MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24530

3,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

SCIENCE & MÉDECINE – SUPPLÉMENT MALADIE DU SOMMEIL : UNE SAGA MÉDICALE DE PRESQUE UN SIÈCLE

Fin de vie : des médecins face au geste létal

▶ Le chef de l’Etat doit ren- ▶ Une première version ▶ La création de cette ▶ « Le Monde » a sondé ▶ Ces médecins ancrent
contrer prochainement les du texte gouvernemental « aide à mourir » reste une douzaine de prati- leurs convictions dans
ministres concernés par la ouvre la voie au suicide suspendue aux arbitrages ciens sur les raisons qui ce domaine sur leur
fin de vie. Le projet de loi assisté et à l’« exception d’Emmanuel Macron, les conduiraient à répon- expérience et leur vécu
est attendu en décembre d’euthanasie » pour qui veut éviter une fronde dre ou non aux demandes personnel le plus intime
en conseil des ministres certains malades majeurs des soignants de patients en fin de vie PAGE S 1 4 - 1 5

EN CISJORDANIE, Climat
UNE GUERRE L’engagement
des pays encore
À BAS BRUIT insuffisant
▶ Depuis le 7 octobre,
La Convention-cadre
l’armée israélienne des Nations unies sur les
multiplie les incursions changements climatiques,
en Cisjordanie. De vives rendue publique ce mardi,
tensions minent ce ter- pointe les avancées des
ritoire où vivent 3 mil- Etats, mais alerte, avant
lions de Palestiniens la COP28, sur l’urgence
à intensifier les efforts
et 500 000 colons israé- PAGE 1 6
liens, faisant planer
la menace d’ouverture
d’un nouveau front Nucléaire
▶ Dans une tribune au
« Monde », le procureur
Accord Etat-EDF
de la Cour pénale inter- sur le tarif
nationale, Karim Khan,
rappelle que toutes de l’électricité
les parties du conflit
Le nouveau prix du
doivent se conformer mégawattheure nucléaire,
au droit humanitaire autour de 70 euros,
PAGES 2 À 4 ET 3 2 - 3 3 aura des conséquences
pour les ménages et
Le village palestinien les industriels après 2025,
de Qaryout, surplombé
par la colonie de Ha Yovel, en
ainsi que sur les investis-
Cisjordanie, le 11 novembre. sements d’EDF
LUCIEN LUNG / RIVA PRESS POUR « LE MONDE » PAGE 2 0

Russie Royaume-Uni Cinéma Enquête

Le retour du front
ukrainien des
Rishi Sunak
recentre son
« Vincent doit
mourir », une ode
La secrétaire
meurtriers graciés gouvernement et survivaliste de de mairie,
par Poutine rappelle Cameron Stéphan Castang cheville ouvrière
PAGE 8 PAGE 5 PAGE 2 4
de la ruralité
VU PAR URBS (FRANCE) CARTOONING FOR PEACE L’Assemblée nationale
a examiné lundi une
proposition de loi visant
à revaloriser cette profes-
sion peu reconnue et mal
rémunérée qui emploie
23 000 personnes, en
majorité des femmes.
De la Nièvre au Calvados,
« Le Monde » est allé à la
rencontre de ces oubliées
PAGE 1 0

1
ÉD ITO R IAL
IMMIGRATION :
UN PROJET DE LOI
À LA DÉRIVE
P A G E 35 ET F RA N C E P A G E 12

Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
INTERNATIONAL
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Dans le cimetière du camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie, le 7 octobre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
La Cisjordanie, un chaudron qui bouillonne
La colère enfle dans le territoire occupé par Israël, où près de 200 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre
REPORTAGE
jénine, qaryout (cisjordanie) - envoyé
spécial
T
andis que descend la lumière
du soir, Ilyad El-Hazmi vient
s’asseoir au milieu des tombes
du cimetière de Jénine. Il s’y
recueille chaque jour en mé-
moire de son fils Amjad, tué il
y a deux ans par l’armée israélienne, et dont
le corps, qui ne lui a jamais été rendu, n’est
pas inhumé ici. Dans le « nouveau nouveau
cimetière », comme on appelle l’endroit
dans le camp de réfugiés de la ville du nord
de la Cisjordanie occupée, d’autres parents
en deuil s’installent. On échange à voix
basse les nouvelles : nouveaux décès, der-
nières violences. Le cimetière est devenu
une place publique. Ses tombes, ornées de
fleurs, de basilic et de buissons de menthe,
font de la mort un jardin, le seul du camp de
réfugiés. Quelque part, non loin, quelqu’un
tire, calmement, sans hâte. Comme pour se
distraire. Sans doute pour s’entraîner.
La dernière opération en date de l’armée
israélienne à Jénine a pris fin quelques heu-
res plus tôt. Elle a eu lieu un matin, ce qui est
inhabituel, et alimente les bavardages dans
le cimetière. Pour décrire ces hommes et ces
femmes à la mine grave, on dit : « un »,
« deux » ou « trois », selon le nombre de
Haïfa
Jénine
Mer Tulkarem
Méditerranée Naplouse
Tel-Aviv
CISJORDANIE
JORDANIE
Ramallah Route
60
Jérusalem
Bethléem
ISRAËL
Mer
GAZA Hébron Morte
25 km
leurs enfants tombés en « martyrs » face à
l’armée israélienne. En dehors de quelques
jeunes trop curieux ou d’innocents, la plu-
part étaient engagés dans des groupes ar-
més rassemblés dans la Brigade de Jénine,
dite de « réaction rapide », affiliée aux Briga-
des des martyrs d’Al-Aqsa, une émanation
du Fatah, le parti du président palestinien,
Mahmoud Abbas.
Ces garçons, morts pour la plupart les ar-
mes à la main et dont les portraits géants
couvrent les murs, « unissent comme une fa-
mille » leurs proches, dit Ilyad, et il part dans
un bon rire. C’est son genre. Il a de l’énergie, À TRAVERS LA
la joie bruyante et lorsqu’il lance, avec sa
grosse voix, une salve de plaisanteries tout
CISJORDANIE SOUFFLE
en allumant une cigarette, nul ne s’en for- UN AIR DE RÉVOLTE
malise. On est entre soi. Une femme un peu
corpulente chute entre deux tombes et se ATTISÉ PAR LA FIN
coince entre les pierres. Il s’esclaffe avant
d’aller l’aider à s’extirper. « Les tombes sont
DES ESPOIRS
serrées comme des sardines dans une boîte, EN UN PROCESSUS
comme nos maisons, mais comme ça, on est
plus près les uns des autres que les Israéliens, POLITIQUE CAPABLE
non ? », s’amuse-t-il.
Juste avant, il a posé avec précaution son DE METTRE FIN
arme de poing, un 9 mm, sur une pierre À L’OCCUPATION
tombale, pour être plus à l’aise. On est là en-
tre familles de la « résistance », terme géné-
rique, omniprésent, toutes dotées d’un pe-
digree long comme la lutte contre l’occupa-
tion israélienne, qui a commencé en
1967 après la guerre des Six-Jours. Le fils
d’une femme en noir au joli visage discrète-
ment maquillé, assise à trois tombes de dis-
tance, fabriquait des bombes, avant d’être
tué récemment, quelques heures avant son
mariage. Tous ses frères, quatre au total, ont
été arrêtés, un jour ou l’autre. Tous sont des
« martyrs en puissance ».
Jénine, environ 40 000 habitants, n’est pas
une ville happée dans sa totalité par cette
spirale de la mort. On y trouve aussi des clas-
ses moyennes, des grandes familles prospè-
res, de nouveaux immeubles, des super-
marchés et des magasins de jouets où il est
possible d’acheter des poupées, pas seule-
ment des armes en plastique. Mais le massa-
cre du 7 octobre et la « guerre » – comme on
dit ici – lancée par le Hamas, ont ouvert une
phase d’incertitudes qui court comme une
décharge électrique à travers toute la Cisjor-
danie. Après le choc de l’attaque des islamis-
tes a suivi l’opération militaire israélienne
contre Gaza, dont les images sont omnipré-
sentes. Le Hamas a appelé, à plusieurs repri-
ses, les Palestiniens de Cisjordanie à se sou-
lever, en vain pour l’instant. En anticipation,
l’armée israélienne multiplie les incursions
visant les groupes armés. C’est comme une
petite guerre à bas bruit. En un peu plus d’un
mois, les opérations avec blindés, hélicoptè-
res et drones ont fait près de deux cents
morts parmi la population palestinienne.
Environ 2 500 arrestations ont eu lieu, no-
tamment de membres du Hamas.
Lundi soir, 13 novembre, cinq nouveaux
décès ont été recensés à travers la Cisjorda-
nie. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon de
l’armée israélienne, « tondre la pelouse ».
Des coups de boutoir destinés à briser la dy-
namique des groupes armés, en attendant
que de nouvelles têtes ne remplacent les lea-
ders appréhendés ou assassinés. A ces opé-
rations s’ajoute tout un répertoire d’actions
moins visibles – irruption de l’armée, sans
raison particulière, au domicile de familles
palestiniennes, humiliations arbitraires au
checkpoint, etc. – qui ont pour ambition
d’assujettir une population tout entière.
LA BULLE A « ÉCLATÉ »
Yehuda Shaul a découvert cette machine à
briser, horrifié, lors de son passage dans l’ar-
mée israélienne il y a une vingtaine d’an-
nées. Il a fondé ensuite Breaking the Silence
– un groupe de vétérans témoignant des
exactions perpétrées par les troupes d’occu-
pation – avant de poursuivre une carrière
d’activiste et de théoricien des méthodes de
répression israélienne en Cisjordanie. Il
peut détailler, des heures durant, les mille
facettes de ce système coercitif, mais il in-
siste sur deux points-clés. D’une part, la vio-
lence n’est pas seulement le fruit de l’arbi-
traire. Elle est aussi et surtout une méthode,
conçue comme un outil de domination.
D’autre part, cette approche a généré une
« bulle d’illusions » parmi ceux qui en sont
les concepteurs, les conduisant à croire que
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
tout ceci pourrait durer, sinon éternelle-
ment, du moins longtemps.
Or, depuis le 7 octobre, tout est en train de
changer, sous l’effet de plusieurs facteurs.
L’armée a déplacé une partie de ses troupes
d’active vers le front de Gaza, remplaçant ses
effectifs en Cisjordanie par des réservistes
issus des colonies. Ces dernières, qui abri-
tent une population d’un demi-million de
personnes, alimentent une force de sécurité
locale, qui fonctionne en symbiose avec les
soldats. En face la population palestinienne,
trois millions d’habitants, poussés à bout.
C’est dans ce contexte que la bulle décrite
par Yehuda Shaul a « éclaté ».
Avec quelles conséquences ? Celle de
l’ouverture d’un « troisième front », en plus
de celui de Gaza et de celui de la frontière
avec le Liban ? Cette idée demeure encore
théorique, mais à Jénine, elle effraie et fas-
cine. A travers la Cisjordanie, souffle un air
de révolte et de colère, attisé par la fin des es-
poirs en un processus politique capable de
mettre fin à l’occupation. Les deux Intifadas
(insurrections), en 1987 puis en 2000,
avaient commencé ainsi, par une accumula-
tion de vexations et de violences, avant
qu’une étincelle ne fasse exploser la pou-
drière. Ilyad, au cimetière, le dit à sa façon :
« On a quelque chose en nous qui s’appelle
l’honneur, et tous les jours on nous humilie ?
Hé bien c’est terminé. Ce temps est terminé. »
Mati Steinberg, ex-responsable israélien
au sein des organes de sécurité, conseiller de
quatre chefs des services de renseignement
intérieur, se dit inquiet et atterré par la vio-
lence déployée à Gaza par un pays qu’il a
toujours servi. « Je ne peux plus regarder ces
images, c’est un cauchemar », dit-il. Il a ana-
lysé les conditions de déclenchement des
deux premières Intifadas et estime qu’à pré-
sent, un simple incident pourrait débou-
cher sur un soulèvement généralisé. « Il ne
faut pas s’imaginer qu’une insurrection sera
décidée, de façon centralisée, mais plutôt
qu’un mouvement pourra démarrer brutale-
ment en raison des tensions extrêmes au sein
de l’opinion [palestinienne]. » Dans l’immé-
diat, jour après jour, des chabab (« jeunes »)
sont abattus à Jénine, Naplouse ou aaa
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
aaa Tulkarem, à Bethléem, Hébron et
même près de Ramallah, la capitale de fait
de l’Autorité palestinienne. Le ministère des
affaires étrangères palestinien a dénoncé
une « escalade délibérée pour faire exploser
la situation en Cisjordanie ».
Dans le Théâtre de la liberté qu’il dirige, au
milieu du camp de Jénine, Moustapha Sheta
a aussi le sentiment qu’un point de non-re-
tour a été passé. Il rit amèrement en parlant
de la visite du président de l’Autorité palesti-
nienne, Mahmoud Abbas, il y a quelques
mois. « Quand Abou Mazen [Mahmoud Ab-
bas] est venu à Jénine, les gens étaient éton-
nés de voir un hélicoptère qui ne leur tirait pas
dessus. Mais son discours n’était que du bla-
bla. On ne veut plus entendre ces idioties. De-
puis le 7 octobre, les masques sont tombés. »
Il s’interrompt pour parler au téléphone.
Des gens enfiévrés entrent et sortent de son
bureau, où trône un grand portrait de Che
Guevara en décalage avec l’époque et les
idées qui circulent en Cisjordanie. Il re-
prend : « La solution, c’est très simple : il faut
mettre fin à l’occupation. » La lutte armée ? Il
prend garde à ne pas prononcer ces mots,
on arrête à tour de bras pour de simples
mots sur les réseaux sociaux, mais il brûle
d’en dire plus : « Je suis contre les idées du Ha-
mas, je ne partage par leurs opinions. Mais
nous avons un terrain d’entente possible,
nous voulons la fin de l’occupation. Après la
guerre, quand nous serons libérés, il sera
temps de régler nos différends. A cette heure,
beaucoup de gens rejoignent la résistance,
voilà notre actualité, ici. »
Il parle aussi de son père, qui lui disait tout
le temps, « mon fils, ne va pas te joindre aux
manifestations, on pourrait te faire du mal »,
et qui a été tué par l’armée israélienne par
hasard. Il ajoute aussi une anecdote qui l’a
bouleversé, comme si tout se précipitait ces
derniers jours, au sens chimique comme au
sens cinétique du terme : « Ma femme m’a
demandé : si les soldats israéliens entrent
chez nous, comment tu vas nous protéger ?
La réponse c’est que j’en serais totalement in-
capable. » Cette blessure générique, toute la
Cisjordanie la raconte de multiples maniè-
Avec SG,
faites grandir vos idées
partout en France.
res. C’est l’essence de l’occupation. Pour
l’heure, une vaste colère gronde et monte.
Dans la cour du Théâtre de la liberté, un ex-
militant reconverti dans l’art dramatique,
Moumen Al-Sahdi, tente de ramener à la rai-
son des enfants qui viennent assister à ses
cours et qui adulent tous, désormais, Abou
Obeida, le porte-parole militaire du Hamas,
dans Gaza. « Les enfants n’ont qu’une dizaine
d’années de différence avec les résistants (ar-
més). Ils sont avec eux, ils les soutiennent, ils
chantent leurs chansons. Ils se disent que
Gaza, ça va bientôt arriver chez eux aussi. »
L’ESPACE S’EST REFERMÉ
Plus loin dans la ville, deux hommes, ados-
sés à un mur, Abou Ahmad et Abou Allah
contemplant, l’air navré, un édifice criblé de
balles lors de l’opération de l’armée israé-
lienne menée quelques heures plus tôt : un
centre de santé qui fonctionnait sous
l’égide des Nations unies. Tous deux tra-
vaillent dans le secteur de la construction
en Israël, et ils ont vu, en trente ans, leurs
conditions de vie se détériorer. Depuis le
7 octobre, il leur est interdit de sortir pour se
rendre sur les chantiers. Jeunes, ils allaient
travailler en voiture, et allaient le week-end
au bord de la mer, en Israël.
Puis l’espace s’est refermé sur eux. Il y a eu
la première Intifada, puis la seconde. Plus de
checkpoints, plus de difficultés. A présent,
les voilà bloqués à Jénine, sans salaire, sans
espoir. « Pour aller à Haïfa, le trajet prenait
une trentaine de minutes. Ces derniers temps,
il fallait compter au moins deux ou trois heu-
res » dit Abou Ahmad. Moustapha Sheta est
aussi en état de révolte ouverte contre l’oc-
cupation israélienne, l’Autorité palesti-
nienne, et cette vie constamment gâchée,
au quotidien. « Si je veux voyager de Jénine à
Ramallah, je ne peux pas emprunter la plu-
part des grandes routes. C’est comme en Afri-
que du Sud sous l’apartheid. »
La question des déplacements – et leurs in-
nombrables restrictions – est le poison de la
vie de tous les jours. La partie palestinienne
de la ville de Hébron, ces jours-ci, est placée
sous couvre-feu. Les habitants ne sont auto-
international | 3
risés à sortir de chez eux que trois fois par
semaine, pour une heure ou deux. A Jérusa-
lem-Est, un employé palestinien fait profil
bas, et chuchote son histoire comme s’il ris-
quait d’être entendu. Sa mâchoire est ten-
due par la colère lorsqu’il décrit les vexa-
tions qui menacent à présent la vie de son
père. La maison familiale se trouve à « dix
minutes à pied » de Jérusalem-Est, mais elle
est de l’autre côté d’un checkpoint. Cet
homme remue ciel et terre pour faire soi-
gner son père, diabétique, qui a besoin
d’une dialyse, qu’il faisait jusqu’ici à Jérusa-
lem, au gré des fermetures et ouvertures des
checkpoints. Il a réussi, par mille ruses, à
faire passer le malade à travers les check-
points jusqu’à l’hôpital d’Hébron. Mais le
couvre-feu complique tout « jusqu’à devenir
fou ». Il tente à présent l’impossible pour
amener le diabétique à Jérusalem-Est.
« Comme tout est très compliqué, la famille a
réuni de l’argent et nous avons décidé de le
LA QUESTION faire passer en douce, grâce à un pot-de-vin. »
DES DÉPLACEMENTS A l’intérieur de la Cisjordanie, les déplace-
ments sont aussi des cauchemars. Des axes
– ET LEURS ont été construits pour faciliter la circula-
tion des colons : des autoroutes bien asphal-
INNOMBRABLES tées, avec des ronds-points qui mènent vers
RESTRICTIONS – EST des colonies, et évitent les villes palestinien-
nes. La route 60, par exemple, passe devant
LE POISON DE LA VIE l’école de Sawiya. Ses murs sont hérissés de
barbelés, pour se protéger des attaques des
DE TOUS LES JOURS colons. Une route bis a dû être construite en
contrebas, pour éviter la route 60, et per-
mettre aux enfants de se rendre en classe.
Pour arriver à Qaryout, au nord de Ramal-
lah, il faut quitter justement cette route 60,
puis monter par des petits axes secondaires
en lacet à travers les collines. Une fois arrivé
au sommet, il faut aussi se rendre à l’évi-
dence : l’aspect bucolique du trajet était
trompeur. Sur toutes les éminences, aux
alentours, et en léger surplomb, s’étalent
des colonies israéliennes, certaines entou-
rées d’« avant-postes », des implantations
de jeunes colons extrémistes armés, qui gri-
gnotent la terre des champs ou des vergers
sous la protection de l’armée. Dans le centre
de Qaryout, un homme, inlassablement,
▶▶▶
rassemble les éléments physiques de ce
qu’il appelle la « confiscation » des terres,
opérée par les colons.
Bachar Al-Qaruyti a conservé la clé
rouillée de la maison familiale de son vil-
lage d’origine, près d’Haïfa, dont les siens
ont été chassés en 1948. Il accumule les ap-
pareils photos et les caméras vidéo. Depuis
1996, il documente les attaques de colons,
les expropriations, les abus subis par la po-
pulation. Il montre des titres de propriété
datant de l’époque ottomane, d’autres de
celle du mandat britannique, de terres dé-
sormais inaccessibles. Il déploie aussi une
carte, montre la progression des colonies,
tel un mouvement enveloppant comme
l’étreinte d’un boa, qui semble repousser les
paysans, de plus en plus, vers la ville. On cite
des exemples de fermiers qui ne peuvent
plus sortir de chez eux. Toutes les sources
des environs sont en train de passer sous le
contrôle des colons.
La méthode pour chasser les paysans peut
revêtir différents visages, mais en revient
toujours à la violence. Wael Mukbal, lui, se
relève difficilement de l’attaque qu’il a su-
bie, en pleine nuit, il y a un an. A 3 h 30, des
hommes ont fait irruption dans la maison.
« Ils étaient au moins quinze et ils ont dit :
c’est l’armée ! Mais ce n’était pas l’armée,
même s’ils avaient des habits militaires. Ils
ont commencé à tout casser, ils ont détruit
un mur, le chauffage, le congélateur, la table
en granit et la télévision », dit sa femme. Elle
a un frisson, avant de raconter la suite : « Ils
l’ont traîné dehors, et l’ont frappé partout,
avec des barres de fer ou des tuyaux. J’ai cru
qu’ils l’avaient tué. » Wael, le mécanicien
aux muscles noueux a survécu, est resté
quatre jours dans le coma, puis a repris le
travail. Depuis, on ne sort plus, la nuit, dans
cette maison où pourtant, nul ne veut céder
à la haine. « Tout le monde n’est pas mauvais,
dans les colonies », dit Wael en récoltant des
salades dans son jardin. Leurs filles sont
déjà parties à l’étranger, en Espagne. L’une
d’elles s’est mariée il y a quelques mois, ils
n’ont vu que des vidéos. p
jean-philippe rémy
3955
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Crimes de guerre : la pression s’intensifie sur la CPI
Des plaintes ont été déposées à la Cour pénale internationale, visant à la fois le Hamas et l’armée israélienne
la haye - correspondance
L LE TRAITÉ
e procureur de la Cour pé-
nale internationale (CPI),
Karim Khan, « a promis
qu’il n’oublierait pas les en-
fants de Gaza. Nous, civils, avons
besoin de toute urgence qu’il tienne
sa promesse », a écrit Raji Sourani
sur le site Democracy Now, le
10 novembre. La maison de l’avo-
cat palestinien, spécialiste de la
défense des droits humains, a été
détruite dans les bombardements
israéliens qui s’abattent sur la
bande de Gaza en représailles à
l’attaque du Hamas du 7 octobre,
qui a fait 1 200 morts. Puis, comme
dans un château de cartes, celle
d’un proche dans laquelle ils
s’étaient réfugiés. Mais son com-
bat et celui de son ONG, le Centre
palestinien pour les droits de
l’homme (PCHR), ne marquent
aucune trêve.
En un peu plus d’un mois, plus
de 11 000 personnes ont été tuées
dans la bande de Gaza, selon le mi-
nistère de la santé du territoire ad-
ministré par le Hamas. Le 9 no-
vembre, les ONG PCHR, Al-Haq et
Al Mezan ont demandé à la CPI
« de délivrer rapidement des man-
dats d’arrêt contre les personnes
soupçonnées de ces crimes au sein
de l’appareil politique, militaire et
administratif » israélien. Dans leur
signalement au procureur, les
trois organisations citent le prési-
dent Isaac Herzog, le premier mi-
nistre, Benyamin Nétanyahou, et
le ministre de la défense, Yoav Gal-
lant. Leur avocat français, Emma-
Le banquet fantôme de Tel-Aviv, symbole de l’attente d’une nation
Une longue table entourée de chaises vides, dressée en centre-ville, matérialise l’absence des 240 Israéliens retenus en otage par le Hamas
tel-aviv - envoyée spéciale
L e couvert est toujours mis,
sur le parvis du Musée d’art
de Tel-Aviv, mais les chaises
prévues pour les convives demeu-
rent désespérément vides. La lon-
gue table avait été installée le
20 octobre, en plein cœur de la
ville, à quelques pas du quartier
général de l’armée, comme une
façon de matérialiser l’attente des
240 otages retenus à Gaza par le
Hamas. Destiné à rappeler, jour
après jour, l’absence pesante des
hommes, des femmes et des en-
fants enlevés le 7 octobre, ce ban-
quet fantôme est devenu le centre
d’une intense activité. Soir après
soir, des centaines d’anonymes
passent ici afin d’être ensemble, de
manifester leur solidarité. Photos,
fleurs, installations artistiques,
bougies, ventes de tee-shirts au bé-
néfice des familles, la place
grouille aujourd’hui de gens qui
discutent, chantent et, de plus en
plus, expriment leur colère.
Depuis une dizaine de jours, des
familles se relaient pour dormir
sous des tentes installées sur la
place. Alors qu’en coulisses les
tractations pour obtenir des libé-
rations s’intensifient entre Israël,
les Etats-Unis et le Qatar, principal
intermédiaire avec le Hamas, l’ob-
jectif des proches des otages est
d’accentuer la pression sur leur
gouvernement. La mairie de Tel-
Aviv a mis à leur disposition une
grande salle de la bibliothèque ad-
jacente, Beit Ariela, où ils peuvent
se doucher et se restaurer. A leurs
côtés, un bataillon de bénévoles se
démultiplie pour leur fournir
l’aide nécessaire, sous la houlette
de l’association Bring Them
Home Now (« ramenez-les à la
maison maintenant »). Y compris
en allant les chercher et en les rac-
compagnant là où ils habitent, sur
nuel Daoud, évoque des « crimes
de génocide », « d’incitation au gé-
nocide », des « crimes de guerre »
et des « crimes contre l’huma-
nité ». « Un génocide en cours »,
c’est aussi ce que dénoncent plus
d’une centaine d’associations et
près de trois cents avocats qui se
sont joints au document déposé le
9 novembre par les avocats Gilles
Devers et Khaled Al-Shouli.
Depuis le 7 octobre, le bureau du
procureur a reçu plusieurs « plain-
tes » dénonçant tour à tour les cri-
mes du Hamas et ceux d’Israël.
Tous réclament des mandats d’ar-
rêt. Et tous parlent d’« urgence ».
« Nous espérons encore sauver des
vies », explique Yael Vias Gvirs-
man, avocate de trente-quatre
proches des otages du Hamas et
de familles de personnes tuées
lors de l’attaque du 7 octobre. « Il y
a une urgence, parce qu’il y a des
crimes en cours – les disparitions et
les prises d’otages – qui sont com-
mis contre les enfants et contre les
personnes âgées », explique au té-
léphone l’avocate, depuis Tel-Aviv.
LE 9 NOVEMBRE,
DES ONG
PALESTINIENNES ONT
DEMANDÉ À LA CPI
« DE DÉLIVRER
RAPIDEMENT DES
MANDATS D’ARRÊT »
La table
dressée en
l’honneur
des otages
aux mains
du Hamas, le
6 novembre,
à Tel-Aviv.
LUCIEN LUNG/RIVA
PRESS POUR
« LE MONDE »
tout le territoire d’Israël, comme
l’explique Noa Itzhak, responsable
de la prise en charge des familles.
Le maire travailliste de la ville, Ron
Huldai, passe plusieurs fois par se-
maine pour exprimer son soutien.
Mais, le temps passant, l’atmos-
phère change. Au chagrin des dé-
buts succède une forme de rage.
Déjà, le 6 novembre, des centaines
de membres des familles ont crié
leur exaspération à Jérusalem, de-
vant la Knesset, le Parlement d’Is-
raël. Une semaine plus tard, lundi
13 novembre, des proches de victi-
mes exprimaient leur désespoir
au micro, à plein volume. « S’as-
Le 29 octobre, devant le terminal
de Rafah, en Egypte, Karim Khan a
promis de « protéger les enfants de
Gaza ». Jusque-là, il n’avait fait
qu’une courte déclaration à deux
médias britanniques, tentant de
justifier plus de deux années
d’inaction depuis l’ouverture
d’une enquête par l’ancienne pro-
cureure de la cour, Fatou Ben-
souda. Car ce n’est pas la première
fois que le dossier Israël-Palestine
arrive sur le bureau de la CPI.
Après un examen préliminaire de
huit années, mené à la demande
de l’Autorité palestinienne, à la
suite de l’adhésion de la Palestine
à la cour en 2015, la CPI a fini par
ouvrir une enquête en mars 2021.
Elle porte sur les crimes commis
lors de la guerre de 2014 à Gaza et
sur l’occupation israélienne de la
Cisjordanie, dont Jérusalem-Est.
Karim Khan a étendu cette en-
quête aux crimes en cours.
Desseins annexionnistes
Dans une tribune publiée le 13 no-
vembre dans plusieurs quotidiens
internationaux, dont Le Monde,
Karim Khan met en garde Israël.
« Il n’y a pas de chèque en blanc,
même en temps de guerre », écrit-il,
rappelant à l’Etat hébreu « ses obli-
gations (…) dans le cadre de sa
guerre contre le Hamas ». Le procu-
reur y énonce les « règles » de la
guerre, définies par les conven-
tions de Genève et le statut de
Rome de la CPI. Sans se prononcer
sur la nature des crimes, Karim
Khan rappelle que l’occupation a
des lois. Le procureur s’est in-
seoir et chanter tranquillement ne
suffit plus : il faut faire du bruit »,
souligne Shaï Wenkert, père
d’Omer, un garçon de 22 ans kid-
nappé alors qu’il assistait au festi-
val de musique où ont péri quel-
que 250 jeunes gens le 7 octobre,
dans le désert du Néguev. Il mon-
tre la photo de son fils en slip, cou-
ché sur le ventre, les mains liées
dans le dos, près de ce qui ressem-
ble à un tunnel de Gaza. Les négo-
ciations en cours ? « Qu’ils fassent
ce qu’ils veulent : je veux juste qu’on
me rende mon fils. »
Comme plusieurs autres, no-
tamment ceux qui parlent au mi-
quiété des attaques contre les Pa-
lestiniens en Cisjordanie occupée,
qui « doivent cesser immédiate-
ment », alors que le ministre israé-
lien de la sécurité nationale, Ita-
mar Ben-Gvir, y favorise la distri-
bution d’armes aux civils et multi-
plie les déclarations incendiaires.
« Aucun procureur n’a jamais
parlé aussi crûment à Israël, souli-
gne Reed Brody, procureur et en-
quêteur indépendant. La question
est maintenant de savoir si [Karim]
Khan prendra des mesures pour
donner suite à ses paroles fortes. »
Les mandats d’arrêt n’arrêteraient
pas la guerre. Mais ils pourraient
mettre hors jeu certains responsa-
bles lors de futures négociations.
Le procureur laisse néanmoins
entendre qu’il faudra du temps
avant les premiers mandats d’ar-
rêt. « Lorsque les preuves que nous
recueillons atteindront le seuil
d’une perspective réaliste de con-
damnation, je n’hésiterai pas à
agir », assure Karim Khan.
Depuis presque dix ans, l’Auto-
rité palestinienne et des ONG pa-
lestiniennes déposent à La Haye
des dossiers comprenant des élé-
ments à charge contre Israël. De
nombreux juristes estiment que
le procureur dispose de suffisam-
ment de pièces pour émettre des
mandats d’arrêt contre des res-
ponsables israéliens, notamment
sur la colonisation de la Cisjorda-
nie occupée. D’autant qu’Israël ne
cache rien de ses desseins an-
nexionnistes. Ni de ses actes à
Gaza, estiment Mes Gilles Devers
et Khaled Al-Shouli. Les responsa-
cro, Shaï Wenkert dirige sa colère
vers le Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) plutôt que
vers le gouvernement. Les fa-
milles font appel à cette organisa-
tion humanitaire, présente à
Gaza, en espérant qu’elle puisse
intervenir auprès de leurs pa-
rents, frères, sœurs, enfants.
« Le Hamas joue avec nos nerfs »
« Omer a une maladie digestive, il
doit absolument être soigné, expli-
que le père. D’autant que le stress
aggrave beaucoup son état. »
Même de simples informations
leur suffiraient, ou du moins tem-
N’AYANT PAS RATIFIÉ
DE LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE,
ISRAËL N’EST PAS
TENU DE COOPÉRER
bles israéliens sont « sans aucune
ambiguïté, ils clament leur volonté
de détruire la société palestinienne
à Gaza, en créant des conditions de
vie auxquelles aucun groupe hu-
main ne peut résister ».
Mise en garde de Washington
Reste que l’Etat hébreu n’a pas rati-
fié le traité de la cour, qualifiée
d’« antisémite » par Benyamin Né-
tanyahou lors de l’ouverture de
l’enquête en mars 2021, et n’a donc
pas l’obligation de coopérer. Pour
l’avocat israélien Nick Kaufman,
« il est hautement improbable que
le procureur engage, dans un futur
proche, des poursuites sur les allé-
gations de violations des lois de la
guerre par l’armée israélienne, car
de telles poursuites nécessitent la
capacité de rassembler une énorme
quantité de preuves de nature hau-
tement technique auxquelles Ka-
rim Khan et les enquêteurs se ver-
ront refuser l’accès ». Devant le ter-
minal de Rafah, le procureur a de-
mandé la coopération des
autorités israéliennes pour se ren-
dre en Cisjordanie et sur les sites
de l’attaque du 7 octobre dans le
péreraient l’incertitude dans la-
quelle ils se trouvent. Mais d’après
eux, le CICR refuse d’intervenir
auprès du Hamas, en mettant en
avant sa neutralité. « Je leur ai écrit,
mais ils ne m’ont pas répondu », af-
firme Shaï Wenkert. Cette attitude
ne signifie pas qu’ils approuvent
le gouvernement Nétanyahou.
Certains ont même pris part aux
mouvements de protestation con-
tre la réforme de la justice voulue
par le premier ministre, avant l’at-
taque du 7 octobre. « Mais même
ceux qui critiquent ce gouverne-
ment continuent de vouloir lui
faire confiance. Ils n’ont pas le
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
sud d’Israël. S’il ne parvient pas à
enquêter sur place, « les victimes
[du Hamas] sont prêtes à venir ren-
contrer le procureur, sous protec-
tion », affirme Me Yael Vias Gvirs-
man. Tant les victimes d’Israël que
celles du Hamas se disent prêtes à
venir à La Haye pour témoigner.
En visite à La Haye le 25 octobre,
le ministre des affaires étrangères
de l’Autorité palestinienne, Riyad
Al-Maliki, a mis en garde les Etats
qui voudraient s’opposer à l’en-
quête de la CPI. En septem-
bre 2020, l’administration Trump
avait prononcé des sanctions con-
tre la procureure Fatou Bensouda.
Washington s’oppose à toute
poursuite de la cour contre l’un de
ses ressortissants ou de ses alliés,
au premier chef Israël. Si Joe Bi-
den a rapidement levé ces sanc-
tions à son arrivée à la Maison
Blanche, le secrétaire d’Etat, An-
tony Blinken, a mis en garde la
cour contre toute poursuite vi-
sant des responsables israéliens.
Plusieurs Etats du « Sud global »
discutent actuellement d’un sou-
tien au procureur de la CPI,
comme l’avaient fait les Occiden-
taux au sujet de l’Ukraine. Le
sommet de la Ligue arabe et de
l’Organisation de la coopération
islamique, organisé le 11 novem-
bre à Riyad, a adopté une résolu-
tion préconisant de suivre de près
l’enquête du procureur. Depuis
Gaza, Raji Sourani insiste : « En
tant que civils palestiniens, nous
comptons sur la Cour pénale inter-
nationale pour nous protéger. » p
stéphanie maupas
« S’ASSEOIR
ET CHANTER
TRANQUILLEMENT NE
SUFFIT PLUS : IL FAUT
FAIRE DU BRUIT »
SHAÏ WENKERT
père d’un otage
choix : vers qui d’autre pourraient-
ils se tourner ? », glisse un volon-
taire de Bring Them Home Now,
lui-même très hostile à Benyamin
Nétanyahou.
Les récentes supputations con-
cernant l’éventuelle libération de
certains otages, des femmes et
des enfants notamment, n’apai-
sent pas les familles. C’est presque
le contraire, observe Noa Itzhak.
« Pour eux, cela ajoute une an-
goisse terrible. » Yarden Gonen,
sœur de Romi, 23 ans, elle aussi
enlevée lors du festival Tribe of
Nova, dans le Néguev, est hors
d’elle : « Le Hamas joue avec nos
nerfs, voilà ce qu’ils font. Comment
pourrions-nous leur faire con-
fiance ? » Sa sœur a été blessée
avec un de ses amis, assis dans
une voiture avec elle. Les deux
autres passagers sont morts. Pour
Yarden, il n’est pas question de
réclamer l’élargissement de cer-
tains prisonniers seulement.
« Nous nous battons pour l’égalité
entre les sexes depuis des années,
lance-t-elle. Pourquoi ma sœur et
pas son copain ? Pourquoi les civils
et pas les jeunes soldats qui ont été
emmenés en sous-vêtements,
alors qu’ils dormaient dans leurs
casernes ? » Dans l’attente d’une
libération, les familles conti-
nuent de clamer leur douleur
autour de la table déserte. p
raphaëlle rérolle
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Au Royaume-Uni,
Rishi Sunak recentre
son gouvernement
Le premier ministre britannique a écarté la très
droitière Suella Braverman et rappelé David Cameron
londres - correspondante
L
e premier ministre bri-
tannique, Rishi Sunak, a
enfin décidé de se séparer
de Suella Braverman, sa
très controversée ministre de l’in-
térieur. Elle multipliait les polé-
miques et les provocations, quali-
fiant de « marches de la haine » les
pacifiques manifestations pro-
palestiniennes londoniennes des
quatre derniers week-ends sans
pour autant condamner les prin-
cipaux fauteurs de troubles – des
militants d’extrême droite ayant
tenté de forcer l’accès au Cénota-
phe (le monument britannique
aux morts durant les deux guer-
res mondiales) le 11 novembre.
Trop toxique aux yeux d’une
bonne part des députés conserva-
teurs, elle affaiblissait l’autorité
de M. Sunak.
S’agissait-il de limiter le mécon-
tentement des nombreux sou-
tiens à droite de Mme Braverman,
en rendant moins personnelle sa
disqualification ? Rishi Sunak a en
tout cas choisi d’annoncer son dé-
part, lundi 13 novembre, dans le
cadre d’un remaniement ministé-
riel plus large, nommant au pas-
sage l’ancien premier ministre Da-
vid Cameron (2010-2016) au poste
de ministre des affaires étrangè-
res. Celui-ci remplace James Cle-
verly, qui prend au pied levé le
poste de ministre de l’intérieur.
Le retour en politique de M. Ca-
meron est également une sur-
prise. Passant pour un conserva-
teur modéré, il est bien connu sur
la scène internationale, mais son
héritage est pour le moins dis-
cuté : il est celui par qui le Brexit
est arrivé. Il avait proposé un réfé-
rendum sur l’appartenance du
pays à l’Union européenne qui
s’est soldé par la victoire du non,
en juin 2016.
Nommé lord lundi
Il est aussi celui qui, en 2010, à la
tête d’une coalition avec les libé-
raux démocrates, a lancé une
politique d’austérité qui explique
le délabrement des services pu-
blics britanniques.
Pour ajouter à la controverse,
M. Cameron n’est même pas dé-
puté – alors qu’il est d’usage
qu’un ministre siège à la Cham-
bre des communes. Il a été
nommé lord lundi pour pouvoir,
tout de même, au moins, répon-
dre de ses actions et des actions
gouvernementales à la Chambre
Avec SG,
faites grandir vos idées
en les protégeant.
des lords. Et son nom est associé à
l’un des pires scandales récents
de lobbying. Selon la BBC et le Fi-
nancial Times, l’ancien premier
ministre a gagné des millions de
livres sterling en plaidant la cause
de la société financière Greensill
Capital, aujourd’hui sous le coup
d’enquêtes pour fraude en Alle-
magne et en Suisse.
Depuis plusieurs mois, Suella
Braverman faisait la « une » des
médias, davantage pour ses pro-
pos radicaux que pour ses actions
concrètes. La principale politique
qu’elle défendait – le transfert de
demandeurs d’asile au Rwanda –
est suspendue à la décision de la
Cour suprême britannique, qui
doit être rendue publique le
15 novembre.
Avec ce
remaniement,
M. Sunak tente
de relancer un
mandat plombé
par l’impopularité
des tories
Dès sa nomination par M. Sunak,
fin octobre 2022, cette ex-respon-
sable du club de tories euroscepti-
ques ERG a provoqué le scandale :
pourquoi la prenait-il à ses côtés
alors qu’elle venait juste d’être dé-
mise (une semaine plus tôt !) du
même portefeuille, l’intérieur, par
la première ministre Liz Truss ?
Elle avait commis une sérieuse en-
torse au code ministériel en trans-
mettant des documents confiden-
tiels depuis son courriel personnel
à un autre élu conservateur.
Dormir dans la rue : un « choix »
Pour M. Sunak, il s’agissait, en la
reprenant à son cabinet, de s’as-
surer le soutien de la droite du
parti pour remplacer Liz Truss. La
tactique a plutôt bien fonctionné
jusqu’à ces dernières semaines,
quand Mme Braverman est sortie
de sa relative réserve et a multi-
plié les sorties, avec pour objectif,
selon ses détracteurs, de fédérer
ses soutiens et de préparer sa
campagne pour remplacer M. Su-
nak à la tête des tories si les con-
servateurs perdaient les élections
générales de 2024, ce qui est pro-
bable. Avant de qualifier les mani-
festations propalestiniennes de
« marches de la haine », cette fille
de parents originaires d’Inde
avait entre autres qualifié
d’« ouragan » la vague migratoire
arrivant au Royaume-Uni et jugé
que dormir dans la rue était, pour
les sans-abri, un « choix de vie ».
Cette dernière déclaration avait
outré une bonne partie des con-
servateurs qui s’inquiétaient de
ce que son manque d’empathie fi-
nisse par faire fuir même les élec-
teurs conservateurs. Non pas que
ses vues diffèrent tant que cela de
celles de Rishi Sunak. Sur le fond,
le dirigeant soutient lui aussi une
politique migratoire très dure, il
est lui aussi très conservateur sur
le plan social et il a plaidé pour
international | 5
que les manifestations propales-
tiniennes soient interdites, mais
à sa manière, beaucoup plus poli-
cée, les qualifiant seulement
d’« irrespectueuses ».
Il ne pouvait cependant plus
garder Suella Braverman à ses cô-
tés après qu’elle a franchi la ligne
rouge, vendredi 10 novembre, en
accusant, dans une tribune incen-
diaire parue dans The Times, la
police d’avoir des biais, d’être plus
laxiste avec les manifestants de
gauche qu’avec ceux de droite.
Elle a outrepassé là son rôle en
mettant en doute l’indépendance
des forces de l’ordre, et n’a pas
tenu compte des corrections de-
mandées par Downing Street à
son article, piétinant au passage
l’autorité du premier ministre.
James Cleverly, qui la remplace
au ministère de l’intérieur, est
une figure bien plus consen-
suelle : il fut un ministre des affai-
res étrangères prudent, sympa-
thique et zélé. Il est lui aussi issu
de l’immigration (sa mère étant
originaire de Sierra Leone).
Le départ de Mme Braverman et
le remaniement gouvernemental
sont la dernière tentative de
M. Sunak pour relancer un man-
dat plombé par l’impopularité du
Parti conservateur. A un an, peut-
être moins, des élections généra-
les qui doivent se tenir au plus
tard en janvier 2025, les tories ac-
cusent 20 points de retard sur les
travaillistes dans les sondages.
M. Sunak remet la barre un peu au
centre. Mais le fait qu’il ait dû aller
chercher M. Cameron, un ancien
dirigeant retiré de la politique de-
puis sept ans, montre à quel point
son gouvernement « tourne à
vide » après treize années de rè-
gne conservateur, estime Robert
Shrimsley, éditorialiste au Finan-
cial Times et fin observateur de la
vie politique britannique. p
cécile ducourtieux
BU R K I N A FAS O
Au moins 70 morts dans
des tueries en novembre
Au moins 70 personnes sont
mortes dans des « tueries »
dont les auteurs demeurent
« inconnus » à Zaongo, dans le
centre-nord du Burkina Faso,
début novembre, a annoncé
lundi 13 novembre le procu-
reur Simon Gnanou. Les
victimes de ces massacres,
perpétrés le 5 novembre, sont
« essentiellement des enfants
et des personnes âgées », a
précisé le procureur. Diman-
che, l’Union européenne
avait évoqué ces assassinats,
appelant les autorités de
Ouagadougou à « faire toute
la lumière » à ce sujet. – (AFP.)
AZ ER BAÏ DJ AN
Bakou lié à une
campagne de
désinformation
visant les JO 2024
Paris a accusé, lundi 13 no-
vembre, des acteurs liés à
l’Azerbaïdjan d’avoir mené fin
juillet une campagne de ma-
nipulation de l’information,
mettant en cause sa capacité
à accueillir les Jeux olympi-
ques de 2024. Selon un rap-
port de Viginum, l’organisme
de lutte contre les ingérences
numériques étrangères, les
investigations ont démarré
le 26 juillet lorsque « plusieurs
visuels appelant à boycotter
les JO 24 » massivement
partagés sur X (ex-Twitter)
ont été détectés. Cette
enquête a été menée dans
un contexte de tensions
diplomatiques entre Paris
et Bakou, la France ayant
affiché ces derniers mois
son soutien à l’Arménie,
qui redoute une violation
de son intégrité territoriale
par l’Azerbaïdjan. – (AFP.)
❶ MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
© SFD / DR
• TRIBUNE
Pr Jean-François Gautier,
Président de la Société
francophone du Diabète.
DU BON USAGE
DU PROGRÈS
MÉDICAL
Les progrès majeurs dans la prise
en charge du diabète révolu-
tionnent, ces dernières années, le
parcours de soins et la qualité de
vie des patients. Pour le diabète de
type 1, ce qu’on appelle « la boucle
fermée » permet aux patients de
mieux gérer le Time in Range,
c’est-à-dire le temps passé, dans la
journée, dans la cible d’équilibre
glycémique, convenu au préalable
avec le médecin. Grâce à la pompe
connectée, au capteur de glycémie
et à l’algorithme, l’insulinothérapie
s’automatise, ce qui contribue à al-
léger la charge mentale du patient.
Ces avancées appellent cependant
à certains points de vigilance. Avec,
d’abord, un paradoxe : la boucle fer-
mée peut potentiellement déres-
ponsabiliser le patient dans le
contrôle de sa maladie. Il est donc
essentiel de renforcer l’éducation
thérapeutique, en vériiant que le
patient comprend le fonctionne-
ment du dispositif, qu’il partage
les objectifs ixés avec l’équipe de
soins et qu’il reste mobilisé sur
une alimentation équilibrée et une
activité physique régulière inhé-
rentes au diabète. Deuxième enjeu,
la difusion plus large de ces tech-
nologies nécessite d’investir à bon
escient, à l’échelle des territoires,
pour optimiser les plateformes de
télésurveillance et accompagner
les patients au plus près de leurs
besoins quotidiens. Enin, la ques-
tion se pose, aujourd’hui, d’étendre
les indications de remboursement
pour la boucle fermée à un plus
grand nombre de patients.
Pour le diabète de type 2, l’arrivée
récente de traitements eicaces pour
équilibrer la glycémie, mais égale-
ment améliorer la prévention des
complications cardio-vasculaires et
rénales, modiie en profondeur les
standards de prise en charge des
patients. Désormais, les soignants
doivent se concentrer sur la gestion
du diabète complexe, en travaillant
sur de nouvelles solutions pour
mieux dépister et prendre en charge
des comorbidités mal traitées
aujourd’hui, comme les troubles
cognitifs, la cirrhose diabétique ou
l’insuisance cardiaque non coro-
narienne.
Enin, je citerai un dernier point
d’attention : avec les autorités sani-
taires, nous devons lutter contre le
mésusage de ces traitements, en
particulier lorsqu’ils sont utilisés,
hors indication, à des ins de cure
d’amaigrissement. •
LES RÉVOLUTIONS
DE LA PRISE EN CHARGE
Maladie chronique à forte incidence, le diabète bénéicie d’avancées majeures
qui changent la vie des patients.
Maladie chronique due à un excès de sucre
dans le sang, le diabète est une pathologie en
pleine explosion. Selon l’Organisation mon-
diale de la santé (OMS), il touchait près de
537 millions de personnes en 2021, tandis
qu’en France près de 3,5 millions de patients
étaient pris en charge à 100 % par l’Assurance-
Maladie au titre d’un diabète déclaré. Avec une
incidence de + 2,5 % à + 3 % par an, le diabète
de type 2 (90 % des cas) progresse d’année en
année, en raison du vieillissement de la popu-
lation et de la persistance de facteurs de risque
délétères (mauvaise alimentation,sédentarité,
obésité, tabagisme). Maladie génétique carac-
térisée par un défaut de fonctionnement du
pancréas (l’organe producteur d’insuline), le
diabète de type 1 oblige, dès la pose du dia-
gnostic, à suppléer la carence en insuline, par
le biais d’injections quotidiennes.
Longtemps cantonnée aux piqûres d’insuline
ou à la prise de médicaments visant à réduire
la part du sucre dans le sang, la prise en charge
du diabète s’est profondément transformée
Innovation •
Directrice médicale de Novo Nordisk France, Isabelle Lonjon-Domanec rappelle l’intérêt
des technologies connectées pour équilibrer le diabète.
La prise en charge du diabète
a beaucoup évolué ces dernières
années. Qu’est-ce qui a
principalement changé ?
En efet, les progrès technologiques
et thérapeutiques réalisés depuis
plus d’une décennie ont modiié en
profondeur l’approche de la mala-
die. Si l’équilibre glycémique reste,
bien sûr, un standard majeur pour
éviter la progression du diabète et
la survenue des complications, un
© Novo Nordisk France / DR
Isabelle Lonjon-Domanec
nouveau concept vient le complé-
ter : le Time in Range, ou « temps
dans la cible ». Grâce aux mesures
en continu de la glycémie, l’objec-
tif est de limiter les variations quo-
tidiennes du taux de sucre dans
le sang, conduisant à des situa-
tions d’hyperglycémie ou d’hypo-
glycémie, qui altèrent la santé du
patient en l’exposant à des compli-
cations microvasculaires et macro-
vasculaires. Plus le patient parvient
à se stabiliser dans la journée,moins
il est susceptible de développer des
Spécial
VISER L’ÉQUILIBRE DURABLE
comorbidités liées à ces atteintes des
parois des vaisseaux sanguins.Il faut
rappeler l’importance de ces compli-
cations qui peuvent toucher de nom-
breux organes.Le cœur d’abord,avec
des risques majorés d’infarctus du
myocarde, d’AVC ou d’insuisance
cardiaque. L’insuisance rénale est
une complication du diabète non
équilibré, de même que la rétino-
pathie diabétique qui peut conduire
à la cécité, ou encore l’artériopathie
des membres inférieurs, nécessitant
malheureusement parfois l’amputa-
tion du pied.
Comment votre entreprise
s’investit-elle dans ce
champ d’innovation ?
Leader historique, depuis cent ans,
dans la conception et la fabrication
d’insuline, Novo Nordisk est éga-
lement très engagé dans le déve-
loppement d’outils technologiques
au service du Time in Range. En
connectant les données de glucose
et d’insuline, les personnes vivant
avec un diabète peuvent mieux
appréhender leur maladie. Lorsque
le patient autorise le partage de ses
données avec ses professionnels de
santé, cela contribue à la personna-
lisation du traitement, en fonction
des objectifs d’équilibre glycémique.
L’enjeu est également de soulager
la charge mentale liée à la gestion
quotidienne de la maladie. D’autres
perspectives de progrès sont à
l’étude, visant notamment à simpli-
ier les modalités d’administration.
Outre l’insuline, vous développez
d’autres solutions thérapeutiques
COMMUNIQUÉ
www.grandanglesante.fr
Diabète
ces dernières années. De nouveaux médi-
caments, comme les inhibiteurs du SGLT 2
ou les agonistes du récepteur du GLP 1, amé-
liorent l’équilibre glycémique mais augmen-
tent également le niveau de protection contre
les complications cardiaques et rénales.
L’innovation technologique et numérique est
également au cœur des nouveaux parcours
de soins des patients : un nombre croissant
d’entre eux bénéicie aujourd’hui de la « boucle
semi-fermée », un dispositif alliant capteur
de glycémie, téléphone portable, pompe à
insuline et IA, pour une difusion quasi auto-
matique des doses d’insuline nécessaires.
© Elena Butusova - stock.adobe.com / DR
D’abord réservée aux diabétiques de type 1,
l’indication de cette solution s’étend désor-
mais aux diabétiques de type 2 traités avec au
moins une dose d’insuline par jour. Dans le
champ dynamique de la recherche en santé,
de nouvelles révolutions sont attendues dans
les prochaines années, avec un espoir de type
médecine régénératrice : parvenir à « réparer »
le pancréas. • Antoine Combier
en diabétologie. En quoi vont-elles à ces maladies métaboliques. Notre
permettre de franchir un nouveau partenariat avec une autre entre-
cap dans la gestion de la maladie ? prise canadienne,Aspect Biosystems,
L’un des axes majeurs de la stratégie consiste à combiner notre savoir-
de lutte globale contre le diabète est faire en matière de thérapie cellu-
de prévenir ses comorbidités. Ainsi, laire à leur technologie de bio-im-
en plus de l’équilibre glycémique, les pression, en premier lieu dans le
données de vie réelle, comme celles diabète de type 1.
des études cliniques, doivent démon- Nous pourrions également évoquer
trer une protection des organes, en une acquisition en cours ain de
d’autres termes prévenir ou retar- prendre le relais d’un développe-
der la survenue des complications ment mené par la société indoné-
liées au diabète. Face à la complexité sienne KPB Biosciences, d’autant
de cette maladie chronique, il faut que l’hypertension artérielle et les
continuer à investir dans la re- atteintes cardio-vasculaires et ré-
cherche pour explorer le potentiel de nales loutent les frontières entre
nouvelles approches thérapeutiques diabétologie, cardiologie et néphro-
et technologies innovantes, sans logie. Ces initiatives témoignent de
perdre de vue la qualité de vie du notre vision : lutter contre le diabète
patient. Le diabète exige une atten- ne se limite pas à viser l’équilibre
tion de tous les instants, d’où l’enjeu glycémique. C’est également pro-
d’optimiser les échanges avec les poser de nouvelles approches pour
nombreux professionnels de santé éviter et retarder au maximum les
qui interviennent dans le parcours complications liées à cette patholo-
de soins de la personne vivant avec gie. Cette ambition nous conduit à
le diabète et de renforcer l’adhésion accélérer et démultiplier nos eforts
aux solutions qui lui sont proposées. en matière de recherche et dévelop-
pement, et c’est le sens du renforce-
Est-ce le sens des rachats et ment de nos activités à Boston.Il est
des partenariats que vous avez essentiel d’y être, pour bénéicier du
annoncés ces derniers mois ? formidable terreau d’expertises croi-
Tout à fait. Nous développons en per- sées permis par ce biocluster unique
manence notre expertise, en allant au monde. Pour autant, la R&D n’est
notamment chercher l’innovation là pas le seul champ dans lequel l’inno-
où elle se dessine.Nous avons récem- vation est primordiale et nous inves-
ment racheté Biocorp, une société tissons massivement dans l’expan-
française à la pointe des systèmes sion et la modernisation de nos
innovants de délivrance de médi- capacités de production,notamment
caments. Nous avons récemment sur notre site de Chartres, leuron
annoncé l’acquisition de la société industriel de notre groupe. • A. C.
canadienne Inversago Pharma, qui
s’intéresse au diabète, à l’obésité Information communiquée par Novo Nordisk.
FR23NNG00147 – Novembre 2023
ainsi qu’aux complications associées
 MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 ❷
Communiqué Spécial Diabète

Prévention • CIBLER LE PRÉDIABÈTE On estime aujourd’hui à

Maladie longtemps silencieuse,
le diabète de type 2 progresse à bas
bruit,sans réels symptômes d’alerte
permettant la pose du diagnostic.
Or, une fois installé, il est très majo-
ritairement irréversible et conduit à
des complications potentiellement
© Valbiotis / DR
un enjeu majeur de santé publique.
Les Etats-Unis l’ont déjà compris et
mènent des campagnes de sensibili-
sation et de prévention ambitieuses
pour inciter les 38 % d’adultes amé-
ricains touchés par le prédiabète
à se dépister et agir pour éviter de
diabète de type 2, indique Sébastien
900 millions
Peltier. Nous avons mené durant le nombre de personnes
dix ans des travaux de recherche et prédiabétiques dans
développement inédits dans notre le monde.
domaine pour attester de l’eica-
cité de cette substance active inno- observe Sébastien Peltier. Et il a
vante, avec de nombreuses publica- permis d’éviter la progression du

sévères, notamment cardio-vascu-
laires. Le prédiabète, en revanche,
est un stade préliminaire au cours
duquel les premiers troubles de la
Valbiotis a développé glycémie surviennent mais restent
un complément réversibles. Une valeur de glycémie
à jeun comprise entre 1,00 g/l et
alimentaire à 1,25 g/l suit à dépister cet état à
l’eicacité inédite haut risque, qui conduit fréquem-
contre le prédiabète ment à terme au diabète de type 2.
On estime aujourd’hui à 900 millions
et les stades précoces le nombre de personnes prédia-
du diabète de type 2. bétiques dans le monde. Dans le
Explications de contexte de l’épidémie galopante de
diabète – 1,3 milliard de diabétiques
Sébastien Peltier, attendus en 2050 ! – le dépistage et
co-fondateur et CEO. la prise en charge du prédiabète est
basculer dans le diabète.
Entreprise française de Recherche &
Développement, à dimension com-
merciale,Valbiotis a été créée en 2014
en se donnant comme raison d’être
de contribuer à la prévention des
maladies métaboliques et cardio-
vasculaires. Elle est à l’origine d’une
innovation sans précédent : la mise
au point d’un produit de santé non
médicamenteux issu du végétal
et dont l’eicacité a été clinique-
ment prouvée contre le prédiabète.
« A partir de cinq extraits végétaux,
nous avons créé TOTUM•63, une
substance active brevetée qui cible
plusieurs mécanismes à l’origine du
tions scientiiques dans les congrès
internationaux et dans des revues à
comité de lecture.»
Au total, quatre études cliniques
ont été réalisées, dont deux étaient
randomisées et contrôlées contre
placebo. « Notre dernière étude,
REVERSE-IT, menée chez 636 volon-
taires prédiabétiques et diabétiques
de type 2 de stade précoce non trai-
tés, en France et à l’international, a
démontré l’eicacité de TOTUM•63
sur les principaux marqueurs uti-
lisés par les médecins pour le suivi
des patients : glycémie à jeun, hé-
moglobine glyquée, glycémie post-
prandiale et résistance à l’insuline,
prédiabète vers le diabète de type 2,
avec une réduction relative de 40 %
du nombre de nouveaux diagnos-
tics de diabète de type 2 par rapport
au placebo, au terme de l’étude. »
Une nouvelle phase s’ouvre à pré-
sent pour Valbiotis et son parte-
naire Nestlé Health Science : la
commercialisation de TOTUM•63.
« Nous menons également d’autres
projets, avec des produits en déve-
loppement pour prévenir l’hyper-
tension artérielle, l’hypercholesté-
rolémie, ou encore les maladies à
stéatose hépatique (maladie méta-
bolique du foie) », conclut Sébastien
Peltier. • A. C.

NOUVEAU STANDARD
Technologie des capteurs • LA PAROLE À …
DANS LA PRISE EN CHARGE DU DIABÈTE Jean-François Thebaut,
vice-président de la Fédération française des Diabétiques
C’est une prouesse technologique Philippe Emery, Les personnes atteintes d’un diabète
qui révolutionne la prise en charge
du diabète. Depuis quelques années,
directeur général
de la division Diabète
de type 1 peuvent dans certains cas
et certaines conditions, utiliser cer- PRÉVENIR, DÉPISTER,
SOIGNER ET ÉVALUER
les personnes vivant avec un dia- tains capteurs associés à une pompe
bète utilisent cette technologie de d’Abbott en France, à insuline,permettant ainsi un débit
mesure en continu du glucose pour d’insuline automatisé en fonction
mieux comprendre leur métabo-
présente les dernières de l’évolution des taux de glucose. La Selon un récent article publié dans professionnelle et rendre possible
lisme. Mise au point par Abbott, actualités de la mesure technologie de mesure en continu The Lancet, 1,3 milliard de per- l’accès à ces innovations technolo-
leader mondial dans le domaine en continu du glucose. du glucose est déjà prise en charge sonnes pourraient être touchées giques ou médicamenteuses pour
de la santé, cette technologie inno- pour les personnes vivant avec un par le diabète en 2050, contre 521 tous les patients, les aider à s’ap-
vante permet, grâce à un capteur diabète de type 1 et de type 2 sous millions en 2021. La progression du proprier les nouvelles modalités de
de glucose posé au dos du bras insulinothérapie intensifiée. Les diabète constitue l’un des léaux sa- suivi de leur pathologie et alléger la
et connecté au smartphone, de autorités françaises ont donné ré- nitaires majeurs du XXIe siècle, por- charge mentale liée à la gestion de
connaître à tout moment son taux cemment leur accord ain que cette tée par l’évolution des modes de vie, leur état de santé.Comme cela peut
de glucose. « Pour les personnes vi- technologie puisse être prescrite la hausse de l’obésité et les carences être le cas pour les diabétiques de
vant avec un diabète,c’est la possibi- aux personnes vivant avec un dia- des politiques de prévention, d’édu- type 1 traités par des dispositifs de
lité de se libérer de la piqûre au bout bète de type 2 traitées avec au moins cation à la santé, mais surtout par boucle semi-fermée.
© Erj Durand-Abbott France / DR

doigt pour mesurer sa glycémie, une injection d’insuline par jour, et les inégalités sociales de santé. Le déploiement de la télésur-
explique Philippe Emery. Cela leur dont l’équilibre glycémique n’est pas Pourtant, l’incidence croissante veillance doit être également sou-
permet de visualiser les variations atteint, permettant ainsi un accès à du diabète de type 2 n’est pas une tenu, évalué et surtout élargi avec
de leur taux de glucose à tout mo- un plus grand nombre de personnes. fatalité : une majorité des cas de la nécessité d’exploiter l’ensemble
ment, de manière simple comme « La prescription initiale peut être diabète pourraient être évités, en des données recueillies avec le
regarder un SMS sur un téléphone. réalisée par un médecin généra- promouvant le dépistage, l’activité consentement du patient. Il y a en-
Cette technologie leur permet de liste, ajoute Philippe Emery. Il s'agit physique et l’équilibre nutrition- core beaucoup à apprendre sur les
mieux comprendre leur diabète et capteur de mesure en continu du d’une avancée importante pour ces nel. En France, en dépit des engage-
d’améliorer leur équilibre glycé- glucose, in, léger et facile à appli- personnes le plus souvent suivies ments aichés par les autorités sa-
mique, en limitant les risques liés quer, contribue à améliorer la qua- par un médecin généraliste. C’est nitaires, nous sommes encore loin
aux hyperglycémies ou aux hypo- lité de vie des personnes vivant un outil de motivation et d’éduca- du compte. Il faut investir davan-
glycémies avec l’aide des alarmes. avec un diabète, il facilite aussi le tion, qui leur permettra de visuali- tage à l’école pour sensibiliser les
Les données de glucose peuvent être dialogue avec le médecin à partir ser et ainsi de mieux comprendre jeunes générations, en particulier
partagées avec l’équipe soignante des données recueillies, et il aide au les efets des habitudes de vie et de les populations les plus défavori-
ou avec l’entourage familial grâce à choix du traitement nécessaire, y leurs traitements sur leur taux de sées. Il est impératif de promouvoir
des applications spéciiques. » Si le compris l’observation nutritionnelle. glucose. » • A. C. le dépistage précoce comme le pro-
pose l’Assurance-Maladie dans son
rapport charges et produits 2024.
Complications • CONTRÔLER SON DIABÈTE Toutes les études convergent : les
Français,comme c’est le cas partout
POUR UNE MEILLEURE SANTÉ dans le reste du monde, ne sont pas
égaux face au diabète, notamment
© FFD / DR

En premier lieu, les variations de glycémie exposent aux hyperglycémies, parce que les plus pauvres sont les
©Kawee - stock.adobe.com / DR

hypoglycémies et acidocétoses (élévation de l’acidité du sang) : ces ma- plus exposés aux risques du fait
nifestations aiguës peuvent se traduire par plusieurs symptômes, dont d’une mauvaise nutrition et de la Jean-François Thebaut
certains peuvent être graves : déshydratation (hyperglycémie), perte de sédentarité. trajectoires de soins des personnes
conscience (hypoglycémie, acidocétose)… L’objectif, pour une personne Outre la lutte contre l’incidence de malades, sur leur expérience de vie
diabétique (DT1 et DT2), est de parvenir à équilibrer sur la durée son taux la maladie, nous devons également et sur les causes de leur adhésion
de sucre dans le sang.Un impératif qui oblige à surveiller régulièrement ce progresser dans la prise en charge ou au contraire leurs freins aux
taux, à l’aide de dispositifs médicaux spéciiques, lecteurs de glycémie par des patients atteints. Ces dernières solutions qui leur sont proposées.
Les dangers pour exemple. Ces mesures sont notamment nécessaires après un repas : selon années, de véritables révolutions Ces enjeux sont au cœur des tra-
la santé d’un excès de sa composition,il peut se traduire par une hausse de la glycémie,qu’il faut thérapeutiques et technologiques vaux menés par la Fédération fran-
sucre dans le sang sont équilibrer rapidement (exercice physique, injection d’insuline…). ont permis de réelles avancées pour çaise des Diabétiques, à travers son
liés aux nombreux Un diabète déséquilibré majore, à terme, le risque d’être atteint de mala- équilibrer dans la durée l’équilibre Diabète LAB. Ce living lab conduit
risques de complications, dies associées. C’est le cas des maladies cardio-vasculaires (infarctus du glycémique des patients, réduire les depuis sept ans des études sur la
myocarde, AVC, insuisance cardiaque), mais également des maladies ré- risques de complications et amélio- vie quotidienne des patients, sur le
avec l’apparition
nales (insuisance rénale chronique). Par ailleurs, des lésions micro- et rer leur qualité de vie au quotidien. vécu et l’usage des dispositifs mé-
de comorbidités macrovasculaires exposent les patients au risque de cécité (rétinopathie Ces déis sont aujourd’hui sociaux dicaux qui les concernent,et sur les
potentiellement graves. diabétique) ou d’amputation du pied. • Antoine Combier et organisationnels. Il faut rendre avancées médicales proposées par
efective une prise en charge pluri- la science. • A. C.

Daté du mercredi 15 novembre 2023, Grand Angle est édité par CommÉdition • Directeur général Éric Lista • CommÉdition, agence de communication éditoriale • www.commedition.com • Rédaction Antoine Combier •
Secrétariat de rédaction Iris Mondrian • Maquette & réalisation Aline Joly (andie.j) • LA RÉDACTION DU QUOTIDIEN LE MONDE N’A PAS PARTICIPÉ À LA RÉDACTION DE CE COMMUNIQUÉ. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT.
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MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

En Russie, le retour du front des meurtriers graciés

La réapparition dans le pays de criminels libérés par le pouvoir en échange de leur enrôlement suscite l’effroi

moscou - correspondant
Sur les dix-sept

L’
affaire est encore toute meurtriers
fraîche, le meurtre a
moins de quatre ans.
graciés identifiés,
Un féminicide barbare : trois ont
un petit ami éconduit qui clame à
l’avance sa volonté de tuer ; une
recommencé
victime, Vera Pekhteleva, étu- à tuer depuis leur
diante de 23 ans, victime d’un
guet-apens alors qu’elle vient ré-
retour d’Ukraine
cupérer ses affaires ; un viol ; cent
onze blessures sur le corps de la
jeune femme, infligées à coups de simplifiée, « sous les balles et les
poing et de couteau ; et pour finir obus, par le sang versé ».
la mort par étranglement, avec le La question est d’autant plus
câble d’un fer à repasser. sensible qu’elle rappelle les diffi-
La réaction de la police, ou plu- cultés posées par le retour des
tôt son absence de réaction, face à combattants. Si ceux-ci sont
ce sordide fait divers survenu choyés, avec des soldes impor-
en 2020, à Kemerovo, en Sibérie, tantes ou des places à l’université
avait choqué. Durant les trois réservées, la question de la vio-
heures et demie de torture puis lence se pose de manière inévita-
d’agonie bruyante de Vera Pekh- ble. Fin 2022, les statistiques
televa, les voisins avaient appelé officielles montraient déjà une
au moins sept fois les forces de sé- augmentation générale de la cri-
curité, sans réaction. minalité en Russie, avec en parti-
culier une hausse inédite, depuis
Recruter en prison vingt ans, des meurtres, tentati-
Depuis, deux policiers ont été con- ves de meurtre et violences do-
damnés à de courtes peines de pri- mestiques. Depuis, aucun chiffre
son avec sursis pour « négli- n’a été publié.
gence », sans suspension. Le Sur les dix-sept meurtriers gra-
meurtrier, Vladislav Kanious, a de ciés identifiés par Agentstvo, trois
son côté reçu une peine de dix- ont déjà recommencé à tuer de-
sept ans d’emprisonnement. puis leur retour d’Ukraine. De fa-
C’était en juillet 2022. Aujourd’hui, çon générale, une trentaine de
il est de retour à Kemerovo, libre. Des soldats russes, lors d’hommages à leurs camarades tués en Ukraine, près de Saint-Pétersbourg, le 22 septembre. ANTON VAGANOV/REUTERS meurtres ont été commis, au
Les parents de la victime l’ont cours de l’année écoulée, par des
appris début novembre, après anciens combattants. Environ la
s’être adressés à la justice. Vladis- réservée au Groupe Wagner. prême, à la demande des parties de misère (l’immense majorité morts au combat, dont le chiffre moitié d’entre eux sont des vété-
lav Kanious a reçu une grâce Selon la formule en usage, civiles, quand le meurtrier a été des victimes sont des femmes), de est tout aussi difficile à estimer. rans de Wagner souvent sortis de
présidentielle en avril, proba- après quelques mois sur le front, libéré. Kanious a même cessé de psychopathes endurcis ou d’al- Ceux-là ont droit à des enter- prison pour des crimes ou des dé-
blement au moment où il s’en- il a « racheté sa culpabilité par le payer les compensations men- cooliques à la dérive, de corps dé- rements en « héros », ce qui sus- lits variés, qui ne se limitent pas à
gageait dans l’armée russe pour sang versé ». suelles qu’il leur doit. « Nous som- membrés, brûlés, décapités, jetés cite parfois des tensions au ni- l’homicide. Là aussi, il ne s’agit
combattre en Ukraine. A cette Les parents sont dévastés, in- mes des centaines dans la même à la rivière… Beaucoup des meur- veau local. Autre donnée difficile que des affaires apparaissant
époque, le ministère de la défense quiets aussi, mais impuissants. situation », dit Oksana Pekhte- triers sont des récidivistes et, dans à accepter : ceux qui rentrent dans des médias locaux et dans
avait déjà récupéré la possibilité L’affaire judiciaire devait encore leva, la mère de Vera. la plupart des cas, le crime qui les a vivants n’ont combattu que six lesquelles l’auteur présumé est
de recruter en prison, jusqu’ici être examinée par la Cour su- Leur nombre est inconnu, mais conduits en prison est relative- mois (la plupart du temps dans nommé. Elles ont aussi en com-
le média indépendant et en exil ment récent : 2018, 2019, 2020… les rangs du Groupe Wagner, dans mun une brutalité extrême.
Agentstvo a fait sensation, le 9 no- des unités d’assaut aux pertes Durant les seuls premiers jours
Anniversaire sanglant à Kherson vembre, en compilant dix-sept cas Enterrés en « héros » importantes), alors que les pères d’octobre, on compte trois meur-
de meurtriers rentrés d’Ukraine Tous sont aujourd’hui libres, sou- de famille mobilisés en septem- tres dont les auteurs présumés
Des bombardements russes ont tué, lundi 13 novembre, trois après avoir été graciés par Vladi- vent de retour dans leur village ou bre 2022 sont toujours au front, avaient intégré Wagner : dans la
personnes et fait douze blessés dont un bébé de 2 mois, à Kher- mir Poutine. Aucune liste publi- ville d’origine, lestés du trauma- sans aucune perspective de re- région de Krasnoïarsk (Sibérie),
son, dans le sud de l’Ukraine. Ces attaques, menées au moyen que n’existant, le chiffre constitue tisme – ou de la jouissance – de tour prochain. l’un d’eux a mis le feu à l’apparte-
de tirs d’artillerie, se sont produites deux jours après le premier une estimation basse : il ne s’agit leur expérience de la guerre, pro- Les médias d’Etat ont consigne ment des voisins, tuant deux
anniversaire de la libération de la ville, survenue en novem- que d’histoires assez choquantes, tégés de toute critique par la loi de passer le sujet sous silence, personnes ; dans celle de Nijni
bre 2022, après huit mois d’occupation par les forces russes. ou connues, pour que des sites lo- qui interdit de « discréditer les par- mais le porte-parole du Kremlin, Novgorod (au nord-est de Mos-
Mais ces dernières restent tout près. Seul le fleuve Dniepr caux s’en soient fait l’écho. ticipants de l’opération militaire Dmitri Peskov, a tout de même cou), un autre a brûlé vive sa
les sépare de Kherson, qui est bombardée presque quotidienne- La compilation d’Agentstvo a spéciale », le nom officiel de la été interrogé le 10 novembre. Il a sœur ; enfin à Lipetsk (à environ
ment. Toutefois, selon des blogueurs russes et ukrainiens des airs de musée des horreurs. Il guerre en Ukraine. répété qu’il existait deux procé- 510 kilomètres au sud de la capi-
et des experts militaires, l’armée de Kiev a réussi à ancrer y est question de jeunes filles D’autres cas sont relatés par les dures pour obtenir une grâce tale), un troisième a tué la fille de
depuis fin octobre des forces sur la rive occupée du Dniepr, violées puis tuées ou de vieilles sites locaux : le retour des cer- présidentielle : l’une, complexe et sa compagne, âgée de 4 ans. p
en particulier dans le village de Krynky. dames assassinées pour un butin cueils d’anciens meurtriers longue, exceptionnelle ; l’autre, benoît vitkine

La nouvelle majorité polonaise veut changer le rapport de force

Lors de la première session parlementaire de la nouvelle législature, la coalition démocrate a choisi les présidents de la Diète et du Sénat

varsovie - correspondance taurer des pratiques parlementai- ravant, commencé à retirer ces l’adresse de la nouvelle majorité. notamment le « rétablissement de
res plus démocratiques. « Le réfri- barrières sous le regard passif des
« La Diète ne sera Mateusz Morawiecki a, pour sa l’ordre juridique déstabilisé par les

L’ élection du président de la
Diète, la chambre basse du
Parlement, lors de la pre-
mière session parlementaire après
la victoire des démocrates aux
élections législatives du 15 octobre,
a montré clairement un rapport
de force dans la nouvelle Assem-
blée. Le candidat de la coalition dé-
mocrate (constituée des libéraux
de la Coalition civique, des conser-
vateurs et agrariens de la Troi-
sième voie et de la Gauche unie),
Szymon Holownia, a obtenu 265
voix, contre 193 pour la candidate
du parti national conservateur
sortant Droit et justice (PiS), Elz-
bieta Witek. Isolé, le PiS n’a même
pas pu compter sur les voix de
l’extrême droite de Konfederacja.
Le nouveau président de la Diète
(Troisième voie), un ex-journaliste
star télévisée et candidat à la
présidentielle de 2020, qui tenait
depuis plusieurs années des pod-
casts politiques très populaires sur
les réseaux sociaux, est un nou-
veau venu au sein de l’Assemblée. Il
a promis de rompre avec les prati-
ques de ses prédécesseurs et de res-
gérateur législatif sortira avec fra-
cas du cabinet de la présidence ! », a-
t-il dit, en référence aux blocages
systématiques par le PiS de toute
initiative parlementaire qui n’al-
lait pas dans le sens du parti.
Situation ubuesque
« La Diète ne sera plus jamais un
guichet de service pour le gouver-
nement, ni la machine à voter de
quiconque, a-t-il ajouté. Elle ne
sera plus un asile pour les délin-
quants, un champ pour la corrup-
tion, ni une tribune pour le mé-
pris. » Le nouveau président a pro-
mis de veiller au « strict respect
des règles » parlementaires, mal-
menées depuis huit ans, et de ré-
tablir la transparence de l’institu-
tion. M. Holownia a décidé d’éva-
cuer « immédiatement » les bar-
rières de sécurité qui entouraient
depuis sept années l’institution,
installées par le PiS pour se pré-
munir des mouvements citoyens,
et qui donnaient au Parlement
une allure de forteresse. Symboli-
quement, un groupe de manifes-
tants avait, quelques heures aupa-
forces de l’ordre.
Le PiS, de son côté, a choisi de
radicaliser encore son discours et
d’adopter une stratégie de con-
frontation totale. Son président, Ja-
roslaw Kaczynski, bien qu’apparu
affaibli dans les couloirs de l’As-
semblée, a donné le ton, en quali-
fiant l’ex-président du Conseil
européen, ancien et futur premier
ministre, Donald Tusk, d’« homme
de l’Allemagne ». Selon M. Kac-
zynski, les futurs gouvernements
démocrates constituent « non seu-
lement une menace pour la souve-
raineté du pays, mais [visent] la li-
quidation formelle de l’Etat Polo-
nais ». Le parti s’est ainsi vu privé
de vice-présidents de la Diète et du
Sénat, à défaut d’avoir présenté
des candidats consensuels qui ne
symbolisaient pas, aux yeux de
l’opposition, les excès du passé.
Le PiS étant arrivé en tête des
législatives avec 35,4 % des voix
(mais sans possibilité de former
une majorité), le président Andrzej
Duda, avec lequel les démocrates
devront assumer une cohabita-
tion jusqu’en 2025, a décidé de
plus jamais
un guichet de
service pour le
gouvernement »
SZYMON HOLOWNIA
président de la Diète
donner une chance au premier
ministre sortant, Mateusz Mo-
rawiecki, de former un gouverne-
ment. Une mission vouée à
l’échec, mais qui vise à « gagner du
temps », selon l’opposition.
Dans un discours plein de con-
tradictions, reflet de la situation
ubuesque dans laquelle se trouve
le pouvoir sortant, le président
s’est dit le « gardien des acquis de
ces huit dernières années » tout en
affirmant que « les portes du pa-
lais resteront toujours ouvertes
pour des consultations ». « Le veto
présidentiel ne peut pas être un
prétexte à la non-réalisation de ses
promesses électorales », a-t-il
lancé, sous les railleries, à
part, clairement défini la ligne de
front de la vie politique polonaise
dans les prochaines années : celle
de la « lutte pour la souveraineté
de la Pologne » face aux « tendan-
ces centralisatrices » voulue par
Bruxelles et les « forts Etats mem-
bres de l’Union européenne [UE] »,
France et Allemagne en tête.
Le premier ministre sortant a ac-
cusé les institutions européennes
de vouloir « priver la Pologne de
décision sur [son] mix énergéti-
que », de « rendre tout le pouvoir
fiscal dans les mains de l’UE » et
aussi de « retirer aux Etats mem-
bres leur souveraineté dans la ges-
tion de leurs frontières extérieu-
res ». Les réformes des institutions
européennes sont ainsi amenées
à devenir un point central du dé-
bat public polonais, et la majorité
démocrate se retrouvera sous une
forte pression des souverainistes.
D’ici à la mi-décembre, la majo-
rité démocrate devrait être en me-
sure de former son gouverne-
ment et de mettre en œuvre l’ac-
cord de coalition qu’elle a signé le
10 novembre. Ce dernier prévoit
agissements des prédécesseurs », le
« rétablissement de la transpa-
rence des finances publiques » ou
encore la mise en œuvre de « l’in-
dispensable séparation de l’Eglise
et de l’Etat ». Un second volet évo-
que la nécessité de « faire rendre
des comptes » à la majorité sor-
tante pour ses « atteintes aux prin-
cipes de l’Etat de droit », ses « prati-
ques népotiques » et des « détour-
nements de fonds publics ».
« Nous renforcerons les droits des
femmes, qui constitueront un do-
maine-clé des activités de la coali-
tion. Nous invaliderons le juge-
ment du Tribunal constitutionnel
de 2020 [qui a provoqué une qua-
si-interdiction de l’avortement].
Les femmes ont le droit de décider
elles-mêmes », dit également l’ac-
cord. Une formulation minimale,
insuffisante pour une partie de la
gauche, qui espérait la mention de
la légalisation du droit à l’IVG jus-
qu’à la 12e semaine de grossesse.
La Gauche unie a ainsi déposé,
symboliquement, deux proposi-
tions de loi allant dans ce sens. p
jakub iwaniuk
 FRANCE
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Les tâtonnements de Macron déboussolent
Sur la guerre à Gaza, comme en politique intérieure, le chef de l’Etat multiplie les déclarations contradictoires
F
rançois Mitterrand s’est
glissé dans le cortège. Ce
14 mai 1990, le président
de la République rejoint la
manifestation contre le racisme et
l’antisémitisme organisée après la
profanation du cimetière juif de
Carpentras (Vaucluse) par des néo-
nazis. Quelque 200 000 person-
nes défilent à Paris contre le « re-
tour du refoulé », écrit Le Monde du
16 mai 1990. Le président socia-
liste piétine l’asphalte au milieu
d’anonymes et pose pour l’his-
toire, sans douter de la place qui
est la sienne : « Ma présence suffit ».
Trente ans ont passé. Emmanuel
Macron a laissé s’écouler plusieurs
jours avant de choisir finalement
de ne pas participer à la marche ci-
vique contre l’antisémitisme, di-
manche 12 novembre. Le mardi
précédent, lors d’un dîner à l’Ely-
sée, autour de la première minis-
tre, Elisabeth Borne, de la prési-
dente de l’Assemblée nationale,
Yaël Braun Pivet, et de ministres
de poids, tel Bruno Le Maire à
l’économie, la plupart des convi-
ves avaient suggéré au chef de
l’Etat de ne pas se mêler à la foule.
Emmanuel Macron avait écouté,
sans mot dire. En prenant la parole
à maintes reprises ces derniers
jours pour justifier cette décision
tardive, le locataire de l’Elysée re-
vendique la posture d’un homme
qui « agit » au lieu de manifester.
« Qui définit la juste cause pour la-
quelle le président doit marcher ? »,
interroge un conseiller du chef de
l’Etat, irrité par la polémique née
de cette absence. Emmanuel Ma-
cron rejette toute « contrainte ou
injonction à se mobiliser à l’ave-
nir », poursuit le même conseiller,
décrivant un homme avant tout
soucieux de conserver sa position
de surplomb.
Depuis l’attaque terroriste du
Hamas contre Israël, le 7 octobre,
Emmanuel Macron, à la recherche
d’une ligne d’équilibre suscepti-
ble de ne froisser ni les Français
juifs, ni les Français musulmans,
ajuste sa position au jour le jour,
au risque de la confusion. « Il y a
une forme de courage de la nuance
et de la modération. Même si c’est
au prix d’accusations un peu faci-
les d’absence de clarté », défend
l’ancienne plume du chef de l’Etat,
Jonathan Guémas, chargé de la ri-
poste au sein de Renaissance.
« Ses initiatives font pschitt »
Sur les boucles Telegram des dépu-
tés de la majorité, les interroga-
tions fusent depuis dimanche.
Quelle est, au fond, la position
d’Emmanuel Macron dans ce
conflit ? Lors de sa rencontre avec
le premier ministre israélien,
Benyamin Nétanyahou, le 24 octo-
bre, le chef de l’Etat avait accordé à
l’Etat hébreu le droit de mener une
lutte « sans merci mais pas sans rè-
gles » contre le Hamas, s’inscrivant
en rupture avec la ligne mitterran-
do-gaullienne d’une France en dé-
fense de la cause palestinienne.
Voilà qu’il fait volte-face, après
avoir été sensible aux mots des
intervenants de la conférence hu-
manitaire sur Gaza, qui s’est te-
nue le 9 novembre à Paris, et en-
tendu les vives critiques de diplo-
mates inquiets d’un virage pro-is-
raélien de la France. Déroutant
son propre camp, Emmanuel Ma-
cron prône un cessez-le-feu et
somme l’Etat hébreu, dans un en-
tretien à la BBC diffusé vendredi
10 novembre, d’arrêter de « tuer
des femmes et des bébés », esti-
mant qu’il « n’y a aucune justifica-
tion à attaquer des civils ».
« La vraie question, c’est quel est
le schéma de sortie envisagé par
Tsahal ? Quels sont les buts de
guerre poursuivis par Israël ? Quel
est le chemin ? La France est fondée
à le demander à Nétanyahou », re-
cadre Jean-Louis Bourlanges, pré-
sident (MoDem) de la commis-
sion des affaires étrangères à l’As-
semblée nationale. Comme un
|9
contre-miroir aux positions fébri- parlementaire, Charlotte Dewitte, compréhension : quelle est la co- les textes budgétaires, a annihilé
les d’Emmanuel Macron, Edouard de la besogne. La France insou-
Sur les boucles hérence de cette démarche ? Em- tout débat à l’Assemblée nationale,
Philippe, patron du parti allié Ho- mise se braque dans son rôle d’op- Telegram manuel Macron tente-t-il de démobilisant largement la majo-
rizons, prône une forme de clarté posant. Et le premier secrétaire du court-circuiter le Parlement ? rité, seul le projet de loi sur l’immi-
en défendant sans ambiguïté Is- parti socialiste, Olivier Faure, re-
des députés Et que dire de l’épineuse ques- gration donne l’illusion d’un exé-
raël, le 12 novembre. « Quand on fuse de participer à ce qu’il quali- de la majorité, tion de la fin de vie, que le prési- cutif qui agit. Quel cap prendra le
fait la guerre, on fait des morts. La fie de « mise en scène ». A quoi dent de la République ne parvient quinquennat ensuite ? « Après,
guerre n’est pas un truc chirurgical bon, soupire-t-il, faire entendre
les interrogations pas à trancher ? Dans la même c’est la mort », rit jaune le député
où on ne tue que des soldats », ré- ses vues puisque Emmanuel Ma- fusent missive, le chef de l’Etat évoque un (Renaissance) de Paris Gilles
sumait crûment l’ancien premier cron semble n’écouter que la élargissement du champ du réfé- Le Gendre, évoquant une entrée
ministre, dimanche sur BFM-TV. droite. « Ça ne veut pas dire que le rendum aux questions sociétales, dans l’atmosphère du débat sur la
« Il n’y a pas de contretemps ou de président ne peut plus rassembler. montée du risque islamiste et de « comme par exemple la fin de vie ». fin de vie. Mais aussi l’absence de
zigzag chez Emmanuel Macron, Mais les esprits sont trop chagrins. l’antisémitisme, Emmanuel Ma- Mais là encore, au cours d’un dîner projet de réforme d’envergure.
mais un exercice compliqué d’équi- La situation n’est pas assez drama- cron pense appâter ses opposants élyséen, les cadres de la majorité Emmanuel Macron, avec son an-
libriste », tente de défendre Loïc Si- tique pour qu’il rassemble », veut avec des pistes de révision consti- s’élèvent contre une telle consulta- nonce de la constitutionnalisa-
gnor, porte-parole du parti prési- croire le patron des sénateurs Re- tutionnelle et, pourquoi pas, tion des Français, dans une société tion du droit à l’interruption vo-
dentiel Renaissance. naissance, François Patriat. comme le réclament la droite et déjà fracturée, et le convainquent lontaire de grossesse ou d’éven-
Espérant que la France joue un l’extrême droite, avec un référen- qu’il s’agit par essence d’un « sujet tuels référendums, « alimente la
rôle singulier dans le jeu diploma- Illusion d’un exécutif qui agit dum sur l’immigration. parlementaire ». Le 8 novembre, chronique », juge Hervé Marseille
tique, en dépit de sa visite tardive à La première session de ces ren- Mais la proposition qui figure devant le Grand Orient de France, sénateur centriste des Hauts-de-
Tel-Aviv, au dix-huitième jour de la contres a débouché sur une « con- sur le courrier envoyé aux chefs Emmanuel Macron s’engage à pas- Seine. Mais l’affaire est entendue
guerre entre Israël et le Hamas, férence sur les bas salaires » pilo- de parti, le 3 novembre, décon- ser par la voie du Parlement pour dans la majorité, et conclut cha-
Emmanuel Macron prône, après tée par la première ministre, Eli- certe les parlementaires de la ma- faire évoluer la législation. que conversation : « Cela ne pourra
avoir posé le pied dans l’Etat hé- sabeth Borne, dont l’impact s’an- jorité. En réunion de groupe, le Alors que le recours systémati- pas durer encore quatre ans. » p
breu, la mise en place d’une « coa- nonce limité. Aujourd’hui, dans 6 novembre, les députés du camp que à l’article 49.3 de la Constitu- claire gatinois
lition régionale et internationale » un climat politique alourdi par la présidentiel font part de leur in- tion, pour faire adopter, sans vote, et nathalie segaunes
pour lutter contre le mouvement
islamiste palestinien, sur le mo-
dèle de celle utilisée en Irak et en
Syrie pour combattre l’organisa-
tion Etat islamique.
L’initiative française, improvisée,
qui aurait germé dans l’esprit de
Xavier Chatel, conseiller aux affai-
res stratégiques de l’Elysée, suscite
des réserves aussi bien à Tel-Aviv et
côté américain que dans les capita-
les arabes. Un flop diplomatique
qui oblige le chef de l’Etat à rétro-
pédaler : le 27 octobre, à Bruxelles,
il parle d’une « coalition humani-
taire maritime » pour aider la po-
pulation de Gaza. « Emmanuel Ma-
cron tape à côté. Ses initiatives font
pschitt », observe Gaspard Gantzer,
ancien conseiller en communica-
tion de François Hollande.
En peine, depuis son échec à ob-
tenir une majorité absolue aux
élections législatives de 2022, de
donner l’impulsion de son second
quinquennat, Emmanuel Macron
semble en quête d’une solution
introuvable. Son aura internatio-
nale s’étiole quand son influence,
en France, s’effiloche au fur et à
mesure qu’approche l’échéance
de 2027. Une élection présiden-
tielle à laquelle il lui est interdit,
par la Constitution, de se présen-
ter une troisième fois d’affilée.
De Bercy à l’Assemblée natio-
nale, les conseillers parlent de « re-
mettre du charbon dans la ma-
chine » ou de « donner un coup de
talon dans le fond de la piscine ».
Mais l’élan manque. Après l’échec
du Conseil national de la refonda-
tion, qui devait permettre de « ré-
nover la démocratie », les rencon-
tres de Saint-Denis, « grande initia-
tive d’ampleur » annoncée à l’été
pour tenter de débloquer une si-
tuation politique enkystée, ont of-
fert un répit. La première édition
de ce huis clos réunissant, le
30 août, dans l’ancienne abbaye
royale, les chefs de parti et le prési-
dent de la République, sans colla-
borateurs ni téléphones, était ap-
parue comme un succès. On pro-
mettait de se revoir.
Mais après une nouvelle ren-
Démocratie,
contre consacrée, le 12 octobre, à
la situation tragique entre Israël
et le Hamas, la lassitude gagne les
participants, avant le troisième
rendez-vous, prévu le 17 novem-
diversité et protection
bre. Emmanuel Macron ne prend
plus la peine de convier lui-même
ses hôtes, comme il l’avait fait en
août, chargeant sa conseillère
du climat.
« Il n’y a pas
de zigzags
chez Emmanuel
Macron, mais L’ E U R O P E , C ’ E S T T O I .
un exercice
compliqué
d’équilibriste »
* L’Europe, c’est toi.
LOÏC SIGNOR Retrouvez toutes les actions de l’Union européenne pour la protection du climat sur europa.eu/youareeu
porte-parole de Renaissance
10 | france
Les secrétaires de mairie, piliers du monde rural
Un tiers de ces chevilles ouvrières des communes, peu reconnues et mal payées, partiront en retraite d’ici à 2030
REPORTAGE
monceaux-le-comte (nièvre),
vaudry (calvados) -
envoyée spéciale
S
ur la route, il lui arrive
d’apercevoir des renards,
des sangliers et des cerfs.
Mais en venant depuis
chez elle, ce matin du 8 novem-
bre, 30 kilomètres parcourus
dans la lumière d’automne, rien.
Comme chaque mercredi, Virgi-
nie Blondel a ouvert les volets de
la mairie de Monceaux-le-Comte
(Nièvre), à 8 heures. Elle a accro-
ché sa veste à capuche fourrée,
s’est préparé un café et a grillé la
première cigarette de la journée.
Son bureau disparaît sous les pa-
piers en vrac et d’épais dossiers.
A 38 ans, elle officie comme se-
crétaire de mairie dans cette com-
mune rurale de 130 habitants, au
bord du canal du Nivernais. C’est
elle qui tient les registres de l’état
civil (à la main, comme autrefois),
gère le budget, dont la technicité
rebute la plupart des élus, rensei-
gne les habitants sur les règles
d’urbanisme – qui changent sans
arrêt –, veille à la bonne tenue des
élections, édicte les projets d’arrê-
tés municipaux… « Ah ! J’oubliais…
Il y a aussi la gestion des conces-
sions dans les cimetières », lance-t-
elle, ajoutant qu’il faut « savoir
tout faire ».
Diplômée d’un bac comptabili-
té-gestion, d’un BEP secrétariat et
d’un BTS assurance, Virginie a été
orientée vers cette profession par
Pôle emploi, en 2007. Depuis, elle
suit deux formations par an pour
intégrer les nouvelles règles et
procédures, en constante évolu-
tion. « On croule sous la paperasse,
la bureaucratie. Heureusement
qu’elle est là ! », soupire la
deuxième adjointe de Monceaux-
le-Comte, Nicole Kempf.
La secrétaire est la première
personne que les habitants trou-
vent quand ils poussent la porte
de la mairie, pour s’épancher sur
un conflit de voisinage, râler
contre un chien qui empêche de
dormir, signaler un trou dans la
chaussée ou un caniveau qui dé-
borde. Virginie coordonnera
aussi le prochain recensement,
cet automne. Quand elle est ma-
lade ou en vacances, les élus sont
un peu perdus. « On bricole sur
l’ordinateur, mais on ne peut pas
faire tout ce qu’elle fait », admet
volontiers la maire du village,
Françoise Corbeau-Mougne.
Au rez-de-chaussée de la mairie,
les vieux cadastres ont été soi-
gneusement rangés sous le buste
en plâtre de Marianne. Virginie a
pris possession du bureau, doté
du seul ordinateur, laissant la
maire s’asseoir autour d’une lon-
gue table en bois, recouverte
d’une toile cirée. En face du
portrait officiel d’Emmanuel
Macron, une photo de l’ancien
maire de Monceaux-le-Comte,
André Grosjean, aux côtés de
François Mitterrand, l’enfant du
pays, dont il était l’ami.
La secrétaire travaille ici quatre
demi-journées par semaine, par-
tageant son temps avec trois
autres communes de la Nièvre,
Asnan, Breugnon et Vignol : tren-
te-neuf heures au total pour un
salaire de 1 800 euros brut ;
400 km parcourus chaque se-
maine, financés sur ses deniers, à
raison de deux pleins d’essence à
90 euros par mois. « Il ne faut pas
avoir peur de faire des heures et
des kilomètres », sourit la fonc-
tionnaire qui regrette que ce mé-
tier soit si mal payé. « Quand j’ai
Cette profession
est occupée
à 94 % par des
femmes, qui sont
le premier visage
du service public
Virginie Blondel, secrétaire de mairie, reçoit une administrée, à Breugnon (Nièvre), le 8 novembre. OLIVIER LABAN MATTEI/MYOP POUR « LE MONDE »
Deux registres d’état civil, l’un de 1700, l’autre de 2015, à Monceaux-le-Comte (Nièvre),
le 8 novembre. OLIVIER LABAN MATTEI/MYOP POUR « LE MONDE »
commencé, il y a quinze ans, la vie
était moins chère. Je ne me suis ja-
mais plaint mais, là, ça commence
à être dur… », dit-elle. Le conseil
municipal a décidé de lui donner
un « coup de pouce », 100 euros
pour l’essence, de quoi tenir jus-
qu’à la fin de l’année.
Un repère, une compagnie
A Monceaux-le-Comte, la secré-
taire s’occupe aussi de l’agence
postale, qui a remplacé le bureau
de poste, quand celui-ci a fermé,
en 2007, comme dans la plupart
des petites communes rurales.
Quand Virginie a débuté en 2008,
le village comptait encore une
épicerie, une boulangerie et une
école, qui a disparu en 2016. Les
enseignes fanées de ces commer-
ces oubliés sont toujours accro-
chées aux façades, sur la place du
village. La maire se déploie pour
tenter d’ouvrir un commerce
multiservice (épicerie, tabac, dé-
pôt de pain…), mais les travaux de
rénovation coûtent cher et il faut
trouver un repreneur.
Cette matinée d’automne,
froide et humide, est plutôt
calme. Un homme entre avec son
border collie pour acheter des
timbres. Une dame, coiffée d’un
turban en feutre, passe une tête,
mais, en voyant que Virginie est
occupée, fait mine de rebrousser
chemin. Cathy vit seule, sans
permis. La secrétaire de mairie est
un repère, une compagnie. Elle
aime passer « prendre des nouvel-
les et discuter un peu ». « Les gens
sont contents de parler, ils en ont
besoin, observe Nicole Kempf.
C’est la maison du peuple, ici. »
Autrefois, ce rôle était dévolu
aux instituteurs, la loi du 30 octo-
bre 1886 leur permettant alors
d’exercer cette fonction, en plus
de l’enseignement, « avec l’autori-
sation du conseil départemental ».
A Monceaux-le-Comte, les deux
instituteurs qu’a connus le village
au XXe siècle, Gustave Moreau,
jusqu’en 1948, puis Aristide Lyon-
net, qui a pris sa suite jusqu’au dé-
but des années 1970, ont été aussi
secrétaires de mairie, assurant
une permanence les jeudis, leur
jour de congé. L’école et la mairie
étant situées dans le même bâti-
ment, ils pouvaient passer direc-
tement de l’une à l’autre.
Aujourd’hui, cette profession
est occupée à 94 % par des fem-
mes, qui sont à la fois le premier
visage du service public et l’un
des derniers remparts pour ceux
qui n’ont plus personne vers qui
se tourner. Dans les huit ans qui
viennent, un tiers des secrétaires
de mairie seront parties à la re-
traite. Déjà difficiles à remplacer
pendant leurs congés, ces discrè-
tes mais indispensables chevilles
ouvrières des communes rura-
les, qui ne sont que 23 000 pour
29 000 mairies, viendront à
manquer.
« Un poste de secrétaire de mai-
rie non remplacé, c’est comme si
on fermait un guichet de service
public », avance le ministre de la
fonction publique, Stanislas
Guerini, qui a aiguillonné une
proposition de loi visant à revalo-
riser cette profession peu recon-
nue et mal payée. Le texte, qui de-
vait être examiné les 13 et 14 no-
vembre par les députés, propose
notamment de changer le nom
des secrétaires de mairie (qui de-
viendront « secrétaires généra-
les ») et leur grade (elles passeront
de la catégorie C à la catégorie B,
au minimum), tout en facilitant
leur progression de carrière.
« 13 euros de l’heure »
Des mesures « minimes » mais
« indispensables », juge Christelle
Fournier, secrétaire de mairie de-
puis vingt-trois ans dans deux
communes du Lot, Gigouzac
(300 habitants) et Calamane
(500 habitants). Elle et Domini-
que Vaz, qui officie dans un vil-
lage voisin, Nuzéjouls (350 habi-
tants), ont créé une association il
y a un an pour briser leur isole-
ment et réclamer la revalorisa-
tion d’un métier qui « ne peut être
cantonné à des fonctions d’exécu-
tion ». « On entend communé-
ment : “une secrétaire de mairie
ne peut pas être catégorie A car
elle n’encadre pas d’équipe”, rap-
pelle Christelle. Mais, sans vou-
loir les vexer, les premières per-
sonnes que nous encadrons, sur le
plan réglementaire et juridique, ce
sont les élus ! » Elle cite le cas de
nombreuses secrétaires qui,
après trente ans de carrière, sont
payées « 13 euros de l’heure,
moins qu’une femme de mé-
nage » : un « crève-cœur ».
Christelle et Dominique énu-
mèrent les contraintes d’une
« Une secrétaire
de mairie, c’est
trois têtes, des
multibras et
quinze jambes »
CHristelle Fournier
secrétaire de mairie
à Gigouzac et à Calamane (Lot)
profession qui nécessite une dis-
ponibilité et une adaptabilité to-
tales, alors qu’elles travaillaient
souvent pour plusieurs maires,
avec un logiciel informatique dif-
férent à chaque fois. « Une secré-
taire de mairie, c’est trois têtes, des
multibras et quinze jambes », ré-
sume Christelle. Agée de 57 ans, la
fonctionnaire s’est absentée trois
ans pour des raisons de santé.
Quand elle est revenue, tout avait
changé : les règles de comptabi-
lité, d’urbanisme… « Ma liste de si-
tes favoris est infinie, je dois avoir
cinquante mots de passe ! Parfois
je me demande où je range tout
cela dans mes tiroirs mentaux. »
Dans le Lot, comme ailleurs, les
secrétaires de mairie font face à
l’éloignement des services de
l’Etat qui ferment leurs antennes
de proximité. A la préfecture,
leurs interlocuteurs sont de
moins en moins disponibles et
changent très souvent. « On se
sent moins épaulées », note
Dominique Vaz, 55 ans, qui re-
grette aussi la multiplication des
directives reçues « d’en haut », de
plus en plus complexes, voire
« contradictoires ».
Comme dans la Nièvre, Chris-
telle et Dominique sont le récep-
tacle des difficultés et angoisses
de leurs administrés. Un jour, il
faut trouver un colis alimentaire
en urgence « pour une vieille dame
qui n’a plus rien à manger ». Un
autre, c’est une déclaration d’im-
pôts ou un formulaire nécessaire
à l’obtention d’un papier d’iden-
tité qu’il faut remplir, afin de sou-
lager ceux qui n’ont pas d’ordina-
teur ou se sont perdus dans le
labyrinthe administratif. « L’Etat
s’est retiré de beaucoup de mis-
sions, nous devons prendre le re-
lais », résume Dominique, qui as-
sume une dimension « sociale ».
« Avant, on avait le sentiment de
rendre un service public, ajoute
Christelle. Aujourd’hui, les gens
viennent pour toutes sortes de
problèmes, administratifs ou per-
sonnels. » Son travail a tellement
changé qu’elle se demande
parfois comment faire pour
répondre aux nouvelles deman-
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
des avec « la même patience ».
Mais, en dépit des difficultés,
l’une et l’autre assurent qu’elles
ne changeraient de métier « pour
rien au monde ».
Dans le Calvados, Frédérique
Nicolle, 51 ans, ne dit pas autre
chose. Elle travaille depuis trente
ans dans la même mairie, celle de
Vaudry, 1 500 habitants, coupée
en deux : le bourg et ses pavillons
des années 1970 et 1980, et les
Monts, un quartier plus ancien.
Elle a grandi ici. Le maire de l’épo-
que, qui savait qu’elle venait de
terminer un BTS assurance, est
passé un jour voir ses parents
pour leur dire qu’il cherchait une
secrétaire. Elle a pris le poste, ne
l’a jamais regretté.
« Je fais partie des meubles »
Fille d’une aide-soignante et d’un
mécanicien dans les travaux pu-
blics, Frédérique est la mémoire
de la commune. Elle connaît tout
le monde, et réciproquement. « Je
fais un peu partie des meubles »,
dit celle qui a vu défiler quatre
maires. Quand, depuis la baie
vitrée de l’ancien presbytère, où la
mairie est installée, la secrétaire
voit arriver l’un ou l’autre des
habitants, elle sait souvent ce qui
l’attend. « Ce sont toujours les
mêmes qui viennent râler »,
s’amuse Frédérique, qui a noté
que, depuis la pandémie de
Covid-19, les administrés sont
plus exigeants, impatients : « Les
gens vont moins bien, ça se sent. »
Les conflits de voisinage ne se
règlent plus d’eux-mêmes. Elle
fait au mieux pour accorder du
temps à chacun, notamment
parmi les plus âgés. « Quand ils
s’assoient, je sais que j’en ai pour
un moment, mais les écouter fait
aussi partie de mon métier », rela-
te-t-elle. Il y a longtemps, ça reste
l’un de ses souvenirs les plus
marquants en trente ans, Frédé-
rique a été réquisitionnée pour
être le témoin de mariage d’un
jeune homme en fin de vie, chez
lui. « On a bu le champagne
quand même… » Elle n’oubliera
jamais cet administré, mort huit
jours plus tard.
Même en vacances, ou en for-
mation, Frédérique reste sur le
qui-vive à cause de l’Ehpad de
Vaudry, qui enregistre une tren-
taine de disparitions par an. Les
pompes funèbres s’adressent à
elle, où qu’elle soit, pour obtenir
l’acte de décès, dans un délai de
trois jours. « Je me dis qu’ici ils ont
besoin de moi… », dit-elle, se
sentant plus utile à Vaudry qu’à
Vire-Normandie (17 600 habi-
tants), où les secrétaires, assi-
gnées à un service particulier
(état civil, comptabilité), sont
moins considérées par les élus.
Il y a vingt ans, l’une de ses
collègues, à l’époque faste où elles
étaient deux, a créé une Amicale
des secrétaires de mairie du
Calvados. Une quarantaine d’ad-
hérentes se retrouvaient deux ou
trois fois par an, dans la salle des
fêtes du village, sans compter leur
voyage annuel à Paris. Frédérique
a pu visiter l’Assemblée nationale,
le Sénat, et la Mairie de Paris dont
elle a aimé les vastes salons, « im-
pressionnants, avec tous ces par-
quets différents ».
Mais avec la création de la com-
mune nouvelle de Vire-Norman-
die, qui a englobé huit villages
voisins en 2016, certaines secré-
taires sont parties exercer dans le
privé, d’autres ont vu une partie
de leur travail absorbé par la ville.
L’Amicale a été dissoute. Avec l’ar-
gent qui restait dans la caisse, les
membres se sont offert, avant
l’été, un dîner au bowling de Vire.
Soudain, Frédérique sursaute
en entendant s’ouvrir la porte de
la mairie. Elle arrête net son récit
et se lève d’un bond pour aller
voir s’il s’agit de l’employé muni-
cipal, qui doit venir pavoiser pour
le 11-Novembre, ou bien d’un ad-
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12 | france
Olivier Dussopt, grand absent des Affaire Dupond-Moretti:
le changement de cap
débats sur la loi « immigration » d’un conseiller de Macron
Le ministre du travail était chargé, au départ, de porter le texte avec son
homologue de l’intérieur, Gérald Darmanin, pour incarner un « équilibre »
M
ercredi 8 novem-
bre, Olivier Dussopt
apparaît pour la
première fois dans
l’hémicycle du Sénat depuis que
l’examen du projet de loi « immi-
gration » y a débuté, deux jours
plus tôt. Mais si le ministre du tra-
vail s’assoit sur les bancs du Palais
du Luxembourg, alors que s’ap-
prête à être débattu l’article phare
du texte, alors censé faciliter la ré-
gularisation des travailleurs sans
papiers dans les métiers en ten-
sion, c’est pour la très routinière
séance hebdomadaire de ques-
tions au gouvernement. A peine
l’exercice terminé, il se retire et
laisse à Gérald Darmanin, le mi-
nistre de l’intérieur, le soin de dé-
fendre le projet du gouvernement.
L’ex-socialiste n’assiste ainsi pas
à la suppression par les sénateurs
de l’article 3 sur la régularisation,
érigé en « ligne rouge » par Les Ré-
publicains (LR). La majorité séna-
toriale en introduit un nouveau
qui laisse aux préfets leur pouvoir
discrétionnaire, plutôt que de
créer un titre de séjour de plein
droit dans les secteurs en pénurie
de main-d’œuvre. Une absence re-
marquée, alors qu’Olivier Dussopt
était à l’origine du texte – dont le
vote solennel doit avoir lieu mardi
14 novembre au Sénat – avec son
homologue de l’intérieur. Comme
un symbole de la disparition de la
jambe dite gauche du projet.
Le temps de l’annonce en
grande pompe du projet de loi par
les deux ministres, le 2 novem-
bre 2022, semble loin. A l’époque,
dans une mise en scène inhabi-
tuelle, MM. Darmanin et Dussopt
en avaient dévoilé les grandes li-
gnes dans un entretien commun
au Monde. Un attelage original
qui devait représenter le « vérita-
ble équilibre » du texte, disait-il,
bâti sur deux jambes, gauche et
droite, avec un volet social et un
Le gouvernement renonce à raboter
la prime à l’embauche en apprentissage
La majorité espérait pourtant dégager plus de 700 millions d’euros d’économies en 2024
A tteindre le plein-emploi
en 2027, cela n’a pas de
prix. L’exécutif, qui s’ap-
prête à rouvrir le chantier des éco-
nomies avec l’annonce par Mati-
gnon d’une nouvelle revue des dé-
penses publiques jeudi 16 novem-
bre, déroge dans le même temps à
sa propre doctrine. Alors que
Bercy et la majorité présidentielle
ferraillent pour dégager quelques
milliards d’euros à l’occasion de
l’examen du budget 2024, le gou-
vernement a écarté un amende-
ment qui ambitionnait de res-
treindre les aides à l’apprentis-
sage pour réaliser 700 millions
d’euros d’économies, auquel
Bercy était pourtant favorable sur
le principe. Celui-ci n’a pas été re-
tenu dans le texte lors de l’applica-
tion de l’article 49.3 de la Constitu-
tion, le 7 novembre, sur la seconde
partie du projet de loi de finances.
Mesure phare du premier quin-
quennat d’Emmanuel Macron, la
réforme de l’apprentissage, qui
vise à inciter les PME à embaucher
des jeunes accédant moins facile-
ment à l’emploi, est régulière-
ment citée par le chef de l’Etat
comme l’une de ses réussites, et
fait figure pour lui de totem. Le
chef de l’Etat ambitionne d’attein-
dre le seuil du million d’apprentis
en 2027. « On a triplé le nombre
volet régalien. A Olivier Dussopt,
la régularisation des « gentils » ; à
Gérald Darmanin, la fermeté face
aux « méchants », selon le lexique
utilisé à l’époque par le ministre
de l’intérieur pour distinguer des
catégories d’étrangers.
« Tout le problème vient de cet ar-
tifice de communication fait pour
apaiser les deux ailes de la Macro-
nie, relève le président du groupe
Les Républicains (LR) au Sénat,
Bruno Retailleau. Un texte “immi-
gration” est toujours porté par le
ministre de l’intérieur, donc je ne
suis pas étonné aujourd’hui de
l’absence du ministre du travail. »
Fin 2022, le patron des sénateurs
socialistes, Patrick Kanner, avait
reçu les deux ministres en entre-
vue car « il y avait un souci d’équili-
bre sur le fond, mais aussi dans l’in-
carnation, avec un ministre venu
de la gauche et un de la droite », ra-
conte-t-il. Un an plus tard, « force
est de constater que cet équilibre
est totalement tombé ».
Démêlés judiciaires
Dans l’entourage du ministre du
travail, on assure que cette confi-
guration n’a rien d’anormal : « Oli-
vier Dussopt est à 100 % en ligne
avec Gérald Darmanin. » Bien qu’il
soit coécrit par les ministères du
travail et de l’intérieur, « le texte
comporte majoritairement des
dispositions régaliennes, c’est nor-
mal de laisser Gérald Darmanin le
porter ». Une version partagée par
la Place Beauvau, où l’on rappelle
que les ministres du logement, de
la justice ou des affaires étrangè-
res n’ont pas non plus participé
aux débats au Sénat, alors que le
projet de loi contient des disposi-
tions touchant leur périmètre.
Aucun d’eux ne s’est toutefois in-
vesti publiquement sur ce texte
comme l’a fait Olivier Dussopt.
Lors des discussions sur l’aide
médicale d’Etat (AME), la ministre
d’apprentis, on va aller au million »,
répétait-il, le 11 mai, à l’Elysée, de-
vant un parterre d’industriels.
Lors de la présentation du projet
de budget 2024 devant la presse, le
27 septembre, le ministre de l’éco-
nomie, Bruno Le Maire, avait
néanmoins promis 1 milliard
d’euros d’économies sur la politi-
que de l’emploi, issus pour l’essen-
tiel d’un coup de rabot sur les cré-
dits alloués aux centres de forma-
tion d’apprentis. En outre, une
vingtaine d’élus de Renaissance,
dont le rapporteur général du bud-
get, Jean-René Cazeneuve, ont
porté un amendement qui suppri-
mait l’aide à l’embauche d’un ap-
prenti de niveau supérieur à bac
+ 2 pour les entreprises de plus de
250 salariés. La mesure devait rap-
« L’Elysée
a arbitré.
L’apprentissage,
c’est le domaine
réservé
du président »
DOMINIQUE DA SILVA
député Renaissance
du Val-d’Oise
« Le gouvernement
a choisi de
“darmaniser” les
débats, aussi bien
politiquement que
physiquement »
PATRICK KANNER
président du groupe socialiste
au Sénat
déléguée aux professions de
santé, Agnès Firmin Le Bodo, s’est
montrée présente. Il s’agissait de
questions de santé spécifiques,
explique Matignon. Pour l’article
sur les régularisations, « Gérald
Darmanin avait les éléments de ré-
ponse », avance le corapporteur
centriste du texte au Sénat, Phi-
lippe Bonnecarrère. Au ministère
du travail, on rappelle enfin que,
pendant la réforme des retraites,
Olivier Dussopt fut seul au banc
durant plusieurs semaines.
Depuis la présentation du pro-
jet, Olivier Dussopt a dit et répété
son attachement au titre de sé-
jour « métiers en tension », récu-
sant plusieurs fois l’idée d’un
« appel d’air » migratoire que
pourrait créer une telle disposi-
tion, comme le prétend la droite
LR. Mais, depuis la rentrée, il ne
défendait plus que du bout des lè-
vres le principe du titre de séjour,
se disant « très ouvert sur la
forme » que pouvait prendre la
mesure, en référence à la voie ré-
glementaire plutôt que législa-
tive. « Si une autre solution émerge
du débat parlementaire, pourquoi
être fermé ? », avait-il partagé sur
France 3, avant même le début de
l’examen du texte.
Pour les sénateurs, la gêne d’Oli-
vier Dussopt s’est renforcée de-
puis l’attentat d’Arras, le 13 octo-
porter 725 millions d’euros dès
2024, avant d’être remisée. « Cette
piste va dans le bon sens mais il faut
concerter davantage », justifie-t-on
à Bercy. « On met le sujet dans
l’air », avance-t-on néanmoins.
La réforme de l’apprentissage de
2018 a fait l’objet de plusieurs rap-
ports signalant des effets
d’aubaine liés au manque de ci-
blage du dispositif, au bénéfice de
jeunes diplômés de l’enseigne-
ment supérieur, déjà bien armés
pour s’insérer dans l’emploi. « La
très forte croissance des entrées en
apprentissage à compter de
2020 a été largement portée par
les étudiants des niveaux supé-
rieurs », rappelle l’amendement
de la majorité présidentielle.
« Rendement décroissant »
Le coût de la prime d’apprentis-
sage versée pour les apprentis du
supérieur « atteint 1,6 milliard
d’euros, soit une fois et demie le
budget total alloué chaque année
aux universités [en réalité, une fois
et demie la hausse en 2024 du bud-
get de l’enseignement supé-
rieur] ». La dépense publique to-
tale en faveur de l’apprentissage a
quant à elle triplé entre 2018 et
2022, à près de 17 milliards d’euros
par an. « L’apprentissage a un ren-
dement décroissant avec le niveau
bre, au cours duquel un professeur
a été tué. « Le projet de loi a été per-
cuté par l’assassinat de Dominique
Bernard et le volet répressif l’a em-
porté du fait de l’actualité », estime
Bruno Retailleau. « Le gouverne-
ment a choisi de “darmaniser” les
débats, aussi bien politiquement
que physiquement », ajoute Patrick
Kanner. Pour rassurer les députés
de la majorité, Olivier Dussopt et
Gérald Darmanin organisent con-
jointement une réunion avec les
membres de la commission des
lois, mercredi 15 novembre. Mais à
l’Assemblée nationale, où le texte
est attendu en décembre, ce sera
une nouvelle fois Gérald Darma-
nin qui sera « en première ligne »,
fait-on savoir Place Beauvau.
Les débats au Palais-Bourbon in-
terviendront après un autre évé-
nement qui ne doit pas contribuer
à la sérénité d’Olivier Dussopt. A
partir du 27 novembre, le ministre
du travail sera jugé pour « favori-
tisme » devant le tribunal correc-
tionnel de Paris. L’affaire porte sur
un marché public conclu avec la
Société d’aménagement urbain et
rural, lorsqu’il était maire d’Anno-
nay et député d’Ardèche, en 2009-
2010. Des démêlés judiciaires qui
pourraient, selon plusieurs dépu-
tés de la coalition présidentielle,
expliquer son retrait actuel en at-
tendant que l’affaire soit jugée.
Plusieurs dirigeants syndicaux
notent toutefois un effacement
du ministre depuis la fin de la ré-
forme des retraites, malgré un
agenda chargé par le projet de loi
« pour le plein-emploi » ou la con-
férence sociale. Celui qui espérait
changer de portefeuille lors du re-
maniement de l’été aurait espéré
tourner définitivement la page de
ces mois de bataille politique et
sociale, alors que, selon ces inter-
locuteurs, le souvenir de l’épreuve
reste vif dans son esprit. p
thibaud métais
de qualification, on doit se poser la
question de l’efficacité des aides
dans le supérieur, admet le député
Renaissance des Français établis
hors de France Marc Ferracci, cosi-
gnataire de l’amendement. Ce n’est
pas moi qui vais remettre en ques-
tion l’objectif du million d’appren-
tis, mais le système doit fonction-
ner sans ces aides extrêmement im-
portantes, et reposer plus sur les en-
treprises, comme en Suisse. »
Le sujet est censé revenir sur la
table dans le cadre de la prochaine
revue de dépenses pour 2025. « Il y
a des injonctions contradictoires,
abonde le député Renaissance du
Val-d’Oise Dominique Da Silva.
Bercy cherchait des économies,
l’Elysée a arbitré et veut passer le
cap du million d’apprentis
d’abord. L’apprentissage, c’est le
domaine réservé du président. »
Le rapporteur du budget,
M. Cazeneuve, s’inquiète, lui, de la
multiplication de ces symboles
systématiquement exclus du
champ des économies. « La situa-
tion de nos finances publiques se
double d’une grande incertitude
géopolitique, qui pourrait nous
contraindre à des mesures supplé-
mentaires, prévient-il. Il faut que
nous puissions revisiter toutes nos
dépenses, sans tabou. » p
elsa conesa
En 2020, Xavier Ronsin critiquait le « conflit
d’intérêts majeur » du garde des sceaux
E ric Dupond-Moretti a es-
suyé une rude tempête en
septembre 2020, lorsqu’il a
ordonné une enquête prédiscipli-
naire contre trois magistrats du
Parquet national financier (PNF),
dont il avait dénoncé « les métho-
des de barbouzes » lorsqu’il était
avocat. Un peu partout en France,
les magistrats s’étaient indignés
en assemblée générale de cette
décision – l’un des dossiers qui
vaut aujourd’hui au ministre de la
justice de comparaître devant la
Cour de justice de la République.
Les magistrats en avaient ap-
pelé, en vain, au président de la
République, qui a au contraire re-
conduit son ministre dans le gou-
vernement d’Elisabeth Borne.
Mais Emmanuel Macron n’est pas
rancunier : le premier président
d’alors de la cour d’appel de Ren-
nes, qui avait présenté et cosigné
un texte dénonçant vivement « le
conflit d’intérêts majeur dans le-
quel se situe le garde des sceaux »,
est aujourd’hui son propre con-
seiller pour la justice.
Le 28 septembre 2020 à 11 heu-
res, les magistrats du siège et du
parquet de la cour d’appel de Ren-
nes se réunissent en assemblée
générale extraordinaire pour pro-
tester contre leur ministre. Le
mouvement de colère est assez
massif : 105 motions ont été adop-
tées, à partir du texte rédigé par
les deux principaux syndicats,
dans plus de la moitié des juridic-
tions (il y a 164 tribunaux judiciai-
res et 36 cours d’appel).
A Rennes, il y a du monde,
43 magistrats sur les 70 de la cour
d’appel. Ils ont été convoqués à la
suite de « la décision du garde des
sceaux de saisir l’inspection géné-
rale de la justice d’une enquête
administrative [une enquête pré-
disciplinaire] contre trois magis-
trats publiquement et nommé-
ment visés du Parquet national fi-
nancier ».
L’assemblée générale de Ren-
nes est présidée par Xavier Ron-
sin, premier président, et Jean-
François Thony, procureur géné-
ral, qui ont tous deux signé le
compte rendu de la réunion. Les
magistrats y « dénoncent le con-
flit d’intérêts majeur dans lequel
se situe le garde des sceaux, qui a
mis en cause le Parquet national
financier et déposé plainte il y a
moins de six mois [plainte retirée
aussitôt qu’il a été nommé Place
Vendôme], précisément au sujet
de la procédure à l’origine de cette
enquête administrative ».
Ils assurent que l’inspection de
fonctionnement, ordonnée par
Nicole Belloubet, la prédéces-
seure d’Eric Dupond-Moretti,
« portait déjà en elle-même grave-
ment atteinte à l’indépendance ju-
ridictionnelle » du PNF. Et ils s’in-
quiètent enfin du fait que « l’en-
quête administrative annoncée
par le garde des sceaux prétend se
fonder sur les résultats de ladite
inspection de fonctionnement au
travers d’un complet détourne-
ment de la procédure ».
L’assemblée générale « ob-
serve » en passant que les décla-
POLI T I QU E
Antisémitisme : Macron
demande aux cultes des
« actions éducatives »
Après la marche contre l’anti-
sémitisme, Emmanuel Ma-
cron a reçu, lundi 13 novem-
bre, les représentants des
cultes. Face, notamment, au
grand rabbin de France, au
président du Conseil français
du culte musulman et au pré-
sident de la Conférence des
évêques de France, le chef de
l’Etat a demandé aux cultes
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
rations du garde des sceaux « jet-
tent non seulement le discrédit
sur le Parquet national financier,
à l’aube de la tenue d’un procès
particulièrement sensible », celui
de Nicolas Sarkozy et de son avo-
cat Thierry Herzog dans l’« af-
faire Bismuth ». Ils protestent
aussi contre les déclarations dé-
sagréables du ministre sur
l’Ecole nationale de la magistra-
ture : Xavier Ronsin y est particu-
lièrement sensible, puisqu’il l’a
dirigée de 2012 à 2016.
La motion du 28 septem-
bre 2020 a été adoptée à l’unani-
mité et se conclut par un appel au
président de la République « à
agir, en tant que garant constitu-
tionnel de l’indépendance de
l’autorité judiciaire, pour faire res-
pecter ces principes et faire cesser
cette accumulation de propos in-
justement polémiques qui véhicu-
lent, de manière dangereuse, une
image déformée de la justice ».
« C’était une autre époque »
Xavier Ronsin a été nommé
conseiller justice d’Emmanuel
Macron le 14 septembre 2022 et il
est du coup, aujourd’hui, un peu
mal à l’aise. « C’est toute l’ambi-
guïté d’avoir des responsabilités
successives, se justifie le conseiller
du chef de l’Etat. Cette délibéra-
tion était assez synchrone avec
toutes celles des cours d’appel, ce
n’était en rien un combat person-
nel. Je ne renie pas du tout ce que
j’ai fait, mais c’était une autre épo-
que. Il m’arrive de travailler avec le
garde des sceaux, et je vois avec le
recul tout ce qu’il a pu faire de posi-
tif au ministère, notamment en
termes budgétaires. »
Xavier Ronsin n’est évidem-
ment pas le seul proche de l’exé-
cutif à avoir participé à ces as-
semblées. Emmanuelle Allain
était en 2020 substitut du procu-
reur à Pontoise, un tribunal qui
s’est borné à un rassemblement
de protestation, mais sans voter
de motion. Elle est depuis sep-
tembre conseillère du ministre
de la justice pour la politique ju-
diciaire de la jeunesse. Elle a été
sollicitée par Le Monde, mais son
emploi du temps ne lui a pas per-
mis de réagir.
Arnaud Laraize, alors procu-
reur du tribunal de Sens, dans
l’Yonne, n’a pas, lui, signé la mo-
tion. Les magistrats de Sens
avaient indiqué que « le ministre
de la justice, sous couvert d’un dis-
cours d’ouverture et de transpa-
rence, met à mal des principes dé-
mocratiques tels que celui de la sé-
paration des pouvoirs, au profit
d’intérêts privés ».
Il n’était pas d’accord. « Je ne par-
tageais pas ces opinions, indique
le procureur, et les chefs de juridic-
tion ne s’expriment pas de cette fa-
çon. » Il a été nommé conseiller
politique pénale du garde des
sceaux du 30 mai 2022 jusqu’au
1er septembre 2023, il est
aujourd’hui procureur de La Ro-
chelle et est resté « proche » de
son ministre, qui est même venu
assister à son installation. p
franck johannès
de faire « des actions éducati-
ves » à l’égard des jeunes, crai-
gnant l’importation des ten-
sions liées à la guerre au
Proche-Orient. – (AFP.)
Le chef de l’Etat
dans le Pas-de-Calais
après les inondations
Emmanuel Macron devait
se rendre, mardi 14 novem-
bre, dans le Pas-de-Calais,
meurtri par plusieurs
jours de pluies, de crues
et de tempêtes. – (AFP.)
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Gabriel Attal fait état de
« résultats inquiétants »
des élèves de 4e
Le ministre de l’éducation nationale préconise
la mise en place de groupes de niveaux au collège
en français et en maths, les deux matières évaluées
L
es élèves de 4e ont passé
pour la première fois
en septembre des évalua-
tions nationales en fran-
çais et en mathématiques et leurs
résultats sont « plutôt inquié-
tants », selon le ministre de l’édu-
cation nationale, Gabriel Attal,
dans un entretien au Parisien,
lundi 13 novembre. Depuis 2017,
les élèves de CP, CE1 et 6e passent
en début d’année des tests pour
évaluer leurs acquis dans ces
deux disciplines phares. Ces éva-
luations concernent depuis cette
rentrée les élèves de CM1 et de 4e,
et la Rue de Grenelle vient de
rendre publics leurs résultats.
Près de la moitié des élèves de
4e ne possèdent pas, par exemple,
le niveau attendu en fluence, la
fluidité de lecture. Un quart ont
même des scores inférieurs à ce
qui est demandé à un élève
de CM2. En mathématiques, plus
de la moitié des collégiens n’ont
pas un niveau satisfaisant en ré-
solution de problèmes. « Le col-
lège ne parvient pas à réduire les
écarts constatés à l’entrée en 6e. Le
risque, si on ne fait rien, c’est que
notre collège tombe en panne » ,
juge Gabriel Attal.
Ces résultats confortent le mi-
nistre de l’éducation nationale
dans sa volonté d’entreprendre un
« choc des savoirs » en français et
en mathématiques. Si la mission
sur ce sujet, pilotée par quatre ca-
dres de l’éducation nationale, doit
rendre ses conclusions début dé-
cembre, au moment de la publica-
tion de l’évaluation internationale
PISA, Gabriel Attal se dit déjà favo-
rable à la constitution de groupes
de niveaux au collège dans ces
deux matières, dont la taille serait
Un quart des
élèves de 4e ont
même des scores
en fluidité de
lecture inférieurs
à ce qui est
demandé à un
élève de CM2
« réduite pour les élèves les plus en
difficulté », à l’instar de l’heure de
soutien ou d’approfondissement
mise en place à la rentrée en 6e.
Les classes de niveaux qui ont
pu exister par le passé « concer-
naient l’ensemble des disciplines. Il
n’a pas été prouvé un impact signi-
ficatif sur la performance globale
et elles pouvaient avoir un effet
stigmatisant. Concentrer sur les
besoins en maths et en français a
davantage de sens », fait savoir le
ministre au Parisien. Il n’exclut
pas d’autres pistes comme des
« parcours renforcés avec plus
d’heures en maths et français pour
les élèves les plus fragiles ». Gabriel
Attal annoncera des mesures dé-
but décembre pour une entrée en
vigueur dès septembre 2024.
Les partisans de la mixité sociale
à l’école pourraient néanmoins
avoir une autre lecture que celle du
ministre de l’éducation nationale.
Les écarts de performance entre
les élèves issus de l’éducation prio-
ritaire et les autres sont impor-
tants tout au long de la scolarité,
en particulier en classe de 4e. Ainsi,
41 % des élèves de 4e scolarisés en
réseau d’éducation prioritaire
REP+ ne dépassent pas le niveau
attendu en fin de CM2 en fluence,
contre près de 24 % des élèves sco-
larisés dans l’enseignement public
hors éducation prioritaire et 15 %
des élèves du privé sous contrat. Le
même type d’écart est observé en
fonction de l’indice de position
sociale de l’établissement.
En classe de 6e, les résultats 2023
des élèves sont en moyenne en lé-
gère hausse en français et en ma-
thématiques par rapport à 2017, et
plutôt stables par rapport à 2022.
« En 6e, il y avait en 2017 un tiers des
élèves qui ne maîtrisaient pas suffi-
samment le français. En 2023, nous
sommes à peu près à un quart. Il y a
eu un progrès fortement tiré par les
résultats en éducation prioritaire »,
remarque Gabriel Attal. Le minis-
tre veut y voir l’effet des dédouble-
ments des classes de CP et de CE1
dont ces élèves ont bénéficié.
« Investir sur les petites classes »
Même si les écarts avec les élèves
hors éducation prioritaire restent
marqués, les résultats des élèves
de 6e scolarisés en REP + s’amélio-
rent. Entre 2017 et 2023, le pour-
centage d’élèves de REP + situés
dans les groupes de performance
les plus faibles en français a baissé
de 8 points, passant de 60 % à 52 %.
En mathématiques, les élèves de
6e les moins performants sont lé-
gèrement plus nombreux (près
de 15 % d’élèves dans le groupe le
plus faible contre 13 % en 2017)
mais les élèves au niveau le plus
haut sont également plus nom-
breux qu’il y a cinq ans (19 %
en 2023 contre 15 % en 2017).
En classe de CP, le niveau des élè-
ves stagne entre 2023 et 2022, il
est comparable à celui de 2019. De
même, les écarts de performance
entre les élèves scolarisés en édu-
cation prioritaire et les autres se
stabilisent. Ils peuvent varier en
Le ministre
envisage des
« parcours
renforcés, avec
plus d’heures en
maths et français
pour les élèves
les plus fragiles »
français de 10 points de pourcen-
tage sur la compétence « connaî-
tre le nom des lettres et le son
qu’elles produisent » à 33 points
pour « comprendre des mots à
l’oral » entre les élèves en REP + et
ceux hors éducation prioritaire.
« Il faut donc continuer à investir
sur les petites classes », affirme le
ministre sans détailler. Il avance
aussi une autre hypothèse. Dans
son entretien au Parisien, Gabriel
Attal met en avant les remontées
de professeurs en CP qui lui « font
régulièrement part des difficultés
d’attention des élèves, ou de leur
fatigue ». « On peut corréler cela à
l’usage des écrans », assure-t-il.
Pour lui, cette exposition a aussi
« un impact sur l’apprentissage du
langage et de la lecture », alors que
les chercheurs peinent à s’accor-
der sur ce plan.
« [Pour] éviter une catastrophe
sanitaire et éducative liée à la place
des écrans, notamment dans les
premiers âges de la vie, [l’éduca-
tion nationale] doit proposer des
alternatives aux familles », estime
Gabriel Attal. Il souhaite une gé-
néralisation « des soirées d’échan-
ges et de conseils aux parents »
déjà organisées par certaines éco-
les, ou le prêt « d’ouvrages d’éveil à
la lecture » quand les familles
« n’en ont pas ». p
sylvie lecherbonnier
france | 13
J UST I C E
Suicide de Lucas :
la famille et le parquet
général se pourvoient
en cassation
La mère de Lucas, 13 ans, qui
s’était suicidé en janvier, et le
parquet général de Nancy ont
annoncé, lundi, se pourvoir
en cassation. La cour d’appel
de Nancy avait relaxé le 6 no-
vembre les quatre adoles-
cents poursuivis pour des
faits de « harcèlement ayant
entraîné le suicide » de Lucas.
« Le système judiciaire
aujourd’hui ne répond pas à la
réalité vécue par les victimes
de harcèlement scolaire qu’il
convient de protéger », avait
déclaré l’avocate de la famille,
Me Catherine Faivre. En
première instance, le tribunal
avait reconnu les quatre mi-
neurs coupables de harcèle-
ment, mais sans retenir le lien
de causalité entre ces faits et
le suicide de Lucas. – (AFP.)
Plusieurs interpellations
dans l’enquête sur
la mort d’un enfant dans
une fusillade à Nîmes
Trois mois après la mort de
Fayed, victime collatérale, à
10 ans, d’une fusillade liée
au trafic de drogue, dans le
quartier de Pissevin à Nîmes
(Gard), au moins cinq person-
nes ont été placées en garde
à vue, lundi, dans le cadre de
l’information judiciaire
ouverte pour « homicide vo-
lontaire en bande organisée ».
« La plupart des personnes in-
terpellées ont été confondues
grâce (…) à de l’ADN retrouvé
(…) sur des douilles et des bal-
les », a expliqué une source
proche de l’enquête. Fayed
avait été blessé le 21 août
alors qu’il se trouvait dans la
voiture de son oncle. – (AFP.)
14 | france
FIN DE VIE
Euthanasie : paroles
de soignants
face au geste létal
Alors que le gouvernement peaufine son projet
d’évolution de la loi, certains praticiens estiment
que leur rôle est d’accompagner leurs patients jusqu’à
répondre à leur demande de mourir ; d’autres s’y opposent
TÉMOIGNAGES
D
onner la mort à un malade :
la question divise les soi-
gnants. Alors qu’un projet
de loi sur la fin de vie pro-
mis par Emmanuel Macron
se fait attendre, Le Monde a
sondé une dizaine de médecins, une psycho-
logue, une infirmière. Chacun d’eux livre, à
travers sa pratique, ses relations avec les ma-
lades, les épreuves personnelles traversées,
les raisons qui font qu’il accomplirait – ou
non – un geste létal. Certains confient l’avoir
déjà fait. Ces soignants se positionnent à un
moment particulier : actuellement sur le bu-
reau du chef de l’Etat, la copie du projet de loi
que Le Monde a pu consulter dans une ver-
sion remontant à début octobre prévoyait un
accès à une « aide à mourir », l’acte étant « par
principe réalisé par la personne elle-même ».
Elle mentionnait aussi, si la personne est en
incapacité physique de « s’autoadministrer la
substance », l’intervention d’un médecin,
d’un infirmier, voire d’un proche.
Alors qu’une grande partie des soignants,
rassemblés autour de la Société française
d’accompagnement et de soins palliatifs
(SFAP) ces derniers mois, ont fait valoir que
« donner la mort ne peut être un soin »,
d’autres blouses blanches envisagent ce
geste comme un « ultime soin ». Sans cher-
cher à mesurer l’équilibre des forces, voici
des témoignages qui permettent, à hauteur
de praticiens, d’explorer la question.
« J’étais là quand elle a fermé les yeux », se
souvient la neurologue Valérie Mesnage, qui
a endormi profondément, jusqu’à sa mort,
Ingrid R. en 2018 à l’hôpital Saint-Antoine à
Paris. Souffrant de la maladie de Parkinson
qui l’empêchait de s’alimenter seule, la pa-
tiente avait réitéré auprès de la médecin
« droit dans les yeux » sa « demande d’en finir ».
Depuis 2016, tout patient – en vertu de la loi
Claeys-Leonetti – a le « droit » de demander
une « sédation profonde et continue jusqu’au
décès ». Accordée si les médecins estiment
que la personne est en toute fin de vie, elle
est mise en place si les douleurs sont jugées
insupportables. L’agonie d’Ingrid R. aura
duré trois jours. Au terme d’autres sédations
Contenu, méthode, calendrier… le flou persiste sur le projet de loi « fin de vie »
quatorze mois se sont écoulés de-
puis le lancement du débat national
sur la fin de vie par Emmanuel Macron
et le flou persiste sur le contenu et le
calendrier du projet de loi, qui devait
être initialement finalisé à la fin de
l’été. Ainsi que sur la méthode. Le texte
sera présenté en conseil des ministres
« en décembre », pour une première
lecture à l’Assemblée nationale « en
janvier ou février », assurait, mercredi
8 novembre, Agnès Firmin Le Bodo,
ministre déléguée chargée de l’organi-
sation territoriale et des professions de
santé. Mais rien n’est moins sûr. L’exé-
cutif pourrait différer l’examen du
texte au motif qu’il y a déjà, à l’agenda
parlementaire, le projet de loi sur l’ins-
cription de l’interruption volontaire
de grossesse dans la Constitution.
Le retard est surtout dû à des arbitra-
ges douloureux à rendre. Le chef de
l’Etat doit rencontrer prochainement
les ministres concernés. Une première
version du texte, qui remonte à dé-
but octobre et que Le Monde a pu con-
sulter, ouvrait la voie à une « aide à
pratiquées, Valérie Mesnage se souvient de
« phases agoniques » de six voire sept jours.
« Ce temps de survie, parfois insoutenable
pour les proches, dur à supporter pour l’équipe
médicale, quel sens cela a-t-il ? », s’interroge
cette spécialiste de la maladie de Parkinson
qui nous reçoit sous les combles de l’hôpital
Cochin, à Paris. Les malades doivent pouvoir,
dit-elle, « choisir une autre fin de vie ».
Le calvaire d’une cousine morte d’un can-
cer des os à 30 ans, dans d’« inhumaines »
douleurs, l’a profondément marquée. Une
forme d’impuissance du corps médical
voire d’indifférence devant ses « souffrances
inapaisables » avait révolté la médecin, du
même âge, qu’elle était. Son indignation est
restée intacte. Résolue à faire évoluer la loi,
Valérie Mesnage a été à l’initiative d’une
tribune, publiée dans Le Monde le 8 septem-
bre, signée par une centaine de soignants,
dont plusieurs cités dans cet article. Assu-
mer une euthanasie serait, poursuit-elle,
« très compliqué humainement ». Mais
endormir un patient jusqu’à la mort,
qu’est-ce d’autre qu’une « euthanasie psy-
chique puisque le patient est définitivement
coupé de sa relation au monde ? La différence
est qu’on laisse le destin décider de sa mort
biologique ». Dans un cas comme dans
l’autre, le médecin décide de la « bascule ».
« Et c’est ce moment qui est difficile. »
« C’EÛT ÉTÉ UN GESTE HUMAIN »
La majorité des signataires de la tribune sont
neurologues. Ils soignent des malades sou-
vent sans espoir de guérison en proie à une
perte d’autonomie, sans pour autant que
leurs jours soient comptés. Si l’un d’eux de-
mandait à mourir, sans être en fin de vie, il
ne pourrait en théorie être sédaté. « La loi
doit évoluer pour que ceux qui ne veulent pas
subir une déchéance physique ou psychique
puissent avoir un accompagnement vers la
mort », insiste encore Valérie Mesnage.
Les tenants comme elle d’un accès à l’eutha-
nasie n’exercent pas dans cette seule spécia-
lité médicale. Si l’euthanasie était autorisée,
« oui, je le ferai », affirme François Blot, méde-
cin réanimateur dans un centre hospitalier de
lutte contre le cancer : « Je dois être logique. Je
ne peux pas vouloir que la loi prévoie ce droit et
ne pas m’impliquer dans sa mise en œuvre. »
mourir » pour les personnes majeures
souffrant d’une maladie incurable, en-
traînant des souffrances réfractaires et
dont le pronostic vital ne dépasse pas
une année. Cette mouture initiale pré-
voyait que, « par principe », « l’adminis-
tration de la substance létale serait ef-
fectuée par la personne elle-même ». Si
le malade n’est pas « en mesure physi-
quement » de se suicider, il pourrait de-
mander qu’un médecin, un infirmier
ou un proche lui administre la subs-
tance létale. Le texte autorise ainsi l’ex-
ception d’euthanasie, sans la nommer.
Voie référendaire
M. Macron pourrait cependant décider
de la soustraire du projet de loi avant
de le transmettre au Conseil d’Etat.
Quitte à laisser le Parlement « enri-
chir » la copie du gouvernement,
comme il l’écrit dans un courrier, le
25 octobre, à Jean-Luc Romero, prési-
dent d’honneur de l’Association pour
le droit de mourir dans la dignité.
Un autre arbitrage retarde la finali-
sation du texte. Il est financier, cette
Sophie
Chrétien,
infirmière en
soins palliatifs,
à Paris,
le 30 octobre.
JULIE BALAGUÉ
POUR « LE MONDE »
Lui aussi a sédaté profondément et durable-
« CE TEMPS DE ment des patients. Pour deux d’entre eux, il
SURVIE, PARFOIS n’était « pas tranquille avec le fait qu’ils ne
souffraient pas pendant la sédation ». Devant
INSOUTENABLE POUR les stigmates sur leur visage, il a dosé davan-
tage le cocktail sédatif. « Je suis sorti des clous,
LES PROCHES, confesse le docteur Blot, et oui, on peut dire
DUR À SUPPORTER qu’alors l’intentionnalité était létale. » Une ini-
tiative rarissime en vingt-cinq ans de carrière
POUR L’ÉQUIPE sur quelque 2 000 décès accompagnés en réa-
nimation. Mais « quand j’y repense, il me sem-
MÉDICALE, QUEL SENS ble, dit-il, que c’eût été un geste humain » pour
une petite centaine d’entre eux. « Humain »,
CELA A-T-IL ? » comme l’acte qu’il a accompli lors des der-
VALÉRIE MESNAGE niers moments de son père mourant chez lui
neurologue à l’hôpital et sous sédation, rapprochant de « quelques
Saint-Antoine, à Paris heures » un décès qu’il savait « inéluctable ».
Pour ce praticien, auteur de Faut-il légaliser
l’aide médicale à mourir (Hermann, 212 pa-
ges, 23 euros), l’euthanasie ne doit pas être
une exception réservée à des malades qui ne
pourraient pas se suicider. Elle devrait être
accordée à « des personnes atteintes d’une
maladie grave qui va les emporter dans quel-
ques semaines, mois, années, mais qui ne font
pas le choix de se suicider ».
C’est une certitude aux yeux de Christine
Raynaud-Donzel, onco-pneumoloque à
l’hôpital d’Argenteuil (Val-d’Oise) : les soins
palliatifs « ne peuvent pas soulager toutes les
fois. Quelle enveloppe l’Etat peut-il vet plaident pour cette voie référen-
consentir pour améliorer l’accompa- daire. « L’aide active à mourir me sem-
gnement des derniers jours, semaines ble légitime à être soumise au référen-
ou mois des malades en fin de vie ? La dum », affirme Mme Panosyan-Bouvet.
copie du projet de loi rédigé en octo- Demander aux Français leur avis
bre prévoyait notamment la création supposerait d’élargir l’article 11 de la
de « maisons d’accompagnement » Constitution et nécessiterait donc sa
pour les personnes en fin de vie qui ne révision. Un processus qui prendrait
peuvent plus demeurer à domicile. sans doute plusieurs mois, sans garan-
Un nouveau type d’établissements tie d’aboutir in fine. « Faire un référen-
médico-sociaux qui seraient financés dum, ce serait procrastiner. Je ne veux
par l’Assurance-maladie. Pour un pas qu’un texte qui autorise l’aide active
montant qui reste à chiffrer. à mourir soit remis aux calendes grec-
Reste une dernière inconnue : la ques », met en garde Olivier Falorni, dé-
méthode d’adoption du futur texte de puté (MoDem) de Charente-Maritime,
loi. Dans une lettre du 5 novembre aux et président du groupe d’études sur la
chefs de parti, Emmanuel Macron a de fin de vie à l’Assemblée nationale.
nouveau suggéré l’idée d’élargir le La rencontre qu’organise M. Macron
champ de l’article 11 de la Constitution à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le
pour permettre des référendums sur 17 novembre, avec les chefs de parti,
des sujets sociétaux « comme la fin de pourrait être l’occasion de clarifier sa
vie parfois évoquée ». Un projet qu’il stratégie. Et de dire explicitement s’il
évoque depuis la campagne de 2022. a tranché le dilemme qu’il exposait en
La présidente de l’Assemblée, Yaël avril 2022 : soumettre le projet de loi
Braun-Pivet, le ministre de l’économie, sur la fin de vie « aux Assemblées » ou
Bruno Le Maire, ou la députée (Renais- le « soumettre au peuple » . p
sance) de Paris Astrid Panosyan-Bou- béatrice jérôme
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
souffrances psychiques liées à la perte d’auto-
nomie et à la déchéance ». Dans son service,
les demandes d’aide à mourir de malades du
cancer sont plus rares qu’en neurologie. Si
un patient à qui elle annonce que les traite-
ments ne peuvent plus permettre une rémis-
sion lui dit ne pas vouloir vivre le moment
de l’agonie, « s’il veut organiser sa fin de vie
grâce à une injection qui lui permette de par-
tir le plus sereinement possible, précise-t-elle,
je considère que sa demande doit être écou-
tée ». La médecin ajoute : « Si le cadre législatif
me le permet, je pense que je l’aiderai. »
SE GARDER DE TOUTE RÉPONSE STANDARD
C’est aussi en se fondant sur leur pratique
professionnelle que d’autres soignants, à l’in-
verse, dénoncent les dangers qu’il y aurait à
ouvrir un droit à l’euthanasie. Pour Sara
Piazza, psychologue clinicienne à l’hôpital
Delafontaine de Saint-Denis (Seine-Saint-De-
nis), l’euthanasie met en péril la relation de
soins qu’elle risque de « dénaturer ». Elle n’a
pas toujours pensé ainsi. « En tant que femme
avec des convictions de gauche, j’étais “évidem-
ment” pour l’euthanasie. “Halte au pouvoir des
médecins !”, “Ecoutons les patients”, “Ne les
laissons pas souffrir… Et puis, j’ai commencé à
travailler. » C’était il y a bientôt dix ans.
En soins palliatifs, elle découvre qu’« il n’y a
pas, ou très peu, de moments de “terrible ago-
nie” ». « Ou en tout cas pas comme je l’imagi-
nais, pas comme on l’envisage dans l’ima-
ginaire collectif, dit-elle, des patients perclus
de douleurs impossibles à soulager en perma-
nence. Dans la très grande majorité des fins
de vie, les patients bien accompagnés parlent
de moins en moins, dorment de plus en plus…
S’ils ont mal, on augmente encore le traite-
ment, et ils meurent. C’est ça, notre réalité. »
Avec, précise-t-elle, des « exceptions ». « J’ai
deux exemples en tête, deux jeunes hommes,
pour lesquels les souffrances étaient inapaisa-
bles. L’un était atteint d’un cancer pulmonaire ;
l’autre, d’un cancer du côlon, et il ne voulait
pas mourir avant d’avoir vu naître son premier
enfant. Pour eux, je le reconnais, en entrant
dans leur chambre, jour après jour, je me de-
mandais “comment faire ?”, “comment conti-
nuer comme ça ?” » Elle explique avoir « appri-
voisé » la difficulté de rester à leurs côtés, sans
tenter de faire taire la souffrance. « J’ai fini par
penser que pour ces deux hommes, il était hors
de question d’accepter la mort, qu’ils ne vou-
laient pas mourir soulagés, silencieux, pen-
dant qu’on vaquait à nos occupations à côté…
Ça aurait été une résignation face à la mort à
venir. La souffrance qu’on dit rebelle peut,
parfois, être une résistance. C’est en tout cas
comme ça que je l’ai interprétée. »
A la rencontre singulière avec ces patients
s’est ajoutée l’expérience clinique dans un
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 france | 15

François Blot,
médecin
réanimateur
dans un centre
hospitalier point”… » Dans l’« intentionnalité du prati-
de lutte contre cien » réside, à ses yeux, le distingo crucial.
le cancer, à Paris, Reste que la différence est ténue et que,
le 30 octobre. pour cette raison, et par manque de forma-
JULIE BALAGUÉ tion, les sédations jusqu’à la mort à la de-
POUR « LE MONDE » mande de malades sont, regrette-t-il, peu
pratiquées. « On ne fait pas assez le job ! Ré-
sultat, on creuse le lit de la revendication
d’euthanasie », s’alarme celui qui a cosigné,
avec le philosophe Régis Debray, Le Dernier
Souffle. Accompagner la fin de vie (Galli-
mard, 128 pages, 9,49 euros).
« DEUXIÈME AVIS MÉDICAL »
Parmi ces soignants interrogés, qu’ils soient
favorables ou non à une évolution de loi,
beaucoup de doutes, de questionnements
ouverts et de demandes de garanties s’expri-
ment. Une « relation humaine » avec le pa-
« TUER, NON, tient, « une rencontre, en somme. C’est elle qui
JE NE M’EN peut être le moteur », explique ainsi François-
Xavier Goudot, cardiologue à l’hôpital Avi-
SENTIRAIS PAS cenne à Bobigny. « Pour moi, c’est finalement
assez simple : une fois le cadre légal posé, si un
CAPABLE, SAUF À patient face à moi, en fin de vie, me convainc
TRAHIR MA MISSION de sa démarche, si on sent qu’on est prêt à
cheminer, ensemble, dans la même direction,
EN TANT QUE je ne vois vraiment pas pourquoi je ne le ferais
pas. J’ai besoin que le patient me le demande
SOIGNANT » “en conscience”, et que je le fasse “en cons-
PIERRE-FRANÇOIS PRADAT cience”. C’est moi qui vais m’en rappeler tous
neurologue les jours de ma vie… » C’est aussi pour cela
à la Pitié-Salpêtrière, à Paris qu’il faut, pour lui, qu’il y ait un « deuxième
avis médical » dans la procédure.
« Est-ce que je suis “pour” l’euthanasie ? Je ne
le dirais pas comme ça », relève Philippe Ma-
rissal, généraliste en retraite, avant de concé-
der que, si la loi change, « ça [le] rassurera, et
ça rassurera tous les professionnels de santé
concernés qui peuvent se retrouver devant les
tribunaux, même pour des faits passés ». En
quarante ans d’exercice dont trente-cinq ans
en Ehpad, une question lui a souvent été po-
sée : « Docteur, vous ferez ce qu’il faut, quand
il le faudra ? » Quand le terme de leur vie a ap-
proché, « j’ai su quoi faire », glisse-t-il.
Il se souvient d’une patiente de 32 ans souf-
frant d’un mélanome, qu’il suivait à domicile.
En phase terminale de son cancer, « j’ai fait ce
qu’il fallait pour calmer ses douleurs. On avait
eu un an et demi pour préparer ça ». Elle a
« ouvert les yeux, elle a dit au revoir à ses pro-
ches, elle est partie entourée », s’émeut-il. Il a eu
le « sentiment de prendre soin [d’elle] une
dernière fois » ; d’« honorer cette “ultime de-
mande”, après beaucoup d’autres… » « La ques-
tion, pour moi, n’est pas l’euthanasie, mais l’ac-
compagnement des patients, construit dans la
durée, dans le cadre de notre contrat de soins.
Un contrat moral à respecter », conclut ce
membre du Collège de la médecine générale.
Au-delà du questionnement éthique, un
autre, plus technique, cristallise le débat :
quels sont les malades qui ne pourraient pas
prendre, seuls, une substance létale en cas de
légalisation du suicide assisté ? Ceux atteints
d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA)
– 7 000 en France –, pour certains paralysés
des bras voire des jambes, sont régulière-
ment invoqués pour justifier la nécessité
d’une « exception d’euthanasie ».
Le professeur Perrigault, le docteur Pradat et
la psychologue Sara Piazza, qui y sont hostiles,
ont adressé une note à l’Elysée pour tordre le
cou à ce qu’ils considèrent comme une « idée
fausse » sur la SLA. D’abord parce que pour le
trio, un patient souhaitant mourir alors
qu’il est sous assistance respiratoire, peut, se-
lon la loi actuelle, déjà être endormi profondé-
ment avant que le masque qui l’aide à respirer
ne lui soit ôté. La mort s’ensuit rapidement.
Ensuite, parce que si le malade peut encore
respirer et déglutir, il est à même de pren-
dre une substance létale « avec une paille ». La
note ne précise pas, toutefois, qu’un tiers
devra sans doute tendre le verre…
Entre prescrire à un malade une substance
qui donne la mort, la lui tendre pour qu’il se
l’administre ou la lui injecter, beaucoup s’in-
terrogent encore sur leur propre limite. p
mattea battaglia
et béatrice jérôme

hôpital marqué par la précarité, rendant né-
cessaire, pour elle, une réflexion politique
qu’elle a exposée avec la médecin Isabelle
Marin dans un essai, Euthanasie, un progrès
social ? (Feed Back, 78 pages, 7,40 euros).
Se garder de toute réponse standard, c’est
aussi ce que défend Morgan Benais, réani-
mateur à l’hôpital de Valence, pour qui
l’ouverture à l’euthanasie risquerait de faire
faire aux médecins « un pas de plus – voire de
trop – sur la voie de la l’hypertechnicité ».
Lorsqu’il est question de ne pas réanimer un
mort ? » Il n’exclut pas toutefois qu’une « assis-
tance au suicide [puisse] être proposée ».
Sophie Chrétien, fondatrice et première pré-
sidente de l’Association nationale française
des infirmières en pratique avancée, qui
exerce à la maison médicale Jeanne-Garnier, à
Paris, « ne peu[t] pas donner la mort ». « Ja-
mais », dit-elle, en vingt ans de carrière au sein
d’équipes mobiles de soins palliatifs, elle n’a
pensé l’euthanasie comme une « issue possi-
ble ». « “Je veux mourir” : heureusement qu’on CONFÉRENCE
peut entendre cette demande, et même régu-

patient et de le sédater, « cela fait toujours
l’objet d’une discussion “en staff” », explique-
t-il : « On mobilise les données dont on dispose
pour redéfinir la meilleure façon de pouvoir
L’ACCESSIBILITÉ
lièrement, sans la prendre au pied de la lettre.
De la part de patients qui nous émeuvent, avec
lesquels on lie, d’autres avec lesquels on lie
moins, confie-t-elle. C’est un autre tabou : tous

NUMÉRIQUE, UN TREMPLIN
prendre soin du patient. On rassemble les élé- les patients ne nous touchent pas de la même
ments biographiques, ce qu’il voudrait, ce qu’il façon. Mais, à chaque fois, il y a des étapes
ne veut pas… On dialogue avec sa famille. » communes à surmonter, le temps de la sidéra-

Cela ne fait pas disparaître, pour autant,
tous les questionnements. « Des cas qui me
font douter de mon action, de mes gestes de
réanimateur, j’en rencontre quasi quotidien-
nement », confie-t-il. Avec la possibilité d’un
geste létal, ce trentenaire, qui rappelle s’être
POUR L’EMPLOI ?
tion, celui de la colère, du marchandage ou de
la négociation, puis celui de l’acceptation… Il y
a un deuil à faire, pour eux, pour nous. »
Elle évoque ce jour où elle a senti « la mort
au bout des doigts ». Une histoire fondatrice
qui l’a confortée dans son refus. C’était en

« engagé » en médecine pour « les plus fra-
giles, les plus handicapés, les plus démunis »,
redoute un « hypercontrôle sur la fin de vie,
possiblement au détriment du pacte de con-
fiance instauré avec les patients ».
« JE ME SUIS SENTIE SEULE »
« Si je devais dire à un patient : “Bon O.K., puis-
que vous me le demandez, je vais continuer
mon travail en vous donnant la mort !”, je se-
rais en contradiction absolue avec l’idée que je
me fais de ma promesse de départ de l’accom-
pagner jusqu’au bout, confie Pierre-François
Pradat, neurologue à la Pitié-Salpêtrière, à
Paris. Je peux l’accompagner autrement ou
bien, en dernier ressort, l’orienter vers des mé-
decins qui peuvent lui expliquer ce qu’il est
possible de faire pour lui, par exemple en soins
palliatifs. » Mais « tuer, non, dit-il, je ne m’en
sentirais pas capable, sauf à trahir ma mis-
sion en tant que soignant ».
Le professeur Pierre-François Perrigault l’af-
firme : « Mon métier n’est pas d’achever les
gens qui ne veulent plus vivre. » Chef du service
d’anesthésie-réanimation du CHU de Mont-
pellier, il lui est arrivé d’arrêter le respirateur
artificiel de personnes tétraplégiques, après
plusieurs demandes réitérées de leur part. « Je
les ai placées sous sédation pour qu’elles ne
souffrent pas comme nous y autorise la loi
actuelle, précise-t-il. Je peux vous dire que j’y ai
repensé jour et nuit pendant longtemps. Dé-
brancher un malade, ce n’est pas un geste ano-
din. C’est extrêmement difficile. » Alors qu’on
n’attende pas de lui de « pousser la seringue ».
Au nom de quoi « les malades peuvent-ils exi-
ger des médecins qu’ils acceptent de donner la
21 NOVEMBRE | 17H30-19H30
hémato-pédiatrie. Son « petit patient » avait
4 ans. « J’étais au-dessus de lui au moment où
son père m’a posé une question. J’ai manié la
seringue. Et là, le petit garçon m’a dit, très vite,
“Je ne me sens pas bien”. Il est devenu tout
bleu. J’ai compris que j’avais fait une erreur
que j’ai assumée même si je pense qu’elle était Auditorium du Monde, Paris 13e
aussi liée au travail à la chaîne. » L’enfant s’est
remis. « Je n’ai jamais oublié à quel point je me La conférence sera suivie
suis sentie seule, ce jour-là. A quel point j’ai été
mal avec cette possibilité de toute-puissance. » d’un cocktail
Pas peu fier d’être parti en retraite avec, sous
le bras, trois classeurs offerts par son équipe
contenant des centaines de lettres de remer-
ciement des familles de ses patients, Claude
Grange a été, pendant près de trente ans, à la
tête de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital
de Houdan (Yvelines). En cherchant dans quel
terreau s’est enracinée sa vocation, le méde-
cin se réfère à l’épreuve qui a marqué sa vie : la
perte de son « petit Augustin », victime d’une
mort subite à 28 jours. « Je n’oublierai jamais
la délicatesse, la disponibilité, l’attention d’une
équipe médicale qui nous a entourés ma
femme et moi. J’ai été bouleversé que des soi-
gnants soient dans une telle relation d’empa-
thie, poursuit-il. J’ai voulu redonner ce que j’ai
reçu… » Cet ancien généraliste est alors de-
venu médecin en soins palliatifs. « J’ai tou-
jours pris soin de soulager les malades, même
au risque d’abréger leur vie, mais jamais, insis-
te-t-il, avec l’objectif de provoquer la mort. »
« Comment commettre un tel geste ?, laisse-
t-il tomber, songeur. Même les médecins bel- INSCRIPTION GRATUITE SUR
ges qui le pratiquent disent tous que ce n’est
pas rien… Peut-être que c’est l’éducation chré-
LEMONDE.FR/ACCESSIBILITE-NUMERIQUE
tienne que j’ai reçue et qui dit : “tu ne tueras
16 |
PLANÈTE
Climat : les efforts des Etats très insuffisants
L’ONU alerte sur les engagements trop bas pris par les pays pour respecter les objectifs de l’accord de Paris
D
es efforts qui vont,
peut-être, permettre
d’infléchir la courbe
avant 2030. Mais des
efforts très insuffisants pour limi-
ter le réchauffement climatique
« au-dessous de 2 0C » et si possible
à 1,5 0C, les seuils préconisés par
l’accord de Paris scellé à la COP21
en 2015. Mardi 14 novembre, la
Convention-cadre des Nations
unies sur les changements clima-
tiques (CCNUCC) a rendu public
son rapport sur les Nationally De-
termined Contributions (NDCs),
les Contributions déterminées au
niveau national (CDN), c’est-à-
dire les engagements pris par les
Etats pour lutter contre le chan-
gement climatique. Dans la
meilleure des hypothèses, c’est-à-
dire si toutes ces politiques sont
réellement appliquées, le niveau
des émissions de gaz à effet de
serre (GES) serait en 2030 infé-
rieur de 2 % à celui de 2019. Bien
loin de l’objectif préconisé par les
scientifiques, soit – 43 %.
Ce document constitue un nou-
veau signal d’alarme à un peu plus
de deux semaines de l’ouverture
de la 28e conférence des parties sur
le climat (COP28), qui se tiendra
aux Emirats arabes unis du 30 no-
vembre au 12 décembre. « Le rap-
port d’aujourd’hui montre que les
gouvernements progressent à pe-
tits pas pour éviter la crise climati-
que. Et il montre pourquoi ils doi-
vent faire des pas audacieux à la
COP28 à Dubaï, pour être sur la
bonne voie, a commenté Simon
Stiell, secrétaire exécutif de la
CCNUCC. Chaque minute compte,
tout comme chaque fraction de de-
gré compte si nous voulons limiter
le réchauffement mondial à 1,5 0C. »
« Impératif de clarté »
Ce travail de recension des enga-
gements des Etats est l’une des
conséquences directes de l’accord
de Paris. Les 196 parties qui
s’étaient rassemblées sur ce texte
s’étaient aussi engagées à trans-
mettre leur CDN puis à en sou-
mettre de nouvelles tous les cinq
ans. Une stratégie qui devait per-
mettre à la diplomatie climatique
de faire un inventaire régulier et
global des réformes mises en
place à travers le monde. Depuis
2020, l’Organisation des Nations
unies (ONU) a donc compilé ces
plans tout en tenant compte des
mises à jour. Vingt pays les ont
ainsi actualisées depuis un an.
Au total, les experts des Nations
unies ont décortiqué les mesures
de 195 parties à l’accord de Paris.
Signe que la plupart des Etats
jouent le jeu, « 94 % ont fourni des
objectifs d’atténuation quantifiés,
exprimés sous forme d’objectifs
Le Canada épinglé pour la faiblesse de sa politique climatique
Quatrième producteur mondial d’énergies fossiles, le pays tarde à plafonner les émissions de ses industries pétrolière et gazière
montréal - correspondante
L e Commissariat canadien à
l’environnement et au dé-
veloppement durable, un
outil d’audit au service du gouver-
nement fédéral, a infligé un ca-
mouflet au premier ministre libé-
ral, Justin Trudeau, en affirmant
que les politiques mises en place
pour lutter contre le réchauffe-
ment climatique n’étaient pas à la
hauteur des ambitions affichées.
En préambule d’un rapport pu-
blié le 7 novembre, le commis-
saire Jerry DeMarco écrit que « le
gouvernement fédéral n’est pas en
voie d’atteindre l’objectif fixé dans
son Plan de réduction des émis-
sions pour 2030, qui est de réduire
les émissions de gaz à effet de serre
[GES] d’au moins 40 % sous le ni-
Des
excavatrices
extrayant
du charbon
à Kolubara,
la plus grande
mine de Serbie,
à 60 km au sud
de Belgrade,
le 27 octobre.
ANDREJ ISAKOVIC/AFP
numériques clairs », précisent les
auteurs. « La grammaire des CDN
est en train d’être intégrée par les
Etats, souligne Lola Vallejo, direc-
trice climat de l’Institut du déve-
loppement durable et des rela-
tions internationales. Mais quand
on entre dans le détail, on s’aper-
çoit aussi qu’il y aura un impératif
de clarté à l’avenir pour bien préci-
ser quelles sont les ambitions réel-
les des Etats derrière les engage-
ments. Il y a parfois du flou, par
exemple sur la réduction car on ne
sait pas toujours s’ils parlent du
CO2 ou de l’ensemble des gaz à effet
de serre, mais aussi sur la part de
captage de carbone attendue. La
précision sera fondamentale pour
arriver à une réelle neutralité car-
bone en 2050. »
Un horizon de neutralité qui
paraît, pour le moment, inattei-
gnable. Les politiques lancées
sont loin d’être à la hauteur de
l’enjeu climatique. Selon le docu-
ment onusien, les émissions de
GES (CO2, méthane et protoxyde
d’azote) vont continuer à progres-
ser encore pendant quelques
années. Les experts de l’ONU esti-
ment qu’elles s’établiront à envi-
veau de 2005 ». Sans efforts rapi-
des et significatifs, Ottawa, selon
lui, devra, au mieux, se contenter
d’une baisse de 34 %. Le plan,
adopté par le gouvernement
en 2022, visait zéro émission
nette dès 2050.
Le rapport évoque tout parti-
culièrement le retard pris dans les
mesures visant à plafonner les
émissions des industries pétro-
lières et gazières. Ce secteur, qui
assure au Canada la place de qua-
trième producteur mondial
d’énergies fossiles, est aussi le
plus polluant du pays. Il représen-
tait à lui seul 28 % des émissions
nationales de gaz à effet de serre
en 2021. Or, malgré les engage-
ments répétés du gouvernement
depuis deux ans de réduire de
« 42 % dès 2025 » les émissions de
ron 53,2 gigatonnes d’équivalent
CO2 en 2025 et à 51,6 gigatonnes
d’équivalent CO2 en 2030. Cette
année-là, le total sera encore
50,5 % supérieur à celui de 1990,
8,8 % supérieur à celui de 2010
et donc à peine 2 % inférieur à ce-
lui de 2019.
Une façon de mettre la pression
Avec ces nouvelles données,
l’ONU prédit donc que le pic peut
être atteint avant 2030, même si
beaucoup de conditions doivent
encore être mises en place. Selon
les experts, beaucoup de pays ex-
pliquent qu’ils vont avoir besoin
d’« accès à des ressources financiè-
res accrues, du transfert de techno-
logie et de la coopération techni-
que » pour « atteindre ce sommet ».
Sans entrer dans le détail, les Na-
tions unies rappellent ainsi la né-
cessité de faire progresser l’aide
des pays développés vers les pays
en développement dans de nom-
breux domaines, l’un des autres
enjeux de la prochaine COP.
Même dans ce scénario d’appli-
cation « pure et parfaite » des pro-
messes, le compte n’y est pas. La
CCNUCC met en perspective ces
dioxyde de carbone et de 75 %
celles de méthane du secteur,
« aucune information sur ce projet
de règlement n’a été communi-
quée à ce jour », note le commis-
saire DeMarco. Aucune projection
visant à établir quel serait l’im-
pact de ce double engagement sur
la réduction totale d’émissions de
GES, n’a été non plus établie.
Taxe carbone fragilisée
Si le commissariat relève que
« certains progrès ont été réali-
sés », il met surtout en avant le fait
que l’absence d’échéancier et par-
fois même de cibles pour les me-
sures mises en place, la modélisa-
tion trop optimiste du gouverne-
ment quant aux effets attendus
de celles-ci ou encore « le contrôle
fragmenté des politiques entre
« Les Etats
doivent faire
des pas
audacieux à la
COP28, à Dubaï »
SIMON STIELL
secrétaire exécutif
de la Convention-cadre
des Nations unies sur
les changements climatiques
données avec le sixième rapport
d’évaluation du Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolu-
tion du climat (GIEC). Selon les
scientifiques, l’humanité dispose
encore d’un « budget » d’émis-
sions de 500 gigatonnes pour res-
ter dans les clous du + 1,5 0C. Au
rythme actuel, 87 % de ce total
aura été utilisé entre 2020 et
2030. Et, à la fin de cette décennie,
l’atmosphère ne pourrait plus re-
cevoir que 70 gigatonnes d’équi-
valent CO2. Soit deux ans d’émis-
sions… S’inspirant du GIEC, l’ONU
rappelle donc qu’il faudrait avoir
baissé les émissions de 43 %
plusieurs organisations fédéra-
les », nuit globalement à l’effica-
cité canadienne en matière de
lutte contre le réchauffement
climatique.
La responsabilité du retard pris
dans cette course contre la mon-
tre n’incombe pas au seul pre-
mier ministre actuel. Malgré les
efforts entrepris par les différents
gouvernements depuis 1990, « les
émissions de gaz à effet de serre du
Canada étaient plus élevées
en 2021 qu’elles ne l’étaient
en 1990 », insiste le rapport. Avec
une baisse de seulement 8 % de
ses émissions entre 2005 et 2021,
le Canada se classe aujourd’hui
bon dernier des pays du G7.
Mais l’alerte lancée par le com-
missaire au développement dura-
ble est néanmoins particulière-
en 2030 pour espérer limiter le ré-
chauffement à + 1,5 0C (– 37 %
pour un réchauffement limité à +
2 0C). En 2035, ce sera – 60 %. « La
réduction doit être constante,
marche après marche, sinon l’hu-
manité prend le risque de se re-
trouver face à une falaise », ré-
sume Mme Vallejo.
L’ombre de l’accord de Paris va
peser sur la prochaine COP. Huit
ans après la COP21 de Paris, l’ONU
a publié le 8 septembre un pre-
mier document technique qui
évalue la mise en œuvre des enga-
gements des Etats. Une démarche
prévue par le texte de 2015. Les ex-
perts y rappelaient que « la fenê-
tre » était « de plus en plus étroite »
et évoquaient l’élimination « pro-
gressive » des énergies fossiles. Ce
« bilan mondial » doit être pré-
senté à Dubaï lors de la COP28.
Charge aux pays de se mettre
d’accord sur ce constat et d’es-
sayer d’aboutir à une position
commune pour relever leurs am-
bitions afin de ne pas continuer à
s’éloigner de la trajectoire.
Mardi 14 novembre, le World
Resources Institute et plusieurs
ONG ont publié un autre rapport,
ment sévère pour Justin Trudeau.
Arrivé au pouvoir en octo-
bre 2015, il fut l’un des plus ar-
dents défenseurs de l’accord de
Paris scellé quelques semaines
plus tard, et n’a cessé depuis de
faire de son engagement en fa-
veur de la lutte contre le réchauf-
fement climatique l’une de ses
priorités. Sauf que ce n’est pas la
première fois que le premier mi-
nistre libéral se fait « épingler »
pour le fossé qui sépare ses ambi-
tions de ses actions concrètes.
Le 20 septembre, lors du pre-
mier Sommet sur l’ambition cli-
matique organisé par les Nations
unies à New York, la secrétaire
générale adjointe de l’ONU pour
les communications globales,
Melissa Fleming, l’avait apostro-
phé en affirmant qu’il avait été
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
le State of Climate Action, où ils
listent 42 objectifs nécessaires
pour rester dans la voie de l’ac-
cord de Paris. Selon ces experts
qui ont scruté le secteur énergéti-
que, les transports, l’agriculture
ou encore les puits de carbone fo-
restiers, un seul domaine est sur
la bonne voie : les ventes de voitu-
res électriques, qui ont triplé de-
puis 2020. Les 41 autres sont en
deçà des objectifs ou vont dans la
mauvaise direction, comme la dé-
forestation (5,4 millions d’hecta-
res détruits en 2021, 5,8 millions
d’hectares en 2022).
« Cela signifie que la COP28 doit
être un tournant clair. Les gouver-
nements doivent non seulement
convenir des actions climatiques
renforcées qui seront entreprises,
mais aussi commencer à montrer
exactement comment les mettre
en œuvre », espère M. Stiell. Une
façon de mettre la pression pour
que les dirigeants rehaussent les
objectifs à Dubaï avant d’engager
de nouvelles politiques d’atté-
nuation des émissions lors de la
présentation de leurs prochaines
CDN en 2025. p
matthieu goar
« l’un des leaders mondiaux de l’ex-
pansion des énergies fossiles l’an
dernier ». Quelques jours plus tôt,
l’organisme Oil Change Interna-
tional, qualifiait le Canada d’« hy-
pocrite climatique » en raison de
la hausse de sa production pétro-
lière et gazière. Impavide, M. Tru-
deau avait défendu « le travail
acharné de son gouvernement
pour rattraper le retard pris dans
l’action climatique ».
Mais le 26 octobre, en annon-
çant la suspension, pour trois ans,
de la taxe carbone sur les livrai-
sons de mazout, afin d’alléger la
facture énergétique des Cana-
diens alourdie par l’inflation,
M. Trudeau a une nouvelle fois
suscité quelques doutes sur sa
volonté de mener ce combat. p
hélène jouan
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
A l’incinérateur d’Ivry,
un contrôle lacunaire
des émissions de dioxine
Une étude révélée par « Le Monde » montre que les
émissions de ces polluants n’auraient pas été mesurées
pendant près de 7 000 heures entre 2020 et 2021
L
orsqu’une étude avait ré-
vélé en février 2022 des
niveaux élevés de dioxi-
nes autour de l’incinéra-
teur d’Ivry-Paris XIII, le gestion-
naire de l’installation, l’agence
métropolitaine des déchets mé-
nagers (Syctom) avait écarté
toute responsabilité, expliquant
que les niveaux mesurés dans les
deux cheminées du plus grand
incinérateur d’Europe étaient
« systématiquement inférieurs et
très inférieurs » aux normes et fai-
saient l’objet de « contrôles en
continu 24 h sur 24 et 365 jours par
an », selon les mots de son direc-
teur général, Denis Penouel, sur
BFM-TV. La question reste pour-
tant posée : l’appareil de mesure
des dioxines n’aurait pas fonc-
tionné pendant près de sept mille
heures sur la période 2020-2021,
selon un nouveau rapport auquel
Le Monde a eu accès.
A l’instar de celle de février,
l’étude a été réalisée par la fonda-
tion ToxicoWatch, une ONG néer-
landaise constituée de cher-
cheurs, qui fait référence dans
l’analyse toxicologique des pol-
luants émis par les incinérateurs
La déforestation recule en Amazonie,
moins d’un an après le retour de Lula
Si le déboisement a diminué de 22,3 % en un an, la sécheresse et les
incendies menacent toujours la plus grande forêt tropicale du monde
sao paulo (brésil) - correspondant
S urveillés de très près par le
président Luiz Inacio Lula
da Silva, ces chiffres très at-
tendus se sont révélés hautement
positifs. L’Institut brésilien de re-
cherche spatiale (INPE) a publié,
jeudi 9 novembre, les données
annuelles de la déforestation en
Amazonie. Résultat : 9 001 kilo-
mètres carrés de forêt tropicale
ont été détruits entre août 2022 et
juillet 2023, une surface équiva-
lente au département de la Dor-
dogne, soit une baisse consé-
quente de 22,3 % par rapport à la
période précédente.
L’annonce représente une vic-
toire réelle pour Lula, qui avait fait
de la défense de l’environnement
l’un des points forts de sa campa-
gne victorieuse face à Jair Bolso-
naro. Sous le mandat de l’ex-prési-
dent d’extrême droite (2019-
2023), la déforestation en Amazo-
nie avait atteint des sommets
inédits en deux décennies.
Le succès est d’autant plus écla-
tant que les chiffres actuels pro-
viennent d’un système de détec-
tion, baptisé « Prodes », d’une fia-
bilité incontestable, utilisant des
images satellitaires extrêmement
précises allant de 10 à 30 mètres.
Les données futures pourraient
se montrer plus favorables encore
au gouvernement Lula : celles du
9 novembre englobent cinq mois
de gestion Bolsonaro, Lula
n’ayant pris ses fonctions que le
1er janvier 2023.
Un autre système de surveillance
par satellite utilisé, baptisé « De-
ter », moins précis que le Prodes
mais émettant des alertes quoti-
diennes, a enregistré ces derniers
mois des ralentissements specta-
culaires du déboisement en Ama-
zonie, allant jusqu’à 66 % en juillet.
et en particulier des dioxines.
Aussi toxiques que persistantes
dans l’environnement, les dio-
xines figurent sur la liste noire
des composés chimiques les plus
préoccupants de l’Organisation
mondiale de la santé. Elles sont
classées cancérogènes pour
l’homme par le Centre internatio-
nal de recherche sur le cancer.
Dangereuses même à des doses
infimes, elles s’accumulent dans
la chaîne alimentaire.
L’étude de biosurveillance de fé-
vrier 2022 avait mis en évidence
des teneurs importantes de dioxi-
nes dans des œufs de poules éle-
vés en plein air autour de l’inciné-
rateur, sur les communes d’Ivry-
Les dioxines
sont classées
cancérogènes
par le Centre
international
de recherche
sur le cancer
Selon le pouvoir, ces résultats
auraient permis d’éviter le rejet
de 133 millions de tonnes de
CO2 dans l’atmosphère, soit
l’équivalent de 7,5 % du total des
émissions brésiliennes.
L’ensemble est le résultat de la
politique menée par la ministre
de l’environnement, Marina Silva,
déjà en fonctions de 2003 à 2008.
Malgré un Congrès hostile, où
dominent les partis conserva-
teurs favorables à l’agro-indus-
trie, et en dépit d’un budget parti-
culièrement serré hérité de la pé-
riode Bolsonaro, celle-ci est par-
venue en quelques mois à rétablir
une série d’actions vigoureuses
afin de protéger l’Amazonie.
D’autres écosystèmes en danger
Le Plan d’action pour la préven-
tion et le contrôle de la déforesta-
tion en Amazonie, abandonné
par le pouvoir précédent, a été re-
pris en main. L’appui financier à
l’agriculture « bas carbone » a été
rétabli tout comme les contrôles
par les agences publiques. Selon
le gouvernement, les constats
d’infraction émis par la police en-
vironnementale ont augmenté
de 104 % en Amazonie. Ambi-
tieux, Lula s’est engagé à réduire à
zéro la déforestation dans la forêt
tropicale d’ici à 2030.
Mais nombre d’observateurs
tempèrent l’enthousiasme du
gouvernement. « Lula est parvenu
à obtenir une baisse significative.
Mais on est encore très loin du
“déboisement zéro” » ou même des
niveaux historiquement bas
obtenus il y a dix ans », insiste
François-Michel Le Tourneau, di-
recteur de recherche au CNRS,
spécialiste du Brésil et de l’Amazo-
nie brésilienne. En 2012, sous le
mandat de la présidente de gau-
che Dilma Rousseff (2011-2016), la
Seine, d’Alfortville (Val-de-Marne)
et de Paris. Depuis, l’agence régio-
nale de santé (ARS) a réalisé ses
propres prélèvements et recom-
mande de ne plus consommer
d’œufs issus de poulaillers domes-
tiques à l’échelle de toute l’Ile-de-
France. Plusieurs fois annoncé, un
rapport de l’ARS censé éclairer les
sources de pollution est toujours
en attente de publication.
« Les œufs ne sont qu’un indica-
teur de la présence de dioxines,
commente Jean-Christophe Bras-
sac, coprésident du collectif 3R (ré-
duire, réutiliser, recycler), qui a
sollicité l’expertise de Toxico-
Watch. Interdire la consommation
d’œufs de poulaillers domestiques
participe certes du principe de pré-
caution mais il est essentiel d’iden-
tifier les causes de pollution, an-
ciennes ou récentes, par les dioxi-
nes afin de les réduire. »
L’association, qui milite pour les
alternatives à l’incinération des
déchets, a obtenu du Syctom les
données brutes 2020 et 2021 is-
sues des capteurs de dioxines ins-
tallés à l’intérieur des cheminées
des deux fours. L’analyse, confiée
à ToxicoWatch, montre que les
déforestation annuelle avait été
limitée à 4 500 km2.
L’Amazonie est par ailleurs ac-
tuellement frappée de plein fouet
par une sécheresse aussi histori-
que que dévastatrice, résultat
vraisemblable du phénomène
El Niño. Le rio Negro a enregistré
son plus bas niveau en cent vingt
et un ans. Et la hausse des tempé-
ratures de l’eau a récemment en-
traîné la mort de 70 dauphins
d’eau douce du lac Coari, dans
l’Etat d’Amazonas. Au mois d’oc-
tobre, 154 cétacés étaient déjà
morts dans le seul lac Tefé, situé
dans la même région.
De nombreux incendies conti-
nuent également de dévaster la
forêt, en particulier dans ce
même Etat. Manaus, la capitale
régionale, peuplée par plus de
2 millions d’habitants, est depuis
plusieurs semaines recouverte
par la fumée toxique de ces
brasiers. L’Institut spatial a dé-
compté près de 3 900 départs de
feu dans l’Amazonas en octobre :
du jamais-vu en vingt-cinq ans.
« Le long de la route BR-319, qui
relie Manaus à Porto Velho [capi-
tale de l’Etat voisin de Rondônia],
l’élevage est en pleine expansion et
les taux de déforestation sont trois
fois supérieurs au reste de l’Ama-
zonie », alerte Lucas Ferrante,
biologiste à l’Institut national de
recherche de l’Amazonie.
L’inflexion bien réelle observée
dans la forêt tropicale vient
également occulter des chiffres
extrêmement préoccupant con-
cernant d’autres écosystèmes
brésiliens, et en particulier l’im-
mense savane du Cerrado, qui se
retrouve livrée aux appétits de
l’agro-industrie et où la déforesta-
tion atteint aujourd’hui des ni-
veaux historiques. p
bruno meyerfeld
appareils n’ont pas effectué de
prélèvements pendant 6 936 heu-
res (3 269 heures pour le four 1,
3 667 heures pour le four 2) entre
le 24 décembre 2019 et le 21 dé-
cembre 2021, soit l’équivalent de
289 jours.
« Les dossiers d’information du
public publiés chaque année par le
Syctom et Suez [l’exploitant de l’in-
cinérateur] indiquent pratique-
ment toujours des émissions de
polluants conformes aux valeurs
réglementaires. Mais quel crédit
leur accorder si les appareils de me-
sure des dioxines ne fonctionnent
pas pendant plus de 3 000 heu-
res par an ? », interroge M. Brassac.
« La surveillance des dioxines de-
vrait avoir lieu en permanence,
rappelle Abel Arkenbout, toxicolo-
gue et directeur de ToxicoWatch.
Un nombre aussi élevé d’heures de
défaillance de l’équipement de me-
sure indique que la combustion n’a
pas été optimale en permanence.
La probabilité d’émission de gran-
des quantités de dioxines est donc
très élevée. » Les dioxines peuvent
se former en quelques secondes
lorsque la température de com-
bustion est insuffisante, c’est-à-
dire inférieure à 850 0C.
Contestation des chiffres
ToxicoWatch a mené la même
analyse sur l’incinérateur d’Har-
lingen aux Pays-Bas sur une pé-
riode de deux ans entre
août 2015 et septembre 2017. Les
résultats contrastent fortement
avec ceux d’Ivry-Paris XIII : les ap-
pareils de mesure des dioxines
n’ont pas fonctionné pendant
173 heures et seulement durant la
phase de maintenance, où l’inci-
nérateur est à l’arrêt. Toutes les si-
tuations lors desquelles la com-
bustion est altérée, en particulier
les arrêts et les redémarrages des
fours, peuvent entraîner des inter-
ruptions des appareils de mesure,
INFORMATION ET INSCRIPTION GRATUITE
START.GROUPELEMONDE.FR
L’agence
régionale de santé
recommande
de ne plus
consommer
les œufs de
poulaillers
domestiques
en Ile-de-France
or elles sont aussi propices à d’im-
portantes émissions de dioxines.
Un arrêt des appareils de mesure
de cinq heures et quarante-cinq
minutes à Harlingen en octo-
bre 2015 avait déclenché une en-
quête de deux ans de la part du
gouvernement néerlandais afin
de trouver les causes du problème
et des fortes émissions de dioxi-
nes associées à cette interruption.
Contacté par Le Monde, le Syc-
tom conteste ces chiffres et men-
tionne pour sa part une durée
totale d’« indisponibilité » de
« 335 heures » sur la période 2020-
2021. Selon le tableau sommaire
transmis par le gestionnaire de
l’incinérateur, ces 335 heures ne
correspondent qu’à l’année 2021,
il faut y ajouter 227 heures pour
2020, soit un total de 562 heures
d’indisponibilité. Un chiffre très
éloigné de celui de ToxicoWatch,
mais qui contredit aussi l’affir-
mation du directeur général du
Syctom selon laquelle les émis-
sions de dioxines sont soumises à
des « contrôles en continu 24 heu-
res sur 24 et 365 jours par an ».
L’analyse par ToxicoWatch des
niveaux de dioxines mesurés
dans les cheminées révèle égale-
ment que l’incinérateur d’Ivry-Pa-
ris XIII a dépassé à six reprises la
valeur limite de 0,08 nano-
&
présentent
LE RENDEZ-VOUS
DE L’ORIENTATION
POST-BAC
9 & 10 DÉCEMBRE
Carrousel du Louvre, Paris
Avec
planète | 17
gramme (ng) équivalent toxique
(TEQ) par nanomètre cube (nm3)
fixé par un arrêté préfectoral du
Val-de-Marne de 2018 et qu’il a dé-
passé la valeur réglementaire
européenne (0,1 ng TEQ/nm3) en
août 2021. Dans son communiqué
de février 2022, le Syctom précisait
que les valeurs de dioxines mesu-
rées en 2020 dans les cheminées
sont « systématiquement inférieu-
res ou très inférieures à la valeur
limite réglementaire » européenne
sans se référer à la valeur limite
plus stricte fixée par la préfecture
du Val-de-Marne, l’incinérateur
étant situé dans une zone très
densément peuplée.
Dans un rapport publié en octo-
bre 2017, l’Agence de la transition
écologique (Ademe) a dressé un
bilan national des dispositifs de
mesures de dioxines dans les
cheminées des incinérateurs fran-
çais. Seulement 6 % des résultats
étaient supérieurs à 0,06 ng TEQ/
nm3 sur la période étudiée (2011-
2016). Selon les analyses de Toxi-
coWatch, cette proportion atteint
20 % pour les mesures 2020-2021
de l’incinérateur francilien. Con-
tactée, l’Ademe, qui n’a pas réédité
son étude, précise qu’elle ne dis-
pose « pas d’expert qui puisse ré-
pondre à ces questions ».
Abel Arkenbout rappelle que la
limite européenne pour les dioxi-
nes n’a pas été révisée depuis 1989
« alors que les preuves scientifiques
s’accumulent sur leur nocivité ». Au
Pays-Bas, où un moratoire est en
vigueur depuis 2009 sur l’inciné-
ration des déchets, une limite dix
fois plus stricte (0,01 ng TEQ/nm3)
a été fixée pour le dernier inciné-
rateur construit en 2011 à Harlin-
gen. « Si cette valeur limite avait été
appliquée à celui d’Ivry-Paris XIII,
celui-ci aurait été en infraction du-
rant presque toute la période 2020-
2021 », indique le toxicologue. p
stéphane mandard
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
18 |
Luca de Meo, le mécano du néo-Renault
Le directeur général du constructeur achève mercredi la scission entre activités électriques et thermiques
PORTRAIT
U
n élégant van Renault
se gare devant La
Grande Epicerie, de la
très chic rue de Passy, à
Paris, dans le 16 arrondissement.
Le grand losange à l’arrière, in-
crusté dans la carrosserie, rappelle
celui du Scenic Vision, la voiture
du futur qu’on aperçoit dans la sé-
rie Bodies, de Netflix. Sous le re-
gard protecteur de son garde du
corps, Luca de Meo s’engouffre à
l’arrière. Le véhicule, un prototype,
est spacieux comme un bureau,
confortable comme un salon.
Le directeur général de Renault,
en fonction depuis juillet 2020, y a
mis sa patte personnelle. « En
Chine, vous voyez de plus en plus ce
genre de véhicules. Pour travailler,
c’est mieux qu’une berline », expli-
que le patron, qui envisage d’en
faire un produit. On retrouve dans
l’habitacle les touches cuivrées
qu’il affectionne et un accessoire
indispensable pour cet Italien :
une machine à expressos cachée
derrière l’accoudoir. Gadget chic et
pratique : chaque portière cache
un parapluie « comme dans une
Rolls », déclare le patron, amusé.
En ce début du mois de novem-
bre pluvieux, Luca de Meo part à
Aubevoye (Eure) pour essayer les
modèles que le groupe s’apprête à
commercialiser. Il surveille tous
les bruits : prise au vent, change-
ment de vitesse, claquement de
portière. Luca de Meo est un ob-
sédé du son. Fan de musique
électro depuis les années 1980, il a
confié l’acoustique intérieure à
Jean-Michel Jarre et repris un
vieux tube du groupe britannique
Orchestral Manoeuvres in the
Dark, Electricity, pour rebaptiser
les usines de Renault dans le nord
de la France !
Mercredi 15 novembre, le patron
de Renault, 56 ans, va présenter
aux analystes financiers sa nou-
velle pépite : Ampere. Ce n’est pas
une voiture, mais une filiale, en-
tièrement consacrée au véhicule
électrique. « Une révolution », as-
sure Luca de Meo, qui a tenu à en
être le PDG, en plus de ses fonc-
tions à la tête du groupe Renault.
Sur les 105 000 salariés du groupe,
11 000 sont rattachés à cette so-
ciété née le 1er novembre. On
compte parmi eux toutes les équi-
pes des usines de Douai, de
Maubeuge (Nord) et de Ruitz (Pas-
de-Calais) – l’ensemble nommé
ElectriCity –, les équipes de Cléon
(Seine-Maritime), qui dévelop-
pent un nouveau moteur avec Va-
leo, les informaticiens de Sophia
Antipolis (ex-Intel), de Toulouse et
du Technocentre de Guyancourt
(Yvelines), une équipe de 3 500 in-
génieurs. Six modèles sont dans
les tuyaux, comme la Mégane et le
Scénic tout électrique, la R5, la Mi-
cra (pour Nissan), une petite Al-
pine ou encore la 4L.
Polo noir, siglé du nouveau logo
d’Ampere – un losange formé de
petits losanges –, le PDG a lancé les
opérations de la nouvelle société
avec les salariés le 8 novembre. « Il
y avait un vrai sentiment de fierté »,
assure, depuis Douai, Luciano
Biondo, patron d’Ampere Electri-
City. Cet ancien de PSA et de Toyota
Valenciennes a négocié avec les or-
ganisations syndicales une orga-
nisation plus flexible du travail.
Avec deux obsessions : réduire le
temps qu’il faut pour mettre un
nouveau véhicule sur le marché –
la marotte du patron – et ne pas
être plus cher que l’usine slova-
Son objectif
est clair : il veut
que les équipes
d’Ampere
pensent voiture
électrique matin,
midi et soir
Luca de Meo, au
Technocentre
Renault,
à Guyancourt,
le 16 septembre
2021.
LAURA STEVENS
POUR « LE MONDE »
que, où Citroën produit sa petite
voiture électrique la ë-C3. « Très in-
téressant », reconnaît Philippe
Houchois, analyste financier chez
Jefferies, après une visite d’étude.
L’objectif de Luca de Meo est
clair : il veut que les équipes d’Am-
pere pensent voiture électrique
matin, midi et soir et bougent
aussi vite sur ce nouveau marché
que Tesla et BYD. Pour qu’ils en
aient les moyens, il a convaincu
plusieurs actionnaires de rejoin-
dre l’aventure : l’entreprise de tech
Qualcomm, qui fait des circuits in-
tégrés, Nissan et Mitsubishi, les
anciennes filiales qui ont repris
leur indépendance. Google est
partenaire. « Nous devons sauter
une génération », explique-t-il, à
Aubevoye, en testant une Tesla et
un petit modèle de BYD. Et inven-
ter une voiture construite autour
d’un système centralisé qui rem-
place toutes les puces électroni-
ques et permette la mise à jour les
véhicules en continu, comme sur
les smartphones ou chez ses deux
concurrents. Il annonce ce
« software defined vehicle » de Re-
nault pour 2026, en pensant déjà
aux voitures d’après 2030. Une
course contre la montre.
Cette société Ampere, Luca de
Meo souhaite l’introduire en
Bourse courant 2024, pour tirer à
la hausse la valeur de Renault : son
groupe vaut sur le marché 11 mil-
liards d’euros, quelques milliards
de plus que la participation dans le
japonais Nissan qu’il détient tou-
jours, alors que Tesla est valorisé
plus de 600 milliards d’euros.
Pour l’instant, les analystes finan-
ciers sont sceptiques. Le patron,
lui, ne s’arrête pas à leurs critiques.
Ce job, il l’a voulu. « Toute ma car-
rière, j’ai été un agent provocateur.
Je suis très bon quand il faut chan-
ger les choses. Je l’ai fait plusieurs
fois, chez Fiat, chez Seat [qu’il a re-
dressée en créant la marque Cu-
pra]. Ça marche », promet-il. C’est
lui qui est allé voir Brigitte Lemer-
cier, la chasseuse de têtes manda-
tée par le conseil d’administration
de Renault pour trouver un patron
à l’ancienne Régie, avec sa vision
de l’avenir du groupe. A la fois sûr
de son fait et toujours un peu
tendu : il suffit de le voir mâcher
Nicorette sur Nicorette.
Un caméléon culturel
En attendant, il mouille le polo
pour convaincre les fonds d’inves-
tissement. Ses banques conseils
lui ont organisé une tournée dite
de « early look » – premier coup
d’œil – sur Ampere. La société
n’était pas encore créée que son
PDG se rendait déjà aux Etats-
Unis dans les bureaux de Fidelity
ou de Capital : « Aucun ne nous a
dit, non, ça ne nous intéresse pas. »
Une deuxième tournée va com-
mencer, même si les conditions
boursières ne semblent guère fa-
vorables. Depuis l’introduction
en Bourse de Porsche, fin septem-
bre 2022, le marché s’est fermé.
L’Etat, actionnaire de Renault à
hauteur de 15 %, ne devrait pas, se-
lon nos informations, être au ca-
pital de la nouvelle entité. Son pi-
lote aura les mains libres. « Pour
Renault, je voulais le meilleur.
Comme pour Air France, assure le
ministre de l’économie et des fi-
nances, Bruno Le Maire. Luca de
Meo répond parfaitement à nos at-
tentes : il a su repositionner le
groupe, investir massivement dans
l’électrique. Il conjugue l’habileté,
le charme et la dureté quand c’est
nécessaire, car l’automobile est un
Les « Luca
a dit » (LAD)
commencent
à rappeler
aux plus anciens
du groupe
les « Ghosn
a dit » (GAD)
monde difficile. » Le directeur de
l’Agence des participations de
l’Etat, Alexis Zajdenweber, est tout
aussi élogieux : « Luca de Meo a, en
un peu plus de trois ans, mené un
redressement spectaculaire de Re-
nault et engagé des chantiers am-
bitieux, que nous soutenons plei-
nement. » N’en jetez plus !
Difficile de ne pas tomber sous
le charme de ce patron poly-
glotte : il parle six langues (l’ita-
lien, le français, l’anglais, l’alle-
mand, l’espagnol et le portugais).
C’est un caméléon culturel. Il est
incollable sur ses concurrents :
après avoir débuté chez Renault,
il a travaillé chez Toyota, Fiat,
Audi et Seat. Il suit aussi de très
près les méthodes innovantes
des nouveaux venus. Renault en
Corée va ainsi produire des mo-
dèles Polestar, une des marques
électrique haut de gamme du chi-
nois Geely, pour qu’il puisse ex-
porter ses berlines aux Etats-Unis
sans les 27,5 % de droits de
douane appliqués au « made in
China ». On commence à com-
prendre pourquoi Luca de Meo a
fait le pari de desserrer les liens
avec Nissan, plus attiré par la vi-
tesse des Chinois que par la len-
teur des alliés japonais.
Autre bon point pour Bercy, la
transformation de Renault se fait
plutôt dans le calme sur le plan
social. Les effectifs ont fondu de
194 000 personnes (dont 38 000
dans la filiale russe, que Renault a
dû céder) à plus de 100 000. « Avec
Carlos Ghosn, on était partis dans
une stratégie de volumes qu’on n’a
jamais atteints. Il fallait redimen-
sionner l’outil », concède Jean-
François Nanda, de la CFDT,
qui trouve ce patron « pédagogue,
très philosophe et bon connaisseur
du secteur ». En interne, les sala-
riés l’appellent par son prénom et
beaucoup le tutoient. Pour dé-
noncer le découpage d’Ampere, la
CGT a certes appelé à la grève, le
27 octobre, à Cléon, mais le mou-
vement est resté limité. Chez Re-
nault, les salariés détiennent dé-
sormais 5,25 % du capital, avec un
objectif de 10 % en 2030, cher au
président du conseil d’adminis-
tration, Jean-Dominique Senard.
Avec lui, le directeur général a
mis un point d’honneur à « trou-
ver une solution pour chaque site »
et « tourner la France vers l’avenir ».
Les usines des Hauts-de-France se
concentrent sur le véhicule élec-
trique, avec 80 % de leurs fournis-
seurs dans un rayon de 300 kilo-
mètres, y compris les usines de
batteries. « C’est 20 milliards
d’euros d’investissements dans
cette région », se félicite M. de Meo.
Sandouville (Seine-Maritime) fera
les utilitaires électriques dévelop-
pés par Flexis, une nouvelle entité
en cours de création avec le
groupe suédois Volvo Trucks (dif-
férent de Volvo Cars, la filiale du
chinois Geely) et CMA CGM.
L’usine de Dieppe (Seine-Mari-
time), enfin, sera consacrée à Al-
pine, que Luca de Meo veut relan-
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
cer avec Philippe Krief, débauché
chez Ferrari. Celle de Flins (Yveli-
nes) accueille une autre filiale :
The Future is Neutral, spécialisée
dans les voitures d’occasion, le re-
cyclage et l’économie circulaire.
Dans ce dispositif, on ne voit ni
Clio, ni Captur, ni Austral, ni Es-
pace. Il faut aller en Espagne pour
les trouver. C’est à Palencia et à
Valladolid que sont désormais as-
semblés les best-sellers de Re-
nault. Leurs moteurs thermiques
hybrides, fierté du groupe, sont
produits par l’autre grande filiale
créée par Luca de Meo au sein de
Renault, Horse. Sa direction est à
Madrid, mais son siège social à
Londres : c’est là que sont ses nou-
veaux actionnaires, le Chinois
Geely et, d’ici à la fin de l’année, le
géant pétrolier saoudien Aramco.
L’essentiel des voitures du
groupe, Renault comme Dacia,
sont produites hors de France.
Malgré cela, la maison au losange
a retrouvé le moral, au son de ce
« Va bene ! » par lequel « Luca »
conclut souvent ses réunions.
Sans s’y méprendre : l’homme
peut être cinglant, impatient,
agacé par les lenteurs de Renault,
« comme Carlos Tavares », note un
ingénieur. Le très calme Jean-Do-
minique Senard le voit souvent
débouler excédé dans son bureau.
Il lui devinait « l’échine solide »
pour avoir résisté sept ans aux cô-
tés de l’exigeant Sergio Mar-
chionne de Fiat. Il le découvre pas-
sionné mais pressé.
Meilleure marge opérationnelle
Cela paie. Sur les six premiers mois
de 2023, Renault dégage une
meilleure marge opérationnelle
(7,6 %) que Volkswagen. « Les
meilleurs résultats de toute l’his-
toire du groupe », dit Luca de Meo,
en avance sur son plan de retour-
nement : « En seize mois, nous
avons baissé le point mort du
groupe de 50 %. » Un travail com-
mencé par Gilles Le Borgne, ex-
bras droit de Carlos Tavares chez
Stellantis, débauché par Jean-Do-
minique Senard. Pour l’instant, le
directeur général et l’ingénieur
fonctionnent en tandem. « Sur-
tout, continue à lui apporter la con-
tradiction ! », a recommandé Clo-
tilde Delbos, l’ancienne directrice
générale par intérim, à son collè-
gue de l’ingénierie, lorsque Luca
de Meo l’a remerciée fin 2022.
Car les « Luca a dit » (LAD) com-
mencent à rappeler aux plus an-
ciens du groupe les « Ghosn a dit »
(GAD), dans un organigramme
très complexe. Gare aux vertiges
du sommet. Malgré les rumeurs,
Luca de Meo assure qu’il n’a pas
approché Bercy pour revoir sa ré-
munération à la hausse avant la
prochaine assemblée générale. « Si
on me donnait plus, je ne dirais pas
non », lâche-t-il tout de même.
En 2022, il a émargé à 4,5 millions
d’euros, en comptant les actions
qu’il touchera en 2025. Soit 35 % de
plus que l’année précédente, mais
bien moins que Carlos Tavares.
« Pas de commentaires », répon-
dent le ministre et l’Agence des
participations de l’Etat.
En interne, les énergies sont con-
centrées sur le lancement de la R5,
la première vraie voiture du pa-
tron, celle qu’on n’en finit pas d’at-
tendre. Lui est déjà dans le coup
d’après : relancer la Twingo de ses
premiers pas chez Renault, dans
une nouvelle version électrique
« révolutionnaire », avec des batte-
ries sobres, en ligne avec les exi-
gences de la transition. « Il écrit sa
légende. Il veut marquer l’histoire
de l’automobile », note une source
interne. « Sur les petites voitures
nous sommes complètement ali-
gnés », le félicite Pascal Canfin, le
président (Renaissance) de la com-
mission environnement du Parle-
ment européen. S’il va peu à Bercy
et encore moins dans les dîners en
ville, Luca de Meo est bien un ani-
mal politique. p
sophie fay
 Finance
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20 | économie & entreprise
Accord EDF-Etat sur le prix de l’électricité nucléaire
La compagnie vendra sa production issue des centrales autour de 70 euros le mégawattheure après 2025
D
es mois de négocia-
tions, parfois tendues,
touchent à leur fin.
Voici venu le moment
d’un compromis entre le groupe
Electricité de France (EDF) et
l’Etat, qui est redevenu l’action-
naire unique au mois de juin. L’ac-
cord porte sur le futur prix de ré-
férence de l’électricité nucléaire
produit par l’entreprise publique.
Mardi 14 novembre à Paris, lors
d’une conférence de presse le mi-
nistre de l’économie Bruno Le
Maire accompagné d’Agnès Pan-
nier-Runacher (transition éner-
gétique) et de Luc Rémont, prési-
dent-directeur général d’EDF, a
annoncé un prix de référence
« autour de 70 euros » le mégawat-
theure (MWh) auquel l’électricien
vendra son électricité d’origine
nucléaire. « Nous avons réussi à
trouver un équilibre vital », souli-
gne M. Le Maire, pour qui cette
entreprise, certes « nationalisée »,
doit aussi être « une entreprise
rentable ». Cet accord, soumis à
une clause de revoyure dans six
mois, fera aussi l’objet d’une con-
sultation avec tous les acteurs du
marché.
Du futur prix de vente dépen-
dent beaucoup de choses. La
question aura une incidence sur
la santé économique d’EDF et
donc sur sa capacité à engager des
investissements sans précédent,
malgré la lourdeur de sa dette fi-
nancière nette (64,8 milliards
d’euros, fin juin). Le groupe envi-
sage la construction de six à qua-
torze réacteurs nucléaires, voulus
par le gouvernement. Mais il faut
aussi entretenir ceux existants,
principale source de courant dans
le pays, et déployer des énergies
renouvelables.
Effet ciseaux terrible
Le futur prix rejaillira aussi sur les
factures des ménages et des in-
dustriels. Cela étant, anticiper dès
à présent ses effets demeure un
exercice difficile. Le nouveau mé-
canisme prendra la suite de celui
institué par une loi de décem-
bre 2010 et valable jusqu’au 31 dé-
cembre 2025, l’accès régulé à
l’électricité nucléaire historique
(Arenh). L’Arenh contraint
aujourd’hui EDF à vendre une
Les travailleurs suédois se rebiffent contre Tesla
Comme d’autres entreprises de la tech, le constructeur refuse de signer les conventions collectives. Une grève est en cours
malmö (suède) - correspondante
régionale
L a grève a commencé, le
27 octobre, dans les sept
concessions de la marque
Tesla en Suède. Depuis, les garagis-
tes se sont joints au mouvement.
Puis les dockers, qui ne déchar-
gent plus les voitures électriques,
arrivant par bateau de Rostock, en
Allemagne. Dans les prochains
jours, les électriciens arrêteront de
réparer les véhicules et les bornes
de recharge, tandis que les fac-
teurs ne livreront plus les pièces
détachées et les agents d’entretien
cesseront de faire le ménage.
De mémoire de syndicaliste sué-
dois, on n’avait pas vu pareille mo-
bilisation depuis des décennies. Il
faut dire que l’heure est grave : se-
lon les syndicats, c’est l’avenir du
modèle suédois qui est en jeu,
d’autant qu’Elon Musk, qui refuse
de signer les accords collectifs en
vigueur dans le royaume, n’est pas
le seul à leur tenir tête.
La compagnie de streaming sué-
doise Spotify est dans la même si-
tuation et il a fallu la menace
d’une grève pour que la société
Klarna, spécialiste du paiement
fractionné, et suédoise elle aussi,
La question aura
une incidence
sur la santé
économique
d’EDF et donc
sur sa capacité
à investir
partie de sa production à prix fixe
aux fournisseurs concurrents –
dont TotalEnergies et Engie. Soit
42 euros du MWh. Ce prix irrite au
plus haut point l’exploitant du
parc nucléaire français, qui y voit
aujourd’hui un manque à gagner.
Et pour cause, l’unité se vend en
ce moment autour de 90 euros
sur le marché « spot » (du jour au
lendemain), où s’approvision-
nent les fournisseurs. Ce disposi-
tif, créé pour répondre aux direc-
tives européennes de libéralisa-
tion de l’énergie, porte sur un vo-
lume de 100 térawattheures
(TWh). Sauf en 2022, où l’Etat avait
relevé le plafond à 120, avec l’idée
de préserver le pouvoir d’achat de
la population en ces temps d’in-
flation. Cette année-là, ce volume
avait représenté 43 % de la pro-
duction nucléaire en France. L’ef-
fet ciseaux fut alors terrible pour
EDF, la disponibilité des centrales
chutant au même moment à un
niveau historiquement bas, du
fait d’un problème de corrosion
sur certaines tuyauteries.
Le dispositif à venir, sur lequel
EDF et l’Etat viennent de se mettre
d’accord pour l’après-Arenh, sera
d’un fonctionnement différent et
entrera en vigueur au 1er jan-
vier 2026. Lundi soir, les deux par-
ties s’étaient accordées sur l’essen-
tiel. Le nouveau prix du nucléaire
tournera autour de 70 euros le
MWh. Cette somme bien plus im-
portante que celle de l’Arenh con-
cerne les 56 réacteurs du parc ac-
tuel et le réacteur EPR de Flaman-
ville (Manche), dont la mise en ser-
vice est désormais attendue pour
2024, après maints retards et sur-
coûts dans le chantier. Cette fois, la
régulation attendue s’applique à la
totalité de la production des réac-
teurs français. Loin des 279 TWh de
2022, Luc Rémont a fixé l’horizon
finisse par céder le 3 novembre.
« Nous allons faire en sorte que ce
soit aussi difficile que possible pour
Tesla de continuer à tourner », ex-
plique Marie Nilsson, la patronne
d’IF Metall, qui ajoute : « Nous som-
mes désolés pour les propriétaires
des voitures de la marque, qui ne
pourront pas les faire réparer [ils
sont environ 50 000 en Suède].
Mais il faut que le conflit ait un im-
pact pour que notre interlocuteur
comprenne. »
Pas d’encadrement par la loi
Le dernier face-à-face a eu lieu le
6 novembre. A cette occasion, les
représentants de Tesla en Suède
ont réitéré leur refus de se soumet-
tre aux exigences du syndicat. « Le
plus bizarre est qu’ils ne s’opposent
pas au contenu de l’accord, mais re-
fusent de le signer par principe, ce
qui ne peut être interprété que par
le fait que Tesla veut décider seule et
de façon unilatérale des conditions
de travail », dit Mme Nilsson. Avec,
pour les salariés, le risque de se re-
trouver « sans protection à l’ave-
nir », note la présidente d’IF Metall.
Car, en Suède, le marché du tra-
vail n’est pas encadré par la loi,
mais réglé par ces accords de bran-
che, négociés tous les deux ou
Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire (au centre sur la photo), et le PDG d’EDF, Luc Rémont (à droite), visitent la centrale
nucléaire de Penly, en Seine-Maritime, le 9 décembre 2022. BENOIT TESSIER/AFP
autour de 400 TWh pour 2030 –
une barre jamais plus dépassée
après l’exercice 2015.
En fonction des revenus d’EDF,
l’Etat procédera à des prélève-
ments croissants sur la rente nu-
cléaire, afin d’en redistribuer une
partie et d’amortir ainsi les factu-
res des consommateurs. Un méca-
nisme de captation par paliers de
la rente sera établi : 50 % des reve-
nus supérieurs à 78-80 euros le
MWh, puis 90 % au-delà de
110 euros seront redistribués. Une
façon d’anticiper toute nouvelle
crise, après les prix constatés sur le
marché de gros français en 2022
(jusqu’à 1 000 euros le MWh, mo-
mentanément).
Le déroulement des discussions
entre EDF et l’exécutif a fait des
mécontents. En coulisses, plu-
sieurs fournisseurs alternatifs ont
reproché au duo de ne pas les avoir
associés à la réflexion. Contactés
trois ans par les partenaires so-
ciaux. Même s’ils ne sont pas obli-
gatoires, ils couvrent environ 90 %
des salariés, syndiqués à 70 %.
« C’est un modèle qui a assuré une
hausse des salaires réels, tout en
permettant aux entreprises de
prospérer », vante Gabriella Lavec-
chia, présidente du syndicat des
employés des services et des com-
munications Seko.
Mais, pour qu’il fonctionne, « il
faut que tout le monde s’y sou-
mette », dit-elle. Or, les compa-
gnies de la tech se montrent sou-
vent réticentes. Directrice géné-
rale de l’Institut de la médiation à
Stockholm, Irene Wennemo y voit
plusieurs raisons : « D’abord, ce
secteur a grandi très vite. Ensuite,
ses salariés sont en général des em-
ployés, dont les syndicats ne sont
pas habitués à menacer de faire
grève », observe-t-elle.
Autre spécificité, selon Martin
Wästfelt, négociateur en chef du
syndicat des salariés du privé
Unionen : « Ce type d’entreprise,
qui croît rapidement, a comme
concept de faire les choses diffé-
remment et ses salariés ont ten-
dance à penser que les conflits, dont
nous savons qu’ils sont inévitables,
ne se produiront pas. Au bout d’un
par Le Monde, ni TotalEnergies ni
Engie n’ont voulu apporter de
commentaires. Par l’intermé-
diaire de son délégué général,
François Carlier, l’association de
consommateurs Consommation,
Logement et Cadre de vie dénonce
« un processus problématique » car
« sans consultation » large.
Selon lui, l’augmentation du
prix du nucléaire conduira à « une
augmentation sous-jacente » du
tarif bleu pour les particuliers, le
tarif réglementé de vente de l’élec-
tricité. « Revenir à un tarif de l’élec-
tricité abordable pour l’usager » né-
cessiterait plutôt d’en modifier la
fixation pour le rapprocher le plus
possible des coûts de production
et l’éloigner des fluctuations du
marché, selon un argumentaire
syndical du comité social et écono-
mique central d’EDF.
Chez les industriels consomma-
teurs d’énergie, les réactions sont
certain temps, cependant, ils com-
prennent que leur patron moderne
et “hype” est comme n’importe quel
chef d’entreprise. » Peu importe
que les salaires soient tout aussi
généreux, ou même plus, que
ceux prévus par les accords.
Sept ans de discussions
Avant Spotify ou Klarna, d’autres
compagnies ont fait de la résis-
tance. M. Wästfelt rappelle ainsi
que Microsoft ou l’opérateur Tele2
ont commencé par refuser de si-
gner les conventions collectives
avant de céder. Le fabricant de bat-
teries électriques Northvolt est
aussi régulièrement mis en cause,
accusé de faire travailler des sous-
traitants en dehors des accords
collectifs, sur son site de Skelleftea.
A Klarna, le déclic a eu lieu au
printemps 2022, après sept ans de
discussions, quand la société a an-
noncé qu’elle allait licencier 10 %
de son personnel, soit 700 salariés.
« En une semaine, nous avons enre-
gistré 300 nouveaux membres. Les
salariés ont compris que, dans un
système comme le nôtre, où le mar-
ché du travail n’est pas réglementé
par la loi, sans accord collectif, ils se
trouvaient à la merci de la bonne
volonté du patron », relève Martin
mitigées à l’idée d’une fixation de
prix déterminée a posteriori, en
fonction des résultats d’EDF. « Ces
scénarios ne nous apportent
aucune visibilité », estime Frank
Roubanovitch, président de Cleee,
une association regroupant de
gros acheteurs, dans une note da-
tée du 9 novembre.
Divergences d’analyses
Ces dernières semaines, le groupe
a eu l’occasion en coulisse d’expri-
mer ses divergences d’analyses
sur certains calculs. La Commis-
sion de régulation de l’énergie,
autorité administrative indépen-
dante, a estimé à 60,70 euros le
« coût complet » du MWh sur la pé-
riode 2026-2030. Selon sa note, re-
mise fin juillet au gouvernement
et révélée en septembre par le mé-
dia en ligne Contexte, EDF envisa-
geait plutôt 74,80 euros. Mme Pan-
nier Runacher a indiqué mardi
Wästfelt. En janvier, Unionen de-
mandait l’ouverture de négocia-
tions avec la direction, qui a finale-
ment signé les conventions collec-
tives, le 3 novembre, sous la me-
nace d’une grève.
Tesla est une entreprise un peu
différente, remarque Irene Wen-
nemo : « Il s’agit d’une compagnie
étrangère, qui n’a pas signé d’ac-
cords collectifs ailleurs et ne veut
pas en signer en Suède non plus. »
Elle compare le constructeur à la
société américaine Toys’R’Us, qui
avait fini par se soumettre, en
août 1995, après plus de trois mois
d’une grève très dure, mobilisant
de nombreux syndicats. Le bras de
fer avait « durablement affecté la
réputation de la chaîne », précise
Mme Wennemo.
Si le caractère « complètement
imprévisible » du patron de la
marque, Elon Musk, fait planer le
doute sur l’issue du conflit, selon
Mme Nilsson, les syndicats n’ont
aucune intention de baisser les
bras. Avec 15 milliards de couron-
nes (1,3 milliard d’euros) dans sa
caisse de grève, IF Metall dispose
d’un véritable trésor de guerre qui
devrait lui permettre de tenir
pendant des mois. p
anne-françoise hivert
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
que le prix de 70 euros permettrait
de couvrir les coûts du parc nu-
cléaire existant.
Fin octobre, selon Reuters, deux
hauts responsables de l’entre-
prise évoquaient la possibilité
d’une démission de Luc Rémont
en cas de désaccord avec le gou-
vernement. La rumeur a été dé-
mentie, mais « les négociations
ont été longues et parfois diffici-
les » a indiqué M. Le Maire, avant
finalement de parvenir au com-
promis actuel, presque un mois
après celui sur la réforme du mar-
ché européen de l’électricité. Au
terme de vifs débats franco-alle-
mands, les Etats membres de
l’Union européenne ont finale-
ment trouvé un accord le 17 octo-
bre. Notamment pour encoura-
ger des contrats de long terme en-
tre producteurs, comme EDF, et
industriels. p
adrien pécout
ÉD I T I ON
Stéphanie Ferran
nommée numéro deux
d’Hachette Livre
Arnaud Lagardère, PDG d’Ha-
chette Livre, a annoncé, dans
un communiqué, lundi 13 no-
vembre, nommer une direc-
trice générale déléguée, Sté-
phanie Ferran. Celle-ci avait
rejoint Hachette Livre en 2017
comme vice-présidente char-
gée du développement com-
mercial, des filiales franco-
phones et du grand export.
Mme Ferran a démarré dans le
conseil en stratégie (Kearney),
avant de travailler chez Coca-
Cola pendant huit ans.
AGR OALI MEN TAI R E
Nestlé en négociation
exclusive avec un
repreneur pour l’usine
Buitoni de Caudry
Nestlé a annoncé, lundi 13 no-
vembre, être entré « en négo-
ciation exclusive » avec l’ita-
lien Italpizza, qui pourrait
reprendre l’usine Buitoni de
Caudry (Nord), mise en cause
dans le scandale sanitaire des
pizzas contaminées. « Ce pro-
jet d’acquisition pourrait être
finalisé d’ici le début de l’année
2024 », est-il précisé dans un
communiqué. Il pourrait per-
mettre de « relancer une acti-
vité de production au travers
d’un projet solide et pérenne
avec des perspectives d’em-
ploi », est-il ajouté. – (AFP.)
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Dans le Pas-de-Calais, « l’économie
ne tourne plus, les gens craquent » sur la Coup de froid
Les inondations affectent tous les secteurs d’activité, commerces,
industries, agriculture… révélant l’ampleur de la catastrophe
lille - correspondante
S’
il est encore trop tôt
pour pouvoir dresser
un bilan exhaustif des
inondations qui frap-
pent le Pas-de-Calais depuis une
dizaine de jours, l’ampleur de la
catastrophe dans certains sec-
teurs économiques se dessine. La
préfecture estime à 2 000 le nom-
bre de dossiers individuels de
chômage partiel déposés par des
entreprises sinistrées pour leurs
salariés. « Tous les secteurs sont
touchés : commerces, industries,
services, artisans, agriculture, avec
des gradations dans l’impact », ob-
serve Yann Orpin, président de la
chambre de commerce et d’in-
dustrie (CCI) Grand Lille et prési-
dent du Medef Lille Métropole.
Emmanuel Macron devait se
rendre, mardi 14 novembre, dans
le Pas-de-Calais, accompagné du
ministre de l’agriculture, Marc
Fesneau, de celui de la transition
écologique, Christophe Béchu, et
de la ministre déléguée aux PME,
Olivia Grégoire.
Locaux dévastés, perte des
stocks, destruction du matériel
informatique, des équipements
électriques… : les dégâts sont re-
censés et un numéro d’urgence a
été activé par la CCI et le conseil
régional, afin de venir en aide aux
entrepreneurs sinistrés. « Une fois
le premier choc passé, il faut gérer
l’émotion. Il y a aussi toute une
méthodologie pour les déclara-
tions aux assurances, les courriers
à envoyer pour obtenir des délais
de paiement, pour demander le
chômage partiel. »
Turkish Airlines se lance à l’assaut
des compagnies aériennes du Golfe
La Turquie entend s’imposer comme un hub incontournable entre l’Europe et l’Asie
A l’occasion du Dubai Airs-
how, le salon de l’aéro-
nautique de Dubaï, qui a
ouvert ses portes lundi 13 novem-
bre et se poursuivra jusqu’au ven-
dredi 17 novembre, les comman-
des s’enchaînent. En toute logi-
que, c’est la compagnie dubaïote
Emirates qui a frappé la première :
elle a annoncé une commande de
90 Boeing 777X, ce qui représente
un coup de pouce majeur pour le
programme du plus grand biréac-
teur du monde, attendu en 2025
après cinq ans de retard, selon des
sources industrielles citées par
l’agence Reuters.
Emirates a également ajouté
cinq Boeing 787 supplémentaires
à un contrat existant, déclarant
que l’ensemble des nouveaux avi-
ons à fuselage large valait plus de
50 milliards de dollars (46,8 mil-
liards d’euros, aux prix catalo-
gue). La compagnie partenaire
FlyDubai a également lancé l’évé-
nement par une commande de
30 Boeing 787-9, sa première de
gros-porteurs.
Parallèlement, l’Arabie saoudite
poursuit sa montée en puissance
dans la région. Riyadh Air devrait
ainsi finaliser une transaction
pour 100 Boeing 737 Max, moyen-
nant environ 12 milliards de dol-
lars, prix catalogue. Un porte-pa-
role d’Airbus a répondu presque
simultanément par l’annonce
que le groupe et Turkish Airlines
avaient conclu un accord de prin-
cipe pour une « importante com-
mande d’avions commerciaux ».
Comme pour peaufiner les der-
voiture électrique
M. Orpin attend la fin des intem-
péries pour avoir une vision vrai-
ment précise des conséquences
du déluge d’eau qui s’est abattu
dans le Pas-de-Calais, sur les sec-
teurs de Saint-Omer, Montreuil-
sur-Mer, Boulogne-sur-Mer et sur
une partie du Béthunois. Désor-
mais, ce sont les Flandres, dans le
Nord, qui prennent l’eau.
« C’était un lac »
Les papeteries du Pas-de-Calais
sont les principales industries
touchées dans la vallée de l’Aa, qui
coule dans l’Audomarois. Ayant
besoin de rivières à proximité, à la
fois pour utiliser la ressource et
pour y rejeter leurs eaux usées
une fois traitées, les papeteries et
les cartonneries souffrent.
A Wizernes, BePaper a dû cesser
son activité, vendredi 10 novem-
bre après-midi, d’autant qu’une
partie des 200 salariés étaient
confrontés à des inondations à
leur domicile. Pendant tout le
week-end des samedi 11 et diman-
che 12 novembre, une soixantaine
de personnes se sont relayées
pour arrêter proprement les ma-
chines. Chez Sical, à Lumbres, la
production et la logistique sont
touchées, et l’usine est à l’arrêt.
En 2020, ce papetier avait mis en
service une nouvelle station
d’épuration, équivalente à celle
d’une ville de 70 000 habitants.
Impossible, évidemment, d’éva-
cuer quoi que ce soit dans l’Aa, qui
déborde déjà. Ici, la cartonnerie-
papeterie emploie 350 personnes.
A Blendecques, les usines papetiè-
res NorPaper et RDM ont aussi dû
fermer. A Arques, c’est l’activité
niers détails de cette prochaine
opération d’importance, Guil-
laume Faury, PDG de l’avionneur
européen, a marqué une halte à
Istanbul, samedi 11 novembre,
avant de se rendre à Dubaï.
La compagnie turque s’apprête-
rait à passer commande de pas
moins de 355 appareils. Un con-
trat valorisé, prix catalogue, à
plus de 53 milliards de dollars.
Dans le détail, Turkish Airlines
souhaite gonfler sa flotte de
90 long-courriers A350, le der-
nier-né des super-jumbos d’Air-
bus. Elle entend aussi renforcer
son réseau moyen-courrier, avec
l’apport de 250 A321neo d’Airbus.
Cela ne constitue pas une sur-
prise. En mai, quelques semaines
avant l’ouverture du Salon du
Bourget (du 19 au 25 juin), près de
Paris, Ahmet Bolat, PDG de Tur-
kish Airlines, avait fait part de son
intention d’acquérir 600 nou-
veaux avions. Selon lui, ceux-ci
doivent s’ajouter à ceux de la
compagnie au cours des dix pro-
chaines années.
L’ambition
d’Ankara s’est
traduite par la
construction d’un
nouvel aéroport
à Istanbul, entré
en service
en 2019
A La Calotterie,
les 2 500 poules
pondeuses
de Christian
Poiret sont
mortes noyées
packaging du verrier Arc Interna-
tional, située dans la ville basse,
qui s’est retrouvée sous l’eau.
Avec 92 axes routiers encore
coupés, ce sont environ 150 kilo-
mètres de voiries qui se retrou-
vent inaccessibles, compliquant
l’approvisionnement et l’arrivée
de matières premières. L’hyper-
marché E.Leclerc d’Attin a été con-
traint de fermer une journée, ven-
dredi, les accès à la zone commer-
ciale étaient impraticables.
Joël Duquenoy, président (Re-
naissance) de la communauté
d’agglomération du pays de Saint-
Omer, confie la difficulté à repérer
tous les artisans et commerçants
victimes des inondations, mais,
sur le terrain, il a vu des PME « dé-
vastées, des artisans qui ont tout
perdu, comme ce garagiste qui n’a
plus rien, des gens totalement dé-
semparés ». A Saint-Etienne-au-
Mont, l’antiquaire Jean Falik n’a
rien pu faire. Avec plus de 60 centi-
mètres d’eau dans ses entrepôts, il
évalue ses dégâts à « 500 à 600
meubles à jeter, soit 80 % de [s]a
marchandise. Ici, c’était un lac ».
Joël Duquenoy prévient déjà
qu’une fois les urgences réglées, il
faudra réviser le plan local d’urba-
nisme intercommunal et fixer
En se positionnant ainsi, Tur-
kish Airlines montre un peu plus
ses muscles. Depuis quelques an-
nées, à bas bruit, la Turquie vise à
s’imposer comme un hub incon-
tournable entre l’Europe et l’Asie.
Cette ambition affichée par les
autorités d’Ankara s’est d’abord
traduite par la construction d’un
nouvel aéroport à Istanbul, entré
en service en 2019 et d’une capa-
cité, dans un premier temps, de
90 millions de passagers par an.
Nombreux atouts
Dans le même temps, Turkish Air-
lines a décidé d’augmenter la
taille de sa flotte et de la moderni-
ser. Il s’agit de concurrencer les
compagnies du Golfe, et notam-
ment la première d’entre elles :
Emirates. Pour remporter cette
bataille, la compagnie turque dis-
pose de nombreux atouts.
Géographiquement, la Turquie
est mieux placée que les Emirats
pour relier l’Europe à l’Asie, avec
des routes plus directes et plus
courtes. De surcroît, Turkish Airli-
nes bénéficie d’accords de ciel
ouvert avec l’Europe, contraire-
ment aux compagnies du Golfe,
ce qui limite leur nombre de vols
et les destinations desservies sur
le Vieux Continent.
Malgré tout, la compagnie tur-
que doit se hâter, car elle n’est pas
la seule à conclure de gigantes-
ques commandes avec Airbus. En
juin, au Bourget, c’est Air India qui
avait fait sensation, avec un con-
trat de plus de 55 milliards de dol-
lars pour 500 moyen-courriers
économie & entreprise | 21
« des endroits où on ne pourra plus
construire ». M. Orpin confirme
également avoir été informé de la
présence d’entreprises et d’entre-
pôts dans des zones inondables.
« Celles qui sont bien assurées
pourront déménager, mais les
autres ? », interroge-t-il.
Comme il le résume, « sur les
secteurs les plus touchés par les
inondations, l’économie ne tourne
plus et, surtout, les gens craquent,
ils sont à bout ». Avec ces pluies
quasiment incessantes depuis
début novembre et les crues
qu’elles provoquent, les rares ac-
calmies permettent juste de dé-
blayer, en attendant la prochaine
montée des eaux. Un calvaire.
Le monde agricole est également
touché de plein fouet. Ici, à Affrin-
gues, c’est une pisciculture, où
près de 75 tonnes de truites sont
mortes asphyxiées ou emportées
par les eaux. Là, à La Calotterie,
près de Montreuil-sur-Mer, les
2 500 poules pondeuses de Chris-
tian Poiret sont mortes noyées.
Christian Durlin, le président de
la chambre régionale d’agricul-
ture, évalue à « 25 millions d’euros
la valeur de cultures sous les eaux.
Pour les productions légumières,
c’est irrécupérable ». Les cultures
de betterave, de chicorée, de maïs
n’étaient pas encore toutes ra-
massées, et d’autres terres qui
avaient été ensemencées pour les
récoltes de printemps sont inon-
dées. Dans les vallées de la Liane,
de la Canche et de la Course, ce
sont surtout les élevages de va-
ches laitières qui ont souffert. Les
bêtes comme les bâtiments. p
florence traullé
Airbus A320. Avec plus de
8 000 avions dans ses carnets de
commandes, soit près de dix ans
de production garantie, le numéro
un mondial de l’aéronautique ne
sait presque plus où donner de la
tête pour servir ses clients.
En 2022, s’il voulait livrer 720 ap-
pareils, seulement 661 sont sortis
des chaînes d’assemblage. La faute
en revient à certains sous-trai-
tants, qui n’ont pas pu suivre sa re-
montée en cadence. En 2023, l’avi-
onneur présidé par M. Faury s’est
fixé le même objectif, mais, cette
fois, il pourrait réussir son pari.
Afin d’y parvenir, il a inauguré,
en juillet, une nouvelle ligne d’as-
semblage de moyen-courriers à
Toulouse, dans l’ancienne usine
dévolue au défunt A380. Airbus
veut produire 75 appareils de la fa-
mille A320 chaque mois dès 2026.
D’ici deux ans, il devrait disposer
de dix usines d’assemblage pour
approvisionner ses clients en
temps et en heure.
Dans le match qui oppose Tur-
kish Airlines et les compagnies du
Golfe, la première ne sera pas la
seule à acheter européen. Emira-
tes devrait aussi annoncer une
commande d’une centaine d’ap-
pareils chez Airbus. Cet achat
d’A350, un avion concurrent, sem-
ble être suspendu en raison de né-
gociations de dernière minute
portant sur les conditions d’un
accord sur les moteurs avec Rolls-
Royce, d’après des sources indus-
trielles. Aucune des entreprises
n’a accepté de s’exprimer. p
guy dutheil
PERTES & PROFITS | AUTOMOBILE
p a r p h il ip p e e s c a nde
L’affaire avait ému, en octobre,
les fans français de belles améri-
caines. Le prix de la mythique
Mustang, qui s’offre désormais
en version électrique (Mach-E) et
look SUV, a baissé d’un coup de
11 200 euros. Un rabais qui la rend
éligible au bonus écologique,
ce qui représente au total un dis-
count de 30 % par rapport au prix
affiché ! Bien sûr, Ford s’alignait
d’abord sur son concurrent Tesla,
à l’initiative, dès 2022, de la guerre
des prix. Mais la pratique s’étend
comme une traînée de poudre.
Aux Etats-Unis, la Ioniq 5 de
Hyundai a vu son prix chuter
de 9 400 dollars (8 785 euros).
En Europe, selon une étude de la
banque HSBC, citée par le Finan-
cial Times, lundi 13 novembre,
BMW offre désormais des remi-
ses de 20 % sur son modèle i4 en
Allemagne, Peugeot fait de
même au Royaume-Uni avec sa
208 électrique. Au total, selon
HSBC, les rabais sur les voitures
électriques sont de 11 % au
Royaume-Uni, de 10 % aux Etats-
Unis et de 7 % en Allemagne.
Il est loin le temps où les files
d’attente des acheteurs permet-
taient aux constructeurs de met-
tre les prix qu’ils voulaient sur le
capot de leurs voitures. Le temps
de la ristourne est de retour. Ce
retournement est provoqué par le
ralentissement de la croissance
des ventes. Certes, selon l’Associa-
tion des constructeurs européens
d’automobiles, les ventes de ces
Des banques accusées
de favoriser les tensions
au Soudan du Sud
L’ONG Global Witness met en cause
des dizaines d’établissements européens
S oixante banques, compa-
gnies d’assurances et socié-
tés d’investissement euro-
péennes ont financé directement
ou indirectement deux groupes
pétroliers internationaux mis en
cause dans des violences au Sou-
dan du Sud, accuse l’ONG Global
Witness, spécialisée dans l’impact
de l’exploitation des ressources
naturelles sur l’environnement et
les droits humains.
Parmi les noms pointés du doigt
dans le rapport publié mardi
14 novembre figurent ceux des
groupes allemands Deutsche
Bank et Allianz, de l’italien Intesa
Sanpaolo, des néerlandais Aegon
et ING, et des français BNP Paribas,
BPCE, Crédit agricole, Crédit mu-
tuel CIC et Société générale.
L’ONG a recensé plus de 700 mil-
lions d’euros de participations di-
rectes ou indirectes des institu-
tions financières européennes mi-
ses en cause dans le groupe pétro-
lier chinois CNPC (China National
Petroleum Company), du malai-
sien Petronas ou de leurs filiales
cotées, ainsi que 4 milliards
d’euros de prêts et de commis-
sions perçues lors d’émissions
obligataires des deux compagnies.
Financement de l’achat d’armes
Or, Global Witness accuse les deux
groupes de favoriser les violences
intermittentes au Soudan du Sud,
indépendant depuis 2011 et en
proie, depuis 2013, à une guerre ci-
vile qui a entraîné, selon les Na-
tions unies, la mort de plusieurs
centaines de milliers de person-
nes et le déplacement d’environ
4 millions d’habitants.
Petronas est actionnaire des
trois grands producteurs de pé-
trole brut du Soudan du Sud, Dar
modèles zéro émission ont en-
core progressé de 14,3 %, en sep-
tembre, dans l’Union euro-
péenne, mais avec quelques bais-
ses notables, comme ce − 20 % en
Allemagne, en raison de la réduc-
tion des subventions.
Hausse des taux
La réalité est que la hausse des
taux commence à refroidir les ar-
deurs des acheteurs. D’autant que
le lobbying allemand pour autori-
ser les voitures thermiques à car-
burant synthétique au-delà de
2035 et les tentatives britanniques
pour repousser la fin de la vente
des moteurs à essence a semé le
trouble dans les esprits. Nombre
d’industriels reportent leurs co-
lossaux projets d’investissement,
comme Volkswagen pour sa qua-
trième usine de batteries.
C’est dans contexte que le gou-
vernement français concocte son
leasing à 100 euros. Mais ses
conditions d’attribution, réser-
vées aux plus modestes, ont peu
de chances de changer la donne. Il
faudrait pour cela agir, en amont,
sur les flottes d’entreprise et de
location, qui alimentent massive-
ment le marché de l’occasion, et,
en aval, sur les infrastructures. Un
aperçu des difficultés de la transi-
tion énergétique, comme l’est
également l’immobilier, quand
les taux d’intérêt explosent et que
le marasme s’installe. Un beau ra-
bais sur une belle américaine ne
suffira pas à changer le monde. p
Petroleum Operating Company
(DPOC), Greater Pioneer Opera-
ting Company (GPOC) et Sudd Pe-
troleum Operating Company. Si le
pétrolier malaisien a annoncé, en
décembre 2022, la vente de ses
participations au britannique Sa-
vannah Energy, cette cession n’est
toujours pas effective et le chinois
CNPC figure au capital de DPOC et
GPOC. Or, les trois compagnies pé-
trolières du Soudan, sont inscrites
depuis 2018 sur la liste des entités
que les Etats-Unis jugent suscepti-
bles de constituer une menace
pour la sécurité nationale.
Global Witness entend faire
pression sur les responsables poli-
tiques européens qui débattent de
l’inclusion du secteur financier
dans le champ d’application de la
directive CSDD sur le devoir de vi-
gilance des entreprises en matière
de durabilité.
BPCE « ne finance aucun des pro-
jets des compagnies citées », a ré-
pondu le groupe à l’ONG. CIC dit
n’avoir plus aucune relation com-
merciale avec Petronas depuis
2019 et précise n’avoir « jamais
participé à financer une quelcon-
que activité » au Soudan du Sud,
tandis que Crédit agricole assure
ne plus financer Petronas « depuis
plusieurs années ». BNP Paribas et
Société générale ne font aucun
commentaire sur leurs relations
avec des entreprises en particulier,
mais le premier explique que Pe-
tronas est concerné par sa straté-
gie de sortie des énergies fossiles,
autrement dit : la banque pourrait
exclure le groupe pétrolier de ses
investissements. Le second dit ap-
pliquer « un cadre strict à la gestion
des risques d’origine environne-
mentale et sociale ». p
marc angrand
22 | économie & entreprise 0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

REPORTAGE
palamas, vlochos (grèce) -
envoyée spéciale

D
eux mois après
avoir été ravagée
par des pluies di-
luviennes, Vlo-
chos, commune
située en Thes-
salie, dans le centre de la Grèce,
n’est plus qu’un village fantôme.
Construites en contrebas d’une
rivière, les maisons ont été en-
glouties pendant plusieurs jours
par les eaux et la boue au début
du mois de septembre.
Au croisement d’une rue, des
oies côtoient des chats errants.
Mais les habitants ont tous quitté Un champ de coton inondé, à Velestino, en Grèce, le 1er novembre. LOUIZA VRADI POUR « LE MONDE »
les lieux. Le paysage apocalypti-
que laisse entrevoir des canapés,
des peluches ou des chaussons
imbibés d’eau et suspendus sur
les toitures, transportés par la vio-
lence de la catastrophe. Les jar-
PLEIN CADRE
dins, les champs de coton ou de

Les agriculteurs grecs peinent

maïs ressemblent désormais à
des marécages. La zone est infes-
tée de moustiques et de mouches.
Qualifiée par les experts de phé-
nomène « extrême en termes de

à se relever de la tempête Daniel

quantité d’eau tombée », la tem-
pête Daniel, qui a frappé la Grèce
du 4 au 7 septembre, a fait
17 morts en Thessalie, la plaine
fertile de Grèce, qui représente
plus de 15% de la production agri-
cole du pays, recouvert près de
73 000 hectares, selon le service
de gestion des urgences Coperni-
cus de la Commission euro-
péenne, et tué plus de 80 000 bê-
tes, principalement des moutons.
A Vlochos, muni de ses bottes et
de ses gants en plastique, Man-
thos Kolonas s’attelle à nettoyer
son garage et se désole devant
l’étendue des dégâts : « Nous som-
mes seuls à mettre nos mains dans
la boue. L’Etat est complètement
absent. Comment revenir vivre ici ?
Les maisons sont toutes moisies,
certaines routes sont coupées, les
réseaux électriques et d’eau ont été
détruits. Près de deux mois après le
passage de la tempête, l’avenir est
encore très incertain… »
Comme de nombreux villa-
geois, M. Kolonas avait des
champs de coton autour du ha-
meau qui ont été totalement
noyés. « C’était la période où l’on
devait ramasser la récolte. Mais,
maintenant, nous sommes tous
au chômage, sans logement, et
pour combien de temps ? Nous ne
savons pas quand nous obtien-
drons les aides de l’Etat ni quand
nous pourrons de nouveau culti-
ver la terre », explique le sexagé-
naire, qui a loué à 40 kilomètres
de là un appartement où il habite
avec ses deux filles et ses parents.
BULGARIE
MACÉDOINE
DU NORD Thrace
Macédoine
Vlochos TURQUIE
Thessalie Lesbos
Epire
Palamas Mer
GRÈCE Egée
Athènes
Péloponnèse
Mer
Méditerranée
Crète
200 km
Les inondations en Thessalie, début septembre, ont fait dix-sept morts, ravagé
les cultures et décimé les troupeaux de brebis. Les producteurs de feta sont inquiets
A dix minutes en voiture de Vlo-
chos, dans le bourg de Palamas,
Katerina Kokalara, 45 ans, a été re-
logée dans le gymnase d’une
école, comme vingt-sept autres
personnes. Depuis deux mois,
elle dort sur un lit de camp faute
de moyens pour louer un studio.
« J’ai tout perdu, mes champs de
coton, de blé, ma voiture, ma mai-
son. Je n’ai pas d’argent de côté.
Quand je suis partie, je me disais
que ce serait temporaire. Mais c’est
trop dangereux de rester à Vlo-
chos, nous avons peur que, dès les
premières pluies de l’hiver, un nou-
veau drame se produise », dit-elle
en soupirant.
LA « RÉGION EST UNE CUVETTE »
Metamorfosi, village voisin de
Vlochos, a subi le même sort.
Déjà touché par une violente
tempête en 2020, il risque d’être
complètement déserté. « Nous
exigeons le relogement de tous les
habitants dans un endroit plus
sûr, nous avons demandé à pou-
voir construire de nouveaux loge-
ments dans un coin plus surélevé,
à Palamas. Les travaux publics
vont mettre des années, et nous
ne pouvons pas attendre ! Les vil-
lageois ne sont plus en sécurité
chez eux », affirme Petros Konto-
giannis, le président de la com-
mune de Metamorfosi.
Le gouvernement a octroyé des
aides entre 350 et 400 euros par
mois pour louer un logement
dans les environs, le temps néces-
saire. « Mais 40 habitants sur les
250 n’ont toujours rien reçu, et 80 %
des agriculteurs qui devaient obte-
nir une aide d’urgence immédiate
de 2 000 euros ne l’ont pas encore
obtenue… », souligne le trente-
naire, pompier de formation.
Le gouvernement grec a an-
noncé, entre autres, la création
d’un nouvel organisme de ges-
tion de l’eau en Thessalie, qui sera
chargé d’achever les travaux dans
la région, le remboursement aux
éleveurs du coût de toutes les bê-
tes perdues, et 140 euros pour
1 000 mètres carrés de champs de
coton. Selon les premières esti-
mations, les inondations de-
vraient coûter à la Grèce plus de
2,25 milliards d’euros. « L’écono-
mie grecque est désormais suffi-
samment forte pour résister à une
telle catastrophe », avait estimé le
premier ministre conservateur,
Kyriakos Mitsotakis, lors de sa vi-
site en Thessalie, quelques jours
après le passage de la tempête.
Après une longue crise économi-
que (2010-2018), la croissance de la
Grèce devrait être de 2,5 % en 2023
et de 2 % en 2024, nettement au-
dessus du reste de la zone euro.
Mais Athènes a tout de même sol-
licité une aide financière de
l’Union européenne. Le premier
ministre a également proposé de
doubler le fonds spécial créé pour
faire face aux catastrophes natu-
relles (de 300 millions à 600 mil-
lions d’euros), grâce à une aug-
mentation de la taxe de séjour
dans les hôtels de luxe.
« Le changement climatique est
bien là, nous aurons de plus en
plus à faire à des phénomènes ex-
trêmes, et, ici, cette région est une
cuvette, un bassin agricole, qui ris-
que d’être complètement détruit si
l’Etat n’en prend pas conscience et
ne fait pas les travaux nécessai-
res ! », précise l’édile de Metamor-
fosi. En 2020, la Thessalie avait
déjà été touchée par une violente
tempête surnommée Ianos. Le
gouvernement conservateur et la
région avaient alors promis d’agir
pour éviter qu’un tel drame ne se
reproduise.
En 2021, le gouverneur conser-
vateur de Thessalie, Konstantinos
Agorastos, avait présenté un plan
d’un montant de 210 millions
d’euros pour anticiper les pro-
chaines inondations. De nom-
breux travaux ont été retardés ou
inachevés. La Grèce n’avait pas
non plus mis à jour ses cartes des
zones inondables, comme le re-
quiert la directive européenne re-
lative à l’évaluation et à la gestion
des risques d’inondation et avait
été rappelée à l’ordre par la Com-
mission européenne, en fé-
vrier 2022. Aux dernières élec-
tions régionales qui se sont te-
nues mi-octobre, M. Agorastos a
été sanctionné par les électeurs et
n’a pas été reconduit.
« SAVOIR-FAIRE QUI DISPARAÎT »
Outre les destructions matériel-
les et agricoles, la tempête en
Thessalie a aussi mis à mal un des
produits phares du secteur agroa-
limentaire grec, qui pèse environ
4 % du produit intérieur brut du
pays : la feta, une appellation
d’origine protégée qui a souvent
créé des conflits avec d’autres
pays qui voulaient imiter le fro-
mage au lait de brebis. Depuis
2005, la Commission européenne
a tranché, la feta doit être pro-
duite à partir de lait d’animaux
paissant en Grèce, dans les ré-
gions de l’Epire, de Macédoine, de
Thrace, de Thessalie, de Grèce
continentale, du Péloponnèse et
de l’île de Lesbos.
Selon Christos Apostolopoulos,
le président de l’association des
industries laitières grecques, 25 %
de la feta est produite en Thessa-
« J’ai tout perdu,
mes champs
de coton, de blé,
ma voiture,
ma maison »
KATERINA KOKALARA
agricultrice à Palamas
lie : 140 000 tonnes sont fabri-
quées en Grèce chaque année,
dont 65 % environ sont destinés à
l’exportation, mais, en 2024, la
production devrait être en baisse,
en raison des inondations qui ont
décimé près de 15 % des trou-
peaux de Thessalie.
A Palamas, Thomai Bekiari tient
tant bien que mal sa fromagerie
Titania Gefsi. Les étals sont pres-
que vides. « Nous travaillons avec
quatre éleveurs, deux d’entre eux
ont perdu une grande partie de leur
troupeau et nous n’avons plus suffi-
samment de lait pour faire la feta »,
explique la quinquagénaire.
Pour l’instant, elle n’a pas aug-
menté les prix de vente. « Au su-
permarché, la feta peut atteindre
jusqu’à 16 euros le kilo. Mais nous,
dans cette région qui a été telle-
ment affectée, nous ne pouvons
pas demander aux habitants de
payer plus cher. Déjà, nous avons
remarqué qu’ils n’achètent plus
que 500 grammes de feta par se-
maine contre 1 kilo il y a un an. »
A quelques kilomètres de là, à
Pharsale, Theodoros Zacharis pré-
voit qu’il produira 50 tonnes de
feta en moins par rapport à 2022.
Son entreprise, endommagée par
les intempéries, devrait rouvrir
fin novembre. Avec l’inflation, ces
deux dernières années, le prix de
la feta en Grèce a déjà augmenté
de 40 %, ce qui a entraîné une
baisse d’environ 10 % de la con-
sommation dans le pays.
« Je ne pense pas que les prix de-
vraient augmenter davantage
dans les mois à venir. La consom-
mation en Grèce baisse, et, à l’ex-
portation, nous sommes encore
confrontés à une concurrence dé-
loyale, avec des marques étrangè-
res prétendant vendre de la feta
grecque », s’indigne le fromager.
Son père et son oncle avaient
ouvert la fromagerie. Ses grands-
parents étaient des bergers no-
mades, se déplaçant dans diffé-
rentes régions de Grèce. « Mais je
ne pense pas que mes enfants con-
tinueront… C’est peut-être un sa-
voir-faire qui disparaît tout dou-
cement », se désole M. Zacharis.
Chez les éleveurs, les mêmes in-
quiétudes se dessinent. Dans le
village de Megalo Efidrio, Vasilis
Dimakopoulos n’a réussi à sau-
ver que 78 moutons sur 380.
« Pendant dix-neuf heures, je suis
resté coincé sur un tracteur en es-
sayant de sauver mes bêtes. Psy-
chologiquement, je ne suis pas
bien », confie-t-il.
En 2020, il avait déjà perdu
100 brebis. A la sortie de la com-
mune, l’éleveur montre une mon-
tagne de boue : « Notre Parthé-
non », déclare-t-il avec ironie.
M. Dimakopoulos veut croire que
« l’avenir ne sera pas aussi sombre
que cette gadoue », qu’il pourra se
relever, reconstruire une étable
dans une colline en hauteur des
environs. Mais si une nouvelle ca-
tastrophe venait à le ruiner de
nouveau, il l’assure, il pliera ba-
gage comme déjà de nombreux
collègues. p
marina rafenberg
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Le destin bousculé des étudiants aidants
Selon une étude récente, 16 % des étudiants sont des aidants, une situation qui façonne leur orientation
R
omane Dorado Doncel
s’y voyait déjà : six mois
de stage en Australie qui
viendraient clore en
beauté son master 2 de biologie à
l’Ecole normale supérieure de
Lyon. Tout était prêt. Evidemment,
elle en profiterait pour visiter le
pays. Mais c’était compter sans
l’annonce du cancer de sa mère,
tombée comme un coup de mas-
sue à l’automne 2021. Tout s’en-
chaîne alors très vite : Romane, qui
a 23 ans à l’époque, annule son
stage et accueille sa maman chez
elle pour pouvoir s’en occuper
pendant les lourds traitements de
chimiothérapie. Elle l’aide à man-
ger, à faire sa toilette, à se déplacer.
Alors que la jeune femme songe
à abandonner ses études, sa mère
la convainc de continuer. Romane
s’accroche. Elle doit jongler entre
ses cours, les rendez-vous médi-
caux et les tâches du quotidien.
Son école se montre plutôt conci-
liante avec ses absences et ses amis
lui envoient les cours à rattraper,
mais elle se coupe de toute vie so-
ciale. Pas l’envie ni le temps de sor-
tir et de voir ses amis. Rare bonne
nouvelle dans cette période som-
bre : elle reçoit une proposition de
stage à l’Institut Pasteur à Paris, in-
dispensable pour valider son mas-
ter. « Je n’ai jamais su qui avait fait
passer mon CV, c’était inespéré », re-
connaît-elle aujourd’hui.
Romane multiplie alors les al-
lers-retours en train entre la capi-
tale, Lyon où est soignée sa mère et
Valence, le domicile familial.
Après une année aussi éreintante,
elle renonce à se lancer dans une
thèse de biologie, son projet ini-
tial. « J’étais épuisée physiquement
et moralement, je me suis dit que je
n’arriverais pas à tout concilier. »
A la rentrée 2022-2023, l’étu-
diante se replie sur un master en
management pharmaceutique à
l’ESCP Business School, avec l’idée
que cela lui permettra de rentrer
dans la vie active plus rapidement
qu’une thèse. Une formation dont
elle profite à fond, car sa mère est
en rémission. « J’ai pu à nouveau
sortir, faire la fête. J’étais dans une
nouvelle école où personne n’était
au courant de ma situation », ra-
conte la jeune femme, heureuse
d’avoir pu retrouver un peu de lé-
gèreté. C’est aussi cette année-là,
pendant un cours, qu’elle décou-
vre le terme « aidant ». « Je me suis
reconnue dans la description. Jus-
que-là, je n’avais pas pensé que
c’était un truc particulier, on aide
ses proches par amour, voilà tout »,
souligne Romane.
Difficultés financières
Si la législation n’en donne pas
une définition unique, l’aidant est
la personne qui s’occupe de façon
régulière et soutenue d’un proche
malade, en situation de handicap
ou de dépendance liée à l’âge. Se-
lon la direction de la recherche,
des études, de l’évaluation et des
statistiques des ministères so-
ciaux (Drees), la France comptait
en 2021 quelque 9,3 millions
d’aidants, dont 500 000 mineurs.
Une étude inédite, Campus-
Care, s’est intéressée spécifique-
ment à la population étudiante,
une catégorie d’aidants restée jus-
que-là dans l’ombre. Menée sur
6 767 étudiants de 18 à 25 ans par
le laboratoire de psychopatholo-
gie et processus de santé de l’uni-
versité Paris Cité, dans le cadre du
projet JAID « Recherches sur les
jeunes aidants », elle montre que
près de 16 % d’entre eux sont des
aidants, dont une très grande ma-
jorité de femmes (86 %) – une iné-
galité de genre bien connue par
quiconque se penche sur le phé-
nomène de l’aidance.
« Les conséquences sur ces jeunes
sont très importantes : sur leur
santé, sur leur moral, mais aussi
sur leurs trajectoires académiques,
souligne Basilie Chevrier, maître
de conférences en psychologie
différentielle à Aix-Marseille Uni-
versité et collaboratrice de JAID.
campus | 23
« Se retrouver
aidant, ça change
notre vie,
notre relation
aux autres »
ROMANE
créatrice de la plate-forme
LinkAidants
un référent à l’université pour le
mettre en place, ce qui est parfois
difficile », souligne Amarantha
Barclay Bourgeois.
Autre avancée entrée en vigueur
en septembre : la possibilité pour
les étudiants aidants d’acquérir
quatre points de charge supplé-
mentaires dans le cadre d’une de-
mande de bourse sur critères so-
ciaux. Un dispositif qui reste très
limitatif, selon les associations.
Seuls les jeunes aidants d’une per-
sonne reconnue handicapée à au
moins 80 % peuvent bénéficier de
ce coup de pouce. Les cancers,
scléroses en plaques, dépressions,
etc. ne sont pas concernés. Et la
stratégie nationale de mobilisa-
tion et de soutien 2023-2027, pré-
sentée le 6 octobre, ne comporte
pas d’avancée sur ce point.
Présidente de l’Union des jeu-
ANNA WANDA GOGUSEY nes aidants, créée en 2020, Auré-
lie Joly appelle notamment à
mieux prendre en compte les dif-
Sur ces 16 % d’aidants, 80 % sont tance. « Sans cela, je n’aurais ja- d’apporter un peu de soutien à ces ficultés rencontrées par ces étu-
en détresse psychologique. Ils se
La France mais pu faire d’études supérieures. jeunes. Créée officiellement en diants. « Il faut leur faciliter la vie :
déclarent en moins bonne santé comptait C’est ce qui m’a permis d’avoir une 2017, elle a été imaginée trois ans qu’ils puissent recevoir des coups
(fatigue, mal de dos) et plus stres- scolarité à peu près à égalité avec plus tôt par Françoise Ellien, une de téléphone en cours pour gérer
sés que les autres étudiants. Leur
en 2021 quelque les autres », reconnaît le jeune psychologue clinicienne, qui les rendez-vous médicaux, être
situation financière est aussi plus 9,3 millions homme de 23 ans. s’était rendu compte qu’en soins dispensés de TD quand il faut ac-
précaire : ils sont plus nombreux Comme de nombreux jeunes palliatifs ses patients étaient sou- compagner à des chimios, etc. »
à être boursiers, à occuper un em-
d’aidants, dont aidants, Florent doit affronter des vent accompagnés par leurs en- « Etre reconnue comme aidante
ploi et à avoir un parent sans em- 500 000 mineurs difficultés financières. Pour com- fants, parfois jeunes. Elle se fixe m’aurait aidée », confirme Ro-
ploi ou en arrêt maladie. S’agis- penser la perte de sa bourse qui a alors un double objectif : récolter mane, qui a décidé de créer une
sant de leur orientation, ils sont pris fin le jour de ses 18 ans, il dé- des données sur le sujet et offrir à plate-forme, LinkAidants, héber-
plus souvent inscrits dans des fi- cide d’entrer en apprentissage in- ces jeunes un temps de répit. gée sur le site de JADE, pour que
lières liées à la santé et au soin, formatique dans une banque : Des ateliers de cinéma sont or- les jeunes puissent s’exprimer et
mais aussi dans des formations à 1 800 euros par mois, qui lui per- ganisés, dans l’Essonne, avant que trouver des informations. « Se re-
distance. « D’autres renoncent mettent de compléter les petits re- l’organisation ne devienne natio- trouver aidant, ça change qui on
tout simplement à poursuivre venus de sa grand-mère et « de nale. « Porter une attention parti- est, notre vie, notre relation aux
leurs études supérieures, car la mettre un peu d’argent de côté, si culière aux jeunes aidants est pri- autres », résume-t-elle.
charge d’aidant est trop lourde », un jour il faut la placer dans une mordial, car ils sont en pleine cons- La jeune diplômée vient de dé-
souligne l’universitaire. institution ». Le jeune homme, qui truction de leur identité », souligne crocher un CDI dans une start-up
Florent (il n’a pas souhaité don- se destinait à un master spécialisé Amarantha Barclay Bourgeois, di- à Paris, mais elle sait que le par-
ner son nom), lui, ne doit son mas- à HEC, doit y renoncer, trop cher. Il rectrice de JADE et aussi mère cours du combattant n’est pas ter-
ter en informatique qu’à la pandé- accepte l’embauche que la banque d’une jeune fille polyhandicapée. miné. Alors que sa mère a rechuté
mie de Covid-19. Orphelin de père qui l’a formé lui propose. depuis cet été, Romane renoue
et de mère depuis ses 8 ans, il a été Ses jours et ses nuits sont désor- Besoin de reconnaissance avec les allers-retours en train et
élevé par ses grands-parents. mais rythmés par la maladie. « Cer- Si le Royaume-Uni a une bonne la culpabilité de ne pas être tout le
Après le décès de son grand-père tains jours, elle va bien, d’autres, elle longueur d’avance sur les aidants temps à ses côtés.
en 2017 – il est alors en terminale –, est comme une enfant. Je dois la la- grâce aux travaux lancés dans les Florent continue de prendre soin
tout bascule. Sa grand-mère com- ver, l’habiller, lui faire son petit dé- années 1990 par le professeur Saul de sa grand-mère au quotidien. En-
mence à donner des signes de sé- jeuner. J’ai pris l’habitude de l’appe- Becker, devenu une référence tre son travail, les courses, le mé-
nilité précoce. Bac en poche, il ler deux fois le matin et deux fois européenne sur le sujet, en France, nage et l’administratif, il ne s’auto-
s’inscrit tout de même en infor- l’après-midi. Je m’inquiète en per- les recherches académiques sont rise qu’un moment de répit pour
matique à l’université Paris-Dau- manence. J’ai l’angoisse qu’on m’ap- balbutiantes (les premières en- aller courir. A l’âge où il devrait
phine. Au début, les signes de la pelle pour me dire qu’on l’a retrou- quêtes datent de 2017) et les politi- faire des plans sur la comète, le
maladie lui semblent gérables, vée au milieu de la rue. C’est déjà ar- ques publiques encore timides (le jeune homme est contraint de vi-
mais ils deviennent vite un pro- rivé, raconte-t-il, désabusé face au premier plan national en faveur vre au jour le jour : « Je ne vois pas
blème pour l’étudiant, seul à s’oc- peu d’aide publique disponi- des aidants n’a été présenté qu’en plus loin que le week-end. » « On
cuper de son aïeule. ble dans un cas comme le sien. A octobre 2019). Depuis cette date, parle beaucoup de la fin de vie, mais
Le confinement, décrété en part quelques associations, on a le un étudiant aidant peut bénéficier pas assez des personnes qui accom-
mars 2020, sera finalement sa sentiment d’être abandonnés. » d’un aménagement de son emploi pagnent leurs proches jusqu’au
chance, en lui permettant de con- L’association nationale Jeunes du temps. « Encore faut-il qu’il soit bout », remarque-t-il. p
tinuer à suivre ses cours à dis- aidants ensemble (JADE) tente informé de ce droit et qu’il trouve charlotte bozonnet
Les frères et sœurs aidants, une vie dans l’ombre de la maladie
éva, 21 ans, a mis longtemps à reconnaître que, par- métiers d’art et du design en céramique, Eva prépare naissance. Et a fait vivre « les montagnes russes » à sa pe-
fois, « elle en a marre ». Elle l’a formulé pour la première aujourd’hui un diplôme pour devenir musicienne inter- tite sœur. « Il fallait l’aider à s’habiller, à prendre ses mé-
fois il y a trois ans, à l’occasion d’un repérage pour un venante, « mais la situation de [sa] famille reste toujours dicaments, à monter les escaliers… C’est sûr, on est plus
documentaire sur les aidants. Le réalisateur était venu dans un coin de [sa] tête ». Le cas d’Eva est loin d’être une mature que les autres, mais ça crée aussi un décalage
passer du temps avec elle et sa famille, à Juvisy, en ré- exception. Selon l’enquête Campus-Care menée en 2019- avec les gens du même âge », souligne Amélia.
gion parisienne, pour comprendre leur quotidien aux 2020 auprès de 6 767 étudiants, 26 % des aidants s’occu- L’aidance au sein d’une fratrie a des implications un
côtés de Lubin, son frère, 16 ans aujourd’hui, gravement pent d’un frère ou d’une sœur. Sans surprise, la très peu différentes de celles qui sont liées à l’aidance de pa-
handicapé depuis la petite enfance. « Avec mes parents, grande majorité de ces aidants sont des filles (86 %). rents ou de grands-parents. Il est d’abord plus difficile
ma sœur, mon frère, on s’est vraiment dit les choses. J’ai de se penser aidant quand on a grandi à côté d’un en-
avoué que, parfois, je suis saoulée ! Jusque-là, je ne Implications différentes fant dépendant. Plus difficile aussi de trouver sa place à
m’étais pas vraiment autorisée à le dire ou même à le Résultat : elles ont tendance à s’orienter dans des filières côté d’un frère ou d’une sœur qui est, à juste titre, le
penser. C’est mon frère, c’est normal que je l’aide ! » qui les mèneront à des métiers tournés vers autrui (aide, centre de l’attention. Plus difficile enfin de se projeter
La maladie de son frère, une amyotrophie spinale in- soin, éducation). Elles sont également plus engagées que dans la vie quand on se sent tenu de soulager ses pa-
fantile, s’est déclenchée lorsqu’il avait 3 ans. Les muscles la moyenne, s’investissant par exemple aux côtés d’asso- rents et peut-être un jour de les remplacer.
de Lubin ont commencé à s’atrophier, le clouant dans un ciations de soutien aux jeunes aidants. Eva n’échappe « Le futur ? Je me pose la question depuis longtemps. J’ai
fauteuil roulant. « On a appris à vivre à cinq en se répartis- pas à la règle et en a bien conscience : « J’ai tendance à toujours du mal à me projeter ailleurs », explique Eva,
sant le travail naturellement. Chacun a pris en main des vouloir m’occuper des autres. » Elle a voulu être jeune consciente que, si la situation avait été différente, elle se-
aspects de la vie quotidienne. » Eva l’aide souvent à s’ha- pompière volontaire et fait aujourd’hui partie de l’asso- rait peut-être partie faire ses études ou travailler à
biller et à faire les transferts fauteuil-douche-lit. Avec sa ciation nationale Jeunes aidants ensemble (JADE). l’étranger. Amélia, elle, a sauté le pas. De Grigny (Es-
sœur, Alice, 19 ans, elle se charge aussi de tâches ména- Amélia, 20 ans, étudiante en musicologie, reconnaît sonne), elle est partie étudier à Aix-en-Provence (Bou-
gères pour laisser à ses parents le temps de s’occuper de elle aussi avoir toujours pris le rôle de la « maman du ches-du-Rhône). Elle continue toutefois de revenir tou-
Lubin. Eux ont toujours veillé à ce qu’elle puisse suivre groupe ». Son frère, Riwan, aujourd’hui âgé de 23 ans, a tes les deux semaines en région parisienne pour voir ses
une scolarité normale. Violoniste depuis l’âge de 7 ans, un syndrome cardio-facio-cutané, une maladie très parents et son frère. p
titulaire d’un bac littéraire et d’un diplôme national des rare qui lui a valu vingt et une opérations depuis sa c. b.
24 |
CULTURE
Vimala Pons, Buster Keaton au féminin
La performeuse, qui joue dans « Vincent doit mourir », se projette dans une carrière longue au cinéma
RENCONTRE
O
n n’avait encore ja-
mais rencontré une
actrice qui dit bonjour
en faisant une rou-
lade, avant de retomber sur ses
pieds, hilare. « Enchantée ! », lance
l’enchanteresse, avec ce regard
noir, rieur, désamorçant le côté
beauté fatale. Vimala Pons, c’est
Anna Karina avec des yeux de jais.
La voici qui déboulait, vendredi
10 novembre, en début de soirée,
à l’UGC des Halles, à Paris : elle ve-
nait y présenter, avec Karim
Leklou, lors d’une avant-pre-
mière, Vincent doit mourir, pre-
mier long-métrage de Stéphan
Castang, qui sort le mercredi
15 novembre, un genre plutôt rare
de romance survivaliste, qui vous
happe et vous fait réfléchir à cent
à l’heure. « Les films de genre m’in-
téressent énormément, parce
qu’ils développent des sujets hau-
tement philosophiques, dans un
traitement qui est mainstream,
populaire », explique l’actrice, au
bar du multiplexe.
Dans Vincent doit mourir, Vi-
mala Pons déploie ses talents
d’athlète, et son visage assombri
par l’atmosphère de fin du monde
creuse un nouveau sillon dans sa
carrière cinématographique, com-
mencée sous le signe solaire, puis-
qu’elle fut révélée dans La Fille du
14 juillet (2013), d’Antonin Peretja-
Quand un simple regard déclenche un déferlement de violence
Le premier long-métrage virtuose de Stéphan Castang, avec Karim Leklou et Vimala Pons, imagine une société devenue invivable
VINCENT DOIT MOURIR
pppv
N on, Vincent doit mourir,
de Stéphan Castang,
n’est pas la suite de Vin-
cent n’a pas d’écailles (2015), de (et
avec) Thomas Salvador, l’histoire
d’un garçon en apparence tran-
quille, mais condamné à la soli-
tude, du fait de ses superpouvoirs
qui surgissent aussitôt qu’il se re-
trouve dans l’eau.
Et pourtant, les deux films ne
sont pas dénués de connexions : le
héros de Vincent doit mourir, inter-
prété par Karim Leklou, va lui aussi
être contraint de se retirer de la so-
ciété, celle-ci ayant sombré dans
une violence incontrôlable ; et, de
même que l’autre Vincent, il va
tko – par ailleurs, elle a
tourné dans des films de Jacques
Rivette, Bruno Podalydès, Paul
Verhoeven, Alain Resnais… Née
en 1983, cette sportive de haut ni-
veau (karaté et tennis) s’est formée
au jeu, tout en se spécialisant dans
le jonglage et l’équilibre au Centre
national des arts du cirque, à Châ-
lons-en-Champagne (Marne).
« La pratique circassienne m’a
enseigné qu’on peut tout faire.
N’importe quel défi peut être re-
levé, parfois il faut juste se dire que
cela va prendre quatre ans. Et ça,
c’est assez apaisant bizarrement,
je trouve, de faire un décompte jus-
qu’à la réussite d’un acte, ou d’un
but que l’on s’est donné », explique
la performeuse et transformiste.
Phrasé décapant
Ses créations avec Tsirihaka Har-
rivel, puis son solo dadaïste, Le Pé-
rimètre de Denver (2022), dans le-
quel elle porte des objets plus en-
combrants les uns que les autres
sur la tête, lui ont valu la réputa-
tion d’un Buster Keaton au fémi-
nin. Les portes de l’art contempo-
rain se sont ouvertes et Vimala
Pons présentera prochainement
sa première exposition de vidéos
à la galerie Anne Barrault, à Paris,
dans le Marais. Elle travaille aussi
avec la photographe franco-viet-
namienne Nhu Xuan Hua : « C’est
un projet à la Cindy Sherman, où
j’incarne douze femmes différen-
tomber amoureux d’une femme
incarnée par la même Vimala
Pons. D’un long-métrage l’autre,
l’actrice apporte sa touche burles-
que, tandis qu’elle se retrouve con-
frontée au bizarre, dans un genre
minimaliste et dissonant, à la Jac-
ques Tati, dans Vincent n’a pas
d’écailles, et dans une veine plus
flippante, façon John Carpenter,
dans Vincent doit mourir.
Acteur de théâtre, né en 1973,
Stéphan Castang est l’auteur de
deux courts-métrages incisifs sur
nos sociétés dites « avancées » et
le traitement qu’elles réservent à
leurs « vieux », Panthéon Discount
(2016) et Finale (2020). Inspiré du
scénario de Mathieu Naert, Vin-
cent doit mourir imagine un
monde devenu invivable, où le
pppp CHEF-D'ŒUVRE
tes. De mon côté, je vais créer des
musiques sur chaque photo. »
A cela, il faut ajouter plusieurs
tournages dans les mois à venir,
dont un avec le Franco-Chilien
Alejandro Jodorowsky, plus un
spectacle en 2025. « Mon but, c’est
d’avoir l’emploi du temps d’Isa-
belle Huppert, je suis une grande
fan de Zaza ! » Une pause, et elle
lance : « J’ai trop de désirs pour un
contenant si petit ! »
Après La Fille du 14 juillet, Vimala
Pons a enchaîné les rôles de jeune
femme un peu marteau. Elle re-
connaît qu’elle a « baladé ce per-
sonnage » dans plusieurs films, en
mode « photocopieuse », à la de-
mande de réalisateurs. Vimala
doit mûrir ! « Trop souvent, on a
réduit Vimala à ce côté léger, en
oubliant que c’est une actrice de
théâtre, qui a sa profondeur, expli-
que Stéphan Castang. Pour Vin-
cent doit mourir, je voulais aussi
une comédienne qui ait une his-
toire, un passé avec les spectateurs,
je pense aux films de Peretjatko,
mais aussi de Bertrand Mandico. »
Mandico, qui aime détourner
les actrices de leur image atten-
due, a confié à Vimala Pons trois
de ses plus beaux rôles, lui de-
mandant de se couper les che-
veux pour incarner un « bad boy »
dans Les Garçons sauvages (2017),
la transformant en vamp sen-
suelle dans Ultra Pulpe (2018),
puis en femme cow-boy, au
simple fait de croiser un regard
peut déclencher un déferlement
de violence. Face à l’adversité, Vin-
cent (Karim Leklou) va tenter de
survivre, et même de trouver un
équilibre amoureux. Le film sur-
vivaliste se déplie en deux parties,
d’abord la chute, puis le rebond,
une fois que le héros semble avoir
touché le fond.
Se mettre les menottes
Vincent, graphiste à Lyon, se voit
attaqué sur son lieu de travail,
puis à l’extérieur, par des incon-
nus. Commence une descente
aux enfers : ses collègues lui de-
mandent poliment de se mettre
en télétravail, et rapidement Vin-
cent se retrouve isolé, n’osant
plus sortir de chez lui. Lorsqu’il
pppv À NE PAS MANQUER
« Aujourd’hui,
je vais au-devant
de rôles qui me
ressemblent plus,
peut-être parce
que je suis
moins fragile »
VIMALA PONS
phrasé décapant, dans After Blue
(Paradis sale) (2021). « J’ai eu envie
de l’emmener sur de nouvelles
zones. En garçon, Vimala m’évo-
quait Alain Delon dans Plein soleil
(1960). Elle peut créer des ruptures
au sein d’un plan, de la séduction à
l’intensité émotive, ce qui corres-
pond à ce qu’elle est », expli-
que Mandico.
Le temps a passé, l’actrice a
40 ans, même si elle en paraît dix
de moins. « Aujourd’hui, je vais
au-devant de rôles qui me ressem-
blent plus, peut-être parce que je
suis moins fragile. Ma pudeur se
place à des endroits très étranges,
non pas au niveau de la nudité du
corps, mais du dévoilement de
vrais sentiments. Ce que font Léa
Seydoux ou Adèle Exarchopoulos,
je suis incapable de le faire. Je suis
ultra-admirative de cet abandon
total. » Vimala Pons a cette ma-
nière très imagée et fulgurante
découvre qu’il n’est pas seul,
qu’une communauté d’individus
assiégés est en train de s’organi-
ser pour survivre, il part vivre
dans la maison de son père…
L’une des forces du film réside
dans la mutation du placide Karim
Leklou en brute tout à la fois sau-
vage et dérisoire. L’antihéros va
tenter de sauver sa peau, notam-
ment dans une scène digne d’un
western, où il patauge dans une
fosse septique, luttant contre son
voisin. Il n’y a donc plus de vie pos-
sible. Puis, un soir, alors qu’il s’ar-
rête sur le parking d’une pizzeria,
Vincent rencontre Margot (Vimala
Pons), la serveuse qui, elle aussi,
traverse une mauvaise période.
Les deux naufragés font connais-
sance, mais que peut penser Mar-
ppvv À VOIR pvvv POURQUOI PAS
d’analyser les choses : « Au ci-
néma, on fait des prises, littérale-
ment la caméra vous prend quel-
que chose. C’est comme les Mange-
morts dans Harry Potter, ces créa-
tures qui viennent aspirer les âmes.
On peut aimer ça, et j’aime ça
aujourd’hui. Sur scène, c’est diffé-
rent : je suis face au public et je dé-
cide si quatre cents personnes vont
zoomer sur ma main, je deviens
une salle de montage sur pied. »
« Se déployer dans le temps »
Et si, un jour, elle réalisait un film ?
« Il serait certainement en rapport
avec ma pratique sur scène. J’es-
saierais de transposer le côté extra-
ordinaire du spectacle vivant, qui
laisse le temps d’inventer, de cher-
cher, de créer. Cela rejoint les dé-
buts du cinéma, avec Charlie Cha-
plin qui avait son studio et répétait
quatre ou cinq mois un numéro
qui allait durer une minute. »
Elle ajoute : « J’ai eu neuf mois de
création pour Le Périmètre de
Denver. Les producteurs ont vu
des étapes de travail, ont donné
des retours. Ce n’est pas comme
pour un film où, parfois, on ne peut
progresser sur un montage de pro-
duction tant que le scénario n’est
pas modifié. Cette importance ex-
trême donnée au scénario, avec
toutes les commissions qui don-
nent leur point de vue, abîme
beaucoup l’élan créateur. Certains
réalisateurs réécrivent quinze fois,
got de cet homme devenu parano,
qui lui intime de ne pas le regarder
dans les yeux, de peur de déclen-
cher chez elle des envies de meur-
tre ? Le film ne tente pas d’élucider
le pourquoi de la violence, mais
scrute les tentatives d’adaptation
des personnages. Vincent doit
mourir interroge la folie – celui qui
se croit attaqué l’est-il vraiment ? –,
la déchéance sociale et, avec un
certain sens du comique, revisite
le lien charnel. Comment faire une
rencontre si on ne peut plus « croi-
ser un regard » ?
Plutôt que se passer la bague au
doigt, les amoureux vont se met-
tre les menottes, à l’un ou à
l’autre, selon la situation. Ainsi
pourront-ils s’aimer sans entra-
ves… Le clin d’œil sadomasochiste
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
vvvv ON PEUT ÉVITER
Margaux Lamy (Vimala
Pons), dans « Vincent
doit mourir »,
de Stéphan Castang.
CAPRICCI FILMS
trente fois leur histoire, souvent
pour épouser les avis de huit per-
sonnes dans une commission,
deux dans une autre… C’est des-
tructeur au mauvais endroit. »
Elle s’excuse de parler beau-
coup. En l’écoutant, on se de-
mande ce qu’une telle artiste,
avec son énergie, fera dans dix ou
vingt ans. « Je trouve intéressant de
se déployer dans le temps. Je n’ai ja-
mais eu de succès énorme, c’est plu-
tôt une sorte de diffusion lente sur
la durée. Quand on a la chance im-
mense de faire ce métier, on peut
vieillir devant la caméra, être dans
l’acceptation totale, comme Fran-
ces McDormand, mon actrice pré-
férée, ou bien le refuser. Devenir in-
temporelle, comme Nicole Kidman,
je suis très touchée par cela aussi. »
Quel que soit le chemin, ce sera
sans enfant, a priori : « Je n’en ai
pas du tout envie, j’ai une espèce de
claustrophobie quand j’y pense.
Ça me fait trop peur, en vérité je ne
me sens pas du tout capable. Je
pense que c’est très dur d’avoir des
enfants, et c’est très dur de ne pas
en avoir. Car, en grandissant, ils
vous redonnent de l’élan et vous
aident à devenir quelqu’un de
meilleur. Moi je n’aurai pas ça, il
faut que je me prépare au retour
de bâton, que je comble mon désir
de transmission. De toute façon,
ça va être compliqué, et ça, c’est
hyperintéressant… » p
clarisse fabre
est pris à contrepied, l’idée étant
ici de passer du bon temps en évi-
tant la douleur – Pedro Almodo-
var avait déjà exploré le potentiel
burlesque des menottes dans
Attache-moi ! (1990).
Mais le film va plus loin, souli-
gnant le rétrécissement des vies
(sans parler des échos à la guerre
et à la sauvagerie), convoquant les
mythes, et le déclin de la vue
comme issue fatale : les yeux
bandés, ayant pour seul guide
Margot, Karim Leklou fait un
beau Tirésias. p
cl. f.
Film français de Stéphan
Castang. Avec Karim Leklou,
Vimala Pons, François Chattot,
Michaël Perez (1 h 48).
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
La malédiction
de mère
en fille de Mona
Achache
La réalisatrice confie à Marion
Cotillard le rôle de sa génitrice dans
un film à la narration singulière
LITTLE GIRL BLUE
ppvv
L’
intimité d’un sujet do-
cumentaire, associée
aux drames qui peu-
vent y être liés, peut
conduire un cinéaste à recourir
aux subterfuges de la fiction, le
jeu aidant parfois à délivrer ce qui
se soustrait – par peur, par pu-
deur, par trop de souffrance – au
registre du réel. Ce fut le cas dans
Les Filles d’Olfa (2023), de la Tuni-
sienne Kaouther Ben Hania, qui
fit intervenir des acteurs pour in-
teragir avec les personnages d’un
documentaire évoquant le destin
d’une mère plus grande que
nature et ses relations abîmées
aux hommes et à ses filles.
Il faut croire que les rapports
mère-fille, leur intensité, leur de-
gré de passion et de violence sou-
vent, leur folie furieuse parfois,
réclament ce type de dispositif de
mise à distance puisque la réalisa-
trice Mona Achache y recourt éga-
lement dans Little Girl Blue. Et le
drame est donné d’emblée, avec la
découverte, le 1er mai 2016, du
corps de sa mère, Carole Achache,
63 ans, pendue dans son apparte-
ment. Elle lègue à sa fille des cais-
ses entières de documents – pho-
tos, lettres, enregistrements
filmés et sonores – et la question,
Une jeune fille défaite après
la fête dans une station balnéaire
Questionnant le consentement, la Britannique Molly Manning
Walker réussit une plongée vertigineuse dans des soirées orgiaques
HOW TO HAVE SEX
ppvv
E lles sont prêtes pour les
meilleures vacances de leur
toute jeune vie. Tara (Mia
McKenna-Bruce), Skye (Lara
Peake) et Em (Enva Lewis), 18 ans,
arrivent avec des paillettes dans
les yeux à Malia, sur l’île de Crète,
réputée pour ses fêtes gigantes-
ques. Pendant quelques jours, el-
les vont boire, draguer, danser jus-
qu’au petit matin… Et celle qui ra-
mènera quelqu’un à l’apparte-
ment aura droit au grand lit. Tara
est sans doute celle qui attend le
plus de ce séjour. Elle n’a jamais eu
de relation sexuelle, ses deux
amies le savent, et elle espère bien
rencontrer quelqu’un au milieu
de tout ce béton. Le blond tatoué
du balcon d’en face, Badger (Shaun
Thomas), pourrait faire l’affaire.
Rien de très original, mais How
to Have Sex, premier long-métrage
de la Britannique Molly Manning
Walker, récompensé au Festival de
Cannes (prix Un certain regard),
réussit une plongée quasi ethno-
graphique dans le monde étrange-
ment formaté (très hétérocentré)
de la fête à l’échelle industrielle.
Où le sentiment de liberté folle qui
flotte dans l’air s’apparente aussi à
un enfermement, comme lors
d’un séjour trop bien organisé. Le
spectateur découvre tout ce cirque
taraudante, lourde, tétanisante,
de son suicide.
Les documents, par milliers, sont
là pour ça. Ils offrent des pistes, des
découvertes, des surprises. Ils
ouvrent, aussi bien, des abîmes. Ils
restituent de cette mère une
image que la fille ne connaissait
pas forcément. Mona Achache,
sans doute submergée, sans doute
incapable de se mettre en scène au
centre de cette quête, imagine un
curieux chemin pour continuer
d’avancer. Une intercession. Une
actrice qui prêterait ses traits à
ceux de la mère défunte, pour en-
treprendre de raconter la dispari-
tion du personnage dont elle
prend peu à peu possession. Une
actrice qui accepterait de jouer le
médium en s’imprégnant de l’es-
prit de la mère, en enfilant ses vê-
tements, en mettant son parfum,
en jouant des scènes de sa vie.
Le drame est
donné d’emblée,
avec
la découverte,
le 1er mai 2016,
du corps
de la mère
à travers les yeux de Tara, atta-
chante héroïne assumant sa naï-
veté autant que sa détermination
à profiter de chaque instant. Alors
elle y va, lorsque les animateurs et
animatrices de ces soirées (et jour-
nées) orgiaques poussent les jeu-
nes gens à aller toujours plus loin,
dans les jeux sexuels et alcoolisés,
comme si les garçons et les filles
accomplissaient des rites de pas-
sage. Il l’a fait, elle l’a fait…
Une autre gueule de bois
La cinéaste trentenaire pousse
tous les feux – celui du son (discus-
sions ininterrompues des filles),
de la couleur (tenues flashy) – et
filme l’espace comme une succes-
sion de boîtes (le volume exigu des
chambres, le bassin surpeuplé de
la piscine, les pistes de danse bon-
dées), transformant le tumulte en
une expérience sensorielle. Sous
le soleil ou les lumières laser, la ca-
méra capte une compression de
corps séducteurs et jouissifs,
comme dans Spring Breakers
(2012), d’Harmony Korine.
Tara va se rapprocher de Badger
(le bon gars derrière le beau gosse),
mais c’est avec un autre copain,
Paddy (Samuel Bottomley), qu’elle
partira sur la plage pour finir la
nuit. Ils se baignent, se serrent, elle
n’est pas sûre de vouloir coucher
avec lui. Il continue l’approche sur
le sable mouillé, lui parle de sa
culture | 25
La mère de Mona Achache (Marion Cotillard), dans « Little Girl Blue ». TANDEM
Cette actrice – et l’exercice en est sa vie intellectuelle et mondaine. fille Mona, qui révèle dans ce film généralisée. De Mona Achache
curieusement rendu d’autant plus Jean Genet, qu’elle révère, ins- un traumatisme de jeunesse lors vers Marion Cotillard, de Marion
délicat – est Marion Cotillard. truira Carole intellectuellement, d’un séjour chez Juan Goytisolo Cotillard vers Carole Achache, de
non sans exercer sa perversité sur au Maroc, confinant, en la pré- Carole Achache vers Monique
Traumatisme de jeunesse elle et sans que sa mère trouve ap- sence de sa propre mère, à l’abjec- Lange. Sous la double puissance
Et cependant l’enquête avance. paremment à y redire. tion. Ainsi se révèle dans Little Girl du totem maternel et de la toxi-
Carole Achache, étrangement, s’y Une jeune femme à moitié dé- Blue une sorte de malédiction cité masculine, le film semble à
révèle comme fille beaucoup plus truite sortira de cette enfance. La- transgénérationnelle de mère à cet égard tout autant une expres-
que comme mère. Fille de Moni- quelle, tardivement, écrira un li- fille, que Mona Achache entend, sion de la hantise que la manifes-
que Lange, forte femme, éditrice vre sur sa mère en 2011, Fille de avec ce film, enfin lever. tation d’une libération. p
chez Gallimard, scénariste (Ro- (Stock), qui révèle toute l’ambi- On voudrait y croire si la jacques mandelbaum
berto Rossellini, Henri-Georges guïté du sentiment qu’elle portait complexité et la distanciation du
Clouzot, Joseph Losey), roman- à sa propre mère, femme solaire dispositif qu’elle met en place Documentaire de Mona
cière, figure du monde intellec- et fragile à la fois. Un sentiment pour y parvenir ne donnait, aussi Achache. Avec Marion Cotillard
tuel des années 1950, exclusive- apparemment reconduit chez sa bien, l’impression d’une effusion et Mona Achache (1 h 35).
ment amoureuse d’homo-
sexuels. Le père de Carole, l’écri-
vain Juan Goytisolo, formait ainsi
un faux couple avec Monique, à
laquelle il demanda d’avorter lors
de sa grossesse, de même qu’il fut
un faux père pour Carole. Une re-
lation fusionnelle s’instaure donc
entre Carole et sa mère, qui fait
précocement participer sa fille à
beauté et, lorsqu’il s’allonge sur
Tara, après avoir obtenu de sa part
un « oui », on sent comme un ma-
laise. Le lendemain, un nouveau
rapport avec le même garçon lève
le doute sur l’absence de consente-
ment : le viol sans bruit, pendant
que Tara dort et cuve l’alcool de la
veille, a lieu en plein jour, dans la
chambre de l’appartement, tandis
que les copains et copines discu-
tent de l’autre côté de la porte.
La jeune fille, qui n’a pas encore
décrypté ce qui lui est arrivé, reste
dans la sidération. Une autre
gueule de bois s’ajoute à celle du
lendemain de cuite. C’est comme
le début d’une autre histoire, que
l’on ne connaîtra pas, la cinéaste
choisissant de terminer son film à
cet endroit-là, ou presque. Dans
un précédent court-métrage,
Good Thanks, You ? (2020), pré-
senté à la Semaine de la critique, à
Cannes, Molly Manning Walker
scrutait, à l’inverse, le trauma-
tisme d’une adolescente après
l’agression sexuelle. How to Have
Sex raconte une « première fois »
traumatique pour la fille, qui
passe sans doute inaperçue aux
yeux du garçon. Comme s’il
n’avait jamais exploré la boîte à
outils du consentement. p
clarisse fabre
Film britannique de Molly
Manning Walker (1 h 31).
26 | culture
Rosa (Ariane Ascaride) et Henri (Jean-Pierre Darroussin). DIAPHANA
Le Marseille lyrique et politique
de Robert Guédiguian s’essouffle
Le vingt-troisième film du cinéaste laisse peu de place aux respirations
ET LA FÊTE CONTINUE !
ppvv
R
obert Guédiguian,
69 ans, reste indéfecti-
blement lié à la ville de
Marseille, à sa troupe
d’acteurs qui vieillit devant sa ca-
méra, comme aux destinées du
« peuple de gauche » dans l’hiver
politique qui a succédé à l’effer-
vescence des années 1970 (son
entrée en cinéma se fait avec
Dernier été, en 1981). Et c’est ce
sens inaltérable de la fidélité qui
le rend attachant jusqu’à son der-
nier et 23e long-métrage, malgré
des signes manifestes d’essouf-
flement.
Et la fête continue ! prend pied
dans l’actualité récente, en réac-
tion à l’effondrement, le 5 novem-
bre 2018, de deux immeubles vé-
tustes de la rue d’Aubagne, dans
le vieux centre de Marseille, qui
entraîna la mort de huit person-
nes et la détresse humanitaire
d’une centaine de survivants éva-
cués. Le film s’ouvre sur des ima-
ges du sinistre, et du vide laissé
dans le bâti comme une plaie,
© M/M (Paris)
symptôme des brutales incuries
des politiques urbaines, sous
le regard impuissant du buste
d’Homère ornant les lieux.
Le récit tourne autour de ce trou
béant laissé dans le quartier, mais
aussi autour de Rosa (Ariane Asca-
ride), aide-soignante à quelques
encablures de la retraite, veuve
et grand-mère affectueuse, ainsi
que militante du quotidien.
Autour d’elle gravitent ses deux
grands garçons, Sarkis et Minas
(Robinson Stévenin et Grégoire
Leprince-Ringuet), qui entretien-
nent leur héritage arménien,
mais aussi Tonio (Gérard Meylan),
un frère communiste et chauffeur
de taxi, parmi toute une petite ga-
laxie de proches – conjointes, pe-
tits-enfants, collègues et amis.
De beaux moments de grâce
Dans le boulevard politique
ouvert à la gauche aux élections
municipales, Rosa est pressentie
pour se présenter comme tête
de liste, mais essuie de plein fouet
la division de son propre camp.
En même temps, la voilà qui
tombe amoureuse sur le tard
Le long-métrage
prend la forme
d’une chronique
sautillant d’un
lieu et d’une
situation à l’autre
d’Henri (Jean-Pierre Darroussin),
ancien libraire lettré, et accessoi-
rement père de sa bru, Alice (Lola
Naymark). Se pose alors, pour
Rosa, une question de taille : per-
sévérer dans l’engagement ci-
toyen ou amorcer le processus de
désengagement, au profit d’autre
chose ? A travers ce personnage,
on reconnaîtra peut-être le mo-
dèle de Michèle Rubirola, élue
maire (Europe Ecologie-Les Verts)
de Marseille en 2020, pour démis-
sionner cinq mois plus tard.
Depuis ses débuts, le cinéma
de Guédiguian se fonde sur deux
élans adverses, l’un politique,
l’autre lyrique, qu’il n’est pas sou-
vent facile d’accorder, d’où la mé-
Théâtre National de Bretagne
Direction Arthur Nauzyciel
1 rue Saint-Hélier, Rennes
02 99 31 12 32
15 11 —
25 11 2023
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I
A
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L
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S
M
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I
F
S
E
R
T
U
A
S
E
lancolie qui lui est consubstan-
L
tielle. Dernièrement, cette mélan-
colie avait pris un tour tragique,
par l’entremise de mélodrames
sans échappatoire, d’une pro-
fonde noirceur, comme La Villa
(2017) ou Gloria Mundi (2019),
hantés par la mort, l’échec et un
sentiment de désastre social.
Entendant certainement ne pas
donner plus de prise au désespoir,
le cinéaste semble ici redresser
la barre, en donnant à Et la fête
continue ! la forme moins pathéti-
que, moins funèbre aussi, d’une
chronique sautillant d’un lieu et
d’une situation à l’autre, d’un pro-
blème à sa résolution. Ce papillon-
nement narratif donnerait pres-
que à l’ensemble des airs de feuille-
ton, voire de sitcom marseillaise –
et l’on frémit un peu à l’idée d’un
Plus belle la vie se feuilletant
comme un bulletin de la CGT.
Et la fête continue ! n’en est pas
encore là, fort heureusement, et
compte de beaux moments de
grâce, surtout en ce qui concerne
l’idylle de la deuxième chance en-
tre Rosa et Henri, auprès desquels
la mise en scène épanche tout son
lyrisme (un merveilleux travel-
ling ascensionnel quand les deux
s’embrassent enfin, en bas de
tours d’immeubles). Détail boule-
versant : le cinéaste filme toujours
Ariane Ascaride, son héroïne et
compagne, comme une star, une
icône populaire, ici plongeant,
telle une naïade, dans les eaux lus-
trales de la piscine municipale.
Toutefois, la chronique est un
genre pointilliste qui s’accom-
mode mal du didactisme revendi-
qué du réalisateur. La ronde ra-
pide des personnages les réduit
trop souvent à débiter des dis-
cours prêts à l’emploi, et donne
l’impression de passer en revue
les thématiques du moment (dé-
sunion de la gauche, crise de l’hô-
pital, situation au Haut-Karabakh,
et l’on en passe). Le personnage
de Darroussin, aidant sa fille à ré- LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
diger un discours, semble à lui
seul résumer tout le problème :
« Il faut trouver une forme ! » Pas
sûr que la chronique soit vrai-
ment la bonne, quand elle se ré-
vèle ainsi saturée de vouloir-dire,
légère en surface, trop chargée sur
le fond. On se prend parfois à rê-
ver au cinéaste japonais Yasujiro
Ozu, qui savait filmer mutations
sociales et passage du temps, fai-
sant la part belle aux respirations,
Killers of the Flower Moon
à l’insignifiance. Et l’on prend ren-
dez-vous avec Robert Guédiguian
pour son prochain film. p
mathieu macheret
Film français de Robert
Guédiguian. Avec Ariane
Ascaride, Jean-Pierre Darroussin,
Lola Naymark, Robinson AP : Avant-première
Stévenin, Gérard Meylan (1 h 46). Source : « Ecran total »
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
ppvv À VOIR
Les Voies jaunes
Documentaire français de Sylvestre Meinzer (1 h 41).
Si le mouvement des « gilets jaunes » a donné lieu à des
documentaires saisis dans l’urgence, Les Voies jaunes prend
le parti de l’après-coup, cinq ans après les premières manifes-
tations. Sur des plans fixes saisis dans tout le pays, l’ethno-
graphe de formation y appose le témoignage d’anciens « gilets
jaunes » revenant sur ce qui les a incités à rejoindre le mouve-
ment. La judicieuse idée du film consiste à découpler l’image
et le son, et à éviter l’automatisme du témoignage face ca-
méra. Le rapprochement de ces récits de colère politique et de
ces images apaisées contribue à faire sentir l’impression d’un
retour au calme contraint. Au risque de la monotonie. p m. jo.
Nous, étudiants !
Documentaire centrafricain, français, congolais
de Rafiki Fariala (1 h 22).
Né en 1997, en République démocratique du Congo, Rafiki
Fariala s’est installé tôt, avec ses parents, en République
centrafricaine (RCA), la famille fuyant la guerre dans son pays.
Compositeur et chanteur, il découvre en 2017 la réalisation
documentaire lors d’une formation en RCA. Nous, étudiants !,
son premier long-métrage, est une chronique de la vie à l’uni-
versité de Bangui, fréquentée par des jeunes plutôt pauvres,
les classes aisées s’inscrivant dans les universités privées.
Un bel exercice de cinéma direct, poétisé par les intermèdes
musicaux du réalisateur, lequel chante en voix off. p cl. f.
pvvv POURQUOI PAS
Avant que les flammes ne s’éteignent
Film français de Mehdi Fikri (1 h 34).
Issu des cités, journaliste à L’Humanité, scénariste, Mehdi Fikri
signe son premier long-métrage, inspiré par une succession de
dérapages au cours desquels des jeunes de banlieue ont trouvé
la mort face à la police. La mort est ici inaugurale. Le film s’in-
téresse à ce qui lui succède. La souffrance. La colère et la tenta-
tion de l’émeute. La conscientisation politique de la famille.
On pense à l’affaire Traoré. Le film, obligé par son sujet, est
trop illustratif pour faire bouger les lignes esthétiques. p j. ma.
Le Petit Blond de la casbah
Film français d’Alexandre Arcady (2 h 08).
Introducteur de la « séfaraditude » dans le cinéma français
(Le Coup de sirocco, 1979 ; Le Grand Pardon, 1982), Alexandre
Arcady, 76 ans, se retourne ici, sur le mode autobiographique,
sur l’Algérie de ses jeunes années. Cette visée commande
la vision, sans doute idéalisée, d’une société cosmopolite et
tolérante que la décolonisation ferait soudain voler en éclats.
Le récit fait vivre des figures hautes en couleur – jusqu’à con-
fier le rôle de la grand-mère à Jean Benguigui ! –, parmi lesquel-
les l’alter ego du cinéaste, curieusement dépourvu de relief.
Cet effacement indique la primauté du collectif sur l’indivi-
duel, qui motive en même temps qu’il affaiblit le film. p j. ma
Ricardo et la peinture
Documentaire suisse et français de Barbet Schroeder (1 h 46).
Barbet Schroeder consacre un portrait sensible à son ami
Ricardo Cavallo, né en 1954 en Argentine, qui a consacré sa vie
à la peinture et transmet aujourd’hui son art aux enfants
d’un village, dans le Finistère. L’artiste méditatif peint
toutes les nuances du ciel et de la mer, remettant sans cesse
son ouvrage sur le métier. La chronique d’une amitié
entre deux passionnés de l’histoire de l’art. p cl. f.
vvvv ON PEUT ÉVITER
Gueules noires
Film français de Mathieu Turi (1 h 43).
Cette énième tentative d’horreur française nous entraîne
dans les mines du Nord quand elles tournaient à plein (1956),
mais aussi de celles abyssales et sans retour de la série Z. Au
côté d’un Samuel Le Bihan en chef de brigade foreuse, le film
recrute son autre protagoniste dans les parages du Rif, où de
pauvres villageois marocains sont enrôlés pour l’exploitation
houillère. A l’angoisse de la descente s’ajoute pour le « bleu »
Amir (Amir El Kacem) celle d’avoir à s’intégrer à un quarteron
d’ouvriers blancs, racistes et cupides. Les mineurs descellent
par mégarde le tombeau d’une momie. Dépourvu de toute idée
de mise en scène, le film déroule péniblement son programme :
transformer Germinal en un tour de train fantôme. p ma. mt
À L’AFFICHE ÉGALEMENT
Comme par magie
Film français de Christophe Barratier (1 h 33).
L’Incroyable Noël de Shaun le mouton
Film d’animation britannique de Steve Cox, Liz Whitaker,
David Scanlon (52 min).
Sound of Freedom
Film américain d’Alejandro Monteverde (2 h 11).
Vigneronnes
Film documentaire français de Guillaume Bodin (1 h 19).
Nombre
Evolution
par rapport Total
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis
d’exploitation d’entrées (*) d’écrans précédente la sortie
Five Nights at Freddy’s
The Marvels
1
1
466 935
333 244
331
543
466 935
333 244
L’Abbé Pierre. Une vie… 1 290 594 689 290 594
Le Garçon et le Héron 2 275 308 512 ↓ – 57 % 978 218
3 jours max 3 184 090 678 ↓ – 64 % 1 596 055
4 113 416 944 ↓ – 52 % 1 122 634
Second tour 3 109 782 753 ↓ – 52 % 838 851
La Passion
1 76 931 256 76 931
de Dodin Bouffant
Les Trolls 3 4 74 420 857 ↓ – 79 % 1 360 776
La Pat’ Patrouille… 5 74 078 697 ↓ – 81 % 2 232 723
* Estimation
Période du 8 au 12 novembre inclus
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Des Hongrois
face à une
catastrophe
imminente
« Les Harmonies Werckmeister »,
(2000), de Bela Tarr, ressort dans
une splendide version restaurée
REPRISE
I
l se produit en art, a fortiori
au cinéma, certains croise-
ments d’astres inattendus,
comme ce fut le cas en Hon-
grie, vers la fin des années 1980,
entre deux remarquables créa-
teurs, le romancier Laszlo Krasz-
nahorkai et le cinéaste Bela Tarr,
révélés l’un à l’autre par l’entre-
mise du grand écran. Leur colla-
boration – cinq films en vingt-
cinq ans, de Damnation (1988) au
Cheval de Turin (2011) – s’est tra-
duite par l’invention d’une forme
sans précédent (y compris dans
les œuvres antérieures de Tarr,
très dissemblables) : un théâtre
d’ombres modelé dans la glaise
du temps, une note grave mainte-
nue dans le chaos du monde.
Après la monumentale fresque
de Satantango (1994, arrivée
en salle en février 2020), le distri-
buteur Carlotta remet le couvert
avec le second pic de cette associa-
tion, Les Harmonies Werckmeister
(2000), septième long-métrage si-
gné Bela Tarr, le premier à avoir fait
l’objet d’une sortie française (en fé-
vrier 2003), de retour à la faveur
d’une splendide version restaurée.
Le film s’inspire du deuxième
roman de Krasznahorkai, La Mé-
lancolie de la Résistance (1989, Gal-
limard, 2006), écrit comme Satan-
tango sur la pente descendante
des années 1980, peu avant
l’écroulement du bloc soviétique,
au moment où se profilait, en
Hongrie, l’horizon de la transition
démocratique. C’est donc un senti-
ment de désastre à venir, ou d’ave-
La résistible ascension
du dictateur Corolianus Snow
La préquelle de « Hunger Games » remonte soixante ans en arrière
HUNGER GAMES. LA
BALLADE DU SERPENT ET
DE L’OISEAU CHANTEUR
pvvv
P our qui ne serait ni un fer-
vent lecteur de la saga Hun-
ger Games ni un spectateur
assidu de ses adaptations cinéma-
tographiques, le visionnage de ce
cinquième volet, Hunger Games.
La ballade du serpent et de l’oiseau
chanteur promet d’être une tra-
versée ténébreuse. Résumons l’af-
faire : immense phénomène litté-
raire et cinématographique, la sé-
rie des Hunger Games poursuit
la mutation perpétrée par la saga
Harry Potter et Twilight en actant
l’émergence d’une littérature
et d’un cinéma pour young adults
(autre nom marketing pour parler
de l’adolescence) et d’œuvres qui
leur sont directement destinées.
On doit cet univers dystopique
à l’Américaine Suzanne Collins :
dans un futur non daté, la roman-
cière suit sa charismatique hé-
roïne, Katniss Everdeen, au sein
de Panem, Etat totalitaire situé en
Amérique du Nord. Chaque année,
pour tenir son peuple, le pouvoir
central, le Capitole, organise un
nir grevé par l’incertitude, qui s’at-
tache alors à la plume de l’écrivain,
prodigue en communautés villa-
geoises égarées, comme en figures
de charlatans et de faux prophètes.
Quand Satantango (le film), du
haut de ses sept heures, racontait
la gueule de bois des lendemains
qui déchantent, sur le modèle du
joueur de flûte d’Hamelin, Les
Harmonies Werckmeister pres-
sentent le retour du fascisme et
l’hystérisation des foules – l’ave-
nir politique hongrois ne leur
donnera pas complètement tort.
Bela Tarr trouve dans l’usage que
l’écrivain fait de la parabole un
espace adéquat pour tracer ses
prises de vues extensives et ses
travellings vertigineux.
Révolutions et rotations
A la tête d’un grand hangar sur
roues, un cirque itinérant fait son
arrivée dans une petite ville, traî-
nant dans sa remorque une
énorme baleine, ainsi qu’un mys-
térieux « Prince », dont les dis-
cours provoquent des attroupe-
ments, attisent la colère. Chez les
particuliers et les commerçants,
Le plan-séquence
est l’unité
de mesure
du cinéma
du réalisateur,
et l’organe de son
souffle puissant
jeu télévisé, les « Hunger Games ».
Les vingt-quatre participants
au jeu doivent alors s’affronter
dans une arène lors d’un combat
à mort, au bout duquel il ne devra
rester qu’un seul vainqueur. Kat-
niss triomphe avant d’être à la tête
d’une insurrection contre Panem.
Pour les fans de la saga
Comme dans Harry Potter, son
modèle largement copié, l’univers
d’Hunger Games se veut un
monde autonome avec sa langue
tramée de néologismes, ses sym-
boles et ses règles du jeu parfaite-
ment nébuleuses pour qui pren-
drait le récit en route. Autant de
raffinement sous lequel se déploie
un discours on ne peut plus sim-
ple : la critique soft de la société
du spectacle, des dictatures et de
l’injustice en général – sous le ver-
nis protestataire, c’est toute une
industrie qui se frotte les mains.
Rien de bien nouveau, dans
cette cinquième adaptation qui
consiste en une préquelle remon-
tant soixante ans avant les aven-
tures de Katniss et raconte la jeu-
nesse de Corolianus Snow, qui de-
viendra l’emblématique dictateur
de Panem et l’ennemi juré de l’hé-
roïne incarnée par Jennifer
Le colporteur de journaux Janos Valuska (Lars Rudolph). 2000 GOËSS FILM AIRTIME INTERNATIONAL MEDIA KFT./VON VIENTINGHOFF FILMPRODUKTION GMBH/13PRODS
on se méfie de ces intrus qu’on
soupçonne de semer partout le
ferment du désordre. Janos (Lars
Rudolph), humble colporteur
de journaux, assiste au vent de
panique qui s’empare de la ville,
du sentiment de catastrophe im-
minente qui plane. Fasciné par la
baleine, monstre biblique au my-
the duquel son prénom renvoie
(Janos/Jonas), le candide sert aussi
d’aide à domicile à un vieil intel-
lectuel reclus, un certain Eszter
(Peter Fitz). Celui-ci est, en effet,
absorbé dans d’interminables re-
cherches en musicologie concer-
nant Andreas Werckmeister, com-
positeur du XVIIIe siècle qui eut
le malheur de découper l’octave
en douze parties égales (source
du clavier dit « bien tempéré »), et
de perdre ainsi les résonances cos-
miques de la musique originelle.
Les Harmonies Werckmeister
s’arrime ainsi aux circulations de
Janos, personnage-témoin, spéci-
men d’idiot dostoïevskien, les
yeux grands écarquillés devant
le désastre qui vient – peut-être
une révélation –, circulant aux
quatre coins de la ville et faisant
ainsi le lien entre les piliers calfeu-
trés de la petite société – bottier,
cantinier, imprimeur, jusqu’à
Lawrence. Disons-le franche-
ment : il serait naïf de croire que le
film s’adresse à d’autres qu’aux
fans de la saga. Tout le plaisir
qu’on pourrait y prendre semble
entièrement logé dans cette im-
pression, pour le spectateur, de
détenir la clé d’un univers en soi,
opaque aux néophytes, et qui ne
cesse de renvoyer aux autres films
et romans. Cet énième volet sem-
ble n’être là que pour entretenir la
connivence avec le public, s’assu-
rer qu’il est encore là, et renflouer
les caisses au passage – on appelle
ça « assurer le fan-service ».
Derrière le manuel d’insurrec-
tion se cache une suite de rebon-
dissements mièvres empruntant
à la mythologie grecque et joués
par des acteurs beaux comme des
mannequins – films et romans de
science-fiction n’ont pas attendu
les conseillers en marketing pour
s’adresser aux adolescents. Bref,
l’apparition d’œuvres young
adults semble être l’excuse toute
trouvée d’une industrie pour
aseptiser forme et contenu. p
murielle joudet
Film américain de Francis
Lawrence. Avec Tom Blyth,
Rachel Zegler, Ashley Liao (2 h 38).
culture | 27
l’étrange femme revancharde lement sidérant, et il y en aura Les Harmonies Werckmeister est
d’Eszter (Hanna Schygulla) sur- d’autres, comme la prise d’assaut sans doute le plus allégorique des
prise à s’acoquiner avec un colo- d’un hôpital par une foule enra- films de Bela Tarr : les symboles
nel. Le plan-séquence est l’unité gée, dont l’expédition punitive y dessinent une ronde fascinante
de mesure du cinéma de Bela Tarr, est stoppée net par la découverte et apocalyptique, et font beaucoup
et l’organe de son souffle puissant. d’un vieil homme nu et décharné, pour sa puissance d’envoûtement,
Le film en compte trente-neuf, image vibrante de la miséricorde. aidés par une musique au lyrisme
tous époustouflants, qui décri- L’art du plan selon Bela Tarr n’est fragile. Sa splendeur calme et som-
vent autant de traversées épiques pas qu’une pure expérience du bre est celle d’une mélancolie sans
de l’espace, de basculements du temps, comme on le dit souvent, fond, et son rythme lancinant
point de vue, et surtout de révolu- mais une façon de relier le trivial semblable au battement d’ailes
tions autour des personnages. à l’infini, la misère humaine au d’une nuée de corbeaux sur la
La révolution est le grand motif sombre émerveillement de la vi- plaine de la Puszta. p
du film, et ce, dès la première sion. Révolution au sens premier : mathieu macheret
scène, où Janos, à la fermeture les hommes tournent en rond
d’un troquet, recrée la rotation quand le monde chavire sur son Film hongrois, allemand, français,
du Système solaire à l’aide des axe, et la caméra de leur tourner italien de Bela Tarr (2 h 25). Avec
poivrots du coin. Moment littéra- autour, elle aussi. Lars Rudolph, Hanna Schygulla.
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0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Ci-contre :
Lau Pa Sat,
un des
nombreux
« hawker
centres »
de Singapour.
A droite :
un stand dans
le Chinatown
Complex
Food Centre.
GONZALO AZUMENDI/
LAIF/REA. SINGAPORE
TOURISM BOARD
Les « hawker centres »,
foisonnantes halles
culinaires de Singapour
De l’échoppe au stand étoilé, du « kaya toast » au bouillon d’os
de porc, cette cuisine de rue inscrite au Patrimoine immatériel
de l’humanité raconte le melting-pot de la cité-Etat
GASTRONOMIE
singapour
H
éritage victorien de
la présence britanni-
que à Singapour, les
huit allées en étoile
qu’abrite la halle octogonale de
Lau Pa Sat grouillent de gour-
mandises. Sous les pales de venti-
lateurs tentant d’aérer la chaleur
équatoriale, familles, étudiants
ou touristes se pressent le long
de plus d’une centaine de stands,
avant de s’asseoir à l’une des
multiples tables qui parsèment
les galeries. Ambre luisant des
canards et des poitrines de porc,
woks où rissole le nasi goreng (riz
frit indonésien), bols de soupe dé-
bordant de travers de porc ou de
fruits de mer, odeur suave de beef
rendang, ce ragoût malais de
bœuf aux épices douces… Sous
les larges enseignes aux couleurs
criardes, les échoppes incarnent
le melting-pot de la cité-Etat.
Si quatre langues officielles sont
parlées (anglais, mandarin, ma-
lais et tamoul) et plus de dix reli-
gions pratiquées, les appétits
aussi sont polyglottes et multi-
confessionnels. Aux Etats-Unis,
on appellerait l’endroit un food
court, en France, une « aire de
restauration ». A Singapour, l’ap-
pétit vibre au rythme de ce qu’on
appelle les hawker centres.
Lau Pa Sat est l’un de ces quel-
que 120 « centres » que compte la
ville. Le soir, la frénésie déborde
sur le trottoir, au point qu’au pied
de la halle la rue Boon Tat se trans-
forme en satay street. Des nuages
de fumée s’échappent des barbe-
cues malais sur lesquels grillent,
en mode satay, des milliers de
petites brochettes de bœuf,
d’agneau, de poulet ou de crevet-
tes (vendues environ 50 centimes
d’euro pièce).
Marinées dans un mélange de
citronnelle, d’ail, d’échalotes, de
gingembre et de curcuma frais,
de sucre de palme, de piment, de
coriandre et de cumin en poudre,
elles caramélisent ensuite sur
la braise, avant d’être servies, ac-
compagnées d’une sauce épaisse
à base de tamarin, de lait de coco
et d’arachides torréfiées. Une fois
dévorées, il ne reste plus qu’un
amas de pics, comme un jeu de
mikado encrassé.
Ceux qui n’ont de Singapour que
l’image d’une place financière
aseptisée seraient surpris par la
profusion sensuelle et le brassage
offert par ces hawkers centres, pri-
sés des foodies internationaux.
Installées au cœur de bâtiments
vintage ou de buildings cli-
matisés, ces aires, et leurs prati-
ques culinaires, ont d’ailleurs été
inscrites en 2020 par l’Unesco sur
la liste représentative du Patri-
moine culturel immatériel de
l’humanité. L’expression « hawker
centre » tient presque de l’oxy-
more. Elle évoque en effet la sé-
dentarisation des traditionnels
marchands ambulants (hawkers).
Leur nombre s’était accru après
1819, quand Sir Thomas Stamford
Raffles prend possession pour
l’Angleterre de l’île malaise de
Singapura. L’expansion rapide de
ce comptoir marchand a conduit
à l’arrivée massive d’une
main-d’œuvre venue principale-
ment du sud de la Chine et de
l’Inde. Portant d’abord des paniers
en bambou puis poussant des
charrettes, les hawkers nourris-
saient cette masse laborieuse en
proposant des casse-croûte adap-
tés à leurs traditions régionales.
Face à la pléthore de cuisiniers
ambulants, encombrant les five
foots (ces galeries couvertes
destinées à protéger les habitants
du soleil et de la pluie) de la ville,
les autorités décident, dès les an-
nées 1920, de centraliser leurs
activités dans des zones spécifi-
ques, puis, à partir des années
1950, dans des espaces en dur, ce
dont témoignent encore des hal-
les comme celles du Tiong Bahru
Market ou du Whampoa Food
Centre. Une tendance qui s’accé-
lère après 1965 et l’indépendance,
au rythme d’une planification
gérant l’explosion économique
et urbaine de la cité-Etat.
Représentant plus de 70 % des
quelque 5,6 millions d’habitants
de l’île (pour 15 % de Malais et
7 % d’Indiens), les Singapouriens
d’origine chinoise marquent les
menus de leur empreinte.
Comme dans la majorité des
220 stands du Chinatown Com-
plex Market, en plein cœur des
bâtiments du XIXe du quartier
chinois, à quelques minutes des
vertigineux gratte-ciel du quar-
tier des affaires.
Dès l’aube, on peut y prendre
son petit déjeuner. Classique des
coffee houses locaux, les kaya to-
ast and half-boiled eggs seraient
le résultat d’un détournement du
breakfast par les cuisiniers chi-
nois autrefois employés par les
colons anglais. Dans une assiette
creuse, deux œufs très coulants
sont arrosés de quelques gouttes
de sauce soja et saupoudrés de
poivre, avant qu’on y trempe des
toasts garnis de kaya, une confi-
ture d’œuf au lait de coco.
Pour commencer la journée, il
y a aussi les potages sucrés (entre
1 euro et 3 euros) que l’échoppe
115 Tang Shui décline depuis 1966.
Issus d’une famille cantonaise, le
propriétaire et son épouse se re-
laient à partir de minuit pour rô-
tir et réduire en purées laiteuses
graines de sésame noir, arachides
ou amandes, pour faire bouillir
le maïs, les haricots de soja rouge
ou vert, ou pour cuire au lait de
coco patates douces et durians.
« Les heures de travail sont si dures
que les jeunes hésitent souvent à
reprendre ces stands », s’inquiète
le chef, tout en se félicitant que
l’Etat subventionne les aspirants
« hawkerpreneurs ».
Pour certaines recettes, les
gourmands peuvent faire d’inter-
minables queues. Comme celles
qu’on retrouve devant Blanco
Court Prawn Mee, un restaurant
de Beach Road, célèbre pour une
soupe aux nouilles et aux crevet-
tes charnues, peaufinée depuis
1928, qui exhale d’exquises sa-
veurs de crustacés. Il y a foule
aussi devant Hill Street Tai
Hwa Pork Noodles, un des deux
premiers hawkers étoilés par le
guide Michelin de Singapour. « Le
secret tient dans un bouillon d’os
de porc préparé chaque jour et
dans la synchronisation des ingré-
Des nuages
de fumée
s’échappent des
barbecues malais
sur lesquels
grillent des
milliers de petites
brochettes
dients mélangés par le client », ex-
plique Tang Chay Seng, à propos
du bak chor mee (vendu environ
5,50 euros), spécialité maison que
son père aurait servie dès 1932.
Quel plaisir, en effet, de plonger
dans ces pâtes de blé surmontées
de lamelles de viande et de foie
de porc, de porc haché, de raviolis,
de boulettes et de copeaux de
poisson frit, pour enrober le tout
de la sauce cachée au fond du bol !
Vinaigre de riz, huile de sésame,
piment et sauce soja, agrémentés
de grattons de lard, forment ce jus
sombre taquinant les papilles
d’une voluptueuse acidité.
« Chicken rice » iconique
Parmi les spécialités adaptées
par le contingent de cuisiniers
originaires de la province chi-
noise du Hainan, le chicken rice
est sans doute devenu le plus ico-
nique des plats singapouriens.
Mêmes rituels au Maxwell Food
Centre que dans les autres food
courts. Repérer d’abord les places
libres à des tables numérotées.
Demander si on peut partager
la table avec les mangeurs déjà
installés, avant de laisser un pa-
quet de mouchoirs (indispensa-
bles car les échoppes ne propo-
sent pas de serviettes) pour ré-
server son tabouret.
Trop de monde chez Tian Tian,
autre étoilé Michelin (pour envi-
ron 6 euros le plat). Mais un de
ses anciens cuisiniers, Ah Tai, a
ouvert son propre stand de Hai-
nanese chicken rice. Les poulets
froids s’alignent, blancs comme
des linges. On doute de cette vo-
laille blême, avant de découvrir
le délice de sa chair moelleuse,
trempée dans des sauces chili et
gingembre-ail-soja, et du riz par-
fumé qui l’accompagne. Secret
de cuisson du poulet, un bain
d’eau glacé après trois quarts
d’heure de court-bouillon.
Fan de ce classique, le Français
Julien Royer, chef trois étoiles
d’Odette, installé dans la National
Gallery de Singapour, le décline à
sa façon. « Je cuis une poularde de
Bresse en vessie dans un bouillon
au vin jaune, avec citronnelle, pi-
ment et galanga, et je garnis le riz
de morceaux de peau croustillante
et de lamelles de truffes », précise
l’Auvergnat. Acteur et témoin de
l’effervescence gastronomique
styles | 29
locale, dans son établissement
classé, en 2023, à la 14 place de
The World’s 50 Best Restaurants,
il ne tarit pas d’éloges sur sa terre
d’adoption. « Singapour est un
carrefour d’ethnies, de religions,
de saveurs, une ville qui bouge en
permanence tout en restant respi-
rable », assure celui qui dirige
également une brasserie chic,
Claudine. « Le pays ne produit
quasiment rien de ce qu’il mange,
mais est une telle plate-forme in-
ternationale que l’on peut com-
mander les meilleurs produits. »
Résidant près du quartier de
Little India, le Français aime hu-
mer les parfums de curry du
Tekka Centre Food et goûter aux
spécialités de la communauté
sino-malaise des Peranakan.
En se promenant dans Emerald
Hill Road, Joo Chiat ou Katong,
on découvre le style baroque des
maisons où vivaient ces riches
commerçants au début du siècle
dernier. On retrouve la variété
chromatique de ces façades pas-
tel dans leurs pâtisseries, comme
chez Rumah Kim Choo, qui pro-
pose de délicieux kuehs, ces gâ-
teaux à base de pâte de riz fourrés
de noix de coco, de taro, de caca-
huètes, mais aussi de farces su-
crées-salées au porc, melon
confit et crevettes séchées,
moulées en pyramide dans des
feuilles de bambou.
Des couleurs pastel mais aussi
du noir profond avec l’ayam buah
keluak. Star de la cuisine perana-
kan, Violet Oon s’est fait une spé-
cialité de ce poulet aux noix de
keluak (pour un peu plus de
20 euros), en particulier dans son
restaurant du très chic hawker
centre d’Ion Orchard.
Issu de la mangrove malaise,
le keluak est aux fruits à coque
ce que le fugu est au poisson, un
aliment potentiellement létal s’il
n’est pas minutieusement ap-
prêté. De longues cuisson et fer-
mentation sont ainsi nécessaires
pour éliminer le cyanure naturel-
lement contenu dans cette noix,
avant d’en retirer une pâte ébène
au petit goût de tapenade, condi-
mentant délicieusement l’aci-
dulé d’une volaille mijotée au ta-
marin. Une façon de prendre un
peu de risque dans le pays qu’on
dit le plus sûr du monde. p
stéphane davet
30 | carnet
Jean-Louis
Aragon
Ancien journaliste
au « Monde »
COLLECTION PRIVÉE
J
ournaliste au Monde de 1994
à 2011, Jean-Louis Aragon est
mort des suites d’un cancer,
le 3 novembre 2023, à Pons
(Charente-Maritime), à l’âge
de 71 ans. Né à Pau (Pyrénées-At-
lantiques) le 19 mai 1952 dans une
famille originaire de Jaca (dans la
communauté autonome d’Ara-
gon, en Espagne), il a suivi des étu-
des de lettres modernes à Pau, à
Toulouse, à Madrid et à Salaman-
que, construisant une impres-
sionnante érudition littéraire et
artistique. Contrebassiste dans de
petites formations de jazz, puis
restaurateur, il a abordé le journa-
lisme par la face technique,
d’abord dans la presse périodique
féminine.
Il a participé à l’existence éphé-
mère mais intense et innovante
du quotidien Le Sport, en 1987-
1988, dont plusieurs journalistes,
par la suite, ont rejoint la rédac-
tion du Monde. Puis il a créé et
animé une petite entreprise de
formation aux techniques de l’in-
formatique éditoriale.
Patience et gentillesse
En 1994, Le Monde a fêté son
50e anniversaire et lancé une
« nouvelle formule » du quotidien,
sous la conduite de Jean-Marie Co-
lombani, le directeur du journal. Il
fallait entraîner dans le mouve-
ment une équipe de journalistes
aux fortes personnalités, et réussir
l’amalgame avec les nouveaux col-
laborateurs. Cette entreprise a de-
mandé du temps et des efforts.
Pour s’engager dans un proces-
sus de modernisation qui ne s’est
pas arrêté depuis, Le Monde a dé-
ployé un nouveau système infor-
matique afin de faciliter le travail
collaboratif, organisé autour
d’une base de données, avec un
circuit de copie décrivant chaque
étape, de l’écriture à la mise en
page du journal, avant d’enrichir
la documentation. La jeune
équipe informatique éditoriale
s’est renforcée, sous la supervi-
sion de Noël-Jean Bergeroux et
l’inspiration de Jean-François Fo-
gel, autour de José Bolufer, direc-
teur informatique, et d’Eric Azan,
rédacteur en chef technique. Jean-
Louis Aragon l’a alors rejointe.
Journaliste d’un nouveau type,
il était spécialiste des outils com-
posant la chaîne graphique, de
l’écriture à la mise en page, le trai-
tement d’images et l’infographie.
Il a rédigé une documentation
technique du nouvel outil infor-
matique de la rédaction et a pris
en charge la formation d’une
bonne partie des journalistes. Son
mode d’emploi particulièrement
imagé et didactique est resté une
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet
reviendra vers vous
dans les meilleurs délais
pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Les familles Farout, Carrance et
Jaghouar,
La famille Alliot,
ont la peine de faire part du décès de
Mme Sylvie ALLIOT,
née FAROUT,
19 MAi 1952 Naissance
à Pau veuve de
1994 Rejoint « Le Monde » M. Jacques ALLIOT.
dans une équipe informa-
tique éditoriale La cérémonie d’adieu aura lieu le
vendredi 17 novembre 2023, à 13 h 30,
1996 Intègre le service Sport
au crématorium du cimetière du
2011 Quitte « Le Monde » Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
3 NOVEMBRE 2023 Mort
à Pons (Charente-Matitime)
Paris 20e.
Michelle BEAUJARD,
née VERGNON,
17 juillet 1934 - 31 octobre 2023.
référence pendant près de
dix ans, soit une éternité pour les Fille de
informaticiens d’aujourd’hui. Henry et Andrée.
Jean-Louis Aragon s’est intégré A rejoint,
dans une équipe technique plu-
rielle, constituée d’informati- Claude,
ciens, de développeurs, de techni- son compagnon de toujours.
ciens de maintenance informati-
que, d’anciens typographes et Elle voulait vivre cent ans.
autres techniciens du secteur. Il Elle nous a appris la liberté.
était le seul journaliste de
l’équipe, le pédagogue, celui qui
On nous prie d’annoncer le décès
rédigeait les explications accom-
de
pagnant les nouveaux outils, avec
son goût du travail fignolé, sa pa- Mme Fabienne BOCK,
tience, sa ténacité et sa gen-
veuve de
tillesse. Ses collègues se souvien-
nent aussi de quelques prises de Bernard CAROLI,
(1936-2010),
bec mémorables, qui se finis-
saient invariablement autour
survenu à Paris,
d’une table ou par la conclusion le jeudi 2 novembre 2023,
d’une « paix des braves ». à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
Jean-Louis Aragon a ensuite inté-
L’inhumation aura lieu le vendredi
gré la rédaction pour des aventu-
17 novembre, à 16 heures, au cimetière
res plus éditoriales. Le Monde avait du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
choisi de renforcer son traitement Quinet, Paris 14e.
du sport, ce qui s’est concrétisé par
les cahiers spéciaux consacrés aux Ses trois illes,
Jeux olympiques d’Atlanta, leurs conjoints,
Ses six petits-enfants,
en 1996, et à la Coupe du monde de leurs conjoints et conjointes,
football 1998. Sa compétence et la Ses sept arrière-petits-enfants,
fluidité de son écriture ont séduit
de nombreux amateurs de cy- ont la tristesse de faire part du décès
de
clisme, de rugby et de golf, disci-
pline dont il est devenu un adepte M me
Marcelle de CASO,
veuve
convaincu. Parallèlement, « Le
INDJOUDJIAN,
Monde des livres » lui a souvent
confié la présentation d’œuvres survenu le 5 novembre 2023,
à l’âge de cent un ans.
des littératures hispaniques.
Dans l’ancienne ferme où il avait
Conformément à sa volonté, ses
posé son sac une fois en retraite, obsèques auront lieu dans l’intimité.
au milieu de la campagne sain-
tongeaise, il a exploré la richesse Cannes. Decazeville.
des options plasticiennes du tra-
Frédéric, Pierre-Nicolas et Philippe,
vail sur le bois. Cette œuvre abon-
ses ils,
dante sera présente dans un es-
pace voué à la transmission de di-
leurs épouses
Et ses sept petits-enfants,
verses formes de culture pour
tous les publics. Brigitte, son
épouse, et ses fils, Raphaël, Pablo
ont la tristesse de faire part du décès
de
et Manuel, se sont engagés dans la M. Jean-Louis GINESTE,
même voie, ce dont il était parti- agrégé d’histoire,
culièrement fier. p professeur honoraire à l’IUFM
de Cergy-Pontoise,
[« Le Monde » présente ses plus sincères oicier
condoléances à la famille et aux proches dans l’ordre des Palmes académiques,
de Jean-Louis Aragon, ainsi qu’à celles et
ceux qui ont eu la chance de le côtoyer au survenu le 22 octobre 2023, à Cannes,
cours de ses dix-sept ans de carrière dans à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
notre journal. J. Fe.]
La cérémonie aura lieu le lundi
josé bolufer 20 novembre, à 10 heures, au
et laurent réveilhac crématorium de Cannes.
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
0123
Joëlle Toulon-Gourmelon, Le professeur Jean-Paul Riou
sa femme, (dit Tom),
Yannig et Julie, Maël et Lilas, son mari,
ses ils et belles-illes, Etienne Riou, Christophe Riou,
Emile, Adèle, Elise, Romane, Anaïs Céline Riou-Cuvigny, en vente
et Nathan, ses enfants,
ses petits-enfants, Gabriel, Alexandre, Jonathan, actuellement
Valentin et Faustine,
sont tristes de faire part du décès de ses petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès
K En kiosque
Alain GOURMELON,
dit Popé, de
Mme Véronique RIOU,
HORS-SÉRIE
survenu le 2 novembre 2023, née BOURRET,
dans sa soixante-dix-septième année.
professeur de violon
au CNR de Lyon,
Il a été inhumé à Agon-Coutainville
(Manche), dans l’intimité familiale, le survenu le 9 novembre 2023.
10 novembre.
Les obsèques seront célébrées au
SECRETS
LES
temple de l’Eglise protestante réformée
Sanda Imbert,
unie à Oullins (Rhône), le 15 novembre,
DE LA
MYTHOLOGIE
son épouse,
LES DIEUX NORDIQUES
Laurent et Magali Imbert à 10 heures et seront suivies d’un
et leur ils, Alexandre, recueillement au cimetière de Lhuis En partenariat avec
(Ain), à 15 h 30.
Alexis et Mikaela Imbert
et leurs ils, Raphaël et Benjamin,
Dès jeudi 16 novembre
Francis et Anne-Marie Imbert Mme Régine Roche,
et leurs enfants, sa femme,
Delphine et Stéphane Roche,
ont la douleur de faire part du décès ses enfants, HORS-SÉRIE
de Théo et Nina,
ses petits-enfants,
Pierre-Henri IMBERT,
ancien directeur général
des droits de l’homme
ont l’immense tristesse d’annoncer
le décès de
au Conseil de l’Europe,
M. Jean-Yves ROCHE, 40
CARTES
survenu le 8 novembre 2023, dans sa né le 16 mai 1935, à Saïgon, POUR COMPRENDRE
soixante-dix-neuvième année. UN MONDE FRACTURÉ
architecte-urbaniste (membre SFU),
La cérémonie religieuse sera célébrée survenu le 28 octobre 2023, à Marseille.
le 15 novembre, à 14 heures, en l’église Hors-série
Saint-Maurice, à Strasbourg. Mme Régine Roche,
34, chemin Joseph-Aiguier, résidence
Biarritz. « Le Jardin des Hespérides », Bât A,
13009 Marseille. HORS-SÉRIE
Hubert et Juliane Tortes Saint-
Jammes, Olga,
ses enfants, son épouse,
Ses petits-enfants, Sévane, UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
Christian Paquin, sa ille,
son frère, Lila,
sa petite-ille,
ont la tristesse de faire part du décès Seda Melik, Davit Minassian
Et ses amis,
de
Mme Régine PAQUIN, ont la grande tristesse d’annoncer la
veuve mort de Hors-série
TORTES SAINT-JAMMES,
Christian TER STEPANIAN,
survenu le dimanche 5 novembre 2023, ambassadeur,
à l’âge de soixante-dix-sept ans. délégué permanent de la république
d’Arménie auprès de l’UNESCO,
HORS-SÉRIE
représentant personnel
La cérémonie religieuse sera célébrée
le jeudi 16 novembre, à 14 heures,
en l’église Saint-Joseph de Biarritz,
du Premier Ministre de la république
d’Arménie auprès de l’Organisation
internationale de la francophonie,
L’ATLAS
DES
6 000 ANS
D’HISTOIRE
150 CARTES
& INFOGRAPHIES
suivie de l’inhumation au cimetière
de Ranquine. survenue brutalement le mardi
7 novembre 2023.
La famille remercie par avance
toutes les personnes qui prendront Une cérémonie religieuse a eu lieu
part à sa peine. le lundi 13 novembre, à 15 heures,
en l’église apostolique arménienne,
PFG, la cathédrale Saint-Jean-Baptiste,
11, rue de la Pelouse de Douet, 15, rue Jean-Goujon, Paris 8e. Hors-série
33000 Bordeaux.
Tél. : 05 56 51 40 72.
Auxerre (Yonne).
Nicole Poinsard, Marie, Juliette, Anna, UNE VIE, UNE ŒUVRE
son épouse, ses illes, ÉDITION
2023
Sa famille, Georges, Jean,Thierry,
Ses amis, ses gendres,
Yragaël, Florian, Clara, Louise, Alice,
ont la tristesse d’annoncer le décès Pauline, Constance, Martin,
de ses petits-enfants Léo
et leurs compagnes et compagnons, Ferré
Francis POINSARD, Quentin, Anastassia, Philippe,
L’indigné
Azalée, Léopold,
ingénieur agronome, Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…
océanographe et halieute, ses arrière-petits-enfants,
spécialiste de la côte Ouest africaine, Hors-série
ont la tristesse d’annoncer le décès
directeur des centres de l’ORSTOM
de
à Pointe Noire et à Abidjan,
conseiller scientiique et technique
Michel ZISMA,
pour la FAO mathématicien, expert en méthodes
HORS-SÉRIE
à Casablanca et Rome, simpliciales en topologie algébrique,
chef du département « Ressources professeur de mathématiques
halieutiques » à l’IFREMER, à Paris, à l’université Paris VII,
puis du service des relations
directeur
avec la Communauté européenne, du département de mathématiques LES
conseiller scientiique de l’université de Strasbourg, SECRETS
DE LA
du directeur des Pêches maritimes
au ministère de l’Agriculture,
directeur
du département de mathématiques
MYTHOLOGIE
LES DIEUX DE BABYLONE
chevalier de la Légion d’honneur, de l’université de Paris VII,
responsable de l’unité de recherche En partenariat avec
survenu à Paris, le 24 octobre 2023, en topologie algébrique,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Hors-série
survenu le 8 novembre 2023,
La cérémonie d’adieu a eu lieu le à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
lundi 13 novembre, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Les obsèques auront lieu le
mercredi 15 novembre, à 12 heures, HORS-SÉRIE
Paris 20e.
au crématorium d’Auxerre, 19, rue
des Conches.
Vous pouvez envoyer message et
témoignage à a.poinsard@orange.fr
Assemblée générale INCLUS :
Arles.
DES ILLUSTRATIONS
INÉDITES,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR
ZEP
Le CIRDH Frans Veldman tiendra
Mme Yasu Moÿ et M. Frédéric Moÿ, son assemblée générale raconte 30 ans de
ses enfants
et leurs conjoints
le 10 décembre 2023, à 9 h 30.
www.haptonomie.org titeuf
Et ses petits-enfants,
En partenariat avec
Hors-série
ont la profonde tristesse d’annoncer Société éditrice du « Monde » SA
le décès de Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Mme Vivette RICHARD-MOŸ,
survenu le 10 novembre 2023,
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Nos services
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
à Arles,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Lecteurs
Harold Thibault
La crémation aura lieu le Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann K Abonnements
Directrice déléguée au développement des services Sur abo.lemonde.fr
16 novembre, à 14 heures, au abonnés Françoise Tovo
crématorium de Beaucaire. Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Par tél. au 03 28 25 71 71
Gilles van Kote de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Fleurs blanches uniquement. Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux K Le Carnet du Monde
Paix à son âme. (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées) carnet@mpublicite.fr
Direction artistique Emmanuel Laparra
Cet avis tient lieu de faire-part. Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Régie municipale, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Pompes funèbres d’Arles. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
Tél. : 04 90 96 83 43. présidente, Gilles Paris, vice-président
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 disparitions | 31

Enrique Dussel
Philosophe argentin

Q
ui connaît le nom
d’Enrique Dussel ? Le
plus grand philo-
sophe latino-améri-
cain, figure mécon-
nue du public français, est mort à
Mexico, le 5 novembre, à l’âge de
88 ans. Réputé dans le monde
entier pour être à l’origine des
études décoloniales, il est aussi
l’un des fondateurs du plus im-
portant courant philosophique
d’Amérique latine : la philosophie
de la libération.
En France, le décolonialisme
passe encore souvent pour une
importation des campus états-
uniens, un pendant du wokisme,
une idéologie obsédée par la race.
En réalité, le « tournant décolo-
nial », venu d’Amérique latine, dé-
signe un changement de para-
digme dans les sciences sociales
et les mouvements sociaux ; il
invite à critiquer et abolir les tra-
ces encore vivaces de la colonisa-
tion dans nos désirs, nos savoirs,
nos économies et nos institu-
tions politiques.
Dans cette constellation mon-
diale de théories et de luttes tou-
jours situées, Enrique Dussel oc-
cupe une place éminente. C’est lui
qui a donné à ce mouvement
quelques-unes de ses principales
hypothèses théoriques.
Pour Dussel, la modernité
n’aurait pas été inventée au cœur
de l’Europe au XVIIe et au
XVIIIe siècles. Elle serait née après
1492 et la « découverte » des Amé-
riques. L’envers obscur de ce qu’il
appelle le « mythe européen de la
modernité » serait la colonisation
violente de corps dominés et de
cultures occultées.
Pour s’émanciper de cette intri-
cation de la modernité et de la
« colonialité », ces restes pérennes
de la colonisation après les déco-
lonisations, Dussel propose une
vivante utopie. Loin des caricatu-
res, la « transmodernité » qu’il ap-
pelle de ses vœux est une nou-
velle modernité fondée sur le dia-
logue interculturel, d’égal à égal,
entre populations des Nords et
des Suds. Il s’agit d’expurger les
exigences modernes d’universa-
lité, de scientificité et de démocra-
tie des conditions impérialistes
qui les ont vu naître.
Fils d’immigrés allemand et ita-
lien, né le 24 décembre 1934 en Ar-
gentine, Enrique Dussel grandit
dans un village de La Pampa, pro-
vince éduquée avec les valeurs du
catholicisme social. Après un
doctorat de philosophie obtenu à
Madrid, il séjourne en Israël de
1959 à 1961. Auprès du prêtre-
ouvrier Paul Gauthier, pionnier
de l’Eglise des pauvres et de
l’Evangile libérateur, Dussel ap-
prend l’hébreu et lit des penseurs
judéo-allemands tels que Martin
Buber (1878-1965) et Franz Rosen-
zweig (1886-1929). Prenant appui
sur l’Exode et les prophètes, et
faisant fond sur sa cohabitation
avec des ouvriers palestiniens à
Nazareth, Dussel se fixe pour ob-
jectif de penser la libération des
opprimés.
Une philosophie de la libération
Après cette expérience israé-
lienne vient l’expérience fran-
çaise. De 1961 à 1965, Dussel vit
dans le Quartier latin, est em-
ployé à la Bibliothèque univer-
sitaire de la Sorbonne, devient le
disciple du philosophe Paul
Ricœur, participe à la revue Esprit,
obtient un diplôme en sciences
des religions à l’Institut catholi-
que de Paris et écrit ses deux
premiers livres : L’Humanisme
hellénique (1961) et L’Humanisme
sémite (1964). Philosophe, théolo-
gien, il devient aussi historien de
l’Eglise en soutenant un doctorat
d’histoire en Sorbonne sur l’épis-
copat latino-américain comme
institution missionnaire au pre-
mier temps de la colonisation.
Après sa formation en Europe,
Enrique Dussel retourne en Ar-
gentine et en devient vite l’un des
intellectuels majeurs. Au début
des années 1970, il est occupé à
décrire, sous l’influence de
Martin Heidegger, ce qu’il ap-
pelle l’être latino-américain. Juan
Carlos Scannonne, mentor du fu-
tur pape François, lui suggère
alors de lire Totalité et infini,
d’Emmanuel Levinas. Cette dé-
couverte bouleversera définitive-
ment sa pensée. La philosophie
de la libération est née.
Sous sa plume, elle consiste à
affirmer l’extériorité de « l’autre »
opprimé (l’Indien, la femme, le
pauvre, l’enfant acculturé) par
rapport à la totalité des systèmes
racistes, sexistes, néolibéraux, ex-
tractivistes, fondamentalistes et
ethnocentrés. A partir de cette
perspective critique, la mise en
question toutes les dominations
sociales, politiques, économiques
et culturelles, qui ont invisibilisé
les « visages » des opprimés per-
mettra de tracer, enfin, la voie de
leur réelle libération.
Dussel développe son système
de pensée, sa « métaphysique de
l’altérité », au milieu des violen-
ces politiques qui agitent l’Argen-
tine, avec le retour du péronisme
au pouvoir. Un attentat à la
bombe détruit sa maison, il est
renvoyé de l’université de Cuyo
où il enseigne et décide de s’exiler
au Mexique en 1975.
Dussel rédige alors son ouvrage
le plus célèbre, sa Philosophie de la
libération (1977) paru en français
le 4 octobre aux PUF (256 pages, A Mexico, en 2013. FRANCISCO GARCIA/NOTIMEX VIA AFP
23 euros), et pour laquelle il avait
écrit une préface pleine d’émo- lui a consacré un hommage d’Israël à l’existence, il pourrait 24 DÉCEMBRE 1934 Nais-
tions. La suite de son œuvre est émouvant au lendemain de sa nous ouvrir la voie d’une libé- sance à La Paz, en Argentine
pourtant restée tout aussi incon- mort. Partout dans le monde, en ration à venir qu’on peine encore 1977 Parution en Argentine
nue en France : une relecture inté- Asie, en Afrique, en Amérique du à imaginer. de « Philosophie de
grale et originale de l’œuvre de Nord, l’œuvre de Dussel est lue, A l’occasion de la parution de la libération »
Karl Marx, un dialogue avec le commentée et prolongée. On re- Philosophie de la libération, un 5 NOVEMBRE 2023 Mort
philosophe Jürgen Habermas, grette que ce penseur si attaché à colloque en son hommage à Mexico
L’Ethique de la libération (L’Har- la France n’ait pu voir de son vi- explorera les différentes facettes
mattan, 2003) et Politique de la vant la réception qu’il mérite et de cette œuvre si riche à l’univer-
libération (Politica de la libera- qui ne manquera pas de venir. sité Paris-Nanterre les 21 et 22 no-
cion, 2007, non traduit) monu- Théoricien de la démocratie vembre. Ce rendez-vous permet-
mentales qui dégagent les grands participative, des luttes sociales, tra d’inaugurer la postérité d’une
principes d’une lutte contre l’ex- écologistes et antiracistes, criti- œuvre au cœur de notre temps, à
clusion sociale et politique des que de l’eurocentrisme à partir de côté de laquelle la France est
plus vulnérables. philosophies européennes, criti- passée. Mais il n’est jamais trop
Intellectuel toujours engagé, il que de l’extrême droite israé- tard pour rejoindre son propre
était depuis vingt ans la tête lienne à partir de Levinas, Buber présent. p
pensante de Morena, le mouve- et Rosenzweig, défenseur de la emmanuel levine
ment du président mexicain An- cause palestinienne sans jamais (doctorant en philosophie et
dres Manuel Lopez Obrador, qui remettre en question le droit traducteur d’enrique dussel)

Alain Moreau
Editeur, producteur et scénariste

L’
éditeur, producteur de
télévision puis scéna-
riste Alain Moreau est
mort le 7 novembre à
Paris, à l’âge de 87 ans. Né le 7 octo-
bre 1936 à Lyon, ce fils d’un artisan
et d’une mère au foyer est l’aîné
d’une fratrie de six enfants. Il
commence à travailler, à 14 ans,
comme garçon de courses. Gone
rebelle, il passe un mois et demi
en maison de correction, où il fait
la connaissance d’un éducateur
qu’il n’oubliera jamais et auquel il
confie son désir d’écrire.
Pour fuir l’usine de fonderie qui
l’exploite ensuite, sa famille qui
lui confisque sa paie et la capitale
rhodanienne qu’il déteste, Alain
Moreau s’engage dans le service
de santé des armées et officie
comme caporal-chef infirmier en
Nouvelle-Calédonie. Libéré de ses
obligations militaires, il part,
sans le sou, pour Paris et se lance
dans la carrière d’agent immobi-
lier, laquelle lui réussit. En 1970, il
fonde La Pensée universelle,
« première société à compte
d’auteur à caractère industriel »,
et, deux ans plus tard, la maison
qui porte son nom.
Dès lors, les éditions Alain
Moreau vont défrayer la chroni-
que avec une série de livres-en-
quêtes commandés à des jour-
nalistes de talent, telles que
Dossier D… comme drogue, B…
comme barbouzes, F… comme
fraude fiscale, M… comme milieu
ou Un chasseur nommé Giscard.
Plusieurs titres se hissent au rang
de best-sellers.
« L’Affaire Papon »
Un scandale éclate, en 1982, avec
Suicide mode d’emploi, qui con-
tient plusieurs pages sur les
moyens de mettre fin à ses jours.
Il s’en écoule cent mille exem-
plaires avant que le titre soit
frappé d’interdiction. Le souvenir
de cette bronca vaudra à Alain
Moreau la « non-réception » par
décret de la Légion d’honneur
que François Mitterrand, peu
avant son départ de l’Elysée, lui
aura octroyée en janvier 1995.
En 1983 sort en librairie L’Affaire
Papon, de Michel Slitinsky. L’an-
cien haut fonctionnaire de Vichy,
devenu par la suite préfet et
même ministre du budget de
Valéry Giscard d’Estaing, intente
une action en justice. L’ouvrage
est retiré de la vente. Il reparaît
avec le jugement du procès et une
nouvelle préface de Gilles Per-
rault, expurgée de l’expression
« franc salaud » qui qualifiait la
responsabilité de Papon dans la
déportation des juifs de Bordeaux
de 1942 à 1944, alors qu’il était
secrétaire général de la préfecture
de la Gironde.
En 1990, Alain Moreau tourne la
page de l’édition, qui lui a valu
maints passages devant la
17e chambre correctionnelle, et se
consacre dorénavant à la société
de production audiovisuelle qu’il
a cofondée avec Jean-Pierre Cottet
en 1985. Au fil des ans, Caméras
continentales aligne une filmo-
graphie exigeante. Les réalisa-
teurs ont pour noms Solveig Ans-
pach, Marcel Bluwal, Walter Sal-
les, Jacques Malaterre, Claude
Santelli et Bertrand Tavernier.
Un intellectuel solaire
En 1995, nouveau chapitre. Alain
Moreau franchit le pas de la créa-
tion et devient scénariste de fic-
tions et de documentaires. Pour
le petit écran, il signe plusieurs
portraits d’écrivain : Jean Cocteau,
Tristan Bernard et Louis-Ferdi-
nand Céline, dont Voyage au bout
de la nuit lui a provoqué, dans sa
vingtaine, un choc épiphanique
de lecture.
Il romance la vie de Blanche
Maupas, veuve d’un fusillé pour
l’exemple, et retrace en quatre
films – un par décennie – l’évolu-
tion de la société française depuis
l’après-guerre ainsi que la mort
A Paris, en 1982. BERNARD CHARLON/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES
lente de la paysannerie. Porté par
Jean Rochefort, Saint-Germain ou
la négociation obtient le Prix de
l’adaptation au Festival de Monte-
Carlo, et Voltaire et l’affaire Calas,
interprété par Claude Rich, celui
du meilleur scénario au Festival
international de programmes
audiovisuels à Biarritz.
Passionné par l’apiculture – il ré-
coltait lui-même son miel dans sa
maison du Loir-et-Cher – et par le
journalisme – il lisait assidûment
Le Monde et Libération, qu’il aida
à renflouer en 1981 –, Alain Mo-
reau était aussi féru de littérature.
Outre Céline et Bernard Frank, qui
fut son ami, il vouait une grande
tendresse à Antoine Blondin,
dont il disait qu’il était « de la nuit
comme on est chauve, c’est-à-dire
irrémédiablement ».
Il se délectait de ses images dan-
santes et légères, de sa mélancolie
douce-amère, et aimait citer cette
phrase tirée de L’Humeur vaga-
7 OCTOBRE 1936 Naissance
à Lyon
1970 Fonde La Pensée
universelle
1972 Fonde les éditions
Alain Moreau
1982 Edite « Suicide mode
d’emploi »
1985 Cofonde la société
de production Caméras
continentales
2003 Scénariste de « Saint-
Germain ou la négociation »
7 NOVEMBRE 2023 Mort
à Paris
bonde : « Un jour, nous prendrons
des trains qui partent. »
Dans le bureau d’Alain Moreau
était accroché le seul diplôme
qu’il ait obtenu, celui du 25 mè-
tres nage libre. Cet ancien
administrateur du Comité
contre l’esclavage moderne
laisse derrière lui cinq enfants et
le souvenir d’un intellectuel so-
laire, curieux des autres et
ouvert au monde. p
macha séry
32 |
IDÉES
Karim Khan
Au milieu de la fureur, des règles d’humanité
s’appliquent qui ne peuvent être transgressées
Le procureur de la Cour pénal internationale rappelle
que, la Palestine ayant adhéré en 2015 au statut de Rome
(qui a créé la CPI), toutes les parties du conflit à Gaza et en
Cisjordanie doivent se conformer au droit humanitaire
N
ous vivons actuellement un mo-
ment de profonde souffrance à
l’échelle mondiale. Que ce soit au
Darfour, en Ukraine, en Afghanis-
tan où les droits des femmes et des
filles sont bafoués, au Myanmar
[Birmanie] où le sort des réfugiés rohingya
est entouré d’un silence assourdissant et,
aujourd’hui, en Israël et dans l’Etat de Pales-
tine, qui sont le théâtre d’une tragédie sans
fin, nous assistons à une pandémie d’inhu-
manité qui menace de se propager. Ces situa-
tions d’urgence en matière de droits de
l’homme sont liées les unes aux autres. Elles
ont ceci de commun qu’elles résultent de l’in-
capacité qui est la nôtre à conférer la moin-
dre valeur à la vie de nos semblables.
Nous ne pouvons pas rester indifférents.
Nous ne pouvons pas ne pas réagir et accep-
ter de vivre dans une telle angoisse. Nous de-
vons toujours nous rappeler que ces gens
que l’on retire des décombres, ces gens qui at-
tendent des nouvelles de parents enlevés ou
tués sont nos semblables. Nous devrions
nous soucier de leur sort avec le même senti-
ment d’urgence, d’empathie et de compas-
sion que s’il s’agissait de nos propres enfants,
parents, amis ou proches.
C’est dans des moments comme celui-ci,
lorsque les personnes vulnérables ont le
sentiment d’avoir été oubliées, que nous
avons, plus que jamais, besoin du droit. Pas
du droit en termes abstraits, pas du droit en
tant que théorie pour les universitaires,
mais le droit qui permet de protéger concrè-
tement ceux qui en ont besoin. Il est impor-
tant pour eux de savoir que la loi et les droits
de l’homme peuvent contribuer à changer le
cours de leurs vies. Ils doivent être une réa-
lité pour les habitants de Gaza, de Cisjorda-
nie et d’Israël, mais aussi de Kiev, de Khar-
toum et de Cox’s Bazar [Bangladesh], à la-
quelle ils devraient pouvoir se raccrocher et
qui devraient les protéger contre ce que l’hu-
manité a de pire.
[Le 29 octobre], j’étais au point de passage
de Rafah, à la frontière entre Gaza et l’Egypte,
pour transmettre ce message : à savoir que le
droit international humanitaire a été créé
pour répondre à ces situations auxquelles
nous sommes aujourd’hui confrontés, pour
faire en sorte qu’au milieu de la violence, au
milieu de la fureur, des règles d’humanité
s’appliquent qui ne peuvent être transgres-
sées. Ainsi que l’a rappelé le secrétaire géné-
ral des Nations unies, Antonio Guterres,
même les guerres ont des règles. Ces règles, il
incombe à la Cour pénale internationale (CPI)
d’en assurer le respect.
J’ai été saisi d’effroi par les récits qui nous
sont parvenus d’Israël depuis [l’attaque du
Hamas] le 7 octobre, de ces nombreux civils
israéliens innocents dont les vies ont été sac-
cagées. Nous ne pouvons tout simplement
pas vivre dans un monde où les exécutions,
les incendies, les viols et les meurtres sont to-
LES RESPONSABLES DU
HAMAS ET DE LA MISE EN
ŒUVRE DES ATROCITÉS
COMMISES LE 7 OCTOBRE
DOIVENT SAVOIR QUE
MON BUREAU ENQUÊTE
ACTIVEMENT SUR CES CRIMES
lérés, voire célébrés. Nous ne pouvons pas ac-
cepter que des enfants, des hommes, des fem-
mes et des personnes âgées soient arrachés à
leur foyer et pris en otage. Nous ne pouvons
vivre dans un monde dans lequel l’amour au
sein d’une famille, les liens qui unissent un
parent et un enfant sont utilisés à des fins de
torture et de meurtre. Ces actes sont insup-
portables pour chacun d’entre nous. Ils sont
totalement contraires aux valeurs de l’islam
et ne peuvent être commis au nom d’une reli-
gion dont le nom exprime l’idée de paix. Ils
sont parmi les violations les plus graves du
droit humanitaire international.
La prise d’otages constitue une grave viola-
tion des conventions de Genève. Elle est
considérée par le statut de Rome comme un
crime de guerre. Et j’appelle à la libération
immédiate de tous les otages pris en Israël
et à leur retour, sains et saufs, auprès de
leurs familles.
PRIS AU PIÈGE
Lorsque des actes de cette nature se produi-
sent, ils doivent faire l’objet d’enquêtes et ne
sauraient rester impunis. Mon bureau peut
exercer sa compétence à l’égard de crimes
commis par les ressortissants des Etats par-
ties. Cette compétence s’étend à tous les cri-
mes relevant du statut de Rome qui auraient
été commis par des ressortissants palesti-
niens ou des ressortissants de tout Etat par-
tie sur le territoire israélien.
Les responsables de l’organisation et de la
mise en œuvre des atrocités commises le
7 octobre doivent savoir que mon bureau en-
quête activement sur ces crimes. Bien qu’Is-
raël ne soit pas partie au statut de Rome, je
suis prêt à travailler avec les autorités du pays
et les familles des victimes en Israël afin de
compléter les efforts déployés au niveau na-
tional et faire en sorte que justice soit rendue
à ceux qui ont été victimes de ces crimes.
Après l’annonce faite en décembre 2022 de
mon intention de me rendre en Israël et dans
l’Etat de Palestine pour poursuivre notre tra-
vail sur cette situation, j’ai engagé des discus-
sions actives, qui se sont encore intensifiées
ces dernières semaines, avec tous les acteurs
concernés pour pouvoir accéder à ces terri-
toires. A Gaza, je voulais rencontrer ceux
dont la souffrance est immense, entendre di-
rectement leurs témoignages et, par-dessus
tout, leur promettre, leur donner l’assurance
qu’ils ont droit à la justice. Les Palestiniens
doivent jouir du même droit d’accès à la jus-
tice que tout autre être humain. Comme je
l’ai dit au Caire, tous les enfants sont égaux
devant Dieu.
Au point de passage de Rafah, puisqu’il ne
m’a été possible d’entrer dans Gaza, j’ai rap-
pelé qu’au-delà de ce passage se trouvent des
enfants innocents, des garçons et des filles
qui devraient être à l’école en train d’appren-
dre et d’étudier dans l’espoir de construire un
avenir meilleur, dans l’espoir de remédier
aux erreurs des dirigeants actuels et à nos
propres lacunes.
Au lieu de cela, ils endurent des souffrances
inimaginables. Des Palestiniens qui ne veu-
lent pas prendre part à ce conflit se retrou-
vent pris au piège, au milieu des hostilités.
Trop de morts et de blessés sont à déplorer. Il
est intolérable de voir les corps de jeunes en-
fants traînés, brûlés par la poussière, trans-
portés de toute urgence dans des établisse-
ments médicaux qui n’ont peut-être pas les
moyens de les soigner. Il n’est pas acceptable
que ces civils soient pris au piège d’une
guerre à laquelle ils ne peuvent échapper.
Nous ne pouvons tout simplement pas ac-
cepter, je crois, que la nature brutale de la
guerre soit un fait acquis. Et nous ne pou-
vons pas et ne devons pas perdre de vue qu’il
existe des lois qui régissent la conduite des
hostilités. Il ne peut être question d’un quel-
conque blanc-seing, même en temps de
guerre. Les lois dont nous disposons, le statut
de Rome en vertu duquel j’exerce, exigent
que les vies innocentes soient protégées plus
que tout. Ces protections qu’offre le droit
s’appliquent à tous de manière égale, sans
aucune distinction fondée sur la race, la reli-
gion, la nationalité ou le genre.
Mon bureau est compétent à l’égard de tous
les crimes commis sur le territoire de l’Etat
de Palestine par l’une ou l’autre partie, y
compris les événements qui se déroulent ac-
tuellement à Gaza et en Cisjordanie.
Israël a des obligations claires en ce qui con-
cerne la guerre qu’elle mène contre le Ha-
mas : pas seulement des obligations morales,
mais des obligations juridiques découlant du
droit des conflits armés, qui sont clairement
définies dans le statut de Rome et les conven-
tions de Genève.
Israël dispose d’une armée professionnelle
bien entraînée. Cette armée compte en son
sein des avocats généraux et dispose de mé-
canismes visant à assurer le respect du droit
international humanitaire. Elle est conseillée
par des avocats lorsqu’il s’agit de prendre des
décisions relatives à certaines cibles, qui con-
naissent parfaitement leurs obligations et sa-
vent qu’ils doivent rendre compte de leurs
actions et être en mesure de démontrer, le
moment venu, que les attaques touchant des
civils innocents ou des biens protégés ont été
menées conformément au droit et aux cou-
tumes de la guerre, et que les principes de
distinction, de précaution et de proportion-
nalité ont été respectés.
En ce qui concerne les tirs de missiles, je
souhaite préciser trois points en particulier.
Premièrement, chaque maison d’habita-
tion, chaque école, chaque hôpital, chaque
église, chaque mosquée : tous ces lieux sont
protégés, à moins que le statut de bien pro-
tégé ait été perdu en raison de leur utilisa-
tion à des fins militaires. Deuxièmement, si
un doute subsiste sur le fait de savoir si un
bien a, ou non, perdu son statut de protec-
tion, l’attaquant doit supposer qu’il reste
protégé. Troisièmement, la charge de prou-
ver que le statut de bien protégé n’est plus
applicable incombe aux auteurs du tir, qu’il
s’agisse d’un tir à l’arme à feu, d’un tir de
missile ou d’un tir de roquette.
FAIRE PROGRESSER NOS ENQUÊTES
A cet égard, je souhaite rappeler que les tirs
aveugles de roquettes visant Israël qui sont
effectués depuis Gaza peuvent constituer des
violations du droit humanitaire internatio-
nal relevant de la compétence de la CPI.
En ce qui concerne l’accès à l’aide humani-
taire, la situation est critique et le droit est
clair. Les Nations unies, l’Organisation mon-
diale de la santé et le Comité international de
la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge ont
tous fait état d’une situation humanitaire dé-
sastreuse à Gaza. Comme je l’ai souligné à
maintes reprises, il est impératif de permet-
tre l’accès des civils à la nourriture et à l’eau,
et d’organiser un ravitaillement sanitaire
dont ils ont désespérément besoin. Nous en-
tendons parler d’opérations chirurgicales qui
se déroulent sans médicaments de base,
comme si nous étions au Moyen Age.
Au point de passage de Rafah, j’ai vu des ca-
mions remplis de marchandises et d’aide hu-
manitaire bloqués là où personne n’en a be-
soin. Cette aide doit pouvoir être acheminée
sans délai aux civils de Gaza.
Le fait d’entraver l’acheminement des se-
cours, en vertu des dispositions des conven-
tions de Genève, peut constituer un crime de
guerre. J’avertis, avec fermeté, Israël de la né-
cessité de déployer des efforts perceptibles,
sans plus attendre, pour permettre l’achemi-
nement aux civils de nourriture, de médica-
ments, d’anesthésiques et de morphine.
Je préviens également le Hamas et tous
ceux qui ont le contrôle de Gaza, que,
lorsqu’une telle aide arrivera à Gaza, il est
impératif qu’elle parvienne à la population
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
J’AVERTIS, AVEC FERMETÉ,
ISRAËL DE LA NÉCESSITÉ
DE DÉPLOYER DES EFFORTS
PERCEPTIBLES POUR
PERMETTRE D’ACHEMINER
AUX CIVILS NOURRITURE,
MÉDICAMENTS, MORPHINE
ET ANESTHÉSIQUES
civile, et ne soit pas utilisée à mauvais es-
cient ou détournée.
Je tiens également à rappeler que rien ne
peut justifier les attaques contre des tra-
vailleurs humanitaires, en particulier ceux
du Comité international de la Croix-Rouge et
du Croissant-Rouge. Ces attaques sont ex-
pressément interdites par le statut de Rome.
Je suis par ailleurs extrêmement préoccupé
par l’augmentation sensible des attaques qui
auraient été perpétrées par des colons israé-
liens contre des civils palestiniens en Cisjor-
danie, sur lesquelles nous continuons d’en-
quêter. Ces attaques doivent cesser immédia-
tement. Mon bureau a récemment mis sur
pied une plate-forme sécurisée, dénommée
OTP Link, qui permet de recueillir des signa-
lements concernant la situation dans l’Etat
de Palestine et dans toutes les autres situa-
tions examinées par la Cour. J’encourage
ceux qui disposent d’informations utiles à
prendre contact avec mon bureau. Nous col-
laborons avec tous les acteurs concernés,
qu’il s’agisse des autorités nationales, de la
société civile, des groupes de victimes ou des
partenaires internationaux, afin de faire pro-
gresser nos enquêtes. Nous examinerons mi-
nutieusement toutes les informations qui
nous sont transmises de sorte que le droit
puisse jouer son rôle et protéger les person-
nes les plus vulnérables.
J’exhorte les Etats parties à la CPI et les Etats
non parties à contribuer collectivement à
faire respecter les conventions de Genève, au
respect collectif des principes du droit inter-
national coutumier et des principes du statut
de Rome, à partager les éléments de preuve
concernant toute allégation de crime afin
que nous puissions enquêter comme il se
doit sur ces crimes présumés et en poursui-
vre les auteurs le cas échéant.
En entendant les récits et en regardant les
images horribles en provenance d’Israël et de
Palestine, nous ne pouvons manquer d’avoir
le cœur brisé et d’être émus. La colère est pal-
pable et la frustration compréhensible. Mon
bureau a l’obligation de ne pas agir sous le
coup de l’émotion, mais sur la base de preu-
ves objectives et vérifiables. L’enquête que
nous menons doit être ciblée et répondre à
l’urgence de la situation. Je souhaite que tou-
tes les parties soient clairement informées de
leur devoir de se conformer au droit humani-
taire international. Lorsque les preuves que
nous recueillons seront susceptibles d’abou-
tir à une condamnation, je n’hésiterai pas à
agir conformément à mon mandat.
Nous ne devons pas partir du principe que
la situation ne peut pas se détériorer davan-
tage. En aucune circonstance. Les épicentres
de violence que nous observons aujourd’hui
à travers le monde, que ce soit en Ukraine
ou au Sahel, au Darfour, le sort des Rohingya
ou la situation en Afghanistan, nous obli-
gent à nous en remettre au droit, à ce droit
qui est notre héritage commun. Nous en
avons le devoir. p
Karim Khan est procureur de la Cour
pénale internationale
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 idées | 33

En Israël, la réalité s’est abattue sur nous

Quatre professeurs d’université israéliens racontent comment l’attaque du Hamas teur portable dans son sac à dos en quit-
du 7 octobre a profondément transformé leur vie et leur vision du conflit tant son domicile après avoir été appelé,
mais ce morceau de métal ne sert plus
que de rappel de nos vies précédentes. En
temps normal, cette rupture totale avec Ramon Y. Birnbaum, biologiste

L
e 7 octobre, nos vies personnelles
et scientifiques ont été plongées
dans le chaos. En tant qu’universi-
taires, nous sommes générale-
ment concentrés sur nos recherches,
avec le privilège d’observer la réalité et la
politique depuis les coulisses. Il est vrai
que les universitaires ont souvent été en
première ligne pour défendre la liberté
et les droits de l’homme, mais il est rare
que la vie soit interrompue de manière
aussi brutale, bouleversée à la fois physi-
quement et émotionnellement par les
troubles géopolitiques.
Ce jour-là, des milliers de terroristes
du Hamas ont envahi le sud d’Israël,
tuant en chemin des civils innocents.
L’attaque visait les participants d’un fes-
tival de musique pour la paix et a dé-
vasté des villages entiers, progressant
méthodiquement de maison en mai-
son, tuant, violant, mutilant et brûlant
vifs des civils innocents, y compris des
bébés, des enfants et des femmes en-
ceintes, lors d’une attaque barbare
soigneusement planifiée. Ces actes
monstrueux ont entraîné au moins
1 200 morts et des milliers de blessés.
Les terroristes ont aussi kidnappé et
amené dans la bande de Gaza plus de
240 civils, allant de nourrissons à des
femmes âgées de plus de 80 ans.
Israël a été pris au dépourvu. Cela s’est
produit à un moment où le pays était
particulièrement vulnérable, après près
d’un an de manifestations massives,
avec pour objectif principal la lutte pour
la démocratie et le libéralisme. Des cen-
taines de milliers d’Israéliens ont ainsi
manifesté régulièrement contre le gou-
vernement nouvellement élu et son pro-
jet de réforme judiciaire. Nous étions en
première ligne de ces efforts, aux côtés
de nombreux autres universitaires.
Revenons au présent. Quelle que soit
notre vision politique du conflit israélo-
palestinien, ces événements ont servi de
réveil, y compris pour les manifestants
contre le gouvernement que nous
sommes, porteurs de valeurs libérales de
gauche et soutenant la reconnaissance
des Palestiniens. Nous comprenons
maintenant l’ampleur des atrocités qui
guettent à notre porte, et nous ne pou-
vons pas détourner les yeux. Dans une
société moderne pour laquelle la vie est
essentielle, cette menace imminente
pour nos familles et nos communautés
ne peut être acceptée. Nous sommes
contraints de nous défendre.
L’enseignement relégué au second plan
Nous sommes des professeurs d’univer-
sité en Israël. Un géologue, un biologiste,
un ingénieur électricien et un physicien
atmosphérique qui se sont retrouvés, du
jour au lendemain, dans une réalité com-
plètement différente. Nous sommes
passés de nuits consacrées aux télécon-
férences avec l’Agence spatiale euro-
péenne et la NASA pour étudier l’atmos-
phère de Jupiter à des nuits sur le terrain
avec un [ fusil d’assaut] M16 ; du travail
théorique sur la compression de don-
nées à la préparation de provisions ali-
mentaires pour le front ; de l’étude de la
génétique chez le poisson-zèbre à de lon-
gues heures passées sur des cartes et la
planification tactique ; et de l’étude de la
géochimie des sédiments vieux de mil-
lions d’années à des opérations de com-
bat en temps réel.
Dans nos propres universités, certains
de nos collègues ont été tués ou blessés,
et d’autres sont toujours portés disparus.
La perte a été si importante que tous, ici,
ont été directement touchés. Nous avons
tous passé des années en tant qu’étu-
diants diplômés, postdoctorants ou
chercheurs dans les instituts de premier
plan, collaboré avec des chercheurs du
monde entier. Nous sommes tous de fer-
vents défenseurs des droits humains et
croyons que les Palestiniens méritent
l’indépendance ; et nous avons tous dé-
ployé d’énormes efforts dans la récente
lutte pour la démocratie et le libéralisme
en Israël. Cependant, nous avons tous
partagé le choc et l’horreur des événe-
ments du 7 octobre, et nous rédigeons
cette lettre depuis notre unité de réserve
militaire, où nous avons été recrutés
dans les jours qui ont suivi l’attaque.
Nous avons laissé derrière nous nos
familles et nos amis, nos laboratoires et
nos étudiants, et nous sommes partis
pour défendre le droit de vivre en toute
sécurité dans notre pays. Les délais scien-
tifiques, l’enseignement et les expérien-
ces ont tous été relégués au second plan
à la lumière de la nouvelle réalité, qui
pourrait durer de nombreux mois. Le
semestre académique a été reporté, et il
est clair que les projets scientifiques des
années à venir vont être compromis.
Alors que nous écrivons, la situation
pourrait encore évoluer en une guerre
régionale à part entière, ou se calmer.
Chacun de nous a emporté son ordina-
NOUS COMPRENONS
MAINTENANT
L’AMPLEUR
DES ATROCITÉS QUI
GUETTENT À NOTRE
PORTE, ET NOUS
NE POUVONS PAS
DÉTOURNER LES YEUX
nos laboratoires serait catastrophique. moléculaire et expert en génomique
Aujourd’hui, ces problèmes semblent et en régulation génique, professeur
marginaux, rapportés à la perte de vies associé à l’université Ben-Gourion
et à la souffrance inhumaine de nos du Néguev en Israël. Il est le cofonda-
frères et sœurs dans le sud d’Israël. teur du Centre de génomique évolutive
Ces problèmes reflètent également des et de médecine ;
luttes géopolitiques à long terme. Les Asaf Cohen, théoricien
atrocités récentes, ainsi que la souffrance de l’information, professeur associé
des civils innocents dans la bande de et vice-président de l’Ecole d’ingénierie
Gaza, doivent être considérées dans le électrique et informatique de l’univer-
contexte d’un conflit entre les cultures. sité Ben-Gourion du Néguev ;
Ce conflit est considéré différemment à Yohai Kaspi, dynamicien
travers le monde, mais il peut être atmosphérique à l’Institut Weizmann
interprété comme une guerre entre le des sciences en Israël, dont il préside
fondamentalisme religieux extrême et le programme postdoctoral.
les valeurs libérales. Il est cochercheur de la mission Juno
La réalité s’est abattue sur nous. Pen- de la NASA et de la mission Juice de
dant trop longtemps, nous avons dé- l’Agence spatiale européenne, toutes
tourné le regard et cru que les valeurs li- deux consacrées à la planète Jupiter ;
bérales prévaudraient. Mais nous voilà : Adi Torfstein, géologue et océano-
quatre professeurs dans la quarantaine, graphe, professeur associé et respon-
se retrouvant à nouveau dans des cir- sable du programme d’océanographie
constances surréalistes, et littéralement à l’Institut des sciences de la Terre
en première ligne pour défendre nos fa- de l’Université hébraïque de Jérusalem
milles, nos valeurs et notre pays. Ne vous ainsi qu’à l’Institut interuniversitaire
méprenez pas, nous ne sommes pas ici en des sciences marines en Israël
raison d’un soudain élan militant ou d’un
désir de vengeance. Nous sommes ici
parce que nous comprenons que nous ne
pouvons pas retourner à une vie normale
avant de savoir que nos familles peuvent
résider en toute sécurité chez elles.
Nous souhaitons sincèrement que la
situation actuelle se résolve sans plus de
pertes de vies, et que les enfants, les fem-
mes et les hommes kidnappés rentrent
chez eux sains et saufs, mais la réalité
pourrait s’avérer plus compliquée. Le
Hamas a montré qu’il ne lutte pas pour
les droits des Palestiniens et qu’il est très
éloigné de tout ce qui a trait au libéra-
lisme. Les événements du 7 octobre justi-
fient une réévaluation des actions prio-
ritaires, même pour les plus fervents par-
tisans du libéralisme et de l’humanisme.
Il est temps de prendre position. p

Chems-Eddine Hafiz C’est l’heure du choix : pas entre les

musulmans et les juifs, mais entre l’humanisme et l’horreur
Le recteur de la Grande Mosquée de Paris s’alarme de la place que prennent les « ennemis de la nuance » dans le débat public,
incapables de faire preuve de subtilité quand l’urgence est d’appeler à la fin de la guerre entre Israël et le Hamas

I
l est des moments, dans la vie
d’une nation, où il devient ur-
gent de réfléchir avant d’émet-
tre des déclarations qui se
veulent porteuses de vérités abso-
lues, quand elles masquent en
réalité des jugements intéressés.
Nous vivons un de ces moments.
A l’heure de la dangereuse et non
moins dramatique escalade du
conflit israélo-palestinien, il est
sain de se taire un peu avant de dé-
verser des propos prétendument
perspicaces mais qui n’en demeu-
rent pas moins haineux, dérou-
tants et à la portée désastreuse.
J’ai fait le choix de m’exprimer
peu dans les médias. Aujour-
d’hui, le débat nuancé et intelli-
gent est gravement couvert par la
confusion planétaire de l’ère nu-
mérique que nous imposent les
réseaux sociaux, devenus des
repaires de malfrats idéologues,
capables de provoquer des déri-
ves dévastatrices. Ces ennemis de
la nuance sont sur le point de
réaliser une rupture culturelle
qui invoque les extrêmes sans
aucune forme de subtilité et pri-
vilégie le suivi d’une ligne idéolo-
gique à la recherche de la vérité.
Entrons dans le vif du sujet, et
dans le brouillard des associa-
tions d’idées dans lequel nous
nous trouvons. Dénoncer l’anti-
sémitisme en France serait un
renoncement aux droits fonda-
mentaux de tous les peuples de la
Terre, y compris ceux, légitimes,
du peuple palestinien. Alerter sur
la montée des discours antimu-
sulmans vous assimilerait, dans
une même logique, à l’islamisme.
Choisissez votre camp. Choisis-
sez votre extrême.
Il faut donc s’expliquer, se justi-
fier, se débattre de toutes ses
forces physiques et mentales
pour sauver ce qui reste de notre
humanité fragile : notre capacité
à nous contredire sans nous inju-
rier. C’est compter sans ces enne-
JE REJETTE
L’IMPORTATION SUR
LE SOL FRANÇAIS
D’UN CONFLIT
AU PROCHE-ORIENT
QUI N’A RIEN
DE RELIGIEUX NI
DE CIVILISATIONNEL
mis de la nuance qui se tiennent
en embuscade pour nous assaillir
d’accusations injustes et mal-
faisantes. Il y a dans leur démar-
che une simplification manipu-
latrice, dont la finalité est de faire
durer le plus longtemps possible
le climat conflictuel qui leur per-
met de sévir.
Ainsi, selon certains de ces far-
ceurs de la vie intellectuelle fran-
çaise, la dénonciation de l’antisé-
mitisme venant de ma part serait
une forme de « taqiya » [ fait de
dissimuler ses véritables opinions
pour tromper l’ennemi]. Me voilà
ainsi réduit à l’image, raciste, du
musulman dissimulateur et
inapte à être citoyen français.
Que serais-je donc en train de dis-
simuler ? Mon soutien à la popu-
lation palestinienne qui souffre ?
Il est réel, et, là-dessus, je n’ai rien
à apprendre à la conscience hu-
maine universelle. Les images
sont plus fortes que mes propos
sur la question. Je suis dans le
camp de toutes les victimes civi-
les et dans celui de la paix.
Des voix s’élèvent partout dans
le monde pour rappeler l’urgence
de la fin de la guerre et la néces-
sité d’une cohabitation entre les
deux Etats, palestinien et israé-
lien. Les musulmans de France
subissent des accusations abjec-
tes qui les essentialisent et les
rendent tous complices des pires
dérives, qui ne sont pas les leurs.
Ces accusations sont réguliè-
rement formulées dès lors que
certains d’entre eux se manifes-
tent – en tant que citoyens fran-
çais résolument attachés à la paix
et à la liberté – pour la fin des
bombardements meurtriers sur
Gaza, la protection de toutes les
populations civiles, sans excep-
tion, la libération des otages, le
libre accès de l’aide humanitaire
et la levée du blocus à Gaza.
Délétère atmosphère
Quant à faire endosser aux juifs
de France et du monde entier la
responsabilité d’un gouverne-
ment israélien en pleine crise po-
litique et morale, voilà également
une profonde injustice que je ne
saurais cautionner. Le Coran le
dit : « Personne ne portera le far-
deau [la responsabilité] d’autrui »
(sourate 6, verset 164), « chacun
étant tenu responsable de ce qu’il
aura acquis » (52, 21). Oui, je dé-
nonce toute atteinte aux juifs de
France, comme aux musulmans
de France, comme toute autre at-
teinte à une personne en raison
de son appartenance religieuse,
et je rejette l’importation sur le
sol français d’un conflit au Pro-
che-Orient qui n’a rien de reli-
gieux ni de civilisationnel.
Je ne suis pas le premier à le dire.
Mes illustres prédécesseurs ont
gravé dans la mémoire nationale
une certaine idée de l’huma-
nisme. Le premier recteur de la
Grande Mosquée de Paris, Kad-
dour Ben Ghabrit, a aidé à sauver,
avec l’imam Abdelkader Mesli,
des personnes juives de la barba-
rie nazie. Quand la guerre des Six-
Jours a éclaté, en 1967, le recteur
Hamza Boubakeur a créé, avec des
amis juifs et chrétiens, l’associa-
tion Fraternité d’Abraham pour
affirmer que le conflit n’avait rien
de religieux. A mon tour de pren-
dre mes responsabilités, quitte à
m’attirer les pires injures et me-
naces. De tous bords. Oui, c’est
l’heure du choix. Pas entre les
musulmans et les juifs. Pas entre
Israël et un Etat palestinien dont
l’édification s’avère plus que ja-
mais urgente. Non. Il faut choisir
entre l’humanisme et l’horreur.
Malheureusement, les adeptes
des discours haineux sont nom-
breux et leur nuisance est bien
réelle. Si tu n’es pas avec moi, tu es
contre moi. Dans l’atmosphère
délétère qui règne actuellement,
des paroles racistes recommen-
cent à se libérer dans l’espace pu-
blic. J’ai alerté les autorités compé-
tentes pour stopper les amalga-
mes et arrêter d’accuser les mu-
sulmans des maux de notre so-
ciété, et en particulier de l’antisé-
mitisme. Il faut puiser dans notre
humanité et saisir nos apparte-
nances dans leur complexité pour
éviter toute pensée réductrice.
Nos identités sont complexes.
De mon histoire algérienne j’ai
retenu que la revendication de la
liberté passe par un humanisme
universel. Les Algériens qui vou-
laient s’affranchir du système co-
lonial ont accueilli de grandes
personnalités qui ont contribué à
leur œuvre, comme Frantz Fanon.
C’est lui qui disait [en parlant à ses
lecteurs noirs] : « Quand vous en-
tendez dire du mal des juifs, dres-
sez l’oreille, on parle de vous. » Je
suis né algérien et musulman, je
suis devenu aussi, et sans contra-
diction, français et musulman. J’ai
parcouru l’histoire commune
franco-algérienne, qui m’a appris
que la nuance est humaine. Sa-
chons la préserver. p
Chems-Eddine Hafiz
est avocat et recteur de la
Grande Mosquée de Paris
34 | idées 0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

Eric Dupond-Moretti, ministre et prévenu : un alliage fragile

ANALYSE Un avis que comprend Olivier Beaud, pro-
fesseur de droit public à l’université Paris-II-
représenté partout. C’est vraiment “business
as usual” », assure-t-on Place Vendôme.
cice est vite atteinte. « On ne peut pas se disso-
cier. On fait de la politique toute notre vie et,

C’
est un fait inédit : depuis le
6 novembre, un ministre en
exercice – qui plus est de la jus-
tice – est en procès devant la
Cour de justice de la République (CJR). Cette
juridiction, créée en 1993, est particulière :
composée de douze juges parlementaires
(six députés, six sénateurs, où l’opposition
est majoritaire) et de trois juges profession-
DANS CE PROCÈS, nels de la Cour de cassation, elle est la seule
CELUI QUI habilitée à juger les ministres pour des faits
commis dans l’exercice de leurs fonctions.
COMPARAÎT EST Elle doit dire si Eric Dupond-Moretti s’est
rendu coupable de « prise illégale d’inté-
AUSSI LE CHEF rêts ». Soit, plus clairement, si le garde des
HIÉRARCHIQUE sceaux a, ou non, profité de ses pouvoirs de
ministre pour régler ses comptes avec des
DU PARQUET magistrats avec qui il avait eu maille à partir
lorsqu’il était avocat pénaliste.
QUI DOIT REQUÉRIR Le fait qu’Eric Dupond-Moretti compa-
raisse en sa qualité de ministre n’a rien
CONTRE LUI d’anodin. Le ministre de la justice ne cesse
de l’affirmer : jamais il n’a pensé à démis-
sionner. « Moi, je n’ai jamais envisagé de
partir, déclarait-il ainsi au Monde, quelques
jours avant l’ouverture de son procès. Sans
forfanterie, sans faire du “culturisme
judiciaire”, je n’envisage pas d’être con-
damné. » Pour Eric Dupond-Moretti, démis-
sionner aurait été une sorte d’aveu de culpa-
bilité. Pas question, donc, d’envisager cette
option, lui qui ne cesse de défendre sa « pré-
somption d’innocence ».
Panthéon-Assas. « Qu’il reste en poste ne
constitue pas de difficulté. Il suffit de rappeler
que, pendant la procédure d’impeachment le
concernant, Bill Clinton est resté en place ! Un
garde des sceaux, en France, n’a pas les mêmes
responsabilités qu’un président des Etats-
Unis. » Sa collègue Cécile Guérin-Bargues, elle
aussi professeure de droit public à Paris-II et
autrice de Juger les politiques ? La Cour de jus-
tice de la République (Dalloz, 2017), estime
que l’on peut « comprendre la position du
garde des sceaux et son attachement à la pré-
somption d’innocence ». Cependant, ajoute-t-
elle, « en faisant cela, il se met dans une situa-
tion encore plus difficile ». Car les conséquen-
ces de ce maintien en fonction sont nom-
breuses. Et loin d’être accessoires.
Une question d’image
Tout d’abord, il y a le problème de l’organisa-
tion du ministère. Le garde des sceaux est
censé gérer les affaires comme si de rien
n’était. La réalité est évidemment plus
compliquée, puisque le procès est assez chro-
nophage, étalé par demi-journées jusqu’au
16 novembre. Sans compter les heures de pré-
paration avec ses deux avocats, Jacqueline
Laffont et Rémi Lorrain. L’entourage du mi-
nistre minimise, comparant la situation avec
un long déplacement à l’étranger ou dans les
outre-mer. « Il n’y a eu aucune mauvaise sur-
prise. Les décrets et les arrêtés ont été pris, les
courriers, signés et envoyés, le ministère était
Voire. Car il s’agit également d’une ques-
tion d’image. Quel symbole politique envoie-
t-on quand un ministre de la justice se re-
trouve devant des juges ? Pas un problème,
selon la chancellerie : « L’image du ministère,
c’est le bilan, les recrutements, la hausse histo-
rique du budget. Jamais un garde des sceaux
n’a pesé autant dans les arbitrages. »
Autre bizarrerie : dans le procès Dupond-
Moretti, le prévenu est aussi le chef
hiérarchique du parquet qui doit requérir
contre lui. Une situation invraisemblable
qui fait peser un poids non négligeable sur
les épaules du nouveau procureur général
près la Cour de cassation – lequel remplit les
fonctions du ministère public devant la
CJR –, Rémy Heitz.
De plus, le fait d’être en exercice peut égale-
ment avoir des conséquences concrètes pour
l’ancien ténor du barreau : sa force politique
devient, en réalité, une faiblesse judiciaire
dans le contexte très particulier de la CJR.
Poids lourd de la Macronie, proche du couple
présidentiel et à la tête d’un des ministères
les plus importants, il constitue une cible de
choix pour les juges parlementaires.
Suspicion sur la sanction
En effet, ces derniers sont principalement is-
sus de l’opposition. Certes, ils font le serment
« de bien et fidèlement remplir leurs fonctions
(…) et de se conduire en tout comme dignes et
loyaux magistrats ». Mais la limite de l’exer-
pendant quelques jours, on est supposés faire
la part des choses. Et, même si l’on y parvenait,
les gens en douteraient… Et, comme Dupond-
Moretti est en fonction, c’est encore pire », as-
surait, en septembre, un parlementaire de
l’opposition, qui souhaitait rester anonyme.
Dernière conséquence de cette situation
complexe : la sanction. En raison de la nature
hybride de la CJR, à la fois politique et juridic-
tionnelle, la suspicion est toujours de mise.
Si Eric Dupond-Moretti est relaxé, le juge-
ment sera suspecté de connivence, et, si une
peine est prononcée, le camp présidentiel
aura beau jeu de dénoncer une vengeance
politique de l’opposition. « Il y aurait des
conséquences institutionnelles si la décision
de la CJR s’avérait fondée sur des raisons plus
politiques que juridiques, reconnaît M. Beaud.
Cela renforcerait tous ceux, dont je fais partie,
qui estiment que la CJR fut une grossière er-
reur dès sa création. » Mme Guérin-Bargues
pointe aussi le risque d’une « instrumentali-
sation politique du droit pénal ».
S’ajoute une ultime difficulté : la création
d’une sorte de peine complémentaire politi-
que. La première ministre, Elisabeth Borne, a
déclaré, début octobre sur BFM-TV, que, dans
l’hypothèse où il serait condamné, le minis-
tre devrait démissionner. En clair : s’il est re-
connu coupable, il devra partir. Une sanction
absente de l’article du code pénal concernant
la « prise illégale d’intérêts ». p
abel mestre

CHRONIQUE | PAR JULIEN BOUISSOU SÈVE AND THE CITY, L’ARBRE DANS LA VILLE
Avec les avoirs russes LIVRE
gelés, reconstruire l’Ukraine
D e Mantes-la-Jolie (Yveli-
nes) à Vichy (Allier), de
Paris à Narbonne (Aude),
il semble que le syndrome d’Idé-
fix soit assez largement partagé :
fiées. Ou alors à la condition de
fournir utilement fruits et bois
de travail autant que l’on y
« forme et épure le goût des jeunes
d’œuvre ou de chauffage. On ne l’y
voyait guère qu’à l’état de poteau
ou de pieu, lors des fêtes de ferti-
lité au printemps ou, dans certai-
nes provinces indociles, pour si-
ouvriers ». Néanmoins, il arrive
que des pétitions de bonnes âmes
réclament par endroits l’éclaircis-
sement de certaines plantations,
les recoins trop ombragés invi-

L e budget 2024 du gouverne-

ment ukrainien, voté au Parle-
ment jeudi 9 novembre, pré-
voit un énorme déficit, d’environ
44 milliards de dollars (41,2 milliards
Kyiv School of Economics, et le pays
aura besoin au moins du double pour
se reconstruire. Les partisans d’une
confiscation citent le précédent de
1992, lorsque, après l’invasion du
pas un arbre abattu dans une ville
de France sans un concert de pro-
testations. Que la coupe soit
nécessaire (un sujet malade et
dangereux) ou non (l’appétit des
gnifier le mécontentement (tradi-
tion des mâts de la colère).

Gare aux oublieux

d’euros), principalement pour finan-
cer l’effort de guerre national. Le
pays dépend de l’aide étrangère, la-
quelle a déjà atteint 34 milliards de
dollars depuis le début de l’année, et
31 milliards en 2022. Alors que ses be-
soins pour 2024 seront au moins
aussi importants, le soutien de ses
deux principaux donateurs montre
des signes de faiblesse.
La promesse par l’Union euro-
péenne (UE) de lui verser 50 milliards
d’euros sur trois ans jusqu’en 2027 se
heurte à l’opposition de la Hongrie.
Quant à l’enveloppe de 61,4 milliards
de dollars promise par le président
américain, Joe Biden, elle est bloquée
au Congrès. Sur le long terme,
l’Ukraine craint de lasser ses sou-
tiens. Non seulement la guerre au
Proche-Orient détourne l’attention
de la communauté internationale,
mais sa contre-offensive ne rencon-
tre pas le succès espéré.
Le pays lorgne donc sur une autre
source de revenus, beaucoup moins
dépendante des aléas de la politique
intérieure de ses alliés. Début novem-
bre, le président ukrainien, Volo-
dymyr Zelensky, a dit vouloir « pren-
dre l’argent » des avoirs russes gelés
par les pays occidentaux depuis fé-
vrier 2022.
Les sommes en jeu sont importan-
tes, puisque 300 milliards de dollars
auraient été gelés, dont près de
200 milliards d’euros rien que dans
l’UE. La Banque centrale de Russie y
avait placé une partie de ses réserves
en devises étrangères. Elle ne peut
plus y avoir accès depuis l’imposition
de sanctions par Bruxelles au lende-
main de l’invasion de l’Ukraine.
Ces actifs doivent maintenant servir
à sa reconstruction. Au 1er septem-
bre 2023, les destructions étaient chif-
frées à 151 milliards de dollars selon la
MOSCOU EXIGE
LA RESTITUTION DE
SES AVOIRS CONFISQUÉS…
EN INVOQUANT LE DROIT
INTERNATIONAL
Ce n’est qu’à la Renaissance qu’il
tant, paraît-il, à la débauche.
Si, à chaque révolte, les arbres
sont renversés pour alimenter les
barricades, la Révolution française
se fera un devoir de faire planter
Koweït par l’Irak, les Etats-Unis avaient promoteurs). Alors que nos amis s’impose telle une ombrelle natu- dans chaque commune un « arbre
gelé 32 milliards d’actifs irakiens avant les ligneux sont plus que jamais relle dans les premières promena- de la liberté ». Et gare aux oublieux
de les transférer à un fonds géré par les L’ARBRE les bienvenus pour rafraîchir des et terrasses, comme aux Tuile- qui passeraient pour des partisans
Nations unies destiné à compenser les DANS LA CITÉ des zones urbaines, l’historienne ries. Marronniers, mais plus sou- tièdes du nouveau régime. Sou-
préjudices des victimes. d’Andrée Corvol, Andrée Corvol, spécialiste des vent ormes et tilleuls jalonnent vent, on choisit des chênes, si lon-
Le Pommier, forêts françaises, se penche, avec bientôt les premiers mails, des gévifs. Parfois, des peupliers, en
Perte d’influence de l’Occident 392 pages, 25 euros une grande érudition, sur l’his- esplanades consacrées à l’ancêtre raison d’une étymologie qui vou-
Après l’invasion de l’Ukraine si toire des arbres en ville. Son Arbre commun du croquet et du golf. lait en faire l’arbre du peuple. La
meurtrière et destructrice, peut-on dans la cité (Le Pommier, 392 p., Bien sûr, les parcs sont d’abord tradition qui consiste à planter un
imaginer que les actifs gelés soient 25 €) retrace un parcours particu- réservés à la classe dominante. arbre pour commémorer un évé-
un jour restitués à la Russie ? Moscou lièrement sinueux. C’est que, du Et quand il s’agira, plus tard, de nement ne nous a pas quittés.
l’exige évidemment… en invoquant XVIIe siècle à nos jours, on a beau- permettre à tout un chacun de ve- Charles III et Emmanuel Macron
le droit international, ce qui ne man- coup planté, beaucoup maltraité, nir prendre l’air sous les frondai- peuvent en témoigner, eux qui
que pas de sel. Comme l’explique beaucoup arraché. Et planté à sons, on prendra bien soin de sé- ont planté un arbre dans le jardin
Laurence Tribe, professeur de droit nouveau. Pour des raisons politi- parer les espaces. Au XIXe siècle, de l’ambassade du Royaume-Uni
constitutionnel à l’université de Har- ques autant qu’esthétiques ou dans un esprit paternaliste, les à Paris lors de la visite du souve-
vard ‘Massachusetts), dans un article économiques. promenades plantées sont pa- rain en France, en septembre. Et
du New York Times publié en septem- A l’origine, ce campagnard d’ar- rées de vertus à la fois hygiénistes se sont mutuellement offert des
bre : « Il n’y a tout simplement pas de bre n’avait tout simplement pas et édifiantes pour les « enfants du sujets… végétaux. p
base [en droit international] pour sa place dans les enceintes forti- peuple ». On y reconstitue sa force julien guintard
dire que la Russie peut violer la souve-
raineté de l’Ukraine tout en invoquant
sa propre souveraineté comme un
bouclier inviolable. »
La confiscation des avoirs russes est Le fruit interdit | par serguei
cependant loin de faire l’unanimité.
Elle pourrait être perçue par de nom-
breux pays comme une marque sup-
plémentaire de l’hégémonie occiden-
tale, lesquels pourraient être tentés
de placer une partie de leurs réserves
dans des lieux sûrs, en Chine ou en
Inde plutôt qu’en Europe ou aux
Etats-Unis, où ils risquent de se les
faire confisquer. Ce qui entraînerait,
du même coup, une « dédollarisa-
tion » de l’économie mondiale et une
perte d’influence de l’Occident.
L’autre option consiste à redistri-
buer à l’Ukraine les intérêts prélevés
sur les centaines de milliards d’avoirs
gelés. Ils représentent une manne
importante grâce à la hausse mon-
diale des taux d’intérêt. La Belgique,
qui héberge le siège de l’organisme
international de dépôts Euroclear, est
l’un des pays de l’UE en comptant le
plus (164 milliards d’euros).
Sur les neuf premiers mois de l’an-
née, ils ont dégagé près de 3 milliards
d’euros d’intérêt. Le premier ministre
belge, Alexander De Croo, a expliqué
que son pays « travaillait avec l’Union
européenne » sur un dispositif juridi-
que permettant de piocher dans ces
réserves. En attendant, il a promis de
verser à Kiev 1,7 milliard d’euros en
2024, en taxant les intérêts générés
par ces actifs. p
0123
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
FRANCE | CHRONIQUE
par fr ançoise fr e s s o z
Le lent poison
de l’article 49.3
L LES DÉPUTÉS
undi 13 novembre, Elisa-
beth Borne n’était pas
dans l’hémicycle de l’As-
semblée nationale pour
engager une nouvelle fois la res-
ponsabilité de son gouverne-
ment sur un texte budgétaire. En
déplacement en Irlande, la pre-
mière ministre a délégué cette tâ-
che ingrate au ministre des rela-
tions avec le Parlement, Franck
Riester, consciente du fait que
l’usage répété de l’article 49.3
pour faire adopter les lois de fi-
nances et de financement de la
Sécurité sociale à toutes les étapes
de leur discussion devenait pour
elle du plomb. Confirmée à Mati-
gnon durant l’été, Elisabeth Borne
n’a, de fait, pas trouvé, depuis, les
conditions d’un nouvel élan.
Erigé en symbole du coup de
force lors de la réforme des retrai-
tes, l’article 49.3 ne véhicule certes
pas la même charge émotionnelle
sur les textes budgétaires. Dans la
majorité comme dans l’opposi-
tion, chacun a fini, bon gré mal
gré, par intégrer trois faits : le pays
a besoin d’un budget pour fonc-
tionner ; il n’existe actuellement
pas de majorité alternative pour
défendre une autre politique ; le
gouvernement n’est pas illégi-
time à dégainer l’arme que lui of-
fre la Constitution pour éviter la
paralysie. Mais l’intégration de ces
contraintes a un effet corrosif sur
le fonctionnement démocratique.
A partir du moment où les grou-
pes savent que la discussion finira
par un engagement de responsa-
bilité du gouvernement suivi par
le dépôt de motions de censure
vouées à l’échec, les préliminaires
ressemblent davantage à une
séance de défoulement collectif
qu’à un examen sérieux de la si-
tuation budgétaire du pays. Le tra-
vail en commission se durcit, les
amendements se multiplient,
plus surréalistes les uns que les
autres. Ils servent de vitrine aux
opposants sans les engager réelle-
ment puisque la procédure rend le
gouvernement seul juge : lui seul
fera le tri entre les amendements
recevables et ceux qui ne le sont
pas avant d’actionner l’arme fa-
tale. Pas de quoi redorer le blason
de la démocratie représentative
en pleine crise. Ni valoriser le rôle
du premier ministre, dont l’une
des tâches est de faire vivre la ma-
jorité parlementaire et d’en ména-
ger les différentes sensibilités. Les
députés, ces derniers temps, ont le
moral au plus bas, quelle que soit
leur étiquette politique.
Contre-modèle politique
Un rival l’a bien senti qui, vaincu à
l’été, n’en est pas moins reparti à
l’offensive. Il y a quelques jours,
Gérald Darmanin a occupé le
devant de la scène parlementaire
en faisant de l’examen du projet
de loi sur l’immigration au Sénat
la démonstration qu’une autre
méthode politique était possible.
Sous la pression du Rassemble-
ment national (RN), le parti Les
Républicains faisait monter très
haut les enchères en menaçant de
voter contre le texte si toutes les
modifications que ses élus exi-
geaient n’étaient pas prises en
compte. Le psychodrame a été
évité. La copie devait être votée
mardi 14 novembre, certes sen-
POUR GÉRALD
DARMANIN ET
ÉLISABETH BORNE,
LE 49.3 EST
DEVENU
L’EXPRESSION
D’UNE DIFFÉRENCE
POLITIQUE
0123 | 35
IMMIGRATION :
UN PROJET DE LOI
À LA DÉRIVE Chargé par la première ministre de réunir ment général d’un projet déjà essentielle-
une improbable majorité pour faire adop-
ter, si possible sans recours au vote bloqué
de l’article 49.3 de la Constitution, ce texte
ment restrictif, notamment en matière de
regroupement familial et de protection
contre les expulsions. Dangereuse pour la
sensible qui alimente la chronique depuis
déjà un an, Gérald Darmanin a multiplié,
lors des débats au Sénat la semaine passée,
santé publique et difficilement applicable,
la restriction aux urgences de l’aide médi-
cale d’Etat, une couverture maladie réser-
les concessions au parti Les Républicains vée aux sans-papiers, constitue l’une des
(LR), qui domine cet Hémicycle. Le texte qui plus alarmantes régressions. La suppres-
résulte de ce net durcissement doit faire sion de la collégialité au profit d’un juge
l’objet d’un vote solennel, mardi 14 novem- unique pour statuer sur les recours contre
ONT LE MORAL bre, avant d’être discuté à l’Assemblée na- les refus du statut de réfugié est aussi in-
tionale à partir du 11 décembre. quiétante. De même que le discret amende-
AU PLUS BAS, Contrairement à leur refus maintes fois ment qui remet en cause le droit du sol en
QUELLE QUE SOIT
LEUR ÉTIQUETTE G érald Darmanin n’est pas le pre-
mier ministre de l’intérieur à esti-
mer qu’une loi sur l’immigration
portant son nom est un excellent tremplin
politique. Avant lui, son ancien mentor, Ni-
proclamé, les sénateurs LR ont voté une
disposition prévoyant la possibilité de ré-
gulariser des travailleurs sans papiers em-
ployés dans des métiers « en tension ». Re-
baptisée « article 4 bis », la nouvelle version
précarisant l’accès à la nationalité des en-
fants nés en France de parents étrangers.
Alors qu’un débat sur l’immigration di-
gne de ce nom devrait mobiliser l’ensemble
de l’exécutif, en particulier les ministres
siblement durcie, mais sans être colas Sarkozy, mais aussi Bernard Caze- de cet article 3, qui était devenu un repous- des affaires étrangères, du travail et des
pour autant expurgée de la dis- neuve et Gérard Collomb avaient réussi à soir pour la droite, ne prévoit pas, comme solidarités, la quasi-éclipse du ministre du
position qui causait le plus de faire adopter la leur, avec des postérités di- initialement, une régularisation de plein travail, Olivier Dussopt, dans la défense
litige : la régularisation des tra- verses. Mais le contexte politique dans le- droit, laissant aux préfets leur pouvoir dis- d’un projet qu’il portait initialement aux
vailleurs sans papiers dans les quel l’actuel locataire de la Place Beauvau crétionnaire. Mais en incluant dans la loi le côtés de Gérald Darmanin, l’absence d’ob-
métiers en tension. déploie son énergie en vue de l’adoption principe d’une sortie de la clandestinité de jections gouvernementales aux amende-
De cette première étape, le mi- d’un projet de loi, la trentième réforme sur travailleurs immigrés, elle consacre un ments extrêmes de la droite, alourdissent
nistère de l’intérieur se plaît à tirer ce sujet depuis 1980, est sans précédent : un principe, certes surtout symbolique, qui le déséquilibre qui affecte le texte. Large-
quelques leçons démocratiques gouvernement sans majorité, une gauche correspond, selon plusieurs sondages, à la ment privé de sa « jambe gauche », le projet
qui sonnent comme l’affirmation presque inaudible dans un domaine où ses volonté d’une majorité de l’opinion. de loi, boiteux, risque de ressembler, si la
d’un contre-modèle : la politique valeurs ont longtemps été dominantes, et Salué par M. Darmanin comme une vic- barre n’était pas redressée par les députés, à
n’est pas faite que du rapport de une droite convaincue que sa survie passe toire politique, ce compromis, lui-même en un banc d’essai pour une droite à la dérive
force. Elle peut être plus humaine, par un quasi-copier-coller des orientations recul par rapport à l’ambition du projet et pour un ministre de l’intérieur livré à lui-
plus séductrice aussi. On ne s’affai- de l’extrême droite. initial, n’a été passé qu’au prix du raidisse- même et à ses ambitions. p
blit pas à multiplier les petits dé-
jeuners, déjeuners, dîners pour
flatter ses opposants et tenter de
construire des deals. Pour Gérald
Darmanin et Elisabeth Borne, le
49.3 n’est plus seulement l’article
le plus connu et sans doute le plus
haï de la Constitution. Il est de-
venu l’expression d’une différence
politique qui risque à tout mo-
ment de dégénérer en différend.
Le ministre de l’intérieur veut tout
faire pour éviter que le gouverne-
ment l’utilise en décembre, lors-
que le texte arrivera à l’Assemblée
nationale et qu’il faudra alors né- amour ― amitié ― sexe ― parentalité ― vie intime
gocier non plus avec la droite mais
avec l’aile gauche de la majorité
pour rééquilibrer le texte. Il en fait
une question de principe, un défi
personnel, lui qui a raté la marche
de Matignon il y a quelques mois
mais ne renonce pas à imposer
son style face à la très haute tech-
nicité de la première ministre.
Au moment où Franck Riester
devait faire usage du dix-sep-
tième 49.3 de la législature sur le
projet de loi de programmation
des finances publiques 2023-2027,
l’offensive politique de Gérald
Darmanin passe d’autant moins
inaperçue qu’elle renvoie la pre-
mière ministre et le reste du gou-
vernement à un problème plus
fondamental : celui de l’absence
de dynamique du second mandat
d’Emmanuel Macron. Au vu des
sondages, le parti pris de l’apaise-
ment après l’éruptive épreuve des
retraites ne constitue en rien un
barrage contre le RN, donné fa-
vori aux élections européennes
de juin 2024.
C’est ce que souligne un autre
membre du gouvernement lui
aussi issu des rangs de la droite,
Bruno Le Maire, qui s’insurge
contre la « politique du chèque »
consistant à distribuer de l’argent
public à telle ou telle catégorie so-
ciale pour amortir le choc de la
vie chère alors même que l’Etat
peine à se désendetter. Invité, di-
manche, de l’émission « Ques-
tions politiques » sur France In-
ter, le ministre de l’économie a in-
Un espace pour soi
sisté sur un autre point conflic-
tuel : l’objectif du plein-emploi
fixé par le président de la Républi-
que ne pourra pas être atteint
sans la poursuite de réformes
structurelles visant notamment
dans les pages du Monde.
la politique du logement et le fi-
nancement du modèle social.
Derrière ces mots, c’est la répar-
À retrouver dans l’application et sur le site.
tition de la charge entre actifs et
inactifs qui est posée. Un sujet ex-
plosif qui nécessite, pour être sé-
rieusement traité, de disposer
d’alliés solides dans l’opinion, au
Parlement ou parmi les partenai-
res sociaux, ce qui n’est plus le cas.
Ce faisant, le ministre de l’écono-
mie ne cherche pas seulement à
défendre son bilan. Il s’émeut
aussi du risque de l’enlisement,
qui est devenu la malédiction de
tous les derniers mandats et qui
est aujourd’hui le problème es-
sentiel d’Elisabeth Borne. p
 L’IA aide aussi
les astronomes
à bien voir
Pour corriger l’effet des
turbulences de l’atmo-
sphère sur la qualité
du signal perçu par les
super-télescopes, leurs
miroirs sont déformables
PAGE 2

Une équipe
chinoise crée
un singe
chimérique
Ce macaque né avec
des cellules d’un
autre individu ouvre
la voie à la production
de modèles avancés
de maladies humaines
PAGE 3

Micrographie électronique à balayage d’un parasite « Trypanosoma brucei gambiense » (en bleu), causant la maladie du sommeil,
et de globules blancs (en rouge) dans le foie d’une souris. UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES/SCIENCE PHOTO LIBRARY

Le long combat pour éliminer

la maladie du sommeil
L’espoir d’éradiquer la trypanosomiase
Portrait
ou institutions internationales œuvrant aux côtés des fièvres intermittentes – sont peu spécifiques.
des gouvernements africains. Il a fallu tirer habile- Une seconde phase résulte du franchissement par
humaine africaine grandit. ment profit des recherches délaissées par l’indus- le parasite de la barrière hémato-encéphalique
L’acoziborole, un antiparasitaire, trie pharmaceutique dans les pays du Nord pour
lever progressivement les obstacles à l’accès aux
pour pénétrer le système nerveux central, avec
des symptômes caractéristiques, dont des pertur- Colomban de
permettrait de traiter en une seule prise
cette maladie mortelle transmise
traitements nécessaires à l’élimination de la mala-
die, visée par l’Organisation mondiale de la santé
(OMS) d’ici à 2030.
bations du cycle du sommeil, des rires démentiels
ou des convulsions.
Selon les résultats de l’essai clinique de phase II
Vargas explore
par la mouche tsé-tsé. Retour sur près La maladie du sommeil, ou trypanosomiase
humaine africaine, causée dans sa forme la plus
publiés dans The Lancet, l’antiparasitaire acozi-
borole administré lors d’une seule prise par voie
le microbiome
d’un siècle de lutte contre ce fléau courante (97 % des cas) par le parasite Trypano-
soma brucei gambiense, est transmise par une
orale a donné des résultats très prometteurs aux
deux stades de cette affection associée par les popu-
océanique
mouche piqueuse, la mouche tsé-tsé, que l’on lations concernées au « mauvais œil » en raison de
catherine mary trouve aux abords des points d’eau. Mortelle en symptômes neurologiques stigmatisants. La mission Bougainville,
l’absence de traitement, cette forme sévit dans les « C’est un traitement à dose unique. Trois compri-

E
n novembre 2022, une publication dans
le journal The Lancet révélait l’efficacité
d’un nouveau médicament contre la
maladie du sommeil et soulevait l’es-
poir de son élimination. Véritable saga
depuis que cette pathologie africaine due à un pa-
rasite a resurgi dans les années 1980, la quête de ce
Graal a réuni un mélange singulier d’acteurs, mé-
decins, laboratoires pharmaceutiques, militants
zones rurales, où elle peut décimer les villages.
Elle est présente dans vingt-quatre pays d’Afrique
centrale et de l’Ouest.
Symptômes neurologiques stigmatisants
Une première phase de la maladie, pouvant durer
plusieurs années, correspond à la multiplication
du parasite dans les tissus sous-cutanés, le sang et
la lymphe. Ses symptômes – des maux de tête ou
més, et c’est fait », résume Wilfried Mutombo, mé-
lancée par le chercheur
decin au bureau congolais de Drugs for Neglected avec la marine nationale,
Diseases Initiative (DNDI, ou Initiative sur les mé- envoie des volontaires
dicaments contre les maladies négligées), l’orga-
nisation non gouvernementale basée à Genève pêcher du plancton dans
qui a dirigé cette recherche. « C’est un outil qui va le Pacifique et l’océan
être important dans l’évolution de la lutte contre la
maladie du sommeil », insiste-t-il.
Indien pour l’étudier
→ L I R E L A S U I T E PAG E S 4-5 PAGE 8

Cahier du « Monde » No 24530 daté Mercredi 15 novembre 2023 - Ne peut être vendu séparément
 ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

L’IA pour corriger l’optique des super-télescopes

ASTRONOMIE - Cette technologie sera nécessaire pour le fonctionnement des futurs télescopes au Chili, en Afrique du Sud et en Australie

L’
intelligence artificielle (IA) est par-
tout, pour remporter des victoires au
jeu de go, piloter des voitures, discu-
ter avec les humains, créer des illus-
trations… Et maintenant pour aider
les astronomes. Depuis des années, ces derniers
utilisent ces techniques pour classer automati-
quement les différents types de galaxies, ou pour
repérer des exoplanètes perturbant le flux lumi-
neux de leur étoile. Désormais ces méthodes
s’insinuent au cœur même des télescopes.
« L’apprentissage profond, ou deep learning, est
devenu classique dans notre discipline pour l’ex-
ploitation des données. Mais demain il servira pour
faire marcher les télescopes, prévient Damien
Gratadour, chercheur CNRS au Laboratoire d’étu-
des spatiales et d’instrumentation en astrophysi-
que (Lesia, Observatoire de Paris et Paris-Sciences
et lettres) à Meudon, dans les Hauts-de Seine. Les
futurs instruments seront même si complexes que
l’IA sera sans doute nécessaire pour les utiliser. »
Depuis quatre ans, ce chercheur est plongé dans
les algorithmes pour éviter que lui et ses collè-
gues se retrouvent démunis quand le futur Extre-
mely Large Telescope (ELT) au Chili et son miroir
de 40 mètres ou le radiotélescope SKA et ses
130 000 antennes en Afrique du Sud et en Austra-
lie seront à plein régime pour les années 2030.
« Nos premiers résultats obtenus depuis le prin-
temps sur le télescope Subaru à Hawaï sont encou-
rageants », indique le chercheur, qui a commencé
à déployer ses programmes sur une technique in-
dispensable pour les observations terrestres, l’op-
tique adaptative. Cette dernière utilise un miroir
dont la surface est déformable grâce à des milliers
d’actionneurs, afin de compenser les turbulences
de l’atmosphère qui floutent les images. Le prin- Vue du Very Large Telescope de l’Observatoire européen austral, dans le désert d’Atacama, dans le nord du Chili. J.L. DAUVERGNE & G. HÜDEPOHL (ATACAMAPHOTO.COM)/ESO
cipe est « simple » : un analyseur mesure les fai-
bles différences entre le faisceau lumineux reçu
du ciel et une référence, puis un ordinateur cal- ouvre l’eau chaude et l’eau froide plus ou moins objets aussi peu lumineux que des disques pro- cause de ces perturbations », apprécie Anthony
cule les commandes afin d’annuler ces écarts, jusqu’à trouver la bonne température », explique toplanétaires, il est nécessaire de corriger des Boccaletti, chercheur CNRS au Lesia et responsa-
en créant des creux et des bosses par des dépla- Damien Gratadour. Ce fonctionnement par essai/ perturbations plus rapides et plus faibles en am- ble de l’instrument Sphere+ qui sera installé au
cements de quelques micromètres. Le tout en erreur est très adapté à la technique d’IA dite « par plitude. Les méthodes classiques d’analyse de la VLT en 2026 pour tester ces promesses.
moins d’une milliseconde, qui est le temps renforcement », à l’origine du succès d’AlphaGo, lumière ne suffisent plus. Ces dernières consis- Des obstacles subsistent. La communauté devra
caractéristique de variation des perturbations. le logiciel de DeepMind qui a battu un champion tent à disposer une grille de lentilles, chacune as- accepter ces méthodes un peu « boîte noire », par
de jeu de go en 2016. Le programme décide de sociée à un actionneur, afin de créer un spot lu- opposition aux méthodes actuelles qui résolvent
Fonctionnement par essai/erreur bouger un ensemble d’actionneurs, il observe la mineux qui se déplace dans un plan au gré des les équations de l’optique et de la physique. « Si on
Mais plus il y a d’actionneurs, plus il faut de cal- réponse et corrige. Et ainsi de suite… Sauf qu’il a fluctuations. Pour remettre le spot au centre, on montre que les images sont meilleures, les astrono-
culs, tout en restant dans la fenêtre très courte de fallu adapter la technique à la complexité de ce modifie les creux et les bosses du miroir. mes adopteront ces techniques. Cela se fera sans
temps. Et plus on veut être précis, plus il faut com- problème et même inventer une méthode, dite La solution est de troquer les lentilles pour un changer le matériel, seulement un logiciel », prédit
penser des perturbations très rapides ou très fai- « multiagents ». Le programme ne se charge pas prisme en forme de pyramide. Si la lumière Damien Gratadour. La tâche sera peut-être plus
bles. C’est là que les techniques actuelles trouvent de gérer tous les actionneurs à la fois. Le travail tombe pile sur la pointe, alors quatre images éga- compliquée pour SKA car les données seront si
leur limite. « Pour le télescope au Chili, Very Large est divisé en petits groupes, responsables de les se forment (suite à la propagation à travers les abondantes qu’il faudra, avec de l’IA, les trier en
Telescope (VLT), nous devons contrôler entre 200 et différents régimes de fonctionnement. « Ces quatre faces). Mais si elle est perturbée et tombe à amont. Ce tri automatique devra démontrer qu’il
1 600 actionneurs. Pour le prochain, l’ELT, au miroir réseaux de neurones collaborent entre eux. Ils se côté, alors une image domine les autres. Très effi- n’omet pas des données importantes, avant
principal cinq fois plus grand, la complexité sera parlent », ose Damien Gratadour. cace, mais plus délicat à contrôler, à la limite de ce d’être utilisé. « Ce sera un vrai changement de
vingt-cinq fois plus grande, avec jusqu’à 40 000 ac- Et ça a marché. « On a doté l’optique adaptative que les méthodes numériques pourraient faire en paradigme, et la communauté n’y est sans doute
tionneurs pour les instruments les plus complexes », d’un cerveau ! Mais il a fallu s’accrocher pour ré- fait. Heureusement, les techniques précédentes pas encore prête », souligne l’astronome.
rappelle Damien Gratadour. Pour résoudre ces soudre tous ces défis. Heureusement aussi que d’IA à base de renforcement et d’apprentissage Autre bémol qui le laisse insatisfait. « Au sens
défis, toute la panoplie ou presque de l’IA a été j’avais de bonnes relations avec Nvidia, le fabricant sur des exemples ont porté leurs fruits pour four- propre, on a dépensé beaucoup d’énergie pour ap-
utilisée. D’abord, il faut améliorer l’image reçue de cartes graphiques, afin d’avoir de meilleurs cal- nir un programme complet de pilotage. En plus, prendre ces modèles, les tester… Ce n’est pas tena-
par les analyseurs. Un réseau de neurones dit culateurs. L’entraînement qui durait des semaines l’IA a ajouté une dimension prédictive, hors de ble. Il faudra être plus sobre à l’avenir », note-t-il.
« débruiteur », classique en vision par ordinateur, au début a fini par ne prendre que quelques jours. portée des méthodes actuelles, permettant d’an- Justement, il a déjà amélioré ses algorithmes
fait l’affaire. A partir d’une centaine de milliers C’était bon pour le moral de mon étudiant en ticiper les corrections. « L’intelligence artificielle pour l’optique adaptative. Cette dimension sera
de paires d’images nettes et bruitées, le réseau de thèse, Bartomeu Pou ! », se souvient Damien Gra- est un bonus, notamment avec cet aspect prédictif. au cœur du nouveau projet qu’il pilote dans le
neurones a appris à « débruiter » les images. tadour. Afin de détecter à l’avenir des exoplanè- Elle promet aussi d’atténuer les turbulences très tout nouveau laboratoire Eclat qu’il dirige, des-
Après la mesure, le pilotage proprement dit. tes deux fois plus près de leur étoile que ce que rapides, ce qui permettra de prolonger une obser- tiné à développer le radiotélescope SKA. p
« C’est comme pour un robinet dans la cuisine. On l’on arrive à observer aujourd’hui ou de voir des vation, alors qu’aujourd’hui on aurait dû arrêter à david larousserie

Savoir si un contenu a été utilisé par une intelligence artificielle

APPRENTISSAGE PROFOND - Des chercheurs ont trouvé un moyen de détecter si un texte a été vu par un modèle de langue lors de sa mise au point

A lors que dix-sept écrivains

américains représentés
par la Guilde des auteurs,
dont Jonathan Franzen et John
Grisham, ont porté plainte, en
septembre, contre OpenAI et son
agent conversationnel, ChatGPT,
pour infraction aux droits d’au-
teur, une équipe anglaise de l’Im-
perial College de Londres a trouvé
un moyen de détecter si un texte
littéraire ou scientifique a été vu
par un modèle de langue lors de sa
mise au point.
Pour rappel, un modèle de lan-
gue est un logiciel permettant à
un chatbot de répondre ou d’inter-
agir avec un humain en langage
naturel : le robot conversationnel
fait des phrases grammaticale-
ment correctes, adapte son style,
crée des énoncés originaux… Ces
capacités sont obtenues par une
méthode d’apprentissage assez
« brutale » qui consiste à lui faire
deviner le mot suivant dans une
phrase prise dans un énorme
corpus de textes, atteignant des
milliers de milliards de « tokens »
(ou sous-unités sémantiques,
comme les syllabes, les préfixes,
les suffixes…). Ces textes provien-
nent de pages Web, de forums,
d’articles scientifiques, de livres
et d’articles de journaux, très
probablement protégés par le
droit d’auteur.
Des prédictions validées
Rares sont les acteurs qui dé-
taillent ce corpus, y compris ceux
dont les modèles de langue sont
dits en open source. OpenAI ne
communique pas ces informa-
tions, Meta l’a fait pour Llama,
mais pas pour Llama 2. Google,
pour Bard, n’a pas été plus lo-
quace… Peut-on, malgré le man-
que de transparence, lire dans le
« cerveau » de ces algorithmes
constitué de milliards de para-
mètres ? Peut-on savoir ce qu’ils
ont lu ou non ? L’équipe anglaise
répond par l’affirmative. « Nous
étions motivés par l’idée de rendre
moins opaque cet aspect des mo-
dèles de langue, car ce qu’ils sa-
vent vient justement de ces don-
nées », explique Yves-Alexandre
de Montjoye, professeur associé
à l’Imperial College.
Les chercheurs se sont livrés à
une attaque dite « par inférence
d’appartenance », sur un modèle
de langue de grande taille, Llama,
de la société Meta, ou plus préci-
sément d’une version identique,
OpenLlama, dont le corpus d’ap-
prentissage a été rendu public – ce
qui a permis de valider les prédic-
tions des chercheurs, exposées
dans un preprint (un article non
encore accepté par une revue
scientifique) soumis le 23 octobre
à une conférence.
Les chercheurs ont d’abord sé-
lectionné leur propre corpus de
livres (au nombre de 38 300) et
d’articles scientifiques (1,6 mil-
lion), puisés dans la base Redpa-
jama de l’entreprise Hugging
Face. Chacune de ces familles a été
divisée en deux, en « membre pos-
sible du corpus d’entraînement »
ou « non membre » (car pris à une
date ultérieure aux entraîne-
ments d’OpenLlama). Pour cha-
que token de ces textes, ils ont
testé le modèle de langue en étu-
diant quel mot il suggère après
une phrase d’environ 128 tokens
et quelle probabilité il assigne au
vrai mot. Ces écarts entre le mo-
dèle et la réalité sur des milliers de
phrases permettent de construire
une sorte de signature de chaque
livre ou article. « En fait, nous
cherchons à voir si le modèle est
“surpris” par un texte », résume
Yves-Alexandre de Montjoye.
Dans une seconde étape, ils ont
construit un programme capable
de classer un texte comme
« membre du corpus d’entraîne-
ment » ou « non membre », en
entraînant ce programme avec
leurs résultats obtenus sur les
deux types de texte. Ces calculs
prennent environ une minute par
livre de 100 000 tokens environ.
Procès éventuels
Finalement, ils peuvent affirmer à
plus de 81 % si un livre a été vu par
le modèle de langue lors de la
phase d’apprentissage (et à 63 %
pour les articles scientifiques). Le
25 octobre, dans un autre pre-
print, une équipe concurrente,
des universités de Washington et
de Princeton, utilisant comme
« référence » des textes de Wikipé-
dia, expliquait aussi qu’il est
possible de lire dans les « pen-
sées » de ces modèles et affirmait
que GPT-3 a très probablement lu
des livres protégés par copyright.
« Cela pourrait marcher aussi
pour un article de journal, mais il
vaudrait mieux adapter notre
méthode sur de tels corpus pour
être plus robustes », estime Yves-
Alexandre de Montjoye, qui a l’in-
tention de poursuivre sa plongée
dans ces boîtes noires. « Ces
grands modèles de langue sont
fascinants. Au-delà de la question
du copyright qu’ils posent, il faut
essayer de les comprendre. Ils ne
recopient pas simplement des pa-
ragraphes. A quels signaux dans
un texte sont-ils sensibles ? Au
contexte, aux répétitions… »
Sam Altman, PDG d’OpenAI, a dé-
claré lors d’une conférence, le 6 no-
vembre, que son entreprise paie-
rait les coûts d’éventuels procès in-
tentés à ses clients qui utilisent des
versions payantes de ChatGPT. p
d. l.

Un laboratoire chinois a donné
naissance à un singe chimérique
BIOLOGIE - A Shanghaï, des chercheurs sont parvenus à faire naître un macaque vivant
présentant une forte proportion de cellules issues d’un autre macaque
C es dernières années, la
Chine, plaque tournante
des études sur les primates
non humains, nous a habitués aux
premières scientifiques mettant
en scène d’adorables petits singes.
Début 2014, la revue Cell dévoilait
la naissance de Lingling et Ming-
ming, les deux premiers primates
dont le génome a été modifié
grâce à Cripsr-Cas9, alors toute
nouvelle technique d’édition de
l’ADN. En 2018, il y a eu Zhong
Zhong et Hua Hua, premier clo-
nage réussi de deux primates,
vingt-deux ans après la brebis
Dolly à Edimbourg (Royaume-
Uni). Début 2019, cinq autres ma-
caques chinois clonés, copies d’un
spécimen génétiquement modifié
pour présenter des troubles du
rythme circadien, ont connu un
certain écho, suivis d’autres singes
anonymes au cerveau partielle-
ment humanisé.
Pas de petit nom non plus pour
le macaque crabier « numéro 10 »,
né il y a deux ans et demi à Shan-
ghaï et présenté le 9 novembre
dans la revue Cell par une équipe
dirigée par Zhen Liu (Institut de
neuroscience de l’Académie des
sciences chinoise, Shanghaï).
Avec ses yeux et ses ongles pre-
nant des éclats verdâtres sous une
lumière fluorescente, le petit
animal n’aura survécu que
dix jours avant que sa santé ne se
détériore au point de devoir subir
une euthanasie. Il est le premier
exemple de naissance d’un singe
chimérique présentant une con-
centration élevée de cellules pro-
venant d’un autre individu que
l’embryon dont il est issu.
Etude des maladies humaines
Les scientifiques savent faire de
telles chimères chez les souris
depuis plus de trente ans. Cette
technique permet d’obtenir des
lignées génétiquement modi-
fiées qui peuvent notamment
servir de modèles d’étude de ma-
ladies humaines. Mais chez les
primates non humains, elle reste
peu efficace et très onéreuse.
La naissance de « numéro 10 »
pourrait ouvrir la voie à de tels mo-
dèles chez les primates. La recette
reste complexe et imparfaite. Elle
consiste d’abord à extraire des
cellules souches d’un premier em-
bryon de macaque et à les modi-
fier génétiquement – en l’occur-
Vers une production publique de certains anticancéreux ?
ONCOLOGIE - L’Académie de médecine alerte sur le coût élevé des traitements innovants et fait des propositions pour en améliorer l’accès
L e traitement des cancers a
fait de gros progrès ces
vingt-cinq dernières an-
nées avec l’arrivée de thérapeuti-
ques ciblées. Ils restent toutefois
la première cause de mortalité
prématurée en France chez les
hommes, et la deuxième chez les
femmes, avec 157 400 décès au to-
tal en 2018. Et ne cessent d’aug-
menter, avec pas moins de 433 136
nouveaux cas en 2023, en France,
selon les estimations publiées par
Santé publique France (SPF) dans
le Bulletin épidémiologique heb-
domadaire (BEH) du 4 juillet.
Les nouveaux traitements, qui
agissent en détruisant de manière
spécifique les cellules cancéreu-
ses, sont des immunothérapies
(anticorps monoclonaux, inhibi-
teurs de points de contrôle immu-
Trois jours après sa naissance, le macaque « numéro 10 » présente des tissus fluorescents (flèches). CELL/CAO ET AL.
rence pour leur faire exprimer une
protéine fluorescente verte (GFP)
issue d’une méduse. Ces cellules
souches embryonnaires sont en-
suite introduites dans un autre
embryon cultivé in vitro. L’ensem-
ble est ensuite implanté dans une
mère porteuse.
Les chercheurs chinois ont dû
tester de nombreuses combinai-
sons de milieux de culture pour
que cette « greffe chimérique »
prenne. Et encore, les 74 embryons
montrant des signes clairs de fluo-
rescence transférés dans qua-
rante mères porteuses ont donné
lieu à douze grossesses déclarées
et seulement six naissances à
terme. Finalement, le chimérisme
ne s’était maintenu que dans un
fœtus mâle avorté et dans le « nu-
méro 10 » – un mâle qui avait reçu
des cellules femelles ! Partout
ailleurs, l’embryon hôte avait éli-
miné les cellules du donneur.
« La santé de la chimère est encore
un problème, note Muming Poo,
directeur scientifique de l’Institut
des neurosciences de Shanghaï. Si
on veut en faire des animaux mo-
dèles, il faut produire de meilleures
chimères. » Et qu’elles atteignent la
maturité sexuelle. En effet, même
si « numéro 10 » présentait des
taux de chimérisme pouvant at-
teindre plus de 90 % dans certains
nitaire) et des cellules CAR-T. Ces
dernières consistent à prélever des
cellules lymphocytaires chez un
patient, les modifier génétique-
ment pour les rendre actives et
agressives contre les cellules can-
céreuses, puis les réinjecter. Si ces
molécules ont amélioré, voire
transformé dans certains cas, le
pronostic de patients jusque-là
considérés comme incurables, « le
cancer représente une charge fi-
nancière importante s’amplifiant
chaque année », s’est alarmée l’Aca-
démie de médecine dans un rap-
port rendu public le 7 novembre.
Ces thérapies sont particulière-
ment onéreuses et interrogent sur
leur soutenabilité par l’Assurance-
maladie. Le prix moyen des cellu-
les CAR-T peut varier de 300 000 à
400 000 euros l’injection, généra-
tissus, ce n’est pas la première
génération qui peut tenir ce rôle
de modèle. Il lui faut présenter ce
mosaïcisme dans les gonades – ce
qui était le cas –, afin qu’une partie
des cellules germinales (sexuelles)
soient porteuses de la modifica-
tion génétique, pour la transmet-
tre à la génération suivante. Un
croisement supplémentaire serait
nécessaire pour obtenir des indi-
vidus porteurs d’une double copie
de la cible génétique dans l’en-
semble de leurs cellules. C’est
ainsi que sont produites les souris
modèles et que pourraient l’être
les futurs macaques, si la biologie
chimérique leur prête vie.
Embryons homme-singe
Pierre Savatier (Inserm, Bron) sa-
lue un « pas important » franchi
par les équipes chinoises. Outre la
production d’animaux modèles,
un autre domaine de recherche
« va à coup sûr bénéficier de cette
avancée », assure le chercheur
lyonnais, « père » des premiers
embryons chimériques homme-
singe français, cultivés début 2020
in vitro jusqu’à trois jours. Il s’agit
de « la possible fabrication d’orga-
nes humains chez l’animal ». L’idée
serait de passer à une forme de chi-
mérisme non plus intra mais inte-
respèce, en modifiant génétique-
lement unique pour un patient.
Au total, 15 000 personnes en ont
reçu dans le monde, précise le rap-
port. Ce nombre est certes limité,
mais il croît de façon exponen-
tielle. Autre exemple, pour le mé-
lanome métastatique, le coût de la
prise en charge, estimé à environ
270 000 euros par patient en 2017,
a été multiplié par environ 165
depuis 2004, en raison du coût
et de la durée des traitements,
souligne le rapport.
Pour autant, ils changent la
donne. Dans le cas des hémopa-
thies malignes, l’Imatinib (Gli-
vec), lancé en 2001, a transformé
la survie des patients touchés par
la leucémie myéloïde chronique.
« Quand j’ai commencé ma recher-
che il y a plus d’une vingtaine d’an-
nées, la moitié des malades avec
ment l’embryon hôte – celui d’un
primate non humain – afin de lui
interdire de produire l’organe sou-
haité. En lui adjoignant des cellu-
les humaines, celles-ci « complé-
menteraient l’organe manquant »,
qu’il suffirait ensuite de récolter.
La preuve de ce concept a déjà été
apportée chez le rongeur, avec un
pancréas de rat qui avait ainsi
poussé chez la souris.
Dans un premier temps, des chi-
mères non pas sapiens-singe, mais
chimpanzé-macaque par exem-
ple, permettraient de mieux éva-
luer le potentiel médical de cette
approche. On se rapprocherait
ainsi de notre espèce sur le plan
évolutif (par rapport aux rongeurs
ou au porc), « en s’affranchissant
des contraintes éthiques liées aux
cellules embryonnaires humai-
nes », avance Pierre Savatier.
Il note cependant que la Chine et
l’Europe suivent à ce propos « des
trajectoires scientifiques radicale-
ment opposées ». Alors que notre
continent est frileux sur ce type de
travaux, Pékin « a décidé d’investir
et d’assurer son leadership dans ce
domaine très onéreux, constate-
t-il. Les travaux décrits dans Cell
coûtent 1 million d’euros. Personne,
en Europe, n’a les moyens de tester
autant d’animaux. » p
hervé morin
une leucémie chronique étaient
décédés en trois à cinq ans, ces thé-
rapeutiques ciblées donnent plus
de 90 % de survie à quinze ans, c’est
un changement de paradigme »,
précise François Guilhot, hémato-
logue, rapporteur de l’avis de
l’Académie. Le taux de mortalité
par cancer du poumon a lui dimi-
nué de 58 % chez les hommes en-
tre 1990 et 2020 et de 36 % pour
les femmes entre 2002 et 2020.
Une question d’équité
Dans ce contexte, l’Académie na-
tionale de médecine formule plu-
sieurs recommandations, à desti-
nation de tous les acteurs (l’Etat, la
Haute Autorité de santé, l’indus-
trie pharmaceutique, les prescrip-
teurs), dont la plus marquante est
de faire produire le développe-
ACTUALITÉ
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 |3
TÉLESCOPE
b
I N T ÉGR I T É S C I EN T I F I QU E
Troisième rétractation d’article
à l’université de Rochester
La revue Nature a retiré, le 7 novembre, un
de ses articles phares paru en mars, décrivant
un matériau supraconducteur à température
ambiante et sous une pression assez faible.
Un an auparavant, elle en avait rétracté un
autre du même auteur, Ranga Dias, profes-
seur à l’université de Rochester (Etat de New
York), sur un supraconducteur à très haute
pression et à température négative. Ce
dernier a aussi « perdu » un troisième article
paru dans Physical Review Letters. Dans le
dernier cas, huit des coauteurs sur onze, ont
demandé le retrait, soulignant leur défiance
vis-à-vis du principal auteur de l’étude, accusé
de manquements à l’intégrité scientifique.
T EC HN OLOGI ES
Des briques pour refroidir
les bâtiments
Deux équipes de recherche, l’une chinoise
(université de Hongkong) et l’autre améri-
caine (universités du Wisconsin et du
Maryland), ont indépendamment mis au
point des tuiles céramiques qui refroidissent
les bâtiments en réfléchissant la lumière du
soleil, et en rayonnant très fortement dans
l’infrarouge. Leurs mesures sur plusieurs
heures montrent que l’intérieur reste au
moins 4 degrés au-dessous de la température
ambiante. Ces propriétés sont obtenues
grâce aux particules d’oxydes d’aluminium
et de silicium réparties dans les céramiques.
> K. Lin et al. et X. Zhao et al., « Science »,
10 novembre
PAL ÉON EU R OLOGI E
Une expérience pour valider
une science qui tâtonne
Pour déceler les capacités cognitives de nos
ancêtres préhistoriques, les paléoneurolo-
gues dessinent les sillons séparant les diffé-
rentes parties du cerveau à partir des em-
preintes laissées sur la surface interne
des crânes (endocrânes) parvenus jusqu’à
nous. Antoine Balzeau, chercheur au labora-
toire Histoire naturelle de l’homme préhis-
torique (CNRS/MNHN/UPVD), a réalisé une
expérience pour tenter de faire progresser
cette jeune science. Il a demandé à quatorze
experts d’interpréter l’endocrâne d’un volon-
taire vivant, restitué par imagerie grâce
à l’Institut du cerveau. Les résultats proposés
sont parfois éloignés des sillons du cerveau
patient. L’expérience devrait être reproduite
pour améliorer la fiabilité de la paléoneuro-
logie. (ILLUSTRATION : ANTOINE BALZEAU/MUSÉE DE L’HOMME)
> Balzeau et al., « Journal of Anatomy »,
8 novembre
ment des cellules CAR-T par des
structures publiques. « Ceci existe
déjà en Espagne ou au Canada »,
précise François Guilhot. Il cite
l’exemple d’une thérapie par
suggère de créer une structure à
but non lucratif, en mêlant ac-
teurs privés et publics. Il recom-
mande également plus d’études
médico-économiques.
CAR-T utilisée pour contrer la leu- Les académiciens critiquent éga-
cémie lymphoblastique aiguë – le lement « des outils administratifs
type de leucémie le plus fréquem- qui ne sont pas adaptés, avec des
ment diagnostiqué chez les jeunes délais d’autorisation parfois trop
enfants – dont une dose produite longs », a expliqué l’oncologue
en milieu universitaire à Barce- Jean-Yves Blay, président d’Uni-
lone coûte 89 200 euros, tandis cancer et membre de l’Académie
que le prix atteint 320 000 euros de médecine. Ils plaident donc
lorsque c’est produit par Novartis. pour des critères d’autorisation
« Une telle production publique assouplis, notamment pour les
aurait pour avantage de diminuer traitements de cancers rares. Se-
le coût et d’accroître la disponibi- lon eux, l’une des questions cen-
lité », précisent les académiciens. trales est celle de « la disponibilité
Pour les médicaments sous bre- des produits, et de l’équité face aux
vet, comme le Keytruda (MSD), le coûts des traitements et leur accès
médicament anticancéreux le sur l’ensemble du territoire ». p
plus vendu au monde, le rapport pascale santi
 ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
La course d’obstacles
contre la maladie du sommeil
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE
« L’intérêt de l’acoziborole, ce dont on rêve depuis
plus de quarante ans, c’est d’oublier qu’il y a un
stade 1 et un stade 2 de la maladie. Avant, on devait
rechercher par une ponction lombaire s’il y avait
une atteinte neurologique avant d’administrer les
médicaments efficaces au stade 2. Ce qui nécessi-
tait du personnel hautement qualifié et du maté-
riel. Là, le médicament devient accessible partout »,
renchérit le docteur Jean Jannin, l’un des acteurs-
clés de cette aventure au sein de l’OMS. « Comme
l’acoziborole ne semble pas très toxique, les équi-
pes de lutte contre la maladie feront un test sérolo-
gique quand elles iront dans les zones endémiques
et n’auront ensuite qu’à l’administrer », complète
encore l’infectiologue Jacques Pépin, qui y a éga-
lement participé, dans les années 1980, en tant
que médecin dans l’ancien Zaïre (actuellement
République démocratique du Congo, RDC).
La maladie du sommeil vient de loin. D’impor-
tantes épidémies survenues entre les années
1920 et 1930 ont motivé les puissances colonia-
les, notamment la Belgique, à entreprendre des
campagnes de dépistage massif et de traitement,
qui ont permis le contrôle de la maladie. En 1959,
moins de 1 000 cas de cette pathologie étaient
recensés au Congo belge (aujourd’hui la RDC),
contre près de 35 000 en 1930. La décolonisation
et les conflits qui lui ont succédé ont favorisé sa
réémergence à partir des années 1980.
Les médecins ne disposaient alors que de deux
médicaments, mis au point dans l’entre-deux-
guerres, la pentamidine pour le premier stade de
la maladie, et le redoutable mélarsoprol pour le
second stade. Redoutable, car ce dernier était
mortel pour 5 % à 10 % des patients. Un troi-
sième, le nifurtimox, enregistré contre une autre
trypanosomiase, la maladie de Chagas, était éga-
lement utilisé de manière compassionnelle en
cas de résistance au mélarsoprol. « Le mélarso-
prol déclenchait une encéphalopathie de manière
soudaine et imprévisible. C’était comme une rou-
lette russe, mais, au-delà de ce problème de toxi-
cité, il était efficace », se souvient Jacques Pépin.
« Des patients réagissaient mal au médicament et
décédaient. On était mal », renchérit Wilfried
Mutombo, qui a commencé sa carrière dans les
années 2000 dans le Kasaï-Oriental, une pro-
vince de la République démocratique du Congo
où la maladie était endémique. « Il n’y avait que le
mélarsoprol. Sachant qu’il tuait un patient sur
vingt, il régnait une ambiance de terreur dans les
salles de soins. Les médecins ne voulaient plus pra-
tiquer une telle médecine », se souvient Bernard
Pécoul, ancien directeur de la DNDI.
« Molécule de la résurrection »
Une molécule, l’éflornithine, concentre alors les
espoirs. Elle appartient au laboratoire améri-
cain Marion Merrell Dow, qui l’avait testée dans
les années 1970 comme anticancéreux, sans
succès. A cette époque, un biochimiste améri-
cain, Cyrus Bacchi, en entend parler et démon-
tre en 1978 son efficacité contre Trypanosoma
brucei gambiense chez la souris. Dans la foulée,
Simon Van Nieuwenhove, un médecin belge tra-
vaillant au Soudan du Sud, parvient à s’en pro-
curer quelques grammes et l’administre par
voie orale à des patients résistants au mélarso-
prol, confirmant les résultats obtenus chez le
rongeur. Les usages compassionnels se multi-
plient et les guérisons parfois spectaculaires
que provoque l’éflornithine lui valent d’être
baptisée « la molécule de la résurrection ».
Un essai clinique est lancé en 1985 sous l’égide
de l’OMS. L’éflornithine reçoit une autorisation de
mise sur le marché par la Food and Drug Adminis-
tration en 1990, avec pour nom commercial Orni-
dyl. Mais le coût du traitement, de 600 à 700 dol-
lars, est prohibitif pour les pays concernés, et Ma-
rion Merrell Dow, devenu, au fil des acquisitions,
détenteur de la molécule, envisage d’arrêter sa
production. Le laboratoire accepte de la fournir à
Micrographie
électronique à
balayage colorée
de parasites
« Trypanosoma
brucei
gambiense »
(en vert) et d’un
globule rouge.
DR. CHRISTOPHER B.
JACKSON/IKELOS/
SCIENCE PHOTO LIBRARY
l’OMS à prix coûtant, en attendant qu’elle soit en-
registrée dans un pays africain et qu’une produc-
tion locale prenne le relais. Ce projet échoue et le
groupe pharmaceutique européen Aventis, son
nouveau propriétaire, décide d’arrêter la produc-
tion. A la fin de l’année 2000, les flacons restants
étaient périmés. « Il n’y avait aucun intérêt pour
ces industriels à produire ce médicament destiné à
quelques dizaines de milliers de patients parmi les
plus pauvres en Afrique subsaharienne. Cette piste
thérapeutique est restée dans les limbes pendant
longtemps », reconnaît Jacques Pépin.
En 1998, 40 000 cas de personnes malades
étaient rapportés à l’OMS, selon laquelle le nom-
bre réel devait être dix fois supérieur en raison
du manque de dépistage. Dans certains villages
d’Ouganda, de République démocratique du
Congo et du Soudan du Sud, la maladie touchait
50 % de la population. Dès 1997, l’OMS alertait
sur cette résurgence et décidait de lancer un
programme de contrôle impliquant l’accès au
dépistage, aux médicaments, la formation des
professionnels de santé et un soutien technique
aux pays concernés. En 2000, l’Organisation de
l’union africaine (devenue l’Union africaine) a
également lancé la campagne panafricaine
d’éradication de la mouche tsé-tsé.
C’est à un coup de théâtre, en 2000, que la molé-
cule délaissée doit sa chance. L’éflornithine resur-
git dans le paysage consumériste américain asso-
ciée à une crème, Vaniqa, commercialisée par
Gillette, et indiquée contre la pilosité faciale chez
les femmes. « Complètement par hasard, lors d’un
de mes voyages aux Etats-Unis, en rentrant dans
ma chambre d’hôtel, j’ai allumé la télé et j’ai vu une
publicité vantant les mérites de l’éflornithine pour
diminuer l’hyperpilosité », se souvient Bernard
Pécoul, officiant alors pour Médecins sans fron-
tières (MSF). « Quand j’ai entendu ce mot, alors que
depuis plusieurs années nous essayions de relancer
la fabrication, on s’en est saisis et on a raconté l’his-
toire à des journalistes. Cela a mis une pression ter-
rible sur le laboratoire, qui a été obligé de reprendre
la production », rappelle le médecin et humani-
taire. Le 9 février 2001, l’histoire est en « une » du
New York Times et « 60 Minutes », l’émission d’en-
quêtes de la chaîne CBS, s’en empare. Mais, pour
EN 1998, DANS CERTAINS
VILLAGES D’OUGANDA,
DE RÉPUBLIQUE
DÉMOCRATIQUE DU CONGO
ET DU SOUDAN DU SUD,
LA MALADIE TOUCHAIT
50 % DE LA POPULATION
Aventis, qui possède, outre l’éflornithine, la
pentamidine et le mélarsoprol, la maladie du
sommeil n’était pas une priorité.
Pourtant, l’époque a changé. En 1999, MSF a
reçu le prix Nobel de la paix pour l’ensemble de
son œuvre. Deux ans plus tard, le procès de Pre-
toria braque les projecteurs sur la manière dont
les brevets peuvent entraver l’accès des pays les
plus pauvres à certains médicaments. La justice
sud-africaine invalide, en effet, la plainte de
39 groupes pharmaceutiques contre le gouver-
nement pour l’utilisation sans licence de leurs
médicaments contre le VIH. Aventis finit par
comprendre qu’il joue son image. Des négocia-
tions s’engagent entre le groupe pharmaceuti-
que et l’OMS, aboutissant à un accord sur le don
des trois médicaments et des moyens financiers
nécessaires au traitement.
« Après toutes ces discussions, on était arrivés, en
mai 2001, à un accord comprenant le don illimité
des médicaments contre la trypanosomiase et
5 millions de dollars par an pour le dépistage, la for-
mation ou encore la logistique », se souvient Jean
Jannin, qui a négocié cet accord. « Je me suis fait
peur, j’ai cru qu’Aventis refuserait un tel deal, mais
je leur ai dit : “Vous serez les premiers à éliminer
une maladie comme celle-là” et ça les a convain-
cus », confie-t-il. « Pour Aventis, ce n’était pas
grand-chose, mais ça a fait toute la différence. Et
cela a incité Bayer, qui possédait la suramine, in-
diquée contre une variante de maladie du som-
meil due à un autre parasite, et le nifurtimox, uti-
lisé à titre compassionnel en cas de résistance au
mélarsoprol, à l’imiter », complète Jacques Pépin.
Mais le traitement reste difficilement accessi-
ble. Il n’est indiqué que pour la seconde phase de
la maladie, dont le diagnostic nécessite une ponc-
tion lombaire permettant d’attester le passage du
parasite dans le système nerveux central. Seuls
des professionnels spécialisés, présents dans les
centres de soins situés dans les villes, peuvent la
réaliser. Or la maladie sévit dans des villages de
brousse où il est par ailleurs très difficile d’ache-
miner le traitement. Il nécessite en effet 56 perfu-
sions, à raison de quatre par jour pendant deux
semaines, conditionnées dans des boîtes lourdes
et volumineuses. L’éflornithine est donc d’abord
utilisée en deuxième ligne, en cas de résistance
au mélarsoprol, puis progressivement intégrée
en première ligne grâce à la formation des profes-
sionnels et aux efforts logistiques. « Très rapide-
ment, on souhaitait faire mieux que l’éflornithine
en cherchant d’autres molécules plus adaptées à la
prise en charge, détaille Bernard Pécoul. On avait
une stratégie à court terme, où il s’agissait de tester
des médicaments existants, et une à long terme,
qui visait à identifier de nouvelles molécules. »
D’où la création, en 2003, de la DNDI par MSF et
l’OMS, pour la recherche et le développement de
médicaments contre les maladies négligées.
Une nouvelle aventure
Un traitement allégé est ainsi mis au point
en 2008, associant l’éflornithine par voie intravei-
neuse au nifurtimox par voie orale. Seules 14 per-
fusions, à raison de deux par jour durant sept
jours, deviennent nécessaires au traitement
NECT (pour Nifurtimox Eflornithine Combina-
tion Therapy), que l’OMS inscrit en 2010 sur la
liste des médicaments essentiels. « Ça a vraiment
tout simplifié, y compris la logistique. Le NECT a
permis de transporter quatre traitements par
boîte, au lieu de deux », se souvient Nathalie Strub-
Wourgaft, directrice médicale à la DNDI. Combiné
aux programmes de contrôle et à l’implication
d’Aventis (devenu Sanofi en 2004), cet accès amé-
lioré aux traitements paie. Le nombre de cas rap-
portés de la maladie a baissé de 63 % entre 2000
et 2009, chutant sous les 10 000. Un nombre que
l’OMS n’estime plus que trois fois inférieur à la
réalité, grâce aux progrès du dépistage.

Parallèlement, la DNDI lance un chantier à long
terme pour définir un « profil du produit cible ».
L’ONG réunit des acteurs du terrain et noue des
partenariats pour rassembler toutes les compé-
tences nécessaires, allant de toxicologues à des
spécialistes en affaires réglementaires, en pas-
sant par des cliniciens. « Il fallait radicalement
changer de braquet par rapport au NECT afin de
permettre le traitement des patients à la maison.
La molécule devait pouvoir être administrée par
voie orale sans nécessiter une ponction lombaire,
parfois synonyme de trois jours de marche pour se
rendre dans la structure adéquate, et le traitement
devait être efficace aux deux stades de la maladie »,
complète Nathalie Strub-Wourgaft.
Cette nouvelle aventure a commencé par une
étude de la littérature scientifique et un inven-
taire de ce qui existait. La bio-ingénieure Els
Torreele, qui a piloté le projet, observe en effet
qu’« il existe de nombreuses recherches sur des
maladies comme la malaria ou la leishmaniose
avec des résultats prometteurs, qui, pour des rai-
sons économiques, ne se traduisent pas en déve-
loppement d’un médicament ». C’est ainsi qu’est
venue l’idée de rechercher dans une nouvelle fa-
mille de molécules. D’où l’identification du fexi-
nidazole, détenu par Sanofi, conduisant à la si-
gnature d’un partenariat entre l’industriel et la
DNDI. La firme cède la molécule et s’engage no-
tamment à la produire. Sans attendre, elle est
testée chez l’animal, grâce à une collaboration
avec l’Institut tropical suisse, puis chez l’homme.
« Le fexinidazole comme l’acoziborole n’avaient
jamais été testés chez l’homme », précise Nathalie
Strub-Wourgaft. Un essai de phase II/III est mené
en RDC sous l’égide de l’Agence européenne des
médicaments. Les résultats, publiés en 2018 dans
The Lancet, montrent que le fexinidazole, admi-
nistré durant dix jours par voie orale, est aussi
efficace que la pentamidine au stade 1 et que le
traitement NECT au stade 2. En 2019, l’OMS l’ins-
crit sur la liste des médicaments essentiels. De
quoi faire reculer encore la maladie, dont le
nombre de cas rapportés, essentiellement en
RDC, est passé sous la barre de 1 000 en 2018.
Mais cela ne suffisait pas. Au stade neurologi-
que avancé, le fexinidazole est moins efficace
Prise de sang
(ci-contre) et analyse
du sang prélevé (au
centre, ci-dessous),
lors d’une campagne
de dépistage de
la trypanosomiase
humaine africaine,
dans le village
de Paanenefla,
près de Sinfra,
en Côte d’Ivoire,
le 11 octobre 2019.
ISSOUF SANOGO/AFP
« IL EST DIFFICILE DE
GARDER LES MALADIES
TROPICALES NÉGLIGÉES
À L’AGENDA POLITIQUE »
L aurent Fraisse est responsable du
département de recherche et déve-
loppement de l’ONG Drugs for Ne-
glected Diseases Initiative (« initiative sur
les médicaments contre les maladies né-
gligées », DNDI) depuis 2019, après avoir
été responsable de la recherche et déve-
loppement (R&D) sur les maladies infec-
tieuses chez Sanofi, puis Evotec. Au sein
de l’ONG, qui a mis au point douze traite-
ments contre six maladies depuis sa créa-
tion en 2003, il s’appuie sur des parte-
nariats avec l’industrie et des instituts de
Macrophotographie recherche, avec le soutien de financeurs
de la mouche publics et privés.
tsé-tsé, « Glossina
morsitans », vectrice Quel est l’intérêt du modèle
de la maladie de R&D de DNDI ?
du sommeil, DNDI n’a pas vocation à être une so-
se nourrissant ciété pharmaceutique. La première chose
du sang d’un bras que l’on fait, lorsque l’on s’attaque à une
humain. MARTIN DOHRN/ maladie négligée comme la maladie du
SCIENCE PHOTO LIBRARY sommeil, c’est de développer des traite-
ments à base de produits existants pour
offrir aux patients une solution à court
terme. Nous avons aussi notre propre ac-
que le NECT, et une ponction lombaire peut tivité de recherche de nouvelles molécu-
rester nécessaire. Des recherches, avec la Fonda- les. Mais on ne développe jamais seuls
tion Bill & Melinda Gates comme financeur jusqu’à la mise sur le marché. Il nous faut
principal, se poursuivent dans le cadre d’un con- donc toujours un partenaire industriel
sortium réunissant la DNDI, l’université Pace de au minimum pour la commercialisation
New York, la société de biotech Scynexis et l’amé- et la fabrication du traitement.
ricain Anacor Pharmaceuticals. Après avoir iden- Une limite du modèle est que parfois
tifié une série de molécules prometteuses, ce la- nous progressons par à-coups avec des
boratoire s’était rapproché de la DNDI dès 2008. périodes d’arrêt pour un produit donné
L’acoziborole a été obtenu par modification chi- quand les moyens manquent. La maladie
mique de l’une d’elles pour améliorer sa stabilité du sommeil est une exception en raison
dans le système nerveux central. Une seule prise des soutiens de Sanofi et de la Fondation
suffit à l’efficacité du traitement. La DNDI ob- Bill & Melinda Gates pour qui cette mala-
tient de Pfizer, qui a racheté Ana- die est une priorité. La fondation Well-
cor en 2016, les droits d’utiliser come est notre partenaire principal pour
cette nouvelle molécule sans res- la maladie de Chagas et la leishmaniose,
triction. Sa production et sa distri- L’ONG DNDI mais elle est en train de revoir sa stratégie.
bution sont confiées à Sanofi. OBTIENT D’une manière générale, il est difficile
La facilité d’accès à ce traite- de garder les maladies tropicales négli-
ment permet d’envisager l’inter- DU GROUPE gées à l’agenda politique, en raison de
ruption de la transmission de la PFIZER LES DROITS l’existence d’autres priorités, notam-
maladie du sommeil. « L’idée est ment le changement climatique, même
de faire un test sérologique dans D’UTILISER si certaines maladies négligées comme
les zones endémiques et de traiter L’ACOZIBOROLE la dengue sont susceptibles de s’étendre
toutes les personnes positives, y à de nouvelles géographies sous son ef-
compris les faux positifs, sous ré- SANS fet. Les financements sont également
serve de l’innocuité de l’acozibo- RESTRICTION très dépendants du contexte géopoliti-
role. Par cette stratégie, on peut en- que. Après le Brexit, par exemple, le
visager de soigner tous les cas rési- Royaume-Uni a stoppé ses subventions
duels, même asymptomatiques, aux traitements contre la leishmaniose.
susceptibles d’entretenir le cycle de reproduction
du trypanosome, et ainsi d’interrompre sa trans- Quelles sont les conséquences
mission », projette José Ramon Franco Minguell, de ce retrait des Britanniques ?
de l’OMS. Une étude clinique impliquant plus de Nous développons actuellement six
1 200 sujets a commencé en 2022 pour vérifier molécules innovantes pour le traitement
l’innocuité du médicament chez les personnes de la leishmaniose viscérale ainsi qu’une
asymptomatiques et séropositives. molécule pour la leishmaniose cutanée.
Mais le succès d’une telle stratégie dépendra Mais seule l’une d’entre elles, qui est en-
aussi du maintien de l’intérêt de l’ensemble des trée en essai clinique de phase II avec les
acteurs pour la maladie du sommeil. « Avec une premiers patients recrutés cette année en
maladie en phase d’élimination, quand il n’y a Inde, bénéficie pour son développement
plus de malades, la compétence médicale dimi- d’un soutien financier à la fois du groupe
nue », alerte M. Franco Minguell. « C’est le mo- pharmaceutique suisse Novartis, qui la
ment de continuer à soutenir tous les program- possède, et de Wellcome. Ce produit
mes de lutte. Autrement, ça va repartir », prévient pourrait également être efficace contre la
Wilfried Mutombo. p maladie de Chagas. Mais on peine à trou-
catherine mary ver des soutiens pour les cinq autres
ÉVÉNEMENT
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 |5
« ON MANQUE DE
DONNÉES CLINIQUES
ET BIOLOGIQUES
RECUEILLIES CHEZ
LES PATIENTS POUR
MIEUX COMPRENDRE
CES MALADIES »
LAURENT FRAISSE
DE L’ONG DRUGS FOR
NEGLECTED DISEASES INITIATIVE
molécules de notre portefeuille, ce qui
ralentit leur développement. Dans le cas
de la cécité des rivières, deux molécules
sont en phase II de développement clini-
que grâce à des partenariats industriels,
l’émodepside avec le groupe allemand
Bayer et la flubentylosine avec la société
américaine AbbVie, et au support de la
Fondation Gates. Toutes deux ciblent les
vers adultes responsables de la maladie,
alors que les traitements actuels ne sont
efficaces que contre les vers juvéniles et
doivent être administrés tous les ans.
Quels sont les autres freins
au contrôle de ces maladies ?
La maladie de Chagas mériterait d’avoir
plus de traitements en développement,
mais elle est peu reconnue et peu dia-
gnostiquée : seulement 1 % des patients
atteints seraient diagnostiqués. C’est une
infection chronique extrêmement dure à
caractériser biologiquement. On man-
que, de façon générale pour les maladies
négligées, de données cliniques et biolo-
giques recueillies chez les patients pour
alimenter les algorithmes qui permet-
tent de mieux comprendre une maladie
et d’améliorer et de personnaliser les trai-
tements. C’est la direction prise par la re-
cherche dans les pays du Nord et je crains
que l’écart technologique sur la gestion
des données entre les maladies des pays
riches et celles spécifiques aux pays à fai-
ble revenu n’augmente encore à l’avenir.
A cela s’ajoutent les problèmes de détec-
tion de ces affections. La vétusté de cer-
tains tests de diagnostic n’est plus vrai-
ment acceptable, comme pour la maladie
du sommeil ou la cécité des rivières.
Comment voyez-vous évoluer
cette situation ?
Je ne suis pas très optimiste. La situation
des patients et le soutien financier à la
R&D pour ces maladies se sont plutôt dé-
tériorés au cours des dernières années en
raison de la priorité accordée au Covid-19.
Il n’y a pas eu de progrès thérapeutique
majeur au cours des dernières années, à
l’exception notable de la maladie du som-
meil. On reste dans l’optimisation de
l’existant et il faudra encore attendre de
nombreuses années avant que les molé-
cules innovantes en développement clini-
que soient accessibles aux patients. p
propos recueillis par c. my
 RENDEZ-VOUS
6| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
LE LIVRE
Enquête inédite
sur le don des
corps à la science
La journaliste Anne Jouan
et deux lanceurs d’alerte
reviennent sur l’affaire du
centre du don, fermé depuis
E n vertu de l’article 16-1-1 du code civil,
« le respect dû au corps humain ne
cesse pas après la mort. Les restes des
personnes décédées, y compris les cendres de
celles dont le corps a donné lieu à une créma-
tion, doivent être traités avec respect, dignité
et décence ». Trois mots manifestement
oubliés au centre du don des corps (univer-
sité Paris-Descartes), le plus grand centre
d’anatomie d’Europe situé dans l’une des
plus prestigieuses facultés de médecine.
Corps en décomposition, empilés les uns
sur les autres, grignotés par les souris, odeur
de putréfaction, prolifération de mouches, de
vers, pannes d’électricité dans les chambres
froides… Quatre ans après avoir révélé ces
faits dans L’Express qui ont immédiatement
entraîné la fermeture des lieux, la journaliste
Anne Jouan revient sur ce scandale dans un
livre, Le Charnier de la République, écrit avec le
professeur Richard Douard, chirurgien viscé-
ral, qui fut dirigeant bénévole du centre du
don des corps, de mars 2014 jusqu’à sa démis-
sion en 2017, et Dominique Hordé, la secré-
taire générale de mars 2016 à juin 2018.
« Sans ces deux figures (…), la situation cala-
miteuse des Saints-Pères (…) aurait perduré des
années encore. » Ces deux lanceurs d’alerte
racontent le sentiment de trahison qui les a
assaillis lors de leur première cérémonie
laïque en hommage aux donneurs. « Un
contraste entre la grandeur d’un geste si géné-
reux et l’indigence crasse de l’établissement »,
témoigne Richard Douard. Depuis sa créa-
tion, en 1953, 60 000 personnes ont donné
leur corps pour faire avancer la science.
« Un millefeuille de lâchetés »
Les auteurs racontent aussi « les macabres
combines de certains [préparateurs en anato-
mie] pour arrondir leurs fins de mois ». Des os-
sements ont été cédés à des boutiques spé-
cialisées dans la vente de squelettes ; des
corps ont été loués pour des formations ou à
des entreprises testant des prothèses, utilisés
par des firmes automobiles pour des crash-
tests moyennant quelques centaines d’euros.
Mais, à côté de quelques profiteurs, d’autres
préparateurs disent leur quotidien sordide.
Malgré de nombreux avertissements et
rapports réalisés à partir de 2010, personne
n’a su écouter et réagir. Des travaux ont bien
été promis, mais ils ne verront jamais le jour.
« Le sujet du centre du don du corps de Descar-
tes est en fait un immense millefeuille scanda-
leux de lâchetés et de dysfonctionnements : ca-
rence d’éthique et manque de respect des don-
neurs, incurie chronique, impuissance admi-
nistrative, volonté de détruire le patrimoine et
la discipline anatomique, primauté des enjeux
de pouvoir politique sur les urgences sanitai-
res », conclut Richard Douard. p
nathalie brafman
Le Charnier de la République. L’enquête
inédite sur le don des corps à la science,
d’Anne Jouan, du professeur Richard
Douard et de Dominique Hordé
(Robert Laffont, 368 p., 21,50 €).
L’AGENDA
T HÉÂT R E
La réanimation pédiatrique en scène
C’est l’histoire de Mona, qui revient sur les
lieux où son fils, Solal, a été sauvé. Un service
de réanimation pédiatrique après une opéra-
tion du cœur. Au rythme des rencontres,
Daniela Labbé Cabrera, autrice et metteuse
en scène de Cœur poumon, nous plonge
dans le passé de Mona. A la frontière entre
documentaire et fiction, elle mêle la parole
des soignants et celle des parents au rythme
des sons des pulsations cardiaques. La musi-
que surgit aussi, et agit autant que les mots,
comme une sorte de réparation des cœurs.
> « Cœur poumon », de Daniela Labbé Cabrera.
Au Théâtre de la Tempête (Paris 12e), jusqu’au
25 novembre.
LE SATELLITE EUCLID OUVRE
LES YEUX SUR L’AMAS
DE GALAXIES DE PERSÉE
L’Agence spatiale européenne (ESA) a
dévoilé, mardi 7 novembre, les premiè-
res images en couleurs prises par son
satellite Euclid, lancé le 1er juillet. Parmi
les cinq clichés présentés figure cette
photographie de l’amas de galaxies
de Persée, situé à quelque 250 millions
d’années-lumière. Au premier plan,
sous la forme de grandes taches blan-
ches très lumineuses, on recense des
dizaines de galaxies qui appartiennent
à cet amas. Mais, lorsqu’on les dépasse
en zoomant dans l’image, apparaît une
myriade de points jaunes, orange, voire
rouges, qui tapissent le firmament. Ces
points sont autant de galaxies d’arrière-
plan et l’ESA estime que la photo en
contient environ 100 000. C’est grâce à
l’étude d’un milliard de ces galaxies que
la mission Euclid, censée durer six ans,
permettra aux astrophysiciens de dres-
ser la plus précise cartographie en 3D
du cosmos et de traquer la matière
noire et l’énergie sombre, deux entités
mystérieuses qui composent 95 %
du contenu de l’Univers. (PHOTO : ESA)
DIX MILLE PAS ET PLUS
RECUL DU GOUVERNEMENT SUR LA PRISE
EN CHARGE DE L’ACTIVITÉ PHYSIQUE ADAPTÉE
Par SANDRINE CABUT sur l’autel de Bercy », titre un communiqué du Collectif « Les atermoiements politiques mettent en danger
interassociatif cardio-métabo-vasculaire daté du 9 no- tous les patients atteints de maladies chroniques », esti-
L e mouvement semblait enfin enclenché. Récla-
mée depuis des années par les spécialistes du
sport santé et par des associations de malades,
la prise en charge financière de l’activité physique
adaptée (APA) devait faire un notable pas en avant à
vembre. « Nous apprenons avec stupéfaction que pour
des raisons strictement budgétaires cet amendement a
été retiré et ne serait pas représenté au Sénat du fait, no-
tamment, d’une absence d’accord avec les assureurs
complémentaires », écrivent le docteur Jean-François
ment 125 associations de patients, d’usagers et de pro-
fessionnels de santé dans un texte publié sur Latri-
bune.fr. Rappelant les bienfaits démontrés de l’APA
(pour réduire l’apparition et l’aggravation des mala-
dies chroniques, augmenter l’autonomie et la qualité
l’occasion du projet de loi de financement de la Sécu- Thébaut, vice-président de la Fédération française des de vie des patients…), et soulignant que le recours à
rité sociale (PLFSS), présenté fin septembre. Sans aller diabétiques, et les cosignataires du collectif. cette approche représente un investissement en fa-
jusqu’au remboursement du « sport sur ordon- veur de la prévention (chaque euro investi dans l’acti-
nance » dans toutes les maladies chroniques, dont « Une mise en danger des patients » vité physique génère 1,70 euro de bénéfices économi-
souffrent plus de 20 millions de personnes en France, Selon eux, le blocage est venu des assurances-maladie ques), les signataires s’indignent du retrait de l’amen-
il était question de le mettre en place dans le cadre complémentaires (AMC) – soit les mutuelles, entre- dement « sans explication et avant toute discussion ».
des cancers et du diabète. Proposée dès l’été 2022 par prises d’assurance et institutions de prévoyance. « Je suis en colère et très déçu que les patients soient
l’Assurance-maladie, la mesure concernerait poten- « Alors qu’elles ne cessent de réclamer des politiques de laissés complètement de côté, soupire le cardiologue
tiellement 7 millions de Français atteints de l’une de santé préventives, [les AMC] contribuent à l’échec d’un François Carré, acteur historique du sport santé et de
ces deux pathologies, éligibles à une APA car ils ne projet qui enfin mettait l’activité physique au niveau re- la lutte contre la sédentarité. Ce retrait d’amende-
peuvent pas pratiquer de manière autonome. commandé par toutes les instances scientifiques mon- ment montre bien l’importance de l’activité physique
Las ! après des semaines de flou et d’arbitrages au diales, et françaises en particulier », accuse le collectif. adaptée pour le ministère de la santé et de la préven-
sein du gouvernement, celui-ci a finalement déposé Ce revirement du gouvernement a d’autant plus de tion : aucune. » A l’instar des 125 associations signa-
un simple amendement sur le sujet, le 20 octobre, mal à passer que, comme le soulignent profession- taires de la tribune, il ne comprend pas pourquoi
puis l’a retiré avant discussion à l’Assemblée natio- nels et patients, le dispositif prévu dans l’amende- l’APA n’est pas financée pour tous les malades chro-
nale, provoquant une levée de boucliers chez les spé- ment était « limité » : la prise en charge ne concernait niques. « C’est comme si l’on avait un traitement uni-
cialistes du dossier, et les premiers concernés, les pa- que deux maladies et ne pouvait être mise en œuvre versel des cancers et qu’on ne le donnait qu’à certains
tients. Le projet de loi, lui, a été adopté sans vote par que dans trois types de structure (les hôpitaux, les patients », regrette-t-il. Espoir, l’amendement peut
l’Assemblée, le 4 novembre, après un recours au 49.3. sociétés interprofessionnelles de soins ambulatoires théoriquement réapparaître lors des prochaines
« L’activité physique adaptée sacrifiée une fois de plus et les centres de santé). phases de discussion du PLFSS. p
AFFAIRE DE LOGIQUE – N°1266
N° 1266 Solution du problème 1265
Opérations de l’année 1. Le sac C contient au moins 6 jetons en fin de partie.
Alice écrit au tableau un nombre entier positif a et Bob un nombre entier positif b, diviseur de a. La seule façon de vider le sac B est de déposer le double
de son contenu dans C. Et il n’y a aucun autre moyen de
Les deux amis écrivent alors les résultats des quatre opérations suivantes :
faire diminuer le contenu de B, car un échange entre
la somme (a + b), la différence (a – b), le produit a x b et le quotient a/b.
B et C n’améliore pas la situation tant que C contient
Ils calculent le total de ces quatre nombres et trouvent… 2023 !
au moins 2 jetons. En revanche, après avoir vidé B de
1. Quelles sont les valeurs de a et b ? ses 2 jetons au profit de 4 jetons en C, on peut conclure
Les deux amis se demandent s’ils auraient pu, avec d’autres valeurs de a et b, trouver 2024, 2025 ou 2026.
en échangeant deux fois les contenus de B et C.
2. Donner, pour chacune de ces valeurs, tous les couples (a, b) qui conviennent. En désignant par (a, b, c) les contenus respectifs des
sacs A, B et C, cela donne le résultat suivant (lorsqu’il
y a des vidages successifs de plusieurs jetons de B au
PAVAGES DU PLAN AU KAFEMATH FESTIVAL ASTR’AUTOMNE LA JOURNÉE TANGENTE 2023 profit du double de jetons en C, ils sont regroupés en
LE 16/11 À PARIS DU 17/11 AU 19/11 À JUVISY LE 03/12 AUX ARTS ET MÉTIERS
Après la découverte de la première mono- Organisé par le club Nova Astronomie Juvisy, Si vous pouvez vous rendre en région pari- une seule flèche) :
tuile apériodique de l’histoire, en forme de le troisième festival Astr’Automne se tien- sienne le dimanche 3 décembre, réservez (2, 2, 2) –> (2, 0, 6) –> (1, 6, 0) –> (0, 0, 6).
chapeau, qui couvre entièrement le plan dra les 17, 18 et 19 novembre 2023 dans les cette date sur votre agenda. Le Musée des 2. Le sac C contient au plus 24 jetons en fin de partie.
sans que l’ensemble soit répétitif, les salles Pidoux et Varda, 37-39, Grande-Rue, arts et métiers sera ouvert gratuitement à On va montrer que la meilleure utilisation des jetons
paveurs sont en ébullition… et la faune des à Juvisy-sur-Orge (91). Ce club de « mordus tous pour la Journée Tangente 2023, sur le du sac A est d’optimiser l’échange des contenus de B
formes géométriques du plan ne cesse de du ciel » a pour vocation de mettre gratui- thème de Blaise Pascal. Il y en aura pour tous
s’agrandir depuis. L’engouement suscité tement à la portée de tous la connaissance les goûts et tous les publics, des enfants aux et C plutôt que d’ajouter 2 jetons dans B.
par ces objets géométriques est sans précé- de l’Univers et de l’espace, en invitant des adultes, des amateurs de maths aux spécia- Essai 1 (avec ajout de 2 jetons dans B) :
dent. Ce sera l’occasion pour Edouard astronomes professionnels à évoquer les listes ! Spectacles, expositions d’art mathé- (2, 2, 2) –> (1, 4, 2) –> (1, 0, 10) –> (0, 10, 0) –> (0, 0, 20).
Thomas, collaborateur du magazine Tan- grandes étapes de leur science. Cette année, matique, conférences, ateliers pour tous les Essai 2 (avec deux échanges entre B et C) :
gente, de faire le point et de revisiter les le festival accueillera aussi le spationaute âges, animations, rallyes, jeux, défis, tours de (2, 2, 2) –> (2, 0, 6) –> (1, 6, 0) –> (1, 0, 12) –> (0, 12, 0) qui
idées au cœur des pavages apériodiques du Jean-François Clervoy, qui a effectué trois magie… Des détails vous seront fournis dans
plan, lors du prochain café mathématique, vols en navettes spatiales Atlantis et Disco- cette rubrique la semaine prochaine. La jour- se conclut par (0, 0, 24), supérieur à l’essai précédent.
qui aura lieu à 20 heures au café-bar Aïre very et œuvré à la maintenance du télescope née se terminera par la remise des Trophées
Ona (nouvelle adresse : 1, rue du Docteur- spatial Hubble. Le rôle des mathématiques Tangente, qui récompensent des auteurs de
Goujon, Paris 12e). en astronomie sera aussi à l’honneur. livres, mais aussi d’énigmes mathématiques.
Infos sur Kafemath.fr Infos sur Saf-astronomie.fr/nova Infos sur Tropheestangente.com/Club
E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2023 affairedelogique@poleditions.com

CARTE
BLANCHE
Au-delà des
fondamentaux,
apprendre à réfléchir
Par ÉTIENNE GHYS
P ourquoi tous ces “accessoires” aux-
quels nous attachons tant de prix, que
nous groupons autour de l’enseigne-
ment fondamental et traditionnel du “lire,
écrire, compter” : les leçons de choses, l’ensei-
gnement du dessin, les notions d’histoire
naturelle, les musées scolaires, la gymnasti-
que, les promenades scolaires, le travail ma-
nuel, le chant, la musique chorale (…) ? Parce
qu’ils sont à nos yeux la chose principale,
parce qu’en eux réside la vertu éducative. »
C’est ainsi que s’exprimait Jules Ferry
en 1880, quelques mois avant les grandes
lois établissant l’école primaire obligatoire
et gratuite pour tous les enfants de France,
garçons et filles, de 6 à 13 ans.
Ainsi, Jules Ferry n’a jamais souhaité focali-
ser l’enseignement primaire sur les fameux
« fondamentaux » – le français et les mathé-
matiques –, contrairement à ce que l’on en-
tend souvent aujourd’hui. C’est à cette épo-
que que les sciences physiques et naturelles
entrent dans les programmes scolaires du
primaire, en parfaite harmonie avec les ma-
thématiques et le français.
Les maths, une science parmi les autres
Il ne s’agit plus, comme sous l’Ancien Régime,
de donner aux enfants du peuple les rudi-
ments utiles au travail, mais désormais de
« donner de bonne heure aux enfants l’habi-
tude de réfléchir ». Il y a là de belles inten-
tions, mais il ne faudrait pas oublier que la
réalité de l’école primaire de la IIIe Républi-
que était bien différente. Le système scolaire
était à deux vitesses : une minuscule mino-
rité de milieux favorisés bénéficiait d’un en-
seignement élémentaire parallèle (payant)
donnant accès à un enseignement secon-
daire essentiellement inaccessible à la majo-
rité des élèves de « la communale ». Le my-
thique certificat d’études primaires n’était
pas facile, et environ un quart des élèves le
réussissaient jusqu’en 1900.
Il serait ridicule de s’inspirer, en 2023, des
lois Ferry, dont bien des aspects n’auraient
aucun sens dans notre société contempo-
raine. On peut au moins retenir ce souhait
d’éviter une focalisation excessive sur les fon-
damentaux. C’est pourtant ce qui se pratique
depuis une dizaine d’années, sans que cela
conduise à une quelconque amélioration des
résultats scolaires en français ou en maths.
Il en résulte, en revanche, une entrée dans
la culture (histoire, géographie, sciences,
langues, musique, sport, etc.) de plus en plus
limitée aux enfants des milieux favorisés,
qui ont accès aux dialogues familiaux et
aux activités extrascolaires de qualité. Il est
certes difficile d’aborder la physique sans
une pratique minimale des mathématiques
et du français. Mais l’inverse est également
vrai : comment comprendre le concept ma-
thématique de volume, par exemple, sans
avoir transvasé des liquides d’un récipient
dans un autre ? Ou celui du périmètre d’un
cercle sans avoir enroulé une ficelle autour
d’une bouteille ? Le « lire, écrire, compter » de-
vrait être vu comme un moyen, indispensa-
ble, mais pas comme un objectif, lequel est,
en effet, de réfléchir.
L’éducation nationale oublie souvent que
les mathématiques sont une science parmi
les autres et que les sciences devraient s’étu-
dier dans leur ensemble, tout au moins à
l’école primaire. Beaucoup de professeurs
des écoles ont compris cette nécessité d’une
approche globale : ils veillent à ce que les en-
fants rédigent leurs devoirs de sciences dans
un français de qualité et n’hésitent pas à pro-
poser des dictées à contenu scientifique.
Les lecteurs du Monde pourront-ils ré-
pondre à cette question posée au « certif »
de 1922 : « Une cocotte en papier. Pour le
pliage, l’objet exécuté devra avoir exacte-
ment 8 centimètres de hauteur. Les candi-
dats auront à déterminer les dimensions du
carré de papier à employer » ? Cet exemple
montre comment on pouvait mêler à cette
époque les mathématiques, le dessin et le
travail manuel. p
Etienne Ghys
Mathématicien, secrétaire perpétuel
de l’Académie des sciences, directeur
de recherche (CNRS) à l’ENS Lyon.
etienne.ghys@ens-lyon.fr
La communication scientifique
bouleversée par l’intelligence artificielle
TRIBUNE - Le journaliste allemand Carsten Könneker plaide pour une contribution
obligatoire des entreprises d’IA au financement d’un journalisme de qualité
N ous nous sommes tous émer-
veillés, ces derniers mois, de-
vant les capacités étonnantes
de l’intelligence artificielle (IA) généra-
tive à faire naître sous nos yeux des
textes et des images entiers en ap-
puyant sur un bouton. En science, les
outils d’IA vont modifier fondamenta-
lement la manière dont les connais-
sances sont acquises et partagées. Cela
nous met au défi à plusieurs niveaux.
La Deutsche Forschungsgemeins-
chaft, le plus grand organisme de fi-
nancement de la recherche en Allema-
gne, a présenté, fin septembre, les pre-
mières lignes directrices pour l’utilisa-
tion des modèles génératifs de l’IA. La
réponse provisoire est la suivante : en
principe, les scientifiques peuvent uti-
liser des outils d’IA, c’est-à-dire se faire
aider, par exemple, pour l’évaluation
des données et la rédaction de publi-
cations spécialisées ou de demandes
de financement. Toutefois, la nature
exacte de l’utilisation et les outils con-
crets doivent être indiqués, sans pour
autant faire de ChatGPT un coauteur.
Ce sont des lignes directrices raisonna-
bles, car elles créent de la transparence.
Le contraire, une interdiction générale,
n’aurait pas de sens, et son respect ne
serait pas vérifiable.
Plus globalement, les outils d’IA
augmenteront la productivité de la
science. Le nombre de publications
spécialisées ne cesse de progresser, ce
qui réjouit les grandes maisons d’édi-
tion, qui fondent leur modèle écono-
mique – parfois fortement critiqué par
les scientifiques – sur cette croissance.
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
CETTE PINCE TISSÉE DE 130 GRAMMES PEUT SOULEVER 100 KILOS
1 Un entrelacement pour saisir les objets...
Infographie : Le Monde, Victoria Denys, Laure Belot
Imaginez huit rubans en plastique fin
et souple entrelacés qui puissent porter
jusqu’à 770 fois leur poids ! Telle est la
prouesse physique d’une petite pince
tissée de 130 grammes capable de sou-
lever puis de relâcher à l’envi jusqu’à
D’un autre côté, il y a depuis long-
temps un manque d’évaluateurs pour
les articles scientifiques. C’est pour-
quoi, dans les grandes maisons d’édi-
tion, on se demande si la procédure
d’évaluation par les pairs ne pourrait
pas être accélérée par l’IA.
Des bouleversements plus impor-
tants encore se profilent peut-être dans
la communication scientifique ex-
terne. Tout d’abord, une multitude de
nouvelles chaînes d’exploitation verra
le jour : les applications fondées sur les
grands modèles de langage (LLM) per-
mettent de résumer les publications
spécialisées en des messages compré-
hensibles par tous. Celles-ci peuvent
aussi être traduites dans toutes les lan-
gues, puis adaptées à des publics cibles.
D’autres outils permettront de conver-
tir les textes obtenus en audio. Il sera
possible aussi de créer des images ani-
mées d’accompagnement, ou même
des vidéos. Il y a là un énorme poten-
tiel, notamment pour une plus grande
équité en matière d’éducation. Cela
n’intéresse pas seulement des scientifi-
ques qui souhaitent diffuser leur pro-
pre recherche par le plus grand nombre
de canaux possible : les services de
communication des instituts de recher-
che, des fondations et des médias spé-
cialisés seront également de la partie.
Comme chacun peut intervenir, à
l’aide d’outils intelligents, aux diffé-
rentes étapes de publication et de
diffusion, de nombreuses pépites
dans la communication scientifique
se profilent à l’horizon, mais aussi
une assourdissante cacophonie. Les
« Pour saisir un objet, une boucle fermée ne s’étend pas naturellement. Nous avons
surmonté cette difficulté en utilisant le principe du kirigami » (dans la culture
japonaise, l’art de découper du papier), explique un chercheur.
La pince souple tissée est
constituée de rubans en boucles
fermées reliés par deux plaques.
La rotation relative des deux
plaques induit des torsions
structurelles dans chaque boucle
et façonne soit une structure
hermétiquement fermée,
soit une structure qui s’étend
largement, comme
les pétales d’une fleur.
La prouesse de cette pince tissée de 130 grammes est de porter
jusqu’à 770 fois son poids.
Comparaison des performances des différents types de pince
Charge utile (kg.f)
100
30 kg 40 kg 30 kg
0,01
100 kilos. Comble de la surprise, ce
prototype peut également saisir, d’un
coup, avec plus de dextérité qu’une
main humaine, une carte à jouer posée
à plat sur une table. Imaginée par des
équipes coréennes et décrite dans
RENDEZ-VOUS
· LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
LA VÉRITABLE
VALEUR AJOUTÉE
DE L’INFORMATION
SCIENTIFIQUE RESTE
LE DOMAINE DE LA
RÉFLEXION PAR DES
EXPERTS HUMAINS
fausses informations générées par
l’IA, les interprétations erronées et les
faux contenus diffusés par des conspi-
rationnistes y contribueront.
A l’inverse, des outils d’extraction
assistés par IA permettront à chacun
de distiller les contenus qui corres-
pondent le mieux à ses intérêts per-
sonnels. L’aspect positif sera l’émer-
gence de nouvelles pratiques parti-
cipatives proches de la science ci-
toyenne. Les outils d’IA pourront être
utiles aussi en aidant, par exemple, à
préparer des thèmes qui n’intéressent
qu’un cercle restreint et ne sont donc
guère présents dans les médias.
Les éditeurs de journaux et de maga-
zines vont évoluer également. L’accès
à leurs archives ne se limitera plus à la
formulation d’une requête pour obte-
nir des propositions d’articles plus ou
moins pertinents. Ils pourront mettre
à la disposition des utilisateurs diffé-
rentes voies d’entrée et de sortie, ce qui
permettra une interaction individua-
lisée avec les contenus, jusqu’à des
dialogues personnalisés. De nouveaux
2 ... inspiré du kirigami
3 Des performances inédites
Pince souple (prototype) Pince conventionnelle (commercialisée)
Pince tissée
10 Glick et al. (adhésion OnRobot c
inspirée du gecko)
1 Hoang et al. (adhésion
inspirée du gecko)
Cacucciolo & Shea
0,1 (électroadhésion)
0,001 0,01 0,1
Sources : KAIST, KIST, Nature communication
Nature Communications, cette recher-
che est « ingénieuse et élégante », es-
time le chercheur Joël Marthelot, du
laboratoire marseillais IUSTI du CNRS.
« Derrière la simplicité apparente du
concept de tissage, les chercheurs ont
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023 |7
formats pourraient voir le jour, tels des
podcasts automatisés sur des thèmes
personnels favoris.
L’offre pléthorique de contenus scien-
tifiques posera de nouveaux défis, no-
tamment économiques, au journa-
lisme scientifique. Les outils basés sur
le LLM offrent aux rédactions de nou-
velles méthodes qui permettent des re-
cherches plus pointues que jusqu’à
présent. La véritable valeur ajoutée de
l’information scientifique journalisti-
que – hiérarchisation critique, com-
mentaire, contextualisation – ne sera
toutefois guère apportée par l’IA géné-
rative, qui se heurte à ses limites. Cela
reste le domaine de la réflexion scien-
tifique par des experts humains.
C’est ici que s’ouvre une occasion de
contribuer à la qualité journalistique.
Les entreprises d’IA, qui ont toujours
besoin de nouveaux contenus primai-
res issus de la science et des médias
pour entraîner leurs modèles, pour-
raient participer au financement du
journalisme avec une taxe obligatoire.
Comme il est peu probable que cela se
fasse de manière volontaire et qu’il
faut, en outre, décider qui doit en profi-
ter dans l’écosystème médiatique très
complexe de l’ère de l’IA, le législateur
devrait prendre les choses en main. p
¶
Carsten Könneker, journaliste
scientifique, ancien rédacteur
en chef de la revue allemande
« Spektrum der Wissenschaft »
et ancien professeur de recherche
et de communication scientifique
à l’Institut de technologie de Karlsruhe
Pince tissée
ABB a
Schunk c
Robotiq b
Poids de la pince (kg.f)
1 10 100
réalisé des modélisations poussées pour
comparer les forces développées et les
points d’impact de la pince afin de pou-
voir soulever des objets plus ou moins
fragiles et lourds », ajoute-t-il. p
laure belot
 RENDEZ-VOUS
8| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023
Colomban de Vargas, à la poursuite
de l’infiniment petit dans les océans
PORTRAIT - Le directeur de la fédération de recherche Tara Ocean GO-SEE a lancé,
fin septembre, la mission Bougainville, partie étudier le plancton marin pendant un an
I
l arbore le sourire particulier – un soup-
çon mystérieux et un brin triomphant –
du magicien qui s’apprête à sortir un di-
nosaure de son chapeau. Dans l’impo-
sante bibliothèque de la station biolo-
gique de Roscoff, dans le Finistère, Colomban
de Vargas dévoile son trésor : un microscope
compact, robuste, aux matériaux durables, fa-
cile à manipuler, voire à démonter et à réparer
si besoin, et performant bien sûr : de quoi
s’initier à l’observation du plancton et se lan-
cer dans la « science frugale ». Car tel est le
concept de ce chercheur, directeur de recher-
che au CNRS, deux fois distingué par l’Aca-
démie des sciences depuis 2017 et qui dirige
la fédération de recherche Tara Global Ocean
Systems Ecology & Evolution (GO-SEE), une
structure placée sous la tutelle de dix-huit
organismes de recherche.
Chaque litre d’eau de mer contient entre dix
et cent milliards de virus, bactéries, protistes,
microalgues, méduses. Or la gigantesque
masse de petits organismes marins qui com-
pose le plancton, et fait de la planète bleue un
monde vivant, est encore mal connue. En
développant des instruments de recherche
susceptibles d’être mis entre de très nom-
breuses mains, en multipliant les prélève-
ments tout autour du globe, en produisant
des quantités de données génétiques libres
d’accès – à condition d’y mettre de gros
moyens –, le microbiome de l’océan pourrait
livrer quelques-uns de ses secrets.
« On pourrait équiper des dizaines de milliers
de plaisanciers, de pêcheurs, d’aquaculteurs,
de marins sur des cargos… Actuellement, on ne
sait pas mesurer la complexité de cette biodi-
versité-là, mais nous entrons dans une période
de grandes découvertes. Nous sommes au
début de la biologie planétaire, c’est-à-dire du
vivant à l’échelle de temps de la planète », avait
lancé le chercheur à quelques journalistes, le
23 juin 2022. Un an plus tard, l’idée a en partie
pris forme. Certes, des foules de « seatizens »,
comme les nomme Colomban de Vargas, ne
se sont pas encore élancées sur les flots
armés de leur filet à plancton, mais la pre-
mière promotion de quatre ambassadeurs de
la biodiversité est prête à populariser l’idée
d’un programme d’océanographie citoyenne
consacré au plancton.
Quatre volontaires aspirants biodiversité
Le 26 septembre, à Roscoff, une conférence
marque le lancement de la mission Bou-
gainville. Les quatre volontaires sur qui elle re-
pose – des jeunes gens de 23 ans dans leurs
impeccables uniformes militaires blancs – té-
moignent de leur impatience de participer à
l’aventure. Ils ont embarqué depuis sur deux
bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer
de la Marine nationale, le D’Entrecasteaux et le
Champlain. L’un patrouille dans le Pacifique du
côté de la Polynésie française et de la Nouvelle-
Calédonie, l’autre autour de La Réunion dans
l’océan Indien, dans des zones marines rare-
ment étudiées.
Tous les quatre sont partis pour un an,
équipés du matériel scientifique le moins
encombrant possible. Frugal, donc. Ils sont
chargés de prélever le plancton et de réaliser
les premières analyses, relever la tempéra-
ture, la salinité des eaux, la fluorescence de la
chlorophylle entre autres, mais aussi de par-
tager leurs savoirs avec l’équipage et divers
publics à terre. Ils étaient étudiants en mas-
ter, les voilà mués en « volontaires officiers
aspirants biodiversité » après quelques tests
en mer, un mois d’entraînement militaire et
une brève formation à la communication. Si
tout va bien, la prochaine promotion comp-
tera six volontaires.
Colomban de Vargas, 52 ans, l’admet : il
aimerait bien partir à leur place. Né en Suisse,
il y a passé la moitié de sa vie avant de se lais-
ser happer par le vent du large. A Genève, il a
entamé les études de biologie et d’écologie
marine qui l’ont conduit plus tard à explorer
la vie microbienne, « la boussole du système
Terre », selon sa formulation. « Quand j’ai
commencé à m’intéresser au plancton marin
à l’université, on était un petit groupe un peu à
part, on allait chercher nous-mêmes de l’eau
de mer en Méditerranée », rapporte-t-il, en
souriant d’aise à ce souvenir. Lui qui porte le
prénom d’un moine irlandais parti évan-
géliser une bonne partie de l’Europe au
VIe siècle – « mes parents étaient des profs
d’histoire-géographie, médiévistes » – a gardé
le goût de l’aventure depuis ses premières
Colomban de Vargas, à Roscoff (Finistère), le 4 avril. FONDATION TARA OCEAN
expéditions sur la goélette de la Fondation
Tara, à partir de 2008.
Deux ans plus tôt, il arrivait des Etats-Unis, de
Stanford et de l’université Rutgers dans le New
Jersey. « J’étais à deux doigts de devenir améri-
cain à ce moment-là, j’ai ressenti une angoisse. »
Le scientifique est alors rentré en Europe et a
posé ses valises à la station de Roscoff. Son
thème de recherches, il l’a découvert au mi-
lieu de l’océan, lors d’une traversée de six se-
maines à bord d’un brise-glace en route pour
les Malouines. « J’étais lâché dans le grand
bleu sans beaucoup d’instructions… j’ai eu le
bonheur de me perdre, résume-t-il. Je passais
des journées à trier des œufs de poisson, à re-
garder mon trait de plancton [le contenu d’un
filet]. Je le voyais changer en fonction de l’envi-
ronnement… au bout d’un moment on com-
mence à pouvoir lire les espèces microbien-
nes. » Et qu’y a-t-il d’aussi beau que « la variété
phénoménale de leurs formes incroyables de
soleil, de vaisseau spatial… ? »
« Mêler biologie et géologie »
Avec la mission Bougainville, le public va
forcément partager son émerveillement. « On
entre dans le Jurassic Park des microbes, ça
grouille, ça bouge. Un choc émotionnel et cogni-
tif ! » Au-delà de son sens aiguisé de la formule,
le chercheur vante à l’envi le monde des orga-
nismes unicellulaires, dont il observe les com-
portements complexes. « Ce sont des génies du
vivre-ensemble. Nous, avec tout notre écosys-
tème de cellules, on est beaucoup moins bons en
symbiose. » Il loue aussi les foraminifères (de
minuscules fossiles dotés de coquilles calcai-
res) sur les traces desquels il est parti, étudiant,
dans l’archipel des Tuamotu, en Polynésie.
« On a compris les oscillations climatiques grâce
à eux, bien avant les carottages de glace… »
Son autre credo tient à sa façon de ne pas op-
poser sciences de la vie et de la Terre. « A l’uni-
versité Rutgers, le professeur Paul Falkowski m’a
ouvert les yeux sur les mille manières de mêler
biologie et géologie pour explorer les profon-
deurs du temps et comprendre comment la pla-
nète vivante s’est complexifiée. » Pour sa part,
Colomban de Vargas assure ne pas vraiment
voir de différence entre écologie et biologie.
« Colomban est un artiste, un vrai chercheur
à fond dans le questionnement, convaincu que
l’on peut progresser dans la compréhension
des clés du fonctionnement de la planète, un
électron libre aussi », confie Romain Troublé,
directeur de la Fondation Tara. « C’est un vi-
sionnaire sur son cheval et, nous, nous courons
derrière. Il a l’intuition de génie d’impliquer
tout le monde pour voir en grand comment
fonctionne la planète », assure Emmanuel
Boss, professeur d’océanographie à l’univer-
sité du Maine. Lui qui a travaillé à la concep-
tion des instruments « frugaux » conclut en
riant : « Il faut accepter qu’il ne réponde pas
forcément aux mails… Je préfère travailler avec
lui que sous sa direction. »
Les avis convergent pour souligner que
Colomban de Vargas n’est pas un gestion-
naire. « Comme tous les créateurs, la répétition,
l’organisation, ça l’intéresse moins », concède
Christophe Prazuck, directeur de l’Institut de
l’océan de l’Alliance Sorbonne Université. Il a
suffi d’une seule rencontre entre les deux
hommes par une frisquette après-midi d’hi-
ver sur un banc du parc Monceau, à Paris, pour
que l’amiral Prazuck, ancien chef d’état-major
de la Marine nationale, se laisse convaincre de
plonger dans la mission Bougainville. L’armée
« a tout de suite accepté l’idée de contribuer à
l’acquisition de connaissances », rapporte-t-il.
D’autant qu’elle devrait y gagner des hommes
et des femmes au regard encore plus aiguisé.
« Des copépodes, des coccolithophores, des dia-
tomées : les marins vont voir qu’ils croient na-
viguer sur la mer, alors qu’ils voguent sur du
plancton ! », s’enflamme Christophe Prazuck,
contaminé à son tour par la fascination pour
le peuple minuscule des océans. p
martine valo
ZOOLOGIE
Des oiseaux
américains
bientôt débaptisés
L e puffin d’Audubon va disparaître. La
liste rouge des animaux menacés, te-
nue par l’Union internationale de
conservation de la nature (UICN), assure qu’il
ne risque rien. Les sites d’ornithologie de ré-
férence décrivent sa présence sur presque
tout le continent américain. Pourtant d’ici
un ou deux ans, ce grand voyageur marin
n’existera plus. Du moins sous ce vocable.
La société ornithologique américaine a, en
effet, annoncé, le 1er novembre, qu’elle allait
changer les noms communs de tous les
oiseaux du continent « directement nommés
d’après des personnes, ainsi que les autres
noms jugés offensants ou excluants ».
Au communiqué rendu public par la société
savante, sa présidente, Colleen Handel, a
ajouté une déclaration personnelle. « Les
noms ont un pouvoir, et certains noms
d’oiseaux en anglais comportent des asso-
ciations historiques qui restent excluantes et
néfastes, écrit-elle. Nous avons besoin d’un
processus scientifique beaucoup plus inclusif
et engageant qui concentre l’attention sur les
caractéristiques uniques et la beauté des
oiseaux eux-mêmes. » Dorénavant, les noms
communs célébreront les particularités phy-
siques des animaux ou leur habitat. Puffin à
face blanche, puffin à longue queue, puffin
des terriers… Une commission incluant le
public sera chargée de décider.
En 2020, la société savante avait déjà débap-
tisé le plectrophane de McCown – devenu
plectrophane à gros bec. Honorer ainsi un gé-
néral confédéré, défenseur de l’esclavage,
n’apparaissait plus possible. Mais la liste res-
tait longue. L’oriole de Scott ne distinguait-
elle pas un autre général, fidèle à l’Union ce-
lui-là mais organisateur de la Piste des lar-
mes, le déplacement forcé de populations
autochtones, dont les Cherokees ? Et la paru-
line de Townsend pouvait-elle offrir l’immor-
talité à John Kirk Townsend (1809-1851), qui
traqua les oiseaux dans le ciel américain mais
aussi les crânes dans les tombes indigènes ?
Une solution radicale
Le peintre et naturaliste Jean-Jacques Audu-
bon (John James Audubon pour les Améri-
cains, 1785-1851) posait un problème d’une
autre ampleur. Côté face, la figure la plus cé-
lèbre de l’histoire ornithologique des Etats-
Unis, auteur d’une œuvre considérable.
Côté pile, un petit propriétaire de terres et
d’esclaves, qui s’est toujours opposé à l’abo-
lition. En mars, la National Audubon Society
a décidé de conserver son nom. Le principal
syndicat de la maison l’a abandonné.
La polémique s’annonçait donc délicate.
Quel critère retenir ? Qui célébrer et qui
bannir ? Après deux ans de discussions, la
commission ad hoc a jugé la question « in-
soluble » et proposé de supprimer tous les
noms. Une solution reprise par le conseil
d’administration. Plus d’une centaine d’es-
pèces seraient concernées. « C’est radical,
mais je préfère cela au fait de trier a poste-
riori qui a eu un comportement acceptable
ou non, en purifiant l’histoire de toutes les
Une paruline de Wilson, ou paruline
à calotte noire. ZAK POHLEN/AP
figures négatives, au risque d’oublier les actes
qu’elles ont commis », juge l’ornithologue
Frédéric Jiguet, professeur au Muséum
national d’histoire naturelle de Paris.
Et en France ? Déjà, le bécasseau de Bona-
parte – nommé en mémoire du neveu de
l’Empereur, Charles-Lucien – est devenu bé-
casseau à croupion blanc. Quid de la garru-
laxe de Courtois et de la niverolle de David,
qui honorent deux missionnaires et néan-
moins ornithologues français en Chine ? La
Commission de l’avifaune française, aux
manettes de la liste officielle, ne semble pas
prendre ce chemin. Quant aux noms scien-
tifiques latins, qui arborent quantité de pa-
tronymes peu recommandables, personne
n’envisage d’y toucher. p
nathaniel herzberg