­­Jeudi 16­ février 2023
79e année – No 24297
3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio
Enquête sur les mercenaires de la désinformation
▶ « Le Monde » et le collec-
tif Forbidden Stories ont
enquêté sur les sociétés
spécialisées dans la mani-
pulation de l’opinion et
les fausses informations
Défense
Sur fond de guerre
en Ukraine, l’OTAN
négocie les futures
dépenses des alliés
Page 4 et chronique page 3 2
Vu par Osama Hajjaj (jordanie)
▶ A l’instar du groupe
israélien « Team Jorge »,
dont nous révélons l’exis-
tence, ces officines offrent
à leurs clients un arsenal
de services illégaux
Afghanistan
l’espoir
des femmes
étouffé
▶ Les talibans
excluent un peu plus
chaque semaine les
femmes de la société
▶ Ecoles et universités
leur sont désormais
fermées, les poches
de résilience
se réduisent
Pag e 2
Cette jeune femme de 16 ans a été
contrainte d’arrêter ses études.
A Charikar (Afghanistan),
le 15 octobre 2022. WAKIL KOHSAR/AFP
Portrait Culture
Carlos Tavares, En crise, les opéras
pilote à la dure du alertent sur une
groupe automobile « hécatombe
Stellantis à bas bruit »
Pag e 2 2 Page 2 3
Cartooning for Peace
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
▶ Nos recherches ont mis
au jour les infox diffusées
sur BFM-TV par le présen-
tateur Rachid M’Barki,
pour le compte d’un inter-
médiaire et de Team Jorge
Environnement
Interdiction d’un
herbicide très
utilisé en France
Le S-métolachlore, très
employé sur les cultures
de maïs, est à l’origine
d’une vaste pollution
des nappes phréatiques
Pag e 6
Syrie
Après le séisme,
l’aide commence
à parvenir dans
les zones rebelles
Une semaine après les
secousses qui ont dévasté
le nord-ouest de la Syrie,
des convois des Nations
unies ont pu transiter vers
ces régions tenues par
des factions anti-Assad
Pag e 3
▶ A la croisée des opéra- ▶ Ces groupes manient
tions d’influence et du une armada de faux comp-
cyber­espionnage, ces tes sur les réseaux sociaux,
campagnes pèsent dans ­défiant le contrôle des
l’ombre sur la vie politique géants du numérique
et le monde des affaires Page s 18 à 21
Retraites Premier revers pour
l’exécutif, toujours sans majorité
Pour le gouvernement, c’est
une première entaille dans sa ré-
cains (LR) a empêché l’adoption
de la mesure. Malgré de nouvel-
forme des retraites. Mardi, les dé-
putés ont rejeté l’article 2, créant
un « index seniors » dans les en-
les concessions à la droite avan-
cées par Elisabeth Borne, lundi,
sur la question des carrières lon-
treprises. Une première défaite
aussi pour les élus de la coalition
présidentielle sur ce texte, dont la
gues, l’exécutif est donc toujours
au défi de sécuriser son alliance
avec le président de LR, Eric Ciotti,
mesure principale est le recul de qui voit la contestation contre
l’âge légal de départ à la retraite cette réforme persister dans ses
de 62 à 64 ans. Le vote contre l’ar- propres rangs.
ticle de 38 députés Les Républi- Pages 8-9 et Idées pages 29-30
Epargne Gauche
La capitalisation A l’Assemblée, LFI
s’installe dans face aux limites
les pratiques de sa culture
des Français de l’outrance
Le processus est lent Objets de deux sanctions
et silencieux, mais, au fil et mis sous pression par
des réformes des retraites, leurs partenaires de gau-
la répartition cède peu che, les députés « insou-
à peu du terrain face mis », pour beaucoup ré-
aux produits d’épargne tifs à toute normalisation,
par capitalisation, outils sont au cœur d’une série
de défiscalisation d’incidents
Page s 12- 13 Pag e 9 et éditorial pag e 32
0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2023
LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
DU MONDE
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B ATS : BERTRAND BADIE, LAUREN ELKIN, SOROUR KASMAÏ,
MARIE MENDRAS, VALÉRIE NIQUET, MARC-ANTOINE PÉROUSE DE MONTCLOS...
 International
2|
Deux jeunes Afghanes
étudient à domicile
à Kaboul, le 3 août 2022.
ALI KHARA/REUTERS
Reportage
Kaboul - envoyé spécial
U
ne nuit noire est tom-
bée sur la vie des
Afghanes qui veulent
accéder au savoir. Les
lycéennes n’ont plus vu un pro-
fesseur depuis plus de cinq cents
jours. Le 23 mars, sur ordre du
chef suprême des talibans, le mol-
lah Haibatullah Akhundzada, les
talibans refermaient les écoles se-
condaires quelques heures à
peine après leur réouverture offi-
cielle. Les étudiantes ont été chas-
sées, le 21 décembre, des universi-
tés. Le 28 janvier, le ministre de
l’enseignement supérieur, Nida
Mohammed Nadim, un dur du ré-
gime, a menacé de « poursuites ju-
diciaires » les facultés privées qui
laisseraient des étudiantes passer
les examens de fin d’études en li-
cence, master et doctorat. La ré-
pression fait son œuvre. Début
2023, les militantes ont déserté la
place publique. Les poches de ré-
silience se réduisent.
Au lendemain de la fermeture
des universités aux étudiantes,
Rukaiya Saai, 28 ans, deux en-
fants, veuve depuis 2020, est arrê-
tée avec d’autres manifestantes
pour les droits des femmes devant
l’université de Kaboul. Elle passe
trois jours en prison. « Un cauche-
mar, une torture psychologique et
mentale dont je ne me remets pas.
La police talibane demandait sans
cesse qui me finançait, pour quel
pays je travaillais, pourquoi je les
diffamais », ­raconte-t-elle dans
son logis à Kaboul. Avec ses amies,
elle découvre que leur groupe a
été infiltré par une fausse mili-
tante travaillant pour le rensei-
gnement taliban. « Pour me faire
peur, ils m’ont fait signer un papier
disant que si j’étais de nouveau in-
terpellée, j’accepterais la sanction
quelle qu’elle soit. »
Sur un groupe de huit femmes
incarcérées ce jour-là, cinq ont
cessé toute activité sous la pres-
sion des familles inquiètes pour
leur sécurité. Les trois restantes
ont décidé de continuer de parler,
dont Rukaiya Saai. Après être allée
retrouver ses parents à Bamiyan,
au centre du pays, elle est revenue
dans la capitale. « Je porte un mas-
que sur le visage pour qu’on ne me
reconnaisse pas. On ne fait plus de
rassemblements dehors, on se re-
trouve dans les maisons et sur no-
tre groupe WhatsApp, mais tout a
changé, j’ai perdu confiance. Notre
moral est au plus bas. »
« Ma mère
m’encourage
à tout faire pour
quitter le pays.
Je ne veux pas
ruiner ma vie
davantage »
Zalfa
jeune Afghane de 16 ans
En Afghanistan, l’espoir
des femmes s’éteint
Le régime des talibans les exclut chaque semaine un peu plus de la
société. Après l’accès aux parcs et aux salles de sport, les écoles, les
universités, les emplois en contact avec le public leur sont fermés
Le Monde avait rencontré Ru-
kaiya Saai en juin 2022. Elle vivait
alors tout près de là avec ses pa-
rents, deux jeunes sœurs et ses
deux enfants, à Dasht-e-Barchi, à
l’ouest de la capitale afghane, ha-
bité à 95 % par les Hazara, une mi-
norité chiite. La petite échoppe de
chaussettes du père n’a pas suffi à
faire vivre tout le monde. « Il est
reparti avec ma mère et mes sœurs
faire sa vie à Bamiyan, où il a une
terre », lâche la jeune femme en
tournant son regard vers le sol.
D’un coup, la voix se charge
d’émotion. Des pleurs vite réfré-
nés laissent deviner que cet épi-
sode a donné lieu à de lourds re-
proches sur les conséquences de
son combat pour la famille. En
juin, le père, qui assistait à l’entre-
tien, s’était emporté : « Bien sûr
qu’on a peur qu’on nous rapporte
sa tête tranchée. Moi, je lui dis : “Si
tu ne penses pas à toi, pense au
moins à tes enfants…” »
A bout nerveusement
Ses parents ne comprennent pas
cette lutte perdue d’avance et lui
ont demandé d’y mettre fin en
restant à Bamiyan, ce qu’elle a re-
fusé. Lors de son arrestation, le
cœur de sa mère a cessé de battre
un instant. Elle a survécu à cette
attaque cardiaque, mais les silen-
ces et le regard perdu de sa fille di-
sent toute la culpabilité d’avoir
choisi la fidélité à soi-même dans
une société où l’individu existe
avant tout par la communauté à
laquelle il appartient. En quelques
mois, la silhouette gracile et vo-
lontaire de Rukaiya Saai s’est re-
pliée sur elle-même. Son être sem-
ble fissuré entre deux fidélités ir-
réconciliables, celle due aux siens
et celle qu’elle voue, plus que tout,
à ses convictions et à son idéal.
Cette Antigone afghane sacrifie
beaucoup pour une idée de la li-
berté, des droits et de son pays.
Pour l’heure, dans ce combat iné-
gal face à la force talibane, seule
avec ses enfants à Kaboul, elle est
à bout nerveusement. Son visage
dit les sommeils troublés par le
doute et l’angoisse du lendemain.
Elle n’a plus d’emploi. Avant son
arrestation, elle était femme de
ménage. « J’ai perdu tout espoir,
alors que l’année dernière, j’y
croyais encore. L’espoir, c’était la
pression de la communauté inter-
nationale sur les talibans, mais ça
n’a pas marché et on croyait que le
monde nous protégerait. »
Quel avenir sous un régime to-
talitaire qui exclut, chaque se-
maine un peu plus, les femmes
de la société afghane ? « Je ne quit-
terai jamais le pays, je ne le laisse-
rai jamais aux talibans, lâche crâ-
nement Rukaiya Saai. Ma force,
c’est la mémoire de ceux qui sont
morts en se battant contre eux. Ils
n’ont pas perdu la guerre, le pays a
été cédé aux talibans. » Elle
ajoute : « Ne reconnaissez jamais
ce régime, continuez à faire pres-
sion sans faire revenir les politi-
ciens corrompus d’avant. »
Jawaher, âgée de 16 ans, un man-
teau fuchsia sur la tunique noire
que les talibans veulent imposer
aux filles du pays, ne manque pas
non plus de caractère. Son ton
tranchant dit sa volonté de trom-
per le sort qui lui est réservé en
Afghanistan. On la rencontre
dans un ancien bar à chicha
du quartier de Dasht-e-Barchi,
fermé par les talibans et trans-
formé, en janvier, en espace
­d’études pour garçons et filles,
même celles interdites de lycée.
On y accède par l’industrieux
boulevard Shahid-Mazari, en
haut de l’escalier étroit d’un im-
meuble quelconque.
« Je viens depuis trois jours ici,
explique Jawaher, dans le bureau
du gérant du lieu, assise à côté de
Zalfa, une autre fille venue
­étudier. Je n’arrive pas à réaliser ce
qui nous arrive. Même s’il n’y a
aucun avenir, il faut essayer.
­Certaines amies se sont résignées
et sont reparties en province avec
un mari. C’est vrai qu’on n’est pas
des vraies résistantes, on n’a pas
les moyens de se battre contre les
talibans. Mais on devrait être
­indépendantes. Moi, je crois au
“woman power” même si je sais
que je ne pourrai jamais vivre cela
dans mon pays. »
« Comme des esclaves »
Pour ces adolescentes, la ­solution
passe par l’apprentissage de l’an-
glais. Visage rond tout juste sorti
de l’enfance, le teint clair, Zalfa,
16 ans, vient de la province de
Deykandi, au centre du pays. « Je
viens ici pour travailler et passer
un test reconnu internationale-
ment, le Toefl, qui me ­donnera ac-
cès à des bourses pour étudier à
l’étranger », dit-elle. Son profil
n’est pas ­commun. Sa mère,
­médecin, et son père, sans em-
ploi, ont envoyé leurs enfants à
Kaboul, dans une maison louée à
Dasht-e-Barshi. Les deux sœurs
qui étudiaient à l’université se
­retrouvent désormais cloîtrées
au domicile. Seul, leur frère pour-
suit les cours.
La fuite paraît la seule solution.
« De quel futur parle-t-on ici ? Ils ne
nous laissent plus sortir, plus étu-
dier, se justifie Zalfa. Ma mère
m’encourage à tout faire pour sor-
tir du pays. Je ne veux pas ruiner
ma vie davantage. » Jawaher l’in-
terrompt : « Les talibans voient les
« Les talibans
d’aujourd’hui
sont cruels, ceux
d’avant étaient
des incapables »
Mustafa Hussaini
directeur d’une école
d’anglais privée
femmes comme des esclaves. Pour
eux, on est juste bonnes pour la cui-
sine, faire des enfants et le ménage.
Alors que les hommes ne sont rien
sans nous. » Zalfa enchaîne : « Les
femmes qui protestent sont arrê-
tées, battues ou tuées. Sans les fem-
mes, la société afghane va régres-
ser. Je suis sûre à 100 % de m’en sor-
tir, je deviendrai avocate. »
Le gérant de l’espace d’études,
Muhammad Jalil Rahimi, 31 ans,
ingénieur sous le régime précé-
dent, fournit ce qui manque aux
familles afghanes : livres, tables,
chaises, calme et entraide entre
étudiants, à boire et à manger
quand il a un peu d’argent. Le
poêle n’est pas grand, mais il ap-
porte un peu de chaleur. « Les filles
viennent ici illégalement », recon-
naît-il devant des piles de livres
dans son bureau.
Pour l’heure, il n’a reçu aucune
visite de talibans. Le poste de po-
lice est juste de l’autre côté du
boulevard. « S’ils viennent, je leur
dirai que ce n’est pas un délit. On
n’enseigne pas. Je m’attends à ce
qu’ils débarquent. On s’est bien
gardé de faire toute publicité, on
fonctionne par le bouche-à-oreille
et la petite librairie, en bas, qui
passe le message. »
Dans une rue adjacente, Mus-
tafa Hussaini, directeur d’une
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
école d’anglais privée, qui ac-
cueillait jusqu’au 21 décembre de
300 à 400 jeunes, dont une majo-
rité de filles, est pessimiste. Re-
gard perçant, la barbe aussi noire
que son visage, il lance : « On peut
tenir encore un mois, pas plus.
Après, il faudra tout vendre. » Des
membres du ministère de l’édu-
cation sont venus deux fois à l’im-
proviste, en janvier, vérifier qu’il
respectait les règles.
Enseignement à domicile
Pour les adolescentes qui tentent
coûte que coûte d’apprendre l’an-
glais, il craint que le projet de quit-
ter l’Afghanistan soit vain. « Outre
réussir le test [le Toefl], il faut un
passeport, or le gouvernement
n’en délivre plus ; un visa, or toutes
les ambassades occidentales sont
parties ; et décrocher une bourse,
or leur nombre sera forcément dé-
risoire à l’échelle du pays. » Mais
pour cet homme, « le plus grave,
ce sont les conséquences psycholo-
giques. Comment élever des en-
fants sans être éduqué ? Comment
se construire sans éducation ? J’ai
quatre filles, dont deux étaient au
lycée et veulent aller au Pakistan,
je sais de quoi je parle. »
La peur a fait son chemin.
D’après ce directeur d’école, les
écoles clandestines pour filles
commencent à fermer par crainte
des talibans. « Ce qui se développe,
explique-t-il, c’est l’enseignement
à domicile pour des groupes de
quatre à six filles, pas plus. » Privé
de plus de la moitié de ses élèves
depuis décembre, Mustafa Hus-
saini a proposé à ses douze pro-
fesseurs de diviser leur salaire par
deux et de les mettre en contact
avec des familles pour compléter
leur salaire. « Les talibans disent
faire cela au nom de l’islam et de la
sécurité des jeunes femmes, cons-
tate-t-il avec dépit. Ceux
d’aujourd’hui sont cruels, ceux
d’avant étaient des incapables. »
En plus d’être privées d’étudier,
les femmes sont bannies de la
plupart des emplois en contact
avec le public ou payées une
­misère pour rester à la maison.
Elles n’ont plus le droit de
­voyager sans être accompagnées
d’un parent masculin et doivent
se couvrir d’une burqa ou d’un
hidjab lorsqu’elles sortent de
chez elles. En novembre 2022,
l’accès aux parcs, jardins, salles
de sport et bains publics leur a
également été interdit. p
Jacques Follorou
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
Après le séisme, premiers corridors d’aide en Syrie
Les divisions nées de la guerre ont retardé l’arrivée de convois dans les territoires rebelles du Nord-Ouest
Beyrouth - correspondance
L’
aide humanitaire des
Nations unies destinée
aux rescapés du séisme
dans le nord-ouest de la
Syrie, région frontalière de la Tur-
quie dévastée par les terrifiantes
secousses du 6 février, commence
à se mettre en place. Mardi 14 fé-
vrier, des convois de l’ONU ont pu
traverser deux points de passage
de la frontière turco-syrienne : Bab
Al-Hawa et Bab Al-Salamah. En
juillet 2020, sous la pression de
Moscou, allié de Damas, ce dernier
corridor avait été fermé aux opéra-
tions onusiennes, qui, depuis
cette date ne pouvaient utiliser
que le terminal de Bab Al-Hawa.
Le contrôle du Nord-Ouest sy-
rien est morcelé entre diverses
factions anti-Assad. Bab Al-Sala-
mah relie la Turquie à la bande
frontalière tenue par des groupes
affiliés à Ankara. Des localités,
comme Jandairis, y ont été dure-
ment éprouvées par le tremble-
ment de terre. Le premier convoi,
organisé mardi par l’Organisation
internationale pour les migra-
tions, comprenait couvertures et
tentes. Bab Al-Hawa, opérationnel
depuis le 9 février, débouche sur la
région d’Idlib, tenue par les radi-
caux de Hayat Tahrir Al-Cham
(HTC), une ancienne branche d’Al-
Qaida. Avec l’utilisation de ces
deux points de passage, et d’un
troisième prévu au niveau de la lo-
calité d’Al-Rai – où a transité mardi
du trafic commercial, mais pas de
convois internationaux –, les Na-
tions unies entendent accroître
leurs livraisons d’aide.
« Nous savons tous que l’aide
n’est pas parvenue à la vitesse et à
l’échelle nécessaire, a reconnu son
secrétaire général Antonio Guter-
res, mardi. Nous faisons tout notre
possible pour changer cela ». Dans
le Nord-Ouest rebelle, le territoire
syrien où le séisme a causé le plus
de morts (plusieurs milliers) et de
destructions, les secouristes lo-
caux ont été livrés à eux-mêmes
durant les trois premiers jours
suivant la secousse, période cru-
ciale pour retrouver les survi-
vants. Le premier convoi de
l’ONU, arrivé jeudi, ne comportait
pas de nourriture.
En Tunisie, le tournant répressif du régime de Kaïs Saïed
Les Nations unies s’alarment de « l’aggravation de la répression » au lendemain d’une vague sans précédent d’arrestations d’opposants
L a police tunisienne a pro-
cédé, entre samedi 11 et
lundi 13 février, à une
­vague d’arrestations de person-
nalités proches de l’opposition
d’une ampleur sans précédent
depuis le régime d’exception
­imposé en juillet 2021 par le chef
de l’Etat, Kaïs Saïed, relançant les
inquiétudes sur une dérive auto-
ritaire dans un contexte social et
économique de plus en plus dé-
gradé. Mardi 14 février, le haut-
commissaire des Nations unies
aux droits de l’homme, Volker
Türk, a exprimé sa « préoccupa-
tion face à l’aggravation de la ré-
pression contre ceux qui sont per-
çus comme des opposants politi-
ques », a indiqué à Genève son
porte-parole, Jeremy Laurence.
C’est la première fois que
l’agence onusienne dénonce en
des termes aussi vifs la tournure
que prend le régime en Tunisie,
pays berceau des « printemps
arabes » en 2011. Depuis son coup
de force de 2021, à la faveur du-
quel il s’est arrogé les pleins pou-
voirs, M. Saïed n’a cessé de détri-
coter les acquis de la décennie
postrévolution.
Samedi, les forces de sécurité
ont appréhendé à Tunis et dans
sa banlieue Khayam Turki un mi-
Epicentre des séismes
du 6 février
TURQUIE
Zone touchée
par les séismes
Gaziantep
Kilis
Passage de
Alep
Idlib Bab Al-Salamah
Lattaquié Bab Al-Hawa
Hama
SYRIE
IRAK
400 km
Damas
Si l’aide a tant tardé à être ache-
minée dans ces zones, c’est en
partie en raison du chaos et des
destructions en Turquie, qui ont
ralenti l’organisation et le dépla-
cement des convois. Mais pour
débloquer la situation, il a aussi
fallu des négociations politiques.
Le séisme a mis à nu l’impuis-
sance passée de l’ONU face à la
Russie, qui, au moyen de son droit
de veto au Conseil de sécurité,
avait restreint le trafic humani-
taire transfrontalier, à un seul
point de passage. C’est grâce à un
accord entre les Nations unies et
Damas, annoncé lundi par l’ONU,
que l’ouverture des deux corri-
dors supplémentaires a été ren-
due possible. Une percée surve-
nue au moment où le Conseil de
sécurité se réunissait sur le sujet.
« Politisation de l’aide »
En accordant ce feu vert pour une
période initiale de trois mois, le
régime syrien se place en posi-
tion avantageuse. Les autorités
de Damas apparaissent comme
flexibles, alors qu’elles souhai-
taient au départ centraliser l’aide.
Elles évitent de s’exposer à une
résolution contraignante de
l’ONU, même s’il est probable
qu’un tel texte aurait été bloqué
par Moscou. Enfin, le pouvoir sy-
rien refait la démonstration qu’il
est incontournable : l’ONU a at-
tendu son aval pour annoncer la
mise en service de Bab Al-Sala-
mah et Al-Raï, ce qui lui vaut les
foudres d’opposants syriens. En-
fin, le régime Assad fait un geste
envers la Turquie, qui a opéré un
litant politique impliqué ces der-
niers mois dans des tentatives de
fédération d’une opposition écla-
tée, Kamel Eltaïef, homme d’af-
faires et lobbyiste aux entrées
multiples dans les réseaux politi-
ques et économiques tunisiens,
et Abdelhamid Jelassi, un ancien
dirigeant du parti islamo-conser-
vateur Ennahda.
Dimanche, Béchir Akremi, an-
cien procureur de la République
(2016-2020) lié à Ennahda et très
controversé pour sa gestion de
dossiers relatifs au terrorisme, a
été à son tour interpellé. Puis,
lundi, la police a placé en garde à
vue Noureddine Bhiri, ancien mi-
nistre de la justice (2011-2013) et
ancien député d’Ennahda, Nou-
reddine Boutar, le directeur géné-
ral de la radio privée Mosaïque
FM, ainsi que l’avocat et homme
politique Lazhar Akremi.
Les magistrats chargés des dos-
siers n’avaient toujours pas fait
connaître, mardi, les chefs d’incul-
pation retenus contre ces person-
nalités. Kaïs Saïed a toutefois di-
vulgué les raisons ayant motivé
ces arrestations en déclarant, lors
d’un entretien en son palais de
Carthage, avec la ministre du com-
merce, que les prévenus étaient
« impliqués dans un complot con-
Un avion d’aide humanitaire saoudien, à l’aéroport international d’Alep, en Syrie, le 14 février. AFP
rapprochement avec lui ces der-
niers mois et souhaitait davan-
tage de points de passage.
Une autre option sur la table,
pour alléger les traumatismes du
Nord-Ouest syrien, consistait à
faire passer des convois d’aide par
les lignes de front, depuis les zo-
nes du régime vers Idlib, un mé-
canisme déjà utilisé par le passé. Il
était prévu, les 12 et 13 février, de
recourir à système dit « cross-
line ». Mais selon plusieurs sour-
ces, dont une de l’ONU en Syrie,
cette aide, autorisée par Damas, a
été bloquée par les combattants
de HTC, autorité de facto dans la
région d’Idlib. « Même si l’on sou-
haiterait avoir plus de convois par
les lignes de front afin d’augmen-
ter la réponse humanitaire, ces
opérations sont plus complexes à
monter. Les volumes d’aide qui
transitent par la Turquie sont bien
plus importants », explique toute-
tre la sûreté intérieure et extérieure
de l’Etat ». A l’en croire, ils sont liés
à des « traîtres » et des « mercenai-
res » œuvrant à « envenimer la si-
tuation sociale » en provoquant
des « hausses de prix » par le biais
de pénuries dans la distribution
de biens alimentaires ou de médi-
caments. « Nous poursuivrons l’as-
sainissement du pays », a-t-il
ajouté. Plus tard dans la soirée, il
traitera les prévenus de « terroris-
tes ». « Le dossier est vide », affirme
une source proche de M. Turki.
Risque pour la démocratie
Selon les proches de M. Turki, ce
dernier « s’attendait à être arrêté »
en raison d’avertissements qu’il
avait reçus à plusieurs reprises de
la part de la police. Ancien diri-
geant du parti social-démocrate
Ettakatol et fondateur, en 2015, du
cercle de réflexion Joussour (« pas-
serelles »), spécialisé en politiques
publiques, M. Turki avait été cité
comme un possible chef de gou-
vernement, en 2020, avant de voir
sa candidature écartée. Le coup de
force de M. Saïed l’avait profondé-
ment alarmé sur le risque que ce
dernier faisait courir, à terme, sur
la démocratie en Tunisie.
Ces derniers mois, il s’était impli-
qué dans une tentative de regrou-
fois Jens Laerke, porte-parole du
bureau de coordination des affai-
res humanitaires de l’ONU
(OCHA) basé à Genève.
Les Nations unies ont multiplié
les appels à « dépolitiser » l’aide
aux victimes du séisme, qui a aussi
touché les régions sous contrôle
gouvernemental d’Alep, Lattaquié,
Hama et Tartous, où plus de 1 400
morts ont été recensés par le mi-
nistère de la santé. Mais le dossier
est « infesté par la politique », re-
connaît M. Laerke. « Le gouverne-
ment syrien a mis la difficulté à
opérer sur le dos des sanctions occi-
dentales. Les Occidentaux disent
que celles-ci n’ont pas d’effet sur
l’aide, mais les Etats-Unis ont mo-
mentanément allégé ces mesures
punitives, ce qui tend à infirmer leur
argumentation. Et de l’aide con-
voyée depuis le territoire sous con-
trôle kurde a été bloquée par les
autorités du Nord-Ouest [liées à
per les différentes factions d’une
opposition très divisée. M. Turki
recevait sans s’en cacher des figu-
res de cette opposition à son
­domicile de Sidi Bou Saïd, au nord
de Tunis. « Son activisme a fini par
déranger », souligne Kamel Jen-
doubi, militant des droits hu-
mains et ancien ministre.
M. Eltaïef appartient, lui, à un
autre horizon. Homme de l’om-
bre, ce fortuné patron d’une so-
ciété de bâtiment avait joué le con-
seiller occulte auprès du dictateur
Zine El-Abidine Ben Ali, qu’il avait
aidé à prendre le pouvoir en 1987,
à la faveur d’un « coup d’Etat mé-
dical » contre Habib Bourguiba,
alors président vieillissant et ma-
lade. Tombé en disgrâce, il a fait sa
réapparition après la révolution
de 2011, au service de Béji Caïd Es-
sebsi, ministre de Bourguiba et
porte-drapeau du camp anti-isla-
miste, dont il a accompagné l’es-
sor politique jusqu’à son élection
à la présidence, fin 2014.
Ce passé d’éminence grise lui
vaut des connexions dans tous
les milieux, y compris sécuritai-
res, soit un entregent social et
­politique que M. Saïed, familier
des dénonciations de « complots »
et de « traîtres », a fini par redou-
ter. Toutefois, MM. Turki et Eltaïef
International | 3
Ankara]. C’est tout cela, la politisa-
tion de l’aide », déplore une source
humanitaire. « Passé la sidération
initiale, la détestation entre les di-
verses forces en présence, qui sont
dans une logique de contrôle terri-
torial, a de nouveau prévalu », es-
time une source occidentale char-
gée du dossier syrien.
Côté gouvernemental, la ré-
ponse humanitaire est menée par
les Nations unies et le Croissant-
Rouge syrien (SARC). « Les abris
temporaires, surpeuplés, ne par-
viennent pas à absorber les be-
soins. Les besoins de la population,
déjà très affectée par la guerre et la
crise économique, sont immen-
ses », alerte Imene Trabelsi, porte-
parole régionale du Comité inter-
national de la Croix-Rouge, qui ap-
puie le SARC. En zone du régime,
les ONG internationales et l’ONU
restent les partenaires exclusifs
des principales capitales occiden-
Indiquant
poursuivre
l’« assainissement
du pays », le
président a traité
les prévenus
de « terroristes »
n’avaient aucun rapport l’un avec
l’autre, assurent les connaisseurs
de la scène politique tunisienne.
L’arrestation de M. Boutar, de
Mosaïque FM, obéit à une autre
logique : intimider une radio au
ton resté mordant, malgré l’affa-
dissement général des médias tu-
nisiens. « Noureddine Boutar a été
interrogé sur la ligne éditoriale de
Mosaïque FM », a déclaré son avo-
cate, Dalila Ben Mbarek Msaddek.
Quant à MM. Jelassi, Bhiri et
Akremi, trois figures islamistes,
leur arrestation vise à donner
des gages au courant hostile à
­Ennahda ; nombre de Tunisiens
estimant que la justice a été
­jusqu’à présent trop bien-
veillante vis-à-vis des errements
d’un parti qui a été au pouvoir.
S’il est à ce stade prématuré de
tales, dont Paris, qui ont rompu
avec le pouvoir syrien et ne veu-
lent pas le légitimer en traitant di-
rectement avec lui.
Ce dernier peut toutefois se tar-
guer d’avancées. Son isolement
sur la scène arabe se desserre :
­selon l’agence officielle SANA, un
premier avion chargé d’aide en
provenance d’Arabie saoudite est
parvenu mardi à Alep. Riyad, qui
n’a pas normalisé ses relations
avec le régime, suit les pas d’autres
pays arabes, qui ont envoyé des
cargaisons. En outre, après la déci-
sion de Washington de suspendre
pour six mois ses sanctions contre
la Syrie, afin de faciliter les transac-
tions liées à l’aide humanitaire,
« certains pays européens veulent
lui emboîter le pas », affirme la
source occidentale. Une réunion
sur le sujet devrait avoir lieu pro-
chainement à Bruxelles. p
Laure Stephan
prédire les conséquences que
cette vague d’arrestations va
­provoquer sur la scène politique
tunisienne, la réaction du
­Haut-Commissariat des droits de
l’homme de l’ONU marque un
tournant dans la manière dont
la communauté internationale,
perçoit le raidissement progres-
sif du pouvoir de M. Saïed. « Kaïs
Saïed est allé beaucoup trop loin,
quelque chose s’est cassé, confie
un diplomate européen. Nous
voulons bien nous adapter par
réalisme politique au nouveau
cours inauguré en juillet 2021,
mais comment travailler avec ce
genre de régime ? »
A l’heure où Tunis tente de
­s’allier les bonnes grâces des
bailleurs de fonds internatio-
naux pour sauver son économie
en quasi-banqueroute, les déci-
sions prises par le pouvoir ne fa-
ciliteront pas les choses. « Avec
les discussions en cours sur le prêt
du FMI, cette vague répressive
tombe au pire moment, ajoute le
diplomate. Kaïs Saïed vient de se
tirer une balle dans le pied. » p
Frédéric Bobin
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4 | International
Les pays de l’OTAN débattent de Russie
pour une journaliste après
leurs futurs objectifs de dépenses un post sur l’Ukraine
Sur fond de guerre en Ukraine, certains militent pour aller au-delà
des 2 % du PIB qu’ils doivent consacrer à l’armement d’ici à 2024
Bruxelles - bureau européen
L I
a guerre en Ukraine et
l’assistance en armes et
autres munitions ont été
au cœur des discussions
de la rencontre entre les minis-
tres de la défense de l’Organisa-
tion du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN), mardi 14 février, à
Bruxelles. Mais un autre débat
est en train de s’imposer entre les
trente alliés – auxquels s’ajou-
tent la Suède et la Finlande, qui,
dans l’attente de leur adhésion,
assistent en tant qu’invitées aux
échanges : l’ampleur du budget
que les alliés consacreront à
l’avenir à leur défense. « C’est
un débat épineux qui s’accélère »,
reconnaît un diplomate euro-
péen. Un sujet évidemment lié à
l’Ukraine et à la Russie.
En septembre 2014, quelques
semaines après l’invasion russe
de la Crimée, les chefs d’Etat des
alliés de l’OTAN, encore sous le
choc, se réunissaient au Pays de
Galles. Ils s’y engageaient à ces-
ser de diminuer leurs dépenses
en matière de défense et à les
augmenter, avec pour objectif,
d’ici à 2024, d’atteindre un ni-
veau minimum de dépenses de
défense de 2 % du produit inté-
rieur brut (PIB). A l’époque, seule-
ment trois pays, les Etats-Unis,
la Grèce et le Royaume-Uni, dé-
passaient ce niveau.
Ils s’engageaient également à
­allouer « au moins 20 % de leurs
dépenses de défense annuelles à
l’acquisition de nouveaux équipe-
ments majeurs ». Près de dix ans
après, « ce que les alliés aimeraient
En République tchèque, l’industrie
de l’armement tourne à plein régime
Le secteur de la défense, premier en Europe à avoir soutenu Kiev, connaît une activité record
Prague - envoyée spéciale
L e secteur tchèque de la dé-
fense a répondu avec dili-
gence aux besoins accrus de
l’Ukraine pour répondre à l’agres-
sion russe, au point de faire débor-
der ses carnets de commandes. Le
pays dispose d’une solide indus-
trie implantée sur son sol depuis le
XIXe siècle, du temps où elle con-
centrait l’arsenal de l’empire aus-
tro-hongrois. La tradition a su se
maintenir bien au-delà, y compris
après le passage à l’économie de
marché dans les années 1990.
« C’est résolument une année re-
cord », affirme Tomas Kopecny,
qui était jusqu’à fin 2022 vice-mi-
nistre de la défense chargé du
soutien militaire à l’Ukraine, et
qui coordonne aujourd’hui les ef-
forts de la République tchèque
pour la reconstruction du pays.
« Les contrats signés pour
l’Ukraine ont atteint 40 milliards
de couronnes [près de 1,7 milliard
d’euros] en 2022 », précise-t-il, soit
le double du pic d’activité enregis-
tré en 2016. « La plupart de l’aide
militaire fournie par la République
tchèque provient de contrats qui
ont été payés par le gouvernement
ukrainien ou par d’autres, dont le
gouvernement tchèque », pour-
suit le haut fonctionnaire.
Dans les premières semaines
de la guerre, en avril 2022, le pays
avait été le premier à envoyer à
l’Ukraine une dizaine de chars
T-72 de confection soviétique. La
défense de Kiev est vue par Pra-
gue comme garante de sa propre
: six ans de prison
faire, indiquait, lundi, Julianne
Smith, l’ambassadrice améri-
caine auprès de l’OTAN, c’est an-
noncer au sommet de Vilnius, en
juillet, ce qui viendra après cet
­engagement, et là, il y a toute une
panoplie d’options (…), comme
rendre obligatoires certains objec-
tifs ou revoir les indicateurs à sui-
vre. Les alliés vont en discuter ».
Le ton de l’administration Bi-
den a cependant bien changé par
rapport à celui employé par Do-
nald Trump. En 2018, lors du
sommet de l’OTAN de Bruxelles,
le ­président des Etats-Unis avait
exigé que les pays européens
consacrent « immédiatement »
2 % de leur PIB à leur sécurité. Et
qu’ils passent après 2024 à 4 %.
Les pressions américaines sont
toujours présentes, même si el-
les sont bien plus feutrées. Alors
que la menace russe n’a jamais
été aussi proche après le déclen-
chement de la guerre en Ukraine,
le débat va être rude, vu les ef-
forts déjà engagés.
Un plafond ou un plancher ?
En 2022, seuls sept nouveaux
pays, dont les pays limitrophes
de la Russie, les trois pays baltes
ou la Pologne, notamment, ont
dépassé la barre des 2 %. La
France, elle, approchait de ce ni-
veau et devrait le dépasser dans
les années à venir, après l’an-
nonce, le 20 janvier, par Emma-
nuel Macron d’une nouvelle loi
de programmation militaire
2024-2030 en forte hausse.
D’autres pays visent l’objectif de
l’OTAN seulement dans les an-
nées à venir. La Suède espère l’at-
sécurité. « Nous avons suivi avec
anxiété cette première livraison.
Le fait de n’avoir rencontré aucun
incident a été un argument fort
pour la plupart des capitales de
l’OTAN pour en faire de même »,
indique Tomas Kopecny. La Répu-
blique tchèque a également été
la première à livrer des lance-ro-
quettes multiples ou encore des
hélicoptères de combat. C’est
aussi avec un missile monté sur
un châssis Tatra de fabrication
tchèque que le croiseur russe
Moskva a été coulé en mer Noire
par l’armée ukrainienne en
avril 2022. Depuis, le soutien mili-
taire de ce pays d’Europe centrale
ne faiblit pas : en janvier, le pre-
mier ministre, Petr Fiala, annon-
çait l’envoi d’un nouveau lot de
90 chars T-72 modernisés par l’en-
treprise tchèque Excalibur, avec
la contribution des gouverne-
ments néerlandais et américain.
L’association tchèque de l’indus-
trie de la défense et de la sécurité
(AOBP), à laquelle appartiennent
plus de la moitié des 250 sociétés
du secteur, le confirme : « Les ex-
portations ont doublé en 2022. »
« Les matières premières, ainsi que
Le pays dispose
d’un parc
d’armement
soviétique
bien connu
des Ukrainiens
La France
approchait
de ce niveau
en 2022 et devrait
le dépasser dans
les années à venir
teindre en 2026, l’Italie en 2028,
l’Espagne en 2029, la Belgique
en 2030, le Danemark en 2033…
Quant à l’Allemagne, avec un
taux de 1,5 %, elle reste loin du
compte, malgré l’annonce par
Olaf Scholz d’un fonds de
100 milliards d’euros pour réé-
quiper la Bundeswehr.
Pour Jens Stoltenberg, les ef-
forts ont déjà largement porté
leurs fruits. « Nous sommes sur
la bonne voie, avec huit années
­consécutives d’augmentation des
budgets de défense par les alliés
européens et le Canada, assure le
secrétaire général de l’OTAN.
Quelque 350 milliards de dollars
[327 milliards d’euros] supplémen-
taires ont été dépensés sur la der-
nière décennie. » Ensemble, les
­alliés ont dépensé 1 051 milliards
de dollars pour leur sécurité sur
l’année 2022. Pour la même pé-
riode, les Etats-Unis ont investi à
eux seuls 723 milliards de dollars.
Mais faut-il viser plus haut ?
Cet objectif des 2 % doit-il être
un plafond, que tous les alliés
­doivent atteindre, ou un
­plancher, comme le suggère
M. Stoltenberg ? Les plus forts
soutiens de l’Ukraine, comme les
pays baltes ou la Pologne, mili-
le coût de l’énergie, ayant grimpé, le
profit est en revanche presque plus
faible que l’an dernier », précise Jiri
Hynek, son président. La part des
acheminements à l’Ukraine d’une
industrie essentiellement desti-
née à l’étranger est elle aussi en
croissance. « Je dirais que 50 % à
60 % des exportations sont allées à
l’Ukraine en 2022, alors qu’elles ne
dépassaient pas 5 % avant », ajoute
le responsable de la branche.
Capacités limitées
Deux entreprises se classent en
haut du tableau : le groupe Cze-
choslovak (qui possède Excali-
bur), suivie du groupe STV. « Ces
deux sociétés produisent de l’équi-
pement lourd : des chars, des obu-
siers, et s’occupent de leur moder-
nisation. [Elles fabriquent égale-
ment] des munitions et des véhi-
cules lourds », détaille Jiri Hrynek.
De par son ancien ancrage dans le
pacte de Varsovie, le pays dispose
d’un parc d’armement soviétique
bien connu des soldats ukrai-
niens, complète-t-il : « Les chars
T-72 sont plus faciles à manier
pour des Ukrainiens que des Leo-
pard, qui nécessitent une forma-
tion. » L’industrie est aussi en me-
sure de moderniser de vieux sys-
tèmes de radars soviétiques.
Entre Prague et Kiev, les liens
commerciaux dans l’armement
se sont renforcés dès la guerre
dans le Donbass et l’annexion de
la Crimée par la Russie, en 2014.
Cette année-là, deux agents du
renseignement militaire russe
(GRU) avaient fait exploser deux
tent pour cette seconde option,
voire pour aller plus loin : 2,5 % ou
3 %. « Nous ­devons collectivement
relever nos objectifs et notre ambi-
tion pour investir davantage dans
notre ­défense. Surtout mainte-
nant que nous avons été témoins
de ce que la Russie est prête
à faire », juge une diplomate du
nord-est de l’Europe.
« On se concentre sur ce chiffre
de 2 %, mais cela n’a pas nécessai-
rement de sens, nuance un diplo-
mate européen. Il faut voir ce que
l’on fait avec cet argent. » Au-delà,
ajoute-t-il, « il faudra que l’on
prenne en compte dans les calculs
les contributions apportées par les
pays à l’Ukraine, par exemple…
Aujourd’hui, si un pays lui trans-
fère des armes, cela n’est pas dé-
compté de ses dépenses, car cel-
les-ci ont déjà été faites », regrette
cette source. De même, les capaci-
tés militaires déployées pour le
compte de l’OTAN doivent mieux
être valorisées, argumente-t-il.
Surtout, l’argent n’est pas tout.
Les budgets ont beau progresser,
il faut désormais investir, ce qui
prend du temps entre la planifica-
tion et les achats. Et là, la chaîne
est encore grippée : les directions
des achats dans les pays – moins
habituées à lancer d’importantes
commandes après trente ans
­d’attrition –, et l’industrie de la
­défense – longtemps sevrée de ces
activités – doivent reconstruire
des chaînes d’approvisionnement
et trouver des bras. « Aujourd’hui,
conclut un ­responsable officiel,
le problème, ce n’est pas l’argent,
c’est de produire des armes. » p
Philippe Jacqué
dépôts de munitions à Vrbetice,
qui fournissaient déjà l’Ukraine
via un intermédiaire bulgare, cau-
sant la mort de deux personnes
dans l’est du pays. « En 2017, la
Tchéquie était déjà le deuxième
plus grand fournisseur de matériel
militaire à l’Ukraine au sein de
l’Union européenne, après la Polo-
gne. Moi-même, je me suis rendu
plusieurs fois en Ukraine avec des
délégations depuis 2015 », rappelle
Tomas Kopecny.
De son côté, la société tchèque
Explosia – qui produit des explo-
sifs – confirme par la voix de son
porte-parole, Martin Vencl, un
profit record de 8 millions d’euros
en 2022 – 16 % de son chiffre d’af-
faires provient des ventes en
Ukraine. Mais comme toutes les
compagnies du secteur, Explosia
se heurte à de sérieux obstacles
pour accroître sa production.
« Nous prévoyons d’ouvrir de
nouvelles lignes de production :
nous aurions besoin de recruter
140 employés, que nous avons bien
du mal à trouver dans la région
la moins touchée par le chômage
de tout le pays. La situation sur le
marché des matières premières
n’aide pas non plus. » Jiri Hynek
déplore quant à lui des stocks vi-
des : « Presque tout a été envoyé à
l’Ukraine. La plupart des comman-
des qui étaient prévues [pour
d’autres marchés] ont pu être redi-
rigées vers l’Ukraine. Mais je doute
que nous puissions augmenter nos
capacités de production de plus de
10 % à 20 % par an. » p
Hélène Bienvenu
Maria Ponomarenko avait évoqué sur
une chaîne Telegram le bombardement
du théâtre de Marioupol en mars 2022
Moscou - correspondant
l s’agit, à ce jour, de la peine la
plus lourde prononcée contre
un journaliste en Russie, dans
le cadre des lois de censure mili-
taire adoptées depuis le début
de l’« opération spéciale » en
Ukraine. Mercredi 15 février, Ma-
ria Ponomarenko a été condam-
née par un tribunal de Barnaoul,
en Sibérie, à six ans de prison
pour « diffusion de fausses infor-
mations sur l’action de l’armée ».
L’information a été rapportée par
RusNews, le média qui l’emploie,
affirmant aussi que Maria Pono-
marenko se voit également inter-
dire d’exercer son métier pendant
cinq ans supplémentaires.
La journaliste est condam-
née pour une publication du
16 mars 2022 sur une chaîne Tele-
gram nommée « Sans censure ».
Elle y évoquait le bombardement
du Théâtre d’art dramatique régio-
nal de Donetsk, à Marioupol – qui,
lors du siège de la ville ukrai-
nienne, entouré d’immenses ins-
criptions indiquant la présence
d’enfants, avait abrité des centai-
nes de personnes –, en attribuant
la responsabilité de cet événe-
ment à l’armée russe. La version
officielle avancée par Moscou est
que le régiment Azov de l’armée
ukrainienne a fait sauter le bâti-
ment de l’intérieur. Le nombre
précis de victimes n’est pas connu,
mais il se compte par centaines.
« Censure militaire »
Mme Ponomarenko, 44 ans, mère
de deux enfants, avait été arrêtée
en avril 2022 et placée en déten-
tion provisoire. En septembre, elle
s’était ouvert les veines après avoir
passé deux mois dans une cellule
aux fenêtres recouvertes de
mousse noire, alors qu’elle souffre
de claustrophobie. Elle avait cra-
qué à une autre reprise, lors d’un
long interrogatoire subi par l’une
de ses filles. Une militante venue
la soutenir avait enregistré sur
son téléphone les pleurs et les cris
de la mère suppliant qu’on arrête
de faire pression sur son enfant.
Au rang des pressions inhabi-
tuelles, on peut également noter
l’absence du rédacteur en chef
de RusNews, lors du prononcé
du verdict : après avoir attendu
plusieurs heures à l’aéroport de
Moscou, Sergueï Aïnbinder s’est
vu délivrer sa carte d’embarque-
ment pour Barnaoul une minute
avant le décollage.
Mercredi, Maria Ponomarenko
a accueilli le verdict avec calme.
Après les réquisitions du procu-
reur, qui réclamait neuf ans de ré-
Is raël
Les Occidentaux contre
l’extension des colonies
Dans un communiqué com-
mun, les Etats-Unis, l’Allema-
gne, la France et le Royaume-
Uni se sont dits « fermement »
opposés, mardi 14 février, à la
décision d’Israël de légaliser
neuf colonies en Cisjordanie
occupée et de prévoir de nou-
veaux logements dans les
colonies existantes. Ces qua-
tre pays estiment que « ces
actions unilatérales ne font
qu’accroître les tensions entre
Israéliens et Palestiniens ». Les
mesures annoncées diman-
che par le cabinet de sécurité
israélien ont été présentées
comme une réponse à une
série d’attaques palestinien-
nes à Jérusalem-Est. Les neuf
colonies étaient jusque-là illé-
gales au regard du droit israé-
lien, car établies sans l’aval du
gouvernement, tandis que,
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
En septembre
2022, elle s’était
ouvert les veines
après deux mois
dans une cellule
aux fenêtres
obstruées
clusion, elle avait assuré : « Ce ré-
gime s’effondrera avant que vienne
l’heure de ma libération condition-
nelle. » La journaliste est connue
dans la région de l’Altaï autant
pour son travail que pour son acti-
vité militante. En 2020, elle avait
reçu une amende pour avoir porté
un masque orné de l’inscription
« Poutine démission ».
Devant la cour, lors de la der-
nière audience, elle a refusé la
moindre clémence, ne se considé-
rant pas comme une « criminelle »,
et dénoncé la violence des com-
bats : « Qu’est-ce qui se passe dans
notre pays ? Si c’est une guerre,
­appelez-la par son nom et, dans
ce cas, jugez-moi franchement en
vertu de la censure militaire. »
Son avocat, Dmitri Chitov, a, lui,
soulevé un point juridique. Ma-
ria Ponomarenko, a-t-il défendu,
n’a pas pu diffuser sciemment de
fausses informations puisque
son post a été publié le 16 mars,
jour du bombardement de Ma-
rioupol, alors que le ministère de
la défense n’a donné sa version
des faits que le 17. « Il n’y avait à ce
moment-là aucune autre infor-
mation disponible pour compa-
rer », a-t-il fait valoir.
Cette défense rappelle les débats
qui ont entouré la condamnation
de l’opposant Ilia Iachine à huit
ans et demi de prison, en décem-
bre 2022, pour des charges simi-
laires. Dans une vidéo diffusée sur
YouTube, ce dernier avait évoqué
les massacres de Boutcha, au nord
de Kiev, en présentant à la fois les
conclusions d’un reportage de la
BBC, attribuant la responsabilité
de ces actes à l’armée russe, et les
déclarations officielles du minis-
tère de la défense, qui voit dans
l’épisode une mise en scène issue
de services secrets étrangers.
La cour avait estimé que cette
position officielle constituait
« l’unique source d’information
fiable » et que la remettre en ques-
tion en appelant les citoyens « à se
faire une idée eux-mêmes »,
comme l’avait fait Ilia Iachine, re-
venait à diffuser volontairement
de « fausses informations ». p
Benoît Vitkine
pour l’ONU, toute l’entreprise
de colonisation juive en Cis-
jordanie est illégale au regard
du droit international. – (AFP.)
Mo ldavie
L’espace aérien
brièvement fermé
La Moldavie a fermé tempo-
rairement son espace aérien,
mardi 14 février, en raison
d’un « objet volant ressem-
blant à un ballon-sonde mé-
téo », sur fond de tensions
avec la Russie, accusée de
vouloir déstabiliser le pays,
ce que le Kremlin dément.
La Roumanie, membre de
l’OTAN, a fait décoller des
chasseurs sans avoir pu
confirmer la présence d’une
cible. Cette décision a en-
traîné l’arrêt de l’ensemble
des vols. La mesure intervient
alors que le pays a décidé de
renforcer les mesures de sécu-
rité sur son territoire. – (AFP.)
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
En Inde, la BBC ciblée par Modi
Les bureaux de la chaîne britannique ont été perquisitionnés par le fisc
New Delhi - correspondance
L
e raid des autorités fisca-
les ressemble en tout
point à des représailles.
Les locaux de la BBC à New
Delhi et Bombay ont été les cibles,
mardi 14 et mercredi 15 février,
d’une perquisition, quelques
­semaines à peine après la sortie
d’un ­documentaire critique à
l’égard du premier ministre in-
dien, Narendra Modi.
Selon plusieurs employés de la
chaîne britannique à New Delhi, la
descente a débuté peu avant midi,
mardi. « Les agents ont fait irrup-
tion dans les locaux. Ils nous ont
demandé de laisser nos ordina-
teurs et de ne pas utiliser nos télé-
phones, explique, sous le couvert
de l’anonymat, un journaliste pré-
sent dans les locaux. Ils ont af-
firmé qu’il s’agissait d’une simple
enquête et non pas d’une perquisi-
tion à proprement parler, mais
c’est un euphémisme. »
Les agents du fisc ont passé au
crible le contenu des ordinateurs
des employés des services admi-
nistratifs de la BBC, mais aussi des
journalistes. « Ils procédaient par
mots-clés, cherchant des termes
comme “impôt” ou encore “argent
sale” », relate le journaliste, finale-
ment autorisé à quitter les locaux
aux alentours de 18 h 30, une fois
l’examen de son ordinateur ter-
miné. Les recherches étaient tou-
jours en cours, mercredi matin.
La chaîne britannique a con-
firmé sur Twitter que les autorités
fiscales se trouvaient dans ses bu-
reaux, ajoutant qu’elle coopérait
Ukraine : une guerre sans fin ?
LE 16 FÉVRIER DÈS 20H SUR
Fin janvier,
le média a diffusé
un documentaire
sur la politique
xénophobe
du dirigeant
nationaliste
hindou
pleinement avec elles. Contacté à
plusieurs reprises par Le Monde
quant à l’objet de cette visite,
­l’Income Tax Department n’a pas
donné suite.
Gaurav Bhatia, un porte-parole
du Bharatiya Janata party (Parti du
peuple indien, BJP) de Narendra
Modi, a estimé, lors d’une confé-
rence de presse, que, si la BBC
n’avait rien à se reprocher, elle
n’avait rien à craindre. Puis, il s’est
lancé dans une violente attaque
contre le diffuseur britannique,
l’accusant d’être « corrompu », de
s’adonner à de la « propagande an-
ti-indienne » et il a qualifié sa cou-
verture de « venimeuse ». Selon lui,
ces raids sont légaux et le moment
choisi n’aurait rien à voir avec le
gouvernement. « S’il s’agissait réel-
lement de problèmes de conformi-
tés fiscales, alors pourquoi passer
trente minutes à attaquer la BBC de
manière aussi mesquine ? », s’in-
surge Abhinandan Sekhri, cofon-
dateur de Newslaundry, un site
d’information qui a, dans le passé,
été lui aussi victime de descentes
similaires des autorités fiscales.
Fin janvier, la BBC a diffusé un do-
cumentaire en deux parties, India.
The Modi Question, qui décortique
la politique xénophobe du diri-
geant nationaliste hindou depuis
son accession au pouvoir au Guja-
rat, son fief politique, dans l’ouest
du pays. Le documentaire affirme
que Narendra Modi avait ordonné
à la police de ne pas intervenir
dans les pogroms anti­musulmans
qui ont fait jusqu’à 2 000 morts,
en 2002, dans cet Etat.
« Intimider » la presse
Le film s’appuie notamment sur
une enquête du ministère des
­affaires étrangères britannique
qui conclut que le premier minis-
tre indien est « directement res-
ponsable » de ces massacres, là où
la justice indienne l’a complète-
ment blanchi. Un conseiller du
gouvernement indien particuliè-
rement virulent, Kanchan Gupta,
avait alors qualifié le documen-
taire de « propagande hostile » et
« d’ordures anti-indiennes ». Le
gouvernement a interdit sa diffu-
sion. Les vidéos et les tweets qui y
font référence ont été bloqués.
Dans ce contexte, les perquisi-
tions à la BBC sont perçues comme
une nouvelle attaque contre la li-
berté d’informer. Le syndicat des
rédacteurs en chef de l’Inde a jugé
qu’elles s’inscrivaient dans le ca-
dre d’une « tendance plus large à
utiliser les agences gouvernemen-
tales pour intimider ou harceler les
organismes de presse qui critiquent
les politiques du gouvernement ».
De nombreux médias indépen-
dants et autres organisations
Soirée spéciale
c­ ritiques du pouvoir en place ont
déjà fait les frais de telles descen-
tes. En 2021, les bureaux des sites
d’information NewsClick et News-
laundry ont fait l’objet d’enquêtes
similaires. La même année, le fisc
a accusé d’évasion fiscale le quoti-
dien Dainik Bhaskar, qui venait de
faire état des bûchers funéraires
de masse et des cadavres flottants
dans le Gange, révélant la gestion
catastrophique de la pandémie de
Covid-19. En 2022, l’ONG Oxfam
ou encore le groupe de réflexion
Centre for Policy Research sont
­venus s’ajouter à la liste.
« Personne ne pensait qu’ils ose-
raient s’attaquer à la BBC de la
sorte, c’est tout simplement ef-
frayant. Jusqu’où iront-ils ? », inter-
roge le journaliste britannique.
Depuis l’arrivée au pouvoir des
nationalistes hindous de Modi
en 2014, l’Inde est passée à la
150e place sur 180 au classement
de la liberté de la presse de Repor-
ters sans frontières. Une dizaine
de journalistes se trouvent der-
rière les barreaux, selon l’associa-
tion, un autre a été assassiné le
6 février, quelques heures après la
parution d’un article mettant en
cause un potentat local.
« Il est malheureux que le gouver-
nement d’un pays qui aspire à
jouer un rôle significatif sur la
scène internationale ait recours à
de telles tactiques fiscales », dé-
plore Abhinandan Sekhri. New
Delhi, qui assure cette année la
présidence du G20, ne cesse pour-
tant de se présenter comme la
mère de la démocratie. p
Carole Dieterich
International | 5
Cambodge : fermeture
du média « VOD »
L’autocrate Hun Sen a interdit « Voice of
Democracy » au retour d’une visite à Pékin
Bangkok - correspondant
en Asie du Sud-Est
D ernier site d’information
indépendant du Cam-
bodge, Voice of Demo-
cracy (VOD) ferme ses portes pour
un article jugé « calomnieux » en-
vers le gouvernement, et plus pré-
cisément Hun Manet, le fils du
premier ministre, Hun Sen, et son
successeur pressenti. « En tant que
premier ministre, ma décision est
définitive », a signifié, le 13 février,
l’autocrate au pouvoir depuis tren-
te-huit ans, après avoir d’abord
donné un ultimatum à VOD pour
exiger des « excuses », puis jugé ses
« regrets » insuffisants. La licence
du média a été révoquée.
Commandant en chef adjoint,
derrière son père, des forces
­armées cambodgiennes, Hun
Manet, 45 ans, est, depuis 2021,
« préparé » à lui succéder par tou-
tes sortes d’ajustements formels
– le Parti du peuple cambodgien,
au pouvoir, en a par exemple fait
son futur candidat comme pre-
mier ministre.
Préparer la succession
L’article qui a provoqué les fou-
dres du régime, publié en khmer
le 9 février, affirmait qu’il avait si-
gné, au nom de son père, l’appro-
bation d’une aide humanitaire à
la Turquie – en violation du proto-
cole qui n’autorise une telle délé-
gation de pouvoir qu’en faveur
d’un ministre. VOD citait en outre
un porte-parole du gouverne-
ment jugeant « permise » l’action
présumée de Hun Manet. Ces in-
formations, selon Hun Sen, se-
raient « fausses ». Le porte-parole
est aux abonnés absents. Le faux
pas de VOD, si c’en est un, est in-
tervenu alors que Hun Sen amor-
çait, à Pékin, en compagnie de son
fils, une visite officielle de trois
jours en Chine – une manière, se-
lon les observateurs, de s’assurer
du soutien pour la succession à
venir du généreux protecteur
dont le Cambodge est devenu l’al-
lié indéfectible dans la région.
La Chine « s’opposera résolu-
ment aux forces extérieures qui in-
terfèrent dans les affaires intérieu-
res au Cambodge », a d’ailleurs
promis le président Xi Jinping à
ses invités, selon l’agence Xinhua.
Au Cambodge, la fermeture de
VOD permet de neutraliser le seul
média indépendant influent, avec
1,8 million d’abonnés sur sa page
Facebook en khmer, à l’approche
des élections législatives de
juillet. En 2017, la radio avait déjà
perdu sa licence, devenant un site
Internet, lors de la grande vague
de répression intervenue six mois
avant les législatives de 2018, tan-
dis que les autres médias indé-
pendants étaient fermés ou ra-
chetés. En parallèle, le Parti du
sauvetage national du Cambodge,
la formation d’opposition qui a
remis en question la suprématie
du parti de Hun Sen aux législati-
ves de 2013, était dissous et ses di-
rigeants emprisonnés ou exilés. p
Brice Pedroletti
6 | Planète ­
0123
­Jeudi 16­ février 2023

L’Anses interdit un herbicide très utilisé en France

Le S-métolachlore se décompose en sous-produits qui polluent fortement les nappes phréatiques

A
l’origine d’une conta-
mination à grande
Les métabolites
échelle des nappes de ce pesticide
­phréatiques françai-
ses, l’herbicide S-métolachlore va
ont causé de
voir ses principaux usages inter- nombreuses non-
dits en France. L’Agence nationale
de sécurité sanitaire de l’alimen-
conformités de
tation, de l’environnement et du l’eau potable ces
travail (Anses) l’a annoncé, mer-
credi 15 février, tirant les consé-
dernières années
quences de ses travaux d’exper-
tise indiquant que trois produits
de dégradation (ou « métaboli- tion pour le maïs, le tournesol,
tes ») de ce pesticide se retrouvent le soja et le sorgho. La mesure
dans les eaux souterraines à des n’ayant pas permis de voir les mé-
concentrations « supérieures à la tabolites incriminés revenir sous
limite de qualité fixée par la légis- le seuil réglementaire dans les
lation européenne ». Autorisé de- nappes, l’Anses a décidé de pren-
puis 2005, le produit, dont envi- dre des mesures d’interdiction.
ron 2 000 tonnes sont épandues Celles-ci devancent les conclu-
chaque année dans l’Hexagone, sions de l’Autorité européenne
est commercialisé par l’agrochi- de sécurité des aliments, qui de-
miste Syngenta. Des délais de vraient être rendues dans les pro-
grâce de six mois pour la vente chaines semaines et pourraient
et d’un an pour l’utilisation de- conduire à un refus de réautoriser
vraient accompagner ces inter- cette substance dans l’Union
dictions, selon l’agence. européenne.
En septembre 2021, l’Anses avait
rendu un rapport examinant l’en- Critère de « pertinence »
semble des données de contami- A l’évidence, les jours du S-méto-
nation des eaux souterraines, des lachlore sont comptés à l’échelle
eaux de surface et des eaux desti- communautaire. Non seulement
nées à la consommation hu- ses produits de dégradation s’ac-
maine. « L’examen exhaustif des cumulent dans les nappes phréa-
données disponibles a montré une tiques, mais il est lui-même classé
présence assez ubiquitaire, tous « cancérogène suspecté » depuis
métabolites [du S-métolachlore] juin 2022. De ce fait, ses trois prin-
confondus, dans l’ensemble des cipaux métabolites (ESA-métola-
compartiments aquatiques, expli- chlore, NOA-métolachlore, OXA-
que-t-on à l’Anses. On notait une métolachlore) sont jugés « perti-
contamination de la ressource à nents », c’est-à-dire potentielle- gard de la réglementation sur les départements, les taux de non- Les métabolites du S-métola- taux de fuite de ses métabolites
des niveaux inacceptables au re- ment problématiques, au regard eaux souterraines, et non au re- conformité ont concerné 60 % de chlore sont-ils vraiment non dans les nappes d’eaux souterrai-
gard de la réglementation, c’est-à- de la réglementation sur les pesti- gard de celle sur la qualité de l’eau la population (Gers, Mayenne). problématiques dans l’eau nes. En 2004, un ­rapport de la
dire supérieurs à 0,1 µg/l [0,1 mi- cides dans les eaux souterraines. potable. Lorsqu’ils sont présents Mais, fin septembre 2022, l’An- ­potable ? L’histoire n’est peut- Commission européenne à desti-
crogramme par litre]. Mais cela Ce critère de « pertinence » rend dans celle-ci, les trois principaux ses a déclassé ces deux sous-pro- être pas finie. Si dans les pro- nation des Etats membres enjoi-
sans notion de risque associé pour la présence de ces trois métaboli- métabolites du pesticide sont ju- duits de l’herbicide, jugeant avoir chains mois, au terme de sa réé- gnait à ceux-ci de « prêter une at-
les consommateurs. » tes inacceptable dans les nappes gés « non pertinents », c’est-à-dire reçu des données rassurantes de valuation, le pesticide est formel- tention particulière au potentiel
A l’issue de cette expertise, au-delà de 0,1 µg/l. ne présentant pas de potentiel de son principal fabricant. lement classé perturbateur de contamination des eaux
l’agence de Maisons-Alfort (Val- En préambule de son avis, l’An- danger pour la santé humaine. ­endocrinien, probable ou avéré, ­souterraines par le [S-métola-
de-Marne) a durci les conditions ses signale toutefois une subtilité : « Pertinents » dans les nappes « Potentiel de contamination » par l’Agence européenne des chlore] et ses métabolites ». Une
d’usage de l’herbicide, réduisant la « pertinence » des résidus de phréatiques, mais « non perti- Alors qu’ils sont devenus non ­produits ­chimiques, alors ses telle surveillance n’a commencé,
les doses maximales d’applica- l’herbicide n’est établie qu’au re- nents » au robinet : la distinction problématiques dans l’eau pota- métabolites redeviendront auto- en France, qu’en 2013. Et ne s’est
est importante. En effet, l’ESA- ble, leur seuil y a été mécanique- matiquement « pertinents »… et généralisée que plusieurs années
métolachlore et le NOA-métola- ment relevé à 0,9 µg/l, faisant re- l’eau ­reçue par des millions de plus tard.
Du chlorothalonil dans les eaux suisses chlore ont été responsables ces
dernières années de nombreuses
venir des millions de foyers dans
la zone de conformité réglemen-
­Français redeviendra du même
coup non conforme aux critères
La contamination des nappes
souterraines par les métabolites
Une étude, rendue publique le 9 février par la municipalité de non-conformités de l’eau potable, taire de l’eau reçue au robinet… Ce de qualité. Le délai de disparition du S-métolachlore s’inscrit dans
Lausanne, en Suisse, estime que les techniques de décontamina- ponctuelles ou régulières. Près de qui ne change toutefois rien au de ces produits dans l’environne- une thématique émergente, liée
tion de l’eau potable grâce au charbon actif et à la nanofiltration 2,5 millions de foyers ont été con- caractère non réglementaire de ment après leur interdiction à la recherche des produits de dé-
renchériraient le coût de l’eau de 15 % à 75 %. En 2016, les autori- cernés en 2019, selon les données leur présence à un taux neuf fois n’est pas connu. Certaines gradation de pesticides comme
tés helvétiques ont découvert une importante contamination des du ministère de la santé. D’abord inférieur dans les nappes. « L’es- ­molécules peuvent persister des la chloridazone, ou le chlorotha-
ressources en eau du pays par des métabolites du ­chlorothalonil, jugés problématiques dans les prit de la réglementation est d’être décennies. lonil, qui n’avaient pas été systé-
un fongicide utilisé depuis les années 1970 et commercialisé par eaux distribuées aux particuliers, contraignant pour la ressource De son côté, l’association Géné- matiquement suivis jusqu’à ces
Syngenta. Environ 60 % des captages du Plateau suisse affichent après deux avis rendus en jan- [les eaux souterraines], qui déter- rations futures rappelle que le dernières années, bien qu’ils
des taux de sous-produit de ce pesticide supérieurs à 0,1 µg/l. vier 2019 par l’Anses, ils ne devai- minera la qualité de l’eau destinée ­S-métolachlore était identifié soient soupçonnés d’effets délé-
Selon les autorités, 700 000 personnes ­reçoivent ainsi une eau ent alors pas y dépasser le seuil de à la ­consommation sur le long de longue date comme ­problé­- tères sur la santé. p
non réglementaire. qualité de 0,1 µg/l. Dans certains terme », explique-t-on à l’agence. matique en raison d’importants Stéphane Foucart

Vers la fin des moteurs thermiques pour les poids lourds européens
La Commission européenne propose que les émissions de CO2 des camions neufs soient réduites progressivement, jusqu’à 90 % en 2040

Bruxelles - bureau européen nes en 2030, de 65 % en 2035 et de de 6 % et ces chiffres ne cessent de mermans n’a pas réussi à con- Les conservateurs du Parti po-
90 % en 2040. De surcroît, des dé- monter, le transport routier étant vaincre ses collègues plus pru-
Pour les bus pulaire européen (PPE), en revan-

E n 2050, « la quasi-totalité
des véhicules circulant sur
nos routes seront zéro émis-
sion », s’est félicité le vice-prési-
dent de la Commission euro-
péenne, Frans Timmermans,
mardi 14 février. Un peu plus tôt
dans la journée, à Strasbourg, les
eurodéputés avaient adopté le
projet de réglementation met-
tant fin à la vente de voitures neu-
ves et de véhicules utilitaires lé-
gers à moteur thermique à partir
de 2035 pendant que, de son côté,
la Commission finalisait sa pro-
position législative pour pro-
grammer la fin des poids lourds
émetteurs de gaz à effet de serre.
Ce texte, qui doit encore faire
l’objet de négociations entre le
Parlement européen et les Etats
membres, prévoit que les émis-
sions de dioxyde de carbone (CO2)
des camions, bus longue distance
et autres poids lourds soient ré-
duites de 45 % (par rapport à 2019)
pour ceux qui sortiront des usi-
rogations sont prévues pour les
véhicules fabriqués en petites sé-
ries à des fins minières, forestiè-
res et agricoles, pour ceux des for-
ces armées et des pompiers, les
ambulances et les véhicules mé-
dicalisés, ou encore pour les ca-
mions de ramassage des déchets.
Pour les bus urbains, en revan-
che, la Commission souhaite
qu’en 2030 ceux qui seront mis
en circulation soient « propres ».
« Nouveaux standards »
Alors que les Européens se sont
engagés à atteindre la neutralité
carbone à l’horizon 2050, ils conti-
nuent à décliner, dans leur législa-
tion, le « pacte vert » qui doit juste-
ment leur permettre de respecter
l’accord de Paris sur le climat, si-
gné en décembre 2015. Le trans-
port routier, toutes catégories
­confondues, génère 20 % des
émissions de gaz à effet de serre
de l’Union européenne (UE). Pour
les seuls poids lourds, ce ratio est
en croissance. « En 2019, les émis-
sions liées au fret routier étaient
44 % plus élevées que celles du sec-
teur aérien et 37 % au-dessus de cel-
les générées par le transport mari-
time », détaille la Commission.
Qui plus est, les camions et bus
roulent quasiment tous grâce à de
l’essence, le plus souvent du diesel
en provenance de Russie. A l’heure
où les Européens veulent mettre
fin à leur dépendance vis-à-vis des
énergies russes, cette proposition
législative tombe à point nommé.
« Avec ces nouveaux standards, la
demande en énergie fossile devrait
diminuer de 2 millions de barils de
pétrole entre 2031 et 2050 », précise
la Commission.
Au sein de l’exécutif commu-
nautaire, la bataille a été vive en-
tre les partisans d’une législation
plus ambitieuse, qui aurait prévu
que 100 % des poids lourds neufs
en 2040 n’émettent plus de CO2,
et les tenants d’une approche
plus graduelle. Mais Frans Tim-
dents, et notamment le commis-
saire au marché intérieur, Thierry
Breton. L’ex-ministre français,
qui avait plaidé sans succès pour
que les constructeurs automobi-
les puissent continuer à produire
des voitures à moteur thermique,
en petites quantités, après 2035, a,
cette fois, été entendu.
Certes, les premiers camions
électriques arrivent sur le marché
et certains constructeurs, comme
Volvo ou Daimler, prévoient de
produire d’ici peu des piles à hy-
drogène. Néanmoins, « alors que
l’industrie de la voiture électrique
est déjà développée, dans le sec-
teur des poids lourds, on n’en est
qu’au début », argue aujourd’hui
M. Timmermans. Avant d’ajou-
ter : « C’est aussi un défi pour les
entreprises qui utilisent des ca-
mions, notamment les petites. »
La proposition de loi de la
­Commission « ne va pas au bout
de la neutralité climat », juge Pas-
cal Canfin (Renew), président de
urbains, la
Commission veut
qu’en 2030 ceux
qui seront mis
en circulation
soient « propres »
la commission environnement
du Parlement européen, pour qui
la question de savoir s’il faut obli-
ger les constructeurs à réduire
de 100 % ou de 90 % les émissions
de leurs poids lourds sera « au
cœur du débat parlementaire ».
Son collègue Yannick Jadot (Vert)
regrette, pour sa part, que la
­Commission ait cédé à « la pres-
sion des constructeurs et de la
droite “climato-attentiste” du Par-
lement ». « Un objectif de 90 %
en 2040 envoie un signal ambigu
aux constructeurs qui nous met
tous en danger. »
che, se réjouissent de la proposi-
tion de l’exécutif communau-
taire. « Le vice-président social-dé-
mocrate Frans Timmermans n’a
manifestement pas obtenu gain de
cause. C’est un succès pour tous
ceux qui ont milité, ces derniers
mois, pour laisser sa chance à
la technologie », a ainsi déclaré
l’eurodéputé Jens Gieseke.
Lors des négociations sur le
texte concernant les voitures, qui
a été adopté mardi à Strasbourg,
le PPE militait pour que les cons-
tructeurs puissent produire des
véhicules dont les émissions
auraient baissé de 90 % (et non
pas de 100 %) à l’horizon 2035. Cela
« aurait permis de poursuivre les
investissements de R&D [recher-
che et développement] pour les vé-
hicules thermiques, tout en affir-
mant le caractère indispensable de
l’électrification de la flotte des véhi-
cules européens », explique l’élue
Nathalie Colin-Oesterlé. p
Virginie Malingre
 France
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 |7

La métropole de Lyon repousse la fin du diesel

Son président, l’écologiste Bruno Bernard, accuse le gouvernement de ne pas faire sa part au sujet des ZFE

Lyon - correspondant

T
rop compliquée, trop
chère, trop tôt. ­Confronté
aux inquiétudes des élus
des villes populaires, et
aux réticences des entrepreneurs,
Bruno Bernard, président de la
métropole de Lyon, a décidé de
­repousser de deux ans l’interdic-
tion des véhicules à moteur diesel
dans le périmètre de la zone à
­faibles émissions (ZFE) de la
deuxième agglomération de
France. « Les décisions doivent être
prises, mais aussi partagées par le
plus grand nombre. Il faut une ma-
turation collective. On n’y était pas
encore. Pour être efficace, une poli-
tique doit être acceptée », explique
Bruno Bernard (Europe Ecologie-
Les Verts, EELV), dans un entre-
tien à l’hebdomadaire Tribune de
Lyon, à paraître jeudi 16 février.
L’interdiction de circulation des
véhicules Crit’Air 2 dans la ZFE
lyonnaise est désormais prévue
en 2028, alors que la majorité
­écologiste avait volontairement
choisi d’avancer le calendrier
d’abandon du diesel, en fixant
l’objectif à 2026, dans une délibé-
ration votée en septembre 2022.
« La lutte contre la pollution est
partagée par tous les bords politi-
ques, mais la mise en œuvre de la
ZFE provoque des postures clivan-
tes. Je veux rassembler pour réussir
l’objectif que tout le monde sou-
haite, en m’adressant aussi à ceux
qui n’ont pas voté pour nous »,
confie Bruno Bernard au Monde.
En différant le calendrier, l’élu
écologiste espère que l’aboutisse- Bruno Bernard (à gauche), président de la métropole de Lyon, au Centre de recherche en machines thermiques, à Dardilly (Rhône), le 20 avril 2022. Nicolas Liponne/Hans Lucas
ment de ses projets de nouveaux
transports en commun, notam-
ment trois lignes de tramway et de la population, est lui, intangible. Lyon, Caluire-et-Cuire, et les sec- hensions face à la complexité des r­ evenus des Vaudaises et Vaudais
deux stations de métro supplé- Si on en reste là, on obtient une di-
L’interdiction teurs de Villeurbanne et de Bron, aides proposées. Ainsi, à Vaulx-en- ne leur permet pas de changer de
mentaires, offrira une alternative minution de 15 % de la pollution au de circulation situés à l’intérieur du boulevard Velin, le conseil municipal a émis voitures dans les trois ans à venir »,
à la voiture plus simple et accessi- dioxyde d’azote. Si on va jusqu’au périphérique lyonnais. de « fortes réserves » sur le calen- dit l’assemblée municipale.
ble. « Des signes sont encoura- Crit’Air 2, c’est de 60 % à 70 %. Il faut
des véhicules Dans sa délibération de septem- drier et les aides au changement « Le fait qu’il s’étende à l’est mais
geants », estime M. Bernard, donc le faire, il faut sortir du Crit’Air 2 dans bre 2022, l’exécutif métropolitain de véhicules, en exprimant sur- pas à l’ouest est vécu comme une
­rappelant que l’utilisation de la ­diesel », dit Bruno Bernard à l’heb- a ajouté dix-huit communes tout sa désapprobation sur l’ex- inégalité. On perçoit aussi les dif-
voiture a baissé de 10 % entre 2019 domadaire lyonnais.
la zone à faibles ­supplémentaires. Cette extension tension du périmètre de la ZFE. ficultés pour les habitants », re-
et 2022 dans l’agglomération Pour justifier le recul sur une me- émissions concernait les communes de l’est « Ce découpage est apparu injuste connaît Bruno Bernard, dans Tri-
lyonnaise, alors que le nombre sure-phare de son mandat, l’élu de l’agglomération, socialement et renforçant le sentiment d’être bune de Lyon. Le président de
d’abonnements aux transports écologiste peste beaucoup contre
lyonnaise plus défavorisées, où circulent les dans une agglomération à deux la métropole suspend le projet
en commun a augmenté de 8 % « l’absence d’engagement de est désormais véhicules les plus anciens et les ­vitesses, où les plus riches pourront d’extension de la ZFE. Il annonce
sur la même période. l’Etat ». « La ZFE est à l’origine une plus polluants. Au sein de la continuer à rouler en voiture, et où la remise en débat du calendrier
mesure gouvernementale, or nous
prévue en 2028 ­métropole lyonnaise, l’exécutif, les plus précaires devront se dépla- et de l’élargissement du périmè-
Problème d’acceptabilité n’avons aucun soutien. Pas de composé d’écologistes, majoritai- cer à pied », dit la délibération du tre de la zone à faibles émissions,
Selon lui, l’abandon du diesel reste campagne de communication Aux carences présumées de res, et de composantes de gauche, conseil municipal, spécialement en vue d’une nouvelle délibéra-
la seule solution pour faire baisser comme cela était prévu. Pas de l’Etat s’ajoute un problème d’ac- a résisté en apparence, mais en consacré à la ZFE, le 26 janvier. La tion, envisagée en juin. Il prévoit
significativement les émissions ­radar pour les contrôles indispen- ceptabilité des mesures. Les réti- coulisse les maires socialistes et mairie, dirigée par Hélène Geof- aussi l’instauration d’un « obser-
de dioxyde d’azote dans la région sables, aucun accompagnement cences locales ont été accentuées communistes des grandes villes froy (Parti socialiste), estime que la vatoire scientifique et citoyen »
lyonnaise. « Le calendrier national financier, alors que nous avons dé- par la volonté de la majorité comme Villeurbanne ou Vénis- ZFE imposerait à la population pour « suivre les évolutions des
sur les Crit’Air 5, 4 et 3 sur un péri- bloqué 100 millions d’euros d’aides ­métropolitaine d’élargir le péri- sieux ont fait remonter les nom- vaudaise le renouvellement de ­niveaux de pollution et aider les
mètre central – Lyon, Villeurbanne, aux changements de véhicules », mètre de la ZFE. Initialement, elle breuses inquiétudes de leur po- 50 % du parc de voitures, et 70 % élus à piloter la ZFE ». p
Caluire –, qui concerne plus de 50 % énumère Bruno Bernard. comprenait les communes de pulation, ainsi que les incompré- des poids lourds. « Le niveau de Richard Schittly

Un « plan de transformation numérique » pour la justice

Le ministre Eric Dupond-Moretti souhaite en finir avec les procédures sur papier, lancer une application et recruter des informaticiens

C’ est l’une des principa-

les revendications des
magistrats : rattraper le
retard de la justice en matière
­numérique. Le sujet est omnipré-
sent dans les conversations.
­Chaque juge y va de son anecdote,
décrivant une institution en
­retard aussi bien dans les moyens
que dans les compétences : les lo-
caux où le Wi-Fi et le réseau télé-
phonique ne passent pas, l’ordi-
nateur qui plante en plein milieu
d’une audience, les bugs qui
­empêchent de travailler, le stress
afférent… Une obsolescence du
matériel et une lourdeur des logi-
ciels qui contribuent à l’embolie
générale de la chaîne judiciaire.
C’est dire si le plan annoncé par
Eric Dupond-Moretti est attendu.
Rapidement évoqué début jan-
vier lors de la présentation de
sa feuille de route pour la justice,
ce « chantier prioritaire » a été
abordé par le garde des sceaux
lors d’un déplacement au tribu-
nal judiciaire de Chartres, mardi.
Le « plan de transformation nu-
mérique » – c’est ainsi qu’il s’ap-
pelle – pour la justice n’est pas le
premier à être mis en œuvre dans
la période récente. Nicole Bellou-
bet, prédécesseure, Place Ven-
dôme, d’Eric Dupond-Moretti,
avait aussi mis en place un vaste
chantier sur le numérique lors du
premier quinquennat d’Emma-
nuel Macron. Beaucoup de magis-
trats se disent aujourd’hui déçus
des résultats de cette action,
­malgré les sommes engagées
(530 millions d’euros), estimant
qu’il s’agissait davantage d’un
plan de rattrapage.
« Zéro papier » en 2027
A écouter l’entourage du minis-
tre, le plan de M. Dupond-Moretti
entend toucher tous les aspects
de la justice. Pour la première
­année, 2023, il bénéficie d’un bud-
get de 195 millions d’euros (hors
embauches). Cela concerne aussi
bien le fonctionnement de l’insti-
tution que la relation aux justicia-
bles. Les propositions sont issues,
pour la plupart, des Etats géné-
raux de la justice – lancés en octo-
bre 2021 et dont la synthèse,
le rapport Sauvé, a été remise à
­Emmanuel Macron, à l’été 2022.
L’objectif de M. Dupond-Moretti
est ambitieux : une institution
« zéro papier » en 2027, entière-
ment numérisée. Ce qui pourrait,
selon le ministre, faciliter le travail
des greffiers, des magistrats et des
avocats, et procurer un gain de
place et d’efforts physiques impor-
tants, puisqu’il ne devrait plus y
avoir de dossiers papier à déplacer.
Le plan s’organise autour de
trois axes. Le premier est un plan
de soutien pour les juridictions.
D’ici à 2024, toutes les villes ac-
cueillant un tribunal judiciaire
auront un « technicien informati-
que de proximité », plusieurs pour
les plus grosses juridictions. Cent
postes sont ouverts, pour des con-
trats de trois ans. Ils sont prévus
pour de « vrais informaticiens »
qui doivent pouvoir aider au plus
vite lorsqu’il y a des « plantages ».
« Convergence des logiciels »
Ce qui sous-tend le projet est la
« simplification » et la « déconcen-
tration ». « L’idée est de ne plus
­devoir passer par Paris. Cela ira
beaucoup plus vite. Je veux simpli-
fier le travail des acteurs de ter-
rain », explique le ministre. Autre
projet : l’amélioration du réseau
dans les juridictions et un état des
lieux sur le volet de l’équipement,
pour voir comment mieux four-
nir les juridictions (ordinateurs
ultraportables, double écran,
outils de visioconférence…). Plu-
sieurs « opérations à 360 degrés »
permettant un audit complet et
une remise à niveau doivent être
mises en place, comme c’est déjà
le cas à Bobigny et à Bordeaux.
Mais le chantier fondamental
est sans doute celui concernant
l’amélioration des logiciels
­métiers. Cette question est au
cœur des griefs des magistrats et
des greffiers. Cela concerne aussi
bien le civil (avec le logiciel Porta-
lis) que le pénal (avec Cassiopée).
Pour le civil, il s’agit de « simplifier
et moderniser » les outils, en
­passant de huit logiciels actuelle-
ment à un outil unique pour le
­civil, d’ici à la fin du quinquennat.
Pour le pénal, l’idée est notam-
ment de créer une interface
­unique pour faire le lien entre les
différents logiciels de procédure
pénale existants (enregistrement
des procédures et applications
des peines). La chancellerie veut
croire que cette « convergence des
logiciels » pourrait engendrer un
gain de temps substantiel à l’en-
semble du personnel, magistrats
comme fonctionnaires, mais par-
ticulièrement aux greffiers des
bureaux d’ordre, chargés d’enre-
gistrer les procédures pénales.
Enfin, le dernier axe concerne
les relations « entre les Français et
la justice par le truchement du
­numérique ». Il s’agit là de la créa-
tion d’une application Justice.fr
pour smartphone, qui doit être
mise en ligne dès avril. Elle doit
donner des informations sur le
fonctionnement de la justice,
des simulations en matière de
­pension alimentaire ou d’aide ju-
ridictionnelle, aider à trouver un
avocat ou un notaire. Dans quel-
ques mois, on pourra y demander
l’aide juridictionnelle ou encore
l’extrait de son casier judiciaire
(bulletin numéro 3). Et, à terme,
d’ici à 2024, une victime pourra,
par exemple, demander sur cette
« appli » une indemnisation de-
vant le tribunal correctionnel. p
Abel Mestre
 0123
8 | France ­
­Jeudi 16­ février 2023

Réforme des retraites

Sur les retraites,

Macron et Borne
toujours sans
majorité assurée
Le gouvernement a subi son premier
revers, mardi soir, à l’Assemblée
nationale, sur l’ « index seniors »
des entreprises, rejeté par les députés
de la Nupes et du RN, mais aussi de LR

P
our le gouvernement d’Elisa-
beth Borne, c’est une première
entaille dans la réforme des
­retraites. Mardi 14 février, les
députés ont rejeté, peu avant
minuit, l’article 2, créant un
« index seniors » dans les entreprises, par
256 voix contre, 203 pour. Une première
­défaite aussi pour les élus de la coalition
­présidentielle sur ce texte, dont la mesure
principale est le recul de l’âge légal de départ
à la retraite de 62 à 64 ans.
Au-delà des oppositions attendues de la
Nouvelle Union populaire écologique et
­sociale (Nupes) et du Rassemblement natio-
nal (RN) à cet « index seniors », le résultat du
scrutin a basculé en raison du vote contre de
38 députés Les Républicains (LR) – sur 61.
Parmi eux, le président du groupe, Olivier
Marleix. Tous contestent l’utilité et même la
constitutionnalité de l’introduction d’un tel
outil par le biais d’un projet de loi de finance-
ment rectificative de la Sécurité sociale.
Du côté du camp présidentiel, les élus Hori-
zons Thierry Benoit (Ille-et-Vilaine) et
­Yannick Favennec (Mayenne), qui avaient
critiqué publiquement la réforme, se sont
abstenus sur cette mesure qui obligeait les
entreprises à publier, chaque année, des
­indicateurs de suivi relatifs à l’emploi de
leurs salariés seniors.
Olivier Dussopt sur la défensive
A l’annonce du résultat du scrutin, la prési-
dente du groupe Renaissance, Aurore Bergé,
incrédule, a effectué un recomptage des
voix de son camp, persuadée d’une
­défaillance électronique dans les votes. Sous
les applaudissements nourris des bancs de
la gauche, de la droite et de l’extrême droite,
les députés « insoumis » ont salué cette
­victoire en entonnant un chant emblémati-
que des mobilisations sociales : « Nous on
est là. Même si Macron ne veut pas, nous on
est là. » « Vous vous croyez où ? Votre
­conduite est inacceptable », a déploré, depuis
Après le rejet
de l’article 2
du projet de loi
de réforme le perchoir, la présidente de l’Assemblée
des retraites, ­nationale, Yaël Braun-Pivet.
à l’Assemblée « Ce soir, toute la gauche et le FN [Front
nationale, ­national, précédent nom du Rassemble-
le 14 février. ment national] célèbrent le fait de supprimer
LUDOVIC MARIN/AFP du projet de réforme des retraites l’article qui
crée un index de l’emploi des seniors. Unis
pour supprimer un nouvel outil en faveur de
l’emploi des plus âgés », a fustigé, sur son
compte Twitter, le ministre du travail, Olivier
Dussopt, sans mentionner les voix décisives
du groupe LR. « Macron, Borne, Dussopt
­coulés. (…) La Macronie est aux abois », a
­jubilé, de son côté, le fondateur de La France
insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon.
Pour le gouvernement, ce revers intervient
après une journée moins tumultueuse que
les précédentes à l’Assemblée, même si les
principales mesures de son projet de loi ont,
une nouvelle fois, été attaquées dans l’Hémi-
cycle. Sur la défensive, Olivier Dussopt a subi
une avalanche de questions des oppositions,

Pour le président de la République, l’indispensable réforme

Alors que sa majorité semble s’être ressoudée face à LFI, le chef de l’Etat est loin d’avoir convaincu tous les députés de la droite

E lisabeth Borne encaisse,

impassible ou presque. La
première ministre ob-
serve son nom s’étaler, à Paris et
en province, sur les banderoles
des manifestants contre la ré-
forme des retraites l’accusant de
brutalité et de fourberie. Elle re-
garde son effigie pendue au bout
d’une corde. Blessée, sans doute,
elle n’en dit rien. Avoir des états
d’âme n’est pas dans l’ADN de la
locataire de Matignon même si
« elle est affectée par les menson-
ges », rapporte son cabinet. Les
invectives et les outrances à son
encontre font partie de la peine
infligée à tout premier ministre
en charge d’un projet hautement
impopulaire. Elle a signé. Il faut
tenir bon, a-t-elle plaidé, mardi
14 février, devant ses troupes,
lors du petit déjeuner de la majo-
rité. « Quand l’ouvrage est sur le
métier, il faut le terminer », ap-
puie-t-on à l’Elysée.
Un gouvernement inflexible, en
dépit de manifestations qui se
succèdent ? « Vous êtes droit dans
vos bottes comme jadis d’autres
l’étaient », a accusé, mardi, depuis
l’Hémicycle, le député des Yveli-
nes Benjamin Lucas (Génération.
s), s’adressant au ministre du tra-
vail, Olivier Dussopt, en charge du
dossier des retraites.
A la veille d’une nouvelle mobili-
sation programmée le 16 février,
avant la menace brandie par les
syndicats de mettre, le 7 mars, la
« France à l’arrêt », l’hôte de Mati-
gnon a pourtant lâché quelques
sacs de lest pour faire preuve
« d’écoute », tout en tâchant de ne
pas faire flancher sa montgolfière.
S’offusquant des « contre-vérités »
colportées, selon elle, sur le projet
qui prévoyait initialement de re-
culer l’âge de départ à la retraite à
65 ans, contre 64 désormais, la
cheffe du gouvernement continue
de vouloir convaincre les députés
du parti Les Républicains (LR), al-
liés-clés. Afin d’obtenir une majo-
rité à l’Assemblée et au Sénat pour
faire voter le projet sans recours
au 49.3, instrument permettant de
faire adopter un projet sans vote.
Une telle hypothèse signerait
l’échec de la première ministre et,
aussi, celui du chef de l’Etat. Mais
l’addition des voix de la droite est
loin d’être acquise, comme en té-
moigne le rejet par LR, mardi soir,
de l’article 2 de la réforme, portant
sur l’index des seniors.
« Emmanuel Macron est dans
une double impossibilité. Celle de
faire en évitant le passage en force,
ce qui semble délicat. Et celle de ne
pas faire qui serait un désastre
pour le gouvernement et sa majo-
rité poursuivant un long cycle d’in-
capacité politique. Renoncer con-
damnerait Emmanuel Macron à
l’inactivité », analyse Dominique
Reynié, enseignant à Sciences Po.
« Grand dessein plus large »
Désignée au sein du gouverne-
ment comme un « cap Horn » à
franchir malgré les vents contrai-
res, la réforme des retraites est de-
venue un symbole. Une étape in-
dispensable de ce début de second
quinquennat qui s’inscrit « dans
un grand dessein plus large qui per-
mettra à la France d’atteindre le
plein-emploi », explique-t-on à
l’Elysée. Tout refus d’obstacle est, à
ce stade, impensable. « C’est
comme la pâte dentifrice. Une fois
que vous avez appuyé sur le tube,
c’est difficile de la faire rentrer à
nouveau », observe Laurent Mar-
cangeli, chef du groupe des dépu-
tés Horizons qui, malgré ses « dou-
tes », assure : « On aidera le gouver-
nement et on ira jusqu’au bout. »
« Emmanuel Macron ne peut re-
noncer. Il en va de son image de ré-
formateur », met en garde le séna-
teur (LR) de Vendée, Bruno Re-
tailleau, qui assimile un éventuel
recul à une « abdication ». « C’est
dans la culture de notre pays. Il y a
le sentiment que le président doit
en passer par là. Si Emmanuel Ma-
cron recule sur les 64 ans, il passera
pour quelqu’un de velléitaire, sa
crédibilité sera entamée », observe
Brice Teinturier, directeur général
délégué de l’institut Ipsos.
Régulièrement accusé d’avoir
une pratique trop « verticale » du
pouvoir, le président de la Républi-
que doit donc venir à bout de cette
réforme sans, pour autant, donner
le sentiment de gouverner contre
le pays. Si l’exécutif reste sourd à la
principale revendication de la rue,
qui réclame, par la voix des syndi-
cats, d’abandonner la mesure
d’âge, il assure être « à l’écoute »
d’une France en colère au travers
des parlementaires. « Notre démo-
cratie est dynamique en ce qu’elle
peut s’exprimer dans la rue, mais
elle est aussi dynamique en ce
qu’elle peut s’exprimer au sein de la
maison du peuple qu’est le Parle-
ment », a signalé le porte-parole du
gouvernement, Olivier Véran, di-
manche 12 février sur France Inter.
Voilà l’écueil. L’Assemblée est
chahutée par les députés de La
France insoumise, auteurs de
quelque 13 000 amendements vi-
sant à faire obstruction aux dé-
bats. Rebaptisé « La France indi-
gne » par Aurore Bergé, la cheffe
des députés Renaissance, le mou-
vement de Jean-Luc Mélenchon
entraverait par ses outrances la
bonne volonté du gouvernement
et nuirait à l’intérêt général, selon
les macronistes. « La France in-
soumise est un obstacle au débat
démocratique sain et clair que nos
compatriotes sont en droit d’avoir
sur la réforme des retraites », s’est
agacé, lundi, le ministre de l’éco-
nomie, Bruno Le Maire. « Ce qu’il
« Emmanuel Macron
ne peut renoncer.
Il en va de son image
de réformateur »
BRuno Retailleau
sénateur LR de Vendée
se passe à l’Assemblée nationale en
ce moment, c’est grave. On montre
depuis une semaine qu’à cause de
quelques-uns nous ne sommes pas
capables de mener un débat dé-
mocratique », a abondé, mardi, la
présidente (Renaissance) de l’As-
semblée, Yaël Braun-Pivet.
L’attitude de députés « insou-
mis » multipliant les invectives et
attaques ad nominem contre le
gouvernement, dénoncée jus-
qu’au syndicaliste Laurent Ber-
ger, patron de la CFDT, a permis
de ressouder la majorité, où per-
çaient ici et là des voix critiques
contre le projet. Assez pour re-
donner espoir à l’exécutif de faire
voter le texte, en misant sur
l’épuisement des manifestations.
« A la fin il y aura peut-être un peu
de ressentiment, mais les Français
sont lucides. Les chiffres sont là, la
démographie est là. Cette réforme
est nécessaire », veut croire Fran-
çois Patriat, chef de file des séna-
teurs macronistes. Mais il reste
un danger à plus long terme, que
souligne Brice Teinturier : « Lais-
ser penser que le gouvernement a
raison contre le peuple est une fa-
brique du populisme. » p
Claire Gatinois
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
principalement sur les carrières longues et
le minimum de pension à 1 200 euros.­
« Combien de personnes qui partent à la
­retraite, ou qui sont déjà à la retraite, verront
leur pension augmentée à 1 200 euros ? », ont
inlassablement rabâché les élus de la Nupes,
à l’image de la députée « insoumise » de
­Seine-Saint-Denis, Aurélie Trouvé.
Après avoir d’abord esquivé ces interroga-
tions, en affirmant qu’il « apporterait des
­réponses » à l’examen de l’article 10, pour
­inciter la Nupes à retirer ses milliers d’amen-
dements, Olivier Dussopt a été contraint de
répondre plus précisément, devant l’insis-
tance des interpellations. Selon le ministre
du travail, « plusieurs dizaines de milliers de
personnes » bénéficieront « chaque année de
cette garantie à 1 200 euros ».
Mais, pour l’exécutif, l’enjeu principal de la
suite de l’examen du texte, prévu au Parle-
ment jusqu’au 26 mars, est de sécuriser son
alliance avec le président du parti LR, Eric
Ciotti, qui voit la contestation contre cette
réforme persister dans ses propres rangs.
Avec, en première ligne, son vice-président
exécutif, le député du Lot Aurélien Pradié,
qui réclame des garanties sur les carrières
longues pour voter la réforme Borne.
Une annonce plus qu’ambiguë
Interpellée mardi après-midi par Véronique
Louwagie (LR, Orne), la première ministre a
confirmé, au cours de la séance de questions
au gouvernement, le dépôt d’un amende-
ment pour permettre aux personnes qui
commencent à travailler entre 20 et 21 ans de
pouvoir partir à 63 ans à taux plein, contre
64 ans dans la copie initiale, si elles ont cotisé
quarante-trois annuités. Mais Elisabeth
Borne est allée plus loin, ensuite, en annon-
çant que « lorsque l’âge de départ anticipé à la
retraite pour carrière longue est atteint la ré-
forme ne prévoit pas de durée de cotisation su-
périeure à quarante-trois ans », avant d’inclure
« ceux qui ont commencé à travailler à 17 ans »,
sans évoquer les autres catégories d’âge.
Ce qui est alors perçu comme un pas sup-
plémentaire vers la droite se révèle être au fil
des heures une annonce plus qu’ambiguë
pour les députés LR, qui ne comprennent pas
le sens des déclarations de Mme Borne. ­« Pou-
vez-vous nous assurer que ceux qui ont com-
mencé à travailler à 16 ans et à 18 ans
­partiront bien avec quarante-trois années de
cotisations, et non quarante-quatre, comme
Esseulés dans
l’Hémicycle,
les députés
macronistes
ont été tentés
de ralentir
les débats par la
multiplication de
prises de parole
c’est le cas aujourd’hui ? », a demandé M. Pra-
dié à Olivier Dussopt. « Finalement, le recul de
l’âge légal est la seule chose qui est sûre dans
ce projet », a pourfendu l’élue écologiste du
Val-de-Marne Sophie Taillé-Polian.
Cette sortie de la première ministre a même
pris de court les membres de son gouverne-
ment. Le ministre de l’économie, Bruno
Le Maire, n’a pas hésité, mardi soir, à émettre
une sérieuse réserve sur le financement de ce
dispositif taillé sur mesure pour LR. « Ça
coûte 700 millions [d’euros]. Nous avons
trouvé 200 millions en alignant les forfaits de
cotisations sociales de ceux qui sont licenciés
et ceux qui partent volontairement de leur tra-
vail. Il reste 500 millions d’euros à trouver », a
précisé M. Le Maire sur LCI. De quoi remettre
en cause l’équilibre budgétaire de la réforme ?
« Le pire, ça serait d’avoir un régime en 2030
qui soit finalement déficitaire », avertit le
­député Renaissance de l’Oise Eric Woerth.
Esseulés dans l’Hémicycle pour défendre la
réforme du gouvernement, les députés
­macronistes ont été tentés de ralentir les dé-
bats par la multiplication de prises de parole,
alors que la Nupes a retiré plus d’un millier
d’amendements entre lundi et mercredi
pour accélérer les discussions sur les dix-huit
articles restants du projet de loi. « L’obstruc-
tion de la Nupes ne peut pas être pour vous
l’alibi permanent qui consisterait à n’apporter
aucune réponse aux questions qui sont posées
par les parlementaires », a mis en garde Auré-
lien Pradié en s’adressant à Olivier Dussopt.
De quoi augurer une fin de semaine imprévi-
sible pour le camp présidentiel. p
Mariama Darame
et Jérémie Lamothe
La France insoumise
au défi de dépasser
sa culture de l’outrance
Objets de sanctions à l’Assemblée nationale et sous
la pression de leurs partenaires de gauche, les députés
« insoumis » sont au cœur d’une série d’incidents
T homas Portes foulant un
ballon à l’effigie d’Olivier
Dussopt, écharpe trico-
lore en bandoulière et immorta-
lisé dans une photo publiée sur
Twitter ; puis Aurélien Saintoul
qualifiant le même ministre
du travail de « félon » et d’« assas-
sin » à l’Assemblée nationale,
lundi 13 février : les députés de
La France insoumise (LFI) se re-
trouvent chaque semaine au
cœur de nouveaux incidents à
l’occasion des débats sur la ré-
forme des retraites.
Des suites différentes, mais à
chaque fois un même emballe-
ment, des sanctions et une mono-
polisation du temps parlemen-
taire. Thomas Portes, élu de Sei-
ne-Saint-Denis, n’a pas retiré son
tweet polémique, ses collègues
« insoumis » ont fait front der-
rière lui après qu’il a été con-
damné de la plus forte sanction
possible – une exclusion de
quinze jours, comme celle pro-
noncée à l’encontre du député de
Gironde du Rassemblement na-
tional (RN) Grégoire de Fournas,
en novembre 2022, après une in-
jure raciste –, décidée par le bu-
reau de l’Assemblée nationale.
Aurélien Saintoul, élu des
Hauts-de-Seine, est apparu au pu-
pitre, blême, une vingtaine de mi-
nutes après son intervention
pour présenter de plates excuses
à Olivier Dussopt. A l’inverse de
son collègue du Val-de-Marne,
M. Saintoul a reçu un rappel à l’or-
dre avec inscription au procès-
verbal, le retrait d’un quart de son
indemnité pendant un mois.
Presque une faveur accordée par
le président de séance, Sébastien
Chenu, député du RN.
Tout un symbole dans cet Hémi-
cycle où la gauche concentre dé-
sormais les accusations de « bor-
délisation ». Le mot du ministre
de l’intérieur, Gérald Darmanin,
est repris en chœur par les dépu-
tés de la majorité. Face à eux, le RN
devient presque l’arbitre des
outrances des uns et des autres.
Après le ballon et l’« assassin », le
député MoDem du Haut-Rhin
Bruno Fuchs a dressé un parallèle
entre les discours des députés de
LFI et la mémoire de Samuel Paty,
professeur d’histoire-géographie
décapité par un terroriste isla-
miste en 2020.
Moteur à explosion
Au sein de la Nouvelle Union po-
pulaire écologique et sociale (Nu-
pes), on commence à s’agacer,
même si la solidarité a primé jus-
que-là. Chaque séquence repré-
sente du temps perdu sur le débat
des articles et une prise de risque
non négligeable pour l’alliance de
gauche : perdre un député pour
quinze jours n’est pas anodin
quand les votes sur les articles se
jouent à quelques voix près.
Pour Marine Tondelier, numéro
un des écologistes, « avec ces déra-
pages, on offre aux macronistes
autant d’occasions de faire diver-
sion, on n’a pas besoin de s’en pren-
dre personnellement à un minis-
tre, on a largement de quoi faire
avec le fond de la réforme ». Côté
socialiste, Nicolas Mayer-Rossi-
gnol, qui reproche au premier se-
crétaire du Parti socialiste (PS),
Olivier Faure, son alliance avec les
« insoumis », reprend de la vi-
gueur dans ses critiques de LFI.
« Pas ma gauche. Les excuses ne
suffiront pas », a écrit le maire de
« Les [nouveaux
élus LFI] arrivent avec
des réflexes de jeunes
militants, n’ont pas
appris les mœurs
parlementaires. Et leur
nombre les désinhibe »
Rémi Lefebvre
politologue
Rouen dans la foulée de l’inter-
vention de M. Saintoul.
Les pics de violence du débat
parlementaire ne sont pas neufs.
Comme le relevait mardi le jour-
naliste Pierre Januel, des « assas-
sins ! » ont déjà été lancés dans les
murs du Palais-Bourbon, notam-
ment pendant les débats sur le
mariage pour tous en 2013. Ils fu-
rent moins sévèrement sanc-
tionnés qu’aujourd’hui. Ancien
président de l’Assemblée natio-
nale, Jean-Louis Debré estimait,
le 9 février, dans un entretien à
Libération : « On n’est pas là pour
boire le thé. Vous voulez que tout
soit lisse, calme et silencieux ? Il
faut aller à l’Académie, pas à l’As-
semblée. Il est bien que les gens dé-
fendent leurs idées avec passion, il
faut l’assumer. »
Au sein du groupe LFI, les plus
« passionnés » sont des néo­-
députés et plutôt de jeunes hom-
mes – Aurélien Saintoul, Thomas
Portes ou l’élu du Val-de-Marne
Louis Boyard –, qui se retrouvent
au cœur des polémiques. Pour
le politologue Rémi Lefebvre,
« cette nouvelle génération n’a
pas été digérée par les usages de
l’Assemblée, ils arrivent avec des
réflexes de jeunes militants, n’ont
pas appris les mœurs parlemen-
taires, n’ont d’ailleurs pas envie
de les apprendre. Et leur nombre
les désinhibe ». Néodéputé, c’est
peut-être le seul point commun
entre Thomas Portes, ancien che-
minot syndicaliste CGT, et Auré-
lien Saintoul, agrégé de lettres
classiques et ancien assistant
parlementaire du député Bastien
Lachaud.
Désinhibition, la présidente des
députés écologistes, Cyrielle Cha-
telain, ne disait pas autre chose,
mardi matin, dans les jardins de
l’Assemblée : « Ce genre d’images,
ce sont des choses que l’on voit en
manif, mais, quand on porte
l’écharpe, il y a des choses que l’on
ne peut plus faire. » Dans la boucle
de communication des députés
« insoumis », plusieurs élus se
sont émus, lundi soir, de l’accu-
mulation des incidents. La se-
maine dernière, les chefs de file
avaient fait passer le mot aux dé-
putés : éviter de prêter le flanc aux
rappels au règlement et aux sanc-
tions. Avec peu d’effet.
Il faut dire que le leader de LFI,
Jean-Luc Mélenchon, est le pre-
mier à défendre personnelle-
ment ses lieutenants : « Ceux qui
sont haïs dans ce pays, ce n’est ni le
député Saintoul, ni Thomas Por-
tes, ni aucun des nôtres insoumis.
Ce sont les Macron et ses représen-
tants préférés : Elisabeth Borne,
Aurore Bergé, Olivier Dussopt et
compagnie », écrit-il mardi sur
son blog. Au cœur du mélencho-
nisme, il y a l’idée du moteur à ex-
plosion : déclencher – c’était as-
France | 9
sumé pendant les premières
campagnes présidentielles de
l’ancien sénateur – la conscienti-
sation et la médiatisation par la
conflictualité. Une stratégie un
temps payante, mais qui se
heurte désormais à la taille du
mouvement.
A 75 députés, devenue force mo-
trice de la Nupes, LFI doit-elle en-
core agir comme un aiguillon mi-
noritaire nourri de controverses ?
Jean-Luc Mélenchon défend une
certaine immuabilité – « chercher
les encouragements ou la recon-
naissance des partisans de ce
vieux monde politique, c’est com-
mencer avec eux le commerce
mortel qui finit toujours dans le
même abaissement moral ».
­Clémentine Autain, elle, tem-
père : « Le mouvement gagne du
terrain, on est archimajoritaire,
l’enjeu, c’est d’élargir l’audience,
pas de la rabougrir ! », dit la dépu-
tée de Seine-Saint-Denis, tout en
se défendant de vouloir « lisser »
les aspérités de LFI.
Invectives
Faire évoluer LFI, l’amener vers
plus de consensus et une aspira-
tion d’abord unitaire plutôt
qu’identitaire, c’est le projet que
prétendent désormais porter
tous ceux qui, du député de la
Somme François Ruffin – et sa dé-
claration d’amour à la social-dé-
mocratie – à l’élu de Seine-Saint-
Denis Alexis Corbière – et son ap-
pel à faire grandir le mouvement
démocratiquement –, se sont pla-
cés en rupture de ban par rapport
à la nouvelle direction.
Dans le modèle militant offen-
sif de La France insoumise, il y a
enfin un volet numérique, plus
ou moins maîtrisé par la direc-
tion. L’affaire Adrien Quatennens
a révélé l’existence de centaines
de militants prêts à défendre
coûte que coûte le député du
Nord, condamné pour violences
conjugales, quitte à sombrer dans
le harcèlement de militantes fé-
ministes ou de figures féminines
du parti comme la députée de Sei-
ne-Saint-Denis Raquel Garrido.
Dans la mobilisation contre la ré-
forme des retraites, les réseaux
sociaux se sont invités à l’Assem-
blée – Thomas Portes a été sanc-
tionné pour le tweet qu’il refusait
de retirer –, avec pour consé-
quence directe d’abaisser le ni-
veau des débats aux invectives
propres à la plate-forme.
Symptôme de ce phénomène :
dans la bataille avec les macronis-
tes, ce sont souvent des tweets
qui sont brandis. Jeudi 9 février, le
député du Val-de-Marne Louis
Boyard avait interpellé sur Twit-
ter tous les députés de la majorité
n’ayant pas voté le repas à 1 euro
pour les étudiants. Aurore Bergé,
présidente du groupe Renais-
sance, s’est émue d’une liste
source d’une campagne de haine,
et le député MoDem du Finistère
Erwan Balanant a failli en venir
aux mains dans les jardins de l’As-
semblée avec l’« insoumis ». La
liste des élus de la nation ayant ou
non voté est pourtant visible de
tous sur le site de l’Assemblée na-
tionale. Mais à inviter les prati-
ques des réseaux – du cyberharcè-
lement au trolling généralisé –
dans l’enceinte du Palais-Bour-
bon, les députés de tout bord ris-
quent de s’aliéner les citoyens
qu’ils représentent. p
Julie Carriat

10 | France
Les annonces sur la réforme des
bourses étudiantes repoussées
Les mesures pour lutter contre la précarité se font attendre,
alors que les situations d’urgence sont de plus en plus nombreuses
L
e suspense aura été de
courte durée : « Je n’ai mal-
heureusement pas d’an-
nonces à vous faire », souf-
fle Jean-Michel Jolion, délégué à
la concertation étudiante auprès
du ministère de l’enseignement
­supérieur, avant de retourner s’as-
seoir dans le grand salon de la Sor-
bonne. L’auditoire était pourtant
tout ouïe, mardi 14 février, lors de
la première conférence territoriale
de la vie étudiante en Ile-de-
France, impatient de découvrir les
modalités de réforme des bourses
sur critères sociaux, clé de voûte
de la lutte contre la précarité des
étudiants, qui progresse tout par-
ticulièrement dans les universités.
Cette réforme – une arlésienne
depuis le premier quinquennat
d’Emmanuel Macron – était ­at­-
tendue pour janvier, puis pour fé-
vrier. Finalement, elle ne devrait
être précisée qu’en mars, explique
l’entourage de la ministre de l’en-
seignement supérieur, Sylvie Re-
tailleau. Dans un contexte social
tendu, le gouvernement joue vrai-
semblablement la prudence. La
mobilisation des étudiants contre
la réforme des retraites reste limi-
tée, mais elle pourrait prendre
une autre tournure en cas d’an-
nonces jugées trop timides.
D’après un document interne
que Le Monde s’est procuré
­mi-janvier, un scénario est pour-
tant déjà prêt pour la rentrée 2023,
qui consiste en une revalorisation
de 13,9 % du barème de ­référence
du calcul des bourses, ce qui per-
mettrait d’intégrer 10 % de bour-
siers supplémentaires (+ 71 000)
et de faire passer 40 % des bénéfi-
ciaires actuels (288 000) à l’éche-
lon supérieur. Le tout pour un
coût de 572 millions d’euros en
­année pleine.
« Illisibilité »
Depuis l’automne, à la demande
de Sylvie Retailleau, des concerta-
tions territoriales sont menées
dans les académies pour nourrir
les travaux de Jean-Michel Jolion.
« On peut améliorer le pilotage, le
circuit financier, l’organisation et
la qualité des services », estime
­Bénédicte Durand, rectrice délé-
guée pour l’enseignement supé-
Naufrage dans la Manche : des familles
de victimes demandent réparation
Le 24 novembre 2021, les personnes à bord de l’embarcation avaient appelé à de très
nombreuses reprises les secours français sans qu’aucun moyen de sauvetage soit envoyé
P lus d’un an après le nau-
frage dans la Manche au
cours duquel 27 personnes
au moins sont mortes noyées, le
24 novembre 2021, trois familles
de victimes et deux associations
demandent réparation au gou-
vernement. Dans leur courrier du
13 février, le frère de l’Irakien
­Shakar Ali Pirot, décédé à 30 ans,
celui de l’Iranien Sirwan Ali Poor,
­décédé à 23 ans, ainsi que l’épouse
de l’Ethiopien Fikiru Shiferaw Te-
kalegn, mort à 46 ans, réclament à
l’Etat français l’indemnisation du
préjudice qu’elles ont subi.
Pour appuyer leur demande, les
requérants évoquent l’enquête
pénale en cours sur ce naufrage, le
plus grave survenu depuis que des
migrants entreprennent de
­rejoindre l’Angleterre à bord de
­canots pneumatiques de fortune.
L’investigation, dont des éléments
ont été rendus publics par Le
Monde en novembre 2022, « révèle
rieur en Ile-de-France, à l’issue de
huit déplacements dans les uni-
versités franciliennes auprès de
250 élus étudiants. L’Ile-de-France
occupe une place particulière,
avec un quart de l’effectif national
étudiant, soit 730 000 personnes.
Le public francilien est sans
doute en précarité plus qu’ailleurs,
selon Cécile Tagliana, commis-
saire à la prévention et à la lutte
contre la pauvreté à la préfecture
de la région. « Il faut reconnaître
l’illisibilité de nos aides sociales. Les
jeunes n’ont pas d’expérience sur la
façon dont marche notre système
de protection sociale », souligne-t-
elle. Et les étudiants d’aujourd’hui
ne sont pas ceux d’hier : « Ils sont le
reflet de la diversité de la société et
viennent de familles n’ayant pas
forcément le capital social qui était
celui des familles d’étudiants il y a
quarante ans. »
L’association Co’p1 Solidarités
étudiantes, que préside Benjamin
Flohic, organise quatre distribu-
tions alimentaires hebdomadai-
res, touchant 2 000 étudiants à
­Paris. « Parmi eux, 80 % ne sont pas
boursiers et ont un travail, insiste-
t-il. On peut bosser à côté de ses étu-
des et rester pauvre. » Le 9 février,
les députés ont rejeté, à une voix
près, la proposition de loi socia-
liste visant à étendre à tous les étu-
diants – pas seulement les bour-
siers – le repas à 1 euro proposé par
les restaurants universitaires.
« Ceux qui sollicitent des aides ne
sont pas toujours ceux qui sont le
plus en difficulté dans leur vie
­quotidienne », souligne Leïla
Frouillou, maîtresse de conféren-
ces en sociologie à l’université de
Nanterre. Elle a mené une en-
quête sur les conditions de vie de
Un scénario
est déjà prêt, qui
consiste en une
revalorisation de
13,9 % du barème
de référence
du calcul
des bourses
que des opérateurs du centre régio-
nal opérationnel de surveillance et
de sauvetage (Cross) ont été con-
tactés au moins à quatorze reprises
par l’embarcation sans qu’aucune
opération de sauvetage ne soit
­déclenchée, laissant l’embarcation
dériver en eaux anglaises », dénon-
cent Utopia 56 et la Ligue des
droits de l’homme (LDH) dans un
communiqué publié mercredi.
D’après ces éléments, les person-
nes à bord de l’embarcation ont
appelé à de très nombreuses repri-
ses les secours français en l’espace
d’environ trois heures, sans
qu’aucun moyen de sauvetage ne
soit envoyé. Compte tenu de la
­trajectoire du bateau qui appro-
chait les eaux britanniques, le
Cross a privilégié un passage de re-
lais aux Anglais. « Le Cross a com-
muniqué des informations parcel-
laires à son homologue britanni-
que, dénoncent, en outre, les deux
associations. Dans les échanges
3 000 étudiants de son établisse-
ment. Bilan : 13 % n’ont pas mangé
à leur faim ces derniers mois, 41 %
jugent « mauvais » leur état de
santé psychologique, 12 % ont des
retards de paiement de factures.
Le point le plus épineux tient au
logement : 1,3 %, soit 500 étu-
diants, déclarent ne pas être hé-
bergés de manière pérenne, 16 %
avoir de grandes difficultés pour
se loger. Seuls 6 % disent bénéfi-
cier d’un logement du Centre ré-
gional des œuvres universitaires
et scolaires (Crous) de Versailles.
« Un étudiant boursier éche-
lon 7 [touchant une bourse d’envi-
ron 7 000 euros par an] qui bénéfi-
cie d’un logement en résidence uni-
versitaire s’en sort bien, observe
Olivier Scassola, directeur général
du Crous de Créteil. Le souci, c’est
le manque de logements dans nos
résidences pour tous les autres. »
Temps long des administrations
Lancé en septembre 2018 par l’an-
cienne ministre Frédérique Vidal,
le plan 60 000 logements étu-
diants s’est arrêté à mi-chemin :
36 000 nouvelles places ont été
ouvertes – dont 9 800 dans les
Crous ou résidences à caractère
social, le reste revenant au marché
locatif privé. « Du foncier libre à
­Paris, il n’y en a plus ! », s’exclame
Marc Guillaume, préfet de la ré-
gion Ile-de-France, qui n’a pu iden-
tifier qu’une vingtaine de terrains,
soit 2 000 places devant être mi-
ses en service entre 2023 et 2027.
« Il faut convaincre les maires, qui
ont, seuls, la responsabilité de déli-
vrer des permis de construire,
­rappelle-t-il. Il faut aussi accepter
la densification des logements, en
construisant davantage sur une
même parcelle, en hauteur. »
A Melun, où existe une antenne
de l’université Paris-II-Panthéon-
Assas, le maire, Louis Vogel (Hori-
zons), a dû obtenir validation de
son projet de nouvelle résidence
universitaire auprès de « quatorze
autorités différentes ». « On se crée
des barrières ! Même la DDT
­[direction départementale des
territoires] a dû rendre un
­rapport, six mois plus tard, pour
établir si, localement, il y avait
réellement un besoin », raille-t-il.
avec les gardes-côtes britanniques,
la situation de détresse dans la-
quelle se trouvait l’embarcation n’a
jamais été mentionnée. » De plus,
soulignent-elles, les Britanniques
ont demandé aux Français d’inter-
venir car un de leurs patrouilleurs
se trouvait à proximité de la locali-
sation du bateau. En vain.
« Qualification pénale »
Selon une note de synthèse du
14 octobre 2022, les enquêteurs de
la section de recherches de la gen-
darmerie maritime de Cherbourg
(Manche) recommandent des
« investigations complémentai-
res » pour faire la lumière sur « des
faits pouvant recevoir une qualifi-
cation pénale, au titre de la non-
assistance à personne en danger ».
Sans réponse du gouvernement
sous deux mois à la demande in-
demnitaire, ou en cas de réponse
négative, les requérants saisiront
le tribunal administratif.
A l’université
de Nanterre, 13 %
d’étudiants, sur
3 000 interrogés,
n’ont pas mangé
à leur faim
ces derniers mois
Le temps long des administra-
tions n’a plus de prise sur l’ur-
gence vécue par les étudiants en
situation de grande précarité. A la
rectrice Bénédicte Durand, venue
à leur rencontre début février,
nombre d’élus étudiants ont
­relayé l’immense responsabilité
qu’ils endossent malgré eux. « Les
élus étudiants se retrouvent à
­remplir les missions de travailleurs
sociaux », résume Edan Mallet, en
médecine à Sorbonne Université.
« Le niveau de précarité est devenu
tel que voir des étudiants qui sont
au bord de la fenêtre, prêts à sauter,
s’est presque normalisé », s’alarme
Gaspard Sandlarz-Cadinot, vice-
doyen étudiant de la fac de lettres.
A la faculté des sciences, My-
riam Abitbol a dû « gérer le cas de
plusieurs étudiants qui dormaient
dans la rue ». A Paris Cité, le vice-
président étudiant, Youcef Kadri,
recommande à ceux qui appel-
lent le 115 de « ne surtout pas préci-
ser leur statut, sans quoi ils sont re-
dirigés vers les Crous, où l’accom-
pagnement social est aujourd’hui
un maillon manquant ».
Dans le grand salon de la ­Sor­-
bonne, mardi, la question posée
par Agathe Lachaud s’est perdue
dans les dorures, suscitant des
sourires gênés de la part des repré-
sentants de l’Etat. « Pourquoi tom-
be-t-on sur un répondeur vocal
lorsqu’on est en difficulté et qu’on
veut en parler avec quelqu’un du
Crous ? », s’est enquise l’étudiante
en espagnol. « On en est arrivé au
stade où il faut écrire dans nos
mails les mots “prostitution” ou
“suicide” pour avoir une réponse du
Crous », avait-elle confié sans fard
à la rectrice, Bénédicte Durand,
quelques jours auparavant. p
Soazig Le Nevé
« La chronologie des appels au
s­ ecours et le refus de venir en aide
sont effrayants, souligne Patrick
Baudouin, président de la LDH.
C’est un cas très emblématique
d’une carence totale des moyens de
sauvetage et d’une défaillance évi-
dente dans les secours apportés, qui
se pose en contradiction avec tou-
tes les règles de droit applicables ».
« On relève des fautes des auto­-
rités françaises compétentes, et
­notamment un manquement du
Cross à son obligation de porter
­secours de manière urgente,
­appuie l’avocate Jessica Lescs, qui
représente, au côté d’Emmanuel
Daoud, les demandeurs. Il y a
aussi un manquement de l’Etat à
son obligation de renforcement
des moyens humains et matériels
de sauvetage, d’autant qu’il était
informé d’un manque pour faire
face à ces traversées risquées et ces
potentiels drames. » p
Julia Pascual
Fiasco du Stade de France :
les supporteurs saluent
le rapport de l’UEFA
Les partisans du Liverpool FC, accusés d’avoir
provoqué les débordements, ont été blanchis
D ocument très dense de
151 pages, hors annexes,
le rapport d’enquête du
panel indépendant de l’Union des
associations européennes de
football (UEFA), dont Le Monde a
pris connaissance, jette une lu-
mière crue sur les graves « dé-
faillances » de l’instance conti-
nentale et des autorités françai-
ses, le 28 mai 2022, lors de la finale
de Ligue des champions au Stade
de France, à Saint-Denis, entre
­Liverpool et le Real Madrid.
Le rapport épingle « l’approche »
de la police française « qui repo-
sait de manière inappropriée sur
des hypothèses erronées selon les-
quelles les supporteurs du Liver-
pool FC représentaient une me-
nace importante pour l’ordre pu-
blic. Cela malgré de bonnes infor-
mations et des renseignements de
l’UEFA, de [sa filiale événemen-
tielle] UEFA Events SA, des clubs et
de la police nationale du Mersey-
side [le comté de Liverpool] et
d’Espagne, qui ont indiqué qu’il n’y
avait pas eu de problèmes impor-
tants de violence liée au football
impliquant des supporteurs de
l’un ou l’autre des clubs finalistes
ces dernières années ».
« Goulot d’étranglement », usage
inapproprié de gaz lacrymogènes
et de gaz poivré par la police fran-
çaise « sur des supporteurs qui ten-
taient d’entrer avec des billets vali-
des », supporteurs des deux camps
sans protection et pris pour cibles
par des délinquants « locaux »…
Les rapporteurs décrivent, preu-
ves à l’appui, les dérives dont ont
pâti de nombreux spectateurs.
« Traumatismes »
Leurs conclusions, qui se fondent
entre autres sur 700 courriers sé-
lectionnés par le panel sur
8 500 contributions écrites qui
lui ont été adressées, ont été ap-
plaudies par les représentants
des supporteurs.
Ceux de Liverpool, blanchis par
le rapport, ont notamment été
outrés d’avoir été accusés par
l’UEFA, le ministère de l’intérieur
et la Préfecture de police de Paris
d’être à l’origine de ces déborde-
ments. Ils remercient l’UEFA de
s’être « écartée stratégiquement
du discours des autorités françai-
ses » sur la prétendue « fraude
massive et industrielle » en lien
avec la billetterie. Des allégations
balayées, chiffres à l’appui, par le
panel indépendant de l’UEFA.
« De nombreux supporteurs qui
ont assisté à la finale de la Ligue
des champions à Paris – qu’ils
soient jeunes, âgés ou handica-
pés – restent traumatisés par les
événements qu’ils y ont vécus, dé-
clare Joe Blott, président de Spirit
of Shankly, syndicat officiel des
membres du Liverpool FC. Nous
savons aussi que des traumatis-
mes ont été déclenchés chez cer-
tains supporteurs qui ont égale-
ment assisté, survécu, perdu des
proches ou été témoins des événe-
ments tragiques de Hillsborough
et qui sont encore plus traumatisés
par le récit de la faute colporté pen-
dant trente ans et inexcusable-
ment reconduit après Paris. »
En 1989, dans le stade de Hillsbo-
rough, à Sheffield, au Royaume-
Uni, une immense bousculade
San té
Le Sénat vote à son tour
pour un « accès direct »
aux paramédicaux
Malgré une journée inédite
de mobilisation des médecins
libéraux, le Sénat a adopté,
mardi 14 février, en première
lecture, la proposition de loi
portée par la députée Renais-
sance Stéphanie Rist et soute-
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
avait causé la mort de 97 person-
nes. Les supporteurs ont été long-
temps accusés d’avoir provoqué la
catastrophe, avant que, en 2016, la
police en soit jugée responsable.
« Le président Macron doit recon-
naître qu’il n’est pas acceptable de
traiter les personnes qui visitent
son pays à l’occasion d’événements
sportifs prestigieux d’une manière
aussi méprisante et provocante, as-
sène M. Blott. C’est sa politique de
maintien de l’ordre qui a conduit di-
rectement à des attaques non pro-
voquées de la part de la police et de
la population locale contre les sup-
porteurs, et cela ne peut pas se re-
produire. Macron ne doit pas non
plus permettre aux ministres de
son gouvernement de cacher leurs
échecs et leur manque de responsa-
bilité en détournant les reproches. »
« Apprendre de ses erreurs »
Dans leurs vingt et une recom-
mandations, les rapporteurs
du panel indépendant de l’UEFA
émettent une « sonnerie
d’alarme », constatent « l’échec »
de la Préfecture de police et du dé-
légué interministériel aux grands
événements sportifs, Michel
­Cadot, et invitent clairement les
autorités françaises à revoir inté-
gralement leur copie avant la te-
nue dans l’Hexagone du Mondial
de rugby, à l’automne 2023, et des
Jeux olympiques de Paris en 2024.
« Les pouvoirs publics doivent
ouvrir les portes et les fenêtres, ac-
cepter que l’entre-soi et l’autosatis-
faction qui caractérisent notre ap-
proche des grands événements
sportifs nuisent à la capacité de la
France à s’adapter aux standards
modernes d’hospitalité », estime
Ronan Evain, membre du panel
des rapporteurs et directeur gé-
néral de l’association Football
supporteurs Europe (FSE), qui in-
cite les autorités françaises à « sor-
tir d’une logique purement sécuri-
taire ». « Les différentes parties pre-
nantes côté français ont démontré
leur incapacité à travailler ensem-
ble, avec les acteurs extérieurs, et à
mettre en place une logique d’inte-
ropérabilité nécessaire à la bonne
organisation d’un événement de
ce type », ajoute M. Evain, alors
que la FSE avait pointé les faibles-
ses du Stade de France et émis
des réserves sur l’approche de la
police française de la finale de
­Ligue des champions, dans un
rapport d’avril 2022.
Pour le rapporteur, « la France
n’est pas une île et il est urgent
d’apprendre de nos voisins » et « de
mettre réellement en œuvre » la
Convention de Saint-Denis du
Conseil de l’Europe sur une ap-
proche intégrée de la sûreté, de la
sécurité et des services lors des
matchs de football et autres ma-
nifestations sportives, signée
en 2016, « et qui n’a jamais fait l’ob-
jet d’une réelle évaluation. »
« Il faut installer une culture de la
transparence, de la coopération
internationale et de l’ouverture sur
l’expertise de la société civile et du
monde universitaire. C’est seule-
ment à ce prix que la France
pourra apprendre de ses erreurs »,
insiste M. Evain. Le temps presse :
les Jeux olympiques de Paris
auront lieu dans 530 jours. p
Rémi Dupré
nue par le gouvernement, in-
troduisant un « accès direct »
(sans orientation par le méde-
cin) à certains paramédicaux.
Le texte a été adopté par
199 voix pour et 14 contre
(la gauche s’est abstenue).
Y a été intégré le principe
d’une pénalisation,
elle aussi controversée, des
­rendez-vous non honorés.
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 France | 11

Un narcotrafiquant marseillais extradé du Maroc

Karim Harrat, 34 ans, soupçonné d’être impliqué dans quatre règlements de comptes, a été remis à la France

Marseille - correspondant rat est soupçonné d’avoir tiré les victimes avaient été aussitôt dé- homme, « Le Vieux », que la po- sortie en discothèque à Dubaï,
Arrêté il y a un an ficelles de jeunes équipes avides couverts dans un véhicule carbo- lice judiciaire décrit comme l’un aurait rapporté 300 000 euros à

I
l était l’un des fugitifs les
plus attendus par les juges
chargés de la lutte contre le
narcotrafic : le Marseillais
Karim Harrat, 34 ans, a été remis
mardi 14 février aux autorités
françaises. Il avait été arrêté le
14 novembre 2021, à l’aéroport de
Casablanca, sur la base d’un man-
dat d’arrêt européen. La procé-
dure d’extradition marocaine
aura duré plus d’un an et visait
son éventuelle implication dans
quatre dossiers de règlements de
comptes ayant fait un total de sept
morts, des homicides volontaires
en bande organisée commis entre
décembre 2018 et décembre 2020.
L’agenda judiciaire de celui qu’on
surnomme « Le Rent » ou « Ara-
fat » s’annonce dense dans les
prochaines semaines.
Dès son arrivée en France, il
­devrait être conduit au tribunal
judiciaire de Paris, dans le cabi-
net du juge d’instruction Mat-
thieu Bonduelle qui enquête sur
l’assassinat de Florent N’Gondo.
Ce Marseillais âgé de 30 ans avait
succombé, le 2 décembre 2018
vers 2 heures, à vingt-cinq tirs
d’armes automatiques, à la sortie
d’un bar à chicha du 20e arrondis-
sement de Paris.
Ascension fulgurante
Présent dans la capitale pour l’en-
registrement d’un album du rap-
peur marseillais Elams, qu’il pro-
duisait, Florent N’Gondo aurait
été sollicité par Karim Harrat, qui
allait s’installer à Dubaï, pour gé-
rer « les magasins », un des trois
points de vente de drogue im-
plantés dans la cité marseillaise
de La Paternelle. Il aurait pu être
à Casablanca,
le fugitif serait
impliqué dans
quatre dossiers
d’assassinats
ayant fait un total
de sept morts
tué pour ne pas avoir réglé son dû
à Karim Harrat, selon une des pis-
tes explorées par l’enquête.
Son ascension dans le monde de
la drogue est présentée comme
fulgurante, à l’image de ces jeu-
nes trafiquants pressés qui s’im-
patientent de jouer les premiers
rôles et s’arrachent les points de
deal à coups de kalachnikov. Son
casier judiciaire reflète un petit
passé de voleur de cartes bancai-
res après avoir été aperçu, sans
être inquiété, au début des an-
nées 2010 dans l’ombre du trafic
de la cité Bassens, l’un des plus
importants de Marseille. Avec
l’arrestation des chefs pour un tri-
ple règlement de comptes, il va
grimper les échelons quatre à
quatre. Selon « Tatoo », le surnom
d’un trafiquant qui multiplie les
accusations et les confessions,
« aujourd’hui, la tête de la pyra-
mide, c’est Karim Harrat, mais à
cette époque, c’était encore le
chien de la bande. C’est pour
cela qu’on l’appelle Rantanplan
ou Le Rent ».
Installé à Dubaï où il aurait ac-
quis une maison, vivant grand
train comme bon nombre de ba-
rons de la drogue réfugiés aux
Emirats arabes unis, Karim Har-
de « posséder » un réseau, leur
Graal. « Tatoo » a expliqué aux ju-
ges ces guerres de territoire de la
drogue pilotées depuis l’étranger :
« Ils envoient des petits jeunes
au feu et ils regardent ce que ça
donne. Si ça ne marche pas, tant
pis, ce sont les petits jeunes qui se
font tuer. [Les jeunes] sont incons-
cients, ils idolâtrent [les barons]. »
A Marseille, Karim Harrat était
recherché dans le cadre de trois
dossiers instruits par le juge d’ins-
truction Antoine Derieux. En no-
vembre 2021, la procureure de la
République de Marseille, Domini-
que Laurens, parlait de lui comme
d’« un individu extrêmement im-
portant dans le cadre des enquê-
tes » sur le narcotrafic. Il sera
questionné sur un possible rôle
joué dans un triple homicide
commis en décembre 2020 à
­Châteauneuf-les-Martigues (Bou-
ches-du-Rhône), près de Mar-
seille. Les corps de deux des trois
nisé, un troisième, totalement dé-
membré à la tronçonneuse, quel-
ques jours plus tard. Karim Harrat
a-t-il promis 150 000 euros pour
éliminer des jeunes aux dents
longues, chiens fous sur le mar-
ché marseillais des stupéfiants,
comme le suggère le dossier ?
Discussions édifiantes
Le décryptage par la police, début
2021, de la messagerie Sky ECC
(très appréciée des criminels du
monde entier) lui vaudra aussi
de devoir s’expliquer sur la mort
de Farid Tir, tué dans une cham-
bre d’hôtel près de Marseille en
août 2019, ainsi que sur celle d’un
deuxième homme qui partageait
la chambre, victime collatérale.
Alors qu’il est à Dubaï, croyant
son téléphone inviolable, Karim
Harrat donne « en clair » des dé-
tails de ce règlement de comptes
à Mohamed Seghier. Dans ces
discussions édifiantes, cet
des patrons de la bande de Mari-
gnane, est intéressé par la mort
de Farid Tir.
Comme une vengeance assou-
vie : voilà dix ans qu’il accusait
Farid Tir de la mort de son frère
Karim Seghier, tué en 2010 dans
la cité Font-Vert. A Marseille, les
guerres de territoires de la drogue
se sont muées en vendettas. Tou-
jours selon « Tatoo », cet assassi-
nat, qui aurait été fêté par une
Depuis Dubaï,
où il vivait grand
train, Karim
Harrat aurait
piloté de jeunes
équipes avides
de « posséder »
un réseau
ses auteurs, financés à parts éga-
les entre l’équipe de Marignane
et celle d’Harrat. Cette dernière
aurait souhaité empêcher Farid
Tir, récemment sorti de prison,
de reprendre pied sur le marché
de la drogue.
Dans cette « boucle de discus-
sion, d’autres projets d’assassinat
sont discutés : “T’as vu, le N [que
les policiers interprètent comme
Florent N’Gondo], il a fait dodo,
Barbie [Farid Tir], pareil, il man-
que à venger Chibre frérot. Ça
veut dire Roro, Games, nananin,
il faut qu’ils dorment” », dit l’un
des interlocuteurs.
Les magistrats ont donc beau-
coup de questions à poser à Ka-
rim Harrat, qui aura aussi à s’ex-
pliquer sur un quatrième dossier
d’assassinat, celui de Moussef
Moussa tué le 3 août 2020 sur l’A7,
dans les quartiers nord de Mar-
seille. Il avait 19 ans. p
Luc Leroux

Des restes humains

retrouvés dans le parc des
Buttes-Chaumont à Paris
Un sac en plastique contenant le bassin et les
cuisses d’une femme a été découvert, lundi

Q ui est-elle ? Et pourquoi
a-t-on découpé son
corps avant de l’aban-
donner dans des sacs
en plastique disséminés dans
l’un des parcs les plus fréquentés
de la capitale ? Lundi 13 février,
des agents municipaux des ­
espaces verts ont découvert
le cadavre d’une femme aux
­Buttes-Chaumont, dans le 19e ar-
rondissement de Paris. Plus pré-
cisément : une partie de corps
­féminin, du ventre au-dessus
des genoux, enveloppé dans
un sac en plastique, et laissé au
milieu d’un tas de feuillages et
de branchages.
De la victime, on ne sait rien
­encore pour le moment. Sa dé-
pouille n’a pas encore d’âge, en-
core moins de prénom. Alors on
s’accroche au seul minuscule élé-
ment qui la raconte, un petit rien
de sa vie au milieu du trop-plein
de détails sur l’horreur de la dé-
couverte de son corps morcelé :
elle semblait porter « un jean
bleu » avec une « décoration flo-
rale » au niveau d’une cuisse,
­selon une source policière.
Long travail de ratissage
« L’identification est en cours »,
­a précisé le parquet de Paris,
mardi, après avoir déclaré lundi
après-midi que rien ne permet-
tait à ce stade de dater sa mort.
Une enquête pour « assassinat »
a été ouverte, et les investiga-
tions ont été confiées à la brigade
criminelle de la police judiciaire
parisienne. Dès lundi après-midi,
le parc des Buttes-Chaumont
avait été vidé de ses nombreux
promeneurs et fermé, pour lais-
ser la place aux fouilles des poli-
ciers en quête d’indices et du
reste du corps démembré. Un
long travail de ratissage a alors
commencé au sein des 25 hecta-
res de monts et pentes arborés
de ce parc parisien construit sur
une ancienne carrière de gypse,
entre sa grotte-cascade, son île
rocheuse plantée sur un lac et
son petit temple perché.
Les eaux du lac ont été sondées,
chaque flanc de butte arpenté.
Et c’est finalement près des voies
ferrées désaffectées de la petite
ceinture que les policiers ont fait
de nouvelles découvertes maca-
bres mardi 14 février, en fin de
matinée : d’autres parties de
corps humain ont été retrouvées
dans plusieurs sacs-poubelles,
selon différentes sources.
Les investigations se poursui-
vent désormais avec un double
objectif : mettre un nom sur la
victime, et comprendre ce qui a
pu lui arriver. S’agit-il seulement
d’une seule et même personne ?
Les résultats des autopsies en
cours devraient rapidement don-
ner des premières pistes aux en-
quêteurs de la brigade criminelle.
Tout comme l’étude minutieuse
des longues heures enregistrées
par les caméras de vidéosur-
veillance autour du parc, lesquel-
les ont notamment pu capter
les allées et venues aux abords de
sa dizaine d’entrées. p
Lucie Soullier
 Économie & Entreprise
0123
12 | ­
­Jeudi 16­ février 2023

FInancement des pensions

Retraites : la capitalisation
s’installe à bas bruit
chez les Français
Le processus est lent et plutôt silencieux, mais,
dans le modèle français, la répartition cède peu à peu
du terrain face aux produits d’épargne au fil des réformes

I
l faut sauver la répartition ! D’après ses partisans, une telle aussi peu à peu accepté l’idée que
« Préserver », « assurer l’ave- réforme servirait l’économie du La loi Pacte de 2019 leur retraite des régimes obligatoi-
nir » de notre système de pays, dans la mesure où les coti- res ne suffirait pas, décrit M. Pré-
retraite basé sur la solida- sations seraient utiles au finance-
a apporté la dernière vert. Dans le même temps étaient
rité intergénérationnelle, ment à long terme des entrepri- pierre à cet édifice progressivement créés des pro-
c’est le leitmotiv des parti- ses et où les dépenses publiques duits d’épargne-retraite pour
sans de la réforme, qu’ils s’expri- baisseraient. Autres arguments en gommant tous. » Parallèlement avait lieu,
ment au gouvernement, sur les avancés : le système serait moins aussi, une montée en puissance
bancs de la majorité, chez les sensible à la démographie et les l’obligation de de la capitalisation collective,
­Républicains ou au Medef. cotisants profiteraient de toucher, à terme, une dans le cadre de l’entreprise.
Sauver la répartition de quoi ? meilleurs rendements. Ainsi, le La loi Pacte de 2019 a apporté la
De la « disparition », répondait la think tank libéral Institut écono- rente, sans pouvoir dernière pierre à cet édifice en
première ministre Elisabeth mique Molinari cite souvent, unifiant les produits en un seul
Borne au JDD début février, ­ « au pour convaincre, Jean Jaurès qui reprendre son capital « PER », et, surtout, en gommant
profit de la retraite par capitalisa- défendait en 1910 une capitalisa- une caractéristique honnie de
tion, qui incarne le règne du tion au profit de la classe l’épargne-retraite individuelle :
­chacun pour soi ». Dans un ouvrière. Ou Patrick Artus, con- siment plus de capitalisation l’obligation de toucher à terme
­système par capitalisation, les seiller économique de Natixis, dans le débat public », note Domi- une rente, sans pouvoir repren-
­actifs financent leur propre re- qui estimait, en janvier 2020, nique Prévert, cofondateur du dre son capital.
traite, les cotisations sont pla- qu’un système de retraite investi cabinet de conseil Optimare-
cées, alors qu’en répartition, les à moitié en actions, à moitié en traite. « Nul besoin d’en parler : « Il faut être averti »
actifs paient les pensions des obligations, aurait rapporté dix elle est bien installée dans le pay- Selon la direction de la recherche,
­seniors en cotisant. fois plus que la répartition de sage. J’ai vu sa part croître dans des études, de l’évaluation et des
La rhétorique est rodée, les ré- 1982 à 2019. Mais « il faut être fou les retraites de mes clients. Plus statistiques, les produits de re-
formes des dernières décennies pour proposer de la capitalisation vous avez été à votre compte ou traite supplémentaire comptaient
ont toutes été menées au nom de en France », admet Eric Chevée, cadre, plus c’est vrai. » 14,3 millions d’adhérents fin 2020,
la survie du système. Aussi, bien ­vice-président de la CPME. Philippe (le prénom a été 4,5 millions de plus que dix ans
peu osent faire publiquement changé), médecin en Ile-de- auparavant. Et le montant total in-
l’éloge de la capitalisation : le su- une « histoire mythique » France, a ainsi souscrit plusieurs vesti en épargne-retraite est passé
jet, déjà d’ordinaire assez tabou « Pour comprendre notre pays et contrats d’épargne-retraite : de 219 milliards d’euros fin 2016 à
en France, le devient plus encore les débats sur la capitalisation, il « J’avais de bons revenus, et j’ai fait 280 milliards en mars 2022. Pour
en temps de réforme. est essentiel de saisir le poids mé- une partie de mes études aux l’instant, cela reste modeste face à
Parmi les figures en vue des Ré- morial des grandes réformes de la Etats-Unis, me débrouiller pour l’ensemble des prestations re-
publicains, David Lisnard, qui pré- Libération. On a reconstruit de- ma retraite me semblait normal », traite. 7,6 milliards d’euros ont été
side l’Association des maires de puis une histoire mythique autour explique-t-il. De son côté, Marie, versés en 2021 au titre de contrats
France, a toutefois vanté plusieurs de la répartition », explique l’his- agricultrice en Eure-et-Loir, expli- de retraite supplémentaire, contre
fois la capitalisation dans les mé- torien Michel Dreyfus, directeur que : « On a commencé à faire de 338 milliards par les régimes de re-
dias depuis le début de l’année. de recherche émérite au CNRS. l’épargne retraite en 2008, pour traite obligatoires par répartition
« Nous défendons la réforme para- Le choix de faire reposer le sys- défiscaliser. Et pour avoir de l’ar- (2,25 %). Mais cette part est ame-
métrique mais c’est compatible tème sur la répartition a en effet gent de côté – les retraites des née à gonfler dans les décennies à
avec une réflexion sur un système été acté en 1945 à la création de la ­paysans, c’est que dalle. » venir avec l’arrivée à la retraite de
différent, comprenant une dose de Sécurité sociale. On a ainsi tourné Réduire son impôt en cotisant générations ayant davantage capi-
capitalisation, un tiers. Une ré- le dos à la capitalisation, sur la- sur un « Madelin », produit des- talisé : en 2021, près de vingt mil-
flexion au cœur de l’ADN de la quelle fonctionnaient les retraites tiné aux indépendants lancé liards d’épargne-retraite ont été
droite », dit le maire de Cannes. ouvrières et paysannes de 1910 et en 1994, est devenu un réflexe collectés (5,8 % des cotisations aux
Sa proposition : créer, pour les retraites des assurances socia- chez les non-salariés. On estime régimes de retraite obligatoire par
tous, un régime obligatoire par les de 1930, résume M. Dreyfus. A qu’ils étaient environ 60 % à en répartition). C’est 27 % de plus dais de l’argent. » Si la pratique est auteur de Réformer les retraites
capitalisation, contrôlé par l’Etat, l’époque, c’est surtout « par prag- détenir un quand sa commercia- qu’en 2020, et dix fois plus que dix « entrée dans les mœurs », le risque (Presses de Sciences Po, 2021), « la
géré paritairement. Un schéma matisme » que la répartition s’im- lisation a cessé en 2020, à la ans auparavant. doit donc être compris, insiste transformation profonde du sys-
promu aussi par des think tanks pose. L’enjeu étant de servir de ­faveur du nouveau plan d’épar- A l’heure du bilan, Marie, 65 ans, M. Prévert. « J’ai vu des épargnants tème français » est de toute façon
libéraux, des cercles d’entrepre- suite des pensions – impossible gne retraite (PER). Outre l’avan- ne regrette pas : « Sur nos plans embrasser leur banquier, d’autres en marche, rendue possible par
neurs et par la Confédération des avec la capitalisation –, dans un tage fiscal, ces contrats Madelin d’épargne-retraite, j’ai l’impression lui faire un procès pour défaut de une baisse des taux de remplace-
petites et moyennes entreprises contexte très inflationniste, sus- ont dû leur popularité à la fai- que les sommes investies sont tou- conseil… Ce qui est sûr, c’est qu’il ment, qui a créé un « espace de dé-
(CPME). Leurs modèles : les quel- ceptible de faire fondre les som- blesse des taux de remplacement jours là. » Philippe, 68 ans, juge, faut être averti, les commerciaux veloppement » pour la capitalisa-
ques régimes obligatoires du sys- mes capitalisées. (rapport entre la pension et les lui, qu’il « n’aurait pas dû le faire ». ne sont pas des conseillers. Et sécu- tion. « Les réformes successives ont
tème de retraite français fonc- Avec le temps, la solidarité en- revenus de fin de carrière) des Alors qu’il s’apprête à prendre sa riser ses placements à l’approche fait douter les plus jeunes de l’exis-
tionnant déjà par « capi », comme tre les générations est devenue ­indépendants. retraite, ses contrats affichent une de la retraite : en Bourse, contraire- tence d’une retraite pour eux, et
la Retraite additionnelle de la une valeur-clé, renforcée par dif- « Ensuite, les différentes réfor- perte de presque 20 000 euros. « Je ment à l’Agirc-Arrco, on peut perdre derrière la volonté affichée de sau-
Fonction publique et la Caisse férents scandales ayant touché mes des retraites, à partir de 1993, n’y connaissais rien. Quand mon beaucoup en un an. » ver la répartition, on a en réalité
d’assurance vieillesse des phar- des fonds de pension. Si bien ont durci les règles de calcul des comptable s’est penché sur la déjà changé subrepticement de
maciens (CAVP), pour partie. qu’« aujourd’hui, on ne parle qua- pensions, et les salariés ont eux ­gestion, il s’est aperçu que je per- « Très inégalitaire » système », estime, elle aussi, la so-
Capitalisation ou répartition, qui ciologue Anne-Marie Guillemard.
sert le meilleur rendement ? « Au A ses yeux, le système des retraites
Un fonds de pension obligatoire pour les fonctionnaires niveau global, difficile de dire qu’un
système serait toujours clairement
français, conçu sur l’idée du main-
tien du niveau de vie, glisse vers
plus rentable, tout dépend des pé- un système plus « beveridgien »
Depuis les années 1960, les fonctionnai- pension complémentaire. Jusqu’en 2005, les primes », juge Yvan Ricordeau, « M. Re- riodes, tranche Alexandre De- de retraite publique basique com-
res pouvaient cotiser dans un régime de re- les fonctionnaires ne cotisaient pas sur traite » de la CFDT. Environ quatre millions laigue, professeur d’économie- plétée en capitalisation.
traite par capitalisation facultatif : le Préfon, toute leur rémunération : les primes et les et demi de fonctionnaires cotisent à ce ré- gestion à l’université de Lille. De- « Il ne faut pas diaboliser la capi-
converti, depuis, en PER. Mais en 2005, un indemnités ne comptaient pas pour la re- gime par points, à hauteur de 5 % de leurs puis les années 1980, le capital a talisation en soi, tout dépend par
fonds de pension obligatoire s’est invité dis- traite. Résultat : quand la réforme Fillon de rémunérations accessoires (dans la limite l’avantage mais on ne peut pas dire qui elle est gérée, si elle est obliga-
crètement sous le vocable pudique de « ré- 2003 instaure cette « RAFP », fondée uni- de 20 % de leur salaire indiciaire). L’em- que ce sera toujours le cas. » toire, etc. », mais elle se développe
partition provisionnée ». C’est en fait un ré- quement sur les primes et indemnités, ployeur met autant. Ce qui représente, pour D’autant qu’il n’y a « pas un rende- ici de façon « très inégalitaire »,
gime par capitalisation obligatoire dispo- « c’est perçu comme une avancée », note 2022, près de 2 milliards d’euros. « Nous ment du capital mais plusieurs » ­déplore M. Palier. Constat que par-
sant d’un conseil d’administration où siè- Jean-Louis Malys, ancien secrétaire natio- avons versé en 2022 près de 430 000 presta- (actions, dette publique, immobi- tage Philippe Crevel, fondateur du
gent huit syndicats. Dans un système nal de la CFDT. Mais aussi « comme une tions en rente, d’un montant annuel moyen lier, etc.), ajoute Didier Blanchet, Cercle de l’épargne, pourtant dé-
français prédominé par la répartition, contrepartie » – la réforme Fillon, qui ali- de 380 euros », précise Laurent Galzy, direc- président du Comité de suivi des fenseur de longue date de l’épar-
l’existence, encore méconnue, de cette « re- gne les durées de cotisation sur celles du teur de l’Erafp, l’établissement qui gère le ré- retraites. Il souligne par ailleurs, gne-retraite : « L’enjeu aujourd’hui
traite additionnelle de la fonction publi- privé, passe mal chez les fonctionnaires. gime. La montée en puissance est progres- que les deux systèmes sont sensi- est d’éviter un système à deux vites-
que » (RAFP) surprend. Et même si le régime fonctionne par capi- sive : dans un système par capitalisation, il bles à la démographie, « la capitali- ses, dans lequel la capitalisation
Pour comprendre, il faut savoir que les talisation (les cotisations sont placées, prin- faut attendre que le régime ait environ qua- sation n’étant, par exemple, pas im- ­serait réservée aux salariés des
pensions des fonctionnaires sont calculées cipalement en obligations, elles ne sont pas tre décennies d’existence pour que l’impact munisée contre la longévité ». grandes entreprises et aux ména-
de façon très différente de celles du privé. Il versées aux retraités actuels), c’était « mieux sur les pensions soit maximal. p Pour Bruno Palier, directeur de ges très fiscalisés. » p
n’y a pas de dichotomie pension de base et que de continuer à ne pas prendre en compte A. Bl. recherche CNRS à Sciences Po et Aurélie Blondel
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
L’ Allemagne projette le recours à un « capital génération »
Berlin veut créer un fonds, géré par un organisme de droit public indépendant, qui investit à l’échelle mondiale
Berlin - correspondance
C e doit être une des gran-
des réformes de la coali-
tion tripartite au pouvoir,
une de celles obtenues par le Parti
libéral allemand FDP, en échange
de sa participation au gouverne-
ment, avec le Parti social-démo-
crate (SPD) et les Verts : l’introduc-
tion d’une dose de capitalisation
dans le financement de la retraite,
qui fonctionne jusqu’ici unique-
ment sur un modèle de réparti-
tion. Début janvier, le ministre
des finances et chef du FDP, Chris-
tian Lindner, a mis tout son crédit
dans l’avancée de cette réforme
jugée emblématique pour son
parti, et qui devrait être votée
cette année.
Concrètement, l’idée s’inspire
de modèles déjà en pratique en
Suède et en Norvège. Il s’agit de
créer un fonds, géré par un orga-
nisme de droit public indépen-
dant, qui investit à l’échelle mon-
diale. Selon le texte du contrat de
coalition, conclu par les partis en
décembre 2021, ce fonds doit rece-
voir une dotation de départ de
10 milliards d’euros, puisés dans
le budget de l’Etat. Le ministre des
finances a évoqué une dotation
qui pourrait aller, dans les pro-
chaines années, jusqu’à 150 mil-
liards. Chaque année, a-t-il pré-
cisé, il reviendra au gouverne-
ment de décider quels moyens
supplémentaires il souhaite con-
sacrer à ce qu’il appelle « un capi-
tal de génération ».
Une goutte d’eau
Les dividendes récoltés par ce
fonds devront servir directement
à compléter le financement du
système de retraite. Une petite ré-
volution outre-Rhin, où les
grands partis ont jusqu’ici dé-
fendu ardemment le principe de
la répartition. Son principe ne fait
pas l’unanimité. La réforme est
critiquée chez les Verts et le SPD,
qui redoutent le risque de pertes.
Face aux réticences exprimées,
Christian Lindner a précisé que le
fonds devrait être investi très lar-
gement, afin de limiter les varia-
tions de la Bourse, et que le ni-
Le PER, un « bulldozer »
de la défiscalisation
Les détenteurs d’un plan d’épargne-retraite individuel bénéficient d’une
déduction d’impôt élevée, mais d’un rendement souvent très faible
D epuis un an, Antoine et
Manon, 26 ans, ont
(déjà) chacun leur PERin
– plan d’épargne-retraite indivi-
duel. Un peu jeunes pour penser
à leurs vieux jours ? En réalité, ce
couple du Nord, très occupé à
s’occuper de ses patients – il est
kiné, elle est infirmière – et à pré-
parer son mariage, n’a pas eu be-
soin d’y penser. « Quand vous
êtes libéral, vous êtes appelé tou-
tes les semaines par les assureurs
pour ouvrir un PER. Ils vous disent
que vous n’aurez pas de retraite,
vous filent une carte cadeau, et
vous finissez par craquer ! », ra-
conte Antoine.
Banquiers et assureurs commu-
niquent beaucoup sur ce produit
créé par la loi Pacte et lancé en oc-
tobre 2019. Le PER a remplacé les
anciens produits d’épargne-re-
traite, individuels ou collectifs
(souscrits dans le cadre de l’entre-
prise) – Madelin, Préfon, PERP,
PERCO, etc. –, qui ne sont plus
commercialisés depuis fin 2020.
« Une forte montée en puissance
des publicités relatives aux PER » a
été constatée, mi-2022, par l’Auto-
rité de contrôle prudentiel et de
résolution (ACPR) (leur nombre a
« plus que doublé » en 2021). Début
2022, la fédération France assu-
reurs a d’ailleurs publiquement
rappelé son intérêt pour le sujet
dans ses « propositions pour
l’élection présidentielle », en de-
mandant le doublement de
l’avantage fiscal lié au PER.
« Longtemps, les assureurs, ne
souhaitant pas dépouiller l’assu-
rance-vie, n’étaient pas très
chauds vis-à-vis des produits
d’épargne-retraite, mais il y a eu
un vrai changement, ils sont sé-
duits par l’idée de capter le client
sur le long terme et par des exigen-
ces de fonds propres moindres que
pour les fonds en euros », analyse
Philippe Crevel, fondateur du
Cercle de l’épargne.
Le message adressé aux clients
est simple : préparez votre retraite
veau de la retraite ne serait pas
corrélé aux résultats financiers.
Un élément n’est pas contro-
versé : du fait de l’accélération du
vieillissement de la population, la
pérennité du système de retraite
actuel est menacée. Actuelle-
ment, outre-Rhin, on compte
deux actifs pour un retraité. Dans
dix ans, ce ratio descendra à 1,5.
Quelque 13 millions de personnes
actives partiront à la retraite dans
les quinze prochaines années,
soit près d’un tiers de toutes les
personnes disponibles sur le
marché du travail.
Face aux réticences,
LE MINISTRE DES
FINANCES a précisé
que le niveau
de la retraite ne serait
pas corrélé aux
résultats financiers
Économie & Entreprise | 13
en allégeant la note fiscale. « Nous,
on l’a fait surtout pour payer moins
d’impôts », relate Antoine. L’épar-
gnant peut en effet déduire de
ses revenus les sommes pla-
cées sur un PER. Pour un contri-
buable dont la tranche marginale
d’imposition est de 41 %, verser
30 000 euros allège l’impôt sur le
revenu de 12 300 euros.
« C’est un avantage fiscal consi-
dérable que nous avons offert [aux
épargnants] », expliquait sans dé-
tour aux assureurs le ministre de
l’économie, Bruno Le Maire, fin
2019. « Nous avons défini un pla-
fond, mais la déduction est (…) très
élevée. » Il est en effet possible de
déduire, annuellement jusqu’à
10 % de ses revenus d’activités
(net), dans la limite d’environ
33 000 euros. En sus, on peut pro-
fiter du plafond de son conjoint,
et des plafonds non utilisés les
trois années précédentes.
Un « produit tunnel »
Pas illogique que la fiscalité soit
alors souvent, avec des revenus
élevés, la raison numéro un
d’ouvrir un PER. D’autant que,
pour le même versement, l’éco-
nomie d’impôt croît avec la tran-
che d’imposition. Les personnes
non imposées ne bénéficient, el-
les, d’aucune incitation fiscale sur
leurs versements.
« Le PER devient le premier ré-
flexe pour défiscaliser, c’est un
bulldozer qui écrase tous les autres
dispositifs, le Pinel [incitation fis-
cale à investir dans l’immobilier
locatif], à côté, c’est de la gno-
gnotte ! », constate Guillaume
Fonteneau, conseiller en gestion
de patrimoine et fondateur du
« Blog Patrimoine ». Il précise que
le PER échappe au plafonnement
global des niches fiscales, qui li-
mite à 10 000 euros les avantages
qu’il est généralement possible
de tirer de différents dispositifs
d’économie d’impôt.
Alléchant… Au point de faire
oublier, souvent, les contraintes
La dernière réforme d’ampleur
du système, adoptée en 2007,
avait repoussé l’âge de départ à la
retraite à 67 ans pour ceux nés
après 1964. Des réformes ultérieu-
res avaient permis un départ dès
63 ans, après quarante-cinq an-
nées de cotisation ou avec une dé-
cote – un dispositif actuellement
très utilisé –, ainsi qu’une retraite
complémentaire pour les mères.
Parallèlement, le taux d’emploi
des seniors a fortement aug-
menté ces dernières années.
D’après les derniers chiffres de
l’Office fédéral de la statistique,
72 % des 55-64 ans étaient en acti-
vité en 2021, contre 62 % dix ans
plus tôt. Dans l’Union euro-
péenne, seulement deux pays
scandinaves affichent des valeurs
supérieures : la Suède, où 77 % des
seniors sont au travail, et le Dane-
mark, avec 72 %.
Néanmoins, ni ces évolutions ni
la progression de l’immigration
ces dernières années ne suffisent
à compenser le gouffre entre les
générations. Le recours au « capi-
tal de génération » pourra-t-il con-
du produit. Contrairement à l’as-
surance-vie, le PER est forcément
un « produit tunnel » : l’épar-
gnant ne pourra pas s’en servir
avant sa retraite, ou avant l’âge lé-
gal (qui pourrait reculer à 64 ans).
Sauf s’il achète son logement ou
en cas d’accident de la vie (invali-
dité, décès du conjoint, etc.). « Il
faut être sûr de ne pas avoir besoin
de l’argent. C’est très bien de met-
tre de côté pour sa retraite, mais, si
dans quelques années je dois
­emprunter pour les études de mes
enfants, je risque d’y perdre »,
­souligne Cyrille Chartier-Kastler,
­fondateur du cabinet de con-
seil Facts & Figures.
L’épargnant ne sait en outre pas
toujours qu’à moins de ne plus
être imposable à la retraite, « l’in-
térêt fiscal accordé à l’entrée sera
repris, en partie au moins, à la sor-
tie », ajoute-t-il. La déductibilité
est en partie compensée par des
modalités d’imposition bien
moins favorables à l’heure de pro-
fiter de l’épargne. On parle de re-
port d’imposition : le contribua-
ble doit parier sur le fait qu’il sera
moins imposé à la retraite et qu’il
conservera donc une fraction de
l’avantage fiscal.
Reste la question-clé de la renta-
bilité du placement. « Avec l’addi-
tion des frais appliqués sur le con-
trat, la performance est limitée,
elle était même souvent nulle au fi-
nal jusqu’à l’an dernier, avec les
taux bas », souligne M. Chartier
Kastler, décrivant un véritable
millefeuille de frais existants.
Plusieurs institutions se sont
emparées du sujet. A l’été 2021, la
présidente du comité consultatif
et financier, Corinne Dromer, a
alerté Bercy sur les frais des PER.
L’ACPR a, de son côté, déploré plu-
sieurs fois, en 2022, le niveau des
frais sur les unités de compte
(supports au capital non garanti
de l’assurance-vie et des plans
d’épargne-retraite). L’accumula-
tion peut « amputer toute espé-
rance de rendement, alors que le
tribuer à régler le problème ? Sans
doute pas avant très longtemps.
Les 10 milliards prévus comme
dotation de départ pour le fonds
ne seront qu’une goutte d’eau
dans la mer du financement des
pensions.
Une fonction de « stabilisation »
La subvention accordée par l’Etat
aux caisses de retraite s’élève en
­effet à 110 milliards d’euros, soit
près du quart du budget fédéral, et
la tendance est à la hausse. « Si
nous continuons comme cela, dans
vingt-cinq ans, un euro sur deux du
budget fédéral ira alimenter les
caisses de pension », avertit Mo-
nika Schnitzer, économiste mem-
bre du Conseil des sages du gou-
vernement, qui plaide pour une
nouvelle réforme des retraites. Le
fonds n’aura qu’une fonction de
« stabilisation », selon l’expression
du SPD, qui souligne qu’on ne peut
pas parler de « pension en action »
d’inspiration libérale.
Les libéraux considèrent cepen-
dant que cette réforme, même si
elle est moins ambitieuse qu’ils
retour sur investissement ne béné-
ficie finalement pour l’essentiel
qu’aux intermédiaires finan-
ciers », a encore dit le vice-prési-
dent de l’autorité, Jean-Paul
­Faugère, en décembre 2022.
Encore « très complexe »
« Quand on crée une niche fiscale,
c’est classique, l’intérêt financier se
retrouve partagé entre le contri-
buable et l’industrie [ici l’industrie
financière] », note Alexandre
­Delaigue, professeur d’économie-
gestion à l’université de Lille.
On peut certes transférer son
PER sans frais après cinq ans. En-
core faut-il savoir comparer les
produits. Malgré de nouvelles
­obligations en matière d’infor-
mation du client, entrées en
­vigueur mi-2022, « cela reste très
complexe », décrit M. Chartier
Kastler. Pour l’épargnant, pas
simple non plus de dire combien
un contrat lui a rapporté ou
­combien il a perdu, ajoute-t-il.
« Prenez cent clients, pas un n’a
fait le calcul », lance Lionel
­Viennois, du cabinet de conseil
Optimaretraite.
Malgré les incitations fiscales,
les produits d’épargne-retraite
individuelle ont longtemps été
mal aimés en France, en raison
surtout de l’obligation de sortie
en rente. Sans cette dernière, le
nouveau PER est maintenant
bien plus attractif et le gouverne-
ment vise un essor de l’épargne-
retraite. Combien coûtera-t-il
aux dépenses publiques ? Aucun
calcul n’a été publié. L’effet de
­report fiscal rend l’estimation
« difficile », répond Bercy.
Cet essor, potentiellement
­coûteux, répond-il à son objectif
premier annoncé – flécher da-
vantage l’épargne vers le finance-
ment des entreprises françaises
et européennes ? Le sujet est pa-
radoxalement absent des rap-
ports du comité de suivi et d’éva-
luation de la loi Pacte. p
Aurélie Blondel
ne l’auraient souhaité, peut avoir
un effet culturel dans la popula-
tion. Malgré la solidité de leur
économie, les Allemands inves-
tissent très peu en Bourse ou
dans des fonds d’investissement :
7,4 % de la population possède
aujourd’hui des actions, c’est
moins qu’aux Pays-Bas, en Suisse
ou même en France. La plupart
des épargnants conservent leurs
économies sur leur compte épar-
gne, même quand les intérêts
sont très faibles.
Cette tendance est cependant
en train d’évoluer : les jeunes, sé-
duits par les nouveaux outils de
courtage en ligne, qui leur per-
mettent d’investir facilement et
quasiment sans frais, participent
bien plus qu’avant à la Bourse,
souligne l’Institut allemand de la
Bourse. Moins dans des produits
spéculatifs que dans des fonds ou
des Exchange Traded Funds (ETF).
Peut-être un signe qu’ils sentent
que l’évolution du système public
de retraite pourrait tourner en
leur défaveur. p
Cécile Boutelet

14 | Économie & Entreprise
L’Union européenne entend
réguler l’intelligence artificielle
Le sort à réserver aux robots conversationnels de type ChatGPT
dans le projet de règlement « AI Act » fait l’objet d’intenses débats
D
e quoi ont parlé les di-
rigeants d’OpenAI et le
secrétaire d’Etat au nu-
mérique, Jean-Noël
Barrot, lors de leur rencontre,
­début janvier, à San Francisco,
où siège l’organisation ? D’intelli-
gence artificielle, bien sûr,
car OpenAI est le créateur de
­ChatGPT, le logiciel qui a créé la
sensation depuis décembre 2022
par sa capacité à créer des textes
imitant la prose humaine. Mais les
discussions ont surtout porté sur
le projet de régulation lancé par
l’Europe, baptisé « AI Act ». Le con-
tinent ambitionne en effet d’être
le premier à encadrer ce vaste
champ, jugé à la fois prometteur et
porteur de dangers. Le succès de
ChatGPT a ravivé les débats autour
de ce règlement en gestation de-
puis plus d’un an : celui-ci est sur-
veillé par OpenAI et les lobbys des
géants du numérique, alors que,
après la Commission européenne
et le Conseil réunissant les Etats
membres, c’est au tour du Parle-
ment européen de rendre sa ver-
sion du texte en mars.
Depuis le départ, et la proposi-
tion de la Commission, en
avril 2021, la volonté affichée est
de produire un texte « équilibré ».
« L’Union européenne doit être nu-
méro un de la régulation mais
aussi de l’innovation », explique-
t-on au cabinet du commissaire
au marché intérieur, Thierry
­Breton, partisan de faire émer-
ger une économie des données,
notamment industrielles. Le ton
est moins offensif que sur les rè-
glements Digital Markets Act et
Digital Services Act, qui concer-
naient les plates-formes « domi-
nantes » dans les réseaux sociaux,
l’e-commerce ou la recherche en
ligne – et souvent américaines.
L’AI Act a donc été construit sur
une approche « par les risques » :
l’intelligence artificielle y est régu-
lée en fonction de ses usages, jugés
L’Espagne augmente le salaire minimum
Le conseil des ministres espagnol approuve une hausse de 8 % pour compenser l’inflation
Madrid, correspondante
L e gouvernement espagnol
a approuvé une hausse
de 8 % du salaire minimum
interprofessionnel (SMI) pour
l’année 2023, mardi 14 février, en
­conseil des ministres. Cette aug-
mentation, négociée avec les
­syndicats, porte le SMI de
1 000 euros à 1 080 euros payés
quatorze mois (soit 1 260 euros
sur douze mois). Elle s’appliquera
de manière rétroactive au 1er jan-
vier. En cinq ans, depuis l’arrivée
au pouvoir des socialistes en Es-
pagne, en 2018, le salaire mini-
mum a ainsi bondi de 47 %.
Pour le gouvernement de coa-
lition de gauche, mené par
Pedro Sanchez, non seulement
cette hausse vise à compenser
l’inflation, qui a terminé l’an-
née 2022 à 5,7 % en glissement
annuel (8,4 % de moyenne an-
nuelle), mais elle permet aussi
de respecter l’objectif fixé en dé-
but de législature de revaloriser
le SMI afin qu’il représente 60 %
du salaire médian espagnol.
« Aujourd’hui, nous respectons
une promesse et les recomman-
dations de la Charte sociale
européenne, s’est félicitée la mi-
nistre du travail, l’ancienne
communiste Yolanda Diaz,
mardi. La hausse du SMI est le
meilleur outil pour lutter contre
plus ou moins dangereux. Ainsi,
quelques-uns devraient être inter-
dits : les systèmes de « notation so-
ciale » à la chinoise, les « techni-
ques subliminales » visant à mani-
puler les citoyens, les logiciels « qui
exploitent les vulnérabilités dues à
l’âge, au handicap ou à la situation
sociale », et aussi la vidéosur-
veillance permettant « l’identifica-
tion biométrique des personnes en
temps réel dans l’espace public »,
sauf pour les forces de l’ordre dans
le cadre d’enquêtes ou de lutte
contre le terrorisme.
D’autres usages sont classés « à
haut risque » : dans le transport
(conduite autonome de véhicu-
les…), l’éducation et les ressources
humaines (notation d’examens,
tri de CV…), la santé (chirurgie as-
sistée par robot), les services (ob-
tention de crédit), la justice (éva-
luation de preuves)… Le texte im-
pose alors des obligations : vérifier
la « qualité » des données utilisées
pour entraîner les logiciels, « mini-
miser les risques et les résultats dis-
criminatoires », assurer un faible
taux d’erreur… Il faut également
prévenir les utilisateurs qu’ils in-
teragissent avec une machine.
Des « volontés contradictoires »
Les logiciels jugés peu risqués,
comme les robots conversation-
nels ChatGPT ou Bard, de Google,
qui répondent à des requêtes d’in-
ternautes, n’étaient pas visés par le
texte… Toutefois, courant 2022,
sous la présidence française du
Conseil européen, « Paris a poussé
pour que les systèmes d’intelligence
artificielle à portée générale soient
intégrés », souligne M. Barrot.
Dans le viseur : les modèles de lan-
gue aux applications multiples,
comme GPT-3, sur lequel est fondé
ChatGPT, ou ses concurrents chez
Google, Meta (Facebook) ou Ama-
zon. L’idée était de les soumettre à
des obligations inspirées du clas-
sement à « haut risque ».
l’appauvrissement des tra-
vailleurs mais aussi en faveur de
l’égalité entre les sexes, car les
femmes, tout comme les jeunes,
sont les premiers concernés par
cette hausse. »
La mesure, en revanche, n’a
pas convaincu la Confédération
­espagnole des organisations en-
trepreneuriales (CEOE), qui avait
proposé une hausse du SMI
­contenue, de 4 %, et alerté sur les
risques d’une augmentation trop
brusque du SMI pour les petites
entreprises, les agriculteurs et les
sous-traitants de l’administra-
tion publique.
Le patronat mécontent
Dans l’agriculture, le SMI repré-
sente déjà 90 % du salaire mé-
dian, selon l’Institut national de
statistiques (INE). Et près de 80 %
dans l’hôtellerie. Par ailleurs,
dans 24 provinces ­espagnoles,
principalement en Estrémadure
et en Andalousie, il représente
plus de 70 % du ­salaire médian,
toutes activités confondues.
« Augmenter le SMI de près de
50 % ces dernières années répond à
une politique interventionniste qui
porte surtout préjudice aux entre-
prises de moindre taille, qui sont
malheureusement celles qui sont
d’ordinaire les moins productives »,
a déclaré Gerardo Cuerva, prési-
dent de la Confédération espa-
Les « techniques
subliminales »
visant à
manipuler
les citoyens
devraient être
interdites
Depuis, la proposition finale du
Conseil, arrêtée en décembre
sous la présidence tchèque, a « li-
mité la portée » de cette mesure,
en renvoyant le détail des obliga-
tions à un texte ultérieur, raconte
Alexei Grinbaum, physicien, phi-
losophe et membre du Comité
national d’éthique du numéri-
que. Mais le Parlement a créé la
« surprise », début février, en pro-
posant, à l’inverse, de classer di-
rectement « à haut risque » les gé-
nérateurs de texte comme GPT-3.
« L’AI Act est soumis à des volontés
contradictoires. C’est difficile de
savoir comment il va atterrir »,
­décrypte M. Grinbaum. Beau-
coup dépendra des arbitrages fi-
naux du Parlement, puis des
mois de « trilogue » pour forger
un ­compromis entre les députés,
le Conseil et la Commission.
Une autre question « com-
plexe » est la « responsabilité », en
cas de litige, des créateurs des
modèles à usage général, souvent
utilisés par d’autres entreprises
pour créer des services : celle-ci
est traitée dans un texte à part,
qui n’établit pas à ce stade claire-
ment de responsabilité pour les
fabricants comme OpenAI, note
M. Grinbaum. Sur ces points, les
entreprises de la tech, peu
­hostiles au texte d’origine, défen-
dent leurs intérêts : à Bruxelles,
OpenAI s’est inquiétée de l’incer-
titude autour de la responsabilité
et des obligations, s’interrogeant
gnole des PME (Cepyme). « Les
chefs d’entreprise sont traités de
manière injuste », a résumé, mardi,
le président de la CEOE, Antonio
Garamendi, jusque-là connu pour
son aptitude au dialogue. Une ma-
nière aussi de réagir aux propos
tenus dimanche par Pedro San-
chez, qui avait demandé aux pa-
trons « cohérence et responsabi-
lité », à l’heure d’augmenter les sa-
laires du privé. « Le patronat ne
peut pas réclamer des sacrifices à
ceux d’en bas, alors que ceux d’en
haut se paient un festin », a-t-il dé-
claré, avant de rappeler que, du-
rant les quinze dernières années,
« la classe moyenne et les tra-
vailleurs » ont souffert d’une « éro-
sion » de leur pouvoir d’achat, les
prix ayant augmenté de 16 % à 17 %
et les salaires de 10 % en moyenne.
Plusieurs études ont tenté de
chiffrer les possibles destruc-
tions d’emplois provoquées par
la hausse du SMI, alors que le chô-
mage reste élevé, à 13 % des actifs.
Aucune n’a confirmé l’héca-
tombe qu’auguraient de nom-
breux économistes. Dernière en
date, celle de la fondation Iseak,
commandée par le ministère du
travail, a souligné qu’elle a amé-
lioré les conditions de vie de
1,5 million de travailleurs et ré-
duit les inégalités salariales, mais
aussi causé près de 28 000 des-
tructions d’emplois. Un effet ­« li-
par exemple sur les standards
prouvant la « bonne qualité » des
données – ce point crucial dépen-
dra des agences de certification
comme l’Afnor. « Il faut réguler les
usages, pas les outils. Un couteau
peut servir à beurrer une tartine
ou à tuer », argumente de son côté
Jason Oxman, directeur de l’In-
formation Technology Industry
Council (ITI), un lobby représen-
tant Microsoft, Meta, Google ou
encore Amazon. Meta plaide
aussi pour l’approche sur les ris-
ques. « Le champ d’application de
l’AI Act en l’état actuel apparaît
trop large et risque de réduire l’in-
novation et les investissements en
Europe », estime Amazon.
LightOn, une start-up française
éditrice de grands modèles de
langue, s’inquiète aussi du poids
des obligations : « Les grandes en-
treprises du numérique ont des ar-
mées de juristes pour gérer les ré-
gulations, ce n’est pas le cas des pe-
tits acteurs innovants », souligne
son cofondateur, Laurent Daudet.
En soutien de l’innovation,
M. Barrot rappelle que l’AI Act crée
des « bacs à sable réglementaires »
pour tester des logiciels, mais les
débats seront intenses.
D’autant que d’autres sujets ne
font pas consensus : la députée
européenne allemande spécialiste
de l’IA Svenja Hahn (Renew) veut
par exemple « fermer les portes dé-
robées permettant la surveillance
biométrique de masse » par les for-
ces de l’ordre dans le texte. Un su-
jet sur lequel s’activent aussi des
ONG comme La Quadrature du
Net. Enfin, Mme Hahn, M. Breton
ou M. Barrot reconnaissent déjà
que l’AI Act ne couvrira pas toutes
les questions : ainsi, le droit
d’auteur des données – textes,
images, codes informatiques – uti-
lisées pour entraîner les logiciels
mérite à leurs yeux un débat. Mais
ce sera pour un autre texte… p
Alexandre Piquard
mité » qui croît de manière « lé-
gère et graduelle dans le temps ».
Avec 5,5 % de croissance en­-
registrée en 2022 et près de
500 000 emplois créés, le gouver-
nement considère cependant
que l’évolution de l’économie lui
donne raison.
« Vivre un peu mieux »
Dans son salon de soin des
­ongles Nails & Nails, dans la ban-
lieue de Madrid, Cristina H., elle,
peste contre la nouvelle hausse
du salaire minimum. « Entre
l’augmentation des prix de l’élec-
tricité et de l’essence et celle des
­cotisations sociales pour les
autoentrepreneurs comme moi,
j’ai déjà dû demander de nou-
veaux crédits à la banque. Il ne
manquait plus que ça… », lance
cette quinquagénaire.
Dans le fond de son salon, sa
­salariée, affairée avec une cliente,
ne partage sans doute pas la
même opinion. Ni Borja Sanjuan,
qui attend son bus devant le
­salon de beauté. « C’est du bon-
heur : de l’argent en plus pour
­dépenser et vivre un peu mieux ou
pour faire des économies », se
­réjouit ce jeune caissier de 25 ans.
Pas encore assez, cependant,
pour qu’il puisse quitter le nid
­familial, tant les prix des loyers
ont bondi, eux aussi. p
Sandrine Morel
Pharrell Williams nommé
directeur artistique chez
Louis Vuitton homme
Le chanteur américain succède
à Virgil Abloh, mort en novembre 2021
C’ est une nouvelle qui
en a surpris plus d’un :
le chanteur producteur
touche-à-tout Pharrell Williams a
été nommé directeur artistique
des collections masculines de la
maison Louis Vuitton, mardi
14 février au soir. Un poste laissé
vacant depuis plus d’une année, à
la suite de la mort inattendue, en
novembre 2021, de Virgil Abloh,
alors chargé des collections.
Le malletier français s’est laissé
le temps de la réflexion : depuis
fin 2021, les collections étaient or-
chestrées en interne par le studio
de création choisi et formé par
Abloh, avec parfois des créateurs
invités. Le défilé automne-hiver
2023-2024, présenté, en janvier,
dans la cour Carrée du Louvre, a
en effet été imaginé en partie par
Colm Dillane, jeune créateur
new-yorkais qui œuvre sous le
nom de KidSuper.
Un changement de président
chez Louis Vuitton – Pietro
­Beccari, venu de la maison Dior, a
été nommé à ce poste en janvier –
aura sans doute accéléré cette no-
mination que beaucoup atten-
daient. Depuis plusieurs mois, les
rumeurs allaient bon train dans
le sérail de la mode et du luxe,
supposant plutôt que Vuitton
irait chercher un jeune créateur
en début de carrière, tel que
­Martine Rose, Telfar Clemens ou
Grace Wales Bonner.
Une nomination surprenante
« Je suis heureux de voir revenir
Pharrell à la maison, après nos col-
laborations en 2004 et 2008 pour
Louis Vuitton, comme nouveau di-
recteur créatif [des collections]
homme. Sa vision créative au-delà
de la mode conduira sans aucun
doute Louis Vuitton vers un nou-
veau chapitre très excitant », a
­déclaré Pietro Beccari dans un
communiqué officiel.
Une nomination surprenante,
mais pas totalement en décalage
avec le parti pris de la maison,
adopté depuis l’arrivée d’Abloh,
en 2018 : avec son univers à la
frontière de la musique, de la
mode et de l’art, le natif de Chi-
cago avait réussi le pari de placer
Louis Vuitton dans la ligne de
mire de la jeunesse, en mixant
avec habileté les codes du luxe et
du streetwear.
Avec Pharrell Williams, ces mê-
mes codes devraient être respec-
tés. L’Américain, né à Virginia
Beach (Virginie), en 1973, s’est
d’abord fait connaître du grand
public par ses talents de produc-
teur de musique, sous le nom de
The Neptunes, puis de N.E.R.D.,
To u risme
Première année rentable
pour Airbnb
La plate-forme de réservation
de logements Airbnb a réalisé,
en 2022, 8,4 milliards de dol-
lars (7,8 milliards d’euros) de
chiffre d’affaires, en hausse de
40 % sur un an, dont elle a dé-
gagé, pour la première fois de
son histoire, un bénéfice qui
atteint 1,9 milliard de dollars.
Airbnb comptait 6,6 millions
de logements ouverts à la lo-
cation fin décembre, soit 16 %
de plus qu’il y a un an (sans
compter la Chine). – (AFP.)
Distribu tio n
Derniers jours pour les
magasins San Marina
L’enseigne de chaussures San
Marina, dont la liquidation ju-
diciaire devrait être pronon-
cée lundi 20 février, pourrait
de facto fermer ses portes,
­définitivement, samedi 18 fé-
vrier. La chaîne exploite
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
L’Américain
a collaboré avec
de nombreuses
marques : Louis
Vuitton, en 2004
et en 2008, mais
aussi Moncler,
Uniqlo, Adidas et
la maison Chanel
duo qu’il forme avec Chad Hugo.
On leur doit de nombreux tubes
des années 2000 et 2010, de
­Britney Spears à Justin Timber-
lake, en passant par Jay-Z. On se
souvient également du succès de
son association avec le groupe
français Daft Punk, sur le titre Get
Lucky, en 2013. Reconnu par ses
pairs pour ses talents musicaux et
sa contribution à l’histoire de la
musique, Pharrell Williams est dé-
tenteur de treize Grammy Awards.
Habitué des premiers rangs des
défilés de mode, Williams est éga-
lement familier du monde de l’art
et du design. Il a notamment
édité une chaise en collaboration
avec les designers français Do-
meau & Pérès, en 2008, et a été le
commissaire d’une exposition
consacrée aux femmes dans la
­galerie parisienne d’Emmanuel
Perrotin, en 2014.
La mode ne lui est pas non plus
étrangère. Il a lancé en 2005 Billio-
naire Boys Club et Ice Cream, deux
lignes de streetwear en collabora-
tion avec le styliste japonais Nigo
(aujourd’hui directeur artistique
de Kenzo). Williams est également
un habitué du monde du luxe. Il a
en effet collaboré avec de nom-
breux labels : Louis Vuitton, déjà,
en 2004 pour une série de lunet-
tes, et en 2008 pour une ligne de
joaillerie, mais également Mon-
cler, Uniqlo, Adidas et la maison
Chanel, avec qui il a imaginé
une ligne de sweat-shirts ou en-
core de sacs, en 2015.
L’annonce de cette nomination
vient s’ajouter à une série de re-
bondissements dans le monde de
la mode : la créatrice Phoebe
Philo a annoncé, le 9 février, le
lancement de sa marque, très at-
tendue, pour septembre, tandis
que Gucci a nommé Sabato
de Sarno à sa direction artistique,
fin janvier. La première collection
signée Pharrell Williams pour
Louis Vuitton sera dévoilée à
­Paris en juin, lors des collections
printemps-été 2024. p
Maud Gabrielson
163 magasins et emploie
680 salariés. Début 2020, lors
de son rachat à Vivarte, Lau-
rent Portella et Stéphane Col-
laert avaient obtenu que le
groupe la renfloue à hauteur
de 10 millions d’euros. Les
deux entrepreneurs sont
aussi actionnaires de Minelli.
Mus iq u e
Un fonds activiste
chez Spotify
Selon Music Business World-
wide, mardi 14 février, le
fonds ValueAct Capital Mana-
gement a annoncé avoir ac-
quis une participation, d’un
montant non dévoilé, dans
le capital de Spotify.
­L’annonce a été saluée par le
numéro un mondial du strea-
ming musical, mais le PDG
de ValueAct, Mason Morfit, a
l’habitude d’inciter les entre-
prises dans lesquelles il inves-
tit à augmenter les prix pour
améliorer leurs marges.
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 Économie & Entreprise | 15

Pertes & profits | FDJ

Audiovisuel : M6 et TFI jouent par J ean-Mic hel Bezat

leur avenir sur la TNT Les Français

Les deux chaînes défendent devant l’ex-CSA le renouvellement de leurs
sont bons joueurs
fréquences à compter du 6 mai. Mais M6 doit faire face à un projet Les Français aiment toujours
les jeux d’argent et de hasard,
Au-delà de la loterie, son cœur
de métier historique exercé en
concurrent, « SIX », âprement défendu par le milliardaire Xavier Niel on le lit dans les résultats 2022 de
la Française des jeux (FDJ), publiés
monopole, la FDJ évolue dans
l’univers très concurrentiel des
mercredi 15 février : elle a drainé jeux d’argent sur Internet, auto-
20,6 milliards d’euros de mises risés depuis 2010. « Et pour être

A
coup sûr, la journée du
mercredi 15 février fi-
gurera dans les anna-
les de l’audiovisuel
français. Pour la première fois
­depuis que M6 existe (1987), son
président, Nicolas de Tavernost,
devait défendre devant l’Autorité
de régulation de la communica-
tion audiovisuelle et numérique
(Arcom, ex-CSA) son souhait
d’utiliser une fréquence TNT,
propriété de l’Etat, pour les dix
prochaines années.
Pour la première fois aussi, un
concurrent lui conteste l’auto-
maticité de reconduction d’au­-
torisation qui lui a, de fait, été
­accordée jusque-là : Xavier Niel
(actionnaire à titre individuel du
Monde) aimerait bien disposer à
son tour de la ressource radio­-
électrique officiellement dispo-
nible à partir du 6 mai.
Le fondateur d’Iliad (Free) dévoi-
lait son projet de chaîne de télévi-
sion, baptisé « SIX », face au col-
lège de l’autorité à partir de 9 h 15.
Nicolas de Tavernost avait l’occa-
sion de lui répondre, s’il le souhai-
tait, en début d’après-midi, au
moment de défendre ses propres
couleurs. Entre ces deux audi-
tions, Roch-Olivier Maistre, prési-
dent de l’Arcom, et ses conseillers
devaient entendre les dirigeants
de TF1. Soumise à la même néces-
sité de poser sa candidature que
sa rivale et ex-promise à la fusion,
TF1 n’affronte, de son côté,
aucune concurrence.
A M6, ces derniers jours, les ap-
parences pouvaient laisser croire
que le contexte ne changeait rien
au « business as usual ». Comme
d’habitude, en effet, lundi 13 fé-
vrier, Nicolas de Tavernost a pré-
senté les résultats financiers du
groupe dont il préside le directoire
depuis 2000. Comme toujours, il a
annoncé une marge opération-
nelle très enviable, à 24,6 % (con-
tre 23,5 % en 2021 et 19,5 % en 2019,
mais avec un résultat net en baisse
notable à presque 166 millions,
contre 280,8 millions en 2021).
Comme à l’accoutumée encore,
une interview dans la presse est
venue couronner sur papier l’ex-
ception M6, la chaîne généraliste
française la plus rentable. L’arri-
vée au conseil de surveillance du
patron de l’armateur CMA CGM,
Rodolphe Saadé, détenteur de 8 %
du capital de M6, envoie égale-
ment le signal que d’inquiétudes
sur l’avenir à M6, il n’y a point.
Graver les promesses
En guise de réponse au camp ad-
verse, qui laissait entendre que
­Nicolas de Tavernost, 72 ans, allait
peiner à incarner devant l’Arcom
l’avenir de sa chaîne, le dirigeant
vient de rajeunir le directoire de
son groupe dont, hasard du
­calendrier, le mandat arrivait à
échéance lundi. En faisant notam-
ment sortir son complice de tou-
jours, Thomas Valentin, 67 ans, le
DG chargé des antennes et des
contenus (qui reste tou­tefois son
conseiller), le président en poste
jusqu’au 22 août 2025 − jour de ses
75 ans − pousse une nouvelle
­génération. Parmi elle se trouvent
la secrétaire générale du groupe,
Karine Blouët (53 ans), le direc-
teur des programmes, Guillaume
Charles (46 ans), et le direc-
teur de la stratégie, Henri de Fon-
taines (48 ans).
Pas de quoi ébranler Xavier Niel
et son équipe, emmenée par
le vice-président d’Iliad (Free)
Maxime Lombardini, ancien de
M6 devait
proposer
d’inscrire
une obligation
d’information
dans sa
convention
TPS et de TF1. S’il est en lice pour
la fréquence, c’est pour la rem-
porter et non pour faire de la fi-
guration, assure l’homme d’affai-
res à qui veut l’entendre. Attendu
devant l’autorité entouré de cinq
ou six personnes, il devait se
montrer mieux-disant en ma-
tière d’investissements dans la
création patrimoniale et dans la
production indépendante, deux
points faibles de M6.
Son coup d’éperon a d’ailleurs
pu contribuer à la décision de la
chaîne d’augmenter le pourcen-
tage du chiffre d’affaires qu’elle
investit dans les œuvres patrimo-
niales. Elle vient de s’engager à le
porter de 10,5 % à 11,5 %. Cepen-
dant, M6 devait aussi rappeler
qu’elle a construit une partie de
son succès en s’éloignant des re-
cettes éprouvées par ses concur-
rentes (la fiction) et inventé moult
magazines (« Capital », « Zone
­interdite », « 66 minutes ») et
­concepts de divertissement (de
« Nouvelle Star » aux « Traîtres »,
en passant par « Top Chef »). De
quoi remplir l’un des critères
fixés par la loi pour obtenir une
fréquence, à savoir l’« intérêt pour
le public » que son offre présente ?
L’information devait également
donner lieu à une véritable diffé-
renciation entre les deux candi-
dats. Alors que M. Niel devait dé-
fendre une offre plus étoffée
(journaux plus riches, soirées
électorales, etc.), il était aussi sus-
ceptible de s’engager à garantir
l’indépendance de la rédaction.
M6, qui n’avait jusqu’ici aucun de-
voir en la matière, devait propo-
ser d’inscrire une obligation d’in-
formation dans sa convention.
Un engagement symbolique, qui
a le mérite de répondre à un autre
souhait, nouveau, formulé pour
tous par l’Arcom : que les éditeurs
prennent désormais des « enga-
gements en faveur des enjeux de
société majeurs que sont l’éduca-
tion aux médias, à l’information et
à la citoyenneté numérique d’une
part, la protection de l’environne-
ment et la lutte contre le change-
ment climatique, d’autre part ».
L’Arcom devrait trancher entre
les deux candidats avant la fin du
mois de février. Les deux mois
qui suivront serviront à graver
les promesses formulées mer-
credi dans le marbre de la nou-
velle convention de la chaîne re-
tenue. Si « SIX » devait être cel-
le-là, quelques mois supplémen-
taires seront nécessaires pour la
voir apparaître au bout du bou-
ton 6 de la télécommande. p
Aude Dassonville
P R É S E N T E
en 2022 (+ 8,7 %), avec des taux de compétitive, souligne sa PDG,
retour aux joueurs oscillant entre l’entreprise doit être présente sur
63 % et 74 %. Premier opérateur les trois segments des paris spor-
du secteur, héritière de la Loterie tifs, du poker et des courses hippi-
nationale, créée en 1933 pour ques. » Elle a lancé une offre
­venir en aide aux « gueules de poker sur son application Pa-
­cassées » de la première guerre rions Sport et va racheter ZEturf,
mondiale et privatisée en 2019, une société bien connue des tur-
elle a réalisé un chiffre d’affaires fistes rivés à leur écran. Valorisée
de 2,46 milliards d’euros (+ 9,1 %) 175 millions d’euros, elle grèvera
et dégagé un bénéfice net modérément sa trésorerie,
de 308 millions (+ 4,7 %). qui se monte à 1 milliard d’euros.
Sa PDG, Stéphane Pallez, se féli-
cite que l’entreprise soit « en crois- Un nombre croissant de parieurs
sance sur l’ensemble de ses activi- Mme Pallez constate que la hausse
tés » (Loto, EuroMillions, jeux de de l’activité est moins due
grattage, paris sportifs en ligne…) au gonflement des mises qu’au
et de ses canaux de distribution : nombre croissant de parieurs.
le numérique, un espace livré « Nous renforçons constamment
à la concurrence, qui se normalise nos actions pour prévenir le jeu
après l’exubérance des années excessif et celui des mineurs »,
2019-2021 ; et les 30 000 points de ­assure-t-elle. La FDJ y a consacré
vente en France (+ 8 % de mises). 15 millions d’euros ; ses « 2 700 vi-
Les Français n’ont pas délaissé sites mystères » dans les points
les bars-tabacs et les points de de vente ont conduit à la suspen-
presse après la crise sanitaire. La sion d’agrément d’une centaine
parenthèse du Covid-19 refermée, de commerçants. Les études offi-
« ils ont eu envie d’y revenir », cielles dénombrent 1 million de
se félicite Mme Pallez, qui avait un joueurs « à risque modéré » et
moment craint une désaffection. 350 000 cas « pathologiques ».
Des sites physiques nécessaires Sans constater de dérive grave,
pour proposer de nouveaux l’Observatoire des drogues et des
­services comme Nirio, qui permet tendances addictives relève « la
de régler son loyer avec place croissante des jeux dans les
son smartphone, en attendant loisirs des ménages ». C’est connu,
les ­factures d’eau et d’énergie. les Français sont bons joueurs… p

Carrefour résilient face à l’inflation U N E N O U V E L L E FA Ç O N D ' A P P R E N D R E L ' H I S TO I R E

Dopé par la hausse des prix, le chiffre d’affaires du groupe a grimpé

P remier distributeur à pu-

blier ses résultats annuels
dans un contexte de
En France, où le chiffre d’affaires
a crû de 3,4 % à 42 milliards
d’euros, « nous avons aussi gagné
d’après l’Insee, soit bien au-delà
de l’ensemble de l’inflation en
France (5,9 %). LE N°4

­consommation des ménages par-
ticulièrement tendu, le groupe
Carrefour a annoncé, mardi 14 fé-
vrier, avoir réalisé un chiffre
­d’affaires de 90,8 milliards
d’euros, en hausse de 8,5 %
en 2022, et un résultat opération-
nel qui a progressé de 8,3 %, à
des parts de marché en valeur
comme en volume, et accueilli
500 000 nouveaux clients de plus
[qu’en 2021] », ajoute M. Bom-
pard. Carrefour capte 19,6 % du
marché, selon les dernières don-
nées du cabinet Kantar, juste
­derrière Leclerc (22,8 %).
9,99
€
Face à la montée des prix, les
Français ont également réorienté
leurs achats vers les marques de
distributeur et les produits de pre-
miers prix. Ils sont aussi plus ré-
munérateurs en matière de marge SEULEMENT !
pour les enseignes de la grande
distribution, qui en maîtrisent le

2,38 milliards d’euros.
Ces résultats sont « très solides
compte tenu du contexte inflation-
niste inédit et de la pression qu’il
fait subir à la fois sur nos clients et
sur nos coûts », juge Alexandre
Bompard, le PDG du groupe de dis-
tribution, en faisant remarquer
que nombre de ses concurrents
dans le monde ont averti durant
l’année écoulée qu’ils ne tien-
draient pas leurs objectifs.
L’inflation est certes responsa-
ble mécaniquement de cette
amélioration des recettes puis-
que les prix dans les rayons ont
augmenté, mais « l’inflation a
aussi des conséquences sur
nos coûts d’achat, d’énergie, de
transport, et nos coûts sala-
riaux », souligne le dirigeant. La
photo instantanée est donc, se-
lon lui, le fruit des « choix straté-
giques opérés ces cinq dernières
années et d’une grande disci-
La tendance n’est pas récente,
mais dans les grandes surfaces,
avec des budgets plus serrés, les
Français ont encore davantage
concentré leurs achats sur l’essen-
tiel, comme le montre l’accroisse-
ment de 4,4 % du chiffre d’affaires
sur les produits alimentaires et
la baisse de 3,5 % des recettes sur
les catégories non alimentaire.
Ils sont également revenus dans
les hypermarchés pour leurs cour-
ses du quotidien.
Remises incitatives
Pour Carrefour, le chiffre d’affai-
res a progressé de 1,8 % en 2022.
Certes, l’enseigne a beaucoup
transformé ce modèle, auquel
croit M. Bompard. Mais surtout,
« les Français y voient un format
qui défend leur pouvoir d’achat ».
Dans ces très grandes surfaces, les
consommateurs ont aussi été at-
tirés par les multiples opérations
1789/1792
cahier des charges. « Ces produits
génèrent un plus de marge, mais
leur prix est en moyenne inférieur
de 20 % à 30 % à ceux des marques LA RÉVOLUTION
nationales, si bien qu’au total, l’effet FRANÇAISE
sur les marges est neutre », tient à
préciser M. Bompard.
Dans son plan stratégique pour
les quatre prochaines années,
Carrefour a annoncé accélérer le
développement de sa marque
propre, avec l’objectif qu’elle réa-
lise 40 % du chiffre d’affaires du
groupe sur les produits alimen-
taires en 2026, contre 33 % en 2022
et 25 % en 2018.
Malgré les transformations ef-
fectuées par Alexandre Bompard
pour repositionner Carrefour, le
cours de son action en Bourse ne
décolle pas depuis son arrivée à la
mi-2017, même s’il fait mieux que
le CAC 40 en 2022. Il atteignait
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pline financière qui ont permis
de bâtir un modèle de croissance
très résilient ». L’objectif annuel
d’économies, relevé à 1 milliard
d’euros, a d’ailleurs été atteint,
note le groupe.
promotionnelles pour contrer
l’inflation, ainsi que par les diffé-
rentes remises incitatives sur
les carburants. Et ce, alors que
les prix de l’alimentation ont
bondi de 12,1 % en 2022 sur un an,
deux ans, l’enseigne va lancer un
nouveau programme de rachat
d’actions à hauteur de 800 mil- CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX OU SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
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Cécile Prudhomme
16 | Management
Fin de carrière à temps partiel : comment
les entreprises développent leurs dispositifs
Les mécanismes de départ progressif font des heureux sans convaincre le plus grand nombre
L’
amélioration du taux
d’emploi des tra-
vailleurs expérimentés,
notamment à travers
des transitions progressives,
n’évoluera que sur un temps long
avec une prise de conscience
­culturelle de l’ensemble des acteurs
concernés (branches, entreprises,
salariés, pouvoirs publics) », expli-
quait, il y a trois ans déjà, le rap-
port Bellon-Mériaux-Soussan re-
mis au gouvernement pour avan-
cer sur l’emploi des seniors. Bien
en amont des débats actuels sur
la réforme des retraites, il plébis-
citait les mesures à temps partiel,
tout en reconnaissant que ce-
lui-ci nécessitait de repenser la
fin de la vie au bureau.
Les entreprises avancent jus-
qu’ici en ordre dispersé et à petits
pas sur le recours au temps partiel
pour les seniors, en tentant de ré-
pondre d’abord à leur problémati-
que de gestion des effectifs.
A la BNP, par exemple, un ac-
cord intergénérationnel prévoit
Les chiffres
40 %
C’est le taux des nouveaux
retraités qui déclarent ne jamais
avoir entendu parler de la
­retraite progressive, selon la
direction de la recherche, des
études, de l’évaluation et des
statistiques (DREES, décem-
bre 2021), tandis que 28 % assu-
rent en avoir déjà entendu par-
ler sans savoir de quoi il s’agit.
12 300
C’est le nombre de retraites
progressives attribuées en 2021
par le régime général (hors indé-
pendants), dont 75 % concer-
naient des femmes, selon les
chiffres de la Caisse nationale
d’assurance-vieillesse.
410
C’est, en euros, le montant
moyen d’une retraite
progressive.
Repenser l’organisation du travail pour mieux intégrer le handicap
Les rencontres RH du 7 février ont fait le tour des chantiers à lancer pour améliorer le taux d’emploi
C omment évolue le recru­-
tement des personnes en
situation de handicap
dans les entreprises ? Une quin-
zaine de participants ont échangé
sur leurs pratiques à l’occasion
des Rencontres RH, rendez-vous
­mensuel de l’actualité du manage-
ment organisé par Le Monde en
partenariat avec ManpowerGroup
et ­Malakoff Humanis, mardi 7 fé-
vrier à Paris (et à distance).
« Beaucoup d’entreprises invo-
quent l’absence de candidats
­handicapés, leur sourcing se déve-
loppe, mais c’est loin d’être suffi-
sant », a introduit Guy Tisserant.
Le quadruple médaillé d’or aux
Jeux paralympiques en tennis de
table, reconverti dans l’informati-
que, puis fondateur du cabinet
de conseil en recrutement des
­salariés handicapés TH Conseil, a
énuméré les chantiers pour
­favoriser leur emploi : améliorer
la perception de cette catégorie de
la population, adapter le travail
aux personnes et non l’inverse,
ou penser leur formation.
que le salarié s’engage « de ma-
nière définitive par écrit » à quitter
l’entreprise dès l’obtention de
son taux plein. Ainsi, les ressour-
ces humaines peuvent mieux an-
ticiper l’évolution des effectifs,
quand un départ classique peut
être annoncé seulement quatre
mois plus tôt.
Certains prévoient un coup de
pouce dans la rémunération, afin
que la perte de salaire ne soit pas
trop importante. Par exemple,
jusqu’en 2018, l’accord intergéné-
rationnel d’Airbus prévoyait pour
certains salariés une mesure de
temps partiel aidé, où le salaire
était majoré de 10 % « sans que
l’application de cette majoration
puisse conduire à verser au salarié
une rémunération brute supé-
rieure à celle qu’il aurait perçue s’il
avait travaillé à temps plein ».
Imaginée en 1988
Autre exemple, chez Orange, le
dispositif de temps partiel senior
négocié en décembre 2021 est tel-
lement incitatif que 10 % de l’ef-
fectif y a eu recours. « L’entreprise
avait besoin de dégager de la
place dans les fonctions support
où la moyenne d’âge était élevée,
mais dont les conditions salaria-
les étaient favorables », renseigne
Frédéric Pelletier, délégué CFDT
d’Orange qui a demandé lui-
même à en bénéficier, tout
comme 7 600 autres salariés.
Mais le cadre le plus général
pour développer le temps partiel
des seniors est celui de la retraite
progressive, qui avait été imagi-
née en 1988 pour éviter que les so-
ciétés licencient leurs salariés
âgés. Accessible à tous les salariés
du privé de plus de 60 ans ayant
validé au moins 150 trimestres, ce
dispositif permet en effet de ré-
duire la masse salariale en dou-
ceur, en autorisant les salariés à
travailler à temps partiel en tou-
chant une partie de leur pension.
Le temps travaillé doit être com-
pris entre 40 % et 80 %, et peut
être modifié.
Méconnu des salariés et jugé
complexe par les entreprises, le
dispositif reste peu mobilisé.
Deux nouveaux retraités sur
trois (68 %) connaissent mal ou
pas cette possibilité, indique la
Tous les participants déplorent
la multiplicité des intervenants,
qui peut désorienter les responsa-
bles des ressources humaines,
faute de guichet unique. Aides
de l’Association nationale de ges-
tion du fonds pour l’insertion pro-
fessionnelle des personnes handi-
capées (Agefiph), recours aux en-
treprises adaptées… « C’est foison-
nant et dur de s’y retrouver, sou­-
ligne Franck Bodikian, DRH de
ManpowerGroup. On a résolu cela
avec une personne qui conseille
aussi bien nos permanents que nos
intermédiaires. » Le référent handi-
cap, obligatoire dans les entités de
plus de 250 salariés, devient pour
certains l’interlocuteur privilégié.
A l’échelle locale, dans ses maga-
sins Castorama et Brico Dépôt,
l’entreprise Kingfisher France pri-
vilégie plutôt les partenariats
avec des associations pour bénéfi-
cier de leur expertise. Chez Havas
Village, réseau d’agences de
­communication et de publicité,
« outre un partenariat avec l’asso-
ciation Arpejeh, on privilégie le
stage et l’alternance », déclare la
DRH Delphine Castanet.
En matière de handicap, un chif-
fre condense souvent les efforts
des entreprises : le taux d’emploi.
Les employeurs
avancent à petits
pas et tentent
de répondre
d’abord à leur
problématique
de gestion
des effectifs
Caisse nationale d’assurance-
vieillesse (CNAV). Or, ce sont eux
qui doivent faire la démarche, et
qui devront en faire de nouveau
la demande lors de leur départ
définitif de l’entreprise.
« Ce sont des procédures plutôt
lourdes, qui nécessitent de modi-
fier le contrat de travail, il faut
donc s’y prendre longtemps en
avance », insiste Valérie Batigne,
dirigeante fondatrice de Sa-
piendo, une société de conseil re-
traite. Sur près de 15 millions de
seniors affiliés au régime général
de retraite, seules 22 600 person-
nes en bénéficient et s’en félici-
tent. « Lorsque le salarié est prêt à
­perdre un peu de salaire et une
fois qu’il a compris comment cela
fonctionne, il n’y a que des
­avantages », souligne Isabelle, re-
traitée salariée.
Du côté des entreprises, les
grands groupes et les entrepri-
ses de taille intermédiaire sont
quasiment les seuls à y avoir re-
cours. « Les petites et moyennes
entreprises moins outillées font
moins dans la dentelle. Elles ont
tendance à compter sur les dé-
parts naturels », remarque
Adrien Barre, directeur de l’acti-
vité de transition emploi-re-
traite au cabinet Siaci Saint-Ho-
noré, qui ajoute que les services
des ressources humaines man-
quent de connaissances sur les
dispositifs de fin de carrière.
« Les services RH ne sont pas suf-
fisamment formés lorsqu’un ac-
cord de l’entreprise ne les prévoit
pas spécifiquement », abonde
Valérie Batigne.
Autre frein, lorsque les actifs
sont informés, les calculs sont
particulièrement complexes
pour connaître leur prochain re-
Depuis 1987, toutes les sociétés de
plus de vingt salariés sont dans
l’obligation d’embaucher des per-
sonnes en situation de handicap,
à hauteur de 6 % de leur effectif.
Si elles n’atteignent pas ce taux,
­elles doivent verser une compen-
sation financière à l’Agefiph. C’est
le cas d’Havas Village, où le taux
moyen est de 2,2 %.
Sensibiliser les manageurs
L’Agirc-Arrco et Malakoff Huma-
nis affichent respectivement des
taux de 10 % et 8 %, immédiate-
ment relativisés par leurs DRH : en
effet, les chiffres ­exceptionnels
s’expliquent davantage par la
­déclaration régulière de salariés
déjà en poste comme travailleurs
handicapés, que par le recrute-
ment en externe.
« Pour comprendre les problèmes
de recrutement, il faut intégrer que
les personnes handicapées sont
des profils atypiques. Les profils re-
cherchés par les entreprises n’exis-
tent pas ou peu », explique Guy
Tisserant, précisant que « 83 % des
demandeurs d’emploi handicapés
n’ont pas le niveau bac, car c’est dif-
ficile pour eux de faire des études
supérieures, et aussi car beaucoup
de handicaps surviennent du fait
venu : le nouveau revenu corres-
pond au salaire minoré complété
d’une fraction de pension pro-
portionnelle au temps de travail,
enfin, une décote est appliquée à
cette pension, en fonction du
nombre de trimestres restant à
valider jusqu’au taux plein.
« Lorsqu’un ami a eu recours à la
retraite progressive, j’ai immédia-
tement voulu faire de même.
Mais, pour pouvoir anticiper mon
futur revenu, j’ai dû faire appel à
une entreprise spécialisée qui m’a
expliqué les démarches et calculé
la pension à ma place », témoigne
Jean-Claude Follet, assureur de
60 ans qui partira progressive-
ment à partir de juillet.
Entre 80 % et 85 % du salaire
« Ne pas connaître précisément le
montant de son revenu est un vrai
frein au déploiement du dispositif.
Pour l’améliorer, il est indispensa-
ble de faire un effort de communi-
cation », insiste Adrien Barre. Les
bénéficiaires de la retraite pro-
gressive perçoivent générale-
ment entre 80 % et 85 % de leur
précédent salaire.
Contrairement au cumul em-
ploi-retraite, salariés et em-
ployeurs continuent à cotiser en
vue du taux plein. Si les entrepri-
ses n’y sont pas obligées, la
­plupart des accords prévoient
une cotisation sur la base d’une
activité à 100 %, afin que l’actif
ne ­subisse pas de décote en quit-
tant l’entreprise.
Enfin, pour activer la retraite
progressive, employeurs et sala-
riés doivent être d’accord sur le
passage à temps partiel. Et si l’en-
treprise peut actuellement refu-
ser la demande du salarié, la ré-
forme prévoit que ce refus devra
être motivé par une incompati-
bilité de poste. « Il est nécessaire
que la retraite progressive d’un
employé corresponde à une
­réalité de l’entreprise, que cela
fasse sens, par exemple pour for-
mer de nouvelles générations »,
souligne Valérie Batigne. La dé-
sorganisation des équipes est un
dernier point non négligeable de
la frilosité des entreprises à se
saisir du temps partiel, quel que
soit le dispositif. p
Nicolas Scheffer
d’accidents du travail et maladies
professionnelles, or ces derniers
concernent davantage les métiers
à faible qualification ».
Pour l’ex-pongiste, beaucoup de
chemin reste à parcourir en ter-
mes d’adaptation des postes aux
handicaps, qui reste un grand
­sujet au moment du recrutement.
« On attend que la personne
s’adapte à l’environnement dans
des postes standardisés, or l’enjeu
est de compenser le handicap. »
L’intégration et le maintien en
­emploi doivent aussi faire l’objet
d’un accompagnement. Cela com-
mence par la sensibilisation et la
formation des manageurs et de
l’ensemble des salariés, à la lutte
contre les préjugés : par exemple,
sur la capacité d’une personne en
fauteuil à effectuer de nombreux
déplacements professionnels.
Toujours dans l’idée de compen-
ser le handicap et l’éventuel
­manque de compétences sur le
métier par rapport au candidat
« moyen », la formation du salarié
handicapé est une autre priorité.
« On privilégie l’alternance comme
forme d’entrée », note Marc
Landais, DRH de l’Agirc-Arrco. L’al-
ternance se retrouve aussi dans les
établissements de santé Korian.
­
0123
­Jeudi 16­ février 2023
Carnet de bureau
chronique par Anne Rodier
Productivité : se passer
des alternants ?
p
ubliée mardi 14 février, la deuxième édition du
­Baromètre de l’alternance réaffirme le succès
de l’alternance sur le marché du travail avec 87 %
de jeunes et 88 % d’entreprises satisfaites. Ce mode
d’intégration est clairement une réponse aux tensions
sur le marché du travail. Près d’une entreprise sur deux se
tourne vers l’alternance pour renforcer ses effectifs ; 57 % en
remplacement d’autres types de contrats et 25 % pour ré-
pondre à un besoin urgent de compétences.
Un intérêt bien partagé qui a toutefois son revers. Tandis
que la part de l’alternance dans l’emploi ne cesse de croître,
passée de 2,7 % fin 2018 à 4 % au troisième trimestre 2022,
pour atteindre 1,1 million d’alternants, et alors que la pro-
ductivité par tête est tombée à un niveau inférieur de 6,4 % à
sa tendance précrise, les alternants sont soupçonnés d’être
un frein à ladite productivité.
Une étude de la Dares publiée fin janvier suggère que la
hausse de l’alternance serait responsable d’un cinquième
(1,3 point) de cette baisse. « La hausse du
nombre d’alternants, a priori moins pro-
ductifs que le reste des personnes en em-
Nombre ploi car étant plus jeunes, moins expéri-
d’alternants mentés et travaillant un volume d’heures
plus faible du fait de leur temps de forma-
travaillent tion, est une des causes possibles de la
baisse récente de la productivité du tra-
dans les mêmes vail », écrit la direction de l’animation,
conditions de la recherche, des études et des statisti-
ques du ministère du travail.
qu’un salarié Possible, en effet, puisque les alter-
nants, qui réservent une part de leur
lambda temps à l’étude, travaillent moins d’heu-
res que les autres salariés. Mais que leur
présence au sein des entreprises ait un coût « en termes de
temps de travail productif dévolu à leur encadrement » est
moins certain : 94 % des alternants ne bénéficieraient
d’aucun parcours d’intégration et plus d’un sur cinq n’aurait
pas de tuteur, nous dit l’Observatoire de l’alternance. Nom-
bre d’entre eux travaillent dans les mêmes conditions qu’un
salarié lambda et sans encadrement particulier.
Les alternants sont au contraire une aubaine pour
les entreprises qui trouvent ainsi une main-d’œuvre
bon marché, bien formée de niveau bac + 4 ou + 5, et très
adaptable à la culture d’entreprise. « Entre exonération
des charges et prime à l’embauche, l’apprenti ne coûte
­pratiquement rien à l’entreprise. Et, ce, au moins jusqu’à
la fin du mandat présidentiel. C’est un mode de prérecru-
tement. Les entreprises en gardent un sur trois en
moyenne. Le taux de rétention est très variable selon les
secteurs », explique l’économiste Bertrand Martinot, spé-
cialiste des questions d’emploi.
Pour améliorer leur productivité, les entreprises de-
vraient-elles s’en passer ? Non, bien sûr. « Les apprentis
d’aujourd’hui ont remplacé les stagiaires d’hier qui n’étaient
pas comptabilisés dans l’effectif. La composante apprentis-
sage fait donc mécaniquement baisser la productivité »,
­souligne M. Martinot. C’est à effectif constant que s’analyse
la baisse de productivité, qui peut s’expliquer par le manque
de compétences, d’investissements ou un management
­défaillant par exemple. p
Pour réellement augmenter leur Alors que le gouvernement a dé-
taux, les entreprises sont invitées claré viser le plein-emploi handi-
à repenser leur organisation de capé d’ici à 2027, le taux de chô-
travail et leur management. « L’en- mage reste près du double de celui
jeu, c’est d’inviter les entreprises à de la population générale (14 % dé-
déconstruire leur modèle économi-
que, à regarder différemment leurs
métiers, souligne Olivier Tran, fon-
dateur de l’entreprise adaptée Bis-
cornu, qui emploie des salariés
but 2022). Et « plein de jeunes han-
dicapés ne sont pas dans ces chif-
fres », ajoute M. Tran. « On sent qu’il
y a une volonté de faire, mais si on
ne travaille pas sur l’ensemble du
porteurs d’un handicap cognitif. corps social, on n’avancera pas », a
Par exemple, décomposer les tâ- conclu M. Tisserant, ouvrant la
ches en cuisine ou dans l’adminis- question sur l’inclusion de l’en-
tratif, et identifier celles pouvant semble des publics en difficulté. p
être réalisées par les handicapés. » Jules Thomas
¶
Ont participé aux Rencontres RH du 7 février : Gino Balderacchi, DRH,
Kingfischer Group ; Franck Bodikian, DRH, et Isabelle Brochu, ­directrice
innovation Talent Solutions, ManpowerGroup ; Delphine Castanet, DRH,
­Havas Village ; Léa Coubray, consultante, The Salmon Consulting ; Sandra
Couturier, responsable recrutement et marque employeur, Calzedonia ;
Sandrine Daniel, responsable du service affaires ­juridiques, RH et interna-
tionales, Institut Pasteur ; Rohan Gouge, directeur du capital ­humain,
­Korian ; Aymeric Guégan, directeur RSE, Colas Rail ; Christelle ­Laguerre,
responsable RH, Petits Frères des pauvres ; Marc Landais, DRH, Agirc-Arrco ;
Johann Lasternas, responsable qualité de vie au travail, ManpowerGroup ;
Christophe Le Bars, directeur général adjoint, Sup des RH ; Axel Lepeme,
responsable développement RH, Inmac Wstore ; Aurore Loiseau, référente
handicap, ANSES ; Myriem Remal, cheffe de projets engagement et diversité,
Keolis ; Olivier Ruthardt, DRH, Malakoff Humanis ; Jules Thomas, journa-
liste au « Monde » ; Guy Tisserant, consultant, TH Conseil ; Olivier Tran,
­fondateur et PDG, Biscornu ; Gilles van Kote, directeur délégué du « Monde ».
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­Jeudi 16­ février 2023

O p é r at i o n « S t o r y K i l l e r s »

Ce qu’il faut savoir

L’enquête Durant plusieurs

mois, une vingtaine de rédac-
tions, dont celle du Monde,
ont enquêté, dans le cadre
du projet « Story Killers »
coordonné par le collectif
Forbidden Stories, sur les
entreprises spécialisées dans
Enquête les manipulations de l’opinion
publique et la diffusion
de fausses informations,

T
eam Jorge » pourrait aussi bien qui offrent à leurs clients un
ne pas exister. Cette société fan- arsenal de services illégaux.
tôme n’a pas de site Internet,
pas de standard téléphonique Les officines A l’instar
ni de formulaire de contact. du groupe israélien « Team
Pour s’offrir ses services, il faut Jorge », dont nous révélons
soit approcher une des entreprises vitrines l’existence, ces mercenaires
qui gravitent autour d’elle, soit être mis en de la désinformation
relation par un proche de « Jorge », l’élusif prospèrent à la croisée des
mercenaire en chef qui se présente unique- réseaux sociaux, des médias
ment sous pseudonyme. Un secret qui s’ex- numériques et du cyber­-
plique par la nature des prestations fournies espionnage, influençant les
par Team Jorge : des campagnes de dénigre- opinions publiques, pesant
ment et de désinformation à la carte, allant dans l’ombre sur la vie politi-
du piratage de boîtes e-mail à la diffusion de que et le monde des affaires.
rumeurs grâce à de faux sites d’information
et à des armées de profils factices sur les ré- Les outils Si elles recourent
seaux sociaux. parfois aux médias classi-
Le projet « Story Killers », coordonné par ques ou à des influenceurs,
l’organisation Forbidden Stories et à laquelle les campagnes de désinfor-
ont participé plusieurs médias, dont mation s’appuient largement
Le Monde, lève aujourd’hui le voile sur cette sur la caisse de résonance
officine, basée en Israël mais qui compte des fournie par une armada
clients dans le monde entier. Dans le cadre de milliers de faux comptes
de cette enquête, des journalistes de Radio sur les réseaux sociaux,
France et des médias israéliens Haaretz et ­posant la question du contrôle
TheMarker ont pu obtenir, en se faisant pas- des géants du numérique.
ser pour des intermédiaires de potentiels
clients, plusieurs rendez-vous avec des équi-
pes et partenaires de Team Jorge. Des rendez-
vous au cours desquels ont été vantées les
capacités de l’entreprise.
Ses représentants se sont ainsi targués
d’avoir travaillé sur plus d’une trentaine
d’élections présidentielles à travers le
monde, essentiellement en Afrique, et ont
détaillé certaines de leurs opérations, aussi
bien pour le compte d’Etats que d’acteurs
privés. « Nous avons travaillé en Europe, en
Afrique, en Asie du Sud-Est et en Amérique
­latine », explique Mashy Meidan, un Israé-
lien partenaire de l’organisation, décrit par
« Jorge » comme « ayant mené certaines des
[campagnes] les plus réussies de l’histoire ».
Contacté, M. Meidan a affirmé par voix
d’avocat ne jamais avoir entendu le nom

Révélations sur les mercenaires

« Team Jorge » auparavant.

Chantage contre des opposants

De multiples actions orchestrées par l’entre-
prise ont pu être identifiées dans le cadre du
projet « Story Killers », de la promotion du

nucléaire en Californie au soutien du prési-
dent sénégalais, Macky Sall, pour sa réélec-
tion en 2019, en passant par le dénigrement
du lanceur d’alerte suisse Xavier Justo ayant
participé à révéler le scandale de corruption
1MDB en Malaisie, ou encore des attaques
contre une importante entreprise de
yachting. A l’occasion d’une entrevue avec
des journalistes du consortium, des respon-
sables de Team Jorge ont même expliqué
être en mesure de rechercher, par différents
moyens, des informations compromettan-
tes sur des opposants politiques pour prati-
quer diverses formes de chantage.
Pour mener à bien ces batailles d’in-
fluence, Team Jorge demande à ses clients de
fixer un objectif politique ou économique
précis à ­atteindre, et de communiquer le
maximum de données utilisables pour atta-
quer leurs cibles. « Qui voulons-nous influen-
cer ? Quel est le narratif ? Qu’est-ce qui aura
un impact ? », expose « Jorge » au cours d’un
rendez-vous. Des opérations qui ont un
prix : de quelques centaines de milliers de
dollars pour une opération de faible enver-
gure à 15 millions pour tenter de peser sur
une campagne présidentielle.
Certains services vendus par ces mercenai-
res sont purement illégaux. Au cours d’une
démonstration en direct, des responsables
de Team Jorge ont par exemple montré qu’ils
avaient accès au compte Telegram d’un se-
crétaire d’Etat kényan, envoyant puis suppri-
mant un message à son nom – le projet
« Story Killers » a pu confirmer que ce dernier
avait bien été publié. Les équipes de Team
Jorge ont, au cours de différentes rencontres,
également prouvé avoir obtenu l’accès à
­plusieurs messageries Telegram ou boîtes e-
mail de personnalités, dont le compte Gmail
d’un homme d’affaires indonésien et celui
d’un ministre du Mozambique, ainsi que le
compte Telegram d’un autre officiel kényan.
On ne sait pas exactement comment cette
de la désinformation
« Le Monde » et ses partenaires du consortium Forbidden Stories
ont enquêté sur le très secret groupe « Team Jorge », basé en Israël,
qui propose des campagnes de manipulation de l’opinion,
relayées par des milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux
société parvient à accéder frauduleusement
à des messageries privées. Team Jorge s’est
toutefois défendue, au cours des rendez-
vous en caméra cachée, de faire usage de lo-
giciels espions sophistiqués ou même de
s’adonner à des opérations d’hameçonnage.
L’entreprise pourrait cependant s’appuyer, Cryptomonnaies,
dans certains cas, sur une utilisation détour- dons à des ONG,
née des attaques dites « SS7 ». Le standard
« Signaling System #7 » est un protocole uti- virements à des
lisé mondialement par les opérateurs de té-
lécommunications pour permettre, entre sociétés-écrans…
autres, les appels d’un mobile à un autre. Les
attaques SS7 permettent notamment d’in-
Les entrepreneurs
tercepter les SMS liés à un numéro de télé- israéliens assurent
phone, alors même que ceux-ci sont souvent
utilisés pour la double authentification, afin qu’il est possible
de se connecter à une messagerie, ou pour le
changement de mot de passe. de maquiller
Une pièce centrale de cette officine se ré- au maximum l’achat
vèle être un outil appelé « AIMS », pour
­« Advanced Impact Media Solutions » : cette de leurs services
plate-forme, accessible par un réseau privé,
centralise la gestion des campagnes en ligne
ainsi que la création de faux articles de
presse et de faux profils. Ces derniers, appe-
lés « avatars », sont répartis par zone géogra-
phique. Chacun a un nom et un prénom, un
genre et même une date de naissance, ainsi
qu’une localisation précise. Il peut aussi avoir
des comptes Twitter, Facebook, Instagram,
Amazon, une adresse e-mail, un portefeuille
de cryptomonnaies, voire un profil sur les ré-
seaux sociaux Discord et Reddit, le tout créé
automatiquement. L’objectif est, à chaque
fois, de donner un semblant de vie et de cré-
dibilité à ces personae inventées, qui utilisent
des photos volées à d’autres internautes.
Pour éviter la détection par les Gafam
(Google, Apple, Facebook, Amazon, Micro-
soft), qui repéreraient très vite des inscrip-
tions en masse utilisant la même adresse IP
(identifiant un ordinateur sur le réseau),
Team Jorge s’appuie sur une série de proxys,
c’est-à-dire de serveurs tiers permettant
d’utiliser une connexion située dans les pays
où sont censés vivre les différents avatars.
AIMS va même plus loin en attribuant à cha-
cun d’eux un user agent propre, soit un iden-
tifiant de connexion unique : concrètement,
à chaque fois que l’ordinateur se connecte,
par exemple, au compte Twitter ou Facebook
de Shannon, une prétendue jeune femme
américaine, il le fait depuis la même version
de Windows, en utilisant le même naviga-
teur. Là encore, cette méthode est censée
donner l’illusion qu’il s’agit d’une véritable
internaute, afin d’échapper aux outils de dé-
tection automatique d’activité suspecte.
Maxime Roussel, par exemple, a tout d’un
banal internaute français. Il dispose d’un
compte Twitter et d’un profil Facebook, avec
plusieurs clichés montrant la même per-
sonne. Il vit à Versailles, est fiancé, a plus de
400 amis sur Facebook et partage aussi bien
des mèmes que des articles de presse et des
citations de rap. Mais cet avatar de Team
Jorge, dont les photos ont en réalité toutes
été volées, participe, depuis le mois de no-
vembre 2022, avec une quarantaine d’autres
faux profils, à une opération de dénigre-
ment visant, en France, l’ancien procureur
général qatari Ali Bin Fetais Al-Marri.
Maxime Roussel et ses acolytes fictifs ont,
par exemple, servi de caisse de résonance à
deux séquences de BFM-TV, ciblant directe-
ment cette figure politique, diffusées dans
« Le Journal de la nuit » de Rachid M’Barki à la
demande d’un intermédiaire français, et ce
pour le compte d’un client non identifié
mais lié aux intérêts de Bahreïn.
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
Léa Girardot, d’après iStockPhoto
Le Monde et ses partenaires ont été en
­ esure d’identifier plus de 1 700 comptes
m est, pour sa part, un homme d’affaires identi-
­Twitter et près de 250 comptes Facebook du
même genre, ainsi que quelques profils
­YouTube et Reddit, appartenant à la plate-
forme AIMS. Dans ses présentations aux
clients, Team Jorge revendique plus de
39 000 avatars. Des profils tels que celui de
Maxime Roussel se retrouvent dans le
monde entier, aussi bien en Grèce qu’au
Mexique, en ­Russie, au Sénégal, aux Etats-
Unis ou au ­Panama. S’ils sont souvent créés
pour des campagnes spécifiques, certains
sont réu­tilisés d’une à l’autre. Dans la prati-
que, cependant, de nombreux comptes sont
en réalité conçus avec peu de soin, et la plu-
part des opérations n’engendrent quasi-
ment aucune activité authentique, s’appa-
rentant à des bulles où des « bots » parlent
entre eux en vase clos.
Ancien des forces spéciales
L’infrastructure technique d’AIMS est ma-
quillée, tout comme les faux sites Web mis
en place pour promouvoir des informations
parfois erronées et dont les liens sont diffu-
sés par les avatars : ils sont enregistrés sous
de faux noms, souvent chez des hébergeurs
russes ou en masquant complètement
l’identité du propriétaire. Les campagnes de
dénigrement de Team Jorge s’appuient
aussi sur des articles publiés sur d’obscurs
« sites d’information », qui se vendent en
réalité au plus offrant et servent le plus sou-
vent à publier des contenus promotionnels.
Quand cela ne suffit pas, AIMS dispose éga-
lement d’un outil intégré, appelé « blogger »,
qui permet de créer automatiquement des
profils sur une myriade de plates-formes de
blogging. Plusieurs articles servant à des
campagnes orchestrées de dénigrement ont
ainsi été relayés sur des blogs Skyrock ou
Medium aussi bien que sur des plates-for-
mes plus confidentielles, comme Bravenet,
Weebly ou encore Doodlekit.
Au cours des différents rendez-vous avec
les journalistes du consortium, les membres
de Team Jorge ont toujours utilisé des
­pseudonymes. L’enquête du projet « Story
Killers » a toutefois permis de découvrir que
celui qui se fait appeler « Jorge » ou « Joyce
Gamble », et se présente comme le président
de la société, est en réalité Tal Hanan, un an-
cien des forces spéciales de l’armée israé-
lienne. Il est enregistré comme patron de Sol
Energy, une entreprise du domaine de l’éner-
gie, mais surtout de Demoman, une société
israélienne de sécurité fondée en 1999 et
spécialisée aussi bien dans l’antiterrorisme
que dans l’intelligence économique.
Si peu d’éléments ont fuité sur ses activités
dans le domaine du renseignement, il est
cité, en mai 2015, dans un échange de cour-
riels entre Alexander Nix et Brittany Kaiser,
deux anciens hauts cadres de Cambridge
Analytica, une société qui a notamment tra-
vaillé sur la campagne de Donald Trump
en 2016. Selon une enquête du Guardian pu-
bliée en 2018, Cambridge Analytica s’était vu,
à l’époque, proposer des e-mails volés à au
moins deux opposants nigérians, alors que
la firme travaillait pour le compte du prési-
dent Goodluck Jonathan, candidat à sa réé-
lection. Au cours de leurs rendez-vous enre-
gistrés secrètement par des journalistes du
consortium, les partenaires de Team Jorge
ont révélé avoir effectivement participé à
une campagne en lien avec la présidentielle
de 2015 au Nigeria, mais en mentionnant des
actions qui n’étaient pas liées à un piratage
de messageries d’opposants.
Petites entreprises vitrines
Tal Hanan est aujourd’hui entouré de plu-
sieurs mercenaires israéliens, dont au moins
un ancien des services secrets, mais égale-
ment de son frère, le discret Zohar Hanan, un
homme d’une cinquantaine d’années qui,
sous le pseudonyme « Nick », est présenté
comme le directeur général de Team Jorge.
Aucune information publique ne filtre sur
cet entrepreneur, qu’une revue américaine
de 2010 affiche comme expert en polygra-
phie (une technologie de détection de men-
songes) et qui a également été présenté
comme consultant pour Sensority, une an-
cienne start-up israélienne spécialisée, entre
autres, dans les technologies de détection du
stress. Un autre partenaire présent lors d’un
rendez-vous avec Team Jorge, Yaakov Tzedek,
fié au sein de plusieurs entreprises de marke-
ting et de gestion de réputation.
Le camouflage recherché par les associés
de Team Jorge se retrouve aussi dans la né-
buleuse de petites entreprises vitrines ser-
vant à leurs opérations. L’une d’elles, Deep
Impact Media, est une société israélienne
spécialisée dans les cryptomonnaies et sert,
­selon Zohar Hanan, à faire monter certaines
monnaies virtuelles. Team Jorge affirme
également disposer d’une entreprise de
communication et de marketing nouvelle-
ment créée et appelée Axiomatic. Le projet
« Story Killers » a remonté la trace d’un site
vitrine à ce nom vendant des services de
communication sur les réseaux sociaux, très
proches de ce que propose AIMS. Ce même
site renvoie à une autre façade, dont l’exis-
tence légale n’a pas été identifiée par le con-
sortium et appelée Triumph Global ­Services,
une société d’intelligence éco­nomique qui
possède elle-même un site Web dont le pro-
priétaire réel est impossible à identifier.
Cette volonté de discrétion se retrouve jus-
que dans les moyens de paiement proposés
par Team Jorge. Cryptomonnaies, dons à des
ONG, virements à des sociétés-écrans… Les
entrepreneurs assurent qu’il est possible de
maquiller au maximum l’achat de leurs ser-
vices. « Si vous voulez payer un cabinet d’avo-
cats à Dubaï, nous pouvons faire ça », expli-
que ainsi Mashy Meidan au cours d’un ren-
dez-vous, racontant même avoir été payé par
un client étatique au travers de la construc-
tion d’un hôpital militaire dont le budget a
été soudainement rehaussé.
Une dissimulation qui profite aussi bien
aux clients les plus sensibles de Team
Jorge qu’à ces professionnels de la désinfor-
mation, qui échappaient jusqu’ici aux re-
gards médiatiques. Contactés par le projet
« Story Killers », Tal et Zohar Hanan n’ont
pas répondu aux questions du consortium
dans le délai accordé. Zohar Hanan a simple-
ment affirmé avoir « travaillé toute sa vie
dans le cadre de la loi » . p
Damien Leloup
et Florian Reynaud
Comment des officines
privées « ubérisent »
la guerre de l’opinion
Une nébuleuse de sociétés propose des opérations
d’influence montées de toutes pièces, pour
peser sur la vie politique ou le monde des affaires
U ne entreprise concur-
rente grignote vos parts
de marché ? Votre adver-
saire politique grimpe dangereu-
sement dans les sondages ? Votre
procès pour corruption appro-
che, et il serait de bon ton de dé-
truire la crédibilité du lanceur
d’alerte qui vous accuse ? Aucun
problème, vous trouverez facile-
ment quelqu’un qui vous met-
tra en contact avec un intermé-
diaire, qui, à son tour, vous pré-
sentera un groupe prêt à vous
aider en montant de toutes piè-
ces une campagne de désinfor-
mation clés en main.
Le Monde et ses partenaires in-
ternationaux, coordonnés par le
collectif Forbidden Stories, ont
enquêté sur ces mercenaires de la
désinformation qui prospèrent à
la croisée des réseaux sociaux,
des médias numériques et du
­cyberespionnage, influençant les
opinions publiques, pesant dans
l’ombre sur la vie politique et le
monde des affaires.
Les services de renseignement
n’ont pas le monopole des campa-
gnes de désinformation. Aux cô-
tés des grands organes de propa-
gande russes, iraniens ou occi-
dentaux, une galaxie d’acteurs
privés propose leurs services,
contre rémunération, pour me-
ner des opérations. Plus ou moins
réussies, plus ou moins discrètes,
elles servent les intérêts d’entre-
prises, de candidats à des élec-
tions ou de personnalités.
Certaines de ces sociétés ont
­pignon sur rue et proposent des
« campagnes non attribuées »,
c’est-à dire difficilement traça-
bles, et du « marketing d’in-
fluence » ­relativement légaux, à
défaut d’être éthiques, à l’aide de
tribunes placées dans des maga-
zines et de faux comptes sur les
réseaux sociaux. D’autres, plus
discrètes et liées à l’écosystème
sécuritaire, notamment en Israël,
offrent tout l’éventail des opéra-
tions menées par des services
de renseignement.
Pour quelques centaines de mil-
liers ou quelques millions d’euros,
elles proposent toutes les armes
pour détruire la réputation d’un
adversaire politique ou d’un
­concurrent, voire pour l’envoyer
en prison : piratage de sa boîte
­e-mail ou de ses réseaux sociaux,
création de faux documents pour
l’impliquer dans un scandale
­financier ou sexuel, publication
de tribunes à charge, organisa-
tion de fausses manifestations,
« tapis de bombes » de messages
accusateurs sur les réseaux so-
ciaux, attaques informatiques
par déni de service…
Pour la première fois, des jour-
nalistes du consortium coor-
donné par Forbidden Stories
Des structures
liées à l’écosystème
sécuritaire offrent
tout l’éventail des
opérations menées
par des services
de renseignement
ont pu avoir accès à des présenta-
tions détaillées des outils et ser-
vices proposés par ces entrepri-
ses, en se faisant passer pour
des clients potentiels cherchant
à influencer l’opinion dans
des pays d’Afrique francophone
pour le compte d’une grande so-
ciété. Au fil d’une série de rencon-
tres, un groupe en particu-
lier, baptisé « Team Jorge », leur a
­p roposé de monter des
­opérations de désinformation
­extrêmement élaborées pour
servir les intérêts de leur client,
en ayant recours à des outils de
piratage sophistiqués et à un gi-
gantesque vivier d’avatars, de
faux profils techniquement très
aboutis, ­présents sur tous les
grands réseaux sociaux.
Malgré les efforts bien réels des
géants du numérique pour limi-
ter la prolifération de faux comp-
tes sur leurs plates-formes,
Team Jorge a pu bâtir, avec une
facilité déconcertante, plusieurs
dizaines de milliers de faux pro-
fils, conçus sur mesure pour ré-
pondre aux besoins de leurs
clients, qui ont pu créer, en quel-
ques clics, des groupes de faux
écologistes américains, de faus-
ses militantes féministes cana-
diennes ou de faux fermiers
du Zimbabwe.
Méthodes du KGB
Le Monde et ses partenaires ont
pu remonter la trace d’une
­vingtaine d’opérations menées
par ce groupe pour le compte
de dif­férents clients. Cette ana-
lyse montre que la désinforma-
tion a, elle aussi, connu son ubé-
risation : si des clients politiques
apparaissent, notamment en
Afrique, la vaste majorité des
acheteurs de ces services sem-
blent être des acteurs privés,
qui tirent parti des méthodes
mises au point et perfectionnées,
il y a plus de cinquante ans, par le
KGB soviétique.
Une ubérisation des techniques
d’espionnage et de désinforma-
tion qui aboutit parfois à des si-
tuations confinant au ridicule,
tant ces outils sont désormais uti-
lisés pour des motifs mesquins :
règlements de comptes entre
­millionnaires, campagnes pour
flatter la réputation de riches
commanditaires… Mais une évo-
lution qui permet aussi à des can-
didats à des élections locales, à
des personnalités visées par des
sanctions internationales ou à
des criminels en fuite de manipu-
ler et tromper le grand public.
En vendant, officiellement, de
simples services de conseil et de
communication, les sociétés qui
composent ce nouveau secteur
échappent par ailleurs aux régle-
mentations, déjà vivement criti-
quées, qui entourent le marché
international de la sécurité, et
peuvent ainsi échapper aux re-
gards des autorités. Elles parvien-
nent aussi, grâce à d’importants
investissements techniques, à
contourner les protections mises
en place par tous les grands ré-
seaux sociaux pour limiter les
créations de faux comptes, dans
une relative impunité. Dans le
cas de Twitter, malgré les pro-
messes répétées d’Elon Musk de
débarrasser le réseau social de
ses faux comptes lors de son ra-
Pixels | 19
▶▶▶
Certaines campagnes
semblent n’avoir
eu aucun impact
concret. D’autres
ont créé de graves
problèmes à des
militants ou à des
chefs d’entreprise
chat, les milliers d’avatars identi-
fiés durant cette enquête sont
toujours actifs.
Cette plongée dans les arcanes
des mercenaires de la désinfor-
mation montre cependant aussi
que, comme souvent dans le sec-
teur de la sécurité, les beaux dis-
cours des vendeurs ne sont pas
toujours ­fidèles à la réalité.
De nombreuses campagnes me-
nées par Team Jorge semblent
n’avoir eu aucun impact concret,
et fonctionnent dans un vase clos
où des avatars parlent à d’autres
avatars sans jamais susciter l’in-
térêt du public. D’autres, en re-
vanche, ont créé de graves problè-
mes à des militants politiques ou
à des chefs d’entreprise. Tout
est gris, dans ce secteur où les ci-
bles des campagnes ne sont pas
toujours des personnalités très
recommandables.
Mais toutes ces opérations
ont pour point commun d’entre-
tenir ou de susciter le confusion-
nisme. Les avatars font chan-
ger la perception d’une informa-
tion, cherchent à déstabiliser des
­institutions ou des entreprises,
surjouent l’importance de scan-
dales ou les minorent. Ils instru-
mentalisent des thématiques
majeures, comme #metoo ou le
changement climatique, dans le
but de faire avancer la cause d’un
riche client, dans une sorte de jeu
grandeur réelle dans lequel la
­vérité n’a aucune valeur et
aucun intérêt.
Experts complaisants
Seuls, ces mercenaires ne pour-
raient pas grand-chose. Ils existent
dans un écosystème. Ainsi, l’offi-
cine Team Jorge est intimement
liée au complexe sécuritaire israé-
lien, où elle trouve un vivier d’em-
ployés et de précieux contacts
pour décrocher des marchés. Dans
ce secteur très concurrentiel, des
acteurs existent aussi au Proche-
Orient, en Afrique francophone et
dans les pays occidentaux.
Le Monde et ses partenaires ont
ainsi découvert des campagnes
ciblant parfois directement des
entreprises françaises ou leurs
intérêts, menées par des acteurs
qui n’ont pas toujours pu
être identifiés avec certitude.
L’activité de ces groupes ne pour-
rait pas exister sans toute une
­galaxie d’intermédiaires et de
prestataires, pour ­certains fran-
cophones ou français, qui per-
mettent la publication de faux
articles et le « nettoyage de
­réputation », ou encore de jour­-
nalistes et « d’experts » complai-
sants, qui acceptent de relayer
les arguments des désinforma-
teurs professionnels. p
Da. L. et Fl. Re.

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O p é r at i o n « S t o r y K i l l e r s »
Les cibles d’une usine à « fake news »
Milliardaires, lanceurs d’alerte, criminels, opposants politiques ont fait l’objet d’opérations mensongères
O
n trouve un peu de tout, dans les cibles des campagnes de désinformation pour lesquelles de riches
clients se sont adjoint les services de « Team Jorge », cette discrète officine israélienne dont
Le Monde et ses partenaires, coordonnés par Forbidden Stories, ont pu analyser l’infrastructure.
Au cœur de son activité, se trouve notamment la plate-forme AIMS (pour « Advanced Impact Media
Solutions »), un réseau de 30 000 faux profils très aboutis sur Twitter, Facebook ou Reddit, utilisés pour diffuser
des infox. Ces dernières visent aussi bien des hommes d’affaires que des politiciens, des lanceurs d’alerte ou
des suspects de crimes. Voici six exemples d’opérations montées par ces mercenaires de la désinformation.
Peter Nygard
Objectif : attaquer
ce milliardaire canadien
accusé de crimes sexuels
Qui est-il ? Peter Nygard, qui a fait
fortune dans la mode, est accusé
par de nombreuses femmes, pour
certaines mineures au moment
des faits, d’agression sexuelle ou
de viol – accusations corroborées
par de multiples éléments maté-
riels, d’après le FBI américain. Dé-
but 2020, Team Jorge lance une
vaste campagne d’influence en li-
gne pour mettre ce dossier en haut
de l’agenda médiatique. M. Nygard
est, depuis décembre 2020, en pri-
son, en attente de jugement.
Le mode opératoire Le réseau
d’avatars a été utilisé pour diffuser
largement des liens vers un site
d’attaque, Nygardrapestories.com,
aujourd’hui hors ligne, contenant
de nombreux articles accusant le
milliardaire. Des dizaines de faux
comptes ont aussi été mobilisés
pour interpeller des journalistes,
des stars et des partenaires des en-
treprises de Peter Nygard sur les
accusations dont il est l’objet ; une
partie de la campagne a plus parti-
culièrement visé Oprah Winfrey, la
célèbre présentatrice américaine,
qui avait consacré un sujet au
­milliardaire dans les années 1990,
soit bien avant que les premières
­accusations n’émergent, pour
­l’inciter à dénoncer publiquement
le milliardaire.
L’efficacité Modérée. Peter
Nygard était déjà, depuis au moins
2018, dans le collimateur de la
­justice aux Etats-Unis et au Ca-
nada, mais la campagne semble
avoir été remarquée – un article de
Newsweek sur le sujet en incluait
plusieurs tweets.
Les suspects Parmi les clients pos-
sibles figure un autre milliardaire,
l’Américain Louis Bacon. Les révé-
lations de plusieurs femmes accu-
sant M. Nygard ont été encoura-
gées par M. Bacon, qui a financé
leurs déplacements pour témoi-
gner et embauché des détectives
privés pour enquêter sur l’affaire.
Les deux milliardaires sont en
conflit ouvert depuis des années,
sur fond de querelles de voisinage
aux Bahamas, où ils possèdent
tous deux de luxueuses propriétés
attenantes. Sollicités, les avocats
de M. Bacon n’ont pas donné suite.
Xavier Justo
Objectif : détruire
la réputation de ce lanceur
d’alerte suisse
Qui est-il ? En 2015, Xavier Justo,
un banquier suisse travaillant
en Malaisie, avait levé le voile sur
ce qui allait devenir le scandale
de corruption « 1MDB ». Ses révéla-
tions contribueront à la défaite
électorale, en 2018, du premier mi-
nistre malais, Najib Razak, directe-
ment impliqué dans cette affaire
de détournement de fonds.
Le mode opératoire Fin 2020, un
site et une chaîne YouTube usur-
pant l’identité de Xavier Justo sont
mis en ligne ; ils le présentent
comme un mercenaire qui a agi
uniquement dans le but de s’enri-
chir, dont la parole n’est pas fiable,
et recyclent des aveux du banquier
suisse, obtenus selon lui sous la
contrainte lorsqu’il avait été arrêté
en Thaïlande peu après ses révéla-
tions. Ce site et cette chaîne sont
largement diffusés sur les réseaux
sociaux, par les avatars de Team
Jorge, dans le cadre d’une opéra-
tion plus large de diffamation, le
traitant de voleur, de drogué, de
maître-chanteur…
L’efficacité Inconnue. Le but pré-
cis de la campagne reste flou.
Les suspects Plusieurs figures im-
pliquées dans le scandale 1MDB
peuvent avoir eu intérêt à tenter
de décrédibiliser Xavier Justo, à
commencer par l’ancien premier
ministre Najib Razak – cependant,
à la date de cette campagne, il était
en prison. L’homme d’affaires
sino-malaisien Jho Low, figure-clé
du scandale et aujourd’hui en
fuite, pourrait aussi avoir eu inté-
rêt à s’attaquer au lanceur d’alerte.
Tomas Zeron
Objectif : défendre
cet ancien responsable
de la police mexicaine
Qui est-il ? Tomas Zeron de Lucio
est une ex-personnalité de la po-
lice au Mexique. Ancien membre
du bureau du procureur de l’Etat
de Mexico, il a été, de 2013 à 2016,
le directeur de l’Agencia de Inves-
tigacion Criminal (AIC), un corps
administratif à l’époque nouvelle-
ment créé et chargé de centraliser
les enquêtes criminelles fédérales.
En 2016, Tomas Zeron a démis-
sionné, sur fond de scandale en-
tourant sa gestion de l’enquête
sur le scandale des quarante-trois
­étudiants disparus d’Ayotzinapa
en 2014. Soupçonné de falsifica-
tion de preuves et de torture, l’an-
cien directeur de l’agence est
aujourd’hui visé par un mandat
d’arrêt international d’Interpol,
et réside en Israël.
Le mode opératoire Au cours de
l’été 2020, une quarantaine de
comptes Twitter et plusieurs pro-
fils Facebook attribués à Team
Jorge ont commencé à publier des
articles et des vidéos dressant un
portrait embelli de Tomas Zeron,
le présentant comme un enquê-
teur compétent ayant œuvré avec
efficacité contre le crime organisé
et étant victime d’une cabale poli-
tique. Certains avatars affirment
qu’aucun mandat d’arrêt n’a été
émis contre l’ancien policier, ar-
guant que sa notice rouge est ab-
sente du site d’Interpol. Au moins
un article qui pourrait avoir été
écrit directement pour le compte
de Team Jorge, et publié en ligne
en juin 2020, chante les louanges
de l’ancien directeur de l’AIC et af-
firme que le président Andres Ma-
nuel Lopez Obrador (« AMLO ») est
corrompu par les cartels mexi-
cains et mène une campagne poli-
tique contre d’anciens enquê-
teurs, et en particulier M. Zeron.
L’efficacité Vraisemblablement
nulle. Les articles créés directe-
ment pour le compte de la campa-
gne n’ont pas trouvé d’écho sur
les réseaux sociaux en dehors des
faux profils gérés par la plate-
forme AIMS.
Les suspects Le premier com-
manditaire possible est Tomas Ze-
ron lui-même, tout d’abord parce
que la campagne est entièrement
­consacrée à chanter les louanges
de l’ancien enquêteur et à atta-
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
quer le président « AMLO », pré-
senté comme à l’origine des pour-
suites contre lui. Tomas Zeron a,
par ailleurs, des liens avec l’indus-
trie de la cybersécurité israé-
lienne, l’agence qu’il a dirigée
étant accusée d’avoir acheté une
licence du logiciel espion Pegasus,
développé par la société NSO.
Ses avocats affirment qu’il « n’est
responsable d’aucune campagne
de publicité en sa faveur ».
Gavin Newsom
Objectif : décrédibiliser
la politique énergétique de
ce gouverneur de Californie
Qui est-il ? Gouverneur de Califor-
nie depuis 2018, ancien maire de
San Francisco et poids lourd du
Parti démocrate américain.
Le mode opératoire En septem-
bre 2022, dans la dernière ligne
droite de la campagne électorale
durant laquelle Gavin Newsom est
candidat à sa propre succession,
des dizaines de faux comptes
­Facebook et Twitter, se présentant
comme ceux de défenseurs de l’en-
vironnement, s’en prennent à la
politique énergétique du gouver-
neur. Ils lui reprochent notam-
ment de refuser de développer da-
vantage le nucléaire – la Californie
ne compte qu’une seule centrale
nucléaire, à Diablo Canyon, dont
la licence a été renouvelée de jus-
tesse du fait de risques sismiques.
Une pétition s’attaque à l’inaction
supposée de M. Newsom, alors que
la Californie, dont le réseau électri-
que est en mauvais état, connaît
des pannes fréquentes. De haut en bas et de gauche à droite : Xavier Justo, ex-banquier et lanceur d’alerte suisse ;
L’efficacité Modérée. La pétition Changpeng Zhao, PDG sino-canadien de Binance ; Peter Nygard, milliardaire canadien ;
a recueilli plusieurs milliers de si- Tomas Zeron, ­ancien chef de la police mexicaine ; Alexander Zingman, homme d’affaires bié-
gnatures, mais ne semble pas lorusse ; Gavin Newsom, gouverneur de Californie. Léa Girardot, d’après AFP, Getty images, Memphus Bastripon
avoir eu d’impact tangible sur la
politique énergétique de l’Etat.
Les suspects La période d’activité book et Twitter appartenant au ré- manditaire probable. M. Fishman ­ ttaquant la décision de Binance
a
des faux comptes est intrigante ; seau AIMS sont utilisés pour pu- comme M. Zingman ont, de lon- et son PDG Changpeng Zhao. En
ils ont principalement été publiés blier une série de messages, en gue date, des relations dans les mi- parallèle, d’autres avatars publient
à l’été 2022, durant la dernière russe et en anglais, vantant le ta- lieux ultraconservateurs israé- des échanges élaborés, expliquant
­ligne droite de la campagne pour lent d’homme d’affaires d’Alexan- liens et l’industrie cyber. Sollicité, que Nexo est une entreprise d’ave-
l’élection du gouverneur de der Zingman. Les messages met- M. Zingman nie avoir jamais uti- nir et dont les produits sont sûrs ;
­Californie. Mais, à cette époque, le tent en avant le succès de bus élec- lisé un service de faux comptes ou ils affirment aussi que les poursui-
seul candidat ouvertement pro- triques qu’il produit, ou le remer- de fausses informations, et expli- tes ­lancées par la justice améri-
nucléaire, l’« écomoderniste » Mi- cient d’avoir apporté de l’aide que avoir été lui-même la cible de caine ­contre l’entreprise pour
chael Shellenberger, est hors humanitaire au Zimbabwe après campagnes de désinformation. manquements aux lois sur les in-
course – il est arrivé en troisième le passage du cyclone Idai, en 2019. vestissements sont le fait d’un
place de la primaire démocrate, Une campagne parallèle s’en prend complot de concurrents.
début juin, avec 4,1 % des voix. Et avec violence à un autre ressortis- Nexo L’efficacité Faible. Binance n’est
la centrale de Diablo Canyon a déjà sant biélorusse : Vitali Fishman, pas revenu sur sa décision ; les
obtenu une prolongation. Une lui aussi proche du régime de Lou- Objectif : soutenir la société ­enquêtes se poursuivent contre
autre piste est celle de construc- kachenko. Les deux hommes, de cryptomonnaies Nexo. Le cours du stablecoin de
teurs de centrales – les avatars van- ­suspectés d’être liés à des trafics face à Binance l’entreprise s’est plus ou moins
taient spécifiquement les avanta- d’armes en Afrique, sont à l’épo- Qui sont-elles ? Binance est la stabilisé. Si la campagne était assez
ges des réacteurs à sels fondus, que en plein conflit. plus grande société d’échange élaborée dans son discours, elle a
une technologie maîtrisée par une L’efficacité Difficile à estimer. de cryptomonnaies au monde. aussi commis des erreurs grossiè-
poignée d’entreprises seulement. En 2021, M. Zingman sera briève- Elle permet d’acheter ou de ven- res, en se trompant par exemple
ment détenu en République dé- dre des bitcoins, ethereums et dans l’orthographe du compte
mocratique du Congo pour des autres cryptoactifs contre des Twitter du patron de Binance.
Alexander Zingman soupçons de trafic d’armes, puis monnaies classiques. Nexo est Les suspects La campagne bénéfi-
remis en liberté sans qu’aucune une société de prêts gagés sur ciait surtout à Nexo, mais pourrait
Objectif : promouvoir charge soit retenue contre lui. des cryptomonnaies, qui gère avoir été le fait d’un important
cet homme d’affaires Les AIMS n’étaient vraisemblable- par ailleurs son propre stablecoin ­investisseur dans le stablecoin de
biélorusse ment pas le seul outil utilisé dans (une cryptomonnaie adossée à l’entreprise, voire de Team Jorge
Qui est-il ? Homme d’affaires bié- ce conflit. En janvier 2022, M. Fish- un collatéral, actif ou monnaie fi- ­elle-même – l’officine israélienne a
lorusse, réputé proche de l’auto- man avait porté plainte contre X duciaire), aussi appelé le nexo. affirmé utiliser parfois ses avatars
crate au pouvoir Alexandre Louka- aux Etats-Unis, se disant être la Le mode opératoire Le 5 septem- pour influer sur le cours de crypto-
chenko, Alexander Zingman est, ­cible d’une vaste campagne de bre 2022, Binance annonce qu’il monnaies. Nexo assure « n’avoir
depuis deux décennies, très actif ­diffamation en ligne. Les sites et convertira désormais automati- jamais utilisé de services de ce type.
en Afrique, et plus spécifiquement comptes sur les réseaux sociaux quement un certain nombre de Il serait inimaginable qu’une entre-
au Zimbabwe, dont il est consul mentionnés par la plainte sont di- stablecoins en son propre stable- prise ayant plusieurs millions d’uti-
honoraire. Il était l’un des artisans rectement liés à l’architecture de coin binance. La décision est jugée lisateurs, qui gère des milliards
d’une série d’accords commer- faux comptes de Team Jorge. anticoncurrentielle par les émet- d’euros de fonds, et dispose de di-
ciaux ayant directement bénéficié Les suspects Le fait qu’un même teurs des stablecoins concernés, zaines de licences de régulation,
au fils de M. Loukachenko. réseau louait les mérites d’Alexan- dont Nexo. Dans les jours suivants, ait recours à de tels services ». p
Le mode opératoire Au début de der Zingman tout en attaquant des avatars du réseau AIMS pu- Damien Leloup
l’été 2020, de faux comptes Face- l’un de ses rivaux en fait un com- blient des dizaines de messages et Florian Reynaud
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
De YouTube à BFM-TV, mensonges sur les yachts russes à Monaco
Une campagne incluant de fausses manifestations et des sujets télévisés a visé, fin 2022, les sanctions contre les navires des oligarques
L’ Union européenne an-
nonce un nouveau train de
sanctions contre la Russie
(…) qui font craindre le pire
aux constructeurs de yachts à
­Monaco ; le gel des avoirs des oli-
garques met leur secteur en grande
difficulté. (…) [Ils] en appellent au
prince Albert pour éviter de couler :
10 000 emplois sont en jeu sur la
Côte d’Azur. » De prime abord,
cette séquence d’un journal de la
nuit, diffusée sur BFM-TV à la fin
de 2022, n’a rien de particulier si-
non un ton un peu étonnant. Sauf
que le texte, lu par le présentateur
Rachid M’Barki, n’a pas été écrit
par la rédaction de la chaîne mais
par un agent d’influence tra-
vaillant pour le compte d’un client
d’une entreprise israélienne spé-
cialisée dans les campagnes de
­désinformation. Le Monde et ses
partenaires ont enquêté durant
plusieurs mois, au sein du consor-
tium Forbidden Stories, sur cette
mystérieuse entreprise, surnom-
mée « Team Jorge ».
Tout, ou presque, est faux dans
cette séquence diffusée par
BFM-TV dans la nuit du 16 au
17 décembre 2022. Celle-ci est, en
réalité, la partie émergée d’une
Les Israéliens de « Team Jorge » derrière
les infox de Rachid M’Barki sur BFM-TV
L’enquête menée par « Le Monde » et ses partenaires a permis la découverte de plusieurs
séquences non validées par la chaîne, mais diffusées à l’antenne par le présentateur
I
l n’y a eu aucune annonce of-
ficielle mais, parmi les deux
cent cinquante journalistes
de BFM-TV, l’information se
répand très vite : mercredi 11 jan-
vier, Rachid M’Barki, présentateur
du « Journal de la nuit » de la
­première chaîne d’information
en continu, s’est vu demander par
sa direction de ne plus passer à
l’antenne. M. M’Barki, figure histo-
rique de BFM-TV, conserve son
­salaire, en attendant les résultats
d’une enquête interne.
Il est soupçonné d’avoir diffusé,
à plusieurs reprises durant l’année
écoulée, des sujets non validés par
la rédaction en chef de la chaîne,
possiblement pour le compte de
gouvernements étrangers. L’inté-
ressé se défend d’avoir été rému-
néré, et assure avoir « passé » ces
sujets uniquement pour rendre
service à une connaissance, Jean-
Pierre Duthion, un intermédiaire
français spécialisé dans les campa-
gnes d’influence.
Plusieurs de ces séquences sem-
blent toutefois reliées à un autre
acteur, qui n’opère pas en France
mais en Israël. A Tel-Aviv, « Team
Jorge », une officine spécialisée
dans la désinformation, propose à
ses clients tous les services d’une
agence de renseignement privée.
Depuis plusieurs mois, le consor-
tium de journalistes du projet
« Story Killers », piloté par Forbid-
den Stories et dont font partie
Le Monde et Radio France, enquête
sur cette mystérieuse société, qui
ne semble avoir aucune existence
légale et a été créée par d’anciens
du Mossad et de l’armée israé-
lienne. Il a identifié une vingtaine
d’opérations de désinformation
au profit d’Etats, d’entreprises
ou de riches individus.
Parmi elles, deux séries de vi-
déos diffusées à grande échelle par
campagne de désinformation
complexe, née d’un règlement de
comptes entre entreprises de
yachting sur fond de guerre en
Ukraine. Un dossier dans lequel
se croisent des oligarques pro-
ches du président russe Vladimir
Poutine, un youtubeur spécialisé
dans les bateaux de luxe, de faus-
ses manifestations à Londres et
à Monaco, plusieurs centaines
de faux profils sur les réseaux so-
ciaux… et M. M’Barki.
Dénigrement d’un youtubeur
Diffusées tard le soir, ces séquen-
ces de BFM-TV ont connu une
deuxième vie sur les réseaux
­sociaux, où s’est chargé de large-
ment les diffuser un réseau d’ava-
tars contrôlés par Team Jorge. Ces
comptes Twitter ou Facebook
­parfois élaborés, anglophones et
francophones, montrent un vif
intérêt pour le secteur du
yachting et ont, en partie, été
créés pour l’occasion, juste avant
le début de la campagne. Mais ces
profils ne se contentent pas de dé-
fendre les petites mains de l’in-
dustrie du yachting : ils s’en pren-
nent aussi frontalement à une en-
treprise ­basée à Londres, Burgess
de faux comptes Twitter et Face-
book contrôlés par Team Jorge
­intriguent particulièrement les
journalistes français. Présentées
comme des extraits d’un journal
de BFM-TV, elles reprennent au
mot près les mêmes arguments
que deux campagnes de Team
Jorge : l’une critiquant les saisies
de yachts russes, l’autre attaquant
l’ancien procureur général du
­Qatar Ali Bin Fetais Al-Marri.
Montages ? Images truquées ?
Ou séquences vraiment passées
à l’antenne ? Début janvier, le
­consortium contacte BFM-TV pour
en avoir le cœur net. La chaîne
comprend immédiatement que
ces séquences ont bien été diffu-
sées et qu’elles posent de gros pro-
blèmes ; elle identifie rapidement
d’autres brèves douteuses, à la
gloire notamment du général
­soudanais Mohammed Hamdan
Daglo ou vantant les mérites du
« Sahara marocain », appellation
connotée utilisée par Rabat pour
revendiquer la souveraineté, très
contestée, sur le Sahara occidental.
« Libre arbitre éditorial »
Marc-Olivier Fogiel, directeur gé-
néral de BFM-TV, convoque alors
Rachid M’Barki, d’abord « pour lui
demander ce que [ces brèves] font
à l’antenne », détaille-t-il au con-
sortium : « Il m’explique assez rapi-
dement qu’elles lui sont proposées
par un intermédiaire et que c’est
son libre arbitre éditorial [de les dif-
fuser]. Il pense qu’elles ont du sens,
éditorialement (…) C’est suffisam-
ment problématique pour que
nous lancions un audit interne qui
essaie de décortiquer tout ça. »
L’audit interne est toujours en
cours mais, selon Marc-Olivier
­Fogiel, « il n’y aurait pas de compli-
cités internes. C’est un journaliste
qui décide de donner des infos et
Yachts, qui loue des bateaux de
luxe. Elle est accusée, à grand ren-
fort de mèmes un peu ratés, de
collaborer avec des oligarques
russes sanctionnés et d’être « cou-
verte » par un youtubeur britanni-
que, eSysman. Avec ses 232 000
abonnés, c’est l’un des vidéastes
les plus connus du petit monde
du yachting. Ces derniers mois,
lui et son équipe ont publié plu-
sieurs vidéos documentant les
confiscations de yachts apparte-
nant à des oligarques proches du
Kremlin, répertoriant les déplace-
ments de navires, inventoriant les
changements de propriétaire.
La campagne contre eSysman a
pris la forme de messages sur les
réseaux sociaux et, surtout, d’une
série de faux articles, en français
sur le site News365 ou en anglais,
l’accusant d’être rémunéré par
Burgess Yachts pour diffamer
d’autres sociétés de yachting.
Les moyens mis en œuvre pour
s’attaquer à Burgess Yachts et à
eSysman sont très importants, les
auteurs de la campagne de déni-
grement allant ­jusqu’à organiser
deux « happenings » en septem-
bre 2022 pour accréditer leurs
­accusations. D’abord, une fausse
qui le fait de son propre chef,
en contournant les règles de mise
à l’antenne ». L’identité de « l’inter-
médiaire », elle, est cependant
bien établie pour la plupart des sé-
quences : textes et parfois images
ont été fournis par Jean-Pierre Du-
thion, ancien consultant média et
fixeur pour les journalistes fran-
cophones à Damas, au début de la
guerre en Syrie, devenu, depuis,
lobbyiste. M. Duthion a aussi été,
en janvier, chroniqueur invité sur
un site d’information, News365,
qui a relayé la plupart des séquen-
ces « placées » dans le journal de
la nuit de M. M’Barki, dont certai-
nes concernant les yachts des oli-
garques russes et l’ancien procu-
reur général du Qatar.
Jean-Pierre Duthion nie formel-
lement avoir rémunéré des jour-
nalistes. Pourtant, selon les infor-
mations du projet « Story Killers »,
un autre journaliste de BFM-TV
dit avoir été contacté par l’ancien
fixeur ces dernières années : il lui
proposait de le payer pour faire
passer des sujets.
Début février, lorsque la suspen-
sion de M. M’Barki est rendue
­publique par Politico, Libération et
plusieurs autres médias se pen-
chent sur le rôle de M. Duthion.
Les articles achèvent de précipiter
un conflit qui court depuis déjà
deux mois dans le microcosme
français des intermédiaires en
opérations d’influence. En no-
vembre 2022, certains d’entre eux,
dont Jean-Pierre Duthion et
l’homme d’affaires Kamal Benali,
se sont envolés à Dubaï dans le but
d’y rencontrer des représentants
du général ­soudanais Moham-
med Hamdan Daglo, dit « He-
metti ». Ce dernier envisage une
candidature à la présidence de son
pays malgré des accusations très
documentées de crimes de guerre.
manifestation devant les locaux
de la société, à Londres, dont les
images ont été abondamment dif-
fusées en ligne par les avatars de
Team Jorge – une poignée de per-
sonnes portant des pancartes et
cachant leur visage, restées quel-
ques minutes sur place. Puis un lâ-
cher express de tracts anonymes
dans les travées d’un salon du
yachting à Monaco, accusant Bur-
gess Yachts de collaboration avec
la Russie et de contribuer à « mas-
sacrer des enfants ukrainiens ».
C’est, en fait, tout un écosys-
tème, un peu artisanal mais
structuré, que les auteurs de la
campagne ont mis en place : le
lancer de tracts comme les atta-
ques contre eSysman ont été mis
en scène par Rachid M’Barki dans
des sujets du « Journal de la nuit »
de BFM-TV, séquences elles-mê-
mes utilisées comme « preuves »
dans des articles à charge sur le
site News365, articles qui seront
ensuite largement diffusés par les
avatars sur les réseaux sociaux.
Sur Reddit, plusieurs comptes liés
à Team Jorge ont aussi publié de
longs textes élaborés, cherchant
à montrer que les sanctions dé-
truisaient des emplois à Monaco.
L’audit interne est
toujours en cours.
Mais, Selon le
Directeur général
Marc-Olivier Fogiel,
« il n’y aurait pas
de complicités
internes »
Les intermédiaires français pré-
sentent un projet clés en main
pour redorer l’image de « He-
metti » en France et dans le
monde : diffusion de reportages à
sa gloire dans de grands médias,
organisation d’une visite de dépu-
tés à Khartoum… Un plan marke-
ting qui serait rendu possible par
les « accès privilégiés » dont dis­-
poseraient les intermédiaires « à
­Matignon, à l’Elysée, au Kremlin et
à la Maison Blanche ». C’est dans
ce cadre que M. Duthion aurait de-
mandé à Rachid M’Barki de diffu-
ser à l’antenne une séquence sur
le Soudan, pour montrer à son
client potentiel l’étendue de ses
capacités, selon une source ayant
eu ­connaissance du déroulement
de ce voyage.
Las, le client ne mord pas à l’ha-
meçon et le groupe se déchire sur
fond d’accusations croisées. Dé-
but 2023, des portraits peu flat-
teurs de Kamal Benali sont diffu-
sés sur plusieurs médias tra-
vaillant régulièrement avec Jean-
Pierre Duthion. On y trouve ainsi
News365, mais aussi La Revue de
l’Afrique et Le Journal de l’Afrique.
Selon des constatations techni-
ques, ce dernier site est relié à l’in-
frastructure d’Ureputation, une
Qui se cache derrière cette cam-
pagne d’ampleur ? « Ces articles
créés de toutes pièces pour atta-
quer notre chaîne ont probable-
ment été écrits par des personnes
liées à des entreprises qui risquent
de perdre énormément d’argent à
cause des sanctions en cours, es-
time l’équipe d’eSysman, jointe
par Le Monde. Ils choisissent donc
d’attaquer le messager. »
Proches de Poutine
Aucun élément ne désigne avec
certitude le ou les clients de cette
opération. Mais, à l’automne
2022, les avatars de Team Jorge ne
se sont pas contentés d’attaquer
Burgess Yachts : ils ont aussi dif-
fusé largement un article flatteur
de 2019, consacré, par un site pro-
motionnel, à Julia Stewart, la di-
rectrice d’un concurrent de Bur-
gess Yachts, Imperial Yachts, par
ailleurs en conflit avec le youtu-
beur ­eSysman, qu’elle accuse de
mener une campagne contre elle.
Cette société, installée à Mo-
naco, a connu une année plus que
mouvementée. Le 6 juin 2022,
l’entreprise et son président, le
­citoyen russe (et frère de Julia
Stewart) Evgueni Kochman, ont
Pixels | 21
agence d’influence épinglée
en 2020 par ­Facebook et accusée
de tentative d’interférence dans
des élections en Tunisie.
Le jeu complexe d’intermédiai-
res, de pare-feu et de relations est
conçu pour rendre plus difficile
l’identification d’un donneur
­d’ordres. Cet hiver, depuis des bu-
reaux à Tel-Aviv, Tal Hanan, l’élusif
patron de l’officine israélienne
connu sous le pseudonyme de
« Jorge », n’a pas manqué de vanter
sa capacité à placer des séquences
sur BFM-TV. « Je peux passer [un su-
jet] à la télé, je vais vous montrer »,
a-t-il expliqué à des partenaires du
projet « Story Killers » s’étant fait
passer pour de potentiels clients.
Il a alors présenté sur un écran
un des sujets diffusés par Rachid
M’Barki sur les yachts des oligar-
ques russes à Monaco : « C’est la
­télévision française. » « C’est la
preuve » qu’il est capable, assène-
t-il, de glisser ses informations
dans des médias à large audience.
Jean-Pierre Duthion était-il un
intermédiaire de Team Jorge ? Au
cours de leurs rendez-vous avec
des journalistes du consortium,
les membres de l’organisation
ont, à plusieurs reprises, exagéré
l’étendue de leurs services.
Contactés, Jean-Pierre Duthion
comme Rachid M’Barki ont as-
suré ne pas connaître Tal Hanan
ou Team Jorge. M. Duthion cher-
che aujourd’hui à relativiser l’im-
portance de ses « placements »
d’images à BFM-TV, estimant,
dans une déclaration à Forbidden
Stories, que « parler d’ingérence
est une faute sémantique ». Selon
les informations du consortium,
ces séquences intéressent pour-
tant la direction générale de la
­sécurité intérieure. p
Damien Leloup
et Florian Reynaud
été placés sur la liste des sanc-
tions du département du Trésor
américain. Quelques jours plus
tôt, une enquête du New York Ti-
mes identifiait Imperial Yachts
comme le principal fournisseur
de services de yachting pour le
premier cercle des proches de
­Vladimir Poutine et comme un
intermédiaire-clé de la construc-
tion du Scheherazade, un super­-
yacht d’une valeur de 650 mil-
lions d’euros dont les services de
renseignement américains attri-
buent la propriété à Vladimir
Poutine lui-même.
A l’époque, l’entreprise affir-
mait n’avoir « jamais conclu de
contrats ou fourni de services à des
entités ou personnes sous le coup
de sanctions internationales ».
« Imperial Yachts n’a jamais parti-
cipé, directement ou indirecte-
ment, à une campagne ou à un
­réseau de désinformation », affir-
ment désormais les avocats de
l’entreprise.
Au-delà d’Imperial Yachts, les
messages diffusés par Team
Jorge, plus généralement, défen-
dent les oligarques propriétaires
de navires de luxe. p
Da. L. et Fl. Re.
22 | Horizons
L
e voilà qui apparaît sur l’écran en
faisant un bonjour de la main à
l’américaine, cheveux ras, lunet-
tes à fines montures, vêtu d’une
veste polaire comme s’il revenait
d’une balade en forêt. Derrière
lui, une bibliothèque comprenant quelques
livres reliés, un chapeau de paille accroché
sur l’un des montants. Carlos Tavares, 64 ans,
patron de Stellantis, fleuron de l’industrie
française et l’un des plus puissants groupes
automobiles du monde (Peugeot, Opel, Fiat,
Chrysler…), est chez lui au Portugal dans sa
« ferme », située à 45 minutes de l’aéroport
de Lisbonne. « Il vous faudrait les coordon-
nées GPS pour venir me voir », s’amuse-t-il. Il y
passe une semaine par mois en télétravail, à
enchaîner les réunions sur son iPad. Le reste
de son temps, il le consacre à l’Amérique du
Nord, à Detroit (Michigan), à l’Europe. La der-
nière semaine, il arpente le reste du monde.
Il ne s’excuse pas moins de deux fois pour
son retard, comme si nous allions nous of-
fusquer de la minute trente qu’il a mis à se
connecter. Cette première scène résume à
elle seule bien des traits de caractère d’un des
plus doués, des plus discrets et des mieux
payés (19 millions d’euros payés en 2022 ;
66,7 millions avec la rémunération de long
terme) des patrons européens : organisation
au cordeau, rigueur et ascétisme, raideur et
simplicité. Il a fallu négocier longtemps
avant qu’il n’accepte de parler de lui. Carlos
Tavares préfère discuter chiffres, stratégie ou
voitures. Pour les deux ans de la création de
Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et Fiat-
Chrysler, à quelques jours de l’annonce d’ex-
cellents résultats, il fait une exception. Il faut
dire que tout lui réussit. « Il a fait d’une entre-
prise à perte, un groupe ultra-performant et
rentable, c’est un grand industriel », résume le
ministre de l’économie, Bruno Le Maire.
Lorsqu’il accepte de prendre les rênes de Peu-
geot, en 2014, le groupe français est au bord
de la faillite : il ne doit sa survie qu’à un sau-
vetage de l’Etat et à l’entrée au capital du chi-
nois Dongfeng. « Tavares était l’homme qu’il
fallait à ce moment-là », se souvient l’ancien
ministre de l’économie Pierre Moscovici.
Ce dirigeant à la discipline de fer, qui
­contrôle strictement son alimentation et son
sommeil et que personne n’a jamais vu dans
une soirée mondaine ni dans une salle de
spectacle, ce « samouraï, obsédé par le travail,
exigeant, froid, rapide et d’une efficacité re-
doutable », ainsi que le décrit Pierre Mosco-
vici, a consacré toute sa vie à l’automobile, sa
passion au point qu’il passe plus d’un week-
end par mois à piloter des monoplaces ou
des voitures anciennes dans des compéti-
tions officielles, où sa femme, directrice de sa
petite écurie de course, l’accompagne, ther-
mos à portée de main. « C’est un vrai pilote de
circuit, qui sait faire la différence entre un bou-
lon en titane et un boulon en aluminium,
­confirme Bruno Le Maire. Il peut refuser un
rendez-vous avec un chef d’Etat parce qu’il a
une course prévue ce jour-là. »
Sur la page Facebook Carlos Tavares Auto-
motive Life & Vision, il se définit lui-même
comme un « petrol head », ces zinzins de bi-
Carlos Tavares,
pilote à la dure
L’ascétique PDG de Stellantis multiplie les réussites depuis
qu’il a rejoint le constructeur automobile français PSA,
en 2014. Mais ses succès ne se sont pas réalisés sans faire
grincer des dents au sein de son groupe
tume et de moteurs. Ses admirateurs aiment
raconter qu’il est capable de démonter et de
remonter une boîte de vitesses pour se dé-
tendre. Il a également acheté au Portugal, en
plus de plusieurs domaines viticoles, un ga-
rage spécialisé dans la restauration de
vieilles voitures, qui attire les riches collec-
tionneurs de l’Europe entière. Il a transmis
le virus automobile à l’une de ses trois filles,
Clémentine Antunes, directrice du marke-
ting du coréen Hyundai.
Vision darwiniste
Fils d’un comptable et d’une professeure de
français, Carlos Tavares s’est fait à la force du
poignet. Après des études d’ingénieur à Cen- « C’est un vrai
trale, il rentre directement chez Renault,
en 1981, où il gravit tous les échelons, puis pilote de circuit.
chez Nissan, de 2005 à 2011, dont il est res-
ponsable de la zone Amérique. Il est alors le Il peut refuser un
numéro deux d’un autre Carlos, le flam-
boyant Carlos Ghosn, et semble se contenter
rendez-vous avec
de ce rôle de l’ombre jusqu’à ce qu’il com- un chef d’État
prenne que son patron, dont le mandat ar-
rive à échéance en mai 2014, a l’intention de parce qu’il a une
rempiler. Interrogé par l’agence Bloomberg
le 14 août 2013, le jour de ses 55 ans, M. Tava- course prévue
res surprend le monde de l’automobile en ce jour-là »
montrant une autre facette de personnalité :
une extraordinaire ambition, peu visible der- Bruno Le Maire
rière les costumes gris – toujours le même ministre de l’économie
modèle — qu’il arbore en réunion : « A un
moment donné, vous avez assez d’énergie et
d’appétit pour devenir numéro un, lance-t-il.
Mon expérience serait bonne pour n’importe
quel constructeur. » Le message est clair, et les
crocs sont sortis : à lui le tour. Quinze jours
plus tard, il démissionne. Les Peugeot sau-
tent sur l’occasion pour le recruter.
Quand il rejoint le groupe PSA, le
1er avril 2014, il annonce son plan « back in the
race » (« de retour dans la course ») : retrouver
une trésorerie bénéficiaire, 2 % de marge et
éponger les dettes. Dès 2015, ses propres ob-
jectifs sont dépassés et la situation est assai-
nie. Les réussites s’enchaînent : rachat d’Opel
en 2017, puis fusion avec Fiat Chrysler et créa-
­
0123
­Jeudi 16­ février 2023
Carlos Tavares,
à Paris,
au Mondial
de l’automobile,
en octobre 2022.
Éric TSCHAEN/REA
On le dit « autoritaire », n’hésitant pas à virer
un collaborateur en quelques minutes ? Il rec-
tifie : « Je préfère le mot “leadership”, c’est plus
positif. Je n’aime pas les choses qui flottent, il
faut savoir tracer une direction. Je suis exigeant
pour protéger les salariés de l’entreprise et que
celle-ci soit pérenne. Il faut faire confiance aux
gens, leur demander des choses qu’eux-mêmes
se sentent incapables de faire. » Revendiquer
une certaine dureté ne lui pose aucun pro-
blème : « Quand je visite un site, je dis aux sala-
riés ce qui marche le moins bien », assume-t-il.
Après chaque réunion ou déplacement im-
portant, ses interlocuteurs sont invités à no-
ter leurs remarques anonymement et par
écrit : « Je demande à ma cheffe de cabinet de
me faire remonter uniquement le négatif. »
Une méthode qui lui permet de voir s’il a été
bien compris… ou s’il est allé trop loin.
Depuis quelque temps, ses concurrents
constatent en effet que de plus en plus de
hauts dirigeants de Stellantis en burn out
viennent toquer à leur porte. Chez Renault,
qui vend 2 millions de voitures dans le
monde contre 6 millions pour Stellantis et
dont les performances économiques sont
nettement inférieures, la direction des res-
sources humaines a ainsi eu la surprise de
constater un afflux inhabituel de candidatu-
res d’employés essorés par la pression quoti-
dienne et la crainte d’être viré du jour au len-
demain, prêts à renoncer à leur intéresse-
ment en échange d’un management plus
doux. « 10 % de départ, c’est une rotation nor-
male et nécessaire », tempère Carlos Tavares. Il
n’empêche qu’il a dû récemment imposer des
clauses drastiques de non-concurrence dans
les contrats de ses cadres pour les dissuader
de partir. « Les talents, c’est important, il faut
savoir les garder », insiste-t-il en souriant.
« Franc-parler »
A la différence de Carlos Ghosn, qu’il a eu
tout le loisir d’observer, il n’a pas un nu-
méro deux, mais trente-cinq, les principaux
cadres du groupe, avec lesquels il est en
­contact « par messages et par mails 24/24 et
tion de Stellantis en 2021. Pour l’année 2022, 7/7 ». « C’est un management assez particulier,
selon les analystes, la marge pourrait attein- comme dans une équipe sportive avec un
dre 12,8 %, le niveau de Mercedes. La famille coach et des joueurs sur le terrain », explique-
Peugeot, qui a accepté de perdre le contrôle t-il. Un moyen, surtout, de régner en maître
du groupe, n’en revient toujours pas. « La ra- absolu. Le télétravail lié au Covid-19 a ainsi
pidité avec laquelle il a redressé les comptes, été accueilli comme une bénédiction par le
on ne pensait pas ça possible, s’exclame Ro- PDG. « Le bilan est très positif, nous avons ga-
bert Peugeot, administrateur du groupe. Il a gné en efficacité, réduit les coûts des voyages,
explosé tous les compteurs ! » « Il est très cha- des espaces de bureaux et des émissions de
rismatique et entraîne les équipes. C’est un pa- CO2 », se félicite-t-il. Selon lui, chacun s’orga-
tron hors norme, un dirigeant exceptionnel », nise à sa façon, mais il évalue à deux ou trois
s’enthousiasme sa cousine Marie-Hélène jours la présence sur site de ses salariés qui se
Peugeot, ancienne membre du board PSA. Ja- relayent dans des espaces désormais parta-
mais, il est vrai, la famille n’aura touché gés, autant d’économies réalisées.
autant de dividendes. Mais à quel prix ? Depuis quelque temps, il se murmure que
Car tout le monde, chez PSA, n’est pas aussi Carlos Tavares serait en réalité « un faux hum-
dithyrambique. Pour réaliser de telles ble, qui est en fait très conscient de sa valeur et
prouesses, Carlos Tavares a bousculé la mai- ne touche plus terre avec ses résultats excep-
son : réduction du personnel, mise en tionnels », selon les termes d’un ancien de
­concurrence des usines entre elles, contrôle PSA. Les polémiques sur les montants farami-
drastique des coûts, pression sur les équi- neux de ses rémunérations ne semblent pas
pes. L’exigence du patron, dans les usines l’émouvoir : « Ce n’est pas moi qui les décide. »
comme dans les bureaux, n’est pas toujours Dans ses interviews, il n’hésite pas à attaquer
bien supportée. Dans une enquête menée frontalement le gouvernement, une posture
auprès des 260 000 salariés du groupe par assez peu habituelle chez les grands patrons.
l’institut Kantar, la note de bien-être au tra- « Je respecte les leaders politiques, mais quand
vail se révèle très moyenne : 6,2/10 dans le des erreurs sont commises, notamment en ma-
monde, à peine plus de 5/10 en France. En tière de mobilité, ma responsabilité est de dire
interne, on appelle d’ailleurs la méthode Ta- ce qui peut être mieux fait », assume-t-il, en re-
vares « Die Hard », comme la série de films connaissant son « franc-parler ».
avec Bruce Willis. De toute façon, personne, au gouverne-
Carlos Tavares revendique une vision darwi- ment, ne s’est jamais avisé à lui faire quelque
niste du monde de l’automobile, devenu ul- reproche que ce soit. « Mon rôle, en tant que
tra-compétitif : « Seuls les meilleurs vont survi- ministre, c’est que le maximum de voitures
vre », a-t-il répété au salon CES de Las Vegas, soit produites en France », abonde Bruno Le
début janvier, les yeux rivés sur la concur- Maire, pour lequel M. Tavares est « dur en né-
rence chinoise. « Je suis là pour faire réussir gociation, toujours à l’euro près », mais « tient
Stellantis. Quand je parle à un col bleu des ob- ses promesses et a une véritable vision straté-
jectifs que je fixe à son usine, je lui dis : “C’est gique ». Serait-il intouchable ? Certainement,
exigeant, mais si vous n’atteignez pas ses ob- tant que la performance est au rendez-vous.
jectifs, vous serez en péril. Seule la performance « J’ai un énorme avantage : ma carrière est der-
protège” », précise-t-il au Monde. Prenant acte rière moi », répond-il. Son mandat se termine
de « la brutalité du changement imposée à en 2026. La suite, il la construit au Portugal,
cette industrie confrontée à une succession de dans ses vignes, le porto, l’huile d’olive ou
chaos de toutes natures », il se fixe comme défi l’hôtellerie. Méthodiquement, comme tout
d’être le seul survivant et d’écraser ses concur- ce qu’il entreprend. p
rents. Et tant pis si ça fait mal. Sophie Fay et Vanessa Schneider
 Culture
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
« Les opéras vont connaître une hécatombe »
Loïc Lachenal, vice-président du syndicat Les Forces musicales, revient sur la crise structurelle du secteur
Entretien
M
ercredi 18 janvier,
l’Opéra national du
Rhin prévenait son
public qu’il rédui-
sait à une unique représentation
Le Conte du tsar Saltan, de Rimski-
Korsakov, à la place des deux qui
étaient prévues à Mulhouse, et
que la mise en scène serait rem-
placée par une version de concert.
Jeudi 2 février, c’était au tour de
l’Opéra de Rouen d’annoncer une
fermeture de cinq semaines (du
1er avril au 7 mai), entraînant l’an-
nulation de plusieurs concerts
et productions, dont la création
française de The Convert, de Wim
Henderickx. Le lendemain,
­Montpellier lui emboîtait le pas :
pour des raisons budgétaires, la
scène lyrique décidait de rempla-
cer la production des Scènes de
Faust, de Schumann, par un­« sim-
ple » Requiem de Verdi.
Inflation galopante, nouveaux
coûts liés aux tarifs de l’énergie,
des transports et des matériaux,
baisse des subventions, revalori-
sation du point d’indice des fonc-
tionnaires, fréquentation qui n’a
pas retrouvé son niveau de 2019 :
les maisons d’art lyrique alertent
sur une conjoncture qui menace
désormais leur fonctionnement.
Un constat fait par Loïc Lachenal,
directeur de l’Opéra de Rouen
et vice-président du syndicat pro-
fessionnel Les Forces musicales,
qui rassemble opéras, orchestres
et festivals.
Quel est l’état des lieux
aujourd’hui dans les opéras
de France ?
Dès la fin de l’été 2021, les mis-
sions lancées par le ministère de
la culture sur l’opéra, et sur les or-
chestres, pointaient une situation
dégradée et un danger de désé-
quilibre qui s’est encore accentué
depuis la reprise post-Covid dans
le contexte inflationniste que l’on
sait. Un rendez-vous a été pris
auprès de la ministre dès septem-
bre 2022, suivi d’une série d’aler-
tes, durant deux mois, sur des
­situations circonstanciées deve-
nues périlleuses. Silence radio.
Toujours sans réponse en fin
d’année, nous nous sommes ré-
solus à envoyer une tribune au
Monde, laquelle a été publiée le
19 décembre. D’autres avertisse-
ments ont été portés avec nos
partenaires du secteur public
(Syndeac), l’Association française
des orchestres et la Réunion des
opéras de France.
« Orphée et Eurydice » dans un au-delà sublimé
Une adaptation libre mais respectueuse de l’œuvre de Gluck, par la compagnie Miroirs étendus, est présentée à l’Athénée, à Paris
Opéra
A l’instar des classiques
de la littérature, certains
ouvrages de référence
dans le domaine de l’art lyrique
connaissent une diffusion en for-
mat de poche. Il en va ainsi pour le
célébrissime Orphée et Eurydice,
de Christoph Willibald Gluck (1714-
1787), donné, jusqu’au samedi
18 février, au Théâtre de l’Athénée,
à Paris, dans une adaptation qui
réduit l’orchestre à un groupe de
huit musiciens et le chœur à un
ensemble de quatre unités.
Une version de chambre, en
quelque sorte, et même de
­chambre funéraire puisque l’opéra
débute au moment où ­Orphée se
lamente près du ­tombeau d’Eu-
rydice, l’épouse qui lui a été enle-
vée le jour de ses ­noces. L’obscurité
est totale ­lorsque s’élèvent les pre-
mières notes mais on a l’impres-
sion de voir serpenter dans la fosse
« 77 % de
nos adhérents
ont des
problèmes
pour équilibrer
leur budget
en cours »
Dans cette tribune, vous
­évoquiez 90 % des établisse-
ments culturels contraints de
réduire, voire de suspendre,
leurs activités. Où en sommes-
nous, deux mois plus tard ?
Notre observatoire rapporte que
77 % de nos adhérents ont des pro-
blèmes pour équilibrer leur bud-
get en cours, certains attendant
même encore qu’il soit voté ! Si
on peut comprendre qu’il y ait
un peu de casse cette année, il ne
faut pas que les digues morales
­sautent au nom du contexte. C’est
surtout à la saison prochaine que
les opéras vont connaître une
­hécatombe – à bas bruit, puisque
le public n’en sera pas informé : ce
sont d’ores et déjà vingt-six pro-
ductions d’opéras annulées, le gel
d’une trentaine de postes de musi-
ciens (l’équivalent d’un orchestre
de chambre) et plus de cent vingt
représentations déprogrammées,
l’équivalent de la saison de deux
structures. On peut logiquement
en déduire que plus de cent mille
spectateurs seront « perdus ».
Le gouvernement a débloqué
beaucoup d’aides publiques
durant la pandémie. N’est-il
pas à craindre que cette
­succession de crises
ne ­devienne la norme ?
Ces crises conjoncturelles ne
doivent pas masquer les fragilités
devenues structurelles de nos
maisons. Cela n’est pas le reflet
d’une mauvaise gestion : les deux
tiers de nos adhérents ont mis
en place des plans de sobriété
qui ont généré des économies, hé-
las insuffisantes. Nous sommes
aussi allés au bout des modèles
vertueux, de l’écoconception des
décors à la mutualisation des ate-
liers, de la coproduction d’opéras
aux commandes partagées pour
la création. Quand on voit toutes
les missions dont nous avons été
dotés depuis vingt ans alors que
les financements ont stagné dans
le même laps de temps, on se dit
que l’opéra est le secteur culturel
qui s’est le plus impliqué dans la
un ver luisant. La cheffe, Fiona
Monbet, dispose-t-elle d’une ba-
guette prolongée par une lou-
piotte ? Si cette amorce magique
plonge d’emblée le spectateur
dans une vision de rêve, ce qu’il
entend l’ancre durablement dans
l’univers des limbes.
Sonorités filamenteuses, textu-
res immatérielles, contours fan-
tomatiques, l’activité des instru-
ments consiste à libérer d’insai-
sissables chimères tandis que
celle du chœur, incisif, tend à gra-
ver, dans le marbre des voix
­sépulcrales, l’énoncé de la triste
réalité. Une pulsation, ténue mais
inexorable, assure, par ailleurs,
le fondement symbolique du
drame en évoquant des batte-
ments de cœur. Pour faire enten-
dre la perte d’énergie d’une
­Eurydice promise à l’hibernation
éternelle ou pour suggérer la
­détermination croissante d’un
­Orphée en lutte contre la fatalité ?
A l’Opéra de Rouen, en octobre 2017. MARION KEMO
vie citoyenne. Mais aujourd’hui
l’érosion est trop forte. Ce n’est pas
qu’on n’arrive plus à produire ;
on n’arrive plus à jouer.
Quelles sont, selon vous,
les priorités d’un opéra ?
D’abord, une programmation
artistique qui réponde à un pu-
D’un bout à l’autre de ce specta-
cle porté par de subtiles respira-
tions, il apparaît que c’est surtout
le cœur de la partition de Gluck qui
continue de battre dans le corps
inédit que lui a façonné la compa-
gnie Miroirs étendus, au nom par-
faitement justifié. En effet, dans
son dynamique face-à-face avec le
modèle, ce collectif d’artistes tren-
tenaires ne se contente pas de ren-
voyer une image fidèle de l’œuvre
originale mais cherche à la pour-
La mezzo-
soprano
Floriane Hasler
rend Orphée très
crédible en dépit
de son apparence
féminine
blic : on doit offrir des saisons suf-
fisamment riches, diverses et foi-
sonnantes pour remplir les salles.
Les autres activités n’ont de sens
que si l’artistique conserve un so-
cle suffisant. Pris dans le faisceau
des critères de chaque collectivité
partenaire, les cahiers des charges
ont parfois tendance à oublier
voir d’une multitude de reflets par
le jeu d’une réflexion authenti-
quement contemporaine.
Sobre dans la gestion des êtres et
des accessoires, la mise en scène
de Thomas Bouvet utilise judicieu-
sement la profondeur, parfois à
travers un rideau de tulle, pour
créer un espace à même de rendre
les fluctuations d’horizon du hé-
ros. D’abord bouché, limité puis
voué à l’élévation. Les images qui
en résultent sont d’une grande
beauté et visent à émouvoir plu-
tôt qu’à ébahir. Y compris lors de
­l’apparition holographique de
l’Amour sous les traits d’une
femme de taille gigantesque qui
s’apparente à un point d’exclama-
tion charnel dans un message de
fumée. Autre idée très inspirée, la
transformation de Cerbère en un
Jimi Hendrix du monde souter-
rain, qui rugit par l’entremise
d’une guitare électrique aux dis-
torsions fantasmagoriques.
« Aujourd’hui,
ce n’est pas
qu’on n’arrive
plus à produire ;
on n’arrive
plus à jouer »
Si la musique de Gluck est ici
prolongée par un épisode brui-
tiste, elle bénéficie le plus souvent
d’une réécriture très raffinée
d’Othman Louati. Le jeune
­compositeur y réalise des alliages
dignes d’un Maurice Ravel, à
­l’instar de cette greffe spectrale
d’un vibraphone au trouble oniri-
que sur le corps minimaliste
d’une guitare classique avec per-
fusions de piano survitaminé.
Bonds chorégraphiques
Un tel équilibre entre respect et
audace prévaut aussi dans le
­domaine vocal. Ni castrat ni
­contralto, comme du temps de
Gluck, Orphée est une mezzo-so-
prano, comme l’avait envisagé
Berlioz, mais sans être travestie.
Voix de bronze dans le grave, mal-
léable dans l’aigu, phrasé em-
preint de vérité, Floriane Hasler
rend cet Orphée très crédible en
dépit de son apparence féminine.
| 23
cette mission fondamentale. C’est
pourquoi faire un petit peu
moins bien, un petit peu moins
beau, un petit peu moins magi-
que nous entraînerait dans une
spirale artistiquement décliniste.
Quelles sont alors les refonda-
tions nécessaires pour assurer
l’avenir de l’opéra ?
Il faut une forme d’acte politi-
que qui rende justice à la façon
dont les maisons d’art lyrique se
sont engagées sur la place de la
culture dans la société. Ensuite,
que soient prises en considéra-
tion trois grandes urgences. Pre-
mièrement, une volonté réelle de
répondre à une crise structurelle
et non conjoncturelle. Deuxième-
ment, la définition d’une coordi-
nation certes nationale, mais dé-
clinée territoire par territoire, car
les financements sont majoritai-
rement à la charge des collectivi-
tés. Enfin, une vraie cohérence en-
tre une définition claire des mis-
sions des opéras et la structura-
tion des moyens qui leur sont
alloués, afin de ne pas se retrouver
dans la même situation dans
quelques années. A l’instar des
transports, la culture doit être
considérée à l’aune des grands
­enjeux collectifs, car elle se rap-
proche d’une mission de service
­public dans les territoires. C’est
pourquoi nous allons, par exem-
ple, reprogrammer à Rouen
l’opéra participatif Cendrillon ou le
Grand Hôtel des songes, d’après
Rossini, qui tombait a priori
­durant les semaines de fermeture.
Une réunion s’est tenue
lundi 13 février avec
le ministère de la culture.
Y a-t-il des ­avancées ?
Depuis les déclarations de Rima
Abdul Malak sur France Inter,
jeudi 9 février, assurant que
« l’Etat est au côté du secteur cultu-
rel dans toutes ses composantes
pour l’accompagner dans cette re-
prise », les choses ont commencé
à bouger. Saluons cette mobilisa-
tion, même tardive.
Mais la ­question cruciale con-
cerne l’échelle du temps : il faut
que nous puissions travailler
dès maintenant sur les saisons
à venir. On ne peut pas attendre
l’annonce du « pacte lyrique et
symphonique » promis pour le
mois de juillet. La ministre, qui
nous promet des annonces
­concrètes et durables en mars,
semble en avoir pris conscience. p
Propos recueillis par
Marie-Aude Roux
Quant au rôle d’Eurydice, il
trouve en Mariamielle Lamagat
une interprète à la fois sensible
et puissante. Sur scène (quatuor
­vocal d’une richesse inépuisable)
comme dans la fosse (musiciens
à l’activité tentaculaire), la force
oppressante de l’opéra de Gluck
nous parvient intacte et son ly-
risme, plus vivace que jamais.
La direction de Fiona Monbet,
tout en bonds chorégraphiques
et ­rebonds dramatiques, y est
pour beaucoup. A la fin, Orphée a
beau chanter qu’il a « perdu son
­Eurydice », on est persuadé du
contraire. Il l’a bel et bien retrou-
vée dans un au-delà sublimé par
les Miroirs étendus. p
Pierre Gervasoni
Orphée et Eurydice, d’après
Gluck, par les Miroirs étendus.
Athénée Théâtre Louis-Jouvet,
2-4, square de l’Opéra-Louis-
Jouvet, Paris 9e. Jusqu’au 18 février.

24 | Culture
Rachel Cartier
donne le « la »
de la parité dans
la musique
La directrice musique de Deezer
mène la bataille pour rendre
visibles les femmes dans
une industrie trop masculine
Portrait
R
achel Cartier, 36 ans,
head of music (directrice
musique) pour la plate-
forme de streaming
Deezer, mène la bataille de l’éga-
lité sur plusieurs fronts.
En 2020 déjà, elle était la première
et la plus jeune femme à occuper
un tel poste en France. Depuis sep-
tembre 2022, elle est la nouvelle
présidente du dispositif Mewen,
qui a lancé, le 25 janvier, sa qua-
trième année de mentorat. Elle est
aussi membre du comité égalité
femmes-hommes du Centre na-
tional de la musique (CNM). « Chez
Deezer, j’ai clairement un cheval
de bataille : avoir plus de femmes
dans les charts [« classements mu-
sicaux »] », assure-t-elle.
L’égalité femmes-hommes pro-
gresse encore trop lentement
dans le monde de la musique.
Le 9 février, le CNM publiait un
état des lieux édifiant. Les femmes
artistes sont deux fois moins visi-
bles que les hommes sur scène,
dans les studios et dans les struc-
tures. En 2022, une enquête de la
Fédération nationale des labels in-
dépendants révélait que 22 % des
maisons de disques étaient diri-
gées par des femmes ; elles
n’étaient que 10 % un an plus tôt.
Dans les locaux de Deezer, si-
tués dans le 9e arrondissement
de Paris, Rachel Cartier ne se dis-
tingue pas des autres jeunes em-
ployés. Ordinateur portable
ouvert dans les bras, emmitou-
flée dans un grand pull en laine
Andreï Zviaguintsev exilé au « pays du cinéma d’auteur »
Le réalisateur russe, installé en France depuis six mois, fait l’objet d’une rétrospective dans deux cinémas à Paris
Rencontre
V oici beau temps que le
­cinéma d’auteur russe,
qui ne bénéficie même
plus du soutien ambigu et de la
prestigieuse formation que lui
prodiguait le pouvoir soviétique,
s’est dilapidé dans l’incurie et l’in-
culture d’un régime voué à
­enrichir quelques élites. Avec le
retour de la tentation impéria-
liste et le déclenchement de la
guerre en Ukraine, les derniers ar-
tistes qui projetaient encore, par
on ne sait quel miracle, la lumière
de leur ­talent sur ce royaume des
ténèbres le désertent.
Tandis que le vétéran
­Alexandre Sokourov (71 ans) se
fait rare en son pays, Kirill
­Serebrennikov (53 ans), Kira
­Kovalenko (33 ans) ou Kantemir
Balagov (31 ans) ont pris, quant à
eux, la poudre d’escampette, qui
à Berlin, qui à Los Angeles. Parmi
ceux-ci, il en est un qui semblait
s’être perdu corps et biens, dont
le nom pourtant, ces dernières
années, a incarné sur la scène
­internationale le meilleur de la
tradition cinématographique de
son pays. C’est évidemment
d’Andreï Zviaguintsev (59 ans)
que l’on veut parler, alors même
que l’homme, comble de
noire, la trentenaire déroule son
parcours dans une salle de réu-
nion. Originaire de Bourges, pas-
sée par le conservatoire, elle vibre
pour la musique depuis l’enfance.
In utero, déjà, elle écoutait la bat-
terie de sa mère et la basse de son
père, tous deux musiciens ama-
teurs dans un groupe local.
« Même ma grand-mère, violo-
niste et choriste, a enregistré
un disque, raconte-t-elle. C’est tou-
jours la classe de dire que sa grand-
mère a sorti un album. » Toutes les
planètes étaient alignées pour
qu’elle réussisse dans ce do-
maine, mais Rachel Cartier n’en-
visage pas tout de suite de faire
de la musique son métier.
Goût du challenge
Au hasard de ses études de com-
merce, elle s’inscrit en licence
de marketing musical et, au mo-
ment de se chercher un stage,
à 21 ans, elle choisit une entre-
prise créée par une femme, Na-
thalie Ridard, directrice de
l’agence de promotion Ephélide :
« Rachel était pétillante, se sou-
En 2022, une
enquête révélait
que 22 %
des maisons
de disques
étaient dirigées
par des femmes
l­ ’absurde, réside à Paris depuis
six mois.
Cinéaste du mal et de la dérélic-
tion, de la trahison des pères et de
la souffrance des fils, peintre de la
décomposition morale, tarkovs-
kien sans rédemption, Andreï
Zviaguintsev est l’auteur de cinq
longs-métrages réalisés entre
2003 (Le Retour) et 2017 (Faute
d’amour). Ils sont montrés à Paris,
à partir du jeudi 16 février, en
­présence de l’auteur pour cer-
tains d’entre eux. Il faut courir les
voir, pour leur sombre beauté,
pour leur majestueuse grandeur,
pour la mélancolie poignante qui
étreint nos cœurs quand on les
quitte. Et non moins pour la
­manière, irréfragable, dont ils
­annoncent ce qui se passe
aujourd’hui. Profitant de l’occa-
sion, nous avons rencontré cet
homme, éprouvé mais debout,
digne en tous points, survivant
d’une série d’épreuves qu’on a du
mal à se figurer.
Occupé, depuis la sortie de son
dernier film en date (Faute
d’amour), par deux projets qui
n’aboutissent pas – l’un sur la se-
conde guerre mondiale du point
de vue russe, l’autre sur les pro-
blèmes familiaux d’un oligarque
installé sur la Côte d’Azur –,
­Andreï Zviaguintsev déclare, le
Rachel Cartier, en novembre 2022. IULIA MATEI/MEWEM
vient l’attachée de presse des fes-
tivals Les Eurockéennes et Rock
en Seine. Très vite, elle a proposé
de développer le Web, de m’aider
dans les contrats à l’international.
Je l’ai embauchée. »
De ses deux ans et demi passés
dans l’agence, Rachel Cartier dit
avoir acquis le goût du challenge :
« Nathalie m’a confortée dans mon
intérêt pour la découverte, car elle
développait de très jeunes talents
et les portait le plus loin possible,
jusqu’à ce que certains remplissent
des Accor Arena. »
Elle prétend aussi y avoir appris
la nécessité de cultiver une cer-
taine distance avec ses interlocu-
teurs, qui, pour certains, auraient
aimé des contacts plus rappro-
chés. Le métier d’attachée de
presse est le plus féminin de l’in-
dustrie du disque et le #metoo
n’est pas encore passé par là : « Il y
1er juillet 2021, une forme de
­Covid-19 suffisamment grave
pour qu’on le donne bientôt pour
mort. Quittant la Russie, où l’on
ne parvient pas à endiguer la ma-
ladie, il entre, à la mi-août 2021,
dans une clinique à Berlin.
Plongé dans le coma durant
­quarante jours, il y reste quasi-
ment un an, laps de temps durant
­lequel son pays déclenche la
guerre contre l’Ukraine.
Survivant en terre étrangère
Atteint d’une forme longue de la
maladie, le système nerveux
­périphérique atteint, ne tenant
plus sur ses deux jambes, il
­comprend instantanément que,
pour lui, « plus rien ne sera possi-
ble en Russie ». Accompagné de sa
femme et de son fils de 13 ans, il
fait une demande de visa pour la
France, « le pays du cinéma
d’auteur », où il arrive en juin 2022
et où le Centre national du
­cinéma et de l’image animée et
l’association L’Usage du monde
au XXIe siècle lui procurent aussi-
tôt un logement.
Il y poursuit, depuis lors, une
longue rééducation, tout en
­tentant de relancer le deuxième
de ses projets non aboutis avec
des producteurs européens. Les
négociations étant en cours, le
a quinze ans, c’était une autre so-
ciété, analyse-t-elle. J’avais droit
à certaines petites phrases, certai-
nes remarques, certains regards.
Nathalie nous disait toujours de
rester très professionnelles. »
Rachel Cartier est vite débau-
chée par la maison de disques Wa-
gram. Henri Jamet, actuel direc-
teur des labels de Believe, la ren-
contre à ce moment-là, au milieu
des années 2000, au département
numérique du label. L’industrie
du disque est en crise. Les ventes
de CD s’écroulent, le piratage sur
Internet explose et les plates-for-
mes de streaming naissantes
ne proposent pas encore d’abon-
nements mensuels. « Dans les
maisons de disques, se rappelle
Henri Jamet, la parité n’est pas un
sujet. Les chefs de projet, la direc-
tion, tout ça, c’est très masculin.
Rachel avait un carnet d’adresses,
« Cette guerre est
une catastrophe
humaine pour
l’Ukraine, et
civilisationnelle
pour la Russie »
Andreï Zviaguintsev
cinéaste
c­ inéaste préfère garder le silence
sur la question. Egaré par le déra-
cinement, éreinté par la maladie,
recueilli comme un véritable
survivant en terre étrangère,
­Andreï Zviaguintsev est actuelle-
ment en quête d’affermissement
et de repères.
On le trouve, en revanche, plus
disert et assuré sur la question de
la guerre. Son déclenchement fut
une surprise : « J’étais dans ma
­clinique berlinoise lorsque ma
femme me l’a annoncé : je n’ai pas
voulu y croire. Je faisais partie de
ceux qui croyaient à une démons-
tration de force sans conséquence.
Cette guerre est une catastrophe
humaine pour l’Ukraine, et civili-
sationnelle pour la Russie. Nos
destinées viennent de brutale-
ment bifurquer et pour très long-
parlait déjà avec Dailymotion,
Deezer. Spotify n’existait pas en-
core. Elle est créative, a une forte
capacité de conviction. »
Seule femme
Pour faire vivre la musique sur
le Web, la jeune femme organise
des sessions live, des événements.
Attaché de presse pour Angèle
ou Booba, Florent Muset la croise
dans tous les concerts. Quand elle
est nommée, à 26 ans, chez Dee-
zer, comme responsable éditoriale
sur la musique, il n’est pas étonné :
« Elle était très terrain, avait plutôt
bon goût, connaissait beaucoup de
choses dans le rap comme dans la
chanson ou le jazz. Sur les plates-
formes d’écoute, chaque genre mu-
sical a son responsable éditorial. »
Rachel Cartier se retrouve, en réu-
nion, à être la seule femme, mais
ne se laisse pas impressionner.
temps. Nous ne rentrerons plus de
sitôt dans le concert des nations. »
Les soupirs se transcrivent-ils ? Il
y en eut beaucoup durant l’heure
que nous passâmes ensemble. Ce
disant, on veut moins faire pleu-
rer dans les chaumières que don-
ner à entendre ce vieux tourment
russe, cette expiration profonde
de l’être et de l’âme qui passait, ce
jour-là, dans la voix et le timbre
d’Andreï Zviaguintsev autant que
dans ses mots : « Récemment, un
député a été ­condamné chez nous
à sept ans de prison pour avoir
­employé publiquement le mot
“guerre”. Le pouvoir, en Russie, ne
tient pas compte de la voix de
l’homme, et le peuple s’en est
­détourné de longue date. » p
Jacques Mandelbaum
Faute d’amour (2017), jeudi
16 février à 20 heures au Louxor
(Paris 10e), en présence
du réalisateur ; Léviathan (2014),
vendredi 17 février à 20 heures
au Nouvel Odéon (Paris 6e) ;
Le Bannissement (2007), samedi
18 février à 15 heures au Nouvel
Odéon ; Elena (2012), samedi
18 février à 20 heures au Nouvel
Odéon, en présence
du réalisateur ; Le Retour (2003),
dimanche 19 février à 15 heures
au Nouvel Odéon.
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
« C’est mon
métier d’agir
en sous-marin,
notamment par
la mise en avant
éditoriale
[des femmes] »
Rachel Cartier
Avec ses collègues, elle définit
les playlists de la plate-forme, crée
des compilations de découverte,
« La Relève », « Next »… Et impose
des artistes féminines dans tou-
tes les playlists : « C’est mon mé-
tier, aujourd’hui, d’agir en sous-
marin, notamment par la mise
en avant éditoriale. Mais cela
ne changera réellement qu’à partir
du moment où il y aura aussi des
femmes directrices artistiques,
cheffes de projet… »
Et les chiffres lui donnent rai-
son. En France, seuls 28 % des ti-
tres chantés sont interprétés par
des artistes dont la voix est à to-
nalité dite féminine, et le pour-
centage dégringole dans le rap
(5 %) et le reggae (4 %) : « Mais
aucun genre n’a de leçons à don-
ner, précise-t-elle. Dans la musi-
que électronique, qui utilise beau-
coup de voix féminines, combien
de formations sont menées par des
femmes ? » 10 %, selon le CNM.
Faire grimper la part des artistes
féminines, c’est aussi l’ambition
de Mewen, programme de men-
torat pour les femmes de l’indus-
trie musicale qu’elle préside. Tous
les mois, douze jeunes entrepre-
neuses suivent des ateliers, des
conférences pour chercher des
subventions, préparer leur busi-
ness plan, gérer leur trésorerie… :
« Elles sont accompagnées par
douze de leurs aînées. »
L’observatoire de la musique du
ministère de la culture constate
que peu de femmes portent
des projets, et quand elles le font,
c’est avec 40 % de subventions en
moins par rapport aux hommes.
Cependant, pour Rachel Cartier,
un changement de paradigme est
en train de s’opérer, grâce à des
initiatives menées à l’échelle ins-
titutionnelle mais aussi privée.
En septembre 2020, elle était
la seule femme à occuper un
poste à responsabilités sur les pla-
tes-formes. Depuis, d’autres ont
été recrutées à des postes équiva-
lents chez Spotify et YouTube. p
Stéphanie Binet
Arts
Une nouvelle œuvre
de Banksy sur les
violences conjugales
L’artiste de rue Banksy
a ­dévoilé, mardi 14 février,
jour de la Saint-Valentin,
une œuvre sur le thème des
­violences conjugales, peinte
sur le mur d’un bâtiment
de la station balnéaire
de ­Margate, dans le sud-est
de l’Angleterre. On y voit une
femme au foyer défigurée
par un œil au beurre noir et
une dent cassée, tandis que
les jambes d’un homme dé-
passent d’un vieux congéla-
teur, bien réel, posé contre
le mur. L’œuvre, intitulée
Valentine’s Day Mascara,
a été revendiquée par l’artiste
sur son compte Instagram,
le 14 février. – (AFP.)
C inéma
Idris Elba ne sera pas
le prochain James Bond
L’acteur britannique Idris
Elba, âgé de 50 ans, a mis fin,
mardi 14 février, lors
d’une conférence à Dubaï,
à la ­rumeur selon laquelle il
­incarnerait James Bond dans
le prochain film mettant en
scène l’espion de Sa Majesté,
le vingt-sixième de la saga.
C’est dans la peau du policier
John Luther que l’on retrou-
vera le comédien, à partir du
­vendredi 10 mars, sur Netflix,
dans un long-métrage réalisé
par ­Jamie Payne, Luther :
­Soleil déchu. – (AP.)
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023
Beaubourg recadre son passé
Le musée expose ses photographies influencées par la conquête coloniale
Exposition
D
es années 1920 et 1930,
on retient volontiers
le bouillonnement ar-
tistique et les multi-
ples innovations visuelles des
avant-gardes. Mais l’explosion
moderniste, en France, a aussi cor-
respondu à l’apogée de l’empire
colonial. Inévitablement, la pro-
duction artistique a reflété cette
actualité, traduisant la fascination
ou le rejet des artistes face à l’ex-
pansion territoriale française,
ainsi qu’aux fantasmes racistes
et exotiques qu’elle a charriés.
Plutôt que d’enterrer très pro-
fondément dans ses réserves des
images jugées aujourd’hui pro-
blématiques, le Centre Pompidou
a choisi d’interroger ses collec-
tions photographiques à l’aune
de ce contexte.
Dans une exposition salutaire,
aussi complexe que courageuse
tant le sujet est propice aux con-
troverses, « Décadrage colonial »,
installée dans la petite galerie au
sous-sol du Centre Pompidou, re-
visite les photographies de l’épo-
que, et en particulier la collection
Bouqueret, acquise en 2011 et
­centrée sur l’entre-deux-guerres.
Cette lecture historique, et non
plus seulement esthétique,
­complète les expositions qu’on
a pu voir, ces dernières années,
avec des perspectives sur le genre
(« Qui a peur des femmes photo-
graphes ? », au Musée d’Orsay,
en 2015) ou sur l’engagement
­politique des artistes (« Photo-
graphie, arme de classe », au
­Centre Pompidou, en 2018). « Ce
n’est pas l’unique moyen d’entrer
dans la collection, explique la
conservatrice Damarice Amao,
commissaire de l’exposition.
Mais c’est un travail d’introspec-
tion nécessaire, à l’heure où
on est plus sensible aux ques-
tions sociales et à la question du
décolonialisme. »
Les surréalistes n’ont jamais fait
mystère de leur opposition à la
conquête coloniale – « ils n’étaient
pas exempts de contradictions,
mais ils avaient une position radi-
cale à l’époque, tant le fait colonial
était admis », précise la commis-
saire. L’exposition organise donc,
dès le début, un face-à-face entre,
d’un côté, l’entreprise de propa-
gande massive que fut l’énorme
Exposition coloniale, organisée
en 1931 à Vincennes, pour vanter
l’œuvre « civilisatrice » de la
France, et la contre-exposition
montée en signe de protestation
par le groupe surréaliste avec les
communistes, intitulée « La vé-
rité sur les colonies ».
Combat inégal s’il en est : la
­première accueillera 8 millions de
visiteurs, la seconde seulement
5 000. Alors que la presse illustrée
de l’époque, dont le magazine Vu,
met en scène la magnificence de
la réplique du temple d’Angkor Vat
à Vincennes, Man Ray fait un « re-
portage » acide dans l’Exposition
coloniale : ses images-rébus, avec
sèche-cheveux et sexe de femme,
soulignent l’illusion du progrès
technique et les fantasmes
sexuels associés à la colonisation.
Au-delà des prises de position
tranchées, l’exposition a surtout
le mérite de montrer combien
l’imaginaire colonial fait son
­chemin dans les images de la plu-
part des photographes qui,
­quelles que soient leurs convic-
tions, ne sont pas immunisés
contre les préjugés racistes de la
société de l’époque. Sous le pré-
texte d’études ethnographiques,
Thérèse Le Prat (1895-1966) ou
Pierre Ichac (1901-1978) colpor-
tent nombre de clichés : peuples
mystérieux, femmes dénudées…
Divertissement de la métropole
C’est l’époque où une « croisière
noire » est organisée par Citroën
à travers l’Afrique avec des visées
prétendument scientifiques,
alors qu’elle est surtout une
­entreprise de promotion de
­l’Empire français et de la marque
automobile. Dans la presse illus-
trée s’imposent des figures d’ex-
plorateurs aux récits abracada-
brantesques. L’écrivain William
Seabrook, apprécié des surréa­-
listes, ou la journaliste Titaÿna
­racontent avec moult détails
­palpitants les mangeurs d’hom-
mes, les coupeurs de têtes, ou les
mœurs débridées des femmes
« exotiques »…
Plusieurs photographes font
le voyage au Maroc ou à Tahiti,
­attirés par la promesse de décou-
verte et d’authenticité, ainsi que
l’idée d’un ailleurs fantasmé.
Ce qui permet de constater que
le style moderniste s’accom-
mode très bien avec un regard es-
sentialisant ou infériorisant vis-
à-vis des sujets photographiés…
Des auteurs comme Henri Car-
tier-Bresson (1908-2004) n’échap-
pent pas aux clichés avant de
prendre leurs distances après
­plusieurs voyages. Ce qui rend
l’exposition complexe quand on
ne connaît pas les auteurs en
question : les mêmes photogra-
phes peuvent prendre des images
respectueuses ou pleines de pon-
cifs, les mêmes photos peuvent
être utilisées pour promouvoir la
conquête coloniale ou s’y oppo-
ser… Le parcours en plusieurs
­chapitres très documentés aurait
sans doute mérité bien plus
­d’espace que cette seule salle.
Les chapitres les plus frappants
concernent les images qui enfer-
ment les individus dans des
­clichés exotiques au service du di-
vertissement de la métropole.
La nudité « naturelle » et la sexua-
lité supposément débridée des
L’exposition
a le mérite de
montrer combien
l’imaginaire
colonial fait
son chemin chez
les photographes
femmes des colonies semblent
surtout un bon prétexte pour
faire des images érotiques, pu-
bliées dans des magazines de
charme, tel Paris sex-appeal. Et les
photos rapportées des bordels
pour colons, à Tahiti ou à Casa-
blanca, thème classique à l’épo-
que, taisent la violence et l’exploi-
tation qui caractérise ces lieux.
A Paris, portées par l’engoue-
ment pour les « cultures noires »,
plusieurs figures, comme le dan-
seur Féral Benga ou la danseuse
Adrienne Fidelin, connaissent
Avec
l’AFCAE
festival
cinéma enfants
Toutes les
infos sur
telerama.fr
« Noire
et Blanche »
(1926),
de Man Ray.
MNAM CENTRE POMPIDOU/
AM 1982-160
un certain succès, à la suite de
­Joséphine Baker. Mais les images
qui les représentent, comme celle
du comédien Habib Benglia, exal-
tent souvent la musculature et la
« vitalité » des corps noirs.
Une essentialisation que l’écri-
vaine martiniquaise Jane Nardal
dénonce dès 1928, révoltée par les
« pantins exotiques » offerts aux
regards des spectateurs de métro-
pole. Ses mots s’ajoutent, tout au
long de l’exposition, à ceux
d’autres auteurs critiques choisis,
tels Michel Leiris et Georges
­Sadoul, ou d’intellectuels et
d’écrivains noirs : Paulette et Jane
Nardal, à l’origine du concept de
négritude, l’Américain Claude
McKay, Aimé et Suzanne Césaire…
des auteurs qui, malgré leur faible
audience à l’époque, posent les
bases d’une pensée décoloniale. p
Claire Guillot
Décadrage colonial, Centre
Pompidou, Paris 4e. Jusqu’au
27 février. Centrepompidou.fr
Du 8
au 28 février
2023
Les NFT font leur entrée
au Centre Pompidou
Des dons et des acquisitions d’œuvres
de crypto art, de Net art ou d’art génératif
enrichissent les collections du musée
Art
L e Centre Pompidou est-il
la première institution ar-
tistique française à intégrer
des NFT dans ses collections ? Pas
tout à fait, puisque fin janvier,
le Musée Granet, à Aix-en-Pro-
vence, annonçait faire entrer
dans sa collection municipale les
œuvres de son exposition qui
portait sur les formes artistiques
issues de l’art numérique.
L’opération, en préparation de-
puis un an, n’en reste pas moins
une première pour un musée
­national en France. Elle est le fruit
d’un travail conjoint avec le mi-
nistère de la culture, notamment
pour border les questions légales
concernant le wallet (« porte-
feuille »), ce support à travers le-
quel sont réalisées les transac-
tions en cryptomonnaie, qui sera
ainsi hébergée par une institu-
tion financière publique.
Le 18 janvier, dix-huit œuvres de
treize artistes français et interna-
tionaux traitant des relations en-
tre blockchain (technologie per-
mettant de stocker et de trans-
mettre des informations sans or-
gane de contrôle) et création
artistique ont ainsi été retenues
par la commission d’acquisition
du Musée national d’art mo-
derne, et entrent dans la collec-
tion « nouveaux médias », dévo-
lue aux usages artistiques de
technologies émergentes, par
dons des artistes ou achat par
­l’intermédiaire d’un mécène.
« Le Web3 est un territoire inno-
vant dont les artistes se sont em-
parés, et ces NFT prolongent notre
accompagnement des artistes
dans la conquête de nouveaux
moyens d’expression », déclare Xa-
vier Rey, directeur de l’institution.
Ces œuvres, issues de pratiques
et de cultures diverses – le crypto
art, le Net art, l’art génératif,
le pixel art ou les arts plastiques –,
rendent compte de la variété des
formes et des positions concep-
tuelles adoptées par les artistes
3,50 euros
la séance avec
le pass dans
Télérama et
sur telerama.fr
Culture | 25
face à la blockchain, par-delà
le phénomène spéculatif qui a
­accompagné l’émergence des
NFT. L’institution précise dans
un communiqué qu’il s’agit
« d’explorer les usages créatifs les-
plus audacieux de cette technolo-
gie, engageant une réflexion sin-
gulière sur l’écosystème de la cryp-
toéconomie et ses incidences
sur les définitions et les contours
de l’œuvre d’art, de l’auteur, de la
collection et du public ».
Exposition en avril
Le musée annonce également
la liste d’artistes et d’œuvres rete-
nus, qui inclut aussi bien une
pièce du plasticien Claude Closky
intitulée NFT, qu’un CryptoPunk
(le #110) de Larva Labs, un de ces
« collectibles », issus de produc-
tions sérielles. Figurent également
Aaajiao, NTFs_aaajiao ; Emilie
Brout et Maxime Marion pour Na-
kamoto (The Proof), sur des preu-
ves de l’existence de Satoshi Naka-
moto, le mystérieux inventeur du
bitcoin ; Fred Forest, NFT-Archeo-
logy ; John Gerrard, Petro National
(Nigeria) et Smoke Hands (Dark) …
Le 8 avril, une table ronde consa-
crée aux NFT donnera la parole
à des artistes sur les effets qu’a
eus le développement de la block-
chain sur leur pratique et sur
le monde de l’art. Elle doit coïnci-
der avec une présentation des
œuvres acquises. Cette exposi-
tion entend aller plus loin qu’un
simple accrochage, pour montrer
que la réflexion sur les NFT s’ins-
crit dans la tradition de la dématé-
rialisation de l’œuvre d’art.
Les formes de création artisti-
que liées à la blockchain seront
ainsi mises en dialogue avec toute
une généalogie d’œuvres imma-
térielles et reproductibles fon-
dées sur des certificats, des proto-
coles ou d’autres formes expéri-
mentales de transactions interro-
geant l’économie et les modes
de diffusion de l’art depuis la se-
conde moitié du XXe siècle. p
Emmanuelle Jardonnet
Projections,
animations et
avant-premières
dans plus
de 200 cinémas
Art et Essai
26 | Télévision
Arte Concert met ses petits chaussons dans les grands
La plate-forme rediffuse le Prix de Lausanne 2023, prestigieux concours international des jeunes talents de la danse
ARTE concert
À LA DEMANDE SÉRIE
DOCUMENTAIRE
C
inquante ans et plus
couru que jamais. Ob-
servatoire des généra-
tions de danseurs classi-
ques et contemporains, le Prix de
Lausanne, concours annuel de
jeunes interprètes venus du
monde entier, âgés de 15 à 18 ans,
met en ébullition les chorégra-
phes, les directeurs de compagnie,
les spécialistes et le public.
Nombre de personnalités dont,
par exemple, José Martinez, direc-
teur de la danse à l’Opéra national
de Paris, y ont décroché le gros lot.
Vivier d’artistes en herbe, ce ren-
dez-vous, qui s’est déroulé du
29 janvier au 5 février, au Théâtre
de Beaulieu, à Lausanne (Suisse),
fait l’objet d’une série longue du-
rée de douze épisodes déclinant
ses différentes étapes. Autant dire
un paquet-cadeau rarissime pour
lequel Arte Concert, en live
stream chaque jour, a mis ses pe-
tits chaussons dans les grands :
rien moins que 40 heures de re-
portage sous la caméra du réalisa-
teur Grégory Stergiou.
Depuis le premier jour, avec
82 candidats sélectionnés, jusqu’à
la finale samedi 4 février – vingt-
deux finalistes dont onze seront
récompensés –, l’ambiance et la
pression grimpent. La force et
Oxmo Puccino invite des musiciens pour des concerts dans son hall
« Bâtiment B », l’émission musicale présentée par le rappeur du 19e arrondissement de Paris, entame sa troisième saison sur Culturebox
Culturebox
Jeudi 16 − 21 h 10
Émission musicale
L es numéros ou les lettres
des bâtiments HLM ont
souvent donné des idées
de nom aux groupes de rap : le
7 à Evry pour Koba LaD, le 113
à Vitry-sur-Seine pour le trio
­composé de Rim’K, Mokobé et AP
et le Bâtiment B, dans le 19e arron-
dissement de Paris, pour Oxmo
Puccino. Ce rappeur, écrivain, ac-
teur (actuellement avec Françoise
Fabian dans Marcel, au Théâtre
GRILLE N°23 - 040
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I V. Met de côté. Entre en piste. Englou-
II
III
IV
V 1
VI
VII
VIII
IX
X ment. Au-dessus du caïd. 4. Un titre
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 039
HORIZONTALEMENT I. Prescripteur. II. Lavera. Usnée. III. Adénoïde. Nep.
IV. Tintamarre. V. Sot. Ton. Oins. VI. BP. Ginseng. VII. Ohé. Ede. Géra.
VIII. Rage. Iule. AG. IX. Drève. Riante. X. Sérénissimes.
VERTICALEMENT 1. Plats-bords. 2. Radiophare. 3. Event. Eger. 4. Sent.
Eve. 5. Croatie. En. 6. Raimondi. 7. Danseurs. 8. Puer. Lis. 9. Ts. Rongeai.
10. Enneigé. Nm. 11. Uée. Rate. 12. Repassages.
L’Espagnol Millan De Benito, 15 ans, lors du Prix de Lausanne 2023. arte concert
l’impact de cette compétition in- capable d’enjamber tous les styles.
ternationale, imaginée en 1973 par Dans la liste des extraits de specta-
Rosella Hightower et Philippe cles proposés aux danseurs, on
Braunschweig, résident dans sa saute de La Sylphide et du Lac des
combinaison ajustée de cours cygnes à l’écriture désarticulée de
d’ensemble et de coaching person- Wayne McGregor dans Chroma ou
nalisé autour des deux variations à la gestuelle hachée de Maurice
en solo, classique et contempo- Béjart pour Le Concours.
raine, présentées par les danseurs. Chaque leçon, que l’on peut sui-
Cette ouverture reflète une vi- vre dans son intégralité – une im-
sion ample du métier d’interprète, mersion passionnante dans les
Le 13ème Art, à Paris), n’en a pas fait comme décor un hall aux murs
le titre d’une chanson ou d’un al- blancs aseptisés, où la seule note
bum, mais celui d’une émission de couleur est l’alignement des
hors norme par son format (plus boîtes aux lettres grises. Chacun
de deux heures trente) et par sa
diversité, mettant en valeur le
processus créatif davantage que
l’actualité promotionnelle.
Dans son bâtiment, il ne croise
des artistes invités va coller son
nom sur une des boîtes, comme
le font les nouveaux locataires.
« Flowers »
pas que des lascars qui écoutent Ici, les artistes prennent le temps
du rap à fond sur leur téléphone, de jouer, d’échanger, de se poser.
mais une multitude de personna- Quarante-cinq minutes pour
lités de toutes origines, qui jouent ­chacun, avec une bonne partie de
tous les styles de musique. Oxmo concert enregistré dans les con-
Puccino et le collectif de réalisa- ditions du live et une conversa-
tion La Sale Affaire ont choisi tion avec le maître des lieux plu-
HORIZONTALEMENT
I. Frappe fort pour condamner et in-
jeux.lemonde.fr
terdire. II. Donne l’autorisation.
Changea de timbre. III. Comme un
bloc prêt à l’ouverture. IV. Une fois de
7 8 9 10 11 12
plus. Rassembleras solidement.
tit dans les profondeurs. VI. Bout de
pain. Le temps de faire un tour.
Conjonction. Entre deux écluses.
VII. Très fatigués. Retournées sans
convictions. Sur la portée. VIII. Me
lançai. Ne mènera vraiment à rien.
IX. Doit être précis dans son travail.
Aux bouts de l’avenue. X. Déchirures
en surface et dans les cordes.
VERTICALEMENT
1. Facilite les déplacements de la
source lumineuse. 2. Reprendre très
grossièrement. 3. Charge lourde-
chez Charles III. Complètement dé-
gradé. 5. Au cou du bétail. Article de
Madrid. 6. Suivis pour respecter la
tradition. Victime de ses excès. 7. Ega-
lement, mais hier. Fait des longueurs.
8. Fatiguâtes au travail. 9. Dit tout sur
votre compte. Facilite l’évacuation.
10. Roches constituées de corindon.
11. Chez Ubu. Fît des réserves.
12. Pleines, bien pleines.
coulisses de l’apprentissage et de
la technique –, est donnée par des
pointures. Les étoiles de l’Opéra
Nicolas Le Riche, Clairemarie Osta,
Monique Loudières et Elisabeth
Platel, directrice de l’école de
danse de l’Opéra, et la star argen-
tine Julio Bocca ont dopé avec pré-
cision et générosité les efforts de
chacun. Excitant et très émouvant
de constater que ces jeunes pous-
tôt qu’une interview en bonne et
due forme. Le 10 février, le guita-
riste nigérian Keziah Jones et le
producteur Philippe Cohen Solal,
cofondateur du groupe Gotan
Project, présentaient leurs chan-
sons communes extraites de leur
EP Class of 89. Après avoir fait
une démonstration de son
blufunk, un genre musical que
le musicien de rue Keziah Jones
a inventé au début des années
1990 pour couvrir le bruit des
voitures, les deux artistes impro-
visent un duo avec Oxmo Puc-
cino, qui rappe un de ses textes :
sudoku
n°23-040
9 8 3 2
7 8
6 9 7 seule fois par ligne,
8 2 1 5
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
*dans la limite des places disponibles dans les salles participantes
ses possèdent déjà une somme de
munitions affolantes. Technique,
interprétation, sens de l’adapta-
tion pour saisir à la volée les dé-
tails, détermination qui claque
aux yeux, qu’ils débarquent de Co-
rée, du Japon, de Roumanie, d’Aus-
tralie ou du Brésil, ils captivent.
Deux danseurs récompensés
La compétition, présidée par Jean-
Christophe Maillot, directeur des
Ballets de Monte-Carlo, joue la
carte de l’équilibre : la note finale
de chaque interprète tient compte
à égalité de sa participation aux
cours et de l’exécution de ses
deux solos. Exceptionnellement,
pour cette cinquantième édition,
deux danseurs ont été récompen-
sés ex aequo en finale : l’Espagnol
Millan De Benito, 15 ans, et le
Mexicain Fabrizzio Ulloa Cornejo,
16 ans. Ils recevront chacun une
bourse pour intégrer l’école ou la
compagnie de leur choix.
Un bouquet d’émotions arrosé
de paillettes pour la huitième re-
transmission par Arte Concert de
ce Prix de Lausanne, dont
l’audience internationale a at-
teint un million de vues cette an-
née pour une semaine de mani-
festation. p
Rosita Boisseau
Prix de Lausanne 2023. Concours
des jeunes talents de la danse
(Fr., 2023, 12 épisodes, 40 heures).
« Artiste, ce n’est pas difficile, on
essaie de faire un pull avec dix
­ficelles/ Tu peins des chansons à la
décibel pour trouver ce truc qui
nous la rend si belle… »
Suivront, dans la même émis-
sion, la chanteuse franco-algé-
rienne Zaho et la rappeuse d’ori-
gine brésilienne Bianca Costa. Le
16 février, ce sont les sœurs jumel-
les d’Ibeyi qui donneront la répli-
que au rappeur, ­lequel n’a pas son
pareil pour mettre à l’aise ses col-
lègues, qu’ils soient expérimen-
tés comme le groupe Sniper ou
novices comme Souffrance, origi-
2 7 3 9 5 1
1 8 4 6 3 2
6 9 5 4 8 7
8 8 1 6 3 4 5 7
5 4 7 1 2 9
4 9 2 6 9 3 2 7 6 8
4 5 9 8 1 6
7 6 1 2 9 3
4 5 3 2 8 5 7 4
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LA SÉANCE DE CINÉMA AVEC
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­
0123
­Jeudi 16­ février 2023
Notre
sélection
Je udi 16 fé vrie r
RTL9
Heat
20.55 Ce film de Michael Mann
(1996) puissant et mythique (le duel
entre Al Pacino et Robert De Niro !)
est le pendant de l’extraordinaire
Police fédérale, Los Angeles (1986),
de William Friedkin.
Ciné+ Club
Bergman Island
20.50 Vicky Krieps (vue dans
Phantom Thread, de Paul Thomas
Anderson) est, avec Tim Roth,
l’héroïne de ce film (2021) de Mia
Hansen-Løve tourné sur l’île où vivait
Ingmar Bergman. Cette mise en
abyme séduit en n’étant pas
qu’un exercice de style.
Toute l’Histoire
Les Villes sous l’Occupation :
Nice
22.00 La série Les Villes sous
l’Occupation fait étape à Nice, qui fut
un refuge pendant la seconde guerre
mondiale, avant d’être prise en étau
entre le régime de Mussolini puis
celui de Hitler.
OCS Max
Un jour de pluie à New York
21.55 Petit cru que ce millésime
2019 de Woody Allen. Mais, comme
presque tous les films mineurs du
cinéaste, il se regarde avec plaisir. Les
deux rôles principaux sont tenus par
Elle Fanning et Timothée Chalamet.
naire de ­Montreuil (Seine-Saint-
Denis). Oxmo Puccino les pré-
sente sur un pied d’égalité avec
ses « flowers », comme il désigne
poétiquement ses followers des
réseaux sociaux, ses fans, ses té-
léspectateurs, ceux qui le suivent
depuis ses vingt ans de carrière et
qui sont sûrs de son bon goût. p
Stéphanie Binet
Oxmo Puccino reçoit Sniper,
Ibeyi & Souffrance,
« Bâtiment B », épisode 12,
réalisé par le collectif
La Sale Affaire (Fr., 2 h 32).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 Disparitions | 27

Hans Modrow
Dernier chef de gouvernement
de la RDA

I
l fut pendant cinq mois
l’homme le plus puissant
d’un régime à l’agonie. Der-
nier chef de gouvernement
communiste de la République dé-
mocratique allemande (RDA),
qu’il dirigea de novembre 1989 à
avril 1990, Hans Modrow est
mort, samedi 11 février, à Berlin. Il
avait 95 ans.
Né le 27 janvier 1928 dans la
­petite ville prussienne de Jasenitz
– aujourd’hui Jasienica, en Polo-
gne, au bord de la Baltique –, ce fils
de marin était encore adolescent
quand il fut rattrapé par la grande
histoire. Début 1945, il a 17 ans
quand il est incorporé au Volkss-
turm, cette levée en masse procla-
mée à l’automne 1944 pour défen-
dre le IIIe Reich face à l’avancée
des troupes soviétiques. Fait pri-
sonnier par l’Armée rouge lors de
la défaite allemande, il est envoyé
dans un camp près de Moscou,
avant d’intégrer une des « écoles
antifascistes » créées en URSS
pour « dénazifier » les prisonniers
de guerre allemands.
Quatre ans plus tard, c’est en
communiste fervent que Hans
Modrow regagne la toute nou-
velle RDA, instituée par les Soviéti-
ques, le 7 octobre 1949, quatre
mois après la proclamation de la
République fédérale d’Allemagne
(RFA), sous protection des Occi-
dentaux. Dans cette « démocratie
populaire » où tout est à cons-
truire, il commence par gagner sa
vie comme mécanicien dans l’in-
dustrie ferroviaire, avant d’être
happé par la vie militante, d’abord
au sein de la FDJ, l’organisation de
jeunesse du régime, puis au sein
du Parti socialiste unifié (SED),
dont il rejoint le comité central,
en 1967, comme responsable du
très sensible secteur « agitation et
propagande », avant d’en devenir
le secrétaire régional à Dresde,
troisième ville du pays, en 1973.
A ce poste, Hans Modrow se
forge une réputation d’homme
simple et accessible, qui a re-
noncé à la villa à laquelle il avait
droit pour s’installer au dixième
étage d’un « Plattenbau », ces
grands ensembles d’habitat col-
lectif typiques de la RDA. Un appa-
ratchik moderne, en somme,
dont le sens du dialogue tranche
avec l’image sclérosée de la no-
menklatura au pouvoir à Berlin-
Est. Cultivant une certaine dis-
tance avec Erich Honecker, à la
tête du régime depuis 1971, il res-
tera éloigné du tout premier cer-
cle du pouvoir pendant quinze
ans. Mais sa position lui permet-
tra de revenir au centre du jeu
en 1989, quand l’ébranlement qui
s’empare alors de l’Europe de l’Est
rendra urgent le besoin de renou-
veler le personnel dirigeant.
Repéré dès 1987 par le numéro
un soviétique Mikhaïl Gorbatchev,
qui voit en lui un homme capable
d’appliquer en RDA les réformes
que lui-même a décidé de mettre
en œuvre en URSS, Hans Modrow
croit encore, au début de
l’automne 1989, à la politique de
fermeté. Le 3 octobre, alors que des
milliers de ressortissants est-alle-
mands se massent à la gare de
Dresde pour tenter de prendre un
train en direction de la RFA, il fait
décréter l’état d’urgence et interve-
nir l’armée. Il y a plusieurs blessés.
« Situation bizarre »
Trente ans plus tard, interrogé par
Le Monde, il continuera de justi-
fier cet épisode qui fut l’un des ra-
res moments violents de la « révo-
lution pacifique » de l’automne
1989 : « Encore aujourd’hui, on me
reproche d’avoir déclenché ces vio-
lences. Pourtant, la décision de
mobiliser les forces armées à la
gare de Dresde n’avait pas pour
but de réprimer les manifestants,
mais de protéger des vies. Si nous
n’étions pas intervenus, il y aurait
sans doute eu des morts. »
Après cet épisode, Hans Modrow
comprend que face aux « manifes-
tations du lundi » qui mobilisent
chaque semaine des foules de plus
en plus nombreuses, résister ne
sert plus à rien. A Dresde, il décide
alors de jouer la carte du dialogue
avec le « groupe des 20 », une ving-
taine de représentants de l’opposi-
tion âgés de 17 à 50 ans, que le
maire de la ville reconnaît comme
interlocuteurs légitimes.
A Berlin-Est, l’heure du change-
ment a sonné. Egon Krenz, qui
succède le 18 octobre 1989 à un
Erich Honecker affaibli par la ma-
ladie et lâché par Moscou, se ré-
sout à être l’homme des réfor-
mes, lui qui était jusque-là un des
défenseurs les plus acharnés de
l’ordre établi. Pour être crédible, il
comprend qu’il doit faire appel à
des hommes qui n’ont pas at-
tendu son arrivée au pouvoir
pour réclamer un changement.
C’est le cas de Modrow.
Trois décennies plus tard, dans
son bureau encore tapissé des
œuvres complètes de Marx et En-
gels en soixante volumes, le nona-
génaire gardait une mémoire in-
tacte de ce 8 novembre où Egon
Krenz l’a nommé à la tête du gou-
vernement. Et encore plus du len-
demain soir où, alors qu’il n’avait
pas encore officiellement pris ses
fonctions – la passation de pou-
voir avec son prédécesseur n’étant
prévue que le 16 −, il assista dans
son salon, seul face à sa télévision,
à la chute du mur de Berlin. « Vous
pouvez imaginer dans quelle situa-
tion bizarre j’étais : premier minis-
tre nommé mais pas investi, spec-
tateur d’un événement absolu-
ment majeur mais sans aucune
prise sur le cours des choses. »
Au total, Hans Modrow dirigera
le gouvernement pendant un peu
moins de cinq mois, jusqu’au
12 avril 1990, date à laquelle lui
succédera le chrétien-démocrate
Lothar de Maizière. Son passage En 2019, à Berlin. DEREK HUDSON/GETTY IMAGES POUR « LE MONDE »
au pouvoir restera marqué par
une volonté d’ouverture politi-
que inédite en RDA, avec la déci- Membre du Bundestag de 1990 Connu pour son franc-parler, 27 janvier 1928 Naissance
sion, en février 1990, de consti- à 1994, puis député européen de Hans Modrow avait commis un à Jasienica (Pologne)
tuer un gouvernement de « res- 1999 à 2004 pour le Parti du so- dernier coup d’éclat, en mars 2022, 1967 Rejoint le comité
ponsabilité nationale » incluant cialisme démocratique, héritier en rédigeant au nom du conseil ­central du Parti socialiste
huit ministres sans portefeuille du SED et ancêtre de Die Linke, des anciens de Die Linke, dont il unifié
issus des groupes d’opposition de Hans Modrow continuait, au soir était le président d’honneur, une 1989-1990 Dernier chef
la « table ronde », instance réunis- de sa vie, à se définir comme un note sur la guerre en Ukraine. « La de gouvernement
sant les représentants de l’ensem- « socialiste révolutionnaire ». Au­- question de savoir dans quelle me- ­communiste de la RDA
ble des forces politiques est-alle- teur de plusieurs livres, dont de sure la guerre en Ukraine est une 1990-1994 Membre
mandes et chargée de préparer les riches Mémoires parus en invasion des troupes russes ou une du Bundestag
premières élections libres de RDA, 1999 sous le titre Ich wollte ein guerre civile interne entre les forces 11 février 2023 Mort
en mars 1990, sept mois avant la neues Deutschland (« je voulais des nouvelles républiques de l’est à Berlin
réunification allemande. une nouvelle Allemagne », éd. de l’Ukraine et les éléments fascis-
Une réunification à laquelle il Econ, non traduit), il gardait une tes de l’ouest du pays est en sus-
s’était résolu, fin janvier 1990, colère intacte contre la façon pens », pouvait-on y lire sous sa
après un tête-à-tête à Moscou avec dont s’était faite la réunification, plume. Qualifié d’« inacceptable »
Mikhaïl Gorbatchev, mais dont il coupable à ses yeux de n’avoir par la direction de Die Linke, cette
aurait souhaité qu’elle débouche pas assez respecté les ex-Alle- prise de position acta la rupture
sur la constitution d’une Allema- mands de l’Est ; ou encore contre avec Hans Modrow qui, quelques
gne neutre, et non pas, comme ce la manière « extrêmement carica- jours plus tard, annonça sa mise
fut finalement le cas, sur une ab- turale » dont on raconte l’histoire en retrait définitive du parti. p
sorption de l’ex-RDA par la RFA. du communisme. Thomas Wieder

Arne Treholt
Espion norvégien

P
assée à la postérité, la
photo fait partie des
preuves qui l’ont accablé.
Costume noir et chemise
blanche, Arne Treholt marche
dans une rue de Vienne, l’été 1983,
accompagné de deux agents du
KGB, dont le général Gennadij
­Titov, expulsé de Norvège en 1977
en raison d’une affaire d’espion-
nage. En grande discussion, les
trois hommes semblent rire à
gorge déployée. On est alors en
pleine guerre froide. Arne Treholt
rentre des Etats-Unis, où il a officié
pendant trois ans comme con-
seiller auprès de l’ambassadeur de
Norvège aux Nations unies. Il
vient d’être nommé à la tête du ser-
vice de communication au minis-
tère des affaires étrangères, à Oslo.
Six mois plus tard, en jan-
vier 1984, son arrestation va
­plonger le pays dans la consterna-
tion. Sa condamnation à vingt ans
de prison pour espionnage,
en 1985, restera « une cicatrice
dans l’histoire norvégienne
d’après-guerre », selon le quoti-
dien Aftenposten, qui a annoncé,
dimanche 12 février, la mort à
Moscou de l’espion le plus célèbre
du royaume scandinave.
Jusqu’au bout, Arne Treholt a af-
firmé qu’il avait voulu bâtir des
ponts entre l’Est et l’Ouest, sans
jamais fournir à ses contacts la
moindre information qui aurait
pu mettre en danger la sécurité de
son pays. Il a pourtant été grasse-
ment payé par le KGB, mais aussi
par les services secrets irakiens,
avec lesquels il était entré en
­contact à New York.
Rencontres avec le KGB
La nouvelle de son arrestation,
l’été 1984, a provoqué une onde de
choc dans les hautes sphères de la
société norvégienne. Car Arne
Treholt connaissait tout le
monde, ou presque. Son père,
Thorstein Treholt, figure du Parti
travailliste, a été ministre de l’agri-
culture au début des années 1970.
Lui-même s’est encarté en 1964.
Journaliste au service étranger
du quotidien de gauche Arbeider-
bladet, il se lie d’amitié avec l’avo-
cat Jens Evensen, qui, devenu
­ministre du commerce et des
­affaires maritimes en 1973, fait de
lui son secrétaire politique, puis
son secrétaire d’Etat. A l’époque,
la Norvège a engagé avec l’URSS
des négociations sur la « zone
grise » que se disputent les deux
pays en mer de Barents. Un ac-
cord sur la pêche sera finalement
signé en 1978.
Depuis dix ans déjà, Arne
­Treholt rencontre régulièrement
des agents du KGB à Oslo. Quand
l’ancien journaliste est nommé à
New York en 1979, les services du
renseignement norvégien, déjà
soupçonneux, contactent le FBI.
Deux agents secrets américains
s’installent près de chez lui. Se fai-
sant passer pour ses voisins, ils le
surveillent.
Quand il rentre à Oslo en 1982,
les policiers norvégiens, s’inspi-
rant des méthodes du FBI, em­-
ménagent au-dessus de chez lui.
Dans son appartement, ils
­découvrent de l’argent dans des
mallettes. Arne Treholt se rend à
Vienne et à Helsinki pour voir ses
contacts. Dans son entourage,
personne n’est au courant. Finale-
ment, il est interpellé le 20 jan-
vier 1984, à l’aéroport d’Oslo.
Spécialisé dans le négoce
Méritait-il vingt ans de prison ?
En Norvège, les avis sont parta-
gés. S’il ne fait aucun doute qu’il a
vendu des informations à l’URSS
et à l’Irak, la police norvégienne
n’a jamais été capable d’établir
s’il avait transmis des secrets
d’Etat. Lui-même admettait « des
erreurs », mais dénonçait une
­erreur judiciaire. Gracié en 1992,
il s’est exilé à Moscou. Vivant par
intermittence à Chypre, il s’était
notamment spécialisé dans le
négoce de devises et le courtage 13 décembre 1942 Nais-
en ligne. sance à Brandbu (Norvège)
En 2010, son dossier a connu un 1973-1976 Secrétaire politi-
nouveau rebondissement, quand que du ministre norvégien
un ancien agent du renseigne- du commerce et des affaires
ment norvégien a affirmé qu’Arne maritimes
Treholt avait été victime d’une 1985 Condamné à vingt ans
conspiration. Celui-ci avait fait de prison pour avoir
une demande en révision, rejetée ­transmis des documents
un an plus tard par la commission classifiés au KGB
chargée de l’examiner. 1992 Libéré de prison
En 2022, un groupe de cher- 12 février 2023 Mort
cheurs a découvert, dans les ar- à Moscou
chives de la Stasi, un courrier
­envoyé en 1988 par la direction
du KGB au ministère de la sécu-
rité d’Etat de la République
démo­cratique d’Allemagne. Les
­Soviétiques proposaient d’orga-
niser un échange de prisonniers,
dans l’espoir de libérer l’espion
norvégien, décrit comme « une
source d’information précieuse ».
Agé de 80 ans, Arne Treholt a
­emporté ses secrets dans la
tombe. p
Anne-Françoise Hivert
28 | Carnet
Trugoy the Dove
Rappeur américain
A
lors que le hip-hop
américain célèbre son
50e anniversaire, un de
ses artistes les plus
créatifs vient de disparaître. Mem-
bre du trio De La Soul, Trugoy the
Dove, de son vrai nom David
­Jolicœur, est mort, dimanche 12 fé-
vrier, de raisons encore incon-
nues. Depuis 2017, il souffrait d’in-
suffisance cardiaque et n’accom-
pagnait plus en tournée ses deux
amis d’enfance, Maseo et Posd-
nuos, mais comptait être sur scène
avec eux, le 8 avril, pour un concert
au Royal Albert Hall de Londres.
Son groupe, De La Soul, venait
de remporter une longue bataille
judiciaire contre son premier la-
bel, Tommy Boy Records. Le
3 mars allaient enfin être disponi-
bles sur les plates-formes de strea-
ming leurs six premiers albums,
dont le premier, 3 Feet High and
Rising, publié en 1989, qui a révo-
lutionné le rap américain en sam-
plant aussi bien le rock psyché des
Turtles que la pop de Steely Dan.
Leur musique et leur dégaine pro-
posaient un rap plus détendu,
plus drôle, à des années-lumière
du gangsta rap de NWA (Niggers
With Attitude) qui sévissait alors.
Né le 21 septembre 1968 à
New York, Trugoy a été élevé par
des parents haïtiens à Long Island
dans la ville tristement célèbre
d’Amityville, décor de films d’hor-
reur. C’est dans son lycée, le Me-
morial High School, qu’il rencon-
tre ses deux complices. Dans les
coulisses d’un de ses derniers con-
certs à l’Elysée-Montmartre, à Pa-
ris, Trugoy racontait : « Nous som-
mes devenus amis à cause de notre
façon de nous habiller. Je prenais le
pantalon de mon père ou un sweat
et je le découpais, puis je peignais
un truc dessus. Eux ne trouvaient
pas ça bizarre, mais marrant. On
s’est trouvé des points communs,
d’abord dans le look, puis dans les
sujets qu’on voulait aborder. »
L’ère de la marguerite
Maseo fait écouter leur première
bande démo à Prince Paul, DJ et
producteur pour le groupe Stetsa-
sonic. Ce dernier les encourage à
innover. Ainsi, pour le titre de leur
premier album, c’est Trugoy qui a
l’idée de détourner un titre du
chanteur de country Johnny
Cash : « J’écoutais les disques de
mes parents, et cette chanson, Five
Feet High and Rising, racontait
une inondation : l’eau envahissait
la maison et montait de plus en
plus haut. Et le propriétaire de-
mandait : “A quelle hauteur est
l’eau, mama ? – Three feet high and
rising !” J’ai trouvé que c’était idéal
pour nous décrire : trois gars es-
sayant d’aller toujours plus loin,
toujours plus haut. »
A la Royal Arena
de Copenhague (Danemark),
le 21 mai 2019. Avalon/Abaca
21 septembre 1968 Nais-
sance de David Jolicœur
à New York
1988 Forme De La Soul
à Amityville, sur l’île
de Long Island (New York)
1989 Premier album,
« 3 Feet High and Rising »
1991 « De La Soul is Dead »
12 février 2023 Mort
En 1989, avec ce premier album,
ils proclament que le rap est entré
dans l’ère de la marguerite
(D.A.I.S.Y. Age) et font figurer des
pâquerettes sur leur disque au
fond jaune ou rose fluo. De The
Magic Number à Jenifa Taught Me,
en passant par Say No Go ou Me
Myself and I, les De La Soul si-
gnent un chef-d’œuvre d’humour
et d’originalité. Le groupe entre
dans le collectif Native Tongues
avec les autres petits génies de
l’époque, A Tribe Called Quest,
Jungle Brothers ou Queen Latifah.
Cependant, dès 1991, les De La
Soul n’en peuvent plus de passer
pour les hippies du rap, refusent
de s’enfermer dans une posture.
Ils mettent fin eux-mêmes à
leur mouvement avec un
deuxième disque, De La Soul is
Dead, avec en visuel d’album un
pot de marguerites renversées,
piétinées. « On ne voulait pas être
les héritiers de Woodstock », expli-
quait alors Trugoy. Dans ce disque
figure l’astucieux Ring Ring Ring
(Ha Ha Hey), joué dans toutes les
discothèques au printemps 1991
et jusqu’à maintenant, où, sur un
solo de saxophone, Trugoy en-
tonne le fameux message d’un ré-
pondeur téléphonique, efficace et
irrésistible : « Hey how ya doin/
Sorry you can’t get through/Leave
your name and your number and I
get back to you » (« Hey, comment
ça va ?/ Désolé, je ne suis pas là/
Laisse ton nom et ton numéro, et
je reviens vers toi »).
D’autres tubes avec des vidéos de
plus en plus déjantées viendront
s’ajouter à leur répertoire : Oooh
avec Redman, All Good ? avec
Chaka Khan… Avec près de dix al-
bums, les De La Soul ont survécu à
toutes les modes et restent l’un
des plus anciens groupes de rap en
activité. En parlant du hip-hop ac-
tuel, Trugoy utilisait cette image :
« La maison a de belles fenêtres tou-
tes neuves, une belle porte d’entrée,
le gazon est vert, mais les meubles à
l’intérieur sont de plus en plus de
mauvais goût. Ce n’est plus un
foyer, c’est un moyen de gagner de
l’argent et de se faire payer. Ce qui
est pas mal non plus. » Lui se faisait
un honneur de ne jamais tomber
dans la médiocrité. L’avenir dira si
De La Soul lui survivra. p
Stéphanie Binet
­
0123
­Jeudi 16­ février 2023
Bruno Maquart, Loisia (Jura).
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Et l’ensemble du personnel de
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Ses fils la plus stricte intimité. Geraldine de TARR,
Et ses petits-enfants, née DALLAS,
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Ciboure. Paris. Hontanx.
ont la douleur d’annoncer le décès, Claude, François et Nathalie, survenu le 29 janvier 2023,
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leurs enfants et petits-enfants,
Pierre-Luc ABRAMSON, l’intimité familiale.
professeur honoraire
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à l’ université de Perpignan.
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Estelle et Emmanuelle, Marianne FROTÉ, L’association TPA (TotalEnergies
ses filles, née FEINE, Professeurs Associés)
Auréline et Ludovic,
Hors-série ses petits-enfants, a la profonde tristesse de faire part
survenu le 6 février 2023, à Saint-
Jérémie, Jean-de-Luz, à l’âge de cent six ans. du décès de
son gendre,
Hélène, Selon son désir, la cérémonie
100 GRILLES sa sœur, Alain QUÉNELLE,
d’incinération a été célébrée dans son fondateur et ancien président,
Eva et Samuel, l’intimité familiale, le 11 février.
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 4
sa nièce et son neveu,
223, boulevard Saint-Germain, survenu le 9 février 2023.
ont la profonde tristesse de faire part 75007 Paris.
du décès de
Alain Quénelle était un professeur
engagé auprès des jeunes
Marguerite CAHN, M. William Pierre Bouziges,
son compagnon, générations pour leur transmettre
née NISENBOIM, ses connaissances, son savoir-faire et
a la profonde tristesse d’annoncer le son expérience dans les domaines
survenu le 10 février 2023, dans sa industriel et de l’énergie.
Magazine N°4 quatre-vingt-quatrième année. décès de
Charismatique et éternellement
optimiste il a entraîné avec lui, au
L’inhumation a eu lieu le mardi Mme Sabine MATHIAS, sein de TPA, de nombreux bénévoles
14 février, à 11 h 30, au cimetière professeur de philosophie. qui contribuent à la formation
parisien de Bagneux. pratique des étudiants en France et
Une cérémonie religieuse sera dans le monde entier.
Ni fleurs ni couronnes. célébrée le vendredi 17 février 2023,
à 14 h 30, à Antraigues-sur-Volane Nos pensées vont à sa famille et à
Antoine Jabre, (Ardèche). ses proches.
son conjoint,
Françis, Thomas et Paloma Defert, Société éditrice du « Monde » SA
Sa famille, Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Ses amis, Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Musée idéal la revue n° 4 ont la tristesse de faire part du décès Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
de Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Collection
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Daniel DEFERT, Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez (photo-
normalien, Saint-Cloud 1960, graphie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
maître de conférence à l’université Directrice du design Mélina Zerbib
P R É S E N T E
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
de Paris VIII-Vincennes, Infographie Delphine Papin
fondateur de l’association AIDES, Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
chevalier de la Légion d’honneur. Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Une cérémonie aura lieu le
vendredi 17 février 2023, à 10 h 30, en
la mairie du 15e, à Paris (entrée 31, rue
Peclet), puis à 16 heures, au cimetière
de Montillot (Vézelay).
(Le Monde du 10 février.)
Paris.
Sa famille
Dès jeudi 16 février,
le volume n° 4 a la grande tristesse de faire part du
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE décès de
Nos services Adrien FAINSILBER,
architecte et urbaniste,
membre
Lecteurs de l’Académie d’architecture,
chevalier de la Légion d’honneur,
officier dans l’ordre
K Abonnements des Arts et des Lettres,
Sur abo.lemonde.fr grand prix national
Par tél. au 03 28 25 71 71 de l’architecture,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
survenu le 11 février 2023,
K Le Carnet du Monde à son domicile,
carnet@mpublicite.fr à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Un hommage lui sera rendu
ultérieurement.
famille.adrien.fainsilber@gmail.com
 Idées
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 | 29

Agathe Cagé La France est devenue

une société de classes figées
La réalité sociale, économique et écologique rend che mécaniquement compliquée par la
spirale de la précarité. Le projet de ré-
inopérante l’opposition entre classe populaire et forme des retraites ferme quant à lui
moyenne, urbains et périurbains, estime la politiste, l’horizon des seniors, appelés à accumu-
ler des trimestres sur un marché du tra-
qui distingue une majorité impuissante face aux vail qui ne les considère pas et les em-
crises d’une minorité qui a les moyens de les affronter bauche encore moins, quand il ne dé-
grade pas irréversiblement leur
condition physique.
Les classes figées sont empêchées
Les classes figées sont empêchées dans
leurs actes du quotidien par la crise du
pouvoir d’achat et de l’énergie, à des de-
grés plus ou moins marqués selon les ni-
veaux de revenu et de patrimoine. La ré-
ponse politique sous forme de « bou-
cliers » matérialise leur enfermement
dans un horizon des possibles de plus en
plus rétréci par les contraintes.
Elle dit aussi l’incapacité du politique à
joncturelle, des risques environnemen-
taux et sanitaires, des moindres mouve-
ments des marchés (taux d’intérêt, éner-
gie, prix de l’agroalimentaire…) et de la
dégradation des services publics.
Les responsables politiques sauront-ils
tirer les conséquences de cette nouvelle
réalité française ? Sauront-ils, autrement
dit, construire un projet politique pour
les classes figées, c’est-à-dire un projet

E
n réussissant à faire passer une
tranche de chorizo pour une
étoile aux yeux de milliers d’inter-
nautes, Etienne Klein a eu un
grand mérite : nous inciter à renforcer
notre regard critique. La force de l’habi-
tude peut en effet nous entraîner à pren-
dre, dès lors qu’elle est postée par un
physicien, une image de charcuterie
pour le cliché d’un télescope.
C’est la même force de l’habitude, et les
biais cognitifs liés, qui sous-tendent les
analyses conduites sur la société fran-
çaise depuis vingt ans. Elles en partagent
toutes un, sous-jacent : la France serait
un pays de classes moyennes. Elles s’at-
tachent sur cette base à en mesurer les
attentes, le malaise ou le déclin. De l’an-
nonce de la dérive des classes moyennes
(Louis Chauvel, 2006) à celle de l’émer-
gence d’une « hyperclasse moyenne »
(Eric Maurin et Dominique Goux, 2012)
jusqu’au constat de leur « sentiment de
déclassement » (Lucas Chancel, 2022), la
pertinence même du prisme retenu
n’est pas interrogée.
Certes, au regard des définitions écono-
miques utilisées pour appréhender les
classes moyennes, elles existeront tou-
jours dans la pyramide des revenus. Pour
autant, ce n’est pas la grille de lecture la
plus opérante pour analyser la société
française de 2023. Elle nous empêche en
réalité d’en appréhender la véritable li-
gne de fracture. C’est aujourd’hui autour
de la capacité sociale la plus inégalement
répartie que se structure et se fracture
notre société : la possibilité de réagir face
aux risques, aux incertitudes et aux cri-
ses. La France n’est plus une société de
classes moyennes. Elle est devenue une
société de classes figées, assommées
d’injonctions à la résilience, mais privées
dans les faits de toute capacité d’adapta-
tion autre que l’acceptation de la dégra-
dation de leur situation.
Des îles prises en pleine tempête
Les classes figées sont des classes empê-
chées. Empêchées, en premier lieu, dans
leur relation au travail. Les conditions
d’exercice au sein des services publics en
sont une manifestation frappante. A
l’hôpital, les soignants sont empêchés
d’exercer leur métier dans des condi-
tions correctes et n’ont pas les moyens
d’arrêter le « glissement vers la mal-
traitance » qu’ils dénoncent.
A l’école, les enseignants font réguliè-
rement part de leur impuissance face à
« la dégradation inexorable de l’ensei-
gnement public ». Figés dans leur exer-
cice professionnel par le manque de
considération, de temps, de moyens, ils
se retrouvent simultanément pris au
piège de leur perte vertigineuse de pou-
voir d’achat (25 % en vingt ans).
Deux réformes risquent d’accentuer
l’enfermement des classes sociales, fi-
gées dans leur relation au travail. La ré-
duction automatique du montant des al-
locations en fonction du taux de chô-
mage emprisonnera un peu plus les
demandeurs d’emploi dans une recher-
dans presque tous leurs déplacements.
L’année 2023 devrait l’illustrer jusqu’à la
caricature. Hors Ile-de-France, rien n’est
prévu pour parer à la dégradation conti-
nue de l’offre de transports publics du
quotidien. Les usagers se savent de nou-
veau condamnés à attendre figés sur les
quais, au son des annonces de trains an-
nulés. En Ile-de-France, le réseau de RER
subira des coupures inédites au nom de
la préparation des Jeux olympiques et
de la mise en service du Charles-de-
Gaulle Express. « Train des riches » ver-
sus RER B : des deux côtés de la ligne de
fracture de la société française, chacun
son moyen de transport, l’un ultrara-
pide, l’autre si souvent à l’arrêt.
Une majorité
de Français
sont privés de
toute capacité
d’adaptation
autre que
l’acceptation de
la dégradation
de leur situation
imaginer qu’elles puissent avoir des as-
pirations autres que la garantie d’une
dégradation minimale de l’existant. L’ex-
périmentation du passage des facteurs
un jour sur deux, annoncée par La Poste
en janvier, n’a rien d’anecdotique dans
ce contexte. Les classes figées risquent
désormais de l’être également dans l’at-
tente du moyen le plus basique de com-
munication, le courrier.
Retrouver la liberté
Ces réalités rendent inopérantes les ap-
proches opposant classes populaires et
moyennes, urbains et périurbains, diplô-
més et non-diplômés, car elles transcen-
dent ces divisions. Si « archipel français »
[du nom du livre du géographe Jérôme
Fourquet paru chez Seuil en 2019, qui dé-
crit « une nation multiple et divisée »] il y
a, il est composé d’un ensemble d’îles
inexorablement prises dans les tempê-
tes et d’un minuscule îlot qui en reste in-
variablement préservé.
La France est fracturée entre une mi-
norité resserrée qui ne ressent pas l’im-
pact des crises sociale, économique et
écologique – appréhendée en partie à
travers son rapport au confinement,
qu’elle a transformé pour elle-même, au
plus fort de la crise dû au Covid-19, en es-
capade en résidence secondaire (6 % des
Français ont alors changé de logement,
selon une étude de l’IFOP de 2020) – et
une majorité qui n’a plus les moyens
d’affronter ces crises. Au quotidien,
cette dernière se retrouve prisonnière
de chaque variation économique con-
qui leur donne accès à l’émancipation ?
La grande faiblesse de l’idéologie des
« premiers de cordée » portée par le pré-
sident de la République Emmanuel Ma-
cron ne réside pas seulement dans son
inefficience économique ; elle repose
également sur le fait qu’elle ignore que
les classes figées ne sont pas dans l’at-
tente d’un ruissellement mais dans celle
de l’occasion de retrouver leur liberté de
décision et de mouvement. Le délite-
ment électoral de la gauche tient quant à
lui en partie à ce qu’elle n’a pas, ces der-
nières années, proposé de projet offrant
à ses électeurs la possibilité de s’affran-
chir des conséquences des crises sociale,
économique et écologique, mais seule-
ment des mesures destinées à en atté-
nuer pour eux la pénibilité.
L’écrivaine Lola Lafon se désolait, dans
les semaines précédant l’élection prési-
dentielle d’avril 2022, de ce qu’« on ne
parle plus de ce en quoi on croit, ou de ce
qu’on désire, mais de ce qu’on craint ».
Adopter une ambition politique nou-
velle, structurée autour de la promesse
d’émancipation, pourrait permettre
d’impulser une dynamique collective in-
dispensable face à l’enfoncement de la
France dans l’apathie démocratique. p
Agathe Cagé est docteure en science
politique, autrice de « Respect ! »
(Les Equateurs, 2021)

Yann Lasnier et Alain Villez Repousser l’âge de départ à la retraite,

c’est mettre en péril la solidarité entre les générations
Retraite ne signifie pas forcément inactivité. Retarder l’âge du départ, c’est se priver du rôle essentiel des aidants, des bénévoles,
des élus locaux, etc., qui contribuent à la cohésion sociale, estiment les deux dirigeants de l’association Petits Frères des pauvres

F
raternité. Ce mot, inscrit au
fronton de toutes les mai-
ries de France, peine à trou-
ver une réalité dans le
champ politique et sociétal. Chez
les Petits Frères des pauvres, cette
promesse républicaine est bien
présente, jusque dans le nom de
l’association. Nos bénévoles, fem-
mes et hommes, contribuent, au
quotidien, chacun à son échelle, à
apporter à notre société de la
bienveillance et du soutien à
l’autre, tout particulièrement
­envers les plus fragiles d’entre
nous : les personnes âgées iso-
lées qui sont 2 millions en France
à être privées de contacts et à vi-
vre l’isolement social, selon le Ba-
romètre 2021 Petits Frères des
pauvres/CSA Research.
Alors que la réforme des retrai-
tes nous invite à réfléchir profon-
dément sur le modèle de société
que nous voulons pour nous
ainsi que pour les générations
suivantes, nous faisons le choix
de poser comme centrale la ques-
tion du lien social dans ce grand
débat qui parcourt actuellement
le pays. Cette réforme ­est-elle de
nature à renforcer le modèle de
base qui fut le choix du Conseil
national de la Résistance, celui de
la solidarité entre les générations
– finalement « l’intergénération-
nel » tellement en vogue n’est
peut-être pas si novateur que
cela ! – ou bien risque-t-elle, par
ses effets parfois même indirects,
de fragiliser cette cohésion so-
ciale qui nous est chère et qui ci-
mente nos vies ?
Arbitrages
Nous rappellerons que, malgré le
choix sémantique opéré il y a
­désormais bien trop longtemps
pour qu’il soit raisonnable de le
remettre en cause, « retraite » ne
signifie pas « inactivité ». Les
­retraités apportent à la société
française dans son ensemble une
indéniable richesse. Sans tomber
dans l’image d’Epinal, rappelons
qu’ils sont d’abord des éléments
indispensables à la solidarité fa-
miliale aussi bien ­envers leurs
parents – 49 % des 3,9 millions
de proches aidants sont eux-mê-
mes retraités – qu’envers leurs
enfants – sept enfants sur dix
sont gardés par leurs grands-pa-
rents –, selon les chiffres de la Di-
rection de la recherche, des étu-
des, de l’évaluation et des statisti-
ques. Quand votre ­baby-sitter
vous lâche ou que l’aide à domi-
cile n’est pas en mesure de pas-
ser aujourd’hui s’occuper d’un
ancien, ils sont ceux vers qui
nous nous tournons en priorité.
Les retraités forment égale-
ment, bénévolement, une part
prépondérante de deux catégo-
ries qui sont au service, voire
au chevet, de la société française.
Ce sont d’abord nos élus et plus
particulièrement nos élus « des
champs » : plus de la moitié des
À la question
du modèle
de société auquel
nous aspirons,
nous répondons
que celui-ci
doit être pensé
avec fraternité
communes de moins de
1 000 habitants sont dirigées par
des maires âgés de plus de
60 ans, selon les données de
l’Insee. Et nous le savons : le poids
des responsabilités pour ces
­édiles des petites communes est
de plus en plus incompatible
avec une activité professionnelle.
En 2020, 30 % d’entre eux n’ont
d’ailleurs pas souhaité se repré-
senter, a calculé l’Association des
maires de France. Ce sont ensuite
nos bénévoles : 1 retraité sur 3 est
bénévole dans une association.
37 % d’entre elles sont présidées
par une personne à la retraite.
Les femmes représentent près
de 60 % des bénévoles dans les
­domaines du social, du caritatif
et de l’humanitaire, et 68 % dans
l’éducation et la formation.
Ne nous leurrons pas : repous-
ser l’âge légal de départ à la
­retraite, c’est aussi repousser
dans le temps ces différents rôles
que nos retraités jouent
aujourd’hui dans la société et
mettre en péril la solidarité entre
les générations, si essentielle
aujourd’hui. Il est ainsi légitime
de s’interroger sur la valeur ajou-
tée sociale d’une telle perspective.
Le temps de la retraite se carac-
térise par la plus grande disponi-
bilité qu’il offre. L’arbitrage entre
les différents temps de la vie se
trouve simplifié par la libération
du temps contraint qu’est le
temps professionnel et permet
aux retraités de jouer le rôle
­social essentiel qui est le leur.
Implication
Les retraités qui s’impliquent
ainsi le font aussi parce qu’ils le
peuvent sur le plan de leur capa-
cité physique. Alors que l’espé-
rance de vie et l’espérance de vie
en bonne santé semblent attein-
dre un palier, retarder le départ
à la retraite ne devrait pas être de
nature à inverser la tendance.
Plusieurs d’entre nous ne seront
pas en mesure de contribuer au
bien-être de la société dans son
ensemble si notre propre bien-
être sort affecté des années de
travail ainsi ajoutées.
Enfin, les retraités sont capables
de s’impliquer, pour certains
d’entre eux, parce qu’ils en ont
les moyens. Nous saluons, de ce
point de vue, le rehaussement
prévu de la pension minimum
à 1 200 euros brut qui va dans le
sens d’une lutte renforcée contre
la pauvreté des retraités modes-
tes à condition toutefois que
les critères d’éligibilité ne restrei-
gnent pas drastiquement le
­nombre de personnes concer-
nées. Mais nous n’en ­continuons
pas moins pour autant de reven-
diquer la reva­lorisation du mini-
mum vieillesse au-dessus du
seuil de pauvreté. Question de
principe : celui de la dignité.
A la question du modèle de
­société auquel nous aspirons,
nous répondons que celui-ci doit
être pensé avec fraternité et
­souhaitons que cette belle valeur
républicaine souvent oubliée,
voire dénaturée, puisse aussi gui-
der les travaux des repré­sentants
de la nation au moment de l’exa-
men de la réforme des retraites. p
Yann Lasnier est délégué
­général de l’association
Petits Frères des pauvres ;
Alain Villez est président
de l’association Petits Frères
des pauvres
 0123
30 | Idées ­
­Jeudi 16­ février 2023

Hervé Le Bras L’incertitude est au cœur de la

projection du Conseil d’orientation des retraites
Comme la prévision de déficit des retraites
par le COR fluctue de manière très sensible,
suivant les paramètres retenus, le démographe
estime que l’urgence de la réforme défendue
par le gouvernement est à relativiser
Si, au contraire, il avait testé les hypothè-
ses opposées, celle d’une hausse de morta-
lité et celle d’un solde migratoire élevé,
il aurait obtenu le résultat exactement
­inverse d’une économie de six milliards
d’euros dans chaque cas et du double en
joignant les deux cas, donc la quasi-dispa-
rition du déficit annoncé. Ce choix aurait
d’ailleurs été plus judicieux car, dès 2023, la
mortalité est plus élevée que dans les trois
cent huit combinaisons annoncées. En ne
faisant varier qu’une seule hypothèse à la
fois, donc en maintenant les autres à la va-
leur moyenne qu’elles prennent dans la
projection « centrale », le COR donne l’im-
Est-il raisonnable pression que la variabilité ou sensibilité
de combiner toutes de son résultat est relativement faible,
de l’ordre de plus ou moins une dizaine de
les hypothèses ? milliards d’euros. Mais, quand on consi-
dère toutes les projections possibles, les
Oui, si aucune

P
our prévoir l’avenir du système de
retraite jusqu’en 2070, le Conseil
d’orientation des retraites (COR), a
retenu trois hypothèses d’évolution
de la mortalité, trois du solde migratoire,
quatre de la productivité et trois du niveau
de chômage, ce qui donne cent huit combi-
naisons possibles. Une seule d’entre elles a
servi de référence, la projection « centrale ».
Elle prévoit un déficit de douze milliards
d’euros en 2027, largement utilisé par le
gouvernement pour justifier l’urgence de
sa réforme. Aucune des combinaisons
d’hypothèses n’étant préférable à aucune
autre, n’importe laquelle aurait pu servir
de référence. Le COR avait prévu l’objection.
Aussi a-t-il consacré un court chapitre de
cinq pages (sur les 342 du rapport) à l’étude
de la sensibilité de sa projection préférée.
Pour cela, il a procédé en trois temps,
ne faisant varier qu’un type d’hypothèse
à la fois, les autres restant fixées à leur
­valeur moyenne. Il a commencé par la
­démographie avec deux cas, celui où la
baisse de mortalité serait la plus rapide
et celui où le solde migratoire tomberait
au plus bas à 20 000 personnes par an,
deux hypothèses défavorables qui aug-
mentent chacune la dépense totale d’en-
viron six milliards d’euros en 2032.
Choisir une hypothèse basse de mortalité
accroît effectivement le nombre de retraités
et un faible solde migratoire limite la crois-
sance de la population active. ­De cette ma-
nière, le COR montre que la ­situation pour-
rait devenir pire que celle qu’il a privilégiée.
hypothèses du COR et le solde migratoire
aussi puisqu’il atteint 160 000 personnes.
Mais, en toute rigueur, le Conseil aurait dû
tester les neuf combinaisons possibles
puisque aucune n’est ­jugée plus probable
qu’une autre.
L’étude de sensibilité s’est ensuite tour-
née vers les quatre hypothèses de hausse
de la productivité, en maintenant la mor-
talité, le solde migratoire et le chômage
à leur niveau moyen. Jusqu’en 2027, le
COR suppose que la hausse de producti-
vité est exactement connue et qu’elle n’est
donc susceptible d’aucune variation. Pour
justifier cette décision assez curieuse, il
­invoque « les hypothèses retenues par le
gouvernement dans le programme de sta-
bilité pour la période 2022-2027 » (page 35
du rapport). Admettons. Nous sommes
en 2032, les différences de productivité
qui ont commencé à faire sentir leurs
­effets, entraînent, pour les plus faibles
d’entre elles un supplément de dépense
de cinq milliards d’euros par rapport à
la projection de référence, mais un gain
de dix milliards pour la plus élevée.
Des écarts de grande ampleur
On constate aussi que le COR a retenu
pour sa projection « centrale » une des
deux hypothèses défavorables de hausse
de la productivité, ce qui pèse sur l’estima-
tion de la dépense totale. On ne peut ce-
pendant pas lui faire grief d’avoir négligé
l’une des quatre hypothèses de producti-
vité. Mais il aurait dû associer chacune
aux neuf combinaisons démographiques
n’est préférée
aux autres, ce qui
est le cas dans le
rapport du conseil
qui sont indépendantes de la marche de
l’économie. Dès lors, cela fait trente-six
combinaisons à étudier. La fourchette
­entre les extrêmes devient large puisque
les écarts dus à la population et celui dû
à la productivité s’additionnent.
Reste le chômage. Fidèle à sa méthode,
le COR teste l’incidence des hypothèses
haute et basse en maintenant les paramè-
tres ­démographiques et la productivité à
leur niveau moyen. Jusqu’en 2027, le taux
de chômage est supposé suivre sans
aucune variation l’évolution fixée par le
programme de stabilité, ce qui reste assez
étrange. Ensuite, le résultat de ses hypo-
thèses haute et basse se détache nette-
ment de la projection de référence avec,
pour la plus basse, un bénéfice de douze
milliards d’euros, et pour la plus haute,
une perte de quinze milliards d’euros
en 2032. Le taux de chômage n’étant pas di-
rectement lié au niveau de mortalité ni au
solde migratoire ni même à la productivité
à moyen terme, chaque hypothèse de chô-
mage devrait donc être combinée à chaque
hypothèse démographique et à chaque hy-
pothèse de productivité, soit au total les
écarts s’ajoutent jusqu’à atteindre une
grande ampleur, la fourchette – donc l’in-
certitude – s’étendant sur près de soixante-
dix milliards d’euros en 2032.
Par rapport à un tel montant, un déficit
de dix ou quinze milliards d’euros perd
toute signification. Est-il raisonnable de
combiner toutes les hypothèses ? Oui,
tant qu’aucune n’est préférée aux autres,
ce qui est le cas dans le rapport du
­Conseil. L’Institut national de la statisti-
que et des études économiques dont le
COR a utilisé les projections de popula-
tion de novembre 2021 a, par exemple,
prospecté toutes les combinaisons de
ses hypothèses démographiques.
Une conclusion s’impose : les déficits
­futurs du système de retraite dont le gou-
vernement agite la menace pour justifier
l’urgence de la réforme n’ont presque
aucun sens, du fait même des hypothèses
du COR. Ce dernier a commis la faute d’étu-
dier la sensibilité de la projection « cen-
trale » en ne faisant varier qu’un paramè-
tre à la fois, soit huit cas publiés dans son
rapport, et non de calculer toutes les com-
binaisons possibles, soit cent huit cas. p
Hervé Le Bras est démographe,
­chercheur émérite à l’Institut national
d’études démographiques et historien
à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales

Bruno Valat Les conflits sur

ques, sociales et, peut-être, politi- pays, un système de retraite pour qu’en théorie que la progression
ques. On voit ainsi qu’un méca- les salariés du secteur privé. Il apparaît toujours garantie : ainsi,
nisme de retraite, quel que soit s’agissait d’un dispositif obliga- un épargnant qui aurait placé

la répartition ne disparaissent
le financement retenu, est fon-
damentalement et toujours col-
lectif, et ne saurait faire abstrac-
tion du contexte général, ni du
toire financé en capitalisation. ses économies à la Bourse de
Après bien des débats, le législa- New York à la veille du krach de
teur avait préféré celle-ci, car elle 1929 n’aurait retrouvé sa mise
passait pour offrir des garanties qu’en 1950…

pas avec la capitalisation

« contrat social ». Les conflits de
répartition ne disparaissent pas
avec la capitalisation !
Capitalisation « solidaire »
Venons-en au reproche d’« indivi-
Quel que soit le mode de financement, un système de retraite est toujours dualisme » fait à la capitalisation.
Il est exact que la plupart des
collectif et ne peut s’extraire du contexte général, analyse l’historien ­défenseurs de cette dernière
­vantent les mérites de la liberté,
prenant pour exemple les pro-
de stabilité supérieures à celles
de la répartition. Dans la France
d’alors, dominée par les valeurs
bourgeoises, la retraite était per-
çue comme le fruit d’un effort
d’épargne individuel et non
comme un mécanisme collectif
de redistribution. Le pays venait,
en outre, de connaître un siècle de
stabilité monétaire, et la « rente »
française était florissante.
Inflation et prudence
Est-on assuré que les marchés se-
ront toujours au rendez-vous ?
On pourra objecter que les fonds
de retraite, s’ils sont bien gérés,
seront placés en lieu sûr à mesure
qu’ils arriveront à maturité. C’est
précisément ce qui avait été fait
au début du XXe siècle, et cela n’a
pas suffi pour protéger les futurs

D
ans le flot de réactions
que suscite le projet de
­réforme des retraites du
gouvernement Borne, cer-
tains suggèrent l’introduction
d’une dose de capitalisation
comme alternative au recul de
l’âge de départ. Ou en complé-
ment de celui-ci, afin de sécuriser
les pensions sur le long terme.
A la différence de la répartition,
qui fait payer les retraites par les
cotisations des actifs du mo-
ment, le rendement d’un régime
Les sommes de capitalisation dépendrait ex-
clusivement des sommes accu-
accumulées mulées par chacun au long de
sa vie, et serait donc insensible au
dans la vieillissement de la population.
De leur côté, les opposants à la ré-
capitalisation forme rejettent cette perspective
ne sont au motif que la capitalisation se-
rait étrangère à l’esprit de notre
qu’un titre système, fondé sur la solidarité.
Dans les deux cas, c’est mécon-
de créance sur naître le fonctionnement réel
la production d’un système de retraite.
Le vieillissement affecte les sys-
future tèmes de pensions de deux ma-
nières. D’abord, par l’accroisse-
ment de l’espérance de vie à la re-
traite. Si celle-ci est plus impor-
tante que prévu, il faudra aug-
menter les cotisations ou baisser
les pensions futures, quelle que
soit la technique retenue. En-
suite, par la diminution du nom-
bre des actifs. Là encore, la capita-
lisation n’y échappe pas, bien
que de manière indirecte. En ef-
fet, les pensions versées consti-
tuent toujours un prélèvement
sur le produit courant des actifs.
Les sommes accumulées dans la
capitalisation ne sont ainsi qu’un
titre de créance sur la production
future : elles offrent, comme tout
actif financier, un « droit de ti-
rage » sur les richesses disponi-
bles à un moment donné. Si le ra-
tio démographique se dégrade,
une part croissante de ces riches-
ses devra être transférée aux re-
traités, induisant une déforma-
tion du partage du revenu natio-
nal en faveur du capital au
détriment du travail, avec, à la
clé, des conséquences économi-
duits d’épargne-retraite disponi-
bles sur le marché, qui reposent
sur une souscription et des verse-
ments entièrement libres. Mais
ces principes ne sont pas, en soi,
liés à la capitalisation ; il est tout
à fait possible d’imaginer un sys-
tème de pensions complémentai-
res capitalisées assorti d’une ad-
hésion obligatoire et de cotisa-
tions uniformes : un tel système
existe depuis 2005 pour la re-
traite complémentaire des agents
publics. Assorti de quelques cor-
rectifs (cotisations ou prestations
bonifiées pour certains), il pour-
rait être aussi « solidaire » et re-
distributif que nos régimes en
­répartition. Par où l’on voit,
deuxième leçon, que la capitalisa-
tion n’est pas nécessairement
moins « sociale » que la réparti-
tion. En réalité, les principaux ris-
ques ne se situent pas là. Un dé-
tour par l’histoire peut, à cet
égard, s’avérer instructif.
Le 5 avril 1910 était promulguée
la loi sur les retraites ouvrières et
paysannes. Ce texte instituait,
pour la première fois dans notre
On sait ce qu’il est advenu : qua-
tre années plus tard éclatait la
première guerre mondiale, suivie
d’une forte inflation, d’une crise
économique sans précédent puis
du second conflit mondial, as-
sorti d’une nouvelle – et dramati-
que – envolée des prix. Malgré
plusieurs adaptations, tout le mé-
canisme retenu par le législateur
du début du siècle fut détruit
sans jamais servir de pensions
décentes, les cotisations versées
ayant perdu toute valeur. Si bien
qu’il fallut passer à la répartition,
en 1941, pour construire en 1945
un système enfin viable dont les
grands principes (capitalisation
exceptée) restèrent cependant
pratiquement inchangés.
Cette histoire nous rappelle que
l’enjeu majeur, pour un régime
de capitalisation, réside dans la
capacité des marchés financiers
à assurer une rémunération suf-
fisante du capital. Celle-ci peut
sembler assurée sur la longue du-
rée. Cependant, aussi long soit-il,
l’horizon temporel du futur re-
traité n’est pas infini, et ce n’est
retraités. Le retour spectaculaire
de l’inflation (qu’on avait crue dé-
finitivement enterrée) et celui de
la guerre en Europe évoquent eux
aussi, étrangement, l’expérience
malheureuse des retraites fran-
çaises et devraient à tout le
moins inciter à la prudence.
En définitive, si l’introduction
d’une dose de capitalisation dans
notre système de retraite peut
certainement offrir un intérêt
(comme celui d’orienter une par-
tie de l’épargne des Français vers
des investissements utiles), le dé-
bat gagnerait à s’accompagner
d’une vision claire de ses avanta-
ges et de ses limites, plutôt que
d’arguments simplistes. p
Bruno Valat est historien,
spécialiste des politiques
­sociales. Il a notamment
publié une « Histoire de
la Sécurité ­sociale (1945-1967) »
(Economica, 2001)
0123
­
­Jeudi 16­ février 2023 Idées | 31

Ascenseur social
Le plein-emploi assure des salaires décents à
des personnes peu ou pas diplômées et
­favorise, dans les entreprises, les promo-
tions internes. Cependant, tempère Paul
Pasquali, ces évolutions interviennent sur
un fond qui reste celui de la reproduction
sociale : « Chacun se retrouve grosso modo
dans le même groupe socioprofessionnel que
ses parents, même si ce n’est pas à l’identi-
Cette métaphore s’est imposée pour dénoncer le défaut que : un ouvrier qualifié peut espérer devenir
contremaître, et un contremaître passer à
de mobilité sociale ascendante. Elle persiste dans une société l’encadrement. »
où la reproduction sociale reste la norme
Angoisse du déclassement
A cette période, qui n’a pas duré trente ans
mais plutôt quinze, de 1960 à 1975, succède
Histoire d’une notion mobilité sociale ascendante ou l’autorepro-
duction d’élites fermées sur elles-mêmes.
le déferlement du chômage et de la préca-
rité, et simultanément la massification sco-
lité sociale ascendante « marque le pas »
dans les pays de son ressort, où quatre géné-
rations et demie seraient en moyenne né-
cessaires pour que les enfants des 10 % de fa-
milles les plus pauvres se hissent au niveau
du revenu moyen. L’OCDE distingue négati-
vement la France et l’Allemagne, où il fau-
drait six générations pour y parvenir, contre
cinq au Royaume-Uni, quatre en Espagne et
seulement deux au Danemark.
Cependant, selon une étude de l’Institut na-
tional de la statistique et des études écono-
miques (Insee) publiée en mai 2022 et fondée
sur les revenus déclarés au fisc, l’« ascen-
seur » français n’est pas en panne, car 70 %
des enfants de familles modestes, à l’âge de
28 ans, progressent dans l’échelle des reve-
nus par rapport à leurs parents. Parmi ceux

C’
est pas des imbéciles, les gosses
des quartiers, c’est pour ça qu’ils
sont vénères. Ils voient bien que
l’ascenseur social, il est bloqué
au sous-sol et qu’il pue la pisse. » Par cette
docte formule, l’humoriste Jamel Debbouze
contribuait en 2004 à populariser la notion
d’« ascenseur social », qui, jusque-là, appar-
tenait plutôt au lexique des sciences politi-
ques. Un an après, Aziz Senni, entrepreneur
d’origine marocaine, lançait une formule à
succès en intitulant un livre L’ascenseur so-
cial est en panne… j’ai pris l’escalier (L’Archi-
pel, 2005). Nicolas Sarkozy puis Emmanuel
Macron ont repris à leur compte cette image
de l’ascenseur en panne que, bien avant eux,
le libéral Alain Madelin proposait en 1995 de
« réparer ». Ce qui, dans sa vision, signifiait
lever les obstacles à la liberté d’entreprendre.
Depuis, l’expression a gagné l’ensemble du
spectre politique, pour désigner le défaut de
Son usage comporte souvent une part d’« il-
lusion rétrospective », nous explique Paul
Pasquali, sociologue au CNRS et spécialiste
de ces questions. Avant la seconde guerre
mondiale, les réussites d’enfants de familles
paysannes ou ouvrières sont rarissimes, les
élites étant alors parfaitement endogames
et l’école socialement très clivée.
Les « trente glorieuses », de 1945 à 1975, re-
quièrent une analyse nuancée. Des trajectoi-
res exceptionnelles – magnifiées de nos
jours pour cultiver l’idée d’une méritocratie
oubliée – existent toujours, mais dans un ca-
dre où les promotions sociales sont alors de
fait plus nombreuses. Elles procèdent, à par-
tir de la fin des années 1960, d’une première
étape d’expansion scolaire et d’ouverture de
l’enseignement supérieur, alliée à la crois-
sance économique qui, stimulée par l’Etat,
crée massivement des postes d’employés,
de cadres et de professions intermédiaires.
le système
scolaire français
est régulièrement
montré
comme celui où
l’origine sociale
pèse le plus
sur les résultats
laire, avec l’objectif des 80 % d’une généra-
tion au niveau du bac lancé en 1985 par Jean-
Pierre Chevènement (et atteint depuis 2012).
Si l’accès à l’enseignement supérieur de-
vient la norme des classes moyennes, la ba-
nalisation des titres universitaires diminue
leur valeur relative alors même que, pour
l’accès aux postes élevés, se renforce le poids
des filières sélectives. Aujourd’hui, le sys-
tème scolaire français, dont il faut rappeler
qu’il ne détermine pas l’état du marché du
travail, est régulièrement pointé dans les
études internationales comme celui où l’ori-
gine sociale pèse le plus sur les résultats. « La
réussite de quelques-uns contribue à racheter
l’échec de tous ceux qui restent sur le car-
reau », déplore la sociologue spécialiste de
l’école Agnès van Zanten. Une étude publiée
en 2018 par l’Organisation de coopération et
de développement économiques (OCDE) af-
firme que, depuis les années 1990, la mobi-
qui sont issus des 20 % des ménages les plus
modestes, un quart rejoignent les ménages
aisés, tandis que « 12 % ont une mobilité très
ascendante et rejoignent les 20 % les plus ri-
ches ». A l’opposé s’observe une mobilité des-
cendante : 15 % des enfants de parents aisés
se retrouvent parmi les 20 % les plus modes-
tes, ce qui concourt, au sein des classes
moyennes, à l’angoisse du déclassement.
« Avec une définition extensive de l’ascension
sociale, intégrant par exemple le passage
d’employé à employé qualifié, on obtient une
majorité de trajectoires de reproduction. Mais
si on examine les classes populaires d’un côté,
les classes supérieures de l’autre, on constate
un maintien de la reproduction sociale. Elle
tend à diminuer sur le long terme, mais elle est
toujours présente », commente Paul Pasquali,
rappelant que le principal vecteur de réussite,
jamais en panne, reste l’héritage. p
Luc Cédelle

Chronique | par Philippe Askenazy PPDA jusqu’à la nausée

La définition du smic : Livre
un salaire, non pas un indice P atrick Poivre d’Arvor est
cru irrésistible (…), il collec-
tionnait tellement de
­conquêtes que cela paraissait évi-
dent que toute femme avait envie
valent : si rien ne justifie qu’une
enquête journalistique ne puisse
­ omain Verley croque plutôt
R
­précisément la vedette mégalo-
pas paraître, rien n’excuse non
plus les manquements à l’éthi-
que du métier (le nom de la plai-
mane, manipulatrice et même
menteuse, comme nombre d’épi-
sodes archiconnus de sa vie l’ont
gnante sera toutefois retiré dans prouvé (la fausse interview de Fi-
les ouvrages en réimpression). del Castro, l’affaire Botton, qui lui

I ntroduit en 1970 dans la foulée

des accords de Grenelle de 1968,
le salaire minimum de crois-
sance (smic) fut pensé comme un
outil de partage des fruits de la crois-
sance. Certes, seulement 10 % à 20 %
des salariés, selon les périodes,
avaient une part de leur rémunéra-
tion directement basée sur le smic,
mais il servait d’aiguillon pour l’en-
semble de la hiérarchie salariale. La
désindexation des salaires, jus-
qu’alors indexés sur l’inflation, dans
les années 1990, avait même renforcé
ce rôle : les gouvernements utili-
saient les coups de pouce au smic au-
delà de la formule automatique pour
impulser une dynamique salariale.
Ce n’est plus le cas depuis quinze
ans. Le dernier coup de pouce date de
juillet 2012 : consécutif à l’élection de
François Hollande, il n’était que de
0,6 point et n’en était même pas un,
puisqu’il s’agissait d’une avance sur la
hausse automatique de janvier 2013.
L’absence de coup de pouce a permis
de rendre moins visible le gel du
point d’indice des fonctionnaires ; le
smic s’est rapproché imperceptible-
ment des salaires de base de corps de
fonctionnaires qui n’ont pu bénéfi-
cier de mesures catégorielles signifi-
catives. C’est notamment le cas pour
les enseignants. De même, les négo-
ciations de nombreuses branches ac-
cusent d’importants retards, laissant
doucement les grilles de salaire s’en-
foncer sous le smic. Résultat, les
­rémunérations moyennes du privé
comme du public progressent actuel-
lement bien moins que l’inflation.
A l’inverse, en Allemagne, la coali-
tion a donné en automne 2022 un
coup de pouce franc au salaire mini-
mum afin de renforcer l’attractivité
des métiers à bas ­salaire dans un con-
texte de pénurie de main-d’œuvre,
mais aussi d’enclencher des cycles
de négociations pour des revalorisa-
tions générales.
Mais le smic ne joue plus ce rôle
d’outil de politique salariale en France.
Il est même devenu un paramètre d’in-
L’indexation des dépenses
fiscales et sociales
sur le salaire minimum
vide à chaque hausse
les caisses ­de l’État
dexation des transferts de l’argent pu-
blic vers les entreprises et les ménages.
La réforme des retraites en est une
­illustration supplémentaire, avec la
­fameuse pension minimale à 85 % du
de lui. Ici, nulle place pour le
­consentement des femmes. » Lors-
que l’auteur du Prince noir écrit
ces lignes, il ne fait plus de doute
qu’il a compris l’infâme logique
Manipulateur et menteur
Le journaliste exploite ici, une se-
conde fois, sur 414 pages, le tra-
vail qu’il avait réalisé pour son
a valu une condamnation pour
recel d’abus de biens sociaux). Le
portrait prend une dimension
véritablement nauséeuse quand
Romain Verley se livre à l’exégèse
smic pour une carrière complète à de l’ancien présentateur du documentaire PPDA, la chute de ses multiples textes, aux réso-
temps plein, dont le coût budgétaire PPDA. Le Prince noir « 20 heures » de TF1. d’un intouchable, diffusé en nances troublantes avec les faits
est estimé à plus de 1 milliard d’euros. de Romain Verley, Alors pourquoi Romain Verley avril 2022 dans « Complément dont Patrick Poivre d’Arvor est
Mais le cas le plus exemplaire reste Fayard, 414 pages, s’est-il passé de l’avis des accusa- d’enquête », sur France 2. Les di- accusé – qu’il nie en bloc.
les réductions et exonérations de 20 euros trices de PPDA pour reproduire zaines de témoignages et les Quant aux rapprochements en-
­cotisations sociales, le transfert leurs témoignages dans son livre. vingt-deux plaintes, dont onze tre le suicide de sa fille Solenn,
­d’argent public le plus massif à desti- Soutenue par plusieurs de ses pour viol, contre Patrick Poivre anorexique, et les abus dont des
nation des entreprises. Pour les seuls sœurs d’infortune, l’une des fem- d’Arvor valaient bien, semble dire femmes souffrant de cette patho-
dispositifs généraux, résultats d’une mes qui ont porté plainte pour l’auteur, qui s’exprime à la pre- logie l’accusent, on ne sait com-
sédimentation de politiques décidées viol contre Patrick Poivre d’Arvor mière personne (malgré l’effet de ment les accueillir. « On n’a pas le
depuis le gouvernement Balladur il y a lancé un recours en référé pour mise en scène de soi que cela in- droit d’aimer sa fille comme ça », a
a trente ans, l’Etat y consacre atteinte à la vie privée la veille de duit), de consacrer une enquête à écrit Patrick Poivre d’Arvor.
aujourd’hui près de 1 000 euros par la sortie de l’ouvrage, au motif leur auteur présumé. Le vertige ­Certes. Mais si les apparences sont
an et par habitant ! Les débats entre que ce qu’elle avait livré à la po- que le ­récit produit est intact. accablantes, laisser le lecteur
économistes sont vifs sur leur impact lice, et seulement à la police, y Usant à l’envi de l’image du ­conclure de lui-même qu’un aveu
réel pour l’emploi et la compétitivité. ­figurait en détail. La justice l’a dé- « prince » (« petit prince », « prince se cache peut-être, sans doute, al-
boutée. Ces éléments de contexte charmant », « prince de la télé », lez savoir, derrière ces mots, laisse
Coup de pouce impossible colorent la lecture de ces plus de « prince des ondes », « prince nar- tout de même un peu songeur. p
Mais même les plus optimistes 400 pages d’un sentiment ambi- cissique ») pour le qualifier, Aude Dassonville
­constatent qu’aucun élément solide
ne permet de soutenir que les réduc-
tions au-delà de 1,6 smic ne fassent
autre chose qu’alimenter les profits
des entreprises qui emploient des sa- Voyage sous cocaïne | par Serguei
lariés jusqu’à 3,5 smic (39,40 euros
brut de l’heure, bien au-delà du salaire
médian). Ils représentent, à eux seuls,
un gouffre annuel de l’ordre de 13 mil-
liards d’euros, soit l’équivalent du dé-
ficit des régimes de retraite à l’hori-
zon 2030 retenu par le gouvernement
dans son étude d’impact pour justifier
le recul de l’âge de départ à 64 ans.
Chaque revalorisation du smic
­entraîne un accroissement de l’enve-
loppe budgétaire consacrée à ces
transferts. L’indexation des dépenses
fiscales et sociales sur le smic a pour
conséquence directe de vider à cha-
que hausse les caisses de l’Etat, au lieu
de les remplir, comme lors de sa créa-
tion. Cette mécanique interdit ainsi
budgétairement tout coup de pouce.
Que faire, alors, pour que le smic
­redevienne une arme efficace pour un
gouvernement ? La solution est sim-
ple, revenir à la définition du smic : un
salaire, et non pas un indice. L’indice
existe déjà, il s’agit de la formule de re-
valorisation automatique du smic
(hors coup de pouce), que l’on pour-
rait qualifier d’indice spécifique de
croissance. Il suffirait de ­l’appliquer
pour tous les dispositifs indexés ac-
tuellement sur le smic. p
Philippe Askenazy est économiste
au Centre Maurice-Halbwachs (ENS/
CNRS/EHESS)
 0123
32 | 0123 ­
­Jeudi 16­ février 2023

Géopolitique | chronique Retraites : le

Par Sy lv ie Kauf fmann
jeu dangereux
pour les élus : voté ou non, le texte aura mente la défiance vis-à-vis des institutions
de LA France
L’Europe à court insoumise
achevé son parcours en première lecture à
l’Assemblée vendredi 17 février, à minuit.
Il partira alors au Sénat.
au moment où le Parlement, longtemps
marginalisé, cherche, au contraire, à redo-
rer son blason. Il renforce, par contraste, la
de munitions Dix jours après sa mise en œuvre, la stra-
tégie de LFI – toute de bruit et de fureur –
est en train de se retourner contre ses
notabilisation des 88 élus du Rassemble-
ment national (RN) qui jouent, derrière
Marine Le Pen, les députés modèles. Il con-
auteurs. Un de ses élus, le député de Seine- trarie la stratégie de l’intersyndicale qui
Saint-Denis Thomas Portes, a été exclu mène, depuis le 19 janvier, dans la rue, une

S Pourquoi
tupeur, lundi 13 février, à
la veille d’une réunion
des ministres de la dé-
fense de l’OTAN. Le secré-
taire général de l’Alliance atlanti-
que, Jens Stoltenberg, placide
Norvégien peu connu pour ses
déclarations tonitruantes, ose de-
vant la presse un aveu qui fait très
mal, en pleine guerre en Ukraine :
l’Europe est à court de munitions.
La situation est dramatique-
ment simple. L’armée ukrainienne
tire 5 000 à 6 000 obus d’artillerie
par jour, les forces russes quatre
fois plus. Il faut faire parvenir
en Ukraine « des capacités-clés,
comme les munitions » avant que
la Russie ne prenne le dessus sur le
champ de bataille. C’est une
course contre la montre, souligne
Jens Stoltenberg. Problème : le
taux de consommation de muni-
tions par l’Ukraine « est plusieurs
fois supérieur à notre taux de pro-
duction actuel ». « Oui, on a un
défi, reconnaît-il. Oui, on a un pro-
blème. » Heureusement, « on a
une stratégie pour y faire face ».
Soulagement ?
Pas vraiment. Car si les citoyens
européens peuvent être frappés
les usines ne
tournent-elles
pas à plein régime
au bout d’un an
de guerre
en Ukraine ?
douloureux : « Les militaires euro-
péens ont dramatiquement sous-
investi dans leurs inventaires, en
termes de taille et de technologie »,
écrit l’expert Camille Grand en
janvier dans une note de l’Euro-
pean Council on Foreign Rela-
tions. Logiquement, on pouvait
imaginer que, face à l’invasion
russe de l’Ukraine il y a un an, les
dirigeants des pays européens
aient amorcé un virage à 180 de-
grés afin de regarnir leurs étagè-
res. Peut-être pas dès le mois de
février, puisqu’un certain nombre
d’entre eux pensaient alors que la
Russie, avec ses 130 000 hommes
et son aviation engagés dans
D e tous les opposants à la réforme
des retraites, La France insoumise
(LFI) a opté pour la stratégie la
plus radicale. Accusant le gouvernement
de vouloir museler le Parlement en ac-
tionnant l’article 47.1 de la Constitution, ce
qui a pour principale conséquence de li-
miter le temps de la discussion, et décidés
à s’afficher comme les adversaires les plus
intransigeants du report de l’âge légal, ses
députés ont déposé des dizaines de mil-
liers d’amendements à l’ouverture du dé-
bat à l’Assemblée nationale, lundi 6 fé-
vrier. En combinant obstruction et agres-
sivité à l’égard du gouvernement, ils
espèrent démontrer l’illégitimité de
­l’exécutif à agir et son supposé mépris
quinze jours de l’Assemblée nationale
pour avoir posté sur les réseaux sociaux
une photo sur laquelle il posait, ceint de
son écharpe tricolore, le pied sur un ballon
à l’effigie du ministre du travail, Olivier
Dussopt. Quelques jours plus tard, un
autre député, Aurélien Saintoul, élu des
Hauts-de-Seine, a dû présenter ses excuses
après avoir qualifié le même ministre
d’« imposteur » et d’« assassin ».
L’outrance des propos a créé un vif ma-
laise sur les autres bancs et rompu l’unité
au sein de la Nouvelle Union populaire éco-
logique et sociale (Nupes). « Je me sens
blessé, même humilié par de tels propos », a
notamment réagi le président du groupe
communiste, André Chassaigne, dont le
discours a été acclamé par les députés.
L’obstruction et les joutes oratoires font
partie de l’arsenal classique dont disposent
les opposants pour se faire entendre au
Parlement. Mais, dans la conjoncture ac-
tuelle, le mauvais spectacle donné par LFI
est contre-productif à tous égards. Il ali-
action de contestation puissante et pacifi-
que. Il donne enfin des arguments au gou-
vernement qui, en accusant LFI d’action-
ner « le chaos et la violence », cherche à se
débarrasser de l’accusation originelle
d’avoir voulu brider le débat, ce qui est au
demeurant contesté. Selon la présidente de
l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet,
soixante-douze heures de débats ont été
programmées, soit sept heures de plus que
pour la réforme Woerth de 2010.
Lundi soir, pressée par ses partenaires au
sein de la Nupes, LFI a accepté que soient
retirés un millier d’amendements. Cette
inflexion ne garantit pas pour autant
que l’article 7 du projet de loi, celui qui
fait passer l’âge légal de départ à la retraite
de 62 à 64 ans, pourra être examiné avant
vendredi. Or, c’est cet article qui focalise
l’opposition des syndicats, de la gauche,
du RN et d’une partie de la droite. Il se-
rait incompréhensible que la représenta-
tion nationale ne puisse pas en débattre
en toute clarté. p

BOULEVERSANT
de stupeur en entendant que leurs l’opération, ne ferait qu’une bou-

armées n’ont pas de stocks de mu-
nitions, leurs ministres et leurs
militaires, eux, le savent très bien
– et depuis longtemps. C’était l’un
des secrets les mieux gardés de la
défense européenne. Jusqu’au
24 février 2022, où l’on a com-
mencé à se dire qu’on allait peut-
être en avoir besoin, puisque la
guerre de « haute intensité », li-
vrée par une grande puissance,
était de retour sur le continent.
.
chée de l’Ukraine. Mais, à tout le
moins, lorsqu’ils ont compris que
l’Ukraine résistait et que la guerre
à leurs portes allait durer.
Le cri d’alarme tardif de Jens
Stoltenberg trahit le contraire.
Comme est tardif le « sentiment
UNE GRANDE SENSIBILITE ET
UNE INTENSE
d’urgence » dont on fait part dans
les chancelleries à la veille du pre-
mier anniversaire du déclenche-
ment de la guerre, face à la straté-
gie de « masse » de la Russie dont

Sous le choc, le général Alfons
Mais, chef d’état-major de l’ar-
mée allemande, avertissait le
jour même d’une phrase terrible
qu’il allait lui être très difficile de
venir en aide au pays agressé :
« La Bundeswehr, l’armée que l’on
m’a chargé de commander, est à
peu près nue. » Aucun de ses collè-
gues européens n’a eu la même
franchise. Personne n’ignorait
que l’Allemagne avait tellement
négligé ses dépenses de défense
que même ses fameux chars
étaient incapables de rouler ;
c’était donc forcément mieux
ailleurs, et notamment en
France, première puissance mili-
taire de l’Union européenne.
Les « dividendes de la paix »
En réalité, un peu partout en Eu-
rope – sauf dans les pays que la
géographie et l’histoire avaient
rendus très méfiants à l’égard de
la Russie –, trente ans de réduction
des budgets de défense depuis la
fin de la guerre froide avaient vidé
les casernes, les hangars et les éta-
gères. Grâce aux « dividendes de la
paix », l’argent public pouvait être
consacré à autre chose. Cette logi-
que, aggravée par la crise finan-
cière de 2008, a conduit à sabrer
les stocks ; c’était la coupe la plus
facile à opérer. En France, pendant
la première décennie 2000, les
­armées « sont passées du stock
au flux tendu », relève Léo Péria-
Peigné, auteur de l’étude « Stocks
militaires : une assurance-vie en
haute intensité ? », publiée en dé-
cembre 2022 par l’Institut français
des relations internationales.
Aujourd’hui, à la lumière de la
guerre en Ukraine, le constat est
Trente ans
de réduction
budgétaire
ont vidé
les casernes,
les hangars
et les étagères
EMOTION.
les 130 000 soldats seraient à pré-
sent 300 000, en dépit de pertes
considérables. La question se
pose alors, inévitablement : pour-
quoi les usines de munitions
européennes ne tournent-elles
pas à plein régime au bout d’un
an de ce conflit dévastateur ?
Jeudi 9 février à Bruxelles, Kaja
Kallas, la première ministre d’un
petit pays très concerné par la Augustin Trapenard, La Grande Librairie
guerre, l’Estonie, qui a déjà donné
tous ses stocks à l’Ukraine, a sug-
géré aux Etats membres de l’UE
d’acheter en commun pièces
d’artillerie et munitions pour les
livrer à Kiev. Mais cette idée «Historiquement passionnant
n’était-elle pas censée faire son et humainement déchirant.»
chemin depuis le sommet euro- Nathalie Agogué, Libération
péen de Versailles, en mars 2022 ?
Se renvoyer la balle, selon un pro- «La romancière mêle
cédé éprouvé, du Conseil euro-
péen à la Commission et de la avec brio passé et présent,
Commission au Parlement euro- tragédie universelle et drame
péen n’est pas digne de l’enjeu. intime, scènes quotidiennes
En mai 2022, le chef de la diplo- et séquences terrifiantes.»
matie européenne, Josep Borrell, Laurence Caracalla, Le Figaro littéraire
et le commissaire chargé du mar-
ché intérieur et de l’industrie de
la défense, Thierry Breton, expo-
«Fascinant et bouleversant.
saient un plan destiné à rattraper Un très beau livre.»
le temps perdu et, à court terme, à Josyane Savigneau, RCJ
reconstituer les stocks de muni-
tions, sur la base d’un rapport de «Poignant.»
l’Agence européenne de défense. Pascale Frey, Le Journal du Dimanche
« J’espère que les Etats membres
vont se réveiller », hasardait Josep «Un roman magistral,
Borrell. En juin, le président Em- où se déploient les sentiments
manuel Macron disait vouloir
mettre sur pied une « économie et les émotions, où se côtoient
de guerre ». « Il faudra aller plus la grande histoire
vite », lançait-il. et les petits destins.»
Ni le réveil ni l’accélération Stéphanie Janicot, Notre Temps
n’ont été jusqu’ici à la hauteur de
l’urgence. Les industriels de l’ar- «L’un des plus beaux titres
mement affirment n’attendre
que les commandes des Etats. Pris
de cette rentrée d’hiver.»
dans ce retournement de l’his- Bernard Lehut, RTL
toire qui bouleverse leur appro-
che de la sécurité en Europe, les
Etats ont leurs lourdeurs. Devant
une autre urgence, il y a trois ans,
celle d’une pandémie meurtrière
qui mettait leurs économies à l’ar-
rêt, ils avaient réussi à relever le
défi ensemble, après le chaos ini-
tial. A l’époque, le tandem franco- www.grasset.fr www.facebook.com/editionsgrasset www.twitter.com/editionsgrasset Grasset
allemand était à la manœuvre.
Aujourd’hui, il est à la peine. La
pression viendra de l’Est. p