cours
des droites françaises.
Un même cercle vicieux
Au reste, pourquoi agir ? La mon-
tée en puissance de l’extrême
droite est le meilleur carburant à
la crise environnementale, et la
crise environnementale a toutes
les chances, en retour, de nourrir
l’adhésion aux idées de Marine Le
Pen, d’Eric Zemmour ou de
Vincent Bolloré. L’extrême droite
et la crise écologique ont tout
pour être les deux portions d’un
même cercle vicieux. Car ce que le
débat public a bien du mal à ren-
dre accessible à l’opinion est que
la « crise écologique » n’est pas
qu’une abstraction : c’est du mal-
VOUS PARTEZ EN VACANCES ?
heur et de l’adversité saupoudrés
sur la société.
Ce sont des inondations qui
n’en finissent pas, dopées par les
précipitations extrêmes, l’artifi-
cialisation des sols, la simplifica-
tion des paysages et l’imperméa-
FAITES SUIVRE VOTRE JOURNAL !
bilisation des terres arables ; ce
sont les récoltes détruites par les
orages de grêle ou des cheptels
perdus dans les sécheresses ; c’est
Rendez-vous sur votre compte, à la rubrique
l’exacerbation de maladies chro-
niques et débilitantes. C’est, en
« Votre abonnement – Vacances et déplacements »
bref, tout ce qui éprouve le corps au moins 9 jours avant votre départ. Valable pour
social, qui nourrit les sentiments
d’injustice et d’abandon, ali- une durée minimale de 7 jours et maximale de 3 mois,
mente la colère muette et le res-
sentiment… en France métropolitaine.
C’est ce que l’historien Pierre
Rosanvallon a appelé dans un
ouvrage récent les « épreuves de la
vie » (Les Epreuves de la vie. Com-
prendre autrement les Français,
Seuil, 2021), et dont il propose de
faire une nouvelle grille d’analyse • C’EST VOTRE PREMIÈRE
de la vie sociale et politique. Les
ressorts du vote lepéniste sont
VISITE :
bien sûr nombreux et complexes, créez votre compte au moyen
mais il est fort probable que la de votre numéro de client
crise écologique, par l’adversité et
le malheur qu’elle distribue dans
+ votre code postal
la société, en forme une part non + votre adresse courriel
négligeable, et destinée à grandir. sur lemde.fr/inscription
L’adversité et le malheur ren-
dent-ils réellement plus perméa-
ble à la rhétorique des droites • VOUS POSSÉDEZ DÉJÀ
extrêmes ? Une étude de cher- UN COMPTE SUR LE SITE
cheurs français conduits par LEMONDE.FR :
Jean-David Zeitoun (centre d’épi-
démiologie clinique de l’Hôtel- identifiez-vous directement
Dieu, à Paris), publiée en 2019 avec votre adresse courriel
dans la revue BMC Public Health, sur lemde.fr/connexion ,
en offre un indice frappant. Les
auteurs cherchaient des détermi- rubrique « Votre abonnement -
nants locaux du vote pour Vacances et déplacements »
Marine Le Pen à l’élection prési-
dentielle de 2017 : même après
avoir corrigé l’analyse des inégali-
tés socio-économiques, la préva-
lence sur un territoire du diabète
de type 2, de maladies chroniques
sévères et un taux élevé de mor-
talité étaient, écrivent-ils, « les
plus forts déterminants du vote
pour Marine Le Pen ». p
IL PARAÎT QUE LE PÈRE NOËL EST PASSÉ À L’ÉLECTRIQUE.